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La Reine Sanglante

La Reine Sanglante

de Michel Zévaco

Chapitre 1 FÉE OU SORCIÈRE

Au moment où se situe ce récit, la France, en1314, avait pour roi Louis X le Hutin. La reine, Marguerite de Bourgogne et ses deux sœurs, Jeanne et Blanche, menaient secrètement une vie de débauche et la Tour de Nesle devint leur lieu de plaisir favori.

À l’époque, le roi était conseillé pour les affaires de l’État par son oncle Charles, comte de Valois et par Mgr Enguerrand de Marigny, ancien ambassadeur à la cour de Bourgogne. Ce dernier avait été autrefois l’amant de la reine qui lui donna une fille, Myrtille, mais celle-ci a toujours ignoré les hautes fonctions de son père et elle ne connaît pas sa mère. Le comte de Valois, oncle du roi, avait séduit une jeune fille de la cour de Bourgogne, Anne de Dramans. Un fils, Jehan, naquit que Marguerite de Bourgogne, par haine amoureuse, décida de faire supprimer. L’homme chargé de cette mission, Lancelot Bigorne,hésita au dernier moment et sauva l’enfant.

Des années ont passé depuis : Jehan –Buridan – est devenu un homme, Myrtille une jeune fille. Les deux jeunes gens s’aiment sans soupçonner leur lourd passé. La haine que se vouent l’un à l’autre Enguerrand de Marigny et le comte de Valois est un obstacle à leur amour. Quant à Marguerite de Bourgogne, elle dédaigne celui de Philippe d’Aulnay, un ami de Buridan. C’est Buridan qu’elle aime, mais il reste fidèle àMyrtille ; la haine de la reine est tenace : ils mourronttous les deux.

Pourtant, Louis X soupçonne qu’on le trahit.Il se rend à la Tour de Nesle, trouve des papiers, s’en saisit…Mais Philippe d’Aulnay surgit, prend des mains du roi les papierscompromettants, les enflamme à une torche… Buridan est à son côté.Philippe d’Aulnay a sauvé l’honneur de la femme qu’il aime, mais ilreste prisonnier des archers du roi, tandis que Buridan et ses amisse réfugient dans la cour des Miracles.

Conduit par Bigorne, le roi retrouve sononcle, le comte de Valois, dans la salle basse de la Tour deNesle.

Valois, en voyant entrer son neveu et roi,poussa un cri de joie et se précipita vers Louis, qui l’étreignitdans ses bras en disant :

« Il faut donc que ce soit moi qui viennevous tirer des mains des Philistins ?

– Ah ! Sire, cria Valois, dussé-jevivre plusieurs siècles, jamais je n’oublierai que c’est à vous queje dois la liberté et peut-être la vie. Cette vie, mon cher Sire,vous pouvez en disposer, elle vous appartientdésormais ! »

En parlant ainsi, dans un mouvement deréaction, après les heures d’angoisse et de terreur qu’il venait desubir le comte de Valois éclata en sanglots. En ce moment, il étaitsincère dans sa reconnaissance et une sorte d’enthousiasme luivenait à la pensée que le roi lui-même l’aimait assez pour avoirpris la peine de venir lui-même le délivrer.

« Mais, fit-il après les embrassades eteffusions qui suivirent le premier moment, mais, Sire, commentavez-vous pu savoir ?…

– Mais, reprit à son tour le roi,dites-moi, mon digne oncle, comment avez-vous pu vous laisserprendre, tel un renard forcé par la meute ?

– Sire ! dit Valois, je vousavouerai qu’avant tout, j’ai hâte de me retrouver à l’air libre… etque je meurs de faim. »

Une demi-heure plus tard, l’oncle et le neveus’installèrent devant une table splendidement servie.

« Maintenant que nous sommes seuls,Valois, raconte-moi comment t’est arrivée cette prodigieuseaventure d’être saisi dans ton hôtel, malgré la garnison de troiscents gardes… »

Valois, en peu de mots, fit le récit de ce quis’était passé dans son hôtel et raconta comment Buridan et LancelotBigorne, profitant de l’obscurité qui régnait dans le couloir oùavait lieu la bagarre, avaient pu pénétrer dans l’hôtel. Quant àdire pourquoi il s’en garda, tenant à liquider lui-même ce pointavec Simon Malingre.

« Sais-tu, fit le roi avec admiration,que ce sont là de rudes hommes !

– Oui, Sire ! dit Valois, d’une voixsombre, rudes et redoutables. Ils seraient seuls qu’il n’y auraitpas à s’en préoccuper, sinon pour les faire pendre. Mais, Sire, lemalheur est que ces gens sont inspirés par un homme plus redoutableencore, dont ils ne sont que les instruments. Cet homme a juré maperte. Cet homme, enfiellé de jalousie, exaspéré de haine contrel’oncle du roi, veut vous priver de votre meilleur conseiller, devotre serviteur le plus loyal, le plus dévoué, le plusdésintéressé…

– De qui veux-tu parler, Valois ?fit le roi chez qui déjà la colère commençait à bouillonner.

– De qui voulez-vous donc que je parle,Sire, sinon de celui qui, après avoir ruiné mon frère, Philippe IV,cherche à vous ruiner vous-même ? De qui voulez-vous que jeparle, sinon de celui qui me hait parce que j’ai surpris sesdilapidations, parce qu’il sait que je le surveille, parce qu’il abesoin d’ombre et de silence, et que je suis, moi, le flambeau quiéclaire, la parole qui accuse ? De qui voulez-vous que jeparle, sinon du seul homme qui ait intérêt à madisparition ?…

– Crois-tu donc, gronda le roi, crois-tuque Marigny oserait…

– Ah ! Sire, vous voyez bien quec’est vous qui prononcez son nom, son nom maudit ! C’estMarigny, Sire, qui m’a dépêché cette bande de truands avec missionde m’assassiner ! Les truands n’ont pas osé aller jusqu’aubout. Ils n’ont pas osé porter la main sur moi. Mais ils m’auraientlaissé mourir de faim et de soif dans ce cachot d’où mon roi estvenu me tirer comme l’ange envoyé par Dieu.

– Par Notre-Dame, balbutia le roi, chezqui la fureur se déchaînait, si j’en étais sûr, je ferais saisirMarigny, je le ferais jeter dans un cachot où je le laisseraispourrir ou, plutôt, je le ferais pendre, oui, pendre, tout monpremier ministre qu’il est, pendre à ces fourches de Montfauconqu’il m’a offertes comme don de joyeux avènement. »

À ce moment, Valois comprit qu’il jouait surun coup de dé sa puissance et, peut-être, sa liberté et sa vie.

Il sentit qu’entré dans la voie del’accusation, il lui fallait aller jusqu’au bout, il lui fallaitécraser à jamais son rival sous une des formidables accusationsdont on ne se relève pas.

Son visage se fit plus sombre, sa voix se fitplus fielleuse :

« Sire, dit-il, si je vous disais lavérité tout entière, si je vous disais pourquoi, depuis quelquesjours, Marigny qui a toujours souhaité ma perte, s’est résolu à metuer enfin, après avoir longtemps hésité…

– Parle ! je te l’ordonne, fit leroi en voyant que Valois s’arrêtait.

– Si Enguerrand de Marigny n’avait viséque le comte de la Marche, ou le comte de Poitiers, pardonnez-moi,Sire ! mais j’aurais laissé faire Enguerrand deMarigny ! »

Le roi tressaillit et pâlit en voyant devinerses pensées les plus secrètes.

« Car alors, continua Valois de sa voixsifflante, j’aurais pensé que c’était Dieu même qui armait le brasde Marigny contre deux hommes qui attendent avec une trop visibleimpatience leur tour de monter sur le trône ! Mais je vous aidit plus haut, cherchez plus haut encore !… Je vous voispâlir, je vois que vous avez compris ! Oui, Sire ! c’estde vous qu’il s’agit ! C’est vous que Marigny ose menacerdirectement. Et si Buridan n’est que l’instrument de Marigny, quisait si Marigny lui-même n’est pas l’instrument de vos deuxfrères ? »

Le roi réfléchissait. Et Valois, avec lesourire de la haine satisfaite, le regardait réfléchir. Cette fois,Louis Hutin ne s’abandonnait pas à une de ces fureurs aussi viteapaisées que déchaînées : cette fois il songeait. Un pli durbarrait son front, ordinairement poli et sans rides comme un frontd’enfant qui n’a pas encore connu le souci de la vie. Ses yeux,d’un bleu gris qui, généralement ne reflétaient que la joie devivre, étaient devenus mauvais.

« Marigny est perdu ! » songeale comte de Valois avec un rugissement de joie intérieure.

Le roi releva longtemps la tête, jeta unregard autour de lui, comme pour s’assurer que l’ombre de Marignyn’était pas là pour le surveiller, et demanda :

« Comment ferons-nous ?… »

C’était la condamnation d’Enguerrand deMarigny.

« Sire, dit Valois, si Votre Majesté veutme confier la direction de cette affaire, je me fais fort detrouver pour les juges un prétexte suffisant sans qu’il soit besoind’instruire le peuple de la vérité, c’est-à-dire du danger qui amenacé vos jours. Les prétextes ne manquent pas ! Nous feronsfouiller les caves de l’hôtel Marigny et nous trouverons qu’ellesregorgent d’or, alors que les coffres du roi sont presque vides.Nous lui demanderons d’où vient cet or. Nous l’accuserons d’avoirpillé et forfaité les deniers destinés à Bertrand de Goth[1]. Nous l’accuserons, avecpreuves, d’avoir reçu de l’argent des Flamands pour trahir la causedu roi de France… Et enfin. Sire, nous l’accuserons d’un crime plushorrible qu’aucun des crimes qui aient jamais étéconçus. »

Le roi frissonna.

Il s’imprégnait de ce fiel que lui versait lesinistre rival d’Enguerrand de Marigny. Et ce fut avec un frissond’épouvante qu’il entendit la dernière accusation.

« Vous savez, Sire, que vous avez étémenacé par les maléfices d’une sorcière, d’une fille d’enfer qui,le doute n’est plus permis, a fait pacte avec Satan. »

Le roi esquissa un signe de croix et murmurarapidement une forme d’exorcisme destinée à écarter de lui lesdémons ou spectres invisibles.

« Vous savez, continua Valois, quemoi-même, Sire, j’ai saisi le maléfice qui, par une suprêmeinsulte, avait été placé dans un bénitier. Oui, c’est là, dans lachambre même de la sorcière, c’est là, dans ce bénitier profané,que, de mes propres mains, j’ai saisi la statuette de cire faite àvotre image et percée au cœur d’une épingle, afin que votre cœur, àvous, éclatât et se brisât dans votre poitrine. Ce sortilège, vousl’avez vu, je vous l’ai apporté…

– Je me souviens, murmura le roi livide,je me souviens de cette affreuse soirée…

– Eh bien, Sire, souvenez-vous doncaussi, pendant que vous y êtes, souvenez-vous de l’attitude deMarigny ! N’avez-vous pas remarqué son trouble, sapâleur ? N’avez-vous pas remarqué qu’il a insisté pour allerlui-même arrêter la sorcière ? Et pendant qu’à laCourtille-aux-Roses je sauvais mon roi, n’est-il pas vrai queMarigny s’est jeté à vos pieds, lui, l’orgueil en personne !Que voulait-il dire ? Quelle supplication était dans son cœuret n’a osé monter jusqu’à ses lèvres ? Vous êtes-vous demandétout cela, Sire ? Vous êtes-vous demandé le secret de cetrouble ?…

– Je n’y ai pas songé ! ditnaïvement le roi. Mais maintenant, par Notre-Dame ! l’horriblevérité éclate à mes yeux : la conscience de Marigny étaitbourrelée de remords !

– Non, Sire ! pas de remords, maisd’épouvante ! Marigny avait peur, entendez-vous bien ? etil avait peur parce que cette sorcière, cette fille démoniaque quipréparait votre mort…

– Eh bien ? haleta le roi.

– Eh bien, c’est sa fille.

– Sa fille ! fit le roi avec unaccent de terreur insensée.

– Sa fille ! sa complice !pauvre innocente, peut-être, car elle n’a agi que sousl’inspiration de son père. »

Hagard, tremblant, les cheveux mouillés desueur, affaissé dans son fauteuil, Louis entendit à peine cesdernières paroles par lesquelles Valois amorçait déjà lajustification de Myrtille.

Le roi évoquait l’image de cette sorcièrequ’il avait vue dans les cachots du Temple et qu’on lui disait êtrela fille de Marigny.

« Par le Ciel ! grommela-t-il enlui-même, comment Marigny, qui peut avoir quarante-quatre ans,a-t-il une fille qui paraît bien tout près de quarante-cinqans ? »

Soudain, il se frappa le front etmurmura :

« J’ai compris !… »

Alors, il se passa une scène d’un comiquefunèbre.

Il y eut une façon de quiproquo sinistre, leroi songeant à Mabel, et Valois songeant à Myrtille, toutes lesdeux ensemble figurant à ce moment de l’entretien la seule etunique sorcière qui avait fabriqué le maléfice.

« Valois ! s’écria tout à coup leroi d’un air de triomphe, as-tu revu la sorcière depuis que tu l’asarrêtée à la Courtille-aux-Roses et enfermée au Temple ? Es-tudescendu dans son cachot ?

– Sire… balbutia Valois.

– Tu l’as revue, n’est-ce pas ?reprit avec impétuosité le roi. Et, dis-moi, elle est jeune ?Elle ne peut être que jeune, puisqu’elle est la fille de Marigny.Elle peut avoir de vingt à ving-cinq ans ?

– Dix-sept à peine ! murmurasourdement Valois, dont l’angoisse croissait d’instant en instant.Mais, Sire, je vais vous… »

Le roi considéra Valois d’un regard depitié.

« Ainsi, dit-il, non seulement elle t’aparu jeune, mais encore elle t’a semblé belle ? Eh bien,écoute, Valois ! Voici qui prouve bien que nous avons affaireà une véritable sorcière : devant moi, elle a pris le visaged’une femme vieille et affreuse !… »

Valois demeura si stupéfait, qu’un instant ilse demanda si le roi ne jouait pas avec lui un jeu effrayant.

« Sire, bégaya-t-il, je ne comprendspas !

– Mais, moi, je comprends ! s’écriaLouis, triomphant. Bigorne m’a tout dit : cette fille, Valois,ce n’est pas seulement une sorcière, c’est aussi une fée.

– Bigorne !… une fée !… murmuraValois, effaré, en passant sa main sur son front mouillé desueur.

– Eh bien, répéta Louis Hutin, unefée ! c’est-à-dire un de ces êtres qui ont le pouvoir deprendre toutes les formes, afin, sans doute, de pouvoir échapper àla vengeance des chrétiens. Au surplus, ajouta-t-il en se levantbrusquement nous allons la voir ensemble ; mais qui sait lanouvelle figure qu’elle aura prise ! En tout cas, je la défiebien de t’apparaître jeune et jolie en même temps qu’ellem’apparaîtra vieille et laide. Viens, Valois ! nous allons lavoir et contrôler l’une par l’autre notre double vision.

– Elle est donc ici ? balbutiaValois épouvanté.

– J’ai donné l’ordre à Trencavel de mel’amener. Elle doit être ici depuis cette nuit. »

En même temps, le roi se précipita vers sachambre à coucher, suivi de Valois, titubant, vacillant et sedemandant déjà à quelle catastrophe il marchait.

Dans l’antichambre, le roi s’arrêta uninstant. Là, Hugues de Trencavel, l’épée nue, se tenait devant laporte et douze gardes montaient la faction avec lui.

« Tu as mis la sorcière dans machambre ? demanda le roi.

– Non, Sire, répondit Trencavel, j’ai crumieux faire en la mettant dans le cabinet où il n’y a ni portes nifenêtres par où elle puisse s’échapper.

– Tu as bien fait, mon braveTrencavel. »

Et le roi, toujours suivi de Valois, qui seraidissait, pénétra dans la chambre à coucher. Là, il y avait sixgardes sous le commandement d’un officier.

Les six gardes étaient placés en rang devantla porte du cabinet où avait été enfermée Mabel.

Le roi les écarta d’un geste et ouvrit laporte du cabinet.

« Je suis perdu ! » murmuraValois.

À ce moment retentit un grand cri.

Ce cri, c’était le roi qui venait de lepousser en entrant dans le cabinet. Tous se précipitèrent pour luiporter secours, et tous purent constater que le cabinet étaitvide !…

« Vide ! » cria le roi, d’unevoix qui tremblait.

« Vide ! » répéta en lui-mêmeValois, avec le rugissement de joie du condamné qui se voit sauvé àla dernière minute.

Et alors, tandis que le bruit de cetincroyable événement se répandait à travers le Louvre avec larapidité de l’éclair, tandis qu’on accourait de toutes parts pourconstater que la sorcière avait été bel et bien enlevée par quelquediable, le roi, simplement, disait à Valois :

« Je te l’avais bien dit que cette fillen’est pas seulement une sorcière, mais aussi unefée ! »

Chapitre 2LES ÉMERAUDES

Vers le moment même où Lancelot Bigorne,Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot, ces deux derniers déguisésen ours et le premier dans la peau d’un singe, apparaissaient auSuisse qui veillait à la porte du roi, tandis que les troiscompères entamaient avec Louis X l’entretien auquel nous avonsassisté, Marguerite de Bourgogne allait et venait dans sachambre.

Vêtue d’une robe de laine blanche aux plisharmonieux, les cheveux dénoués, la figure pâle, la démarche lenteet silencieuse, elle eût pu elle-même passer pour une de ces féesdont nous parlions.

Puis, brusquement, elle se relevait, respiraitviolemment dans une cassolette contenant des parfums destinés à lacalmer, mais qui, en réalité, ne faisait que la surexciter.

Puis elle frappait, avec un marteau d’argent,sur une sorte de petit tambour en métal qui rendait un sonfrémissant. À cet appel, accourait alors une jeune fille aux yeuxmalicieux, légère, svelte comme une anguille. Cette servantepossédait les secrets et la confiance de sa maîtresse. C’était laStragildo femelle du Louvre – avec la méchanceté en moins. C’étaitMabel avec la jeunesse en plus.

« Juana, dit la reine, le jour vient-ilenfin ? Cette longue nuit s’achève-t-elle ? Lève cesrideaux et dis-moi si tu surprends enfin quelque sourire dans leciel !…

– Hélas ! madame, fit la jeune filleen secouant sa tête brune, le visage du ciel est fermé encore. Lesnuits semblent longues à qui rêve tout éveillé. L’aurore est encoreloin. »

La reine poussa un soupir.

« Pourquoi, madame, reprit Juana, ne pasappeler le sommeil à votre secours ?

– Tu m’ennuies, dit la reine,va-t’en ! »

La servante, vive et légère, fit une rapiderévérence et se dirigea vers la porte.

« Reste ! » criaMarguerite.

La soubrette exécuta une nouvelle révérence etrevint.

« Et toujours aucune nouvelle deMabel ?

– Aucune, madame ! Mais pourquoivous tourmenter ? Elle reviendra, soyez-en sûre…

– À quoi donc es-tu bonne ? grondaMarguerite.

– Oh ! madame, allez donc trouverquelqu’un qui se cache dans cet immense Paris, qu’on dit la plusgrande ville du monde et qui, sûrement, est grand dix fois commeFlorence. J’ai cherché, mais en vain ; Stragildo a cherchéaussi, et vous savez pourtant que c’est un fin limier !

– Pas de nouvelles de Mabel !murmura la reine. Donc, pas de nouvelles de Myrtille !Oh ! qu’elle revienne, ajouta-t-elle. Et elle verra de quoiest capable ma vengeance ! La misérable s’est jouée demoi ! Son philtre est un philtre imposteur. Il n’a donné àBuridan ni l’amour… ni la mort !… Oh ! jouée, bafouée,méprisée par ces hommes !… Si tu savais ce qui s’est passédans l’enclos aux lions, Juana ! Si tu savais ce qui s’estpassé dans les souterrains de la Tour de Nesle !

– Leur tête est mise à prix,madame !… Pauvres jeunes gens. Il en est un surtout dontvraiment vous devriez avoir pitié, puisque sans lui vous seriezmorte. Et de quelle mort ! Broyée, lacérée, dévorée par celion monstrueux !…

– Ce Philippe d’Aulnay ! Je le haisplus que tous les autres ensemble. J’aime encore mieux la haine deBuridan que l’amour de Philippe !… Ce Philippe d’Aulnay, quandj’y songe, c’est la malédiction de ma vie ! Et Valois !reprit Marguerite avec un grondement. Qui sait ce qu’il estdevenu ! Qui sait ce qu’ils en ont fait après l’avoir enlevéde son hôtel ?

– Vous vous intéressez donc bien àl’oncle du roi, madame ?

– Je le méprise ! Mais il sait deschoses terribles. Je le hais plus encore que Marigny. Ah !j’ai été trop faible… Ces deux hommes devraient déjà être hors demon chemin… »

Elle passa sur son front pâle comme un beaumarbre une main nerveuse et fiévreuse.

« Que fait le roi ? reprit-elle toutà coup.

– Le roi ? Sans doute il dort,madame ?

– Va t’en assurer, Juana… »

La jeune fille s’élança. Marguerite, demeuréeseule, poursuivit sa lente promenade escortée de spectres dans lestressauts de son esprit qui allaient de l’épouvante au défi, de lahaine à la passion d’amour.

Un éclat de rire crispa soudain ses lèvres. Etil y avait dans ce rire un mépris intense, le plus intense et leplus parfait des mépris : le mépris de la femme qui n’aimepas, pour l’être auquel malgré soi-même est liée sa destinée.

« Le roi dort ! dit-elle. Leroi !… Mon époux !… Mon maître !… Un homme, ceroi ? Allons donc ! même pas un roi !… Pauvre hère,qui ne comprend pas encore à quel sommet l’a porté le hasard de sanaissance !… Triste roi ! que les Flamands, un peuple demanants, insultent et provoquent ! Quand il a tué un sanglier,le roi croit avoir fait œuvre de roi. Quand il a étonné les plusrudes mangeurs par quelque énorme ripaille, il croit avoir faitœuvre d’homme ! Et puis il dort !… Ses frères songent àle déposer et il dort ! Heureusement, je les tiens tous deuxpar mes sœurs !… Marigny le réduit à la ruine, et ildort ! Valois guette l’occasion de prendre d’assaut ce trône,et il dort !…

– Madame ! Madame ! haletaJuana, en entrant précipitamment, le roi est sorti duLouvre !…

– Sorti du Louvre ? fitdédaigneusement Marguerite. Sans doute pour aller à la rue duVal-d’Amour ; c’est sa Tour de Nesle, à lui !

– Non, madame ! pour aller…

– Eh bien, achève, folle !…

– À la Tour de Nesle !… »

Marguerite étouffa une clameurd’épouvante.

« Courage, madame ! courage !fit Juana en la soutenant. Le roi ne peut trouver nul indice…

– Malheureuse ! rugit Marguerite. Jesuis perdue… La malédiction de Gautier est surmoi !… »

Ses yeux, agrandis par l’horreur, exprimèrentun paroxysme d’effroi.

« Madame !… revenez à vous… le roine peut rien savoir, rien trouver…

– J’ai écrit ! bégaya la reine dansun hoquet de terreur.

– Écrit !… Oh ! et vous avezlaissé les papiers là-bas ?

– Oui !… Une bravade ! unefolie ! une inspiration des démons acharnés à ma perte !…J’ai écrit !… écrit à Buridan !… Des lettresinsensées !

– Peut-être le roi ne les verra-t-il pas,madame !

– Malheureusement ! S’il ne voit pasles lettres, il verra mon manteau d’hermine, et les deux émeraudesqu’il m’a données !…

– Quelle imprudence, madame !

– Dis folie ! Dis plutôtl’inspiration de la vengeance divine ! Dis plutôt que le Cielest las de mes crimes ! Dis plutôt que la Tour de Nesle esthabitée par des spectres qui m’ont soufflé des pensées de bravadeimbécile ! Dis plutôt que la malédiction de Gautier d’Aulnaycommence à produire son effet… »

Marguerite de Bourgogne se renversa sur leplancher, en proie à une crise de nerfs.

*

**

Lorsqu’elle revint au sentiment des choses,elle se vit sur son lit, où la frêle Juana avait eu la force de latransporter. Juana était penchée sur elle, guettant anxieusementson réveil.

« Madame, rassurez-vous, le danger estpassé !…

– Le roi n’a donc pas été à latour ?

– Si fait, madame ! mais il est deretour. Il rit. Il mange d’excellent appétit. Toutes choses que leroi ne ferait pas s’il avait trouvé le moindre indice à latour.

– C’est vrai, c’est vrai ! murmurala reine dans un long soupir de soulagement. Mais alors, qu’a-t-ilété faire à la Tour de Nesle ? Et qui a pu lui donner l’idéed’y aller, lui qui a toujours refusé d’y mettre les pieds depuisqu’un nécromant l’a prévenu qu’un grand malheur l’yattendait ?

– Oui, madame, jamais le roi ne va à laTour de Nesle, et vous savez que nous avons tout fait pouraugmenter cette horreur et cette crainte qu’elle lui inspire. Il adonc fallu un puissant motif pour le décider…

– Et ce motif ? interrogea la reineavec angoisse.

– Un homme le lui a apporté :Lancelot Bigorne !

– Lancelot Bigorne !… gronda lareine, reprise de toute son épouvante. Tu vois bien, Juana, que jesuis dans la main de la fatalité ! Tu vois bien que Buridan ajuré ma perte !… Mais comment Lancelot Bigorne, dont la têteest mise à prix, a-t-il pu parler au roi ?…

– C’est cela qui doit vous rassurer,madame ! Lancelot Bigorne, pour une raison que nous ne pouvonssoupçonner, est venu dénoncer son maître, Jean Buridan. J’ai toutentendu, madame !… Il a prévenu le roi que le comte de Valoisavait été enfermé à la Tour de Nesle !… Le roi a été ychercher son oncle, et maintenant tous les deux sont ensemble, àtable…

– Ainsi, fit Marguerite, qui, les yeuxélargis par l’étonnement, avait écouté ce récit, ces hommes ont eul’audace de venir à la tour ?…

– Et sans aucun doute, madame, ne sachantpas que le roi a délivré le comte, ils yreviendront !… »

Marguerite, quelques minutes, réfléchit,muette, frémissante, calculant, combinant…

« Juana, reprit-elle enfin, il est sûrque le roi, en sortant de table, voudra se rendre dans sa chambre àcoucher, comme il fait toujours quand il a bien dîné. Va à tonposte et reviens me prévenir… Si le roi s’endort comme d’habitude,je suis sauvée ! »

Juana s’élança.

Mais, presque aussitôt, Marguerite larappela…

« Reste ! dit la reine d’une voixagitée. Je veux voir et entendre par moi-même ! Donne laclef… »

Juana obéit, et la reine, sortant de sachambre, suivit un long couloir. C’était celui-là même que Louis,escorté de Bigorne, de Guillaume et de Riquet, avait suivi en sensinverse pour sortir du Louvre. Nous avons dit que ce couloir étaitsecret, c’est-à-dire qu’il n’était connu que du roi, de la reine,des serviteurs intimes, et qu’il faisait communiquer l’appartementde Louis avec celui de Marguerite. Nous avons vu que le roi,parvenu vers le milieu de ce couloir, avait pris un escalier quilui avait permis de descendre dans les cours du Louvre. Margueritepassa devant cet escalier sans s’y arrêter. Vingt pas plus loin, ily avait un renfoncement, ou plutôt une sorte de niche dans laquelleavait été placée une statuette représentant sainte Geneviève,sainte à qui la reine Marguerite faisait de préférence sesdévotions. La statuette était en bronze et solidement fixée ausocle qui la supportait. Mais Marguerite, ayant saisi la sainte parles deux épaules, la fit tourner sur elle-même. Ce mouvementdécouvrit une sorte de serrure dans laquelle elle introduisit uneclef spéciale qu’elle venait de reprendre à Juana, et alors tout unpan de mur parut s’ouvrir. Sainte Geneviève et sa niche se mirenten mouvement et découvrirent un étroit passage dans lequel la reines’engagea.

Ce passage était réellement secret, vu que lareine, Mabel et Juana étaient les seules à le connaître.

Il aboutissait à un cabinet, où il accédaitpar une porte invisible. Le cabinet lui-même donnait sur la chambredu roi et, par une sorte de judas habilement aménagé, on pouvaitregarder et entendre.

C’est dans ce cabinet que Juana s’étaitrendue. C’est de là qu’elle avait surpris l’étrange entrevue deBigorne avec le roi, et c’est dans ce cabinet que se rendaitMarguerite au moment où nous reprenons ce récit.

Marguerite étant donc arrivée jusqu’aucabinet, fit jouer le ressort de la porte secrète et entra. Au mêmeinstant, elle recula, en étouffant un cri. Il y avait quelqu’undans l’étroite pièce, ce quelqu’un était une femme, et cette femme,c’était Mabel.

La reine la reconnut sur-le-champ ; mais,par une sorte de pressentiment, elle renfonça les questions et lesexclamations qui se pressaient sur ses lèvres.

Quant à Mabel, elle ne manifesta aucunétonnement : on eût dit qu’elle s’attendait à cette visite.Elle mit un doigt sur ses lèvres, comme pour recommander le silenceà Marguerite, stupéfaite. Puis, saisissant la reine par une main,ce fut elle-même qui l’entraîna hors du cabinet dont elle refermala porte. Marguerite se laissait faire, dans cet état de stupeur oùelle se trouvait. Rapidement, Mabel franchit le passage secret,rajusta elle-même sainte Geneviève dans sa niche et entraîna lareine jusqu’à sa chambre à coucher.

« Toi ! s’écria alors Marguerite,toi enfin ! toi dans le cabinet secret ! Comment ?Pourquoi ?

– Vous allez le savoir, ma reine !dit Mabel ; mais, avant toute chose, il ne faut pas que votreroyal époux puisse me reconnaître si, par hasard, il vient ici. Ilne m’a vue qu’un instant au fond d’un cachot…

– Au fond d’un cachot !toi !

– Moi-même ! Et si peu qu’il m’aitvue, il m’a assez regardée pour avoir remarqué moncostume. »

La reine conduisit rapidement Mabel dans unepièce tout autour de laquelle régnaient de vastes armoires. Elle enouvrit une, et Mabel sourit. Quelques minutes plus tard, elle étaitentièrement transformée et Valois lui-même n’eût pu la reconnaître.D’ailleurs, le masque qu’elle portait sur le visage la rendaitencore plus impénétrable.

« Explique-moi maintenant, reprit lareine, comment et pourquoi tu sors d’un cachot où tu dis que le roit’a vue ? Comment et pourquoi je te retrouve dans le cabinetsecret ? Et surtout comment et pourquoi le philtre que tu m’asdonné et que j’ai fait verser à Buridan n’était nullement un élixird’amour ? Comment et pourquoi cet élixir que tu m’as ditensuite être un poison foudroyant, n’a nullement empoisonnéBuridan ? Je t’en préviens, ma digne Mabel, ajouta la reineavec une fureur croissante, un mensonge de plus peut te coûter lavie. Tu sais que je ne suis pas de celles qu’on peuttromper !

– Oui ! dit froidement Mabel, vousêtes de celles qui trompent. Mais, écoutez, ma reine. Si j’ai cesséde vous plaire, vous avez un moyen bien simple de vous débarrasserde moi : tout à l’heure encore, j’étais dans un cachot dont jene devais sortir sans doute que pour être menée au bûcher. En cemoment, l’antichambre et la chambre du roi sont pleines de gardesapostés pour m’empêcher de m’enfuir du cabinet où ils m’ont mise.Reconduisez-moi dans ce cabinet. Vous savez que de l’intérieur laporte invisible n’en peut être ouverte. Et mon sort seraréglé ! Il est probable qu’au point du jour je serai brûléevive. »

Marguerite réfléchit, sans doute, que Mabel nese laisserait pas brûler sans parler. Peut-être, se dit-elle, cesparoles que prononcerait Mabel, avant de mourir, seraient sacondamnation à elle. Ou peut-être avait-elle réellement trop besoindes services de Mabel pour se passer d’elle à tout jamais. Quoiqu’il en soit, elle se radoucit.

« Explique-toi d’abord, et nous verronsensuite.

– Voyons, dit Mabel, procédons avecordre, ma reine. Que voulez-vous savoir ?

– Tout !…

– Madame, dit-elle, je vous avais promisun élixir d’amour, vous l’avez eu.

– Mais tu as dit que c’était un poisonmortel…

– Mon élixir est un poison. J’ai dit lavérité…

– Mais Buridan n’est pas mort !…

– Et qui vous dit qu’il ne l’est pas àcette heure ? »

La reine frémissait.

Et Mabel songeait :

« Ô mon fils, tu es sauvé ! Tant quel’infâme ribaude te croira mort, tu es à l’abri du mortel amourqu’elle t’a voué ! Mais qu’est-il devenu mon Jehan ? Ques’est-il passé après mon départ de la Tour deNesle ? »

« Ma chère reine, reprit-elle tout haut,sans doute, vous l’avez fait saisir ? Sans doute, vous letenez dans quelque cachot du Louvre ?

– Tu ne sais donc rien ! grondaMarguerite. Tu ne sais donc pas qu’ils m’échappèrent ! qu’ilsont failli me tuer à la Tour de Nesle ! que Philippe etGautier d’Aulnay sont vivants, qu’ils ont voulu me faire dévorerpar mes lions, et qu’enfin ils se sont emparés deValois ! »

« Emparés de Valois ! murmurasourdement Mabel, qui pâlit sous son masque. Pourquoi Buridana-t-il voulu s’emparer de Valois… Est-ce queMyrtille ?… »

« Madame, continua-t-elle, je ne saisrien. En sortant de la Tour de Nesle, j’ai été saisie par une banded’archers et conduite au Temple. Là, on m’a dit que j’étais accuséede sorcellerie… le roi est venu en personne m’interroger…

– Et tu n’as rien dit ? fitanxieusement Marguerite.

– Qu’aurais-je pu dire !… La nuit,j’ai vu la porte de mon cachot s’ouvrir tout à coup, comme jesongeais au moyen de vous prévenir que j’étais au Temple, que leroi avait peut-être quelque soupçon, puisqu’il fait surveiller laTour de Nesle…

– Oui, oui !… c’est sûr… il a dessoupçons… Tu me sauveras, Mabel ! Toi seule peux mesauver !

– Ne craignez rien ! J’ai donc étéemmenée et conduite dans la chambre du roi, puis enfermée dans cecabinet secret dont je serais sortie si la porte s’ouvrait del’intérieur. J’étais persuadée qu’on allait me conduire au bûcherdès que le jour paraîtrait, et je me résignais de mon mieux lorsquevous m’êtes apparue… mais…

– Mais quoi ? Parle, ma chère. As-tuquoi que ce soit à me demander ?… C’est vrai, Mabel, je tevoulais la male-mort parce que je me croyais trahie par toi… et jesuis heureuse de t’avoir retrouvée… »

Mabel put mesurer à ce moment toutel’influence qu’elle avait acquise sur l’esprit de la reine.

« Madame, reprit-elle, pouvez-vous aumoins me dire ce qu’est devenu Lancelot Bigorne ?

– Je vais te le dire. C’est Bigorne qui aenlevé le Valois. Et c’est Bigorne qui, lui-même, vient de fairedélivrer Valois par le roi. Pourquoi ? C’est ce que je medemande en vain…

– Je le saurai, moi ! dit Mabel. Machère reine, je vois que, pendant mon absence forcée, il s’estpassé d’étranges événements. Je sens que vous êtes menacée… ilétait temps que je m’occupe de vous sauver… »

En disant ces mots, Mabel s’éloignarapidement, laissant la reine à la fois rassurée et inquiète.

Quant à Mabel, elle tremblait de l’effortqu’elle avait dû faire pour parler de Buridan avec la mêmeindifférence qu’autrefois.

Elle tremblait parce qu’elle se posait cettequestion :

« Pourquoi Buridan s’est-il attaqué àValois ? Est-ce donc que Valois, malgré son serment, auraitenlevé Myrtille ? Et Buridan l’aurait-il appris ? Maispar qui ? Et comment ?

Mabel était sortie de l’appartement de lareine par la porte officielle, afin que chacun pût constater saprésence.

À la porte, elle se heurta à un archer quisemblait guetter.

« Que fais-tu là, toi ?demanda-t-elle rudement.

– J’attends madame la reine, dit lesoldat.

– Et que veux-tu à la reine ? La reineest fatiguée. Elle ne paraîtra pas de la journée hors de sesappartements.

– Je voulais lui remettre ceci, ditl’archer en montrant dans sa main ouverte un paquet minuscule.

– Donne ! je le lui remettraimoi-même.

– C’est que madame la reine devait medonner une forte récompense… du moins, le gentilhomme qui m’achargé de remettre ce paquet me l’a assuré.

– N’est-ce que cela ? Tu serasrécompensé, va. Mais qu’est-ce que ce gentilhomme ?

– Il m’a dit s’appeler Philippe, seigneurd’Aulnay. »

Mabel tressaillit, demeura quelques instantsrêveuse, puis, fouillant dans son escarcelle, en tira deux ou troispièces blanches qu’elle remit au soldat.

L’archer fit la grimace et murmura :

« Le gentilhomme a été plusgénéreux !

– Écoute. Ceci n’est que ma récompense àmoi. Mais la reine te fera remettre autant de pièces d’or que jeviens de t’en donner en argent. Seulement, si tu as le malheur dedire un mot de cette commission que tu as acceptée, je sais bien larécompense que te servira la reine.

– Et quelle est cetterécompense ?

– Une bonne corde ! dit Mabel.

– Je ne dirai rien, pas même à monconfesseur ! » affirma le soldat avec force protestationsque Mabel n’entendit pas, car déjà elle s’était rapidementéloignée.

Hors du Louvre, Mabel défit le paquet.

« Deux émeraudes ! murmura-t-elle.Les deux émeraudes qui garnissaient l’agrafe du manteau deMarguerite ! Et c’est Philippe d’Aulnay qui les envoie à lareine !… »

Mabel plaça les émeraudes dans son escarcelleet reprit sa course vers le Logis hanté du cimetière desInnocents.

Bientôt elle y arriva…

« Myrtille ! » appela-t-elle enmontant.

Aucune voix ne lui répondit.

« Myrtille ! » répéta Mabelavec une angoisse mêlée de rage, en parcourant le logis de haut enbas.

Mais bientôt, elle dut se rendre àl’évidence : Myrtille n’était plus dans le Logishanté !…

« Comment, réfléchit-elle, ai-je pum’attacher ainsi à cette jeune fille ?… Et comment surtout,ajouta-t-elle avec un sourire funèbre, ai-je pu être assez follepour croire à un serment de Valois ? Le misérable, aprèsm’avoir emmenée, a fait enlever la pauvre petite, c’est sûr !Je vois les choses comme si j’y avais assisté !… Pauvreenfant ! Pauvre petit Jehan, qui adore cette petite à enmourir, si elle lui est enlevée… Oh ! rassure-toi, monJehan ! Ta mère est là ! Ta mère veille sur tonbonheur !… Étrange destinée, poursuivit-elle, qui met le pèreen lutte avec le fils !… Que se passera-t-il dans le cœur deValois quand je lui dirai : « Ton fils est vivant !Et ton fils, c’est Buridan… »

Qu’eût dit Mabel, si elle avait su que Bigorneavait déjà fait cette révélation ! Et en quelles circonstanceselle avait été faite au comte ! Et de quel cœur Valois l’avaitaccueillie !

Si vil et si misérable qu’elle supposaitValois, elle le jugeait encore d’après son propre cœur et nepouvait imaginer que le père de Buridan n’ouvrirait pas ses bras àson fils !…

L’espérance entrait donc à flots dans l’âme deMabel.

*

**

Cependant les heures s’écoulaient au Louvre,et Marguerite, dans une mortelle inquiétude, envoyait à toutinstant Juana pour savoir des nouvelles.

Que faisait, que disait le roi ? Ques’était-il passé à la Tour de Nesle ? Que complotait-il,enfermé avec Valois ?

Le roi, simplement, complotait la perted’Enguerrand de Marigny et ne songeait guère à la reine.

Vers quatre heures, Marguerite avait fini parse rassurer à peu près, lorsque Juana entra précipitamment endisant :

« Madame ! Voici le roi quivient !… »

Marguerite ne jeta pas un cri, ne prononça pasun mot. Mais, dans le même instant, elle se trouva dans l’embrasurede la fenêtre, la quenouille à la main, le pied posé sur la pédalequi mettait en action le rouet…

« Le roi ! Place auroi ! » annonça la voix forte de l’huissier deservice.

Louis entra avec son impétuosité ordinaire,cherchant des yeux Marguerite, et à l’instant il s’arrêta, unsourire heureux sur les lèvres, ses yeux pleins d’amour contemplantavec émotion le suave tableau qu’il avait devant lui.

La poitrine du roi s’oppressa, ses yeux sevoilèrent de larmes d’amour.

« Comment, murmura-t-il, comment, dansune minute infernale, ai-je pu soupçonner cet ange ? Quellefolie m’a saisi d’imaginer un instant que cette figure que j’ai vueau tableau de la Tour de Nesle, c’était la figure deMarguerite !… »

Il s’approcha doucement, saisit une main de lareine et y déposa un long baiser.

Marguerite poussa un léger cri de surpriseheureuse.

« Ah ! mon cher Sire, c’est doncvous… Hélas ! je ne vous attendais plus de la journée !…Je vous vois si peu… Vous voyez, je cherchais à me consoler et à medistraire en filant une quenouille, comme on dit que faisait damePénélope attendant le retour de son époux…

– Pardonnez-moi, Marguerite, fit Louistout attendri. Nous autres rois, voyez-vous, chère aimée, nousavons des soucis d’État qui nous forcent à être malheureux mêmequand il n’y a que du bonheur autour de nous. Quand nous voudrionsaimer, nous devons haïr. Quand l’amour nous appelle auprès d’unefemme chérie, nous devons écouter la voix de nos conseillers,chercher à sauver l’État et punir la trahison…

– Sauver l’État ! Punir latrahison ! fit Marguerite qui frémit. Vous m’effrayez, moncher Sire…

– C’est pourtant là l’affaire qui m’aretenu tout le jour loin de vous. Un misérable a comploté mamort…

– Qui donc, Sire, a pu avoir l’âme assezscélérate ?…

– Vous le saurez, Marguerite, dit le roifidèle aux engagements qu’il venait de prendre avec Valois. L’heuren’est pas venue de prononcer tout haut le nom du traître. Quand sonnom sera prononcé, c’est que le châtiment réservé à son crimel’atteindra du même coup…

– Ces choses-là sont-elles vraimentpossibles ! déjà vous m’avez parlé d’une trahison…

– Oui ! fit le roi. Je vous ai ditqu’une femme me trahissait et je vous ai demandé de m’aider à latrouver…

– Hélas, Sire, je n’ai rientrouvé !… dit la reine en se raidissant contre l’inquiétudequi grandissait en elle.

– Le malheur, reprit Louis, c’est que laseule femme qui pouvait me renseigner a disparu aujourd’huimême…

– Disparu ! Et comment cela,Sire ?

– La sorcière que j’avais fait enfermerau Temple…

– Eh bien, dit la reine en réprimant unsourire.

– Eh bien, j’ai voulu l’interroger ànouveau sur cette trahison que sa science infernale lui avaitpermis de deviner et de me révéler. Je l’ai donc fait amener auLouvre, cette nuit. On l’a mise dans un cabinet attenant à machambre, d’où vous savez qu’il est impossible de sortir. Trencavelavait placé des gardes dans l’antichambre et jusque devant la portedu cabinet… et savez-vous ce qui est arrivé, madame ?… Non,vous ne pourriez jamais le supposer.

– Vous m’effrayez, Sire !…

– J’avoue qu’il y a de quoi être effrayé.Et moi-même qui me vante d’avoir quelque courage, j’en ai la chairde poule ! Figurez-vous que lorsqu’on a pénétré dans lecabinet, la sorcière n’y était plus…

– Voilà un étrange événement, Sire, etqui prouve bien une fois pour toutes l’incroyable puissance desdémons à qui Dieu permet de venir effrayer les chrétiens. Du moins,ce sont les Saintes Écritures qui nous l’apprennent.

– Vous avez lu cela dans les SaintesÉcritures ? demanda Louis. Eh bien, il n’en faut plus douter,cette sorcière a été enlevée par quelque démon, qui aura vouluainsi la soustraire au châtiment qui l’attendait… Mais cettedisparition me laisse dans un cruel embarras.

– À quel sujet, Sire ?

– Au sujet de la trahison dont je suismenacé. Et pourtant, cette nuit même, j’ai failli mettre la mainsur l’homme qui sait le nom de celle dont la trahison memenace.

– Et quel est cet homme, Sire ?…

– C’est l’un de ces audacieux truands quiont failli vous mettre à mal dans l’enclos aux lions et qui ont eul’audace d’enlever de son hôtel mon bon oncle Charles, que j’aiheureusement délivré.

– Le bruit de cet événement est venujusqu’à moi, fit Marguerite, dont le cœur battait avecviolence.

– Vous savez donc que je me suis rendu àla Tour de Nesle où, en effet, j’ai pu arracher le comte auxtruands qui le détenaient prisonnier. »

Cette fois, Marguerite ne put s’empêcher depâlir.

« Ainsi, dit-elle, ces gens avaient faitde la Tour de Nesle leur repaire ?

– Il est à croire, fit le roi, qu’ils s’yétaient installés depuis longtemps. Mais là n’est pas la choseintéressante pour moi. Ces gens seront tôt ou tard saisis etpendus. Ce qui m’intéresse et ce qui doit aussi vous intéresser,madame, c’est que j’ai failli trouver à la Tour de Nesle le secretde la trahison et que, sans ce Philippe d’Aulnay…

– C’est donc Philippe d’Aulnay qui vous aempêché de savoir le nom de la femme qui voustrahit ! »

Et Marguerite, devenue plus pâle, tomba dansune sorte de rêverie profonde, tandis que le roicontinuait :

« Jugez-en, ma chère Marguerite : audernier étage de la tour, aménagé comme pour des orgies secrètes,j’ai trouvé dans une table des papiers qui avaient été écrits parcelle qui se livre à ces débauches… celle qui me trahit !

« Ces papiers, continua le roi, je lestenais dans mes mains. (Marguerite, d’un violent effort, parvint àne pas s’évanouir.) J’allais les lire ! Tout à coup, cethomme, ce Philippe d’Aulnay, s’est précipité sur moi par traîtrise,m’a arraché les papiers, et tandis que j’étais maintenu en respectpar une douzaine de ses compagnons, il les abrûlés ! »

Un soupir gonfla le sein de la reine, quimurmura :

« Sauvée… »

Et telle était la puissance de cette femme surelle-même, que pas un pli de sa physionomie ne décelaitl’épouvantable émotion qu’elle éprouvait en ce moment.

Mais déjà le roi continuait :

« Il me reste, chère Marguerite, à vousdemander pardon d’un véritable crime que j’ai commis contrevous.

– Contre moi ?

– Oui, hélas ! vous, l’ange de lapureté ! vous, que le peuple appelle Marguerite la vertueuse,comme il m’a appelé Louis le Hutin, j’ai osé un instant voussoupçonner…

– Me soupçonner ! fit Marguerited’une voix si basse et rauque. Et de quoi, grandDieu !… »

Dans cette tragique seconde, Marguerite futadmirable d’audace, de décision et de sang-froid. Elle se levaprécipitamment, s’assit, ou plutôt se jeta sur les genoux de Louis,étreignit sa tête dans ses deux bras, colla ses lèvres à seslèvres, et, avec un accent de passion vraiment sublime :

« Parle, mon roi, mon Louisbien-aimé ! Parle ! décharge ton pauvre cœur des peinesqui l’accablent ! Confie-moi le secret de ton tourment ;dusses-tu, tiens, dusses-tu m’accuser moi-même, dussé-je entendreque tu m’as soupçonnée ! et dussé-je mourir à l’instant desavoir que Louis a soupçonné sa Marguerite !

– Pardonne, chère Marguerite !Pardonne ! murmura le roi, ivre de passion. Oui, il faut quetu saches tout, et ce sera mon châtiment ! Eh bien, je mefigurais un instant, dans une minute de folie furieuse, je me suisfiguré que toi-même tu t’étais rendue à la Tour de Nesle et que,là, un peintre t’avait portraiturée dans l’attitude où j’ai vu lafemme au tableau ! »

Marguerite frissonna jusqu’à l’âme.

Car ces paroles du roi étaient le reflet de lavérité.

« Et ce n’est pas tout ! continua leroi. Dans ma folie, j’avais peut-être une sorte d’excuse… carfigure-toi qu’ayant ouvert une armoire, j’y ai trouvé des robesimprégnées de ton parfum favori… »

Marguerite se sentit mourir.

« J’y ai trouvé, continua le roi, unmanteau agrafé par deux émeraudes… Oh ! deux émeraudes toutespareilles à celles que je t’ai données !… »

Marguerite eut le soupir atroce du condamné àqui on vient annoncer que l’heure de mourir est arrivée. Livide, latête baissée, elle semblait attendre le coup fatal.

« Il fallait vraiment, poursuivit le roiavec un rire strident que le démon m’eût soufflé je ne sais quellefuneste inspiration. Car quoi de plus simple que de te dire :« Marguerite, ces émeraudes que je t’ai données,montre-les-moi, ne fût-ce que par pitié ! » Alors,n’est-ce pas, tu m’eusses montré tes émeraudes et mon soupçon fûttombé du coup ! »

Le roi s’arrêta.

Il attendait… quoi ?… Il attendait que lareine allât chercher les émeraudes et les lui montrât.

La reine ne bougeait pas.

« Par Notre-Dame ! murmura le roi,qu’attends-tu, Marguerite ? Quoi ! après ce que je viensde dire, ces émeraudes ne sont pas encore là, sous mesyeux ? »

Le roi s’était levé, et il apparut àMarguerite si pâle, si terrible dans son immobilité, qu’une sortede folie monta à son cerveau. Elle se leva à son tour, prête àhurler : « C’est vrai ! C’est vrai ! La femmeau tableau… c’est moi ! Les émeraudes, ce sont lesmiennes ! C’est moi, moi, Marguerite de Bourgogne, qui suis laribaude de la Tour de Nesle. »

« Madame ! fit une voix calme, jevous apporte votre manteau dont les agrafes ont besoin d’êtreréparées. »

La reine demeura immobile, pétrifiée.

Le roi jeta un rugissement et se rua sur Mabelqui venait d’entrer, tenant dans ses bras le manteau royal.

« Oh ! pardon, Sire, murmura Mabel.J’ignorais la présence du roi chez la reine. Sans quoi j’eussechoisi un autre moment pour venir parler de ces détailsdomestiques. Je me retire, et…

– Donne ! » hurla le roi enarrachant le manteau à Mabel et en l’examinant avidement.

Marguerite, de son côté, jeta sur ce manteauun regard de détresse vertigineuse.

Et alors, elle s’effondra, tomba à larenverse, sans connaissance, foudroyée par une indicible stupeur,par une joie plus effrayante que sa terreur passée.

Elle venait de voir les émeraudes fixées àleur place ordinaire !

*

**

Marguerite, revenue à elle, était assise dansson fauteuil. Une heure s’était écoulée. Le roi avait beaucoupcrié, beaucoup sangloté et imploré un pardon que la reine, presséede se retrouver seul, lui avait accordé avec une hâtivegénérosité.

Une fois bien pardonné, une fois bien soulagépar ses larmes et ses cris, le roi était parti heureux,tapageusement joyeux, criant qu’il lui fallait absolument célébrersa joie par un dîner auquel il prétendait faire assister le soirmême tous ses chevaliers. Alors, Mabel avait raconté à la reinecomment elle avait pu intervenir à temps pour sauver sa chèremaîtresse. La reine la serra dans ses bras et la combla de sescaresses.

« Bien ! songea Mabel, plus quejamais, je jouis de la confiance de Marguerite. Plus que jamais, jesuis maîtresse de la situation. »

« Mais, reprit Marguerite, tu dis quec’est un de mes archers qui t’a remis ces deux émeraudes ?

– Oui, ma reine ! et ce brave attendsa récompense dans votre antichambre. »

Alors, Marguerite leva les yeux sur Mabel etprononça sourdement :

« Il n’y a que les morts qui ne parlentpas. »

Mabel approuva d’un signe de tête.

« Mais, reprit alors la reine, tu ne m’aspoint dit comment cet homme se trouvait posséder mes deuxémeraudes.

– Quelqu’un les lui avait données pourvous les remettre, fit Mabel. Et ce quelqu’un les avait arrachéesde votre manteau, dans le placard de la Tour de Nesle.

– Et qui est-ce, ce quelqu’un ?demanda Marguerite, frémissante.

– Il s’appelle Philipped’Aulnay !… »

*

**

La reine était tombée dans une rêverieprofonde.

En elle, pas d’émotion. Mais maintenant que ledanger était passé, elle voulait éviter de revivre l’heured’angoisse et d’épouvante qu’elle venait de vivre. Sans doute, sarésolution se trouva prise, car elle fit rappeler l’officier qui setenait constamment dans les antichambres.

« Monsieur, lui dit-elle, est-cefait ?

– L’homme est en ce moment au numéro sixet il n’en sortira que sur les épaules du geôlier, qui jettera soncadavre au fleuve.

– Vous êtes un fidèle et précieuxserviteur, dit Marguerite, et le premier grade vacant sera pourvous. »

Marguerite réfléchit quelques instants, hésitapeut-être et se décida :

« Vous allez prendre douze ou quinze devos archers les plus robustes et surtout les moins bavards. Vousallez vous rendre à la Tour de Nesle, vous la fouillerez de fond encomble. Vous y arrêterez tout ce que vous y trouverez, hommes oufemmes, et vous viendrez me rendre compte de ce que vous aurezfait. Il s’agit d’une bande de truands qui ont attenté à la vie duroi. »

L’officier partit.

Une heure plus tard, il était de retour.

« Madame, lui dit-il, la bande était sansdoute sur ses gardes, car nous n’avons pu trouver qu’un seul de cessacripants. Je l’ai arrêté de mes propres mains et l’ai fait mettredans l’un des cachots du premier sous-sol en attendant qu’il vousplaise d’en disposer.

– Savez-vous qui est celui que vous avezpu arrêter ?

– Moi, je ne le connaissais pas, maisl’un de mes hommes qui l’a vu à Montfaucon l’a reconnu. C’est l’unde ceux dont la tête est mise à prix. C’est le sire Philipped’Aulnay. »

Marguerite pâlit légèrement.

« Que faut-il en faire,madame ? » reprit l’officier.

Marguerite, d’une voix sourde,demanda :

« Où avez-vous mis l’archer de tout àl’heure ?

– Dans le numéro six, madame.

– L’un de ces deux cachots dont on nesort que pour être jeté à la Seine, n’est-ce pas ? repritMarguerite d’une voix plus basse et plus sourde encore.

– Oui, madame ! Le numéro six estpris, mais il reste le numéro cinq.

– Eh bien, dit Marguerite, mettez-yPhilippe d’Aulnay… »

Chapitre 3ROLLER

Rien ne pouvait peindre la stupeur dumalheureux soldat, lorsque, pour toute réponse, il se vit saisirpar trois ou quatre de ses camarades.

Il n’eut que le temps de crier :

« Mais qu’ai-je fait ? »

Et, au même instant, il se trouva bâillonné,emporté, sans que personne parût s’émouvoir, car ces arrestationssoudaines étaient fréquentes au Louvre.

Bientôt on arriva à une sorte de boyau étroitet infect où l’air était à peine respirable. Une porte s’ouvrit,l’homme fut projeté comme un paquet, la porte se referma, et ce futtout. Pendant la première heure, le pauvre diable, devenu foufurieux, bondit dans l’étroit cachot où il était enfermé et essayade se briser le crâne contre les murs. Mais il paraît qu’un crânede Suisse, c’est dur (avons-nous dit que cet homme, comme tous sescamarades, était Suisse ?), car il ne réussit qu’à se faire defortes bosses au front. Il essaya de s’arracher la barbe. Maiscette barbe, rude et touffue, était aussi bien plantée que lesvieux chênes séculaires qui poussaient sur les pentes del’Helvétie. Cependant, à force de se heurter le crâne contre lesmurs, à force d’employer ce système d’épilation, le pauvre Suissefinit par s’évanouir de douleur et tomba tout de son long dans unemare d’eau dont la fraîcheur le réveilla presque immédiatement.Alors, il se mit sur son séant, et sans s’apercevoir qu’il étaitassis dans une flaque d’eau, sans prêter la moindre attention auxbêtes immondes qui le frôlaient silencieusement, il se mit à selamenter sur son sort.

Peu à peu, il finit par comprendre que sescris eux-mêmes ne lui serviraient à rien et, alors il tomba dans cesilence morne et farouche des désespoirs absolus. Il n’avait mêmeplus la force de pleurer, et, dans le cachot numéro 6, on n’eûtentendu que le bruit rauque de son souffle. Il ne savait plus s’ilavait faim ou soif, ni s’il devait mourir. La vie ne luiapparaissait plus que comme une chose vague, lointaine, improbable,et enfin, au bout de quelques heures, avec un dernier gémissement,il se coucha tout de son long, attendant la mort.

À ce moment, la porte de son cachot s’ouvritsans bruit et se referma de même.

Mais le malheureux, qui, l’instant d’avant,était plongé dans une nuit impénétrable, s’aperçut alors qu’unefaible lueur éclairait son cachot.

Hébété, il leva la tête et vit que cette lueurpartait d’une lanterne sourde que portait une femme.

De la lanterne, ses yeux égarés remontèrentjusqu’au visage de la femme et il la reconnut.

C’était la première femme de chambre de lareine, c’était Mabel.

« Que voulez-vous ? demanda lepauvre diable, que le désespoir stupéfiait au point qu’il necherchait même pas à profiter de cet incident.

– Je viens te sauver », ditMabel.

Dans le même instant, le Suisse fut debout,agité d’un tremblement convulsif et bégayant des mots sans suite oùon eût pu cependant comprendre qu’il jurait une éternellereconnaissance à Mabel et qu’il la suppliait de disposer de savie.

« Suis-moi ! dit Mabel, et si tutiens à ne pas être repris, ne prononce pas un mot, ne fais pas ungeste. »

Le Suisse, à qui l’espoir rendait un peu deson sang-froid, fit signe qu’il avait admirablement compris.

Il suivit donc Mabel, qui sortit du cachot eten referma soigneusement la porte.

Puis, elle monta l’un après l’autre les deuxescaliers de pierre et le Suisse se trouva à l’air libre.

Quelques instants plus tard, celui qui s’étaitvu condamner à mourir de faim était hors du Louvre. Alors l’émotionqu’il éprouva fut telle qu’il se laissa tomber à genoux, saisit lebas de la robe de Mabel et la baisa avec ferveur, sans prononcer unmot.

Mabel accepta cet hommage du pauvre Suisse et,simplement, prononça :

« Allons, viens ! »

L’archer se releva et la suivit comme unchien. Elle eût été au bout du monde, qu’il l’eût suivie. Mabeln’allait pas au bout du monde, mais peut-être ce qu’elle attendaitde celui qu’elle avait sauvé était-il plus difficile et plusterrible. Elle s’arrêta près du cimetière des Innocents, pénétra àl’intérieur du Logis hanté et monta jusqu’à son laboratoire, oùelle alluma un flambeau.

Alors, elle tira d’une armoire du pain, unpâté et un pot de vin, disposa le tout sur une table etdit :

« Tu dois avoir faim et soif. Bois etmange. »

Le Suisse eut un rire d’enfant heureux ets’installa devant les provisions. Il ne mangea pas : ildévora.

Lorsqu’il fut rassasié, Mabel, qui l’avaitregardé faire en l’étudiant, lui demanda :

« Comment t’appelles-tu ?

– Roller. Wilhelm Roller.

– D’où es-tu ?

– D’Unterwalden.

– C’est en Suisse, n’est-cepas ?

– Ya.

– On m’a dit que les Suisses oubliaientdifficilement un bienfait. Est-ce vrai ?

– Mein Gott ! Je vous aidit que ma vie est à vous. Faites-en ce que vous voudrez.

– On m’a dit, reprit Mabel, que lesSuisses oubliaient encore plus difficilement l’injure.

– Tarteifle ! Si jamaisl’officier qui m’a mis au cachot n° 6 me tombe sous la main,je lui tords le cou comme à un canard !

– Mais, tu risques d’être repris etcondamné pour avoir tué un officier du roi et, cette fois, je neserai pas là pour ouvrir la porte de ton cachot. »

Le Suisse secoua la tête.

Il répondit, avec la même tranquillitéféroce :

« Cette fois-là, cela me sera égal demourir. Je n’en veux pas à l’officier d’avoir voulu me fairemourir, mais je lui en veux de m’avoir condamné sans motif.

– Mais enfin ! après avoir tué cethomme, n’aimerais-tu pas mieux regagner ton pays ? N’as-tudonc personne là-bas qui t’attende ? »

Les yeux du Suisse se voilèrent et sa voixtrembla :

« Là-bas, sur les pentes d’Unterwalden,il y a une vieille femme aux cheveux gris qui ne s’endort jamaissans avoir prié Dieu, la Vierge et les saints pour Wilhelm :c’est ma mère !

– Tu aimes bien ta mère ?

– Elle m’aime encore plus que je nel’aime.

– Oui, fit Mabel, avec un frisson, c’estle sort de toutes les vieilles mères d’aimer leur fils plus encorequ’elles n’en sont aimées. Écoute, je ne veux pas que ta mèrepleure de douleur en apprenant que son fils est mort dans la villemystérieuse qu’elle redoutait pour lui. Car je sais trop ce quesouffre une mère à apprendre la mort de l’enfant qu’elle a nourri.Wilhelm, tu reverras ta mère et ton pays. »

Les yeux du Suisse exprimèrent une joieprofonde, des larmes roulèrent sur ses joues.

« Je te donnerai assez d’or pour que tupuisses regagner la Suisse. J’assurerai ton départ de façon que tuéchappes à toute recherche. Et lorsque tu seras arrivé dans tonvillage, malgré les dépenses que tu auras pu faire, de l’or que jet’aurai donné il restera assez pour assurer une heureuse vieillesseà ta mère. En échange de tout cela, je te demanderai seulement derecommander à la vieille Margareth de prier tous les soirs, nonplus pour toi qui n’en auras plus besoin, mais… pour une mère… unemère comme la tienne. Elle s’appelle Anne de Dramans.

– Anne de Dramans ! fit WilhelmRoller en frappant son front carré qui semblait taillé dans un blocde granit arraché à la Jungfrau, le nom est gravé là.

– C’est bien, fit Mabel. Maintenant,écoute-moi. L’officier que tu veux tuer n’est pas coupable enverstoi. Il n’a fait qu’obéir, comme tu eusses obéi toi-même. Enfrappant cet homme, tu commettras donc un crime sans excuse.

– C’est vrai, dit Wilhelm, pensif. Maisqui donc alors a voulu ma mort ? Qui donc dois-je haïr etfrapper ? Oh ! vous allez me le dire, je le sens… Jedevine que vous ne m’avez amené ici que pour dire cela !

– Je vais te dire qui a voulu etfroidement ordonné ta mort ; mais jure-moi d’abord de ne pasagir avant que je t’aie dit : « Il est temps. »

– Je vous le jure, ya !

– Tu resteras ici, tu ne te montreraspas.

– Je vous le jure.

– Je t’apporterai, deux fois par semaine,les provisions dont tu peux avoir besoin ; et, maintenant,jure-moi aussi que lorsque je t’aurai dit : « Il esttemps ! » tu agiras sans hésitation et comme je tel’indiquerai.

– Je vous le jure, répéta le Suisse. Etmaintenant, à votre tour, dites-moi le nom de l’infâme ?

– Marguerite de Bourgogne, dit Mabel.

– La reine !… murmura WilhelmRoller. Oh ! je l’avais pressenti. J’avais deviné que cettefemme n’est qu’un démon vomi par l’enfer. J’avais surpris d’elledes regards qui m’avaient épouvanté. Et si j’osais…

– Garde tes pensées pour toi, grondaMabel, voyant que Wilhelm s’arrêtait. Mais, maintenant que tu saisle nom, dis-moi franchement si ta résolution de te venger estdemeurée la même.

– La même ? Non. Car tant qu’il nes’agissait que de l’officier, je ne songeais qu’à le tuer, tandisque cette reine, voyez-vous, je voudrais, avant de la faire mourir,la voir souffrir un peu de ce qu’elle m’a fait souffrir, à moi.Mais comment puis-je concevoir que je pourrais me venger de lareine de France ? Comment l’approcher ? Comment pénétrerjusqu’à elle ? Je sais trop bien comment le Louvre estgardé.

– Tu n’auras ni à la frapper, ni même àt’approcher d’elle. Et cependant, tu la tueras plus sûrement qued’un coup de dague au cœur.

– Comment ferais-je donc ?

– Tu m’as dit qu’un gentilhomme t’avaitrencontré et t’avait chargé de remettre un petit paquet à lareine ?

– C’est la vérité pure.

– Te rappelles-tu toujours, terappelleras-tu, quand il en sera temps, le visage et le nom de cegentilhomme ?

– Son nom, dit le Suisse, c’est Philipped’Aulnay. Et quant à son visage, c’était là une de ces figuresdont, malgré soi, on garde l’image dans le souvenir.

– Bien ! dit Mabel, en fouillantdans son aumônière : voici le paquet que Philippe d’Aulnayt’avait chargé de remettre à la reine, qui devait t’en récompenser.Tu as vu la récompense imaginée par Marguerite deBourgogne. »

Le Suisse frissonna. Il prit le paquet, quiétait exactement tel que Philippe d’Aulnay le lui avait remis.

« Ouvre-le ! » dit Mabel.

Wilhelm Roller obéit, et murmura :

« Deux pierres précieuses !

– Deux émeraudes, dit Mabel. Eh bien,quand il en sera temps, c’est avec ces deux émeraudes que tupourras te venger sans que rien au monde puisse sauver celle qui aimaginé pour toi la récompense que tu sais. Garde-les, garde-lesprécieusement. Et lorsqu’il en sera temps, il suffira que tu aillestrouver quelqu’un que je te dirai. Et si ce quelqu’un te demandealors qui t’a remis ces deux émeraudes, que répondras-tu ?

– Philippe d’Aulnay.

– Et si ce quelqu’un te demande où tu asrencontré Philippe d’Aulnay, que répondras-tu ?

– Près de la Tour de Nesle ?

– Cela suffit ; maintenant, tu n’asplus qu’à attendre. »

Et Mabel, après un dernier geste, s’éloigna,descendit l’escalier, sortit du Logis hanté, tandis que le Suisse,plongé dans une terrible rêverie, cherchait à comprendre à queleffroyable drame il se trouvait mêlé.

Chapitre 4FIANÇAILLES DE GILLONNE ET DE SIMON MALINGRE

Au moment même où Gillonne, triomphante,annonçait à Simon Malingre qu’elle allait s’emparer de son trésorenfoui au fond de la Courtille-aux-Roses, Simon, allongeant lesbras, les avait subitement refermés, et Gillonne s’était trouvéeprise au piège.

Simon Malingre partit d’un éclat de rireeffrayant, s’accroupit dans l’angle où il était enchaîné et plaçaGillonne en travers de ses genoux. Il la maniait comme une plume,ses forces décuplées à la fois par le désespoir et par la joie.Gillonne, dans une suprême convulsion, parvint à redresser la tête,saisit le bras de Simon dans ses dents, et ces dents, elle les yincrusta avec frénésie.

Simon éprouva une atroce souffrance, mais ilcontinua de rire. Seulement, son poing demeuré libre se leva ets’abattit comme une masse sur le crâne de Gillonne.

Gillonne eut un grognement bref et perditconnaissance.

« Là ! fit Simon, comme ça, tu tetiendras tranquille, vieille guenon. Voyons, que pourrais-je fairebien de toi ? Écoute, ma chère. Tu ne m’entends pas ? Çane fait rien, écoute tout de même ! Sais-tu ce que je vaisfaire ? Je vais prendre les clefs des cadenas que tu as eu lagentillesse d’apporter, ouvrir ces mignons cadenas si jolimenttravaillés et me débarrasser des chaînes. Après quoi, petiteguenon, je te mettrai simplement à ma place, enchaînée là où jesuis, les bons cadenas bien fermés, et puis, avant de m’en aller,j’attendrai que tu te réveilles pour voir un peu la figure que tuferas. Voilà ce que j’appelle une bonne farce. Qu’en dis-tu, madouce fiancée, Gillonne d’enfer ? »

En parlant ainsi, Malingre riaitfrénétiquement et secouait avec fureur Gillonne, qui n’avait gardede répondre, vu qu’elle était sans connaissance.

« C’est donc toi, continua Malingre, quiseras grillée à ma place. Pour le quart d’heure, comme je te ledisais, je me contenterai d’admirer la grimace que tu vas faire àton réveil. Et Dieu sait si tu fais de merveilleuses grimaces quandtu t’y mets ! J’attendrai… Hum ! Est-ce bien la peined’attendre ? C’est que j’ai l’enfer dans le gosier, moi !c’est que j’enrage de soif, moi ! Tout compte fait, il vautmieux que je m’éloigne à l’instant. Les clefs des cadenas !Voyons, où sont les clefs ? »

Simon Malingre fouilla Gillonne. Puis ilfouilla avec plus d’impatience. Puis il la fouilla avecfrénésie.

Et, enfin, l’évidence lui apparut dans touteson horreur, les clefs, ces clefs que Gillonne lui avait montrées,eh bien, elle ne les avait plus sur elle ! Soudain, il poussaun rugissement : il venait d’apercevoir les clefs !

Alors, il s’avança aussi loin qu’il put, aussiloin que la longueur des chaînes le lui permettait, mais toujourssans lâcher Gillonne qu’il tenait convulsivement contre lui.

Un soupir de terreur gonfla sa poitrine :si loin qu’il eût pu aller, il ne pouvait toucher encore à cesclefs.

Alors, le malheureux se mit à tirer sur leschaînes qui lui entraient dans les chairs.

Enfin, Simon Malingre comprit qu’il s’épuisaiten efforts impuissants : il se retira, grogna une sourdeimprécation, se ramena dans son angle, mais non sans empoignerGillonne.

« Au moins, dit-il, tu crèveras avecmoi ! »

Presque aussitôt, Gillonne rouvrit lesyeux.

Un instant, elle parut stupéfaite de seretrouver vivante entre les mains de Simon.

Puis elle remarqua avec étonnement que SimonMalingre sanglotait.

« Qu’as-tu donc à pleurer,imbécile ? fit enfin Gillonne.

– Tu me demandes pourquoi jepleure ?… Peux-tu me demander cela alors que mon cœur estbrisé de douleur ! Ah ! Gillonne, est-il possible que toique j’aime tant, que toi, ma fiancée, tu m’aies condamné à une mortsi affreuse ! Et ce qu’il y a de plus affreux, vois-tu, cen’est pas de mourir, c’est de savoir que tu ne m’aimes pas.

