Categories: Romans

La Nouvelle Carthage

La Nouvelle Carthage

de Georges Eekhoud

Partie 1
RÉGINA

 

Chapitre 1 LE JARDIN

 

M. Guillaume Dobouziez régla les funérailles de Jacques Paridael de façon à mériter l’approbation de son monde et l’admiration des petites gens. « Cela s’appelle bien faire les choses ! » ne pouvait manquer d’opiner la galerie. Il n’aurait pas exigé mieux pour lui-même : service de deuxième classe (mais, hormis les croque-morts, qui s’y connaît assez pour discerner la nuance entre la première qualité et la suivante ?) ; messe en plain-chant ; pas d’absoute(inutile de prolonger ces cérémonies crispantes pour les intéressés et fastidieuses pour les indifférents) ; autant de mètres de tentures noires larmées et frangées de blanc ; autant de livres de cire jaune.

De son vivant, feu Paridael n’aurait jamais espéré pareilles obsèques, le pauvre diable !

Quarante-cinq ans, droit, mais grisonnant déjà, nerveux et sec, compassé, sanglé militairement dans sa redingote, le ruban rouge à la boutonnière, M. Guillaume Dobouziez marchait derrière le petit Laurent, son pupille, unique enfant du défunt, plongé dans une douleur aiguë et hystérique.

Laurent n’avait cessé de sangloter depuis la mortuaire. Il fut plus pitoyable encore à l’église. Les regrets sonnés au clocher et surtout les tintements saccadés de la clochette du chœur imprimaient des secousses convulsives à tout son petit être.

Cette affliction ostensible impatienta même lecousin Guillaume, ancien officier, un dur à cuire, ennemi del’exagération.

– Allons, Laurent, tiens-toi, sapristi !…Sois raisonnable !… Lève-toi !… Assieds-toi !…Marche ! ne cessait-il de lui dire à mi-voix.

Peine perdue. À chaque instant le petitcompromettait, par des hurlements et des gesticulations,l’irréprochable ordonnance du cérémonial. Et cela quand on faisaittant d’honneur à son papa !

Avant que le convoi funèbre se fût mis enmarche, M. Dobouziez, en homme songeant à tout, avait remis àson pupille une pièce de vingt francs, une autre de cinq, et uneautre de vingt sous. La première était pour le plateau del’offrande ; le reste pour les quêteurs. Mais cet enfant,décidément aussi gauche qu’il en avait l’air, s’embrouilla dans larépartition de ses aumônes et donna, contrairement à l’usage, lapièce d’or au représentant des pauvres, les cinq francs aumarguillier, et les vingt sous au curé.

Il faillit sauter dans la fosse, au cimetière,en répandant sur le cercueil cette pelletée de terre jaune etfétide qui s’éboule avec un bruit si lugubre !

Enfin, on le mit en voiture, au grandsoulagement du tuteur, et la clarence à deux chevaux regagnarapidement l’usine et l’hôtel des Dobouziez situés dans un faubourgen dehors des fortifications.

Au dîner de famille, on parla d’affaires, sanss’attarder à l’événement du matin et en n’accordant qu’uneattention maussade à Laurent placé entre sa grand’tante etM. Dobouziez.’ Celui-ci ne lui adressa la parole que pourl’exhorter au devoir, à la sagesse et à la raison, trois mots bienabstraits, pour ce garçon venant à peine de faire sa premièrecommunion.

La bonne grand’tante de l’orphelin eût bienvoulu compatir plus tendrement à sa peine, mais elle craignaitd’être taxée de faiblesse par les maîtres de la maison et de ledesservir auprès d’eux. Elle l’engagea même à rencogner ses larmesde peur que ce désespoir prolongé ne parût désobligeant à ceux quiallaient désormais lui tenir lieu de père et de mère. Mais à onzeans, on manque de tact, et les injonctions, à voix basse, de labrave dame ne faisaient que provoquer des recrudescences depleurs.

À travers le brouillard voilant ses prunelles,Laurent, craintif et pantelant comme un oiselet déniché, examinaitles convives à la dérobée.

Mme Dobouziez, la cousine Lydie, trônaiten face de son mari. C’était une nabote nouée, jaune, ratatinéecomme un pruneau, aux cheveux noirs et luisants, coiffée enbandeaux qui lui cachaient le front et rejoignaient d’épais etsombres sourcils ombrageant de gros yeux, noirs aussi, glauques, età fleur de tête. Presque pas de visage ; des traits hommasses,les lèvres minces et décolorées, le nez camard et du poil sous lanarine. Une voix gutturale et désagréable, rappelant le cri de lapintade. Cœur sec et rassis plutôt qu’absent ; des éclaira debonté, mais jamais de délicatesse ; esprit terre à terre etborné.

Guillaume Dobouziez, brillant capitaine dugénie, l’avait épousée pour son argent. La dot de cette fille debonnetiers bruxellois retirés des affaires, lui servit, lorsqu’ildonna sa démission, à édifier son usine et à poser le premier jalond’une rapide fortune.

Le regard de Laurent s’arrêtait avec plus decomplaisance, et même avec un certain plaisir sur Régina ou Gina,seule enfant des Dobouziez, d’une couple d’années l’aînée du petitParidael, une brunette élancée et nerveuse, avec d’expressifs yeuxnoirs, d’abondants cheveux bouclés, le visage d’un irréprochableovale, le nez aquilin aux ailes frétillantes, la bouche mutine etvolontaire, le menton marqué d’une délicieuse fossette, le teintrosé et mat aux transparences de camée. Jamais Laurent n’avait vuaussi jolie petite fille.

Cependant il n’osait la regarder longtemps enface ou soutenir le feu de ses prunelles malicieuses, À sesturbulences d’enfant espiègle et gâtée se mêlait un peu de lasolennité et de la superbe du cousin Dobouziez. Et déjà quelquechose de dédaigneux et d’indiciblement narquois plissait parmoments ses lèvres innocentes et altérait le timbre de son rireingénu.

Elle éblouissait Laurent, elle lui imposaitcomme un personnage. Il en avait vaguement peur. Surtout qu’à deuxou trois reprises elle le dévisagea avec persistance, enaccompagnant cet examen d’un sourire plein de condescendance et desupériorité.

Consciente aussi de l’effet favorable qu’elleproduisait sur le gamin, elle se montrait plus remuante etcapricieuse que d’habitude ; elle se mêlait à la conversation,mangeait en pignochant, ne savait que faire pour accaparerl’attention. Sa mère ne parvenait pas à la calmer et, répugnant àdes gronderies qui lui eussent attiré la rancune de ce petit démon,dirigeait des regards de détresse vers Dobouziez.

Celui-ci résistait le plus longtemps possibleaux sommations désespérées de son épouse.

Enfin, il intervenait. Sourde aux remontrancesde sa mère, Gina se rendait, momentanément, d’un petit air demartyre, des plus amusants, aux bénignes injonctions de son père.En faveur de Gina, le chef de la famille se départait de saraideur. Il devait même se faire violence pour ne pas répondre auxagaceries de sa mignonne ; il ne la reprenait qu’à son corpsdéfendant. Et quelle douceur inaccoutumée dans cette voix et dansces yeux ! Intonations et regards rappelaient à Laurentl’accent et le sourire de Jacques Paridael. À tel point que Lorki,c’est ainsi que l’appelait le doux absent, reconnaissait à peine,dans le cousin Dobouziez semonçant sa petite Gina, le mêmeéducateur rigide qui lui avait recommandé à lui, tout à l’heure,durant la douloureuse cérémonie, de faire ceci, puis cela, et tantde choses qu’il ne savait à laquelle entendre. Et toutes cesinstructions formulées d’un ton si bref, si péremptoire !

N’importe, si son cœur d’enfant se serra à cerapprochement, le Lorki d’hier, le Laurent d’aujourd’hui, n’envoulut pas à sa petite cousine d’être ainsi préférée. Elle étaitpar trop ravissante ! Ah, s’il se fût agi d’un autre enfant,d’un garçon comme lui par exemple, l’orphelin eût ressenti, àl’extrême, cette révélation de l’étendue de sa perte ; il eneût éprouvé non seulement de la consternation et du désespoir, maisencore du dépit et de la haine ; il fût devenu mauvais pour leprochain privilégié ; l’injustice de son propre sort l’eûtrévolté.

Mais Gina lui apparaissait à la façon desprincesses et des fées radieuses des contes, et il était naturelque le bon Dieu se montrât plus clément envers des créatures d’uneessence si supérieure !

La petite fée ne tenait plus en place.

– Allez jouer, les enfants ! lui dit sonpère en faisant signe à Laurent de la suivre.

Gina l’entraîna au jardin.

C’était un enclos tracé régulièrement comme uncourtil de paysan, entouré de murs crépis à la chaux sur lesquelss’écartelaient des espaliers ; à la fois légumier, verger etjardin d’agrément, aussi vaste qu’un parc, mais n’offrant nipelouses vallonnées, ni futaies ombreuses.

Il y avait cependant une curiosité dans cejardin : une sorte de tourelle en briques rouges adossée à unmonticule, au pied de laquelle stagnait une petite nappe d’eau, etqui servait d’habitacle à deux couples de canards. Des sentiers encolimaçon convergeaient an sommet de la colline d’où l’on dominaitl’étang et le jardin. Cette bizarre fabrique s’appelaitpompeusement « le Labyrinthe. »

Gina en fit les honneurs à Laurent.

Avec des gestes de cicérone affairé, elle luidésignait les objets. Elle le prenait avec lui sur un tonprotecteur :

– Prends garde de ne pas tomber à l’eau !… Maman ne veut pas qu’on cueille les framboises ! Elle riaitde sa gaucherie. À deux ou trois phrases peu élégantes quisentaient leur patois, elle le corrigea. Laurent, peu causeur,devint encore plus taciturne. Sa timidité croissait ; il s’envoulait d’être ridicule devant elle.

Ce jour-là, Gina portait son uniforme depensionnaire : une robe grise garnie de soie bleue. Elleraconta à son compagnon, qui ne se lassait pas de l’entendre, lesparticularités de son pensionnat de religieuses à Malines ;elle le régala même de quelques caricatures de sa façon ;contrefit, par des grimaces et des contorsions, certaines desbonnes sœurs. La révérende mère louchait ; sœur Véronique, lalingère, parlait du nez ; sœur Hubertine s’endormait etronflait à l’étude du soir.

Le chapitre des infirmités et des défauts deses maîtresses la mettant en verve, elle prit plaisir à embarrasserson interlocuteur : « Est-il vrai que ton père était unsimple commis ? … Il n’y avait qu’une petite porte et qu’unétage à votre maison ? … Pourquoi donc que vous n’êtes jamaisvenus nous voir ? … Ainsi nous sommes cousins… C’est drôle, tune trouves pas… Paridael, c’est du flamand cela ? … Tu connaisAthanase et Gaston, les fils de M. Saint-Fardier, l’associé depapa ? En voilà des gaillards ! Ils montent à cheval etne portent plus de casquettes… Ce n’est pas comme toi … Papam’avait dit que tu ressemblais à un petit paysan, avec tes joues,rouges, tes grandes dents et tes cheveux plats … Qui donc t’acoiffé ainsi ? Oui, papa a raison, tu ressembles bien à un deces petits paysans qui servent la messe, ici ! »

Elle s’acharnait sur Laurent avec une maliceimplacable. Chaque mot lui allait au cœur. Plus rouge que jamais,il s’efforçait de rire, comme au portrait des bonnes sœurs, et netrouvait rien à lui répondre.

Il aurait tant voulu prouver à cette railleusequ’on peut porter une blouse taillée comme un sac, une culotte à lafois trop longue et trop large, faite pour durer deux ans etgodant, aux genoux, au point de vous donner la démarche d’uncagneux ; une collerette empesée d’où la tête pouparde etpenaude du sujet émerge comme celle d’un saint Jean-Baptiste aprèsla décollation ; une casquette de premier communiant dont lecrêpe de deuil dissimulait mal les passementeries extravagantes,les macarons de jais et de velours, les boucles inutiles, lesglands encombrants ; qu’on peut dire vêtu comme un fils defermier et ne pas être plus niais et plus bouché qu’un Gaston ouqu’un Athanase Saint-Fardier.

La bonne Siska n’était pas un tailleur modèle,tant s’en faut, mais du moins ne ménageait-elle pas l’étoffe !Puis, Jacques Paridael trouvait si bien ainsi son petitLaurent ! Le jour de la première communion, le cher homme luiavait encore dit en l’embrassant : « Tu es beau comme unprince, mon Lorki ! » Et c’était le même costume de fêtequ’il vêtait à présent, à part le crêpe garnissant sa casquettecomposite et remplaçant à son bras droit le glorieux ruban de moireblanche frangé d’argent…

La taquine eut un bon mouvement. En parcourantles parterres, elle cueillit une reine-marguerite aux pétalesponceau, au cœur doré : « Tiens, paysan, fit-elle, passecette fleur à ta boutonnière ! » Paysan, tant qu’ellevoudrait ! Il lui pardonnait. Cette fleur piquée dans sablouse noire était le premier sourire illuminant son deuil. Plusimpuissant encore à exprimer, par des mots, sa joie que sonamertume, s’il l’avait osé, il eût fléchi le genou devant la petiteDobouziez et lui aurait baisé la main comme il avait vu faire à deschevaliers empanachés, dans un volume du Journal pour Tousqu’on feuilletait autrefois, chez lui, les dimanches d’hiver, encroquant des marrons grillés…

Régina gambadait déjà à l’autre bout dujardin, sans attendre les remerciements de Laurent.

Il eut un remords de s’être laissé apprivoisersi vite et, farouche, arracha la fleur réjouie. Mais au lieu de lajeter, il la serra dévotement dans sa poche. Et, demeurée l’écart,il songea à la maison paternelle. Elle était vide et mise enlocation. Le chien, le brave Lion avait été abandonné au voisin debonne volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire !Siska, ses gages payés, s’en était allée à son tour. Quefaisait-elle à présent ? La reverrait-il encore ? Lorkine lui avait pas dit adieu ce matin. Il revoyait sa figure àl’église, tout au fond, sous le jubé, sa bonne figure aussigonflée, aussi défaite que la sienne.

On sortait ; il avait dû passer, talonnépar le cousin Guillaume, alors qu’il aurait tant voulu sauter aucou de l’excellente créature. Dans la voiture, il avait timidementhasardé cette demande : « Où allons-nous, cousin ? –Mais à la fabriqué, pardienne ! Où veux-tu que nousallions ? » On n’irait donc plus à la maison ! Iln’insista point, le petit ; il ne demanda même pas à prendrecongé de sa bonne ! Devenait-il dur et fier, déjà ? Oh,que non ! Il n’était que timide, dépaysé !M. Dobouziez le rabrouerait s’il mentionnait des gens si peudistingués que Siska…

Lasse de l’appeler, Gina se décida à retournerauprès du rêveur. Elle lui secoua le bras : « Mais tu essourd… Viens, que je le montre les brugnons. Ce sont les fruits demaman. Félicité les compte chaque matin… Il y en a douze… N’ytouche pas… » Elle ne remarqua point que Laurent avait jeté lafleur. Cette indifférence de la petite fée ragaillardit le paysan,et pourtant, au fond, il eût préféré qu’elle s’informât de cequ’était devenu son présent.

Il s’étourdit, se laissa mener par Gina. Ilsjouèrent à des jeux garçonniers. Pour lui plaire, il fit desculbutes, jeta des cris sauvages, se roula dans l’herbe et legravier, souilla ses beaux habits, et la poussière marbra de crasseses joues humides de sueur et de larmes.

– Oh, la drôle de tête ! s’exclama lafillette.

Elle trempa un coin de son mouchoir dans lebassin et essaya de débarbouiller Laurent. Mais elle riait trop etne parvenait qu’à le maculer davantage.

Il se laissait faire, heureux de ses soinsdérisoires. La perfide lui dessinait des arabesques sur le visage,si bien qu’il avait l’air d’un peau-rouge tatoué.

Pendant cette opération, une voix aigre se mità glapir :

– Mademoiselle, Monsieur vous prie de rentrer…Le monde va partir… Et vous, venez, par ici. Il est temps de secoucher. Demain on retourne à la pension. C’est assez de vacancescomme ça !

Mais à l’aspect du jeune Paridael, Félicité,la redoutable Félicité, la servante de confiance se récria commedevant le diable : « Fi ! l’horreurd’enfant ! »

Elle était venue le prendre au collège, laveille, et devait l’y reconduire. Acariâtre, bougonne, servile,rouée, flattant l’orgueil de ses maîtres en s’assimilant leursdéfauts, elle devinait d’emblée le pied sur lequel l’enfant seraittraité dans la maison. La cousine Lydie se déchargeait sur cettevilaine servante de l’entretien et de la surveillance del’intrus.

L’imprudent Paridael venait de ménager àFélicité un magnifique début dans son rôle de gouvernante. Laharpie n’eut garde de négliger cette aubaine. Elle donna librecarrière à ses aimables sentiments.

Gina, continuant de pouffer, abandonna soncompagnon aux bourrades et aux criailleries de la servante, etrentra en courant dans le salon, pressée de raconter la farce à sesparents et à la société.

Laurent avait fait un mouvement pour rejoindrel’espiègle, mais Félicité ne le lâchait pas. Elle le poussa versl’escalier et lui fit d’ailleurs une telle peinture desdispositions de M. et Mme Dobouziez pour les petitsgorets de son espèce, qu’il se hâta, terrifié, de gagner lamansarde où on le logeait et de se blottir dans ses draps.

Félicité l’avait pincé et taloché. Il futstoïque, ne cria point, s’en tint à quatre devant la mégère.

Le dénouement orageux de la journée fitdiversion au deuil de l’orphelin. Les émotions, la fatigue, leplein air lui procurèrent un lourd sommeil visité de rêves où desimages contradictoires se matèrent dans une sarabande fantastique.Armée d’une baguette de fée, la rieuse Gina conduisait la danse,livrait et arrachait tour a tour le patient aux entreprises d’unevieille sorcière incarnée en Félicité. À l’arrière-plan, lesfantômes doux et pâles de son père et de Siska, du mort et del’absente, lut tendaient les bras. Il s’élançait, maisM. Dobouziez le saisissait au passage avec un ironique :« Halte-là, galopin ! » Des cloches sonnaient ;Paridael jetait la reine-marguerite, présent de Gina, dans leplateau de l’offrande. La fleur tombait avec un bruit de pièce d’oraccompagné du rire guilleret de la petite cousine, et ce bruitmettait en fuite les larves moqueuses, mais aussi les pitoyablesvisions…

Et telle fut l’initiation de Laurent Paridaelà sa nouvelle vie de famille…

Chapitre 2LE « MOULIN DE PIERRE »

 

À sa deuxième visite, et à celles quisuivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ces tuteurs,Laurent ne se trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Ilavait toujours l’air de tomber de la lune et de prendre de laplace.

On n’attendait pas qu’il eût déposé sa valisepour s’informer de la durée de son congé et on se préoccupait plusde l’état de son trousseau que de sa personne. Accueil sanseffusion : la cousine Lydie lui tendait machinalement sa jouecitronneuse ; Gina semblait l’avoir oublié depuis la dernièrefois ; quant au cousin Guillaume, il n’entendait pas qu’on ledérangeât de sa besogne pour si peu de chose que l’arrivée de cepolisson, il le verrait bien assez tôt au prochain repas.« Ah ! te voilà, toi ! Deviens-tu sage ? …Apprends-tu mieux ? » Toujours les mêmes questions poséesd’un air de doute, jamais d’encouragement. Si Laurent rapportaitdes prix, voyez le guignon ! c’étaient ceux précisémentauxquels M. Dobouziez n’attachait aucune importance.

À table, les yeux ronds de la cousine Lydie,implacablement braqués sur lui, semblaient lui reprocher l’appétitde ses douze ans. Vrai, elle faisait choir le verre de ses doigtset les morceaux de sa fourchette. Ces accidents ne valaient pastoujours à Laurent l’épithète de maladroit, mais la cousine avaitune moue méprisante qui disait assez clairement sa pensée. Cettemoue n’était rien cependant, comparée au sourire persifleur del’impeccable Gina.

Le cousin Guillaume qu’il fallait quérirplusieurs fois avant de se mettre à table, arrivait enfin, le frontchargé de préoccupations, la tête à une invention nouvelle,supputant les résultats, calculant le rendement probable de l’un oul’autre perfectionnement, le cerveau bourré d’équations.

Avec sa femme, M. Dobouziez parlaitaffaires, et elle s’y entendait admirablement, lui répondait en seservant de barbares mots techniques qui eussent emporté la bouchede plus d’un homme du métier.

M. Dobouziez ne cessait de chiffrer et nese déridait que pour admirer et cajoler sa fillette. De plus enplus Laurent constatait l’entente absolue et idolâtre régnant entreces deux êtres. Si l’industriel s’humanisait en s’occupant d’elle,réciproquement Gina abandonnait, avec son père, ses airs desupériorité, son petit ton détaché et avantageux. M. Dobouziezprévenait ses désirs, satisfaisait ses moindres caprices, ladéfendait même contre sa mère. Avec Gina, lui, l’homme positif etpratique, s’amusait de futilités.

À chaque vacance, Laurent trouvait sa petitecousine plus belle, mais aussi plus distante. Ses parents l’avaientretirée de pension. Des maîtres habiles et. mondains la préparèrentà sa destinée d’opulente héritière.

Devenant trop grande fille, trop demoisellepour s’amuser avec ce gamin ; elle recevait ou visitait desamies de son âge. Les petites Vanderling, filles du plus célèbreavocat de la ville, de blondes et vives caillettes étaient à lafois ses compagnes d’études et de plaisirs. Et si, par exception,faute d’autre partenaire, Gina s’oubliait au point de jouer avec lePaysan, Mme Lydie trouvait aussitôt un prétexte pourinterrompre cette récréation. Elle envoyait Félicité avertirMademoiselle de l’arrivée de l’un ou l’autre professeur, ou bienMadame emmenait Mademoiselle a la ville, ou bien la couturière luiapportait une robe à essayer, ou il était l’heure de se mettre aupiano. Convenablement stylée, le plus souvent Félicité prévenaitles intentions de sa maîtresse et s’acquittait de ce genre deconsigne avec un zèle des plus louable. Laurent n’avait qu’à sedistraire comme il pourrait.

La fabrique prospérait au point que chaqueannée les installations nouvelles : hangars, ateliers,magasins, empiétaient sur les jardins entourant l’habitation.Laurent ne constata pas sans regret la disparition du Labyrintheavec sa tour, son bassin et ses canards : cette horreur luiétait devenue chère à cause de Gina.

La maison aussi s’annexait une partie dujardin. En vue de la prochaine entrée dans le monde de leur fille,les Dobouziez édifiaient un véritable palais, présentant uneenfilade de salons décorés et meublés par les fournisseurs des gensde la haute volée. Le cousin Guillaume semblait présider à cesembellissements, mais il s’en rapportait toujours au choix et augoût de la fillette. Il avait déjà ménagé à l’enfant gâtée undélicieux appartement de jeune fille : deux pièces, argent etbleu, qui eussent fait les délices d’une petite maîtresse.

L’appartement du jeune Paridael changeait dephysionomie comme le reste. Sa mansarde sous les toits revêtait unaspect de plus en plus provisoire. Il semblait qu’on l’eût affectéede mauvaise grâce au logement du collégien. Félicité ne l’avaitdéblayée que juste assez pour y placer un lit de sangle.

Ce grenier ne suffisant plus à remiser lesvieilleries provenant de l’ancien ameublement de la maison, plutôtque d’encombrer de ce bric-à-brac les mansardes des domestiques, lamaîtresse-servante le transportait dans le réduit de Laurent. Elley mettait tant de zèle que l’enfant voyait le moment où il luifaudrait émigrer sur le palier. Au fond il n’était pas fâché de cetinvestissement. Converti en capharnaüm, son gîte lui ménageait desimprévus charmants. Il s’établissait entre l’orphelin délaissé etles objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenantde la similitude de leurs conditions. Mais il suffit que Laurents’amusât avec ces vieilleries pour que l’aimable factotum les tîntautant que possible hors de sa portée. Pour dénicher ses trésors etdissimuler ses trouvailles, le galopin déployait de vraies ruses decontrebandier.

Dans cette mansarde s’entassaient pour la plusgrande joie du jeune réfractaire, les livres jugés trop frivolespar M. Dobouziez. Fruit défendu comme les framboises et lesbrugnons du jardin ! Les souris en avaient déjà grignoté lestranches poudreuses et Laurent se délectait de ce que les voracesbestioles voulaient bien lui laisser de cette littérature. Souvent,il s’absorbait tellement dans sa lecture qu’il en oubliait touteprécaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donnerl’éveil, Félicité venait le relancer dans son asile. Si elle ne leprenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la diablesses’apercevait qu’il avait bouleversé les rayons et provoqué deséboulements. C’était alors des piailleries de pie-grièche, desgiries de suppliciée qui finissaient par ameuterMme Lydie.

Une fois on le pinça en train de lire Paulet Virginie.

– Un mauvais livre ! … Vous feriez mieuxd’étudier vos arithmétiques ! promulgua sa tutrice. EtM. Dobouziez ratifia l’appréciation de sa moitié en ajoutantque ce garnement précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères,ne ferait jamais rien de bon, resterait toute sa vie un pauvrediable comme Jacques Paridael. Un bayeur aux chimères ! Quelmépris le cousin coulait dans ce mot.

Les soirs d’hiver, Laurent se réjouissait deregagner au plus tôt sa chère mansarde. En bas, dans la salle àmanger où on le retenait après le dîner, il se sentait importun etgêneur. Que ne l’envoyait-on coucher alors ! S’il réprimaitl’envie de s’étirer, s’il bâillait, s’il détachait les yeux de seslivres de classe avant que dix heures, l’heure sacramentelle, n’eûtsonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses yeux ronds et Ginase rengorgeait, affectait d’être plus éveillée que jamais, raillaitla torpeur du gamin.

Même pendant la journée, après l’une oul’autre remontrance, Laurent courait se réfugier sous lestoits.

Privé de livres, il soulevait la fenêtre entabatière, montait sur une chaise et regardait s’étendre labanlieue.

Les rouges et basses maisons faubourienness’agglutinaient en îlots compacts. La ville grandissante, ayantcrevé sa ceinture de remparts, menaçait et guignait les ravièresd’alentour. Les rues étaient déjà tracées au cordeau à travers lescultures. Les trottoirs bordaient des terrains exploités jusqu’à ladernière minute par le paysan exproprié. Du milieu des moissonsémergeait au bout d’un piquet, comme un épouvantail à moineaux, unécriteau portant cette sentence : Terrain à bâtir. Et,véritables éclaireurs, sentinelles avancées de cette armée debâtisses urbaines, les estaminets prenaient les coins des voiesnouvelles et toisaient, du haut de leurs façades banales, àplusieurs étages, neuves et déjà d’aspect sordide, les chaumestrapus et ramassés semblant implorer la clémence des envahisseurs.Rien de crispant et de suggestif comme la rencontre de la cité etde la campagne. Elles se livraient de véritables combatsd’avant-postes.

La mine pléthorique, contrainte, sournoise dece paysage offusqué par des talus de fortifications : desportes crénelées, sombres comme des tunnels, écrasées sous desterre-pleins, des murailles percées de meurtrières, des casernesdont les clairons plaintifs répondaient à la cloche de l’usine.

Trois moulins à vent, épars dans la plaine,tournaient à pleine volée, jouissaient de leur reste en attendantde partager le sort d’un quatrième moulin dont la maçonneriedominait piteusement le blocus auquel le soumettait un tènement debicoques ouvrières, et à qui ces assiégeants de mine parasite etd’allure canaille, quelque chose comme des oiseleurs ivres, avaientcoupé les ailes !

Laurent compatissait au pauvre moulindémantelé, sans toutefois parvenir à détester la population desruelles qui l’étreignait, tape-durs et vauriens déterminés, hérosde faits divers sinistres, race obsédante que la police n’osait pastoujours relancer dans ses repaires. « Ces meuniers du moulinde pierre » comptaient parmi les plus renforcés ruffians del’écume métropolitaine. Les rôdeurs de quais et les requins d’eaudouce, plus connus sous le nom de runners, sortaientpresque tous de ces parages.

Mais, même en dehors de cette nichéed’irréguliers et de mauvais garçons que Laurent apprendrait àconnaître de plus près, le reste de cette population moitiéurbaine, moitié rurale, la gent laborieuse et traitable suffisaitpour intriguer et préoccuper le spéculatif enfant. D’ailleurs, cesmeuniers, très montés de ton, déteignaient fatalement sur leurvoisinage ; ils pimentaient, entérinaient de mouturepopulacière et poivrée ces transfuges du village, valets de fermetournés en gâcheurs de plâtre et en débardeurs, ou réciproquementces pseudo-campagnards, artisans devenus maraîchers, ouvrières defabrique converties en laitières. En grattant l’abatteur onretrouvait le vacher, le garçon boucher avait été pâtre. Étrangesmétis, farouches et fanatiques comme au village, cyniques etfrondeurs comme à la ville, à la fois hargneux et expansifs,truculents et lascifs, religieux et politiques, croyants au fond,blasphémateurs à la surface, patauds et fûtes, patriotes exclusifs,communiers chauvins, leur caractère hybride et mal défini, leurcomplexion musclée, charnue et sanguine, flattait peut-être dèscette époque le barbare affiné, la brute vibrante et complexe queserait Paridael…

Longtemps ces affinités dormirent en lui,vagues, instinctives, à l’état latent.

Debout sur sa chaise, devant la topiqueétendue de banlieue, il se saturait pour ainsi dire de nostalgie etne s’arrachait à sa morbide contemplation que sur le pointd’éclater ; et alors, tombant à genoux, ou se roulant sur sacouchette, il éjaculait en fontaines lacrymales tous ces navrementset ces rancœurs accumulées. Et le bruit guilleret des moulins,clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement del’usine, bougon et rogue comme une semonce de Félicité,accompagnaient et stimulaient la chute lente et copieuse de sespleurs, – tièdes et énervantes averses d’un avril compromis. Etcette berceuse narquoise et bourrelante semblait répéter :« Encore !… Encore !… Encore !… »

Chapitre 3LA FABRIQUE

 

Félicité finit par fermer à clef, pendant lejour, la mansarde du solitaire et l’envoyer jouer au jardin.Celui-ci avait été réduit d’emprise en emprise aux dimensions d’unpréau. Des fenêtres de la maison les yeux de l’espionne pouvaienten fouiller les moindres recoins. Aussi, las de cette surveillance,le gamin incursionna sur le territoire même de l’usine.

Les quinze cents têtes de la fabrique secourbaient sous un règlement d’une sévérité draconienne. C’étaientpour le moindre manquement des amendes, des retenues de salaire,des expulsions contre lesquelles il n’y avait pas d’appel. Unejustice stricte. Pas d’iniquité, mais une discipline casernière, uncode de pénalités mal proportionnées aux offenses, une balancetoujours penchée du côté des maîtres.

Saint-Fardier, un gros homme à tête decabotin, olivâtre, lippeux et crépu comme un quarteron, parcourait,à certains jours, la fabrique, en menant un train d’enfer. Ilhurlait, roulait des yeux de basilic, battait des bras, faisaitclaquer les portes, chassait comme un bolide d’une salle dansl’autre. Au passage de cette trombe s’amoncelaient la détresse etla désolation. Par mitraille les peines pleuvaient sur lapopulation ahurie. La moindre peccadille entraînait le renvoi dumeilleur et du plus ancien des aides, Saint-Fardier se montraitaussi cassant avec les surveillants qu’avec le dernier desapprentis. On aurait même dit que s’il lui arrivait de mesurer sescoups et de distinguer ses victimes, c’était pour frapper depréférence les vieux serviteurs, ceux qu’aucune punition n’avaitencore atteints ou qui travaillaient à l’usine depuis sa fondation.Les ouvriers l’avaient surnommé le Pacha, tant à cause de sonarbitraire que de sa paillardise.

Dobouziez, aussi entier, aussi autoritaire queson associé, était moins démonstratif, plus renfermé. Lui était lejuge, l’autre l’exécuteur. Au fond. Dobouziez, ce taupin bienélevé, jaugeait à sa valeur son ignare et grossier partenaire qu’unriche mariage avait mis en possession d’un capital égal à celui deson associé. Le mathématicien s’estimait heureux d’employer cegueulard, cet homme de poigne, aux extrémités répugnant à sa naturefine et tempérée.

On avait remarqué que les coupes sombresopérées dans l’important personnel coïncidaient généralement avecune baisse de l’article fabriqué ou une hausse de la matièrepremière.

Cependant Dobouziez devait refréner le zèle deson associé qui, stimulé encore par une affection hépatique, selivrait à des proscriptions dignes d’un Marius.

Industriel très cupide, mais non moins sage,Dobouziez qui admettait l’exploitation du prolétaire, réprouvait àl’égal d’utopies et d’excentricités poétiques toute barbarieinutile et toute cruauté compromettante, Il assimilait sestravailleurs à des êtres d’une espèce inférieure, à des brutes derapport qu’il ménageait dans son propre intérêt. C’était unpositiviste frigide, une parfaite machine à gagner de l’argent,sans vibration inopportune, sans velléités sentimentales, nedéviant pas d’un millième de seconde. Chez lui rien d’imprévu. Saconscience représentait un superbe sextant, un admirable instrumentde précision. S’il était vertueux, c’était par dignité, paraversion pour les choses irrégulières, le scandale, le tapage, etaussi parce qu’il avait vérifié sur la vie humaine que la lignedroite est, en somme, le chemin le plus court d’un point à unautre. Vertu d’ordre purement abstrait.

S’il désapprouvait les éclats de son tropbouillant acolyte, c’était au nom de l’équilibre, du belordre ; par respect pour l’alignement ; le niveau normal,pour sauver les apparences et préserver la symétrie.

En se promenant dans la fabrique, ce qui luiarrivait à de très rares occasions, par exemple lorsqu’ils’agissait d’expérimenter ou d’appliquer une invention nouvelle, –il s’étonnait parfois de l’absence d’une figure à laquelle ils’était habitué.

– Tiens ! disait-il à son compère, je nevois plus le vieux Jef ?

– Nettoyé ! répondait Saint-Fardier, d’ungeste tranchant comme un couperet.

– Et pourquoi cela ? objectait Dobouzier.Un ouvrier qui nous servait depuis vingt ans !

– Peuh !… Il buvait… Il était devenumalpropre, négligent ! Quoi !

– En vérité ? Et sonremplaçant ?

– Un solide manœuvre qui ne touche que lequart de ce que nous coûtait cet invalide.

Et Saint-Fardier clignait malicieusement del’œil, épiant un sourire d’intelligence sur le visage de sonassocié, mais l’autre augure ne se déridait pas et sansdésapprouver, non plus, ce renvoi, rompait les chiens, d’un airindifférent.

Certes, il fallait à ces ouvriers une fortedose de philosophie et de patience pour endurer sans se rebiffer lasuperbe, les mépris, les rigueurs, l’arbitraire des patrons arméscontre eux d’une légalité inique !

Et que d’accidents, d’infirmités, demortuaires aggravant le sort de ces ilotes ! La nature del’industrie même enchérissait sur la malveillance desindustriels.

Laurent qui visitait l’usine dans tous sesorganes, qui suivait les œuvres multiples que nécessite laconfection des bougies depuis le traitement des fétides matièresorganiques, graisses de bœufs et de moutons, d’où se sépare, nonsans peine, la stéarine blanche et entaillée, jusqu’àl’empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions,– Laurent ne tarda pas à attribuer une influence occulte, fatidiqueet perverse au milieu même, à cet appareil, à cet outillage où setrouvaient appliqués tous les perfectionnements de la mécanique etles récentes inventions de la chimie.

Il descendait dans les chambres de chauffe,louvoyait dans les salles des machines, passait des cuves où l’onépure la matière brute en la fondant et en la refondant encore, auxpresses où, dépouillée de substances viles, comprimée en des peauxde bêtes, elle se solidifie à nouveau.

Au nombre des ateliers où se trituraient lesgraisses, le plus mal famé était celui des acréolines, substanceincolore et volatile dont les vapeurs corrosives s’attaquaient auxyeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutesles douze heures et prendre de temps en temps un congé pourneutraliser les effets du poison, à la longue l’odieuse essencedéjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.

C’était comme si la Nature, l’éternel sphynxfurieux de s’être laissé ravir ses secrets, se vengeait sur cesinfimes auxiliaires des défaites que lui infligeaient lessavants.

Plus expéditive que les vapeurs corrodantes,mais aussi lâche, aussi sournoise, la force dynamique cache son jeuet, ne parvenant pas toujours à se venger en bloc, par uneexplosion, des hommes qui l’ont asservie, guette et atteint, une àune, ses victimes. Le danger n’est pas à l’endroit où la machine enpleine activité gronde, mugit, trépigne, met en trépidation lesépaisses cages de maçonnerie, dans lesquelles sa masse d’acier, decuivre et de fonte, plonge jusqu’à mi-corps, comme un géant emmurévif. Ses rugissements tiennent en éveil la vigilance de sesgardiens. Et même prêt à se libérer de ses entraves, à éclater, àtout faire sauter autour de lui, le monstre est trahi par sonflotteur d’alarme et la vapeur accumulée s’échappe inoffensive parles soupapes de sûreté. Mais, c’est loin du générateur, des volantset des bielles que la machine conspire contre ses servants. Desimples rubans de cuir se détachent de la masse principale, commeles longs bras d’un poulpe, et, par des trous pratiqués dans lesparois, actionnent les appareils tributaires. Ces bandes sans finse bobinent et se débobinent avec une grâce et une légèretééloignant toute idée de sévices et d’agressions. Elles vont si vitequ’elles en semblent immobiles. Il y a même des moments qu’on neles voit plus. Elles s’échappent, s’envolent, retournent à leurspoint de départ, repartent sans se lasser, accomplissent desmilliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peineplus de bruit qu’un battement d’ailes ou le ronron d’une chattecâline, et lorsqu’on s’en approche leur souffle vous effleure tièdeet zéphyréen.

À la longue l’ouvrier qui les entretient etles surveille ne se défie pas plus de leurs atteintes que ledompteur ne suspecte l’apparente longanimité de ses félins. Auxintervalles de la besogne, elles le bercent, l’induisent enrêverie ; ainsi, murmures de l’eau et nasillements de rouet.Mais chattes veloureuses sont panthères à l’affût. Toujoursd’aguets, dissimulées elles profiteront de l’assoupissement, d’unesimple détente, d’un furtif nonchaloir, d’un geste indolent dumanœuvre, du besoin qu’il éprouvera de s’adosser, de s’étirer enévaguant…

Elles profiteront même de son débraillé. Unechemise bouffante, une blouse lâche, un faux pli leur suffira.Maîtresses d’un bout de vêtement, les courroies de transmission,adhésives ventouses, les chaînes sans fin, tentacules préhensiles,tirent sur l’étoffe et, avant qu’elle se déchire, l’aspirent, laramènent à eux ; et le pauvre diable à sa suite. Vainement ilse débat. Le vertige l’entraîne. Un hurlement de détresse s’estétranglé dans sa gorge. Les tortionnaires épuisent sur ce patientla série des supplices obsolètes. Il est étendu sur les roues,épiauté, scalpé, charcuté, dépecé, projeté membre à membre, à desmètres de là comme la pierre d’une fronde, ou exprimé comme uncitron, entre les engrenages qui aspergent de sang, de cervelle etde moelles les équipes ameutées, mais impuissantes. Rarissimel’holocauste racheté au minotaure ivre de représailles ! S’ilen réchappe, c’est avec un membre de moins, un bras réduit enbouillie, une jambe fracturée en vingt endroits. Mort pour letravail, vivant dérisoire !

Courir sus à la tueuse ? Arrêter lemouvement ? L’homme est estropié ou expédié avant qu’on aitseulement eu le temps de s’apercevoir de l’inégal corps àcorps.

Laurent assimila aux pires engins de tortureet aux plus maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tantvantées de la physique et de la chimie industrielles ; il nevit plus que les revers de cette prospérité manufacturière dontGina, de son côté, n’apercevait que la face radieuse et brillante.Il devina les mensonges de ce mot Progrès constamment publié parles bourgeois ; les impostures de cette société soi-disantfraternelle et égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace etplus dénaturé que les maîtres féodaux. Et, dès ce moment, une pitiéprofonde, une affection instinctive et absorbante, une sympathiequasi maternelle, presque amoureuse, dont les expansionscôtoieraient l’hystérie, le prit, au tréfond, des entrailles, pourl’immense légion des parias, à commencer par ceux de ses entours,les braves journaliers de l’usine Dobouziez appartenant précisémentà cette excentrique et même interlope plèbe faubourienne grouillantautour du « Moulin de pierre » ; il prit à jamais leparti de ces lurons délurés et si savoureusement pétris, peinantavec tant de crânerie et bravant chaque jour la maladie, lesvénéfices[1], les mutilations, les outils formidablesqui se retournaient contre eux, sans perdre, un instant leursmanières rudes et libres, leur familiarité dont le ragoût excusaitl’indécence.

Avec eux, le gamin devenait communicatif.Lorsqu’il les rencontrait, noircis, en sueur, haletants, et qu’ilslui tiraient leur casquette, il s’enhardissait à les accoster et àles interroger. Après les petites persécutions à mots couverts, lesironies, les réticences et les tortures sourdes subies dans lessalons de ses tuteurs, il lui semblait inhaler des bouffées d’airvif et agreste au sortir d’une serre chaude peuplée de plantesforcées et de senteurs qui entêtent. Il en vint à se considérercomme le solidaire de ces infimes. Sa faiblesse opprimée communiaitavec leur force passive. Il se conciliait ces chauffeurs,machinistes, chargeurs, manœuvres. Eux répondaient aux avancestouchantes de cet enfant rebuté, moralement négligé, méconnu, sevréde tendresse familiale, dont les larbins et la valetaille, cettelie de la plèbe, prenant exemple sur Félicité, parlaient enhaussant les épaules, comme d’une charge pour la maison, comme d’un« quart de monsieur ».

Chapitre 4LE ROBINSON SUISSE

 

– Dussé-je vivre jusqu’à la fin du monde,racontait à Laurent le machiniste, ancien cavalier de l’armée, entrain de fourbir, d’astiquer ou plutôt de bouchonner le monstremétallique de la force de trois cents chevaux-vapeur que jen’oublierai jamais cette scène ! … Oui, monsieur, la rosse quevoici exécuta de jolie besogne ce jour-là ! … Aussi, au lieude la panser comme à présent, suis-je souvent tenté d’en faireautant de morceaux qu’elle en fit de mon bénin camarade ! …Dire qu’il n’avait pas encore tiré au sort, mon chauffeur ! Etrobuste, et sain qu’il était le blond « Frisé ». Pas unetare. En voilà un conscrit que le conseil de milice n’eût pasréformé ! … Il était tellement bien fait, qu’un de cesmessieurs de l’Académie l’a sculpté en marbre blanc, comme les« postures » du Parc, – des idoles, m’a-t-onaffirmé ! Peut-être cette ressemblance avec les faux dieux luia-t-elle porté malheur !… C’est égal, il aurait pu se promenernu comme nos premiers parents sans choquer la pudeur de personne…Eh bien, ce n’est pas en dix, c’est en cent morceaux que la machinedécoupa ce chrétien… Lorsqu’il s’agit d’ensevelir ces tronçonsrassemblés à grand’-peine, je commençai avec deux autres hommes debonne volonté, – je vous assure qu’il en fallait ! – paravaler coup sur coup, cinq dés à coudre de pur genièvre… Nousroulâmes, comme chair à saucisses dans une crépine, cettecharcuterie humaine dans une demi-douzaine de draps de lit,sacrifiés en rechignant par Mlle Félicité… Et ce n’était pas encoreassez de ces six larges linceuls : au sixième le sang giclaitencore à travers la toile !

Tandis que cette narration si évocative danssa candeur barbare irritait péniblement les nerfs du jeuneParidael, il s’entendait appeler par une grosse voix, qui essayaitde se faire toute menue.

– Hé, monsieur Laurent… monsieur Lorki…Lorki ! On ne lui donnait plus ce petit nom depuis la maisonpaternelle. Il se retourna non sans angoisse, s’attendant à voirsurgir un revenant. Et quelle ne fut sa joie en reconnaissant leparticulier trapu, basané, à l’œil brun clignotant, à la barbicheannelée.

– Vincent ! s’écria-t-il, pâle d’émotion…Vous ici !

– À vos ordres, monsieur Lorki !… Maisremettez-vous. On dirait, ma parole, que je vous ai fait peur… Jesuis contremaître de la « coulerie »… Vous savez,l’atelier des femmes…

Cette coulerie était précisément le seulquartier de l’usine où Laurent ne se fût pas encore aventuré. Lesfaubouriennes, plus effrontées, plus tapageuses, moins endurantesmême que leurs compagnons, ne laissaient pas de l’intimider.Souvent, de son lit, le soir, Laurent entendait sonner la cloche dedélivrance. Aux femmes on rendait la volée, un quart d’heure avantles hommes. C’était aussitôt, vers la porte charretière, unetrépignée, une galopade, un vacarme de pouliches débridées. Audehors, cependant, elles lambinaient, traînaient la semelle. Lacloche tintait de nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, pluslourdement, mais en se ralliant d’une voix moins aigre. Et, aprèsquelques instants, au bout de la rue, s’élevaient, confondues, desclameurs de femmes violentées et de galants bourrus. Laurent engagnait la chair de poule. « Ah, les cruels, voilà qu’ils lesempoignent ! » L’innocent ne comprenait rien encore à cesjurons, à ces rires saccadés dégénérant en giries. Le hourvaritournait des coins de ruelles, s’étranglait au fond desculs-de-sac, s’éparpillait peu à. peu dans les méandres desimpasses, jusqu’à ce que la banlieue retombât dans un silence morneet sournois, complice de la ténèbre propice aux embuscades, et auxaccouplements, – dans la nuit saoûle et lubrique autour du Moulinde pierre.

Le lendemain, celles qui avaient glapi etclamé à vous fendre l’âme, paraissaient enjouées, alertes, encoreplus émancipées ; et dans les halles du rez-de-chaussée, lesmâles glorieux, repus, contents d’eux-mêmes, se heurtaient le couded’un air de connivence, échangeaient des clins d’œil, claquaient dela langue avec gourmandise.

À quelles mystérieuses prouesses faisaient-ilsdonc allusion, ces paroissiens truculents ?

– Comment, vous ne connaissez pas lacoulerie ! se récriait Vincent Tilbak. Mais c’est le coin leplus curieux de la fabrique. Il faut voir mon équipage àl’œuvre ! De vraie abeilles !…

Ce Tilbak était un marin, pays de la bonneSiska.

Jadis, après un voyage au long cours, à peinedébarqué, vite, il mettait le cap sur la maison des Paridael. Seshardes de gros bleu embaumaient le goudron, le varech, le brome, lamarine, toutes les senteurs du large, et de son être même émanaitun parfum non moins viril et loyal. Pour achever de se faire bienvenir, il avait toujours les poches pleines de curiosités del’océan et des antipodes : coquillages carnés, fruits musquéspour Laurent ; et pour Siska une étoffe de l’Extrême-Orient,un bijou de Japonaise, une amulette d’anthropophage. Tilbakracontait ses aventures, et tel était le plaisir que Laurentprenait à ces récits que lorsque le narrateur épuisait sonrépertoire d’histoires véridiques, il lui fallait en inventer defabuleuses. Et gare s’il s’avisait de les abréger ou d’en altérerun détail ! Laurent n’admettait pas les variantes et serappelait, implacablement, la version primitive. Heureusement pourle complaisant rapsode, il arrivait au petit tyran, malgré savigilance et sa curiosité, de céder au sommeil. Siska le mettaitcoucher dans un cabinet à côté de la chambre de Monsieur. Alors lesdeux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant,pouvaient se parler d’autre chose que de naufrages, de baleines,d’ours blancs et de cannibales.

Une fois qu’ils le croyaient bien endormi,avant que Siska l’eût porté au premier, Laurent se réveilla àmoitié au bruit d’un baiser sonore et tout à fait à celui d’uneclaque non moins généreusement appliquée. Le baiser était l’œuvrede Vincent, la gifle celle de Siska. Digne Vincent ! Laurentintervint dans la querelle et réconcilia les deux amis avant de serendormir pour de bon. D’autres fois cette mauvaise Siska chicanaitle débonnaire à propos de l’âcre tabac qui la faisait tousser,disait-elle, et qui empestait la maison. Il fallait voir la têtecontrite et suppliante, à la fois radieuse et penaude de la« culotte de goudron », comme l’appelait Siska.

Et c’est ce Vincent-là, ce prestigieux Vincentdont le béret, la vareuse bouffante au large collet rabattu et lesgrandes bottes l’éblouissaient au point de lui donner envie des’embarquer comme mousse avec lui, que le jeune Paridael revoyaitce matin, en prosaïque habit de terrien, dans l’étouffante usine ducousin Dobouziez ! Comment cela se faisait-il ?

Malgré sa passion pour la Grande Tasse et lesaventures dangereuses, mais si ennoblissantes, contribuant àdilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines etviles, Tilbak s’était résigné pour l’amour de Siska à dépouillerles bragues goudronnées, le jersey de laine bleue, le surott ouzuidwester de toile cirée, et à reprendre pied sur leplancher des vaches. Les pays s’étaient mariés. De leurs économiesils s’achetèrent un petit fonds de victuaillier de navire ets’établirent dans le quartier des Bateliers, près du Port. Siskas’occupait de la boutique, et Vincent venait d’entrer commecontremaître chez M. Dobouziez, sur la recommandation de sonancien capitaine, très porté pour le brave gabier.

– Et Siska ? demandait continuellement lepetit Paridael.

– De plus en plus fraîche et jolie, monsieurLorki, monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme àprésent… Comme elle serait heureuse de vous voir ! Il ne sepasse pas de jour sans qu’elle me parle de vous… Depuis les troissemaines que je navigue ici, elle m’a demandé au moins mille foissi je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez,quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue devous appeler du nom qu’on vous donnait chez feu votre cher papa.Mais, dame ! je ne savais auprès de qui m’informer… Lesbourgeois d’ici ont – excusez ma franchise – quelque chose qui vousôte l’envie de leur adresser la parole… Vrai, il n’a pas l’aircommode, le capitaine Dobouziez. Et l’autre donc ! Un vraiprévôt ! Mais vous voilà, dites-moi bien vite ce qu’il me fautraconter à Siska. Et à quand votre visite ?

Et le brave brunet, toujours carré, toujoursfranc et amène comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peumoins halé, les oreilles encore percées d’anneaux d’argent, croyaitdevoir se récrier sur la bonne mine du jeune Paridael, quoiquecelui-ci n’eût plus son air épanoui et insouciant d’autrefois. Maisen ce moment sa joie de retrouver Vincent était si grande qu’unrayon passager dissipait les ombres de sa physionomie prématurémentsongeuse.

– Je ne sors jamais seul, répondit-il, avec ungros soupir, à la dernière demande de son ami… Le cousin trouve quec’est temps perdu et que ces visites me distrairaient de mesétudes… Les études ! Le cousin ne voit que cela…

– Vrai. Là ! C’est dommage ! ditVincent, lui-même un peu défrisé. Mais si c’est pour votre bien,Siska en prendra son parti. De sorte que nous devenons un vraisavant, hein, monsieur Lorki ?

Que le gamin eût voulu sauter au coup dumatelot et le charger de baisers pour son excellente Siska ?Mais entre ces murs de l’usine malfaisante, à proximité de cesbureaux où régnait le majestueux cousin, non loin des lieux hantéspar la terrible Félicité et la moqueuse Gina, le collégien sesentait mal à l’aise, gêné, contraint, refoulait ses expansions. Etil éprouvait aussi quelque remords en songeant que depuis lesfunérailles de son père il ne s’était pas informé une seule fois dela fidèle Siska.

Vincent devinait l’embarras du petit. À l’âgede Laurent on déguise mal ses sentiments, et Vincent lut bien despeines dans ce visage sérieux, dans cette voix un peu rauque, etsurtout dans ces regards arrêtés avec une véritable ferveur sur lecher commensal du foyer paternel. Et comme des larmes menaçaient devoiler ces grands yeux nostalgiques :

– Allons, allons, monsieur Lorki ! fitl’ex-marin en empoignant les mains du gamin dans les siennes et enles secouant à plusieurs reprises. Pas de cela, nom d’unechique ! Hé, hisse ! N’amenons point les voiles ! …Au moins viendrez-vous me relancer là-haut sur le pont où je suisde quart. Je vous attends… À présent, je file mon nœud, carj’entends le porte-voix du père La Garcette, autrement dit lePacha… La bourrasque approche… En haut le monde !

La coulerie, une halle immense entourée d’uneplateforme, située au premier étage du bâtiment principal, occupaittrois cents ouvrières, pour la plupart de fraîches, potelées etturbulentes filles, sanguines, peu vergogneuses, la bouche rieuseet gourmande, les yeux hardis, la langue bien pendue, uniformémentet proprement vêtues d’une jupe de « baie » bleue, d’uncaraco de colonnette, de bas de couleur, la chevelure tordue enchignon et ramassée sous un petit bonnet blanc et tuyauté dont lesbrides leur tombaient dans le dos. Employées à mettre la dernièremain aux bougies sortant du moule, à les lustrer, à les empaqueter,jouant, qui du rouloir, qui du taille-mèche, elles se pressaientautour de deux à trois rangées de tables et de polissoires, et lesbougies passaient d’un appareil à l’autre, se rapprochant, à chaquemanipulation, du type achevé destiné à garnir lustres etgirandoles. Comme il faisait très chaud au-dessus des machines àvapeur et que les « couleuses » mettaient de l’entrain àla besogne, beaucoup, pour respirer plus à l’aise, entr’ouvraientleur corsage et se découvraient la gorge, bravant les amendes quele brave Tilbak leur infligeait à contre-cœur et seulement quand,suivant son expression pittoresque, ces dames carguaient jusqu’àleurs dernières voiles. Elles se réfléchissaient avec leurs métiersdans le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine etglissant comme celui du « Pélican », du« Miroir » et du « Cuivre », les bastringuesfavoris de ces donzelles. Le soir, de nombreuses lampes avivaientencore ce miroitement et cette multiplication qui, ajoutés aubrouhaha des potinages et au ronflement des machines,étourdissaient et aveuglaient Laurent chaque fois qu’il débouchaitdans l’atelier. Ce qui achevait de le troubler, c’étaient tous cesminois relevés et tournés de son côté. Très rouge et très gauche,se raidissant, il s’engageait entre les longues tablées et gagnait,à pas mesurés pour ne pas s’étaler sur le carreau, le fond de lasalle où Vincent Tilbak trônait dans une sorte de chaire qu’ilappelait sa dunette.

Là, sous la protection de son ami, le gaminreprenait bientôt confiance. Il osait soutenir l’inquisition de cemillier de prunelles claires ou sombres, répondait au sourire detous ces visages allumés aux pommettes, s’enhardissait jusqu’às’approcher des polisseuses et à suivre la manœuvre des mains rosesaussi satinées que la stéarine même.

Un jour Tilbak lui demanda s’il aimait encoretant les histoires, « Oh, plus que jamais ! »s’exclama Laurent. Le matelot retira de dessous sa veste deuxvolumes qui lui bosselaient la poitrine, et les remit au collégien.C’était le Robinson suisse « Acceptez ces livres ensouvenir de Siska et de Vincent ! dit le brave marin. Je leshéritai d’un timonier qui mourut de la fièvre jaune, aux Antilles…Moi je ne sais pas lire, monsieur Lorki ; à neuf ans jegardais les vaches avec Siska et j’étais mousse à douzeans. »

Laurent ne prévoyait pas les conséquences dece présent. Cette espionne de Félicité eut bientôt déniché les deuxpauvres volumes si bien cachés au fond de la malle du collégien. Ilne les avait pas encore lus en entier. Outrageusement dépareillés,les bouquins interlopes dégageaient cette odeur de cale et detabagie qui imprègne avec obstination le quintelage des gens demer, et, soupçonneuse comme les gabelous, Félicité se douta bienqu’ils ne provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement closedepuis les vacances dernières. Le débraillé peuple et le fumetd’aventure de ce Robinson suisse contribuèrent à exciterl’indignation et l’horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte semontrent d’autant plus dures et plus orgueilleuses aux humblesqu’elles voudraient donner le change sur leur propre extraction.Elle se livra à une véritable procédure de juge retors. Laurentsubit interrogatoire sur interrogatoire, et comme il s’obstinaitdans son refus de nommer le donateur de ces livres, elle remitceux-ci au cousin Dobouziez. Appelé devant son tuteur, Laurentrefusa de répondre à ses sommations. Il fut privé de dessert, misau pain sec, enfermé dans une chambre noire : on ne luiarracha pas une parole de plus. Dénoncer Tilbak ! Il se fûtplutôt fait moudre jusqu’à la dernière fibre dans les engrenages dela machine tueuse d’hommes. En attendant le moment de partager lesort du blond Frisé, il commença par braver le père La Garcette queDobouziez, à bout de moyens d’intimidation, s’était décidé àappeler à la rescousse.

Le Pacha avait déculotté le gamin avec unetruculence de frère fouettard, et lui maintenait la tête entre lesgenoux sans que Laurent daignât proférer la moindre plainte. Déjàl’exécuteur levait la canne pour fesser le rebelle, lorsqueDobouziez, pris d’un scrupule ou choqué par ce spectacle plus digned’une chiourne que d’un milieu de respectables industriels, arrêtale bras de son associé.

– Je viens de trouver un meilleur moyen decasser votre mauvaise tête ! déclara-il à Laurent que Félicitéramenait dans sa cellule. Vous partirez demain pour Saint-Hubert,où les parents enferment, avec les précoces voleurs, les polissonsde votre espèce !

Laurent se dit que prison pour prison, autantvalait celle où il n’aurait plus Félicité pour geôlier.

Cependant Tilbak, inquiet de ne plus voir sonjeune ami, interrogeait, ce jour même, les domestiques, et ayantété mis au courant de ce qui se passait, il demanda aussitôt àparler à M. Dobouziez pour une affaire urgente.

Assis devant son bureau, le dos tourné à laporte, l’usinier, qui venait de condamner son pupille, avaitretrouvé son calme et travaillait avec son habituelle luciditéd’esprit. Tilbak se présenta la casquette à la main et quitta sesgros souliers par déférence pour le riche tapis de Tournai.Dobouziez tourna à peine la tête de son côté et sans lever les yeuxde l’épure déployée devant lui :

– Approchez !… Que mevoulez-vous ?

– Faites excuse, monsieur, mais c’est moi quiai donné à M. Laurent les livres qui vous mettent si fort encolère contre lui…

– Ah, c’est vous ! fit simplementDobouziez ; et pressant le bouton de la sonnerie électriqueplacée à portée de sa main :

– Réclamez, je vous prie, à Mlle Félicité lesobjets confisqués à M. Paridael ! ordonna-t-il ausaute-ruisseau qui était accouru de la chambre voisine.

Les pièces à conviction ayant été apportées,l’industriel se leva d’un air ennuyé, considéra quelque temps, avecdégoût, ces piteux bouquins, comme s’ils lui représentaient uneétoile de mer ou quelque autre gluant et gélatineux habitant desvagues, et n’ayant pas de pincettes pour y toucher, fit signe àTilbak de reprendre son bien.

– Désormais vous vous dispenserez de fourrerpareilles niaiseries entre les mains de mon pupille…

– C’est entendu, monsieur, et soyez certainque si j’avais prévu les désagréments que ces bouquins attireraientau cher petiot, je me serais bien gardé de les lui remettre… Maisje vous en prie, pardonnez-lui… Il n’y a pas eu de sa faute…C’était moi le coupable…

M. Dobouziez, visiblement agacé par cetteintercession, tourna le dos à l’importun, se rassit et, remplissantméthodiquement d’encre de Chine l’intervalle des branches de sontireligne, se mil en devoir de continuer son dessin.

– Écoutez-moi, patron, insistait Tilbak, aprèsavoir toussé pour attirer l’attention du grand chef, votre protégén’est pas un garnement… On vous trompe sur son compte… Ma femme leconnaît mieux, allez ! Elle pourrait vous dire ce qu’ilvaut !… Songez-vous sérieusement à l’enfermer avec desvoleurs ?… Capitaine, j’en appelle à votre honneur, à vossentiments d’ancien militaire, il est impossible que vouscondamniez ce loyal enfant parce qu’il a refusé de faire leJudas !… Oui… le Judas !

À ce défi lancé avec chaleur,M. Dobouziez sursauta, se souleva à moitié de sa chaise et,plus blanc que d’habitude, tendit le bras vers la porte, d’un gestesi péremptoire, et en dardant un regard si acéré au brave Tilbak,que celui-ci, craignant de desservir Paridael en insistant, sedécida à rentrer dans ses souliers et à sortir en portantsommairement la main à sa casquette.

La médiation de Tilbak donna-t-elle àréfléchir au sage Dobouziez ? Encore une fois l’homme modérécraignait-il le retentissement que cet acte d’extrême rigueuraurait dans le public ? Laurent échappa à la prison deSaint-Hubert. Seulement, aux nombreuses interdictions qui pesaientdéjà sur lui, son tuteur ajouta celle de circuler dans l’usine etde frayer avec les ouvriers.

– Comme s’il n’était déjà pas assez mal élevéet commun comme cela ! se récriait Félicité, chargée de tenirla bride plus courte que jamais à cet enfant dénaturé.

– Gare à toi, paysan, si je te repince encoreà rôder dans les ateliers ! disait Saint-Fardier enaccompagnant cette menace d’un moulinet de sa canne.

Avec cela que Laurent eût reculé devant lesrisques d’une fessée ! Il essaya plus d’une fois d’enfreindrela défense et de revoir Tilbak, pour le remercier et protester deson affection fidèle, mais on n’oubliait plus la clef sur la portede communication entre le jardin et la fabrique, et la date de larentrée au pensionnat arriva avant qu’il eût trouvé l’occasiond’escalader le mur pour relancer le contremaître.

Aux vacances suivantes, Félicité apprit àLaurent, en guise de bienvenue, que son matelot n’avait plus faitlong feu à la fabrique après l’affaire du Robinson suisse.Particulièrement désigné à la mauvaise humeur et aux tracasseriesde Saint-Fardier, à la longue le bonhomme, très endurant, trèsstoïque, s’était rebiffé et le satrape, qui ne cherchait qu’unprétexte pour le renvoyer, ne manqua pas l’occasion.

Tout bouleversé à cette nouvelle, Laurent semit à la recherche de Gina, comptant bien l’intéresser au sort deTilbak et des siens, car ils avaient des enfants, lespauvres !

Durant le drame qui venait de se dénouer parle renvoi du contremaître, Gina avait affecté une suprêmeindifférence à ce qui se passait. Loin de chercher à excuser laprétendue faute de Vincent Tilbak, elle n’avait pas même intercédéen faveur de Laurent. Au contraire, depuis qu’elle savait lesrelations de son cousin avec des « gens du commun » elleenchérissait de froideur et de dédain, s’abstenant même de luiparler du scandale qui mettait la maison sens dessus dessous.Durant la quarantaine du gamin, à qui Tilbak et ses vilains livresavaient sans doute donné la peste, la fière petite demoiselle nes’informa pas une seule fois de lui. Et lorsqu’il fut rendu à lacirculation, c’est à peine si elle daigna le reconnaître.

Et, pourtant, Laurent se faisait illusion surle caractère de sa cousine. Il imputait cette sécheresse et cetteinsensibilité à l’éducation. Comment aurait-elle pu s’intéresser àces ouvriers, à ces gens dont elle ne soupçonnait que vaguementl’existence ? Jamais elle ne se trouvait en contact avec eux,et elle en entendait parler, par ses parents, comme d’un quatrièmerègne de la nature, un outil, un minéral animé moins intéressantque les plantes et plus dangereux que les brutes.

Gina se trouvait seule dans la salle à manger,en train d’arroser les jacinthes fleurissant la tablette desfenêtres. Enhardi par l’affection qu’il portait à Vincent, Laurentl’aborda et lui dit sans préambule :

– Gina, cousine Gina, oh, demandez à votrepère de rendre sa place à Vincent Tilbak…

– Vincent ? fit-elle, en continuant desoigner ses fleurs aristocratiques… je ne connais pas VincentTilbak…

– Le contremaître de la« coulerie », à qui M. Saint-Fardier a donnécongé…

– Ah ! Je sais à présent qui tu veuxdire… Le « Robinson Suisse », l’individu quinous a mis en colère contre toi ! … Tu n’as pas hontede parler encore de ce joli sujet… Pour sûr que je me garderai derappeler seulement son nom à mon père !

Et, avec une moue scandalisée, Gina passa dansune autre chambre où elle se mit à fredonner l’ariette à la mode.Laurent demeura tout pantois, les regards arrêtés machinalement surles jolies jacinthes droites et coquettes auxquelles Gina semontrait si secourable. Il nourrit un instant l’envie de ravagerces fleurs, persuadé qu’il était à présent, d’avoir priséternellement en grippe son inhumaine amie.

Chapitre 5LE FOSSÉ

 

Ces vacances-là passèrent comme les autres,avec cette seule différence que dans la grande maison meublée àneuf, Laurent fut encore plus négligé et plus abandonné à lui-mêmeque d’habitude. Il en arrivait à envier le sort des vieux meublesmis au rancart et voués au repos dans l’ombre et la poussière desgreniers. Du moins s’ils avaient cessé de plaire ne leurimposait-on pas d’humiliants contacts avec leurs successeurs,tandis que lui, qui n’avait jamais plu, continuait pourtant defigurer comme une disparate, un repoussoir chagrin dans cetassortiment de bibelots cossus et de plantes frileuses. Il sesentait de plus en plus déplacé dans ce milieu riche et exclusif.En attendant qu’il eût le droit, la liberté de s’en aller retrouverd’autres disgraciés parmi ses semblables, il lui tardait deregagner la nuit, dans son coin de resserre, sous les toits, lesobjets répudiés et bannis.

Et pourtant, aussi mornes et longues que luiparaissaient ces vacances, à peine retourné au collège il sesurprenait à les regretter pour l’amour même des heuresmaussades.

De son séjour chez ses tuteurs, c’étaientprécisément les circonstances mélancoliques qu’il se rappelait avecle plus de complaisance et de la fabrique, c’étaient aussi lesobjets les moins gracieux, les moins aimables, frustes ou rêches,qui le hantaient pendant l’étude ou l’insomnie. En aversion desjacinthes qui lui symbolisaient la dureté de sa belle cousine pourles pauvres gens, il eût collectionné des bouquets fanés et desfleurs rustiques. Aux coûteux brugnons réservés à Mme Lydie,il préférait une pomme sure, craquant sous la dent.

De même il gardait dans les narines l’odeurrien moins que suave de la fabrique, surtout cette odeur du fossébornant l’immense enclos et dans lequel se déchargeaient lesrésidus butyreux, les acides pestilentiels, provenant del’épuration du suif. Ce relent onctueux et gras, relevéd’exhalaisons pouacres, le poursuivait continuellement à lapension, avec l’opiniâtreté d’un refrain canaille. Cette odeurétait corrélative de la population ouvrière, des pauvres gensaveuglés par l’acréoline, déchiquetés par les machines à vapeur,proscrits par Saint-Fardier ; elle disait à Laurent lacoulerie et ses femmes dépoitraillées, Tilbak et l’aventure duRobinson suisse ; elle lui suggérait l’excentriquebanlieue, la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin depierre.

Lorsqu’il remettait le pied sur le pavé de saville natale, c’était par ce fossé que le domaine de Ginas’annonçait à lui. De tout ce qui appartenait et vivait à lafabrique, ce fossé seul venait à sa rencontre de très loin, leprenait même à la descente du train, le saluait avec un certainempressement, bien avant que le collégien eût vu poindre au-dessusdes rideaux d’arbres, des toits et des moulins du faubourg, leshautes cheminées rouges et rigides, agitant leurs panachesfuligineux en signe de dérisoire bienvenue. Il était aussi ledernier, ce fossé corrompu, à lui donner la conduite, le jour dudépart, comme un chien galeux et perdu qui se traîne sur les pasd’un promeneur pitoyable.

La surface sombre, striée de couleursmorbides, l’égout affreux s’écoulait à ciel ouvert, tout le long dela voie lépreuse conduisant à l’usine. Il mettait comme une lenteurinsolente à regagner le bras de rivière dont il déshonorait leseaux. Les riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissantefabrique, murmuraient à part eux, mais n’osaient se plaindre trophaut. Forts de cette résignation les patrons ajournaient la grossedépense que représenterait le voûtement de ce cloaque. Une épidémiede choléra qui éclata en plein mois d’août leur donna cependant àréfléchir. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé, le fléauéprouvait les parages de l’usine plus cruellement que n’importequel autre quartier de l’agglomération. Les faubouriens tombaientcomme des mouches. Quoique les survivants craignissent d’attirer lafamine en protestant ouvertement contre la peste, les Dobouziezcrurent devoir amadouer la population, sourdement montée contreeux, et répandirent les secours parmi les familles des cholériques.Mais ces largesses presque forcées se faisaient sans bonne grâce,sans tact, sans cette commisération qui rehausse le bienfait etdistinguera toujours l’évangélique charité de la philanthropie decommande. C’était la touchante Félicité qu’on avait chargée de ladistribution des aumônes. Occupé de ce côté, le factotum surveillaLaurent de moins près et celui-ci en profita pour prendrequelquefois la clef des champs.

