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La Mare au Diable

La Mare au Diable

de George Sand

Notice

Quand j’ai commencé, par la Mare au Diable, une série de romans champêtres que je me proposais de réunir sous le titre de Veillées du Chanvreur, je n’ai eu aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature.Personne ne fait une révolution à soi tout seul, et il en est,surtout dans les arts, que l’humanité accomplit sans trop savoir comment, parce que c’est tout le monde qui s’en charge. Mais ceci n’est pas applicable au roman de mœurs rustiques : il a existé de tout temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt maniérées, tantôt naïves. Je l’ai dit, et dois le répéter ici, le rêve de la vie champêtre a été de tout temps l’idéal des villes et même celui des cours. Je n’ai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramène l’homme civilisé aux charmes de la vie primitive. Je n’ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une nouvelle manière. On me l’a cependant affirmé dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne à quoi m’en tenir sur mes propres desseins, et je m’étonne toujours que la critique en cherche si long, quand l’idée la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les productions de l’art doivent l’être. Pour la Mare au Diable en particulier, le fait que j’ai rapporté dans l’avant-propos, une gravure d’Holbein, qui m’avait frappé, unescène réelle que j’eus sous les yeux dans le même moment, au tempsdes semailles, voilà tout ce qui m’a poussé à écrire cette histoiremodeste, placée au milieu des humbles paysages que je parcouraischaque jour. Si on me demande ce que j’ai voulu faire, je répondraique j’ai voulu faire une chose très touchante et très simple, etque je n’ai pas réussi à mon gré. J’ai bien vu, j’ai bien senti lebeau dans le simple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ceque l’artiste peut espérer de mieux, c’est d’engager ceux qui ontdes yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres,voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtoutdans ce qu’ils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peudans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature.

Nohant, 12 avril 1851. George Sand.

I. L’auteur au lecteur

Àla sueur de ton visaige

Tu gagnerois ta pauvre vie,

Après long travail et usaige,

Voicy la mort qui te convie.

 

Ce quatrain en vieux français, placéau-dessous d’une composition d’Holbein, est d’une tristesseprofonde dans sa naïveté. La gravure représente un laboureurconduisant sa charrue au milieu d’un champ. Une vaste campagnes’étend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleil secouche derrière la colline. C’est la fin d’une rude journée detravail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons.L’attelage de quatre chevaux qu’il pousse en avant est maigre,exténué ; le soc s’enfonce dans un fonds raboteux et rebelle.Un seul être est allègre et ingambe dans cette scène de sueur etusaige. C’est un personnage fantastique, un squelette arméd’un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux effrayés etles frappe, servant ainsi de valet de charrue au vieux laboureur.C’est la mort, ce spectre qu’Holbein a introduit allégoriquementdans la succession de sujets philosophiques et religieux, à la foislugubres et bouffons, intitulée les Simulacres de la mort.

Dans cette collection, ou plutôt dans cettevaste composition où la mort, jouant son rôle à toutes les pages,est le lien et la pensée dominante, Holbein a fait comparaître lessouverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes,les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, lesguerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde deson temps et du nôtre, et partout le spectre de la mort raille,menace et triomphe. D’un seul tableau elle est absente. C’est celuioù le pauvre Lazare, couché sur un fumier à la porte du riche,déclare qu’il ne la craint pas, sans doute parce qu’il n’a rien àperdre et que sa vie est une mort anticipée.

Cette pensée stoïcienne du christianismedemi-païen de la Renaissance est-elle bien consolante, et les âmesreligieuses y trouvent-elles leur compte ? L’ambitieux, lefourbe, le tyran, le débauché, tous ces pécheurs superbes quiabusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont êtrepunis, sans doute ; mais l’aveugle, le mendiant, le fou, lepauvre paysan, sont-ils dédommagés de leur longue misère par laseule réflexion que la mort n’est pas un mal pour eux ?Non ! Une tristesse implacable, une effroyable fatalité pèsesur l’œuvre de l’artiste. Cela ressemble à une malédiction amèrelancée sur le sort de l’humanité.

C’est bien là la satire douloureuse, lapeinture vraie de la société qu’Holbein avait sous les yeux. Crimeet malheur, voilà ce qui le frappait ; mais nous, artistesd’un autre siècle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dansla pensée de la mort la rémunération de l’humanité présente ?L’invoquerons-nous comme le châtiment de l’injustice et ledédommagement de la souffrance ?

Non, nous n’avons plus affaire à la mort, maisà la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salutacheté par un renoncement forcé ; nous voulons que la vie soitbonne, parce que nous voulons qu’elle soit féconde. Ilfaut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne seréjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soientheureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminelet maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé,sache qu’il travaille à l’œuvre de vie, et non qu’il se réjouissede ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin que la mort nesoit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la consolation de ladétresse. Dieu ne l’a destinée ni à punir, ni à dédommager de lavie ; car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être unrefuge où il soit permis d’envoyer ceux qu’on ne veut pas rendreheureux.

Certains artistes de notre temps, jetant unregard sérieux sur ce qui les entoure, s’attachent à peindre ladouleur, l’abjection de la misère, le fumier de Lazare.Ceci peut être du domaine de l’art et de la philosophie ;mais, en peignant la misère si laide, si avilie, parfois sivicieuse et si criminelle, leur but est-il atteint, et l’effet enest-il salutaire, comme ils le voudraient ? Nous n’osons pasnous prononcer là-dessus. On peut nous dire qu’en montrant cegouffre creusé sous le sol fragile de l’opulence, ils effraient lemauvais riche, comme, au temps de la danse macabre, on luimontrait sa fosse béante et la mort prête à l’enlacer dans ses brasimmondes. Aujourd’hui on lui montre le bandit crochetant sa porteet l’assassin guettant son sommeil. Nous confessons que nous necomprenons pas trop comment on le réconciliera avec l’humanitéqu’il méprise, comment on le rendra sensible aux douleurs du pauvrequ’il redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du forçatévadé et du rôdeur de nuit. L’affreuse mort, grinçant des dents etjouant du violon dans les images d’Holbein et de ses devanciers,n’a pas trouvé moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers etde consoler les victimes. Est-ce que notre littérature neprocéderait pas un peu en ceci comme les artistes du Moyenâge et de la Renaissance ?

Les buveurs d’Holbein remplissent leurs coupesavec une sorte de fureur pour écarter l’idée de la mort qui,invisible pour eux, leur sert d’échanson. Les mauvais richesd’aujourd’hui demandent des fortifications et des canons pourécarter l’idée d’une jacquerie que l’art leur montre, travaillantdans l’ombre, en détail, en attendant le moment de fondre surl’état social. L’église du Moyen âgerépondait aux terreurs des puissants de la terre par la vente desindulgences. Le gouvernement d’aujourd’hui calme l’inquiétude desriches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geôliers,de baïonnettes et de prisons.

Albert Dürer, Michel-Ange, Holbein, Callot,Goya, ont fait de puissantes satires des maux de leur siècle et deleur pays. Ce sont des œuvres immortelles, des pages historiquesd’une valeur incontestable ; nous ne voulons pas dénier auxartistes le droit de sonder les plaies de la société et de lesmettre à nu sous nos yeux ; mais n’y a-t-il pas autre chose àfaire maintenant que la peinture d’épouvante et de menace ?Dans cette littérature de mystères d’iniquité, que le talent etl’imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les figuresdouces et suaves que les scélérats à effet dramatique. Celles-làpeuvent entreprendre et amener des conversions, les autres fontpeur, et la peur ne guérit pas l’égoïsme, elle l’augmente.

Nous croyons que la mission de l’art est unemission de sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devraitremplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, et quel’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle deproposer quelques mesures de prudence et de conciliation pouratténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures. Son but devrait êtrede faire aimer les objets de sa sollicitude et, au besoin, je nelui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L’art n’est pasune étude de la réalité positive ; c’est une recherche de lavérité idéale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utileet plus sain à l’âme que Le Paysan perverti et Les Liaisonsdangereuses.

Lecteur, pardonnez-moi ces réflexions, etveuillez les accepter en manière de préface. Il n’y en aura pointdans l’historiette que je vais vous raconter, et elle sera sicourte et si simple que j’avais besoin de m’en excuser d’avance, envous disant ce que je pense des histoires terribles.

C’est à propos d’un laboureur que je me suislaissé entraîner à cette digression. C’est l’histoire d’unlaboureur précisément que j’avais l’intention de vous dire et queje vous dirai tout à l’heure.

II. Le labour

Je venais de regarder longtemps et avec uneprofonde mélancolie le laboureur d’Holbein, et je me promenais dansla campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée ducultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces etses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se faitarracher les trésors de sa fécondité, lorsqu’un morceau de pain leplus noir et le plus grossier est, à la fin de la journée, l’uniquerécompense et l’unique profit attachés à un si dur labeur.Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, cesbestiaux orgueilleux qui s’engraissent dans les longues herbes,sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la fatigueet de l’esclavage du plus grand nombre. L’homme de loisir n’aime engénéral pour eux-mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni lespectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent seconvertir en pièces d’or pour son usage. L’homme de loisir vientchercher un peu d’air et de santé dans le séjour de la campagne,puis il retourne dépenser dans les grandes villes le fruit dutravail de ses vassaux.

De son côté, l’homme du travail est tropaccablé, trop malheureux et trop effrayé de l’avenir, pour jouir dela beauté des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour luiaussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux superbes,représentent des sacs d’écus dont il n’aura qu’une faible part,insuffisante à ses besoins, et que, pourtant, il faut remplir,chaque année, ces sacs maudits, pour satisfaire le maître et payerle droit de vivre parcimonieusement et misérablement sur sondomaine.

Et pourtant, la nature est éternellementjeune, belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tousles êtres, à toutes les plantes, qu’on laisse s’y développer àsouhait. Elle possède le secret du bonheur, et nul n’a su le luiravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant lascience de son labeur et travaillant de ses mains, puisant lebien-être et la liberté dans l’exercice de sa force intelligente,aurait le temps de vivre par le cœur et par le cerveau, decomprendre son œuvre et d’aimer celle de Dieu. L’artiste a desjouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproductiondes beautés de la nature ; mais, en voyant la douleur deshommes qui peuplent ce paradis de la terre, l’artiste au cœur droitet humain est troublé au milieu de sa jouissance. Le bonheur seraitlà où l’esprit, le cœur et les bras, travaillant de concert sousl’œil de la Providence, une sainte harmonie existerait entre lamunificence de Dieu et les ravissements de l’âme humaine. C’estalors qu’au lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans sonsillon, le fouet à la main, le peintre d’allégories pourrait placerà ses côtés un ange radieux, semant à pleines mains le blé béni surle sillon fumant.

Et le rêve d’une existence douce, libre,poétique, laborieuse et simple pour l’homme des champs, n’est passi difficile à concevoir qu’on doive le reléguer parmi leschimères. Le mot triste et doux de Virgile : « O heureuxl’homme des champs s’il connaissait son bonheur » est unregret ; mais, comme tous les regrets, c’est aussi uneprédiction. Un jour viendra où le laboureur pourra être aussi unartiste, sinon pour exprimer (ce qui importera assez peu alors), dumoins pour sentir le beau. Croit-on que cette mystérieuse intuitionde la poésie ne soit pas en lui déjà à l’état d’instinct et devague rêverie ? Chez ceux qu’un peu d’aisance protège dèsaujourd’hui, et chez qui l’excès du malheur n’étouffe pas toutdéveloppement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti etapprécié est à l’état élémentaire ; et, d’ailleurs, si du seinde la douleur et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjàélevées, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusifdes fonctions de l’âme ? Sans doute cette exclusion est lerésultat général d’un travail excessif et d’une misèreprofonde ; mais qu’on ne dise pas que quand l’hommetravaillera modérément et utilement, il n’y aura plus que demauvais ouvriers et de mauvais poètes. Celui qui puise de noblesjouissances dans le sentiment de la poésie est un vrai poète,n’eût-il pas fait un vers dans toute sa vie.