– Comment vais-je mourir avec toi ?dis-moi un peu cela, mon petit Simon ? continua-t-elle à hautevoix.

– Hélas ! puisqu’on va venir meprendre pour me brûler, puisque monseigneur le comte interrogerasans doute, ne devrai-je pas, cruelle nécessité ! ne devrai-jepas, moi qui ne mens jamais, lui dire toute la vérité et tedéclarer ma complice ?

– Voyons, fit-elle enfin, est-ilnécessaire que tu meures ?

– Hélas ! oui ! puisque j’aitrahi mon maître ! puisque j’ai introduit dans l’hôtel unebande de truands à qui je voulais livrer la petite Myrtille, carc’est bien là mon crime, n’est-ce pas, Gillonne ? Et ce crime,où saurais-je mieux l’expier que sur le bûcher que tu m’aspréparé ? »

Gillonne frémit, car, dans cet instant, elleput supposer que Malingre, pour mieux la tuer, s’était résignélui-même à la mort.

« Simon, cria-t-elle, mon cher Simon, jene veux pas que tu meures !

– Mais, moi, je veux mourir ! »rugit Malingre.

« Comment, songeait Gillonne, ne m’a-t-ilpas étranglée tout à l’heure ? Pourquoi n’a-t-il pas ouvertles cadenas avec les clefs que je lui ai montrées ? »

« Écoute, Simon, continua-t-elle touthaut, ce serait trop affreux que deux fiancés comme nous, quis’aiment tant dans le fond, malgré leurs disputes, se condamnentbêtement à mourir ! Pardonne-moi, veux-tu, de t’avoirfaussement dénoncé à monseigneur ! Pardonne-moi de t’avoirfait mettre ici ! Je te jure, Simon, c’était seulement pour tefaire peur, comme tu m’avais fait peur, toi. Mais, avant le jour,je t’eusse délivré ! et la preuve, ajouta-t-elle, en regardantfixement Malingre, c’est que j’avais apporté les clefs ducadenas ! »

Simon essuya ses yeux d’une main, tandis que,de l’autre, il continuait à maintenir fortement Gillonne.

« Dis-tu vrai ? fit-il, tuconsentirais à me délivrer ?

– Écoute-moi attentivement et nous allonssceller une réconciliation définitive, car j’ai un projet qui doitinfailliblement nous enrichir, sans compter nos projets surBuridan.

– Je t’écoute.

– Oui, mais jure-moi que jamais plus tune tenteras rien contre moi.

– Je te le jure.

– En ce cas, dit Gillonne, nous sommessauvés tous deux, et cette nuit qui devait voir notre mort sera lanuit de nos fiançailles. Nous sommes désormais liés l’un à l’autre,car moi-même, je te jure assistance et fidélité ! Etmaintenant, écoute-moi. Je vais commencer par ouvrir les cadenas ette délivrer.

– Bon, grogna Simon Malingre. Etensuite ?

– Nous montons là-haut et emmenons lapetite Myrtille.

– Où l’emmenons-nous ? fit Malingre,étonné.

– À la Courtille-aux-Roses, où nous nousinstallons, moi pour surveiller la petite et toi pour surveillerton trésor. Puis, nous prévenons Buridan, et je puis t’assurerqu’il aura assez de confiance en moi pour croire tout ce que je luidirai. Nous lui amenons Myrtille et, pour commencer, nous recevonsde ce côté une honnête récompense.

– Admirable ! fit Malingre. Et jedevine le reste. Nous prévenons ensuite monseigneur de Valois et,de ce côté-là, nous recevons également non seulement notre pardon,non seulement notre rentrée en grâce, mais encore une récompensed’autant plus honnête que nous aurons soin de nous la faireoctroyer avant de conduire monseigneur jusqu’à Myrtille…Admirable ! te dis-je.

– Jusqu’à Myrtille, oui, acheva Gillonne,et par la même occasion jusqu’à Buridan que nous lui aurons prouvéêtre son fils ! En sorte que monseigneur entrera en possessionde Myrtille et se débarrassera d’un fils gênant ! En sorte quenous avons droit à tout ce que nous voulons commerécompense !…

– Sublime ! s’écria Malingre,sublime !…

– Or ça, reprit Gillonne en se fouillantpour trouver les clefs, hâtons-nous et commençons par lecommencement.

– Oui, fit Malingre, commence par ouvrirles cadenas, puisque tu as les clefs.

– Je les aurai laissées tomber, ditGillonne au bout d’un instant, je ne les trouve pas… Ah ! lesvoici… »

Et Gillonne, qui venait de fouiller le cachotd’un regard circulaire, voulut se lever pour aller ramasser lesclefs.

« Un instant de patience ! »dit Malingre, sans lâcher Gillonne.

Gillonne tressaillit.

D’un coup d’œil, elle calcula la distance quiséparait les clefs de Malingre, et elle comprit !…

« Mais les voici, les clefs !dit-elle en les désignant à Malingre.

– Tiens, c’est vrai ! Commentsont-elles là ? Par ma foi, je ne les aurais pas vues toutseul, car ma vue baisse.

– Quoi qu’il en soit, Simon, si tu veuxsortir d’ici, si tu veux que nous exécutions notre plan, il fautque je puisse ouvrir les cadenas, et, si tu veux que j’ouvre lescadenas, il faut que je puisse prendre les clefs, et si tu veux queje prenne les clefs, il faut que tu me lâches.

– Si je te lâchais, tu pourrais tomber ette faire mal. Or, je tiens tellement à toi que ce serait pour moiun crève-cœur si tu allais te blesser en cherchant à me sauver.Donc, je ne te lâche point. »

Gillonne s’avança donc vers les clefs, tandisque Malingre la tenait par un poignet aussi solidement qu’un noyépeut tenir la planche sur laquelle il s’est cramponné.

En quelques instants, Gillonne eut ouvert lescadenas, les chaînes tombèrent, et Simon Malingre se trouvalibre.

*

**

Lorsque le comte de Valois, délivré, comme ona vu, par le roi en personne, se rendit dans son hôtel après cetentretien où fut résolue la perte de Marigny, sa première idée futde s’informer de Simon Malingre et de Gillonne. Son capitaine desgardes, après l’avoir suffisamment congratulé de son heureuxretour, lui annonça que, fort heureusement, il avait pu s’emparerde Simon Malingre dans la nuit même où monseigneur avait été enlevépar une bande de truands.

« Et où est-il ? demanda Valois.

– Dans un bon cachot de ce manoir, dûmentenchaîné.

– Qu’on l’aille chercher àl’instant ! qu’on le mène à la maîtresse tour de l’hôtel poury être pendu. Ou plutôt, non ! Qu’on l’amène ici, car je veuxl’interroger tout d’abord sur les causes de sa trahison. »

Le capitaine s’élança, tandis que Valois, sepromenant de long en large dans sa grande salle d’armes, frappaitles dalles d’un talon furieux et roulait dans sa tête des projetsde torture dont le moindre eût fait tomber Malingre à la renversed’épouvante, s’il eût pu en avoir connaissance.

La porte se rouvrit enfin et Valois s’arrêta,les sourcils froncés, en se tournant vers cette porte.

À la fin, il pâlit.

Au lieu de son capitaine lui amenant Malingre,ce fut une femme qu’il vit entrer, une femme vêtue de noir, levisage masqué de noir, et que, cependant, il reconnut àl’instant.

La femme s’avançait jusqu’à lui.

Valois, les traits décomposés, l’avaitreconnue, car il murmura :

« Est-il donc bien vrai que tu essorcière ou fée ? Toi que j’ai vue morte à Dijon, et que jevois vivante ! Toi qui as été enfermée dans un cabinet sansissue et qui en es sortie par je ne sais quel maléfice ! Toienfin qui as pu pénétrer dans cet hôtel et arriver jusqu’à cettesalle où nul, sous peine de mort, ne peut entrer sans y être mandépar moi ! Viens-tu donc du fond de l’enfer et au nom deSatan ?…

– Je viens au nom de Dieu, répondit Annede Dramans d’une voix très calme. Je viens, Valois, te rappeler lepacte qui nous unissait. »

« Un pacte nous unissait, reprit-elle. Ilfallait une sorcière à jeter dans les cachots du Temple, unemalheureuse à brûler vive. Cette jeune fille qui était condamnée,qui devait mourir, il me plaisait à moi qu’elle vécût. Lorsque tues venu au logis du cimetière des Innocents, je me suis offertepour remplacer celle que tu cherchais. Tu as accepté, tu as juréque Myrtille serait sauve. Lorsque tu m’es venu voir dans le cachotdu Temple, où je me suis révélée à toi, je t’ai prévenu que jetrouverais le moyen de savoir si tu avais tenu ton serment. Etlorsque j’ai su que, cette fois encore, tu étais parjure, mapatience s’est lassée. Je suis sortie du Temple. Je suis sortie ducabinet devant lequel veillaient les gardes du roi. J’ai franchiles fossés et les murailles de ton manoir et je suis venue tedemander : « Valois, qu’as-tu fait deMyrtille ? »

Si Valois avait pu garder un peu desang-froid, il se fût dit, dans sa superstition même, qu’il étaitétrange qu’une sorcière ou une fée eût besoin de l’interroger poursavoir ce qu’était devenue la jeune fille.

« Il te reste, reprit Mabel, un derniermoyen de sauver ton âme et ton corps. Cette jeune fille est ici,dans ton hôtel. Rends-la-moi, et je te jure par le Dieu vivant quetout le reste sera pardonné, oublié. »

Valois tremblait convulsivement.

« Au contraire, continua Mabel, si tu terefuses à cette réparation, je t’assigne à comparaître devant Dieu,ton dernier juge, et cela dans le délai de trois jours.

– Et si je te rends Myrtille !

– Par le Dieu vivant, répéta Mabel, tu essauvé, dans ton corps et dans ton âme !…

– C’est bien. Que tu sois un être vivantou une simple illusion, j’ai foi dans ta parole. Écoute etregarde ! »

Charles de Valois s’élança vers la porte.Mais, avant de l’ouvrir, il se tourna vers Mabel comme pour laprendre à témoin de sa bonne volonté.

Et il ne vit plus Mabel à la place où ill’avait laissée.

Familiarisé déjà avec les penséessurnaturelles, Valois ne fut pas étonné.

« La fée s’est rendue invisible,songea-t-il, mais elle est là qui guette, écoute etregarde ! »

Il n’eut pas le temps d’en penser pluslong : à ce moment, le capitaine des archers du manoir ouvraitla porte, tout pâle, tout tremblant, sans oser proférer un mot.

« Eh bien, gronda Valois. Cethomme ? Ce Malingre ?…

– Nous l’avions mis dans un cachot ;il était enchaîné par les chevilles et les poignets. À moins desupposer que l’hôtel est hanté et qu’un démon ait enlevé votrevalet, je n’y puis rien comprendre car je viens moi-même d’entrerdans le cachot de Malingre… Eh bien, Malingre n’y est plus :il ne reste que les chaînes.

– Bien ! fit Valois avec ce mêmecalme qui avait surpris le capitaine. Qu’on aille donc me chercherGillonne et qu’on me l’amène à l’instant ! »

Près d’une demi-heure s’écoula, sans que lecomte osât faire un mouvement.

Enfin l’officier revint et sa réponsefut :

« Monseigneur, Gillonne adisparu ! »

Valois fut agité d’un tressaillement. Mais, àla grande surprise du capitaine, il ne manifesta aucune colère.

« C’est bien, répéta-t-il. Maintenant,écoute : tu te rappelles bien l’endroit où nous nous sommesheurtés à Buridan, l’autre nuit ?

– Certes, monseigneur ! Depuisquelques jours, personne n’osait y pénétrer, vu la défense que vousen aviez faite.

– Ce bâtiment a-t-il étéfouillé ?

– Oui, monseigneur. »

Cette fois, Valois pâlit.

« La rencontre, reprit-il d’une voixsourde, a eu lieu devant la porte d’une chambre dans laquelle nousentendions la voix d’une jeune fille appelant au secours. Qu’onfouille de nouveau le Logis aux Pèlerins, qu’on entre surtout danscet appartement d’où partait la voix. Qu’on m’amène la jeune fillequ’on y retrouvera. »

De nouveau, le capitaine partit, puis revint…et sa réponse fut qu’on avait défoncé la porte de la chambre enquestion, qu’on avait visité le bâtiment du haut en bas et qu’onn’avait trouvé âme qui vive…

Valois fit un geste et le capitaine seretira.

Demeuré seul, le comte ferma soigneusement laporte, puis se dirigea vers le fauteuil où plutôt le trône où toutà l’heure s’était assise Anne.

Il demanda :

« Es-tu là ? Me vois-tu ?M’entends-tu ? Je t’adjure de m’apparaître… »

Quelques minutes s’écoulèrent.

Mais le fauteuil demeura vide, la salledéserte.

Valois reprit d’une voix étranglée :

« Quoi qu’il en soit, tu as vu que, cettefois, j’ai tenu mon serment. De bonne foi, j’ai voulu te rendreMyrtille, et tu ne dois pas m’imputer sa disparition… »

Le spectre, s’il était là, demeurasilencieux.

« Monseigneur ! s’écria à ce momentle capitaine des archers en rentrant précipitamment, nous n’avonstrouvé ni Gillonne, ni Malingre, ni la jeune fille ; mais unefemme… une femme étrangère au manoir, vêtue de noir et masquée…

– Eh bien, cette femme ! rugitValois qui, à cette description, reconnut la sorcière.

– Une sentinelle l’a aperçue au moment oùelle traversait l’arrière-cour vers la poterne de l’est. Un desnôtres l’accompagnait. La sentinelle leur a crié de s’arrêter, maisils ont disparu par la poterne ! Il y a trahison,monseigneur ! »

Pendant quelques minutes, Valois demeurafrappé de stupeur.

Il fit arracher les tentures du dais. Il fitdéplacer le trône.

Et alors, derrière ces tentures, apparut unevieille porte qui donnait dans un réduit, lequel s’ouvrait sur unescalier.

Il n’y avait pas eu miracle !

Il y avait eu trahison, ce qui était plusgrave !

Il est probable que Mabel s’était réfugiéedans ce réduit, se réservant de se montrer ou de s’en aller selonque les circonstances la pousseraient ou non à laisser croire àValois qu’elle était sorcière ou spectre.

Il est probable aussi que, dès l’instant oùelle entendit le capitaine assurer que Myrtille avait disparu, elleavait pris le parti de s’éloigner…

Il résulta de ces événements que, le jourmême, trois ou quatre archers suspects furent mis en prison, puis,Valois, ne se trouvant plus en sûreté, licencia ses gardes, etmonta une nouvelle compagnie. En outre, il cessa d’habiter sonhôtel et s’installa définitivement au Temple dont il étaitgouverneur. Enfin, il donna au prévôt un signalement très exact deGillonne et de Malingre, avec ordre de les lui trouver et de leslui ramener morts ou vifs.

Chapitre 5LA COUR DES MIRACLES

Nous avons laissé Buridan et ses compagnonsdevant la porte d’une masure de la Cour des Miracles ; près duseuil, avons-nous, se dressait une perche au sommet de laquellependait un quartier de charogne toute sanglante.

Cette perche, c’était le pavillon de la Courdes Miracles.

Et elle indiquait que ce logis était celui duroi.

Il y avait un roi. Là, comme au Louvre.

En effet, dès que des hommes sont réunis ensociété, quel que soit le but de cette société, ils se croiraientincapables de respirer s’ils ne se mettaient sous la tutelle d’unmaître. Il y aurait là ample matière à réflexions ; mais commenous sommes ici pour raconter une histoire et non pour nous livrerà des palabres philosophiques qui ne changeraient rien auxconceptions de ceux qui nous lisent et qui auraient, par surcroît,le désavantage de les ennuyer, nous nous contentons de résumertoutes réflexions intempestives dans cet alinéa.

Il y avait un roi à la Cour des Miracles.

Ce roi s’appelait Hans. C’était une brute. Ilétait doué d’une force herculéenne. Quand on tuait un bœuf, Hansarrivait, retroussant sa manche, balançait son poing dans l’espace,le poing s’abattait sur le front de la bête qui tombait, assommée,presque toujours du premier coup.

Lancelot Bigorne, faisant signe à Buridan dele suivre, était entré dans le logis, c’est-à-dire dans le Louvrede Hans.

Devant l’âtre, une vieille femme filait duchanvre, une vieille, très vieille, la tête branlante, une vieillequi grelottait de fièvre.

« Où est Hans ? » demandaBigorne.

La vieille leva le doigt vers le plafond poursignifier que le roi était au premier.

« Est-ce qu’il va descendre ? »reprit Lancelot.

La vieille fit oui d’un signe de tête.

L’escalier de bois, dont on entrevoyait lesmarches disloquées au fond d’une obscure salle, gémit sous un paspesant et Hans apparut.

En voyant ces étrangers, il fronça lessourcils.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il enles dévisageant d’un regard soupçonneux. Que demandez-vous ?Comment avez-vous pu entrer dans la Cour desMiracles ? »

Lancelot esquissa un geste mystérieux,probablement quelque signe qui servait aux truands à se reconnaîtreentre eux.

Hans le considéra attentivement, et dans cettefigure bestiale on eût pu surprendre alors un éclair d’intelligencedépourvue de cette astuce qu’elle exprimait d’ordinaire.

Hans prit un escabeau, s’assit gravement etdit :

« Soyez les bienvenus chez moi… Lavieille, va donc nous chercher à boire, ce sont des amis.

– Hans, dit Bigorne, nous allonst’expliquer le sujet de notre visite…

– Tout à l’heure ! fit Hans.L’habitude, ici, avant de boire avec quelqu’un et de cimenter ainsil’amitié, est de lui demander son nom. Quiêtes-vous ? »

Buridan fit signe à Bigorne de parler.

« Moi, dit celui qui servaitd’introducteur, je suis Lancelot Bigorne. Ce gros que tu vois là,Hans, c’est Guillaume Bourrasque, empereur de Galilée ;celui-ci, avec son nez pointu, c’est Riquet Haudryot, roi de laBasoche ; celui-ci, qui pourrait lutter avec toi sansdésavantage, c’est messire Gautier d’Aulnay, et celui-là, c’estJean Buridan. Voilà qui nous sommes. »

À chacun de ces noms, la sauvage physionomiede Hans s’était de plus en plus éclairée. Lorsque le dernier nomfut prononcé, cette physionomie redevint grave. Hans fixalonguement le jeune homme et dit :

« C’est vous qui êtes JeanBuridan ?

– C’est moi, répondit Buridan.

– Daignez donc accepter ce vin, venu il ya vingt-cinq ans de Bourgogne : buvez-le dans ces coupes, quisont réservées pour les circonstances illustres… »

Buridan s’inclina et, le premier, vida sacoupe d’un trait.

Lorsque les trois flacons eurent été épuisésjusqu’à la dernière goutte, Hans reprit :

« Maintenant, il est temps que je sachele motif du grand honneur qui m’est fait en ce jour ?

– Hans, je sais que, si j’allais me jeteraux pieds du roi ou de la reine, j’obtiendrais grâce pour mescompagnons et moi ; je sais que, si je disais certaines chosesau premier ministre Enguerrand de Marigny ou à l’oncle du roi,comte de Valois, nous serions saufs. Eh bien, moi Buridan, en monnom et au nom de mes compagnons, je viens demander l’hospitalité àHans le truand, roi des mendiants et régent de la Cour desMiracles. »

Hans se leva et dit gravement :

« Je vous reçois comme mes hôtes dans laCour des Miracles… Je vous ai suivis, Jean Buridan, LancelotBigorne, Guillaume Bourrasque, Riquet Haudryot. Je vous ai suivisdans vos actes et, sans vous connaître, sans vous avoir vus, je mesuis dit : Ceux-là sont des révoltés ; ceux-là, tôt outard, aboutiront à la Cour des Miracles, parce que, tôt ou tard,Paris tout entier les accablera de sa haine. Je vous attendaisdonc. Vous êtes ici les hôtes de Hans le truand. Vous êtes ici chezvous. »

Hans, d’un geste lent, désigna la pièce où ilse trouvait, les meubles, les fauteuils, produits de ses rapines etde ses pillages ; de ce même geste, il parut envelopper lamaison et la Cour des Miracles tout entière. Puis cettephysionomie, qui s’était éclairée par degrés jusqu’à jeter desombres éclairs d’intelligence hautaine, s’éteignit aussi pardegrés, rentra dans la nuit, et devant les compagnons étonnés,pensifs, il n’y eut plus qu’une figure de brute monstrueuse.

Hans, lentement, sortit de la maison et rentradans le logis, à la porte duquel pendait un quartier de charognesanglante.

*

**

Trois jours s’étaient écoulés. Guillaume,Riquet et Gautier jouaient aux dés, mangeaient et buvaient.

Lancelot Bigorne dormait.

Buridan, pendant ces trois journées, tenta desortir de la Cour des Miracles. Mais il lui semblait que peu à peuun cercle se resserrait autour de ce misérable quartier. Dans lesrues avoisinantes, des patrouilles passaient de plus en plusnombreuses. Il remarqua que des sentinelles étaient apostées. Ilcrut comprendre qu’il se préparait quelque chose de formidable. Ilsongeait à Myrtille. Il songeait à Valois. Il songeait à cettefemme qui était sa mère, et que Bigorne lui avait assuré êtrevivante. Mille pensées se heurtaient dans sa tête. Il éprouvaitl’indicible besoin d’aimer et d’être aimé.

Une nuit, Lancelot Bigorne l’entendit quimurmurait :

« Et pourtant, vous êtes mon père, comtede Valois !… »

Il souffrait affreusement de l’incertitude oùil se trouvait, et toute cette souffrance se traduisait par cettepensée qui ne lui laissait aucun répit :

« Le comte de Valois est mon père !Et le comte de Valois m’a dit qu’il aime Myrtille ! EtMyrtille est chez le comte de Valois !… »

Le matin du quatrième jour, vers dix heures,il rassembla ses compagnons pour leur proposer quelque suprême etnouvelle tentative.

Au moment où il allait parler, la portes’ouvrit et une femme parut.

« Gillonne ! » criaBuridan.

Buridan tremblait et ne se sentait pas lecourage d’interroger la vieille.

« Seigneur Jésus ! j’en ai eu du malpour vous retrouver ici ! Enfin, grâce à un de mes amis quiest manchot, goitreux et ulcéreux de son métier, j’ai pu pénétrerjusqu’ici… J’ai su que vous étiez venu au rendez-vous que je vousavais assigné à l’hôtel de Valois, j’ai su que malheureusement vousn’aviez pas réussi… oui, mais j’étais là, moi !

– Que veux-tu dire ? balbutiaBuridan.

– Que j’ai fait ce que vous n’avez pufaire !

– Myrtille !…

– Je l’ai délivrée !…

– Courons !… mes amis…, ma chèreGillonne… »

À ce moment, Simon Malingre entrait à sontour.

Et Simon Malingre donnait la main àMyrtille !

Dans l’instant qui suivit, les deux amantsétaient aux bras l’un de l’autre. Pendant quelques minutes, onn’entendit que les sanglots de bonheur de la jeune fille et lesexclamations bruyantes de Guillaume, de Riquet et de Gautier.

Il semblait à Buridan et à Myrtille qu’ilsfaisaient un rêve.

Lorsque Buridan s’arracha de cette extase, ilchercha des yeux Gillonne pour la remercier.

Gillonne et Simon Malingre avaientdisparu !…

Chapitre 6LA COUR DE FRANCE CONTRE LA COUR DES MIRACLES

Au Louvre, dans l’oratoire de Marguerite deBourgogne, pièce sévère ornée de quelques meubles seulement, auxsculptures noircies par le temps, aux tentures sombres, avec unchrist se détachant sur l’un des panneaux, au-dessus d’unprie-Dieu.

Trois personnages : Marguerite, LouisHutin, Charles, comte de Valois.

C’est une sorte de conseil d’État, et, en mêmetemps, un conseil de famille.

Mais d’autres personnages invisibles assistentà cette scène : Juana, derrière une porte, et Mabel, cachée aufond d’un cabinet d’où elle peut tout voir et tout entendre.

Dans ce conseil de famille, c’est un coupd’État qui vient d’être résolu :

L’arrestation d’Enguerrand de Marigny.

Tous les trois ont peur.

Maintenant qu’ils sont décidés, maintenant quel’exécution va avoir lieu, ils redoutent quelque suprême résistancede Marigny, et, pareils aux chiens d’arrêt devant le solitaireacculé, ils se demandent lequel des trois va être éventré par ledernier coup de boutoir de la bête.

Dix heures tintent lentement à quelquehorloge.

Tous les trois tressaillent.

C’est l’heure pour laquelle on a donnérendez-vous dans le Louvre à Enguerrand de Marigny.

Le roi, précipitamment, va ouvrir la porte del’oratoire qui donne sur la grande galerie.

La galerie est remplie d’une foule deseigneurs, de capitaines et de chevaliers, étonnés d’avoir étémandés au Louvre à cette heure matinale. De chaque côté de lagalerie sont alignés vingt-quatre archers immobiles, pareils à descariatides, et, près de la porte, Hugues de Trencavel est là,l’épée nue au poing.

Le roi jette un long regard sur cette mise enscène qui symbolise sa puissance et il se sent électrisé ; ilsourit, il est rassuré, il ne peut s’empêcher de saluer d’un gestelarge cette assemblée guerrière.

Une clameur éclate en coup detonnerre :

« Vive le roi !… »

Louis prononce quelques mots à l’oreille ducapitaine des gardes, qui pâlit.

C’en est fait, l’ordre de l’arrestation deMarigny vient d’être donné.

« Quand il sortira de l’oratoire, achèvele roi. Tu entends bien, Trencavel. Je crierai :« Notre-Dame ! » alors il sera temps.

– Place au Premier ministre, crie la voixde l’huissier au fond de la galerie. Place à monseigneur Enguerrandde Marigny ! »

La foule se fend, ondule ; Marignys’avance vers l’oratoire, calme, grave, imposant et sévère.

*

**

Marigny se dirigea rapidement vers LouisHutin. Une sorte de colère furieuse l’agitait et ce fut d’une voixgrondante qu’il parla le premier :

« Sire, dit-il, j’allais me rendre auLouvre au moment où on est venu me chercher. J’ai de gravesnouvelles à vous annoncer. »

Valois recula d’un pas.

La reine frémit.

« Quelles nouvelles ? demanda le roid’un ton glacial.

– Sire, il est dans Paris un lieuredoutable qui forme une ville dans la ville, un royaume dans votreroyaume. C’est un foyer de rébellions, de troubles et de désordres.C’est le camp retranché du vice et du crime. C’est là que serecrute cette armée de mendiants, de jongleurs, de truands, lie dela société, ramassis de tous les vagabonds du monde…

– La Cour des Miracles ! gronda leroi en tressaillant.

– Je vous ai dit : « Tant quecette armée n’aura pas trouvé un chef qui comprenne la forceredoutable dont il pourrait disposer, nous pouvons encore aviser etprendre des mesures pour éteindre ce foyer de rébellion. Mais, dujour où ce chef sera trouvé, tremblez. Sire, car ce jour-là, c’estle trône de France qui sera directement menacé ! »

Et déjà, dans l’esprit du roi, sinon danscelui de Valois et de Marguerite, l’arrestation passait au secondplan.

Le cauchemar évoqué se dressait dans toute samenace.

« Ces mesures, dit Louis, nous lesprendrons terribles, s’il le faut. Nous brûlerons Paris tout entiers’il est besoin, pour que la Cour des Miracles soit ensevelie sousles décombres de Paris. Avant que ce chef dont vous parlez soittrouvé, l’armée des rebelles sera…

– Il est trop tard, Sire ! ditMarigny, le chef est trouvé.

– Le chef ! balbutia le roi, chezqui l’épouvante et la colère se déchaînaient ensemble. Quelchef ?… »

Marigny, d’une voix sourde,continua :

« La Cour des Miracles choisit Buridanpour son chef et pour son roi. Buridan a autour de lui deslieutenants redoutables, car ces hommes dont vous avez mis la têteà prix, Sire, n’ont plus rien à ménager et sont capables de faireeux-mêmes ce qui chez vous n’est qu’une parole, c’est-à-dire debrûler Paris, de brûler le Louvre ! car ces hommes ce sont lesd’Aulnay ! c’est Guillaume Bourrasque ! c’est RiquetHaudryot ! »

Un frémissement d’angoisse agita Valois etMarguerite.

Marigny poursuivit, et il semblait qu’unesorte de rage le soulevait de plus en plus :

« J’ai fait cerner la Cour des Miracles,Sire ! J’ai pris les premières mesures de préservation. J’aifait ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour essayer de sauvervotre trône, mais peut-être est-il trop tard ! car je sais quel’étendard infâme de révolte a été planté au milieu de la Cour desMiracles, ce qui est le signe que ces gens préparent quelqueformidable expédition ! Et ce n’est pas tout ! Je saisque Buridan, cette fois, est décidé à l’entreprise la plusaudacieuse ; je sais qu’il est résolu à vaincre ou àmourir ! Car ce n’est plus sa propre vie qu’il veut sauver,c’est son amour, cette fois, qu’il jette en défi à votre premierministre, à vous-même, à Paris, à la face dumonde ! »

Marguerite fixa sur Marigny des yeux dilatéspar l’horreur. Elle avait compris, elle !

Valois et le roi, frémissants tous deux, sepenchaient sur le premier ministre. Et Marigny, éclatant enfincomme si sa rage et sa fureur eussent fait explosion dans sapoitrine :

« Et voyez, Sire, jusqu’où peut aller mondésespoir ! Voyez ce que je suis capable d’entreprendre àcette heure contre Buridan. Car celle qu’il aime… celle qu’ildétient prisonnière dans la Cour des Miracles par la pluseffroyable des audaces, eh bien, Sire, c’est mafille ! »

À ce moment, si quelqu’un était entré dans lecabinet, il eût vu Mabel se relever, sortir rapidement commeaffolée et s’élancer hors du Louvre.

« Vous entendez, Sire ! rugitMarigny, vous entendez, reine ! tu entends aussi, toi,Valois ! ma fille est aux mains de Buridan, et Buridan est roide la Cour des Miracles ! »

Valois s’était mordu les lèvres jusqu’au sangpour étouffer le hurlement de jalousie qui lui venait contreBuridan.

Marguerite, pâle comme une morte,songeait :

« Oui, brûler Paris plutôt que de lessavoir l’un à l’autre ! »

Et Marguerite de Bourgogne était la mère deMyrtille !

Et Charles, comte de Valois, était le père deBuridan !

*

**

Ainsi, tous les intérêts vitaux et passionnésdu roi, de la reine et de Valois se trouvaient concentrés sur latête d’Enguerrand de Marigny, qui venait d’être appelé au Louvrepour y être arrêté !

Marigny pouvait seul sauver le trône de LouisHutin.

Marigny pouvait seul sauver la passion deValois et l’amour de Marguerite.

Ces trois êtres se jetèrent un long regard etsans doute se firent la même réponse. Car le roi, marchantrapidement à la porte derrière laquelle se trouvait Hugues deTrencavel, prononça quelques mots à l’oreille de son capitaine…

L’arrestation était contremandée !

*

**

« Venez, madame la reine ! criaLouis Hutin d’une voix éclatante. Venez, comte de Valois !venez Marigny ! écoutez tous, hommes nobles, vassaux, féaux,seigneurs !… »

Marigny, Valois et la reine étaient entrésdans la grande galerie.

Un silence effrayant pesa sur cette assembléede rudes hommes d’armes aux éclatants costumes, encadrée par lahaie des archers et les hallebardiers dressés tout le long desmurailles. Louis promena son regard sur cette réunion à la foiséclatante et sombre, et d’une voix forte prononça :

« Nous avons la guerre !… »

À ces mots, une clameur énorme ébranla lesmurs de la vaste galerie, fit trembler les vitraux et se répercutaau loin à travers le Louvre, et jusque dans Paris.

Le silence enfin se rétablit peu à peu pargrondements successifs.

« Ce n’est pas aux frontières que nousdevons porter la guerre ! c’est dans l’Île-de-France, c’estdans cette ville ! c’est au centre de Paris ! Ducs,seigneurs, chevaliers, c’est la guerre de la monarchie contre larévolte ! c’est la guerre des hommes nobles contre lesmanants ! ce sont vos privilèges à défendre ! c’est montrône à sauver ! c’est la guerre de la cour de France contrela Cour des Miracles !…

– La Cour des Miracles ! »

Ce fut d’abord une sorte de murmure étouffé,un bruissement de colère et de terreur mêlés, puis cela monta,grandit comme les grondements du tonnerre à l’horizon, et enfincela éclata dans un étrange cliquetis des épées tirées, dans uneffroyable tumulte d’imprécations entrechoquées, dans undéchaînement de la haine de l’homme noble contre l’homme derévolte…

« Aux truands ! auxtruands !

– Des fascines autour de la Cour desMiracles !

– Aux fourches, les gueux !

– À la hart ! au feu ! aufeu !… »

Alors l’effrayante nouvelle franchit le Louvreet se répandit dans Paris. Alors les boutiques se fermèrent, lesbourgeois se cadenassèrent chez eux. Les chaînes furent tendues.Dans les rues, on ne vit plus que les patrouilles de cavaliers etd’archers. Des rumeurs sinistres se propagèrent à travers la villeavec la rapidité inconcevable dont semblent être animées toutes lesnouvelles d’épouvante. Aux abords du Louvre, des compagnies semassaient. Dans le Louvre, on se préparait, on fourbissait lesarmes, et un conseil de guerre se tenait chez le roi.

Quatre mille hommes d’armes étaient prêts àmarcher. Dans toutes les paroisses, le tocsin se mit à sonner.

C’était la guerre.

La guerre des seigneurs contre lesmendiants !

Et partout, dans Paris, un nom volait debouche en bouche, prononcé avec terreur, avec des malédictions,avec des menaces de mort.

Paris tout entier se dressait contreBuridan !…

*

**

Et dans la Cour des Miracles, au fond de celogis où Hans l’avait conduit, Buridan se trouvait seul, seul avecMyrtille. Et là, de ces deux êtres de jeunesse, de vie et d’amour,de ces lèvres balbutiantes qui se cherchaient, de ces regards quis’étreignaient, c’était un chant de paix souveraine et de bonheurinfini qui montait doucement, rythmé par le murmure de ces deuxnoms bégayés avec ivresse :

« Buridan !…

– Myrtille !… »

Chapitre 7OÙ CHACUN SE PRÉPARE À FRAPPER

Enguerrand de Marigny fit occuper fortementtoutes les voies qui aboutissaient à la Cour des Miracles. Il étaitpeut-être le seul dans cette affaire qui agît avec sincérité. Ilvoulait la mort de Buridan. Il se disait que du père de Myrtille etdu chef des rebelles aimé par elle, l’un des deux devait rester surle carreau.

Une fois certain que nul ne pouvait plussortir de la Cour des Miracles, Marigny, malgré l’impatience duroi, voulut prendre des mesures telles que pas un truand ne pûtéchapper au massacre.

Cela posé, nous reviendrons maintenant à deuxpersonnages qui, à ce point de notre récit, nous intéressentparticulièrement : Mabel d’une part, Marguerite de Bourgogned’autre part.

Lorsqu’elle fut convaincue que Myrtillen’était plus au pouvoir de Valois, Mabel, revenue au Louvre, eutdes heures d’angoisse et de doute déchirant. Puis, tout à coup, lesrumeurs guerrières lui apprirent que des événements nouveaux sepréparaient. Elle écouta, épia, interrogea et apprit seulement quele roi préparait la destruction de la Cour des Miracles.

Après la conférence qui eut lieu, entreMarguerite, le roi et Valois, après l’arrivée de Marigny, qu’ondisait arrêté et qui ne le fut pas, Marguerite était rentrée chezelle, la rage au cœur. Mabel la voyait aller et venir, puis sejeter dans son grand fauteuil ; elle l’étudiait, mais elleconnaissait le caractère de Marguerite, se gardait bien del’interroger…

Comme sa suivante faisait mine de seretirer :

« Reste, dit-elle. Reste près de moi.J’ai l’âme inquiète, Mabel, je me ronge…

– Que craignez-vous ? Le roi n’a etne peut avoir aucun soupçon…

– Il ne s’agit plus du roi ! fitMarguerite. C’est Buridan, Mabel, c’est cet homme qui m’a bafouée…c’est lui qui occupe tous les instants de ma misérable pensée… plusmisérable que jamais depuis que je sais…

– Que savez-vous, madame ?

– Rien… Ou plutôt, tiens ! peut-êtreme donneras-tu un conseil… Buridan est à la Cour des Miracles…

– Auriez-vous maintenant l’intention dele sauver ?

– Moi ! moi ! si je pouvais… sij’étais un de ces archers qui vont assiéger la Cour desMiracles !… je voudrais entrer la première et le poignarder demes mains, quitte à mourir de douleur sur son corps !… Non,vois-tu, ce qui me tue, c’est de savoir qu’elle est avec lui !c’est que, s’il meurt, il mourra dans ses bras, à elle ! c’estque, jusqu’à la fin, il l’aura aimée, adorée… tandis que moi…

– Myrtille est à la Cour desMiracles ?… haleta Mabel.

– Elle y est !

– Avec Buridan ?

– Oui ! Et c’est le père même deMyrtille, c’est Enguerrand de Marigny qui m’a appris le malheur quime trappe. »

Marguerite de Bourgogne se leva et, toutedroite, pâle, les yeux flamboyants, murmura :

« J’aurai du moins une consolation. C’estde savoir que tous deux ont péri ! »

Il y eut un long silence pendant lequel cesdeux femmes demeurèrent plongées chacune de son côté dans unesombre rêverie.

« Oui, dit enfin Mabel, ce sera uneterrible consolation pour vous. Car rien ne peut lessauver ?

– Rien ! Rien au monde ! Je lesai condamnés tous deux.

– Tous deux ! Buridan etMyrtille ? Et rien, pas même un retour d’amour, un éclair depitié, rien ne peut faire que Buridan et Myrtille ne meurentensemble ?

– Sois tranquille : ils mourronttous deux !… »

*

**

Mabel sortit de l’appartement de la reine, nes’arrêta pas, descendit par l’escalier familier qui lui était pourainsi dire réservé, franchit diverses cours et se trouva enfin horsdu Louvre.

« Ils mourront tous deux ! Pas unretour d’amour ! Pas un éclair de pitié ! Rien !Rien au monde ne peut les sauver… Eh bien, qu’elle meure, elleaussi ! »

Elle courut au Logis hanté.

Roller attendait avec la patience que donne lahaine.

« Le moment est venu ? demandal’archer.

– Pas encore, mais bientôt, dit Mabel.Écoute, il y a ici, dans cette pièce, un rouleau de parchemins. Sile roi lit ces papiers, Marguerite sera déchue, condamnée,exécutée ; ta vengeance sera aussi terrible que tu as pul’imaginer. Je vais m’absenter quelques heures ou quelques jours…Lorsque je reviendrai, je te dirai ce qu’il y a à faire. Si je nereviens pas d’ici trois jours, tu agiras seul…

– C’est bien, dit Roller. Où sont lesparchemins ?

– Je te le dirai. Et si je ne suis pas làpour te le dire, tu chercheras : tu trouveras sûrement.Rappelle-toi seulement ceci : un rouleau de parchemins. Mieuxque le poison, mieux que le poignard, ces papiers tuerontMarguerite. »

À ces mots, elle s’éloigna, sortit du logis etse dirigea vers la Cour des Miracles.

Pendant deux jours, c’est à peine si ellemangea juste assez pour se soutenir. À mesure que le tempss’écoulait, sa fièvre et son désespoir augmentaient.

Le soir du deuxième jour, en écoutant lesarchers, elle comprit que l’assaut aurait lieu le lendemain.

Alors, elle s’en alla.

Près de l’église Saint-Eustache, elle s’assitsous un auvent, sur une marche de pierre, et demeura là deuxheures, l’esprit vide, s’acharnant à trouver un moyen de pénétrerjusqu’à son fils et ne trouvant rien… Deux cents toises à peine laséparaient de Buridan. Et Buridan, c’était son fils. Et ce fils,jamais depuis les temps lointains de Dijon, elle n’avait pu leserrer dans ses bras. Et ce fils, c’était elle qui avait cherché àl’attirer à la Tour de Nesle ! Quand elle songeait qu’elleavait parlé à Buridan sans le reconnaître, elle se mordait lespoings, une sorte de rage furieuse s’emparait d’elle.

« Comment faire pour lerevoir ?… »

Tout à coup, elle se leva et se mit à courirvers le Louvre.

Avait-elle trouvé le moyen ?…

Du moins, elle l’espérait ! Voici :elle irait se jeter aux pieds de la reine, lui avouerait tout,depuis la rencontre de Dijon, lui crierait que Buridan, c’était sonfils, le fils de Valois ; l’enfant que Bigorne devaitnoyer…

Et pour son fils, elle demanderaitgrâce !…

Au Louvre, toutes les portes étaient fermées,mais Mabel savait sans doute le moyen d’entrer, même quand personnene pouvait plus pénétrer dans le Louvre, car, peu de temps aprèsavoir quitté l’église Saint-Eustache, elle était dans l’appartementde la reine.

Juana seule était là qui attendait.

« Où est la reine ?demanda-t-elle.

– Sortie, dit Juana. Il se passe deschoses terribles…

– Oui… l’attaque de la Cour desMiracles…

– Non… non… pas cela… ici… chez leroi… »

Alors Mabel regarda plus attentivement Juana.Elle comprit que la petite avait quelque secret qui l’étouffait.Elle voulait parler et elle n’osait pas…

« Voyons, dit Mabel. Tu sais que je puisarranger bien des choses… est-ce que Louis a appris ?…

– Non, fit Juana avec un soupir. Le roin’a encore aucun soupçon sur la reine. Mais… c’est bien terrible…que faire ?

– Quoi, parle donc ! grondaMabel.

– Le sire d’Aulnay… ce pauvre jeunePhilippe… Enfin, je l’ai vu…

– Tu as vu Philippe d’Aulnay ?Toi ?

– Oui.

– Dans les oubliettes ?…

– Oui !… Et il m’a commandé deprévenir le roi qu’il était là !… Et j’ai prévenu leroi !

– Et la reine l’ignore ?…

– La reine le sait. Seulement, ce qu’ellene sait pas, c’est que c’est moi qui ai prévenu le roi. Alors…oh ! c’est affreux ! sauvez-le ! oh !sauvez-le !…

– Sauver qui ?… Parle donc,misérable !

– Philippe !… La reine a été chezStragildo. Et Stragildo va descendre dans les oubliettes… vouscomprenez ?… La reine ne veut pas que Philippeparle !… »

Déjà Mabel n’écoutait plus. Elle s’étaitélancée au-dehors. Elle prenait en toute hâte le chemin du fleuve.Tout à coup, elle se frappa le front. Et alors, changeant dedirection, elle marcha vers le cimetière des Innocents.

Elle trouva Roller qui, en prévision de toutévénement, ne s’était pas déshabillé et dormait, étendu sur ungrand coffre en bois.

« Suis-moi ! » lui ditMabel.

Roller frémit d’impatience et d’espoir, ettous deux se mirent en route. En chemin, Mabel, en quelques mots,expliqua au Suisse ce qu’elle attendait de lui…

Ils franchirent le fleuve et abordèrent prèsde la tour.

Roller alla se poster sous le saule où tant defois Philippe d’Aulnay avait fait le guet. Là, Mabel lui parla unedernière fois. Roller tira son poignard et ditsimplement :

« C’est bien !… »

Alors, Mabel entra dans la Tour de Nesle.

*

**

Pendant que Marigny se préparait à frapperBuridan, que Valois se préparait à frapper Marigny, que Rollerguettait la reine pour lui donner le coup de mort, Marguerite deBourgogne se préparait à assassiner Philippe d’Aulnay.

Ce fut dans ce moment que le roi entra chezelle.

« Par Notre-Dame, dit Louis, la nouvelleest incroyable mais elle est sûre : je viens d’envoyer auxcachots de la grosse Tour, et devinez qui s’y trouve ?

– Sire, comment pourrais-je lesavoir ?

– Le sire d’Aulnay ! fit le roi enéclatant de rire. Comment y est-il ? le diable le sait !Qui l’a arrêté ? Et où cela s’est-il fait ? Nul n’a pu ledire. Mais quel que soit celui qui m’a mis ce rebelle entre lesmains, je l’enrichirai, par tous les diables ! J’ai voulu vousen donner la nouvelle, chère amie, sachant toute l’inquiétude quevous aviez…

– En effet, Sire, c’est une heureusenouvelle. Un de vos ennemis acharnés…

– Non, non, Marguerite, dit le roi, ensecouant la tête. Le sire d’Aulnay n’a jamais été mon ennemi… Ilsait le nom de la femme qui me trahit. Et maintenant que je letiens, je l’obligerai bien à parler, fût-ce par la torture…

– Sire, dit-elle avec fermeté, il ne fautpas que vous continuiez à vivre dans ce doute qui vous fait un malaffreux. Il faut faire interroger cet homme…

– Faire interroger ? Non,Marguerite. Car fût-ce Dieu lui-même qui interroge ce Philippe, jesuis sûr que Dieu ne me rapporterait pas exactement ses paroles…puissé-je être foudroyé si je blasphème ! Non, je veuxmoi-même lui parler, moi-même entendre le nom de l’infâme créature…comprends-tu, Marguerite ?… Je veux savoir, enfin !

– Mon cher Sire, reprit Marguerite,allez-y au plus tôt. Plus vite vous saurez, plus vite l’infâme dontvous cherchez le nom sera châtiée… Que n’y allez-vous de cepas ?…

– Non, dit Louis, je dois maintenantm’occuper de ces drôles que nous allons faire un peu griller dansleur terrier de la Cour des Miracles, mais dès demain matin jedescendrai aux oubliettes… »

Louis serra tendrement sa femme dans ses braset sortit.

« Demain matin, murmura Marguerite, avecun sourire livide. J’ai toute la nuit devant moi ! Et que nefait-on pas en une nuit ?… Allons, cette fois encore, je suissauvée ! »

Elle s’enveloppa d’un manteau, rabattit lacapuche sur sa tête, dit quelques mots à Juana, afin qu’elle pûtêtre prévenue en cas d’alerte, puis sortit du Louvre par le cheminordinaire qu’elle avait pris si souvent pour aller à ses nocturneset terribles rendez-vous.

Quelques minutes plus tard, elle pénétraitdans la rue Froidmantel et arrivait à l’enclos aux lions dont laporte s’ouvrit sur un coup de sifflet qu’elle répéta troisfois.

Stragildo dormait profondément. Réveillé parle valet qui avait ouvert à Marguerite, le gardien en chef deslions arriva bientôt dans la pièce où l’attendait la reine.

« Sais-tu où se trouve Philipped’Aulnay ?

– Si je le savais, j’irais le trouver àl’instant.

– Pourquoi ? demanda Marguerite, entressaillant.

– Pour lui enfoncer six pouces de cettelame au défaut de l’épaule, dit Stragildo, en montrant sonpoignard. C’est le bon endroit. De tous ceux que j’ai frappés là,je n’en ai pas vu un seul qui soit revenu.

– Ainsi, tu frapperais cet homme d’uncoup mortel ? Tu lui en veux donc ?

– Je l’avoue, dit Stragildo en seredressant. Malheureusement, ajouta-t-il, j’ignore où letrouver.

– Je vais te le dire, moi ! »dit la reine.

Alors Marguerite, ayant fait signe à Stragildode se rapprocher d’elle, se mit à lui parler à voix basse. Et,quand elle eut fini, Stragildo reprit :

« Je suis prêt.

– C’est bien, dit la reine. Suis-moi.

– Allez-vous donc vous-même me faireentrer au Louvre et m’escorter jusqu’au cachot de Philipped’Aulnay ?…

– Non, Stragildo. Je vais à la Tour deNesle et tu vas m’y accompagner. Là, quand le moment d’agir seravenu pour toi, je te le dirai, tu iras au Louvre, tu descendras auxoubliettes et tu frapperas ! »

Stragildo ne fit aucune objection et suivitMarguerite.

Marguerite monta jusqu’à la plate-forme etStragildo l’y suivit. Elle s’accouda au parapet et regarda au loin,dans la nuit. Une sombre rêverie s’empara d’elle. Son regard oùbrillait une flamme intense, alla chercher dans le sombre Parisnocturne un point d’où montaient de sourdes rumeurs…

La Cour des Miracles !…

Et alors son sein s’oppressa, ses yeux segonflèrent.

Un sanglot râla dans sa gorge. Et ellemurmura :

« Buridan !… Buridan vamourir !… »

Chapitre 8MARGUERITE

« Stragildo…

– Vous venez de m’appeler,madame ? »

La reine releva sa tête, frissonna etdit :

« Es-tu prêt ? »

Stragildo sourit, il écarta son manteau etmontra un court poignard à lame acérée, large, l’arme del’assassinat.

Paris, ce soir-là, avait une physionomie deterreur ; Paris, sillonné de rondes d’archers du guet, despatrouilles à cheval ; Paris, avec ses chaînes tendues, sesportes fermées et, au fond des ruelles, la marche silencieuse detroupes armées d’où montait le sourd bruissement du cliquetis desarmures.

Ces masses de gens d’armes, pareilles à desflots se déversant en un bassin central, affluaient vers le mêmepoint de Paris…

Et c’était ce point que maintenant contemplaitMarguerite de Bourgogne, ce point sur lequel se concentrait toutel’ardeur de ses pensées.

« La Cour des Miracles !… Dansquelques heures, le siège sera complet ! Dans quelques heures,l’assaut, peut-être, sera donné par les archers du roi contre laCour des Miracles !… En ce moment, le comte de Valois,Enguerrand de Marigny, prennent leurs dernières dispositions !Demain, peut-être, le roi me dira :

« Rassurez-vous Marguerite, le capitaineBuridan, roi des truands, est mort !… »

Un sanglot râla dans la gorge de la reine deFrance.

À ce moment, Stragildo, pareil au géniemalfaisant, se rapprocha de la reine :

« Madame, dit-il avec un sourire deférocité paisible, pourquoi vous inquiéter ainsi de choses qui n’envalent pas la peine ?… Songez que j’ai des hommes à moi parmiles archers qui vont attaquer la Cour des Miracles. Songez que meshommes ont l’ordre de vous débarrasser de cette jeune fille !…Myrtille morte, Enguerrand de Marigny, son père, en mourra dedouleur ; cela fera deux !… »

La reine palpitait, agitée de frissonstumultueux.

Son esprit éperdu oscillait entre la jalousieet l’amour.

Elle voyait Myrtille morte… et l’affreusevision lui inspirait une joie plus affreuse…

Monstrueuse joie de la mère rivale de lafille !

Elle voyait Buridan mort… et alors lessanglots l’étouffaient.

« Allons, reprit Stragildo avec safamiliarité de valet possesseur de secrets effrayants, il est tempsd’agir ! Ne nous occupons pas de Gautier d’Aulnay, puisqu’ilest à la Cour des Miracles avec Buridan et que tous les habitantsde la Cour des Miracles vont mourir !… Mais Philippe !madame, Philippe ! Je vous dis qu’il est temps !…

– Que dis-tu ?

– Je dis, madame, gronda Stragildo, quevous avait fait saisir Philippe d’Aulnay. Je dis que, par uneimprudence folle, vous l’avez fait enfermer au Louvre !… Jedis que le roi vient d’apprendre que Philippe d’Aulnay estprisonnier au Louvre et qu’il veut le voir, l’interroger !… Jedis que si un mot échappe à Philippe, vous êtes perdue !

– C’est vrai ! c’est vrai !bégaya la reine. Oh ! qu’il meure donc, celui-là ! Es-tuprêt ?… »

Et, comme tout à l’heure, Stragildo soulevason manteau, montra son poignard, et il murmura :

« J’attends, madame, j’attends que vousme disiez enfin en quel cachot se trouve d’Aulnay !…

– Eh bien… va donc ! rugitMarguerite de Bourgogne… Tu trouveras Philippe d’Aulnay dans lecachot n° 5…

– Fasse le diable que j’arrive àtemps ! gronda-t-il. Car vous avez bien hésité,madame ! »

Et, rapide, silencieux, glissant dans lesténèbres, il s’élança dans l’escalier de la tour, sortit, franchitla Seine et se rua vers le Louvre.

Comme il passait le pont-levis, Stragildo vitle roi qui, escorté de flambeaux et d’hommes d’armes, traversaitune cour…

« Où va le roi ? demanda-t-il d’unevoix rauque à un archer. Il se rend à l’attaque de la Cour desMiracles ?…

– Non, répondit l’archer. Le roi vainterroger un prisonnier qui se trouve dans le cachotn° 5.

– Malédiction ! » rugitStragildo.

*

**

Marguerite de Bourgogne, demeurée seule sur laplate-forme de la Tour de Nesle, avait repris sa contemplation,essayant de percer les ténèbres ou de saisir quelqu’une de cesrumeurs lointaines qui venaient de la Cour des Miracles.

À ce moment, elle tressaillit.

Une femme était devant elle !… Peut-êtreun de ces spectres qu’elle voulait fuir et qui s’incarnait pour luibarrer le chemin… car cette femme semblait vraiment porter lemasque de la mort sur son visage tragique.

Cependant, après un instant de terreurnerveuse, la reine eut une exclamation de joie : elle venaitde reconnaître le spectre… la femme si soudainement apparue…

« Mabel ! fit Marguerite.

– Oui, ma reine, c’est moi !…

– Que le Ciel te préserve et te bénisse,toi qui viens toujours à la reine dans les moments de danger et quisembles, d’un souffle, d’un regard, écarter ces dangers l’un aprèsl’autre.

– Madame, vous disiez que j’arrivetoujours au moment où il faut écarter de vous quelque péril.Seriez-vous donc menacée en ce moment ?

– Oui ! fit la reine d’une voixsourde. Philippe, ce Philippe que j’ai fait jeter dans uneoubliette, où il devait mourir… eh bien, par je ne sais quelletrahison, le roi a su que cet homme était dans un des cachots duLouvre… le roi l’a voulu voir… et, à cette heure, Philippe d’Aulnaylui parle peut-être… à moins que Stragildo ne soit arrivé à temps,ajouta-t-elle avec un sourire terrible.

– Stragildo n’arrivera pas à temps auLouvre, dit-elle.

– Que veux-tu dire ? gronda la reineen frissonnant.

– Je veux dire qu’au moment où je sortaisde la royale forteresse pour venir ici, le roi se rendait au cachotn° 5…

– Je suis perdue !

– Je le crois ! dit Mabel avec uncalme terrible.

– C’est bien, je vais au Louvre ; etlà, je saurai si je puis me défendre ou si enfin ma destinée vas’accomplir. »

Mabel eut un geste qui arrêta Marguerite prêteà s’élancer vers l’entrée de l’escalier tournant.

« Vous oubliez, dit-elle, que vous avezpromis de m’accorder ce que je suis venue vous demander ?

– Que veux-tu donc ?

– La grâce de Buridan ! D’un mot,vous pouvez l’obtenir du roi. Un sourire de vous peut faire rentrerdans leurs antres les bêtes fauves déchaînées. »

La reine haletait. Un combat terrible selivrait en elle. Mabel la contemplait avec une si ardenteexpression d’espoir, que ses yeux, dans la nuit, paraissaientfulgurer.

« Dis-moi ce qu’il faut faire… maintenantque tu m’as mis cet espoir au cœur… oh ! je ne vis plus,vois-tu ! Sauver Buridan… le sauver seul… oui, tu m’y as faitsonger… c’est le salut pour moi… car mon sort est lié ausien. »

Mabel parut se replier sur elle-même. Ellechancelait.

« Si vous tuez Myrtille, vous tuezBuridan ! Le pauvre enfant ! À la minute suprême del’agonie, peut-être mourra-t-il encore avec un sourire de bonheur,s’il sait que Myrtille est sauvée ! Mais le condamner à vivre,madame, et lui faire savoir qu’elle est morte, elle… ah !madame, plutôt bêtes fauves, plutôt l’incendie de la Cour desMiracles ! plutôt la corde du gibet ! »

Mabel râlait. Ses mains cherchaient les mainsde Marguerite. Elle se courbait. Ses genoux se ployaient.

« Dis-moi pourquoi tu veux que Buridansoit sauvé ? »

Mabel tomba tout à fait à genoux, et, avec uneinfinie douceur, avec un accent de simplicité tragique,répondit :

« C’est mon fils !

– Ton fils, Buridan, ton fils !

– Mon fils ! » répéta Mabel,d’une voix plus ferme.

En même temps, elle se releva.

« Écoutez-moi, dit-elle. Bientôt, il seratrop tard pour moi, pour mon fils et pour vous. Je vous dis queBuridan est mon fils. Je vous dis qu’il faut le sauver et sauveraussi celle qu’il aime, sans quoi la vie ne serait pour lui qu’uneagonie un peu plus longue…

– Mais, comment es-tu la mère de Buridan,voyons ?

– Il est juste que vous sachiez, eneffet ! dit Mabel avec une étrange intonation. Vous disieztout à l’heure que, sans doute, je n’ai jamais aimé. Eh bien, j’aiaimé ! Un jour, mon amant vint me voir dans la maison isoléeoù je m’étais réfugiée… À peine était-il entré que sa nouvellemaîtresse fit irruption…

– Le nom de cette maîtresse ?

– Vous allez le savoir comme le reste.Cette jeune fille, qui s’était livrée à mon amant, avait une âmepassionnée ; son cœur vibrait, mais comme peut vibrer l’airainque rien n’amollit ; la jalousie était la marque de sonesprit, mais une jalousie capable de crimes monstrueux… cette jeunefille, madame, se jeta sur moi et me poignarda… »

Marguerite jeta une sourde imprécation.

« Elle me crut morte !… continuaMabel. Mais je vivais ! je voyais ! j’entendais ! jecomprenais ! Et je ne pouvais faire un mouvement !…Alors, madame, se passa la chose la plus affreuse. Ma rivaleordonna que mon fils fût tué comme moi !… Et c’est cela,voyez-vous, que je ne lui ai jamais pardonné. Mon amantobéit ! Il remit mon fils… son fils ! oui, sonenfant ! il le remit à un serviteur qui s’éloigna pour allerjeter le pauvre petit dans le fleuve… »

Cette fois, ce fut un gémissement qui jaillitdes lèvres de Marguerite.

« Maintenant, écoutez ceci !continua Mabel, se redressant toute droite, la voix dure, le visageflamboyant, pareille au génie de la vengeance. Écoutez ! leserviteur ne noya pas l’enfant ! Il fut pris de pitié !Il le déposa dans une cabane où des gens qui passaient lerecueillirent et l’emmenèrent à Béthune, en Artois, et l’yélevèrent !… L’enfant ne mourut pas ! Et moi je ne mouruspas !… Moi, je vins à Paris ; je laissai au temps le soinde changer mes traits… quelques années, d’ailleurs, suffirent àfaire de moi une vieille femme, car les heures comptaient doublepour moi, et chaque minute était une douleur.

– Tais-toi, tais-toi !

– Alors, je m’insinuai auprès de cellequi m’avait poignardée et avait donné l’ordre d’assassiner monfils. Je devins sa suivante préférée, son amie ; je l’étudiai,je reconnus en elle la femme aux passions violentes, et je préparaila plus terrible des vengeances !…

– Tais-toi, spectre !…

– Il faut bien que je vous disetout !… Le nom du pays où ces choses se passèrent : laBourgogne !… Le nom de la ville capitale : Dijon !Le nom de mon amant : Charles, comte de Valois, oncle du roide France !… Le nom de la jeune fille qui se donna à lui et mepoignarda : Marguerite de Bourgogne !

– Et ton nom, à toi, spectre maudit, jen’ai pas besoin que tu le dises ! car bien souvent il a sonnécomme un glas à mes oreilles : tu es Anne deDramans !…

– Oui ! répondit Mabel avec uneterrible simplicité.

– Eh bien, rugit Marguerite, c’est ladernière fois que ce nom sera prononcé ! Cette fois, du moins,mon poignard achèvera ce qu’il a commencé à Dijon… »

Et, d’un coup violent, elle frappa Mabel ausein.

Mabel ne tomba pas…

D’un deuxième coup, elle frappa au mêmeendroit.

Cette fois, la lame se brisa.

Marguerite recula, effarée, engrondant :

« Oh ! est-il donc vrai que tu essorcière ? »

Pour toute réponse, Mabel écarta son vêtementà l’endroit où elle avait été frappée et montra une de ces cottesde mailles fines, serrées, telles qu’on les fabriquait dans lesateliers de Milan ou de Tolède, les deux grands centres de travailde l’acier, l’un en Italie, l’autre en Espagne.

Et Mabel ajouta alors :

« Maintenant, Marguerite, voici ce qui mereste à vous dire :

« Depuis que je sais mon fils vivant, mavengeance, si longtemps et si précieusement préparée, n’est plusdans mon esprit qu’un rêve qui s’efface. Je vous sauve si voussauvez mon fils et celle qu’il aime. »

Marguerite demeura longtemps sans répondre, latête baissée, les yeux fixés sur cette lame de poignard dont lesmorceaux étaient tombés à ses pieds.

Enfin, elle gronda :

« Ainsi, tu me donnes à choisir entre tavengeance et ton pardon, entre ma perte et le salut deBuridan ?

– Oui, je vous donne à choisir entre lapaix et la guerre. Et je vous jure, ajouta Mabel, je vous jure que,si vous choisissez la guerre, c’est vous, reine, qui serezécrasée.

– Eh bien, je choisis la guerre. Dussé-jeêtre écrasée comme tu me l’annonces, dussé-je, déchue de mon rang,traîner une existence lamentable, tout vaut mieux que la certitudede leur bonheur ! la guerre, soit. La guerre, dont ton fils etma fille vont être les premières victimes. »

Mabel, sans un mot, sans un geste, se dirigeavers l’escalier tournant, qu’elle descendit, et elle sortit de latour.

De l’ombre de ce saule, sous lequel Philipped’Aulnay avait si souvent guetté, un homme s’avança etdemanda :

« Est-il temps ? Faut-ilagir ? »

Mabel répondit :

« Oui. L’heure de la vengeance est venue,Wilhelm Roller. Va m’attendre au logis du cimetière des Innocents.Et si tu ne m’as pas revue avant midi, tu porteras au roi de Franceles papiers dont je t’ai parlé. »

Sur ces mots, Mabel s’éloigna en toute hâte,et l’homme qu’elle avait appelé Roller demeura quelques instants àla même place, puis, à son tour, s’éloigna.

*

**

Roller avait à peine fait quelques pas que,d’un massif qui baignait son feuillage dans les flots de la Seine,bondit un homme.

Sous les premières lueurs de l’aube, il y eutun éclair d’acier.

Un bras se leva et s’abaissa dans un gesterapide.

Roller s’abattit avec un sourdgémissement.

L’homme le considéra un instant avec unsourire, puis le saisit par les pieds et le traîna jusqu’à laSeine.

Puis il se redressa et regarda autour delui.

À ce moment, Marguerite de Bourgogne, fataleet tragique, apparaissait à la porte de la Tour de Nesle. Elle vitl’homme, murmura :

« Stragildo ! »

Le bravo s’approcha de la reine. D’un geste etd’un sourire, il lui désigna le malheureux qu’il venait de tuer etqui gisait sur le bord du fleuve, les pieds dans l’eau.

Marguerite n’eut pas un geste d’étonnement.Seulement, elle demanda :

« Pourquoi ?

– Parce que j’ai entendu quelques motsque votre estimable suivante disait à cet homme. »

Stragildo ajouta :

« Savez-vous, madame, que votre suivanteest une redoutable vipère ?… Eh bien, ceci était la dentvenimeuse qui devait vous mordre aujourd’hui. J’ai arraché ladent.

– Ramène-moi au Louvre, dit la reine, etraconte-moi ce que tu as vu, ce que tu as entendu dans le cachot dePhilippe d’Aulnay. »

Chapitre 9LES OUBLIETTES DU LOUVRE

Philippe d’Aulnay, dans sa prison, avait euune vision, survenue au bout d’un temps inappréciable, c’est-à-direau bout d’une heure peut-être, ou peut-être au bout de longuesheures. D’abord, ce furent diverses images qui se présentèrent àlui dans le délire d’une soif intense. Puis, peu à peu, une sortede brouillard s’était étendu sur cet esprit en proie depuisplusieurs mois à l’idée fixe de l’amour. Et, toutes ces imagess’étant effacées l’une après l’autre, Philippe eut la sensation quece brouillard s’entrouvrait et qu’une femme d’une éclatante beautélui apparaissait, souriante. Philippe d’Aulnay était tombé à genouxen murmurant :

« Marguerite !… »

Les yeux extasiés se fixèrent surl’apparition.

Un bruit de pas et de verrous tirés… puis,tout à coup, le cachot s’emplit de lumières et deux hommesentrèrent, tandis que plusieurs archers se rangeaient dans l’étroitespace du couloir, prêts à sauter sur le prisonnier à la moindrealerte.

Les deux hommes, c’étaient le roi et le comtede Valois.

Philippe les regarda avec étonnement.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– La question est plaisante ! grondaLouis Hutin. Voyons, es-tu décidé maintenant à me dire le nom decelle qui me trahit ? Le secret que contenaient ces papiersque tu as brûlés à la Tour de Nesle, vais-je le savoir ?Écoute, tu as osé faire rébellion contre ton roi… tu as osé porterla main sur moi… je te pardonne tout cela, si tuparles !… »

À ce moment, parmi les archers qui gardaientla porte, se glissa un homme qui, sans doute, avait ses entréespartout, car les soldats le laissèrent passer avec une sorte derespect craintif.

Il passa la tête dans le cachot et il écoutace qui se disait.

« Voyons ! reprit le roi. Qui t’aarrêté ? Qui t’a fait jeter dans ce cachot ?… Je te feraigrâce, entends-tu, je te ferai sortir si tu consens à parler, àdire toute la vérité à ton roi !… »

Philippe d’Aulnay le regardait étrangement. Unprodigieux travail s’accomplissait dans son esprit. Sa raisonn’était plus qu’un chaos. Et, dans ce chaos, un éclair, un seul,une lueur sinistre illuminait la nuit…

Philippe était fou… et, dans cette minute, ilse rendait compte de sa folie !…

Philippe venait de reconnaître leroi !

Philippe sentait, comprenait que, d’un instantà l’autre, il allait retomber dans la pleine démence, que sa raisonallait échapper à sa surveillance.

Oh ! alors… est-ce que chacune de sesparoles n’allait pas être une terrible accusation contreMarguerite ?…

« Parle ! gronda de nouveau Louis…parle donc, par Notre-Dame ! ou je te fais écorcher vif et jelivre ta carcasse aux chiens… »

« Le roi ! rugit au fond de lui-mêmePhilippe, épouvanté. Le mari de Marguerite ! »

Fou de fureur, Louis le secoua par lesépaules.

« Parle ! hurla-t-il. Le nom ?Ce nom que tu sais ! Le nom de celle qui me trahit et qui estta maîtresse ! Mort du diable ! Parle ou je tetue !… »

Le roi, soudain, recula avec un cri d’horreuret d’effroi…

Philippe d’Aulnay venait de se redresser…

Et, sur son visage livide, sa bouche apparutsanglante, toute rouge… et, en même temps, de cette bouche, unesorte de tronçon de chair rouge tomba.

Philippe d’Aulnay, d’un coup de dent, venaitde se trancher la langue pour ne pas dénoncer Marguerite deBourgogne !…

Presque aussitôt, il retomba tout d’une masse,sans connaissance.

*

**

« Sire, dit Valois à Louis, lorsqu’ilsfurent remontés dans l’appartement du roi, je me charge d’obtenirde cet homme les aveux nécessaires ; qu’il puisse parler ouqu’il écrive, je le forcerai, moi, à dire ce nom que vouscherchez ! Seulement, je vous demanderai la permission defaire transporter l’homme au Temple, où je l’aurai sous lamain.

– Fais, Valois ! » répondit leroi.

Quelques minutes plus tard, Philippe d’Aulnay,toujours évanoui, était jeté sur une charrette et transporté auTemple.

« Maintenant, murmura alors le comte deValois, tu ne peux plus rien dire contre moi, Marguerite, car j’aiune arme terrible contre toi !… »

Et Valois, ayant mis son prisonnier en lieusûr, se hâta vers la Cour des Miracles pour assister àl’assaut.

Louis Hutin, de son côté, se prépara à monterà cheval. Mais, avant de quitter le Louvre, il fit demander si lareine dormait, et comme on lui répondit queMme Marguerite, inquiète de toutes ces rumeursinsolites, se tenait dans son oratoire, il s’y rendit…

Marguerite venait de rentrer.

Le récit que Stragildo venait de lui fairel’avait fait frissonner, mais l’avait aussi rassurée.

Ce fut d’un front serein qu’elle reçut sonroyal époux.

Louis lui proposa de venir assister à la priseet au sac de la Cour des Miracles, ainsi qu’à la pendaison deBuridan et des autres rebelles qui devait s’ensuivre.

« Sire, pardonnez-moi, dit Marguerite enpâlissant. Je ne suis qu’une femme et ces spectacles de violence mefont mal. Je prierai pour vous, Sire…

– Oui, murmura Louis en la serrantpassionnément dans ses bras, vous êtes la plus douce desfemmes ! Et je suis bien heureux, Marguerite, d’être aimé d’unange tel que vous !… Adieu ! Dans quelques heures, jeviendrai vous annoncer que ces misérables rebelles ont vécu…

– Dieu vous garde, Sire ! »

Louis Hutin s’éloigna.

Quant à Marguerite, elle défaillait. Déjà,elle ne songeait plus ni au roi, ni à Philippe d’Aulnay, ni auxmenaces de Mabel.

« C’en est fait, râla-t-elle, éperdue.Buridan va succomber. Rien ne peut le sauver !… Rien !Oh ! si ! Encore un espoir ! Encore cettetentative !… »

Fiévreusement, Marguerite se mit àécrire :

« Buridan, une dernière fois, veux-tuêtre sauvé ? Veux-tu vivre dans la richesse, les honneurs etla puissance ? Rappelle-toi ce que je t’ai dit à la Tour deNesle !… Ce que je t’offrais alors, je te l’offre encore. Dansquelques heures, Buridan, tu vas mourir. L’instant est suprême. Situ veux… tu diras oui à celle que je t’envoie. Le reste meregarde !… »

Marguerite plia le papier sans le signer ni lecacheter.

Puis elle courut à son bahut, dont elle ouvritun tiroir. Dans ce tiroir, il y avait plusieurs parchemins en blancscellés du sceau royal et portant la signature du roi deFrance.

Elle saisit un de ces parchemins et, au-dessusde la signature, écrivit :

« Ordre de laisser passer le porteur desprésentes. »

Puis, elle frappa de son marteau d’argent.

Juana parut, pâle encore de ce qu’elle avaitosé faire, de sa visite au Louvre, suivie de la visite à Philipped’Aulnay, suivie de la visite du roi. Elle ignorait encore ce quis’était passé entre Philippe et le roi ; elle ignoraitégalement que le prisonnier avait été transporté au Temple.

« Juana, prends ce billet et cache-ledans ton sein. »

La jeune fille obéit.