Un soir opaque et cuivreux, il regagnait d’unpas délibéré les parages de l’usine. En s’engageant dans la longuerue ouvrière éclairée sordidement, de loin en loin, par unelanterne fumeuse accrochée à un bras de potence, son attention trèsaffilée, plus subtile encore qu’à l’ordinaire, fut intriguée par unmurmure continu, un bourdonnement traînard et dolent. Il crutd’abord à un concert de grenouilles, mais il songea aussitôt quejamais bestiole vivante ne hantait la vase du fossé. À mesure qu’ilavançait ces bruits devenaient plus distincts. Au tournant de larue, près d’un carrefour proche de la fabrique, il en eutl’explication.

Au fond d’une petite niche à console, ornantl’angle de deux rues, trônait à la mode anversoise une madone enbois peint à laquelle une centaine de petits cierges et dechandelles de suif formaient un nimbe éblouissant. La totaleobscurité du reste de la voie rendait cette illumination partielled’autant plus fantastique. Au pied du tabernacle étincelant devantlequel ne brûlait, en temps ordinaire, qu’une modique veilleuse,sous ce naïf simulacre de l’Assomption, si bas que les languettesde feu, dardées, avec un imperceptible frisson, dans la nuitimmobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque-là,grouillait, se massait, prosternée, la foule des pauvresses duquartier, en mantes noires et en béguins blancs, défilant desrosaires, marmottant des litanies avec ces voix dolentes ou casséesdes indigents qui racontent leurs traverses. Elles s’étaientcotisées pour l’offrande de ce luminaire dans l’espoir de conjurerpar l’intercession de sa mère le Dieu qui déchaîne et retient à songré les plaies dévorantes…

Il était à prévoir que l’illumination nedurerait pas aussi longtemps que les psalmodies. L’auréole sepiquait déjà de taches noires. Et chaque fois qu’un cierge menaçaitde s’éteindre, les suppliantes redoublaient de prières, selamentaient plus haut et plus vite. Sans doute les âmes bien aiméesd’un frère, d’un époux, d’un enfant correspondaient à ces flammesagonisantes. Celles-ci cesseraient de frémir en même temps que lesmoribonds achèveraient de râler. C’étaient comme autant de dernierssoupirs qui soufflaient une à une ces lueurs tremblotantes. Et lesténèbres s’épaississaient chargées des mortuaires de lajournée.

À quelques pas se dressait la fabrique plusnoire encore que cette ombre, semblable au temple d’une divinitémalfaisante. Surcroît de calamité : à cette heure équivoque leterrible fossé, plus effervescent encore que de coutume,neutralisait par ses effluves homicides l’encens de ces prières etl’eau bénite de ces pleurs.

Pour renforcer cette impression d’angoisse etde désespoir, il parut à Laurent, dont les yeux scrutaient levisage souriant de la petite Madone, que ce visage reproduisait lemasque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-ilque pour faire avorter ces dévotions, le génie de l’usine Dobouziezse fût substitué à la Reine du Ciel ? Justement les pauvresmères, les épouses, les sœurs, les filles, les bambines et lesaïeules entonnaient à la suite du vicaire en surplis, dirigeantleur neuvaine, un pressant et lamentable ReginaCœli !

Laurent n’en pouvait plus douter. Ilreconnaissait cette moue avantageuse, ce regard hautain et moqueur.Il aurait même juré qu’un souffle s’échappait des lèvres de lafausse Madone et qu’elle prenait un sournois plaisir à éteindreelle-même les derniers lumignons !

Le collégien fut tenté de se jeter entrel’idole et la foule et de leur crier : – Arrêtez ! Vousvous abusez cruellement, ô pauvresses, mes sœurs ! Celle quevous invoquez, c’est l’autre Reine, l’aussi belle, mais la plusimpitoyable ! … Arrêtez ! c’est Régina, la Nymphe duFossé, la fleur du cloaque ; il l’enrichit, il la fait saineet superbe ; et vous elle vous empoisonne ; et vous, ellevous tue !

Mais le cantique se fondit subitement dans uneexplosion de sanglots. Aucun cierge ne brûlait plus. La petiteMadone se dérobait aux regards conjurateurs de ces humbles femmes.Le dernier cholérique venait d’expirer.

Chapitre 6LE COSTUME NEUF

 

Cet hiver Mlle Dobouziez entrerait dans lemonde. Les journées se passaient en courses et en emplettes. Ginase faisait confectionner de coûteuses et raffinées toilettes. Lamère, qui allait être forcée de la chaperonner et de l’accompagner,se sentait un regain de coquetterie. Elle entendit s’habiller commeune jeunesse, porter des couleurs claires, assortir ses robes etses coiffures à celles de sa fille. Poussant à l’excès l’amour desfleurs artificielles et des rubans tapageurs, elle mettait sensdessus dessous les magasins de la modiste, déroulait tous lesrubans, déballait tous les cartons d’oiseaux empaillés, se trempaitcomme dans un bain de coques, de brides, de marabouts et de plumesd’autruches. Si Régina n’eût point été là pour prendre à part lafournisseuse, au moment de sortir et lui décommander à l’oreille,une partie des agréments choisis par la bonne dame, elle eût arboréses chapeaux de quoi garnir les vases d’un maître-autel decathédrale ou enrichir un musée de botanique et d’ornithologie. Cen’était pas sans luttes et sans peines que Gina, très sensible auridicule, parvenait à élaguer de quelques arbustes la pépinière queMme Dobouziez se proposait d’offrir à l’admiration du grandmonde commerçant.

Gina révélait déjà des impatiences de femme,montrait des velléités d’émancipation. Pour le milieu où elle lesproduirait, ses toilettes de jeune fille manquaient un peu demodestie – comme s’exprime la pruderie provinciale – mais ellespossédaient tant de cachet et Gina les portait avec une allure sicrâne et si souveraine ! Laurent se sentait de plus en plusfasciné par la radieuse héritière et cela sans démêler encore si lesentiment qu’il éprouvait à son égard était de l’envie ou del’amour.

Il arrivait un moment où la perspective dedistractions et de succès nouveaux enfiévrait Gina et la rendaitplus communicative, plus aimable avec son entourage. Gagné par cetentrain, cette humeur conciliante et réjouie, Laurent lui-mêmedemeurait quelquefois auprès d’elle. Quand il se renfrognait dansson coin elle l’appelait, lui racontait ses projets, le nombred’invitations qu’on lancerait pour le premier bal, lui montrait sesemplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chiffonnaged’une étoffe, sur le choix d’une bague : « Voyons,approche, paysan ! Montre que tu as du goût ! » Ellelui décochait cette épithète de paysan avec une rondeur quienlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Cette embelliefamiliale durerait-elle ? Laurent en profitait comme levagabond transi se réchauffe béatement au coin d’un âtrehospitalier, oubliant que dans une heure, il lui faudra reprendresa course à travers la neige et le gel.

Lorsque Laurent assistait dans le vestibule etjusque sous le porche de l’allée cochère au départ de ces dames,Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main lasortie de bal, l’éventail, l’ombrelle. Il la voyait monterprestement en voiture, relever d’un geste adorable le fouilliscoquet de ses jupes : « Viens-tu, mère ? … Bonjour,paysan ! » La cousine Lydie se hissait, essoufflée ;le marchepied criait sous son poids et la caisse de la voiturepenchait de son côté.

Enfin, avec un soupir, elle s’installait.Nerveuse, la menotte gantée de Gina abaissait la glace ducoupé ; le portier, casquette à la main, écartait les vantauxde l’entrée et saluait ces dames… Elle était partie !…

Il fallut songer aussi au trousseau du jeuneParidael qu’on allait envoyer loin du pays dans un collègeinternational, d’où il ne reviendrait qu’après avoir terminé sesétudes.

La cousine Lydie et l’inévitable Félicité selivrèrent à des fouilles dans la garde-robe de M. Dobouziez.Avec une minutie d’archéologue elles inspectèrent, pièce par pièce,les nippes que « Monsieur » ne portait plus, se lesrepassant de main en main, pesant, tâtant, se concertant. Amadouéeaussi par l’atmosphère de fête emplissant la maison,Mme Dobouziez se déclarait prête à sacrifier, pour la faireajuster à la taille de son pupille, par un petit tailleur dufaubourg, une redingote presque neuve ou une culotte, plutôtdémodée qu’usée, de son époux.

Mais Félicité trouvait toujours les vêtementsbeaucoup trop beaux pour un garçon si négligent sur seseffets : « Vrai, madame, les sabots, la blouse, lacasquette et la culotte en cuir de nos ouvriers lui conviendraientmieux. »

La cousine Lydie arrachait presque, parserment, à l’heureux Paridael, la promesse de bien ménager ceshabillements. C’était des « bien sûr ? » et des« tu le corrigeras, n’est-ce pas ? » comme si on luieût confié la tunique sans couture du Sauveur. À tel point quedevant la lourde responsabilité qu’il endosserait en même temps quela défroque du cousin, Laurent eût préféré revêtir, en effet, lesbardes inusables et commodes des manœuvres, ses amis.

Il ne restait plus qu’à disposer de certaineculotte à carreaux verts et bleus, une horreur que le cousinlui-même, peu exigeant sur le chapitre de la toilette, avaitrépudiée dès la troisième épreuve.

Félicité guignait ces bragues désastreusespour les revendre au fripier. Chaque pièce d’habillement dévolue àl’orphelin diminuait d’autant le profit du factotum à qui revenaitautrefois 1a dépouille des maîtres. Cette circonstance n’était pasétrangère à l’animosité qu’elle entretenait à l’égard de Laurent.Celui-ci, cependant, lui aurait volontiers cédé toute la garde-robedu cousin, et surtout ce désastreux pantalon épinard etindigo ; mais il n’osait témoigner ouvertement sa répugnance,la cousine Lydie s’étant mis en tête de lui causer une grandejoie.

En ce moment Régina qui cherchait sa mère seprésenta sur le palier des combles.

– Oh ! le cauchemar !fit-elle ; j’espère bien, maman, que tu ne vas pas faireporter cette friperie à Laurent ? C’est pour le coup que lepaysan mériterait son nom.

Et, prise d’un bon mouvement fraternel, Ginaayant examiné le tas de vieilleries destinées à son cousin, déclaraqu’il y avait là de quoi lui tailler quelques vêtements de fatigue,mais rien dont on pût retirer un costume habillé :« Viens-nous-en, mère, dit-elle ; j’ai deux courses àfaire en ville, et, en passant, nous verrons les fournisseursd’Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ils trouveront bien moyen dedécrasser un peu ce bonhomme ; allons, arrive,toi ! »

Pas moyen de résister à Gina. Félicité dévorason dépit et se consola de l’insolite faveur témoignée par lacapricieuse et hautaine jeune fille à ce maudit gamin, ens’adjugeant sans répugnance le terrible pantalon bicolore.

C’était la première fois que Laurentaccompagnait ses cousines en voiture. Assis à côté du cocher, quela surprise avait failli précipiter de son siège au moment oùLaurent s’y juchait, il se retournait de temps en temps pourmontrer à Gina un visage qu’il savait moins maussade que de coutumeet la remercier par ce rayonnement inusité. Il comptait donc enfinpour quelque chose dans la famille Dobouziez ! Cette subiterentrée en grâce faillit le rendre vaniteux. Il se sentait venir aucœur un peu de morgue et il regardait les piétons du haut de sagrandeur. Sous l’impression du moment il oubliait les dédains etles affronts essuyés auparavant ; la dureté de Gina et de sesparents pour Tilbak ; il se rappelait non sans remords lesblasphèmes qu’il avait proférés contre la « Nymphe duFossé », ce sinistre soir de neuvaine quand régnait lecholéra.

Ah ! les cholériques, les blessés, lesparias étaient loin ! Il ne les reniait pas, mais il ne s’eninquiétait plus… Il était prêt à reconnaître sans peine et sansréserve les bienfaits de son tuteur, à trouver très affectueuse lacousine Lydie, à mettre la férocité du Pacha sur le compte de samaladie de foie. Il n’en voulait même plus autant à la malicieuseFélicité.

Charmante matinée de conciliation ! Ilfaisait beau, les rues semblaient en fête, les dames dont leséquipages croisaient la Victoria des cousines Dobouziezcomprenaient presque le petit Paridael dans les saluts échangésavec celles-ci.

On arrêta tour à tour chez le tailleur, lechemisier, le bottier, le chapelier des jeunes Saint-Fardier, cesarbitres de suprême élégance… Le tailleur prit mesure à Paridaeld’un complet dont Gina choisit l’étoffe, la plus chère et la plusriche, naturellement, malgré les protestations de Mme Lydiequi commençait à trouver ruineuse la sollicitude de sa fille pourle petit parent pauvre. À quelles prodigalités la fantasque Ginan’allait-elle pas l’obliger avant de rentrer ? À tout instantla tutrice économe consultait sa montre : « Gina, l’heuredu déjeuner… Ton père nous attend ! » Mais Gina s’étaitmis en tête de s’occuper à son tour de la toilette de son cousin,et elle apportait dans l’exécution de son dessein sa hâte, sapétulance habituelle. Quand elle avait décidé quelque chose, ellen’admettait ni retard, ni réflexion. « Sur l’heure oujamais ! » eût-elle pu adopter pour devise.

Chez le chemisier, outre six chemises de finetoile commandées à la mesure de son protégé, elle acheta une couplede délicieuses cravates. Chez le chapelier il échangea son feutrerâpé contre un couvre-chef irréprochable et chaussa aussi chez lebottier des bottines faites à son pied. Il garda au corps leschaussures et le chapeau neufs. C’était un commencement demétamorphose. Chez la gantière Gina remarqua pour la première foisqu’il avait les attaches fines, la main et le pied petits. Elle seréjouissait de la métamorphose graduelle du gamin.

– Vois donc, maman, il n’a plus l’air aussirustre. Il est presque bien, n’est-ce pas ?

Ce « presque » gâtait un peu lebonheur de Laurent ; mais il pouvait espérer que lorsqu’ilserait habillé de neuf des pieds à la tête, Gina le trouverait toutà fait présentable.

Illusion, leurre, mirages, cette journée n’enfut pas moins une des meilleures que Laurent eût rencontrées. CommeGina donnait le ton, tout le monde à la fabrique, même le cousinGuillaume, même l’inconciliable Félicité faisait meilleur visage aucollégien et ne le morigénait pas aussi souvent.

– Mademoiselle a l’air de jouer encore à lapoupée ! se contenta de dire en a parte la hargneusecréature, lorsque Gina fit tourner et retourner Laurent pour lemontrer au cousin Guillaume.

Il faut croire que le jeu amusa la jeunefille, car le tailleur ayant livré les vêtements neufs de Laurentla veille d’une excursion par eau à Hémixem, où les Dobouziezavaient leur « campagne », elle demanda que le gamin fûtde la partie. Comme il devait partir le lendemain pour l’étranger,les parents se prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de Gina, àcondition qu’il s’en rendit digne par des prodiges d’application etde sagesse.

Décidément Laurent sentait ses dernièrespréventions se dissiper. Age privilégié du pardon des injures, oùla moindre attention compense dans la mémoire de l’enfant desannées de désaffection et d’indifférence !

Chapitre 7HÉMIXEM

 

Heureux Laurent ! Il eût fallu le voirsur l’embarcadère des paquebots, exultant dans ses vêtements neufs,portant haut la tête, se mêlant aux invités avec un sentiment deconfiance et d’égalité inéprouvé jusqu’alors. Il y avait au moinstrente personnes de la partie. Dames et demoiselles en fraîches etclaires toilettes de villégiature ; cavaliers en négligéélégant : chapeau de paille et pantalon de piqué. Nonseulement Laurent était aussi bien mis que ceux-ci, mais il étaitmême mieux mis, trop correctement peut-être, et les deux jeunesSaint-Fardier, deux freluquets de dix-huit et vingt ans, habilléstout de flanelle blanche, à qui Gina le présenta comme un petitsauvage réputé incorrigible, mais en passe de s’apprivoiser, letoisèrent en échangeant avec la jeune fille un sourired’intelligence qui eût peut-être défrisé, le candide Paridael entout autre moment. Ce sourire disait clairement l’anomalie de satoilette de ville.

Athanase et Gaston, inséparables, toujourshabillés de même, deux doigts de la même main ou plutôt deuxasperges de la même botte. Fluets, pâlots, l’air malsain, ilsprétextaient la sensibilité de leurs amygdales pour exagérer lalargeur de leurs carcans et s’emmitoufler périodiquement lecou.

La veuve Saint-Fardier, leur grand’mère,maîtresse d’un gentilhomme podagre et quasi gâteux, le capta sibien qu’il contraignit son enfant unique, une douce et filialecréature, à se mésallier avec le fils de sa concubine. Onattribuait à l’inconduite du Pacha l’affliction morale et aussi lemystérieux et incurable mal qui avaient prématurément emporté lajeune dame Saint-Fardier. Athanase et Gaston tenaient de leur mèredes traits agréables, une distinction native, mais ils n’étaientguère plus intelligents que le baron La Bellone, leur aïeul, et lesdébordements paternels les avaient marqués de ces stigmatesqu’effaçaient les rois de France.

Pour Saint-Fardier ces piteux rejetonsconstituaient un blâme, un remords vivant. Il les prit en horreurdès leur berceau, mais sa répugnance l’emportant sur la haine,jamais il n’osa les battre. Il les tenait à distance, les confiaità des étrangers ou les abandonnait à eux-mêmes, les bourraitd’argent de poche, les faisait voyager, cela afin de les voir lemoins possible. Ils finirent par vivre de leur côté, comme lui dusien, par prendre leurs repas et par loger au dehors, par letraiter comme un simple banquier, et même par ne plus avoir affairequ’au caissier de la fabrique. Ce ne fut pas de sa faute s’ils netournèrent pas en affreux gredins et s’ils ne représentèrent quedes viveurs infatués de leur personne, mais pas méchants. Au reste,ils rendaient à leur père mépris pour dégoût. Malgré leur idiotie,ils ne pouvaient lui pardonner ce qu’ils avaient vaguement apprissur la fin de leur mère. Les allures de maquignon du Pacha lesfaisaient rougir. Ils évitaient de parler de lui, fréquentaientchez des patriciens en se recommandant du nom de leur mère, et sefaisant appeler Saint-Fardier de La Bellone.

À la fois blasés et candides, poupins etridés, jeunets et caducs, leur aspect rappelait à Laurent la misequ’il avait lui-même le jour des Saints-Innocents, lorsque la bonneSiska lui grimait le visage et le déguisait en vieillard.

Mais les jeunes Saint-Fardier n’arrêtèrent paslongtemps l’attention de Laurent.

La cloche sonnait le départ ; on avaitretiré la passerelle, la machine s’étirait les membres, et tout lemonde, empressé de se rendre à bord, se casait de son mieux sur lepont à l’avant, tendu d’une toile pour protéger les passagers depremière classe contre les ardeurs indiscrètes du soleild’août.

Le temps servait à souhait lesexcursionnistes. Pas un nuage dans le ciel d’un bleu éteint deturquoise.

Le large fleuve olivâtre et blond avait sonaspect dominical. Vers le Nord, en rade et dans les bassins, lesgrands navires de commerce, voiliers et vapeurs reposaient,délaissés par le gros de leurs équipages. Manœuvre etmanéage[2] étaient suspendus. Les brigades dedébardeurs chômaient. C’est tout au plus si on achevait de chargerun navire devant gagner la mer dans l’après-midi. Il n’y avaitd’autre mouvement sur le fleuve que celui des embarcations deplaisance, des canots de « balade », des yachtsd’amateurs et de sportsmen, gréés et taillés pour la course, et despaquebots offrant aux désœuvrés de la petite bourgeoisie destraversées à prix réduit vers les principaux villagesriverains.

Des « sociétés » entières,endimanchées, accompagnées de fanfares s’embarquaient à bord de cespetits vapeurs. Une grosse gaîté bourrue et démonstrative, unehâte, une fièvre émoustillait tout ce peuple émancipé, cette légionde navigateurs d’occasion, de marins novices. Les familles seralliaient sur le rivage avec des exclamations à propos de bagagesoubliés dans un estaminet. Et les orphéons s’enlevaient en pasredoublés allègres, après le coup de canon du départ, tandis quel’un ou l’autre paquebot, démarré, quittait la rive et viraitmajestueusement, avant de gagner le milieu du courant.

Le yacht à vapeur sur lequel étaient montésles Dobouziez et leurs invités appartenait à M. Béjard, grosarmateur et négociant de la ville, un des hommes les plusimportants de sa caste. Il avait mis son élégant et spacieux bateauà la disposition des Dobouziez et accepté en échange leurinvitation à la partie de campagne.

Le yacht leva l’ancre, à la grande et candidejoie de Laurent.

L’Escaut ! Comme le gamin le retrouvaitavec émotion ! Encore une ancienne et bonne connaissance duvivant de son père ! Combien de fois ne s’étaient-ils paspromenés, les deux Paridael, sur les quais plantés de grandsarbres, en faisant halte de temps en temps dans une ce ces« herberges » tellement achalandées, le dimancheaprès-midi, que la porte ne suffisant pas à l’afflux desconsommateurs, ils pénétraient par les fenêtres en gravissant unpetit escalier portatif appliqué contre le mur au dehors. Là, si ontrouvait moyen de s’attabler, qu’il faisait bon suivre le mouvementdes flâneurs sur la rive et les voiles sur l’eau ! Quelledouce fraîcheur à la tombée du jour ! Que d’années écouléesmaintenant sans avoir revu ce fleuve tant aimé ! …

Mais c’est la première fois que Laurentnavigue et les impressions nouvelles amortissent ses regrets.

Le vapeur, après avoir tourné une couple defois sur lui-même, avec la coquetterie d’un oiseau qui essaie sesailes avant de prendre son essor, a trouvé sa voie et s’éloignedélibérément, sous la pression accélérée de la vapeur. Le panoramade la grande ville se développe d’abord dans toute sa longueur etaccuse ensuite les proportions audacieuses et grandioses de sesmonuments. C’est comme si elle sortait de terre : les arbresdes quais élancent tours cimes feuillues, puis les toits desmaisons dépassent la futaie ; les vaisseaux des églises,surgissant à leur tour derrière l’alignement des hauteshabitations, regardent même par-dessus les toitures des entrepôts,des marchés, des halles historiques ; puis plus haut, toujoursplus haut, tours, donjons, campaniles, pointent, montent, semblentvouloir escalader le ciel, jusqu’au moment où tous s’arrêtentvaincus, essoufflés, sauf la flèche glorieuse de la cathédrale.Celle-là seule continue son ascension, laissant loin en arrière lesfaîtes les plus altiers. Encore ! Encore ! À son tourelle abandonne la partie. Elle surplombe la ville, elle plane surla contrée. Il l’emporte suffisamment sur ses rivaux, le beffroiaérien et dentelé, si haut qu’on ne voit plus que lui à présent.Anvers s’est éclipsé derrière un coude du fleuve ; la tour parexcellence marque comme un phare superbe l’emplacement de lapuissante métropole. Et Laurent contemple la tour de Notre-Damejusqu’à ce qu’elle se fonde, lentement, dans les lointains silointains que l’horizon bleu en pâlit.

Alors le dévot passager regarde lacampagne : polders argileux, briqueteries rougeoyant parmi lesdigues verdoyantes ; villas blanches encadrées de rideauxd’arbres, auxquelles de vastes pelouses, dévalant doucement jusqu’àla rive, ménagent la perspective du fleuve. Mais, plus encore quele reste, l’Escaut même impressionne le collégien. Il s’en remplitle cœur par les yeux, par le nez, par les oreilles avec l’aviditéd’un proscrit à la veillé de l’exil, il fait provision de tableauxqui seront ses mirages et ses rêves de là-bas durant combien delendemains !

Accoudé au parapet, à l’arrière, il s’amusaitdu remous écumeux causé par la machine foulant les vaguesparesseuses, d’un vol de mouettes s’abattant sur l’eau ets’appelant d’un cri aigre, des chalands lourds et pansus aveclesquels le yacht se croisait, des voiles qui marquaient comme despoints de repère dans la profondeur du tableau. Puis Laurentrevenait à son entourage : au mouvement sur le pont, à lamanœuvre exécutée par trois ou quatre marins de fière mine triésparmi les plus robustes des équipages de M. Béjard – car,fondateur d’une double ligne de navigation entre Anvers etMelbourne et Anvers et Batavia, le propriétaire du yacht possédaitdes bâtiments autrement sérieux que cette embarcation joujou.

– Vous voyez cette rouche ! disaitjustement Béjard à Mlle Dobouziez, non loin de Laurent, en luiindiquant des chantiers établis sur la rive droite. Pardon,mademoiselle, rouche est un mot technique qui veut dire la carcassed’un navire en construction… Elle vous représente l’embryon de cequi deviendra un bâtiment de neuf cents tonnes agencé et outillécomme cela ne s’est jamais vu, la perle de notre flotte marchandeet qui s’appellera Régina, si vous voulez bien nous fairel’honneur, dans un an, d’en être la marraine.

Et il s’inclina galamment.

– Dans un an ! Nous avons le temps d’enparler, monsieur Béjard… Puis, ne me trouvez-vous pas un tantinetfluette et pensionnaire pour tenir sur les fonts baptismaux unpoupon de la corpulence de votre nouveau vaisseau : un navirede neuf cents tonnes ! Et moi qui ne pèse pas même untonnelet ! Car je me suis fait peser l’autre jour à lafabrique, comme un simple tourteau de stéarine. Songez donc, s’ilarrivait malheur à mon filleul !

– Oh, dit Béjard avec un ricanement de joueurà coup sûr, il n’arrive jamais malheur aux bâtiments, de la Croixdu Sud… Tous naissent sous une bonne étoile… Puis, ils sontassurés…

– C’est égal, répartit Gina, j’ai monamour-propre de marraine, et toutes les assurances du monde ne medédommageraient pas du chagrin que j’éprouverais en sachant mongros filleul englouti au fond de la mer, en aller au royaume desmadrépores… Pardon, je vous rends votre rouche de tout à l’heure…Et rieuse, elle courut se mêler à un groupe voisin où jacassaientses amies, les petites Vanderling.

En entendant la voix claire de Gina, Laurents’était tourné du côté des interlocuteurs.

Il dévisageait attentivement le propriétairedu yacht.

Béjard avait, outre l’air orgueilleux, distantet protecteur, commun à la majorité des gros négociants d’Anvers,quelque chose de fuyant dans le regard et de sourd dans la voix.Quarante-cinq ans, la taille moyenne, sec et noueux ; la peaujaunâtre, presque séreuse, le nez crochu, la barbe longue etrousse, les cheveux châtains rejetés en arrière, les lèvres minces,les yeux gris, le front bombé, l’oreille contournée ; tell’homme au physique. Dans son allure et sa physionomie régnaient àla fois la cautèle du juif moisi derrière le comptoir d’unegasse sordide de Francfort ou d’une laand’Amsterdam, et l’audace de l’aventurier qui a écumé les mers etopéré au grand jour et au grand air dans les pays vagues. Mais cemélange de forfanterie et d’urbanité mielleuse, crispait par sonatroce discordance. Chez cet être l’expression était mixte etdisparate ; les yeux éteints démentaient la parole cassanteou, réciproquement, la voix sourde et larmoyante contredisaitl’éclair dur et malicieux des prunelles grises. Avec cela, correct,homme de savoir-vivre, causeur facile, hôte prodigue, amphytrionroyal.

Dans le monde on ne l’aimait pas, mais on lerecherchait assidûment ; on le craignait et pourtant c’était àqui s’effacerait pour le mettre en avant. Par sa fortune, sonactivité, son entregent il avait conquis un réel ascendant, uneprépondérance capitale non seulement dans le domaine des affaires,mais il était en train de se tailler un rôle dans la politique etmême dans ce qui s’entreprenait à Anvers sous couleur d’art et delittérature. Il affichait la plus complète tolérance, prônait lesidées larges, se disait cosmopolite, libre-échangiste, utilitaire,jurait par Cobden et Guizot, affectait, en affaires des allures deyankee, mais sorti de l’atmosphère du négoce, exagérait en sociétél’étiquette, la tenue, le genre des parfaits gentlemen anglais.

Il s’en fallait cependant que l’origine dupersonnage et de sa fortune, que son passé cadrât avec son prestigeactuel. Des histoires véridiques, mais étranges et inquiétantescomme des légendes, couraient sur son compte. Avec un flegme et unesérénité parfaite il venait d’attirer l’attention de Gina sur lechantier Fulton. Et pourtant la vue seule de ces lieux eût dû lenavrer ou du moins le rappeler à plus de modestie, mêlés qu’ilsétaient à de déplorables pages de sa vie.

Autrefois, il y avait des années de cela, sonpère était directeur de ces mêmes chantiers lorsque les abusinouïs, les actes monstrueux qui s’y commettaient vinrent au grandjour.

Cédant on ne sait à quelle perversion de lafantaisie, assez rare chez les gens du peuple, les ouvriers duchantier s’amusaient à martyriser leurs jeunes apprentis, en lesmenaçant de tortures plus atroces encore et même du trépas, s’ilss’avisaient de divulguer, ces abominables pratiques. Lessouffre-douleur, terrorisés comme les fags des ancienscollèges anglais, ne parvenaient à échapper à ces cruautés qu’enabandonnant à leurs bourreaux le gros de leur salaire. À la finpourtant l’affaire transpira : Le scandale fut immense.

La bande des tortionnaires dénia devant letribunal et, tant que dura leur procès, un extraordinairedéploiement de gendarmes et de militaires eut peine à les protégercontre d’expéditives représailles populaires, surtout contre lafureur des femmes tournées en Euménides, dont les ongles lesauraient réduits en charpie. C’est aussi que les débats avaientrévélé des mystères abominables : simulacres de crucifiement,flagellations en masse, noyades consommées jusqu’à la dernièreextrémité, ébauches d’auto-da-fé. Des enfants enterrés des heuresjusqu’au cou ; d’autres obligés de manger des chosesdégoûtantes ; d’autres encore forcés de se battre quoiqu’ilsn’entretinssent aucune animosité.

La justice écarta toute présomption decomplicité directe de M. Béjard père avec ses subalternes,mais la négligence et l’incurie du directeur ressortirent d’unefaçon accablante. La compagnie l’ayant cassé aux gages, laconscience publique ne se déclara pas encore satisfaite et,confondant le père Béjard avec les brimeurs condamnés aux travaux,forcés, elle lui fit quitter la ville. Une circonstance établie partoutes les dépositions contribua à cet ostracisme. Le fils dudirecteur disgracié, alors un collégien d’une quinzaine d’années,avait présidé plus d’une fois à ces spectacles et, au dire desacteurs, en y prenant un certain plaisir. Peu s’en fallut que dansson effervescence l’auditoire ne réclamât l’emprisonnement dusournois potache qui s’était bien gardé de dénoncer à son père ceuxqui lui procuraient de si palpitantes récréations.

Après, vingt-cinq ans on apprit que le filsBéjard revenait dans sa ville natale. Son père s’était enrichi auTexas et lui avait laissé des plantations importantes de riz et decannes à sucre, des domaines immenses comme un royaume, cultivéspar une armée de noirs. À la veille de la guerre de sécession,Freddy Béjard liquida une partie de ses biens et en plaça leproduit sur les principales banques d’Europe. Il resta pourtant enAmérique au début de la campagne, moins par solidarité avec lesesclavagistes que pour défendre le reste de ses propriétés. Il fitle coup de feu, en guérillero, dans la prairie, contre les hommesdu Nord. Enfin, après la pacification, plusieurs fois, millionnairemalgré de grosses pertes, il rentra à Anvers, songeant peut-être àvenger son nom des éclaboussures et des tares du passé.

Voilà ce qu’on savait de plus clair sur Béjardet ses commencements, et c’est ce qu’il en avouait lui-même, avecune certaine jactance, dans ses moments de belle humeur.

Son faste de nabab, les magnifiquesentreprises par lesquelles il collaborait1 à la prospéritéextérieure de sa ville natale, lui ouvrirent toutes les portes, dumoins celles du monde, assez mêlé, des négociants, carl’aristocratie et l’autochtone bourgeoisie patricienne le tinrenten aussi piètre considération que le menu peuple.

Si les flatteurs du succès, admirateurs des« malins » et des élus de la chance, les brasseursd’affaires, les spéculateurs s’inclinant devant le million d’oùqu’il provienne, oublièrent ou enterrèrent le passé, les castesplus essentiellement locales, la population stable, les Anversoisde vieille roche se remémoraient, eux, les scandales anciens etvouaient à Freddy Béjard un mépris et une antipathie invétérée.

De plus, les récits qui avaient passé l’océanajoutaient des torts plus récents à la compromettante affaire duchantier Fulton.

Ainsi, on alla jusqu’à prétendre qu’enragé dela victoire des Américains du Nord dont la campagne abolitionnisteentamait sa fortune, loin de rendre, après la conclusion de lapaix, la liberté à ses esclaves, il les avait vendus à un négrierespagnol des Antilles, et que c’était même pour avoir éludé ainsiles décrets du vainqueur qu’il dut quitter sa seconde patrie.D’après une autre version, plutôt que de se conformer au décretd’affranchissement des noirs, il avait abattu les siens jusqu’audernier.

Les commerçants traitaient toutes ceshistoires de contes de vieille femme inventés par les envieux etles adversaires politiques du parvenu. M. Dobouziez, lui-même,sans s’éprendre pour Béjard d’une sympathie qu’il n’entraitd’ailleurs pas dans ses habitudes de prodiguer, ne pouvait admettrequ’on rendît l’entreprenant et courageux armateur responsable d’unefaute ou plutôt d’un accident expié assez durement par son père.Saint-Fardier, lui, éprouvait pour ce hardi bougre de Béjard uneadmiration de connaisseur, il ambitionnait même de lui servir delimier féroce et fidèle, car il tenait de ces blood houndsau moyen desquels tes planteurs traquent leurs nègres fugitifs. Aufond il s’impatientait des scrupules du correct Dobouziez ;son véritable associé eût été Béjard.

Laurent n’avait jamais vu celui-ci ; ilignorait ce qui se racontait sur son compte. Et pourtant un malaiseindicible s’empara de lui en présence de cet homme. Il eut unpressentiment douloureux, son cœur se contracta, et lorsqu’il sedétourna de l’armateur pour reprendre sa contemplation du paysage,les rives lui parurent dégager une fatidique tristesse.

Au moment où le chantier Fulton allaitdisparaître derrière un tournant de l’Escaut, l’appareil compliquédes charpentes entourant la rouche du navire en constructionrevêtit l’apparence d’un énorme squelette auquel adhéraient ça etlà des lambeaux de chair ; et de vêtements, calcinés. Maiscette illusion sinistre ne dura qu’une seconde et le charmed’autres sites rassura l’humeur, momentanément troublée, deParidael.

Lorsqu’elle se produisit il n’attacha aucuneimportance à cette hallucination, mais par la suite il devait se làrappeler quand elle intervint avec un redoublement d’horreur àl’instant le plus tragique de sa vie.

On s’était dispensé de présenter Laurent aupropriétaire du yacht. Béjard jeta plusieurs fois un regard aigu etméfiant à ce gamin un peu embarrassé, de ses vêtements tout neufset qui, se tenant à l’écart, contemplait avec obstination la natureflamande trop plane et trop peu accidentée au gré des touristes deprofession. L’armateur s’était même informé de cet intrus, prêt àstopper et à le faire déposera terre :

– Laissez, lui dirent les élégantsSaint-Fardier en riant de sa méprise, c’est un petit parent pauvredes Dobouziez… On l’expédie demain à l’étranger et c’est sans doutelà ce qui le rend si taciturne.

– Compris ! fit Béjard ne prétendantpoint, par cette exclamation, pénétrer la nature des impressions del’orphelin, mais approuver simplement l’isolement dans lequel on lelaissait. Et rassuré sur l’identité de cette non-valeur, il cessade s’en occuper.

Dans l’ordre des probabilités, le petitpassager de l’arrière ne possédait aucun titre à l’attention duCrésus. Et pourtant s’il avait prévu le rôle décisif que cettenon-valeur jouerait dans son existence ! Les autres passagersrenseignés sur Laurent dans des termes aussi indifférents ne luiaccordèrent guère plus d’attention. Il ne s’apercevait pas de cedédain aujourd’hui. Il se réjouissait de pouvoir s’imprégner, à sonaise, des effluves du terroir aimé.

La cousine Lydie, en robe vert d’eau garnie delierre, comme une tonnelle ambulante, s’essoufflait à morigéner lavaletaille qui accompagnait la société avec des bourriches deprovisions. Le cousin Guillaume conférait avec Béjard,Saint-Fardier et l’éminent avocat Vanderling. Si ces hommes gravesfaisaient à l’Escaut l’honneur de le regarder ; c’était pourinvoquer les avantages qu’une société de capitalistes retireraitd’une fabrique d’allumettes chimiques ou d’un magasin de guanosétabli sur ses rives.

Régina, vêtue de mousseline rose thé, la têtebouclée coiffée d’un large chapeau de paille retroussé à laLamballe, formait le centre et l’âme d’un cercle de jeunes fillesqu’elle amusait par de piquantes remarques sur le groupe des jeunesgens au milieu desquels trônaient les frères Saint-Fardier. Ceux-cis’approchaient parfois des rieuses et leur débitaient quelquedéplorable galanterie. Les petites Vanderling, deux blondescaillettes, potelées et fort affriolantes, leur avaient, comme ilsdisaient, « tapé dans l’œil».

Le yacht accosta d’une façon irréprochable aupied du débarcadère d’Hémixem. À terre, le programme s’accomplitsans accroc. Pendant la promenade, les excursionnistess’informaient principalement du nom des propriétaires des villas etdes châteaux. Les jeunes gens estimaient la contenance desécuries ; les jeunes filles se récriaient devant les beauxcygnes si blancs et aussi devant les roses si roses. Et comme toutela troupe s’arrêtait avec quelque respect devant une grille doréeau bout d’une avenue seigneuriale, à travers laquelle onapercevait, au delà d’une pelouse, un bijou de pavillonrenaissance :

– Oui, c’est très beau, fit Béjard, qui lesrejoignait avec Dupoissy, son inséparable… Au baron de Waerlant…Très chic, en vérité… mais grevé aux trois quarts… On aurait labicoque pour cinquante mille francs en sus des hypothèques quimontent bien à cent mille francs… Avis aux amateurs.

– Juste châtiment d’un aristocrate fainéant etlibertin ! approuva Dupoissy d’une voix nasillarde de chantred’office funèbre.

Ces chiffres douchèrent l’admiration de cesgens bien élevés, prétendant tous à une position solide. Ils sehâtaient de poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteuxde leur condescendance envers cet immeuble, un peu comme si lepropriétaire aux abois allait déboucher d’un quinconce et leuremprunter de l’argent.

Après une heure de marche sous la coupolebleue où viraient des alouettes tirelirantes, parmi les champs oùle regain faisait parfum de toutes ses meules, sans oser sel’avouer, tous commençaient à en avoir assez de ce vert, de cebleu, de ces fermes closes et de ces domaines dont ils neconnaissaient pas les habitants. On fit halte dans un petit bois desapins, le seul de la région, un malheureux bosquet artificiel,planté là tout exprès par le propriétaire, premier commis desDobouziez, un garçon comprenant les « plaisirs de lacampagne » et les « déjeuners sur l’herbe ». Or,tous les villégiateurs s’accordent à proclamer qu’il n’y a pas dedéjeuner sur l’herbe sans un petit bois. On avait longé de superbesavenues de hêtres et de chênes généreusement ombragées, toutindiquées pour une halte. Mais il fallait un bois, ce bois fût-ilminable et pouilleux !

Les ombrelles de. ces dames suppléèrentl’ombre avare des conifères. On déballa les provisions, on mangeafroid et on but chaud, l’ingénieux appareil à frapper le Champagneayant refusé tout service, comme c’est le cas de la plupart desappareils perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et onne manqua pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareilet à la chaleur. Les chenilles et les coléoptères qui tombaientdans les assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient àGaston et Athanase Saint-Fardier d’écheniller Angèle et CoraVanderling, près desquelles ils s’étaient faufilés et dont lacoquetterie les engluait bel et bien.

Une compagnie de petits paysans revenant de lagrand’messe, regagnaient leur hameau au pas accéléré. D’aborddéfiants, timides, les jeannots s’arrêtèrent, puis, après s’êtreconcertés, rouges comme des gorges de dindons, ils approchèrent,l’un poussant l’autre, et on chavira dans le tablier des filles etles poches des sarreaux[3] desgarçons, le reste des pâtés de viande, des sandwichs, les os maldéchiquetés et les carcasses des volailles, et comme ils seretiraient, on les rappela pour leur loger sous les bras lesflacons à peine entamés.

Cet intermède divertit les promeneurs jusqu’aumoment de gagner la campagne des Dobouziez. Le cousin Guillaume,bon marcheur, aurait voulu revenir au point de départ par un cheminplus long. Ses hôtes désirèrent savoir d’abord s’il y avait plusd’ombre de ce côté et autre chose à voir que des champs et desarbres.

Mais comme, en cherchant bien,M. Dobouziez ne se rappelait point d’autre« curiosité », dans cette direction ; qu’unebrûlerie abandonnée et que le dépôt militaire de Saint-Bernard, lamajorité préféra rebrousser par le chemin le plus court, au risquede se buter au baron sans le sou.

Rentrés, en attendant l’heure du dîner, lesdames montèrent s’épousseter et se rafraîchir, et les hommesvisitèrent « la propriété ».

Au dîner, servi de manière à satisfaire lesgens réfractaires à la gastronomie pastorale, on fut unanime àcélébrer le déjeuner sous bois, et les jeûneurs, lestés à présent,feignirent de s’étonner de leur appétit. Il est vrai que lapromenade, l’air vif…

On prit le café sur le perron. Béjardconduisit Gina au piano et la pria de chanter. Laurent descendit aujardin, séduit par la soirée délicieuse, la brise de l’Escaut, lesexhalaisons nocturnes des bosquets, le sensuel et capiteux silenceque lutinait le cri-cri des grillons et que berçait le vol obliqueet velouté des chauves-souris, effarouchées par la présenceexceptionnelle des maîtres de cette campagne délaissée.

La voix de Gina lui arriva claire et perlée,au fond du parc anglais. Elle chanta la valse de Roméo et Juliette,de Gounod, divinement ; l’interprète fut supérieure aumorceau. Elle lui donna la sincérité qui lui manquait, elle levirtuosa à plaisir. Elle parodia cette valse frelatée, en exagérale rythme à tel point qu’on aurait pu la danser. Laurent trouvaitque Gina se montrait trop la femme de cette valse : la femmedu vide, du tourbillon, du vertige, de la curiosité, du changementde place. Sans avoir lu Shakespeare, Laurent détestait ce clinquantmusical et trouvait ces roucoulades déplacées : ce chant tropgai, trop rieur, d’une vivacité et d’un éclat insolent, devenait,pis qu’un air de bravoure, un air de bravade.

Les auditeurs, Béjard, les Saint-Fardier entête, applaudirent et bissèrent. Laurent, à son tour, tâchad’arriver jusqu’à la belle cantatrice pour lui faire ses adieux. Letrain devait emporter le potache le lendemain à la première heure.Il avait tant de choses à dire à sa cousine ! Il tenait à laremercier pour les bontés de cette dernière semaine ; à luidemander un souvenir de loin en loin. Il ne put que balbutier unsimple adieu. Elle lui abandonna négligemment le bout des doigts,ne se tourna pas même vers lui, continuant d’escarmoucher avecM. Béjard. Laurent désespérait d’attirer son attention etd’obtenir d’elle un mot, une parole douce à retenir, quand elle luijeta avec un sang-froid, un à-propos, une présence d’espritvraiment atroce un : « Bonsoir, Laurent ; soyez sageet surtout étudiez bien ! »

M. Dobouziez n’eût pas mieuxdit !

Chapitre 8DANS LE MONDE

 

Régina entre dans le monde. Six centsinvitations ont été lancées ; deux cents de plus qu’au dernierbal chez le gouverneur de la province ! Il n’est plus questionen ville que du grand événement qui se prépare. Si Mme VanBelt rencontre Mme Van Bilt, après les salutations d’usageelles abordent le grave sujet de conversation. Elles s’informentréciproquement des toilettes que porteront leurs demoiselles.Mme Van Bal rêve d’éclipser Mme Van Bol, et Mme VanBul se réjouit de parler de la fête à son amie Mme Van Brul,qui n’a pas été invitée, par oubli sans doute. Mme Van Brand,également omise, prétend avoir remercié, quoique n’ayant pas reçule moindre carton. Mais toutes sont friandes de détails etlorsqu’elles n’en obtiennent pas de leurs amies, elles tâchent detirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes, traiteurs,confiseurs : les Dobouziez ont tout monopolisé, tout retenu.« Il n’y en a plus que pour eux », comme disent lesSaint-Fardier. Les autres clients renoncent à se faire servir. Mêmeles plus huppés, s’ils insistent, s’attirent cette réponse :« Impossible, madame, car ce jour-là nous avons le bal chezles Dobouziez ! » Le traiteur Balduyn, chargé del’organisation du buffet et du souper, prépare des prodiges. Toutesles banquettes des tapissiers et entrepreneurs de fêtes ont étémises en réquisition. Mais rien n’égale le coup de feu chez lescouturières. À Bruxelles même on coupe, on taille, on coud, onajuste, on ourle, on brode, on chiffonne des kilomètres d’étoffe enprévision de cette inauguration de la saison mondaine anversoise.Ce que ces intéressantes tailleuses ont à subir de mauvaise humeur,d’énervement, de caprices et d’exigences de la part de leurs bellesclientes, leur sera compté dans le paradis, et, en attendant, engros billets de mille francs sur cette terre.

Ceux qui donnent la fête ne sont pas moinsenfiévrés que ceux qui y sont priés. Félicité n’a jamais été plusdésagréable. Elle exerce son autorité tyrannique sur le renfort dedomestiques et d’ouvriers chargés des préparatifs,Mme Dobouziez ne tient plus en place ; son embonpointcroissant la désolait : grâce à ce remue-ménage et à cettegymnastique, elle perdra quelques livres. Gina et le cousinGuillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, àdeux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu’on sedonne pour elle et autour d’elle la flatte et l’exalte encore à sespropres yeux ; de temps en temps elle daigne approuver.

Ce bal, ce bal monstre défraie même lesconversations des commis de la maison, et il n’est pas jusqu’auxouvriers de la fabrique qui n’en parlent aux heures de trêve, enbuvant leur café froid et en retirant le « briquet » deleur musette. Ces braves gens ne savent pas au juste ce qui va sepasser, mais, depuis quelques jours, c’est sous le porche del’entrée une telle procession de tapissières, de cartons, debottes, de caisses, que les natures les moins badaudes sontdistraites de leur labeur.

Heureusement, Laurent est en pension, car ilne trouverait plus place dans sa mansarde !

Une invitation est parvenue aux trois premierscommis : au teneur de livres, – l’homme des plaisirs de lacampagne ! – au caissier et au correspondant. Cela flatte lacorporation des plumitifs, et le saute-ruisseau lui-même ressentquelque orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques.Ces trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures debesogne, quand on sait Dobouziez dans la maison, ces messieursdiscutent sérieusement des points d’étiquette, de convenances, detenue. Les trois privilégiés consultent d’abord leurs camarades surla rédaction de la lettre à envoyer à M. etMme Dobouziez. Faut-il l’adresser à Madame ou àMonsieur ? D’accord sur cette formule, il s’agit de s’entendresur d’autres points d’étiquette. Les gants seront-ils paille ougris perle ? Mettra-t-on une fleur à la boutonnière ?Faut-il oui ou non parfumer son mouchoir ? Le saute-ruisseauayant parlé de patchouli comme d’un bouquet très aristocratique, asoulevé un tel haro, que, depuis, il n’ose plus risquer uneremarque. Et après ? Fait-on une visite ? Et à quelmoment ? « Oh, après, nous verrons ! » dit lecaissier, l’ami des champs, l’homme au petit bois de sapins.

C’est la veille… c’est le jour… c’est le soirmême de la fête. Le parquet ciré, les lustres allumés ; leslarbins, en mollets, à leur poste. À neuf heures, dans la ruetortueuse et mal pavée conduisant à la fabrique, se risque unpremier équipage, puis un second, puis il se forme une véritablefile. On dirait d’un Longchamps nocturne.

Le vilain fossé stagnant que, le cholérapassé, ses maîtres ne songent plus à combler, ne fut jamais côtoyépar cavalcade pareille. Dans son ahurissement, il en oublied’empoisonner l’air hivernal.

Les commères, leurs poupons sur les bras,s’amusent au seuil de leurs masures, à voir défiler les voitures ets’efforcent vainement de discerner au passage, dans l’ombre,derrière les glaces embuées, les belles dames blotties dans ceschambrettes roulantes. Mais les pauvresses n’aperçoivent que lesfeux des lanternes, le miroitement des harnais, l’éclair d’unegourmette, un galon d’or au chapeau d’un cocher. Les bêteshennissent et envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petiteMadone du carrefour, réduite pour tout luminaire à une vacillanteveilleuse, a l’air aussi pauvre, aussi humble que son peuple debéats.

La fabrique ne chôme pas, cependant. Labrigade de nuit a remplacé les travailleurs du jour et s’occuped’alimenter les fourneaux, car les matières ne peuvent refroidir.Pendant que vos maîtres s’amusent, trimez et suez, bravesprolos !

En descendant de voiture sous le porche, lesinvités emmitouflés ont un moment, devant eux, au fond de la vastecour noire, la vision des murailles usinières et entendent lemugissement sourd des machines assoupies, mais non endormies, etune odeur dégraisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grandeporte vitrée n’ouvre sur le vestibule encombré de fleurs etd’arbrisseaux et les bouches à chaleur leur envoient dès l’entréede tièdes et caressantes bouffées.

Les trois messieurs du bureau sont arrivés lespremiers. Sous les armes, dès l’après-midi, ils ont loué, à fraiscommuns, un beau coupé de remise, quoique la fabrique se trouve àun quart d’heure seulement de leur logis. Il s’agit de représenterdignement le bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, trèsconfus des prévenances que leur témoignent des messieurs, lesfavoris en côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que leshuissiers insistent avant que les trois amis consentent à accepterleurs bons services.

Mme Dobouziez, qui achevait sa toilette,s’empresse de descendre au salon. Un larbin annonce le trio etl’introduit. La dame fait un mouvement pour se porter à larencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disentrien, mais dès qu’ils se sont présentés comme trois des colonnes dela maison Dobouziez et Cie, le sourire accueillant deMme Dobouziez se pince visiblement. Elle condescend pourtant àrassurer les commis sur l’état de sa santé ; ils s’inclinentet s’inclinent encore pour exprimer leur satisfaction. Sont-ilsenchantés d’apprendre que la patronne n’a jamais joui d’une santéplus florissante, hein !

À ce moment de la conversation,Mme Dobouziez prétexte un ordre à donner et s’excuse. Elleremonte pour ajouter une rose et une pluie d’or à sa coiffure,décidément trop simplifiée par Régina.

Cependant le monde, le vrai monde s’amène.Mme Dobouziez répète à satiété une des trois ou quatreformules de bienvenue congruentes au rang de ses invités.

Il y a M. le gouverneur de la province,M. le bourgmestre et Mme la bourgmestre d’Anvers,M. le commandant de place et Mme la commandante de place,M. le général commandant de la province et Mme lagénérale, M. le président du tribunal de première instance etMme la présidente, M. le colonel de la garde civique etMme la colonelle, les grades supérieurs de l’armée, maissurtout M. du Million et Mme du Million et ces jeunesMM. du Million et ces demoiselles du Million, avec particuleallemande, flamande, française ou même sans particule, tous les Vandu commerce, tous les Von de la banque, des Janssens, des Verbist,des Meyers, des Stevens, des Peeters en masse. Et desyoutres ! Tous les prophètes et les chefs de tribus du VieuxTestament ! Tout ce qui porte un nom négociable, un nomescomptable à la banque ; le gros marchand de tableaux coudoiel’usurier déguisé, le parvenu du jour se prélasse à côté du faillide demain. Chaque invité pourrait justifier de vingt-cinq millefrancs de rente ou de deux cents mille livres d’affaires.Judicieuse et sagace proportion. Si les noms clamés par l’huissierse ressemblent, les liens d’identité sont encore plus notoires chezles personnages. Mêmes habits noirs, même cravates blanches, mêmesclaques. Mêmes physionomies aussi, car la similitude desprofessions, le culte commun de l’argent, leur donne un certain airde famille. Les stigmates de labeurs et de préoccupationsidentiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, lesgras et les maigres. Il y a des faces épaisses imperturbables etsolennelles, contentes d’elles-mêmes, plus fermées que lecoffre-fort de leurs possesseurs ; il y a des têtes inquièteset futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des têtes de limiersde finances, d’enfants de chœur qui se gavent des restes desplantureuses hétacombes dévorées par les grands prêtres de Mercure.Des nez pincés à l’arête, des yeux qui clignent, des regards qui sedérobent. Ces gens ont la tentation mal réprimée de se gratter lementon comme lorsqu’ils méditent une affaire et un bon coup ;des bouches sensuelles, le rictus vaguement sardonique, la patted’oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et consistants àleurs doigts courts et gros et à leurs ventres de pontifes. Ceuxqui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage pluspâle ; d’autres, remuants et voyageurs, gardent sur eux lehâle de la mer et du plein air.

Malgré leur habit uniforme, on les distingue àcertains tics : ce jeune agent de change, embarrassé de sesbras ballants, manipule son carnet de bal comme son carnet debordereaux ; ce courtier en marchandises cherche dans sespoches des sachets d’échantillons ; les doigts de cetindustriel marchand de laine se portent magnétiquement versl’étoffe des portières et des banquettes. Quelques-uns de cesriches poussent la hauteur et la superbe jusqu’à la monomanie. Levieux Brullekens ne touchera jamais à une pièce de monnaie, or,argent ou billon, sans qu’au préalable celle-ci ait été polie,nettoyée, décapée de manière à ne plus accuser la moindre trace decrasse. Un larbin s’échine chaque jour à fourbir, à astiquerl’argent mignon de Monsieur. De préférence il s’en tient aux piècesnouvellement frappées et collectionne les billets fraîchementsortis de la Banque.

Son voisin De Zater ne tendra jamais sa maindégantée à qui que ce soit, pas même à ses enfants, et s’il luiarrive de polluer par inadvertance sa droite aristocratique à lamain nue d’un de ses semblables, il n’aura plus de repos avant del’avoir lavée.

Tous sont savants dans les arcanes ducommerce, dans les trucs et les escamotages qui font passerl’argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu deces phénomènes d’endosmose constatés par les physiciens ; touspratiquent la duperie et le vol légal ; tous sont experts onfinasseries, en accommodements avec le droit strict, en l’artd’éluder le code. Riches, mais insatiables, ils voudraient êtreplus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjàl’air fatigué par les soucis et les veilles précoces. Ils ont desfronts vieillots de viveurs mornes excédés de calculs autant que deplaisirs. Quoiqu’ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutentet s’interrogent, leurs regards s’escriment comme s’il s’agissaitde jouer au plus fin et de « mettre l’autre dedans ». Lapratique du mensonge et du commandement, l’habitude de toutdéprécier, de tout marchander, l’instinct cupide et cauteleuxenveloppe leur personne d’une température de lièvre ; ilsrefrènent a peine leur brusquerie sous des démonstrations depolitesse ; leur bienséance est convulsive ; leur poignéede main semble tâter le pouls à votre fortune, et leurs doigts ontdes flexions douces, sournoises, d’étrangleurs placides qui tordentle col à des volailles grasses. Et chez les tout jeunes, lesblancs-becs, les freluquets, on sent la timidité et l’humiliationde novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner d’argentque de ne pas en dépenser à leur guise.

Il existe autant de monotonie ou deressemblance professionnelle chez les femmes. Seulement la variétédu plumage déguise et masque les préoccupations collectives. Degrosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des matronesbilieuses semblent sortir d’un long jeûne quoique le prix descabochons incendiant leurs lobes suffirait pour nourrir durant deuxans une cinquantaine de ménages pauvres. Quant aux jeunes filles,on en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves, desveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, derieuses, de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais lessentiments étroits. Pour éclipser leurs amies, ces damesdéploieront, dans leurs relations mondaines, autant demachiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour« rouler » leurs concurrents… Leur conversation ? Dela plus gazetière banalité.

Les salons s’étant remplis, Régina, que lacouturière, la femme de chambre, le coiffeur et Félicité sontparvenus à parer, vient de faire son entrée au bras de son père.Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux,M. Dobouziez parait le plus jeune et le moins rébarbatif, dumoins ce soir, tant son contentement paternel éclaire son visagegénéralement soucieux. Toutefois, en présentant sa fille, de groupeen groupe, son enivrement ne l’empêche pas de respecter lahiérarchie administrative ou financière de ses invités.

L’apparition de Gina provoque un murmure etdes chuchotements approbateurs. C’est pour le coup que Laurentserait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches,semée de minuscules pois d’argent, du muguet et du myosotis àl’épaulette et dans les cheveux ; sa beauté régulière auxlignes irréprochables se drape avec des mouvements, des flexions,une harmonie de gestes et de contours qui feraient damner unsculpteur. Ces grands yeux noirs, ces lèvres rouges et humides, cevisage de médaillon antique, ce galbe taillé dans une agate d’unrose mourant, qu’entourent d’une auréole d’insurrection lestorsades de son opulente chevelure, couronnent les proportionsadmirables, le modelé délicieux de son col et de ses épaules.

Cependant, les petits crayons coquets ont finide courir sur le bristol satiné des carnets de bal ; lesbulles enfants se montrent l’une à l’autre, en chuchotant, la listede leurs engagements et se jalousent en secret d’y retrouver lemême nom, et se rassurent en le rencontrant moins souvent sur lecarnet de la petite amie.

MM. Saint-Fardier jeunes sont trèsdemandés. Ils tutoient tous les hommes et sont amoureux de toutesles jeunes filles. Mais ce sont tout de même les petites Vanderlingqui leur « tapent le plus dans l’œil ». La bouche et legilet en cœur, ils ont fait provision de mots qu’ils cherchent àplacer. « C’est presque aussi bien que le dernier bal chez lecomte d’Hamberville ! » daignent-ils dire de lasoirée.

M. Saint-Fardier, père, mal à l’aise dansson habit, pérore et gesticule comme s’il entreprenait les ouvriersde la fabrique.

Angèle et Cora portent avec une désinvolturepresque garçonnière des toilettes ébouriffantes et à effet,composées par leur mère, Mme Vanderling, fille d’un grosébéniste du faubourg Saint-Antoine, à Paris, et qui professe pourla province et le négoce un dédain des plus aristocratiques. Ellen’admire que Gaston et Athanase Saint-Fardier de la Bellone, dumoins élevés à Paris, ceux-là ! et depuis que ces muscadinsont paru distinguer ses filles, elle pousse résolument Angèle etCora de leur côté. Provocantes, capiteuses, stylées par laParisienne, – c’est ainsi qu’on surnomme Mme Vanderling – unemaîtresse-femme, une matrone rouée comme une procureuse, lespetites ne laissent plus de répit à leurs deux poursuivants etc’est presque le gibier qui traque le chasseur. Leur père,l’éminent Vanderling, un fort premier rôle des grandesreprésentations tribunalices, abandonne à sa femme le soin depourvoir les deux fillettes et, retiré dans le petit salon de jeu,raconte, entre deux parties de whist, le crime passionnel dont ilaura à défendre l’auteur. « Ah ! une affaired’incontestable ragoût, du Lord Byron, quoi ! Lara ou leCorsaire transporté dans la vie réelle ! » fait-ilen passant la main dans sa longue barbe d’apôtre avec un geste quelui apprit un vétéran du barreau français exilé à Anvers sousl’Empire.

Voici M. Freddy Béjard, accompagné deM. Dupoissy, son familier, son ombre, son homme de paille,disent les méchantes langues. M. Dupoissy est la planète quine reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Béjard. Ce qu’ilest, il le doit au puissant armateur. Les commerçants seraientassez embarrassés de déterminer la partie dont s’occupe ÉloiDupoissy. Fait-il – c’est l’expression consacrée – dans les grains,les cafés, les sucres ? Il « fait » dans tout etdans rien. Accostez Dupoissy. S’il est seul, après deux minutes, ils’informera, d’un air inquiet, de son maître Béjard. À la suite deson protecteur, il est parvenu à se faufiler partout. Ce sous-ordrene répugne à aucune des commissions dont le charge l’omnipotentarmateur. Il méprise les gens avec qui Béjard ne fraie point,exagère sa morgue, fait siennes ses opinions. Doucereux, gnangnan,prudhommesque, poisseux, lorsque Éloi Dupoissy ouvre labouche ; on dirait d’une carpe mélomane qui se donne lela pour chanter une ode de Béranger. Venu de Sedan, il sefait passer pour négociant en laine. Caractéristique : ilparle du petit pays qui l’héberge sur ce ton de protectionindulgente si crispant chez les Gaudissarts de la grande nation. Ilse croit chez lui comme Tartufe chez Orgon, se mêle de tout,découvre les gloires locales, fulmine des anathèmes littéraires,envoie des articles aux journaux.

En France, pays de centralisation à outrance,le drainage des valeurs, vers Paris, est formidable. Fatalement iln’existe province plus plate et plus mesquine que la provincefrançaise et c’est de cette province-là que le Dupoissy s’est exilépour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer àleur rénovation morale. Terrible tare pour un homme de société, unmondain aussi répandu : M. Dupoissy empoisonne de labouche, au point que Mme Vanderling, la Parisienne, traitantde très haut ce Français de la frontière, veut qu’il ait avalé unrat mort.

Il a beau combattre ces effluencespestilentielles par une forte consommation de menthe, de cachou etd’autres masticatoires, la puanteur se combine à ces timidesarômes, mais, pour les dominer, et elle n’en devient que plusabominable.

Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que sonpatron polke, non sans souplesse de jarret, avec Mlle Dobouziez, ilvante auprès de la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec desmines confites et gourmandes de calicot obèse, il se rappelle sonjeune temps. Et il parle dévotement du beau couple formé parM. Béjard et Régina ; cela lui évoque, entre autresallégories neuves, la Beauté activant l’essor du Génie. De pareilsefforts poétiques l’altèrent et l’affament ; aussiprofite-t-il de l’absence du maître pour faire de fréquentesvisites au buffet et mettre l’embargo sur tous lesrafraîchissements et comestibles en circulation.

Le bal s’anime de danse en danse. Les troiscommis présentés à quelques jeunes filles, peu riches, defonctionnaires envers qui les Dobouziez ont des obligations,s’acquittent consciencieusement de leur tâche, et ces jeunespersonnes, étant aussi jolies et plus aimables que les héritièresopulentes, les plumitifs s’estiment aussi heureux que les Béjard,les Saint-Fardier et les Dupoissy. L’empressement de Béjard auprèsde Mlle Dobouziez ne laisse pas de préoccuper les mères, quiconvoitent l’armateur pour leurs filles ou la fille du grosindustriel pour leurs fils.

Mais qui aurait jamais prévu pareille chose,le danseur distingué par Gina à ce bal mémorable est le négocianten grains Théodore Bergmans, ou Door den Borg, comme l’appellentfamilièrement ses amis, autant dire toute la population.

Door Bergmans fait même exception, par salargeur de vues et son élévation d’esprit, sur ce« marché » égoïste et tardigrade. Il est jeune,vingt-cinq ans à peine, encore ne les paraît-il pas. À la foisnerveux et sanguin, la stature d’un mortel fait pour exercer lecommandement, dépassant de plus d’une tôle les hommes les plusgrands de l’assemblée ; les cheveux d’un blond de linlégèrement ondulés, plantés drus et droits au-dessus d’un largefront, les yeux à la fois très doux et très pénétrants, enfoncéssous l’arcade sourcilière, les prunelles de ce bleu presque violetqui s’avive ou pâlit à l’action des pensées comme une nappe d’eausous le jeu des nuages ; le nez busqué, insensiblementaquilin, la bouche fine, vaguement railleuse, ombragée d’unemoustache, de jeune reître, au menton la barbiche des portraits deFrans Hals ; la voix vibrante et chaude, au timbre insinuant,aux flexions magnétiques qui remuent l’âme des masses etétablissent dès les premières paroles le courant sympathique dansles foules, une de ces voix fatales qui subjuguent etsuggestionnent, tellement musicales que la signification desparoles émises ne rentre qu’en seconde ligne de compte. Fils d’uninfime mareyeur – vendant même plus d’anguilles que de harengs etde marée – de la ruelle des Crabes, les bromures et les iodes, lesémanations de sauvagine saturant la boutique souterraine de sonbonhomme de père, contribuèrent sans doute à doter le jeune Door decette complexion saine et appétissante caractérisant lespoissonniers et les pêcheurs adolescents. À l’école primaire, oùses parents l’envoyèrent sur les conseils de clients frappés parl’intelligence et la vivacité du gamin, il eut une conduitedétestable, mais remporta tous les prix. Il excellait surtout dansles exercices de mémoire et de composition, déclamait comme unacteur. Conduit au théâtre flamand, il se passionna pour la languenéerlandaise, la seule langue des petites gens. À quinze ans il fitjouer une pièce de sa façon au Pœsjenellekelder, guignolétabli dans la cave de la vieille Halle-à-la-Viande et où vient sedivertir la jeunesse de ce quartier de bateliers et de marchands demoules. Au sortir de l’école communale il ne poursuivit pas sesétudes, il en savait assez pour se perfectionner sans le secoursdes maîtres. Attelé au métier paternel, il augmenta la chalandisepar son bagout, sa belle humeur, son esprit acéré, sa facondegoguenarde. Dans la petite bourgeoisie florissaient alors, etencore de notre temps, les « sociétés » de tout genre,politiques, musicales, colombophiles, etc. Bergmans, qui exerçaitdéjà un ascendant irrésistible sur ses condisciples, n’eut qu’à seprésenter dans une de ces associations pour être porté d’emblée àla présidence. Dès ce moment la politique le requérait, mais unepolitique large, essentiellement inspirée des besoins du peuple etspécialement adaptée au caractère, aux mœurs, aux conditions duterroir et de la race. Il prit l’initiative d’un grand mouvement derénovation nationale, dans lequel la vraie jeunesse se jeta à sasuite. Mais les hautes visées ne le détournaient pas du soin de sonavenir matériel. La fortune lui était favorable. Il plut au vieuxDaelmans-Deynze, cet Anversois de vieille roche, qui lui avança lecapital nécessaire pour étendre son commerce. Délaissant lapoissonnerie, le jeune Bergmans, après un stage profitable chez sonprotecteur, se lança dans le grand négoce, notamment dans lesaffaires en grains. Il devint riche sans que sa fortune nuisît à sapopularité. Il resta l’idole des petits tout en s’imposant àl’estime des gros bonnets et traita de puissance à puissance avecles plus superbes des oligarques. Il prit la tète du partidémocratique et national.

Sans remplir encore de mandat, ilreprésentait, à la vérité, une force plus réelle que celle desdéputés ou des édiles, élus par un corps d’électeurs restreint, etvaguement pourris d’influences exotiques. C’était en un mot un deces hommes pour qui ses partisans, soit la majorité de lapopulation autochtone et vraiment anversoise, se fussent jetés dansle feu, – un tribun, un ruwaert. Il avait l’esprit sidroit, si lucide, tant de bon sens, une si grande aménité, que lesplus délicats lui pardonnaient ses légers défauts, par exemple saforfanterie, ses gasconnades, sa partialité pour le clinquant et unléger prosaïsme, une certaine trivialité dans le langage. Lepopulaire ne l’en chérissait même que mieux, car il reconnaissaitses propres tares dans celles de son élu.

Ce tribun violent et souvent brutal devenait,dans le monde, un parfait causeur. Il parlait le français avec unaccent assez prononcé, en traînant les syllabes et en yintroduisant une profusion d’images, un coloris imprévu. Ilexprimait son admiration aux femmes dans des termes souvent un peufrancs, mais dont ces bourgeoises, excédées de conventions et debanalités, goûtaient la saveur rare tout en feignant de s’eneffaroucher, de donner sur les ongles au panégyriste et de lereprendre. Bergmans avait le barbarisme heureux et la licencetoujours piquante.

Au bal, chez les Dobouziez, il ne démentitpoint sa flatteuse réputation de boute-en-train et de. charmeur.Naturellement, son attention pour Gina. fut grande. Il la voyaitpour la première fois. Sous cette beauté fière, qui flattait songoût des nobles lignes, du sang généreux, des chairs bien modelées,il devina un caractère plus original et plus intéressant que celuides autres héritières. De son côté, Gina n’avait pas manqué de luiréserver une des danses tant convoitées. La physionomie ouverte etavenante de Bergmans, l’aisance et le naturel de ses allures,impressionnèrent cette fière jeune fille qui rencontrait pour lapremière fois un jeune homme digne de fixer son attention. Endehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette, depuislongtemps Gina ne trouvait rien à apprécier chez les Saint-Fardier.Aussi ne songea-t-elle pas un instant à disputer l’un d’eux à sespetites intimes Angèle et Cora. Quant au cousin Laurent Paridael,ce balourd, ce sauvage ne pouvait prétendre tout au plus qu’à saprotection.

