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La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

de Paul Féval (père)

DEUXIÈME PARTIE – LA GALERIE DU GÉANT

I – DEUX AMIES

Le boudoir de lady Georgiana, au château de Montrath, était quelque chose de charmant. Son tapissier l’avait précédée au manoir, et venait de jeter partout à profusion les merveilles toutes neuves du luxe parisien. Le tapissier de milady demeurait rue de la Paix.

La pièce était, il faut le dire, admirablement disposée et formait par elle-même un délicieux réduit. Nous ne saurions point indiquer le style précis de son architecture intérieure, parce que les architectes anglais ont la bonne habitude de poser en ce genre d’inextricables énigmes : ils mêlent volontiers toutes les époques et trouvent encore moyen d’installer,au milieu de cet éclectisme, l’indispensable confort. Il y avait dans le boudoir de lady Montrath des réminiscences gothiques étonnées de s’allier à quelques intentions Pompadour ; comme transition, la manière du siècle d’Élisabeth jetait çà et là ses revêches essais.

Mais tout cela se voyait peu. La tenture de velours avait recouvert en grande partie ces froides excentricités du génie britannique ; le jour, qui arrivait brisé, dans ce nid de soie et d’or, éclairait seulement les riches moulures des frises et les arabesques du plafond. Le reste était d’hier. Aux murailles vêtues il y avait çà et là quelques tableaux d’un grand prix : des Teniers, que le siècle de Louis XV eût quatre fois couverts d’or, une fantaisie de Hogarth, deux scènes d’Angelica Kaufmann, et de ces beaux enfants qui sortaient, naïfs et souriants, de l’inimitable pinceau de Lawrence.

Lady Georgiana Montrath était assise auprès d’un secrétaire en bois de rose, incrusté d’émail et chargé de miniatures exquises. Elle faisait bien parmi ces richesses. Elle était très jeune, très jolie, et son aristocratique beauté cadrait comme il faut avec le luxe de son entourage.

Elle avait l’air d’une enfant. Vous eussiezdit une de ces blondes misses dont les visages sourient comme desvignettes et que l’on suit au parc, emportées par le trot allongéde leurs grands attelages ; une de ces figures d’anges dontles traits s’effacent doucement, qui jettent volontiers au cielleurs regards alanguis, et dont, le front penché a pour couronnel’or pâle d’une molle chevelure.

Ces anges vous font rêver et vous ramènentbien doucement aux créations éthérées que balance au-dessus dumonde charnel le souffle caressant des poètes. Cela est frêle etsuave. Leurs pieds mignons touchent-ils à la terre ? Ces corpsde sylphides sont-ils nourris par les grossiers aliments del’homme ?

Hélas ! oui. Seulement, l’homme le plusrobuste aurait peine à manger ce qu’engloutissent ces anges.

Elles passent leur vie à rêver, à dévorerd’énormes tartines au jambon, et à boire un océan de thé.

Lady Montrath avait le coude appuyé sur sonbureau et son front se penchait dans sa main. Les tentures bleuesdu boudoir donnaient une blancheur mate à son joli visage. Sesyeux, à demi fermés, glissaient entre les rideaux de sa fenêtre etcouraient, distraits, au dehors.

Devant elle, sur la tablette du secrétaire, ily avait un cahier de vélin où se séchaient quelques lignes d’uneécriture fine et pointue. Lady Georgiana, comme presque tous lesanges pâles dont nous parlions naguère, faisait de longs petitsromans fashionables, fades et interminables récits, écrits avec unegoutte de la bonne encre de Bulwer, délayée dans une immensequantité d’eau gommée, – fashionables rapsodies dont les héros ontdes talents de tailleur, et où les jeunes filles se prennentd’amour pour des nœuds de cravates.

Écrire est désormais, parmi les femmes deLondres, un travers endémique. On est bas-bleu, là-bas, comme onest poitrinaire, c’est le climat.

Lady Georgiana Montrath était à l’œuvre. Elleracontait, pour la centième fois, cette histoire éternelle deLovelace, que les plumes anglaises écrivent toutes seules dès qu’onles laisse courir. – C’était délicat, mais puéril au degré suprême.L’observation s’y montrait d’une finesse microscopique, etl’importance des événements rappelait le fameux bracelet perdu etretrouvé d’Artemène.

Lady Montrath avait laissé la plume ; sonregard fatigué ne dénotait point une inspiration trèsfougueuse ; il y avait de l’ennui sur ses jolis traits.C’était comme un acompte sur le succès de son livre.

Elle avait repoussé son fauteuil, et de tempsà autre un bâillement venait entr’ouvrir ses lèvres.

Au bout de quelques minutes sa pensée quittale domaine littéraire et revint parmi les choses de la vie. Alorssa physionomie changea ; l’ennui fit place à la tristesse.Elle se leva et gagna la fenêtre, qui donnait sur la baie deKilkerran. Ses yeux errèrent sur la grande mer parsemée d’îlesrocheuses. Çà et là quelques petites voiles blanches coupaient laligne bleue de l’horizon. Lady Montrath était plus triste.

Elle soupira le nom de Londres avec unmélancolique regret ; puis elle ramena son regard sur lepaysage voisin.

C’était le parc de Montrath, dont les hautsarbres bruissaient sous le vent du large : une natureopulente, mais sauvage, et à qui l’art avait laissé son aspectsombre. Entre les massifs touffus, la jeune femme apercevait debelles clairières, des pelouses vertes et unies comme de largestapis de soie ; et, tout à côté, de grands rochers blancs, desruines à demi voilées sous le feuillage ; puis, à droite, enremontant la pointe, la masse noire des tours de Diarmid.

Et tout cela était désert. Dans lesclairières, sur la pelouse, le long des tortueuses lisières dubois, en haut et en bas de la montagne, régnaient la solitude et lesilence.

La jeune femme promenait son regard du paysagemuet au château de Diarmid, dont le squelette à jour dominaitencore la contrée. Il y avait sur son visage un effroid’enfant.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-elle, ce pays me fait peur ! Depuis que je suis enIrlande, les paroles de cette odieuse femme me poursuivent sanscesse. À Londres, je me riais d’elle ; mais ici, Seigneur, quidonc viendrait mon secours ?

Son corps frêle eut un frémissement ; sajoue devint plus pâle.

– Je crois bien que milord m’aime,reprit-elle ; j’ai trouvé en lui, jusqu’à présent, un mariindulgent et affectueux. Mais cette femme ! ses mystérieusesmenaces me troublent et me font peur. Je cherche un sens à sesparoles ambiguës, et toujours je crois deviner un crime !

Elle s’interrompit, tremblante ; des passonnaient sur le carreau du corridor qui conduisait à saporte ; elle tressaillit, comme font les enfants au moindrebruit qui s’entend dans les ténèbres.

La porte s’ouvrit, et la charmante figure demiss Frances Roberts parut sur le seuil.

Lady Montrath poussa un cri de joie ets’élança vers elle, les bras étendus. Il n’y avait plus sur sestraits ni crainte ni tristesse. Elle embrassa Frances avec uneaffection de sœur, et l’entraîna jusqu’à une causeuse, où elles’assit auprès d’elle.

Frances semblait heureuse aussi et témoignaitfranchement son plaisir. Cette sévérité de physionomie, que nouslui avons reprochée à Galway, n’était qu’une sorte de réactioninvolontaire contre la folie froide de Fenella Daws. Hors de laprésence de sa tante, et auprès d’une amie, Frances recouvrait lagaieté de son âge.

Ce fut entre les deux jeunes femmes un longéchange de sourires, des baisers prodigués, une lutte de cherssouvenirs.

Elles étaient du même âge. Dès l’enfance,elles s’étaient choisies pour s’aimer. Georgiana n’avait pointpeut-être la droiture de cœur et la franchise ferme de Frances.C’était une jolie femme, faite pour le monde et rompue auxaccommodements du monde. En elle ce qui était appris étouffait bienun peu ce qui était naturel. L’éducation lui avait donné une bonnedose de ces délicatesses factices qu’on met à la place de lasensibilité vraie ; mais elle avait gardé à sa compagned’enfance une affection sincère. À Londres même, au milieu desplaisirs du West-end, elle aurait eu de la joie à revoirFrances ; – dans cette solitude qui s’ouvrait pour elle siamère et toute pleine de terreurs, elle eut à retrouver son amie unvéritable transport.

Dès le matin, elle avait envoyé la voiture demilord à Galway avec une lettre pressante qui engageait missRoberts à venir au château. Lady Montrath n’avait jamais trouvé lehasard si secourable. Elle bénissait du fond du cœur JosuahDaws ; elle lui savait gré d’être sous-intendant de police, etd’avoir été envoyé en mission dans le Connaught.

Frances, si ferme, si courageuse, si bonne,allait être pour elle une providence.

Il y avait un an à peu près qu’elles nes’étaient rencontrées. Depuis leur sortie de pension ellessuivaient des routes qui ne se croisaient point. Georgiana, filled’un comte, avait été emportée tout d’abord par le tourbillonfashionable ; elle était riche et bien jolie ; sonexistence fut une suite non interrompue de triomphes.

Frances, au contraire, après avoir passé lesannées de sa première jeunesse dans une pension brillante, où letitre et la position personnelle de son père lui avaient donnéaccès, était rentrée tout à coup dans le monde bourgeois. Son pèremort, il ne restait rien, dans sa famille, qui pût la rapprocher decette vie noble à laquelle son éducation l’avait préparée.

Frances eut pour mentor Fenella Daws, pourcompagnes les amies de Fenella Daws, pour soupirants lesincroyables de Poultry, les fanfarons du commerce, les dandiesd’arrière magasin. Personne à qui parler ! pas une seulecervelle parmi tant de têtes !

Dans le monde elle eût peut-être trouvé desdéceptions, car son esprit sincère et clairvoyant ne se fût pointarrêté aux surfaces ; mais son intelligence eût étésatisfaite, sinon son cœur. Elle eût bénéficié de tout ce quisépare le ridicule original de la burlesque copie.

Parmi les compagnes de son enfance, ellen’avait conservé d’autre amie que Georgiana. Les premiers mois,elles s’étaient vues souvent. Plusieurs fois par semaine, Francesprenait le chemin du West-end, et plusieurs fois l’équipage de lajeune lady s’arrêtait devant la demeure modeste du sous-intendantde police, au grand et vaniteux contentement de Fenella, Daws.

On en parlait dans Poultry, dans Ludgate etjusque dans le Cornhill. Cela donnait aux actions de Fenella uncours tout à fait considérable.

Mais, la « saison » finie, Georgianaquitta Londres, où il n’est point permis de rester aprèsl’automne ; les visites cessèrent ; Frances futseule.

Au printemps suivant, elle revit son amie unefois, deux fois peut-être : ce fut tout, parce qu’il y avaitde si beaux bals ! Et puis Georgiana était sur le point de semarier.

C’était donc après une longue absence qu’ellesse retrouvaient aujourd’hui, bien contentes : Georgiana, parcequ’elle était dans un moment d’ennui mortel et de tristesse ;Frances, parce qu’elle avait bon cœur et qu’elle aimait.

– Comme vous voilà devenue plus jolie,Frances, dit Georgiana en caressant doucement les mains de la jeunefille ; ou voit bien que vous êtes heureuse !

Frances leva sur elle ses grands yeux bleussouriants.

– Et vous, milady, murmura-t-elle,n’êtes-vous pas heureuse ?

Un nuage passa sur le sourire de Georgiana. Cefut l’affaire d’une seconde. Il lui plaisait en ce moment d’êtregaie.

– Chère, répliqua-t-elle avec une petitemoue, vous me trouvez donc enlaidie ?

Elles étaient là sur la causeuse tout prèsl’une de l’autre, et charmantes toutes deux. Leurs cheveux blondsse touchaient presque, mariant leurs nuances pareilles ; leursyeux bleus rivalisaient de douceur ; le même rose pâle étaitsur leurs joues.

Pourtant elles ne se ressemblaient point. Dansla délicate fraîcheur de Frances, il y avait une force vierge etvive ; chez lady Montrath, la fatigue se montrait déjà, et labeauté pâlissait, déflorée. Il y avait en elle quelque chosed’indécis, de lassé ; on devinait une de ces natures débilesqui n’ont même pas besoin de la douleur pour être vaincues, et quise courbent après un jour d’ennui.

Frances couvrait lady Montrath d’un regardaffectueux et inquiet.

– Je vous trouve toujours bien jolie,Georgy, dit-elle ; mais vous n’avez plus vos couleurs qui mefaisaient envie ; il y a un cercle bleu autour de vosyeux.

Lady Montrath poussa un gros soupir, mais ellerépondit gaiement :

– La fatigue du voyage, Fanny. Je suismoins forte que vous, et quatre jours de mer, c’est une bien longuetraversée… Mais parlez-moi de vous, chère, je vous en prie. Nesongez-vous donc point à vous marier ?

Frances baissa les yeux et rougit, non pointde cette rougeur banale qu’une question pareille amène,invariablement au front des fillettes, mais comme si la demande desa compagne eût fait surgir en elle une pensée pénible. Georgianane s’en aperçut point.

– Comment se porte mister Daws ?continua-t-elle. Et la bonne mistress Fenella, écrit-elle toujoursses Mémoires ?

Tout cela fut dit avec beaucoupd’entrain ; mais dans la dernière question il y avait un peud’ironie.

Lady Montrath était un ravissant bas-bleu dela noblesse ; Fenella était un vilain bas-bleu de labourgeoisie : si grande que soit la distance entre deuxbas-bleus, l’un ne parle jamais de l’autre sans se moquer, et c’estjustice.

Frances ne répondit point. Son regard setourna vers le secrétaire où gisait le vélin accusateur.

Les sourcils délicats de lady Montrath sefroncèrent légèrement, comme si cette comparaison muette eût trouvéle défaut de son orgueil.

– Oh ! Fanny ! murmura-t-elled’un ton moitié rieur, moitié fâché, je n’ai point voulu offenserl’excellente mistress Daws ; mais ne regardez pas ainsi monsecrétaire, j’écris pour moi toute seule et je m’ennuie tant, chèreFanny, dans ce vilain château !

Frances parcourut des yeux les gracieusesélégances du boudoir.

– Je sais ce que vous allez dire, s’écrialady Montrath avec impatience : c’est beau, pittoresque, c’estadmirable ! Mon Dieu ! chère, vous avez raison, maisc’est si triste !

Elle prit le bras de Frances et l’entraîna,vers la fenêtre. Frances laissa échapper un cri d’admiration.

– Hélas ! oui, chère, dit Georgiana,c’est superbe ! et je compte bien le mettre dans un de meslivres. Mais que j’aime mieux les avenues sablées deRegent’s-Park ! que tout cela est triste ! Voyez cesgrandes tours… tout ne vous parle-t-il pas ici de mystères et decrimes ?

Frances se prit à sourire. Une sorte defatalité l’entourait sans cesse de romans faits chair. La fièrelady avait sa part du travers de la pauvre Fenella.

– Vous vous laissez emporter par votreimagination, Georgy, dit Frances, il n’y a là ni mystères nicrimes. Ce sont de belles ruines, dominant un magnifique paysage,voilà tout. Moi qui ne suis pas poète comme vous, je voudraispasser ma vie en face de ces merveilles.

– Dites-vous vrai ? s’écriaGeorgiana vivement.

L’expression de son visage venait de changertout à coup. Elle releva sur Frances ses yeux, où il y avait unevéritable joie mêlée à une épouvante naïve.

– Oh ! restez, restez avec moi,Fanny ! reprit-elle, venez habiter le château ! j’enserais bien heureuse ; je vous aime tant ! Et puis,ajouta-t-elle en baissant la voix, si vous saviez comme j’aipeur !

Ces dernières paroles avaient un accent deréalité, peu commun dans la bouche de lady Montrath. Ses traitsdisaient une souffrance vague, mais sincère. Frances la regardait,étonnée.

– Vous avez peur, Georgy ? dit-ellede quoi ? On parle, il est vrai, des Molly-Maguires ;mais vous avez ici votre mari et une armée de domestiques. Commentd’ailleurs la présence d’une pauvre fille pourrait-elle vousrassurer ?

Lady Montrath prit la main de son amie entreles siennes, qui étaient froides, et la serra convulsivement. Sonvisage était très pâle et des tressaillements involontairesagitaient tout son corps.

– Frances, dit-elle d’une voix étouffée,ce ne sont pas les Molly-Maguires qui me font peur. Oh ! jesuis folle peut-être, mais je suis bien malheureuse.

Deux larmes roulèrent sur sa joue. Frances luimit un baiser au front et l’attira contre son cœur. Elless’assirent, parce que lady Montrath ne pouvait plus sesoutenir.

– Je vais tout vous dire ! s’écriacelle-ci en pleurant. Fanny, vous êtes ma seule amie, et vous meconsolerez.

Il n’y avait plus dans le ton de lady Montrathla moindre affectation. Sa détresse pouvait avoir un motifimaginaire, mais ses larmes coulaient malgré elle, et la terreurqui l’accablait n’était point jouée.

– J’ai peur, murmura-t-elle en parlantavec peine ; oh ! j’ai peur ! Lord George a déjà euune femme ; cette femme est morte, Fanny morte… Mon Dieu, monDieu ! je crois que lord George veut aussi me tuer !

II – BARBE-BLEUE

À cet étrange aveu, Frances regarda son amiecomme si elle eût craint de découvrir sur son visage des symptômesde démence. Lady Montrath avait l’œil fixe et grand ouvert ;ses larmes étaient séchées sous sa paupière qui brûlait.

Depuis bien longtemps, Frances était habituéeaux bizarres comédies que sa tante jouait à tout propos. FenellaDaws inventait tous les jours des scènes nouvelles, afin de serendre intéressante ; Frances avait le drame en défiance, etne croyait pas volontiers à ces mystérieux désespoirs dont la causese cache, et qui portent avec eux une forte odeur de roman. Toutedifférence gardée, lady Montrath était suspecte de théâtralesinventions, presque autant que Fenella. Le premier mouvement deFrances fut l’incrédulité.

Mais Georgiana souffrait, il n’y avait point às’y méprendre ; sa pâleur augmentait à chaque instant, et sarespiration affaiblie semblait prête à manquer tout à fait. Francesavait passé son bras derrière sa taille, et la soutenaitdoucement.

– C’est bien vrai ! murmura ladyMontrath, dont la voix s’étouffait ; il me tuera, Fanny… jesais qu’il me tuera !

Frances demeurait sans parole ;l’étonnement la faisait muette.

– Vous tuer, Georgy ! dit-elleenfin, en appuyant la tête vacillante de la jeune femme contre sonépaule, vous a-t-il donc menacée ?

Georgiana fit un signe négatif.

– Vous a-t-il parfois montré del’aversion ? Avez-vous excité sa colère ?

Lady Montrath secoua la tête encore.

– Qui vous fait donc penser ?…commença Frances.

La jeune femme l’interrompit d’un geste, etparvint à se redresser sur la causeuse.

– Il faut que je vous dise tout, Fanny,murmura-t-elle ; vous ne pourriez jamais deviner… vous mecroiriez folle… Laissez-moi respirer. Quand cette idée me vient, jeme sens perdre courage. Mourir si jeune !

Lady Montrath joignit les mains et sa tête serenversa sur le dossier de la causeuse. Elle recueillait sesesprits troublés. Frances n’osait plus parler, et la contemplait,inquiète.

Au bout de quelques secondes, lady Montrathrouvrit ses yeux demi clos et rompit le silence.

– C’est une étrange histoire,reprit-elle, et dont j’ai pu seulement saisir çà et là quelquespages détachée. Mais cela me suffit pour comprendre, et je sais lesort qui m’attend. Écoutez-moi, Fanny, et n’allez pas me taxer defolie, car ce que je vais dire sera la cause de ma mort. LordGeorge était veuf depuis quelques mois à peine, lorsque jel’épousai. Personne à Londres ne connaissait sa première femme. Ilne l’avait présentée nulle part, et tant qu’avait duré son mariage,on l’avait vu menant la vie de garçon.

Lady Montrath, celle qui portait ce nom avantmoi, était confinée en ce temps dans Montrath-House, la villa quemilord possède au-dessous de Richmond. Le mystère qui entouraitcette femme est resté entier pour le monde. Elle n’avait pointd’amis, nul ne s’est préoccupé de sa disparition.

J’ai su, moi, par les gens de la maison, quec’était une fille de l’Irlande, enlevée par milord, et qu’ill’avait épousée par force.

Un homme de ce pays l’aimait d’un ardentamour. Il vint du Connaught avec ses frères et donna le choix àlord George entre une réparation immédiate ou la mort.

Lord George choisit le mariage, et j’ai vu latombe de la pauvre Irlandaise dans le cimetière de Richmond…

Georgiana s’interrompit et mit son front dansses deux mains.

– C’est une triste histoire, Georgy, ditFrances ; mais je n’y vois rien qui puisse faire soupçonner uncrime.

– Son nom est sur le marbre, murmuraGeorgiana au lieu de répondre. Elle s’appelait Jessy O’Brien. Jeprie Dieu bien souvent pour elle, car elle est ma sœur ensouffrance, et son sort sera le mien.

– Mais qui vous fait croire ?…

– Attendez, Fanny ; vous ne savezrien encore. Entendîtes-vous parler quelquefois dans Londres d’unecréature à qui son luxe audacieux a prêté récemment une sorte decélébrité ?

– Comment la nomme-t-on ? demandaFrances.

– Mistress Wood, répondit lady Montrath.Ce nom a pu être prononcé devant moi, dit la jeune fille ;mais le monde où je vis est bien en dehors de vos brillantesexcentricités. Je ne me rappelle rien de ce qui concerne cettefemme.

– Londres est bien grand, murmuraGeorgiana, mais il me semblait que ses trois millions d’habitantsdevaient connaître mistress Wood. Ce nom tinte sans cesse à monoreille ; elle est partout, et je ne puis faire un pas sansque son visage redouté vienne me barrer le chemin. On parle d’elleen tous lieux ; ses grossières prodigalités occupent lehigh-lifedepuis quelques mois ; mille bruits courentsur elle les uns la disent princesse, les autres courtisane. Ce quiest sûr, c’est qu’elle possède des millions. Devinez qui est cettefemme, Fanny ?

– Je ne sais.

– Cette femme est l’ancienne servante dela pauvre Irlandaise dont le tombeau est dans le cimetière deRichmond.

Frances fit un geste de surprise.

– Vous allez voir, reprit Georgiana, quis’animait, et dont la joue pâle se colorait d’un vermillonfiévreux ; vous allez voir, Fanny, si je suis folle et si j’airaison de compter mes jours. La première fois que je vis cettefemme, ce fut le matin de mon mariage, à la chapelle, tout près del’autel, si près, qu’elle se trouvait presque entre le ministre etmoi.

Je me souviendrai longtemps de sa figureimmobile et comme stupéfiée, de ses yeux lourds, qu’on eût ditschargés de sommeil, et de ce méchant sourire qui raillait autour desa bouche. Son regard se fixait obstinément sur milord, et milordtournait les yeux d’un autre côté.

Je ne savais point en ce temps qui était cettefemme, couverte d’or et de soie, dont la parure extravagantesemblait une insulte au lieu saint. Ma première pensée fut quec’était une folle qui avait trompé la garde de sa famille.

Mais, à la longue, je dus remarquer le soinque mettait milord à fuir ses regards ; il évitait de tournerles yeux vers moi, parce que tout auprès de moi cette femme sedressait comme une muette menace ; son malaise, évidentdésormais, augmentait à mesure qu’avançait la cérémonie. Il étaitpâle et je voyais sa lèvre trembler.

Elle se tenait debout devant l’assistanceagenouillée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine comme unhomme, et son sourire devenait plus railleur. Involontairement etsans savoir pourquoi, je me sentais prendre d’épouvante.

Au moment où, après la bénédiction nuptiale,nous sortions de la chapelle, cette femme, qui nous avait suivispas à pas, vint se mettre entre milord et moi.

– Elle est presque aussi jolie quel’autre, George Montrath, dit-elle en me toisant d’un œil hardi.Elle est bien riche… Là-bas, il y a place pour deux !

Je sentis lord George chanceler à monbras.

– Mary, murmura-t-il, laissez-nous, aunom du ciel !

Elle se mit à sourire avec mépris, et tenditsa main que milord toucha.

– Voilà un beau mariage ! dit-elle.Montrath, je vous fais mon compliment.

Puis elle se pencha jusqu’à son oreille etmurmura quelques mots que je n’entendis point.

– Vous les aurez demain, Mary, réponditlord George, je vous promets que vous les aurez demain.

Elle tourna le dos sans saluer, et se dirigeavers un superbe équipage qui l’attendait à quelques pas. Sa marcheétait inégale et mal assurée : on eût dit une femme ivre.

– C’est une pauvre folle, me dit milord,qui semblait soulagé d’un grand poids ; je lui donne quelquessecours, et…

En ce moment la femme, qui montait sur lemarchepied de son équipage, se retourna et lança un dernier regardà milord, qui balbutia et ne put achever. Nous montâmes envoiture.

À ma place, Fanny, qu’eussiez-vous pensé decela ?…

Frances fut quelque temps avant derépondre : elle réfléchissait.

– C’est étrange, dit-elle enfin, étrangeassurément ; cependant je ne puis voir dans cette circonstanceun motif suffisant à vos craintes.

Lady Montrath se rapprocha d’elle, comme sil’instinct de sa frayeur eût cherché machinalement protection etappui.

– Mes craintes !murmura-t-elle ; oh ! Fanny, je ne crains pas, je suissûre ! Écoutez ! Depuis lors, j’ai revu bien des foiscette Mary Wood, et toujours elle m’a lancé en passant demystérieuses menaces. Plus d’une fois elle m’a abordée au parc et àl’église pour me parler, en des termes vagues et qui me fontfrémir, de la première femme de milord. Cette pauvre filled’Irlande, Fanny ! on l’avait vue la veille se promener dansles jardins de Montrath-house, et le lendemain on scellait lemarbre de sa tombe ! Quand les gens de Montrath parlentd’elle, ils pâlissent, et de sourdes rumeurs ont couru jusque dansles salons de notre monde.

Frances écoutait, attentive ; ellefaisait effort pour ne point montrer ses craintes à son amie, maisce récit commençait à l’impressionner ; elle voyait vaguement,elle aussi, un crime dans le passé, un danger dans l’avenir.

Mais elle s’efforçait de sourire encore, etGeorgiana se sentait presque rassurée à ses caressantestendresses.

– Vous resterez avec moi, Fanny, n’est-cepas ? dit-elle, vous ne m’abandonnerez pas ? tant quevous serez là, je me croirai protégée.

– Je resterai, chère Georgy ; voscraintes sont exagérées et je n’y vois guère de fondements, mais jeresterai, puisque tel est votre désir.

La jeune femme pressa la main de Francescontre son cœur.

– Merci, dit-elle, oh ! merci !mais n’essayez plus de combattre mes craintes, puisque vouscraignez comme moi. Je devine votre bon cœur, Fanny ; vous mecomprenez et vous tremblez pour moi au fond de l’âme… et que voustrembleriez davantage, si je pouvais vous dire un à un tous lesdétails de mes entrevues avec cette femme, les terreurs de milordquand il la voyait s’approcher de moi ! son obéissanced’esclave aux moindres ordres de cette créature, et tous les vaguesbruits qui de côté et d’autre sont parvenus jusqu’à monoreille !

Je ne savais que croire, jusqu’au moment où maservante m’eut appris que cette mistress Wood avait été autrefoisla camériste de Jessy O’Brien.

J’expliquais ainsi les incroyablesprodigalités de lord George, car cette femme n’a rien, Fanny, etles millions qu’elle dépense, ce sont mes revenus et ceux deMontrath.

Mais cette révélation fut pour moi le derniertrait de lumière. Je me rappelai tout ce que m’avait dit mistressWood, et chacune de ses paroles prit une significationredoutable.

Elle était la complice ou la confidente ducrime ; elle savait tout ; elle pouvait menacer à coupsûr !

Si vous saviez comme lord George laredoute ! Pour la fuir il m’a menée en France, tout de suiteaprès notre mariage ; nous devions passer trois mois à Paris.Le lendemain de notre arrivée, nous étions à l’Opéra ; laporte de notre loge s’ouvrit, et Mary Wood vint s’asseoir entremilord et moi.

Quelques heures après, nous étions sur laroute de l’Italie. À Naples, où nous débarquâmes, la figure decette femme arrêta nos premiers pas.

Elle sème l’or partout : l’or ne luicoûte rien. Il n’y a pour elle ni obstacles ni distances. À Rome, àMilan, à Venise, toujours cette femme ! Oh ! Fanny !j’en étais à avoir pitié des angoisses de milord ! En Suisse,en Allemagne, toujours elle ! toujours, toujours,toujours !

Nous revînmes à Londres, et nous l’yretrouvâmes.

Que de fois j’ai été sur le point de m’enfuirchez mon père et de lui tout révéler ! mais, au moment deporter une accusation si grave, je me suis arrêtée. Que vousdirai-je, Fanny ? Depuis la première heure de notre mariage,lord George me traite avec tendresse et douceur ; tout me dit,il est vrai, que je ne me trompe point en le croyantcoupable ; – mais si je me trompais…

– Pauvre Georgy murmura Frances, dont lestraits exprimaient un doute douloureux.

– J’ai laissé passer les jours, repritGeorgiana, et le moment est venu où milord m’a ordonné de mepréparer à ce voyage d’Irlande. Mes terreurs ont redoublé, car ence pays perdu nul bras ne viendrait me défendre. Mais mon pèren’était pas à Londres : à qui donc me confier ? Ah !Fanny ! Fanny ! vit-on jamais un sort à la fois plusbizarre et plus terrible !

Depuis quelques instants, l’accent de ladyMontrath se modifiait sensiblement. On eût dit que son émotion,vraie d’abord, s’était usée peu à peu, et qu’elle avait besoind’efforts pour soutenir jusqu’au bout son rôle de victime. Femmesde théâtre et, femmes de plume ont ce commun défaut deposerpresque malgré elles. Elles arrangent tout ;elles travaillent ce qui se fait tout seul chez le reste du genrehumain, et leur effort malheureux réussit d’ordinaire à mettre uneglaciale défiance à la place de l’émotion qui naissait.

Frances avait été saisie tout d’abordénergiquement. Son amitié pour lady Montrath lui avait fait voir ledanger pressant. Elle restait sous cette impression, et, malgrél’expérience qu’elle avait gagnée auprès de Fenella Daws, cetteautre actrice d’un ordre inférieur, la réaction ne se faisait pointen elle. Elle s’efforçait de bonne foi et tâchait de sonderjusqu’au fond le mystère qui entourait son amie.

– Voici bien des aventures romanesques,dit-elle au moment où lady Montrath reprenait haleine, en levantses yeux bleus vers le ciel. Je conçois vos inquiétudes, chèreGeorgy, et je les partage presque, tant la conduite de cette femmeme semble inexplicable. Mais, au demeurant, tous ces mystères quinous effraient peuvent avoir pour base les faits les plusordinaires de la vie. Ma tendresse pour vous m’avait portée àrecueillir des informations sur votre mari, et tous mesrenseignements s’accordaient pour désigner lord George comme unhomme d’honneur et un digne nobleman.

– Je le croyais, moi aussi, je lecroyais ! murmura Georgiana.

– Cette femme, reprit Frances, dont ladroite raison se révoltait vite contre tout ce qui ressemblait auroman ; cette femme qui vous poursuit à ses heures d’ivresseest peut-être une de ces malheureuses que le gin affole, et dont ladémence est cruelle ?

Georgiana fit un geste d’impatience.

Il faut si peu de chose souvent, reprit encoreFrances, pour expliquer ce qui effraie de loin.

Georgiana retira sa main que Frances avaittenue jusqu’alors entre les siennes.

– Vous ne voulez pas me comprendre, missFanny ! dit-elle en rougissant de dépit. Vous traitez mescraintes comme on fait des frayeurs insensées d’un enfant. MonDieu ! n’ai-je donc plus d’amie ?

Les yeux de lady Montrath se mouillèrent, etFrances se tut, repentante.

– On explique tout, reprit la jeune femmeavec amertume, on se rit des terreurs d’une pauvre femme, tant quela catastrophe n’est pas arrivée. Je ne vous demande plus votrepitié, Fanny. Parlons, s’il vous plaît, de choses qui vousintéressent davantage : j’ai eu tort de vous occuper de moi silongtemps.

– Oh ! Georgy, répondit Frances avecreproche, pouvez-vous me parler ainsi ? Je désire ardemmentque vos craintes soient mal fondées, et je ne puis m’empêcher del’espérer encore. Mais il ne s’agit pas de moi, Georgy :dites-moi tout, je vous en conjure.

Lady Montrath garda pendant quelques secondesun silence boudeur, puis elle reprit la parole, parce que, au fond,ses terreurs étaient bien réelles, et qu’elle avait besoin des’épancher.

– Je fis mes préparatifs de départ,dit-elle ; j’étais triste, et j’avais comme un pressentimentde malheur. Il y a de cela quelques jours seulement. Nous montâmesen voiture, milord et moi, pour nous rendre au paquebot de Cork,qui nous attendait sous London-Bridge. Une autre voiture croisa lanôtre au moment où nous entrions dans le Strand ; j’y reconnusla figure enflammée de mistress Wood, qui se renversait sur lescoussins de son équipage.

– Où allez-vous, Montrath ?cria-t-elle en passant.

Milord ne répondit point, et le cocher fouettales chevaux. Quand nous arrivâmes devant la douane, la voiture demistress Wood, lancée au galop, dépassa brusquement l’équipage demilord. Elle nous avait suivis depuis le Strand.

Elle mit pied à terre et vint au-devant denous.

– Eh bien ! Montrath, dit-elle, jesuis aise d’être venue ici. Vous vouliez encore me cacher votrepiste, et j’aurais été plus de huit jours en quête. L’Irlande estloin. Votre servante, milady ajouta-t-elle en s’adressant àmoi ; j’ai connu des gens qu’on a menés là-bas et qui n’ensont point revenus.

Elle me fit un signe de tête, secouabrusquement la main de lord George, et regagna sa voiture en nousdisant : Au revoir !

Nous montâmes sur le paquebot. J’étais briséede terreur et mon cœur défaillait.

Je savais ce que cette créature coûtait à monmari.

Mes revenus et les siens, formant ensemble unedes maisons les plus opulentes des trois royaumes, n’ont pu suffireaux caprices insensés de cette créature, et lord George a dû fairedes emprunts considérables. Je savais cela.

Jamais je n’avais osé interroger. Ce jour,enfin, mon épouvante fut plus forte que ma timidité ; jerassemblai mon courage et j’exigeai une explication…

– Eh bien ? dit Frances.

– Lord George fut longtemps avant de merépondre. Sa physionomie froide, mais bienveillante d’ordinaire,s’assombrissait à mesure qu’il réfléchissait.

– Milady, répliqua-t-il enfin, je vous aidit déjà que cette femme est une pauvre folle ; c’est tout ceque je puis vous apprendre, et je vous prie de ne plus m’interrogerà l’avenir.

Ces derniers mots furent prononcés d’un tondur que milord n’avait jamais pris avec moi.

La traversée se fit. En arrivant en vue deGalway, nous passâmes du paquebot sur un sloop côtier, afind’entrer sans danger dans le port, parce qu’une de nos roues avaitdes avaries. Les matelots du sloop firent grande fête à un homme àlongs cheveux qui avait été notre compagnon de traversée. Ils luiserraient la main, tour à tour, et leurs yeux devenaient menaçantslorsqu’ils se tournaient vers lord George.

J’entendis deux matelots qui sedisaient :

– Voici Mickey revenu tout seul, Jessyest morte.

– Le Saxon l’a tuée !

– Il l’a tuée pour épouser la fille d’unhomme riche…

Georgiana se tut, accablée. Frances netrouvait point de paroles pour combattre des soupçons qui étaientpresque une certitude. Tout s’accordait pour confirmer les craintesde la jeune femme, et Frances elle-même essayait en vain deconserver des doutes.

Il y avait là un crime.

– Je resterai, Georgy, dit Frances ;je ne vous quitterai plus. Je ne suis qu’une pauvre fille ;mais s’il y a du danger, nous le partagerons.

– Oh ! merci, chère ! murmuralady Montrath ranimée ; je serai forte auprès de vous. Si voussaviez quelle nuit j’ai passée et comme on souffre quand on estseule ! Jusqu’au jour il y a eu de la lumière chez milord. Cesbois, qui sont déserts et silencieux maintenant, animaient leursolitude. Aux rayons de la lune j’y ai vu des formes indécises quise glissaient entre les troncs d’arbre.

Lady Montrath se leva et se pencha en dehorsde la fenêtre.

– Cette masse sombre, reprit-elle à voixbasse, montrant du doigt le château de Diarmid, ce n’est point uneillusion, Frances ! À l’heure de minuit, j’ai vu des lueursrougeâtres serpenter le long des tours noires et monter jusqu’aufaîte des ruines. C’était comme le reflet d’un mystérieux incendie.Oh ! j’ai pensé devenir folle ! et, si je restais seuleici, Frances, milord n’aurait pas même la peine de metuer !

La jeune femme appuyait sa tête pâlie surl’épaule de sa compagne, qui, plus forte, n’écoutait pas pourtantsans effroi ce récit extraordinaire. Elles demeurèrent toutes lesdeux silencieuses et perdues dans leurs réflexions.

Les branches du massif voisin s’agitèrent.Georgiana serra le bras de Frances. Un homme parut entre lesbranches, et souleva sa casquette de chasse pour adresser aux damesun gracieux salut.

– C’est lui ! murmuraGeorgiana ; c’est milord !

Frances ouvrit de grands yeux, et considéracet homme sous l’impression du récit qu’elle venait d’entendre.Elle cherchait dans ses traits immobiles quelque chose desanguinaire et de cruel. Mais c’était en vain ; la physionomiede lord George lui apparaissait épaisse et débonnaire. Ses douteslui revinrent : lady Montrath avait pris ses frayeurs tout aufond de son imagination malade.

Il n’y avait rien, rien absolument en cethomme qui pût cadrer avec le portrait de Barbe-Bleue que Georgianavenait de tracer.

Celle-ci pourtant se repliait sur elle-même,comme un oiseau effrayé. Lord George s’avança jusqu’au-dessous dela fenêtre. Il présenta son hommage à miss Roberts etpoursuivit :

– Je présume que la fatigue du voyagevous aura procuré une bonne nuit, milady ? Quant à moi, jen’ai fait qu’un somme, je vous jure.

– Il a veillé jusqu’au jour !murmura Georgiana, de manière à n’être entendue que de Frances.

– Voici une belle matinée, reprit lordGeorge. Ne vous plairait-il point, milady de venir visiter vosdomaines ?

– Je suis à vos ordres, milord, réponditGeorgiana, qui se mit à trembler.

Puis elle ajouta en s’adressant àFrances :

– Fanny, ne me quittez pas, au nom deDieu !

III – LE SLOOP

Peu d’instants après, Georgiana, Frances etlord George étaient réunis à l’entrée du parc. Pendant les quelquesminutes employées par lady Montrath à échanger sa robe de chambrecontre un costume de promenade, Frances avait pu parler etcombattre de son mieux les terreurs de la jeune femme. En cescirconstances, toute diversion est heureuse.

Les fantômes qu’on se fait deviennent pluseffrayants dans le tête-à-tête. On veut justifier ses craintes ets’excuser d’avoir peur ; on colore, on poétise, on exagère. Sibien que la crainte grandit ; grandit, et qu’on se meurtd’épouvante, pour avoir cherché à se rassurer.

Frances elle-même avait été sérieusement émuepar le récit de Georgiana. Quelques circonstances de cette étrangehistoire lui avaient donné à penser ; elle avait accepté uninstant le crime pour vraisemblable ; elle avait frémi auxmenaces de cette femme mystérieuse, dont l’obsession poursuivaitson amie. Mais cette émotion, Frances l’avait subie en dépit de saraison, pour ainsi dire. Elle s’était révoltée plus d’une foiscontre la persuasion qui se glissait en elle.

Elle se souvenait. Toute petite, Georgianafaisait déjà des romans. Elle arrangeait les choses de la vie endrames mignons, et savait saupoudrer de mystères les plus vulgairesincidents.

C’était sa vocation que d’embellir ainsi leréel. Il y avait en elle, au plus haut degré, cet élémentromanesque qui est une maladie chez les Anglaises. Elle s’entouraità plaisir d’une atmosphère convenue ; elle arrangeait le mondeen théâtre, disposant avec une adresse infinie ses décorations, sestrappes et ses doubles fonds. Frances savait cela.

La présence de lord George suffit à luirouvrir les yeux.

Pourtant elle ne voulut point heurter de frontce qu’elle croyait être la fantaisie de Georgiana ; elle luidit de bonnes paroles ; elle lui promit son aide, fidèle et larassura doucement.

Lady Montrath avait subi elle-même l’effet dela venue de son mari. Cette diversion avait rompu brusquement salugubre histoire, et l’avait forcée de congédier ses terreurs, sicomplaisamment évoquées. En elle, ce qui était vrai faisait uneconfusion si étroite avec ce qui était joué, qu’elle n’eût point sudire elle-même où finissait la réalité, où commençait la comédie.Elle souffrait.

Elle avait sujet de souffrir, et ses craintes,qui avaient un fondement, s’alliaient à de fantastiques effrois quemilady s’était faits à elle-même laborieusement, ingénieusement, etqu’elle ne savait plus reconnaître de ses inquiétudesvéritables.

Quand elle avait grand besoin d’être calmée,une voix bienfaisante s’élevait au dedans d’elle et luidisait : « Le mal n’est pas si grand que nous voulonsbien le faire ; nous avons un peu chargé tout cela. Nous nesavons point le compte de nos exagérations ; mais il y en a,nous pourrions bien jurer… »

C’était la conscience de lady Montrath quiparlait ainsi, confessant sa faiblesse. Cela lui mettait du baumedans l’âme et la rendait brave outre mesure. Pour quelques heures,elle devenait esprit fort. Elle refusait de voir l’évidence, ellequi, l’instant d’auparavant, ajoutait à l’évidence acceptée tout unsupplément de fantasmagorie.

Et, comme il arrive toujours, ces revirementsavaient lieu après de fortes crises. Aujourd’hui l’accès avait étéviolent, la réaction s’opéra vite. Avant d’avoir fini sa toilette,lady Montrath était notablement égayée.

– Chère Fanny, dit-elle, comme si elleeût voulu expliquer cette sérénité soudaine, il faut bien que jecache mes craintes. Le moyen le plus sûr de rendre le dangerinévitable, ce serait de montrer de la frayeur.

Frances n’eut garde de contredire unraisonnement si sage. La vue de lord George avait éveillé en elleune pensée qui ne se rapportait point à son amie. Elle était venueà Montrath dans un but, et ce but, un instant oublié, lui revenaiten mémoire.

Lord George était puissant, et Frances voulaitsauver ce noble vieillard que les juges de Galway menaçaient demort, et qui était le père de Morris Mac-Diarmid.

Lord George accueillit les deux dames avecbeaucoup de grâce. Il baisa la main de Frances, il baisa la main deGeorgiana, et offrit ses deux bras avec une franche bonhomie.

Il avait vraiment une bonne figure avec soncostume de chasse sortant des ateliers de Holmes, sa casquette desportsman et son beau teint britannique, allumé encore par l’airfrais du matin.

Frances avait sa simple toilette de chaquejour ; Georgiana portait une robe blanche, et toutes deuxétaient coiffées du chapeau de paille, inévitable parure des frontsanglais. Soit effort de volonté, soit disposition naturelle,Georgiana n’avait rien conservé de sa tristesse récente. Ses jouesavaient maintenant de délicates couleurs, et sa jolie boucheretrouvait son sourire.

Frances gardait sa beauté sereine. On n’auraitpoint su dire laquelle des deux était la plus charmante.

On s’enfonça sous les grands ombrages du parc.Milord était affectueux ; Georgiana recevait comme il faut sesavances, et la promenade se poursuivait, égayée par un excellentaccord. Frances regrettait presque ses frayeurs, et se promettaitde n’être plus reprise à pareille comédie. D’après le récit deGeorgiana, elle s’était fait de lord Montrath une idée si fausseque l’immobile figure du nobleman lui sembla désormais pleine decandeur. Elle prenait confiance à tel point que, au bout d’unedemi-heure de promenade, elle avait gagné le courage de présentersa requête en faveur du vieux Miles Mac-Diarmid.

À ce nom, lord George perdit le sourire qui nel’avait point quitté depuis le château. Il jeta sur Frances unfurtif regard, puis ses yeux se baissèrent.

– On le dit bien coupable,murmura-t-il.

– Il est innocent ! s’écria Franceschaleureusement.

Georgiana, qui n’était point prévenue,regardait son amie avec surprise. Lord George avait eu le temps dese remettre ; son sourire était revenu.

– Assurément, dit-il, miss Roberts est unexcellent juge, mais je ne me serais point attendu à recevoir unedemande pareille de la part d’une nièce de M. Josuah Daws.

Frances avait les joues couvertes de rougeur,mais son œil ne se baissait point.

– Mon oncle a les devoirs de sa charge,répondit-elle, et je crois que sa charge donne de malheureusespréventions contre tout accusé. Mais j’ai assisté àl’interrogatoire de ce vieillard, milord ; j’ai vu qu’il n’yavait point de preuves, et je viens vous supplier…

– S’il n’y a point de preuves,interrompit Montrath, on ne pourra le condamner.

Frances secoua sa blonde tête d’un airtriste.

– Vous savez mieux que moi, milord,murmura-t-elle, que la justice humaine est sujette à se tromper.Mon oncle affirme que ce malheureux vieillard sera mis à mort.

Montrath garda le silence. Ils étaient assistous les trois sur un banc de gazon, et les deux amies setrouvaient l’une auprès de l’autre. Georgiana, qui s’occupaitvolontiers d’elle-même, suivait avec distraction cet entretien, quine l’intéressait pas personnellement, et n’y prenait aucunepart.

Montrath avait les yeux à terre depuis que lenom de Mac-Diarmid avait été prononcé ; il y avait del’embarras dans son maintien ; il semblait réfléchir, et sonvisage exprimait de l’indécision.

– Je vous en prie, Georgy, murmuraFrances à l’oreille de son amie, venez à mon aide et intercédezcomme moi !

– Quel intérêt avez-vous ?… commençalady Montrath également à voix basse.

– Je vous en prie ! interrompitFrances.

Lady Montrath ne put pas hésiterdavantage.

– Milord, dit-elle, si je croyais que monintervention pût avoir quelque influence, je joindrais ma prière àcelle de miss Roberts.

Montrath releva sur elle un regard souriant etlibre désormais de tout embarras.

– Êtes-vous donc aussi convaincue del’innocence de l’accusé, milady ? demanda-t-il avecgaieté.

Miss Frances est ma meilleure amie, réponditGeorgiana, et ses désirs sont les miens.

Montrath porta la main de sa femme à seslèvres et se leva.

Je suis trop heureux, dit-il galamment en setournant vers Frances, de faire quelque chose qui soit agréable àmiss Roberts. J’agirai de mon mieux en faveur de ce pauvre homme,qui m’est recommandé par de si charmantes protectrices ; jeprends à cet égard un engagement formel.

– Ah ! merci, milord ! s’écriaFrances, incapable de contenir l’élan de sa reconnaissance ;que Dieu vous bénisse pour l’espoir que vous me donnez !

Montrath avait sur la lèvre une question, etGeorgiana partageait sa curiosité ; mais à cet égard laréserve anglaise fait grande honte à notre indiscrétion. Ils seturent tous les deux ; Montrath s’inclina courtoisement, etGeorgiana se contenta d’interroger à la dérobée la physionomie demiss Roberts.

Celle-ci se recueillait en joie ; elleavait promis à Morris de sauver son vieux père, et sa tâche semontrait à elle accomplie à demi.

Les deux jeunes femmes s’étaient levées à leurtour, et Montrath les guida de nouveau à travers les bosquets duparc, poursuivant la promenade commencée. Au bout d’une centaine depas, derrière un massif de verdure, impénétrable à l’œil, l’horizons’élargit tout à coup devant eux, et leur montra la baie deKilkerran avec ses innombrables îles.

Leurs regards embrassaient toute l’étenduecomprise entre l’île Masson et le port de Galway. De toutes partsils apercevaient les voiles blanches des embarcations quisillonnaient la baie.

Parmi ces embarcations il y en avait une plusgrande et plus voisine, qui semblait se diriger vers Ranach-Head,dont la pointe se cachait derrière les arbres. C’était un sloopsous toutes voiles, dont les mâts pavoisés portaient les couleursdu Rappel. Lord George fronça le sourcil et mit le binocle àl’œil.

Les insolents coquins !murmura-t-il : je serais tenté de croire, Dieu mepardonne ! que c’est Daniel O’Connell faisant une promenade enmer.

Les deux jeunes femmes dirigèrent en mêmetemps leurs regards curieux vers le sloop, qui poursuivait sacourse rapide et se balançait doucement, poussé par la brise molle.Mais la distance était trop grande et l’on n’apercevait encore surle pont que des formes indistinctes.

– Si vous désirez voir cela de plus près,dit Montrath, nous nous dirigerons vers le cap et nous attendronsle sloop au passage. En même temps milady, ajouta-t-il, vouspourrez admirer les ruines du vieux château de Diarmid, le plusnoble joyau de vos domaines.

– Ces ruines qu’on aperçoit de mafenêtre ? demanda Georgiana, dont la voix trembla légèrementau souvenir de ses frayeurs nocturnes.

– Précisément, répondit le lord ;c’est un antique débris de la puissance de nos prédécesseurs. Ettenez, miss Roberts, ce vieillard dont vous demandiez la grâce toutà l’heure est le descendant des premiers maîtres de Diarmid.C’était autrefois une famille bien puissante.

– Et n’a-t-elle rien conservé de sarichesse passée ? demanda Frances.

– Une ferme de sept acres sur le versantdu Mamturk, répondit le lord.

Cela fut dit d’un ton simple et froid.Montrath faisait sans y penser le résumé de l’histoire des grandesfamilles irlandaises, Cette décadence si complète d’une racesouveraine ne portait pour lui aucun enseignement ; lesdescendants des rois étaient de pauvres fermiers, et lui, le filsde la conquête, il possédait leurs immenses domaines.

C’était justice sans doute.

Frances se tut ; sa jolie tête pensives’inclina sur sa poitrine. Elle resta un peu en arrière, suivant àquelques pas de distance Montrath et Georgiana, qui gravissaient, àtravers bois, la pente de Ranach. Elle réfléchissait ; saméditation n’était point hostile à lord George ; elle luigardait au fond du cœur de la reconnaissance, et s’étonnait d’avoirpu penser un instant qu’un homme si secourable pût avoir un crimesur la conscience.

Le sentier, étroit et montueux, avaitfréquemment des coudes brusques. Frances perdait à chaque instantde vue lord George et sa femme, pour qui la promenade devenait unvéritable tête-à-tête. Ils causaient de bon accord. Frances seguidait au son de leurs voix amies, et c’était là pour elle unepreuve de plus de la folie de Georgiana, qui certes ne pensaitguère en ce moment à la scène tragique qu’elle avait déclamée.

À travers le feuillage, on apercevait déjàd’un côté les constructions modernes de Montrath ; de l’autre,la masse noire et dentelée du vieux Diarmid.

– Comme c’est sombre et grand ! ditGeorgiana en ralentissant le pas pour attendre son amie.

On dépassa les derniers arbres, et Francesrejoignit ses hôtes. Les deux jeunes femmes s’arrêtèrent en extasedevant les restes imposants du vieux château.

– Venez, mesdames, dit Montrath, nousadmirerons tout à l’heure ces belles ruines qui me rendent aux yeuxdes antiquaires de Londres le plus heureux landlord de l’univers.Si nous tardons, le sloop aura doublé la pointe et nous ne verronsrien.

Il entraîna ses compagnes le long des ruines,et fit le tour de l’enceinte pour gagner l’extrême pointe du cap.En passant au pied de l’une des tours, il s’arrêta pour regarderune sorte de clôture en planches qui semblait destinée à remplacerles battants de la porte détruite.

– On dirait que le château de Diarmid atrouvé un locataire depuis mon dernier voyage !murmura-t-il.

Il poussa du pied la clôture, qui résista auchoc. Puis il passa.

Il venait de heurter, sans le savoir, à laporte du pauvre Pat, qui travaillait en ce moment de son mieux àcouper la chaussée de planches, dans le bog de Clare-Galway.

Milord ne savait point, paraîtrait-il, tout cequi se passait sur son domaine, car il ignorait que le pauvre Pateût élu domicile dans les ruines de Diarmid.

Il ignorait peut-être aussi l’existence de cemonstre redoutable dont Pat était le gardien, et que les bonnesgens du Connemara l’accusaient, lui Montrath, de nourrir pour ladestruction des catholiques.

Quelques pas plus loin, et au moment detourner les dernières constructions qui lui masquaient encore lamer, Montrath rencontra les débris d’un bûcher où restaient éteintsquelques tisons, consumés à demi. Cette fois il ne chercha point lemot de l’énigme, et se souvint tout naturellement de la lueurrougeâtre qu’il avait aperçue la nuit précédente par la fenêtre desa chambre, pendant son entrevue avec Crackenwell.

– Assurément, pensa-t-il, c’est uneexcellente idée ! Je m’emploierai pour le vieillard qui estlà-bas dans les prisons de Galway. Si je le sauve, ses fils, quiont des idées de gentilshommes, me respecteront comme si j’étais unde leurs évêques !

Il tourna le dernier angle des constructionsruinées, et l’immense Océan se déploya sous ses pieds.

Frances et Georgiana laissèrent échapper uncri d’admiration. Elles dominaient la mer de toute la hauteur ducap Ranach. À droite et à gauche leurs regards couraient le longdes rivages déchirés du Connaught. Sous leurs pieds, au-dessous,l’escalier de Ranach élevait les sommets prismatiques de sesgigantesques colonnes. Tout en bas, entre deux grèves quiarrondissaient leurs minces rubans d’or, s’étendait le galet noirsur lequel s’ouvrait la galerie du Géant. Au-devant d’elles, la mersans bornes élevait jusqu’à l’horizon son dos bleuâtre.

Au premier abord on ne voyait que lamer ; les objets plus prochains, aperçus d’une hauteur énorme,disparaissaient presque et ne frappaient point l’œil. Cependant lesdeux jeunes femmes distinguèrent au-dessous d’elles, à l’endroit oùle sable touchait les récifs, un homme qui cheminaitlentement : c’était un fermier du pays, vêtu du carricksombre, et appuyé sur le shillelah.

Lady Montrath, qui avait pris le bras deFrances, sentit le cœur de la jeune fille battre vivement. Elle laregarda, surprise, et vit son œil se diriger, plus brillant, versle fermier, qui continuait sa route vers la base du cap.

– Le voilà ! le voilà ! dit ence moment lord George, en montrant du doigt le sloop.

C’était un joli bâtiment, aux formes éléganteset sveltes. Le vent pesait sur sa brigantine inclinée ; il sepenchait, fendant la vague avec grâce, et gouvernait pour doublerle cap. Il était à peine à un tiers de mille du rivage. Onapercevait assez distinctement maintenant les matelots quis’agitaient sur le pont ; et, parmi les matelots, on voyaitune femme de grande taille gesticulant et se donnant l’air decommander le navire.

Lord George ne songea point cette fois àmaudire les couleurs du Rappel, qui flottaient au mât unique dusloop. Il ne prononça point le nom du Libérateur. Il avait braquéson binocle sur le pont du petit navire, et son regard ne s’endétachait point. Sa gaieté de tout à l’heure avait disparu :il y avait un nuage sur son front.

– Comme il avance ! dit Georgianadans deux minutes, nous allons pouvoir distinguer les traits de sespassagers.

Lord George ne répondit point ; il avaitles dents serrées, et le rouge uniforme de son visage arrivait àune sorte de pâleur.

Frances, elle, ne faisait point attention ausloop ; ses yeux suivaient obstinément le fermier irlandais,qui allait la tête penchée tristement et les bras croisés sur sapoitrine.

À mesure que le sloop s’approchait du rivage,les vagues, plus hautes, soulevaient sa coque légère. On devaitcroire encore qu’il voulait ranger le cap, car il n’y avait pointde havre en ce lieu, et les nombreux écueils rendaientl’atterrissage presque impossible. Cependant sa marche rapideformait angle avec la ligne du rivage. Il tenait obstinément sonbeaupré sur la pointe même de Ranach. Quelques secondes encore, ettout changement de direction allait devenir impossible.

La femme qui était debout sur le pont avaitauprès d’elle quatre laquais en livrée ; elle étendait sa mainvers la plage dans une attitude d’impérieux commandement.

– Ils vont toucher ! murmura lordGeorge. Ces mots, prononcés à voix basse, avaient comme un accentd’espoir.

En ce moment le sloop bondissait entre lespremiers écueils qui défendaient l’approche de la plage.

De cette première ligne de récifs à ceux quibordaient la grève, il y avait un large espace où les vaguesarrivaient affaiblies. Les voiles du sloop tombèrent à la fois, iljeta l’ancre et mit sa chaloupe à la mer. La femme y descendit avecses quatre laquais et des rameurs.

Les sourcils de lord George s’étaient froncésviolemment ; le sang avait envahi de nouveau sa joue ;son visage exprimait une émotion extraordinaire. Il essuyait sonbinocle, le plaçait devant son œil et l’essuyait encore. Sesregards étaient comme aveuglés.

– Vous connaissez cet homme ? ditGeorgiana à Frances, qui suivait toujours de l’œil la marche lentedu fermier irlandais.

– Oui, répondit Frances.

Georgiana allait faire une autre question,mais son attention fut détournée par un blasphème qui s’échappa,retentissant, de la bouche de lord Montrath.

– Ils n’ont pas touché !s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. Damnation sureux !

La chaloupe était en ce moment au beau milieudes brisants, et disparaissait presque parmi des tourbillonsd’écume.

Les deux jeunes femmes qui ne l’avaient pointremarquée jusque-là, poussèrent à la fois un cri de terreur.

Le sloop se balançait à l’ancre, gracieux etbercé doucement.

De temps à autre, on voyait la chaloupereparaître et l’on distinguait au milieu des rameurs, qui faisaientforce d’avirons, la femme toujours debout.

À un certain moment une vague énorme déferlasur les brisants avec un bruit terrible. On ne vit plus lachaloupe.

Un soupir souleva la poitrine oppressée delord George, qui joignit les mains comme pour remercier Dieu,tandis que les deux jeunes femmes, les bras tendus en avant,demeuraient muettes d’horreur.

Si c’était de la joie qu’éprouvait lord GeorgeMontrath, elle fut de courte durée, car l’instant d’après lachaloupe avait franchi la dernière ligne des écueils et touchait legalet.

– Je les croyais perdus ! ditGeorgiana qui respira longuement.

Frances était sous le coup d’une sorte destupeur ; elle n’avait point vu le commencement de la scène,et le choc l’avait frappée d’autant plus rudement qu’il étaitimprévu.

Lord George restait immobile. Ceux qui leconnaissaient depuis des années n’avaient jamais vu pâlircomplètement cette face où le sang affluait toujours ; mais once moment Montrath était pâle comme un homme mort.

Le regard de Georgiana tomba sur lui parhasard.

– Qu’avez-vous ? murmura-t-elleépouvantée. Montrath ne put pas répondre.

La femme du sloop sautait en ce moment sur legalet, escortée de ses quatre laquais. L’œil du lord était fixé surelle, stupéfait et comme fasciné.

Georgiana suivit ce regard et devint pâle àson tour.

Le souffle lui manqua.

Elle murmura par deux fois :

– C’est elle, c’est elle !

Elle chancela. Frances la soutint.

Et tandis que la jeune fille, effrayée à sontour s’informait du motif de ce trouble subit, lady Montrathétendait ses bras raidis vers le rivage en répétant :

– C’est elle ! c’est elle ! MonDieu, ayez pitié de moi !

IV – LE PAIN D’AVOINE

Montrath, Georgiana et Frances se trouvaientsur l’extrémité la plus haute et en même temps la plus avancée deRanach-Head. Ils étaient séparés du vide par les restes d’unparapet, de construction plus moderne que le château lui-même, maisqui cependant semblait être vieux de plusieurs siècles.

Lord Montrath se tenait à trois ou quatre pasdes deux jeunes femmes. Il était debout, derrière le parapet,immobile et droit comme un bloc de pierre. À sa gauche et si prèsde lui qu’il pouvait la toucher en étendant la main, la touroccidentale de Diarmid faisait saillie hors du parapet, et laissaitpendre au-dessus du précipice une part de sa masse énorme.

Frances soutenait Georgiana.

La jeune femme ne parlait plus. Ses yeuxdemeuraient fixés avec une sorte d’horreur sur l’endroit de laplage où le canot du sloop avait pris terre.

Le paysan irlandais, qui cheminait naguère audelà des roches défendant l’entrée du galet, à droite de la galeriedu Géant, avait vu, lui aussi, le danger de la chaloupe. Il s’étaitélancé en avant, et dans l’espace de quelques secondes il avaitfranchi la barrière des écueils en déployant une singulièreagilité. Mais, malgré la vitesse de sa course, lorsqu’il arriva surle galet, le flot apportait au rivage la chaloupe sauvée.

Le paysan s’arrêta aussitôt et regarda ledébarquement, appuyé sur son long shillelah.

Il était à peu près au centre du galet, sousla tour occidentale de Diarmid.

Le regard de Frances, qui le cherchait en vainsur la grève à l’endroit on il marchait naguère, le retrouva en celieu. – Il y avait longtemps que la jeune fille avait reconnu enlui, malgré la distance, Morris Mac-Diarmid.

Mais en ce moment son attention tout entièreétait réclamée par lady Montrath, dont la détresse faisait pitié.Frances avait remarqué le trouble de lord George et comprenait àdemi la scène muette qui se passait autour d’elle.

Cependant elle voulait douter encore. Ellevoulait chercher à ses apparences une signification qui ne serapportait point au récit de lady Montrath.

Elle interrogeait tour à tour la figurepétrifiée du lord et les traits bouleversés de la pauvreGeorgiana ; puis ses yeux se reportaient vers le rivage. Surle rivage, la femme du sloop était au milieu de ses quatre laquaisen grande livrée. Chacun d’eux, faisant office de femme de chambre,remettait en place quelque partie de sa splendide toilette,dérangée par la bourrasque. Les traits de cette femme étaientbeaux, mais alourdis et comme hébétés. Elle pouvait avoir trenteans. Sa taille était grande et hardie en ses proportions. Soncostume se composait d’une profusion de soie, de velours, dedentelles et de bijoux, ajustés sans goût et avec une prétentionthéâtrale.

Pour quiconque n’eût point vu la détresse dulord et de Georgiana, cette scène n’aurait eu rien vraiment que decomique. Il y avait du rire dans ce tableau : quatre grandslaquais sur la grève, entourant une femme parée comme pour un baltravesti, et s’occupant gravement à réparer le désordre de satoilette ; et derrière, sur la chaloupe, les bons matelots ducladdagh de Galway, qui regardaient d’un air sérieux etsurpris.

La farce anglaise n’est pas faite autrement. Àvoir cela représenté sur le théâtre de Surrey, John Bull se fûttenu les côtes.

Mais, pour les spectateurs qui regardaient duhaut du cap, la farce avait un terrible revers, – parce que cettefemme empanachée, couverte d’or, de diamants et de soie, avait nomMary Wood.

Quand sa toilette fut finie, d’un gestesouverain elle écarta ses domestiques, et se tourna vers lesmatelots qui l’avaient amenée. Du sommet de Ranach on la vitgesticuler une ou deux minutes, sans ouïr le bruit de sesparoles.

Les matelots ôtèrent leurs chapeaux, qu’ilsagitèrent au-dessus de leurs têtes. Une acclamation arriva jusqu’aupied des tours de Diarmid.

Puis tout fut confusion dans la chaloupe. Il yeut grande mêlée entre les matelots, parce que Mary Wood, usant desa magnificence ordinaire, avait jeté deux ou trois poignées desouverains au milieu de l’équipage.

Mistress Wood n’en agissait jamais autrement.Lord George Montrath en savait quelque chose.

Une nouvelle acclamation se fit à bord de lachaloupe, et les matelots agitèrent encore leurs chapeaux decuir.

Mistress Wood les salua de la main, comme unereine affable remercie ses sujets soumis ; puis elle se mit enmarche sur le galet.

Deux de ses grands laquais, qui portaientl’épée au côté, formèrent l’avant-garde. L’arrière-garde se composades deux autres valets, armés également.

Au milieu, Mary Wood marchait, tête haute etle poing sur la hanche. Son pas chancelait bien un peu, mais moinsqu’à l’ordinaire ; ses plumes avaient au-dessus de son chapeaudes balancements belliqueux. On eût dit qu’elle allait à quelqueexpédition guerrière.

Morris Mac-Diarmid se recula jusqu’à la basedu cap pour lui livrer passage. Mary Wood l’aperçut et lui jetadeux souverains, que Morris laissa parmi les pierres.

– Un beau garçon ! dit MaryWood ; il faudra que j’épouse un de ces pauvres diablesd’Irlandais, un fier gaillard comme celui-là, par exemple, et jeforcerai Montrath à l’adopter pour lui transmettre sa pairie.

Elle se prit à rire tout bas et fit des signesde tête à Morris, qui la regardait étonné.

Elle approchait de la base du cap. LordGeorge, qui ne l’avait pas perdue de vue un seul instant, et dontle regard semblait fixé invinciblement sur elle, fut obligé, pourla suivre encore, de courber sa taille raidie. Il mit ses deuxcoudes sur le parapet.

