Categories: Romans

La Maison Tellier

La Maison Tellier

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 La Maison Tellier

1.

On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café,simplement.

Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait.

Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.

La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Etienne ; et,par les fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’ondéchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et,derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toutegrise.

Madame, issue d’une bonne famille de paysans du département del’Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle seraitdevenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à laprostitution, si violent et si vivace dans les villes, n’existe pasdans la campagne normande. Le paysan dit : « C’est un bon métier» ; et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme ill’enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.

Cette maison, du reste, était venue par héritage d’un vieiloncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois aubergistesprès d’Yvetot, avaient immédiatement liquidé, jugeant l’affaire deFécamp plus avantageuse pour eux ; et ils étaient arrivés unbeau matin prendre la direction de l’entreprise qui périclitait enl’absence des patrons.

C’étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite parleur personnel et des voisins.

Monsieur mourut d’un coup de sang deux ans plus tard. Sanouvelle profession l’entretenant dans la mollesse et l’immobilité,il était devenu très gros, et sa santé l’avait étouffé.

Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous leshabitués de l’établissement ; mais on la disait absolumentsage, et les pensionnaires elles-mêmes n’étaient parvenues à riendécouvrir.

Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dansl’obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernisgras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés,entourait son front et lui donnait un aspect juvénile qui juraitavec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figureouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenueque ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faireperdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quandun garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissementqu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avaitl’âme délicate et, bien que traitant ses femmes en amies, ellerépétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier».

Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louageavec une fraction de sa troupe ; et l’on allait folâtrer surl’herbe au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds deValmont. C’étaient alors des parties de pensionnaires échappées,des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de reclusesgrisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur legazon en buvant du cidre et l’on rentrait à la nuit tombante avecune fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans lavoiture on embrassait Madame comme une mère très bonne, pleine demansuétude et de complaisance.

La maison avait deux entrées. A l’encoignure, une sorte de caféborgne s’ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deuxdes personnes chargées du commerce spécial du lieu étaientparticulièrement destinées aux besoins de cette partie de laclientèle. Elles servaient, avec l’aide du garçon, nommé Frédéric,un petit blond imberbe et fort comme un bœuf, les chopines de vinet les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les brasjetés au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, ellespoussaient à la consommation.

Les trois autres dames (elles n’étaient que cinq) formaient unesorte d’aristocratie et demeuraient réservées à la compagnie dupremier, à moins pourtant qu’on eût besoin d’elles en bas et que lepremier fût vide.

Le salon de Jupiter, où se réunissaient les bourgeois del’endroit, était tapissé de papier bleu et agrémenté d’un granddessin représentant Léda étendue sous un cygne. On parvenait dansce lieu au moyen d’un escalier tournant terminé par une porteétroite, humble d’apparence, donnant sur la rue, et au-dessus delaquelle brillait toute la nuit, derrière un treillage, une petitelanterne comme celles qu’on allume encore en certaines villes auxpieds des madones encastrées dans les murs.

Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi. Parmoments, un souffle d’eau de Cologne passait dans les couloirs oubien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute lademeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers deshommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure desmessieurs du premier une moue inquiète et dégoûtée.

Madame, familière avec les clients ses amis, ne quittait pointle salon et s’intéressait aux rumeurs de la ville qui luiparvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion auxpropos sans suite des trois femmes ; elle était comme un reposdans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraientchaque soir à cette débauche honnête et médiocre de boire un verrede liqueur en compagnie de filles publiques.

Les trois dames du premier s’appelaient Fernande, Raphaële etRosa la Rosse.

Le personnel étant restreint, on avait tâché que chacune d’ellesfût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin que toutconsommateur pût trouver là, à peu près du moins, la réalisation deson idéal.

Fernande représentait la belle blonde, très grande, presqueobèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur serefusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée,claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvraitinsuffisamment le crâne.

Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait lerôle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des pommettessaillantes plâtrées de rouge. Ses cheveux noirs, lustrés à lamoelle de bœuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeuxeussent paru beaux si le droit n’avait pas été marqué d’une raie.Son nez arqué tombait sur une mâchoire accentuée où deux dentsneuves, en haut, faisaient tache à côté de celles du bas quiavaient pris en vieillissant une teinte foncée comme les boisanciens.

Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec desjambes minuscules, chantait du matin au soir, d’une voix éraillée,des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait deshistoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler quepour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souplecomme un écureuil malgré sa graisse et l’exiguïté de sespattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sanscesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café,partout, à propos de rien.

Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, etFlora, dite Balançoire parce qu’elle boitait un peu, l’une toujoursen Liberté avec une ceinture tricolore, l’autre en Espagnole defantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveuxcarotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l’air de filles decuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmesdu peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantesd’auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deuxPompes.

Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinqfemmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à sonintarissable bonne humeur.

L’établissement, unique dans la petite ville, était assidûmentfréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme ilfaut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers toutle monde ; son bon cœur était si connu qu’une sorte deconsidération l’entourait. Les habitués faisaient des frais pourelle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plusmarquée ; et lorsqu’ils se rencontraient dans le jour pourleurs affaires, ils se disaient : « A ce soir, où vous savez »,comme on se dit : « Au café, n’est-ce pas ? après dîner. »

Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarementquelqu’un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M.Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. Lapetite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ;aucun bruit ne sortait du logis qui semblait mort. Il frappa,doucement d’abord, avec plus de force ensuite ; personne nerépondit. Alors il remonta la rue à petits pas et, comme ilarrivait sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert,l’armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y retournèrentensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata soudaintout près d’eux et, ayant tourné la maison, ils aperçurent unrassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient àcoups de poings les volets fermés du café.

Les deux bourgeois aussitôt s’enfuirent pour n’être pascompromis, mais un léger « pss’t » les arrêta : c’était M.Tournevau, le saleur de poissons, qui, les ayant reconnus, leshélait. Ils lui dirent la chose dont il fut d’autant plus affectéque lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là quele samedi, « securitatis causa », disait-il, faisant allusion à unemesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, luiavait révélé les périodiques retours. C’était justement son soir etil allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine.

Les trois hommes firent un grand crochet jusqu’au quai,trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, unhabitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrentalors par la rue « aux Juifs » pour essayer une dernière tentative.Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison,jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients dupremier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirentà errer par les rues.

Ils rencontrèrent encore M. Dupuis, l’agent d’assurances, puisM. Vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longuepromenade commença qui les conduisit à la jetée d’abord. Ilss’assirent en ligne sur le parapet de granit et regardèrentmoutonner les flots. L’écume, sur la crête des vagues, faisait dansl’ombre des blancheurs lumineuses, éteintes presque aussitôtqu’apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre lesrochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise.Lorsque les tristes promeneurs furent restés là quelque temps, M.Tournevau déclara : « Ça n’est pas gai. »

– Non certes, reprit M. Pimpesse ; et ils repartirent àpetits pas.

Après avoir longé la rue que domine la côte et qu’on appelle «Sous-le-Bois », ils revinrent par le pont de planches sur laRetenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveauplace du Marché, où une querelle commença tout à coup entre lepercepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d’unchampignon comestible que l’un d’eux affirmait avoir trouvé dansles environs.

Les esprits étant aigris par l’ennui, on en serait peut-êtrevenu aux voies de fait si les autres ne s’étaient interposés. M.Pimpesse, furieux, se retira ; et aussitôt une nouvellealtercation s’éleva entre l’ancien maire, M. Poulin, et l’agentd’assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteuret des bénéfices qu’il pouvait se créer. Les propos injurieuxpleuvaient des deux côtés quand une tempête de cris formidables sedéchaîna, et la troupe des matelots, fatigués d’attendre en vaindevant une maison fermée, déboucha sur la place. Ils se tenaientpar le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ilsvociféraient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimulasous une porte et la horde hurlante disparut dans la direction del’abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant commeun orage qui s’éloigne ; et le silence se rétablit.

M. Poulin et M. Dupuis, enragés l’un contre l’autre, partirent,chacun de son côté, sans se saluer.

Les quatre autres se remirent en marche et redescendirentinstinctivement vers l’établissement Tellier. Il était toujoursclos, muet, impénétrable. Un ivrogne, tranquille et obstiné, tapaitdes petits coups dans la devanture du café, puis s’arrêtait pourappeler à mi-voix le garçon Frédéric. Voyant qu’on ne lui répondaitpoint, il prit le parti de s’asseoir sur la marche de la porte etd’attendre les événements.

Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse deshommes du port parut au bout de la rue. Les matelots françaisbraillaient La Marseillaise, les anglais le Rule Britania. Il y eutun ruement général contre les murs, puis le flot de brutes repritson cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins desdeux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé et unFrançais le nez fendu.

L’ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenantcomme pleurent les pochards ou les enfants contrariés.

Les bourgeois enfin se dispersèrent.

Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place enplace, encore par instants, un bruit de voix s’élevait puiss’éteignait dans le lointain.

Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désoléd’attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quelhasard, ne comprenant pas ; s’exaspérant que la police laissâtfermer ainsi un établissement d’utilité publique qu’elle surveilleet tient sous sa garde.

Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison ; etil s’aperçut que sur l’auvent une pancarte était collée. Il allumabien vite une allumette-bougie et lut ces mots tracés d’une grandeécriture inégale : « Fermé pour cause de première communion. »

Alors il s’éloigna, comprenant bien que c’était fini.

L’ivrogne maintenant dormait, étendu tout de son long en traversde la porte inhospitalière.

Et le lendemain, tous les habitués, l’un après l’autre,trouvèrent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous lebras pour se donner une contenance ; et d’un coup d’œilfurtif, chacun lisait l’avertissement mystérieux : « Fermé pourcause de première communion. »

2.

C’est que Madame avait un frère établi menuisier en leur paysnatal, Virville, dans l’Eure. Du temps que Madame était encoreaubergiste à Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux lafille de ce frère qu’elle nomma Constance, Constance Rivet ;étant elle-même une Rivet par son père. Le menuisier, qui savait sasœur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu’ils ne serencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leursoccupations et habitant du reste loin l’un de l’autre. Mais commela fillette allait avoir douze ans et faisait, cette année-là, sapremière communion, il saisit cette occasion d’un rapprochement, ilécrivit à sa sœur qu’il comptait sur elle pour la cérémonie. Lesvieux parents étaient morts, elle ne pouvait refuser à safilleule ; elle accepta. Son frère, qui s’appelait Joseph,espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut être àobtenir qu’on établit un testament en faveur de la petite, Madameétant sans enfants.

La profession de sa sœur ne gênait nullement ses scrupules et,du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulementen parlant d’elle : « Madame Tellier est une bourgeoise de Fécamp.», ce qui laissait supposer qu’elle pouvait vivre de ses rentes. DeFécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingtlieues de terre pour des paysans sont plus difficiles à franchirque l’Océan pour un civilisé. Les gens de Virville n’avaient jamaisdépassé Rouen ; rien n’attirait ceux de Fécamp dans un petitvillage de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisantpartie d’un autre département. Enfin on ne savait rien.

Mais, l’époque de la communion approchant, Madame éprouva ungrand embarras. Elle n’avait point de sous-maîtresse et ne sesouciait nullement de laisser sa maison, même pendant un jour.Toutes les rivalités entre les dames d’en haut et celles d’en baséclateraient infailliblement ; puis Frédéric se griserait sansdoute, et quand il était gris, il assommait les gens pour un oui oupour un non. Enfin elle se décida à emmener tout son monde, sauf legarçon à qui elle donna sa liberté jusqu’au surlendemain.

Le frère, consulté, ne fit aucune opposition et se chargea deloger la compagnie entière pour une nuit. Donc, le samedi matin, letrain express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dansun wagon de seconde classe.

Jusqu’à Beuzeville elles furent seules et jacassèrent comme despies. Mais à cette gare un couple monta. L’homme, vieux paysan,vêtu d’une blouse bleue avec un col plissé, des manches largesserrées aux poignets et ornées d’une petite broderie blanche,couvert d’un antique chapeau de forme haute dont le poil roussisemblait hérissé, tenait d’une main un immense parapluie vert et del’autre un vaste panier qui laissait passer les têtes effarées detrois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait unephysionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s’assiten face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouverau milieu d’une si belle société.

Et c’était en effet, dans le wagon, un éblouissement de couleurséclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à latête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge,aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe écossaisedont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sacroulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblaitliquide sous l’étoffe.

Raphaële, avec une coiffure emplumée simulant un nid pleind’oiseaux, portait une toilette lilas, pailletée d’or, quelquechose d’oriental qui seyait à sa physionomie de Juive. Rosa laRosse, en jupe rose à larges volants, avait l’air d’une enfant tropgrasse, d’une naine obèse ; et les deux Pompes semblaients’être taillé des accoutrements étranges au milieu de vieux rideauxde fenêtre, ces vieux rideaux à ramages datant de laRestauration.

Sitôt qu’elles ne furent plus seules dans le compartiment, cesdames prirent une contenance grave et se mirent à parler de chosesrelevées pour donner une bonne opinion d’elles. Mais à Bolbecapparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîneen or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquetsenveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant.Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent degarnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusionembarrassée. Madame, enfin, reprit contenance et elle réponditsèchement pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bienêtre poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire demonastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeantpeut-être la rectification suffisante, fit un salut digne enpinçant les lèvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse etle vieux paysan, se mit à cligner de l’œil aux trois canards dontles têtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentitqu’il captivait déjà son public, il commença à chatouiller cesanimaux sous le bec, en leur tenant des discours drôles pourdérider la société : « Nous avons quitté notre petitema-mare ! couen ! couen ! couen ! pour faireconnaissance avec la petite bro-broche, couen ! couen !couen ! » Les malheureuses bêtes tournaient le cou afind’éviter les caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir deleur prison d’osier ; puis, soudain, toutes trois ensemblepoussèrent un lamentable cri de détresse : « Couen !couen ! couen ! couen ! » Alors ce fut une explosionde rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaientpour voir : on s’intéressait follement aux canards ; et lemonsieur redoublait de grâce, d’esprit et d’agaceries.

Rosa s’en mêla et, se penchant par-dessus les jambes de sonvoisin, elle embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt, chaquefemme voulut les baiser à son tour ; et le monsieur asseyaitces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ;tout à coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles,roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, etleurs vieilles figures plissées n’avaient pas un sourire, pas untressaillement.

Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farcedes bretelles à ces dames et, s’emparant d’un de ses paquets, ill’ouvrit. C’était une ruse, le paquet contenait desjarretières.

Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie violette, ensoie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées pardeux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris dejoie puis examinèrent les échantillons, reprises par la graviténaturelle à toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles seconsultaient de l’œil ou d’un mot chuchoté, se répondaient de même,et Madame maniait avec envie une paire de jarretières orangées,plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretièresde patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idée : « Allons, mespetites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempêted’exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leursjambes comme si elles eussent craint des violences. Lui,tranquille, attendait son heure. Il déclara : « Vous ne voulez pas,je remballe. » Puis finalement : « J’offrirai une paire, au choix,à celles qui feront l’essai. » Mais elles ne voulaient pas, trèsdignes, la taille redressée. Les deux Pompes, cependant, semblaientsi malheureuses qu’il leur renouvela la proposition. FloraBalançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il lapressa : « Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, lapaire lilas, elle ira bien avec ta toilette. » Alors elle se décidaet, relevant sa robe, montra une forte jambe de vachère, mal serréeen un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha lajarretière sous le genou d’abord, puis au-dessus ; et ilchatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petitscris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini il donnala paire lilas et demanda : « A qui le tour ? » Toutesensemble s’écrièrent : « A moi ! à moi ! » Il commençapar Rosa la Rosse, qui découvrit une chose informe, toute ronde,sans cheville, un vrai « boudin de jambe », comme disait Raphaële.Fernande fut complimentée par le commis voyageurqu’enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias dela belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, parplaisanterie, coiffa le Monsieur de sa jupe ; et Madame futobligée d’intervenir pour arrêter cette farce inconvenante. Enfin,Madame elle-même tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasseet musclée ; et le voyageur, surpris et ravi, ôta galammentson chapeau pour saluer ce maître mollet en vrai chevalierfrançais.

Les deux paysans, figés dans l’ahurissement, regardaient decôté, d’un seul œil ; et ils ressemblaient si absolument à despoulets que l’homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fitdans le nez « Co-co-ri-co ». Ce qui déchaîna de nouveau un ouragande gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville avec leur panier, leurscanards et leur parapluie ; et l’on entendit la femme dire àson homme en s’éloignant : « C’est des traînées qui s’en vontencore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis Porteballe descendit lui-même à Rouen, aprèss’être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettrevertement à sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nousapprendra à causer au premier venu. »

A Oissel, elles changèrent de train et trouvèrent, à une garesuivante, M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grandecharrette pleine de chaises et attelée d’un cheval blanc.

Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida àmonter dans sa carriole. Trois s’assirent sur trois chaises aufond ; Raphaële, Madame et son frère, sur les trois chaises dedevant et Rosa, n’ayant point de siège, se plaça tant bien que malsur les genoux de la grande Fernande ; puis l’équipage se miten route. Mais, aussitôt, le trot saccadé du bidet secoua siterriblement la voiture que les chaises commencèrent à danser,jetant les voyageuses en l’air, à droite, à gauche, avec desmouvements de pantins, des grimaces effarées, des cris d’effroicoupés soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaientaux côtés du véhicule ; les chapeaux tombaient dans le dos,sur le nez ou vers l’épaule ; et le cheval blanc allaittoujours, allongeant la tête, et la queue droite, une petite queuede rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps.Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l’autre jambe repliéesous lui, les coudes très élevés, tenait les rênes, et de sa gorges’échappait à tout instant une sorte de gloussement qui, faisantdresser les oreilles au bidet, accélérait son allure.

Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Lescolzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jauneondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeurpénétrante et douce, portée très loin par le vent. Dans les seiglesdéjà grands des bleuets montraient leurs petites têtes azurées queles femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d’arrêter.Puis, parfois, un champ tout entier semblait arrosé de sang tantles coquelicots l’avaient envahi. Et au milieu de ces plainescolorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, quiparaissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plusardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derrièreles grands arbres d’une ferme pour reparaître au bout du feuillageet promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes,piquées de rouge ou de bleu, cette éclatante charretée de femmesqui fuyait sous le soleil.

Une heure sonnait quand on arriva devant la porte dumenuisier.

Elles étaient brisées de fatigue et pâles de faim, n’ayant rienpris depuis le départ. Mme Rivet se précipita, les fit descendrel’une après l’autre, les embrassant aussitôt qu’elles touchaientterre ; et elle ne se lassait point de bécoter sa belle-sœur,qu’elle désirait accaparer. On mangea dans l’atelier débarrassé desétablis pour le dîner du lendemain.

Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée debon cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pourtrinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait lacuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant à l’oreillede chacun : « En avez-vous à votre désir ? » Des tas deplanches dressées contre les murs et des empilements de copeauxbalayés dans les coins répandaient un parfum de bois varlopé, uneodeur de menuiserie, ce souffle résineux qui pénètre au fond despoumons.

On réclama la petite, mais elle était à l’église, ne devantrentrer que le soir.

La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.

C’était un tout petit village que traversait une grande route.Une dizaine de maisons rangées le long de cette voie uniqueabritaient les commerçants de l’endroit, le boucher, l’épicier, lemenuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L’église, aubout de cette sorte de rue, était entourée d’un étroitcimetière ; et quatre tilleuls démesurés, plantés devant sonportail, l’ombrageaient tout entière. Elle était bâtie en silextaillé, sans style aucun, et coiffée d’un clocher d’ardoises. Aprèselle la campagne recommençait, coupée çà et là de bouquets d’arbrescachant les fermes.

Rivet, par cérémonie, et bien qu’en vêtements d’ouvrier, avaitpris le bras de sa sœur qu’il promenait avec majesté. Sa femme,tout émue par la robe à filets d’or de Raphaële, s’était placéeentre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derrière avecLouise Cocote et Flora Balançoire, qui boitillait, exténuée.

Les habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leursjeux, un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d’unbonnet d’indienne ; une vieille à béquille et presque aveuglese signa comme devant une procession ; et chacun suivaitlongtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui étaientvenues de si loin pour la première communion de la petite à JosephRivet. Une immense considération rejaillissait sur lemenuisier.

En passant devant l’église, elles entendirent des chantsd’enfants : un cantique crié vers le ciel par des petites voixaiguës ; mais Madame empêcha qu’on entrât, pour ne pointtroubler ces chérubins.

Après un tour dans la campagne et l’énumération des principalespropriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail,Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l’installa dans sonlogis.

La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux pardeux dans les pièces.

Rivet, pour cette fois, dormirait dans l’atelier, sur lescopeaux ; sa femme partagerait son lit avec sa belle-sœur et,dans la chambre à côté, Fernande et Raphaële reposeraient ensemble.Louise et Flora se trouvaient installées dans la cuisine sur unmatelas jeté par terre et Rosa occupait seule un petit cabinet noirau-dessus de l’escalier, contre l’entrée d’une soupente étroite oùcoucherait, cette nuit-là, la communiante.

Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie debaisers ; toutes les femmes la voulaient caresser, avec cebesoin d’expansion tendre, cette habitude professionnelle dechatteries qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser lescanards. Chacune l’assit sur ses genoux, mania ses fins cheveuxblonds, la serra dans ses bras en des élans d’affection véhémenteet spontanée. L’enfant, bien sage, toute pénétrée de piété, commefermée par l’absolution, se laissait faire, patiente etrecueillie.

La journée ayant été pénible pour tout le monde, on se couchabien vite après dîner. Ce silence illimité des champs, qui semblepresque religieux, enveloppait le petit village, un silencetranquille, pénétrant et large jusqu’aux astres. Les filles,accoutumées aux soirées tumultueuses du logis public, se sentaientémues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient desfrissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitudevenus du cœur inquiet et troublé.

Sitôt qu’elles furent en leur lit, deux par deux, elless’étreignirent comme pour se défendre contre cet envahissement ducalme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule enson cabinet noir et peu habituée à dormir les bras vides, se sentitsaisie par une émotion vague et pénible. Elle se retournait sur sacouche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit,derrière la cloison de bois contre sa tête, de faibles sanglotscomme ceux d’un enfant qui pleure. Effrayée, elle appela faiblementet une petite voix entrecoupée lui répondit. C’était la fillettequi, couchant toujours dans la chambre de sa mère, avait peur en sasoupente étroite.

Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne réveiller personne,alla chercher l’enfant. Elle l’amena dans son lit bien chaud, lapressa contre sa poitrine en l’embrassant, la dorlota, l’enveloppade sa tendresse aux manifestations exagérées, puis, calméeelle-même, s’endormit. Et jusqu’au jour la communiante reposa sonfront sur le sein nu de la prostituée.

Dès cinq heures, à l’Angelus, la petite cloche de l’églisesonnant à toute volée réveilla ces dames qui dormaientordinairement leur matinée entière, seul repos des fatiguesnocturnes. Les paysans dans le village étaient déjà debout. Lesfemmes du pays allaient affairées de porte en porte, causantvivement, apportant avec précaution de courtes robes de mousselineempesées comme du carton, ou des cierges démesurés, avec un nœud desoie frangée d’or au milieu, et des découpures de cire indiquant laplace de la main. Le soleil, déjà haut, rayonnait dans un ciel toutbleu qui gardait vers l’horizon une teinte un peu rosée, comme unetrace affaiblie de l’aurore. Des familles de poules se promenaientdevant leurs maisons et, de place en place, un coq noir au couluisant levait sa tête coiffée de pourpre, battait des ailes etjetait au vent son chant de cuivre que répétaient les autrescoqs.

Des carrioles arrivaient des communes voisines, déchargeant auseuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichucroisé sur la poitrine et retenu par un bijou d’argent séculaire.Les hommes avaient passé la blouse bleue sur la redingote neuve ousur le vieil habit de drap vert dont les deux basquespassaient.

Quand les chevaux furent à l’écurie, il y eut ainsi tout le longde la grande route une double ligne de guimbardes rustiques,charrettes, cabriolets, tilburys, chars à bancs, voitures de touteforme et de tout âge, penchées sur le nez ou bien cul par terre etles brancards au ciel.

La maison du menuisier était pleine d’une activité de ruche. Cesdames, en caraco et en jupon, les cheveux répandus sur le dos, descheveux maigres et courts qu’on aurait dits ternis et rongés parl’usage, s’occupaient à habiller l’enfant.

La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que MmeTellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On ladébarbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vêtit et, à l’aided’une multitude d’épingles, on disposa les plis de la robe, onpinça la taille trop large, on organisa l’élégance de la toilette.Puis, quand ce fut terminé, on fit asseoir la patiente en luirecommandant de ne plus bouger ; et la troupe agitée desfemmes courut se parer à son tour.

La petite église recommençait à sonner. Son tintement frêle decloche pauvre montait se perdre à travers le ciel, comme une voixtrop faible, vite noyée dans l’immensité bleue.

Les communiants sortaient des portes, allaient vers le bâtimentcommunal qui contenait les deux écoles et la mairie, et situé toutau bout du pays, tandis que la « maison de Dieu » occupait l’autrebout.

Les parents, en tenue de fête avec une physionomie gauche et cesmouvements inhabiles des corps toujours courbés sur le travail,suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans unnuage de tulle neigeux semblable à de la crème fouettée, tandis queles petits hommes, pareils à des embryons de garçons de café, latête encollée de pommade, marchaient les jambes écartées, pour nepoint tacher leur culotte noire.

C’était une gloire pour une famille quand un grand nombre deparents, venus de loin, entouraient l’enfant : aussi le triomphe dumenuisier fut-il complet. Le régiment Tellier, patronne en tête,suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, lamère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deuxPompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme unétat-major en grand uniforme.

L’effet dans le village fut foudroyant.

A l’école, les filles se rangèrent sous la cornette de la bonnesœur, les garçons sous le chapeau de l’instituteur, un bel hommequi représentait ; et l’on partit en attaquant uncantique.

Les enfants mâles en tête allongeaient leurs deux files entreles deux rangées de voitures dételées, les filles suivaient dans lemême ordre ; et, tous les habitants ayant cédé le pas auxdames de la ville par considération, elles arrivaient immédiatementaprès les petites, prolongeant encore la double ligne de laprocession, trois à gauche et trois à droite, avec leurs toiletteséclatantes comme un bouquet de feu d’artifice.

Leur entrée dans l’église affola la population. On se pressait,on se retournait, on se poussait pour les voir. Et les dévotesparlaient presque haut, stupéfaites par le spectacle de ces damesplus chamarrées que les chasubles des chantres. Le maire offrit sonbanc, le premier banc à droite auprès du chœur, et Mme Tellier yprit place avec sa belle-sœur, Fernande et Raphaële. Rosa la Rosseet les deux Pompes occupèrent le second banc en compagnie dumenuisier.

Le chœur de l’église était plein d’enfants à genoux, filles d’uncôté, garçons de l’autre, et les longs cierges qu’ils tenaient enmain semblaient des lances inclinées en tous sens.

Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d’une voixpleine. Ils prolongeaient indéfiniment les syllabes du latinsonore, éternisant les Amen avec des a-a indéfinis que le serpentsoutenait de sa note monotone poussée sans fin, mugie parl’instrument de cuivre à large gueule. La voix pointue d’un enfantdonnait la réplique et, de temps en temps, un prêtre assis dans unestalle et coiffé d’une barrette carrée se levait, bredouillantquelque chose et s’asseyait de nouveau, tandis que les troischantres repartaient, l’œil fixé sur le gros livre de plain-chantouvert devant eux et porté par les ailes déployées d’un aigle debois monté sur pivot.

Puis un silence se fit. Toute l’assistance, d’un seul mouvement,se mit à genoux, et l’officiant parut, vieux, vénérable, avec descheveux blancs, incliné sur le calice qu’il portait de sa maingauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge et,derrière, apparut une foule de chantres à gros souliers quis’alignèrent des deux côtés du chœur.

Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L’officedivin commençait. Le prêtre circulait lentement devant letabernacle d’or, faisait des génuflexions, psalmodiait de sa voixcassée, chevrotante de vieillesse, les prières préparatoires.Aussitôt qu’il s’était tu, tous les chantres et le serpentéclataient d’un seul coup, et des hommes aussi chantaient dansl’église, d’une voix moins forte, plus humble, comme doiventchanter les assistants.

Soudain le Kyrie Eleison jaillit vers le ciel, poussé par toutesles poitrines et tous les cœurs. Des grains de poussière et desfragments de bois vermoulu tombèrent même de la voûte anciennesecouée par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur lesardoises du toit faisait une fournaise de la petite église ;et une grande émotion, une attente anxieuse, les approches del’ineffable mystère, étreignaient le cœur des enfants, serraient lagorge de leurs mères.

Le prêtre, qui s’était assis quelque temps, remonta vers l’autelet, tête nue, couvert de ses cheveux d’argent, avec des gestestremblants, il approchait de l’acte surnaturel.

Il se tourna vers les fidèles et, les mains tendues vers eux,prononça : « Orate, fratres », « priez, mes frères. » Ils priaienttous. Le vieux curé balbutiait maintenant tout bas les parolesmystérieuses et suprêmes ; la clochette tintait coup sur coup,la foule prosternée appelait Dieu ; les enfants défaillaientd’une anxiété démesurée.

C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout àcoup sa mère, l’église de son village, sa première communion. Ellese crut revenue à ce jour-là, quand elle était si petite, toutenoyée en sa robe blanche, et elle se mit à pleurer. Elle pleuradoucement d’abord : les larmes lentes sortaient de ses paupières,puis, avec ses souvenirs, son émotion grandit, et, le cou gonflé,la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tiré son mouchoir,s’essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour nepoint crier : ce fut en vain ; une espèce de râle sortit de sagorge, et deux autres soupirs profonds, déchirants, luirépondirent ; car ses deux voisines, abattues près d’elle,Louise et Flora, étreintes des mêmes souvenances lointaines,gémissaient aussi avec des torrents de larmes.

Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour,sentit bientôt ses paupières humides et, se tournant vers sabelle-sœur, elle vit que tout son banc pleurait aussi.

Le prêtre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n’avaientplus de pensée, jetés sur les dalles par une espèce de peur dévote,et, dans l’église, de place en place, une femme, une mère, unesœur, saisie par l’étrange sympathie des émotions poignantes,bouleversée aussi par ces belles dames à genoux que secouaient desfrissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne àcarreaux et, de la main gauche, pressait violemment son cœurbondissant.

Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, leslarmes de Rosa et de ses compagnes gagnèrent en un instant toute lafoule. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve,tous bientôt sanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelquechose de surhumain, une âme épandue, le souffle prodigieux d’unêtre invisible et tout-puissant.

Alors, dans le chœur de l’église, un petit coup sec retentit :la bonne sœur, en frappant sur son livre, donnait le signal de lacommunion ; et les enfants, grelottant d’une fièvre divine,s’approchèrent de la table sainte.

Toute une file s’agenouillait. Le vieux curé, tenant en main leciboire d’argent doré, passait devant eux, leur offrant, entre deuxdoigts, l’hostie sacrée, le corps du Christ, la rédemption dumonde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimacesnerveuses, les yeux fermés, la face toute pâle ; et la longuenappe étendue sous leurs mentons frémissait comme de l’eau quicoule.

Soudain, dans l’église, une sorte de folie courut, une rumeur defoule en délire, une tempête de sanglots avec des cris étouffés.Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ;et le prêtre restait debout, immobile, une hostie à la main,paralysé par l’émotion, se disant : « C’est Dieu, c’est Dieu quiest parmi nous, qui manifeste sa présence, qui descend à ma voixsur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prières affolées,sans trouver les mots, des prières de l’âme, dans un élan furieuxvers le ciel.

Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation defoi que ses jambes défaillaient sous lui, et quand lui-même eut bule sang de son Seigneur, il s’abîma dans un acte de remerciementéperdu.

Derrière lui le peuple peu à peu se calmait. Les chantres,relevés dans la dignité du surplis blanc, repartaient d’une voixmoins sûre, encore mouillée ; et le serpent aussi semblaitenroué comme si l’instrument lui-même eût pleuré.

Alors, le prêtre, levant les mains, leur fit signe de se taireet, passant entre les deux haies de communiants perdus en desextases de bonheur, il s’approcha jusqu’à la grille du chœur.

L’assemblée s’était assise au milieu d’un bruit de chaises ettout le monde à présent se mouchait avec force. Dès qu’on aperçutle curé, on fit silence et il commença à parler d’un ton très bas,hésitant, voilé. « Mes chers frères, mes chères sœurs, mes enfants,je vous remercie du fond du cœur ; vous venez de me donner laplus grande joie de ma vie. J’ai senti Dieu qui descendait sur nousà mon appel. Il est venu, il était là, présent, qui emplissait vosâmes, faisait déborder vos yeux. Je suis le plus vieux prêtre dudiocèse, j’en suis aussi, aujourd’hui, le plus heureux. Un miracles’est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle.Pendant que Jésus-Christ pénétrait pour la première fois dans lecorps de ces petits, le Saint-Esprit, l’oiseau céleste, le soufflede Dieu, s’est abattu sur vous, s’est emparé de vous, vous asaisis, courbés comme des roseaux sous la brise. »

Puis, d’une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs oùse trouvaient les invitées du menuisier : « Merci surtout à vous,mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présenceparmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pourtous un salutaire exemple. Vous êtes l’édification de maparoisse ; votre émotion a échauffé les cœurs ; sansvous, peut-être, ce grand jour n’aurait pas eu ce caractèrevraiment divin. Il suffit parfois d’une seule brebis d’élite pourdécider le Seigneur à descendre sur le troupeau. »

La voix lui manquait. Il ajouta : « C’est la grâce que je voussouhaite. Ainsi soit-il. » Et il remonta vers l’autel pour terminerl’office.

Maintenant on avait hâte de partir. Les enfants eux-mêmess’agitaient, las d’une si longue tension d’esprit. Ils avaientfaim, d’ailleurs, et les parents peu à peu s’en allaient, sansattendre le dernier évangile, pour terminer les apprêts durepas.

Ce fut une cohue à la sortie, une cohue bruyante, un charivaride voix criardes où chantait l’accent normand. La populationformait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famillese précipita sur le sien.

Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute lamaisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l’étreindre.Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s’empara del’autre ; Raphaële et Fernande relevèrent sa longue jupe demousseline pour qu’elle ne traînât point dans la poussière ;Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet ; etl’enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu’elle portait enelle, se mit en route au milieu de cette escorte d’honneur.

Le festin était servi dans l’atelier sur de longues planchesportées par des traverses.

La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute lajoie du village. On se régalait partout. Par chaque fenêtre onapercevait des tablées de monde endimanché, et des cris sortaientdes maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaientdu cidre pur à plein verre, et au milieu de chaque compagnie onapercevait deux enfants, ici deux filles, là deux garçons, dînantdans l’une des deux familles.

Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancstraversait le pays au trot sautillant d’un vieux bidet, et l’hommeen blouse qui conduisait jetait un regard d’envie sur toute cetteripaille étalée.

Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain airde réserve, un reste de l’émotion du matin. Rivet seul était entrain et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l’heure à toutmoment, car pour ne point chômer deux jours de suite on devaitreprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait à Fécamp vers lesoir.

Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l’attentionet garder son monde jusqu’au lendemain ; mais Madame ne selaissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quandil s’agissait des affaires.

Aussitôt que le café fut pris, elle ordonna à ses pensionnairesde se préparer bien vite ; puis, se tournant vers son frère :« Toi, tu vas atteler tout de suite » ; et elle-même allaterminer ses derniers préparatifs.

Quand elle redescendit, sa belle-sœur l’attendait pour luiparler de la petite ; et une longue conversation eut lieu oùrien ne fut résolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, etMme Tellier, qui tenait l’enfant sur ses genoux, ne s’engageait àrien, promettait vaguement : on s’occuperait d’elle, on avait dutemps, on se reverrait d’ailleurs.

Cependant la voiture n’arrivait point et les femmes nedescendaient pas. On entendait même en haut de grands rires, desbousculades, des poussées de cris, des battements de mains. Alors,tandis que l’épouse du menuisier se rendait à l’écurie pour voir sil’équipage était prêt, Madame, à la fin, monta.

Rivet, très pochard et à moitié dévêtu, essayait, mais en vain,de violenter Rosa qui défaillait de rire. Les deux Pompes leretenaient par les bras et tentaient de le calmer, choquées decette scène après la cérémonie du matin ; mais Raphaële etFernande l’excitaient, tordues de gaieté, se tenant lescôtes ; et elles jetaient des cris aigus à chacun des effortsinutiles de l’ivrogne. L’homme furieux, la face rouge, toutdébraillé, secouant en des efforts violents les deux femmescramponnées à lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosaen bredouillant : « Salope, tu ne veux pas ? » Mais Madame,indignée, s’élança, saisit son frère par les épaules et le jetadehors si violemment qu’il alla frapper contre le mur.

Une minute plus tard on l’entendait dans la cour qui se pompaitde l’eau sur la tête ; et quand il repartit dans sa carriole,il était déjà tout apaisé.

On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blancrepartit de son allure vive et dansante.

Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas sedégageait. Les filles s’amusaient maintenant des cahots de laguimbarde, poussaient même les chaises des voisines, éclataient derire à tout instant, mises en train d’ailleurs par les vainestentatives de Rivet.

Une lumière folle emplissait les champs, une lumière miroitantaux yeux ; et les roues soulevaient deux sillons de poussièrequi voltigeaient longtemps derrière la voiture sur lagrand-route.

Tout à coup, Fernande qui aimait la musique, supplia Rosa dechanter ; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé deMeudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cettechanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta : « Chante-nousplutôt quelque chose de Béranger. » Alors Rosa, après avoir hésitéquelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença laGrand-Mère :

Ma grand-mère, un soir à sa fête,

De vin pur ayant bu deux doigts,

Nous disait, en branlant la tête :

Que d’amoureux j’eus autrefois !

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Et le chœur des filles, que Madame elle-même conduisait, reprit:

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

« Ça, c’est tapé ! » déclara Rivet, allumé par lacadence ; et Rosa aussitôt continua :

Quoi, maman, vous n’étiez pas sage !

Non, vraiment ! et de mes appas,

Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,

Car, la nuit, je ne dormais pas.

Tous ensemble hurlèrent le refrain ; et Rivet tapait dupied sur son brancard, battait la mesure avec les rênes sur le dosdu bidet blanc qui, comme s’il eût été lui-même enlevé parl’entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempête,précipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fondde la voiture.

Elles se relevèrent en riant comme des folles. Et la chansoncontinua, braillée à tue-tête à travers la campagne, sous le cielbrûlant, au milieu des récoltes mûrissantes, au train enragé dupetit cheval qui s’emballait maintenant à tous les retours durefrain et piquait chaque fois ses cent mètres de galop, à lagrande joie des voyageurs.

De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait etregardait, à travers son loup de fil de fer, cette carriole enragéeet hurlante emportée dans la poussière.

Quand on descendit devant la gare, le menuisier s’attendrit : «C’est dommage que vous partiez, on aurait bien rigolé. »

Madame lui répondit censément : « Toute chose a son temps, on nepeut pas s’amuser toujours. » Alors une idée illumina l’esprit deRivet : « Tiens, dit-il, j’irai vous voir à Fécamp le moisprochain. » Et il regarda Rosa d’un air rusé, avec un œil brillantet polisson. « Allons, conclut Madame, il faut être sage ; tuviendras si tu veux, mais tu ne feras point de bêtises. »

Il ne répondit pas, et comme on entendait siffler le train, ilse mit immédiatement à embrasser tout le monde. Quand ce fut autour de Rosa, il s’acharna à trouver sa bouche que celle-ci, riantderrière ses lèvres fermées, lui dérobait chaque fois par un rapidemouvement de côté. Il la tenait en ses bras ; mais il n’enpouvait venir à bout, gêné par son grand fouet qu’il avait gardé àsa main et que, dans ses efforts, il agitait désespérément derrièrele dos de la fille.

« Les voyageurs pour Rouen, en voiture », cria l’employé. Ellesmontèrent.

Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par lesifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premierjet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peuavec un effort visible.

Rivet, quittant l’intérieur de la gare, courut à la barrièrepour voir encore une fois Rosa ; et comme le wagon plein decette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faireclaquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces :

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Puis il regarda s’éloigner un mouchoir blanc qu’on agitait.

3.

Elles dormirent jusqu’à l’arrivée, du sommeil paisible desconsciences satisfaites ; et quand elles rentrèrent au logis,rafraîchies, reposées pour la besogne de chaque soir, Madame ne puts’empêcher de dire : « C’est égal, il m’ennuyait déjà de la maison.»

On soupa vite puis, quand on eut repris le costume de combat, onattendit les clients habituels ; et la petite lanterneallumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants quedans la bergerie le troupeau était revenu.

En un clin d’œil la nouvelle se répandit, on ne sait comment, onne sait par qui. M. Philippe, le fils du banquier, poussa même lacomplaisance jusqu’à prévenir par un exprès M. Tournevau,emprisonné dans sa famille.

Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins àdîner et l’on prenait le café quand un homme se présenta avec unelettre à la main. M. Tournevau, très ému, rompit l’enveloppe etdevint pâle : il n’y avait que ces mots tracés au crayon : «Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ;bonne affaire pour vous. Venez vite. »

Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur et,rougissant soudain jusqu’aux oreilles : « Il faut, dit-il, que jesorte. » Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux.Il sonna puis, lorsque parut la bonne : « Mon pardessus vite, vite,et mon chapeau. » A peine dans la rue, il se mit à courir ensifflant un air et le chemin lui parut deux fois plus long tant sonimpatience était vive.

L’établissement Tellier avait un air de fête. Au rez-de-chausséeles voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissantvacarme. Louise et Flora ne savaient à qui répondre, buvaient avecl’un, buvaient avec l’autre, méritaient mieux que jamais leursobriquet des « deux Pompes ». On les appelait partout à lafois ; elles ne pouvaient déjà suffire à la besogne et la nuitpour elles s’annonçait laborieuse.

Le cénacle du premier fut au complet dès neuf heures. M. Vasse,le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré maisplatonique de Madame, causait tout bas avec elle dans uncoin ; et ils souriaient tous les deux comme si une ententeétait près de se faire. M. Poulin, l’ancien maire, tenait Rosa àcheval sur ses jambes ; et elle, nez à nez avec lui, promenaitses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout decuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant ledrap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par unejarretière bleue, cadeau du commis voyageur.

La grande Fernande, étendue sur le sofa, avait les deux piedssur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur legilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa maindroite, tandis que, de la gauche, elle tenait une cigarette.

Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l’agentd’assurances, et elle termina l’entretien par ces mots : « Oui, monchéri, ce soir, je veux bien. » Puis, faisant seule un tour devalse rapide à travers le salon : « Ce soir, tout ce qu’onvoudra ! », cria-t-elle.

La porte s’ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des crisd’enthousiasme éclatèrent : « Vive Tournevau ! » Et Raphaële,qui pivotait toujours, alla tomber sur son cœur. Il la saisit d’unenlacement formidable et, sans dire un mot, l’enlevant de terrecomme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond etdisparut dans l’escalier des chambres avec son fardeau vivant, aumilieu des applaudissements.

Rosa, qui allumait l’ancien maire, l’embrassant coup sur coup ettirant sur ses deux favoris en même temps pour maintenir droite satête, profita de l’exemple : « Allons, fais comme lui. », dit-elle.Alors le bonhomme se leva et, rajustant son gilet, suivit la filleen fouillant dans la poche où dormait son argent.

Fernande et Madame restèrent seules avec les quatre hommes, etM. Philippe s’écria : « Je paie du champagne : Mme Tellier, envoyezchercher trois bouteilles. » Alors Fernande, l’étreignant, luidemanda dans l’oreille : « Fais-nous danser, dis, tu veux ? »Il se leva et, s’asseyant devant l’épinette séculaire endormie enun coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, duventre geignant de la machine. La grande fille enlaça lepercepteur, Madame s’abandonna aux bras de M. Vasse ; et lesdeux couples tournèrent en échangeant des baisers. M. Vasse, quiavait jadis dansé dans le monde, faisait des grâces, et Madame leregardait d’un œil captivé, de cet œil qui répond « oui », un « oui» plus discret et plus délicieux qu’une parole !

Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit et M.Philippe exécuta l’invitation d’un quadrille.

Les quatre danseurs le marchèrent à la façon mondaine,convenablement, dignement, avec des manières, des inclinations etdes saluts.

Après quoi l’on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut,satisfait, soulagé, radieux. Il s’écria : « Je ne sais pas ce qu’aRaphaële, mais elle est parfaite ce soir. » Puis, comme on luitendait un verre, il le vida d’un trait en murmurant : « Bigre,rien que ça de luxe ! »

Sur-le-champ, M. Philippe entama une polka vive et M. Tournevaus’élança avec la belle Juive qu’il tenait en l’air, sans laisserses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse étaient repartisd’un nouvel élan. De temps en temps un des couples s’arrêtait prèsde la cheminée pour lamper une flûte de vin mousseux ; etcette danse menaçait de s’éterniser, quand Rosa entrouvrit la porteavec un bougeoir à la main. Elle était en cheveux, en savates, enchemise, tout animée, toute rouge : « Je veux danser »,cria-t-elle. Raphaële demanda : « Et ton vieux ? » Rosas’esclaffa : « Lui ? il dort déjà, il dort tout de suite. »Elle saisit M. Dupuis resté sans emploi sur le divan et la polkarecommença.

Mais les bouteilles étaient vides : « J’en paie une », déclaraM. Toumevau ; « Moi aussi », annonça M. Vasse. « Moi de même», conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit.

Cela s’organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps même,Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tourde valse pendant que leurs clients, en bas, s’impatientaient ;puis elles retournaient en courant à leur café, avec le cœur gonfléde regrets.

A minuit on dansait encore. Parfois une des fillesdisparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-à-vis, ons’apercevait tout à coup qu’un des hommes aussi manquait.

« D’où venez-vous donc ? » demanda plaisamment M. Philippe,juste au moment où M. Pimpesse rentrait avec Fernande. « De voirdormir M. Poulin », répondit le percepteur. Le mot eut un succèsénorme ; et tous, à tour de rôle, montaient voir dormir M.Poulin avec l’une ou l’autre des demoiselles, qui se montrèrentcette nuit-là, d’une complaisance inconcevable. Madame fermait lesyeux ; et elle avait dans les coins de longs apartés avec M.Vasse comme pour régler les derniers détails d’une affaire entenduedéjà.

Enfin, à une heure, les deux hommes mariés, M. Tournevau et M.Pimpesse, déclarèrent qu’ils se retiraient, et voulurent réglerleur compte. On ne compta que le champagne, et encore, à six francsla bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ilss’étonnaient de cette générosité, Madame, radieuse, leur répondit:

« Ça n’est pas tous les jours fête. »

Chapitre 2Les Tombales

Les cinq amis achevaient de dîner, cinq hommes du monde, mûrs,riches, trois mariés, deux restés garçons. Ils se réunissaientainsi tous les mois, en souvenir de leur jeunesse, et après avoirdîné, ils causaient jusqu’à deux heures du matin. Restés amisintimes et se plaisant ensemble, ils trouvaient peut-être là leursmeilleurs soirs dans la vie. On bavardait sur tout, sur tout ce quioccupe et amuse les Parisiens ; c’était entre eux, comme dansla plupart des salons d’ailleurs, une espèce de recommencementparlé de la lecture des journaux du matin.

Un des plus gais était Joseph de Bardon, célibataire et vivantla vie parisienne de la façon la plus complète et la plusfantaisiste. Ce n’était point un débauché ni un dépravé, mais uncurieux, un joyeux encore jeune ; car il avait à peinequarante ans. Homme du monde dans le sens le plus large et le plusbienveillant que puisse mériter ce mot, doué de beaucoup d’espritsans grande profondeur, d’un savoir varié sans érudition vraie,d’une compréhension agile sans pénétration sérieuse, il tirait deses observations, de ses aventures, de tout ce qu’il voyait,rencontrait et trouvait, des anecdotes de roman comique etphilosophique en même temps, et des remarques humoristiques qui luifaisaient par la ville une grande réputation d’intelligence.

C’était l’orateur du dîner. Il avait la sienne, chaque fois, sonhistoire, sur laquelle on comptait. Il se mit à la dire sans qu’onl’en eût prié.

Fumant, les coudes sur la table, un verre de fine champagne àmoitié plein devant son assiette, engourdi dans une atmosphère detabac aromatisée par le café chaud, il semblait chez lui tout àfait, comme certains êtres sont chez eux absolument, en certainslieux et en certains moments, comme une dévote dans une chapelle,comme un poisson rouge dans son bocal.

Il dit, entre deux bouffées de fumée :

Il m’est arrivé une singulière aventure il y a quelquetemps.

Toutes les bouches demandèrent presque ensemble : «Racontez ! ».

Il reprit :

– Volontiers. Vous savez que je me promène beaucoup dans Paris,comme les bibelotiers qui fouillent les vitrines. Moi je guette lesspectacles, les gens, tout ce qui passe, et tout ce qui sepasse.

Or, vers la mi-septembre, il faisait très beau temps à cemoment-là, je sortis de chez moi une après-midi, sans savoir oùj’irais. On a toujours un vague désir de faire une visite à unejolie femme quelconque. On choisit dans sa galerie, on les comparedans sa pensée, on pèse l’intérêt qu’elles vous inspirent, lecharme qu’elles vous imposent et on se décide enfin suivantl’attraction du jour. Mais quand le soleil est très beau et l’airtiède, ils vous enlèvent souvent toute envie de visites.

Le soleil était beau, et l’air tiède ; j’allumai un cigareet je m’en allai tout bêtement sur le boulevard extérieur. Puis,comme je flânais, l’idée me vint de pousser jusqu’au cimetièreMontmartre et d’y entrer.

J’aime beaucoup les cimetières, moi, ça me repose et memélancolise : j’en ai besoin. Et puis, il y a aussi de bons amis làdedans, de ceux qu’on ne va plus voir ; et j’y vais encore,moi, de temps en temps.

Justement, dans ce cimetière Montmartre, j’ai une histoire decœur, une maîtresse qui m’avait beaucoup pincé, très ému, unecharmante petite femme dont le souvenir, en même temps qu’il mepeine énormément, me donne des regrets… des regrets de toutenature… Et je vais rêver sur sa tombe… C’est fini pour elle.

Et puis, j’aime aussi les cimetières parce que ce sont desvilles monstrueuses, prodigieusement habitées. Songez donc à cequ’il y a de morts dans ce petit espace, à toutes les générationsde Parisiens qui sont logés là, pour toujours, troglodytesdéfinitifs enfermés dans leurs petits caveaux, dans leurs petitstrous couverts d’une pierre ou marqués d’une croix, tandis que lesvivants occupent tant de place et font tant de bruit, cesimbéciles.

Puis encore, dans les cimetières, il y a des monuments presqueaussi intéressants que dans les musées. Le tombeau de Cavaignac m’afait songer, je l’avoue, sans le comparer, à ce chef-d’œuvre deJean Goujon : le corps de Louis de Brézé, couché dans la chapellesouterraine de la cathédrale de Rouen ; tout l’art dit moderneet réaliste est venu de là, messieurs. Ce mort, Louis de Brézé, estplus vrai, plus terrible, plus fait de chair inanimée, convulséeencore par l’agonie, que tous les cadavres tourmentés qu’ontortionne aujourd’hui sur les tombes.

Mais au cimetière Montmartre on peut encore admirer le monumentde Baudin, qui a de la grandeur ; celui de Gautier, celui deMürger, où j’ai vu l’autre jour une seule pauvre couronned’immortelles jaunes, apportée par qui ? par la dernièregrisette, très vieille, et concierge aux environs, peut-être ?C’est une jolie statuette de Millet, mais que détruisent l’abandonet la saleté. Chante la jeunesse, ô Mürger !

Me voici donc entrant dans le cimetière Montmartre, et tout àcoup imprégné de tristesse, d’une tristesse qui ne faisait pas tropde mal, d’ailleurs, une de ces tristesses qui vous font penser,quand on se porte bien : « Ça n’est pas drôle, cet endroit-là, maisle moment n’en est pas encore venu pour moi… ».

L’impression de l’automne, de cette humidité tiède qui sent lamort des feuilles et le soleil affaibli, fatigué, anémique,aggravait en la poétisant la sensation de solitude et de findéfinitive flottant sur ce lieu qui sent la mort des hommes.

Je m’en allais à petits pas dans ces rues de tombes où lesvoisins ne voisinent point, ne couchent plus ensemble et ne lisentpas de journaux. Et je me mis, moi, à lire les épitaphes. Ça, parexemple, c’est la chose la plus amusante du monde. Jamais Labiche,jamais Meilhac ne m’ont fait rire comme le comique de la prosetombale. Ah ! quels livres supérieurs à ceux de Paul de Kockpour ouvrir la rate que ces plaques de marbre et ces croix où lesparents des morts ont épanché leurs regrets, leurs vœux pour lebonheur du disparu dans l’autre monde, et leur espoir de lerejoindre – blagueurs !

Mais j’adore surtout, dans ce cimetière, la partie abandonnée,solitaire, pleine de grands ifs et de cyprès, vieux quartier desanciens morts qui redeviendra bientôt un quartier neuf, dont onabattra les arbres verts, nourris de cadavres humains, pour alignerles récents trépassés sous de petites galettes de marbre.

Quand j’eus erré le temps de me rafraîchir l’esprit, je comprisque j’allais m’ennuyer et qu’il fallait porter au dernier lit de mapetite amie l’hommage fidèle de mon souvenir. J’avais le cœur unpeu serré en arrivant près de sa tombe. Pauvre chère, elle était sigentille, et si amoureuse, et si blanche, et si fraîche… etmaintenant… si on ouvrait ça…

Penché sur la grille de fer, je lui dis tout bas ma peine,qu’elle n’entendit point sans doute, et j’allais partir quand jevis une femme en noir, en grand deuil, qui s’agenouillait sur letombeau voisin. Son voile de crêpe relevé laissait apercevoir unejolie tête blonde, dont les cheveux en bandeaux semblaient éclairéspar une lumière d’aurore sous la nuit de sa coiffure. Jerestai.

Certes, elle devait souffrir d’une profonde douleur. Elle avaitenfoui son regard dans ses mains et, rigide, en une méditation destatue, partie en ses regrets, égrenant dans l’ombre des yeuxcachés et fermés le chapelet torturant des souvenirs, elle semblaitelle-même être une morte qui penserait à un mort. Puis tout à coupje devinai qu’elle allait pleurer, je le devinai à un petitmouvement du dos pareil à un frisson de vent dans un saule. Ellepleura doucement d’abord, puis plus fort, avec des mouvementsrapides du cou et des épaules. Soudain elle découvrit ses yeux. Ilsétaient pleins de larmes et charmants, des yeux de folle qu’ellepromena autour d’elle, en une sorte de réveil de cauchemar. Elle mevit la regarder, parut honteuse et se cacha encore toute la figuredans ses mains. Alors ses sanglots devinrent convulsifs et sa têtelentement se pencha vers le marbre. Elle y posa son front et sonvoile, se répandant autour d’elle, couvrit les angles blancs de lasépulture aimée, comme un deuil nouveau. Je l’entendis gémir, puiselle s’affaissa, sa joue sur la dalle, et demeura immobile, sansconnaissance.

Je me précipitai vers elle, je lui frappai dans les mains, jesoufflai sur ses paupières, tout en lisant l’épitaphe très simple :« Ici repose Louis-Théodore Carrel, capitaine d’infanterie demarine, tué par l’ennemi, au Tonkin. Priez pour lui. »

Cette mort remontait à quelques mois. Je fus attendri jusqu’auxlarmes et je redoublai mes soins. Ils réussirent ; elle revintà elle. J’avais l’air très ému – je ne suis pas trop mal, je n’aipas quarante ans. Je compris à son premier regard qu’elle seraitpolie et reconnaissante. Elle le fut, avec d’autres larmes, et sonhistoire contée, sortie par fragments de sa poitrine haletante, lamort de l’officier tombé au Tonkin, au bout d’un an de mariage,après l’avoir épousée par amour, car, orpheline de père et de mère,elle avait tout juste la dot réglementaire.

Je la consolai, je la réconfortai, je la soulevai, je larelevai. Puis je lui dis :

– Ne restez pas ici. Venez.

Elle murmura :

– Je suis incapable de marcher.

– Je vais vous soutenir.

– Merci, monsieur, vous êtes bon. Vous veniez également icipleurer un mort ?

– Oui, madame.

– Une morte ?

– Oui, madame.

– Votre femme ?

– Une amie.

– On peut aimer une amie autant que sa femme, la passion n’a pasde loi.

– Oui, madame.

Et nous voilà partis ensemble, elle appuyée sur moi, moi laportant presque par les chemins du cimetière. Quand nous en fûmessortis, elle murmura défaillante :

– Je crois que je vais me trouver mal.

– Voulez-vous entrer quelque part, prendre quelquechose ?

– Oui, monsieur.

J’aperçus un restaurant, un de ces restaurants où les amis desmorts vont fêter la corvée finie. Nous y entrâmes. Et je lui fisboire une tasse de thé bien chaud qui parut la ranimer. Un vaguesourire lui vint aux lèvres. Et elle me parla d’elle. C’était sitriste, si triste d’être toute seule dans la vie, toute seule chezsoi, nuit et jour, de n’avoir plus personne à qui donner del’affection, de la confiance, de l’intimité.

Cela avait l’air sincère. C’était gentil dans sa bouche. Jem’attendrissais. Elle était fort jeune, vingt ans peut-être. Je luifis des compliments qu’elle accepta fort bien. Puis, comme l’heurepassait, je lui proposai de la reconduire chez elle avec unevoiture. Elle accepta ; et, dans le fiacre, nous restâmestellement l’un contre l’autre, épaule contre épaule, que noschaleurs se mêlaient à travers les vêtements, ce qui est bien lachose la plus troublante du monde.

Quand la voiture fut arrêtée à sa maison, elle murmura : « Je mesens incapable de monter seule mon escalier, car je demeure auquatrième. Vous avez été si bon, voulez-vous encore me donner lebras jusqu’à mon logis ? »

Je m’empressai d’accepter. Elle monta lentement, en soufflantbeaucoup. Puis, devant sa porte, elle ajouta :

– Entrez donc quelques instants pour que je puisse vousremercier.

Et j’entrai, parbleu.

C’était modeste, même un peu pauvre, mais simple et bien arrangéchez elle.

Nous nous assîmes côte à côte sur un petit canapé, et elle meparla de nouveau de sa solitude.

Elle sonna sa bonne afin de m’offrir quelque chose à boire. Labonne ne vint pas. J’en fus ravi en supposant que cette bonne-là nedevait être que du matin : ce qu’on appelle une femme deménage.

Elle avait ôté son chapeau. Elle était vraiment gentille avecses yeux clairs fixés sur moi, si bien fixés, si clairs que j’eusune tentation terrible et j’y cédai. Je la saisis dans mes bras et,sur ses paupières qui se fermèrent soudain, je mis des baisers… desbaisers… des baisers… tant et plus.