Pendant la danse, Mlle Dobouziez engagea avecBergmans une de ces escarmouches spirituelles dans lesquelles elleexcellai ; mais cette fois elle trouva à qui parler ; letribun parait les coups avec autant d’adresse que de courtoisie. Àquelques reprises il riposta, mais comme à regret, en montrant ledésir qu’il avait de ménager sa pétulante antagoniste. Plusieursfois dans le cours de la soirée, on les vit ensemble. Mêmelorsqu’elle dansait avec d’autres, Gina tâchait de se rapprocherdes groupes où se trouvait Bergmans et se mêlait à la conversation.L’intérêt qu’elle lui portait n’allait pas sans un peu de dépitcontre ce garçon du peuple, ce révolutionnaire, cette sorted’intrus qui se permettait d’avoir à la fois plus de figure et plusde conversation que tous les potentats du commerce. Au lieu de luisavoir gré de la modération qu’il mettait à se défendre contre sesépigrammes, elle fut humiliée d’avoir été épargnée, d’autant plusqu’au premier engagement elle avait reconnu sa supériorité. Danschacun des traits renvoyés, à contre-cœur, par le jeune homme, ilavait mis comme une révérence galante. Il piquait un madrigal à lapointe de ses épigrammes. Sentiment indéfinissable chez Gina.Admiration ou dépit ? Peut-être de l’aversion ; peut-êtreaussi de la sympathie. À un moment, se sentant trop faible, elleappela à la rescousse l’armateur Béjard, reconnu pour un desdialecticiens serrés de son monde. Elle offrait à Bergmansl’occasion de confondre un des êtres qu’il rendait responsable dela déchéance morale de sa ville natale.

Le tribun fut acerbe ; il démoucheta sesfleurets ; toutefois il demeura homme du monde, respecta laneutralité du salon où il était reçu, ne s’oublia pas, tenantsurtout à mériter l’estime de Régina.

Le Béjard, agacé par la modération deBergmans, ferrailla maladroitement, devint presque grossier.Pourtant, aucun de ces deux hommes ne toucha en apparence auxchoses que chacun avait sur le cœur ; mais ils se mesuraient,se cherchant les côtés vulnérables ; se disant, d’une façondétournée et comme par allégories, leurs animosités, et leursdissentiments, et leurs incompatibilités, et leurs instinctscontraires. Béjard n’était pas dupe, du tact et de l’espritconciliant de son adversaire. Ils lui révélaient une force, untalent, un caractère plus redoutable encore que ceux qu’il avaitappris à connaître dans les réunions publiques. Le tribun sedoublait donc d’un politique ? Béjard n’admettait pas quecette idole du peuple, ce fanatique de nationalisme, prît tant deplaisir que les autres voulussent bien se l’imaginer à ces réunionsfrivoles, à ces conversations, où tant de choses devaient se direet se faire à l’encontre de ses convictions.

Mais c’est que Béjard devinait aussi en quelleaversion Bergmans tenait les gens de son espèce. Pourtant la bellehumeur ironique et l’aisance du tribun augmentaient à mesure quel’autre bafouillait.

Béjard finit par s’éclipser. Gina souffrit dusuccès de Bergmans ; c’était bien impertinent à lui, petitoracle de carrefour, d’avoir raison contre un augure queM. Dobouziez prisait tant.

Gina rencontra plusieurs fois cet hiver, letribun dans le monde. Elle continua de lui témoigner un peu plusd’égards qu’aux autres ; le traita en camarade, mais sans querien dans sa conduite pût lui faire croire qu’elle le préférait.Aux petites Vanderling qui la taquinaient au sujet de son ententeavec ce rouge : « Bast ! il m’amuse ! »faisait-elle.

Personne n’attachait, d’ailleurs, d’importanceà cette camaraderie.

Bergmans attiré impérieusement par le charmede Gina se faisait violence pour ne pas lui parler de sessentiments. La solidarité de caste et d’intérêts, la communauté desentiments et d’aspirations qu’il savait exister entre Béjard etles parents de Gina le désolaient.

Plusieurs fois il fut sur le point de faire sadéclaration. Entre temps Gina mettait à courir les bals une ardeur,une fièvre si inquiétante que M. Dobouziez dut la supplier deprendre du repos et de ménager sa santé. Elle fut la reine de lasaison, la plus fêtée, la plus adulée, la plus intrépide.

Partout Bergmans et Gina se traitaient avecune familiarité affectée, essayant de se donner l’un à l’autre lechange sur leurs pudeurs et leurs pensées intimes. Et tous deuxs’en voulaient de cette amitié de parade, de ces expansionsfrivoles, de ce flirtage, sous lequel germait un sentiment profondet attendri.

– Je ne tire pas à conséquence ! sedisait Door Bergmans, aussi petit garçon qu’Hercule aux piedsd’Omphale. Elle me considère comme un plaisantin un peu plus enverve que les autres, voilà tout ! Devine-t-elle seulement lafascination qu’elle exerce sur moi ? … Que ne suis-je plusriche encore, ou que n’est-elle pauvre et née dans un autremonde ? Depuis longtemps j’aurais demandé sa main…

Régina ne souffrait pas moins. Elle avait dûfinir par se l’avouer à elle-même, elle aimait cet« anarchiste », elle, la fille bien née, l’héritière dunom des Dobouziez… Jamais elle n’eût osé parler à son père depareille préférence.

Elle en voulait pourtant à Bergmans de ne pasdeviner ce qui se passait en elle.

Chapitre 9 «LA GINA »

 

Grand branle-bas aujourd’hui au chantier desconstructeurs de navires Fulton et Cie. On va procéder au lancementd’un nouveau navire achevé pour le compte de la Croix du Sud, laligne de navigation entre Anvers et l’Australie. La cérémonie estannoncée pour onze heures. Les derniers préparatifs s’achèvent.Comme un papillon immense, longtemps serré dans sa chrysalide, lenavire, complètement formé, a été dégagé de son enveloppe decharpentes.

Le chantier est orné de mâts, de portiques,disparaissant sous une profusion de « signaux », depavillons, d’oriflammes de toutes les couleurs et de toutes lesnationalités, parmi lesquels domine le drapeau rouge, jaune et noirde la Belgique. D’ingénieux monogrammes rapprochent les noms dunavire, de son constructeur, de son armateur : Gina, Fulton,Béjard. Ici figurent le millésime de l’inauguration et celui del’achèvement du travail.

Près du navire se dresse une tribune, tenduede toile à voile que le vent humide secoue par moments d’une façonassez rageuse.

Non loin de l’eau repose, comme une baleineéchouée, l’immense bâtiment. La puissante carcasse, étalonnée,fraîchement peinte en noir et rouge, À la poupe, en lettres d’or,dans une sorte de cartouche sculpté, figurant une sirène, on lit cemot : Gina.

Dès le matin, le chantier se garnit decurieux. Les invités munis de cartes prennent place sur les gradinsde la tribune. Au premier rang, des fauteuils en velours d’Utrechtattendent les autorités, la marraine et sa famille. Les badauds depeu d’importance et les ouvriers se placent au petit bonheur àproximité du rivage et du bateau.

Il fait un soleil glorieux comme celui quibrillait il y a près d’un an, lors de l’excursion à Hémixem. Toutce qui a la prétention de donner le ton, de régir l’esprit, la modeet la politique, se retrouve là comme par hasard. Ils seprélassent, les gens qui comptent : les Saint-Fardier, lesVanderling, les Brullekens, les De Zater, les Fuchskop, nombre deVerhulst, de Verbist, de Peeters et de Janssens, tous les Von etles Van de l’autre fois ; toujours les mêmes.

Le Dupoissy est radieux et se donne del’importance comme s’il était à la fois auteur, propriétaire etcapitaine du navire.

Les dames chiffonnent des toilettescharmantes, pleines d’intentions. Angèle et Cora Vanderlingminaudent à côté de leurs fiancés, les jeunes Saint-Fardier, quiétalent un élégant négligé bleu à boutons d’or, jouant l’uniformedes officiers de marine.

Door Bergmans aussi est de la fête, accompagnéde ses amis, le peintre réaliste Willem Marbol et le musicienRombaut de Vyveloy.

Cependant, tout est prêt. L’équipage se réunitsur le pont du navire, selon l’usage. Les matelots, endimanchés etastiqués, francs et débonnaires gaillards, rappelleraient àLaurent, s’il était de la partie, son brave Vincent Tilbak. Un peuembarrassés de leurs membres, on dirait que cette façon de paradersur un navire encore à terre n’est pas de leur goût. Mêlés àl’équipage, des badauds ont voulu se donner l’émotion de descendreavec le navire. Le patelin Dupoissy voudrait bien se joindre àceux-ci, mais ses fonctions délicates l’attachent au rivage. Enattendant l’arrivée du maître, c’est lui qui se charge de recevoirle monde, de caser les dames sous la tente, et aussi de fairel’office de commissaire et de déloger, au besoin, les profanes. Ila conscience de son importance, le radieux Dupoissy. Voyez-leconduire, près du bateau, les demoiselles Vanderling et leurexpliquer, avec des termes techniques, le détail de laconstruction. Il leur confie aussi, d’un petit air mystérieux,qu’il a préparé quelques vers « bien sentis ».

Pour se défaire du fâcheux raseur, lerédacteur du grand journal commercial a promis de les intercalerdans le compte rendu.

Plusieurs équipes des travailleurs les plusvigoureux et les plus décoratifs du chantier attendent, à portée dunavire, le moment de lui donner la liberté complète. Il ne manqueplus que les autorités et les principaux acteurs, les premiersrôles de la cérémonie qui se prépare. Au dehors du chantier, surles quais, en aval du fleuve vers la ville, des milliers de curieuxrefoulés des installations Fulton, où l’on s’entasse à s’étouffer,sont postés pour prendre leur part du spectacle, se piètent avec untumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement.

Attention ! Dupoissy, un mouchoir attachéau bout de la canne, a donné un signal, comme le starter auxcourses.

Des artilleurs improvisés, dissimulés,derrière les hangars, font partir des bottes. Le canon ! sedit la foule en se trémoussant dans un délicieux frisson d’attente.Les jeunes Saint-Fardier plaisantent Angèle et Cora qui ontsursauté.

Un orphéon entonne la Brabançonne.

– Ils arrivent ! ils arrivent !

Ils arrivent en effet. Descendant de voiture,voici le bourgmestre, le parrain du navire, donnant le bras à lamarraine, Mlle Dobouziez, éblouissante dans une toilette de gaze etde soie rose ; puis M. Béjard menant la maman Dobouziez,plus fleurie, plus feuillue et plus emplumée que jamais, surtoutque Gina a renoncé à contrarier son innocente manie. Derrière,vient M. Dobouziez conduisant la femme du constructeur. Lepopulaire, contenu à grand’peine par la police, aux abords del’enclos réservé, s’émerveille naïvement devant la beauté de MlleDobouziez. Il a acclamé Door den Berg, mais il fait entendre desgrognements au passage de Béjard. Et il se trouve, dans plus d’ungroupe de cette cohue de bonnes gens et même sur les banquettes dela tribune, des narrateurs pour établir un rapprochement entre lacérémonie brillante qui se passe aujourd’hui, au chantier Fulton,et les atrocités qui s’y commettaient il y a vingt-cinq ans, sousla responsabilité de Béjard, le père, et avec la complicité deFreddy Béjard, le futur armateur. Mais les huées mal contenues etles murmures se noient dans l’allégresse moutonnière et lajubilation badaude. Lorsque le cortège imposant a gagné ses places,nouveau coup de canon. La musique va repartir, mais Dupoissy faitun signe furieux pour lui imposer silence. Et se plantant devant latribune, sur la berge, à quelques pas. du navire, il tire de sapoche un papier à faveur rose, le déplie, tousse, s’incline,dégoise de sa voix de chevreau sevré avant terme une kyrielled’alexandrins rances, que personne n’écoute d’ailleurs. De temps entemps, entré les conversations, on en saisit un hémistiche :« Vaisseau fils de la terre – conquérant de l’onde – sur laplage lointaine – va saluer pour nous – poindre à l’horizon deseaux… symbole de nos lois… royaume d’Amphitrite… »

– Que de chevilles ! Vous verrez qu’iln’en ratera pas une ! murmure Mme Vanderling à l’oreillede Gaston Saint-Fardier, c’est un véritable almanach des Muses quece bonhomme-là !…

Il a fini. Quelques bravos discrets. Des« Pas mal ! pas mal ! » proférés àdemi-voix ; des « ouf ! » de soulagement chezla plupart des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablementémouvante. La musique joue l’air de Grétry « Où peut-on diremieux », M. Fulton, le constructeur, court donner unordre à ses ouvriers.

Sous la puissance des coups de bélier et ducoinçonnage destiné à le soulever, l’immense bâtiment, immobilejusqu’à présent, commence à se mouvoir insensiblement. Tous lesyeux suivent, non sans anxiété, les efforts de la robuste théoried’ouvriers massés sous l’avant du navire, et l’étayant de ce côté,armés de barres d’anspect afin de le faire glisser plus rapidementsur la coulisse. Pieux, ventrières, étançons sont tombés, lesdernières accores ont sauté.

Cependant Béjard a conduit Mlle Dobouziez prèsde l’amarre. Prenant une élégante hachette au manche garni depeluche, effilée comme un rasoir, il l’offre à la marraine etl’invite à rompre d’un coup sec le dernier câble de retenue. Labelle Gina, si adroite, s’y prend mal, elle attaque le chanvre,mais l’épais tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois,s’impatiente, ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Lesilence de la foule est tel que les spectateurs haletants, retenantleur souffle, perçoivent ce mutin accès de mauvaise humeur del’enfant gâtée. Les loustics rient.

– Mauvais présage pour le navire ! sedisent les marins.

– Et pour la marraine ! ajoutent desregardants.

Comme Mlle Dobousiez n’en finit pas, Béjards’impatiente à son tour, reprend l’outil récalcitrant et cettefois, d’un coup ferme et nerveux, il tranche la corde.

La masse énorme crie sur ses ais, se metlentement en branle et dévale majestueusement vers son domainedéfinitif.

Moment pathétique. Qu’y a-t-il pourtant làpour faire battre tous ces cœurs, non seulement les simples, maisencore les plus vains et les plus fermés, plus difficiles àémouvoir que l’énorme colosse même ?

En gagnant le fleuve, le navire auquel s’estcommuniqué une vie étrange, continue de crier et de rugir. Rien demajestueux comme cette rumeur prolongée dont retentissent lesflancs de la Gina. Certains chevaux hennissent ainsi deplaisir et de fierté, au moment où l’homme met à l’épreuve leurvigueur et leur vitesse. Puis, brusquement, d’un trait, ilfranchit, comme un plongeur impatient, la distance qui le séparaitencore de la nappe ondoyante et il s’enfonce avec fracas dansl’Escaut que son entrée fait tressaillir et qui semble écarter,pour le recevoir, ses masses écumantes.

Alors, la rumeur du navire ayant cessé, de lafoule s’élèvent des hourrahs ! formidables et prolongés. Lamusique déchaîne de nouvelles et entraînantes fanfares, les salvesreprennent, un immense drapeau tricolore est hissé au sommet dugrand mât. L’équipage de la Gina éclate à son tour en cris dejubilation, et ses passagers pour rire, convaincus de leurimportance, agitent mouchoirs et chapeaux.

Bientôt le navire se prélasse au milieu dufleuve, et vire gracieusement, avec une dignité et une aisance detriomphateur. Ce n’est plus la masse lourde, rébarbative et un peupiteuse qu’on admirait tout à l’heure, de confiance, car un navirehors de l’eau a toujours l’air d’une épave, mais depuis qu’il estentré dans son élément, il s’est allégé et animé. Voilà même qu’onmet sa machine en mouvement, ses lourdes hélices battent l’eau, lafumée s’échappe par sa cheminée énorme. Son formidable organismefonctionne, ses muscles de fer et d’acier s’agitent, il gronde, ilrespire, il souffle, il vit. Et les hourrahs parlent de plus belle.Cependant, à terre, sous la tente, l’agent de M. Fultonfaisait circuler des coupes de Champagne et des biscuits, leshommes trinquaient avec bonhomie, en affectant de la rondeur et del’expansion, à la fortune de la Gina. Tous s’empressaientautour de la belle marraine afin de lui exprimer leurs vœux pourson brillant filleul. Gina portait le verre à ses lèvres et saluaità chaque toast, avec un sourire fin et digne. Les petitesVanderling buvaient en conscience ; serrées de près par leursfiancés, elles affectaient d’être chatouillées, se renversaient àfaire craquer leur canezou, en riant comme de petites folles,blanches, grassouillettes, le menton charnu, les lèvres trèsrouges, les yeux pleins de science amoureuse.

Béjard redoublait de prévenances etd’attentions auprès de Gina.

– Vous voilà attachée à ma fortune,mademoiselle, disait-il, non sans intention. Dans cetteGina qui m’appartient et qui fera honneur à son nom, jen’en doute pas, je me plairai à retrouver quelque chose de votrepersonne. D’ailleurs, les Anglais, nos maîtres en commerce, ontfait aux vaisseaux l’honneur de les assimiler à la femme. Pour euxtous les objets sont indifféremment du genre neutre. Les naviresseuls appartiennent au beau sexe…

– Je me sens assez petite fille à côté decette imposante matrone ! répondit Gina en riant. Et j’aipeine à croire que je l’ai tenue sur les fonts baptismaux ;c’est plutôt elle qui semble m’accorder son patronage… Et ceciexplique mon émotion de tout à l’heure… Ah ! vrai, j’ai sentil’aplomb m’abandonner…

M. Dobouziez, mis en veine de générositépar le succès de sa fille, toujours soucieux de suivre l’usage etde ne pas lésiner dans les circonstances publiques, avait faitappeler le contremaître.

– Tenez, dit-il, en lui remettant cinq louis,voici les dragées du baptême ! Partagez-les entre vos hommeset qu’ils les fassent fondre à leur soif.

– Quelle idée ! grommela Saint-Fardierpère à l’oreille de Béjard. Les brutes ne tiennent déjà plus surleurs jambes ! C’est moi qui leur en ficherais despourboires ! Il faut voir comme je les dégrise le lundi, à lafabrique !

Après avoir exécuté quelques voltes etmanœuvres, pour se montrer sous tous ses avantages au mondeconnaisseur et élégant qui assistait à ses premiers ébats, laGina redoubla de vitesse, et s’en fut, délibérément, vers larade, réjouir d’autres spectateurs. Une place lui avait étéaménagée, à quai, en attendant qu’elle complétât son outillage, sonéquipement et qu’elle prit son premier chargement de marchandiseset de passagers. Il était convenu, entre l’armateur et lecapitaine, qu’elle gagnerait la mer dans huit jours.

Dupoissy, assez mortifié du peu de succès deses vers, s’était approché de l’eau et, la coupe remplie deChampagne, posté à l’extrémité de l’appareil même d’où s’étaitélancé le navire, il interpella les autres personnes de lacompagnie, de l’air d’un escamoteur sur le point d’exécuter unnouveau tour : – Attention !

Tout le monde tourna les yeux de ce côté. LeSédanais avait sifflé verre sur verre, lorsqu’on ne s’occupait pasde lui et, désaltéré, même un peu gris, il se rappelait le mariagedu Doge et de l’Adriatique et les antiques libations des païens àl’Océan pour se rendre propices Neptune et Amphitrite.

– Que ce nectar de Bacchus répandu dans leroyaume des ondes assure à la glorieuse Gina la clémencedes éléments !

Il dit et se pencha un peu, chercha uneattitude noble, en se tenant sur une jambe, et versa le Roedererdans le fleuve. Mais le gros homme faillit l’y suivre ; siBergmans ne l’avait retenu par les basques de son habit, il piquaitune tête. On applaudit et on pouffa.

– Bon, voilà notre barde qui va se plongerdans le Permesse ! ricanait la Parisienne.

– Prenez garde, monsieur, les dieux anciens,le vieil Escaut, ne semblent pas goûter votre parodie de leursrites ! dit le tribun à Dupoissy.

– Ah oui, je suis un profane, un étranger,n’est-ce pas ? répliqua avec dépit le pseudo-marchand delaines, au lieu de remercier son sauveteur. Il n’appartient qu’auxAnversois pur sang de ressusciter les antiques religions !

– Je ne vous le fais pas dire ! ajoutaBergmans, en riant.

On se séparait ; les invités regagnaientleurs voitures. Les ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient,avec plus de conviction qu’à l’arrivée, les importants personnages.L’après-midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout lepersonnel ; on mettrait quelques tonneaux en perce. Enexécutant les préparatifs de cette nouvelle partie du programmequelques-uns des compagnons fringuaient. Friands d’observation,Marbol et son ami Rombaut se promettaient de revenir l’après-midiavec Bergmans.

– Et vous, se hasarda de dire celui-ci àRégina, n’assisterez-vous pas aux ébats de ces braves gens ; àcette joie qui sera un peu votre œuvre ?

Elle eut une moue dégoûtée.

– Fi ! répondit-elle, je n’en auraigarde. C’est bon pour des démocrates de votre espèce. Vous vousentendriez parfaitement avec Laurent.

– Qui ça, Laurent ?

– Un cousin, très éloigné, – au propre et aufiguré, car il est en ce moment en pension à quelque cent lieuesd’ici… qui accorde, comme vous, de l’importance à ce monde commun…Mais il n’a pas même comme votre ami Marbol l’excuse de les peindreet de s’en faire de l’argent, ou, comme vous la perspective dedevenir président de la République et Ville libre d’Anvers.

Elle ne se rappelait Paridael que pour établirun rapprochement désobligeant, du moins dans sa pensée, entreBergmans et le collégien. Elle en voulait un peu au tribun de cequ’il ne se fût pas assez occupé d’elle pendant cette cérémonie etl’eût laissée tout le temps avec Béjard.

– Décidément, pensait Door, des abîmesd’opinions et de sentiments nous séparent ! Je ferail’impossible pour les combler… Elle est assez intelligente et jelui crois au fond beaucoup de droiture ; si elle m’aimait, jel’aurais vite intéressée à mon œuvre, au but de ma vie. Je m’enferais une alliée. Si elle m’aimait ! Car malgré sa hauteur etses dédains, et sa soumission aux préjugés, je persiste à latrouver déplacée dans son monde. Elle vaut ou vaudra mieux que sesparents. Il doit y avoir place en elle pour de généreux mouvementset des pensées supérieures… Sa beauté et son instinct contredisentson éducation… Que ne puis-je la disputer à ces épouseursrichissimes qui rôdent autour d’elle ! …

Chapitre 10L’ORANGERIE

 

Une année s’écoula encore. Le jeune Paridaelobtint enfin de retourner quelques semaines au pays. Dobouziez luifit passer un examen sommaire duquel il résulta que ce gamins’ingéniait plus que jamais à « mordre » aux branchesdont le tuteur faisait le moins de cas ou qu’il les étudiait à unpoint de vue tout opposé aux intentions de cet homme pratique.

Ainsi, au lieu d’apprendre des languesmodernes ce que doit en savoir un bon correspondant commercial, ils’était bourré la tête de billevesées littéraires.

– Je vous le demande ! comme s’iln’existait pas assez de sornettes en langue française ! serécriait le cousin Guillaume.

Laurent était devenu un grand rougeaud auxcheveux plats, d’une santé canaille de manœuvre ; mais sousces dehors trop matériels, sa physionomie épaisse et maussade, cepataud cachait une complexion impressionnable à l’excès, un intensebesoin de tendresse, une imagination exaltée, un tempéramentpassionné, un cœur altéré de justice. Son apathie extérieure,compliquée d’une insurmontable timidité et d’une élocution lente etembarrassée, entravait et contrariait des sons, d’une acuitépresque morbide, des nerfs vibrants et hypéresthésiques. Sous satorpeur couvaient de véritables laves, des fermentations denostalgies et de désirs.

Dès sa plus tendre enfance il avait présentéquelque chose de différent, d’incompatible, qui avait inquiété sesparents pour son avenir. Le pressentiment des épreuves que luiréservait le monde leur rendait plus cher encore ce rejeton à lafois disgracié et élu. Mais en dehors de ces bien-aimés à qui lapromiscuité du sang et de la chair révélait les mérites du sujet,peu d’êtres devaient l’apprécier. Il n’y avait pas à dire, le gamindéconcertait l’observation immédiate, rebutait les avances banales,ne payait pas de mine. Alors qu’il débordait de sentiments et depensées, ou bien une pudeur, une fausse honte l’empêchait de lesexprimer, ou bien, voulût-il les traduire, ce qu’il en disaitprenait un air grimaçant outré, et dépassait le but imposé par lanorme et les convenances.

Laurent serait fatalement incompris. Lesmeilleurs et les plus pénétrants se méprenaient sur son compte ous’alarmaient de ses enthousiasmes débridés, de ses raisonnementspoussés à l’extrême. Il se livrait à des démonstrationsintempestives auxquelles succédaient de brusques abattements. Dessorties exaltées s’étranglaient net dans la gorge et finissaientpar un inintelligible, rauque et presque animal grognement, commesi son âme jalouse eût vivement rappelé, à l’intérieur, cette voléed’incendiaires captifs ou comme si lui-même eut désespéré de sefaire comprendre et reculé devant l’inouïsme de ses effusions.Tels, parfois, la pantominie et les vagissements du sourd-muet surle point de parler. Ses impressions et ses impulsions lecongestionnaient.

En pension, il ne se fit que de rarescamarades. On l’eut pris pour souffre-douleur si ses poings demaroufle n’eussent tenu les brimeurs en respect.

La mort prématurée des siens contribua non pasà le dégoûter de la vie, mais à la lui faire comprendre à sa façon,aimer pour d’autres motifs, voir par d’autres yeux, prendre àrebours des codes, des morales et des conventions. Il devint deplus en plus taciturne. Son apparente inertie représentait celled’une bouteille de Leyde saturée de fluide à en éclater. Souffrant,toujours tendu, pléthorique, ses instincts se dédommageraient de lalongue contrainte, il se débonderait d’un seul coup, s’assouviraitsans mesure, se perdrait à tout jamais, mais en s’étant vengé de lavie. Capable de tous les dévouements, de toutes les délicatesses,mais aussi de tous les fanatismes, dans certains cas il auraitréhabilité le vice et apologié le crime ; il fût devenusuivant les circonstances un martyr ou un assassin ; peut-êtreles deux à la fois.

À l’un de ces dîners de demi-apparat,fréquents à présent chez ses tuteurs, le jeune Paridael fit laconnaissance de Door Bergmans. L’air franc, la prestance, l’allureouverte, les bons procédés du tribun apprivoisèrent le jeunesauvage. Jamais les habitués de la maison ne faisaient attention aupetit parent pauvre. Gina plaisanta Bergmans ; « Vousvous rappelez ma prédiction le jour du lancement du navire ? –Parfaitement, répondit Door. Et je vous avouerai que si c’est là legarçon auquel vous faisiez allusion, il m’intéresse au superlatif.Les quelques mots que je lui ai arrachés révèlent une nature bienau-dessus de l’ordinaire !

Gina parut ne point prendre cet éloge ausérieux, mais, depuis, elle condescendit à s’entretenir plusfréquemment avec son cousin.

Cependant le mariage de Gina ne se décidaitpas aussi facilement que M. Dobouziez avait pu le supposer.Quantité d’obstacles surgissaient contre l’établissement del’héritière, toute millionnaire et ravissante qu’elle fût. Lesprétendants redoutaient son caractère tranchant et impérieux etaussi son goût du faste. Les adulateurs ne manquaient pas. C’étaitautour d’elle une nuée de courtisans, un assaut perpétuel deflirtage et de galanterie, mais aucun prétendant ne seprésentait.

Cora et Angèle Vanderling, plus jeunes queGina, venaient d’épouser Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ellesimportunaient leur amie de confidences d’alcôve et lui vantaientles libertés que procure l’existence conjugale. Elles menaienttoutes deux leurs lymphatiques maris par le bout du nez et segênaient moins que jamais pour coqueter avec les galants.Saint-Fardier père, enchanté de se débarrasser de ses fils, leuravait obtenu à l’un un bureau d’agent de change, à l’autre uneposition de « dispacheur » ou expert en avaries.Vanderling, de son côté, avait très décemment doté ses fillettes.Les deux jeunes ménages menaient fort grand train, et lesappétissantes blondines, d’une beauté de plus en plus radieuse etépanouie, s’abandonnaient à tous leurs caprices et à tous leurspenchants.

Avec Bergmans, Béjard demeurait le plus assiduvisiteur des Dobouziez. Laurent, qui savait aujourd’hui lesantécédents de l’armateur, ne lui cachait pas son aversion. Enclinà un vague swedenborgisme, il s’expliquait à présent le momentd’hallucination qu’il avait eu, autrefois, sur l’Escaut, lors del’excursion à Hémixem. À Laurent, Freddy Béjard semblait exhalerles corrosives vapeurs des acréolines, incorporer aussi lesmachines tueuses d’hommes, amputeuses de saine et florissantemain-d’œuvre. Aussi combien Laurent souffrait de voir ce satellitesinistre et néfaste graviter incessamment dans l’orbite de laradieuse Gina. Béjard avait l’intuition du sentiment qu’ilinspirait au collégien et s’amusait à l’agacer, mais à distance,prudemment, comme on fait à un chien de garde qui pourrait sedétacher :

– Ma parole, disait-il souvent à Gina, c’estqu’il n’a pas l’air rassurant, du tout notre jeune maroufle !Voyez donc de quels yeux d’assassin il nous couve ? Ne luiarrive-t-il pas de mordre ? À votre place je lemusellerais !

Disons à la louange de Gina que si l’éloge dupetit sauvage par Bergmans ne laissait pas de l’agacer, elle étaitnéanmoins tentée de prendre le parti de son cousin contre lessarcasmes de Béjard.

Laurent se rapprochait d’autant plus deBergmans qu’il le savait compétiteur de Béjard. Il avait entendu letribun parler en public et, profondément séduit par son éloquenceimagée et savoureuse, il n’était plus seulement son ami, maisencore son partisan. Pourtant, par degrés, un sentiment de jalousies’emparait de lui. Lequel ? Si vague qu’il n’aurait su dire aujuste s’il était jaloux de Gina ou de Bergmans ?

Une plaisanterie inoffensive du tribun faitedevant Régina le blessait. Il tournait alors le dos à son ami, leboudait durant des jours, se montrait plus atrabilaire encore aveclui qu’avec les autres.

– Qu’a donc encore une fois notre petitcousin ? demandait Bergmans.

Mais au contraire de Béjard qui sedivertissait de ces accès d’humeur, Bergmans se rapprochait dupauvret, le grondait doucement avec tant de vraie bonté quel’enfant finissait par se rapprivoiser et par lui demander pardonde ses lubies.

Depuis la puberté, son sentiment capricieux etindéfini pour la jeune fille s’était exaspéré d’énervantespostulations charnelles. L’âge ingrat rendait son caractère encoreplus impressionnable. Les exigences du tempérament s’impatientaientde sa réserve et de sa timidité natives.

À la pension, alors qu’il courait ses quinzeans, il lui était arrivé de défaillir comme une fillette auxeffluves trop vifs des jardins printaniers. Les lutineries durenouveau, les bouffées des crépuscules orageux, ces lourdes brisesd’avant la pluie, qui s’abattent dans les hautes herbes et semblents’y panier, trop ivres pour pouvoir reprendre leur essor,l’atmosphère des solstices d’été et de l’équinoxe d’automnechatouillaient Paridael comme le contact de bouches invisibles.

En ces moments la création entièrel’embrassait et, démoralisé, hors de lui, il aurait voulu luirendre caresse pour caresse ! Que ne pouvait-il étreindre dansun spasme de totale possession les grands arbres qui le frôlaientde leurs branches, les meules de foin auxquelles il s’adossait, ettoutes les ambiances parfumées et attendries ! Il lui tardaitde s’absorber à jamais dans la nature en fermentation ! Nevivre qu’une saison, mais vivre la vie de cette saison !Quelle mélancolie bénigne, quelle délicieuse angoisse, quelrenoncement de son être, quelle morbidesse déjà posthume ! Unjour le timbre si particulier d’un alto lui avait arraché deslarmes. Ce son veloureux et grave, sombre et opulent comme unmanteau nocturne ou un sous-bois automnal, il le retrouvait, àprésent dans la voix de sa cousine. Il assimilait le despotisme decette voix à la vertu des nuits insolites, ne procurant que dedérisoires sommeils, nuits propices aux cauchemars, auxconjurations et aux attentats – les nuits du Moulin depierre !

Il ne cessait pas, croyait-il, d’en vouloirsincèrement à Gina ; il la jugeait avec plus de sévérité et derancune que jamais. Et pourtant l’idée qu’elle n’agréait personnelui causait une certaine joie. Non seulement il se réjouissait dudédain et de la malice avec lesquels elle traitait Béjard, mais ilétait presque heureux lorsqu’elle taquinait et rebutait Bergmans.En apparence elle n’encourageait pas plus l’un que l’autre.« La mauvaise ! » se disait Laurent avec uneartificielle et laborieuse indignation. « À la place de Doorje lui répondrais de la belle façon ! »

Ombrageux comme il l’était, il remarqua unjour l’intonation tendre et presque passionnée qu’elle mit dansquelques paroles sans conséquence adressées au tribun. Il en futtellement troublé que, demeuré seul avec elle, il osa lui dire àbrûle-pourpoint : « Et pourquoi n’épouseriez-vous pasM. Bergmans, ma cousine ? » Elle éclata de rire etle regarda dans le blanc des yeux. « Moi, épouser un partageuxcomme lui, devenir la citoyenne Bergmans ? »s’écria-t-elle avec un accent de sincérité auquel Laurent se laissaprendre.

Tout en protestant contre ses paroles, au fondil en était ravi. Elles le rassurèrent à tel point qu’il feignit dereprocher à Bergmans ses hésitations et ses lenteurs. Il rusaitsans préméditation, d’instinct ; indigné de ses propresdiplomaties, furieux de voir tous les mouvements d’une consciencedroite et probe contrariés et paralysés dans les rets desensorielles duplicités. S’il servait ostensiblement son amiBergmans, c’était malgré le cri de sa chair.

– Me marier, moi ? Demander la main deMlle Dobouziez ! Tu plaisantes, fiston ! » se récriaBergmans à la perspective que venait de lui suggérer, non sansanxiété, le jeune Paridael. « Qui diable t’a logé cette idéedans la caboche ? D’abord cette femme est trop riche pour moi…Et comme l’autre le pressait : « À te dire vrai, jel’aime et me suis fait une délicieuse habitude de saprésence ! Si elle m’avait encouragé le moins du monde,peut-être aurais-je osé m’en ouvrir au père Dobouziez… Mais ce quetu viens de m’évoquer est un avertissement… D’autres que toi aurontremarqué mon assiduité… Il est temps que je cesse de compromettreta cousine. »

– Quel dommage ! fit Laurent. Voussembliez faits l’un pour l’autre. » Et malgré cette convictiontrès légitime, le paradoxal enfant eut peine à contenir sajubilation et à ne pas sauter au cou de Bergmans. Il se fitpourtant violence au point de combattre et de discuter lesscrupules de son ami. En songeant que si Bergmans cessait de venirà la fabrique il n’aurait plus l’occasion de le voir, il lui arrivamême de l’exhorter sans arrière-pensée, car il chérissaitréellement ce prestigieux garçon.

Quant à Béjard, Laurent était certain que Ginane l’accepterait, jamais pour époux. Non seulement l’armateuraurait pu être le père de la jeune fille, mais le correct etirréprochable Dobouziez portait à Béjard une estime purementprofessionnelle qui n’allait pas jusqu’à l’oubli des petitespeccadilles que ce poursuivant avait sur la conscience. Il l’eûtpris plus facilement pour associé que pour gendre.

Fidèle à sa résolution, le tribun fréquentamoins régulièrement la maison et, après un mois de ces visites deplus en plus espacées, il les cessa complètement.

Laurent respirait, à la fois heureux et navré,presque heureux malgré lui, malgré ses remords. Mais il n’était pasà bout d’angoisses.

Gina, la coquette et maligne Gina qui semblaitavoir fait si peu de cas des hommages de Bergmans, parut trèsaffectée de ne plus le voir. Ces regrets, cette préoccupationdevinrent même tellement apparents que la lumière se fit enfin enl’esprit de Laurent.

– Elle m’a menti, elle l’aime ! se dit lejeune homme. Et la déchirante torture que lui causa cettedécouverte lui arracha à lui-même l’aveu de son amour désespérépour l’orgueilleuse Régina.

Il fut atterré, car du même coup il pressentitqu’elle ne l’aimerait jamais.

Alors, il était de son devoir de rapprocherles deux amants. Il aurait même déjà dû prévenir la jeune fille del’affection que lui portait le tribun. S’il se taisait à présent ilse conduirait en fourbe. D’un mot il aurait pu consoler sa cousineet combler de bonheur son ami Bergmans. Bourrelé de remords, il segarda bien de prononcer ce mot. Il endurait un martyre inouï. –Vas-tu parler enfin ? lui criait sa conscience. – Non,non ! Grâce ! Pitié ! gémissait sa chair. – RappelleBergmans au plus vite ! – Je ne le puis, j’expirerais plutôt…– Misérable, mais je te le répète, elle ne t’aimera jamais ! –N’importe, elle ne sera à personne ! – Bergmans est tonami ! – Je le hais ! – Assassin, Gina se meurt ! –Plutôt que de les rapprocher je les tuerais tous deux !

En effet Gina se mourait. En la voyantmaigrir, s’étioler, si triste, si faible, si tranquille et sidouce, ne riant, ne raillant presque plus, indifférente à tout cequi la distrayait autrefois, Laurent fut cent fois sur le point delui confier ce qu’il savait des sentiments de Bergmans. La languelui brûlait comme à un muet qu’un mot soulagerait et quel’impitoyable nature empêche de prononcer ce mot. Cent fois aussi,au moment d’écrire à Door, il laissa tomber la plume. Il eûtpréféré signer son arrêt de mort.

Parti pour Odessa, Bergmans avait envoyé desbords de la Mer Noire deux ou trois lettres commerciales pourempêcher que l’on commentât son éclipse prolongée.

La douleur des Dobouziez était telle qu’ils neremarquèrent pas la figure convulsée et les allures bizarres deleur pupille.

Laurent qui ne se sentait décidément point laforce de parler à Gina prit un soir la résolution de tout raconterle lendemain au père. « Elle ne m’aimera jamais ! serépétait-il à la façon des stoïciens raffinant sur les torturespour s’y rendre insensibles. Et moi, suis-je bien certain de luiporter de l’amour ? N’est-ce point l’envie qui m’aveugle etqui, parce que je suis morose et déshérité, me rend hostile aubonheur des autres ? » Malgré tous les efforts qu’il fitpour se persuader de ces prétendues erreurs, en présence deM. Dobouziez il ne trouva plus une parole et toute sa grandeurd’âme sombra dans les abîmes de son amour.

Il était allé s’asseoir aux côtés de lamalade, dans l’orangerie, parmi ces fleurs capiteuses et perversesdont elle persistait à s’entourer. Depuis sa maladie elles’habituait à la présence et aux soins de Laurent comme à ceux d’ungarde-malade. Généralement il lui faisait la lecture et elleprenait un plaisir de petite-maîtresse à le reprendre. Ce matin ilbredouillait et bafouillait outrageusement : « Maisqu’avez-vous donc, Laurent ? fit-elle, je ne comprends plus unmot de ce que vous lisez. »

Il déposa le livre sur la table et saisissantses mains amaigries : « Régina, balbutia-t-il, il fautque je vous apprenne quelque chose de grave, oh, de trèsgrave… » Il s’arrêta, la regarda dans les yeux, devint trèsrouge. Il allait prononcer le nom de Door Bergmans, de nouveau cenom ne passa point la gorge. Sans ajouter un mot, entraîné par uneimpulsion irrésistible, pris d’une sorte de vertige, il ne put quetomber à genoux et couvrir de baisers et de pleurs les mains queGina confuse et même effrayée essayait de retirer. Agacé et excitépar l’aversion qu’elle lui témoignait, loin de la lâcher, il serapprocha d’elle et l’attira brutalement à lui. Gina jeta un criperçant auquel accourut la providentielle Félicité :

– De mieux en mieux ! glapit le factotumen jetant les bras au ciel.

Laurent lâcha prise, sortit en courant, lespoings serrés, furieux comme s’il avait été trahi et écrasé aumoment de tenir une victoire. Sur-le-champ la servante fit sonrapport à ses maîtres et le même jour, avant que les vacancesn’eussent expiré, M. Dobouziez renvoyait Laurent aucollège.

De là, le coupable tout penaud et au regret desa violence, très inquiet des conséquences qu’elle avait eues pourGina, écrivit lettre sur lettre demandant des nouvelles. Personnene lui répondait. Il se faisait horreur. Sans doute Gina allait auplus mal. L’aggravation de son état n’était-elle pas due àl’émotion qu’il lui avait causée ? Peut-être était-elle àl’agonie, peut-être était-elle morte ? À la fin, n’y tenantplus il s’enfuit du pensionnat et tomba comme une bombe à lafabrique. Le télégraphe avait déjà mis la maison au courant de safugue. La première personne qu’il rencontra fut le terribleSaint-Fardier.

– Ah ! vous voilà, vaurien ! s’écriacelui-ci, et il fit mine de vouloir lui tirer les oreilles.

– Je vous en supplie, monsieur, s’écria.Laurent, dites-moi comment va ma cousine Régina…

– Mme Béjard se porte d’autant mieuxqu’elle n’aura plus rien de commun avec un polisson de votreespèce…

Madame Béjard ! Laurent n’entendit queces doux mots et demeura hébété, tellement que Saint-Fardierl’ayant pris au collet, il ne songea même pas à se défendre.Dobouziez intervint en ce moment : « Laissez, dit-il, àson associé, je vais en finir avec ce gredin ! » Et, àLaurent : « Vous, suivez-moi dans monbureau ! »

Le jeune homme obéit machinalement,

– Voilà cent francs ! lui dit Dobouziez.Tous les premiers du mois on vous en enverra autant. Cette sommereprésente le revenu du modique capital que vous laissa votre père…Tirez-vous d’affaire à présent… Bonne chance… Ah ! unerecommandation encore… Il ne faut plus compter sur aucun membre dela famille… Toutes nos portes vous sont fermées… Cetteinqualifiable équipée vous met au ban des vôtres. Au revoir… Je nevous retiens plus…

– La cousine Gina n’est pas devenueMme Béjard, n’est-ce pas ? hasarda Laurent entendant àpeine l’excommunication majeure fulminée contre lui.

– Mme Béjard n’est plus votre cousine.Allons, prenez votre argent… Et tâchez que je n’entende jamaisparler de vous !…

Laurent s’arrêta sur le seuil de la porte.Déjà M. Dobouziez s’était rassis devant sa table de travail etallait se remettre à la besogne comme si rien de grave ne s’étaitpassé, comme s’il venait simplement de régler son compte à uncommis congédié.

Cette attitude froissa Laurent et le rappelaau sentiment de la situation. Depuis quelques secondes il senoyait, il abjurait la vie ; à présent il remontait a lasurface :

– Eh bien, soit, pensa-t-il, autant nousséparer comme ça.

Il sortit. Dans la rue une gaîté nerveuses’empara de lui, par réaction. N’était-il pas libre, émancipé, sonpropre maître ? Plus de collège, plus de contrôle, plus detutelle. Et surtout plus de remords, plus de jalousie, plus mêmed’amour. Mme Béjard, croyait-il en ce moment, le détachait àtout jamais de Gina. Il répudiait sa cousine comme il eût rejetéloin de lui une fleur polluée par une limace.

– Dire que ces Dobouziez croient me punir enrenonçant à s’occuper de moi ! se répétait le jeune exalté. Etcette brute de Saint-Fardier ! Si je n’avais pas été assommépar cette nouvelle… je l’étranglais net.

En longeant le fossé dé la fabrique :« Tu as beau parler, eau graisseuse, eau putride ! C’estle passé, mon passé, qui croupit au fond de ta vase huileuse… C’estun cadavre, c’est ma chrysalide que tu détiens. Ta nymphe estdevenue Mme Béjard ! Cloaque pour cloaque, ô fossé demalheur, tu me parais moins dégoûtant que certainsmariages ! »

Partie 2
FREDDY BÉJARD

Chapitre 1LE PORT

 

Portant haut la tête, bombant la poitrine,Laurent s’engageait d’une allure de conquérant, dans sa villenatale. Il lui fallait aviser au plus pressé : choisir unlogement. Le quartier marchand, au cœur de la cité, le requéraitavant tous les autres.

Il retint un appartement au second étage d’unede ces pittoresques maisons à façades de bois, à pignons espagnols,du Marché-au-Lait, rue étroite et passante, encombrée du matin ausoir de véhicules de toutes sortes, camions et fardiers descorporations ouvrières, charrettes et banneaux de maraîchers.

Les fenêtres de Laurent prenaient vue,par-dessus les bicoques d’en face, sur les jardins du pléban de lacathédrale. L’immense vaisseau gothique dépassait la futaie.Quelques corneilles voletaient en croassant autour du faîte del’église.

C’est à Notre-Dame qu’on avait tenu Laurentsur les fonts baptismaux, et justement le carillon, le chercarillon, l’âme mélodieuse de la tour, qui l’avait bercé durant sespremières années quand il jouait aux osselets ou à la marelle,devant la porte, avec les polissons du voisinage, se mit à égrenerles notes d’une vieille ballade flamande que Siska chantaitautrefois :

Au bord d’un rivelet rapide

Se lamentait une blanche jeune fille.

Laurent résolut d’aller retrouver sur-le-champcette féale amie.

Une nouvelle commotion l’attendait au Port enface du grand fleuve. Il déboucha place du Bourg, à l’endroit où lequai s’élargit et pousse une pointe dans la rade. De l’extrémité dece promontoire la vue était magnifique.

En aval et en amont l’Escaut déroulait avecune quiétude majestueuse ses superbes masses de flots. On le voyaitdessiner une courbe vers le nord-ouest, fuir, se contourner,poursuivre, virer de nouveau, comme s’il voulait rebrousser cheminpour saluer encore la métropole souveraine, la perle des citésrencontrées depuis sa source, et comme s’il s’en éloignait àregret.

À l’horizon, des voiles fuyaient vers la mer,des cheminées de steamers déployaient, sur le gris laiteux et perlédu ciel, de longues banderoles moutonnantes, pareils à des exilésqui agitent leurs mouchoirs, en signe d’adieu, aussi longtempsqu’ils sont en vue des rives aimées. Des mouettes éparpillaient desvols d’ailes blanches sur la nappe verdâtre et blonde, auxdégradations si douces et si subtiles qu’elles désolerontéternellement les marinistes.

Le soleil se couchait lentement ; luiaussi ne se décidait pas à s’éloigner de ces rives. Ses rougeursd’incendie, sabrées de larges bandes d’or, mettaient à la crête desvagues comme de lumineuses gouttelettes de sang. C’était à perte devue, le long des pilotis, des quais plantés d’arbres, puis desdigues herbeuses du Polder, un papillotement, un scintillement depierreries animées.

Des barques de pêcheurs regagnaient les canauxde refuge et les bassins de batelage. De flegmatiques péniches selaissaient pousser, à vau l’eau, si lentement qu’elles enparaissaient immobiles et comme pâmées aux caresses titillantes decette eau pleine de flamme, chargée de fluide comme une fourrure defélin.

Les voiles blanches devenaient roses. Lescontours des bateaux, le ventre et les flancs des carènes étaienttrès arrêtés à cette heure. Et, par instants, sur la toile deschaloupes se détachaient noires, agrandies, prenant on ne saitquelle autorité fatidique, quelle valeur supraterrestre de noblessilhouettes de marins tirant sur une amarre ou transplantant unmât.

À droite, aux confins de la zone deshabitations, s’enfonçaient profondément vers l’intérieur, comme àla suite d’une victoire du fleuve sur la terre, d’immenses carrésqui étaient des bassins, puis encore des bassins d’où s’élançaienten cépées compactes des milliers de mâts compliqués, aux gréementscroisés de vergues. Et dans cette forêt de mâts, musoirs,passerelles, sas, écluses, cales sèches ménageaient des clairières,des échappées sur l’horizon.

En certain point des bassins, l’encombrementétait tel que, vus de loin, mâtures et cordages des navires accotéssemblaient s’enchevêtrer, se croiser, et évoquaient des filets auxmailles si serrées, qu’ils en offusquaient le rideau d’éther opalinoù piquait quelque étoile hâtive et faisaient rêver de toilestissées par des mygales fabuleuses, où les fanaux multicolores etles constellations d’argent viendraient se prendre comme deslucioles et des lampyres.

Prête à se reposer, la ruche commerçante sehâtait, redoublait d’activité, désireuse de finir sa tâchequotidienne. À des recrudescences de vacarme succédaient de subitesaccalmies. Les pics des calfats cessaient de battre les coquesavariées ; les chaînes des grues des cabestans interrompaientleurs grincements ; un vapeur en train de geindre et derenâcler se taisait ; les cris d’attaque, les mélopéesrythmiques des débardeurs et des marins attelés à des manœuvrescollectives, tarissaient subitement.

Et ces alternatives de silence et de tumultes’étendant simultanément sur tous les points de la villelaborieuse, donnaient l’idée du soupir d’ahan dans lequel sesoulèverait et s’abaisserait une poitrine de Titan.

Dans l’infini brouhaha, Laurent discernait desappellations gutturales, rauques ou stridentes, aussi fignolées queles mélancoliques sonneries de la caserne, tristes comme la forcequi se plaint.

Et après chaque phrase du chœur humainretentissait un bruit plus matériel ; des ballots s’éboulaientà fond de cale, des poutrelles de fer tombaient et rebondissaientsur le dallage des quais.

En reportant ses regards, du fleuve sur larive, Laurent aperçut une équipe de travailleurs réunissant leursforces, pour mouvoir quelque arbre géant, de la famille des cèdreset des baobabs, expédié de l’Amérique. Leur façon de faire lachaîne, de se grouper, de se buter à ce bloc inerte, de jouer desépaules, des reins, de la croupe, auraient fait pâlir et paraîtremièvres les bas-reliefs des temps héroïques.

Mais une odeur véhémente et compliquée, où sefondaient sueurs, épices, peaux de bêtes, fruits, goudron, varech,cafés, herbages, et qu’exaspérait la chaleur, montait à la tête ducontemplatif, comme un bouquet supérieur, l’encens agréable au dieudu commerce. Ce parfum, taquinant ses narines, sensibilisait sesautres sens.

Le carillon se remit à chanter. Planantau-dessus de l’eau, il parut à Laurent plus doux, plus tendreencore, lubrifié par une mystérieuse onction.

Les mouettes viraient, leur essor obliqueprenait l’air en écharpe. Elles s’approchaient, s’éloignaient,revenaient encore, se livraient à une chorégraphie réglée par lesrites élémentaires ; tour a tour attirées, par l’eau, la terreet le ciel, jusqu’au moment où ces trois maîtres de l’espaces’embrasaient dans un même bain d’humide et grasse lumièrevespérale…

À ce dernier prestige, Laurent se détourna,ébloui, perdant pied, attiré vers l’abîme. Il regarda de nouveaul’équipe du baobab ; puis avisa, plus rapproché de lui, unlourd camion attelé d’un cheval énorme, et le voiturier, attendant,à côté, que l’on chargeât son véhicule. Et sur la planche entre lechar et le navire, le va-et-vient cadencé des plastiques débardeursencapuchonnés, ployant le cou, mais non le torse, sous le faix, lacroupe pleine modelée sur la poupe même du navire ; lesjarrets musclés fléchissant très peu à chaque pas ; asseyantd’une main la charge sur les omoplates, l’autre poing sur lahanche. Des dieux !

Une pyramide de ballots s’éleva graduellementsur te fardier. Le croc de la grue hydraulique ne cessait defouiller et de mordre les flancs du transatlantique et d’en retirerdes monceaux de marchandises.

Non loin de là, opération contraire, au lieude rider le ventre du vapeur, on le gavait sans relâche ; ducharbon tombait dans ses soutes, des sacs et des caissess’engouffraient dans les profondeurs insatiables de sa cale. Et sespourvoyeurs suaient à grosses gouttes sans parvenir encore àapaiser sa fringale.

Ces manœuvres de force accomplies par uneélite d’hommes suggéraient à l’observateur la grandeur etl’omnipotence de sa ville natale. Mais elles ne laissaient pas del’effrayer, de l’intimider.

En ce moment où, enthousiaste, vierge deprojets, il demandait de l’intimité, des avances, des effusions auxpierres mêmes de la cité, cet accueil au bord de la rade lefroissait par son trop grand éclat.

– Serais-je encore une fois repoussé et tenu àdistance ? se demandait l’orphelin.

Et voilà que, dans son appareil glorieux,Anvers lui incarna, à son tour, une non moins hautaine ettriomphale créature.

Se rendant un soir au théâtre, en grandapparat, sa cousine Gina était tellement éblouissante qu’uneimpulsion inéluctable le précipita vers elle comme un violent. Maisla radieuse jeune fille prévint ce mouvement d’adoration. Elle serajusta, écarta, d’un geste distant, le candide idolâtre comme unepoussière malpropre, et de sa voix désespérément égale, sans joie,sans même cette lueur de satisfaction que tout hommage, partit-ild’un bas-fond, appelle sur le visage de la femme, elle luidit : « Mais, laisse-donc, gros benêt, tu vas chiffonnermes volants ! »

Oui, sa ville trop belle, trop riche, ceberceau trop vaste pour son nourrisson en imposa ce soir àLaurent.

– Va-t-elle aussi m’écarter, comme un rebut,un indigne ? se demandait-il avec angoisse.

Mais comme si l’adorable ville, moins dure,moins cruelle que l’autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu àce que rien ne gâtât l’ivresse de son émancipation, avant que soncœur se fût serré complètement, le ciel enflammé amortissait sonéclat trop acerbe et, du même coup, l’eau dans laquelle on semblaitavoir fondu des rubis retrouvait son apparence normale.L’atmosphère crépusculaire redevint fluide et tendre ; lesflots s’ouatèrent d’une brume légère, à l’horizon il n’y eut plusque des rappels roses de l’embrasement furieux qui avait effarouchéParidael.

Ce fut une véritable détente. La ville luiserait donc meilleure, plus pitoyable !

Même les mouvements des débardeurs luiparurent moins surhumains, moins hiératiques. Les ouvriers sur lepoint de cesser le labeur se surprenaient à respirer et à soufflercomme de simples mortels, les bras ballants ou croisés, ou sefrottant le front du revers de la manche. Laurent les trouvait toutaussi beaux comme cela, et meilleurs. Au moment de rentrer, de sebaigner dans l’intimité du ménage, ils souriaient, anonchalisd’avance, et une langueur leur descendait des reins aux jambes, etleurs étreintes cherchaient des objets moins rugueux et moinsinertes.

Laurent remettait pied dans la réalité.

Chapitre 2LA CASQUETTE

 

À la recherche du logis des Tilbak, il s’étaitengagé dans le quartier des Bateliers.

On commençait à allumer les réverbères,lorsqu’il avisa une petite boutique portant pour enseigne :À la Noix de Coco, à l’étalage de laquelle s’amoncelaientles objets les plus disparates ; lunettes et boussolesmarines, coffres de matelots, chapeaux goudronnés, casquettes degrosse laine, paquets de tabacs anglais et américain enveloppés depapier jaune, tablettes de cavendish ou rôles de tabac à chiquer,canifs, crayons, flacons de parfum, savon de Windsor.

Quelque chose lui disait que c’était là lelogis de sa chère Siska. Il n’eut plus de doute en avisant, dans laboutique, une femme occupée à ranger les articles déplacés. Elletournait le dos à Laurent, et comme la pièce n’était pas encoreéclairée, il distinguait à peine sa silhouette, mais avant qu’ellelui eût montré son visage, il l’avait reconnue. Elle alluma lesquinquets. Il la voyait en face. C’était la même bonne figureouverte d’autrefois ; elle avait encore ses bandeaux decheveux crespelés, un peu grisonnants à présent, où les doigts dugamin s’embarrassaient et qu’il tirait sans pitié. Il demeurait enarrêt devant l’étalage, de l’air d’une pratique qui fait son choixet, comme la rue était plus sombre que la boutique, Siska avaitplus de peine à le distinguer. De temps en temps, tout en vaquant àla toilette de son magasin, elle lançait au quidam hésitant unregard à la dérobée. Cela ne mordait donc pas ? Que fallait-ilpour l’amorcer ? Pauvre femme ! Laurent se demandait sielle vendait beaucoup de ces articles ?

Siska, ne comptant plus sur ce client, allaitse retirer dans une chambrette au fond du magasin. En poussant laporte, il fit tinter une sonnette, elle se ravisa et vint à lui,avec cet empressement et ce sourire engageant des marchands devantl’acheteur.

De l’air le plus grave, Laurent lui demanda àessayer des casquettes. Elle le dévisagea, tâchant de juger,d’après le reste de son ajustement, quelle coiffure lui agréerait.Cet examen rapide lui donna sans doute une idée assez haute del’élégance de Paridael, car elle lui montra ce qu’elle« tenait » de plus cher dans ce genre d’articles, descasquettes marines de fantaisie comme en portent les passagershuppés. Mais Laurent demanda à voir des casquettes de paysan, deroulier, d’arrimeur, et feignit de jeter son dévolu sur d’énormesbourrelets en laine brune, à visière et à pompon.

Siska le considéra rapidement, avec méfiance.Un excentrique, pour sûr ! ou quelque sujet ayant de bonnesraisons pour se déguiser en dehors du temps de carnaval ! Riende propre en somme. Et elle mit le comble à la joie malicieuse deLaurent – qui épiait son manège du coin de l’œil, et sans oser laregarder en face de peur de se trahir – en enlevant rapidement letrousseau de clefs laissé sur le tiroir. Laurent eut l’occasion dese rappeler, par la suite, cette velléité de mascarade et cettefantaisie pour la coiffure plébéienne.

Gardant sur la tête un des spécimens les plustapageurs de l’assortiment, coiffure rogue qui eût fait les délicesd’un rôdeur de quai, il lui en demanda le prix. Elle eut alors unair de consternation si amusant, si sincère, qu’il ne parvenaitplus à se contenir. Tandis qu’elle lui rendait la monnaie sur unbillet de vingt francs, avec la hâte de quelqu’un qui voudrait sedébarrasser au plus vite d’un client louche, lui, au contraire,prenait son temps, n’en finissait pas de se mirer et d’ajuster sonemplette de la manière la plus impudente et la plus dégagée.

Enfin, les poings sur les hanches il se campa,falot, devant la marchande et la dévisagea obstinément… Et comme,intriguée par ce regard, la bonne femme changeait de couleur,retrouvant dans ses jeux une expression bien connue, Laurent luisauta brusquement au cou. Avec un cri, elle lui avait déjà ouvertles bras.

– C’est moi, Siska ! Moi, LaurentParidael… votre Lorki…

– Lorki !…, monsieur Laurent !Est-il Dieu possible ! s’exclama la bonne âme.

Elle le lâchait et se reculait pour l’admirer,l’étreignait de nouveau, rouge de plaisir et de confusion, et necessait de se récrier : « Voyez-vous ce vilainfarceur ! ce gamin qui me bernait avec tant desérieux ! »

Cependant, aux exclamations de Siska, Vincentétait accouru, pas moins agréablement surpris que sa femme. Ilspoussèrent Laurent par les épaules, dans leur petite chambre deménage.

Ce réduit ressemblait furieusement à unecabine. Le jour, une fenêtre aussi étroite qu’une meurtrière yrépandait une lumière glauque comme sous-marine. Ses industrieuxoccupants résolvaient chaque jour le problème d’y faire tenir leplus possible d’êtres et d’objets. Pas un pouce d’espace qui y fûtperdu. Cette chambre était enduite d’une couleur brune, jouantl’acajou, ornée de quelques gravures représentant des scènes devoyage ; il y avait sur la cheminée un trois-mâts enminiature, voguant à toutes voiles, chef-d’œuvre confectionné parTilbak, et quelques-uns de ces grands coquillages dans lesquels, enles appliquant contre l’oreille, on entend mugir l’Océan.

Laurent se trouva mis en présence d’unekyrielle d’enfants de tout âge. On lui présenta d’abord Henriette,une accorte ménagère. Un visage ovale, allongé sans disgrâce, desyeux bleus étonnamment doux, pour ainsi dire lactés, des bouclesblondes, une physionomie reposée et confiante ; toute lapersonne embaumait la candeur primordiale et la foncièrepureté.

L’existence pour Siska de cette adolescentehéritière ne laissait pas d’intriguer Laurent. Devinant qu’ilsupputait les années écoulées depuis leur mariage, Vincent profilad’une sortie de la fillette pour lui dire à l’oreille, avec un coupde coude et le bon rire franc et luron, et le clin d’œil dontl’homme du peuple accompagne généralement sesgaillardises :

– Dame ! monsieur Laurent ! LorsqueSiska vous avait mis coucher, il nous fallait bien passer le temps…La mijaurée ne m’allongeait des claques et ne me tenait à distanceque devant vous.

Et Laurent se rappela certaine maladiemystérieuse de la servante, et aussi avec quelle joie et quellebonté Jacques Paridael la vit revenir après une villégiature d’unmois.

Après Henriette venait Félix, un membrunoiraud de quatorze ans ressemblant au père, et que Door Bergmansavait engagé comme saute-ruisseau et « garçon decourses », puis Pierket, un délicieux garçonnet de douze ans,aux cheveux blonds comme sa mère et sa grande sœur, mais avec lesvifs yeux bruns et le teint un peu ambré de son père et deFélix ; et Lusse, une bambine de six ans à peine – laminiature de sa mère.

Que de confidences et d’épanchements !Laurent raconta aux Tilbak ce qui s’était passé depuis le renvoi deVincent, mais une pudeur l’empêcha de parler de Gina. Il n’étaitpas sûr de la détester autant qu’il l’aurait voulu. Ne venait-ilpas de l’évoquer au bord de l’Escaut ?

Sollicité par son élément favori, mais forcéde renoncer à la navigation hauturière et même au cabotage, Vincentcumulait les fonctions de marinier, passeur et conducteurd’allèges ; il conduisait aussi jusqu’au bas de la rivière,les « commis de rivière », envoyés parles trafiquants àla rencontre des navires signalés au pilotage.

– Et vous, qu’allez-vous devenir ?demanda Vincent avec cette rondeur des dévouements qu’on nepourrait jamais taxer d’indiscrétion.

Le jeune homme l’ignorait lui-même. Il n’avaitrien à attendre des gens de sa famille, et ses cent francseussent-ils représenté une rente suffisante, qu’il n’était pasd’âge à paresser.

– Si je vous ai bien compris, reprit le maride Siska, vous préféreriez à un emploi sédentaire une besogne quivous permettrait d’aller et venir et de vous donner du mouvement.Je tiens peut-être votre affaire. Un chef de « Nation »de mes camarades a besoin d’un employé qui l’aide dans ses calculset dans la surveillance de la besogne, au chantier et à l’entrepôt.Faut-il lui parler ?

Laurent ne demandait pas mieux ; il futconvenu qu’il reviendrait prendre des nouvelles le lendemain.

Chapitre 3RUCHES ET GUÊPIERS

 

Maître Jean Vingerhout engagea, sur-le-champ,le jeune homme recommandé par son ami Vincent Tilbak, Jean était unjoyeux vivant, râblé, solide, cadet de notables fermiers desPolders les alluvions de l’Escaut, lequel, fatigué de cultiver àperte, avait acheté, avec le produit de son héritage, une partd’actionnaire dans une « Nation ».

Les « Nations », corporationsouvrières rappelant les anciennes gildes flamandes, se partagentl’entreprise du chargement, du déchargement, de l’arrimage, ducamionnage et de l’emmagasinement des marchandises ; ellesforment dans la cité moderne une puissance avec laquelle doitcompter le clan des forts commerçants de la place, car, coalisées,elles disposent d’une armée de compagnons peu formalistes capablesd’entraîner une stagnation complète du trafic et de tenir en échecle pouvoir du Magistrat. Là, du moins on sauvegarderait les droitsdes enfants du terroir ; jamais l’immigré ne supplanteraitl’aborigène de la contrée anversoise comme baes,c’est-à-dire maître, ou même comme simple compagnon.

L’« Amérique », la plus ancienne etla plus riche de ces nations, au service de laquelle venaitd’entrer Laurent, écrémait la main-d’œuvre, disposait des plusbeaux chevaux, possédait des installations modèles et un outillageperfectionné. Chariots, harnais, grues, bâches, cordeaux, bannes,poulies et balances n’avaient point leurs pareils chez lescorporations rivales. Depuis Hoboken jusqu’à Austruweel et à Merxemon ne rencontrait que ses diligentes équipes. Ses poseurs et sesmesureurs transbordaient le grain importé sur des allèges d’unecontenance invariable ; ses portefaix juchaient les sacs etles ballots sur leurs épaules et les rangeaient à quai ou lesguindaient sur les fardiers ; ses débardeurs déposaient sur larive des planches, poutres et grumes en réunissant les produits dela même essence.

Trop habitués à ouvrer de leurs dix doigtspour s’escrimer du crayon et de la plume, c’était Laurent qui, surla présentation de leur collègue Vingerhout, le syndic des chefs oubaes, était chargé de leur besogne de bureau et aussi dusoin de contrôler, à l’entrée ou à la sortie des docks, leschiffres renseignés par les peseurs et mesureurs d’autrescorporations.

Un négociant en café, client de l’Amérique,a-t-il repris une partie de denrées à un confrère, Laurent reçoitle stock des mains de la nation concurrente avec laquelle a traitéle vendeur. Il en a souvent pour une journée de posage sur le quaien pleine cohue, sous les ardeurs du soleil ou par la pluie et lagelée. Mais il s’absorbe en la tâche. Des centaines de ballespoinçonnées et numérotées depuis la première jusqu’à la dernièredéfilent devant lui. Il additionne des colonnes de chiffres tout ensurveillant du coin de l’œil le jeu de la balance. Car gare auxerreurs ! Si le preneur ne trouvait pas son compte, c’estl’Amérique qu’il tiendrait responsable de l’écart, à moins queLaurent n’eût constaté que le préjudice émanait du vendeur et deses ouvriers.

Plusieurs fois il eut à surveiller lesexpéditions de l’usine Dobouziez, et ce n’était pas sans émotionqu’il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir dusacramentel D. B. Z.

Mais il n’éprouvait pas le moindre regret deson changement de position. Au contraire. Il se réjouissait deservir ces patrons sans morgue, ces baes d’un abord siréconfortant, au lieu de pâtir dans un bureau morose à la solded’un Béjard ou d’un autre arrogant parvenu. Devant la rade et lesbassins remplis de navires, ce mouvement ininterrompu des entréeset des sorties, ces dégorgements ou ces engloutissements decargaisons, ce va-et-vient entre les entrepôts flottants et lesdocks du rivage, cet éboulement continu des marchandises sur lequai et au fond des cales, le commerce ne lui paraissait plus uneabstraction, mais un organisme tangible et grandiose.

Souvent Laurent assistait à la réunion desbaes, le soir, dans une brasserie du Port. Fardiers etcamions sont remisés sous les hangars, mangeoires remplies,litières renouvelées. Les chevaux broient le picotin, le comptablea fermé ses registres, les vastes bâtiments ne logent plus d’autrecompagnon que le garde-écurie, et les grosses portes massives,vraies portes de forteresse, protègent la fortune de l’Amériquecontre les coups de mains des ribleurs et des larrons.

Les bruyantes assemblées, l’épiquedéboutonnage, les croustilleux ou tonitruants propos, alors, àl’« herberge » habituelle ! Tudieu ! ces rudeschefs de corporation, ces baes à peine mieux équarris queleurs subalternes, en lâchent de carabinées qui renverseraient,comme ils en conviennent eux-mêmes, un paysan de son cheval !Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d’une gorgée enconséquence, après une gaillardise énorme entre toutes qui les faitse trémousser sur leurs escabeaux et communiquer à la table, àl’armée des demi-litres et aux carreaux des fenêtres unetrépidation comparable à celle que provoquent pendant le jour lescahotements sur le pavé d’un de leurs formidables attelages.

Laurent sortait de ces conférences abasourdi,assommé, un peu asphyxié, comme si on l’avait regoulé de fortsquartiers de viande ou même exposé comme un jambon à desfumigations prolongées. Et en présence de ces tourmentes d’humeurpléthorique comment taxer d’exagération l’exubérance sanguine et lalicence presque animale des coloristes du passé !

En temps de presse, lorsque les salariés àdemeure, l’effectif stationnant, aux heures de la reprise dutravail, devant les locaux de l’Amérique, ne suffisait pas àl’abondance de la peine, il arriva à Laurent d’accompagner sonmaître Jan Vingerhout au Coin des Paresseux, le carrefour voisin dela Maison Hanséatique, ainsi appelé parce que s’y tenait la Boursedes chômeurs perpétuels. Bien typiques les scènes d’embauchage etde recrutement auxquelles il assista ! La première foisLaurent ne comprenait pas que baes Jan, ayant seulementbesoin d’un renfort de cinq hommes, s’était embarrassé d’unevingtaine de ces maroufles, assurément fort valides, même bâtispour fournir des travaux de géant, mais n’exerçant jamais leurmusculature que dans des altercations de pochard et mêlant tropd’alcool à leur sang riche.

