LA GUÊPE
A Jean-Paul Sartre
et Simone de Beaupoir.
LA GUÊPE
Hyménoptère au vol félin, souple,
d’ailleurs d’apparence tigrée -, dont
le corps est beaucoup plus lourd que
celui du moustique et les ailes pourtant
relativement plus petites mais vibrantes
et sans doute très démultipliées, la
guêpe vibre à chaque instant des vibra-
tions nécessaires à la mouche dans une
position ultra critique (pour se défaire
du miel ou du papier tue-mouches, par
exemple).
Elle semble vivre dans un état de
crise continue qui la rend dangereuse.
Une sorte de frénésie ou de forcènerie –
qui la rend aussi brillante, bourdon-
nante, musicale qu’une corde fort ten-
fort vibrante et dès lors brûlante
ou piquante, ce qui rend son oontact
dangereux.
Elle pompe avec ferveur et coups de
reins. Dans la prune violette ou kaki,
c’est riche à voir : vraiment un petit
appareil extirpeur particulièrement per-
fectionné, au point. Aussi n’est-ce pas
le point formateur du rayon d’or qui
mûrit, mais le pqint formateur du rayon
(d’or et d’ombre) qui emporte le résul-
ta t du mûrissement.
Miellée, soleilleuse ; transporteuse de
miel, de sucre, de sirop ; hypocrite et
hydromélique. La guêpe sur le bord de
l’assiette ou de la tasse mal rincée (ou
du pot de confiture) : une attirance
irrésistible. Quelle ténacité dans le désir !
Comme elles sont faites l’une pour l’au-
tre! Une véritable aimantation au sucre.
*
Analogie de la guêpe et du tramway
électrique. Quelque chose de muet au
repos et de chanteur en action. Quel-
que chose aussi d’un train court, avec
premières et secondes, ou plutôt motrice
et baladeuse. Et trolley grésilleur. Gré-
sillante comme une friture, une chimie
(effervescente).
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Et si ça touche, ça pique. Autre
chose qu’un choc mécanique : un con-
tact électrique, une vibration venimeuse.
Mais son corps est plus mou – c’est-
à-dire en somme plus finement arti-
culé – son vol plus capricieux, imprévu,
dangereux que la marche rectiligne des
tramways déterminée par les rails.
*
Un petit siphon ambulant, un petit
alambic à roues et à ailes comme celui
qui se déplace de ferme en ferme dans
les campagnes en certaines saisons, une
petite cuisine volante, une petite voi-
ture de l’assainissement public : la
guêpe ressemble en somme à ces véhi-
cules qui se nourrissent eux-mêmes et
fabriquent en route quelque chose, si
bien que leur apparition comporte un
élément certain de merveilleux, parce
que leur raison d’être n’est pas seule-
ment de se déplacer, ou de transporter,
mais qu’ils ont une activité intime, géné-
ralement assez mystérieuse. Assez sa-
vante. Ce qu’on appelle avoir une vie
intérieure.
. .. Un chaudron à confitures volant,
hermétiquement clos mais mou, le train
arrière lourd basculant en vol.
*
Il fallait bien, pour classer les espèces,
les prendre par quelque endroit, partie
ou membre, et encore un endroit assez
solidement attaché à elles pour qu’il
ne s’en sépare pas lorsqu’on le saisit,
ou que, s’en séparant, il permette du
moins à lui seul de les reconnaître.
Ainsi a-t-on choisi l’aile, des insectes.
Peut-être avec raison: je n’en sais rien,
n’en jurerais nullement.
Hyménoptère, quoi qu’il en soit, à
propos des guêpes, n’est pas tellement
mauvais. Non qu’à l’hymen des jeunes
filles ressemble à vrai dire beaucoup
l’aile des guêpes. Apparemment pour
d’autres raisons: voilà un mot abstrait,
qui tient ses concrets d’une langue
morte. Eh bien, dans la mesure où
l’abstrait est du concret naturalisé, dia-
phanéisé – à la fois mièvre et tendu,
prétentieux, doctoral – voilà qui con-
vient assez à l’aile des guêpes…
. . . Mais je ne m’avancerai pas beau-
coup plus loin en ce sens.
*
Qu’est-ce qu’on me dit? Qu’elle laisse
son dard dans sa victime et qu’elle en
meurt? Ce serait assez bonne image
pour la guerre qui ne paye pas.
Il lui faut donc plutôt éviter tout
contact. Pourtant, lorsque le contact a
lieu, la justice immanente est alors
satisfaite : par la punition des deux
parties. Mais la punition paraît plus
sévère pour la guêpe, qui meurt à coup
sûr. Pourquoi? Parce qu’elle a eu le
tort de considérer le contact comme hos-
tile, et s’est aussitôt mise en colère
défensive, qu’elle a frappé. Faisant preu-
ve d’une susceptibilité exagérée (par
suite de peur, de sensibilité excessive
sans doute… mais pour les circonstances
atténuantes, hélas ! – il est déjà trop
tard). Il est donc évident, répétons-le,
que la guêpe n’a aucun intérêt à ren-
contrer un adversaire, qu’elle doit plu-
tôt éviter tout contact, faire détours et
ZIgzags nécessaires pour cela.
« Je me connais, se dit-elle : si je me
laisse aller, la moindre dispute tour-
nera au tragique : je ne me connaîtrai
plus. J’entrerai en frénésie : vous me
dégoûtez trop, m’êtes trop étran-
gers.
« Je ne connais que les arguments
extrêmes, les injures, les coups – le
ooup d’épée fatal.
t( J’aime mieux ne pas discuter.
« Nous sommes trop loin de compte.
e< Si jamais j’acceptais le moindre contact avec le monde, si j’étais un jour astreinte à la sincérité, s’il me fallait dire ce que je pense!… J’y lais- serais ma vie en même temps que ma réponse – mon dard. « Qu’on me laisse donc tranquille; je vous en supplie : ne discutons pas. Laissez-moi à mon train-train, vous au vôtre. A mon activité somnambu- lique, à ma vie intérieure. Retardons autant que possible toute explica- tion… » Là-dessus, elle reçoit une petite tape – et tombe aussitôt: il n’y a plus qu’à l’écraser.