« Maintenant, reprit Marguerite, voici unlaissez-passer signé du roi. Avec ce parchemin, tu franchiras lecordon des troupes placées autour de la Cour des Miracles. Dans laCour des Miracles, tu trouveras Jean Buridan. Tu lui remettras lebillet que tu portes dans ton sein et tu reviendras me dire cequ’il t’aura répondu. Si tu n’es pas rentrée avant le jour, Juana,je suis perdue. Va, ma fille. »

Juana s’élança, pleine d’ardeur.

Nous avons dit qu’elle aimait la reine d’uneaffection profonde et sincère.

Chapitre 10LAISSEZ PASSER

Après avoir, au pied de la Tour de Nesle,prononcé quelques mots à l’oreille de l’homme qui l’attendait là,Mabel s’était éloignée.

On a vu ce qui était arrivé à l’homme.

Un double coup de poignard de Stragildo.

L’homme était resté étendu sur la berge oùStragildo l’avait laissé, soit insouciance, soit qu’il eût étépressé de rejoindre la reine.

Mabel n’avait rien vu de ce drame.

Ayant franchi la Seine, elle s’était dirigéevers la Cour des Miracles pour renouveler sa tentative insensée,pour essayer une dernière fois de pénétrer jusqu’à Buridan.

Comme elle l’avait dit à la reine, elle avaitpassé trois jours et trois nuits à essayer de franchir la ligne desarchers qui encerclait la Cour des Miracles. Repoussée de partout,on a vu qu’elle avait été chercher la reine au Louvre, puis à laTour de Nesle.

Mabel était sortie de la Tour de Nesle plusdésespérée encore qu’elle n’y était entrée.

Dès lors, la perte de Marguerite fut résoluedans son esprit.

Il n’y avait plus pour elle aucun moyen desauver son fils. Il n’y avait plus même aucun moyen de le voir unedernière fois.

Pourtant, poussée par une sorte d’instinct,elle se rapprochait de la Cour des Miracles. Plus elle avançait,plus elle voyait de soldats rangés le long des rues et prêts àmarcher. À ce moment, ayant levé la tête, elle aperçut entre lestoits le ciel qui pâlissait : le jour allait venir.

« Encore une heure, murmura Mabel, ettout sera fini. »

Elle continua d’avancer et se heurta à uneescouade d’archers qui barrait dans toute sa largeur la ruelle oùelle se trouvait. Il y avait là un officier, et Mabel tressailliten reconnaissant Geoffroy de Malestroit. À cent pas de là, laruelle débouchait dans une Courtille où tout n’était que silence etténèbre : la Cour des Miracles.

« Mon petit est là ! murmura Mabel.Il est là, plein de vie, et dans une heure ce sera fini !

– Au large ! » cria un desarchers.

Mabel se jeta en avant, en criant :

« Seigneur de Malestroit ! Je viensde la part de la reine.

– Que demandes-tu ?

– Laissez-moi passer jusqu’à la Cour desMiracles. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Une femme deplus ou de moins dans le carnage qui va commencer. »

Malestroit secoua la tête et fit un signe àses hommes, qui resserrèrent leurs rangs.

« Vous n’aurez donc pas pitié de moi,vous aussi ? Tenez, je vais tout dire, mon digne seigneur.Supposez que vous soyez dans cette Cour des Miracles, supposez queces fascines soient pour vous brûler et ces soldats pour vous tuer.Supposez que votre mère veuille vous voir une dernière fois aumoment où vous allez mourir… »

Malestroit tressaillit.

« Vous vous attendrissez, haleta Mabel,en refoulant ses sanglots. Je suis mère, mon cher seigneur. Et monfils est là. Figurez-vous que je l’ai vu deux fois à peine depuisle temps lointain où il n’avait que six ans et que j’ai passé mavie à le regretter, que j’ai usé mes yeux à le pleurer. Ce n’estpourtant pas une grande faveur que je vous demande. Qu’est-ce queje veux ? Je veux aller mourir avec mon fils. Ayez pitié,monseigneur…

– Comment s’appelle ton fils ?demanda Malestroit, ému.

– Buridan », répondit Mabel.

Elle n’eut pas plus tôt prononcé ce nomqu’elle comprit qu’elle venait de se fermer la route.

« Archers ! cria Malestroit,repoussez cette femme. »

Cinq ou six soldats se jetèrent sur Mabel.

« Et toi ! cria Mabel, mauditsois-tu ! Et puisses-tu succomber un des premiers sous lescoups des truands de la Cour des Miracles ! »

Malestroit pâlit et voulut jeter un nouvelordre.

Mais Mabel, repoussée à coups de piques,renvoyée de soldat en soldat, comme une balle, était bien loindéjà.

Alors, elle s’éloigna, erra quelque temps àl’aventure.

Tout à coup, il lui sembla qu’un pas furtif etléger courait près d’elle. Elle ouvrit les yeux et, à dix pasd’elle, aperçut une jeune fille qui s’avançait rapidement.

« Juana ! fit sourdement Mabel. Oùva-t-elle à cette heure ? vers quelle besogneinfâme ? »

La jeune fille s’avançait sans défiance.Lorsqu’elle fut près d’elle, Mabel, tout à coup, la saisit par lesdeux poignets, qu’elle étreignit violemment.

« Te voilà, petite Juana, fit Mabel avecun ricanement haineux. Où vas-tu donc ainsi ? quel malheureuxvas-tu chercher à attirer dans les filets de la ribaude ?

– Oh ! murmura Juana, vous me faitespeur. Jamais je ne vous ai vue ainsi. Laissez-moi. J’ai un messageà remplir qui ne souffre aucun retard.

– Un message de la reine, n’est-cepas ?

– Sans doute. La reine n’est-elle pasnotre commune maîtresse ? N’avez-vous pas vous-même cent foisporté ses messages ? Si vous aviez été au Louvre, tout àl’heure, c’est vous, de préférence à moi, qu’elle eût chargée decelui-ci.

– Eh bien, donne. Je m’encharge !

– Impossible, dit Juana. Laissez-moipasser. »

Mabel avait lâché l’un des poignets de Juanaet, de sa main libre, elle cherchait le poignard qu’elle portait àla ceinture, comme la plupart des femmes de qualité.

« Vous êtes donc résolue à metuer ? »

Mabel, sans rien dire, leva l’arme.

Un instant encore, et l’arme s’abattait sur lesein de la jeune fille. Juana fouilla rapidement sous son manteau,en tira deux papiers, l’un enveloppant l’autre, et les tendit àMabel.

Dans les mouvements que fit celle-ci pour lessaisir, Juana se dégagea et s’enfuit comme une biche que poursuitla meute.

Mabel demeura hébétée, ses deux papiers à lamain, les yeux fixés sur Juana qui disparaissait au bout de larue.

« J’eusse dû frapper ! Je veux leurmort à tous ! »

Puis, ramenant machinalement ses yeux sur lesparchemins, elle murmura :

« Sans doute, un message pour quelquemalheureux. Il sera du moins sauvé pour aujourd’hui. »

Et, avec cette morne indifférence qu’elleavait maintenant pour tout ce qui ne touchait pas à Buridan, ellelaissa tomber les parchemins à ses pieds, puis s’en allalentement.

Tout à coup, prise d’une idée subite, ellerevint brusquement sur ses pas.

« Il faut que je sache le nom dumalheureux. Si je pouvais le sauver tout à fait ! Moi qui aiporté tant de messages mortels, si je pouvais au moins prévenir cetinconnu de ne pas se rendre au piège où onl’appelle ! »

Elle se baissa et ramassa les papiers qu’ellevenait de jeter. Elle déplia celui qui servait d’enveloppe audeuxième et tout de suite son regard tomba sur le sceau royal et lasignature : « Louis, roi. »

« Ordre de laisser passer le porteur desprésentes », murmura Mabel en lisant.

Un flot de sang avait empourpré sonvisage.

« Laisser passer, reprit-elle, maisoù ? où Juana devait-elle se rendre ?… Ce deuxième papierme l’indiquera peut-être. »

Elle le déplia et le lut d’un trait.

Dans le même instant, elle fut saisie d’untremblement convulsif, une joie insensée flamboya dans sesyeux ; elle tomba à genoux et cria :

« Dieu est avec moi ! »

Ce billet, c’était celui que Marguerite deBourgogne avait écrit pour Buridan et que Juana devait porter à laCour des Miracles.

Chapitre 11OÙ SIMON MALINGRE ET GILLONNE CROIENT RÊVER

Nous entrons à la Cour des Miracles au momentoù Simon Malingre et Gillonne viennent de ramener Myrtille àBuridan, c’est-à-dire à un moment où Marigny avait fait posterquelques sentinelles autour de la Cour des Miracles, mais où, ensomme, le siège n’était pas commencé. Gillonne et Malingre avaientdonc pu entrer et accomplir la première partie de leur programme,qui consistait à réunir les deux fiancés depuis si longtempsséparés. La deuxième partie de ce programme consistait à prévenirValois qu’il trouverait à la fois Buridan et Myrtille dans la Courdes Miracles.

La troisième partie consistait à faireassassiner Buridan.

Pour le moment, Malingre et Gillonneconsidérèrent que le plus pressé pour eux, c’était de s’éloigner dela Cour des Miracles, car ils redoutaient les questions de Buridanet les explications qui pourraient s’ensuivre.

Profitant donc du moment d’émotion soulevédans toute la société Buridan par l’arrivée soudaine et inespéréede Myrtille, Gillonne et Malingre s’étaient éclipsés endouceur.

Mais ils n’avaient pas fait vingt pas queMalingre se sentit harponné à la jambe, en même temps que Gillonneétait harponnée au bras.

En même temps, deux voix rocailleuses etgoguenardes prononçaient :

« On ne passe pas parlà ! »

Ils s’aperçurent que la Cour des Miraclesavait étrangement changé d’aspect. Des groupes nombreuxstationnaient, de-ci, de-là, et les regardaient en ricanant. Ilsessayèrent de faire quelques pas et ils furent entourés par unebande de culs-de-jatte et de manchots, parmi lesquels ilsreconnurent un manchot et un cul-de-jatte qui ne les avait pasperdus de vue.

« Pas par là ! Pas parlà ! » crièrent les estropiés en les bousculant.

Les deux malheureux retombèrent ainsi aumilieu d’une troupe d’aveugles qui se mit à les pousser enhurlant :

« Pas par ici ! Pas parlà ! »

Enfin, poussés, bousculés, lancés de groupe engroupe, de nains en goitreux, de cancéreux en géants, SimonMalingre et Gillonne se trouvèrent jetés à travers la porte d’unlogis, laquelle porte se referma immédiatement derrière eux. Ils sevirent alors dans une salle spacieuse, mais misérablement meublée,et où la lumière n’entrait que par une imposte grillée d’épaisbarreaux de fer. Au fond de cette salle était assis un homme quileur dit :

« Enfin, vous voilà donc ! Voilà uneheure que je vous attends !

– Lancelot Bigorne ! »s’exclama Simon Malingre dont la figure grimaça un sourire.

C’était, en effet, Lancelot Bigorne. Etc’était lui qui avait organisé toute cette comédie dont Malingre etGillonne venaient d’être les victimes. Il avait suivi le couple aumoment où celui-ci s’était éclipsé du logis habité par Buridan. Enquelques instants et grâce à cette sorte de franc-maçonnerie de laCour des Miracles, les deux intrus avaient été signalés, le motd’ordre donné.

« Tu nous attendais ? fit Malingre,que la présence de Bigorne rassurait déjà.

– C’est-à-dire que, depuis cetteintéressante conversation que nous avons eue ensemble chezNoël-Jambes-Tortes, je te cherche partout. Or, en t’apercevant toutà l’heure, je me suis dit que tu étais venu pour me parler de labonne affaire.

– Nous sommes donc d’accord ?

– Optimé ! comme dit ledocteur Cheliet.

– Eh bien, il faut donc d’abord queGillonne et moi nous allions trouver le comte de Valois ! ditMalingre en se levant. Viens, Gillonne. Bigorne va nous fairesortir de la Cour des Miracles…

– Un instant, dit froidement Gillonne. Jene veux pas m’en aller, moi !

– Bon ! fit Malingre. Es-tufolle ?

– Folle ou non, je reste, dit Gillonne enappuyant sur chaque mot. Que veux-tu ? Je l’aime, moi, cetteMyrtille ! Je ne voudrais pas la faire pleurer. Écoute, jetrouve que la fortune acquise à ce prix serait bien lourde àsupporter…

– Çà, elle perd la tête !… grondaMalingre.

– Je dis, continua Gillonne, que je neveux pas prêter les mains à cette trahison ! Je dis que lepauvre Buridan mérite de vivre et de vivre heureux avec celle qu’iladore ! Je dis que je tiens en détestation ce comte de Valoisqui poursuit de sa haine deux gentils amoureux, lesquels nedemandent rien au monde que le droit de s’aimer… »

« Oh ! oh ! songea Bigorne, lacommère est plus dangereuse que ce misérable Malingre ! Quellelimace !… Voyons, si je l’écrasais d’un coup detalon ?… »

« Bigorne, cria Malingre, ne l’écoutepas !

– J’ai dit ce que j’ai dit, repritGillonne. Si le seigneur Buridan était ici, je lui crierais :« Prenez garde ! On veut vous tuer. On veut vous enleverMyrtille !… »

Malingre lança un regard stupéfait à Gillonne,et Bigorne murmura :

« Mes braves amis, reprit-il, je voisavec peine que vous n’êtes pas d’accord. J’en ai le cœur déchiré.L’un veut rester et sauver Buridan. L’autre veut sortir de la Courdes Miracles pour courir chez l’illustre comte de Valois ! Quefaire ?

– Que Gillonne reste ! dit Malingre.J’agirais donc seul… seul avec toi, Bigorne ! »

Lancelot hocha tristement la tête.

« Ne m’as-tu pas dit que tu dois prendreGillonne pour femme ? Je ne puis me mettre sur la consciencela séparation de deux fiancés tels que vous. Vous resterez donctous deux. Quand vous serez d’accord, vous me le direz. »

Et Bigorne, se débarrassant de l’étreintedésespérée de Malingre, s’élança au-dehors.

Simon Malingre entendit le bruit des verrousque l’on poussait et, terrifié, se laissa tomber sur un escabeau.Il ne sortit de sa stupeur que pour accabler Gillonne de reprocheset d’injures. Gillonne, sombre et pensive, le laissa dire. Puis,quand il eut fini, elle laissa tomber ce mot :

« Imbécile !…

– Comment, imbécile ? fitMalingre.

– Tu ne vois donc pas que Bigorne nous ajoués ? Tu ne vois donc pas qu’il appartient corps et âme àBuridan ? Tu ne vois donc pas qu’il t’a arraché ton secret motà mot et que nous sommes ses prisonniers ?…

– Ses prisonniers !… dit Malingre,effaré. Ainsi, ces manchots, ces aveugles, ces nains… ?

– Des hommes à lui qu’il a apostés pournous barrer tous les chemins et nous pousser ici où il nousattendait !…

– Nous sommes perdus ! murmuraMalingre, épouvanté.

– Pas encore ! » réponditGillonne.

Chapitre 12LA VEILLÉE DES ARMES

La première journée qui avait suivit leurréunion s’était passée, pour Buridan et pour Myrtille, comme uneminute de bonheur. Buridan songea alors à mettre sa fiancée en lieusûr, c’est-à-dire à quitter promptement non seulement la Cour desMiracles, mais encore Paris.

Seulement, lorsque Guillaume Bourrasque etRiquet Haudryot, envoyés en éclaireurs, allèrent étudier lesruelles avoisinantes, ils s’aperçurent que la Cour des Miraclesétait cernée de toutes parts et qu’il n’y avait aucune possibilitéde sortir.

Le coup fut terrible pour Buridan.

Bientôt, l’impossibilité même de tenter unesortie armée lui fut démontrée.

Buridan s’organisa donc dans le logis où Hansl’avait installé.

Le lendemain, à la première heure, Hans vintle trouver.

« Enguerrand de Marigny est celui quidirige toute cette armée qui, en ce moment, assiège le royaumed’Argot. Quelques-uns des nôtres ont pu l’approcher d’assez près.Et je vous dis, cet homme est résolu à détruire la Cour desMiracles. À moins qu’il ne soit poussé par une autre idée »,ajouta Hans en regardant fixement Buridan.

Buridan, un instant, baissa la tête et devintpensif.

« Vous avez raison, dit-il, ce n’est pascontre la Cour des Miracles ni même contre mes compagnonsqu’Enguerrand de Marigny a amassé dans toutes les rues avoisinantestout ce qu’il y a d’archers et de gens d’armes dans Paris.

– Et contre qui donc ?

– Contre moi ! » ditBuridan.

Le visage de Hans s’assombrit. Ses poings secrispèrent. Un double éclair jaillit de ses yeux. À ce moment,Buridan prononça :

« Il y a un moyen d’éviter cecarnage : faites-moi conduire à Enguerrand de Marigny, et jevous jure que les troupes royales vont se retireraussitôt. »

Hans ne répondit pas tout de suite. Ilsemblait plongé dans une rêverie qui emportait au loin sapensée.

« Je vous ai accueilli ici comme unfrère, je vous ai donné un asile et vous me répondez par uneinsulte. »

Buridan tressaillit.

« Vous êtes jeune, continua Hans, et vousavez l’esprit troublé par l’amour. Votre insulte, d’ailleurs, étaitgénéreuse, puisqu’en me proposant une action vile vous aviezseulement l’intention de sauver un ramassis de mendiants et deribaudes. Mais, sachez-le, il n’est pas un de ces mendiants, pasune de ces ribaudes qui accepterait d’avoir vie sauve moyennant lalâcheté que vous me proposez. N’en parlons plus. Ce soir, il y auraréunion générale dans cette cour, et là, devant tout le royaumed’Argot assemblé, j’aurai, moi, une autre proposition à vousfaire. »

Sur ces mots, Hans sortit, laissant Buridanstupéfait.

*

**

Cette journée s’écoula dans une inquiétudemortelle pour le jeune homme. S’il avait été seul, l’idée d’unebataille à livrer l’eût galvanisé. Mais il y avait Myrtille !Et Buridan, à la pensée que la jeune fille allait sans doutemourir, se sentait paralysé, ce qui prouve une fois de plus quel’amour est la pierre d’achoppement des hommes d’action.

Le soir vint enfin.

Sur un mot d’ordre donné par le chef suprême,c’est-à-dire le roi d’Argot, il y avait peut-être là cinq ou sixmille hommes et femmes, qui avaient afflué de tous les points duroyaume d’Argot. Et tous avaient pris place en bon ordre. Le duc deThunes, le duc d’Égypte, leurs comtes, leurs suppôts, leursmassiers, les Égyptiens, les hubins, les calots, les coquillards,les courtauds de boutanches : personnages hideux, farouches,déguenillés, figures sombres, tout ce monde inouï, fantastique,fabuleux, formait un ensemble de cauchemar.

Et cependant, tous ces visages étaient graves,tous les regards étaient tournés vers l’estrade, vide pour lemoment.

Tout à coup, un grand silence se fit danscette foule : Hans venait d’apparaître sur l’estrade. D’unevoix que l’on put entendre jusqu’aux confins de la Cour desMiracles, il prononça :

« Francs bourgeois, Égyptiens, Argotiers,Courtauds, Sabouleux, Piètres, Capons, Orphelins, Narquois,Rifodés, Polissons, Calots, Francs-mitons, nos massiers et suppôtsvous ont dit qu’en présence des troupes royales prêtes à envahir leroyaume d’Argot, j’ai une importante proposition à vous faire.Cette proposition, la voici. Les troupes royales n’en veulent àaucun de nous. Leur chef, Enguerrand de Marigny, n’a d’autre butque de s’emparer de la personne de Jean Buridan, réfugié parminous. Si Jean Buridan est livré à Enguerrand de Marigny, l’attaquedont nous sommes menacés n’aura pas lieu et nous conserverons nosdroits et privilèges, entre autres celui qui fait de la Cour desMiracles un territoire défendu à tous sergents ou archers du guet.Je vous propose donc de faire venir ici le chevalier du guet et delui livrer Jean Buridan… »

Un silence de mort accueillit cettedéclaration.

« Que ceux qui sont de mon avis selèvent ! »

Nous avons dit qu’il y avait cinq ou six millehommes et femmes rassemblés là. Ces hommes étaient des mendiants,des voleurs, des tire-laine, des truands ; ces femmes étaientdes ribaudes. Les unes vivaient de leurs vénales amours. Les autresvivaient de fraude ou de brigandage.

Lorsque Hans eut fini de parler, sur toutecette foule, il y eut trois hommes qui se levèrent pourapprouver.

Dans le même instant, ces trois hommestombèrent assommés.

Il y eut, dans chacun des groupes dont ilsfaisaient partie, une rumeur courte et sinistre, puis de chacun deces groupes, on vit se détacher cinq ou six hommes emportant uncadavre. L’une de ces bandes entra dans la rue des Francs-Archers,l’autre dans la rue. Saint-Sauveur, la troisième dans la rue auxPiètres. Les porteurs funèbres atteignirent les premières lignes detroupes royales et jetèrent parmi les archers stupéfaits lescadavres des trois argotiers qui venaient d’être assommés. Puis cesporteurs paisibles et farouches regagnèrent leur place, et ce futtout.

« Eh bien, Jean Buridan ! cria alorsHans d’une voix éclatante, que penses-tu de ces gens sans feu nilieu, sans foi ni loi, de sac et de corde, tous à pendre et àrouer, amusants surtout lorsque, exposés au pilori, ils font auxhonnêtes gens de Paris la grimace de douleur par quoi la foule desgens honnêtes est toujours amusée ! »

Il y avait une sombre amertume dans cesparoles, qui vibrèrent et se répercutèrent dans le lourdsilence…

Buridan, Bigorne, Bourrasque, Haudryot etGautier d’Aulnay étaient au pied de l’estrade.

« Répondez, monseigneur de Valois, ditLancelot Bigorne.

– J’y vais ! fit Buridan. Oui, moi,fils de Valois et cousin germain du roi de France, je vais dire àces truands ce que je pense d’eux ! »

Il monta sur l’estrade.

Dans la multitude, il y eut une rumeur decuriosité, le nom de Buridan courut de table en table.

Puis, de nouveau, le silence régna.

« Argotiers du royaume d’Argot, dit-il,voulez-vous de moi pour compagnon ? »

Une tempête de clameurs se déchaîna.

Buridan attendait sur l’estrade, debout prèsde Hans, qui souriait étrangement.

« Voilà la lignée de Valois entruandée,dit Bigorne. Eh bien, par saint Barnabé, cela fait honneur auValois ! »

Hans fit signe et le silence se rétablit.

« Argotiers, dit-il, puisque vous nevoulez pas livrer Jean Buridan et ses compagnons, il faut songer àvous défendre. Demain, peut-être, la Cour des Miracles seraenvahie… C’est un défi suprême que vous venez de jeter à l’autoritéroyale, c’est la guerre que vous déclarez au premier ministre, auprévôt, à la force, à l’ordre…

– Guerre ! Guerre ! rugirentles truands, comme avaient rugi les seigneurs assemblés dans lagalerie du Louvre.

– Eh bien, soit : la guerre !dit Hans d’une voix qui domina le tumulte. Mais c’est ici uneguerre nouvelle, à laquelle nul de nous n’est habitué. Mais nous nesavons pas l’art des batailles rangées. Moi, roi d’Argot, jedéclare donc qu’il nous faut un chef, un capitaine. Moi, roid’Argot, je déclare que j’obéirai à cet homme qui peut nous donnerune victoire d’où nos privilèges sortiront affermis pour dessiècles.

– Oui ! oui ! un chef !…Et j’obéirai, dit le duc d’Égypte.

– Un capitaine qui nous guide ! ditle duc de Thunes.

– Ducs, comtes, massiers, suppôts,argotiers ! reprit Hans, ce chef est tout désigné. C’est JeanBuridan.

– Hourra ! Hourra !Hourra !

– Vive le capitaineBuridan !… »

Alors, mendiants, Égyptiens, truands seformèrent en une longue colonne qui défila devant l’estrade,étrange défilé d’êtres déguenillés et sordides, de visages hideuxet flamboyants ; effrayante procession d’où jaillissaient desmenaces, des cris de mort et des acclamations, où se confondaientpêle-mêle des jeunes femmes à la beauté flétrie, des vieilles quimarmottaient des imprécations et traçaient dans l’air des signescabalistiques, des géants aux épaules d’hercule, des gnomes auxjambes torses, et tout cela passait comme un torrent qui, sur sonpassage, charrie des fleurs, des arbres, des cadavres, et tout celahurlait :

« Hourra ! Hourra !Hourra !

– Vive le capitaineBuridan ! »

*

**

Buridan poussa la porte de la chambre qu’iloccupait avec Gautier, et, à la pâle lueur d’un flambeau, il vitMyrtille qui l’attendait…

Il la serra dans ses bras… Elle était toutetremblante…

« Buridan, fit-elle, ces cris de mort…ces clameurs… ces hommes dans la lumière des torches… J’ai tout vu,tout entendu de là-haut… Je suis descendue… Buridan, mon cherfiancé, que se passe-t-il ?

– Rien qui doive t’effrayer… mais tu aseu tort de descendre de ta chambre…

– Puisque tu dois te battre, Buridan, jeserai près de toi. Je veux ma part de tes dangers, et tu n’as pasle droit de m’écarter, puisque c’est ensemble que nous devonsmourir.

– Myrtille, si tu viens à la bataille,si, dans la mêlée, tu frappes l’un de ceux qui vont nous assaillir,si cet homme expire sous tes yeux, tu risques ceci : qu’enbaissant ton regard sur le cadavre, tu ne reconnaisses tonpère. »

La jeune fille devint très pâle.

Elle se recula de quelques pas, cacha sonvisage dans ses deux mains et Buridan l’entendit qui sanglotaittout bas.

Alors, il prit la main de la filled’Enguerrand de Marigny et la reconduisit dans sa chambre. Puis,tandis que Myrtille, tombant à genoux, priait la Vierge et lessaintes qu’elle tenait en vénération, Buridan redescendit jusquedans la salle du rez-de-chaussée où il retrouva ses compagnonsassemblés.

« Et maintenant, dit Buridan, puisque jesuis capitaine et que vous êtes les lieutenants, tenons conseil deguerre !… »

*

**

La journée qui suivit se passa en étrangespréparatifs qui furent faits du côté de la rue des Francs-Archers.La rue Saint-Sauveur et la rue aux Piètres furent barricadées. Et,certes, ces barricades étaient telles qu’elles pouvaient permettreaux assiégés de résister des mois.

Or, à la suite du conseil de guerre qui futtenu et où Buridan développa son plan, la rue des Francs-Archers,qui, cependant, était la principale, ne fut pas barricadée.

Or, c’était de ce côté-là que devait se porterle gros effort des assaillants…

Le soir vint. La nuit enveloppa de son ombrela Cour des Miracles, qui semblait écrasée de silence.

Les troupes royales semblaient dormir.

Chapitre 13LAISSEZ PASSER (suite)

Vers cinq heures du matin, Buridan fut prévenuqu’un mouvement de troupes royales se dessinait vers lesbarricades, c’est-à-dire vers la rue Saint-Sauveur et la rue auxPiètres, tandis que la rue des Francs-Archers demeuraitparfaitement paisible.

« Auraient-ils éventé lepiège ? » se demanda Buridan.

Il monta dans la chambre de Myrtille et trouvala jeune fille devant la porte ouverte, écoutant et guettant.

« C’est l’heure, n’est-ce pas ?demanda-t-elle.

– Oui », fit Buridan.

Une indicible émotion l’étreignit alors àcette minute où il allait se séparer de celle qu’il aimait –séparation éternelle peut-être, cette fois.

Quant à elle, pâle comme une morte, ellegardait ce sourire qui électrisait Buridan. Et ce fut elle quiparla :

« Si tu revenais vainqueur, et si lemalheur avait voulu qu’Enguerrand de Marigny soit tombé sous tescoups, c’est alors, mon bien-aimé, que nous serions à tout jamaisséparés par le sang. Jure-moi, Buridan, jure-moi que, si tu tetrouves face à face avec lui, dans la mêlée, ton épée se détournerade lui… »

Buridan se mit à genoux et dit :

« Je jure que je n’ai plus aucune hainecontre Enguerrand de Marigny. Je jure que, si le hasard de la mêléefaisait se croiser l’épée du seigneur de Marigny et la rapière deJean Buridan, la rapière s’abaissera, dût l’épée me percer lapoitrine. Es-tu contente, Myrtille ?

– Je te bénis pour la preuve d’amour quetu me donnes. Je te bénis, mon cher amant, puisque tu aimes mieuxêtre uni dans la mort à Myrtille que d’être à jamais séparé d’ellepar le sang versé. »

Myrtille avait perdu connaissance.

Buridan la souleva dans ses bras, l’emportasur le lit.

« Ohé ! seigneurcapitaine ! » cria à ce moment une voix.

Buridan reconnut la voix de Bigorne et il sedit que, si Bigorne l’appelait, c’est que l’attaque étaitimminente.

« Adieu, Myrtille ! »murmura-t-il dans un sanglot.

Il se baissa et, déposant sur ce frontvirginal un long baiser, il se jeta hors de la chambre sans tournerla tête.

À ce moment, il était terrible.

La voix de Bigorne, une deuxième fois,retentit alors.

« Ohé ! seigneur capitaine, nousavons un prisonnier ! »

Buridan était arrivé en bas.

« Un prisonnier ? demanda-t-il.

– Ou plutôt une prisonnière ! fitBigorne d’une voix qui parut à Buridan étrangement vibrante. Elleest là », ajouta-t-il, en désignant la grande salle durez-de-chaussée.

Buridan marcha vers la porte.

« Que veux-tu ? dit Buridan, qui,dans l’exaltation où il se trouvait, redouta une catastropheinconnue.

– Maître, dit Bigorne, rappelez-vous cemoment solennel où vous avez levé l’épée sur un homme que vousteniez sous vos genoux. L’épée allait frapper. L’homme allaitmourir. Alors, je vous ai saisi le bras comme je viens de le saisiret je vous ai dit : « Ne tuez pas le comte de Valois, carle comte de Valois, c’est votre père. »

– Et, maintenant, qu’as-tu à medire ?

– Rappelez-vous, répondit Bigorne, ce queje vous ai dit ensuite. Je vous ai parlé d’une femme…

– Tu m’as dit, Lancelot, que cette femmec’était… »

Le mot s’étrangla dans la gorge deBuridan.

« Je vous ai dit que c’était votremère ! dit Bigorne, et maintenant, Jean Buridan, etmaintenant, fils du comte de Valois et d’Anne de Dramans, vouspouvez entrer !

– Ma mère ! » balbutiaBuridan.

Et il entra.

Mabel était seule dans la grande salle.

Buridan la vit tout de suite dans lademi-obscurité. Il la vit si pâle, avec un visage si douloureux etsi rayonnant à la fois, qu’il sentit fléchir ses genoux et s’arrêtacontre la porte fermée. Seulement, il éclata en sanglots, ses brasse tendirent dans un geste vague et il répéta :

« Ma mère ! »

… Et tout à coup, il eut cette sensationque deux bras de femme, deux bras frénétiques et tendres lesaisissaient avec une violente douceur… Il eut cette sensation,inconnue de lui, que sa tête éperdue se reposait sur un sein defemme qui battait sourdement… Il eut cette sensation de rêve qu’ilredevenait enfant et qu’il s’endormait en une délicieuse sécuritésur le sein maternel… Il sentit sur son front une pluie tiède,abondante, précipitée, la pluie des larmes de sa mère… etvaguement, en s’évanouissant, il entendit ces mots :

« Mon Jehan ! mon fils ! jet’ai enfin ! »

Les deux heures qui suivirent furent pourMabel et Buridan, c’est-à-dire pour la mère et le fils, des heuresinoubliables, de ces moments auxquels l’homme, parvenu à la plusextrême vieillesse, reporte encore son souvenir attendri, pour ychercher l’illusion et y trouver encore un dernier rayon, avant des’enfoncer dans les ténèbres de la mort.

Elle dévorait son fils du regard et le tenaitpar la main comme pour bien s’assurer que, réellement, ellel’avait. Mais surtout, maintenant que s’était accompli le miracle,elle voulait de toutes ses forces sauver Buridan.

« Maintenant, reprit-elle donc,maintenant, il faut que tu partes…

– Que je parte ?…

– Il faut fuir, te dis-je !…

– Fuir ! Mais même si je le voulais,ma mère, même si je voulais épargner par une lâcheté une douleurque je tremble de vous infliger, comment lepourrais-je ? »

Mabel sortit un parchemin de son sein.

C’était le laissez-passer signé et scellé dela signature royale que Marguerite avait remis à Juana.

Quant au message destiné à Buridan, Mabel ledéchira en petits morceaux qu’elle jeta.

Buridan poussa un cri de joie.

« Tu vois ! s’écria Mabel, haletanted’espoir.

– Venez ! ma mère !venez ! » répondit Buridan qui, entraînant Mabel, lui fitmonter l’escalier jusqu’en haut et la poussa dans la chambre deMyrtille.

Buridan désigna la jeune fille, à demiprostrée encore.

« Ma mère, dit-il, si vous voulez que jevive, si vous voulez me donner la force de passer avec mescompagnons à travers toute une armée, voilà celle qu’il fautsauver !… »

*

**

Une heure plus tard, Mabel et Myrtillefranchissaient l’une des barricades élevées par les truands etentraient dans la rue aux Piètres.

Mabel avait le visage aussi calme etindifférent que lorsqu’elle se trouvait près de Marguerite dans leLouvre ; il eût été impossible de saisir chez Myrtille unindice de crainte ou d’émotion. Elle allait comme en rêve… ellesétaient en présence de la première ligne d’archers.

« Holà, ribaudes ! ricana le chef duposte. Halte !… »

Mabel marcha à l’officier qui venait de parlerainsi.

« Vous venez d’insulter deux femmesappartenant à la reine. Votre nom ?

– Ça, fit l’officier, interloqué, es-tufolle, femme ?… Holà, qu’on arrête…

– Votre nom ? » répéta Mabel enmettant sous les yeux de l’officier le parchemin royal.

L’officier pâlit… Il s’inclina, se courba etbalbutia :

« Je ne savais pas… Par grâce, n’exigezpas mon nom et pardonnez-moi…

– C’est bien. Je pardonne. Faites-moiescorter jusque hors des lignes…

– Dix hommes d’escorte ! crial’officier en respirant. Et qu’on veille à ce que pas un mot, pasun regard ne déplaise à ces deux femmes jusqu’à ce qu’elles soienthors des lignes ! Sans quoi, les fers !… »

Tout à coup, Mabel, à l’un des nombreuxdétours de la rue, comprit qu’elle se trouvait dans le voisinaged’un chef important. Et, en effet, là, bien que les hommes d’armesfussent plus nombreux, un grand silence régnait dans la rue.

« Hâtez le pas, dit-elle au chef del’escorte, car la reine attend la réponse que je dois luiapporter. »

À ce moment, des trompettes sonnèrent.

Plusieurs officiers sortirent et, parmi eux,un homme de haute stature, à la physionomie rude, aux yeuxsombres.

« Marigny !… murmura Mabel.

– Quelles sont ces deux femmes ?demanda-t-il. Pourquoi ont-elles une escorte et d’oùviennent-elles ? »

D’un geste prompt comme l’éclair, Mabel remitau chef de l’escorte le parchemin royal et lui glissa àl’oreille :

« Répondez. Cinquante écus d’or pour voussi ce chef ne vous retient pas longtemps. C’est de la part de lareine.

– Monseigneur, dit le soldat en déployantle parchemin, ces femmes ont un laissez-passer et elles sontattendues au Louvre dans un instant. »

Marigny jeta un coup d’œil sur le parchemin etordonna qu’on laissât passer les deux inconnues.

Dans le même instant, ses yeux se reportèrentsur le visage de Mabel. Il tressaillit. Son visage devint trèspâle. Il fit deux ou trois pas rapides.

« Mabel ! » fit-il,sourdement.

Dans ce moment, un soupir désespéré gonfla lesein de Myrtille. Elle se renversa dans les bras de Mabel. Sacapuche retomba légèrement…

« Damnation ! gronda Enguerrand deMarigny, c’est Myrtille ! »

En même temps, dans la foule des archers,stupéfaits, avec une sorte de cri où il y avait une joie furieuseet un défi suprême, il saisit sa fille dans ses bras puissants, lasouleva et l’emporta évanouie dans l’intérieur du logis.

« Malédiction ! » rugitMabel.

Et elle-même se jeta d’un bond à la suite deMarigny.

Celui-ci avait déposé Myrtille sur une sortede large canapé rembourré de coussins, et, sans plus s’occuperd’elle, au bruit que fit Mabel en entrant, il se retourna et,lançant à celle-ci un regard foudroyant, marcha sur elle, terrible,presque auguste, car, dans cette minute, il portait sur saphysionomie le double sentiment de la joie et de la douleurpaternelles à leur suprême degré.

« Marigny, dit Mabel, regarde derrièretoi. »

Marigny se retourna d’instinct et vit Myrtillequi, à pas chancelants, les mains jointes, marchait vers lui.

« Marigny, reprit Mabel, demande à tafille si elle veut rester près de son père ou suivre Mabel lamaudite. »

Le poing retomba lentement et Marigny, hagard,balbutia :

« Qu’est-ce à dire ?… Elle net’entraîne donc pas de force ? Tu la suis doncvolontairement ?… Parle !… Je comprends, ajouta-t-il toutà coup en se frappant le front, Marguerite de Bourgogne, c’est tamère ! et, pauvre enfant, tu veux rejoindre ta mère !…Myrtille, mon enfant chérie, oublie un instant que c’est le premierministre qui te parle. Rappelle-toi seulement que je suis encorepour toi Claude Lescot, que tu as tant aimé. Rappelle-toi comme tuentourais mon cou de tes deux bras et comme avec tendresse tu medisais : « Père, quand serez-vous pour toujours près devotre fille ?… » Et maintenant, Myrtille, dis-moi, est-ceà Marguerite de Bourgogne que tu veux aller ? Ou bien veux-tuaccorder à mon cœur meurtri un peu de ta pitié ?… Myrtille,demeures-tu près de ton père, ou suis-tu Mabel, la détestableexécutrice des ordres de ta mère ?… »

Myrtille se mit à genoux, saisit une main deMabel, et prononça simplement :

« Père, c’est la mère deBuridan… »

Enguerrand de Marigny chancela. Il porta lamain à son front et dans sa gorge râla un sanglot qui se terminapar un éclat de rire effrayant.

« C’est dans l’ordre, fille de Margueritede Bourgogne ! Ah ! c’est là la mère du truand !ajouta-t-il avec un éclat de rire. Eh bien, j’aurais dû ledeviner ! À tel fils, telle mère ! La mère s’est faitel’infamie ! le fils s’est fait le vol ! La mère estl’humble et ignoble servante d’une ribaude couronnée, le filsguette les passants aux détours des chemins pour les détrousser etles filles au fond des courtilles pour les enjôler !… Eh bien,par les plaies du Christ, je ne suis plus ici le père qui pleure etsupplie, je suis le ministre qui ordonne et fait justice !Mère de Buridan, je t’arrête ! Et ton crime, c’est d’avoirpour fils le chef des truands. Fille de Marguerite de Bourgogne, jet’arrête ! Et ton crime, c’est… »

À ce moment, et tandis que Marigny, ivre derage, balbutiait et levait ses deux mains crispées, comme poursaisir à la fois Mabel et Myrtille, à ce moment, disons-nous, unbruit d’éclatante fanfare monta dans la rue.

Une rumeur lointaine grandit et s’approcharapidement, apportant jusqu’à Mabel les cris mille fois répétésde : « Vive le roi ! »

Marigny n’entendait rien. Mais Mabel avaitentendu.

D’un bond, elle fut à la fenêtre.

« Eh bien, cria-t-elle, puisqu’on arrêtela fille de Marguerite de Bourgogne, il faut que le mondesache ! Il faut que le monde épouvanté apprenne que la reinede France a été la maîtresse d’Enguerrand de Marigny ! Il fautque le roi sache que son premier ministre arrête la fille de sonépouse ! »

Marigny demeura hébété, comme frappé de lafoudre.

« Le roi !… »

Dans l’escalier retentit le pas de Louis Hutinet de son escorte.

« Voici le roi, dit Mabel à haute voix.Eh bien, monseigneur, faut-il que je demande à l’époux deMarguerite la grâce de la fille d’Enguerrand de Marigny ?

– Silence, femme ! rugitMarigny.

– Laissez passer, monseigneur, ou, par leDieu que vous invoquiez tout à l’heure, le roi va savoir.

– Silence ! bégaya Marigny, dont lescheveux se dressaient sur la tête.

– Sommes-nous libres ? Je me tais.Sinon… »

Marigny courut à la porte, l’ouvrit, ou plutôtla défonça d’un coup de pied.

Et, d’une voix pareille à un gémissement, ilcria :

« Ordre du roi ! laissezpasser… »

Mabel avait saisi, empoigné Myrtille dans sesbras, et, farouche, terrible, flamboyante, toute droite, elledescendait l’escalier, emportant la fiancée de son fils…

« Le roi ! » annonça une voixéclatante à l’autre porte.

Marigny, le visage décomposé, la démarchechancelante, alla à la rencontre de Louis Hutin.

« Sire, balbutia-t-il en se courbantplutôt comme un homme accablé sous le poids d’un malheur que commeun seigneur qui salue le roi.

– Eh bien, Marigny, fit Louis Hutin de savoix joyeuse, vous avez entendu, n’est-ce pas ? que mes bravesdemandent bataille. Sommes-nous prêts ?

– Oui, Sire, nous le sommes !répondit Marigny en se redressant et, cette fois, d’un accent siterrible que chacun songea qu’il allait y avoir une fameusecapilotade de truands. Nous sommes prêts, et malheur auxrebelles !…

– Bataille, donc ! » cria LouisHutin.

Mabel et Myrtille étaient parvenues au logisdu cimetière des Innocents. Le premier soin de la mère de Buridanfut de barricader la porte d’entrée. Puis elle vint s’asseoir prèsde la jeune fille, que cette scène avait brisée.

« Je n’avais pas de mère, murmura-t-elleenfin, et je n’ai plus de père…

– Cet homme est dans la main de Dieu, ditMabel avec solennité. Où va-t-il ? À quellecatastrophe ?… Je ne sais… mais il est marqué, compté,pesé…

– Ô mon père…

– Il faut t’habituer à cette pensée queton père est mort le jour où, pour la dernière fois, tu as vuClaude Lescot… Et quant à Enguerrand de Marigny, tu l’asentendu !… Et quant à celle qui est ta mère… tout à l’heure, àmidi, quelqu’un va venir ici qui pourra t’en parler.

– Quelqu’un ? » demandaMyrtille.

Mabel ne répondit pas. Elle s’absorbait en sarêverie.

À midi, celui qu’elle attendait ne vintpas : le malheureux Roller n’avait garde de venir ; ilavait, comme on dit, reçu son compte. S’il était mort ou s’il luirestait chance de vie, c’est ce que nous verrons en temps etlieu.

Mabel sortait des ténèbres de la haine.

Elle venait de retrouver son fils. Elle tenaitdans sa main la main de celle pour qui son fils vivait : elleentrait dans la lumière.

Dans sa rêverie, elle s’interrogeait avecétonnement : elle constatait que cette haine, qui jusqu’alorsavait été sa raison d’être, passait à l’arrière-plan de sespréoccupations. Elle se surprenait à penser que la reine étaitpeut-être moins criminelle que ne la faisaient les apparences.

Une sorte d’indifférence lui venait.

La question vitale, chez elle, n’était plus lavengeance.

Que Marguerite de Bourgogne reçût sonchâtiment ou continuât à vivre dans la puissance et la gloire,Mabel comprenait que ce n’était plus là pour elle-même une questionde vie ou de mort.

Pendant les deux jours qu’elle passa au logisdu cimetière, elle songea à ces choses sans prendre de résolution.Myrtille reprenait courage. Elle aussi renaissait à la vie.

Le soir du deuxième jour, Mabel sortit :sans doute elle allait aux renseignements. Lorsqu’elle rentra, sesyeux brillaient. Et comme Myrtille l’interrogeait, elle se contentade lui dire :

« Je crois maintenant que nous pouvonsaller attendre à Montmartre, où Buridan ne tardera pas à nousrejoindre… C’est ce que nous ferons demain matin.

À l’aube, les deux femmes étaient prêtes àpartir.

Mabel songeait à Wilhelm Roller, qui n’avaitpas reparu.

« C’est donc que je ne dois plusm’occuper du sort de Marguerite… se dit-elle. Les papiers sont là…Les papiers accusateurs qui prouveront au roi l’infamie deMarguerite. Dois-je les détruire ? Pourquoi ? Dois-je lesemporter ?… Non ! Ce que je dois faire, c’est de ne pasm’en mêler !… Les papiers resteront où ils sont ! SiRoller vient et qu’il les trouve… eh bien, Marguerite serapunie ! S’il ne vient pas, ou si, étant venu, il ne les trouvepas, eh bien, c’est que Marguerite est pardonnée par Dieu commeelle l’est peut-être par moi ! Laissons-la dans la main deDieu ! »

Mabel et Myrtille se mirent donc en route.Mabel avait acheté la veille un âne qu’elle couvrit elle-même deson double bât avec beaucoup de dextérité. Elle prit Myrtille dansses bras et l’assit sur un des côtés du bât ; sur l’autrecôté, elle plaça un sac contenant divers objets et notamment unecassette très lourde.

La cassette était pleine d’écus d’or.

Ce fut ainsi que Myrtille sortit de Paris.

Deux heures plus tard, la mère et la fiancéede Buridan arrivaient au village de Montmartre, composé de quelquesmisérables chaumières agenouillées autour d’une chapelle. Ce futdans une de ces chaumières qu’elles s’installèrent. Et comme,par-dessus la cime des bois qui couvraient les pentes, onapercevait au loin les remparts et les tours de Paris, Myrtillechercha des yeux le point probable où se trouvait Buridan.

Mais elle ne vit qu’un hérissement de toitsaigus, et, au loin, les grosses tours du Louvre, et plus loinencore une tour isolée qui semblait s’estomper dans une buée grisecomme un fantôme du fond d’un rêve.

« Mère, quelle est cette tour étrange etsolitaire ? »

Mabel tressaillit et répondit :

« La Tour de Nesle ! »

Chapitre 14LA BATAILLE

Le capitaine Buridan avait fait barricader larue Saint-Sauveur et la rue aux Piètres ; c’étaient de fortesbarricades composées de poutres, de charrettes renversées, de sacsremplis de terre ; cela formait d’épaisses muraillesimpossibles à franchir et difficiles à démolir au moment de lamêlée. La rue des Francs-Archers, au contraire, avait été laisséelibre. Seulement, ce passage était occupé par une troupe compacte,choisie parmi tout ce qu’il y avait de plus obstiné entruanderie.

De puissantes rumeurs montaient de la Cour desMiracles. Les truands, divisés en trois compagnies, se massaient àla barricade Saint-Sauveur, et à la barricade aux Piètres. Latroisième troupe, moins nombreuse, s’avançait dans la rue desFrancs-Archers.

Une effroyable clameur s’éleva du côté de larue aux Piètres, puis, presque aussitôt, du côté de la rueSaint-Sauveur : les archers venaient de se lancer à l’assautdes deux barricades…

Alors une femme s’élança, une ribaudedépoitraillée, la robe retroussée, les bras nus, brandissant unehache. Derrière elle, deux, trois, dix femmes se ruèrent et,derrière les femmes, les truands, avec d’inimaginablesimprécations.

En sorte que des deux côtés de la barricade,des gens grimpaient, se hissaient, retombaient, se relevaient pours’élancer encore. Et bientôt ce fut sur le sommet de la barricadeque se déchaînèrent les clameurs : archers contre truands,hommes, femmes mêlés ; les coups de masse pleuvaient etretentissaient étrangement sur les cuirasses et les casques, leshaches jetaient au soleil des éclairs livides, et là, dans cegrouillement terrible de corps enlacés, d’armes entrechoquées, deplaintes, de vociférations, un homme, debout parmi les cadavres,rudement campé sur ses jambes, cet homme sans armes, ayant jeté sarapière, apparaissait comme une fantastique silhouette decauchemar. D’un mouvement uniforme, sans hâte, avec des gestesprécis, Guillaume Bourrasque empoignait l’un après l’autre lesarchers rués à l’escalade. Un instant, on le voyait souleverl’homme dans ses bras, puis l’homme, avec un cri étouffé, décrivaitune courbe dans l’espace et venait s’écraser au pied de labarricade.

Un silence pesa sur la rue Saint-Sauveur.

Sur la barricade, il n’y avait plus personneque Guillaume et Riquet.

Mais, à ce moment, une clameur, trouant lesmille clameurs de la Cour des Miracles, s’élevait dans la rue desFrancs-Archers.

Guillaume et Riquet s’élancèrent de cecôté : les truands, refoulés par les troupes de Marigny,reculaient en désordre.

Bourrasque et Haudryot se ruèrent encriant :

« À la rescousse ! Mort auguet !…

– Où allez-vous, compères ? »fit un homme en se plantant devant eux.

C’était Bigorne.

« Tu ne vois pas que les nôtresreculent.

– Bah ! fit Bigorne, clignant del’œil, laissez reculer !… »

Que se passait-il dans la rue desFrancs-Archers ? Là, Marigny avait porté le gros de sesforces, non seulement parce qu’il n’y avait pas de barricade, maisparce que la rue plus large permettait de s’avancer en masse. Lepremier ministre commandait en personne. Derrière les bandesd’archers disposées pour marcher l’une derrière l’autre, en face dulogis de Marigny, le roi, hissé sur un tonneau, assistait de loin àla bataille et trépignait d’enthousiasme. Près de lui se trouvaitValois, qui venait de le rejoindre et de lui annoncer que labarricade de Saint-Sauveur était imprenable. En même temps,arrivait Châtillon qui, lui, disait que cinquante de ses hommesvenaient d’être mis hors de combat devant la barricade auxPiètres.

De ces nobles seigneurs, aucun n’avait tirél’épée, aucun n’avait pris la masse d’armes ou la hache ;quelques-uns tenaient un simple poignard à la main ; d’autres,une courte dague ; aucun d’eux ne portait l’arme deguerre.

En tête de tous, marchait Marigny.

Il était sombre et ses regards flamboyaient,pareils dans ce visage à des éclairs sortant d’une nuée noire.

À la main, il tenait un fouet à chiens :c’était son arme.

Derrière lui, un triple et quadruple rang deseigneurs, silencieux, méprisants.

Derrière les seigneurs – la fleur de la courde Louis Hutin –, les archers, piquiers, hallebardiers, en massesprofondes qui hurlaient et s’excitaient à la grande tuerie.

Marigny, tout à coup, arriva sur les premiersrangs de truands et cria :

« Arrière, chiens !…

– Sus ! Sus ! » gronda lavoix tumultueuse des archers.

Et on vit, oui, on vit les masses de truandsreculer sous son regard !

Un éclat de rire monta des rangsseigneuriaux.

« Hourra ! Hourra ! »hurlèrent les archers, qui eurent un mouvement pour s’élancer entumulte.

Au loin, le roi trépignait de joie.

Valois, livide de rage, assistait à cetriomphe qui pouvait rendre à son rival toute sa gloire et saforce.

Marigny marchait toujours ; devant lui,les ribauds, les courtauds, les piètres, tout le gibier de potence,comme affolé, refluait en grondant :

« Arrière, chiens ! »

Ils reculaient, ils se débandaient… Ilspoussaient d’effroyables jurons, c’est vrai, mais ils reculaient,se bousculaient, rentraient en désordre dans la Cour desMiracles…

Et Marigny entrait dans la Cour des Miracles,où alors les lamentations, les cris de miséricorde retentirent detoutes parts !… Et derrière Marigny, les seigneurs !… Etderrière les seigneurs, deux mille archers…

Les archers se mettaient en bataille au milieude la cour…

La révolte était vaincue !…

« Que ceux qui veulent vie sauve viennentse rendre à merci ! » cria Marigny, d’une voiepuissante.

À ce moment, un bruit formidable retentit dansla rue des Francs-Archers.

Aussitôt après, et coup sur coup, ce bruit detonnerre se renouvela deux ou trois fois, puis cela se mit àgronder sans interruption en même temps que, du fond de la rues’élevait un nuage épais.

Dans le même instant, mendiants, piètres,capons, courtauds, truands, tout ce monde exorbitant qui avaitsemblé fuir devant le fouet de Marigny, tous ces êtres déguenillés,sordides, farouches, qui s’étaient jetés dans toutes les allées, seterrant comme une immense famille de lièvres surpris par lechasseur, hommes, femmes, tous armés de haches, de piques, derapières, de poignards, tous reparaissaient, se ruaient sur latroupe de Marigny, tourbillonnaient, jetaient de férocesimprécations dont chacune ponctuait un coup terrible porté à unepoitrine, à un crâne… Ils étaient là une foule rugissante dedémons, quatre ou cinq mille, peut-être, et cela formait comme unvaste tourbillon enserrant de ses replis les malheureux archers quijetaient leurs armes, les seigneurs immobiles et pâles, attendantle coup de mort, et, enfin, Marigny, stupéfié d’horreur.

La rue des Francs-Archers était barrée.

Ou plutôt la rue des Francs-Archers n’existaitplus dans la partie qui avoisinait la Cour des Miracles.

Les maisons, des deux côtés, n’étaient plusqu’un amas de décombres.

Cela formait un énorme entassement de pierres,de poutres, de plâtras, de tuiles, comme si un cyclone eût ravagéce coin de Paris.

On ne pouvait plus entrer dans la Cour desMiracles.

On ne pouvait plus en sortir.

Enguerrand de Marigny, cinquante chevaliers etseigneurs, deux mille archers et officiers étaient prisonniers destruands…

Ce qui s’était passé, le voici :

Cinq ou six maisons, de chaque côté de la rue,avaient été minées, sapées, démolies dans leurs fondations, pendantqu’une troupe de cinq à six cents truands, sous les ordres du ducde Thunes, tenait tête aux archers pendant deux jours, répondaitaux jurons par des menaces et aux insultes par des imprécations.Donc, tandis que les hommes du duc de Thunes amusaient ainsi lesarchers du roi, tandis que les troupes royales se concentraient peuà peu, tandis que les chefs décidaient de porter leur principaleffort dans cette rue, où, pensaient-ils, les rebelles n’avaientpas eu le temps de dresser une barricade, Buridan s’occupait de cetravail souterrain.

Les maisons minées furent étayées àl’intérieur par des poutres.

Au pied de chaque poutre, une longue corde futattachée.

Lorsque Marigny fut passé, suivi deschevaliers et des compagnies, dont il avait le commandement,Buridan sonna du cor.

C’était le signal.

Dix hommes, attelés à chaque corde, tirèrentensemble…

Les poutres tombèrent… Les murs s’abattirent,les toits s’effondrèrent… La barricade était formée parl’entassement des pierres et débris qui jonchaient la rue sur unehauteur de quinze pieds.

Seulement, cette barricade, au lieu d’êtreformée avant, venait de se dresser après.

Buridan entra dans la Cour des Miracles, suivide Lancelot Bigorne et de Gautier d’Aulnay.

D’un bond, il sauta sur l’estrade voisine del’étendard des truands.

Là, il sonna du cor.

Une volée de flèches siffla autour de lui sansl’atteindre.

« Abattez-le ! hurla Marigny. Mafortune à qui tuera cet homme ! »

Vingt archers s’élancèrent. Mais autour del’estrade, ils se heurtèrent à une masse de mendiants aux figuresterribles : c’était la garde d’honneur du capitaineBuridan.

Buridan sonna une troisième fois.

Dans le même instant, sur tous les points dela Cour des Miracles, les haches tombèrent, les poignards furentrengainés, les piques s’abaissèrent, le tumulte s’apaisa…

On n’entendit plus que le gémissement desblessés qui persistait, comme ce bruissement d’écume après le coupde tonnerre de la vague venant frapper les rochers.

La bataille était finie.

Chaque seigneur était entouré de truands.

La foule des archers valides était pousséedans un coin.

Buridan descendit de l’estrade, marcha àMarigny et le salua. Puis, il se rapprocha, jusqu’à ce qu’il fûttout près, et pâle, dans un souffle, il murmura :

« Monseigneur, votre fille m’a ordonné devous faire grâce.

– Chien de truand ! grondaMarigny.

– Monseigneur, reprit Buridan,voulez-vous faire grâce à votre fille ?…

– Si elle était là, je lapoignarderais ! rugit Marigny.

– Monseigneur, continua Buridan,voulez-vous me donner pour épouse votre fille Myrtille ?

– Sois maudit ! gronda Marigny.

– Eh bien, je la prends ! » ditBuridan.

Chapitre 15LES DEUX ROIS

Deux heures après la bataille, dans ce logisoù Marigny avait établi son quartier général et où il avait revu safille et Mabel, dans cette même salle où avait eu lieu la scène àlaquelle nous faisons allusion, Louis Hutin, Valois, Châtillon etquelques autres tenaient conseil.

La douleur du roi était terrible, et, aprèss’être répandue en gestes extravagants s’était terminée par uneviolente crise de fureur.

Louis, abattu, écoutait les conseils de sesfamiliers, et surtout de Valois, lesquels se résumaient en unseul : lever le siège !

« Sire, dit Châtillon avec fermeté, vousne pouvez condamner ni vos compagnons prisonniers, ni la ville deParis qui subirait un effroyable désastre : il faut nousretirer ! »

À ce moment, des pas précipités montèrentl’escalier.

« Laissez entrer ! dit Louis enprêtant l’oreille. C’est peut-être une nouvelle. »

Châtillon courut ouvrir la porte, jeta unregard dans l’escalier et revint, tout effaré.

« Sire, dit-il, c’est un de nos amisprisonniers : Malestroit.

– Mon brave Geoffroy ! s’écriajoyeusement le roi. Qu’il entre ! Qu’il entre !

– Me voici, Sire ! dit Geoffroy deMalestroit, en pénétrant dans la pièce. Mais je dois prévenir leroi que je suis accompagné par deux ambassadeurs de messieurs lestruands et que j’ai répondu de leur vie.

– Tu as promis cela,Malestroit ?

– J’ai promis bien plus ! J’aipromis que ces deux hommes pourraient parler devant le roi.

– Et à qui as-tu promis,Malestroit ?

– Au capitaine Buridan, Sire. Et lecapitaine Buridan m’a dit :

« – J’ai foi en votre promesse, sire deMalestroit, j’ai foi dans la magnanimité du roi. »

« Ayant promis, Sire, je dois déclarerque si j’ai eu tort, si le roi ne ratifie pas mes paroles, jeretourne me rendre prisonnier à merci. »

Malestroit se retira de quelques pas etattendit, les bras croisés. Le roi devînt pensif.

« Un gentilhomme doit tenir parole, ditLouis, et, puisque tu as engagé la mienne, si étrange que soitl’ambassade, je recevrai ces hommes. »

Geoffroy de Malestroit alla à la porte et fitun signe.

Deux hommes entrèrent, s’avancèrent ets’inclinèrent devant le roi qui, quelques instants, les contemplasilencieusement. Ils ne semblaient ni fiers de leur victoire, niintimidés par l’assistance.

« Qui es-tu ? demanda enfin LouisHutin en s’adressant à l’un d’eux.

– Le duc de Thunes ! réponditl’homme laconiquement.

– Et toi ? reprit le roi ens’adressant à l’autre.

– On m’appelle Hans, roi d’Argot.

– C’est toi le roi du royaumed’Argot ? fit Louis. Et si je te faisaispendre ? »

Hans sourit et répondit :

« J’espère pouvoir vous prouver tout àl’heure combien peu je crains la mort. Mais je vous préviensloyalement que si vous me faites pendre, il pourra en résulter degrands malheurs pour vous et les vôtres.

– Sire !… intervint Malestroit.

– Paix ! fit Louis Hutin. J’ai ditque ces hommes pourraient parler. Voyons, toi, puisque tu es leroi, parle ! Qu’as-tu à me dire en ton nom ? »

Hans redressa sa taille de colosse.

« En mon nom ? fit-il, d’un tonsurpris. Rien, Sire. Je parlerai donc au nom de ceux quim’envoient.

– Soit ! Qu’ont-ils à medemander ?

– Sire. La Cour des Miracles vous demandede retirer les compagnies d’archers que vous avez armées contreelle.

– Est-ce tout ?

– La Cour des Miracles vous demande ausside respecter et confirmer les privilèges qui lui ont été octroyéspar les rois vos prédécesseurs, savoir : le droit d’élire leurroi, leurs ducs et comtes, massiers et suppôts ; le droit defaire eux-mêmes leur police dans les limites du royaume d’Argot etautres que vous connaissez. Mais, parmi ces privilèges, Sire, il enest un que nous défendrons jusqu’à la mort. Ou ce privilège sera,ou la Cour des Miracles ne sera plus.

– Quel est ce privilège ?

– Deux êtres seuls, jusqu’à cette heureoù est parvenue l’histoire du monde, le possèdent : c’estDieu, et c’est le mendiant. Le malheureux condamné qui va mourir etque votre vindicte, Sire, envoie au bûcher ou au gibet, cemisérable, s’il parvenait à se sauver des mains de vos sergents,devient inviolable dès qu’il est entré dans l’église ou dans laCour des Miracles, dans la maison de Dieu ou dans la maison desmendiants. Sire, le mendiant a le droit de grâce tant que sa mains’étend sur la tête du condamné. Prenez garde, Sire ! Entouchant à ce droit, vous avez peut-être aussi touché au droit deDieu. Prenez garde, roi. Lorsque vous aurez détruit les droits deDieu, vous aurez peut-être aussi détruit vos droits à vous. Votreautorité, c’est celle que vous tenez de Dieu. Supprimez l’une, voustuez l’autre. Tout s’enchaîne. Du roi à Dieu, de Dieu au mendiant,un seul chaînon brisé et l’échafaudage sur lequel est bâti le mondes’écroule. »

Le roi, Valois, Châtillon, Malestroit, lesautres seigneurs présents considéraient avec étonnement la brutequi parlait ainsi d’un ton calme où un philosophe eût démêlé uneprofonde ironie, mais Louis, comme s’il eût voulu échapper àl’influence du truand, secoua rudement la tête.

« Je sais ce que tu veux dire : ceBuridan, ce Gautier d’Aulnay, ce Bourrasque, cet Haudryot, ceBigorne, enfin, m’ont gravement offensé : ils mourront.

– Même Lancelot Bigorne, Sire ?…D’après ce qu’il m’a raconté, vous lui aviez promis… »

Le roi hésita.

« Celui-là m’a fait rire, fit-il enfin,en se déridant. Et, par Notre-Dame ! les occasions de riresont trop rares pour que celui qui fait rire ne soit pasrécompensé. Tu diras donc à Bigorne que ce que j’ai dit à la Tourde Nesle est dit. Qu’il vienne au Louvre me demander sa grâce. Iln’y a pas de bouffon au Louvre ; je lui offre l’emploi. Mais,quant aux autres, ils sont condamnés.

– Je ne vous demande pas leur grâce,Sire, dit froidement le roi d’Argot. Je vous demande de respecterle droit de la Cour des Miracles. Que ces hommes soient saisis horsdu refuge, c’est bien. Mais que vos archers tentent de les arracherpar la violence et les armes à la main, c’est ce qui ne sera pas.Sire, je suis venu en ambassadeur… Je vous demande uniquementceci : que nos privilèges, reconnus par vos aïeux, soientmaintenus par vous.

– Acceptez, Sire ! souffla Valois àl’oreille de Louis.

– Sire, dit Châtillon, à votre place,j’accepterais.

– Et si je n’accepte pas ? ditLouis, sombre et agité.

– En ce cas, dit Hans, nous nousdéfendrons jusqu’à la mort. Si nos droits meurent, nous devonsmourir avec eux. Seulement, Sire, en nous condamnant, vouscondamnez aussi ceux des vôtres que nous tenons prisonniers. Cedigne seigneur pourra vous le dire.

– J’atteste ! fit Malestroit. Sire,en ce moment, soixante chevaliers et seigneurs, la fleur de votrenoblesse, sont gardés à vue chacun par quatre hommes armés depoignards. Dans une heure, si nous ne sommes pas de retour, cessoixante chevaliers tomberont, frappés à mort. Dans une heure, vosdeux mille archers seront massacrés. Dans une heure, dix milletruands et mendiants, décidés à mourir, se répandront dans Paris latorche à la main. »

Les assistants écoutaient ces paroles, pâlesd’épouvante.

Chez le roi, au contraire, ces menacesprovoquaient une sourde colère prête à se déchaîner.

Sa fureur allait éclater. Il se leva commepour jeter un ordre.

À ce moment, le roi d’Argot se mit à genoux.Louis Hutin s’arrêta, interdit.

Hans se prosterna, son front toucha leplancher.

« Sire, dit le roi d’Argot, il y alongtemps, bien longtemps, que je me suis juré à moi-même de nejamais m’humilier devant personne au monde, fût-ce devant un princetout-puissant comme vous l’êtes ! Le jour où je me suis jurécela, je me suis dit que la minute de ma première humiliationserait aussi celle de ma mort. Sire, je m’humilie devant vous.C’est donc le vœu d’un mourant que vous entendez.

– Parle ! fit Louis d’une voix dontil ne put dompter l’émotion.

– Sire, je ne menace pas. Sire, jesupplie. Je vous prie humblement d’avoir pitié, non pas de nous,mais de votre ville de Paris, de votre seigneurie, de vous-même.Sire, un mot de vous, c’est la joie, l’apaisement, la concorde, queje n’aurai pas payées trop cher de ma mort. Jurez, Sire roi, jurezde respecter le sacré privilège de la Cour des Miracles, et vosserviteurs, vos amis vous sont rendus à l’instant… »

Le roi hésitait. Il n’y avait plus de colèreen lui. Mais il redoutait l’humiliation d’un recul, l’aveu de ladéfaite.

« Sire ! cria le roi d’Argot, Dieuet le mendiant ont droit de refuge. Mais vous avez, vous, le droitde grâce. Faites grâce, Sire ! Et vous serez aussi grand queDieu, et vous aurez vaincu par la clémence et la générosité…

– C’est donc à ma merci que tu faisappel ?

– Oui, Sire ! dit humblement le roid’Argot.

– Et tu dis qu’en reconnaissance de maroyale clémence mes seigneurs seront libres ?

– Oui, Sire. »

Le roi se leva. Il leva la main.

« Je fais grâce, dit-il. Sur Notre-Dameet le Christ, je jure de maintenir le privilège de la confrérie desmendiants. Comte de Valois, donnez des ordres pour faire rentreraussitôt nos troupes. Mais que des sentinelles et des patrouillescontinuent à surveiller la Cour des Miracles. J’entends qu’aucunsergent ou archer du guet n’y puisse pénétrer pour saisir lescriminels dont les noms ont été publiquement criés par nos hérauts.Mais j’entends que, si Buridan et ses acolytes sortent du domaineoù s’exerce le droit de refuge, ils soient aussitôt saisis etlivrés à notre official. »

Hans se releva.

« Sire, merci ! dit-il. Que lesprisonniers soient tout à l’heure rendus à la liberté !ajouta-t-il en se tournant vers le duc de Thunes. Que lesbarricades soient démolies ! Que tout rentre dans l’ancienordre !… »

Louis et les assistants ne perdaient pas devue le roi d’Argot. Le duc de Thunes sortit et se dirigea en hâtevers la Cour des Miracles. Hans tira alors le poignard qu’ilportait à sa ceinture.

« Sire, dit-il, vous avez juré parNotre-Dame et le Christ de respecter nos privilèges. J’ai juré,moi, d’épargner un crime à la monarchie, une honte à Paris. C’estici un pacte que nous faisons de roi à roi ! Je ne vousdemande pas de le signer. Mais je signe, moi ! Et je signeavec mon sang… »

Dans le même instant, Hans se frappa à lapoitrine.

La lame s’enfonça profondément. Il la laissadans la plaie. Quelques secondes, il demeura debout. Mais sonvisage devenait d’une blancheur de cire.

Le roi et les assistants le considéraient avecune sorte de stupeur où il y avait peut-être de l’admiration. Hansmurmura faiblement :

« Vous voyez pour la dernière fois lafigure d’un homme libre qui ne s’est jamais humilié et qui meurtparce qu’il a juré, une fois pour toutes, de mourir au jour où ilcourberait la tête devant un homme fait à son image… Adieu, Sire,soyez heureux !… »

Il battit l’air de ses bras et tombalourdement. Il était mort.

Le roi de France, lentement, se découvrit.

*

**

Le lendemain, la Cour des Miracles avaitrepris son aspect habituel, sauf ce coin de la rue desFrancs-Archers qui avait été démoli. Une nuit et un jour de travailacharné suffirent aux truands à faire disparaître toute trace de labataille.

Le lendemain, disons-nous, il y eut grandconseil tenu entre Buridan, Bourrasque, Haudryot, Gautier etLancelot.

Buridan avait promis de délivrer Philippe.Avant même que de songer à aller retrouver sa mère et sa fiancée,il voulait tenir parole.

La difficulté était terrible. En effet, tantque les compagnons resteraient à la Cour des Miracles, ils étaienten sûreté. Mais, hors des limites du refuge solennellement confirmépar Louis X, ils redevenaient les condamnés à mort dont la têteétait mise à prix.

En somme, ils étaient prisonniers dans la Courdes Miracles aussi bien qu’ils l’eussent été dans une forteresse.Nous reviendrons d’ailleurs sur ce conseil tenu dans le logis ducapitaine Buridan – d’autant plus capitaine que Hans étaitmort ! – car, pendant cet entretien, se passa un événementdont nous aurons à rendre compte.

Pour le moment, disons seulement que LancelotBigorne avait eu une entrevue avec le duc de Thunes, lequel luiavait répété les paroles du roi Louis à son sujet.

Bigorne avait donc écouté toute la discussion.Puis il s’était dit :

« Puisque maître Buridan est assez foupour ne pas prendre tout simplement le bonheur qui s’offre à lui,puisqu’il refuse de quitter Paris avant d’avoir sauvé cet autre fouqui s’appelle Philippe d’Aulnay, je ne vois qu’un moyen d’arrangerla situation, c’est de devenir fou moi-même. »

Chapitre 16OÙ LANCELOT BIGORNE DEVIENT FOU

Ce n’était pas une mince tentative qued’entreprendre de sauver Philippe d’Aulnay. Et, d’abord, était-ilvivant ? Ensuite, où était-il ?

Ces questions insolubles, Lancelot Bigorneavait entrepris de les résoudre. Son plan était d’ailleurs d’unebelle simplicité : il consistait à se rendre au Louvre, àgagner la confiance du roi déjà bien disposé à son égard, et là, aucentre même des renseignements, il saurait tout ce qu’il voulaitsavoir. La difficulté était d’arriver au Louvre sans encombre,c’est-à-dire de passer à travers les lignes des sentinelles quicernaient la Cour des Miracles.