– Attendez ! lui dit, en riant, le baes,qui connaissait son monde.

Après des transactions saugrenues, les drôlesacceptaient enfin le marché et se mettaient en route, mais comme àleur corps défendant et en poussant, chaque fois qu’ils mettaientun pied devant l’autre, des soupirs à fendre l’âme.

Arrivés à une vingtaine de mètres de leur lieude stationnement, l’un ou l’autre de ces lazzaroni du Nord,s’arrêtait net et déclarait ne plus pouvoir avancer si on ne luiadministrait un cordial à base d’alcool.

Vingerhout faisant la sourde oreille, lesoiffard se traînait non sans maugréer à sa suite, quitte àformuler la même déclaration quelques pas plus loin. Quoique deuxautres recrues eussent appuyé la supplique du camarade par unsuggestif claquement de langue et des gestes dignes de Tantale, lerecruteur n’entendait pas plus que la première fois.

Au troisième débit de liqueurs, autant dire àla sixième maison, le patient s’avoua vaincu et, avec un juron dedésespoir, déserta la compagnie pour s’approcher du zinc plusirrésistible que l’aimant. Ses deux partisans se traîneront jusqu’àl’assommoir suivant, mais là, après une suprême, mais vainesommation à l’embaucheur. ils reprirent leurs libations au dieuGenièvre.

Laurent commença à comprendre pourquoiVingerhout avait forcé le contingent.

– Ces trois-là sont des ivrognes et deslendores[4] patentés ! lui dit le baes. Je neles engage plus que par acquit de conscience, persuadé qu’ils melâcheront à l’un des premiers tournants du quai. Encore ne suis-jepas sûr des autres !

Jan avait raison de se méfier de leur force decaractère. Le chantier vers lequel il tendait étant situé à prèsd’un kilomètre de là, quelques défections se produisirent encore,l’une pratique débauchant l’autre, si bien qu’à l’arrivée à piedd’œuvre il ne restait à Vingerhout que les dix bras dont il avaitbesoin.

– Estimons-nous heureux que ceux-ci ne noussoient pas glissés entre les doigts à la dernière minute, ce quinous aurait forcé de retourner à leur vivier et d’y recommencer lapêche ! conclut le Poldérien philosophe sans épiloguerautrement sur cet édifiant épisode. Et pour reconnaître leurrelative complaisance, il leur paya une tournée du mirifiquegenièvre.

Laurent apprit à connaître des gaillards, plusoriginaux encore que ces clampins, en accompagnant Vincent Tilbakqui conduisait, en chaloupe, l’un ou l’autre commis de rivière, àla rencontre d’un arrivage. L’amarre détachée, le rameur ne pouvaitd’abord que godiller, pour sortir du bassin de batelage et de larade sans heurter les chalands et les navires à l’ancre. L’yolepassait entre deux vaisseaux dont les œuvres mortes semblaient desomnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants.Puis Tilbak jouait allègrement de l’aviron. Un silenceintermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur laterre et le ciel. Laurent prêtait l’oreille au grincement destaquets frictionnés par les rames, à l’égouttement de l’eau despalettes, au clapotis dans la cale. Parfois un « quivive » partait d’une patache de la douane en quête desmoglers. Le nom et la voix de Tilbak apprivoisaient lesgabelous. Au Doel les nuits se passaient, suivant la saison et latempérature, dans la salle commune de la frugale auberge, cassineen bois goudronné, ou à la belle étoile, sur l’herbe de laDigue.

On y rencontrait une engeance interlope,d’industrieux amphibies que Laurent avait le loisir dedétailler : courtiers marrons, estafettes de mercantis,drogmans de mauvais lieux, ou, à des échelons inférieurs encore,pilotins réfractaires, garçons de cambuse en congé forcé, rôdeursde quai, gibier de la correctionnelle, fretin des pénitenciers,généralement désignés sous l’appellation de runners. Desadolescents imberbes, de dégourdis bouts d’hommes, noctambulescomme des matous, insinuants comme des filles : asticots despêcheries en eau trouble.

– N’ayez peur, monsieur Lorki, disait Tilbak,se méprenant sur la stupeur de Laurent devant ce bivacd’interlopes.

À la vérité Paridael celait une curiosité plusque partiale, sous une contrainte et une répugnance assezplausibles. Ils chiquaient, pipaient, sifflaient le rogomme,poissaient des cartes, se portaient des gageures incongrues etmêlaient à leur argot bourguignon flamand des termes d’une langueverte cosmopolite, des éructations de slang. Le lucre, la ruse, lacolère et le vice chiffonnaient les frimousses très avenantes à lapénombre des larges visières marines ou des cheveux frisottant sousles bérets, et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clairde lune, le petit jour cuivreux du dehors, un petit jour deguillotinade, leur prêtaient une équivoque de plus.

Le brave Tilbak, qu’ils respectaient au pointde céder le passage à son client, leur gardait rancune depuis savie de matelot.

– En voilà qui s’entendent à gruger les gensde mer ! disait-il. Ah ! ce qu’ils m’ont fait sacrer, cesgouins-là ! Les tentations, les boniments, qu’il m’a fallusubir, lorsqu’ils s’abattaient sur le pont comme une nuée depoissons volants. Heureusement j’avais l’âme trop férue de Siskapour me laisser prendre à leurs amorces. Ils en étaient pour leursdistributions de prix courants et d’échantillons. Je n’aurais eugarde de leur engager mon prêt, ma chair et mon salut. Mais c’estégal, j’étais content de mettre le pied sur le plancher des vaches,pour échapper à leurs hameçons. Je vous le dis, monsieur Laurent,ces runners sont les vrais suppôts des sept péchéscapitaux !…

Vincent Tilbak aurait dû remarquer que, loinde partager son animadversion, Laurent scrutait les jeunesrunners avec une complaisance indue.

Un jour il laissa même entendre à son mentorles affinités qu’il se découvrait avec ces mauvais petitsbougres[5].

À cette ouverture la physionomie de l’honnêteTilbak exprima une si touchante consternation, que l’étourdis’empressa de renier ces sympathies déplacées et déclara, non sansrougir, qu’il avait simplement voulu badiner. Des instinctsd’irrégulier et de réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu’ilparvînt à se les expliquer, les postulations sourdes, l’énervanteangoisse, la curiosité lancinante, le navrèrent jaloux et apitoyé,à la fois craintif et tendre, qui le travaillaient devant lefarouche Moulin de pierre, le repaire, mais aussi l’asile des êtresasymétriques.

La vie laborieuse et salubre qu’il menait avecde droits et probes gaillards de la trempe de Jean Vingerhout,l’amitié de Vincent et Siska, mais plus encore l’influencebalsamique d’Henriette devaient reculer l’éclosion de ces germesmorbides. Laurent était devenu le commensal régulier des Tilbak.Une confiance fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Henrietteet lui. Jamais il ne s’était trouvé plus à l’aise, plus rassuré,plus charmé, vis-à-vis d’une personne de l’autre sexe. Il semblaitqu’il la connût de longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Lesoir, Laurent aidait les enfants, Pierket et Lusse, à écrire leursdevoirs et à étudier leurs leçons. La sœur aînée vaquant aux soinsdu ménage, allant et venant par la chambre, admirait la science dujeune homme. Après le souper, il faisait la lecture à toute lafamille ou les instruisait en causant. Henriette l’écoutait avecune ferveur non exempte de malaise. Lorsqu’il parlait desévénements de ce monde et de la condition de l’humanité, la jeunefille était bien plus impressionnée par l’exaltation, l’amertume,la fièvre, la révolte que trahissaient les propos du jeune homme,que par le sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vuedes aimantes âmes féminines, elle le devinait foncièrement tristeet troublé, et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux,les souffrants, et surtout les égarés, plus elle le chérissaitlui-même, plus elle s’absorbait candidement en lui, pressentantqu’entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandementbesoin de charité.

D’ailleurs, auprès d’elle le cours de sesidées ne tardait pas à reprendre une pente moins tourmentée. Sousla caresse tutélaire de ces grands yeux bleus arrêtés ingénumentsur lui, il ne s’apercevait plus que de la quiétude présente, desambiances loyales et des sourires de la vie. Il cessait de cherchermidi à quatorze heures, imposait silence à ses orageusesspéculations.

Autrefois, à la Fabrique, les prunelles deGina lui injectaient sous le derme une liqueur traîtresse ; ilne se possédait plus, devenait mauvais, rêvait un bouleversement etdes représailles, une jacquerie, une révolte servile, aprèslaquelle il se fût attribué, pour part de butin, l’orgueilleuse etméprisante patricienne et lui eût imposé les outrages de sonincendiaire désir. C’était même autant par rancune contre Gina quepar haine des dirigeants et des capitalistes qu’il était retournévers les exploités. Il allait descendre jusqu’aux pariassubversifs, lorsqu’il avait rencontré les prolétaires résignés. Ildevint une sorte d’ouvrier dilettante. La sagesse, la placidité, labelle humeur, la philosophie de ses nouveaux entours, surtout labonté et le charme d’Henriette, endormirent ses rancunes, sesgriefs, le rendirent accommodant et presque opportuniste. L’imagede Gina pâlissait.

Chapitre 4LA CANTATE

 

En flânant sur les quais, Door Bergmansaperçut un particulier dont la mine l’intrigua. Il eut un sursautd’étonnement. « Je me trompe ! » se dit-il enpoursuivant sa route. Mais après quelques pas il rebroussa cheminet, reconnaissant bel et bien Laurent Paridael, il marcha droit àlui la main tendue.

Laurent, en train de surveiller un chargementde balles de riz entrepris par 1′ « Amérique », setroubla un peu, fit même le mouvement de se dérober, maisapprivoisé par l’abord affectueux et simple du tribun, abandonna,momentanément son poste et se laissa entraîner non loin de là. Misau courant, Bergmans railla doucement la fantaisie qui l’avaitpoussé à entrer comme marqueur dans une Nation et à servir lesdébardeurs. Que ne s’était-il adressé plutôt à lui ? Il luioffrit même sur-le-champ, dans ses bureaux, une place plus digne deson savoir et plus compatible avec son éducation. Mais, à lasurprise de plus en plus grande du tribun, Laurent refusad’abandonner sa nouvelle profession. Il décrivit même en termes sienthousiastes, avec un tel lyrisme, son nouveau milieu et sesnouveaux partenaires, qu’il justifia presque son étrange vocationet que Bergmans crut ne plus devoir insister. Il s’abstint denommer Gina. Mis complètement à l’aise, Laurent accueillit avecempressement la proposition de se réunir de temps en temps Bergmanset lui, avec Marbol et Vyvéloy.

Le peintre Marbol, un petit homme sec, toutnerfs, cachait, sous une apparence anémique et friable desouffreteux, une énergie, une persévérance extraordinaire. Depuisune couple d’années, il s’était acquis quelque notoriété enpeignant ce qu’il voyait autour de lui. Seul dans cette grandeville littéralement infestée de rapins, de colorieurs en chambre,dans cet ancien foyer d’art presque totalement éteint, nécropoleplutôt que métropole, – il commençait à exploiter le plein air, larue, le décor, le type local. En quittant, avec un certain éclat, àla veille des concours de Rome, l’antique académie fondée parTeniers et les savoureux naturistes du dix-septième siècle, maistombée à présent sous la direction de faux artistes, peintres aussitimides que maîtres intolérants, le jeune homme s’était mis à dosla clique officielle, les marchands, les amateurs, les critiques,les fonctionnaires, aussi bien ceux qui procurent le pain que ceuxqui débitent la renommée.

Peindre Anvers, sa vie propre, son Port, sonfleuve, ses marins ses portefaix, ses plébéiennes luxuriantes, sesenfants incarnadins et potelés que Rubens, autrefois, avait jugésassez plastiques et assez appétissants pour en peupler ses paradiset ses olympes, peindre cette magnifique pousse humaine dans sonmode, son costume, son ambiance, avec le scrupuleux et ferventsouci de ses mœurs spéciales, sans négliger aucune des corrélationsqui l’accentuent et la caractérisent, interpréter l’âme même de lacité rubénienne avec une sympathie poussée jusqu’à l’assimilation.Quel programme, quel objectif ! C’était bien là pour cesfabricants et ces acheteurs de poupées et de mannequins, le faitd’un fou, d’un excentrique, d’un casseur de vitres !

Un tableau de Marbol, destiné à une expositioninternationale de l’étranger et soumis auparavant au jugement deses concitoyens, fit partir ceux-ci d’un immense éclat de rire, etlui valut des condoléances ironiques ou de fielleux et méprisantssilences. Ce tableau représentait les Débardeurs aurepos.

À midi, sur un fardier dételé, voisin du Dock,trois ouvriers étaient couchés : l’un ventre en l’air, lesjambes un peu écartées, la tête reposant, entre les bras repliés,dans les mains jointes derrière la nuque ; la physionomiebasanée, rude, mais belle, sommeillait à demi, les paupières un peurelevées montraient ses prunelles noires et veloureuses. Les deuxautres dockers s’allongeaient à plat ventre ; le fond deculotte cuireux et comme boucané bridait leur croupe protubérantedont elle accusait les méplats, et, le buste un peu relevé, lementon dans les poings calleux, appuyés sur leurs coudes, ilstournaient le dos au spectateur, montrant la tête crépue, desoreilles écartées, les puissantes attaches du cou, le dos râblé àl’envi, et béaient à un coin de la rade chatoyant entre des cépéesde mâts.

À Paris ce fut autour de cette toileaudacieuse, une guerre d’ateliers, des polémiques féroces :depuis des années on n’avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquitautant d’admirateurs que d’ennemis, ce qui est la bonne mesure. Undes gros marchands de la chaussée d’Antin ayant acquis cettecomposition scandaleuse, ceux d’Anvers en frémirent de rage et destupeur. Quel honnête homme eût consenti à s’embarrasser de ceportrait de trois manœuvres déguenillés et dépoitraillés, malvêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, de poings et dejarrets inquiétants ? Pour dire sa pleine horreur,M. Dupoissy avait écrit que ce tableau dégageait une odeur desuée, de hareng saur et d’oignon ; qu’il sentait lacrapule.

Arriva une nouvelle exposition à Paris ;Marbol y prit part avec un tableau non moins audacieux que lepremier, et, à la stupéfaction redoublée des clans hostiles outimorés, les jurés lui décernèrent la grande médaille.

Si les bonzes de la peinture se renfermèrentvis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, cessuccès, bientôt ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent àréfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute sociétéanversoise. On ne pouvait le nier ; le gaillard réussissait.S’il n’y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu’onappelle la gloire : des articles de gazettes, desapplaudissements de crève-de-faim chez qui plus l’estomac manqued’aliments, plus la tête se nourrit de chimères, ces gens positifseussent continué de hausser les épaules et de dire« raca » à ce tapageur, ce brouillon. Mais du moment que,comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son cas devenaitintéressant.

– Heu ! Heu ! Drôle de goût, poursûr ! Peinture peu meublante, tableaux à ne pas avoir chezsoi…, du moins dans un salon où se tiennent des dames… Mais unmalin, pourtant, un compère adroit, après tout… Il n’avait pas simal combiné son plan. Puis qu’importe s’il fait de la peinture à nepas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison cebrave Vanderzeepen, alors que chacun sait que le digne homme agagné ses deux cents maisons, son hôtel de la Place de Meir et sonchâteau de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges… CommeVanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierrephilosophale ; sauf respect, il fait de l’or avec de lamerde !

Les préventions tombèrent. Les matadors de lafinance commencèrent à saluer le pelé, le galeux d’autrefois ;risquèrent même de citer son nom devant leurs pudiques épouses, cequi eût paru d’une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Nepouvant décemment prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste,on affecta de priser l’habileté, le génie, commerçant de ce Marbolqui endossait si facilement ses croûtes désagréables, sesépouvantails à moineaux, à des gogos parisiens, à des Yankeesfacétieux ou aux Anglais, friands, comme on sait, de scènesmonstrueuses et excentriques.

Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l’autre ami deDoor Bergmans, rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste,son masque léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine,la figure du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chezPhilémon et Baucis, de Jordaens. C’était, sinon un païen, dumoins un « Renaissant » que ce Brabançon. Rien, ni auphysique, ni au moral, des types émaciés, blafards et béats, desprimitifs à la Memlinck et à la Van Eyck. Il avait converti aupanthéisme l’oratorio chrétien du vieux Bach.

L’art fougueux et essentiellement plastique deVyvéloy devait impressionner plus profondément encore LaurentParidael que les peintures à tendances hardies, mais à réalisationun peu molle et un peu frigide, pas assez vibrante, – comme il leconstata de plus en plus par la suite – de son ami Marbol.

Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes dutroisième centenaire de la naissance de Rubens par une cantate deRombaut de Vyvéloy, exécutée le soir en plein air sur la PlaceVerte. Laurent ne manqua pas de se rendre à cette cérémonie.

Près de la statue du grand Pierre-Paul, leschœurs et l’orchestre occupent une tribune à gradins, disposée enarc de cercle au centre duquel trône le compositeur. Le square,ceint de cordeaux, est ménagé aux bourgeois. Le peuple s’écrasantalentour respecte la démarcation et les rues convergentes ont beauvomir de nouvelles cohues, cette multitude effrayante parait plusdigne et plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés etmoins séditieuse que la déplaisante police et les encombrantsgendarmes à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuisdes heures, ouvriers et petites gens piétinent philosophiquementsur place, sans rien perdre de leur belle humeur et de leursérénité. Quel fluide réduit au silence ces langues frondeuses, cescaboches turbulentes ? Les bras se croisent placidement surles poitrines haletant de curiosité. Pressentent-ils, ces Anversoisde souche robuste, mais infime, la splendeur, unique de la fête quise prépare, pour qu’ils y préludent avec cette onction ? Lespoupons sur les bras des ménagères s’abstiennent de vagir et leschiens de rue circulent entre cette compacte plantation de jambessans se faire molester par les gavroches, leurs tourmenteursnaturels.

Et dans cet imposant et magnétique silence,au-dessus de cette mer étale, aux vagues, figées, sur laquellel’ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met unepaix, une solennité de plus, tombèrent tout à coup de la plus hautegalerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner leshérauts d’armes, quelques martiaux éclats de trompettes al’unisson. Et les soprani des Villes sœurs – Gand et Bruges –hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leursvivats de plus en plus chauds et stridents, étaient suivis chaquefois des appels un peu rauques de l’aérienne fanfare. Après cedialogue le carillon se mit à tintinnabuler : d’abordlentement et en sourdine comme une couvée qui s’éveille à l’aubedans la rosée des taillis ; puis s’animant, élevant la voix,lançant à la volée une pluie d’accords de jubilation. Unensoleillement. Alors l’orchestre et les chœurs entrèrent en lice.Et ce fut l’apothéose de la Richesse et des Arts.

Le poète vanta le Grand Marché dans desstrophes à l’emporte-pièce, par de sonores et hyperboliques lieuxcommuns auxquels la mise en scène, l’extase de la foule, la musiquede Vyvéloy prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du mondevenaient saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaienthumblement tribut, et comme s’il ne suffisait pas des tempsmodernes et du moyen âge pour frayer à l’orgueilleuse cité sa voietriomphale, la cantate remontait à l’antiquité et engageait pourmassiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout,l’univers et le temps, la géographie et l’histoire, l’infini etl’éternité, se rapportait, dans cette œuvre, à la ville de Rubens.Et en fermant les yeux, on s’imaginait voir défiler un majestueuxcortège devant le trône du peintre triomphal par excellence…

Quand ce fut fini, quand les musiques de lagarnison ouvrant la retraite aux flambeaux reprirent, en marche, lethème principal de la cantate, Laurent pincé jusqu’aux moelles, lesfibres travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme,momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, ets’ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée quelui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers,confondus, bras dessus bras dessous, entonnaient à l’unisson àpleins poumons, le chant dithyrambique.

Infatigable, Laurent parcourut toutl’itinéraire tracé au cortège.

L’escorte ondoyante avait beau se renouveler,se relayer à chaque carrefour, l’exalté ne parvenait pas à laquitter. Cette musique de Vyvéloy l’eût conduit au bout du monde.Alors que d’autres se blasaient sur l’héroïsme de cette promenadeaux lumières et s’éclipsaient par les rues latérales, lui sesentait de plus en plus d’intrépidité aux jambes et de flammé aucœur. D’ailleurs d’antres manifestants remplaçaient ceux quifaisaient défection et la physionomie du cortège variait avec lesquartiers qu’il traversait. Le long de la rade et des bassins,Laurent sentit le coude à des matelots et à des débardeurs ;au cœur de la cité, il se mêla aux garçons de magasin et aux fillesde boutique ; sur les boulevards de la ville neuve il seretrouva avec des fils de famille et des commis de« firmes » souveraines ; enfin, dans les dédales duquartier Saint-André, habitacles des claquedents et desva-nu-pieds, des gaillardes en cheveux lui prirent familièrement lebras et de fauves voyous, peut-être des runners,l’emportèrent dans leur farandole. Tout à Anvers, tout à Rubens.Laurent n’entendait que la cantate, il en était rempli et saturé.Il reconduisit les musiques jusqu’à l’étape finale, triste etpresque déçu lorsque les canonniers, étant descendus de cheval,soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances debois et étouffèrent sous leurs bottes les dernières torches derésine.

Chapitre 5L’ÉLECTION

 

– Ah ! ville superbe, ville riche, maisville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu’ils sedévorent entre eux lorsqu’il n’y a plus de moutons à tondrejusqu’aux os. Ville selon le cœur de la loi de Darwin, Ville,féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, tontape-à-l’œil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, tahaine du pauvre, ta peur des mercenaires ; tu m’évoquesCarthage… N’avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugéqu’ils entretiennent, ici, contre le soldat ? Même lesAnversois qui ont de leurs garçons à l’armée, sont impitoyables etféroces à l’égard des troupiers. Nulle part en Belgique on n’entendparler de ces terribles bagarres entre militaires etbourgeois ; de ces guets-apens où des assommeurs tombentdessus au permissionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienneou le fort perdu à l’extrémité de la banlieue [6]…

Qui avons-nous à la tête d’Anvers ? Desmagistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Leur derniertrait, Bergmans, le connais-tu, leur dernier trait ?

Un jour, n’ayant plus rien à démolir et àrebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ilsdécrètent de supprimer la Tour Bleue, un des derniers spécimens, enEurope, de l’architecture militaire du quatorzième siècle. Tout ceque la ville compte encore d’artistes et de connaisseurs icis’émeut, proteste, envoie à la « Régence », despétitions… Devant cette opposition, que font nos augures ? Ilsdaignent consulter l’expert par excellence, Viollet-Le-Duc. Cetarchéologue conclut avec tous les artistes en faveur du maintien dela vieille bastille. Voyez-vous cet original qui se permet d’êtred’un autre avis que ces marchands omnisapients ? Aussin’ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme deprocès, la vénérable relique…

Et pourtant, ville sublime. Tu as raison,Rombaut, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche àses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s’être donnée àcette engeance de ploutocrates. Nous l’aimons comme une femmelascive et coquette, comme une courtisane perfide et adorable. Etses parias même ne consentent pas à la maudire !

C’était au cabaret de la CroixBlanche, sur la Plaine du Bourg, Laurent Paridael quidéblatérait ainsi devant Bergmans, Rombaut et Marbol.

– Bon, voilà le jeune servant des dockers quiprend le mors au dents ! dit Vyvéloy. Et tout cela parce qu’ila trouvé que dans ma cantate je faisais trop large la part duchauvinisme, aux dépens des communiers de Bruges et de Gand…Parbleu ! On comprend l’esprit de clocher, quand ce clocherest la flèche de Notre-Dame !

– Absolument, approuva Bergmans. D’ailleurs,Anvers se relèvera moralement aussi. Elle secouera le joug qui ladégrade. Elle sera rendue à ses vrais enfants. Tu le verras,Paridael, l’insubordination gagne les masses opprimées. Je tepromets du neuf pour bientôt. Un souffle d’émancipation et dejeunesse a traversé la foule ; il y a mieux ici qu’une richeet superbe ville ; il y a un peuple non moins intéressant quicommence à regimber contre des mandataires qui le desservent et lecompromettent.

La prédiction de Bergmans ne tarda pas à seréaliser. Depuis longtemps il y avait de l’électricité dansl’air.

La véhémente cantate de Vyvéloy ne contribuapas dans une faible mesure à ce réveil de la population.

Les riches, en prenant l’initiative d’unjubilé de Rubens, ne s’attendaient pas à provoquer cettefermentation.

Il arriva que les peintres delà Renaissanceévoquèrent les pasteurs d’hommes, de ce seizième siècle, lesGuillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhumapour s’en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes del’époque de Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dontles vaillants ancêtres aussi s’étaient enorgueillis comme d’untitre honorifique.

La noblesse, momifiée, désintéressée de tout,et de plus ultramontaine, se réjouit peut-être des désagréments quele courant nouveau préparait aux parvenus, mais n’osa patronner unparti placé sous le vocable et le drapeau des adversairesvictorieux de la catholique Espagne.

L’effervescence régnait surtout dans le peupledes travailleurs du Port.

Des conflits isolés avaient déjà éclaté entreBéjard et les « Nations». Ce furent d’abord des tiraillementsà propos d’un mémoire à payer par l’armateur à l’Amérique.L’armateur refusait toujours de régler son compte, lorsque arrivade Riga un bateau-grenier avec chargement à la consignation dupayeur récalcitrant.

Béjard s’adressa, pour le déchargement de cesmarchandises, à une Nation rivale de sa créancière, mais dans depareilles circonstances, les corporations font cause commune et laNation sollicitée refusa l’entreprise à moins que le négociant nes’acquittât d’abord envers leurs concurrents.

Il s’adressa à une troisième, à une quatrièmeNation, partout il se buta au même refus.

Entêté et furieux, il fit venir des dockers deFlessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversoisjetèrent plusieurs Hollandais dans les bassins et les en retirèrentà demi noyés pour les y replonger encore, si bien que tousreprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bienqu’on ne les repincerait plus à venir contrecarrer, dans leursgrèves, ces Anversois expéditifs. De fait, lorsque cesmanœuvriers aussi placides que vigoureux s’avisaientde devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins.

Béjard, en apprenant la désertion desHollandais après le traitement qui leur avait été infligé, écumaitde colère et jurait de se venger tôt ou tard de Vingerhout et deces insolentes Nations. Mais comme, entre temps, son blé menaçaitde pourrir à fond de cale, il céda aux prétentions desdébardeurs.

À quelque temps de là l’occasion se présentapour lui de rouvrir les hostilités contre cette plèbe par tropséditieuse. On venait d’inventer aux États-Unis, des« élévateurs », appareils tenant à la fois lieu de grues,d’allèges et de compteurs, dont l’adoption pour le déchargement desgrains, devait fatalement supprimer une grande partie de lamain-d’œuvre et entraîner par conséquent la ruine de nombreuxcompagnons de nations.

Aussi l’agitation fut grande parmi le peuplequand il apprit que Béjard avait préconisé, dans les conseils de laRégence, l’acquisition de semblables engins.

Le soir où en séance des magistrats municipauxla proposition de Béjard devait être mise aux voix, baes,doyens, compagnons, convoqués par Jan Vingerhout se massaient demanière à représenter une armée compacte et formidable, sur laGrand’Place, devant l’Hôtel de Ville. En costume de travail, lesmanches retroussées, leurs biceps à nu, ils attendent là,terriblement résolus, poings sur les hanches, le nez en l’air, lesyeux braqués vers les fenêtres illuminées. L’air goguenard, pipeaux dents, radieux comme s’il s’agissait d’aller à la danse, JanVingerhout circule de groupe en groupe pour donner la consigne àses hommes. Quoiqu’il n’ait pas besoin de secrétaire pour labesogne de ce soir, il s’est fait accompagner du jeune Paridaelenchanté de la petite explosion qui menace l’odieux Béjard.

– Nous allons rire, mon garçon, fait Jan en sefrottant les mains, de manière à faire craquer les os de sesphalanges.

Siska a retenu, non sans peine, son homme à lamaison.

Quelques badauds de mine suspecte, du genredes jeunes runners du Doel, s’approchent aussi des solidescompagnons, mais Jan n’entend pas s’embarrasser d’alliéscompromettants. Il les récuse sans trop les rabrouer toutefois. Lesbraves gens suffiront à la besogne.

Les policiers ont essayé de disperser lesrassemblements, mais ils n’insistaient pas devant la façon trèsdigne et très explicite dans son calme dont les accueillent lesmutins.

Une rue assez longue, le Canal au Sucre,sépare la Grand’Place de l’Escaut, mais deux centsmètres ne représentent pas une distance pour ces gaillards, et lesargousins, de futés gringalets, ne seraient pas lourds à porterjusqu’à l’eau.

 

Que vont-ils faire ? se demandent lespoliciers, alarmés par cette inertie, par l’air résolu et vaguementironique de ces débardeurs. Les musards du Coin des Paresseux nesont pas plus offensifs, en attendant le baes qui les abreuve. Àceux qui les interrogent, les travailleurs répondent par certainvade retro aussi bref, qu’énergique, intraduisible dans unautre idiome que ce terrible flamand, et auquel la façon de lefaire sonner ajoute une éloquente saveur.

Les croisées de l’aile gauche, au deuxièmeétage de l’antique Hôtel de ville, sont illuminées. Il parait qu’ondélibère encore. Le vote est imminent ; tous, ces genss’entendent comme marchands en foire.

Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilàque, sur un coup de sifflet de Vingerhout, simultanément lescompagnons se penchent, et flegmatiquement, se mettent en devoir dedéchausser les pavés, devant eux. Ils vont même vite en besogne, sivite que les alguazils s’essoufflent inutilement à vouloir les enempêcher.

Et alors, Jan Vingerhout, pour montrer comments’emmanche la partie, envoie adroitement un pavé dans une desfenêtres du Conseil. D’autres bras s’élèvent, chaque bras tient sonpavé avec la fermeté d’une catapulte. Mais à un signe deVingerhout, les hommes remettent leur charge par terre :

– Tout doux, il suffira peut-être d’un simpleavertissement.

En effet, un huissier accourt sur la place,essoufflé et avisant Vingerhout, lui dit que ces messieurs duConseil ajournent leur décision.

– Que restent-ils fagoter alors ? demandeVingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées.

Au fond, ce terrible Vingerhout est un malincompère, mais un bon compère ; il connaît les aîtres del’Hôtel de ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans unespace vide de la salle. Mais il n’avoue cela qu’à Laurent.

Les croisées rentrent dans l’ombre.Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal,penauds, entourés de leur nuée de policiers ; on a mis enréquisition la gendarmerie et la grand’garde, on a télégraphié auxcommandants des casernes, Béjard a même voulu demander des secoursà Bruxelles. Mais les Nations jugent suffisant le résultat de leurpetite manifestation, et, abandonnant leurs pavés, se dispersentlentement, comme de bons géants qu’ils sont, en se contentantd’envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout àM. Béjard, qui a cru très sérieusement qu’on allait le traitercomme le diacre Etienne.

Intimidé, le Conseil décide sagementd’enterrer la question par trop brûlante jusqu’après les électionspour le renouvellement des Chambres législatives.

Bergmans ayant pris nettement parti pour lesdébardeurs et s’étant porté candidat contre Freddy Béjard, les baesdes corporations embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurentétait entré dans une société d’exaltés de son âge, la JeuneGarde des Gueux, recrutée parmi les apprentis et les fils depetits employés.

À mesure qu’elle avançait, la périodeélectorale s’exaspérait. Les riches, maîtres des journaux, selivraient à une débauche d’affiches tirant l’œil, multicolores,énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosseslettres.

L’agitation se propageait dans les classesinférieures.

– Qu’importe ! rageait Béjard, cesmaroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même.

En effet, la plupart des« censitaires » en tenaient pour les riches. Maisceux-ci, craignant que l’impopularité de Béjard ne compromît lereste de leur liste, essayèrent d’obtenir, de l’armateur qu’ilremît sa candidature à des temps meilleurs. Il refusa net. Ilattendait depuis trop longtemps ; on lui devait ce siège pourle dédommager des longs et précieux services rendus à l’oligarchie.Ils n’insistèrent point. D’ailleurs, il les tenait. Mille secretscompromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Sesdoigts crochus de marchand d’ébène tenaient l’honneur et la fortunede ses collègues. Puis ce diable d’homme possédait le génie del’organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seulsavait mener une campagne électorale et faire manœuvrer lescohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans sonconcours, autant se déclarer vaincu d’avance.

Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôtsmultipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites àdomicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés, deleur promettre des fonds ou des clients. Aux plus défiants, on allajusqu’à remettre une moitié de billet de banque, l’autre moitiédevant leur être délivrée le soir même du scrutin, si le directeurde la Croix du Sud l’emportait.

D’autres employés de son imposanteadministration électorale, compliquée et nombreuse comme unministère, confectionnaient des billets de vote marqués, destinésaux électeurs suspects ; d’autres encore se livraient à descalculs de probabilités, à la répartition du corps électoral enbon, mauvais et douteux. Les prévisionsdonnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Ilcontinuait pourtant d’en acheter, répandant à pleines mainsl’argent de l’association, puisant même dans sa propre caisse. Pourréussir il se serait ruiné.

Ses courtiers travaillaient l’imagination descampagnards de l’arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesseet, de plus, superstitieux. Ignorant l’histoire, ces rurauxprenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petitterrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, auxveillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié commesous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds luicuisait. Pas souvent qu’il voterait pour des grille-pieds et deschauffeurs. Au village, les courtiers colportaient naturellement,sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomniesextravagantes, d’un placement difficile à la ville, mais quipassaient auprès de ces rustauds, comme articles d’évangile.

Door den Berg n’avait à opposer à ces menéesque son caractère, son talent, sa valeur personnelle, sesconvictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figureavenante ; dans la bataille à coups de journaux, d’affiches etde brochures, il avait le dessous ; en revanche, dans lesréunions publiques, autrement dites métingues, où se discutaientles mérites des candidats, il tenait le bon bout. D’ailleurs, ilfallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore ausérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy,car c’était son familier qui lui confectionnait ses discours et sesarticles.

Rien d’écœurant comme ces tartineshumanitaires, collections de lieux communs dignes des piresgazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux,mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et sidéclamatoire que les mots même semblent refuser de couvrir pluslongtemps ces mensonges et ces saletés.

L’avant-veille du scrutin, il y eut un grandmétingue aux Variétés, immense salle de danse où les paradespolitiques alternaient avec les mascarades des jours gras.

Pour la première fois depuis des années qu’ilrégalait les gobets et ses créatures de harangues doctrinairesprononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard yfut hué d’importance : on ne le laissa même pas achever.

La salle houleuse, électrisée par une copieusephilippique de Bergmans, se porta comme une terrible marée àl’assaut du bureau, sur l’estrade, en passant par-dessus la cage del’orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques letapis vert, inonda le parquet de l’eau des carafes destinées auxorateurs, fit sonner à coup de bottes la cloche du président et peus’en fallut qu’on n’écharpât les organisateurs du métingue.

Heureusement, en voyant approcher le cyclone,ces gens prudents avaient battu en retraite, patrons et candidatsréunis, et cédé la place au peuple.

Il se leva enfin, le jour des élections, unjour gris d’octobre ! Dès le matin, les tambours de la gardecivique battant l’appel des électeurs, la ville s’animait d’une vieextraordinaire qui n’était pas l’activité quotidienne,l’affairement des commis et des commerçants, le camionnage et letrafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrantsous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, decitoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin àla main, d’un pas rapide, les bureaux électoraux : bâtimentsd’écoles, foyers de théâtres et autres édifices publics.

De jeunes gandins, fils de riches, exhibaientà la boutonnière une cocarde orange, couleur du parti,réquisitionnaient les voilures de place pour charroyer lesélecteurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient del’importance, consultaient leurs listes, s’abordaient avec desraines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servirà « pointer » les électeurs. Des omnibus étaient allésprendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux,ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ébaubis,rouges, les paysans se groupaient par paroisses ; et dessoutanes noires allaient de l’un à l’autre de ces sarraux bleuspour leur faire quelque recommandation et contrôler leurs billetsde vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. Onlisait les affiches encore humides, où l’un ou l’autre descandidats dénonçait une « manœuvre de la dernière heure »de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconiqueet à l’emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par« Électeurs, on vous trompe ». Des marchands aboyaientles journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte setenait un voyou, porteur d’un écriteau engageant à voter pour l’uneou l’autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosetteorange, s’échangeaient des regards de défi ; des gensgénéralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mainstourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes… On causaitbeaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.

Cependant, chaque bureau étant pourvu d’unprésident et de deux « scrutateurs », les opérations duvote commençaient. À l’appel de leurs noms, dans l’ordrealphabétique, les votants se frayaient un passage à traversl’attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaientdevant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière latable, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant unevilaine caisse noire et cubique, pompeusement qualifiée d’urne.L’électeur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binocledu président son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de laville, et le laissait choir dans l’urne fendue comme un tronc, unetire-lire ou une boite à lettres. Il y en avait que cette simpleaction impressionnait terriblement ; ils perdaient contenance,laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs ets’obstinaient à vouloir loger leur papier dans l’encrier duscrutateur.

À la cloison, du côté de la salle d’attente,s’étalaient les listes électorales ; des myopes s’y collaientle nez et des doigts sales s’y promenaient comme sur l’horaireaffiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout decigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi desrelents d’écoliers pauvres et de cuistres mangeurs decharcuterie.

Il y avait des abstentions. Des « jeunesgardes » des deux partis, de faction à l’entrée,reconnaissaient leurs hommes et envoyaient des voitures prendre, enprévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielledes noms, la procession des votants se déroulaient, lamentables.Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Un quidamomis ou rayé se fâchait ; des homonymes se présentaient l’unpour l’autre ; on persistait à appeler des morts qu’on auraitabsolument voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader àdes vivants qu’ils n’étaient plus de ce monde.

Au sortir de l’isoloir leur expression béateet soulagée, leur air guilleret aurait donné à supposer qu’ilss’étaient isolés pour d’autres motifs.

Les opérations du vote, appel et contre-appel,duraient jusqu’à midi, puis commençait le dépouillement. On nesavait rien, mais on supputait les résultats. « Peud’abstentions ! »

Les cocardes oranges se plaignaient à la foisde l’affluence des blouses, des gens gantés et des tricornes ;en revanche, les bleus s’inquiétaient du contingent extraordinairede baes de Nations, de petits-commerçants et d’officierspatriotes.

Personne ne rentrait chez soi ; tousmangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs, et lafièvre, l’anxiété séchant les gosiers, ils s’enivraient à la foisde bière et de paroles.

On commençait à se masser, le nez en l’air,sur la Grand-Place devant le local de l’» Association »,le club de Béjard et des riches, où viendraient s’encadrer tout àl’heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier, lesrésultats des vingt-six bureaux ; et aussi au port, devantl’estaminet de la Croix Blanche, où se réunissaient les« Nationalistes », partisans de Bergmans.

Une pluie fine trempait les badauds, mais lacuriosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapirl’article du jour, les cocardes bleues ou oranges.

Il y avait de l’orage et de la menace dans lafoule nerveuse et taciturne, grossie à présent de beaucoupd’ouvriers, de petits employés, d’étudiants, ne payant pas le cens.Enragés de ne pas avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ilsnourrissaient au fond de leur cœur un violent désir de manifesterd’une autre façon leurs préférences.

Aussi, à présent, les cocardes bleuesdominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur giletde laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords desbureaux ou votaient les campagnards. Aussi, intimidés par lesregards de haine que leur jetaient les compagnons des bassins, lessarraux s’empressaient-ils, leur voix donnée selon le cœur de leurcuré, de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettredes lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts dela métropole.

Les affiliés s’entassaient dans les salonsmêmes de l’Association, où siégeaient, attendant les résultats, leschefs et les candidats du parti. La voix métallique et acerbe deBéjard dominait le bourdonnement des colloques ; Dupoissy,bénisseur et inspiré ; M. Saint-Fardier, turbulent,agressif, parlant de se débarrasser à coups de fusil de ce Bergmanset de tout ce sale peuple ; M. Dobouziez, sobre deparoles, vieilli, l’air soucieux, peu mêlé à la politique active etmaugréant à part lui, contre l’ambition coûteuse de songendre ; enfin les jeunes Saint-Fardier, bâillant à sedémantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres, lepopulaire s’amasser sur la place.

À la Croix Blanche, Door n’avait pasassez de ses mains pour presser toutes celles qui tenaient àsecouer les siennes. L’affection, l’exubérance, la sincérité de cesnatures frustes et droites le touchaient vivement.

Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, Marbol etVyvéloy ne restaient pas en place, sortaient, allaient auxinformations, couraient au bureau central où se faisait ledépouillement général.

Les premiers résultats, favorables tour à tourà Béjard et à Bergmans étaient accueillis, par des huées àl’Association, par des vivats à la Croix Blanche, ouréciproquement. Mais les manifestations de rassemblée des richestrouvaient chaque fois un écho contradictoire sur la Place. Ainsi,l’affichage aux fenêtres de l’Association, des chiffres de majoritéattribués à Béjard fit partir des applaudissements timidespromptement étouffés sous des grognements et des sifflets ; lecontraire se produisait lorsque la chance avait favorisé« notre Door ».

Quelque temps les suffrages se balancèrent. Lamajorité des censitaires de la ville se déclaraient pour le tribun.Déjà la foule, dans la rue et à la Croix Blanche, setrémoussait d’allégresse ; on se donnait l’accolade, onfélicitait Bergmans. Paridael voulait même qu’on arborât le drapeaudes gueux, orange, blanc et bleu, avec les deux mainsfraternellement enlacées, les mains amputées et écartelées surl’écusson d’Anvers. Bergmans, moins optimiste, eut de la peine àempêcher ses amis de triompher trop tôt. Il avait raison de sedéfier. Nos enthousiastes comptaient sans les campagnes. Nonseulement les bureaux ruraux comblèrent rapidement l’écart des voixentre les deux listes, mais le total de ces suffrages campagnardsgrossissant, s’enflant toujours, engloutit comme une stupide marée,submergea sous ses flots les légitimes espérances de la majoritédes citadins.

Chapitre 6TROUBLES

 

Ce fut d’abord de la consternation, ensuite dela rage, qui s’emparèrent de la population anversoise, à l’issuedéfinitive de la lutte. Les riches l’emportaient, mais avec leconcours de la corruption et de la bêtise. Les campagnards avaientopposé leur veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs,qui ne pouvaient se dissimuler l’aloi équivoque de ce triomphe,commirent la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds,intérieurement, ils payèrent d’audace, affectèrent de la jubilationet déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défisgrimaçants, l’explosion des sentiments hostiles qu’elle contenait,à grand’peine, depuis le matin. Toutefois ils n’osèrent pas semontrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement lafourmilière, la houle de têtes convulsées, pâles et blêmes dedépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres pincées,yeux qui rencognent des larmes de rage.

Cinq heures. La nuit est tombée. Les richesregagnent leurs hôtels de la ville neuve, en se glissant timidementa travers la foule qui continua de stationner sur le forum.

Tous restent là angoissés, ne sachant a quoise résoudre, les poings fermés, certains que « cela ne sepassera pas ainsi », mais ignorant comment « cela sepassera ».

En prévision des troubles, le bourgmestre aconsigné la garde civique, les postes sont doublés, la gendarmerieest sous les armes.

Bergmans traversant la place a été reconnu,acclamé, porté en triomphe. Il se dérobe comme il peut à cesovations : depuis le matin, il exhorte au calme et à larésignation tous ceux qui l’approchent : « Nous vaincronsla fois prochaine ! »

Le drapeau orange flottant au balcon del’Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiersmoments, après la nouvelle de la défaite, la consternation desvaincus a permis aux riches d’arborer impunément leur pavillon.

Tout à coup une poussée se produit. Paridaelet ses camarades de la « Jeune Garde des Gueux »,travaillant des coudes, sont parvenus jusqu’au Club.

Porté sur les épaules de Jan Vingerhout,Laurent, leste comme un singe, s’aidant des pieds et des mains,s’accrochant aux moindres saillies, parvient jusqu’au balcon,l’escalade, empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s’ysuspendre, en tirant sur l’étoffe : on entend un craquement,le bois se brise…

La foule jette un cri d’anxiété.

Le drapeau est conquis, mais le hardiconquérant s’abat dans le vide avec son trophée. Il se serait rompule cou sur le pavé si le vigilant et solide Vingerhout n’eût étélà. Notre hercule reçoit son ami dans ses bras, sans fléchir surses jarrets, comme il attraperait à la volée une balle de riz ou unsac de céréales. Puis il le dépose tranquillement à terre avec unjuron approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite sondrapeau au-dessus des têtes. D’orageuses acclamations éclatent etse prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent aucollet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne deVingerhout, le dégagent, bousculent les flics et les réduisent àl’impuissance.

Les jeunes gens prennent la tête d’une colonneimmense qui s’ébranle après trois bordées de sifflets envoyées aubalcon dégarni, en chantant à pleins poumons l’Hymne desGueux, composé par Vyvéloy, ou bien un refrain flamand,improvisé en l’honneur de leur chef.

Mais au loin, une musique entonne l’air duparti des riches. D’où peut partir ce défi ? Un frissonélectrique parcourt l’immense cortège.

Sus aux téméraires ! Et de traverser aupas gymnastique la place de Meir.

Au tournant de cette place, à l’endroit oùelle s’étrangle, en boyau, les Gueux tombent sur une bande dejeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d’un orphéon etde torches. Avec une clameur terrible, ils s’abattent sur cesprovocateurs. En un rien de temps, les torches sont arrachées desmains des porteurs, la grosse caisse trouée d’un coup de gourdin,la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé lamoindre résistance.

Et quand le gros et la queue de la colonnedébouchent à leur tour a l’endroit où vient d’avoir lieu labagarre, les fuyards sont déjà loin.

Cependant les Gueux apprennent que dans laville neuve, au boulevard Léopold, les riches, se croyant à l’abrides atteintes populaires, ont pavoisé et illuminé leursfaçades.

– Chez Béjard ! braillent lesmanifestants. Depuis la place de Meir, la manifestation revêt uncaractère sinistre. Les rangs des ouvriers, des débardeurs et despetits bourgeois se sont éclaircis, pour faire place à une traînéede gaillards sans vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l’Hymnedes gueux, mais ils hurlent des refrains incendiaires.

En route, avenue des Arts, un runnerjette un pavé à travers la porte de l’hôtel Saint-Fardier, dont lesfenêtres sont garnies de lampions. Les vitres volent en éclats. Enagitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme deslampions ; l’étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse etacclame l’incendie, ce complice inattendu.

– C’est cela. Faisons flamber lacambuse !

Mais un peloton de gendarmes, la police et unecompagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cetteplaisanterie jusqu’au bout.

Tandis qu’une partie de la colonne s’attardeet donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitentpour déboucher au boulevard Léopold par des rues latérales, presqueen face de l’hôtel Béjard.

– À bas Béjard !… À bas le marchandd’âmes ! … À bas le négrier !… À bas le tourmenteurd’enfants !…

Des explosions de cris sanguinaires affrontentla demeure de l’oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait,mais Béjard, l’étranger, l’élu des paysans s’est abstenud’illuminer.

Les volets du rez-de-chaussée sont clos et ilsemble qu’il n’y ait pas de lumière a l’intérieur.

Mais cette discrétion ne désarme pas lesmanifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maisonmaudite. Les rôdeurs et les vagabonds, composant à présent le grosdu cortège, excellent surtout dans les démolitions. Les voletsfendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces.

– À mort ! À mort ! hurlent lesémeutiers.

Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout,Paridael s’interpose et veut les empêcher de se jeter dans lamaison, car subitement toute sa pensée est retournée à la femme del’impopulaire armateur, à sa cousine Gina. Qu’on écharpe et qu’onpende Béjard, il ne s’en soucie guère, qu’on ne laisse plus pierresur pierre de la maison, et il s’associera volontiers auxdémolisseurs, mais il donnerait jusqu’à sa dernière goutte de sangpour épargner une frayeur et une émotion àMme Béjard !

Ah ! misérable, comment n’a-t-il pasprévu plus tôt ce danger !

Il appelle Vingerhout à l’aide. Mais ils sontdébordés. Impossible d’endiguer la masse des furieux. Il n’y a plusqu’à les suivre, ou mieux à les précéder dans la maison, afin deporter secours à la jeune femme. Laurent saute par une croisée dansle selon. Déjà une nuée de forcenés s’y démènent comme desépileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent lesrideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins,arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent lesdébris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombesous la main.

Laurent les a devancés dans la piècevoisine ; elle est obscure et déserte. Il pénètre dans untroisième salon : personne ; dans la salle àmanger : personne encore ; il fouille l’orangerie, laserre, sans rencontrer âme qui vive.

Cependant les autres le suivent. Fatigués detout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard !Laurent se lance dans le vestibule, avise l’escalier, le montequatre à quatre.

Il atteint le palier du premier étage, pénètredans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecteune autre pièce. Personne. Il appelle : « Gina !Gina ! » Pas l’ombre de Gina. Il continue sesperquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards et lesarmoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n’est pas dansles mansardes, elle n’est pas dans le grenier. En descendant,désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui réclament Béjard. Pourun peu ils accuseraient Paridael d’avoir fait échapper son ennemi.Heureusement Vingerhout survient à temps pour l’arracher de leursmains.

Cependant, au dehors le tumulte augmente,Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus desuccès.

Enfin, il se résout à quitter cette maisondéserte. Dans la rue, où des centaines de badauds, mêlés auxémeutiers, assistent avec une curiosité béate au sac de cettedemeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard queleurs maîtres dînent chez Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré,il s’éloigne du théâtre de la saturnale, lorsque des battuesfurieuses résonnent dans le lointain.

– La garde civique à cheval ! Sauve quipeut !

Pillards et destructeurs interrompent leurbesogne.

Le demi-escadron approche au galop. Arrivé àune centaine de mètres de la cohue, le capitaine, Van Frans, lebanquier, ami de la famille Dobouziez, commande halte.

Tous riches et fils de riches, cavaliers deparade, montés sur des bêtes de race, fiers de leur bel uniformevert sombre, de leur tunique à boutons d’argent et à brandebourgsnoirs, de leur pantalon à bande amaranthe, de leur talpakd’astrakan à chausse rouge et à gland d’argent. Leurs montures ontdes chabraques assorties à l’uniforme, aux coins desquelles sontbrodés des clairons d’argent, et le manteau d’ordonnance enroulésur le devant de la selle.

Pâles, l’air ému, les yeux brillants, ils fontcaracoler et piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, lesmutins s’enhardissent et leur lancent des moqueries : soldatsde carton ! polichinelles ! cavaliers desdimanches ! Laurent reconnaît Athanase et GastonSaint-Fardier, et entend le premier, qui pousse son cheval enavant, dire à Van Frans : « Chargerons-nous bientôt cesvoyous, commandant ? » En passant avenue des Arts, lesdeux frères ont aperçu les dégâts causés à la maison paternelle, etils brûlent d’impatience de venger cet affront.

Jusqu’à présent, le service de cet escadrond’honneur avait été une récréation, un simple sport, un prétexte àpromenades et à excursions, à parties de campagne. Ce n’était pasde leur faute, à ces jolis dilettanti de l’uniforme, si cettegueusaille les obligeait de se prendre au tragique.

– Sabre… clair !… commande Van Fransd’une voix un peu émue. Et les lames vierges, tirées du fourreauavec un bruissement métallique, mettent une flamme livide au pointganté de chaque cavalier.

Il n’en faut pas plus pour que la paniquegagne la bande des émeutiers. La masse fonce en avant et se jette,à droite et à gauche, dans les rues latérales. Les plus hardiscourent se garer sur le trottoir d’en face ou entre les arbres del’avenue.

– Chargez ! commande alors seulement VanFrans… En avant !

Et l’escadron part au grandissime galop ;étriers et fourreaux s’entrechoquent, le pavé s’incendie comme uneenclume.

Après avoir dépassé les rassemblements etfeint de donner la chasse aux fuyards, les cavaliers font halte,demi-tour et chargent une seconde fois dans la directionopposée.

La police achevait de disperser les derniersrassemblements et, en nombre à présent, opérait des arrestations,pinçait les meneurs.

Pourchassés de ce côté, les plus acharnés serésignaient à aller manifester ailleurs.

En tournant le coin d’une rue, Laurent setrouva nez à nez avec Régina. La nouvelle des émeutes venait desurprendre les Béjard à table, et tandis que le mari se rendait àl’Hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Gina, malgré lesefforts pour la retenir, était sortie seule, curieuse de constaterl’impopularité de l’élu.

Laurent la prit par le bras : – Venez,Régina… Vous ne pouvez rentrer chez vous ; votre hôtel est uneruine, la rue même est mauvaise pour vous… Retournez plutôt chezvotre père…

Elle vit qu’il portait à la casquette lescouleurs des partisans de Bergmans :

– Vous faites cause commune avec eux ;vous étiez de la petite expédition chez moi… Vrai, Laurent, il nevous manquait plus que cela… C’est du propre !

– Ce n’est pas le moment de récriminer et deme dire des choses désagréables ! fit Paridael avec un aplombqu’il n’avait jamais eu de la vie en lui parlant.Venez-vous ?

Frappée par son air de résolution, matée, ellese laissa entraîner et prit même son bras… Il la fit monter dans lapremière voiture qu’ils rencontrèrent, jeta au cocher l’adresse deM. Dobouziez et s’assit en face d’elle, sans qu’elle eûtrisqué une observation.

– Excusez-moi, dit-il. Je ne vous quitteraique lorsque je vous saurai en lieu sûr.

Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plusles dents.

Les genoux de Laurent frôlaient ceux de lajeune femme ; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retiraitavec des soubresauts effarouchés et se rencognait dans le fond dela voiture ou affectait de regarder par la portière. Laurentretenait sa respiration pour mieux écouter la sienne ; ilaurait voulu que ce trajet durât toujours… Tous deux songeaient àla dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés. Elle gagnaitpeur : lui se sentait redevenir l’amoureux d’autrefois.

Ils croisaient des runners ivres,brandissant des gourdins au bout desquels étaient attachés deslambeaux d’étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtelsdévastés. À chaque réverbère, Laurent avait la rapide vision de lajeune femme. L’alarme qu’il causait à sa cousine le chagrinaitatrocement. Il lui serait donc toujours un sujet d’aversion etd’épouvante ! Arrivé à la fabrique, il descendit le premier etlui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit,par politesse : «Vous n’entrez pas ? »

– Vous savez bien que votre père a juré de neplus me recevoir…

– C’est vrai. Je n’y pensais plus… Au fait, jevous dois des remerciements, n’est-ce pas ? M. Béjardcompte des ennemis chevaleresques…

– De grâce, ne raillons pas, cousine… Si voussaviez combien vos sarcasmes sont injustes ?… Croyez plutôt àmon inaltérable dévouement et à ma profonde… admiration pourvous.

– Vous parlez comme une fin de lettre !fit-elle, avec une tendance à reprendre son ancien ton persifleur,mais cette pointe manquait de belle humeur et de sincérité.« C’est égal… Encore une fois, merci. » Et elle entradans la maison.

 

Chapitre 7GENDRE ET BEAU-PÈRE

 

M. Freddy Béjard, nouveau député, donne àses amis politiques le grand dîner retardé par le sac de son hôtelet l’effervescence populaire.

L’émeute n’a pas duré. Dès le lendemain, lesbons bourgeois, que le tumulte de la nuit empêchait de dormir etfaisait trembler dans leurs lits, prenaient comme but de promenadeles principales maisons ravagées par la populace. Comme les richesne manquent pas d’imputer ces actes de sauvagerie à Bergmans,malgré les protestations et les désaveux énergiques de celui-ci,M. Freddy Béjard bénéficie de l’indignation des gens rassis ettimorés.

Les gazettes persécutées par M. Dupoissypublient durant des semaines des considérations de « l’ordrele plus élevé », sur « l’hydre de la guerre civile »et le « spectre de l’anarchie », si bien que nombre debons Anversois, détestant Béjard et les étrangers et portés pourBergmans, craindraient, en continuant d’appuyer celui-ci, deprovoquer de nouveaux désordres.

Comme il incombait à la ville de dédommagerles victimes des démagogues, M. Béjard n’a rien perdu non plusde ce côté-là, et en a profité pour grossir l’évaluation desdégâts.

De sorte que c’est dans un hôtel repeint etmeublé à neuf, plus cossu que jamais, où rien ne porte trace de lavisite des runners, que M. le député traite ses féauxet amis ; ses collègues du « banc » d’Anvers auParlement, ses égaux, les riches : Dobouziez, Vanderling,Saint-Fardier père, les deux jeunes couples Saint-Fardier, VanFrans et autres Van, les Peeters, les Willems, les Janssens, sansoublier l’indispensable Dupoissy.

La belle Mme Béjard préside à cedîner : plus en beauté que jamais. On l’accable de complimentset de félicitations et Dupoissy ne peut lever son verre sanss’incliner galamment du côté de Mme la représentante.

À la vérité, Mme Béjard est profondémentmalheureuse.

Ce mari, qu’elle n’a jamais aimé, elle ledéteste et le méprise à présent. Il y a longtemps que leur ménageest devenu un enfer : mais par fierté, devant le monde, ellese fait violence et parvient à « représenter » de manièreà tromper les malveillants et les indiscrets.

Elle sait que son mari entretient une Anglaisedu corps de ballet ; une grande fille commune et triviale, quijure comme un caporal-instructeur, fume des cigarettes à s’enbrûler le bout des doigts et boit le gin au litre.

Honnête et droite, orgueilleuse, mais d’uncaractère répugnant aux actions malpropres, Gina a dû subir lesconfidences cyniques de cet homme. Les infamies de la vie privée oupublique des gens de son monde lui ont été révélées par cetambitieux. Et, d’un coup, elle a vu clair dans cette société sibrillante au dehors ; et elle a compris l’intransigeance deBergmans, elle l’en a aimé davantage allant jusqu’à épouser au fonddu cœur, elle, la fière Gina, la cause de ce révolutionnaire, de ceroi des poissardes, comme l’appelle le député Béjard.

Et pendant les troubles, lorsqu’elle rencontraLaurent Paridael, si elle s’était montrée distante et railleusec’était par habitude, par une sorte de pudeur, par une dernièrefausse honte qui l’empêchait de paraître convertie à des sentimentsde générosité qu’elle avait méprisés et blâmés chez lui.

En réalité, lors de l’élection, elle forma desvœux ardents pour Bergmans et maudit le succès de son mari. À telleenseigne que le sac de leur maison avait même répondu ce soir defurie populaire à son état d’énervement, de dépit et de déconvenue.C’est qu’elle appartient, à présent, à Bergmans, qu’elle est siennede pensées et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais sonépouse elle tiendra jusqu’à la mort ces sentiments renfermés auplus profond de son cœur. Elle ne vit plus que pour son fils, unenfant d’un an qui lui ressemble ; et pour son père, à elle,le seul riche qu’elle aime et qu’elle estime encore. Les petitestentatrices, Angèle et Cora, continuent de perdre leur peines envoulant lui inculquer leur philosophie spéciale.

Prendre la vie comme une perpétuelle partie deplaisir, ne se forger aucune chimère, s’attacher modérément defaçon à se détacher facilement, profiler de la jeunesse et dusourire des occasions ; fermer les yeux aux choses tristes oumaussades, à la bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes,décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantesvivaces aux souffles conquérants de l’été ; piailler,caqueter, agacer leurs voisins et se lancer, par moments, d’un côtéà l’autre de la table, des regards de connivence. Bien naïve leuramie Gina d’héberger des diables bleus et des papillonsnoirs !

Mme Béjard, souffrant d’une migraineatroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n’enfinit pas.

Combien elle voudrait relever les vileniesdont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissyen tête, saupoudrent la renommée de Bergmans.

– Oh ! très drôle, très fin… Avez-vousentendu ?

Et le Sedanais s’empresse de répéter, à motsdiscrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n’y applaudit pas,du moins lui faut-il approuver du sourire, d’une flexion detête.

Béjard s’essaie à son rôle nouveau. Ildisserte et papote à l’envi avec ses collègues, jargonne comme eux,rapports, enquêtes, commissions, budgets.

M. Dobouziez parle encore moins qued’habitude. Savoir sa fille malheureuse, l’a vieilli, et elle abeau faire bonne figure et affecter du contentement, il l’aime troppour ne pas deviner ce qu’elle lui cache. Veuf depuis un an, sescheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrementqu’autrefois, et son chef autoritaire s’incline. Il faut croire quequelques-uns de ses problèmes sont restés sans solution ou quel’algébriste a trouvé des résultats incompatibles ?

Au dessert, on prie Mme la représentantede chanter. Régina a encore sa belle voix, cette voix puissante etsouple de la soirée d’Hémixem, mais enrichie aussi de cetteexpression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu’arevêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n’est plus lavalse capricante de Roméo qu’elle gazouille aujourd’hui,c’est une mélodie large et passionnée de Schubert,l’Adieu.

Assis dans un coin, à l’écart,M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu’unemain se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, àmi-voix :

– Passons un moment dans mon cabinet,beau-père, j’ai un mot à vous dire…

L’industriel, un peu désappointé d’êtrearraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suitson gendre, frappé par l’étrange intonation de la voix dudéputé.

Installés l’un en face de l’autre devant lebureau, Béjard ouvre un tiroir, furette dans un casier, tend àDobouziez une liasse de papiers.

– Veuillez prendre connaissance de ceslettres !

Il se renverse dans son fauteuil, ses doigtstambourinent les coussinets de cuir, tandis que ses yeux suiventsur la physionomie de Dobouziez les impressions de la lecture.

Le visage de l’industriel se décompose ;il pâlit, sa bouche se plisse convulsivement, tout à coup ils’interrompt.

– Me direz-vous ce que cela signifie ?fait-il en regardant son gendre avec plus d’angoisse que decourroux.

– Tout simplement que je suis ruiné et qu’onproclamera ma faillite avant un mois, avant quinze jours peut-être,à moins que vous ne veniez à mon aide…

– À votre aide ! » Et Dobouziez secabre. « Mais malheureux, je me suis déjà enfoncé, pour vous,dans des difficultés dont je ne sais comment sortir !… Et ence moment même le désastre qui vous frappe m’englobe… Vous êtesfou, ou bien impudent, de compter encore sur moi ! »

– Il faudra pourtant que vous vous exécutiez,monsieur… Ou bien préfèreriez-vous passer pour le beau-père d’unhomme insolvable, d’un failli ? … Mais vous n’avez pas fini delire ces lettres… Je vous en prie, continuez… Vous verrez que lachose mérite tout au moins réflexion… Avouez que ce n’est pas de mafaute. La débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque sisolide ! Qui pouvait prévoir cela ? … Ces mines decuivre, de Sgreveness, dont les actions viennent de tomber à vingt,au-dessous du pair, ce n’est pas moi pourtant qui vous les aivantées. Soyez de bonne foi et rappelez-vous votre confiance en cepetit ingénieur, votre camarade du génie, qui vint vous proposerl’affaire…

– Taisez-vous, interrompt Dobouziez… Ah,taisez-vous ! Ces spéculations effrénées sur les cafés, quiont englouti, en moins de quatre jours, la totalité de la dot devotre femme ! Dites, est-ce moi aussi qui vous les aiconseillées ? Et ce jeu sur les fonds publics, auquel vousemployez votre Dupoissy ? Croyez-vous les gens qui fréquententla Bourse assez bêtes pour supposer un seul instant que les centmille et les deux cent mille francs de différences payés par cemérinos, qui n’a jamais possédé de laine pour son compte, que celleque porte sa tête cafarde, soient sortis de ses proprescoffres ? Et pour comble voilà que ce pied-plat qui lèchel’empreinte de vos talons est tout doucement en train de vouslâcher. Il faudrait entendre comme il vous traite en votreabsence ! Vous dégoûtez jusqu’à ce paltoquet. En Bourse il nese gène pas pour dire haut ce qu’il pense de votre nouvelle…industrie, celte agence d’émigration qui pourrait bien vous valoirdes démêlés avec la justice. Fi donc !

– Monsieur ! fit Béjard en sursautant,Dupoissy est un calomniateur que je ferai traîner enprison !

Mais sans prendre garde à l’interruption,Dobouziez continuait :

– Quelle dégringolade ! Tomber jusqu’àdevenir trafiquant en chair blanche. Vraiment, c’est à croire auxfables qu’on raconte sur vous. D’abord la traite des noirs, ensuitecelle des blancs : c’est dans l’ordre ! Parole d’honneur,je ne sais qui préférer d’un négrier ou d’un agent d’émigration.Vous n’avez pas même eu la pudeur de donner un autre nom à laGina, le navire qui emporte aujourd’hui tous cesmisérables à Buenos-Ayres ! Et votre politique, est-ce moipeut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d’or et lesbillets de banque à l’aide desquels vous vous êtes fait éliredéputé… Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quellesincérité…

Et terrible, retrouvant son beau port de têted’autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à laface de son gendre cette hottée de griefs…

– Et comme si cela ne suffisait pas,reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avecune légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant,vous rendez Gina malheureuse ; vous ne la sacrifiez passeulement à vos ambitions politiques, mais vous avez desmaîtresses…, il vous faut entretenir des actrices… Sous prétexteque cela pose un homme, ça ! Ce n’est pas tout. Les lupanarsdu Riet-Dyck n’ont pas de client plus assidu et plus prodigue quele député Béjard ! Ah, tenez, si je m’écoutais, dès ce soir,je reprendrais Gina chez moi avec son enfant, et je vous laisseraisgrimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fortvide et votre crédit épuisé…

– Votre fille ! Parlons-en de votrefille ! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement sesfavoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et lesfantaisies de Madame ? Fichtre ! il m’a bien fallurecourir aux spéculations et à des industries lucratives, pourfaire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices d’armateur n’yauraient pas suffi… Mais, c’était à prévoir, après la jolieéducation que vous lui avez donnée !…

– Que ne me la laissiez-vous, alors ? fitDobouziez. Si j’étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise,rayonnante, entourée d’objets coûteux et à son goût ? Ah, sije n’avais eu à solder que ses frais de toilette, qu’à la pourvoirde distractions, de bijoux, de bibelots, je ne serais pas aussibas, entendez-vous, monsieur, que depuis qu’il m’a fallu intervenirdans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signaturevos sottes et extravagantes entreprises. Vrai, ne me parlez pas dece qu’elle m’a coûté ; des gaspilleurs et des faiseurs devotre espèce ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ilsm’enlèveraient jusqu’à l’honneur…

Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans unfauteuil.

Béjard avait écouté presque tout le temps, ense promenant de long en large, et en opposant une sorte desifflement aux vérités les plus cinglantes.

Au-dessus, dans les salons, la voix deMme Béjard continuait de résonner, profonde et mélancolique.Et cette voix remuait l’industriel jusqu’au plus profond desentrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et saprudence de négociant de s’être mépris à ce point sur la vertucommerciale de son gendre, il s’en voulait surtout d’avoir exposéle repos, la fortune et l’honneur de sa fille aux risques et auxaccidents de pareille association.

Dobouziez avait songé au divorce, mais il yavait l’enfant, et la mère craignait d’en être séparée. Eninvoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricantn’exagérait pas. À des années de prospérité, succédaient un marasmeet une accalmie prolongée. Depuis longtemps, l’usine fabriquait àperte ; elle n’occupait plus que la moitié de son personneld’autrefois… Dobouziez s’était saigné à blanc, dix fois, pourremettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiementsde la maison américaine notifiée à Béjard, l’atteignait aussi.Comment ferait-il face à cette nouvelle complication ? Il nepourrait se tirer d’affaire lui-même qu’en hypothéquant la fabriqueet ses propriétés.

Mais pouvait-il laisser mettre en faillite lemari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul ?

Béjard l’attendait à ce silence. Il l’avaitlaissé se débattre et expectorer sa bile, il lisait sur le visagecontracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui.Lorsqu’il jugea le moment venu de reprendre le débat, il recourut àson ton doucereux de juif qui ruse :

– Trêve de récriminations, beau-père, dit-il.Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ouprétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation.Parlons peu, parlons bien. Rien n’est désespéré, que diable !Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-mêmedans le bourbier où je me sens enfoncer. J’ai calculé sur cettefeuille – et vous pourrez l’emporter pour vérifier, à loisir, àtête plus reposée, l’exactitude de mes chiffres – que ma dette etmes obligations s’élèvent à deux millions de francs… De grâce, plusde secousses électriques, n’est-ce pas ?… Que j’achève aumoins de vous exposer la situation… J’ai de quoi, en caisse, faireface aux quatre premières échéances, représentant près de huit centmille francs. Cela nous mène jusqu’au premier du mois prochain…

– Et alors ?

– Alors je compte sur vous…

– Vous comptez sérieusement que je vousprocure plus d’un million ?

– On ne peut plus sérieusement.