Elle se débattait en me repoussant et répétant : « Finissez…finissez… finissez donc. »

Quel sens donnait-elle à ce mot ? En des cas pareils, «finir » peut en avoir au moins deux. Pour la faire taire je passaides yeux à la bouche et je donnai au mot « finir » la conclusionque je préférais. Elle ne résista pas trop, et quand nous nousregardâmes de nouveau, après cet outrage à la mémoire du capitainetué au Tonkin, elle avait un air alangui, attendri, résigné, quidissipa mes inquiétudes.

Alors, je fus galant, empressé et reconnaissant. Et après unenouvelle causerie d’une heure environ, je lui demandai :

– Où dînez-vous ?

– Dans un petit restaurant des environs.

– Toute seule ?

– Mais oui.

– Voulez-vous dîner avec moi ?

– Où çà ?

– Dans un bon restaurant du boulevard.

Elle résista un peu. J’insistai : elle céda, en se donnant àelle-même cet argument : « Je m’ennuie tant… tant… » puis elleajouta : « Il faut que je passe une robe un peu moins sombre. »

Et elle entra dans sa chambre à coucher.

Quand elle en sortit, elle était en demi-deuil, charmante, fineet mince, dans une toilette grise et fort simple. Elle avaitévidemment tenue de cimetière et tenue de ville.

Le dîner fut très cordial. Elle but du champagne, s’alluma,s’anima et je rentrai chez elle, avec elle.

Cette liaison nouée sur les tombes dura trois semaines environ.Mais on se fatigue de tout, et principalement des femmes. Je laquittai sous prétexte d’un voyage indispensable. J’eus un départtrès généreux, dont elle me remercia beaucoup. Et elle me fitpromettre, elle me fit jurer de revenir après mon retour, car ellesemblait vraiment un peu attachée à moi.

Je courus à d’autres tendresses, et un mois environ se passasans que la pensée de revoir cette petite amoureuse funéraire fûtassez forte pour que j’y cédasse. Cependant je ne l’oubliais point…Son souvenir me hantait comme un mystère, comme un problème depsychologie, comme une de ces questions inexplicables dont lasolution nous harcèle.

Je ne sais pourquoi, un jour, je m’imaginai que je laretrouverais au cimetière Montmartre, et j’y allai.

Je m’y promenai longtemps sans rencontrer d’autres personnes queles visiteurs ordinaires de ce lieu, ceux qui n’ont pas encorerompu toutes relations avec leurs morts. La tombe du capitaine tuéau Tonkin n’avait pas de pleureuse sur son marbre, ni de fleurs, nide couronnes.

Mais comme je m’égarais dans un autre quartier de cette grandeville de trépassés, j’aperçus tout à coup, au bout d’une étroiteavenue de croix, venant vers moi, un couple en grand deuil, l’hommeet la femme. O stupeur ! quand ils s’approchèrent, je lareconnus.

C’était elle.

Elle me vit, rougit, et, comme je la frôlais en la croisant,elle me fit un tout petit signe, un tout petit coup d’œil quisignifiaient : « Ne me reconnaissez pas. » mais qui semblaient direaussi : « Revenez me voir, mon chéri. »

L’homme était bien, distingué, chic, officier de la Légiond’honneur, âgé d’environ cinquante ans.

Et il la soutenait, comme je l’avais soutenue moi-même enquittant le cimetière.

Je m’en allai stupéfait, me demandant ce que je venais de voir,à quelle race d’êtres appartenait cette sépulcrale chasseresse.Était-ce une simple fille, une prostituée inspirée qui allaitcueillir sur les tombes les hommes tristes, hantés par une femme,épouse ou maîtresse, et troublés encore du souvenir des caressesdisparues ? Était-ce unique ? Sont-elles plusieurs ?Est-ce une profession ? Fait-on le cimetière comme on fait letrottoir ? Les Tombales ! Ou bien avait-elle eu seulecette idée admirable, d’une philosophie profonde d’exploiter lesregrets d’amour qu’on ranime en ces lieux funèbres ?

Et j’aurais bien voulu savoir de qui elle était veuve, cejour-là ?

Chapitre 3Sur l’eau

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne aubord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j’allais ycoucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, laconnaissance d’un de mes voisins, un homme de trente à quaranteans, qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu.C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours prèsde l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait êtrené dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotagefinal.

Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je luidemandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique.Voilà immédiatement mon bonhomme qui s’anime, se transfigure,devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grandepassion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière.

Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivièreque vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitantsdes rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez unpêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse,profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, oùl’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend desbruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoirpourquoi, comme en traversant un cimetière : et c’est en effet leplus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point detombeau.

La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre, quand iln’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouvepoint la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchantec’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grandemer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Ellene gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvementéternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que leshautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immensespays bleuâtres où les noyés roulent parmi les grands poissons, aumilieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivièren’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase. Elleest belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu’elleclapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux quimurmurent.

Le poète a dit en parlant de l’Océan :

Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !

Flots profonds, redoutés des mères à genoux,

Vous vous les racontez en montant les marées

Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées

Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseauxminces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plussinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements desvagues.

Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, jevais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il ya une dizaine d’années.

J’habitais, comme aujourd’hui, la maison de la mère Lafon, et unde mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncéau canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseild’État, était installé au village de C…, deux lieues plus bas. Nousdînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chezmoi.

Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînantpéniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je meservais toujours la nuit, je m’arrêtai quelques secondes pourreprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deuxcents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait untemps magnifique ; la lune resplendissait, le fleuve brillait,l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta ; je medis qu’il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L’actionsuivit la pensée ; je saisis mon ancre et la jetai dans larivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaînejusqu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière surma peau de mouton, aussi commodément qu’il me fut possible. Onn’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir unpetit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, etj’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient desfigures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis émupar le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes,grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, setaisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa.Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien et jerésolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique jefusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès laseconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis àchantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors,je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendantquelque temps je demeurai tranquille, mais bientôt les légersmouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’ellefaisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deuxberges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une forceinvisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevaitensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieud’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; jeme dressai d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.

Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolusde m’en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit enmouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort,l’ancre ne vint pas ; elle avait accroché quelque chose aufond de l’eau et je ne pouvais la soulever ; je recommençai àtirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tournermon bateau et je le portai en amont pour changer la position del’ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours ; je fus pris decolère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Jem’assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je nepouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer del’embarcation, car elle était énorme et rivée à l’avant dans unmorceau de bois plus gros que mon bras ; mais comme le tempsdemeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sansdoute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Mamésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus enfin fumerma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou troisverres et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud, de sortequ’à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à labelle étoile.

Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis unsoubresaut et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Cebruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par lecourant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveaupar une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je meraidis dans un effort désespéré. L’ancre tint bon. Je me rassisépuisé.

Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillardblanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, enme dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, nimon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux,puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune,avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, forméespar des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme ensevelijusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheursingulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je mefigurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvaisplus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillardopaque, devait être pleine d’être étranges qui nageaient autour demoi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées,mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensaià me sauver à la nage ; puis aussitôt cette idée me fitfrissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure danscette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et desroseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas laberge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je mesentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.

En effet, comme il m’eût fallu remonter le courant au moinspendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d’herbeset de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neufchances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et deme noyer, quelque bon nageur que je fusse.

J’essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien fermede ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que mavolonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que jepouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, etjamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deuxêtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacunl’emportant tour à tour.

Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenaitde la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreilletendue et attendant. Quoi ? Je n’en savais rien, mais cedevait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé desauter hors de l’eau, comme cela arrive souvent, il n’en aurait pasfallu davantage pour me faire tomber raide, sans connaissance.

Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peuprès ma raison qui m’échappait. Je pris de nouveau ma bouteille derhum et je bus à grands traits. Alors une idée me vint et je me misà crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers lesquatre points de l’horizon. Lorsque mon gosier fut absolumentparalysé, j’écoutai. Un chien hurlait, très loin.

Je bus encore et je m’étendis de tout mon long au fond dubateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sansdormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Jen’osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment ;je remettais de minute en minute. Je me disais : « Allons,debout ! » et j’avais peur de faire un mouvement. A la fin, jeme soulevai avec des précautions infinies, comme si ma vie eûtdépendu du moindre bruit que j’aurais fait, et je regardaipar-dessus le bord.

Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnantspectacle qu’il soit possible de voir. C’était une de cesfantasmagories du pays des fées, une de ces visions racontées parles voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sansles croire.

Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l’eau,s’était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant lefleuve absolument libre, il avait formé sur chaque berge unecolline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillaitsous la lune avec l’éclat superbe des neiges. De sorte qu’on nevoyait autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deuxmontagnes blanches ; et là-haut, sur ma tête, s’étalait,pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d’un cielbleuâtre et laiteux.

Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées ; lesgrenouilles coassaient furieusement, tandis que, d’instant eninstant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j’entendais cette notecourte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivréedes crapauds. Chose étrange, je n’avais plus peur ; j’étais aumilieu d’un paysage tellement extraordinaire que les singularitésles plus fortes n’eussent pu m’étonner.

Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien car j’avaisfini par m’assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune étaitcouchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, levent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottantle froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Jecherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mainselles-mêmes, que j’approchais de mes yeux.

Peu à peu, cependant, l’épaisseur du noir diminua. Soudain jecrus sentir qu’une ombre glissait tout près de moi ; jepoussai un cri, une voix répondit ; c’était un pêcheur. Jel’appelai, il s’approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mitalors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux noustirâmes sur la chaîne. L’ancre ne remua pas. Le jour venait,sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vousapportent des tristesses et des malheurs. J’aperçus une autrebarque, nous la hélâmes. L’homme qui la montait unit ses effortsaux nôtres ; alors, peu à peu, l’ancre céda. Elle montait,mais doucement, doucement, et chargée d’un poids considérable.Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord:

C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grossepierre au cou.

Chapitre 4Histoire d’une fille de ferme

1.

Comme le temps était fort beau, les gens de la ferme avaientdîné plus vite que de coutume et s’en étaient allés dans leschamps.

Rose, la servante, demeura toute seule au milieu de la vastecuisine où un reste de feu s’éteignait dans l’âtre sous la marmitepleine d’eau chaude. Elle puisait à cette eau par moments et lavaitlentement sa vaisselle, s’interrompant pour regarder deux carréslumineux que le soleil, à travers la fenêtre, plaquait sur lalongue table, et dans lesquels apparaissaient les défauts desvitres.

Trois poules très hardies cherchaient des miettes sous leschaises. Des odeurs de basse-cour, des tiédeurs fermentées d’étableentraient par la porte entrouverte ; et dans le silence dumidi brûlant on entendait chanter les coqs.

Quand la fille eut fini sa besogne, essuyé la table, nettoyé lacheminée et rangé les assiettes sur le haut dressoir au fond prèsde l’horloge en bois au tic tac sonore, elle respira, un peuétourdie, oppressée sans savoir pourquoi. Elle regarda les mursd’argile noircis, les poutres enfumées du plafond où pendaient destoiles d’araignée, des harengs saurs et des rangéesd’oignons ; puis elle s’assit, gênée par les émanationsanciennes que la chaleur de ce jour faisait sortir de la terrebattue du sol où avaient séché tant de choses répandues depuis silongtemps. Il s’y mêlait aussi la saveur âcre du laitage quicrémait au frais dans la pièce à côté. Elle voulut cependant semettre à coudre comme elle en avait l’habitude, mais la force luimanqua et elle alla respirer sur le seuil.

Alors caressée par l’ardente lumière, elle sentit une douceurqui lui pénétrait au cœur, un bien-être coulant dans sesmembres.

Devant la porte, le fumier dégageait sans cesse une petitevapeur miroitante. Les poules se vautraient dessus, couchées sur leflanc, et grattaient un peu d’une seule patte pour trouver desvers. Au milieu d’elles, le coq, superbe, se dressait. A chaqueinstant il en choisissait une et tournait autour avec un petitgloussement d’appel. La poule se levait nonchalamment et lerecevait d’un air tranquille, pliant les pattes et le supportantsur ses ailes ; puis elle secouait ses plumes d’où sortait dela poussière et s’étendait de nouveau sur le fumier, tandis que luichantait, comptant ses triomphes ; et dans toutes les courstous les coqs lui répondaient, comme si, d’une ferme à l’autre, ilsse fussent envoyé des défis amoureux.

La servante les regardait sans penser ; puis elle leva lesyeux et fut éblouie par l’éclat des pommiers en fleur, tout blancscomme des têtes poudrées.

Soudain un jeune poulain, affolé de gaieté, passa devant elle engalopant. Il fit deux fois le tour des fossés plantés d’arbres,puis s’arrêta brusquement et tourna la tête comme étonné d’êtreseul.

Elle aussi se sentait une envie de courir, un besoin demouvement et, en même temps, un désir de s’étendre, d’allonger sesmembres, de se reposer dans l’air immobile et chaud. Elle fitquelques pas, indécise, fermant les yeux, saisie par un bien-êtrebestial ; puis, tout doucement, elle alla chercher les œufs aupoulailler. Il y en avait treize, qu’elle prit et rapporta. Quandils furent serrés dans le buffet, les odeurs de la cuisinel’incommodèrent de nouveau et elle sortit pour s’asseoir un peu surl’herbe.

La cour de ferme, enfermée par les arbres, semblait dormir.L’herbe haute, où des pissenlits jaunes éclataient comme deslumières, était d’un vert puissant, d’un vert tout neuf deprintemps. L’ombre des pommiers se ramassait en rond à leurspieds ; et les toits de chaume des bâtiments, au sommetdesquels poussaient des iris aux feuilles pareilles à des sabres,fumaient un peu comme si l’humidité des écuries et des granges sefût envolée à travers la paille.

La servante arriva sous le hangar où l’on rangeait les chariotset les voitures. Il y avait là, dans le creux du fossé, un grandtrou vert plein de violettes dont l’odeur se répandait, et,par-dessus le talus, on apercevait la campagne, une vaste plaine oùpoussaient les récoltes, avec des bouquets d’arbres par endroits,et, de place en place, des groupes de travailleurs lointains, toutpetits comme des poupées, des chevaux blancs pareils à des jouets,traînant une charrue d’enfant poussée par un bonhomme haut comme ledoigt.

Elle alla prendre une botte de paille dans un grenier et la jetadans ce trou pour s’asseoir dessus ; puis, n’étant pas à sonaise, elle défit le lien, éparpilla son siège et s’étendit sur ledos, les deux bras sous sa tête et les jambes allongées.

Tout doucement elle fermait les yeux, assoupie dans une mollessedélicieuse. Elle allait même s’endormir tout à fait, quand ellesentit deux mains qui lui prenaient la poitrine et elle se redressad’un bond. C’était Jacques, le garçon de ferme, un grand Picardbien découplé, qui la courtisait depuis quelque temps. Iltravaillait ce jour-là dans la bergerie et, l’ayant vue s’étendre àl’ombre, il était venu à pas de loup, retenant son haleine, lesyeux brillants, avec des brins de paille dans les cheveux.

Il essaya de l’embrasser mais elle le gifla, forte commelui ; et, sournois, il demanda grâce. Alors ils s’assirentl’un près de l’autre et ils causèrent amicalement. Ils parlèrent dutemps qui était favorable aux moissons, de l’année qui s’annonçaitbien, de leur maître, un brave homme, puis des voisins, du paystout entier, d’eux-mêmes, de leur village, de leur jeunesse, deleurs souvenirs, des parents qu’ils avaient quittés pour longtemps,pour toujours peut-être. Elle s’attendrit en pensant à cela et lui,avec son idée fixe, se rapprochait, se frottait contre elle,frémissant tout envahi par le désir. Elle disait :

– Y a bien longtemps que je n’ai vu maman ; c’est dur toutde même d’être séparées tant que ça.

Et son œil perdu regardait au loin, à travers l’espace, jusqu’auvillage abandonné là-bas, là-bas, vers le nord.

Lui, tout à coup, la saisit par le cou et l’embrassa denouveau ; mais, de son poing fermé, elle le frappa en pleinefigure si violemment qu’il se mit à saigner du nez ; et il seleva pour aller appuyer sa tête contre un tronc d’arbre. Alors ellefut attendrie et, se rapprochant de lui, elle demanda :

– Ça te fait mal ?

Mais il se mit à rire. Non, ce n’était rien ; seulementelle avait tapé juste sur le milieu. Il murmurait : « Crécoquin ! » et il la regardait avec admiration, pris d’unrespect, d’une affection tout autre, d’un commencement d’amour vraipour cette grande gaillarde si solide.

Quand le sang eut cessé de couler, il lui proposa de faire untour, craignant, s’ils restaient ainsi côte à côte, la rude poignede sa voisine. Mais d’elle-même elle lui prit le bras, comme fontles promis le soir, dans l’avenue, et elle lui dit :

– Ça n’est pas bien, Jacques, de me mépriser comme ça.

Il protesta. Non, il ne la méprisait pas, mais il étaitamoureux, voilà tout.

– Alors tu me veux bien en mariage ? dit-elle.

Il hésita, puis il se mit à la regarder de côté pendant qu’elletenait ses yeux perdus au loin devant elle. Elle avait les jouesrouges et pleines, une large poitrine saillante sous l’indienne deson caraco, de grosses lèvres fraîches, et sa gorge, presque nue,était semée de petites gouttes de sueur. Il se sentit reprisd’envie et, la bouche dans son oreille, il murmura :

– Oui, je veux bien.

Alors elle lui jeta ses bras au cou et elle l’embrassa silongtemps qu’ils en perdaient haleine tous les deux.

De ce moment commença entre eux l’éternelle histoire de l’amour.Ils se lutinaient dans les coins ; ils se donnaient desrendez-vous au clair de la lune, à l’abri d’une meule de foin, etils se faisaient des bleus aux jambes, sous la table, avec leursgros souliers ferrés.

Puis, peu à peu, Jacques parut s’ennuyer d’elle ; ill’évitait, ne lui parlait plus guère, ne cherchait plus à larencontrer seule. Alors elle fut envahie par des doutes et unegrande tristesse ; et, au bout de quelque temps, elles’aperçut qu’elle était enceinte.

Elle fut consternée d’abord, puis une colère lui vint, plusforte chaque jour, parce qu’elle ne parvenait point à le trouver,tant il l’évitait avec soin.

Enfin, une nuit, comme tout le monde dormait dans la ferme, ellesortit sans bruit, en jupon, pieds nus, traversa la cour et poussala porte de l’écurie où Jacques était couché dans une grande boîtepleine de paille au-dessus de ses chevaux. Il fit semblant deronfler en l’entendant venir ; mais elle se hissa près de luiet, à genoux à son côté, le secoua jusqu’à ce qu’il se dressât.

Quand il se fut assis, demandant : « Qu’est-ce que tuveux ? » elle prononça, les dents serrées, tremblant de fureur: « Je veux, je veux que tu m’épouses, puisque tu m’as promis lemariage. » Il se mit à rire et répondit : « Ah bien ! si onépousait toutes les filles avec qui on a fauté, ça ne serait pas àfaire. »

Mais elle le saisit à la gorge, le renversa sans qu’il pût sedébarrasser de son étreinte farouche et, l’étranglant, elle luicria tout près, dans la figure : « Je suis grosse, entends-tu, jesuis grosse. »

Il haletait, suffoquant ; et ils restaient là tous deux,immobiles, muets dans le silence noir troublé seulement par lebruit de mâchoire d’un cheval qui tirait sur la paille du râtelier,puis la broyait avec lenteur.

Quand Jacques comprit qu’elle était la plus forte, il balbutia:

– Eh bien, je t’épouserai, puisque c’est ça.

Mais elle ne croyait plus à ses promesses.

– Tout de suite, dit-elle ; tu feras publier les bans.

Il répondit :

– Tout de suite.

– Jure-le sur le bon Dieu.

Il hésita pendant quelques secondes, puis prenant son parti:

– Je le jure sur le bon Dieu.

Alors elle ouvrit les doigts et, sans ajouter une parole, s’enalla.

Elle fut quelques jours sans pouvoir lui parler et, l’écurie setrouvant désormais fermée à clef toutes les nuits, elle n’osait pasfaire de bruit de crainte du scandale.

Puis, un matin, elle vit entrer à la soupe un autre valet. Elledemanda :

– Jacques est parti ?

– Mais oui, dit l’autre, je suis à sa place.

Elle se mit à trembler si fort qu’elle ne pouvait décrocher samarmite ; puis, quand tout le monde fut au travail, elle montadans sa chambre et pleura, la face dans son traversin, pour n’êtrepas entendue.

Dans la journée, elle essaya de s’informer sans éveiller lessoupçons ; mais elle était tellement obsédée par la pensée deson malheur qu’elle croyait voir rire malicieusement tous les gensqu’elle interrogeait. Du reste, elle ne put rien apprendre, sinonqu’il avait quitté le pays tout à fait.

2.

Alors commença pour elle une vie de torture continuelle. Elletravaillait comme une machine, sans s’occuper de ce qu’ellefaisait, avec cette idée fixe en tête : « Si on le savait !»

Cette obsession constante la rendait tellement incapable deraisonner qu’elle ne cherchait même pas les moyens d’éviter cescandale qu’elle sentait venir, se rapprochant chaque jour,irréparable, et sûr comme la mort.

Elle se levait tous les matins bien avant les autres et, avecune persistance acharnée, essayait de regarder sa taille dans unpetit morceau de glace cassée qui lui servait à se peigner, trèsanxieuse de savoir si ce n’était pas aujourd’hui qu’on s’enapercevrait.

Et, pendant le jour, elle interrompait à tout instant sontravail pour considérer du haut en bas si l’ampleur de son ventrene soulevait pas trop son tablier.

Les mois passaient. Elle ne parlait presque plus et, quand onlui demandait quelque chose, ne comprenait pas, effarée, l’œilhébété, les mains tremblantes ; ce qui faisait dire à sonmaître :

– Ma pauvre fille, que t’es sotte depuis quelquetemps !

A l’église, elle se cachait derrière un pilier et n’osait plusaller à confesse, redoutant beaucoup la rencontre du curé, à quielle prêtait un pouvoir surhumain lui permettant de lire dans lesconsciences.

A table, les regards de ses camarades la faisaient maintenantdéfaillir d’angoisse et elle s’imaginait toujours être découvertepar le vacher, un petit gars précoce et sournois dont l’œil luisantne la quittait pas.

Un matin, le facteur lui remit une lettre. Elle n’en avaitjamais reçue et resta tellement bouleversée qu’elle fut obligée des’asseoir. C’était de lui, peut-être ? Mais, comme elle nesavait pas lire, elle restait anxieuse, tremblante, devant cepapier couvert d’encre. Elle le mit dans sa poche, n’osant confierson secret à personne ; et souvent elle s’arrêtait detravailler pour regarder longtemps ces lignes également espacéesqu’une signature terminait, s’imaginant vaguement qu’elle allaittout à coup en découvrir le sens. Enfin, comme elle devenait folled’impatience et d’inquiétude, elle alla trouver le maître d’écolequi la fit asseoir et lut :

Ma chère fille, la présente est pour te dire que je suis bienbas ; notre voisin, maître Dentu, a pris la plume pour temander de venir si tu peux.

Pour ta mère affectionnée,

Césaire Dentu, adjoint

Elle ne dit pas un mot et s’en alla ; mais, sitôt qu’ellefut seule, elle s’affaissa au bord du chemin, les jambesrompues ; et elle resta là jusqu’à la nuit.

En rentrant, elle raconta son malheur au fermier, qui la laissapartir pour autant de temps qu’elle voudrait, promettant de fairefaire sa besogne par une fille de journée et de la reprendre à sonretour.

Sa mère était à l’agonie ; elle mourut le jour même de sonarrivée ; et, le lendemain, Rose accouchait d’un enfant desept mois, un petit squelette affreux, maigre à donner desfrissons, et qui semblait souffrir sans cesse, tant il crispaitdouloureusement ses pauvres mains décharnées comme des pattes decrabe.

Il vécut cependant.

Elle raconta qu’elle était mariée mais qu’elle ne pouvait secharger du petit et elle le laissa chez des voisins qui promirentd’en avoir bien soin.

Elle revint.

Mais alors, en son cœur si longtemps meurtri, se leva, comme uneaurore, un amour inconnu pour ce petit être chétif qu’elle avaitlaissé là-bas ; et cet amour même était une souffrancenouvelle, une souffrance de toutes les heures, de toutes lesminutes, puisqu’elle était séparée de lui.

Ce qui la martyrisait surtout, c’était un besoin fou del’embrasser, de l’étreindre en ses bras, de sentir contre sa chairla chaleur de son petit corps. Elle ne dormait plus la nuit ;elle y pensait tout le jour ; et, le soir, son travail fini,elle s’asseyait devant le feu qu’elle regardait fixement, comme lesgens qui pensent au loin.

On commençait même à jaser à son sujet et on la plaisantait surl’amoureux qu’elle devait avoir, lui demandant s’il était beau,s’il était grand, s’il était riche, à quand la noce, à quand lebaptême ? Et elle se sauvait souvent pour pleurer toute seule,car ces questions lui entraient dans la peau comme desépingles.

Pour se distraire de ces tracasseries, elle se mit à l’ouvrageavec fureur et, songeant toujours à son enfant, elle chercha lesmoyens d’amasser pour lui beaucoup d’argent.

Elle résolut de travailler si fort qu’on serait obligéd’augmenter ses gages.

Alors, peu à peu, elle accapara la besogne autour d’elle, fitrenvoyer une servante qui devenait inutile depuis qu’elle peinaitautant que deux, économisa sur le pain, sur l’huile et sur lachandelle, sur le grain qu’on jetait trop largement aux poules, surle fourrage des bestiaux qu’on gaspillait un peu. Elle se montraavare de l’argent du maître comme si c’eût été le sien et, à forcede faire des marchés avantageux, de vendre cher ce qui sortait dela maison et de déjouer les ruses des paysans qui offraient leursproduits, elle eut seule le soin des achats et des ventes, ladirection du travail des gens de peine, le compte desprovisions ; et, en peu de temps, elle devint indispensable.Elle exerçait une telle surveillance autour d’elle, que la ferme,sous sa direction, prospéra prodigieusement. On parlait à deuxlieues à la ronde de la « servante à maître Vallin » ; et lefermier répétait partout : « Cette fille-là, ça vaut mieux que del’or. »

Cependant, le temps passait et ses gages restaient les mêmes. Onacceptait son travail forcé comme une chose due par toute servantedévouée, une simple marque de bonne volonté ; et elle commençaà songer avec un peu d’amertume que si le fermier encaissait, grâceà elle, cinquante ou cent écus de supplément tous les mois, ellecontinuait à gagner ses 240 francs par an, rien de plus, rien demoins.

Elle résolut de réclamer une augmentation. Trois fois elle allatrouver le maître et, arrivée devant lui, parla d’autre chose. Elleressentait une sorte du pudeur à solliciter de l’argent, comme sic’eût été une action un peu honteuse. Enfin, un jour que le fermierdéjeunait seul dans la cuisine, elle lui dit d’un air embarrasséqu’elle désirait lui parler particulièrement. Il leva la tête,surpris, les deux mains sur la table, tenant de l’une son couteau,la pointe en l’air, et de l’autre une bouchée de pain, et ilregarda fixement sa servante. Elle se troubla sous son regard etdemanda huit jours pour aller au pays parce qu’elle était un peumalade.

Il les lui accorda tout de suite ; puis, embarrassélui-même, il ajouta :

– Moi aussi j’aurai à te parler quand tu seras revenue.

3.

L’enfant allait avoir huit mois ; elle ne le reconnutpoint. Il était devenu tout rose, joufflu, potelé partout, pareil àun petit paquet de graisse vivante. Ses doigts, écartés par desbourrelets de chair, remuaient doucement dans une satisfactionvisible. Elle se jeta dessus comme sur une proie, avec unemportement de bête, et elle l’embrassa si violemment qu’il se prità hurler de peur. Alors elle se mit elle-même à pleurer parce qu’ilne la reconnaissait pas et qu’il tendait ses bras vers sa nourriceaussitôt qu’il l’apercevait.

Dès le lendemain cependant, il s’accoutuma à sa figure et ilriait en la voyant. Elle l’emportait dans la campagne, couraitaffolée en le tenant au bout de ses mains, s’asseyait sous l’ombredes arbres ; puis, pour la première fois de sa vie, et bienqu’il ne l’entendît point, elle ouvrait son cœur à quelqu’un, luiracontait ses chagrins, ses travaux, ses soucis, ses espérances, etelle le fatiguait sans cesse par la violence et l’acharnement deses caresses.

Elle prenait une joie infinie à le pétrir dans ses mains, à lelaver, à l’habiller ; et elle était même heureuse de nettoyerses saletés d’enfant, comme si ces soins intimes eussent été uneconfirmation de sa maternité. Elle le considérait, s’étonnanttoujours qu’il fût à elle, et elle se répétait à demi-voix, en lefaisant danser dans ses bras : « C’est mon petiot, c’est monpetiot. »

Elle sanglota toute la route en retournant à la ferme, et elleétait à peine revenue que son maître l’appela dans sa chambre. Elles’y rendit, très étonnée et fort émue sans savoir pourquoi.

– Assieds-toi là, dit-il.

Elle s’assit et ils restèrent pendant quelques instants à côtél’un de l’autre, embarrassés tous les deux, les bras inertes etencombrants, et sans se regarder en face, à la façon despaysans.

Le fermier, gros homme de quarante-cinq ans, deux fois veuf,jovial et têtu, éprouvait une gêne évidente qui ne lui était pasordinaire. Enfin il se décida et se mit à parler d’un air vague,bredouillant un peu et regardant au loin la campagne.

– Rose, dit-il, est-ce que tu n’as jamais songé àt’établir ?

Elle devint pâle comme une morte. Voyant qu’elle ne luirépondait pas, il continua :

– Tu es une brave fille, rangée, active et économe. Une femmecomme toi, ça ferait la fortune d’un homme.