Frances et Georgiana l’imitèrent. Ils étaientlà tous les trois comme sur un balcon, et voyaient parfaitementtout ce qui se passait autour d’eux. Ils regardaient et ne separlaient point.

En ce moment où ils se penchaient au-dessus duparapet pour mieux voir, la scène se compliqua d’une façon étrangeet qui demeura pour eux inexplicable.

Mary Wood, ennuyée du silence et del’immobilité de Morris, tournait ses yeux de côté et d’autre pourchercher le sentier qui conduisait hors de cette plage étroite.Dans cette cervelle usée par l’ivresse, les idées, hormis uneseule, ne demeuraient point. Elle était folle aux trois quarts surtoutes choses, et ne gardait de sa raison gaie ce qu’il fallaitpour torturer lord George. À cet égard, sa cervelle étaitparfaitement saine. Elle n’oubliait jamais qu’il lui était permisde tout oser.

Le sentier qui conduisait aux grottes de Muyrvenait de frapper son regard. Elle ne songeait plus ni à Morris nià la barque ; elle dirigea sa marche de ce côté.

Un léger bruit se fit tout auprès de Montrath.Quelque chose frôlait la muraille de la tour occidentale deDiarmid. Lord George regarda vivement de ce côté ; les deuxjeunes femmes firent comme lui.

Ils voyaient tous les trois la tour de profil.Rien ne se montra d’abord sur la surface cylindrique de ces grosmurs, mais le bruit continuait.

Au bout de quelques secondes, un objet deforme ronde sortit de la tour par une ouverture que le lord et sescompagnes ne pouvaient point apercevoir. L’objet tomba, glissantd’abord le long de la muraille, puis il rebondit sur le faîte descolonnes basaltiques de l’escalier de Ranach, et roula de pierre enpierre jusqu’au galet. Il vint tomber aux pieds de Mary Wood.

Celle-ci le ramassa. C’était tout simplementun de ces pains d’avoine épais et ronds qui servent à la nourrituredes moins pauvres fermiers de l’Irlande.

– Holà ! holà ! dit MaryWood ; l’Irlande n’a pas si grand’faim qu’on le dit,puisqu’elle jette son pain aux passants. Ces mendiantsvoudraient-ils me faire l’aumône ?

Elle leva les yeux vers le sommet du cap, maiselle n’aperçut point le lord et les deux dames dont les silhouetteslointaines se perdaient parmi les aspérités du roc. Elle vitseulement les grandes colonnes de Ranach, qui semblaient soutenirla tour noire du vieux château.

Mary Wood eut un sourire. On eût dit qu’ellesavait d’où venait ce pain.

– Il paraît qu’on lui en donne detrop ! murmura-t-elle.

Elle porta le gâteau d’avoine à ses narines etle flaira.

– C’est de bon pain, ma foi,reprit-elle.

Elle fit le geste de le jeter ; mais, seravisant tout à coup, elle se tourna vers Morris arrêté à quelquespas d’elle seulement. Morris ne la regardait plus. Ses yeux sebaissaient, pensifs, vers la terre. Il semblait perdu dans unelaborieuse méditation.

– Oui, Dieu me damne ! dit MaryWood, celui-là est un beau garçon ! En attendant que jel’épouse, je vais lui donner ce pain. Holà ! Paddy !

Morris ne bougea point.

– Holà ! Patrick ! repritmistress Wood : holà ! Owen ! Ils s’appellent tousOwen, Patrick ou Paddy. Holà ! mon garçon ! Tu n’as pasramassé mon or parce que tu ne sais pas ce que c’est ; mais tuconnais bien le pain, que diable ! mangeur de pommes deterre ! Tiens, avale cela, mon beau Paddy.

Elle lança le pain, qui roula aux pieds deMorris.

Milord et ses compagnes se penchaient sur leparapet tant qu’ils pouvaient, et regardaient avidement cette scènequ’ils ne comprenaient point.

Aux dernières paroles de mistress Wood, Morriss’était tourné lentement vers elle, mais il n’avait point jugé àpropos de répondre. En tombant auprès de lui, le pain s’étaitouvert en deux, laissant à découvert un paquet de linge où il yavait des caractères tracés. Morris Mac-Diarmid ne voyait pointcela. – Mais Mary Wood poussa un cri d’étonnement, et s’élança pourressaisir sa proie.

Ce fut seulement alors que Mac-Diarmid putreconnaître le contenu du prétendu pain d’avoine. Mary Wood tenaitdéjà le paquet de linge entre ses mains, et lisait les premièreslignes avec un évident contentement.

Elle riait, puis elle lisait une ligne encore,et riait de nouveau de tout son cœur.

– « Morris ! oh ! Morris,à mon secours !… » dit-elle enfin en se pâmantd’aise ; voilà du temps bien employé, ma foi !

Morris avait tressailli en entendant prononcerson nom, et, à la direction des regards de mistress Wood, il devinaque ce nom était écrit sur le linge contenu naguère dans le paind’avoine.

Sa pensée n’alla pas au delà dans ce premiermoment ; mais c’en était assez. Il se glissa sans bruitderrière Mary Wood, en affectant assez d’indifférence pour ne pointattirer l’attention des valets, qui étaient maintenant à unecinquantaine de pas.

– Comme nous avons la vie dure, nousautres femmes ! disait cependant Mary Wood, qui était en veinede réflexions philosophiques ; et comme nous avons del’esprit ! En voici une qui n’avait ni plume, ni encre, nipapier, ni cassette, et qui s’est fait une cassette, des plumes, del’encre et du papier… avec rien ! Ah ! les femmes !les femmes ! Je ne sais pas s’il y a au monde une seule choseque les hommes sachent faire mieux que nous ! Boirepeut-être ; mais moi je bois autant que deux hommes !

Morris passait en ce moment son regardpar-dessus l’épaule de Mary Wood. D’un seul coup d’œil il lut lapremière ligne tracée sur le linge, et, s’élançant en avant avec uncri de stupéfaction ; il arracha le paquet des mains del’ancienne servante.

Les quatre valets accoururent aussitôt. MaryWood était restée un instant ébahie.

– Ah bah ! dit-elle enfin sans sefâcher. Pourquoi veux-tu me voler cela, Paddy… ou Patrick ? Tuvois bien que les morceaux de toile sont trop petits pour qu’on enpuisse faire une chemise. Rends-moi cela, mon beau garçon.

– Ce paquet est à moi, réponditMorris ; où l’avez-vous pris ?

Mary Wood leva son bras pour montrer le sommetdu cap ; mais elle le baissa aussitôt. Elle s’était ravisée.Son lourd visage prit une expression soudaine d’astuce.

– Ah ! Paddy, répliqua-t-elle, où jel’ai pris ? Cela vient de bien loin, mon beau gaillard bienloin, au delà de la mer… Allons ! rends-le-moi, mon fils, j’ytiens beaucoup.

– Ce paquet est à moi, répéta Morris.

Mary Wood éclata de rire.

– Ces sauvages ont leurs idées !murmura-t-elle. Voyons, Owen, je vais te donner assez de sous pouremplir ton vieux chapeau sans bords, mon fils. Sois bon enfant etne me force pas à te faire piquer par les épées de mes valets.

Ceux-ci dégainèrent à cet ordre implicite, etcoupèrent la retraite à Morris. L’énigme se compliquait pourMontrath et les deux jeunes femmes.

C’était plus qu’une énigme pour la pauvreFrances, dont le cœur défaillait à voir ces quatre épées nuesmenacer la poitrine de Morris. Elle mettait sa jolie tête pâlie endehors du parapet ; elle regardait et se retenait pour nepoint crier au secours.

Les matelots du canot avaient donné déjàquelques coups d’avirons pour regagner leur sloop ; mais, envoyant briller les épées de loin, ils virèrent de bord et firentforce de rames vers le rivage.

Morris compta de l’œil ses adversaires et semit en garde avec son shillelah. En même temps, il glissa dans sonsein le paquet de linge contesté.

Mary Wood fronça le sourcil, et son visagebronzé devint rouge.

– Vous jouez gros jeu, Paddy !murmura-t-elle. Voulez-vous me rendre ce paquet ?

– Non, dit Morris.

– Du diable si je ne suis pas fâchée defaire du mal à un si beau garçon ! grommela l’ancienneservante en toisant Morris de la tête aux pieds d’un œilamateur ; mais il me faut ces chiffons. John et Mick,attaquez-moi ce gaillard-là par devant ; Willie et Richard,prenez-le par derrière, et tâchez de le désarmer sans le tuer.

Les quatre valets s’élancèrent, mais un bondde Morris évita leur attaque, et ils se trouvèrent vis-à-vis lesuns des autres, tandis que Mac-Diarmid s’acculait à la base du cap,à quelques pas de là.

– Chargez-le ! s’écria Mary Wood,dont la tête échauffée se montait.

– Prenez garde ! dit Morristranquillement.

Les quatre valets n’avaient point un énormedésir de tenter l’aventure. Ils s’ébranlèrent néanmoins à la voixde leur maîtresse et marchèrent au-devant de Morris, serrés les unscontre les autres. Mac-Diarmid leva de nouveau son long bâton. Onentendit le bois sonner contre l’acier une demi-douzaine de fois.Deux des valets tombèrent avec une tache sanglante à la tempe.Morris était à vingt-cinq pas déjà, courant vers le rivage.

Frances joignait les mains ; ellesouriait, et remerciait Dieu tout bas. Ce n’était pas la premièrefois qu’elle voyait Morris sortir vainqueur d’une lutteinégale.

Le combat n’avait pas duré plus d’une minute.Les deux valets qui restaient saufs n’auraient point su direcomment Morris avait passé au milieu d’eux. Ils le regardaients’éloigner, ébahis et penauds.

Les deux autres s’agitaient sur le galet engémissant sourdement.

– Poursuivez-le !poursuivez-le ! criait Mary Wood, qui joignait intrépidementl’exemple au précepte.

Mais les pauvres diables de valets n’avaientgarde de recommencer la partie. De loin, les matelots du canotapplaudissaient et riaient. Mary Wood courait tant qu’elle pouvaitsur les traces de Morris. Elle atteignit le rivage au moment oùcelui-ci, qui ne se pressait point, montait dans la chaloupe.

– Vingt livres, si vous me le rendezgarrotté comme il faut ! s’écria-t-elle.

Les matelots lui ôtèrent leur chapeau avec unrespect ironique.

– Quarante livres ! s’écria-t-elleencore ; cent livres !

– Poussez ! dit Morris.

Les matelots nagèrent vers le gentil sloop duroi Lew, qui les attendait à deux encâblures du rivage. Mary Woodresta les pieds dans l’eau écumant de colère, blasphémant,gesticulant et criant.

Elle revint enfin vers ses laquais et leva sonpoing fermé du côté des ruines de Diarmid avec un geste demenace.

Montrath, Georgiana et Frances avaient toutvu ; mais le sens de cette scène, qui, pour eux, avait étémuette, leur était de plus en plus inexplicable.

Frances seule ne cherchait point à deviner.Morris était sauvé : elle ne demandait rien de plus.

V – ANCIENNE SERVANTE

Mistress Wood était arrivée à Galway le matinmême ; Montrath n’avait gardé que vingt-quatre heures d’avancesur elle. Le soir du jour où elle l’avait rencontré partant pourl’Irlande, elle était prête pour le voyage. Sa maison à Londres,bien que fort considérable, ne lui parut point suffisante pour uneexpédition de cette importance.

Elle doubla le nombre de ses gens et se trouvaà la tête d’une armée de huit laquais, sans compter ses femmes.

Il eût fallu attendre une semaine le départ dupaquebot allant à Cork. Mistress Wood, incapable de s’arrêter poursi peu, fréta un steamer tout entier, à condition qu’ilappareillerait le lendemain à la marée. Sur ce bâtiment, elleembarqua sa voiture, ses chevaux, ses huit laquais et sesfemmes.

Au lever du jour, Mary Wood était montéetriomphante sur le pont de son paquebot. Largesse àl’équipage ! C’était, nous l’avons dit, une femme généreusequi prodiguait volontiers les guinées du malheureux lordGeorge.

Elle s’installa dans sa cabine, luxueusementornée, avec une ample provision de rhum et de madère. Pendant latraversée, elle ne fut point oisive ; elle visita ses chevaux,regarda ses grands laquais, se promena sur le pont, dîna six heurespar jour et but le reste du temps. Les matelots du paquebotdéclarèrent après ce voyage qu’ils n’avaient jamais vu lady portersi glorieusement le rhum.

La fortune devait une traversée douce à unecréature si méritante. Le voyage fut heureux ; nulle tempêtene vint secouer l’ivresse béate de la bonne Mary, et ces troisjours de mer lui firent à peu près l’effet d’une nuit plus longue,après de plus copieuses libations.

On l’aurait prise fort au dépourvu si on luieût demandé pourquoi elle poursuivait lord George Montrath. Cedernier, en effet, ne lui refusait rien ; il était à genouxdevant ses moindres caprices.

Peut-être était-ce une vengeance instinctiveexercée sur cet homme qui avait été son maître ; peut-êtreétait-ce un calcul machinal qui consistait à faire incessammentacte de puissance, pour tenir Montrath en bride et rendre toutepensée de révolte impossible.

Et si tel était le but de Mary Wood, sa peinerestait en vérité fort inutile, car le pauvre lord ne songeaitpoint à regimber. Il payait, payait sans cesse, demandant grâceparfois, mais ne luttant jamais.

Il avait pour cela des motifs dont on peutexprimer en bien peu de mots la terrible importance.

Mary Wood le tenait pris entre les cornes d’undilemme qui le serrait comme une main de fer.

Si Jessy O’Brien venait à mourir, lord Georgeétait un assassin ; tant que Jessy O’Brien vivait, lord Georgeétait bigame.

Il y avait bien à dire que Mary Wood étaitcomplice dans les deux cas, et qu’en perdant le lord, elle seperdait elle-même. Mais les objections de cette sorte sont vaineslorsqu’elles s’adressent à de certains personnages.

Jusqu’au moment où le crime accompli avait misle lord en son pouvoir, celui-ci n’avait point connu Mary sous sonvéritable aspect. Il avait vu en elle un instrument silencieux etinerte ; il s’était dit : Je l’achèterai avec quelquespoignées d’or, et je l’en verrai végéter loin de Londres, dansquelques coin obscur, où elle mourra ivre et muette…

Dans cette persuasion, il s’était livrécomplètement à elle et l’avait chargée de le débarrasser de JessyO’Brien, de quelque manière que ce fût, sauf le meurtre.

Car le meurtre faisait peur à lord George, quiaimait à dormir tranquille.

Crackenwell devait être de moitié dansl’office de Mary Wood. C’était un malheureux qui ne demandait qu’àse vendre. Lord George n’avait pris aucune précaution ; tantil comptait sur l’humilité de ses complices. S’il se fût avisé decraindre l’un d’eux, ç’aurait été certainement sur Crackenwell quefussent tombés ses soupçons. C’était là l’erreur. Crackenwell,homme habile, devait user de son pouvoir avec mesure et l’exploitercomme un bon père de famille exploite la forêt qui le fait vivre.Mary Wood, au contraire, était un caractère indomptable, en mêmetemps qu’un esprit grossier. Sa passion favorite brochait sur letout et devait pousser jusqu’à l’absurde la tyrannie de sesexigences.

Elle commença par obéir. Elle partit une nuitde Londres, emmenant la pauvre Jessy condamnée. Montrath n’eutpoint de nouvelles de ce voyage, pendant lequel se jouait aucimetière de Richmond une scène impie : la tombe vide de sajeune femme se ferma. On grava sur le marbre le nom de JessyO’Brien, et milord attendit.

Des semaines se passèrent. Un beau jour, MaryWood revint ; elle lui demanda s’il voulait l’épouser.

Montrath, renversé d’abord par cetteproposition étrange, se remit bientôt, et crut pouvoir traiterl’ancienne servante du haut de sa grandeur. Mais celle-ci lui ôtapour jamais l’envie de parler en maître.

– Devenir votre femme, Montrath,dit-elle, c’est une idée comme une autre, mais je n’y tiens pasabsolument. Peut-être vaut-il mieux même que vous épousiez quelqueriche héritière : j’en profiterai.

Montrath lui donna une forte somme et parvintà la congédier. Le même jour, il reçut une lettre de Crackenwell,qui lui demandait modestement l’intendance de ses biens en Irlande.La lettre ne parlait point de la pauvre Jessy O’Brien. Mary Wood,de son côté, avait refusé obstinément de s’expliquer à cetégard.

– Soyez tranquille, Montrath, avait-elledit, vous n’entendrez point parler d’elle.

Au jour où se passaient les événements quenous avons racontés dans les précédents chapitres, Montrath n’ensavait pas plus long qu’alors. Il y avait menace au-dessus de satête, et sur ses yeux un bandeau.

Mary Wood cependant possédait infuse lascience de jeter l’or par les fenêtres ; cette science a laréputation d’être commune, ce qui constitue une très grave erreur.Sur dix hommes, il n’en est souvent pas deux qui puissent suffire àla fatigue de dépenser un million annuellement, sans faire uneseule chose utile.

Mary, elle, dépensait gaillardement sonmillion. À quoi ? c’est plus que nous ne pourrions dire, etMary elle-même en savait sur ce sujet moins que nous encore, s’ilest possible.

Les guinées coulaient entre ses mains comme unfluide glissant qu’on ne peut point arrêter au passage. Elleaffichait un luxe insensé, achetait tout, ne se servait de rien, etdissipait tous les jours de longs rouleaux de souverains, elle quiaurait pu tout aussi bien s’enivrer suffisamment pour quelquesschellings.

Ce que lord George lui donnait disparaissaitcomme par enchantement. Elle y allait de si grand cœur, que milordavait à peine le temps de rassembler les bank-notes qu’elle jetaitau vent chaque semaine. On eût dit vraiment qu’elle éprouvait unesorte de méchant plaisir à revenir si souvent à la charge.

Lord George ne refusait jamais.

Son riche mariage le mit à même, pendantquelque temps, de satisfaire à ces rudes exigences, mais il n’estsi opulent revenu qui ne s’épuise, et Montrath, depuis quelquesmois déjà, en était aux expédients.

Mary Wood, bien entendu, ne s’en inquiétaitpoint. Elle allait toujours le même pas, et faisait même desprogrès sensibles dans l’art de prodiguer son or, si aisémentconquis. Et, pour que ce flux de guinées n’interrompît jamais soncours, elle s’était habituée à ne pas perdre de vue lord George unseul instant.

D’autres visitent leurs terres, surveillentleurs fermiers, activent leurs gens d’affaires : Mary Wood,qui n’avait rien de tout cela, courait après George Montrath.

Et chemin faisant, elle mettait le pauvre lordà la torture. C’étaient tantôt des menaces adressées à lui-même,tantôt de mystérieuses et emphatiques paroles, prononcées devantlady Georgiana, qui devenait pâle à son aspect et laissait percerson épouvante.

Ce résultat divertissait fort Mary Wood. Ellen’était pas absolument méchante, ou plutôt sa pensée sommeillaittrop souvent pour qu’on pût lui appliquer cette épithète quisuppose la réflexion, mais elle aimait à faire peur. La frayeurqu’elle causait émoustillait son ivresse. C’était là une portion deson bien-être.

Ses autres goûts, à part le rhum, consistaientà se parer follement, à briller comme un soleil, à se couvrir dediamants et à rassembler la foule sur son passage. Peu luiimportait que l’on raillât, pourvu qu’on fît du bruit autourd’elle. C’était une véritable folie de servante qui cherchait à sepayer en grossiers triomphes des mépris essuyés autrefois.

Il était environ sept heures du matin lorsqueson paquebot entra dans le port de Galway. Elle voulut débarquertout de suite. On mit à terre son équipage avec ses chevaux, et cefut assise sur les moelleux coussins de sa voiture qu’elle fit sonentrée triomphale dans Galway, enfiévré par les élections.

Les rues étaient déjà pleines de peuple. Lesjours de fête se lèvent de bonne heure ; tous lespublic-houses étaient ouverts et le poteen commençait à coulercomme il faut. La voiture de Mary Wood allait lentement par lesrues encombrées : il y avait deux laquais sur le siège dedevant, deux femmes sur le siège de derrière, et les six autresvalets escortaient à pied.

Les bonnes gens du Connaught, rassemblés surle pavé de Galway, ne savaient point dire quelle était la princessequi leur faisait l’honneur de les visiter ainsi.

Un nom auguste circulait tout bas de bouche enbouche, et quelques voix s’élevèrent pour crier :

– Longue vie à Sa Majesté !

Mary Wood saluait gracieusement de la main, etdistribuait à la foule des couronnes et des schellings. La foule,émerveillée, hurlait d’enthousiastes bénédictions. On ne voyait enl’air que chapeaux lancés vers le ciel, on n’entendait que clameursjoyeuses, sous lesquelles couraient de respectueuxchuchotements.

– Musha ! qu’elle estbelle, la reine ! disait Bob la jambe de bois, en pressant sacourse inégale.

– Mais où donc est le princeAlbert ? demandait la sorcière Dorothée.

– Arrah ! murmurait JohnSlig, le tenancier sans bail, en caressant d’un regard envieux lalivrée rouge des laquais, voilà six généraux qui ne regardent pasle pauvre monde de travers !

Et Bob le boiteux, John Slig, la sorcièreDorothée et mille autres criaient en chœur :

– Longue vie ! longue vie à sagracieuse Majesté !

Marie Wood ne se possédait pas de joie. Lapopularité est douce chose, et les maniaques eux-mêmes savourentl’harmonie des vivats de la foule. – Mary Wood avait épuisé lespoches de sa voiture, qui naguère étaient pleines de schellings, etcependant elle n’était point lasse encore de son triomphe. Si sonportefeuille n’eût point été parmi ses bagages, elle l’eûtassurément jeté à la foule.

Mais les personnages illustres ont plus d’unmoyen de se rendre populaires, et, bien que l’argent soit en touspays le moyen le meilleur, on peut s’en passer quelquefois.

Mary Wood avait avisé à tous les chapeaux descocardes vertes et sur toutes les poitrines des rubans de la mêmecouleur. Elle fit signe à l’un de ses laquais, qui s’approcha etreçut un ordre à voix basse.

Le laquais s’éloigna, perçant les rangs de lafoule, qui s’ouvrit pour lui livrer passage, comme cela se doitquand la foule est courtoise et qu’il s’agit d’un général. Uninstant après, il revint avec un énorme paquet de rubans verts.

Mary Wood prit ce paquet, en fit un nœud largecomme les deux mains, et l’attacha au milieu des plumes ébourifféesde son chapeau de paille. Alors ce furent des cris frénétiques etcomme Galway n’en avait jamais entendu.

Mille voix s’élevèrent à la fois ; pas unchapeau ne resta sur les têtes ; il est douteux que leLibérateur lui-même, paraissant tout à coup avec sa perruquehistorique et la fameuse toque de velours vert brodée d’or, eûtexcité un enthousiasme pareil.

– Oh ! voyez, disait-on, Sa Majestéprend les couleurs du Rappel !

– Jésus ! que Dieu labénisse !

– Que Dieu lui conserve son boncœur !

– Par ma foi ! dit le cabaretierO’Neill, souverain maître de l’auberge du GrandLibérateur, je n’aurais jamais cru cela ! Ah !ah ! c’est l’évêque protestant qui va faire une laidegrimace !

– Et le doyen John Box ! dit Bob leboiteux.

– Et le vicaire Proot ! s’écria lavieille Dorothée.

– Et le shérif, et le bailli Payne, et lejuge Mac-Foote !

– Et Saunder Flipp, le misérablecoquin ! ajouta O’Neill en criant plus haut que les autres, etson patron James Sullivan !

La foule accueillit ce dernier nom par deshuées formidables. Quelques orangistes honteux, qui se glissaienttimidement à travers la cohue, durent se boucher les oreilles.

Mary Wood prenait au sérieux cette fête qu’onlui faisait, et n’eût point cédé, pour tout l’or du monde, lamoindre part de cette ovation inattendue. Elle aimait désormaisl’Irlande de tout son cœur, et, tout en saluant de la main à droiteet à gauche, elle faisait dessein de s’établir à Galway pour lereste de ses jours.

Une seule chose la chagrinait, c’était de voirtant de gens mal vêtus ; mais, au demeurant, avec quelquesmilliers de livres on pouvait donner à chacun de ces malheureux unhabit complet de gentleman : c’était l’affaire, de lord GeorgeMontrath.

Elle n’était pas au bout de son triomphe.

Comme elle entendait prononcer souvent autourd’elle le nom de William Derry, elle se prit à répéter ce nom parhasard. Ceux qui marchaient auprès de la voiture, l’entendirent etredoublèrent tout à coup leurs étourdissantes acclamations.

– Elle a crié pour William Derry, lachère petite reine ! dit-on bientôt de toutes parts ;oh ! le bon cœur ! oh ! le doux amour !

– Elle a crié ! répéta John Slig, jel’ai entendue. Mes chéris, dételons les chevaux et traînons lavoiture !

La motion eut un succès de prodige. Malgré lesefforts des six généraux, on détela les chevaux en un clin d’œil,et vingt ou trente garçons de bonne volonté se mirent à traîner lavoiture.

Mary Wood ne se possédait plus. Elle s’étaitlevée et se tenait debout, représentant assez bien un triomphateurantique sur son char. Elle gesticulait en poussant des crisperçants ; sa face immobile s’illuminait d’allégresse, et lesdeux caméristes – des princesses sans doute, – qui étaient assisessur le siège de derrière, s’attendaient à chaque instant à la voirse jeter, tête première, au milieu de la foule.

La procession s’arrêta enfin devant leprincipal hôtel de Galway, qui était situé au centre de la ville.Mary Wood descendit de son équipage et parvint jusqu’au parloir,portée sur les bras de ses sujets fidèles. Elle se laissa tomberdans un fauteuil, écrasée de fatigue et de joie. Le maître del’hôtel fit fermer les portes, mais on entendit longtemps encoreles cris de la foule au dehors.

C’en était fait, mistress Wood était repealerenragée. Elle but en déjeunant du madère, du sherry et du rhum, àla confusion éternelle des suppôts de l’orangisme.

Pendant qu’elle déjeunait, un de ses générauxgagna le port, afin de retenir une barque pour traverser labaie.

Le sloop du roi Lew était la plus jolieembarcation de Galway ; de plus, il était pavoisé du haut enbas aux couleurs du Rappel : le valet de Mary Wood ne pouvaitfaire un choix meilleur, et ce n’était pas trop d’un sloop pour unefemme de cette importance.

Elle eût préféré peut-être arriver au châteaude Montrath dans son magnifique équipage ; mais la route deGalway au cap Ranach est presque partout impraticable auxvoitures.

Au bout de deux heures de repos, mistress Woodsortit de son hôtellerie et remonta dans son équipage, dont leschevaux portaient maintenant de belles cocardes vertes. La foule seporta encore sur son passage, mais on ne la prenait plus pour lareine. Pendant ces deux heures, des bruits nouveaux avaient circuléde cabaret en cabaret. Mille versions s’étaient croisées, dont laplus vraisemblable portait que la noble étrangère était la jeuneépouse de Daniel O’Connell, marié tout récemment et en secret à unebonne fille de Kilkenny.

Ce n’étaient plus les mêmes acclamationsbruyantes, mais une sorte de respect attendri.

– Que la Vierge et les saints laprotègent ! disait-on. Le vieux Dan s’y connaît, le chercœur ! il a bien choisi, sur ma foi ! Quelle bellefemme !

– Il va venir ! il va venirbientôt ! et, avant midi, nous les verrons bras dessus, brasdessous, les deux chéris, se promener à pied, comme de pauvresgens, par la ville.

Mary Wood se renversait, affaissée, dans sonéquipage. Ces bruits parvenaient à son oreille comme un murmureconfus. Elle était dans ce moment de béatitude lourde qui suit lapremière excitation de l’ivresse.

Il eût fallu, pour l’éveiller, le triomphanttonnerre qui avait salué son arrivée.

Le roi Lew et ses matelots n’étaient pas toutà fait aussi crédules que les pauvres gens des campagnes répandusce matin sur le pavé de Galway. Mary Wood leur apparut ce qu’elleétait en effet : une créature ivre ; mais elle avait desplumes à son chapeau de paille d’Italie, des diamants et duvelours.

On l’accueillit à bord du sloop avec de grandsrespects, et l’on ne se moqua d’elle que tout bas.

Elle avait pris avec elle quatre de ses valetsseulement. Les autres, sur son ordre, étaient restés à Galway avecses femmes. De vagues idées de crainte venaient parfois à MaryWood, aux heures bien rares où elle était saine d’esprit. Ellesongeait en ces moments que lord George Montrath avait un biengrand intérêt à se défaire d’elle.

Cela était vrai. Et dans ce pays lointain, lesoccasions pouvaient se présenter assez favorables pour vaincrel’apathie de Montrath.

Considéré sous ce rapport, le luxe dedomestiques affiché par mistress Wood avait bien son utilité ;il en était de même du bruit qu’elle faisait de son fastueuxétalage.

Comment faire disparaître en effet, si bonneenvie qu’on en puisse avoir, une femme dont l’arrivée a soulevé uneémeute, et qui laisse derrière elle un bataillon de domestiquespour la réclamer au besoin ?

Qu’elle eût ou non fait ce calcul, Mary Woodse trouvait armée en guerre ; et il est probable qu’ellen’était point sans avoir songé à la nécessité où elle pourrait êtrede se défendre, puisque les quatre laquais embarqués sur le sloopportaient des épées par-dessus leur pacifique uniforme.

Après la grande bataille livrée par eux etperdue contre Morris Mac-Diarmid, Mary Wood se laissa emporter àune colère folle.

Elle revint vers eux et les frappa. Elle vomitcontre les pauvres diables étendus sur le galet toute la série deces blasphèmes savants que compose le peuple de Londres. Puis elleleur ordonna brutalement de se relever, et prit les devants par lesentier qui conduisait aux grottes de Muyr.

Par tout pays, le valet chérit l’insulte qu’onlui paie. On gagnait beaucoup d’argent chez Mary Wood : lesdeux laquais blessés se relevèrent de leur mieux, et marchèrent surses traces.

 

Le lord et les deux jeunes femmes avaientrepris la route de Montrath, et pas une seule parole n’avait étééchangée entre eux en chemin.

Ils se trouvaient réunis dans le salon deréception, vaste pièce meublée avec plus de richesse que de goût,mais dont l’aspect réveillait une idée de noble grandeur.

Georgiana et Frances s’étaient assises dansl’embrasure d’une fenêtre. Montrath se promenait en long et enlarge. Il semblait éviter les regards de sa femme, et ses yeux sedirigeaient à chaque instant vers la porte d’entrée.

Il redoutait l’arrivée attendue de quelqu’un,et il cherchait à peine à dissimuler cette crainte.

De temps en temps, lorsqu’il passait auprèsdes deux jeunes femmes, son pas se ralentissait involontairement,on voyait qu’il avait envie de parler, mais il n’osait pas.

La présence de Georgiana et de Frances lecontrariait évidemment. Il eût voulu se débarrasser d’elles à toutprix, car, dans la crise qu’il prévoyait, l’œil ouvert de deuxtémoins devait mettre le comble à sa détresse. Deux ou trois foissa bouche s’ouvrit pour prononcer une prière et manifester l’enviequ’il avait d’être seul. Mais il se retint toujours, et garda lesilence jusqu’au bout.

Chaque fois qu’il tournait le dos, dans sapromenade circonscrite, l’œil de Georgiana se levait sur lui et lesuivait, anxieux. Puis elle adressait un regard d’intelligence àFrances, qui se sentait monter au cœur des terreurs vagues.

On entendit la grille tourner sur ses gondsrouillés, un bruit de pas retentit dans la cour.

Montrath passait en ce moment juste en face deGeorgiana. Il s’arrêta court et prêta l’oreille, puis son regard seleva sur sa femme et lui adressa une muette prière.

Georgiana ne voulut pas comprendre, et ramenases longs cils sur sa joue pâlie.

Elle avait peur, mais elle désirait ardemmentsavoir. La présence de Frances lui donnait le courage de combattreson épouvante.

Montrath, depuis le premier moment où il avaitaperçu Mary Wood sur le pont du paquebot, gardait une apparenced’abattement complet. Il semblait n’avoir plus ni force ni vouloir,et s’inclinait, écrasé, sous la fatalité de son châtiment.

Il n’insista point auprès de Georgiana. Ilpoursuivit sa promenade.

Un des valets du château ouvrit la porte etannonça mistress Mary Wood. Frances ouvrit de grands yeux ;Georgiana, tremblante et prête à défaillir, mit son flacon de selssous ses narines.

Lord George resta cloué sur la planche où sonpied s’appuyait au moment où le nom de Mary Wood avait étéprononcé.

On entendit la voix de celle-ci dansl’antichambre.

– Faites-vous soigner, disait-elle à seslaquais blessés ; vous êtes ici comme chez moi, et tout doit yêtre à votre service. Montrath est mon meilleur ami.

Elle entra en achevant ces dernièresparoles.

– Un fauteuil, milord !poursuivit-elle ; je suis rompue de fatigue ; il vient dem’arriver une aventure au bas de la montagne, qui intéresse de bienprès Votre Seigneurie… mais je ne vous en dirai pas un mot, parceque vous devineriez des choses qu’il ne me plaît pas de vous fairesavoir. Faites-moi donner à rafraîchir, je vous prie.

Elle se jeta sur le fauteuil que lord Georgelui avait approché docilement.

– Ah ! ah ! reprit-elle enapercevant Georgiana et Frances, je vous salue, milady. Vous n’avezplus vos fraîches couleurs d’autrefois, savez-vous ! Maisquelle est cette jolie miss ? Est-ce que milord songe à untroisième mariage ?…

Cette dernière question fut murmurée d’unevoix presque inintelligible.

Georgiana tressaillit sur son siège et serraconvulsivement le bras de Frances, qui se sentit frémir.

Lord George demeurait immobile et commepétrifié devant Mary Wood. Celle-ci le regardait en face avec unsourire content.

VI – L’IVRESSE

Le silence régnait dans le salon. Mary Woodtenait ses grands yeux mornes fixés sur le lord.

Elle ne menaçait ni ne raillait. Un tiers,pénétrant dans le salon à l’improviste, eût été frappé par lecontraste qui existait entre le calme effronté de l’ancienneservante et l’effroi peint sur tous les autres visages.

Un valet entra qui apportait sur un plateau unflacon de rhum et des verres. Lord George savait ce que mistressWood entendait par le mot « rafraîchissement. »

Celle-ci prit un verre et le tendit au valetqui l’emplit.

– À votre santé, milady ! dit-elleen s’inclinant gravement.

Elle but, et tendit de nouveau sonverre ; le domestique l’emplit une seconde fois.

– À votre santé, miss ! reprit-elleen adressant un salut à miss Frances.

Elle vida son verre d’un trait, et ledomestique le remplit encore.

– Montrath, à votre santé !poursuivit-elle ; nous sommes de vieux amis, et je suis sûreque vous avez du plaisir à me revoir.

Une troisième fois le verre toucha sa lèvre,et se renversa vide. Sa joue s’anima, et son œil eut un éclair.

– Encore un coup, vieux Nick !dit-elle au domestique. Je boirai à votre santé comme à celle desautres, mon camarade. Qui sait si vous ne serez pas quelque jour unhomme d’importance ? Les valets de Montrath sont sujets àdevenir maîtres.

Elle but, replaça le verre sur le plateau, etajouta en se renversant sur son fauteuil :

– Allez au diable ! Nick, vieux fouque vous êtes !

Le valet sortit précipitamment, non sans jeterà la dérobée un regard vers son maître, qui détournait lesyeux.

Quand il eut regagné l’office, il raconta cequ’il avait vu.

Chacun glosa, mais tout bas, parce que lesgrands laquais de l’ancienne camériste étaient là quiécoutaient.

La fugitive rougeur que le rhum avait apportéeà la joue de Mary Wood n’avait fait que passer. L’éclair allumédans son œil s’était éteint au bout de quelques secondes ;elle était redevenue froide et morne.

Ses riches atours étaient dans le désarroi leplus absolu. Le vent de mer, la bourrasque essuyée et la fameusecourse sur le galet, à la poursuite de Mac-Diarmid, avaient briséses plumes, fripé ses rubans, taché son velours.

Ses traits, qui étaient dessinés régulièrementet qui, de loin, gardaient une apparence de beauté, se montraient,vus de près, grossiers et surtout ravagés. L’ivrognerie avaitimprimé profondément son stigmate sur ce visage brutal. On eût ditqu’il n’y avait point d’âme derrière ces traits, tant leur ensemblepeignait la stupéfaction pesante et l’inerte abrutissement.

Pendant quelques secondes elle resta renverséesur son fauteuil, savourant la chaleur que l’alcool développait audedans d’elle. Au bout de ce temps, elle se redressa lentement etmit son regard sur Georgiana.

– L’autre doit être encore plus pâle quecela maintenant ! murmura-t-elle d’une voix sourde et demanière à être entendue de lord George tout seul. À quoi pense-t-onquand on ne voit plus les vivants ?

Elle eut un sourire et reprit touthaut :

– À bas les orangistes, de par le nom deDieu ! Je suis la reine des bonnes gens de Galway, savez-vous,petite femme ? Ils se sont attelés à ma voiture et l’onttraînée comme des chevaux ! Ah ! ah ! c’est que jesuis une femme riche, milady : j’ai quatre laquais ici, àMontrath, et quatre laquais à Galway. Qui donc serait assez foupour tenter de m’assassiner ?

Les deux jeunes femmes échangèrent unregard.

Montrath, en qui une réaction se faisait,haussa les épaules avec colère.

– Asseyez-vous là auprès de moi,Montrath, dit Mary Wood, et ne haussez point les épaules, car je neveux pas me fâcher contre vous aujourd’hui. Asseyez-vous !

Lord George essaya de sourire, avança unfauteuil et s’assit.

– Où est Robert Crackenwell ?demanda Mary Wood.

Et, sans attendre la réponse, elleajouta :

– Sur ma foi, ce Paddy que j’ai rencontrélà-bas sur le rivage, est bien le plus beau garçon du monde !Vous donneriez beaucoup pour savoir la fin de cette histoire,Montrath. Figurez-vous que le coquin a fêlé le crâne de deux de mesgens et m’a volé mon paquet de linge… un paquet dont vous donnerieztout de suite mille guinées, milord ?

Montrath, tout en gardant avec effort son aird’indifférence, écoutait attentivement. Quelques mots prononcésdéjà sur ce sujet par l’ancienne camériste avaient éveillé trèsvivement sa curiosité.

– J’ai vu quelque chose de ce combat dontvous parlez, Mary, dit-il. Ces dames et moi, nous étions accoudéssur le parapet, au pied des tours de Diarmid.

Mary le regarda, inquiète, puis elle se prit àsourire innocemment.

– Folle que je suis !murmura-t-elle ; la montagne est trop haute pour que du sommetà la base vous ayez pu lire par-dessus mon épaule, milord, comme cebeau garçon de Paddy. Ah ! ah ! vraiment, ajouta-t-elle,milady était là ? et la jolie miss aussi ? Ma foi !vous avez dû vous amuser tous les trois, car John et William sonttombés sur le galet comme deux brutes qu’ils sont, et leurs épéesne pesaient pas une plume contre le bon bâton du Paddy !

– Mais pourquoi ce combat ? demandaMontrath timidement.

Frances et Georgiana tendirent l’oreille.

Mary regarda le lord en dessous, et secoualentement sa tête empanachée.

– Si je vous disais cela, murmura-t-elle,vous en sauriez presque aussi long que moi, milord… et c’est bienassez déjà que le Paddy m’ait surpris la moitié de notresecret !

Montrath ouvrit son œil avide.

– Notre secret ! répéta-t-il, unhomme a pu découvrir ?…

– Et un bel homme, je vous en donne maparole ! grand, bien fait, œil vif, longs cheveux…

– Mais que sait-il ? et de quiparlez-vous ?

– Il sait ce que vous avez envie desavoir, Montrath. Il est… ma foi je n’en sais trop rien ; jel’appelle Paddy, parce que, sur trois mangeurs de pommes de terre,il y en a deux qui se nomment ainsi. Mais j’ai des raisons pourcroire que son vrai nom… attendez ! quel nom y avait-il surces chiffons de toile ? Morris, je crois.

– Morris ! s’écria le lord entressaillant.

– Oui… je crois bien que c’était Morris…mais cela m’est égal.

– Et il sait quelque chose de… ?

Milord n’acheva pas. Son regard glissa de côtéjusqu’aux deux dames, dont les figures attentives semblaientguetter ses paroles au passage.

Frances surtout se penchait en avant et ledévorait des yeux. Elle semblait plus impatiente que Georgianaelle-même.

En elle, désormais, il y avait deux intérêtséveillés, et celui de ces intérêts qui se rapportait à MorrisMac-Diarmid n’était pas le moins puissant.

Elle n’avait plus, à vrai dire, ce qu’ilfallait de liberté d’esprit pour juger selon le vrai la position deGeorgiana. L’idée de Morris l’absorbait. Ce qu’elle épiait avecardeur, c’étaient les paroles qui avaient trait à Morris. Elledevinait un danger nouveau, suspendu au-dessus de la tête deMac-Diarmid. Toute autre crainte disparaissait devant celle-là.

Cependant ces événements rapides et mystérieuxqui s’étaient succédé autour d’elle depuis quelques heures, avaientnécessairement modifié son opinion sur lord George Montrath. Ellevoyait maintenant ce qu’il y avait de fondé dans les craintes deGeorgiana. Un crime était au fond de la conscience du lord, et lepouvoir inouï de cette bizarre créature, Mary Wood, ne pouvaitévidemment avoir une autre origine.

Mais ce crime, au lieu de concentrer sesinquiétudes sur son amie, ramenait impérieusement sa pensée versMorris.

Morris aussi était en face du lord ! Sonnom dans la bouche de Montrath avait un accent ennemi.

Il résultait d’ailleurs des paroles échangéesentre Mary Wood et le lord que celui-ci avait des motifs toutrécents de craindre Morris Mac-Diarmid. Et c’est chose mortelle qued’inspirer des craintes à qui ne recule point devantl’assassinat !

Frances écoutait. Elle cherchait à surprendrela pensée du lord, pour le combattre. À quelque prix que ce fût,elle voulait défendre Morris : – car, à mesure que la positionde Mac-Diarmid devenait plus critique, Frances se sentait l’aimerdavantage. Il y avait dans son cœur un trésor de dévouement.

Le regard de Montrath n’avait fait que glissersur les deux jeunes femmes ; mais il avait remarqué leurattention, et son malaise s’en était augmenté. Entre Mary Wood,qu’il savait disposée à ne rien ménager, et ces regards quil’épiaient ardemment, il subissait une véritable torture.

– Voyez, Fanny, murmura lady Montrath àl’oreille de sa compagne, comme il souffre et quel est sur lui lepouvoir de cette femme !

Frances ne répondit point et fit un geste quidemandait le silence, parce qu’on venait encore de prononcer le nomde Morris.

– Ce Morris, avait dit Montrath enbaissant la voix jusqu’au murmure, vous a enlevé un objet au bas dela montagne. J’ai vu cela. Au nom du ciel, Mary, en quoi cet objetpeut-il tenir à nos secrets, et que dois-je craindre ?

Mary bâilla.

– Parlez plus haut, dit-elle. Ces joliesdames tendent le cou tant qu’elles peuvent, et ont peine à vousentendre.

Montrath se leva, pourpre de colère ; sabouche s’ouvrit tandis qu’il jetait à sa femme un regard irrité.Une parole brutale était sur sa lèvre ; mais il se retint parun effort violent, et marcha vers les deux dames en essayant desourire.

Il prit la main de Georgiana et la baisa.

– Milady, lui dit-il avec douceur, jevous rejoindrai tout à l’heure dans votre appartement. Cettemalheureuse ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de lajeune femme, cette malheureuse a des secrets qu’elle ne peut pointrévéler devant une étrangère : – son regard désignait Frances,qui se leva aussitôt. À bientôt, milady ! Veuillez faireagréer mes excuses à miss Roberts.

Georgiana quitta son siège sans mot dire etgagna la porte. Mary Wood éleva la voix, comme si elle eût vouludonner au lord un démenti exprès.

– Eh bien ! eh bien ! dit-elle,ces chères belles nous quittent ? Tant pis, ma foi ! carje m’ennuie quand je finis seule avec vous, Montrath.

Les deux jeunes femmes franchirent le seuil,et la porte retomba sur elles.

Montrath cacha son visage entre ses mains. Iln’avait plus rien qui le forçât à se contraindre ; sa poitrinerendit un gémissement sourd.

– J’en mourrai ! dit-il. Mary !Mary ! vous me tuez !

– Que disais-je ? s’écria Mary. Iln’y a pas d’homme aussi ennuyeux que vous dans le tête-à-tête,Montrath. Que diable ! je n’ai encore rien dit à cette petitefemme, et vous devriez m’en savoir gré !

– Vous appelez cela ne rien dire ?répliqua piteusement le pauvre lord, mais vos demi-mots valent unerévélation tout entière !

– Alors, j’étais bien bonne de megêner ! dit mistress Wood tranquillement ; je parleraiplus clairement une autre fois.

– Non, Mary ! non ! ayez pitiéde moi ! Que vous ai-je fait ?

– Je n’en sais rien, mais qu’importecela, milord ? Votre cheval ne vous a rien fait non plus,pourtant vous ne vous gênez point pour le frapper à coups decravache. Chacun a ses petits caprices.

La lèvre de Montrath saigna entre ses dentsconvulsivement rapprochées. Il se prit à arpenter la chambre àgrands pas.

Mary le laissa faire, pendant quelquessecondes, puis elle frappa du pied avec impatience.

– Allons, Montrath ! allons !du ton d’un pédagogue qui morigène un enfant turbulent ; venezvous asseoir auprès de moi, et faisons nos petitscomptes !

Montrath obéit aussitôt.

– Vous ne voulez pas me dire ce que jedois craindre de ce Morris ? demanda-t-il.

– Le Paddy comment diable voulez-vous queje sache cela ?

– C’est que ce Morris, reprit Montrath,était le fiancé de Jessy O’Brien.

– Ah ! bah ! fit l’ancienneservante, dont l’œil alourdi exprima une manière d’intérêt, lepauvre bon garçon ! eh bien ! alors, gare à vous,Montrath !

– Au nom du ciel ! dites-moi…

– Volontiers, je vais vous dire qu’il mefaut mille livres à l’instant même, je suis à sec.

La figure de milord ne bougea pas. Elle nepouvait aller plus loin dans l’expression de la détresse, mais sesdeux mains, croisées sous sa veste de chasse, étreignirent sapoitrine.

– Sur mon honneur, Mary, répliqua-t-il,sur mon honneur de gentilhomme ! je vous ai tout donné ;je n’ai plus rien.

– Peuh ! fit l’anciennecamériste ; vous m’avez dit cela bien des fois, Montrath, etnous avons toujours fini par trouver quelque chose. Comment,diable, milord, ajouta-t-elle tout à coup en fronçant le sourcil,vous me faites faire des voyages et vous ne voulez pas lespayer ! Vous partiez pour l’Irlande : ne fallait-il pasbien que je vous suivisse, afin de voir un peu ce que deviennentnos domaines ? Ne fallait-il pas bien fréter un paquebot pourmoi toute seule, augmenter ma maison, jeter de l’or à ces bonnesgens de Galway, qui m’ont prise pour la reine ? car ils m’ontprise pour la reine, Montrath poursuivit-elle en se rengorgeant, jevous le jure sur l’honneur ! de l’honneur, moi aussi !Qui n’en a pas ? Ils criaient : Longue vie à SaMajesté ! Ah ! ah ! ah ! ah ! J’auraisvoulu avoir la valeur de votre domaine en bank-notes pour le jeterà ces bonnes gens qui me prenaient pour la reine ! Vous necroiriez pas cela, vous, Montrath, qui êtes un pince-mailles :rien que pour venir de Galway ici, il m’en a coûté centguinées !

– Cent guinées ! répéta le pauvrelord.

– Cent guinées, oui vraiment ! etencore je n’ai pris qu’un sloop avec douze hommes d’équipage. S’ily avait eu dans le port un brick tout prêt, j’aurais préféré cela.J’aurais mieux aimé encore un trois-mâts, et si j’avais pu mettrela main sur un vaisseau de guerre…

– C’est de la folie furieuse ! ditMontrath.

Mary haussa les épaules.

– Faites apporter du rhum,dit-elle ; et, cette fois, qu’on ne remporte pas leflacon.

Lord George sonna. Le valet revint avec sonplateau, qu’il déposa sur un guéridon, près de Mary Wood.

– À la bonne heure ! dit-elle en seversant un grand verre : nous allons pouvoir causerraisonnablement. Montrath, je bois à la santé de vos deuxfemmes.

VII – LE CŒUR DE MORRIS

Lord George se tourna vivement vers la porte,pour voir si le valet qui avait apporté le plateau avait puentendre ce toast accusateur.

– À la santé de vos deux femmes !répéta Mary Wood ; elles sont charmantes toutes les deux,savez-vous ? voulez-vous point me faire raison,milord ?

– Parlez plus bas, de grâce !…commença Montrath.

– Laissez donc ! nous sommes icichez nous, Votre Seigneurie et moi. Qui donc trouverait à redire ànos paroles ? Où est Robert Crackenwell ?

– À Galway, répondit Montrath.

– Ah ! ah ! c’est un coquin quine manque pas d’esprit ; je ne serais pas fâchée de le revoir.À présent que j’ai bu à vos deux femmes, milord…

– Je vous en supplie, plus bas !

– Moi, je vous supplie de me laisserfaire à ma guise ! À présent que j’ai bu à vos deux femmes àla fois, je vais boire à chacune d’elles en particulier. Prenez unverre, milord, et faites-moi raison. À la santé de JessyO’Brien !

Montrath ne cherchait point à dissimuler sonagitation croissante ; il traversa la chambre d’un pas rapide,et ouvrit brusquement la porte principale, afin de jeter un coupd’œil dans la chambre voisine. Il n’y avait personne dans cettechambre.

Montrath, rassuré de ce côté, revint sur sespas et ouvrit de même la porte par où les deux jeunes femmesétaient sorties. Là encore il ne vit personne, mais un léger bruitse fit entendre, et il lui sembla voir remuer la draperie de laportière qui lui faisait face.

Derrière cette draperie il y avaitun corridor qui menait aux appartements de Georgiana. Montraths’élança et jeta le rideau de côté avec violence : le corridorétait silencieux et vide.

– Allons, Montrath, allons ! disaitde loin Mary Wood, voilà qui est agir un peu trop sanscérémonie ; vous me laissez seule pour courir après desfantômes. Je crois bien que je finirai par vous rendre fou. Voyons,revenez avec moi, et trinquons à la santé de notre pauvre JessyO’Brien.

Ce nom parvint jusqu’aux oreilles du lord, quiavait fait deux ou trois pas dans la galerie ; il se retournavivement et revint dans le salon, en ayant soin de fermer toutesles portes derrière lui.

– C’est là un jeu terrible, Mary !dit-il avec cette voix étouffée des gens que tient la peur ;vous pouvez y perdre presque autant que moi !

– Bah ! fit l’ancienne servante enremplissant son verre pour la troisième fois ; je n’ai peur derien, vous savez, Montrath… et puis, pourquoi ne pas boire à lasanté de ceux qui se portent bien ?

– Avez-vous donc des nouvelles ?

– De Jessy ? j’en ai reçuaujourd’hui même.

– Où est-elle ?

– Milord, dit Mary gravement, il ne fautpoint être si curieux. Qu’il vous suffise de savoir qu’elle n’apoint envie de mourir de sitôt, et que, du fond de son tombeau,elle pourra bien nous enterrer tous tant que nous sommes.

– Mais pourquoi me cachez-vous saretraite, Mary ?

– C’est une idée qui me vint tout desuite. La pauvre fille était si douce ! je me dis :Milord pourrait bien quelque jour l’enfermer ailleurs ; alors,moi, je n’aurais plus mon gage. J’aurais beau dire : Milordest bigame, milord est assassin…

– Plus bas ! au nom de Dieu, plusbas !

– Il n’y a là pour nous entendre, milord,dit Mary dont la voix prit pour un instant une mordante amertume,que les vieux portraits de vos ancêtres, et le diable sait si vosancêtres valaient mieux que vous ! Pour en revenir, une foisque vous auriez envoyé mon ancienne maîtresse en France, enAmérique, n’importe où, je crois que je serais mal venue à venirvous demander deux mille livres sterling tous les quinze jours… etj’ai besoin de cela pour vivre, Montrath.

Mary éleva son verre de rhum et regarda lejour au travers.

– Si vous m’aviez épousée, milord,reprit-elle d’un air distrait, c’eût été pour vous un bien bonmariage ! Qu’a pu vous apporter en dot lady Georgiana quelquevingt mille livres de revenu ? Je vous coûte le double. Endevenant mon mari, vous eussiez gagné cent pour cent.

Montrath ne répondait point. Il demeuraitsilencieux et soumis devant les grossières railleries de cettefemme, comme il était resté vaincu en face de ses menaces. Il yavait dans sa posture et dans la piteuse expression de saphysionomie une sorte de comique plaintif. À le voir ainsi battusans pitié, le rire fût venu jusqu’aux lèvres, mais il s’y seraitglacé, parce que, derrière cette situation grotesque, il y avaittout un lugubre drame.

Mary Wood était en goût de parler.

– Cent pour cent et rien àcraindre ! Ma foi, Montrath ! vous devez être auxregrets. Mais je ne suis point jalouse de lady Georgiana,vraiment ! la preuve, c’est que je bois à sa chère santé.Saluez au moins, Montrath, puisque votre verre restevide !

Lord George s’inclina machinalement.

– À quelle heure allez-vous me donner mesmille livres ? demanda mistress Wood.

– Écoutez-moi, Mary, répondit lelord ; vous savez bien que je ne puis pas vous refuser…

– C’est juste. Après ?

– Vous savez bien que j’obéisscrupuleusement à vos moindres caprices…

– Vous faites sagement.Ensuite ?

– Vous devez croire à ma parole, lorsqueje vous affirme que je ne possède pas la somme dont vous avezbesoin.

– Il faut vous la procurer, dit Mary Wooden étouffant un bâillement.

Quand Mary Wood bâillait, c’était signe detempête.

– J’y ferai mes efforts, s’empressa dedire Montrath ; je vous jure que je n’épargnerairien !

– Tout cela m’est égal, interrompitl’ancienne camériste ; ce que je vous demande, c’est l’heure àlaquelle je puis compter sur mes mille livres.

Montrath faisait d’héroïques efforts pour nepoint se jeter sur cette femme et l’étrangler. Son visage,d’ordinaire si froid, disait énergiquement sa colère contenue, etmistress Wood, qui le regardait en face, n’était pas sansdistinguer parfaitement les symptômes de cette rage rentrée.

Mais c’était une femme intrépide : rienn’était capable de l’effrayer.

– Si vous pouviez me tuer, murmura-t-elletranquillement, ce serait là un fameux coup, milord ! Je nesais trop si j’aurais à m’en plaindre, et si le rhum lui-même vautle sommeil qui dure toujours. Ce que je sais bien, c’est que mamort vous laisserait un fier héritage ! Ah ! ah !s’écria-t-elle en changeant de ton tout à coup, vous deviendriez lemaître de vous-même, car Robert Crackenwell vous laisse à peu prèstranquille, à ce que je vois. Vous auriez, comme autrefois, de quoicourir, de quoi parier, de quoi jouer : tout ce qu’ilfaut ! tout ce que je vous prends ! Mais vous ne metuerez jamais, Montrath, parce que votre argent me sert à prendremes précautions. Je fais du bruit ; on me regarde. Je suisconnue comme Fanny Elssler ou comme Grisi. On se dirait :Qu’est-elle devenue ? Et justement je me suis arrangée demanière à laisser derrière moi, çà et là, une douzaine de personnesqui répondraient : Lord George Montrath l’a tuée.

Le lord haussa les épaules d’un aircontraint.

– Qui songe à cette folie ?murmura-t-il.

– C’est moi, quelquefois, Montrath, etvous, très souvent. Ne vous défendez pas ; cela m’estindifférent, et vous ne sauriez croire jusqu’à quel point je suistranquille de ce côté. Mais vous ne m’avez pas dit encore à quelleheure je toucherai mes mille livres.

Lord George fit un geste de dépitdésespéré.

– Je ne les ai pas, murmura-t-il ;je vous dis que je ne les ai pas ! Vous fouilleriez tous lesrecoins du château sans trouver la moitié de cette somme !

– Il faut chercher hors du château,répliqua froidement Mary Wood.

– Mes ressources sont épuisées.

L’ancienne servante frappa du pied avecimpatience.

– Voilà déjà deux fois que vous me faitesde ces difficultés misérables ! dit-elle ; Montrath, jen’aime pas cela ! Puisque vous ne voulez pas fixer le moment,je m’en chargerai moi-même. Il faut quatre heures environ pouraller à Galway et en revenir ; j’attendrai que vous ayezenvoyé mettre en gage les diamants de milady.

Deux gouttes de sueur perlèrent aux tempes delord George, dont le rouge visage devint tout blême, tant futviolent l’effort qu’il fit pour se contenir.

Mary Wood ne parut point y prendre garde.

– À votre santé, Montrath, dit-elle enpoursuivant ses libations. Voilà une affaire entendue. Aujourd’huije dînerai avec vous, et je coucherai probablement au château. Jepuis me permettre cela : j’ai laissé à Galway assez de genspour dormir chez vous sur mes deux oreilles. Les jours suivantsj’irai et je viendrai. Nous agirons ensemble comme de vieux amisqui ne se veulent point gêner. À présent, je ne vous retiensplus ; allez arranger cette bagatelle des diamants, et faitesen sorte que votre messager soit de retour à l’heure dite.

Lord George sortit, la tête basse, sansprononcer une parole.

Mary Wood roula le guéridon qui supportait saprovision de rhum auprès d’un sofa, et s’y étenditpaisiblement.

 

Morris Mac-Diarmid, en quittant la prison deson père, avait pris la route de Kilkerran, qu’il avait déjàtraversée en sens inverse le matin de ce même jour, à la suite del’assemblée des Molly-Maguires dans la galerie du Géant.

Son intention était de rôder autour du châteaude Montrath et d’y pénétrer au besoin, pour s’aboucher avec un desvalets de lord George, qu’il avait connu autrefois fermier dans lepays, et dont il espérait tirer des renseignements sur la fin de lapauvre Jessy.

Tout en cheminant, les événements qui venaientde se passer dans l’enceinte de la prison de Galway, occupaientinvolontairement sa rêverie. Il revoyait la douce figure de cettebelle jeune fille qui s’était jetée au-devant du coutelas de maîtreAllan, le geôlier, pour défendre sa vie, à lui, Morris.

Il ne la connaissait point. Pourquoi cetintérêt qui était assurément plus que de la pitié. Elle avait diten parlant du vieux Miles Mac-Diarmid : Il est innocent, nousle sauverons ! Il eût voulu la remercier.

Mais cette reconnaissance qu’il éprouvait pourelle n’était en rien de l’amour.

Ce n’était point une rivale pour la mémoire dela pauvre Jessy, et le cœur de Morris était tout entier à sonsouvenir. Mais il souriait à l’image évoquée de Frances, dont il nesavait point le nom ; il joignait ses mains sur son durshillelah.

Il était bien loin en ce moment de ceslaborieuses méditations où son patriotisme l’entraînait naguère.Son cœur était trop plein ; les affections intimes enchassaient victorieusement les préoccupations politiques. Son but,si ardemment suivi jusque-là, au milieu d’infatigables labeurs,disparaissait à son regard. La patrie se voilait devant lesaffections de la famille violemment réveillées.

Il ne pouvait penser qu’à son père et à Jessy.Et encore à cette blonde enfant qui lui avait promis le salut deson père.

Il y avait bien longtemps que Morris n’avaitfermé l’œil, et ses jambes fatiguées demandaient du repos ;mais il ne voulait point dormir avant d’avoir éclairé le mystèrequi entourait la fin précoce de Jessy O’Brien. Il voulaitinterroger et savoir.

En sortant de Galway, il entra dans lapremière ferme venue, et y reçut l’indigente hospitalité de lacampagne irlandaise ; quelques pommes de terre apaisèrent safaim ; un verre d’usquebaugh galvanisa sa lassitude. Il repritson chemin le long de la côte. En route il aperçut, lui aussi, lesloop du roi Lew qui gouvernait vers la pointe du Ranach. Mais sapensée était ailleurs ; il franchit les monts de Kilkerran,côtoya les clôtures du grand parc de Montrath, et gagna la routequi passait sous le château, cette même route que l’Héritière avaitsuivie dans les ténèbres pour aller des Mamturks à la galerie duGéant.

De la route au château, il n’y avait qu’unecourte avenue, dont la pente rapide gravissait en ligne droite leflanc de la montagne.

Morris fit quelques pas dans cette direction,puis il s’arrêta, irrésolu. Dans ce château était l’homme qui avaitenlevé autrefois Jessy O’Brien aux doux bonheurs de sa jeunesse,qui l’avait épousée par contrainte, et qui l’avait tuée !

Cet homme, Morris ne voulait point le mettre àmort, mais il allait le rencontrer peut-être et se trouver face àface avec lui.

Morris s’interrogea. Il se demanda si sa mainne se lèverait pas malgré lui, et s’il aurait la force de ne pointfrapper.

La veille il aurait pu répondre de lui-même,mais le retour de Mickey avait réveillé le souvenir de l’injure.Mickey avait parlé d’un crime, et Morris n’avait plus en ce moment,pour combattre l’idée de la vengeance, cette robuste volonté queles événements de la nuit avaient abattue.

Il était homme en ce moment ; il ne sesouvenait que de Jessy assassinée. Il s’arrêta, indécis, entre sacolère et cette voix de la prudence qu’il écoutait depuis silongtemps.

Son œil était sombre et ses sourcils froncés.Son regard se fixait sur le château de Montrath, comme s’il eûtvoulu en renverser les solides murailles. Ses doigts se crispaientautour du bois de son shillelah.

Un instant, la colère l’emporta, et au lieu desuivre l’avenue, il s’élança dans le taillis qui la bordait, ensecouant sa longue chevelure.

Mais quelques secondes après, on aurait pu levoir revenir sur ses pas et reprendre, pensif ; la route quiconduisait à la grève.

Il semblait s’éloigner du château àregret ; il allait, tête baissée, et perdu dans sesréflexions.

Ce fut à ce moment que Frances et ladyGeorgiana le découvrirent au pied des tours de Diarmid. Le sloop duroi Lew arrivait de l’autre côté de la pointe ; Morris nepouvait encore l’apercevoir.

Il ne voyait point non plus les deux dames etle lord contempler la scène du haut de leur immense balcon.

Il marchait toujours, suivant les sinuositésde la grève, vers la base du cap. De but, il n’en avait point, etc’était le hasard qui le conduisait sur cette route.

Car son véritable but était le château deMontrath, et, depuis qu’il l’avait dépassé sans y entrer, sa courseallait à l’aventure.

À l’instant où il s’engageait dans les rochersqui séparaient la grève du galet, le sloop du roi Lew jetaitl’ancre hardiment au milieu des écueils.

L’attention de Morris fut éveillée, et lorsquela chaloupe, tourmentée par le ressac, menaça de sombrer à quelquesbrasses du rivage, Morris s’élança pour porter secours.

Nous savons que les bons matelots du roi Lewn’avaient pas besoin de son aide. Morris, intrigué d’abord parl’extravagant aspect de Mary Wood, était revenu bien vite à sespensées, dont rien n’était capable de le distraire longtemps.

Il n’avait point vu tomber ce pain que MaryWood avait ramassé sur le galet, et, lorsque l’ancienne servante lelui lança en manière d’aumône, il n’y fit qu’une médiocreattention. Il fallut son nom prononcé pour le mettre en éveil, etson nom fut prononcé par ce que Mary Wood, en son accès de joyeusehumeur, lisait à haute voix la première ligne du manuscrit deJessy, ce cri de détresse de la pauvre fille enterréevivante :

« Morris oh ! Morris ! à monsecours !… »

Mac-Diarmid, après s’être emparé du paquet delinge, ne se rendait nul compte de la manière dont ce paquet étaitparvenu entre les mains de la femme inconnue.

– Cela vient de bien loin, lui avait-elledit, avec ce prodigieux esprit de ruse et d’à propos querencontrent parfois les maniaques.

Serré de près, il n’avait pu interrogerdavantage, et il s’était donné tout entier à la défense de sa chèreproie.

C’était l’écriture de Jessy ! en tête ilavait lu son nom, tracé par la main de Jessy !

Dès ce premier moment, un espoir vague luiemplit le cœur. Jessy vivait-elle encore ?

Dès qu’il fut dans la barque, il tira de sonsein sa conquête précieuse et la pressa contre son cœur. Puis il seprit à lire avidement.

Jessy vivait ! Ce qu’il lisait, c’étaitsa plainte ! Elle lui demandait aide et secours. Oùétait-elle ?

– Morris, mon garçon, lui demandèrent lesmatelots, pourquoi diable vous êtes-vous battu avec les laquais decette folle ?

Morris ne répondait point.

– Venez-vous avec nous à Galway ?dirent encore les matelots.

– Non, répliqua Morris.

– Où voulez-vous que nous vousmettions ?

– À terre, le plus près possible duchâteau de Montrath.

– Nous n’avons qu’à retourner sur nospas, dirent les mariniers, mais gare aux laquais de lafolle !

Les rameurs nagèrent de nouveau vers lerivage. Mary Wood et ses laquais avaient dépassé déjà le sommet duRanach ; il n’y avait plus personne pour voir ce qui sepassait sur la plage.