Mes pensées avaient pris ce cours, et je nem’apercevais pas que cette confiance dans l’éducabilité de l’hommeétait fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchaissur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train depréparer pour la semaille prochaine. L’arène était vaste commecelle du tableau d’Holbein. Le paysage était vaste aussi etencadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approchesde l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux, où des pluiesrécentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d’eauque le soleil faisait briller comme de minces filets d’argent. Lajournée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte parle tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère. Dans le hautdu champ un vieillard, dont le dos large et la figure sévèrerappelaient celui d’Holbein, mais dont les vêtements n’annonçaientpas la misère, poussait gravement son areau de forme antique,traîné par deux bœufs tranquilles, à la robe d’un jaune pâle,véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peumaigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleursqu’une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dansnos campagnes, et qui, privés l’un de l’autre, se refusent autravail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin.Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fablel’amitié du bœuf pour son camarade d’attelage. Qu’ils viennent voirau fond de l’étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de saqueue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi etdédain sur la nourriture qu’on lui présente, les yeux toujourstournés vers la porte en grattant du pied la place vide à sescôtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon aportés, et l’appelant sans cesse avec de déplorables mugissements.Le bouvier dira : « C’est une paire de bœufsperdue ; son frère est mort et celui-là ne travaillera plus.Il faudrait pouvoir l’engraisser pour l’abattre ; mais il neveut pas manger et bientôt il sera mort de faim. »

Le vieux laboureur travaillait lentement, ensilence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressaitpas plus que lui ; mais, grâce à la continuité d’un labeursans distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues,son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, quimenait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans uneveine de terres plus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention étaitvéritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. Àl’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonnemine conduisait un attelage magnifique : quatre paires dejeunes animaux à robe sombre mêlée de noir et de fauve à reflets defeu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore letaureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques,ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et del’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la dominationnouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchementliés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguèreabandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travaild’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse etses huit animaux quasi indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme unange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneauqui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintresde la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrueet piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère,armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sousla petite main de l’enfant et faisaient grincer les jougs et lescourroies liés à leur front, en imprimant au timon de violentessecousses. Lorsqu’une racine arrêtait le soc, le laboureur criaitd’une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôtpour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités parcette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre deleurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportantl’areau à travers champs si, de la voix et de l’aiguillon, le jeunehomme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfantgouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d’unevoix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce comme safigure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce :le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et,malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avaitun sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur touteschoses. Quand l’obstacle était surmonté et que l’attelage reprenaitsa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinteviolence n’était qu’un exercice de vigueur et une dépensed’activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples etjetait un regard de contentement paternel sur son enfant qui seretournait pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père defamille entonnait le chant solennel et mélancolique que l’antiquetradition du pays transmet, non à tous les laboureursindistinctement, mais aux plus consommés dans l’art d’exciter et desoutenir l’ardeur des bœufs de travail. Ce chant, dont l’originefut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieusesinfluences ont dû être attribuées jadis, est réputé encoreaujourd’hui posséder la vertu d’entretenir le courage de cesanimaux, d’apaiser leurs mécontentements et de charmer l’ennui deleur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduireen traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger lapeine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre :on n’est point un parfait laboureur si on ne sait chanter auxbœufs, et c’est là une science à part qui exige un goût et desmoyens particuliers.

Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte derécitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière etses intonations fausses selon les règles de l’art musical lerendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau chant, ettellement approprié à la nature du travail qu’il accompagne, àl’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité deshommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail de laterre ne l’eût inventé, et qu’aucun chanteur autre qu’un finlaboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques del’année où il n’y a pas d’autre travail et d’autre mouvement dansla campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissantmonte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalitéparticulière donne une certaine ressemblance. La note finale dechaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissanced’haleine incroyable, monte d’un quart de ton en faussantsystématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en estindicible, et quand on s’est habitué à l’entendre, on ne conçoitpas qu’un autre chant pût s’élever à ces heures et dans ceslieux-là, sans en déranger l’harmonie.

Il se trouvait donc que j’avais sous les yeuxun tableau qui contrastait avec celui d’Holbein, quoique ce fût unescène pareille. Au lieu d’un triste vieillard, un homme jeune etdispos ; au lieu d’un attelage de chevaux efflanqués etharassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents ; aulieu de la mort, un bel enfant ; au lieu d’une image dedésespoir et d’une idée de destruction, un spectacle d’énergie etune pensée de bonheur.

C’est alors que le quatrain français :À la sueur de ton visaige, etc. et le O fortunatos…agricolas de Virgile me revinrent ensemble à l’esprit, etqu’en voyant ce couple si beau, l’homme et l’enfant, accomplir dansdes conditions si poétiques et avec tant de grâce unie à la force,un travail plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitiéprofonde mêlée à un respect involontaire. Heureux lelaboureur ! Oui, sans doute, je le serais à sa place, si monbras, devenu tout d’un coup robuste, et ma poitrine devenuepuissante, pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans quemes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l’harmoniedes couleurs et des sons, la finesse des tons et la grâce descontours, en un mot la beauté mystérieuse des choses ! Etsurtout sans que mon cœur cessât d’être en relation avec lesentiment divin qui a présidé à la création immortelle etsublime.

Mais, hélas ! Cet homme n’a jamaiscompris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendrajamais !… Dieu me préserve de croire qu’ils ne soient passupérieurs aux animaux qu’ils dominent, et qu’ils n’aient pas parinstants une sorte de révélation extatique qui charme leur fatigueet endort leurs soucis ! Je vois sur leurs nobles fronts lesceau du Seigneur, car ils sont nés rois de la terre bien mieux queceux qui la possèdent pour l’avoir payée. Et la preuve qu’ils lesentent, c’est qu’on ne les dépayserait pas impunément, c’estqu’ils aiment ce sol arrosé de leurs sueurs, c’est que le vraipaysan meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champqui l’a vu naître. Mais il manque à cet homme une partie desjouissances que je possède, jouissances immatérielles qui luiseraient bien dues, à lui, l’ouvrier du vaste temple que le cielest seul assez vaste pour embrasser. Il lui manque la connaissancede son sentiment. Ceux qui l’ont condamné à la servitude dès leventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ont ôté laréflexion.

Eh bien ! Tel qu’il est, incomplet etcondamné à une éternelle enfance, il est encore plus beau que celuichez qui la science a étouffé le sentiment. Ne vous élevez pasau-dessus de lui, vous autres qui vous croyez investis du droitlégitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreureffroyable où vous êtes prouve que votre esprit a tué votre cœur etque vous êtes les plus incomplets et les plus aveugles deshommes !… J’aime encore mieux cette simplicité de son âme queles fausses lumières de la vôtre ; et si j’avais à raconter savie, j’aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés douxet touchants, que vous n’avez de mérite à peindre l’abjection oùles rigueurs et les mépris de vos préceptes sociaux peuvent leprécipiter.

Je connaissais ce jeune homme et ce belenfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, toutle monde a la sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sapropre vie, s’il l’avait compris… Quoique paysan et simplelaboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de sesaffections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et jel’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assezlongtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pasécrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite etaussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue.

L’année prochaine, ce sillon sera comblé etcouvert par un sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît latrace de la plupart des hommes dans le champ de l’humanité. Un peude terre l’efface et les sillons que nous avons creusés sesuccèdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetière. Lesillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif qui a pourtantun nom, un nom qui restera si, par une singularité ou une absurditéquelconque, il fait un peu de bruit dans le monde ?…

Eh bien ! Arrachons, s’il se peut, aunéant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’ensaura rien et ne s’en inquiètera guère ; mais j’aurai euquelque plaisir à le tenter.

III. Le père Maurice

– Germain, lui dit un jour son beau-père,il faut pourtant te décider à reprendre femme. Voilà bientôt deuxans que tu es veuf de ma fille, et ton aîné a sept ans. Tuapproches de la trentaine, mon garçon, et tu sais que, passé cetâge-là, dans nos pays, un homme est réputé trop vieux pour rentreren ménage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu’ici ils ne nous ontpoint embarrassés. Ma femme et ma bru les ont soignés de leurmieux, et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà Petit-Pierrequasi élevé ; il pique déjà les bœufs assez gentiment ;il est assez sage pour garder les bêtes au pré, et assez fort pourmener les chevaux à l’abreuvoir. Ce n’est donc pas celui-là quinous gêne ; mais les deux autres, que nous aimons pourtant,Dieu le sait, les pauvres innocents ! nous donnent cette annéebeaucoup de souci. Ma bru est près d’accoucher et elle en a encoreun tout petit sur les bras. Quand celui que nous attendons seravenu, elle ne pourra plus s’occuper de ta petite Solange, etsurtout de ton Sylvain, qui n’a pas quatre ans et qui ne se tientguère en repos ni le jour ni la nuit. C’est un sang vif commetoi : ça fera un bon ouvrier, mais ça fait un terrible enfant,et ma vieille ne court plus assez vite pour le rattraper quand ilse sauve du côté de la fosse ou quand il se jette sous les piedsdes bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde,son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les brasde ma femme. Donc tes enfants nous inquiètent et nous surchargent.Nous n’aimons pas à voir des enfants mal soignés ; et quand onpense aux accidents qui peuvent leur arriver, faute desurveillance, on n’a pas la tête en repos. Il te faut donc uneautre femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon garçon. Je t’aidéjà averti plusieurs fois, le temps se passe, les années net’attendront point. Tu dois à tes enfants et à nous autres, quivoulons que tout aille bien dans la maison, de te remarier au plustôt.

– Eh bien, mon père, répondit le gendre,si vous le voulez absolument, il faudra donc vous contenter. Maisje ne veux pas vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, etque je n’en ai guère plus d’envie que de me noyer. On sait qui onperd et on ne sait pas qui l’on trouve. J’avais une brave femme,une belle femme, douce, courageuse, bonne à ses père et mère, bonneà son mari, bonne à ses enfants, bonne au travail, aux champs commeà la maison, adroite à l’ouvrage, bonne à tout enfin ; etquand vous me l’avez donnée, quand je l’ai prise, nous n’avions pasmis dans nos conditions que je viendrais à l’oublier si j’avais lemalheur de la perdre.

– Ce que tu dis là est d’un bon cœur,Germain, reprit le père Maurice ; je sais que tu as aimé mafille, que tu l’as rendue heureuse, et que si tu avais pu contenterla mort en passant à sa place, Catherine serait en vie à l’heurequ’il est, et toi dans le cimetière. Elle méritait bien d’êtreaimée de toi à ce point-là, et si tu ne t’en consoles pas, nous nenous en consolons pas non plus. Mais je ne te parle pas del’oublier. Le bon Dieu a voulu qu’elle nous quittât et nous nepasserons pas un jour sans lui faire savoir par nos prières, nospensées, nos paroles et nos actions, que nous respectons sonsouvenir et que nous sommes fâchés de son départ. Mais si ellepouvait te parler de l’autre monde et te donner à connaître savolonté, elle te commanderait de chercher une mère pour ses petitsorphelins. Il s’agit donc de rencontrer une femme qui soit digne dela remplacer. Ce ne sera pas bien aisé ; mais ce n’est pasimpossible ; et quand nous te l’aurons trouvée, tu l’aimerascomme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnête homme et quetu lui sauras gré de nous rendre service et d’aimer tesenfants.