Elle restait toujours immobile, l’œil effaré, ne cherchant mêmepas à comprendre, tant ses idées tourbillonnaient comme àl’approche d’un grand danger. Il attendit une seconde, puiscontinua :

– Vois-tu, une ferme sans maîtresse, ça ne peut pas aller, mêmeavec une servante comme toi.

Alors il se tut, ne sachant plus que dire ; et Rose leregardait de l’air épouvanté d’une personne qui se croit en faced’un assassin et s’apprête à s’enfuir au moindre geste qu’ilfera.

Enfin, au bout de cinq minutes, il demanda :

– Hé bien ! ça te va-t-il ?

Elle répondit avec une physionomie idiote :

– Quoi, not’ maître ?

Alors lui, brusquement :

– Mais de m’épouser, pardine !

Elle se dressa tout à coup, puis retomba comme cassée sur sachaise, où elle demeura sans mouvement, pareille à quelqu’un quiaurait reçu le coup d’un grand malheur. Le fermier à la fins’impatienta :

– Allons, voyons ; qu’est-ce qu’il te faut alors ?

Elle le contemplait affolée ; puis soudain, les larmes luivinrent aux yeux, et elle répéta deux fois en suffoquant :

– Je ne peux pas, je ne peux pas !

– Pourquoi ça ? demanda l’homme. Allons, ne fais pas labête ; je te donne jusqu’à demain pour réfléchir.

Et il se dépêcha de s’en aller, très soulagé d’en avoir finiavec cette démarche qui l’embarrassait beaucoup, et ne doutant pasque, le lendemain, sa servante accepterait une proposition quiétait pour elle tout à fait inespérée et, pour lui, une excellenteaffaire puisqu’il s’attachait ainsi à jamais une femme qui luirapporterait certes davantage que la plus belle dot du pays.

Il ne pouvait d’ailleurs exister entre eux de scrupules demésalliance, car, dans la campagne, tous sont à peu près égaux : lefermier laboure comme son valet, qui, le plus souvent, devientmaître à son tour un jour ou l’autre, et les servantes à toutmoment passent maîtresses sans que cela apporte aucun changementdans leur vie ou leurs habitudes.

Rose ne se coucha pas cette nuit-là. Elle tomba assise sur sonlit, n’ayant plus même la force de pleurer tant elle étaitanéantie. Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, etl’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiqueté avec un deces instruments dont se servent les cardeurs pour effiloquer lalaine des matelas.

Par instants seulement elle parvenait à rassembler comme desbribes de réflexions, et elle s’épouvantait à la pensée de ce quipouvait advenir.

Ses terreurs grandirent et, chaque fois que dans le silenceassoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battaitlentement les heures, il lui venait des sueurs d’angoisse. Sa têtese perdait, les cauchemars se succédaient, sa chandelles’éteignit ; alors commença le délire, ce délire fuyant desgens de la campagne qui se croient frappés par un sort, un besoinfou de partir, de s’échapper, de courir devant le malheur comme unvaisseau devant la tempête.

Une chouette glapit ; elle tressaillit, se dressa, passases mains sur sa face, dans ses cheveux, se tâta le corps comme unefolle ; puis, avec des allures de somnambule, elle descendit.Quand elle fut dans la cour, elle rampa pour n’être point vue parquelque goujat rôdeur, car la lune, près de disparaître, jetait unelueur claire dans les champs. Au lieu d’ouvrir la barrière, elleescalada le talus ; puis, quand elle fut en face de lacampagne, elle partit. Elle filait droit devant elle, d’un trotélastique et précipité et, de temps en temps, inconsciemment, ellejetait un cri perçant. Son ombre démesurée, couchée sur le sol àcôté, filait avec elle, et parfois un oiseau de nuit venaittournoyer sur sa tête. Les chiens dans les cours de fermesaboyaient en l’entendant passer ; l’un d’eux sauta le fossé etla poursuivit pour la mordre ; mais elle se retourna sur luien hurlant de telle façon que l’animal épouvanté s’enfuit, seblottit dans sa loge et se tut.

Parfois une jeune famille de lièvres folâtrait dans unchamp ; mais, quand approchait l’enragée coureuse, pareille àune Diane en délire, les bêtes craintives se débandaient : lespetits et la mère disparaissaient blottis dans un sillon, tandisque le père déboulait à toutes pattes et, parfois, faisait passerson ombre bondissante, avec ses grandes oreilles dressées, sur lalune à son coucher, qui plongeait maintenant au bout du monde etéclairait la plaine de sa lumière oblique, comme une énormelanterne posée par terre à l’horizon.

Les étoiles s’effacèrent dans les profondeurs du ciel ;quelques oiseaux pépiaient ; le jour naissait. La fille,exténuée, haletait et quand le soleil perça l’aurore empourprée,elle s’arrêta.

Ses pieds enflés se refusaient à marcher ; mais elleaperçut une mare, une grande mare dont l’eau stagnante semblait dusang, sous les reflets rouges du jour nouveau, et elle alla, àpetits pas, boitant, la main sur son cœur, tremper ses deux jambesdedans.

Elle s’assit sur une touffe d’herbe, ôta ses gros soulierspleins de poussière, défit ses bas et enfonça ses mollets bleuisdans l’onde immobile où venaient parfois crever des bullesd’air.

Une fraîcheur délicieuse lui monta des talons jusqu’à lagorge ; et, tout à coup, pendant qu’elle regardait fixementcette mare profonde, un vertige la saisit, un désir furieux d’yplonger tout entière. Ce serait fini de souffrir là dedans, finipour toujours. Elle ne pensait plus à son enfant ; ellevoulait la paix, le repos complet, dormir sans fin. Alors elle sedressa, les bras levés, et fit deux pas en avant. Elle enfonçaitmaintenant jusqu’aux cuisses et déjà elle se précipitait, quand despiqûres ardentes aux chevilles la firent sauter en arrière, et ellepoussa un cri désespéré, car depuis ses genoux jusqu’au bout de sespieds de longues sangsues noires buvaient sa vie, se gonflaient,collées à sa chair. Elle n’osait point y toucher et hurlaitd’horreur. Ses clameurs désespérées attirèrent un paysan quipassait au loin avec sa voiture. Il arracha les sangsues une à une,comprima les plaies avec des herbes et ramena la fille dans sacarriole jusqu’à la ferme de son maître.

Elle fut pendant quinze jours au lit, puis, le matin où elle sereleva, comme elle était assise devant la porte, le fermier vintsoudain se planter devant elle.

– Eh bien, dit-il, c’est une affaire entendue, n’est-cepas ?

Elle ne répondit point d’abord, puis, comme il restait debout,la perçant de son regard obstiné, elle articula péniblement :

– Non, not’ maître, je ne peux pas.

Mais il s’emporta tout à coup.

– Tu ne peux pas, la fille, tu ne peux pas, pourquoiça ?

Elle se remit à pleurer et répéta :

– Je ne peux pas.

Il la dévisageait et il lui cria dans la face :

– C’est donc que tu as un amoureux ?

Elle balbutia, tremblante de honte.

– Peut-être bien que c’est ça.

L’homme, rouge comme un coquelicot, bredouillait de colère :

– Ah ! tu l’avoues donc, gueuse ! Et qu’est-ce quec’est, ce merle-là ? Un va-nu-pieds, un sans-le-sou, uncouche-dehors, un crève-la-faim ? Qu’est-ce que c’est,dis ?

Et, comme elle ne répondait rien :

– Ah ! tu ne veux pas… Je vas te le dire, moi : c’est JeanBaudu ?

Elle s’écria :

– Oh ! non, pas lui.

– Alors c’est Pierre Martin ?

– Oh non ! not’ maître.

Et il nommait éperdument tous les garçons du pays pendantqu’elle niait, accablée, et s’essuyant les yeux à tout moment ducoin de son tablier bleu. Mais lui cherchait toujours avec sonobstination de brute, grattant à ce cœur pour connaître son secret,comme un chien de chasse qui fouille un terrier tout un jour pouravoir la bête qu’il sent au fond. Tout à coup l’homme s’écria :

– Eh ! pardine, c’est Jacques, le valet de l’autreannée ; on disait bien qu’il te parlait et que vous vous étiezpromis mariage.

Rose suffoqua, un flot de sang empourpra sa face ; seslarmes tarirent tout à coup ; elles se séchèrent sur ses jouescomme des gouttes d’eau sur du fer rouge. Elle s’écria :

– Non, ce n’est pas lui, ce n’est pas lui.

– Est-ce bien sûr, ça ? demanda le paysan malin quiflairait un bout de vérité.

Elle répondit précipitamment :

– Je vous le jure, je vous le jure…

Elle cherchait sur quoi jurer, n’osant point invoquer les chosessacrées. Il l’interrompit :

– Il te suivait pourtant dans les coins et il te mangeait desyeux pendant tous les repas. Lui as-tu promis ta foi, hein,dis ?

Cette fois, elle regarda son maître en face.

– Non, jamais, jamais, et je vous jure par le bon Dieu que s’ilvenait aujourd’hui me demander, je ne voudrais pas de lui.

Elle avait l’air tellement sincère que le fermier hésita. Ilreprit, comme se parlant à lui-même :

– Alors, quoi ? Il ne t’est pourtant pas arrivé un malheur,on le saurait. Et puisqu’il n’y a pas eu de conséquence, une fillene refuserait pas son maître à cause de ça. Il faut pourtant qu’ily ait quelque chose.

Elle ne répondait plus rien, étranglée par une angoisse.

Il demanda encore : « Tu ne veux point ? »

Elle soupira : « Je n’ peux pas not’ maître. » Et il tourna lestalons.

Elle se crut débarrassée et passa le reste du jour à peu prèstranquille, mais aussi rompue et exténuée que si, à la place duvieux cheval blanc, on lui eût fait tourner depuis l’aurore lamachine à battre le grain.

Elle se coucha sitôt qu’elle le put et s’endormit tout d’uncoup.

Vers le milieu de la nuit, deux mains qui palpaient son lit laréveillèrent. Elle tressauta de frayeur, mais elle reconnutaussitôt la voix du fermier qui lui disait : « N’aie pas peur,Rose, c’est moi qui viens pour te parler. » Elle fut d’abordétonnée ; puis, comme il essayait de pénétrer sous ses draps,elle comprit ce qu’il cherchait et se mit à trembler très fort, sesentant seule dans l’obscurité, encore lourde de sommeil, et toutenue, et dans un lit, auprès de cet homme qui la voulait. Elle neconsentait pas, pour sûr, mais elle résistait nonchalamment,luttant elle-même contre l’instinct toujours plus puissant chez lesnatures simples, et mal protégée par la volonté indécise de cesraces inertes et molles. Elle tournait sa tête tantôt vers le mur,tantôt vers la chambre, pour éviter les caresses dont la bouche dufermier poursuivait la sienne, et son corps se tordait un peu soussa couverture, énervé par la fatigue de la lutte. Lui, devenaitbrutal, grisé par le désir. Il la découvrit d’un mouvement brusque.Alors elle sentit bien qu’elle ne pouvait plus résister. Obéissantà une pudeur d’autruche, elle cacha sa figure dans ses mains etcessa de se défendre.

Le fermier resta la nuit auprès d’elle. Il y revint le soirsuivant, puis tous les jours.

Ils vécurent ensemble.

Un matin, il lui dit : « J’ai fait publier les bans, nous nousmarierons le mois prochain. »

Elle ne répondit pas. Que pouvait-elle dire ? Elle nerésista point. Que pouvait-elle faire ?

4.

Elle l’épousa. Elle se sentait enfoncée dans un trou aux bordsinaccessibles dont elle ne pourrait jamais sortir, et toutes sortesde malheurs restaient suspendus sur sa tête comme de gros rochersqui tomberaient à la première occasion. Son mari lui faisaitl’effet d’un homme qu’elle avait volé et qui s’en apercevrait unjour ou l’autre. Et puis elle pensait à son petit d’où venait toutson malheur, mais d’où venait aussi tout son bonheur sur laterre.

Elle allait le voir deux fois l’an et revenait plus tristechaque fois.

Cependant, avec l’habitude, ses appréhensions se calmèrent, soncœur s’apaisa, et elle vivait plus confiante avec une vague crainteflottant encore en son âme.

Des années passèrent ; l’enfant gagnait six ans. Elle étaitmaintenant presque heureuse, quand tout à coup l’humeur du fermiers’assombrit.

Depuis deux ou trois années déjà il semblait nourrir uneinquiétude, porter en lui un souci, quelque mal de l’espritgrandissant peu à peu. Il restait longtemps à table après sondîner, la tête enfoncée dans ses mains et triste, triste, rongé parle chagrin. Sa parole devenait plus vive, brutale parfois ; etil semblait même qu’il avait une arrière-pensée contre sa femme caril lui répondait par moments avec dureté, presque avec colère.

Un jour que le gamin d’une voisine était venu chercher des œufs,comme elle le rudoyait un peu, pressée par la besogne, son mariapparut tout à coup et lui dit de sa voix méchante :

– Si c’était le tien, tu ne le traiterais pas comme ça.

Elle demeura saisie, sans pouvoir répondre, puis elle rentra,avec toutes ses angoisses réveillées.

Au dîner, le fermier ne lui parla pas, ne la regarda pas, et ilsemblait la détester, la mépriser, savoir quelque chose enfin.

Perdant la tête, elle n’osa pas rester seule avec lui après lerepas ; elle se sauva et courut jusqu’à l’église.

La nuit tombait ; l’étroite nef était toute sombre, mais unpas rôdait dans le silence là-bas, vers le chœur, car le sacristainpréparait pour la nuit la lampe du tabernacle. Ce point de feutremblotant, noyé dans les ténèbres de la voûte, apparut à Rosecomme une dernière espérance et, les yeux fixés sur lui, elles’abattit à genoux.

La mince veilleuse remonta dans l’air avec un bruit de chaîne.Bientôt retentit sur le pavé un saut régulier de sabots que suivaitun frôlement de corde traînant, et la maigre cloche jeta l’Angelusdu soir à travers les brumes grandissantes. Comme l’homme allaitsortir, elle le joignit.

– Monsieur le curé est-il chez lui ? dit-elle.

Il répondit :

– Je crois bien, il dîne toujours à l’Angelus.

Alors elle poussa en tremblant la barrière du presbytère.

Le prêtre se mettait à table. Il la fit asseoir aussitôt.

– Oui, oui, je sais, votre mari m’a parlé déjà de ce qui vousamène.

La pauvre femme défaillait. L’ecclésiastique reprit :

– Que voulez-vous, mon enfant ?

Et il avalait rapidement des cuillerées de soupe dont lesgouttes tombaient sur sa soutane rebondie et crasseuse auventre.

Rose n’osait plus parler, ni implorer, ni supplier ; ellese leva ; le curé lui dit :

– Du courage…

Et elle sortit.

Elle revint à la ferme sans savoir ce qu’elle faisait. Le maîtrel’attendait, les gens de peine étant partis en son absence. Alorselle tomba lourdement à ses pieds et elle gémit en versant desflots de larmes.

– Qu’est-ce que t’as contre moi ?

Il se mit à crier, jurant :

– J’ai que je n’ai pas d’enfants, nom de Dieu ! Quand onprend une femme, c’ n’est pas pour rester tout seuls tous les deuxjusqu’à la fin. V’là c’ que j’ai. Quand une vache n’a point deveaux, c’est qu’elle ne vaut rien. Quand une femme n’a pointd’enfants, c’est aussi qu’elle ne vaut rien.

Elle pleurait balbutiant, répétant :

– C’ n’est point d’ ma faute ! c’ n’est point d’ mafaute !

Alors il s’adoucit un peu et il ajouta :

– J’ te dis pas, mais c’est contrariant tout de même.

5.

De ce jour elle n’eut plus qu’une pensée : avoir un enfant, unautre ; et elle confia son désir à tout le monde.

Une voisine lui indiqua un moyen : c’était de donner à boire àson mari, tous les soirs, un verre d’eau avec une pincée decendres. Le fermier s’y prêta, mais le moyen ne réussit pas.

Ils se dirent : « Peut-être qu’il y a des secrets. » Et ilsallèrent aux renseignements. On leur désigna un berger quidemeurait à dix lieues de là ; et maître Vallin ayant atteléson tilbury partit un jour pour le consulter. Le berger lui remitun pain sur lequel il fit des signes, un pain pétri avec des herbeset dont il fallait que tous deux mangeassent un morceau, la nuit,avant comme après leurs caresses.

Le pain tout entier fut consommé sans obtenir de résultat.

Un instituteur leur dévoila des mystères, des procédés d’amourinconnus aux champs, et infaillibles, disait-il. Ils ratèrent.

Le curé conseilla un pèlerinage au précieux Sang de Fécamp. Rosealla avec la foule se prosterner dans l’abbaye et, mêlant son vœuaux souhaits grossiers qu’exhalaient tous ces cœurs de paysans,elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore unefois féconde. Ce fut en vain. Alors elle s’imagina être punie de sapremière faute et une immense douleur l’envahit.

Elle dépérissait de chagrin ; son mari aussi vieillissait,« se mangeait les sangs », disait-on, se consumait en espoirsinutiles.

Alors la guerre éclata entre eux. Il l’injuria, la battit. Toutle jour il la querellait, et le soir, dans leur lit, haletant,haineux, il lui jetait à la face des outrages et des ordures.

Une nuit enfin, ne sachant plus qu’inventer pour la fairesouffrir davantage, il lui ordonna de se lever et d’aller attendrele jour sous la pluie devant la porte. Comme elle n’obéissait pas,il la saisit par le cou et se mit à la frapper au visage à coups depoing. Elle ne dit rien, ne remua pas. Exaspéré, il sauta à genouxsur son ventre ; et, les dents serrées, fou de rage, ill’assommait. Alors elle eut un instant de révolte désespérée et,d’un geste furieux le rejetant contre le mur, elle se dressa surson séant, puis, la voix changée, sifflante :

– J’en ai un enfant, moi, j’en ai un ! je l’ai eu avecJacques ; tu sais bien, Jacques. Il devait m’épouser : il estparti.

L’homme, stupéfait, restait là, aussi éperdu qu’elle-même ;il bredouillait :

– Qué que tu dis ? qué que tu dis ?

Alors elle se mit à sangloter, et à travers ses larmesruisselantes elle balbutia :

– C’est pour ça que je ne voulais pas t’épouser, c’est pour ça.Je ne pouvais point te le dire ; tu m’aurais mise sans painavec mon petit. Tu n’en as pas, toi, d’enfants ; tu ne saispas, tu ne sais pas.

Il répétait machinalement, dans une surprise grandissante :

– T’as un enfant ? t’as un enfant ?

Elle prononça au milieu des hoquets :

– Tu m’as prise de force ; tu le sais bien peut-être ?moi je ne voulais point t’épouser.

Alors il se leva, alluma la chandelle et se mit à marcher dansla chambre, les bras derrière le dos. Elle pleurait toujours,écroulée sur le lit. Tout à coup il s’arrêta devant elle : « C’estde ma faute alors si je t’en ai pas fait ? » dit-il. Elle nerépondit pas. Il se remit à marcher ; puis, s’arrêtant denouveau, il demanda : « Quel âge qu’il a ton petiot ? »

Elle murmura :

– V’là qu’il va avoir six ans.

Il demanda encore :

– Pourquoi que tu ne me l’as pas dit ?

Elle gémit :

– Est-ce que je pouvais !

Il restait debout, immobile.

– Allons, lève-toi, dit-il.

Elle se redressa péniblement ; puis, quand elle se fut misesur ses pieds, appuyée au mur, il se prit à rire soudain de songros rire des bons jours ; et comme elle demeuraitbouleversée, il ajouta : « Eh bien, on ira le chercher, c’t’enfant,puisque nous n’en avons pas ensemble. »

Elle eut un tel effarement que, si la force ne lui eût pasmanqué, elle se serait assurément enfuie. Mais le fermier sefrottait les mains et murmurait :

– Je voulais en adopter un, le v’là trouvé, le v’là trouvé.J’avais demandé au curé un orphelin.

Puis, riant toujours, il embrassa sur les deux joues sa femmeéplorée et stupide, et il cria, comme si elle ne l’entendait pas:

– Allons, la mère, allons voir s’il y a encore de lasoupe ; moi j’en mangerais bien une potée.

Elle passa sa jupe ; ils descendirent ; et pendantqu’à genoux elle rallumait le feu sous la marmite, lui, radieux,continuait à marcher à grands pas dans la cuisine en répétant :

– Eh bien, vrai, ça me fait plaisir ; c’est pas pour dire,mais je suis content, je suis bien content.

Chapitre 5En Famille

Le tramway de Neuilly venait de passer la porte Maillot et ilfilait maintenant tout le long de la grande avenue qui aboutit à laSeine. La petite machine, attelée à son wagon, cornait pour éviterles obstacles, crachait sa vapeur, haletait comme une personneessoufflée qui court ; et ses pistons faisaient un bruitprécipité de jambes de fer en mouvement. La lourde chaleur d’unefin de journée d’été tombait sur la route d’où s’élevait, bienqu’aucune brise ne soufflât, une poussière blanche, crayeuse,opaque, suffocante et chaude, qui se collait sur la peau moite,emplissait les yeux, entrait dans les poumons.

Des gens venaient sur leurs portes, cherchant de l’air.

Les glaces de la voiture étaient baissées et tous les rideauxflottaient, agités par la course rapide. Quelques personnesseulement occupaient l’intérieur (car on préférait, par ces jourschauds, l’impériale ou les plates-formes). C’étaient de grossesdames aux toilettes farces, de ces bourgeoises de banlieue quiremplacent la distinction dont elles manquent par une dignitéintempestive ; des messieurs las du bureau, la figure jaunie,la taille tournée, une épaule un peu remontée par les longs travauxcourbés sur les tables. Leurs faces inquiètes et tristes disaientencore les soucis domestiques, les incessants besoins d’argent, lesanciennes espérances définitivement déçues ; car tousappartenaient à cette armée de pauvres diables râpés qui végètentéconomiquement dans une chétive maison de plâtre, avec uneplate-bande pour jardin, au milieu de cette campagne à dépotoirsqui borde Paris.

Tout près de la portière, un homme petit et gros, la figurebouffie, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes, tout habilléde noir et décoré, causait avec un grand maigre d’aspect débraillé,vêtu de coutil blanc très sale et coiffé d’un vieux panama. Lepremier parlait lentement, avec des hésitations qui le faisaientparfois paraître bègue ; c’était M. Caravan, commis principalau Ministère de la marine. L’autre, ancien officier de santé à bordd’un bâtiment de commerce, avait fini par s’établir au rond-pointde Courbevoie où il appliquait sur la misérable population de celieu les vagues connaissances médicales qui lui restaient après unevie aventureuse. Il se nommait Chenet et se faisait appelerdocteur. Des rumeurs couraient sur sa moralité.

M. Caravan avait toujours mené l’existence normale desbureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement à sonbureau, chaque matin, par la même route, rencontrant, à la mêmeheure, aux mêmes endroits, les mêmes figures d’hommes allant àleurs affaires ; et il s’en retournait, chaque soir, par lemême chemin où il retrouvait encore les mêmes visages qu’il avaitvus vieillir.

Tous les jours, après avoir acheté sa feuille d’un sou àl’encoignure du faubourg Saint-Honoré, il allait chercher ses deuxpetits pains, puis il entrait au ministère à la façon d’un coupablequi se constitue prisonnier ; et il gagnait son bureauvivement, le cœur plein d’inquiétude, dans l’attente éternelled’une réprimande pour quelque négligence qu’il aurait pucommettre.

Rien n’était jamais venu modifier l’ordre monotone de sonexistence ; car aucun événement ne le touchait en dehors desaffaires du bureau, des avancements et des gratifications. Soitqu’il fût au ministère, soit qu’il fût dans sa famille (car ilavait épousé, sans dot, la fille d’un collègue), il ne parlaitjamais que du service. Jamais son esprit atrophié par la besogneabêtissante et quotidienne n’avait d’autres pensées, d’autresespoirs, d’autres rêves, que ceux relatifs à son ministère. Maisune amertume gâtait toujours ses satisfactions d’employé : l’accèsdes commissaires de marine, des ferblantiers, comme on disait àcause de leurs galons d’argent, aux emplois de sous-chef et dechef ; et chaque soir, en dînant, il argumentait fortementdevant sa femme, qui partageait ses haines, pour prouver qu’il estinique à tous égards de donner des places à Paris aux gens destinésà la navigation.

Il était vieux maintenant, n’ayant point senti passer sa vie,car le collège, sans transition, avait été continué par le bureau,et les pions, devant qui il tremblait autrefois, étaientaujourd’hui remplacés par les chefs qu’il redoutait effroyablement.Le seuil de ces despotes en chambre le faisait frémir des pieds àla tête ; et de cette continuelle épouvante il gardait unemanière gauche de se présenter, une attitude humble et une sorte debégaiement nerveux.

Il ne connaissait pas plus Paris que ne le peut connaître unaveugle conduit par son chien, chaque jour, sous la mêmeporte ; et s’il lisait dans son journal d’un sou lesévénements et les scandales, il les percevait comme des contesfantaisistes inventés à plaisir pour distraire les petits employés.Homme d’ordre, réactionnaire sans parti déterminé, mais ennemi des« nouveautés », il passait les faits politiques que sa feuille, dureste, défigurait toujours pour les besoins payés d’unecause ; et quand il remontait tous les soirs l’avenue desChamps-Élysées, il considérait la foule houleuse des promeneurs etle flot roulant des équipages à la façon d’un voyageur dépaysé quitraverserait des contrées lointaines.

Ayant complété, cette année même, ses trente années de serviceobligatoire, on lui avait remis, au 1er janvier, la croix de laLégion d’honneur, qui récompense, dans ces administrationsmilitarisées, la longue et misérable servitude – on dit : loyauxservices – de ces tristes forçats rivés au carton vert. Cettedignité inattendue, lui donnant de sa capacité une idée haute etnouvelle, avait en tout changé ses mœurs. Il avait dès lorssupprimé les pantalons de couleur et les vestons de fantaisie,porté des culottes noires et de longues redingotes où son ruban,très large, faisait mieux ; et, rasé tous les matins, écurantses ongles avec plus de soin, changeant de linge tous les deuxjours par un légitime sentiment de convenances et de respect pourl’Ordre national dont il faisait partie, il était devenu, du jourau lendemain, un autre Caravan, rincé, majestueux etcondescendant.

Chez lui, il disait « ma croix » à tout propos. Un tel orgueillui était venu qu’il ne pouvait plus même souffrir à la boutonnièredes autres aucun ruban d’aucune sorte. Il s’exaspérait surtout à lavue des ordres étrangers – « qu’on ne devrait pas laisser porter enFrance » ; et il en voulait particulièrement au docteur Chenetqu’il retrouvait tous les soirs au tramway, orné d’une décorationquelconque, blanche, bleue, orange ou verte.

La conversation des deux hommes, depuis l’Arc de Triomphejusqu’à Neuilly, était, du reste, toujours la même ; et, cejour-là comme les précédents, ils s’occupèrent d’abord dedifférents abus locaux qui les choquaient l’un et l’autre, le mairede Neuilly en prenant à son aise. Puis, comme il arriveinfailliblement en compagnie d’un médecin, Caravan aborda lechapitre des maladies, espérant de cette façon glaner quelquespetits conseils gratuits ou même une consultation, en s’y prenantbien, sans laisser voir la ficelle. Sa mère, du reste, l’inquiétaitdepuis quelque temps. Elle avait des syncopes fréquentes etprolongées ; et, bien que vieille de quatre-vingt-dix ans,elle ne consentait point à se soigner.

Son grand âge attendrissait Caravan, qui répétait sans cesse audocteur Chenet : « En voyez-vous souvent arriver là ? » Et ilse frottait les mains avec bonheur, non qu’il tînt peut-êtrebeaucoup à voir la bonne femme s’éterniser sur terre, mais parceque la longue durée de la vie maternelle était comme une promessepour lui-même.

Il continua : « Oh ! dans ma famille, on va loin ;ainsi, moi, je suis sûr qu’à moins d’accident je mourrai trèsvieux. » L’officier de santé jeta sur lui un regard de pitié ;il considéra une seconde la figure rougeaude de son voisin, son cougraisseux, son bedon tombant entre deux jambes flasques et grasses,toute sa rondeur apoplectique de vieil employé ramolli ; et,relevant d’un coup de main le panama grisâtre qui lui couvrait lechef, il répondit en ricanant : « Pas si sûr que ça, mon bon, votremère est une ascète et vous n’êtes qu’un plein-de-soupe. » Caravan,troublé, se tut.

Mais le tramway arrivait à la station. Les deux compagnonsdescendirent, et M. Chenet offrit le vermouth au café du Globe, enface, où l’un et l’autre avaient leurs habitudes. Le patron, unami, leur allongea deux doigts qu’ils serrèrent par-dessus lesbouteilles du comptoir ; et ils allèrent rejoindre troisamateurs de dominos, attablés là depuis midi. Des paroles cordialesfurent échangées, avec le « Quoi de neuf ? » inévitable.Ensuite les joueurs se remirent à leur partie ; puis on leursouhaita le bonsoir. Ils tendirent leurs mains sans lever latête ; et chacun rentra dîner.

Caravan habitait, auprès du rond-point de Courbevoie, une petitemaison à deux étages dont le rez-de-chaussée était occupé par uncoiffeur.

Deux chambres, une salle à manger et une cuisine où des siègesrecollés erraient de pièce en pièce selon les besoins, formaienttout l’appartement que Mme Caravan passait son temps à nettoyer,tandis que sa fille Marie-Louise, âgée de douze ans, et son filsPhilippe-Auguste, âgé de neuf, galopinaient dans les ruisseaux del’avenue avec tous les polissons du quartier.