Morris sauta hors de la chaloupe, franchit legalet en quelques bonds et disparut dans la fissure qui servaitd’entrée à la galerie du Géant.

– Jésus ! disaient les matelots duroi Lew en le voyant courir ; voici Mac-Diarmid devenufou !

Mac-Diarmid s’était accroupi derrière leslèvres de la fissure, le dos tourné au jour. – Et il lisait. Soncœur se fendait. De grosses larmes roulaient sur sa joue.

Il y avait en lui une joie qui allait jusqu’audélire et aussi un poignant désespoir.

De temps en temps ses pleursl’aveuglaient : il ne pouvait plus lire.

Alors il joignait ses mains, et son âmes’élevait vers Dieu.

Jessy ! Jessy ! Jessy ! Ilavait ce nom plein le cœur.

Tout son être s’élançait vers la prisoninconnue où Jessy pleurait et se mourait.

– Plus d’autre tâche ! il fallaitsauver Jessy ! Qu’importait la bataille commencée ?

Morris n’avait à donner qu’une vie !Oh ! sa vie ! sa vie ! toute à Jessy !

VIII – BEAU RÊVE

La galerie du Géant était silencieuse etsolitaire autant que nous l’avons vue bruyante et remplie, dans lanuit de l’assemblée des Molly-Maguires. Morris était accroupi toutprès de l’entrée, afin d’avoir du jour. Il s’adossait à la paroioblique de l’étroit passage ; sa tête restait tournée versl’intérieur de la caverne.

Il dévorait avidement chaque page dumanuscrit, s’arrêtant parfois pour baiser l’écriture aimée ou pouressuyer ses yeux que les pleurs aveuglaient.

– C’est bien vrai !murmurait-il ; c’est moi ! c’est moi tout seul qui lui aifait ce malheur ! Mon père et mes frères l’auraientsauvée ; mais moi… oh ! que maudit soit monorgueil ! Devais-je croire que Dieu eût permis la chute de cetange ? devais-je me la représenter jamais autrement que pureet sans tache. Je l’ai jetée dans cette tombe où elle m’appelle envain : c’est par moi qu’elle souffre, par moi seul !Oh ! Seigneur Dieu ! écoutez ma prière, et permettez-moide la sauver !

Il tournait la page. Le parfum de résignationqui embaumait chaque ligne du récit de la pauvre fille amollissaitle cœur de Morris. Son âme s’affaissait, énervée par ladouleur ; ce n’était plus ce rude courage bravant tout, etsachant se raidir contre toute plainte qui n’était pas celle del’Irlande.

Le souvenir de la patrie elle-même se voilaitdevant l’image de la jeune fille. Il tressaillait à son crid’agonie. Tout le reste était oublié ; il avait plus rien enlui qui ne fût affection.

Pauvre enfant ! que sa plainte étaitdouce ! comme elle ignorait le reproche et que de bel amour ily avait dans son martyre ! Le nom de Morris était à chaqueligne. Du fond de sa misère, si sa prière s’élevait vers Dieu,c’était pour Morris autant que pour elle ! Et comme ellesouffrait pourtant ! que son agonie était lente etcruelle !

Morris lut le récit de son enlèvement sur lelac Corrib ; il lut avec des tressaillements de colère lerécit de l’orgie dans le château de Montrath.

Puis vint le voyage de Londres. Il vit Jessyderrière une fenêtre, à la villa de Richmond, épiant son arrivée etremerciant Dieu qui lui envoyait le salut.

Hélas ! remerciant Dieu trop tôt !car cette main qui devait la protéger l’avait poussée tout au fondde l’abîme !

– Je l’ai trahie, disait Morris ; jel’ai livrée malgré mon père, malgré mes frères qui savaient l’aimermieux que moi !

La servante saxonne qui semblait placée auprèsde Jessy pour railler sa captivité, mettait du froid dans lesveines de Morris ; ce nom de Mary Wood éveillait, en lui commeun pressentiment sinistre.

Il l’abhorrait d’instinct et il la redoutaitavant même d’avoir lu la partie du récit qui montrait cette MaryWood accompagnant Jessy dans son mystérieux voyage, etl’abandonnant au fond de la prison qui devait lui servir detombeau.

Rien ne lui disait cependant qu’il venait devoir cette Mary Wood, et que les quatre épées qui tout à l’heureavaient menacé ensemble sa poitrine, étaient sorties du fourreausur l’ordre de la servante saxonne.

Dans la prison, Jessy restait seule. LaSaxonne remontait vers le jour, et il se faisait du côté de laporte un bruit qui retentissait jusqu’au fond du cœur deMorris : le bruit des pierres qu’on scellait pour élever unmur et fermer cette tombe ! Cette tombe ! oùétait-elle ? Jessy parlait de Londres. Dans Londres si vaste,où tant de mystères se cachent, comment : la retrouver ?Et puis, elle n’était pas sûre d’être à Londres ; il y avaiten ce long voyage des heures passées on voiture et la mertraversée. C’était le monde, en quelque sorte, qu’il fallaitexplorer. Et pendant cela Jessy attendait ; Jessy mourante,qui l’appelait et qui tâchait d’espérer encore !

Morris reprenait le manuscrit d’une maintremblante ; il y avait bien des pages encore, et peut-êtrecontenaient-elles une indication, un signe qui pût servir depremier jalon à sa recherche.

Il lisait, mais l’ignorance de Jessy restaittoujours la même. Elle était séparée des vivants : qui donceût pu lui dire le lieu de sa retraite ?

Hélas ! hélas ! il y avait des joursque ces lignes étaient tracées ! Jessy, pauvre martyre, que desouffrances depuis lors !

Morris acheva la partie du manuscrit que nousconnaissons sans avoir rien appris de ce qu’il désirait siardemment savoir.

Le manuscrit continuait encore quelques pages,et l’écriture en était visiblement changée ; les caractèresdevenaient mal assurés : la main de Jessy avait tremblé en lestraçant.

 

« Deux semaines se sont écoulées,disait-elle, depuis que je n’ai causé avec vous, Morris. J’étaistrop faible ; la fièvre me retenait clouée sur macouche ; j’aurais bien voulu vous écrire, car cela me soulageet me fait du bien, mais je ne pouvais plus.

« C’est bien long, deux semaines !quinze grands jours ! Il me souvient qu’une fois, au temps oùj’étais heureuse, je fus obligée de garder le lit un mois à laferme de notre père.

« Ô Morris ! quel doux mal que celuiqui attire autour de notre couche tous ceux que nousaimons !

« Nuit et jour il y avait quelqu’unauprès de moi pour s’enquérir de ma souffrance, et m’encourager etme consoler. La noble Héritière s’asseyait au pied de monlit ; elle me servait, moi, pauvre fille, comme si j’eusse étéson égale. Que Dieu la bénisse ! Je n’ai jamais oublié sondigne cœur, et quand je vais aller vers Dieu, je lui parleraid’Ellen. Notre père venait aussi bien souvent. Qu’il est bon,Morris et qu’il y avait pour nous tous de tendresse en sonâme ! Dites-lui que je l’aime et que je pense à luitoujours !

« Aucun de nos frères ne se dispensait devisiter la pauvre malade. Mickey, dont l’amitié ne m’a pointoubliée, j’en suis sûre ; Natty, Sam, Larry, les compagnons demon enfance, si complaisants à mes jeux, si doux à mescaprices ; Dan, notre joyeux Owen, et Jermyn, qui venaitmettre sa blonde tête d’enfant sur mon oreiller, et qui pleurait àme voir souffrir.

« Et vous, Morris, et vous ! Lesautres allaient et venaient ; ils étaient mes amis, vous étiezmon fiancé. Comme vous m’aimiez ! Les veilles avaient pâlivotre noble visage. Vous étiez là, épiant mon désir, interprétantma plainte. Quand je m’endormais, mes yeux, en se fermant, voyaientvotre affectueux sourire ; quand je me réveillais, mon premierregard vous retrouvait souriant et faisant effort pour me cachervotre inquiétude. J’étais bien heureuse au milieu de ma peine, et,lorsque vint la convalescence, j’avais presque regret à meguérir.

« Quelle différence, mon Dieu !entre les jours d’alors et ceux d’aujourd’hui ! Ici la maladieest bien cruelle. Je suis seule, nulle main secourable ne vientadoucir mon mal, nulle voix amie ne console ma souffrance. Leslongues nuits de fièvre m’apportent leurs terreurs. J’entends desbruits qui me glacent, et des voix effrayantes parlent de mortautour de moi, dans les ténèbres.

« Personne ne retournait ma couche,durcie sous le poids de mon corps. Ma lèvre était ardente ; lasoif desséchait mon palais ; il y a loin de mon lit au vasequi contient l’eau que l’on me donne à boire. Je ne pouvais lesaisir…

« Cela vous paraîtra une bien petitesouffrance, au milieu de mon martyre, Morris, mais j’aurais donnéle reste de mes jours pour une goutte de cette eau que je voyais siprès de moi ?

« Ah ! la soif ! quand lafièvre met du feu dans la poitrine ! Il me semblait parfoisque vous alliez venir pour me donner un peu de cette eau. Je vousappelais, je vous disais d’avoir pitié de moi qui mourais de soifet qui étais trop faible pour me traîner jusqu’à cetteeau !… »

La respiration de Morris sifflait dans sapoitrine oppressée. Ce mal affreux que dépeignait la pauvre Jessy,Morris le sentait au décuple. Sa lèvre était aride et sa languedesséchée n’humectait plus son palais en feu.

« Je croyais bien que j’allais mourir,reprenait Jessy, et je priais Dieu de tout mon cœur qu’il vous fîtheureux, Morris, sur la terre et dans le ciel. Je me sentais plusfaible d’heure en heure ; il me semblait que mon esprits’égarait en ce trouble qui précède, dit-on, la dernière heure.

« La vie est pour moi un fardeau bienpesant, mais je n’avais point de joie à sentir la mort s’approcher.Pour mourir heureuse, Morris, il me faudrait vous revoir.

« Vous revoir, ne fût-ce qu’uninstant ! Oh ! que Dieu me prenne après ce bonheur, et jebénirai sa clémence.

« C’était une sorte de sommeil apathique,un engourdissement suprême ; je ne souffrais plus guère ;j’avais oublié jusqu’à ma soif. Je crois que je suis restée lamoitié d’un jour ainsi. Le soir une chaleur courut par mesveines ; mon sang se reprit à couler, brûlant ; la fièvreme ressaisit.

« Mais j’étais si faible ! ce chocsoudain acheva de m’abattre ; mes yeux se fermèrent et jem’endormis.

« Quelle nuit, Morris ! et quelrêve ! Je n’espère plus que Dieu me donne le bonheur ici-bas,mais, quoi qu’il arrive, jamais je n’éprouverai de joie plus grandeni plus complète.

« Mon rêve commença par reproduire latriste réalité.

« J’étais couchée sur mon lit, et mon œilregardait cette eau tant convoitée. Il se fit un bruit dans lapartie de ma prison la plus éloignée de moi ; au même lieu oùj’avais entendu, le jour de mon arrivée, cet autre bruit sourd etsinistre annonçant qu’un mur s’élevait entre moi et la vie.

« C’étaient des sons réguliers et quidevenaient plus forts à chaque instant.

« – On va venir, me disais-je ; lemur qui ferme ma tombe va céder sous ces coups de marteau… et quevais-je faire pour me défendre, moi qui ne puis quitter macouche ?

« Je pensais à lord George Montrath, etje priais la Vierge Marie de m’appeler au ciel, avant que cet hommeparvînt jusqu’a moi. Les coups redoublaient. En même temps une voixse faisait entendre derrière la muraille qui déjà chancelait.

« J’écoutais, tremblante d’espoir, carcette voix, je croyais la reconnaître pour la vôtre. Mais voussavez comme sont les rêves, Morris ; les choses fuient et setransforment au gré de mystérieux caprices. Cette voixchangea : c’était celle de Mary Wood, la servante saxonne.

« Mon cœur se glaça ; je me bouchailes oreilles pour ne plus entendre. J’avais beau faire, j’entendaistoujours et les coups qui retentissaient sur la pierre, et la voixde Mary Wood qui ne cessait de me menacer. Tout à coup, la muraillecéda, et la prison s’emplit d’une vive lumière, qui éblouit mesyeux habitués aux ténèbres. Mary Wood s’élança vers mon lit ;elle avait un couteau à la main et chancelait en marchant, commeune femme ivre.

« Vous étiez derrière elle, Morris, etvous vous hâtiez vers mon lit pour me défendre, mais quelque chosearrêtait vos pas. Vous alliez bien lentement, et le couteau de MaryWood menaçait déjà ma poitrine que vous n’étiez pas encore arrivéau milieu de la chambre.

« Mes yeux ne se fermèrent point devantle couteau levé, et ma main toucha mes lèvres pour vous envoyer unbaiser d’adieu.

« Mary Wood riait et raillait votrelenteur. Au moment où la pointe de son couteau effleurait mapoitrine à la place du cœur, une forme blanche que je n’avais pointaperçue jusqu’alors se mit entre elle et moi.

« C’était une belle jeune fille, ausourire sérieux et recueilli ; son front pur avait unecouronne de cheveux blonds qui retombaient en grappes le long deses joues, et montraient çà et là ces reflets perlés que j’aisouvent admirés chez les femmes de Londres.

« Elle me regardait d’un air où il yavait de la tendresse et de la mélancolie.

« – Je viens vous sauver, me dit-elle,parce qu’il vous aime.

« Mary Wood agitait ses bras et cherchaità m’atteindre, mais la jeune fille lui mit sa main blanche surl’épaule, et la repoussa si loin que je ne la vis plus.

« – Levez-vous, me dit-elle.

« Je me levai, sans garder souvenir de marécente maladie. J’étais forte, et je n’avais plus peur.

« Elle vous dit d’approcher, Morris, etvous obéîtes.

« Elle avait, pris ma main ; vouslui donnâtes la vôtre ; elle les joignit toutes deux en levantson doux regard vers le ciel avec une expression de tristesse.

« J’étais heureuse plus qu’on ne peutl’être sur cette terre ; vous aussi, Morris. J’aurais vouluconsoler ce bon ange, qui semblait souffrir auprès de notrebonheur.

« Mais tout changea, autour de nous. Lajeune fille n’était plus là. Au lieu de ma prison, c’étaient lesmurs amis de la ferme de notre père.

« La table était préparée. Il y avaitdessus, outre les pommes de terre, de la viande comme au saint jourde Noël. C’était une grande fête.

« Notre père Miles occupait la placed’honneur ; à sa droite était la noble Ellen ; j’allai meplacer à sa gauche comme d’habitude. Nos frères s’asseyaient,autour de la table, et tout le reste de la salle était rempli devoisins et d’amis qui parlaient de danse et d’épousailles.

« Le gai soleil de mai entrait par lesfenêtres ouvertes, et il y avait si longtemps que je n’avais vu lesoleil ! J’étais parée comme pour une danse, et sur ma tête ily avait des fleurs.

« Vous aviez, vous aussi, Morris, vosplus beaux habits et des fleurs à votre boutonnière.

« Tout à coup je compris que c’étaitnotre mariage ! Chacun nous souriait et nous souhaitait dubonheur. Des chants partout, de douces causeries, et des présentsd’amis. Seulement, quelque part dans l’ombre, je voyais la figurede cette belle jeune fille qui m’avait sauvé la vie. Elle sevoilait derrière ses longs cheveux blonds dénoués. Elle était bientriste.

« J’aurais voulu la consoler, Morris,mais tant de joie me rendait folle : je ne pouvais songer qu’àvous.

« Hélas ! hélas ! jem’éveillai, Morris ! mes yeux s’ouvrirent ; il n’y avaitplus là ni rayon de soleil, ni sourires, ni fleurs ! Le sombrecrépuscule qui me tient lieu de jour commençait à poindre à traversla meurtrière.

« Je revis les murs noirs de ma prison.Hélas ! nulle main n’avait levé la pierre de ma tombe. Maistant de joie m’avait en quelque sorte ranimée. Je me sentaisrevivre davantage ; j’eus la force de quitter ma couche et deme traîner jusqu’au vase rempli d’eau-. J’y trempai ma lèvre.

« Depuis ce moment ma fièvre s’est calméepeu à peu. Je suis bien faible encore ; mais je puis vousécrire. Que me faut-il de plus ? Je vis pour vous aimer,Morris, et pour espérer de vous revoir.

 

« Je ne croyais pas craindre la mort, monDieu ! mais cette mort qui me menace est si lente et sicruelle !

« Morris, voici deux jours qu’on ne m’apoint jeté mon pain… »

L’œil de Mac-Diarmid s’arrêta, fixe et tendusur cette dernière ligne. Le souffle s’arrêta dans sa fortepoitrine.

Il n’osait plus aller au delà.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il en pressant son front à deux mains ; c’est tropsouffrir ! Pitié !

« … Je ne souffre pas encore de la faim,reprenait Jessy, mais je n’ai plus qu’un pain, et ce pain m’estnécessaire pour servir d’enveloppe à ma longue lettre.

« Il est temps de la clore, Dieu veuillequ’elle tombe entre vos mains !

« Je regrette ce pain, car c’est un jourde vie, et qui sait si, durant ce jour, vous ne seriez point venuenfin à mon aide ? Mais ce paquet de linge, tombant au dehorsse perdrait ; l’humidité en effacerait l’écriture. Il y a bienlongtemps que j’ai pensé à creuser un pain pour y introduire cettelettre et la lancer ensuite par la meurtrière, à la garde deDieu.

« À Londres, il y a, dit-on, de la misèrecomme chez nous, et beaucoup de gens qui ont faim. Ils ramasserontce pain, et peut-être son contenu vous parviendra-t-il.

« Je vais attendre quelques heuresencore, puis je vous dirai mon dernier adieu. »

Il y avait au-dessous un espace blanc, etcomme une trace de larme.

Au-dessous encore il y avait :

« Adieu, Morris ! la faim est venue.Si je gardais ce pain plus longtemps, je ne pourrais résister, etje le mangerais.

« Adieu, Morris ! »

 

Mac-Diarmid demeura quelques instants commefrappé de stupeur. Puis il se leva et bondit hors de la fissure. Iltraversa le galet en courant. Des paroles sans suite tombaient deses lèvres, et il faisait des gestes insensés.

C’est que sa tête se perdait, et qu’il sesentait devenir fou.

Combien y avait-il de jours que ces dernièresparoles étaient tracées ?

Au moment où elle écrivait ces lignes, Jessyse mourait, – se mourait de faim ! Était-elle morte ?N’avait-il retrouvé ce semblant d’espoir que pour s’enfoncer plusprofondément en sa détresse ?

– Loin, bien loin ! avait dit lafemme inconnue ; le pain venait de bien loin !Disait-elle vrai ? était-il temps encore de secourir la pauvrevictime ? et s’il en était temps, où aller ? quefaire ?

Morris courait au hasard et sans savoir. Ilavait franchi le galet, les rochers et une partie de la grève.L’idée que cette femme était au château de Montrath traversa sonesprit troublé ; il s’élança vers le château. Mais il s’arrêtabientôt, parce qu’il sentait qu’il était le seul espoir de lapauvre Jessy. Après lui, nulle chance de salut ne restait. Or, auchâteau de Montrath, la retraite devait être moins facile que surla grève, et les épées sauraient bien trouver là le chemin de soncœur.

Il prit sa course vers la ferme des Mamturks,afin de partager son secret avec ses frères.

– Ils l’aiment bien ! se disait-ilen marchant à grands pas. Quand je leur aurai dit ce que je sais,je pourrai risquer ma vie et entrer au château de Montrath, car ily aura derrière moi de bons cœurs pour achever ma tâche.

Il arriva sur le versant de la montagne,harassé de fatigue et baigné de sueur. Le jour avançait ; laporte de la ferme était grande ouverte.

Morris entra. Il appela ses frères. La petitePeggy accourut à sa voix, tremblante et toute pâle.

– Oh ! Mac-Diarmid, dit-elle,n’êtes-vous pas à vous battre ? il n’y a personne ici. Owen etKate sont partis depuis bien longtemps : la pauvre Katepleurait et Owen était bien triste. On est venu chercher Dan etMickey pour aller se battre là-bas dans le bog de Clare-Galway, oùles habits rouges sont en train de tuer les Irlandais. Vous netrouveriez personne de ce côté du lac. Mac-Diarmid, on se batdepuis ce matin. Tout le monde est parti, les hommes et lesfemmes !

Morris demeurait debout et immobile au seuilde la salle commune. Les paroles de l’enfant glissaient comme devains sons sur son oreille fermée. Quand elle eut fini de parler,il promena son regard autour de lui avec égarement.

– Personne ! murmura-t-il. Morte defaim ! morte de faim !

IX – LA CROIX DE SAINT-PATRICK

Owen Mac-Diarmid dormait dans un des petitsbâtiments accolés à la ferme du Mamturk. Il était étendu sur le litoccupé par le vieux Miles avant sa captivité. La première moitié dujour allait finir.

C’était l’heure, à peu près, où les dragons dela Reine tombaient dans le piège tendu par les Molly-Maguires.

Owen avait un sommeil pénible et agité. Sonvisage, si joyeux d’ordinaire, et dont tous les traits semblaientfaits pour exprimer la gaieté, avait dans son repos une apparencede tristesse soucieuse.

Kate Neale n’était point couchée sur le litauprès de lui, comme d’habitude. Elle était assise sur uneescabelle, et sa tête seule, lourde et abattue, s’appuyait à lacouverture. Un désespoir morne pesait sur elle. Son jeune visageavait perdu jusqu’à sa douceur, car ses sourcils se fronçaient avecmenace, et sa lèvre contractée murmurait de tragiques paroles.

Parfois, de loin en loin, une larme venaitencore et tremblait au seuil de sa paupière, mais elle sedesséchait bien vite : sa paupière brûlait. Quelques minutespassèrent. Owen s’agitait toujours en son sommeil, et sa plaintesemblait ne point arriver jusqu’à l’oreille de Kate.

– Je ne puis plus rester ici,murmura-t-elle d’une voix brisée ; il faut que je parte !Je suis la fille de Luke Neale. Luke Neale est mort assassiné…Owen ! mon mari… Je crois qu’il m’aime encore… mais là, – là,devant mes yeux je vois toujours le corps pâle de monpère !

Elle s’arrêta et se dressa toute droite sur sachaise. Ses cheveux, ramenés en avant, inondèrent sa joue.

– Il m’aime encore, reprit-elle, lesais-je ?

Sa prunelle glissa entre ses longs cils et sefixa un instant sur Owen.

– Il dort, dit-elle : qu’il estbeau ! Seigneur, Seigneur ! Oh ! j’avais toutoublié !… j’avais oublié trop vite, mon Dieu ! et il nem’était pas permis d’être heureuse !

– N’avancez pas ! dit Owen en cemoment avec cet accent précipité que donnent les rêves, ne la tuezpas ! je l’aime !

– Est-ce de moi qu’il parle ?murmura la jeune femme avec un amer sourire.

Son regard se fixait sur Owen, qui restaitbouche béante et respirait avec effort. Elle se leva et vint semettre debout à la tête du lit. Ses bras se croisèrent sur sapoitrine. Son œil avait perdu ses rayons. Un découragement froidétait sur son visage.

– Qu’il m’aime ou non, dit-elle, oùprendre désormais un motif d’espérer ? Il faut que jem’éloigne, s’il m’a laissée pour obéir au signal de ce feumystérieux qui brûlait sous les tours de Diarmid. Oh ! monpère ! mon père !

Elle prit à deux mains son cœur endolori, etleva ses yeux secs vers le ciel.

– Je n’ai pas de forces, dit Owen dansson rêve ; je ne peux pas la soulever, – et ils vontvenir !

Kate ne comprenait point, parce qu’elle étaitévanouie au moment où Owen l’avait emportée dans ses bras, hors del’atteinte des Molly-Maguires.

Elle cherchait à deviner.

La pensée qu’Owen, affilié aux sociétéssecrètes, avait pu tremper dans l’assassinat de son père, auraitbrisé sans retour le bonheur de sa vie.

– Sauvée ! s’écria tout à coup Owen,qui se souleva tout droit pour retomber aussitôt sur l’oreiller enpoussant un long soupir.

Kate le contemplait, inquiète, attendant uneautre parole. Un monde de pensées s’agitait dans le cerveau de lapauvre jeune femme.

Le sommeil d’Owen était désormais paisible etmuet.

Kate demeura encore quelques secondesattentive. Puis ses yeux se mouillèrent.

– C’est moi, dit-elle, je crois que c’estmoi ! J’étais auprès de lui cette nuit quand je me suiséveillée.

Elle se pencha doucement, et posa un baisersur le front d’Owen endormi. Puis elle se mit à genoux et pria Dieupour lui. Puis encore elle jeta sur ses épaules l’étoffe lourde età peine séchée de sa mante rouge.

Son pas chancelant se dirigea vers la porte.Avant d’arriver au seuil, elle se tourna bien des fois pourregarder Owen. Son cœur se fendait.

Tout auprès de la porte, elle s’arrêta,composant avec elle-même et se disant :

– Je puis bien attendre encore un peu.Quand il sera tout près de s’éveiller, je m’en irai.

Owen fit un mouvement qui semblait annoncer lafin de son sommeil. Elle rassembla son courage et franchit leseuil. La porte retomba sur elle avec un bruit qui retentitjusqu’au fond de son âme. C’était la dernière fois qu’ellel’entendait.

Mickey et Sam dormaient encore, couchés sur lapaille commune. Kate traversa la salle des repas sans êtreaperçue.

Au dehors, elle prit sa course vers le sommetde la montagne.

Le soleil de juin versait à flots sa radieusechaleur. Tout était gai, calme, souriant. La nature était en fête.Kate cheminait péniblement ; des sanglots soulevaient sapoitrine ; elle ne pleurait point, parce que ses yeux tarisn’avaient plus de larmes. Où allait elle ? Elle ne savait.Elle voulait s’enfuir loin, bien loin de son bonheurperdu !

Au moment où elle était partie, Owen arrivaità cette période du sommeil où le moindre son fait ouvrir les yeux.Le bruit de la porte qui retombait suffit à l’éveiller. Il sedressa sur son séant, et regarda tout autour de la chambre.

– Kate, dit-il, où êtes-vous ?

La pauvre Kate, n’avait garde de répondre.Elle dépassait en ce moment les derniers arbres du petit bois dechênes verts qui entourait la ferme de Mac-Diarmid. À mesure queKate s’éloignait de la maison, sa force semblait revenir, sa tailles’était redressée, sa volonté s’affermissait, et son pas se hâtait,plus assuré.

Owen s’étonna que son appel fût demeuré sansréponse. D’ordinaire, au premier son de sa voix, il voyait accourirKate si joyeuse ! Le beau sourire de la jeune femme éclairaittous les jours son réveil. Mais il n’eut, dans ce premier moment,aucune inquiétude. Le souvenir des événements de la nuit restaitconfus en lui ; sa mémoire sommeillait encore ; il avaitseulement sur le cœur ce poids vague dont la sourde gêne engage àne point fouiller ses souvenirs.

Il appela une seconde fois, et le silencecontinua. Il était tout habillé sur son lit. Il se leva.

Aucun des vêtements de Kate n’était à sa placehabituelle. Owen remarqua surtout l’absence de la mante rouge, quela jeune femme prenait seulement lorsqu’elle allait au loin. Ilressentit à ce moment le premier aiguillon de la crainte.

– Pauvre Kate ! murmura-t-il ;que lui dire ? comment lui rendre son bonheur ?

Son regard se dirigea vers la porte de lasalle commune ; il était impatient de voir Kate, et en mêmetemps il redoutait sa présence. Il vit la salle vide et ses deuxfrères endormis ; la porte du dehors était ouverte.

– Kate est sortie sans moi, se dit Owentristement ; elle est allée s’asseoir sous les arbres dubosquet.

Il poussa un gros soupir. D’ordinaire, lessentiers de la montagne ne les voyaient jamais l’un sansl’autre.

Il sortit et fit quelques pas au dehors. Sonregard, où l’angoisse se peignait déjà, s’élança, perçant et avide,vers le sommet de la montagne. Une exclamation de plaisir s’échappade ses lèvres, et son front se dérida. À perte de vue et tout auhaut du sentier qui gravissait le mont, il venait de voir un pointrouge se glisser entre les roches blanchies. À cette distance,l’œil d’un mari pouvait seul distinguer et reconnaître. Owen aimaitKate.

Il bondit en avant, souple et agile. La routeque la jeune femme avait mis une demi-heure à parcourir, il lafranchit en quelques minutes.

Au sommet de ce premier pic de la chaîne desMamturks, se trouve un petit lac de forme ronde, où prend sa sourcele torrent de la Deele, qui va se jeter dans le lac Mask.

Sur les bords dépouillés de cette espèced’entonnoir, dont la sonde, dit-on, n’a jamais trouvé de fond,s’élève une vieille croix clonmacnoise, dont les dentelles depierre ont bravé l’effort du temps. Sur sa base carrée, où troisétages de niches contiennent de nombreuses figures de saints, sepose un trèfle à jour dont le centre évidé représente cette figurehéraldique que le blason nomme une croix patée.

Comme tous les monuments de ce genre, cettecroix est en vénération profonde dans le pays. On y vient enpèlerinage de Tuam, de Galway ; de Loughrea et jusque deRoscommon. Au commencement de l’hiver, une grande foule entourechaque année son piédestal moussu ; des offrandes sontsuspendues parmi le lierre antique qui court en longs festonsautour de ses bras sculptés.

Le respect qu’elle inspire est si grand, quela piété publique n’a jamais osé toucher à la pierre sainte, et l’alaissée s’incliner d’année en année au-dessus du petit lac.

Aux yeux de l’étranger, la croix, qui estdédiée à saint Patrick, paraît menacer ruine ; mais les bonnesgens du Connaught n’ont à cet égard aucune inquiétude, parce que lebras du saint est robuste, et que jamais il ne laissera tomber sacroix.

Quand Owen arriva au sommet de la montagne, ilvit Kate agenouillée au pied de la croix de Saint-Patrick.

La jeune femme avait les deux mains appuyéessur la pierre, et sa tête s’inclinait sur ses mains.

Owen s’arrêta court et s’assit derrière uneroche, à cinquante pas du lac. Il n’osait point troubler la prièrede Kate.

La prière de Kate dura longtemps ; ellerestait toujours immobile, la tête sur la pierre. Après un quartd’heure d’attente, Owen crut voir de loin l’étoffe de sa mantes’agiter et tressaillir.

En même temps, un bruit étouffé de sanglotsparvint jusqu’à lui. Kate s’affaissa sur elle-même et joignit sesmains sur ses genoux. Bien qu’on ne vît point son visage, ledésespoir se lisait dans cette attitude lassée.

La pauvre Kate semblait ne plus pouvoir porterle fardeau de sa peine.

Owen avait les larmes aux yeux ;incapable de se contenir davantage, il allait s’élancer vers elle,lorsque la jeune femme se releva et tourna la tête du côté de sacachette. Elle était pâle comme Owen ne l’avait jamais vue, même ences jours mauvais qui suivirent la mort de Luke Neale. Un feusombre brûlait dans son œil.

Elle s’avança, les bras croisés sur sapoitrine, jusqu’au bord de l’eau.

Sa tête se pencha sur le précipice, comme siune force invisible l’y eût attirée. Un instant Owen la vit enéquilibre au-dessus de l’abîme. Il poussa un grand cri et prit sonélan.

Kate se retourna : elle le reconnut ettomba sur ses genoux.

Owen, en arrivant près d’elle, se laissa choirà ses côtés ; il était sans force, son émotion l’écrasait.

– Ô Kate murmura-t-il, que vous ai-jefait ?

La jeune femme tourna sur lui des yeuxégarés ; elle avait toujours sur le visage ce même masque demorne désespoir. Elle ne répondit point.

Owen prit ses mains froides et les serracontre son cœur.

– Vous vouliez vous tuer !dit-il.

Ces paroles semblaient déchirer sa lèvre aupassage.

– Je voulais me tuer, répondit Katefroidement.

– Et pourquoi ? s’écria Owen,pourquoi ?

– Parce que je souffre trop.

Owen voulut répliquer, mais sa voix s’arrêta,dans sa gorge. Il resta un instant sans parler ni se mouvoir. Puisil se mit à genoux et implora sa femme d’un regard muet.

Kate restait glacée.

Owen attira sa tête sur son sein. Kate lelaissa faire, mais son visage garda son immobilité froide. Owen setordait les bras et regardait le lac d’un œil de convoitise.

– Oh ! Kate ! Kate ! jesouffre plus que vous ! dit-il.

La jeune femme fit un mouvement faible ;sa paupière battit et ses lèvres remuèrent.

– On ne peut pas souffrir plus que moi,murmura-t-elle.

Un incarnat fugitif vint à sa joue ; sarespiration siffla plus oppressée et sa poitrine se souleva. Puistout à coup ses sanglots éclatèrent et son visage fut inondé delarmes. Elle jeta ses bras autour du cou d’Owen et se serra contrelui avec un élan d’irrésistible tendresse.

Owen pleurait aussi et lui rendait caressepour caresse.

– Vous m’aimez ! vous m’aimez !dit-elle, dès qu’elle put parler. Je le sais, je le crois…

– M’avez-vous donc soupçonné,Kate ?

– Oui… et que j’ai souffert !Dites-le-moi bien, Owen. N’est-ce pas, n’est-ce pas que vousm’aimez ?

– Je vous aime, Kate, de toutes mesforces, de toute mon âme !…

– Merci ! Encore, Owen !encore ! j’ai tant souffert !

Mais tout à coup Kate se renversa en arrièreet pâlit. Son œil se fixa sur l’œil d’Owen, qui se baissa.

– Si vous m’aimez, dit-elle, oùétiez-vous cette nuit ?

Le sourire d’Owen se glaça, et toute sa joies’enfuit.

– Où étiez-vous ? répéta-t-elle.

Owen ne pouvait pas répondre ; mais ilétait Irlandais, et quel Irlandais fit jamais à son imagination unappel inutile ? Son front s’éclaira d’espoir.

– Vous gardez le silence ? dit Kate.Ce n’est pas à moi, en effet, que vous pouvez révéler ce terriblemystère. Je suis la fille de Luke Neale, Owen… de Luke Neale, queles Molly-Maguires ont assassiné !

Owen se taisait encore. Il réfléchissait.

– Vous gardez le silence ? repritKate ; vous ne voulez pas me dire que le feu de Ranach-Headvous a guidé cette nuit vers la galerie du Géant.

– Je ne puis vous dire cela, en effet,Kate, répliqua Owen doucement, car je mentirais.

La jeune femme le regarda d’un air soupçonneuxet à la fois désireux de croire.

– Oh ! que ne m’avez-vous demandéplus tôt le motif de mon absence, chère ! reprit Owen ;que de larmes épargnées ! que de folles terreursévitées !

Kate n’osait point encore se réjouir, maisl’espoir éclairait son visage.

– Parlez ! parlez !murmura-t-elle.

Owen l’attira de nouveau contre son cœur.

– N’avez-vous point entendu parler desélections de Galway ? poursuivit-il en empruntant à son ardentdésir de persuader un véritable accent de franchise.

– Si, répliqua la jeune femmeimpatiente.

– Et ne savez-vous point, demanda encoreOwen, combien Miles notre père est dévoué à la cause de DanielO’Connell ?

– Si, répéta Kate, qui se sentait déjàsourire au fond du cœur, et qui ne demandait qu’à êtreconvaincue.

– Eh bien chère, reprit Owen enrougissant imperceptiblement, nous avons eu un meeting denuit de l’autre côté du cap Ranach, sous le parc de Montrath.

– Est-ce bien vrai ? s’écria lajeune femme.

Owen voyait sa victoire.

– C’est bien vrai, répondit-il ens’animant. Oh ! chère ! le beau meeting !Comme ils ont fait de grands discours ! comme ils ont dit debelles choses sur William Derry, le bon garçon, qui est le protégéd’O’Connell !

Kate se laissa glisser le long du corps d’Owenet se mit à genoux ; elle joignit les mains, et son regards’élança vers le ciel avec reconnaissance. Owen parlait encore,mais elle n’écoutait plus. Elle croyait et son âme était pleine debonheur.

Au bout de quelques secondes pourtantl’expression de ses traits changea ; il n’y avait plus desoupçon dans son regard, mais bien une résolution sérieuse etintrépide.

– Je vous demande pardon, Owen, dit-elle,et je vous remercie, car je méritais de bien cruels reproches. Vousavez eu pitié de moi.

La joie d’Owen lui sauvait le remords de sasupercherie.

– Maintenant un mot encore, reprit Kate,dont la voix se faisait de plus en plus ferme et sérieuse. Nosfrères étaient-ils tous avec vous au meeting duRappel ?

– Tous ! répondit Owen sanshésiter.

– Aucun d’eux ne fait partie des sociétéssecrètes ?

– Aucun !

– Vous me l’affirmez ?

– Sur mon honneur ! s’écria Owen,qui s’échauffait, les fils du vieux Miles sont comme leur père.

Kate passa son bras sous le sien ; ilsdescendirent tous deux la montagne, à pas lents. Owen exhalait sajoie en bruyantes paroles ; mais Kate demeurait silencieuse etrecueillie. Un sourire étrange jouait autour de sa lèvre légèrementcontractée.

Et, tandis qu’Owen lui parlait de joyeusesbagatelles, Kate remerciait Dieu au fond du cœur et sedisait :

– Mon père ! mon père ! vousserez enfin vengé !

Car elle connaissait la retraite desMolly-Maguires, et Owen venait de lui affirmer sous serment que nilui ni aucun de ses frères n’était affilié aux ribbonmen.

Elle ajoutait foi aux paroles d’Owen.

Sa résolution était prise.

X – LA LOGE SUPÉRIEURE

Galway présentait l’aspect d’une ville prised’assaut. Ce n’était partout que tumulte, qu’ivresse et que luttesà travers les rues. Les repealers étaient maîtres de la cité. Ilsavaient gagné tant et tant de courage au fond des cruches depoteen, qu’ils s’étaient aperçus enfin du petit nombre de leursadversaires. Ils avaient compris que leur multitude pouvaitattaquer à coup sûr une poignée d’orangistes enragés, mal soutenuspar les protestants timides, par les modérés, par les indécis, partoute cette cohorte irrésolue enfin qui forme la majorité desélections tories en Irlande.

Les repealers avaient battu les orangistes etcouvert de boue James Sullivan, le saint devant le Seigneur ;ils avaient brisé les hustings,insulté les magistrats etporté leur candidat en triomphe.

Mais, comme ils étaient ivres outre mesure,ils ne s’étaient point arrêtés à temps dans leur victoire. Ilsavaient mis en fuite les scrutateurs du scrutin, et au lieu d’uneélection gagnée, ce n’avait été qu’une bataille à coups depoing.

En Angleterre, et surtout en Irlande, il fautassurément bien des choses pour annuler une élection. Les troisquarts du temps le scrutin est une immense orgie, dont la comédieanglaise a vingt fois retracé les repoussantes extravagances ;mais tout en buvant on vote d’ordinaire ; tout en se battanton fait œuvre d’électeur. Ici on avait bu, on s’était battu, maison n’avait point voté.

L’émeute avait envahi les hustings dèsl’ouverture du scrutin. C’est à peine si on avait laissé le cherWilliam Derry prononcer un tout petit bout de speech.Quant à James Sullivan, il n’avait pas encore ouvert la bouchequ’il était déjà dans le ruisseau.

Et pendant toutes ces scènes de tumulte, laforce armée était restée invisible. Quelques agents de policeseulement s’étaient montrés çà et là, tout exprès pour recevoird’énormes coups de bâton sur le dos.

Après ce fait de rébellion si rare enAngleterre le sous-shérif, escorté de quatre constables, était bienvenu lire d’une voix tremblante le fameux riot act (loicontre les rassemblements) ; mais il n’y avait derrière luipour faire feu sur la foule qu’une douzaine de dragons amenés àGalway par le colonel Brazer.

Les dragons, les constables et le sous-shérifdurent se retirer plus vite qu’ils n’étaient venus.

Quant aux défenseurs naturels de l’ordre dansle comté de Galway, quant aux troupes commandées par le major PercyMortimer, on ne les vit nulle part. Les orangistes avaient comptéd’abord sur leur secours, car ils savaient que Mortimer étaittoujours à son poste ; mais aujourd’hui Mortimer ne venaitpoint, et les partisans du Rappel, parmi lesquels des bruits vaguesavaient circulé dès le matin au sujet de l’attaque dans le bog, nes’en montraient que plus hardis à la besogne.

Les membres les plus importants du partiorangiste s’étaient retirés prudemment de la lutte aussitôt quel’absence du major et de ses dragons avait été constatée. Lecolonel Brazer avait tempêté contre Mortimer, l’accusant detrahison, et jurant qu’il le ferait passer devant un conseil.

La bataille s’était continuée entre les deuxpartis ; puis on avait recommencé à boire pour retrouver laforce de se battre encore.

Il était trois heures de l’après-midi environ.Le tumulte s’était éloigné peu à peu du centre de la ville, pour serapprocher des faubourgs où foisonnaient les tavernes. Les maisonsnotoirement connues pour être habitées par des orangistes, et qui,jusqu’à cette heure, avaient tenu leurs portes soigneusement closeset barricadées, commencèrent à s’ouvrir. Des domestiques avancèrentdans la rue leurs faces effrayées, puis ils rentrèrent pour fairesans doute leur rapport à leurs maîtres.

Ceux-ci se montrèrent à leur tour, enveloppésde carricks pour se donner une tournure moins suspecte etressembler un peu à des campagnards catholiques.

Ils regardèrent à droite et à gauche,timidement, puis ils prirent leur course en se dirigeant tous versLynch’s-Castle. Ils avaient tort de craindre en ce moment. C’étaitcomme un instant d’accalmie au milieu de la tempête. Pour lacinquième ou sixième fois depuis la veille, le bruit que DanielO’Connell était arrivé venait de circuler dans la ville. On nesongeait qu’à boire et à fêter dignement l’entrée duLibérateur.

Parmi les personnages qui se dirigeaient ainsivers le Lynch’s-Castle, nous eussions reconnu l’austère Josuah Dawset le bon juge Mac-Foote. Ce dernier avait accablé Fenella dedélicatesses et de galanteries. Il lui avait dit, le malheureux,qu’elle était belle, tant il est vrai que l’ambition peut porterl’homme aux plus surprenants excès ! en outre, il avaitexécuté sa promesse, et mistress Daws était installée depuisquelques heures dans l’appartement vacant du surveillant desprisons. Pour une femme considérable dans Poultry comme étaitFenella Daws, cet asile était vraiment plus convenable qu’unesimple chambre d’auberge. Elle avait vue d’un côté sur la prison,ce qui devait lui permettre d’observer les mœurs des captifs, etd’enrichir son immense portefeuille de considérations trèsimportantes. De l’autre côté, ses fenêtres donnaient sur la rue, etsa maison avait une porte de sortie qui communiquait sans entraveavec le dehors. De sorte que Fenella Daws jouissait de tous lesagréments de la prison sans en connaître les ennuis ; et toutcela gratis, ce qui est une considération.

Une liaison formée sous de si heureux auspicesdevait marcher très vite. Josuah Daws, malgré son austèreimportance, avait laissé voir qu’il était touché des soinsobligeants de Mac-Foote. Les deux dignes gentlemen faisaientmaintenant une paire d’amis. Ils allaient bras dessus bras dessouspar les rues où circulaient des groupes bruyants. Daws, sous soncarrick d’emprunt, affectait du calme et de la hauteur ;Mac-Foote baissait les yeux d’un air contrit ou souriait doucementaux passants, suivant les circonstances.

Parfois le hasard rassemblait les groupesdispersés. Il se formait instantanément une cohue compacte. Lafoule déguenillée s’agitait en poussant des clameurs folles. Aucoin des rues, les enfants dansaient, les femmes ivres chantaient,les garçons continuaient les joies de la journée en s’allongeant debons coups de shillelah. Et parmi tous les cris confus, parmitoutes les paroles bruyamment échangées, un nom dominait, prononcéla fois par les hommes, par les enfants et par lesfemmes :

– Daniel O’Connell ! DanielO’Connell !

Il était arrivé ; on l’avait vu passer,accompagné de son état-major fidèle. Il venait pour soutenirWilliam Derry, son protégé. C’était le cas de boire davantage et decrier jusqu’à faire saigner les poumons.

Le juge Mac-Foote et Josuah Daws continuaientleur route en gardant la meilleure apparence possible. Sur leurpassage, les mendiants tendaient la main, moitié riant, moitiémenaçant. Les vieilles femmes, sans respect pour leur caractère,venaient les regarder sous le nez, et enfin la foule descatholiques les saluait au passage par des acclamations au moinséquivoques.

– Cher monsieur, disait Josuah Daws, sij’avais seulement ici une centaine de nos policemen de Londres,toute cette canaille se tairait, ou elle verrait beaujeu !

– Londres est un paradis, monsieur etcher confrère, répondait Mac-Foote. Nous sommes de pauvressauvages, et nos institutions sont à l’état d’enfance. Laissezmourir le vieil O’Connell, et vous verrez que peu à peu celaprendra une autre tournure !

La cohue, de loin et de près, répétait avecses mille voix mugissantes :

– O’Connell ! O’Connell !O’Connell !

Après un demi-quart d’heure de marche, nosdeux amis s’arrêtèrent devant une maison de médiocre apparence,située tout auprès du Lynch’s-Castle. Cette maison avait pourentrée une allée étroite et obscure. Mac-Foote et Daws s’yengagèrent.

– Mon cher collègue, dit le juge, lemessage du digne colonel Brazer, qui nous convoque en cescirconstances difficile, est assurément fort pressant ; maisje doute néanmoins que nos frères puissent omettre le cérémonial enusage pour l’entrée d’un membre étranger. Je vous avertis que celafait toujours un certain effet ; moi-même, je ne vous le cachepas, je ressentis une émotion pénible lorsque je fus soumis auxépreuves pour la première fois.

– Vous eûtes peur ? dit Daws.

– Oh ! Monsieur ! je vous priede croire… je fus seulement ébranlé légèrement. Ces tenturesnoires, ces têtes de morts, ces personnages sombres, couverts delongs habits de deuil ; ces bruits étranges, dont la source nem’était point connue ; tout cela me porta sur les nerfs… maispeur ! fi donc !

Arrivés au bout de l’allée, au lieu d’entrertout droit, ou de monter l’escalier, comme cela se faitd’ordinaire, le juge et son compagnon descendirent les degrés de lacave.

Au bout de quelques marches, une porte seprésenta ; Mac-Foote y frappa trois coups discrets ; laporte s’ouvrit. Derrière ses battants se tenaient deux nègres degrande taille qui portaient à la main des flambeaux et des épéesnues.

Mac-Foote prononça quelques parolesmystérieuses, qui avaient un fort parfum de cabale ; lesnègres s’inclinèrent respectueusement et relevèrent leursglaives.

– Passez, mon digne confrère, dit lejuge, et surtout ne vous effrayez point.

En parlant, il avait franchi la pièce où setenaient les deux nègres, et qui était une sorte d’antichambresouterraine.

Dès que les deux amis eurent passé le seuil dela chambre voisine, la porte se referma derrière eux avec un fracasréellement diabolique.

– Où sommes-nous ? demanda JosuahDaws qui avait une légère inquiétude dans la voix. Le juge eut unpetit rire contraint.

– N’ayez pas peur, répliqua-t-il toutbas, les monstres que nous allons voir ne sont terribles que pourles traîtres papistes.

Daws toussa et tâcha de se guider dans lesténèbres.

Un craquement se fit autour de lachambre : on eût dit que les murailles brisées allaient cesserde soutenir la voûte. En même temps une lueur circulaire apparut,indécise d’abord, puis rouge, puis blanchâtre. Sur ce fondéclatant, des ombres grises se dessinèrent : c’étaient desmasses confuses qui ne représentaient aucun objet distinct ;mais elles approchaient doucement, doucement, et leur marche muetteconvergeait vers un centre commun qui était le point où se tenaientMac-Foote et le sous-intendant de police.

En approchant, les formes se dessinaient plusnettement ; elles prenaient des apparences humaines ;vous eussiez dit un cercle de personnages vêtus de blanc, quiallait se rétrécissant toujours et toujours se resserrant.C’étaient bien des hommes ; on distinguait leurs longsvêtements gris, qui drapaient leurs plis affaissés et ressemblaientà des suaires.

Mais la lueur s’éteignit. Quand elle reparut,après quelques secondes, sa teinte verdâtre emplissait la chambrede reflets livides. Ces personnages étranges, alignés en cercle,étaient maintenant immobiles ; ils n’avaient plus leurs longsmanteaux, et la lumière verte éclairait les ossements à jour deleurs poitrines. C’était un cordon de squelettes. Chacun d’euxavançait sa main décharnée dans une attitude menaçante, et leursyeux vides semblaient fixés sur les deux amis.

– Que signifie cette momerie ?demanda brusquement Daws.

Mac-Foote ne répondit point.

Le sous-intendant de police voulut lui saisirla main : il la trouva froide et tremblante.

Une voix tomba de la voûte.

– Que ceux dont le cœur n’est pas pur,dit-elle, rebroussent chemin et retournent parmi lesprofanes ; que ceux dont le cœur n’est pas à l’abri de lacrainte s’en aillent chercher la lumière du jour et se réfugientparmi les faibles !

Les murailles craquèrent, les squelettess’éloignèrent lentement, lentement. Leurs formes devinrentconfuses, puis on ne distingua plus rien qu’un cercle faiblementlumineux. Puis les ténèbres revinrent plus profondes.

– Mon digne monsieur, murmura Mac-Footedont les dents claquaient, je ne puis pas habituer à cela !Ces diables de squelettes sont horribles à voir. J’ai vu construirela mécanique, et j’y ai même contribué de mes deniers ; maisc’est plus fort que moi. J’ai absolument besoin d’un verre degenièvre chaque fois que j’ai passé par cette maudite salle.

– C’est fort bien exécuté, répliquasèchement Josuah Daws ; mais veuillez me présenter à cesmessieurs.

Mac-Foote poussa un gros soupir.

– Cher et honorable collègue,murmura-t-il, nous ne sommes pas au bout !

Comme il achevait ces paroles, les muraillescraquèrent ; une lumière éblouissante envahit la salle ;des flammes s’élançaient de toutes parts : c’était un affreuxincendie. Daws se faisait petit au centre de la pièce, cherchant àéviter les rouges langues de feu qui se croisaient devant lui,derrière lui, à sa droite, à sa gauche et au-dessus de sa tête.

Mac-Foote essuyait son front qui ruisselait desueur.

– Le feu purifie, dit la voix de lavoûte. Chrétiens, songez à Dieu !

– Va-t-on nous assassiner ? s’écriaDaws dans un mouvement de terreur involontaire.

– Mon digne ami, répliqua Mac-Foote,prenez patience, nous n’avons plus que quatre épreuves.

Les murailles craquèrent. Un sifflement aiguse fit entendre. Les flammes rouges allèrent où étaient allés lessquelettes verdâtres.

– Il faut supporter tout cela, cher ethonorable collègue, reprit Mac-Foote, pour être jugé digne d’entrerdans la loge supérieure des orangistes de Galway. Quand on a passépar là, voyez-vous, on est naturellement capable de tout !Rien n’effraie ; on braverait le malin esprit enpersonne ! Ah ! ah ! ça nous a coûté bon à établir,mais c’est joli. Qu’en dites-vous, cher et honorablecollègue ?

Daws ne savait trop si c’était de la part dujuge simplicité ou moquerie. Il faisait noir comme dans unfour : impossible d’observer les physionomies. Daws grommelaune réponse amphibologique et fit appel à son système nerveux poursoutenir vaillamment les autres épreuves promises.

– Vous sentez bien, poursuivait Mac-Footebonnement, que les néophytes ne sont point prévenus et n’ont pointcomme vous, cher et honorable collègue, un ami intrépide pour lesaccompagner. On les fait voyager pendant quelques heures en voitureavec un bandeau sur les yeux. Quand leur bandeau tombe, les deuxnègres sont devant eux avec leurs torches flamboyantes et leursglaives nus. Les pauvres diables se croient aux portes de l’enferpositivement.

La voix du juge faiblit : les muraillesavaient craqué.

Ce furent des sifflements épouvantables, desplaintes, des sanglots, mêlés à des hurlements de bêtes féroces.Des points sanglants apparurent çà et là dans la nuit. Ces pointsapprochaient et brillaient davantage. C’était comme des charbonsardents. Et la salle s’éclairait peu à peu d’un jour douteux, faux,mobile, tout plein d’illusions et de reflets menteurs. L’œildistinguait vaguement des choses effrayantes ; ces prétenduscharbons ardents étaient les flamboyantes prunelles de toute unearmée de monstres.

Il y avait des tigres, des lions, des loups,des panthères et parmi eux des cadavres mutilés et sanglants, quivenaient d’assouvir sans doute le terrible appétit des monstres. Lesol était jonché de reptiles hideusement entortillés : desserpents, des vipères, des couleuvres agiles et des dragons,montrant dans l’ombre les écailles miroitantes de leurscuirasses.

– N’ayez pas peur ; ditMac-Foote, dont les dents claquaient ; mais voyez ce diable deserpent… comme il approche !

Mac-Foote, tout brave qu’il était, se reculad’instinct en saisissant le bras du sous-intendant de police.

La voix de la voûte dit :

– Ainsi sont les soutiens de la vraie foiau milieu des monstres papistes qui naissent dans les cavernes deRome la damnée, et qui emplissent le monde. Chrétiens, aiguisez vosglaives et apprenez à frapper.

– Ceci vaut mieux, murmura Daws.

Un dernier hurlement se fit, affreux,épouvantable et attaquant l’oreille comme un million de traits descie. Le lion rugit, le loup hurla, l’once frémit, le sanglierrenâcla, le tigre prolongea ses rauquements qui font trembler, leschats sauvages miaulèrent, les taureaux mugirent, les hyènesglapirent ; sous la voûte, les chauves-sourisgrincèrent ; d’énormes oiseaux à tête humaine firent entendredes cris inconnus ; sur le sol, les serpents sifflèrent etagitèrent leurs crécelles. Il y avait des hennissements, desaboiements ; des coassements, des croassements, deshuées ; la création tout entière hurlait sous ces voûtesmagiques.

Puis tout se tut. – Les muraillescraquèrent ; – l’obscurité se fit. Mac-Foote tira sonmouchoir pour essuyer son front, qui était baigné de sueur. Dawséprouvait une sorte de malaise où il y avait plus d’irritation quede crainte.

– Ne peut-on nous faire grâce dureste ? demanda-t-il avec une impatience très marquée.

Le pauvre Mac-Foote essaya de rire.

– Ah ! ah ! cher et honorablecollègue, tout cela vous fait de l’effet ! Je vous avaisprévenu… jugez donc ce que doivent endurer à cette place cespauvres garçons de néophytes qui ne s’attendent à rien. Il y en aqui font des maladies atroces : c’est très ingénieux.

– Très ingénieux, répéta Daws.

– Nous avons fait venir de Londres, toutexprès pour cela, le fameux physicien aéronaute, Robertson, un vraisorcier, monsieur. Il nous a pris fort cher ; mais, endéfinitive, tous ces monstres, toutes ces flammes ne nousreviennent pas à plus d’une guinée la pièce, et c’est solidementétabli ! Très honorable collègue, il faut bien faire quelquessacrifices pour la vraie foi.

– D’accord, répliqua Daws, mais il y asacrifices et sacrifices.

Mac-Foote ne comprit point.

Les terribles murailles craquèrent. Mais cettefois, rien ne parut, seulement le sol manqua tout à coup sous lespieds de nos deux amis, qui furent précipités d’une hauteurconsidérable.

C’était l’épreuve de l’air.

Daws n’aurait point su se rendre un compteexact de la sensation qu’il éprouva. Ses membres ne reçurent aucunchoc appréciable, et pourtant, après cette chute, il se trouva surla pointe aiguë d’un rocher entouré de tous côtés par le vide.

L’intrépide Mac-Foote était toujours auprès delui, pâle, mais gardant assez bien son équilibre. Leur situationétait assurément effrayante. Le moindre faux mouvement pouvait leslancer dans un abîme sans fond.

– Ne craignez rien, mon estimablecollègue, dit le juge, qui tremblait de tous ses membres. Tout celan’est qu’illusion et fantasmagorie. Nous n’avons point changé deplace et nos pieds sont toujours sur le même plancher solide… Maistout cela est si parfaitement imité !

Le sous-intendant de la police haussa lesépaules : il était à bout de patience. La voix de la voûtemugit quelques paroles emphatiques. Les murailles craquèrent etl’on dut passer à d’autres exercices.

Ces momeries sont bien vieilles, presque aussivieilles que le Monde. Depuis les prêtres égyptiens, elles onteffrayé les imaginations faibles et subjugué l’ignorance durantquarante siècles. La Pythie leur empruntait une bonne part de sonprestige sous les voûtes païennes de Delphes. Elles aidaientmerveilleusement à la prospérité de tous les établissementsd’oracles, et nous les retrouvons, au Bas-Empire, jusque dans lepalais des Césars dégénérés. Plus tard elles mirent un peu de dramedans les monotones ténèbres des sociétés secrètes, qui tinrenttoujours le poignard d’une main quelque peu tremblante. Puis, deloges en ventes, ce fut une complète dégringolade. Elles tombèrentdes grands souterrains de l’Allemagne féodale dans quelques cavesde boutiquiers, où des bonnes gens s’en amusent encore, quand ilssont las de se disputer de la consommation au piquet.

Il y a loin de la copie puérile et bourgeoiseau redoutable original, loin de ces spectres en carton auxmortelles épreuves de l’antre de Trophonius et des cavernes deMemphis. Les prêtres de Thèbes la Superbe et les magiciens quimenaient les grands mystères aux temps des Pharaons verraient demauvais œil sans doute ces pauvres parodies, et leur baguetteinfernale ferait surgir peut-être de véritables monstres quidévoreraient tout le personnel de la représentation, initiés etmachinistes.

On ne fit grâce au sous-intendant de police nide l’épreuve de l’eau, ni de l’épreuve du feu. Les muraillescraquèrent encore trois ou quatre fois ; la voix de la voûteprononça une couple d’absurdes sentences, – puis une mainmystérieuse saisit Daws dans l’ombre et l’entraîna rapidement.

– Ouf ! fit le pauvre Mac-Foote.

Après ces épreuves formidables, ces flammes,ces monstres, ces poignards, le moins qu’on pouvait attendre,c’était une réunion de moines espagnols, de francs-juges allemands,de bravi vénitiens ou de traîtres du mélodrame français.

Daws monta trois ou quatre marches ; uneporte s’ouvrit, et il se trouva dans une chambre confortablementmeublée, où quelques douzaines de braves gens prenaientpaisiblement le thé.

Il n’y avait rien de menaçant dans cettetranquille assemblée, à l’exception d’un portrait représentant ungrand Écossais à jambes nues, qui tenait d’une main une momieégyptienne, de l’autre un gigantesque coutelas. Ce portrait étaitcelui de feu Dugald-Campbell, en son vivant marchand de gilets decoton, inventeur de la franc-maçonnerie orangiste et fondateur dela loge supérieure de Galway.

Josuah Daws eut une entrée solennelle. Tousles membres se levèrent à la fois. Il y eut d’énormes salutséchangés et un nombre considérable de textes bibliques cités à tortou à propos. Pour la forme, le président de l’assemblée, qui étaitun médecin roux du nom de Fitz-Roy, avertit l’étranger que ladivulgation des secrets de la compagnie était punie de mort. Dawsse le tint pour dit, et l’assemblée garda son sérieux. Il y avaitlà une grande partie des personnages que nous avons vus dans leparloir réservé de Saunder Flipp, à l’auberge du RoiMalcolm ; mais ici tous ces braves gentlemen étaient àpeu près à jeun et gardaient une contenance en rapport avec lagravité de leur délibération.

C’étaient là les chefs du grand partiorangiste.

Nous mentionnerons d’abord le lieutenantcolonel Brazer, soldat de fortune, brave comme son épée et stupidecomme son cheval ; le gros procureur O’Kir avec sa Bible sousle bras ; le bailli Payne et le sous-bailli Munro, deuxpersonnages qui étaient l’un à l’autre dans les proportions dugeôlier Allan et du porte-clefs Nicholas ; – l’intendantCrackenwell, dont le regard froid et sceptique semblait raillerl’importance bouffie de ses collègues ; – deuxecclésiastiques, John Box, doyen de Saint-Pierre, et le vicairePeter Proot : ces deux révérends étaient de douces gens un peuégoïstes, un peu avares et très orgueilleux, qui jouissaient d’unegrande estime dans le monde protestant de Galway. Il y avait le bonavocat Tom Picklock, l’architecte Shaker, le chirurgien AlgernonKnife, le banquier Bullion et l’alderman Frown. Et bien d’autres,des marchands, des agents de propriétaires absents, des hommesd’affaires, des professeurs et des oisifs. Tous ces membres du cluborangiste de Galway, ou plutôt de la loge supérieure,commeils aimaient à l’appeler, avaient des physionomies bonnes àdécrire ; malheureusement ils étaient trop, et nous reculeronsdevant l’embarras de choisir.

Après le premier feu des saluts, le révérendJohn Box se fit présenter à Josuah Daws.

– Je pense qu’il serait urgent, dit-il ense tournant vers l’assemblée, de demander tout d’abord au gentlemancomment il entend la question du baptême, controversée entre lerévérend Peter Proot et moi.

Peter Proot s’élança hors des rangs, comme uncoursier qui sent l’odeur de la poudre. De même que son rival, ilavait sous le bras une énorme Bible, dont la tranche portait lesmarques d’un long et fréquent usage.

– Demandez ! demandez, monsieur Boxdit-il. Aujourd’hui comme toujours je suis prêt à soutenir mathèse !

Il ouvrit sa grande Bible et en fit voler lespages, à l’aide de son pouce, passé sur sa langue préalablement,avec une effrayante prestesse. C’était un homme d’une quarantained’années, vif, brun et taillé en soldat. Le doyen de Saint-Pierre,plus âgé de dix ans à peu près, avait une figure quasi vénérable.Son pouce, non moins habile que celui du vicaire, toucha sa langue,et tourna les feuillets de sa Bible avec une égale rapidité. Cesdeux révérends étaient là-dessus d’une force incontestable. Déjàils se mesuraient avec des yeux d’athlètes qui vont entamer unacharné combat, lorsque la grosse voix de Braser réclamaénergiquement bataille ajournée.

Les deux révérends fermèrent leurs Bibles, etregagnèrent leurs places d’un air désappointé.

– Messieurs, dit le colonel, j’ai usé demon droit d’ancien membre de la loge supérieure, et je vous ai faitconvoquer pour avoir votre avis sur une question de hauteimportance.

– Pas plus importante que le baptêmepeut-être ! grommela John Box.

– Écoutez ! écoutez !

– Percy Mortimer, reprit Braser, nous alaissés aujourd’hui dans un cruel embarras !

– Le misérable modéré ! dit lebailli Payne.

– Le traître !

– Le nécessitaire !

– Écoutez ! écoutez !

– Il mérite bien une punition, n’est-cepas ? poursuivit le colonel en adoucissant sa grosse voixjusqu’à la rendre insinuante.

– Oh ! certes ! une punitiongrave ! répondit-on de toutes parts.

– Eh bien ! messieurs, reprit lelieutenant-colonel qui renfla sa voix, le châtiment est touttrouvé. Je viens de recevoir la nouvelle d’un engagement entre lesdragons et les ribbonmen. Le major a pris la fuite devantl’ennemi : nous pouvons le perdre.

La loge supérieure se frotta les mains àl’unanimité.

– Il a fui, répéta Brazer, fui comme unlâche coquin qu’il est, et, vis-à-vis de tout autre, jen’hésiterais pas à appliquer de mon chef la loi militaire. Mais ila su capter de hautes protections ; il me faut votre aidemorale, messieurs et honorables collègues.

Le club promit son aide morale.

– Maintenant, dit John Box, je présumeque le révérend Peter Proot et moi nous pourrons…

– Quelle est la peine de l’officier qui afui devant l’ennemi ? demanda le médecin Fitz-Roy.

– La mort, répliqua Brazer.

– Mais s’il ne revient pas ?

– Au bout de quarante-huit heures il seraconsidéré comme ayant déserté. La désertion met hors la loi. Toutfidèle sujet de sa très gracieuse Majesté aura le droit de le tuercomme un chien.

Il y eut dans la loge un murmure content.

– Voilà qui est très bien ! dit leprocureur O’Kir ; puissent ainsi tous les ennemis de la foipure tomber dans le piège !

– J’ai toujours pensé, reprit Mac-Foote,qui n’était pas fâché de se poser en membre influent vis-à-vis deJosuah Daws, j’ai toujours pensé que ce diable d’homme s’entendaitparfaitement avec les ribbonmen. Ses blessures, voyez-vous, meparaissent un jeu jouées. On ne le tuait jamais, endéfinitive !

– Je souhaite que Dieu lui pardonne,nasilla le vicaire Peter Proot, mais les hommes ne lui doiventpoint de pitié !

Brazer écoutait cela d’un air singulièrementsatisfait. Il était jaloux de Mortimer, et, s’il est une passionimplacable, c’est la jalousie de la vieillesse vaincue.

– Bien ! bien ! bien !dit-il par trois fois, je me charge désormais de tout, et j’osevous promettre que justice sera faite.

– À présent, murmura John Box, ilfaudrait, je pense, tirer au clair la question du baptême, etsavoir…

– Plus tard ! plus tard !s’écria-t-on.