Le même mortel et crispant silence, pendantque Gina chantait là-haut, en s’accompagnant, les nobles mélodiesdes classiques allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains,l’étreint comme s’il voulait en exprimer la cervelle, puis il lelâche brusquement, se lève, ferme les poings, et sans s’ouvrirautrement auprès de Béjard d’une résolution extrême qu’il vient deprendre, il lui dit :

– Laissez-moi quinze jours pour aviser… et nevous empêtrez pas davantage d’ici là…

L’autre comprend que le beau-père le sauve, etmarche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules degratitude…

Mais Dobouziez se recule, porte vivement lesmains derrière le dos :

– Inutile !… Si vous êtes réellementcapable de quelque reconnaissance, c’est à Gina et à l’enfant quevous la devrez… S’ils n’étaient pas en cause !…

Et il n’achève pas ; Béjard ne manquantpas d’entendement n’insiste plus.

Tous deux remontent dans les salons etfeignent de poursuivre une conversation indifférente.

M. Dobouziez va se retirer. Ginal’accompagne dans le vestibule et l’aide à endosser sa pelisse,puis, elle lui tend le front. Dobouziez y appuie longuement leslèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueilet tendresse :

– Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurerencore avec moi ?

– Tu le demandes !

– Eh bien, si tu te montres bien raisonnable,surtout si tu reprends un peu de ta gaieté d’autrefois, jem’arrangerai pour venir m’installer chez toi… Mais garde-moi lesecret de ce dessein. Bonsoir, petite…

Chapitre 8DAELMANS-DEYNZE

 

À rentrée d’une des rues riveraines duMarché-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par despatriciens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et desmagasins de négociants, théâtre d’un va-et-vient continuel de rucheprospère, – court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré,effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour subsisterdurant de longues périodes encore.

Au milieu, une grande porte charretières’ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par desconstructions remontant à l’époque des archiducs Albert etIsabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et desrestaurations en rapport avec leurs destinées modernes.

Un des solides vantaux noirs étale une largeplaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on liten gros caractères : J.-B. Daelmans-Deynze et Gie.Le graveur voulait ajouter : denrées coloniales. Mais a quoibon ? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux fontquatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seulsDaelmans Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père enfils, en remontant jusqu’à la domination autrichienne, peut-êtrejusqu’aux splendeurs de la Hanse.

Si l’on s’engage sous la porte, profonde commeun tunnel de fortifications, et qu’on débouche dans la cour, onavise d’abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge deteint, monté sur de petites jambes minces et torses, arc-boutéesplus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C’estPietje le portier. Pietje de kromme – le cagneux – commel’appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de lamaison, sans que Pietje s’en offusque. Aussitôt qu’il vous auraaperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, sivous, demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira,suivant l’heure de la journée : « Au fond, dans lamaison, s’il vous plaît, monsieur », ou bien : « àdroite, sur son bureau, pour vous servir… »

La cour, pavée de solides pierres bleues,s’encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, defutailles, de dames-jeanne, d’outres et de paniers de toutescouleurs et dimensions.

Mais Pietje, jouissant de votre surprisecandide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu’un dépôtinfime, un stock d’échantillons.

C’est à l’entrepôt Saint-Félix, ou dans lesdocks, aux Vieux-Bassins, que vous en verriez des marchandisesimportées ou exportées par Daelmans-Deynze !

De lourds chariots, attelés de ces énormeschevaux de « Nations » aux croupes rondes et luisantes,attendent, dans la rue, qu’on les charge ou qu’on les allège.M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près,l’œil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes,aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres devoiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme unécureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate lacondition en poussant des cris et des interpellations, gourmandantses aides, pressant les charretiers dans une langue aussiinintelligible que du sanscrit pour qui n’est pas initié auxmystères des denrées coloniales.

Les débardeurs, de grands diables, tailléscomme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nusoù les muscles s’enroulent comme les fibres d’un câble, rouges,empressés, soulèvent, avec un « han ! » d’entrain,les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, nesemblent plus supporter qu’un faix de plumes. Le charretier enblouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre ronddéformé et déteint par les pluies, son court fouet à large cordesous le bras, écoute respectueusement les observations deM. Van Liere.

– Minus, dérangez-vous un peu ! Laissezpasser monsieur, dit ce potentat avec un sourire de condescendance,en comprenant, d’un coup d’œil, l’embarras de votre situation alorsque vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cettegymnastique finira.

Un des colosses déplace, comme d’un revers desa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un« Merci » de naufragé recueilli, vous poussez, enfin,dans l’angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, uneporte vitrée sur laquelle se lit le mot : Bureaux.

Mais vous n’entrez encore que dansl’antichambre.

Une nouvelle poussée. Courage ! La portecapitonnée de cuir à l’intérieur glisse sans bruit. Vingt plumesinfatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlentla soie des copies de lettres ; vingt pupitres adossés, deux àdeux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureauéclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres ; vingtcommis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches enlustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pass’être aperçus de votre intrusion. Vous toussez, n’osant recourir àune interpellation directe… – Artie étrangère ?M’sieur ?… – Correspondance ? Caisse ?… L’articlecorinthes… Dattes… Pruneaux… Huile d’olive ?… vous demandentmachinalement, sans même vous dévisager, les ministres de cesdépartements divers, jusqu’à épuisement de la liste. – Non !dites-vous au moins imposant de ce personnel… un jeune homme àl’air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtespour son long corps, ses bras en steeple-chase continuelavec la manche de sa veste battant de la longueur d’une main, d’unpoignet, d’une partie d’avant-bras, l’étoffe poussive. – Non !dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans… –Daelmans-Deynze ! rectifie le jeune homme effaré…M. Daelmans-Deynze… la porte du fond devant vous… Permettezque je vous précède… Il peut être occupé… Votre nom,monsieur ?…

Enfin, la dernière formalité étant remplie,vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsidire en revue, et de profil, les vingt commis gros ou maigres,chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ounoirs, variant de soixante à dix-huit-ans – l’âge du jeune hommeeffaré – mais tous également préoccupés, tous profondémentdédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simpleobservateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieud’activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercureaux pieds ailés.

Et c’est à peine si M. Lynen, le vieuxcaissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d’or,et si M. Bietermans, son second en importance, lecorrespondant pour les langues étrangères, a campé pour vouslorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au buscdiplomatique.

Mais ces comparses comptent-ils encore lorsquevous êtes en face du chef suprême de la « firme » ?– Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux,cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur sesépaules une des maisons-mères d’Anvers. Il vous a dévisagé de sesyeux bleuâtres, gris et clairs ; cela sans impertinence ;d’un seul regard il vous jauge aussi rapidement son homme qu’ilcombinera une affaire en Bourse ; il a non seulement lecompas, mais la sonde dans l’œil ; il devinera de quel boisvous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussiinfaillible que la pierre de touche, si c’est de l’or pur ou dudoublé que porte votre mine.

Un terrible homme pour les consciencesvéreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze ! Maisun ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre queDaelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c’estavec empressement ; qu’il vous a tendu sa large main et qu’ila serré la vôtre.

La plume derrière l’oreille, la bouchesouriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute,scandant vos phrases de politesse de « très bien ! »obligeants, en homme sachant qu’on s’intéresse à ce qui leconcerne. Sa santé ? Vous vous informez de sa santé.Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans !Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de latête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais nedésertent pas ce noble crâne ; ils lui feront plus tard uneauréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visagesympathique. Les longs favoris, bruns, que sa main tortillemachinalement, s’entremêlent ; aussi de fils blancs, mais ilsont grand air, tels qu’ils sont. Et ce front, y découvre-t-on lamoindre ride ; et ce teint rose, n’est-il pas le teint parexcellence, le teint de l’homme sans fiel, au tempérament bienéquilibré, aussi foin de la phtisie que de l’apoplexie ?… Ilne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en orest suspendu à un cordon. Simple coquetterie ! il lui rendaussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sachaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap trèsnoir et le linge très blanc, voilà son seul luxe en matière detoilette. Grand, large d’épaules, il se tient droit comme un I, ouplutôt, comme nous l’avons dit, un pilier, un pilier sur lequelreposent les intérêts d’une des plus anciennes maisonsd’Anvers.

Digne Daelmans-Deynze ! À la rue, ce sontdes coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui serendent en classe, jusqu’aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirentla casquette. Et jusqu’au vieux et hautain baron Van der Dorpen,son voisin, qui le salue, souvent le premier, d’un amical« Bonjour, monsieur Daelmans »… C’est que son écusson demarchand n’a jamais été entaché. Réclamez-vous de cetteconnaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grandeville d’affaires, depuis la Tête de Grue jusqu’à Austruweel.

Dans les cas litigieux, c’est lui que lesparties consultent de préférence avant de se rendre chez l’avocat.Combien de fois son arbitrage n’a-t-il pas détourné des procèsruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillitesdésastreuses. Vous vous informez de sa femme ?… Elle se portetrès bien, grâce a Dieu, Mme Daelmans… Je vous conduiraiauprès d’elle… Vous déjeunerez avec nous, n’est-ce pas ?… Enattendant, nous prendrons un verre de Sherry.

Il vous met sa large main sur l’épaule ensigne de possession ; vous êtes son homme, quoi que vousfassiez. On ne refuse pas, d’ailleurs, une si cordiale invitation.Il pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison parla petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donnerà MM. Bietermans et Lynen. – Une lettre de notre correspondantde Londres ? dit Bietermans en se levant. Ah ! DeMordnunt-Hackey… Très bien… Très bien… ! L’affaire dessucres, sans doute… Écrivez-lui, je vous prie, que nous maintenonsnos conditions… Messieurs, je vous salue… Qui fait la Bourseaujourd’hui ? Vous, Torfs ? N’oubliez pas alors de voirM. Berwoets… Excusez-moi, mon ami… Là, je suis à vous…

Ô l’aimable homme queDaelmans-Deynze !

Ces ordres étaient donnés sur un ton paternelqui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peupled’employés.

Une remarque à faire, et ce n’était pas là unedes moindres causes de la popularité de Daelmans à Anvers, c’estque la firme n’occupait que des commis et des ouvriers flamands etsurtout anversois, alors que la plupart des grosses maisonsaccordaient, au contraire, la préférence aux Allemands.

Le digne sinjoor ne voulait même pasaccepter les étrangers comme volontaires, il ne reculait pas devantune augmentation de frais pour donner du pain aux « garsd’Anvers », aux jongens van Antwerpen, comme ildisait, heureux d’en être, de ces gars d’Anvers.

Les autres négociants trouvaient originalecette façon d’agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait lesépaules et disait à ses compatriotes résidant à Anvers :« Ce ger Taelman vé té la boézie ! », mais le digneFlamand « faisait bien et laissait dire », et les Tilbakparlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire duMarché-aux-Chevaux, et Vincent faisait miroiter aux yeux de sonpetit Pierket, bon écolier, cette perspective : « Toi, tuentreras un jour chez Daelmans-Deynze. »

Il vous a entraîné au fond de la cour dans lamaison dont la façade antique est tapissée d’un lierre pour lemoins contemporain de la bâtisse. À gauche, en face du bureau, sontles écuries et la remise. On gravit quatre marches, on pousse lagrande porte vitrée précédée d’une marquise.

– Joséphine ! voici un ressuscité…

Et une bonne tape dans le dos, de la main devotre hôte, vous met en présence de Mme Daelmans.

Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage aucrochet, jette une exclamation de surprise et s’extasie surl’heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite.

Si le mari a bonne mine et l’abordsympathique, que dire de sa « dame » ? Le type parexcellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette etdiligente.

Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Desbandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui,où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvresmaternelles. Les joues sont fournies et colorées comme la chaird’une pomme mûrissante.

Elle est petite, la bonne dame, et se plaintde devenir trop épaisse. Cependant, ce n’est pas la paresse qui estcause de cette corpulence. Levée dès l’aube, elle est toujours surpied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutesles opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu’elle ne dit pas,c’est qu’elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien nemarche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dansl’art de bouillir le pot au feu, et au domestique dans celuid’épousseter les meubles. Elle court de l’étage au rez-de-chaussée.À peine a-t-elle l’envie de s’asseoir et mis la main sur le journalou le : tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur lesort du ragoût qui mijote dans la casserole, ou de la provision depoires du cellier : Lise aura fait trop grand feu et Piernégligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d’uncôté. Avec cela pas d’humeur ; la bonne dame est vigilantesans être tatillonne. Elle fera largement l’aumône aux pauvres dela paroisse, mais ne tolérera pas qu’on perde un morceau de pain,petit comme le doigt.

Aussi comme elle est tenue, la vieille maisonde Daelmans-Deynze ! Dans la grande chambre où l’on vous aintroduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernièreheure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles undécorateur à la mode vient de donner un coup de pinceau hâtif. Non,c’est l’intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant lesmaîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d’un jour achetéspar un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solidescanapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis develours pistache. On en renouvelle les coussins avec, un soinjaloux ; on polit consciencieusement le bois séculaire ;on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison : onne les remplacera jamais.

La dorure des glaces, des cadres et du lustrea perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et lescouleurs de l’épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil,mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et enpoésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or, et le tapislaineux a dépouillé ses couleurs criardes ; ses bouquetséclatants ont pris lès tons harmonieux et apaisés d’un feuillage deseptembre. Il y a bien des années que ces grands vases d’albâtreoccupent les quatre encoignures de la vaste pièce ; que cecuir de Cordoue revêt les parois ; que la table ronde enpalissandre trône au milieu de la salle, que la pendule à sujet, autimbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabresde bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air ;ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, œuvre ducrochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur cescoussins de velours sombre des plis sévères et charmants de napped’autel.

C’est devant ce Daelmans-Deynze que GuillaumeDobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chezM. Freddy Béjard.

Ces deux hommes, camarades de collège,s’estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a desannées ; et c’est le luxe trop ostensible, le train de maisontapageur et surtout les relations remuantes et cosmopolites del’industriel qui ont éloigné M. Daelmans d’un confrère dont ilapprécie les connaissances solides, l’application et la probité.Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d’uneassociation commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dansla fabrique. Mais c’était à l’époque de la pleine prospérité decette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaireprincipal. Aujourd’hui il vient proposer humblement au négociant dereprendre ses actions.

Daelmans-Deynze sait depuis longtemps quel’usine périclite, il n’ignore pas moins les sacrifices auxquels serésigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide àBéjard ; il pourrait manifester à son interlocuteur un certainétonnement devant une pareille proposition, et ravaler l’objetoffert afin de l’obtenir à des conditions léonines ; maisDaelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Aufond, il ne nourrit pas grande envie de s’embarrasser d’une affairenouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné,dès les premiers mots de l’entretien, voire par la démarche même àlaquelle s’est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans desdifficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus enplus restreinte de commerçants qui s’entraident. Non, admirez letact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de lareprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l’aise, il ne feintaucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion quioffenserait si cruellement un homme de la trempe dufabricant ; il ne lui insinue même pas que s’il consent aracheter la fabrique, de la main à la main, c’est uniquement pourobliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas unreproche, aucun air de supériorité !

Oh ! le brave Daelmans-Deynze ! Etces bons sentiments ne l’empêchent pas d’examiner et de discuterlonguement l’affaire. Il entend concilier son intérêt et sagénérosité ; il veut bien obliger un ami, mais à condition dene pas s’obérer soi-même. Quoi de plus équitable ? C’est à lafois strictement commercial et largement humain. Cependant ils vontconclure.

Reste un point que ni l’un ni l’autre n’osentaborder. Il faut bien s’en expliquer cependant ; tous deuxl’ont au cœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans sidélicat ! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit,le taureau par les cornes :

– Et, sans indiscrétion, monsieur Dobouziez,que comptez-vous faire à présent ?

L’autre hésite à répondre. Il n’ose pasexprimer ce qu’il souhaiterait.

– Écoutez, reprend M. Daelmans, vouaaccueillerez mes ouvertures comme voua l’entendrez et il estconvenu d’avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vousparaîtraient inacceptables… Voici. La fabrique changeant depropriétaire, il serait désastreux qu’elle perdit du même coup sondirecteur… Vous me comprenez ? Je dirai même que cetteéventualité suffirait pour faire hésiter l’acquéreur. Des capitauxse remplacent, monsieur Dobouziez, l’argent se gagne, se perd – segaspille, allait-il dire, mais il se retint – se regagne. Mais cequi se trouve et ce qui se remplace difficilement, c’est un hommede talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme dumétier… C’est pourquoi je vous demande, monsieur Dobouziez, si vousverriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d’une industrieque vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir etperfectionner… Nous comprenons-nous ?

S’ils se comprenaient ! Ils ne pouvaientmieux se rencontrer. C’était précisément la solution qu’espéraitM. Dobouziez.

Entre gens si honnêtes et si droits, onconvint avec tout autant de facilité du chiffre des appointementsdu directeur ; sauf ratification par Saint-Fardier et lespetits actionnaires : une simple formalité. Il va sans direque M. Daelmans mit vos appointements à un chiffre trèsrespectable. Il voulait même que le directeur continuât d’occuperla somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulédésirait retourner auprès de son enfant.

Ah ! personne comme Daelmans-Deynzen’aurait pu adoucir à Dobouziez l’amertume et l’humiliation de cesacrifice ! Qui s’imaginerait pareille délicatesse etpareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce !Dobouziez dut se l’avouer au fond de son cœur si blindé, si fier,si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé deM. Daelmans – son patron – comme il articulait quelquecorrecte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquementcomme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipitadans les bras de son ami, son sauveur.

– Courage ! lui dit l’autre avec sasimplicité et sa rondeur habituelles.

Chapitre 9LA BOURSE

 

Une heure ! l’heure réglementaire del’ouverture de la Bourse sonne à l’horloge, dernier vestige del’ancien édifice incendié, à la diligente horloge qui, lorsque lesflammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d’elle,s’obstinait, servante féale, à mourir au champ du devoir en donnantl’heure officielle à la ville marchande[7]…

Une heure ! Dépêchez,retardataires ! Expédiez votre lunch, n’en faites qu’unebouchée, hommes d’affaires, hommes d’argent ! Joueurs dedominos, d’autres combinaisons vous réclament ! Achevez desiroter votre café, de sabler la fine champagne. Plantez là lejournal pourtant si concis et rédigé, en nègre, à votre intention.Réglez et filez, ou gare l’amende.

Une heure ! Ils affluent de tous lespoints de la ville et de la Cité. Riches d’aujourd’hui, riches dedemain et aussi riches de la veille, qui s’évertuent et luttentcontre la débâcle, millionnaires dont l’herbe a fait du foin qu’ilsengrangent dans leurs bottes, ou encore millionnaires dont le foina flambé comme un simple feu de paille !

Va, cours, vole – parfois dans les deux sensdu verbe – misérable suppôt de la Fortune ! La roue tourne,accroche-toi à ses rais, essaie d’en régler le mouvement !Voyez-les se bousculer, se passer sur le corps, pour agripper laroue fatale, pour s’y cramponner avec l’opiniâtreté desrapaces ; aujourd’hui au-dessus, demain en dessous ! Laroue tourne et tourne, et l’essieu grince et craque… Et sescraquements ont de sinistres échos : Krach !

Depuis le matin, boursiers, boursicotiers,vont et viennent, se croisent dans les rues, affairés, fiévreux,sans s’arrêter, échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tacde leur chronomètre : Time is money ! Avant lasoirée les meilleurs amis ne se reconnaissent plus. Tobuy or not to buy ? That is thequestion ! monologue le sordide Hamlet du commerce. Iln’envisage plus l’univers qu’au point de vue de l’offre et de lademande. Produire ou consommer : tout est là !

Une heure ! Allons, que la meute avide decurée s’engorge par les quatre portes de l’élégant palais. Avec sesvoûtés magnifiques, décorées d’attributs, de symboles et d’écussonsde tous les pays, sous ses nervures de fer, contournées en arceaux,ce monument d’un gothique panaché de réminiscences mauresques etbyzantines, mi-partie aryen, mi-partie sémite, présente uncompromis bien, digne de ce temple du dieu Commerce, par excellencele dieu furtif et versatile.

Les rites commencent. Le bourdonnement sourddes incantations s’élève parfois jusqu’au brouhaha. Debout, chapeausur la tête comme à la synagogue, les fidèles s’entassent etjabotent. Et, graduellement l’atmosphère se vicie. On distingue àpeine les métaux et les couleurs des peintures murales ; lesélégants rinceaux se noient dans un brouillard d’haleines et defumées opaques ! Le pouacre encens ! Les têtes ont l’airdétachées du corps ! et flottent au-dessus des vagues.

À première vue, en tombant dans cetteassemblée, on songe aux conventicules et aux sabbats. Jamaisgrenouillère altérée ne coassa avec pareil ensemble pour demanderla pluie. Mais ces batraciens-ci réclament force pluie d’or.

Peu à peu, on parvient à démêler les uns desautres ces groupes de gens d’affaires et de mercantis.

Voici le coin des gros négociants se rendantencore à 1a Bourse par habitude. Ils traitent les affaires enaffectant de parler d’autre chose, ou se déchargent de ces soucissur quelque coadjuteur qui, de temps en temps, s’approche du patronpour prendre le mot d’ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaireconsulte le potentat. Là trônent, pontifient, les magesbillionnaires, les grands prêtres. Piliers mêmes du négoce, aussisolides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philistines,hélas, contre lesquelles l’honnête Samson ne prévaudraitjamais ! Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers denavires, banquiers, se prélassent dans leur importance, mains enpoches ou sur le dos, et parlent peu, et parlent’ d’or – au propreet au figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables,leurs oracles sybillins entament ou rehaussent le crédit du faiseursubalterne. Un mot de leur bouche vous enrichit ou vous ruine. Lesgirouettes de la chance tournent à leur haleine. De leur fantaisiedépendent les fluctuations du marché universel. Ce sont leurs lunesqui règlent ces marées. Avec leurs affiliés des autres grandsports, ils sont de force à livrer, le pauvre monde à la famine et àla guerre.

Successeurs des Fugger et des Salviati, de cesHanséates hautains qu’un cortège de hérauts et de musiciensrichement costumés précédait chaque jour à l’heure de la Bourse,ils trafiquent des empires et des peuples comme d’une simple partiede riz ou de café ; mais, s’ils leur arrive encore de prêterde l’argent aux rois, moins fastueux et moins artistes que cesFocker légendaires, ils ne jetteraient plus aux flammesd’un foyer, alimenté de cannelle la créance d’un César, leurdébiteur considérable, mais leur hôte glorifié ! Les autresétaient des patriciens, ceux-ci ne sont que des ;parvenus.

Spéculateurs à la hausse et à la baisseconsultent comme un infaillible baromètre les rides de leursfronts, le pli de leur bouche et la couleur de leur regard. Ilssont les vicaires de la divinité que symbolise la pièce de centsous.

Ainsi, lorsqu’un interlocuteur candide seméprend jusqu’à parler au juif rhénan Fuchskopf, d’un noblecaractère, d’un génie, d’un saint médiocrement pourvu de ducats oujusqu’à solliciter l’appui de cet Iscariote en faveur d’uneinfortune digne d’émouvoir tout mortel à figure plus ou moinshumaine, l’affreux pressureur, le marchand d’urnes, le fournisseurde souliers sans semelles aux massacrés des récentes guerres,l’actionnaire insatiable que les bouilleurs brûlés par le grisou,affamés par la grève ou fusillés par la troupe ont maudit enagonisant, le youtre tire de son porte-monnaie un luisant écu decinq francs et au lieu de le consacrer à une exceptionnelle aumône,le passe à deux ou trois reprises sous le nez du solliciteur, puisle presse amoureusement entre ses doigts crochus et moites commedes ventouses, l’approche même de ses lèvres comme s’il baisait unepatène et, fléchissant à moitié le genou, adresse cetteintraduisible oraison au fétiche :

Ach lieber Christ !

Wodu nicht bist

Ist lauter Schweinerei !

Puis, ricanant, remet l’hostie dans songousset et jouit de la déconvenue du malencontreux intercesseur etde l’approbation de ses courtisans et complices.

Autrement loquaces et remuants que les bonzesde la finance et du négoce se révèlent les agents de change.Pimpants, astiqués, ils toupillent, virevoltent, s’empressent,s’insinuent, s’interposent, butinent l’or en papillonnant. Ce sontles danseurs sacrés, et leur pantomime fait partie desincantations.

De locomotion moins vertigineuse, serrés dansdes habits plus sombres et de coupe plus roide, circulent lestrafiquants en fonds publics, bricolant des liasses d’actionsnégligemment roulées dans des fardes ou de vieilles gazettes, etgriffonnant leurs bordereaux sur le dos d’un client secourable.

Couverts de complets de fatigue, lescommissionnaires en marchandises entreposent force sachetsd’échantillons, au fond de leurs poches.

Celui-ci pile dans la paume de la main unefève de Chéribon et en fait subodorer l’arôme à l’épicier qu’ilcapte et circonvient.

Celui-là vous persuade de la supériorité deson tabac, Kentucky ou Maryland, et finirait par endosser larécolte au preneur timoré qui n’en demande qu’un boucaut.

À chaque spécialité, à chaque article soncoin, sa dalle fixe. On ne se figure pas l’ordre régnant dans cetteapparente pétaudière, le nombre des démarcations, des classements,des subdivisions. Raffineurs, distillateurs, importateurs depétroles ou de guanos, facteurs en douanes, assureurs occupent, dupremier janvier au trente-et-un décembre, sans empiéter sur ledomaine du voisin, les quelques pieds carrés assignés à leurpartie. Un colin-maillard habitué de la Bourse, retrouverait sanspeine, au milieu de cette fourmilière, le quidam dont il abesoin.

Le sujet des conversations, l’objet débattuvarie de pas en pas. Des quirateurs ou propriétaires collectifsd’un navire discutent avec les affréteurs les clauses d’unecharte-partie. Un entrepositaire baragouine cédules et warrants.L’air retentit de mots exotiques et barbares : cent weights,primage, emprunt à la grosse aventure. Il est question de crimesspéciaux prévus par des codes exclusifs. Un armateur se plaint debarateries commises par ses capitaines. Ailleurs s’évalue un totalde droits de navigation. Un expéditeur confère avec sonsubrécargue. Des dispacheurs règlent un compte d’avaries.

Casquette à la main, un doyen de« nation » offre ses services à un importateur de bœufsvivants de la Plata et à un autre qui reçoit en conserves le bétaildu même pays. Un officier de la douane taxe de fraude etd’irrégularités les baes d’une « nation», qui mettent encause, de leur côté, le négociant entrepositaire.

Le long du pourtour, sous les galeries,règnent des files de hauts pupitres d’où dégringolent pour s’yrejucher aussitôt après, comme atteints de vertige, descalculateurs ; chiffres faits hommes, s’égosillant à glapirles côtes que les reporters de moniteurs financiers consignenthâtivement sur leurs tablettes.

Que de manœuvres pour arriver à ce but :l’argent. Tel a l’air taciturne, presque funèbre, parle affairesavec componction ; tel autre traite Mercure par-dessous lajambe et entremêle son boniment de facéties de rapin.

Des bateliers, patrons de beurts etde chalands, le visage briqueté, les oreilles ornées d’anneauxd’argent, se tiennent à part, près des portes et, se balançanttantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, crachent, chiquent, pipent,graillonnent en attendant le noliseur. Des capitaines anglais enbisbille, élèvent la voix comme pour commander l’abordage etcrispent désagréablement un conciliabule de jeunes beaux et devieux bellâtres, mutinés de spéculateurs qui, non loin de là, sechuchotent la chronique scandaleuse, dénombrent leurs bonnesfortunes de la veille, dévoilent les mystères de l’alcôve, et lessecrets du comptoir, lient des parties fines pour la soirée etfarcissent de potins de boudoirs et de coulisses l’aride rituelcommercial :

– Avec leurs goddam ils feraientgoddamner un saint ! déclare le plus spirituel desdeux jeunes Saint-Fardier, visant les loups de mer tapageurs, et ilse retire sur ce mot. Son frère l’accompagne, aussi radieux que sile mot était de lui. On leur donne le temps de s’éloigner ;puis le cercle se rapproche :

– Elles vont bien leurs petites femmes !En voilà qui font goddamner leurs maris ? Athanasen’a rien à envier à Gaston ; leur ressemblance est plus grandeque jamais. On se demande lequel est le plus sganarellisé desdeux ; Connaissez-vous le dernier patito de Cora ?

– Notre grand Frédéric Barberousse !

– Non, au rancart le robin ! En ce momentle képi supplante la loque.

– Un képi de l’armée belge…

– Ou à peu près…

– Autant dire un garde civique…

– Eurêka !

– Connais pas…

– Cet excellent Pascal qui n’entend pas legrec.

– Van Dam, le consul de Grèce ? Mais iln’est pas de la garde civique.

– Qui te dit le contraire ! Ô Pascal…agneau ! C’est Von Frans, parbleu !

– Et c’est là tout ce que vous savez ?intervient un nouveau venu, De Zater, l’homme toujours ganté. Quelvieux neuf ! Voici bien d’autre nanan : Lucrèce,l’imprenable Lucrèce…

– Eh bien ?

– … a fini par imiter ses petites folles decousines…

– Avec qui ?

– Avec le nouvel associé de son mari ; lesenor Vera-Pinto, un Chilien, un Fuégien ou un Patagon, jene sais au juste…

– Comment ! Le rastaquouère avec quiFreddy Béjard entreprend les transports d’émigrants en Argentine etqui lui a proposé l’opération des cartouches… Messieurs, cettecoïncidence ne vous entrouvre-t-elle pas des horizons nouveaux,comme on dit au Palais ?

– Tu ne prétends pas que le mari soit deconnivence avec la femme : ils se détestent trop pourcela.

– Peuh ! L’intérêt les rapproche…

– Voilà donc leur débâcle doublement conjurée.Car, vous n’ignorez pas, je suppose, que le papa Dobouziez vend sapart dans l’exploitation de la fabrique et jusqu’à sa maison… Hé,Tolmoch, combien font les métalliques ?

– Que cornez-vous là ? Le père Dobouziez,ce rigide matois, ce « tirez-vous de là comme vouspourrez ! » se sacrifier pour un autre ! pour unBéjard !

– Ah ça, vous tombez donc tous de la lune… Onne parle que de cette liquidation depuis ce matin, sur le tramway,au port, dans les bureaux…

– Daelmans-Deynze devient propriétaire del’usine. Le père Saint-Fardier aussi abandonne la fabrication desbougies. Il lâche le beau-père pour commanditer le gendre.Saint-Fardier remplacera Dupoissy, qui manquait de poigne, aubureau des enrôlements pour l’Amérique et c’est lui qui s’occuperade l’emménagement des navires. Il y a des milliers et des milliersde francs à gagner. On annonce le prochain départ de la Gina avecune cargaison de cinq cents têtes.

– Au lieu de bois d’ébène voilà que Béjard semet à vendre de l’ivoire ! conclut finement De Zater.

– À propos, De Maes, je vous prends vosconsolidés à terme…

– Dobouziez consent à rester comme directeuraux appointements d’un ministre, m’affirmait à l’instant lecaissier de la fabrique.

– Deux mots, monsieur de Zater, au sujet deshuiles : faut-il acheter ou vendre ?

– Vendre ! Que vous êtes jeune,Tobiel : télégraphiez sans retard à Marseille et emparez-vousde tout ce qui reste encore sur le marché…

– Ecco l’opération des cafés ; j’expédiepar le Feldmarschall deux cents balles Java à BrandFrères, de Hambourg, et, en même temps, je charge moncommissionnaire d’acheter avec le produit une partie de cuirs…

– Messieurs, j’ai bien l’honneur… De Zater, jesuis le vôtre… Vous parliez du grand désintéressement deDobouziez…

– Non, cela me passe. On n’est pas honnête àce point.

– Honnête ! ricane Brullekens, demaniaque qui fait décaper chaque matin son argent de poche ;c’est un autre mot, que vous diriez, vous, hé. !Fuchskopf ?

– Ce Taelmans-Teince, engore un orichinal, un•ardiste… Dummes Zeug ! Lauter Schweinerei !Bettlern ! Oui, té mentiants !

– Toujours explicites ces Teutons !…Mais, De Zater, pour en revenir à Lucrèce et à sonrastaquouère…

– Qu’est-ce donc cette affaire decartouches ?

– Pour le moins, un vol de grand chemin…

– Pas mal ! Mais je mets« cartouches » au pluriel et sans majuscule.

– Eh bien, voici : Béjard, l’uniqueBéjard, lui, toujours lui, vient d’acheter au dernier dictateurchilien, par l’entremise du senor Vera-Pinto et de compte à demiavec celui-ci, un solde de cinquante millions de cartouches, miseshors d’usage par suite de la réforme de l’armement. Il paraît quela digne paire d’amis s’est acquis ces munitions de rebut pour unecroûte de pain… Or, ce malin de Béjard compte revendre séparémentla poudre, le fulminate, le plomb et le cuivre qu’il retirera deces cartouches, et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus decinq cents pour cent…

– Une opération de génie ! opinèrent avecautant d’admiration que d’envie tous ces monteurs de coupsconstamment a l’affût des occasions de faire fortune du jour aulendemain. Jamais ils n’auraient trouvé ce moyen-là, si simple,pourtant. Vrai, ce Béjard pouvait être une canaille, mais il étaitdiantrement fort, et leur maître à tous !

– Toutefois, des difficultés se présentent,continua Brullekens. Le tout n’est pas d’amener jusqu’ici ce lotcolossal de cartouches ; il s’agit de se mettre en règle avecla douane, puis d’obtenir de la Ville l’autorisation de déchargerces redoutables produits, représentant une affaire de deux cents àdeux cent cinquante mille kilos de poudre, c’est-à-dire plus qu’iln’en faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché… LaRégence hésite d’autant plus à assumer une grave responsabilitédans celte litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant agitateur,l’inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des manigances decelui-ci, ne cesse d’intimider notre Magistrat et d’exciter contreBéjard et sa mirifique entreprise les terreurs et la colère desportefaix du port qui n’ont pas encore oublié l’affaire des« élévateurs ». Aussi impopulaire qu’il soit, Béjard parequelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant miroiter auxyeux de cette population riveraine, généralement besogneuse, laperspective du travail facile et lucratif que leur procurera sonindustrie.

« À la Ville, il promet d’extraire tousles jours mille kilos de poudre des cartouches, de manière à enfinir au bout de neuf mois. De plus, il s’engage à fournir toutesles garanties et à se conformer à telles mesures de précaution quelui imposera l’autorité. Et vous verrez, – au fond, je le souhaite,car l’affaire est trop sublime ! – que ce diable d’homme auraraison des obstacles qu’on lui suscite et qu’il se moquera une foisde plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudresde Bergmans et même du vox populi ! »

Un mouvement qui se produisait de groupe engroupe vers l’entrée occidentale de la Bourse, jusqu’au quartierdes coulissiers et des tripoteurs en effets publics, interrompitcet édifiant colloque. Les éclats d’une aigre contestationdominaient les psalmodies coutumières. La poussée et le vacarmedevinrent tels que l’opulent Verbist, suprême amiral d’une flottemarchande de vingt navires, daigna s’enquérir auprès de son commisde la cause de cette perturbation.

– Claesaens, que signifie…

– Un escogriffe qu’on somme de payer sesdifférences, monsieur. Une triste espèce, à ce qu’onm’assure !

La face bouffie et adipeuse, blafarde comme unastre hydropique, sourit lugubrement, les épaules eurent unsinistre haussement et, en spectateur blasé sur ce genred’exécutions et qui n’en était plus à compter les banqueroutes deses contemporains, Verbist ne s’informa même pas du nom del’agioteur indélicat, mais continua de se curer les dents le plusconfortablement du monde.

C’était pourtant le bénin, le suave, l’uniqueDupoissy que l’on prenait si vivement à partie. Le hasard voulaitque le Sedanais s’abîmât sans retour le jour même où Béjard, sonmaître, son patron, doublait victorieusement le cap de laruine.

La fréquentation de Béjard lui avait donné foidans sa propre étoile. Ce satellite s’était cru planète. Cevolatile s’était pris pour un aigle et avait voulu voler de sesailes. Le jour où les bruits de l’imminente déconfiture de Béjardcommencèrent à circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec ladésinvolture d’un laquais. D’ailleurs Béjard, mis au courant destrahisons de ce gluant personnage, n’avait rien fait pour leretenir.

Au temps de la prospérité de Béjard, Dupoissys’était assuré de fortes commissions et lui qui n’avait jamaispossédé un sou vaillant, dans sa patrie ou ailleurs, se trouva unmoment à la tête d’un capital fort sérieux. Au lieu de s’établir etde se livrer, par exemple, au Commerce des laines et des draps,« parties » dans lesquelles il se proclamait d’unecompétence sans égale, il risqua tout son avoir dans des opérationsaléatoires et de longue haleine. Tant que Béjard fut là, letripoteur profitait de ses conseils et quittait la partie, sinonsans profit, du moins sans perte désastreuse. Mais, abandonné à sapropre initiative, il se fit complètement ratiboiser. Il en étaitarrivé à négliger les précautions les plus élémentaires ;c’est à peine s’il s’enquérait de l’état du marché. Persuadé de songénie, il spéculait indifféremment sur les changes, les métaux, leseffets publics et les marchandises. Quelque temps il parvint àfaire escompter ses effets et à continuer ses « marchésfermes » ; puis, l’un après l’autre, les banquiers luicoupèrent le crédit ; enfin, à part quelques pigeons quedupait sa mine confite et onctueuse, son accent papelard, son fleurde respectability, et qui, sur la foi de ses jérémiades,le considéraient comme une victime de Béjard, il n’y eut plus pourlui livrer leur signature que des flibustiers aussi mal cotés quelui.

Il paya même cher la longanimité dont ilbénéficia tout un temps.

C’était précisément, à la Bourse, jour degrande liquidation. Le faiseur, à bout d’expédients, avait passé lamatinée à battre les guichets de la place, sans trouver à emprunterquarante sous. Cela ne l’empêcha point de se présenter en Bourse,comme d’habitude, luisant, bichonné, bénisseur, tendant à tous sesmains chattemiteuses et feignant de ne pas s’apercevoir desrebuffades et des affronts. Avisant un de ses contractants surlequel il avait tiré à boulets rouges, il l’aborda, la bouche encœur et se mit à l’entretenir d’une voix doucereuse et avec desgestes enveloppeurs, d’une opération superlificoquentieuse (ilaimait ce mot) qui devait les enrichir tous les deux.

Il tombait mal cette fois.

– Je ne demande pas mieux que de traiter denouveau avec vous, lui répondit le marchand, mais, auparavant, sivous voulez bien, nous liquiderons cette petite affaire de la Rentefrançaise. Vous savez ce que je veux dire… Voilà, trois mois quevous ajournez le règlement de cette bagatelle…

Dupoissy ne cessa pas de sourire et serécria :

– Comment donc ! Mais volontiers, cherami. Et même à la minute… Justement j’allais vous prier de passerce soir chez moi… Si je vous parlais de cette nouvelle affaire,c’est parce qu’elle se rattache étroitement à celle que nous savonsterminée ; si étroitement, que nous pourrons les combiner jedirai, même les fusionner…

– Pardon ! interrompit l’autre, il nes’agit pas de tout cela. En voilà assez de vos combinaisonscontinues. Avant de m’embarquer avec vous dans d’autresentreprises, je désire connaître enfin la couleur de votreargent…

– Monsieur Vlarding ! fit Dupoissy, jouerl’homme irréprochable outragé dans ses sentiments. MonsieurVlarding, mon bon ami !

– Ta ta ta ! Il n’y a pas de Vlarding etde bon ami qui tiennent ! Vous allez me payer recta deux millefrancs en échange du reçu que voici…

– Mais, mon vieil ami, pareils procédés devotre part, après tant d’années de mutuelle confiance…

– Trêve de protestations ! Je ne vous disque ce mot : pagare, pagare !

– Lorsque je vous répète que je n’ai pas cetargent sur moi ! gémit Dupoissy à voix basse, et en pressantle bras de son interlocuteur. De grâce, calmez-vous… on nousécoute !

On commençait, en effet, à faire cercle autourd’eux. À l’ordinaire badauderie se joignait une curiosité maligne,attente d’une bagarre.

Mais plus Dupoissy essayait d’amadouerVlarding, plus celui-ci criait :

– Pour la dernière fois, monsieur Dupoissy,êtes-vous disposé à me solder les deux mille francs ?

– Quand je les aurai ! laissa échapper lemalheureux Dupoissy, perdant décidément la tramontane.

Vlarding bondit comme un chien flâtré.

– Comment dites-vous cela ? cria-t-ildans le visage du débiteur insolvable.

D’autres dupes faisaient chorus, à présent,avec Vlarding. C’était à qui réclamerait son dû.

– Payera ! Payera pas ! chantait lagalerie, sur l’air des lampions, en se trémoussant, en trépignantde joie féroce.

– Messieurs, mes bons messieurs, laissez-moisortir, je vous en conjure ! Je suis citoyen français,messieurs, j’en appelle au consul de mon pays… Messieurs, c’est uneindignité…

– As-tu fini ? goguenardaient les jeunesSaint-Fardier. Haro sur le déserteur ! Haro sur l’homme deSedan ! Ferme ta cassolette ! À la porte,Badinguet !

Mais les créanciers s’échauffaient et lemenaçaient du poing, du parapluie et de la canne. Vlarding venaitde lui abattre le chapeau de la tête.

– Non, non ! Pas de violence !intercédait hypocritement la majorité des assistants. Faisons durerle plaisir.

Tremblant de peur, hagard, livide, la sueur etla pommade fondue lui découlant du front et des oreilles, le groshomme ne bougeait plus. Il embaumait à outrance. Mais moins heureuxque le putois, son odeur ne tenait pas ses ennemis à distance.Comment aurait-il échappé à leur coalition ! La consigne avaitété donnée. On ne le frapperait pas ; on se bornerait à lebousculer. Le jeu avait des règles consacrées par de nombreuxprécédents. Plus d’un boursier malhonnête avait été exécuté de lasorte. Les mains enfoncées dans leurs poches, les bourreaux nejouaient que des coudes, des genoux ou des reins. Ainsi les vaguesballottent et roulent longtemps le naufragé, et le harcèlent detoutes parts, et se le renvoient l’une à l’autre, en lui faisant lemoins de mal possible.

Dupoissy était bien un homme à lamer !

Il virait de droite et de gauche, louvoyaitquelque temps dans un même sens, puis courait des bordéesfantastiques. À peine un flot de tortionnaires l’avait-il projetédans une direction, qu’un autre flot le ramenait à son point dedépart. D’autres fois il restait immobile, broyé entre deuxcourants de même force, presque réduit en bouillie, aux troisquarts époumoné. Les questionnaires les plus rapprochés de luirisquaient de partager, son sort.

– Arrêtez ! Pas si fort !criaient-ils à leurs camarades.

Une joie carnassière se repaissait de sadétresse. Un unique sentiment de cruauté confondait ces centainesde boursicotiers s’acharnant sur un joueur maladroit, ainsi que descollégiens sur leur souffre-douleur. Et, comme toujours les plusvéreux, les plus obérés, prenaient à cette brimade la part la plusféroce.

Les millionnaires podagres se faisaientreprésenter à cette fête par leurs héritiers et leurs commis.

La police se tenait discrètement enobservation. Tant qu’on n’endommageait pas la peau du patient etqu’on se bornait à le bousculer, elle n’avait pas missiond’intervenir. La tradition, autorisait les négociants assemblés àchâtier, dans cette mesure, le spéculateur de mauvaise foi.

Entre les arcades du premier, étage, accoudésà la travée du promenoir, penchés sur cette véritable arène, lespetits porteurs de dépêches jubilaient non sans éprouver quelquestupeur à la vue de ces personnages barbus et généralementcompassés, s’émancipant comme des vauriens de leur âge, et l’envieleur démangeait de descendre dans la piste pour participer à cesport de haut goût. Mais outre que les placides« gardes-ville » ne leur auraient pas assuré les mêmesimmunités qu’aux boursiers, à la tangue un sentiment de terreur etde pitié entrait dans l’âme des gamins : ils regardaientencore, les yeux écarquillés, mais ils avaient cessé de rire.

Les rudes bateliers, si prompts à se colleter,demeuraient stupéfaits devant ce déchaînement de furie chez tousces «chics messieurs», et ils en oubliaient de tirer des boufféesde leur brûle-gueule ou même de mordre leur chique.

Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun, desamphitryons qui le recevaient autrefois à leur table, n’accourait àsa rescousse. Les plus humains, voyants la tournure critique queprenait l’altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s’étaientprudemment esquivés, de peur d’être mêlés à l’esclandre ou pours’épargner la vue de ces scènes pénibles.

Pendant, la tempête, une barque de pêcheessaie d’enfiler le goulet du port. L’esquif a beau calculer sonélan chaque fois la barre l’entraîne à la dérive ou menace de lebriser contre les estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi lepitoyable Sedanais et ne le rapprochait d’une des portes de salutque pour le rejeter à l’intérieur, et cela parfois en risquant dele fracasser contre les piliers.

Comme après bien des affres et bien despéripéties, une formidable impulsion le dirigeait pour la vingtièmefois vers la sortie, un retardaire venant de la rue poussa la portecapitonnée.

– Tenez la porte ouverte, Béjard ! mugiten s’épongeant Saint-Fardier père, qui s’était passionné pour cejeu comme un étudiant d’Oxford à un match de foot-ball.

Ganté de frais, la taille prise dans unpardessus de coupe irréprochable, la boutonnière fleurie, plussuperbe, plus maître de lui, plus dominateur que jamais, Béjarddevina la situation, et n’ayant plus rien de commun avec sonancienne créature, tenant surtout à affirmer qu’il la répudiaitsans merci, notre homme se prêta avec empressement à ce que lacohue attendait de lui.

S’effaçant contre la muraille, il tint laporte entrebâillée pour livrer passage à la victime. Son visages’éclairait d’une joie satanique. Vrai, il était propre à présent,le patelin lâcheur ! De son côté, Dupoissy reconnut son ancienassocié. Se voir ainsi houspillé devant lui ! C’était là lecoup de grâce, le suprême opprobre ! Franchement il neméritait pas ce surcroît d’ignominie ! Il concentra tout cequi lui restait de ressort, de flamme, d’énergie vitale, pourlancer au triomphateur un regard d’atroce rancune, quelque chosecomme une imprécation muette. Le crapaud doit avoir de ces regardssous le sabot d’un maroufle. Béjard ne broncha pas sous ce fluidevindicatif. Rien n’était, au contraire, plus flatteur pour lui. Aumoment où une dernière ruée accélérait l’essor du Sedanais et où ilfilait avec la véhémence d’un projectile devant le député Béjard,celui-ci lui fit une révérence profonde de tabellion qui reconduitun visiteur considérable.

Le Dupoissy alla rouler comme un ballot avariésur le pavé entre les deux trottoirs. Béjard le vit se ramasser,s’épousseter et se traîner, en longeant les murailles, avec desfaçons de limace.

Puis, lent et correct, sans s’occuperdavantage de cette épave, le grand homme laissa retomber la porteet entra dans le temple où l’attendaient les félicitations et leshommages d’une tourbe prête à le traiter comme Dupoissy le jour oùla Fortune cesserait de l’élire si manifestement pour sonfavori.

Partie 3
LAURENT PARIDAEL

Chapitre 1LE PATRIMOINE

 

Laurent venait d’atteindre sa majorité et ledirecteur de la fabrique l’invita par lettre strictement polie àpasser par ses bureaux. Laurent retrouva son tuteur comme ill’avait quitté quatre ans auparavant, du moins quant à l’allure, àla tenue et à l’abord. Son masque impassible et lisse était un peuridé, ses cheveux avaient blanchi et il levait moins haut son frontautoritaire. Sur le bureau déshonoré il y a des années par lemalencontreux Robinson Suisse s’étalaient à présent une liasse debanknotes et une feuille de papier couverte de chiffres alignés encolonne.

L’industriel, toujours à la besogne, répondità peine au : « Bonjour, cousin ! » que Laurentessayait de rendre aussi soumis, aussi affectueux que possible.

– Veuillez prendre connaissance de ce tableauet vérifier l’exactitude des calculs. Ceci vous représente mescomptes de tutelle : d’un côté vos revenus, de l’autre lesfrais de votre entretien et de votre éducation… Vous m’accorderezque je me suis abstenu autant que possible d’ébrécher votre petitcapital. Lorsque vous aurez examiné ce travail, je vous prie, sivous l’approuvez, de signer ici… Vous pourrez emporter un double decette pièce…

Laurent fit un mouvement pour saisir la plumeet signer de confiance.

M. Dobouziez lui arrêta le bras, et de savoix égale : « Pas de cela !… Vous me désobligeriez…Lisez d’abord. »

Quoi qu’il en eût, Laurent s’assit devant lepupitre et fit mine de revoir attentivement le détail desopérations. En attendant, son tuteur lui tournait le dos etregardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres.

Laurent n’osa pas couper trop vite court à cesimulacre de vérification. Il attendit cinq minutes ; puis serisqua à appeler l’attention de son parent :

– C’est parfait, cousin !

Et il se hâta de signer de son mieux cetableau dressé avec tant de netteté et de minutie.

M. Dobouziez se rapprocha du pupitre,passa le buvard sur la pièce approuvée et la serra dans untiroir.

– Bon. Il vous revient donc trente-deux millehuit cents francs. Voyez là, si vous trouvez votre compte.

Pris a la fois de dépit et de chagrin, Laurentempochait, pêle-mêle, les billets et les espèces.

– Comptez d’abord ! arrêtaM. Dobouziez.

Le jeune-homme obéit de nouveau, compta même àhaute voix, puis, suffoquant, avant d’être arrivé à bout de sanumération, repoussa, d’un mouvement brusque, billets et numéraireentassés…

– Eh bien ? Y a-t-il erreur ?

Le féroce honnête homme !

Laurent aurait voulu lui dire :« Gardez cet argent, tuteur… Placez-le vous-même… Je n’en aipas besoin ; je le dépenserai, il m’échappera, car il ne meconnaît pas… Tandis que vous êtes homme à le manier et à en usercomme il convient… »

Mais il craignit que le superbe Dobouziez,habitué à jouer avec des millions, ne prît pour une insultantefamiliarité l’offre de ce capital dérisoire…, l’héritage de feuParidael, ce pauvre commis…

Et pourtant, comme le fils Paridael eût prêtéet même donné de bon cœur les économies du commis défunt à cepatron de la veille, devenu commis à son tour.

– Dépêchons ! répéta M. Dobouziezd’un ton glacial après avoir consulté son chronomètre.

Force fut à Laurent de prendre son bien. Ils’attardait encore en regagnant la porte :« Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vousdemander… » balbutia-t-il, poussant la conciliation jusqu’à serepentir de ses torts involontaires et à se reprocher l’antipathiequ’il avait inspirée, malgré lui, à ce sage.

– C’est bien ! c’est bien !

Et le geste et la physionomie imperturbablesde Dobouziez continuaient de lui répéter : « J’ai faitmon devoir et n’ai besoin de la gratitude depersonne ! »

Les opérations étaient exactes. Le patrimoineavait été géré d’une manière irréprochable. Le résultat étaitprévu. Tout était prévu !

Ah ! il ne se doutait pas, le rationnelDobouziez, de la façon hétéroclite dont l’orphelin lui témoigneraitbientôt sa reconnaissance ! Il oubliait, le parfaitcalculateur, que certains problèmes ont plusieurs solutions. Sinon,il aurait peut-être rappelé le jeune homme qu’il congédiait sicatégoriquement et lui aurait dit : «Soit, malheureux enfant,laisse-moi ton petit pécule et surtout ne te crois jamais notreobligé, le débiteur de Gina et de son père, le vengeur fatidique dema fille… »

Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de cequi devait arriver et, cependant, il se sentait monter au cœur unesourde et opaque tristesse. Avant de se rendre à la fabrique, ils’était réjoui à l’idée de devenir son propre maître, de toucher unvrai capital, presque une fortune !… Et à présent qu’il tenaitces billets et cet or, ils lui brûlaient la poche et l’inquiétaientcomme s’ils ne lui eussent pas appartenu. Vrai, un voleur n’eût pasété plus soucieux que ce propriétaire.

Il était autrement confiant et disposlorsqu’il s’était séparé, la dernière fois, de son tuteur. Qued’illusions et que d’espérances alors ! Avec les cent francsqu’il palpait mensuellement, il se croyait le plus riche desmortels et à présent que son avoir se chiffrait par milliers defrancs, il n’avait jamais lié aussi embarrassé de sa personne,aussi indécis, aussi mal dans son assiette.

Arrivé dans la rue, le Fossé lui semblaeffluer des miasmes prophétiques : le Fossé lui-même setournait contre lui ! Paridael flairait d’occultes menacesdans ces émanations, mais sans parvenir à déchiffrer ces vaguesprésages. En attendant, sa mauvaise humeur retournait surl’usinier :

– Quelle banquise ! marmonnait-il outragédans ses fibres aimantes. Il m’a reçu comme le dernier descoupables. À la fin, si je ne m’étais contenu, je lui aurais jetéce sale argent au visage… ce sale argent !

Et se sentant très seul, très abandonné,prenant peur de lui-même, redoutant ce premier tête-à-tête avec sapesante fortune, afin de secouer ses pensées noires, l’idée luivint de se rendre chez les Tilbak.

L’autre fois aussi, cette visite avait été lapremière après son départ de la fabrique. Aussitôt, reprenantpossession de lui-même, aux trois quarts rasséréné, il pressa lepas. En marchant, il se représentait d’avance le vivifiant etsalubre milieu où il allait se retremper.

Depuis quelque temps, il avait négligé sesbons amis. Des scrupules honorables étaient cause de cetteapparente indifférence. Henriette ne semblait plus la même sonégard : non pas que son affection pour lui eût diminué, bienau contraire ! mais quelque chose de fébrile et de contraintse mêlait maintenant à sa parole et, sans y mettre la moindrefatuité, le jeune homme se croyait, de la part de la jeune fille,l’objet d’un sentiment plus vif qu’une amitié fraternelle. Or,incapable d’oublier la superbe Gina, Laurent craignait d’alimentercette passion à laquelle il ne voyait point d’issue, car il se fûttué avant d’abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaienten lui.

Mais comme il cheminait aujourd’hui vers laNoix de Coco et qu’une réaction bienfaisante s’opéraitdans son esprit, l’image d’Henriette lui apparut plus douce, plustouchante que jamais, et, à cette évocation, il éprouva ou du moinss’excita à éprouver pour la jeune fille une inclination moinsquiète et moins platonique que par le passé. Qu’avait-il erré silongtemps ! Il tenait le bonheur sous la main. Il ne pouvaitmieux inaugurer sa vie nouvelle et rompre avec ses anciennesattaches qu’en épousant la saine et honnête enfant des Tilbak.

L’état dans lequel l’avait plongé son entrevueavec Dobouziez contribua à accélérer cette résolution. Rien ne luiparut plus raisonnable et plus réalisable. Le consentement desparents lui était acquis d’avance. On publierait aussitôt lesbans.

En caressant ces perspectives matrimoniales,il arriva à la Noix de Coco et, traversant la boutique,entra directement, en familier, dans la chambre du fond. Il trouvatous les membres de la famille réunis, mais fut frappé par leursmines allongées et chagrines. Avant qu’il eût eu le temps de leurdemander une explication, Vincent l’entraîna dans la pièce dedevant et, après une quinte de toux nerveuse, lui dit d’une voixengorgée :

– C’est décidé, monsieur Lorki, nous émigrons,nous partons pour Buenos-Ayres…

Laurent crut s’effondrer.

– Mais, mon brave Vincent, vous perdez latête…

– Nullement, c’est tout à fait sérieux. Cematin j’ai pris moi-même mon passage chez M. Béjard, au quaiSainte-Aldegonde. Je vais m’embarquer… J’ai même touché la prime…Voilà des mois que ce projet me trottait par la caboche. Il n’y aplus rien à entreprendre ici pour nous. Le commerce des bousingotset des casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare.

« On a gâté le métier. Avec cesrunners qui accaparent le marin dès l’embouchure del’Escaut et l’entraînent, ivre et abruti, au fond de leurs cavernesoù ils le plument et l’écorchent jusqu’à la moelle, le petitboutiquier doit renoncer à la lutte… À moins de compagnonner aveceux, recourir à leurs pratiques, de leur disputer la proie à coupsde poing et de couteau ! Autant m’engager tout de suite dansune bande de francs voleurs !

« D’autre part l’invention des allèges àvapeur me force de vendre mon batelet pour du bois à brûler… Et,pour nous achever, voilà que nos fils ne trouvent plus à se placer…Nos grands chefs de maisons n’engagent que des volontairesallemands. Les mieux, disposés pour leurs pauvres concitoyens,notamment M. Daelmans-Deynze et M. Bergmans, sontassaillis de demandes et ont embauché déjà plus du doubled’employés nécessaires ! Par une faveur spéciale ils ont bienvoulu se charger de notre Félix. Encore parlent-ils de l’envoyer àHambourg : dans une de leurs maisons succursales. Il faudraitpouvoir attendre qu’une place devint vacante pour notre Pierket.Mais d’ici là, nous avons le temps de nous serrer le ventre… Vousle voyez, c’est la fin. Anvers ne veut plus de nous. Aussiavons-nous pris le parti de nous en aller tous. Et, s’il nous fautcrever, du moins aurons-nous vaillamment tenté jusqu’au derniereffort pour vivre !… »

Et Tilbak refoula par un terrible juronl’émotion qui l’étranglait.

– Non, non, s’écria Laurent, en ; luidonnant des tapes dans le dos, pour le réconforter : Vous nepartirez pas, mon brave Vincent. Et je bénis doublementl’inspiration qui m’amène ici ! Depuis ce matin je suis riche,mon excellent gaillard ! Je possède largement de quoi vousvenir en aide à vous et aux vôtres. C’est plus de trente millefrancs que je tiens à votre disposition, mon très cher. Vous n’avezjamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors ! Allons qu’oncesse de se lamenter… Mais avant de retrouver Siska et vos enfants,laissez-moi compléter ma démarche L’argent qu’il vous répugneraitpeut-être de tenir d’un ami, vous serez obligé de l’accepter d’unfils, oui, d’un fils – Siska ne m’a-t-elle pas toujours considérécomme son aîné ? – ou, si vous l’aimez mieux, de votre gendre…Vincent, accordez-moi la main de votre fille Henriette !

Tilbak lui appuya les mains sur les épaules etle regarda au fond des yeux :

– Merci, monsieur Laurent. Votre offregénéreuse ne nous touche pas moins profondément que votre demande,mais nous ne pouvons y donner suite… Il y a longtemps que ma femmea lu dans le cœur de notre fille et qu’elle combat le sentimentdéraisonnable qui s’y est logé ; Pour ne rien vous cacher, cetamour est même une des causes de notre départ… Tous, ici, nousavons besoin de changer d’air…

« Je vous le dis, à vous aussi monsieurLaurent, ce mariage est impossible. Même si j’y avais consenti, mafemme s’y serait opposée de toutes ses forces. Vous ne connaissezpas encore notre Siska. Elle entretient sur le devoir des idéespeut-être très singulières, mais certes très arrêtées. Du momentqu’elle a dit : ceci est blanc et cela noir, vous auriez beaula prêcher, vous ne l’en feriez plus démordre… Savez-vous qu’ellecroirait manquer à la mémoire des chers morts vos parents, sijamais elle autorisait une alliance entre sa famille et la vôtre…Vous êtes jeune, monsieur Laurent, vous possédez un gentil avoir,on vous a donné l’instruction, des parents riches vous laisserontpeut-être leur fortune… et vous ferez un parti digne de cettefortune, de cette éducation et de votre nom : un partirépondant aux vues que vos pauvres chers morts, eux-mêmes, auraiententretenues concernant votre avenir… Voyez-vous votre opulentefamille reprocher à notre Siska de vous avoir endossé sa fille etla considérer comme une intrigante, une misérable intruse…

– Vincent ! s’écria Laurent en luifermant la bouche… Soyez raisonnable, Vincent… Je me moque bien dema noble famille… Vrai, pour ce qu’il m’en reste, il serait absurdede me contraindre… Vous finiriez, en me parlant ainsi, par me lafaire haïr !… Que n’assistiez-vous tout à l’heure à l’accueilque m’a fait ce Dobouziez ! L’âge et les mécomptes l’ont renduplus pisse-froid que jamais… Je ne suis plus des leurs. Je medemande même si je l’ai jamais été ! Je ne leur dois rien. Nosderniers liens sont brisés… Et c’est à ces parents qui me renient,que je sacrifierais mes affections !… Allons, votre refusn’est pas sérieux… Siska sera plus raisonnable que vous…

– Inutile ! monsieur Laurent. Sachez mêmeque si ma femme avait prévu cette amourette, jamais elle ne vousaurai attiré ici… Épargnez-lui la peine de devoir encore accentuermon refus…

– Soit, dit Laurent. Mais si mes visites vousimportunent, si un faux point d’honneur, oui, je dis bien, tant pissi vous vous fâchez ! vous interdit de m’agréer pour gendre,moi qui comptais si loyalement rendre heureuse votreHenriette ! du moins rien ne vous empoche de m’accepter pourcréancier et, désormais, il est inutile d’émigrer…

– Merci encore, monsieur Laurent, mais nousn’avons besoin de rien… Pour tout vous dire, Jan Vingerhout, lebaes de 1’ « Amérique », votre ami, nous accompagne… Il aréalisé son dernier sou et lui aussi va tenter la fortune dans uneautre Amérique…

– Ah ! je devine ! s’écria Paridael,C’est à lui que vous donnez Henriette…

– Eh bien, oui !… Jan est un brave garçonde notre condition, que vous, tout le premier, avez apprécié… Etj’aurai même à vous demander une grâce, monsieur Paridael… Jamaisnotre ami ne s’est douté de l’amour d’Henriette pour vous… Oh,faites qu’il ignore toujours le caprice extravagant de notrefillette…

– C’en est trop ! interrompit Laurent. Nevous faut-il pas que j’entre dans vos plans jusqu’à me faire haïrde votre fille ?

Et intérieurement il se disait :« Trop pauvre pour Gina, trop riche pourHenriette ! » Puis, donnant libre cours à sonamertume :

– Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous lesmêmes à Anvers… Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mondigne cousin Dobouziez vous approuverait sans réserves… Les liensdu cœur, les sympathies ne comptent pas. Tout s’efface devant desconsidérations de boutique. L’or seul rapproche ou divise.Ah ! tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à laplace du cœur ! Vous-mêmes, les Tilbak, que je considéraiscomme les miens, vous ne valez pas mieux que le reste !… Et jesuis destiné à vivre toujours seul, et toujours incompris… Éterneldéclassé, créature d’exception, nulle part je ne rencontrerai despairs, des semblables, des vivants de ma trempe !…

Et, en proie à une crise nerveuse qui couvaitdepuis le matin, le corps tendu et secoué par ces émotionsréitérées, il s’affala sur une chaise et serait à fondre en larmescomme un enfant.

Cependant Siska, attirée par les éclats desvoix, avait, entrouvert la porte et entendu la fin de cetteconversation. Elle s’approcha du jeune homme et essaya de le calmerpar de maternelles paroles :

– Méchant enfant ! Parler ainsi denous ! Écoutez-moi, mon cher Laurent, et ne vous fâchez pas.Nous nous expliquerons encore une fois sur toutes ces choses avantnotre départ, mais pas aujourd’hui. Vous êtes trop exalté. Quisait ? Peut-être vous ouvrirai-je les yeux sur l’état de vospropres sentiments !

Un peu intimidé par le ton solennel dont lamaîtresse femme prononça ces quelques mots, Laurent se contint et,après une conversation indifférente, rentra dans la pièce dederrière et prit, avec assez de calme, congé de la famille.

À quelques jours de là, Paridael retourna chezles Tilbak. Siska s’occupait vaillamment des préparatifs du départ.Laurent lui ayant demandé l’explication promise, elle interrompitson travail, et coulant un regard inquisiteur jusqu’au fond desyeux du jeune homme :

– Ce que j’avais à vous dire, Laurent,dit-elle, c’est simplement que vous n’avez jamais aiméHenriette.

Laurent essaya de protester, mais comme lesyeux clairs et fermes de la digne femme continuaient de scruter lessiens, il rougit et baissa même la tête.

– Et cela parce que vous en aimez uneautre ! poursuivit Siska. Je vous dirai même quelle est cetteautre : votre cousine Gina, devenue Mme Béjard… Vous nele nierez pas. Croyiez-vous donc pouvoir me cacher ce secret ?Votre trouble lorsqu’on parlait de Mme Béjard ; votreaffectation, à vous, de ne jamais en parler, l’aurait révélé à desdevineresses moins adroites que moi. Oui, Henriette elle-même a sude quel côté tendait votre réel amour… Certes, vous chérissez notreenfant… Sous l’impulsion de vos sentiments généreux vous seriezprêt à épouser la petite. Mais au fond, vous auriez continué depréférer l’autre. Son souvenir se serait placé entre Henriette etvous. Et ni vous ni votre femme n’auriez rencontré le bonheur quevous méritez tous deux… Aussitôt que ma fille a soupçonné votrepassion pour Mme Béjard, j’ai achevé de lui dessiller complètementles yeux et suis parvenue à la guérir de son amour pour vous… Ah,il le fallait ! Je mentirais en disant que la guérison a étéfacile… Laurent, si vous me jurez que vous aimez réellementHenriette et qu’elle est à la fois la préférée de votre cœur et devotre chair, je suis encore proie à vous la donner ! Enagissant autrement, je serais deux fois mauvaise mère…

Pour toute réponse, le gars sauta au cou de saclairvoyante amie et lui confessa longuement ses peines et sespostulations contradictoires.

Chapitre 2LES ÉMIGRANTS

 

Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaientbien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche,de l’ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par cevilain commerce. C’était dans leurs étroits bureaux un défilé, uneprocession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher àla baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C’était luiqui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.

Originaire de l’Irlande, l’émigration gagna laRussie, l’Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliersd’étrangers s’étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fûtinoculée aux Belges. D’abord la contagion se mit parmi les ouvriersdu Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur etservile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopesdéchus, placés entre l’intolérance des meneurs et la dureté descapitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque legrisou les épargne, achevés par les balles des soldats.

Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la ragede l’expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateursgantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage etpassèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtress’étaient transportés en Angleterre.

Enfin, l’impulsion se communiqua au paysd’Anvers.

Longtemps les dockers, peinant au rivage même,d’où s’éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleinescargaisons de proscrits, résistèrent à l’entraînement général.Méfiants, sceptiques, ils ne se souciaient point d’engraisser, deleurs carcasses, les terres d’où nous viennent les guanos fameux,après avoir cédé leur dernier liard aux agences d’émigration,qu’ils voyaient prospérer et gonfler autour d’eux, comme dessangsues gorgées du sang des vieux locatis.

Auparavant, le départ d’un paysan ou d’unouvrier stupéfiait tout le quartier ou toute la paroisse. On leconsidérait comme un coup de tête, une apostasie, l’acte d’un êtredénaturé. Il n’y avait, de loin en loin, que les mauvaisjournaliers, les valets de ferme renvoyés de partout, la racaille,qui, ne sachant plus à quels baes louer leurs bras, finissaient,sous l’influence d’une dernière ribote, par se vendre au racoleurde volontaires pour l’armée des Indes hollandaises.

Mais voilà que l’expatriation entrait dans lesmœurs des bons sujets. Par centaines, urbains et ruraux, des bordsde l’Escaut ou des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiersdu Polder, lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays commepourchassés par les flots d’une inondation occulte.

L’inquiétude du toit familier, le doute de labonté patriale, une impatience de nomades, un instinctif besoin dedéplacement, pénétraient et rongeaient les écarts lointains.

Les mêmes pionniers qui n’auraient jamais, augrand jamais, consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussipénible qu’il fût, contre une lucrative besogne dans la cité,subissaient du jour au lendemain le vertige de l’exode ets’expatriaient en masse.

Combien pourtant, de ces terriens invétérés,leurs entrailles presque jumelles de la dure, plus dure chez euxque partout ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique lesréactions sournoises du climat et de l’atmosphère, leurssoubassements charnus adhérant aux labours fauves comme leursgrègues, avaient souffert autrefois d’âpre nostalgie, lorsque laconscription les transplantait brutalement au milieu du brouhaha etdu tourbillon urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureurpour leur faire endosser la livrée du milicien et les détenait dansses casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou lesjetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé seméd’embûches ! Quelle détresse, quelles aspirations vers lemisérable là-bas ! Que d’heures à ruminer des riens desouvenirs !

Ah ! les retours furtifs du soldat aupays ; les minutes exactement supputées, la route brûlée commepar un fugitif.

Le congé d’un jour, la courte sortie utiliséepour passer une heure, rien qu’une heure, au foyer natal, lesapparitions inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme unbatteur d’estrade qui aurait fait un mauvais coup ; seulementle temps d’aller et de repartir, de toucher pied au terroir de sesexclusives délices, d’embrasser les anciens et la promise, derespirer l’odeur des brûlis dans l’émolliente humidité ducrépuscule !

Et, à présent, ces mêmes rustauds endurcis sevoyant acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplisd’une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer deleur patrie !

Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tantqu’ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de painnoir et l’écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, leventre serré, butés dans leur attachement au pays, comme leschrétiens dans leur foi ; mais, du jour où les femmes, lespetits mêmes n’eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh !leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés àl’exil, comme on se résigne au suicide.