– C’est bien, père Maurice, dit Germain,je ferai votre volonté comme je l’ai toujours faite.

– C’est une justice à te rendre, monfils, que tu as toujours écouté l’amitié et les bonnes raisons deton chef de famille. Avisons donc ensemble au choix de ta nouvellefemme. D’abord je ne suis pas d’avis que tu prennes une jeunesse.Ce n’est pas ce qu’il te faut. La jeunesse est légère ; etcomme c’est un fardeau d’élever trois enfants, surtout quand ilssont d’un autre lit, il faut une bonne âme bien sage, bien douce ettrès portée au travail. Si ta femme n’a pas environ le même âge quetoi, elle n’aura pas assez de raison pour accepter un pareildevoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop jeunes.Elle se plaindra et tes enfants pâtiront.

– Voilà justement ce qui m’inquiète, ditGermain. Si ces pauvres petits venaient à être maltraités, haïs,battus ?

– à Dieu ne plaise !reprit le vieillard. Mais les méchantes femmes sont plus rares dansnotre pays que les bonnes, et il faudrait être fou pour ne pasmettre la main sur celle qui convient.

– C’est vrai, mon père : il y a debonnes filles dans notre village. Il y a la Louise, la Sylvaine, laClaudie, la Marguerite… enfin, celle que vous voudrez.

– Doucement, doucement, mon garçon,toutes ces filles-là sont trop jeunes ou trop pauvres… ou tropjolies filles ; car, enfin, il faut penser à cela aussi, monfils. Une jolie femme n’est pas toujours aussi rangée qu’uneautre.

– Vous voulez donc que j’en prenne unelaide ? dit Germain un peu inquiet.

– Non, point laide, car cette femme tedonnera d’autres enfants, et il n’y a rien de si triste que d’avoirdes enfants laids, chétifs, et malsains. Mais une femme encorefraîche, d’une bonne santé et qui ne soit ni belle ni laide, feraittrès bien ton affaire.

– Je vois bien, dit Germain en souriantun peu tristement, que, pour l’avoir telle que vous la voulez, ilfaudra la faire faire exprès : d’autant plus que vous ne lavoulez point pauvre, et que les riches ne sont pas faciles àobtenir surtout pour un veuf.

– Et si elle était veuve elle-même,Germain ? là, une veuve sans enfants et avec un bonbien ?

– Je n’en connais pas pour le moment dansnotre paroisse.

– Ni moi non plus, mais il y en aailleurs.

– Vous avez quelqu’un en vue, monpère ; alors, dites-le tout de suite.

IV. Germain le fin laboureur

– Oui, j’ai quelqu’un en vue, répondit lepère Maurice. C’est une Léonard, veuve d’un Guérin, qui demeure àFourche.

– Je ne connais ni la femme ni l’endroit,répondit Germain résigné, mais de plus en plus triste.

– Elle s’appelle Catherine, comme tadéfunte.

– Catherine ? Oui, ça me feraplaisir d’avoir à dire ce nom-là : Catherine ! Etpourtant, si je ne peux pas l’aimer autant que l’autre, ça me feraencore plus de peine, ça me la rappellera plus souvent.

– Je te dis que tu l’aimeras : c’estun bon sujet, une femme de grand cœur ; je ne l’ai pas vuedepuis longtemps, elle n’était pas laide fille alors ; maiselle n’est plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est d’une bonnefamille, tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix millefrancs de terres, qu’elle vendrait volontiers pour en acheterd’autres dans l’endroit où elle s’établirait ; car elle songeaussi à se remarier, et je sais que, si ton caractère luiconvenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

– Vous avez donc déjà arrangé toutcela ?

– Oui, sauf votre avis à tous lesdeux ; et c’est ce qu’il faudrait vous demander l’un àl’autre, en faisant connaissance. Le père de cette femme-là est unpeu mon parent et il a été beaucoup mon ami. Tu le connais bien, lepère Léonard ?

– Oui, je l’ai vu vous parler dans lesfoires, et à la dernière, vous avez déjeuné ensemble ; c’estdonc de cela qu’il vous entretenait si longuement ?

– Sans doute ; il te regardaitvendre tes bêtes et il trouvait que tu t’y prenais bien, que tuétais un garçon de bonne mine, que tu paraissais actif etentendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et commetu te conduis bien avec nous, depuis huit ans que nous vivons ettravaillons ensemble, sans avoir jamais eu un mot de chagrin ou decolère, il s’est mis dans la tête de te faire épouser safille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, d’aprèsla bonne renommée qu’elle a, d’après l’honnêteté de sa famille etles bonnes affaires où je sais qu’ils sont.

– Je vois, père Maurice, que vous tenezun peu aux bonnes affaires.

– Sans doute, j’y tiens. Est-ce que tun’y tiens pas aussi ?

– J’y tiens si vous voulez, pour vousfaire plaisir ; mais vous savez que, pour ma part, je nem’embarrasse jamais de ce qui me revient ou ne me revient pas dansnos profits. Je ne m’entends pas à faire des partages et ma têten’est pas bonne pour ces choses-là. Je connais la terre, je connaisles bœufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison,les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les menusprofits et la culture fine, vous savez que ça regarde votre fils etque je ne m’en mêle pas beaucoup. Quant à l’argent, ma mémoire estcourte, et j’aimerais mieux tout céder que de disputer sur le tienet le mien. Je craindrais de me tromper et de réclamer ce qui nem’est pas dû, et si les affaires n’étaient pas simples et claires,je ne m’y retrouverais jamais.

– C’est tant pis, mon fils, et voilàpourquoi j’aimerais que tu eusses une femme de tête pour meremplacer quand je n’y serai plus. Tu n’as jamais voulu voir clairdans nos comptes, et ça pourrait t’amener du désagrément avec monfils, quand vous ne m’aurez plus pour vous mettre d’accord et vousdire ce qui vous revient à chacun.

– Puissiez-vous vivre longtemps, pèreMaurice ! Mais ne vous inquiétez pas de ce qui sera aprèsvous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils. Je me fie àJacques comme à vous-même, et comme je n’ai pas de bien à moi, quetout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient ànos enfants, je peux être tranquille et vous aussi ; Jacquesne voudrait pas dépouiller les enfants de sa sœur pour les siens,puisqu’il les aime quasi autant les uns que les autres.

– Tu as raison en cela, Germain. Jacquesest un bon fils, un bon frère et un homme qui aime la vérité. MaisJacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés,et il faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser desmineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leursdifférends. Autrement les gens de loi s’en mêlent, les brouillentensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi donc, nous nedevons pas penser à mettre chez nous une personne de plus, soithomme, soit femme, sans nous dire qu’un jour cette personne-là aurapeut-être à diriger la conduite et les affaires d’une trentained’enfants, petits-enfants, gendres et brus… On ne sait pas combienune famille peut s’accroître, et quand la ruche est trop pleine,qu’il faut essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand jet’ai pris pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, jene lui ai pas fait reproche de t’avoir choisi. Je te voyais bontravailleur et je savais bien que la meilleure richesse pour desgens de campagne comme nous, c’est une paire de bras et un cœurcomme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une famille, ilapporte assez. Mais une femme, c’est différent : son travaildans la maison est bon pour conserver, non pour acquérir.D’ailleurs, à présent que tu es père et que tu cherches femme, ilfaut songer que tes nouveaux enfants, n’ayant rien à prétendre dansl’héritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misèresi tu venais à mourir, à moins que ta femme n’eût quelque bien deson côté. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre coloniecoûteront quelque chose à nourrir. Si cela retombait sur nousseuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous enplaindre ; mais le bien-être de tout le monde en seraitdiminué, et les premiers enfants auraient leur part de privationslà-dedans. Quand les familles augmentent outre mesure sans que lebien augmente en proportion, la misère vient, quelque courage qu’ony mette. Voilà mes observations, Germain, pèse-les, et tâche de tefaire agréer à la veuve Guérin ; car sa bonne conduite et sesécus apporteront ici de l’aide dans le présent et de latranquillité pour l’avenir.

– C’est dit, mon père. Je vais tâcher delui plaire et qu’elle me plaise.

– Pour cela il faut la voir et aller latrouver.

– Dans son endroit ? àFourche ? C’est loin d’ici, n’est-ce pas ? et nousn’avons guère le temps de courir dans cette saison.

– Quand il s’agit d’un mariage d’amour,il faut s’attendre à perdre du temps ; mais quand c’est unmariage de raison entre deux personnes qui n’ont pas de caprices etsavent ce qu’elles veulent, c’est bientôt décidé. C’est demainsamedi ; tu feras ta journée de labour un peu courte, tupartiras vers les deux heures après dîner ; tu seras à Fourcheà la nuit ; la lune est grande dans ce moment-ci, les cheminssont bons et il n’y a pas plus de trois lieues de pays. C’est prèsdu Magnier. D’ailleurs tu prendras la jument.

– J’aimerais autant aller à pied, par cetemps frais.

– Oui, mais la jument est belle, et unprétendu qui arrive aussi bien monté a meilleur air. Tu mettras teshabits neufs et tu porteras un joli présent de gibier au pèreLéonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passerasla journée du dimanche avec sa fille et tu reviendras avec un ouiou un non lundi matin.

– C’est entendu répondit tranquillementGermain ; et pourtant il n’était pas tout à faittranquille.

Germain avait toujours vécu sagement commevivent les paysans laborieux. Marié à vingt ans, il n’avait aiméqu’une femme dans sa vie et, depuis son veuvage, quoiqu’il fût d’uncaractère impétueux et enjoué, il n’avait ri et folâtré avec aucuneautre. Il avait porté fidèlement un véritable regret dans son cœur,et ce n’était pas sans crainte et sans tristesse qu’il cédait à sonbeau-père ; mais le beau-père avait toujours gouverné sagementla famille, et Germain, qui s’était dévoué tout entier à l’œuvrecommune et, par conséquent, à celui qui la personnifiait, au pèrede famille, Germain ne comprenait pas qu’il eût pu se révoltercontre de bonnes raisons, contre l’intérêt de tous.

Néanmoins il était triste. Il se passait peude jours qu’il ne pleurât sa femme en secret et, quoique lasolitude commençât à lui peser, il était plus effrayé de former uneunion nouvelle que désireux de se soustraire à son chagrin. Il sedisait vaguement que l’amour eût pu le consoler, en venant lesurprendre, car l’amour ne console pas autrement. On ne le trouvepas quand on le cherche ; il vient à nous quand nous nel’attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait lepère Maurice, cette fiancée inconnue, peut-être même tout ce bienqu’on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui donnaient àpenser. Et il s’en allait, songeant, comme songent les hommes quin’ont pas assez d’idées pour qu’elles se combattent entre elles,c’est-à-dire ne se formulant pas à lui-même de belles raisons derésistance et d’égoïsme, mais souffrant d’une douleur sourde et neluttant pas contre un mal qu’il fallait accepter.

Cependant, le père Maurice était rentré à lamétairie tandis que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit,occupait la dernière heure du jour à fermer les brèches que lesmoutons avaient faites à la bordure d’un enclos voisin desbâtiments. Il relevait les tiges d’épine et les soutenait avec desmottes de terre tandis que les grives babillaient dans le buissonvoisin et semblaient lui crier de se hâter, curieuses qu’ellesétaient de venir examiner son ouvrage aussitôt qu’il seraitparti.