– Adieu, compères, dit Lancelot àGuillaume et à Riquet.

– Comment, adieu ?…

– Oui, je m’en vais. Je m’ennuie ici.J’en ai assez de voir des visages de farfadets et de gnomes, desbossus, des aveugles, des manchots ; je veux voir de près unefigure de roi, et je m’en vais de ce pas au Louvre.

– Il est fou ! glapit Riquet.

– C’est bien ce que j’espèredevenir », dit Lancelot.

Et il partit sans plus d’explications.Enfilant donc la rue Saint-Sauveur, il essaya d’abord de se dirigervers la rue Tirevache dans l’intention de faire une station chezNoël-Jambes-Tortes. La rue, hors même des limites du royaumed’Argot, était parfaitement paisible. Bigorne aperçut bien cinq ousix archers qui jouaient au fond d’un cabaret, mais les archers nesemblèrent pas l’avoir vu.

Bigorne se frotta les mains et continua des’avancer plus vivement.

Seulement, un gros homme, à figure réjouie,qui venait de le dévisager, entra dans le cabaret où se trouvaientles archers.

« Eh bien, se disait Lancelot, où sontles sentinelles ? Où sont les patrouilles ? Décidément,il est plus facile qu’on ne croit de sortir de la Cour desMiracles ! »

Tout à coup, il éclata de rire.

« Et le digne Simon Malingre ? Et ladigne Gillonne ? excellents amis que j’ai par ma foi oubliésdans le logis que je leur ai généreusement octroyé. Diable !pourvu qu’ils ne meurent pas de faim !… Au fait, s’ilmouraient de faim, autant cette mort-là qu’une autre !N’importe, je voudrais bien…

– Arrête ! » fit une voix prèsde lui.

Lancelot Bigorne bondit et essaya de filer.Mais cinq ou six poignes robustes le saisirent et le maintinrentvigoureusement. En un clin d’œil, il eut les mains attachées audos.

« Suis-nous ! reprit rudement lamême voix.

– Heu ! Et où cela, mon bonmonsieur ?

– Tu le verras bien. Marche !…

– Parce que, au cas où cet endroit neserait pas celui que je pense, je pourrais vous indiquer cedernier, et alors vous toucheriez, vingt sûrement, peut-êtrecinquante ou même cent écus : une fortune !

– Oh ! oh ! fit le sergent.Cent écus ! Ça, truand ! oserais-tu bien te jouer d’unsergent du Châtelet ?

– Répondez, vous verrez après si jeplaisante.

– Soit ! Dis-moi où je devrais teconduire pour toucher cent écus ; je te dirai ensuite où je teconduis, moi.

– Au Louvre ! répondit laconiquementBigorne.

– Au Louvre ? dit le sergent enéclatant de rire. Moi, je te conduis tout bonnement au Temple, oùmonseigneur de Valois, qui t’interrogera tout d’abord, décidera detoi.

– Je maintiens ce que j’ai dit. C’est auLouvre qu’il faut me conduire si vous voulez toucher lagratification.

– Et, fit le sergent goguenard, une foisau Louvre, faudra-t-il pas te conduire devant le roi ?

– Vous l’avez dit, répondit froidementLancelot, c’est au roi lui-même que j’ai affaire. »

Cette fois-ci, le sergent fut secoué d’un fourire.

Quelle apparence, en effet, que ce malfaiteur,ce truand, eût affaire au roi ? C’était fou, c’était à setordre de rire, et c’était ce que faisait le brave sergent.

« Conduisez-moi au Louvre, faites savoirau roi que je désire faire des révélations importantes au roi seulsur ce qui s’est passé à la Tour de Nesle, et je vous réponds quele roi me fera immédiatement appeler devant lui ; je réponds àun tel point que ce n’est pas cent, mais peut-être deux cents écusque Sa Majesté allouera à celui qui m’aura amené devant elle.

– Soit ! fit l’homme, prenant sonparti, je vais te conduire au Louvre ; mais, si tu m’as menti,malheur à toi !

– Hélas ! je n’aurai jamais desupplice plus complet que celui que vous m’avez annoncé tout àl’heure.

– Au fait, dit le sergent, il a raison.Holà ! vous autres, reprit-il en s’adressant à ses hommes,nous changeons de direction et nous allons au Louvred’abord. »

Lancelot Bigorne ne souffla mot, mais ilrespira largement, comme quelqu’un qui vient d’être soulagé d’ungrand poids qui l’oppressait.

La troupe changea de direction, comme venaitde le commander son chef, et, quelques instants plus tard, arrivaitau Louvre.

Au Louvre, ce fut une autre histoire : ilfallut trouver un gentilhomme de la maison qui se chargeât d’allerinformer le roi.

Enfin, après une longue attente, on vintchercher le prisonnier, toujours étroitement surveillé, et on leconduisit devant Louis.

« Hi han ! fit Bigorne en manière desalamalec.

Louis bondit. Et il s’apprêtait à donner unordre rigoureux, lorsque, ayant regardé à deux fois le prisonnierqu’on lui amenait, il reconnut l’homme qui l’avait consolé et faitrire. Louis se radoucit et cria :

« Est-ce bien toi que je revois,fou ?…

– Je vois avec plaisir que monseigneur leroi a bonne mémoire, répondit Bigorne, il m’a tout de suite appelépar mon nom. »

Aussi, après avoir répondu audacieusement auroi, crut-il devoir appuyer sa réponse d’un nouveau braimentsonore, à la stupéfaction profonde des assistants, mais pour laplus grande joie du roi qui, cette fois, éclata franchement derire, riant autant des hi han ! frénétiques de Lancelot quedes mines effarouchées de ceux qui l’entouraient.

« Assez, assez ! maître fou, fit leroi, voyant que Lancelot ne s’arrêtait plus de braire. Voyons, tuas des révélations importantes à nous faire, paraît-il ? Ehbien, cesse de faire l’âne et parle en bon français. »

À ce moment, l’un des gentilhommes présentsfit deux pas en avant et se rapprocha du roi comme pour lui direquelques mots confidentiels.

« Qu’est-ce ? fit le roi ;parlez, monsieur. »

Le gentilhomme prononça à voix basse quelquesmots dont le résultat fut que, soudain, le sourire bienveillant duroi disparut par enchantement et, que ce fut d’un ton rude,mauvais, qu’il s’adressa à Bigorne, cependant que l’auteur de cechangement à vue rentrait dans le rang.

« Çà, que me dit-on, mon maître, que vousavez combattu aux côtés de ce truand qui a nom Buridan ? quevous avez été pris au sortir de ce lieu infâme, réceptacle decrimes et de rébellion qu’on appelle la Cour desMiracles ?

– Sire, fit Bigorne qui comprit cettefois qu’il jouait sa tête, ne saviez-vous pas que j’étais à la Courdes Miracles ?

– Certes. Mais tu as combattu ! Ont’a vu ! Est-ce vrai ?

– C’est vrai, Sire !

– Tu avoues donc ? gronda leroi.

– Je fais plus que d’avouer… je m’envante. Hi han ! tiens !… je voudrais vous y voir, vous,tout roi que vous êtes ! Et si votre vie dépendait uniquementde la vie d’un autre, – comme la mienne dépendait de celle de ceBuridan, – ne tireriez-vous pas l’épée pour la défense de cetautre, tout comme je l’ai fait pour le sire de Buridan ? Vousoubliez, Sire, maintenant que je suis délivré de toute crainte, ceque je vous ai dit de mon sort attaché à celui de ce Buridan quel’enfer engloutisse. Cet oubli me chagrine, mais ne me surprendpas, car, hélas ! il en est toujours ainsi : les grandsoublient volontiers tout ce qui touche aux petits comme moi. Moiqui n’ai paru me rebeller et n’ai défendu ma triste carcasse quepour la mettre tout entière au service de mon roi !… voilàl’accueil qui m’est fait ! Pauvre Lancelot Bigorne, pauvremoi, mon cœur en souffre et en gémit… mais du moins, par saintBarnabé, mon vénéré patron, tout le monde entendra madouleur ! »

Des hi han ! lamentables, funèbres,ponctuèrent ce discours fantastique autant que brave, car LancelotBigorne jouait tout simplement sa tête en ce moment.

Le roi ne put résister et, une fois encore, iléclata de rire, en disant :

« C’est vrai ! j’avais oublié queton sort était étroitement lié à celui de ce truand, et, parNotre-Dame, j’aurais fait comme toi. Mais, dis-moi, te voilà doncdégagé, que tu abandonnes ce Buridan ?

– Sans doute, et c’est pourquoi, mesouvenant des promesses faites par mon roi, j’étais parti pourvenir le trouver et me mettre à sa dévotion, lorsque ces brutes (ildésignait du regard les hommes qui le gardaient) sont tombées surmoi comme une volée de corbeaux voraces, m’ont ficelé… que c’en estpitié… et m’auraient entraîné vers je ne sais quel cul debasse-fosse, si celui-là n’avait entendu ma voix et pris sur lui deme conduire ici.

– Pauvre Lancelot Bigorne, dit le roi,moitié ironique, moitié touché, tu seras entré en tes nouvellesfonctions de fou d’une bien triste manière, mais, n’importe, tum’as bien fait rire, et je te revaudrai cela.

« Messieurs, ajouta-t-il en se tournantvers les seigneurs stupéfaits, je vous présente mon fou, celui quiseul a le droit de dire les vérités les plus désagréables à tous,même à moi…

– Surtout à vous, interrompitirrespectueusement Bigorne.

– Surtout à moi. Soit. Le drôle a lalangue bien pendue, gare à vous, messieurs ! Pourtant, que nulne s’avise de molester mon bouffon… il pourrait lui en cuire. Etvous autres, qu’attendez-vous pour délier les cordes qui paralysentles mains de Sa Majesté la Folie ? »

En un clin d’œil, les liens qui attachaientles bras de Lancelot Bigorne furent tranchés, et, tandis que sesgardes s’écartaient de lui avec respect, plus d’un puissantseigneur vint lui faire son compliment, cherchant à s’attachercette puissance qu’était à l’époque le fou du roi. Lancelot, bonprince, se laissait congratuler et embrasser avec unecondescendance comique.

Cependant les gardes qui l’avaient accompagné,s’étaient éclipsés prudemment, moins le sergent qui paraissaitattendre.

Lancelot le vit et, le prenant par la main, ille conduisit devant le roi à qui il dit àbrûle-pourpoint :

« Voici un homme à qui j’ai promis centécus en votre nom. Plaise à Votre Majesté les lui faire donner.

– Cent écus ! Malepeste ! c’estune somme, cela ! Voilà une plaisante manière de commencer tesfonctions ! Et pourquoi donnerais-je cent sous à ce bélîtrequi t’a arrêté ? »

Le sergent trembla.

« Pour avoir consenti à me conduiredevant vous au lieu de me traîner au Temple, dit Bigorne.

– Cent écus pour si peu.

– Bon, fit tranquillement Bigorne, voilàle roi qui déjà trouve que son bouffon ne vaut pas cent pauvresécus !…

– Allons, fit le roi, qu’on donne dixécus à cet homme et n’en parlons plus. Seulement, à l’avenir, soitplus ménager de mes deniers… si tu veux qu’il en reste pourtoi.

– Mon ami, dit Bigorne en allant ausergent, je t’ai promis cent écus de la part du roi ; le roine tenant pas la parole que j’ai donnée en son nom, tu teprésenteras de ma part au trésorier ; je t’abandonne mapremière année de paye.

– C’est bon ! fit Louis. Qu’on luidonne ses cent écus. Et puis qu’on le mette au cachot pour centjours, pour n’avoir pas exécuté l’ordre qu’il avait reçu deconduire son prisonnier au Temple… »

Le sergent sortit à demi enchanté et à demifurieux.

Bigorne se disait : « J’ai dit mapremière année. Donc, ce digne Louis croit que je m’installe àperpétuité. »

« Suis-moi », reprit le roi ens’adressant à son nouveau bouffon, tandis que les assistants, surun geste, rétrogradaient vers les antichambres.

Chapitre 17LE ROI ET LE BOUFFON

Lorsque tout le monde se fut retiré, le roipassa dans son cabinet, suivi de Lancelot Bigorne qui prenaitpossession de ses fonctions de fou et qui, d’ailleurs, sentait bienqu’il n’en avait pas fini avec le roi. Bien au contraire, la lutte,car c’était une véritable lutte qui allait avoir lieu entre cesdeux personnages, la lutte, donc, ne faisait que commencer.

La plus légère imprudence pouvait faire perdreà la fois au pauvre Lancelot sa charge de fou et sa vie detruand.

Le roi s’assit dans son fauteuil.

« Çà, maître fou, voyons cesrévélations ; qu’as-tu à me dire au sujet de ce qui s’estpassé à la Tour de Nesle ? Lorsque tu m’y conduisis, tu tecontentas de me placer devant une porte, en me disant de chercheret que je trouverais. J’ai cherché et je n’ai rien trouvé.Cependant, ajouta-t-il d’un air sombre, il faut que jetrouve ! Parle donc, si tu sais quelque chose !

– J’ai des révélations à faire,moi ?…

– Pourtant, fit le roi, n’est-on pas venume dire que tu voulais me parler à ce sujet ?…

– Ah ! oui, c’est vrai ! on estvenu vous dire cela, reprit tranquillement Lancelot, mais voyons,là, fallait-il pas dire quelque chose pour être admis en présencedu roi ?

– Alors, fit le roi désappointé, carLancelot lui paraissait sincère, alors tu ne sais rien ? Tun’as surpris aucun secret ?

– Je ne sais rien ! rien !… Pasla plus petite chose… que ce que je vous ai dit :« Frappe et on t’ouvrira ! Cherche et tutrouveras !… » Et que la peste m’étouffe, que la fièvreme fasse claquer du bec et grelotter des membres le reste de mesjours, si je mens !

– Allons ! fit le roi avec unsoupir, n’en parlons plus.

– Mais, reprit lentement Bigorne quiparaissait peser le moindre mot, mais si je ne sais rien, moi, jeconnais quelqu’un qui sait, lui, qui sait tout !

– Qui est celui-là ? dit avidementLouis, nomme-le.

– Eh bien, voilà !… Le sired’Aulnay, Philippe d’Aulnay sait tout… Mais qu’est devenu le sired’Aulnay ? Le diable le sait… Est-il seulement vivantencore ?

– Il est vivant ! fit le roi dans unrugissement de joie féroce, il est vivant et je sais où il est,moi, si tu l’ignores. Me voilà bien avancé… le seul qui sache toutne veut pas parler… ou ne peut plus parler. »

Bigorne, lui, malgré la satisfactionintérieure qu’il éprouvait à apprendre que Philippe était vivant,ne broncha pas.

Simplement, il répondit :

« C’est qu’on ne sait pas le faireparler.

– Que signifie cetteinsinuation ? »

Bigorne haussa les épaules et dit :

« Le roi veut-il me permettre unequestion ?

– Parle !

– Le roi répondra-t-il franchement à maquestion ?

– Drôle ! tu abuses de tes droits,il me semble.

– Alors, je me tais.

– Parle, brute ! je répondrai à taquestion.

– Qui a été chargé de faire parler lesire d’Aulnay… attendez, je vais répondre pour vous… je gage quec’est Mgr le comte de Valois… à moins que ce soit Mgr deMarigny.

– C’est Valois ! fit le roi qui sedemandait où son bouffon voulait en venir.

– Valois !… Je l’auraisparié !… Valois ! Hi han ! Hi han ! »

Et Bigorne tout en pensant :« Bon ! Philippe est au Temple », Bigorne se livraità des démonstrations extravagantes de joie ironique et remplissaitle cabinet du bruit de ses braiments plus ironiques encore.

« Ah ! çà, drôle,t’expliqueras-tu ? fit le roi, de plus en plus assombri. Je tejure que ce n’est pas le moment de rire.

– Pardieu, je ris parce que vous donnezle sire d’Aulnay à garder… car le sire d’Aulnay est bien au Temple,n’est-ce pas ? »

Le roi fit un signe affirmatif.

« Vous le donnez à garder au comte deValois… un de ceux qui ont un intérêt capital à ce que leprisonnier ne parle pas !

– C’est vrai, fit le roi, j’y pense aussimaintenant. »

« Mais que sait donc Valois ?

– Ce que sait Valois ?… demandez-leà Marigny.

– Marigny aussi… Oh ! je ne vois quefélonie et trahison autour de moi ! Et que saitMarigny ?

– Demandez-le à Valois ! » fitBigorne.

Le roi demeura quelques instants frappé destupeur, puis :

« Sais-tu, dit-il, que tu accuses lesdeux hommes les plus puissants après le roi ?…

– Hi han !… fit Bigorne, jouant laterreur, plaise à Votre Majesté de remarquer que je n’accusepersonne… Je dis, ce qui est la vérité, que Mgr de Valois et Mgr deMarigny en savent aussi long ou peu s’en faut que le sire d’Aulnay,et qu’ayant intérêt à ce que celui-ci ne parle pas, ils s’arrangenten conséquence. Mais je ne les accuse de rien, moi, je ne saisrien…

– Je vais faire appeler Valois et Marignyà l’instant même, nous verrons bien…

– Nous ne verrons rien… Ils dirontrespectueusement au roi qu’ils ne savent de quoi le roi veut leurparler, ils diront cela et ils le maintiendront !… Et le roi,comment, par quelle preuve pourra-t-il les convaincre demensonge ?… Le roi n’a aucune preuve… Le roi sera placé d’unepart entre deux seigneurs qui donneront leur parole de chevaliersqu’ils ne comprennent rien à ce qu’on leur dit, et d’autre part unpauvre, un misérable bouffon comme moi, qui ne sait rien, mais peuttout faire savoir au roi !… Et le roi n’hésitera pas ! Ilajoutera foi à la parole des deux seigneurs qui ne feront qu’unebouchée du pauvre Lancelot ! Devrais-je voir si tôt finir mesjours pour avoir voulu servir fidèlement mon maître, mon roi !Hi han !… pauvre moi, pauvre !…

– C’est vrai, fit le roi, tu as raison…mais, pour Dieu ! cesse tes braiments qui n’ont que faireici.

– C’est juste, fit Lancelot qui redevinttrès sérieux et ajouta, avec un air de dignité qui frappaétrangement le roi :

« Sire, je ne suis que le plus humble devos sujets, je suis ici par votre grâce, n’ayant d’autre fonctionque celle d’amuser et de divertir mon roi, mais, Sire, sous uneécorce rugueuse peut se cacher un bon fruit… Que mon roi laissetomber un regard sur moi, qu’il m’honore d’un peu de sa royaleconfiance, et ce qui lui tient tant à cœur, ce que je ne puis dire,dussé-je être roué vif, attendu que je l’ignore, ce que d’autressavent et peuvent dire, j’en jure le Christ, je le ferai dire à monroi !… Et pour cela, Sire, que faut-il ? Ruser ?…Ah ! je le sais, ce mot sonne mal à vos royales oreilles… maisceux qui apportent au service de leur maître, trahison et félonie,méritent d’être combattus par leurs propres armes… C’est le seulmoyen de les vaincre… À la ruse, il faut opposer laruse… »

Le roi parut d’autant plus frappé que cesparoles et ce maintien calme et digne contrastaient étrangementavec les allures qu’il avait vues jusque-là à celui qu’il avaitpris pour bouffon.

Que se passa-t-il ensuite ? Quelentretien eut lieu entre le roi et son fou ? Quelles décisionsfurent prises ?

C’est ce que la suite de ce récit nousapprendra sans doute.

Chapitre 18ÉVASION DE SIMON ET DE GILLONNE

Il nous faut revenir momentanément à deux denos personnages que nous avons laissés dans une situation précaireet dont les faits et gestes sollicitent notre attention : nousvoulons parler de l’homme de confiance du comte de Valois, SimonMalingre, et de sa digne compagne Gillonne.

Quarante-huit heures environ après le départde Lancelot Bigorne, ces deux personnages n’avaient pas aperçuvisage humain, et, chose plus terrible, n’avaient pas encore reçula moindre miette de pain, la plus petite goutte d’eau pour sesustenter ou s’humecter la gorge.

« Gillonne ! gémit Malingre.

– Simon ? interrogea Gillonne.

– Allons-nous périr de faim et de soifdans cette tanière d’enfer, comme deux renards pris augîte ?

– Nous ne sommes pas perdusencore !…

– Faut-il entendre par là que tu as uneidée ?

– Peut-être !

– Quelle est-elle ?… Gillonne, mabonne Gillonne, dis-la, ton idée… Je sais de quelles ressourcesdispose ton esprit subtil. Vois-tu, j’ai toujours pensé que tuétais la forte tête de nous deux… Que la foudre m’écrase si je nete dis la vérité !

– La forte tête !… murmura Gillonneen laissant tomber sur son compagnon un regard méprisant, la fortetête, oui, malheureusement pas le bras.

– Chienne de sorcière ! hurla Simon,exaspéré par ce silence méprisant, parleras-tu ?… Je ne saisce qui me retient d’écraser ta carogne carcasse !… car, enfin,c’est ta faute, ce qui nous arrive là… »

Gillonne, après avoir regardé un instantfixement son compagnon, laissa tomber ce seul mot :

« Imbécile ! »

L’effet fut foudroyant.

« Pardonne-moi, ma bonne Gillonne, jem’emporte et j’ai bien tort… Dans la situation où nous sommes, nousdevrions nous prêter une aide réciproque… j’ai eu tort de l’oublieret je te promets que cela ne m’arrivera plus.

– C’est fort heureux, grommela Gillonne,te voilà enfin raisonnable.

– Mais, ne me disais-tu pas, tout àl’heure, que tu avais ton idée ? fit Simon.

– À quel sujet, Simon ?… j’en aibeaucoup, des idées.

– Au sujet de la possibilité de noussortir de cette infernale prison.

– Oui, j’ai mon idée.

– Voyons cette idée ?

– Prends patience, Simon… il est mauvaisparfois de cueillir un fruit encore vert.

– Ah ! Et penses-tu que le fruitsoit bientôt mûr ?

– Peut-être !

– Et quand il sera à point, me lemontreras-tu, ce fruit ?

– Sans doute.

– Cherche, Gillonne, cherche, et quand tuauras trouvé, tu me le diras ; pendant ce temps, je vaischercher aussi. »

Là-dessus, comme la nuit était complètementvenue, ils s’étendirent chacun sur une botte de paille qu’on avaitmise là à leur intention et s’efforcèrent de s’endormir.

Cependant, chose bizarre et anormale, lecachot, puisque aussi bien c’était un cachot, paraissait s’éclairerlentement, doucement, d’une lueur tamisée et comme trèslointaine.

Et, petit à petit, une coulée de lumièreblafarde s’étala et forma un dessin carré très nettement indiquésur le sol battu, dans l’intérieur de la cheminée.

Or, Gillonne ne dormait pas. Gillonne futfrappée de ce phénomène. Gillonne se dressa sur son séant et, là,les yeux exorbités, elle observa, cherchant à comprendre.

Alors, elle vit que la coulée de lumièredescendait de la cheminée même, elle comprit et murmura ce seulmot :

« La lune ! »

C’était la lune, en effet, la lune qui,battant son plein et parvenue au zénith, laissait couler ses rayonslumineux par le vaste conduit de la cheminée et éclairait ainsid’une lueur vague et indécise l’obscurité du cachot.

« Oh ! oh ! oh ! »murmura Gillonne.

Et, doucement, elle réveilla Malingre.

« Simon, fit doucement Gillonne.

– Hein ! quoi ?…qu’est-ce ? la peste t’étouffe ! venir me réveiller justeau moment où je rêvais que je m’empiffrais de si bonneschoses ! Le fruit en question serait-il mûr ?

– Regarde, fit Gillonne. Là… ce rayonlumineux… tu ne vois pas ?

– Si fait ! Eh bien ?…

– Tu ne vois pas que c’est lalune ?

– La lune ou le soleil,qu’importe ?

– Il nous importe beaucoup, au contraire.Ne vois-tu pas d’où il sort, ce rayon lumineux ?… Ne vois-tupas qu’il est dans la cheminée ?

– Oh ! oh ! fit à son tourMalingre ; en effet, je commence àcomprendre ! »

Et, se levant vivement, il se dirigea vers lacheminée.

Il resta là quelques secondes, puis il revintdans la chambre.

« Eh bien ? interrogea Gillonne.

– Eh bien, fit Simon, rayonnant, ce n’estpas très haut et c’est suffisamment large pour qu’on y puissepasser à l’aise ; de plus les pierres intérieures forment desaspérités, en sorte qu’il y a là une échelle toute trouvée…Gillonne, ma chère Gillonne, dans dix minutes je serai hors d’ici.Oh ! bienheureux rayon de lune ! »

L’instant d’après, Simon se faufilait dans lelarge conduit de la cheminée.

Comme il l’avait dit, les pierres intérieuresformaient des aspérités qui jouèrent le rôle d’échelons, en sortequ’en quelques instants il fut sur le toit de la maison.

Quelques minutes après, Gillonne lerejoignait, ayant effectué son ascension sans trop de peine.

Alors, Simon Malingre mesura du regard lahauteur du mur et bravement sauta… Gillonne à son tour se suspenditpar les mains à l’arête et se laissa tomber, non sans invoquer deuxou trois saintes à qui elle crut devoir promettre à chacune unemédaille d’or. Pour finir, bref, les deux associés se retrouvèrentsains et saufs, sans autre accident que quelques écorchures.

Le plus difficile peut-être leur restait àaccomplir : il fallait sortir indemnes de la Cour desMiracles.

Lentement, avec des précautions infinies, ilsse glissèrent dans l’ombre des masures, tremblant toutes les foisqu’il leur fallait passer à proximité d’une porte ou d’une fenêtreoù brillait une lumière, se terrant au moindre bruit, écrasés surle sol, retenant leur haleine.

Où étaient-ils au juste ? Ils n’ensavaient rien, mais ils avançaient toujours.

Comme ils approchaient d’une maison d’assezbelle apparence – apparence toute relative, bien entendu – àl’intérieur de laquelle ils voyaient briller des lumières, ilsentendirent des pas, des voix nombreuses.

Un groupe de truands venait à leur rencontreet il leur était impossible de l’éviter.

Mais, arrivé devant la maison de belleapparence, le groupe s’arrêta, une porte s’ouvrit, un rai delumière sortit de la porte ouverte, ils entendirent desexclamations, un rire large et sonore, des bruits d’escabeauxrenversés, et ils virent aussi, grâce à ce rai lumineux, ceux quivenaient d’arriver et faisaient tout ce tapage, et une exclamationsourde jaillit des lèvres de Simon Malingre, terrifié.

« Lancelot Bigorne ! »

Ce disant, il se jeta à corps perdu dans untrou qui se trouvait juste là, entraînant Gillonne, aussitremblante que lui, avec lui.

Chapitre 19CE QUE DEVIENT LA MÉMOIRE D’ANNE DE DRAMANS

Nous avons laissé Wilhelm Roller sur la bergede la Seine au pied de la Tour de Nesle, avec un coup de poignarddans le dos et un dans la poitrine : on se rappelle même queStragildo avait laissé ledit poignard dans la blessure de lapoitrine. Ce poignard avait été donné à Stragildo par Marguerite deBourgogne. Le manche était en argent ciselé.

Or, il y avait environ une demi-heure queWilhelm Roller était étendu sans mouvement et en apparence sansvie, lorsqu’un quidam vint à passer malgré l’heure matinale.

Cet homme, donc, errait lamentablement,lorsque, arrivé à la hauteur de la Tour de Nesle, il s’arrêta toutà coup et dit :

« Tiens ! un mort ! »

Il se dirigea aussitôt vers le cadavre que,tranquillement, il se mit à fouiller.

Il n’y avait rien dans les poches duSuisse.

L’homme, qui s’était agenouillé pour procéderà sa perquisition, se releva en poussant un soupir. Pendantquelques minutes, il demeura tout chagrin en contemplation devantcette trouvaille qui ne lui rapportait rien. Du bout du pied, ilpoussa les jambes du corps et murmura :

« Il est bien mort. Mais d’autres que moil’ont sans doute visité déjà. J’arrive trop tard. »

Comme il disait ces mots, ses yeux tombèrentsur le poignard à manche d’argent et, avec un cri de joie, ilretomba à genoux.

« C’est bien de l’argent, fit-il, lepauvre diable ne m’a pas trompé ; je dirai une prière pourlui. »

En même temps, il se mit à extraire lepoignard de la blessure et examina attentivement le manche.

« J’en aurai bien deux ou trois écus,peut-être un noble à la couronne. »

À ce moment, Roller poussa un faible soupir etl’homme, se relevant précipitamment, recula de plusieurs pas dontchacun était accompagné d’un signe de croix. Cependant, comme leblessé continuait à demeurer immobile, l’homme reprit courage et,comme un gémissement s’échappait des lèvres de Roller, il sedit :

« Peut-être qu’il n’est pas mort.Holà ! l’ami, ajouta-t-il en se rapprochant, si tu n’es pasmort, dis-le franchement. »

Le blessé répondit par quelques parolesinintelligibles.

Il se trouva que le pauvre hère qui venait defaire cette lugubre trouvaille n’était pas un méchant homme. Sibien qu’il se mit à puiser de l’eau de la Seine dont il aspergea lafigure du blessé, lequel ne tarda pas à revenir à lui.

« Que puis-je pour vous ? »demanda alors l’homme qui, ayant traîné Roller jusqu’à la tour, l’yavait adossé.

Roller paraissait reprendre rapidementconscience de ce qui l’entourait et, à la question de l’homme, ilrépondit d’une voix assez distincte :

« Si vous êtes chrétien, vous m’aiderez àmarcher jusqu’à la première maison du pont et vous serezrécompensé.

– Je suis chrétien, répondit le gueux, etvous transporterai donc plus loin que le pont, s’il le faut. Et,quant à la récompense, ne vous en inquiétez pas, je la tiensdéjà. »

Roller comprit ou ne comprit pas le sens deces paroles, peu importe. Il fit signe à l’homme qu’il leremerciait de son aide et, aidé par lui, il parvint à se mettredebout.

Les deux hommes mirent deux heures à franchirla faible distance qui les séparait du pont, au moment où ondécrochait les chaînes.

Roller désigna d’un geste la maison où ilvoulait être conduit : c’était une assez misérable auberge oùil était connu et dont l’hôtesse le reçut charitablement, tandisque le rôdeur, qui l’avait trouvé et pour ainsi dire sauvé, s’enallait essayer de vendre le poignard de Stragildo.

Au bout de trois jours, les blessures deRoller commençaient à se fermer. Il annonça alors à son hôtessequ’il voulait partir. La bonne femme lui fit observer que c’étaitvouloir sûrement se tuer, mais Roller était têtu. De plus, il étaitdévoré d’inquiétude. En effet, Mabel lui avait donné rendez-vousdans le logis du cimetière et trois jours s’étaient écoulés depuis.Il s’habilla donc tant bien que mal, sortit en refusant toute aideet réussit à gagner le logis de Mabel. C’était le lendemain du jouroù Mabel et Myrtille étaient sorties de Paris.

Le Suisse fit un effort d’énergie pour dompterla faiblesse qui s’emparait de lui et se mit à fouiller dans cettepièce qui avait été le laboratoire de Mabel au temps où ellepréparait des philtres.

Au fond du coffre, Wilhelm trouva un fortrouleau de parchemins roulés et trois ou quatre écus d’or oubliéspar Mabel. Le Suisse prit les écus et le rouleau de parchemins,enveloppés dans un papier sur lequel il y avait quelques lignesécrites.

Puis, trébuchant, se retenant aux murs, ildescendit et se mit à longer le cimetière des Innocents en sedirigeant vers le Louvre. Le soir tombait.

Les environs étaient déserts.

Roller, pris d’une faiblesse, s’accota à unmur. Il sentit qu’il allait mourir.

« Mon Dieu, fit-il, une heure, je vousdemande une heure. »

Mais au bout d’une cinquantaine de pas, il sesentit défaillir. Le malheureux comprenait que sa vie s’en allaitavec son sang et qu’il allait payer cher son impatience devengeance.

Ses genoux fléchirent et il tomba dans leruisseau à l’instant où, par l’autre bout de la rue, apparaissaitune troupe nombreuse de cavaliers.

Celui qui marchait en tête de cette troupe, lefront penché, les rênes abandonnées, la poitrine gonflée desoupirs, semblait accablé sous le poids de sinistres pensées.Soudain, le cheval s’arrêta court.

Le cavalier parut s’éveiller d’un songepénible et aperçut alors le blessé que son cheval avait failliécraser. Il allait passer outre lorsque quelques paroles quimontèrent jusqu’à lui le firent tressaillir.

Il mit pied à terre, se pencha sur le mourantet demanda :

« Vous dites que vous mereconnaissez ?

– Oui.

– Et que vous avez quelque chose de graveà me dire concernant le roi ?

– Oui.

– Parlez donc, je vous écoute. »

Mais maintenant Roller ne semblait plus décidéà parler. Il jetait un regard avide sur le cavalier, comme pouressayer, à cet instant suprême, de lire dans sa pensée.

« Est-il vrai, fit-il enfin, enrassemblant toutes ses forces, est-il vrai, monseigneur, que voushaïssez la reine comme je l’ai entendu dire au Louvre ?

– Tu me demandes si je hais lareine ?

– Oui ! je vous demande cela, et iln’y a qu’un mourant prêt à comparaître devant Dieu qui, si près dela Toute-Puissance du roi des rois, puisse assez oublier votrepuissance terrestre pour vous poser une aussi formidablequestion. »

Les yeux du cavalier jetèrent unéclair :

« Eh bien, dit-il, on ne t’a pas trompé,je hais celle que tu dis. Parle, maintenant. »

Le mourant parut faire un dernier effort. Maiscomprenant sans doute qu’il n’aurait pas le temps de parlerlonguement, il tendit le rouleau au cavalier :

« Prenez ceci… Oh ! j’aurais voulule porter moi-même au roi… mais… puisque je… »

La parole expira sur ses lèvres, qui nerendirent plus qu’un gémissement confus.

Le cavalier se redressa lentement et demeuradebout, les yeux fixés sur le mourant.

Puis tout à coup Roller se souleva, jeta aucavalier un regard désespéré et retomba pour jamais immobile.

Le cavalier alors seulement jeta les yeux surle rouleau de parchemins qui venait de lui être si mystérieusementremis et il lut : Mémoire de la dame de Dramans concernantdes faits qui se sont passés dans la Tour de Nesle. Sans douteil comprit, car il devint aussi pâle qu’était pâle le cadavre à sespieds.

Une dernière fois, il se baissa vers l’homme,le toucha au cœur, s’assura qu’il était mort, puis, cachant sousson manteau le rouleau de parchemins, remonta à cheval etpoursuivit son chemin, plus pensif, plus sombre.

Ce cavalier, c’était Enguerrand deMarigny.

Chapitre 20SUITE DE L’ÉVASION DE MALINGRE

Pendant que le premier ministre, après sonétrange rencontre avec ce mourant qui lui a remis un rouleau deparchemins, poursuit sa route, sombre et pensif, vers cette mêmeheure, Simon Malingre et Gillonne avaient réussi à s’enfuir etparcourant au hasard la Cour des Miracles, obscure et silencieuse,ils étaient tombés en arrêt devant une maison où ils avaient vu unelumière et entendu des bruits.

Une porte s’était à cette minute brusquementouverte.

Une troupe de huit à dix hommes était apparueconfusément dans la nuit.

Simon Malingre et Gillonne, qui marchaientd’épouvante en épouvante, n’eurent que le temps de se jeter dans untrou. Puis la porte se referma. Et cette troupe aperçue se retira,s’évanouit comme une compagnie de fantômes.

Mais Gillonne et Simon avait entendu quelquesmots, entrevu des visages, et tous deux avaient frémi – cette foisd’une telle joie qu’ils en oubliaient le jeûne auquel ils venaientd’être soumis.

« Tu ne l’as pas entendu donner le mot depasse qui nous permettra de sortir de cette cour maudite ?

– Si fait bien, je l’ai entendu !D’Aulnay et Valois ! »

Et Malingre ajouta, pensif :

« Il est là ! Dire qu’il est entrélà ! Que dit-il ? que fait-il ?…

– C’est une véritable bénédiction, repritGillonne, que nous nous soyons trouvés là pour entendre…Maintenant, nous pouvons fuir en toute assurance. »

Pendant ce temps, Simon restait très absorbédans la contemplation d’une ouverture pratiquée à une certainehauteur du sol et de laquelle s’échappait une faible lueur.

Cette ouverture, c’était tout simplement un deces trous comme nous avons dit qu’il en existait à peu près àtoutes les masures de la Cour des Miracles.

Malheureusement, ce trou était placé trop hautpour qu’on pût espérer l’atteindre.

À force de chercher, Simon trouva qu’il yavait une borne placée à peu près sous le trou.

Il monta sur la borne, mais il s’en fallaitencore de toute sa hauteur pour qu’il pût atteindre le bienheureuxtrou.

Alors, il se mit à palper minutieusement lamuraille pour voir si quelque interstice ne lui permettrait pasd’atteindre ce trou, objet de ses désirs : il fallut renoncerà ce moyen.

Simon commençait à se désoler.

Gillonne lui dit :

« Si tu peux me supporter, je monteraisur tes épaules et j’irai voir là-haut. »

Et comme Simon paraissait hésiter encore, elleajouta :

« D’ailleurs, tu n’as pas d’autres moyensde savoir. »

C’était vrai. Simon le comprit bien.

Alors, prenant soudain son parti :

« Monte ! » dit-il.

Grâce à des prodiges d’adresse, Gillonneparvint à se mettre debout sur les épaules de Simon, qui supportaitstoïquement le poids.

Ainsi juchée, la mégère se trouvait à hauteurdu trou d’où elle put voir assez facilement ceux qui se trouvaientà l’intérieur et entendre ce qu’ils disaient.

Lorsqu’elle vit que ces personnages selevaient pour sortir, Gillonne jugea que la conférence devait êtreterminée et elle se laissa glisser à terre.

« Ouf ! dit Simon avec un soupir desoulagement, je n’aurais jamais cru que tu étais si lourde… Ehbien, qu’ont-ils raconté ? »

Prudemment, Gillonne se terra dans son trou enlui faisant signe de l’imiter.

L’instant d’après, la porte s’ouvrait ànouveau et cinq hommes en sortaient.

Lorsque Simon et Gillonne se furent assurésque ceux qu’ils venaient d’épier s’étaient enfoncés dans la nuit,ils se levèrent vivement et prirent une direction opposée, necherchant pas à se dissimuler et s’efforçant de prendre une allurepaisible. Grâce au mot de passe surpris si fort à propos, ilspurent enfin sortir indemnes de cette Cour des Miracles où ilsavaient bien cru un instant laisser leurs os.

Lorsqu’elle se jugea enfin hors de danger,Gillonne consentit à parler et à répéter à Simon tout ce qu’elleavait vu et entendu. Celui-ci ne perdit pas un instant.

« Vite, dit-il, séparons-nous : toi,Gillonne, va m’attendre à la Courtille-aux-Roses. Moi, je cours auTemple, et cette fois non seulement nous rentrerons en grâce, nonseulement monseigneur ne nous fait pas brûler, mais encore il nousenrichit. Va, Gillonne, et moi pour arriver plus vite, je vaisprendre un cheval au Louvre. »

La mégère regarda avec un œil méprisant Simonqui s’éloignait sans plus s’occuper d’elle :

« Va !… Va, au Louvre et au Temple,tirer profit des paroles que je t’ai répétées… Mais il est de plusimportants secrets que j’ai recueillis ; ceux-là, je sauraibien en tirer profit pour moi seule, et, avec l’aide du Ciel,dommage et châtiment exemplaire pour ta mauditepersonne… »

Cependant, Simon Malingre, assez étonné queGillonne l’eût laissé aller seul, se dirigeait rapidement vers leLouvre où il arrivait sans encombre.

Par ses fonctions auprès d’un puissantpersonnage comme l’était son maître, Malingre était à même deconnaître autant que personne de la cour nombre de personnages etofficiers. Arrivé tout haletant au Louvre, Simon s’informa du nomdes officiers en ce moment de service.

Parmi les noms qu’on lui cria, il retint ceuxde deux officiers appartenant à un corps placé sous les ordresdirects de Valois et, parmi ces deux-là, celui d’un officier qui,approchant de près fréquemment son supérieur, le connaissait, luiSimon, comme l’âme damnée du comte.

Malingre n’hésita pas et se fit conduiredirectement auprès de cet officier à qui il raconta la premièrehistoire venue et qu’il décida facilement à faire ce qu’il avaitjugé utile à ses desseins, en lui faisant valoir qu’il rendrait làun service dont Valois saurait lui tenir compte.

Le résultat de cet entretien fut que, quelquesinstants plus tard, Simon Malingre, monté sur un excellent cheval,filait ventre à terre vers le Temple, tandis que l’officier mettaittoute sa diligence à rassembler une trentaine d’hommes aveclesquels à son tour il prenait le chemin du Temple. Sûr de lui etdu renfort qu’il amenait, Simon parvint au pont-levis qui s’abaissasans difficulté pour lui. Quelques instants plus tard, Malingrepénétrait chez Valois, dont le premier mouvement en l’apercevantfut d’appeler pour le faire saisir.

« Un instant, monseigneur, dit Simon,vous me ferez rouer ou brûler demain. Maintenant,écoutez… »

Chapitre 21LANCELOT BIGORNE À L’ŒUVRE

Ces personnages qu’avait entrevus SimonMalingre et dont Gillonne avait pu surprendre l’entretien,c’étaient Buridan, Gautier, Bourrasque et Haudryot.

Lancelot Bigorne ayant disparu, Gautierinsistait auprès de ses compagnons pour qu’on se mît aussitôt encampagne pour connaître la vérité sur Philippe, dût-il apprendre lamort de son frère. Mais sans doute Bigorne avait dit à Buridanquelques mots de son projet, car le jeune homme s’efforçait decalmer Gautier et remettait toute décision jusqu’au retour deLancelot.

« Mais s’il ne revient pas !grondait Gautier.

– Laissons faire Lancelot, mon cherGautier, répondait Buridan avec douceur, c’est un fin et rusématois et c’est de plus un ami fidèle et dévoué. Un peu depatience.

– Écoutez ! dit Guillaume Bourrasquequi assistait, ainsi que Riquet Haudryot en témoin muet à cetentretien, écoutez ! on vient chez nous… N’avez-vous pasentendu le signal annonçant l’approche d’un ami ? »

Guillaume avait ouvert la porte, avecprécaution toutefois, et, reconnaissant les arrivants, s’étaittourné vers l’intérieur en disant :

« J’avais bien entendu… ce sont des amis…Cornes du diable ! je crois bien que c’est Lancelot qui lesconduit !…

– Lancelot ! s’exclamèrent à la foisGautier, Buridan et Riquet, qui se précipitèrent vers la portegrande ouverte.

– Mais oui, c’est bienlui ! »

Pendant ce temps, Lancelot Bigorne, à la têted’une dizaine de solides gaillards, était arrivé devant la porte.Se tournant alors vers son escorte, Lancelot dit, sur un ton decommandement :

« Qu’on aille m’attendre où j’ai dit… etsurtout soyons sages ! »

Les hommes saluèrent et firent demi-tour.

« Un instant, fit Lancelot, paraissant seraviser ; que deux d’entre vous préviennent tous les postes,toutes les sentinelles de la cour qu’à partir de cet instant le motde passe est changé… que nul ne sorte ou ne pénètre dans l’enceintede la Cour des Miracles s’il ne donne le mot nouveau :d’Aulnay, Valois !… Allez et faites vivement.

– Maintenant, parle ! ditBuridan.

– Philippe ?… d’abord… dit Gautier,en même temps.

– Vivant ! » réponditlaconiquement Lancelot.

Il y eut un soupir de soulagement général.

« Bon ! grogna Gautier, dèsl’instant qu’il vit, c’est le principal… nous le tirerons bien desgriffes qui le tiennent.

– Sans doute ! fit Buridan avecassurance.

– Où est-il ?

– Au Temple ! confié à la garde ducomte de Valois ! »

Alors, Lancelot Bigorne fit mot pour mot lerécit de tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de la Courdes Miracles et retraça l’entretien qu’il avait eu avec le roi,sans omettre le moindre détail. Il ajouta qu’il avait profité de saprésence au Louvre pour fouiller un peu partout et faire main bassesur quelques parchemins en blanc, mais porteurs du sceau royal, etqu’il avait remplis à sa guise.

Il ajouta des détails circonstanciés etexpliqua de quelle manière il espérait délivrer Philippe avant lejour.

Lorsqu’il eut terminé, il reçut l’approbationunanime des assistants, de même que les congratulations et lesfélicitations ne lui furent pas épargnées.

« Mais, fit Lancelot qui, par une ententetacite, paraissait avoir pris la direction effective de cetteaffaire, mais nous n’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi,messieurs.

– Où cela ? fit Gautier.

– Vous le verrez. »

Et Lancelot conduisit tout son monde dans uneautre maison et le fit entrer dans une pièce où se trouvaientplusieurs équipements complets portant les armes du roi.

Lancelot désigna à chacun le costume qui luirevenait et, pendant que lui-même endossait un costume spécial,désignant un costume d’officier à Buridan, il lui dit :

« Vous êtes naturellement chef d’escorte.N’oubliez pas surtout qu’il ne faut pas lever la visière de votrecasque, sous quelque prétexte que ce soit.

– Sois tranquille », réponditBuridan.

Lorsque tout le monde fut équipé de pied encap, il se trouva que Buridan avait tout à fait l’apparence d’unofficier du roi, en service à la tête d’une troupe d’hommes d’armesen mission.

Seul, Lancelot, avait un costume entièrementcaché par un immense manteau qui l’enveloppait des pieds à latête.

Lancelot reprit la tête de cette troupe et laconduisit vers une autre masure de la Cour des Miracles dont ilouvrit délibérément la porte.

Dix hommes d’armes, équipés irréprochablement,se trouvaient là autour d’une table sur laquelle étaient quelquesflacons et gobelets.

Ces dix hommes d’armes, en tout pointsemblables à ceux que Bigorne amenait avec lui, se levèrent à leurvue comme un seul homme et attendirent les ordres.

« Mes gaillards de tout à l’heure, fittout bas Lancelot à Buridan. Par saint Barnabé, voilà une escortemilitaire de premier ordre ou je ne m’y connais pas ! Je lesai eus grâce à l’un des parchemins que j’ai remplis. Ce sont desarchers du roi, rien que cela ! Ils étaient en prison, et moi,moi fou, moi armé des ordres du roi, je les en aitirés !… »

Puis, s’adressant à un de ces hommes quiparaissait être leur chef :

« Le mot de passe ?

– C’est fait, donné partout.

– Les chevaux ?

– Ici près.

– C’est bien !… En route,messieurs. »

« Il est admirable ! » murmuraBuridan.

Pour la troisième fois, on se dirigea vers uneautre masure dans laquelle se trouvaient quinze superbes chevauxtout sellés et harnachés.

« Toujours par ordre du roi ! fitLancelot à Buridan. Le pauvre Hutin ne se doute guère qu’il a signél’ordre de mettre quinze chevaux de ses écuries au service de sonbouffon !… »

Et pendant que chacun sortait sa monture et semettait en selle, Lancelot s’approcha de l’homme à qui il avaitdéjà parlé et lui dit à mi-voix :

« N’oublie pas mes instructions.

– Je n’aurai garde.

– Veillez sur l’officier qui vouscommande… Vous me répondez de lui…

– On fera ce qui est convenu.

– Vous savez ce que je vous aipromis ?… votre grâce à tous à notre sortie du Temple… lesparchemins vous seront délivrés séance tenante… Si vous bronchez,au contraire, vous serez pendus sans rémission.

– Soyez tranquille. On gagnerahonnêtement sa grâce et la prime de cinquante écus promise…

– En route, donc ! »

Gautier ouvrait des yeux énormes. Buridansouriait. Guillaume et Riquet étaient soucieux, ayant biendîné.

Vingt minutes plus tard, on arrivait auTemple. Bigorne sonna du cor.

De la tour, le cor répondit.

« Ordre du roi ! cria Buridan.

– Message du roi ! » criaBigorne en exhibant un parchemin.

Le pont-levis s’abaissa.

Un officier s’approcha avec un archer porteurd’un falot, reconnut les armes du roi et s’inclina devant le sceauroyal qui s’étalait au bas du parchemin.

L’instant d’après, toute la troupe mettaitpied à terre dans la cour intérieure.

« Combien avez-vous d’hommes avec vouspréposés à la garde du pont-levis ? demanda rudementBuridan.

– Trois ! répondit l’officier, quireconnaissait un supérieur en celui qui lui parlait.

– C’est bien ! »

Puis, se tournant vers sa troupe, Buridancommanda :

« Quatre hommes ici pour renforcer ceposte !

– Monsieur, reprit-il en se tournant versl’officier, momentanément vous êtes sous les ordres de monsieur (etil désignait Guillaume Bourrasque)… Voici l’ordre de SaMajesté », reprit-il en voyant que l’officier paraissaithésiter.

Ce disant, il lui mettait sous les yeux unpapier portant le sceau du roi.

L’homme s’inclina en signe d’obéissance,pendant que Guillaume et ses hommes, qui sans doute avait reçu desinstructions préalables, prenaient possession du poste.

Pendant ce temps, Lancelot Bigorneparlementait avec un autre officier venu de l’intérieur pours’informer.

« Message du roi ! disait Bigorne,qui se couvrait le visage de son chaperon… qu’on me conduiseimmédiatement auprès du capitaine des archers du Temple. Inutile deréveiller M. le gouverneur. »

Et, comme l’officier paraissait hésiter, luiaussi, devant ces mesures qui lui paraissaient suspectes :

« Ordre du roi ! » fit Buridan,qui les avait rejoints, en exhibant son parchemin.

Comme l’avait fait le gardien de la porte, dèsqu’il eut vu le sceau royal, l’officier ne songea plus à discuteret s’empressa d’obéir.

Toute la troupe de Bigorne était entrée dansune vaste salle, attendant que l’officier revînt. Au bout dequelques instants, celui-ci reparut annoncer que le capitaine desarchers du Temple attendait le messager du roi.

Comme il l’avait fait à la porte d’entrée,Buridan plaça quatre hommes à la porte de cette salle et, désignantRiquet Haudryot :

« Vous seul commandez ici jusqu’à nouvelordre. »

Et, pour la troisième fois, il exhiba sonparchemin royal en disant :

« Ordre du roi ! »

Ce qui restait de la troupe suivit LancelotBigorne et s’arrêta à la porte de la chambre où le capitaine desarchers s’habillait en toute hâte, fort étonné de cette visitefaite au nom du roi.

Lancelot, avant d’entrer, avait ouvert levaste manteau qui l’enveloppait et il apparut revêtu de son costumede fou ; tel qu’il était d’usage de le porter à la cour.

« Seigneur capitaine, fit Lancelot ens’inclinant profondément, je suis chargé par le roi de vousremettre cet ordre. »

Ce disant, il tendait au comte un parcheminque celui-ci parcourut en donnant toutes les marques de la plusprofonde stupeur.

« Vous avez ici un prisonnier du nom dePhilippe d’Aulnay.

– Cela se peut… il y a tant deprisonniers, ici.

– Eh bien, donc, s’il vous plaît,veuillez me remettre ce prisonnier.

– Que je vous remette ceprisonnier ?… Vous n’y pensez pas… Mgr de Valois m’a bienrecommandé…

– C’est l’ordre du roi ; Mgr deValois n’a rien à faire ici.

– C’est bien, vous pouvez vous retirerdans la pièce que vous désignez, on vous y amènera le prisonnierdans quelques instants… Je vais donner des ordres. »

Lancelot, sans répondre, s’inclinaprofondément, sortit et rejoignit ses acolytes dans la piècevoisine.

« Pourquoi ne sommes-nous pas descendusdans les cachots délivrer Philippe nous-mêmes ? fit alorsGautier à voix basse.

– Eh ! fit Lancelot sur le même ton,sait-on jamais ce qui peut arriver ?… Je me souciemédiocrement de descendre dans ces caves d’où, en cas d’alerte, ilnous serait impossible de nous tirer, tandis qu’ici nous voyonsvenir… En cas de danger, nous sommes d’un bond dans la salle d’àcôté, gardée par Riquet Haudryot et les nôtres… en un mot, nousavons notre retraite assurée… tandis que, en bas…diantre !…

– Pourtant, il me semble…

– Lancelot a raison, fit à son tourBuridan ; si les choses marchent normalement, on nous amèneraPhilippe ici sans qu’il soit besoin d’aller le chercher… »

Au même instant, la porte s’ouvrit et on vitPhilippe, pâle, défait, se tenant debout par on ne sait quelprodige, les bras et les jambes paralysés par les chaînes.

Lancelot fit deux pas en avant, et prenant sonair le plus digne, son ton le plus autoritaire :

« Drôles ! » fit-il, qu’ondélie le prisonnier et au plus vite… »

Au même instant, le son du cor se fitentendre. Lancelot s’arrêta net.

« C’est Guillaume Bourrasque qui sonne laretraite ! rugit Buridan. Enlevons Philippe etfuyons ! »

Il n’avait pas achevé que déjà Gautier était àl’autre bout de la salle, saisissant Philippe dans ses bras.

« Frère ! Frère ! c’estmoi ! Qu’as-tu ?… Parle… »

Philippe tourna vers son frère un visagelivide et un regard sans expression.

« Seigneur Dieu ! hurla Gautier… monfrère est dément !… Marguerite !Marguerite !… »

Au même instant, un tumulte effrayantéclata ; on vit surgir des hommes d’armes qui se ruèrent surBuridan et ses compagnons, tandis que Valois, sur le seuil de lachambre, l’épée à la main, criait d’une voix de tonnerre :

« Tue !… Tue !… saisissez-moile fou et l’autre, là-bas, l’officier !… prenez-lesvivants !… pour les autres, tue, tue !… pas dequartier. »

Et un être chétif, le visage animé par unejoie féroce, dissimulé prudemment derrière Valois, criait àtue-tête, en désignant Lancelot :

« Trahison !… arrêtez-le !… nele laissez pas fuir ! »

Et cet être hideux à voir, trépignant de joiesauvage, c’était Simon Malingre.

Cependant, en voyant la salle se remplird’hommes armés, Lancelot Bigorne avait tiré sa rapière et, faisantun signe à ses hommes, s’était rué en avant, disant àBuridan :

« Tirons au large, l’affaire estmanquée. »

Déjà, devant eux, une dizaine d’épées leurbarraient la route. Ils foncèrent, tête baissée. Au même instant,Riquet Haudryot et ses hommes apparaissaient et chargeaientpar-derrière.

Il y eut des cris, des plaintes, des râles,mais Buridan et les siens passèrent comme un tourbillon, bousculanttout sur leur passage, pendant que le cor précipitait ses appels etque derrière eux les clameurs grandissaient, les hurlementss’élevaient.

En quelques bonds, ils gagnèrent la salle queRiquet Haudryot venait de quitter momentanément et si fort àpropos.

En un clin d’œil, la porte fut poussée, leverrou tiré et ils repartirent, gagnant dans une course effrénée lacour intérieure.

Le pont-levis était baissé et une trouped’archers pénétrait à l’intérieur de la prison à l’instantmême.

Buridan et ses hommes foncèrent, frappantd’estoc et de taille, jetant le désordre dans les rangs dessoldats, surpris par cette attaque soudaine.

Aidés par Guillaume Bourrasque et ses hommes,ils franchirent le pont-levis et allaient s’élancer droit devanteux, lorsque Guillaume leur cria :

« Par ici !… À droite… »

Un homme vint à leur rencontre, tenant deuxchevaux par la bride et disant :

« Vite, tous les chevaux sont là… je lesgardais. »

L’instant d’après, ils fuyaient au galop,cependant qu’une troupe de cavaliers se lançait à leurpoursuite.

Heureusement, ils étaient bien montés etavaient une certaine avance, en sorte que bientôt ils furent horsd’atteinte de ceux qui les poursuivaient…

Deux heures plus tard, les compagnons deBuridan se trouvaient dans la Cour des Miracles… Alors, ils secomptèrent et Buridan poussa un cri terrible.

Non seulement il n’avait pas délivré Philippe,mais Gautier manquait à l’appel !…

Les deux frères étaient restés au Temple…

Chapitre 22ENGUERRAND DE MARIGNY

Après l’extraordinaire entrevue du roi deFrance et du roi d’Argot, après la mort de Hans, après enfin, ladélivrance de Marigny, des seigneurs et des archers enfermés dansla Cour des Miracles par l’audacieuse manœuvre de Buridan, LouisHutin, tenant religieusement la parole qu’il avait donnée, avaitprescrit aux chefs de retirer leurs troupes et, vaincu, mais nonhumilié, était lui-même rentré dans son Louvre.

Pendant le reste de cette journée, le Louvreretentit donc des éclats de la colère royale qui, à propos de toutet de rien, menait grand tapage.

Cette colère du roi se manifestait d’autantplus violente qu’il n’avait personne autour de lui pour l’apaiser,personne pas même ses courtisans, pas même Valois, pas même lareine qui, en apprenant ce qui s’était passé à la Cour desMiracles, s’était enfermée dans ses appartements, pas même enfinLancelot Bigorne qui avait disparu sans que nul pût dire au roi cequ’il était devenu.

Louis Hutin, qui s’était rapidement habituéaux grimaces de son éphémère bouffon, le redemandait à tous leséchos du Louvre, mais en vain.

Bigorne était loin. Et il y avait chance pourqu’il ne revînt pas de si tôt faire rire le roi Hutin, qui aimaittant à rire. Louis, après avoir essayé de passer sa fureur sur lesvalets ou sur les meubles, envoya donc chercher le comte de Valois,qui bientôt se présenta devant lui.

Louis Hutin allait toujours droit aubut ; il ne connaissait point les chemins tortueux de ladissimulation.

« Expliquez-moi, fit-il dès l’abord, lesinsinuations que ce Lancelot Bigorne a portées contrevous ?

– Je ne comprends pas bien, dit-il. Leroi, je crois, vient de me parler de Lancelot Bigorne ?

– Sans doute ! je te parle de monbouffon.

– Votre bouffon ! s’écria Valois,stupéfait. Lancelot Bigorne est devenu votre bouffon ?

– C’est vrai, tu ne sais pas. Eh bien,oui ! J’ai pris le digne Lancelot à ma cour. C’est désormaismon fou. Le drôle a disparu, ce qui m’ennuie fort, je l’avoue, carje n’ai vu personne pour me faire rire comme il sait le faire.

– Ainsi, reprit Valois, bouffon ou non,Lancelot Bigorne est venu au Louvre et a disparu ?

– Oui, répondit le roi, et il m’a parléde différentes choses fort sérieuses, car ce bouffon ne rit pastoujours ; je m’en étais aperçu déjà à la Tour de Nesle. Ilm’a parlé entre autre de Philippe d’Aulnay… et de toi.

– Je m’étonne qu’un grand roi comme vousaccorde la moindre créance à un pareil misérable. J’ai à dire.Sire, que ce Lancelot Bigorne a été autrefois mon valet et que j’aidû le chasser. Qu’il cherche à se venger, c’est tout naturel, carson impudence ne connaît pas de bornes. Quant à Philippe d’Aulnay,Sire, il parlera, je vous le jure, ou s’il ne peut parler, ilécrira. Par un moyen ou par un autre, je lui arracherai le nom quevous cherchez. J’en prends ici l’engagement solennel.

– Et quand cela ? fit vivement leroi.

– Dès demain ou peut-être même dès cesoir. Mais, Sire, laissez-moi m’étonner que vous ayez l’espritainsi préoccupé d’aussi pauvres questions, alors que les intérêtsde votre règne sont gravement compromis et que vous-même, Sire,vous êtes menacé !

– Mes intérêts compromis ! moi-mêmemenacé !

– Par qui ? reprit Valois, sûrdésormais d’avoir reconquis tout son crédit, par qui, sinon parcelui que je vous ai dénoncé.

– Marigny ! s’exclama sourdementLouis.

– Lui-même ! N’avions-nous pasrésolu son arrestation ? N’aviez-vous pas tout préparé, Sire,pour cette arrestation qui vous sauvait et sauvait l’État ?Avec une inconcevable audace, Marigny vous a tendu un dernierpiège.

– Un piège ! à moi ! gronda leroi, pourpre de fureur.

– À vous, Sire ! Vous avez confié àvotre plus mortel ennemi le commandement suprême des compagnies quidevaient cerner la cour des Miracles… Qu’est-il arrivé, Sire ?Vous le savez !…

– Quoi ! tu supposes donc que si mesmeilleurs chevaliers et si deux mille de mes archers se sonttrouvés prisonniers des truands, c’est que Marigny…

– C’est que Marigny, Sire, les aentraînés ! Ne l’avez-vous pas vu marcher à leurtête ?

– C’est vrai ! c’est vrai !Oh ! le misérable !

– Mgr Enguerrand de Marigny demandeaudience ! » fit à ce moment la voix d’un huissier.

Le roi et Valois se regardèrent, toutpâles : Valois, d’un signe, indiqua au roi qu’il devaitrefuser l’audience.

« Que faire ? bégaya le roilorsqu’il se trouva seul avec son oncle. Que faire ? Eh !par Notre-Dame, c’est bien simple. Cet homme trahit, n’est-cepas ?

– Signez l’ordre d’arrestation,Sire ! dit Valois.

– Et cet ordre, une fois signé, quil’exécutera ?

– Moi ! » répondit lecomte.

Le roi saisit un parchemin et, de sa grosseécriture maladroite écrivit :

« Ordre à messire notre prévôt et à toussergents de la prévôté et à leur défaut à tout féal seigneur,porteur des présentes, de se saisir de la personne d’Enguerrand,sire de Marigny, et de le conduire en notre forteresse duTemple.

« Ce treizième de septembre, de l’an degrâce 1314.

« LOUIS,

« Roi de France. »

Valois s’empara du parchemin avec un geste dejoie qui échappa à Louis Hutin.

« Comment vas-tu t’y prendre ?demanda celui-ci.

– C’est bien simple, Sire. Vous venez derefuser audience à votre ministre. Il va sûrement rentrer dans sonhôtel de la rue Saint-Martin. Je vais prendre avec moi une escortesuffisante, le suivre, arriver en même temps que lui à l’hôtel etlà le saisir de mes propres mains.

– Et s’il résiste ? fit sourdementle roi.

– S’il résiste ? répéta Valois encherchant à lire dans les yeux de Louis une volonté que peut-êtreil n’osait pas exprimer tout haut. Que faudra-t-il faire, Sire, ence cas ?

– Par Notre-Dame, que fait-on auxrebelles ?

– C’est bien, Sire », dit Valois,qui aussitôt s’éloigna.

Valois s’était jeté dans les antichambres,ramassant sur son passage tout ce qu’il y avait d’hommes d’armessur lesquels il croyait pouvoir compter. Hugues de Trencaveldemeura seul au Louvre avec les Suisses qui formaient la garderoyale. Cette troupe montait à cheval un quart d’heure après queMarigny eut quitté le Louvre et se dirigea aussitôt vers la placede Grève, où le comte de Valois s’arrêta devant le logis du prévôtJean de Précy, lequel, ayant été mis au courant de l’opération quiallait s’accomplir, fut fort étonné et même quelque peu épouvanté.Mais comme Valois le tenait sous son regard, Jean de Précy ne fitaucune observation, monta à cheval et se mit en tête de la troupe,tandis que Valois se plaçait à l’arrière-garde.

*

**

Au moment où Marigny entrait dans la rueSaint-Martin, où se trouvait son hôtel, un des hommes vint leprévenir qu’une troupe forte d’une soixantaine d’archers etd’hommes d’armes les suivait à faible distance.

La nuit était venue.

Marigny se retourna sur sa selle et, dressésur ses étriers, jeta au loin un regard perçant.

Il eut un geste de lassitude et mit pied àterre devant son hôtel, dont il ordonna que le pont-levis demeurâtbaissé. Puis, d’un geste impérieux, il fit entrer ses gens.

« Monseigneur… fit une voix près delui.

– Que me veux-tu, Tristan ? demandaMarigny.

– Monseigneur, ne serait-il pas bon desonner du cor pour appeler tout notre monde à la défense del’hôtel ?

– Tu crois donc que l’hôtel va êtreattaqué ?

– Je ne sais ce que je dois croire, maisles gens qui nous suivaient m’ont paru de bien mauvaise mine.Pourquoi, monseigneur, pourquoi le roi vous a-t-il refuséaudience ? Pourquoi vous fait-il un si sanglantaffront ?

– C’est qu’il était occupé, sansdoute.

– Pourquoi, monseigneur, une troupe arméeen guerre s’attache-t-elle à nos pas… et pourquoi, oh ! tenez…pourquoi s’arrête-t-elle devant l’hôtel ?

– Tristan, fit Marigny d’une voix quin’admettait pas de réplique, va recevoir les hôtes que le roi nousenvoie et, si c’est à moi qu’ils en veulent, fais-les monter dansma salle d’armes. »

Le serviteur s’inclina profondément ets’élança vers le pont-levis au moment où Jean de Précy ordonnait àun de ses hérauts de sonner du cor.

Pendant ce temps, Enguerrand de Marignymontait lentement jusqu’à la vaste et somptueuse salle d’honneuroù, étant assis près d’une table, il laissa tomber sa tête dans sesdeux mains et murmura :

« Je n’ai pas de fille ! »

Machinalement, il avait déposé sur cette tablele rouleau de parchemin que lui avait remis le blessé rencontrédans la rue aux Forgerons.

« Monseigneur, haleta Tristan, qui rentraprécipitamment, c’est le grand prévôt, messire Jean de Précy.

– Eh bien, fit Marigny en se redressant,fais-le entrer ! »

Et Enguerrand de Marigny, haussant lesépaules, se dirigea vers son trône, placé au fond de la salle.

À ce moment, les yeux de Tristan tombèrent surle rouleau de parchemin. Il le saisit machinalement, comme Marignyl’avait déposé sur la table.

Tristan prit ce rouleau et l’emporta, non pasqu’il y attachât une importance quelconque, mais par simplehabitude invétérée de mettre en lieu sûr les papiers de son maîtredont il avait la garde spéciale.

Quelques instants plus tard, le prévôt entraitdans la salle, escorté de deux hérauts. Les gens d’armes étaientrestés à cheval dans la cour de l’hôtel, ainsi que Valois.

Jean de Précy s’approcha en tremblant duterrible ministre, qui le regardait venir d’un visage calme etsévère.

« Monseigneur, dit le prévôt en secourbant profondément, je viens du Louvre. Le roi, qui n’a pu vousrecevoir tout à l’heure, m’a commandé de courir après vous et devous dire qu’il vous attend sur l’heure. »

Un sourire de mépris glissa sur les lèvres deMarigny.

« C’est bien, je vous précède ;suivez-moi ! »

À ce moment, les portes latérales de la grandesalle d’armes s’ouvrirent et des deux côtés une foule dechevaliers, le poignard ou l’estramaçon au poing, firent irruptionet se rangèrent autour d’Enguerrand de Marigny. Jean de Précydevint pâle comme un mort et ses deux hérauts s’effondrèrent.

« Bataille ! Bataille !crièrent les gens de Marigny.

– Sus aux archers !

– Marigny, à larescousse ! »

Enguerrand de Marigny fit un geste et letumulte s’apaisa.

« J’entends que l’on respecte ici lesenvoyés du roi ! cria-t-il d’une voix forte ; j’entendsque chacun regagne son logis ou son corps degarde ! »

Un silence terrible s’abattit sur cetteassemblée. Alors, Marigny ajouta d’une voix plus douce :

« Le reste ne regarde que le roi. Dieu etmoi ! »

Et il se mit en marche, suivi du prévôt et desdeux hérauts, plus morts que vifs.

Dans la cour de l’hôtel, il monta à cheval etfranchit le pont-levis.

Au même instant, il se trouva entouré,enveloppé, serré de toutes parts ; deux hommes saisirent labride de son cheval et la troupe entière se mit en route sans queMarigny eût prononcé un seul mot.

Peu après, la troupe s’arrêtait devant lasombre masse du Temple. Alors, les gens qui entouraient Marignys’écartèrent et se placèrent en cercle autour de lui Marigny mitpied à terre.

Jean de Précy l’imita.

Et, parmi les hommes d’armes, il y eut aussiquelqu’un qui mit pied à terre.

Ce quelqu’un s’avança dans le cercle etprononça :

« Enguerrand de Marigny, tu es accusé defélonie, dilapidation et forfaiture…

– Valois ! rugit Marigny. Malheur àmoi qui ai pu oublier un instant qu’il y avait au monde unValois ! Misérable ! que ne t’es-tu montré tout àl’heure ! tu ne serais pas sorti vivant de mon hôtel.

– Enguerrand de Marigny, continua Valoisd’une voix frémissante de joie, au nom du roi, jet’arrête !

– Et moi, je tesoufflette ! »

En même temps, d’un geste foudroyant, la mainde Marigny se leva et, à toute volée, s’abattit sur le visage deValois qui chancela, recula de plusieurs pas et hurla :

« Il y a rébellion ! À mort, lerebelle ! »

Dans le même instant, Marigny fut entouré.

Mais sans doute, dans cette minute tragique,apparut-il à ces gens plus formidable qu’il n’avait jamais été, carpas un poignard ne se leva sur lui.

De lui-même et sans que personne le touchât,il marcha au pont-levis, qu’il franchit.

Quelques instants plus tard, Enguerrand deMarigny, premier ministre de Louis X, était enfermé dans un cachotdes souterrains du Temple.

Chapitre 23LA MÉMOIRE D’ANNE DE DRAMANS

Il y avait un homme qui avait assisté àl’arrestation d’Enguerrand de Marigny, et c’était ce serviteurdévoué que jusqu’ici nous n’avons fait qu’entrevoir.

Tristan avait suivi la troupe commandée parValois et au milieu de laquelle le premier ministre s’était placéde lui-même. Tristan avait vu son maître pénétrer dans la sombreforteresse et il s’était dit : « Il est perdu. »

Jusqu’au matin, Tristan rôda autour del’ancien manoir des Templiers avec le vague espoir que peut-être ils’était trompé et qu’il allait voir reparaître Marigny.

Ce fut vers le matin seulement qu’il se décidaà s’en aller. Il se dirigea vers l’hôtel de la rue Saint-Martin encombinant dans sa tête toutes sortes de plans destinés à sauver sonmaître, mais qu’il rejetait l’un après l’autre.

Comme il arrivait devant l’hôtel, il vitqu’une nombreuse troupe d’archers stationnait à la porte.

Tristan fendit le flot des soldats, qui lerepoussèrent brutalement. Mais un officier le vit, le reconnut sansdoute et ajouta :

« Entrer, oui. Quant à sortir, ce seraune autre affaire. »

Tristan monta jusqu’à son appartement, quiétait contigu à celui d’Enguerrand de Marigny.

Les deux sergents entrèrent derrière lui.

« Venez-vous pour m’arrêter ?demanda Tristan, qui se retourna vers eux.

– Tel est, en effet, l’ordre que nousavons reçu.