C’en est fait. La maisonnée vide le chaumepatrimonial ; son chef renonce aux terres affermées, vend lebétail, les chevaux, les attelages, les instruments deculture !…

La défaite des plus tenaces partisans duterroir, des meilleurs, parmi les blousiers, ébranle, affole lereste de la population ; la panique se propage de clocher enclocher.

Des fermiers qui auraient pu tenir bonquelques années encore et résister à la crise, prennent peur,emboîtent le pas à leurs valets et aux meurt-de-faim. Ils se sontrappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaienttoujours espéré, qui s’étaient évertués contre les épreuvesredoublées, contre la chronique détresse, jusqu’à ce quel’insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence desgreniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, àprendre, service dans la ferme même où ils avaient commandé.

Les prévoyants emportaient leur outillage etleurs bêtes de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles,à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne,mystérieux royaumes de quelque prêtre Jean, Amériques croulantes deblés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandessavoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, lesmarchés de l’Europe, confondaient et submergeaient la faune et laflore dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guéretsépuisés. Non, plutôt que d’attendre le coup de grâce, colons del’Europe caduque passeraient au continent pléthorique.

Et, pour achever la déroute et transformer ennomades ces ruraux réputés indéracinables, des embaucheurs à lalangue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgadeen bourgade, visitaient les cabarets aux jours de vente etd’assemblées et profitaient de la prostration et du déboire dèspauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermessespour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages deprospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout,à la clinquante loquèle, les vachers en garouage, les faneurscalleux et poupards, bouche bée, regards extatiques, laissaients’éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillositétraversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu’auxmoelles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et lestenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d’où partaient enfeu d’artifice, des descriptions plus éblouissantes, plusenluminées que les chromos de la balle du mercier et le paravent dumarchand de complaintes.

Une nuée de ces maquignons recrutés parmi desprocureurs de bas étage s’était abattue sur le pays comme deschacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches,des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui’eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples.

Ainsi, ils examinaient les manouvriers defière mine, les inspectaient des pieds jusqu’à là tête avec unepersistance presque gênante, allant même jusqu’à leur passer lamain sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, leséprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours demarché ; leur prenant le menton comme s’il s’agissait devérifier l’âge en bouche d’un poulain ; encore un peu ilsauraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter etles visiter plus à l’aise. Sur les marchés de bois d’ébène lesnégriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ilsmanœuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaientleur confiance, gouailleurs, paternes, plaisantins comme deschirurgiens militaires présidant au conseil de révision.

Ces embaucheurs, transfuges des campagnes ouefflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s’entendentà allumer les convoitises dans ces cœurs primitifs, maiscomplexes ; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort aufond des brutes ; amorcent ces illettrés, les chauffent, lesmalaxent au moral comme au physique.

Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nosrustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieusescaresses ; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignagesaussi flatteurs ne les ont réhaussés à leurs propres yeux, lespatauds ! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire,deviennent la chose lige de leurs magnétiseurs et ne bougent plusde peur que cette douceur, ce long énervement ne cessent ! Ettout à l’heure, le recruteur n’aura qu’à tirer son filet pour ytenir la copieuse et florissante recrue.

Ah ! ils ne sont pas dégoûtés, lesentrepreneurs d’émigration ! Après avoir opéré dans le restede l’Europe et drainé des races prolifiques, mais dégénérées, voiciqu’ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres, surde solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurschevaux. « Il nous faut cent mille Belges et nous les auronsdans six mois ! » ont déclaré Béjard, Saint-Fardier etVéra-Pinto. Et leurs racoleurs à gages de se mettre à l’œuvre.Hardi, les imposteurs ! À la curée, les vampires ! Lacommission vaut la peine qu’on se dérange. C’est quinze à vingtfrancs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée àl’expéditeur de viande humaine.

Mais ils se gardent bien d’avouer leursprofits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. À lesentendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de pursphilanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards.

Les boniments ruissellent d’or et de soleil.Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par lespossessions promises ; des jardins paradisiaques et des palaisde féerie. L’ardeur et la lumière des tropiques embrasent etilluminent tout à coup les horizons mélancoliques de cesvisionnaires : un écran magique dans une chambre obscure. Lesblés mûrs couronnés d’épis aussi gros que leurs tignasses blondes,lèvent leurs gerbes à hauteur des toits ; les arbres ploientsous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent dutabac ; des ruisseaux de lait irriguent les novales ; despotagers montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe descongréganistes, filles de Marie ; et cette pourpre subitementavivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de cescoteaux infinis, n’est plus, celle de vos bruyères, ô mes épaisbuveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeursde raisins.

Parfois le charmeur s’interrompt, autant pourreprendre haleine que pour donner aux simples, qu’il accable de sespromesses, le temps de savourer et de humer ces évocationsparfumées.

Il vante ensuite la bonté de la température,la clémence du climat, l’éternel sourire des saisons, et aucunhiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateuret pour confondre ses récoltes.

Là, le travail est un délassement ; pasde propriétaire, pas de maître, pas de soucis ; ni servitude,ni même de redevance.

Tour à tour badin et attendri, l’imposteurenivre absolument son auditoire. À la pompe d’un descriptif forain,aux hyperboles d’un dentiste, le suppôt des marchands d’âmes mêledes lazzis de carrefour ; il saupoudre son éloquence desgrosses épices du luron en sabots ; il flatte les faiblesses,émoustille la sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnellede ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proiescomplaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève,à leurs dégorgements d’humeur, à leurs frénésies, exaspérées pardes continences prolongées et des effusions contrariées. Lesmaroufles s’affriolent, la gorge sèche, ou se trémoussent, auximages croustilleuses, harcelés, déniaisés par le vice subtil etpiquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme lessirènes.

Enfin, pour frapper un dernier coup,l’entremetteur propose de lire des lettres d’aventuriers qui ontfait fortune là-bas : Ah ! elles sont authentiques commel’Évangile, ces épîtres ! Vérifiez plutôt, vous l’instituteurqui savez lire ! Voyez les cachets et les empreintes del’enveloppe les noms de bureaux de poste escales… Et ces timbres,ces « petites têtes » comme vous les appelez, neréfléchissent point les traits de notre roi « Liapol ».Lisez vous-même, hé ! le maître d’école ?… Vous voyezbien que je neveux pas leur en faire accroire. Voici mes diresécrits noir sur blanc !

Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers,dictés d’Europe ou élaborés dans les facendas despourvoyeurs de là-bas. Le compérage désabuserait des écoutants pluslettrés. « Oui, garçons, je repars moi-même dans quelquesjours… Voyons, qu’on se décide qui de vous m’accompagne ?Aussi vrai qu’il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à meréhabituer à notre pauvre petite Europe.

Et le drille facétieux les presse, les capte,les englue. Parfois, pour mieux appuyer ses discours, il faitrouler, avec une feinte négligence une poignée d’or sur la tablepoissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères,énormes. Là-bas on ne paie qu’en or et en pièces grandes comme nosmisérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, lesprunelles du petit vacher lancent des flammes deconquistador : sa maritorne commande à des centaines deservantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans lacouette.

Rentrés chez eux, les gars ruminent cesimages, ils n’en dorment pas ou les revoient en rêve. Les marisdiscutent sur l’oreiller avec leurs ménagères ; d’abordbougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissentconvaincre et éblouir.

Aux champs devant le ciel maussade, au milieudu navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur paraitplus récalcitrante que jamais, le mirage revient les hanter, et,lâches à la peine, les coudes et le menton appuyés sur la paume dela houe, ou en sifflant indolemment ses bœufs, le laboureur seremémore les pays fabuleux et songe aux promesses del’embaucheur.

Et cet or que l’allumeur manipulait ! Unseul de ces disques jaunes représente plus du triple des blancsécus, joints, bout à bout, qu’il gagne chez son base…

Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier,les flancs de la Gina – ce grand navire naguère si coquet,à présent radoubé plus d’une fois et uniformément peint en noircomme un cercueil de pauvre – devraient être élastiques pour logertoute la viande humaine qu’on y enfourne, tous ces parias à qui desthaumaturges astucieux évoquent, dans les brouillards plombés del’Escaut, l’éblouissement du lointain Pactole.

Cependant les deux camions de la Nationd’Amérique, réquisitionnés par Jan Vingerhout, débouchent sur lequai. Pour lui faire honneur, on y a attelé deux couples de ceschevaux de Furnes, énormes palefrois d’épopée, de ces majestueuxtravailleurs à l’allure lente et délibérée, dont le pas égal etsolennel aurait raison du trot d’un coursier. Jamais les fièresbêtes n’avaient charroyé d’aussi légères et d’aussi pitoyablesmarchandises ; les bagages s’amoncellent, mais ne pèsent paslourd. À telle enseigne que pour ne pas humilier les puissantschevaux, les émigrants aussi ont pris place sur ces fardiers.

Parmi l’éboulement, le pêle-mêle des caissesblanches clouées, ficelées à la diable, des sacs éventrés, despiètres trousseaux noués dans des foulards •de cotonnade, seprélassent, des groupes de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet,Santvliet, Pulderbosch et Viersel.

Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance,riaient, fringuaient et clamaient, interpellaient les curieux,semblaient exulter. En réalité, ils s’efforçaient de se donner lechange à eux-mêmes, de se déprendre de leur idée fixe, bourrelantecomme un remords. Même, sous prétexte de réconforter leurscompagnons d’une contenance moins faraude, d’allure, moinsexubérante, ils leurs allongeaient de grandes bourrades dans ledos. Au nombre de ces villageois on en comptait un ou deux tout auplus dont cette joie désordonnée et démonstrative fût sincère. Lesautres s’étaient montés le coup. Mais, puisque le sort en étaitjeté et qu’ils ne pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesureque les fumées des illusions se dissipaient et que la consciencepatriale se réveillait dans leur fressure, pour se donner du cœurils entonnaient force rasades d’alcool comme le jour du tirage ausort.

Les yeux fous, les pommettes rouges, à la foisendimanchés et débraillés, on les eût pris à première vue pour cesjeunes valets et servantes qui, à la saint Pierre et Paul, se fonttrimbaler, dès l’aube jusqu’au soir, dans des charrettes bâchées defeuillage et de fleurs[8].

Mais la plupart étaient silencieux etapathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésiede leurs voisins, ils se mettaient d’aventure à battre quelquesentrechats et à graillonner un refrain de kermesse, le « Nousirons au pays des roses », des Rozenlands de la saintPierre et Paul, ou « Nous arrivons de Tord-le-Cou », desGansrijders[9] du mardigras, les notes s’étranglaient bien vite dans leur gorge et ilsretombaient dans leur méditation.

En avance sur la marche du navire il arrivaitaussi que leur pensée planât là-bas, par-dessus l’immensité desespaces voués aux flots et aux nuages, vers les côtes lointaines oùles attendaient les patries nouvelles ; ou bien leur espritretournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté laveille, à l’ombre du clocher d’ardoises dont la voix mélancoliquene les exhorterait plus à la résignation ! Ô ces cloches quisoulevaient autrefois les guérilleros en sarreau contre lesétrangers régicides [10] et quin’avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour refoulerl’invasion de la Faim ! En souvenir, les transfuges déjàrepentis se transportaient sous le chaume de leur précairehéritage ; parmi les cultures péniblement assolées et gagnéesaprès tant de luttes sur les folles bruyères (adorablesennemies ! tant maudites, mais déjà tant regrettées) ; ouencore, au bord de ces venues et de ces meers, où ilspochaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres ; oubien autour des feux de scaddes[11],combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soiréesd’octobre.

Ô le doux hameau où ils ne remettraient plusjamais les pieds, où ils n’iraient même pas dormir leur dernier etmeilleur somme en terre deux fois sainte à côté des réfractairesd’autrefois !

Laurent lisait l’arrière-pensée de cesbraillards. Sa compassion pour les Tilbak s’étendait à leurscompagnons. Entre mille épisodes poignants un surtout l’émut pourla vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ceprologue de l’exil.

Au moins une trentaine de ménages deWilleghem, bourgade de l’extrême frontière septentrionale,s’étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays.Ceux-là n’avaient point pris place sur les camions, mais, un peuaprès l’arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrenten bon ordre, comme dans un cortège de festival. Soucieux de fairebonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu’on diseaprès leur départ : « Les plus crânes étaient ceux deWilleghem. »

Les jeunes hommes venaient d’abord, puis lesfemmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin lesvieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né.Combien d’aïeules, s’appuyant sur des béquilles et comptant sur unrenouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s’éteindre enroute, et, cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur uneplanche, se verraient destinées à nourrir les poissons ! Deshommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velourscôtelé, avaient la pioche et la houe sur l’épaule et le bissac etla gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaientappareiller pour des pays où l’on ignore la tuile et la brique.

Une jeune fille, l’air d’une innocente,moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.

En tête marchait la fanfare du village,bannière déployée.

Fanfare et drapeau émigraient aussi. Lesmusiciens pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leurdrapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire encorepartie de l’orphéon.

Laurent avisa, marchant à côté duporte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de labourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduireses paroissiens jusqu’à bord, comme il les accompagnait jadischaque année au pèlerinage de Montaigu[12].L’avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu,depuis des années que durait la crise ! Pourquoi, patronne dela Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri dedétresse ? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires,les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sansmariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice ets’y faire édifier de miraculeux sanctuaires, les madonesdésertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaientredescendu les premières les mêmes cours d’eau qui les conduisirentautrefois, des continents inconnus, au cœur des Flandres. Pourtantles simples de la plaine flamande t’avaient édifié une basiliquesur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu’on vît de trèsloin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde quepour te rapprocher de ton Ciel. Vierge inconstante, donnais-tutoi-même l’exemple de l’émigration à tous ces nostalgiques despauvres landes de l’Escaut ?…

Mais, ce soir, après avoir vu disparaître lenavire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fuméeavec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à paslents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrerlui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d’unecroix rouge par le toucheur.

Si, pourtant, les hauts et noblespropriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuerun peu les fermages, ces fanatiques du terroir n’auraient pas dûs’en aller ! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, lejour où il n’y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreuxdomaines !

Quelques-uns des émigrants de Willeghemportaient à la casquette une brindille de bruyère ; d’autresavaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leursbâtons, au manche de leurs outils, et les plus ferventsemportaient, puérilité touchante ! tassée dans une cassette oucousue dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée dusable natal.

Ingénument, non pour récriminer contre lapatrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernièreet filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national,leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques ;les hommes, leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leursbragues de pilou et de dimitte, leurs sarreaux d’une coupe et d’uneteinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé deleur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans doNord de ceux du Midi ; – les femmes : leurs coiffes dedentelles à larges ailes qu’un ruban à ramages attache au chignon,et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n’ont d’équivalenten aucune autre contrée de la terre.

Au moment de délaisser la terre natale,c’était comme s’ils songeaient à la célébrer et à s’en oindre d’unemanière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant unecertaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses etempâtées de leur dialecte ; ils tenaient à en faire répercuterles diphtongues dans l’atmosphère d’origine.

Mais ils trouvèrent encore moyen d’accentuerl’inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.

Arrivés sous le hangar, avant de s’engager surla passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de latête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d’Anvers, et,embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent – et non sanscouacs et sans détonations, comme si leurs instrumentss’étranglaient de sanglots – l’air national, par excellence,l’Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce etsimple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage,les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéramentsdissemblables, mais non ennemis, quoi qu’en puissent penser lespolitiques. Aussi les bouilleurs borains massés sur le pontportèrent mains tendues au-devant des Flamins.

Tels se réconcilient et s’embrassent deuxorphelins au lit de mort de leur mère.

Les conjectures vraiment pathétiques de cettedernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux depensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé etmodulé d’une façon si bellement barbare, par ces bannis siaffectifs, toutes les expansions refoulées et tous lesdésenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cherque jamais le monde des opprimés et des méconnus.

Qu’il était loin déjà le jour d’insouciance del’excursion à Hémixem et loin aussi le jour de son retour à Anverset de sa longue contemplation des rives du fleuvebien-aimé !

Par ce dimanche ensoleillé, l’air vibraitaussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n’avaitquitté la rive pour ne plus la revoir !

L’arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhoutporta l’exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit commeun somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l’épaule. Ilavait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, saphysionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestationsle monde d’angoisses qu’il ressentait.

Il embrassa Siska et Vincent, hésita unmoment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, ilappliqua un long et fraternel baiser au front d’Henriette, serracontre sa poitrine l’ancien baes de la Nation d’Amérique, et,prenant les mains d’Henriette, il les mit dans celles de son mari,et les tint pressées entre les siennes, comme pour s’unir à euxdans cette étreinte quasi sacramentelle.

Puis sentant l’émotion lui nouer la gorge, iln’eut que le temps de se tourner vers Lusse et Pierket qui luitendaient leurs mains et leurs lèvres. Et, sous les larmes queLaurent ne parvenait plus à retenir, Pierket, qui adorait son grandami, éclata en sanglots et se suspendit à son cou comme s’ilvoulait l’entraîner avec eux par delà les mers.

Aussi cette lugubre et ironique coïncidencequi faisait s’embarquer Henriette et les siens à bord de laGina, avait par trop étreint le cœur de Paridael. Ilreconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. CetteGina lui ravissait Henriette et tous ceux qu’ilaimait !

D’autres corrélations bizarres et inattenduesse présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait enmasse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ilsl’avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais eninterrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrentdes traits de famille dans les physionomies, finirent par sedécouvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bonqu’elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. JanVingerhout dit en riant : « Willeghem sera donc aucomplet, là-bas ! Et nous fonderons une nouvelle colonie àlaquelle nous donnerons le nom, du cher village ! Vive leNouveau-Willeghem ! »

Et tous de faire chorus.

Mais d’autres camarades que les paysansaccaparaient l’attention des Tilbak. La Nation d’Amérique au grandcomplet : doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs,arrimeurs, gardes-écuries, chargeurs, routeurs, et même nombre dechefs des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, aumieux voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d’effortsdépensés par ces braves gens pour le retenir ! Car, s’ilprétextait le dégoût du métier, l’envie de voir du pays, la duretédes temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le dignegarçon, compromis comme principal meneur dans les dernierstroubles, craignait, en demeurant à leur tête, d’attirer sur sesamis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leurgilde.

Dans la masse des dockers se trouvaientjusqu’aux musards du « Coin des Paresseux » de cescogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu’indolents, audemeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé JanVingerhout par leur flegme superbe, lorsqu’ils ne le faisaient pasendêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Cesbaguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mainsdu partant dans leurs crocs énormes ; et, dérogeant à leurshabitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborderles colis.

Les détaillants voisins de la Noix deCoco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. Lapopulation maritime et ouvrière du port et des bassins s’associaittoute entière à cette manifestation de regret et de sympathie. Dansla cohue, Laurent crut même reconnaître quelques jeunesrunners valant peut-être mieux que leur réputation ettenant, eux aussi, à témoigner de leur sympathie pour ces bravesgens.

Ces démonstrations apportèrent une heureusediversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l’objet.Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant denoir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peuforcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaientl’esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse,mais plus d’un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait levisage du revers de sa manche, alors qu’il n’y avait pourtant pointla moindre sueur à essuyer.

Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter nonplus ; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonflerles plus grosses bourdes, et, fidèle jusqu’au bout à sa réputationde boute-en-train des « Nations », se livrait à unedébauche d’aphorismes et de monostiques stupéfiants, oùpantalonnait et pétardait l’esprit du père Cats etd’Ulenspiegel.

À toute force il lui fallut prendre encorequelques verres avec les copains, à l’estaminet le plus proche.Paridael n’avait pas pu refuser non plus les politesses de sesdignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où lestournées se succédaient au feu roulant des gaillardises, auxbordées de jurons, aux. francs coups de poing sur les tables,Laurent aurait encore pu se croire au « local », après letravail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de cesdébardeurs apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ciune pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate.Un de ces braves avait même eu l’idée de remettre du papier àlettres de trois couleurs à Vingerhout. Il s’agissait de dérouterles interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Janécrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les chosesallaient bien, le rosé signifierait condition précaire, maissupportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Etcela en dépit de ce que la lettre contiendrait d’optimiste et derassurant.

L’heure pressait. Laurent s’éclipsa pour allerinstaller les femmes, avec Tilbak, dans l’entrepont de laGina. On fit d’abord quelque difficulté de recevoirLaurent à bord. L’accès des aménagements d’émigrants étaitstrictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur lebateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre,sous peine de perdre leur place et même l’argent de leur passage.Toutefois, grâce à l’obligeance d’un gabier, avec lequel Tilbakavait été amateloté jadis, il fut permis Paridael d’inspecter lenouveau domicile de ses amis.

La Gina contenait plus de six centslits de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés,tendus d’une sangle, couplés et superposés par groupes de douzedans les entreponts. La literie de cos branles consistait en un sacbourré de paille fétide, dont un pourceau n’eût pas même voulu pourlitière, vrai réceptacle de la vermine.

Malgré le long aérage il régnait dans cescouloirs une odeur indéfinissable d’hôpital mal tenu, mélange debouteilles et de faguenas. Que serait ce plus tard, lorsque toutesces épaves humaines s’y encaqueraient, les haillons et les corpsexsudant autant de miasmes qu’un grouillement de fauves ;surtout pendant les gros temps, lorsqu’on ferme les écoutilles.

Les règlements prescrivaient de séparer lessexes a bord et d’éloigner autant que possible des adultes lesenfants en bas âge. Mais Béjard et consorts n’étant pas hommes àtenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu’en vue duport.

Avant même de gagner la mer, on bouleversaittous ces arrangements ; on n’empêchait plus lapromiscuité ; on recevait en fraude un surcroît de passagersque des embarcations interlopes amenaient de la rive pendant lanuit. Runners et smoglers n’avaient pas de clientplus précieux que Béjard et Cie.

Les cambuses étaient fournies de lard, deviande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé,« en quantité plus que suffisante pour le double de la duréedu voyage », renseignaient les prospectus, la dernière œuvrelittéraire de Dupoissy, l’homme des impostures et descharlataneries. À la vérité c’est à peine si l’aiguadesuffirait ! On rationnait les malheureux comme une garnisonassiégée. Chaque passager recevait une petite gamelle en fer blancressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres sefaisait deux fois par jour ; les aliments mesurés à la livre,les liquides au bon juron, litre spécial et réduit en usage sur lesbateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans lesentreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sanstoutefois balayer l’odeur invétérée.

Et c’est la qu’allaient devoir gîter la bonneSiska et la chère Henriette.

– Bast ! disait Tilbak en voyant la minedéconfite de Laurent. La traversée n’est pas longue. Et j’en ai vubien d’autres !

Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarquaquelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l’écurie dequelqu’un de ces fermiers aisés affolés par la crise ets’expatriant avant la ruine. À voir ces installations, autant eûtvalu jeter les bêtes à l’Escaut. Leurs propriétaires étaient biennaïfs s’ils s’imaginaient qu’elles supporteraient la traversée dansces conditions. Les exploiteurs s’arrangeraient de façon à les leurfaire céder à bas prix. L’entretien de ces chevaux coûterait gros àleurs possesseurs et à la longue ils en retireraient a peine leprix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans lemoindre auvent, dans des caisses de bois blanc s’entassaient lefoin, la paille et l’avoine.

Cependant l’ivoire s’amoncelait un peu à ladiable. Le pont revêtait l’apparence d’un bivac de fugitifs, d’uncampement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes lescontrées, apportant on ne sait quelle couleur et quelle odeurspéciale dans leurs bardes, Laurent remarqua qu’ils étaient vêtustrès légèrement et que beaucoup claquaient déjà des dents ettremblaient de la lèvre. Un des agents de Béjard passait entreleurs groupes et pour les réconforter disait que ce froid nedurerait que quelques jours. Une fois passé le golfe de Gascogne,commencerait l’été perpétuel. L’agent n’ajoutait pas qu’entrel’Afrique et les côtes du Brésil les passagers cuiraient au pointde ne pouvoir se tenir sur le pont, et que la calenture, le délirefurieux, emporterait quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête àla fièvre paludéenne. Il leur cachait surtout les horreurs de tatraversée, l’arbitraire et la brutalité qui les attendaient audébarquement et les misères sans nombre à endurer en ces milieuxincompatibles.

– Il est temps de repasser la planche, car ondémarre, camarade ! vint dire obligeamment le gabier àParidael.

Le sifflet strident de la machine alternantavec des rauquements de bête féroce, appelait longuement lesretardataires. Laurent s’arracha aux effusions de ses amis etregagna le quai.

Comme si ce n’eût pas encore été assez dedétresse et d’horreur, un incident lamentable se produisit à ladernière minute.

Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune etlivide, les yeux hagards, les cheveux en désordre, sous l’empired’une violente excitation alcoolique, entraînait de force versl’embarcadère du navire en partance, une pauvre femme, de minehonnête, mais non moins ravagée, maigre, couverte de haillons moinssordides, mais tout aussi usés, qui résistait, se débattait,criait, deux pauvres mômes accrochés à ses jupes. Sans doute lamalheureuse mère n’entendait pas suivre son ivrogne de mari enAmérique et estimait comme plus atroce que la faim endurée au paysnatal, l’exil loin de toute connaissance amie, de tout visage et detout objet familier, dans des parages où rien ne la consolerait del’ignominie et de la crapule de son époux.

Écœurés par cette scène, Laurent avec quelquesbaes et compagnons de Nations, eurent bientôt délivré la mère etles enfants. Tandis que les uns conduisaient la pauvre femme,presque morte d’inanition, dans une auberge riveraine, les autresemmenaient le mauvais sujet vers la Gina, et d’unebourrade vous l’embarquaient plus rapidement qu’il n’eût voulu, enle projetant par delà la passerelle au risque de le précipiter dansle fleuve.

Le soûlard, hébété, sembla se résigner à sondivorce inattendu ; d’ailleurs la communication avec la rivevenait d’être rompue. Sans plus se soucier des siens, il s’approchadu bordage et les assistants le virent retirer de la poche de sonpaletot crasseux une bouteille de genièvre encore à moitiépleine.

– Voyez, bredouillait-il en titubant et enbrandissant la bouteille au-dessus de sa tête, voici tout ce qui mereste ; dans ce flacon s’est fondu le dernier argent que jepossédais encore… Et, tenez, je bois cette gorgée d’adieu à laBelgique !

Et portant la bouteille à ses lèvres, il lavida d’un seul trait ; puis il la jeta de toutes ses forcescontre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dansle fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla :

– Evviva l’America !

Cependant les matelots ramenaient à eux etenroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l’hélicecommençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitainehurlait les ordres répétés a l’avant et à l’arrière et transmis parun mousse, au moyen d’un porte-voix, aux hommes de la chambre dechauffe ; manœuvré par le timonier à la barre, le navire viralentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha lesflancs de la Gina.

À un choc de la manœuvre, l’arsouille venaitde s’écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons deroute.

Laurent détourna les yeux vers des personnagesplus sympathiques.

La fanfare de Willeghem agita son drapeau develours à broderies et à crépines d’or, et reprit l’Où peut-onêtre mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois,chantaient en chœur.

Dans le papillotement des têtes échauffées oublêmes, Laurent finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak.Jusqu’à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sansrien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sortet affronter l’inconnu avec eux ; seule la crainte dedésobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchementcicatrisée au cœur de leur fille, et de porter ombrage à l’honnêteVingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet decontrainte et de gêne, le retint à Anvers.

Puis, un vague aimant l’empêchait de direadieu à sa cité : il entretenait le pressentiment d’un devoirfatal à remplir, d’un rôle indispensable à jouer. Il ne savaitlesquels. Main sans se rendre compte des intentions que le destinavait sur lui, il attendrait son heure.

Sur la Gina, les noëls, les hourrahs,un fracas, un tumulte d’appellations dominaient les accords mêmesde la fanfare. On répondait ferme, à cœur et a poumons non moinsdilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage sedonnaient la réplique, faisaient assaut de verve, de crânerie, devaillance. Les casquettes volaient en l’air, des mouchoirs decouleur s’agitaient comme des pavillons bariolés les jours où lesvaisseaux font parade.

Des femmes qui avaient l’air de rire et depleurer à la fois, soulevaient leurs enfants sur leurs bras. Etplus le navire s’éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques.Il semblait que les bras s’allongeassent désespérément pours’étreindre et se reprendre encore par-dessus les flotsséparateurs.

À cause de son énorme tirant d’eau et de sacargaison plus que complète, le navire resta longtemps en vue desregardants. Laurent en profita pour courir un peu plus loin àl’extrémité de la Tête de Grue, à l’entrée des bassins, afin depouvoir suivre le bâtiment jusqu’au moment où il tournerait.Henriette était déjà descendue dans l’entrepont avec JanVingerhout. Siska et Pierket continuaient à lui envoyer desbaisers ; il entendit la voix mâle et copieuse de Vincent luilancer une dernière injonction à la force d’âme.

Mais, à chaque tour de l’hélice, Laurent sesentait perdre un peu de sa sécurité et de sa confiance. L’Oùpeut-on être mieux s’éloignait, s’éteignait, comme unmurmure.

C’est de ce même promontoire que Paridaelavait assisté, quelques années auparavant, à la féerie du soleilcouchant sur l’Escaut. Aujourd’hui, il faisait gris, brumeux ettrouble ; au lieu de pierreries le fleuve roulait dulimon ; les levées du Polder étalaient des gazonsjaunis ; la tristesse de la saison concertait avec celle desêtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les mouettesd’autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes, criaient,vociféraient comme autant de sibylles de malheur.

Lorsque la masse du bâtiment eut disparuderrière le coude de la rive de Flandre, Laurent continua deregarder la cheminée, un clocher ambulant pointé par-dessus lesdigues ; puis graduellement, ce ne fut plus qu’une lignenoire, et enfin, la dernière banderole de fumée se confondit avecla désolation de la brume de janvier.

Quand une petite pluie insidieuse et glacialeeu tiré le jeune homme de son hypnotisme, il constata qu’il n’étaitpas seul en observation a l’extrémité de ce promontoire.

Le curé de Willeghem cherchait encore àdiscerner le sillage et le remous de la Gina. Deux grosseslarmes descendaient lentement de ses joues et il traçait dans l’airun lent signe de croix. Mais le vol éparpillé des oiseaux de meravec des giries de sorcières qui se hèlent, semblait parodier cedoux geste professionnel aux quatre coins de l’horizon. Crispé parleurs sarcasmes, Laurent se retourna vers la ville. Un bruit depioches et d’écroulement se mêlait au grincement des grues du port,au fracas des marchandises jetées à fond de cale, à la retombée dupic des calfats.

En vue d’élargir les quais on avait décrété ladémolition des vieux quartiers de la ville et voici que l’abattagecommençait. Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin descarrefours ; des masures ouvertes, éventrées, amputées deleurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentesauxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et deslanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de cescarcasses de bête accrochées à l’étal des bouchers.

Çà et là les brèches pratiquées dans les flotsde vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dansces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieillesfrileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plusreculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires,mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âgesde la ville.

Sur une partie de l’alignement des quais àrectifier, les nobles arbres sous lesquels les deux Paridaels’étaient si souvent promenés avaient déjà disparu.

Non seulement la glorieuse Carthage rejetaitson surcroît de population, exilait sa plèbe, mais, non contente dedéloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles.Elle se comportait comme une parvenue qui rebâtit, et transforme defond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale ;mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d’unpassé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bonaloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et uneélégance improvisée.

La nouvelle des attentats et des vandalismesauxquels se livraient les Riches imbéciles sur sa ville natale,avait chagriné Laurent au point de l’éloigner du théâtre desdémolitions dont les progrès l’eussent trop vivement affligé.

Le hasard voulait qu’il fût témoin de cesdévastations le jour même où il venait d’assister au départ de sesamis. Le contraste entre l’activité des quais et les ruines quicommençaient à border le fleuve n’était pas de nature à leconsoler.

À l’heure où les tombereaux emportaient lesgravats, les plâtrés, les matériaux des maisons démolies pour lesconduire vers de lointaines décharges, La Gina enlevaitaussi comme autant de matériaux hors d’usage, de non-valeurs, deparasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sansterre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe etdes métiers !

Pour beaucoup de gens du peuple et d’Anversoisde vieille roche, c’était comme si le superbe Escaut répudiait sapremière épouse. Il remplaçait l’ancienne Anvers par une marâtreapportant des agences, des modes nouvelles, une langue étrangèrefavorable a l’éclosion d’autres mœurs. Elle éloignait peu à peu lesenfants du premier lit, proscrivait brutalement les descendants dela souche primitive, pour attirer à elle d’arrogants bâtards, poury substituer dans les faveurs paternelles une population de métis,d’interlopes et de juifs.

Même il était question, dans les conseils dela Régence, de démolir le Steen, le vieux château, tout comme ilsavaient démoli la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité,ils avaient un peu anéanti, malgré eux, l’admirable arc detriomphe. Ces bons gâteux ne s’étaient-ils pas avisés de déplacercette porte en en numérotant les quartiers, bloc par bloc, commedans un jeu de patience. Seulement, nos aigles avaient compté sansle travail des siècles, et à ce jeu d’architectes tombés enenfance, quel ne fut leur ahurissement de voir s’effriter lesmoellons vénérables entre leurs doigts profanateurs !

Ah ! il était temps que les Tilbak sefussent expatriés. Autant valait partir que d’assister à ces dégâtset à ces spoliations. Ceux qui reviendraient courraient grandrisque de ne plus reconnaître leur patrie.

Les démolisseurs avaient déjà renversé lestènements avancés du savoureux quartier des Bateliers. Desterrassiers commençaient à combler le vieux canal Saint-Pierre.

Laurent s’enfonça plus avant dans la ville,errant finalement dans les ruelles menacées, et accordant à cesmurailles agonisantes une part de la sympathie et de la mansuétudeéprouvées pour les expulsés.

Et sous leurs pignons échancrés, ces façades,endeuillies avaient l’émotion de visages humains, des physionomiessolennelles de moribondes, et les fenêtres à croisillons, lesvitrages glauques, pleuraient comme des yeux d’aveugles, et çà etlà, dans la lointaine et discordante musique d’un bouge, sanglotaitle dernier Où peut-on être mieux ? de la fanfare deWilleghem.

Chapitre 3LE RIET-DIJK

 

Au nombre des quartiers sur le point dedisparaître se trouvait le Riet-Dijk : une venelle étroites’étranglant derrière la bordure des maisons du quai de l’Escaut,aboutissant d’un côté à une façon de canal, bassin de batelage etgarage de barques, de l’autre, à une artère plus large et pluslongue, le Fossé-du-Bourg.

Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent leslupanars. C’est le « coin de joie », le BlijdenHoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisonsgalantes hautement tarifées ; dans la rue large, les grosnuméros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste,chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordelcongruent : riches, officiers de marine, matelots,soldats.

Les uns joignent au confort et à l’élégancemodernes le luxe des anciennes « étuves » et des maisonsde baigneurs, bateaux de fleurs où le vice se complique, seraffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, oncherche moins le plaisir que le soulagement ; les gaillardscopieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensentleurs longues épargnes des nuits de chambrée et d’entrepont sanss’attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sansentraînement préparatoire, sans qu’il faille recourir auxémoustillants et aux aphrodisiaques. Ces bouges subalternes sontaux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffardse tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, auxcafés où l’épicurien s’éternise et sirote, en gourmet, des élixirsparfumés.

Les soirs, harpes, accordéons et violonscrincrinent et graillonnent à l’envi dans ce béguinage de l’ordredes hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de trèsloin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmescanailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups degarcette, des éclats de fanfare et de fifre : musiqueraccrocheuse.

C’est, à la rue, le long des rez-de-chausséeilluminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, unebadauderie dégingandée.

C’est, à l’intérieur, un entrain de concert etde bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant lescarreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil,une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l’affût, épie, des deuxcôtés de la rue, l’approche des clients et leur adresse depressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries,bras dessus, bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s’arrêtentpour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer ? Ilsretournent leurs poches jusqu’à ce que, affriandé par un dernierboniment de la marchande d’amour, tantôt l’un, tantôt l’autre donnel’exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardispoussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de ladernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyantsque leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbentl’échine, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière lesoreilles[13]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs àcuir, remplaçants déniaisés, galants assidus et parfois rétribuésde ces belles-de-nuit, poussent résolument la porte du bouge. Etl’escouade s’engloutit dans le salon violemment éclairé,retentissant de baisers, de claques et d’algarades, degraillements, de bourrées de locmans et de refrains depioupious.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs,baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent desappareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues.

À l’entrée du Riet-Dijk, la circulationdevient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds semultiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tuniquedes vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leursseigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche, sesuccèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieuxachalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés quehantent les sages Ulysses du commerce et leurs précoces Télémaques,desservis par des sirènes et des Calypsos très consolables ;bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marinspléthoriques. Maisons célèbres, universelles ; enseignesdésormais historiques : chez Mme Jamar on vantait la« grotte », chef-d’œuvre peu orthodoxe de l’entrepreneurdes grottes de Lourdes ; chez Mme Schmidt on appréciaitle mystère, l’incognito garanti par des entrées particulièresdonnant accès à de petits salons aménagés comme destricliniums ; Mme Charles se recommandait par lecosmopolitisme de son personnel, un service irréprochable, etsurtout les facilités de paiement ; le Palais de Cristalmonopolisait les délicieuses et neuves Anglaises ; au ;Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu’àdes bayadères de l’Extrême-Orient, créoles lascives, mulâtressesvolcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négressesaléacées.

Les façades, hautes comme des casernes,croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens,dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores,claironnent les surprises de l’intérieur. Derrière de hautes glacessans tain ; incrustées de symboles et d’emblèmes, sous leslambris polychromes à l’égal des oratoires byzantins où lescinabres, les sinoples et les ors affolants, vacarment et explosentà l’éclat des girandoles, le passant devine les stades de ladébauche, depuis les baisers colombins et les pelotages allumeurssur les divans de velours rouge, jusqu’aux possessions intimes dansles chambrettes des combles, grillées comme des cellules denon-nains.

Ce quartier se saturait d’un composé d’odeursindéfinissables où l’on retrouvait, à travers les exhalaisons duvarech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et despommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, àtravers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts etcontagieux.

À mesure que la nuit avançait, les femmes,plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrantset les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha dela cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitaresbarcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des mandolines, lesgrasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments descliquetis de verres, des rires rauques, des détonations deChampagne.

Jusqu’à onze heures, les pensionnaires de ceslupanars avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans lequartier et même d’aller danser au Waux-Hall et auFrascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg.

Passé cette heure, couvre-feu partiel, nevaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, lesbouges tiraient définitivement leur huis. Les crincrinss’assoupissaient aussi. Bientôt on n’entendait plus que lalamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotisdes embarcadères et les giries intermittentes d’un vapeur tisonnédans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal.

C’était l’heure des parties en catimini, despriapées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules,collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le longdes maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux auxportes secrètes des impasses.

Toute régalade, toute assemblée se terminaitpar un pèlerinage au Riet-Dijk. Les étrangers s’y faisaientconduire le soir, après avoir visité, le jour, l’hôtel del’imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Lesorateurs des banquets, y portaient leurs derniers toasts.

Les hauts et les bas de ce quartier originalconcordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. Lapériode de la guerre franco-allemande représenta l’âge d’or,l’apogée du Riet-Dijk. Jamais ne s’improvisèrent tant de fortuneset ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir.

Les contemporains se redirent, en attendantque la légende les eût immortalisées, les lupercales célébrées dansces temples par des nababs sournois et d’aspect rassis. À certainsjours fastes, les familiers appelaient à la rescousse,réquisitionnaient tout le personnel par une habitude despéculateurs accaparant tout le stock d’un marché.

Ils se complaisaient en inventionscroustilleuses, en tableaux vivants, en simulacres de sadisme, enchorégraphies et pantomimes ultra-scabreuses ; prenaientplaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prisesl’éléphantesque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie.

On composait des sujets d’invraisemblablesfontaines ; saoules de Champagne, les nymphes finissaient pars’en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions lesplus intimes.

Béjard le négrier et Saint-Fardier le Pachaorganisèrent dans les salonnets multicolores de Mme Schmidt,surtout dans la chambre rouge, célèbre par son lit de Boule, àcoulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgiesrenouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et desexubérances romaines.

Dans ces occasions, le Dupoissy, l’homme àtout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur.C’était lui qui s’abouchait avec Mme Adèle, la gouvernante,débattait le programme et réglait l’addition. Pendant que sedéroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces« masques » dignes d’un Ben Johnson atteint desatyriasis, le glabre factotum, la mine d’un accompagnateur debeuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. Àchaque pause, les actrices nues ou habillées de longs bas et deloups noirs, gueusaient l’approbation des détraqués béats et, àquatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite etpoudrederizée aux funèbres habits noirs.

Telle était la prestigieuse renommée de cesbordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes damesdes clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruchesdiligentes – aux heures de chômage s’entend – et inspectaient, sousla conduite du patron et de la patronne, les cellules douilletteset capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés etjusqu’aux peintures érotiques se repliant comme des tableauxd’autel.

Et, s’il fallait en croire les médisances despetites amies, Mmes Saint-Fardier n’avaient pas été des dernières àmettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilitéde leurs maris.

Laurent devint un visiteur assidu de cequartier. Il s’y déphosphorait les moelles, sans parvenir à délogerde son cerveau l’obsession de Gina. Au moment des spasmes, l’imagetantalisante s’interposait entre sa vénale amoureuse et sespostulations toujours leurrées.

– Oh, la cruelle incompatibilité ! sedisait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à enperdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, leséluderont éternellement !… L’amitié raisonnable offerte commel’éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Lesferveurs et les délicatesses de l’amour se fanant à la suite dèspossessions brutales !

Au Riet-Dijk, des types curieux, des composésinterlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage,lui ménageaient de pessimistes sujets d’observations. Après desnuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenaitleur trac, leur instinctive terreur à la visite imminente dumédecin : il notait en revanche leur familiarité, presque defemme à femme, avec l’androgyne garçon coiffeur.

Plus que les autres commensaux ou fournisseursde ces parcs aux biches l’intéressait Gay le Dalmate. Cetindustrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois,chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze a vingtmille francs de commission, dans les principales maisons duRiet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitainesauxquels les courtiers, ses patrons, l’attachaient comme guide etdrogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes leslangues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu’àl’argot des populaces reculées. Gay apportait une probité trèsappréciée dans ses transactions délicates. Jamais d’erreurs dans sacomptabilité. Lorsqu’il passait, de trimestre en trimestre chez lespatrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, cesnégociants payaient de confiance leur éveillé et intelligentrabatteur. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, deliqueur, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurspensionnaires.

La discrétion de Gay était proverbiale. Avecses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette,ses manières affables, Gay ne comptait même pas d’envieux parmi sescollègues. On lui appliquait respectueusement l’adageanglais : The right man in the right place :l’homme digne de sa place, la place digne de l’homme.

Un mois après le départ des émigrants,Paridael fut accosté un matin sur la Plaine Falcon par le bonhommeGay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyablenouvelle en pleine poitrine :

– La Gina a péri corps et biens en vue descôtes du Brésil !… C’est affiché au Bureau Véritas…

Et le Dalmate passa, sans se retourner,anxieux d’informer de ce sinistre le plus grand nombre decurieux ; ne se doutant pas un instant du coup qu’il venait deporter à Paridael.

Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit pars’affaler sur le seuil d’une porte, ses jambes refusant de lesoutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaientle glas à ses oreilles. Lorsqu’il eut repris quelque peuconnaissance : « Le sang me sera monté au cerveau.L’apoplexie m’avertit ! » se dit-il. « J’ai eu unmoment de délire pendant lequel j’aurai cru entendre racontercette… horreur. Ces choses-là n’arrivent point ! » Maisil se rappelait trop nettement la voix, l’accent exotique deGay ; puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant laperspective des Docks, ne vit-il pas s’éloigner là-bas, le Dalmate,de son pas sautillant.

Laurent se traîna jusqu’au quai SaintAldégonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. Entournant le Coin des Paresseux il constata que même lesindéracinables et insouciants journaliers s’étaient transportésplus loin, pour aller aux nouvelles. Le digne Jan Vingerhout étaitpopulaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés. Et ils lesavaient à bord de cette Gina de malheur !

L’air de douloureuse commisération de cesmaroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l’agenced’émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Unfaible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusquesténèbres de son âme. Ce n’aurait pas été la première fois que desnavires renseignés comme perdus revinssent au port où on lespleurait !

Paridael fendit le rassemblement dedébardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait unecommune douleur, rassemblement que rendait encore plus tragique laprésence de plusieurs minables familles d’émigrants, désignées pourle prochain départ, peut-être marquées pour le prochainnaufrage ! Des lamentations, des sanglots s’élevaient parintermittences au-dessus du sombre et suffocant silence.

Laurent parvint à se faufiler jusque devantles guichets du bureau :

– Est-ce vrai, monsieur, ce qu’on… raconte enville ?…

Il balbutiait à chaque mot et affectait desintonations dubitatives.

– Eh oui !… Combien de fois faudra-t-ilvous le répéter ?… Autant de crève-de-faim en moins !… Àprésent, fichez-nous la paix !

À ces mots abominables que seul unSaint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre lacloison dans laquelle étaient ménagés les guichets.

La porte condamnée s’abattit àl’intérieur.

Laurent la suivit, empoigna avec une frénésiede fauve affamé l’individu qui venait de parler et qui n’étaitautre que l’ancien associé du cousin Guillaume.

Le Pacha avait toujours eu l’âme d’ungarde-chiourme ou d’un commandeur d’esclaves et l’ex-négrier Béjardavait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pourenfourner et expédier prestement la marchandise humaine.

Sans l’intervention des magasiniers et descommis qui l’arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fûtcertes resté mort sur le carreau. L’autre l’avait à moitiéétranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait une descôtelettes poivre et sel du maquignon d’âmes.

Tandis que plusieurs employés maîtrisaientLaurent dont la rage n’était pas encore assouvie, leurs camaradesavaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet deBéjard, d’où il ne cessait de geindre et d’appeler la police.

Les paroles provocantes et dénaturées deSaint-Fardier avaient été entendues par d’autres que Laurent et,mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageaitson indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût aviséde l’arrêter. Elle menaçait même, de déloger les associés de leurrepaire et d’en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendantle tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea prudentde pousser Laurent dans la rue et de le rendre à ses terriblesamis. Puis à la faveur de la diversion que produisait laréapparition de l’otage, Béjard fit rapidement fermer la portederrière lui. Donnant congé à ses hommes pour le reste de lajournée, il entraîna le piteux Saint-Fardier, par une porte dederrière, dans une ruelle déserte bornée d’entrepôts et demagasins, d’où ils gagnèrent, non sans louvoyer en évitant lesquais et les voies trop passantes, leurs hôtels de la villenouvelle.

– Nous repincerons ce voyou ! disait encheminant Béjard à Saint-Fardier qui tamponnait de son mouchoir sesbajoues ensanglantées par une trop brusque épilation. Il ne fallaitpas songer à le coffrer. Il ne faut même pas y songer d’ici àlongtemps, mon vieux, car on n’a déjà fait que trop de bruit àpropos de ce petit sinistre et il ne serait pas bon que la justiceregardât de trop près à nos affaires… Attendons que toute cettecanaille ait fini de crier ! S’ils continuent à aboyer commece matin, ils seront égosillés avant ce soir ! Alors nousréglerons son compte à ce maître Laurent…

« En somme, l’affaire n’est pas mauvaisepour nous ! (ici l’exécrable trafiquant s’oublia jusqu’à sefrotter les mains)… Le navire n’en avait plus pour longtemps. Lesrats l’avaient déjà quitté tant l’eau pénétrait dans la cale. Unvieux sabot que l’assurance nous paiera le double de ce qu’ilvalait encore !… Et si nous perdons les primes verséesd’avance à quelques émigrants vigoureux et florissants, comme ceVingerhout – tu te rappelles, le suppôt de Bergmans, le meneur del’émeute des élévateurs. Le voilà ad patres ! – enrevanche nous empochons les primes d’assurances des noyés del’équipage… Il y a largement compensation !…»

L’armateur rentra dîner comme si rien nes’était passé. Gina lui trouva une physionomie vilainement jovialeet trigaude. Au dessert, tandis qu’il pelait méticuleusement unesucculente calebasse et qu’il se versait un verre de vieuxbordeaux, avec des précautions de dégustateur, il lui annonça d’unton à peine circonstanciel, l’effroyable et total sinistre dunavire qu’elle avait baptisé.

Sans prendre garde à la pâleur qui envahissaitle visage de sa femme, il entra dans des détails, supputa le nombredes morts. Elle voulut le faire taire ; il insistait et ilpoussa même le sardonisme jusqu’à lui évoquer le lancement auchantier Fulton. Alors, prête à se trouver mal, elle quitta latable et se réfugia dans ses appartements où elle songea au mauvaisprésage que, lors de la mise à l’eau du navire, certains,assistants avaient vu dans la maladresse et les hésitations de lamarraine…

Laurent, après s’être dérobé aux étreintes dela foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut têtenue – il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte –sans rien voir, sans rien entendre, jusqu’à sa pauvre mansarde et,se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sousles combles, parvint à se débarrasser des larmes que la fureuravait refluées sous sa poitrine. Il ne s’interrompait de sangloterque pour redire ces noms : Jan !… Vincent… Siska…Henriette… Pierket !…

Depuis, il ne s’écoula plus un jour sans qu’ilse fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s’inoculerait untrès doux, mais très redoutable poison, l’Où peut-on êtremieux ? de la fanfare de Willeghem.

Sans se douter de la transformation quis’opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais lesdeux Gina, la femme et le navire : jalouse, troublante etmaléfique, c’était Mme Béjard qui, pour lui tuer sa bonne etsainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage.Et dire qu’il s’était repris un moment à aimer cette Régina ;le soir de l’élection de Béjard ! À présent, il se flattaitbien de l’exécrer toujours…

Son culte pour les chers morts se confonditbientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avecl’affection qu’il portait aux simples ouvriers, mais avec unesympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire lesplus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donnercarrière à ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis saplus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moelles, quitordait ses moindres fibres amatives.

C’est vers les réprouvés terrestres ques’orienterait son immense nostalgie de communion et detendresse.

Chapitre 4CONTUMACE

 

Laurent commença par se loger au fin fond deBorgerhout près d’une coupure de chemin de fer, non loin d’une voied’évitement sur laquelle ne roulaient que des convois demarchandises. C’était un coin de la suggestive région observée,autrefois, de la mansarde chez les Dobouziez. L’agglomérationcitadine y dégénérait en une banlieue équivoque, clairsemée demaisons comme si leurs tènements s’étaient mis à la débandade,cabarets à tous usages, fourrières, chantiers de marbriers, defiguristes et d’équarisseurs. De la suie aux murs, de l’herbe entreles pavés. Pour monuments : un gazomètre dont l’énorme clocheen fer s’élevait ou s’abaissait dans sa cage de maçonnerie armée debras articulés : un abattoir vers lequel des toucheurspoussaient leurs troupeaux sans méfiance, puis une casernedespotique engouffrant des victimes non moins passives, tousédifices d’un rouge sale, d’un rouge de stigmatessanguinolents.

D’heure en heure le sifflet des locomotives,la corne du garde-barrière et la cloche de l’usine se donnaient laréplique, ou les clairons des conscrits, pitoyables se mariaientaux râles des ouailles. Jusqu’aux remparts des fortifications lesterrains vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiensgratteleux ; des jardins embryonnaires amenaient à de fadeschalets fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli cœurdans un repaire de marlous.

Les petits chiffonniers avaient raclé depuislongtemps le goudron et défoncé ou disjoint les planches despalissades. Munis de profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient,chaque matin, la cloison, après avoir exploré du regard l’enclaveabandonnée. Trifouillant du crochet et des pattes, ils exultaientlorsque, parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne.Ils se disputaient cette trouvaille comme une pépite d’or oul’arrachaient aux roquets qui décaniliaient en grondant.

Les péripéties de cette cueillette firentlongtemps la seule distraction des matins de Paridael. Puis ilavisa des sujets d’étude plus relevés.

Autour du garde-barrière, un beau brin demâle, brunet et trapu, dont la physionomie loyale tranchait sur lagrimace et les convulsions de cette banlieue et de ces roguesindigènes, tournait, depuis quelque-temps, une particulière poteléeà souhait, blonde et radieuse comme une emblavure, la carnationrose un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et sifriandes et des yeux si enjôleurs !… Ses frais atours decamériste huppée ; ses jolis bonnets blancs et ses tablierssans macule apprirent immédiatement à Paridael qu’elle étaitétrangère à ces parages. Sans doute, au hasard d’une flânerie, elleavait passé par ici et remarqué le gars de bonne mine. Elle n’étaitpas la première qu’eussent intriguée les prunelles couleur de cafénoir, la tignasse frisottée et l’air sérieux, mais non maussade, ducostaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnementirrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours luiprenait la taille comme un dolman ! Voisines et pas seulementles plus proches ne passaient leur chemin qu’à regret en guignantle zélé manœuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne segênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant gouailler,et barbelaient d’une convoiteuse œillade le lardon qu’elles luidécochaient.

La ligne étant peu importante, ce bien-voulucumulait les fonctions de garde-barrière et d’aiguilleur. Mêmel’entretien du palier lui incombait comme à un simple hommed’équipe. Les évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd àleurs agaceries, un peu fier peut-être et les jugeant trop libreset trop trivales, il enchérissait sur son labeur, et lorsqu’ilavait fini de sonner de la corne, de présenter, de dérouler et deplanter son drapeau, d’ouvrir et de fermer la barrière, ils’empressait de brouetter le ballast, de recharger la voie etd’huiler les aiguilles.

La soubrette aux blancs bonnets ne se laissapas rebuter par ces façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonneet de meilleur genre que les commères du quartier, à la fois plusdiscrète et plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage.Il commença par se redresser lorsqu’il peinait, plié en deux, surle railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre àson bonjour ; la semaine d’après il venait à elle, un peubenêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie ; la foissuivante, accoudé à la barrière il lui contait des balivernesqu’elle humait comme paroles d’évangile. On eût dit que, pour lesimportuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre cejour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît sesmultiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses alluresaisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue…

La conjonction graduelle de ces deux simplesamusa beaucoup Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants typesde brun et de blonde, si harmonieusement assortis.

Auparavant il avait lié connaissance avec legarde ; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, luipayait la goutte et se faisait expliquer les particularités dumétier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu’il lestrouvait ensemble, d’un clin d’œil il l’interrogeait sur lesprogrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l’œilémerilloné du galant lui répondaient éloquemment. Quant à lasoubrette, elle était tellement occupée à reluquer son élu ‘qu’ellene s’apercevait pas de ces signaux d’intelligence et de l’intérêtque Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres,cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait etsuppliciait à la fois le fantasque Paridael, l’amant méconnu deGina.

Cependant les amoureux ne se possédaient plusde désir. Elle finit par aller le relancer dans sa maisonnette debois les nuits qu’il était de service. Un soir d’hiver qu’ilventait et neigeait, par la porte entrouverte, Laurent les vitblottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux dugarçon. Il n’y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêlede fonte trahissait l’accouplement de leurs deux silhouettes.

Une bordée tirée de l’autre côté de la villeéloigna Laurent de ses protégés. En s’en retournant, il fut assezsurpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans lalogette. S’il se le rappelait bien, c’était pourtant cette semaineque le gars prenait le service de jour. Était-il malade ?L’avait-on remplacé ? Paridael s’inquiéta de cette absenceinsolite comme si le pauvre diable lui eût tenu au cœur par lesliens d’une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu’à la nuittombante, un autre que le personnage attendu vint relever l’ouvrierde garde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeurqu’il mettait dans ses moindres sympathies, il n’osa pas s’informerdu déserteur. D’ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût falludonner un signalement, entrer dans des explications, et ils’imaginait que sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc,mais la pensée de l’absent le tenailla toute la nuit, et la corne,soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l’alarme.

Le lendemain, le garde n’étant pas à sonposte, Laurent se décida à aborder son remplaçant.

Il apprit alors un funeste épilogue.

En dépit des règlements, sous la menace desamendes ou d’une mise à pied, au risque d’être surpris parl’inspecteur en tournée, l’amoureux ne quittait plus sa maîtresse.Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus,lèvres contre lèvres, qu’il n’eut ni la force, ni même la présenced’esprit de suspendre ces délices pour signaler un train et barrerle passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude etl’abandon absolus de la route à cette heure indue ? Unterrible gloussement de détresse suivi d’une volée de juronsl’avait arraché à son extase. Lorsqu’il se précipita surl’entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de sonposte après avoir écrabouilllé un vieux couple lamentable.

Certain de devoir payer chèrement sanégligence, le coupable n’avait pas attendu le résultat del’enquête, mais s’était sauvé pendant que robins et gendarmesinstrumentaient contre lui. Il avait d’autant mieux fait deredouter les sévérités de la Justice, que les deux valétudinairessupprimés pendant cette veillée d’amour étaient de richissimesgrigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leurmémoire de poursuivre sans merci l’instrument de leur massacre,alors même qu’au fond de l’âme ils bénissaient probablementl’intéressant homicide.

La néfaste amoureuse disparut en même tempsque son possédé et personne n’ouït où ils se cachaient. JamaisLaurent ne les revit. Mais, depuis cette aventure fatale, chaquefois que rauquait la corne d’un garde-barrière ou qu’il apercevaitla cuve noire d’un gazomètre surplombant une hargneuse étenduefaubourienne, qu’il lui arrivait de respirer l’âcreté du coke, –surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui,hâlé comme un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivresuspendue en sautoir à un bandereau de laine rouge ; elle,blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablierblanchissimes, appétissante comme le couvert d’un festin[14].

Pour secouer ses regrets de la disparition dugarde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit enexplorateur cette campagne anversoise que le souvenir des émigrantsruraux lui rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme unbut de pèlerinage.

D’ailleurs, sans le quitter, sans cesser d’enfouler le sol et d’en respirer l’atmosphère, Laurent ressentaitpour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre del’exilé. Il voyait, il percevait les moindres objets du terroiravec une intensité sensorielle que connaissent ceux-là seuls quireviennent après une longue absence ou qui partent pourtoujours ; ceux qui ressuscitent ou qui meurent. C’estseulement au rivage natal que les trois règnes de la nature separaient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, dece renouveau éternel.

Sa piété fervente s’étendait des êtresbesogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au solgâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blousiers taciturnes dela contrée, à ces steppes de la Campine que le touriste redoutecomme le remords.

Affrontant ouragans et giboulées, il sepromenait par tous les temps.

En pleine bruine automnale, il tomba souventen arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à largesenjambées et l’ensemençant d’un geste rythmique et copieux. L’été,un faucheur aiguisant gravement sa faux sur l’enclumette, lefaisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisodesymbolique de l’office divin. Il élisait entre tous le villagevoisin de Willeghem où cette apparition s’était produite,retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant toujourscette vague pudeur, n’osait rien pour se rapprocher du sculpturalpaysan.

On le pénétrait encore, à la moindre odeur depurin, ce soir d’avril où un rustaud trimbalait sa tinette etaspergeait, à pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de cevillageois pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme dece fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquantd’un pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violentcontraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante,conquéraient d’emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décoravrilien, l’énervement de l’équinoxe, la langueur à laquelleLaurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parutinsipide et frelatée comme une berquinade. Il n’avait plus de sensque pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent,cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe,et narrait épanoui, simplard, en se grattant l’oreille :« Oui, tel que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons duhameau nous fîmes notre première communion le jour même où noustombions au sort ! »

Et cette coïncidence du sacrement balsamiqueavec la brutale conscription ne se délogea jamais du cerveau deLaurent, et lui fut inséparable d’un mélange d’encens pascal et depouacre purée, comme de l’odeur même du jour où ce faitexceptionnel lui fut raconté.

À cette impression se rattachait intimementcelle d’une matinée passée dans la noue avec une horde de vacherset de vachères. Un grand sécheron de fille garçonnière commandaitla bande déguenillée et surveillait la cuisson des pattes degrenouilles pour raccommodement desquelles la généraleréquisitionnait le beurre de toutes les tartines du clan. Lesmenottes alertes entassaient sous la casserole, comme au bivac,bois mort et fouées. Le rissolement du fricot semblait unartificiel frisselis de feuilles.

Paridael s’ébaudissait ce jour-là ensauvageon, en primitif ; il en avait même oublié son deuil etsa rancœur, mais en moins d’un instant cette rare gaietétomba : un des petiots, saoulé de genièvre par un mauvaischarretier, dormait le long de la haie ; on avait beau lesecouer, il ronflait, baveux, abruti comme un alcoolique ; leschenilles velues provoquaient un frisson sous son derme rugueux, etles taons rageurs et moites qui faisaient s’ébrouer et ruer là-basune compagnie de poulains, arrachaient de temps en temps au dormeurune gouttelette de sang, couleur de mûre écrasée, et un vagissementqui criait vengeance au ciel.

D’autres fois, Paridael remontait oudescendait les longs et droits canaux flamands, à bord d’un bateaud’intérieur. Il vivait la vie des gabariers, partageait leursrepas, dormait dans leurs cabines proprettes et mignonnes comme unboudoir de poupée, prêtait un coup de main à ses hôtes, maiss’éternisait, les trois quarts du temps, dans un rien-faire absolu,goûtait le délice de se morfondre, et de glisser, au fil de l’eau,sans bouger et d’être, à son tour, la chose immobile, passive,irresponsable, devant laquelle processionnaient les saules,génufléchissaient les oseraies, s’attroupaient des villages, sepiétaient des clochers. Et les manœuvres, toujours les mêmes,répétées, aux diverses étapes, dans des sas construits sur l’uniquemodèle, les haltes en attendant l’éclusée, les bateaux du traits’alignant, s’accotant dans la retenue, tandis que l’éclusieractionne les vannes, et que les carènes descendent avec le niveauqui baisse ! Et les mêmes colloques geignards s’engageant, depont à pont, entre les ménagères !

Parfois dans la dolente ritournelles’introduit une modulation imprévue.

Sitôt le bâclage opéré, un des aides profitedu relais pour sauter à terre, déchausse une motte de gazon, aumoyen de sa jambette, et, regagnant le chaland, se met en devoir detasser cette herbe vive dans la cage de l’inséparable alouette.Sensible à cette attention, l’aimable captif accueille le régal parune vocalise étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive,le vieux patron qui, ne pouvant venir à bout d’une manœuvre,bougonne et tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire,l’avise à l’arrière du bateau et le relance au moment même où ilrefermait précipitamment la cage. Ah ! le fainéant ! Àlui cette bourrade, à lui ce coup de pied ! Le déserteur parela torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement surlui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa large bouchetressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grandsyeux ne s’humectent pas. Ce qui le désarme, c’est moins la joie del’oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse labatelière, leur patronne et leur mie ! Ah ! pour seconcilier la chère femme, il encourra volontiers les brutalités dupatron ! Il se moque autant de la rage du mari que desaboiements du cabot.Parbleu, le servile roquet tient pourle baes, tandis que l’alouette est à labazine !

Et le voilà, sans rancune, qui se remet àl’œuvre ! Lui aussi y va de sa chanson ! Hardi lepetiot ! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaînesans fin, et d’un bord à l’autre les aides-bateliers assujettissentet se passent les amarres.

Les bateaux s’émeuvent, reprennent la file.Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale.

Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par lescampagnes si lointaines et pourtant si proches ! Entre Beverenet Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmiquedes fléaux battant l’airée. Le conducteur retint ses chevaux. Unefille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays,accourt, grimpe le talus de la chaussée, à temps pour attraper unpaquet que lui jette le postillon. D’un mouvement sec, elle faitsauter le cachet ; hésite au moment de déplier la lettre, puisse décide à en prendre connaissance.

Pas un muscle de son visage ne bouge ;mais Laurent croit entendre panteler son cœur. Et les batteursimmobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses – deuxbronzes rosâtres dans le clair-obscur de la grange, – baignés d’unesueur plus volatile que liquide, – les batteurs attendaient aussila nouvelle avec une certaine solennité. Une lettre denotre Jan, son frère, le « fils de la maison »ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers ? A-t-ileu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l’hôpitalmilitaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde ?Laurent se pose ces questions. Il brûle d’interroger la jeunepaysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours laréponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindentrailleusement au collier des chevaux, le fouet claque sansvergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces chaleurs deplein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretterl’hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l’heuresi longue à sonner semble dire la cloche !… Les grillons serâpent rageusement les élytres. Et Laurent va toujours, toujours,vers un but qu’il s’est donné au hasard… Mais toujours, toujours,demain, après, fatalement, l’unique ferme du voyage, lapataude angoissée et les deux gars, moitié nus, jouant le bronze…Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise.Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne ;il se sent capable de veiller, avec eux, l’ombre du mort. C’en estfait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cetteroute. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le cœurpar les chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d’unecloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil,les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujoursl’image de gens qu’il aurait pu plaindre et aimer…

Ainsi, quantité de scènes indifférentes pourle vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu,un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique,laissaient d’ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait debourrelants regrets de compagnons d’une courte traite, derencontres sans conséquence ; inconsolable des bifurcations dechemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.

De continuelles nostalgies le labouraient. Illui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte desvisions fugaces ; il appétait ces apparitions bienvoulues et,dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, secorsaient comme un vin généreux.

Une douce et noble figure de peuple, un grandgars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portièred’une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Etil n’en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet êtrequ’il ne reverrait plus. Il savourerait dans l’éternité cetteminute trop rapide ; rien ne s’éventerait de l’atmosphère dece moment : c’était près d’un viaduc et dans l’air ondoyaientune odeur d’eau stagnante et une chanson de haleur. Effluenceboueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême del’attitude et les grands yeux affectifs de l’inconnu…[15]

Pareils incidents devenaient pour Laurent destableaux très poussés, d’une couleur magnétique, d’une pâteragoûtante, mais avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole,et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et lesobjets élus. Quels chefs-d’œuvre, se disait-il, si on parvenait àrendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, enfermant les yeux !

Celui-ci encore :

Un valet de ferme rentrait à l’écurie seschevaux dételés, mais non dépouillés du harnais. L’avant-train desbêtes s’engageait déjà dans l’ombre, les croupes seules luisaientau clair-obscur sous la porte charretière. Dehors, le palonnier auxpoings, le domestique, un gaillard râblé, d’une carre superbe, enmanches de chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu versla droite, dans l’action de retenir les animaux trop impatients. Onaurait entendu le hiu ho ! du paroissien, ou sonclaquement de langue flatteur, ou son juron impératif, mais ongardait, avant tout, le dessin de son geste, tant cette impulsiondu corps était trouvée, unique, inséparable du personnage,harmonieuse et comme sublimée.

Avec le rappel mental de ce geste, Laurentreconstituait la scène dans ses détails accessoires. À la vérité,elle résidait tout entière dans ce mouvement qu’il avait essayé dereprésenter à Marbol.

Désespérant de se faire comprendre, ilentraîna de force le peintre, devant la ferme où s’était produit cegeste capital. Ils se tinrent à l’affût vers le soir, mais, aprèsavoir vainement guetté le modèle, Laurent s’informa de lui auprèsdes gens de la ferme.

C’est à peine si ces rustauds reconnurent leurpareil, ou du moins un des leurs, au portrait exalté qu’il traça dupersonnage.

– Ouais ! Le« Frisotté » finit par dire une des servantes avec uneindifférence hypocrite, – car elle avait dû connaître de très prèset apprécier à l’œuvre de chair ce fier compagnon de travail, –notre bazine l’a congédié il y a huit jours, et nous ne savons pasoù il est allé se louer.

– Avoir mime pareil sous les yeux et lemettre à la porte ! clama Laurent avec une indignation àlaquelle cette matérielle valetaille ne comprit rien.

Marbol tenta de persuader à son ami qu’ilsretrouveraient bien la même attitude, le même coup de reinprofessionnel chez d’autres sujets de l’espèce du drôle éconduit.Et, en effet, pour flatter la manie de Paridael et le consoler decette déplorable éclipse, ils assistèrent à la rentrée de quelqueséquipages de cultivateurs. Mais, au moment attendu, l’encolure,l’habitude du corps, la dégaine de ces marauds n’était qu’uneparodie, une pâle contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteuxsynonyme de la posture de Witte Sus. Marbol s’en serait contenté etavait même tiré son calepin de sa poche afin de crayonner cepériode caractéristique de la manœuvre, mais Laurent ne lui laissapas entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur sonexclusivisme, il répondit avec conviction :

– Ris tant que tu voudras, mon cher. Maissache bien que pour assurer à mes yeux la volupté, la caresse decette attitude du jeune pataud, j’irais jusqu’à me fairecultivateur ; oui uniquement, afin de prendre le gaillard àmon service. C’est peut-être un fort mauvais sujet, un caractèreintraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne,paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simplespeccadilles à raison de sa plastique supérieure… Celui-ci et lesautres que nous avons observés ne manquent pas de galbe, jet’accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c’est la mêmerecette, le même consommé : il n’y manque que le savouret.

– Eh bien, il est heureux que tu nesaches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l’appelles, estallé relever le potage !…

– Oui, car je serais capable de l’engagersur l’heure.

Et comme Marbol ricanait de plus belle.

– Oh ! tais-toi, supplia son ami. Situ étais vraiment artiste, tu comprendrais cela !

Et en retournant, abattu, renfrogné, il nedesserra plus les dents, de toute la route.