V. La Guillette

Le père Maurice trouva chez lui une vieillevoisine qui était venue causer avec sa femme tout en cherchant dela braise pour allumer son feu. La mère Guillette habitait unechaumière fort pauvre à deux portées de fusil de la ferme. Maisc’était une femme d’ordre et de volonté. Sa pauvre maison étaitpropre et bien tenue, et ses vêtements rapiécés avec soinannonçaient le respect de soi-même au milieu de la détresse.

– Vous êtes venue chercher le feu dusoir, mère Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous quelqueautre chose ?

– Non, père Maurice, répondit-elle ;rien pour le moment. Je ne suis pas quémandeuse, vous le savez, etje n’abuse pas de la bonté de mes amis.

– C’est la vérité ; aussi vos amissont toujours prêts à vous rendre service.

– J’étais en train de causer avec votrefemme, et je lui demandais si Germain se décidait enfin à seremarier.

– Vous n’êtes point une bavarde, réponditle père Maurice, on peut parler devant vous sans craindre lespropos : ainsi je dirai à ma femme et à vous que Germain esttout à fait décidé ; il part demain pour le domaine deFourche.

– à la bonne heure !s’écria la mère Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieu veuillequ’il trouve une femme aussi bonne et aussi brave quelui !

– Ah ! il va à Fourche ?observa la Guillette. Voyez comme ça se trouve ! celam’arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout à l’heure sije désirais quelque chose, je vas vous dire, père Maurice, en quoivous pouvez m’obliger.

– Dites, dites, vous obliger, nous levoulons.

– Je voudrais que Germain prît la peined’emmener ma fille avec lui.

– Où donc ? à Fourche ?

– Non, pas à Fourche ; mais auxOrmeaux, où elle va demeurer le reste de l’année.

– Comment ! dit la mère Maurice,vous vous séparez de votre fille ?

– Il faut bien qu’elle entre en conditionet qu’elle gagne quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elleaussi, la pauvre âme ! Nous n’avons pas pu nous décider à nousquitter à l’époque de la Saint-Jean ; mais voilà que laSaint-Martin arrive, et qu’elle trouve une bonne place de bergèredans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait l’autre jour parici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait sestrois moutons sur le communal. « Vous n’êtes guère occupée, mapetite fille, qu’il lui dit ; et trois moutons pour unepastoure, ce n’est guère. Voulez-vous en garder cent ? je vousemmène. La bergère de chez nous est tombée malade, elle retournechez ses parents, et si vous voulez être chez nous avant huitjours, vous aurez cinquante francs pour le reste de l’année jusqu’àla Saint-Jean. » L’enfant a refusé mais elle n’a pu sedéfendre d’y songer et de me le dire lorsqu’en rentrant le soirelle m’a vue triste et embarrassée de passer l’hiver, qui va êtrerude et long, puisqu’on a vu, cette année, les grues et les oiessauvages traverser les airs un grand mois plus tôt que de coutume.Nous avons pleuré toutes deux ; mais enfin le courage estvenu. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas resterensemble, puisqu’il y a à peine de quoi faire vivre une seulepersonne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est enâge (la voilà qui prend seize ans), il faut bien qu’elle fassecomme les autres, qu’elle gagne son pain et qu’elle aide sa pauvremère.

– Mère Guillette, dit le vieux laboureur,s’il ne fallait que cinquante francs pour vous consoler de vospeines et vous dispenser d’envoyer votre enfant au loin, vrai, jevous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des genscomme nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il fautconsulter la raison autant que l’amitié. Pour être sauvée de lamisère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à venir, etplus votre fille tardera à prendre un parti, plus elle et vousaurez de peine à vous quitter. La petite Marie se fait grande etforte, et elle n’a pas de quoi s’occuper chez vous. Elle pourrait yprendre l’habitude de la fainéantise…

– Oh ! pour cela, je ne le crainspas, dit la Guillette. Marie est courageuse autant que fille richeet à la tête d’un gros travail puisse l’être. Elle ne reste pas uninstant les bras croisés et, quand nous n’avons pas d’ouvrage, ellenettoie et frotte nos pauvres meubles qu’elle rend clairs comme desmiroirs. C’est une enfant qui vaut son pesant d’or et j’aurais bienmieux aimé qu’elle entrât chez vous comme bergère que d’aller siloin chez des gens que je ne connais pas. Vous l’auriez prise à laSaint-Jean, si nous avions su nous décider ; mais à présentvous avez loué tout votre monde et ce n’est qu’à la Saint-Jean del’autre année que nous pourrons y songer.

– Eh ! j’y consens de tout mon cœur,Guillette ! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle ferabien d’apprendre un état et de s’habituer à servir les autres.

– Oui, sans doute ; le sort en estjeté. Le fermier des Ormeaux l’a fait demander ce matin ; nousavons dit oui, et il faut qu’elle parte. Mais la pauvre enfant nesait pas le chemin et je n’aimerais pas à l’envoyer si loin touteseule. Puisque votre gendre va à Fourche demain, il peut bienl’emmener. Il paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, àce qu’on m’a dit ; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.

– C’est tout à côté et mon gendre laconduira. Cela se doit ; il pourra même la prendre en croupesur la jument, ce qui ménagera ses souliers. Le voilà qui rentrepour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillettes’en va bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval,n’est-ce pas ?

– C’est bien, répondit Germain qui étaitsoucieux, mais toujours disposé à rendre service à sonprochain.

Dans notre monde à nous, pareille chose neviendrait pas à la pensée d’une mère, de confier une fille de seizeans à un homme de vingt-huit ; car Germain n’avait réellementque vingt-huit ans ; et quoique, selon les idées de son pays,il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore leplus bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé etflétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de labouragesur la tête. Il était de force à labourer encore dix ans sansparaître vieux et il eût fallu que le préjugé de l’âge fût bienfort sur l’esprit d’une jeune fille pour l’empêcher de voir queGermain avait le teint trais, l’œil vif et bleu comme le ciel demai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souplecomme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré.

Mais la chasteté des mœurs est une traditionsacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu desgrandes villes et, entre toutes les familles de Belair, la famillede Maurice était réputée honnête et servant la vérité. Germain s’enallait chercher femme ; Marie était une enfant trop jeune ettrop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue et, à moins d’êtreun sans cœur et un mauvais homme, il était impossible qu’il eût unecoupable pensée auprès d’elle. Le père Maurice ne fut doncnullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette joliefille ; la Guillette eût cru lui faire injure si elle lui eûtrecommandé de la respecter comme sa sœur ; Marie monta sur lajument en pleurant, après avoir vingt fois embrassé sa mère et sesjeunes amies. Germain, qui était triste pour son compte,compatissait d’autant plus à son chagrin, et s’en alla d’un airsérieux tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la mainà la pauvre Marie sans songer à mal.

VI. Petit-Pierre

La Grise était jeune, belle et vigoureuse.Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilleset rongeant son frein, comme une fière et ardente jument qu’elleétait. En passant devant le pré-long elle aperçut sa mère, quis’appelait la vieille Grise, comme elle la Grise, et elle hennit ensigne d’adieu. La vieille Grise s’approcha de la haie en faisantrésonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pré poursuivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, ellehennit à son tour et resta pensive, inquiète, le nez au vent, labouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger.

– Cette pauvre bête connaît toujours saprogéniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de sonchagrin. Ça me fait penser que je n’ai pas embrassé mon petitPierre avant de partir. Le mauvais enfant n’était pas là ! Ilvoulait, hier au soir, me faire promettre de l’emmener, et il apleuré pendant une heure dans son lit. Ce matin encore, il a toutessayé pour me persuader. Oh ! qu’il est adroit etcâlin ! mais quand il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieurs’est fâché : il est parti dans les champs et je ne l’ai pasrevu de la journée.

– Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie enfaisant effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfantsde Soulas du côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’ilétait hors de la maison depuis longtemps car il avait faim etmangeait des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné lepain de mon goûter et il m’a dit : Merci, ma Mariemignonne : quand tu viendras chez nous, je te donnerai de lagalette. C’est un enfant trop gentil que vous avez là,Germain !

– Oui, qu’il est gentil, reprit lelaboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pourlui ! Si sa grand-mère n’avait pas eu plus de raison que moi,je n’aurais pas pu me tenir de l’emmener quand je le voyais pleurersi fort que son pauvre petit cœur en était tout gonflé.

– Eh bien ! pourquoi nel’auriez-vous pas emmené, Germain ? Il ne vous aurait guèreembarrassé ; il est si raisonnable quand on fait savolonté !

– Il paraît qu’il aurait été de trop làoù je vais. Du moins c’était l’avis du père Maurice… Moi, pourtant,j’aurais pensé qu’au contraire il fallait voir comment on lerecevrait, et qu’un si gentil enfant ne pouvait qu’être pris enbonne amitié… Mais ils disent à la maison qu’il ne faut pascommencer par faire voir les charges du ménage… Je ne sais paspourquoi je te parle de ça, petite Marie ; tu n’y comprendsrien.

– Si fait, Germain ; je sais quevous allez vous marier ; ma mère me l’a dit en me recommandantde n’en parler à personne, ni chez nous, ni là où je vais, et vouspouvez être tranquille : je n’en dirai mot.

– Tu feras bien, car ce n’est pasfait ; peut-être que je ne conviendrai pas à la femme enquestion.

– Il faut espérer que si, Germain.Pourquoi donc ne lui conviendriez-vous pas ?

– Qui sait ? J’ai trois enfants, etc’est lourd pour une femme qui n’est pas leur mère !

– C’est vrai, mais vos enfants ne sontpas comme d’autres enfants.

– Crois-tu ?

– Ils sont beaux comme des petits anges,et si bien élevés qu’on n’en peut pas voir de plus aimables.

– Il y a Sylvain qui n’est pas tropcommode.

– Il est tout petit ! il ne peut pasêtre autrement que terrible, mais il a tant d’esprit !

– C’est vrai qu’il a de l’esprit !et un courage ! Il ne craint ni vaches, ni taureaux, et si onle laissait faire, il grimperait déjà sur les chevaux avec sonaîné.

– Moi, à votre place, j’aurais amenél’aîné. Bien sûr ça vous aurait fait aimer tout de suite d’avoir unenfant si beau !

– Oui, si la femme aime lesenfants ; mais si elle ne les aime pas !

– Est-ce qu’il y a des femmes quin’aiment pas les enfants ?

– Pas beaucoup, je pense ; maisenfin il y en a, et c’est là ce qui me tourmente.

– Vous ne la connaissez donc pas du toutcette femme ?

– Pas plus que toi, et je crains de nepas la mieux connaître après que je l’aurai vue. Je ne suis pasméfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, j’y crois :mais j’ai été plus d’une fois à même de m’en repentir car lesparoles ne sont pas des actions.

– On dit que c’est une fort bravefemme.

– Qui dit cela ? le pèreMaurice !

– Oui, votre beau-père.

– C’est fort bien : mais il ne laconnaît pas non plus.

– Eh bien, vous la verrez tantôt, vousferez grande attention, et il faut espérer que vous ne voustromperez pas, Germain.

– Tiens, petite Marie, je serais bienaise que tu entres un peu dans la maison avant de t’en aller toutdroit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu as toujours montré del’esprit, et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose quite donne à penser, tu m’en avertiras tout doucement.

– Oh ! non, Germain, je ne ferai pascela ! je craindrais trop de me tromper ; et d’ailleurs,si une parole dite à la légère venait à vous dégoûter de cemariage, vos parents m’en voudraient, et j’ai bien assez dechagrins comme ça, sans en attirer d’autres sur ma pauvre chèrefemme de mère.

Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit unécart en dressant les oreilles puis revint sur ses pas et serapprocha du buisson, où quelque chose qu’elle commençait àreconnaître l’avait d’abord effrayée. Germain jeta un regard sur lebuisson et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et encorefraîches d’un têteau de chêne, quelque chose qu’il prit pour unagneau.

– C’est une bête égarée, dit-il, ou mortecar elle ne bouge pas. Peut-être que quelqu’un la cherche ; ilfaut voir !

– Ce n’est pas une bête, s’écria lapetite Marie, c’est un enfant qui dort ; c’est votre petitPierre.

– Par exemple ! dit Germain endescendant de cheval : voyez ce petit garnement qui dort là,si loin de la maison, et dans un fossé où quelque serpent pourraitbien le trouver !

Il prit dans ses bras l’enfant qui lui souriten ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou en luidisant : Mon petit père, tu vas m’emmener avec toi !

– Ah oui ! toujours la mêmechanson ! Que faisiez-vous là, mauvais Pierre ?

– J’attendais mon petit père à passer,dit l’enfant ; je regardais sur le chemin et, à force deregarder, je me suis endormi.

– Et si j’étais passé sans te voir, tuserais resté toute la nuit dehors et le loup t’auraitmangé !

– Oh ! je savais bien que tu meverrais ! répondit Petit-Pierre avec confiance.

– Eh bien, à présent, mon Pierre,embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite à la maison si tu neveux pas qu’on soupe sans toi.

– Tu ne veux donc pas m’emmener !s’écria le petit en commençant à frotter ses yeux pour montrerqu’il avait dessein de pleurer.

– Tu sais bien que grand-père etgrand-mère ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrièrel’autorité des vieux parents, comme un homme qui ne compte guèresur la sienne propre.

Mais l’enfant n’entendit rien. Il se prit àpleurer tout de bon, disant que, puisque son père emmenait lapetite Marie, il pouvait bien l’emmener aussi. On lui objecta qu’ilfallait passer les grands bois, qu’il y avait là beaucoup deméchantes bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise nevoulait pas porter trois personnes, qu’elle l’avait déclaré enpartant et que, dans le pays où l’on se rendait, il n’y avait nilit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons nepersuadèrent point Petit-Pierre ; il se jeta sur l’herbe, ets’y roula en criant que son petit père ne l’aimait plus et que,s’il ne l’emmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de lanuit à la maison.

Germain avait un cœur de père aussi tendre etaussi faible que celui d’une femme. La mort de la sienne, les soinsqu’il avait été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la penséeque ces pauvres enfants sans mère avaient besoin d’être beaucoupaimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en lui unsi rude combat, d’autant plus qu’il rougissait de sa faiblesse ets’efforçait de cacher son malaise à la petite Marie, que la sueurlui en vint au front et que ses yeux se bordèrent de rouge, prêts àpleurer aussi. Enfin, il essaya de se mettre en colère ; mais,en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre àtémoin de sa fermeté d’âme, il vit que le visage de cette bonnefille était baigné de larmes et, tout son courage l’abandonnant, illui fut impossible de retenir les siennes, bien qu’il grondât etmenaçât encore.

– Vrai, vous avez le cœur trop dur, luidit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamaisrésister comme cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons,Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deuxpersonnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa femme,qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché le samediavec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête. Vous le mettrez àcheval devant vous, et d’ailleurs j’aime mieux m’en aller touteseule à pied que de faire de la peine à ce petit.

– Qu’à cela ne tienne, répondit Germain,qui mourait d’envie de se laisser convaincre. La Grise est forte eten porterait deux de plus s’il y avait place sur son échine. Maisque ferons-nous de cet enfant en route ? il aura froid, ilaura faim… et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour lecoucher, le laver et le rhabiller ? Je n’ose pas donner cetennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, sansdoute, que je suis bien sans façons avec elle pour commencer.

– D’après l’amitié ou l’ennui qu’ellemontrera, vous la connaîtrez tout de suite, Germain,croyez-moi ; et d’ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moije m’en charge. J’irai chez elle l’habiller et je l’emmènerai auxchamps demain. Je l’amuserai toute la journée et j’aurai soin qu’ilne manque de rien.

– Et il t’ennuiera, ma pauvrefille ! Il te gênera ! toute une journée, c’estlong !

– Ça me fera plaisir, au contraire, ça metiendra compagnie et ça me rendra moins triste le premier jour quej’aurai à passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suisencore chez nous.

L’enfant, voyant que la petite Marie prenaitson parti, s’était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu’ileût fallu lui faire du mal pour l’en arracher. Quand il reconnutque son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux petitesmains brunies par le soleil, et l’embrassa en sautant de joie et enla tirant vers la jument avec cette impatience ardente que lesenfants portent dans leurs désirs.

– Allons, allons, dit la jeune fille enle soulevant dans ses bras, tâchons d’apaiser ce pauvre cœur quisaute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuitviendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape.Embrasse ton petit père, et demande-lui pardon d’avoir fait leméchant. Dis que ça ne t’arrivera plus, jamais ! jamais,entends-tu ?

– Oui, oui, à condition que je feraitoujours sa volonté, n’est-ce pas ? dit Germain en essuyantles yeux du petit avec son mouchoir : ah ! Marie, vous mele gâtez, ce drôle-là !… Et vraiment, tu es une trop bonnefille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu n’es pas entréebergère chez nous à la Saint-Jean dernière. Tu aurais pris soin demes enfants, et j’aurais mieux aimé te payer un bon prix pour lesservir que d’aller chercher une femme qui croira peut-être me fairebeaucoup de grâce en ne les détestant pas.

– Il ne faut pas voir comme ça les chosespar le mauvais côté, répondit la petite Marie, en tenant la bridedu cheval pendant que Germain plaçait son fils sur le devant dularge bât garni de peau de chèvre : si votre femme n’aime pasles enfants, vous me prendrez à votre service l’an prochain, et,soyez tranquille, je les amuserai si bien qu’ils ne s’apercevrontde rien.

VII. Dans la lande

– Ah ça, dit Germain, lorsqu’ils eurentfait quelques pas, que va-t-on penser à la maison en ne voyant pasrentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont être inquiets etle chercheront partout.

– Vous allez dire an cantonnier, quitravaille là-haut sur la route, que vous l’emmenez, et vous luirecommanderez d’avertir votre monde.

– C’est vrai, Marie, tu t’avises de tout,toi ; moi, je ne pensais plus que Jeannie devait être parlà.

– Et justement, il demeure tout près dela métairie ; et il ne manquera pas de faire lacommission.

Quand on eut avisé à cette précaution, Germainremit la jument au trot, et Petit-Pierre était si joyeux qu’il nes’aperçut pas tout de suite qu’il n’avait pas dîné ; mais, lemouvement du cheval lui creusant l’estomac, il se prit, au boutd’une lieue, à bâiller, à pâlir et à confesser qu’il mourait defaim.

– Voilà que ça commence, dit Germain. Jesavais bien que nous n’irions pas loin sans que ce monsieur criâtla faim ou la soif.

– J’ai soif aussi ! ditPetit-Pierre.

– Eh bien ! nous allons donc entrerdans le cabaret de la mère Rebec, à Corlay, au Point du Jour ?Belle enseigne, mais pauvre gîte ! Allons, Marie, tu boirasaussi un doigt de vin.

– Non, non, je n’ai besoin de rien,dit-elle, je tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec lepetit.

– Mais j’y songe, ma bonne fille, tu asdonné ce matin le pain de ton goûter à mon Pierre, et toi tu es àjeun ; tu n’as pas voulu dîner avec nous à la maison, tu nefaisais que pleurer.

– Oh ! je n’avais pas faim, j’avaistrop de peine ! et je vous jure qu’à présent encore je ne sensaucune envie de manger.

– Il faut te forcer, petite ;autrement tu seras malade. Nous avons du chemin à faire et il nefaut pas arriver là-bas comme des affamés pour demander du painavant de dire bonjour. Moi-même je veux te donner l’exemple,quoique je n’aie pas grand appétit ; mais j’en viendrai àbout, vu que, après tout, je n’ai pas dîné non plus. Je vous voyaispleurer, toi et ta mère, et ça me troublait le cœur. Allons,allons, je vais attacher la Grise à la porte ; descends, je leveux.

Ils entrèrent tous trois chez la Rebec et, enmoins d’un quart d’heure, la grosse boiteuse réussit à leur servirune omelette de bonne mine, du pain bis et du vin clairet.

Les paysans ne mangent pas vite, et le petitPierre avait si grand appétit qu’il se passa bien une heure avantque Germain pût songer à se remettre en route. La petite Marieavait mangé par complaisance d’abord ; puis, peu à peu, lafaim était venue : car à seize ans on ne peut pas fairelongtemps diète, et l’air des campagnes est impérieux. Les bonnesparoles que Germain sut lui dire pour la consoler et lui faireprendre courage produisirent aussi leur effet ; elle fiteffort pour se persuader que sept mois seraient bientôt passés etpour songer au bonheur qu’elle aurait de se retrouver dans safamille et dans son hameau, puisque le père Maurice et Germains’accordaient pour lui promettre de la prendre à leur service.Mais, comme elle commençait à s’égayer et à badiner avec le petitPierre, Germain eut la malheureuse idée de lui faire regarder parla fenêtre du cabaret, la belle vue de la vallée qu’on voit toutentière de cette hauteur, et qui est si riante, si verte et sifertile. Marie regarda et demanda si de là on voyait les maisons deBelair.

– Sans doute, dit Germain, et lamétairie, et même ta maison. Tiens, ce petit point gris, pas loindu grand peuplier à Godard, plus bas que le clocher.

– Ah ! je la vois, dit lapetite ; et là-dessus elle recommença de pleurer.

– J’ai eu tort de te faire songer à ça,dit Germain, je ne fais que des bêtises aujourd’hui ! Allons,Marie, partons, ma fille ; les jours sont courts, et dans uneheure, quand la lune montera, il ne fera pas chaud.

Ils se remirent en route, traversèrent lagrande brande et comme, pour ne pas fatiguer la jeune fille etl’enfant par un trop grand trot, Germain ne pouvait faire aller laGrise bien vite, le soleil était couché quand ils quittèrent laroute pour gagner les bois.

Germain connaissait le chemin jusqu’auMagnier ; mais il pensa qu’il aurait plus court en ne prenantpas l’avenue de Chanteloube mais en descendant par Presles et laSépulture, direction qu’il n’avait pas l’habitude de prendre quandil allait à la foire. Il se trompa et perdit encore un peu de tempsavant d’entrer dans le bois ; encore n’y entra-t-il point parle bon côté et il ne s’en aperçut pas, si bien qu’il tourna le dosà Fourche et gagna beaucoup plus haut du côté d’Ardentes.

Ce qui l’empêchait alors de s’orienter,c’était un brouillard qui s’élevait avec la nuit, un de cesbrouillards des soirs d’automne que la blancheur du clair de lunerend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaquesd’eau dont les clairières sont semées exhalaient des vapeurs siépaisses que, lorsque la Grise les traversait, on ne s’enapercevait qu’au clapotement de ses pieds et à la peine qu’elleavait à les tirer de la vase.