– Mon opinion est qu’il faut profiter denotre réunion, dit le président Fitz-Roy, pour aviser au moyen deréparer notre échec d’aujourd’hui. James Sullivan, messieurs, endéfinitive, est-il bien le candidat qu’il nous faut ?

– Non, non, non ! réponditl’assemblée en chœur.

Sur ce point, il n’y eut qu’un avis.

Le comté de Galway demandait à être représentéd’une façon glorieuse, et chacun s’accordait à convenir queSullivan était au plus une médiocrité. Mais qui mettre à saplace ? Ici vingt opinions surgirent.

Le bon avocat Picklock insinua qu’un membre dubarreau offrirait naturellement plus de garanties du côté del’éloquence.

Le procureur O’Kir déclara que la connaissancedes affaires était le principal mérite d’un député.

Le docteur Fitz-Roy donna à entendre quel’exercice de la profession médicale impliquait une profondescience du cœur humain. Et quoi de plus nécessaire à un législateurque la connaissance des hommes ?

Knife, le chirurgien, qui n’était pas à celaprès d’un calembour, prétendit que sa spécialité lui permettrait àtout le moins de tailler dans le vif et de trancher les questionsnettement : ce qui fut trouvé médiocre.

L’architecte, le professeur, le bailli, lebanquier, les marchands et tous ceux qui pouvaient prétendre àquelque influence suivirent rondement cet exemple et se mirent enavant. Quand on compta les suffrages, chacun de ces gentlemen eutsa voix ; quelques-uns allèrent jusqu’à deux voix ;l’alderman Frown eut trois voix, à cause de sa charge. C’était làune position brûlante ; la loge supérieure bavardait sur unvolcan. Il fallait en effet s’expliquer, et toutes ces prétentionspersonnelles, se heurtant de front, devaient amener une rudemêlée.

La fougueuse opposition des deux révérendsécarta tout d’abord le banquier Bullion, parce qu’il étaitsoupçonné de puséisme.

Le banquier Bullion mit son veto à l’électiondu procureur O’Kir, parce que cet homme de loi était notoirementanabaptiste.

Algernon Knife, le chirurgien, étaitdissident, l’avocat faisait partie des non-conformistes, lesous-bailli Munro était quelque peu presbytérien, le bailli Paynefrayait avec des quakers.

Puis venaient de ces sectes sans nom quel’absence d’unité multiplie et qui arrivent de plain-pied augrotesque. Le père du professeur Hull avait été durant soixante ansun membre fidèle de l’Église établie, puis, un beau jour, il avaitlu sa Bible de travers. De ce moment, il accomplit son petitschisme ; son fils, le professeur Hull, était hulliste.

Il y avait des brownistes, ainsi nommés deBrown, meunier du comté de Clare, qui fonda, vers le commencementde notre siècle, cette secte importante. Il y avait les berristes,partisans du bachelier Berry, qui se faisait fort de rebâtir lesdoctrines d’Arius.

Chacun avait sa petite croyance, sa secteclose, qui ne ressemblait point à la secte de son voisin, et où ilétait chez lui comme derrière son mur. Dans cette assemblée qui, aupremier abord, avait une physionomie tout anglicane, on n’eûttrouvé réellement que deux anglicans purs, qui étaient grassementpayés pour cela : John Box, doyen de Saint-Pierre, et levicaire Peter Proot.

Encore les deux révérends étaient-ils en gravedissidence sur plus d’un point important ; John Box voulait,entre autres choses, que le baptême fût donné exclusivement àl’aide d’eau de puits ou de fontaine, et Peter Proot soutenait quel’eau de mer était le liquide le plus propre à conférer cesacrement.

Un jour on avait cru à la possibilité de lapaix entre les deux dignes clergymen. Box faisait une concession.Il proposait de se réunir à l’avis de Peter Proot si ce derniervoulait faire distiller son eau de mer. Mais le vicaire avait pourlui des textes accablants, il dut être inflexible.

Pendant une demi-heure, l’assemblée orangistefut livrée à la confusion des langues. Tout le monde parlait à lafois et parlait pour soi : personne ne voulait écouter nientendre. Enfin tous les membres de la loge supérieure s’étantexclus mutuellement et fraternellement, la paix fut faite.

Méthodistes, anabaptistes, presbytériens,dissidents, non-conformistes, puséistes, quakers, brownistes,berristes et hullistes décidèrent qu’ils n’étaient bons à rien etréunirent de nouveau leurs voix sur James Sullivan. Mais avec cetterestriction que Sullivan devrait s’engager par acte authentique àvoter dans le sens des opinions de la loge supérieure. Or Dieu saitsi c’était là une œuvre facile ! Si absurde que soit uneopinion, il est possible de s’y conformer ; mais la logesupérieure avait autant d’opinions absurdes que de membres.

– Il faut le faire signer, dit leprocureur O’Kir, signer bel et bien !

– Et corroborer sa signature, ajouta lerévérend John Box, par un bon serment sur la Bible !

– On ne doit pas abuser desserments ! fit observer le révérend Peter Proot.

Ceci était un des mille casus belliqui tombaient entre les deux clergymen chaque journée.

Mais la voix générale se mit au-devant de leurcourroux.

– Il signera, criait-on ; il signeraet il jurera ! et il déposera une bonne somme qui sera, sacaution !

On battit des mains à cette dernière idée.

– Il promettra, dit le bailli Payne, deprovoquer la mise en accusation de Robert Peel, dès la prochainesession.

– C’est peut-être bien fort, objectaCrackenwell, qui n’avait point parlé jusque-là.

– C’est à peine assez fort ! ripostaaigrement l’avocat Picklock. Robert Peel a parlé dernièrement dubarreau dans des termes que je ne veux pas qualifier… c’est unabominable traître !

– C’est l’ennemi mortel de la suprématieprotestante, dit John Box d’une voix creuse. Il est vendu àSatan !

– Que n’a-t-il pas fait dans cette annéemaudite, reprit le hulliste Hull. Il a soufflé à la Chambre deslords cet arrêt infernal qui a remis O’Connell enliberté !

– Il a proposé le bill de Maynooth !gronda le révérend Proot.

– Il a proposé le bill descollèges ! appuya le révérend Box.

– Il nous a renvoyé Mortimer avec legrade de major !

– Pour nous humilier et se moquer denous !

– Il s’est fait l’allié deswhigs !

– L’allié des whigs et despapistes !

– Wellington et lui partagent avecO’Connell la rente du Repeal !

Il y eut un tonnerre de bravos à ces dernièresparoles.

Puis le révérend Box poursuivit :

– Sullivan signera l’engagement d’exigerle rétablissement des dîmes ecclésiastiques.

– Et le rappel de l’émancipationcatholique, ajouta Peter Proot.

– Ceci est la moindre chose, opinal’assemblée tout d’une voix.

– Au cas où Mortimer parerait la botteque nous allons lui porter, dit Brazer, Sullivan devra s’engager àle faire destituer ignominieusement.

– Et de le dénoncer au gouvernement de laReine !

– Et de le faire pendre !

On en arrivait là toujours.

L’assemblée, de plus en plus échauffée,trouvait sans cesse des clauses nouvelles à joindre au cahier descharges du malheureux candidat James Sullivan. Elle demandait latête d’O’Connell, la tête des principaux partisans du Repeal ;la tête de Percy Mortimer, la tête des ministres de la Reine et unequantité d’autres têtes. Tout cela en buvant du thé que versaientde vieilles servantes à la mine discrète et respectable. Ilsparlaient de sang et de gibet tout bonnement et à petitesgorgées ; ils enterraient les personnages les plus illustresdu royaume avec la même innocence qu’ils eussent mise à faire leurpartie quotidienne de whist ou de backgammon.

La chambre où ils se trouvaient était àquelques pieds au-dessous du sol de la rue ; les fenêtres enétaient fermées hermétiquement, et des lampes y brûlaient poursuppléer à la lumière du jour.

Il y avait dans le choix de ce local uneaffectation de mystère qui cadrait parfaitement avec les momeriesde la salle des épreuves. Mais tout Galway savait que lesorangistes s’assemblaient en ce lieu ; leur secret était, danstoute la rigueur du terme, le secret de la comédie.

Or, Galway, ce jour-là, était ivre et en trainde s’amuser. Au moment où la réunion orangiste arrivait à son plushaut point d’intérêt ; au moment où l’on tuait O’Connell,Robert Peel et bien d’autres, de rudes coups retentirent contre lesvolets qui fermaient les fenêtres. Un silence profond se fit dansla salle.

Josuah Daws, que cette farce avait d’aborddiverti, se prit à regretter sa curiosité. Il regarda autour de luiet vit tous ces honnêtes visages de bourgeois devenir affreusementpâles. Mac-Foote tremblait tant qu’il pouvait, les deux révérendsétaient jaunes de frayeur.

Les autres s’interrogeaient de l’œil, guettantune parole rassurante, et n’obtenant qu’un silence épouvanté.

Les coups redoublaient au dehors ; à leurfracas se mêlaient de confuses clameurs.

Il y avait évidemment une foule rassembléedevant la maison.

– Si nous nous en allions ? dit lejuge Mac-Foote.

– Il n’y a qu’une issue, répondit lebailli Payne.

Toutes les têtes se courbèrent. Les volets debois craquaient. On pouvait suivre aisément les progrès de leurdestruction, et le moment approchait où ils allaient tomber,brisés, au dedans de la salle souterraine.

Le colonel Brazer se leva et remit sur latable sa tasse de thé commencée.

– C’est un siège ! murmura-t-il, unsiège en règle. Avons-nous des armes ici ?

– Nous avons les poignards des épreuves,répliqua Munro d’un ton plaintif, nous avons des piques égyptienneset des épées de bois.

Un long gémissement suivit cette réponse.Josuah Daws commença à trembler pour sa vie.

– Il faut au moins faire bonnecontenance, reprit le vieux soldat ; ces coquins de papistesauront autant de peur que vous, et il ne s’agit souvent que demontrer des armes pour n’avoir pas besoin d’en faire usage. Àdéfaut de pistolets et de fusils, messieurs, je vous invite à fairecomme moi et à prendre ce que nous trouverons.

Personne n’eut le cœur de répondre. Brazersaisit une lampe et se fit suivre par les deux vieilles servantes,plus mortes que vives. Il se rendit dans la salle des épreuves. Lalumière de la lampe éclaira un pêle-mêle de cordages et de poulies,de vieux tableaux, des miroirs et un amas poudreux de décorationsthéâtrales. C’était l’attirail complet servant à produire cesillusions d’optique qui procuraient de si profondes émotions aupauvre juge Mac-Foote. Brazer prit sans choisir des coutelas defer-blanc, des piques dorées et des épées de bois, puis il revintdans la salle des séances. Les malheureux orangistes étaient auxabois, les volets ne tenaient plus, et à travers les ais à demibrisés on entendait les sauvages clameurs de la foule.

Et la foule criait :

– À mort ! à mort !

Mes deux révérends avaient ouvert leur Bibleet récitaient des textes au hasard.

Parmi les autres membres de l’assemblée, lesuns se tordaient les mains en criant au secours, les autress’étaient jetés à genoux et donnaient leurs âmes à Dieu.

Brazer leur fit un petit discours militaire etparvint à les relever un peu. Il distribua tant bien que mal sesarmes de parade, et réussit à ranger ses soldats en ligne au-devantdes fenêtres. Ils n’étaient pas absolument disposés à vendrechèrement leur vie, mais ils avaient désormais une velléité defaire bonne contenance, afin d’essayer au moins d’effrayerl’ennemi.

Le juge Mac-Foote tremblait au premier rang.Il avait une grande pique égyptienne dont le bois peint était toutcouvert d’hiéroglyphes. O’Kir brandissait un poignard de fer-blancépouvantable à regarder ; Munro, Payne, le professeurhulliste, le médecin et le banquier avaient de grandes et bellesépées de bois étamé.

Tout cela présentait un aspect singulièrementbelliqueux.

– Éteignez les lampes ! ditBrazer.

Les vieilles femmes soufflèrent les lumièreset s’enfuirent en hurlant.

L’instant fatal approchait. Les volets, mis enpièces, tombèrent à l’intérieur avec fracas. Tous les membres de laloge supérieure de Galway fermèrent à la fois les yeux etattendirent la mort. La foule vociférait d’affreuses menaces, maispersonne n’entrait dans la salle basse. Les malheureux orangistes,qui n’osaient point ouvrir les yeux, s’étonnaient de cet instant derépit ; ils n’entendaient point le son des souliers de boissur le plancher de la salle, et nul assiégeant n’avait encore faitirruption dans le lieu sacré de leurs assemblées.

Mais en ce moment un bruit inexplicable sefit, et les orangistes sentirent à leurs pieds une subitefraîcheur.

Les plus hardis ouvrirent les yeux. Ils virentdevant les soupiraux des figures grimaçantes qui se démenaient enclamant. La sensation de froid gagnait, gagnait et montait le longde leurs jambes. Le bruit inexplicable continuait de se faireentendre et les pauvres orangistes, se croyant le jouet d’uneillusion, voyaient comme une brillante cascade écumer et seprécipiter par leurs fenêtres forcée.

– Ils veulent nous noyer ! s’écriaBrazer.

Un immense éclat de rire répondit du dehors àcette exclamation, et la cascade redoubla de vigueur.

En même temps des jets de pompe, raides etadmirablement dirigés, pénétrèrent dans la salle souterraine. Avantque les orangistes eussent pu se reconnaître, ils eurent de l’eaujusqu’à l’estomac.

Alors ce fut une déroute plaintive ; lesmalheureux s’élancèrent tous à la fois vers la porte de la salledes épreuves que Brazer avait eu la précaution de barricader, pourse mettre à l’abri au moins de ce côté.

Au dehors, la foule riait, se pâmait etpoussait d’impitoyables huées.

Une chaîne qui rejoignait le puits voisinalimentait la cascade sans cesse. Les pompes, servies par le roiLew et ses redoutables matelots, jouaient sans relâche, et dans lasalle l’eau montait, montait toujours. Les plus petits perdaientplante ; le juge Mac-Foote se mit à nager ; les deuxrévérends barbotaient à l’envi, sans plus se soucier de disputersur l’eau de mer et l’eau de puits.

C’était la plus belle et la plus complèteépreuve qui eût jamais eu lieu pour les initiés de la logesupérieure. Quand la porte s’ouvrit enfin, il n’y avait pas unadepte qui ne fût à la nage.

L’eau s’écoula par cette large voie, la fouledes malheureux orangistes s’échappa de même, pataugeant, sepoussant et blasphémant comme si elle n’eût point été composée desaints devant le Seigneur. Il y avait dans le cœur de tous unesourde colère. Brazer écumait et grinçait des dents.

Tandis qu’il rentrait dans sa maison,poursuivi toujours par les huées de la foule, il sedisait :

– Que Dieu me damne ! ce misérablePercy paiera pour tout cela !

XI – LE CORRIB

Nous revenons dans le bog de Clare-Galway, aumoment où l’arrivée de l’Héritière troubla inopinément la vengeancedes Molly-Maguires.

Ceux-ci ne prenaient plus désormais la peinede se cacher ; ils étaient rassemblés en foule, hommes, femmeset enfants sur le bord fangeux du Doon, qui leur présentait en cetendroit un obstacle infranchissable. Les dragons continuaient à sedébattre dans la vase ; les uns parvenaient à se reprendre auxdébris de la chaussée, les autres mouraient. La plupart des chevauxavaient déjà, disparu.

Personne, parmi les ribbonmen, n’avait reconnuEllen Mac-Diarmid.

Jermyn lui-même, en abaissant son arme, nesoupçonnait point que la mante rouge recouvrît sa noble cousine.Mais au moment où son fusil partait, un souffle de vent où larapidité croissante du galop des poneys souleva le capuchon del’Héritière. Jermyn aperçut son visage, et la vit en même tempschanceler. Il sentit la mort entrer dans son cœur, car il pensal’avoir blessée.

Et tandis que les Molly-Maguires poussaientdes cris de sauvage triomphe, il laissa échapper son arme et tombacomme foudroyé.

Son coup avait porté, mais ce n’était pasEllen qui avait été frappée.

Au moment où Jermyn avait tiré, les deuxfugitifs se présentaient de profil et galopaient serrés l’un contrel’autre. Le major restait seulement un peu en arrière. La balle dumousquet de Jermyn l’atteignit à celui de ses bras qui était blessédéjà ; la douleur en fut plus vive, et il chancela sur soncheval.

Ellen, qui le vit pâlir, se pencha et lesoutint de sa main étendue ; elle sentit la taille du majorqui s’affaissait ; elle vit ses yeux se fermer.

Ils étaient à l’endroit le plus découvert dubog, et la moindre halte les eût mis aux mains des Molly-Maguiresen fureur. Depuis quelques secondes, en effet, leur course avaithésité, parce que Mortimer voulait revenir vers ses soldats enpéril.

Il suivait Ellen, mais avec répugnance, et sondessein formel était de regagner la chaussée de planches, dès qu’ill’aurait mise hors de la portée des balles.

Mais cette nouvelle blessure qui venait lefrapper, convalescent à peine et affaibli par tant d’autresblessures plus anciennes, l’avait abattu complètement et tout desuite. Ses yeux se voilèrent : il ne vit plus rien.

Le cœur de l’Héritière se serra, mais elle nes’arrêta point, parce que les Molly-Maguires rechargeaient leursarmes et que le major restait à portée de mousquet du cours duDoon.

Au contraire, elle pressa la course des deuxchevaux avec une ardeur croissante et mit ses deux bras à soutenirle major, se confiant, pour la direction à suivre, sur l’instinctfidèle des deux poneys.

Ceux-ci, prenant un élan nouveau, bondirent,effleurant à peine de leurs sabots légers le gazon spongieux dubog ; ils allaient comme le veut, toujours côte à côte, etmesurant avec une précision admirable la vitesse égale de leurcourse.

Ceux des dragons qui étaient parvenus às’accrocher aux assises de la chaussée regardaient cette fuite avecun désespoir mêlé de rancune.

Ils étaient restés au fond du précipice :l’un d’entre eux se sauvait sans s’occuper de leur misère !Celui-là était le chef, et il avait pour devoir rigoureux de resterau milieu du péril. Et il fuyait ! Et sa fuite se dirigeait,non point du côté de Tuam, où restaient en garnison leurs camaradesqui eussent pu apporter du secours, non point du côté de Galway, oùl’on aurait pu trouver de l’aide, mais vers les lacs ! Ilfuyait, en un mot, pour fuir, et non pour aller chercher un remèdeà la terrible agonie de ses soldats !

Le cornette Dixon s’est sauvé, disaient lesmalheureux, mais c’est un brave cœur ! il est allé du côté deTuam, et si un secours nous vient, c’est à lui que nous ledevrons.

– Courage, monsieur Brown, disaient lesautres, encore un effort et vous sortirez de ce trou maudit !Ah ! nous sommes heureux de vous voir hors de peine, vous, etnous savons bien que si votre cheval peut vous porter jusqu’àGalway, nous aurons de l’aide avant ce soir.

L’enseigne Brown avait tenu la tête de lacavalcade depuis le commencement du voyage, et il était le plusavancé de toute la troupe. Son cheval, qui était excellent et moinslourd que ceux des simples soldats, ne s’était abattu qu’après denombreux efforts et touchait presque l’endroit où avait cessél’œuvre des ribbonmen.

Une distance de quelques pieds le séparaitseulement de la chaussée de planches qui restait intacte. Cettedistance avait été franchie peu à peu avec des efforts incroyables.Au moment où les Molly-Maguires, tournant le dos à cette partie dela chaussée, s’occupaient exclusivement de la fuite du major,l’enseigne Brown parvint à s’accrocher des deux mains au terrainsolide. Il grimpa sur les planches sans abandonner la bride de soncheval, et, s’attelant ensuite à cette bride, il aida sa monture àle suivre.

– Oh ! monsieur Brown, dirent lesmalheureux dragons, que Dieu vous protège et souvenez-vous denous !

Brown était déjà en selle ; il piqua soncheval, qui secoua ses flancs chargés de boue et partit augalop.

Les dragons ne lui envoyèrent que desbénédictions, car ils espéraient en lui.

Quant au major, c’est à peine si lesMolly-Maguires eux-mêmes étaient animés contre lui de sentimentsplus hostiles.

Et Dieu sait pourtant que les Molly-Maguiresavaient la rage au cœur, et qu’ils auraient donné tout le reste deleur vengeance pour cette proie qui leur échappait !

Les poneys cependant avaient couruvaillamment. On n’apercevait plus les deux fugitifs que comme unpoint rouge dans la direction du Corrib : ils disparurent toutà fait derrière les arbres qui s’étendent comme un cordon vertentre le bog et le lac.

Ellen s’arrêta ; sans descendre decheval, elle déchira la manche de l’uniforme du major, et serra sonmouchoir de toile sur la plaie. Le sang de Percy coulaitabondamment.

Mais les Molly-Maguires avaient pu voirl’endroit où les deux fugitifs avaient quitté le marais. Plusieursd’entre eux avaient déjà quitté le gros de la foule, et l’Héritières’attendait à être poursuivie. Il n’était pas encore temps des’arrêter.

Les poneys, dont les flancs fumaient,reprirent leur course parallèle. Mortimer poussa un gémissementfaible en se sentant secouer de nouveau ; mais son regardétait comme mort ; et dès lors il ne se rendait point comptede ce qui se passait autour de lui.

L’Héritière ne s’arrêta qu’au bord dulac ; elle rendit la liberté à ses petits chevaux, qui secouchèrent, haletants, dans l’herbe fraîche. Mortimer ne pouvaitpoint se soutenir sur ses jambes ; si Ellen eût lâché prise unseul instant, il serait tombé à la renverse ; mais avec l’aidede la jeune fille, il restait debout.

Il y avait une barque attachée dans lesroseaux, la même barque qui avait servi naguère à Ellen pourtraverser le Corrib : car c’était la deuxième fois quel’Héritière faisait aujourd’hui cette longue route. Elle parvint àcoucher Mortimer au fond de la barque, et saisit les avirons.

Le bateau se prit à fendre l’eau rapidement.Ellen savait manier la rame depuis son enfance, et souvent elleavait lutté de vitesse, en se jouant, avec les pêcheurs duCorrib.

Tant que la barque resta en vue sur la surfaceunie du lac, la jeune fille n’eut garde de ralentir sonmouvement ; son beau visage, animé par la fatigue, se couvraitd’une rougeur épaisse, et son front se mouillait de sueur, maiselle ramait toujours, et son ardeur semblait renaître sans cesse àla vue de Mortimer, qui s’étendait, immobile et pâle, sur lesplanches du bateau.

Enfin la barque entra dans le petit archipeld’îlots verdoyants qui se groupent au centre du lac. Il y eutbientôt une île, puis deux, puis trois, entre Ellen et le rivagequ’elle venait de quitter. À supposer que les Molly-Maguireseussent atteint le rivage du Corrib et que leur regard hostileépiât la barque, ils devaient la perdre de vue bientôt au milieu dece dédale où elle était engagée.

Les efforts d’Ellen sa ralentirent. Elle étaità une cinquantaine de brasses de la plus grande des îles du Corribqui porte, à demi cachées derrière un exubérant rideau de verdure,les ruines de l’abbaye de Ballilough.

Ces ruines sont vertes comme les beaux arbresqui les entourent. La mousse et le lierre ont fait un vêtementépais à ces gothiques arceaux. De vieux troncs de chèvrefeuillejettent chaque année leurs tiges frêles d’une ogive à l’autre etpendent en guirlandes, remplaçant la voûte tombée. C’est comme unimmense berceau. On ne voit plus les broderies de pierres et cesdélicates sculptures que l’art du quatorzième siècle jetait àprofusion le long des murailles saintes. Tout a disparu sous levert tapis, qui est vieux comme les ruines elles-mêmes et que lessiècles ont tissé lentement.

L’île entière est comme la vieilleabbaye : le sol y disparaît partout sous le luxe d’unevégétation opulente. Elle ressemble à un bouquet de verdure,disposé avec art, et gracieusement arrondi, qui surgirait sur l’eaubleue du Corrib.

Tout autour de ses bords, des aulnes et degrands saules s’élancent pour retomber en arcades et baigner leursbasses branches dans le lac. Entre l’endroit où elles plongent etla terre, il y a comme une voûte continue, tantôt large, tantôtétroite, mais capable, la plupart du temps, de tenir une barque àl’abri.

Ce fut à cette île qu’Ellen aborda. Elleécarta les branches des saules, et son bateau se glissa derrièreles longs rameaux, qui se refermèrent sur lui. Du dehors, il étaitdésormais impossible de l’apercevoir.

Ellen jeta les rames et se mit à genoux auprèsde Mortimer. Jusqu’à cette heure, elle avait conservé la forceinfatigable que les riches natures gardent dans le danger ;mais le danger faisait trêve ; Ellen sentit un vent defaiblesse souffler sur son âme et l’amollir.

Elle était seule en face de Mortimer, nonévanoui, mais plongé dans cet engourdissement qui suit certainesblessures. Elle n’avait de secours à espérer de personne ;tout ce qui l’entourait lui était ennemi. Il fallait panserMortimer, il fallait le sauver.

Ellen n’avait point pour cela lesconnaissances nécessaires ; parfois, après les fêtesbatailleuses du Connaught, quelqu’un des Mac-Diarmid rentrait à laferme avec une fêlure au crâne, avec un bras meurtri ou la poitrinedéchirée. Ellen avait coutume de panser toute seule ces blessures.Mais il s’agissait ici d’un coup de feu : quel chemin avaitsuivi la balle ? était-elle sortie, ou se logeait-elle dansles chairs du major ? Ellen osait à peine toucher son brasmalade, et ses doigts hésitaient à dénouer le mouchoir appliqué surla blessure.

Pour cette œuvre dont dépendait le salut dumajor, il fallait plus de courage à la noble fille que pour braverles balles des Molly-Maguires. Un instant, elle demeura sans forceagenouillée auprès du blessé ; elle contemplait son visagelivide, et comptait machinalement les pulsations presqueimperceptibles de sa veine.

Les yeux du major étaient fermés ; sestraits, décolorés et comme privés de vie, gardaient, une sorte desérénité.

Ellen perdait tout ce qui lui restait decourage. Elle ne pleurait point : elle souffrait trop pouravoir des larmes.

Quelques minutes se passèrent, durantlesquelles son inaction forcée mit le comble à son désespoir. Enmême temps une idée cruelle et qui n’avait point trait au dangerimmédiat du major vint à traverser son esprit. Elle savait cequ’avait d’inflexible et de rigide la discipline militaire desSaxons ; elle savait en outre combien de haines jalouses etenvenimées s’ameutaient autour de l’homme fort qui prétend mettrela justice entre les rancunes aveugles des partis.

Elle se souvenait de l’énergique vouloir deMortimer, dont le premier mouvement avait été de retourner vers lachaussée de planches lorsqu’il était sorti du Doon.

Là était sans doute son devoir, etl’Héritière, au lieu de cela, l’avait entraîné, laissant derrièrelui ses soldats à l’agonie. Certes, il ne lui avait point étépossible d’en agir autrement ; mais pour les malheureux qui semouraient au milieu des bogs, cette fuite involontaire du majordevait se présenter sous un autre aspect.

Le vaillant cœur de l’Héritière ne pouvaitrester longtemps engourdi. Elle se retrouva tout à coup dans savigueur accoutumée, et le besoin d’agir la réveilla.

Elle se pencha au-dessus du blessé ; sesmains délicates dénouèrent le linge avec des précautionsinfinies.

Elle ne pâlit point à la vue du sang quicoulait abondamment de la blessure. Il y avait dans ses yeux lecourageux amour d’une mère.

Elle lava la plaie avec l’eau du lac, puiselle retourna le bras pour chercher la balle. Une autre ouverturequ’elle n’avait point aperçue jusque-là lui dit que le plomb avaittrouvé une issue.

Elle adressa un sourire au ciel, et sa muetteprière alla remercier Dieu. La blessure était sans danger ;elle se sentait assez savante désormais pour la panser et pour laguérir.

Elle appuya le bras de Mortimer sur sa manterouge pliée en forme de coussin, et toucha la plage d’un bond.Entre les troncs moussus des grands arbres, elle chercha ces herbesconnues qui étanchent le sang, et dont la bienfaisante vertu n’estpas plus un secret pour les pauvres filles de la montagne que pourles doctes chirurgiens des villes.

Ce fut l’affaire de quelques minutes ;elle rentra dans le bateau les mains chargées de son butinprécieux. La plaie de Mortimer fut de nouveau bandée, et, peud’instants après, il sommeillait, couché sur l’étoffe épaisse de lamante.

Ellen était assise auprès de lui comme un bonange qui sourit à l’âme protégée. Elle contemplait, avec bonheurson repos profond et l’apparence de vie qui revenait lentement àses traits.

Le sommeil de Percy Mortimer, qui d’abordavait été tranquille, ne tarda pas à s’agiter. La fièvre vintmettre des taches enflammées aux pommettes de ses joues. On voyaitqu’il souffrait sur sa couche trop dure, et son souffle, ens’échappant de sa poitrine, rendait un son plaintif.

L’Héritière avait songé d’abord à le ramener àGalway dans la soirée. Elle voulait passer les dernières heures dujour sous les ombrages impénétrables de l’île, et profiter desténèbres pour gagner la rive du lac la plus voisine de laville.

La distance à franchir à pied était si courte,que le blessé, reposé par quelques heures de sommeil, pourrait lafranchir sans trop de fatigue. Et, une fois à Galway, aucun secoursne pouvait manquer au major. Tout danger serait évité.

Mais, en réfléchissant, des craintes nouvelleslui étaient venues. Galway, loin de se présenter à elle comme unasile, lui apparaissait tout plein de périls. Là étaient lesennemis les plus acharnés du major : le colonel Brazer, lesautorités protestantes et le club orangiste.

Ellen n’osait plus confier Mortimer à ceshommes, qui voulaient sa perte et qui avaient un prétexte de lefrapper.

Mais où le conduire ? la nuit allaitarriver, humide et froide. Un instant, Ellen songea aux grottes deMuyr, mais les grottes étaient bien loin, et leurs bouches, querien ne fermait, laissaient passer l’air glacé de la mer. Et puisil n’y avait dans les grottes ni couche pour s’étendre, ni drapspour se couvrir, et c’était un lit qu’il fallait au blessé.

Ellen cherchait et ne trouvait point. Toutesles pauvres demeures de la plaine et des montagnes tenaient leursportes ouvertes aux hôtes envoyés de Dieu. Il suffisait de s’yprésenter pour avoir une place à la table indigente et un coin surla paille commune.

Mais ces portes hospitalières, ouvertes pourtous, devaient se fermer devant le major. Montagnards et habitantsde la plaine le regardaient comme un ennemi mortel. Il ne fallaitespérer pour lui, l’infatigable chasseur de Molly-Maguires, nisecours, ni pitié.

Car, bien que les gens des campagnes nefussent pas tous affiliés aux sociétés secrètes, ils avaient pourla plupart les mêmes haines et les mêmes colères que les ribbonmen.Ils s’intéressaient à eux, ils faisaient cause commune avec euxdans le secret de leur cœur, et, si la nuit venue, ils ne prenaientpas le masque de toile, c’était par frayeur seulement, et non parrépugnance.

Ellen cherchait. De quelque côté que seportassent ses regards, partout elle rencontrait desennemis !

Tout à coup un bruit lointain vint troubler salaborieuse rêverie.

C’était une fusillade intermittente quis’entendait venant des bogs.

Ellen s’orienta et reconnut que le bruit avaitlieu justement dans la direction de la chaussée de planches.

Il y avait là évidemment une lutte engagée.Ceux des dragons qui n’avaient point trouvé la mort dans le litfangeux du ruisseau étaient parvenus sans doute à gagner la terreferme ; peut-être encore était-il arrivé du secours de Tuam oude Galway ?

Ellen se prit à écouter, inquiète. Lafusillade se poursuivait, laissant entre chaque coup desintervalles inégaux. On eût dit que la bataille se livrait sur unelarge étendue de terrain, ou que l’un des partis était en fuite etcherchait à tromper l’attaque.

En même temps d’autres bruits arrivèrent àl’oreille attentive de l’Héritière : c’était un son de rames,battant l’eau dans diverses directions.

Aucun brouillard n’était sur la surface uniedu lac. Le regard pouvait s’étendre en tous sens. Ellen mitdoucement sa tête entre deux branches ; elle vit plusieursbarques remplies de femmes qui couraient parallèlement et venaientde s’engager dans les canaux sinueux du petit archipel.

Les voix de ces femmes parvenaient maintenantjusqu’à elle. C’était un concert de clameurs bavardes etpressées ; elles parlaient toutes à la fois, gesticulant ettendant leurs bras vers le bog.

Elle ne pouvait point saisir le sens de leursparoles.

Une de ces barques doubla cependant l’îlevoisine et vint passer si près d’Ellen que ses avirons agitèrentles branches baignées des saules. Sur cette barque était la femmede Patrick Mac-Duff avec d’autres commères de Knockderry.

– Allons, ma bouchal !disait-elle ; ils vont tous rester là-bas, si nous ne leurapportons pas des fusils !

– Oh ! les pauvres chéris ! unejournée si bien commencée, et qui finit par le malheur !

– Ces coquins de dragons !

– Jésus ! que le diable ait leurâme !

– Allons, mes filles, allons, dit MollyMac-Duff ; nous avertirons les Mac-Diarmid et ceux qui sontrestés dans les fermes. S’il plaît à Dieu, tout n’est pas finiencore !

La barque disparut derrière un îlot, et lesvoix s’étouffèrent. Le major, à demi éveillé par ce bruit, seretourna sur sa couche, et poussa un gémissement.

Ellen retenait son souffle, mais ellesouriait, parce qu’une idée de salut venait de traverser sonesprit.

Elle s’assit sur une des planches de labarque, et attendit, impatiente. La fusillade continuait de l’autrecôté de l’eau. Trois quarts d’heure environ se passèrent. Au boutde ce temps, un nouveau bruit de rames se fit entendre, qui venaitdans la direction de Knockderry et des Mamturks.

Ellen glissa son regard entre les feuilles.Les barques revenaient. Il y avait des hommes maintenant avec lesfemmes :

Sur le premier bateau qui passa auprès desruines de Ballilough, Ellen reconnut quatre des Mac-Diarmid,Mickey, Sam, Lorry et Dan. Elle savait que Jermyn était dans lebog. Owen et sa femme ne restaient guère à la ferme du Mamturkdurant le jour.

Le visage de l’Héritière s’éclaira. Ce que lesparoles de Molly Mac-Duff lui avaient fait espérer se réalisait depoint en point : il ne restait plus personne à la ferme duMamturk.

Morris peut-être, mais Ellen connaissait lecœur chevaleresque du second des Mac-Diarmid ; elle n’avaitpas peur de Morris.

Elle laissa passer l’une après l’autre toutesles barques qui se dirigeaient vers Clare-Galway. Quand la dernièreeut disparu derrière les îles voisines, elle attendit quelquesminutes encore, puis elle écarta les branches des saules et mit sonbateau dans le canal. Ses avirons battirent l’eau sans bruit. Elledirigea sa route au milieu des îlots, de manière à s’approcher leplus possible ; de la base des Mamturks sans sortir du petitarchipel.

Quand elle quitta, enfin l’abri que luioffraient les îles, ce fut après avoir promené son regard sur toutela surface du lac, où pas un objet suspect ne se montraitdésormais. Elle fit dès lors force de rames, et sa barque glissarapidement sur l’eau tranquille. Au bout de peu d’instants, elleavait gagné la rive, au-dessous du petit village de Corrib.

Jusqu’à perte de vue, la campagne étaitdéserte. Tous les habitants de ce côté du lac étaient sur l’autrebord. Le cœur d’Ellen tressaillit d’espérance et de joie. Lesévénements justifiaient son calcul. Il y avait devant elle uneroute ouverte.

Mais le plus difficile restait à faire. Laroute était ardue ; Mortimer pourrait-il la parcourir ?Le voudrait-il ?

Le mouvement doux de la barque avait favoriséson sommeil. Il dormait.

Le temps pressait ; les minutes valaientdes heures. Ellen prit les mains de Mortimer et prononça son nom.Il ouvrit les yeux. Elle le souleva et l’entraîna vers l’avant dubateau.

Percy se laissait faire. Il n’avait pointencore la conscience de ce qui s’était passé récemment ; maisle repos lui avait rendu quelque force physique, et il put mettrele pied sur la terre ferme.

Le cœur d’Ellen battait bien fort dans sapoitrine, elle ressentait une vive joie du succès de cette premièreépreuve, mais il lui restait tant de craintes ! Ce qu’elleredoutait surtout, c’était le réveil de l’intelligence dumajor.

Elle interrogeait son visage pâli, à ladérobée. Les yeux de Mortimer étaient égarés encore, et il semblaitstupéfait, comme un homme qui s’éveille d’un longévanouissement.

Ellen profita de ce trouble. Sans mot dire,elle commença à gravir la montagne.

Ils allaient bien lentement. Mortimer semblaitun fantôme, et ses jambes chancelaient à chaque pas sous le poidsde son corps. Il se laissait guider avec une obéissancepassive ; ses yeux se fermaient, blessés par l’éclat dujour : il ne savait point où il allait.

À travers le lac, le bruit presqueimperceptible de la fusillade venait encore parfois jusqu’auxoreilles d’Ellen.

Sur le chemin personne ne croisa leur route.Ils étaient arrivés avec des peines infinies jusqu’à deux cents pasenviron de la ferme des Mamturks, lorsque le major s’arrêtaépuisé.

– Encore quelques pas, dit doucementEllen.

Mortimer ouvrit les yeux à sa voix et jetaautour de lui son regard étonné.

– Pourquoi suis-je ici ?demanda-t-il.

Ellen pâlit et ne répondit point. Le majorvoulut porter ses deux mains à son front, où il y avait comme unelutte entre la lumière et les ténèbres. Ce mouvement secoua sonbras blessé ; sa plaie lui donna un élancement aigu. Il sesouvenait.

Sa taille affaissée se raidit, il se redressade toute sa hauteur, et sa figure reprit ce calme fier qui étaitson expression habituelle.

– Que Dieu vous pardonne, Ellen, dit-il,mon honneur est en péril !

L’Héritière baissa la tête sous ce reproche.Le major, dont la taille s’affaissait de nouveau, sembla chercherquelque chose autour de lui dans la campagne.

– Un cheval ! murmura-t-il ; aunom de Dieu ! Ellen, trouvez-moi un cheval !

Ellen étendit son bras sans répondre, vers laferme de Mac-Diarmid.

– Merci, dit Mortimer, qui fit un suprêmeeffort et parvint à marcher vers la maison du vieux Miles ; sije meurs, il faut que ce soit à mon poste.

Ellen refoula les larmes qui venaient à sesyeux. Ils arrivèrent au seuil de la ferme.

– Un cheval ! murmura Mortimer d’unevoix épuisée.

En même temps ses jambes tremblèrent, etl’Héritière eut besoin de toute sa force pour l’empêcher detomber.

À la voix d’Ellen, la petite Peggy accourut etavec elle les deux grands chiens de montagne qui s’approchèrent dumajor et le flairèrent en hurlant. Le regard d’Ellen se fixa sureux avec inquiétude.

– À bas, Black ! dit-elle, à bas,Bell !

Les deux chiens assourdirent leursgrondements ; mais ils continuèrent de fixer sur le majorleurs gros yeux flamboyants. Peggy regardait aussi l’étranger avecun étonnement mêlé d’aversion. L’uniforme anglais ne sait pointproduire d’autre effet dans les pauvres fermes de l’Irlande.

– Peggy, dit Ellen, aide-moi.

L’enfant demeura immobile.

– Aide-moi, répéta Ellen défaillante.

Peggy, habituée à obéir, s’avança enfin et mitses deux mains sous l’aisselle du major. Avec le secours del’enfant, Ellen parvint à introduire Mortimer dans sa chambre, dontelle ferma la porte sur lui.

– Jésus ! disait Peggy stupéfaite.Oh ! Jésus !

De l’autre côté de la porte les deux chiensgrattaient et hurlaient. Ils étaient avec Peggy les seuls témoinsde l’entrée du major sous le toit de Mac-Diarmid.

Ellen, toujours aidée par l’enfant, étenditMortimer sur sa couche.

– Écoute, dit-elle à Peggy, et que Dieute punisse si tu me désobéis ! La présence de cet homme doitêtre un secret pour tous.

– Oh ! noble Ellen, reprit l’enfant,qui dardait sur le major son regard farouche, un Saxon ! unSaxon maudit !

Ellen fit un geste d’impérieux commandement,et Peggy murmura :

– J’obéirai, noble Héritière.

Les chiens grattaient et hurlaient à l’envi.Ellen jeta vers la porte un regard d’épouvante.

– Ils le sentent, murmura-t-elle, etJermyn va revenir !

Mortimer, étendu sans mouvement sur le lit,remuait les lèvres sans produire aucun son. On devinait ses effortsmuets ; on devinait les paroles prononcées au dedans delui-même, et que son anéantissement étouffait au passage.

Il voulait mourir à son poste, il demandait lepéril ; il disait :

– Un cheval ! un Cheval !

XII – VEILLÉE DE MORT

La nuit était sombre ; depuis plusieursheures on n’entendait plus les échos lointains de la fusillade dansla direction du bog de Clare-Galway. Quelques barques, venant de larive orientale du lac, avaient abordé déjà au pied des Mamturks.Les équipages de ces barques, silencieux et tristes, avaient pristerre et s’étaient dirigés, soit vers le village de Corrib, soitvers Knockderry, soit enfin vers les hameaux dispersés de loin enloin sur la montagne.

La plupart du temps, les groupes qu’avaitrassemblés le commun désir de passer le lac se divisaient entouchant la rive ; chacun regagnait sa demeure, et l’on seséparait en murmurant tout bas un morne : au revoir !

Quelques groupes cependant ne se séparèrentpoint. Ceux-là, en quittant le bateau qui les avait apportés,tiraient après eux un fardeau ; les plus robustes chargeaientce faix sur leurs épaules et les autres suivaient à pas lents, latête découverte. C’étaient les Molly-Maguires qui revenaient desbords du Doon et qui rapportaient leurs morts, car il y avait eucombat aux environs de la chaussée de planches.

Tandis que les ribbonmen s’acharnaient autourde leurs victimes, les secours étaient venus à la fois de Tuam etde Galway. L’enseigne Brown et le cornette qui étaient parvenus àse sauver avaient fait leur devoir. Tuam envoyait toute sa petitegarnison, conduite par le lieutenant Peters. Galway fournissait sesgens de police et les quelques dragons du colonel Brazer.

Il n’est pas dans les mœurs des whiteboys derésister à la force armée, si inférieure en nombre qu’elle puisseêtre. D’ordinaire la vue seule d’un habit rouge on d’une masse deconstable suffit à les mettre en déroute ; mais, en cettecirconstance, il n’était pas en leur pouvoir de refuser labataille. Ils étaient pris entre deux feux, et les dragons quis’étaient accrochés aux débris de la chaussée de planches, étantparvenus enfin à se dégager avec l’aide des nouveaux arrivants,augmentèrent le nombre de leurs adversaires.

Les bateaux chargés de femmes que nous avonsvus traverser le Corrib pendant qu’Ellen s’était mise à l’abri sousles saules de Ballilough, allaient chercher de l’aide à Knockderryet dans les villages environnants, pour dégager leurs maris etleurs frères, qui se trouvaient pris à leur tour comme en unpiège.

Une moitié des ribbonmen en effet avait pugagner au large, lors de l’arrivée des dragons de Tuam et despolicemen de Galway ; mais une cinquantaine d’hommes s’étaienttrouvés cernés. Il ne fallait rien moins que cette circonstancepour amener des Molly-Maguires à tenir pied, en plein jour, contredes dragons de la Reine.

Le désavantage était maintenant tout entier deleur côté. Ils étaient mal armés, et le cours du Doon leur opposaitun obstacle infranchissable. Si les policemen eussent été plushardis, et si les dragons ne se fussent point obstinés à rester enselle sur leurs pesants chevaux, il ne serait pas resté un seul desouvriers de destruction qui avaient coupé la chaussée deplanches.

Mais, soldats de la Reine et hommes de police,intimidés par les périls que présentait le marais autour deswhiteboys, laissèrent le combat traîner en longueur, et sebornèrent à décimer de loin, à coups de fusil, les rangs de leursadversaires.

Pendant cela les femmes revinrent, apportantdes mousquets et des munitions. Quelques renforts lesaccompagnaient, la bataille s’engagea, plus vive, et, vers le soir,ce qui restait de ribbonmen parvint à regagner le lac.

Les Saxons n’osèrent pas prolonger la lutte audelà du coucher du soleil, et firent retraite vers Galway.

Pour quelques cadavres de dragons ensevelisdans la fange du Doon, il y avait plus de trente Irlandais couchésmorts sur le gazon du bog. Mais les dragons n’emmenaient point deprisonniers avec eux, et, en se retirant, ils savaient bien quetous ces cadavres étendus dans les diverses places où avait erré labataille auraient disparu le lendemain.

Si les ribbonmen avaient manqué, en effet, àune de leurs coutumes en combattant sous la lumière du soleil, iln’était pas probable qu’ils pussent déroger à cet autre usageconsistant à faire disparaître les cadavres de leurs morts.

C’est là, parmi eux, une loi constante et quiarrête la plupart du temps les investigations de la justice.Molly-Maguire enterre toujours avant le lever du soleil ceux de sesenfants qui ont succombé en payant la Dette de Minuit.

Les dragons de la Reine ne s’étaient pointtrompés, les barques irlandaises, après s’être mises hors de portéedes carabines, demeurèrent stationnaires ; ellesattendirent ; et, quand la nuit fut venue, elles serapprochèrent de la rive. Des éclaireurs furent envoyés pours’assurer de la retraite des dragons, puis tout le monde sedispersa sur le vaste champ de bataille qui s’étendait depuis lalisière des terrains cultivés jusqu’à la chaussée de planches.

Chacun savait où était tombé l’ami qu’il avaitperdu ; les femmes allaient en pleurant chercher le cadavre deleur mari ou de leur frère. La lune éclairait cette scène funèbre àtravers le voile diaphane des brumes d’été. On entendait çà et làdes sanglots et des plaintes.

Quelques cris de joie s’élevaient au milieu ducommun désespoir, lorsqu’une main de sœur ou d’épouse sentait uncœur battre sous une chemise sanglante.

On s’appelait tout bas ; un groupe serassemblait autour de chaque corps étendu sur le gazon du bog.Morts et blessés étaient chargés sur les épaules et dirigés vers lelac.

Ce fut une lugubre traversée. Les barquespartaient l’une après l’autre à mesure qu’elles recevaient leurcharge mortuaire. Au milieu du brouillard qui recouvrait l’eautranquille du Corrib, on entendait le bruit mesuré des rames. Dansla plupart des bateaux ; la douleur était muette. Dansquelques-uns les femmes essayaient en vain d’étouffer leursdéchirants sanglots. Dans d’autres on priait à voix haute, et lesversets funèbres du De profundis s’entendaient, prononcéspar des voix invisibles dans le vaste silence de la nuit.

Deux ou trois heures après le coucher dusoleil, il ne restait plus personne sur le bord oriental du Corrib,ni vivant, ni mort.

À mesure qu’une barque abordait de l’autrecôté du lac, les rameurs jetaient leurs avirons. S’il n’y avaitpoint de cadavre dans le bateau, chacun s’en allait triste et muet.S’il y avait un cadavre, on l’étendait sur les bras croisés de sixhommes, et on le portait ainsi à la maison qui avait été lasienne.

Les bords du lac se faisaient déserts :il y avait quelque temps déjà que le dernier bateau avait touché larive, lorsqu’un bruit de rames retentit encore dans lebrouillard.

Une barque approchait, muette et rapide,poussée par quatre vigoureux rameurs. Elle aborda ; quatrehommes de grande taille quittèrent les bancs où ils étaient assis,et se penchèrent à la fois pour soulever un objet étendu sur lesplanches de la cale. C’était encore un cadavre.

Les quatre hommes le placèrent sur leurs brasentrelacés, et commencèrent à gravir un des sentiers de lamontagne. Le sentier conduisait à la ferme de Mac-Diarmid. Ce futau seuil de la demeure du vieux Miles qu’ils s’arrêtèrent.

Les quatre hommes étaient Mickey, Sam, Larryet Jermyn ; ils portaient le corps de leur frère Dan, tué parles dragons de la Reine.

Mickey frappa à la porte ; la petitePeggy vint ouvrir et se recula en poussant un cri d’épouvante.

– Taisez-vous, enfant, lui dit Mickey. Oùest Mac-Diarmid ?

Les fils du vieux Miles appelaient ainsiMorris en l’absence de leur père, parce qu’ils l’avaient choisipour chef.

– Mac-Diarmid est venu, réponditl’enfant, qui tremblait, et dont le regard se détournait du cadavreavec horreur ; je lui ai dit que vous étiez à vous battre dansles bogs… Seigneur ! Seigneur ! sais-je ce qu’il y a danscette maison depuis, deux jours ! Morris était aussi pâle quecet homme mort.

Son doigt étendu montrait le pauvre Dan, dontle visage était couvert du masque de toile et qui montraitseulement sa bouche et son menton livides. L’enfant ne lereconnaissait point.

– Et Mac-Diarmid est reparti ?demanda Mickey.

– Il s’est assis là sur la paille,répondit Peggy. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir ; jelui ai donné un morceau de pain d’avoine et un verre de poteen. Ilest sorti sans me parler et a descendu la montagne dans ladirection de Kilkerran.

Mickey secoua la tête.

– Notre frère Morris ne nous doit pascompte de ses actions, murmura-t-il.

Puis il ajouta tout haut :

– La noble Héritière est ici ?

Le visage de la petite Peggy se couvrit derougeur, mais nul n’y prit garde.

– Elle est ici, répondit-elle.

– Allez, enfant, reprit l’aîné desMac-Diarmid, allez réveiller la noble Ellen. Dan était son parentet le fils de l’homme qui lui a servi de père. Il faut qu’elle priecomme nous pour le repos de Dan.

Peggy eut des larmes dans les yeux.

– Ah ! Jésus ! Jésus !murmura-t-elle, encore un que nous ne verrons plus ! Quand levieux Mac-Diarmid reviendra, il trouvera bien des places videsautour de la table !

Elle entra chez l’Héritière. Les quatre frèresdemeuraient debout au milieu de la salle commune et portaienttoujours le cadavre de Dan. Les deux grands chiens de montagne,qui, lors de leur entrée, étaient assis dans une attitude menaçanteaux deux côtés de la porte d’Ellen, rôdaient autour d’euxmaintenant et dressaient leurs grosses têtes en hurlantplaintivement.

– La noble Ellen va venir, dit Peggy enrentrant dans la salle.

– Maintenant, reprit Mickey, allezéveiller Owen et Kate ; dites-leur de se lever. Les vivantspeuvent s’étendre sur la paille, mais il faut un lit à ceux quisont morts.

Peggy obéit. L’instant d’après, Owen et Katese précipitaient dans la salle ; Ellen les suivit de près. Detoute la famille, il ne manquait là maintenant que le vieux Mileset Morris.

Dan fut étendu sur le lit d’Owen ; lesdeux jeunes femmes et Peggy s’agenouillèrent à l’entour. Mickeytrempa le rameau de buis, suspendu au-dessus de la couche, dansl’eau sainte du bénitier. Il aspergea le visage découvert du mort.Puis il se mit à genoux comme les autres et ouvrit un livred’heures pour réciter ces belles prières dont la piété catholiqueentoure ceux qui ne sont plus.

Les cinq frères répondaient amend’une voix triste et grave ; Peggy pleurait ; Ellen étaitbien pâle, mais sa tête se tournait parfois du côté de la porte, etune pensée étrangère semblait venir trop souvent à travers sadouleur.

Kate aimait chèrement tous les Mac-Diarmid,parce qu’ils étaient les frères d’Owen et les fils du vieux Milesqui l’avait accueillie, orpheline, après la mort de Lake Neale.Elle regrettait le pauvre Dan comme un bon frère et comme un ami.Au premier moment son chagrin avait dominé toute autrepensée ; mais maintenant, tandis que la prière se prolongeaitautour de la couche funèbre, des souvenirs cruels envahissaientl’âme de Kate, et, reportaient son esprit vers un autre lit demort.

C’était comme une fatalité ! Chaque foisque la confiance renaissait en elle, un événement survenait quiranimait ses doutes et la faisait plus malheureuse. Owen l’avait-iltrompée ? Elle eût voulu dire non à sa conscience, mais cecadavre qu’on rapportait de nuit était une accusation terrible.

Kate essayait de prier ; mais toujours,au travers de son oraison, se jetait une sombre pensée. Son regardinterrogeait alors les cinq frères. Elle cherchait à lire sur leursvisages, et n’y voyait que tristesse et regrets.

Owen ne la regardait point : il étaitabsorbé comme les autres dans son devoir pieux. Le seul Jermyntournait les yeux quelquefois pour lancer à la dérobée un regard ducôté d’Ellen.

Mais Kate n’avait point l’esprit assez librepour observer le trouble du dernier des Mac-Diarmid ou pour enrechercher l’origine. L’attention qu’elle volait à l’oraisonmortuaire se portait, sans partage, sur ses propres terreurs. Elleétait la fille d’un homme assassiné, et tout cœur irlandais regardela vengeance comme une loi.

Jermyn n’aurait point pu donner à sapréoccupation un motif si légitime. Il ne songeait qu’à Ellenauprès du lit de mort de son frère. Ses lèvres seules murmuraientla prière latine ; son cœur ne savait point ce que faisaientses lèvres.

Depuis le commencement de la prière, Ellensemblait distraite, et le remords de sa distraction se peignait surla noble beauté de son visage. Jermyn épiait avidement les effortsqu’elle faisait pour se donner tout entière à l’oraison.

Il cherchait un sens à ses regards quisoulevaient de temps à autre sa paupière dévotement baissée, et quise tournaient vers la porte close.

Qu’y avait-il derrière cette porte ?

Dans la salle commune les bestiaux ronflaient,et les deux chiens de montagne continuaient leurs hurlementsplaintifs. Jermyn sentait naître en lui un soupçon ; quelquechose, tout au fond de son cœur blessé, lui révélait la présenced’un ennemi. Il devinait peut-être en ce moment que sa ballen’avait point tué Percy Mortimer ; il supposait que le majorétait caché quelque part aux environs, sans doute dans une despauvres cabanes dispersées sur le flanc du Mamturk.

C’était cette retraite mystérieuse quecherchait involontairement le regard d’Ellen. Une haine jalouse etfurieuse faisait bondir le cœur de Jermyn.

Ses mains serrées contre sa poitrine secrispaient et déchiraient la peau de son sein. Son visage étaitpourpre et livide tour à tour. Il souffrait, et il avait soif desang. Il eût tué son ennemi à genoux, il l’eût tué couché sur unlit d’agonie.

Ce soir, en voyant Ellen sans blessure, ilavait remercié Dieu ; mais maintenant il maudissait laProvidence, parce que la balle qui avait épargné l’Héritière avaitmanqué le cœur de Percy Mortimer.

Ces sanglantes pensées étaient sous un frontd’enfant, couronné de blonds cheveux doux et flexibles comme lasoie. Il restait de la douceur dans cet œil menaçant ; cettebouche convulsivement froncée était faite pour les sourires.

La prière se continuait, longue et triste.Quatre chandelles de jonc étaient allumées aux quatre coins dulit ; leur lumière vacillante tombait sur le visage dumort.

Quand Mickey avait fini un psaume, ils’arrêtait ; le silence régnait dans la salle, troubléseulement par les sanglots de la petite Peggy et par la plainte deschiens qui hurlaient. Puis la voix de l’aîné des Mac-Diarmids’élevait de nouveau, monotone et grave ; l’assistance sereprenait à répondre les versets sacrés.

En un de ces moments où Mickey venait dereprendre les litanies catholiques, le valet de ferme Joyceentra.

Il arrivait du dehors. Il s’approcha deMickey, qui interrompit la prière.

– Si le prêtre vient, dit Joyce à voixbasse, ce ne sera que demain matin, car il y a bien des morts surla paroisse, et votre demande est venue la dernière.

La rude figure de Mickey se couvrit d’un nuageplus épais.

– Il était bon chrétien, dit-il en jetantun regard triste vers le corps de Dan. Mais quelle âme n’a besoinde prières ? Il faut la voix d’un prêtre pour ouvrir la portedu ciel.

– J’ai fait ce que j’ai pu, ditJoyce.

– As-tu vu les deux vicaires et lediacre ?

– Je les ai tous vus.

– As-tu dit que la maison de Diarmidrenfermait encore deux vaches et six moutons ?

– J’ai dit que mes maîtres donneraientleur dernier schelling pour une bonne prière. Mais ce sont deshommes de Dieu, vous savez Mac-Diarmid ; ils n’aiment l’argentque pour le rendre aux pauvres, et les morts qu’ils vont aidercette nuit n’ont pas de quoi payer leur peine.

Mickey secoua sa tête chevelue et fronça sesgros sourcils.

– Ce sont de saintes gens,murmura-t-il : mais il faut que mon frère Dan ait une prière.Il nous aimait bien durant sa vie, nous lui devons une bonne mort.Venez avec moi, Sam et Larry ; le prêtre viendra de gré ou deforce !

Les deux jeunes gens hésitèrent ; maisils songèrent à l’âme de leur frère qui errait, en peine, entre laterre et le ciel ; et, malgré, le respect profond et pleind’amour que les populations catholiques gardent à leurs pauvresprêtres, Sam et Larry suivirent Mickey sur la route de Knockderry.Il ne restait auprès du mort qu’Owen, Kate, le valet Joyce et lapetite Peggy.

Ellen en effet avait profité de l’entrée duvalet pour s’échapper sans bruit. Personne ne s’était aperçu de sonabsence, excepté Jermyn, qui l’avait suivie.

Joyce et Peggy étaient toujours à genoux. Kates’était rapproché d’Owen.

– Notre frère est mort les armes à lamain ? dit-elle tout bas.

– Oui, répondit Owen.

– Les Molly-Maguires se sont battusaujourd’hui dans le bog de Clare-Galway ?

– Les Repealers se sont battus dans lesrues de la ville. Priez pour notre frère, Kate ! c’était undigne cœur, et, auprès de son lit de mort, je n’aurais point laforce de me défendre contre vos soupçons.

Owen s’agenouilla. Kate l’imita, convaincueune fois encore et repentante.

Le silence régna dans la chambre funèbre.

Dans la salle commune où il n’y avait point delumière, Jermyn était aux écoutes, l’oreille collée à la ported’Ellen. Auprès de lui les deux chiens de montagne essayaient defourrer leur museau sous la porte et grondaient sourdement.

Jermyn, l’œil attentif et les sourcilsfroncés, suivait tous leurs mouvements. Une faible lueur passaitpar la serrure. – Jermyn s’était déjà penché plus d’une fois, afind’introduire son regard par le trou et de voir ce qui se passaitdans la chambre de l’Héritière.

Mais il s’était relevé toujours avantd’exécuter son dessein. Son front était rouge de honte et à la foisde désir. Il n’osait pas. Le respect religieux que les Mac-Diarmidgardaient à leur noble parente l’arrêtait toujours.

Jermyn avait conservé ce respect au milieu desa passion. Une sorte de muraille sacrée était entre l’Héritière etlui. Il l’aimait jusqu’à la fureur, mais aussi jusqu’à l’adoration,et l’adoration implique la crainte.

Un quart d’heure s’écoula. Jermyn restait à lamême place, couvrant de l’œil cette lueur faible qui sortait par laserrure d’Ellen, et n’osant point y mettre son regard. Pourtant lafièvre le poignait, et il eût donné des années de sa vie poursavoir ce qui se passait, à quelques pieds de lui, derrière cetteplanche.

Il n’y pouvait plus tenir. Il allait seretirer, pour ne point céder à la tentation qui devenaitirrésistible, lorsqu’il entendit comme une plainte étouffée dans lachambre d’Ellen. En même temps les deux chiens s’élancèrent contrela porte et hurlèrent avec menace.

Un soupir rauque s’échappa de la poitrine deJermyn, dont les yeux se troublèrent et qui vit passer dans la nuitle pâle visage du major Mortimer. Il se baissa par un mouvementrapide et impossible à réprimer. Son œil se plaça devant le trou dela serrure. Il ne vit rien, parce qu’au même instant un objetopaque se posa de l’autre côté de l’ouverture.

Les chiens, en se jetant contre la porte,avaient éveillé les craintes d’Ellen, qui, elle aussi, devinait etredoutait.

XIII – LE BLESSÉ

Jermyn resta un instant penché sur la serrure.On eût dit que son regard prétendait percer, à force de vouloir,l’obstacle qui était devant sa vue. Le trou ne se débouchaitpoint ; Jermyn se releva. Ses sourcils étaient froncésviolemment.

Qu’avait-il besoin de voir ? Il étaitsûr. Ce n’était point dans une des pauvres cabanes dispersées surle flanc des Mamturks que se cachait le major Percy Mortimer :c’était là, tout près de lui, derrière cette planche, dans lachambre de l’Héritière.

Il le savait ; il en eût juré sur sonsalut.

Tout sert d’indice à la jalousie. Lesdistractions d’Ellen pendant la prière avaient excité les premierssoupçons de Jermyn. Ces soupçons s’étaient accrus par la fuitesoudaine et silencieuse de l’Héritière ; mais ce qui les avaitconfirmés surtout, c’était l’obstination des deux chiens demontagne à garder cette porte en menaçant et en grondant.

L’instinct des animaux obéit à la haine deshommes. En Australie, des limiers anglais font la chasse auxanciens possesseurs du pays ; en Irlande, au contraire, leschiens flairent de loin l’uniforme anglais, montrent les dents etse ramassent, prêts à bondir, quand un habit rouge approche, commes’il sentait les fumées du loup.

Jermyn avait compris le manège des deux chiensde montagne aussi bien que s’ils lui eussent dit en bon irlandaisdu Connaught : Il y a là un soldat saxon !

Ce fut un coup de massue. Le désir lui vint deconfondre en un même châtiment le major et l’Héritièreelle-même.

Mais il recula épouvanté, devant cette idéedont les traditions de famille faisaient un sacrilège. S’attaquer àla fille des rois ! à la noble vierge que les enfants deDiarmid entouraient de respects pareils à un culte !

C’était un pauvre enfant, battu par unepassion qui eût été trop forte contre le cœur robuste d’unhomme !

Oh ! qu’il eût été bon, qu’il eût étévaillant, et capable d’héroïques dévouements, si Ellen l’eûtaimé ! Comme il eût trouvé de nobles élans au fond de son cœurressuscité par le bonheur !

Hélas ! il souffrait trop ! Depuisque la jeunesse avait clos les heures insoucieuses de son enfance,il ne se souvenait point d’avoir goûté un jour de tranquillité.

Si parfois quelqu’un de ces beaux espoirs quidorent les rêves de l’adolescence était venu le visiter, il avaitdû le repousser bien vite et lui fermer la porte de son cœur.

Les deux chiens se taisaient, mais ilsgardaient aux deux côtés du seuil leur position menaçante. Jermynétait entre eux et il veillait.

De temps en temps, son regard retombait versla serrure, qui ne laissait plus passer ses lueurs faibles,indiquant un passage au regard.

De l’autre côté de la porte, Ellen étaitdebout, veillant aussi et guettant, effrayée, les bruits de lasalle commune.

Elle avait entendu les chiens, et quelquemystérieuse intuition lui avait dénoncé la présence de Jermyn àquelques pas d’elle. La paume de sa main s’était posée sur le troude la serrure.

Jermyn était son effroi.

Il était là ; elle le sentait ; elletremblait. À l’autre bout de la chambre, le major, étendu sur sonlit, dormait. Son sommeil pénible était plein de secousses et detressaillements. Ses lèvres s’entr’ouvraient pour donner passage àsa respiration oppressée.

Sur le bahut aux antiques ciselures qu’Ellenavait hérité de son père, il y avait une chandelle de jonc allumée.Le visage de Mortimer s’en éclairait faiblement.

Ellen ne craignait point que Jermyn osâtforcer la clôture de sa chambre. Pour un fils de Diarmid, c’étaitlà une barrière sacrée. Pour l’heure présente, Mortimer était àl’abri derrière le respect qui entourait la fille des rois. Mais ilfaudrait quitter cette retraite, et Jermyn, déjà meurtrier à demi,serait là pour achever sa tâche.

Ellen regrettait le froid abri des saules auxrives hospitalières de Ballilough ; elle regrettait lesgrottes de Muyr, ouvertes au vent glacé de la mer. Ce lit oùreposait le major, ce lit dont elle avait convoité si chèrement lachaleur bienfaisante, ce lit avait plus de dangers que la brisehumide du Corrib et que la froide atmosphère des grottes, plus dedangers que la blessure elle-même !

Depuis quelques minutes, le blessé reposaitsans trop de secousses, sa fièvre semblait se calmer. Déjà Ellensongeait à retourner dans la chambre mortuaire, car elle sentaitque son absence en pareil moment devait alimenter sans cesse etfortifier les soupçons de Jermyn ; mais le major s’agita sursa couche et repoussa les couvertures qui l’étouffaient. Sonmouvement brusque réveilla les élancements de sa blessure, et ladouleur lui arracha un gémissement.

L’ouïe des animaux perçoit avant celle deshommes. Les deux chiens de montagne hurlèrent. Leur voix frappal’oreille d’Ellen comme une menace de mort. Elle suspendit unlambeau de linge au-devant de la serrure et s’élança vers le lit dublessé.

Elle lui mit la main sur la bouche. Mortimerse débattit un instant, puis il ouvrit les yeux.