Au-dessus de lui, Caravan avait installé sa mère, dont l’avariceétait célèbre aux environs et dont la maigreur faisait dire que leBon Dieu avait appliqué sur elle-même ses propres principes deparcimonie. Toujours de mauvaise humeur, elle ne passait point unjour sans querelles et sans colères furieuses. Elle apostrophait desa fenêtre les voisins sur leurs portes, les marchandes des quatresaisons, les balayeurs et les gamins qui, pour se venger, lasuivaient de loin, quand elle sortait, en criant : « A lachie-en-lit ! »

Une petite bonne normande, incroyablement étourdie, faisait leménage et couchait au second près de la vieille, dans la crainted’un accident.

Lorsque Caravan rentra chez lui, sa femme, atteinte d’unemaladie chronique de nettoyage, faisait reluire avec un morceau deflanelle l’acajou des chaises éparses dans la solitude des pièces.Elle portait toujours des gants de fil, ornait sa tête d’un bonnetà rubans multicolores sans cesse chaviré sur une oreille, etrépétait, chaque fois qu’on la surprenait cirant, brossant,astiquant ou lessivant : « Je ne suis pas riche, chez moi tout estsimple, mais la propreté c’est mon luxe, et celui-là en vaut bienun autre. »

Douée d’un sens pratique opiniâtre, elle était en tout le guidede son mari. Chaque soir, à table, et puis dans leur lit, ilscausaient longuement des affaires du bureau et, bien qu’elle eûtvingt ans de moins que lui, il se confiait à elle comme à undirecteur de conscience, et suivait en tout ses conseils.

Elle n’avait jamais été jolie ; elle était laidemaintenant, de petite taille et maigrelette. L’inhabileté de savêture avait toujours fait disparaître ses faibles attributsféminins qui auraient dû saillir avec art sous un habillage bienentendu. Ses jupes semblaient sans cesse tournées d’un côté ;et elle se grattait souvent, n’importe où, avec indifférence dupublic, par une sorte de manie qui touchait au tic. Le seulornement qu’elle se permît consistait en une profusion de rubans desoie entremêlés sur les bonnets prétentieux qu’elle avait coutumede porter chez elle.

Aussitôt qu’elle aperçut son mari, elle se leva et, l’embrassantsur ses favoris : « As-tu pensé à Potin, mon ami ? » (C’étaitpour une commission qu’il avait promis de faire.). Mais il tombaatterré sur un siège ; il venait encore d’oublier pour laquatrième fois :

« C’est une fatalité, disait-il, c’est une fatalité ; j’aibeau y penser toute la journée, quand le soir vient j’oublietoujours. » Mais comme il semblait désolé, elle le consola :

– Tu y songeras demain, voilà tout. Rien de neuf auministère ?

– Si, une grande nouvelle : encore un ferblantier nommésous-chef.

Elle devint très sérieuse :

– A quel bureau ?

– Au bureau des achats extérieurs.

Elle se fâchait :

– A la place de Ramon alors, juste celle que je voulais pourtoi ; et lui, Ramon ? à la retraite ?

Il balbutia :

– A la retraite.

Elle devint rageuse, le bonnet partit sur l’épaule :

– C’est fini, vois-tu, cette boîte-là, rien à faire là-dedansmaintenant. Et comment s’appelle-t-il, ton commissaire ?

– Bonassot.

Elle prit l’Annuaire de la marine, qu’elle avait toujours sousla main, et chercha : « Bonassot. – Toulon. – Né en 1851. –Élève-commissaire en 1871, Sous-commissaire en 1875. »

– A-t-il navigué celui-là ?

A cette question, Caravan se rasséréna. Une gaieté lui vint quisecouait son ventre : « Comme Balin, juste comme Balin, son chef. »Et il ajouta, dans un rire plus fort, une vieille plaisanterie quetout le ministère trouvait délicieuse : « Il ne faudrait pas lesenvoyer par eau inspecter la station navale du Point-du-Jour, ilsseraient malades sur les bateaux-mouches. »

Mais elle restait grave comme si elle n’avait pas entendu, puiselle murmura en se grattant lentement le menton : « Si seulement onavait un député dans sa manche ? Quand la Chambre saura toutce qui se passe là-dedans, le ministre sautera du coup… »

Des cris éclatèrent dans l’escalier, coupant sa phrase.Marie-Louise et Philippe-Auguste, qui revenaient du ruisseau, seflanquaient, de marche en marche, des gifles et des coups de pied.Leur mère s’élança, furieuse, et, les prenant chacun par un bras,elle les jeta dans l’appartement en les secouant avec vigueur.

Sitôt qu’ils aperçurent leur père, ils se précipitèrent sur lui,et il les embrassa tendrement, longtemps ; puis, s’asseyant,les prit sur ses genoux et fit la causette avec eux.

Philippe-Auguste était un vilain mioche, dépeigné, sale despieds à la tête, avec une figure de crétin. Marie-Louiseressemblait à sa mère déjà, parlait comme elle, répétant sesparoles, l’imitant même en ses gestes. Elle dit aussi : « Quoi deneuf au ministère ? » Il lui répondit gaiement : « Ton amiRamon, qui vient dîner ici tous les mois, va nous quitter, fifille.Il y a un nouveau sous-chef à sa place. » Elle leva les yeux surson père et, avec une commisération d’enfant précoce : « Encore unqui t’a passé sur le dos, alors. »

Il finit de rire et ne répondit pas ; puis, pour fairediversion, s’adressant à sa femme qui nettoyait maintenant lesvitres : « La maman va bien, là-haut ? »

Mme Caravan cessa de frotter, se retourna, redressa son bonnettout à fait parti dans le dos et, la lèvre tremblante : « Ah !oui, parlons-en de ta mère ! Elle m’en a fait une jolie !Figure-toi que tantôt Mme Lebaudin, la femme du coiffeur, estmontée pour m’emprunter un paquet d’amidon, et comme j’étaissortie, ta mère l’a chassée en la traitant de « mendiante ». Aussije l’ai arrangée, la vieille. Elle a fait semblant de ne pasentendre comme toujours quand on lui dit ses vérités, mais ellen’est pas plus sourde que moi, vois-tu ; c’est de la frime,tout ça, et la preuve, c’est qu’elle est remontée dans sa chambre,aussitôt, sans dire un mot. »

Caravan, confus, se taisait, quand la petite bonne se précipitapour annoncer le dîner. Alors, afin de prévenir sa mère, il prit unmanche à balai toujours caché dans un coin et frappa trois coups auplafond. Puis on passa dans la salle et Mme Caravan la jeune servitle potage en attendant la vieille. Elle ne venait pas et la souperefroidissait. Alors on se mit à manger tout doucement ; puis,quand les assiettes furent vides, on attendit encore. Mme Caravan,furieuse, s’en prenait à son mari : « Elle le fait exprès, sais-tu.Aussi tu la soutiens toujours. » Lui, fort perplexe, pris entre lesdeux, envoya Marie-Louise chercher grand’maman, et il demeuraimmobile, les yeux baissés, tandis que sa femme tapait rageusementle pied de son verre avec le bout de son couteau.

Soudain la porte s’ouvrit et l’enfant seule réapparut toutessoufflée et fort pâle ; elle dit très vite : « Grand-mamanest tombée par terre. »

Caravan, d’un bond, fut debout et, jetant sa serviette sur latable, il s’élança dans l’escalier où son pas, lourd et précipité,retentit pendant que sa femme, croyant à une ruse méchante de sabelle-mère, s’en venait plus doucement en haussant avec mépris lesépaules.

La vieille gisait de tout son long sur la face au milieu de lachambre et, lorsque son fils l’eut retournée, elle apparut,immobile et sèche, avec sa peau jaunie, plissée, tannée, ses yeuxclos, ses dents serrées et tout son corps maigre roidi.

Caravan, à genoux près d’elle, gémissait : « Ma pauvre mère, mapauvre mère ! » Mais l’autre Mme Caravan, après l’avoirconsidérée un instant, déclara : « Bah ! elle a encore unesyncope, voilà tout ; c’est pour nous empêcher de dîner,sois-en sûr. »

On porta le corps sur le lit, on le déshabillacomplètement ; et tous, Caravan, sa femme, la bonne, se mirentà la frictionner. Malgré leurs efforts, elle ne reprit pasconnaissance. Alors on envoya Rosalie chercher le docteur Chenet.Il habitait sur le quai, vers Suresnes. C’était loin, l’attente futlongue. Enfin il arriva et, après avoir considéré, palpé, auscultéla vieille femme, il prononça : « C’est la fin. »

Caravan s’abattit sur le corps, secoué par des sanglotsprécipités ; et il baisait convulsivement la figure rigide desa mère en pleurant avec tant d’abondance que de grosses larmestombaient comme des gouttes d’eau sur le visage de la morte.

Mme Caravan la jeune eut une crise convenable de chagrin et,debout derrière son mari, elle poussait de faibles gémissements ense frottant les yeux avec obstination.

Caravan, la face bouffie, ses maigres cheveux en désordre, trèslaid dans sa douleur vraie, se redressa soudain : « Mais… êtes-voussûr, docteur… êtes-vous bien sûr ?… » L’officier de santés’approcha rapidement et, maniant le cadavre avec une dextéritéprofessionnelle, comme un négociant qui ferait valoir samarchandise : « Tenez, mon bon, regardez l’œil. » Il releva lapaupière et le regard de la vieille femme réapparut sous son doigt,nullement changé, avec la pupille un peu plus large peut-être.Caravan reçut un coup dans le cœur et une épouvante lui traversales os. M. Chenet prit le bras crispé, força les doigts pour lesouvrir et, l’air furieux comme en face d’un contradicteur : « Maisregardez-moi cette main, je ne m’y trompe jamais, soyez tranquille.»

Caravan retomba vautré sur le lit, beuglant presque ;tandis que sa femme, pleurnichant toujours, faisait les chosesnécessaires. Elle approcha la table de nuit sur laquelle elleétendit une serviette, posa dessus quatre bougies qu’elle alluma,prit un rameau de buis accroché derrière la glace de la cheminée etle posa entre les bougies dans une assiette qu’elle emplit d’eauclaire, n’ayant point d’eau bénite. Mais, après une réflexionrapide, elle jeta dans cette eau une pincée de sel, s’imaginantsans doute exécuter là une sorte de consécration.

Lorsqu’elle eut terminé la figuration qui doit accompagner laMort, elle resta debout, immobile. Alors l’officier de santé, quil’avait aidée à disposer les objets, lui dit tout bas : « Il fautemmener Caravan. » Elle fit un signe d’assentiment et, s’approchantde son mari qui sanglotait, toujours à genoux, elle le souleva parun bras, pendant que M. Chenet le prenait par l’autre.

On l’assit d’abord sur une chaise et sa femme, le baisant aufront, le sermonna. L’officier de santé appuyait ses raisonnements,conseillant la fermeté, le courage, la résignation, tout ce qu’onne peut garder dans ces malheurs foudroyants. Puis tous deux leprirent de nouveau sous les bras et l’emmenèrent.

Il larmoyait comme un gros enfant, avec des hoquets convulsifs,avachi, les bras pendants, les jambes molles ; et il descenditl’escalier sans savoir ce qu’il faisait, remuant les piedsmachinalement.

On le déposa dans le fauteuil qu’il occupait toujours à table,devant son assiette presque vide où sa cuiller encore trempait dansun reste de soupe. Et il resta là, sans un mouvement, l’œil fixésur son verre, tellement hébété qu’il demeurait même sanspensée.

Mme Caravan, dans un coin, causait avec le docteur, s’informaitdes formalités, demandait tous les renseignements pratiques. À lafin, M. Chenet, qui paraissait attendre quelque chose, prit sonchapeau et, déclarant qu’il n’avait pas dîné, fit un salut pourpartir. Elle s’écria :

– Comment, vous n’avez pas dîné ? Mais restez, docteur,restez donc ! On va vous servir ce que nous avons ; carvous comprenez que nous, nous ne mangerons pas grand’chose.

Il refusa, s’excusant ; elle insistait :

– Comment donc, mais restez. Dans des moments pareils, on estheureux d’avoir des amis près de soi ; et puis, vous déciderezpeut-être mon mari à se réconforter un peu : il a tant besoin deprendre des forces.

Le docteur s’inclina et, déposant son chapeau sur un meuble : «En ce cas, j’accepte, madame. »

Elle donna des ordres à Rosalie affolée, puis elle-même se mit àtable « pour faire semblant de manger, disait-elle, et tenircompagnie au docteur ».

On reprit du potage froid. M. Chenet en redemanda. Puis apparutun plat de gras-double lyonnais qui répandit un parfum d’oignon, etdont Mme Caravan se décida à goûter. « Il est excellent. » dit ledocteur. Elle sourit : « N’est-ce pas ? » Puis, se tournantvers son mari : « Prends-en donc un peu, mon pauvre Alfred,seulement pour te mettre quelque chose dans l’estomac ; songeque tu vas passer la nuit ! »

Il tendit son assiette docilement, comme il aurait été se mettreau lit si on le lui eût commandé, obéissant à tout sans résistanceet sans réflexion. Et il mangea.

Le docteur, se servant lui-même, puisa trois fois dans le plat,tandis que Mme Caravan, de temps en temps, piquait un gros morceauau bout de sa fourchette et l’avalait avec une sorte d’inattentionétudiée.

Quand parut un saladier plein de macaroni. Le docteur murmura :« Bigre ! voilà une bonne chose. » Et Mme Caravan, cette fois,servit tout le monde. Elle remplit même les soucoupes oùbarbotaient les enfants qui, laissés libres, buvaient du vin pur ets’attaquaient déjà, sous la table, à coups de pied.

M. Chenet rappela l’amour de Rossini pour ce mets italien ;puis tout à coup : « Tiens ! mais ça rime ; on pourraitcommencer une pièce de vers :

Le maëstro Rossini

Aimait le macaroni… »

On ne l’écoutait point, Mme Caravan, devenue soudain réfléchie,songeait à toutes les conséquences probables de l’événement ;tandis que son mari roulait des boulettes de pain qu’il déposaitensuite sur la nappe et qu’il regardait fixement d’un air idiot.Comme une soif ardente lui dévorait la gorge, il portait sans cesseà sa bouche son verre tout rempli de vin ; et sa raison,culbutée déjà par la secousse et le chagrin, devenait flottante,lui paraissait danser dans l’étourdissement subit de la digestioncommencée et pénible.

Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisaitvisiblement ; et Mme Caravan elle-même, subissant la réactionqui suit tout ébranlement nerveux, s’agitait, troublée aussi, bienqu’elle ne prît que de l’eau, et se sentait la tête un peubrouillée.

M. Chenet s’était mis à raconter des histoires de décès qui luiparaissaient drôles. Car dans cette banlieue parisienne, remplied’une population de province, on retrouve cette indifférence dupaysan pour le mort, fût-il son père ou sa mère, cet irrespect,cette férocité inconsciente si communs dans les campagnes et sirares à Paris. Il disait : « Tenez, la semaine dernière, rue dePuteaux, on m’appelle, j’accours ; je trouve le maladetrépassé et, auprès du lit, la famille qui finissait tranquillementune bouteille d’anisette achetée la veille pour satisfaire uncaprice du moribond. »

Mais Mme Caravan n’écoutait pas, songeant toujours àl’héritage ; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenaitrien.

On servit le café, qu’on avait fait très fort pour se soutenirle moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues unerougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillantsdéjà.

Puis le docteur, s’emparant soudain de la bouteilled’eau-de-vie, versa la « rincette » à tout le monde. Et, sansparler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisismalgré eux par ce bien-être animal que donne l’alcool après dîner,ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait unsirop jaunâtre au fond des tasses.

Les enfants s’étaient endormis et Rosalie les coucha.

Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s’étourdirqui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois del’eau-de-vie ; et son œil hébété luisait.

Le docteur enfin se leva pour partir ; et s’emparant dubras de son ami :

– Allons, venez avec moi, dit-il ; un peu d’air vous feradu bien ; quand on a des ennuis, il ne faut pass’immobiliser.

L’autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne,sortit ; et tous deux, se tenant par le bras, descendirentvers la Seine sous les claires étoiles.

Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude, car tousles jardins des environs étaient à cette saison pleins de fleursdont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s’éveiller àl’approche du soir et s’exhalaient, mêlés aux brises légères quipassaient dans l’ombre.

L’avenue large était déserte et silencieuse avec ses deux rangsde becs de gaz allongés jusqu’à l’Arc de Triomphe. Mais là-basParis bruissait dans une buée rouge. C’était une sorte de roulementcontinu auquel paraissait répondre parfois au loin, dans la plaine,le sifflet d’un train accourant à toute vapeur, ou bien fuyant, àtravers la province, vers l’Océan.

L’air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surpritd’abord, ébranla l’équilibre du docteur, et accentua chez Caravanles vertiges qui l’envahissaient depuis le dîner. Il allait commedans un songe, l’esprit engourdi, paralysé, sans chagrin vibrant,saisi par une sorte d’engourdissement moral qui l’empêchait desouffrir, éprouvant même un allégement qu’augmentaient lesexhalaisons tièdes épandues dans la nuit.

Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite, et la rivièreleur jeta à la face un souffle frais. Elle coulait, mélancolique ettranquille, devant un rideau de hauts peupliers ; et desétoiles semblaient nager sur l’eau, remuées par le courant. Unebrume fine et blanchâtre, qui flottait sur la berge de l’autre côtéapportait aux poumons une senteur humide ; et Caravan s’arrêtabrusquement, frappé par cette odeur de fleuve qui remuait dans soncœur des souvenirs très vieux.

Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui,courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavantau mince cours d’eau qui traversait le jardin le linge en tas àcôté d’elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille dela campagne, sa voix qui criait : « Alfred, apporte-moi du savon. »Et il sentait cette même odeur d’eau qui coule, cette même brumeenvolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont lasaveur était restée en lui, inoubliable, et qu’il retrouvaitjustement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.

Il s’arrêta, roidi dans une reprise de désespoir fougueux. Cefut comme un éclat de lumière illuminant d’un seul coup toutel’étendue de son malheur ; et la rencontre de ce souffleerrant le jeta dans l’abîme noir des douleurs irrémédiables. Ilsentit son cœur déchiré par cette séparation sans fin. Sa vie étaitcoupée au milieu ; et sa jeunesse entière disparaissaitengloutie dans cette mort. Tout l’« autrefois » était fini ;tous les souvenirs d’adolescence s’évanouissaient ; personnene pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu’ilavait connus jadis, de son pays, de lui-même, de l’intimité de savie passée ; c’était une partie de son être qui avait finid’exister ; à l’autre de mourir maintenant.

Et le défilé des évocations commença. Il revoyait la « maman »plus jeune, vêtue de robes usées sur elle, portées si longtempsqu’elles semblaient inséparables de sa personne ; il laretrouvait dans mille circonstances oubliées : avec desphysionomies effacées, ses gestes, ses intonations, ses habitudes,ses manies, ses colères, les plis de sa figure, les mouvements deses doigts maigres, toutes ses attitudes familières qu’ellen’aurait plus.

Et, se cramponnant au docteur, il poussa des gémissements. Sesjambes flasques tremblaient ; toute sa grosse personne étaitsecouée par les sanglots et il balbutiait : « Ma mère, ma pauvremère, ma pauvre mère !… »

Mais son compagnon, toujours ivre, et qui rêvait de finir lasoirée en des lieux qu’il fréquentait secrètement, impatienté parcette crise aiguë de chagrin, le fit asseoir sur l’herbe de larive, et presque aussitôt le quitta sous prétexte de voir unmalade.

Caravan pleura longtemps ; puis, quand il fut à bout delarmes, quand toute sa souffrance eut pour ainsi dire coulé, iléprouva de nouveau un soulagement, un repos, une tranquillitésubite.

La lune s’était levée ; elle baignait l’horizon de salumière placide. Les grands peupliers se dressaient avec desreflets d’argent et le brouillard, sur la plaine, semblait de laneige flottante ; le fleuve, où ne nageaient plus les étoiles,mais qui paraissait couvert de nacre, coulait toujours, ridé pardes frissons brillants. L’air était doux, la brise odorante. Unemollesse passait dans le sommeil de la terre et Caravan buvaitcette douceur de la nuit ; il respirait longuement, croyaitsentir pénétrer jusqu’à l’extrémité de ses membres une fraîcheur,un calme, une consolation surhumaine.

Il résistait toutefois à ce bien-être envahissant, se répétait :« Ma mère, ma pauvre mère », s’excitant à pleurer par une sorte deconscience d’honnête homme ; mais il ne le pouvait plus ;et aucune tristesse même ne l’étreignait aux pensées qui, tout àl’heure encore, l’avaient fait si fort sangloter.

Alors il se leva pour rentrer, revenant à petits pas, enveloppédans la calme indifférence de la nature sereine et le cœur apaisémalgré lui.

Quand il atteignit le pont, il aperçut le fanal du derniertramway prêt à partir et, par derrière, les fenêtres éclairées ducafé du Globe.

Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe à quelqu’un,d’exciter la commisération, de se rendre intéressant. Il prit unephysionomie lamentable, poussa la porte de l’établissement ets’avança vers le comptoir où le patron trônait toujours. Ilcomptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir à luila main tendue : « Tiens, qu’avez-vous ? » Mais personne neremarqua la désolation de son visage. Alors il s’accouda sur lecomptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura : « MonDieu, mon Dieu ! »

Le patron le considéra : « Vous êtes malade, monsieurCaravan ? » Il répondit : « Non, mon pauvre ami ; mais mamère vient de mourir. » L’autre lâcha un « Ah ! »distrait ; et comme un consommateur au fond de l’établissementcriait : « Un bock, s’il vous plaît ! », il répondit aussitôtd’une voix terrible : « Voilà, boum !… on y va.» et s’élançapour servir, laissant Caravan stupéfait.

Sur la même table qu’avant dîner, absorbés et immobiles, lestrois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s’approchad’eux, en quête de commisération. Comme aucun ne paraissait levoir, il se décida à parler : « Depuis tantôt, leur dit-il, ilm’est arrivé un grand malheur. »

Ils levèrent un peu la tête tous les trois en même temps, maisen gardant l’œil fixé sur le jeu qu’ils tenaient en main. « Tiens,quoi donc ? » « Ma mère vient de mourir. » Un d’eux murmura :« Ah ! diable » avec cet air faussement navré que prennent lesindifférents. Un autre, ne trouvant rien à dire, fit entendre, enhochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troisième seremit au jeu comme s’il eût pensé : « Ce n’est que ça ! »

Caravan attendait un de ces mots qu’on dit « venus du cœur ». Sevoyant ainsi reçu, il s’éloigna, indigné de leur placidité devantla douleur d’un ami, bien que cette douleur, en ce moment même, fûttellement engourdie qu’il ne la sentait plus guère.

Et il sortit.

Sa femme l’attendait en chemise de nuit, assise sur une chaisebasse auprès de la fenêtre ouverte, et pensant toujours àl’héritage.

– Déshabille-toi, dit-elle : nous allons causer quand nousserons au lit.

Il leva la tête et, montrant le plafond de l’œil :

– Mais… là-haut… il n’y a personne.

– Pardon, Rosalie est auprès d’elle, tu iras la remplacer àtrois heures du matin, quand tu auras fait un somme.

Il resta néanmoins en caleçon afin d’être prêt à tout événement,noua un foulard autour de son crâne, puis rejoignit sa femme quivenait de se glisser dans les draps.

Ils demeurèrent quelque temps assis côte à côte. Ellesongeait.

Sa coiffure, même à cette heure, était agrémentée d’un nœud roseet penchée un peu sur une oreille, comme par suite d’une invinciblehabitude de tous les bonnets qu’elle portait.

Soudain, tournant la tête vers lui : « Sais-tu si ta mère a faitun testament ? » dit-elle. Il hésita : « Je… je… ne crois pas…Non, sans doute, elle n’en a pas fait. » Mme Caravan regarda sonmari dans les yeux et, d’une voix basse et rageuse : « C’est uneindignité, vois-tu ; car enfin voilà dix ans que nous nousdécarcassons à la soigner, que nous la logeons, que nous lanourrissons ! Ce n’est pas ta sœur qui en aurait fait autantpour elle, ni moi non plus si j’avais su comment j’en seraisrécompensée ! Oui, c’est une honte pour sa mémoire ! Tume diras qu’elle payait pension : c’est vrai ; mais les soinsde ses enfants, ce n’est pas avec de l’argent qu’on les paye : onles reconnaît par testament après la mort. Voilà comment seconduisent les gens honorables. Alors, moi, j’en ai été pour mapeine et pour mes tracas ! Ah ! c’est du propre !c’est du propre ! »

Caravan, éperdu, répétait : « Ma chérie, ma chérie, je t’enprie, je t’en supplie. »

À la longue elle se calma et, revenant au ton de chaque jour,elle reprit : « Demain matin, il faudra prévenir ta sœur. »

Il eut un sursaut : « C’est vrai, je n’y avais pas pensé ;dès le jour j’enverrai une dépêche. » Mais elle l’arrêta, en femmequi a tout prévu. « Non, envoie-la seulement de dix à onze, afinque nous ayons le temps de nous retourner avant son arrivée. DeCharenton ici elle en a pour deux heures au plus. Nous dirons quetu as perdu la tête. En prévenant dans la matinée, on ne se mettrapas dans la commise ! »

Mais Caravan se frappa le front et, avec l’intonation timidequ’il prenait toujours en parlant de son chef dont la pensée mêmele faisait trembler : « Il faut aussi prévenir au ministère. »dit-il. Elle répondit :

-Pourquoi prévenir ? Dans des occasions comme ça, on esttoujours excusable d’avoir oublié. Ne préviens pas,crois-moi ; ton chef ne pourra rien dire et tu le mettras dansun rude embarras.

– Oh ! ça oui, dit-il, et dans une fameuse colère quand ilne me verra point venir. Oui, tu as raison, c’est une riche idée.Quand je lui annoncerai que ma mère est morte, il sera bien forcéde se taire.

Et l’employé, ravi de la farce, se frottait les mains ensongeant à la tête de son chef, tandis qu’au-dessus de lui le corpsde la vieille gisait à côté de la bonne endormie.

Mme Caravan devenait soucieuse, comme obsédée par unepréoccupation difficile à dire. Enfin elle se décida : « Ta mèret’avait bien donné sa pendule, n’est-ce pas, la jeune fille aubilboquet ? » Il chercha dans sa mémoire et répondit : « Oui,oui ; elle m’a dit (mais il y a longtemps de cela, c’est quandelle est venue ici), elle m’a dit : Ce sera pour toi la pendule, situ prends bien soin de moi. »

Mme Caravan, tranquillisée, se rasséréna : « Alors, vois-tu, ilfaut aller la chercher, parce que si nous laissons venir ta sœur,elle nous empêchera de la prendre. » Il hésitait : « Tucrois ?… » Elle se fâcha : « Certainement que je lecrois ; une fois ici, ni vu ni connu : c’est à nous. C’estcomme pour la commode de sa chambre, celle qui a un marbre : elleme l’a donnée, à moi, un jour qu’elle était de bonne humeur. Nousla descendrons en même temps. »

Caravan semblait incrédule. « Mais, ma chère, c’est une granderesponsabilité ! » Elle se tourna vers lui, furieuse : «Ah ! vraiment ! Tu ne changeras donc jamais ? Tulaisserais tes enfants mourir de faim, toi, plutôt que de faire unmouvement. Du moment qu’elle me l’a donnée, cette commode, c’est ànous, n’est-ce pas ? Et si ta sœur n’est pas contente, elle mele dira, à moi ! Je m’en moque bien de ta sœur. Allons,lève-toi, que nous apportions tout de suite ce que ta mère nous adonné. »

Tremblant et vaincu, il sortit du lit, et comme il passait saculotte, elle l’en empêcha : « Ce n’est pas la peine de t’habiller,va, garde ton caleçon, ça suffit ; j’irai bien comme ça, moi.»

Et tous deux, en toilette de nuit, partirent, montèrentl’escalier sans bruit, ouvrirent la porte avec précaution etentrèrent dans la chambre où les quatre bougies allumées autour del’assiette au buis bénit semblaient seules garder la vieille en sonrepos rigide ; car Rosalie, étendue dans son fauteuil, lesjambes allongées, les mains croisées sur sa jupe, la tête tombée decôté, immobile aussi et la bouche ouverte, dormait en ronflant unpeu.

Caravan prit la pendule. C’était un de ces objets grotesquescomme en produisit beaucoup l’art impérial. Une jeune fille enbronze doré, la tête ornée de fleurs diverses, tenait à la main unbilboquet dont la boule servait de balancier. « Donne-moi ça, luidit sa femme, et prends le marbre de la commode. »

Il obéit en soufflant et il percha le marbre sur son épaule avecun effort considérable.

Alors le couple partit. Caravan se baissa sous la porte, se mità descendre en tremblant l’escalier, tandis que sa femme, marchantà reculons, l’éclairait d’une main, ayant la pendule sous l’autrebras.

Lorsqu’ils furent chez eux, elle poussa un grand soupir. « Leplus gros est fait, dit-elle ; allons chercher le reste. »

Mais les tiroirs du meuble étaient tout pleins des hardes de lavieille. Il fallait bien cacher cela quelque part.

Mme Caravan eut une idée : « Va donc prendre le coffre à bois ensapin qui est dans le vestibule ; il ne vaut pas quarantesous, on peut bien le mettre ici. » Et quand le coffre fut arrivé,on commença le transport.

Ils enlevaient, l’un après l’autre, les manchettes, lescollerettes, les chemises, les bonnets, toutes les pauvres nippesde la bonne femme étendue là, derrière eux, et les disposaientméthodiquement dans le coffre à bois de façon à tromper Mme Braux,l’autre enfant de la défunte, qui viendrait le lendemain.