Quand on eut enfin trouvé une belle allée biendroite et qu’arrivé au bout Germain chercha à voir où il était, ils’aperçut bien qu’il s’était perdu ; car le père Maurice, enlui expliquant son chemin, lui avait dit qu’a la sortie des bois ilaurait à descendre un bout de côte très raide, à traverser uneimmense prairie et à passer deux fois la rivière à gué. Il luiavait même recommandé d’entrer dans cette rivière avec précaution,parce qu’au commencement de la saison il y avait eu de grandespluies et que l’eau pouvait être un peu haute. Ne voyant nidescente, ni prairie, ni rivière, mais la lande unie et blanchecomme une nappe de neige, Germain s’arrêta, chercha une maison,attendit un passant et ne trouva rien qui pût le renseigner. Alorsil revint sur ses pas et rentra dans les bois. Mais le brouillards’épaissit encore plus, la lune fut tout à fait voilée, les cheminsétaient affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grisefaillit s’abattre ; chargée comme elle l’était, elle perdaitcourage, et si elle conservait assez de discernement pour ne pas seheurter contre les arbres, elle ne pouvait empêcher que ceux qui lamontaient n’eussent affaire à de grosses branches, qui barraient lechemin à la hauteur de leurs têtes et qui les mettaient fort endanger. Germain perdit son chapeau dans une de ces rencontres eteut grand’peine à le retrouver. Petit-Pierre s’était endormi et, selaissant aller comme un sac, il embarrassait tellement les bras deson père, que celui-ci ne pouvait plus ni soutenir ni diriger lecheval.

– Je crois que nous sommes ensorcelés,dit Germain en s’arrêtant : car ces bois ne sont pas assezgrands pour qu’on s’y perde, à moins d’être ivre, et il y a deuxheures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. LaGrise n’a qu’une idée en tête, c’est de s’en retourner à la maison,et c’est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en allerchez nous, nous n’avons qu’à la laisser faire. Mais quand noussommes peut-être à deux pas de l’endroit où nous devons coucher, ilfaudrait être fou pour y renoncer et recommencer une si longueroute. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel niterre et je crains que cet enfant-là ne prenne la fièvre si nousrestons dans ce damné brouillard, ou qu’il ne soit écrasé par notrepoids si le cheval vient à s’abattre en avant.

– Il ne faut pas nous obstiner davantage,dit la petite Marie. Descendons, Germain ; donnez-moil’enfant, je le porterai fort bien, et j’empêcherai mieux que vousque la cape, se dérangeant, ne le laisse à découvert. Vousconduirez la jument par la bride et nous verrons peut-être plusclair quand nous serons plus près de terre.

Ce moyen ne réussit qu’à les préserver d’unechute de cheval car le brouillard rampait et semblait se coller àla terre humide. La marche était pénible et ils furent bientôt siharassés qu’ils s’arrêtèrent en rencontrant enfin un endroit secsous de grands chênes. La petite Marie était en nage mais elle nese plaignait ni ne s’inquiétait de rien. Occupée seulement del’enfant, elle s’assit sur le sable et le coucha sur ses genouxtandis que Germain explorait les environs, après avoir passé lesrênes de la Grise dans une branche d’arbre.

Mais la Grise, qui s’ennuyait fort de cevoyage, donna un coup de reins, dégagea les rênes, rompit lessangles et, lâchant par manière d’acquit une demi-douzaine deruades plus haut que sa tête, partit à travers les taillis,montrant fort bien qu’elle n’avait besoin de personne pourretrouver son chemin.

– çà, dit Germain, aprèsavoir vainement cherché à la rattraper, nous voici à pied, et rienne nous servirait de nous trouver dans le bon chemin car il nousfaudrait traverser la rivière à pied ; et à voir comme cesroutes sont pleines d’eau, nous pouvons être bien sûrs que laprairie est sous la rivière. Nous ne connaissons pas les autrespassages. Il nous faut donc attendre que ce brouillard sedissipe ; ça ne peut pas durer plus d’une heure ou deux. Quandnous verrons clair, nous chercherons une maison, la première venueà la lisière du bois ; mais à présent nous ne pouvons sortird’ici ; il y a là une fosse, un étang, je ne sais quoi devantnous ; et derrière, je ne saurais pas non plus dire ce qu’il ya car je ne comprends plus par quel côté nous sommes arrivés.

VIII. Sous les grands chênes

– Eh bien ! prenons patience,Germain, dit la petite Marie. Nous ne sommes pas mal sur cettepetite hauteur. La pluie ne perce pas la feuillée de ces groschênes, et nous pouvons allumer du feu car je sens des vieillessouches qui ne tiennent à rien et qui sont assez sèches pourflamber. Vous avez bien du feu, Germain ? Vous fumiez votrepipe tantôt.

– J’en avais ! mon briquet était surle bât dans mon sac, avec le gibier que je portais à mafuture ; mais la maudite jument a tout emporté, même monmanteau, qu’elle va perdre et déchirer à toutes les branches.

– Non pas, Germain ; la bâtine, lemanteau, le sac, tout est là par terre, à vos pieds. La Grise acassé les sangles et tout jeté à côté d’elle en partant.

– C’est, vrai Dieu, certain ! dit lelaboureur ; et si nous pouvons trouver un peu de bois mort àtâtons, nous réussirons à nous sécher et à nous réchauffer.

– Ce n’est pas difficile, dit la petiteMarie, le bois mort craque partout sous les pieds ; maisdonnez-moi d’abord ici la bâtine.

– Qu’en veux-tu faire ?

– Un lit pour le petit : non, pascomme ça, à l’envers ; il ne roulera pas dans la ruelle ;et c’est encore tout chaud du dos de la bête. Calez-moi ça dechaque coté avec ces pierres que vous voyez là !

– Je ne les vois pas, moi ! Tu asdonc des yeux de chat !

– Tenez ! voilà qui est fait,Germain. Donnez-moi votre manteau, que j’enveloppe ses petitspieds, et ma cape par-dessus son corps. Voyez ! s’il n’est pascouché là aussi bien que dans son lit ! et tâtez-le comme il achaud !

– C’est vrai ! tu t’entends àsoigner les enfants, Marie !

– Ça n’est pas bien sorcier. À présent,cherchez votre briquet dans votre sac et je vais arranger lebois.

– Ce bois ne prendra jamais, il est trophumide.

– Vous doutez de tout, Germain !vous ne vous souvenez donc pas d’avoir été pâtour et d’avoir faitde grands feux aux champs, au beau milieu de la pluie ?

– Oui, c’est le talent des enfants quigardent les bêtes ; mais moi j’ai été toucheur de bœufsaussitôt que j’ai su marcher.

– C’est pour cela que vous êtes plus fortde vos bras qu’adroit de vos mains. Le voilà bâti ce bûcher, vousallez voir s’il ne flambera pas ! Donnez-moi le feu et unepoignée de fougère sèche. C’est bien ! soufflez àprésent ; vous n’êtes pas poumonique ?

– Non pas que je sache, dit Germain ensoufflant comme un soufflet de forge. Au bout d’un instant, laflamme brilla, jeta d’abord une lumière rouge et finit par s’éleveren jets bleuâtres sous le feuillage des chênes, luttant contre labrume et séchant peu à peu l’atmosphère à dix pieds à la ronde.

– Maintenant, je vais m’asseoir auprès dupetit pour qu’il ne lui tombe pas d’étincelles sur le corps, dit lajeune fille. Vous, mettez du bois et animez le feu, Germain !nous n’attraperons ici ni fièvre ni rhume, je vous en réponds.

– Ma foi, tu es une fille d’esprit, ditGermain, tu sais faire le feu comme une petite sorcière de nuit. Jeme sens tout ranimé et le cœur me revient ; car avec lesjambes mouillées jusqu’aux genoux et l’idée de rester comme celajusqu’au point du jour, j’étais de fort mauvaise humeur tout àl’heure.

– Et quand on est de mauvaise humeur, onne s’avise de rien, reprit la petite Marie.

– Et tu n’es donc jamais de mauvaisehumeur, toi ?

– Eh non ! jamais. À quoibon ?

– Oh ! ce n’est bon à rien,certainement ; mais le moyen de s’en empêcher, quand on a desennuis ! Dieu sait que tu n’en as pas manqué, toi, pourtant,ma pauvre petite : car tu n’as pas toujours étéheureuse !

– C’est vrai, nous avons souffert, mapauvre mère et moi. Nous avions du chagrin, mais nous ne perdionsjamais courage.

– Je ne perdrais pas courage pour quelqueouvrage que ce fût, dit Germain ; mais la misère mefâcherait ; car je n’ai jamais manqué de rien. Ma femmem’avait fait riche et je le suis encore ; je le serai tant queje travaillerai à la métairie : ce sera toujours,j’espère ; mais chacun doit avoir sa peine ! J’aisouffert autrement.

– Oui, vous avez perdu votre femme, etc’est grand’pitié.

– N’est-ce pas ?

– Oh ! je l’ai bien pleurée, allez,Germain ! car elle était si bonne ! Tenez, n’en parlonsplus ; car je la pleurerais encore, tous mes chagrins sont entrain de me revenir aujourd’hui.

– C’est vrai qu’elle t’aimait beaucoup,petite Marie ! elle faisait grand cas de toi et de ta mère.Allons ! tu pleures ? Voyons, ma fille, je ne veux paspleurer, moi…

– Vous pleurez, pourtant, Germain !Vous pleurez aussi ! Quelle honte y a-t-il pour un homme àpleurer sa femme ? Ne vous gênez pas, allez ! je suisbien de moitié avec vous dans cette peine-là !

– Tu as bon cœur, Marie, et ça me fait dubien de pleurer avec toi. Mais approche donc tes pieds dufeu ; tu as tes jupes toutes mouillées aussi, pauvre petitefille ! Tiens, je vais prendre ta place auprès du petit,chauffe-toi mieux que ça.

– J’ai assez chaud, dit Marie ; etsi vous voulez vous asseoir, prenez un coin du manteau, moi je suistrès bien.

– Le fait est qu’on n’est pas mal ici,dit Germain en s’asseyant tout auprès d’elle. Il n’y a que la faimqui me tourmente un peu. Il est bien neuf heures du soir, et j’aieu tant de peine à marcher dans ces mauvais chemins que je me senstout affaibli. Est-ce que tu n’as pas faim aussi, toi,Marie ?

– Moi ? pas du tout. Je ne suis pashabituée, comme vous, à faire quatre repas, et j’ai été tant defois me coucher sans souper qu’une fois de plus ne m’étonneguère.

– Eh bien, c’est commode une femme commetoi ; ça ne fait pas de dépense, dit Germain en souriant.

– Je ne suis pas une femme, dit naïvementMarie, sans s’apercevoir de la tournure que prenaient les idées dulaboureur. Est-ce que vous rêvez ?

– Oui, je crois que je rêve, réponditGermain ; c’est la faim qui me fait divaguerpeut-être !

– Que vous êtes donc gourmand !reprit-elle en s’égayant un peu à son tour ; eh bien ! sivous ne pouvez pas vivre cinq ou six heures sans manger, est-ce quevous n’avez pas là du gibier dans votre sac et du feu pour le fairecuire ?

– Diantre ! c’est une bonneidée ! mais le présent à mon futur beau-père ?

– Vous avez six perdrix et unlièvre ! Je pense qu’il ne vous faut pas tout cela pour vousrassasier ?

– Mais faire cuire cela ici, sans brocheet sans landiers, ça deviendra du charbon !

– Non pas, dit la petite Marie ; jeme charge de vous le faire cuire sous la cendre sans goût de fumée.Est-ce que vous n’avez jamais attrapé d’alouette dans les champs,et que vous ne les avez pas fait cuire entre deux pierres ?Ah ! c’est vrai ! j’oublie que vous n’avez pas étépastour ! Voyons, plumez cette perdrix ! Pas sifort ! vous lui arrachez la peau.

– Tu pourrais bien plumer l’autre pour memontrer !

– Vous voulez donc en manger deux ?Quel ogre ! Allons, les voilà plumées, je vais les cuire.