La chandelle de jonc jetait sur les objets unelumière confuse. Le major distinguait vaguement les murailles nues,et à sa gauche les formes raides de la Vierge de pierre debout surson piédestal sculpté.

Sa tête était bien faible ; il crut rêverencore.

– Ellen ! murmura-t-il.

– Taisez-vous, taisez-vous,dit-elle ; vous ne rêvez pas, je suis là, et je vous demandele silence.

– Je ne rêve pas, dit-il ; oh !non. Mais d’où vient que vous veillez à mon chevet ?

La paupière d’Ellen se baissa.

– Vous étiez trop faible, Percy,répliqua-t-elle ; vous étiez blessé, presque mourant ; jen’ai pu faire ce que vous aviez ordonné.

La fièvre avait mis de fugitives couleurs surla joue du major. Sa pâleur revint, et ses yeux, qui souriaientnaguère, prirent une expression d’inquiétude.

– Qu’avais-je ordonné ?murmura-t-il.

– Vous vouliez monter à cheval, Percy, etregagner Galway avant la nuit tombée.

– Et où suis-je ?

– Dans ma chambre, répondit Ellen.

Une expression de cruelle souffrance serépandit sur les traits du major. Il prit la main d’Ellen et laserra contre ses lèvres.

– Merci, dit-il.

Sa tête s’affaissa sur l’oreiller.

– Je vous ai perdu, n’est-ce pas ?dit Ellen. Mon fatal secours, en vous gardant la vie, vous a prisvotre honneur, et auprès de l’honneur qu’est-ce que lavie ?

Deux larmes roulèrent lentement sur la joue del’Héritière.

Percy était partagé entre deux émotionségalement puissantes : la souffrance et la joie. Il souffrait,parce que l’œuvre de sa vie entière s’échappait de ses mains, parcequ’il se voyait sans bouclier désormais contre la haine, parce quele hasard l’avait fait tout à coup vulnérable, et qu’il y avait unetache à sa vie de soldat.

Il souffrait parce que tous les événements dela journée précédente revenaient à son esprit. Tandis que sessoldats mouraient, il avait fui.

Et il y avait à Galway, en ce moment même, unhomme qui avait juré sa perte, un ennemi mortel, le colonelBrazer.

Autour du colonel se groupaient tous lesmagistrats dont il avait flétri la partialité ignorante ; tousles orangistes dont il avait neutralisé les instincts haineux etméchants.

Ces gens cherchaient depuis bien longtemps undéfaut à sa cuirasse. Ce défaut était maintenant trouvé ; ilspouvaient le frapper en plein cœur.

Il entendait leurs voix qui luicriaient : Vous avez fui ! vous avez fui !

Lui, dont la vie entière était un modèled’honneur militaire, c’était comme soldat qu’il allait êtredéshonoré.

Il souffrait, mais il avait de la joie, parceque cette femme, si noble, si belle, si parfaite, venait de luimontrer son cœur.

– Merci ! répéta-t-il.

Le sang perdu lui laissait une faiblesseextrême.

Ses yeux étaient chargés de fatigue.

– Reposez-vous, Percy, dit l’Héritière.Il y a des oreilles ouvertes autour de nous, et vos ennemisveillent, un mot prononcé pourrait vous trahir et me perdre.

Mortimer ferma les yeux. On eût dit un enfants’endormant à l’ordre de sa mère. Il murmura encore quelquesparoles, puis on n’entendit plus dans la chambre que le bruit égalde sa respiration.

Tandis qu’Ellen veillait, la portes’entrebâilla doucement, et la petite Peggy se glissa dans lachambre.

– Mickey est-il revenu ? demandal’Héritière.

– Non, répondit l’enfant, il n’y a queKate et Owen auprès du pauvre Dan.

– Et Jermyn ?

– Quand j’ai passé dans la salle commune,j’ai vu quelqu’un debout auprès de votre porte, entre les deuxchiens qui grondaient. Oh ! noble Ellen ! les chiensoublient le mort pour venir flairer le Saxon.

– Et c’est Jermyn qui est auprès de laporte ? interrompit l’Héritière.

– C’est lui, répondit l’enfant.

– S’il vous interroge, dit-elle à Peggy,que répondrez-vous ?

L’enfant hésita.

– Ce sont les dragons qui ont tué lepauvre Dan ! murmura-t-elle.

Ellen frissonna. Elle attira l’enfant vers lelit.

– Écoutez, Peggy, dit-elle, cet homme estmon fiancé.

Peggy recula stupéfaite. Ses yeux noirs etbrillants, habitués à exprimer son respect pour l’Héritière, eurentune étincelle de méprisante colère.

– Vous ! la fille del’Héritier ! prononça-t-elle tout bas, vous ! épouser unSaxon ! Quand j’aurai l’âge d’une femme, moi, qui ne suisqu’une pauvre servante, je choisirai un Irlandais pour l’aimer.

Ellen ne se révolta point contre le reprochede l’enfant.

– Cet homme est mon fiancé, répéta-t-ellelentement.

Peggy joignit ses mains et se tourna vers samaîtresse avec des larmes dans les yeux.

– Oh ! je ne dirai rien, nobleEllen ! cria-t-elle. Jermyn pourra me tuer avant de me faireouvrir la bouche !

Ellen la baisa au front.

– Merci, ma fille, dit-elle ;retournez auprès du pauvre Dan ; je vais bientôt voussuivre.

Peggy souleva de nouveau le loquet de laporte, et sortit en faisant l’ouverture la plus étroite possible.Le bras de Jermyn la saisit dans l’ombre, au passage.

– Est-ce notre frère Morris qui est dansla chambre d’Ellen Mac-Diarmid ? demanda-t-il d’une voix quitremblait.

Peggy ne répondit point.

Jermyn lui secoua le bras rudement.

– Parle ! dit-il ; je veux quetu parles ! Il y a un homme de l’autre côté de cetteporte !

– Un homme répéta Peggy en jouantl’étonnement.

Les doigts crispés de Jermyn meurtrirent lachair de son petit bras. Elle leva les yeux sur lui et vit aveceffroi ses prunelles flamboyer dans le demi-jour de la sallecommune. Mais elle ne répondit point encore, parce que les parolesd’Ellen restaient au fond de son cœur.

Jermyn frappa du pied violemment.

– Ah ! tu ne veux pas parler !s’écria-t-il d’une voix étranglée. Prends garde ! prendsgarde ! prends garde !

Ces mots, répétés trois fois, sortirent de sabouche, pressés et comme entassés. Peggy tremblait.

– Jermyn, murmura-t-elle, vous me faitesgrand mal !

Jermyn serra plus fort.

L’enfant pleurait.

– Grâce ! grâce !

Il serrait toujours.

L’obscurité qui régnait dans la sallel’empêchait de voir la petite Peggy pâlir et fermer les yeux.Tandis qu’il la menaçait encore, il sentit le bras de l’enfantpeser à sa main.

Peggy venait de se laisser choir, en répétantd’une voix mourante :

– Grâce ! grâce !Mac-Diarmid ! Que vous ai-je fait pour vouloir metuer ?

Jermyn lâcha prise et serra son front à deuxmains. Il se sentit rougir, et la honte lui étreignit le cœur.

La porte extérieure retentit sous des coupsprécipités. Jermyn ne bougea pas.

La petite Peggy se remit sur ses pieds, et sedirigea en chancelant vers la porte. Elle ouvrit.

C’étaient Mickey, Lorry et Sam, qui revenaientpoussant devant eux un homme garrotté.

Ils ne s’arrêtèrent point dans la sallecommune, et franchirent tout de suite avec leur captif le seuil dela chambre du mort.

Leur captif était un vieillard revêtu ducostume des prêtres catholiques.

Il refusait encore d’avancer. Mickey et Sam leprirent par les épaules et l’entraînèrent jusqu’auprès du lit.

À la lumière des quatre chandelles de jonc, lepauvre prêtre montra sa figure effrayée et couverte de pâleur. Sesmains étaient fortement assujetties à l’aide de cordes, et il avaitun mouchoir noué sur la bouche.

Les trois Mac-Diarmid étaient allés lechercher auprès du lit d’un autre mort, et, comme il refusait dedéserter son pieux office, ils l’avaient enlevé de force.

Il fallait que Dan eût la prière d’unprêtre.

L’enlèvement accompli, les Mac-Diarmid secourbèrent de nouveau sous le sentiment de vénération inspiré auxIrlandais par leur clergé catholique. Personne ne resta debout dansla chambre mortuaire : à la vue du prêtre, tout le mondes’agenouilla. Mickey dénoua le bâillon et coupa les cordes, puis ilbaisa le bas de la soutane du vieillard.

– Pardon, notre père, murmura-t-il d’unton de respect grave qui contrastait singulièrement avec l’acte deviolence qu’il venait d’exercer : Dan était un bon chrétien.Nous ne pouvions pas le laisser mettre en terre sans vous.

Les autres frères, Kate et Peggy se traînèrentsur leurs genoux jusqu’au prêtre, et baisèrent à leur tour le basde sa soutane.

– Notre père, pardon !répétèrent-ils : ayez pitié du pauvre Dan, qui était un bonchrétien !

En face de cette détresse naïve, le vieillardhésita. Sa bouche s’ouvrit pour réprimander l’insulte faite à soncaractère sacré ; mais ils étaient tous agenouillés autour delui, si humbles et si repentants ! Il eut compassion etcommença toute de suite la prière attendue.

Les visages des Mac-Diarmid rayonnèrent.C’était comme un poids qu’on leur ôtait de dessus le cœur. Quand labouche du saint vieillard s’ouvrit pour réciter ces hymnes qui sontcomme le passeport de l’âme chrétienne vers le ciel, chacun crutvoir le front du mort s’éclairer doucement.

La pauvre âme en peine montait vers Dieu, quiécoutait la parole du prêtre, et qui tendait ses bras, pour appelerà lui le bon chrétien défunt.

Ils priaient tous, et avec quelleferveur !

Mais à cette fête funèbre Ellen et Jermynmanquaient.

Jermyn était toujours dans la sallecommune ; debout auprès de la porte de l’Héritière. Il avaitvu rentrer ses frères ; il avait entendu la voix du prêtres’élever, et rien de tout cela n’avait parlé à son intelligenceengourdie.

Il avait été bon autrefois, et, parmi sesfrères, c’était Dan qu’il avait chéri le plus tendrement.

Aujourd’hui Dan était mort et Jermyn luirefusait la suprême prière. À quelques pas de son cadavre, Jermynrêvait de vengeance.

Tandis que l’oraison se poursuivait dans lachambre voisine, il se jeta brisé sur le lit de paille et pleuracomme un enfant découragé.

L’Héritière avait entendu, elle aussi,l’arrivée de ses frères d’adoption. Le major s’étaitrendormi ; elle voulut aller s’agenouiller auprès du lit deDan. Au bruit que fit la porte de sa chambre en s’ouvrant, Jermynbondit sur ses pieds.

Ellen tenait en main sa chandelle de joncqu’elle déposa sur la table. Quand elle aperçut Jermyn debout surson passage, elle rougit, et un éclair d’indignation brilla dansson œil.

Jermyn avait les bras croisés sur sa poitrine.Il se tenait droit et tête haute.

Ils restèrent une longue minute immobiles tousdeux et tous deux muets.

Ce fut l’Héritière qui rompit la première lesilence.

– Le pauvre Dan vous aimait bien, Jermyn,dit-elle ; d’où vient que vous ne priez pas pour lui avec nosfrères ?

– Ce sont des soldats de la Reine qui onttué mon frère Dan, répondit Jermyn d’une voix sourde ; qued’autres prient pour lui, moi je veux le venger !

– Sur qui ? demanda Ellen.

Jermyn ne répliqua pas tout de suite. Sonregard aigu alla se fixer sur la porte, comme s’il en eût voulupercer les battants. Puis son œil retomba sur Ellen, fixe etlourd.

– Je cherche ! murmura-t-il.

Un chant lugubre et lent s’éleva dans lachambre voisine. Le prêtre avait entonné un hymne latin, et lesMac-Diarmid accompagnaient sa voix en chœur. Cet hymne était lesigne bien connu de la levée du corps et du départ pour lecimetière.

Ellen et Jermyn firent silence. Au bout dequelques minutes, on entendit dans la chambre mortuaire les coupssecs et répétés du marteau. On clouait le cercueil apporté parJoyce.

Les quatre frères pleuraient à ce dernieradieu.

Une larme vint à la paupière d’Ellen, quijoignit ses mains et mêla de loin sa prière à celle de ses frèresd’adoption.

Quand le dernier clou eut été enfoncé dans lecercueil, la porte s’ouvrit, et le vieux prêtre ressortit tenant àla main un des cierges de jonc.

Derrière lui vinrent les quatre frères, quisoutenaient d’une main les restes de Dan et tenaient de l’autre unfusil sur l’épaule.

Joyce venait ensuite, armé pareillement. Kateet Peggy fermaient la marche.

– Venez avec nous, Jermyn, dit Mickey enpassant ; venez avec nous, noble Ellen.

L’Héritière et Jermyn firent quelques pas à lasuite du convoi ; mais Jermyn s’arrêta avant de franchir leseuil.

Ellen l’imita. Le convoi continua de descendrela montagne en se dirigeant vers le cimetière de Knockderry.

Jermyn et l’Héritière restaient seuls à laferme de Mac-Diarmid.

Quelques secondes se passèrent. Au bout de cetemps Jermyn, qui était resté tout près de l’entrée, s’avançalentement vers l’intérieur de la salle.

– La paix ! Bell ! dit-il enrappelant les deux chiens qui flairaient, toujours en grondant, laporte de l’Héritière. À bas, Wolf ! Il ne peut y avoir qu’unami de Mac-Diarmid dans la chambre de notre nobleparente !

Le front d’Ellen se releva hautain devantcette attaque imprévue.

– Il y a loin d’ici au bog !reprit-il après un court silence, et la balle de mon fusil a touchéle but.

Depuis le commencement de cette scène,l’Héritière avait compris que toute feinte était inutile.

– Dieu a eu pitié de nous,répondit-elle : votre balle a fait une blessure, et voilàtout.

– Vous l’avez sauvé ! murmuraJermyn.

Ellen leva les yeux au ciel.

– Dieu veuille que je le sauve !dit-elle. Si je ne puis pas le sauver, je pourrai du moins mouriravec lui… et son meurtrier sera mon assassin.

La tête du dernier des Mac-Diarmid se penchasur sa poitrine ; son souffle était pénible et haletant.

Deux ou trois fois il ouvrit la bouche pourparler, et toujours sa gorge oppressée arrêta sa voix aupassage.

– Vous l’aimez, dit-il enfin avec effort.Ellen, il faudra que nous mourions tous les trois.

XIV – LA TRÊVE

Ellen avait confiance dans le prestige quil’entourait. Le culte traditionnel auquel l’avaient habituée lesfils de Mac-Diarmid, la couvrait comme une égide ; elle secroyait à l’abri derrière ce respect, et l’idée d’un dangerpersonnel venant de l’un des enfants du vieux Miles ne pouvaitpoint entrer dans son esprit.

Elle regarda Jermyn, comme si elle eût cherchéun sens mystérieux à ses paroles.

Elle avait raison de compter sur son pouvoir.Jermyn venait de menacer l’Héritière, la fille des lords, dont lagrandeur déchue n’avait pour protection que l’hospitalité de sonpère ! C’était, d’après les idées de sa famille, un sacrilège,et c’était une lâcheté.

Il baissa la tête pour éviter l’œil perçantd’Ellen, et sentit faiblir au dedans de lui sa résolutionfarouche.

– Non, oh non ! dit-il à voix basse,vous ne mourrez pas, vous, ma noble parente. Ne donnerais-je pastout mon sang jusqu’à la dernière goutte pour protéger votre vie sichère ? C’est lui, lui seul, et-moi peut-être !

– Il est blessé, répliqua Ellen, et ilest sous le toit de notre père !

Jermyn secoua la tête en silence, puis ilreleva ses yeux où brûlait une flamme sombre.

– C’est un outrage de plus, murmura-t-il.Mac-Diarmid peut-il regarder comme son hôte celui qui est entrédans sa maison à la dérobée et malgré lui ?

C’était quelque chose d’étrange que cettediscussion qui se faisait calme maintenant en apparence, et où ils’agissait du meurtre d’un homme.

Ellen et Jermyn parlaient bas et lentement.Quiconque fût entré à l’improviste dans la salle commune aurait cruassister à quelque froid débat, soulevé par une questionindifférente.

Mais, à regarder de plus près les deuxinterlocuteurs, on eût découvert bien vite, sous leurs masquestranquilles, l’émotion poussée à ses plus extrêmes limites. Ellense tenait droite et portait haut la tête ; mais elle tremblaitpar moments.

La détresse de Jermyn était plus évidenteencore. Par intervalles, un rouge épais et ardent remplaçait pourune seconde la pâleur de son visage, qui redevenait livide aussitôtaprès. Il y avait des plis à son front ; ses paupièresbattaient gonflées, et ses jambes pliaient sous le poids de soncorps.

Et, à mesure que le temps s’écoulait, lasituation se tendait davantage ; l’angoisse de l’Héritièreaugmentait, parce qu’elle devinait les progrès de la sourde colèrequi bouillait au fond du cœur de Jermyn.

Ce n’était plus, à cette heure, l’enfantqu’elle dominait naguère et qui se courbait, docile, au moindresigne de sa volonté.

Chaque fois que son regard se tournait,sournois et sombre, vers la porte qui défendait seule le sommeil dumajor blessé, Ellen sentait l’épouvante étreindre son âme. Elledemandait à Dieu le retour des autres Mac-Diarmid, qui étaient lesennemis de Mortimer, mais qui auraient pitié de ses larmes, à elle,et qui l’exauceraient, suppliante.

Jermyn avait croisé ses bras sur sa poitrine,et une de ses mains, cachée sous son carrick, comprimait lesbattements de son cœur.

– Je ne vous accuse point, reprit-il,répondant aux pensées qui s’étaient succédé en lui pendantl’intervalle de silence. Ces hommes d’Angleterre possèdent l’artmaudit de jeter des sorts aux jeunes filles. On me l’avait dit biensouvent, sur le bord des lacs, à Knockderry et à Galway. Je nevoulais pas le croire, parce que Dieu, pensais-je, devait à lafille des rois une protection victorieuse. On m’avait dit : LeSaxon l’a ensorcelée ! Et n’a-t-il pas ensorcelé mon frèreMorris pendant quelque temps ? Ah ! maintenant, je lecrois ! je crois tout !

Sa voix baissa jusqu’au murmure.

– Mais la vierge que le sort a touchée,poursuivit-il, se redresse et se guérit dès que l’auteur dumaléfice a été mis à mort.

Le regard de Jermyn se tourna si menaçant versla porte de l’Héritière, que celle-ci fit un mouvement pour luibarrer le passage.

En même temps, par la fenêtre ouverte, elleregarda si ses frères d’adoption ne revenaient pas. La nuit étaitobscure. Sur les flancs du mont et dans la Vallée, des pointslumineux se motivaient lentement ; mais aucune de ces lumièresne semblait s’approcher de la ferme.

Ellen n’avait rien à espérer de l’appui desMac-Diarmid.

– Ils sont loin ! dit Jermyn quidevinait sa pensée, et ils resteront longtemps agenouillés autourde la tombe de notre frère, tué par les Saxons. Quand ilsreviendront, pensez-vous qu’ils aient le cœur de défendre un desassassins du pauvre Dan ?

– Morris ! murmura Ellen ;oh ! si Dieu m’envoyait Morris !

Jermyn eut un sourire amer.

– Qui sait ? dit-il ; il estresté sans doute plus d’un mort caché dans les trous fangeux dubog. Quand les fils de Diarmid succombent, écrasés par l’ennemiplus fort, nul bon ange n’arrive à l’heure suprême pour leurapporter le salut et la vie. C’est sur l’existence des Saxonshérétiques que veillent maintenant les nobles filles duConnaught !

Ellen rougit, et sa paupière se baissa.

– Nous sommes seuls, reprit Jermyn ;il n’y a ici que vous entre moi et l’homme que je hais le plus ence monde. Plût à Dieu qu’il y eût une forte muraille au lieu devous, Ellen ! l’obstacle serait moins difficile à écarter.Mais il faut que le major anglais meure !

Ces paroles furent prononcées d’un ton calmeet si bas que l’Héritière eut peine à les entendre.

Devant cet arrêt sans appel, son front seredressa dans toute sa hauteur intrépide.

Elle se plaça de nouveau au-devant deJermyn.

– Nous verrons si Mac-Diarmid saitcombattre les femmes, prononça-t-elle avec sa dignité de reine.Percy Mortimer est sous ma protection ; c’est moi qui lui aitrouvé cet asile. Je défendrai le seuil de cette chambre comme unsoldat, et si vous parvenez à le franchir, c’est que je seraimorte.

Un flux d’angoisse plus navrante monta au cœurde Jermyn, dont les traits pâlis se contractèrent. Sa poitrinerendit un gémissement.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il au dedans de lui-même.

Il fixa sur l’Héritière un regard dur et toutplein de sanglantes menaces.

– Mac-Diarmid ne sait point combattre lesfemmes, dit-il. Votre chambre est un asile sacré pour moi… mais ilfaudra bien que le major saxon sorte de votre chambre.

Une lueur d’espoir éclaira les traits d’Ellen.Un répit, c’était le salut peut-être, car les Mac-Diarmid allaientrevenir, et sa voix était bien puissante sur les fils du vieuxMiles.

Jermyn lut cette pensée sur son front, et sabouche se plissa en un sourire cruel.

– N’espérez pas, dit-il en élevant lavoix davantage ! Nos frères reviendront, c’est vrai ;mais le Saxon mourra !

Son regard était clair et perçant ; ildescendait jusqu’au fond du cœur d’Ellen.

Ellen baissa la tête.

– Pitié ! dit-elle, en s’appuyantdes deux mains sur le sol poudreux de la salle commune ; aunom de Dieu ! pitié !

Jermyn, qui chancelait, marcha jusqu’à table,à l’angle de laquelle il se soutint. Ellen disait :

– Je vous en prie, je vous en prie, monfrère ! au nom de notre amitié passée ! au nom de notrevieux père qui nous aime tant tous les deux !…

Jermyn gardait le silence ; Ellenreprenait :

– Mon frère, écoutez-moi et ne merepoussez pas ! Mon Dieu, vous étiez si bon autrefois !Ne vous souvenez-vous plus de nos jeux, de nos caresses, au tempsoù nous étions enfants ? Vous me disiez : Ellen, je vousprotégerai… je vous aimerai toujours… toujours !

Le dernier des Mac-Diarmid ne répondait pointencore, mais on entendait sa respiration siffler péniblement danssa poitrine, et l’Héritière, qui s’accrochait à son bras, sentaitsa chair tressaillir sous l’étoffe épaisse de son vêtement.

Un peu de courage brilla dans ses yeux chargésde larmes.

– Et maintenant, reprit-elle, vous voulezme tuer ! Oh ! Jermyn, Jermyn ! voilà longtemps queje pleure, et vous me laissez pleurer !

Un murmure indistinct sortit des lèvres deJermyn. Ellen se releva lentement et s’assit derrière lui sur lebanc.

– Mon frère, mon frère chéri !reprit-elle plus vivement, car l’espoir revenait, n’aurez-vouspoint compassion de moi ? Je sais que vous avez bien souffert…souvent j’ai surpris vos regards qui se fixaient sur moitristement… je devinais votre cœur, Jermyn, et votre peine megagnait, car je n’ai jamais oublié, moi, nos tendresses d’enfant etnos naïfs bonheurs ! Hélas ! il n’en est pas ainsi devous ! vous me voyez à vos pieds, et vous restezimpitoyable ! Mon frère, mon frère, je souffre bien pourtant,moi aussi !

Elle s’interrompit tout à coup, parce qu’unelarme brillante venait de tomber sur sa main.

L’expression de sa physionomie changea commepar enchantement. Elle était femme, elle devina sa victoire.

Elle avança la tête doucement pour tâcher devoir la figure de Jermyn, mais elle ne put : les longs cheveuxblonds du jeune homme retombaient autour de ses joues et cachaientses traits complètement.

Une seconde larme tomba sur la main d’Ellen,qui ne chercha plus à voir. Son regard monta vers le ciel, chargéde reconnaissance.

Jermyn allait céder ; il étaitvaincu ; cette larme accusait la faiblesse de son cœur. Ellenattendait. Mais Jermyn gardait toujours le silence.

– Ellen ! Ellen ! dit-il enfin,que voulez-vous de moi ?

– Douze heures de trêve, réponditl’Héritière tout bas.

Jermyn secoua la tête comme s’il eût vouluchasser loin de lui une obsédante pensée.

– Il sera sauvé ! murmura-t-il, ensouvenir de notre amitié d’enfance. Douze heures, c’est mavengeance que je laisse échapper !

– Vous me les accordez ? ditl’Héritière.

Jermyn la considéra quelques instants. Sonvisage devint pourpre.

– Laissez-moi baiser votre main, luidit-il. Ellen, souriante, tendit aussitôt sa joue. Jermyn y posa salèvre.

Ses yeux se noyèrent ; il poussa un longsoupir et s’affaissa sur le sol.

Ellen couvrit le dernier des Mac-Diarmid d’unregard de pitié. Elle prit la chandelle de jonc et rentra dans sachambre.

Le major dormait toujours, et son sommeilétait tranquille.

On voyait encore briller dans la nuit deux outrois de ces lumières mouvantes qu’Ellen avait aperçues par lafenêtre de la ferme. Elles marchaient lentement, parties de diverspoints, et se dirigeant vers un bût commun, situé tout au fond dela vallée.

Ce but était le cimetière de la paroisse deKnockderry, qui se cachait derrière la petite église et les maisonsdu village. À mesure que les lumières mouvantes arrivaient àl’angle de cette église, elles disparaissaient aux regards.

Bientôt, il n’en resta plus que deux en vue dela ferme. Au bout de quelques secondes, on n’en vit qu’une, quidisparut à son tour.

La nuit sombre et sans lune étendait partoutsur la campagne son voile impénétrable. Les maisons qui étaientrestées éclairées depuis le soir de la veille avaientsuccessivement éteint les chandelles de jonc qui brûlaient autourdu lit des morts.

Le feu de Ranach-Head ne brillait point. Toutétait noir, et l’on ne distinguait dans l’obscurité uniforme que labrume grisâtre qui dessinait vaguement les contours du Corrib.

Mais aussitôt qu’on arrivait à l’angle formépar la petite église de Knockderry, les ténèbres s’éclairaient denouveau. Les points lumineux qui avaient brillé çà et là durant lapremière moitié de la nuit dans la campagne, n’avaient fait quechanger de place et s’étaient rassemblés dans le cimetièrecatholique.

Il y avait là dix ou douze cierges allumés etautant de fosses ouvertes.

Autour de chaque fosse un double rang d’hommeset de femmes s’agenouillait.

– Les femmes pleuraient et priaient. Leshommes priaient et veillaient, le fusil sur l’épaule.

Les trois prêtres de Knockderry allaient d’uncercueil à l’autre, récitant à la hâte les prières consacrées. Lejour approchait, et les premières lueurs du crépuscule devaienttrouver le cimetière vide.

Le cimetière de Knockderry était un simplechamp couvert d’un tapis d’herbe touffue. Quelques croix de pierre,à demi ruinées, s’élevaient çà et là, couvertes d’antiquesinscriptions. Entre ces monuments d’un autre âge, il y avait desruines toutes neuves : de pauvres croix de bois à peineéquarries et dont la pluie avait effacé les étiquettes funèbres.Point n’est besoin de dire qu’on ne voyait là aucune tombeluxueuse. Le plus riche habitant de Knockderry est pauvre : samort ressemble à sa vie ; il ne demande qu’un trou dans laterre, un peu de gazon vert, et de bonnes prières dites à Dieu parles cœurs aimés.

Malgré l’absence de tout monument, malgrél’apparence maigre et chétive des quelques arbustes qui élevaient àtrois ou quatre pieds du sol leurs rameaux indigents, le cimetièrede Knockderry présentait à cette heure un spectacle solennel.

À la lumière des cierges, les groupesagenouillés prenaient un aspect étrange ; les mantes rougestranchaient parmi la sombre foule des carricks ; les canonsnoirs des fusils scintillaient faiblement dans la nuit ;c’étaient partout têtes découvertes et inclinées que voilaitl’abondance des grandes chevelures celtiques.

De chaque groupe s’élevait le chant grave etmesuré de la liturgie romaine ; çà et là, dans l’intervalledes strophes, éclataient quelques sanglots étouffés, le cridéchirant d’une mère, la plainte d’un orphelin, le dernier soupird’un amour brisé.

Cela était triste jusqu’à fendre le cœur.

Quelquefois la voix d’un prêtre s’élevait,enseignant la résignation et recommandant l’espérance en un mondemeilleur. Les pleurs se séchaient à ces paroles consolantes, maisquand le prêtre s’éloignait pour porter aux groupes voisins l’aidede son saint ministère, les pleurs revenaient plus abondants, lesplaintes éclataient plus désespérées.

Un seul groupe se taisait au milieu de ceconcert. Il était composé de quatre hommes jeunes et forts, quientouraient, debout, un cercueil auprès duquel deux femmess’agenouillaient.

C’étaient les Mac-Diarmid qui priaientsilencieusement pour leur frère.

Les oraisons cependant étaient achevées. Onentendit successivement, de toutes parts, le son étouffé descercueils, touchant le fond des fosses, – puis cet autre bruitsourd ; que rien n’efface du cœur : le bruit de lapremière motte de terre qui résonne sur la planche funèbre.

La tache commune était achevée. Tous les mortsdormaient dans leur dernier asile. On disposa sur les fosses despièces de gazon coupées à l’avance, et le tapis de verdure quirecouvrait le sol du cimetière redevint uniforme. Toute trace del’inhumation récente avait disparu.

Les prêtres s’éloignèrent. Après leur départ,les femmes reprirent à pas lents le chemin de leurs demeures.

Les Cierges s’éteignirent.

Les hommes se rassemblèrent en groupes serréssous les murs de la vieille église.

– C’étaient, de bons cœurs et de bravesIrlandais ! dit Mickey au milieu du silence profond quirégnait dans le cimetière : il faudra les venger.

Plusieurs hommes se détachèrent du groupe etprofitèrent de l’obscurité pour faire retraite. Les autresrestèrent ; mais personne ne répondit à l’appel de Mickey.

– Sommes-nous des lâches ? repritcelui-ci, et oublierons-nous le cercueil de nos frères ?

– N’y a-t-il pas assez de morts sous legazon ? demanda une voix.

– C’est un jour maudit, dit PatrickMac-Duff avec découragement, que celui où les pauvres gensd’Irlande osent attaquer les Saxons !

Un murmure approbateur accueillit ces paroles.En même temps le groupe diminué se divisa eu deux parts.

La plus considérable s’éloigna desMac-Diarmid ; les autres, au nombre d’une vingtaine, serapprochèrent des quatre frères.

– Nous ferons ce que vous voudrez,Mac-Diarmid, les morts aiment la vengeance, et nous sommes prêts àvenger nos morts.

XV – LE MONSTRE

Nous revenons aux premières heures de cettenuit. Dans la retraite que le pauvre Pat s’était arrangée aurez-de-chaussée d’une des tours de l’ancien château de Diarmid,Morris était assis sur une escabelle et dormait, la tête renverséecontre la muraille humide. On voyait à sa pose que le sommeill’avait surpris à l’improviste au milieu d’une veille laborieuse.De loin il semblait penser encore, et sa tête gardait l’attitude dela méditation.

Mais de près on ne pouvait s’y tromper. À lalueur d’une branche résineuse qui brûlait dans un coin, on pouvaitvoir les nobles traits du jeune maître tirés par la fatigue etaffaissés dans une sorte d’engourdissement.

Plus il avait lutté, plus son repos étaitprofond, après tant d’émotions et de lassitudes. C’était comme uneléthargie. Il n’avait point ce souffle laborieux et fort quiannonce d’ordinaire le sommeil profond ; sa respirationtombait sans bruit de ses lèvres entrouvertes. Chacun de sesmuscles reposait dans une immobilité complète, saisi, comme sonesprit et sa volonté par cette torpeur imprévue.

La retraite de Pat était un grand trou deforme ronde, dont le pavé de pierre polie disparaissait sous uneépaisse couche de poussière. Ç’avait été autrefois une sallehabitée par de plus nobles hôtes, car les murailles gardaient destraces de sculpture, et quelques pierres qui branlaient dans le murmontraient encore des débris d’insignes guerriers et d’héroïquesemblèmes.

Mais tout cela était bien vieux. L’œil del’antiquaire aurait pu seul déchiffrer les lignes des devisesgrattées par la main patiente du temps. Pour des regards profanes,tout avait en ce lieu un aspect misérable et désolé. Çà et là, lelong des murailles dégradées, s’amoncelaient des décombres. Partoutrégnait une malpropreté repoussante. La mousse tapissait les fenteset les crevasses, blessures du vieil édifice, comme la gangrèneemplit et souille les plaies humaines. Les meurtrières étaientcalfeutrées avec de la paille, mais le vent de mer, repoussé de cecôté, prenait sa revanche et se ruait à l’intérieur par une fenêtreronde où restaient quelques tronçons de barreaux de fer.

Il n’y avait pour tous meubles que le billotoù dormait Morris, et une litière de paille humide servant decouche au bon garçon Pat.

Au centre de la pièce, qui se trouvait déblayéà peu près, on voyait quelques tisons éteints auprès d’une petitemarmite de terre.

Deux ou trois images de saints, dontl’humidité avait rongé les couleurs, étaient collées aux pierres dela muraille.

Au-dessus de la litière pendaient un couteau,un bâton et une pipe. Un peu plus loin, des pains d’avoine étaiententassés auprès d’un trésor de pommes de terre saines. À cetteépoque de l’année, qui rentre dans le néfaste buoyingtimes[1], une pareille provision était unefortune, et l’on n’eût point trouvé sa pareille dans les fermes lesplus riches du voisinage.

Le trou lui-même, si laid qu’il puisseparaître au lecteur, était mieux clos et moins humide que laplupart des pauvres cabanes aux murailles de boue qui font lademeure des Irlandais campagnards.

De sorte que le bon Pat était, en définitive,un homme très bien logé. Avec son ample provision de pains d’avoineet quelques cruches de poteen ; cachées là-bas sous lesdécombres, il avait de quoi être heureux dans la vie comme lepoisson dans l’eau.

Mais que d’amertume, hélas ! empoisonnaitce bonheur ! Crackenwell d’un côté, les Molly-Maguires del’autre, et enfin ce monstre, habitant ténébreux des ruines deDiarmid, qu’il était obligé de nourrir !

Le pauvre Pat payait cher son bien-être. SiCrackenwell apprenait quelque jour ses accointances avec lesMolly-Maguires, Pat savait bien qu’il serait pendu. Il n’y avaitpoint à espérer un sort meilleur de la part des ribbonmen, et il sedoutait bien que le monstre, las de dévorer toujours des painsd’avoine, avait grand appétit de sa pauvre chair.

C’étaient trois menaces suspendues sur satête. En attendant, le bon Pat buvait et mangeait de son mieux,tremblant toujours et n’engraissant point.

Morris Mac-Diarmid était seul aurez-de-chaussée de la tour. La couche de Pat restait vide, et labranche de pin achevait de se consumer, éclairant vaguement lesobjets.

Tout était silencieux au dedans et au dehors.On n’entendait que le bruit lointain de la mer, brisant sur lesécueils, et le sifflement plaintif du vent, qui gémissait parmi lesruines. Ces bruits réguliers et monotones berçaient le repos deMorris.

Il y avait longtemps déjà qu’il dormait. Ils’était assis à cette place à la chute du jour, réclamantl’hospitalité de Pat et lui demandant quelques vivres pourrestaurer ses forces épuisées. Outre que Pat n’était point unméchant homme, il n’avait garde de rien refuser au jeune maître,qu’il connaissait pour un des chefs des ribbonmen. Il lui avaitprodigué les soins hospitaliers, et son whisky avait réchauffé lessens abattus de Morris.

– Va-t’en au château, lui dit ce dernieraprès avoir bu et mangé.

Pat revenait du bog de Clare-Galway, où ils’était prudemment caché dans un trou pendant la bataille.

– Arrah ! grommela-t-il, jesuis bien las, Mac-Diarmid ! Vous savez si nous avons dormi lanuit dernière, et toute la journée nous avons travaillé de l’autrecôté du lac… Ah ! jésus ! Jésus ! il y a plus d’unbon garçon là-bas qui dort dans les herbes du bog.

Pat frissonnait encore en songeant que, sanssa prudence, il aurait pu rester lui aussi dans les herbes.

Morris ne l’entendait pas.

– J’ai fait ce que j’ai pu,pensait-il ; mais j’étais tout seul ! Je n’ai pas trouvéun ami sur ma route. Comment écarter cette armée de valets qui mebarrait le passage ?… Te souviens-tu de Jessy O’Brien,Pat ? ajouta-t-il tout haut.

– Ma bouchal ! la pauvrechère enfant ! si je m’en souviens, oh !certes !

Morris ouvrit la bouche, comme pour continuerce sujet entamé brusquement. Ses yeux eurent un éclair et le sangrevint à sa joue. Mais il ne parla point, et sa paupière alourdiese baissa de nouveau.

– Va au château de Montrath, reprit-il.Une femme étrangère y est arrivée aujourd’hui : il faut que tusaches d’où elle vient et qui elle est.

– Ça pourrait se faire aussi bien demainmatin, murmura Pat en jetant un long regard d’envie sur la paillede sa couche.

– Il faut que tu interroges les valets deMontrath, poursuivit Morris. Je te donnerais tout ce que je possèdeau monde si tu parvenais à savoir où ils ont caché la pauvreJessy !

– N’est-elle donc pas morte ?demanda Pat. Morris devint plus pâle, et sa tête se pencha.

– Je ne sais ! murmura-t-il ;mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Pat le regardait curieusement. Morris seredressa tout à coup, et frappa du pied avec impatience.

– Tu n’es pas parti encore !s’écria-t-il. Je te dis qu’il y a une pauvre douce créature qui semeurt en m’appelant à son aide ! Qui sait ce que valent lesminutes en ce moment ? Tu interrogeras, tu écouteras, tudevineras !

Pat hésitait.

– Il faut demander où est la petiteJessy ? dit-il.

– Non, sur ta vie, s’écria Morris. Ilfaut deviner, te dis-je ! il faut savoir le nom de cetteétrangère… et il faut revenir bien vite m’apprendre ce que tu aurassu.

Pat caressa une dernière fois du regard sonbon lit de paille, puis il sortit, n’osant désobéir.

Morris, assis sur un billot, écouta les pas del’ancien valet de ferme, qui s’éloignait dans la direction deMontrath, et dont il accusait déjà la lenteur. Il était accablé parla fatigue physique presque autant que par le découragement. Il yavait plusieurs nuits qu’il n’avait fermé l’œil ; les forcesde son âme et celles de son corps faisaient défaut à la fois.

Sa vaillante jeunesse se fût bientôtréchauffée au moindre rayon d’espoir : l’espoir manquait commetout le reste. L’appel de la pauvre Jessy était un cri d’agonieentendu dans une nuit sombre. Morris ne savait où diriger soneffort aveugle ; il ne savait de quel côté presser son pasalourdi par la fatigue.

Toute cette journée s’était écoulée pour luien vaines tentatives. L’affaire du bog de Clare-Galway avaitéloigné de sa route tous ceux qui auraient pu lui venir enaide ; il avait cherché inutilement ses frères et ses amis.Seul et sans se rendre compte de l’espoir confus qui le guidait, ils’était présenté à la porte du château de Montrath. Il devinait quelà était cette femme rencontrée au pied du cap Ranach, cette femmeaux mains de qui, dans la matinée, il avait arraché le manuscrit deJessy ; – cette femme qui savait sans doute où se mourait safiancée.

En tout autre pays, un homme dans la positionde Morris Mac-Diarmid eût songé à la justice et appelé lesmagistrats à son secours. Cette plainte, écrite avec du sang surdes lambeaux de linge, eût été partout ailleurs un moyen suffisantde mettre sur pied la loi.

Mais en Irlande le paysan catholique n’espèrepoint en l’équité du juge protestant. Montrath était un lord, lelandlord le plus riche de tout le Connaught ! il exerçait surles autorités de Galway une influence que personne ne pouvaitignorer.

Morris ne songea même pas à faire appel àcette magistrature inique dont la main s’appesantissait depuis delongs mois sur son vieux père innocent. Il n’avait foi qu’enlui-même. Il voulait voir cette femme, l’interroger, la supplier,la contraindre.

À la porte du château, il demanda cetIrlandais, ami de son enfance, que la misère avait fait ledomestique d’un Saxon. Mais cet homme avait habité Londres troplongtemps : il ne voulait plus ou il n’osait pas sesouvenir.

La livrée de milord se réjouit sincèrement del’embarras du pauvre Morris. On railla, ses longs cheveux, soncarrick, son chapeau rond à bords étroits, et tous ces détails decostume qui font reconnaître le paddy. Ce costume, Morrisle portait fièrement, et l’on n’eût point trouvé sous les fracsnoirs des dandies de Pullman une plus noble tournure que la sienne.Mais Londres, non content d’opprimer, bafouera éternellement cepeuple, qui pousse le ridicule jusqu’à mourir de faim !

Morris eut bien la pensée de se frayer unpassage par la force à travers cette armée de valets ; mais,une fois entré, pourrait-il ressortir ? Plus il se voyaitseul, plus il craignait de tomber, captif ou mort, dans cette lutteoù personne après lui ne devait prendre la défense de la pauvrerecluse.

Ses frères ne savaient rien encore du sort deJessy. Morris se disait que risquer en ce moment sa vie ou saliberté, c’était jouer, sur la plus précaire de toutes les chances,le dernier espoir de Jessy O’Brien.

Et cependant il fallait agir, car le retardaussi était le désespoir. Il se prit à courir comme un fou par lacampagne déserte ; cherchant ses amis absents. Personne !Sa raison, si lucide et si ferme d’ordinaire, avait cédé ; ilne se rendait point compte de ses actions, et, à mesure ques’écoulaient ces heures de tortures désespérées, il arrivait àn’avoir d’autre guide qu’un instinct de plus en plus confus.

La journée se passa. La nuit venue, Morris,qui était trop accablé pour s’éloigner beaucoup du château deMontrath, se réfugia dans les ruines de Diarmid.

Après le départ de Pat, il voulut réfléchirencore et demander des ressources à son esprit épuisé. L’image deson père et celle de sa fiancée vinrent ensemble le visiter. Il vitl’austère et doux visage du vieillard que semblait éclairer cetteauréole des saints qui vont mourir. Il vit les traits charmants deJessy, pâlis par son martyre, mais gardant une suavité sereine, etsouriant à la mort.

Il eut ce rêve laborieux des gens que lafatigue écrase. Il se disait : Je travaille, je vais, jem’efforce !

Il croyait continuer son vain labeur de lajournée. Jessy et Miles, qu’il voyait toujours, aiguillonnaient salassitude. Il travaillait, il travaillait…

Puis le rêve lui-même s’enfuit : sonsommeil était de l’anéantissement.

Pat, pendant cela, était installé à la tabledes valets de Montrath. Sa bouffonne figure lui avait valu lemeilleur accueil. Grooms et laquais faisaient assaut, à sonendroit, de bonnes plaisanteries britanniques. Pat ne se fâchaitpoint ; il buvait et il mangeait pour huit jours. Plus on leraillait, plus il semblait joyeux, et c’était merveille de voir samine futée et pateline, au milieu des pesantes physionomies desdomestiques anglais. Son sourire obséquieux, où perçait une nuancede malice, faisait perpétuellement le tour de la table. Il remuaitsans cesse, il enfilait l’une après l’autre toutes les exclamationsirlandaises, qu’il prononçait avec respect et d’un tond’admiration.

Les grooms, cartonnés dans leur livrée,suivaient ses mouvements sans fléchir le cou, sans plier le torse,se tournant tout d’une pièce comme des soldats de bois et riant dece rire guttural des gens de Londres, qui est juste trois fois plustriste que les sanglots des autres hommes.

Tout en mangeant, buvant, caquetant etflattant, le pauvre Pat accomplissait assez bien la mission à luiconfiée par Morris. Au beau milieu de son bavardage flagorneur, ilplaçait des questions auxquelles la valetaille répondait à peuprès. Il logeait ce qu’il apprenait ainsi dans le meilleur coin desa mémoire, et continuait à dévorer, pour éloigner jusqu’à l’ombredu soupçon.

En définitive, Pat n’était point un mauvaiséclaireur. Il ne pouvait pas en apprendre bien long, parce que lesvalets de Montrath n’étaient pas initiés aux secrets de leurmaître ; mais il apprit tout ce que les valets savaient, etd’un espion nul ne peut exiger davantage.

Quand il prit congé de ses hôtes, on lui versaun verre d’eau-de-vie de France, qui contenait bien une demi-pinte.Pat le but religieusement, à la santé de la compagnie. Puis ilsortit, escorté par les vivats des grooms, qui suivirent longtempsdans l’obscurité sa marche chancelante.

Pat était resté trois ou quatre heures auchâteau. Au moment où il sortait, les maîtres de Montrathachevaient leur veillée. Mary Wood se couchait ivre ; Franceset lady Georgiana se retiraient ensemble pour causer longuement etavec terreur des événements de la journée. Lord George enfins’enfermait avec son intendant et conseiller Crackenwell, afin delui demander un moyen de sortir de crise.

Mary Wood lui avait donné jusqu’au lendemainmatin pour le paiement des mille livres. Montrath savait que lacolère de l’ancienne servante ne ménagerait rien après cedélai.

Morris dormait toujours. Les murmures dudehors berçaient son sommeil profond. À de longs intervalles, parmiles bruits uniformes de la mer et du vent, un autre bruit sefaisait qui semblait sortir de l’intérieur des ruines.

Il eût été difficile de reconnaître la naturede ces sons qui arrivaient, brisés et dénaturés par les mille échosdu vieil édifice. Quand le vent faisait trêve pourtant, et qu’ilsvenaient à s’élever dans le silence, on aurait cru distinguer commeune plainte assourdie et grossie à la fois par de mystérieux effetsd’acoustique.

Cela durait quelques secondes, puis tout setaisait, et l’on n’entendait plus que la voix lointaine de la lamedéferlant contre les rochers du rivage.

Pat ouvrit sa porte de planches vermoulues, enun de ces instants où les vieilles ruines redevenaient muettes. Ilavait les cheveux épars et la démarche avinée. Son maigre visageétait pourpre.

– Och ! Mac-Diarmid,dit-il, j’aurais voulu vous voir là-bas, mon fils ! si voussaviez ce qu’ils mangent ces maudits Saxons de l’enfer, et cequ’ils boivent, ma bouchal ! Arrah ! La reine nedoit pas être mieux nourrie !

Le sommeil accablé de Morris était tropprofond pour que la voix de Pat pût affecter son oreille. Labranche de pin était éteinte, et il régnait dans la salle uneobscurité complète.

– Holà ! Morris, reprit le bon Pat,n’êtes-vous plus là, mon garçon ? Je sais le nom de la femmeet bien d’autres choses encore. Och ! mon fils, vousne serez pas fâché de m’avoir envoyé là-bas, pour sûr !

Morris ne répondit pas. Pat marcha entâtonnant le long des murs, jusqu’à la couche de paille où ilcroyait Morris étendu.

– Personne ! grommela-t-il ;oh ! le bon whisky de France ! Morris, mon chéri, oùêtes-vous ? et de la viande comme au jour de Noël !

Le silence continuait. Pat battit le briquetpour rallumer la branche de pin. Au moment où son bois morts’enflammait, cette voix inconnue qui gémissait dans les ruines sefit entendre tout à coup. La figure empourprée du paysan devintlivide.

La branche de pin qui prenait feu s’échappa deses mains et tomba sur le sol humide, où elle s’éteignit. À salueur, qui avait brillé l’espace d’une seconde, Pat venait de voirMorris Mac-Diarmid toujours assis à la même place, immobile, pâleet la tête renversée contre la muraille.

Les yeux de l’ancien garçon de ferme,démesurément ouverts, semblaient prêts à saillir hors de leursorbites.

– Le monstre ! murmura-t-il d’unevoix étouffée, Jésus ! sainte Vierge Marie ! oh !bon saint Patrick ! Le monstre sera venu et il aura étrangléle pauvre Morris !

Il faisait noir comme dans un four, et Patn’osait plus rallumer la branche de pin.

– Malheureux ! malheureux !reprit-il. Il devait avoir grand’faim, le monstre, car voilà troisjours que je l’ai oublié !

Depuis trois jours en effet, le pauvre Pat,absorbé par ses hautes préoccupations politiques, avait négligé lesdevoirs de sa charge, et refusé pâture au monstre nourri parl’intendant Crackenwell.

Le monstre devait avoir de terriblesdéfaillances, et Pat, qui venait d’entendre sa plainte, trouvaitque sa voix était considérablement affaiblie.

En ce premier moment de terreur, rien n’eût pul’engager à porter immédiatement au monstre sa nourriturequotidienne. Il s’assit sur la paille, tremblant de tous sesmembres, et se boucha les oreilles pour ne plus entendre cetteplainte qui l’épouvantait. Mais au bout de quelques secondes il sedressa sur ses pieds comme si on lui eût enfoncé un aiguillon dansla chair.

– Ah ! Jésus ! dit-il ;ah ! saint Patrick, mon bon seigneur ! Si je le laissemourir, je serai pendu !

– Morris, reprit-il, mon cher ami, sivous n’êtes pas mort, venez à mon secours !

Toujours le même silence. Pat sentit son cœurdéfaillir ; mais c’est en ces moments extrêmes que surgissentles résolutions vaillantes. Pat trouva du courage tout au fond desa frayeur. Il se traîna sur les mains et sur les genoux jusqu’auxpains d’avoine amoncelés.

Il en choisit trois des plus gros pourdédommager en une seule fois le monstre du long jeûne où il l’avaitlaissé.

Muni de ses trois pains et d’une cruche d’eau,il sortit par une petite porte, communiquant avec l’intérieur desruines, et s’engagea dans un couloir tortueux, encombré dedébris.

Il était sans lumière. Il monta l’escaliertournant de la tour qui formait l’angle du vieux château et pendaitpresque sur le vide à la pointe de Ranach-Head.

Il pénétra dans une salle ouverte à tous ventset formant le premier étage de la tour. Au centre de cette salle,il y avait une sorte de coffre enclavé dans le carreau. Pat ydéposa les trois pains et la cruche d’eau bouchée. Il dénoua unecorde fixée au mur, et l’on entendit crier des poulies.

En même temps le coffre descendit, laissant aumilieu de la salle un trou de forme carrée.

Par ce trou, la voix des ruines, que nousavons entendue naguère, s’élança plus distincte et plusrapprochée.

C’était comme un cri humain ; mais ici,comme au rez-de-chaussée de la tour de Pat, les échos renvoyaientle son augmenté et faussé.

Le malheureux paysan se croyait sous la dentdu monstre.

– Comme il hurle ! se disait-il.Ah ! Seigneur, il est bien colère !

Et comme s’il eût espéré l’apaiser ens’accusant lui-même, il ajoutait de sa voix la pluspateline :

– Il a raison, ma bouchal !trois jours sans manger ! je suis un malheureuxcoquin !

Pat sentit le coffre toucher le sol intérieur,et il se hâta de se pendre à la corde. Les poulies grincèrent ensens contraire : le cri souterrain redoubla, et, à travers laportée mugissante que lui prêtait l’écho, on distinguait un accentde plainte déchirante.

Le coffre revint au niveau du sol, aprèss’être vidé à l’étage inférieur, et boucha hermétiquementl’ouverture.

Pat respira longuement. Il n’était pas tout àfait rassuré, parce que la peur était chez lui une maladieoriginelle ; mais son humilité s’évanouit tout à coup. Ilmontra le poing au monstre absent, en écarquillant les yeux d’unefaçon terrible.

– Naboclish ! bête damnée,dit-il, si je te tenais par le cou une bonne fois, tu ne crieraisplus jamais !

La plainte souterraine avait cessé de se faireentendre.

– Il se tait, le méchant animal !pensa Pat judicieusement ; il dévore le bon pain que je luidonne, et qui ferait tant de profit à de pauvres chrétiens !Ah ! ma bouchal !si je n’avais pas peurd’être pendu !

Tout en parlant, il regagnait l’escalier, dontil descendit les marches dégradées. Rentré dans sa retraite, ilralluma la branche de pin et trouva le courage de s’approcher deMorris. Sa frayeur avait bien dissipé un peu les généreuses fuméesde l’eau-de-vie de France, mais il était encore ivre à demi.

– Il s’est endormi là comme un bongarçon, murmura-t-il. Du diable si je ne le croyais pas mort !Och ! och ! c’est bien heureux ! jen’aurais pas aimé à passer la nuit auprès d’un cadavre !

Il regarda un instant le visage défait etaccablé de Morris, puis il leva la main pour l’éveiller. Mais il seravisa.

Il a grand besoin de repos et moi aussi,pensa-t-il. Si je l’éveille, il va m’interroger pendant deuxheures, et j’ai si bonne envie de dormir !

Il bâilla et poursuivit :

– Reposez-vous, Morris, pauvrechéri ! ce n’est pas moi qui voudrais vous éveiller, mongarçon.

Il bâilla encore, éteignit sa branche de pin,et se jeta sur la paille.

L’instant d’après ses ronflements vigoureux semêlaient aux sourds murmures du vent et de la mer.

Jessy O’Brien était étendue sur son lit,faible et brisée. Elle ne sentait plus les élancements aigus de lafaim, parce que tous ses organes étaient engourdis parl’épuisement. Il y avait trois jours qu’on ne lui avait donné denourriture. Il y avait douze heures à peu près qu’elle avaitsacrifié son dernier pain pour servir d’enveloppe au paquet delinge qui contenait sa plainte suprême. Au moment où elle avaitjeté le pain par l’ouverture oblique de la meurtrière, elleéprouvait déjà toutes les tortures de la faim.

Et il y avait de cela douze heures !

Elle tâchait de prier et de donner son âmeentière à la pensée de Dieu. Mais l’image de Morris venait troublersa méditation et lui parler des joies de la vie, à elle qui allaitmourir.

C’était vers le milieu de la nuit. Elleentendit tout à coup au-dessus de sa tête ce bruit connu de poulieset de rouages que les échos sonores transformaient en un véritablefracas, et qui lui annonçait sa nourriture quotidienne, – ce bruitqu’elle attendait en vain depuis trois jours !

– Pitié ! cria-t-elle, ausecours !

Elle mettait tout ce qui lui restait de forceà pousser ce cri de détresse qui monta vers les hautes voûtes ets’enfla, répercuté à l’infini, jusqu’à produire une sorte demugissement.

Nulle voix ne répondit à son appel. Un objetlourd tomba sur le sol, et les poulies grincèrent de nouveau.

Jessy se tut plus accablée. Il faisait nuitnoire dans sa prison, mais elle savait qu’il y avait du pain àquelques pas d’elle.

Elle voulut se soulever sur sa couche, et neput y réussir. Il fallait se hâter pourtant, car chaque minuteaugmentait sa faiblesse, et le retard, c’était la mort. Avec biende la peine et bien de la lenteur, elle se laissa glisser hors dulit et parvint à toucher le sol.

Elle tâcha de ramper, mais la terre froideglaçait son pauvre corps, qui resta comme paralysé.

– Mon Dieu murmura-t-elle, d’une voix quise mourait : un peu de force encore, afin que je vive assezpour le revoir !

Son souffle râlait ; son cerveau étaitplein d’éblouissements.

Elle fit un effort, pourtant, un effortsuprême : sa main, tendue convulsivement, toucha la croûterugueuse de l’un des pains d’avoine.

Elle poussa un cri de joie, et sa boucheébaucha le nom de Morris.

Ce fut le dernier son. Tout se tut dans latombe muette.

On n’entendit plus que ce murmure sourd etcontinu du dehors que la pauvre Jessy prenait pour le bruitincessant des rues de Londres. Ce murmure, nous l’avons entendunaguère dans la retraite du pauvre Pat. C’étaient les voix mêléesdu vent et de la mer, – du vent qui gémissait entre les ruines deDiarmid, de la mer brisant contre les écueils, au pied deRanach-Head.

XVI – LES ENFANTS DE GIB

Le soleil venait de se lever, et ses rayonsperçaient à grand’peine l’épais brouillard qui enveloppait lesbogs, entre Ballynderry et Tuam. Le jour pénétrait peu à peu dansla pauvre chaumière de Gib Roe.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfantsdormaient tous les trois sur leur mince litière de paille. Lacabane présentait toujours son même aspect de misère : leslueurs du dehors pénétraient autant par les fissures des muraillesque par la fenêtre ouverte ; mais, du moins, on n’y avait passouffert de la faim depuis la veille, car on voyait, épars sur lesol, de nombreux débris de pain et de pommes de terre.

Quand les bonnes gens du Connaught font fi despelures, c’est que l’abondance règne dans leur maison.

La tête de Gib restait encore dans l’ombre,tandis que les visages des deux enfants étendus à ses piedscommençaient à s’éclairer vivement. Leur sommeil souriait ;l’innocence gaie de leur âge était sur leurs petites figuresamaigries, mais contentes. Le jour qui venait chatouiller leursyeux, à travers leurs paupières closes, allait les éveillerbientôt ; ils luttaient déjà contre un reste de sommeil, etleurs bras s’agitaient à l’aveugle, obéissant encore aux fantaisiesde leurs rêves.

Paddy s’éveilla le premier ; il s’assitsur la paille et se frotta les yeux.

– J’ai mangé hier ! murmura-t-ilavec bien-être. J’ai mangé tant que j’ai voulu. Aujourd’hui, jemangerai encore ; nous n’aurons plus faim jamais,jamais ; notre père Gib l’a dit.

Il se retourna vers sa sœur qui dormaitencore. La petite fille se faisait un oreiller de l’un de ses braset tenait l’autre arrondi au-dessus de son front, comme pour garderses yeux du jour déjà trop vif. Ce petit bras faible et déliémontrait sa peau blanche à travers les mille trous des haillons quila couvraient. Paddy passa ses doigts en riant par le plus large deces trous, et pinça doucement la peau blanche.

Su se dressa sur son séant. Son premiermouvement, fut d’être triste et de toucher son estomac quisouffrait tous les jours au réveil.

Ce matin elle ne souffrait pas.

– Oh ! ma sœur Su, dit le garçon,c’est fini ! il faut rire. Tu sais bien que nous n’aurons plusfaim.

Une expression de bonheur se répandit sur lestraits de la petite fille.

C’est vrai ! c’est vrai !répliqua-t-elle en joignant les mains. Nous n’aurons plusfaim ! nous ne souffrirons plus ! nous serons bienheureux avec notre père Gib.

– Bien heureux, répéta Paddy, et quej’aurai de joie à vous voir toujours contente, ma petitesœur !

Su tendit sa joue : ils s’embrassèrent ense roulant sur la paille.

– Nous serons beaux, disait Su, lacoquette ; beaux et frais comme les enfants des lords quin’ont jamais eu faim de leur vie !

Et le vaillant garçon répondait :

– Nous engraisserons ! j’aurai degros bras forts, et gare aux Saxons maudits !

– Nous aurons des habits tout neufs.

– Notre père Gib me donnera un grandfusil !

– Sainte Vierge ! sainteVierge ! s’écrièrent-ils ensemble ; hier encore nousétions si malheureux !

Ils bondirent, riant et chantant, jusqu’aumilieu de la chambre ; puis Su s’arrêta tout à coup et mit undoigt sur sa bouche.

– Chut ! dit-elle, notre père Gibétait bien las hier au soir ! il ne faut pas l’éveiller.

Paddy se tut aussitôt. Les deux enfantss’avancèrent sur la pointe des pieds et s’agenouillèrent auprès deGib endormi.

– Faisons notre prière, dit Su ;Dieu et la bonne Vierge nous envoient du bonheur ;remercions-les et prions pour notre père.

Leurs visages espiègles se recueillirent. Ilsjoignirent leurs mains avec une dévotion naïve, et récitèrentpieusement cette belle oraison que l’enfant catholique apprend enmême temps que le nom de sa mère.

Le jour gagnait sans cesse, éclairantsuccessivement toutes les parties du corps de Gib ; mais sonvisage était encore à l’ombre de la muraille, qui servaitd’oreiller à sa tête chevelue.

Les enfants se relevèrent bientôt et seprirent à jouer sans bruit : le garçon avec une aigrette rougequi gardait son support de métal, la petite fille avec une écharpede soie blanche, garnie d’une longue frange d’or.

Paddy essayait d’adapter l’aigrette à sacoiffure ; Su se drapait de son mieux dans l’étoffe moelleusede l’écharpe ; et tous deux riaient, et tous deux caquetaientbien gaiement, les enfants joyeux !

L’aigrette et l’écharpe avaient appartenu àquelqu’un des pauvres dragons qui étaient morts dans le bog deClare-Galway.

– Voyez, ma sœur, disait Paddy gravement,si je n’ai pas l’air d’un homme avec cela sur ma tête.

– Et moi, petit frère, répondait Su,voyez, voyez les femmes des marchands de Galway ont-elles de lasoie plus belle ? Que de liards il y a dans cette frange decuivre !

Leur toilette était achevée. Paddy avait fixésolidement l’aigrette aux lambeaux de son chapeau, et Su avaitroulé cinq ou six fois l’écharpe autour de son petit corps. Ilss’assirent fièrement par terre l’un auprès de l’autre.

– Ma sœur, demanda le garçon, voussouvenez-vous de la leçon que nous a faite hier notre père Gibavant de s’endormir ?

Su perdit son sourire.

– Je m’en souviens, répliqua-t-elle.

– Dites-la-moi, ma sœur, reprit Paddy, jecrois que je l’ai oubliée.

La petite fille baissa les yeux ; sonfront, si joyeux naguère, devint triste.

– Hier matin, murmura-t-elle, notre pèreGib nous fit une autre leçon ; nous nous en sommes souvenus,Paddy, et que de pauvres gens sont morts, quelques heures après,dans les bogs !

Le garçon regarda sa sœur comme s’il ne l’eûtpoint comprise ; puis il devint triste tout à coup.

– C’est vrai ! dit-il tout bas,comme ils souffraient ! comme ils tendaient leurs bras vers leciel en criant !

– Je les ai revus cette nuit en rêve,reprit Su. Les pauvres malheureux !

Elle dénoua l’écharpe de soie pour s’endébarrasser. Les plis, en se déroulant, lui montrèrent deux outrois taches rouges qu’elle n’avait point encore aperçues.

– C’est du sang !murmura-t-elle.

– Le sang d’un homme mort ! ajoutaPaddy.

Les deux enfants restèrent bouchebéante ; leurs yeux, grands ouverts et arrondis par l’effroi,se fixaient sur la soie ensanglantée. Su rejeta l’écharpe loind’elle, et Paddy arracha l’aigrette qu’il venait d’attacher à sonchapeau.

Puis tous deux, demeurèrent tristes etsilencieux.

Le jour continuait de monter le long du corpsde Gib ; un rayon vif toucha enfin son visage, et le coupeurde tourbe s’éveilla en sursaut. Il se dressa d’un bond sur sespieds, regarda par la fenêtre pour mesurer la hauteur dusoleil.

– Vite, enfants ! vite !dit-il, nous sommes en retard et l’on nous attend au tribunal.Déshabille-toi, Paddy ! à bas les haillons, petite Su !Il faut des habits neufs, mes chéris, pour témoigner devant lajustice du comté.

Ce mot habit neuf fit une diversion puissanteà la mélancolie des deux enfants. Leurs yeux avides cherchèrent detous côtés les toilettes promises. Gib remua la paille à l’endroitoù sa tête reposait naguère ; il en retira trois paquets.

– Voilà pour vous, Su, mon trésor,dit-il ; pour vous, Paddy, et voilà pour moi.

Le paquet de la petite fille contenait unerobe de laine, une chemise blanche comme neige et une mante rouge.Le paquet de Paddy renfermait un pantalon, une veste et un petitcarrick.

Les cris de joie des deux enfants secroisèrent.

– Allons ! allons ! ditRoe : la route est longue, nous nous réjouirons en chemin.

Tout en parlant, il se hâtait de passerlui-même l’habillement neuf que nous lui avons vu à l’hôtel duRoi Malcolm.

Il affectait une grande gaieté, mais, quoiqu’il en eût, son front ridé se chargeait bien souvent denuages.

Les enfants ne voyaient que son sourire, parcequ’ils étaient heureux. Ils se regardaient tous les deux avecadmiration. Paddy faisait de vains efforts pour se voir parderrière ; Su disposait avec une coquetterie instinctive lesplis grossiers de sa mante. Elle était femme déjà, car elle eûtdonné le pain de sa journée pour un miroir.

Ils sortirent tous les deux, sur l’ordre deGib, après avoir jeté, en guise d’adieu, à leurs haillons de laveille, un coup de pied dédaigneux.

Ils descendirent le tertre et franchirent ladouve, mais ils avaient perdu ce pas leste et bondissant que nousadmirions naguère ; leurs pieds, habitués à courir libres surle gazon du bog, étaient maintenant alourdis par de bons souliers àsemelles de bois ; ils avaient peur de gâter leurs vêtementstout neufs ; ce nouvel accoutrement, qui les rendait si fiers,leur ôtait la meilleure part de leur gentillesse sauvage.

Ils s’arrêtèrent pour attendre Roe, qui lesprit par la main et les guida vers le cours de la Moyne.

