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La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
Le Bagne de Toulon

Chapitre 1

La cloche du bagne venait de sonner le repos de midi. Les chiourmes de la grande fatigue cherchaient l’ombre, car le soleil de juin flamboyait sur Toulon. Les uns s’étaient réfugiés sous la carène d’un vieux navire, les autres se mettaient à l’abri derrière des poutres de bois de construction. Quelques-uns, bravant la canicule, se couchaient à plat-ventre sur le sol brûlant de l’Arsenal. D’autres encore se promenaient silencieux, deux par deux, rivés à la même chaîne d’infamie.

– Cent dix-sept, dit une sorte de géant au visage hébété, aux épaules herculéennes, je te joue les maillons de ma portion de chaîne en cinq points d’écarté.

– Soit, répondit un homme jeune encore, à la taille bien prise, aux mains aristocratiques, au visage dédaigneux et fier.

Le colosse continua :

– Tu veux dormir, moi je veux aller sous la carène écouter les histoires de M. Cocodès, comme l’appellent les camarades. Si tu gagnes, je te laisserai dormir ; si tu perds,tu viendras écouter les histoires.

Le Cent dix-sept, qui ne parlait presque jamais, fit un signe de tête approbateur, et tous deux s’assirent sur une poutre,à longueur de chaîne. Le géant tira de son bonnet un jeu de cartes graisseuses et le plaça devant lui.

– À qui fera ? dit-il.

Et il amena un valet. Cent dix-sept eut une dame et donna. Le géant marqua le roi et fit la vole. Cent dix-sept ne souffla mot et son visage n’exprima qu’une parfaite indifférence. Au coup suivant,le géant marqua le point et dit avec joie :

– Quatre à rien !

Cent dix-sept ne sourcilla point ; mais il tourna le roi à son tour, fit la vole, et en deux coups la partie fut gagnée. Puis,comme le géant avait une mine piteuse, il lui dit simplement :

– Veux-tu ta revanche ?

L’œil atone du forçat eut un rayonnement ; un large sourire vint épanouir son visage bestial, et il dit à Cent dix-sept :

– Tu es un bon enfant… merci !

La partie recommença et le géant perdit encore.

– Je n’écouterai pas les histoires de Cocodès, murmura-t-ilavec résignation.

Le forçat qu’on ne désignait au bagne que sous le nom de Centdix-sept s’allongea alors sur la poutre et ferma les yeux. Lecolosse, qu’on appelait dans la chiourme du nom de Milon, demeuraassis, jetant un regard d’envie sur la demi-douzaine de couplesabrités sous la carène, comme sous une tente ; puis, pourpasser le temps, il se mit avec son jeu de cartes à se faire desréussites.

Cependant les forçats de la carène devisaient entreeux :

– Mais où est donc le Cocodès ? disaitl’un.

– Je vous ai dit qu’il ne viendrait pas aujourd’hui,répondit un bonnet vert.

Et il ajouta d’un ton railleur :

– Ces fils de famille, ces beaux messieurs du boulevard,avec de l’argent, ils se moquent du bagne. Pour un oui ou un non onles voit à l’hôpital, ils couchent dans des draps, ils ont dubouillon.

– Au bout de six mois, on les découple, dit un autre, etils sont à la demi-chaîne.

– Ah ! dame ! grogna un vieux forçat qui sortaitde faire un mois de double chaîne pour insubordination, tant que lemonde sera monde, il n’y aura jamais d’égalité, pas même aubagne.

– Il est riche, le Cocodès, reprit le forçat, quiavait affirmé que celui qu’on attendait était à l’hôpital. Son pèreest banquier, et on lui envoie cent francs par mois. Le commissairel’a pris pour secrétaire, et il va et vient par la ville quand ilveut.

– Je me suis laissé dire, fit un autre forçat, qu’il yavait une belle dame de Paris, une grande cocotte, commeon dit là-bas, qui était descendue à l’hôtel de France tout exprèspour le venir voir. Il paraît qu’il allait bon train, le jeunehomme. Toujours aux avant-scènes, avec des poupées maquillées commedes images d’Épinal, et la nuit au café Anglais, et le dimanche auxcourses…

– Mais qu’a-t-il donc fait, le gandin, pour qu’on l’envoiechercher des gourganes dans notre soupe ?

– Il a imité la signature de son patron, un notaire.

Le vieux bonnet vert, qui était d’humeur hypocondre, haussa lesépaules :

– Cela m’est encore égal, ça, et les histoires duCocodès, que vous gobez comme des niais, ne m’amusent pasautant qu’une histoire que je devine et que je voudrais bien savoirau juste.

– Quelle histoire ? fit-on avec curiosité.

– Celle du Cent dix-sept.

– Personne ne la sait au bagne, et, si tu la devines, tuseras plus malin que nous.

– Depuis quand est-il ici ? demanda un nouveauvenu.

– Depuis dix ans.

– D’où venait-il ?

– On ne sait pas. Vous savez qu’il ne parle pas.

– Ce serait un prince tombé dans le malheur, dit un forçatnaïf, que cela ne m’étonnerait pas.

– Il vous a des airs de grand seigneur qui mettent lesadjudants mal à l’aise.

– Oui, mais on le guigne joliment de l’œil,celui-là.

– Et le commissaire, tous les matins, a bien soin dedemander si le Cent dix-sept est sur son tollard.

– Il n’a jamais essayé de s’évader, pourtant.

– Non, reprit le bonnet vert. Dans les premiers temps onl’avait accouplé avec un renard. Le renard lui montra unelime :

« – Si tu veux, lui dit-il, ce soir nousfilerons. »

« Le Cent dix-sept haussa les épaules, et, le lendemain, ildemanda à être accouplé avec Milon.

– Oh ! la brute ! dit un forçat, faisant allusionau colosse. Le Cent dix-sept doit s’ennuyer joliment avec un pareilfanandel.

– Ils sont bons amis, au contraire, dit le bonnet vert.

– On dit qu’il est innocent, Milon ? observa un toutjeune homme.

– Il le dit, lui ; mais nous le disons tous…

Sur ces mots, les chiourmes partirent d’un éclat de rire. Puis,tout à coup, un des forçats s’écria :

– Je savais bien, moi, que le Cocodès n’était pasmalade, et qu’il n’abandonnerait pas les camarades.

Toutes les têtes se levèrent, tous les regards se portèrent horsde la carène, et un hourra de joie se fit entendre. Un grand jeunehomme arrivait en se dandinant, fumottant un gros cigare, malgréles règlements, et les mains dans ses poches, comme un véritableflâneur.

– Vive le Cocodès ! crièrent les forçats.

– Bonjour, mes amis, bonjour, répondit d’un ton protecteurcelui qui était l’objet de cette ovation.

Il portait la livrée du bagne, mais avec de légèresmodifications. Son bonnet rouge était doublé de percale ; soussa vareuse, il avait une chemise de toile fine, et son pantalonfort large dissimulait parfaitement la demi-chaîne, qu’ilaccrochait à une petite ceinture de cuir verni.

– Bonjour, Cocodès, dit le bonnet vert ; on disait quetu étais malade ?

– Je le suis, mes amis. Je suis entré à l’hôpital cematin.

– Mais le docteur t’a trouvé bon pour le service ?

– Du tout ! Le docteur, qui est un de mes amis, m’aconseillé le repos, une nourriture confortable et une petitepromenade à la bonne heure du jour.

– Farceur, va !

– Que voulez-vous, mes bons amis, reprit le Cocodès, ilfaut bien prendre son mal en patience. Je n’ai plus que quatre ansà faire, et je m’arrange pour que mes quatre ans passent vite.

– Criquet, va ! grommela le bonnet vert, n’as-tu pashonte de dire cela devant moi qui mourrai ici ?

– Pourquoi ne files-tu pas ?

– Bah ! je suis un vieux cheval de retour,j’ai déjà filé cinq fois, on me reprend toujours. Et puis, je n’aipas de moyens, moi ! je ne suis pas le fils d’unbanquier ! Une fois dehors, il faut vivre. La dernière foisqu’on m’a repris, je venais de voler un pain chez un boulanger… etencore, le pain était rassis.

– Qu’est-ce que tu étais autrefois ? demanda leCocodès.

– J’étais cocher.

– Eh bien ! attends que je sorte. Tu t’évaderas, et jete prendrai à mon service.

– Nous avons le temps d’y penser, répondit le bonnet vert.As-tu un peu de tabac à me donner ?

– Voulez-vous des cigares ?

Et le Cocodès jeta au milieu des forçats une poignée delondrès.

– Quel chic ! murmura-t-on.

– Oui, mes amis, reprit le Cocodès, je suis sorti del’hôpital tout exprès pour venir vous voir.

– Qu’est-ce que tu vas nous raconter aujourd’hui,Cocodès ?

– Ce que vous voudrez…

– Moi, dit le bonnet vert, j’aimerais bien un drame où l’onpleure.

– Un drame de l’Ambigu, ajouta un Parisien.

– Ou de la Gaîté, dit un autre.

Le Cocodès consulta ses souvenirs.

– Ah ! si vous voulez, dit-il, je vais vous enraconter un fameux, allez ! J’étais à la première avecNichette.

– Qu’est-ce que Nichette ?

– La folle maîtresse pour laquelle je suis tombé dans lemalheur.

– Connu ! C’est la belle dame de l’hôtel deFrance ?

– Justement. Elle m’aime toujours, la chère petite. Je suiscapable de l’épouser, quoi qu’en puisse dire papa ; car il estfier en diable, papa.

– Est-il rigolo, ce Cocodès ! exclama le Parisien.

– Voyons le drame ! fit le bonnet vert.

– Comment ça s’appelle-t-il ? demanda un autreforçat.

– Rocambole.

– Un drôle de nom.

– C’est celui d’un voleur fameux.

Tandis que Cocodès parlait, Milon, le colosse, s’était traîné, àlongueur de chaîne, le plus près possible de la carène. Le Centdix-sept rouvrit les yeux et regarda Milon.

– Tu as donc bien envie d’écouter le Cocodès ?fit-il.

– Oh ! dit Milon, si tu voulais venir sous la carène,je te donnerais ma part de vivres ce soir.

– Je ne vends pas mes complaisances, dit le Cent dix-sept.Allons-y !

Et il se leva, et les deux réprouvés, ramassant leur chaîne etl’accrochant à leurs ceintures, vinrent grossir le nombre desauditeurs du Cocodès.

Le Cocodès disait :

– Oui, messieurs, c’est un beau drame, allez ! et il ya surtout un quatrième acte qui donne la chair de poule.

– Voyons ? dit le Cent dix-sept d’un airdédaigneux.

Chapitre 2

 

Le Cocodès s’exprima ainsi :

– Rocambole, drame en cinq actes et unprologue[1] .

« Le prologue se passe trois ans avant l’action, dans lamaison d’un vieux bonhomme qu’on appelle le marquis de Chamery.C’était Machanette qui jouait le bonhomme.

« Or, voici la chose : Le marquis de Chamery est trèsriche. Il a un fils qui est perdu, et longtemps il a cru que sonfils n’était pas son fils. Il y a là-dessus toute une histoire. Cequi fait qu’il a vendu tous ses biens et qu’il a voulu ledéshériter. Mais, comme le vieux se sentait près de mourir, il areçu une lettre de son ancien ami le duc de Sallandrera.

« Il paraît que M. de Chamery soupçonnaitM. de Sallandrera d’avoir aimé sa femme autrefois ;M. de Sallandrera, dans sa lettre, offrait àM. de Chamery pour son fils la main de dona Carmen, safille. Alors, convaincu que son fils est bien son fils, le marquisfait venir un notaire.

– Pour faire son testament ? interrompit le bonnetvert.

– Non, pour lui confier sa fortune et ses papiers, au moyendesquels il doit retrouver son fils et le mettre en possessiond’une fortune de près de six millions.

« Mais, continua le Cocodès, il faut vous dire que dans cetemps-là, à Paris, il y avait une association de la haute pègre,comme vous dites, vous autres, camarades, et que cette associations’appelait le Club des Valets de cœur.

– Un joli nom ! fit le bonnet vert en faisant claquersa langue.

– Les Valets de cœur, poursuivit le Cocodès, pillaient,volaient, assassinaient et mettaient la police sur les dents.Partout où ils avaient fait un coup, on trouvait une carte, etcette carte, comme bien vous pensez, c’était un valet de cœur.

– Ce qui fait, observa un des loustics de la bande, quelorsque la police arrivait, elle pouvait faire un lansquenet.

– Elle n’avait pas autre chose à faire, reprit le Cocodès,attendu que les Valets de cœur, et surtout leur chef César Andréa,étaient introuvables.

– César Andréa ? dit un forçat jusque-làsilencieux ; il me semble que j’ai connu ça.

– Mais puisque c’est une pièce qu’on nous raconte,imbécile ! dit Milon le colosse.

– Ça pourrait être une pièce historique, dit leParisien.

– Si vous m’interrompez toujours, je n’en finiraijamais.

– On t’écoute, on t’écoute ! Hardi ! Cocodès,dirent plusieurs voix. Le Cocodès poursuivit :

– Or donc, le notaire arrive, il renvoie la servante, unevieille femme qui garde le marquis, et il reste seul avec ledomestique mâle. Le domestique s’appelle Valentin pour le marquis,Venture pour le notaire.

– Comment ! il a deux noms ?

– Oui, comme le notaire ; attendu que ce notaire-làn’est autre que César Andréa, le chef des Valets de cœur.

– Ah ! bravo ! bravo ! s’écrièrent tous lesforçats.

– Valentin est un Valet de cœur déguisé. Le bonhommeChamery raconte son histoire au faux notaire, lui ouvre soncoffre-fort, et lui fait voir son argent.

« Puis, comme il se trouve mal, on le reconduit dans sachambre, et Valentin lui prend au cou la clé du coffre etrevient.

« Alors, César Andréa et Valentin ne perdent pas detemps ; ils ouvrent le coffre et ils vont tout rincer, lorsquele vieillard, qui a entendu du bruit, revient en se traînant et lesappelle « filous ! »

– Pauvre bonhomme ! ricana le bonnet vert.

– Alors, continua le Cocodès, Valentin et César Andréa sejettent sur lui, le repoussent dans sa chambre, après avoir éteintles lumières, et se mettent en devoir de lui faire son affaire. Lethéâtre reste vide, et il fait nuit : mais voilà qu’on entendle bruit d’une vitre coupée, un bras passé ouvre la croisée, et unjeune homme en blouse et en casquette saute sur la scène. C’étaitTaillade qui jouait ce rôle-là.

– Un crâne acteur ! observa le Parisien, qui étaitjadis un fidèle habitué du boulevard du Temple.

– Ce garçon-là, poursuivit le Cocodès, travaillait pour soncompte ! Il tire une allumette de sa poche, passe la revue deslieux, aperçoit le coffre-fort tout ouvert et y court. Mais voilàque César Andréa sort de la chambre, où il vient d’étrangler levieux bonhomme. Il se jette sur le gamin, le terrasse, lève unpoignard sur lui et va le tuer, quand Valentin sort à son tour, unflambeau à la main.

« – Arrêtez ! maître ! s’écrie-t-il, c’estRocambole !

« Tableau, le rideau baisse.

– Qu’est-ce que vous pensez de cela, Cent dix-sept ?demanda Milon, qui n’avait pas perdu un mot du récit deCocodès.

Un sourire vint aux lèvres du mystérieux forçat :

– Je pense, dit-il, que c’est très bien arrangé.

Et il retomba dans son silence dédaigneux et apathique. LeCocodès, qui tenait à marquer les entractes, garda le silencependant quelques minutes.

– Petit, dit le bonnet vert, tout à l’heure tu vas entendrele coup de sifflet des argousins, faut te dépêcher.

– M’y voilà, dit le Cocodès, je passe au premier acte. Noussommes à Belleville, dans une manière de cité où il y a plusieurslocataires. D’abord, un avocat qui ne plaide guère et se chicaneavec sa propriétaire, Mlle Tulipe, un beau brin defille, ce qui est une manière de lui faire la cour. Ensuite, unpeintre qu’on appelle M. Armand, et qui donne des leçons dedessin à une demoiselle du grand monde, don Carmen de Sallandrera,la fille de ce seigneur espagnol dont on a parlé au prologue.M. Armand, en partant pour donner sa leçon, fait sesconfidences à son ami l’avocat. Il aime sa belle élève, et iln’aime plus Mme Baccarat, une femme très bellequ’on voit aux courses et dans les avant-scènes des théâtres. Puisil y a encore, dans cette cité, maman Fipart et sa nièce Cerise.Maman Fipart est une brave femme qui a bien du chagrin, vu qu’ellea un mauvais sujet de fils qu’on appelle Joseph, et qui est devenuvoleur sous le nom de Rocambole.

– Tiens ! observa le Parisien, voyez donc comme ças’enchaîne !

Le Cocodès continua :

– Si maman Fipart a du chagrin, sa nièce Cerise est biencontente, attendu qu’elle va épouser un brave garçon qu’on appelleJean, et qu’elle lui apporte en dot ses économies, six centsfrancs.

« Tandis que M. Armand fait ses confidences à son amil’avocat, arrive un Anglais, un gentleman, sir Williams. Il vientcommander un tableau à M. Armand, mais c’est histoire de lefaire jaser ; M. Armand ignore son nom, sa naissance, etquand il est parti donner sa leçon, le gentleman respire et sedit : « Il ne sait rien. »

– Bon ! observa le Parisien, je devine la chose, monbonhomme. J’ai assez vu de mélodrame pour savoir comment ça segouverne. Armand est l’enfant perdu de M. de Chamery.

– Justement, dit le Cocodès.

– Et le gentleman sir Williams pourrait bien être CésarAndréa, le chef des Valets de cœur.

– Si tu devines tout, fit le Cocodès avec humeur, c’est pasla peine que je raconte !

– Mais si, mais si, dit un autre bonnet vert, tais-toi,Parisien. Continue, Cocodès.

– Donc, reprit ce dernier, quand Armand est parti à saleçon et l’avocat à ses procès, le gentleman veut s’en aller aussi.Mais on entend un bruit de grelots, c’estMlle Baccarat qui allait aux courses de Vincenneset qui s’est détournée de son chemin pour venir voir son cherArmand, qui la néglige quelque peu.

« « Miss Baccarat ! » dit l’Anglais.« Sir Williams », dit cette femme, qui le reconnaît. Oncause. Arrivent Cerise et puis Tulipe, la propriétaire. Toutes deuxtrouvent en elle leur ancienne camarade d’atelier.

« Baccarat désolée de ne pas voir Armand laisse un mot pourlui et part pour les courses avec sir Williams.

« Le futur de Cerise vient faire sa demande. On l’agrée, ilva acheter des gants. Mais voici que l’avocat revient, et ilannonce à Mme Fipart que son fils a volé et que, sion ne donne pas six cents francs pour désintéresser le plaignant,Rocambole ira en prison.

« Lorsque Jean revient avec ses gants, Cerise pleure et luidit :

« – Nous ne pouvons plus nous marier. J’ai donné mon argentpour sauver mon cousin, et je n’ai plus de dot.

« Jean se met à pleurer.

– Et moi aussi, interrompit le bonnet vert, je crois bienque j’y vais de ma larme.

– Mais, poursuivit le Cocodès, Jean tire deux lettres de sapoche, que le concierge lui a remises.

« L’une est pour maman Fipart, l’autre pourM. Armand.

« La première est de Rocambole.

« Il écrit à sa mère qu’il s’en va aux Indes faire fortuneet tâcher de se réhabiliter.

« L’autre, adressée à M. Armand, lui apprend que, s’ilveut aller à Marseille, il y trouvera un ami de sa famille, ledocteur Gordon, qui lui révélera son nom et le mettra en possessionde sa fortune.

« Or, pendant que M. Armand jette un cri de joie, lapauvre mère Fipart laisse échapper un cri de douleur et le rideaubaisse.

– Eh bien ! Cent dix-sept ? fit Milon.

– Il faut voir la suite, répondit d’un ton bref le forçattaciturne. Mais en ce moment, le sifflet des argousins se fitentendre. L’heure du repas était passée et le travail rappelait lescondamnés.

La légion des réprouvés se leva comme un seul homme, et onentendit le cliquetis lugubre des fers heurtant les fers.

– Moi, dit Cocodès, je suis malade et je retourne àl’hôpital. Demain, si vous le voulez bien, nous entamerons lesecond acte.

Et il s’en alla, tandis que la grande fatigue reprenaitsa proie humaine.

Chapitre 3

 

Il fait nuit. La chiourme dort.

Enchaînés deux à deux sur ce lit de camp qu’on nommetollard, enveloppés dans leur couverture d’herbage sec,les uns allongés sur le bois, les autres, les aristocrates dubagne, assis sur un matelas de deux pouces qu’on appellestrapontin ; les forçats ont l’ordre de dormir. Lesuns obéissent à la consigne, les autres causent tout bas. D’un boutà l’autre de la chaîne courent des chuchotements, des mots d’ordreet des projets d’évasion.

Si un surveillant vient à paraître, un silence de morts’établit ; le surveillant s’éloigne, le murmure confusrecommence et les fers se heurtent avec un bruit lugubre.

Milon le géant et son compagnon de couple se sont retournésplusieurs fois sur le tollard. Cent dix-sept est un condamnémystérieux et taciturne. Il impose à tous un certain respect, etMilon l’hercule, en dépit de sa force, sent que cet homme lui estsupérieur. Aussi ne l’a-t-il jamais tutoyé et lui témoigne-t-il uncertain respect. D’ordinaire, Cent dix-sept dort. Au repos de midi,il se couche et ferme les yeux ; la nuit, il s’allonge sur letollard et ne bouge plus jusqu’au matin. Cet homme, dont on sembleredouter l’évasion, et qui n’y a peut-être jamais songé, s’estréfugié dans le sommeil comme dans une suprême consolation.

Mais, cette nuit-là, Cent dix-sept s’agite ; il se tourneet se retourne, et Milon, étonné, finit par lui dire :

– Êtes-vous donc malade, compagnon ?

– Non, répond Cent dix-sept ; je songe…

– À quoi ?

– Au récit du Cocodès.

– Moi aussi, dit naïvement Milon ; et j’y songed’autant mieux que je crois que Rocambole a existé.

– Tu crois ? fit Cent dix-sept.

– J’étais à Paris du temps qu’on parlait de ces fameuxValets de cœur.

– Ah ! vraiment ?

Milon continua d’une voix timide en approchant ses lèvres del’oreille de son compagnon de chaîne :

– Si vous voulez me le permettre, nous causerons. Je suisune brute, voyez-vous, continua le géant. Je n’ai pasd’intelligence. J’assommerais un bœuf d’un coup de poing et unenfant me mettrait dedans, tellement je suis simple. C’est comme çaque les autres m’ont envoyé au bagne.

– Quels autres ? demanda Cent dix-sept.

– J’ai toujours dit que j’étais innocent, continua Milon,et bien qu’on ne veuille pas le croire, c’est vrai. Il aurait mieuxvalu que je fusse moins honnête et plus intelligent, on n’auraitpas dépouillé les enfants. Mais, dit le colosse avec timidité,peut-être bien que je vous ennuie, Cent dix-sept ?

– Non, dit le forçat, continue, ton histoire m’intéresse…Tu dis donc que tu es innocent ?

– Oui.

– Qu’étais-tu dans le monde ?

– Domestique de confiance.

– Et de quoi t’a-t-on accusé ?

– D’un vol de bijoux.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai jamais voulu dire où était l’argent desenfants.

– Mais de quels enfants parles-tu ?

– De ceux de la dame au service de qui j’étais.

– C’est donc eux qui t’ont fait condamner aubagne ?

– Oh ! fit Milon, les chères petites créatures !Non, non, ce n’est pas elles ! car ce sont deux jumelles,voyez-vous, deux charmantes jeunes filles qui ont peut-êtredix-huit ans aujourd’hui et qui en sont réduites, sans doute, à lamisère.

Milon s’arrêta et Cent dix-sept le vit, à la rouge lueur dufanal qui éclairait la salle n° 3 du bagne, essuyer une grosselarme qui roulait sur sa joue.

– Continue, fit Cent dix-sept.

– Madame, reprit Milon, s’était mariée, paraît-il, sans leconsentement de sa famille, dans son pays, car elle n’était pasfrançaise. Elle avait deux frères, deux misérables, qui avaientcherché plusieurs fois à faire disparaître ses enfants. Quant à sonmari, il était mort depuis longtemps, et la pauvre femme n’avait deprotecteur que moi, moi qui suis une brute et qui me laisse roulerpar tout le monde. Elle était jeune encore, elle était toujoursbelle ; les petites filles grandissaient à vue d’œil, etsouvent Madame disait :

« – Ah ! sitôt qu’elles auront quinze ans, je lesmarierai, afin de leur donner des protecteurs !

« Madame avait une grande fortune. Nous habitions un vieilhôtel dans le faubourg Saint-Germain. Chaque nuit, on fermait lesportes avec soin, de peur de quelque catastrophe. Madame me disaittoujours :

« – Je crains tout de mes frères !…

« Un soir, les enfants jouaient dans le jardin quedominaient les maisons voisines et, entre autres, une sorte d’hôtelgarni dont la façade se trouvait dans la rue de Beaune. Un coup defeu se fit entendre, une balle siffla. Les enfants étaient saisisd’effroi. Par bonheur, la balle, qui bien certainement étaitdestinée à l’une d’elles, passa au-dessus de leurs têtes. La policefut avertie, elle se mit en campagne, mais elle ne put riendécouvrir.

« Un autre jour, l’une d’elles, la petite Berthe, futprise, après son déjeuner, d’affreuses coliques et de vomissements.Un médecin appelé constata une tentative d’empoisonnement. AlorsMadame comprit qu’on en voulait à la vie de ses enfants, et elleles fit disparaître. Nous les conduisîmes secrètement, la nuit,dans un couvent, où on les reçut sous un nom supposé et Madamepoussa la prudence jusqu’à ne pas dire son vrai nom.

« Au retour, elle me dit :

« – Milon, tu es un honnête homme, et je sais que je puiscompter sur toi ; je sais aussi que mes frères, qui ont tentéde faire périr mes enfants, m’assassineront tôt ou tard, et il fautque l’avenir de mes enfants soit assuré.

« Je l’écoutais en pleurant.

« Elle me remit un coffret d’acier assez volumineux.

« – J’ai réalisé la moitié de ma fortune, dit-elle ;il y a là quinze cent mille francs en or ou en billets de banque.Cache cet argent, hors d’ici surtout : c’est la dot de mesfilles, s’il vient à m’arriver malheur.

– Et tu as caché l’argent ?… fit Cent dix-sept.

– Oui et personne que moi ne le trouvera jamais.

– Ah ! fit Cent dix-sept pensif. Milon continua.

– Les pressentiments de ma malheureuse maîtresse n’étaientque trop fondés. Elle mourut empoisonnée quelques jours après.

« Les frères osèrent réclamer sa fortune. Les petitesfilles étaient nées à l’étranger ; je n’avais dans les mainsaucun papier qui prouvât leur légitimité ; et puis je n’osaispas dire où elles étaient, de peur qu’il ne leur arrivât malheur.Les frères de Madame furent paisiblement mis en possession ;mais ils s’attendaient à trouver beaucoup d’argent, et, comme ilsne trouvèrent rien, l’un d’eux me dit :

« – Tu dois être le dépositaire de quelque sommeimportante ? Rends-la nous, et tu auras ta part.

« Je refusai avec indignation, mais je suis si bête, ajoutanaïvement Milon, que j’avouai le dépôt.

« Huit jours après, comme je dormais encore, on frappa à laporte de ma chambre, dans un hôtel garni où je m’étais retiré. Deuxagents de police venaient m’arrêter. On m’accusait d’avoir volé lesdiamants de Madame ; et les misérables avaient si bien combinéleur affaire, qu’une de mes malles ayant été ouverte, on y retrouvadeux bracelets et plusieurs bagues d’une grande valeur.

« J’eus beau protester de mon innocence, je fus condamné àdix ans de travaux forcés pour vol par un domestique à gages.

– Et, dit Cent dix-sept, tu n’as plus eu de nouvelles despetites filles ?

– Non… mais j’espère que les misérables n’auront pasretrouvé leurs traces.

– Et l’argent ?

– Je sais où il est.

– Qui sait ! ils l’auront découvert peut-être…

– Oh ! non, fit Milon, c’est impossible.

– N’as-tu donc jamais cherché à t’évader ?

– Deux fois. J’ai été repris. Je suis si bête !…

Cent dix-sept eut un sourire indulgent :

– Pauvre diable ! dit-il.

Puis, collant à son tour ses lèvres à l’oreille deMilon :

– Eh bien ! dit-il, quand tu voudras t’évader pour debon, je t’en donnerai le moyen.

– Vous ! dit Milon, mais… alors…

– Alors, dit Cent dix-sept, avec son mélancolique sourire…tu t’étonnes que je n’en profite pas moi-même ?

– Oui.

– À quoi bon ? Je m’ennuierais dans lemonde !…

Et Cent dix-sept tourna le dos à Milon et s’endormittranquillement.

Chapitre 4

 

Le lendemain, au repos de midi, les auditeurs ordinaires duCocodès furent exacts sous la carène.

Le Cocodès seul manquait à l’appel. Le fils de famille jouissaitd’une foule de petites immunités au bagne ; il était resté cejour-là à l’infirmerie. Malgré les immunités dont jouissait leCocodès, il était très aimé au bagne.

Cependant le forçat est ordinairement jaloux, surtout le forçatà long terme ou à vie. Mais le Cocodès, dont on ignorait, du reste,le vrai nom – il le cachait avec un soin infini – et qui, avantqu’on lui donnât ce sobriquet, répondait au numéro 87, le Cocodès,disons-nous, savait se faire bien venir de tout le monde. Assezsouvent il donnait à ses compagnons quelques sous pour avoir del’eau-de-vie. Il savait régaler chez lefourgonnier. On nomme ainsi le cantinier du bagne.

Depuis qu’il était au bagne, les payoles, ces écrivainspublics recrutés parmi les condamnés, n’avaient plus rien à faire.Le Cocodès se chargeait gratis de la correspondance detout le monde. Il rédigeait des pétitions au commissaire, deslettres à l’aumônier, et tournait fort galamment un billet doux,que la poste mystérieuse du bagne se chargeait de faire parvenir àson adresse, c’est-à-dire à la prison de Saint-Lazare, à Paris.

Le Cocodès touchait une pension fort convenable de sa famille etla dépensait royalement. Enfin, comme on l’a vu, il avait un assezjoli talent de narrateur.

Les condamnés étaient donc tous sous la carène du vieux navire,convertie ce jour-là en parapluie, car il tombait une forte averse.Cent dix-sept lui-même n’avait fait aucune difficulté d’y suivreson compagnon de chaîne, Milon et le bonnet vert, qui grognaittoujours, disait avec humeur :

– Vous verrez que ce paltoquet de Cocodès ne viendrapas !

– Ah ! dit un autre forçat, dont la tête blanche étaitcouverte du terrible bonnet vert, ce lasciate ognisperanza[2] de l’enfer moderne appelé le bagne,je vous trouve superbes, tous tant que vous êtes. Vous vousplaignez et vous êtes venus au bagne en voiture !

– Comment donc y es-tu venu, toi ? demanda un jeunehomme.

– Avec la chaîne, et je crois bien que je suis le dernierde ceux qui ont connu ça.

– Tu te trompes, dit un autre forçat ; moi aussi jesuis venu avec la chaîne, et du temps de Tierry, encore !

– Qu’est-ce que c’est que Tierry ? dit un novice.

– C’était le capitaine de la chaîne, un brave homme quiétait si bon pour nous, que nous attendions d’être rendus aupré pour nous évader, de peur de lui faire de lapeine.

– Oui, reprit le plus vieux des deux condamnés qui avaientencore connu la chaîne : mais tu n’as pas été marqué,toi ?

– Ça, c’est vrai.

Le mot de marque fit courir un frisson dansl’assemblée, et un jeune homme murmura :

– Ce devait être un mauvais moment !…

Le vieux condamné soupira et sa tête s’inclina sur sapoitrine :

– Le jour où j’ai été marqué, dit-il, je suis mort.

– Quelle blague ! fit un condamné sceptique. Levieillard leva sur lui un œil plein d’éclairs.

– Oui, répéta-t-il, je suis mort ce jour-là…

Et promenant son regard morne et désolé sur le groupe decondamnés qui l’entouraient, il s’écria avec un accent dontl’ironie désespérée allait à l’âme :

– Ah ! vous soupirez tous après la venue de ce jeunehomme que vous appelez le Cocodès, et qui vous raconte des piècesde théâtre, des drames, comme vous dites. Eh bien ! si je vousdisais mon histoire, si je vous racontais comment j’ai été marqué,vous frissonneriez !…

– Vas-y donc alors ! dit un condamné.