– Messieurs les sergents, je vous suis.Mais ne me permettez-vous pas de prendre avec moi quelques papiersqui peuvent être utiles à la défense de mon maître ?

– Au contraire, fit l’un d’eux, nonseulement nous vous le permettons, mais nous vous yengageons ; prenez des papiers, l’ami, prenez-en le plus quevous pourrez vu que vous savez où ils se trouvent et que nousl’ignorons. »

Tristan ouvrit un bahut et y saisit, en effet,plusieurs liasses de parchemins, parmi lesquels se trouvaient ceuxque Marigny avait déposé sur la table au moment où il avait étéarrêté.

« Ah ! ah ! s’écria l’un dessergents, voilà donc la cachette aux papiers que nos hommes ontcherchée.

– Messieurs, dit Tristan, il en estd’autres plus intéressants encore.

– Prenez-les donc », firent lessergents, persuadés que le digne serviteur, terrorisé, s’apprêtaità assurer sa grâce en livrant les secrets de son maître.

Tristan fit un geste d’assentiment et pénétradans une pièce voisine, dont il laissa la porte ouverte.

Les deux sergents eurent une seconded’hésitation, puis, comme ils avaient l’ordre de ne pas perdre devue de confident de Marigny, dépositaire de tous les secrets, ilsentrèrent derrière lui.

En même temps, un cri de stupéfaction et derage leur échappa.

Tristan avait disparu !

Le serviteur de Marigny n’était pas dans lapièce où il venait d’entrer et où, cependant, il n’y avait pas defenêtre et pas d’autre porte que celle qu’ils venaient defranchir.

Les sergents, furieux et désespérés, se mirentà sonder les murs, mais leurs recherches furent inutiles. À cemoment arrivait le grand prévôt Jean de Précy, quidemanda :

« Eh bien, ce Tristan ?

– Monseigneur, répondirent les sergents,tout tremblants, il vient de nous échapper et il faut que le diabley soit pour quelque chose, car, l’ayant laissé entrer ici selon vosordres qui étaient de le laisser faire à sa guise, nous ne l’avonsplus retrouvé.

– Imbéciles ! grommela le prévôt,ils ont laissé fuir celui-là qui seul pouvait m’indiquer où setrouve le fameux trésor du ministre déchu ! »

Et comme il n’y a rien de plus féroce qu’unavare frustré dans ses espérances, Jean de Précy fit immédiatementsaisir et jeter aux fers les deux malheureux sergents.

Tristan avait disparu par un passage secretqui existait dans l’hôtel. C’était un étroit escalier pratiqué dansl’épaisseur de la muraille et qui descendait jusque dans les cavessecrètes de l’hôtel. En sorte que, pour trouver les trésors deMarigny, il fallait trouver les caves, et pour trouver les caves ilfallait connaître l’escalier en question, et pour trouverl’escalier il fallait démolir l’hôtel pierre à pierre !

Ayant remonté l’escalier de la cave, Tristanse trouva au rez-de-chaussée d’un modeste logis, situé au milieud’une Courtille et qui, dans le quartier, passait pour êtrel’habitation d’un maniaque qu’on voyait d’ailleurs assez rarement.Il va sans dire que le maniaque en question n’était autre queTristan lui-même.

Il monta au premier et unique étage, jeta surune table les papiers qu’il avait emportés et s’assit dans unfauteuil, triste, morne, écoutant les cris qui, de l’hôtel voisin,parvenaient jusqu’à lui.

Alors, ces papiers, il se mit à les lire. Ilalluma du feu dans l’âtre et, à mesure qu’il avait lu, il laissaittomber le parchemin dans la flamme.

Il en arriva au rouleau qu’il avait pris surla table de Marigny et l’ouvrit sans curiosité, uniquement dans ledessein de s’assurer qu’aucun de ces papiers ne contenait rien decompromettant pour son maître.

Le mémoire écrit par Mabel au temps où ellepréparait sa vengeance contre Marguerite de Bourgogne contenait unedizaine de feuilles.

Ces feuilles, Tristan les lut d’abord avecindifférence, puis avec une curiosité de plus en plus vive, àmesure qu’il avançait dans sa lecture, puis enfin avec un intérêtpassionné. Ces feuilles, il les relut une troisième fois, commes’il n’eût pu en croire ses yeux, et, enfin, le visage illuminéd’un rayon d’espoir, il murmura :

« Là peut se trouver le salut. »

La première idée de Tristan fut de se rendreau Louvre et de demander à parler au roi. Mais il réfléchit qu’ilne ferait pas dix pas dans la rue sans être arrêté, que même s’ilarrivait au Louvre il avait toutes les chances possibles d’êtresaisi avant d’avoir pu parvenir jusqu’au roi, et qu’enfin, mêmes’il arrivait à son but qui était de remettre ces papiers à LouisHutin, il n’aurait fait que perdre Marguerite sans sauverMarigny.

Alors, Tristan se dit que, s’il y avait unepersonne au monde capable de sauver le premier ministre, cettepersonne ne pouvait être que la reine elle-même.

« Oui, murmura-t-il. Mais comment parlerà la reine ? Et n’est-il pas évident que, si je parviensjusqu’à elle, dès que j’aurai parlé, elle me fera jeter dansquelque cachot si profond que jamais nul ne pourra entendre mavoix ? Qui donc est assez fort, assez audacieux, assez entouréde compagnons d’armes pour risquer sa tête dans une pareilleentreprise ? Qui donc, sinon celui qu’Enguerrand de Marigny atant haï, mais qui aime assez la fille de Marigny pour vouloir àtout prix lui éviter la douleur de voir son père monter àl’échafaud ? Qui donc enfin, sinon Buridanlui-même ? »

Une fois qu’il eut pris cette résolutiond’aller trouver Buridan, le digne serviteur se calma peu à peu etil en vint à considérer comme assurée la délivrance de sonmaître.

Tristan passa donc la journée à rouler forceprojets dans sa tête et, lorsque la nuit fut venue, il se dirigeavers la Cour des Miracles, où il était sûr de trouver Buridan.

En s’approchant de la Cour des Miracles,Tristan put constater la présence de nombreux postes d’archerséchelonnés dans les rues. Comment il parvint à passer à travers cespostes, lui-même ne put jamais s’en souvenir.

Toujours est-il que, vers onze heures du soir,il se trouvait entre deux truands qui venaient de lui mettre lamain au collet et lui demandaient, non sans force bourrades, cequ’il venait faire si près de la Cour des Miracles.

« Messeigneurs, je suis venu ici pourparler à votre chef, l’illustre capitaine Buridan. »

Chapitre 24QUI EST LA SUITE DU PRÉCÉDENT

Cette même journée avait été terrible pourBuridan. La défaite qu’il avait essuyée au Temple avait violemmentfrappé cet esprit sensible et prompt aux imaginations heureuses oumalheureuses, selon les événements.

Ainsi donc, non seulement il n’avait pu tirerPhilippe des mains de Valois, mais encore Gautier était resté dansla bagarre !

Buridan, ayant perdu Philippe et Gautier, sesentit seul et désespéré.

Il passa donc cette journée enfermé dans sachambre, allant et venant, tantôt à pas précipités, tantôt avecdécouragement, quelquefois combinant un nouveau plan d’attaque etd’autres fois se disant que ses malheureux amis étaient bienperdus.

La nuit vint sans qu’il s’en aperçût.

Et, comme il était dans cet état de marasmequi suit de près les catastrophes, il vit tout à coup sa chambres’éclairer.

« Qui vient là ? gronda-t-il.

– Moi, seigneur Buridan », fit lavoix de Bigorne.

Et Lancelot entra et déposa deux flambeaux surla table.

« Que veux-tu ? demanda rudement lejeune homme.

– Venez toujours et vousverrez. »

Buridan se décida à suivre Bigorne jusque dansla salle basse où, peut-être, il espérait vaguement revoir un deceux qu’il regrettait, Lancelot l’ayant habitué à cessurprises.

Mais, en fait de spectacle – et nous devonsavouer que c’en était un des plus intéressants, – il ne vit qu’unetable bien éclairée de deux flambeaux et qui semblait attendre desconvives. Ces convives, pour le moment, c’étaient GuillaumeBourrasque et Riquet Haudryot.

À l’entrée de Buridan, les deux compèrespoussèrent un cri de joie et eurent la même exclamation :

« À table ! »

Buridan secoua la tête. Guillaume le prit parla main et le conduisit devant un buffet chargé de victuailles.

« Buridan, s’il est dans ton intention denous faire mourir de faim, dis-le-nous pour que nous puissions nousconfesser et passer de vie à trépas selon la bonnerègle. »

Déjà, Guillaume et Riquet étaient à table etBuridan, malgré sa douleur sincère, n’avait pu renifler le parfumde ces bonnes victuailles sans se sentir attendri.

« Après tout, je ne peux pas affamer lescompagnons qui me restent sous le prétexte que j’en ai perdudeux. »

Tout en mangeant, buvant et prononçant l’élogedes deux gentilshommes, le temps s’écoulait. Tout à coup, la portes’ouvrit et un homme, un truand, entra en disant :

« Capitaine Buridan, nous vous amenonsune prise.

– Fais entrer ta prise », ditBuridan d’une voix sombre.

À ce moment, un homme entrait entre deuxtruands qui, sur un geste du capitaine, se retirèrent, non sansavoir jeté un coup d’œil émerveillé sur la table.

« Qui es-tu ? demanda Buridan àl’homme.

– Je m’appelle Tristan et je suis unserviteur fidèle de Mgr Enguerrand de Marigny. »

À ces mots, Buridan se leva, frémissant ;Guillaume et Riquet sautèrent sur leurs épées qu’ils avaientdébouclées pour se mettre à table.

« Et tu viens sans doute de la part deton maître ? Mgr de Marigny, n’osant plus venir lui-même medicter ses volontés, envoie maintenant ses fidèlesserviteurs : il court ainsi moins de risques. Eh bien,parle ! qu’as-tu à me dire ?

– Mon noble maître, Mgr Enguerrand deMarigny, a été arrêté et conduit au Temple.

– Arrêté ! s’écrièrent d’une voixles quatre compagnons.

– Oui, reprit Tristan, le sire de Marignya été arrêté, c’est-à-dire qu’il succombe enfin à la haine du comtede Valois. Cet homme était trop grand pour notre époque. »

Buridan avait d’abord écouté avec stupeur cesparoles du fidèle serviteur d’Enguerrand de Marigny. Une sorte decolère bouillonnait en lui.

« Et pourquoi venir me racontercela ?

– Parce que, répondit Tristan, vous êtesle fiancé de la fille de l’homme qu’on vient d’arrêter. Vous êtespresque de la famille, messire Buridan ; voulez-vous donc quej’aille trouver la noble demoiselle et que je lui dise :« Votre père est arrêté, votre père va être conduit auxFourches ou traîné à l’échafaud ; j’ai voulu le dire à celuique vous appelez votre fiancé, mais Jean Buridan a refusé dem’écouter ? »

Un silence d’étonnement s’était fait dans lasalle, tout à l’heure si joyeuse. Ni Bourrasque, ni Haudryot, niBigorne n’avaient envie de lancer une de leurs plaisanteriesordinaires ; ils sentaient que quelque chose de grand et debeau se passait sous leurs yeux. L’attitude du vieux serviteurn’était ni solennelle ni douloureuse.

« Jean Buridan, fit celui-ci, je suisvenu ici chercher du secours. Dois-je m’en aller ? Dois-jerester ? »

Buridan hésita un instant, puis, redressant latête, tout pâle, il répondit :

« Restez ! »

Tristan poussa un soupir de soulagement.

« Puisque je reste, c’est que je puisdire ce que j’ai à dire. Messire Buridan, il faut que je vous parleen secret. »

Buridan fit signe au vieillard de le suivre ettous deux montèrent au premier étage du logis. L’entretien fut trèslong, car ce fut seulement à l’aube que Tristan quitta la Cour desMiracles. Et alors Buridan, rassemblant ses compagnons, eut aveceux un conciliabule dont nous verrons les suites dans un prochainchapitre.

Chapitre 25LE RENDEZ-VOUS

Ce matin-là, il y avait une grande animationau Louvre où les seigneurs, chevaliers, courtisans de toute espèceétaient accourus. La nouvelle de l’arrestation d’Enguerrand deMarigny avait retenti dans Paris comme un coup de tonnerre.

Au Louvre, Valois rayonnait, accueillait avecun sourire la foule des courtisans qui, la veille encore, n’eussentpas osé, devant Marigny, lui faire bonne figure. Valois ne selassait pas de promettre. Il y eut des marchandages et desdiscussions. Tel seigneur, qui avait obtenu une abbaye et quiréfléchissait ensuite qu’elle ne lui conviendrait pas, cherchait àfaire un marché avec tel autre seigneur dont il convoitait laprébende. Il y eut des cris, des disputes, des jurons. Le royaumeétait mis au pillage. On se partageait les postes, les honneurs,surtout l’argent, on se partageait la France.

« Place au roi ! » annonça lavoix d’un huissier.

Un grand silence tomba sur cette cohue, quis’ouvrit, se fendit en deux groupes entre lesquels Louis Hutins’avança, tandis que Valois courait à sa rencontre.

Comme s’il eût été emporté par l’enthousiasme,le comte saisit le roi dans ses bras et l’embrassa en criant.

« Sire, vous voilà doncdélivré !

– Vive le roi ! cria la foule descourtisans dans une clameur d’autant plus délirante que le roi seulpouvait sanctionner toutes les promesses faites par Valois.

– Oui, messieurs, vive le roi !Désormais, il n’y a plus qu’un roi de France et, ce roi, c’est moi.Chacun à son rang, chacun à son poste ! Et malheur à quioserait se dresser près du roi assez haut pour qu’on puisse leconfondre avec le roi ! »

Ces paroles produisirent un terrible effet. Unsilence de stupeur et d’inquiétude remplaça les acclamations detout à l’heure. Valois, pâle et balbutiant, voulut dire quelquesmots. Mais le roi, qui s’exaspérait lui-même au bruit de sespropres paroles, l’interrompit et lui demanda rudement :

« Ce prisonnier… ce Philippe d’Aulnay,l’a-t-on interrogé ? Et l’autre, ce Gautier, qu’en a-t-onfait ?

– Sire répondit Valois, les deux frèressont dans de bons cachots. On leur appliquera la question dès qu’ilplaira à Votre Majesté. Mais ne serait-il pas bon d’abord de nousoccuper de cet autre prisonnier, plus intéressant, qui s’appelleEnguerrand de Marigny ?

– Nous verrons, fit le roi. Rassemblez leconseil, mon cher comte, et nous discuterons ces gravesquestions. »

En même temps, il se dirigea rapidement versla porte de l’oratoire et passa chez la reine.

Elle attendait la visite du roi à la fois avecune impatience fébrile et une sourde terreur.

Elle ne put donc s’empêcher de tressaillir etde pâlir lorsqu’elle vit tout à coup entrer Louis Hutin. Mais,rassemblant toutes ses forces d’esprit, tous ses moyens deséduction, elle renvoya d’un signe imperceptible ses deux sœurs,qui se trouvaient près d’elle, et s’avança vers le roi avec cesourire de charme qui le rendait souple et soumis comme un amoureuxpassionné qu’il était d’ailleurs.

Louis la serra tendrement dans ses bras, puis,prenant la tête de Marguerite à deux mains, il la fixalonguement.

« Comme vous êtes pâlie ! murmuraenfin le roi ; par Notre-Dame, il me semble que vous êtesmaigrie, que vos traits sont tirés, qu’il y a je ne sais quellemorne tristesse dans vos beaux yeux.

– Quoi d’étonnant à cela, mon cher Sirebien-aimé, puisque depuis quelques jours je vous vois sombre,inquiet, agité. Croyez-vous que je ne sois pas tourmentée de vostourments ? Cette affaire de la Cour des Miracles m’a causé unchagrin qui m’a tenu les yeux ouverts. »

Le roi souriait, égoïstement heureux de cechagrin qu’il voyait à Marguerite.

« Chère âme, dit-il, je voudrais tous lesjours essuyer une défaite comme celle de la Cour des Miracles, pouravoir le bonheur d’être ainsi plaint et caressé parvous. »

Il s’était assis près d’elle, lui tenant lamain, la contemplant avec une tendresse et un bonheurindicibles.

« Mais vous pouvez vous rassurer,reprit-il. Ce Buridan du diable ne tardera pas à tomber entre nosmains. »

Marguerite tressaillit et sa pâleurs’accentua.

« En êtes-vous sûr. Sire ! fit-elled’une voix étrange.

– Sans aucun doute. J’ai bien juré derespecter le privilège qui fait de la Cour des Miracles un refugeet je tiendrai ma parole. Mais le royaume d’Argot est cerné detoutes parts, et, à moins de consentir à vivre toute sa vie commeen prison, Buridan ne saurait tarder à être pris. Ainsi, nonseulement Buridan, mais toute la bande des rebelles sera bientôtconduite aux Fourches de Montfaucon, ce qui vous fera une bellematinée de plaisir et d’amusement. »

Marguerite devint si pâle que le roi s’enaperçut :

« Par Dieu, chère Marguerite, je croisque vous vous affaiblissez ! Holà, Jeanne ! Holà,Blanche ! la reine se meurt !

– Non, non, balbutia Marguerite, ce n’estrien, Sire ! Mais l’idée que mon roi est entouré de tantd’ennemis me fait un mal affreux ! »

À demi rassuré, le roi la consolait à samanière, lui assurait que bientôt il serait débarrassé de tous sesennemis et que, déjà, le principal d’entre eux, Enguerrand deMarigny, était arrêté.

« Quant aux rebelles, terminait à cemoment le roi en se levant, ne vous inquiétez plus ; déjà,nous en tenons deux, Philippe et Gautier d’Aulnay.

– Et quel châtiment leur réservez-vous,Sire ? »

Placé ainsi tout à coup en présence d’unequestion précise, Louis Hutin hésita un instant. Mais peut-êtreétait-il tout à la tendresse, car, pensif, il répondit :

« Ces deux-là ne m’ont pas fait grandmal, il est vrai… et, après tout, ils sont braves… et puis,c’étaient des ennemis implacables à mon ennemi ! Pour le malqu’ils ont essayé de faire à Enguerrand de Marigny, je crois que jepuis leur faire grâce de la vie et me contenter de les enfermer enquelque bonne forteresse. »

Puis, plus sombre, il ajouta :

« Oui, ce sont des braves… l’un d’eux,surtout, celui qui se nomme Philippe. Je l’ai vu, dans son cachot,accomplir sous nos yeux un de ces actes de courage terribles quiinspirent l’épouvante et l’admiration.

– Qu’a-t-il donc fait, Sire ?balbutia Marguerite, qui savait d’ailleurs parfaitement à quel actele roi faisait allusion.

– Pour ne pas parler, pour ne pasdénoncer sa maîtresse, il a… »

Louis Hutin s’arrêta tout à coup, se frappa lefront et sourdement murmura :

« Pour ne pas dénoncer samaîtresse !… sa maîtresse !… cette femme qui me trahit,cette femme qui vit dans mon entourage, près de moi, qui estpeut-être de ma famille et que je ne puis découvrir.

– Calmez-vous, mon bien-aimé Louis,bégaya la reine, frissonnante de terreur.

– Que je me calme ? gronda-t-il, encherchant à contenir la fureur et la douleur qui bouillonnaient enlui. Mais ne voyez-vous pas, Marguerite, que c’est cela qui metue ! La Cour des Miracles, ce n’est rien ! Les rebelles,ce n’est rien ! Marigny, ce n’est rien ! Mais ne passavoir, vois-tu, ne pas savoir le nom de l’infâme et passer mesnuits à écarter les spectres de mon imagination et à me dire :« Dieu puissant ! si c’était…

– Qui ?… Ose donc, Louis ! osedonc encore ! » cria Marguerite de Bourgogne, en seredressant, tragique, superbe.

Le roi la contempla un instant, ses yeux segonflèrent, puis il éclata en larmes et murmura :

« Rien, ma Marguerite adorée, je n’airien à avouer, car il n’y a dans mon cœur que de l’amour, de lavénération pour toi. »

Puis il la saisit dans ses bras, déposa surses lèvres un baiser si rude que Marguerite jeta un cri, puis, deson pas précipité, traversa la salle et se retira.

Marguerite demeura défaillante.

À ce moment une petite porte opposée à cellepar où le roi était sorti s’ouvrit, et Juana parut et murmuraquelques mots à l’oreille de la reine qui tressaillit et s’avançavivement vers un cabinet où l’attendait un homme.

Cet homme, c’était Stragildo.

Sans rien dire, le gardien des fauvess’inclina et tendit à la reine un papier plié en quatre. Margueritele lut. Alors, son visage s’empourpra. Pendant quelques secondes,elle grelotta comme si elle eût été saisie de fièvre, son regardjeta des flammes, ses lèvres devinrent livides. Puis, avec la mêmeinstantanéité, tout s’éteignit sur cette physionomie. Elle sepencha sur Stragildo et lui donna quelques ordres. Stragildodisparut.

Alors, Marguerite rentra dans sa chambre, jetaautour d’elle un regard pour s’assurer qu’elle était bien seule etelle relut le papier.

Il contenait ces seuls mots :

« Jean Buridan attendra ce soirMarguerite de Bourgogne à la Tour de Nesle. »

Pendant le reste de cette journée, la reine nebougea pas de son grand fauteuil. Les mains sur les genoux, la têteappuyée au dossier, les yeux à demi fermés, la tête appuyée audossier, les yeux à demi fermés, le sein à peine soulevé par unmouvement rythmique et lent, elle ressemblait ainsi, pâle,souriante et recueillie, à une sainte de vitrail. Si Louis étaitentré à ce moment, il l’eût trouvée plus belle qu’il ne l’avaitjamais vue.

Marguerite songeait à Buridan. Margueritesongeait que Buridan vaincu enfin, se rendait à elle. Margueriteaimait. Marguerite attendait l’heure où Buridan allait luidire : « Je t’aime… » Ce fut sans doute dans cettevie tourmentée, toute faite de tempête et de passions, la seuleheure d’amour pur…

La nuit s’étendit sur Paris.

Marguerite, alors, s’habilla, se couvrit d’unvaste manteau, donna à Juana quelques indications brèves etprécises, afin que sa suivante sût où la trouver en cas d’événementimprévu.

Puis elle sortit.

Elle était seule…

Par les chemins détournés, tant de foisparcourus, elle gagna la poterne par où elle quittait le Louvre etelle se trouva sur les berges de la Seine…

Elle ne tremblait pas, elle n’avait pas peurdans cette nuit profonde, dans ce recoin désert où peut-êtrerôdaient des malfaiteurs.

À pas lents, elle descendit jusqu’au bord del’eau, à l’endroit où se trouvait attachée sa barque. Stragildoétait là. Elle s’assit. Stragildo commença à ramer vigoureusement.Bientôt, la barque toucha l’autre bord. La reine sauta à terre etmarcha droit à la porte de la Tour de Nesle, qu’elle franchit sanss’occuper de savoir si Stragildo la suivait.

Elle monta jusqu’en haut et pénétra dans lasalle où, au début de ce récit, nous avons vu entrer Philippe etGautier d’Aulnay. Et, sur le seuil, elle s’arrêta palpitante.

Buridan était là qui, profondément,s’inclinait devant elle !

*

**

Stragildo n’était pas entré dans la Tour deNesle.

Lorsque Marguerite eut sauté sur le sable, unsingulier sourire crispa les lèvres du bandit. Il laissa la reines’éloigner, puis, sautant à son tour, il amarra soigneusement labarque et se dirigea vers un recoin d’ombre plus épaisse oùplusieurs hommes se trouvaient dissimulés, immobiles et silencieux.Et simplement, Stragildo murmura :

« Maintenant, Sire, vous pouvez entrer àla Tour de Nesle !… »

Chapitre 26STRAGILDO

Il nous faut maintenant revenir à la Cour desMiracles où après le départ de Tristan, nous avons vu que Buridanavait eu un conciliabule avec Lancelot Bigorne, GuillaumeBourrasque et Riquet Haudryot.

« Par saint Barnabé ! s’écriaBigorne, de cette façon-là, nous allons maintenant risquer notrepeau pour sauver celle du sire de Marigny ?

– Tu es libre de ne pas me suivre, fitfroidement Buridan.

– Merci. Je suis bien obligé de voussuivre pour vous empêcher de faire de nouvelles sottises, autant dumoins qu’on peut empêcher un docteur en logique de faire desâneries, hi han ! Mais, enfin, mourir pour mourir, j’eussemieux aimé donner ma carcasse au service du diable plutôt qu’àcelui de Marigny. »

Pendant ces palabres et autres, les quatrecompagnons s’apprêtaient activement. Ils recouvraient leurspoitrines de cuirasses de buffle, solides, légères et souples. Ilsceignaient leurs grandes rapières et choisissaient des poignardsbien trempés.

Vers cette heure matinale où le sommeil estplus profond, où le jour n’est pas venu encore, mais où la nuitsemble moins profonde, Buridan appela un truand qui veillait à laporte du logis et lui ordonna d’aller chercher le duc d’Égypte,lequel apparut bientôt.

« Je vais quitter la Cour des Miracles,dit Buridan. Demain, tu rassembleras tes hommes et tu leur dirasque le capitaine Buridan s’en est allé vers d’autres destinées. Ille faut, d’ailleurs. Car dès que je serai parti avec mescompagnons, le siège de la Cour des Miracles sera levé… vous serezlibres.

– Que ta volonté soit faite, sire roid’Argot, dit, simplement le duc d’Égypte.

– Royauté éphémère, fit Buridan. Sceptrequi n’était pas fait pour mes mains. Couronne qui n’allait pas à matête.

– Pourtant, tu es brave, tu as un cœur delion. Sous ta direction, la Cour des Miracles fût devenue laforteresse inexpugnable du larcin ! »

Déjà le duc d’Égypte était sorti. Respectueuxde la volonté de Buridan, il n’avait rien tenté pour le fairerevenir sur sa décision. Au moment de franchir la porte, il s’étaitretourné et avait seulement ajouté :

« Quoi que tu entreprennes, souviens-toique tu trouveras toujours ici un refuge assuré. »

Dix minutes plus tard, les quatre compagnonsquittaient à leur tour le logis.

Entrés dans la rue des Francs-Archers etparvenus à cette zone dangereuse où ils risquaient de se heurteraux postes qui cernaient la Cour des Miracles, les quatrecompagnons se placèrent en ordre de bataille : Buridan entête, Bourrasque et Haudryot à quelques pas derrière lui, etLancelot en arrière-garde.

Il s’agissait de passer coûte que coûte.

Buridan, tout à coup, se retourna versGuillaume et murmura :

« Attention !… »

À trente pas devant eux, à un détour de larue, il y avait un feu dont les dernières lueurs se mouraient.Autour de ce feu, une dizaine d’archers dormaient, enveloppés dansleurs manteaux. Mais quatre autres, debout, la pique à la main,veillaient.

Buridan fit signe à ses amis de se rapprocherde lui et leur exposa son plan qui était des plus simples.

Alors, rasant les maisons, ils s’avancèrentdans l’ombre comme des loups.

« En avant ! cria soudainBuridan.

– Alerte ! » rugit la voixd’une sentinelle.

Ce fut foudroyant comme le passage d’unetrombe. Aux lueurs du foyer, les soldats perçurent comme dans unevision aussitôt dissipée qu’apparue quatre démons quibondissaient ; ils virent deux des sentinelles tomber puis,dans la même seconde, la course effrénée des quatre quidisparaissaient vers le fond de la rue. Des hurlementss’élevèrent ; de poste en poste, les soldats réveillés seprécipitèrent… mais les fugitifs demeurèrent introuvables.

« Malheur à moi ! dit l’officier quicommandait le poste de la rue des Francs-Archers. C’est Buridan quivient de se sauver !… »

Un quart d’heure plus tard, Buridan et sesamis s’arrêtaient dans la rue Froidmantel. Aucun d’eux n’étaitblessé.

Ceci constaté, ils reprirent leur marche etatteignirent l’enclos aux lions.

Buridan heurta au marteau de la porte.

Quelques minutes après, un judas s’entrebâillaet un falot demanda :

« Qui va là ?

– Va, dit Buridan, va dire à Stragildoque Buridan veut lui parler. Il s’agit de la reine. »

Le judas se referma. Un certain tempss’écoula. Puis, à travers le judas, une voix goguenardeprononça :

« Salut, seigneur capitaine. Qu’y a-t-ilpour votre service ?

– Est-ce toi, Stragildo ?

– Moi-même, seigneur. Tout à votreservice. J’ai encore quelques sacs qui attendent et j’espère bien,par quelque nuit sans lune, avoir l’honneur d’en mettre un à votredisposition.

– Tais-toi, misérable, si tu tiens à lavie. Car si je n’avais besoin de toi cette nuit, cette porte nem’empêcherait pas de venir jusqu’à toi et de t’infliger lechâtiment que tu mérites. Mais assez là-dessus. Veux-tu remettre unmessage à la reine ?

– Un message ? Oui-da ! Je suislà pour cela. Un message d’amour peut-être ?

– Tu l’as dit !…

– Un rendez-vous à la Tour deNesle ? ricana Stragildo.

– Tu l’as dit !…

– Eh bien, passez-moi la chose à traversla grille du judas, et je vous promets queMme Marguerite aura le poulet. »

Buridan fit comme Stragildo lui avait indiqué,il glissa à travers le judas un papier que le gardien des fauvessaisit du bout des doigts.

Pendant ce colloque, Guillaume, Riquet etLancelot s’étaient tenus à l’écart, de façon à ne pas être aperçusde Stragildo. Celui-ci ayant reçu le papier referma le judas sansplus de façons et Buridan l’entendit qui se retirait. À son tour,avec ses compagnons, il s’éloigna.

Stragildo ne s’était pas retiré : ilavait simplement imité le bruit des pas qui va en décroissant. Ilentrebâilla la porte juste assez pour passer la tête et putapercevoir plusieurs ombres qui s’évanouissaient dans la nuit.

« Bon, grogna-t-il. Ils sont quatre,savoir : maître Buridan, puis le damné Bigorne, puisl’empereur de Galilée et le roi de la Basoche. Quel coup de filetsi on pouvait les prendre tous les quatre et les envoyer rejoindreles deux frères au Temple ! »

Stragildo remonta alors dans cette partie dulogis qui lui servait d’appartement et d’où, par les diversesfenêtres, il pouvait surveiller tantôt les cages des fauves, tantôtla rue et tantôt le quartier des valets.

Sans la moindre hésitation, il déplia lepapier que lui avait remis Buridan et se mit à le déchiffrerpéniblement.

Ayant déchiffré le message, il tomba dans uneprofonde rêverie.

L’aventure lui paraissait étrange etl’inquiétait profondément.

Stragildo, ayant convenablement réfléchi, sedit que le meilleur, le seul moyen de sortir à son honneur d’unepareille aventure, c’était une bonne trahison générale.

Trahir à la fois le roi, la reine, Buridan,tous ! Les mettre tous dans quelque horrible situation et puiss’en aller tranquillement.

« Voyons si j’ai de quoi m’enaller », fit Stragildo, souriant.

Il passa dans une pièce reculée dont il fermala porte à double tour ; de là, il pénétra dans un cabinetsans fenêtre. Il souleva les dalles qui composaient le plancher dece cabinet et alors apparut un coffre qu’il retira d’un trou aumoyen d’un levier passé dans un anneau de fer qui était frappé surle couvercle.

Le coffre étant ouvert, il se mit à compter safortune, tout entière composée de pièces d’or, car, au fur et àmesure Stragildo échangeait en or ce qu’il avait pu amasserd’argent ou de monnaie ; l’or tient moins de place et est plusfacile à transporter.

Stragildo vida entièrement le coffre et empilales pièces d’or dans quatre sacoches de cuir assez semblables à desoutres à vin. Il les mêlait de son, de sorte que ces outres nepussent rendre au choc aucun bruit révélateur. Le son était dans ungrand sac qui attendait là depuis longtemps sans doute, enprévision de cette opération.

Les quatre sacs bien et dûment ficelés,Stragildo, sifflotant un air, ouvrit une armoire contenantplusieurs costumes et en choisit un qu’il porta dans sachambre.

Le jour était venu.

Ces divers préparatifs étant achevés,Stragildo, tranquille et satisfait de lui-même, attendit le momentfavorable pour se rendre chez la reine.

On a vu comment il a remis à Marguerite lemessage de Buridan. On a vu que la reine, se penchant surStragildo, lui avait donné quelques explications.

« Il n’y aura personne dans la Tour,avait-elle dit. Toi-même, après m’avoir conduite, tu m’attendrasdehors. Ceci n’est pas une aventure comme les autres. Dès cetinstant, cet homme t’est sacré, tu m’entends ? Malheur à toisi tu touches à Buridan ! »

Stragildo s’était incliné et était parti enmurmurant à part lui :

« Décidément, il était temps… Si leBuridan du diable devenait maître tout-puissant à la cour deFrance, mon affaire serait vite réglée. Qu’est-ce que jedisais ? Les choses se passent bien comme je l’avais prévu,et, si je n’étais là, demain, Buridan serait aussi puissant… pluspuissant que le roi. Mais je suis là… »

Stragildo rentra dans l’enclos aux lions.

Il attendit le soir et il fit ses dernierspréparatifs.

Dans un bahut de sa chambre, il prit deuxordres signés du roi et à lui remis dès longtemps par Margueritepour lui servir à toute occasion.

Le premier était un ordre à tout agent du guetou sergent d’avoir à se mettre au service du porteur, sur sapremière réquisition.

La deuxième était un ordre à tout chef deposte de l’une quelconque des portes de Paris d’avoir à ouvrir auporteur et le laisser passer quelle que fût l’heure.

Stragildo plia soigneusement les deuxparchemins et les cacha dans sa poitrine.

Puis il descendit aux écuries.

Car il y avait des écuries à l’enclos auxlions et l’on y entretenait une douzaine de forts chevaux, soitpour le service du roi ou de la reine, soit même pour le service deStragildo et des valets.

Il brida le plus vigoureux de ses chevaux.

Puis, remontant chercher le costume qu’ilavait choisi et les quatre sacs pleins d’or, il descendit le tout.Il plaça les sacs sur le cheval et les arrima soigneusement. Quantau costume, c’était un vêtement de manant, la souquenille, lebonnet, les jambières de cuir. Il le laissa dans l’écurie d’où ilsortit en refermant la porte et en emportant la clef.

Toutes ces dispositions prises, Stragildo serendit au Louvre, gagna directement l’appartement du roi,s’approcha du capitaine des gardes et lui dit simplement :

« Il faut que je parle au roi seul à seulet cela ne souffre aucun retard. »

Hugues de Trencavel toisa le gardien desfauves avec un mépris non dissimulé, mais sachant très bien lafaveur spéciale dont il jouissait et supposant qu’il s’agissaitd’annoncer au roi quelque accident arrivé à un lion favori, lecapitaine entra chez le roi. Quelques instants plus tard, Stragildoétait en présence de Louis X.

« Est-ce qu’un de mes lions seraitmalade ? demanda tout de suite le Hutin avec une inquiétudenon dissimulée.

– Sire, reprit-il, aucun de vos lionsn’est malade. Les nobles bêtes, le Ciel en soit loué, ont mangéd’un merveilleux appétit et dorment paisiblement.

– Alors ? » interrogea Louis,en fronçant le sourcil.

Stragildo se courba davantage. Sa voix se fithumble. Il murmura :

« Sire, c’est sans doute une grandeaudace à un pauvre valet de fauves comme moi, de lever les yeux etde regarder ce qui se passe. Mais le fait est que j’ai regardé, quej’ai vu, et que je viens prévenir le roi.

– De quoi te mêles-tu, drôle ?

– C’est bien ce que je me suis dit, parla Vierge ! de quoi diable vais-je me mêler ? Est-ce queces affaires te regardent, imbécile ? Ne peux-tu témoigner auroi le grand dévouement que tu as pour lui autrement qu’en allantlui parler d’histoire de trahison ? Est-ce que…

– Trahison ! fit Louis enpâlissant.

– Ai-je dit trahison, Sire ? Le faitest que je n’en sais rien au fond, et après tout cette femme quidoit être tout à l’heure à la Tour de Nesle ne vous trahit paspeut-être !… »

Le roi marcha sur Stragildo.

« Tu dis qu’une femme doit se rendre à laTour de Nesle ?

– Oui, Sire. Je le dis. Mais c’est toutce que je puis dire, et, ajouta-t-il avec un sourire sinistre, ilme semble que c’est assez.

– Qui est cette femme ?

– Le roi la verra. Moi, je ne l’ai pasvue.

– Est-ce celle qui me trahit ?

– Le roi l’entendra. Moi, je ne sais passi elle trahit.

– Que sais-tu, alors ? dit Louis enrespirant avec effort.

– Seulement ceci : cette femme serace soir à la Tour de Nesle. Si le roi veut aller à la tour, ilverra et entendra. Le roi devra se faire accompagner d’une bonnedouzaine d’hommes d’armes solides et bien armés. Cela estindispensable, Sire ! Le roi et ses hommes se tiendraient,dans une heure, je suppose, à l’angle de l’hôtel de Nesle. Il y alà un renfoncement suffisant pour cacher une quinzaine d’hommes.Et, à la minute voulue, moi-même, je viendrais prévenir le roi. Uneminute avant, ce serait trop tôt et le roi ne verrait rien. Uneminute après, ce serait trop tard. Voilà ce que je voulais dire.Maintenant, si j’ai mal fait d’être fidèle et dévoué, le roi peutme faire mourir, c’est son droit. »

Longtemps Louis demeura pensif.

Enfin un profond soupir gonfla sa poitrine, etdoucement il dit :

« Va-t’en. À l’heure que tu dis, àl’endroit que tu dis, vient me prévenir. »

Chapitre 27LA TOUR DE NESLE

En sortant de la rue Froidmantel, Buridans’était remis en route à pas rapides, suivi de ses compagnons.Guillaume, Riquet et Lancelot ne laissaient pas d’être fortinquiets. Certes, ces dignes compagnons ne redoutaient aucuneaventure qui pouvait survenir. Où les entraînait Buridan ?Vers quelles batailles ? Vers quelle lutte suprême où ilslaisseraient leurs os ? Tout cela ne faisait pas question poureux. Ils avaient dans le jeune homme une confiance illimitée.

Buridan n’allait pas au Temple, mais près duTemple. Ce fut, en effet, devant la Courtille-aux-Roses qu’ils’arrêta.

« Allons, murmura Bigorne, l’idée n’estpas mauvaise, et je m’étonne qu’elle ne me soit pas venue. Pour unâne bachelier, le sire Buridan ne raisonne pas trop mal, vu qu’ilraisonne presque aussi bien que moi. Du diable si jamais personnesongera à venir nous dénicher ici ! »

Buridan avait essayé de pousser la porte, maiselle était fermée.

Il franchit donc lestement le mur de clôtureet ses compagnons l’imitèrent.

La porte de la maison n’était que fermée auloquet. Ils purent donc entrer aisément sans avoir recours àl’effraction.

Le cœur de Buridan lui battit bien fortlorsqu’il pénétra dans cette pièce si gaie, si jolie, où il avaitfait de si beaux rêves.

Sa pensée, à ce moment, fut toute pourMyrtille. Mais la jeune fille était en sûreté dans le village deMontmartre, sous la garde et la protection de la mère du jeunehomme. Ce fut donc sans inquiétude et seulement avec de l’amourqu’il reporta vers elle sa pensée.

Le jour, à ce moment, commençait àpoindre.

Buridan ne connaissait bien de ce logis quecette pièce où il se trouvait et où si souvent Gillonne l’avaitintroduit. Mais aux lueurs de l’aube. Bigorne, sans perdre detemps, avait commencé à explorer la maison. Non seulement elleétait complètement inhabitée, mais encore il était évident que nuln’y était venu depuis longtemps.

Bigorne monta jusqu’en haut et força ladernière porte à laquelle il aboutit.

Elle ouvrait sur un grenier.

Le grenier avait deux ouvertures : unelucarne sur la route et une autre sur le jardin de derrière.C’était un admirable poste d’observation et Bigorne, d’autorité,décida qu’on s’installerait dans ce grenier, où, en cas d’alerte,on pouvait, au besoin, se défendre et soutenir un siège. Ildescendit donc dans les chambres du premier, retira quatre matelasdes lits qu’il y trouva, les monta et les disposa dans legrenier.

Puis il monta des sièges, puis enfin unepetite table, et le grenier se trouva ainsi transformé en une piècehabitable.

Quant à Buridan, il avait tiré de dessous sonvêtement les papiers que Tristan lui avait remis et les lisaitavidement.

Il songeait à cette tentative qu’il allaitfaire pour sauver le père de Myrtille.

Il songeait à ce rendez-vous qu’il avait donnéà la reine et se demandait :

« Viendra-t-elle ?… Si elle vient,armé de ces parchemins, je puis tout sur elle, et le sire deMarigny est sauvé. Mais viendra-t-elle ? »

Le jour s’était tout à fait levé.

À ce moment, Guillaume et Riquet revenaient deleur exploration. Bigorne, de son côté, apparaissait endisant :

« J’ai préparé un superbe logement pournous quatre : des matelas dans le grenier.

– Bah ! fit Guillaume, pourquoicoucher sur des matelas, alors qu’il y a des lits ? »

Bigorne haussa les épaules et s’apprêtait àdémontrer la nécessité de s’installer dans le grenier refuge etposte d’observation, lorsque Riquet poussa un cri.

Il venait d’ouvrir un bahut et d’y découvrirun grand pâté, du pain et quelques flacons, enfin des provisionsqui, de toute évidence, étaient là depuis peu de temps, depuisquelques heures à peine.

« Ah ! ah ! fit Guillaume, lesyeux écarquillés.

– Oui ! dit Buridan, mais celaprouve que de temps à autre il vient ici quelqu’un. Nous devonsdonc nous tenir sur nos gardes. Au grenier, au grenier !

– Soit ! fit Riquet, mais non sansemporter ces provisions. Nous sommes tout au moins assurés de nepas mourir aujourd’hui. »

Quelques instants plus tard, les quatrecompagnons étaient installés dans le grenier, et la marche leurayant aiguisé l’appétit, les provisions que Bigorne traita demiraculeuses ne tardèrent pas à disparaître. Puis, comme ilsvenaient de passer une nuit blanche, comme le soir de cette journéeleur ménageait sans doute des fatigues, ils s’étendirent chacun surun matelas et s’endormirent.

Ces provisions que Riquet venait de trouverdans le bahut n’étaient nullement miraculeuses.

Quelqu’un venait à la Courtille-aux-Roses. Etqui était ce quelqu’un, nos lecteurs le sauront bientôt.

Vers le soir, les quatre compagnons seréveillèrent l’un après l’autre, bien reposés, bien dispos.

L’heure du départ arriva enfin.

Il fut convenu, malgré toutes les objectionsqu’on pût faire à ce plan émis par Buridan, il fut entendu,disons-nous, que Buridan pénétrerait seul dans la Tour deNesle.

Guillaume, Riquet et Bigorne devaient attendreau-dehors, sur les bords du fleuve, et n’intervenir qu’en casd’appel.

On se mit en route par une nuit noire. Onfranchit la Seine. On aborda au pied de la Tour de Nesle. Buridanentra. Bourrasque, Riquet et Lancelot s’étaient dissimulés dans unrenfoncement.

Bientôt, du haut de la plate-forme, un signeconvenu leur annonça que tout allait bien et que Buridan n’avaittrouvé personne dans la tour.

Les trois compères se mirent donc à surveillerle fleuve.

« Si elle vient seule, dit Bigorne, toutva bien.

– Elle ne viendra pas », grognaGuillaume.

Leur attention était donc tout entièreconcentrée sur le fleuve, et près d’une heure passa ainsi. À cemoment, une dizaine d’hommes à pied et marchant sans bruitdébouchaient du pont, longeaient l’hôtel de Nesle et venaient seranger dans une profonde encoignure qui était invisible pour lestrois compagnons postés au bord du fleuve, non seulement à cause dela nuit profonde, mais aussi parce que la tour était placée entreeux et cette encoignure.

L’un de ces hommes se plaça un peu en avantdes autres, qui demeurèrent cachés.

Celui qui s’était mis en avant, c’était leroi.

Lui aussi regardait et guettait. Son cœurpalpitait. Ses yeux ardents demeuraient fixés sur le point où ilentrevoyait vaguement la porte de la tour. Lui aussi sedemandait :

« Viendra-t-elle ? »

Et lui aussi, peut-être, en se posant cettequestion, songeait à la reine !…

« La voici ! » murmura tout àcoup Bigorne.

Ils ne voyaient rien encore, mais ilsentendaient le bruit des rames plongeant dans l’eau. Bientôt labarque leur apparut comme un mystérieux oiseau de nuit rasant leseaux ; le silence était profond ; les trois hommeséprouvèrent une impression de crainte indéfinissable…

La barque toucha au sable.

Marguerite sauta… Un instant plus tard, elleentrait dans la tour.

À ce moment, un homme sauta à son tour de labarque et se mit à marcher vivement.

« Stragildo ! murmura Bigorne àl’oreille de Bourrasque. Restez là. Je vais surveiller cesacripant… »

Et Bigorne se glissa à la suite deStragildo.

Il le vit s’approcher de l’encoignure. Etlui-même, glissant, souple et léger, s’approcha assez près pourentendre Stragildo prononcer ces mots :

« Maintenant, Sire, vous pouvez entrer àla Tour de Nesle !… »

« Le roi ! pensa Bigorne enfrémissant. Il a prévenu le roi !… Oh ! lemisérable ! »

Un instant plus tard, une ombre passa près deBigorne. C’était Louis.

Le roi avait donné l’ordre à ses hommes del’attendre et seul il pénétrait dans la Tour.

Stragildo avait disparu dans la direction dupont.

« Bon ! songea Bigorne. Le roi estseul. Buridan est de taille à lui tenir tête. Et puis, il y aBourrasque et Haudryot. Tâchons de rejoindre ce scélérat. Il fautque d’un seul coup il paie tous ses crimes. »

Et à son tour, passant près de l’encoignuresans y voir les gens du roi, il se prit à courir vers le pont…

*

**

Marguerite de Bourgogne était montéelentement, comprimant d’une main son sein violemment soulevé parl’émotion. La passion la transportait. Elle avait cette convictionindéracinable que Buridan l’attendait pour se jeter à ses pieds…Elle frissonnait et avec la rapidité de l’imagination elle sevoyait présentant Buridan à la cour, après avoir persuadé à Louisque le capitaine Buridan, redoutable chef de rebelles, pouvait etdevait devenir le plus ferme soutien de son trône…

Comme elle songeait ainsi, échafaudant desrêves impossibles, elle entra et vit Buridan qui, profondément,s’inclinait devant elle.

Une seconde, Marguerite s’arrêta.

Puis un soupir gonfla son sein, elle repoussalégèrement la porte derrière elle et s’avança. Elle s’arrêta à unpas de Buridan qui, s’étant redressé, la regardait fixement avecune sorte de tristesse.

« Eh bien, Buridan, dit-elle d’une voixbasse qui tremblait légèrement, mais qui était douce comme la plusdouce des mélodies, tu peux maintenant mesurer ta puissance, lemagique pouvoir que tu exerces sur Marguerite. Toi, qui m’asbafouée, insultée, toi qui as croisé le fer contre le roi, toirebelle, condamné à mort, la tête mise à prix, toi !… oui, ila suffi que tu écrives à la reine que tu l’attendais, et la reineest venue… La reine ?… Non, Buridan !… Marguerite !La femme qui a pu te dire ce qu’elle t’a dit ici un soir, et quiest prête à le répéter… Et toi, Buridan, qu’as-tu à me dire ?…Tu te tais ?… »

Oui, Buridan se taisait, déconcerté, affolépresque par cette attitude de la reine. Il était venu pour sebattre et vaincre.

« Madame, dit-il enfin avec effort, c’estsans doute un grand malheur dans ma vie que la reine ait puconcevoir les pensées que, pour la deuxième fois, elle m’exprime.Il est vrai que je vous ai écrit sur un ton qui pouvait laissersupposer que, revenu à d’autres idées, j’acceptais enfin leséblouissantes propositions dont vous m’avez honoré. C’était unsubterfuge, madame, indigne de moi. Mais il s’agissait de la vied’un homme, et pour sauver cet homme, j’étais décidé àtout… »

Un sourire amer crispa les lèvres deMarguerite.

Dévorant sa rage, elle demanda :

« Et que puis-je donc pour cet hommeauquel vous vous intéressez ?

– Un condamné, madame, ou plutôt unaccusé ! Vous pouvez obtenir sa grâce du roi. Il suffira quevotre générosité fasse appel à la justice de votre royal époux, etcet homme sera sauvé.

– Qui est cet homme ? demandaMarguerite.

– Le père de Myrtille, réponditsimplement Buridan.

– Enguerrand de Marigny ! Quoi,c’est pour me demander la grâce de Marigny que vous avez voulu mevoir ! Quoi ! c’est vous qui voulez sauver Marigny, quivous a poursuivi de sa haine, que vous avez insulté, frappé !Voilà du nouveau ! Buridan travaillant au salut deMarigny ! »

Quelque chose comme un soupir d’atroceamertume et de désespoir se fit entendre à quelques pas des acteursqui jouaient cette scène terrible.

Mais ni Buridan ni Marguerite ne recueillirentle faible bruit de ce gémissement.

« Misérable ! éclata la reinelivide. Ah ! le misérable, qui me reproche ma première fauteet s’en fait une arme contre moi ! Je ne sais comment tu metueras, démon, mais je prévois que je mourrai par toi ! Déjà,mes pressentiments me le disent !… Je suis la mère deMyrtille ? Eh bien, oui, j’ai aimé Marigny ! Eh bien,oui. Mais cette fille, je la déteste et c’est mon droit !Est-ce que je la connais, moi ?…

– C’est affreux, ce que vous dites là,murmura Buridan, qui recula. Je vous en supplie, reprenez vosesprits…

– Je ne la connais pas, te dis-je !Elle est ma rivale, voilà tout ! Rivale heureuse, mais que jesaurai atteindre, n’en doute pas !… Tu as tort, Buridan, de merappeler qu’Enguerrand de Marigny est le père de ma fille. Car celaseul suffirait à me forcer de le haïr, de demander au roi, non passa grâce, mais sa mort plus prompte ! Et c’est ce que je vaisfaire. Adieu, Buridan ! Cette fois, pour toujours, adieu…jusqu’à ce que je te tienne en mon pouvoir et que je te fasseexpier d’un coup tes dédains et tes insultes ! »

Buridan se redressa. Il saisit la reine par lepoignet, se pencha sur elle.

« Vous m’y forcez ! dit-il d’unevoix sourde. Vous me forcez à menacer alors que je voulais prier,supplier. Oh ! vous êtes bien la mère sans cœur, l’amante sansamour, la femme capable de tous les crimes et de toutes lestrahisons, qui est dépeinte dans ces parchemins quevoici !… »

En même temps, il tira de son vêtement lerouleau de parchemins que lui avait remis Tristan.

« Ces papiers ?… » bégayaMarguerite, qui se sentit mordue au cœur par l’épouvante.

Buridan lâcha la reine.

Son attitude prit on ne sait quellesolennité.

Sa voix devint grave, lente et triste.

« Ces papiers, madame, racontentl’histoire de mon enfance. Ils disent comment, par un caprice dejalousie, vous avez poignardé ma mère et comment vous avez voulu mefaire jeter moi-même dans la Saône par Lancelot Bigorne. Cespapiers, madame, ont été écrits par ma mère elle-même, alors quedésespérée, le cœur ulcéré de vengeance, elle s’était faite votreconfidente et la servante de vos orgies pour arriver à se venger devous…

– Mabel ! prononça Marguerite dansun souffle.

– Anne de Dramans, madame !… Toutel’histoire de la Tour de Nesle est là ! Et si cette histoireparvient à la postérité, ce qui est raconté là est si terriblequ’on refusera de le croire ! Et qui voudrait croire queMarguerite de Bourgogne, faisant métier de ribaude, attirait encette tour ses amants d’une nuit, qu’au matin elle faisait jeter àla Seine cousus dans un sac !… Mais je le crois, moi qui aivu !… Moi qui ai sauvé Philippe et Gautier d’Aulnay attirésici par vous, jetés à la Seine par le hideux Stragildo, je crois,moi ! D’autres pourront croire, madame !…

– D’autres ?… bégaya la reine, ivrede terreur.

– Le roi, par exemple. Car cette histoirea été écrite pour lui et chacun des récits qu’elle contient estaccompagné de preuves ! Le roi pourra retrouver la trace et lapreuve de chacune de vos orgies, de chacun de vos meurtres… Un mot,madame, un seul ! Si, dans deux jours, Enguerrand de Marignyn’est pas libre, je vous jure, sur mon âme, que je me rends auLouvre et que moi-même je remets ces parchemins auroi !… »

Marguerite couvrit son visage de ses mainscrispées.

« Malheureuse ! oh !malheureuse ! »

Dans le même instant, Buridan laissa échapperune sorte de cri de détresse.

La reine se découvrit le visage et leregarda.

Elle le vit pâle, pétrifié, les yeux fixes surquelque chose qui devait être sans doute formidable.

Et elle vit le roi !…

*

**

Louis venait d’entrer.

Son regard était infiniment triste, son teintétait plombé, il souffrait atrocement.

Il marcha sur Buridan à petits pas vacillants,sans regarder la reine.

Et, comme il passait près d’elle, il fit undétour pour ne pas la frôler. Il marchait les yeux hagards, le brasallongé, la main agitée d’un tremblement convulsif, désignant lerouleau de parchemins.

Il voulait parler.

Il faisait un incroyable effort pour parler etne parvenait à proférer que quelques sons rauques.

Au moment où il atteignit Buridan, au momentoù il touchait les papiers, il tomba tout à coup sur les genoux,puis s’abattit sur le flanc, comme foudroyé.

*

**

Buridan était demeuré immobile, frappéd’horreur.

D’un geste machinal, il remit dans sonvêtement le rouleau de parchemins puis, son regard se reportant surla reine pétrifiée, il murmura :

« Fatalité !… »

La reine était effrayante à voir. C’était unemorte demeurée debout par quelque phénomène d’équilibre nerveux.Rien ne bougeait en elle. Sur son visage de cire, pas un frisson.Seulement ses yeux agrandis vivaient…

Ils vivaient de la terreur et del’horreur…

Buridan ramena son regard sur le roi et unfrisson de pitié l’agita.

À ce moment, cette effrayante statue qu’étaitla reine commença à s’animer. Son visage crispé se détendit.Marguerite recula lentement… elle recula jusqu’à la porte…

Cette porte, elle la franchit.

Et elle commença à descendre l’escalier.

Un vague espoir la maintenait debout. Si leroi était mort !… Mort foudroyé par ces révélations qu’ilavait surprises !… Elle pouvait vivre alors, vivre aussipuissante, plus heureuse, débarrassée du souci dedissimuler !

Marguerite descendait l’escalier en se disantces choses. Ses dents claquaient. D’instant en instant, un frissonla secouait tout entière. Elle eût voulu courir, se hâter, et illui semblait que ses jambes étaient de plomb. Une force terriblel’arrêtait à chaque marche. Elle portait sur les épaules le poidsénorme de la catastrophe inouïe sous laquelle il fallait succomber,si le roi ne mourait pas !

Le roi était-il mort ?…

Buridan s’était agenouillé près de lui etavait posé la main sur son cœur.

Le cœur battait !

Faiblement, mais il battait !

« Pauvre roi, murmura Buridan qui ne putretenir quelques larmes. Pauvre jeune homme ! Dieu m’esttémoin que cette menace faite à Marguerite, je n’eusse pul’exécuter. Dieu m’est témoin que, si j’avais su le roi posté ici,je n’eusse pas parlé. Le mal est fait. Le roi sait tout. Il enmourra peut-être… L’aventure est affreuse… non pour Marguerite quimérite la mort mais pour ce malheureux sire. »

Il se releva et chercha autour de lui s’iltrouverait de l’eau.

Il en trouva dans une grande aiguière et semit à humecter le front du roi qui bientôt poussa un soupir etbientôt ouvrit les yeux.

Buridan, agenouillé près de lui, doucement,mouillait ses tempes.

Le roi leva ses yeux désespérés vers ce jeunehomme qui le soignait en pleurant :

« Courage, Sire, courage ! murmuraBuridan. Je vous ai fait un mal atroce en parlant comme je l’aifait, je le sais ! J’en suis désespéré, Sire ! Jedonnerais dix ans de ma propre vie pour que vous n’ayez pas assistéà cette horrible conversation que j’ai eue avec… avec celle… quevous aimez… Allons, courage, mon cher Sire ! Cette femme,voyez-vous, n’était pas digne de vous. Jeune, beau, noble commevous êtes, quelque belle et sage princesse vous consolera… Àdéfaut, l’affection de tant d’hommes qui sont vos sujets… votrepeuple, Sire !… Songez moins à celle qui sort d’ici et un peuplus à votre peuple… L’amour, l’amour, Sire, ce n’est pas tout dansla vie d’un homme. Et lorsque cet homme est un puissant roi, commevous, peut-être a-t-il le devoir d’oublier ses souffrances poursonger à celles des autres. L’amour, Sire ! Nous en souffronstous… Mais comment un fier chevalier comme vous, qui mérite d’êtreaimé par les plus belles, ne trouverait-il pas une consolation dansle monde ?… »

Le roi soupirait. Les sanglots s’amassaientdans sa poitrine, il s’abandonnait aux soins de Buridan. Il leregardait avec un étonnement qui déjà peut-être était uncommencement de consolation.

Brusquement ses larmes jaillirent.

Ses sanglots éclatèrent, déchirants, terriblesà entendre et Buridan murmura :

« Il pleure… Il estsauvé !… »

À ce moment, sept ou huit hommes entrèrentprécipitamment.

« Arrêtez le rebelle qui ose porter lesmains sur le roi ! » cria Hugues de Trencavel.

En un instant, Buridan fut entouré, saisi,poussé vers l’escalier…

Pendant ce temps, le capitaine des gardesrelevait le roi et le faisait asseoir sur un fauteuil.

Le premier mot de Louis fut :

« Marguerite ?…

– Arrêtée, Sire selon vos ordres.Conduite au Louvre où on l’enfermera dans sa chambre pour y êtregardée à vue. »

Le roi hocha la tête en signe que c’étaitbien.

Puis il retomba dans une sorte de stupeurmorbide. Cet homme qui menaçait de tout démolir pour la moindrecontrariété, qui avait des accès de fureur folle pour des riens,cet homme demeurait faible comme un enfant devant le malheur qui lefrappait.

Il n’y avait plus de colère en lui, mais uneinfinie tristesse.

Lorsque Louis revint à lui, il demanda àTrencavel :

« Ce jeune homme ?…

– Buridan, Sire ?

– Oui. Qu’est-il devenu ?… Je veuxqu’on le conduise au Temple… ou plutôt, non… qu’on me l’amène toutà l’heure au Louvre… mais qu’on ait bien soin de ne lui faire subiraucun mauvais traitement. Je veux lui parler. Allez…Trencavel… »

Le capitaine se précipita pour exécuter lesordres du roi.

Chapitre 28SPLENDEUR ET MISÈRE DE BIGORNE

Buridan, tout étourdi par la soudaineirruption des hommes de Trencavel, s’était laissé emmener sansrésistance. D’ailleurs l’événement terrible qui venait de se passerparalysa pendant quelques minutes son énergie et sa volonté.

Mais, lorsqu’on fut presque au bas de la Tour,il regarda rapidement autour de lui et vit que six hommes seulementl’entouraient.

Le reste de la troupe avait été placé autourde la reine par Hugues de Trencavel.

« Bon ! se dit Buridan. Ils sontsix. Nous sommes quatre, ou du moins, dans un instant, nous allonsêtre quatre. Les chances sont égales. »

« Où me conduisez-vous,messieurs ?

– Au Temple, répondit l’un desgardes.

– Très bien ! Autant cette prison-làqu’une autre ! » fit gaiement Buridan.

Tous ensemble ils sortirent de la Tour,Buridan au milieu des gardes. À ce moment, il tira son poignard et,d’un geste foudroyant, en frappa l’archer qui se trouvait à sadroite. En même temps, il cria :

« À moi, Lancelot ! À moi !Guillaume et Riquet…

– On y va ! répondit la voix debasse-taille de Bourrasque.

– Nous voici ! glapit Riquet. Ànous ! À nous, compagnons ! Sus ! Sus au guet quientraîne notre capitaine !… »

Et il est de fait que Bourrasque et Haudryotfaisaient à eux deux un tel tintamarre qu’on pouvait croire à laprésence de toute une compagnie de truands.

Les gardes de Buridan reculèrent en désordre,croyant à cette présence, et hurlant :

« Holà ! messire de Trencavel, ànous ! rébellion, rébellion ! »

Il y eut un choc. Dans la nuit, il étaitimpossible de distinguer si les assaillants n’étaient pas ennombre. Dans le même instant, Buridan frappa un deuxième garde… untroisième tomba sous les coups de Bourrasque, et les gens du roi,se ruant dans l’intérieur de la tour, se barricadèrent.

Seulement, Buridan n’était plus parmi eux.

« En route », fit-il rapidement.

Tous les trois s’élancèrent vers la barque quiavait amené Marguerite de Bourgogne. En quelques instants, labarque vigoureusement poussée, commença à fendre les eaux dufleuve.

« Où est Bigorne ? demandaBuridan.

– Il nous rejoindra toujours à laCourtille-aux-Roses : il court après Stragildo.

– Stragildo ? fit Buridan quitressaillit.

– Oui, dit Guillaume. C’est lui qui aprévenu le roi.

– Misérable ! gronda Buridan, s’ilme tombe sous la main, son affaire sera réglée cette fois.

– Tu juges de nos transes, maîtrebachelier, reprit Riquet. Nous avons vu entrer le roi, puis unedouzaine de mauvais bougres tout armés. Nous ne savions pas s’ilfallait entrer ou attendre ! Entrer, c’était peut-êtreprécipiter ton arrestation. Attendre, c’était peut-être te laissertuer. Enfin, nous étions comme l’âne dont tu nous as parlé, exceptéqu’il ne s’agissait ni de boire ni de manger, et nous allions toutde même entrer dans la tour lorsque tu es sorti escorté par lesgardes comme un roi.

– Oui, reprit à son tour Guillaume. Nousétions comme ton âne, Buridan. Mais, comme dit Riquet, il nes’agissait ni de boire ni de manger. J’ai faim, moi !

– J’ai soif », ajouta Riquet.

Buridan ne disait rien, en proie à un troubleinexprimable.

Quoi qu’il advînt de cette aventure, le pèrede Myrtille était perdu sans ressources. D’autre part, il songeaità Philippe et à Gautier et se rongeait les poings à se sentir aussiimpuissant. Lorsqu’ils eurent abordé la rive droite, il pritlentement le chemin de la Courtille-aux-Roses, absorbé dans sespensées.

Pendant que ces événements divers se passaientde la Tour de Nesle à la Courtille-aux-Roses, Lancelot Bigorne,comme on l’a vu, s’était jeté à la poursuite de Stragildo.

Lancelot Bigorne, ayant marché assez vite pourapercevoir Stragildo qui parlementait avec un garde à la lueur d’unfalot, et l’avait très bien vu s’engager entre la double rangée desmaisons du pont, redescendit sur la berge, choisit tranquillementune embarcation, brisa à coups de pavés le cadenas de la chaîne etpassa le fleuve. Nous devons dire à sa décharge que, parvenu surl’autre rive et bien qu’il fût fort pressé, il eût soin d’attacherl’esquif de façon que son propriétaire pût le retrouver lelendemain matin.

Puis il s’élança vers la rue Froidmantel, nedoutant nullement que Stragildo ne fût revenu à l’enclos aux lionset décidé à y pénétrer pour étrangler le gardien des fauves.

« Entrer, c’est bien. Et, saint Barnabéaidant, j’en trouverai le moyen. Mais ils sont là-dedans unequinzaine de valets obéissant à Stragildo aussi aveuglément qu’ilobéit ou plutôt qu’il obéissait à la reine. Il faut donc que jepuisse me trouver seul avec mon homme. Il faut donc que je me fasseun plan. Trouvons un plan… »

Et Bigorne, qui avait quelques heures devantlui, se mit à chercher un plan qui eût sans doute été une fortbelle combinaison, mais il en était à peine à en tracer lespremières lignes, que la porte de l’enclos s’ouvrit.

Un homme parut, qui portait une lanterne.

À la lueur de cette lanterne, Bigorne put voirque l’homme était vêtu comme un paysan des environs de Paris. Maisaussitôt il tressaillit.

Le paysan, c’était Stragildo !

« Je m’étais trompé, se dit Bigorne, cen’est pas demain qu’il fuira, c’est tout de suite. Reste à savoirs’il s’en va avec une escorte. Mais que fait-il ?… Ah !Ah ! Il va monter à cheval !… Diable !… »

Stragildo venait d’ouvrir entièrement unbattant de la porte et de faire sortir, en effet, un cheval quiétait sellé et bridé. De chaque côté de la selle étaient disposésdeux sacs de moyenne taille.

Stragildo referma la porte.

Alors il éteignit la lanterne, et Bigorne,tirant son poignard s’apprêta à se ruer sur lui.

Mais il s’arrêta tout à coup.

« Tiens, tiens, pensa-t-il, il s’en va àpied, tirant le cheval par la bride. Bon ! Cela me permettrade l’occire un peu plus loin de la valetaille qui pourrait accourirau bruit de la lutte, si lutte il y a. »

Stragildo s’était mis en marche, un poignardau poing, tournant le dos au Louvre et se dirigeant vers la Halleet la friperie. Bigorne suivait à distance et ruminait en réprimantdes tressaillements :

« Que peut-il y avoir dans sesoutres ?… Hum !… Des légumes. Oui, puisque Stragildo estdevenu un honnête manant. Mais ces légumes doivent avoir, lorsqu’onles choque, un son qui doit ressembler à celui de l’argent, ou jene connais plus Stragildo !… Et si pourtant ce n’était pas del’argent ?… Stragildo fuit ! Stragildo doit avoir quelquepart un trésor. Non, il n’y a pas d’argent dans ces sacs, Stragildoles a pris pour aller les remplir… Il ne faut pas que je le tuetout de suite ! »

En même temps, Bigorne bondit en avant.

Stragildo entendit le bruit et se retourna engrondant :

« Qui va là ? »

Dans le même instant, il reçut sur le crâne unformidable coup de poing qui le fit chanceler. Stragildo leva sonpoignard en poussant un rugissement. Mais, presque aussitôt, iltomba sur les genoux. Le coup qu’il avait reçu l’avait à demiassommé. Le misérable, râlant, la rage et l’épouvante au cœur, sesyeux hagards cherchant dans l’ombre à quels ennemis il avaitaffaire, fit un suprême effort pour se relever. Un deuxième coupsur la tête l’étendit évanoui sur la chaussée.

Bigorne, sans perdre de temps, soulevaStragildo dans ses bras et parvint à le placer sur la selle entreles sacs ; il l’y cala, l’y attacha au moyen de sa ceinture decuir, jeta sur lui son manteau et, saisissant la bride du cheval,se mit en route vers la Courtille-aux-Roses.

Il y arriva enfin, pénétra dans l’enclos,détacha Stragildo et l’étendit sur le sol.

« L’aurais-je tué ? pensa-t-il.Diable, comment savoir alors où est son trésor ? »

« Ohé, Guillaume ! Ohé,Riquet !… »

À la voix de Bigorne, les deux compèresdescendirent précipitamment.

« Oh ! grogna Guillaume, mais tuveux donc attirer le guet par ici, avec tes hurlements ?

– Tiens, c’est vrai ! fit Bigorne.Je n’y pensais plus. Mais c’est qu’aussi j’ai fait une bonne prise,qui va, je pense, dérider maître Buridan… »

Buridan, appelé, descendit avec le flambeau.Tout de suite, il vit Stragildo étendu sur le parquet et son regardflamboya.

« Mort ? demanda-t-il.

– Non, il râle, fit Bigorne. Il enreviendra.

– Tant mieux ! dit Buridan d’unevoix sombre. Le misérable mérite une autre fin. Il eût été dommagequ’il mourût simplement d’un coup de poignard.

– Coup de poing, rectifia Bigorne. Maisoù allons-nous le mettre ?…

– Je sais qu’il y a deux caveaux à celogis. Les clefs doivent être là, quelque part.

– Les voici ! fit Bigorne quifuretait partout et décrochait un trousseau de clés accroché à unclou par son anneau.

– Bon. Qu’on le descende dans l’un descaveaux, fit Buridan. Qu’on mette près de lui un pain et une cruched’eau. Nous verrons ensuite ce que nous ferons de lui. »

Guillaume, Riquet et Bigorne soulevèrentStragildo, et Buridan, frôlé, s’écarta en frissonnant comme aucontact d’un reptile. Une furieuse colère grondait en lui et iltourmentait le manche de son poignard. Mais déjà les trois hommes,emportant le quatrième, avaient disparu.

Lorsqu’ils remontèrent. Bigorne raconta sonexpédition.

« Bonne prise, mort Dieu ! fitBuridan avec un rire terrible qui n’annonçait rien de bon pourStragildo. Pourquoi Philippe et Gautier ne sont-ils pas làpour… ? »

Il s’arrêta tout à coup comme frappé d’uneidée soudaine.

Et peut-être cette idée avait-elle quelquechose d’effrayant car il pâlit un peu et, allant s’asseoir àl’écart, se plongea dans une méditation d’où il fut tiré quelquesminutes plus tard par des exclamations, des hi han ! féroceset des chants de jubilation extraordinaires.

Il regarda autour de lui et vit que Guillaume,Riquet et Bigorne avaient disparu.

« Que se passe-t-il donc ? »murmura-t-il en se dirigeant vers la porte.

À ce moment, Bigorne apparut, la bouche fenduejusqu’aux oreilles, le visage bouleversé d’émotion et de joiedélirante. Il portait deux sacs dans ses bras. Guillaume et Riquetqui venaient derrière lui, en portaient chacun un.

Les sacs furent déposés sur une table.

Les trois compères y plongeaient leurs mains,ils riaient, ils se racontaient des facéties terribles, ils étaientfous de joie.

Buridan comprit tout.

Ces sacs contenaient le trésor deStragildo.

Il s’approcha de la table, les sourcilsfroncés, les lèvres serrées, il était pâle.

« Riches ! Riches à jamais !hurlait Bigorne.

– De l’or pour jusqu’à la fin de nosjours », ajoutaient Guillaume et Riquet.

Buridan prit une des pièces d’or et parutl’examiner.

Puis il la laissa retomber dans le sac d’ungeste de dégoût, et, d’une voix sourde, prononça :

« Il y a du sang sur cetor !… »

Bigorne, Bourrasque et Haudryot s’arrêtèrentinstantanément de crier et de rire ; ils se regardèrent d’unair étrange.

« Du sang ! continua Buridan. Lesang de tant de malheureuses victimes attirées à la Tour de Nesleet assassinées par Stragildo. Ceci, c’est le paiement desmeurtres ! Ceci a payé le sang de Philippe et deGautier… »

Les trois compères eurent un même mouvement derecul instinctif et, tout pâles, frissonnèrent.