Ainsi habillés de neuf tous les trois,marchant d’un pas égal et sage, ils avaient l’air d’une petitefamille endimanchée qui se rendait pieusement à la paroisse. Ilspassèrent la Moyne, sur un pont de bois construit autrefois parLuke Neale, le middleman, pour les besoins de sa ferme.

Le coupeur de tourbe fit halte sur l’autrebord.

À la place où s’élevaient quelques moisauparavant les vastes bâtiments de la ferme, il n’y avait plus quequelques débris, recouverts à moitié déjà par les efforts d’unevégétation puissante. On distinguait encore néanmoins les assisesde pierre des murailles, et ça et là quelques pans de maçonnerieque le feu n’avait pu dévorer.

C’était tout. La vengeance de Molly-Maguire nefait point les choses à demi.

À une vingtaine de pas des ruines du bâtimentprincipal, Gib désigna du doigt un petit tertre.

C’est là que vous étiez un soir, en novembredernier, dit-il en essayant de donner à sa voix une inflexionbadine ; vous vites arriver beaucoup d’hommes avec des masquesde toile sur leurs visages. Au devant d’eux était un grandvieillard qui secouait une torche de bog-pine… vous vous souvenezbien, mes jolis ?

– Mon père Gib, murmura la petite Su,nous étions bien loin d’ici en novembre dernier !

– Nous n’avons rien vu de tout cela, ditPaddy.

Gib frappa du pied et les regarda tour à touren fronçant le sourcil.

– Il le faut ! prononça-t-il d’unevoix sourde et contenue, je le veux ! Vous étiez ici et vousavez tout vu !

Les deux enfants secouèrent leurs longscheveux sans répondre.

– Avez-vous donc oublié ce que je vous aidit hier au soir ? demanda Roe.

– Non, père, répliqua la petite Su ;mais le vieux Miles Mac-Diarmid est si bon ! si nous allionsle faire mourir, comme les soldats anglais !

Gib détourna la tête pour cacher la rougeurqui lui montait au front.

– Petite folle ! murmura-t-il. Jedirai comme vous… pensez-vous que votre père puisse fairemal ?

– Oh ! non ! répondirent à lafois les deux enfants.

Gib les enleva tour à tour dans ses bras etles baisa. Il y avait de la sueur à son front.

– C’est un digne et saint vieillard, queMiles Mac-Diarmid ! reprit-il en baissant les yeux. Qui doncvoudrait lui causer de la peine ? Ne vous inquiétez point dechoses que vous ne pouvez pas comprendre, et songez plutôt aux bonsjours qui vont succéder à notre misère. Plus jamais faim,Paddy ! plus jamais froid, petite Su ! plus de travaildans la boue glacée des bogs ! et des habits encore plus beauxque ceux-là !

Il n’en fallait pas tant pour faire taire lesvagues scrupules des deux enfants, pauvres créatures ignorantes enqui l’instinct du bon dépérissait comme le grain semé dans uneterre inculte. Ils se reprirent à contempler leurs chèresparures ; ils s’admirèrent de nouveau et davantage ; ilsoublièrent tout ce qui n’était pas leur joie.

– Encore plus beaux ! s’écria lapetite Su : entendez-vous, mon frère ?

– Oh si j’entends ! répliquaPaddy ; nous serons habillés peut-être comme les enfants deshommes riches de Galway !

– Et nous jouerons du matin ausoir !

– Merci, merci, notre bon père.

Gib avait autour de la lèvre un sourire pleind’amertume.

– Sainte Vierge, priez votre fils Jésusqu’il me pardonne murmura-t-il. Je les ai vus souffrir silongtemps ! si longtemps j’ai entendu leurs pauvres petitesvoix crier famine, sans pouvoir leur donner un morceau depain !… Vous serez obéissants, n’est-ce pas, mes beauxchéris ? reprit-il tout haut ; vous n’oublierez pas ceque vous a dit votre père ?

– Nous serons bien obéissants,répliquèrent les deux enfants.

Gib les reprit par la main et continua saroute vers la ville.

Les rues de Galway étaient, ce matin, aussidésertes et aussi muettes que nous les avons vues, la veille,bruyantes et encombrées. L’auberge du Grand Libérateur setaisait à quelques pas du Roi Malcolmsilencieux.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfantstraversèrent la ville d’un pas rapide, et c’est à peine s’il setrouva sur leur passage quelques pauvres tenanciers aux carricks enlambeaux pour leur jeter en dessous un regard soupçonneux.

La veille ils eussent attiré l’attention, etce costume aisé qui remplaçait leurs haillons ordinaires, n’auraitpas été pour eux sans danger, mais aujourd’hui tout ce qui restaitde gens des environs dans la ville envahissait la cour dessessions. C’était ce matin même que le jury devait prononcer sur lesort du vieux Mac-Diarmid.

Protestants et catholiques étaient animésd’une curiosité pareille, et l’enceinte du tribunal allait êtretrop étroite pour la foule empressée qui en assiégeait les portesdepuis le lever du jour.

Gib Roe fit un long détour, et abordaprudemment le tribunal par derrière. De ce côté il n’y avaitpersonne ; le coupeur de tourbe put être introduit sansencombre et gagner le cabinet du bon juge Mac-Foote, où il étaitimpatiemment attendu.

Comme il arrivait au seuil, Miles Mac-Diarmid,qu’on amenait de sa prison, parut à l’autre bout de la galerie. Gibs’arrêta, incapable de faire un pas de plus : une forceinvisible clouait ses pieds au sol.

Miles s’avançait lentement entre leporte-clefs Nicholas, qui souriait avec douceur, et maître Allan,le geôlier, dont la terrible prunelle trouvait pour cettecirconstance des regards particulièrement fauves et féroces. Il sedirigeait vers la salle du jury.

En passant auprès de Gib, il le reconnut, bienque ce dernier lui tournât le clos.

– Salut, Roe, mon garçon, luidit-il ; j’espère vous voir bientôt à ma table, comme par lepassé, là-bas, à la vieille fermedu Mamturk.

Le coupeur de tourbe, pâle comme Judas sous lebaiser du Sauveur, s’était retourné à demi.

La porte de votre maison a toujours étéouverte aux malheureux, Mac-Diarmid ; j’espère qu’on vousjugera comme vous le méritez.

Les deux enfants souriaient au vieillard.

– En avant ! commanda rudement leredoutable geôlier.

– Maître Allan a raison, appuya le douxNicholas ;, Miles, mon excellent ami, avancez, nous ne pouvonsnous arrêter ici.

Miles tendit la main au coupeur de tourbe, quila toucha et pensa défaillir à ce contact. Puis il poursuivit saroute avec son escorte, et Gib entra dans le cabinet du juge.

Dans ce cabinet étaient réunis Mac-Foote,Josuah Daws, le bailli Payne et deux ou trois officiers de justicesubalternes. Dans un fauteuil, auprès de la fenêtre, Fenella Dawslisait une histoire sentimentale dans un vieux numéro duBlackwood’s Magazine. Elle avait auprès d’elle sonportefeuille ouvert et son crayon tout taillé.

Jamais femme n’avait pénétré peut-être dans cetabernacle de la Thémis irlandaise. Mais Mac-Foote était un jugegalant ; et pour qui seraient les privilèges, sinon pour lescréatures d’élite comme était mistress Fenella Daws ?

À la vue de Gib Roe, l’importante figure dusous-intendant de police daigna se dérider quelque peu ; ilfit même un geste comme pour se frotter les mains, car il avaitengagé sa gloire à faire condamner le vieux Miles, et l’absence ducoupeur de tourbe eût été pour lui une véritable défaite.

– Mon cher collègue, lui dit Mac-Foote,je ne puis pas me mêler de tout ceci. Faites de votre mieux, jevous prie, pour arriver à la vérité.

Il recula son siège. Le bailli Payne et lesautres hommes noirs à perruques grisâtresl’imitèrent ; et mistress Fenella écrivit sur soncarnet :

« Scrupules honorables et délicatesseombrageuse des magistrats protestants irlandais. »

Gib s’avança en saluant à la ronde, avec unegaucherie timide. Les deux enfants le suivaient de près ;leurs yeux effarés s’ouvraient tout grands ; ils regardaient,étonnés, ces manteaux noirs et ces perruques poudrées ; ils nese souvenaient point d’avoir vu jamais des hommes si laids.

Gib s’arrêta devant Josuah Daws ; il setint debout, son chapeau à la main.

– Eh bien mon ami, lui dit lesous-intendant de police, vous voilà fidèle au rendez-vous, et prêtsans doute à faire ce dont nous sommes convenus ?

Gib restait sous le coup de sa rencontre avecle vieux Miles ; sa voix s’étouffa dans son gosier ; ilne put pas répondre.

Le grave Josuah tira de sa poche austère unepoignée de petits gâteaux, qu’il offrit aux enfants, avec unsourire presque aimable.

Su et Paddy flairèrent un instant avecdéfiance cette friandise inconnue ; ils y portèrent la denttimidement d’abord, et finirent par les croquer de tout leurcœur.

Le sous-intendant de police avait fait d’unseul coup leur conquête.

Le crayon de Fenella courut sur le vélin deson portefeuille. Elle écrivait :

« Goût passionné des jeunes paysans duConnaught pour les gâteaux appelés croquignoles. »

Josuah Daws toisa le coupeur de tourbe d’unregard imposant et sévère.

– Je suis convaincu, mon ami, reprit-il,que vous n’avez point faibli dans votre bonne résolution, et quevous êtes toujours résolu à confesser la vérité.

– La vérité ! prononça Gib d’unevoix sourde et toute pleine de sarcasme douloureux.

– La vérité, répéta Josuah Daws, dont leraide visage se redressa plus imposant que jamais. J’aime à croireque vous ne vous serez pas laissé influencer par les vainesrodomontades des ribbonmen ?

– Molly-Maguire exécute toujours sesmenaces, murmura le coupeur de tourbe.

Daws haussa les épaules.

Mac-Foote et les autres, qui, malgré leuréloignement discret, ne perdaient pas une parole de cet entretien,se regardèrent avec inquiétude. Ce n’étaient point, à proprementparler, de très méchantes gens ; mais, outre qu’ils nedétestaient pas de voir condamner de temps à autre un catholiquepour l’exemple, ils avaient sur le cœur une injure toute récente.L’espace d’une nuit les séparait seul de cette mystificationcruelle qu’ils avaient subie dans la loge supérieure. L’épreuve parl’eau, que leur avaient infligée les partisans du Rappel, leurlaissait une sourde colère, qu’ils étaient bien aises de passer surun homme important parmi les repealers. Les courroux bourgeois nepardonnent pas plus que les grandes haines.

Si Mac-Diarmid n’était pas un conspirateur, dumoins était-il un entêté suppôt de l’agitation légale. Dans labalance orangiste, cette dernière accusation valait bien lapremière.

Josuah Daws éprouvait cependant une certaineinquiétude. Su et Paddy, qui avaient dévoré sa première offrande,regardaient avec concupiscence les vastes poches de son fracnoir.

Il leur fit une nouvelle largesse.

– Est-ce à dire, reprit-il ensuite ens’adressant au coupeur de tourbe, que vous avez cru pouvoir raillerla justice et l’engager dans une fausse voie ? C’estdangereux, mon garçon, car la justice a le bras fort et sevenge !

Gib secoua la tête avec mélancolie.

– Plût à Dieu que je n’eusse pointd’autre motif de parler ! murmura-t-il. Ah ! VotreHonneur ! Votre Honneur ! ajouta-t-il en étreignant sonfront à pleines mains, si les enfants avaient de quoi manger, vousauriez beau me dire : Tu seras pendu, Gib ! Gib, tumourras ! la justice te tuera ! la mort ne nous fait paspeur à nous autres pauvres gens pour qui vivre c’est souffrir.

Gib s’interrompit et jeta un furtif regard àses deux enfants, qui croquaient leurs gâteaux en souriant.

– Mais les chers innocents !reprit-il à voix basse ; oh ! si vous les voyiez pleurerquand ils ont faim ! Regardez comme ils sont maigres, commeleurs joues sont pâles… Mon Dieu ! vous qui me les avezdonnés, me punirez-vous pour les avoir trop aimés !

Mac-Foote et ses compagnons échangèrent unsourire d’intelligence. La « vérité » allaittriompher.

Quant à Fenella Daws, elle ne comprenait pasabsolument la signification de cette scène, mais elle écrivit àtout hasard sur son album :

« Conversation dramatique entre JosuahDaws ; esq., et un paysan irlandais, père des deux enfants quiaiment les croquignoles. »

Gib avait baissé la tête et tenait ses brascroisés sur sa poitrine.

Vous êtes un bon père, mon ami, lui dit JosuahDaws ; ce que vous allez faire aujourd’hui assurera le bonheurde vos enfants.

– Je le crois répondit tout bas lecoupeur de tourbe.

– L’heure avance, reprit Daws :êtes-vous prêt ?

Gib ne répliqua point. À ce moment suprême,son cœur se soulevait contre sa propre infamie ; il netrouvait pas en lui la force de consommer sa trahison.

– Êtes-vous prêt ? répéta JosuahDaws.

Gib se redressa ; les veines de son frontse gonflèrent ; il regarda l’homme de police en face, et sabouche s’ouvrit pour prononcer un refus. Mais, en ce moment desilence, le caquet des enfants qui parlaient tout bas vint frapperson oreille ; son regard, attiré invinciblement, glissajusqu’à eux. Le sang abandonna ses joues ; ses yeux seremplirent de larmes ; sa tête se courba de nouveau.

– Et vous, répliqua-t-il d’un accentétouffé, êtes-vous prêt à faire ce que vous m’avezpromis ?

– Récapitulons, dit Josuah Daws :trois habillements neufs.

– Des pence, poursuivit Gib, tant quej’en pourrai soulever sur mon dos, dans un sac à pommes deterre.

– Je vous promets moitié en sus, monfils.

– Et les moyens de passer sur-le-champ enÉcosse avec les deux petits.

– Accordé !

Le souffle de Gib s’embarrassa ; uncombat navrant se livrait au dedans de lui.

– Êtes-vous prêt ? répéta unetroisième fois le sous-intendant de police.

Gib ferma les yeux et répondit :

– Je suis prêt !

– Les enfants savent-ils ?… commençaJosuah Daws.

– Ils savent, dit le coupeur detourbe.

Daws se leva aussitôt ; Mac-Foote et lesautres l’imitèrent. Fenella n’eut que le temps d’inscrire sur sonalbum une dernière observation aussi ingénieuse que lesprécédentes.

Toute l’assistance quitta le cabinet du jugeet se dirigea vers la salle des sessions.

Dans la salle des sessions, le jury étaitassemblé déjà ; l’attorney de la couronne s’asseyait à sonposte ; les juges siégeaient, et l’alderman de service faisaitfigure municipale dans sa tribune solitaire.

L’auditoire en haillons attendait, impatient,mais silencieux.

Le jury, suivant l’usage de cette époque, secomposait entièrement de protestants. Parmi ses membres, nouseussions reconnu plusieurs orangistes de la loge supérieure :le médecin Fitz-Roy, le chirurgien Kniff, le professeur Hullhulliste ; le banquier Bullion et bien d’autres. Le bon avocatPicklock était chargé de la défense.

Pour témoins, il n’y avait que Gib et ses deuxenfants, qui achevaient de croquer en souriant les petits gâteauxde Josuah Daws.

Ils étaient le point de mire de tous lesregards, car personne n’ignorait dans la salle qu’ils étaient pourl’accusé la délivrance ou la mort.

Au banc des accusés se tenait le vieux Miles,digne et calme, comme toujours.

Derrière lui, Mickey, Sam, Larry et Owenétaient debout. Au moment où Mac-Foote et Daws entraient dans lasalle, les rangs de la foule s’ouvrirent pour donner passage àMorris Mac-Diarmid.

Ses traits pâles étaient couverts de sueur etde poussière. Sa poitrine haletait comme s’il eût fourni une courseépuisante.

Il se plaça sans mot dire au-devant de sesfrères.

XVII – LE RÉVEIL DE MARY WOOD

Mary Wood avait choisi la plus belle chambredu château de Montrath. Elle n’était pas là aussi bien logée quedans son splendide appartement de Portland-Place, mais rien ne luimanquait en définitive, et une reine en voyage se fût contentée desa retraite.

Mary Wood ne se plaignait pas trop. À laguerre comme à la guerre.

Elle s’éveilla dès le matin, et sonna unvalet, qui entra aussitôt avec du rhum. La sonnette de Mary Woodvoulait dire du rhum.

L’ancienne servante était couchée, toute raidesur son lit.

Sa toilette de nuit, follement éclatante,faisait ressortir la pâleur terreuse de son visage ; ses grosyeux mornes se fixaient dans le vide ; sa respiration sifflaitpéniblement.

À l’approche du valet, elle se souleva aveceffort sur son séant. Le valet lui fit un dossier de son brasarrondi.

Elle saisit le flacon sur le plateau et versaun grand verre. Sa main tremblait jusqu’à ne pouvoir diriger laliqueur qui se répandait sur le plateau et sur les draps du lit,emplissant la chambre entière de ses violents parfums.

Les narines de mistress Wood se dilataient àflairer cet arome favori.

Malgré le tremblement de sa main, elle réussità mettre sa lèvre blême sur le bord du verre, et en avala lecontenu d’un trait.

Ce fut une transformation soudaine. Le sangcolora sa joue hâve ; ses yeux s’animèrent ; uneexpression de bien-être se répandit sur ses traits, et ce fut d’unemain ferme qu’elle replaça le verre sur le plateau.

– Envoyez-moi la femme de chambre demilady, dit-elle. Je veux m’habiller et voir si Montrath esttoujours aussi heureux que jadis dans le choix de sesservantes.

Elle était de charmante humeur. Ce fut enchantant d’une voix rauque et faussée qu’elle se livra aux soins dela femme de chambre. Celle-ci arrangea de son mieux lesmagnificences disparates qui composaient la toilette de mistressWood ; elle mêla l’or, le velours, la soie, les perles, lesdentelles et les panaches. L’ancienne servante avait des monceauxde tout cela.

Cette laborieuse toilette achevée, mistressWood se rendit au salon. Elle y arriva la première.

– Eh bien ! eh bien ! dit-elle,on me traite ici un peu sans façon, ce me semble ! Faitesprévenir milord, faites prévenir lady Montrath, et aussi la joliemiss dont j’ai oublié le nom. Si maître Crackenwell est au château,je désire le voir. Dites-leur à tous de se presser :j’attends !

Mary Wood s’installa dans sa causeuse de laveille et tâcha de feuilleter un album pour tuer le temps. Mais lescroquis, achetés à prix d’or et signés des noms les plus illustresde l’Europe, n’eurent point le don de lui plaire. En fait dedessins, mistress Wood n’aimait que les gravures enluminéesreprésentant des amours de horse-guards, ou bien encore des scènesde boxe avec de gros bras musculeux et des poitrines velues.

Elle jeta l’album et continua sa chanson.

Chacun dans le château reconnaissait plus oumoins le pouvoir de cette femme, car tous ceux qu’elle avaitappelés vinrent en même temps : Montrath, sa femme, Frances etCrackenwell.

– Bonjour, milady ! s’écrial’ancienne servante, j’ai rêvé de vous toute la nuit, ainsi que delord George, et encore d’une autre femme dont vous pourrez bienfaire la connaissance quelque jour. Bonjour, ma jolie miss !Une poignée de main, Crackenwell, mon garçon ! Milord, jeprésente mon humble respect à Votre Seigneurie.

Chacun la salua, et Crackenwell s’assit auprèsd’elle sur la causeuse.

Lord George resta debout comme la veille.Frances et Georgiana se placèrent un peu à l’écart.

Lady Georgiana était très pâle. Son visagedéfait disait les insomnies de sa nuit. Depuis la veille, sesterreurs romanesques avaient pris un caractère trop réel.

Il y avait un crime sur la conscience de lordGeorge. Ce crime, Mary Wood en avait été le témoin ou la complice,car elle le tenait suspendu comme une menace mortelle au-dessus dela tête de Montrath.

Frances, malgré sa bonne volonté, n’avait pucombattre les craintes réveillées de son amie. Elle était persuadéeelle-même désormais, et ce qu’elle avait entendu la veille ne luilaissait plus de doute. Elle avait dit à Georgiana :

– En cas de malheur, ma présence ici nevous serait que d’un faible secours, et une promesse sacrée merappelle à Galway aujourd’hui même. Venez avec moi, Georgy, ce seraune simple visite rendue, et votre absence ne pourra faire ombrageà lord George, car, s’il le faut, nous reviendrons ensemble.

La pauvre jeune femme ne demandait qu’à fuirce château qui lui faisait peur, et le voisinage de ces terriblesruines qui étaient pour elle une menace.

– Merci, ma bonne Fanny, oh merci,répondit-elle. Votre amitié me sauvera peut-être, et c’est pour moiune consolation bien douce de savoir que, si milord me rappelle,vous ne m’abandonnerez pas.

Il avait été convenu de la sorte que Georgianairait demander l’hospitalité à Fenella Daws ce jour-là même.

On était assuré d’avance de l’accueil demistress Daws. Cette aimable femme avait des instincts trop élevéspour ne pas payer par tous les genres de politesse l’honneurd’inscrire sur son album la visite d’une noble lady.

Quant à Frances, le devoir qu’elle avait àremplir concernait la promesse faite à Morris Mac-Diarmid. Elleavait jugé lord George dans la journée de la veille et ne comptaitplus sur son secours. Elle voulait agir par elle-même.

– Eh bien ! Montrath, dit Mary Wood,j’espère que je me suis montrée patiente ?…

– Au nom de Dieu, madame, interrompitlord George, avant d’en venir à des récriminations inutiles,interrogez mon agent, Crackenwell.

– Comment ! mon pauvre Robin,s’écria en riant l’ancienne camériste, vous êtes encore l’agent deSa Seigneurie ? c’est le monde renversé, sur ma parole !C’est comme si j’étais, moi, la femme de charge demilord !

– Il faut de la patience, Mary, ditCrackenwell à voix basse : à quoi peut vous servir tout lebruit que vous faites ?

– À faire du bruit, Robin, répliquamistress Wood.

Crackenwell haussa les épaules.

– Vous auriez pu être millionnaire, mafille, murmura-t-il en lui prenant la main, et vous mourrez sur lapaille !

L’ancienne camériste eut un éclat de rirefranc et retentissant.

– Ah ! le bon plaisant que vousfaites, Robin ! s’écria-t-elle ; mais vous parlez tropbas ; ces chères enfants s’ennuient à ne pouvoir vousentendre… N’est-ce pas, milord ?

Montrath reprenait son supplice de la veille.Georgiana et Frances tendaient en effet l’oreille et tâchaient desaisir quelques mots au passage.

Mary Wood fixait sur elles son regard hardi etmoqueur. Elles détournèrent les yeux, offensées et n’osant répondreà cette femme, qui leur inspirait à chaque instant plusd’effroi.

Mistress Wood se renversa sur les coussins dela causeuse, et mit une espèce d’indécence fanfaronne à souiller dupied le riche velours du meuble.

– Eh bien, Montrath ! reprit-elle,vous faites là une triste figure, mon cher lord !Voyons ! il faut mettre fin à cette situation qui vousembarrasse. Je souffre à vous voir cet air de pauvre diable traquépar ses créanciers. Brisons là et ne parlons plus du retard dont jevous tiens quitte. Donnez-moi mes mille livres.

– Mais je ne les ai pas, dit Montrathavec détresse.

Les sourcils de Mary Wood se froncèrent, etson œil eut un éclair de courroux.

– Vous ne les avez pas !répéta-t-elle, et vous avez pris vingt heures au lieu dequatre ! Prétendriez-vous donc me résistersérieusement ?

– Je ne prétends rien, Mary, balbutiaMontrath en baissant les yeux ; je veux tout ce que vousvoulez. Mais l’impossible…

– Et les diamants de milady ?interrompit l’ancienne servante. Ils valent dix fois cette pauvresomme !

– Ils sont à Londres.

Mary laissa échapper un juron tout viril.

– Je ne vous crois pas, dit-elle ;vous voulez me tromper, mais, de par le diable ! vous jouezgros jeu, milord ! et le plus misérable de vos tenanciers nevoudrait pas changer de place avec vous à la fin de cettepartie !

Montrath ne répliqua pas.

Mary se souleva sur le coude et repoussarudement Crackenwell, qui essayait de la calmer.

– Vous êtes un oison, Robin ! luidit-elle. Si vous aviez fait comme moi, vous qui êtes économe, Dieusait combien vous auriez de rentes !

Elle fixa son regard effronté sur ladyMontrath.

– Georgy, reprit-elle en employant àdessein cette abréviation familière qui prenait dans sa bouche uneexpression d’insulte poignante, votre mari a-t-il ditvrai ?

Georgiana ne répondit point.

– C’est à toi que je m’adresse, petitelady ! s’écria mistress Wood, dont le front se rougit tout àcoup au feu de sa colère croissante ; tu ne daignes pas merépondre, parce que je suis une ancienne servante, n’est-cepas ? on t’a raconté cela !… mais du diable si tu vauxmieux que moi, ma fille !

– Mary ! Mary ! murmuraitCrackenwell inquiet, vous prenez le chemin de toutperdre !

Lord George n’osait même pas en direautant ; il attendait, engourdi par l’angoisse, l’issue decette scène qui avait pour lui de si terribles menaces.

Ici, loin de pallier l’invraisemblancehonteuse de tant de faiblesse, nous rappellerons au lecteur que laposition d’un pair d’Angleterre n’a point d’analogue en France. Unlord, chez nos libres voisins, est un dieu.

George Montrath était mort de peur.

Lady Montrath s’était redressée devantl’apostrophe de Mary Wood. Un instant l’indignation fut chez elleplus forte que la frayeur, et tout le mépris qu’elle ressentaitpour cette femme passa dans son regard.

Mary bondit sur ses pieds comme unefurie ; elle s’élança vers Georgiana, les poings fermés etl’écume à la bouche.

Frances, par un mouvement instinctif, se mitau-devant de son amie ; il y avait sous sa douce beauté lecourage d’un homme. Mais Mary Wood avait l’irrésistible vigueur dela folie. Elle écarta Frances sans effort, et se trouva en face dela pauvre Georgiana, qui était pâle et qui tremblait de tous sesmembres.

– Oui, sur mon honneur ! missGeorgy, reprit-elle en appuyant sur ces deux mots, je vaux autantque vous, ma belle ! et il n’y a point de si pauvre mendiante,cherchant son pain de porte en porte, qui ne puisse dire commemoi !

Frances s’était avancée jusqu’auprès deMontrath.

– Milord ! dit-elle, entendez-vouscela ?

Montrath était de pierre.

Crackenwell tâchait de se donner un aird’indifférence, mais en réalité il avait l’œil et l’oreille auguet. Cette affaire le regardait autant que personne, puisque lesecret de lord George faisait sa seule fortune.

Lady Montrath quitta son siège et voulut seretirer, mais mistress Wood se mit entre elle et la porte. Sa voix,abandonnant tout à coup le ton de la colère, prit un accent d’amersarcasme.

– Restez, milady, poursuivit-elle. Pardontrès humblement si j’ai manqué au respect que je dois à VotreSeigneurie ; mais c’est que je suis, moi aussi, une personnede quelque importance, demandez à milord ! Il n’a tenu qu’àmoi de m’appeler lady Montrath, et si j’avais eu cette fantaisie,je serais aujourd’hui à votre place.

Elle fit un salut ironique et voulut prendrela main de Georgiana pour la reconduire à son siège.

La jeune femme ne sut point dissimuler sondégoût : elle se recula avec horreur.

Une seconde fois le visage de Mary devintpourpre.

– Encore ! s’écria-t-elle avec unblasphème ; depuis quand les filles perdues en sont-elles àdédaigner la main d’une honnête femme !

Crackenwell fronça le sourcil. Frances prit lebras de lord George et le serra convulsivement.

– Milord ! milord ! dit-elle,fussiez-vous l’esclave de cette créature, défendez votre femme.

Montrath ne bougea pas.

– Allez chercher vos diamants, fillette,reprit Mary Wood, et mettez-vous à genoux pour me les présenter, ouje vous dirai que ce n’est pas vous la femme de cet homme.

Georgiana s’attendait à une autre révélationplus terrible peut-être. Ce coup la prit à l’improviste ; elledemeura un instant incrédule, et son regard interrogea Montrath.Celui-ci ne pouvait plus pâlir.

Crackenwell s’approcha de lui et murmuraquelques paroles à son oreille. Montrath, accablé, n’eut pas laforce de répondre.

Mary Wood sentait vaguement, à travers lesténèbres de sa cervelle, qu’elle avait franchi le dernier pas.Cette pensée exaltait sa démence jusqu’à la fureur.

Elle ne se contenait plus ; ses gestesdésordonnés ne gardaient aucun accord avec ses paroles ; savoix s’enrouait ; les mots se précipitaient, confus, entre seslèvres blanches d’écume.

– Tu as grande envie de ne pas me croire,milady ! reprit-elle ; mais tu me croiras, il le faudrabien, le jour on ton lord s’assoira sur le banc des accusés pouravoir enfermé une pauvre vivante dans un tombeau ! Ah !Georgy, ma fille, qui sait si vous n’auriez pas été enterrée toutevive aussi quelque jour, sans moi ?

La jeune femme chancela sur ses jambes.

Mistress Wood la saisit rudement par lamain.

– Tes diamants ! s’écria-t-elle enun subit accès de rage.

Et, tout en parlant, elle secouait la pauvrelady, qui perdait le souffle et se mourait d’épouvante.

Frances vint encore une fois au secours de sonamie.

Elle eut un aide qu’elle n’espéraitpoint : Crackenwell, qui s’était glissé tout doucement le longde la muraille, arriva en même temps qu’elle auprès de mistressWood, et la saisit à bras-le-corps par derrière.

L’ancienne servante poussa un rugissement debête fauve et se débattit avec rage.

Elle lâcha les bras de lady Georgiana, quitomba sur un siège, évanouie.

Frances s’agenouilla près d’elle et lui fitrespirer des sels.

Montrath regardait tout cela d’un œilstupide.

– Lâche-moi, Crackenwell ! criaitMary Wood, qui s’épuisait en vains efforts pour se dégager ;lâche-moi ! misérable traître ! tu seras pendu, toiaussi ! nous serons pendus tous les trois !… Ah ! ahvous verrez ce qu’il en coûte pour résister à Mary Wood !

Crackenwell avait hésité longtemps ; maisà présent sa résolution était prise ; il serrait Mary àl’étouffer, et, malgré sa vigueur, l’ancienne servante commençait àfaiblir. Si lord George eût prêté secours en ce moment à RobertCrackenwell, Mary n’aurait pas pu prononcer une parole deplus ; mais lord George semblait réduit à l’état decadavre.

Mary criait d’une voix qui s’enrouait de plusen plus :

– J’ai des laquais au château et deslaquais à Galway ! Ce n’est pas une femme comme moi qu’on peutmurer dans un tombeau ! Dis à Robin de me lâcher,Montrath ! ou, par le nom du diable ! tes pairs tecondamneront à mourir ! je dirai où est la pauvre Jessy !je chercherai son fiancé Morris Mac-Diarmid. Ah ! ah ! jesais toute l’histoire, moi ! et si le bourreau te manque, lesMolly-Maguires te brûleront, George Montrath, comme un damné que tues !

Georgiana reprenait ses sens. Au nom de MorrisMac-Diarmid, Frances laissa échapper le flacon de sels.

Crackenwell essaya de mettre sa main sur labouche de Mary, mais ce mouvement rendit quelque liberté àl’ancienne servante, qui réussit à se retourner à demi et putengager une lutte corps à corps.

– Je suis plus forte que toi !disait-elle. Ah ! Robin, misérable ! tu seras pendu, tuseras pendu ! Si tu savais comme ce Morris Mac-Diarmid aimaitla pauvre Jessy ! Je n’aurai qu’un mot à dire, et il sevengera comme un Irlandais !

Ces paroles mettaient du froid au cœur de lapauvre Frances, mais elle écoutait de toute sa force : ellevoulait savoir encore.

– Je le trouverai bien, ce Morris !continuait mistress Wood. Je lui dirai que c’est toi, RobertCrackenwell, qui as fait élever le mur pour boucher la tombe. Je lemènerai à la vieille tour de Diarmid, et il nous tuera tous lestrois pour venger sa fiancée !

Montrath tressaillit comme s’il se fût éveilléd’un lourd sommeil.

– La tour de Diarmid, répéta-t-il, c’estlà qu’elle est !

Tout en soutenant Georgiana, qui revenait à lavie, Frances gravait dans sa mémoire chacune des paroles de MaryWood.

Celle-ci était arrivée au dernier degré del’exaspération ; elle parlait encore, mais on n’entendait plusce qu’elle disait. Ses efforts s’épuisaient. Crackenwell toujoursfroid et maître de lui-même, n’avait plus à contenir que dessecousses intermittentes et convulsives.

Ces secousses elles-mêmes prirent fin. Lesforces de mistress Wood s’éteignirent en un dernier soubresaut.Elle était rendue ; elle ne bougea plus.

– Aidez-moi, milord, dit Crackenwellfroidement.

Montrath trouva le courage d’approcher sonennemie réduite à l’impuissance ; il la prit par les pieds,tandis que Crackenwell la soulevait par la tête, et tous deux sedirigèrent vers la chambre où l’ancienne servante avait passé lanuit.

– Si elle en meurt, tant mieux ! ditCrackenwell ; si elle n’en meurt pas, il faudra voir.

– Mais ses laquais qui sont àGalway ? objecta le lord, qui frissonnait encore.

– Je vais me rendre à Galway, réponditCrackenwell, et j’amènerai ici laquais et servantes.

Ils déposèrent Mary Wood inanimée sur sonlit.

– Maintenant, milord, reprit l’intendant,il nous faut retourner au salon en toute hâte. Ces dames en ontbeaucoup trop entendu, et la prudence nous commande de les garder àvue.

– C’est vrai, murmura Montrath.

Ils traversèrent de nouveau les longscorridors du manoir et revinrent au salon.

Le salon était vide.

Ils se rendirent à la chambre de Georgiana,qui était vide également. Ils parcoururent tout le château ;personne ne put leur dire ce qu’étaient devenues les deux jeunesfemmes.

– Elles savent tout ! murmuraCrackenwell, et, dès que les femmes savent, elles parlent. Mais, endéfinitive, il faut des preuves pour condamner un lord, et ce soirle tombeau de Jessy peut être vide.

– Vous irez la chercher,Robert ?

– Nous irons ensemble, milord.

– Vit-elle encore ? murmura Montrathen frissonnant.

– Je crois bien qu’elle vit, ditl’intendant ; si elle est morte, l’embarras sera moindre. Lamer brise au pied de Ranach-Head…

Tout en causant, ils étaient revenus vers lachambre de Mary Wood. Ils entendirent avec étonnement la sonnetteretentir à l’intérieur.

Crackenwell entra.

L’ancienne servante était assise sur son séantet semblait n’avoir aucun souvenir de ce qui s’était passé. Elletendit la main à Crackenwell de la plus cordiale façon dumonde.

– Bonjour, Robin, dit-elle ensouriant ; il y a longtemps que nous ne nous étions vus,savez-vous, mon garçon. J’ai un diable de feu dans le gosier, cematin. Faites-moi servir du rhum !

XVIII – LA POURSUITE

Georgiana et Frances avaient quitté le salon,aussitôt après le départ de Montrath et de Crackenwell.

Elles fuyaient en ce premier moment sanssavoir où elles allaient. Georgiana était incapable depenser : son épouvante la rendait folle.

Et il y avait de quoi craindre. Pour elle leséjour du château était évidemment plus dangereux que jamais. Laréalité dépassait en horreur ses craintes romanesques. Elles’appuyait, chancelante, au bras de Frances, et se laissa guidercomme un enfant qui ne sait point la route.

Frances, avec son intelligence vive et droite,avait deviné qu’on allait les retenir prisonnières, à cause desrévélations entendues. Elles savaient trop désormais pour qu’onn’essayât point de leur clore la bouche à tout prix.

Son premier mouvement fut d’entraînerGeorgiana hors du château. Au bas du parc, du côté de la baie deKilkerran, devait se trouver la voiture qu’elle avait demandée laveille, pour retourner à Galway.

Mais le parc était vaste et la descentedifficile. Georgiana, faible encore et à peine remise de sonévanouissement, marchait d’un pas lent et mal assuré. Frances lasoutenait de son mieux et l’encourageait.

En passant, elles jetèrent toutes deux à lafois un regard ému vers les vieilles ruines de Diarmid, qui sedressaient, sombres et hautaines, à l’extrême sommet du cap.

Georgiana faisait un retour sur elle-même, etsentait un frisson lui glacer le cœur. Elle se voyait descendrevivante en cette noire tombe. La pensée de Jessy O’Brien, qui semourait, enfermée sous les ruines, glissait sur son esprit frappé.La compassion épouvantée que lui inspirait cette affreuse agonie serapportait à elle-même, et non point à la véritable victime.

L’émotion de Frances, au contraire, avait ence moment la pauvrerecluse pour objet exclusif ; et si une pensée personnellevenait à surgir au travers de sa pitié, cette pensée s’imprégnaitau passage de miséricorde et de dévouement.

Cette femme qui souffrait sous la pierre d’unetombe avait été la fiancée de Morris. Morris l’avait bien aimée.L’aimait-il encore ?

Frances ne pouvait faire à cette questionqu’une seule réponse, puisqu’elle avait foi dans le noble cœur deMorris.

Quand son regard se détacha des ruines, unsoupir souleva la laine chastement croisée de sa robe. Ses beauxyeux se baissèrent, humides et doux.

– Allons ! Georgy ! dit-elle enpressant la marche pénible de son amie ; fuyons ! fuyonsbien vite !

Elle pensait à sauver ceux quisouffraient : l’image de Morris était devant sa vue. Mais à ladroite et à la gauche de Mac-Diarmid elle voyait un vieillardmenacé de la mort et une pauvre femme à l’agonie.

Elle se hâtait comme s’il se fût agi de sapropre vie. Dans ce frêle et gracieux corps de vierge la charitémettait une force virile.

Les arbres du parc s’éclaircirent, et àtravers leurs troncs plus espacés, les deux jeunes femmesaperçurent la mer. La voiture était à son poste, au bas du sentierque les chevaux n’auraient point pu gravir. Tandis que Crackenwellet le lord fouillaient les moindres recoins du château, les deuxjeunes femmes couraient au grand trot sur le chemin de laville.

Il y avait pourtant quelqu’un à les poursuivrepar les routes rocheuses qui longent la baie de Kilkerran ;mais ce n’était ni Crackenwell ni Montrath.

Morris Mac-Diarmid avait dormi un sommeil deplomb, toute cette nuit. Il faisait grand jour lorsqu’il s’éveilla.Son corps était brisé par la position qu’il avait gardée pendantces longues heures d’accablement léthargique ; ses jambesraidies lui refusaient service, et son cou, glacé par l’humidité dela muraille, ne voulait plus se mouvoir. Chacun de ses membres luirenvoyait une douleur aiguë. Il essaya vainement de se lever àplusieurs reprises ; toujours il retombait engourdi sur sondur billot. Il appela Pat, mais Pat ronflait avec enthousiasme etne l’entendait point.

Enfin les muscles de Morris se détendirent unpeu, et il parvint à se mettre sur ses jambes. La pensée de cettenuit perdue lui était un navrant reproche. Jessy ! la penséede Jessy n’avait pas tenu ses yeux ouverts. Son espoir s’en allait,mais il le retint de force. Il saisit le bon Pat par les épaules etle secoua.

Pat se prit à hurler plaintivement, parcequ’il se crut entre les griffes du monstre. C’était toujours là sapremière pensée.

– Och ! Mac-Diarmid, dit-il ensuiteen se frottant les yeux, j’aime mieux que ce soit vous que lui, monbon maître ! mais que venez-vous faire si matin dans montrou ?

– Je t’ai donné une commission hier ausoir, répliqua Morris, pourquoi ne m’as-tu pas éveillé ?

Pat frotta de nouveau ses petits yeux jusqu’àles rendre sanglants.

– Hier ! grommela-t-il, unecommission ? Du diable si je me souviens de cela, monbijou !… Arrah ! se reprit-il tout à coup ;où donc ai-je l’esprit ? Je me rappelle, je me rappelle !ces coquins de Saxons m’ont donné de leur eau-de-vie de France.Ah ! Morris, mon chéri, voilà quelque chose de bon !

– As-tu interrogé les valets deMontrath ?

– Oui, mon jeune maître. Et comme ilsm’ont régalé, les bons garçons !

– Que t’ont-ils dit ?

– Ils m’ont dit de boire. Cela ne leurcoûte rien, c’est milord qui paie.

Morris saisit de nouveau son épaule et lesecoua rudement.

– Que t’ont-ils dit ?répéta-t-il.

– Musha ! lâchez-moi,Mac-Diarmid ! Ils m’ont dit que la nouvelle femme de milordest encore plus jolie que Jessy O’Brien, le pauvre cher ange.

Morris réprima un mouvement d’angoisse.

– Et cette femme ? poursuivit-il,cette étrangère ?

– La reine ! s’écria Pat en riant.Ah ! c’est là une bonne histoire, mon fils ! Figurez-vousque les gens de Galway l’ont prise pour Sa Majesté en personne.Jésus ! que nous avons ri, Mac-Diarmid !

– Son nom ? sais-tu son nom ?demanda Morris qui retenait sa patience prête à lui échapper.

– Ah ! son nom, répliqua Pat, on nel’appelait que la reine, ou bien encore mistress O’Connell. C’estune femme de Londres ! Elle boit du rhum comme vous boiriez del’eau…

L’œil de Morris devint plus attentif.

– Attendez donc ! s’écria l’ancienvalet de ferme, voilà son nom qui me revient ; elle s’appelleMary.

Pat s’interrompit : Morris l’écoutaitbouche béante.

– Mary Good, poursuivit le paysan ;Mary Hood.

– Mary Wood ! prononça Morris d’unevoix creuse.

Pat frappa dans ses mains.

– C’est cela ! c’est cela !s’écria-t-il.

Il se reprit à parler du bon souper qu’ilavait fait, et de cette fameuse eau-de-vie de France dont lesouvenir devait lui rester toute sa vie, vécût-il cent cinquanteans, naboclish !

Morris ne l’écoutait plus ; il étaitimmobile et droit, une main appuyée contre son front.

Au bout de quelques minutes, il sortit sansprononcer une parole.

Pat le suivit un instant du regard à traversune des fentes de la porte ; puis il revint à l’intérieur desa retraite et but un bon coup de poteen.

– Ça ne vaut pas l’eau-de-vie de France,grommela-t-il ; mais ça se laisse avaler. Quant à Morris, lebon cœur, je crois bien qu’il a un grain de folie dans la tête.Tous les Mac-Diarmid en sont là. Musha ! c’estaujourd’hui qu’on juge le vieux Miles, il faut que j’aille à Galwaypour voir ça.

Avant de partir, il prit un pain sous chaquebras, et se dirigea vers le premier étage de la tour occidentalepour servir le déjeuner du monstre. Par la fenêtre de cettechambre, où se trouvait le coffre mobile, il aperçut un homme quiescaladait la clôture du parc et prenait sa course à travers lesarbres, en se dirigeant du côté de la baie. Il reconnut le carricksombre et le long shillelah de Morris.

Il secoua gravement sa tête pointue, quidisparaissait presque sous les masses ébouriffées de sachevelure.

– C’est pourtant vrai !grommela-t-il. Le pauvre jeune maître est fou, que Dieu lebénisse !

Morris s’était engagé sous le couvert ;il disparut bientôt derrière les arbres. Aujourd’hui comme laveille, il s’était mis en mouvement, poussé par un invinciblebesoin d’agir, mais sans se rendre un compte exact de ce qu’ilallait faire.

Le nom de Mary Wood, prononcé tout à l’heure,éveillait bien en lui des espoirs nouveaux. C’était vers cettefemme, complice du crime de Montrath, que devaient désormais sediriger tous ses efforts ; il n’y avait vis-à-vis de cettecréature ni pitié ni ménagements possibles ; tous moyensétaient bons pour la contraindre. Mais comment parvenir jusqu’àelle ?

Déjà Morris avait essayé de la joindre, avantde connaître son nom. Les obstacles qu’il n’avait pu vaincre hierse dressaient ce matin devant lui. Mary Wood restait protégée parles fortes murailles de Montrath et par une armée de valets.

En sortant des ruines de Diarmid, Morris pritsa course vers le château neuf. Il n’avait aucun dessein formé,seulement il voulait tenter une dernière bataille. L’entréeprincipale du manoir, qui regardait le pays de Connemara et lesMamturks, était close. Morris se prit à rôder autour de la grille,longea la muraille occidentale et arriva en vue du parc.

Ses yeux parcoururent d’abord la secondefaçade donnant sur le bois ; il aperçut une porteentr’ouverte, nul valet ne se montrait aux alentours.

Morris suivit la grille jusqu’à l’endroit oùelle joignait le mur d’enceinte ; il s’accrocha des pieds etdes mains aux saillies de la muraille et en gagna le faîte.

Au moment où il allait se glisser de l’autrecôté pour essayer de s’introduire par la porte ouverte, ildistingua au loin, entre les troncs des arbres du parc, deux femmesqui se hâtaient vers le bas de la montagne. Il demeura un instantindécis. L’occasion perdue d’entrer au château pouvait ne point sereprésenter. Mais si l’une de ces femmes était MaryWood !…

Elles étaient trop loin déjà pour que l’on pûtreconnaître leur tournure. Elles se montraient par derrière, etchaque seconde les éloignait davantage.

Morris, à cheval sur le mur d’enceinte, lesregardait de tous ses yeux. Il éprouva bientôt ce qui arrivetoujours lorsque l’esprit avide s’élance vers un objet en mêmetemps que le regard. Il ne vit plus la réalité, mais bien une sortede fantôme, évoqué par son imagination en fièvre. Ces femmes quifuyaient comme deux imperceptibles points dans le vaste paysage,prirent tout à coup pour lui des proportions distinctes. L’uned’elles lui sembla être Mary Wood, et dès que cette pensée euttrouvé accès dans son cerveau, elle le domina complètement.

C’était bien la femme qu’il avait rencontréela veille sur le galet ; il reconnaissait sa démarche virileet jusqu’à l’éclat choquant de son excentrique toilette.

Il sauta en bas de la muraille et se mit àcourir de toute sa force. Il n’y avait plus en lui l’ombre d’undoute. Il eût juré sur son salut que l’ancienne servante était làau bas de la montagne.

Morris était un des plus agiles garçons duConnaught. En toute autre circonstance il eût rejoint bien vite lesdeux fugitives ; mais ce matin ses jambes avaient perdu leurforce et leur souplesse. Chacun de ses pas était un effort, et lui,l’infatigable, sentait déjà, au bout de quelques minutes, lalassitude peser sur ses jarrets alourdis.

Il allait toujours néanmoins. Les fugitivesdisparurent à ses yeux derrière les arbres, à un détour de laroute. Quand il ne les vit plus, sa certitude devint plusentêtée ; quelques efforts, et il allait rejoindre cette femmequi tenait entre ses mains la vie de Jessy !

Lorsqu’il atteignit l’angle du chemin oùavaient disparu les deux femmes, il les chercha sur la route qui sedéveloppait maintenant devant lui à perte de vue. Il n’aperçutrien, – si ce n’est une voiture du pays, traînée par quatre chevauxet cahotant au grand trot sur la route de Galway.

Il n’était pas temps d’hésiter. Morris, sansralentir un seul instant sa course, se jeta sur les traces de lavoiture. Son agilité lui revenait. Le mouvement assouplissait sesjointures raidies, et, à mesure qu’il s’échauffait, il ne sentaitplus sa fatigue.

La voiture avait sur lui une large avance,mais c’est un rude chemin qui mène du bourg de Kilkerran à Galway.La voiture sautait à chaque instant sur les quartiers derocs ; de grandes racines, appartenant à des arbres coupésdepuis longtemps, se jetaient effrontément en travers de lavoie ; les roues tombaient dans de profondes ornières, et,n’eût été la vaillance proverbiale des chevaux irlandais, lamalheureuse carriole fût restée, à coup sûr, dans un des milletrous de la route.

Morris gagnait du terrain. Le versant abruptde quelqu’une des montées qui dentellent la côte lui cachait biensouvent voiture et chevaux ; mais quand il arrivait au sommet,il revoyait l’équipage plus proche, et il prenait du cœur.

À moitié chemin de Galway, entre Russavil etTurbach, une côte plus rapide mit au pas les quatre chevauxirlandais. C’était le moment pour Morris, qui gravit la montée à lacourse. Quand la voiture, parvenue au sommet de la colline, sedessina sur le ciel gris, Morris n’en était plus qu’à deux centspas environ.

Encore les quatre chevaux s’arrêtèrent-ilspour souffler d’un commun accord.

Morris brandit son shillelah, et prit undernier élan.

Mais à cet instant même une tête sortit de laportière et jeta un regard inquiet sur la route parcourue.

C’était une femme jolie et frêle, au visagesouffrant. Morris ne l’avait jamais vue. En apercevant un hommecourant à toute vitesse et sur le point d’atteindre la voiture, lajeune femme poussa un grand cri. Elle se pencha en dehors de laportière, et dit quelques mots à un Irlandais chevelu qui faisaitoffice de postillon. Le fouet claqua, sillonnant les côtesruisselantes des chevaux.

La voiture s’ébranla au galop, et glissa commeun trait sur la descente. La jeune femme avait quitté laportière.

Quand Morris toucha le sommet de la côte à sontour, la voiture était tout en bas, tout en bas, à une distanceplus grande que jamais.

Le jeune maître s’arrêta. La sueur inondait sajoue, où se collaient les mèches humides de ses grands cheveux.

Il s’appuya sur son béton et resta immobile,pendant une seconde, à regarder la voiture qui s’éloignaittoujours.

Il n’avait plus guère d’espoir de l’atteindre,et d’ailleurs Mary Wood y était-elle ? Ses doutes revenaient,à cause de cette figure inconnue qu’il venait d’apercevoir.

Mais Mac-Diarmid ne savait pas hésiterlongtemps.

– Il y a deux femmes, se dit-il, et jen’en ai vu qu’une. Mary Wood est l’autre !

Il reprit sa course avec une ardeur nouvelle.Le postillon irlandais fouettait maintenant ses chevaux à tour debras et les poussait tant qu’il pouvait.

Aux montées Morris regagnait un peu deterrain, qu’il reperdait aux descentes ; la distance entre luiet la voiture ne variait pas sensiblement désormais.

Néanmoins il gardait sa volontéobstinée ; il espérait en la longueur même de la route. Sifrancs du collier que soient les petits chevaux du Connaught, deuxon trois heures de grand trot sur un chemin rocheux, défoncé,presque impraticable, devaient bien avoir raison de leur ardeur.Morris mesurait sa course et ménageait ses forces.

Son calcul était juste. Lorsque les chevauxs’engagèrent dans les terrains bas et marécageux qui entourentGalway au nord et à l’ouest, ils ralentirent le trot, et Morrisavait repris tout son avantage au moment où la voiture dépassaitles premières maisons de la ville.

Mais ici les circonstances changeaient. Enpleine campagne, Morris, à supposer qu’il eût été le plus fort,aurait arrêté la voiture et parlé en maître. Dans les rues deGalway, ce moyen n’était plus de mise. Morris n’essaya plus degagner les chevaux de vitesse, il les suivit seulement à distance,afin de connaître la demeure de la prétendue Mary Wood.

Les faubourgs et les rues éloignées du centreétaient presque complètement déserts ; on voyait seulement çàet là quelque bonhomme attardé par l’âge, quelque commère effarée,se hâtant vers le milieu de la cité, en coupant au plus court parles rues de traverse. Jusqu’à la moitié du Claddagh, Morris nerencontra qu’une seule femme, allant en sens contraire : cettefemme portait la mante rouge des campagnardes ; elle courait,ramenant de la main sur son visage les bords de son capuce.

À la vue de Morris, elle sembla hésiter. Sansce mouvement, le jeune maître ne l’eût sans doute point aperçue. Illa remarqua justement à cause du soin qu’elle prit à se cacher. Aulieu de continuer sa route vers les portes de la ville, elle sejeta précipitamment dans une des ruelles environnantes.

Morris s’arrêta un instant, étonné.

– Ellen ! cria-t-il.

L’inconnue tressaillit faiblement, mais ellene se retourna point.

Morris ne prit pas le temps de l’appeler uneseconde fois. La voiture allait tourner l’angle du Claddagh. Ilcontinua sa poursuite.

Sa préoccupation était trop grande pour qu’ilpût songer longtemps à la rencontre qu’il venait de faire.Peut-être d’ailleurs s’était-il trompé.

Il venait de chasser cette idée, lorsqu’uneseconde mante rouge parut à une centaine de pas devant lui. Cevêtement lourd et ample donne à toutes les femmes qui le portentune tournure semblable. Morris pensa de nouveau à Ellen, et, sansralentir sa course, il jeta son regard perçant sur cette autreinconnue.

Elle venait de s’arrêter devant une maison degrande apparence, au-devant de laquelle veillaient deuxfactionnaires. Elle monta le perron et franchit la haute porteouverte. À travers cette porte, on apercevait plusieurs officiersde dragons en tenue, et au milieu d’eux le lieutenant-colonelBrazer.

Le nom de Kate vint aux lèvres de Morrisstupéfait.

Kate Neale, si c’était elle, s’élança toutdroit vers Brazer et lui adressa la parole.

Morris aurait voulu en voir davantage ;mais la voiture ! la voiture qu’il allait perdre !

Il s’élança de nouveau. Les faubourgs étaientfranchis. On apercevait au bout de la rue les murailles hautes etcarrées du Lynch’s-castle. Des groupes nombreux se montraientmaintenant çà et là, toujours plus épais, à mesure qu’on approchaitde la maison de ville.

La voiture déboucha enfin sur une petite placede forme irrégulière qu’encombrait une foule murmurante et agitée.Le nom de Mac-Diarmid vint frapper à plusieurs reprises l’oreillede Morris, qui enfonça son chapeau sur ses yeux pour n’être pointreconnu.

Il voulait se glisser inaperçu et suivre lavoiture, dont la marche ralentie perçait péniblement les rangs dela foule.

Mais les bords étroits du chapeau irlandais nepouvaient longtemps lui servir de voile.

– Morris ! Morris !murmura-t-on bientôt de toutes parts.

Ce n’était point le joyeux cri de bienvenuequi accueillait d’ordinaire sa présence ; il y avait dans lesvoix une sorte de compassion timide et triste. Morris faisait lasourde oreille, emporté par sa poursuite obstinée.

Mais tout à coup il s’arrêta court.

Il venait d’entendre dans un groupe demontagnards une voix qui disait : – Voici le bon Morris, queDieu le bénisse ! Il vient assister son vieux père, qui agrand besoin de consolations !

Morris jeta autour de lui un regard comme unhomme qui s’éveille. Il était devant le tribunal de Galway. Cettefoule assemblée lui parlait de son père, assis en ce moment sansdoute sur le banc des accusés. De son père quil’attendait !

Son cerveau, empli de pensées navrantes, futfaible au premier instant contre cette atteinte nouvelle. Il avaitpresque oublié son père, tant l’idée de Jessy s’était emparéeexclusivement de son cœur !

C’était l’heure. Miles, le saint vieillard,accusait peut-être son absence à ce moment suprême. MaisJessy ! mon Dieu ! fallait-il abandonner volontairementcette chance de la sauver, poursuivie avec tant d’ardeur !

Ses deux mains pressèrent son front, baignéd’une sueur froide.

– Oh ! le digne fils, disaient lesbonnes gens ; que la Vierge vous protège, MorrisMac-Diarmid !

Les mains de Morris retombèrent le long de sesflancs ; ses yeux égarés parcoururent la place.

Pendant qu’il hésitait, la voiture avaitdisparu.

Sa poitrine rendit un gémissement sourd.Instinctivement et malgré sa volonté, il fit un mouvement pours’élancer encore, mais la main de fer de sa conscience l’arrêta. Àtravers le flot de la foule respectueuse et recueillie, il sedirigea vers la porte du tribunal.

Ses frères étaient à leur poste depuislongtemps. Ils ne pouvaient point s’expliquer son absence de laferme durant la nuit précédente, et murmuraient déjà de son retard.Le vieux Miles lui donna sa main.

– Soyez le bienvenu, mon fils Morris, luidit-il.

Mac-Foote, Josuah Daws, Gib et les deuxenfants entraient à ce moment. Les débats commencèrent.

La déposition du coupeur de tourbe futaccueillie dans l’auditoire par de menaçants murmures ; maisil suffit toujours de la baguette d’un constable pour réduire ausilence les pauvres gens du Connaught. La foule se tut bientôt, etles deux enfants, répétant naïvement la leçon apprise, purentconsommer la perte du vieux Miles.

Celui-ci écoutait, calme, grave, résigné. Ilimposait silence à ses fils, dont l’indignation voulaitéclater.

– Que Dieu vous pardonne, Gib, mon ami,dit-il au coupeur de tourbe, qui se rasseyait, pâle et tremblant,sur le banc des témoins. Votre mensonge va me tuer ; mais jesuis bien vieux et j’ai eu le temps d’apprendre à mourir. Gib Roe,mon pauvre homme, puissiez-vous être le dernier Irlandais que lamisère pousse au parjure !

Gib avait la tête baissée et son soufflerâlait. Su et Paddy se cachaient derrière lui.

L’attorney de la couronne se leva et secouagravement les crins de sa perruque blanchâtre. La voix traînante etemphatique de l’huissier ordonna le silence.

L’attorney, qui était un homme éloquent,s’attacha d’abord à démontrer que la population irlandaise dérivaitd’une colonie milésienne, débarquée en Hibernie à une époque qu’ilprécisa et que nous ne savons point. De ce triomphant argument, età l’aide d’une transition subtilement ménagée, il passa aux crimesde Rome, la monstrueuse courtisane, assise sur sept collines. Ileffleura la loi des céréales, donna une chiquenaude au bill descollèges, et parvint à placer entre deux une description épique etpassablement réussie de la bataille de la Boyne.

En conséquence de ces choses, il requit lapeine de mort contre Miles Mac-Diarmid.

Le médecin Fitz-Roy, le banquier Bulliou, leprofesseur Hull, hulliste, et les autres membres du jury convinrentvolontiers entre eux qu’ils n’avaient jamais entendu deréquisitoire plus remarquable.

Mac-Foote applaudit malgré la consigne ;le bailli Payne se frotta les mains, et l’alderman de serviceronfla d’une façon tout admirative.

Josuah Daws, lui-même, donna un signe nonéquivoque d’approbation. Quant à Fenella, elle écrivit sur sonalbum :

« Perruque comme à Londres. Racemilésienne. Crime des papes, etc. – Glorieuse bataille de la Boyne,gagnée par les protestants, en l’an 1690. »

Devant ce succès universel, la tache du bonavocat Picklock devenait fort malaisée. Il se leva néanmoins etdébita tout d’une haleine, avec des gestes impossibles, un exorde,où il prouva clairement que les géants avaient existé, puisqu’ilsavaient creusé les grottes de Kilkee. Quant à la bataille de laBoyne, il déclara nettement que son intention n’était point de nierce beau fait d’armes. Il ajouta que l’occasion lui semblaitopportune pour réparer un oubli de son honorable adversaire, et ilblâma de toute son énergie le bill incendiaire de Maynooth. Cela leconduisit naturellement à cette cruelle épidémie qui ravageait lesplantations de pommes de terre sur toute la surface de l’Irlande.Suivant son opinion, il était difficile d’attribuer ce malheur àune autre cause qu’à la faiblesse déplorable de sir Robert Peel.Après avoir injurié O’Connell, les Français, le président Polk etloué Wellington, il termina en recommandant l’accusé à la hauteclémence du jury.

Le président fit lever le vieux Miles, et luidemanda s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense.

– Je suis innocent, répondit Miles dontle regard, ferme et serein, tomba sur le coupeur de tourbe.

Celui-ci, depuis la fin de sa déposition,avait l’angoisse peinte sur la figure. Il restait immobile,affaissé sur lui-même et comme anéanti sous le poids de sonremords.

Bien qu’il n’osât point se tourner vers lebanc des accusés, il sentit le regard du vieux Miles et tressaillitcomme si un couteau fût entré dans son cœur. Sa bouches’ouvrit ; les paroles s’y pressaient en foule, il n’avaitplus la force de persister dans son parjure. Mais au moment où ilallait parler peut-être, la voix sèche et pédante de Josuah Daws sefit entendre à son oreille :

– Les faux témoins sont pendus ici commeà Londres, disait-elle ; et ce serait pitié pour ces pauvrespetits !

Gib se voila la face derrière ses longscheveux, et se tut.

 

Le jury avait été unanime pour prononcer unverdict de mort. La foule s’écoulait dans un sombre silence. MilesMac-Diarmid, escorté du farouche Allan et du doux porte-clefsNicholas, qui souriait benoîtement, traversait les couloirsintérieurs du tribunal, encombrés par la cohue des bas officiers dejustice.

Ses cinq fils le suivaient.

Au moment où Morris, qui marchait le dernier,allait s’engager dans l’escalier de sortie, un doigt se posalégèrement sur son épaule. Il se retourna et se trouva en présencede cette belle jeune fille qui s’était mise une fois entre sapoitrine et le couteau de maître Allan, dans la prison deGalway.

– J’étais là, dit-elle de sa voix douceque l’émotion faisait trembler ; mais je n’ai point oublié mapromesse.

– Soyez bénie ! répliqua Morris, etDieu veuille que votre pouvoir égale votre bontéangélique !

Les yeux de Frances étaient fixés sur lessiens.

– Morris Mac-Diarmid reprit-elle, vousavez aimé d’amour une jeune fille qui s’appelait JessyO’Brien ?

Morris joignit ses mains sans répondre. Ce nomde Jessy réveillait toutes les tortures de son âme.

– Vous l’aimez encore ? repritFrances. Répondez-moi !

Morris appuya sa main contre son cœur. Sapoitrine oppressée ne donnait point passage à ses paroles.

– Oh oui, je l’aime ! dit-il enfin.Morte ou vivante, je l’aimerai toujours.

Les grands yeux de Frances se levèrent,humides, vers le ciel. Elle mit sa main froide sur le bras deMorris.

– Elle sera heureuse, murmura-t-elle sibas que Mac-Diarmid ne l’entendit point.

Un groupe d’officiers de justice venait versl’escalier, causant et riant.

– Sauvons d’abord votre père, repritFrances ; ensuite…

– Ensuite ? répéta Morris, qui sesentait venir un vague espoir.

Frances eut un beau sourire et fit un signed’adieu.

– Nous nous reverrons bientôt,dit-elle.

Morris voulait interroger encore, mais lajeune fille se perdait déjà sous la sombre voûte de la galerie, etil n’y avait plus auprès de Morris qu’une demi-douzaine de suppôtsde chicane qui s’entretenaient bien joyeusement de la pendaisonprochaine.

XIX – QUATRE TRICKS

Mickey, Sam, Larry et Owen avaient quitté laferme dès le matin, pour se rendre à Galway, auprès de leur père.Avant de laisser partir son mari, Kate Neale lui avait fait jurerencore que ni lui ni ses frères n’étaient affiliés auxribbonmen.

Chez une autre, cette préoccupation constanteaurait paru peut-être suspecte ; mais il était si naturel quela pauvre Kate fût heureuse de savoir les Mac-Diarmid innocents dumeurtre de son père ! Elle aimait tant Owen ! Son cœureût saigné si cruellement à le soupçonner coupable du crime quil’avait faite orpheline !

Owen la rassura par de nouveaux serments.

Lorsqu’il lui mit au front le baiser d’adieu,il ne s’aperçut point qu’il y avait sur son doux visage comme unreflet de résolution menaçante.

Il suivit ses frères. Kate resta dans lachambre où le corps de Dan avait été exposé la nuit précédente.

Jermyn aussi demeura dans la sallecommune ; il refusa de se joindre à ses frères pour le pieuxdevoir qu’ils allaient remplir, comme il avait refusé quelquesheures auparavant de suivre le cortège qui conduisait Dan aucimetière.

Il était assis sur la couche, et ne bougeaitpoint. Sa figure, naguère encore intelligente et vive, n’exprimaitplus qu’une morne apathie ; ses traits si délicats et si beauxavaient pris un aspect sauvage. Il semblait ne point penser, etvégétait, inerte sur son tas de paille.

Kate s’était assise au pied du lit conjugal.Elle attendit quelques minutes, immobile et plongée dans uneabsorbante méditation. Un quart d’heure après le départ d’Owen,elle se leva et mit sa mante pour sortir.

– Il le faut ! murmura-t-elle ;si Luke Neale, mon père, revient encore me visiter la nuit, ce nesera plus pour me reprocher d’avoir laissé sa mort sansvengeance !

Elle traversa la salle commune sans rien direà Jermyn, qui ne la vit même pas, et prit à son tour le chemin deGalway.

Elle suivait les quatre Mac-Diarmid à un millede distance environ.

À un mille derrière elle, Ellen se dirigeaitaussi vers la capitale du comté.

L’Héritière n’avait eu garde de passer par lasalle commune.

La fenêtre de sa chambre s’ouvrait sur lacampagne et ne présentait qu’un faible obstacle à franchir. Ellensortit par cette voie, après avoir donné au major un breuvagecalmant qui le tint assoupi sur sa couche.

La petite Peggy lui avait promis de veillersur le blessé, de ne point quitter la chambre et de n’ouvrir laporte sous aucun prétexte.

Les Mac-Diarmid, comme nous l’avons vu,entrèrent au tribunal.

Kate s’introduisit dans la demeure du colonelBrazer.

Ellen parcourut la ville et s’informa, auprèsdes protestants surtout, de ce qui regardait le major.