Le vieillard reprit :

– J’ai soixante-neuf ans. Il y en a trente-quatre que jesuis au bagne et que je suis mort… c’est-à-dire que mon corps estsans âme et mon cœur sans espoir… Savez-vous ce que j’étais,moi ? J’étais banquier, millionnaire, et j’appartenais à uneexcellente famille ! Marié à une femme que j’idolâtrais, lavie semblait être un rêve de bonheur perpétuel pour moi. Ehbien ! une passion funeste détruisit tout en quelquesannées…

« J’étais joueur. Le jeu, c’est la grande route dubagne !

« Cette route commence dans les salons, passe à travers lesmaisons de jeu et se continue dans les tripots. Aux deux côtés decette route cheminent, silencieux et hâves, les spectres de lamisère et du déshonneur. De l’opulence à la ruine, le trajet estcourt pour un joueur. Il commence par perdre ce qui lui appartient,puis ce qu’on lui a confié ; ensuite, il vole sa femme, sesamis, ses parents. Parents, amis et femme se taisent, les uns ontpitié, la dernière cache ses larmes. J’ai tout joué, j’ai toutperdu, le pain de mon enfant, car ma femme était grosse, sesvêtements, et jusqu’à son anneau de mariage.

« Un matin, je n’avais plus rien pour jouer. Alors le démonme tourmenta, je fis un faux. Quelques amis puissants me sauvèrent.On me fit partir.

« Mais Paris m’attirait. Je revins à Paris, et savez-vouspourquoi ? Après avoir été faussaire, je devinsfaux-monnayeur, je fabriquai des billets de banque.

« Et cependant ma malheureuse femme ne savait qu’une chose,notre ruine. Retirée chez une vieille parente, aux environs deParis, elle me croyait en Amérique, occupé à refaire ma fortune, etelle priait pour moi. Le crime est toujours puni. Le jeu devait metrahir jusqu’au bout. Ce fut à la table du numéro Cent-treize, auPalais-Royal, que je fus surpris les mains pleines de fauxbillets.

« On m’arrêta… j’avouai tout.

« À cette époque, le faussaire était puni de mort. Laclémence royale commua ma peine. Je fus condamné aux travaux forcésà perpétuité, à la marque et à l’exposition. Ma femme, cependant,ignorait tout et allait devenir mère, c’est-à-dire mettre au mondeun pauvre petit être qui entrerait dans la vie par la porte de lamisère, que le déshonneur aurait ouverte !

Le vieux forçat s’arrêta un moment, comme accablé par le poidsde ses souvenirs. Son émotion avait gagné peu à peu cet auditoirede voleurs et d’assassins. En ce moment, ces hommes frappés par laloi et rejetés à jamais du sein de la société se suspendaient pourainsi dire aux lèvres du sombre narrateur, et semblaient éprouvertoutes les tortures et toutes les angoisses qu’il avait subies.

Enfin, le vieillard continua :

– Oh ! vous n’avez pas vu la marque, vousautres ! On dressait un échafaud : sur cet échafauds’élevait un poteau auquel on vous liait. Un carcan de fer vousobligeait à tenir la tête droite et à regarder la foule immense quivenait se repaître de votre honte. Puis, au bout d’une heure, lebourreau venait. Il plaçait un réchaud devant vous, et vous pouviezvoir rougir lentement le fer sous lequel votre chair allaitfumer.

« Tandis que je regardais d’un œil stupide ces horriblespréparatifs, la foule hurlait et m’appelait le banquier.Et je me préoccupais moins de ses vociférations et du supplice quej’allais subir que de ma malheureuse femme, qui, sans doute, àcette heure, me croyait libre et se berçait de l’espérance de merevoir.

« Enfin le bourreau se baissa, et comme il prenait le ferchauffé à blanc pour l’imprimer sur mon épaule, la foule se tut,comme elle se tait au moment où le condamné à mort s’allonge sur labascule fatale. Mais en ce moment, aussi, du sein de cette foulesilencieuse, un cri terrible se fit entendre, un cri auquel jerépondis par un hurlement de bête fauve frappée à mort… Ah !ce ne fut pas la douleur physique qui m’arracha ce cri, je croismême que je ne sentis pas le fer brûlant calciner mes chairs… Non,ce fut un cri d’épouvantement suprême, car je venais de voir unefemme qu’on emportait évanouie, à dix pas de l’échafaud, et cettefemme, c’était la mienne !

Et comme le vieux forçat achevait, les condamnés le virentcacher sa tête dans ses mains, et deux larmes brûlantes jaillirentau travers de ses doigts crispés. Il y eut un moment de silenceterrible parmi les forçats. Plusieurs mains se tendirent même versle vieux condamné.

– Ah ! reprit-il avec un ricanement horrible, vous nesavez pas tout encore…

Et il essuya ses larmes qui tombaient de ses yeux une à une etbrûlantes, comme des larmes de damné, puis il continua :

Chapitre 5

 

– Vous n’avez pas connu la marque et, à l’exception de l’unde vous, personne ne se souvient de la chaîne et de cette sinistreopération qui précédait son départ, et qu’on appelait laparade…

« On vous rivait un anneau au cou d’un coup de marteau, aurisque de vous broyer la tête. Puis, une chaîne passait dans cetanneau et se reliait à l’anneau de tous les autres. C’était commeune horrible tresse de fer et de chair humaine qui ne devait plusse séparer jusqu’au bagne. Quand le hideux cordon était prêt, lesportes de Bicêtre tournaient sur leurs gonds avec un bruit lugubre,et soudain le peuple, qui attendait, poussait une immense clameur.Les repris de justice, les chevaux de retour, comme nous disons,entonnaient alors le chant du départ, une Marseillaise desténèbres, dont le refrain disait : La pègre ne périrapas !

« Les autres, ceux qui pour la première fois faisaient levoyage, essayaient de baisser la tête et de se dérober auxregards.

« Ah ! vous parlez du bourreau qui tue, et dugarde-chiourme qui bâtonne, et de nos fers qui meurtrissent noschevilles, et de nos longues souffrances, que chaque jour ramène,qu’est-ce que cela ?

« Ceux qui ne sont pas sortis de Bicêtre avec la chaîne,bétail humain conduit par des démons, n’ont pas souffert… Si vousles aviez vues là, ces cent mille têtes hurlantes, grimaçantes, cescent mille têtes de femmes, d’hommes et d’enfants qui venaientinsulter les condamnés et les accompagnaient pendant deux ou troislieues de leurs vociférations et de leurs menaces !

« Il y avait de tout dans cette foule : des femmes demauvaise vie et des hommes qui vivaient aux dépens de ces femmes,et des gens en habit noir qui n’avaient plus de souliers et desenfants demi-nus, et des vieillards aux cheveux blancs souillés parla débauche et aussi d’honnêtes ouvriers qui ne savaient pas que lavue du crime porte malheur.

« Et quand, parmi les condamnés vulgaires, il y avait ungrand coupable arraché à la haute classe de la société, un médecin,un notaire, un avocat, il fallait les entendre hurler !…

« – Où est-il ? Où est-il ? demandait-on.

« Moi, j’étais le banquier.

« Quand les portes de Bicêtre s’ouvrirent devant moi, unrégiment faisait la haie et était impuissant à maintenir la fouleavide. Le convoi n’allait pas à Brest ; il se dirigeait surToulon, et il passait sur la route de Fontainebleau, au milieu duvillage de Choisy-le-Roi. Or, savez-vous quel était ce village,pour moi ?

« C’était celui où j’avais caché ma malheureuse femme.C’était en été, au mois d’août. La chaîne était partie à quatreheures du matin, et il en était six lorsque nous entrâmes dansChoisy.

« – Halte ! cria tout à coup le capitaine.

« Et il ordonna le silence, et les chansons obscèness’éteignirent. Plusieurs de nous-mêmes se découvrirent.

« La chaîne, l’horrible chaîne de chair humaine se croisaitavec un enterrement. Deux bières portées à bras se suivaient,escortées par une foule recueillie, tandis que la cloche del’église du village tintait tristement. La première étaitrecouverte d’un drap noir, l’autre d’un drap blanc.

« C’étaient les bières d’une grande personne et d’unenfant.

« Derrière la première, une femme sanglotait, je lareconnus ; c’était la vieille parente à qui j’avais confié mafemme, et je compris tout. Tandis que j’allais au bagne, on portaitau cimetière ma femme et mon enfant, que je n’avais pas mêmevu.

Ici le vieux forçat pleura de nouveau et nul n’osa interromprele cours de cette épouvantable douleur.

Le garde-chiourme s’approcha. Par extraordinaire, cet hommeavait une âme sensible. Il prit le vieux forçat par le bras.

– Allons ! papa, dit-il, ne pleurez pas… vous êtes aubout… Vous les rejoindrez bientôt.

Et il l’emmena loin des autres condamnés ; car depuislongtemps le vieillard était à la demi-chaîne.

– Voilà que je me sens le cœur tout plein de l’histoire duvieux, dit le Parisien. Si le Cocodès venait maintenant, je croisqu’il ferait un tour, comme on dit en langage de théâtre.

– Ah ! tu crois ? dit Cent dix-sept, qui n’avaitpas encore ouvert la bouche.

– Pardine, répondit le Parisien, les inventions de ceux quifont des pièces n’iront jamais à la cheville des drames de la vieréelle, et c’est une pièce que le Cocodès nous racontait hier.Rocambole, drame en cinq actes… à preuve !

– Tu as raison, dit Cent dix-sept, mais n’a-t-on pas faitune pièce avec Cartouche ?

– Oui.

– Avec Mandrin ?

– Aussi.

– Cartouche et Mandrin ont pourtant existé…

– Mais Rocambole ?…

– Rocambole pareillement. Je l’ai connu.

– Et tu sais son histoire ?

– Oui.

Et Cent dix-sept ajouta, avec un sourire :

– Non point son histoire arrangée pour le théâtre, maisbien son histoire vraie.

– Tu nous la diras, alors, fit le bonnet vert.

– C’est possible, un jour où je serai de belle humeur.

– Mais enfin, qu’était-ce que Rocambole ?

– Un enfant de Paris, un vagabond qui, ainsi que vous l’adit le Cocodès, parvint à s’incarner dans la peau d’un marquis deretour de l’Inde.

– Et ce marquis était riche ?

– Il avait plusieurs millions.

– Et Rocambole parvint à se faire passer pourlui ?

– Pendant trois ans.

– Alors, ce marquis était mort ?

– Non, il vivait.

– Mais il n’avait ni amis ni parents ?

– Il avait une mère, une sœur.

– Et… cette mère ?

– Elle s’y trompa. Elle adora Rocambole.

– Et… la sœur ?

À cette question, Cent dix-sept tressaillit.

– La sœur, dit-il, elle aima Rocambole comme elle eût aiméson véritable frère, et Rocambole l’aima.

– D’amour ?

– Non, comme si elle eût été sa sœur. Un nuage passa sur lefront du forçat.

– Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça,vraiment ? demanda-t-il.

– Nous voulons savoir, dit Milon. Cent dix-sept haussa lesépaules.

– Je ne suis pas en train de raconter, dit-il.

– Mais enfin, reprit le bonnet vert, est-il mort, ou est-ilvivant, ce Rocambole ?

– Je ne sais pas, dit Cent dix-sept.

Puis il regarda Milon d’un air qui voulait dire :

– Tous ces gens-là m’ennuient ; allons-nous-en !Milon se leva.

– Voulez-vous nous promener, compagnon ? dit-il.

– Allons ! dit Cent dix-sept. Et ils s’éloignèrent dela carène.

– Vous me la direz, n’est-ce pas ? reprit Milon.

– Quoi donc ?

– L’histoire de Rocambole.

– Oui, répondit le forçat.

Et il retomba dans son mutisme.

Ils se promenèrent environ un quart d’heure, puis forcément,fatalement, ils revinrent vers le groupe de forçats. C’était lebonnet vert, celui qui, après le vieux forçat, était le seul quieût connu la chaîne, qui venait de prendre la parole :

– Moi, disait-il, je crois l’avoir dit, j’étais cocher. Jen’ai jamais aimé que deux êtres au monde : un cheval et unchien. Le cheval est mort et j’en ai pleuré ; le chien aussi…Ah ! ce n’est pas des larmes que j’ai versées pour ce dernier,c’est du sang !

Il promena autour de lui un regard farouche.

– Si vous saviez cette histoire, reprit-il, elle vousferait peut-être autant d’effet que celle du capitaine…

Et comme on le regardait avec curiosité :

– Tenez, voici vingt ans que je suis ici, et il y en a dixque je vis avec une suprême espérance, c’est que le bourreau de monchien mourra de ma main.

– Qui donc l’a tué ?

– Un garde-chiourme.

– Alors, dit le Parisien, si tu n’as pas de répugnance àdevenir chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret, pourquoi ne luifais-tu pas son affaire ?

– Il n’est plus ici. On l’a envoyé à Brest quand on a suque je voulais le tuer.

– Oui, mais le bagne de Brest est supprimé.

– Je le sais.

– Et ces gens-là, ça aime tant le métier qu’il est capablede revenir ici.

– C’est là-dessus que je compte, dit froidement leforçat.

– L’histoire du chien, s’il vous plaît ? fit leParisien d’un ton ironique.

– Tu railles, toi, dit le bonnet vert ; mais tupleureras tout à l’heure…

– L’histoire ! l’histoire ! répétèrent lescondamnés.

– La voici, dit le vieux forçat.

Chapitre 6

 

– J’étais cocher, dit le bonnet vert, cocher de remise, et,qui plus est, cocher de remise marron. Savez-vous ce que c’est lesmarrons ! C’est des hommes mal vêtus, mal chaussés,ayant mauvaise mine, conduisant une mauvaise voiture et un mauvaischeval. Pas méchants, au fond, mais braillards, buvant beaucoup devin blanc et d’eau-de-vie de pommes de terre, insultant volontiersla pratique et ayant mauvaise odeur dans l’opinion publique.

« La pratique est plus mauvaise encore que le cocher :elle paie en grognant et elle vous rend bien les sottises qu’on luidit, quand on lui demande cinq sous de pourboire après une coursede plusieurs heures dans la boue et sous la pluie.

« Moi, j’avais une mauvaise tête et une femme qui l’avaitplus mauvaise encore. Quand j’avais bu, nous nous battions, et sije n’avais pas eu mon chien pour me consoler, je crois bien que jeme serais péri. Mais aussi, quel amour de chien, si voussaviez !… C’était un petit terrier-boule tout blanc et pleind’intelligence. Il ne quittait pas l’écurie, et il ne fallait pass’en approcher ! J’étais mal avec ma femme, rapport qu’elle lebattait. Si le chien recevait un coup de pied, ma femme avait satripotée.

« Comme moi, elle aimait la fine goutte le matin, à midi etle soir, sans parler de la journée. Alors, quand je rentrais,c’étaient des coups qui pleuvaient. Elle me griffait, moi jel’étranglais. Un soir je serrai plus fort que de coutume et elletomba. Je crus qu’elle était ivre, mais pour dire la vraie vérité,elle ne devait plus se griser jamais…

« Elle était morte !

« Le lendemain on m’arrêta et on me mit en prison, puis onm’envoya aux assises, et il y eut des avocats qui firent de beauxdiscours pour et contre moi. Il y avait un curieux quivoulait qu’on me guillotinât, mais il ne fut pas assez fort ;on m’envoya seulement au bagne. Mais ça m’était égal, je ne pensaisqu’à Tobby, que je n’avais pas vu depuis mon arrestation. C’étaitmon pauvre chien. J’étais bien inquiet ; cependant une choseme consolait : c’est qu’à Montmartre, où je remisais, tout lemonde connaissait et aimait Tobby, et je pensais bien qu’onl’aurait recueilli et qu’il avait de quoi manger.

« Mais voilà que, comme je sortais de la cour d’assisespour retourner à la prison, et que je marchais entre deuxgendarmes, avec les menottes, je pousse un cri et je reconnais monchien. Il se jette sur moi, il me flatte, il me caresse tant ettant que je me mets à pleurer. Les gendarmes le repoussent, mais ilme suit, et le voilà qui arrive à la prison.

« Le concierge était un brave homme qui avait ducœur ; il laissa entrer le chien et le garda chez lui.

« J’étais à Bicêtre, et j’attendais avec les autrescondamnés le jour de la ferrade et du départ pour Toulon. Tous lesjours je voyais mon chien dans le préau, et ça me suffisait. Jen’avais plus qu’une peur, c’était de partir pour le pré etde me séparer de lui. Enfin ce jour-là arriva. Le capitaine de lachaîne me vit pleurer à chaudes larmes tandis qu’on me ferrait, etil me dit :

« – Tu as donc bien peur du bagne ?

« – Ce n’est pas pour ça que je pleure, répondis-je.

« – Et pourquoi pleures-tu ?

« – Rapport à mon chien, lui dis-je en sanglotant.

« Je vous l’ai dit, c’était un bonhomme, le capitaineTierry, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour les condamnés.

« – Eh bien ! me dit-il, nous l’emmènerons s’il veutsuivre la chaîne jusqu’à Toulon, et puis là, nous verrons.

« Ce qui fut dit fut fait, le chien suivit la chaîne ;quand il était fatigué, le bon Tierry le prenait dans soncabriolet, et, en route, il le nourrissait bien. J’aurais vouluêtre le bon Dieu pour le récompenser, cet excellent capitaine. Nousarrivâmes à Toulon.

« Au bagne, pas de chien ; mais sur la prière deTierry, un homme qui tenait un bouchon dans les environs del’arsenal s’en chargea. Chaque matin, quand la chiourme sortaitpour aller à la fatigue, tantôt au Mourillon, tantôt au fortLamalgue, mon pauvre chien était à la porte et il venait me lécherles mains ; quelquefois l’adjudant était bonhomme, il mepermettait de l’emmener.

« Le soir, en rentrant, Tobby connaissait la consigne, ilme reconduisait jusqu’à la porte de l’arsenal, me léchait les mainset s’en retournait tristement chez le cabaretier pour s’en revenirau poste le lendemain.

« Cela dura deux ans ; moi, du moment que je pouvaisvoir mon chien, et que je ne buvais plus de l’eau-de-vie, j’étaisun brave homme et je faisais un bon forçat. Je travaillaiscomme un cheval, je ne désobéissais jamais, tout m’allait. Jamaisje n’avais été puni. Il y avait un adjudant qui m’avait pris enamitié ; il raconta l’histoire du chien à M. Rignault, lecommissaire, un bon commissaire, celui-là, et juste comme le bonDieu.

« Le commissaire prit le chien, comme si c’était à lui, etje pus voir mon pauvre Tobby tout le jour. Le soir, il couchaitdans une écurie, sur de la bonne paille et, en y songeant, je netrouvais plus le lit de mon tollard trop dur. Mais il y ade la déveine en toutes choses, allez !

« On m’accoupla, au bout de six mois, avec un autrecamarade qui était une mauvaise tête, et souvent il lui fallait dubâton. Un jour que nous étions au chantier, il répondit mal àl’adjudant. L’adjudant leva son bâton. Tobby était à deuxpas ; il crut que le bâton allait retomber sur mes épaules, etil se jeta sur l’adjudant et le mordit. Alors l’enfer commença.L’adjudant prit le chien en haine et moi aussi. Tobby recevait descoups de pied et des coups de bâton à chaque instant, et moij’étais puni, sans avoir quelquefois fait autre chose que menacerl’adjudant de me plaindre au commissaire.

« Oh ! la canaille d’adjudant ! murmura leforçat. Je me ferais faucher en riant si je pouvais le tuer. Car ila tué mon chien, voyez-vous… Et savez-vous comment ? Nous nesommes pas des saints, ici, mais pas un de nous n’aurait eu cetteidée.

« Un matin, je m’aperçus que le chien était triste. Il nevoulait pas manger, mais il buvait beaucoup. Tout le jour il butqu’on eût dit qu’il avait des charbons dans le gosier. Le lendemainil était tout enflé et refusait la moindre nourriture. Le joursuivant il mourut. On lui avait fait avaler, dans de la viande, despetits morceaux d’éponge frite ! L’éponge s’était gonflée etl’avait étouffé. Et comme je pleurais sur le cadavre de mon chien,l’adjudant, qu’on appelait Massolet, se mit à rire, et le soir, ilconta la chose aux camarades.

« Le lendemain, en allant à la fatigue, je pris mes fers àdeux mains et j’essayai de l’assommer. Mais on vint à son secours,et mon affaire était bonne si le commissaire n’avait su la vérité.J’en ai été quitte pour trois ans de double chaîne, car au terme ducode des chiourmes, je pouvais être fauché. Le commissaire arenvoyé Massolet, mais il est rentré dans l’administration, et j’aiappris qu’il était à Brest. Alors j’ai fait tout ce que j’ai pupour me faire envoyer à Brest, mais on se méfiait, et je suis restéici. Seulement, si jamais il revient…

Le forçat fut interrompu par l’arrivée d’un nouveaupersonnage ; car les autres forçats avaient écouté son récitavec un religieux silence. Ce personnage, c’était le conteur enretard, c’est-à-dire le Cocodès.

– Ah ! te voilà ! fit Milon ; tu ne vienspas à l’heure, camarade, et on se passe joliment de toi.

– Voilà, voilà, dit le Cocodès, j’y suis :Rocambole, acte premier, scène première…

– Va te promener, dit Milon, nous n’avons plus besoin detoi pour savoir l’histoire de Rocambole.

– On vous l’a dite ?

– On nous en a touché deux mots, mais on nous la dira plusen détail.

– Qui donc ça ? fit le Cocodès d’un ton plein d’ironieet de dédain.

– Moi, répondit Cent dix-sept. Et il fixa le jeunehomme.

Celui-ci tressaillit sous le poids de ce regard clair et froid,et subit tout à coup une fascination étrange et mystérieuse. AlorsCent dix-sept se leva et dit au Cocodès :

– Je ne t’ai jamais rien demandé, moi.

– Ça, c’est vrai.

– Me rendrais-tu un petit service ?

– Comment donc, cher ? fit le Cocodès flatté.

– Viens jaser par ici, alors… Et il l’emmena hors de lacarène.

Milon suivait à longueur de leur chaîne commune.

– Mon petit, dit Cent dix-sept, tu vas chaque jour àl’hôtel de France voir cette dame en question ?

– Oui.

– Est-ce une femme intelligente ?

– Je le crois, camarade, dit le Cocodès avec orgueil.

– Je voudrais la charger d’une commission pour Paris.

– Donnez-la-moi, en ce cas.

– Non, je la lui donnerai moi-même. Le Cocodès ouvrit degrands yeux.

– Mais, dit-il, où la verrez-vous ?

– Chez elle… à l’hôtel de France.

– Mais vous ne pouvez quitter le bagne, vous !

– Cela ne te regarde pas, dit froidement Cent dix-sept. Laverras-tu aujourd’hui ?

– Oui.

– Eh bien, dit tranquillement Cent dix-sept, annonce-lui mavisite. Le Cocodès regarda Cent dix-sept et le crut fou.

Chapitre 7

 

Comme ils étaient enchaînés le soir sur le lit de misère et queles argousins achevaient la première ronde de nuit, Milon dit àCent dix-sept :

– Vous l’avez joliment fait poser le petit,camarade ?

– Qui donc ça ? demanda Cent dix-sept.

– Le Cocodès, donc !

– En quoi donc l’ai-je fait poser, par hasard ?

– Ne lui avez-vous pas dit que vous iriez souper à onzeheures avec la dame de l’hôtel de France ?

– Oui. Eh bien ?

– Mais dame ! fit Milon, la chose n’est pas commode,ce me semble.

– Chut ! dit Cent dix-sept. Laisse passer lesargousins et tu verras…

Un adjudant et un ouvrier forgeron se livraient en ce moment àla vérification des fers. Le forgeron avait un marteau à la main,et avec ce marteau il frappait çà et là un coup sec sur les chaînespour s’assurer qu’aucun anneau n’avait été scié. Quand il fut prèsde Cent dix-sept, celui-ci regarda l’adjudant.

– Vous savez bien que je ne veux pas m’évader. Ainsilaissez-moi donc dormir, votre lumière me fatigue la vue.

En même temps, il échangea un rapide coup d’œil avec leforgeron, qui était ce qu’on appelle un ouvrier libre du port.

Puis il se recoucha et ferma les yeux. Les argousins passés,Milon lui dit :

– Il faut plus d’une journée pour scier les manicles, etencore faut-il avoir une bonne lime, faite avec un ressort demontre.

– Quelle heure est-il ? demanda Cent dix-sept.

– Neuf heures viennent de sonner à l’arsenal.

– Alors, laisse-moi dormir une heure.

– Et puis ?

– Et puis, tu m’éveilleras. Il me faut bien une heure pourfaire ma toilette.

– Foi de Milon, murmura le colosse, je veux être pendu sije comprends un mot à tout ce que vous dites, camarade.

– Écoute, répondit Cent dix-sept, tu es le seulcompagnon qui m’aille, et puisque tu as envie de t’évader,nous nous évaderons.

– Vrai ? fit Milon avec joie.

– Nous rentrerons donc ensemble dans le monde, mais c’est àdeux conditions.

– Oh ! dites…

– D’abord, nous ne nous quitterons plus.

– M’aiderez-vous à retrouver mes pauvres enfants ?

– Oui.

– Et à leur rendre leur fortune ?

– Oui.

– C’est bien ; nous ne nous quitterons plus. Quelleest l’autre condition ?

– Ne te fâche pas, dit Cent dix-sept avec bonté, mais tun’es pas très intelligent ; conviens-en…

– Je suis une brute, répondit humblement le colosse.

– Alors tu te contenteras d’être le bras qui exécute, quandje serai, moi, la tête qui ordonne.

– Oui, je vous le promets.

– Écoute-moi bien, je ne mens jamais.

– Je vous crois.

– Je t’ai dit que j’irais ce soir à l’hôtel de France etque je sortirais du bagne aussi librement que si j’étais lecommissaire lui-même. Eh bien ! je le ferai.

– En vérité, murmura Milon abasourdi.

– Chut ! voici l’adjudant qui repasse.

L’adjudant et le forgeron avaient en effet terminé leur ronde etrepassaient devant le tollard sur lequel Cent dix-sept et Milonétaient enchaînés.

– Pardon, monsieur l’adjudant, dit Cent dix-sept,pourriez-vous me dire l’heure qu’il est ?

– Il est neuf heures, répondit l’adjudant.

– Tiens ! fit Cent dix-sept, regardant une secondefois le forgeron avec lequel il avait échangé déjà un gested’intelligence, je croyais qu’il était dix heures.

L’adjudant passa sans prêter la moindre attention à la réflexiondu forçat. Mais Milon avait surpris le coup d’œil échangé entre leforgeron et Cent dix-sept. Quand ils se retrouvèrent plongés danscette demi-obscurité produite par les reflets lointains du fanalqui éclairait imparfaitement et d’une lueur rougeâtre et blafardela salle du bagne, le colosse dit à son compagnon dechaîne :

– Vous saviez pourtant l’heure au juste,compagnon ?

– Oui, mais j’avais besoin de prévenir mon homme.

– Quel homme, compagnon ?

– Le forgeron que j’ai regardé.

– Ah ! fit Milon, je ne comprends toujours pas.

– Sais-tu depuis combien de temps je suis ici ?

– Non.

– Depuis dix ans. Le même jour, un ouvrier forgeron s’estprésenté à l’arsenal et a demandé à être employé. Il était habile,si habile qu’il s’est fait une véritable réputation. Personne mieuxque lui ne soude les fers d’un seul coup de marteau. Il a rendu degrands services et empêché bien des évasions. Et sais-tu pourquoiil a fait tout cela ?

– Non.

– C’est pour moi. Je suis son vrai maître. Et il attendpatiemment que j’aie besoin de lui.

– C’est donc un homme qui vous est dévoué ?

– Oui, jusqu’à la mort. Le mot dix heures était unsignal.

– En vérité ?

« Quel homme êtes-vous donc ? fit le colosse avec uneadmiration naïve.

– Je te le dirai plus tard.

Tout en causant, Cent dix-sept, d’ordinaire immobile, s’agitaitquelque peu sur son tollard.

– Que faites-vous donc ? demanda encore Milon.

– Je dévisse mes manicles.

– Vous les… dévissez ?… murmura Milon stupéfait.

– Oui, dit Cent dix-sept. Les tiennes sont rivées, et ilfaudra les limer… Mais les miennes…

– Les vôtres ?…

– Elles tiennent par un boulon creux. Vois plutôt.

Et Milon sentit que la jambe de Cent dix-sept était libre et netenait plus à la chaîne commune.

– Maintenant, dit encore Cent dix-sept, lorsque j’aurai meseffets, je m’en irai.

– Mais vous reviendrez ? fit Milon avecinquiétude.

– Oui, car le jour de notre évasion est peut-être loinencore.

– Oh ! fit Milon.

– Avant de quitter le bagne, continua Cent dix-sept, ilfaut que nous sachions où aller.

– À Paris !… pardieu !… dit Milon.

– Sans doute. Mais si je romps ma chaîne, ce n’est pas pourla reprendre. Je veux donc prévenir mes amis de Paris. Mais, ajoutaCent dix-sept, ne t’effraie pas, mon vieux ; avant huit jours,nous ne serons plus ici.

Milon se grattait l’oreille.

– Écoutez, dit-il, il y a encore une chose qui mechiffonne.

– Laquelle ?

– Souvent, vers minuit, il prend une fantaisie aucommissaire de faire une tournée dans les salles.

– Eh bien ?

– Rien ne sera plus facile que de constater votreévasion.

– Tu te trompes, mon ami.

– Je serai seul sur le lit, pourtant ?

– Non, tu ne seras pas seul.

– Ma foi ! murmura Milon, je n’ai jamais cru audiable, mais je commence à y croire.

Cent dix-sept eut un petit rire sec et répondit :

– Tu n’as rien vu encore. Maintenant, je te le répète,laisse-moi dormir une heure. Je n’ai plus qu’à m’habiller, et il neme faut pas une heure pour aller de l’arsenal à l’hôtel deFrance.

Et Cent dix-sept retomba dans son mutisme.

Comme dix heures sonnaient, Milon, qui n’avait pas fermé lesyeux, crut entendre un léger bruit. Cependant la chiourme dormait.Les chuchotements, les plaintes, les blasphèmes s’étaient éteintsun à un, et la légion des damnés était rentrée dans le silence.Milon vit un homme, une ombre plutôt, qui s’avançait lentement versle tollard. C’était le forgeron libre qui paraissait être deconcert avec Cent dix-sept. Le colosse toucha légèrement soncompagnon de chaîne.

– Il est dix heures, dit-il.

– Je le sais, répondit Cent dix-sept. Déshabille-toi. As-tumon nécessaire ?

– Oui, maître.

Le nécessaire est un petit étui de fer-blanc quepossèdent tous les forçats, ceux du moins qui ne se sont pasrésignés par avance à attendre tranquillement l’heure de leurlibération.

Où le cachent-ils ? comment parviennent-ils à le soustraireaux regards vigilants de l’autorité du bagne ? Voilà ce quiest et sera toujours un mystère. Or le nécessaire contient unefausse barbe et des cheveux destinés à couvrir la tête rasée duforçat.

Le forgeron fut déshabillé en un tour de main.

– Maître, dit-il tout bas, le métier de forgeron ne me vapas, et voici dix ans que je le fais pour vous, attendant un ordreque vous ne me donnez pas. Est-ce que vous allez filer pour tout debon ?

– Non, pas encore, répondit Cent dix-sept, maisbientôt.

Tout en parlant ainsi, Cent dix-sept s’était revêtu des habitsdu forgeron, une vareuse brune et un large pantalon de toile, et ilavait collé sur ses joues une magnifique paire de favoris noirs entout semblables à ceux du forgeron. Quand il fut coiffé du bonnetde laine brune, l’illusion fut complète. En même temps le forgeronpassait le pantalon jaune et la vareuse rouge du forçat, puis ilenfonçait son bonnet sur ses yeux et attachait à l’aide du bouloncreux la manicle après sa jambe. Quand ce fut fait, il se couchasur le tollard, la face contre le strapontin. Milon, qui n’avaitpas perdu un détail de cette double opération, aurait pu jurer quec’était bien Cent dix-sept qui était couché à côté de lui. AlorsCent dix-sept se pencha sur le forçat d’emprunt.

– Que faut-il répondre à la porte ?

– Que vous n’avez pas retrouvé le marteau.

– C’est bien, au revoir, camarade.

Cent dix-sept, devenu ouvrier libre du port, donna une poignéede main à Milon et s’en alla d’un pas assuré à travers la sallenuméro 3. Un adjudant veillait à la porte.

Chapitre 8

 

L’adjudant devant qui le faux ouvrier allait passer était leplus terrible de tous par sa clairvoyance. Depuis qu’il faisaitpartie de l’administration, les évasions devenaient presqueimpossibles. On le nommait Turpin.

Turpin vous dévisageait le forçat sous tous les costumes ;on eût dit qu’il était, comme les chiens de chasse, doué d’unesorte de flair.

Cent dix-sept le reconnut à dix pas de distance.

– Et cet imbécile de Cocorico qui ne me prévient pas,murmura-t-il. Cocorico était le nom du forgeron qui venait deprendre, sur le lit du bagne, la place de Cent dix-sept.