Quand ce fut fini, on descendit d’abord les tiroirs, puis lecorps du meuble en le tenant chacun par un bout ; et tous deuxcherchèrent pendant longtemps à quel endroit il ferait le mieux. Onse décida pour la chambre, en face du lit, entre les deuxfenêtres.

Une fois la commode en place, Mme Caravan l’emplit de son proprelinge. La pendule occupa la cheminée de la salle ; et lecouple considéra l’effet obtenu. Ils en furent aussitôt enchantés :« Ça fait très bien, » dit-elle. Il répondit : « Oui, très bien. »Alors ils se couchèrent. Elle souffla la bougie ; et tout lemonde bientôt dormit aux deux étages de la maison.

Il était déjà grand jour lorsque Caravan rouvrit les yeux. Ilavait l’esprit confus à son réveil, et il ne se rappela l’événementqu’au bout de quelques minutes. Ce souvenir lui donna un grand coupdans la poitrine ; et il sauta du lit, très ému de nouveau,prêt à pleurer.

Il monta bien vite à la chambre au-dessus, où Rosalie dormaitencore, dans la même posture que la veille, n’ayant fait qu’unsomme de toute la nuit. Il la renvoya à son ouvrage, remplaça lesbougies consumées, puis il considéra sa mère en roulant dans soncerveau ces apparences de pensées profondes, ces banalitésreligieuses et philosophiques qui hantent les intelligencesmoyennes en face de la mort.

Mais comme sa femme l’appelait, il descendit. Elle avait dresséune liste des choses à faire dans la matinée, et elle lui remitcette nomenclature dont il fut épouvanté.

Il lut :

1° Faire la déclaration à la mairie ;

2° Demander le médecin des morts ;

3° Commander le cercueil ;

4° Passer à l’église ;

5° Aux pompes funèbres ;

6° A l’imprimerie pour les lettres ;

7° Chez le notaire ;

8° Au télégraphe pour avertir la famille.

Plus une multitude de petites commissions. Alors il prit sonchapeau et s’éloigna.

Or, la nouvelle s’étant répandue, les voisines commençaient àarriver et demandaient à voir la morte.

Chez le coiffeur, au rez-de-chaussée, une scène avait même eulieu à ce sujet entre la femme et le mari pendant qu’il rasait unclient.

La femme, tout en tricotant un bas, murmura : « Encore une demoins, et une avare, celle-là, comme il n’y en avait pas beaucoup.Je ne l’aimais guère, c’est vrai ; il faudra tout de même quej’aille la voir. »

Le mari grogna, tout en savonnant le menton de son patient : «En voilà, des fantaisies ! Il n’y a que les femmes pour ça. Cen’est pas assez de vous embêter pendant la vie, elles ne peuventseulement pas vous laisser tranquilles après la mort. » Mais sonépouse, sans se déconcerter, reprit : « C’est plus fort quemoi ; faut que j’y aille. Ça me tient depuis ce matin. Si jene la voyais pas, il me semble que j’y penserais toute ma vie. Maisquand je l’aurai bien regardée pour prendre sa figure, je seraisatisfaite après. »

L’homme au rasoir haussa les épaules et confia au monsieur dontil grattait la joue : « Je vous demande un peu quelles idées çavous a, ces sacrées femelles ! Ce n’est pas moi quim’amuserais à voir un mort ! » Mais sa femme l’avait entendu,et elle répondit sans se troubler : « C’est comme ça, c’est commeça. » Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta aupremier étage.

Deux voisines étaient déjà venues et causaient de l’accidentavec Mme Caravan, qui racontait les détails.

On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmesentrèrent à pas de loup, aspergèrent le drap l’une après l’autreavec l’eau salée, s’agenouillèrent, firent le signe de la croix enmarmottant une prière, puis, s’étant relevées, les yeux agrandis,la bouche entrouverte, considérèrent longuement le cadavre, pendantque la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulaitun hoquet désespéré.

Quand elle se retourna pour sortir, elle aperçut, debout près dela porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise,qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin decommande, elle se précipita sur eux, la main levée, en criant d’unevoix rageuse : « Voulez-vous bien filer, bougres depolissons ! »

Étant remontée dix minutes plus tard avec une fournée d’autresvoisines, après avoir de nouveau secoué le buis sur sa belle-mère,prié, larmoyé, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deuxenfants revenus ensemble derrière elle. Elle les talocha encore parconscience ; mais, la fois suivante, elle n’y prit plusgarde ; et, à chaque retour de visiteurs, les deux miochessuivaient toujours, s’agenouillant aussi dans un coin et répétantinvariablement tout ce qu’ils voyaient faire à leur mère.

Au commencement de l’après-midi, la foule des curieuses diminua.Bientôt il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentrée chez elle,s’occupait à tout préparer pour la cérémonie funèbre ; et lamorte resta solitaire.

La fenêtre de la chambre était ouverte. Une chaleur torrideentrait avec des bouffées de poussière, les flammes des quatrebougies s’agitaient auprès du corps immobile ; et sur le drap,sur la face aux yeux fermés, sur les deux mains allongées, despetites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sanscesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine.

Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste étaient repartisvagabonder dans l’avenue. Ils furent bientôt entourés de camarades,de petites filles surtout, plus éveillées, flairant plus vite tousles mystères de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandespersonnes.

– Ta grand’maman est morte ?

– Oui, hier au soir.

-Comment c’est, un mort ?

Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, lafigure. Alors une grande curiosité s’éveilla chez tous lesenfants ; et ils demandèrent aussi à monter chez latrépassée.

Aussitôt, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filleset deux garçons : les plus grands, les plus hardis. Elle les forçaà retirer leurs souliers pour ne point être découverts ; latroupe se faufila dans la maison et monta lestement comme une arméede souris.

Une fois dans la chambre, la fillette, imitant sa mère, régla lecérémonial. Elle guida solennellement ses camarades, s’agenouilla,fit le signe de la croix, remua les lèvres, se releva, aspergea lelit, et pendant que les enfants, en un tas serré, s’approchaient,effrayés, curieux et ravis pour contempler le visage et les mains,elle se mit soudain à simuler des sanglots en se cachant les yeuxdans son petit mouchoir. Puis, consolés brusquement en songeant àceux qui attendaient devant la porte, elle entraîna, en courant,tout son monde pour ramener bientôt un autre groupe, puis untroisième ; car tous les galopins du pays, jusqu’aux petitsmendiants en loques, accouraient à ce plaisir nouveau ; etelle recommençait chaque fois les simagrées maternelles avec uneperfection absolue.

À la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraîna les enfantsau loin ; et la vieille grand’mère demeura seule, oubliée toutà fait, par tout le monde.

L’ombre emplit la chambre, et sur sa figure sèche et ridée laflamme remuante des lumières faisait danser des clartés.

Vers huit heures Caravan monta, ferma la fenêtre et renouvelales bougies. Il entrait maintenant d’une façon tranquille,accoutumé déjà à considérer le cadavre comme s’il était là depuisdes mois. Il constata même qu’aucune décomposition n’apparaissaitencore, et il en fit la remarque à sa femme au moment où ils semettaient à table pour dîner. Elle répondit : « Tiens, elle est enbois ; elle se conserverait un an. »

On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants,laissés libres tout le jour, exténués de fatigue, sommeillaient surleurs chaises et tout le monde restait silencieux.

Soudain la clarté de la lampe baissa.

Mme Caravan, aussitôt, remonta la clef ; mais l’appareilrendit un son creux, un bruit de gorge prolongé, et la lumières’éteignit. On avait oublié d’acheter de l’huile ! Aller chezl’épicier retarderait le dîner, on chercha des bougies ; maisil n’y en avait plus d’autres que celles allumées en haut sur latable de nuit.

Mme Caravan, prompte en ses décisions, envoya bien viteMarie-Louise en prendre deux, et l’on attendit dansl’obscurité.

On entendait distinctement les pas de la fillette qui montaitl’escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes ;puis l’enfant redescendit précipitamment. Elle ouvrit la porte,effarée, plus émue encore que la veille en annonçant lacatastrophe, et elle murmura, suffoquant : « Oh ! papa,grand’maman s’habille. »

Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla roulercontre le mur. Il balbutia : « Tu dis ?… Qu’est-ce que tu dislà ?… »

Mais Marie-Louise, étranglée par l’émotion, répéta : « Grand’…grand’… grand’maman s’habille… elle va descendre. »

Il s’élança dans l’escalier follement, suivi de sa femmeabasourdie ; mais devant la porte du second il s’arrêta,secoué par l’épouvante, n’osant pas entrer. Qu’allait-ilvoir ? Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et pénétradans la chambre.

La pièce semblait devenue plus sombre ; et, au milieu, unegrande forme maigre remuait. Elle était debout, la vieille ;et en s’éveillant du sommeil léthargique, avant même que laconnaissance lui fût en plein revenue, se tournant de côté et sesoulevant sur un coude, elle avait soufflé trois des bougies quibrûlaient près du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elles’était levée pour chercher ses hardes. Sa commode partie l’avaittroublée d’abord, mais peu à peu elle avait retrouvé ses affairestout au fond du coffre à bois, et s’était tranquillement habillée.Ayant ensuite vidé l’assiette remplie d’eau, replacé le buisderrière la glace et remis les chaises à leur place, elle étaitprête à descendre, quand apparurent devant elle son fils et sabelle-fille.

Caravan se précipita, lui saisit les mains, l’embrassa, leslarmes aux yeux ; tandis que sa femme, derrière lui, répétaitd’un air hypocrite : « Quel bonheur, oh ! quel bonheur !»

Mais la vieille, sans s’attendrir, sans même avoir l’air decomprendre, roide comme une statue, et l’œil glacé, demandaseulement : « Le dîner est-il bientôt prêt ? » Il balbutia,perdant la tête : « Mais oui, maman, nous t’attendions. » Et, avecun empressement inaccoutumé, il prit son bras, pendant que MmeCaravan la jeune saisissait la bougie, les éclairait, descendantl’escalier devant eux, à reculons et marche à marche, comme elleavait fait, la nuit même, devant son mari qui portait lemarbre.

En arrivant au premier étage, elle faillit se heurter contre desgens qui montaient. C’était la famille de Charenton, Mme Brauxsuivie de son époux.

La femme, grande, grosse, avec un ventre d’hydropique quirejetait le torse en arrière, ouvrait des yeux effarés, prête àfuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu’aunez, tout pareil à un singe, murmura sans s’émouvoir : « Eh bien,quoi ? Elle ressuscite ! »

Aussitôt que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit dessignes désespérés ; puis, tout haut : « Tiens !comment !… vous voilà ! Quelle bonne surprise !»

Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas ; ellerépondit à demi-voix : « C’est votre dépêche qui nous a fait venir,nous croyions que c’était fini. »

Son mari, derrière elle, la pinçait pour la faire taire. Ilajouta avec un rire malin caché dans sa barbe épaisse : « C’estbien aimable à vous de nous avoir invités. Nous sommes venus toutde suite.», faisant allusion ainsi à l’hostilité qui régnait depuislongtemps entre les deux ménages. Puis, comme la vieille arrivaitaux dernières marches, il s’avança vivement et frotta contre sesjoues le poil qui lui couvrait la face, en criant dans son oreille,à cause de sa surdité : Ça va bien, la mère, toujours solide,hein ? »

Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu’elles’attendait à retrouver morte, n’osait pas même l’embrasser ;et son ventre énorme encombrait tout le palier, empêchant lesautres d’avancer.

La vieille, inquiète et soupçonneuse, mais sans parler jamais,regardait tout ce monde autour d’elle ; et son petit œil gris,scrutateur et dur, se fixait tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre,plein de pensées visibles qui gênaient ses enfants.

Caravan dit, pour expliquer : « Elle a été un peu souffrante,mais elle va bien maintenant, tout à fait bien, n’est-ce pas,mère ? »

Alors, la bonne femme, se remettant en marche, répondit de savoix cassée, comme lointaine : « C’est une syncope ; je vousentendais tout le temps. »

Un silence embarrassé suivit. On pénétra dans la salle ;puis on s’assit devant un dîner improvisé en quelques minutes.

Seul, M. Braux avait gardé son aplomb. Sa figure de gorilleméchant grimaçait ; et il lâchait des mots à double sens quigênaient visiblement tout le monde.

Mais à chaque instant le timbre du vestibule sonnait ; etRosalie, éperdue, venait chercher Caravan qui s’élançait en jetantsa serviette. Son beau-frère lui demanda même si c’était son jourde réception. Il balbutia : « Non, des commissions, rien du tout.»

Puis, comme on apportait un paquet, il l’ouvrit étourdiment, etdes lettres de faire part, encadrées de noir, apparurent. Alors,rougissant jusqu’aux yeux, il referma l’enveloppe et l’engloutitdans son gilet.

Sa mère ne l’avait pas vu ; elle regardait obstinément sapendule dont le bilboquet doré se balançait sur la cheminée. Etl’embarras grandissait au milieu d’un silence glacial.

Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridée desorcière, eut dans les yeux un frisson de malice et prononça : «Lundi, tu m’amèneras ta petite, je veux la voir. » Mme Braux, lafigure illuminée, cria : « Oui, maman.», tandis que Mme Caravan lajeune, devenue pâle, défaillait d’angoisse.

Cependant, les deux hommes, peu à peu, se mirent à causer ;et ils entamèrent, à propos de rien, une discussion politique.Braux, soutenant les doctrines révolutionnaires et communistes, sedémenait, les yeux allumés dans son visage poilu, criant : « Lapropriété, monsieur, c’est un vol au travailleur ; la terreappartient à tout le monde ; l’héritage est une infamie et unehonte !… » Mais il s’arrêta brusquement, confus comme un hommequi vient de dire une sottise ; puis, d’un ton plus doux, ilajouta : « Mais ce n’est pas le moment de discuter ces choses-là.»

La porte s’ouvrit ; le docteur Chenet parut. Il eut uneseconde d’effarement, puis il reprit contenance, et s’approchant dela vieille femme : « Ah ! ah ! la maman ! ça va bienaujourd’hui. Oh ! je m’en doutais, voyez-vous ; et je medisais à moi-même tout à l’heure, en montant l’escalier : Je pariequ’elle sera debout, l’ancienne. » Et lui tapant doucement dans ledos : « Elle est solide comme le Pont-Neuf ; elle nousenterrera tous, vous verrez. »

Il s’assit, acceptant le café qu’on lui offrait, et se mêlabientôt à la conversation des deux hommes, approuvant Braux, car ilavait été lui-même compromis dans la Commune.

Or la vieille, se sentant fatiguée, voulut partir, Caravan seprécipita. Alors elle le fixa dans les yeux et lui dit : « Toi, tuvas me remonter tout de suite ma commode et ma pendule. » Puis,comme il bégayait : « Oui, maman.», elle prit le bras de sa filleet disparut avec elle.

Les deux Caravan demeurèrent effarés, muets, effondrés dans unaffreux désastre, tandis que Braux se frottait les mains ensirotant son café.

Soudain, Mme Caravan, affolée de colère, s’élança sur lui,hurlant : « Vous êtes un voleur, un gredin, une canaille… Je vouscrache à la figure, je vous… je vous… » Elle ne trouvait rien,suffoquant ; mais lui, riait, buvant toujours.

Puis, comme sa femme revenait justement, elle s’élança vers sabelle-sœur ; et toutes deux, l’une énorme avec son ventremenaçant, l’autre épileptique et maigre, la voix changée, la maintremblante, s’envoyèrent à pleine gueule des hottées d’injures.

Chenet et Braux s’interposèrent, et ce dernier, poussant samoitié par les épaules, la jeta dehors en cirant : « Va donc,bourrique, tu brais trop ! »

Et on les entendit dans la rue qui se chamaillaient ens’éloignant.

M. Chenet prit congé.

Les Caravan restèrent face à face.

Alors l’homme tomba sur une chaise avec une sueur froide auxtempes, et murmura : « Qu’est-ce que je vais dire à mon chef ?»

Chapitre 6Le Papa de Simon

Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit et lesgamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite.Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, commeils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, seréunirent par groupes et se mirent à chuchoter.

C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, étaitvenu à la classe pour la première fois.

Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leursfamilles ; et, quoiqu’on lui fît bon accueil en public, lesmères la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peuméprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du toutpourquoi.

Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas car il ne sortaitjamais et il ne galopinait point avec eux dans les rues du villageou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ilsguère ; et c’était avec une certaine joie, mêlée d’unétonnement considérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ilss’étaient répété l’un à l’autre cette parole dite par un gars dequatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant ilclignait finement des yeux :

– Vous savez… Simon… eh bien, il n’a pas de papa.

Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil del’école.

Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre,avec l’air timide, presque gauche.

Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de sescamarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malinset cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l’entourèrentpeu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là,planté au milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre cequ’on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle,enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :

– Comment t’appelles-tu, toi ?

Il répondit : « Simon. »

– Simon quoi ? reprit l’autre.

L’enfant répéta tout confus : « Simon. »

Le gars lui cria : « On s’appelle Simon quelque chose… c’est pasun nom ça… Simon. »

Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois :

– Je m’appelle Simon.

Les galopins se mirent à rire. Le gars, triomphant, éleva lavoix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »

Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits parcette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse – un garçon quin’a pas de papa ; ils le regardaient comme un phénomène, unêtre hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris,inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.

Quant à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pastomber ; et il restait comme atterré par un désastreirréparable. Il cherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rientrouver pour leur répondre et démentir cette chose affreuse qu’iln’avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : «Si, j’en ai un. »

– Où est-il ? demanda le gars.

Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, trèsexcités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes,éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d’une basse-courà achever l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. Simonavisa tout à coup un petit voisin, le fils d’une veuve, qu’il avaittoujours vu, comme lui-même, tout seul avec sa mère.

– Et toi non plus, dit-il, tu n’as pas de papa.

– Si, répondit l’autre, j’en ai un.

– Où est-il ? riposta Simon.

– Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il estau cimetière, mon papa.

Un murmure d’approbation courut parmi les garnements, comme sice fait d’avoir son père mort au cimetière eût grandi leur camaradepour écraser cet autre qui n’en avait point du tout. Et cespolissons, dont les pères étaient, pour la plupart, méchants,ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bousculaient en seserrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes, eussent vouluétouffer dans une pression celui qui était hors la loi.

L’un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira lalangue d’un air narquois et lui cria :

– Pas de papa ! pas de papa !

Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui criblerles jambes de coups de pieds pendant qu’il lui mordait la jouecruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattantsfurent séparés et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri, roulépar terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient.Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sapetite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria :

– Va le dire à ton papa.

Alors il sentit dans son cœur un grand écroulement. Ils étaientplus forts que lui, ils l’avaient battu, et il ne pouvait pointleur répondre car il sentait bien que c’était vrai qu’il n’avaitpas de papa. Plein d’orgueil, il essaya pendant quelques secondesde lutter contre les larmes qui l’étranglaient. Il eut unesuffocation puis, sans cris, il se mit à pleurer par grandssanglots qui le secouaient précipitamment

Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis et, naturellement,ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirentpar la main et se mirent à danser en rond autour de lui, enrépétant comme un refrain : « Pas de papa ! pas de papa !»

Mais Simon, tout à coup, cessa de sangloter. Une rage l’affola.Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, detoutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou troisfurent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’airtellement formidable qu’une panique eut lieu parmi les autres.Lâches, comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré, ilsse débandèrent et s’enfuirent.

Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers leschamps, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans sonesprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans larivière.

Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvrediable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’iln’avait plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ;et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable,malpropre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille,avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts,très calmes. On avait dit alentour : « Il est mort. » Quelqu’unavait ajouté : « Il est bien heureux maintenant. » – Et Simonvoulait aussi se noyer parce qu’il n’avait pas de père, comme cemisérable qui n’avait pas d’argent.

Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelquespoissons folâtraient, rapides, dans le courant clair et, parmoments, faisaient un petit bond et happaient des mouchesvoltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir car leurmanège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans lesaccalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafales devent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cettepensée lui revenait avec une douleur aiguë : « Je vais me noyerparce que je n’ai point de papa. »

Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffaitl’herbe. L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutesde béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il luivenait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans lachaleur.

Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya dela prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua troisfois de suite. Enfin il la saisit par l’extrémité de ses pattes dederrière et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait labête pour s’échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambespuis, d’une détente brusque, les allongeait subitement, roidescomme deux barres ; tandis que, l’œil tout rond avec soncercle d’or, elle battait l’air de ses pattes de devant quis’agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avecd’étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur lesautres qui, par un mouvement semblable, conduisaient l’exercice depetits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison puis à samère et, pris d’une grande tristesse, il recommença à pleurer. Desfrissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genouxet récita sa prière comme avant de s’endormir. Mais il ne putl’achever car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux,qu’ils l’envahirent tout entier. Il ne pensait plus ; il nevoyait plus rien autour de lui et il n’était occupé qu’àpleurer.

Soudain, une lourde main s’appuya sur son épaule et une grossevoix lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait donc tant de chagrin,mon bonhomme ? »

Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et descheveux noirs tout frisés le regardait d’un air bon. Il réponditavec des larmes plein les yeux et plein la gorge :

– Ils m’ont battu… parce que… je… je… n’ai pas… de papa… pas depapa…

– Comment, dit l’homme en souriant, mais tout le monde en aun.

L’enfant reprit péniblement au milieu des spasmes de son chagrin: « Moi… moi… je n’en ai pas. »

Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils dela Blanchotte et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguementson histoire.

– Allons, dit-il, console-toi mon garçon, et viens-t-en avec moichez ta maman. On t’en donnera… un papa.

Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, etl’homme souriait de nouveau car il n’était pas fâché de voir cetteBlanchotte qui était, contait-on, une des plus belles filles dupays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’unejeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore.

Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, trèspropre.

– C’est là, dit l’enfant, et il cria : « Maman ! »

Une femme se montra et l’ouvrier cessa brusquement de sourirecar il comprit tout de suite qu’on ne badinait plus avec cettegrande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pourdéfendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été déjàtrahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, ilbalbutia :

– Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’étaitperdu près de la rivière.

Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant àpleurer :

– Non, maman, j’ai voulu me noyer parce que les autres m’ontbattu… m’ont battu… parce que je n’ai pas de papa.

Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme et,meurtrie jusqu’au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avecviolence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur lafigure. L’homme ému restait là, ne sachant comment partir. MaisSimon, soudain, courut vers lui et lui dit :

– Voulez-vous être mon papa ?

Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée dehonte, s’appuyait contre le mur, les deux mains sur son cœur.L’enfant, voyant qu’on ne lui répondait point, reprit :

– Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer.

L’ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant:

– Mais oui, je veux bien.

– Comment est-ce que tu t’appelles, demanda alors l’enfant, pourque je réponde aux autres quand ils voudront savoir tonnom ?

– Philippe, répondit l’homme.

Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là danssa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant :

– Eh bien ! Philippe, tu es mon papa.

L’ouvrier, l’enlevant de terre, l’embrassa brusquement sur lesdeux joues, puis il s’enfuit très vite à grandes enjambées.

Quand l’enfant entra dans l’école le lendemain, un rire méchantl’accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulutrecommencer, Simon lui jeta ces mots à la tête, comme il auraitfait d’une pierre : « Il s’appelle Philippe, mon papa. »

Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés :

– Philippe qui ?… Philippe quoi ?… Qu’est-ce que c’estque ça, Philippe ?… Où l’as-tu pris ton Philippe ?

Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, illes défiait de l’œil, prêt à se laisser martyriser plutôt que defuir devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chezsa mère.

Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souventauprès de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, ils’enhardissait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès desa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rirejamais avec lui et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, unpeu fat, comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souventplus rouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui.

Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeuretoujours si fragile que, malgré la réserve ombrageuse de laBlanchotte, on jasait déjà dans le pays.

Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et sepromenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Ilallait assidûment à l’école et passait au milieu de ses camaradesfort digne, sans leur répondre jamais.

Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier luidit :

– Tu as menti, tu n’as pas un papa qui s’appelle Philippe.

– Pourquoi ça ? demanda Simon très ému.

Le gars se frottait les mains. Il reprit :

– Parce que si tu en avais un, il serait le mari de tamaman.

Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement,néanmoins il répondit : « C’est mon papa tout de même. »

– Ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n’est paston papa tout à fait.

Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêveur ducôté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.

Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisaittrès sombre ; seule la lueur rouge d’un foyer formidableéclairait, par grands reflets, cinq forgerons aux bras nus quifrappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils setenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés sur lefer ardent qu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montaitet retombait avec leurs marteaux.

Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son amipar la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travails’interrompit et tous les hommes regardèrent, très attentifs.Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voixfrêle de Simon.

– Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude m’a conté tout àl’heure que tu n’étais pas mon papa tout à fait.

– Pourquoi ça ? demanda l’ouvrier.

L’enfant répondit avec toute sa naïveté :

– Parce que tu n’es pas le mari de maman.

Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front surle dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteaudressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons leregardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux,attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée detous, dit à Philippe :

– C’est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte,et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une dignefemme pour un honnête homme.

– Ça, c’est vrai, dirent les trois autres.

L’ouvrier continua :

– Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On luiavait promis mariage et j’en connais plus d’une qu’on respecte bienaujourd’hui et qui en ont fait tout autant.

– Ça, c’est vrai, répondirent en chœur les trois hommes.

Il reprit : « Ce qu’elle a peiné, la pauvre, pour élever songars toute seule, et ce qu’elle a pleuré depuis qu’elle ne sortplus que pour aller à l’église, il n’y a que le bon Dieu qui lesait. »

– C’est encore vrai, dirent les autres.

Alors on n’entendit plus que le soufflet qui activait le feu dufoyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon :

– Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir.

Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules.

Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteauxretombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le ferjusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteauxsatisfaits. Mais, de même que le bourdon d’une cathédrale résonnedans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches,ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres,s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Etlui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dans lesétincelles.

Le ciel était plein d’étoiles quand il vint frapper à la portede la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemisefraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil etlui dit d’un air peiné : « C’est mal de venir ainsi la nuit tombée,monsieur Philippe. »

Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.

Elle reprit : « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plusque l’on parle de moi. »

Alors, lui, tout à coup :

– Qu’est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être mafemme !

Aucune voix ne lui répondit, mais il crut entendre, dans l’ombrede la chambre, le bruit d’un corps qui s’affaissait. Il entra bienvite ; et Simon, qui était couché dans son lit, distingua leson d’un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas.Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami,et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d’hercule, lui cria:

– Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa c’est PhilippeRemy, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux quite feront du mal.

Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allaitcommencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvrestremblantes : « Mon papa, dit-il d’une voix claire, c’est PhilippeRemy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles àtous ceux qui me feraient du mal. »

Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien cePhilippe Remy, le forgeron, et c’était un papa, celui-là, dont toutle monde eût été fier.

Chapitre 7Une Partie de campagne

On avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environsde Paris, le jour de la fête de Mme Dufour, qui s’appelaitPétronille. Aussi, comme on avait attendu cette partieimpatiemment, s’était-on levé de fort bonne heure ce matin-là.

M. Dufour, ayant emprunté la voiture du laitier, conduisaitlui-même. La carriole, à deux roues, était fort propre ; elleavait un toit supporté par quatre montants de fer où s’attachaientdes rideaux qu’on avait relevés pour voir le paysage. Celui dederrière, seul, flottait au vent comme un drapeau. La femme, à côtéde son époux, s’épanouissait dans une robe de soie ceriseextraordinaire. Ensuite, sur deux chaises, se tenaient une vieillegrand-mère et une jeune fille. On apercevait encore la chevelurejaune d’un garçon qui, faute de siège, s’était étendu tout au fond,et dont la tête seule apparaissait.

Après avoir suivi l’avenue des Champs-Élysées et franchi lesfortifications à la porte Maillot, on s’était mis à regarder lacontrée.

En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit : « Voici lacampagne enfin ! » et sa femme, à ce signal, s’était attendriesur la nature.

Au rond-point de Courbevoie, une admiration les avait saisisdevant l’éloignement des horizons. À droite, là-bas, c’étaitArgenteuil, dont le clocher se dressait ; au-dessusapparaissaient les buttes de Sannois et le Moulin d’Orgemont. Àgauche, l’aqueduc de Marly se dessinait sur le ciel clair du matin,et l’on apercevait aussi, de loin, la terrasse deSaint-Germain ; tandis qu’en face, au bout d’une chaîne decollines, des terres remuées indiquaient le nouveau fort deCormeilles. Tout au fond, dans un reculement formidable, par-dessusdes plaines et des villages, on entrevoyait une sombre verdure deforêts.

Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussièreemplissait les yeux continuellement et, des deux côtés de la route,se développait une campagne interminablement nue, sale et puante.On eût dit qu’une lèpre l’avait ravagée, qui rongeait jusqu’auxmaisons, car des squelettes de bâtiments défoncés et abandonnés, oubien des petites cabanes inachevées faute de paiement auxentrepreneurs tendaient leurs quatre murs sans toit.

De loin en loin, poussaient dans le sol stérile de longuescheminées de fabriques, seule végétation de ces champs putrides oùla brise du printemps promenait un parfum de pétrole et de schistemêlé à une autre odeur moins agréable encore.

Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois et, sur lepont, ç’avait été un ravissement. La rivière éclatait delumière ; une buée s’en élevait, pompée par le soleil, et l’onéprouvait une quiétude douce, un rafraîchissement bienfaisant àrespirer enfin un air plus pur qui n’avait point balayé la fuméenoire des usines ou les miasmes des dépotoirs.

Un homme qui passait avait nommé le pays : Bezons.

La voiture s’arrêta et M. Dufour se mit à lire l’enseigneengageante d’une gargote : Restaurant Poulin, matelotes etfritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. « Eh bien,madame Dufour, cela te va-t-il ? Te décideras-tu à lafin ? »

La femme lut à son tour : Restaurant Poulin, matelotes etfritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. Puis elleregarda la maison longuement.