Kate trouva Brazer au milieu des officiers quiobéissaient, la veille encore, à Percy Mortimer.

– Je suis la fille de Luke Neale,assassiné par les Molly-Maguires, lui dit-elle, et je sais où lesMolly-Maguires se rassemblent.

Brazer, à cette ouverture, adoucitl’expression de son rude visage et fit entrer la jeune femme dansson appartement. C’était un vieux soldat comme on en voit beaucoup,jaloux à l’excès, étroit d’esprit et de cœur, mais prudent etbrave. Il interrogea longuement la fille de Luke Neale ; il laretourna, comme on dit, dans tous les sens, et mit sa véracité àl’épreuve avec une certaine adresse.

– Qui vous a dit cela, belleenfant ? demanda-t-il enfin.

– Je l’ai vu, répondit Kate.

– Et comment saurons-nous que lesribbonmen sont rassemblés à leur rendez-vous ?

– Quand ils doivent se réunir, le feubrille sur Ranach-Head depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit.Envoyez un navire avec des soldats jeter l’ancre en vue du cap.Quand le feu s’allumera, les soldats débarqueront, et lesmeurtriers seront punis.

Brazer réfléchit un instant.

– Et qui me répond de vous ?demanda-t-il encore.

– Ma vie, répliqua la jeune femme. Jeconsens à rester ici jusqu’à ce que mon père soit vengé.

Il n’y avait point à s’y méprendre, le visagede Kate peignait énergiquement la sincérité ; le vieux soldatl’examina un instant à la dérobée, puis il se frotta les mains ensouriant.

– Vous êtes une sujette fidèle de Sa trèsgracieuse Majesté, ma jolie enfant, dit-il. Bien que je ne mettepoint en doute la véracité de vos paroles, vous resterez avec nous,parce qu’il nous faut un gage pour la sûreté des soldats de laReine. Si ce misérable Percy, ajouta-t-il entre ses dents, avaitpris cette précaution, nous n’aurions pas à regretter aujourd’huila mort de tant de braves !

Il agita une sonnette : un valet seprésenta qui conduisit Kate Neale dans une chambre, où elle futenfermée.

Dès qu’on l’eut laissée seule, la pauvre jeunefemme sentit sa résolution fléchir tout à coup. Un doute poignantlui traversa le cœur. Elle se prit à pleurer et à trembler.

Le coup était porté ! La pensée lui vintqu’Owen l’avait peut-être trompée…

Owen ! oh ! si cette révélationallait lui être fatale !

La solitude pesait sur son âme comme un poidsde plomb ; une vague terreur l’oppressait ; elle voulaitprier, mais quelque chose était entre elle et Dieu qu’elle sentaitsourd.

Vers cette même heure où Kate se désolait danssa prison, Ellen remontait le Claddagh pour regagner la ferme deMac-Diarmid. Elle n’avait pu obtenir tous les renseignementsqu’elle était venue chercher, mais elle savait du moins que lahaine des ennemis de Mortimer s’apprêtait à saisir cette occasionde vengeance. Se présenter en ce moment à Galway, c’eût été, de lapart du major, braver un danger certain et redoutable.

Tout en revenant vers les Mamturks, Ellencreusait son esprit et lui demandait un moyen de salut. Elle avaitencore deux ou trois heures de la trêve jurée par Jermyn ;mais une fois ce délai expiré, il était impossible de laisser lemajor à la ferme. Elle avait épuisé contre le dernier desMac-Diarmid tous les moyens de résistance ; cette trêveelle-même, Jermyn la regrettait sans doute, et sa rage s’augmentaitde sa passagère impuissance.

Il fallait éloigner Mortimer, il le fallait àtout prix. Mais où le conduire ?

À cette question Ellen ne pouvait pointrépondre.

Elle hâtait sa marche cependant, inquiète etredoutant les dangers qu’avait pu faire naître son absence.

Jusqu’à un demi-mille de la ferme, elle avaitsuivi la route ordinaire ; à cet endroit, quittant le cheminbattu, elle fit un long circuit à travers champs pour tromperl’espionnage de Jermyn.

Mais c’était là chose bien difficile !L’anéantissement où nous avons vu Jermyn avait pris fin, remplacépar un nouvel et ardent accès de fièvre.

Tourmenté par une agitation sans but et àlaquelle il ne pouvait point résister, Jermyn avait quitté lamaison et s’était couché sur l’herbe, au milieu du petit bosquetvoisin de la fermé.

De cet endroit il pouvait voir la fenêtre del’Héritière.

Cette fenêtre, fermée à demi, ne laissaitpoint pénétrer le regard à l’intérieur. Mais quel besoin Jermynavait-il de voir ? que pouvait-il apprendre encore ?

Ses yeux restaient cependant fixés sur lacroisée. Et, tout en la contemplant, il se disait avec ce subtilinstinct de la haine :

– Tandis que je veillais à la porte, onaurait pu fuir par cette fenêtre…

Cette pensée avait à peine eu le temps de seformuler au dedans de lui-même, lorsqu’il aperçut l’Héritière quise glissait entre les arbres du bosquet, et s’approchait de lamaison avec précaution.

C’était comme la réalisation immédiate de sacrainte tardivement venue.

Ellen avait dû sortir par la fenêtre : lemajor était-il encore dans la maison ?

Ellen parvint, en étouffant de son mieux lebruit de ses pas, jusqu’à la croisée. Elle en poussa l’uniquebattant, et rentra dans sa chambre. Le regard de Jermyn se fit aiguet perçant comme la pointe d’un stylet, pour y entrer aprèselle.

Mais le jour, brillant au dehors,s’assombrissait à l’intérieur de la maison ; Jermyn ne putrien voir. La fenêtre se referma.

Jermyn eût donné la moitié de son sang poursavoir si son ennemi était là encore sous sa main et pris comme enun piège.

L’idée que le major avait pu s’évader letransportait de rage.

Il demeurait à son poste, pourtant, etinterrogeait le soleil, dont la marche lui semblait bien longue,attendant l’heure où la trêve accordée allait expirer.

Un assez long espace de temps s’écoula. Ilétait deux heures après minuit environ lorsque Jermyn avaitsuspendu sa vengeance.

Maintenant le soleil achevait la premièremoitié de sa course.

Il fallait attendre encore. Deux heures, deuxlongues heures !

Jermyn attendait.

La fenêtre se rouvrit lentement, et le noblevisage d’Ellen s’y montra.

Elle regardait tout autour d’elle avecinquiétude et fouillait chaque recoin du bosquet. Jermyn s’étaitcoulé derrière un arbre.

Examen fait, Ellen rentra dans la chambre etreparut quelques secondes après, soutenant les pas chancelants dumajor.

Percy était bien changé. Il ne se ressemblaitplus à lui-même ; et vous n’eussiez point reconnu ce fiersoldat qui faisait si mâle figure à la tête de ses robustescavaliers. Ses joues, que le repos du lit et la fièvre avaient uninstant colorées, se creusaient plus livides. Son fronts’inclinait ; ses yeux agrandis avaient éteint les rayons deleurs prunelles. Il avait l’air d’un vivant fantôme.

Mais Jermyn n’eut point pitié. Ce souffle devie qui restait à Mortimer, Jermyn l’enviait ; il lui fallaitles quelques gouttes de sang qui n’avaient pas coulé par lesnombreuses blessures du Saxon.

Ellen pensait avoir parcouru de l’œil tous lesrecoins du bois et croyait le dernier des Mac-Diarmid dans la sallecommune. Elle avait l’espoir peint sur le visage : son beausourire encourageait la faiblesse du major. Elle le soutenait commeune fille tendre appuie la fatigue de son père ; elle luidisait de ces douces paroles, qui, tombant d’une bouche aimée, sontun souverain baume et sauraient galvaniser l’agonie.

Ellen, légère et forte, avait franchi par deuxfois, en se jouant, l’appui de la fenêtre ; mais il fallutbien des tentatives vaines avant que le major pût mettre son piedsur le sol libre de la campagne. Ellen l’aida de toutes ses forces,et ce fut seulement grâce à son secours que ce premier obstacle futenfin surmonté.

Ils s’arrêtèrent un instant pour que le majorpût reprendre haleine, puis ils commencèrent à descendre lamontagne, en se dirigeant vers le pays de Connemara et la mer.

Jermyn, toujours collé à son arbre, ne lesquittait pas des yeux.

Son visage se contractait violemment. Ildevenait fou.

Quand Ellen et le major furent arrivés àmoitié chemin du bas de la montagne, Jermyn quitta son poste ets’élança vers la maison, où il entra. Il en ressortit l’instantd’après avec ce même fusil qui la veille avait blessé le major.

– Cette fois, dit-il en apostrophantl’arme qu’il brandissait au-dessus de sa tête, c’est en plein cœurque tu frapperas !

 

Les cinq Mac-Diarmid, qui venaient d’assisterà la condamnation du vieux Miles, étaient réunis dans la maison deMahony le Brûleur, à l’angle du Claddagh de Galway. Ils étaientassis tous les cinq autour de la table boiteuse qui occupait lemilieu de la chambre. Le géant se tenait à l’écart auprès de safemme et de ses enfants, qui, sur son ordre exprès, gardaient lesilence et ne bougeaient pas.

La femme, pauvre créature à la minesouffreteuse, vaquait aux soins du ménage indigent ; lesenfants, couverts de haillons, regardaient craintivement ces cinqétrangers qui venaient s’emparer de leur demeure et mettre fin àleurs jeux. Mahony, assis sur une escabelle, avait les brascroisés, et son visage gardait sa lourde insouciance.

Il était deux heures après-midi.

– Il faut que le sort décide entre nous,dit Morris, dont le visage, redevenu calme, voilait comme un masquele trouble désespéré de son cœur. Chacun de nous a un droitégal.

– Tirons au sort, répondirent lesautres.

– Mahony, reprit Morris en élevant lavoix, as-tu des cartes ?

Le géant crut avoir mal entendu.

– Des cartes ! répéta-t-il ;avez-vous le temps de jouer, mes garçons ? On dit par la villeque les juges veulent brusquer l’exécution, dans la crainte d’unsoulèvement. Avant que le soleil de demain se lève, on dit que levieux Miles aura autour du cou la corde du gibet. Que Dieu leprotège, le digne chrétien. À votre place, je ne songerais guère àjouer en ce moment, mes fils !

– Envoie acheter des cartes, ditMorris.

Le géant se leva et sortit en grommelant.Quand il fut parti, Mickey prit la parole.

– Morris, dit-il, vous êtes resté absenttoute la journée d’hier et toute la nuit. Vous ne savez pas ce quis’est passé dans notre maison. Notre frère Dan est mort.

Morris se signa. Il y avait au fond de son âmetrop de douleurs amassées pour que cette douleur nouvelle pûttrouver le défaut de sa fermeté.

– Que Dieu ait l’âme de notre frère,répliqua-t-il ; le tronc de Mac-Diarmid perd ses branches uneà une. Heureux ceux qui s’en vont les premiers, ils n’assisterontpoint à la ruine de notre famille !

Il se tut.

Tandis qu’il récitait mentalement la prièredue aux morts, ses frères gardaient autour de lui un mornesilence.

– Et Jermyn ? reprit Morris aprèsquelques instants ; pourquoi n’est-il pas ici ?

– Jermyn est à la ferme, étendu sur notrecouche commune, répliqua Mickey.

– Est-il donc blessé ?

– Blessé au cœur. Dieu l’a puni d’avoirosé regarder la noble Ellen, Jermyn a oublié son père et sesfrères. Nous ne sommes plus que cinq Mac-Diarmid…

Mahony rentrait en ce moment. Il jeta sur latable un paquet de cartes, et reprit sa place sur son escabelle.Mickey déchira le papier qui entourait les cartes et les mêla.

– Le quatrième gagnant restera là-bas,dit Morris. Mon frère Mickey, donnez les cartes, je vous en prie,et dépêchons-nous, car les portes de la prison se ferment après lecoucher du soleil.

Mickey distribua cinq jeux, de cinq carteschacun, puis il retourna l’atout.

– À vous d’abattre, Sam, dit-il.

La curiosité du géant commençait d’êtreexcitée. Malgré la lenteur de son intelligence, il commençait àvoir dans cette partie engagée si bizarrement autre chose qu’unpasse-temps frivole.

Il se leva, et de la place où il était sagrande taille domina la table et les joueurs.

Les enfants, à bout de patience, et ennuyés dela sagesse qu’on leur imposait, brûlaient d’envie de voir. Ils seglissèrent doucement et entourèrent la table, tâchant de fourrerleurs têtes blondes entre les joueurs et de regarder.

Il n’y avait que la pauvre femme qui ne pritaucun intérêt à cette scène. Elle ne comptait pas encore trenteans ; son visage, qui avait dû être beau, gardait les tracespresque effacées de la vivacité irlandaise ; mais il n’y avaitplus eu elle ni jeunesse, ni ressort. Tant de privations avaientpesé sur elle ! Les cris de ses enfants, qui demandaient dupain, lui avaient tiré tant de larmes !

Sam abattit la carte. Le jeu était une sortede mouche, fort usitée dans les comtés de l’ouest, et pourlaquelle le nombre des joueurs est indifférent.

Sam fit la première levée, puis la seconde,puis la troisième. Il avait gagné le premier trick.

– Je sais bien que, parmi mes frères, ily en a qui valent mieux que moi, dit-il avec tristesse ; maisj’aurais voulu être choisi par le sort, et je promets que ma tâcheeût été accomplie comme il faut !

Larry mêla les cartes et donna quatre jeux.Sam était désormais en dehors.

Les cinq Mac-Diarmid avaient au cœur la mêmeintrépidité. Si l’un d’eux était plus brave encore que les autres,c’était assurément Morris, et cependant lui seul ne désirait pointgagner cette partie, dont l’enjeu était un périlleux et sacrédevoir. Il enviait Sam au fond de son cœur et souhaitait ardemmentque le second trick le mît hors de combat. Il songeait à Jessy.

Le second trick marchait : ce fut Owenqui le gagna.

Morris prit les cartes à son tour. Il donnatrois jeux. Le géant s’avança d’un pas pour regarder mieux,et ; dans ce même but, les enfants se dressèrent sur la pointede leurs pieds. Larry gagna le troisième trick. Mickey et Morrisrestèrent seuls en présence.

Morris pâlit. Mickey le regarda fixement, etmit le jeu de cartes sur la table.

– Mon frère, dit-il, Dieu m’avait faitl’aîné de notre famille. Vous valiez mieux que moi : je vousai reconnu pour mon chef. Je ne vous ai jamais rien demandé enéchange. Payez-moi aujourd’hui, mon frère Morris, et faites commesi j’avais gagné la partie.

Morris hésita un instant.

– Non, répondit-il enfin d’une voixgrave : il s’agit de mort peut-être, et le sort doit déciderentre nous, mon frère Mickey.

La tête du géant s’élevait à présent,avidement curieuse, au-dessus de la table. Les enfants regardaientbouche béante. Les trois Mac-Diarmid qui ne jouaient plus avaientles yeux fixés sur le paquet de cartes. Cette scène, que chacunaurait pu prendre, au début, pour frivole, devenait solennelle.

Un silence profond régnait dans la pauvredemeure.

Mickey reprit les cartes et les brouillalentement. Quand il eut donné, il releva son jeu et fit un geste dejoie.

– J’ai gagné ! dit-il.

– Peut-être, répliqua Morris qui jeta surses cartes un regard de résignation triste.

On joua le coup. Mickey fit deux levées etMorris trois :

– Le bon Morris a gagné ! dit lagrosse voix du géant, qui frappa ses mains l’une contrel’autre.

La tête de Morris se pencha sur sa poitrine.Les quatre frères le regardaient, étonnés.

– Morris, dit Mickey avec rancune, votrevictoire vous pèse, on le voit ; laissez l’un de nous semettre à votre place.

Morris releva la tête, et Mickey n’osa pointpoursuivre.

– Éloignez-vous, Mahony, dit le jeunemaître, et faites éloigner vos enfants.

Le géant obéit.

Morris tira de son sein le paquet de linge surlequel la pauvre Jessy avait tracé sa plainte.

– Chacun de vous, dit-il, eût acceptéavec joie la mission que je vais accomplir, je le sais, maispuisqu’elle m’est échue, je la garde ; et, si je n’en remerciepas le sort comme vous l’eussiez fait à ma place, mon frère Mickey,c’est que j’avais une autre tâche où il s’agissait de vie encore…d’une vie bien chère !

Morris s’arrêta et approcha de sa lèvre lepaquet de linge. Ses frères l’interrogeaient d’un regardcurieux.

– Jessy n’est point morte, repritMorris.

Mickey secoua la tête d’un air incrédule.

– J’ai vu sa tombe là-bas, dit-il.

– Sa tombe est un mensonge, répliquaMorris ; elle nous appelle à son secours.

Il étendit sur la table les linges couvertsd’écriture.

– Lisez ! dit-il.

Les Mac-Diarmid se penchèrent et purentreconnaître d’un coup d’œil la main de leur jeune parente.

– Le temps nous presse, reprit Morris, etla lettre de Jessy est longue. Je vais vous dire en quelques motsce qu’elle souffre, et vous comprendrez pourquoi je n’ai pointapplaudi quand Dieu m’a désigné pour le travail de cette nuit.

Il avait lu bien des fois depuis la veille leslignes tracées sur les lambeaux de linge. Chacun des détails dusupplice lent et cruelque subissait sa fiancée était gravé, au fond de sa mémoire. Ilprit la parole d’une voix basse, avec la résolution d’abréger sonrécit. Mais l’émotion l’emporta ; il peignit la souffrance dela pauvre fille avec son cœur d’amant, et quand il se tut, il yavait des larmes dans les yeux de ses frères.

Mickey lui tendit la main au travers de latable.

– Vous êtes son fiancé, Mac-Diarmid,dit-il. En quelque lieu que soit sa prison inconnue, c’est à vousde la sauver ! Encore une fois, laissez l’un de nous prendrevotre place pour cette nuit.

Les autres frères se joignirent à Mickey.Morris fut quelques secondes avant de répondre un incarnat vifavait remplacé la pâleur de son front.

– La tâche m’est échue, répéta-t-ilenfin, je l’accomplirai ! Vous voici quatre hommes jeunes,braves et forts qui l’aimez comme moi et qui ferez tout pour lasauver. J’ai oublié notre bon père un jour et une nuit, pour nesonger qu’à elle. Dieu m’envoie l’occasion d’expier cetoubli ; je connais mon devoir. Mais vous, frères, vous qui,dans quelques heures, allez être libres, promettez-moi de faire ceque j’avais résolu pour la sauver !

– Nous le jurons d’avance, s’écrièrentles Mac-Diarmid ; parlez, Morris, et ordonnez, vous serezobéi !

Le jeune maître se recueillit un instant, puisil reprit la parole à voix basse, comme s’il eût craint d’êtreentendu par d’autres que par ses frères. C’était un soinsuperflu : la femme de Mahony partageait entre ses enfantsmuets le maigre repas du milieu du jour ; quant au Brûleur, ilse tenait à l’écart, silencieux et immobile.

Il eût cru pécher grièvement en cherchant àpénétrer un secret que Mac-Diarmid semblait vouloir cacher.

– M’avez-vous compris ? demandaMorris en achevant son explication.

– Oui, frère, répondit Mickey. Le feubrûlera ce soir sur Ranach-Head, et si quelqu’un sait au château deMontrath où est la prison de notre pauvre Jessy, celui-là nous dirason secret, je vous le jure, ou bien malheur à lui !

– Merci, dit Morris ; je compte survous et je suis tranquille. S’il est possible de la sauver, vous lasauverez. À présent, il est l’heure d’agir préparons-nous.

Les cinq Mac-Diarmid resserrèrent leur cercle,afin d’échanger encore quelques paroles à voix basse, puis Morrisappela Mahony ; le géant se mit aussitôt sur ses pieds ets’avança, obéissant, vers la table.

Morris mesura de l’œil la carrure herculéennede ses larges épaules.

– Mahony, lui dit-il, serais-tu biencapable de porter un homme sur tes épaules d’ici à la ferme deDiarmid ?

– C’est selon quel homme, répondit leBrûleur.

Mickey était le plus grand des cinqfrères : Morris le désigna du doigt.

– Un homme comme cela, dit-il.

Le Brûleur examina un instant Mickey, dont lahaute taille et la corpulence accusaient un poids considérable.

– Il y a loin d’ici à la ferme !grommela-t-il.

Tout en parlant, et pour rendre sonappréciation plus positive, il prit Mickey à revers et le jeta surson dos comme un sac de pommes de terre.

– Il y a loin, répéta-t-il, et le garçonest lourd. Mais si ça vous plaît, Mac-Diarmid, je le ferai.

– Tu es sûr de le pouvoir ?

– J’en suis sûr.

Morris lui prit la main et la serra.

– Viens avec nous, dit-il.

Mahony se dirigea vers la porte sansrépliquer, et les cinq frères le suivirent.

Dès qu’ils furent partis, les enfants à deminus poussèrent un long cri de joie et s’élancèrent sur les cartesabandonnées. Leur bruyant babil, contenu pendant plus d’une heure,emplit la chambre naguère silencieuse. La femme poursuivait sabesogne, toujours muette et morne ; ce bruit soudain semblaitne point affecter son oreille.

Les cinq Mac-Diarmid et le Brûleurtraversèrent la ville d’un pas pressé, en se dirigeant vers laprison. Sur leur passage bien des voix s’élevèrent pour les saluerou les plaindre ; mais ils ne s’arrêtèrent pas une seule foisen chemin.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la rue étroiteet boueuse sur laquelle s’ouvre la porte de la prison, Morris mitquelques pièces d’argent dans la main de Mahony.

– Achète des gâteaux d’avoine, dit-il,des pommes de terre, une poitrine de porc et quatre cruches dewhisky.

– Ah ! murmura Mahony, vous allezfêter le dernier jour !

– Va vite, continua Morris sansrépondre : nous t’attendons à la porte.

Mahony fit jouer ses longues jambes etdisparut à l’angle de la rue.

Morris entra dans une petite boutique depharmacien, sombre, basse, misérable, dont l’aspect prouvait queles pauvres gens de Galway savaient fort bien vivre et mourir sansle secours de la médecine.

– Bonjour, Mac-Diarmid, ditl’apothicaire, qui était un homme très plaisant ; votre père aeu du malheur ce matin, mon pauvre garçon. Venez-vous chercher unremède contre la corde ?

Morris jeta deux schellings sur le comptoir,et prononça quelques paroles d’une voix qui coupa court auxplaisanteries du joyeux pharmacien.

– Sur ma foi ! Mac-Diarmid,grommela-t-il, je n’ai pas voulu vous offenser, mon fils ! Levieux Miles était un brave homme après tout, bien qu’il ne soitjamais entré dans ma boutique. Mais pourquoi diable a-t-il brûlécette ferme là-bas ? Vous autres montagnards, vous êtes desdémons… Morris, donnez-moi encore six pence, voilà votreaffaire.

Morris prit le petit paquet qu’on luiprésentait et paya le surplus.

Ses frères l’attendaient debout devant laprison.

Mahony revint bientôt, portant dans un grandpanier les provisions achetées. Il toucha l’épaule de Morris, etlui dit tout bas :

– Ils sont déjà pris !

– De qui parles-tu ?

– Des coquins, begorra ! deGib Roe, le traître, et de ses deux petites couleuvres ! Ditescela au vieux Miles, Morris. Je vous promets qu’ils mourront avantlui, dussé-je les étrangler tous les trois de ma main !

Morris lui montra un des bancs de pierreplacés aux deux côtés de la porte :

– Assieds-toi là, dit-il, au lieu derépondre ; et attends. Quand mes frères sortiront, tu feras ceque Mickey t’ordonnera.

Le Brûleur s’assit, étonné de l’accueil froidque l’on faisait à sa bonne nouvelle.

Mickey avait soulevé le marteau de la prison.Le chien de maître Allan aboya bruyamment de l’autre côté de laporte, et la grosse clef grinça dans la serrure rouillée. La bonnefigure de maître Nicholas se montra sur le seuil.

– Jésus ! s’écria-t-il ;qu’est-ce que c’est que tout cela ! Bonjour, Mickey !bonjour, Morris ! Sam, Larry, Owen, salut, mes enfantschéris ! Je ne sais pas trop si je dois vous laisser entrertous ensemble.

– Nous venons faire avec notre père, ditMorris, le repas du dernier jour.

– C’est juste, c’est bien juste, répliquale porte-clefs. Ah ! les dignes enfants que vous êtes, et lebon père que vous avez ! Entrez, Morris ! entrez,Mickey ! entrez tous, mes chéris. John, ajouta-t-il ens’adressant à un gardien, allez demander respectueusement à maîtreAllan, de ma part, si je puis introduire ces jolis garçons auprèsde leur excellent père.

Les Mac-Diarmid avaient déposé en dedans de laporte les pains d’avoine, les pommes de terre, la chair de porc,mets seigneurial, et les quatre cruches de whisky.

En dehors, Mahony attendait à son poste.

XX – LE DERNIER JOUR

Le chien de maître Allan, qui était presqueaussi peu civilisé que son maître, tirait sur sa grosse chaîne ethurlait contre les Mac-Diarmid, en ouvrant une gueule énorme.

– La paix, mon ami, lui dit le bonNicholas, ces garçons font presque partie de la maison… Ma foi, mesfils, vous avez là du whisky dont l’odeur fait du bien.

Il se pencha sur l’une des cruches, et, sousprétexte de sentir, il en huma une forte gorgée.

– Que faites-vous là, Nicholas ?gronda derrière lui la voix redoutable de maître Allan. Leporte-clefs se releva confus.

– On ne sait pas ce que la malveillancepourrait introduire dans la prison de Galway.

Maître Allan lui imposa silence d’un gesterude, et s’approcha des cruches à son tour. Il choisit la pluspleine, la souleva et but à sa soif.

– Voilà du passable whisky, dit-il entendant la cruche à Nicholas ; portez cela chez ma femme,maître Adams. Merci, Morris, d’avoir pensé à nous.

Les Mac-Diarmid ne discutèrent point cet impôtque le geôlier levait sur leurs provisions. Celui-cireprit :

– Il y avait longtemps qu’on n’avait fêtéle dernier jour à la prison de Galway. Entrez, mesgarçons, mais soyez retournés au diable avant le coucher du soleil,ou je ferme les portes sur vous. Que Dieu damne lespapistes !

Chacun des cinq frères prit sa part desprovisions, et ils se dirigèrent, sous la conduite du porte-clefsNicholas, vers la cellule du vieux Miles.

Dans les dortoirs communs qu’ils étaientforcés de traverser les prisonniers s’agitaient curieusement et,sur leur passage, un murmure confus s’élevait où dominaient cesmots :

– Le dernier jour ! le dernierjour !

 

Il est un usage dont les traces se retrouventpar tous pays et qui consiste à prendre en pitié les dernièresfantaisies du condamné qui va mourir. Ce sentiment de passagère etvaine compassion règne depuis des siècles dans toutes les prisonsde l’Europe. À l’homme bien portant et dispos dont la loi vatrancher la vie dans quelques heures, il est d’usage de ne rienrefuser.

En Irlande, cette coutume est, comme biend’autres, poussée à sa plus extrême expression. Il ne s’agit pluslà de satisfaire un caprice isolé, mais bien de passer joyeusementles heures qui précèdent la mort.

Le condamné a le choix entre un confesseur etl’orgie. Il est douteux qu’un geôlier eût le droit de refuserl’entrée aux convives du denier jour[2] ou demettre arrêt sur les vivres qui vont composer ce repas suprême.

Si le prisonnier est trop pauvre et tropdépourvu d’amis pour s’héberger lui-même, la geôle lui doit unpetit morceau de viande, comme au jour de Noël, et une ample cruchede whisky.

Telle est la règle. Les cinq frères necouraient donc aucun risque d’être arrêtés au début de leurentreprise.

Nicholas ouvrit la porte de la cellule.

– Voilà de la compagnie, vieux Miles,dit-il gaiement. Vous allez vous en donner ce soir, moncamarade ! Allons ! allons ! il faut bien que chacunait ses bons moments dans la vie. Amusez-vous bien, mes chéris. Sivous me gardez un verre de whisky, je viendrai chercher les cinqgarçons un quart d’heure avant la fermeture des portes.

Les cinq jeunes gens étaient seuls avec leurpère.

– Soyez les bienvenus, enfants, dit levieillard, qui donna un baiser à chacun d’eux ; je vousremercie de la joie que vous apportez mon dernier repas.

– Père, nous vous avons obéi, répliquaMorris ; puisque vous n’avez pas voulu être sauvé, nous venonsdemander votre bénédiction et vous dire l’adieu.

Sam et Owen arrachèrent les draps du lit etles étendirent par terre. Sur cette nappe ils rangèrent les painsd’avoine et les pommes de terre chaudes. Au milieu ils placèrent lapoitrine de porc.

Les yeux du vieillard étaient devenuspensifs.

– Dieu aura pitié de moi, murmura-t-il,et me recevra dans sa miséricorde. Cette mort que je subis n’estpas le fait de ma volonté. Ne me dites point le contraire, enfants,car je suis bien vieux, et j’ai besoin de tout ce qui me reste decourage. J’obéis à la loi, suivant que nous l’ordonnent nos prêtreset notre père O’Connell.

– Votre volonté sera faite, répliquaMorris, et nous ne prononcerons plus une parole qui ait trait à cesujet. Prenez place, Mac-Diarmid, mes frères, asseyez-vous.

On avait jeté à terre la paillasse du lit. Levieillard, Morris et Mickey se placèrent sur ce siège ; lestrois autres frères s’assirent sur le sol.

Avant de toucher aux mets, Miles compta duregard ses enfants qui l’entouraient, et le calme austère de sonvisage se voila de tristesse.

– J’avais espéré voir tous ceux quej’aime réunis à ce dernier repas, dit-il. Il y a bien desabsents ! La noble Ellen a-t-elle oublié son vieuxpère ?

À cette question personne ne répondit.

Miles attendit quelques instants, puis ilreprit :

– Elle a craint peut-être les tristessesde la séparation. Je prie Dieu qu’il protège la fille de la racesainte des rois. Je suis sûr de l’avoir aimée et respectée comme jedevais durant ma vie. Quand je serai auprès de Dieu, je luiparlerai d’elle. Où sont Natty, Dan et Jermyn ?

– Natty est malade, répondit Morris.

– Où sont Dan et Jermyn ? répéta levieillard. Les cinq frères baissèrent les yeux et se turent.

Un silence suivit. Puis le vieux Milesprononça les paroles latines du Benedicite, et l’on neparla plus des absents.

Le repas commença. Il régnait dans l’air, à cemoment, quelque chose de solennel et de lugubre. Les cinq frèrestrouvaient à peine la force de porter les morceaux à leur bouche.Le vieillard seul mangeait comme aux jours écoulés, où l’heure dusoir rassemblait toute la famille autour de la table commune.

La fenêtre était ouverte. Le soleil jouaitdans le grêle feuillage des petits arbres qui plantaient la cour.Au delà de ces arbres on voyait la maison neuve où la courtoisie dujuge Mac-Foote avait logé Daws et sa famille.

À l’une des fenêtres de cette maison, un blancrideau de mousseline, collé contre les carreaux, s’agitait parfoisdoucement. Parfois il se soulevait à demi, et l’on aurait pu voir,à l’ombre de ses plis diaphanes, une charmante figure de jeunefille, dont l’œil bleu se fixait avec mélancolie sur la croiséeétroite de la prison.

Les verres s’emplirent de whisky et d’eau pourla première fois.

– À la santé de notre pèreO’Connell ! dit le vieux Miles.

Tout le monde but. Les jeunes gens restèrentfroids, mais un peu de sang monta au visage du vieillard.

– Il y avait bien longtemps que laliqueur de nos montagnes n’avait touché mes lèvres, reprit-il.Enfants, faites-moi raison encore : je porte la santé de machère fille Ellen !

Les verres s’emplirent de whisky pur et sevidèrent.

– Allons ! de la joie, fils deDiarmid ! s’écria le vieillard dont l’œil s’animait peu à peu.Pourquoi restez-vous tristes et mornes devant moi ? Nos pèresmouraient au combat, et je fais comme nos pères, puisque jesuccombe en cette lutte de l’Irlande opprimée contre l’infâmeAngleterre ! Buvez, Morris ! buvez, Mickey et vous tous,mes fils tant aimés ! il faut vous réjouir, car c’est unebelle mort que celle de votre père !

– Notre père a raison, dit Morris, dontla voix démentait les paroles ; soyons joyeux et apprenons delui à mourir pour l’Irlande !

Les autres frères voulurent parler à leurtour, mais les mots s’étouffaient dans leur gorge oppressée.

– Demain, reprit le vieillard, quand vousreverrez la noble Héritière, dites-lui que j’aurais voulu baiser samain avant de m’en aller de ce monde ; dites-lui que je vousai légué mon dévouement avec mon amour ; dites-lui qu’ellesera heureuse et grande et vénérée tant qu’un seul fils de Diarmidrestera vivant ! Quant à Natty, à Dan et à Jermyn, dites-leurque j’ai pardonné leur absence. Natty et Dan sont de vaillantsgarçons ; mon beau Jermyn sera un homme, j’espère. Oh !que j’étais un heureux vieillard et que Dieu m’avait donné dedignes fils !

Sa voix trembla légèrement sur ces paroles, etcette émotion combattue alla remuer le cœur des jeunes gens.

Miles passa le revers de sa main sur sonfront.

– Vous souvient-il, Morris, reprit-il,d’un soir où Gib Roe vint à notre maison des Mamturks ? Nousétions bien pauvres en ce moment ; la récolte avaitmanqué ; il n’y avait plus de bestiaux derrière lacorde ; mais le pauvre Gib pleurait, parce, que ses deuxpetits enfants mouraient de faim dans les bogs…

– Vous lui donnâtes tout ce qui vousrestait, mon père, interrompit Morris.

– Vous lui donnâtes, ajouta Mickey, dupain pour nourrir ses enfants et des vêtements pour lescouvrir.

– Et c’est lui qui vous a tué, dit Owen.Miles leva les yeux au ciel.

La colère était peinte sur les visages desjeunes gens qui murmuraient des paroles de vengeance.

Morris seul restait calme comme son père.

– Comme il a dû souffrir, reprit levieillard, avant de se déterminer à ce crime ! Comme sespauvres enfants ont dû avoir faim souvent et longtemps !Avez-vous vu dans la salle du tribunal la pâleur de Gib et lespetits visages amaigris des enfants ? Oh ! lamisère ! la misère ! qui tue notre belle Irlande et quila déshonore !

Le front de Miles se courba ; un instantil demeura muet.

Quand il reprit la parole, ce fut pour exigerd’un ton d’autorité le pardon du coupeur de tourbe et de ses deuxenfants.

– Mes fils, dit-il ensuite en redressantsa belle tête de patriarche, vous êtes tous des hommes à présent etvous n’avez plus besoin de moi pour guider votre marche dans lavie. Je sais que vous êtes de dignes chrétiens et de braves cœurs.En mourant, je n’ai qu’une recommandation à vous faire : Aimezl’Irlande comme une mère chérie ; donnez-lui les forces devotre corps et les élans de votre cœur. Vivez pour elle ;mourez pour elle !

Il repoussa les mets qui étaient devant lui,et joignit ses mains, blanchies par la longue oisiveté de laprison.

– L’Irlande ! répéta-t-il avec unaccent qui peignait toute sa passionnée tendresse ! la terresacrée que Dieu châtie aujourd’hui dans sa justice, mais qu’ilrelèvera demain ! Vous vivrez assez, enfants heureux, pourvoir la jeune splendeur de la patrie ! Car nous vaincrons, jevous le dis, je vous le dis ! et Dieu donne la vérité auxparoles de ceux qui vont mourir. De Londonderry à Cork et de Dublinà l’embouchure du Shannon, il y aura des Irlandais libres etriches. La sainte religion catholique sera reine, et l’hérésievaincue ira cacher sa honte au delà de la mer. Les lois ne nousviendront plus de Londres, la cité criminelle et corrompue ;c’est à Dublin que siégeront nos parlements reconquis. L’Irlande,redevenue une nation, aura son drapeau antique et son vieux cri deguerre. Oh ! bien heureux ! bien heureux ceux qui verrontla noble Érin s’éveiller de son long sommeil et chasser le Saxonqui souille les murs illustres des manoirs de nos pères !Travaillez, enfants ! soyez patients et forts ! le salutde la patrie est aux mains de ses fils !

Les traits de Miles rayonnaient d’unenthousiasme inspiré. Sa voix vibrait, sonore et puissante. Lescinq frères écoutaient, dominés par une crédulitésuperstitieuse.

Cette voix de leur père, incliné au bord de satombe, était pour eux comme la voix d’un prophète.

Le vieillard se tourna vers le portrait deDaniel O’Connell, collé aux pierres de la muraille.

– Toutes ces choses arriveront,reprit-il ; je le crois, je le sais, puisque Dieu nous aenvoyé, dans sa pitié souveraine, ce grand et pacifique sauveur.Les temps d’épreuves sont accomplis, et l’esclavage où les pèresont vécu, les fils délivrés refuseront d’y croire. Que de gloire,enfants ! que de force, que de bonheur dansl’avenir !

Il leva son verre jusqu’à ses lèvres, et buten s’inclinant silencieusement devant l’image d’O’Connell. Puis ilrepoussa de la main son verre vide.

– Mes lèvres ne toucheront plus unegoutte de cette liqueur, dit-il. J’ai bu ma dernière santé.Maintenant, mes fils, nous allons nous séparer. S’il est vrai queles magistrats aient avancé l’instant de ma mort, je veux donnerles heures qui me restent au salut de mon âme.

Aux premières paroles du vieillard, Morrisavait tressailli violemment, comme un homme surpris au milieu de sarêverie par l’heure qui sonne et qui lui rappelle tout à coup undevoir négligé.

Ses frères et lui échangèrent des regardsinquiets. Le soleil baissait à l’horizon et glissait ses rayonsobliques jusque dans l’intérieur de la cellule.

Au dehors on entendait les voix murmurantesdes prisonniers, répandus dans les cours et dans les préauxpour la récréation dusoir.

La figure de jeune fille était toujoursderrière le rideau, à la croisée de la maison de Daws. Elleregardait, pensive, cet étrange festin qui se poursuivait sous sesyeux.

Parmi les convives de ce repas funèbre, il yen avait un surtout qu’elle ne perdait point de vue. Les heuress’étaient écoulées sans qu’elle s’aperçût de leur passage, et sesgrands yeux bleus restaient fixés obstinément sur la figure pâliede Morris Mac-Diarmid.

Pauvre Frances ! elle aussi était bienpâle ! à la place de ces riants et beaux espoirs qui luidonnaient naguère à rêver si doucement, il n’y avait plus en soncœur que tristesse.

Tout à coup son œil distrait devint plusattentif. Elle frotta du doigt la vitre, obscurcie par son haleine.Morris venait de porter précipitamment la main à son sein et d’enretirer un objet dont Frances ne pouvait point distinguer lanature.

Il semblait à la jeune fille que Morris épiaitles mouvements de son père. Et en effet, ce dernier s’étant tournévers la fenêtre pour reconnaître l’heure à la hauteur du soleil,Morris saisit vivement un verre, y déposa quelque chose et le remitsur la table.

– Mes fils, disait en ce moment levieillard, il est temps de vous retirer.

Les Mac-Diarmid se levèrent.

Morris prit une cruche de whisky pleineencore, et emplit les verres à la ronde.

– La rosée de nos montagnes est une amieperfide, dit le vieux Miles qui secoua en souriant sa têteblanchie. Je ne veux plus boire, mon fils Morris, parce que leprêtre va venir et qu’il me faut toute ma raison pour entendreparler de Dieu.

Un craintif embarras se peignit sur les traitsdes jeunes gens.

– Un dernier toast ! murmuraMickey.

– Non, répliqua Miles d’un ton ferme.Nous ne sommes pas à la maison des Mamturks où le sommeil de lanuit dissipait les fumées du poteen. Je veillerai jusqu’au jour, etje veux toute ma force pour regarder en face ma dernière heure.Enfants, retirez-vous.

Les Mac-Diarmid demeuraient immobiles et lesyeux baissés, Morris avait aux tempes des gouttes de sueur.

Il avait manqué l’occasion, et l’occasionperdue s’enfuyait : il ne savait plus comment laressaisir.

– Père, dit-il tout à coup, vous nousavez raconté souvent la fin héroïque de notre aïeul, PatrickMac-Diarmid, tué par le tyran George III, et, qui, avant demourir, provoqua ses douze fils à boire au salut de l’Irlande.

L’œil de Miles, qui était redevenu calme etgrave, s’alluma soudain de nouveau. Il saisit son verre plein etl’éleva au-dessus de sa tête.

– Patrick Mac-Diarmid fit cela, dit-il,c’est vrai ! et l’usquebaugh de ce dernier toast ne l’empêchapas de mourir comme un saint, en baisant l’image de Jésus sur uncrucifix. À genoux, enfants, à genoux !

Le vieillard se prosterna et mit la main surson cœur.

– Erinn go Braegh !dit-il.

Et il avala son verre d’un trait.

– Erinn goBraegh ! répétèrent les cinq Mac-Diarmid, dont les traitss’éclairèrent d’une joie subite.

La liqueur que le vieux Miles venait de boirecontenait la poudre achetée par Morris chez l’apothicaire, au prixde deux schellings et six pence. Ce fut comme un coup de foudre. Levieillard eut à peine le temps d’apercevoir la fraude pieuseemployée par ses fils pour le sauver.

Il réussit pourtant à se lever sur ses pieds,mais ce fut pour retomber, vaincu, entre les bras de Morris quil’étendit sur le matelas.

– Dépêchons, frères ! dit le jeunemaître. Le jour baisse et maître Nicholas va venir.

Morris ôta précipitamment son pantalon, saveste et son carrick. En même temps les autres frères dépouillaientégalement, au plus vite, le vieillard endormi. L’échange devêtements fut fait en quelques minutes. Morris, la tête enveloppéedu bonnet de son père, s’assit dans un coin obscur et prit la posehabituelle du vieillard.

Celui-ci, dont les cheveux blancs se cachaientsous le collet relevé du carrick, fut saisi à bras le corps par Samet Mickey, qui le soulevèrent.

Le jour baissait ; il ne régnait plusqu’une douteuse clarté dans la cellule.

On entendit bientôt dans le corridor le pasrégulier et discret de maître Nicholas, qui mit sa grosse clef dansla serrure.

– Allons, mes bons amis, dit-il enouvrant la porte, je vous ai donné un quart d’heure de plus que jen’aurais dû et Dieu sait quelle gamme va chanter maîtreAllan !

Mickey lui répondit par un couplet duLilliburo, et Owen feignit de chanceler comme un homme ivre.

Nicholas eut un rire paternel.

– À la bonne heure ! à la bonneheure ! dit-il. Les jolis garçons ont fêté comme il faut ledernier jour… et le vieux Miles a-t-il bien bu, le dignehomme ?

– Arrah ! soutenez donc notre frèreMorris, Sam du diable ! s’écria Mickey ; vous voyez bienqu’il va tomber comme un sac de pommes de terre !

Nicholas n’avait point pris garde jusqu’alorsau prétendu Morris, que ses frères portaient par la tête et par lespieds.

Il se prit les côtes à deux mains pour éclaterde rire.

– L’excellent garçon ! s’écria-t-il.Oh ! oh ! oh ! le brave cœur ! Est-ilivre ! on dirait un homme mort !

Il traversa la cellule et s’approcha du coinoù le vrai Morris jouait le rôle de son père. Les Mac-Diarmid lesuivirent d’un regard inquiet.

– Eh bien ! vieux Miles, repritNicholas en lui donnant une petite tape sur le ventre, voilà unjoyeux last-time, mon papa ! Je suis bien sûr que vous vous ensouviendrez jusqu’à l’heure de votre mort.

Le prétendu Miles poussa un grognementsourd.

– Ah ! ah ! ah ! fit leporte-clefs, comme il sent le whisky ! Mais quel est le plusivre de lui ou de Morris, vous autres ?

Sam répondit en chantant à tue-tête lefameux : Oh ! Kathleen, dear :

Oh ! Kathleen chère, depuis longtemps nous nousaimions

Nous devrions bien nous connaître l’un l’autre

Tout petits nous avions coutume de jouer ensemble

Le long des ruisseaux de la montagne et au milieu desbois…

Owen lui répliquait :

Robert Callaghan était un gentilhomme !

Son shillelah tournait, tournait,

Rompant les côtes et les bras,

Fêlant les crânes et broyant les poitrines.

Robert Callaghan aimait Molly, la petite fille aux blondscheveux…

– Seigneur ! Seigneur !balbutiait le porte-clefs, étourdi à force de rire ; s’ensont-ils donné, les bons chrétiens !

Sam reprenait en gesticulant et enpleurant :

Oh ! hâte-toi de partir, cher, pourquoitardes-tu ?

Dans la nuit froide et glacée de la jeune lune

C’est la mort, amour, de rester !

Hâte-toi de quitter Darn-Lary.

C’est triste de se séparer, mais il le faut,adieu !

Mickey, tout en feignant de secouer rudementson vivant fardeau, entama d’une voix avinée le second couplet dece chant, appelé vulgairement Ned o’Bones[3], et qui est la légende d’Edmond Ryan deTullilaegh, le partisan de la maison des Stuarts.

Maître Nicholas revint vers la table etinspecta le contenu des cruches.

– Chut ! chut ! chut ! mesbons amis, dit-il ; un peu de silence, ou maître Allan va vousmettre sous clef !

Il se versa du whisky dans deux verres et lesvida coup sur coup avec une manifeste satisfaction.

– Allons-nous-en, reprit-il ; dudiable si le bonhomme a besoin d’un prêtre dans l’état où ilest !

Sam et Mickey passèrent le seuil avec leurfardeau. Owen les suivit en chantant.

Ce fut de toutes parts, sur leur passage,tandis qu’ils traversaient les dortoirs et les salles communes, unconcert de hourras et de joyeuses moqueries. On ne pouvait point selasser d’admirer ces dignes fils qui s’étaient enivrés bel et bienpour célébrer la mort prochaine de leur père. Maître Allanlui-même, qui faisait sa ronde, adoucit la férocité de son regardpour leur souhaiter la bonne nuit.

L’excellent Nicholas n’avait jamais tant ri.Quand il les eut poussés dehors et que la lourde porte se futrefermée sur eux, il s’appuya contre la muraille pour s’en donner àson aise.

De l’autre côté de la porte, sur l’un desbancs de pierre, le géant Mahony était assis et attendait. Mickeyet Sam, malgré leur vigueur, étaient à bout de forces, mais Mahonyavait des muscles de taureau. Il souleva le vieux Miles sans effortet le plaça sur ses épaules ; puis il enfila les rues deGalway à grandes enjambées.

Il faisait nuit noire. On entendait dans laprison silencieuse les aboiements des dogues de garde, déchaînésdans les cours solitaires. Les prisonniers étaient rentrés etparqués depuis longtemps.

Morris Mac-Diarmid, assis sur l’escabelleunique qui meublait la cellule de son père, s’appuyait au montantde la croisée ouverte. Cette croisée étroite et donnant surl’intérieur de la prison n’avait point de barreaux de fer.

Morris était immobile, son front se courbaitsous le poids de sa méditation découragée. Un bruit léger se fitdans la cour plantée d’arbres qui était au-dessous de lui. Le jeunemaître n’y prit point garde.

– Morris ! prononça au dehors unevoix douce et timidement contenue.

Morris ne bougea point. Il avait entendu, maiscet incident se mêlait aux illusions de son rêve. Pour lui, c’étaitla voix mourante de Jessy qui l’appelait et qui lui demandaitsecours.

– Morris répétait-on cependant audehors ; Morris ! Morris !

Le jeune maître se leva enfin et se pencha surl’appui de la croisée.

– Qui m’appelle ? demanda-t-il.

– Vous ne savez pas mon nom, répondit lavoix ; mais vous me connaissez ; c’est moi qui vous avaispromis de sauver votre père.

– Et comment savez-vous ?… voulutdire Morris.

– J’ai vu, répondit la voix, j’ai vu lafraude généreuse de votre dévouement. Mais, venez,Mac-Diarmid ; la fenêtre est basse, et je sais une issue quivous conduira au dehors.

Morris hésitait. La voix reprit avec uneimpatience où il y avait de la tristesse :

– Venez, Mac-Diarmid, hâtez-vous !il vous reste encore une personne chère à sauver ! Morrisbondit sur l’appui de la croisée.

– Attachez vos draps ! s’écria lavoix avec un accent d’épouvante.

Mais le jeune maître avait touché déjà le solde la cour.

Il se trouvait auprès de Frances.

Ils étaient émus tous les deux également, bienque pour des causes diverses, et leurs cœurs battaient à se briser.Un instant ils restèrent incapables de parler.

Le bruit de la chute du prisonnier avaitéveillé les dogues dans les préaux voisins, et un concert dehurlements sourds se faisait entendre de tous côtés. Francesécoutait et tremblait. Morris recouvra le premier la parole.

– Voilà deux fois que vous me parlezd’elle, dit-il. Oh ! je vous en prie, dites-moi…

– Silence, au nom de Dieu !interrompit la jeune fille dont la main froide se posa sur sonbras ; venez… quand vous serez en sûreté, je vous diraitout.

Elle l’entraîna, et ils commencèrent àtraverser le préau. Ils essayaient d’étouffer le bruit de leurspas, mais l’ouïe vigilante des dogues était éveillée et deshurlements furieux emplissaient les cours de la prison.

– Venez ! venez ! répétaitFrances.

Ils franchirent tous les deux la porte de lamaison de Davis, que la jeune fille avait laissée ouverte.

Instinctivement, elle la referma à doubletour, puis elle s’engagea dans des corridors qu’elle connaissait àpeine, et parvint, après bien des tâtonnements, à la porte de larue, dont elle avait dérobé la clef pour sauver le vieux MilesMac-Diarmid.

Elle sortit avec Morris.

Celui-ci, absorbé par une seule pensée, nesongeait point à lui rendre grâce.

– Vous savez où elle est, dit-il :oh ! je vous en prie, parlez !

Frances appuya la main sur son cœur dont lesbattements désordonnés étouffaient sa voix.

– Puissiez-vous la sauver, Morris !répliqua-t-elle enfin, et puisse-t-elle vous aimer ! JessyO’Brien a été enfermée, sur l’ordre de George Montrath, par unefemme nommée Mary Wood, dans la tour occidentale du vieux châteaude Diarmid.

Morris recula d’un pas.

– Si près de moi !murmura-t-il ; est-ce possible ! Oh ! ne me trompezpas !…

Frances secoua lentement sa tête charmante, oùla mélancolie résignée mettait une expression angélique.

– Vous tromper ! dit-elle avecdouceur. Oh non ! je l’aime, puisque vous l’aimez… et si Dieuécoute ma prière, elle sera heureuse pour vous faire heureux. Nepartez pas encore, ajouta-t-elle, je n’ai pas tout dit. Un hommequi demeure dans les ruines, et qui se nomme Pat, je crois, estchargé de lui faire parvenir sa nourriture.

– Le monstre ! murmura Morris, dontl’esprit s’éclairait à cette révélation soudaine.

– Cet homme vous dira, reprit Frances,par où l’on peut pénétrer dans la tombe murée. Allez, maintenant,Mac-Diarmid, et que Dieu vous soit en aide !

Elle tendit sa main. L’obscurité empêchaMorris de voir ce mouvement, et il s’enfuit sans dire une parole,emporté par son ardent espoir.

La main de Frances retomba le long de sonflanc ; ses yeux se mouillèrent de larmes.

XXI – EN PLEINE POITRINE

La trêve accordée par Jermyn était expiréedepuis longtemps déjà, lorsque Ellen et le major arrivèrent auterme de leur course. La faiblesse de Percy était extrême ;Ellen elle-même, épuisée par deux nuits d’insomnie et les fatiguescontinuelles de ces deux derniers jours, avait grand’peine àsoutenir les pas chancelants du major. Ils s’étaient arrêtés biendes fois en chemin.

Au moment où ils mirent le pied sur la grève,le soleil baissait déjà à l’horizon.

Chaque fois qu’ils s’étaient arrêtés, Ellenavait regardé derrière elle avec inquiétude, fouillant de l’œil laroute parcourue, et craignant sans cesse de voir surgir quelquepart dans la campagne la forme ennemie de Jermyn.

Elle n’avait rien aperçu de suspectjusqu’alors, et, à mesure que s’augmentait la distance qui laséparait des Mamturks, elle prenait courage. La fuite du majorétait désormais assurée. Jermyn mettrait sans doute à le poursuivretoute l’activité de sa haine ; mais sa première pensée seraitde courir sur le chemin de Galway, tandis que Percy, achevant saroute laborieuse, se reposerait à l’abri dans les grottes deMuyr.

Avant de s’engager parmi les roches couvertesde goémon qui s’étendaient entre la grève et le galet, servant debase à l’escalier de Ranach, Ellen jeta encore en arrière sonregard attentif et perçant.

Elle ne vit rien, si ce n’est un légermouvement dans le taillis qui bordait l’avenue du château deMontrath.

Les branches de ce taillis s’agitèrent uninstant, puis redevinrent immobiles. Ce pouvait être quelque daimbondissant sous le couvert ; ce pouvait être le vent dularge.

Ellen se hâta néanmoins et entraîna le majord’un pas plus rapide vers la pointe du cap. Mortimer perdit àfranchir ces roches glissantes ce qui lui restait de vigueur.

– Je ne puis avancer, dit-il.

– Nous sommes arrivés, répondit-elle.

Elle se dirigea vers la fissure qui donnaitentrée dans la galerie du Géant. Sur le point d’y pénétrer, elleeut un moment d’hésitation et d’effroi : dans quelques heures,en effet, les Molly-Maguires pouvaient venir à leur rendez-vousordinaire.

Mais Ellen n’avait pas le choix, il fallait durepos à Mortimer que la fatigue accablait. D’ailleurs les galeriesavaient tant de recoins cachés, tant de réduits obscurs etd’enfoncements inconnus aux Molly-Maguires eux-mêmes, quel’Héritière n’eût point désespéré d’y dérober le major à tous lesyeux, dans le cas même où une réunion des ribbonmen viendrait lasurprendre à l’improviste. Elle comptait bien en outre quitter cetabri avant la nuit tombée.

Pendant la route, Ellen avait employé touteson éloquence à éloigner du major l’idée d’un retour immédiat àGalway. Elle lui avait rapporté les bruits recueillis par elle lematin même. Ces bruits, contradictoires et tout imprégnés del’exagération populaire, arrivaient au vrai cependant lorsqu’ilsparlaient de la haine envenimée du colonel Brazer et des autoritésprotestantes. Percy devait être mis en jugement selon lesuns ; suivant les autres, on le passerait par les armes commeayant été pris en flagrant délit de trahison, sans autre forme deprocès.

Ces révélations produisirent sur le majorl’effet qu’aurait dû prévoir la pauvre Ellen. Son énergie, uninstant domptée par l’épuisement physique, se redressa plus fièredevant la menace. Il opposa aux supplications d’Ellen l’inflexibleloi de l’honneur qui l’appelait devant ses jugés.

Ellen céda. Il fut convenu seulement que lemajor attendrait la nuit afin de pouvoir se présenter de lui-mêmeau conseil, sans courir le risque d’être arrêté en chemin comme uncriminel.

Ils devaient gagner Galway à l’aide des poneysqui paissent toute la nuit dans la montagne.

Les galeries du Géant n’ont point d’autreouverture que la fente étroite qui donne sur le galet, au pied deRanach-Head.

Seul, le major se fût égaré dans ces détoursinconnus ; mais Ellen avait parcouru bien des fois avec unflambeau l’intérieur de la caverne ; elle pouvait s’y guidercomme si le jour en eût éclairé les ténébreuses profondeurs. Elleprit Mortimer par la main et le conduisit dans l’obscurité jusqu’àl’un des nombreux enfoncements creusés dans le roc. Elle étendit samante sur le sol, et ils s’assirent tous deux…

Ce n’était point un daim, bondissant sous lecouvert, qui avait agité les branches du taillis, le long de lagrande avenue du château de Montrath ; ce n’était point levent du large. Au moment où Ellen et le major, engagés dans lesrochers, disparaissaient derrière la pointe du cap, la figure pâlede Jermyn Mac-Diarmid se montra entre les feuilles écartées.

Il suivait les deux fiancés depuis la ferme,mesurant son pas sur leur marche, se cachant derrière les troncsd’arbres de la route, rampant dans l’herbe quand il n’y avait pointd’arbres, et se glissant derrière eux comme un de ces Indiens,chasseurs d’hommes, dont Cooper aime à poétiser la sauvage etterrible patience.

Il tenait à la main son fusil chargé.

Bien des fois, le long de la route, l’armes’abaissa d’elle-même pour ainsi dire, cherchant du bout de soncanon les endroits où le bras d’Ellen ne protégeait point le corpsde Percy Mortimer.

Mais le doigt de Jermyn s’arrêtait toujoursavant de presser la détente.

Il sentait sa main trembler si fort ! Etl’Héritière était si près du Saxon !

Au moment où les deux fugitifs se cachaientderrière les rochers qui protègent, comme d’énormes brise-lames, labase incessamment minée du cap, Jermyn sortit du taillis. Sestraits bouleversés peignaient l’angoisse de cette longue poursuiteoù chaque minute avait eu sa torture. Il y avait sur sa figurevieillie plus de souffrance encore que de haine. Depuis quatreheures, il voyait le bras d’Ellen soutenir les pas chancelants deson rival.

Il se glissa contre les rochers à son tour,serrant convulsivement le canon de son fusil.

Il déboucha sur le galet, au moment même oùl’uniforme de Percy disparaissait dans la fissure.

Ses lèvres se relevèrent en un amersourire.

– Je savais bien qu’elle lui avait donnénotre secret ! murmura-t-il. Ah ! on ne résiste pas quandon aime. N’ai-je pas trahi l’autre soir, sur un seul mot de sabouche !

Il mit la crosse de son fusil contre le sol,et appuya sur le canon ses deux mains croisées. Son œil se fixa surl’ouverture des galeries.

– Elle, la fille des rois !dit-il ; un vil Saxon !

Son corps eut un frémissement violent. Ilatteignit d’un bond la fissure, et s’y coula sans bruit.

Il rampa sur les pieds et sur les mains lelong du boyau étroit ; il monta les trois degrés ménagés dansle roc, et sa tête dépassa les parois de la galerie.

Les voix des deux fiancés s’entendaient dansle silence du vaste souterrain. Ce n’étaient point des paroles detendresse qu’ils échangeaient en ce moment.

– Je vous obéirai, Percy, disait Ellen.Dans quelques heures, vous serez à Galway, et Dieu veuille quevotre innocence triomphe des embûches perfides de lahaine !

– Ma présence seule suffira pour mejustifier, répondait le major ; ne craignez rien :demain, vers le milieu du jour, je serai revenu aux grottes deMuyr, et je vous rendrai grâce pour tout le dévouement que vousm’avez montré depuis hier.

– Que les heures vont me sembler longuesjusque-là ! répondit l’Héritière, mais il faut que votrevolonté soit faite. Dès que la nuit sera tombée, je sortirai pouraller chercher des chevaux au bas de la montagne.

La bouche de Percy toucha la main d’Ellen.

Jermyn s’enfuit. Il alla se mettre enembuscade dans les rochers, à quelques pas de l’ouverture desgaleries, et il attendit.

À l’intérieur du souterrain on ne parlaitplus. Ellen se taisait pour laisser reposer le major, et comme lafatigue l’accablait elle-même, elle subit bientôt l’effet de cesilence. Elle dormait. Mortimer ne l’imitait point. Il sentait sesforces revenir, et un monde de pensées s’agitait dans soncerveau.

Il repassait un à un les événements de cesdeux jours. Son esprit était lucide, comme avant ce dernier chocqui l’avait jeté violemment hors de sa voie. Il établissait lecompte de ses dangers et de ses espoirs avec rigueur, sans crainteni faiblesse. Il savait le nombre et le pouvoir de ses ennemis àqui sa chute donnait contre lui de terribles armes ; mais ilsavait la force de la vérité, soutenue par un vaillant vouloir.

On pouvait l’attaquer, le blesser, l’abattremomentanément : on ne pouvait pas le briser.

Cette conviction, qui grandissait en lui,exaltait son courage. Il avait hâte de se trouver en face de sesadversaires et de braver la ligue de leurs rancunes.

Il attendait que la nuit fût venue, et serepliait sur lui-même, pour tromper son impatience. Il revenait auxheures si pleines de ces deux derniers jours. Partout, au milieu deces dangers, renouvelés sans cesse, il retrouvait Ellen veillantsur lui comme un ange sauveur.

Son amour n’était point de ceux qui éclatentou dont la flamme dévore le cœur comme un incendie. C’était unamour profond, ennobli par le respect et digne en tout de la belleâme d’Ellen.

Il l’aimait comme elle devait êtreaimée : de cette tendresse épurée que la mort seule peutbriser.

En ce moment, Percy se réjouissait de luidevoir la vie. Il était jeune, et, si positif que soit un esprit,la poésie de l’espoir s’y glisse à de certaines heures et secoueau-devant de l’avenir son voile tout étoilé de promesses. Mortimerentrevoyait dans le lointain les joies de l’union désirée, lesjours tranquilles, le bonheur.

Mais tout à coup une pensée vint à la traversede sa rêverie.

Ellen, par trop d’affection, l’avait trompédéjà deux fois. Le jour précédent, après le combat dans le bog,elle lui avait promis de le conduire à Galway, et il s’étaitéveillé dans une chambre inconnue. Ce matin, il avait cru sediriger vers la ville, et les sentiers ignorés où l’avait guidél’Héritière aboutissaient à cette grotte lointaine.

Si Ellen essayait de le tromper encore !Quelle puissance un jour de retard donnerait aux manœuvres de sesennemis ameutés !

Au dehors, la nuit était tout à fait tombée.Le vent se levait violent ; de gros nuages noirs couvraient leciel. La mer brisait avec furie sur les rochers voisins ; ilfaisait tempête. Les ténèbres étaient si profondes que les profilsgigantesques de la colonnade de Ranach ne se détachaient plus surle ciel noir.

Jermyn grelottait dans le trou du roc qui luiservait de cachette. Autour de lui, le brouillard s’étendait commeune muraille impénétrable à l’œil.

Il attendait.

Un bruit se fit du côté des galeries. Jermyndevint attentif, et son regard essaya de percer le voile de brumequi s’étendait autour de lui.

Mais, le brouillard était opaque comme un murde pierre : Jermyn ne vit rien.

Le bruit entendu s’éloignait de l’ouverturedes galeries, c’était un pas timide qui allait, irrésolu, dansl’ombre. On ne suivait aucune direction précise ; on semblaittâtonner et sonder le brouillard.

Jermyn devinait Ellen, et les yeux de sonesprit la reconnaissaient, malgré la nuit noire.

– Elle ne trouve plus sa route, sedisait-il elle va s’égarer plus d’une fois dans lesroches !

Il s’interrompit, parce que les pas venaientde s’arrêter. Ses sourcils se froncèrent. Il craignit qu’Ellen,effrayée par cette nuit impénétrable, ne revînt sur ses pas et nerentrât dans les galeries.

Mais en ce moment une furieuse rafale arrivadu large et balaya la brume. Jermyn put entrevoir une ombreindécise, qui profitait de l’éclaircie et se glissait vers lesroches.

Le bruit des pas ne s’entendait plus. La formed’Ellen s’était perdue dans le lointain de la nuit.

Jermyn renouvela l’amorce de son mousquet eten battit la pierre humide à l’aide d’un caillou. Il s’achemina lelong des flancs à pic du promontoire, et gagna la fissure.

Comme la première fois, il s’y engagea enrampant.

Au bout de quelques minutes, il se relevait,debout, entre deux colonnes.

Les sombres lueurs que gardait au dehors cettenuit de tempête disparaissaient ici entièrement. C’étaient desténèbres lourdes et complètes, où l’on ne pouvait se guider qu’àl’aide de l’ouïe et du toucher, comme font les aveugles.

Jermyn savait où était le major, parce qu’ilavait entendu le bruit des voix, lors de sa première entrée dans lacaverne.

Il se dirigea de ce côté avec des précautionsinfinies. Au bout de quelques pas un son faible et régulier vintjusqu’à son oreille. C’était le souffle d’une personneendormie.

Jermyn n’avait plus besoin de tâtonner.

Quelques pas encore, et il était si près deMortimer, qu’il aurait pu le toucher du bout de son fusil.

Il s’arrêta. Une sueur froide inonda sestempes. Sa main défaillante avait peine à soutenir son arme.

Dieu ne l’avait point fait pour être assassin.Le cœur lui manquait.

Sa main se crispa autour du canon de son arme.Sa figure, que nul œil, sinon celui de Dieu, ne pouvait épier àcette heure, s’épanouit en un sourire de sauvage triomphe.

Il abaissa le bout de son mousquet. Il tâta.L’arme rencontra des pieds, puis des jambes étendues, puis unepoitrine…

Ce fut là qu’elle s’arrêta. La poitrinetressaillit faiblement sous le froid de l’acier.

Jermyn sentit le mouvement et pressa ladétente. Le coup partit. Les voûtes rendirent un fracas tonnant.Les longues galeries mugirent, allumant à la fois les cent millefacettes de leurs cristaux.

Puis le silence revint, et les ténèbresretombèrent. Parmi le silence, une voix déchirante s’éleva :c’était la voix de Jermyn Mac-Diarmid.