Mais Cent dix-sept s’était si merveilleusement incarné dans sonrôle, il avait si exactement posé son bonnet sur l’oreille, et samain gauche dans la poche de son pantalon, que Turpin, qui venaitde voir passer Cocorico, n’eut pas l’ombre d’un soupçon.

Le forgeron, à qui Cent dix-sept avait donné le nom de Cocorico– nom de guerre sans doute –, se nommait, pour l’administration quil’employait à souder les fers, Noël Durand.

– Eh bien ! Noël, dit Turpin, as-tu tonmarteau ?

– Je ne l’ai pas retrouvé, répondit Cent dix-sept.

Et, au lieu de passer rapidement, il s’arrêta aveccomplaisance.

– À moins qu’un forçat ne me l’ait soulevé,dit-il, je crois bien que je l’ai laissé au poste tout àl’heure.

– Sois tranquille, Turpin, celui qui te l’a pris ne s’enservira pas cette nuit : j’ai bon œil.

– Et bon pied ! dit Cent dix-sept en riant. Donnez-moiune prise, adjudant.

Turpin ouvrit sa tabatière, Cent dix-sept y plongea les doigts,se barbouilla le nez avec lenteur, puis continua son chemin endisant « merci ».

– Hé ! Noël ! lui cria Turpin quand il eut faitdix pas dans le corridor.

Cent dix-sept se retourna.

– À quelle heure reviens-tu le matin ?

– À sept heures, je suis à la forge.

– Veux-tu me rapporter du tabac en corde ?

– Je le veux bien. Combien en voulez-vous ?

– Un demi-kilo.

– C’est bien. Bonsoir.

– Bonsoir, répondit Turpin, qui prit son attitudenonchalante à la porte de la salle numéro 3.

Cent dix-sept sortit du bagne sans encombre ; il traversal’arsenal et arriva devant la guérite du portier-consigne.

Le vrai Noël avait prévu beaucoup de choses. Et fouillant dansles poches de la vareuse, Cent dix-sept trouva une pipe et dutabac.

Il bourra sa pipe, et, arrivé devant la guérite, il demanda dufeu au portier.

Le portier était de mauvaise humeur :

– Passe ton chemin, marchand d’enclume ! dit-il.

– Comme il vous plaira, camarade, répliqua Centdix-sept.

Et il sortit de l’arsenal avec le même sang-froid et le pascalme et mesuré qu’avait le vrai Noël. Un quart d’heure après, ilarrivait en ville et s’enfonçait dans le dédale de petites rues.Arrivé devant une boutique fermée, mais dont les volets laissaientfiltrer un filet de lumière, Cent dix-sept s’arrêta et frappadoucement.

– Qui est là ? demanda une voix à l’intérieur.

– Noël, répondit Cent dix-sept.

Il entendit marcher en dedans ; puis les pas s’arrêtèrenttout près de la porte, et la même voix dit encore :

– N’avez-vous donc pas un autre nom ?

– Cocorico, répondit le forçat.

Aussitôt la porte s’ouvrit, et Cent dix-sept se trouva au seuild’une boutique de fripier. Une vieille femme qui était venue ouvrirrecula à sa vue.

– Vous n’êtes pas Noël ! dit-elle.

– Non, mais je suis celui que vous attendez… Un hommes’élança du fond de la boutique.

– C’est le maître ! dit-il.

Quand Cent dix-sept fut entré, la vieille referma la porte avecprécaution.

– Ah ! dit-elle, voici bien longtemps que nous vousattendons.

– Vrai ? répondit Cent dix-sept, et cependant ce nesera pas encore pour cette nuit.

– Comment ! vous ne filez pas ?

– Non.

L’homme et la vieille se regardèrent avec une douloureuseinsouciance. Cent dix-sept eut un sourire tristementironique :

– Que voulez-vous ? fit-il, je me plais aubagne !

– Chacun son goût, murmura la vieille.

– Mais je filerai bientôt. Et je viens justement ce soirpour tout préparer.

– À la bonne heure ! voilà qui est parler, dit lavieille femme avec joie. L’homme qui paraissait être son fils, etavait la tournure vulgaire d’un honnête marchand d’habits,regardait Cent dix-sept avec une naïve admiration.

– Mes amis, reprit le forçat, il faudra, ces jours-ci, metrouver un valet de chambre convenable.

– Je ferais bien l’affaire, moi, si vous vouliez meprendre, maître, répondit le fripier.

– Nous verrons ça.

– Vous n’avez besoin de rien, continua la vieille avec unchaleureux empressement ; une fine goutte, un verre de vieuxvin, une aile de volaille ?

– Merci, ma bonne mère, je soupe en ville.

– Où donc ça ? demanda naïvement le fripier.

– À l’hôtel de France et avec une jolie femme…encore !

– Ce n’est pas étonnant, fit la vieille, vous êtes si joligarçon !

Cent dix-sept regarda l’heure à la montre d’argent de Noël.

– Hé ! hé ! dit-il, il est dix heures et demie.Je sais bien que l’hôtel de France est tout à côté, mais il fautque je m’habille, et j’ai pour principe de ne jamais faire attendreles femmes.

– Noël a fait apporter pour vous une grande malle pleined’effets, dit le fripier.

– Où est-elle ?

– Là-haut ; vous avez votre chambre.

– Bien ! conduisez-moi.

Le fripier alluma une lampe au brûle-tout que tenait sa mère,puis il ouvrit une porte qui démasqua un escalier.

– C’est par ici, dit-il.

Cent dix-sept se laissa conduire au premier étage et le fripierl’introduisit dans une chambre fort propre et qui ressemblait àcelle d’un hôtel de second ordre.

– C’est bien, dit Cent dix-sept, laissez-moi ; j’en aipour dix minutes. Et tandis que le fripier se retirait, il ouvritune grande malle semblable à celle d’un commis voyageur. Le fripieravait rejoint sa mère.

– Je te le disais bien, moi, lui dit celle-ci, que lemaître finirait par avoir assez des gourganes et du pain bis ducommissaire.

– Quand on pense, murmura le fripier, que voilà dix ansqu’il est là.

– Il aurait bien pu s’en aller, reprit la vieille. Un hommecomme lui, ça se moque des argousins quand ça veut.

– Oh ! bien sûr !

– Franchement, je ne le reconnaissais pas, moi, continua lavieille marchande.

– Ah ! dame ! vous savez… c’est son fort à lui…autant de costumes autant de têtes. S’il lui plaisait de ressemblerà l’amiral préfet maritime, l’état-major s’y tromperait.

– Quel homme ! murmura le fripier avec un accentd’ingénuité plein d’admiration. J’ai idée, moi, qu’il va redevenirmillionnaire et marquis, et tout ce qu’il voudra.

– La seule chose que je ne puisse pas comprendre, moi,reprit la vieille, c’est qu’il soit resté dix ans là-bas.

– Je m’en doute, mère.

– Voyons ton idée ?

– Il a eu un grand chagrin, le maître.

– Un chagrin d’amour ?

– Non, mais c’est un chagrin de cœur tout de même. Il aaimé une femme qui passait pour être sa sœur, et qu’il avait finipar considérer comme telle.

– Ah ! oui… je sais…

– Eh bien ! la peur de la rencontrer à Paris l’a faitrester dix ans ici.

– Pauvre cher homme !

– Alors je me doute bien qu’il faut qu’elle soit morte pourqu’il consente à filer.

– C’est bien possible.

Les mutuelles confidences des fripiers furent interrompues.

Cent dix-sept redescendit. La mère et le fils ne purent réprimerun cri de surprise tant le forçat était méconnaissable. Ils avaientdevant eux un élégant officier de marine, portant sur sa capote depetite tenue les aiguillettes de l’enseigne de vaisseau. Sescheveux étaient taillés en brosse, mais il avait une superbe barbenoire peignée et parfumée comme la chevelure d’une petitemaîtresse.

Le fripier, émerveillé, lui fit le salut militaire.

– Vite ! dit Cent dix-sept, conduisez-moi à l’hôtel deFrance. Je n’ai que le temps. Ah ! à propos, Noël a dû vousconfier de l’argent pour moi.

– Nous avons dix mille francs, répondit la vieille. Lesvoulez-vous ?

– Non, pas aujourd’hui, ma bonne mère. Donnez-moi cinquantelouis, et… en route.

Et il ouvrit lui-même la porte de la boutique.

– Venez, dit le fripier.

Chapitre 9

 

Précédons Cent dix-sept à l’hôtel de France, et pénétrons chezMlle Nichette.

Nichette, comme bien on le pense, était un petit nom d’amitiéque lui avait donné le Cocodès. La liaison de ces deux êtres avaiteu sans doute des jours de printemps embaumés et ensoleillés, etdes heures lugubres comme le jour des Morts.

Certes, celui qui se serait fait une idée de Nichette sur la vuede Cocodès et sur ses propos mélangés de fatuité et d’idiotismeserait tombé de son haut en pénétrant chez elle. Nichette étaitdepuis un mois à Toulon et on l’appelait, à l’hôtel de France,Mme Prévost. C’était une femme de trente ans, auxcheveux d’un roux fauve, avec des yeux noirs, une taille si soupleet si frêle, en apparence, qu’on eût dit cet insecte nommé laverte demoiselle, mais puissante et musculeuse en réalité.Front large et carré, lèvres minces, sur lesquelles errait sanscesse un sourire désespéré dans son ironie, elle rappelait en blondcette héroïne de Balzac qui, dans La Peau de chagrin, sevante d’avoir été la maîtresse d’un guillotiné et de lui êtredemeurée fidèle au-delà du tombeau.

D’où venait cette femme ? de Paris certainement, où elleavait eu des chevaux, des dentelles et des rivières de diamants.Pourquoi se condamnait-elle à venir ostensiblement entourer de sonamour et de ses soins un homme flétri par la loi, et qui n’avait enlui rien de ce fatal héroïsme, de ce génie du mal qui attachecertaines créatures perverties ? Mystère !

Il y avait un an que le Cocodès qui, pour elle, répondait aupetit nom de Gaston, était arrivé au bagne.Mme Prévost en était à son troisième voyage. Parune de ces faveurs étranges, inexplicables et devant lesquellesautrefois cessait toute consigne, le Cocodès pouvait sortir tousles deux jours, une heure, sous la conduite d’un garde-chiourme etaller à l’hôtel de France.

Un garçon, plus léger que criminel, plus dépourvu de sens moralque doué de mauvais instincts, avait fait un faux, un jour où ilavait besoin de cinq mille francs pour solder une dette de Bourse,et il s’était dit naïvement : « Mon père est riche, ilpaiera. » Le père était arrivé trop tard, la justice avait euson cours.

Or donc, ce jour-là, le Cocodès était venu à l’hôtel de Franceet avait dit à Nichette :

– Tu retournes à Paris dans trois jours ; veux-tu techarger d’une commission pour Cent dix-sept ?

Et il lui avait fait un portrait très exact de ce forçatmystérieux, qui ne parlait presque jamais et dont un sombre mystèreenveloppait la vie passée. Nichette avait écouté le Cocodès avecune sombre curiosité.

– Voilà un homme que je voudrais voir, dit-elle enfin.

– S’il n’a pas blagué, tu le verras, répondit leCocodès, car il m’a affirmé qu’il viendrait te demander àsouper.

– Quand ?

– Ce soir à onze heures.

– Il peut donc sortir ?

– Non, il est couplé. Mais c’est un homme siextraordinaire ! Il viendra, je commence à le croire.

Après avoir fait le portrait de Cent dix-sept au moral, leCocodès l’avait dépeint au physique. L’âpre curiosité qui s’étaitemparée de Nichette ne l’avait plus quittée.

Bien longtemps après le départ de Cocodès elle n’avait plusqu’une pensée fixe : voir le forçat Cent dix-sept. Aussin’avait-elle eu garde d’oublier que le mystérieux personnage devaitvenir lui demander à souper.

À onze heures précises un garçon de l’hôtel vint annoncer àMme Prévost qu’un jeune officier de marineinsistait pour être introduit auprès d’elle.

– Je l’attends à souper, répondit-elle.

Elle avait deviné que c’était bien celui qui devait venir. Onavait dressé dans un petit salon qui faisait partie de sonappartement une table qui supportait deux couverts et un soupertout servi. Un vrai souper galant où rien ne manquait, depuis lebuisson d’écrevisses et le pâté d’anguille, jusqu’au clicquotenseveli dans un rocher de glace[3] .

Cent dix-sept fut introduit.

– C’est vous, n’est-ce pas ? lui dit brièvementNichette.

– Oui, répondit-il simplement.

Ces deux êtres qui se voyaient pour la première fois seregardèrent alors avec une sorte de curiosité et d’étonnement.Enfin Cent dix-sept lui dit :

– Vous n’êtes pas la femme que je croyais trouver.

– Ah ! fit-elle avec son sourire navré.

– Vous avez souffert, n’est-ce pas ?

Elle tressaillit.

– Que vous importe ? dit-elle.

Mais il la regarda d’une si étrange façon qu’elle baissa lesyeux.

– Je veux savoir, dit-il.

– Eh bien ! oui, répondit-elle, j’ai souffert et jesouffre encore…

– Mais ce n’est pas pour lui, n’est-cepas ?

Il faisait allusion au Cocodès.

Sa lèvre se plissa dédaigneusement.

– C’est bien, reprit Cent dix-sept, si vous n’êtes pas lafemme que je croyais trouver, du moins vous êtes la femme qu’il mefaut.

Et il la tint fascinée sous son regard.

– Ah ! dit-elle, c’est étrange ; mais il n’y aqu’un homme qui ait eu, comme vous, le pouvoir de me courber ainsipalpitante sous son œil de feu.

– Et… cet homme… c’était lui, j’imagine ?

Il donna à ce mot lui une intonation différente decelle qu’il avait employée tout à l’heure en désignant leCocodès.

– Oui, balbutia Nichette.

– Qu’est-il devenu ?

– Mort, fit-elle d’une voix sourde.

– C’est bien, nous le pleurerons ensemble, dit Centdix-sept, dont la voix trahit une légère émotion.

Et il lui prit la main.

La jeune femme jeta un cri comme si elle eût été étreinte etmordue par un fer rouge.

– Je veux savoir, dit le forçat.

– Ah ! cet homme ! murmura-t-elle tout bas, il mesemble qu’il est déjà mon maître…

Et elle eut une sorte de rire sauvage qui sembla lui déchirer lagorge.

– Je veux savoir, répéta Cent dix-sept.

Elle inclina la tête et dit :

– J’obéirai.

Alors il se mit à table avec la nonchalante aisance d’un soupeurdu café Anglais. Puis après avoir avalé un verre demadère :

– Vous vous appelez Nichette pour M. Cocodès, n’est-cepas ? Mme Prévost pour les gens de cethôtel ? Mais comment vous nommez-vous en réalité ?

– Je n’ai plus de nom, répondit-elle.

– Mais vous en aviez un ?

– Oui.

– Je veux le savoir.

Elle se débattit un moment sous ce regard, qui exprimait unevolonté de fer ; mais elle fut vaincue.

– J’ai été une grande dame, dit-elle. Dans le monde, onm’appelait la baronne Sherkoff.

– Et lui, comment vous nommait-il ?

– Vanda.

– Vous êtes russe ?

– Je l’étais. Je n’ai plus ni nom ni patrie.

– Votre mari vit-il encore ?

– Oui, et il me croit morte.

– Madame, dit Cent dix-sept avec un ton respectueux, avantde me dire votre histoire, un mot encore ?

– Parlez.

– L’homme que vous avez aimé ardemment devait ressembler àce jeune imbécile que vous venez voir ici comme un rayon de soleilà un pâle clair de lune, n’est-ce pas ?

– Oui, fit-elle en souriant de ce sourire désespéré qui luidonnait le visage d’un ange déchu.

– Vous ne pouvez aimer cet idiot ?…

– Oh ! non, fit-elle.

– Vous n’avez même pas de la compassion pour lui ?

– Allons donc !

Et son rire devint écrasant de mépris.

– Alors, pourquoi êtes-vous ici ?

– J’accomplis un vœu.

– Ah !

Il y eut entre eux un moment de silence.

– Tenez, dit Cent dix-sept, je crois deviner…

– C’est possible, dit-elle ingénument ; vous avez unregard qui lit au fond des cœurs les plus murés.

– L’homme que vous avez aimé est mort d’une mortépouvantable.

– Taisez-vous !

– D’une mort infâme…

– Au nom du ciel ! fit-elle toute palpitante.

Elle joignit les mains comme pour demander grâce.

– Il faut bien que je sache tout, dit-il. Elle courba denouveau la tête.

– Il est mort GUILLOTINÉ ! ajouta Cent dix-sept.

Mais, comme il prononçait ce lugubre mot, elle se redressa,l’œil en feu, la lèvre frangée d’écume.

– Ah ! dit-elle, vous ne savez pas tout encore…

– Parlez, je le veux !

– Oui, reprit-elle, il est mort guillotiné, mais savez-vousoù et comment ?

– Non.

– Il a été guillotiné au bagne, au bagne où j’étaisparvenue à le faire envoyer, après l’avoir, une première fois,arraché à l’échafaud… Comprenez-vous ?

– Continuez, dit froidement Cent dix-sept.

Chapitre 10

 

Celle qui s’était appelée la baronne Sherkoff pour le monde,Vanda pour lui, Nichette et Mme Prévostpour le Cocodès, poursuivit ainsi :

– J’ai été grande dame, j’ai suivi follement uncriminel ; puis, je suis devenue femme à la mode : mais,avant tout cela, j’étais une fille du peuple, et je n’avais d’autrenom que celui de Vanda.

« J’habitais avec mon vieux père une petite ville desfrontières de la Pologne russe. Notre maison était contiguë à laprison de la ville ; de nos fenêtres nous pouvions voir dansle préau. J’avais alors dix-huit ans, j’étais belle, non point decette beauté fatale qui est mon lot maintenant, mais de cettebeauté ingénue qui reflète la pureté de l’âme et l’innocence ducœur. Mon père était infirme, et je n’avais pour soutenir savieillesse que mon travail d’aiguille.

« Bien avant l’aube, bien après le coucher du soleil, lesprisonniers me voyaient à ma fenêtre, captive du devoir et dutravail.

« C’était au moment d’une de ces insurrections partiellesde la Pologne, toujours vaincue.

« Il y avait parmi les prisonniers un homme d’âge mûr, à labarbe toute blanche, et qui ne se montrait dans le préauqu’enchaîné. Je demandai son nom. On me dit que c’était un grandseigneur polonais condamné à mort. À partir de ce jour, lemalheureux m’intéressa. Je m’aperçus qu’il me regardait, et dèslors je me mis à lui sourire avec compassion. Un matin, un hommevint frapper à la porte de notre modeste logis. C’était un geôlierde la prison.

« – Ma petite, me dit-il, c’est aujourd’hui qu’on exécutele comte polonais. Il a demandé une singulière faveur avant demourir, et il dépend de vous qu’elle lui soit accordée.

« – Ah ! répondis-je ; que faut-ilfaire ?

« – Il veut vous voir avant de mourir ; et il asollicité la permission de s’entretenir seul avec vous.

« – Je vous suis, répondis-je au geôlier.

« Il me conduisit à la prison. Il m’introduisit dans lecachot du condamné qui me dit :

« – C’est bien, vous êtes un ange !

« On me laissa seule avec lui.

« – Mon enfant, me dit alors le vieillard, j’avais troisfils, ils sont morts de la main du bourreau ; j’avais unefemme, elle a eu le même sort. Demeuré seul sur la terre, je vais,dans une heure, poser ma tête sur le billot fatal. Eh bien ! àcette pensée, si mon courage ne faiblit pas, mon cœur et ma raisonse révoltent. Non, il n’est pas possible que l’homme ait le droitde tuer son semblable !

« Depuis un mois que je suis ici, depuis un mois que jevous vois chaque matin à votre fenêtre, je me suis pris d’unetendresse toute paternelle pour vous. Voulez-vous hériter demoi ? On a confisqué tous mes biens, mais j’ai caché monargent, et je vous indiquerai l’endroit où vous trouverez un trésorconsidérable. Je vous fais riche, mais à une condition.

« Et comme je le regardais avec stupeur, ilajouta :

« – À la condition que vous emploierez une partie de cettefortune à racheter, tous les ans, par tous les moyens possibles, unpauvre diable de l’échafaud.

« Il se passa alors en moi quelque chose d’étrange commeune révélation de l’avenir.

« Je regardai cette belle et noble tête qui allait tomber,et je fus prise d’un saint respect et d’un amour tout filial pourcet homme. Et, me mettant à genoux devant lui : – Je vousobéirai, mon père, lui dis-je.

La jeune femme s’arrêta un moment, et Cent dix-sept vit unelarme briller dans ses yeux. Elle lui tendit son verre :

– Donnez-moi à boire, dit-elle, car le vin réchauffe, etj’ai froid.

Elle avala un grand verre de champagne et reprit :

– Maintenant, dit-elle, me voyez-vous, à trois ans de là,riche de près de deux millions, orpheline, car mon père était mortquelques mois après l’exécution du malheureux comte polonais,entourée, fêtée et la femme heureuse d’un seigneur russe qui nes’était point préoccupé de l’étrange provenance de mon argent.

« Mais j’étais une femme de parole, et je n’avais acceptéle trésor du décapité qu’à la condition de remplir mes engagements.Le premier voyage que fait un Russe en compagnie de sa jeune femmea Paris pour but. Ce fut un hiver de fêtes splendides pour moi quele premier hiver que nous passâmes à Paris.

« Tout à coup un crime mystérieux s’accomplit et éveilla lacuriosité publique. Une femme jeune et riche, logée rue deProvence, dans un somptueux appartement, avait été trouvée dans sonlit frappée de dix-sept coups de poignard.

« Par qui ?

« La rumeur populaire a bientôt désigné l’assassin. C’estun grand jeune homme à tournure élégante et qui a l’air d’unmilitaire. Il aimait cette femme, il était jaloux. Le crimes’explique et il s’explique d’autant mieux qu’on n’a rien volé.Bijoux, diamants, argenterie, quelques billets de mille francs, onn’a rien soustrait. La police se met en campagne ; l’opinions’agite et se démène ; chacun trouve une version ; maistoutes les versions s’accordent sur un point : elles prêtent àl’assassin un côté d’héroïsme qui me charme.

« Voilà, me dis-je, l’homme que j’arracherai à l’échafaud.Et dès lors, je dévore les journaux, je m’enquiers si l’assassin aété arrêté.

« Mais l’assassin est en fuite ; je l’apprends avecregret, car c’est lui que j’aurais voulu sauver.

« Le baron Sherkoff était, comme beaucoup de Russes, unhomme violent, brutal, joueur. Il m’avait épousée pour mon argent,et, dans un moment d’ivresse, il avait osé me le dire. Mon amourdès lors s’était changé en haine ; et, au fur et à mesure quecette haine se développait, un sentiment indéfinissable pénétraitdans mon cœur. J’aurais voulu voir ce tigre altéré de jalousie etde vengeance qui avait frappé une femme de dix-sept coups destylet.

« Nous habitions, avenue Montaigne, le baron et moi, unpetit hôtel isolé au fond d’un jardin. Je lui avais confié lesecret de ma fortune et la tâche que je m’étais imposée. Il s’étaitmis à rire et s’était moqué de moi. Puis il était allé plus loinencore, il avait raconté mon histoire à ses compagnons de débauche,et cette histoire avait fini par courir tous les salons deParis.

« Une nuit j’étais seule, en proie à une vague inquiétude,rêvant de ce malheureux qui fuyait l’échafaud et que l’échafaudprendrait tôt ou tard. Les domestiques étaient couchés. J’avais ungrand feu dans la cheminée et les fenêtres étaient ouvertes sur lejardin. La pièce où je me tenais était un petit boudoir aurez-de-chaussée.

« Soudain, j’entends du bruit dans le jardin ; jecours à la fenêtre et m’arrête saisie d’effroi. Un homme a sautépar-dessus le mur, il vient à moi, escalade la fenêtre, tombe aumilieu du boudoir et me dit :

« – Sauvez-moi !…

« Il était jeune, il était beau, il avait un regard fatalqui me bouleversa jusqu’au fond de l’âme.

« C’était lui.

« – Sauvez-moi ! répéta-t-il. On me poursuit. Je suisperdu.

« Et comme je sens que tout mon sang afflue vers mon cœur,il ajoute :

« – C’est moi qui ai tué la femme de la rue deProvence !

« Je ne sais pas, je n’ai jamais su et je ne saurai jamaisce qui se passa alors entre nous. Mais cet homme avait, comme vous,un don étrange de fascination.

« Avez-vous lu Balzac et sa Femme de trenteans ? Vous souvenez-vous de cette jeune fille qui seprend tout à coup d’un amour terrible et fatal pour unassassin ? Cet homme parle et elle l’écoute ; il luidit : « Suivez-moi ! » et elle le suit.

« Elle le suit, malgré les pleurs de sa mère, malgré lessupplications de son père, malgré les embrassements de ses frèreset de ses sœurs, malgré tout ! Eh bien ! j’éprouvaiquelque chose de semblable alors. Cet homme souillé de sang, que jevoyais pour la première fois, il me sembla que je l’avais toujoursconnu ; qu’il était la chair de ma chair ; que sa vie enpéril c’était la mienne qu’on menaçait.

« J’éveillai ma femme de chambre, une fille qui m’étaitdévouée ; je rassemblai à la hâte des bijoux, du linge, del’argent ; j’envoyai chercher une voiture, et je dis àl’assassin : « Partons ! » Il y avait un trainde nuit qui allait au Havre ; j’avais pris le passeport de monmari, je le donnai à cet homme. Une heure après, nous étions enroute.

« Quant à mon mari, lorsqu’il rentra au petit jour, àmoitié ivre et douloureusement affecté par une perte de jeu, iltrouva un mot de moi ainsi conçu :

« Je ne vous aime plus, et je vous méprise. Adieu, vousne me reverrez jamais. »

Elle s’interrompit encore, et tendant son verre :

– Mais donnez-moi donc à boire ! dit-elle, j’étouffe…et il me semble que j’ai un fer rouge dans la gorge !

Chapitre 11

 

Cent dix-sept regardait cette femme avec la sombre attention dumédecin examinant un malade réputé incurable.

– Continuez, dit-il, continuez, madame.

Elle reprit :

– Au matin, nous étions au Havre. Quelques heures après, unnavire en partance pour l’Amérique nous prenait à son bord.

« Pendant trois années, nous avons couru le monde, rivésl’un à l’autre comme vous l’êtes au bagne. Tout ce que j’avaisemporté, argent, bijoux, s’évanouissait à la longue. Mais cet hommeparaissait riche. Il avait écrit en Europe et on lui avait répondupar une traite de vingt mille francs.

« Il m’aimait et j’en étais folle ; notre vie était unrêve. Nous avons fini par nous fixer à New York. Nous y menionsl’existence facile et luxueuse des gens riches. Mais les vingtmille francs s’épuisèrent comme s’étaient épuisées mes propresressources.

« Un jour que je lui témoignai quelque inquiétude, il seprit à sourire :

« – Ne crains rien, me dit-il. Nous aurons de l’argentquand tu voudras. Je n’osai le questionner davantage, mais soncalme me fit peur. Depuis quelque temps, il fréquentait beaucoupd’étrangers qui se trouvaient à New York. Plusieurs fois, deshommes, à manières étranges, étaient venus avec lui prendre le théchez moi. Souvent il rentrait fort tard.

« Mais il était mon maître, et ce qu’il voulait, je levoulais, ce qu’il disait, je le croyais. Sur un signe de lui,j’eusse avalé du poison ou je me fusse plongé un poignard dans lecœur.

« Une nuit, je l’attendais avec anxiété, car il était plusde deux heures du matin. Il rentra pâle, ému, et je jetai uncri.

« – Qu’as-tu ? lui dis-je.

« – Rien, me répondit-il. J’ai eu une altercation au cercledu Grand-Hôtel de Boston.

« Il prit une aiguière et se lava les mains.

« – Mon Dieu ! m’écriai-je en voyant l’eau prendre uneteinte pourprée.

« Mais il me répondit froidement :

« – C’est du sang. Nous nous sommes battus dans la rue 24,mon adversaire et moi, et je l’ai tué. Seulement, comme la policeaméricaine ne plaisante pas avec ces sortes d’affaires, nousprendrons demain matin le paquebot des Antilles. Nous allons à laMartinique.

« – Mais, malheureux, m’écriai-je, c’est une terrefrançaise !

« – Eh bien ?

« – On peut te prendre, te juger… te condamner !

« – Bah ! me répondit-il, on m’a oublié… et puis, j’aibruni… je suis méconnaissable.

« Le lendemain, en effet, nous nous embarquâmes ; maisje sentis mes jambes fléchir sous moi lorsque je le vis, pour payernotre passage au capitaine, tirer de sa poche un portefeuillegonflé de billets de banque !…

« Ce portefeuille, que je lui voyais pour la première fois,était taché de sang. Alors je compris tout. Il avait commis unnouveau meurtre, et ce meurtre avait eu le vol pour mobile. L’hommeque j’aimais était non seulement un assassin, c’était encore unvoleur !

« Avez-vous lu un roman de George Sand, LeoneLeoni ? Oui, n’est-ce pas ? Ma vie fut dès lorscelle de la triste héroïne de ce livre. Nous revînmes en Europe. Jel’aimais toujours. Trois autres années s’écoulèrent encore.

« Paris l’attirait, ce fut à Paris que nous revînmes ;puis, il avait raison, on l’avait oublié et moi aussi. Paris oubliesi vite !

« À peine se souvenait-on du baron Sherkoff… qui s’en étaitretourné dans sa patrie après avoir perdu au jeu quelque cent milleroubles. Quant à sa femme, dont la beauté avait jadis faitsensation, nul n’y songeait plus.

« Il avait toutes les audaces. Quel était son vrainom ? Je ne l’ai jamais su. Moi, je le nommais Armand ;il se faisait appeler le comte de Vieilleville. Nous habitions unappartement somptueux, nous allions au spectacle, nous avions unevoiture au mois ; de l’argent, il en trouvait toujours.Où ? Comment ? Je frissonnais à la seule pensée de le luidemander.

« Des hommes suspects, comme ceux que j’avais vus à NewYork, le visitaient quelquefois, le traitaient avec un grandrespect et recevaient ses ordres. Il était le chef d’une bande,d’une bande fameuse qui dévalisa Paris pendant plusieurs mois etdérouta toutes les recherches des plus fins limiers de lapolice.

« Enfin, une nuit, il revint dans un état pitoyable. Sesvêtements étaient en lambeaux, son visage meurtri, et il s’affaissadans mes bras en me disant :

« – Couche-moi… Je crois que j’ai mon affaire. Mon compteest bon !

« Et il m’inonda de sang : il avait deux balles dansla poitrine.

« Le lendemain, Paris apprit un crime épouvantable. Unriche banquier, qui vivait seul avec son valet de chambre dans unpetit hôtel de la rue Hauteville, avait été assassiné, après avoiropposé une résistance désespérée, car on retrouva son cadavre dansle jardin, où il était parvenu à se traîner après avoir fait feu deses pistolets sur les assassins qui emportaient sa caisse. Cesderniers devaient être au nombre de trois, et parmi eux le valet dechambre, constata le rapport du magistrat qui fit l’instruction.Huit jours après, le valet de chambre fut arrêté et dénonça sescomplices.

Deux heures plus tard, notre appartement fut envahi par unelégion de sergents de ville.

« Il était toujours au lit, dans une situationtrès alarmante, et, depuis que je craignais de le voir mourir, jeme sentais enchaînée à lui plus que jamais.

« – Va, disait-il en souriant, l’échafaud ne m’aura pas, jeserai mort auparavant…

« L’échafaud !

« Je me souvins alors de la mission lugubre que le comtepolonais m’avait léguée avec son héritage. L’héritage s’étaitévanoui ; mais la mission, ne devais-je pas la remplir ?Les prévisions de cet homme, que j’avais aimé comme les angesdéchus doivent aimer leur chef Lucifer, ne se réalisèrent pas.Transporté à l’hôpital, il y fut soigné et guéri ; mais lacour d’assises lui ouvrit ses portes.

« Ah ! murmura la jeune femme avec un rire amer, nulne saura jamais ce que j’ai fait pour enrayer dans la fatalerainure le couteau sanglant de la guillotine !

« Mais sa tête ne tomba point. Le dernier vœu du comtepolonais commençait à être exaucé : je venais d’arracher mapremière victime à l’échafaud. Il avait commis sixassassinats ; il avait volé pendant dix ans avec effraction etescalade ; il méritait cent fois la mort… on l’envoya aubagne.

« Je pus le voir à son départ de la Roquette :

« – Écoute, me dit-il, viens à Toulon. Dans un mois jem’évaderai, et nous irons vivre en Italie heureux ettranquilles.

« Je l’aimais encore !

Ici Cent dix-sept interrompit la jeune femme :

– Je sais le reste, dit-il.

– Ah !… fit-elle avec un léger tremblement dans lavoix. Vous l’avez connu peut-être ?…

– Non, mais je suis arrivé au bagne de Toulon le lendemainde la catastrophe.