Peu à peu l’équilibre, l’eucrasie, le bonsens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait surses amis. Il allait maintenant jusqu’à trouver son inséparabletriumvirat, trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochaitl’épaisseur, l’opacité de ses vues, son manque de curiosité etd’inquisition. La santé exubérante, les luxuriances,l’épanouissement, l’optimisme du génie de Vyvéloy ne luiprocuraient plus les jouissances d’autrefois.

Ses sorties amusaient beaucoup son petitcercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et leménageaient comme un cher convalescent. Leur bonté protectrice,leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent,achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamerleur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir lesretrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucunerancune, et lui passaient ses incartades et ses propos passionnéscomme autant de paradoxes et de sophismes d’un grand cœur.

Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurentrêvait d’y conformer sa conduite. Le moment arrivait où ildépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventionssociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance deses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devantle monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ilsl’avaient rencontré en compagnie d’une couple de drilles assurémentfort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés etnippés à souhait, mais d’une originalité par trop outrée, à qui,pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de lesprésenter. S’étant dérobés en toute hâte à cette compromettanteaccointance, ils furent taxés durement de philistinisme.

Cette fois Bergmans riposta sèchement.Paridael leur en demandait trop, à la longue ! La plaisanterietournait à l’aigre. S’intéresser au peuple qui travaille et quisouffre : rien de plus équitable. Mais se passionner pour lessacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c’était seconduire en excentrique, pour ne pas dire plus ! Puiss’adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l’abîme verslequel il glissait ; il lui reprocha son désœuvrement, sa vieà part, ses chimères, s’offrit même de le placer chezDaelmans-Deynze[16].

Paridael refusa net. La plus légèredépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme unechaîne.

Quelquefois, sensible à une parole émue ilpromettait de se ranger ; il ferait un effort et secontenterait de l’existence commune aux gens rassis ou du moinsplus posés ; mais ces sages résolutions l’abandonnaient aupremier froissement que lui causaient la platitude et laméconnaissance bourgeoises.

Les pronostics du cousin Dobouziez pesaientsur lui comme une malédiction ; cet homme positif etclairvoyant avait scruté l’avenir de ce parent exceptionnel.

Laurent en arrivait à se souhaiterirresponsable, à envier les internés criminels ou fous, que neronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pourl’existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celledes franciscains d’Assise, s’effrénait et le poussait aux dernièresconséquences du panthéisme. Fataliste, il se croyaitprédestiné ; sans ressort, sans foi, sans but, il souhaitaitmourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratéeque le fondeur remet au creuset. Après l’éparpillement de sesatomes et la diffusion de ses éléments, l’éternel chimiste lescombinerait une autre fois avec plus de profit pour lacréation.

La visite que Laurent fit, au plus fort decette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétèresnostalgies :

« Des malades, des inconscients, desmalheureux ! » plaidait-il, au retour de cette excursion,devant le tribun, le peintre et le musicien. « Les bayeurs,les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnairesqui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à lamorale, – des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus,instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesseset demeurèrent candides comme des enfants ; débonnaires qui netueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés àleurs entreprises ; viciés, mais non vicieux, souffre-douleurautant que souffre-plaisir…[17]

– Parlerais-tu pour toi ?interrompit Marbol.

– Un artiste, toi ! fulmina Paridaelsans répondre à cette pointe. Qu’as-tu souffert pour ton art, quelui as-tu sacrifié ? C’est là-bas que j’en ai rencontré un,d’artiste ! Et un vrai, et un sincère va !… Après m’avoirpromené d’atelier en atelier, le directeur me fit entrer dans uneforge modèle. Figurez-vous une triple rangée d’enclumes, autant desoufflets rythmant à leur haleine éolienne la danse rouge desflammes ; une centaine d’hommes, le poitrail et le ventreprotégés par le tablier de cuir raide comme une armure, pileux,hirsutes, noircis, formidables, leurs bras nus aux musclessaillants battant allègrement du marteau ; un tonnerre et unetempérature de cratère en éruption ; une affolante dissolutionde limaille dans la sueur humaine ; des éclairs de coupellealternant avec des girandes de feu ; et, s’éclaboussantd’étincelles, des torses comparables à celui du Vatican.

À part ses dimensions énormes et son appareilplus nombreux, rien ne distinguait cependant cette forge de cellesque nous avons rencontrées ; les forgerons robustes etmagnifiques ressemblaient à tous les forgerons du monde.L’activité, la fièvre, l’émulation régnant dans ce hall immenseétaient ni plus ni moins édifiantes que celles d’un atelier detravailleurs libres, et on eût stupéfait maint criminaliste, versédans la science de Gall et de Lavater, en lui révélant les tares etles incompatibilités de ces athlètes de mine surhumaine.

En passant entre les files d’enclumes, un desfrappeurs surtout me conquit par ses dehors : c’était ungaillard chenu, bien découplé, d’une physionomie douce et pensive,d’au plus trente ans. Le directeur m’avait montré dans ses salonsd’admirables objets en fer battu rappelant ou plutôt perpétuant lesexquises ferronneries du Moyen-Âge et de la Renaissance.

« Voici me dit-il, l’auteur de cesmorceaux ! » et au marteleur qui ne cessait de corroyerle métal en ignition : « Karel, ce Monsieur a bien voulutrouver quelque mérite à vos menus ouvrages. – Non pas quelquemérite, mais le plus grand mérite ! rectifiai-je avecempressement. Ces grillages de fenêtre, ce foyer, ces torchères,cette rampe d’escalier sont tout bonnement superbes, et je vous enfélicite de grand cœur ! » À l’accent convaincu, àl’expression catégorique de mes louanges, le visage sérieux ducolon s’illumina d’un pâle sourire, ses prunelles orageusesirradièrent ; il me remercia d’une voix douce et pénétrée,mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignantsque si j’avais insisté, et pressé sur la même fibre, l’expressionde la gratitude du pauvre diable se fût résolue, sans doute, dansles larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plusbouleversé que lui et après avoir touché furtivement sa maincalleuse, je m’éloignai rapidement, la gorge serrée et unbrouillard devant les yeux.

« Figurez-vous, me dit mon pilote,lorsque nous fûmes sortis et tandis que je me détournais pour luicacher mon trouble, que j’avais très avantageusement placé cegaillard-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnêtesalaire et son baes le traitait avec force ménagements. D’ailleurs,j’avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait falludes afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant ladernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, àl’ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du Dépôt. Jeme flattais de l’avoir réconcilié avec la vie et avec la société.Eh bien, ne s’est-il pas avisé de quitter brusquement ses patronset de venir sonner à notre porte. Amené devant moi, il m’a suppliéde le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quelprétexte ? Cet original trouvait en dessous de sa dignité delouer ses bras à un forgeron de village qui les employait à destravaux grossiers et il s’estimait beaucoup plus heureux des’appliquer comme réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, àdes ouvrages de choix, à des travaux d’art du genre de ceux qu’onentreprend ici. Naturellement, je refusai de me prêter à cettesingulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l’absurdité desa préférence, je l’éconduisis en lui promettant de lui chercher unatelier plus digne de son talent. Il n’objecta rien à mes raisons,sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d’un ton sarcastique,tout à fait contraire à sa nature. Deux mois après cette entrevue,il me revenait mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec lafourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l’autoritéjudiciaire ; il se faisait admettre non plus par faveur, maisde droit, bel et bien nanti, en manière de lettre d’introduction,d’une patente d’incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu’il a eu purgésa peine, pour lui épargner des récidives, j’ai consenti à legarder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si ellearrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-êtresévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m’approuve ! Lemoyen d’en agir autrement avec ce diabled’aristocrate ? » Le croirez-vous, loin de le blâmer, jefélicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gréde ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vraisaristocrates, – c’était le mot – que j’eusse rencontrés… Oh !rassieds-toi Marbol, et toi aussi Bergmans, je n’ai pas fini… Notrepromenade s’acheva dans un mutisme lourd de pensées. Je mereprochais ma pusillanimité à l’égard de celui qui était resté dansla forge. J’aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnessociales et lui crier : « Moi je te comprends,orgueilleux misérable ! Combien ton apparente partialité estplausible ! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu telivres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paiene met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combiend’artistes ne t’arrivent pas à la cheville ! Puis, mon brave,je te devine un caractère trop impressionnable pour qu’il te fûtpossible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une premièredéfaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux.Un faux pas t’aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tupréfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairsétranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tuproduis à ta guise ! Ce pain que tu manges, aucun compétiteurne te l’arrachera ; encore moins le voles-tu à ton frère dansla détresse. Plus de lutte pour l’existence, cette lutte qui finitpar déteindre sur l’artiste. Pas de marchand, pas de parades, pasde public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieuxcomprendre nécessairement ton œuvre que les connaisseurs patentés,excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rareparce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leursubversive originalité ». Après cette apologie du rafaléet de l’insoumis, une terrible discussion s’engagea entre Laurentet ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompreles chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois unlambeau à l’ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voirses féaux d’autrefois.

Il se replongea plus avant dans les quartiersextrêmes illustrés par les amours du garde-barrière ; pratiquales repaires de la limite urbaine, les coupe-gorge du Pothoek et duDoelhof, les ruelles obliques du Moulin-de-Pierre et du Zurenborg,dont la vue lui pénétrait le cœur, lorsqu’il était enfant, et luiinspirait une curiosité mêlée d’angoisse et une pitié malsaine,cette zone excentrique, à l’est de la ville, véritable vestibuledes Dépôts, salles d’attente des Maisons centrales, grouillantesmaladreries morales.

Il battit aussi l’immense région des Bassins,commençant devant l’ancien Palais des Hanséates, dégarni de soncampanile et de l’aigle impériale, et présentant une successionininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solidescomme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars.Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plusd’une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur unpont de bateaux. Sans trêve on en creusait d’autres plus profondset plus vastes encore. À peine inaugurés, ils se trouvaientinsuffisants pour les flottes marchandes qui s’y rencontraient descinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuseMessaline du négoce, insatiable et inassouvie, s’élargissait lesflancs pour mieux recevoir ces arches d’abondance et, toujoursstimulée, luttait d’expansion et de vigueur avec ses copieuxtributaires[18].

Et sans cesse une armée de terrassiers duPolder s’évertuait à creuser, pour la reine de l’Escaut, un lit àla taille de ses amants.

Mais si elles étaient exigeantes, du moins cesamours étaient fécondes.

Le long des quais, alentour de chaque bassin,se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par lesforces de l’eau et de la vapeur et desservies par des théories dedébardeurs herculéens. Inquiétantes à l’égal des engins debalistique et de ces machines de siège, inventées autrefois parGiambelli, l’Archimède anversois, pour couler et fracasser lesgalions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menaceperpétuelle vers le ciel, elles n’arrachaient plus les navires àleur élément, mais après avoir plongé, comme un poing armé duforceps, leurs crocs d’acier au tréfonds des cales, elles enguindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, lescargaisons recélées dans ces entrailles éternellement engésine.

Communiquant avec les docks et avec la radepar de puissantes écluses pourvues de passerelles et de pontstournants s’alignaient les cales sèches, ainsi qu’un hôpitalattenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseauxmalades ou blessés. Une nuée d’opérateurs, calfats, peintres,étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l’écorchaient,l’adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient àneuf ; et la rumeur des percussions, des maillets et des pics,couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et lefracas du portage.

Puis, après l’hôpital, la fourrière, lamorgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchéessur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mined’incurables, de baleines échouées, attendaient qu’on les déchirâtou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus etles menues épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cetendroit ? Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planchesde rebut.

Puis il poursuivait encore. Il tournait lesentrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et denaphte s’immergeaient comme des îlots dans des bas-fondsmarécageux. Ici s’arrêtait, pour le quart d’heure, l’industrie dela grande ville. Barrant l’entrée de la campagne, vers Austruweel,régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse derebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu,poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d’obtenir lacession et qu’elle s’empresserait de saper pour la convertir, commeses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en calessèches. Ah ! que ne pouvait-elle en agir de même avec tous cesretranchements et ces remparts dont on s’obstinait àl’entourer ! Car la cité, essentiellement marchande, subit àcontre-cœur son rôle de place forte, quoiqu’elle y ait étéprédestinée dès l’origine, par ce burg romain, son berceau, dont onvoit encore aujourd’hui les vestiges et d’où la poésie spoliée ettravestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa deBrabant, marquise d’Anvers, conjurait l’apparition de Lohengrin,son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique.

Gardant au cœur un dernier scrupule filial, aulieu d’abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de lebafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que despraticables d’opéra-comique.

Mais elle n’userait même pas de cescontestables égards envers les bastilles plus récentes.

Elle maudit comme une détestable servitudel’enceinte de fortifications que ses princes ne consentent àdémolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin etles rendre inexpugnables.

La Pucelle d’Anvers, plus hautaine quebelliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne créneléedont on la coiffa de force.

L’histoire ne laisse pas de justifier larépugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieude la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de touttemps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois,bombardée, puis forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et àsang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères,notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée,elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de sescendres et disparaître avec sa fortune. Mais grâce à son fidèleEscaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence,elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre mêmeau décuple sa prospérité ravie. À mesure pourtant qu’elles’enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-ellede nouveaux sinistres ? Elle étale un luxe si insolent et tantde misères l’environnent ! Et plus son commerce fleurit, pluss’invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, quicontrarient non seulement son essor, mais la désignent, en cas deguerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effondrementssuprêmes.

Continuellement les remparts chargés decanons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de laruine et de la mort, à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Etla ville en arrive à envelopper dans la même animadversion lesbastions qui l’étranglent et la garnison oisive et parasite quisemble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu’aucourage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis sesmercenaires.

La manière dont se recrute l’armée necontribue pas à la relever aux yeux de ces oligarques. Elle ne secompose, en majeure partie, que de pauvres diables ou devauriens ; de conscrits ou de volontaires avec prime. Or lesmillionnaires, élevés dans le culte de l’argent, n’établissentguère de différence entre un indigent et un vagabond. L’armée tientà bon droit la garnison d’Anvers pour la plus inhospitalière. Lestroupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôtune physionomie entreprise et contrainte. À la rue,instinctivement, ils s’effacent et cèdent le haut du pavé aubourgeois. Ils portent non pas l’uniforme du guerrier, mais lalivrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d’émaner dupatriotisme d’un peuple, d’incarner le meilleur de son sang et desa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de mortes-payes.

Les Anversois confondent ces soldats du paysneutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique,avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices[19].

Et, par une étrange anomalie, le préjugé dubourgeois d’Anvers contre le soldat, aveugle les gens du peuple,ceux-là même qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, lespères dont les garçons étaient ou deviendront soldats.

Il ne s’agit plus d’une haine de castes, maisd’une véritable incompatibilité de mœurs, d’une rancune historiquedont l’Anversois hérite comme d’une tradition inhérente à l’airqu’il respire et au lait qu’il a tété.

Dans les guinguettes, les ouvrières refusentsouvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles,la tenue revêt le galant d’une crânerie irrésistible ; icielle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu’ils se sentent ennombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l’affront, mais piquésau vif, élèvent la voix, prennent l’offensive, mettent le bal sensdessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent dumépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers.Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins etsoldats ; surtout dans ces tènements obliques, avoisinant lescasernes de Berchem et de Borgerhout. Cette inimitié entre le civilet le militaire sévit même hors de l’enceinte fortifiée, dans lacampagne des environs d’Anvers. Malheur au traînard qui regagneseul, le soir, un des forts avancés. Les ruraux apostés tombent surlui, le criblent de coups, l’assomment, le traînent sur le pavé.Ces guets-apens appellent de terribles représailles. À la suivantesortie les frères d’armes de la victime descendent en force dans levillage et s’ils ne parviennent pas à mettre la main sur lescoupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent lemobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent lesbuveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières deBerchem sont livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche,les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d’alcool, lesforcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et nelaissent plus vitre entière dans les châssis.

Le lendemain le colonel aura beau consigner lerégiment dans ses casernes et interdire ensuite à ses hommes dehanter les estaminets de la région, après ces camisades la hainecontinue de couver, latente et sourde, et à la première rencontreéclatent de nouvelles et meurtrières conflagrations.

Naturellement Laurent prenait, dans la plupartdes cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leursantagonistes, les farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.

Il se conciliait surtout les nouveaux venus,les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues.Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois,mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment.Souffre-douleurs d’autres souffre-douleurs, c’étaient pour laplupart des terriens poupards et massifs littéralement déracinés deleurs villages campinois.

Laurent suivait les pauvres claudes dès cesgrises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où,crottés jusqu’aux reins, ils gambillaient et beuglaient par labrume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes etde rubans de feu, l’air fallacieusement faraud d’aumailles priméesaux comices agricoles, les yeux humides et perdus, bras dessus brasdessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés « enavant deux » de quadrilles. Ce spectacle lui retournaitl’âme.

Puis il se représentait ces fanfaronsd’allégresse, les premiers jours, à la caserne : Desinstructeurs choisis parmi les plus braques, souvent parmi desremplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces pataudsabalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leurgauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Etles brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées ! Puis,les trôleries, à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf ; parcoteries de pays ; frileusement rapprochés comme des poussinsde la même couvée ; les haltes béates devant les étalages etles tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leursdéhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliantede chien perdu ; le puéril travestissement guerrier s’adaptantmal à ces rudes manieurs d’outils et soulignant le contraste entreleur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.

Peut-être, samaritain renforcé, Laurentpréférait-il encore au troupier soumis et passif, les déserteurs,les réfractaires, et jusqu’aux dégradés mis au ban de l’armée etaffligés de la cartouche jaune.

En commémoration de la poignante énigme poséeentre Beveren et Calloo, il hébergea et recéla durant plus d’unesemaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir leviatique nécessaire pour passer à l’étranger, un évadé de lacorrection, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensifet ahuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et bravecomme il était, dans les caponnières d’un fort marécageux et à setordre sous l’arbitraire d’un officier en disgrâce. À l’heure de lacorvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la piocheet pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchaiten joue. Il avoua même à Laurent qu’il comptait moins regagner laliberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusilspartirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que lamaladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été dela miséricorde.

Chapitre 5LES « RUNNERS »

 

Laurent se rapprocha même de ces écumeurs derivière, squales d’eau douce, voyous ou runners quel’honnête Tilbak tenait à distance, modèles que le peintre Marbolrépudiait comme trop faisandés.

Engeance topique entre toutes, la plupartvoient le jour ou ce qui en tient lieu, dans les ruellesbatelières, au fond d’une boutique de mareyeur ou sous le toitd’une herberge cosmopolite. Impasses, culs-de-sac où lamarmaille grouille et pullule tellement, qu’on croirait lesmarchands d’anguilles et de moules aussi prolifiques que leursmarchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions balaientces morveux par portées entières, les lourds chariots des Nationsen rouent au moins une couple chaque semaine ; le lendemain,ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la veille.Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des poissonniers nesuffiraient pas à encrasser de ce varech humain le pavé de ceshabitacles. Des amours aussi passagères et aussi capricieuses quecelles des plantes, président à la propagation de l’espèce. Telsfils de servante blonde, comme la blonde Germanie, héritèrent duteint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le timonieritalien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes decette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemmentseptentrionale proviennent du croisement furtif d’un lamaneurhollandais et de la pensionnaire d’une posadaespagnole[20].

L’atmosphère fiévreuse et vénale de la radeémancipe de bonne heure cette progéniture de matelots et de filles.Ils se vengeront de leurs trente-six pères en écorchant et enjuivant de leur mieux les pauvres diables de marins.

L’ambigu de leur métier compliquel’indéterminé de leur origine. Leur existence s’écoule au fil desvastes nappes fluviales. À force de les emplir de visionslubrifiantes, l’eau communique sa vertu, son aimant pervers, àleurs prunelles. Musculeux et pourtant dégagés, futés maisintrépides, adroits comme des bravi florentins, ces métisparticipent des nixes à la voix insinuante, aux quenottes voraces,aux griffes affilées. Ils parlent, comme d’intuition, une dizainede langues, autant de dialectes, et chacun avec l’accent local ouplutôt en relevant celui-ci d’une pointe canaille, d’un timbreparodiste et argotique dont ils pimentent même leur propre patoiset auquel on les reconnaît entre leurs congénères des autres grandsports.

Mâtinés, échappés de toutes les races, leursdisparates s’harmonisent, s’amalgament de manière à composer unephysionomie autochtone, très arrêtée, à les marquer d’uneestampille sans analogue, d’un indélébile et vigoureux cachet deterroir.

Laurent prisait fort leur élégance féline,leur indolence affectée. Cette variété de la plèbe anversoisequintessenciait les vices et les perfections mêmes de la grandeville.

À la longue, Paridael contractait leurshabitudes de corps, leurs déhanchements, leur élocution lente etfarcie. Le fumet violent de ces dessous de métropole florissantecondimentait sa vie, longtemps insipide. Il s’adaptait à sesentours. Certains jours il se culottait, comme les « capons durivage », de dimittes boucanées et de pilous rogneux, ouvraitsur la blouse courte du débardeur le vieux paletot à basquesflottantes, se coiffait de la casquette marine à visière impudente,du piriforme ballon de soie cher aux blatiers ruraux, d’un pétasepicaresque ou même d’une simple natte à figues croustilleusementpétrie.

Dans cette tenue topique il se débraillait, sedépoitraillait, roulait des hanches, frétillait de la langue,traînaillait des savates, entrechoquait les sabots. Adossé au murd’un hangar, la joue fluxionnée d’une chique, les bras nus, il secaressait les biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, lamain à la braguette, rajustait d’un geste cynique ses chaussestoujours tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, enquête de gredineries, béait, musait des heures, au va-et-vient despassants.

Les jeux de mains ne lui répugnaientplus ; il se complaisait dans les ruées sur un camarade endéfaut, subissait ou distribuait les fessées au hasard desturlupinades, provoquait et entretenait les culbutes, croupespar-dessus têtes, se prêtait aux privautés, aux apostrophesrisquées. Au sortir de ces tournois on l’eût pris pour le boueux oule tombelier qu’il venait de vautrer dans la voirie.

Durant le jour runners etlouffers déambulaient le plus souvent chacun de son côté.Allongés sur une pile de ballots, sur un camion lège, au combled’un tas de planches, ou encore au fond d’un bachot, ils nedormaient que d’un œil. Vers la brune il y avait de subitsbranle-bas, ils convergeaient de flair et d’instinct aux mêmesstationnements. Tassés à croupetons, semblables à une tribu dechampignons germés en commun par une nuit humide et ténébreuse, ilstenaient de véritables sabbats, ruminaient quelque pillerie,liaient des parties de maraude, se proposaient aussi de brutalesgageures, enchérissaient de turpitudes, épouvantaient par leursgueulées et leurs tortillements les guenuches qui louvoyaient dansleurs parages.

Un essaim de mauvaises mouches, de cantharidesinvisibles semblait piquer simultanément la tapée licencieuse etc’était alors, jusqu’au potron-minet, le long du fleuve et descanaux, sous les hangars, parmi les marchandises amoncelées, descourses de dératés, des ruses de guérilleros, desrandonnées furieuses, des picorages furtifs, des flibusteriesformidables ameutant et consternant gabelous et policiers.

S’il ne passait pas la nuit au dehors, ilgîtait avec les insubordonnés de tout poil dans les pouilleries duSchelleke, du Coude Tortu, de l’Impasse du Glaive et de la Montagned’Or. Encore lui fallait-il acquitter d’avance les deux sous de lanuitée. Il tirebouchonnait au gré d’un escalier charbonneux etvermoulu jusqu’au galetas garni de sordides literies suspendues àla façon des branles. Les habitués du lieu s’allongeaient au petitbonheur, le plus souvent tout habillés, sans prendre garde auxcoucheurs voisins, âges et sexes confondus, dos à dos, ventre àventre, tête-bêche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuitédéterminait des accouplements presque inconscients etsomnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prisesde possession poivrées de carnage, des scènes de jalousie et derivalité se prolongeant jusqu’au chant du coq. Et par ces nuitschargées d’ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme lesfeux-follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire etchuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autourde lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur desténèbres. Où commençait la réalité, où finissait lecauchemar ? Les noctambules se renversaient, battaient desbras et des jambes, se ramassaient dans des postures de jugementdernier ou de chute des anges, jusqu’à ce qu’au plus fort de latourmente générale, d’inoubliables giries, une clameur plus atroce,plus stridente que les autres, arrachât, en sursaut, cette chambréede complices à leur enfer anticipé[21].

La police patrouillait chaque nuit dans cescloaques dont l’atmosphère eût jugulé un cureur d’égouts. De loinen loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit àun émondage partiel.

Précédé du baes, le policier promenait lerayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choixfait, il secouait le récidiviste, l’invitait presque cordialement àse lever, à se vêtir, et ne sortait qu’après lui. L’hommeobéissait, morne, grognonnant avec des allures d’ours muselé. Cetteformalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient àpeine un œil, ou après avoir salué d’un « bon voyage »gouailleur le camarade et son acolyte se rendormaient sans accorderd’autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leurtour ! Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier commepour les autres ! Et, en temps de chômage, autant couler sesjours au Dépôt ou rue des Béguines !…

À la pointe du jour, le logeur se présentaitau seuil du dortoir et après s’être gargarisé d’une toux et d’uncrachat, il clamait d’une voix professionnelle, un peu nasarde decommissaire-priseur procédant à une adjudication :

« Debout, les garçons !… Un… Deux…Trois !… »

Puis, sans autre sommation, il détendaitbrusquement les sangles soutenant les paillasses, et, au risque dedéfoncer les planches moisies, la masse des coucheurs s’abattaitbrutalement sur le parquet.

Habitué des audiences de la correctionnelle,s’éternisant des heures parmi les récidivistes et les apprentislarrons, qu’affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurscopains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées desenteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n’être pasimpliqué lui-même dans l’une ou l’autre affaire de ces détrousseursterrorisant la banlieue.

Il connaissait plus d’un affilié de ces bandescélèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins desfaubourgs populeux : au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld,au Kerkeveld. Les policiers le ménageaient et le tenaient pour unoriginal, un toqué, un fou inoffensif. Ils le veillaient plusqu’ils ne le surveillaient malgré ses éhontés compagnonnages avecla crème des repris de justice : le Hareng, le Sans-Cul, Fleurd’Égout.

Lui aussi avait été gratifié d’un sobriquet.Ce n’était pas le premier : autrefois, dans son monde, Béjard,Saint-Fardier, Félicité et même Régina affectant de ne voir que lacarnation trop montée de son visage l’avaient appelé le« Paysan ». La populace avec laquelle il s’emboîtait àprésent, remarqua plutôt la blancheur et la petitesse de ses mains,la cambrure de ses pieds de femme, la finesse de sesattaches ; et pour les receleuses mamelues, pour les roguesescarpes, aux larges poignes, aux pesantes fondations, il fut leJonker, le Hobereau.

Comment arriva-t-il à se faire chérir par tousces apaches, alors qu’on aurait pu s’attendre plutôt à le trouverun matin saigné, étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou àle voir retirer de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillantd’anguilles ?

Il excitait au contraire dans ces bas-fondsune sorte de respect superstitieux et de déférente sympathie. Ilslui avaient d’ailleurs tendu des goures dont il sortit à l’honneurde sa discrétion. L’esprit de contumace rapprochait ce déclassé deces hors-la-loi.

Pour flatter et chatouiller leur instinct decombativité, pincer leur fibre frondeuse, exalter leur muscularitésanguine, aux heures de cagnardise il leur raconta ses lectures,transposa Shakespeare à leur intention : Othello, Macbeth,Hamlet, le roi Lear, mais surtout ceux de la guerre des Deux Roses,Rois et Reines des périodes expiatoires, fauves tigrés de stupre etd’héroïsme.

Plus d’une fois au sortir de ces lectures,réveillé par l’approbation véhémente, le pantellement de ces corpsde gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme lanature même, il lui semblait que son rêve venait de s’épancher dansla réalité.

C’est parmi les plus jeunes de cesrunners que les colombophiles recrutaient leurs coureursles dimanches de concours. Il arriva à Laurent de faire partie desrelais et, serrant entre les dents les coins de la musettecontenant le pigeon victorieux, de s’élancer pieds nus, les jarretsélastiques comme ceux d’un héros de la palestre.

Il découvrit le photographe chargé par lajustice de perpétuer l’image des criminels à l’issue de leur procèset se fendit d’une épreuve de la collection intégrale. Ils’absorbait avec une joie amère dans la contemplation de cettegalerie de trouble-bourgeois bien patentés et les comparait, sansprévention, au bronze, au marbre, même à la chair des mortelsaugustes. À défaut des lettres d’or illustrant les monuments de lareconnaissance civique, le nom du condamné éclatait en caractèresblancs sur la poitrine de chaque photographie. Cette inscriptionsemblait pilorier et tatouer au fer rouge jusqu’à la pauvre effigiedu sujet. Au revers de la carte figuraient le signalement, lesobriquet, le lieu de naissance, le numéro du dossier et l’objet dela prévention.

Laurent s’amusait des leurres et destrompe-l’œil des physionomies. Certains masques de satyres eussentconvenu au plus vénéré des notables et au plus chaste despuceaux.

À la suite du viol d’une demoiselle de rayonpar six paysans de la banlieue, il s’attabla souvent au cabaretbanal d’où les garnements s’étaient rués pour s’assouvir. Ilaffectionnait la chaussée de mine délabrée avec ses ravières, sesfourrés galeux, ses roidillons, sa bordure d’arbres grêles, écorcéset entaillés sans doute par les mêmes touche-à-tout qui devaients’acharner à l’occasion sur une victime moins passive.

Grâce à son album de célébrités patibulairesil reconnut un des héros de cette équipée, en un goujat de dix-huitans condamné par la Cour d’assises, puis libéré en vertu du droitrégalien. Si la photographie très ressemblante de cet échappé decentrale, une de celles auxquelles Paridael revenait obstinément,l’avait déconcerté par la candeur presque séraphique des traits,combien plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut lecachotier en chair et en os ! Rien de sinistre ou même desuspect dans l’enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose etpropret, charnu, la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles etlimpides, les joues légèrement duvetées, le nez assez gros, lesnarines relevées, la bouche mutine, des cheveux blonds, fins etplats, régulièrement séparés par une raie sur le côté – une mècherebelle, un épi se hérissant au-dessus de l’oreille ; –habillé d’une veste et d’une culotte de velvétine roussâtre àcôtes, de sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde,autour du cou : la dégaîne d’un enfant de chœur surpris àvoler des pommes.

Laurent lui payait chope et se faisaitraconter les stades du crime, savourant le contraste entre lascabreuse aventure et l’air ingénu du ravisseur. Cette voix douceet dolente de pénitent au confessionnal, lui faisait venir, àcertains moments, la chair de poule. Le curieux bonhomme entraitsans une angoisse, sans un rétrécissement de la gorge, dans lesdétails les plus croustilleux, comme s’il récitait une autrecomplainte que la sienne, et concluait ainsi :

« Le plus étrange c’est que la partieétant jouée, nous n’osions plus nous quitter, les camarades et moi.Et cependant leur voix me faisait mal… Willeki ayant proposé deretourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamaisle bec, je m’escampai à toutes jambes… Un chien hurlait à lamort : « C’est le spits de Lamme Taplaar » medisais-je à moi-même… Au loin, entre les arbres, et par-dessus laplaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d’égliselumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville tropproche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombaitune pluie fine. J’avais la tête en feu, mes tempes battaient ;je gardais dans les narines, dans mes frusques, j’emportais au boutdes doigts une odeur de carne et de boucherie qui m’écœurait commele fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très biencette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans leciel…[22] »

Les hasards de la naissance, de l’éducation etdu costume autant que les inconséquences de la nature, offraient àParidael des comparaisons de décourageante philosophie.

Devant une bâtisse il s’indignait en voyant deplastiques et décoratifs adolescents s’éreinter, se déhancher, sedéjeter, à faire office de plâtriers et d’aide-maçons pour érigerun palais à quelque suffète podagre. Le propriétaire conféraitflegmatiquement avec l’architecte ou l’entrepreneur obséquieux,sans accorder la moindre attention à ces manœuvres quis’arc-boutaient, ahanaient et tiraient la langue sous la charge.Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, semontrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés etstrapassés, déployaient de naturel et de vaillance, se moulaientbien dans leurs hardes grossières et dégageaient de fluideaffectif.

Et Laurent se représentait le valet de maçonélevé à la façon des riches, vêtu en masher ou enswell anglais, entraîné aux saines et eurythmiquesfatigues du sport ; et la supériorité du rustaud ainsitransformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leuranémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit devider sa bourse entre les mains d’un apprenti et de lui dire :« Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse,préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime,abandonne-toi ! »

Dès son enfance, chez les Dobouziez, ilréprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et tropexclusifs, les manœuvres ne mettant en action qu’un seul côté ducorps, les opérations exigeant un invariable coup de rein oud’épaule, l’effort implacablement réclamé des mêmes agentsmusculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres,usines, hauts–fourneaux, charbonnages, où se déflorent,s’effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et ilentretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen oùrefleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l’adoration desformes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-ils’entourer d’affranchis du travail, d’une cour de plastiquesfigures humaines ! Au lieu de statues et de tableaux il eûtcollectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d’œuvre vivants. Etdans son enthousiasme pour la beauté physique il blasphémait cetteparole de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueurde ton front ». Ladrerie morale et difformité corporellen’avaient pas d’autre origine. La loi de Darwin confirmait celle deJéhovah.

Puis, par une étrange contradiction, ilconvenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Lescontemporains offraient une beauté caractériste et psychique, sinonaussi régulière infiniment plus pittoresque et même plussculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alorsles deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costumedu présent, modernisait l’antique, créait des Antinoüs en tricot dechaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantesen trieuses de café et en balayeuses, des Hercule en garçonsbouchers et en forts de la minque. Mercure s’incarnait dans unrunner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceuxdu bronze de Jean de Bologne ; Apollon endossait l’uniforme ducavalier ; Bacchus tireur de vin se doublait d’un incorrigiblebuffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi lesétrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessusd’une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboless’exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives del’Escaut, il ne se figurait point bas-relief d’une orchestiquesupérieure au mouvement d’une brigade des« Nations ».

Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu’àl’aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par lesfrottées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos duquartier des bateliers où se trémoussaient les runners etgens de mer.

Et quelles danses alors ! Quelles loures,quelles bourrées, quels hornpipes vertigineux accompagnésd’un triangle, d’une clarinette et d’un accordéon ! La crapuleéjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresautstrides, aux déhanchements balourds, aux énervants et galvaniquestricotages des jarrets et des talons.

Une crevasse dans le soufflet de l’accordéondétermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de lanote perforée, le son s’échappe avec un couac de moribond…

À la pause, entre deux reprises, tandis queles couples se promènent et acquittent, dans la main du« tenancier », leur redevance pour ces toupillements,l’arrosoir d’un garçon de salle abat la poussière en dessinant desfestons humides sur le plancher.

Puis les clarinettes repartent, les danseursappellent du pied, et souliers et sabots se remettent àtrépigner.

Des barboteuses cinquantenaires, les pommettesallumées, daignent fringuer avec des apprentis-calfats luisants decourée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui sefrottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtuesde percaline et de satin d’Écosse.

Dans la galerie du pourtour, les marsouins enbelle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant lebrome et le fiel de poisson, s’attablent, pintent, et font boire àleur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et lescalent sur leurs cuisses, despotiquement.

Les gens de mer se rencontrent avec lesbateliers, les patrons de beurts et leurs « garçonsde cahute », moins basanés, moins gercés, plus roses, pluspoupards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélièresd’argent.

Dans le tourbillon de la poussière, deshalenées, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe,les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments.Casquettes, bérets, suroîts ou zuidwestersgoudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourdnuage. À la faveur d’une éclaircie, lorsque l’entrée ou la sortied’un couple ventile momentanément la place, on perçoit aussi lesjerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à largecollet, des tailles décolletées et mamelues, des culottescollantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnementde jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendusmontrant entre les mailles assez lâches le rosé d’un mollet plus oumoins ferme. C’est un carambolage de têtes rapprochées ; leslèvres claquent, appétées ; les yeux s’amorcent de câlinesirradiations ; il y a des sourires de langueur, des rireschatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions degenoux, des spasmes mal réprimés…

Le lendemain de ces sauteries féroces,Paridael, avide d’air respirable, rejoignait au Doel la tribu deses camarades, les écumeurs de rivière.

La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot duservice accoste tous les navires remontant l’Escaut, le docteurprend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, etles bâtiments arrivant d’Orient ou d’Espagne, où le choléra règne àla façon d’un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et des’arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l’ancien fortFrédéric.

Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, commede mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, lacheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent lesinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du mondesocial, et le seul qui tienne à distance jusqu’auxrunners, si difficiles à épouvanter pourtant.

Mais ce n’est que partie remise, et il suffiraque les navires infectés ou seulement en observation purgent laquarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée dessinjoors qui les guette avidement, comme un chat guigne,de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendusencore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s’abattentsur eux, avec l’inéluctable arbitraire d’un nouveau fléau.

D’ici là, pour se tenir en haleine lesrunners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, ungrand trois-mâts australien arrivant des Indes hollandaises et del’Indo-Chine. Un bateau-pilote profitant de la marée haute, leremorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doelà trois heures de l’après-midi.

En attendant que les mâts du vaisseau promispointent, du côté de Bats, par-dessus les Polders, nos ruffians serépandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse encontre-bas, le placide village qu’ils terrorisent pareils à unedescente de Normands en l’an mille.

Leur présence au Doel prête un charme malsainde plus à l’atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour dece nid de crânes bateliers à l’épreuve de toute épidémie. Ô lecimetière de pêcheurs et de naufragés où l’on enfouit récemmentquatre cholériques !

Les doyens de la rapace confrérie, lesroutiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent àleurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquetteceux-ci représentent des têtes bretaudées, ou crépues, polissonnes,étrangement avenantes mais vicieuses, déflorées par les coups degarcette et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs,quelques-uns mal remis des excès d’une nuit blanche, roupillent,croupe en l’air, les mains jointes dans la nuque. D’autres couchéssur le ventre, redressés à mi-corps sur les coudes, le menton dansles paumes : position de sphinx aposté ou de vigiemalfaisante.

Cillant et clignant de l’œil, ils conjurentl’horizon et semblent fasciner jusqu’à les immobiliser les steamerspavoisés de jaune.

Parfois, pour tromper leur impatience, lesrunners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s’étirent,ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme àregret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis serafalent et retombent peu à peu dans leur immobilitéexpectante.

Il y en a de remuants et de turbulents, qui,semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou quibarbotent, pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d’un noircothurne.

Mais l’une des vedettes signale levoilier ! Trêve de paresse et de baguenaude ! À la vue deleur proie, ne songeant plus qu’à la curée, ils enjambent lesdormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurspirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassentles avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opérationcritique, car la passe est étroite, les embarcations se touchent etdans son égoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres.Tous s’ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder lepas à son voisin, au concurrent.

De là des criailleries, des invectives et desbousculades. Pour arriver beau premier le runner couleraitsans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camaradelui-même. D’ailleurs, il n’y a plus de camaraderie qui tienne,l’instinct du lucre reprend le dessus ; et les complices quipiquaient tout à l’heure au même plat et buvaient à la mêmebouteille, se dévisagent à présent d’un air torve, prêts às’entre-déchiqueter.

Mais, profitant de ce chamaillis qui menace detourner en un engagement naval, voilà qu’un canot, puis un second,puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sontdoucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutentallègrement au large.

À cette vue, les querelleurs suspendent leshostilités et le gros de la flottille se détache de la rive.

Les retardataires nagent à toutes rames,silencieux, remplis d’angoisse, dévorant leur haine envieuse,résolus à l’emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs,ruminant chape-chute et coups de Jarnac. Ils manœuvrent si bienqu’ils rejoignent leurs avant-coureurs.

Et à présent ils marchent de conserve, uneforce égale, une même énergie, semble les animer ; aucuneéquipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respirationhaletante s’accorde avec le rythme de leur nage ; ils sepenchent et se renversent spasmodiquement, les tolets gémissent àchaque coup d’aviron, et l’eau dégouttant des palettes promène àtravers la nappe glauque un ruissellement d’escarboucles.

Du bâtiment, point de mire de cettepassionnante régate, on a vu s’avancer leur flottille, qui semblaitde loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissonsmigrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et sonéquipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés lesémissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port.

Le chef, qui n’en est pas à sa premièrerencontre avec ces landsharks,ces requins d’eau douce,change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots,eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race,affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout deslèvres ; ils rient plutôt sous cape et s’émoustillent à l’idéedes plaisirs usurairement payés mais si copieux et si intenses queleur procureront ces entremetteurs.

À une encablure du vaisseau, les canotiers dela tête hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueilleleurs ouvertures par une recrudescence d’imprécations et les menacemême, s’ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme unecompagnie de halbrans. Mais les runners, incomparableslouvoyeurs, possèdent leur code maritime. Ils en tournent aussiadroitement les pénalités qu’ils esquivent les rapides et leshauts-fonds de l’Escaut. Pures rodomontades que les sommations del’Anglais ! Il se garderait bien de s’attirer une vilaineaffaire. Aucune loi belge ne l’arme contre l’investissement de sonnavire par les commis de victuaillers.

Aussi, forts de la connivence légale, lessacripants affectent d’autant plus de pateline conciliation, que lerageur leur lance, à défaut d’autre mitraille, les plus grosprojectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of awhore ! alternent avec les bloody son of abitch !

Sur ces entrefaites, les autres équipes,lâchant les rames pour se servir de harpons, s’accrochent àl’arrière, grimpent le long des œuvres mortes, jouent des pieds etdes mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivéà bout de son chapelet d’imprécations.

L’équipage n’exécute plus ou n’écoute quemollement les voix. À dire vrai les matelots pactisent avec lesenvahisseurs. L’approche du port amollit ces grands gaillards, ladiscipline se relâche ; ils sont puérils et distraits commedes collégiens à la veille des vacances. Depuis les bouches del’Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, cesinternés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflentbruyamment, les effluves des haras hospitaliers.

Loin d’en vouloir à ces nautoniers cauteleuxqui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau enexploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes lesaccueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et desimminentes débondes.

Pas moins de trente canots, chacun monté pardeux ou trois runners, adhèrent à la carcasse duDolphin avec l’inéluctable opiniâtreté des pieuvres.Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance,refoulent mollement l’invasion à bâbord, on les déborde à tribord.Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, seportant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle.L’un grimpe sur les épaules ou s’assied sur la tête d’un gaillardqui pèse de tout son poids sur les omoplates d’un troisième. Ledernier arrivé supporte à son tour la charge d’un autre compère surlequel viendra s’en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Lespatients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu’onse dépêche, n’en peuvent plus, ceux du dessus s’esclaffent etbatifolent ; les talons menacent de défoncer les mâchoires,les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirentavec un craquement, les croupes offusquent et éborgnent lesvisages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ilsrappellent ces francs lurons de kermesse, qui s’échafaudent et sesuperposent jusqu’à ce que le plus haut perché puisse décrocher auprofit de tous, les prix d’un inaccessible mât de cocagne. À chaqueoscillation du navire qui continue de filer son nœud, cettepyramide humaine menace de s’écrouler dans le fleuve ; lefrêle batelet sur lequel repose tout l’édifice, risque vingt foisde chavirer avec sa cargaison.

La témérité des runners confond lecapitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transformeen l’admiration indicible que tout Anglo-Saxon éprouve pour lescasse-cou.

Courage ! une poussée encore et les voilàmaîtres de la place !

Après l’abordage il s’agit de lotir le butin.Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant lenavire, on compte près d’une centaine de rapaces. Harcelé, tiré àquatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés àla fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l’aspectd’une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeurreprésentée par chaque tête de l’équipage. Les vétérans intimidentles faibles et les novices ; les politiques s’efforcentd’évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied.Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, lesconférences s’animent et tournent en colloques. On montre lesdents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Lesaltercations du rivage se renouvellent ; envenimées parl’ajournement, cette fois les querelles se videront pour de bon. Ilsuffira d’un corps à corps isolé pour amener une bagarre générale.Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s’agrippentcomme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s’ilscraignent le dessous recourent aux feintes déloyales, aux coupsfélons.

Les marins se gardent bien d’intervenir dansces passes d’armes dont ils représentent l’enjeu. D’ailleurs,eux-mêmes ont la tête trop près du bonnet pour contrarier cesrèglements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeantdes coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Cesconvoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattentpeut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu’àleur dernier jaunet dans n’importe quelle fournaise. Un œil poché,une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions etquelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genoudu vainqueur pesant sur leur poitrine, beaucoup se rendent avantd’avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leursbarques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin,ils ne s’obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivrede huées leurs heureux compétiteurs.

À présent, ceux-ci s’amadouent, rentrent lesgriffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent lesruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier,héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué decomptoir.

Ils se rabattent sur les matelots comme, aprèsune bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurss’empressent d’emporter et de traire les gros pucerons desvaincus.

Paniers de victuailles, rouleaux de tabac,caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets deliquide, bières, gins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant lechampagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentésà emporter la mâchoire d’un bœuf, émergent, surgissent, comme parenchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulésles belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ defoire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondesperforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres dese remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuantscapteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presquemignards.

Les officiers se contentent de veiller àl’exécution des manœuvres indispensables et pour plus de sûretémettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l’ambiantelangueur les gagne :

– Oh ! se déprendre au plus vite dumorne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l’uniforme,s’humaniser ; oui, même s’animaliser… En attendant, pourquoine pas tâter des rafraîchissements que ces gueux nousapportent ! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy,le steward ne nous sert plus que de la ripopée etl’estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et auxsalaisons.

Ainsi monologuent les officiers en arpentantle pont. L’austère capitaine lui-même se sent plus faible et plusindulgent que de coutume.

Un runner devine ce trouble, car ils’approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versantune rasade de mixture mousseuse : « Un verre dechampagne, mon capitaine ! ». Le capitaine dévisagel’effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucéexpire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine unrictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d’untrait, claque des lèvres et le tend au jeune échanson, non pour lerendre mais bien pour qu’il le lui remplisse.

Ce drôle dégourdi qui vient de l’induire sivictorieusement en tentation ne laisse pas d’intriguer lecapitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Il a lataille d’un jeune mousse, la mine d’une fillette, et pourtant lahanche plus fournie et les reins plus cambrés, plus modelés, queles autres lurons de sa volée. Comme la plupart de ses pareils,celui-ci porte un déguisement d’aspirant de marine. « Oùdiable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d’aussigentilles recrues ? » marronne le respectable capitaine,et, plus sollicité qu’il ne se l’avoue par l’expression agaçante del’échanson, il s’éloigne en maugréant, lorsque le soi-disantrunner lui jette les bras autour du cou et lui révèle sondouble travestissement.

– Damnation ! clame le commandant,en voyant mille lucioles, c’est qu’ils finiront par nous amenertout leur sacré b…

– À vos ordres mon capitaine !

Et railleusement, elle lui désigne leslieutenants lutinés par des runners auprès de qui cesofficiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l’agréableméprise de leur commandant.

Cependant, la présence de ces femmes à bord,active et irrite l’appétence des matelots et leur fait paraîtreséculaire la demi-heure qui les sépare des quais anversois. Etl’ivresse aidant, nos simples suspectent encore d’autressupercheries et menacent de confondre avec les quatremidship-women,les polissons imberbes, qui les accablent dechatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnainsd’un couvent de joie ? Illusion d’autant plus plausible, quedans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse etleur amabilité natives, à la forfanterie, à l’abord rogue et à laparole enrouée des pilotins en rupture de hune, tout comme lesmousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper lesmatelots réguliers à des effusions et à des jolivetés quasiféminines. Si l’orgie et la traversée se prolongeaient de scabreuxquiproquos résulteraient des obsessions du runner et del’abrutissement du marin.

Le Dolphin entre en rade.

À un dernier méandre du fleuve, le panoramad’Anvers s’étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Surune longueur de plus d’une lieue, la ville présente aux regards desarrivants un front imposant de hangars, de halles, de monuments, detours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Cephare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches etles dédales de perdition qui s’enroulent au pied de la cathédrale,comme le serpent se repliait à l’ombre de l’arbre de vie. Lecrépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentellesde la pierre, et, en même temps qu’à sa nichée de corneilles lebeffroi donne la volée aux notes de son carillon…

Mais le marin du Dolphin ne lève plusles yeux à cette hauteur et n’entend même plus la voix des clochesvespérales. Pourquoi, la flèche altière ne s’apercevait-elle pasdes bouches de l’Escaut et le bourdon si sonore n’a-t-il pasrésonné jusqu’au Doel ? Les émissaires du diable prirent lesdevants sur les messagers des cieux. Même lorsqu’il se trouve enprésence de ces bons génies, il n’aura d’oreilles que pour lesboniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliquesdont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur.

Aussi dès que le matelot met pied à terre, lesrunners l’acheminent sans peine vers les dispensairesclandestins où le publicain s’associe à la prostituée pour ledétenir et pour le gruger. Celle-ci s’attaque à ses moelles ;celui-là le soulage de son vaillant. La fille va l’énerver ;puis le procureur le plumera sans résistance.

Afin de le livrer pieds et poings liés à leurmaître, les runners lui avancent une partie de son gage etle déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d’oramassée au prix d’un travail pénible comme un supplice. Désormais,il ne s’appartient plus.

Il ne s’arrache des bras de la gouine que pourivrogner avec le ruffian.

On l’empêtre de toutes sortes d’emplettes depacotille qu’on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix etvingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, àceux-là même qui viennent de les lui coller, des flaconsd’outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichetscriards, des miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, desbagues en similor, du clinquant, des rassades avec lesquelles lescivilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres etles Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit lesconfins de la région excentrique.

Le long du jour il s’accoude au comptoir de lasalle commune. Les parois se tapissent de pancartes : matousde l’Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges dustout. Les chromolithographies sentimentales des ChristmasNumbers alternent avec les épilepsies des PoliceNews, de même que, sur le dressoir, les sirops et les élixirsà goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs.

Pour obtenir le droit de contemplerperpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgitetous les poisons de l’étalage. Peu à peu, sous l’influence de seslibations, elle lui semble revêtir l’apparence d’une madone trônantsur un reposoir, les bouffées de la pipe embaument l’encens, ledressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets devitrail, et les oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveurdes discours qu’il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueurlui rend le sentiment de l’endroit où il se trouve et de la déessequ’il invoque.

Si son ivresse tourne exceptionnellement enfrénésie, s’il tapage et se démène un brin, ces accès ne durentqu’un moment.

La gaupe est même chargée de les provoquer parsa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse encompte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades,celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pourreconquérir sa boudeuse maîtresse il n’est pas de folie qu’il necommette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.

Chaque matin le dépositaire lui remet un louissur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusementdépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s’il possédait lapistole volante ou la bourse de Fortunatus.

Aussi, son ébahissement, le jour où lepublicain lui présente un mémoire établissant qu’il doit à son hôteprès du double de ce qu’il croyait posséder encore. Cette fois lepigeon se regimbe et va cogner pour de bon, mais en prévision dugrabuge le logeur a stipendié ses satellites ordinaires quimaîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la policemaritime, mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu’ils’imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattementsuccède à ses velléités de révolte. Plutôt que d’aller en prison ilengagera sa carcasse.

Ici commence la phase la plus douloureuse dela traite du matelot :

Le juif de Venise ne prenait au débiteurinsolvable qu’une livre de sa chair, les Shylocks anversoisdépècent et charcutent moralement le mauvais payeur en l’impliquantdans une série de forfaitures : ils le contraignent dedéserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font mainbasse sur l’avance qu’on lui paie ; le forcent de signer undeuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime ;l’embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, etrépètent ce jeu jusqu’à ce que l’autorité consulaire s’émeuve et seprépare à sévir.

Ils l’ont exprimé comme une orange. À les encroire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu’il leur doit. Maisil devient compromettant, il s’agit de s’en défaire. C’estseulement de crainte qu’il ne parle et ne les fasse pincer avec luique les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors desfortifications.

Enfin, ils brocantent une dernière fois lapauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peuscrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner,toujours prêt aux missions risquées, le même runner quil’enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge lecontumax sur une allège, dissimulée en aval du port, et le conduitclandestinement à bord de l’interlope.

À peine retourné à son élément, à son rudelabeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du derniermouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au soufflerédempteur du large.

Si bien qu’après des circumnavigationsprolongées, le pauvre diable tout prêt à recommencer sa désastreuseexpérience, s’adonnera corps et âme, aux mauvais messies des rivesde l’Escaut.

En somme, il n’y a encore que ces pressureurspour lui offrir les délassements absolus !

Aux escales des antipodes sous ces climatsvéhéments, dans ces terres de feu peuplées d’êtres à pulpecitronneuse, de femmes reptiliennes et d’hommes efféminés, auprèsde ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, lesEuropéens refoulent leurs postulations charnelles, ou ne se prêtentau soulagement qu’avec la répugnance d’un apoplectique qui se faittirer une palette de sang.

Ou bien ils affrontent le lupanar comme undanger, en se montant le coup, avec des allures de bravache, et,pressés d’en finir, mènent les débauches féroces à travers lesfumées de l’opium. Une flore capiteuse et entêtante, les épices,les venins et l’incandescence de l’atmosphère les fouettent, lesemballent, et les précipitent tout d’un bloc vers des voluptéscuisantes suivies de stupeurs et de remords…

Âmes enfantines et mystiques ne goûtant pas leplaisir sans une sourdine d’intimité et de ferveur, ils associent àleurs nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîchesnuaisons des mers germaniques : la température lénifiante descôtes occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même lacordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes de ventsuccédant à l’énervante caresse alizéenne ; le sourire discretet attendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirésenfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasilustral du premier brouillard…

En revanche, ils se reprochent leur commerceavec les païennes comme un rite sacrilège.

Et jamais ils ne se reporteront à cesattentats sans que surgisse aussi le cauchemar des tourmentes detyphons et de cyclones durant lesquelles d’occultes prêtresses deSivah, avec des sifflements et des torsions de tarasques, nesemblent pomper l’huile bouillante de la mer que pour y substituerles laves telluriennes et les métaux en fusion du firmament…

Chapitre 6CARNAVAL

 

Le cousinage de Laurent Paridael avec lescouches dangereuses ou indigentes de la population, n’allaitévidemment pas sans une prodigalité effrénée. On aurait dit quepour mieux ressembler à ses entours, il lui tardait de se trouversans sous ni maille. Le vague dégoût mêlé de terreur qu’il conçutpour l’argent le jour même de sa majorité, à peine était-il entréen possession de son pécule, n’avait fait qu’augmenter depuis sonexplication avec les Tilbak.

Comme à 1′ « Or du Rhin » dans latétralogie wagnérienne, il attribuait au capital une vertu maligneet lénifère, cause de toutes les calamités humaines, et ilrapportait aussi ses afflictions personnelles. N’était-ce pasl’argent qui le séparait à la fois de Régina et d’Henriette ?Cet argent qui n’avait même pu lui rendre le grand service deretenir à Anvers ses chers amis de la Noix deCoco !

Cependant, du train dont il maltraitait sonavoir, il en aurait raison en moins d’une année.

Après le départ des émigrants et sa brouilleavec Bergmans, aucun contrôle, aucune exhortation ne l’arrêtaitplus. Il éprouvait de la volupté à se défaire de ces écus abhorrés,à les rouler dans la boue ou à les répandre dans les milieuxfaméliques où ils consentent rarement à briller. Il affichaitautant de mépris pour ce levier du monde moderne que les négociantslui vouaient de respect et d’idolâtrie.

Il inventait force extravagances afin descandaliser une bourgeoisie essentiellement timorée et pudibonde,au point que sa dissipation ostensible outrageait comme unsacrilège et un blasphème les thésauriseurs et même tous les gensd’ordre. On lui eût pardonné ses autres travers, son encanaillementà vif et à cru, sa lutte ouverte contre la société, mais sesgrugeries féroces lui méritèrent l’anathème des esprits les plustolérants.

Ne s’avisait-il, pas en plein jour, ayant tropbien déjeuné, de s’engager, avec ses convives peu accointables, lecréat et le piqueur d’un manège en faillite non moins éméchés quelui, par les rues les plus passantes afin de croiser les gensd’affaires se rendant à la Bourse ! Par surcroît deprovocation, à quelques pas devant l’édifiant trio, marchait lechasseur du restaurant, portant dans chaque bras, en guised’enseigne et de bannière, une bouteille du meilleur Champagne. Encet appareil les trois noceurs entreprenaient l’ascension de laHaute tour, et, parvenus à la dernière galerie, au-dessus ducarillon et de la chambre des cloches, sifflaient glorieusement levin mousseux et lançaient ensuite les flacons sur la place aurisque de lapider les cochers des fiacres stationnant au pied dumonument.

C’était aussi des tournées d’alcool payées àtous les débardeurs desservant un quai. De faction au comptoir duliquoriste, Paridael empêchait celui-ci d’accepter la quincailledes consommateurs, au fur et à mesure qu’ils s’amenaient à la file,par coteries entières, s’avertissant l’un l’autre de l’aubaine quiles attendait au bon coin.

Et maintes fois des bordées interminablestirées avec des équipages au long cours ou des compagnies detroupiers, des gobelotages de bouge en bouge, des pèlerinages auxsanctuaires d’amour, le tout accidenté de batteries et de démêlésavec la police.

Mais on découvrait un mobile généreux au fondde ses plus grands excès : besoin d’expansion, protection desfaibles, charité déguisée, compassion sans limites, bonheur deprocurer quelque douceur et quelques bons moments à des infimes. Ilsemblait, qu’en se livrant à un carnage aussi fantastique de louiset de banknotes, le bourreau d’argent voulût mettre plus à l’aiseles gueux qu’il obligeait et légitimer leur éventuel manque demémoire. En cotant si bas ce qu’il éparpillait autour de lui, iltenait les donataires quittes de toute reconnaissance. Aux pauvresdiables qui se confondaient en remerciements : « Preneztoujours, disait-il… Empochez-moi cela et trêve de bénédictions…Autant vous qu’un autre… Il ne me serait tout de même rien resté decet argent ce soir ! »

Ses charités paraissaient intempestives etdésordonnées comme des fugues et des frasques. Non seulement ilavait protégé la fuite et la désertion d’un disciplinaire, mais ilracheta plusieurs matelots à leurs vampires, rapatria desémigrants, hébergea des repris de justice.

Tout un hiver, un hiver terrible, durantlequel l’Escaut fût bâclé par les glaçons, il visita les ménagesdes journaliers et des manœuvres. Il se donnait pour un anonymedélégué des bureaux de bienfaisance, vidait ses poches sur un coinde meuble ou de cheminée et avant que les crève-la-faim eussent eule temps de vérifier l’importance du secours, il s’éclipsait,dégringolait les escaliers comme s’il eût dévalisé et pillé cespaupériens.

Il n’oublia jamais, entre autres escales deson périple de miséricorde, cette mansarde où vagissaient uneportée d’enfançons d’un à cinq ans, dans une caisse matelassée decopeaux, litière trop fétide pour un clapier. Il semblait, àentendre leurs plaintes, à voir leurs convulsions, que la faim mêmese penchât au-dessus d’eux et que ses ongles, fouillant leurdécharnure, les écorchât comme le râteau d’une âpre glaneuse râcleles guérets surmoissonnés.

Acculé dans un coin, à l’autre bout dugaletas, le plus loin possible de leur agonie, le père, le veuf, unmusclé et râblé portefaix des Bassins, dont la disette n’étaitpoint parvenue encore à fondre la chair, à tarir le sang et lasève, ruminait sans doute la destruction prompte et violente de saforce inutile.

D’un rugissement suprême, d’un geste fulgurantqui ne souffrait pas de réplique, le malheureux enjoignit àl’intrus de le débarrasser de sa présence, mais les giries de plusen plus pitoyables des petits étaient bien autrement impérieusesque l’attitude comminatoire du père, et stimulé, presque sûr d’êtreoccis, mais ne voulant pas survivre à ces innocents, Laurent marchavers le désespéré et lui tendit une pièce de vingt francs.

Elle était plus aveuglante que le soleil, carle colosse ne put en supporter l’éclat et se détourna vers le mur,à la façon d’un enfant honteux et boudeur, en portant la main à sesyeux picotés jusqu’aux larmes ! Elle était donc si pesanteque, Laurent l’ayant glissée dans son autre main, les doigtsformidables la laissèrent échapper !

Cet or sonnait comme un angelus, unmessage de la Providence, car la glaneuse abominable abandonnacette maigre râtelée d’épis humains et la plaintes’apaisa !

Et, subitement, en furieux, en forcené,l’homme jeta les bras au cou de Paridael et coucha sa bonne têteplébéienne sur l’épaule du déclassé. Et Paridael, broyé contrecette large et houleuse poitrine, toute pantelante de sanglots,arrosé par ces chaudes larmes de reconnaissance, non moins éperduque l’ouvrier même, se pâmait transporté au sein des béatitudesinfinies et croyait arrivée l’heure de l’assomption promise auxélus du Sauveur ! Et jamais il n’avait vécu d’une vie aussiintense et ne s’était trouvé pourtant si voisin de lamort !

Cela ne l’empêcha pas, au sortir de cetteconjonction pathétique, de consacrer, le soir même, à sesdébauches, une partie de l’or réhabilité et de se rejeter à corpsperdu dans la crapule.

Il se distingua particulièrement pendant lecarnaval de ce même hiver calamiteux. D’ailleurs, de mémoired’Anversois, jamais les Jours Gras ne déchaînèrent tant de licence,ne furent célébrés avec éclat pareil. On lirait prétexte de lamisère et de la détresse pour multiplier les fêtes et les sauteriesau profit des pauvres. Le peuple lui-même s’étourdit, chômadoublement, chercha dans une passagère ivresse et dansl’abrutissement un dérivatif à la réalité sinistre, fêta comme unDécaméron de dépenaillés ce carnaval exceptionnel qui, au lieu deprécéder le carême, tombait en une saison d’abstinence absolue nonprévue par l’Église et que n’auraient jamais osé imposer les plusféroces mandements de la Curie.

Ne se procurant plus de quoi manger, lespauvres diables trouvaient du moins assez pour boire. Outre quel’alcool coûte moins que le pain, il trompe les fringales, endortles tiraillements de l’estomac. Le malheureux met plus de temps àcuver l’âpre et rogue genièvre qu’à digérer une dérisoire bouchéede pain. Et les fumées de la liqueur, lourdes et denses comme lesspleenétiques brouillards du pays, se dissipent plus lentement quele sang nouveau ne se refroidit dans les veines. Elles procurentl’ivresse farouche et brutale au cours de laquelle les organesstupéfiés ne réclament aucun aliment et les instincts dorment commedes reptiles en estivation.

Durant trois nuits, le théâtre des Variétés,réunissant en une halle immense l’enfilade de ses quatre vastessalles, grouilla de rutilante cohue, flamboya de girandoles,résonna de musique féroce et de trépignements endiablés. Il yrégnait un coude à coude, un tohu-tohu, une confusion de toutes lescastes presque aussi grande que sur le trottoir. Dames et lorettes,patronnes et demoiselles de magasins, frisottes et prostituées setrémoussaient dans les mêmes quadrilles. Les dominos de soie et desatin frôlaient d’horribles cagoules de louage. Aux pauses, tandisque les gandins en habit, transfuges des sauteries fashionables,entraînaient dans les petits salons latéraux une maîtresse pourlaquelle ils venaient de lâcher une fiancée, et lui payaient laclassique douzaine de « Zélande » arrosées de Roederer,les caveaux sous la redoute, convertis en une gargantuesquerôtisserie, en un souterrain royaume de Gambrinus, requéraient lescouples et les écots moins huppés qui s’y empiffraient, au milieudes fortes exhalaisons des pipes, de saucisses bouillies, ets’inondaient d’une mousseuse bière blanche de Louvain, Champagnepopulaire, peu capiteuse, par exemple, ne montant pas à la tête,mais curant la vessie sans impressionner autrement l’organisme.

Vers le matin, à l’heure des derniers cancans,ces cryptes, ces hypogées du temple de Momus présentaient l’aspectlugubre d’une communauté de troglodytes assommés par desincantations trop fortes.

Tant que dura le carnaval, Laurent mit unpoint d’honneur à ne point voir son lit, à ne point quitter sonpierrot fripé.

Le carnaval des rues ne le sollicita pas moinsque les caravanes nocturnes. Ballant les artères dévolues à lacirculation des mascarades, il fut partout où le tapage était leplus étourdissant, la mêlée la plus effervescente. Les éclats destrompes et des crécelles se répercutaient de carrefour en carrefourou des vessies de porc gonflées et brandies en manière de massuess’abattaient avec un bruit mat sur le dos des passants. Deschie-en-lit, fallacieux pêcheurs, aggravant encore la bousculade,tendaient, en guise d’hameçon, au bout de leur ligne, une micheenduite de mêlasse, que des gamins aussi frétillants et voraces quedes ablettes s’évertuaient à happer, en ne parvenant qu’à sepoisser le visage. Mais Paridael se passionnait surtout pour laguerre des pepernotes, la véritable originalité ducarnaval anversois. Il convertit une grosse partie de ses derniersécus en sachets de ces « noix de poivre »,confetti du Nord, grêlons cubiques pétris de farine etd’épices, durs comme des cailloux, débités par les boulangers etavec lesquels s’engagent, depuis l’après-midi jusqu’à la brune, dechaudes batailles rangées entre les dames peuplant les croisées etles balcons et les galants postés dans la rue, ou entre lesvoiturées du « cours » et les piétons qui les passent enrevue.

L’après-midi du mardi gras, Laurent reconnutdans l’embrasure d’une fenêtre de l’Hôtel Saint-Antoine,louée a un taux formidable pour la circonstance, Mmes Béjard, Falk,Lesly, et les deux petites Saint-Fardier.

Il n’avait plus revu sa cousine depuis le sasde l’hôtel Béjard, et il s’étonna de n’éprouver, à l’aspect de Ginatant idolâtrée, que du dépit et une sorte de rancune. Il lui envoulait, pour ainsi dire, de l’avoir aimée. Sa vie orageuse, lamisère et la désolation des parias auxquels il venait de sefrotter, n’étaient pas étrangères a ce revirement.

Mais la catastrophe de la Gina avait compliquécette antipathie d’une sorte de terreur et d’aversionsuperstitieuses. La Nymphe du Fossé, le mauvais génie de l’usineDobouziez, exerçait à présent son influence lénifère sur toute lacité. Elle empoisonnait l’Escaut et irritait l’Océan.

La vague tristesse que reflétait le visage dela jeune femme, la part très molle qu’elle prenait à la guerre despepernotes, la nonchalance avec laquelle elle se défendait, eussentsans doute autre fois attendri et désarmé le dévot Paridael.

Il n’est même pas dit qu’en un autre moment iln’eût retrouvé, pour l’altière idole, quelque chose de sa religionpremière, mais il se trouvait dans un de ces jours, de plus en plusfréquents, d’humeur rêche et d’âcre irascibilité, dans un de cesétats d’âme où, gorgé, saturé de rancœur, on nourrit l’envie decasser quelque bibelot précieux, de détériorer une œuvre dont lasymétrie, l’immuable sérénité insulte à la détresse générale ;conjonctures critiques où l’on irait même jusqu’à chagriner etbourreler de toutes manières la personne la plus aimée.

Il trouva piquant de se joindre au bataillonde freluquets qui, stationnant sur le trottoir en face de l’hôtel,de manière à bien se mettre en évidence, rendaient hommage auxjeunes dames en leur décochant languissamment du bout de leursdoigts gantés un pepernote, pas plus d’un à la fois et pas tropdur. Parmi ces beaux messieurs se trouvaient les deuxSaint-Fardier, von Frans, le fringant capitaine des gardes civiquesà cheval, Diltmayr, le grand drapier et marchand de lainesverviétois et un personnage basané, de mine exotique, exhibant unecravate rouge et des gants patte de canard, que Laurent voyait pourla première fois.

Agacé par le flegme et les airs blasés deMme Béjard autant que par la piaffe et les petites manièresdes gandins, il résolut de ne pas la ménager, se promit même delasser sa patience, de la harceler, de la forcer à se retirer de lascène. Fouillant dans les poches profondes de sa blouse, il se mità diriger de pleines poignées de pepernotes vers la belleimpassible. Ce fut une continuelle volée de mitraille. Lesprojectiles lancés de plus en plus fort visaient toujoursMme Béjard et de préférence au visage.

Après un furtif examen de ce pierrotdébraillé, elle affecta longtemps de ne point lui prêter d’autreattention. Puis, devant l’impétuosité et l’acharnement del’agression, elle abaissa à deux ou trois reprises un regarddédaigneux vers le quidam et se mit à caqueter de l’air le plusdétaché du monde avec ses compagnes.

Cette attitude ne fit qu’exciter Laurent. Ilne garda plus la moindre mesure. Elle s’occuperait de lui ouviderait la place. À présent, il tapait comme un furieux.

Regardé de travers, dès le début, par laclique fashionable à laquelle il prêtait un renfort intempestif,ces messieurs de plus en plus indisposés contre ce carême-prenantavaient renoncé au jeu, récusant et désavouant un partenaire siloqueteux.