– Seigneur ! Seigneur !disait-il, faites que ce soit un songe ! Ce n’est pas elle quej’ai vue ! Ces lumières infernales ont trompé mes yeux !C’est Mortimer que j’ai voulu tuer ! c’est Mortimer que j’aitué, c’est Mortimer !

Il était à genoux auprès d’un cadavre.L’explosion, en illuminant les cristaux des galeries, lui avaitmontré, pendant une seconde, comme à la clarté du soleil, Ellenétendue sur sa mante rouge.

C’était au milieu de la poitrine d’Ellen ques’appuyait le canon de son mousquet.

Le major n’était plus là.

Mais Jermyn n’en voulait point croire sesyeux. Ses mains tremblantes parcoururent le cadavre couché à sespieds. – Il reconnut la robe d’Ellen, les longs cheveuxd’Ellen.

Le nom adoré d’Ellen mourut sur la lèvre deJermyn, son souffle râla dans sa poitrine ; – puis aucun sonne troubla plus le silence éternel des voûtes.

XXII – LES RUINES DE DIARMID

Frances demeura longtemps immobile après ledépart de Morris Mac-Diarmid. Les pas de ce dernier avaient cesséde retentir sur le pavé de la rue, que Frances restait encore à lamême place, ne songeant pas à essuyer les larmes qui emplissaientsa paupière.

– Il ne m’a pas remerciée ! dit-elleenfin. Il ne songe qu’à elle ! Mon Dieu !

Le bruit de plus en plus considérable qui sefaisait à l’intérieur de la prison vint enfin la rendre àelle-même. Elle s’éveilla, en quelque sorte, et rentraprécipitamment.

Dans la prison tout était en émoi ;l’aumônier catholique était venu par hasard aussitôt après ledépart de Morris, et Nicholas l’avait conduit à la cellule ducondamné à mort. L’évasion fut ainsi découverte tout de suite.

– Qui aurait jamais cru cela ? ditle bon Nicholas en gardant son éternel sourire ; le vieuxMac-Diarmid avait l’air d’un si honnête homme ! Et ivre commeun canon !

Ce fut bientôt un tumulte général dans lesdortoirs et dans les corridors. Les prisonniers profitèrent del’occasion pour faire tapage ; les guichetiers s’accablaientmutuellement de reproches ; le farouche Allan parlait de fairependre tout le monde.

Mais il ne venait à personne de soupçonnerl’issue véritable par où le captif s’était évadé. Suspecter lafamille de l’honorable Josuah Daws, esq., sous-intendant dumetropolitan-police de Londres ! Il eût fallu pour cela êtrefou à mettre en cage !

Frances ferma la porte de la rue et composason visage pour regagner le salon de sa tante. Quand elle reparuten présence de Fenella, ses larmes étaient séchées, et saphysionomie sérieuse avait repris sa tranquillité habituelle. Toutesa souffrance était enfermée en son cœur.

La soirée n’était pas encore très avancée,mais lady Montrath, cédant à la fatigue, avait demandé déjà lapermission de se retirer. Fenella Daws était seule devant son albumouvert, et tenait son crayon à la main.

Elle cherchait un moyen adroit de relater, surses tablettes, la visite de lady Georgiana Montrath, sans avoirl’air d’y attacher la moindre importance, et de cette façon aiséeque savent si bien prendre les gens comme il faut.

Suivant sa propre opinion, Fenella étaitassurément une femme du plus merveilleux ton, mais ce moyen qu’ellecherchait se dérobait obstinément à son subtil génie. Elle avaitécrit déjà, puis effacé une demi-douzaine de phrases, parmilesquelles se trouvait celle-ci :

« Visite aimable de la chère Georgy (ladyGeorgiana Montrath, femme de George, lord Montrath, pair duRoyaume-Uni), qui est venue nous surprendre et nous demander àdîner sans compliment. »

Fenella trouvait la tournure un peu légère.Tandis qu’elle en cherchait une autre, Frances traversa le salon etse rendit dans l’appartement qu’elle partageait avec Georgiana.

Elle trouva celle-ci accablée sous le poids deses inquiétudes et de son malheur. Frances eut de douces parolespour l’encourager et la consoler. Lady Montrath s’endormit. Francesveilla.

C’était une belle âme ; sa prièredemandait à Dieu le bonheur de Morris et le salut de Jessy.

Morris avait traversé en quelques minutes lesrues de Galway. Il marchait maintenant dans la campagne, suivantcette route de Kilkerran déjà bien des fois parcourue. La nuitétait si noire et une brume si épaisse enveloppait la côte queMorris, malgré son habitude du pays, avait peine à trouver sonchemin.

L’atmosphère lourde annonçait un orage. Detemps à autre, lorsqu’un coup de vent, précurseur de la tempête,soufflait de l’ouest et rasait le rivage, la brume, balayée pour uninstant, laissait voir au loin les lumières de Galway et les fanauxrougis des navires à l’ancre dans la baie.

Puis le vent cessait ; la brume éclairciese condensait de nouveau ; aucun souffle n’agitait plusl’atmosphère immobile.

En ces moments, Morris n’était plus guidé quepar son instinct et aussi par un bruit sourd qu’il entendaitau-devant de lui depuis sa sortie de la ville, et qui semblaitmarcher précisément dans la direction de Ranach-Head.

Morris n’aurait point su définir en ce momentla nature de ce bruit, étrange à pareille heure : c’étaitcomme une troupe d’hommes à cheval, trottant à un demi-mille dedistance.

Il y avait des instants où Morris eût juré quecette hypothèse était la réalité. Ce qui le confirmait dans cetteopinion, c’est que, malgré l’extrême rapidité de sa course, lebruit restait toujours à la même distance par rapport à lui s’ils’en approchait, c’était de bien peu. Mais, d’un autre côté, quelmotif assigner à la marche nocturne de ces cavaliers ? Larégularité du son semblait annoncer des soldats, et comment penserqu’en un moment où la capitale du comté avait besoin de tous sesdéfenseurs, on dirigeait des troupes vers la petite ville deKilkerran, point extrême, que son isolement mettait d’ordinaire àl’abri des agitations politiques ?

À vrai dire, Morris ne se faisait point ceraisonnement tout au long. Sa tête et son cœur étaient trop remplispour qu’il s’occupât sérieusement de ce bruit entendu dans lesténèbres. Il allait toujours, hâtant de plus en plus sa courserapide, et dévorant l’espace qui le séparait du salut de safiancée.

Il avait maintenant de l’espoir, mais unespoir mêlé de craintes poignantes. Le manuscrit de Jessy était unsuprême appel qu’elle avait lancé au moment où tout luimanquait.

Et il y avait à présent près de deux jours quecet appel restait sans réponse.

Deux jours, deux longs jours depuis qu’elleavait ressenti l’atteinte cruelle de la faim !

Oh ! que les minutes étaientprécieuses ! Morris ne pouvait se la représenter que mourante,et ce que demandait à Dieu son ardente prière, c’était de prolongerencore quelques instants l’agonie de la pauvre victime.

Tout lui était expliqué à cette heure ;il voyait clair en ce dédale où son esprit s’égarait la veille.

Ce bruit de Londres dont parlait Jessy,c’était le murmure sourd de la mer ; ce pain jetépériodiquement à la recluse par une invisible main, c’était lanourriture quotidienne que Pat croyait servir au prétendu monstre,destiné, suivant la naïve croyance des bonnes gens du pays, à ladestruction des catholiques. La meurtrière oblique de la prisondonnait sans doute sur l’escalier de Ranach, et le pain, lancé parJessy, était venu tomber à la base du cap.

Tout cela était vrai. Mais Morris précipitaitsa course, parce que toutes ces explications ne valaient pas unebouchée de pain pour la pauvre fille affamée.

Il entendait à chaque instant, plus prochain,ce roulement régulier qu’il prenait pour le trot d’une troupe decavaliers. Il ne voyait rien encore, tant les ténèbres étaientprofondes ; mais une circonstance vint dissiper le reste deses doutes.

À moitié chemin de Kilkerran, une voix s’élevatout à coup au-devant de lui, criant le qui-vive militaire. En mêmetemps tout bruit de marche cessa pour faire place au son presqueimperceptible du galop isolé d’un cheval.

On ne répondit point au qui vive, qui futrépété d’une voix forte et menaçante.

Le cheval au galop approchait de Morris. Aumoment où retentissait le troisième qui vive, un cavalier passadans l’ombre comme un tourbillon, et si près, que le jeune maîtreput distinguer l’uniforme rouge des dragons de la Reine.

C’était le major Percy Mortimer qui se rendaità Galway pour faire tête à ses accusateurs.

Profitant du sommeil d’Ellen, il s’étaitdérobé doucement, la laissant endormie sur sa mante.

C’était son pas que Jermyn, à l’affût, avaitentendu sur le galet.

Ellen lui avait appris d’avance où iltrouverait des chevaux, et tout en galopant sur la route de Galwayil se disait :

– Demain, je reviendrai vainqueur ;elle sera bien heureuse, et sa joie m’obtiendra mon pardon.

Pauvre Ellen !

Morris ne reconnut point le major.

La troupe de cavaliers qui se remettait enmarche à ce moment était composée aussi de dragons de la Reine,commandés par le colonel Brazer. Elle avait pour guide Kate Neale,la femme d’Owen, qui voulait venger son père, assassiné par lesMolly-Maguires.

L’orage imminent avait empêché les dragons des’embarquer, suivant le premier conseil de Kate, et ils venaientprendre leurs quartiers à Kilkerran, d’où l’on pouvait apercevoirle feu de Ranach-Head.

La certitude acquise par Morris qu’il avaitdevant lui des soldats saxons, lui fit abandonner la route battue.Il se jeta dans les champs voisins, et poursuivit sa course encôtoyant la ligne parcourue par les dragons.

Il arriva en même temps qu’eux à la hauteur duparc de Montrath. En ce moment l’orage avait déjà balayé labrume ; le ciel noir ne laissait pas échapper une seule gouttede pluie, mais le vent se déchaînait avec une rage croissante,pliant comme des tiges de blé les chênes séculaires du parc.

Entre les troncs, une lueur apparaissait ducôté des ruines de Diarmid, et lorsque Morris enfila enfin une deslongues avenues, il vit briller, au bout, le feu du cap Ranach.

Il serra sa ceinture autour de ses reins,secoua ses grands cheveux alourdis par la sueur, et brandit sonshillelah en donnant une impulsion nouvelle à sa course.

Les dragons étaient maintenant devancés.Morris ne savait pas s’ils continuaient leur route vers le cap, oùs’ils longeaient à gauche, les murailles du parc, pour descendre àKilkerran.

Que lui importait cela ? Il allait, ilallait !

Quelques minutes encore et il passait devantle château neuf, sans jeter un regard sur ses fenêtres derrièrelesquelles des lumières couraient en tous sens.

Un dernier élan le porta au pied des tours deDiarmid. Il s’arrêta une seconde parce que le souffle lui manquait.Un murmure sourd venait du côté de Montrath, et l’air se chargeaitd’une odeur de fumée.

Morris ne tourna pas même la tête. Il entradans le réduit de Pat.

Le trou était éclairé par une branche de pinfichée dans la muraille ; à l’entrée de Morris, une voixlamentable s’éleva.

– Oh Mac-Diarmid, mon fils, disait-elle,sur votre salut, ayez pitié d’un pauvre malheureux ! Ils m’ontattaché là, dans ma pauvre maison, avec des cordes qui m’entrentdans la chair ! Ils vont amener le monstre… Ah ! seigneurDieu ! que leur ai-je fait pour être si cruellementpuni ? C’est un tigre, Morris, et je sens déjà mes os craquersous ses dents de fer !

Le pauvre Pat était en effet solidementgarrotté et gisait sur sa paille.

– Où est-elle ? demanda Morris, quine pouvait avoir qu’une seule pensée.

– Est-ce donc une lionne ! s’écriale malheureux valet de ferme. Oh ! Seigneur Jésus !sainte Vierge ! bienheureux anges, ayez pitié demoi !

Il se roulait sur la paille en poussant desgémissements inarticulés. Ses dents claquaient, ses cheveux sehérissaient sur son crâne chétif. Morris le saisit par le bras etle secoua violemment.

– Où est-elle ? répéta-t-il avecmenace, où est sa prison ?

Pat se roulait en hurlant.

Morris allait le saisir aux cheveux,lorsqu’une pensée soudaine traversa son esprit. Il se relevabrusquement et pressa son front à deux mains en tâchant de serecueillir.

Quelqu’un l’avait devancé dans les ruines,puisque Pat, garrotté, gisait sur la paille de sa couche.Étaient-ce les Mac-Diarmid ? était-ce un ennemi ?

Le nom de lord George vint à la lèvre deMorris, et une angoisse terrible lui serra le cœur.

Il se pencha de nouveau vers Pat, qui nebougeait plus.

– Est-ce lord George Montrath ?commença-t-il.

– Oh ! oui, mon bijou !interrompit précipitamment le pauvre diable ; c’est milord,notre bon lord et son intendant Crackenwell !

Morris sentit fléchir ses genoux.

– Où sont-ils ? s’écria-t-il d’unevoix étoufFée.

– Sainte Vierge ! qui peut lesavoir ?

– Par où sont-ils allés ?

Pat montra du doigt la petite porte où nousl’avons vu disparaître la veille avec ses trois pains d’avoine etsa cruche d’eau.

La porte était entr’ouverte. Morris s’yprécipita.

XXIII – LA LUTTE

Morris se trouva tout d’abord engagé dans celong corridor encombré de débris qui servait de chemin à Pat pourgagner le premier étage de la tour voisine.

Pendant l’espace de quelques pas, un reflet dela lumière répandue par la branche de pin éclaira encore la marchede Morris ; mais, au premier coude, il se trouva plongésubitement dans des ténèbres profondes.

Il avança, tâtonnant des pieds et sondant leterrain devant lui à l’aide de son shillelah.

Depuis son entrée dans le corridor, ilressentait une sorte de commotion périodique, accompagnée d’unbruit étouffé. Il espérait se guider d’après ce bruit, dont ildevinait vaguement la nature, mais il était arrivé au bout ducorridor et son bâton rencontrait partout des murs épais.

Le bruit se faisait entendre maintenantpresque immédiatement au-dessous de lui. Il n’y avait plusdésormais à s’y méprendre : c’était une pioche attaquant lamaçonnerie d’une muraille.

On descellait le tombeau de la pauvreJessy.

Morris revint sur ses pas, mais nulleouverture n’existait le long des parois du corridor ; du moinsses doigts, qui cherchaient avidement, n’en rencontraientaucune.

– Il allait regagner la retraite de Patet le traîner dans la galerie, lorsque son pied trébucha au bordd’une sorte de trou.

Il se baissa vivement : ce trou était àl’orifice d’un escalier ruiné que remplaçait maintenant uneéchelle.

Morris en descendit les degrés avec rapidité,mais sans bruit.

Arrivé au bas, il aperçut une lueur à quelquespas de lui. Cette lueur n’était qu’un reflet ; un angle demuraille lui cachait la lumière principale.

Il se glissa sur la terre humide et parvintjusqu’à l’angle au delà duquel il y avait deux hommes, éclairés parune lanterne.

L’un de ces deux hommes, appuyé sur le manched’une pioche, essuyait la sueur qui découlait de son front ;l’autre, travaillant avec ses mains, achevait de rendre praticablel’ouverture que son compagnon avait entamée.

L’un après l’autre ils dirigèrent les rayonsde la lanterne à l’intérieur.

– Elle est morte, dit le premier, quiétait lord George.

Le sang de Morris se glaça dans sesveines.

– Non pas, non pas ! répliquaCrackenwell ; je l’ai vue faire un mouvement. Sur mafoi ! milord, vous ne savez pas, je le vois bien, comme lesfemmes ont la vie dure !

Il arracha encore deux ou trois pierres, etpénétra dans la prison de Jessy. Montrath le suivit. Morris vint semettre au-devant de l’ouverture.

Jessy était étendue au milieu de la chambre,pâle et sans mouvement, mais l’un des pains d’avoine, à demidévoré, prouvait qu’elle avait pu profiter de la munificencetardive de Pat. Crackenwell tourna l’âme de la lanterne de manièreà éclairer successivement toutes les parties de la prison. Montrathsuivait du regard la lumière ronde qui courait le long desmurailles.

– J’aurais succombé vingt fois dans cetombeau ! murmura-t-il.

L’intendant fit un geste équivoque.

– Il est certain, répliqua-t-il, que cetappartement laisse beaucoup à souhaiter, mais l’habitude,milord ! La petite avait eu le temps de se faire à toutcela.

Morris écoutait et regardait. Cette barbariefroide ne lui causait aucun surcroît de colère. Il ne savait pasencore ce qu’il allait faire. Il ramassait les forces de son corpset de son esprit. Il bandait en quelque sorte les puissantsressorts de son être, afin de dominer toute résistance au momentvenu de la lutte.

Sa tête seule dépassait les parois del’ouverture pratiquée par Crackenwell. Son regard demeurait fixésur Jessy, que lui cachaient à moitié le lord et son complice.

Crackenwell s’agenouilla, et mit sa main surle cœur de la recluse.

– Ma foi ! dit-il, ça ne bat pastrès fort ! Je crois que nous sommes venus au mauvais moment.Si nous avions pu attendre quelques heures seulement, nous aurionsesquivé l’embarras de chercher un nouveau domicile à la petite.

Sa main glissa sur la poitrine amaigrie deJessy, et monta jusqu’à son cou. La tête de la recluse étaitrenversée ; les longs doigts de Crackenwell lui firent commeun collier. Il regarda Montrath en face.

La lanterne qu’il avait posée à terreéclairait son visage, où se lisait une question diabolique.

Morris ramassa ses jarrets sous lui, prêt àbondir en avant.

Au contact de la main de l’intendant, Jessyavait ouvert ses yeux, qui s’étaient refermés aussitôt avecépouvante.

– Non ! non ! murmura le lorden frissonnant : si vous voulez la tuer, Robin, laissez-moiremonter là-haut !

Crackenwell eut un sourire de souverainmépris. Ses doigts s’arrondissaient toujours autour du cou deJessy, qui poussa une plainte faible.

Morris franchit l’ouverture et marcha vers lesdeux complices. Il n’avait pour arme que son shillelah. Les canonsdamasquinés de deux pistolets brillaient à la ceinture deMontrath.

Crackenwell entendit le premier le bruit de lamarche de Morris.

– Pat, misérable coquin !s’écria-t-il, oses-tu bien venir épier tes maîtres ! Faitesfeu sur lui, milord ! Tuez-le comme un chien, ou nous allonsêtre à sa merci !

Il s’était relevé vivement, lâchant le cou deJessy, qui fit effort pour se redresser, et appuya ses deux mainscontre le sol. Il dirigea l’âme de la lanterne vers le prétenduPat. Montrath arma un de ses pistolets.

Au lieu de Pat, l’intendant et lui virent avecstupéfaction un homme de grande taille qui s’avançait d’un pasferme et la tête haute.

Crackenwell gronda un blasphème, et dégaina lelong couteau qu’il avait passé à sa ceinture.

Montrath n’était lâche que vis-à-vis dusouvenir de son crime. C’étaient les menaces de ses complices quilui faisaient peur. En face d’un danger physique, il retrouva lesang-froid d’un homme.

Passé maître, comme tout gentleman, aumaniement du pistolet, il visa résolument l’intrus au cœur etpressa la détente. Le coup partit, mais au moment même où la poudres’enflammait, le shillelah de Morris avait sifflé décrivant unecourbe rapide.

La balle alla s’écraser contre les pierres dela muraille.

L’arme s’échappa de la main du lord, dont lebras brisé retomba, inerte, le long de son flanc.

– Ne touchez pas à votre autre pistolet,milord ! dit la voix impérieuse du jeune maître, ou je voustue !

Au bruit de l’explosion, Jessy, trop faible,s’était affaissée de nouveau sur la terre en poussant ungémissement étouffé. Ses yeux troublés n’avaient point pureconnaître Morris.

Il n’en était pas de même de RobertCrackenwell, qui baissait la tête maintenant et croisait ses brassur sa poitrine.

– Milord, dit-il en voyant que Montrath,malgré l’ordre reçu, portait la main à son second pistolet, vousn’avez plus qu’un bras, n’essayez pas de résister, nous avonsaffaire à Morris Mac-Diarmid, et le diable sait qui nous l’envoie.Le plus sage est d’en passer par ce qu’il voudra.

– Nous sommes deux contre un !s’écria Montrath dont le pistolet sortait déjà de sa ceinture àmoitié.

Morris avait le shillelah levé.

Crackenwell s’élança sur Montrath, et sechargea lui-même de le contenir.

– Permettez ! répliqua-t-il ;contre Morris Mac-Diarmid, c’est quatre qu’il faut être. Labataille est finie ; capitulons.

Montrath se débattit un instant, puis ilbaissa les yeux d’un air sombre, et demeura immobile.

Morris resta pensif une seconde. Ces deuxhommes étaient en son pouvoir, et sa raison lui disait que, s’illes laissait échapper, le danger pourrait renaître plusterrible.

Mais Jessy était là, décomposée, couchéetoujours sur la terre froide.

Elle ne bougeait plus.

Sa figure maigre et pâle accusait l’état defaiblesse suprême auquel sa longue torture l’avait réduite.

En ce moment, une minute perdue pouvait êtrela mort.

Morris arracha, sans éprouver de résistance,le dernier pistolet de Montrath, et le mit à sa propre ceinture.Puis il désigna du doigt silencieusement le trou pratiqué dans lamuraille, quelques instants auparavant, par Crackenwell.

L’intendant ne se fit point répéter cet ordremuet. Il entraîna Montrath, sans mot dire, vers l’ouverture, qu’ilfranchit précipitamment.

Quand il fut de l’autre côté, il poussa unlong soupir de bien-être.

– Nous sommes perdus ! dit lordGeorge.

– Pas encore ! répéta tout basCrackenwell. C’était bon tout à l’heure quand nous étions sous lamassue de ce diable de sauvage. Maintenant… Mais sortons d’icid’abord, car il pourrait bien se raviser, et je crois toujours lesentir sur mes talons !

Morris était seul dans la prison auprès deJessy évanouie. Les battements du cœur de la pauvre recluse étaientsi faibles que la main de Morris les chercha en vain. À la toucherainsi livide, glacée, immobile, il la vit morte, et un navrantdésespoir entra dans son âme.

Il n’était donc venu que pour assister audernier effort de son agonie !

Lui qui avait devancé sur la route deKilkerran les dragons à cheval, il se reprochait amèrement lalenteur de sa course !

Un instant, sa vigueur héroïque fléchit à telpoint qu’il ne trouva pas la force de soulever Jessy pour la portersur sa couche. Le poids diminué de la pauvre enfant était encoretrop lourd pour son bras qu’amollissaient l’angoisse et ledécouragement.

Enfin sa main tremblante, qui interrogeaittoujours la poitrine de Jessy, sentit un battement.

Le souffle lui manqua, tant il eut dejoie ! Il tourna vers le ciel ses yeux chargés d’ardentegratitude, et demanda grâce à Dieu pour avoir douté de samiséricorde. Son courage était revenu. Il était fort. Il prit Jessyentre ses bras avec plus de précautions que mère n’en mit jamais àporter le corps frêle d’un enfant ; il la déposa sur le litbien doucement, et courut tremper son mouchoir dans l’eau froide dela cruche.

Il baigna les tempes et le front de Jessy.

En même temps, à l’aide de ses habits dont ilse dépouilla, il réchauffait le corps perclus de la pauvrefille.

Comme elle était changée ! comme lasouffrance avait creusé ses joues pâles !

Qu’il y avait de tortures longues et cruellesinscrites sur son front désolé ! Mais qu’elle était belleencore ! que de douceur angélique parmi les traces de sonmartyre !

La chaleur revenait peu à peu. – Morris,penché au-dessus du visage de sa fiancée, sentit un souffle faible.C’était Jessy qui respirait.

Le cœur du jeune maître bondit dans sapoitrine.

Le souffle augmentait ! il soulevait lesein ; les lèvres s’entr’ouvraient ; – ce pauvre petitbras, dont la peau transparente montrait les veines bleues, avaitremué un peu : Morris en était sûr !

Vierge sainte, et Jésus ! que de prièrespromises ! que de riches quenouilles de chanvre à suspendreaux voûtes bénites de la paroisse de Knockderry !

Jessy revivait. Un fugitif incarnat remontaitlentement à sa joue.

Morris la contemplait, suivant avec uneallégresse naïve les progrès de son retour à la vie.

Mais tout à coup un nuage passa sur sonsourire. Il avait oublié l’intendant et le lord !

Ce souvenir envahit son esprit à l’improviste,et il tourna la tête vers l’ouverture, comme s’il se fût attendu àvoir surgir de l’ombre une apparition ennemie.

Il n’aperçut rien et le silence régnait dansles couloirs voisins.

Les lèvres de Jessy rendirent un son. Morrisse tourna vivement. Il avait de nouveau oublié son inquiétude.

Oh ! ce fut le délire de la joie !Jessy s’agita sur le lit et ses beaux yeux s’entr’ouvrirent.

Elle regarda Morris, comme si elle se fûtattendue, rencontrer son visage aimé au réveil. Elle jeta ses brasautour de son cou et le baisa en souriant. Ils restèrent longtempsembrassés. Ils n’avaient point de paroles.

Morris se redressa brusquement et mit lepistolet à la main. Il avait entendu comme un bruit sourd dans ladirection de la retraite de Pat.

 

Montrath et Crackenwell, en sortant de laprison, avaient monté en silence l’échelle qui conduisait à lademeure de Pat. Arrivé dans le corridor obscur où Morris s’étaitperdu naguère, Crackenwell s’arrêta.

– Nous pouvons causer maintenant, dit-il.S’il y a quelqu’un de perdu en tout ceci, c’est le coquin desauvage !

– Je ne vous comprends pas, répliquaMontrath, à qui son bras fracturé arrachait de temps en temps uneplainte sourde.

Crackenwell haussa les épaules.

– Je vous dis, reprit-il, que nous avonsdéfait un mur cette nuit, nous pouvons bien clouer une trappe et larecouvrit de terre.

– Ah !… fit le lord.

– Nous allons retirer l’échelle,poursuivit froidement l’intendant, cela coupera le chemin ausauvage et nous donnera du loisir. En une demi-heure je me chargede boucher le trou si bel et si bien que tous les Mac-Diarmidréunis ne sauraient qu’y faire.

Il se baissa et saisit les deux montants del’échelle qu’il essaya de soulever. Cette tâche était au-dessus deses forces, et le lord, qui n’avait plus que son bras gauche, neput lui être d’aucun secours.

– J’aurais mieux aime faire cette besogneà nous seuls, dit l’intendant d’un air chagrin ; mais il y ade bons garçons parmi vos laquais, à Montrath, et j’en sais plusd’un qui nous donnera volontiers un coup de main. Nous prendrons enmême temps des armes, car il faut tout prévoir, et, cette fois,nous jouons notre reste : Partons !

Ils se mirent en marche vers la retraite dePat, qui était, la seule sortie des ruines de ce côté. Au bruit deleurs pas, le malheureux valet de ferme cacha sa tête dans lapaille et récita un De profundis à sa propreintention.

Crackenwell et Montrath passèrent sans prendregarde à lui. Ils franchirent le seuil. Mais à peine eurent-ils misle pied dehors qu’ils poussèrent tous deux un cri et s’arrêtèrentstupéfaits.

Une grande lueur illuminait les environs etmettait des teintes rouges sur les feuillages du parc. Le cielsemblait tout embrasé.

– C’est le château qui brûle !balbutia Crackenwell.

Le lord n’eut pas le temps de répondre.

Cinq ou six formes noires glissèrent dansl’espace brillamment éclairé qui était entre eux et le château.Avant même que l’idée de fuir leur vînt, ils étaient cernés par deshommes masqués de toile.

Parmi ces hommes, une clameur joyeuses’éleva.

– Nous les tenons ! nous lestenons ! s’écrièrent-ils : aux galeries !

En un clin d’œil Montrath et l’intendantfurent solidement garrottés, les hommes masqués de toile lespoussèrent vers le château en flammes.

XXIV – GRANDE TOMBE

C’était la reproduction agrandie de la scènequi ouvre ce récit. Montrath, le brillant et noble manoir, était laproie des famines. Un furieux incendie, activé par le veut quisoufflait de la mer avec violence, dévorait à la fois toutes lesparties du château.

C’étaient des mains habiles et savantes au malqui avaient opéré cette œuvre de destruction. Les mesures avaientété prises avec une précision diabolique ; le fier édificen’avait pas une toise de muraille qui ne fût noircie déjà etattaquée par la flamme envahissante. D’énormes langues de feusortaient par toutes les fenêtres. Le long de la toiture fumante,des jets lumineux commençaient à courir, s’allumant, s’éteignant,pour s’allumer encore : on eût dit que le fléau vainqueurjouait ici avec sa proie. – Mais le feu gagnait, gagnait ; lacharpente donnait déjà passage à de longues colonnes de vapeursembrasées. Malgré l’épaisseur de ses orgueilleuses murailles, lechâteau cédait vite à l’incendie attisé par l’ouragan. C’était unvaste brasier, conservant des formes architecturales, maisenveloppé de la base au faîte par de grandes flammes que le ventemportait et faisait ondoyer comme une chevelure.

Ici, comme chez Luke Neale, le middleman, il yavait, autour de l’incendie, un long cordon de spectateursimmobiles, qui semblaient être là pour garder le désastre etempêcher tout secours d’arriver à la demeure embrasée.

C’était Molly-Maguire signant à lord GeorgeMontrath sa quittance de minuit.

Le signal avait brillé, dès la fin du jour, ausommet de Ranach-Head. Parmi les ribbonmen, beaucoup restèrentsourds à cet appel, parce que l’impression de leur défaite dans lebog était pour eux trop récente encore ; mais Molly-Maguireest une bonne mère qui ne gâte point ses enfants ; les membresdes sociétés secrètes, en Irlande, ont au moins autant de peur lesuns des autres que de leurs adversaires directs, les soldats de laReine.

Quelques-uns vinrent par curiosité, un plusgrand nombre par frayeur ; d’autres enfin parce qu’ils étaientaussi aveugles que vaillants et qu’ils croyaient remplir undevoir.

Les Mac-Diarmid avaient allumé le feu deRanach de leurs propres mains, cette fois. La querelle qu’on allaitvenger était la leur ; l’attaque du château avait pour but demettre Montrath et ses complices sous la main de Molly-Maguire,afin de les forcer à faire connaître la retraite de Jessy O’Brien.Avant de quitter Galway, les fils du vieux Miles étaient entrésdans les public-houses du Claddagh ; ils avaient convoqué lebon roi Lew et ses hardis matelots.

Les gens de Corrib et de Knockderry, deKilkerran et du Connemara se rendirent successivement à la pointede Ranach. Le géant Mahony ne fut pas des derniers, bien que cesoir il eût porté sur ses épaules le vieux Miles Mac-Diarmid,depuis les portes de la prison de Galway jusqu’à la ferme desMamturks.

Il avait déposé sur le lit d’Owen le vieillardendormi, et s’était fait donner une pinte de poteen. Puis il avaitrepris sa course en brandissant son énorme shillelah.

En arrivant sur le galet, le Brûleur était unpeu essoufflé ; mais il aimait son métier de passion, et dèsqu’il entendit parler d’allumer la torche de bog-pine, il se sentittout gaillard.

Vers onze heures du soir, les ribbonmen seglissèrent dans les taillis qui avoisinaient le château ; ilsescaladèrent la grille du parc. Le Brûleur, qui avait reprishaleine, jeta bas la porte en deux ou trois coups de hache. Ce futalors une scène de tumulte et de sauvage triomphe ; personnen’avait plus peur ; l’ivresse de la vengeance avait gagné lesplus timides.

En un clin d’œil, le château fut fouillé descaves aux combles par cette troupe hurlante et déchaînée. Oncherchait Montrath, Crackenwell et Mary Wood. On ne trouva que MaryWood endormie auprès d’un flacon de vieux rhum. Quand on se saisitd’elle pour l’emmener, elle ne manifesta ni surprise ni frayeur.Elle ne s’informa point du motif qui amenait les assaillants auprèsd’elle à cette heure. Seulement, l’un d’eux ayant voulu faireconnaissance avec son flacon de rhum, Mary sauta hors du lit etrepoussa l’insolent à grands coups de poing. Le flacon luiresta ; elle le mit sous son bras et suivit les vainqueurssans autre résistance.

Quant au lord et à l’intendant, ils avaientdisparu. Personne au château ne savait le secret de leur absence,et les valets, épouvantés, qui avaient ouvert eux-mêmes, à lapremière réquisition, les portes de leurs chambres, ne purent pointdire où leur maître s’était caché.

– Mettons le feu ! s’écriaMahony : l’odeur de la fumée les fera bien sortir, s’ils sontdans quelque trou !

L’idée fut approuvée tout d’une voix, etchacun répéta :

– Mettons le feu !

Quelques minutes après, les boiseriessculptées suaient et se fendaient en craquant ; les carreauxdes vitres éclataient derrière les draperies en flammes. Il nerestait rien des magnificences intérieures du beau château deMontrath.

Au même instant on avait mis le feu à tous lesétages et à toutes les chambres.

Les riches meubles de France n’étaient quecendres ; les tableaux de maîtres flambaient ; tout seconsumait, jusqu’au manuscrit du joli petit roman fashionable de lapauvre lady Montrath.

Heureusement que, dans le même moment, àLondres, quelque lady Arabella, quelque miss Diana, quelquemistress Ophelia occupaient leurs loisirs à composer exactement lamême élégie, laquelle a été radotée quatre cents fois au moins parles ladies de lettres de la joyeuse Angleterre, sous prétexte queRichardson en a fait un magnifique roman, il y a longtemps.

Les Molly-Maguires s’étaient retirés audehors, emmenant avec eux Mary Wood, ses quatre laquais et toute lamaison de Montrath.

Suivant leur habitude, ils se rangèrent autourdu château en flammes. Cette fois, ils avaient un autre but que decontempler leur œuvre : ils étaient persuadés que le lord etson intendant étaient cachés quelque part dans le manoir, et ilsles guettaient au passage.

Auprès de la grille, vis-à-vis de l’avenue, setenait le groupe des prisonniers, gardés par Mac-Duff et quelquespaysans de Knockderry. Parmi ces prisonniers, il y en avait qui nevenaient point du château. Suivant l’habitude, les magistrats deGalway ne s’étaient plus occupés du pauvre Gib, après que sadéposition faite l’avait rendu inutile. Suivant l’habitude encore,les ribbonmen avaient mis tout en œuvre pour s’emparer de Gib, nonpoint parce qu’il était un faux témoin, mais parce qu’il avaittrahi l’association. En Irlande on dit que Molly-Maguire voit tout.Gib s’était caché de son mieux en attendant l’exécution despromesses de Josuah Daws. Molly-Maguire le trouva, et il étaitmaintenant garrotté, entre ses deux enfants, sur la pelouse, devantle château de Montrath.

Il ne disait rien et gisait comme abêti par ledésespoir.

La petite Su et le petit Paddy avaient pleurétout le long de la route ; maintenant leurs yeux s’étaientséchés ; ils regardaient, ébahis, la grande maison enflammes.

Mais ils ne s’amusaient pas tant que MaryWood ! Mary Wood trépignait d’aise et battait des mains enriant à gorge déployée. Elle regrettait seulement de ne s’êtrepoint donné plus tôt ce divertissant spectacle.

Cependant Mickey et ses frères attendaient envain l’apparition du lord. Montrath restait introuvable, et poureux le but de l’expédition était manqué, car Mary Wood, interrogéesur le sort de Jessy dès le premier moment, avait haussé lesépaules et refusé de répondre.

L’incendie était si avancé déjà, qu’il n’yavait plus guère d’espoir qu’une créature vivante pût rester àl’intérieur.

Mickey et ses frères s’étaient éloignés desrangs des ribbonmen et s’entretenaient à l’écart.

Ce fut en ce moment qu’ils aperçurent deuxhommes sortant des ruines de Diarmid.

D’un seul coup d’œil Mickey avait reconnu lelord. Il s’élança, suivi de ses frères. Montrath et Crackenwellétaient prisonniers. Ce fut une grande joie dans l’armée deMolly-Maguire.

– Aux galeries ! auxgaleries !

Tous ces hommes si longtemps courbés sous lamisère avaient hâte de voir, humilié à leurs pieds, le maître avidequi la veille encore les affamait dans leurs taudis. Il y avait enoutre un traître à juger : ce devait être une mémorableassemblée.

Le long cordon des ribbonmen se replia surlui-même pour descendre l’avenue. Avant de s’ébranler, ils setournèrent encore une fois vers le château.

Le géant Mahony se détacha et s’avança seulvers la fournaise. Un instant son énorme silhouette trancha en noirsur le rouge ardent de l’incendie.

Il s’arrêta au-devant de la porte principaleet planta en terre une longue perche qu’il tenait à la main. Cetteperche supportait à son sommet l’écriteau funeste où Molly-Maguireaffiche sa vengeance accomplie. On y lisait en groscaractères :

QUITTANCE DE MINUIT !

Cela se passait au moment où Morris, heureux,épiait à quelques pas de là, sous les ruines du vieux château, leréveil de sa fiancée.

À la ferme des Mamturks, le vieux Milessubissait toujours l’effet de l’opium qu’il avait bu en portant ledernier toast du repas funèbre célébré à la prison de Galway. Ildormait profondément dans sa demeure déserte. Au lieu de la famillenombreuse et forte qui fleurissait naguère sous le toit de laferme, il ne restait là qu’une pauvre enfant dont les veinesn’avaient pas une goutte du royal sang de Diarmid.

Peggy veillait, tremblante, dans la solitudede la salle commune. Elle attendait Ellen, sa maîtresse chérie, lessix garçons qu’elle aimait, et Kate, la douce femme d’Owen, quil’aidait dans sa tâche de tous les jours.

Et personne ne revenait, ni la nobleHéritière, ni les six maîtres, ni Kate, la bonne épouse !

Voici ce que faisait Kate eu cemoment :

Les dragons de la Reine, rencontrés cette nuitpar Morris sur la route de Kilkerran, n’avaient point tourné àgauche du parc de Montrath pour aller dormir dans la petite ville.Ils avaient, eux aussi, aperçu le feu allumé au sommet deRanach-Head.

Il n’était pas temps de se reposer. Le colonelBrazer avait fait mettre pied à terre à ses dragons, et les avaitdirigés vers le cap, en leur recommandant le silence.

Kate marchait au milieu d’eux, morne etmuette. Elle tâchait de songer à son père mort pour se redonner ducourage, mais chaque fois qu’elle appelait la pensée de Luke Neale,c’était l’image d’Owen qui descendait au fond de son cœur.

Les dragons passèrent à deux ou trois centspas, sur la gauche du château, dont l’incendie n’était pas alluméencore, et gagnèrent le sentier à pic qui descend du sommet de lamontagne au galet, et sur lequel s’ouvrent les grottes de Muyr. Unefois déjà nous avons vu le pauvre Pat faire usage de ce cheminpresque impraticable ; mais Pat avait ôté ses souliers debois, et il était du pays.

Les dragons, avec leurs lourdes bottes,glissèrent bien des fois sur cette pente abrupte. Leurs mains sedéchirèrent aux pointes du roc. Dans la nuit noire ils ne voyaientrien, sinon le vide sans fond sous leurs pieds.

Le hasard les servit. Ce qu’ils n’eussentpoint fait en plein jour peut-être, ils l’accomplirent protégés parces ténèbres opaques qui leur cachaient les trois quarts dudanger.

Ils atteignirent la base du cap.

C’était l’heure où les Molly-Maguires, décidésà envahir le château de Montrath, s’engageaient dans les rochersqui séparent le galet de la grève, afin de gagner l’avenue duchâteau. Brazer et ses dragons virent un mouvement confus, auquelse joignait une rumeur sourde : des formes humaines quiglissaient dans l’ombre, puis tout disparut. Les ribbonmen avaienttourné l’angle du cap.

– Où est l’entrée des galeries ?demanda Brazer à Kate.

Kate désigna du doigt la fissure. Quatre oucinq dragons allèrent la reconnaître, et revinrent en disant qu’onn’entendait aucun son à l’intérieur.

À gauche de la colonnade de Ranach, setrouvait un enfoncement pareil à celui qui avait servi de retraiteà Jermyn, dans la partie opposée du galet, pour guetter, quelquesheures auparavant, la sortie d’Ellen. Brazer et sa troupe secachèrent dans cet enfoncement, où un escadron tout entier auraitpu tenir à l’aise. La base de la colonnade, qui avançait entre euxet la fissure, eût assuré leur embuscade par une nuit ordinaire etmême à la clarté de la lune.

Les dragons attendirent. Ils attendirentlongtemps.

Pas une âme ne se montrait sur le galet. Lamer brisait, furieuse, à quelques cents pas d’eux, et le vent dularge glaçait leurs os.

Quand la tempête faisait trêve, il leursemblait entendre comme une clameur lointaine, au delà du sommet ducap. Parfois encore, il leur semblait que le ciel prenait desreflets rouges au-dessus de leurs têtes, comme si une auroreboréale eût incendié les nuages.

Ce ne pouvait être le feu du cap Ranach, quis’éteignait maintenant et ne jetait plus que des lueursassombries.

Les heures s’écoulaient : Brazercommençait à désespérer.

Enfin une lueur parut dans les rochers, àl’angle du cap. Les dragons se reculèrent et retinrent leursouffle.

Brazer seul et Kate Neale, qui était auprès delui, avançaient leurs têtes avec précaution pour voir les nouveauxarrivants.

Ce fut d’abord le géant Mahony, secouant unetorche de bog-pine au-dessus de sa tête.

Des groupes nombreux le suivaient dansl’ombre, et se dirigeaient tous vers la fissure.

Mahony s’arrêta a une trentaine de pas del’entrée et leva sa torche, comme pour reconnaître, un à un, lesmembres de l’association.

Tantôt la torche brillait, dressant sa flammecolorée ; tantôt le vent l’inclinait et l’empêchait de luire.Quand la flamme se relevait, Kate, qui mettait son âme dans sonregard, distinguait sous les masques de toile relevés par le ventdes figures connues : des matelots du Claddagh, des fermiersde Corrib ou de Knockderry. Son cœur battait d’espoir, parcequ’elle ne voyait aucun des frères d’Owen ni Owen lui-même.

Il avait dit vrai sans doute au pied de lacroix de Saint-Patrick, sur le sommet de la montagne. Elle allaitvenger son père et retrouver son époux, endormi paisiblement dansla maison de Mac-Diarmid.

La foule marchait toujours. Il n’y avait plusque quelques groupes, qui passèrent à leur tour devant Mahony.Enfin un dernier groupe resta seul. Il était composé de quatrehommes de grande taille et vêtus de carricks.

Le cœur de Kate battit dans sa poitrine. Satête se pencha eu dehors de la roche.

Les quatre hommes allaient s’engager dansl’ouverture ; trois d’entre eux avaient disparu. Le ventsouffla. Le masque du quatrième se souleva. Kate poussa un cridéchirant et s’élança, laissant des lambeaux de ses vêtements entreles mains de Brazer, qui voulait la retenir.

– Owen ! Owen !cria-t-elle.

Kate se précipita dans la fissure, avant queMahony pût l’en empêcher.

– Feu ! commanda Brazer à sesdragons.

Le Brûleur entendit, et leva sa torche pouréclairer le galet. Une détonation éclata. Le géant tomba lourdementen travers de l’ouverture.

Il se fit à l’intérieur un fracas sourd.

Les dragons avaient quitté leur posted’attente, et s’étaient rangés des deux côtés de l’entrée.

Pendant quelques minutes, les coups de feucontinuèrent à retentir, parce que des ribbonmen venaient semontrer à la bouche des galeries, et cherchaient à s’échapper.

La fissure fut bientôt encombrée decadavres.

Puis la fusillade se tut, et le silence régna.Les dragons restèrent rangés, l’arme au bras.

De temps en temps, le murmure renaissait audedans de la caverne pour s’enfler un instant, puis s’éteindre.Personne n’essayait plus de sortir.

Au bout d’une heure d’attente, un soldats’avança sur l’ordre de Brazer et somma les ribbonmen de se rendre,sous peine de la vie.

On ne répondit point ; seulement, labouche de la caverne rendit comme un éclat de rire.

Les assiégeants se consultèrent. Il étaitabsolument impossible d’attaquer les ribbonmen dans leur retraite,et le temps passait. L’aube blanchissait l’horizon, au-dessus de lamer sombre.

– Il faut en finir, dit Brazer.

Le cornette Dickson, appelé, reçut un ordre àvoix basse. La troupe se dédoubla. Dickson prit la route suivienaguère par les ribbonmen, et se dirigea vers l’avenue deMontrath.

Une demi-heure après, Dickson revint annonçantl’incendie du château, qui continuait à brûler et dont leshabitants avaient sans doute péri dans les flammes.

Chacun des dragons qu’il ramenait portait surses épaules une lourde fascine.

Brazer fit déblayer la fissure des corps quil’encombraient. Un soldat s’avança de nouveau, au-devant del’entrée et cria aux assiégés de se rendre.

On ne répondit point encore. Mais le couloirsombre s’éclaira, et le soldat tomba frappé d’une balle.

– Allumez les fascines ! ditBrazer.

Les soldats obéirent et un premier fagotenflammé fut lancé dans l’ouverture.

Un long éclat de rire gronda dans la bouchedes galeries.

La fascine brûla, le bois vert rendait unefumée épaisse, que la violence du vent de mer repoussait toutentière dans la caverne.

Le jour grandissait. Un second fagot remplaçale premier et, quand le foyer fut allumé une fois, on entassafascines sur fascines qui, toutes, prirent feu en même temps.

L’orifice de la caverne, à demi bouché parl’incendie, rendait de grands murmures, où il n’y avait plusd’éclats de rire.

Puis les murmures se changèrent engémissements ; puis les gémissements hurlèrent, frénétiques etdésespérés.

 

Le soleil se levait derrière la grande massedu cap.

Vers cette même heure, le vieux Mac-Diarmids’éveillait de son long sommeil. Gardant cette apathieintellectuelle que laisse après soi l’opium, il se leva sans donnerun regard aux choses qui l’entouraient, et comme si rien ne se fûtpassé depuis le jour où il s’était éveillé en ce lieu pour ladernière fois.

Mais au moment où il mettait le pied hors dulit, son œil rencontra un objet qui gisait à terre, et il reculacomme s’il eût été sur le point de marcher sur un serpent. Saprunelle se distendait, fixe et comme fascinée. L’objet qu’ilexaminait avec tant d’émotion était un carré de toile bise, auxcoins duquel s’attachaient deux rubans de fil. C’était le masque dupauvre Dan, que ses frères avaient oublié de détruire.

Le vieillard se baissa lentement et le saisitd’un geste convulsif. Puis il regarda tout autour de lui avecépouvante et le cacha vivement dans son sein.

Peggy avait préparé, comme d’habitude, lerepas de famille. Miles vint s’asseoir à sa place accoutumée.

Son œil fit avec lenteur le tour de la tablevide.

Il ne toucha point les mets rustiques placésdevant lui. Pas une parole ne tomba de sa bouche. Il attendit.

Vers le milieu du jour, la porte de la fermes’ouvrit enfin. Morris entra, soutenant Jessy, faible, entre sesbras.

Le visage du vieux Miles resta immobile etglacé. Il regarda sa fille chérie comme s’il ne la reconnaissaitpoint.

– Où sont mes frères ? demandaMorris à Peggy.

Peggy ne répondit pas.

– Où sont Kate et la nobleHéritière ?

La petite fille secoua la tête en pleurant.Morris s’avança vers son père et voulut lui prendre la main.

Le vieillard retira la sienne.

– Pourquoi la maison de Mac-Diarmidest-elle déserte ? dit-il d’une voix creuse et morne.

– Ils vont revenir, balbutia Morris, quiavait peine à maîtriser son inquiétude.

– Qui sait ? reprit le vieillard enfixant sur Morris un regard étrange. Déjà hier Natty, Dan et Jermynpeut-être étaient morts. Ne mentez pas, Mac-Diarmid, car j’ai toutdeviné !

Morris ouvrit la bouche pour répondre. Ungeste impérieux de son père la lui ferma.

Celui-ci tira de son sein le masque de toile,insigne bien connu des ribbonmen.

Morris, à la vue de cette preuve, baissa latête en silence.

Le vieillard se leva.

– Je vais retourner à Galway, dit-il, carle pauvre Gib avait raison : c’est Mac-Diarmid qui a tué LukeNeale ! Mac-Diarmid doit du sang à la loi !

– Mon père ! oh ! monpère ! s’écria Morris, qui tomba sur ses genoux.

– Si vos frères reviennent, reprit levieux Miles, répétez-leur mes paroles. Je n’ai plus de fils.Vivants ou morts, je maudis les Molly-Maguires, qui sont lesennemis de l’Irlande !

Le vieillard se dirigea vers la porte. Morriss’attachait à ses vêtements ; Jessy s’agenouilla baignée delarmes, sur son passage. Il repoussa Morris durement ; ilécarta Jessy d’un geste froid.

– Je vous défends de me suivre dit-ilavant de passer le seuil.

On le vit descendre la montagne d’un pas fermeet se diriger vers la ville.

 

La tempête était calmée. Le soleil, au plushaut de sa course, mettait des rayons vifs sur les roches quiparsèment la mer aux abords du cap Ranach.

Brazer et ses dragons étaient encore à leurposte. Les fascines brûlaient toujours, étendant leurs vapeursnoires, comme un mortel linceul, au-devant de la fissure.

La bouche du souterrain rendait de longuesplaintes affaiblies.

Brazer était pâle et ses cheveux gris sedressaient sur son front ; mais il s’endurcissait dans sarésolution impitoyable, et c’était avec une répugnance morne queles soldats saxons exécutaient ses ordres désormais.

La mer, que ne soulevait plus le vent, gardaitune partie de son agitation. La houle moutonnait au loin et la côtes’entourait d’une large ceinture d’écume.

Le foyer s’éteignait.

Brazer y poussa du pied lui-même une fascine,et prêta l’oreille comme pour mesurer l’affaiblissement graduel dela plainte qui sortait de la caverne.

Dickson et les autres officiers détournèrentla tête avec dégoût. Ce mouvement porta leurs regards vers lelarge, et ils aperçurent un cutter de l’État, qui doublait le cap,toutes voiles dehors.

Sur le pont de ce navire, il était facile dedistinguer un officier, revêtu du brillant costume des dragons dela Reine.

Le cutter jeta l’ancre à l’endroit même où lesloop de Mary Wood avait mouillé deux jours auparavant.

On mit une embarcation à la mer, et l’officiery descendit seul avec les rameurs.

– Mes yeux sont fous, murmura lelieutenant Peters, ou c’est bien le major Percy Mortimer quej’aperçois là-bas !

À ce nom, Brazer releva la tête et braqua sonœil avide sur la chaloupe, qui approchait rapidement.

– Dieu me damne ! s’écria-t-il, lemisérable traître viendrait-il défendre ses bons amis !rallumez le feu, afin qu’il voie que nous employons bien notretemps !

Une noire spirale de fumée monta le long de lacolonnade du Géant.

Sur la chaloupe, Percy Mortimer faisait dessignaux avec son écharpe.

– Démène-toi ! démène-toi !grommela Brazer, nous allons t’emmener à la ville, pieds et poingsliés, afin qu’on ne nous reproche pas de n’avoir point fait deprisonniers !

La chaloupe prenait terre en ce moment. Percytoucha le rivage et s’avança, soutenu par un des rameurs, car ilavait grande peine à marcher.

Dès qu’il fut à portée de la voix, il cria auxsoldats d’arracher les fascines et d’éteindre le feu.

Les dragons interrogèrent du regard le colonelBrazer, qui haussa les épaules en souriant avec un méprishaineux.

– Alimentez le feu ! dit-il.

Les soldats, obéissant avec lenteur,soulevèrent de nouvelles fascines.

Mortimer était maintenant à quelques pas de latroupe.

– Lieutenant Peters, dit-il d’un ton decommandement péremptoire, cornette Dickson, je vous chargespécialement tous les deux, et sous peine de rébellion, de faireexécuter mes ordres qu’on éteigne le feu à l’instantmême !

Officiers et soldats hésitèrent. Ilspenchaient vers l’obéissance, car ils avaient pitié, mais ladiscipline militaire ne laisse point aux subalternes le droitd’avoir une conscience.

Brazer était là. Sa volonté faisait la loisuprême.

Un moment de silence eut lieu ; parmi cesilence, on entendît comme un écho suprême de l’agonie desassiégés. Leurs voix mourantes arrivaient au dehors confuses etpresque insaisissables.

Mortimer atteignait le groupe des soldats ence moment. Il passa devant Brazer et répéta son commandement avecun accent de menace. Son visage, pâle et blanc comme une figure demarbre, gardait cette apparence de calme froideur qui était sonexpression habituelle ; mais, sous ce masque, l’œil attentifeût découvert les traces d’une émotion poignante.

– Ranimez le feu ! dit Brazer d’unton provoquant et railleur.

– Éteignez le feu ! prononça pour latroisième fois Mortimer, qui arma l’un de ses pistolets.

Brazer perdit son sourire moqueur et sa lèvretrembla de rage. Il tira son épée.

– Major Mortimer, dit-il en tâchant de secontenir, vous oubliez que vous parlez devant votresupérieur !

– Je parle devant mon égal !répliqua Percy. Le courrier de Londres m’apporte ce matin macommission de colonel.

– Enlevez les fascines ! dirent à lafois Peters et Dickson.

Brazer ferma ses gros poings enblasphémant.

– Et je vous somme, poursuivit Percy,d’abandonner le commandement de ces soldats qui ne sont plus lesvôtres.

Brazer, écumant de fureur, fit un mouvementcomme pour s’élancer sur lui, l’épée haute ; mais il secontint, et sa main, que faisait trembler la colère impuissante,remit son arme au fourreau.

La bouche de la caverne fut déblayée enquelques minutes, et la fissure montra ses lèvres béantes, noirciespar la fumée.

– Allumez des torches, dit Mortimer.

Cet ordre fut exécuté sur-le-champ, et deux outrois soldats essayèrent de pénétrer dans le couloir étroit quimontait aux galeries.

Mais ils reculèrent aussitôt, chassés parl’atmosphère ardente.

Il fallait attendre. Mortimer s’agitait,torturé par une angoisse terrible. Brazer le contemplait à l’écartet souriait.

En ce moment, la bouche sombre de la caverneexhala comme un dernier soupir. Puis elle demeura muette.

Mortimer, incapable de se retenir davantage,saisit une torche et s’élança dans le couloir. Ses soldats lesuivirent.

Dès les premiers pas, le pied de Percy heurtades corps inconnus. Un air chaud et délétère pesait sur sa poitrineet lui ôtait le souffle.

Mortimer passa le seuil des galeries, toujourssuivi par ses soldats. Les torches allumèrent les mille cristauxdes parois et des voûtes ; la colonnade surgit,resplendissante ; le palais souterrain se para de sesfantastiques merveilles.

Mais, parmi tant de magnificencesétincelantes, la mort gisait livide et froide. Le sol était jonchéde cadavres. De tous ceux que nous avons vus entrer dans lacaverne, la nuit précédente, vainqueurs ou vaincus, pas un seul negardait un souffle de vie !

Mortimer reconnut, au premier rang, lordGeorge Montrath et son intendant Crackenwell, qui se couchaient,hideusement défigurés par les convulsions dernières ; non loind’eux, Mary Wood était étendue, son flacon de rhum débouché à lamain. La mort l’avait surprise en son orgie solitaire. Sa boucheconservait son sourire insouciant et brutal.

Mickey, Larry et Sam Mac-Diarmid étaientcouchés côte à côte. Leurs traits calmes disaient le courage deleur dernière heure. À quelques pieds d’eux, Owen et Kate setenaient embrassés. Kate avait sa tête dans le sein de son mari,qui souriait tendrement et semblait prononcer des paroles depardon…

Puis c’étaient des cadavres entassés sur lesol ; puis, au pied d’une colonne, un groupe composé d’unvieil homme et de deux petits enfants. Su et Paddy étaient presséscontre leur père, qui les serrait, les deux pauvres êtres, et quiles cachait sous son carrick, pour les défendre contre l’asphyxievictorieuse…

Percy Mortimer passait. Ce n’était point là cequ’il cherchait. Il allait, fouillant du regard ce pêle-mêlefunèbre.

Tout à coup il poussa un cri déchirant.

Dans un enfoncement de la paroi, il venaitd’apercevoir l’Héritière, étendue sur sa mante rouge, belle etblanche comme une sainte ; à ses pieds, Jermyn Mac-Diarmidcachait encore son front entre ses mains raidies.

Il était mort à genoux.

Percy se remit à la place qu’il avait quittéela veille, et appuya la tête de la noble vierge sur son cœur…

Les soldats continuèrent de parcourir lesgaleries, et, à mesure que les torches glissaient dans cette tombeimmense, les feux de la colonnade et des voûtes multipliaient àl’infini leurs étincelles éblouissantes. Des flots de lumièreruisselaient sur le sol. Et tous ces morts semblaient remuer ;tous ces visages pâles semblaient vivre ; tous ces yeux,éteints pour toujours, semblaient rallumer leurs regards.

ÉPILOGUE. – O’CONNELL

Quelques mois après cette catastrophe il yavait grand tumulte et grande joie dans la cité de Galway. On sepressait dans les tavernes, on chantait, on buvait, et lesshillelahs, sans lesquels il n’y a point de bonne fête en Irlande,mêlaient de temps en temps le bruit de leurs coups au concertd’allégresse.

La ville entière était enthousiaste etfolle : on brandissait des rameaux verts par les rues, etdepuis le Claddagh jusqu’au tribunal ce n’était qu’un immense etbruyant hourra.

C’est que la bataille commencée au mois dejuin précédent venait d’être décidée ; la grande lutteélectorale avait son dénouement : Sullivan, le saint devant leSeigneur, et William Derry étaient montés de nouveau sur leshustings, et, malgré les menées habiles des membres de laloge supérieure, soutenus par la sagesse de Josuah Daws, esq., lecandidat catholique l’avait emporté à une énorme majorité.

O’Connell était venu combattre de sa personnepour enlever l’élection de son protégé ; il y avait eu unmeeting monstre au pied des Mamturks. Le Libérateur avait arboré satoque verte semée de harpes d’argent, et son éloquence stéréotypéeavait anéanti Robert Peel et fait des compliments aux dames.

Entre ce puissant esprit et le peupled’Irlande, il y avait comme un fluide magnétique. Les bonnes gensdu Connaught envahirent la ville, et Sullivan fut obligé des’enfuir, tandis que les orangistes se cachaient, honteux etvaincus.

William Derry, membre du Parlement, fut portéen triomphe de taverne en taverne, et jeté sur son lit si pleind’usquebaugh et d’ale, que ce premier jour de sa carrière politiquefaillit en être le dernier.

On était au lendemain des élections, etc’était ce triomphe que fêtaient les bonnes gens du Connaught.

Dans le port il y avait un bateau à vapeur quichauffait et faisait ses préparatifs de départ.

Sur la jetée, le long des quais, et danstoutes les voies environnantes, une foule compacte se pressait etjetait incessamment son grand murmure où dominait le nom de DanielO’Connell.

À droite du débarcadère, et juste en face dupaquebot, se tenait un groupe silencieux et grave, qui regardait enmépris l’enthousiasme général. Dans ce groupe, nous eussionsreconnu le roi Lew, deux ou trois de ses matelots, et quelques-unsdes ribbonmen échappés au désastre de la galerie du Géant.

Au-devant d’eux, debout et les bras croiséssur sa poitrine, un homme de grande taille, à la figure noble etbelle, s’adossait contre les pierres du parapet. Une charmantejeune femme, dont les traits avaient une douceur angélique,s’appuyait à son bras. Tous les deux portaient sur leur visage uneexpression de tristesse ; tous les deux étaient vêtus dedeuil, mais ils se souriaient.

De l’autre côté du débarcadère, vis-à-vis dugroupe peu nombreux des ribbonmen, stationnait un détachement dedragons à cheval. L’officier qui commandait ces dragons portaitavec une grâce hautaine son brillant costume de colonel. C’était unhomme jeune encore ; son visage, d’une beauté irréprochable,se couvrait d’une étrange pâleur, et, sans la mélancolie amère deson sourire, on eût dit une figure de marbre.

Cet homme était le colonel Percy Mortimer. Lepersonnage vêtu de deuil qui lui faisait face était MorrisMac-Diarmid, qui donnait le bras à Jessy O’Brien, sa fiancée,rendue libre par la mort de Montrath.

Entre le colonel et Morris la foule encombraitle passage, et regardait curieusement le paquebot qui faisait sespréparatifs de départ. On discutait chaudement : les unsdisaient que le Libérateur était à bord déjà, et qu’on allait voirbientôt le steamer gagner le large ; les autres se récriaienténergiquement, et protestaient que le vieux Dan était trop bonIrlandais pour quitter ainsi brusquement et sans mot dire lesdignes repealers de Galway.

Une clameur qui s’éleva au loin parmi la cohuedu côté de la vieille ville sembla donner raison à cesderniers : le flot des têtes chevelues s’agita de toutesparts.

– Le voilà ! le voilà !criait-on.

Mais c’était une fausse alerte. Le mouvementde la foule était occasionné par le passage du grave Josuah Daws,esq., et de sa compagne Fenella. Le respectable couple n’avait plusrien à faire à Galway : le portefeuille de Fenella étaitplein, et le surintendant de police avait accompli son œuvre. Ils’embarquait sur le même paquebot que le Libérateur, et les dragonsétaient là pour protéger son passage.

Grâce à leur secours, il put gagner ledébarcadère, au milieu d’un concert de huées et de menaces bavardesqui n’aboutirent à aucune voie de fait. Frances, qui marchaitderrière sa tante, baissa son voile en passant auprès de MorrisMac-Diarmid. Tandis qu’elle descendait les degrés du débarcadère,ses jambes chancelaient.

– Cette jeune fille vous a jeté unregard, Mac-Diarmid, murmura Jessy ; laconnaissez-vous ?

– Oui, répliqua Morris dont la voixtremblait d’émotion.

– Qui est-elle ?

Morris fut quelques secondes avant derépondre.

– Vous souvenez-vous de ce rêve que vouseûtes dans votre prison. Jessy ? dit-il enfin : Dieu nousenvoya un bon ange, au moment où la mort planait sur vous ;c’est cette jeune fille qui m’indiqua votre retraite.

Jessy se retourna vivement vers la chaloupequi emmenait Josuah Daws, et fit un mouvement comme pours’élancer ; mais les rameurs pesaient déjà sur leurs avirons,et la barque glissait sur l’eau tranquille du port.

En même temps une clameur plus haute s’élevaitdu côté de la ville. Cette fois, loin de s’éteindre ou de setransformer en sifflets railleurs, elle grandit en se propageant,elle monta, elle s’enfla jusqu’à éclater comme un tonnerre.

La foule, respectueuse et empressée, ouvrit aumilieu de ses rangs une large voie. Le silence se fit ; toutesles têtes se découvrirent comme aux jours solennels où les prêtrescatholiques promènent le saint sacrement par les rues.

Daniel O’Connell parut escorté de sonétat-major historique.

Il était tête nue et tenait à sa mainl’illustre toque brodée par les dames de Tara.

Quand il saluait à droite et à gauche, laterre tremblait sous des hourras formidables ; quand ilreprenait sa marche, foulant aux pieds les rameaux verts et lescouronnes qui jonchaient son chemin, le fracas faisait place à unsilence subit et religieux.

Un instant, O’Connell, sur le point de mettrele pied dans la chaloupe, se trouva entre les dragons de la Reineet le groupe silencieux des ribbonmen.

C’était comme une image matérielle de samission en cette vie.

Quand il fut passé, Percy Mortimer et MorrisMac-Diarmid échangèrent un long regard. On eût dit deux athlètes semesurant avant la lutte prochaine.

C’était l’Angleterre vis-à-vis del’Irlande.

Ils représentaient deux principes ennemis,forts tous les deux et impérissables parce qu’ils sontabsolus : l’un tenait le drapeau de la Conquête, l’autrerelevait dans l’ombre l’étendard de la Nationalité.

Entre eux il y avait cet homme, ce roi !ce triomphateur, dont la victoire ajournait leur bataille.

Mais ils pouvaient attendre. Ils étaientjeunes tous les deux, et ils voyaient le pas du demi-dieu chancelersous un lourd fardeau de vieillesse.

La chaloupe accosta le steamer, dont lesgrandes nageoires se prirent à osciller en divers sens, comme si lemoteur puissant, mais aveugle, n’eût point su de quel côté dirigerleur effort. Cela dura une minute, puis les roues tournèrent enmugissant, et tracèrent deux larges sillons d’écume.

La foule poussa un suprême hourra. LeLibérateur agita de loin sa toque. La représentation étaitfinie.

Il ne resta bientôt plus sur le pont dupaquebot, à part les hommes de manœuvre, qu’une jeune fille, vêtuede blanc, qui, s’appuyait, triste, contre le bordage. Ses regardsétaient fixés sur Morris Mac-Diarmid et sa fiancée.

La ville disparaissait déjà dans le lointainqu’elle cherchait encore à les voir. Quand elle ne les vit plus,elle mit la main sur son cœur, et ses beaux yeux humides de larmesse relevèrent au ciel.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, qu’ilssoient heureux et qu’elle l’aime toujours !

*

**

Le quart d’un siècle a passé depuis lors.L’Irlande souffre toujours.

Mais l’Europe regarde avec étonnement lesymptôme de décrépitude qui fait trembler la grande main del’Angleterre, – trop faible désormais pour dégainer son épée.

FIN DU TOME SECOND

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