C’était une auberge de campagne, blanche, plantée au bord de laroute. Elle montrait, par la porte ouverte, le zinc brillant ducomptoir devant lequel se tenaient deux ouvriers endimanchés.

À la fin, Mme Dufour se décida : « Oui, c’est bien,dit-elle ; et puis il y a de la vue. » La voiture entra dansun vaste terrain planté de grands arbres qui s’étendait derrièrel’auberge et qui n’était séparé de la Seine que par le chemin dehalage.

Alors on descendit. Le mari sauta le premier puis ouvrit lesbras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branchesde fer, était très loin, de sorte que, pour l’atteindre, Mme Dufourdut laisser voir le bas d’une jambe dont la finesse primitivedisparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombantdes cuisses.

M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui pinça vivementle mollet puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement àterre comme un énorme paquet.

Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber lapoussière, puis regarda l’endroit où elle se trouvait.

C’était une femme de trente-six ans environ, forte en chair,épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec peine,étranglée violemment par l’étreinte de son corset trop serré ;et la pression de cette machine rejetait jusque dans son doublementon la masse fluctuante de sa poitrine surabondante.

La jeune fille ensuite, posant la main sur l’épaule de son père,sauta légèrement toute seule. Le garçon aux cheveux jaunes étaitdescendu en mettant un pied sur la roue et il aida M. Dufour àdécharger la grand-mère.

Alors on détela le cheval qui fut attaché à un arbre ; etla voiture tomba sur le nez, les deux brancards à terre. Leshommes, ayant retiré leurs redingotes, se lavèrent les mains dansun seau d’eau, puis rejoignirent leurs dames installées déjà surles escarpolettes.

Mlle Dufour essayait de se balancer debout, toute seule, sansparvenir à se donner un élan suffisant. C’était une belle fille dedix-huit à vingt ans ; une de ces femmes dont la rencontredans la rue vous fouette d’un désir subit et vous laisse jusqu’à lanuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens. Grande, mincede taille et large des hanches, elle avait la peau très brune, lesyeux très grands, les cheveux très noirs. Sa robe dessinaitnettement les plénitudes fermes de sa chair qu’accentuaient encoreles efforts des reins qu’elle faisait pour s’enlever.

Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tête, desorte que sa poitrine se dressait, sans une secousse, à chaqueimpulsion qu’elle donnait. Son chapeau, emporté par un coup devent, était tombé derrière elle ; et l’escarpolette peu à peuse lançait, montrant à chaque retour ses jambes fines jusqu’augenou, et jetant à la figure des deux hommes qui la regardaient enriant, l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs duvin.

Assise sur l’autre balançoire, Mme Dufour gémissait d’une façonmonotone et continue : « Cyprien, viens me pousser ; viensdonc me pousser, Cyprien ! » A la fin, il y alla et, ayantretroussé les manches de sa chemise, comme avant d’entreprendre untravail, il mit sa femme en mouvement avec une peine infinie.

Cramponnée aux cordes, elle tenait ses jambes droites pour nepoint rencontrer le sol, et elle jouissait d’être étourdie par leva-et-vient de la machine. Ses formes, secouées, tremblotaientcontinuellement comme de la gelée sur un plat. Mais, comme lesélans grandissaient, elle fut prise de vertige et de peur. À chaquedescente, elle poussait un cri perçant qui faisait accourir tousles gamins du pays ; et, là-bas, devant elle, au-dessus de lahaie du jardin, elle apercevait vaguement une garniture de têtespolissonnes que des rires faisaient grimacer diversement.

Une servante étant venue, on commanda le déjeuner.

« Une friture de Seine, un lapin sauté, une salade et du dessert», articula Mme Dufour, d’un air important. « Vous apporterez deuxlitres et une bouteille de bordeaux », dit son mari. « Nousdînerons sur l’herbe », ajouta la jeune fille.

La grand-mère, prise de tendresse à la vue du chat de la maison,le poursuivait depuis dix minutes en lui prodiguant inutilement lesplus douces appellations. L’animal, intérieurement flatté sansdoute de cette attention, se tenait toujours tout près de la mainde la bonne femme, sans se laisser atteindre cependant, et faisaittranquillement le tour des arbres, contre lesquels il se frottait,la queue dressée, avec un petit ronron de plaisir.

« Tiens ! cria tout à coup le jeune homme aux cheveuxjaunes qui furetait dans le terrain, en voilà des bateaux qui sontchouettes ! » On alla voir. Sous un petit hangar en boisétaient suspendues deux superbes yoles de canotiers, fines ettravaillées comme des meubles de luxe. Elles reposaient côte àcôte, pareilles à deux grandes filles minces, en leur longueurétroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l’eau parles belles soirées douces ou les claires matinées d’été, de raserles berges fleuries où des arbres entiers trempent leurs branchesdans l’eau, où tremblote l’éternel frisson des roseaux et d’oùs’envolent, comme des éclairs bleus, de rapidesmartins-pêcheurs.

Toute la famille, avec respect, les contemplait. « Oh ! çaoui, c’est chouette », répéta gravement M. Dufour. Et il lesdétaillait en connaisseur. Il avait canoté, lui aussi, dans sonjeune temps, disait-il ; voire même qu’avec ça dans la main –et il faisait le geste de tirer sur les avirons – il se fichait detout le monde. Il avait rossé en course plus d’un Anglais, jadis, àJoinville ; et il plaisanta sur le mot « dames », dont ondésigne les deux montants qui retiennent les avirons, disant queles canotiers, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs dames.Il s’échauffait en pérorant et proposait obstinément de parierqu’avec un bateau comme ça, il ferait six lieues à l’heure sans sepresser.

« C’est prêt », dit la servante qui apparut à l’entrée. On seprécipita ; mais voilà qu’à la meilleure place, qu’en sonesprit Mme Dufour avait choisie pour s’installer, deux jeunes gensdéjeunaient déjà. C’étaient les propriétaires des yoles, sansdoute, car ils portaient le costume des canotiers.

Ils étaient étendus sur des chaises, presque couchés. Ilsavaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverteseulement d’un mince maillot de coton blanc qui laissait passerleurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C’étaient deuxsolides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais quimontraient en tous leurs mouvements cette grâce élastique desmembres qu’on acquiert par l’exercice, si différente de ladéformation qu’imprime à l’ouvrier l’effort pénible, toujours lemême.

Ils échangèrent rapidement un sourire en voyant la mère, puis unregard en apercevant la fille. « Donnons notre place, dit l’un, çanous fera faire connaissance. » L’autre aussitôt se leva et, tenantà la main sa toque mi-partie rouge et mi-partie noire, il offritchevaleresquement de céder aux dames le seul endroit du jardin oùne tombât point le soleil. On accepta en se confondant enexcuses ; et pour que ce fût plus champêtre, la familles’installa sur l’herbe sans table ni sièges.

Les deux jeunes gens portèrent leur couvert quelques pas plusloin et se remirent à manger. Leurs bras nus, qu’ils montraientsans cesse, gênaient un peu la jeune fille. Elle affectait même detourner la tête et de ne point les remarquer, tandis que MmeDufour, plus hardie, sollicitée par une curiosité féminine quiétait peut-être du désir, les regardait à tout moment, lescomparant sans doute avec regret aux laideurs secrètes de sonmari.

Elle s’était éboulée sur l’herbe, les jambes pliées à la façondes tailleurs, et elle se trémoussait continuellement, sousprétexte que des fourmis lui étaient entrées quelque part. M.Dufour, rendu maussade par la présence et l’amabilité desétrangers, cherchait une position commode qu’il ne trouva pas dureste, et le jeune homme aux cheveux jaunes mangeaitsilencieusement comme un ogre.

« Un bien beau temps, monsieur », dit la grosse dame à l’un descanotiers. Elle voulait être aimable à cause de la place qu’ilsavaient cédée.

– Oui, madame, répondit-il ; venez-vous souvent à lacampagne ?

– Oh ! une fois ou deux par an seulement, pour prendrel’air ; et vous, monsieur ?

– J’y viens coucher tous les soirs.

– Ah ! ça doit être bien agréable ?

– Oui, certainement, madame.

Et il raconta sa vie de chaque jour, poétiquement, de façon àfaire vibrer dans le cœur de ces bourgeois privés d’herbe etaffamés de promenades aux champs cet amour bête de la nature quiles hante toute l’année derrière le comptoir de leur boutique.

La jeune fille, émue, leva les yeux et regarda le canotier. M.Dufour parla pour la première fois. « Ça, c’est une vie », dit-il.Il ajouta :

– Encore un peu de lapin, ma bonne ?

– Non, merci, mon ami.

Elle se tourna de nouveau vers les jeunes gens et, montrantleurs bras : « Vous n’avez jamais froid comme ça ? »dit-elle.

Ils se mirent à rire tous les deux et ils épouvantèrent lafamille par le récit de leurs fatigues prodigieuses, de leurs bainspris en sueur, de leurs courses dans le brouillard des nuits ;et ils tapèrent violemment sur leur poitrine pour montrer quel sonça rendait. « Oh ! vous avez l’air solides », dit le mari quine parlait plus du temps où il rossait les Anglais.

La jeune fille les examinait de côté maintenant ; et legarçon aux cheveux jaunes, ayant bu de travers, toussa éperdument,arrosant la robe en soie cerise de la patronne qui se fâcha et fitapporter de l’eau pour laver les taches.

Cependant, la température devenait terrible. Le fleuveétincelant semblait un foyer de chaleur et les fumées du vintroublaient les têtes.

M. Dufour, que secouait un hoquet violent, avait déboutonné songilet et le haut de son pantalon ; tandis que sa femme, prisede suffocations, dégrafait sa robe peu à peu. L’apprenti balançaitd’un air gai sa tignasse de lin et se versait à boire coup surcoup. La grand-mère, se sentant grise, se tenait fort raide et fortdigne. Quant à la jeune fille, elle ne laissait rien paraître, sonœil seul s’allumait vaguement, et sa peau très brune se coloraitaux joues d’une teinte plus rose.

Le café les acheva. On parla de chanter et chacun dit soncouplet, que les autres applaudirent avec frénésie. Puis on se levadifficilement et, pendant que les deux femmes, étourdies,respiraient, les deux hommes, tout à fait pochards, faisaient de lagymnastique. Lourds, flasques et la figure écarlate, ils sependaient gauchement aux anneaux sans parvenir à s’élever ; etleurs chemises menaçaient continuellement d’évacuer leurs pantalonspour battre au vent comme des étendards.

Cependant, les canotiers avaient mis leurs yoles à l’eau et ilsrevenaient avec politesse proposer aux dames une promenade sur larivière.

« Monsieur Dufour, veux-tu ? je t’en prie ! » cria safemme. Il la regarda d’un air d’ivrogne, sans comprendre. Alors uncanotier s’approcha, deux lignes de pêcheur à la main. L’espérancede prendre du goujon, cet idéal des boutiquiers, alluma les yeuxmornes du bonhomme qui permit tout ce qu’on voulut et s’installa àl’ombre, sous le pont, les pieds ballants au-dessus du fleuve, àcôté du jeune homme aux cheveux jaunes qui s’endormit auprès delui.

Un des canotiers se dévoua : il prit la mère. « Au petit bois del’île aux Anglais ! » cria-t- il en s’éloignant.

L’autre yole s’en alla plus doucement. Le rameur regardaittellement sa compagne qu’il ne pensait plus à autre chose, et uneémotion l’avait saisi qui paralysait sa vigueur.

La jeune fille, assise dans le fauteuil du barreur, se laissaitaller à la douceur d’être sur l’eau. Elle se sentait prise d’unrenoncement de pensées, d’une quiétude de ses membres, d’unabandonnement d’elle-même, comme envahie par une ivresse multiple.Elle était devenue fort rouge avec une respiration courte. Lesétourdissements du vin, développés par la chaleur torrentielle quiruisselait autour d’elle, faisaient saluer sur son passage tous lesarbres de la berge. Un besoin vague de jouissance, une fermentationdu sang parcouraient sa chair excitée par les ardeurs de cejour ; et elle était aussi troublée dans ce tête-à-tête surl’eau, au milieu de ce pays dépeuplé par l’incendie du ciel, avecce jeune homme qui la trouvait belle, dont l’œil lui baisait lapeau, et dont le désir était pénétrant comme le soleil.

Leur impuissance à parler augmentait leur émotion et ilsregardaient les environs. Alors, faisant un effort, il lui demandason nom.

– Henriette, dit-elle.

– Tiens ! moi je m’appelle Henri, reprit-il.

Le son de leur voix les avait calmés ; ils s’intéressèrentà la rive. L’autre yole s’était arrêtée et paraissait les attendre.Celui qui la montait cria : « Nous vous rejoindrons dans lebois ; nous allons jusqu’à Robinson parce que Madame a soif. »Puis il se coucha sur les avirons et s’éloigna si rapidement qu’oncessa bientôt de le voir.

Cependant, un grondement continu qu’on distinguait vaguementdepuis quelque temps s’approchait très vite. La rivière elle-mêmesemblait frémir comme si le bruit sourd montait de sesprofondeurs.

« Qu’est-ce qu’on entend ? » demanda-t-elle.

C’était la chute du barrage qui coupait le fleuve en deux à lapointe de l’île. Lui se perdait dans une explication lorsque, àtravers le fracas de la cascade, un chant d’oiseau qui semblaittrès lointain les frappa. « Tiens, dit-il, les rossignols chantentdans le jour : c’est donc que les femelles couvent. »

Un rossignol ! Elle n’en avait jamais entendu et l’idéed’en écouter un fit se lever dans son cœur la vision des poétiquestendresses. Un rossignol ! c’est-à-dire l’invisible témoin desrendez-vous d’amour qu’invoquait Juliette sur son balcon : cettemusique du ciel accordée aux baisers des hommes ; cet éternelinspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent unidéal bleu aux pauvres petits cœurs des fillettesattendries !

Elle allait donc entendre un rossignol.

– Ne faisons pas de bruit, dit son compagnon, nous pourronsdescendre dans le bois et nous asseoir tout près de lui.

La yole semblait glisser. Des arbres se montrèrent sur l’île,dont la berge était si basse que les yeux plongeaient dansl’épaisseur des fourrés. On s’arrêta ; le bateau futattaché ; et, Henriette s’appuyant sur le bras de Henri, ilss’avancèrent entre les branches. « Courbez-vous », dit-il. Elle secourba et ils pénétrèrent dans un inextricable fouillis de lianes,de feuilles et de roseaux, dans un asile introuvable qu’il fallaitconnaître et que le jeune homme appelait en riant « son cabinetparticulier ».

Juste au-dessus de leur tête, perché dans un des arbres qui lesabritaient, l’oiseau s’égosillait toujours. Il lançait des trilleset des roulades, puis filait de grands sons vibrants quiemplissaient l’air et semblaient se perdre à l’horizon, sedéroulant le long du fleuve et s’envolant au-dessus des plaines, àtravers le silence de feu qui appesantissait la campagne.

Ils ne parlaient pas, de peur de le faire fuir. Ils étaientassis l’un près de l’autre et, lentement, le bras de Henri fit letour de la taille de Henriette et l’enserra d’une pression douce.Elle prit, sans colère, cette main audacieuse, et elle l’éloignaitsans cesse à mesure qu’il la rapprochait, n’éprouvant du resteaucun embarras de cette caresse, comme si c’eût été une chose toutenaturelle qu’elle repoussait aussi naturellement.

Elle écoutait l’oiseau, perdue dans une extase. Elle avait desdésirs infinis de bonheur, des tendresses brusques qui latraversaient, des révélations de poésies surhumaines, et un telamollissement des nerfs et du cœur, qu’elle pleurait sans savoirpourquoi. Le jeune homme la serrait contre lui maintenant ;elle ne le repoussait plus, n’y pensant plus.

Le rossignol se tut soudain. Une voix éloignée cria :

– Henriette !

– Ne répondez point, dit-il tout bas, vous feriez envolerl’oiseau.

Elle ne songeait guère non plus à répondre.

Ils restèrent quelque temps ainsi. Mme Dufour était assisequelque part car on entendait vaguement, de temps en temps, lespetits cris de la grosse dame que lutinait sans doute l’autrecanotier.

La jeune fille pleurait toujours, pénétrée de sensations trèsdouces, la peau chaude et piquée partout de chatouillementsinconnus. La tête de Henri était sur son épaule ; et,brusquement, il la baisa sur les lèvres. Elle eut une révoltefurieuse et, pour l’éviter, se rejeta sur le dos. Mais il s’abattitsur elle, la couvrant de tout son corps. Il poursuivit longtempscette bouche qui le fuyait puis, la joignant, y attacha la sienne.Alors, affolée par un désir formidable, elle lui rendit son baiseren l’étreignant sur sa poitrine, et toute sa résistance tomba commeécrasée par un poids trop lourd.

Tout était calme aux environs. L’oiseau se mit à chanter. Iljeta d’abord trois notes pénétrantes qui semblaient un appeld’amour puis, après un silence d’un moment, il commença d’une voixaffaiblie des modulations très lentes.

Une brise molle glissa, soulevant un murmure de feuilles, etdans la profondeur des branches passaient deux soupirs ardents quise mêlaient au chant du rossignol et au souffle léger du bois.

Une ivresse envahissait l’oiseau et sa voix, s’accélérant peu àpeu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit,semblait accompagner sous l’arbre un crépitement de baisers. Puisle délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait despâmoisons prolongées sur un trait, de grands spasmes mélodieux.

Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux outrois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Oubien il partait d’une course affolée, avec des jaillissements degammes, des frémissements, des saccades, comme un chant d’amourfurieux, suivi par des cris de triomphe.

Mais il se tut, écoutant sous lui un gémissement tellementprofond qu’on l’eût pris pour l’adieu d’une âme. Le bruit s’enprolongea quelque temps et s’acheva dans un sanglot.

Ils étaient bien pâles, tous les deux, en quittant leur lit deverdure. Le ciel bleu leur paraissait obscurci ; l’ardentsoleil était éteint pour leurs yeux ; ils s’apercevaient de lasolitude et du silence. Ils marchaient rapidement l’un près del’autre, sans se parler, sans se toucher, car ils semblaientdevenus ennemis irréconciliables, comme si un dégoût se fût élevéentre leurs corps, une haine entre leurs esprits.

De temps à autre, Henriette criait : « Maman ! »

Un tumulte se fit sous un buisson. Henri crut voir une jupeblanche qu’on rabattait vite sur un gros mollet ; et l’énormedame apparut, un peu confuse et plus rouge encore, l’œil trèsbrillant et la poitrine orageuse, trop près peut-être de sonvoisin. Celui-ci devait avoir vu des choses bien drôles car safigure était sillonnée de rires subits qui la traversaient malgrélui.

Mme Dufour prit son bras d’un air tendre et l’on regagna lesbateaux. Henri, qui marchait devant, toujours muet à côté de lajeune fille, crut distinguer tout à coup comme un gros baiser qu’onétouffait.

Enfin on revint à Bezons.

M. Dufour, dégrisé, s’impatientait. Le jeune homme aux cheveuxjaunes mangeait un morceau avant de quitter l’auberge. La voitureétait attelée dans la cour et la grand-mère, déjà montée, sedésolait parce qu’elle avait peur d’être prise par la nuit dans laplaine, les environs de Paris n’étant pas sûrs.

On se donna des poignées de main et la famille Dufour s’en alla.« Au revoir ! » criaient les canotiers. Un soupir et une larmeleur répondirent.

Deux mois après, comme il passait rue des Martyrs, Henri lut surune porte : Dufour, quincaillier. Il entra.

La grosse dame s’arrondissait au comptoir. On se reconnutaussitôt et, après mille politesses, il demanda des nouvelles.

– Et Mlle Henriette, comment va-t-elle ?

– Très bien, merci, elle est mariée.

– Ah !…

Une émotion l’étreignit ; il ajouta :

– Et… avec qui ?

– Mais avec le jeune homme qui nous accompagnait, vous savezbien ; c’est lui qui prend la suite.

– Oh ! parfaitement.

Il s’en allait fort triste, sans trop savoir pourquoi, MmeDufour le rappela.

– Et votre ami ? dit-elle timidement.

– Mais il va bien.

– Faites-lui nos compliments, n’est-ce pas ; et quand ilpassera, dites-lui donc de venir nous voir…

Elle rougit fort, puis ajouta :

– Ça me fera bien plaisir ; dites-lui.

– Je n’y manquerai pas. Adieu !

– Non… à bientôt !

L’année suivante, un dimanche qu’il faisait très chaud, tous lesdétails de cette aventure, que Henri n’avait jamais oubliée, luirevinrent subitement, si nets et si désirables, qu’il retourna toutseul à leur chambre dans le bois.

Il fut stupéfait en entrant. Elle était là, assise sur l’herbe,l’air triste, tandis qu’à son côté, toujours en manches de chemise,son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormaitconsciencieusement comme une brute.

Elle devint si pâle en voyant Henri qu’il crut qu’elle allaitdéfaillir. Puis ils se mirent à causer naturellement, de même quesi rien ne se fût passé entre eux.

Mais comme il lui racontait qu’il aimait beaucoup cet endroit etqu’il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant à biendes souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux.

– Moi, j’y pense tous les soirs, dit-elle.

– Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’ilest temps de nous en aller.

Chapitre 8Au Printemps

Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terres’éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l’air nouscaresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœurlui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis,des envies de courir, d’aller au hasard, de chercher aventure, deboire du printemps.

L’hiver ayant été fort dur l’an dernier, ce besoind’épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse quim’envahit, une poussée de sève débordante.

Or, en m’éveillant un matin, j’aperçus par ma fenêtre, au-dessusdes maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflamméede soleil. Les serins, accrochés aux fenêtres,s’égosillaient ; les bonnes chantaient à tous lesétages ; une rumeur gaie montait de la rue ; et jesortis, l’esprit en fête, pour aller je ne sais où.

Les gens qu’on rencontrait souriaient ; un souffle debonheur flottait partout dans la lumière chaude du printempsrevenu. On eût dit qu’il y avait sur les villes une brise d’amourrépandue ; et les jeunes femmes qui passaient en toilette dumatin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et unegrâce plus molle dans la démarche, m’emplissaient le cœur detrouble.

Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j’arrivai au bord dela Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il mevint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.

Le pont de la Mouche était couvert de passagers car le premiersoleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue,va, vient, cause avec le voisin.

C’était une voisine que j’avais : une petite ouvrière, sansdoute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blondesous des cheveux bouclés aux tempes ; cheveux qui semblaientune lumière frisée, descendaient à l’oreille, couraient jusqu’à lanuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet sifin, si léger, si blond, qu’on le voyait à peine, mais qu’onéprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule debaisers.

Sous l’insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moipuis baissa brusquement les yeux, tandis qu’un pli léger, comme unsourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche,faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que lesoleil dorait un peu. La rivière calme s’élargissait. Une paixchaude planait dans l’atmosphère et un murmure de vie semblaitemplir l’espace. Ma voisine releva les yeux et, cette fois, commeje la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle étaitcharmante ainsi, et dans son regard fuyant mille chosesm’apparurent, mille choses ignorées jusqu’ici. J’y vis desprofondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute lapoésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sansfin. Et j’avais un désir fou d’ouvrir les bras, de l’emporterquelque part pour lui murmurer à l’oreille la suave musique desparoles d’amour.

J’allais ouvrir la bouche et l’aborder, quand quelqu’un metoucha l’épaule. Je me retournai, surpris, et j’aperçus un hommed’aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d’un airtriste.

« Je voudrais vous parler », dit-il.

Je fis une grimace qu’il vit sans doute, car il ajouta : « C’estimportant. »

Je me levai et le suivis à l’autre bout du bateau :

« Monsieur, reprit-il, quand l’hiver approche avec les froids,la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour :“Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous desrefroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies” Alorsvous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, despardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pastoujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient leprintemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes etamollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent destroubles vagues, des attendrissements sans cause, il n’est personnequi vienne vous dire : “Monsieur, prenez garde à l’amour ! Ilest embusqué partout ; il vous guette à tous les coins ;toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutesses perfidies préparées ! Prenez garde à l’amour !…Prenez garde à l’amour ! Il est plus dangereux que le rhume,la bronchite et la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et faitcommettre à tout le monde des bêtises irréparables” Oui, monsieur,je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre surles murs de grandes affiches avec ces mots : “Retour du printemps.Citoyens français, prenez garde à l’amour” ; de même qu’onécrit sur la porte des maisons : “Prenez garde à la peinture !» Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je leremplace, et je vous dis : « Prenez garde à l’amour ; il esten train de vous pincer et j’ai le devoir de vous prévenir comme onprévient, en Russie, un passant dont le nez gèle.” »

Je demeurai stupéfait devant cet étrange particulier et, prenantun air digne : « Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler dece qui ne vous regarde guère. »

Il fit un mouvement brusque et répondit : « Oh !monsieur ! monsieur ! si je m’aperçois qu’un homme va senoyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisserpérir ? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrezpourquoi j’ose vous parler ainsi.

« C’était l’an dernier, à pareille époque. Je dois vous dired’abord, monsieur, que je suis employé au ministère de la Marine,où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galonsd’officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. –Ah ! si tous les chefs étaient civils – mais je passe. Doncj’apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu oùvolaient des hirondelles ; et il me venait des envies dedanser au milieu de mes cartons noirs.

« Mon désir de liberté grandit tellement que, malgré marépugnance, j’allai trouver mon singe. C’était un petit grincheux,toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez etcria : “Je n’en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en !Pensez-vous qu’un bureau peut marcher avec des employéspareils ?”

« Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps commeaujourd’hui ; et je pris la Mouche pour faire un tour àSaint-Cloud.

« Ah ! monsieur ! comme mon chef aurait dû m’enrefuser la permission !

« Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J’aimais tout,le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout.J’avais envie d’embrasser quelque chose, n’importe quoi : c’étaitl’amour qui préparait son piège.

« Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta, avec unpetit paquet à la main, et elle s’assit en face de moi.

« Elle était jolie, oui, monsieur ; mais c’est étonnantcomme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premierprintemps : elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoitout particulier. C’est absolument comme du vin qu’on boit après lefromage.

« Je la regardais et elle aussi elle me regardait – maisseulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l’heure. Enfin,à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissionsassez pour entamer conversation et je lui parlai. Elle répondit.Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, moncher monsieur !

« A Saint-Cloud, elle descendit – je la suivis. Elle allaitlivrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait departir. Je me mis à marcher à côté d’elle et la douceur de l’airnous arrachait des soupirs à tous les deux.

«“Il ferait bien bon dans les bois”, lui dis-je.

« Elle répondit : “Ah ! oui !

« – Si nous allions y faire un tour, voulez-vous,mademoiselle ?”

« Elle me guetta en dessous d’un coup d’œil rapide comme pourbien apprécier ce que je valais puis, après avoir hésité quelquetemps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu desarbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l’herbe, haute,drue, d’un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil etpleine de petites bêtes qui s’aiment aussi. On entendait partoutdes chants d’oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir engambadant, enivrée d’air et d’effluves champêtres. Et moi jecourais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, parmoments !

« Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d’opéra, lachanson de Musette ! La chanson de Musette ! comme elleme sembla poétique alors ! … Je pleurais presque. Oh ! cesont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête ; neprenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne,surtout si elle chante la chanson de Musette !

« Elle fut bientôt fatiguée et s’assit sur un talus vert. Moi,je me mis à ses pieds et je lui saisis les mains, ses petites mainspoivrées de coups d’aiguille ; et cela m’attendrit. Je medisais : “Voici les saintes marques du travail.” Oh !monsieur, monsieur, savez-vous ce qu’elles signifient, les saintesmarques du travail ? Elles veulent dire les commérages del’atelier, les polissonneries chuchotées, l’esprit souillé partoutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottisedes bavardages, toute l’étroitesse des idées propres aux femmes ducommun, installées souverainement dans celle qui porte au bout desdoigts les saintes marques du travail.

« Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.

« Oh ! cet œil de la femme, quelle puissance il a !Comme il trouble, envahit, possède, domine, Comme il sembleprofond, plein de promesses, d’infini ! On appelle cela seregarder dans l’âme ! Oh ! monsieur, quelle blague !Si l’on y voyait, dans l’âme, on serait plus sage, allez.

« Enfin, j’étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mesbras. Elle me dit : “A bas les pattes !”

« Alors je m’agenouillai près d’elle, j’ouvris mon cœur ;je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m’étouffaient.Elle parut étonnée de mon changement d’allure et me considéra d’unregard oblique comme si elle se fût dit : “Ah ! c’est comme çaqu’on joue de toi, bon bon ; et bien : nous allons voir.”

« En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et lesfemmes des commerçantes.

« J’aurais pu la posséder sans doute ; j’ai compris plustard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n’était pas uncorps ; c’était de la tendresse, de l’idéal, j’ai fait dusentiment quand j’aurais dû mieux employer mon temps.

« Dès qu’elle en eut assez de mes déclarations, elle seleva ; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu’àParis. Elle avait l’air si triste depuis notre retour que jel’interrogeai. Elle répondit : “Je pense que voilà des journéescomme on n’en a pas beaucoup dans sa vie.” Mon cœur battait à medéfoncer la poitrine.

« Je la revis le dimanche suivant et encore le dimanche après,et tous les autres dimanches. Je l’emmenai à Bougival,Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy ; partout où sedéroulent les amours de banlieue.

« La petite coquine, à son tour, me “la faisait à lapassion.”

« Je perdis enfin tout à fait la tête et, trois mois après, jel’épousai.

« Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille,sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec unefemme ! Et on l’épouse, cette femme !

« Alors elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, nesait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson deMusette (oh ! la chanson de Musette, quelle scie !), sebat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités deson ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets del’alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la têtefarcie d’histoires si stupides, de croyances si idiotes, d’opinionssi grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure dedécouragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle.»

Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, prisde pitié pour ce pauvre diable naïf, et j’allais lui répondrequelque chose, quand le bateau s’arrêta. On arrivait àSaint-Cloud.

La petite femme qui m’avait troublé se leva pour descendre. Ellepassa près de moi en me jetant un coup d’œil de côté avec unsourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent ; puiselle sauta sur le ponton. Je m’élançai pour la suivre, mais monvoisin me saisit par la manche. Je me dégageai d’un mouvementbrusque ; il m’empoigna par les pans de ma redingote et il metirait en arrière en répétant : « Vous n’irez pas ! vousn’irez pas ! » d’une voix si haute, que tout le monde seretourna.

Un rire courut autour de nous et je demeurai immobile, furieux,mais sans audace devant le ridicule et le scandale.

Et le bateau repartit.

La petite femme, restée sur le ponton, me regardait m’éloignerd’un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dansl’oreille en se frottant les mains :

« Je vous ai rendu là un rude service, allez. »

Chapitre 9La Femme de Paul

Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidaitlentement. C’était, devant la porte, un tumulte de cris,d’appels ; et les grands gaillards en maillot blancgesticulaient avec des avirons sur l’épaule.

Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avecprécaution dans les yoles et, s’asseyant à la barre, disposaientleurs robes tandis que le maître de l’établissement, un fort garçonà barbe rousse, d’une vigueur célèbre, donnait la main auxbelles-petites en maintenant d’aplomb les frêles embarcations.

Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrinebombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeoisendimanchés, d’ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade dupont et très attentifs à ce spectacle.

Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs sepenchaient en avant puis se renversaient d’un mouvementrégulier ; et, sous l’impulsion des longues rames recourbées,les yoles rapides glissaient sur la rivière, s’éloignaient,diminuaient, disparaissaient enfin sous l’autre pont, celui duchemin de fer, en descendant vers la Grenouillère.

Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbeencore, mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse,une petite brune maigre avec des allures de sauterelle ; etils se regardaient parfois au fond des yeux.

Le patron cria : « Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous. » Etils s’approchèrent.

De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé etle plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que lesautres se faisaient longtemps tirer l’oreille, à moins qu’ils nedisparussent, insolvables. Puis, il constituait pourl’établissement une sorte de réclame vivante car son père étaitsénateur. Et quand un étranger demandait : « Qui est-ce donc cepetit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle ? » quelquehabitué répondait à mi-voix, d’un air important et mystérieux : «C’est Paul Baron, vous savez ? le fils du sénateur. » Etl’autre, invariablement, ne pouvait s’empêcher de dire : « Lepauvre diable ! il n’est pas à moitié pincé. »

La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelaitle jeune homme et sa compagne : « ses deux tourtereaux », etsemblait tout attendrie par cet amour avantageux pour samaison.

Le couple s’en venait à petit pas ; la yole Madeleine étaitprête ; mais, au moment de monter dedans, ils s’embrassèrent,ce qui fit rire le public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenantses rames, partit aussi pour la Grenouillère.

Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures et le grandcafé flottant regorgeait de monde.

L’immense radeau, couvert d’un toit goudronné que supportent descolonnes de bois, est relié à l’île charmante de Croissy par deuxpasserelles dont l’une pénètre au milieu de cet établissementaquatique, tandis que l’autre en fait communiquer l’extrémité avecun îlot minuscule planté d’un arbre et surnommé le « Pôt-à-Fleurs »et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains.

M. Paul attacha son embarcation le long de l’établissement, ilescalada la balustrade du café puis, prenant les mains de samaîtresse, il l’enleva, et tous deux s’assirent au bout d’unetable, face à face.

De l’autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longuefile d’équipages s’alignait. Les fiacres alternaient avec de finesvoitures de gommeux : les uns lourds, au ventre énorme écrasant lesressorts, attelés d’une rosse au cou tombant, aux genouxcassés ; les autres sveltes, élancées sur des roues minces,avec des chevaux aux jambes grêles et tendues, au cou dressé, aumors neigeux d’écume, tandis que le cocher, gourmé dans sa livrée,la tête raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles etle fouet sur un genou.

La berge était couverte de gens qui s’en venaient par familles,ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient desbrins d’herbe, descendaient jusqu’à l’eau, remontaient sur lechemin, et tous, arrivés au même endroit, s’arrêtaient, attendantle passeur. Le lourd bachot allait sans fin d’une rive à l’autre,déchargeant dans l’île ses voyageurs.

Le bras de la rivière (qu’on appelle le bras mort), sur lequeldonne ce ponton à consommations, semblait dormir tant le courantétait faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, depodoscaphes, de gigs, d’embarcations de toute forme et de toutenature, filaient sur l’onde immobile, se croisant, se mêlant,s’abordant, s’arrêtant brusquement d’une secousse des bras pours’élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, etglisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.

Il en arrivait d’autres sans cesse : les unes de Chatou, enamont ; les autres de Bougival, en aval ; et des riresallaient sur l’eau d’une barque à l’autre, des appels, desinterpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient àl’ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps ;et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageraient,les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreusess’épanouissaient à l’arrière des canots.

Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel ; l’airsemblait plein d’une gaieté brûlante ; aucun frisson de brisene remuait les feuilles des saules et des peupliers.

Là-bas, en face, l’inévitable Mont-Valérien étageait dans lalumière crue ses talus fortifiés ; tandis qu’à droite,l’adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve,s’arrondissait en demi-cercle, laissant passer par place, à traversla verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanchesmurailles des maisons de campagne.

Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulaitsous les arbres géants qui font de ce coin d’île le plus délicieuxparc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seinsdémesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré defard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées,sanglées en des robes extravagantes, traînaient sur les fraisgazons le mauvais goût criard de leurs toilettes ; tandis qu’àcôté d’elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements degravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, desbadines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiseriede leur sourire.

L’île est étranglée juste à la Grenouillère et, sur l’autrebord, où un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens deCroissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d’écume,roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers,en uniforme d’artilleurs, est campé sur cette berge, et lessoldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient coulerl’eau.

Dans l’établissement flottant, c’était une cohue rieuse ethurlante. Les tables de bois, où les consommations répanduesfaisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verresà moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cettefoule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau enarrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes,s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel auxbrutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaientpayer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre lestables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon decanotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe deflanelle.

Un d’eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et desmains ; quatre couples bondissaient un quadrille ; et desjeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraientsemblé comme il faut si la tare, malgré tout, n’eût apparu.

Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toutela crapulerie distinguée, toute la moisissure de la sociétéparisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimesjournalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiersvéreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohueinterlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitiéperdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons,procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, àl’air matamore qui semble dire : « Le premier qui me traite degredin, je le crève. »

Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie debazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour,et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir desréputations vermoulues que les coups d’épée et les balles depistolet ne font que crever davantage.

Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaquedimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissentchaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s’ymontrent ; quelques naïfs s’y égarent.

C’est, avec raison, nommé la Grenouillère. À côté du radeaucouvert où l’on boit et, tout près du « Pot-à-Fleurs », on sebaigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantesviennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Lesautres, dédaigneuses, bien qu’amplifiées par le coton, étayées deressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, regardent d’un airméprisant barboter leurs sœurs.

Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquerleur tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme descitrouilles, noueux comme des branches d’olivier, courbés en avantou rejetés en arrière par l’ampleur du ventre et, invariablementlaids, ils sautent dans l’eau qui rejaillit jusque sur les buveursdu café.

Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante etmalgré le voisinage de l’eau, une chaleur suffocante emplissait celieu. Les émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l’odeurdes corps et à celle des parfums violents dont la peau desmarchandes d’amour est pénétrée et qui s’évaporaient dans cettefournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arômeléger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait,qu’on retrouvait toujours, comme si quelque main cachée eût secouédans l’air une houppe invisible.

Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessantdes barques tirait les yeux. Les canotières s’étalaient dans leurfauteuil en face de leurs mâles aux forts poignets, et ellesconsidéraient avec mépris les quêteuses de dîners rôdant parl’île.

Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse,les amis descendus à terre poussaient des cris, et tout le public,subitement pris de folie, se mettait à hurler.

Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cessedes barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient et, àmesure qu’on reconnaissait les visages, d’autres vociférationspartaient.

Un canot, couvert d’une tente et monté par quatre femmes,descendait lentement le courant. Celle qui ramait était petite,maigre, fanée, vêtue d’un costume de mousse avec ses cheveuxrelevés sous un chapeau ciré. En face d’elle, une grosse blondehabillée en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenaitcouchée sur le dos au fond du bateau, les jambes en l’air sur lebanc des deux côtés de la rameuse, et elle fumait une cigarette,tandis qu’à chaque effort des avirons sa poitrine et son ventrefrémissaient, ballottés par la secousse. Tout à l’arrière, sous latente, deux belles filles grandes et minces, l’une brune et l’autreblonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurscompagnes.

Un cri partit de la Grenouillère : « V’là Lesbos ! » et,tout à coup, ce fut une clameur furieuse ; une bousculadeeffrayante eut lieu ; les verres tombaient ; on montaitsur les tables ; tous, dans un délire de bruit, vociféraient :« Lesbos ! Lesbos ! Lesbos ! » Le cri roulait,devenait indistinct, ne formait plus qu’une sorte de hurlementeffroyable, puis, soudain, il semblait s’élancer de nouveau, monterpar l’espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage épais desgrands arbres, s’étendre aux lointains coteaux, aller jusqu’ausoleil.

La rameuse, devant cette ovation, s’était arrêtéetranquillement. La grosse blonde étendue au fond du canot tourna latête d’un air nonchalant, se soulevant sur les coudes et les deuxbelles filles, à l’arrière, se mirent à rire en saluant lafoule.

Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l’établissementflottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaientleurs mouchoirs, et toutes les voix, aiguës, ou graves, criaientensemble : « Lesbos ! » On eût dit que ce peuple, ce ramassisde corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent lecanon quand un amiral passe sur leur front.

La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot desfemmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peuplus loin.

M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sapoche et, de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse,pâlie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle leregardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui,semblait exaspéré, comme soulevé par une jalousie d’homme, par unefureur profonde, instinctive, désordonnée. Il balbutia, les lèvrestremblantes d’indignation :

« C’est honteux ! on devrait les noyer comme des chiennesavec une pierre au cou. »

Mais Madeleine, brusquement, s’emporta ; sa petite voixaigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pourplaider sa propre cause :

« Est-ce que ça te regarde, toi ? Ne sont-elles pas libresde faire ce qu’elles veulent, puisqu’elles ne doivent rien àpersonne ? Fiche-nous la paix avec tes manières et mêle-toi detes affaires… »

Mais il lui coupa la parole.

« C’est la police que ça regarde et je les ferai flanquer àSaint-Lazare, moi ! »

Elle eut un soubresaut :

– Toi ?

– Oui, moi ! Et, en attendant, je te défends de leurparler, tu entends, je te le défends. »

Alors elle haussa les épaules e,t calmée tout à coup :

« Mon petit, je ferai ce qui me plaira ; si tu n’es pascontent, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n’est-cepas ? Alors tais-toi. »

Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouchecrispée et la respiration rapide.

À l’autre bout du grand café de bois, les quatre femmesfaisaient leur entrée. Les deux costumées en homme marchaientdevant : l’une maigre, pareille à un garçonnet vieillot avec desteintes jaunes sur les tempes ; l’autre, emplissant de sagraisse ses vêtements de flanelle blanche, bombant de sa croupe lelarge pantalon, se balançant comme une oie grasse, ayant lescuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux amies lessuivaient et la foule des canotiers venait leur serrer lesmains.

Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord del’eau, et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.

Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait commed’une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, etl’on chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés defurieuses jalousies féminines, et des visites secrètes de femmesconnues, d’actrices, à la petite maison du bord de l’eau.

Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu lagendarmerie, et le brigadier, suivi d’un homme, était venu faireune enquête. La mission était délicate ; on ne pouvait, ensomme, rien reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à laprostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu prèsla nature des délits soupçonnés, avait interrogé à l’aventure, etfait un rapport monumental concluant à l’innocence.

On en avait ri jusqu’à Saint-Germain.

Elles traversaient à petits pas, comme des reines,l’établissement de la Grenouillère ; et elles semblaientfières de leur célébrité, heureuses des regards fixés sur elles,supérieures à cette foule, à cette tourbe, à cette plèbe.

Madeleine et son amant les regardaient venir et, dans l’œil dela fille, une flamme s’allumait.

Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleinecria : « Pauline ! » La grosse se retourna, s’arrêta, tenanttoujours le bras de son moussaillon femelle.

« Tiens ! Madeleine… Viens donc me parler ma chérie. »

Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse ;mais elle lui dit d’un tel air : « Tu sais, mon p’tit, tu peuxfiler », qu’il se tut et resta seul.

Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Desgaietés heureuses passaient sur leurs lèvres ; elles parlaientvite ; et Pauline, par instants, regardait Paul à la dérobéeavec un sourire narquois et méchant.

À la fin, n’y tenant plus, il se leva soudain et fut près d’elled’un élan, tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine parles épaules : « Viens, je le veux, dit-il, je t’ai défendu deparler à ces gueuses. »

Mais Pauline éleva la voix et se mit à l’engueuler avec sonrépertoire de poissarde. On riait alentour ; ons’approchait ; on se haussait sur le bout des pieds afin demieux voir, et lui restait interdit sous cette pluie d’injuresfangeuses ; il lui semblait que les mots sortant de cettebouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures et,devant le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas,et s’accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné auxtrois femmes victorieuses.

Il resta là, regardant l’eau, et parfois, avec un geste rapide,comme s’il l’eût arrachée, il enlevait d’un doigt nerveux une larmeformée au coin de son œil.

C’est qu’il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré sesinstincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Ilétait tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux.D’une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisonsexquises, idéales et passionnées ; et voilà que ce petitcriquet de femme, bête, comme toutes les filles, d’une bêtiseexaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l’avait pris,captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissaitcet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cetteforce inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne saitd’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé auxpieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique sonpouvoir fatal et souverain.

Et là, derrière son dos, il sentait qu’une chose infâmes’apprêtait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire ? Ille savait bien, mais ne le pouvait pas.

Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à laligne immobile.

Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petitpoisson d’argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya deretirer son hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain ;alors, pris d’impatience, il se mit à tirer, et tout le gosiersaignant de la bête sortit avec un paquet d’entrailles. Et Paulfrémit, déchiré lui-même jusqu’au cœur ; il lui sembla que cethameçon c’était son amour et que, s’il fallait l’arracher, tout cequ’il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d’un ferrecourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait lefil.

Une main se posa sur son épaule ; il eut un sursaut, setourna ; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrentpas ; et elle s’accouda comme lui à la balustrade, les yeuxfixés sur la rivière.

Il cherchait ce qu’il devait dire et ne trouvait rien. Il neparvenait même pas à démêler ce qui se passait en lui ; toutce qu’il éprouvait, c’était une joie de la sentir là, près de lui,revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, detout permettre pourvu qu’elle ne le quittât point.

Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d’une voixtrès douce : « Veux-tu que nous nous en allions ? Il feraitmeilleur dans le bateau. »

Elle répondit : « Oui, mon chat. »

Et il l’aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrantles mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans lesyeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s’embrassèrent denouveau.

Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la riveplantée de saules, couverte d’herbes, baignée et tranquille dans latiédeur de l’après-midi.

Lorsqu’ils furent revenus au restaurant Grillon, il était àpeine six heures ; alors, laissant leur yole, ils partirent àpied dans l’île, vers Bezons, à travers les prairies, le long deshauts peupliers qui bordent le fleuve.

Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis defleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumièrerousse et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, lesflottantes exhalaisons de l’herbe se mêlaient aux humides senteursdu fleuve, imprégnaient l’air d’une langueur tendre, d’un bonheurléger, comme d’une vapeur de bien-être.

Une molle défaillance venait aux cœurs et une espèce decommunion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague etmystérieux frisson de vie épandue, avec cette poésie pénétrante,mélancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses,s’épanouir, révélée aux sens en cette heure douce etrecueillie.

Il sentait tout cela, lui ; mais elle ne le comprenait pas,elle. Ils marchaient côte à côte ; et soudain, lasse de setaire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et faussequelque chose qui courait les rues, un air traînant dans lesmémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmoniedu soir.

Alors il la regarda et il sentit entre eux un infranchissableabîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peubissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons,essayant des roulades, osant des trilles.

Son petit front étroit, qu’il aimait tant, était donc vide,vide ! Il n’y avait là-dedans que cette musique deserinette ; et les pensées qui s’y formaient par hasardétaient pareilles à cette musique. Elle ne comprenait rien delui ; ils étaient plus séparés que s’ils ne vivaient pasensemble. Ses baisers n’allaient donc jamais plus loin que leslèvres ?

Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il futremué jusqu’aux moelles et, ouvrant les bras, dans un redoublementd’amour, il l’étreignit passionnément.

Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, enmurmurant par compensation : « Va, je t’aime bien, mon chat. »

Mais il la saisit par la taille et, pris de folie, l’entraîna encourant et il l’embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou,tout en sautant d’allégresse. Ils s’abattirent, haletants, au piedd’un buisson incendié par les rayons du soleil couchant et, avantd’avoir repris haleine, ils s’unirent, sans qu’elle comprît sonexaltation.

Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, àtravers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot montépar les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit car elle seredressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria : « A cesoir ! »

Madeleine répondit : « A ce soir ! »

Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.

Et ils rentrèrent pour dîner.

Ils s’installèrent sous une des tonnelles au bord de l’eau et semirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta unebougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d’unelueur faible et vacillante ; et l’on entendait à tout momentles explosions de cris des canotiers dans la grande salle dupremier.

Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine,lui dit : « Je me sens très fatigué, ma mignonne ; si tu veux,nous nous coucherons de bonne heure. »

Mais elle avait compris la ruse et elle lui lança ce regardénigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond del’œil de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit : « Tute coucheras si tu veux, moi j’ai promis d’aller au bal de laGrenouillère. »

Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voileles plus horribles souffrances, mais il répondit d’un ton caressantet navré : « Si tu étais bien gentille nous resterions tous lesdeux. » Elle fit « non » de la tête, sans ouvrir la bouche. Ilinsista : « Je t’en prie ! ma bichette. » Alors elle rompitbrusquement : « Tu sais ce que je t’ai dit. Si tu n’es pas content,la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi, j’aipromis ; j’irai. »

Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans sesmains, et resta là, rêvant douloureusement.

Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ilsrepartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.

Madeleine dit à Paul : « Si tu ne viens pas, décide-toi, jedemanderai à un de ces messieurs de me conduire. »

Paul se leva : « Allons ! » murmura-t-il.

Et ils partirent.

La nuit était noire, pleine d’astres, parcourue par une haleineembrasée, par un souffle pesant, chargé d’ardeurs, defermentations, de germes vifs qui, mêlés à la brise,l’alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude,faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblaitépaissie et lourde.

Les yoles se mettaient en route, portant à l’avant une lanternevénitienne. On ne distinguait point les embarcations, maisseulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants,pareils à des lucioles en délire ; et des voix couraient dansl’ombre de tous côtés.

La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quandun bateau lancé passait près d’eux, ils apercevaient soudain le dosblanc du canotier éclairé par sa lanterne.

Lorsqu’ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillèreleur apparut dans le lointain. L’établissement en fête était ornéde girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappesde lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques grosbachots représentant des dômes, des pyramides, des monumentscompliqués en feux de toutes nuances. Des festons enflamméstraînaient jusqu’à l’eau ; et quelquefois un falot rouge oubleu, au bout d’une immense canne à pêche invisible, semblait unegrosse étoile balancée.

Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café,éclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont letronc se détachait en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux,sur le noir profond des champs et du ciel.

L’orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait auloin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit denouveau chanter Madeleine.

Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faireun tour dans l’île ; mais il dut céder.

L’assistance s’était épurée. Les canotiers, presque seuls,restaient avec quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunesgens flanqués de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan,majestueux dans un habit noir fatigué, promenait en tous sens satête ravagée de vieux marchand de plaisirs publics à bonmarché.

La grosse Pauline et ses compagnes n’étaient pas là ; etPaul respira.

On dansait : les couples face à face cabriolaient éperdument,jetaient leurs jambes en l’air jusqu’au nez des vis-à-vis.

Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans unenveloppement de jupes révélant leurs dessous. Leurs piedss’élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante,et elles balançaient leurs ventres, frétillaient de la croupe,secouaient leurs seins, répandant autour d’elles une senteurénergique de femmes en sueur.

Les mâles s’accroupissaient comme des crapauds avec des gestesobscènes, se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient laroue sur les mains, ou bien, s’efforçant d’être drôles,esquissaient des manières avec une grâce ridicule.

Une grosse bonne et deux garçons servaient lesconsommations.

Ce café-bateau, couvert seulement d’un toit, n’ayant aucunecloison qui le séparât du dehors, la danse échevelée s’étalait enface de la nuit pacifique et du firmament poudré d’astres.

Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s’éclairercomme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s’étendit,s’accentua, envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grandcercle lumineux, d’une lumière pâle et blanche. Puis quelque chosede rouge apparut, grandit, d’un rouge ardent comme un métal surl’enclume. Cela se développait lentement en rond, semblait sortirde la terre ; et la lune, se détachant bientôt de l’horizon,monta doucement dans l’espace. À mesure qu’elle s’élevait, sanuance pourpre s’atténuait, devenait jaune, d’un jaune clair,éclatant ; et l’astre paraissait diminuer à mesure qu’ils’éloignait.

Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cettecontemplation, oubliant sa maîtresse. Quand il se retourna, elleavait disparu.

Il la chercha mais ne la trouva pas. Il parcourait les tablesd’un œil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l’unet l’autre. Personne ne l’avait vue.

Il errait ainsi, martyrisé d’inquiétude, quand un des garçonslui dit : « C’est madame Madeleine que vous cherchez ? Ellevient de partir tout à l’heure en compagnie de madame Pauline. »Et, au même moment Paul apercevait, debout à l’autre extrémité ducafé, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liées parla taille et qui le guettaient en chuchotant.

Il comprit et, comme un fou, s’élança dans l’île.

Il courut d’abord vers Chatou mais, devant la plaine, ilretourna sur ses pas. Alors il se mit à fouiller l’épaisseur destaillis, à vagabonder éperdument, s’arrêtant parfois pourécouter.

Les crapauds, par tout l’horizon, lançaient leur note métalliqueet courte.

Vers Bougival un oiseau inconnu modulait quelques sons quiarrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la luneversait une molle clarté, comme une poussière de ouate ; ellepénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l’écorceargentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommetsfrémissants des grands arbres. La grisante poésie de cette soiréed’été entrait dans Paul malgré lui, traversait son angoisseaffolée, remuait son cœur avec une ironie féroce, développantjusqu’à la rage en son âme douce et contemplative ses besoinsd’idéale tendresse, d’épanchements passionnés dans le sein d’unefemme adorée et fidèle.

Il fut contraint de s’arrêter, étranglé par des sanglotsprécipités, déchirants.

La crise passée, il repartit.

Soudain, il reçut comme un coup de couteau ; ons’embrassait, là, derrière ce buisson. Il y courut ; c’étaitun couple d’amoureux, dont les deux silhouettes s’éloignèrentvivement à son approche, enlacées, unies dans un baiser sansfin.

Il n’osait pas appeler, sachant bien qu’Elle ne répondraitpoint ; et il avait aussi une peur affreuse de les découvrirtout à coup.

Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants dupiston, les rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon luitiraillaient le cœur, exaspérant sa souffrance. La musique enragée,boitillante, courait sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôtgrossie dans un souffle passager de brise.

Tout à coup il se dit qu’Elle était revenue peut-être ?

Oui ! elle était revenue ! pourquoi pas ? Ilavait perdu la tête sans raison, stupidement emporté par sesterreurs, par les soupçons désordonnés qui l’envahissaient depuisquelque temps.

Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversentparfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.

D’un coup d’œil il parcourut la salle. Elle n’était pas là. Ilfit le tour des tables et, brusquement, se trouva de nouveau face àface avec les trois femmes. Il avait apparemment une figuredésespérée et drôle car toutes trois ensemble éclatèrent degaieté.

Il se sauva, repartit dans l’île, se rua à travers les taillis,haletant. Puis il écouta de nouveau. Il écouta longtemps car sesoreilles bourdonnaient ; mais, enfin, il crut entendre un peuplus loin un petit rire perçant qu’il connaissait bien ; et ilavança tout doucement, rampant, écartant les branches, la poitrinetellement secouée par son cœur qu’il ne pouvait respirer.

Deux voix murmuraient des paroles qu’il n’entendait pas encore.Puis elles se turent.

Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de nepas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passionfurieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre letrain, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Maisson image brusquement l’envahit et il l’aperçut dans sa penséequand elle s’éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressaitcâline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveuxrépandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore etses lèvres ouvertes pour le premier baiser ; et le souvenirsubit de cette caresse matinale l’emplit d’un regret frénétique etd’un désir forcené.

On parlait de nouveau ; et il s’approcha, courbé en deux.Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui !Un cri ! Un de ces cris d’amour qu’il avait appris à connaîtreaux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore,toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoirconscience de rien … et il les vit.

Oh ! si c’eût été un homme, l’autre ! mais cela !cela ! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et ilrestait là, anéanti, bouleversé comme s’il eût découvert tout àcoup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux,une immonde profanation.

Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petitpoisson dont il avait vu arracher les entrailles…

Mais Madeleine murmura : « Pauline ! » du même tonpassionné qu’elle disait : « Paul ! » et il fut traversé d’unetelle douleur qu’il s’enfuit de toutes ses forces.

Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et setrouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé parla lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons où sejouait la lumière. La berge haute dominait l’eau comme une falaise,laissant à son pied une large bande obscure où les remouss’entendaient dans l’ombre.

Sur l’autre rive, les maisons de campagne de Croissys’étageaient en pleine clarté.

Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers unsouvenir ; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, ettoutes les choses, son existence même, lui apparaissaientvaguement, lointaines, oubliées, finies. Le fleuve était là.Comprit-il ce qu’il faisait ? Voulut-il mourir ? Il étaitfou. Il se retourna cependant vers l’île, vers Elle ; et, dansl’air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaibliset obstinés du bastringue, il lança d’une voix désespérée,suraiguë, surhumaine, un effroyable cri : « Madeleine ! »

Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courutpar tout l’horizon.

Puis, d’un bond formidable, d’un bond de bête, il sauta dans larivière. L’eau jaillit, se referma, et, de la place où il avaitdisparu, une succession de grands cercles partit, élargissantjusqu’à l’autre berge leurs ondulations brillantes.

Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa : « C’estPaul. » Un soupçon surgit en son âme. « Il s’est noyé », dit-elle.Et elle s’élança vers la rive ou la grosse Pauline larejoignit.

Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait surplace. Un des bateliers ramait, l’autre enfonçait dans l’eau ungrand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria : «Que faites-vous ? Qu’y a-t-il ? » Une voix inconnuerépondit : « C’est un homme qui vient de se noyer. »

Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, hagardes,suivaient les évolutions de la barque. La musique de laGrenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner encadence les mouvements des sombres pêcheurs ; et la rivièrequi cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.

Les recherches se prolongeaient. L’attente horrible faisaitgrelotter Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un deshommes annonça : « Je le tiens ! » Et il fit remonter salongue gaffe doucement, tout doucement. Puis quelque chose de grosapparut à la surface de l’eau. L’autre marinier quitta ses rames,et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, lafirent culbuter dans leur bateau.

Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairéeet basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaientaussi.

Dès qu’elle le vit, Madeleine recula d’horreur. Sous la lumièrede la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, sonnez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermes et raidis étaientaffreux. Une espèce d’enduit noirâtre et liquide couvrait tout soncorps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par lelimon une eau sale coulait sans cesse.

Les deux hommes l’examinèrent.

« Tu le connais ? » dit l’un.

L’autre, le passeur de Croissy, hésitait : « Oui, il me semblebien que j’ai vu cette tête-là ; mais tu sais, comme ça, on nereconnaît pas très bien. » Puis, soudain :

– Mais c’est monsieur Paul !

– Qui ça, monsieur Paul ? demanda son camarade.

Le premier reprit :

« Mais M. Paul Baron, le fils du sénateur, ce p’tit qu’était siamoureux. »

L’autre ajouta philosophiquement :

« Eh bien, il a fini de rigoler maintenant ; c’est dommagetout de même quand on est riche ! »

Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s’approcha ducorps et demanda : « Est-ce qu’il est bien mort ? tout àfait ? »

Les hommes haussèrent les épaules : « Oh ! après cetemps-là ! pour sûr ! »

Puis l’un d’eux interrogea :

– C’est chez Grillon qu’il logeait.

– Oui, reprit l’autre ; faut le reconduire, y aura de labraise.

Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s’éloignantlentement à cause du courant rapide ; et longtemps encoreaprès qu’on ne les vit plus de la place où les femmes étaientrestées, on entendit tomber dans l’eau les coups réguliers desavirons.

Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, lacâlina, l’embrassa longtemps, la consola : « Que veux-tu, ce n’estpoint ta faute, n’est-ce pas ? On ne peut pourtant pasempêcher les hommes de faire des bêtises. Il l’a voulu, tant pispour lui, après tout ! » Puis, la relevant : « Allons, machérie, viens-t’en coucher à la maison : tu ne peux pas rentrerchez Grillon ce soir. » Elle l’embrassa de nouveau : « Va, nous teguérirons », dit-elle.

Madeleine se releva et, pleurant toujours, mais avec dessanglots affaiblis, la tête sur l’épaule de Pauline, comme réfugiéedans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plusconfiante, elle partit à tout petits pas.

Share