Autour d’eux, au contraire, on s’amusaitbeaucoup de cette balistique endiablée. Le populaire était prêt àprendre contre les galantins le parti de cet intrus, qui seréclamait de lui par ses allures et ses dehors. C’était un peu àleur bassesse, à leur abjection collective que la patricienneopposait ses dédains de plus en plus irritants.

Un moment on vit sourdre des gouttelettes desang le long d’une écorchure produite à la joue de Gina par lachevrotine de Paridael. Elle détourna à peine la tête, esquissa unemoue dégoûtée et loin d’honorer d’une riposte cet adversairediscourtois, elle dirigea, machinalement, une poignée de pepernotesd’un tout autre côté de la place.

– Assez ! crièrent les gommeux, faisantmine de s’interposer. Assez, le voyou !

Mais des compagnons de rude encolure secalèrent entre Paridael, et ceux qui le menaçaient, ens’exclamant : « Bien touché, le bougre !Hardi !… Laissez faire !… C’est carnaval !… Francjeu ! Franc jeu ! »

Paridael n’entendit ni les uns, ni les autres.Enfiévré par cet exercice comme un sportman briguant l’un oul’autre record, il n’avait de regards et d’attention que pourRégina. Il la cinglait, la criblait d’une réelle animosité. Sonbras nerveux faisait l’office d’une fronde et manœuvrait avecautant de violence que de précision.

Dans la chaleur du tir, chaque volée lerapprochait d’elle, l’élan de son bras l’emportait à la suite de lamitraille, il lui semblait que ses doigts s’allongeassent jusqu’àtoucher aux joues de la jeune femme et c’étaient ses ongles qui luidéchiraient l’épiderme !

Gina, non moins entêtée, s’obstinait à lutservir de cible, ne bronchait pas, demeurait souriante, ne daignaitmême pas se protéger le visage de ses mains.

Elle n’avait pas reconnu Laurent, mais elleprenait plaisir à exaspérer, à pousser à bout ce truculentmaroufle, bien résolue à ne pas démentir un instant sa force d’âmesous les regards hostiles de la populace.

Laurent en était arrivé à ce degré de rageférine où, commencé en badinage, un jeu de main dégénère enmassacre. Faute d’autres munitions, il lui aurait lancé descailloux, il l’aurait lapidée. Les bonbons semblaient durcir sousla pression de ses mains nerveuses, et tel était le silence anxieuxde la foule qu’on les entendait battre les vitres, la muraille etmême le visage de Gina.

À la fin, ce visage fut en sang. De force,Angèle et Cora firent rentrer Régina dans la pièce etrapprochèrent, derrière elle, les battants de la porte-fenêtre.

Alors d’une dernière poignée de pepernotes,Laurent étoila une des glaces derrière laquelle apparaissait lacourageuse femme.

Puis haletant, harassé comme après une corvée,aussi insoucieux des grondements et des murmures de réprobation quesa brutalité soulevait chez les gens biens mis, que desapplaudissements et des rires affriolés de la plèbe, il se perditdans la foule, gagna en toute hâte une rue latérale, à l’écart dela tourmente et du grouillement : et là, pris de remords et dehonte, son ancienne idolâtrie réagissant subitement contre sonesclandre sacrilège, il eut une crise de larmes qui brouillèrentson maquillage et le firent ressembler au « petitsauvage » barbouillé par Gina, il y a vingt ans, dans lejardin de la fabrique.

Un rassemblement qui s’était insensiblementformé autour de ce pierrot larmoyant le rappela si catégoriquementà son rôle de masque éhonté et braillard, que les badauds purents’imaginer qu’il avait pleuré pour rire.

Vers le soir, il alla relancer quelquespauvres diables figurants et figurantes d’un théâtre endéconfiture, qu’il entraîna dîner chez Casti, le restaurateur à lamode. Ce serait sa dernière bombance ! Quoi qu’il entrepritpour s’étourdir et se monter le coup, il manqua d’entrain. Au lieude le lénifier, le vin ne fit que l’endolorir. D’ailleurs, il étaitharassé de fatigue. Il s’assoupit au milieu du repas, tandisqu’autour de lui, les autres dévoraient et lampaient ensilence.

Moitié rêves, moitié rêveries, certainspaysages lui revenaient comme un douceâtre déboire. Le passé, lavie perdue soufflait par bouffées chargées de moisissure, de parfumranci, de remeugle écœurant, et, en cette brise rétrospective etintermittente, roulaient les scabreuses ritournelles ouïes tous cessoirs dans les cabarets interlopes. L’inutilité de ses joursdéfilait devant Laurent en une procession macabre, une traînée degilles et de pierrots malades, nigaudant, zézayant, frileux etplaintifs, que des accès salaces électrisaient et qui setorsionnaient et se mêlaient dans des danses lascives comme lespasme même…

Comme il s’endormait pour de bon, indifférentaux caresses reconnaissantes et presque canines d’une fille, ilsursauta au bruit d’une explication assez vive à l’entrée del’escalier, suivi de pas dans l’escalier, puis dans le corridor,qui se rapprochèrent du cabinet où soupait Laurent, maiss’arrêtèrent devant le numéro voisin.

– Ouvrez ! Au nom de la loi !commanda une voix grave, aux intonations brutalementprofessionnelles, celle d’un commissaire de police.

Laurent revenu complètement à lui, dégrisé enun clin d’œil, enjoint à ses compagnons de faire silène, en mêmetemps qu’il colle l’oreille a la cloison, séparant les deuxpièces.

Des cris, un tohu-tohu, de la casse, unefenêtre qu’on ouvre, mais pas de réponse. Puis le fracas de laporte qu’on a fait sauter.

Insurgé d’instinct contre toute autorité, prêtà prendre le parti des noceurs, contre la police, Laurent s’estprécipité au dehors, et, par-dessus les épaules du commissairearrêté sur le seuil du salon, celles de Béjard, d’Athanase et deGaston, il aperçoit à sa consternation, Angèle et Cora, blottieschacune dans un angle de la chambre et s’efforçant de dissimulerdans les plis d’un rideau de fenêtre, la simplicité païenne de leurtoilette. Non loin d’elles, cherchant à prendre une contenance, unair digne et résolu, incompatible, pourtant, avec leur ajustementaussi sommaire que celui de leurs belles, se campent le svelte vonFrans, le gros Ditmayr et aussi – bien reconnaissable quoiqu’iln’ait pas plus gardé que le reste, sa cravate rouge et ses gantspatte de canard – le rastaquouère basané à qui Laurent apprit cetaprès-midi à lancer les pepernotes.

Les maris sont peut-être plus atterrés, pluséplafourdis encore que les galants ; c’est du moins le caspour les deux jeunes Saint-Fardier. Le commissaire lui-même manqued’assurance et s’embarrasse dans sa procédure.

Mais le côté baroque de cette scène modernistene frappe point Laurent ; il n’envisage et ne suppute que lesconséquences de cet éclat.

La présence de Béjard eût d’ailleurs suffipour lui ôter toute envie de rire. Seul, le vilain apôtre semble àson aise. On croirait même que ce scandale le réjouit. Dans tousles cas, il est homme à l’avoir fomenté d’abord pour le faireéclater à point voulu. Qui sait de quelle noire scélératesse ilcompliquera ce déplorable esclandre ?

Lui seul a pénétré dans la pièce. Il va de latable à la fenêtre, remue la vaisselle, le couvert, furette dansles coins, montre une effrayante présence d’esprit, dirige lesperquisitions, signale au commissaire les « pièces àconviction » pousse l’impudence jusqu’à froisser et fouillerles vêtements éparpillés sur les meubles, et, sans se soucier de laprésence des malheureuses adultères, trouve même la force deplaisanter :

– Il y avait six couverts !… Un desoiseaux, non, une des oiselles, s’est envolée par la fenêtre, ens’aidant d’un rideau, arraché, comme vous voyez… C’était plus fortqu’une partie carrée, une partie presque cubique… Queldommage ! J’aurais bien voulu voir la fugitive. Gageons quec’était la plus jolie !

Il mit dans ces dernières paroles uneintention tellement perfide, il laissa percer dans cette réticenceun si diabolique sous-entendu, qu’un jour sinistre traversal’esprit de Laurent et que le jeune homme s’élança vers Béjard enle traitant de lâche.

L’autre se contenta de toiser ce masque malembouché et poursuivit aussitôt ses investigations, mais laviolente sortie de Paridael rappela enfin le commissaire à sonrôle.

– Hé ! vous, le pierrot ?… Qu’ondécampe, et presto ! Vous n’avez rien à faire ici !dit-il en prenant Laurent par le bras et en le poussantdehors ; puis se tournant vers Béjard et les deux maris :« Je crois les faits suffisamment établis, monsieur Béjard, etsuperflu de prolonger cette situation délicate. Nous pourrions doncnous retirer. »

Après avoir toussoté, il ajouta d’un toncontraint, comme si la pudeur l’eût empêché de s’adresserdirectement à des coupables si court vêtus : « Ces dameset ces messieurs auront la bonté de nous, rejoindre au commissariatpour les petites formalités qu’il nous reste àremplir ! »

Laurent, contre son ordinaire, a jugé inutilede se rebiffer. Il retrouvera le commissaire ! Béjard ne perdrien à attendre !

Pour le moment, un autre soin incombe àLaurent.

Coupable ou non, il faut que Gina soit avertiede ce qui vient de se passer et de la façon dont Béjard l’adésignée… Laurent se précipite dans la rue, comme un perdu, hèle uncocher, saute dans le fiacre :

– À l’hôtel Béjard !

Il arrache la sonnette, bouscule le concierge,s’introduit pour ainsi dire avec effraction dans une pièceéclairée.

Gina fait un grand cri en reconnaissantd’abord son pierrot de l’après-midi, et immédiatement après, souscet accoutrement déshonoré, sous un reste de maquillage, son cousinLaurent Paridael.

Il la prend brutalement par la main :« Un oui ou un non, Gina, étiez-vous ce soir au restaurantCasti ? »

– Moi ! Mais de quel cabanon vousêtes-vous échappé ?

Il lui raconte, tout d’une haleine, lescandale auquel il vient d’assister.

– Le misérable, s’écrie-t-elle en apprenant lerôle joué par Béjard dans cette scabreuse aventure. « Je nesuis pas sortie ce soir. Ma parole ne vous suffit pas ? Tenez,les cachets de la poste sur cette lettre recommandée établissentque celle-ci m’a été remise’ il y a une heure environ. Je finissaisd’y répondre, lorsque vous avez fait irruption ici, et vousaccorderez qu’il m’a bien fallu une heure pour remplir ces quatrepages d’une écriture aussi serrée que la mienne. »

Pour être édifié, Laurent n’avait pas besoind’une preuve irrécusable ; tout, dans Gina, proclamaitl’innocence ; son maintien reposé, sa toilette d’intérieur, sacoiffure disposée pour la nuit, le son de sa voix, l’expressionhonnête de ses yeux, jusqu’au parfum tiède et calme que dégageaitsa personne.

– Pardonnez-moi, ma cousine, d’avoir douté uninstant de vous… Pardonnez-moi surtout ma conduite de tout àl’heure…

– J’avais déjà oublié cette bagatelle…Ah ! Laurent, c’est plutôt moi qui devrais te demanderpardon ! N’étais-je pas cruelle à l’égard de tout le monde,mais surtout au tien, mon bon Laurent !… Sois-moi pitoyable.J’ai bien besoin, à présent, qu’on m’épargne. J’expie durement macoquetterie…

« Depuis longtemps tu détestes Béjard,n’est-ce pas ? Tu ne le haïras jamais assez. C’est notreennemi à tous, c’est la bête malfaisante par excellence… Tu sais,le naufrage de la Gina. Eh bien, c’est horrible à dire,mais j’ai la conviction que le misérable prévoyait ce désastre, quecelui-ci entrait même dans ses spéculations. Oui, il savait lenavire incapable de tenir plus longtemps la mer… »

– Non ! Oh, non ! Ne dis pas cela.Béjard était un ange ! il y a deux secondes ! Béjardétait bon comme Jésus !… Il savait cela, il voulaitcette noyade ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Ohnon !… hurlait Laurent en se prenant la tête à deux mains, ense bouchant les oreilles.

– Oui, je jurerais sur mon âme qu’il lesavait. Il se méfie de moi. Il sent que je le devine, il me craint.Il a peur que je ne parle. Je sais aussi qu’il a voulu, avec levieux Saint-Fardier, te faire enfermer comme fou. Sans mon père, onte colloquait. Fou ! On le deviendrait au milieu d’un pareilmonde. C’est miracle que j’aie conservé la raison. Je jurerais quele complot de ce soir a été tramé par lui, avec Vera-Pinto, leChilien que tu as remarqué cet après-midi dans la rue et revu chezCasti.

Et Gina raconta à Paridael que, depuis sonarrivée à Anvers, cet exotique la poursuivait de ses assiduités.Plusieurs fois elle l’avait éconduit, mais il revenait toujours àla charge, encouragé, aussi incroyable que cela parût, par Béjardmême auprès de qui il avait remplacé Dupoissy. Il avait, certes,l’âme encore plus basse et plus noire que le Sedanais, et Ginan’augurait rien de bon de ce que les deux associés tripotaientensemble sous prétexte de commerce.

Béjard entendait reconquérir sa liberté pourépouser une autre héritière. Depuis qu’il l’avait ruinée, Gina nereprésentait plus qu’un obstacle à sa fortune. N’osant sedébarrasser de sa seconde femme comme il avait du le faire, là-bas,de la première, il avait tenté, par persuasion, de faire consentirGina au divorce. L’intérêt de son enfant, et aussi le souci de saréputation, avaient empêché Gina de se rendre à ses instances,autrement elle eût été la première à souhaiter la rupture de cetteabominable union. En présence de ce refus, Béjard avait eu recoursà la menace, puis, comme sa femme ne cédait toujours pas à savolonté, il l’avait battue, oui, battue, sans pitié. Toutefois unjour, qu’il levait de nouveau la main sur elle, Gina s’arma d’uncouteau et menaça de le lui plonger dans le ventre. Aussi lâche queméchant, il se l’était tenu pour dit. Mais, pour briser larésistance de son épouse, il devait mettre en œuvre des moyensautrement abominables. Il avait essayé de la pousser dans les brasdu Chilien. Elle déconcerta ces embûches et le rasta en fut pourses frais de galanterie. Enfin, en désespoir de cause, ne parvenantpas à induire sa femme en adultère, Béjard avait résolu de la fairecondamner et flétrir comme si elle était coupable. De connivence,toujours, avec Vera-Pinto, il n’avait pas hésité, pour l’atteindre,à frapper les petites Saint-Fardier.

Voici, présumait Gina, quelle était la tramedu complot :

– Après avoir averti Béjard de la partiegalante liée pour la soirée, le Chilien s’y était rendu avec l’uneou l’autre de ses conquêtes.

« Il n’en manque pas, je l’avoue, mêmedans ce qu’on appelle la bonne société, disait Mme Béjard, carmes égales ne partagent pas toutes mon aversion pour cet équivoquemétis. Inutile de les nommer. Plus heureuse qu’Angèle et Cora, latroisième dame mêlée à cette aventure aura pu, du moins, s’enfuir àtemps. Cette personne ne se doute pas qu’elle doit précisément sonsalut à la haine que me vouent Béjard et son âme damnée. Ilimportait à ceux-ci de la faire disparaître avant l’arrivée de lapolice pour m’impliquer moi-même dans cette affaire. Ne m’avait-onpas vue l’après-midi en compagnie de mes malheureusescousines ? Et von Frans, Ditmayr et Vera-Pinto ne sont-ils pasdemeurés tout le temps plantés sous noire balcon ? La scènechez Casti représente l’épilogue d’une intrigue nouée à l’HôtelSaint-Antoine, et, demain, dans Anvers, il ne se trouverapersonne, sauf mon père et vous, qui ne soit persuadé de mesrelations avec ce Chilien ! Ah ! Laurent ! Dire queBergmans lui-même croira les calomniateurs ! Quand c’est dansson souvenir que je puisais la force de rester vertueuse !

C’est lui que j’aimais, c’est lui que jedevais épouser ! Je le décourageai par ma vanité, et lorsqu’ilse retira, mon amour-propre l’emportant encore sur mon amour, jeconsentis au plus funeste des mariages. Pour piquer celui quej’aimais, je me suis rendue éternellementmalheureuse ! »

En vain Paridael avait-il tenté d’user sapassion, de la rendre de plus en plus absurde en multipliant àl’envi, de propos délibéré, les obstacles et les barrières qui leséparaient de sa cousine ; en vain était-il descendu si basque jamais plus elle ne pourrait le relever jusqu’à elle.

Il se croyait guéri, il n’avait fait querecuire son mal. On sait comment avait tourné, quelques heuresauparavant, son animosité contre la jeune femme.

Les accidents, les liaisons, les promiscuitésde sa vie vagabonde, son commerce avec les réfractaires et lesirréguliers, gaillards peu vergogneux de leur nature, initiés àn’importe quelle turpitude, l’avaient aussi dépouillé de toutpréjugé et rendu plus entreprenant et plus expéditif.

Pendant qu’elle lui dénonçait les brutalitésde Béjard, Paridael se dédoublait étrangement ; une partie deson moi compatissait du plus profond de l’âme à tant d’infortune ets’insurgeait contre si monstrueuse vilenie, et l’autre partiebrûlait de sauter sur la femme éplorée, de la battre à son tour, dela traiter avec plus de barbarie que tout à l’heure sur le« cours », Jamais les extrêmes de sa nature ne s’étaientainsi contredits. Ses sentiments s’entrechoquaient comme lesfluides contraires pendant un orage.

La nudité des deux blondes adultères,surprises au restaurant Casti, frémissait encore devant son regardet lui incendiait le sang.

« Que ne déshabilles-tu prestement cettefemme pantelante ? Seras tu moins crâne que le petit violateurde Pouderlée ? » lui suggérait le côté matériel de sonindividu. « Je trouverai assez de grandeur d’âme pour l’aimermieux que Bergmans lui-même ! » se promettait l’autrepartie de sa nature. Et il ne caressait pas idée moins généreuse,moins extravagante, que celle de se sacrifier pour faire le bonheurde la chère femme en la débarrassant, et Anvers avec elle, de cespoliateur exécré.

Ce fut sous l’influence de cette pensée à laDon Quichotte qu’il dit à Gina, après un long silence, en gardantses mains dans les siennes :

– Tu aimes donc encore Bergmans ?

L’accent de sa voix décelait tant de tristesseet d’affection que Gina le regarda. Mais elle fut tout étonnée delui trouver ces yeux noyés et bizarres qu’elle lui avait vus déjà,un jour d’alerte, dans l’orangerie, et comme il lui serrait lesmains de plus en plus fort :

– Laurent ! fit-elle… Laurent ! enessayant de le repousser et sans répondre à sa question.

Lui, cependant, continuait de sa voixinfléchie et mourante :

– Ne crains rien de moi, Gina… Pense tout ceque tu voudras sur mon compte ; accable-moi de mépris, maïsdis-toi bien qu’il n’est rien que je ne tente pour ton bonheur…

Telle était l’expression sincère de sessentiments, mais pourquoi, tout en tenant à Gina ces proposrespectueux, la pression trop rude de ses doigts et la flamme fauvede ses prunelles démentaient-elles ce discours ?

– S’il venait à disparaître, ce Béjard, c’estBergmans que tu épouserais…

Sa voix semblait venir de l’autre monde commecelle de ceux qui rêvent tout haut.

– Veux-tu que je le tue, dis, ton mari ?Tu n’as qu’à parler pour cela !… Voyons, parle !… Parle,te dis-je !

Le regard d’assassin ne menaçait pas seulementcelui qui en avait défini de cette façon l’intensité troublante etle feu concentré. Gina venait d’y lire autre chose qu’une furiemeurtrière, une postulation plus directe, une menace imminente…

– Avant que j’assure à jamais ton bonheur etcelui de Bergmans, sois bonne un seul instant pour moi, Gina…l’instant que dure le baiser d’une sœur… Après, je partirai pouraccomplir ma mission… Et plus jamais tu ne me reverras… Vite, cebaiser… ce baiser d’adieu, ma Régina…

Sa voix s’altérait, se faisait rauque etmenaçante, son imploration sonnait faux ; il attirait de forcela jeune femme contre sa poitrine en lui meurtrissant lespoignets.

– Laurent ! Finissez ! Vous mefaites mal…

Au lieu d’obéir, il lui patinait le charnu desbras ; il portait même les mains à son corsage et, au frissondes soins, sous l’étoile mince du peignoir, il appuya goulûment seslèvres contre les siennes. Presque renversée, sur le point de luiappartenir, elle parvint à se dégager et bondit de l’autre côté dela table :

– Tous mes compliments, maître fourbe. Et direque j’accusais Vera-Pinto ! C’est toi le suppôt deBéjard ! J’y suis à présent. Après l’avoir payé pour memaltraiter cette après-midi, il comptait me surprendre avec toi,vilain pitre ! Ta laideur et ta saleté eussent encore corsél’énormité de ma faute. »

Flagellé par cette apostrophe virulente, aussiaveuglé que si elle lui avait flaqué du vitriol au visage, Laurentne tenta pas même de se justifier. Les apparencesl’accablaient ; ce qu’il avait de mieux à faire était dedétaler au plus vite. L’arrivée de Béjard eût converti lacalomnieuse hypothèse en réalité.

Laurent s’enfuit, non sans trébucher plusieursfois, prêt à tomber.

Gina, sa bien-aimée Gina ! le croirecapable, d’une pareille félonie ! Jamais Laurent ne s’enrelèverait. Il aurait le droit désormais de se rouler dans toutesles fanges, d’accumuler ignominies sur ignominies : ses piresforfaits paraîtraient des bonnes œuvres à côté de celui dont ellel’avait incriminé, et les arrêts les plus draconiens, lesexpiations les plus infernales, que lui vaudraient une listed’iniquités inimaginables, lui seraient douces et clémentescomparées à la rigueur et à la cruauté de cette accusation.

Gina même ne pourrait revenir sur son erreuret réparer son injustice. Celle-ci était indélébile. N’importequelle réhabilitation ou quelle amnistie arriverait trop tard.

Chapitre 7LA CARTOUCHERIE

 

Ce jour de mai, les brouillards d’un hiverexceptionnellement tenace s’étaient dissipés pour ne laisserflotter dans l’air qu’une évaporation diaphane à travers laquellel’azur offrait une intéressante pâleur de convalescence et quis’irisait, à la radieuse lumière, comme un pulvérin de perlesfines.

Après une longue maladie contractée lelendemain de son orageux Mardi gras, Laurent, aussi convalescentque la saison, faisait sa première sortie de l’hôpital où lespraticiens l’avaient sauvé malgré lui et moins, sans doute, parintérêt pour sa personne que pour triompher d’un des cas de typhusles plus opiniâtres et les plus compliqués qui se fussentrencontrés dans l’établissement.

Remis sur pied, rendu à la vie du dehors, ilsemblait revenir d’un long et périlleux voyage, comme amnistié d’unexil qui aurait duré des années. Aussi jamais, même le jour de sarentrée à Anvers, la métropole ne lui était apparue sous cet aspectde puissance, de splendeur et de sérénité. Au port, l’activité seressentait de la température printanière. La famine récente causéepar le blocus de l’Escaut n’avait pas persisté après la débâcle desglaces. Plus que jamais la rade et les docks regorgeaient denavires et une recrudescence formidable succédait à la longueaccalmie du trafic.

Les ouvriers travaillaient sans souffrance,heureux de dépenser leurs forces, considérant aujourd’hui lacorvée, si souvent pénible, comme une gymnastique rendantl’élasticité a leurs membres longtemps engourdis.

Même les émigrants, stationnant aux portes desconsulats, semblaient à Paridael moins pitoyables, plus résignésque de coutume.

Passant devant le Coin des Paresseux, ilconstata que tous les habitués en étaient absents.

Leur roi, chômeur permanent, ne travaillantpas quand les paresseux les plus fieffés se laissaient embaucher,dérogeait exceptionnellement à sa fainéantise. Cette constatationhumilia quelque peu Laurent Paridael. Il demeurait l’unique bourdonde la ruche en pleine activité. Il lui tardait de se régénérer parle travail.

À cette fin il aborda plusieurs brigades dedébardeurs et demanda de l’emploi, n’importe lequel, à leur baes,mais celui-ci, après l’avoir dévisagé, peu soucieux de s’empêtrerd’une main-d’œuvre aussi dérisoire que celle d’un particulier rongépar deux mois de fièvres, l’engageait à repasser le lendemain,alléguant que la journée était déjà trop avancée.

Charriant les fardiers, passaient, d’uneallure majestueuse et lente, les grands chevaux des« Nations ». À leurs larges colliers des clous dorésdessinaient le nom ou le monogramme de la corporation propriétaire.Les voituriers de ces chars n’emploient pour toutes rênes qu’unelongue corde de chanvre passée dans un des anneaux du collier. Soitqu’ils trônent debout sur leurs chariots lèges à la façon descochers antiques, ou qu’ils marchent, placides et apparemmentdistraits, à côté du véhicule charge, leur adresse, leur coup d’œilet aussi l’intelligence de leurs chevaux sont tels, que lesattelages se croisent, se frôlent, sans jamais s’accrocher.

Laurent ne se lassait pas de s’extasier devantces rudes chevaux et ces magnifiques conducteurs, il s’immobilisaitmême sur leur passage et à tout instant il se fût fait écraser, siun impératif claquement de fouet ou une gutturale onomatopée nel’eût averti de se garer.

Ivre de renouveau, il pataugeait avec voluptédans cette boue grasse, sueur noire et permanente d’un pavécontinuellement foulé par le pesant roulage ; il enjambait desrails et des excentriques de voies ferrées ; des amarres lefaisaient trébucher, des ballots jetés à la volée, de mains enmains, comme de simples muscades par des jongleurs herculéens,menaçaient de le renverser, et l’équipe dont il contrariait lamanœuvre rythmique et cadencée, le houspillait dans un patoisénorme et croustilleux comme leurs personnages.

Rien n’altérait, aujourd’hui, la belle humeurde Laurent ; il prenait plaisir à se sentir rudoyé par lemonde de ses préférences, jouissait de l’extrême familiarité quelui témoignaient ces débardeurs aussi robustes que placides.

Il longea le grand bassin du Kattendyk. Soncœur battit plus fort à la vue des compagnons del’Amérique, la « Nation » dont il avait faitpartie, en train de décharger des grains. Les sacs agrippés à fondde cale par les crocs de la grue étaient guindés à hauteur des matset de la cheminée, puis le formidable levier, décrivant unhorizontal quart de cercle, entraînait sa portée jusqu’au-dessus ducamion attendant sur le quai.

Debout sur le camion, nu-tête et bras nus, ungrand gaillard, les reins sanglés comme un lutteur, une sorte deserpe à la main, accrochait au passage les sacs surplombant satête, les débarrassait de leurs élingues et, du même coup, rendaitla liberté de son mouvement à la machine qui virait pour continuerses fouilles.

À la file, d’autres compagnons, coiffés,ceux-ci, du capuchon, s’approchaient à point nommé pour transbordersur un second camion la charge que l’homme nu-tête soulevait d’untour de main et assujettissait contre leur échine. Alentour, lesbalayeuses rassemblaient en tas le grain qui se répandait à chaquevoyage de la machine par les fissures des sacs accrochés etmordus.

En s’approchant, Laurent reconnut dans leprincipal acteur de cette scène, dont lui seul, peut-être, parmises contemporains, ressentait jusqu’aux moelles la souverainebeauté et qui eût sollicité Michel-Ange et transporté de lyrismeBenvenuto Cellini, le débardeur secouru par lui dans le galetas ets’estima récompensé au delà de toute perspective terrestre oudivine par l’émotion dont l’emplissait la vue do cette noblecréature restituée à la vie et à son décor. Un instant Laurentsongea à héler le personnage, mais il n’en fit rien ; le bravegars eût pu croire, tant son bienfaiteur avait l’air minable etvanné, que celui-ci faisait brutalement appel à sa reconnaissance.Paridael se hâta même de poursuivre son chemin, craignant d’êtrereconnu, se félicitant d’avoir eu ce scrupule, mais non sansenvoyer du fond de l’âme à son obligé l’effluve le plus chaud deson fluide affectif.

Il dépassa les cales sèches, traversa forceponts et passerelles, atteignit les entrepôts de matièresinflammables, les magasins de naphte immergés dans des bas-fondsmarécageux, les tanks à pétrole, cuves immenses comme desgazomètres, tous objets d’apparence topique contribuant à ladémarcation de ce paysage commercial.

Ici s’arrêtait, lors de ses dernièresvagations, l’industrie accapareuse et vorace de la métropole.

Aussi ne fut-il pas peu surpris en constatantque, passé les réservoirs à pétrole, vers le hameau d’Austruweel –piteux coin de village cruellement séparé de son clocher par lesnécessités stratégiques, et réuni de force à la région urbaine –s’élevait un agglomérat de constructions sommaires et hâtives commeun baraquement, d’un aspect si trouble, si rebutant, édifiéestellement à la diable, que Laurent n’était pas loin de leurattribuer, en effet, une origine diabolique. Aucun nom, aucuneenseigne ne les revêtait, comme si le propriétaire eût été honteuxde revendiquer sa propriété ou comme s’il e exercé une professioninavouable. Ces masures avaient dû pousser là comme les champignonsgerment en une nuit dans les endroits humides, propices aussi àl’éclosion de crapauds.

L’ensemble tenait à la fois du lazaret, dudispensaire, du chantier d’équarrissage, d’un entrepôt decontrebande, d’une brûlerie clandestine reléguée hors la zone desindustries normales. Choqué désagréablement, Laurent Paridaels’arrêta malgré lui devant ces pourpris interlopes, consistant encinq corps de bâtiments sans étages, faits d’épaves, de torchis, degravats, de matériaux agglutinés comme une chose provisoire àlaquelle on ne demanderait qu’une consistance éphémère.

Entouré d’un méchant palis, garde fousvermoulu, l’ensemble jetait une note discordante dans l’harmoniegrandiose et loyale, dans l’impression de probe aloi produiteaujourd’hui par le panorama d’Anvers. Ces bicoques sans destinationapparente intriguaient Paridael plus qu’il ne l’aurait voulu.

Il fut distrait de sa critique par une dizained’apprentis, garçons et jeunes filles, qui, bâtant le pas etdevisant joyeusement, allaient précisément s’engager dans ceschantiers équivoques.

Il les aborda avec l’angoisse d’un sauveteurqui saute à l’eau ou au mors de chevaux emballés, pour secourir leprochain en détresse, et leur demanda ce que représentait cesinstallations suspectes.

– Ça ? mais c’est la Cartoucherie Béjardlui dirent-ils en le regardant comme s’il tombait de la lune.

À cette réponse il dut avoir l’air encore plusahuri. Comment n’avait-il pas prévu cette corrélation ?Établissement de mine si repoussante et de dehors si maléfique nepouvait évidemment servir qu’à Béjard.

Laurent Paridael se rappela qu’on lui avaitparlé de la dernière opération de l’ancien esclavagiste. Sans seréconcilier avec Bergmans, il avait applaudi à la campagnevéhémente conduite par le tribun contre les menaçantes œuvres dumarchand de viande humaine, et s’il ne s’était pas mêlé plusactivement à cette opposition, c’est qu’il croyait le Magistratincapable de tolérer pareilles manipulations à l’intérieur de laville. Et voilà que Paridael trouvait ses prévisions démenties etle salut public mis en péril malgré les philippiques, lesadjurations et les cris d’alarme de Bergmans !

Béjard, le méchant alchimiste, était parvenu àétablir son laboratoire où bon lui semblait.

C’était dans ces ateliers précaires, presqueouverts à tous les vents, plutôt aménagés pour séduire leschauve-souris que pour abriter des êtres humains, que sepratiquaient ces opérations redoutables !

C’était dans le proche voisinage des matièresles plus combustibles qu’on tolérait la présence des plusfoudroyants producteurs du feu ! Non seulement on installaitune soute aux poudres à côté des entrepôts de naphte et d’huile,mais on se livrait sur cette poudre à une trituration des pluspropres à la faire éclater.

C’était des gamins, des bambines fatalementvolages et étourdis, appartenant par essence à la classe la plusturbulente et la plus téméraire des prolétaires anversois, que l’onchargeait d’un travail pour lequel on n’aurait jamais requismanipulateurs trop sages et trop rassis !

Et pour que rien ne manquât à cette gageure,pour que le défi criât mieux vengeance au ciel, pour tenter plussûrement Dieu ou plutôt l’Enfer, on outillait d’engins grossiers etrudimentaires ces menottes novices et maladroites.

Enfin, provocation suprême, on logeait unemachine à vapeur et son foyer à proximité de la poudrière, ontraitait littéralement la poudre par le feu !

Ne considérant que le peu de difficulté,comportée par la tâche même, simple travail de mazettes, « unvéritable jeu d’enfant ! » disait en ricanant l’âprecapitaliste, celui-ci avait tout bonnement rabattu deux cents deces tout jeunes voyous et maraudeurs, pullulant dans le quartierdos Bateliers et de la Minque, graine de ribaudes, de colporteuses,de pilotins, de smugglers et de runners,truandaille à faibles prétentions qu’il salariait à raison dequelques liards par jour. Béjard s’occupait aussi peu de lasécurité de ces pauvrets que de celle des émigrants. Cettecartoucherie était le digne pendant du navire avarié. Laurents’imagina même reconnaître dans ces planches moussues etgoudronnées, des épaves de la Gina, et par plus de reculencore il songeait aux navires qu’avaient aidé à construire dutemps de Béjard père, les apprentis suppliciés pour amuser Béjardfils.

L’aîné des gamins, auxquels Laurent venait des’adresser, ne courait que sa seizième année et il apprit de luique la plupart de ses compagnons n’atteignaient pas cet âge.

En les interrogeant, Paridael prenait à leursort un intérêt encore inéprouvé, leur portait d’emblée uneimpérieuse et presque cuisante sollicitude, la plus intense, laplus jalouse qu’être humain eût éveillée en ses moelles,s’ingéniait à prolonger la conversation pour les retenir, là,auprès de lui, et retarder de minute en minute leur rentrée dansl’usine.

Il se creusait la tête afin de les détournerde leur travail, de licencier cet atelier délétère. Jamais iln’avait nourri pareille envie de disputer à une usine son peuple deservants ; de débaucher, de libérer, d’affranchir lesapprentis attelés aux métiers homicides. Toutes ses amours passéesrevivaient, se condensaient en cet attachement suprême.

– Dans ce bâtiment-là, devant votre nez, estl’atelier où les garçons vident les cartouches. Derrière la remise,la douane… Au milieu, cette espèce de fort entouré de terre battuevous représente la poudrière dans laquelle nous mettons en caissela poudre provenant des cartouches démontées… De l’autre côté de lapoudrière : l’atelier des filles… C’est là que s’applique mabonne amie, la rousseaude, qui se cache derrière cette autrepisseuse… Comme autrefois à l’école, on sépare les culottes desjupons. Je ne dis pas qu’on ait tout à fait tort… d’autant plus quenous nous dédommageons à la sortie, n’est-ce pas, la Carotte ?Enfin, ce hangar-là contient le four en maçonnerie où l’on fondséparément en lingots le cuivre et le plomb…

« Le même auvent protège la machine àvapeur servant à écraser les douilles vidées et brûlées. Moi, jetravaille au four. C’est moi, Frans Vervvinkel, qui fais partir lefulminate des amorces après avoir vidé les douilles. Il faudrait mevoir à l’œuvre ! C’est très amusant et pas plus difficile quede planter une taloche à celui-ci. Vlan ! je fais ainsi. Et letour est joué ! Ne te fâche pas, Pitiet, c’était pourexpliquer le truc à monsieur ! »

À mesure que l’aîné lui donnait sansrécriminer, même sur un ton de forfanterie, fortement imprégné dusavoureux bagout local, ces détails et d’autres encore sur leslieux, le matériel et les travailleurs, les affinités de Laurentpour cette traînée de lurons et de luronnes se corsaient auparoxysme de la commisération.

Ils avaient la charnure bien modelée, la minesaine quoiqu’un peu déveloutée, le museau éveillé, les alluresbalancées et dégourdies, les vives prunelles, les lèvres mobiles,ce teint un peu hâlé, ces pommettes briquetées, cette complexionbrune des riverains du port, ce type local tellement prisé parLaurent qu’il lui rendait sympathiques jusqu’aux runnerset autres requins de terre.

En les dévisageant, comment se fit-il soudainla réflexion que les premières victimes de Béjard et de sescharpentiers de navires, que les petits crucifiés du chantierFulton devaient avoir eu leur âge, leur galbe, leur gentillesse,leur crânerie ? C’était bien là les congénères de ces fiersbonshommes qu’au dire des gazettes du temps on avait pu brimer etmartyriser à l’envi sans les pousser à la délation, sans seulementen tirer une plainte.

– Et vous ne vous faites point mal ? Onne vous fait point de mal là-dedans ? Bien sûr ? Cethomme, Béjard, ne prend-il point plaisir à voir couler votresang ? Oh, dites, n’ayez point peur !… N’est-ce pas quevous vous prêtez à ses amusements féroces, qu’il vous brûle et vouscharcute, le bourreau !… Ne dites pas non ! Je leconnais… Prenez garde !

Ils se regardaient en pouffant, ne comprenantrien aux divagations de ce carême-prenant.

Le pressentiment d’occultes dangers qui lesmenaçaient, angoissait atrocement Paridael, attristait, pouremployer la parole sublime du Sauveur, son âme jusqu’à la mort. Unattirail de supplices et de questions guettait cette chairadolescente. Il aurait voulu racheter ces pauvrets au prix de sonpropre sang, il ne savait à quels vivisecteurs.

Un moment il crut avoir trouvé le moyen deconjurer leur fortune.

Après avoir calculé mentalement ce qu’ilpossédait encore, il proposa de but en blanc à toute la flopée dela conduire à la campagne, au-delà d’Austruweel où il les auraitrégalés de riz au safran, « de pain de corinthes » et decafé sucré, tout comme Jésus traite ses élus au Paradis.

Mais, en même temps qu’il fouillait ses pochespour en retirer son dernier argent, il se tâtait, en quête debandelettes, de charpie et d’onguent. Ses hardes s’en étaient-ellesimprégnées à l’hôpital, mais, simultanément, une abominable odeurde phénol, de laudanum, de chair cautérisée, outragea sesnarines.

Ficelé dans un de ces accoutrementspicaresques à la composition desquels il apportait un véritabledandysme, les joues creusées, la mine ravagée par la maladie etrendue plus hagarde, plus décomposée encore par l’angoisseprésente, des propos saugrenus et incohérents brochant sur ladégaine défavorable du personnage, Laurent Paridael était si peu leparticulier de qui on eût pu attendre largesse, qu’en lui entendantproposer cette mirifique régalade à la campagne, les gamins secrurent positivement en présence d’un fou, d’un fumiste ou d’univrogne incapable de tenir ce qu’il leur offrait et se mirent àl’étourdir par un tas de propositions burlesques :

– Dis, Jan Slim, as-tu fini de couïonner tonmonde ? Apprends-nous plutôt l’adresse de ton tailleur. –Eh ! l’oiseau rare, puisque tu es en veine de prêche, si tunous récitais les dix commandements de Dieu ! – Certes qu’ont’accompagnera, mon petit père, et tout de suite encore, maispourrais-tu nous mener dîner à l’Hôtel Saint-Antoine ou chez.Casti ? – Soit dit sans te blesser, mais tu nous fais l’effetd’un échappé de la rue des Béguines ou d’un pèlerin de Merxplas. –C’est-il avec l’argent volé que tu nous gaveras la panse ?

Loin de se formaliser de ces brocards, Laurentregrettait profondément de ne plus disposer du moindre billet decent francs pour les partager entre ces garnements et payer leurrançon à la fatalité. Lui-même était à bout de ressources, et àmoins qu’il ne trouvât demain à louer ses bras affaiblis, il luifaudrait, en effet, se rendre en pèlerinage à Merxplas, àl’hospitalier dépôt des musards et des las d’aller, où il auraitretrouvé Karel le Forgeron et tant d’autres dignes anathèmes.

Averti d’une détresse de plus en plusimminente, Laurent insista pour entraîner les jeunes ouvriers loinde cet endroit ; les supplia presque avec des larmes d’allers’embaucher ailleurs comme goujats, terrassiers, trieuses de café,harengères, ou tout au moins de chômer aujourd’hui, un seulaprès-midi, de faire l’usine buissonnière durant le restant dujour.

Mais jugeant que cette mystification tournaità la scie, leur chef, un polisson aux grands yeux couleur dechâtaigne mûre, à la moue gouailleuse, au menton carré etvolontaire marqué d’une délicieuse fossette, un espiègle difficileà prendre sans vert, le même Frans Verwinkel qui se disait chargéde « faire partir le fulminate » tira respectueusement sacasquette à Paridael et, inclinant sa caboche noire et frisée, leharangua à ces termes :

– Ce n’est pus, mon vieux frère, que tacompagnie nous soit particulièrement désagréable ou que taconversation manque de ragoût, mais si tu m’en crois, tu prendrasles devants et iras nous attendre à Wilmarsdonck… Voilà au moinsune heure que la cloche a sonné et, sans être tout à fait lecroquemitaine que tu nous disais, le Béjard ne se gênerait pas pournous coller des amendes ou nous foutre tous à la porte, certainqu’il est, le roublard, de piger toujours assez d’artistes de notreforce pour faire marcher sa boutique.

« Et comme, dans ce cas, ce n’est pasencore toi, notre oncle, qui beurreras nos tartines et nousnicheras dans un poulailler, ou tendras le cul à notre place pourrecevoir une fessée aussi paternelle que brûlante, nous tesouhaitons le bonsoir, l’ami. Salut et bon ventarrière ! »

Laurent tenta de lui barrer le passage,l’arrêta par le bras, lui retint les mains :

– Allons hop ! l’ami ! Bas lespattes ! Au large, entends-tu ?

Le fringant apprenti se dégagea et Laurent eutbeau s’accrocher désespérément aux blouses et aux jupes, touspassèrent outre, à la suite de leur chef, non sans molester untantinet le chanteur de noires complaintes. Et, avec des huées, dossifflets, à grand renfort de gestes cyniques à son adresse, ilss’engouffrèrent dans la cartoucherie, plus effrontés, plustapageurs qu’une volée de moineaux narguant l’épouvantail.

Paridael demeura en cet endroit longtempsaprès que la porte se fut refermée sur le dernier desretardataires. Leur rire sonore, leur voix vibrante claironnaitencore à ses oreilles ; il voyait reluire et pétiller lesprofonds yeux couleur de châtaigne mûre du plus grand, seremémorait le ragoût de son mouvement, lorsque d’un revers de mainil avait relevé vers le ciel la visière de sa casquette à la façond’une mésange querelleuse qui hérisserait sa huppe.

Le cœur de Paridael saignait de plus en plusdouloureusement sous sa poitrine. Et cela, à propos de galopins quilui étaient absolument étrangers !

« Il en gredine des centaines, voire desmilliers, du même moule, du même fion dans les quartierspopulaires, depuis Merxem jusqu’à Kiel ! » lui auraitfait observer le judicieux et raisonnable Marbol.

Eux-mêmes ne venaient-ils pas de reconnaîtreque Béjard n’eût pas été embarrassé de lever plus d’une réserve deconscrits de pareil acabit.

La ville prolifique les jetait sur le pavé,négligemment, les exposant aux aventures, les abandonnant à leurpropre industrie, à leurs bons ou mauvais instincts, les vouantpresque tous à l’ilotisme, mais les prodiguant pour la plus grandesaveur de la rue et du rivage.

S’ils ne servent pas à la nourriture despoissons, un jour ils s’allongent sur la dalle des morgues oucontribuent à l’instruction des carabins. Possédaient-ils bienl’unique, le suprême cachet que leur prêtait Laurent ?Incontestablement. Eût-il même été seul à les voir sous cettecouleur chaude et en si ferme relief, c’est qu’ils étaient créés,qu’ils existaient ainsi.

Sur le point de relancer les apprentis dansleur atelier afin de suspendre les malignes pratiques auxquelles onse livrait sur eux et de les disputer à Béjart lui-même, la mêmeodeur que tout à l’heure, mais plus véhémente encore, une touffeurd’abattoir mêlée à des relents d’infirmerie et à des bouffées deroussis fondit à sa rencontre. Comme si on lui eût fait respirer unviolent anesthésique, il eut un éblouissement, un vertige ;les objets tournoyèrent autour de lui.

La palissade enclavant la cartoucherie futbalayée, la maçonnerie s’effrita, les murs se lézardèrent ets’entrouvrirent comme des décors d’opéra, ou comme si sedéclaraient de subites voies d’eau et, dans une verte lumière debengale ayant la couleur d’une mer glauque et phosphorescente,d’insolites formes humaines tourbillonnèrent devant ses yeux, plusrapides, plus fugaces qu’un banc de poissons lumineux ou que lesmille chandelles folletant sous la paupière d’un apoplectique.Quoique endiablées que fussent leurs virevousses, Laurent démêladans ces apparitions des têtes sans corps, des torses sans membres,des pieds et des mains amputés, et un qui le consterna surtout,dans ce météore, fut l’expression conjuratrice, implorante outerrifiée des yeux éclairant ces talus exangues, les mêmes beauxyeux d’adolescents si fripons il y a quelques secondes, et lerictus, la convulsion, la grimace d’atroce souffrance de cesbouches, les mêmes bouches tout à l’heure si mutines, sirailleuses, et ces minois ouverts et hardis de bouts d’hommesémancipés ne reculant devant rien, tordus a présent, convulsés dansil ne savait quel spasme…

Assistait-il à un naufrage ou à unincendie ? Il revoyait à la fois les enfants martyrisés duchantier Fulton et les émigrants qui avaient sombré avec laGina. Et un de ces visages, celui du jeune FransVerwinkel, ressemblait extraordinairement à celui de son cher petitPierket, le frère cadet d’Henriette et l’image de la jeune fille,mais une version mutine et luronne de cette pensive image.

Cette fantasmagorie ne dura qu’une mortelleseconde, après laquelle la lumière verte s’éteignit, les parois serefermèrent, le palis se releva et la vilaine usine reprit sonapparence revêche, mais normale.

« Ah ça ! se dit Paridael,deviendrais-je fou ? »

Et rougissant de cet accès morbide qu’ilattribuait à une hyperesthésie causée par sa maladie, à l’actioncapiteuse de l’air après une longue claustration, il se décidaenfin à tourner le dos à ces objets hallucinants et se dirigea versle fleuve.

Deux ou trois fois, cependant, il ramena lesregards vers le chantier, revint un instant sur ses pas comme s’ilavait oublié quelque chose ou si quelqu’un de bien aimé lerappelait pour lui redire adieu.

Graduellement ce charme cessa d’opérer.L’apparence normale et rassurante du reste des objets sous lalumière et dans la tiédeur de ce premier beau jour le lénifialui-même. Pas un nuage n’offusquait l’opale azurée du ciel.D’imperceptibles vaguilles ridant la rivière inondée de soleilfaisaient songer à ce frisson d’aise, a cette petite mort courantau flanc d’une monture flattée par son cavalier.

Laurent ne distinguait plus les gréements etles cordages des vaisseaux lointains, de sorte que leurs voilesblanches, plus blanches que les draps de son lit numéroté àl’hôpital ou que la bâche des civières, semblaient flotter sansentrave dans l’espace et suggéraient les ailes d’anges envoyés à larencontre des âmes attendues prochainement là-haut !

Parvenu sur la digue, au point même d’où ilavait vu décroître le vaisseau emportant les Tilbak, amoureusement,jalousement, Paridael embrassa le panorama de sa ville natale. Sesregards parcoururent les contours et les arêtes des monuments, ilsen firent une délinéation minutieuse et appuyée comme pour uneépure, en même temps que son enthousiasme avivait les teintes,multipliait, chromatisait à l’infini les nuances de cesarchitectures familières. Il inhala avec une avidité d’asphyxiérappelé à la vie, l’air salin, les arômes du large, les émanationsdes épices odoriférantes et même les vireuses matières organiqueschargées sur les flottes marchandes. L’odeur obsédante de l’hôpitalse dissipa dans ce bouquet majeur.

Laurent apercevait les équipes diligentes,surprenait les manœuvres d’ensemble sous les grands gestes desélévateurs et des grues, enregistrait les appels, les signaux etles commandements. Il confondait dans un immense transportd’affection l’horizon natal et tous ceux dont cet horizon bornaitla vue. Une profonde et totale béatitude l’envahit, une sorte denirvana, de voluptueuse stupeur. Tout en savourant, en dégustant laréalité ambiante et tangible, il ne se sentait déjà plus fairepartie de la Cité. Celle-ci prenait les proportions et le caractèred’une sublime œuvre d’art. Était-ce qu’il ne participait plus enrien à la création ou bien qu’il s’était fondu et dissous dans lesessences et les principes mêmes qui la constituent ?

C’était le premier jour qu’il l’appréciait,qu’il se l’assimilait ainsi par tous les pores. De quelle vieétrange vivait-il donc ? Si telles délices constituaient lejour sans lendemain, il ne se fût jamais lassé de leuréternité !

Une saltarelle de carillon préluda au coup detrois heures.

Avant le premier tintement, Paridael éprouvacette sensation de froid d’un dormeur qui se réveille à la belleétoile ; en même temps, il lui sembla qu’on le tiraitfortement par la manche et que les dernières voix humaines qu’ileût entendues, celles des jeunes ouvriers de Béjard, le hélaient detrès loin. Il se retourna vers les bâtiments de la cartoucherie. Iln’y avait âme qui vive entre ces bâtiments et le fleuve, et, ennuyépar ce rappel, Laurent allait reporter ses regards du côté de larade.

En même temps que sonnait le premier coup del’heure, il entendit partir de la cartoucherie une série de petitesdétonations de plus en plus précipitées, et comme il renonçait àles compter, une commotion lui laboura les jambes, le sol se tenditet se détendit comme un tremplin sous ses pieds et le fit bondir,d’un élan involontaire, à quelques mètres en avant.

Un tonnerre, comparable à celui de tous lescanons des forts réunis en une seule batterie, lui brisait letympan et faisait jaillir le sang de ses oreilles. Simultanément,une partie de la cartoucherie – hélas, les ateliers desenfants ! – oscilla, se désagrégea comme un simple château decartes et ramassé, englobé dans une trombe blanche, monta, fusavers le ciel.

Cela monta d’un seul jet très vite, ah !trop vite, droite tige d’une végétation spontanée et au bout decette tige, blanche et cotonneuse, qui n’en finissait pas, se formal’immense masse bulbeuse d’une tulipe rose et noire s’épanouissantcomme la fabuleuse agave au fracas de la foudre, mais floraisonmort-née effeuillant ses pétales en un funèbre feu d’artifice.

Au deuxième coup de trois heures, durant lemillième de seconde que vécut cette fleur pyrique, Laurent,scrutait ces pétales, démêla des bras, des jambes, des tronçons, etaussi d’entières silhouettes humaines, gesticulant horriblement,tels des pantins trop désarticulés. Il se rappela gestes etcontorsions analogues dans des toiles de peintres hallucinés,évocateurs de sorciers se rendant au sabbat… Et ces parties de latulipe rose et noire, sanguinolentes ou carbonisées, décrivaientdans toutes les directions de longues trajectoires, et sans cessepleuvaient, pleuvaient, pleuvaient d’innombrables débris avecaccompagnement d’intraduisibles clameurs et de la continuellepétarade. Giries de brûlés vifs ! Pyrotechnienéronienne !

Comme il semblait à Laurent avoir entendu déjàde ces voix, quelques masses s’abattaient autour de lui en mêmetemps qu’une grêle de balles, et il eut la vision précipitée d’untronc auquel adhérait un corsage, d’un pied d’enfant encore logédans son petit sabot, d’une jambe musclée culottée de velours, etdu même coup il se rappelait la cambrure de ce corsage, le pli dece pantalon, le bruit guilleret de petits sabots courant à leurbesogne et la belle impudence d’un visage émerillonné sous certainevisière bravache :

« C’est moi, Frans Verwinkel, qui faispartir le fulminate ! Il faudrait me voir à l’œuvre. Je n’aiqu’à frapper ainsi, et le tour est joué ! »

Peut-être le pauvret n’avait-il eu qu’àfrapper ainsi…

Non, c’était impossible ! Laurent n’enpouvait croire ses sens. Le mirage reprenait de plus belle. Pour seconvaincre de son état d’hallucination, il poussa un immense éclatde rire, mais il s’entendit rire et le cauchemar persista. Versl’extrémité de l’enceinte urbaine, à l’endroit où s’élevait, il y amoins d’une seconde, un tènement du hameau d’Austruweel, il nerestait debout des vingt bicoques que l’estaminet In denSpanjaard, contemporain de la domination espagnole et arborantle millésime 1560. Par la trouée furieuse on découvrait lacampagne, les talus verdissants des remparts, un rideau d’arbres enbourgeons et le placide clocher d’Austruweel, au-dessus duquell’alouette chantait sa première chanson. La guérite d’unesentinelle gisait au bas du rempart.

Capricieuse comme la foudre, l’explosion avaitménagé de proches et précaires masures qu’un souffle aurait dûbalayer et préservé même une partie de la cartoucherie, alorsqu’elle avait renversé et pulvérisé des constructions situées àplusieurs kilomètres de là, réduit en bouillie des maçonneries àl’épreuve des torpilles, rompu comme un fétu de paille les madrierset les pilotis des débarcadères, converti le fer en limaille,ramassé et chiffonné ainsi qu’une étoffe de soie les toitures entôle galvanisée des hangars.

Des ruines penchaient dans un état d’équilibreinstable et se déchiquetaient en profils fabuleux, en architecturesinouïes.

Tout cela s’était accompli au deuxième coup detrois heures.

Avant le troisième coup avait surgi, derrièrela cartoucherie, sifflant, hurlant comme un essaim de guivres, ungeyser enflammé dont les ondes déferlèrent – toujours avant quel’heure n’eût sonné – sur une surface de dix hectares : toutela réserve du pétrole, cinquante mille barils, flambaient comme unesimple allumette.

Et tels étaient le progrès de la déflagration,telle fut la furie de cette marée incendiaire qu’elle paraissaitdevoir submerger la métropole et ne faire qu’une gorgée de sonfleuve.

Par un trompe-l’œil de la perspective, lesénormes langues rouges démesurément allongées, dardées toutes dansla même direction, léchaient les contreforts de la cathédrale.Malgré le plein jour la flèche altière reflétait un coucher desoleil. Et les navires des bassins, alternativement masqués etdécouverts suivant que s’écartaient ou se rapprochaient les vaguesflamboyantes, semblaient, jouets de ces flots dévorateurs, tanguersur un océan en éruption.

L’apocalyptique splendeur du spectaclefinissait par noyer dans une monstrueuse extase l’horreur et lapitié de Laurent. Mais le bitume et le soufre ne pleuraient pas del’empyrée. Jamais si pur, si doux éther n’avait empli l’espace,jamais ciel si bleu si paressant n’avait leurré les mortels.Contrairement à la prophétie les astres ne s’écroulaient pas, lejour printanier continuait de sourire indifférent, même réjoui, etla fumée épaisse et noire, déroulant au loin ses volutes pressées,noire écume de cette tempête de flammes, ne parvenait à voiler ou àtroubler l’impavide et sereine majesté du soleil.

Cependant, après l’inertie et la consternationdu premier moment, un vent d’épouvante balayait la population versla campagne méridionale et chassait de leurs foyers, sous une grêlede plâtras et de vitres cassées, les habitants des quartiers lesplus éloignés de la cartoucherie. Des ouvriers échappés à lamort : calfats, débardeurs, trieuses, femmes portant despoupons sur les bras, jeunes filles presque nues, matelots,douaniers, éclusiers, hagards, horriblement essoufflés, lesprunelles plus dilatées que par la belladone ; la bouchefendue, élargie par un cri prolongé, les cheveux et les habitsbrûlés, parfois atteints jusqu’à la chair, torchères vivantes dontla course stimulait l’activité, se ruaient à l’assaut des berges etallaient même se jeter dans l’Escaut.

Un de ces fuyards courut sur Laurent qu’ilfaillit renverser. Laurent reconnut Béjard et, arraché brusquementà la fascination, la haine lui restituant toute sa lucidité,persuadé que cette extermination était l’ouvrage de son ennemi, Lecouronnement de ses iniquités, il le harpa au passage.

En cet instant hypercritique, il récupéra sesforces perdues. Il allait tenir parole : venger Régina, vengerAnvers, venger les émigrants délibérément jetés aux poissons,venger enfin les petiots de la cartoucherie.

Ah, c’était donc la les « vues » quele destin avait sur lui !

Béjard se débattit, hurla même « àl’incendiaire ! » mais tout entiers à leur propredétresse, les fugitifs poursuivaient leur course sans se préoccuperde ce corps à corps.

Laurent matait Béjard, le serrait d’une poigneimplacable tenant à la fois des crocs du bouledogue, des serres dugypaète, des tentacules de l’araignée, des ventouses de lapieuvre.

Ah ! il s’était flatté, l’exacteur, letortionnaire, le marchand d’âmes, de survivre à cette hécatombed’enfants ! il touchait au salut, le fléau semblait,l’amnistier, mais quelqu’un de plus vigilant et de plus acharné queles flammes se trouvait heureusement là pour suppléer à leuraveugle clémence et leur restituer la proie qu’elles laissaientéchapper.

Aussi implacable que la mort même, justicierabsolu, Laurent ramenait son patient du côté de la gehenne. Ilétait le seul, dans tout Anvers, qui se dirigeât de sang-froid versce foyer d’horreur. Il comptait bien y rester avec son condamné.L’idée du trépas n’avait rien pour lui répugner. Ne s’était-il passenti partir délicieusement, il y a quelques minutes ?

Béjard, devinant l’atroce dessein de sonbourreau, ruait, mordait, jouait de tous ses membres, le désespoirdécuplant aussi sa vigueur normale.

Parfois il opposait une telle résistance queLaurent ne parvenait plus à avancer et qu’ils se crochetaient surplace. Mais l’avantage restait toujours à Paridael et il poussaitvictorieusement sa capture en avant, à travers tout, par-dessus desamas visqueux, des matières flasques ou carbonisées dans lesquelleson aurait eu peine à reconnaître des restes humains.

Il foulait même des blessés, l’idée de lavengeance le rendait sourd à leur râle. Des cartouches partaientconstamment sous ses pieds, des balles sifflaient à ses oreilles,il aurait pu se croire sur un champ de bataille, au cœur de lafusillade décisive.

La chaleur devenait intolérable. Le naphteenflammé l’asphyxiait. En cette extrémité, il n’adressait qu’uneprière à Dieu : celle de ne mourir qu’après avoir tuéBéjard.

Dieu l’exauça.

Au moment même où, à bout de forces, Paridaelallait lâcher prise, ce qui restait des cartouches fit masse etdétermina une explosion suprême. Les derniers vestiges de l’usineBéjard sautèrent. Une autre tulipe rose et noire s’épanouit dansles éclairs.

Deux ombres étroitement enlacées s’abattirentau milieu du lac de feu.

Pièce justificative

 

CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE

Séance du 23 mai 1889.

Interdiction d’accoster un navire ou de se trouver à bord d’unnavire, sans ordre de l’autorité ou sans autorisation ducapitaine.

Rapport fait, au nom de la section centrale,par M. De Decker

Messieurs,

La section centrale, en présence de laconcision extrême de l’Exposé des motifs, a désiré s’éclairer. Ellea, dans ce but, posé au Gouvernement une série de questions.

Les réponses à ces questions, en ce quiconcerne le métier ou les métiers des« runners », les excès qu’on leur reproche, ontparu être empreints de quelque exagération, sinon il ne seraitpoint compréhensible qu’un Gouvernement comme le nôtre, vigilant etsoucieux du bon ordre, ne se soit ému que si tardivement, n’aitsongé à proposer des mesures de répression que trente ans après queles premières plaintes s’étaient produites.

Il faut donc faire. Messieurs, la part del’exagération, comme il importe aussi de faire la part de larudesse de mœurs habituelle chez les marins et chez tous ceux quisont en contact avec eux.

Le mal, du reste, est général dans toutes lescontrées maritimes : l’Exposé des motifs ainsi que lesréponses du Gouvernement aux questions de la sectionl’affirment.

Dans d’autres pays, ce mal doit avoir été plusgrand qu’en Belgique, puisque les gouvernements de ces pays ont crudevoir précéder le nôtre dans la voie de la répression.

Avant de faire rapport de l’examen fait ensection centrale du projet de loi et de dire le système auquel lasection centrale s’est arrêté, il y a lieu de faire connaître lesquestions posées et les réponses faites par le Gouvernement.

D. – Le Gouvernement pourrait-il dire enquoi consiste en réalité le trafic des « runners » dontparle l’Exposé des motifs ?

R. – Les « runners »représentent une catégorie de trafiquants et de fournisseurs quivivent de la clientèle des équipages, tels que racoleurs etenrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs, cordonniers,victuailleurs, etc.

Ceux qui font les métiers de logeur,d’embaucheur et d’enrôleur de matelots sont d’ordinaire desétrangers, des gens sans aveu ou mal famés. Il est de notoriétéqu’ils exploitent les passions des marins avec une habileté et uneeffronterie sans pareilles.

En Angleterre, on les désigne sous le nomsignificatif de Land Sharks (requins de terre).

Le marin, surtout celui qui revient d’un longvoyage, est une proie facile pour ces individus. On lui distribuedes liqueurs, on lui fait une avance sur ses gages, et une foisdébarqué, il est entraîné, sous prétexte de logement, dans un bougequelconque. Là on le pousse à dépenser sans compter.

Lorsqu’il est complètement dépouillé, lematelot s’en remet aux enrôleurs du soin de lui trouver un nouvelembarquement pour lequel ils perçoivent encore une commissiononéreuse.

Il arrive parfois aussi que les logeurs fontdéserter les marins, les cachent chez eux en ville, ou même à lacampagne et les conduisent clandestinement, la nuit, à bord desnavires en rivière, s’ils ne les expédient pas sur un portvoisin.

Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont lalèpre do la marine marchande.

D. – Les abus qu’on veut réformerexistent-ils depuis longtemps ou se sont-ils produitsrécemment ?

R. – De tout temps, les capitaines des naviresde commerce, spécialement ceux arrivant d’un voyage au long coursont eu à souffrir des « runners », mais jadisceux-ci n’accostaient les navires qu’en rade ou dans lesbassins.

C’est depuis 1867 que des plaintes sont venuesau jour ; à cette époque, les « runners »ont commencé à se rendre au-devant des navires dans l’Escaut.Actuellement leur audace ne connaît plus de bornes ; ils vontà la rencontre des bâtiments, jusqu’à Flessingue. Ils montent àbord malgré les capitaines, insultent et menacent les officiers,qui veulent leur défendre l’accès du navire ; ils enivrent leséquipages dans te but d’obtenir la préférence pour le logement, lavente d’effets d’habillement, etc.

D. – Comment le Gouvernement a-t-il pu seconvaincre de la réalité des faits qui ont donné lieu à desplaintes ?

R. – Comme il est dit dans la réponse a laquestion précédente, c’est en 1867 que l’attention du Gouvernementa été attirée, pour la première fois, sur le trafic des« runners », par une plainte émanant d’unecinquantaine de petits commerçants d’Anvers.

Les pétitionnaires reconnaissaient qu’ils setrouvaient parfois au nombre de plus de cinquante à bord d’unnavire, entravant les manœuvres et faisant aux gens de largesdistributions d’alcool dans l’espoir d’avoir leur clientèle. Ilsdemandaient instamment que, pour faire cesser cet abus, on défenditde monter à bord avant l’arrivée du navire à destination.

Des capitaines étrangers, au nombre d’unetrentaine, ont appuyé cette pétition.

Les commerçants établis dans les environs desbassins protestèrent de leur côté, en 1868, contre les abusrésultant de la tolérance laissée aux« runners » de monter à bord des navires enroute. Ils déclaraient que les bâtiments du commerce étaientparfois encombrés, avant d’atteindre le port, de plus de centpersonnes étrangères et que dans le nombre se glissaient même desfemmes de mœurs douteuses. Cette pétition fut appuyée par lecollège échevinal.

Mais c’est en 1886 et 1887 que les plaintessont devenues particulièrement vives. Un grand nombre decapitaines, à leur arrivée à Anvers, ont saisi le consul générald’Angleterre de protestations très énergiques contre lesagissements éhontés des « runners ». Il suffirad’en extraire quelques faits, pour montrer le degré d’impudence oùsont arrivés ces trafiquants.

En juin 1880, un navire, en route pour Anvers,est assailli dans l’Escaut par douze à quinze« runners » qui montent à bord malgré lesmenaces du capitaine et qui, à leur arrivée à Anvers, semblents’être vantés d’avoir réalisé un bénéfice de 1.500 francs sur lenavire. Le plus malmené fut un vieux marin de soixante ans dontl’avoir se montait à 800 francs et qui, après dix jours, avait toutdépensé.

Le 15 mars 1887, une barque est envahie pardes « runners » malgré tous les efforts que faitle capitaine pour les écarter. À peine sur le pont, les« runners » se battent entre eux à coups debâton, de barres de fer, de couteau. La lutte finie, ils serépandent parmi l’équipage avec les bouteilles de gin dont ils sontmunis ; en moins d’une demi-heure, tous les hommes du bordsont ivres morts ; aucun d’eux n’est plus capable du moindretravail ; le capitaine et les officiers sont contraints de semettre eux-mêmes à la besogne, ils n’ont plus personne pour lesaider.

D. – Les plaintes dont parle l’Exposé desmotifs n’ont-elles pas donné lieu à une enquête ?

Si oui, le Gouvernement ne pourrait-ilcommuniquer à la section centrale le dossier de cetteenquête ?

R. – Les plaintes qu’ont provoquées les« runners » n’ont pas donné lieu à une enquêteproprement dite.

Mais l’administration a tenu à s’assurer, àdifférentes reprises, de leur bien-fondé et elle a chargé lecommissaire maritime du port et l’inspecteur du pilotage d’examinerla situation.

En 1880, le commissaire maritime s’exprimaiten ces termes :

« Chaque fois qu’un navire arrive àAnvers d’un voyage au long cours, une quantité considérable depersonnes se rendent à bord, telles que logeurs, tailleurs,enrôleurs, commis de courtiers, etc., etc., chacun pour recommanderson article.

Il arrive souvent qu’une catégorie de cespersonnes, telles que les logeurs, se munissent de liqueursalcooliques pour régaler l’équipage et débaucher les matelots etmettent ainsi le capitaine et le pilote dans l’impossibilité defaire exécuter les manœuvres nécessaires. Bien des fois monconcours a été réclamé par les capitaines à leur arrivée pour fairedébarquer cette nuée d’oiseaux de proie, qui empêchent même lacirculation sur le pont, tellement ils sont nombreux. Le fait s’estprésenté ici en rade qu’un capitaine a dû faire feu pour éloignerde son bord ces importuns visiteurs. »

En 1886, l’inspecteur du pilotage formulait unrapport dans lequel on lit ce qui suit :

« L’acharnement que mettent les« runners » de toutes catégories à se faire laconcurrence ne connaît plus de bornes et les pousse à commettre desabus, parmi lesquels celui qui consiste à enivrer les équipages estcertes un des plus graves. En effet, il a pour conséquence d’amenerles hommes du bord à l’inexécution des ordres donnés par lespilotes, ce qui peut être une première cause de collisions oud’échouements. »

Enfin, dans une lettre récente, le commissairemaritime d’Anvers expose de nouveau les pratiques auxquelles ontrecours les « runners ».

« Ils sont, dit-il, ordinairement pourvusde boissons fortes avec lesquelles ils enivrent les marins dans lebut d’obtenir la préférence pour le logement, la vente, etc., etc.Le cas se présente souvent que tout l’équipage est ivre à bord dansle moment difficile où le capitaine a besoin de ses hommes pourmanœuvrer, pour accoster le quai ou pour entrer au bassin, ou pourmouiller en rade. »

D. – Le capitaine n’est-il passuffisamment maître à son bord pour empêcher les abus qui seproduisent ?

R. – Quand un navire est assailli par les« runners », il est fort difficile, sinonimpossible au capitaine de conserver assez d’autorité pourinterdire l’accès du bord ; les « runners »sont toujours en nombre, ils s’accrochent avec leurs canots auxflancs du navire, et assurés qu’ils sont de l’impunité, ne reculentni devant les injonctions, ni devant les menaces.

Il ne resterait au capitaine que d’avoirrecours aux armes à feu pour faire respecter son autorité, moyenextrême – on le comprendra – qu’il hésite à employer. D’ailleursles matelots, qui n’ignorent pas que ces gens viennent leurapporter des liqueurs fortes et leur offrir leurs services,n’exécutent que mollement les ordres, de sorte que le capitaine estimpuissant.

Un fait survenu en 1868 montrera à quel pointun capitaine est peu maître à bord de son navire, dès que celui-ciest envahi par les « runners ». À cette époque,le navire Arcilla fit son entrée dans les bassinsd’Anvers. À peine s’y trouvait-il, qu’il fut assailli, et cela enpleine ville, par quantité de « runners ». Lecapitaine voulut les obliger à déguerpir, ils s’y refusèrent etl’un d’eux frappa même cet officier. Exaspéré, celui-ci prit sonrevolver et fit feu sur la foule ; un cordonnier futblessé.

Share