« Ceci, continua Buridan, c’est l’or d’unhomme que nous allons tuer ! Si nous prenons cet or, nous nesommes plus des juges, des hommes venant au nom de la justicehumaine, mais des bourreaux que l’on solde. »

« Moi je ne puis même pas tolérer dedemeurer dans le logis où se trouve l’or taché de sang. Etvous ?…

– Fais ce que tu voudras, dit Guillaume,d’une voix rauque.

– Fais ce que tu voudras, répéta Riquet,en essuyant la sueur qui coulait de son front.

– Maître, dit Bigorne, faites ce que vousvoudrez ! »

Sacrifice sublime ! Car, selon les idéesdu temps, Buridan était un fou de ne pas prendre simplement cetrésor. Et de tout temps d’ailleurs on a dit que l’or n’a pasd’odeur. Ou, si on ne l’a pas dit, on l’a pensé.

Guillaume, Riquet et Lancelot, en abandonnantce trésor sans comprendre peut-être les répugnances de Buridan, luidonnaient donc une preuve extraordinaire de leur amitié.

Les quatre sacs furent replacés sur le chevalpar Bigorne qui, chose remarquable, s’abstint de maugréer.

« Mes bons compagnons, dit alors Buridan,je pars. Je pars seul. Je serai absent un jour, ou peut-être deuxjours. De l’or ? je vous en apporterai, moi. Pendant monabsence, ne bougez pas d’ici et veillez sur notreprisonnier. »

Quelques minutes plus tard, Buridan, monté surle cheval de Stragildo, s’éloignait de la Courtille-aux-Roses.

*

**

Buridan, monté sur le cheval de Stragildo,s’était rendu tout droit à la Cour des Miracles. Les postes,inutiles désormais, avaient été retirés, les passages étaientlibres.

Parvenu dans la cour où il demeura à cheval,Buridan fit appeler le duc d’Égypte par un boiteux qui veillait aucoin de la rue et lui demandait ce qu’il voulait. Sans doute leboiteux reconnut Buridan, car, quelques minutes plus tard, le ducd’Égypte apparut, escorté de quelques hommes dont quelques-unsportaient des torches.

Buridan détacha le premier sac et le laissatomber à terre.

Puis le deuxième, le troisième et lequatrième.

Les sacs, en tombant, rendaient un son d’or.Les truands ouvraient des yeux terribles. Le duc d’Égypte demeuraitcalme. Alors Buridan prononça :

« Je t’ai promis que, si je devenaisriche, je t’apporterais, pour toi et tes compagnons, la moitié dema fortune. Je tiendrai parole plus tard, car ceci n’est pas mafortune. C’est de l’or que je ne puis garder. Et j’ai pensé qu’ilte conviendrait de l’accepter afin de le répartir entre les veuveset les enfants de ceux qui sont morts pendant l’attaque des troupesroyales. »

Le duc d’Égypte inclina la tête en signed’assentiment et fit un geste.

En un clin d’œil, les quatre sacs disparurent,emportés.

Buridan eut un sourire, puis, saluant le ducd’Égypte, il s’éloigna au pas de son cheval et sortit de la Courdes Miracles.

Chapitre 29C’ÉTAIT ÉCRIT

Nous revenons dans le grenier de laCourtille-aux-Roses.

La nuit était venue ; l’ombre et lesilence y régnaient souverainement au moment où nous prions lelecteur d’y pénétrer avec nous.

Ce grenier n’était point inhabité,cependant.

Trois êtres, trois fantômes, mornes etlugubres, l’occupaient en ce moment et gisaient, çà et là, en desposes variées, mais qui dénotaient un accablement intense et undétachement des choses d’ici-bas d’une profondeur insondable.

Ces trois fantômes étaient : LancelotBigorne, Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot, lesquelsparaissaient plongés dans des réflexions profondes, il est vrai,mais dénuées de toute gaieté, à en juger par les soupirslamentables et les grognements larmoyants qui s’échappaient detemps en temps de l’une ou l’autre poitrine des trois tristescompères.

« Lancelot, dit Bourrasque, quicommençait à connaître son compagnon, Lancelot, tu as une idée.

– Des idées, on en a toujours.

– Oui, mais j’entends une bonne idée.

– Ma foi, compère, je n’en sais encorerien. Mais ce que je sais, par exemple, c’est que j’ai faim…

– Et soif, ajouta Guillaume.

– Faim et soif, parfaitement, et que cen’est pas en restant ici à gémir que je trouverai quelque chose ànous mettre sous la dent. En conséquence, je vais sortir à montour, ne serait-ce que pour voir si je serai plus heureux que monmaître Buridan.

– Bien déduit ! fit Riquet. CeLancelot aurait pu faire un logicien d’assez bonne force. Qu’endis-tu, compère Guillaume ?

– Par les poils de la sainte barbe duChrist, je dis comme toi, compère Riquet. Mais il ne faudraitcependant pas oublier que nos têtes sont mises à prix.

– C’est vrai… Insigne honneur… dont nousnous serions bien passés.

– Cornes du diable ! messireBuridan, mon maître, s’est bien exposé en plein jour ; je puisbien, moi, Lancelot, son écuyer, me risquer la nuit !

– C’est juste !… car ainsi, tu nemanqueras en rien à la déférence qu’un bon serviteur doit à sonmaître. Va donc, Lancelot.

– Mais surtout, sois prudent !

– Fiez-vous à moi. Mais, vous autres, nebougez pas d’ici, ne dormez que d’un œil et tenez-vous prêts aupremier appel.

– Va, Lancelot, va ! et sois sansinquiétude, nous veillerons. »

Sur ces mots, Lancelot Bigorne se glissadoucement et à tâtons dans l’escalier, certain qu’il était que sesdeux compagnons resteraient, comme ils l’avaient promis, l’œil etl’oreille aux aguets.

À vrai dire, Lancelot Bigorne n’avait aucunplan d’arrêté ; il allait tout simplement à l’aventure, sefiant à son instinct et à sa bonne étoile.

Il parvint au rez-de-chaussée et s’apprêtait àsortir lorsqu’il lui sembla voir une lueur du côté de la fenêtredonnant sur le jardin.

« Ouais ! se dit Lancelot, serait-ceun éclair ? Pourtant nous ne sommes point en saison où lesorages sont communs. Serait-ce la faiblesse qui me donne deshallucinations ?… Mais non !… Par saint Barnabé, voici lamême lueur ! Oh ! oh ! voyons qu’estceci ! »

Sur ce monologue, au lieu de se diriger versla porte qu’il s’apprêtait à franchir, il s’approcha de la fenêtreet se mit à observer le jardin. Or, voici ce qu’il vit :

Dans le jardin, avec d’infinies précautions,une ombre allait et venait.

Cette ombre paraissait se livrer à ce jeu bienconnu qu’on appelle colin-maillard, car elle marchait à tâtons, lesbras étendu en avant.

Seulement, la main placée au bout d’un de cesbras tenait une lanterne. Cette lanterne était recouverte d’unmanteau et l’autre main soulevait, de temps en temps, un coin de cemanteau et éclairait ainsi, par intermittences, la route àsuivre.

C’était en découvrant ainsi sa lanterne quecette ombre avait produit des lueurs qui trahirent sa présence auxyeux exercés et sans cesse en arrêt de Lancelot Bigorne.

Cependant, un jet de lumière, mal dirigé sansdoute, vint éclairer l’ombre mystérieuse en plein visage et uneexclamation faillit s’échapper des lèvres de Bigorne :

« Simon !… Simon Malingre !…Tête et tripes ! que vient faire ici ce fruit depotence ? »

Cependant Simon Malingre avait déposé à terresa lanterne et, accroupi dans un coin du jardin, au pied d’unarbre, il creusait le sol avec une courte dague dont il paraissaits’être muni à cette intention et qu’il maniait avec une assuranceet une agilité qui dénotait une certaine habitude.

Il s’était agenouillé et retirait avec sesmains la terre qu’il déposait méthodiquement au bord du trou, quidevenait plus profond.

Enfin ses doigts rencontrèrent un corps dur,un coffre, sans doute ce qu’il cherchait, car il eut un de cesminces et pâles sourires qui le rendaient plus hideux, et tandisque sa poitrine se soulevait en un vaste soupir de soulagement, ilmurmura sur un ton de jubilation profonde :

« Il est là ! »

Et soudain, ne pouvant plus maîtriserl’angoisse terrible qui l’étreignait, il s’écroula sur le coffretqu’il ouvrit avec une précipitation rageuse.

Alors, certain que son trésor était aucomplet, et à l’abri de toute visite indiscrète, il ferma le coffrejoyeusement et remit proprement, méthodiquement, la terre dans sontrou jusqu’à ce que le trou fût comblé : puis il piétinasoigneusement la terre à cet endroit, et tranquille désormais, maisnon sans force soupirs de regret, il s’éloigna.

Lancelot Bigorne le vit partir sans faire ungeste ; il se contenta de murmurer ironiquement :

« Tu peux partir, ça m’est égal, je saisbien où te trouver à présent ! »

Puis il attendit un bon moment pour être biensûr que Simon ne reviendrait pas sur ses pas, et, quand il jugeaavoir suffisamment attendu, il sortit de sa cachette et se dirigeatranquillement vers l’endroit que venait de quitter Simon et nonmoins tranquillement, à son tour, il se mit à creuser la terre, cequi fut vite fait, Simon lui ayant facilité la besogne.

Lorsqu’il eut déterré le coffre, Lancelot lemit sous son bras, non sans une grimace de satisfaction, etréintégra l’intérieur de la maison en disant :

« Décidément, c’était écrit ! Jesuis né pour trouver des trésors !… »

Chapitre 30GILLONNE PARLE

En quittant la Courtille-aux-Roses, SimonMalingre se dirigea tout droit vers le Temple, situé à côté, commenous l’avons indiqué, dans l’intention de rejoindre son maître, lecomte de Valois.

L’affreux petit homme débordait d’une joiedélirante.

Il se frottait les mains frénétiquement etmurmurait :

« Allons ! allons ! c’est dit…je suis encore plus riche que je ne pensais moi-même. Demainj’enlève mon or, j’enfourche un bon cheval, il n’en manque pas dansles écuries de mon maître, et… bonsoir, monseigneur !débarbouillez-vous comme vous pourrez. »

Par des chemins détournés qui lui étaientfamiliers, il gagna les appartements du gouverneur et se disposaità entrer dans la chambre de son maître lorsque son propre nomprononcé par une voix connue vint l’arrêter net.

Il ouvrit sans bruit la porte, et, dansl’entrebâillement caché par une tenture qui pendait de l’autrecôté, il écouta, retenant sa respiration, la sueur de l’angoisse aufront.

Gillonne parlait à Valois de son airdoucereux.

« Oui, monseigneur, Simon Malingre estindigne de vos bontés, c’est un traître qui mérite d’être pendu…que dis-je, d’être écartelé et brûlé à petit feu.

– Dis-moi ce que tu as à me dire, maisprends garde… n’essaie pas de mentir… sinon je te ferai arracher lalangue et c’est toi que je ferai brûler à petit feu. Parle,maintenant. »

La féroce et vindicative mégère fit alors, enl’amplifiant à sa manière et en chargeant à outrance son ex-fiancé,le récit des événements à la suite desquels Myrtille put enfin êtreréunie à Buridan.

Simon Malingre, derrière sa porte, étaitatterré.

Machinalement poussé par l’instinct de laconservation, plus fort que par le raisonnement, il avait fermédoucement la porte et s’était retiré à pas de loup vers un étroitréduit où il savait que nul ne pénétrerait… nul que lui.

Là, se sentant momentanément en sûreté, il selaissa choir lourdement sur un escabeau, ses jambes se dérobantlittéralement sous lui, et hébété, hagard, ruisselant de sueur,versant de grosses larmes qui se mêlaient aux gouttes de sueur,sans qu’il parût s’en apercevoir, il se prit la tête à deux mains,geignant sans cesse.

Peu à peu le calme lui revint. Il pritminutieusement toutes les dispositions nécessaires pour ne pas êtresurpris au cas invraisemblable où on serait venu le relancerjusque-là, s’arrangea dans un coin une sorte de couche et s’étenditvoluptueusement en murmurant :

« Je tombe de fatigue… dormons… Nousverrons le reste demain… mais, ma douce Gillonne, tenez-vous bien,je ne suis pas encore écorché vif… Rira bien qui rira ledernier. »

Chapitre 31LE GÉNIE DE SIMON MALINGRE

Le lendemain dans la matinée, Simon, aussicalme, aussi tranquille que si rien ne l’eût menacé, pénétrait delui-même dans la chambre du comte de Valois, avec la belleassurance de la plus parfaite innocence, et cette quiétude absolueque donne, dit-on, une conscience sans reproches.

« Victoire, monseigneur, victoire !…j’apporte une heureuse nouvelle ! »

Simon Malingre comprit parfaitement ce qui sepassait dans l’esprit de Valois et jouant le tout pour letout :

« Allons ! dit-il avec un soupir, lemoment fatal et douloureux est venu… je vois que mon maître doutede moi… je dois tout dire. »

Sur ces mots, il se mit humblement à genoux etbaissant la tête avec une contrition admirablement jouée :

« Monseigneur, j’implore votrepardon ! »

Le comte tressaillit violemment et se penchantvers lui, le dévorant du regard :

« Mon pardon ? dit-il. Et dequoi ?

– Monseigneur, larmoya Simon ens’écrasant sur le parquet, je vous ai trompé…

– Ah ! misérable traître !hurla le comte qui bondit en envoyant rouler derrière lui lefauteuil sur lequel il était assis, tu avoues enfin ?…

– J’ai dit, monseigneur, que je vousavais trompé. Je n’ai pas dit que je vous avais trahi. »

Alors Simon Malingre, à son tour, et enarrangeant à sa manière, mais en prenant un par un tous les faitsque la vieille Gillonne avait présentés à sa charge et en lesretournant à son profit, fit le récit complet de la manière dont ilavait livré Myrtille à Buridan.

Cette fois, le comte était parfaitementconvaincu de l’innocence de Simon. Il saisit une bourse pleine depièces d’or et la lui donna en disant :

« Tiens ! prends ceci… c’est pour tefaire oublier ma brusquerie de tout à l’heure, ajouta-t-il ensouriant… mais si tu réussis, c’est dix bourses pareilles que je tedonnerai. »

Avec une dextérité qui dénotait une grandehabitude, Simon fit prestement disparaître la bourse, non sansl’avoir préalablement soupesée, ce qui amena chez lui une grimacede satisfaction.

« Maintenant, monseigneur, je vaisrepartir tout de suite en campagne ; comme je vous l’aiexpliqué, je dois agir seul ; cependant, j’aurais besoin d’unaide ; je vous prierai de m’accorder votre femme de charge,Gillonne. »

Le comte fit appeler Gillonne.

On doit juger de sa stupeur en apercevantMalingre dans la chambre du comte et paraissant être plus en faveurque jamais.

« Dame Gillonne, je vous confie àMalingre pour quelques jours… obéissez-lui en tout ce qu’il vouscommandera comme vous m’obéiriez à moi-même et songez que, suivantvotre conduite en cette affaire, j’oublierai ou je châtierai lafaute que vous avez commise hier soir.

– Là, fit Malingre gravement, j’avaisbien dit qu’elle avait dû mécontenter monseigneur. Vous ne serezdonc jamais sérieuse, Gillonne ? Vous pouvez lui pardonner,monseigneur, car je vous réponds qu’elle obéira et marchera audoigt et à l’œil. N’est-ce pas, Gillonne ?

– Sans doute, répondit Gillonne, mondevoir est d’obéir à monseigneur… Quant à ma faute, je tâcherai dela réparer. »

Sur ces mots, Valois les congédia tous deuxaprès avoir conféré un instant à voix basse avec Malingre, ce dontGillonne se montra très inquiète.

Chapitre 32DEUX DÉMONS AUX PRISES

Lorsqu’ils furent installés tous deux dans leréduit qui lui avait été assigné au Temple, Gillonne fit signe àMalingre de s’asseoir et s’assit elle-même près d’une fenêtredonnant sur une cour intérieure et, prête à ameuter toutes lesgarnisons à la moindre velléité de violence, elle attendit queMalingre s’expliquât.

« C’est bien simple, dit Malingre, quijouissait délicieusement de son trouble et de ses terreurs,monseigneur sait tout, je te l’ai dit ; me voyant perdu, j’aisongé tout d’abord à toi – tu vois, ingrate, s’il faut que jet’aime –, et j’ai pris mes dispositions pour te faire partager monsort et, tu sais, de bonnes, de solides dispositions…

– Mais alors… il faut fuir… nous avonsquarante-huit heures devant nous… nous avons le temps… Nous seronsloin avant qu’on ait songé à se lancer à notrepoursuite. »

Le petit œil sournois de Malingre eut unelueur sitôt éteinte.

« J’ai trouvé ! Voilà : nousallons abandonner les quelques nippes et hardes que nous possédons,tant ici qu’à l’hôtel, nous allons sortir d’ici les mains vides,chacun de notre côté. Toi, Gillonne, tu iras à l’hôtel et tu yprendras et emporteras tout l’or et les quelques bijoux que tupossèdes, et à sept heures, à sept, tu m’entends ?… tuviendras me retrouver à la Courtille-aux-Roses, où se trouve cachémon trésor à moi et où je t’attendrai dans la salle basse, aurez-de-chaussée.

– Là, que ferons-nous ? ditGillonne, qui suivait attentivement ces explications, mais qui,néanmoins, n’avait pu réprimer un léger froncement de sourcils enentendant qu’elle devait emporter son or et ses bijoux.

– Donc, reprit Malingre, à laCourtille-aux-Roses nous ferons notre liquidation en honnêtesassociés, et cette liquidation terminée, je te laisse à choisirentre : ou t’en venir avec moi en Flandre, où nous pourronsnous marier et vivre tranquilles, à l’abri de tout, grâce à nosdeux fortunes réunies ; ou, une fois le partage fait, tirerchacun de son côté, et nous arranger chacun comme bon noussemblera. »

Gillonne paraissait réfléchir profondément etsans doute avait-elle trouvé quelque bon moyen d’échapper auxconditions imposées par Malingre, car elle répondit d’assez bonnegrâce et en souriant :

« Je dis que ton plan m’agrée en toutpoint, que je ferai comme tu viens de l’indiquer et qu’à septheures, je serai à la Courtille-aux-Roses avec toute mafortune ; quant à ta proposition de nous unir… »

La mégère avait déjà ouvert la porte et sedisposait à sortir, lorsque Simon la rappela.

« À propos, dit-il, j’ai oublié de tedire qu’à partir du moment où tu mettras les pieds dehors, deuxhommes à moi, deux hommes sûrs, ne te quitteront pas plus que tonombre.

– Ah ! » fit la vieille toutesaisie.

Elle voulut protester de sa bonne foi et deson intention d’agir loyalement, mais les expirèrent dans sa gorgecontractée ; elle ne put qu’ébaucher un geste de soumission etsortit enfin, raide, avec quelque chose de hagard au fond desyeux.

Malingre la suivit des yeux, puis resté seul,une flamme de triomphe dans ses petits yeux perçants, il se livrade nouveau à un accès de rire effrayant, bégayant dans seshoquets :

« Ah ! ah ! ah ! comme jel’ai bien jouée… ah ! ah ! ah ! maintenant, je tiensla guenon dans mes filets… elle ne m’échappera pas. »

Chapitre 33OÙ IL EST QUESTION D’UNE CASSETTE ET D’UN RIDEAU

Le soir même, à l’heure dite, Malingre dans lasalle basse de la Courtille-aux-Roses, attendait Gillonne avec uneimpatience mélangée d’assurance et de doute.

« Oh ! elle viendra, murmura-t-il,elle viendra, j’en suis sûr… Elle sent qu’elle a besoin de moi pourfuir et puis je lui ai fait trop peur… elle ne peut pas ne pasvenir. Hé ! mais, n’est-ce pas elle que j’aperçoislà-bas ?… Oui, ma foi… Enfin !… Nous allons régler noscomptes !… »

En effet, c’était Gillonne qui arrivait,exacte au rendez-vous.

Elle était enveloppée dans une vaste mantenoire et marchait lentement, avec précaution.

Malingre courut à sa rencontre et, derrièreelle, poussa soigneusement les verrous intérieurs de la ported’entrée.

« Tu vois, Simon, dit Gillonne, je suisexacte.

– Je savais que tu serais exacte,répondit Malingre en riant. Attends que je te décharge… ça doitêtre lourd à porter, une cassette pareille… surtout pour une femmefaible comme toi, ma douce Gillonne.

– Non, non, je la porterai bien touteseule. »

Il n’insista pas et dit :

« Comme tu voudras, ma mignonne, c’étaitpour te rendre service. Mais ne restons pas dans ce jardin, entronsdans la maison, veux-tu ? »

Il s’était assis assez loin d’elle, en face,et soit hasard, soit préméditation, il était placé devant la porte,les deux mains sur le pommeau de son épée – car il s’était munid’une arme – le menton appuyé sur les mains, la regardant enriant.

« Voyons donc cette jolie cassette…

– Voici !… Tu vas l’ouvrir… nouscompterons ce qu’elle contient… bien que je sache à un denier près…nous ferons deux parts égales (Seigneur ! que je suis doncmalade !) tu prendras… (j’étouffe) et tu prendras… la moitiéqui te revient (Vierge sainte !… je suis morte).

– Bah ! fit Malingre, vraiment ébahide cette concession à laquelle il était loin de s’attendre. Tout desuite.

– Nous étions de bons amis, Simon… nousdevions nous marier… ne t’en souviens-tu pas ?

– Oui, oui, en effet, tu m’aimaisbeaucoup ! C’est sans doute pour cela que… tiens, pas pluslard qu’hier soir, je t’ai entendue, quand tu me dénonçais àmonseigneur… en sorte que, ce matin, si je n’avais su diriger mabarque, je serais à l’heure actuelle dans quelque cachot… et toi,occupée, sans doute, à retourner dans ce jardin pour découvrir montrésor et t’en emparer.

– Saints anges du paradis ! il saittout !… Je suis perdue ! »

Malingre, sa dague toujours au poing, s’étaitapproché en chantonnant d’un rideau tendu devant l’embrasure d’unefenêtre et il avait tiré ce rideau.

« Regarde, Gillonne, si je suis homme deprécaution. Vois-tu la belle corde neuve que je te destine…Eh ! eh ! eh ! elle m’a bien coûté trois sols, cettecorde-là… et ce nœud coulant ? Le bourreau juré n’en fait pasde meilleur… Et cette poulie là-haut, au plafond, que j’ai plantéemoi-même… crois-tu que c’est solide ?… et ce piton ici, là,près de la fenêtre, pour accrocher la corde, quand tu te balancerasau bout !… Oh ! je n’ai rien ménagé, va, et je n’ai pasregardé à la dépense.

– Grâce ! Simon, grâce !

– Marche ! » dit Simon.

Sous la piqûre, Gillonne poussa un hurlement,mais néanmoins ne bougea pas.

« Marche ! » répéta Malingre,en enfonçant plus profondément la pointe dans la gorge.

Alors, l’infortunée Gillonne se redressa d’unbond et, échevelée, hagarde, à moitié folle, se dirigea à reculonsvers la corde, poussée par la pointe de la dague qui la piquait auvisage, chaque fois qu’elle faisait mine de s’arrêter.

Et Malingre, maintenant, chantait à pleinevoix une chanson macabre, dans laquelle il était questionprécisément de gibet, de bourreau et de corde bien graissée.Gillonne se trouva enfin acculée à un escabeau.

« Monte », commanda la voiximpérieuse de Malingre, qui avait tiré le rideau derrière lui commes’il eût craint qu’un œil indiscret pût jouir du terrible spectacleauquel il se délectait.

Idée bien malencontreuse qu’il avait eue là,Malingre, car, s’il n’avait pas tiré ce rideau, il aurait pu voirun des énormes bahuts qui garnissaient la pièce s’ouvrir sansbruit, une ombre sortir prestement de ce bahut, le refermervivement, bondir sur la cassette restée sur la table, s’en saisir,gagner en deux bonds la deuxième fenêtre, l’ouvrir sans bruit,l’enjamber et la tirer à lui du dehors.

Mais Malingre était trop joyeusement occupéderrière son rideau pour voir ce que nous venons de montrer aulecteur.

Malingre, devant l’hésitation compréhensiblede Gillonne, répéta, en l’appuyant de la pointe de sa dague, sonimpérieux :

« Monte ! »

Et la misérable, en effet, monta surl’escabeau, et levant machinalement les yeux au ciel, peut-être enune suprême imploration, vit le nœud coulant qui se balançaitmollement au-dessus d’elle, poussa un gémissement affreux et baissavivement la tête pour échapper au nœud fatal.

Malingre, appelant à lui toute sa force, seprécipita sur le piton autour duquel il enroula solidement la cordequi lui coupait les mains.

Puis il se campa devant le corps de sa victimeet la contempla avec une joie féroce.

La pendue se débattait dans le vide ; sesdoigts, instinctivement, cherchaient à se raccrocher au nœud quil’étranglait, les veines se gonflaient, les yeux exorbitaient, lalangue pendait, lamentable, hors de la bouche édentée ; elleétait hideuse à contempler et ce fut bien là l’impression qu’elleproduisit à Malingre, car il hocha la tête en disant à haute voix,comme si elle eût pu l’entendre :

« J’avais pourtant bien des choses à tedire encore… jusqu’à ton dernier souffle, tu auras donc trouvé lemoyen de me jouer des tours de ta façon ? Mais enfin celui-làsera le dernier… Hou !… tu n’étais pas bien jolie de tonvivant, mais maintenant tu es hideuse… tiens, je ne peux passupporter ta vue… tu me tournes le cœur. »

Et Malingre, effectivement, passa de l’autrecôté du rideau.

Chapitre 34OÙ SIMON MALINGRE MARCHE DE STUPEUR EN STUPEUR

Malingre avait déposé son épée et sa dague surun bahut et tiré de son sein un poignard à lame courte, mais trèslarge.

Tout en se livrant à ses occupations avec uneparfaite quiétude, il marmottait :

« Cette enragée guenon qui me joue leméchant tour de trépasser avant que j’ai pu lui dire tout ce quej’avais sur le cœur !… Hé ! hé ! me voilà tout àfait riche maintenant ; le magot de la défunte Gillonne étaitbien garni, hé ! hé ! »

Cette pensée du magot l’amena toutnaturellement à se tourner vers l’endroit où il avait posé lacassette.

Il resta bouchée bée, les yeux arrondis par lastupeur : la cassette qu’il avait laissée là, sur la table,quelques minutes avant, la cassette n’y était plus !…

Il se frotta les yeux comme pour s’assurerqu’il était bien éveillé et dit à haute voix :

« Voyons, voyons, je ne dors pas… j’avaisbien laissé la cassette là ! »

Et il se mit à fureter partout, revenanttoujours et malgré lui à la table, parlant tout haut, sans s’enapercevoir, répétant sans cesse :

« Pourtant, je l’ai laissée là… j’en suissûr… je ne dors pas… je ne suis pas devenu fou. »

Il se mit à trembler de tous ses membres, sescheveux se hérissèrent et il se sentit positivement devenir fou deterreur.

En effet, là, de derrière ce rideau auquel iltournait le dos, n’osant plus le regarder, de derrière ce rideau,une voix, la voix de Gillonne, Gillonne qu’il avait pendue de sespropres mains, il n’y avait pas un quart d’heure, la voix deGillonne s’était fait distinctement entendre :

« Tu l’as dit, Simon… C’est moi qui t’airepris mon bien ! Ah ! ah ! ah ! même la mortne peut me séparer de mon or chéri, mon or que j’aimais au-dessusde tout… Tu peux chercher, tu ne trouveras rien !… j’ai reprismon bien, ah ! ah ! ah ! »

Alors, éperdu, stupide d’étonnement, à moitiéfou de terreur superstitieuse, il clama désespérément :

« Arrière, fantôme… si tu as repris tonbien, je ne te dois plus rien… Laisse-moi… Je vais prendre mon bienà moi et si ce sont des prières que tu veux, eh bien, jeconsacrerai une partie de mon trésor en messes pour le salut de tonâme… mais laisse-moi.

– Ton trésor ?… Va, cours,cherche !… Si tu le trouves… »

Et il courut, en effet, comme la morte venaitde le lui ordonner.

Et telle était, chez lui, la puissance del’avarice, que l’idée ne lui vint même pas de fuir ces lieux qu’ilcroyait hantés.

Non ! la morte avait dit :« Cherche si tu trouves. »

Et la seule crainte qui le tenaillaitmaintenant était d’arriver trop tard.

Et, tout en courant vers le coin où, laveille, il avait enfoui son coffre, il grognait :

« Pourvu que je n’arrive pas troptard !… Pourvu que la gueuse ne m’ait pasvolé !… »

Et, en creusant le sol avec l’arme qu’iln’avait pas lâchée, poursuivi par cette crainte, cette hantise, ilrépétait toujours les mêmes phrases.

Cependant il avait creusé déjà un trou assezprofond. Il lui semblait qu’il aurait dû déjà rencontrer le bois ducoffret.

Il s’arrêta, s’assit les jambes pendantes endedans du trou qu’il avait creusé et larmoya :

« Elle m’a volé !… la gueuse m’atout pris. »

Or, comme il répétait pour la centième foispeut-être : « Trop tard !… La gueuse m’avolé ! » une main se posa sur son épaule et une voixrailleuse lui cria :

« Eh ! mais c’est mon camarade SimonMalingre !… Çà ! que fais-tu donc là à pareilleheure ? »

Il ne fut même pas étonné de voir là LancelotBigorne. Tout à son désespoir et à son idée fixe, il désigna letrou et dit de son ton larmoyant :

« La gueuse m’a volé.

– On t’a volé, compère ?… Mais,cornes du diable ! ce n’est pas une raison pour brailler commeun veau à l’abattoir… On ne réveille pas ainsi les gens, quediable !… Allons, lève-toi et suis-moi. »

Ces mots, dits d’une voix rude, commencèrent àtirer quelque peu Malingre de son engourdissement cérébral.

Il reconnut enfin Bigorne, la mémoire luirevint et, avec la mémoire, la conscience de la passe critique enlaquelle il se trouvait.

« Maintenant, marche de bonne grâce, situ ne veux pas que je te pousse avec la pointe de marapière. »

Malingre dut donc se résigner à marcher.

Mais, lorsqu’il vit que Lancelot Bigorne sedisposait à le faire entrer dans la salle même où il avait penduGillonne, la crainte du fantôme vint assaillir son esprit déjàfortement ébranlé par des secousses successives et il se raiditnerveusement en disant d’une voix suppliante :

« Non, pas là… pas là… »

Malingre ne pensait qu’au fantôme qui luiavait parlé là, derrière ce rideau, au fantôme qui l’avaitdépouillé.’

« Puisque tu as juré de nous perdre, ceque tu ferais indubitablement si je te laissais aller, ne voulantpas être tué par toi, je vais, puisque je te tiens, te tordre lecou comme à un poulet… ou plutôt non, je vais te pendre icimême.

– Me pendre ici ? dit Malingre quiavait entendu vaguement.

– Oui, scélérat, ici même… derrière cerideau !… »

Malingre se mit à rire.

« Ouais ! tu ris de cela,toi ?… Serais-tu brave, par hasard ?

– Me pendre ici, reprit Malingre quiriait toujours, que non… la place est prise… elle y est déjà,elle !…

– Bien ! bien ! Je vois où lebât te blesse », dit Lancelot, qui crut comprendre.

Et, se levant, il alla tirer le rideau.

Mais Malingre se boucha les yeux de ses poingsfermés et s’aplatit à terre en gémissant.

« Regarde s’il n’y a pas de quoi tependre proprement. »

Malingre regarda, en effet, et resta béant destupeur.

La corde était toujours là, se balançantlentement au-dessus de l’escabeau qui avait été remis en place parune main mystérieuse ; seulement Gillonne, qu’il avait laisséependue au bout de cette corde, Gillonne n’y était plus !

Malingre se demandait de plus en plus s’il n’yavait pas là de la magie.

« Allons, fit rudement Bigorne,marche… »

Et la scène qui s’était passée entre Malingreet Gillonne recommença.

Seulement cette fois, c’était Malingre qui setrouvait dans la situation de Gillonne, et c’était Lancelot Bigornequi le piquait, lui, Malingre, de la pointe de sa rapière et, luidésignant la corde, lui disait :

« Marche ! »

Arrivé là, le misérable perdit la notion deschoses.

Il vit, il sentit vaguement que Lancelot,riant et grimaçant, poussant de formidables hi han ! luipassait le nœud fatal au cou ; il sentit, une seconde, unedouleur atroce à la nuque et il se sentit balancé dans le vide etce fut la fin…

*

**

Or, Malingre n’était pas mort et Gillonnen’était pas morte.

Lancelot Bigorne avait assisté, caché dans undes bahuts qui ornaient la salle, à l’entretien de Malingre et deGillonne.

C’est lui qui, profitant de ce que Malingre setrouvait occupé à pendre Gillonne derrière le rideau, avaitadroitement subtilisé la cassette.

C’est lui qui, sorti par une fenêtre, étaitallé à l’autre où il avait assisté à toute la scène de lapendaison.

Lui encore qui avait dépendu l’infortunéeGillonne à temps, lui avait donné des soins, l’avait rappelée àelle et lui avait soufflé les paroles qui jetèrent la terreur dansle cerveau de Malingre.

Lui toujours qui avait confié Gillonne àBourrasque, lequel l’avait descendue dans le caveau voisin de celuioù se trouvait déjà Stragildo, pendant que Riquet transportait augrenier la cassette tant convoitée par Malingre.

Lui qui s’était élancé derrière Malingre et,après l’avoir laissé longtemps creuser le sol, l’avait enfinconduit là où il s’était livré à un simulacre de pendaison pourachever de le terrifier, ensuite de quoi il l’avait dépendu,descendu dans le caveau et jeté auprès de Gillonne qui, certes, seserait passée de ce voisinage.

*

**

Cependant, les secousses violentes qui avaientagité successivement et si rapidement son cerveau avaient fortementébranlé la raison de l’infortuné Malingre.

Lorsque, sortant de l’évanouissement danslequel il était tombé, il revint à lui, il se trouva dansl’obscurité d’une cave, sorte de cachot.

Lorsque, ses yeux s’habituant à l’obscurité ducachot, il vit Gillonne qui, terrifiée elle-même, s’était blottieen un coin et le regardait avec une crainte mêlée d’unesatisfaction farouche, sa raison vacilla complètement et lemalheureux devint fou tout à fait.

Il commença par montrer du doigt Gillonne endisant :

« Là !… Là !…Abomination !… le fantôme !… Que me veux-tu encore ?Tu m’as pris tout mon or… tout mon or chéri, tu me l’as pris… Tu aspris ma vie… Maintenant, c’est mon âme que tu veux ?…Hein ?… oui, pour la porter à messire Satan ?…Arrière !… Arrière !… Tu ne l’auras pas, mon âme… non, tune l’auras pas… »

À ces mots, Gillonne comprit et ellefrémit :

« Fou ! murmura-t-elle, il estfou !… Doux Jésus !… Mais il va m’étrangler… Je ne veuxpas rester ici… Non, c’est trop horrible ! Je deviendraisfolle moi-même. »

Et comme, à ce moment précis, Gillonne, auparoxysme de la terreur, frappait à la porte à tour de bras enhurlant, le fou crut que le fantôme se ruait sur lui ; il sedressa tout d’une pièce et saisit l’infortunée au cou par-derrière,en criant :

« Ah ! je te tiens… je te tiensbien !… Voyons qui sera le plus fort de nous deux… Ah !ah ! Mon or ?… où est mon or ?… Tu dis qu’il est là…Où çà ?… Ici ?… Oui ?… Bon, bon, attends que jefinisse de t’étrangler, car je te connais, moi… tu serais capablede me prendre par-derrière quand je creuserai là pour retrouver monor !… Ah ! ah ! ah ! je savais bien que je teferais rendre gorge… Je savais bien que je serais le plusfort. »

Et le fou lâcha Gillonne.

Mais Gillonne était bien morte, cette fois-ci,morte étranglée par Malingre, le fou, qui lui avait incrusté sesdoigts, véritables griffes, dans le cou.

Sans plus s’occuper du cadavre, le fou se ruaà plat ventre dans un coin de la cave et se mit à gratter le solavec ses ongles, et tout en grattant, il grognait :

« Il est ici, mon or… c’est ici qu’elleme l’a caché… Ah ! ah ! ah ! comme je l’ai bienforcée à parler… mais il faut creuser… creuser encore… C’estdur !… très dur !… mais n’importe, c’est pour mon or queje vais retrouver. »

Et il creusait toujours, en effet.

Ses doigts étaient en sang, mais il ne s’enapercevait pas, il ne sentait rien.

Longtemps encore il creusa le sol engrognant :

« Je le retrouverai, mon or… je leretrouverai… »

Soudain il s’arrêta et resta étendu de toutson long, la face contre terre, dans la fosse que lui-même avaitcreusée.

Il était mort !

Chapitre 35L’IDÉE DE BURIDAN

Jean Buridan, après avoir jeté aux pieds duduc d’Égypte les quatre sacs de Stragildo, avait fait demi-tour etquitté la Cour des Miracles.

Alors, tout joyeux, dans la lumière du soleillevant, il s’enfonça dans la campagne, laissant sur sa droite lemont Faucon où se dressait le gibet et se dirigeant d’un bon trotvers l’autre mont qui dressait là-bas sa butte couverte defrondaison : Montmartre !…

C’était bien à Montmartre que se rendaitBuridan.

Comme il montait tout haletant, une formeblanche et légère bondit du fond d’un taillis, et Myrtille, jetantses deux bras autour de son cou, s’écria joyeusement :

« Bonjour, seigneur Buridan, soyez lebienvenu sur cette montagne… »

Buridan demeura tout saisi et serra sa fiancéesur sa poitrine, sans pouvoir prononcer un mot. Il vit alorscombien il l’aimait. Presque aussitôt apparut Mabel, – Anne deDramans, – rajeunie de vingt ans, et, après les premièreseffusions, tous trois montèrent jusqu’en haut.

Ils étaient tous trois aussi heureux quepeuvent l’être des créatures humaines.

Buridan était venu à Montmartre pour seretremper.

Il écartait donc de son esprit toute penséeattristante, résolu à connaître au moins un jour de bonheur devivre en paix, sous le double regard d’amour de sa mère et de safiancée.

Aussi, lorsque Mabel, au bout de deux heures,parla d’organiser le départ, il renvoya au lendemain touterésolution.

Le lendemain, Mabel parla encore departir.

Mais Buridan éluda encore la question.

Le moment vint enfin où Buridan dut avouerqu’il ne pouvait encore songer à s’éloigner de Paris. Mabel lui endemanda les raisons.

« Je ne partirai pas avant d’avoirdélivré Philippe et Gautier d’Aulnay. »

Mabel tressaillit. Buridan continua :

« Pardonnez-moi, ma mère, de vousrappeler de terribles souvenirs avec ces deux noms-là. Mais, si jem’en allais tandis que ces deux hommes vont mourir, si je partaissans avoir tenté l’impossible pour les sauver, il me semble que jene pourrais plus vivre moi-même.

– Va donc, mon fils, fit Mabel avec unsoupir.

– Ce n’est pas tout, reprit Buridan. J’aià vous parler du père et de la mère de Myrtille…

– Enguerrand de Marigny ? interrogeaMabel.

– Arrêté !…

– Marguerite de Bourgogne ?…

– Arrêtée !…

Buridan raconta comment il avait voulu sauverMarigny, comment il était allé à la Tour de Nesle, comment le roi,prévenu par Stragildo, avait surpris ses paroles accusatrices etles aveux de Marguerite.

« Fatalité ! murmura Mabel, commel’avait murmuré Buridan. Ainsi pendant quinze ans, j’ai rêvé,combiné des plans de vengeance dont chacun me semblait ensuitechimérique. Et le hasard, par des voies toutes naturelles, aatteint Marguerite.

« Elle a été frappée comme je voulaisqu’elle le fût ! À l’endroit où je voulais qu’elle lefût ! Et frappée par qui !… »

*

**

Il fut convenu que Mabel et Myrtillecontinueraient à demeurer dans cette chaumière où il y avait, eneffet, bien peu de chances qu’on s’avisât de venir leschercher.

Et d’ailleurs, il n’y avait plus maintenantqu’un homme qui pût avoir la pensée ou le désir de retrouverMyrtille.

C’était le comte de Valois.

« Et pour celui-là, dit Buridan d’un tonferme, j’ai une idée ! »

Mabel, frémissante, chercha vainement à savoirquelle pouvait être cette idée.

Il s’agissait maintenant de faire accepter parMyrtille cette nouvelle séparation, et Mabel redoutait que la jeunefille, déjà ébranlée par tant de secousses, n’en reçût uneatteinte, cette fois, profonde.

Buridan se contenta de sourire.

Il serra sa fiancée dans ses bras en jetant unregard de triomphe à sa mère.

Lorsque vint le moment de la séparation, cefut Mabel qui se montra la moins courageuse et c’est toutsimple : elle était la mère.

Enfin, après force promesses d’être prudent,après force baisers et larmes, Buridan, vers le moment du coucherdu soleil, s’éloigna et commença à redescendre les pentes deMontmartre de façon à arriver avant la fermeture des portes.

Plus d’une fois, il se retourna pourapercevoir une fois encore les deux femmes qui, près de la rocheque lui avait montrée Myrtille, lui disaient encore adieu par leurssignes.

Puis elles disparurent enfin à ses yeux,derrière les cimes des châtaigniers et des chênes.

Alors il se mit en selle et partit autrot.

*

**

À ce moment quelqu’un qui était dans unfourré, quelqu’un qui l’avait vu venir et avait étudié chacun deses gestes, cet homme, donc, se redressa, puis sortit du taillis,s’avança jusque sur le sentier qu’avait suivi Buridan et le regardas’éloigner.

Cet homme s’appuyait sur un bâton, une fortebranche qu’il avait coupée à un arbre et qui devait lui servir dedéfense plutôt que de soutien, car il était alerte et vigoureux. Ilétait vêtu, comme la plupart des paysans, d’une souquenille serréeaux reins par une ceinture de cuir.

Son visage était sombre. Il suivait d’unardent regard le jeune homme qui avait pris le trot et qui ne tardapas à disparaître au loin.

Alors il se tourna vers le hameau et il éclatade rire, en murmurant :

« Je les tiens ! Tous !tous ! »

*

**

L’arrivée de Buridan à la Courtille-aux-Rosesfut saluée par les trois compères d’acclamations enthousiastes.

Guillaume Bourrasque faillit l’étouffer en leserrant dans ses bras. Puis, ce furent d’innombrables questionsauxquelles Buridan se contenta de répondre qu’il n’avait purésister au désir d’aller à Montmartre.

Bigorne, alors, raconta en quelques mots lamacabre aventure arrivée à Gillonne, puis à Malingre et conclut endisant que les deux cadavres avaient été proprement enterrés dansun terrain vague auquel attenait le jardin de laCourtille-aux-Roses.

« Buridan, fit alors Guillaume avecinquiétude, tu ne vas pas dire que cet or-là, comme celui deStragildo, est taché de sang ?…

– C’est un héritage ! s’écriaBigorne, Gillonne et Malingre m’ont fait leur héritier. Par saintBarnabé, c’est de l’argent honnêtement acquis ! Le curé deSaint-Eustache n’en aura pas miette ! »

Buridan se mit à rire.

« Voyons, reprit-il, il faut maintenantque je parle à Stragildo.

« Il m’est venu une idée qui peut-êtrenous aidera à sauver nos deux malheureux amis.

– Et tu espères, fit Guillaume, queStragildo t’y aidera ?

– De gré ou de force, oui !…

– Voyons l’idée, dit Bigorne qui,cependant, rangeait l’or dans les cassettes.

– Elle est bien simple, dit Buridan. Jeveux me servir de Stragildo pour arriver jusqu’au gouverneur duTemple… au comte de Valois, ajouta-t-il avec un soupir.

« Une fois que je serai en présence deValois…

– Vous iriez donc au Temple ? fitBigorne.

– Ou bien ce serait le comte quiviendrait ici, dit froidement Buridan. Une fois que je le tiendrai,donc, je sais ce qu’il faut lui dire pour le décider à favoriser lafuite de Philippe et de Gautier.

« Oui… maintenant que Marguerite deBourgogne est perdue, on peut forcer Valois dans son dernierretranchement…

– Bon ! fit Bigorne, toujoursméfiant. Pour un bachelier l’idée n’est pas mauvaise.

« Mais comment déciderStragildo ?

« Je prévois, en effet, que c’est lui quiva être envoyé en ambassade au Temple, car vous comptez sur laconfiance que Valois doit avoir en cet homme ?

– Cet or me servira à le décider »,fit Buridan en désignant les cassettes.

Guillaume, Riquet et Bigorne ne poussèrentqu’un même cri de protestation.

« Soyez tranquilles, fit Buridan, je nevous ai dit que la moitié de mon idée… »

Cette assurance ne calma nullement les troiscompères.

Mais, sans tenir compte de leurs lamentations,Buridan descendit dans la salle du rez-de-chaussée, prit les clefsdu caveau, se munit d’une lanterne et s’enfonça dans l’escalier quiconduisait dans les sous-sols.

Il arriva à la porte du caveau où Stragildoavait été enfermé et écouta un instant.

Il n’entendit aucun bruit. Alors, tirant sonpoignard, il ouvrit…

Et un cri terrible lui échappa :

Le caveau était vide !

Chapitre 36LE CAVEAU DE LA COURTILLE-AUX-ROSES

Qu’était devenu Stragildo ? Nous allonsle dire en peu de mots.

Stragildo avait été enfermé dans le caveauvoisin de celui où Simon Malingre et Gillonne devaient sitristement terminer leurs jours.

Deux journées, deux mortelles et longuesjournées se passèrent ainsi, sans qu’il eût pu même ébaucher unplan quelconque.

Le troisième jour, la porte du cachot voisins’ouvrit. Il entendit comme le bruit sourd d’un corps posé à terresans précaution, et la porte se referma.

Stragildo qui, toujours silencieux, écoutait,la face collée contre un trou de la cloison, put assister à la mortde Gillonne ainsi qu’à la longue et terrible agonie de Malingre,devenu fou.

Pas un instant, l’idée ne lui vintd’intervenir et d’essayer de sauver la femme qui râlait derrièrecette cloison qu’il aurait pu facilement abattre.

Il ne songea pas davantage à intervenirlorsque le fou se mit à creuser le trou où il cherchait sontrésor.

De temps en temps, il exprimait tout haut sespensées.

« Oui, oui, creuse, creuse toujours… jen’ai pas besoin de me presser… tu travailles pour moi… Par l’enfer,c’est à croire que mon maître Satan lui-même m’a dépêché ce foupour me prêter assistance… il me donne une idée et il fait mabesogne. »

D’où provenait donc la satisfaction deStragildo ?

Tout simplement de ceci : ses yeuxs’étaient habitués à l’obscurité et il avait remarqué que Malingre,dans sa folie, creusait le sol sous la porte de son cachot.

Cette action irraisonnée du fou avait été untrait de lumière pour Stragildo qui s’était dit :

« Laissons le fou préparer la besogne etcherchons si je ne pourrais trouver un ustensile qui puisse mepermettre de pratiquer un trou dans cette cloison.

« Après quoi j’agrandirai ce troucommencé et passerai sous cette porte… Quant au fou, s’il megêne… »

Un rire silencieux compléta sa pensée.

« Enfin, je crois que ceci fera monaffaire. »

Ceci, c’était tout simplement une tige de ferlongue de quelques pouces et grosse comme un doigt.

Il s’en saisit et dit :

« Oui, ça ira avec ça… Mais je n’entendsplus mon aide… Çà ! ce maître fainéant serait-il fatigué et sereposerait-il par hasard ?… »

Rapidement, Stragildo, doué d’une force peucommune, avait pratiqué une brèche suffisante et, sa tige de fer àla main, s’était faufilé dans le caveau voisin.

Il alla droit au fou qu’il secouabrutalement.

« Tiens ! fit-il avec la pluscomplète indifférence, il est mort !… »

Sans s’attarder en réflexions, il repoussa lecorps qui le gênait et inspecta les travaux.

Malingre, sans savoir ce qu’il faisait, avaitcreusé comme une sorte de tranchée qui s’étendait sous laporte.

Stragildo continua ce travail, y apportant laméthode et le soin nécessaires.

Après quelques heures d’un labeur acharné,Stragildo se trouva de l’autre côté de la porte, dans le couloirdes caves.

Là, il respira fortement et s’arrêta quelquessecondes en épongeant son front ruisselant de sueur.

« Si la porte de là-haut est aussibarricadée, je suis perdu », murmura-t-il.

Néanmoins, il ne s’arrêta pas longtemps ets’aventura dans le couloir en tâtonnant.

Au bout de quelques pas, il heurta lesdernières marches d’un escalier qu’il se mit à gravir avecprécaution.

Au haut de l’escalier, il se trouva devant uneporte qu’il essaya d’ouvrir.

La porte résista.

« Malédiction ! elle est fermée àclef », murmura-t-il sourdement.

Alors il se mit à inspecter minutieusement laserrure, et un sourire de satisfaction vint errer sur seslèvres.

Il glissa la pointe de sa tige entre le boiset le mur et appuya de toutes ses forces décuplées.

La porte céda.

Il était libre.

Son premier mouvement fut de fuirimmédiatement.

Mais une réflexion lui vint, il se retourna etpoussa soigneusement la porte en la refermant de son mieux, puis ils’orienta.

Il y voyait clair maintenant et pouvait sediriger aisément.

Il pénétra dans une salle du rez-de-chaussée,elle était déserte ; mais, sur un meuble, il vit une épée etune dague.

Il prit la dague et, après avoir inspecté lalame avec un sourire farouche, il la passa à sa ceinture etcontinua ses recherches.

« Voyons plus haut », fit-il, aprèsavoir constaté que le rez-de-chaussée était inhabité.

Et il monta au premier.

Sur le palier, un murmure de voix lui fitdresser la tête.

« Ils sont dans le grenier », fit-ilavec un sourire de satisfaction.

Et, sa dague au poing, il monta augrenier.

Au fur et à mesure qu’il approchait, ilentendait plus distinctement des voix.

Soudain, il s’arrêta net, cloué sur place.

Il venait d’entendre distinctement une phrasecomplète.

« Oh ! oh ! fit-il avec unejoie délirante, inutile d’aller plus loin… je les tienstous. »

Et il redescendit à pas de loup et se trouvaen quelques instants dans le jardin qu’il franchit sansencombre.

Sur la route, avant de s’éloigner, il setourna vers la maison ; le poing en l’air et les dentsserrées, il répéta encore :

« Tous !… je les tiens tous !…ils sont à moi. »

Et il partit rapidement engrommelant :

« Montmartre !… Soit, allons àMontmartre, et je trouverai sûrement. »

Chapitre 37STRAGILDO À L’ŒUVRE

C’était Stragildo, on l’a compris, qui avaitvu passer Buridan, lorsque le jeune homme redescendait les rampesde Montmartre.

L’ex-gardien des lions du roi s’assit alorssur une pierre et se mit à réfléchir.

« À qui puis-je avoir recoursmaintenant ?… La reine ?… Oh ! je l’ai livrée. J’aiagi avec trop de précipitation. J’aurais dû attendre deux ou troisjours encore. La reine doit être morte à l’heure qu’il est !Sûrement Louis a dû l’étrangler net en la trouvant à la Tour deNesle. À qui m’adresser pour les faire prendre tous dans laCourtille-aux-Roses ? Le roi ?… Hum ! je leconnais : il doit rêver les pires supplices contre celui qui,pourtant, lui a rendu un tel service ! Je suis sûr que larécompense de Stragildo sera pour le moins d’être écorché vif… Qui,alors ? Qui donc a intérêt de s’emparer de Buridan et deMyrtille tout à la fois ?… »

Stragildo éclata de sire.

Il avait trouvé.

Il se leva et jeta un dernier regard de menacevers la chaumière où habitaient Myrtille et Mabel. Puis ildescendit rapidement.

La nuit était tout à fait venue.

Stragildo s’élança et, une fois dans Paris, semit à courir.

Bientôt, il arriva au Temple.

C’était au comte de Valois que Stragildo avaitpensé pour assurer sa vengeance !

Et il vit le roi qui sortait duTemple !

Il le vit si pâle, si triste… Ce jeune hommefougueux, plein de vigueur et d’impétuosité, était sicourbé !… Il y avait un si sombre désespoir sur ce visagenaguère si riant, si heureux ! Stragildo recula engrondant :

« Mon œuvre !… »

Le comte de Valois accompagnait son neveu, luiparlait à voix basse et paraissait lui donner de formellesassurances auxquelles Louis répondait par des hochements detête.

Le roi parti, le comte de Valois demeuraquelques minutes encore sur l’esplanade, entouré de quelquesofficiers.

Stragildo, franchissant le cercle desofficiers qui l’entouraient, s’approcha de lui, et, avant que lesmains qui se levaient déjà pour le saisir se fussent abattues surlui, glissa ces mots à l’oreille de Valois :

« Buridan ! Myrtille ! Je saisoù les trouver ! Je vous les livre !

– Stragildo ! fit Valois, stupéfait.Holà, messieurs, holà. C’est un bon serviteur !… »

Les gens de Valois s’écartèrent et Stragildopénétra avec le gouverneur dans l’intérieur du Temple. Le comte sedirigea droit à son appartement, y fit entrer Stragildo, et, unefois qu’ils furent seuls :

« Qu’as-tu dit ?…

– Je dis, monseigneur, que Buridan,Bigorne, Bourrasque et Haudryot sont en ce moment à laCourtille-aux-Roses, je dis que Myrtille est au hameau deMontmartre et je m’offre de vous conduire près d’elle. »

À ces mots, Valois frappa violemment sur unetable, du pommeau de l’épée. Un valet apparut.

« Mon capitaine des archers !commanda le gouverneur du Temple.

– Monseigneur, dit Stragildo,qu’allez-vous faire ?… De grâce, écoutez-moi… je connais ceshommes, ils ne dorment que d’un œil, ils ont la ruse du renard…Vous allez leur donner l’éveil…

– Parle. Que faut-il faire ?

– Eh bien, monseigneur, fit vivementStragildo, commencez par envoyer à toutes les portes de Parisl’ordre de demeurer fermées toute la journée. De plus, faitesplacer à chaque porte un écrit indiquant que chacun, parcompensation, sera libre d’entrer et de sortir la nuit prochaine.Nous attendrons, patients et tranquilles, toute la journée. Lesoir, à la nuit tombante, nous sortons, nous gagnons Montmartre,nous nous emparons de la gracieuse Myrtille, et dans la chaumièrequ’elle habite, nous attendrons ce maudit Buridan. Voilà leplan.

– Admirable ! » répétaValois.

Les choses se passèrent selon le plan deStragildo, lequel plan, d’après l’évaluation du bandit, et l’estimede Valois, valait une outre gonflée d’or.

Cette journée se passa pour Valois dans unefièvre d’impatience.

Le soir vint enfin.

La consigne donnée avait été scrupuleusementobservée : aucune porte ne s’était ouverte de toute lajournée. Au moment où la nuit commençait à s’épaissir, Valois etStragildo se dirigèrent vers la porte aux Peintres. Deux hommes lessuivaient à distance.

Valois se fit ouvrir la porte et passa enlaissant cet ordre :

« Dans une heure, mais pas avant, passagelibre pour tout venant. »

Au pied de la butte, les quatre hommesattachèrent leurs chevaux à des arbres. Stragildo, levant la main,montra à Valois des lumières qui tremblotaient là-haut.

« Myrtille ! fit-il sourdement.

– En avant ! » dit Valois, quifrissonna jusqu’aux moelles d’une joie terrible.

Et ils commencèrent à monter…

Chapitre 38LES CACHOTS DU TEMPLE

Nous laisserons le comte de Valois, suivi deStragildo et de ses hommes, achever l’ascension de la colline deMontmartre, où ils sont sûrs de s’emparer de Buridan et de sescompagnons, et le lecteur voudra bien, avec nous, descendre dansces souterrains du Temple où nous avons eu l’occasion de pénétrer àla suite de la reine Marguerite de Bourgogne.

Pour cela, il nous faut revenir à la minute oùGautier d’Aulnay fut saisi, après l’avortement de l’audacieusetentative imaginée par Lancelot Bigorne pour délivrer le malheureuxPhilippe.

Gautier, donc, avait été subitement entourépar une vingtaine d’hommes d’armes et geôliers, et, ramassé surlui-même, le cou dans les épaules, pendant quelques secondes, ilparvint à se couvrir par un moulinet de sa rapière.

En cette misérable circonstance, la rapière deGautier se conduisit raisonnablement : témoins les sixassaillants qui passèrent de vie à trépas.

« Tête et ventre ! rugissait ce bonGautier pour toute oraison funèbre. En voilà un d’étripé ! Unautre de pourfendu ! Oh ! ce crâne qui s’ouvre !Bon ! Et toi, mon brave ? Pan ! En plein dans lagorge ! Qui en veut ? Ah ! truands ! Ah !garçons du diable ! Ah ! je…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus…

La bande entière se ruant sur lui, il setrouva enveloppé de vingt étreintes qui ne faisaient qu’uneformidable étreinte ; il tomba sous la masse, aveuglé par lesang, étourdi par les coups assenés comme grêle sur son crâne.

Ce fut ainsi que le brave Gautiersuccomba ; il fut alors soulevé, emporté tout pantelant,descendu dans les souterrains, et, sur l’ordre de Valois, jeté aufond d’un trou noir qui était un cachot.

Dans la première heure, Gautier n’y vitgoutte, d’abord parce que la nuit était profonde dans ce réduit, etensuite parce qu’il était évanoui.

Lorsqu’il revint à lui, au bout d’un tempsqu’il n’eût su apprécier, il commença d’abord par se tâter sur tousles membres, et constata qu’il n’avait rien de brisé, qu’il n’étaitpas blessé, sauf quelques contusions à la tête.

Au fond du silence, il perçut un sifflement derespiration oppressée.

Il y avait sûrement quelqu’un ! Maisqui ? Mais quoi ? Gautier ne pouvait se faire aucune idéedu compagnon qui se trouvait près de lui.

« Homme ou bête, réponds ! »fit-il non sans commencer à éprouver une terreursuperstitieuse.

Un cri terrible lui échappa…

Ce qu’il voyait, c’était un homme si pâle, siamaigri, si pitoyable, que tout d’abord il ne le reconnut pas. Labouche de l’homme était tordue par une sorte de rictus effrayant.Ses yeux sans expression, ses yeux sans vie étaient deux abîmes dedouleur. Ses vêtements étaient en lambeaux. Des blessures à peinecicatrisées couturaient son visage.

Cette malheureuse loque humaine, c’était toutce qui restait du beau Philippe d’Aulnay.

« Philippe ! » rugit Gautier enreconnaissant son frère.

Les lèvres de Philippe se desserrèrent, etGautier, avec la surhumaine horreur des cauchemars, vit que cettepauvre bouche n’était plus qu’un trou noir d’où la parole nesortait plus, d’où ne fusaient que des bruits, des tronçons debruits…

« Dieu du ciel ! râla Gautier, ilslui ont arraché la langue !… »

Une longue minute, il l’étudia, l’examina avecune intense attention… puis, brusquement, il le lâcha, et il eut uncri sourd d’épouvante…

Il avait compris ! Cet être de jeunesse,d’amour, de beauté, Philippe d’Aulnay n’était plus qu’un corps sansâme…

*

**

Philippe était fou !…

Ce furent des heures effrayantes pour Gautier,en tête-à-tête avec le fou, dans le sinistre cachot toujourséclairé par les lueurs du falot, comme si Valois eût voulu que legéant subît jusqu’au bout l’horreur de cette vision.

Philippe ne bougeait pas dans son coin.

Quel temps s’écoula ?

Des heures ? ou des jours ? ou dessemaines ?

Gautier n’en eut aucune conscience.

Il vécut, si cela peut s’appeler vivre, prèsdu fou, qui, lentement, descendait à l’agonie.

Un moment vint où Philippe ne se levaplus.

Gautier, à genoux près de lui, soutenait satête, et, hagard, éperdu, assistait à cette mort lente, avec laterreur de devenir fou lui-même.

*

**

Il y eut un bruit de pas derrière la porte.Mais Gautier ne l’entendit pas…

Bientôt la porte s’ouvrit. Une lumière plusvive inonda le cachot.

Mais cette lumière, Gautier ne la vit pas.

Dans le couloir, quelques hommes d’armess’arrêtèrent, la dague au poing. Dans le cachot, un homme seuls’avança.

Puis cet homme frappa sur l’épaule deGautier.

Gautier d’Aulnay redressa la tête, puis sereleva, regarda l’étranger qui pénétrait dans cet enfer et lereconnut.

« Messire le roi, dit-il, voyez ce quevous avez fait de mon frère !… »

Louis X jeta sur le mourant un regardmorne :

« Regarde ce qu’il a fait demoi !… »

Gautier examina le roi plus attentivement et,malgré lui, frissonna de pitié : le jeune monarque paraissaitvieilli de trente ans. Ses cheveux avaient blanchi. Il était pâle,et, dans ses yeux, Gautier surprit la même expression de douleurétonnée qu’il avait vue dans les yeux de son frère.

Le pauvre Hutin se pencha sur Philippeagonisant.

« Sire, murmura Gautier, mon frère vamourir…

– Et moi ?… C’est la mort que jeporte en moi. Il meurt au Temple. Moi, je mourrai dans la vieilleforteresse qui est au bord de l’eau. Voilà toute la différenceentre nous deux. Laisse donc, Gautier, car il faut que jesache ! »

La voix de Louis X avait-elle fait ce quen’avait pu faire la voix de Gautier ?…

Peut-être !…

Car, dans les yeux du mourant, une flammed’intelligence s’avivait à cette suprême seconde. Et Philippe,réunissant ses dernières énergies, arriva à se soulever un peu,comme pour se rapprocher de celui qui lui parlait !…

« Me reconnais-tu ? demanda Louis,d’une voix qui tremblait. Reconnais-tu en moi ton sire ?

– Oui ! répondit le signe affirmatifde Philippe.

– Écoute donc, en ce cas ! Tu saisde quoi et de qui je veux parler ? Tu sais que je suis venu teparler de Marguerite de Bourgogne ?… »

Les yeux de Philippe rayonnèrent.

Mais, à ce moment, une voix sourde, avec unsuprême accent de haine, derrière le roi, gronda :

« Marguerite de Bourgogne ! Laribaude de la Tour de Nesle !… »

Le roi se redressa d’un bond furieux, seretourna, rugit :

« Qui a dit cela ?…

– Moi, répondit Gautier d’Aulnay.

– Tu mens ! hurla le roi. Tumens ! L’épouse du roi de France n’est pas ce que tudis !…

– Écoute, Sire ! gronda Gautier,dont la tête s’égarait et qui serrait les poings. Je puis te ledire, moi ! car j’ai vu, j’ai entendu ! Je suis entré àla tour sanglante ! Je suis monté jusque dans la salle desorgies !… J’y suis monté avec Philippe, est-ce vrai,frère ?… »

Gautier se retourna vers Philippe et ildemeura hébété de stupeur… Le mourant s’était misdebout !…

Sa main glacée s’abattit sur la bouche deGautier.

Mais Gautier écarta la main.

Philippe tomba sur ses genoux ; ilrâlait.

« Un soir, continua Gautier, avec ce mêmerugissement de rage et de fureur, un soir, elle nous a fait venir àla Tour de Nesle ; entends-tu, Sire roi ? Marguerite,reine de France, Marguerite de Bourgogne nous a attirés dans cerepaire où elle en avait attiré bien d’autres avantnous… »

Louis X s’était appuyé au mur du cachot.

Il avait laissé tomber sa tête sur sapoitrine.

Il était immobile, comme s’il se fût pétrifié…il ne regardait ni Gautier, ni Philippe, il regardait enlui-même.

« Rappelle-toi, Philippe ! hurlaitGautier… Nous fûmes ensemble cousus dans un sac, entends-tu, Sireroi, ta Marguerite nous fit enfermer tout vivants dans un sac, et,du haut de la tour, nous fûmes jetés dans le fleuve. »

Un frisson d’horreur secoua le roi.

Il jeta un regard sur Philippe comme pour luiadresser une suprême interrogation.

Et il le vit qui levait le poing sur sonfrère…

Puis, tout à coup, Philippe s’affaissa :il était mort.

*

**

Alors le roi se baissa, toucha le front de cecadavre, puis se releva en disant :

« Il est mort… »

Un furieux éclat de rire secoua Gautier quivociféra :

« Un de plus, un de moins,qu’importe ! S’il te fallait compter tous les cadavres queMarguerite de Bourgogne a semés sur sa route, tu deviendrais fou,Sire roi ! Va demander son secret à la Seine, elle te répondrapeut-être combien d’amants assassinés elle a charriés !…Mort ! Mon pauvre Philippe est mort ! ajouta le géantdans une explosion de sanglots. Aujourd’hui son tour, demain lemien ! Tue-moi ! Car j’ai été ce que Philippe n’a pasvoulu être ! J’ai été l’amant de la ribaude de la Tour deNesle !… »

Le roi, devant le cadavre de Philippe, devantles imprécations de Gautier, reculait.

Il atteignit la porte et s’enfonça dans lesombre couloir, poursuivi par les rugissements qui montaient ducachot.

Chapitre 39LA TOUR DU LOUVRE

Louis remonta jusqu’à l’appartement du comtede Valois. Lorsque celui-ci vit entrer son neveu, il demeura uninstant saisi d’une sorte de terreur au fond de laquelle il y avaitpeut-être un commencement de remords.

Louis Hutin était à peine reconnaissable. Sestraits tirés, le teint plombé de son visage, son attitudeaffaissée, ses mains agitées d’un tremblement, tout indiquait quele roi avait reçu une de ces blessures dont les tempéramentsviolents comme le sien ne se relèvent pas.

« Sire, vous ne pouvez oublier que nousavons dans les cachots du Temple un traître, rebelle, dilapideurdes deniers royaux, prévaricateur et faux-monnayeur. Sire, c’estl’homme qui a voulu vous faire mourir…

– Que n’a-t-il réussi ! murmura leroi. Je serais mort sans savoir…

– C’est Marigny, Sire !… Ces papierssont l’ordre de mise en accusation et en jugement ; il fautque la chose se fasse vite, il faut qu’un terrible exemple soitdonné…

– Marigny ?… bégaya Louis en passantses mains de cire sur son front. C’est vrai.Donne !… »

Et il signa…

Valois, d’un œil ardent, suivit cette main quiétait en train d’assassiner Marigny, et, quand ce fut fini, ilsaisit les parchemins d’un geste farouche, et il sortit.

Louis Hutin demeura seul.

Longtemps, il demeura à cette place, immobile,sans un geste, presque sans pensée. Seulement, de loin en loin, unegrosse larme roulait sur ses joues.

Vers le petit jour seulement il se leva,appela Valois, et, sans autre explication, sortit du Temple, etrejoignit son escorte, puis se mit en route vers le Louvre.

On a vu que ce fut à ce moment que Stragildoput rejoindre lui-même le comte de Valois.

Quant à Louis Hutin, il gagna son appartementsans prononcer une parole, s’enferma dans sa chambre, et, touthabillé, se jeta sur son lit où, presque aussitôt, il fut terrassépar un sommeil de plomb.

Quand il se réveilla, le soir descendait surParis.

Alors, il appela Hugues de Trencavel, et luidit :

« Escortez-moi à la Tour duLouvre… »

C’est là que nous retrouvons la reine du paysde France.

Une voix cria :

« Place au roi !… »

La porte s’ouvrit. Louis Hutin parut. D’unbond, Marguerite se mit debout et, la tête baissée, pantelante,composa son visage avec cette rapidité et cette science consomméequi faisaient d’elle la maîtresse absolue de ce jeune homme.

Louis fit un geste : Juana sortit.Lui-même referma la porte. Il marcha vers la reine, s’arrêta à deuxpas d’elle, et, doucement, murmura :

« Me voici, Marguerite.Regarde-moi… »

Louis hocha doucement la tête.

« Je suis changé, n’est-cepas ? » fit-il avec un sourire d’une infinietristesse.

Louis, à pas lents, marcha jusqu’à une tablesur laquelle il déposa un flacon rempli d’un liquide clair comme del’eau de roche.

Puis, il alla à la fenêtre et tira lesrideaux.

Les rayons du soleil à son déclin inondèrentde lumière la chambre où se déroulait ce drame.

Marguerite, d’un mouvement brusque, se tournavers la fenêtre…

Alors, une sorte de vertige s’empara d’elle.L’horreur de sa vie passée se déchaîna en rafales dans son esprit.Elle étendit le bras, agita la main comme pour conjurer un spectreet râla :

« La Tour de Nesle !… »

Un profond soupir gonfla la poitrine de LouisHutin.

Elle tomba à genoux et balbutia :

« Fermez ces rideaux, Sire, je vous ensupplie. Vous ne voyez donc pas ce que jesouffre !… »

Louis Hutin, penché sur cette figurationvisible du regret et du remords, hocha lentement la tête, et ildit :

« Voilà l’aveu. Oui, si j’avais besoinencore d’un aveu de ta bouche pour me convaincre, cet aveu, levoilà. La Tour de Nesle, Marguerite, c’est l’irrécusable témoin demon malheur. Tu dis que tu souffres ? Moi, je ne souffre plus.Je crois que j’ai épuisé la souffrance… La Tour de Nesle !…C’est Gautier et Philippe d’Aulnay, cousus dans un sac etprécipités dans la Seine… »

Elle se courba davantage, comme écrasée.

« Philippe est mort, Marguerite »,continua le roi.

Elle poussa un cri déchirant.

Il continua, – peut-être sans avoirentendu :

« Gautier va mourir. Ils sont entrés à laTour de Nesle, et la mort les a touchés au front, comme elle atouché tous ceux qui ont franchi le seuil maudit. Regarde,Marguerite, allons, il le faut ! Je regarde bien,moi !… »

Terrorisée, elle obéit, se releva, et ses yeuxexorbités se fixèrent, là-bas, sur la tour.

« Que vois-tu, Marguerite ?Parle ! Si tu ne parles pas, je parlerai, moi !

– Grâce, râla Marguerite, grâce,Louis !… »

Louis Hutin, de nouveau, s’était dirigé versla table où il avait déposé le flacon. Ce flacon, il le prit dansses mains, et, pensif, l’examina un instant.