– Tu ferais une parfaite cantinière,petite Marie ; mais, par malheur, tu n’as pas de cantine, etje serai réduit à boire l’eau de cette mare.

– Vous voudriez du vin, pas vrai ?Il vous faudrait peut-être du café ? Vous vous croyez à lafoire sous la ramée ! Appelez l’aubergiste : de laliqueur au fin laboureur de Belair !

– Ah ! petite méchante, vous vousmoquez de moi ? Vous ne boiriez pas du vin, vous, si vous enaviez ?

– Moi ? J’en ai bu ce soir avec vouschez la Rebec pour la seconde fois de ma vie ; mais si vousêtes bien sage, je vais vous en donner une bouteille quasi pleine,et du bon encore !

– Comment, Marie, tu es donc sorcière,décidément ?

– Est-ce que vous n’avez pas fait lafolie de demander deux bouteilles de vin à la Rebec ? Vous enavez bu une avec votre petit, et j’ai à peine avalé trois gouttesde celle que vous aviez mise devant moi. Cependant vous les avezpayées toutes les deux sans y regarder.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai mis dans mon panier cellequi n’avait pas été bue, parce que j’ai pensé que vous ou votrepetit auriez soif en route ; et la voilà.

– Tu es la fille la plus avisée que j’aiejamais rencontrée. Voyez ! elle pleurait pourtant, cettepauvre enfant en sortant de l’auberge ! ça ne l’a pas empêchéede penser aux autres plus qu’à elle-même. Petite Marie, l’homme quit’épousera ne sera pas sot.

– Je l’espère car je n’aimerais pas unsot. Allons, mangez vos perdrix, elles sont cuites à point ;et faute de pain, vous vous contenterez de châtaignes.

– Et où diable as-tu pris aussi deschâtaignes ?

– C’est bien étonnant ! tout le longdu chemin, j’en ai pris aux branches en passant et j’en ai remplimes poches.

– Et elles sont cuites aussi ?

– à quoi donc aurais-je eul’esprit si je ne les avais pas mises dans le feu dès qu’il a étéallumé ? Ça se fait toujours, aux champs.

– Ah ça, petite Marie, nous allons souperensemble ! je veux boire à ta santé et te souhaiter un bonmari… là, comme tu le souhaiterais toi-même. Dis-moi un peucela !

– J’en serais fort empêchée, Germain, carje n’y ai pas encore songé.

– Comment, pas du tout ?jamais ? dit Germain en commençant à manger avec un appétit delaboureur, mais coupant les meilleurs morceaux pour les offrir à sacompagne, qui refusa obstinément et se contenta de quelqueschâtaignes. Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant qu’ellene songeait pas à lui répondre, tu n’as pas encore eu l’idée dumariage ? tu es en âge pourtant !

– Peut-être, dit-elle ; mais je suistrop pauvre. Il faut au moins cent écus pour entrer en ménage, etje dois travailler cinq ou six ans pour les amasser.

– Pauvre fille ! je voudrais que lepère Maurice voulût bien me donner cent écus pour t’en fairecadeau.

– Grand merci, Germain. Eh bien !qu’est-ce qu’on dirait de moi ?

– Que veux-tu qu’on dise ? on saitbien que je suis vieux et que je ne peux pas t’épouser. Alors on nesupposerait pas que je… que tu…

– Dites donc, laboureur ! voilàvotre enfant qui se réveille, dit la petite Marie.

IX. La prière du soir

Petit-Pierre s’était soulevé et regardaitautour de lui d’un air pensif.

– Ah ! il n’en fait jamais d’autrequand il entend manger, celui-là ! dit Germain, le bruit ducanon ne le réveillerait pas ; mais quand on remue lesmâchoires auprès de lui, il ouvre les yeux tout de suite

– Vous avez dû être comme ça à son âgedit la petite Marie avec un sourire malin. Allons, mon petitPierre, tu cherches ton ciel de lit ? Il est fait de verdure,ce soir, mon enfant ; mais ton père n’en soupe pas moins.Veux-tu souper avec lui ? Je n’ai pas mangé ta part ; jeme doutais bien que tu la réclamerais !

– Marie, je veux que tu manges, s’écriale laboureur, je ne mangerai plus. Je suis un vorace, ungrossier : toi, tu te prives pour nous, ce n’est pas juste,j’en ai honte. Tiens, ça m’ôte la faim ; je ne veux pas quemon fils soupe si tu ne soupes pas.

– Laissez-nous tranquilles, répondit lapetite Marie, vous n’avez pas la clef de nos appétits. Le mien estfermé aujourd’hui, mais celui de votre Pierre est ouvert commecelui d’un petit loup. Tenez, voyez comme il s’y prend !Oh ! ce sera aussi un rude laboureur !

En effet, Petit-Pierre montra bientôt de quiil était fils, et à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, nicomment il y était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n’eutplus faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants quirompent leurs habitudes, il eut plus d’esprit, plus de curiosité etplus de raisonnement qu’à l’ordinaire. Il se fit expliquer où ilétait, et quand il sut que c’était au milieu d’un bois, il eut unpeu peur.

– Y a-t-il des méchantes bêtes dans cebois ? demanda-t-il à son père.

– Non, fit le père, il n’y en a point. Necrains rien.

– Tu as donc menti quand tu m’as dit quesi j’allais avec toi dans les grands bois les loupsm’emporteraient ?

– Voyez-vous ce raisonneur ? ditGermain embarrassé.

– Il a raison, reprit la petite Marie,vous lui avez dit cela : il a bonne mémoire, il s’en souvient.Mais apprends, mon petit Pierre, que ton père ne ment jamais. Nousavons passé les grands bois pendant que tu dormais, et nous sommesà présent dans les petits bois, où il n’y a pas de méchantesbêtes.

– Les petits bois sont-ils bien loin desgrands ?

– Assez loin ; d’ailleurs les loupsne sortent pas des grands bois. Et puis, s’il en venait ici, tonpère les tuerait.

– Et toi aussi, petite Marie ?

– Et nous aussi, car tu nous aideraisbien, mon Pierre ? Tu n’as pas peur, toi ? Tu taperaisbien dessus !

– Oui, oui, dit l’enfant enorgueilli, enprenant une pose héroïque, nous les tuerions !

– Il n’y a personne comme toi pour parleraux enfants, dit Germain à la petite Marie, et pour leur faireentendre raison. Il est vrai qu’il n’y a pas longtemps que tu étaistoi-même un petit enfant et tu te souviens de ce que te disait tamère. Je crois bien que plus on est jeune, mieux on s’entend avecceux qui le sont. J’ai grand’peur qu’une femme de trente ans, quine sait pas encore ce que c’est que d’être mère, n’apprenne avecpeine à babiller et à raisonner avec des marmots.

– Pourquoi donc pas, Germain ? Je nesais pourquoi vous avez une mauvaise idée touchant cettefemme ; vous en reviendrez !

– Au diable la femme ! dit Germain.Je voudrais en être revenu pour n’y plus retourner. Qu’ai-je besoind’une femme que je ne connais pas ?

– Mon petit père, dit l’enfant, pourquoidonc est-ce que tu parles toujours de ta femme aujourd’huipuisqu’elle est morte ?…

– Hélas ! tu ne l’as donc pasoubliée, toi, ta pauvre chère mère ?

– Non, puisque je l’ai vu mettre dans unebelle boîte de bois blanc et que ma grand’mère m’a conduit auprèspour l’embrasser et lui dire adieu !… Elle était toute blancheet toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prier le bonDieu pour qu’elle aille se réchauffer avec lui dans le ciel.Crois-tu qu’elle y soit, à présent ?

– Je l’espère, mon enfant ; mais ilfaut toujours prier, ça fait voir à ta mère que tu l’aimes.

– Je vas dire ma prière, repritl’enfant ; je n’ai pas pensé à la dire ce soir. Mais je nepeux pas la dire tout seul ; j’en oublie toujours un peu. Ilfaut que la petite Marie m’aide.

– Oui, mon Pierre, je vas t’aider, dit lajeune fille. Viens là, te mettre à genoux sur moi.

L’enfant s’agenouilla sur la jupe de la jeunefille, joignit ses petites mains et se mit à réciter sa prière,d’abord avec attention et ferveur, car il savait très bien lecommencement ; puis avec plus de lenteur et d’hésitation, etenfin répétant mot à mot ce que lui dictait la petite Marie,lorsqu’il arriva à cet endroit de son oraison où, le sommeil legagnant chaque soir, il n’avait jamais pu l’apprendre jusqu’aubout. Cette fois encore, le travail de l’attention et la monotoniede son propre accent produisirent leur effet accoutumé, il neprononça plus qu’avec effort les dernières syllabes, et encoreaprès se les être fait répéter trois fois ; sa têtes’appesantit et se pencha sur la poitrine de Marie : ses mainsse détendirent, se séparèrent et retombèrent ouvertes sur sesgenoux. À la lueur du feu du bivouac, Germain regarda son petitange assoupi sur le cœur de la jeune fille qui, le soutenant dansses bras et réchauffant ses cheveux blonds de sa pure haleine,s’était laissée aller aussi à une rêverie pieuse et priaitmentalement pour l’âme de Catherine.

Germain fut attendri, chercha ce qu’ilpourrait dire à la petite Marie pour lui exprimer ce qu’elle luiinspirait d’estime et de reconnaissance, mais ne trouva rien quipût rendre sa pensée. Il s’approcha d’elle pour embrasser son filsqu’elle tenait toujours pressé contre son sein, et il eut peine àdétacher ses lèvres du front du petit Pierre.

– Vous l’embrassez trop fort, lui ditMarie en repoussant doucement la tête du laboureur, vous allez leréveiller. Laissez-moi le recoucher puisque le voilà reparti pourles rêves du paradis.

L’enfant se laissa coucher mais, en s’étendantsur la peau de chèvre du bât, il demanda s’il était sur la Grise.Puis, ouvrant ses grands yeux bleus et les tenant fixés vers lesbranches pendant une minute, il parut rêver tout éveillé ou êtrefrappé d’une idée qui avait glissé dans son esprit durant le jour,et qui s’y formulait à l’approche du sommeil.

– Mon petit père, dit-il, si tu veux medonner une autre mère, je veux que ce soit la petite Marie.

Et sans attendre de réponse, il ferma les yeuxet s’endormit.

X. Malgré le froid

La petite Marie ne parut pas faire d’autreattention aux paroles bizarres de l’enfant que de les regardercomme une preuve d’amitié ; elle l’enveloppa avec soin, ranimale feu et, comme le brouillard endormi sur la mare voisine neparaissait nullement près de s’éclaircir, elle conseilla à Germainde s’arranger auprès du feu pour faire un somme.

– Je vois que cela vous vient déjà, luidit-elle, car vous ne dites plus mot et vous regardez la braisecomme votre petit faisait tout à l’heure. Allons, dormez, jeveillerai à l’enfant et à vous.

– C’est toi qui dormiras, répondit lelaboureur, et moi je vous garderai tous les deux, car jamais jen’ai eu moins envie de dormir ; j’ai cinquante idées dans latête.

– Cinquante, c’est beaucoup, dit lafillette avec une intention un peu moqueuse ; il y a tant degens qui seraient heureux d’en avoir une !

– Eh bien ! si je ne suis pascapable d’en avoir cinquante, j’en ai du moins une qui ne me lâchepas depuis une heure.

– Et je vas vous la dire, ainsi quecelles que vous aviez auparavant.

– Eh bien ! oui, dis-la si tu ladevines, Marie ; dis-la-moi toi-même, ça me fera plaisir.