– Vous savez tout, alors ?

– Oui… Il avait préparé son évasion avec un soin et unehabileté infinis. Vous l’attendiez à bord d’un petit brick decommerce, dont le capitaine devait le prendre à son bord. Il étaitbon nageur : il devait, à la nuit, se débarrasser de ses ferset se jeter à la mer…

– Après ? après ? fit-elle, comme si ce récitlugubre, qu’elle savait mieux que personne, elle l’eût entendu pourla première fois avec une âcre volupté.

– Il fut vendu par son compagnon de chaîne. Au moment où illimait ses fers derrière la carène d’un vieux navire, les argousinsle surprirent et se ruèrent sur lui, mais pas assez vite pour que,ayant lu sa trahison dans les yeux de son compagnon de chaîne, iln’eût le temps de s’élancer et de le frapper de trois coups decouteau. Or, acheva Cent dix-sept, le code des chiourmes dit que leforçat qui en tue un autre sera puni de mort ; et vingt-quatreheures après…

– Après… dit-elle toute frémissante ; après… Ah !je vais vous dire ce qu’il y eut après ! J’étais parvenue àm’introduire dans le bagne habillée en ouvrier des ports. Onl’avait mis à la double chaîne et on dressait l’échafaud, maisj’espérais encore… J’avais fait tant de choses en vingt-quatreheures…

Elle s’interrompit de nouveau pour boire.

– Ah ! dit-elle, je crois que j’ai l’enfer dans legosier.

– Buvez… et continuez, dit Cent dix-sept.

– Je vois que vous ne savez pas tout, dit-elle.

Chapitre 12

 

Vanda, la sombre héroïne, continua :

– Dans chaque ville où il y a une cour impériale, on voitdans une rue solitaire une maison d’aspect étrange devant laquelleles rares passants précipitent leur marche sans oser lever lesyeux. Quelquefois le matin, ou bien le soir, au crépuscule, unhomme triste et soucieux sort de cette maison. Son regard estoblique, sa démarche mal assurée, les gens qui le rencontrentl’évitent avec un muet effroi. S’il ose traverser une foule, lafoule s’écarte. Cet homme, c’est l’exécuteur des hautes œuvres.C’était ainsi du moins autrefois.

« Au bagne, il y a un condamné que personne ne fréquente,que ses compagnons de misère évitent, que les argousins regardentavec dégoût. Cet homme fait pour quelques sous ce que fait l’autrepour une grosse somme ; pour une double ration de vin, ilapplique la bastonnade ; pour cent sous, il coupe unetête !… C’est le bourreau du bagne !

« Eh bien ! j’étais parvenue à gagner cet homme.

« L’heure de l’exécution approchait, et j’étais tranquille,car le bourreau avait pris une drogue qui devait, en quelquesminutes, le foudroyer momentanément, et l’empêcher de remplir sonministère. L’exécution serait renvoyée au lendemain, et tout étaitprêt pour l’évasion dans la nuit qui allait venir.

– Oui, dit Cent dix-sept, mais nous n’avions pas compté surla cupidité humaine. À la dernière minute, il se trouva un bourreaupour remplacer le bourreau malade.

Elle se leva, comme affolée.

– Oui, dit-elle, et j’ai vu tomber sa tête…

Puis, elle ajouta avec son rire nerveux :

– Et je l’aime toujours !… et j’ai promis à son ombrede sauver un galérien de la guillotine, comme j’avais promis aucomte polonais d’arracher, avec son or, autant de victimes que jepourrais à l’échafaud.

– Et c’est pour cela que vous êtes à Toulon ?

– Oui.

Cent dix-sept lui prit la main :

– Regardez-moi bien, dit-il.

Elle se reprit à frissonner sous cet œil dont le rayonnementmystérieux descendait jusqu’au fond de son âme.

– Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.

– Voulez-vous faire un pacte ?

– Oui.

– Je sauverai votre condamné quel qu’il soit, du moins, jevous aiderai, et ce que je veux, je le peux.

– Ah !… et qu’exigerez-vous de moi ensuite ?

– Il me faut une femme dans le jeu que je vais jouer,continua Cent dix-sept. Cette femme, c’est vous, vousm’appartiendrez corps et âme.

– C’est fait ! dit-elle ; sur cette tête que lefer de la guillotine a séparée de son corps, je vous lejure !

Le forçat se leva.

– Il est trois heures du matin, dit-il. Adieu…

– Où allez-vous ?

– Je retourne au bagne.

– Vous reverrai-je bientôt ? fit-elle toutetremblante.

– Peut-être, répondit-il. Mais vous aurez de mes nouvellesdemain.

Et il fit un pas vers la porte, puis se retournant :

– Ah ! dit-il, j’oubliais…

– Quoi donc ?

– Je ne veux pas que vous restiez ici.

– J’irai où vous voudrez.

– Ni que vous revoyiez le Cocodès.

– J’obéirai, fit-elle avec soumission.

– Demain, je vous enverrai Noël.

– Qu’est-ce que Noël ? demanda-t-elle étonnée.

– C’est un homme qui m’obéit ! répondit-il. Et il s’enalla.

 

Tandis que Cent dix-sept écoutait l’histoire de Vanda la Russe,Milon, couché sur son tollard, avait essayé de lier conversationavec Cocorico. Mais Cocorico était un homme taciturne, et iln’avait répondu que par monosyllabes. Ce qui fit que, découragé,Milon finit par s’endormir.

Quand il se réveilla, le coup de canon venait de retentir et lacloche du bagne sonnait. C’était l’heure où le forçat doit quitterson lit de misère et retourner au travail.

– Hé ! camarade, tu as le sommeil dur,aujourd’hui ! dit auprès de lui une voix bien connue.

Milon se frotta les yeux et vit Cent dix-sept souriant et calme.Le brillant officier de marine avait disparu et Cent dix-sept étaitredevenu le forçat à la tête rasée, à la physionomie dédaigneuse etmélancolique qui imposait à ses compagnons un superstitieuxrespect. Comment avait-il repris sa place un moment occupée parCocorico ?

À quelle heure était-il rentré ? Comment avait-il puremettre ses fers sans que Milon sortît de son bruyantsommeil ? Tout cela parut à celui-ci une énigme siindéchiffrable qu’il s’imagina avoir rêvé.

– Hé ! compagnon, dit-il tout bas, j’ai fait unsingulier songe cette nuit.

– Bah ! fit Cent dix-sept.

– Tu n’étais plus à côté de moi.

– Ah !

– Mais j’avais un autre compagnon de chaîne.

– Allons donc !

– Là, vrai, n’est-ce pas que j’ai rêvé ?

– C’est possible, dit Cent dix-sept en souriant.

Les adjudants délivraient couple par couple les forçats duramas. On nomme ainsi la chaîne maîtresse à laquelleviennent aboutir, la nuit, toutes les chaînes.

On apportait le vin et la ration du matin à ceux qui devaientaller à la fatigue.

– Tu ne bois donc pas, Cent dix-sept ? demandal’adjudant Turpin.

– Non, je donne ma ration au compagnon, répondit le forçaten désignant Milon ; il a fait un drôle de rêve et moiaussi.

– Ah ! fit l’adjudant, qui aimait assez Cent dix-sept,tout en le surveillant jour et nuit, et qu’a-t-il rêvé ?

– Que je m’étais évadé.

– Ah bah ! ricana Turpin, alors je n’étais plus de lamaison, moi ?

– Il faut le croire, répondit Cent dix-sept, avec sonsourire railleur.

– Et toi, Cent dix-sept, reprit Turpin, qu’as-turêvé ?

– Que je soupais avec une jolie femme.

– Farceur !

– Et que je buvais du champagne frappé.

– C’est peut-être pour cela que tu n’as pas soif cematin ? ricana l’adjudant.

– Tout juste ! dit Cent dix-sept.

Et le couple quitta le tollard pour aller à la fatigue.

– Hé ! dit encore Turpin, comme Cent dix-sept et Milons’éloignaient, vous savez qu’il y a du nouveau, ici ?

– Quoi donc ? demanda Cent dix-sept.

– Massolet est revenu.

– Qu’est-ce que c’est que ça, Massolet ?

– C’est l’adjudant qui a fait mourir le chien.

– Ah ! bon !

– Et qu’on avait envoyé au bagne de Brest. Mais comme lebagne de Brest est supprimé, il revient ici.

– Gare au cocher, alors ! observa Milon.

– Par précaution, je l’ai fait mettre à la double chaîne etil n’ira pas à la fatigue.

– C’est différent, ajouta Cent dix-sept. Et il continua sonchemin.

Mais comme il passait devant le tollard où on avait retenu lebonnet vert, il lui fit un signe de la main.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait pour qu’on me mette à ladouble chaîne ? hurlait le bonnet vert.

– Je vais te le dire, répondit rapidement Centdix-sept.

– Parle.

– Massolet est de retour.

Les yeux du bonnet vert s’injectèrent de sang.

– Est-ce vrai ce que tu dis là ?

– Oui.

– Alors, c’est un homme mort.

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, quand on veut faire unmauvais coup, on ne le dit pas.

– Est-ce que je peux me retenir, moi ?

– C’est un tort. Si j’étais à ta place…

– Que ferais-tu ?

– Je me conduirais bien pendant quelques jours et jedeviendrais doux comme un agneau.

– Je tâcherai, murmura le bonnet vert.

Et, songeant à son chien, il se mit à pleurer. Cent dix-sept etMilon sortirent du bagne et prirent, avec l’escouade dont ilsfaisaient partie, la route du Mourillon. C’était là qu’ilstravaillaient. Le forgeron Noël s’y trouvait, occupé à ferrer sesavirons.

– Je crois, dit Cent dix-sept en passant près de lui, quetu peux prévenir la petite dame de l’hôtel de France.

– De quoi ? fit Noël tout bas.

– Qu’il y aura sous peu une exécution au bagne, réponditCent dix-sept.

Et il continua son chemin vers ces fameuses haies de bois quiont facilité tant d’évasions.

Chapitre 13

 

Quarante-huit heures après, une chaise de poste s’arrêta versmidi à la porte de l’arsenal. Un homme et une femme endescendirent. L’homme était jeune, bien tourné, mis avecdistinction, et tout en lui annonçait le gentleman. La femme étaitbrune comme une de ces belles mistress produites par le croisementde la race indienne avec la race anglaise. Ses cheveux, d’un noird’ébène, paraissaient légèrement crêpés et couvraient son front àmoitié, de manière à le faire paraître étroit. Grande, svelte,d’une exquise élégance de démarche et de maintien, elle paraissaitavoir de vingt-huit à trente ans. L’homme était blond, parlaitcorrectement le français, mais avec un léger accent britannique. Ilétait muni d’une permission en règle de visiter l’arsenal et lebagne, et il avait pour cicerone un sergent del’infanterie coloniale qu’on lui avait donné à la préfecturemaritime.

Son passeport le désignait ainsi :

Sir Arthur Pembrock, esq.capitaine

au service de la Compagnie desIndes,

accompagné de mistress Pembrock,sa légitime épouse.

Le passeport avait été visé le matin même par le consul anglaisà Toulon.

Les nobles visiteurs furent introduits dans l’arsenal et admis àtout visiter, depuis le bagne jusqu’aux chantiers de la marine. Lavisite au bagne fut consciencieuse. La jeune Anglo-Indienneparaissait très friande de détails sur la nourriture, le genre devie et les travaux des prisonniers. Elle parcourut lentement ladouble rangée de baraques où les forçats commerçants mis à lademi-chaîne vendent des objets d’art en ivoire et en coco sculpté.Elle acheta çà et là, payant en belle monnaie d’or anglais, sansmarchander.

Elle fit emplette, entre autres choses, d’un étui en cocomerveilleusement travaillé, destiné à renfermer de l’or. Puis elley glissa ostensiblement cinquante doubles guinées et le mitnégligemment dans sa poche.

Un sous-commissaire, jeune et galant, attiré par ses beaux yeux,se mit complaisamment à ses ordres. La jeune femme était curieuse,elle voulait tout voir et tout savoir. Qu’avait faitcelui-ci ? et celui-là qui avait l’air d’une jeune fille, quelcrime pouvait-il avoir commis ? Et ce vieux à cheveux blancs,qui portait le bonnet vert ?

Le jeune commissaire se faisait un plaisir de guider la nobleétrangère. Elle babillait et riait, s’apitoyant parfois, témoignantparfois aussi un léger sentiment d’effroi quand on lui montrait unassassin. Ce fut ainsi qu’elle entra dans la salle des forçatssoumis à la double chaîne. Parmi eux était ce cocher qui avaitvoulu tuer un garde-chiourme.

Avec la permission du sous-commissaire, l’Anglaise l’interrogea.Le forçat prit un air naïf.

– Madame, dit-il avec des yeux pleins de larmes, je n’aicommis aucun délit, et il y a longtemps que je me conduis bien,pourtant on m’a enchaîné comme si j’étais une bête fauve, parcequ’on a peur que je ne tue un adjudant.

Et le cocher raconta en pleurant l’histoire de son chien ;mais il ajouta que dix années s’étaient écoulées, qu’il étaitconsolé, qu’il avait cessé d’en vouloir à Massolet, et que si onvoulait le rendre aux travaux ordinaires de l’arsenal, il seconduirait bien.

Il parlait avec une telle conviction que la belle Anglaise enavait les yeux humides, et que le jeune sous-commissaire en futtouché.

– Eh bien ! mon pauvre vieux, lui dit-il, j’enparlerai au commissaire, et nous verrons…

L’ancien cocher pleura de plus belle et jura que l’Anglaiseressemblait à la Sainte Vierge et le sous-commissaire au bonDieu.

Des bâtiments du bagne, les deux Anglais, toujours guidés par lesous-commissaire, se rendirent au Mourillon, qui est une partietout à fait séparée de l’arsenal, et où sont entassés en pyramidesénormes les bois de la marine.

Une escouade de forçats était employée à décharger des gueusesqui avaient servi de lest à une goélette qu’on allait conduire dansle bassin de carénage. Parmi ces forçats se trouvaient Milon etCent dix-sept. La belle Anglaise paraissait s’intéresser vivement àcette opération.

Cent dix-sept poussa le coude à Milon et lui dit toutbas :

– Comment la trouves-tu ?

– Qui donc ça ? fit Milon.

– L’Anglaise.

– Un beau brin de fille, ma foi !

– C’est elle.

– Hein ? fit Milon, qui eut comme une sensationélectrique.

– Oui, fit Cent dix-sept d’un signe.

– Mais tu m’as dit qu’elle était blonde.

– Elle est brune aujourd’hui, elle sera blonde demain.Quand on est à mon service, il faut savoir se faire une tête.

– On dirait une mulâtresse, ajouta Milon.

– Une mulâtresse au brou de noix, dit Cent dix-sept.

Tandis que les deux forçats échangeaient ces quelques mots àvoix basse, la belle Anglaise disait au sous-commissaire :

– Quel est donc cet homme qui a une si jolie figure et quiporte sur son bonnet le numéro 117 ?

– Madame, répondit le galant fonctionnaire, c’est un hérosde roman.

– En vérité !

– Je ne sais pas son histoire, mais le commissaire la sait,et il vous la dira sans doute. Tout ce que je sais moi, c’est qu’ilest l’objet d’une surveillance spéciale.

– On craint qu’il ne s’évade ?

– Oui ; et cependant il n’a jamais fait la moindretentative.

– Ah ! vraiment ? dit négligemment la belleAnglaise.

Et elle passa, s’appuyant familièrement sur le bras de sonmari ; mais, comme le sous-commissaire marchait devant eux,elle tira son mouchoir, et le mouchoir sortant de sa poche attiral’étui de coco qui renfermait cinquante doubles guinées. En cemoment, Cent dix-sept tourna négligemment la tête et vit l’étui decoco tomber entre deux pièces de bois.

Les deux Anglais continuaient leur chemin. Ils quittèrent leMourillon et revinrent dans le grand arsenal.

– Ah ! monsieur, dit la belle Anglo-Indienne, vous nesauriez croire combien ce pauvre vieillard enchaîném’intéresse.

– L’homme au chien ?

– Oui.

– C’est un homme dangereux, madame.

– Oh ! je vous assure que, si vous intercédiez pourlui, vous n’auriez pas à vous en repentir.

– Je vous promets, madame, d’en parler au commissaire.

Après l’arsenal et le bagne proprement dit, la jeune femmetémoignait le désir de voir l’hôpital. Le sous-commissaire continuason rôle de cicerone.

À la porte de la première salle, un jeune homme, assis sur sonlit, feuilletait un volume lorsque les étrangers entrèrent. Cejeune homme était le Cocodès. Il regarda l’Anglaise avecétonnement :

– Celle-là est forte ! murmura-t-il, si Nichette étaitbrune, je parierais que c’est elle !

L’Anglaise s’adressa au sous-commissaire.

– Et celui-là, dit-elle, si jeune et si doux, quel crimea-t-il donc commis ?

– Un faux, madame.

– Ah ! fit l’Anglaise en continuant son chemin.

– Ce n’est pas la voix de Nichette, pensa le Cocodès ;mais, à la couleur près, sa ressemblance est frappante.

Et il reprit sa lecture.

Le capitaine de cipayes indiens venait de tirer son carnet et dece carnet une carte :

– Monsieur, dit-il au jeune officier, mistress Pembrock etmoi serions heureux de vous offrir ce soir, à l’hôtel d’Angleterre,une tasse de thé.

Le sous-commissaire, qui avait trente ans à peine, ne put sedéfendre de rougir.

– Et j’aurai d’autant plus de plaisir à vous recevoir, moi,dit l’Anglaise, que je suis persuadée que vous aurez intercédéauprès du commissaire pour le malheureux bonnet vert.

– Je vous le promets, madame.

Le capitaine anglais salua, et, sortant de sa froide réservebritannique, il tendit la main au jeune officier lorsqu’ils furentarrivés à la porte de l’arsenal.

L’Anglaise lui accorda son meilleur sourire et lui dit un :« À ce soir », qui le troubla et le fit rougir denouveau.

Puis, les deux étrangers montèrent dans leur chaise de poste etrentrèrent dans Toulon.

 

Le lendemain matin, le commissaire qui régit le bagne se fitamener le forçat au bonnet vert, « l’homme au chien »,comme l’appelaient maintenant ses compagnons d’infortune.

– Te conduiras-tu bien ? lui dit-il.

– Ah ! monsieur le commissaire, pouvez-vous endouter !

– Tu ne chercheras point querelle à l’adjudantMassolet ?

– Il y a longtemps que je lui ai pardonné ! répondittristement le forçat.

– Eh bien ! tu peux rentrer dans l’escouade dont tufaisais partie.

– On ne m’enchaînera plus ?

– Non.

Le bonnet vert se retira en faisant force démonstration dereconnaissance.

– À nous deux maintenant, Massolet ! murmura-t-il ense rendant à la fatigue.

Chapitre 14

 

– Maître, disait Milon le lendemain, un peu avant que lacloche du bagne répondît au coup de canon de l’arsenal, maître, lejour n’approche-t-il pas ?

– Il approche, répondit Cent dix-sept.

Comme Noël le forgeron libre, Milon appelait son compagnon dutitre respectueux de maître.

– Mais quand viendra-t-il ? demanda Milon.

– Cela dépend.

Le colosse soupira.

– C’est que, dit-il, les petites ont bien besoin de moi, jevous assure.

– Sois calme, dit le forçat, le jour de la délivrance estproche.

La cloche se fit entendre ; les adjudants entrèrent etdélivrèrent les forçats du ramas ; on distribua le vin et lesrations, et le départ pour la fatigue s’effectua.

L’escouade à laquelle appartenaient les deux forçats travaillaitalors sur une goélette qui se trouvait dans le port, en compagnied’ouvriers libres. Le bonnet vert, l’homme au chien, en faisaitpartie.

Libre depuis la veille au matin, il avait tenu sa parole.

L’adjudant Massolet avait passé plusieurs fois auprès de lui, etle vieux forçat s’était contenté de détourner la tête.

Au repos du midi, les condamnés s’étaient couchés sur le pont dela goélette qui était désemparée. Les uns fumaient, les autres, lesyeux fixés sur la nue, suivaient distraitement les évolutions d’unpetit clipper américain qui courait des bordées au large. D’autresencore avaient tiré du fond de leur bonnet un jeu de cartesgraisseuses, et entamé une partie dont leurs maillons étaientl’enjeu.

– Ah ! disait tristement le Parisien, le Cocodès neviendra pas nous trouver ici, et nous n’aurons pas d’histoiresaujourd’hui.

– Il le pourrait, qu’il ne viendrait pas, dit un autre.

– Pourquoi ?

– Il a du chagrin.

– Est-ce que la belle dame est partie ?

– Précisément.

– Si vous êtes bien sages, dit Cent dix-sept, je vousdirai, moi, la vraie histoire de Rocambole.

– Bravo ! bravo ! Voyons l’histoire !s’écrièrent plusieurs voix en même temps.

– Attendez donc un moment !…

Et le forçat, qui s’était fait un abat-jour et une sorte delunette d’approche de sa main, suivait attentivement des yeux lesmanœuvres du clipper américain qui rentrait en rade.

– Est-ce que ce navire vous intéresse ? dit Milon.

– Oui.

– Pourquoi donc ?

– Je ne sais pas. Mais il me plaît, et j’aimerais asseznaviguer dessus.

– Cette farce ! dit le Parisien. Est-ce comme passagerou comme commandant ?

– Je préférerais être commandant.

L’escouade se mit à rire bruyamment. Un adjudant qui sommeillaità quelques pas, appuyé aux bastingages, s’éveilla de mauvaisehumeur.

– Tas de gibiers de potence ! dit-il, allez-vousbientôt finir votre train ? Cet adjudant, c’était Massolet.L’homme au chien ne sourcilla pas. Massolet était revenu de Brest,plus dur et plus farouche qu’il n’avait jamais été. Il se leva,brandit son gourdin et ajouta :

– Je vous préviens que si vous ne vous tenez pastranquilles, je vous ferai sur les épaules une jolie friction.

Un peu d’écume blanche frangea le bord des lèvres de l’homme auchien. Mais Cent dix-sept le regarda et il ne broncha pas. La merétait calme comme un immense miroir, le petit clipper continuaitses ébats dans la rade.

– Mes enfants, dit tout bas Cent dix-sept, il n’est pascommode, le nouveau. Je ne veux pas faire connaissance avec songourdin et je vous parlerai de Rocambole une autre fois.

Cent dix-sept retomba dans son mutisme, et le repos de midis’acheva tristement.

Vers cinq heures, les forçats quittèrent la goélette pourretourner travailler à terre dans l’arsenal. Un brick de guerrerusse venait d’entrer dans le port militaire et son commandantavait envoyé une chaloupe à terre. Une douzaine de matelots, unofficier et un mousse la montaient. Le mousse regardaitcurieusement les forçats.

Cent dix-sept dit à Milon :

– Regarde ce mousse.

– Eh bien ?

– C’est elle.

Milon écarquilla ses yeux et ne put réprimer un geste desurprise :

– Maître, dit-il, je crois que vous êtes sorcier.

Une moitié de l’équipage de la chaloupe avait la permission dedébarquer. Le mousse était du nombre.

Comme les marins russes passaient au milieu des forçats, Centdix-sept poussa un cri guttural qu’il fit suivre de cemot :

– Stoy ! c’est-à-dire :Arrête !

Le mousse se retourna et joua l’étonnement.

– Vous savez donc le russe ? fit Milon.

– Je parle toutes les langues.

Le mousse, de plus en plus curieux, s’approcha, et Milon putl’examiner à l’aise.

C’était, à première vue, un garçon de quinze ans, aux cheveuxblonds nattés par-derrière et s’échappant à profusion de sonchapeau ciré.

– Le diable lui-même n’y comprendrait rien ! murmuraMilon, qui ne pouvait s’imaginer que cet enfant et la belleAnglaise de l’avant-veille ne faisaient qu’une seule et mêmepersonne.

Les argousins, partageant le sentiment de curiosité qui s’étaitemparé des forçats à la vue des marins russes, s’étaient un peurelâchés de leur surveillance.

Le mousse s’approcha de Cent dix-sept et des autres forçats.

– Puisque tu sais le russe, dit le Parisien, qui étaitgoguenard, demande-lui donc des nouvelles de Sébastopol.

Cent dix-sept dit au mousse, en langue russe :

– As-tu apporté l’outil ?

– Oui, répondit le mousse dans la même langue. Vous avezordonné, maître, et je suis venue.

– Que dit-il, fit le Parisien.

– Il dit, répondit Cent dix-sept, que s’il n’y avait eu quedes fainéants comme toi pour prendre Sébastopol, ils seraientencore devant.

Et Cent dix-sept tourna le dos au Parisien. Puis il dit encoreau mousse.

– La goélette est-elle prête ?

– Oui, maître.

La voix du mousse tremblait légèrement.

– As-tu donc peur ? fit le forçat.

– Oui, pour ce malheureux que nous allons pousser àcommettre un crime.

– Mais non, dit Cent dix-sept. Voilà où tu te trompes.

– Comment ?

– Dans huit jours, l’homme au chien, quelque précautionqu’on prenne, aura tué l’adjudant. Alors on le condamnera àmort ; et comme nous ne serons plus ici, nous ne pourrons lesauver.

– Mais êtes-vous certain de le sauver, vous ?

– Il le faut bien, répondit froidement Cent dix-sept.

– Ah !

– Car il faut que tu saches que je peux ce que je veux,ajouta le forçat.

Un argousin donna un coup de sifflet.

– Hé, gare à tes épaules, Cent dix-sept ! dit leParisien.

L’argousin s’approcha. C’était encore Massolet. L’écume reparutaux lèvres du bonnet vert, dit l’Homme au chien.

Le mousse, en voyant l’argousin s’approcher, lui dit en mauvaisfrançais :

– Pardonnez-moi, mais il vient de me parler ma languematernelle et ça m’a rappelé mon pays.

En parlant ainsi, il se jeta au cou du forçat et l’embrassa avecla gentillesse d’un enfant. L’argousin répondit par un coup debâton qui tomba sur les épaules de Cent dix-sept, et le mousses’éloigna et rejoignit les marins russes.

Mais en embrassant le forçat, il avait eu le temps de luiglisser quelque chose dans sa vareuse entrouverte.

– Ah ! tu sais le russe, toi ? fit Massolet quiavait pour Cent dix-sept une haine instinctive.

Et il lui appliqua un vigoureux coup de bâton.

– Vous êtes méchant, lui dit le forçat avec douceur.

Et il se remit à l’ouvrage. Alors, que se passa-t-il ? Nulne le sait au juste ; mais, sur un signe de Cent dix-sept, lescouples se rapprochèrent peu à peu ; le bonnet vert finit parse trouver auprès de Cent dix-sept, qui lui dit :

– Es-tu toujours décidé ?

– Oui.

– Songe que tu seras fauché ?

– Cela m’est égal.

Et il lui glissa dans la main l’objet que le mousse lui avaitmis dans sa vareuse. Or, cet objet n’était autre qu’un long couteaucatalan à lame pointue.

– Je vais lui trouver un joli fourreau ! murmura lebonnet vert, dont les yeux projetèrent une flamme sombre et dontles lèvres frangées d’écume eurent un rire sauvage.

Chapitre 15

 

Les forçats dormaient.

Depuis longtemps plaintes et murmures s’étaient éteints, et lesilence n’était troublé que par les pas réguliers et cadencés desrondes de nuit. Couchés côté à côte, Cent dix-sept et Miloncausaient entre eux, mais si bas que leurs plus près voisins detollard n’eussent pu les entendre.

– Maître, disait Milon, je ne comprends pas votre but.

– Habitue-toi à ne pas comprendre et à obéir, répondaitCent dix-sept. Mais, pour cette fois seulement, je veux bienm’expliquer. Écoute.

– Voyons ? fit Milon.

– J’avais besoin d’une femme pour servir mes plans ;je l’ai trouvée.

– Et c’est une femme joliment forte, observa Milon, jeparie qu’il n’y en a pas deux comme elle pour changer de visage etde tournure. Seulement, je me demande comment elle a pu arriver icimême dans l’arsenal.

– C’est bien facile à comprendre.

– Vous croyez ?

– Elle est russe de naissance ; elle s’est habillée enhomme et a pris avant-hier, à minuit, le chemin de fer deMarseille, où le brick qui est sur rade mouillait en ce moment.Noël, qui est un garçon de ressources, lui avait trouvé les papiersd’un petit marin du commerce russe qui est mort à l’hôpital deToulon il y a deux mois. Avec ces papiers, elle s’estprésentée à bord et a demandé, dans son langage, à être rapatriée.On l’a embauchée comme mousse. Ça lui permettra d’aller et de venirdans le port militaire, et de dire deux mots de ma part à des amisque j’ai dans le port marchand.

– Des amis ? fit Milon qui marchait de surprise ensurprise.

– Oui, qui sont à bord d’un petit deux-mâts dont je suisl’armateur.

– Cent dix-sept, dit le colosse, si je ne vous avais pas vusortir du bagne, l’autre nuit, je croirais que vous êtes fou. Voilàmaintenant que vous avez armé un deux-mâts !

– Oui.

– Mais quand ?

– Mon pauvre vieux, dit Cent dix-sept, tu crois donc quepour s’évader du bagne il suffit de limer ses manicles, de tromperla surveillance du portier-consigne, et d’entrer tranquillementdans Toulon.

– Mais dame ! c’est comme ça pourtant que font lescamarades.

– Eux, oui ; mais moi, non. Quand ils ontfilé, le coup de canon retentit, toute la ville et lescampagnes sont en émoi, et dix fois sur douze le forçat parti lematin est réintégré au bagne le soir.

– C’est assez vrai, ça.

– Moi, continua Cent dix-sept, je ne veux pas jouer cejeu-là. C’est pour cela que, depuis cinq jours, je prépare notreévasion. Sois tranquille, quand nous serons dehors, on ne nousreprendra jamais.

– Vous, peut-être, mais moi…

– Toi non plus. Je t’ai pris dans mon jeu et je t’ai ditque nous ne nous quitterons plus. Je n’ai qu’une parole.

– Mes pauvres petites ! murmura Milon.

– Au lieu de faire du sentiment, écoute-moi, reprit Centdix-sept avec impatience. Je t’ai donc dit qu’il me fallait unefemme dans mon jeu. Cette femme, je l’ai trouvée, et il fautqu’elle soit mon esclave.

Alors Cent dix-sept raconta à Milon la singulière histoire deVanda, la femme russe qui pleurait un guillotiné.

– Bon ! dit le colosse ; mais qu’est-ce que celapeut lui faire qu’on fauche ou non l’homme au chien ?

– Elle a fait un vœu, un vœu en présence d’une tombe, celuid’arracher un forçat à l’échafaud ; et tant que ce vœu ne serapas accompli, cette femme ne nous appartiendra pas toutentière.

– Je commence à comprendre, dit Milon.

– C’est bien heureux, dit Cent dix-sept d’un tonrailleur.

– Mais êtes-vous sûr de sauver le bonnet vert ?

– Oui.

– Cependant, continua Milon, la cour martiale ne plaisantepas avec le code de la chiourme, non plus.

– Je le sais.

– Ce code dit que tout forçat qui aura tué un argousin serapuni de mort, et que l’exécution aura lieu dans l’enceinte dubagne, dans les vingt-quatre heures qui suivront le jugement.

– C’est bien là ce que j’ai calculé, dit froidement Centdix-sept. C’est aujourd’hui lundi, n’est-ce pas ?

– Lundi soir.

– Je crois que la chose se fera cette nuit.

– Après ?

– L’homme au chien sera jugé mercredi, et l’échafaud sedressera jeudi matin.

Milon ne put se défendre d’un léger frisson.

– Eh bien ! reprit Cent dix-sept, suppose que jeudi ilsurvienne un événement qui empêche l’exécution.

– Ce sera pour le lendemain.

– Non, on n’exécute jamais le vendredi. Le jour où Dieu estmort n’est pas le jour des criminels.

– C’est juste, dit Milon. Alors ce sera pour samedi.

– Oui, dit Cent dix-sept ; mais samedi nous seronsloin d’ici, camarade.

– Et où serons-nous ?

– En pleine mer, à bord de mon navire. Ah ! j’oubliaisde te dire que j’ai été marin dans ma jeunesse. Ça me connaît, lamer. Je ferais le tour du monde sans me jeter à la côte.

– Et je serai avec vous ?

– Oui.

– Et… elle !

– Elle aussi.

– Mais… l’homme au chien ?

– Pareillement.

– Voilà que je ne comprends plus de nouveau.

– Ça ne fait rien, dit Cent dix-sept.

Et il se souleva à demi.

– Que faites-vous ? demanda Milon.

– J’écoute le bruit de la lime de l’homme au chien.

– Vous lui avez donc donné une lime ?

– Il en a trouvé une dans le manche du couteau.

– Et il scie ses fers ?

– Oui, pour ne pas manquer son homme. Gare la ronde deminuit.

En ce moment, dix heures sonnaient.