À ce moment, Marguerite, pantelante,échevelée, sublime, marcha sur lui, tomba à genoux, leva vers luiune tête splendide et tragique, et râla ceci :

« Louis, je t’aime !… Depuisquand ? Je ne sais pas ! Depuis toujours,peut-être ! Écoute ! Dans les tournois, quand tut’avançais sur ton destrier, la lance au poing, j’étais furieuse,ou je croyais que je l’étais. Mais quelque chose criait au fond demoi-même : « Folle ! Insensée ! » Je nevoulais pas t’aimer !… Je t’aimais !… Écoute tout !J’avoue tout ! J’ai été infâme, plus que les ribaudes. J’aiété criminelle. J’ai tué. Des spectres, il y en a quantité dans moiet autour de moi. Malheureuse ! oh ! l’effroyablemalheur ! Louis, je t’aime ! Tue-moi, cravache-moi,fais-moi subir le supplice des femmes adultères, mais laisse-moi tecrier que je t’aime… Ah ! la douceur de ce mot ! Pour lapremière fois, je le prononce avec mes lèvres et avec mon cœur.Pour la première fois, il m’inonde de pure clarté. Louis, jet’aime ! Ce mot, je l’ai répété à satiété, à d’autres, àd’autres encore ! Tue-moi ! Mais jamais une ivressepareille à celle de cette minute, jamais une telle douceur, jamaisun étonnement aussi profond dans mon âme… Âme de boue. Cœur defange ! Ribaude ! Infâme ! Je suis la ribaude de laTour de Nesle ! Affreux regret du bonheur perdu et que je voisen cette minute ! Oh ! Louis, mes yeux se dessillent, moncœur renaît à une vie nouvelle et mon âme de boue se purifie…Louis, Louis, je t’aime ! »

Un éclat de rire strident, funèbre !…

Elle leva la tête vers lui, et aussitôt elles’effondra : Louis ne la croyait pas ! Jamais plus Louisne la croirait !…

Elle ne bougeait pas, rien ne remuait enelle…

« J’ai pensé à te faire une grâcesuprême, Marguerite. Car je t’ai aimée… aimée… Enfin, voilà… tutrouveras dans le flacon de quoi échapper au procès et auchâtiment… Adieu, Marguerite, adieu !… »

Le roi se retira. Lorsqu’il fut rentré dansses appartements, il parut oublier qu’il existât une Marguerite aumonde. Seulement, il donna l’ordre qu’on entrât d’heure en heuredans la prison de la reine et qu’on vînt lui dire si rien denouveau ne s’y passait.

Lorsque Louis X fut rentré chez lui, il trouvale comte de Valois qui l’interrogea du regard. Louisrépondit :

– Eh bien, je l’ai condamnée. La reine vamourir.

– On va donc lui faire son procès ?balbutia le comte, en frissonnant de terreur.

– La reine va mourir, te dis-je. Elle estpeut-être morte à cette heure.

– Comment cela, Sire ?

– Je lui ai laissé du poison », ditsimplement Louis.

Valois étouffa un cri de joie furieuse quigrondait dans sa poitrine. Sauvé ! Il était sauvé ! Iln’avait plus à redouter la dénonciation de Marguerite !

« Sire, dit-il, dans l’affreux malheurqui vous frappe et dont je trouverai bien le moyen de vousconsoler…

– Je n’ai pas besoin de consolation, fîtle roi, d’une voix si calme et si morne que Valois en futsaisi.

– Sire, il faut pourtant que quelqu’uns’occupe des affaires publiques. Prévoyant que le roi auraitaujourd’hui d’autres préoccupations, j’ai pris à ma charge lessoins urgents qu’il ne convenait pas de renvoyer à demain…

– Merci, mon bon oncle, dit Louis. Tondévouement m’est surtout précieux en ce moment.

– C’est ainsi, reprit Valois, que j’aifait aujourd’hui tenir fermées toutes les portes de Paris ;elles seront d’ailleurs, par compensation, ouvertes toute la nuitprochaine. J’avais l’espoir de m’emparer de Buridan…

– Tout ce que tu fais est bien… MaisBuridan est-il pris ?

– Non, Sire !… Je m’étaistrompé. »

Louis demeura quelques minutes pensif, puis ilajouta :

« Que s’il est pris bientôt, j’entendsqu’on me l’amène ici, tu entends, et qu’on ne lui fasse pas demal.

– Bien, Sire ! » dit Valois,étonné.

« Lui me consolerapeut-être ! » songeait Louis.

Et Valois, de son côté, pensait :

« Sois tranquille, roi imbécile, on nelui fera aucun mal ; le coup de poignard qui lui sera appliquéle tuera net et sans souffrance !… »

« Sire, reprit-il, si le roi le veutbien, il est temps maintenant que je regagne mon poste au Temple.Car nous y avons des prisonniers d’importance : le félonMarigny, sans compter ce Gautier d’Aulnay, et je tremble toujoursqu’en mon absence…

– Va, mon bon Valois, va… »

Le comte s’inclina avec un sourire de hainesatisfaite. Valois qui, après sa conversation avec Stragildo, étaitvenu au Louvre pour voir ce qu’il adviendrait de Marguerite,Valois, rassuré, avait hâte maintenant de regagner le Temple, carl’heure approchait où il devait monter à Montmartre. Il salua doncLouis X et se dirigea vers la porte.

Il se retira en souriant. Louis X demeura seulavec ses pensées funèbres et son immense désespoir : ilcommençait à mourir…

Chapitre 40LES PARCHEMINS DE STRAGILDO

Nous ramènerons, à présent, le lecteur à laCourtille-aux-Roses où nous retrouvons Buridan, Lancelot Bigorne,Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot. On n’a peut-être pasoublié comment Bigorne était devenu, comme il disait, l’héritier deMalingre et de Gillonne, c’est-à-dire comment, en réalité, ils’était emparé du trésor de ces deux sacripants. On se souvientpeut-être aussi que Buridan, à la vue de ce trésor, avait conçu ledessein d’employer cette masse d’or à séduire Stragildo, enfermédans les caves de la Courtille ; et, qu’au grand désespoir deBigorne, il s’était élancé vers lesdites caves.

Buridan n’avait plus trouvé Stragildo.

Stragildo s’était évadé !

Remettant donc au lendemain les décisionsnouvelles qu’il y aurait à prendre, les quatre compagnonss’occupèrent aussitôt de la situation que leur créait la fuite deStragildo.

Le plus urgent était de quitter séance tenantela Courtille-aux-Roses.

Bigorne montra une masure qui se dressaitjuste en face de la Courtille-aux-Roses :

« Nous irons là, pas plus loin. Vous nesavez rien voir, rien regarder. Moi, je regarde et je vois !Et j’ai vu que ce logis n’est pas habité par âme qui vive et qu’ilfera très bien notre affaire pour le moment. »

Ils se hissèrent dans ladite grange, s’ycherchèrent chacun un coin pour dormir, et, bientôt, roulés dansleurs manteaux, se mirent à ronfler, à l’exception de Bigorne quine dormait que d’un œil et s’était installé près d’une lucarne d’oùil pourrait au besoin surveiller la route et la Courtille.

Vers le matin, Bigorne fut réveillé par unbruit étrange qui se faisait sur la route. Il allongea le nez à lalucarne, et, aux premières lueurs du jour, il vit une troupenombreuse de cavaliers qui mettaient pied à terre devant laCourtille.

Bigorne rampa sans bruit jusqu’à Buridan, leréveilla, et lui montra la lucarne vers laquelle se dirigeaaussitôt le jeune homme.

Les gens de Valois n’ayant rien trouvé dans laCourtille-aux-Roses s’en retournèrent et Stragildo conseilla aucomte de faire immédiatement fermer les portes de Paris jusqu’ausoir.

Lorsque le jour fut tout à fait venu, lorsqueBuridan fut certain que les sbires de Valois étaient bien partis,il comprit que la Courtille-aux-Roses cesserait sans aucun douted’être surveillée.

Il descendit donc de la grange et rentra dansl’ancien logis de Myrtille.

Sans faire d’observations, les compagnons deBuridan le suivirent dans la Courtille-aux-Roses, déclarantd’ailleurs que le grenier de ladite Courtille leur semblait unparadis en comparaison de la grange ouverte à tous les vents etdont le plancher menaçait de s’écrouler sous eux.

« Quelle heure peut-il être ?demanda Bigorne en remettant les pieds dans le grenier.

– L’heure de dîner, sans nul doute !répondirent d’une seule voix Guillaume et Riquet.

– Lancelot ! dit à ce moment Buridanqui semblait réfléchir à on ne savait quoi.

– Monseigneur ? dit Bigorne, ens’avançant.

– Tu vas te rendre à Montmartre, tout dece pas, tu verras à l’entrée du hameau une grosse roche qui lesurplombe, et là, tu verras sans doute, soit Myrtille, soit… mamère.

– À Montmartre ! Saint Barnabé mesoit en aide. C’est une bonne heure pour y aller, une autre heurepour revenir.

– Eh bien ?…

– Et dîner ? fit Bigorne.

– Tu dîneras tout en marchant.

– Tiens, au fait, cela peut s’arrangerainsi !

– Et nous ! protesta Guillaume, enouvrant des yeux terribles et en montrant les dents d’une doublemâchoire qui eût fait honneur à un dogue.

– Nous dînerons, sois sans crainte, fitBuridan. Tu vas donc te rendre à Montmartre, Bigorne, et tu leurdiras que tout va bien, que je suis rentré dans Paris sans encombreet que j’espère les rejoindre sous peu de jours.

– Je vais ! » répéta Bigornequi, en effet, descendit aussitôt, et, s’étant assuré que nul neguettait aux environs, s’élança dans la direction de la porte auxPeintres.

Puis ce fut au tour de Riquet de sortir ;mais lui allait simplement aux provisions, mission qu’il jugeaittrès grave et dont il s’acquitta avec l’intelligence qu’on peutsupposer.

Les trois compagnons attaquèrent doncjoyeusement les victuailles rapportées par Haudryot et se mirent àfaire des projets d’avenir qui, le bon vin aidant, leurapparaissait nuancé des plus belles couleurs de l’arc-en-ciel.

Comme ils finissaient. Bigorne rentra.

« Déjà ! s’écria Buridan. Tu as étéà Montmartre ?

– Mon digne maître, je n’ai pas été àMontmartre pour la raison bien simple que je ne suis pas sorti deParis – et je ne suis pas sorti de Paris pour cette autre raisonnon moins simple que la porte aux Peintres est fermée !

« L’ordre ne vient pas du roi !

« Mon digne capitaine, l’ordre est signéValois.

– Valois ! s’exclamèrent à la foisBuridan et les deux compères qui, cette fois, comprirent que lachose était grave.

– Charles, comte de Valois ! affirmade nouveau Bigorne. La chose est claire. Valois veut nous empêcherde sortir le jour, mais il nous invite à sortir ce soir, àla nuit close.

– Il nous invite ? glapit Riquet. Ehbien, nous n’avons qu’à refuser l’invitation ; nous sommesbien ici, je ne vois pas pourquoi nous franchirions les portes deParis à l’heure où les honnêtes gens se dirigent vers les tavernesdu Val d’Amour ou vers le tripot de maître Thibaut. »

Buridan frémissait. Sa pensée s’exaspérait àchercher les causes de cet ordre bizarre donné par Valois.

« Il nous invite, gronda-t-il, c’estévident, il nous invite à sortir… tout cela est arrangé pour nous,pour nous seuls !

– À sortir ce soir, à la nuitclose ! ponctua Bigorne.

– Mes amis, dit Buridan, nous sortironsde Paris, non pas ce soir, à la nuit close, mais en plein jour,mais tout de suite, si nous pouvons. »

Il était si pâle que Guillaume et Riquetfrissonnèrent.

« Voyons, dit Bourrasque, explique-nousta logique. Tu me damnes avec tes airs de t’affaiblir deterreur.

– Voici, dit Buridan, je ne sais quelpressentiment me mord au cœur, mais il me semble que Valois veutnous attirer sur la route de Montmartre…

– Hi han ! approuva Bigorne.

– Or, reprit Buridan, les portes de Parisseront fermées tout le jour ! C’est donc que, pendant lajournée, il ne faut pas que je puisse sortir de Paris ?… C’estdonc que… »

Un geste terrible échappa à Buridan.

« Eh bien, s’écria Guillaume, qui avaitcompris, si tu crois que ta Myrtille est menacée, courons-y àl’instant !… »

Sans plus de paroles, les quatre compagnonss’apprêtèrent, s’armèrent et marchèrent droit aux remparts sansprendre la moindre précaution pour se cacher. Buridan étaitdésespéré. Guillaume et Riquet étaient résolus. Bigorne étaitsoucieux.

Il s’agissait de trouver un moyen de franchirles remparts, de descendre dans le fossé sans se rompre les os,sans qu’ils fussent aperçus des archers qui veillaient sur laplate-forme des tours élevées de distance en distance.

Quant à passer par une des portes de Paris,c’eût été une tentative folle : il eût fallu, pour cela,maîtriser tout un poste de gens d’armes, puis manœuvrer les chaînesdu pont-levis, le tout en plein jour, c’est-à-dire que le premiercri poussé par un soldat du poste eût attiré une foule sur lesfugitifs.

« Suivez-moi », dit Bigorne, tout àcoup.

Sans observation, ils se mirent à marcherderrière lui.

Bigorne traversa rapidement Paris, s’écartantdes remparts vers lesquels ils s’étaient d’abord dirigés ;puis, ces remparts, il s’en approcha et les atteignit entre laporte de Bahaigne et la porte Saint-Honoré. Il y avait là un recoindésert où ils s’arrêtèrent.

Ils remarquèrent alors que Bigorne les avaitconduits non loin de l’un de ces escaliers disposés de distance endistance pour permettre aux archers de monter sur les murailles encas d’attaque.

Buridan se pencha par-dessus le parapet et vitqu’il n’y avait pas d’eau dans le fossé, ou plutôt que cette partiedu fossé, par suite sans doute de quelque éboulement, était à peuprès comblée, tandis que partout ailleurs un homme eût eu de l’eaujusqu’aux épaules.

Pendant ce temps, Bigorne déroulait unecorde ; il en attachait une extrémité à un gros bâton, il leplaçait en travers de l’embrasure du créneau.

Il n’y avait plus qu’à descendre.

Bigorne passa le premier, franchit le fossésur cette sorte d’isthme boueux qui s’était formé, et, s’aidant desmains et des pieds, grimpa l’autre bord du fossé.

À ce moment, des deux tours voisines, lesflèches commencèrent à pleuvoir : on venait d’apercevoir lesfugitifs.

Guillaume, puis Riquet, descendirent à leurtour. Et enfin, Buridan, s’accrochant à la corde, descendit aussi,à la force du poignet tandis qu’autour de lui volaient lesflèches.

Les quatre compagnons se retrouvèrent sur lehaut du fossé, sains et saufs ; aussitôt, ilsdétalèrent ; en quelques bonds, ils se mirent à l’abri desflèches que l’on continuait à leur envoyer.

« À Montmartre ! » fit alorsBuridan.

Ils s’élancèrent, contournèrent Paris, etbientôt se trouvèrent au pied de la montagne. Ils commencèrent àgrimper. Bigorne, à haute voix, comptait l’argent qu’il avait déjàperdu par la faute de Buridan. Riquet, entre les dents, mais defaçon à être entendu du jeune homme, grognait toutes lesmalédictions, toutes les imprécations que son fertile cerveaupouvait lui fournir. Guillaume sifflait une fanfare. Buridan nedisait rien. Il était pâle et le cœur lui battait fort.

Tout à coup, un sourire illumina son visageruisselant de sueur.

Là-haut, près de la roche, deux silhouettes sedétachaient en vigueur sur le fond du ciel… c’était Mabel, c’étaitMyrtille !…

Alors Buridan s’assit sur un tronc dechâtaignier abattu par quelque ouragan, et il se mit à rirenerveusement, tandis qu’il s’essuyait le front.

« Hi han ! fit joyeusement Bigornequi, de son côté, avait très bien reconnu les deux femmes.

– Mes enfants, dit Buridan, il estévident que nous nous sommes trompés. Toute cette histoire deportes fermées le jour et ouvertes ce soir, à la nuit, n’était paspour nous, puisque voici là-haut, saines et sauves, celles que nousvenions protéger. Nous profiterons donc du moment où on lesouvrira, ces portes, pour rentrer à Paris. Valois ne viendra pasici. Et d’ailleurs, comment eût-il appris que Myrtille et ma mèresont à Montmartre ? »

Lancelot multipliait les signes dedésapprobation.

« Explique-toi, fit Buridan assombri.

– C’est limpide, par saint Barnabé !Valois a fait fermer les portes. Donc, il a tout le temps d’agir,puisqu’il est sûr que nous ne pouvons quitter Paris. Donc, il agiradans la journée. Son coup fait, il nous ouvre les portes et noustombons dans le traquenard qu’il nous a tendu. Voilà son plan. Ensorte que, cette nuit, le fiancé couche au Temple, et lafiancée…

– Eh bien, la fiancée…

– Eh bien, elle couche aussi auTemple ! Seulement, pas dans la même chambre que lefiancé.

– Mais qui aurait pu prévenirValois ?

– Eh ! qui donc l’a prévenu que nousétions à la Courtille-aux-Roses où il nous a expédié assez d’hommesd’armes pour arrêter dix Buridan !

– Stragildo !… Comment aurait-il sului-même ?

– Qu’importe ! Maître capitaine, sivous voulez sauver cette gentille demoiselle qui est assiselà-haut, sur la roche, et sauver votre vie, à vous, je ne parle pasde la vie de Guillaume et de Riquet, ni même de la mienne, eh bienil nous faut passer la nuit à Montmartre et voir venir. Puis,demain matin, conduire les deux femmes en quelque autre retraite,et nous prendrons une décision.

– Ainsi soit-il, dit Guillaume.

– Mes amis, fit Buridan, adoptons le plande Bigorne, et montons là-haut. Mais pas un mot auxfemmes. »

Les quatre compagnons achevèrent doncl’ascension de la colline, rejoignirent Myrtille et Mabel et, aprèsles premières effusions de joie, furent conduits à la chaumière oùla jeune fille improvisa un dîner.

Le reste de la journée s’écoula sans incidentsnotables.

Seulement, Buridan mit sa mère et sa fiancéeau courant des décisions prises : il y avait nécessité de setransporter plus loin. Le hameau du Roule fut choisi pour être lanouvelle demeure des deux femmes en attendant que Buridan pût lesrejoindre pour toujours.

Ce point réglé, il y eut entre Buridan etMyrtille radieuse, et Mabel rajeunie de vingt ans, force projetsd’avenir. Seulement, Buridan évita de parler de Marigny et nerépondit qu’évasivement aux questions que lui posa la jeunefille.

Pendant ce temps, Bigorne, Guillaume et Riquetorganisaient le départ du lendemain.

Le soir vint.

Mabel et Myrtille s’enfermèrent dans leurchaumière.

Les quatre compagnons s’installèrent dans unemauvaise cassine qu’un paysan mit à leur disposition moyennant unécu que lui octroya généreusement Buridan.

Il fut entendu que chacun, à tour de rôle,monterait la faction aux abords de la roche ; on tira au sortl’ordre dans lequel cette faction devait être montée : le sortdésigna Bigorne pour veiller jusqu’à dix heures du soir.

Buridan en sa qualité d’amoureux se tournaitet se retournait sur sa botte de paille sans parvenir à fermer lesyeux.

Au-dehors, le silence était profond.

Ces vagues rumeurs, que les vents du soirsoulèvent parmi les arbres d’une forêt, ne faisaient qu’accentuerle silence et berçaient les rêveries du jeune homme, en même tempsqu’elles accompagnaient en sourdine l’harmonieux ronflement deGuillaume et de Riquet.

Cela durait depuis quelque temps, lorsque laporte de la cassine s’ouvrit brusquement : une ombre parut etBigorne prononça tranquillement :

« Les voilà qui montent !

– Alerte ! » fit Buridan, quisecoua les deux dormeurs.

En un clin d’œil, tous furent dehors.

« Venir nous interrompre au plus beaumoment de notre somme, grogna Guillaume. Les sacripants me lepaieront cher.

– Oui, fit Riquet, insouciant, il s’agitde les envoyer dormir, à leur tour, du bon sommeil qui duretoujours, c’est même de la clémence de notre part, car… »

Riquet n’eut pas le temps de développer sadémonstration. Un hurlement de douleur venait d’éclater dans lanuit : dans la même seconde, des ombres s’agitèrent, des criséclatèrent, Riquet et Buridan étaient aux prises avec ceux quimontaient…

« Arrière, truands ! » vociférala voix de Valois.

En même temps, Valois faisait cabrer soncheval. Buridan recula, en effet, la sueur de l’angoisse au front.Mais il se retournait contre un autre cavalier…

Il y eut dans les ténèbres une mêlée terriblede chevaux et d’hommes, les poignards jetèrent de brusques éclairs,puis tout s’apaisa brusquement.

Cela avait duré une dizaine de minutes.

On put voir alors une ombre qui descendait àtoute vitesse les rampes de la montagne et s’évanouissait au fondde la nuit, tandis qu’un sanglot de rage et une imprécation dedouleur montaient jusqu’à Buridan.

Cette ombre, c’était Valois qui fuyait.

Valois avait tout à coup senti son chevalfléchir sous lui ; le cheval avait reçu un coup de dague dansle poitrail et tombait. Le comte se dégagea, l’épée au poing,livide, tremblant de fureur, et il se vit entouré de quatre hommes.Il était seul ! Ses compagnons avaient fui ou étaientmorts !…

Guillaume leva sa dague sur Valois qui, sevoyant perdu, ne fit pas un geste pour défendre sa vie. Une mainviolente arrêta le bras de Guillaume et une voix gronda :

« Fuyez, monsieur, fuyez !… c’esttout ce que votre fils peut faire pour vous !… »

Valois reconnut la voix de Buridan !… Et,alors, avec une malédiction, il se jeta en arrière et se mit àfuir…

Buridan et les siens se comptèrentalors ; aucun ne manquait à l’appel ; seulement GuillaumeBourrasque avait à l’épaule une forte estafilade, il saignait commeun bœuf et s’épongeait en grognant ; Buridan avait reçu uncoup de dague dans le bras gauche ; quant à Riquet, assis surune grosse pierre, il demeurait à demi stupide et tout étourdi d’uncoup de masse qu’il avait reçu sur le crâne. Et comme Guillaumes’approchait de lui, il vit que Riquet avait ses deux pieds poséstranquillement sur un homme d’armes qui portait dans le flanc,au-dessous de la cuirasse, une dague enfoncée jusqu’à la garde.

« C’est lui qui a voulum’assommer », expliqua Riquet.

Quant à Bigorne, il s’occupait à ficeler unhomme qui était sans doute évanoui, car il ne bougeait pas…

Buridan, sombre, la face ravagée, regardait auloin, dans la direction par où Valois avait disparu. Un soupirgonfla la poitrine du jeune homme ; il murmura :

« Je mourrai peut-être, mais je ne seraipoint parricide ! »

Chassant d’un effort ces funèbres pensées, ilse retourna vers ses compagnons : il vit alors Guillaume qui,ayant bandé son épaule tant bien que mal, s’occupait à rassemblerquatre chevaux dont les cavaliers gisaient à terre. Trois autresavaient fui, en y comprenant Valois.

« Là, mon brave, disait Lancelot Bigorne,de cette façon, tu ne remueras plus. Bonne prise, seigneurBuridan ! »

Buridan se pencha sur l’homme que Lancelotvenait de garrotter et, à la faible lueur des étoiles, il lereconnut.

« Stragildo ! gronda-t-il, d’unevoix qui eût fait frissonner le gardien des fauves si celui-ciavait pu entendre.

– En personne ! dit Bigorne.

– Est-il donc mort ?…

– Mort ? Non. Du moins je l’espère,par saint Barnabé !

Buridan examinait Stragildo avec une sorted’inquiétude.

– Il vit, dit-il. Bon. Tout vabien ! »

« Hum ! songea Bigorne, il me paraîtque maître Buridan réserve à notre ami Stragildo quelque agréablesurprise !… Je ne voudrais pas être dans sa peau. »

« Que comptez-vous en faire ?ajouta-t-il à haute voix.

– Je t’ai dit que j’avais une idée, quandje suis descendu dans les caves de la Courtille-aux-Roses et que jeme suis aperçu que cet homme avait fui.

– Une idée ? À quelsujet ?…

– Au sujet de Philippe et Gautier. Ehbien, cette idée, nous allons tâcher de la réaliser.

– Expliquez-la-moi, fit Bigorneinquiet.

– Plus tard. Il faut songer que Valois varassembler tout ce qu’il a de cavaliers disponibles et que, dansune heure, nous aurons une armée sur les bras. Enroute ! »

Aidé de Guillaume et de Riquet, Bigornesouleva Stragildo et le jeta comme un sac en travers de l’un deschevaux capturés. Puis, Buridan en tête, Bigorne tirant le chevalde Stragildo, Guillaume conduisant les trois autres par les brides,Riquet tout geignant fermant la marche, ils remontèrent. Buridanpénétra dans la chaumière.

Mabel et Myrtille, prêtes à tout événement, nes’étaient pas couchées.

« Nous partons, dit le jeune homme.

« Nous voici », répondirent les deuxfemmes.

Les quatre chevaux capturés et amenés parGuillaume furent ainsi distribués : un pour Mabel, un pourMyrtille, un pour la fortune de Mabel ; le quatrième portaitStragildo.

Devant deux ou trois paysans qui levaient lesbras au ciel, la troupe se mit en marche et s’éloigna en bon ordrevers Montfaucon, c’est-à-dire vers le point opposé à celui où ellevoulait se rendre.

Arrivés au pied de la montagne, les fugitifsla contournèrent par-derrière, c’est-à-dire à peu près par cetteligne que suit la rue Caulaincourt.

Il n’y avait pas une heure qu’ils s’étaientéloignés, que selon les prévisions de Buridan, deux centscavaliers, conduits par Valois en personne, arrivèrent au hameau deMontmartre, réveillant les habitants et les menaçant de mort s’ilsne révélaient la route qu’avait prise Buridan.

Tout naturellement, les paysans désignèrentMontfaucon et Valois se lança dans cette direction. Au matin ilrentra au Temple, n’ayant rien trouvé, bien entendu, persuadé quela bande avait dû chercher un refuge dans Paris même.

Buridan et ses compagnons étaient arrivés auhameau du Roule ; pourvu d’une auberge qui, toute misérablequ’elle était, suffit pourtant à hospitaliser les fugitifs. Unefois Mabel et Myrtille installées, Buridan se rendit dans lachambre où Stragildo avait été déposé.

Stragildo était revenu à lui.

Bigorne se mit à fouiller le prisonnier. Sousla jaquette, dans une poche de cuir cousue à l’intérieur duvêtement, il trouva deux papiers qu’il déplia.

Stragildo écumait de rage.

« Oh ! oh ! s’écria Bigorne, lesceau royal ! Voyez donc, seigneur capitaine. »

Buridan saisit avidement les deux parchemins,s’approcha de la torche qui éclairait cette scène, et le lut d’unregard.

Ces parchemins ne portaient pas de date.

Mais ils étaient ornés de la signature deLouis et du sceau royal.

Le premier était ainsi libellé :

« Mandons et ordonnons par les présentesà nos prévôts, chevaliers du guet et archers ou sergents de semettre au service du porteur des présentes, et ce, sur saréquisition, et de lui obéir exactement en ce qu’il leurordonnera. »

Le deuxième était ainsi libellé :

« Mandons et ordonnons à tout chef deposte de l’une quelconque des portes de Paris d’avoir à laisserpasser à toute heure, à tout guichetier ou gouverneur de l’unequelconque de nos forteresses et prisons d’avoir à laisser entrer àtoute heure le porteur des présentes. »

Buridan avait tressailli de joie en lisant cesdeux parchemins. Ce qu’il pouvait en faire, il l’ignorait encore,mais à coup sûr, avec ces deux armes redoutables, il lui étaitpermis d’espérer bien des choses. Il les plia donc et les cachasous son buffle.

Stragildo gardait une indifférencefarouche.

Buridan lui posa la main sur l’épaule.

« Écoute bien ceci : si tu eschrétien, tâche de te réconcilier avec Dieu ; si tu as jamaissu quelque prière, tâche de te la rappeler. Car je suis décidé à tetuer. Oh ! tu as le temps, ce n’est ici ni le lieu ni l’heurede ton exécution…

– Ouf ! murmura Riquet.

– Pourquoi pas tout de suite ? ditBigorne.

– Parce que j’ai une idée… je te l’aidit. »

Bigorne eut un geste qui signifiait clairementqu’il se méfiait des idées de Buridan. Stragildo, de son côté, ens’entendant dire qu’il ne mourrait pas tout de suite, eut unsourire qui en disait long sur ses intentions.

Buridan ne fit attention ni au geste deBigorne, ni au sourire de Stragildo. Il sortit de la pièce occupéepar le sacripant et s’occupa de la nouvelle installation de Mabelet de Myrtille ; il eut avec elles un entretien où ilsconvinrent de leurs faits et gestes.

Au point du jour, les quatre compagnonsreprirent le chemin de Paris, Stragildo marchait au milieu d’eux.Il était solidement bâillonné. Ses mains étaient attachées. Pourqu’on ne vit pas que l’ex-gardien des fauves était bâillonné etgarrotté, Buridan lui jeta sur le dos son ample manteau et ramenale capuchon jusque sur le visage.

On franchit sans encombre la porteSaint-Honoré dont les deux tours se teintaient de rose au ciellevant. On traversa Paris et on arriva enfin à laCourtille-aux-Roses où Buridan avait résolu qu’on s’installerait denouveau.

Chapitre 41AU TEMPLE

Le premier soin de Buridan fut d’enfermer sonprisonnier en prenant cette fois toutes les précautions nécessairespour qu’il ne pût s’évader. Par surcroît, le sacripant fut ligoté,aux poignets et aux chevilles, avec des chaînettes de fer queBigorne arracha à une porte. On laissa pourtant assez de jeu à cesentraves pour que le prisonnier n’eût pas à souffrir et qu’il pûtmarcher. Enfin, il fut résolu que, d’heure en heure, on iraits’assurer que Stragildo ne se livrait à aucune tentative et que, lanuit, chacun monterait faction à tour de rôle devant la porte ducaveau où il avait été jeté.

Sur le soir, Buridan se prépara à sortir de laCourtille. Mais, alors, les quatre compagnons s’aperçurent que lesenvirons, toujours si déserts, étaient étrangement animés. Desgroupes nombreux allaient et venaient, se dirigeant, semblait-il,vers le Temple.

Buridan remit sa sortie au lendemain.

Mais, le lendemain, dès le matin, la mêmefoule se porta encore du côté du Temple. Bigorne, envoyé enéclaireur pour voir ce qui se passait, revint au bout d’une heureen disant que les Parisiens, campés autour du Temple, chantaient,riaient, buvaient et ne s’interrompaient de cette occupation quepour pousser des cris de mort contre un homme que l’on jugeait àl’intérieur de la vieille forteresse…

Cet homme, c’était le premier ministre deLouis X…

Le procès d’Enguerrand de Marigny avaitcommencé !…

Buridan se sentit pâlir…

Tant que durerait le procès, c’est-à-direqu’il y aurait foule autour du Temple, son projet n’était pasexécutable.

Un jour se passa encore, puis un autre…

Enfin, le soir du cinquième jour, comme lanuit tombait, les quatre compagnons virent que la foule sedissipait. Les mêmes groupes animés qu’ils avaient vus arriver tousles matins s’en allaient en poussant force cris de joie. Et cetteimmense joie de Paris était quelque chose de terrible à voir et àentendre. C’était la revanche des longues années de terreur,c’était la haine accumulée pendant vingt ans qui faisaitexplosion.

Enguerrand de Marigny, convaincu de forfaitureet dilapidation, était condamné à mort ! La sentence portaitqu’il serait exécuté dans le délai de trois jours pendant lesquelsle condamné devait prier dans la chapelle du Temple et faire amendehonorable. Après quoi, l’ancien favori de Philippe le Bel, leministre tout-puissant de Louis X, devait être conduit aux fourchesde Montfaucon pour y être pendu par maître Capeluche, exécuteur deshautes œuvres.

« Bon ! pensa Buridan, j’ai troisjours… je le sauverai ! »

Il attendit la nuit. Les abords de laCourtille-aux-Roses avaient repris leur aspect de lugubre solitude.Les Parisiens, sûrs désormais d’être vengés, étaient rentrés dansParis où ils attendaient avec impatience le matin de fête où ilsverraient enfin se balancer au bout d’une corde l’homme qui, silongtemps, les avait terrorisés.

Alors, Buridan expliqua à ses amis qu’ilallait se rendre au Temple et parler à Valois.

Il embrassa ses compagnons l’un après l’autreet s’éloigna.

« C’est fini ! sanglota Guillaume,nous ne le verrons plus !…

– Qui sait ? » murmura Bigornequi venait de réfléchir profondément à cette aventure et dont lesréflexions avaient peut-être modifié la conviction.

Buridan s’avançait d’un pas ferme vers leTemple dont la sombre silhouette se voyait de la Courtille.

Arrivé à quelques pas de la grande porte,Buridan appela.

« Qui va là ? cria la sentinelle, del’autre côté du pont-levis.

– De par le roi ! » réponditBuridan.

Le pont-levis s’abaissa. Le chef de postevint, accompagné de plusieurs archers, reconnaître celui qui venaitau nom du roi. Buridan, sans un mot, déplia l’un des deuxparchemins qu’il avait enlevés à Stragildo. L’officier le lut à lalueur d’une torche que portait un soldat, et, le rendant àBuridan :

« C’est bien. Vous pouvez entrer. Oùdois-je vous faire conduire ?

– Chez le gouverneur duTemple. »

Étant entré, Buridan se trouva en présenced’un homme d’armes tout bardé de fer et armé jusqu’aux dents. Commeil avait fait pour l’officier, Buridan exhiba son parchemin. Lesoldat ne savait pas lire, mais le sceau royal suffisait.

« Il faut que je parle à ton maîtresur-le-champ, de la part du roi », fit Buridan.

L’homme s’éloigna et alla dire quelques mots àun autre homme qui veillait dans la pièce voisine.

Au bout d’un quart d’heure, une sorte de valetde chambre, qui remplaçait Simon Malingre, vint le chercher, et, depièce en pièce, le conduisit jusqu’à une salle où Buridan aperçutle comte de Valois assis dans un fauteuil, près d’une table,écrivant et souriant.

Ce que Valois écrivait à ce moment, c’était ledétail de l’exécution de Marigny. Il n’avait pas voulu laisser àd’autres le soin de régler la cérémonie…

Buridan s’était arrêté à deux pas du fauteuil,silencieux et pâle. Il attendait. Son attitude, étrangementpaisible, n’avait rien de menaçant…

« Qu’avez-vous à me dire ? »demanda Valois sans lever les yeux.

Et, continuant de sourire, il terminait à cemoment la phrase commencée :

« Après quoi, le maître des hautesœuvres, lui passera la hart au col, de manière que… »

Dans cet instant, Valois, étonné que l’envoyédu roi n’eût pas répondu à sa question, leva les yeux et vitBuridan.

Tout d’abord, la stupeur et l’épouvante leparalysèrent. Un flot de sang monta à son front, sa main trembla.Puis, grondant une sourde imprécation, il allongea le bras vers lemarteau qui lui servait pour appeler.

« Monseigneur, dit Buridan d’une voixcalme, vous pouvez appeler et me faire jeter dans un cachot, ou mefaire tuer même ; cela vous sera facile ; mais je vouspréviens que, si je meurs, vous êtes perdu, vous, sans que rienpuisse vous sauver. Il vaut mieux pour vous que vous m’écoutieztranquillement, d’autant que j’aurai vite fait… »

Valois n’appela pas.

« Soit ! dit-il, je vous entendrai.Vous dites que vous venez de la part du roi ?

– Je l’ai dit à vos gens, mais à vous, jevous dis que je viens de ma part…

– De votre part ! murmura-t-ilsourdement. Mais comment avez-vous pu entrer ici ?

– Grâce à ce papier, dit Buridan, ouplutôt grâce au sceau royal dont la vue a suffi… »

En même temps, il jeta sur la table l’un desdeux parchemins qu’il portait sur lui.

Mais ce n’était pas celui qu’il avaitmontré à l’officier du poste.

Valois saisit avidement le papier, leparcourut d’un air étonné, puis :

« C’est le roi qui vous a remis cetordre ?…

– Non, répondit tranquillement le jeunehomme. J’ai saisi ce parchemin sur votre serviteur Stragildo, et,comme vous voyez, je m’en suis servi. »

Valois respira… Son fils n’avait pas vu leroi ! Son fils ne venait pas de la part du roi !

« Et ce Stragildo ? reprit-il d’unevoix en apparence indifférente, vous le détenezprisonnier ?…

– Non, dit Buridan avec la mêmetranquillité, Stragildo est mort ; je l’ai tué. »

Cette fois Valois frémit d’une joie puissante.L’un après l’autre, avec une sorte de folie, Buridan jetait tousses moyens de défense comme il avait jeté sa dague.

Il s’approcha vivement d’un flambeau etprésenta le papier à la flamme, tandis que, de sa main droite, ilsaisissait sa dague pour tenir Buridan en respect.

Mais Buridan ne fit pas un geste ; illaissa le comte brûler le parchemin…

« Je le tiens ! » gronda Valoisen lui-même.

En effet, Buridan s’était ainsi dépouillé detoutes ses armes offensives et défensives.

« Parlez maintenant, dit Valois. Que mevoulez-vous ?

– Monseigneur, dit Buridan, je suis venupour vous demander la vie et la liberté de trois hommes que vousdétenez prisonniers dans les cachots du Temple…

– Voyons… Quels sont ces troishommes ?

– C’est d’abord Philippe d’Aulnay…

– Ah ! ah ! dit Valois,toujours souriant. Pour celui-là, mon maître, il me seraitdifficile de lui rendre vie et liberté, vu qu’il esttrépassé !

– Mort !… Philippe estmort !… »

Une puissante douleur étreignit le cœur dujeune homme, et elle lui fut d’autant plus amère qu’il ne pouvaits’y livrer, qu’il devait garder toutes ses forces pour faire face àla situation…

« Philippe d’Aulnay étant mort, quelssont les deux autres ?

– D’abord le frère de Philippe :Gautier d’Aulnay. Est-il donc mort aussi ?…

– Non, Gautier d’Aulnay n’est pasmort ; pas encore ; celui-là est réservé au supplice quiattend les blasphémateurs… Voyons donc le troisième ?

– Enguerrand de Marigny. »

Valois eut un étrange regard pour Buridan.

« Comment, vous qui haïssez Marigny, quil’avez provoqué, insulté publiquement et l’avez même poursuivi,l’épée au poing, sur le Pré-aux-Clercs, comment pouvez-vousdemander la vie et la liberté de cet homme ?

– Je veux sauver Enguerrand de Marigny,parce que je ne veux pas que sa fille pleure ; je ne veux pasqu’il y ait dans la vie de Myrtille cette douleur de la mort de sonpère sous la hache du bourreau.

– Et si j’accepte ? Si je vaisouvrir le cachot de Gautier d’Aulnay, si je vais chercher Marignydans la chapelle où il demande pardon à Dieu, au pied de l’autel,avant de demander pardon aux hommes, au pied du gibet, si je lesconduis hors du Temple et que je leur dise : « Allez,vous êtes libres… », voyons, que ferez-vous pourmoi ?

– Monseigneur, dit Buridan, j’oublieraialors que vous êtes mon père, et le père que vous avez été. Si vousfaites grâce, je fais grâce…

– Et si je refuse ? rugitValois.

– En ce cas, monseigneur, j’irai trouverle roi dans son Louvre. Le roi me fera saisir et livrer aubourreau, je le sais. Mais, avant de me livrer, il aura entendu ceque j’ai à lui dire. Et voici, monseigneur, ce que je dirai auroi : « Sire, vous avez appris par moi, bien que je nel’aie pas voulu, les crimes de votre épouse, Marguerite deBourgogne. Vous détenez la reine prisonnière. C’est par ma faute,bien que la faute ait été involontaire. Il est donc juste, Sire,que vous appreniez aussi par moi que peut-être madame la reine estmoins coupable que vous ne pensez. Oui, il y a une explication à laconduite de la reine, sinon une excuse. C’est qu’un homme, quandelle était jeune fille, quand elle habitait à Dijon le palais duduc de Bourgogne, l’a poussée dans l’abîme ; cet homme,l’amant de Marguerite, Sire, c’était l’ambassadeur du roi votrepère à la cour de Bourgogne ; il s’appelle Charles, comte deValois. »

– C’est vrai ! Tu sais ce secret.Mais en admettant que tu sortes d’ici vivant et que le roit’entende, insensé, le roi ne te croira pas !… »

Buridan répondit :

« Le roi ne me croira pas, moi, c’estsûr ! car il imaginera que c’est là une simple vengeance de mapart…

– Alors ?… rugit Valois.

– Mais il croira la reine !

– La reine !… bégaya Valois, frappéde vertige.

– La reine prisonnière dans leLouvre ! La reine que le roi pourra interroger dès que j’auraiparlé ! La reine qui confirmera tout ce que j’aurai dit enfournissant les preuves !… »

Valois se leva : l’effroyable évidencelui sautait aux yeux ; il était perdu, si Buridan pouvaitrejoindre Louis X.

« Misérable, bégaya-t-il, tu ne sortiraspas d’ici, car…

– Un mot ! Un dernier mot !cria Buridan, qui d’un geste arrêta Valois prêt à frapper. Si jesors d’ici, monseigneur, vous avez vingt-quatre heures pourréfléchir ; si je ne sors pas, vous n’avez même pas uneheure ; car en ce moment même quelqu’un attend que jesorte ; si ce quelqu’un ne me voit pas à l’heure convenue, ilcourt au Louvre… Et ce quelqu’un, monseigneur, sera aussitôt reçu,car le roi le connaît… il s’appelle Lancelot Bigorne !…

– Lancelot Bigorne !… râlaValois.

– Votre ancienserviteur !… »

Il y eut une minute d’effrayant silence.Valois, effondré, la tête pleine de bourdonnements, agonisait deterreur. Son regard vitreux était rivé sur Buridan qui, de soncôté, le contemplait avec une sorte de sombre pitié… Et ce silence,ce fut Buridan qui le rompit.

« Monseigneur, dit-il, Enguerrand deMarigny doit être conduit à la mort sous trois jours. Un jour estécoulé déjà. Il est en ce moment dix heures du soir. Je vous donnetoute la journée de demain pour exécuter mes volontés. Demain soir,si à cinq heures Gautier et Marigny ne sont pas hors du Temple, àsix heures, je suis au Louvre… je parle… le roi interrogeMarguerite… la nuit prochaine, monseigneur, vous coucherez dans lescachots du Temple… »

Un soupir souleva la poitrine de Valois. De latête, il fit un signe d’acceptation, puis il se laissa aller enarrière, privé de sentiment, en apparence.

Buridan se rapprocha, se pencha sur lui, lecontempla un instant d’un étrange regard et murmura :

« Adieu, mon père… ! »

À la Courtille-aux-Roses, il fut saisi,embrassé, étouffé dans les bras de ses amis, délirants de joie.

« Corbleu ! Ventre du pape !Tripes du diable ! hurla Guillaume en manière de conclusion,mettons-nous à table !…

– Je savais bien qu’ilreviendrait ! » murmura Bigorne.

Chapitre 42SUPRÊMES TENTATIVES

La journée s’écoula lentement.

À mesure que l’heure fixée approchait, Buridansentait son impatience et ses terreurs s’exaspérer. Pourtant, ilétait impossible que Valois ne tînt pas parole, puisqu’il y allaitde sa propre vie !…

À quatre heures, il décida de sortir.

Guillaume devait rester en surveillance devantle caveau où était enfermé Stragildo. Riquet devait rester dans legrenier du logis, afin de surveiller les abords de laCourtille.

Bigorne seul devait accompagner le jeune hommequi, ne tenant plus en place, s’éloigna une heure avant celle qu’ilavait fixée lui-même.

« Un instant, dit Bigorne en lerejoignant. Supposez qu’à cinq heures Marigny et Gautierfranchissent le pont-levis du Temple, que ferez-vous ?

– Eh bien, je m’avancerai à leurrencontre…

– Bon, fit Bigorne. Maintenant, supposezqu’à cinq heures, les portes du Temple ne s’ouvrent pas pour vousrendre Gautier… je ne parle pas de Marigny. Queferez-vous ?

– J’attendrai jusqu’à six heures, ditBuridan, d’une voix altérée. À six heures, j’irai au Louvre.

– Vous y êtes bien décidé ?

– Certes !…

– Eh bien, nous ironsensemble… »

Lorsque, après une affreuse attente, cinqheures sonnèrent enfin, son cœur se mit à battre violemment… Lesdernières ondulations sonores du bronze s’évanouirent… les minutess’écoulèrent… le pont ne s’abaissait pas !…

Buridan se rongeait les poings.

Six heures sonnèrent !… Buridan eut commeun rugissement de rage…

« Au Louvre ! dit-il.

– Au Louvre, soit ! » fitBigorne.

Ils couraient dans la rue Saint-Martin,lorsque tout à coup, une église se mit à sonner le glas.

Une autre église, tout à coup, puis une autresonnèrent le glas des morts, puis d’autres encore… toutes leséglises de Paris sonnaient le glas !

« Oh ! murmura Buridan, que sepasse-t-il donc ? Qu’importe, après tout ! repritBuridan. Au Louvre ! Au Louvre !… »

Il allait s’élancer… À ce moment, du coin dela rue Saint-Martin déboucha un groupe pareil à une apparition derêve dans la nuit qui s’épaississait.

Ce groupe comportait d’abord douze jeunesgarçons vêtus comme des enfants de chœur qui eussent servi unemesse des morts. L’un d’eux, qui marchait en tête, agitait sanscesse une sonnette au son grêle. Derrière, venait un moinecolossal, la tête sous la cagoule noire et portant une croix énormedont le christ était couvert de voiles noirs. Puis douze clercs endeuil, psalmodiant des prières. Puis un rang de six porteurs detorches. Puis douze hallebardiers, la pointe de la hallebardetournée vers la terre. Enfin, le héraut-juré de la ville de Paris,monté sur un cheval noir que deux valets conduisaient en bride.Derrière, il y avait encore un rang de porteurs de torches, puisencore douze hallebardiers, et, enfin, la foule… La fantastiqueprocession s’arrêta.

Le héraut, alors, un grand parchemin à lamain, cria d’une voix forte, dans le silence :

« Nous, Louis, dixième du nom, comte deChampagne et de Brie, roi de Navarre, roi de France :

« Faisons savoir à tous et à toutes, ànotre noblesse, à nos bourgeois et manants, à nos curés parisiensde notre bonne ville que des prières publiques seront dites àcompter de ce jourd’hui et pendant un mois durant dans toutes leséglises de notre royaume… »

Le héraut sonna de la trompe. Puis il prit unautre parchemin et cria :

« De par le roi !

« Nous, Jean-Baptiste Biron dit Bel-Air,crieur-juré de la ville de Paris, bachelier de l’Université, hérautprévôtal et royal ;

« Avec douleur et meurtri decœur ;

« Faisons savoir à tous présents quelesdites prières ordonnées par notre sire le roi sont à l’effetd’obtenir la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Dieu, deNotre-Dame la Vierge et de messieurs les saints duparadis ;

« Pour l’âme de très haute, très noble,très puissante princesse Marguerite de Bourgogne, reine de France,épouse très vertueuse et très aimée de notre Sire Louisdixième ;

« Laquelle est morte dans la fleur de sonâge, dans le Louvre royal, le soir de ce jour, vingt-deuxième deseptembre de l’an de grâce 1314. »

Le héraut sonna de la trompe. Et, comme sic’eût été un signal, les cris de douleur, les lamentationséclatèrent. L’enfant de chœur agita sa sonnette. Les clercscrièrent :

« Priez, mes frères ! Priez, messœurs ! Priez pour la reine !… »

Et la fantastique procession passa dans lalueur des torches, dans cette rumeur de pitié, de gémissements, dedésespoir qui bruissait sur Paris.

Pitié véritable, car Marguerite de Bourgogneétait très aimée du peuple.

Gémissements et clameurs exagérés, car iln’était pas bon de paraître témoigner une douleur tiède pour uneaussi auguste mort. Buridan était atterré.

« Morte ! gronda-t-il. Margueriteest morte ! Valois triomphe !…

– Et notre voyage au Louvre est inutile,seigneur capitaine ! dit Bigorne, qui reprit instantanémentcette expression d’insouciance qui faisait le fond de saphysionomie. Croyez-moi, maître, vous vous obstinez à une besogneimpossible. Le sire de Marigny est condamné, – et c’est justice,par tous les diables. Songez au nombre de malheureux qu’il a faitpendre pour s’enrichir ; songez que vos amis, vos frères, lesd’Aulnay, ont mené, grâce à lui, une misérable existence, alorsqu’ils étaient nés pour être de riches seigneurs. Je vous jure,maître, que si vous aviez réussi à sauver cet homme, c’eût été uncrime dans votre vie…

– C’est le père de Myrtille ! dit lejeune homme.

– Quoi qu’il en soit, c’est fini.Marguerite est morte. Valois n’a plus rien à redouter de vous.Donc, il est maintenant inutile de vous obstiner. »

Buridan, revenant sur ses pas, s’était remisen marche vers la Courtille-aux-Roses. Il était accablé. En mêmetemps, une colère furieuse se déchaînait en lui contre ce qu’ilappelait un coup du sort : Marguerite mourant juste à cemoment-là !…

« Il me reste un jour ! grondaBuridan. Je puis trouver encore le moyen de sauver le père deMyrtille… »

Il faisait nuit.

Buridan et Bigorne, l’un désespéré, l’autretout joyeux, arrivaient dans la rue Vieille-Barbette. Au loin, ilsentendaient la rumeur de Paris qui pleurait et priait pour l’âme deMarguerite.

« Je le sauverai ! » répétaBuridan qui triomphait de son abattement.

Comme il pensait ces mots avec une ardeur defarouche obstination, il vit à deux cents pas de lui, dans ladirection du Temple, une grande lueur de torches.

Était-ce la procession funèbre qui passait parlà ?… Non !… Buridan, à la lueur des torches, distinguaune masse de cavaliers qui s’avançaient au pas vers lui.

Il frissonna. Le pressentiment d’unecatastrophe s’abattit sur lui. De ses yeux hagards, il contemplaitces cavaliers qui venaient du Temple, formidables sous leursarmures.

Il sentit que Bigorne le saisissait par lebras et l’entraînait derrière une haie, en murmurant :

« Alerte ! Ce sont les gens d’armesde Valois !… »

Et comme Buridan, haletant d’une insurmontablehorreur, se demandait ce que signifiait cette sortie des troupes deValois, Bigorne gronda à son oreille :

« Vous avez demandé la vie de Marigny àValois ? Regardez, maître. Voici la réponse de Valois quipasse ! »

En effet, derrière les cinquante premierscavaliers, venaient deux prêtres ! Derrière les deux prêtres,marchait le bourreau Capeluche ! Et derrière Capeluche, venaitun homme pieds nus, vêtu d’une chemise, la corde au cou, un ciergeà la main !… Et cet homme, c’était Enguerrand deMarigny !…

Tout aussitôt, venait le comte de Valois, àcheval, couvant son ennemi d’un sourire de mort. Puis, cinquanteautres gens d’armes fermaient la marche.

Ce fut une vision terrible qui passa enquelques minutes.

Buridan, l’âme pleine d’épouvante, la boucheouverte, les yeux exorbités, regardait sans pouvoir faire un pas niun geste ; il était rivé au sol.

« Venez ! » dit Bigorne,lorsque le cortège fut passé.

Autour du Châtelet, c’était un fouillis deruelles noires d’où s’exhalaient de fétides émanations.

Ce fut dans une de ces ruelles que LancelotBigorne conduisit Buridan.

Ils s’arrêtèrent devant une maison basse. Iln’y avait aucune fenêtre sur la rue. La porte était peinte enrouge ; solide, puissante, elle eût défié les madriersd’attaque avec ses armatures de fer. Elle était munie d’unjudas.

Bigorne frappa violemment du poing dans laporte. Au bout d’un instant, le judas s’ouvrit et une figurebestiale apparut à travers le treillis qui la protégeait, vaguementéclairée par une lumière que l’habitant de cette maison tenait à lamain.

« Allons, ouvre ! dit Bigorne. C’estmoi qui t’ai parlé tout à l’heure, quand tu es sorti de Notre-Dameoù tu as remisé ton gibier de demain matin.

– Bon ! » fit tranquillement lafigure.

Buridan entendit grincer les verrous. La portes’ouvrit. L’homme apparut, une forte dague à la main.

Buridan se signa d’un geste rapide et entra,suivi de Bigorne. L’homme referma la porte. Nous disons que Buridanfit le signe de la croix, car il était bon chrétien, et cettemaison, c’était le logis du maître des hautes œuvres, cet homme,c’était Capeluche…

Le maître des hautes œuvres n’avait pas lâchéla dague qu’il tenait à la main. Il interrogea ses visiteurs d’unregard :

« Me connais-tu ? fit Bigorne.

– Non, répondit Capeluche.

– Je suis Lancelot Bigorne…

– C’est possible…

– Moi, je suis Jean Buridan, que tupendras peut-être un jour, car ma tête est mise à prix.

– C’est possible… »

Il y eut un instant de silence. Bigornefrissonnait, Buridan était calme. Capeluche demanda :

« Qu’est-ce que vous me voulez ?

– Tu vas le savoir, dit Buridan. Mais,réponds d’abord. Qu’est-ce que tu reçois pour chaquependaison ?

– Tantôt plus, tantôt moins. Cela dépenddu condamné, je veux dire de sa qualité. Bref, je me fais, bon anmal an, mille livres tournois. Tous les bourgeois de Paris n’enpeuvent pas dire autant. Sans compter ce que me donne la ville deParis pour l’exercice annuel de mes fonctions, c’est-à-direvingt-six livres parisis.

– Capeluche, dit Buridan, si je tedemandais de ne pas tuer Enguerrand de Marigny, quedirais-tu ?

– C’est possible. Tout est possible.

– Tu consens à faire pour Marigny ce quetu as fait pour d’autres ?

– Oui, dit Capeluche, sans hésiter.Seulement, pour celui-là, c’est grave. C’est un puissant. Unministre. J’aurai trois mois de cachot, au moins. La corde qui doitpendre un Marigny ne peut être une corde ordinaire, vouscomprenez ? »

Buridan défaillait. Il lui semblait queCapeluche allait se rétracter.

« Alors, ajouta tout à coup Capeluche,écoutez bien : pour préparer la corde d’un bourgeois,je demande trois écus, pas moins ; pour la corde d’un noblehomme, il me faut huit écus d’or ; pour Marigny, qui estministre, et en mettant mes trois mois de cachot à dix écus, l’undans l’autre, c’est trente écus d’or que vous me verserez. Sansquoi, bonsoir la compagnie !

– Vide tes poches ! rugitBuridan.

– Hein ! sursauta Bigorne.

– Oui ! le restant de la cassette deMalingre ! tu l’as sur toi, donne ! »

Il y avait vingt-sept ducats d’or, plusquelques écus, c’est-à-dire environ le triple de ce que demandaitle maître des hautes œuvres. Capeluche eut le grognement furieuxd’un avare qui découvre un trésor ; de ses larges mains, ilfit un tas des pièces d’or, et, en un instant, elles eurentdisparu.

Buridan s’approcha de lui, le regarda fixementdans les yeux et, d’une voix qui fit tressaillir lebourreau :

« Marigny ne mourrapas ?… »

Capeluche, pour toute réponse, se tourna versune croix et, en signe de serment, leva la main.

« C’est bon », dit Buridan.

Et, faisant signe à Bigorne de le suivre, ilse retira. Les deux hommes regagnèrent la Courtille-aux-Roses.Bigorne grondait :

« Qui m’eût dit qu’un jour ce serait moi,moi, Lancelot Bigorne, qui rachèterait la vie de Marigny !Saint Barnabé me soit en aide, je crois que j’en aurai une fièvremalingre, ou même la peste. »

Dans le grenier de la Courtille, ils dormirentdeux heures.

Au point du jour, les quatre compagnonsétaient debout. Bigorne et Guillaume Bourrasque sortirent en toutehâte. Seul, Riquet Haudryot demeura pour surveiller Stragildo.Lorsque Buridan arriva à la porte aux Peintres, il vit que déjà lepeuple sortait de Paris et se dirigeait vers le colossal gibet qui,sur les fonds pâles de l’aube, plaquait sa silhouette funèbre.

Chapitre 43LA DERNIÈRE VISION DE MARGUERITE DE BOURGOGNE

Le comte de Valois, après le départ deBuridan, était resté de longues heures dans une prostrationd’esprit et de corps telle qu’on eût pu le tuer sans qu’il essayâtun geste de défense. Ce ne fut qu’au matin, lorsque le plein jourentra dans la chambre qu’il parvint à surmonter cette stupeur.

Des résolutions multiples se présentèrent àson esprit. Il pensa à faire rechercher Buridan et Bigorne, mais letemps manquait. Il pensa à sortir de Paris et à prendre la fuite,mais c’était renoncer à une situation conquise par vingt ans detravail terrible, c’était peut-être proclamer l’innocence deMarigny ! Il pensa à rassembler ses gens d’armes, à marchersur le Louvre, à braver le roi, à l’arrêter, à faire une révolutionde palais dont il fût sorti roi. Mais c’était le risque suprêmed’une bataille. Louis X était aimé. Il serait défendu… Il pensaaussi à obéir à Buridan, c’est-à-dire à relâcher au moment convenuMarigny et Gautier d’Aulnay… Mais il comprit qu’il préférait encoremourir plutôt que de mettre en liberté l’homme qu’il était arrivé àhaïr plus qu’il n’aimait sa propre vie. Enfin, il pensa à allersupplier Marguerite de démentir Buridan, si Buridan mettait samenace à exécution.

Et, comme il en était à envisager ce dernierprojet, tout à coup, le seul projet possible et pratique, le seulqui pouvait tout sauver, se présenta à lui…

Une heure plus tard, Valois entrait dans lecabinet de Louis Hutin.

« Sire, dit-il, je viens vous rendrecompte des mesures prises pour assurer l’exécution d’Enguerrand deMarigny, condamné pour dilapidation et forfaiture. S’il plaît auroi, nous avancerons d’un jour la cérémonie de la pendaison. L’âmedu ministre y perdra peut-être quelques prières, mais nous ygagnerons en tranquillité. Je sais que des gens sans foi,stipendiés par les amis du ministre, ont projeté de s’assemblerdemain, pour essayer de l’enlever. Sire, nous devons déjouer cesprojets. Sire, il faut que, demain matin, à l’aube, votre justiceroyale ait suivi son cours et que les mutins n’aient plus qu’uncadavre à délivrer. »

Louis approuva d’un geste indifférent.

Que lui importait que Marigny fût pendu teljour plutôt que tel autre ! Que lui importait même qu’il fûtdélivré !

Un vague espoir lui restait, c’est qu’ilpourrait peut-être arriver à oublier un peu, une fois queMarguerite serait morte. Seulement, il n’avait pas le couragede la tuer, – et elle ne prenait pas le poison qu’il lui avaitlaissé !

Valois étudiait Louis avec une scrupuleuseattention. Sans doute, il comprit cette effrayante indifférence duroi pour tout ce qui n’était pas sa douleur ; sans doute, ilse rendit compte que cette douleur naïve, absolue, était réellementincurable ; et peut-être vit-il en cette douleur un moyend’aboutir à l’acte qu’il avait résolu d’accomplir.

« Sire, reprit-il, quelque pénible quesoit mon devoir de conseiller intime et de bon parent du roi, ilfaut que je l’accomplisse jusqu’au bout. »

Louis X murmura, dans une sorte desupplication :

« Va-t’en, Valois. Tu as Marigny. Que tefaut-il de plus ?

– Ce qu’il me faut, Sire, c’est votrebonheur, c’est votre tranquillité, la paix de votre cœurreconquise. Tout cela est impossible tant que le crime habite sousle toit de votre Louvre, tant que vous respirez l’air que lacoupable empeste de son haleine…

– Elle mourra ! fit sourdement leroi.

– Vous dites : « Ellemourra !… » Pas n’est besoin qu’elle meure, Sire !Il faut seulement que votre honneur soit vengé et qu’un bonprocès…

– Je lui ai laissé du poison… Peut-êtreest-elle morte à cette heure ? »

Valois se pencha vers lui, et, à voix basse,plus basse :

« Veux-tu que je m’en assure,moi ?… »

Louis hésita une minute, puis, enfouissant satête dans ses deux bras, comme un enfant qui a peur :

« Va ! » dit-il.

Valois s’élança, en étouffant unrugissement.

Marguerite de Bourgogne, pendant ces quelquesjours, descendit lentement jusqu’au fond du désespoir. Cet espritsolide se détraqua. La folie, en peu d’heures, entra dans soncerveau et s’y installa victorieusement. Cette abolition del’intelligence chez la reine ne fut pas seulement provoquée par lasérie des secousses cérébrales, mais aussi par un faitmatériel.

La petite Juana avait vidé le flacon de poisonapporté par le roi ; ce flacon, elle l’avait ensuite remplid’eau. Juana ne voulait pas que la reine s’empoisonnât ; ellene voulait pas être accusée d’avoir fait disparaître le flacon.

Lorsque Marguerite, après le départ de Louiset l’arrestation de Juana, put réfléchir, elle envisagea lasituation avec un sang-froid stoïque.

En somme, elle avait à choisir entre la mortvolontaire et la mort par les mains du bourreau.

Marguerite, douée d’une énergieextraordinaire, n’hésita pas : puisqu’elle était condamnée,elle voulut mourir à son heure, et de sa propre volonté. Ellechoisit le point du jour pour l’heure de sa mort.

Au matin, lorsqu’elle vit que les premièreslueurs du jour se glissaient dans sa chambre, elle se leva, marchad’un pas ferme à la table, saisit le flacon, le déboucha et en butle contenu sans que sa main tremblât.

D’abord, elle fut stupéfaite de se voir encoredebout. D’après l’idée qu’elle s’en était faite, le poison devaitla foudroyer. Elle n’éprouvait aucun malaise.

Alors, elle tira les rideaux de sa fenêtre, etle joyeux panorama de la vieille cité lui apparut dans l’air légerdu matin, dans la magie des couleurs qui vont du rose pâle à l’orrouge ; les toits serrés, dressant leurs pointes capricieuses,les girouettes, les murs de l’hôtel de Nesle et la Seine quicoulait, toute bleue, d’un bleu de saphir, et, enfin, devant elle,la Tour de Nesle.

Et, dans la joie de cette matinée, la tourperdait de son mystère sombre… On eût dit que ses fantômesl’avaient abandonnée, satisfaits de savoir que la sanglante ribaudeallait recevoir son châtiment.

Marguerite pénétra dans la profonde embrasure,colla son visage aux barreaux et, longuement, contempla la tour.Elle la contempla sans terreur. Maintenant qu’elle allait mourir,elle n’avait plus peur de voir la plate-forme se peupler despectres et la Seine rejeter des cadavres.

Voici exactement ce qu’elle pensait :

« Ce n’était pas du poison ! Louis avoulu faire une épreuve ! Louis ne veut pas que jemeure ! Louis m’aime encore ! Je vais vivre ! Jevais être heureuse… »

Dans cet instant même, elle porta la main àson front brusquement. Il lui sembla que quelque chose, elle nesavait quoi, se brisait dans sa tête. Puis, cette brève souffrancedisparut. Elle respira, souriante encore. Mais il y avait alorsdans ses yeux hagards quelque chose qui n’y était pas tout àl’heure. Une deuxième fois, elle sentit à la nuque une violentedouleur qui, presque aussitôt, disparut comme la première. Ellefixa la Tour de Nesle comme pour se convaincre qu’elle ne redoutaitpas la tour, maintenant qu’elle savait la vérité :que le roi avait voulu faire une épreuve et que, par conséquent, ilne voulait pas qu’elle mourût !…

« C’est qu’il m’aime toujours !Oh ! Je vais l’aimer, moi, comme je n’ai jamais aimé :Tour de Nesle, tour maudite, je te dis adieu. »

Dans cette seconde, elle demeura horrifiée,éperdue de terreur et recula en frissonnant, tremblante des pieds àla tête, d’un tremblement convulsif…

Là, sous ses yeux, en plein soleil, sur laplateforme de la Tour de Nesle, un spectre venait d’apparaître. Etc’était le spectre de Gautier d’Aulnay !…

Il y avait une cause à la vision deMarguerite. Marguerite avait bu le flacon que le Hutin avaitapporté plein de poison et que Juana, après l’avoir vidé, avaitrempli d’eau.

Ce poison eût foudroyé Marguerite. Les gouttesqui se mélangèrent à l’eau furent impuissantes à la tuer, maisgardèrent une force suffisante pour amener des troublesnerveux.

Ce trouble, en quelques secondes, devintgénéral. La vue, l’odorat, le toucher, se pervertirent et ce futune véritable crise de démence qui se déclara.

Sur la plate-forme de la Tour de Nesle,Marguerite vit donc un homme, et cet homme fut pour elle Gautierd’Aulnay. La malheureuse se mit à trembler et bégaya :

« Gautier ! L’homme qui m’amaudite ! Oh ! je le savais bien que je succomberais tôtou tard sous cette malédiction !… Il m’implore… Stragildo, neferme pas le sac, je ne veux plus que ces infortunés soientprécipités !… Assez de victimes ! Assez demeurtres ! Dieu puissant, assez !… Trop tard ! Illes a précipités !… »

Elle vit Gautier déchirer le sac avec sonpoignard. Alors, il apparut à la surface du fleuve et se mit àmarcher sur l’eau.

Il regardait Marguerite. Il venait à elle…

La reine rassembla le peu de forces qui luirestaient, fit retomber le châssis, tira les rideaux et sortit enchancelant de l’embrasure.

« Il ne pourra pas entrer, puisque j’aifermé la fenêtre », murmura-t-elle.

Brusquement, elle se redressa, porta les mainsà ses tempes et rugit :

« Je l’entends qui monte ! Ne lelaissez pas monter ! Louis, à moi !Grâce !… »

Elle essaya de sauter du lit, mais elledemeura comme paralysée par l’excès de l’épouvante. Elle entendaitdistinctement Gautier qui, entré dans le Louvre, était venu toutdroit à la Grosse Tour, et elle l’entendait monter.

Soudain la porte s’ouvrit…

Marguerite jeta les mains au-devant d’ellepour repousser l’affreuse vision ; mais la vision, après avoirsoigneusement fermé la porte, marchait jusqu’à elle et sepenchait…

Et cette fois, la vision irréelle devenaitréalité.

Car la porte s’était vraiment ouverte ;un homme, cette fois, s’approchait vraiment de Marguerite et sepenchait sur elle. Cet homme, c’était Valois.

Il tressaillit d’horreur.

Ce n’était plus Marguerite qui était sous sesyeux ; cette femme affreusement maigre, à demi morte defaim, presque un spectre elle-même, était-ce bien labelle, la souverainement belle Marguerite de Bourgogne ?…

Mais, tout aussitôt, cette pâle lueur de pitiéqui venait de s’éveiller dans le cœur de cet homme s’éteignit.Marguerite était agonisante, oui ! Mais elle n’était pas morteencore ! Elle pouvait parler ! Elle pouvait leperdre !

Il essuya la sueur qui coulait sur son frontet gronda :

« Marguerite, il faut boire lepoison… »

Elle eut encore la force de crier :

« Grâce, Gautier, grâce ! Ne me tuepas ! Je… Oh ! oh ! Mais tu n’es pas Gautier !…Qui es-tu ?… Ah ! Je te reconnais ! Tu esValois !… »

Elle eut un éclat de rire et hurla :

« Valois ! mon amant !Ah ! il manquait à mon agonie !…

– Silence ! rugit Valois en jetantun regard vers la porte.

– Mon amant ! cria Marguerite. Veneztous ! Spectres de ceux que j’ai aimés, et toi aussiBuridan ! Et toi Philippe ! Gautier ! Entrez, jeveux… »

La voix, soudain, s’étrangla dans sa gorge.Dans sa main tremblante, Valois, affolé, avait d’abord tiré sadague. Mais il la jeta. Il ne fallait pas de sang !… Alors,les yeux hagards, il chercha comment il pourrait tuer Marguerite…et, brusquement, il trouva !…

Les cheveux, les splendides cheveux deMarguerite, à pleines mains, il les saisit, les tordit en corde etles enroula autour du cou… il serra… cela formait deux cordes qu’ilnoua… Il serra toujours plus fort… Puis, lentement, il défit lenœud, ramena les cheveux sur les épaules… Il se pencha plus bas,livide, effroyable à voir, il se pencha jusqu’à toucher presque labouche de Marguerite et il eut un grondement furieux en voyantqu’elle respirait encore. Un faible son sortit des lèvres tuméfiéesde la reine. Et Valois recueillit ce dernier souffle, les dernièresparoles de Marguerite de Bourgogne :

« Myrtille, saints et anges… ayez pitiéde Myrtille… protégez ma fille… »

Une petite secousse l’ébranla, puis elle setint immobile pour jamais.

Valois recula lentement jusqu’à la porte ets’y adossa, les yeux fixés sur le cadavre. Il demeura là une heure,en proie à quelque formidable rêverie. Puis il sortit, gagna lecabinet du roi, livide, effroyable à voir ; il se pencha et,simplement, lui dit :

« Sire, la reine estmorte !… »

Le roi se redressa tout droit, poussa un grandcri et tomba tout d’une masse, évanoui. Valois se pencha, l’examinaavec une étrange curiosité, puis, se relevant, murmura :

« Avant six mois, je serai roi deFrance ! »

Et, tout raidi, les yeux fulgurants d’orgueil,il sembla, d’un farouche regard, jeter un défi à la destinée.

Chapitre 44LES FOURCHES PATIBULAIRES DU SIRE DE MARIGNY

Nous rejoindrons maintenant Lancelot Bigorne,Guillaume Bourrasque et Jean Buridan au moment où, parmi les flotsdu peuple, ils franchissaient la porte aux Peintres. Cette foulequi, de tous les points de Paris, affluait à la porte où elles’endiguait pour se répandre ensuite dans la campagne comme unfleuve débordé qui cherche de la place pour ses eaux, cette foulejoyeuse était hors des murs, en route pour Montfaucon.

Des compagnies d’archers et de hallebardiersvinrent se ranger au pied du gigantesque piédestal de pierre quisupportait l’ensemble des fourches patibulaires deMontfaucon ; ces soldats repoussèrent la foule déjà compacteautour du gibet, et chacun s’installa.

Tout à coup, tout le monde fut debout ;une clameur terrible monta de cent mille poitrines :

« Le voilà !… »

Il faisait plein jour. Le soleil se levait etses rayons venaient se jouer parmi les énormes piliers et lesgrosses chaînes du funèbre monument.

Marigny marchait sans entraves, il était vêtude la chemise des pénitents et portait un gros cierge à la main. Ilétait pieds nus.

Il s’avançait d’un pas ferme. Une indomptablefierté se lisait sur son visage ; il ne semblait entendre niles cris de mort, ni les insultes ; il tenait ses yeux fixéssur Capeluche, qui marchait devant lui, sa corde enroulée aubras.

Comme on rapprochait du gibet, Marigny fit unpas plus vite, écarta rudement Capeluche et lui dit, à hautevoix :

« Ôte-toi ; tu m’empêches de voir legibet que j’ai offert à notre Sire !… »

Capeluche obéit et passa derrière lui.