– Il y a une heure, reprit-elle, vousaviez l’idée de manger… et à présent vous avez l’idée dedormir.

– Marie, je ne suis qu’un bouvier, maisvraiment tu me prends pour un bœuf. Tu es une méchante fille, et jevois bien que tu ne veux point causer avec moi. Dors donc, celavaudra mieux que de critiquer un homme qui n’est pas gai.

– Si vous voulez causer, causons, dit lapetite fille en se couchant à demi auprès de l’enfant, et enappuyant sa tête contre le bât. Vous êtes en train de voustourmenter, Germain, et en cela vous ne montrez pas beaucoup decourage pour un homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne medéfendais pas de mon mieux contre mon propre chagrin ?

– Oui, sans doute, et c’est là justementce qui m’occupe, ma pauvre enfant ! Tu vas vivre loin de tesparents et dans un vilain pays de landes et de marécages où tuattraperas les fièvres d’automne, où les bêtes à laine ne profitentpas, ce qui chagrine toujours une bergère qui a bonneintention ; enfin tu seras au milieu d’étrangers qui ne serontpeut-être pas bons pour toi, qui ne comprendront pas ce que tuvaux. Tiens, ça me fait plus de peine que je ne peux te le dire etj’ai envie de te remmener chez ta mère au lieu d’aller àFourche.

– Vous parlez avec beaucoup de bonté maissans raison, mon pauvre Germain ; on ne doit pas être lâchepour ses amis, et au lieu de me montrer le mauvais côté de monsort, vous devriez m’en montrer le bon, comme vous faisiez quandnous avons goûté chez la Rebec.

– Que veux-tu ! ça me paraissaitainsi dans ce moment-là, et à présent ça me paraît autrement. Tuferais mieux de trouver un mari.

– Ça ne se peut pas, Germain, je vousl’ai dit ; et comme ça ne se peut pas, je n’y pense pas.

– Mais enfin si ça se trouvait ?Peut-être que si tu voulais me dire comment tu souhaiterais qu’ilfût, je parviendrais à imaginer quelqu’un.

– Imaginer n’est pas trouver. Moi, jen’imagine rien puisque c’est inutile.

– Tu n’aurais pas l’idée de trouver unriche ?

– Non, bien sûr, puisque je suis pauvrecomme Job.

– Mais s’il était à son aise, ça ne teferait pas de peine d’être bien logée, bien nourrie, bien vêtue etdans une famille de braves gens qui te permettrait d’assister tamère ?

– Oh ! pour cela, oui !assister ma mère est tout mon souhait.

– Et si cela se rencontrait, quand mêmel’homme ne serait pas de la première jeunesse, tu ne ferais pastrop la difficile ?

– Ah ! pardonnez-moi, Germain. C’estjustement la chose à laquelle je tiendrais. Je n’aimerais pas unvieux !

– Un vieux, sans doute ; mais, parexemple, un homme de mon âge ?

– Votre âge est vieux pour moi,Germain ; j’aimerais l’âge de Bastien, quoique Bastien ne soitpas si joli homme que vous.

– Tu aimerais mieux Bastien leporcher ? dit Germain avec humeur. Un garçon qui a des yeuxfaits comme les bêtes qu’il mène ?

– Je passerais par-dessus ses yeux, àcause de ses dix-huit ans.

Germain se sentit horriblement jaloux.

– Allons, dit-il, je vois que tu en tienspour Bastien. C’est une drôle d’idée, pas moins !

– Oui, ce serait une drôle d’idée,répondit la petite Marie en riant aux éclats, et ça ferait un drôlede mari. On lui ferait accroire tout ce qu’on voudrait. Parexemple, l’autre jour, j’avais ramassé une tomate dans le jardin àmonsieur le curé ; je lui ai dit que c’était une belle pommerouge et il a mordu dedans comme un goulu. Si vous aviez vu quellegrimace ! Mon Dieu, qu’il était vilain !

– Tu ne l’aimes donc pas puisque tu temoques de lui ?

– Ce ne serait pas une raison. Mais je nel’aime pas : il est brutal avec sa petite sœur et il estmalpropre.

– Eh bien ! tu ne te sens pas portéepour quelque autre ?

– Qu’est-ce que ça vous fait,Germain ?

– Ça ne me fait rien, c’est pour parler.Je vois, petite fille, que tu as déjà un galant dans la tête.

– Non, Germain, vous vous trompez, jen’en ai pas encore ; ça pourra venir plus tard : maispuisque je ne me marierai que quand j’aurai un peu amassé, je suisdestinée à me marier tard et avec un vieux.

– Eh bien, prends-en un vieux tout desuite.

– Non pas ! quand je ne serai plusjeune, ça me sera égal ; à présent, ce serait différent.

– Je vois bien, Marie, que je tedéplais : c’est assez clair, dit Germain avec dépit, et sanspeser ses paroles.

La petite Marie ne répondit pas. Germain sepencha vers elle : elle dormait ; elle était tombéevaincue et comme foudroyée par le sommeil, comme font les enfantsqui dorment déjà lorsqu’ils babillent encore.

Germain fut content qu’elle n’eût pas faitattention à ses dernières paroles ; il reconnut qu’ellesn’étaient point sages et il lui tourna le dos pour se distraire etchanger de pensée.

Mais il eut beau faire, il ne put nis’endormir, ni songer à autre chose qu’à ce qu’il venait de dire.Il tourna vingt fois autour du feu, il s’éloigna, il revint ;enfin, se sentant aussi agité que s’il eût avalé de la poudre àcanon, il s’appuya contre l’arbre qui abritait les deux enfants etles regarda dormir.

– Je ne sais pas comment je ne m’étaisjamais aperçu, pensait-il, que cette petite Marie est la plus joliefille du pays !… Elle n’a pas beaucoup de couleurs mais elle aun petit visage frais comme une rose de buissons ! Quellegentille bouche et quel mignon petit nez !… Elle n’est pasgrande pour son âge, mais elle est faite comme une petite caille etlégère comme un petit pinson !… Je ne sais pas pourquoi onfait tant de cas chez nous d’une grande et grosse femme bienvermeille… La mienne était plutôt mince et pâle, et elle meplaisait par-dessus tout… Celle-ci est toute délicate mais elle nes’en porte pas plus mal, et elle est jolie à voir comme un chevreaublanc !… Et puis, quel air doux et honnête ! comme on litson bon cœur dans ses yeux, même lorsqu’ils sont fermés pourdormir !… Quant à de l’esprit, elle en a plus que ma chèreCatherine n’en avait, il faut en convenir, et on ne s’ennuieraitpas avec elle… C’est gai, c’est sage, c’est laborieux, c’estaimant, et c’est drôle. Je ne vois pas ce qu’on pourrait souhaiterde mieux…

« Mais qu’ai-je à m’occuper de toutcela ? reprenait Germain, en tâchant de regarder d’un autrecôté. Mon beau-père ne voudrait pas en entendre parler, et toute lafamille me traiterait de fou !… D’ailleurs, elle-même nevoudrait pas de moi, la pauvre enfant !… Elle me trouve tropvieux, elle me l’a dit… Elle n’est pas intéressée, elle se souciepeu d’avoir encore de la misère et de la peine, de porter depauvres habits et de souffrir de la faim pendant deux ou trois moisde l’année, pourvu qu’elle contente son cœur un jour et qu’ellepuisse se donner à un mari qui lui plaira… elle a raison,elle ! je ferais de même à sa place… et, dès à présent, si jepouvais suivre ma volonté, au lieu de m’embarquer dans un mariagequi ne me sourit pas, je choisirais une fille à mon gré… »

Plus Germain cherchait à raisonner et à secalmer, moins il en venait à bout. Il s’en allait à vingt pas delà, se perdre dans le brouillard ; et puis, tout d’un coup, ilse retrouvait à genoux à côté des deux enfants endormis. Une foismême il voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras passéautour du cou de Marie, et il se trompa si bien que Marie, sentantune haleine chaude comme le feu courir sur ses lèvres, se réveillaet le regarda d’un air tout effaré, ne comprenant rien du tout à cequi se passait en lui.

– Je ne vous voyais pas, mes pauvresenfants ! dit Germain en se retirant bien vite. J’ai faillitomber sur vous et vous faire du mal.

La petite Marie eut la candeur de le croire etse rendormit. Germain passa de l’autre côté du feu et jura à Dieuqu’il n’en bougerait jusqu’à ce qu’elle fût réveillée. Il tintparole, mais ce ne fut pas sans peine. Il crut qu’il en deviendraitfou.

Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipaet Germain put voir les étoiles briller à travers les arbres. Lalune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença àsemer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênesrestait dans une majestueuse obscurité ; mais, un peu plusloin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée defantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans lamare ; et les grenouilles, commençant à s’y habituer,hasardaient quelques notes grêles et timides ; les branchesanguleuses des vieux arbres, hérissées de pâles lichens,s’étendaient et s’entre-croisaient comme de grands bras décharnéssur la tête de nos voyageurs ; c’était un bel endroit, mais sidésert et si triste que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanteret à jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennuieffrayant de la solitude. Il désirait aussi éveiller la petiteMarie ; et lorsqu’il vit qu’elle se levait et regardait letemps, il lui proposa de se remettre en route.

– Dans deux heures, lui dit-il,l’approche du jour rendra l’air si froid que nous ne pourrons plusy tenir malgré notre feu… à présent, on voit à seconduire et nous trouverons bien une maison qui nous ouvrira, ou dumoins quelque grange où nous pourrons passer à couvert le reste dela nuit.

Marie n’avait pas de volonté ; et,quoiqu’elle eût encore grande envie de dormir, elle se disposa àsuivre Germain.

Celui-ci prit son fils dans ses bras sans leréveiller et voulut que Marie s’approchât de lui pour se cacherdans son manteau, puisqu’elle ne voulait pas reprendre sa caperoulée autour du petit Pierre.

Quand il sentit la jeune fille si près de lui,Germain, qui s’était distrait et égayé un instant, recommença àperdre la tête. Deux ou trois fois il s’éloigna brusquement et lalaissa marcher seule. Puis, voyant qu’elle avait peine à le suivre,il l’attendait, l’attirait vivement près de lui, et la pressait sifort qu’elle en était étonnée et même fâchée sans oser le dire.

Comme ils ne savaient point du tout de quelledirection ils étaient partis, ils ne savaient pas celle qu’ilssuivaient ; si bien qu’ils remontèrent encore une fois tout lebois, se retrouvèrent, de nouveau en face de la lande déserte,revinrent sur leurs pas et, après avoir tourné et marché longtemps,ils aperçurent de la clarté à travers les branches.

– Bon ! voici une maison, ditGermain, et des gens déjà éveillés puisque le feu est allumé. Ilest donc bien tard ?

Mais ce n’était pas une maison : c’étaitle feu de bivouac qu’ils avaient couvert en partant, et qui s’étaitrallumé à la brise…

Ils avaient marché pendant deux heures pour seretrouver au point de départ.

XI. à la belle étoile

– Pour le coup j’y renonce ! ditGermain en frappant du pied. On nous a jeté un sort, c’est biensûr, et nous ne sortirons d’ici qu’au grand jour. Il faut que cetendroit soit endiablé.

– Allons, allons, ne nous fâchons pas,dit Marie, et prenons-en notre parti. Nous ferons un plus grandfeu, l’enfant est si bien enveloppé qu’il ne risque rien, et pourpasser une nuit dehors nous n’en mourrons point. Où avez-vous cachéla bâtine, Germain ? Au milieu des houx, grand étourdi !C’est commode pour aller la reprendre !

– Tiens l’enfant, prends-le que je retireson li

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Tags: George Sand