– J’ai le temps de faire un somme, dit Cent dix-sept.Bonsoir, Milon. Quand le commissaire fera sa ronde, tum’éveilleras.

Et Cent dix-sept cessa de parler.

 

La ronde de minuit n’est pas quotidienne ; elle n’est mêmepas ordinaire. Pour que cette ronde ait lieu, il faut que desferments de révolte ou d’évasion soient dans l’air. Cent dix-sept,qui depuis quelques jours exerçait sur ses compagnons d’infamie unempire irrésistible, Cent dix-sept avait fait adroitement courircertains bruits sourds qui avaient éveillé l’attention ducommissaire. Ce dernier, depuis trois jours, visitait chaque salleau milieu de la nuit et faisait sonder les fers.

Il redoutait une évasion.

Donc, vers minuit, le commissaire parut accompagné de deuxadjudants et de l’ouvrier libre Noël. Celui-ci, depuis trois jours,était retenu dans l’arsenal jusqu’à dix heures. On n’avait deconfiance que dans son coup de marteau. Le bonnet vert, dit l’hommeau chien, était placé tout au fond de la salle n° 3.

Le commissaire entra. Chaque forçat fut impitoyablement réveilléet chaque chaîne reçut le coup de marteau qui devait dire si elleavait été entamée ou non par la lime.

– Que le diable vous emporte, murmura Cent dix-sept quandson tour arriva.

Puis, feignant de reconnaître le commissaire, il s’excusa de sonmieux. Et quand le commissaire eut passé, il poussa Milon et luidit :

– Attention ! tu vas voir…

Le commissaire, les deux adjudants et le forgeron arrivèrent autollard sur lequel l’homme au chien était étendu et paraissaitdormir. Les deux adjudants qui accompagnaient le commissaireétaient Turpin, l’homme clairvoyant par excellence, et Massolet, lebourreau du chien. Ce dernier portait la lanterne qui servait àéclairer l’opération du sondage. Le forgeron souleva la couverturede crin végétal, c’est-à-dire de varech desséché et tissé quirecouvrait le forçat au bonnet vert.

Celui-ci paraissait dormir et il était couché sur le ventre.Puis, le forgeron donna un coup de marteau et poussa un cri. Enmême temps, le forçat, tout vieux qu’il était, bondit sur letollard. Noël qui, sans doute, avait pris ses mesures et auparavantreçu des instructions du maître, Noël fit un brusque mouvement enarrière. Ce mouvement, parfaitement calculé, renversa la lanterneque l’adjudant Massolet tenait à la main.

Et la lanterne s’éteignit et les ténèbres se firent.

En même temps on entendit des cris sauvages. C’était le forçatqui, délivré de ses fers, s’était élancé sur son ennemi. Puis lebruit d’une lutte qui réveilla toute la salle. Puis un crid’agonie, puis un cri de triomphe !… Le cri d’agonie deMassolet frappé en dix secondes de dix coups de couteau. Le cri detriomphe du meurtrier qui dans les ténèbres, piétinant son ennemifrappé à mort, disait :

– C’est de la part de mon chien !… Milon dit à Centdix-sept :

– Il ne serait pas si crâne, l’homme au chien, s’il necomptait sur toi.

– Tu te trompes, répondit Cent dix-sept, il s’attend à êtrefauché !

Chapitre 16

 

La cour martiale était expéditive.

C’était dans la nuit du lundi au mardi que le bonnet vert,surnommé l’homme au chien, avait assassiné le garde-chiourmeMassolet. À onze heures du matin, le mercredi, le meurtrier parutdevant ses juges. Trois hommes savaient au bagne que l’on feraitdes efforts inouïs pour sauver le bonnet vert. Ces trois hommesétaient Milon, l’ouvrier libre, Noël, dit Cocorico, et le forçatCent dix-sept.

Le bonnet vert l’ignorait. Il s’attendait à mourir, et ce futdans cette conviction qu’il parut devant la cour martiale. Il avouatout sans détours, simplement, en homme qui n’a vécu dix années quesoutenu par l’espoir de mourir vengé.

La loi martiale ignore les circonstances atténuantes, quand ils’agit d’un forçat ; elle est muette sur le recours en grâceauprès du souverain, et son application suit, à vingt-quatre heuresde distance, le prononcé de l’arrêt. À midi, le bonnet vert étaitcondamné, et son exécution fixée au lendemain pour la mêmeheure.

Le télégraphe électrique ne va pas plus vite qu’une nouvelle àtravers le bagne.

Tout le monde savait, quelques minutes après, le sort du bonnetvert. Massolet n’avait survécu que quelques heures. Le repos demidi ce jour-là fut lugubre.

Il y a au bagne cent condamnés qui ont évité l’échafaud et n’ontdû leur salut qu’à un hasard providentiel.

Il y en a cent autres, qui, dans leurs projets d’évasion, ontcalculé l’assassinat d’un gardien ou d’un portier-consigne. Il n’enest aucun qui ne frissonne lorsqu’on vient leur dire que laguillotine va se dresser. La guillotine du bagne est l’œuvre desforçats eux-mêmes. Le bourreau et ses aides sont des forçats. Maisles ouvriers qui travaillent à ce sinistre instrument n’ont jamaisaccompli leur tâche de bon cœur. Il a fallu que le bâton jouât.

Le forçat qui a accepté, pour quelques centilitres de vin et uneprime, ces redoutables fonctions s’est condamné par là même à vivrehors de la loi de ses semblables. Il n’a pas l’estime deses compagnons d’infamie.

Quelquefois le bourreau est un ancien exécuteur des hautesœuvres ou un de ses aides que ses vices ont conduit au bagne. Alorscesse la proscription : l’ostracisme perd sa rigueur ; leforçat est logique ; il admet qu’un homme continue saprofession. Mais, hors ce cas-là, le bourreau est un paria.

Le bourreau d’alors était un ancien boucher. Aussi grand etaussi fort que Milon, d’intelligence obtuse comme lui, doué d’unappétit féroce que le régime alimentaire du bagne ne parvenait pasà satisfaire, il avait sollicité le terrible emploi d’exécuteur, unpeu pour donner libre cours à ses instincts sanguinaires etbeaucoup à son appétit. Le code qui régit la chiourme accorde aubourreau la ration de vivres du patient. Mais l’isolement quis’était fait aussitôt autour de lui avait bientôt été pour cethomme un châtiment épouvantable.

Il était seul !… Et, de ce jour, le vorace n’avait plusfaim ; le boucher, dont la jeunesse s’était écoulée dans unabattoir, et que l’odeur du sang grisait, avait eu horreur dusang.

Un jour, il était allé se jeter aux pieds du commissaire, lesuppliant d’accepter sa démission.

Mais les règlements ne permettent point de résigner de pareillesfonctions[4] . Aussi cet homme traînait-il au bagneune existence épouvantable, et il eût donné tout son sang pour unepoignée de main d’un compagnon. Mais la poignée de main ne venaitpas.

À peine, ce jour-là, connut-il le sort du bonnet vert qu’il sesentit pâlir, et que ses dents s’entrechoquèrent bruyamment. Sombreet morne, il était allé s’asseoir au bas d’une de ces grandes pilesde bois qui encombrent le Mourillon. C’était l’heure du repos,l’heure où les condamnés peuvent causer entre eux, et les condamnéspassaient auprès de lui et pas un ne lui adressait la parole.Quelques-uns même affectaient de se détourner de leur chemin ettémoignaient par un geste de l’horreur qu’il leur inspirait.

Ce malheureux, les coudes sur ses genoux, la tête dans sesmains, accroupi plutôt qu’assis, jetait autour de lui, à traversses doigts crispés, un regard triste et désolé. Tout à coup unhomme s’approcha. Au bruit de ses pas le bourreau tressaillit et seleva brusquement. L’homme approchait toujours. Pourtant c’était unforçat couplé, car son compagnon de chaîne suivait à distance. Etcet homme, avançant encore, ne s’arrêta qu’auprès du bourreau.

– Que fais-tu là, compagnon ! lui dit-il, etpourquoi donc es-tu seul ?

– Je suis seul aujourd’hui, comme hier, comme demain, commetoujours, répondit le bourreau de sa voix triste et caverneuse. Neme connaissez-vous pas ?

– Tu t’appelles Jean le Boucher ?

– Non, Jean le bourreau, ricana le malheureux.

– Et ton lot, continua le forçat, est de vivreseul ?

– Seul… toujours seul ! murmura le bourreau avecdésespoir.

– Tu es à vie ici ?

– Oui.

– Quel âge as-tu ?

– Quarante ans.

– Quel crime t’a amené ici ?

– J’ai tué ma femme, un soir que je rentrais ivre.

– Ainsi, reprit le forçat, tu es condamné au bagne pourtoute la vie ?

– Ah ! gémit le bourreau, qu’est-ce que le bagne pourles autres et pour vous ? Vous causez, vous vous aimezparfois, vous vous servez les uns les autres.

– C’est vrai.

– Moi, je suis un maudit qu’on fuit.

– Pourquoi ne t’évades-tu pas ?

– M’évader ? est-ce possible ? Mais vous devezbien savoir, compagnon, que personne ne peut s’évader sans lesecours d’un ou de plusieurs camarades, et je n’ai pas decamarades, moi.

– C’est juste.

– Je mourrai au bagne… et je mourrai bourreau.

– Peut-être !… dit le forçat.

Ce seul mot fut pour le malheureux cette étoile qui brille toutà coup dans la nuit sombre pour les marins naufragés.

Il tressaillit, son visage s’empourpra et son cœur se prit àbattre avec violence.

– Que voulez-vous dire ? fit-il d’une voix tremblanteet comme si on l’eût serré à la gorge.

– Tu souffres donc bien de voir les camarades se détournerde toi !

– Au point, répondit Jean le Boucher, que je me prends àenvier le sort du malheureux que je tuerai demain.

– Que donnerais-tu pour une poignée de main ?

– La moitié de mon sang.

Alors le forçat tendit la main au bourreau. Celui-ci reculavivement.

– Ah ! dit-il, vous vous moquez de moi…

– Non, dit le forçat.

Et il prit la main du bourreau et la serra. Le ciel paruts’entrouvrir pour le réprouvé.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il, tandis qu’une larmebrûlante jaillissait de ses yeux.

– Je me nomme ici Cent dix-sept, répondit le forçat.

Puis le fascinant sous le regard étrange qui avait forcé Vandala Russe à s’incliner :

– Et je viens, ajouta-t-il, te parler d’espérance.

Le bourreau secoua la tête.

– Il n’en est plus pour moi, murmura-t-il.

– D’espérance et de liberté, ajouta Cent dix-sept.

Le bourreau étouffa un cri.

– De liberté ! exclama-t-il.

– Oui, dit Cent dix-sept.

– Vous me feriez libre ?

– Oui.

– Et le stigmate de mon front s’effacerait ?

– Si je le veux.

Le bourreau, ce géant aux larges épaules, cet homme qui courbaitun homme sur la bascule de l’instrument de mort comme l’ouragancourbe en passant un brin d’herbe, se mit alors à trembler comme unenfant sous l’œil dominateur de Cent dix-sept.

Et comme Milon, comme Noël, il l’appela « maître » etlui dit :

– Que faut-il donc que je fasse pour cela ?

– Il faut que tu sois mon esclave, répondit Centdix-sept.

Et comme un garde-chiourme approchait, il s’en alla, traînantaprès lui Milon, le colosse au cœur de femme.

Chapitre 17

 

Il était trois heures du matin et le jour était loin encore.Cependant, le sifflet des argousins se fit entendre dans la sallen° 2 du bagne. C’était là que se trouvait l’escouade désignéepour dresser la lugubre machine. Comme des démons endormis,réveillés tout à coup par le feu du ciel, les forçats se levèrentsilencieux et mornes. Pas un ne murmura, pas un ne témoigna par unsigne de dégoût le sinistre travail qu’il allait accomplir. Auxjours de suprême expiation, le bagne tremble tout entier. Ceshommes qui ont passé par toutes les dégradations et par tous leschâtiments n’en redoutent plus qu’un seul : l’échafaud.

Les nocturnes travailleurs sortirent en silence et la têteinclinée. Une demi-heure après, la cour du bagne voyait s’élever àla lueur des torches les bois de justice que l’on ajustaitlentement. Les argousins seuls parlaient pour activer le zèle destravailleurs. Mais les travailleurs n’avaient pas de zèle et lescoups de garcette seuls avançaient la besogne.

À quelques pas, un homme suivait des yeux les sinistrespréparatifs. C’était le maudit à qui Cent dix-sept avait parlé depardon, le prisonnier auquel il avait promis la liberté. C’était lebourreau !

Quand le tréteau sinistre fut prêt, lorsque les deux bras rougesfurent ajustés au-dessus, le terrible fonctionnaire alla chercherle couteau. Lui et ses aides avaient passé la nuit à l’aiguiser. Lecouteau fut ajusté ; puis on apporta une botte de paille et onessaya la machine. C’est-à-dire que le bourreau pressa un ressortet que le couteau, en tombant, coupa la botte de paille endeux.

– C’est bien ! fit le bourreau d’un signe.

Et, comme le jour commençait à paraître, les torchess’éteignirent, et les forçats qui venaient d’accomplir l’horriblebesogne furent ramenés dans leurs salles.

Seul, le bourreau demeura sur le tréteau sanglant, achevantd’ajuster la guillotine en donnant à chaque chose ce que, par uneépouvantable ironie, on pourrait appeler le coup d’œil du maître.L’exécution ne devait pourtant avoir lieu qu’à midi ; mais sil’échafaud se dresse dans l’enceinte du bagne, c’est pour quel’exemple soit terrible.

Aussi, quand au coup de canon de diane l’heure de la fatiguearriva, les forçats, en sortant de leurs salles respectives,furent-ils contraints de passer devant l’instrument de mort. Enmême temps, ils se croisèrent avec l’aumônier du bagne qui allaitporter au condamné ses suprêmes consolations. En passant auprès del’échafaud, Milon détourna la tête.

– Tu as donc peur, toi ? lui dit Cent dix-sept.

– Oui, répondit Milon. N’est-ce pas pour midi ?

– Oui.

– Et tu espères encore le sauver ?

Cent dix-sept haussa les épaules et répondit avec une certainehauteur :

– Quand je promets, je tiens !

Cependant le bonnet vert avait écouté les exhortations du prêtreavec ferveur. Il avait près de soixante ans, et ses cheveux étaientblancs comme neige. La haine qui avait empli si longtemps le cœurde cet homme grossier s’en était allée avec la vie de sa victime.Maintenant il se repentait de son crime, maintenant il versait deslarmes.

Mais ce sentiment d’orgueil humain qui n’abandonne jamais lecriminel au moment suprême lui revint tout à coup :

– Ne croyez pas que j’aie peur de mourir, au moins,monsieur.

– Mon fils, répondit le prêtre, songez à Dieu, que votrerepentir a touché sans doute.

Et il l’embrassa avec effusion.

Le bourreau et ses deux aides pénétraient dans le cachot ;ils venaient procéder à ce qu’on appelle la toilette. Maispour un forçat cette opération n’est presque qu’une formalité. Leforçat a déjà la tête rasée et point n’est besoin de lui couper lescheveux. Le bourreau se contenta d’enlever avec ses ciseaux le colde la vareuse et celui de la chemise.

La veille, immédiatement après sa condamnation, Noël avaitdéferré l’homme au chien et on lui avait mis la camisole de force.Quand, à ce moment suprême, on lui eut enlevé ce dernier vêtement,il se trouva libre de tous ses mouvements pendant quelquessecondes. Alors le bourreau lui attacha les mains derrière le doset, avec la même corde, lui entrava les pieds, de façon qu’il nepût désormais faire que des demi-pas.

Quand tous ces lugubres préparatifs furent terminés, le bourreauregarda le prêtre qui gardait maintenant le silence. Le prêtre tirasa montre : il était midi moins sept minutes.

– Allons ! fit le bourreau d’un signe de tête.

– Mon fils, dit le prêtre au condamné, l’heure est venuepour vous de conquérir le ciel par une aspiration suprême. Je vouspardonnerai au nom du Tout-Puissant.

Et il le prit sous le bras, tandis que l’exécuteur demeuraitrespectueusement en arrière.

C’était la troisième tête que Jean le Boucher allait fairetomber depuis qu’il était au bagne ; et cependant il netremblait pas cette fois, lui qui, depuis longtemps, pour unesimple bastonnade qu’il allait infliger, avait des frémissementsnerveux par tout le corps.

Le condamné sortit du cachot. Les argousins formaient la haiedans le couloir, sur les marches extérieures, et dans la cour,jusqu’au pied de l’échafaud. L’homme au chien, soutenu par leprêtre, marcha d’un pas assez ferme jusqu’au bout du couloir, mais,arrivé sur la première des trois marches qui descendaient dans lacour du bagne, frappé en plein visage par une bouffée d’air libreet un rayon de lumière, il s’arrêta et jeta autour de lui un regardéperdu.

Un silence de mort régnait, et cependant il y avait trois millehommes agenouillés dans cette étroite enceinte ; leurs fersd’une main, leur bonnet de l’autre.

À chacun des quatre coins de la cour un canon chargé.

Tout à l’entour des condamnés une double haie d’argousins lefusil à l’épaule, tout prêts à faire feu au moindre signe derévolte. Entre les forçats et la guillotine, une bière ;autour de cette bière, la confrérie des pénitents qui venaitréclamer le corps du supplicié. Le condamné embrassa tout cela d’unseul coup d’œil et il se prit à trembler.

– Allons, mon fils, du courage, dit le prêtre.

Le condamné continua sa marche vers l’échafaud, sur laplate-forme duquel se trouvaient déjà les deux aides ; deuxforçats, agenouillés tout près de la guillotine, échangeaientquelques mots à voix basse avec un pénitent gris, profitant de ceque l’attention des argousins était concentrée tout entière sur lepatient et l’échafaud.

Le condamné reconnut Cent dix-sept et Milon. Milon étaitlivide ; Cent dix-sept un peu pâle, mais son visage conservaitune expression de calme.

– Adieu, camarades, dit l’homme au chien.

Et il mit le pied sur le premier degré de l’échafaud.

– Maître, murmura Milon, vous voyez bien qu’il est troptard.

– Silence ! dit Cent dix-sept.

On bouclait le patient sur la bascule.

– Maître, murmura le pénitent gris, de la cagoule duquelsortait une voix de femme brisée par l’émotion, vous voyez bien quela mort va venir.

Cent dix-sept ne répondit pas.

Seulement, au moment où la bascule se renversa sous la lunette,et tandis que le prêtre descendait de l’échafaud, les narines deCent dix-sept furent agitées d’un léger frémissement : ilfronça le sourcil et son regard fixa le couperet sur lequelricochait un rayon de soleil.

Alors le bourreau pressa le bouton qui devait faire tomber lecouteau.

Chapitre 18

 

Le couteau tomba rapide, foudroyant, entraînant le rayon dusoleil, qu’il reflétait.

En ce moment tous les forçats baissèrent instinctivement la têteet plusieurs fermèrent les yeux.

Seul Cent dix-sept n’abandonna point le terrible couperet duregard.

Ce fut un drame qui se passa dans le dixième d’une seconde, undrame comme on n’en a jamais vu briller à la rampe, un drame que legeste serait encore trop long à raconter.

Le couteau venait de tomber, et cependant la tête du patientadhérait encore à ses épaules.

L’instrument de mort s’était arrêté, dans sa marche, à undemi-pied du cou du condamné. Comment ?

Cent dix-sept eût pu le dire[5] .

Il y eut un long frémissement parmi les forçats et même parmiles gardes-chiourme.

Toute autre foule qu’une foule composée de forçats aurait pousséune immense clameur. Le patient se prit à hurler, secoua sesépaules et chercha à s’arracher de la lunette. Mais le couteau netomba pas.

Le bourreau s’empara de la corde, remonta le couperet, puislâcha de nouveau le ressort. Le couperet retomba et s’arrêta aumême point. Alors la foule fit entendre un long murmure, quicouvrit les cris du patient.

Heureusement le commissaire s’élança vers l’échafaud :

– Retirez cet homme ! dit-il, et qu’on le reconduisedans sa prison. Par cet ordre, le sage administrateur du bagneobéissait non seulement à un sentiment d’humanité, mais ilprévenait une révolte.

– Je viens de vivre cent ans en une minute, murmura Centdix-sept, qui essuya son front baigné de sueur.

– Qui donc êtes-vous, maître ? murmura Milonfrissonnant.

– Un homme à qui Dieu pardonnera peut-être un jour, murmurale forçat en courbant la tête.

Le pénitent à cagoule grise venait de s’évanouir. Ses confrèresl’emportèrent.

Avant de vérifier la cause de ce terrible accident, il fallaitfaire évacuer la cour et emmener le condamné. Les forçats furentréintégrés dans les salles et le condamné dans son cachot. Alorsseulement on s’enquit de la cause de ce scandale horrible. Les deuxmontants de la guillotine, ces bras rouges entre lesquels glisse lecouteau, s’étaient resserrés par le bas, et il était nécessaire dedémonter l’instrument tout entier, d’autant plus qu’une maincriminelle avait enfoncé une douzaine de clous dans les deuxrainures, qui se trouvaient ainsi faussées.

On fit venir des ouvriers libres ; mais ils refusèrent detravailler. Et l’on dut recourir au travail forcé des condamnés. Lehasard – un hasard habilement amené – désigna Cent dix-sept parmiles travailleurs. Un charpentier qui était au nombre des condamnésdéclara qu’il fallait plus de douze heures pour réparerl’instrument. C’était sans doute ce que voulait Cent dix-sept.

– Le bonnet vert est bien sûr, dit-il à Milon, de ne pasêtre exécuté aujourd’hui.

– Mais… demain…

– Demain, c’est vendredi.

– Et… samedi ? fit encore le colosse.

– Samedi ! répondit Cent dix-sept. Il n’y aura pas desamedi pour nous… au bagne du moins.

Cependant on avait reconduit le condamné dans son cachot. ÀToulon, le cachot du condamné à mort est situé à trente pieds sousterre. Il faut descendre trois étages pour y parvenir. C’est unétroit réduit en maçonnerie qui semble défier toute tentatived’évasion.

Le bonnet vert, le malheureux homme au chien, fut replongé danscette sombre prison pour attendre que l’instrument de son supplicefût prêt.

Depuis madame du Berry, qui demandait au bourreau une minute derépit, jusqu’au plus vulgaire des condamnés, le sentiment de la vieest tel, quand il a déjà vu briller le fer de la guillotine, queles quelques minutes que le hasard accorde au patient lui semblentun siècle de délices.

Le malheureux, une fois dans son cachot, se prit à rire et àpleurer de joie tour à tour. Il avait entendu un gardien quidisait : « Il y en a au moins pour une heure. »

Une heure ! Encore une heure à vivre… Dans un état moralqui tenait le milieu entre la prostration et le délire, le condamnébalbutiait des mots sans suite et se heurtait aux murs du cachotpour se convaincre de son existence.

Une heure s’écoula, puis une autre et d’autres encore. La peuravait repris le condamné. Il tressaillait au moindre bruit ; àchaque minute il croyait entendre dans l’escalier, par-delà laporte ferrée, les pas du bourreau et de ses aides.

Aux heures succédaient les heures, et le faible rayon de lumièrequi pénétrait par une meurtrière étroite dans le cachot s’étaitéteint. Le condamné comprit qu’il était nuit – c’est-à-dire qu’ilavait encore douze heures à vivre. On lui apporta à manger. Mais iln’avait ni faim ni soif.

La nuit s’écoula, le petit rayon de jour reparut. Alors lecondamné se reprit à trembler et ses dents s’entrechoquèrent. Legardien qui lui avait apporté à manger la veille avait reçu l’ordrede ne point lui parler.

Une heure après le retour du jour, le condamné entendit un pasretentir dans l’escalier. Alors, comme une bête fauve prise aupiège, il se réfugia dans l’angle le plus obscur du cachot. Onvenait le chercher sans doute. La porte s’ouvrit, un homme entra.C’était un gardien. Comme la veille, il apportait des vivres aucondamné. Celui-ci poussa un hurlement de joie.

– Ce n’est donc pas pour maintenant ? dit-il. Legardien secoua mystérieusement la tête.

Alors les instincts matériels reprirent le dessus chez cethomme ; il mangea.

On l’avait débarrassé de sa camisole de force pour un moment, etle commissaire avait permis qu’on lui donnât du vin. Il but etmangea avec avidité, comme un loup affamé, comme une bêtebrute ; puis quand on lui eut repassé la camisole, il secoucha sur la paille qui lui servait de lit, en proie à une sortede somnolence fiévreuse.

– Si ça dure longtemps, murmura le gardien, il sera fouavant de mourir.

Et il sortit du cachot. La journée s’écoula tout entière. Lecondamné semblait justifier l’opinion du gardien. Il avait ledélire et prononçait des mots sans suite.

Tout à coup, vers le milieu de la nuit, il lui sembla entendreun bruit sourd, non point au-dessus, mais au-dessous de lui. On eûtdit celui d’un marteau frappant sans relâche une enclume. Lecondamné sortit un moment de sa léthargie morale et physique etprêta l’oreille. Le bruit se faisait toujours entendre etparaissait même se rapprocher. Le condamné écoutait toujours.

Cela dura environ deux heures ; le bruit se rapprochait etdevenait plus distinct. Et le condamné commença à comprendre qu’oncreusait un tunnel au-dessous de lui.

Soudain le sol sur lequel il était couché parut s’ébranler. Ilse leva. Le sol était dallé de fortes pierres, larges de deux piedsenviron. Les coups de pioche ou de marteau étaient devenusbruyants. Tout à coup une des dalles du sol s’ébranla, se sépara deses voisines et fut brusquement soulevée. En même temps, par untrou béant, la tête d’un homme apparut.

Chapitre 19

 

La tête qui venait d’apparaître au milieu de ce trou béant étaitcoiffée d’un chapeau ciré de marin. Après la tête se montrèrent lesépaules, puis les bras s’étendirent en croix sur le sol et l’hommetout entier se dressa dans le cachot.

Il avait posé sur le bord du trou une lanterne sourde.

L’homme au chien recula stupéfait et jeta un cri.

– Cent dix-sept ! dit-il.

– Si tu veux que ta tête continue à tenir sur tes épaules,répondit le forçat, tais-toi et suis-moi.

– Vous suivre ? exclama l’homme au chien.

– Et tout de suite, répondit Cent dix-sept, car dans quatreou cinq heures on va venir te chercher. Et, cette fois, ce serapour de bon, car je n’ai pas enrayé la nouvelle machine.Comprends-tu maintenant ?

Le condamné comprenait si peu que le délire le reprit.

– Je crois bien que je suis mort, dit-il, et que tout cequi m’arrive maintenant se passe dans l’autre monde.

Cent dix-sept était à peine de taille ordinaire, il était minceet fluet ; on eût dit un élégant cavalier du boulevard desItaliens, jeté au bagne à la suite de quelque drame ténébreux.

L’homme au chien était grand et fort ; il avait presque lacarrure d’épaules de Milon. Cependant Cent dix-sept le prit dansses bras comme il eût fait d’un enfant.

– Si tu deviens fou, tant pis pour toi, dit-il, mais ilfaut que je te sauve, et je te sauverai !

Et il le poussa dans cet abîme mystérieux qui venait des’ouvrir. Le condamné y tomba en poussant un cri. Mais la chutequ’il venait de faire eut pour résultat de lui rendre sa présenced’esprit. Cent dix-sept le rejoignit, toujours muni de sa lanternesourde. Alors le condamné put voir le lieu où il se trouvait :c’était une espèce de boyau souterrain qui allait se rétrécissantcomme dans un trou à renard.

– Voyons, lui dit Cent dix-sept, comprends-tu,maintenant ?

– Oui, répondit le bonnet vert. Vous venez me sauver.

– C’est fait, si tu continues à me suivre.

– Mais, où me conduisez-vous ?

– Viens toujours.

Et Cent dix-sept montra alors le travail mystérieux.

– Il a fallu cinq jours pour creuser ce joli chemin,dit-il, et on n’a pas perdu de temps, je t’assure.

– Et c’est pour moi ? fit le condamné, qui nes’expliquait point l’intérêt qu’il inspirait à Cent dix-sept.

– Non, répondit le forçat ; pour un autre que tu asconnu sans doute, et qu’on n’a pas pu sauver.

En même temps il reposa sa lanterne sur le sol, tira un couteaude sa poche et coupa la manicle de la camisole de force. Lecondamné se trouva libre.

– À présent, en route ! dit Cent dix-sept.

Et il se mit à marcher devant, courbant d’abord la tête, puiss’accroupissant, puis finissant par ramper à plat ventre, car leboyau souterrain allait toujours en se rétrécissant. Le condamnéavait retrouvé toute sa raison, et l’espoir de la vie, l’instinctde la liberté le mordaient au cœur. Il suivit Cent dix-sept,finissant comme lui par avancer à plat ventre.

Le trajet fut long. Quelquefois Cent dix-sept s’arrêtait pourprêter l’oreille ; puis, il se remettait en marche. À uncertain moment, le condamné s’aperçut que la route souterrainemontait peu à peu, comme si elle eût voulu rejoindre la surface dusol.

– Sais-tu où nous sommes ici ? demanda Centdix-sept.

– Non.

– Sous les murs de l’arsenal.

– Ah !

Au bout de vingt minutes, le boyau parut s’élargir un peu. Enmême temps, une bouffée d’air humide vint frapper le condamné auvisage. Alors Cent dix-sept éteignit sa lanterne.

– Avance toujours ! dit-il en tournant la tête.

À mesure que le condamné continuait son chemin, l’air devenaitplus vif.

– Une belle nuit pour une évasion ! murmura Centdix-sept. Il pleut là-haut comme le jour du déluge.

Enfin, au bout de quelques minutes encore, Cent dix-septs’arrêta pour tout de bon. L’homme au chien put alors passer satête par-dessus l’épaule du forçat et regarder devant lui. Il avaitaperçu quelque chose de moins noir que les ténèbres du souterrain,et il reconnut qu’ils étaient au bout. L’orifice du boyauaboutissait au bord de la mer, dans un endroit désert, de l’autrecôté du port marchand. La nuit était sombre, il ventait tempête,comme disent les marins, et la mer était soulevée en lames énormesqui venaient parfois obstruer l’entrée du souterrain et quicouvrirent d’écume, par deux fois, Cent dix-sept et le condamné. Enmême temps, il tombait une pluie torrentielle.

– Prends garde qu’une lame ne t’emporte, murmura Centdix-sept.

La mer était au-dessous ; ni à droite, ni à gauche, lamoindre langue de terre ou de sable.

– Sais-tu nager ? demanda Cent dix-sept.

– Je l’ai su, mais il y a longtemps !

– Il vaut encore mieux se noyer qu’être guillotiné.Allons ! déshabille-toi lestement. Si les forces te manquent,je te soutiendrai. Autrefois, je nageais comme un terre-neuve.

En un clin d’œil, le condamné fut nu comme un ver. Cent dix-septdéroula une corde qu’il avait autour de sa ceinture et en donna unbout au condamné.

– Maintenant, dit-il, attendons !

La pluie était si intense qu’on eût dit un brouillard quiréunissait la terre et le ciel. La mer roulait des montagnesd’écume et déferlait avec furie. On eût dit l’Océan brisant seslames houleuses contre les rochers du Finistère.

Cent dix-sept eut un sourire moqueur et dit aucondamné :

– Quand on s’apercevra de notre évasion, le diablem’emporte si on supposera que nous sommes partis par mer !

– Mais où comptez-vous donc m’emmener ? demanda lecondamné, qui grelottait sous le vent et la pluie.

– Où tu voudras, répondit Cent dix-sept.

– Je ne comprends pas, répondit l’homme au chien.

– Tu comprendras tout à l’heure.

En ce moment, un bruit aigu domina le roulement du tonnerre, lesmugissements du vent et les colères de la mer ; puis un éclairse fit, et à la lueur de cet éclair le condamné vit à cent brasses,au large, une chaloupe qui dansait sur la lame.

Le bruit qui venait de retentir était un coup de sifflet. Centdix-sept prit à sa ceinture un sifflet de contremaître d’équipageet répondit au signal.

– À l’eau ! dit-il à son compagnon.

Et il se jeta à la nage tout vêtu, sans même quitter son chapeauciré, retenu à son cou par un fil de caoutchouc.

Le vieux bonnet vert n’hésita pas. Mais la nuit était si noireet la mer si grosse que, sans le bout de corde que lui avait donnéCent dix-sept, il n’aurait pu le suivre. Cependant le vieillardsavait nager et l’instinct de la conservation rendit à ses membrestoute la souplesse et toute la vigueur de la jeunesse. La chaloupen’osait avancer plus près de la côte, de crainte de se briser surquelque récif, et les ténèbres étaient si épaisses que lorsque leséclairs s’éteignaient, les deux nageurs, sans cesse roulés par lalame, ne s’apercevaient plus. Mais les coups de sifflet sesuccédaient de minute en minute et guidaient Cent dix-sept.