Bientôt, le cortège s’arrêta au pied dusoubassement ; deux hommes s’avancèrent qui voulurent saisirle condamné par les bras, mais il les écarta, et, ferme, monta lesdegrés qui conduisaient à la plate-forme.

Enguerrand de Marigny se tourna vers la fouleimmense sur laquelle, à ce moment, plana un silence de mort et,redressant sa haute taille, sa tête flamboyante d’orgueil, ildomina, du haut du gibet, comme du haut d’un trône. Tout le mondecomprit qu’il allait parler.

Mais, dans cette minute, un homme qui, d’unregard ardent, contemplait cette scène, fit un signe, et, aussitôtvingt-cinq hérauts, massés au pied du soubassement, commencèrentune stridente fanfare, leurs trompettes levées haut vers le ciel.Cet homme, c’était le comte de Valois.

Marigny l’aperçut et fixa sur lui sesyeux…

Et il y eut dans les yeux de celui qui allaitmourir une telle flamme de mépris et d’insultante pitié que, mêmedans ce moment où il tenait enfin son rival abhorré, Valoisfrissonna de terreur et de rage : ce regard de mépris, il yavait vingt ans qu’il le connaissait !

Furieusement, Valois fit un autre signe.

Au même instant, et tandis que les trompettessonnaient, tandis qu’un long et profond murmure montait de lafoule, on vit un groupe se débattre trois ou quatre secondes sur laplate-forme : Capeluche et ses aides ligotèrent les mains ducondamné !… et, brusquement, entre les deux piliers de droite,apparut un corps qui se balançait dans l’espace, et, accroché auxjambes de ce corps, Capeluche qui tirait de toutes sesforces !…

Alors, Valois tourna bride, et, suivi de sesgens d’armes, descendit la colline.

Alors, commença devant le cadavre du premierpendu du gibet de Montfaucon un défilé inouï ; un fleuvehumain roula ses flots tumultueux : femmes, enfants,bourgeois, écoliers, moines, truands, jongleurs, artisans, manants,chacun passa en jetant une dernière insulte au cadavre d’Enguerrandde Marigny qui se balançait mollement au bout de sa corde.

Buridan avait tout vu.

Il avait vu arriver Marigny ; il l’avaitvu monter l’escalier qui conduisait à la plate-forme ; ilavait vu Capeluche lui passer la corde au cou ; il avait vules aides tirer sur cette corde et le corps s’élever dans les airs.L’espoir, jusqu’à la dernière seconde, ne le quitta pas. La cordeallait se rompre ! Capeluche avait juré ! Capeluche avaitété payé au triple de ce qu’il demandait !…

La corde ne se rompit pas !…

Alors, Buridan fut agité d’un tremblement depitié. Ses yeux pleins de larmes se fixèrent sur le cadavre et ilbalbutia :

« Ô Myrtille !… pauvreMyrtille !… »

Lorsqu’il commença à revenir au sentiment deschoses, il vit que la foule s’était écoulée.

Alors Buridan vit un homme monter l’escalier,se hisser au pilier et, de près, examiner curieusement la corde quisoutenait le corps.

Buridan allait s’élancer, croyant à uneprofanation, lorsque l’homme, se laissant glisser et sautant àterre, vint à lui. Buridan reconnut Lancelot qui lui dit :

« J’ai voulu voir pourquoi la corde arésisté…

– Eh bien ? gronda Buridan.

– Eh bien, fit Bigorne en haussant lesépaules, Capeluche n’a pas scié la corde ; elle estintacte ; je suis volé ! Allons, ajouta Bigorne,consolez-vous, que diable, compère Tristan ! Ce ne sont pasvos larmes qui rendront la vie à votre maître… Mourir de la cordeou d’une fièvre, cela se ressemble. Courage, par saintBarnabé !… »

Buridan vit alors que Bigorne parlait à unhomme qui, assis sur une grosse pierre, la tête dans les mains,paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Il lereconnut aussitôt : c’était maître Tristan, c’était le vieuxet fidèle serviteur de Marigny. C’était l’homme qui s’étaitaffaissé près de lui au moment où Marigny avait été pendu…

Buridan se pencha vers Tristan, le toucha àl’épaule et lui dit doucement :

« Venez-vous avec nous ?… »

Tristan secoua la tête.

« Je reste là, dit-il. J’ai un dernierdevoir à remplir.

– Quel devoir ? Que prétendez-vousdonc faire ?

– Attendre la nuit, et, alors, descendrele corps de mon maître et l’enterrer décemment. »

Enfin, comme Buridan, persuadé qu’iln’arracherait pas Tristan à sa douleur, faisait un pas pours’éloigner, Lancelot se pencha vers le vieux serviteur et luidit :

« Compère, pour la besogne que vousvoulez faire, il faut être plusieurs : nous viendrons vousaider !

– Certes ! fit Buridan quientendit.

– Bon ! À quelle heure avez-vousl’intention d’agir ? reprit Bigorne.

– Dès que la nuit sera assez obscure pourque je ne puisse être aperçu.

– C’est bon. Mais il faut attendre quenous soyons là, dit Bigorne d’une voix étrange. J’ai besoin quevous nous attendiez. Me le promettez-vous ?

– À minuit », dit Tristan.

Buridan et Bigorne reprirent le chemin deParis.

« Maître Capeluche nous a bien volés, ditLancelot.

– Oui, fit Buridan et, par le Dieuvivant, je jure de ne pas quitter Paris avant d’avoir puni lemisérable…

– Hi han ! » fit Bigorne.

Chapitre 45COMMENT MARIGNY FUT ENTERRÉ TOUT EN DEMEURANT PENDU ET COMMENTLANCELOT BIGORNE DEVINT RICHE UNE TROISIÈME FOIS

En regagnant la porte aux Peintres, Bigorne etBuridan passèrent devant ces quelques misérables chaumièresplantées vers l’endroit où la colline redevenait plaine et parmilesquelles se trouvait cette guinguette, à l’enseigne de LaBonne-Futaille qui coule, où Buridan, Guillaume et Riquet avaientattendu Valois au début de ce récit.

Bigorne arrêta Buridan et lui montra lemisérable cabaret.

« Seigneur Buridan, reprit Bigorne, vousvoyez bien ce digne cabaret qui déjà fut témoin de nosexploits ? Il me semble que nous pourrions venir ici attendrele moment de monter là-haut pour aider l’infortuné Tristan dansl’accomplissement de sa besogne. »

Buridan fit un signe affirmatif.

« Je vous retrouverai donc ici ?reprit Bigorne.

– Oui, mais toi ?

– Moi, j’ai une affaire à terminer dansla ville. Mais, soyez tranquille, je vous rejoindrai avant que lesportes de Paris ne soient fermées. »

Là-dessus, Bigorne s’éloigna à grandesenjambées, et, se dirigeant tout droit vers le Châtelet, pénétradans la ruelle où se trouvait le logis de maître Capeluche. Il semit à frapper à grands coups dans la porte, qui était peinte enrouge, afin qu’elle put être reconnue des passants et qu’ilspussent s’en écarter, ou tout au moins dire une prière s’ilspassaient devant ; car c’était un malheur ou une menace demalheur que de frôler le logis du bourreau.

Bientôt, le judas s’ouvrit et la figurebestiale de Capeluche apparut.

Il reconnut Bigorne, mais, le voyant seul,n’hésita pas à ouvrir.

« Eh bien, fit-il, goguenard, la chose amanqué ! J’avais pourtant bien scié la corde. Il faut que lediable s’en soit mêlé, c’est la première fois que celam’arrive !

– Que voulez-vous, compère ? ditBigorne. Il paraît que le drôle était condamné. Vous avez scié lacorde (Bigorne savait le contraire, puisqu’il s’était hissé aupilier de Montfaucon pour s’en assurer), vous avez fait ce que vousavez pu, n’en parlons plus ; c’est un sacripant de moins surla terre.

– Ainsi, reprit Capeluche, vous n’êtespas fâché que la corde n’ait pas cassé ?

– Pourquoi ? Vous avez gagné lasomme ! Ce n’est pas votre faute si le diable, qui étaitpressé d’emporter Marigny, a raccommodé la corde que vous aviezsciée. »

Cette fois, Capeluche se mit à rire etrengaina sa dague. Il n’avait aucun soupçon. Et puis, dès l’instantqu’on ne lui redemandait pas l’argent, c’était l’essentiel.

« Qu’êtes-vous donc venu me dire, en cecas ? reprit-il.

– Il s’agit d’une grosse somme àgagner…

– Vous dites qu’il y a beaucoup d’or àgagner ? fit Capeluche, les yeux incandescents.

– Bon. Vous savez donc, compère, que lesire de Marigny possédait un trésor auprès duquel les trésors duroi ne sont que pauvres mailles et sous de cuivre… Vous savez quel’hôtel de Marigny a été bouleversé, démoli pierre par pierre etqu’on n’a pas trouvé le trésor. Eh bien, ce trésor, je l’ai trouvé,moi ! »

Capeluche devint livide. Un tremblementl’agita.

« Ou plutôt, mais cela revient au même,j’ai trouvé l’homme qui sait où est enfoui le trésor. C’est levieux et le plus fidèle serviteur de Marigny, un certainTristan.

– Je le connais ! dit Capeluche.Car, du temps où Marigny faisait pendre en attendant d’être pendu,c’est Tristan qui m’apportait les ordres.

– Bon ! Eh bien, ce Tristan était augibet de Montfaucon tout à l’heure.

– Je l’ai vu. Il était blanc comme lamort…

– Eh bien, mon compère, reprit-il touthaut, vous comprenez, n’est-ce pas ? Nous allons tous deux àMontfaucon, nous trouvons Tristan, nous l’aidons à dépendreMarigny, et, la besogne achevée, nous lui demandons de nousconduire au trésor, et nous emplissons nos poches.

– Il refusera ! balbutiaCapeluche.

– Alors, vous lui passez au cou le nœudcoulant d’une bonne corde que vous aurez apportée ; je vousgarantis que, quand il sentira le nœud se serrer sur sa gorge, ilnous mènera partout où nous voudrons.

– Par le sang de Dieu ! grognaCapeluche.

– Hein ? qu’en dites-vous,compère ?

– Je dis… Ah ! tripes dudiable !… Il faut que je vous embrasse ! »

Capeluche serra dans ses bras Bigorne, quisentit ses cheveux se hérisser, mais demeura stoïque.

« Compère, ajouta Capeluche, si vousdevez être pendu, comptez sur moi pour avoir une corde neuve et unprêtre, quand je devrais payer corde et prêtre de mesdeniers !

– Bon ! fit Bigorne, toutfrissonnant. Vous connaissez le cabaret de La Bonne-Futaille, aupied du mont Faucon ?

– J’y ai régalé mes aides, tout àl’heure.

– Eh bien, je vous attendrai là. Venez àla nuit tombante et n’oubliez pas d’apporter une corde.

– Soyez tranquille ! » fitCapeluche, en éclatant de rire.

Lorsque Bigorne se trouva dehors, lorsqu’ilfut sorti du lacis de ruelles qui environnaient le Châtelet, ilfaillit se trouver mal. Mais, surmontant cette faiblesse, il entradans une taverne où il se mit à boire et à manger pour se remettre,et, d’ailleurs, il avait grand-faim.

Au moment où approcha l’heure de la fermeturedes portes, il gagna la porte aux Peintres, sortit de Paris et sedirigea vers le cabaret, où il trouva Guillaume Bourrasque etBuridan qui l’attendaient.

À voix basse, il leur expliqua minutieusementson plan.

Il paraît que ce plan amusa fort Guillaume,car il se mit à rire, d’un rire terrible.

« Allons ! » fit Buridan.

Il sortit, accompagné de Bourrasque, et tousdeux regagnèrent les hauteurs. Quant à Bigorne, il était resté dansle misérable cabaret, et attendait.

La nuit vint…

Capeluche parut. Bigorne se leva aussitôt,alla à lui, le prit par le bras et l’entraîna en luidisant :

« Hâtons-nous. Vous avez lacorde ? »

Capeluche écarta son manteau et montra unecorde qu’il portait enroulée à son bras.

Les deux hommes se mirent en route. Capelucheregarda le ciel et dit :

« Une belle nuit, pour mourir !…

– Oui », répondit Bigorne.

Ils ne dirent plus rien et hâtèrent le pasvers le gibet, qui se dessinait en noir sur noir à mesure qu’ilsapprochaient ; Bigorne paraissait résolu. Capeluchefrissonnait.

« Pourvu qu’il soit là !murmura-t-il.

– Soyez tranquille, il y est ; levoici !… »

En effet, une ombre venait de surgir àquelques pas et s’avançait vers les deux hommes. C’était Tristan.Il dit :

« Soyez remerciés, chrétiens qui venezm’aider à une œuvre chrétienne.

– Le bon chrétien que j’ai amené avec mois’y connaît, maître Tristan ; soyez tranquille ; à luiseul, il va dépendre le pauvre Marigny sans lui faire de mal.

– Je m’en charge ! » ditCapeluche.

Tous les trois marchèrent à l’escalier queMarigny avait gravi dans la matinée et atteignirent laplate-forme ; l’instant d’après, ils étaient sous le corps deMarigny qui se balançait dans le vide, au-dessus de leurstêtes.

« Passez-moi votre corde, elle vousgênerait », souffla Bigorne à Capeluche.

Il s’élança le long du pilier, s’accrochantaux chaînes, et disparut, en haut, dans les ténèbres. Un instantplus tard, on entendit sa voix. De la poutre où il était assis, ilcriait :

« Attention, soutenez le corps, je coupela corde…

– Hi han ! » fitBigorne.

Aussitôt deux hommes surgirent d’entre lespiliers et vinrent se placer près de Bigorne et de Tristan.C’étaient Buridan et Guillaume Bourrasque…

Dans le même instant, le corps de Marignytomba et fut soutenu, puis déposé sur les dalles de la plate-forme.En haut, ils entendaient un bruit de chaînes. C’était Capeluche quidescendait. Bientôt il sauta en disant :

« Là ! portons-le maintenant à…holà ! holà !… »

Il eut un rugissement terrible et essaya debondir : Bigorne venait de lui jeter autour du cou la cordeque Capeluche avait apportée lui-même.

Une minute plus tard, Capeluche étaithissé ; il eut quelques secousses nerveuses ; puis,doucement et mollement, son cadavre se balança à la place de celuide Marigny.

« Il nous a trahi, dit Buridan d’une voixsourde. Il nous avait juré sur la croix que Marigny ne serait paspendu ; c’est pourquoi nous l’avons puni. »

*

**

Alors Bigorne enleva au cadavre de Marigny sachemise et la cagoule qui couvrait sa tête ; puis, de nouveau,tandis que ses compagnons demeuraient absorbés dans une rêverieaffreuse, il grimpa en chantant… Au bout d’une demi-heure, ildescendit.

« C’est fait ! » dit-ilsimplement.

Qu’est-ce qui était fait ?… Bigorne avaitcomplètement dépouillé le corps de Capeluche ; il lui avaitarraché tous ses vêtements en les déchirant avec son poignard, puislui avait passé la chemise et la cagoule !…

En sorte que le lendemain et les jourssuivants pendant lesquels ce fut un but de promenade et dedistraction pour les Parisiens que d’aller voir Enguerrand deMarigny pendu aux fourches de Montfaucon, nul ne s’avisa d’imaginerque, si le pendu y était toujours, ce n’était plus le sire deMarigny.

Marigny avait été enterré dans la fosse queTristan avait préparée. Le vieux serviteur avait proprementenveloppé le corps dans un linceul qu’il avait apporté, de façonqu’il ne fût pas souillé par la terre.

Ces derniers soins accomplis en bonne et dueforme, Tristan s’éloigna, bien triste assurément, mais rassuré surle sort qui attendait le défunt. La petite troupe descenditjusqu’aux chaumières et attendit dans le cabaret de LaBonne-Futaille que le jour leur permit de rentrer dans Paris.Lorsque les portes s’ouvrirent, Buridan se dirigea vers laCourtille, où l’on retrouva Riquet qui montait bonne garde.

« Venez avec nous, dit Buridan àTristan ; sous peu de jours, nous quitterons Paris où vousn’avez plus rien à faire, où vous risquez vous-même d’êtrependu ; plus tard, vous rentrerez dans Paris, comme j’espère yrentrer moi-même, car je veux être docteur. »

Tristan réfléchissait à la proposition quevenait de lui faire Buridan.

« Eh bien, soit, dit-il, je vous suivraihors Paris ! mais j’ai à rassembler quelques menus objetsauxquels je tiens ; sous deux ou trois jours, je vousrejoindrai ici.

– Non, dit Buridan ; dès que vousserez en état de partir, rendez-vous au Roule, où vous trouverez lafille du malheureux Marigny, et attendez-nous là. Si vous le croyezutile, mettez-la au courant de la mort de son père, car, moi, jen’en aurais pas le courage…

– Je m’en charge », dit Tristan.

Et il quitta la Courtille-aux-Roses, enfaisant signe à Bigorne de le suivre. Bigorne, d’ailleurs,s’apprêtait lui-même à sortir. Il suivit donc Tristan, mais, avantde s’en aller, il confia à ses compagnons qu’il ne rentrerait pasavant le lendemain ou peut-être le surlendemain.

Buridan demeura avec Guillaume et Riquet.

« Eh bien, fit Guillaume, partons-nouscette fois ? As-tu quelque autre Marigny à essayer desauver ?

– Il y a Gautier, dit Buridan. Moi, jevous déclare que je ne m’en irai pas que je ne l’aie tiré de prisonou que je l’aie vu mort…

– Pauvre Philippe ! sanglotaGuillaume Bourrasque.

– Oui, fit Riquet, c’était un joligentilhomme, bien qu’il supportât le vin beaucoup moins queGautier. Allons, Buridan, console-toi, nous ferons comme toi, nousne nous en irons pas avant d’avoir vu le pauvre Gautier se balancerau bout d’une corde… »

Lancelot Bigorne avait rejoint Tristan, quis’éloignait sans hâte et paraissait tout absorbé dans sadouleur.

« Holà ! mon digne compère, fitBigorne, où me conduisez-vous ? Je vous préviens que j’ai untravail fort pressé, qui ne souffre aucun retard. »

Quel travail avait à accomplir Bigorne ?Nous le verrons à l’œuvre.

« Savez-vous, dit Tristan, qu’il y a deuxhommes auxquels j’avais, ce matin, voué une haineterrible ?…

– Bon, et quels sont ces deuxhommes ? Mais, je vous préviens…

– Patience ! dit Tristan. L’un deces deux hommes est le comte de Valois, qui a fait pendre monmaître.

– Ah ! ah ! fit Bigorne.

– Oui. Et l’autre, c’est, ou plutôtc’était Capeluche, qui a pendu mon maître.

– Celui-là a payé. N’en parlons plus.

– Oui, fit Tristan, il a payé, grâce àvous, maître Bigorne… C’est pourquoi je vous ai parlé dem’accompagner. Ne me demandez rien. Venez et vousverrez… »

Bigorne, pensif, se laissa conduire parTristan.

Ils arrivèrent rue Saint-Martin ets’arrêtèrent à un endroit de la rue qui était éventré ; làs’était élevée une belle forteresse, bien close de murs crénelés,bien entourée de son fossé. Il n’y avait plus rien. Murs,forteresse, bâtiments, tout avait été démoli.

« Voilà ce qui reste de l’hôtelMarigny ! » dit Bigorne.

Mais Tristan ne répondit pas. Une centaine depas plus loin, il entra dans cet humble logis inhabité et même malfamé pour le voisinage, où nous avons déjà vu le serviteur duministre le jour où ce dernier fut arrêté.

Tristan alluma une torche, descendit unescalier, parvint à un caveau, déblaya une partie du sable quirecouvrait le sol, souleva une trappe et descendit encore unescalier, toujours suivi de Bigorne. Là, dans ce deuxième caveau,Tristan saisit une pioche et se mit à frapper contre le mur, quiparaissait fait d’énormes pierres cimentées.

À la stupéfaction de Bigorne, le mur, sous lescoups de pioche, s’écailla ; cette apparence de pierres et deciment tomba et un énorme coffre de fer, scellé dans l’épaisseurdes fondations, apparut. Tristan ouvrit ce coffre ; il étaitrempli de sacs, méthodiquement rangés.

Tristan souleva un de ces sacs et l’ouvrit encoupant avec son poignard la cordelette qui le liait. Il s’enéchappa une pluie de pièces d’or.

Bigorne ouvrait des yeux hagards etpantelait.

« Oh ! bégaya-t-il, rien que dans cesac, il y a peut-être trois cents écus d’or !…

– Mille ducats d’or, dit gravementTristan, c’est-à-dire une fortune dont se contenterait plus d’ungentilhomme de la cour du roi. Aidez-moi, Bigorne. »

Tristan se mit à, entasser dans le sac lespièces d’or qui s’en étaient échappées. Bigorne l’aidait entremblant et en soupirant :

« Dire qu’avec la dixième partie de cequ’il y a là, je serais riche !… »

Tristan referma le sac, le souleva, le posadans les bras de Bigorne et dit simplement :

« Ce sac est à vous !… »

Bigorne chancela. Le sac lui échappa. Il portales mains à son front.

« Eh bien ? fit Tristan, qui ne puts’empêcher de rire.

– Eh bien, compère, rendez-moi unservice. Puisque vous devez nous rejoindre au Roule, gardez-moijusque-là ces beaux ducats. Vous me les apporterez là-bas, et alorsil sera trop tard pour qu’une nouvelle idée de Buridan me réduise àmanger du foin ou des chardons comme lui. Je ne suis pas un âne,moi, que diable !

– Je vous le promets ! » ditTristan.

Les deux hommes remontèrent en haut.

« Et vous disiez donc ? reprit alorsBigorne.

– Je ne disais rien, fit Tristan, redevenusombre.

– Si fait, compère, vous disiez qu’ilexistait par le monde deux hommes auxquels vous vouliez le mal demort. Le premier, c’était Capeluche, et celui-là est payé ;moi aussi. Le deuxième, c’était Valois ; et celui-là n’a pasencore payé. »

Tristan leva sur Bigorne un regard quis’éclaira alors.

« Est-ce que vous auriez la pensée dem’aider ?…

– À vous venger de Valois ?…Oui. »

Alors, il y eut entre Bigorne et Tristan unelongue conversation, ou, pour mieux dire, ce fut un monologue deBigorne, que Tristan, parfois, approuvait d’un signe de tête.

« Ainsi, dit Bigorne, en achevant, sivous réussissez, vous le conduisez jusqu’à laporte ?

– Oui ! dit Tristan, quifrissonna.

– Vous le laissez entrer ; puis voustirez au-dehors la porte sur vous ?

– J’ai compris…

– Bon ! Et alors, vous allezrejoindre Buridan au Roule. Le reste me regarde. »

Sur ces mots, les deux hommes se séparèrentpour s’occuper de la besogne que chacun s’était assignée. Or, cettebesogne, Bigorne n’en avait expliqué qu’une partie à Tristan. Lamanœuvre qu’il méditait se divisait en deux manœuvres successives.Tristan connaissait la deuxième, à laquelle il devait collaborer.Quant à la première, Bigorne la lui laissait ignorer, redoutantpeut-être que le serviteur de Marigny refusât son concours et mêmes’y opposât.

C’est cette dernière manœuvre que nous allonsvoir se dessiner ici.

En sortant de la rue Saint-Martin, LancelotBigorne se rendit dans la rue aux Sorciers. Ces sorciers étaientdes guérisseurs.

Ce fut chez un de ces sorciers que se renditLancelot Bigorne. Il aborda courageusement le monstre, c’est-à-direle sorcier : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, àl’œil doux, à la bouche grave, d’une mine, en somme, plutôtrassurante, et pourvu d’une belle barbe ondoyante.

« Voilà, dit-il, un homme est mort cematin ; pouvez-vous le faire vivre pour quelquesjours ?

– Non, dit le sorcier. Mais de quoi estmort cet homme ?

– Diable ! diable ! fitLancelot, stupéfait. Ainsi, vous ne pouvez pas rendre la vie à uncadavre pour quelques malheureux jours, une semaine auplus ?

– Non. Mais dites-moi de quoi est mortvotre homme. A-t-il succombé à quelqu’une de ces maladies quidécomposent un mort et défigurent un visage aussitôt après et mêmeavant la mort ?

– Il est trépassé d’avoir eu autour ducou un fil de chanvre qui l’a trop serré. Voilà sa maladie.

– Vous voulez parler d’Enguerrand deMarigny ?

– Ah ! vous êtes un vrai sorcier,vous qui devinez ainsi du premier coup de qui je viens vousparler !

– Vous me parlez d’un homme qui est mortce matin et qui est mort pendu. Il faudrait que je fusse stupidepour ne pas deviner qu’il s’agit d’Enguerrand de Marigny.

– Tiens ! dit Bigorne.

– Mais laissons cela. Puisqu’il s’agitd’un homme qui est mort en pleine santé, je puis, non pas luirendre la vie mais l’apparence de la vie.

– C’est tout ce qu’il faut ! ditavidement Bigorne.

– C’est bien ! Apportez-moi lecadavre et je le préparerai de façon que pendant des mois et desannées, il aura l’apparence d’un vivant.

– Diable ! fit Bigorne. Il faut vousapporter le cadavre ? Vous ne pourriez pas opérer de loin, parenchantement ?

– Impossible. C’est ici même que doit sefaire l’embau… je veux dire l’enchantement.

– Eh bien, soit, ce soir, à minuit, jeserai ici avec le cadavre. »

Puis ils débattirent le prix. Le sorcier semontra modéré et se contenta de trois écus d’argent, que Bigornelui versa séance tenante.

« Quelle aubaine ! songea lesorcier, lorsque Bigorne se fut retiré. Pouvoir étudier à mon aisele corps d’un Enguerrand de Marigny ! C’est moi qui les auraisplutôt donnés, les trois écus… Comment cet homme va-t-il s’yprendre pour décrocher le cadavre et l’apporter ici ?… Et queveut-il en faire ?… Bon, cela ne me regardepas ! »

Quant à Bigorne, il se rendit tout droit chezun maraîcher qui cultivait un lopin de terre aux abords du Templeet il lui acheta la charrette qui lui servait à transporter seslégumes, et l’âne qui servait à tirer la charrette.

Chapitre 46GAUTIER D’AULNAY

Il paraît que Charles de Valois était presséd’en finir avec ses prisonniers, et qu’après s’être débarrassé deMarigny et de Marguerite comme on a vu, il voulait promptement sedébarrasser de Gautier d’Aulnay, car en traversant Paris, Bigorneentendit le crieur public annoncer aux Parisiens que :

« Le lendemain matin, sur la place duMartroi-Saint-Jean, seraient mis à mort les frères d’Aulnay,reconnus coupables de haute trahison, sur leur propre aveuenregistré par le Parlement !

« Que l’un des deux frères, Philippe,sire d’Aulnay, s’étant fait justice à lui-même en se tuant dans saprison, serait supplicié en effigie ;

« Mais que le survivant serait suppliciédans son corps ;

« Qu’en conséquence, ledit survivantGautier, cadet de la famille d’Aulnay, serait écorché vif par lamain du bourreau. »

Buridan savait déjà que Gautier allait mourirle lendemain matin, et quel genre de supplice lui était réservé.Accablé de douleur et d’épouvante, le jeune homme n’en gardait pasmoins une lueur d’espoir au fond de son cœur. Cette journée atrocefut bien lente pour lui. Elle s’écoula cependant ; la nuitvint, et Riquet Haudryot, envoyé en éclaireur, arriva bientôt,disant que Gautier d’Aulnay était en marche pour la place duMartroi-Saint-Jean.

« Il est donc temps d’agir, dit Buridan.L’élixir ?…

– Le voici, dit Riquet. Il m’a coûté…

– Peu importe !… Va, vite… Es-tu sûrqu’il le prendra ?

– Il n’a pas bu de la journée et doitenrager de soif. Il boira, c’est sûr. »

En même temps, Riquet versait le contenu de lafiole dans un pot qu’il acheva de remplir d’eau fraîche. Guillaumeassistait à ces préparatifs en poussant des grognements dedésespoir.

« Passe encore pour Philippe ! Etencore, celui-là a échappé au supplice. Mais Gautier. Ah ! cepauvre Gautier ! »

Un sanglot coupa la parole à GuillaumeBourrasque. Quant à Riquet, simplement, il était descendu au caveauoù Stragildo était enfermé et lui avait passé le pot d’eau fraîcheen disant :

« Eh ! on vous a oublié aujourd’hui.Ce n’est pas notre faute, nous nous sommes occupés d’une de vosvictimes. »

Stragildo, sans rien dire, saisit le pot et levida jusqu’à la dernière goutte.

Puis il reprit cette attitude d’immobilitéfarouche qu’il gardait depuis qu’il était au pouvoir de sesennemis. Stragildo se savait condamné. Toute la question pour luiétait de savoir comment on le ferait mourir. Il savait qu’iln’avait ni grâce ni miséricorde à attendre de Buridan. Enfin,solidement ligoté, cet espoir qu’il avait eu d’abord de pouvoir unedeuxième fois s’enfuir l’avait peu à peu abandonné. Dans la matinéede ce jour, Haudryot, comme tous les matins, lui avait descendu àmanger. Et, doué d’un robuste appétit, Stragildo avait mangé commed’habitude, mieux même, lui sembla-t-il. Seulement, lorsqu’il futrassasié, il eut soif. Il chercha le pot plein d’eau qu’on luiremplissait plusieurs fois par jour, et il ne le trouva pas.

Alors, il sentit sa soif s’exaspérer ets’aperçut qu’on lui avait fait manger des viandes fortementépicées.

Lorsque, enfin, la nuit venue, Riquet luiapporta de l’eau, il reprit, aussitôt après avoir bu, son attituded’insouciance farouche, et même l’espoir rentra en lui.

Peut-être ne le tuerait-on pas ?…

Peut-être Buridan finirait-il par oublier etlui ferait grâce de la vie ?…

Et déjà, il échafaudait des projets devengeance.

Au moment où Stragildo sentait renaître enlui, en même temps que l’espoir, sa passion de vengeance, ilchancela. Ses yeux se voilèrent. Une torpeur s’empara de lui. Ilvoulut crier et il comprit que sa langue se paralysait…

« Ils m’ont empoisonné ! »songea-t-il.

Dans cette minute où il lui sembla qu’ilallait mourir, Stragildo fut envahi par une douleur que jamais iln’avait éprouvée. Mourir n’était rien. Mais mourir sans se vengerde ce Buridan qui était la cause de son malheur, cela lui apparutcomme la pire souffrance…

Dans cet instant, Buridan parut.

Il examina un instant à la lueur d’une torchele gardien des fauves.

Puis, se tournant vers Haudryot :

« Détache-le ! » dit-il.

Riquet s’empressa d’obéir et, avec sonpoignard, coupa les liens du prisonnier. Stragildo eut unrugissement de joie. Il se ramassa, rassembla toutes ses forces.Avant de mourir, il aurait la consolation d’étranglerBuridan ! Et il s’élança sur le jeune homme immobile. Ou, dumoins, il voulut s’élancer. En réalité, il fit péniblement deux paset s’arrêta. Il voulut lever les bras pour saisir à la gorgeBuridan qui, tout près de lui, ne bougeait pas ; et il sentitque ses bras étaient de plomb, qu’il lui était impossible de lessoulever !…

Buridan le toucha du doigt.

Et Stragildo vacilla.

Alors un flot de rage monta jusqu’à ce cerveauet, comme elle ne pouvait se traduire en cris et en paroles, car lalangue paralysée refusait son office, elle se condensa en larmesqui coulèrent sur ce visage stupéfié, immobilisé, étrangementrigide… Dans ce moment, Stragildo sentit que le poison se mettait àagir sur sa pensée.

« Viens », dit Buridan, qui sortitdu caveau.

Et Stragildo se mit à suivre docilement. Toutau fond de lui-même grondait la révolte de plus en plus faible etlointaine, qui finit par disparaître elle-même.

Derrière Buridan, Stragildo monta l’escalierd’un pas indécis ; mais il marchait et se tenaitsuffisamment ; il y avait en lui stupeur générale,anéantissement de la volonté ; mais le philtre qu’il avait bun’allait pas jusqu’à lui retirer la faculté de se mouvoir et lesens de la direction ; l’idée de fuir n’existait plus enlui ; ni l’idée de vengeance ; Buridan, Guillaume, Riquetlui apparaissaient comme des ombres ; il ne les reconnaissaitpas.

« Combien de temps doit durer l’effet del’élixir ? demanda Buridan à Haudryot.

– Environ trois heures. Après quoi, ledrôle reprendra toute sa force et toute son activité. Si tu m’encrois, il faut profiter de ce moment de stupeur pour le passer dela vie à trépas…

– Oui, dit Guillaume, et le misérablen’aura pas à se plaindre d’une telle mort, lui qui a précipitéPhilippe et Gautier, lui qui a… »

Buridan l’interrompit :

« Vous m’attendrez ici. Si je suis deretour avant la fin de la nuit, nous partirons ensemble. Si vous neme revoyez pas, vous irez au Roule, où j’ai donné à Mabel desinstructions pour vous… »

Guillaume et Riquet comprirent que Buridanallait tenter quelque épreuve impossible.

Mais comme ils le connaissaient têtu, commeils savaient, par expérience, que jamais il ne revenait sur unedécision une fois prise, ils le serrèrent dans leurs bras sansessayer de le détourner de son projet, quel qu’il fût…

Buridan prit Stragildo par le bras, aprèsavoir eu soin de le couvrir d’un grand manteau de couleur rougedont il rabattit la capuche sur son visage.

Stragildo se mit en marche, sansrésistance.

Ils traversèrent lentement une partie de Pariset arrivèrent enfin à la place du Martroi-Saint-Jean.

Buridan traversa la place, toujours donnant lebras à Stragildo, et se dirigea droit sur l’entrée de la prison. Ilcomprenait que tout dépendait de la résolution qu’il mettrait àexécuter son projet insensé. La moindre hésitation pouvait leperdre. Il ne se demanda pas s’il serait reconnu, si un obstacle nese dresserait pas tout à coup. Et même il s’efforçait de ne paspenser. Ou la chose réussirait, ou lui-même serait pris et iraitrejoindre Gautier, voilà tout.

Il entra dans le corps de garde, où unevingtaine d’archers dormaient ou jouaient.

« Le capitaine ! » demanda-t-ild’un accent impérieux.

L’officier fixa sur cet homme couvert de sonmanteau rouge un regard curieux et sur Buridan un regardinterrogateur.

« Messire, dit Buridan, de par leroi ! »

L’officier, qui était assis, se leva aussitôtdans une attitude de respect. Nous avons expliqué déjà quelle étaitla puissance de ces mots : de par le roi !

« Vous avez un prisonnier ? repritBuridan.

– Oui, le sire d’Aulnay.

– Peu importe le nom. Ce prisonnierdétient un secret d’État.

– Je crois l’avoir deviné, fitl’officier. C’est pourquoi l’official sera ici demain pourrecueillir les derniers aveux du condamné. »

Buridan tenait toujours Stragildo par le bras.Il se pencha vers l’officier et murmura :

« Le condamné ne dira rien à l’officialpuisqu’il n’a rien voulu dire à Monseigneur de Valois. L’homme quevoici, messire, peut seul arracher la vérité au prisonnier. De parle roi, capitaine, cet homme doit être mis en communication avec lecondamné ; je l’accompagnerai pour recueillir les aveux.

– Il me faut un ordre écrit.

– Le voici », dit Buridan.

Et il jeta sur la table le deuxième des deuxparchemins qu’il avait pris sur Stragildo. Le premier, on s’ensouvient, avait été brûlé par Valois.

L’instant fut suprême. L’officier déplia leparchemin et le lut. Buridan, raidi, livide, sentit que son cœurs’arrêtait de battre. À ce moment, l’officier releva la tête, saluaBuridan et cria :

« Huit hommes pour descendre auxcachots… »

Et il tendit le parchemin à Buridan qui,étouffant un mugissement de joie, repoussa doucement le papier endisant :

« J’ai ordre de laisser en vos mains ceparchemin que vous aurez à représenter demain à réquisition demessire Jean de Précy. Seulement, je vous préviens que l’entretiendoit être secret.

– Mes hommes n’entendront rien, soyeztranquille. »

L’officier se dirigea vers une porte qu’ilouvrit. Là commençait un escalier que Buridan commença à descendre,Stragildo à son bras. Les huit archers suivaient. Deux d’entre euxportaient des torches. Une porte fut ouverte.

« Donnez-moi la torche », ditBuridan à celui des archers qui se trouvait près de lui.

Et il entra.

Derrière lui, il repoussa la porte…

Puis il planta la torche dans un coin ducachot.

Alors seulement il se tourna vers le fond, etvit un homme couché sur les dalles, les mains et les pieds liés decordes.

Cet homme au visage de cire, affreusementmaigri, c’était Gautier !… Il tenait ses yeux fermés,insensible, en apparence, à tout ce qui pouvait lui arriver.

Buridan s’agenouilla, appuya fortement sa mainsur la bouche de Gautier pour l’empêcher de crier, se penchajusqu’à son oreille et murmura :

« Tais-toi. Par le Ciel, si tu veuxvivre, tais-toi ! Ouvre seulement tes yeux etregarde !… »

Gautier ouvrit les yeux… des yeux hagards, desyeux d’agonie où la mort prochaine, déjà, projetait son ombre. Ilvit Buridan !… Et quelque chose comme un faible gémissementsouleva sa poitrine.

« Pas un mot ! Pas uncri ! » gronda Buridan.

Alors, de son poignard, Buridan trancha lescordes.

L’instant d’après, Gautier était debout, sieffaré, si tremblant, avec un visage si flamboyant que, pour ladeuxième fois, Buridan lui appliqua sa main sur la bouche, sansprononcer un mot.

Peu à peu, en quelques minutes, après lapremière explosion, cette joie furieuse qui bouleversait Gautierparut se condenser. Il se mordit les lèvres jusqu’au sang. Puis,comprenant sans doute que l’instant était terrible, il s’accota aumur et ferma les yeux… comme pour ne pas être ébloui.

D’un tour de main, Buridan enleva le longmanteau qui couvrait Stragildo, le jeta sur les épaules de Gautieret rabattit la capuche.

« Peux-tu marcher ? fit-il dans unsouffle.

Pour toute réponse, Gautier fit quelques pasdans le cachot et alla s’appuyer à la porte, la tête dans les deuxmains, pleurant silencieusement.

Buridan haletait. Il était couvert de sueurcomme s’il eût accompli quelque travail très pénible.

Cependant, il gardait tout son sang-froid.

Alors il poussa Stragildo dans l’ombre ducachot et lui mit la main sur l’épaule.

« Me reconnais-tu ? »demanda-t-il.

Stragildo parut faire un effort.L’intelligence, peu à peu, se réveillait dans son espritstupéfié.

« Je suis Buridan, reprit le jeune homme.Écoute donc mes dernières paroles. Tu as été lâche et cruel toutela vie, et moi, je t’avais condamné à mort. Je ne te frappe pas,pourtant. Une dernière chance te reste, et, si elle t’estfavorable, je croirai que Dieu t’a pardonné. Quant à moi, en monnom, au nom de Marguerite livrée par toi, au nom de Philippe, deGautier que tu as voulu faire mourir, au nom de tous ceux que tu asprécipités du haut de la Tour de Nesle, je te pardonne. Écoute.Dans quelque temps, dans une heure, peut-être, tu sentiras tapensée se réveiller, tu pourras marcher et parler. Appelle, alors.Crie que tu n’es pas Gautier. Et quand on aura reconnu que tu n’espas celui qui doit être supplicié, rejette sur moi toute la fautede cette évasion, réclame-toi du roi, ou du comte de Valois… Enfin,cela sera ton affaire. Adieu… Stragildo !… »

Stragildo, les yeux fous, fit un suprêmeeffort pour crier, ou pour saisir Buridan… mais il était encoresous l’influence de la boisson… il vit Buridan saisir la torche… ille vit prendre Gautier par le bras… il les vit sortir !… Puisle bruit des pas s’affaiblit dans l’éloignement et il n’entenditplus rien…

*

**

Tant que Buridan fut en vue du corps de gardesur la place du Martroi, il se contint ; mais lorsqu’il eutentraîné Gautier au fond des sombres rues où, à cette heuretardive, on ne voyait pas âme qui vive, il se jeta dans ses bras,et subissant alors le contrecoup de cette émotion violente qu’ilavait domptée jusque-là, ce fut Gautier qui fut obligé de lesoutenir.

« Libre ! haletait Gautier. Libre etvivant !

– Oui, dit Buridan, nous allons pouvoirfuir. De bons chevaux nous attendent au Roule.

« D’ici quelques jours, nous serons horsdu royaume.

– Fuir ! gronda Gautier. Non pas. Jeveux venger mon frère, Buridan !…

– Viens, viens, dit Buridan. Viensd’abord te remettre par le bon dîner qui t’attend. Et, pendant quetu mangeras, je te raconterai ce qui est advenu à Marguerite deBourgogne et à Marigny. »

Gautier se laissa entraîner. Il vivait dans lastupeur de cette délivrance et, d’ailleurs, il mourait de faim.Dirons-nous l’étonnement, l’admiration et les cris de joie deGuillaume et de Riquet lorsqu’ils aperçurent Gautierd’Aulnay ?

Quant à Gautier, après s’être laissé admirer,contempler et caresser, il se mit à table et engloutit lesprovisions que Riquet, toujours prévoyant, avait entassées.

Puis, le géant tomba dans un profond sommeilqui se prolongea jusqu’au lendemain à midi et qui fut suivi d’unenouvelle attaque contre les victuailles renouvelées par Riquet.

Le reste de la journée se passa en récits,questions et réponses de part et d’autre.

Nous n’avons plus rien à ajouter en ce quiconcerne ces hardis compagnons sinon qu’au bout du quatrième jourils trouvèrent une occasion de sortir de Paris et purent gagner lehameau du Roule, où ils retrouvèrent Mabel, Myrtille etTristan.

Myrtille pleurait… Tristan lui avait racontéla mort de son père, mais il avait eu soin de mettre cette mort aucompte d’une attaque d’apoplexie qui avait emporté Marigny sansdouleur. Myrtille ignora donc toujours que le ministre avait étépendu.

Cette nuit-là, les compagnons de Buridanachevèrent les préparatifs du départ, qui fut fixé au lendemainmatin, pour attendre Lancelot Bigorne.

Or, dans le courant de cette nuit, Tristanconduisit Buridan à l’écurie où avaient été placés les chevaux, etlui montra plusieurs sacs.

« Qu’y a-t-il là ? demandaBuridan.

– La dot de Myrtille ! »répondit le vieux serviteur.

C’était le trésor de Marigny, le trésor queValois avait vainement fait chercher dans l’hôtel de la rueSaint-Martin.

Chapitre 47LE SUPPLICE DES D’AULNAY

Stragildo était demeuré seul dans le cachotoù, grâce à la plus audacieuse des manœuvres, Buridan l’avaitenfermé au lieu et place de Gautier. Une heure se passa avant queles vapeurs du stupéfiant que lui avait administré Haudryot sefussent assez dissipées pour qu’il pût se rendre compte de ce quilui arrivait.

D’abord, il se figura qu’il n’avait pas quittéle caveau de la Courtille-aux-Roses et, ayant constaté qu’iln’avait plus d’entraves ni aux mains ni aux pieds, il s’occupaaussitôt de chercher un moyen d’évasion.

« Je me suis bien enfui une fois,grogna-t-il. Pourquoi ne m’enfuirais-je pas encore, et par lesmêmes moyens ? »

Comme il disait ces mots, une sorte deressouvenir s’éveilla dans son esprit et, peu à peu, s’y précisa.Les dernières paroles de Buridan résonnèrent en lui comme s’il leseût entendues à ce moment-là. Stragildo éclata de rire etgrommela :

« La farce est bonne. Je suis ici à laplace de Gautier ! Mais je ne suis pas Gautier, moi ! Jesuis Stragildo, le gardien des fauves du roi et de la reine. Jesuis un personnage important dans l’État. Or donc, puisque Buridana été assez fou pour me mettre à la place de Gautier et que je nesuis pas Gautier, je n’ai qu’à appeler. On vient. On me reconnaît.On me relâche. Et alors, oh, alors, malheur à toi, Buridan dudiable ! »

Il se mit à frapper du poing dans laporte.

« Holà ! Holà ! archers !Ouvrez. Çà ! à l’instant, ou je me plaindrai à lareine. »

On n’ouvrit pas. Personne ne répondit.

Stragildo frappa plus fort. Bientôt il se mità pleurer. Bientôt ses poings saignèrent. Bientôt la rage et laterreur combinèrent leurs forces dissolvantes et il tomba tout deson long épuisé, sur les dalles du cachot.

Quand il sortit de ce demi-évanouissement,Stragildo poussa une clameur funèbre. Il sentit ses cheveux sedresser sur sa tête. L’épouvante s’abattit sur lui en coup defoudre : car, maintenant, il était tout à fait libéré de sonivresse ; maintenant, il se rappelait tout ; maintenant,il comprenait.

Tout à coup, Stragildo entendit des pasnombreux et le bruit des armes entrechoquées.

Il s’arrêta alors et respira longuement. Ilétait hideux, couvert de sang, les habits en lambeaux, la barbe etles cheveux hérissés. Mais un sourire balafrait ce visageterrible : on venait enfin ! Il allait êtredélivré !…

La porte s’ouvrit. Stragildo eut la visionsoudaine des torches, des archers nombreux, de deux aides dubourreau et d’un homme vêtu de noir qui disait :

« Gautier d’Aulnay, écoute la sentencequi a été prononcée contre toi et ton frère…

– Je ne suis pas Gautier ! hurlaStragildo. À moi ! Au meurtre ! Conduisez-moi àmonseigneur de Valois ! Je suis Stragildo !Regardez ; regardez tous !… Gautier est parti avecBuridan ! »

Il y eut un moment de stupeur, puis des crisd’effarement, puis, Stragildo fut repoussé dans le cachot et laporte se referma. On entendit encore ses hurlements, mais on n’yprenait pas garde. Il y avait une chose sûre : c’est queGautier d’Aulnay avait fui et avait été remplacé parStragildo ! L’homme noir, les aides, plusieurs archers avaientparfaitement reconnu le gardien des fauves !…

En voyant arriver l’officier du poste, toutpâle et défait, Jean de Précy comprit que quelque grave événementvenait de se passer. Il mit donc pied à terre et suivit lecapitaine qui, une fois dans la salle du corps de garde, se mit àlui faire le récit de ce qui s’était passé.

Et, comme preuve, il montra le parchemin quelui avait laissé Buridan.

Jean de Précy examina le papier, puis, hochantla tête :

« Bien vous prend, sire capitaine,d’avoir eu l’idée de garder ce parchemin ; sans quoi, je croisque votre tête ne serait plus des plus solides sur vos épaules.Mais le sacripant a agi de par le roi. Rien à faire. Rien àdire.

– Sacripant, soit ! dit rudement lecapitaine. Mais un brave, je vous le garantis. Et un bravehomme ! Je lui dois la vie, en somme, il pouvait emporter ceparchemin, et c’est lui-même qui m’a conseillé de le garder, –mieux : il m’en a donné l’ordre. – Mais, sire prévôt, quedevons-nous faire du Stragildo, maintenant ? Faut-il lerelâcher ?

– Le relâcher ! fit Jean de Précyavec le grognement du chien à qui on retire un os. Écoutez !Ce Stragildo, j’avais l’ordre de le rechercher pour le fairependre, car il paraît que notre bon sire Louis a reçu de lui ungrave affront.

– Eh bien, donc, le voilà tout trouvé.Prenez ce Stragildo, messire, et m’en débarrassez.

– Hum !… Donc, ce Stragildo qui,entre nous, est un horrible mécréant et mérite la hart depuis lejour de sa naissance à tout le moins, ce Stragildo est de bonneprise et, comme il est condamné, il n’y a qu’à le faire pendre…

– Faites-le pendre, sire prévôt.Emmenez-le à la Croix du Trahoir ou à la Grève. Ici, il n’y a pasde potence.

– Hum !… Et voici déjà le bon peuplede Paris qui s’impatiente et veut voir écorcher. Écoutez, mon dignecapitaine, je vais m’occuper de faire rechercher aussitôt leGautier du diable et l’effronté écolier Buridan qui l’a tiré decette prison. Les deux gaillards ne perdront rien pour attendre.D’autant que nous avons de vieux comptes à régler avec le damnéBuridan. Mais, quant à reculer le supplice de Gautier,voyez-vous, c’est impossible. »

L’officier ouvrit des yeux énormes.

« Par la Vierge, grommela le prévôt, cesgens d’armes sont d’obtuse intelligence. Vous ne comprenezpas ?

– Non, sire prévôt, je ne comprends pas,fit le capitaine, je n’ai pas le droit de comprendre, moi ; jen’ai que le droit d’obéir, si vous commandez.

– Eh bien, donc, je commande. Prenez-moice Gautier, que j’entends hurler d’ici. Il ne s’est rien passécette nuit, capitaine. Je vais faire pendre ce Gautier et vous endébarrasser. »

Là-dessus, le prévôt alla regagner sa place aupied de l’échafaud et donna l’ordre d’exécuter Philipped’Aulnay.

Sur quoi, les aides de Capeluche saisirent unesorte de mannequin qui était déposé dans un grand panier, le mirentdebout et le montrèrent à la foule. L’un d’eux saisit la hache,dont il porta un coup sur la tête, laquelle roula aussitôt.

Il se fit une grande huée d’éclats de rire,puis aussitôt le silence s’établit, tragique cette fois… carc’était un vivant, un être de chair et d’os qu’on allaitsupplicier !… Tous les regards se tournèrent vers la porte dela prison.

Là, dans cette prison, au fond des cachots,une scène terrible se passait, tandis que là-haut, sur l’échafaudse déroulait le simulacre grotesque de l’exécution de Philippe. Eneffet, après son entretien avec le prévôt, le capitaine étaitrentré au corps de garde en criant :

« Qu’on saisisse le sired’Aulnay et conduisez-le-moi à l’échafaudage. »

Une douzaine d’archers se mirent en devoird’exécuter cet ordre.

« Mais je ne suis pas d’Aulnay !hurlait Stragildo.

– Allons, compère, laissez-vous faire endouceur ! répétaient les aides.

– Faisons donc savoir audit Gautier, sired’Aulnay… glapissait l’homme noir.

– La peste soit de l’enragé qui fait dela rébellion, vociféraient les archers.

– Je vous dis que je m’appelleStragildo ! »

Tous ces cris se fondirent en un sourdgrognement. Stragildo, acculé dans un angle, cessait de clamer sondésespoir, il se défendait.

Dans cet angle noir, les torches renversées,il y eut une mêlée sans nom ; de sourds jurons, des hurlementsbrefs, des insultes, une lutte formidable de l’homme qui ne voulaitpas mourir. Puis, brusquement, tout s’apaisa.

« Là ! Là ! faisait l’aide entrain de ligoter Stragildo.

– Ces d’Aulnay étaient de rudessacripants, se disaient les archers l’un à l’autre.

– … Et finalement, la tête tranchéepar la hache », achevait en nasillant l’homme noir qui savaitson parchemin par cœur.

Stragildo ne disait plus rien. On l’emportatout garrotté…

Et lorsqu’on le déposa dans le corps de garde,à la lumière du jour, on s’aperçut qu’il était mort.

Nous devons ajouter que le cadavre du gardiendes fauves fut porté sur l’échafaud et qu’il y subit le suppliceannoncé, afin que la foule accourue à ce spectacle ne pût éleveraucune réclamation.

Chapitre 48LE TRÉSOR D’ENGUERRAND DE MARIGNY

Dans la matinée du jour où périt Stragildo,Charles de Valois, gouverneur du Temple, se mit à calculer sapropre fortune.

Il était plongé dans cet intéressant calcul,lorsqu’on vint lui annoncer qu’un homme demandait à le voir enparticulier et à l’instant même. Cet homme disait se nommerTristan.

Au nom de Tristan, Valois sursauta, et, aulieu de donner l’ordre de chasser à coups de fouet de chienl’insolent qui prétendait lui parler sur-le-champ, le fitintroduire.

« Qu’as-tu à nous dire ? demandarudement Valois.

– Monseigneur, répondit Tristan, j’aiappris que vous avez donné l’ordre de me chercher comme étant ledétenteur des trésors de mon défunt maître.

– C’est vrai. Et tu n’ignores pas que tuseras pendu pour n’avoir pas restitué au roi ce qui appartient auroi ?…

– C’est pour cela que je viens voustrouver, monseigneur. Je viens donc humblement faire acte desoumission ; et, comme vous êtes chargé des affaires del’État, vous supplier de me faire conduire en présence de notresire, auquel je révélerai l’endroit où se trouve caché le trésor demon maître.

– Ce trésor existe donc ?

– En avez-vous douté,monseigneur ?

– Et à combien se monte-t-il ?…

– J’ai essayé de compter un jour que monmaître m’avait informé de sa résolution de fuir Paris ; j’aicompté depuis le soleil levant ; j’ai aligné les pilesd’or ; mais, à la nuit close, je n’avais pas fini. »

Valois frissonna. Déjà, il songeait activementau moyen de s’emparer de cette énorme fortune. Tristancontinuait :

« Contre le service que je rends enrestituant un trésor que je pouvais garder, je ne demande que deuxchoses.

– Parle ! fit avidement Valois.

– D’abord vie sauve, et liberté de sortirde Paris.

– Tu tiens donc bien à ne pas êtrependu ? »

Le vieux serviteur répondit d’une voixtremblante :

« Je suis vieux, monseigneur ; mais,toujours absorbé par un dur service, j’ignore tout de la vie ;si Dieu a décidé que je dois vivre quelques années encore, je tiensà ce peu qui me reste à vivre…

– Et ensuite, que demandes-tu ?

– Ensuite, monseigneur, si le roim’accorde vie sauve, je voudrais pouvoir vivre enfin quelquesannées en repos et sans souci. Je demande six mille livres, qui meseront comptées le jour même où j’indiquerai le trésor.

– Écoute, si je te fais conduire au roi,ta mort est assurée, soit qu’il te fasse pendre, soit que tut’empoisonnes. Si tu veux me révéler ton secret, je te faisconduire hors Paris avec dix mille livres, au lieu de six que tudemandes. »

Tristan semblait réfléchir à cette propositionet Valois attendait sa réponse en frémissant.

« Ainsi, monseigneur, vous jureriez surla croix ? »

Valois regarda autour de lui. Et comme il nevit pas de croix, il tira sa lourde épée et en présenta la poignéeà Tristan.

« Voici une croix, dit-il. Je te jure surmon âme que tu seras conduit sain et sauf hors de Paris, avec dixmille livres pour ta part.

– C’est bien, monseigneur, je me rends.Venez ce soir au pied de la Grosse Tour du Louvre, et je vousconduirai au trésor. Mais, vous l’avez dit vous-même : lachose doit demeurer entre nous. Venez donc seul, ou du moinsaccompagné de peu de gens…

– Non, non, fit vivement Valois. Je seraiseul. Et il faudra que tu sois seul aussi. Maintenant, par oùveux-tu quitter Paris, et quand veux-tu le quitter ?

– Quand ? Au plus tôt. Demain matin,à la pointe du jour. Par où ? J’ai l’intention de me dirigersur Orléans. Je sortirai donc par la porte Bourdelle.

– C’est bon, dit Valois. Ce soir, à dixheures, je serai au pied de la Grosse Tour du Louvre. Demain matin,à six heures, un de mes hommes t’attendra hors de la porteBourdelle, avec un cheval dont je te fais présent et les dix millelivres promises. Va-t’en, maintenant. »

À peine fut-il hors du Temple que Valois fitvenir son capitaine des gardes et lui dit :

« Ce soir, je vais en expédition. Il mefaut quatre hommes sûrs qui me suivront à distance etn’approcheront que si je crie ou les siffle. Demain matin, àl’ouverture des portes, vous placerez dans les terrains maraîchersqui se trouvent hors de la porte Bourdelle, deux de vos hommeschoisis. L’homme qui sort d’ici, vous le connaissez ?

– Tristan. L’âme damnée du damnéMarigny.

– Bon. Eh bien, vos deux envoyés auront àme débarrasser de cet homme. Un coup de poignard pour l’affaire.Pour plus de sûreté, il sera bon qu’ils enterrent le corps avant derentrer ici. Dites-leur qu’en cas de réussite, il y a vingt livrespour eux. En cas de non-réussite, une corde. »

Le soir vint. Vers l’heure convenue, Valoissortit du Temple et se mit en route pour le Louvre, escorté àdistance par les gardes prêts à intervenir au premier signal. Ilcontourna la vieille forteresse en se disant : « Bientôt,je coucherai là en maître absolu… » Son cœur bondissait. Aupied de la Grosse Tour, il trouva Tristan qui l’attendait. Iltressaillit. Un instant, il avait douté que le serviteur de Marignyviendrait au rendez-vous. D’un rapide regard, il s’assura queTristan était bien seul.

« Où est-ce ? demanda-t-il d’un tonbref.

– Suivez-moi, monseigneur, dit Tristanqui descendit sur la berge.

– Il faut traverserl’eau ? »

Valois eut une seconde d’hésitation. Sesquatre gardes ne pourraient le suivre ! Ou, s’ils entraientdans l’une des barques amarrées là, Tristan les verrait !…

Il n’avait pas prévu que le trésor pouvait setrouver sur la rive gauche… Mais, s’en rapportant un peu au hasardet un peu à l’instinct de ses gardes, il entra dans la barque,Tristan se mit aussitôt à ramer. En quelques minutes, la barquetoucha l’autre bord.

Valois se retourna, explora le fleuve duregard et vit que ses acolytes ne le suivaient pas, ou du moinsqu’ils n’avaient pas encore commencé la traversée du fleuve.

« Est-ce loin ? fit-il en seretournant vers Tristan.

– Non, monseigneur, nous sommes arrivés.Le trésor est dans la Tour de Nesle. Il ne me reste qu’à vousindiquer le secret qui vous permettra d’arriver jusqu’au coffre oùsont entassés les sacs pleins de ducats d’or… »

Valois ne s’étonna pas de trouver la porteentrouverte ; il était naturel que Tristan en possédât uneclef.

« Entrez, monseigneur », ditTristan, qui s’inclina.

Valois entra, tout frémissant.

Au même moment, Tristan, resté dehors, tira laporte à lui et la referma à double tour.

Chapitre 49LA TOUR DE NESLE

Valois, entendant la porte se fermer, ne serendit pas compte d’abord de ce qui lui arrivait. Il crut queTristan était entré derrière lui. Une seconde, il attendit.Cependant, la nuit était profonde ; un silence funèbre tombaitde ces voûtes qui, naguère, avaient répercuté l’écho des orgies etles plaintes des victimes de Stragildo.

« Tristan ! » murmura le comtede Valois.

Un bruit clair sonna étrangement dans leprofond silence. Un bruit de pièces d’or qui tombent sur desdalles.

Valois, palpitant, Valois, ivre de joie,s’avança doucement vers le point où il avait entendu ce bruit d’or.Il y marcha comme s’il eût été attiré par une force magnétique.

« Tristan ! » appela Valois àvoix basse.

Il descendait, presque sans s’en apercevoir,un escalier qui s’enfonçait dans le sol.

Une minute plus tard, il se trouva dans lecaveau ; il fit quelques pas hésitants.

« Est-ce toi, Tristan ?… Allons, jete pardonne et je te permets de prendre tout de suite tapart… »

Le silence de nouveau était devenu profond, –un de ces silences formidables comme les tombes doivent en avoir.Valois, d’instinct, refit, en reculant, les quelques pas qu’ilvenait de faire en avançant. Tout à coup, il se heurta à quelquechose. De la main, il chercha l’ouverture par où il étaitentré.

Il n’y avait plus d’ouverture !…

Valois sentit que sa main touchait lesferrures d’une porte – d’une porte fermée.

Il frémit. Mais il ne perdit pas courage.Tristan était là !… Le trésor était là !…

Le caveau s’éclaira soudain d’une faiblelueur, qui venait il ne savait d’où… Valois reconnut alors lecaveau où il avait été enfermé. Il n’avait pas peur, il ne pensaitqu’au trésor. Et, brusquement, il frissonna jusqu’au fond del’être : le trésor !… il le voyait !… Au fond ducaveau, un grand coffre ouvert ; le coffre était plein de sacssoigneusement liés à l’ouverture ; sur les dalles, près ducoffre, deux ou trois ducats luisaient confusément ; l’un dessacs était ouvert…

Valois s’avança en grommelant une menace, et,rudement, tira le rideau.

Au même instant, il fit en arrière un bondterrible et demeura pétrifié : ses cheveux se hérissèrent etil sentit que l’épouvante dans ce qu’elle a de surhumain s’abattaitsur lui ; il tomba à genoux ; tout ce qu’il y avait devivant en lui, toute son énergie, toutes ses forces, il les employaà détourner ou à baisser la tête ou à fermer les yeux ; maisil ne put y parvenir ; son regard, fou d’horreur, demeura rivéau spectacle d’horreur et de folie… Ce que voyait Valois, c’étaitEnguerrand de Marigny !…

Marigny était assis sur un fauteuil. Il avaitrevêtu les habits qu’il portait d’ordinaire. Son visage n’avait pasla pâleur des cadavres ; au contraire, il était légèrementteinté de rose ; ses yeux étaient ouverts, fixes et brillants.Sa main gauche s’appuyait à la poignée de sa dague ; sa maindroite reposait sur son genou. Le fauteuil était placé sur uneestrade assez haute, en sorte que les pieds de l’apparition seposaient sur le bord supérieur du coffre.

Valois garda quelques secondes l’espoir qu’ilétait le jouet d’une hallucination et qu’il allait se réveiller decet effroyable cauchemar.

Il eut le courage de se lever, de s’avancervers l’apparition. Il grelottait. Il claquait des dents. Mais il sedisait :

« Je vais toucher ce fantôme, et alors jeverrai qu’il n’existe pas, que ma main ne s’est posée que sur uneombre… »

Et sa main, en effet, se posa sur la main deMarigny. Dans cet instant, éclata, avec un retentissement sonore etprolongé, un bruit de cymbales et de gong. Valois l’entendit àpeine. Il reculait jusqu’à l’angle le plus éloigné du caveau.

Marigny, pendu au gibet de Montfaucon, étaitassis dans ce fauteuil et le regardait.

« Maudit, tu es donc venu me voler aprèsma mort comme tu me voulais voler de mon vivant ?

– Que dit-il ? Oh ! Est-cevrai ? Est-ce possible que je puisse ainsi toucher au fond del’horreur ?

– Maudit, qu’as-tu fait de ton filsBuridan ?

– Il sait ! Oui, il doit tout savoirpuisque les morts savent !… »

Enguerrand de Marigny parlait d’une voixbasse, mais distincte. Et Valois éperdu, Valois, insenséd’épouvante, répondait. Il parlait aussi, mais sa voix à luin’était qu’une suite de hoquets douloureux.

« Maudit, qu’as-tu fait de ma fille, quetu dénonças comme sorcière ?…

– Oh ! celle-là du moins m’aéchappé ! Rassure-toi, Marigny ! Au nom de ta fille,pardonne, oh ! pardonne ! »

Il s’était écroulé sur ses genoux, il frappaitles dalles, de son front.

« Te pardonner ! Moi !Insensé !… Moi qui t’ai attiré ici pour te prendre, t’emporterdans les sombres régions du deuil éternel… »

Valois releva sa tête convulsée vers lespectre. Et il le vit faire un mouvement… Lentement, il le vit sedresser… Alors, dans sa tête, il y eut comme un fracas de chosesqui s’écroulent ; il s’affaissa, le visage sur le sol, etdemeura inerte, foudroyé par l’épouvante.

Mais Valois n’avait garde d’entendre. Il étaitbien évanoui.

Alors, de derrière le fauteuil élevé où lecadavre embaumé avait été assis et placé dans la position la plusfavorable, surgit la tête pâle de Lancelot Bigorne qui jeta unregard méfiant du côté de Valois.

« Est-il mort ? grommela-t-il ;saint Barnabé me vienne en aide, je crois que, s’il me fallaitcontinuer encore, je mourrais moi-même de peur. »

Il s’approcha de Valois et vit qu’il respiraitencore.

Bigorne, à cette découverte, allaitprécipitamment regagner sa place, lorsque Valois, revenant à lui,se dressa sur ses genoux.

« Bon ! songea Bigorne. Il va toutdécouvrir à présent ! Tant pis, je serai obligé de letuer !… »

Mais Valois, s’étant remis debout, semblait nepas le voir, de même qu’il ne prêtait plus la moindre attention aucadavre de Marigny. Il se promenait dans le caveau, de long enlarge, d’un pas solennel ; la main droite crispée paraissaitporter un objet imaginaire ; et, avec un long gémissement, ilcriait :

« Priez, gens de Paris, priez pour l’âmed’Enguerrand de Marigny pendu, quoique innocent, aux fourches deMontfaucon… »

Bigorne regarda Valois dans les yeux.

Et il vit que ces yeux étaient à jamais videsde lumière, comme des yeux d’aveugle. Valois n’était pasaveugle : il était fou !

Dès lors que Lancelot eut acquis cetteconviction que le comte de Valois avait perdu la raison, il cessade s’occuper de lui.

Derrière le rideau que Valois, tout à l’heure,avait tiré, il y avait une fosse que, sans doute, Bigorne avaitpréparée dans la journée.

Il y plaça le cadavre, ramena la terre,rajusta les deux ou trois dalles qu’il avait déplacées ; puis,n’ayant plus rien à faire dans le caveau, il alla à Valois quicontinuait ses lamentations et le prit par la main.

« Me conduisez-vous à Notre-Dame ?dit Valois. Oh ! faites que j’y puisse bientôt arriver !Il me reste si peu de temps pour faire pénitence !…

– Allons, il vous reste toute la vie pourcela. Soyez patient, par tous les diables ! »

Bigorne remonta dans la salle durez-de-chaussée de la tour, ouvrit la porte avec une clef qu’ilavait gardée sur lui, et, toujours le tenant par la main, conduisitValois au-dehors.

Alors, il le lâcha et lui dit :

« Allez, maintenant, monseigneur !Vous avez failli me pendre. J’ai failli vous pendre. Voyez-vous, ilfallait que l’un de nous y restât. J’aime mieux que ce soit vous.C’est plus juste, d’abord, et puis, maintenant que je suis riche,je tiens à la vie… »

Valois s’éloigna. Longtemps Bigorne entenditsa lamentation qui se perdait dans le lointain.

« Priez pour l’âme d’Enguerrand deMarigny !… »

Puis lorsque cette voix funèbre se fut éteintedans l’éloignement, il jeta un regard sur la vieille toursilencieuse et morne dans les ténèbres et il murmura :

« Adieu, Tour de Nesle, sombre asile despectres. Toi aussi, tour maudite, te voilà pardonnée, car nous nete craignons plus… Tour de Nesle, adieu ! »

 

P.-S. – Nous avons vu que LancelotBigorne put rejoindre ses compagnons au hameau du Roule. La petitetroupe se mit en route à l’heure qu’avait fixée Buridan. Elle gagnala Bourgogne et s’établit aux environs de Dijon, où ses compères,unis de la plus étroite amitié, vécurent ensemble de longuesannées.

Buridan épousa la fille de Marigny.

Vers 1324, sa mère, la dame de Dramans, mourutaprès une paisible vieillesse. Alors, Buridan revint à Paris, où ilsupposait justement que tous ces événements devaient être oubliésdepuis longtemps.

Quant au malheureux Louis X, quant à celui quele peuple de Paris avait surnommé Hutin pour sa joyeuse humeur, ilsuccomba, peu de temps après la mort de Marguerite, à une maladiede langueur, et fut remplacé sur le trône par un de ses frèresconnu dans l’histoire, à défaut d’autre illustration, sous le nomplutôt comique de Philippe le Long.

Chapitre 50CONCLUSION

Au printemps de l’an 1325, un jour, vers midi,plusieurs personnages étaient rassemblés dans une jolie taverne dubord de l’eau. Ces honnêtes Parisiens venaient d’achever un repassubstantiel et varié comme peuvent en faire des voyageurs dontl’appétit a été aiguisé par une longue étape. La table avait étédressée sous une tonnelle que fleurissaient des chèvrefeuilles. Àleurs pieds coulait la Seine, toute bleue et paisible. À leurdroite, s’indiquait la masse confuse des tours, des clochetons etdes girouettes du Louvre. Devant eux, par-delà le fleuve, sedressait la vieille Tour de Nesle. Ces voyageurs, qui venaientd’arriver dans Paris et qui avaient eu l’idée de s’arrêter là etnon ailleurs, c’étaient Jean Buridan et sa femme Myrtille ;c’était Gautier d’Aulnay ; c’était Lancelot Bigorne ;c’étaient Bourrasque et Riquet Haudryot…

Ils échangèrent leurs projets d’avenir ;Gautier parlait de se retirer dans ses domaines ! Guillaume etRiquet parlaient d’entreprendre un voyage à travers le monde.Myrtille parla alors d’une voix émue :

« Pourquoi nous quitter ? Est-ce quela destinée ne nous a pas mis dans les mêmes douleurs et dans lesmêmes joies ? »

Il paraît que les compagnons ne demandaient,au fond, qu’à rester ensemble. Car il fut dès lors résolu qu’on nese séparerait plus.

Cependant, Buridan regardait d’un air pensifla vieille Tour de Nesle.

« Maître, demanda-t-il à l’aubergiste,pourquoi la porte et les fenêtres de cette tour sont-ellescondamnées de planches solidement clouées ?

– C’est pour empêcher le spectre desortir, dit l’hôte.

– Quel spectre ? fit Buridan quitressaillait.

– Vous ne savez donc pas ? Ah !oui, vous arrivez de loin… Eh bien… tout Parisien sait cela :il y a un spectre dans la tour, et le roi ne veut pas qu’il sortela nuit pour effrayer ses bons bourgeois, c’est pourquoi toutes lesissues sont condamnées…

– Quel spectre ? répéta Buridan.

– Celui de Mme Margueritede Bourgogne, dont je vous conterai l’histoire, si vousvoulez… »

Les compagnons firent signe que c’étaitinutile. Ils s’entre-regardèrent et se virent tout pâles.

« À quoi songes-tu, Buridan ? repritGautier au bout d’un instant.

– À la thèse que je voulais jadissoutenir en Sorbonne.

– Et c’était ?

– Licitum est occiderereginam…

– Hi han ! fit Bigorne. La thèse estfausse, maître Buridan. On ne tue pas une Marguerite de Bourgogne.Et, vous le voyez, même quand elle est morte, il faut encorel’enfermer pour l’empêcher de tourmenter les bourgeois. Vertueuse,bonne envers ses semblables, on ne parlerait plus d’elle depuislongtemps. Ribaude, terrible et perverse, vous pouvez m’en croire,on en parlera dans les siècles des siècles, alors que la vieilletour aura été démolie depuis longtemps… »

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