Enfin, un éclair encore lui montra la chaloupe tout près de lui.Il fit un dernier effort, fendit une dernière lame et se cramponnaà un aviron qu’on lui tendit. Il était temps ! le bonnet vertétait à bout de forces et se sentait couler au fond de l’eau. Onfut obligé de le hisser à bord, où Cent dix-sept monta lestement lepremier.

Il y avait deux hommes dans la chaloupe, deuxcompagnons comme on disait au bagne.

Un nouvel éclair permit au condamné de les reconnaître… et iljeta un cri d’effroi. Ces deux hommes, qui avaient dépouillé lalivrée d’infamie pour revêtir des vareuses de matelots, étaientMilon et Jean le Boucher, c’est-à-dire le bourreau !

– Ne crains rien, dit celui-ci au bonnet vert ; je nesuis plus l’homme qui tue. Grâce au maître, je suis devenu l’hommequi sauve.

– Au deux-mâts, d’abord ! commanda Cent dix-sept, surles épaules ruisselantes duquel Milon jeta respectueusement uncaban de marin.

Et la chaloupe continua à danser sur la lame comme une blanchemouette qui se joue de l’orage.

Pendant une heure, la frêle embarcation roula du sommet desvagues dans les abîmes inconnus, pour remonter encore et descendretoujours. À mesure qu’elle gagnait le large, la mer devenait plusforte et la nuit plus sombre. Pourtant un nouveau coup de siffletdomina enfin la tempête, et un éclair, qui déchira la voûte duciel, montra dans le lointain aux quatre hommes de la chaloupe lepetit deux-mâts, incliné sur la lame, ses voiles à demicarguées.

Chapitre 20

 

La chaloupe eut autant de peine à aborder le navire que, tout àl’heure, les deux nageurs à se hisser dans la chaloupe.

On lui lança des cordes, et Cent dix-sept parvint le premier àsauter sur l’échelle de tribord. En haut de l’échelle retentit uncri de joie. À la lueur du fanal de poupe, il vit un petit moussequi lui jeta ses deux bras autour du cou en disant :

– Ah ! vous êtes enfin sauvés !

– Tous, fit Cent dix-sept qui vint avec calme baiser aufront Vanda la Russe.

Car c’était elle qui avait repris son déguisement de marin. Ettandis que les trois autres forçats montaient à bord, elle luidit :

– Voilà votre navire, maître. Le capitaine vous attendaitpour vous en remettre le commandement.

Alors un homme s’approcha et salua Cent dix-sept. C’était unvieux marin à visage basané.

– C’est un Maltais, dit Vanda ; il ne sait pas un motde français.

– Tant mieux ! répondit Cent dix-sept, nous pourronscauser à l’aise. Et il adressa la parole au Maltais en italien.

– La mer est mauvaise, n’est-ce pas ? lui dit-il.

– Oui, maître, répondit le capitaine.

– Pourrons-nous être hors de la vue des côtes avant lejour ?

– Je ne crois pas ; mais, ajouta le Maltais, je suissorti du port de Toulon hier soir, à l’entrée de la nuit. Mespapiers sont en règle et nous naviguons sous pavillonbritannique.

– C’est bien ! fit Cent dix-sept.

Et il descendit dans la cabine qu’on avait préparée pour lui.Vanda le suivit.

– Eh bien ! lui dit-il alors, ai-je tenu mapromesse ?

– Oui, répondit-elle en s’agenouillant devant lui comme uneesclave. Je vous obéirai et vous suivrai partout.

– Sais-tu où nous allons ?

– Peu m’importe !

– En Italie d’abord, puis…

– À Paris ? fit-elle avec un sentiment d’effroi.

– Il le faut bien, répondit-il avec un accent mélancolique,c’est là que me pousse la destinée.

Elle se courba plus encore devant cet homme qui la dominait sicomplètement.

– Maître, dit-elle, je vous ai dit mon histoire. Medirez-vous jamais la vôtre ?

– À quoi bon ? fit-il.

Puis il leva les yeux vers le sabord au travers duquel onapercevait le ciel sombre et tourmenté, dans lequel galopaient lesnuages comme une fantastique armée en déroute, et pendant une oudeux secondes, il parut évoquer les fantômes de ce passé mystérieuxet formidable qui pesait sur lui.

Alors saisissant une des mains de la jeune femme :

– Eh bien ! écoute, fit-il. Je suis peut-être pluscriminel que l’homme que tu as pleuré si longtemps. J’ai étévoleur, j’ai été assassin, fils dénaturé, ami pervers ; j’aimérité cent fois la mort ; mais un jour, dans mon cœur souillépar tous les vices, corrompu par toutes les hontes, Dieu a laissétomber un sentiment honnête, comme brille parfois une étoile aumilieu de la tempête.

« T’a-t-on jamais dit l’histoire du forçat Cognard, cebrillant comte Pontis de Sainte-Hélène, qu’un compagnon de chaînereconnut un jour à la tête de sa légion, la poitrine couverte dedécorations et de crachats ?

« Cet homme avait volé un homme, et sous ce nom, il étaitdevenu brave et il avait conquis l’estime de tous.

« Comme lui j’avais volé un nom.

« Pendant trois années, sous ce nom volé, j’ai ébloui Parisde mon luxe, de mon esprit et de ma bravoure. J’avais l’épée à lamain comme un vrai gentilhomme ; j’ai failli devenir grandd’Espagne.

« Deux saintes femmes m’ont aimé, idolâtré sous ce nom. Lamère et la sœur de l’homme dont j’avais pris le nom. Et ces deuxfemmes, j’avais fini par les aimer comme si l’une eût été ma mère,comme si l’autre eût été ma sœur. La première est morte, mais… laseconde…

« La seconde vit encore, et celle-là, je crois que jedonnerais tout mon sang pour elle.

– Mais, dit Vanda, elle a su votre condamnation ?

– Non, dit Cent dix-sept. Cependant on a retrouvé son vraifrère ; mais ce frère, elle ne l’a jamais revu ; mespersécuteurs, ceux qui m’ont démasqué, si cruels qu’ils aient étépour moi, ont eu pitié d’elle. Tandis qu’on m’envoyait au bagne, levrai frère partait pour les Indes avec la femme que, moi, j’avaisvoulu épouser. C’est là qu’il est encore.

– Et vous ne l’avez jamais revue ? demanda la jeunefemme russe avec émotion.

– Si, une fois, au bagne de Cadix, en Espagne, où d’abordon m’avait jeté et où la justice française est venue meréclamer ; mais j’étais défiguré, méconnaissable, et ellepassa auprès de moi sans me reconnaître.

« Je venais de me casser la jambe et je souffrais comme undamné.

« – Pauvre homme ! dit-elle en passant.

« Oh ! murmura Cent dix-sept, il y a dix ans de cela,mais j’ai pleuré des larmes de sang depuis ces dix années… Pauvresœur !…

– Et vous voudriez la revoir ?

– Si je le voudrais ! Ah ! peux-tu endouter ! Je voudrais être assez méconnaissable pour qu’on nepût me reconnaître ; mais, en même temps, vivre auprès d’elle,sous un nom et un visage d’emprunt, ce serait mon rêve. Et, certes,il faut bien que j’aie appris enfin la vérité pour songer àcela.

– Qu’avez-vous donc appris ?

– Que son véritable frère, heureux aux Indes, ne songe pasà en revenir.

– Et il lui a écrit ?

– Oui, et, pour elle, l’homme qui lui écrit, c’est moi.

– Et depuis quand savez-vous cela ?

– Depuis huit jours seulement, et c’est pour cela que,pendant dix années, j’ai cru qu’elle me méprisait ; que soncœur, ouvert au véritable frère, était plein de honte et de dégoûtpour moi.

« Pendant dix ans, je suis demeuré au bagne, n’osant mêmesonger à une évasion, moi qui, tu le vois, me suis échappé sifacilement cette nuit. Depuis huit jours, je sais que l’homme dontj’avais pris le nom est toujours aux Indes et qu’elle ne l’a jamaisvu. Comprends-tu ?

– Oui, murmura-t-elle pensive.

Cent dix-sept fut interrompu par Milon, qui descendit en toutehâte :

– Maître ! maître ! dit-il, la mer est de plus enplus mauvaise… Les matelots ont peur que nous ne soyons rejetés àla côte.

– Allons donc ! répondit Cent dix-sept.

Et il courut en toute hâte sur le pont, arracha le porte-voix auvieux marin, monta sur le banc de quart et commanda lamanœuvre.

Pendant le reste de la nuit, cet homme qui, la veille encore,était chargé de chaînes, domina la tempête et lutta corps à corpsavec elle.

Au matin, comme la pluie cessait, le vent s’apaisa et le jourparut. Dans le lointain, au nord, les roches blanches qui dominentToulon apparaissaient estompées par la brume. Quatre coups de canonretentirent à cinq minutes d’intervalle, et le bruit desdétonations arriva jusqu’aux oreilles de Cent dix-sept et de sescompagnons.

– Un pour moi, dit-il en souriant, et sans descendre de sonbanc de quart, un pour Milon, un pour le bourreau, et le quatrièmepour le patient.

« On s’aperçoit au bagne de notre évasion, mais il est unpeu tard.

– Ô maître ! dit Milon, vous qui arrêtez le fer prêt àtrancher une tête, vous qui dominez les colères de la mer, qui doncêtes-vous ?

– Qui donc es-tu, démon, fit la jeune femme, toi dont leregard pénètre jusqu’au fond de mon âme et me bouleverse ?

– Maître, murmura le condamné, qui donc êtes-vous, etqu’ai-je donc fait pour que vous m’arrachiez àl’échafaud ?

– Et moi, maître, dit à son tour le bourreau, moi à quivous avez tendu la main, oserai-je vous demander votrenom ?

– Attendez ! dit Cent dix-sept.

La tempête s’était calmée ; le deux-mâts, à la voix de sonjeune capitaine, se couvrit de toile et se mit à courir ventarrière. Puis, quand les côtes de France eurent disparu dans labrume du matin, alors un sourire vint aux lèvres de Centdix-sept :

– Vous voulez savoir mon nom ? dit-il. Je m’appelleRocambole !

Et le deux-mâts continua sa course vers la haute mer.

Partie 2
Antoinette

Chapitre 1

 

Il est une heure à peu près unique, en hiver, six heures dumatin, où le faubourg Saint-Honoré est silencieux et désert commeune nécropole. Les équipages qui ont roulé toute la nuit viennentde rentrer, les bals sont finis ; les hôtes aristocratiques dunoble quartier soufflent leurs bougies, et le petit monde, comme ondit, ne se lève pas encore. À peine, à un coin de rue, aperçoit-onun boucher ouvrant la grille de son étal, ou un fruitier quidéveloppe, en rentrant de la halle, les volets de sa boutique.Déserte entre les plus désertes est la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Ils’y trouve plus d’hôtels que de maisons à locataires ; chaquedemeure renferme des habitants aisés qui ne se soucient ni de lafroidure du matin, ni de cette pluie fine et serrée que dégage, lematin surtout, le brouillard jaune que novembre étend sur Pariscomme un linceul. Cependant, au numéro 19, bien avant six heures,et lorsque le quartier retentissait encore du bruit des voituresqui rentraient dans les différents hôtels, une fenêtre s’ouvrait ausecond étage et derrière les vitres s’allumait cette lampe dès lorsimmobile, à la lueur de laquelle le passant le moins intelligent nese trompait jamais – la lampe du travail. Quelquefois, à l’époqueoù commence notre récit, celui qui se fût abrité sous le porched’une maison voisine aurait pu voir, en levant les yeux, une têtede femme, un visage chaste et candide de jeune fille exposé pendantquelques minutes à l’air froid du matin, moyen énergique de chasserles dernières langueurs du sommeil. Puis la fenêtre se refermait,et derrière les vitres, auprès d’une table qui supportait la petitelampe à abat-jour, on voyait la jeune fille au travail. Non pas,comme on le pourrait croire, un travail de couture ou de broderie,mais un labeur d’un ordre plus élevé. Auprès de la lampe, il yavait des livres, et la jeune fille écrivait en les consultant. Or,un matin de la fin de novembre 180…, entre quatre et cinq heures,deux jeunes gens débouchant à pied par la rue de Surènes’avancèrent à bas bruit sur le trottoir de droite, l’opposé, parconséquent, de celui de la maison n° 19. Chaudement enveloppésdans leurs pardessus d’alpaga, le cigare aux lèvres, les mains dansleurs poches, ils causaient à mi-voix.

– Tu vas voir, disait l’un, que chez la marquise deBois-Haudry ma cousine, d’où nous sortons, et qui passe pourtantpour recevoir les plus jolies femmes de Paris, il n’y en a pas uneaussi belle.

– Mon pauvre Agénor, répondit l’autre, je te crois un peufou.

– Pourquoi donc ?

– Amoureux ou fou, ce qui est pour moi la même chose, quelâge as-tu ?

– Vingt-six ans, tu le sais bien.

– Cet âge confirme mon dire : les gens comme nous,très cher, quand ils ont cinquante bonnes mille livres de rente, nevont point s’amuser à de pareilles intrigues. Nous avons dans lemonde une foule de femmes, entre trente et quarante, qui sontravissantes et compatissantes.

– Bien. Après ?

– Nous avons dans le monde galant une quantité de joliesfilles du théâtre ou d’ailleurs qui posent convenablement un hommedu club des Asperges.

– C’est vrai.

– Et j’avoue que chercher en dehors est une chose que je necomprends plus.

– Viens toujours, tu verras… dit celui à qui son compagnonavait donné le nom d’Agénor.

Et ils ne s’arrêtèrent qu’en face du numéro 19. La fenêtrevenait de s’ouvrir et montrait le joli visage annoncé, sur lequella petite lampe projetait toute sa clarté.

– Hein ! qu’en dis-tu ? fit Agénor.

L’autre prit son lorgnon et regarda attentivement la jeunefille.

– Parole d’honneur ! dit-il, et aussi vrai que je menomme Oscar de Marigny, je la trouve charmante.

– N’est-ce pas ?

– Mais qu’en veux-tu faire ?

– Mon bon, reprit Agénor, j’ai des idées à moi, vois-tu, etfaire comme tout le monde me déplaît horriblement. Je suis ce queles Anglais nomment un excentrique.

– Ou du moins, fit Oscar avec une pointe de raillerie, tut’efforces de le devenir.

– Soit. Écoute donc. Quand la petite m’aimera… et on aimetoujours un homme comme moi, je la parerai comme une châsse ;je lui donnerai un huit-ressorts et je la produirai un beau matinaux courses de Chantilly, comme un événement ; je dismieux : comme un coup de canon, car personne ne s’yattendra.

– Parfait. Mais t’aimera-t-elle ?

– Il le faudra bien.

– C’est peut-être tout ce qu’il y a de plus honnête.

– Certainement, mais j’ai mes renseignements.

– Ah ! voyons ? Mais d’abord qu’est-ce qu’ellefait donc là-haut ?

– Elle écrit.

– Un bas-bleu ? fit dédaigneusement Oscar.

– Non, un traducteur. Elle fait des traductions del’anglais à dix francs la feuille pour un libraire qui les revendcent soixante à un journal…

– Pauvre fille ! Mais elle est doncinstruite ?

– Elle était sous-maîtresse dans un pensionnat ; elledessine, fait de la musique et parle anglais comme toi et moi quisommes des hommes de cheval.

– Orpheline, sans doute ?

– Oui et non.

– Voici qui est plus difficile à expliquer que lestraductions d’anglais.

– Écoute donc, mon cher, mon valet de chambre est un garçonintelligent, je l’ai envoyé à la découverte. Pour deux louis, leportier de cette maison a jasé tant qu’il a voulu, et voici ce quirésulte des renseignements recueillis :

La petite était donc sous-maîtresse dans un pensionnat et avaitété élevée par la directrice qui l’aimait comme sa fille. Il paraîtqu’il n’y a pas de l’eau à boire dans ce métier-là et que, dedéconfiture en déconfiture, le pensionnat a fini par fairefaillite.

– Alors, la jeune fille s’en est allée ?

– Non, elle a pris la pauvre directrice malade, à moitiéaveugle et ruinée de fond en comble à sa charge, et elle s’est misebravement à travailler.

Elle fait des traductions la nuit, donne des leçons de peintureet de piano le jour, porte des robes de laine, déjeune d’un petitpain, et, malgré tous ces miracles de travail et d’économie, ellearrivait à peine à joindre les deux bouts, lorsque la situation dela vieille directrice s’est empirée tout à coup et a nécessité desconsultations de médecins célèbres, des remèdes onéreux, desveilles pendant lesquelles les traductions sont demeuréessuspendues.

– Et la gêne est venue ?

– La misère, mon ami. Le loyer n’est plus payé, et le dieudes amoureux a voulu que le propriétaire de cette maison justifiâtpar son caractère le nom grotesque et odieux qu’il porte. Ils’appelle Durpillard ! Tu penses que lorsquej’arriverai comme un Deus ex machina, je serai bienreçu.

Oscar haussa les épaules :

– Mille excuses, mon très cher ; je te prenais pour unniais tout à l’heure. Tu es un profond scélérat, et j’avoue mêmeque, tout roué que je suis, j’hésiterais à te suivre dans cettevoie.

– Bah !

– Les femmes indépendantes qui nous aiment sont libres dele faire, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes,reprit Oscar de Marigny ; mais spéculer sur la misère pourséduire une pauvre jeune fille, n’est-ce pas une action honteuse,un outrage fait à la société ?

– Mon bon, reprit froidement Agénor, je me suis dit toutcela, seulement…

– Seulement ?

– Je me suis répondu que le premier petit commis tenteratôt ou tard l’aventure, si je me retire, réussira probablement, etne changera rien à la situation de la pauvre enfant.

Oscar ne répondit pas.

– Et puis, continua Agénor, je ne suis pas homme àabandonner une femme le lendemain. Je lui ferai un sort.

– C’est bien le moins…

– Et, enfin, dame ! j’ai une bonne excuse en agissantainsi.

– Ah !

– Je l’aime, mon cher, ce qui est bête, après tout, mais jel’aime à en perdre le sommeil et le goût du trabucos.

– Veux-tu un bon conseil ? dit Oscar.

– Voyons !

– Tu es majeur depuis longtemps, maître de ta fortune etlibre de faire ce que bon te semblera.

– Oh ! certainement.

– Elle est bien élevée, dis-tu, et, certes, si ce qu’on t’araconté est vrai, c’est un cœur d’or.

– Eh bien ?

– Épouse-la.

Agénor partit d’un bruyant éclat de rire.

– Mais, mon bon, dit-il, ça n’a pas l’ombre du sens commun,cela. Tu es archifou ?

– Soit, mais je ne veux pas être ton complice. Adieu, jevais me coucher.

Et l’ami d’Agénor s’éloigna, laissant celui-ci planté sur letrottoir, en face du n° 19. Le jour commençait à poindre et lalaborieuse enfant venait d’éteindre sa lampe.

Chapitre 2

 

L’appartement habité par cette jeune fille, dont M. Agénors’occupait à son insu, était situé au second étage, sur la rue. Lamaison était d’honnête apparence ; l’appartement le plus cherétait de deux mille francs, le meilleur marché de huit cents.C’était un de ces derniers qu’habitaitMlle Antoinette. On ne lui connaissait pas d’autrenom, et la pauvre enfant elle-même n’avait jamais su celui de sesparents. La maîtresse de pension infirme queMlle Antoinette avait prise à sa charge s’appelaitMme Raynaud. Elle avait connu des jours meilleurs.Femme d’un répétiteur à Charlemagne, elle s’était vouée comme lui àl’enseignement. Longtemps le petit pensionnat qu’elle dirigeait àAuteuil avait prospéré, puis son mari était mort, et, dès lors, lapauvre femme avait vu sa modeste fortune s’évanouir lentement. Elleavait élevé deux jeunes filles qu’on était venu lui confier un soiravec grand mystère, et dont la première année de pension avait étérichement payée. Mais, l’année suivante, la belle dame qui venaitvoir les petites jumelles, et qu’elles appelaient maman, n’avaitplus reparu. Mme Raynaud l’avait attendue en vain.La pension n’était plus payée et les années s’écoulaient.L’institutrice avait adopté les deux orphelines ; et quand lejour de sa ruine arriva, les deux jeunes filles, qui avaient alorsdix-huit ans, lui dirent simplement :

– Vous avez été notre mère, nous travaillerons et seronsvos filles.

L’une, Madeleine, était entrée dans un pensionnat commesous-maîtresse. L’autre, Antoinette, n’avait point voulu se séparerde sa mère adoptive. Un jour, il y avait un an de cela, à l’époqueoù commence notre récit, Madeleine avait cru voir s’ouvrir pourelle tout un avenir. Une famille russe l’avait prise comme dame decompagnie. Elle était partie. Chaque mois, elle envoyait une petitesomme à sa sœur, et le travail obstiné des deux enfants parvenait àsuffire aux besoins de la pauvre infirme et du modeste ménage,lorsque cette maladie grave, qui avait mis et mettait encore lesjours de Mme Raynaud en péril, était venue changercette demi-aisance en une gêne horrible. Le terme d’octobre n’avaitpoint été payé, non plus que celui de juillet. Mais ces damesétaient fières, comme disait la mère Philippe, concierge de lamaison, et elles étaient capables de laisser vendre leurs meublesplutôt que de demander aide et secours à quelqu’un. Antoinette,après avoir passé quinze nuits consécutives au chevet deMme Raynaud, avait repris son travail quotidienaussitôt que les médecins avaient jugé inutile qu’on veillât lamalade plus longtemps. Elle se levait à quatre heures, allumait salampe et travaillait à la traduction de romans anglais.

À sept heures, elle entrait sur la pointe du pied dans lachambre de la malade, se retirait si celle-ci dormait encore, oubien causait avec elle une demi-heure. À huit heures, la conciergevenait faire le ménage. Alors Antoinette s’habillait, lissait sesbeaux cheveux châtains en deux bandeaux pudiques, passait un coltout uni sur une robe modeste, se coiffait d’un petit chapeau biensimple, jetait sur ses épaules rondelettes un châle commun etpartait donner ses leçons. À onze heures elle rentrait,retravaillait à ses traductions jusqu’à quatre, et s’occupait alorsdes soins du ménage. C’était elle qui raccommodait le linge de lamaison et le repassait ; elle qui faisait le dîner et mettaitla table, car la femme de ménage ne venait que le matin.Quelquefois Mme Raynaud pleurait d’attendrissementet murmurait :

– Mon Dieu ! ne me rappellerez-vous donc pas à vous,que je soulage de mon lourd fardeau cette chère et courageusecréature ?

Et si Antoinette entendait ces paroles, elle se jetait au cou dela pauvre femme en lui disant :

– Oh ! maman… c’est mal… c’est bien mal ! Queveux-tu donc que je devienne sans toi ?

On pourrait croire, après les explications qui précèdent, queMlle Antoinette était une grande et pâle jeunefille, à la beauté de madone, à la taille frêle, aux mainsdiaphanes, ayant à de rares intervalles un triste sourire sur deslèvres minces et décolorées. Il n’en était rien. Antoinette étaitde taille moyenne, un peu rondelette, jolie à croquer et d’untempérament robuste. Elle était rieuse à ses heures, ne désespéraitpas de l’avenir, et avait coutume de dire que Dieu donne à ceux quitravaillent la force physique et la gaieté. Cependant, ce matin-là,Antoinette avait les yeux un peu rouges au moment où elle éteignitsa lampe et continua à travailler, aidée par le faible et blafardrayon de jour que le brouillard laissait arriver jusqu’à elle.Antoinette venait d’écrire à sa sœur la lettre suivante :

« Ma bonne Madeleine,

« Je n’ai pas voulu t’attrister inutilement tant que le malparaissait devoir être sans remède. Aujourd’hui que le couragem’est revenu et que Dieu, qui nous a toujours assistées, semblevouloir abréger notre temps d’épreuves, je puis bien te dire parquelles angoisses j’ai passé depuis six mois. Maman Raynaud afailli mourir ; elle était devenue tout à fait aveugle, et saraison s’en allait. Tu penses bien que je n’ai pas hésité ;j’ai appelé les médecins les plus en renom. Nos petites économiessont parties. Tu penses bien que, pour rien au monde, je n’auraisvoulu demander des soins gratuits. D’ailleurs, nous avons unlogement décent, un mobilier très convenable dans sa simplicité, etnous sommes, comme on dit, des pauvres en habits noirs. J’ai donctout payé ; mais maman Raynaud a été si malade, qu’il m’afallu suspendre tout travail pendant quinze jours… – une vraieruine. Je dois deux termes, c’est-à-dire quatre cents francs !et je ne sais pas où les prendre. L’éditeur des traductionsanglaises doit venir ce matin. Il me doit une centaine defrancs ; je n’ose espérer qu’il me fera une avance. Il estâpre au gain, et pourtant figure-toi qu’il faut absolument que jetrouve ces quatre cents francs avant demain. Notre propriétaireétait à la campagne depuis le mois de mai. En son absence, c’est leconcierge qui touche les loyers. On se plaît, dans les livres etdans la vie, du reste, à charger le concierge de tous les méfaitset de tous les crimes. Cependant, Philippe et sa femme sontexcellents. Philippe m’a dit que je pouvais ne point me gêner tantque le propriétaire ne serait point de retour ; mais je saisqu’il revient demain, et c’est un homme terrible. J’ai des sueursfroides en pensant qu’il peut m’envoyer un huissier. Maman Raynauden mourrait. Ah ! chère belle, que la vie est lourde pour depauvres filles honnêtes comme nous, surtout quand elles sont sifières ! Mais que veux-tu ? on ne se refait pas… Tesouviens-tu de notre enfance et de notre mère si belle, que nousn’avons jamais revue, et de notre pauvre Milon, et de ce grandjardin où nous jouions toutes deux, et que je n’ai jamais puretrouver, bien que j’aie fouillé tout Paris.

« Il a disparu, sans doute, pour faire place à quelquemaison à locataires. Où est notre mère ? Où est Milon ?Comment nous appelons-nous ? Mystère ! Je songe à toutcela, en présence de cette cruelle nécessité qui m’étreint.Pourtant il me semble que l’éditeur ne peut pas me refuser uneavance sur mon travail. Et puis, qui sait ? Ce propriétaireest peut-être moins terrible qu’on le dit. S’il m’accordait undélai je serais sauvée… Je traduis une feuille en quatre jours, jegagne donc quatre-vingts francs par mois. Je travaillerai quatreheures de plus par jour pendant un mois, et j’y arriverai, comme ondit. Tout est une affaire de temps. L’éditeur va venir ce matin,avant neuf heures. Il en est près de huit. J’ai des battements decœur terribles, et puis, je ne sais comment m’y prendre. Je croisque je vais balbutier et rougir jusqu’aux oreilles. Ne te désolepas, chère petite sœur, j’ai néanmoins confiance en notre bonneétoile, qui s’est voilée quelquefois, mais qui a toujours fini parbriller de nouveau. Je ne poursuivrai ma lettre que demain. Lepost-scriptum t’annoncera peut-être une victoirecomplète. »

Antoinette fut interrompue à cet endroit de sa lettre, on venaitde frapper à la porte deux petits coups discrets.

– Entrez ! dit-elle, pensant que c’était la mèrePhilippe qui venait lui demander un ordre quelconque ou luiannoncer le réveil de Mme Raynaud.

Mais, au lieu de la femme, elle vit apparaître le mari. Le pèrePhilippe, comme on l’appelait dans la maison, entra sur la pointedes pieds, en hésitant :

– Pauvre mademoiselle, dit-il, en voyant les feuillets depapier couverts d’une écriture allongée et fine épars sur la table,vous finirez par vous tuer.

– Il faut bien travailler, dit-elle avec un sourireforcé.

Mais elle avait un battement de cœur horrible, car elle devinaitque le concierge lui apportait la nouvelle de l’arrivée dupropriétaire. Le concierge avait les larmes aux yeux.

– Ma foi ! mademoiselle, dit-il d’une voix émue, je nesais pas comment vous dire ça.

Et sa voix tremblait.

– Dites, répondit Antoinette, je suis courageuse…

Chapitre 3

 

Le concierge tourna et retourna son bonnet dans sa main. Puis,baissant les yeux :

– M. Durpillard est revenu, dit-il.

– Je m’y attendais, répondit Antoinette, mais j’espère bienpouvoir le payer.

Le père Philippe respira.

– Dans trois jours, c’est la fin du mois, reprit la jeunefille ; on me doit des cachets pour une centaine de francs, etle libraire pour qui je travaille…

– Ah ! mademoiselle, interrompit le concierge, danstrois jours, il sera trop tard… Vous ne connaissez pasM. Durpillard ! Il est bien nommé, allez, c’est un hommequi ne connaît que son argent ! Il est venu avant-hier matin,je n’ai pas voulu vous le dire et j’ai bien recommandé à ma femmede ne pas en parler ; quand il a su que vous n’aviez pas payé,il s’est mis en colère et il a voulu me renvoyer.

Puis il est parti… et… une heure après…

– Eh bien ? fit Antoinette toute pâle.

– C’est un homme qui n’a pas d’entrailles, et il n’y a pastrois propriétaires dans Paris comme lui. Vous avez pourtant biende quoi répondre, ici… mais ça ne fait rien… c’est un Arabe, cethomme-là…

– Mais enfin, qu’a-t-il fait ? demanda la jeunefille.

– Il vous a fait envoyer un commandement d’avoir à payerdans vingt-quatre heures. Tenez, dit le concierge toujoursému : nous avions bien espéré que vous ne le verriez pas…

Et il mit sous les yeux de la jeune fille un de ces horriblespapiers timbrés que MM. les huissiers illustrent de leur prosesentimentale. Antoinette eut un léger frémissement en prenantl’exploit. Le concierge poursuivit :

– Voyez-vous, mademoiselle, nous sommes de pauvres gens, etnous n’avons jamais eu quatre cents francs chez nous ; mais mafemme a un frère qui est cocher dans une grande maison, et nousavons eu un moment l’espoir de vous tirer d’affaire sans vous ledire. Victor, c’est mon beau-frère, a des économies ; quatrecents francs pour lui, c’est rien du tout, et il nous les auraitprêtés bien volontiers. Ma femme a couru chez son maître,M. le vicomte de R…, mais nous n’avons pas eu de bonheur,voyez-vous, Victor est encore à la campagne avec son maître, dansle Berry. Nous lui avons écrit tout de même, mais faut au moinstrois jours pour recevoir la réponse, et l’huissier va venir saisirce matin… Je sais bien que vous aurez huit jours devant vous pourvous retourner ; mais ça me lève le cœur rien que de penserque ces gens-là vont venir ici…

– Mon Dieu ! s’écria Antoinette effarée, mais c’estdonc ce matin ?

– Oh ! dit le concierge, pas avant midi, toujours.Nous avons deux couverts d’argent et une montre. La femme les aportés chez ma tante. On nous a donné quatre-vingt-dix francs, jevous les apporte. Mais ce n’est pas assez…

Antoinette était comme pétrifiée.

– Alors, reprit le concierge, j’ai pensé que vous auriezpeut-être quelque chose à recevoir, ou pour vos leçons, ou de cemonsieur qui vient tous les deux jours ici, le matin, cherchervotre travail.

– Je n’ai pas vingt francs dans la maison, réponditAntoinette ; mais M. Rousselet me doit une centaine defrancs.

– Et quatre-vingt-dix, ajouta le concierge en posanttimidement quatre pièces d’or et deux écus sur la table, ce seraitdéjà un peu plus de la moitié. J’ai bien pensé d’abord à allertrouver l’huissier… mais il est comme son client, celui-là, il nevoudra rien entendre.

Antoinette avait pris son front à deux mains.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

– Si ça n’était que vous, continua le père Philippe, vousêtes courageuse, ma chère demoiselle, et puis ces gens-là, si laidsqu’ils soient, ne vous mangeraient pas ; mais c’est cettepauvre dame… que ma femme et moi nous avons peur que ça lui donneun coup.

– Où trouver deux cents francs avant midi, murmurait lajeune fille affolée en pressant de ses deux mains son frontrougissant.

Comme elle se heurtait à cette impossibilité matérielle la mèrePhilippe entrouvrit la porte :

– Mademoiselle, dit-elle, c’est M. le libraire.

Et elle s’effaça pour laisser passer le marchand de traduction.Le concierge se retira discrètement, laissant l’argent sur latable. Cet argent fut la première chose qui tira l’œil dulibraire.

– Hé ! hé ! dit-il, c’est un joli métierdécidément que celui de femme de lettres, convenez-en, ma petitedemoiselle, on nage dans l’or.

À ces paroles, de rouge qu’elle était, Antoinette devint pâle etse sentit mourir. Ces quatre pièces d’or, prêtées par lemont-de-piété à de pauvres concierges, représentaient toutes leursépargnes. C’était un bien joli type que le libraire-éditeurRousselet.

Tout rond, tout bonasse de caractère, comme sa grasse etluisante tête chauve. Il faisait le commerce des manuscrits,achetait des romans et des traductions pour un morceau de pain etles revendait deux ou trois sous la ligne aux journaux. Jamais ilne réglait qu’en billets ; ces billets n’étaient payésqu’après protêt. En laissant ainsi protester sa signature, lelibraire Rousselet en rendait l’escompte impossible partoutailleurs que chez un usurier, son complice et son beau-frère, quiprenait une commission de trente ou quarante pour cent. Mais lecœur sur la main, jovial et farceur, et se laissant offrir à dînervolontiers par les pauvres diables qu’il aidait à mourir de faimd’un bout à l’autre de l’année.

Il s’assit sans façon devant Antoinette.

– Eh bien ! mademoiselle, où en sommes-nous ?

– Je crois, monsieur, répondit-elle, que j’aurai terminé levolume avant la fin de la semaine. Je n’ai plus que troischapitres.

Maître Rousselet avait le flair d’un limier. La présence duconcierge quand il était entré, la rougeur et l’air attristéd’Antoinette, tout cela avait été pour lui comme une révélation. Ildevina quelque terrible embarras d’argent.

– Je ne suis pas très content de votre dernière traduction,mademoiselle, se hâta-t-il de dire.

Antoinette tressaillit.

– Moi, reprit Rousselet, je ne m’y connais pas, mais on m’adit au journal Le Propagateur, où on me l’a refusée, quec’était très négligé.

– Je vous assure pourtant, monsieur, balbutia la jeunefille, que j’ai fait de mon mieux.

– Je ne dis pas, je ne dis pas… hé !… hé !… fitRousselet… on se trompe… tous les gens d’esprit en sont là…Monsieur Scribe s’est trompé vingt fois… Mais enfin, le fait estque je reste avec une traduction sur les bras, momentanément dumoins… et j’ai une fin de mois fort lourde… écrasante même…

Antoinette s’arma de courage et dit résolument :

– Je comptais cependant, monsieur, vous faire unedemande.

– Oui, je sais ; nous avons une dizaine de feuilles àrégler : dix fois dix, cent ; mais nous réglerons à lafin du mois, c’est-à-dire lundi prochain.

– Cependant, balbutia Antoinette, un besoin imprévu…impérieux…

– Au fait, dit Rousselet, si vous avez absolument besoin decet argent, je vais voir si je l’ai sur moi…

Et il fouilla dans son gousset graisseux et en retira troisnapoléons.

– Voilà toute ma fortune pour aujourd’hui, dit-il.Oh ! les affaires ne sont pas florissantes… Prenez toujourscet acompte.

Et il posa l’argent sur la table, en même temps qu’il ramassaitles feuillets de copie. Antoinette était de nouveau toute pâle.

– Ah ! dit-elle, ce n’est pas de soixante francs quej’aurais besoin, mais de trois cents.

Rousselet fit un soubresaut sur sa chaise.

– Ah ! les jeunes filles, dit-il, ça se ruine entoilette… Mais vous voulez donc acheter un cachemire ?…

Et il se leva en répétant :

– Trois cents francs ! et cela d’un coup !… Ehbien ! excusez !… Ce n’est pas moi qui pourrai vous lesdonner… Je me suis laissé protester ce matin…

Allons, adieu, mademoiselle… Je reviendrai lundi chercher la findu volume et je vous apporterai votre petit solde.Travaillez ; avec du travail on se tire toujoursd’affaire.

Il salua et sortit, emportant les derniers feuillets de copieque venait de faire Antoinette. Celle-ci demeura stupide etimmobile après son départ. La pendule sonnait neuf heures. La mèrePhilippe entrebâilla la porte et vit Antoinette qui pleurait, encomptant d’une main fiévreuse les sept pièces d’or.

– Mademoiselle, lui dit-elle, j’ai idée que si vous portiezça à M. Durpillard, peut-être bien qu’il voudrait consentir àvous donner quelques jours.

– Ah ! fit Antoinette, qui ne put réprimer un cri dejoie et d’espoir.

Chapitre 4

 

La mère Philippe avait meilleure opinion que son mari duterrible M. Durpillard. Selon elle, il faisait plus de bruitque de besogne et la vue de sept belles pièces d’or le calmeraitsensiblement. Antoinette écoutait sans oser le croire, et tout enl’écoutant elle s’habillait. On entendit la voix deMme Raynaud dans la pièce voisine.

– Je suis à vous, maman, dit Antoinette, qui se hâtad’essuyer ses yeux rouges.

Et elle entra dans la chambre de la malade, qui, ce jour-là,s’éveillait plus tard que de coutume.

– Pauvre enfant ! dit la vieille institutrice, commeelle doit être fatiguée !…

– Mais non, maman.

– Tu t’es levée plus tôt que de coutume ce matin. Iln’était pas quatre heures.

– Ah ! dit Antoinette, les nuits me semblent toujourstrop longues. Et puis, mon travail de traduction m’amuse plus quemes leçons.

Et pourtant, ajouta la jeune fille, c’est ce dernier travail quiest le plus lucratif.

– Chère petite, murmura Mme Raynaud, j’airêvé de toi toute la nuit.

– Vrai, maman ?…

– Un beau rêve, va ! continua la malade.

– Qu’avez-vous rêvé, maman ?

– Que tu étais riche, heureuse, mariée à un homme quit’aimait et que tu aimais.

– Pauvre maman Raynaud, dit Antoinette… qui redevintrêveuse un moment, c’est bien le cas de dire que les songes ne sontque des mensonges.

– Et pourquoi donc ça, ma petite ?

– Mais, parce que je ne serai jamais riche, et que leshommes de notre époque n’aiment que les filles qui ont une grossedot.

– Qui sait ? tu es si belle !…

– En attendant ce bel inconnu, maman, je vais aller donnermes leçons. C’est plus prudent…

Et Antoinette jeta son châle sur ses épaules et sortit de lachambre. La mère Philippe lui dit :

– Mais, mademoiselle, vous n’allez pas vous en aller commeça à jeun ? Vous devriez prendre votre lait.

– Oh ! je n’ai pas faim, répondit la jeune fille. Etpuis il ne faut pas perdre de temps. Où demeureM. Durpillard ?

– À deux pas d’ici, rue d’Angoulême n° 33. Je croisbien que si vous aviez la chance de voir d’abordMme Durpillard… elle est meilleure que lui…

Antoinette avait serré les sept louis dans son porte-monnaie.Elle descendit lestement l’escalier et fut un peu étonnée, enfranchissant le seuil de la porte cochère, de voir un jeune hommequi se promenait sur le trottoir opposé, les mains dans ses pocheset le cigare aux lèvres. Elle passa rapidement ; le jeunehomme se mit à la suivre avec affectation. Antoinette doubla lepas ; il en fit autant. Alors un sentiment d’effroi s’emparade la jeune fille.

Le malheur est défiant : que pouvait lui vouloir cethomme ? Heureusement la rue d’Angoulême n’est pas loin de larue d’Anjou ; en quelques minutes la jeune fille eut atteintla maison de ce terrible propriétaire qui répondait au nom deDurpillard et était en loyer pour ne point habiter sa propremaison. M. Durpillard était dans les vrais principes ; ildisait qu’un propriétaire qui habite sa maison a ses locataires surle dos du matin au soir. Les uns demandent des réparations, lesautres veulent qu’on les attende. Rue d’Angoulême, il demeurait aucinquième et n’avait que douze cents francs de loyer. Le cœurd’Antoinette battait bien fort lorsqu’elle sonna à la porte. Unemaritorne vint lui ouvrir et lui demanda d’un ton maussade cequ’elle voulait.

– Je suis une locataire de M. Durpillard, réponditAntoinette.

– Si vous venez lui demander quelque chose, c’est pas lapeine, répondit la maritorne. Monsieur n’accorde jamais rien.

– Je lui apporte de l’argent, dit Antoinette.

Ce mot était le sésame unique.

La maritorne poussa une porte qui donnait de l’antichambre dansune petite salle à manger où l’ex-épicier et sa femme déjeunaientfrugalement comme il convient à des gens d’ordre et qui savent cequ’il en coûte pour faire fortune.

– Hé ! monsieur, dit-elle, voilà une demoiselle quivous apporte de l’argent.

Antoinette entra.

M. Durpillard était un petit homme entre deux âges, un peuobèse, chauve, avec un nez de vautour et des petits yeux bêtes etméchants.

– Ah ! ah ! dit-il, vous êtes la locataire de larue d’Anjou, n’est-ce-pas ?

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

– Rassurez-vous, mademoiselle, ditMme Durpillard, une grosse femme rougeaude etréjouie.

– Ah ! dit M. Durpillard, il faut employer lesgrands moyens avec vous autres. Si on ne vous envoyait pas dupapier timbré, on ne verrait pas la couleur de votre argent.

– Mais, monsieur… dit Antoinette toute tremblante.

– En retard de deux termes ! continuaM. Durpillard. Voilà ce qui n’arrivera plus chez moi. D’abord,je congédierai un concierge qui prend si mal mes intérêts.

– Monsieur…

– Quant à vous et à votre mère, continua le féroce épicier,je vais vous donner congé. J’aime la régularité, moi. Quand j’étaisdans le commerce, je payais mes billets à échéance. Jamais unhuissier n’en a vu la couleur.

– Monsieur, dit Antoinette avec calme et dignité, je suisvotre locataire depuis trois ans ; j’ai toujours payé trèsexactement, et si ma mère n’avait fait une maladie très grave qui anécessité des frais considérables…

– Avant de faire venir les médecins, on paie son terme.

– Fallait-il donc laisser mourir ma mère ? fitAntoinette indignée.

– Eh non ! sans doute, mais pour les gens nécessiteux,il y a le médecin de l’assistance publique.

– Vous êtes bien dur, monsieur, dit Antoinette avec calme.Vous n’avez donc jamais eu besoin de personne ?

– Jamais ! Je suis le fils de mon œuvre, repritM. Durpillard. Tel que vous me voyez, mademoiselle, j’ai étéhomme de peine, j’ai balayé le trottoir devant le magasin de monpatron, le père à Mme Durpillard ici présente. Maistout ça ne vous regarde pas et n’a aucun rapport avec ce que j’ai àvous dire. Je vais vous donner mes deux quittances en échange del’argent que vous m’apportez, et vous me signerez une acceptationde congé ; il est inutile de faire gagner cent sous à unhuissier.

– Oh ! monsieur, dit Antoinette, vous êtes sanspitié ! J’ai ma mère bien malade…

– Raison de plus pour qu’elle aille mourir ailleurs. Unenterrement dans ma maison, merci bien ! C’est ça qui fait dutort !

– Monsieur… monsieur…

– Voyons ! dépêchons, reprit M. Durpillard. Oùest votre argent ?

– Mais, monsieur, dit Antoinette, je ne vous apporte qu’unacompte, et je viens vous prier…

– Un acompte… Vous ne m’apportez qu’un acompte ?…

– Oui, monsieur.

– Alors ce n’était pas la peine de vous déranger.Bonsoir !

– Mais, reprit la jeune fille, c’est dans trois jours lafin du mois ; je donne des leçons, on me paiera.

– Bah ! je la connais, celle-là ! J’ai donné desordres à mon huissier, arrangez-vous avec lui.

Ici Mme Durpillard intervint. Ainsi que l’avaitdit la mère Philippe, la femme était meilleure que le mari.

– Mais, mon ami, dit-elle, il n’y a que trois jours d’ici àla fin du mois. Cette demoiselle a l’air bien comme il faut et bienhonnête. Je suis sûre qu’elle est de parole. Et puis, on ne vendpas les meubles le lendemain d’une saisie. Ça ne t’avancera pas àgrand-chose. Pourquoi ne pas prendre l’acompte que cette demoiselleapporte ?

Le petit homme frappa du poing sur la table.

– Madame Durpillard, dit-il, mêlez-vous de vos affaires.Tenez, votre boudin brûle, à la cuisine. Si elle a le moyen depayer à la fin du mois, la saisie n’aura pas d’effet ; mais onva toujours saisir… c’est ma garantie… Antoinette sentait tout cequ’elle avait de fierté dans l’âme se révolter. Elle salua la femmedu propriétaire et se retira sans prononcer un mot. Dansl’antichambre, la maritorne lui dit :

– Si vous m’aviez prévenu que vous n’apportiez qu’unacompte, je ne vous aurais pas laissé entrer. Ça vous auraittoujours évité des sottises.

Antoinette descendit la tête dans ses deux mains. Elle pleuraità chaudes larmes. Comme elle arrivait dans la rue, elle se trouvaface à face avec le jeune homme qui l’avait suivie depuis la rued’Anjou-Saint-Honoré. Elle jeta un cri d’effroi et fit un pas enarrière. Mais il se découvrit respectueusement et luidit :

– N’êtes-vous pas mademoiselle Antoinette ? Antoinetteavait la tête perdue.

– Comment me connaissez-vous ? balbutia-t-elle.

– Mademoiselle, répondit le jeune homme, je m’appelleAgénor de Morlux, et j’ai à vous parler de votre mère d’adoption,Mme Raynaud.

À ces derniers mots, Antoinette eut une exclamation de joie, et,dans ce jeune homme qui invoquait le nom de la femme qui l’avaitélevée, elle crut voir un ami.

Chapitre 5

 

M. Agénor de Morlux était un assez joli garçon, et saphysionomie savait prendre un grand air de naïveté et de douceurqui acheva d’abuser la pauvre Antoinette.

– Vraiment ! monsieur, dit-elle, vous connaissez mamère ?

– Je sais toute votre histoire, mademoiselle, et j’ai hâtede m’acquitter d’un devoir sacré.

– Un devoir !…

Et ce mot, qui aiguillonnait la curiosité de la jeune fille,triompha un moment de ses angoisses.

– Mademoiselle, dit Agénor, je viens de vous le dire, jem’appelle M. de Morlux ; je suis d’origine bretonne.J’ai été élevé à Paris, en même temps qu’une de mes cousines,Mlle de Beaurevert.

Ce nom fut pour Antoinette un nouveau jalon…

– Ah ! dit-elle, je me rappelle. Elle doit avoir dixans de plus que moi. Elle était chezMme Raynaud.

– Oui, mademoiselle.

– Et elle en est sortie vers 1850.

– Précisément.

Cet entretien, si bizarrement commencé, avait lieu sur letrottoir de la rue d’Angoulême, une rue déserte et noire.

– Me pardonnerez-vous, mademoiselle, continua Agénor, devous aborder ainsi dans la rue, au lieu de me présenter chezvous ? Mais, quand vous saurez le motif qui me guide…

– Parlez, monsieur, dit Antoinette, qui avait fini pardominer son émotion.

– J’ai été chargé par ma cousine, aujourd’hui mariée etriche, poursuivit Agénor, de rechercherMme Raynaud. Je dois vous l’avouer, Pauline…

– Oui, interrompit Antoinette, je me souviens, elles’appelait Pauline, monsieur.

– Pauline, poursuivit Agénor, n’avait d’autre soutienqu’une tante infirme et pauvre. Sa pension était irrégulièrementpayée. Quand elle a quitté le pensionnat deMme Raynaud, elle devait à cette dame un millier defrancs.

Le cœur d’Antoinette battit à se rompre.

– Ce n’est que quatre ou cinq années après que ma cousines’est mariée ; elle est aujourd’hui heureuse et riche et voicibien longtemps qu’on m’a chargé de retrouverMme Raynaud et d’acquitter sa première dette.

Agénor parlait avec une ingénuité à laquelle Antoinette selaissait prendre. Il poursuivit :

– Je suis léger, je suis négligent, mes premièresrecherches avaient échoué. Mme Raynaud avait venduson pensionnat. Où était-elle ? Elle était peut-être morte…Les entraînements de la vie parisienne me firent oublier la missionque j’avais reçue. Il y a huit jours, ma cousine m’a écrit en medisant :

Mme Raynaud est à Paris, dans le dernierdénuement.

– « Pardonnez-moi, mademoiselle, de me servir d’unpareil mot, qui n’est peut-être pas exact. Alors je me suis mis encampagne et j’ai fini, ce matin seulement, par découvrir votreretraite. On m’a dit que Mme Raynaud était malade,alitée. J’ai craint de me présenter. Quand vous êtes sortie de chezvous, j’hésitais encore… Maintenant je n’hésite plus, car je voisque vous avez un violent chagrin.

Agénor de Morlux avait su se faire une physionomie peinée, sedonner une voix émue et un grand air de franchise. Il sembla à lajeune fille que Dieu lui envoyait un ami ; et alors, avectoute la spontanéité, tout l’abandon de la jeunesse honnête etfranche, elle lui raconta sa touchante et simple histoire, sa vielaborieuse et son dévouement à Mme Raynaud ;puis la maladie de cette dernière qui avait amené l’horrible gêneoù elles se trouvaient momentanément, et enfin la réception odieuseet brutale de cet homme sans cœur, si bien nommé du nom deDurpillard. Agénor, en l’écoutant, crut devoir essuyer une larme.Cette larme eût achevé, si la Chose n’eût été faite, de lui gagnerla confiance de la jeune fille.

– Ah ! lui dit-elle, vous êtes notre sauveur…Venez ! venez ! car ces hommes-là vont arriver, et leurvue tuerait ma mère.

Une petite pluie fine se dégageait du brouillard tandis qu’ilscausaient.

– Mademoiselle, dit Agénor, je ne puis vous laisserretourner à pied. Permettez-moi de vous mettre en voiture.

Et avant qu’elle eût pu refuser, il avait fait signe à unevoiture de remise qui passait à vide, au coin du faubourgSaint-Honoré ; puis, ouvrant la portière, il se découvritrespectueusement et glissa un petit chiffon de papier dans la maintremblante de la jeune fille qu’il prit lestement sous le bras etqui n’eut pas le temps de toucher le marchepied.

– Rue d’Anjou, 19, dit-il au cocher.

Et saluant de nouveau, il s’éloigna avant qu’Antoinette,stupéfaite, eût pu revenir de sa surprise et de son émotion, niproférer une seule parole. La voiture partit comme un trait, entradans la rue de la Ville-l’Évêque et gagna la rue d’Anjou. La mèrePhilippe balayait le seuil extérieur de la maison. Elle fut fortétonnée de voir Antoinette descendre de voiture. Et comme la jeunefille ne pleurait plus, l’honnête portière s’écria :

– Ah ! il a bien voulu, n’est-ce pas ?

– Il m’a jetée à la porte sans rien entendre, ditAntoinette ; heureusement Dieu est venu à notre aide.

Et elle montra le billet de mille francs à la mère Philippe,qui, d’émotion, laissa tomber son balai, puis sauta au cou de lajeune fille, sans même songer à lui demander d’où lui venait tantd’argent.

– Ah ! dit-elle en ramassant l’instrument de saprofession et le brandissant d’un air de menace, ils peuvent venirmaintenant, et le propriétaire et les huissiers ! on a de quoileur répondre !… Et il peut bien nous renvoyer, lepropriétaire ! nous trouverons bien toujours à manger notrepain en travaillant.

Le soir de ce jour, tandis que Mme Raynaud, quis’était levée, sommeillait dans son fauteuil, Antoinette achevaitla lettre commencée le matin et adressée à Madeleine :

« J’avais bien raison, ma bonne sœur [disait-elle], de tedire ce matin que le post-scriptum de ma lettre serait peut-être unbulletin de victoires. Tout est payé, les loyers arriérés, les moisde ménage de la pauvre mère Philippe ; quelques petites dettesdans le quartier – et je suis à la tête de plus de cinq centsfrancs ! Aussi ma chérie, ne nous envoie rien ce mois-ci nil’autre… Tu dois être bien simplement mise, et ton malheureuxtrousseau doit s’en aller.

« Comment s’est opéré ce miracle ? Je vais te ledire.

(Ici, Antoinette racontait ingénument son aventure du matin etlaissait percer un naïf enthousiasme pour ce beau jeune homme sidistingué, si élégant et si doux qui lui était apparu comme un angeau bord de l’abîme.)

« Et figure-toi [continuait-elle] que je n’ai rien ditencore à maman Raynaud. J’en meurs d’envie et j’ai peur… elle estencore si faible ! Mais je tourmente néanmoins mon imaginationet mon esprit pour trouver un moyen de la questionner sur Paulinede Beaurevert. Elle a bonne mémoire, maman, et elle ne peut pasavoir oublié Pauline. Et puis, enfin, que veux-tu que je tedise ? J’ai besoin, pour ma propre conscience, de toucher dudoigt la légitimité de ce remboursement.

« Depuis ce matin, il m’est venu deux ou trois fois desdoutes qui ont jeté l’épouvante dans mon âme. Je me suis mêmesouvenue d’un mot atroce que deux jeunes gens, passant auprès demoi un matin, ont prononcé à mon oreille.

« Voilà une petite, disait l’un d’eux, qui est trop joliepour aller longtemps à pied !… » Tant pis ! il fautque j’en aie le cœur net. Quand maman Raynaud s’éveillera, car elledort là, dans son grand fauteuil, comme à l’ordinaire, tu sais, jelui dirai tout. Ma chérie, je t’embrasse un million de fois sur tesjoues roses et tes beaux cheveux blonds.

« Ton ANTOINETTE.

« 2e P.-S. Je viens de relire malettre, je crois que je suis folle. Je t’ai écrit deux pagesentières sur notre sauveur ! Ô fillette de vingt ans que jesuis !… »

Comme Antoinette fermait sa lettre, Mme Raynaudouvrit les yeux :

– Tu travailles donc encore, pauvre petite ?dit-elle.

– Non, maman, répondit Antoinette. Je viens de bavarderpendant six pages avec Madeleine. Je lui ai parlé de toi, de moi,de tout l’ancien pensionnat. J’étais vraiment, ce soir, en veine desouvenir.

Et tiens, maman, continua Antoinette avec volubilité, je ne saispas pourquoi depuis ce matin, je songe sans cesse à une de nosgrandes camarades. C’est d’autant plus extraordinaire qu’elle étaitbeaucoup plus âgée que moi et que je l’ai à peine connue.

– Qui donc ça ? fit Mme Raynaud, quiaimait à parler de toute cette jeunesse qu’elle avait élevée etqui, depuis longtemps, avait pris son vol dans le monde.

– Te souviens-tu de Pauline ?

– Pauline Duval ?

– Non, dit Antoinette, Pauline de Beaurevert.

– Hélas ! oui, je me souviens, ditMme Raynaud avec une subite émotion. Pauvreenfant !

– Elle était bien pauvre, n’est-ce pas ?

– Mais non, dit Mme Raynaud, au contraire,son père, le baron de Beaurevert, avait une belle fortune.

– Ah ! fit Antoinette, qu’une horrible angoisse prit àla gorge. Mais elle eut un espoir – un espoir véritablementinsensé ! Pauline, en apprenant la détresse de son ancienneinstitutrice, avait peut-être fait à son cousin un pieuxmensonge.

– Mais, dit-elle d’une voix tremblante, pourquoi donc, enparlant d’elle, maman, dis-tu : Pauvre enfant ?

– Mais, dit Mme Raynaud, parce que la chèrepetite est morte la veille de son mariage, à dix-neufans !

Antoinette jeta un cri et se renversa évanouie sur sa chaise.Elle avait compris enfin, et elle avait cru entendre vibrer denouveau à ses oreilles l’obscène propos de ces deux jeunes gens quilui avaient prédit un huit-ressorts.

Chapitre 6

 

– Messieurs, dit le président du club des Asperges, commeles principaux membres du noble cercle sortaient de dîner etappelaient à leur aide, pour digérer les pâtés de saumon auxtruffes du Périgord et les suprêmes de faisan à la purée de gibier,le cigare le plus pur de la Havane et un verre de la bienfaisanteLiqueur des Îles de madame Amphoux, messieurs, j’ai reçuaujourd’hui une demande d’admission au titre étranger, ce qui, vousle savez, n’a rien de bien grave.

D’ailleurs, le pétitionnaire est dans une situation qui défiel’enquête la plus minutieuse.

– De qui donc est-il question ? demanda un des membresdu Cercle, M. Oscar de Marigny, que nous avons entrevul’avant-veille, à six heures du matin, en compagnie de son amiAgénor de Morlux, sur le trottoir de la rue d’Anjou.

– Je gage, dit le petit baron Benjamin, que c’est de lordEwil qu’il s’agit.

– Non, dit le président, lord Ewil est toujours aux Indes.D’ailleurs, il était membre du Club quand il habitait Paris.

– Je parie pour le marquis de Santa-Fé, ce riche Napolitainqui a de si beaux trotteurs.

– Pas davantage.

– Et moi, je devine, fit Oscar de Marigny. C’est toutsimplement cet honnête banquier hollandais, qui ne voyage qu’avecson cuisinier, dans un wagon à lui où il a fait installer desfourneaux.

– Vous n’y êtes pas, répondit le président. Voyons, puisquela chose prend les proportions d’un rébus et d’une énigme, je vaisvous aider. Qui de vous était à la première représentation duSupplice d’une femme[6] ?

– Mais tout le monde, pardieu !

– Vous souvient-il d’une loge d’avant-scène dans laquelleétait une femme très brune, un peu pâle, à l’air hautain etfatal ?

– Certainement, et je dois avouer, dit Oscar de Marigny,que jamais je n’ai vu beauté plus sinistre.

– Vous souvient-il encore d’un homme qui entra dans cetteloge, où elle était seule, vers la fin du spectacle, et comme lasalle croulait sous de bruyants applaudissements ?

– Parfaitement, dit Oscar.

– Cet homme, continua le président, lui jeta un manteau surles épaules et l’emmena. Personne n’eut le temps de leremarquer.

– Excepté moi, dit Oscar. C’est un homme de taille moyenne,qui peut avoir trente-six ans. Il a l’œil bleu, le visage blanc, labarbe épaisse et noire, de belles mains et un grand air. Est-celui ?

– Précisément.

– Je demandai ce soir-là, poursuivit Oscar, quels étaientces gens-là, car ni l’un ni l’autre n’avaient un visage connu àParis, il me fut répondu que c’étaient des Russes.

– Ce sont des Russes, en effet.

– Le mari et la femme ?

– Oui.

– Et c’est le mari qui veut être du Club ?

– Voici sa demande, répondit le président, apostillée parM. de B… et M. de R… que nous nous honorons deposséder.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Agénor de Morlux,qui entrait en ce moment-là.

– Il a un singulier nom, même pour un Russe, il s’appellele major Avatar.

– Mais c’est un nom indien, cela !

– Non point un nom, mais un verbe, dit le président ;un verbe qui veut dire s’incarner. Maintenant, quand je vous auraidit son histoire, qui m’a été certifiée authentique par un princerusse que nous connaissons, le colonel Karinoff, vous vousexpliquerez ce nom.

On fit cercle autour du président, qui continua, au milieu de lafumée des cigares :

– Vous le savez, la Russie moderne est un peu commel’ancienne Rome : elle s’assimile les peuples vaincus, se lesincorpore, et attire indifféremment à Pétersbourg, pour les comblerd’honneurs et les charger d’une chaîne dorée, le Circassien vaincuou le Persan soumis. La Russie d’Europe est une petite provinceauprès de la Russie d’Asie. Le pavillon qui flotte sur lesbatteries de Cronstadt et les glaciers de la Finlande, vous leretrouverez au fond de l’Inde, et le czar compte maintenant parmises sujets des gens de toutes les religions. Le grand-père du majorAvatar était indien : son père a été l’ami de Schamyl ;puis, il a abandonné la cause de l’émir circassien et il est venus’établir avec ses troupeaux, ses femmes et ses esclaves au milieudes Tziganes qui campent au bord de la mer d’Azoff. À quinze ans,le major est rentré à Pétersbourg, dans le corps des cadets ;à dix-huit ans, on l’a envoyé comme sous-lieutenant au Caucase. LesCircassiens l’ont fait prisonnier. Schamyl, qui était alors danstoute sa puissance, reconnaissant le fils de celui qui l’avaittrahi, voulut le faire mettre à mort. Une fille de Schamyl, aveclaquelle il recommença le roman du général Yussuf avec la fille dudey d’Alger, le sauva. Le major a voyagé ; il a visité l’Inde,le berceau de sa famille ; il a été major au service de laCompagnie des Indes ; tout cela après avoir été prisonnier auCaucase pendant six ans. Il est riche. Il est brave, il a une joliefemme, qu’il a épousée je ne sais où ; de plus, dit-on, il nejoue jamais. Je vous propose donc, messieurs, l’adoption commemembre étranger du major Avatar.

– Adopté ! adopté ! dit-on. On alla aux voix,selon l’usage.

Le major indo-russe eut l’unanimité.

– Messieurs, dit le président en souriant, j’étaistellement assuré de vous et du résultat, que j’ai invité le majorAvatar à se présenter. Je crois que M. de B…l’amènera.

– Quand ?

– Mais dame ! vous savez que B… n’est jamais pressé.Il va dans le monde avant de venir ici. S’il nous arrive à minuit,ce sera uniquement pour le major.

La pendule de la cheminée sonnait onze heures et demie. Oscar deMarigny dit en riant :

– Messieurs, pour passer le temps, invitons donc Agénor ànous conter ses nouvelles amours.

– Non pas, dit Agénor, le fruit n’est pas mûr.

– L’as-tu mis au soleil, au moins ? Agénor regarda sonami de travers.

– Tu crèves de jalousie, ce n’est pas douteux, dit-il.

– Tu sais, répondit Oscar, quel est à ce sujet ma façon depenser. Agénor haussa les épaules.

– Tiens, dit-il au lieu de me faire de la morale, fais-moicinq louis en cinq points. Je veux être sage et devenir économepour meubler convenablement la petite.

Ils revinrent s’établir devant une table d’écarté et laconversation continua entre eux.

– Ah çà ! dit Oscar, où en es-tu ?

– Je lui ai parlé ce matin.

– Et elle t’a répondu ?

– On répond toujours à un homme qui arrive un billet demille francs à la main, une heure avant une saisie.

– Mon bon, dit Oscar à mi-voix, si tu ne me donnes pas desexplications convenables, je t’annonce que je ne te croiraipas.

– Eh bien ! je vais m’expliquer. Mon valet de chambreest venu causer avec moi au coin de la rue, après ton départ. Ilavait de nouveaux renseignements. La petite allait être saisie, àla requête du propriétaire, qui demeure rue d’Angoulême. J’aibravement attendu. À neuf heures, elle est sortie. Je l’ai suivie.Je ne me trompais pas, elle allait rue d’Angoulême. J’ai attendu denouveau ; elle est sortie tout en larmes ; alors je l’aiabordée en lui parlant de Mme Raynaud et d’unejeune personne qui avait été dans le pensionnat, et que j’ai ditêtre ma cousine.

– Ce qui n’était pas ?

– Je n’ai jamais entendu parler de cette demoiselle.

– Alors, comment as-tu pu te procurer son nom ?

– C’est Jean. Il avait trouvé, la veille, chez l’épicier,une feuille de papier qui a dû faire partie de ces cahiers dedistribution de prix que les pensionnats aisés font imprimer chaqueannée. En haut de la page, il y avait : « Institution deMme Raynaud. » Au-dessous : « Prixde dessin. »

Et plus bas : « 1er prix,Mlle de Beaurevert (Pauline), deSaint-Malo. » Tout cela m’a suffi pour échafauder mon petitroman, qui a eu un succès fou.

– Et tu as lâché ton billet de mille francs ?

– Naturellement… mais je me rattraperai, soistranquille.

– Mais enfin, que comptes-tu faire ?

– Attendre quelques jours, d’abord.

– Bon !

– Elle rêvera de moi. Les jeunes filles, ça rêvetoujours.

– Et puis ?

– Alors je lui écrirai et j’entamerai avec elle unecorrespondance toute chaste et pour le bon motif, commedisent les petites gens. Il est vieux comme le monde, ce moyen-là,mais il est et sera toujours le meilleur.

Oscar regarda son ami.

– Et si tu te laisses prendre dans tes propresfilets ?

– Allons donc !

– Mon cher, toutes les rouées de la terre, toutes lesfilles perdues qui nous ruinent, sont moins fortes en diplomatieamoureuse qu’une honnête fille qui veut un mari et non pas unamant.

– Bah ! fit Agénor d’un air fat.

En ce moment, il se fit une rumeur dans les salons du cercle. Lemajor Avatar arrivait.

Chapitre 7

 

Le major Avatar était un homme calme et même un peu froid. Ilfut présenté par M. de B…, remercia simplement del’honneur qu’on lui avait fait, parla peu, et ne satisfitqu’imparfaitement la curiosité générale, car on s’attendait aurécit de ses aventures. C’était, du reste, un homme parfaitementdistingué, parlant, comme tous les Russes de l’aristocratie, unfrançais très pur. On essaya plusieurs fois de mettre laconversation sur le Caucase. Le major répondit brièvement, donnaquelques détails laconiques, bien que d’une exactitudemerveilleuse, et fit comprendre que le rôle de narrateur ne luiplaisait que médiocrement ; il ne touchait jamais une carte,mais il adorait le billard, avait dit M. de B… Il eutbientôt trouvé un partenaire, et il était à cet exercice d’uneforce si prestigieuse, que le billard du Club fut littéralemententouré tandis qu’il jouait.

– Ah çà ! dit le président, qui entraînaM. de B… dans le fumoir maintenant à peu près désert, oùdonc as-tu connu le major, marquis ?

– À Paris, il y a quinze jours.

– Je croyais que vous vous étiez rencontrés àl’étranger ?

– Non : mais je vais te mettre au courant de notreliaison, moins superficielle qu’on pourrait le croire.

– Voyons.

– Tu sais que j’ai beaucoup voyagé ?

– Oui.

– J’ai parcouru la Crimée, le Caucase, et je suis alléjusqu’en Perse, il y a dix ans.

« À mon retour, je me suis arrêté sur les bords de la merd’Azoff, et j’ai eu pour hôte le père du major qui m’a beaucoupparlé de son fils, alors prisonnier de Schamyl.

– Ah ! fort bien.

– Or, donc, il y a quinze jours, le major s’est présentéchez moi, et il a invoqué l’hospitalité que j’avais reçue de sonpère.

« Tu penses bien, acheva M. de B…, que je me suismis à sa disposition avec empressement. Sa femme est charmante, unpeu hautaine, mais pleine d’esprit. Je crois leur fortuneordinaire, à en juger par leur train de maison, qui est fortsimple. Ils habitent un petit hôtel dans la villa Saïd, et n’ontqu’une voiture au mois, jusqu’à présent. Mais je sais que le majorattend des chevaux qu’il ramène d’Orient, et qui, paraît-il, sontde merveilleux trotteurs.

Tandis que M. de B… donnait au président du Cercle cesdétails, le major achevait sa partie de billard, prenait congé desmembres du club des Asperges, et s’esquivait sans bruit. Il étaitdeux heures du matin, la nuit était claire et froide.

Le major s’en alla à pied le long des boulevards ; à lahauteur de la Madeleine, il vit un petit coupé à un cheval quistationnait auprès de l’église. Il s’en approcha sans affectation,regarda tout autour de lui pour voir s’il n’était pas suivi, ettout aussitôt la portière s’ouvrit et une main de femme prit lasienne et le fit monter.

– Viens ! dit-elle. Je me gèle ici, en dépit de laboule d’eau chaude que j’ai sous les pieds. Eh bien ?

– C’est fait, dit le major. Je suis présenté.

Et il dit au cocher :

– Villa Saïd.

Tandis que le coupé roulait, le major reprit :

– Grâce à toi, me voici parfaitement incarné dans la peaudu major Avatar ; et tous les documents que tu m’as fournissont parfaitement exacts. Tu l’as donc connu ?

– Comme je te connais, répondit la femme.

– Et tu es sûre qu’il est mort ?

– J’ai reçu son dernier soupir à Marseille, il y a troisans. Il est mort dans un hôtel garni où personne ne parlait lerusse. C’est moi qui ai fait la déclaration de décès sous un autrenom, pensant bien que ces papiers, que j’ai tous gardés, pourraientme servir quelque jour. Ainsi, maître, tu peux être tranquille,ajouta-t-elle en prenant la main de cet homme et la baisant avec unrespect enthousiaste.

Mais, reprit-elle, je suis sotte ! j’oublie de te donnerune importante nouvelle.

– Ah !

– Milon est arrivé.

– Enfin ! dit le major.

– Il est arrivé une heure après ton départ ; ilt’attend avec impatience.

– Nous ne pouvons pourtant pas nous mettre cette nuit mêmeà la recherche de la cassette.

– Il est allé à Rome, ainsi que tu le lui avaisordonné…

– Et lui aussi il est incarné, hein ? fit le major enriant.

– Oui, il a tous les papiers qui établissent l’identité deJoseph Bandoni, ancien valet de chambre du princeCosta-Frédérica ; mais ce n’est point ce qui l’occupe.

– Oui, je sais. Il veut retrouver ses petites filles… etmoi la cassette. Car, dit le major en souriant, nous sommes tout àl’heure au bout du rouleau que je m’étais gardé comme une poirepour la soif en entrant au bagne, et nous avons un rang àtenir.

Le coupé allait bon train. Il avait monté les Champs-Élysées,traversé le rond-point de l’Étoile, et il descendait maintenantl’avenue de l’Impératrice. À l’entrée de la villa Saïd, un homme destature colossale se promenait de long en large, interrogeantl’horizon et donnant toutes les marques de la plus viveanxiété.

– Ah ! maître, dit-il au moment où le coupé s’arrêta,j’ai compté les minutes depuis deux heures…

Et comme le major descendait de voiture, il lui baisarespectueusement la main.

– Pauvre vieux, dit le major qui le regarda comme ilspassaient devant la loge du concierge de l’avenue, à la porte delaquelle était un réverbère, voyons si tu t’es fait une vraie têteitalienne.

« Hé ! hé ! pas mal…

Milon, car c’était lui, de même que, on l’a déjà deviné, lemajor Avatar et le forçat Cent dix-sept ne faisaient qu’un, Milon,dis-je, était tout à fait métamorphosé. Six mois s’étaient écoulésdepuis que les deux compagnons de chaîne avaient, une nuit, rompuleurs fers et recouvré leur liberté. Le navire maltais dont Centdix-sept avait pris le commandement avait abordé en Italie. LàMilon et Cent dix-sept s’étaient momentanément séparés. Milonrevenait de Rome, où un ancien membre du club des Valets de cœur,comme l’était Noël le forgeron du reste, avait procuré au nouveaudisciple de Cent dix-sept un état civil parfaitement en règle.Milon avait laissé croître ses cheveux et sa barbe, et comme labarbe était grise et que les cheveux étaient blancs, il avait teintla première en noir. Ce contraste d’une barbe noire et d’unechevelure blanche, en donnant à sa physionomie un caractère dedureté, achevait de rendre le bon Milon méconnaissable. Pendant lessix mois qui venaient de s’écouler, il avait appris l’italien, cequi lui avait été d’autant plus facile qu’il était d’origineprovençale, et ne s’était jamais corrigé, lorsqu’il habitait Paris,de cet accent traînard et désagréable qui est l’apanage des racesméridionales.

Tous trois entrèrent dans le petit hôtel que le major Avataravait loué tout meublé, et le coupé s’en alla. Leur domestique secomposait d’un valet de chambre, sous la livrée duquel les forçatsde Toulon eussent reconnu le forgeron Noël, et d’une cuisinière queVanda avait prise à Turin et qui balbutiait à peine quelques motsde français.

– Maintenant, mon ami, dit le major quand ils furent seulsdans le boudoir de Vanda, causons.

Il se débarrassa de sa houppelande fourrée, vêtement quiaccompagne inévitablement la toilette d’un Russe de distinctionnouvellement arrivé à Paris, endossa une veste de chambre que luiapporta Vanda, alluma un cigare, et posa les pieds sur leschenets.

– Causons, répéta Milon comme un écho.

– As-tu encore de l’argent ?

– Je suis au bout, mais je sais où est la cassette.

– Tu le savais, du moins ? Milon tressaillit.

– Que dites-vous, maître ? fit-il. L’auriez-vous déjàtrouvée ?

– Non, mais je crains que nous ne la trouvions pas aussifacilement.

– Oh ! je sais où elle est…

– Sais-tu que pendant que nous étions là-bas on abouleversé Paris ?

– Eh bien ?

– On a reconstruit et démoli des maisons par milliers. Denouvelles rues se sont ouvertes, d’autres ont disparucomplètement.

– Il faudrait que le bon Dieu ne fût plus le bon Dieu pourque nous ne retrouvassions pas la maison où j’ai caché l’argent desenfants, murmura Milon d’une voix tremblante.

– Cela peut arriver pourtant.

– Bah ! on a pu démolir la maison, mais les caves…

– Les caves aussi. Maintenant, dis-moi dans quel quartiertu as opéré ce singulier dépôt.

– Dans le quartier des Invalides.

– Ah !

– Tout auprès de l’École militaire, en entrant dans la ruede Grenelle, au Gros-Caillou.

Le major respira.

– C’est bien ! dit-il, on a peu démoli et peureconstruit par là. Nous verrons demain. À présent causons.

– J’écoute, dit Milon.

– Tu n’as aucune donnée sur les oncles de tes deuxorphelines ?

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Mais dame ! répondit Cent dix-sept, parce que cen’est pas seulement l’or de la cassette qu’il faut retrouver.

– Et quoi donc encore ?

– La fortune volée par les oncles, et la rendre auxenfants.

– Ô maître ! murmura Milon, vous feriezcela !

– Je le ferai, dit froidement le major.

Milon joignit les mains.

– Ô mes pauvres enfants ! murmura-t-il, tandis qu’unelarme roulait dans ses yeux.

Chapitre 8

 

Le lendemain soir, vers minuit, deux hommes traversaient le pontde l’Alma et arrivèrent au bas de l’esplanade des Invalides. Blouseblanche, casquette de drap noir couverte de plâtre, le pas lourd etde travers, ils ressemblaient à s’y méprendre à deux honnêtesenfants de la Creuse ou du Limousin qui viennent à Paris se livrerà ce grand œuvre de remaniement et de reconstruction sous lequeldisparaît petit à petit la vieille Lutèce de nos pères. L’un d’eux,le plus grand, s’arrêta au bout du pont et promena un regardinvestigateur autour de lui. La nuit était claire et la lunebrillait au ciel, dégagée de son auréole ordinaire de brume.

– Comme on a changé par ici ! dit-il.

– Tu trouves ?

– Qu’est-ce que c’est que cette grande rue qui s’ouvredevant nous ?

– C’est l’avenue de Latour-Maubourg prolongée.

– Mais où est le Champ-de-Mars ?

– À droite.

– Il faut le traverser, en ce cas ; je vous ai dit quec’était à l’entrée de la rue de Grenelle. Ah ! dit Milon, carc’est encore lui que nous retrouvons, sous ce nouveau déguisement,en compagnie de Cent dix-sept, devenu le major Avatar ;ah ! c’est tout une histoire, maître.

– Voyons ?

– Un an avant que Madame se décidât à soustraire lespetites à la haine de ses frères, elle fit un voyage dans son pays,en Allemagne, et elle me laissa pour garder l’hôtel.

« J’avais une parente qui habitait au Gros-Caillou, et elley tenait un petit débit de vins et liqueurs. Les maçons et lesautres ouvriers du quartier venaient boire et manger chez elle.Pendant l’absence de Madame, j’allais la voir quelquefois ; etvous savez, je bois un coup volontiers, je fais un cent de piquet.Comme je n’avais rien à faire à ce moment-là, je finis par allertous les soirs chez ma parente et je fis la connaissance de tousles maçons et de tous les manœuvres qui fréquentaient sonétablissement, tellement qu’il y en avait quelques-uns qui metutoyaient et que je les tutoyais tous.

« Le cabaret était une pauvre baraque en planches, élevéesur un terrain vague, à gauche, à l’entrée de la rue. Le terrainavait été loué pour douze ans par le mari de ma parente. Le pauvrehomme était mort, et, à l’époque dont je parle, le bail allaitbientôt finir. Mais le propriétaire du terrain, qui, d’abord,s’était promis de construire une grande maison, n’avait sans doutepas assez d’argent ; car le bail expiré, il laissa lacabaretière tranquille et divisa son terrain en deux lots. Sur lesecond, il posa les fondations d’une maison.

« La dernière fois que j’avais vu ma parente – la veille duretour de Madame –, je l’avais trouvée tout en larmes ; ellese croyait ruinée. Quand je la revis, elle était toute contente etson cabaret était plein. Elle donnait à manger non seulement auxmaçons, mais aux serruriers, menuisiers et autres corps d’État quiconstruisaient la maison. Cette fin de bail, qui la menaçait d’uneruine, était devenue une fortune pour elle. La maison commençait às’élever hors de terre et on construisait les caves en même tempsque montaient les quatre murs.

« Ce fut le soir de ce jour-là que Madame me confia cettecassette qui renfermait un million. Je passai quarante-huit heuresà chercher dans ma tête un moyen de mettre cet argent en sûreté.Mais où ? mais comment ? Vous savez, un homme bête commemoi, poursuivit Milon, ça n’a pas d’imagination, et les pauvresgens qui ont un trésor à cacher n’ont pas deux endroits : ilsle fourrent dans leur paillasse, où ils creusent un trou dans lemur de leur cave. Moi, je pensai tout de suite à la cave ;mais comme je n’avais pas de cave à moi je me mis à songer à cesbelles caves toutes neuves qu’on élevait au Gros-Caillou, auprès ducabaret de ma parente. Alors, je ne fis ni une ni deux ; jem’en retournai trois jours de suite au cabaret, et je refisconnaissance avec mes amis les maçons. Le quatrième, j’arrivai toutdésolé.

« – Qu’est-ce que vous avez donc, père Milon ? medemanda l’entrepreneur, un gros Limousin qui m’avait pris enamitié, parce qu’il disait que moi seul pouvais lui tenir tête àboire.

« – J’ai, répondis-je, que j’ai eu des raisons avec Madameet qu’elle m’a donné mon compte.

« – Et vous êtes sans place ?

« – Oui, et je ne veux plus du métier de domestique.

« – Est-ce que vous voulez vivre de vos rentes ?

« – Non ; d’abord je n’ai pas de rentes. Et puis je nesuis pas homme à rien faire. Je veux être ouvrier. Je n’ai pasencore cinquante ans et je suis solide, comme vous voyez.

« – Ça c’est vrai, me dit-il, et vous feriez un beautailleur de pierres ou un joli maçon. Tiens, ajouta-t-il, je vousembauche à cent sous par jour.

« – Non, répondis-je, ça ne me va pas. Je veux être à mespièces, à tant de la toise de maçonnerie.

« – Tope ! me dit-il : venez demain à l’ouverturedu chantier, nous commencerons.

« Nous vidâmes une bouteille et je m’en allai. Le lendemainj’étais exact. Le patron me demanda si je voulais travailler enhaut ou en bas.

« – En bas, lui dis-je, l’air des caves est bien plussain.

« – Farceur ! me dit-il, on voit bien que vous aimez àboire un coup.

Milon s’interrompit un moment. Tandis qu’il causait ainsi, Centdix-sept et lui étaient arrivés au Champ-de-Mars.

– Ah ! reprit le colosse, il faut vous dire, maître,que je suis provençal et que j’ai été maçon dans ma premièrejeunesse, aux environs de Marseille. Ça me connaissait, lebâtiment, et j’avais dit au patron que j’en étais.

« Quand il me vit manœuvrer l’équerre et la truelle, il vitbien que je savais le métier.

« – Allons, mon garçon, me dit-il, je vois bien que nousallons pouvoir nous entendre.

« Et il me donna un caveau tout entier à l’entreprise.C’était ce que je voulais. Nous étions alors en été. Les ouvriers àla journée arrivent à six heures du matin et s’en vont à six heuresdu soir. Mais ceux qui sont à la tâche travaillent quelquefois uneheure de plus, quand ils sont laborieux. Moi, j’étais au chantierbien avant six heures ; quelquefois même à quatre heures etdemie.

« Quand toutes mes mesures furent bien prises, un matin quej’étais tout seul, à cinq heures moins un quart, je déplaçai unepierre de taille du caveau et je mis la cassette derrière, puis… jeremaçonnai la pierre, et ni vu ni connu !

« Vous pensez bien, acheva naïvement Milon, qu’une maisonn’est pas construite pour huit jours. Il pourrait se passer biendes centaines d’années avant qu’on songeât à démolir celle-là.

– C’est parfait, dit Cent dix-sept avec une pointed’ironie : mais as-tu marqué la pierre ?

– Non, mais c’est la sixième en venant du côté de la porteà gauche.

– Et le caveau ?

– Il est au bout du corridor souterrain qui aboutit àl’escalier des caves.

– C’est fort bien ; mais enfin, si cette maison estencore debout, elle est habitée ?

– Sans doute.

– Et comment pénétreras-tu dans la cave ?

– Allez ! allez ! fit Milon d’un air fin, j’aimon idée.

Et ils continuèrent à marcher dans la direction duGros-Caillou.

– Comment quittas-tu le chantier ? demanda Centdix-sept.

– Oh ! bien simplement, allez ! Un soir, deuxjours après, je proposai un cent de piquet au patron, avec deuxlitres pour enjeu. Je lui contestai un point, il se fâcha ; jeme fâchai plus fort et je lui jetai les cartes à la figure. Commej’étais plus fort que lui, au lieu de se jeter sur moi, il secontenta de me donner mon compte… et je rentrai chez Madame.

– Et ta parente ?

– La pauvre femme m’a cru coupable, comme tout le monde,quand on m’a condamné ; mais elle ne m’a pas renié. Elle m’aenvoyé de temps en temps une pièce de cent sous : jusqu’aumoment où je n’ai plus rien reçu. Je pense bien qu’elle estmorte.

– Ce qui fait que le cabaret a dû passer en d’autresmains.

– Ou bien on aura bâti dessus.

Comme il parlait ainsi, Milon venait d’atteindre l’entrée de larue de Grenelle.

– Tenez, dit-il, nous y voilà.

Il s’enfonça dans la rue, et Cent dix-sept le suivit. LeGros-Caillou est un quartier désert, passé onze heures du soir.Depuis longtemps, les soldats sont rentrés, les boutiques fermées,les maisons closes. Il n’y avait pas un chat dans la rue deGrenelle ; mais on voyait dans le lointain une lanterne vertequi changeait de place.

– Laissons passer l’omnibus, dit Milon.

Et il s’arrêta.

L’omnibus passa ; les deux faux maçons continuèrent leurchemin. Enfin, Milon s’arrêta de nouveau.

– C’est ici ! dit-il.

Et il montrait deux maisons neuves et comme pareilles. Seulementl’une d’elles avait une teinte plus grise ; l’autre s’étaitélevée, sans doute, sur l’emplacement du cabaret. Milon alla seplacer devant la première et dit à Cent dix-sept, toutbas :

– Voilà où est l’argent !

Chapitre 9

 

L’omnibus passé, la rue de Grenelle, au Gros-Caillou, étaitmaintenant aussi déserte qu’une des allées du Père-Lachaise ou ducimetière Montmartre. Milon se baissa et toucha de la main lesbarreaux d’un soupirail.

– Ils sont épais, dit-il, mais c’est là.

– Voyons, fit Cent dix-sept, explique-moi ton idée.

– C’est bien simple, dit Milon ; j’ai apporté desoutils.

– Quels outils ?

– Une lime pour scier les barreaux.

– Bon… Après ?

– Et un ciseau de maçon pour desceller la pierre.

– Est-ce tout ? demanda Cent dix-sept en souriant.

– Non, j’ai encore une corde autour des reins.

– Pour quoi faire ?

– Pour nous aider à descendre dans la cave et nouspermettre d’en sortir.

– Tout cela est fort bien, reprit Cent dix-sept ; maisavant de mettre ton projet à exécution, allons donc nous asseoirlà-bas, sur cette borne.

Milon regarda le maître avec étonnement.

– Viens toujours, dit le maître avec son accentd’autorité.

Milon le suivit. Cent dix-sept tira une pipe de sa poche et labourra tranquillement :

– Nous avons l’air de vrais maçons qui viennent deripailler dans quelque bouchon du voisinage.

Milon attendait que Cent dix-sept s’expliquât. Celui-ci allumasa pipe, et ce ne fut qu’à la troisième bouffée qu’il se décida àparler :

– Depuis combien de temps as-tu quitté Paris ?

– Depuis onze ans, répondit le colosse.

– Sais-tu combien il y avait de sergents de villealors ?

– Deux ou trois cents, peut-être…

– Il y en a deux mille aujourd’hui, et des postes dans tousles quartiers.

– Bon ! dit Milon, vous ferez le guet.

– Soit, mais je suppose qu’on nous surprenne…

– Ah dame !…

– Nous retournerions au bagne du même coup, car il y atentative de vol avec effraction.

– Mais ce n’est pas un vol, puisque l’argent est ànous !

– Eh bien ! dit Cent dix-sept en riant, si tu peuxprouver ça à la justice, quand elle aura mis le nez dans nosaffaires, tu seras fièrement malin, mon bonhomme.

– Mais enfin, c’est l’argent des petites !

– Soit.

– Et il nous le faut.

– Je ne dis pas non. Seulement, il est inutile de risquerun nouveau voyage dans le midi de la France, tu sais… quand onvient passer l’hiver à Paris…

– Je ne vois pourtant pas d’autre moyen de pénétrer dans lacave et d’avoir la cassette.

– Est-ce que tu voyais un moyen de sortir du bagne, il y asix mois, sans être repris ?

– Ça, non, j’en conviens.

– Et n’est-il pas convenu que tu es le bras et moi la têtede notre association ?

Milon courba humblement la tête.

– Vous avez raison, maître, dit-il ; je suis unimbécile. Pardonnez-moi.

– À la condition que tu m’obéiras.

– Ne suis-je pas votre esclave ?

– Eh bien ! viens alors, dit Cent dix-sept, qui leramena devant la maison et lui montra le dessus de la porte cochèred’où pendaient plusieurs écriteaux :

– Voilà, dit-il, un concierge bien négligent. Il finira parse faire voler ses écriteaux.

– Ça, c’est vrai, dit naïvement Milon. Il devrait lesrentrer tous les soirs.

– Aussi, je le congédierai, dit froidement Centdix-sept.

– Vous ? fit Milon stupéfait.

– Sans doute, quand nous serons propriétaires de lamaison.

– Vous voulez donc l’acheter ?

– Dès demain. C’est le moyen le plus sûr de bouleversernotre cave de fond en comble, si bon nous semble, sans que personney trouve à redire.

– Mais, dit Milon, comment la paierons-nous ?

– N’y a-t-il pas un million dans la cassette ?

– C’est vrai.

– Ce sera un placement comme un autre que nous ferons auxpetites.

– Maître, dit Milon, je ne comprends pas très bien. Pourpayer la maison, il faut avoir de l’argent.

– Tu te trompes, mon vieux. On n’achète pas une maisoncomme on achète un gilet de flanelle, argent à la main. Il y a lapurge légale qui dure trois mois, et on peut stipuler dans l’acted’acquisition la jouissance immédiate.

– Oui, mais encore faut-il qu’on ait confiance ennous ?

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, ne suis-je pas lemajor Avatar, un grand seigneur russe ?

– C’est juste.

– Dans ces conditions-là, mon bonhomme, la moitié de Parisme vendrait l’autre à crédit.

– Mais enfin, maître, dit encore Milon, si la maison n’estpas à vendre ?

– N’as-tu pas vu les écriteaux de location ?

– Oui.

– Eh bien ! tu loueras un appartement avec grenier etcave. Après tout, si le caveau ne tombe pas dans notre lot, nousnous souviendrons de notre ancien métier, et nous en serons quittespour risquer deux mois de correctionnelle.

– Vous avez réponse à tout, maître, dit humblementMilon.

– Tâche de faire comme moi alors, dit Cent dix-sept, quiprit son ancien compagnon de chaîne par le bras et l’entraîna denouveau vers le Champ-de-Mars, car, mon vieux, tu n’as oubliéqu’une chose.

– Laquelle ?

– C’est de me dire le nom des petites.

– L’une, la brune, s’appelait Antoinette ; l’autre, lablonde, Madeleine.

– Mais… leur autre nom ?

– Elles ne doivent pas le savoir, puisque Madame les avaitmises dans le pensionnat sans vouloir le dire.

– Mais, reprit Cent dix-sept, qui s’amusait de la naïvetédu colosse, tu le sais, toi ?

– Oui ; Madame s’appelait la baronne Miller, un nomallemand.

– Et ses frères ?

– Je ne sais pas ; Madame n’en parlait jamais.

– Mais enfin, quand on t’a jugé, qu’ils t’ont faitcondamner, on a prononcé leurs noms ?

– Oui, mais j’avais perdu la tête ; je ne me rappellepas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y en avait un qu’on appelaitM. Karl.

– Mon pauvre ami, dit Cent dix-sept, c’est fort heureux queje me sois mis dans ton jeu, tu n’en serais jamais sorti.

– Je suis si bête, dit Milon avec naïveté.

– Mais tu dois te souvenir de la rue où était la maison deta maîtresse ?

– Oh ! ça oui… rue de Verneuil.

– Allons-y ! dit Cent dix-sept.

– Comment ! fit Milon avec un soupir, nous nous enallons ?

– Mais… sans doute…

– Si, d’ici à demain, on allait voler la cassette ?…Cent dix-sept haussa les épaules.

– Puisqu’elle y est depuis dix ans, dit-il.

Et il lui fit traverser le Champ-de-Mars, l’esplanade desInvalides, et prendre la rue de l’Université. Milon se frappa lefront :

– Ah ! j’y suis, dit-il, je sais pourquoi nous allonsrue de Verneuil, pardieu !

– Vraiment ? fit Cent dix-sept en souriant.

– Dame ! les frères de Madame ayant hérité d’elle, ilsdoivent habiter l’hôtel.

– Ou l’avoir vendu ; mais enfin on retrouvera.

Ils parvinrent rue de Verneuil. Milon allait en avant, comme unchien de chasse qui quête une voie.

– Bon, dit-il, voilà que je ne m’y reconnais plus.

– Je m’y reconnais, moi, dit Cent dix-sept. L’hôtel a étédémoli et a fait place à une maison de six étages.

– Alors… comment savoir ?

– Nous saurons demain, dit Cent dix-sept. Allons-nous-en.Noël nous attend.

Ils suivirent la rue de l’Université, puis la rue Jacob,s’enfoncèrent dans la rue de l’École-de-Médecine et ne s’arrêtèrentqu’au milieu de la rue Serpente. Là, Cent dix-sept sonna à la portevermoulue d’une vieille maison qui avait dû être un hôtel. Il sefit quelque bruit au-dedans de l’allée, vu l’heure avancée de lanuit.

– Qui va là ? dit une voix à l’intérieur.

– Les amis du Limousin ! répondit Cent dix-sept.

La porte s’ouvrit, et Cocorico, l’ancien forgeron du bagne,accourut à la rencontre du maître.

Chapitre 10

 

Il y avait trois jours que Mlle Antoinettes’était évanouie en apprenant de la bouche même deMme Raynaud que Pauline de Beaurevert était morteil y avait plus de dix ans.

La pauvre dame infirme avait appelé au secours ; lesvoisins étaient accourus ; on avait prodigué des soins à lajeune fille et fini par lui faire reprendre ses sens, mais la causede son évanouissement était demeurée un mystère. Depuis troisjours, Antoinette était changée, comme si elle eût fait une gravemaladie. Pâle, l’œil atone, tressaillant au moindre bruit, elleavait sans cesse devant les yeux cet homme qui, sans doute, avaitspéculé sur son dénuement.

Et elle s’était servie de cet argent ! et quand cet hommeviendrait, elle ne pourrait pas le lui rendre… car il reviendraitsûrement un jour ou l’autre – Antoinette savait assez la vie déjàpour n’en pas douter – réclamer le prix de ses services. Et elle nepourrait pas lui rendre la somme entière ; car elle n’avaitpas touché au reste et s’était hâtée d’enfermer les cinq centsfrancs qu’elle avait encore au plus profond d’un tiroir, comme sila vue de cet argent lui eût été odieuse.

Elle s’était remise au travail avec plus d’ardeur que jamais,allongeant les jours, abrégeant les nuits. Le petit père Rousselet,qui prenait goût à son commerce de traductions, était revenu,apportant un gros volume britannique où la vie d’un parfaitgentleman et d’une lady accomplie était racontée minutieusement enquatre cent trente pages d’un ennui mortel, assaisonnées à chaquechapitre de tartines beurrées, de thés et de sandwiches. On mangeénormément dans les romans anglais. Le petit père Rousselet avaitdonc apporté ce volume en disant à la jeune fille :

– Je vais faire une folie, mais je suis en veine, tantpis ! si vous me rendez ce volume à la fin de la semaine, jevous donne trois cents francs.

– Trois cents francs ! ! !

Antoinette s’était mise à l’ouvrage. Elle se couchait à minuitet se levait à quatre heures du matin, se disant :

– Si cet homme pouvait attendre huit jours, je seraissauvée !

On lui avait payé une centaine de francs de leçons, etmaintenant elle avait un espoir, c’est que sa lettre se croiseraitavec la lettre mensuelle de Madeleine, qui renfermait régulièrementune centaine de francs.

Oh ! alors il faudrait bien qu’Antoinette retrouvât cethomme qui avait eu l’audace de lui faire un mensonge pourl’obliger. Elle se souvenait de son nom ! elle bouleverseraittout Paris pour arriver jusqu’à lui et le forcer à reprendre sonargent.

Le quatrième jour commençait et elle n’avait aucune nouvelled’Agénor.

– Ah ! s’il pouvait attendre encore !murmura-t-elle ; trois jours, plus que trois jours !

La mère Philippe entra comme à l’ordinaire, vers sept heures.Depuis qu’elle faisait le modeste ménage des deux femmes, laconcierge avait fini par calculer à peu près rigoureusement aunombre de feuillets entassés sur la table, l’heure du lever de lajeune fille.

– Oh ! mademoiselle, dit-elle ce jour-là, vous n’êtesvraiment pas raisonnable ! Vous vous êtes levée bien avantquatre heures.

– C’est possible, dit Antoinette ; je suis trèspressée pour ce travail-là, ma bonne Philippe.

La vieille femme était toujours très respectueuse avecAntoinette, mais son respect n’était point dépourvu d’une certainefamiliarité affectueuse.

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, en appuyant une de sesmains sur la table de travail, vous savez si nous vous aimons,Philippe et moi…

– Oh ! je le sais ! dit Antoinette, et jen’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

– Eh bien ! reprit la mère Philippe, vous avez unnouveau chagrin, bien sûr ; nous le disions avec Philippe,hier soir, en nous couchant. Vous êtes revenue avec bien del’argent, l’autre jour, et…

– Taisez-vous, au nom du ciel ! dit Antoinette.

– Pardon si je viens de vous faire de la peine, reprit lamère Philippe avec émotion ; si seulement Philippe ou moi,nous pouvions vous tirer de peine ! Justement mon frère estrevenu ; il est tout à votre service.

– Merci, ma bonne femme, dit Antoinette ; mais vousvous trompez, je n’ai aucun chagrin et n’ai besoin de rienmaintenant.

Et, comme elle parlait ainsi, Antoinette laissa tomber une larmesur le feuillet commencé qu’elle avait devant elle.

– Oh ! c’est mal, dit la mère Philippe, c’est trèsmal, ça, mademoiselle, d’avoir méfiance de nous qui vous aimonstant !

L’accent de la pauvre femme avait quelque chose de douloureuxqui alla au cœur d’Antoinette. La pauvre fille tendit la main à laconcierge et lui dit :

– Je veux tout vous dire.

Et elle lui confia, en effet, sa singulière rencontre avecM. Agénor de Morlux, l’histoire du billet de mille francs, lemensonge qu’il lui avait fait et les angoisses mortelles qu’elleéprouvait depuis ce temps-là. Mais la mère Philippe n’avait pas ladélicatesse excessive de la jeune fille.

– Ah ! dit-elle, je donnerais bien ma tête à couperque ça finira bien, tout cela.

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette toutetremblante.

– M. Agénor de Morlux, continua la mère Philippesuivant son idée, je connais ça, moi. Oui, c’est un jeune hommetrès riche…

– Il faut qu’il le soit, murmura Antoinette avec amertume,pour faire de semblables folies.

– Eh ! mais, reprit la mère Philippe, je crois bienque mon mari connaît son valet de chambre.

Le front plissé d’Antoinette se dérida un peu.

– Alors, dit-elle, il sera facile de savoir où il demeure,ce monsieur ?

– Oh ! pour ça, oui…

– Trois jours encore ! murmura Antoinette.

La mère Philippe ne comprenait trop rien aux exclamations de lajeune fille, mais elle suivait toujours son idée :

– Après ça, dit-elle, on a vu des choses plus étonnantesque ça !

– Quoi donc ? dit Antoinette.

– Voyez-vous, mademoiselle, reprit la mère Philippe,M. Agénor est assez riche…

– Eh bien ?

– Assez riche pour deux.

– Je ne comprends pas, dit la jeune fille.

– Et quand ce n’est pas pour le bon motif, on ne jette pascomme ça des billets de mille francs par la fenêtre !

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette, quin’osait pas comprendre.

– Pourquoi donc qu’il ne serait pas tout de bon amoureux devous, si belle et si sage, et si bien éduquée qu’on dirait uneprincesse ? dit la mère Philippe avec un naïfenthousiasme ; et qu’il ne vous épouserait pas comme une fillede bonne maison que vous êtes ?

Les joues d’Antoinette s’empourprèrent et son irritations’évanouit un moment. Mais bientôt la pâleur reparut sur son visageet elle murmura avec un amer sourire :

– On n’épouse pas une pauvre fille comme moi !…

– Pourquoi donc ça ? Pourquoi donc ça ? demandala mère Philippe. Tenez, moi qui vous parle, j’ai bien épousé monsecond mari quand il n’avait que ses deux bras, ses trente-deuxdents pour manger et ses deux yeux pour pleurer, et pourtantj’étais une femme établie, moi… je payais patente !

Et la mère Philippe se redressa avec un sentiment d’orgueil,bien légitime, après tout.

– Ah ! dit Antoinette en essayant de faire trêve unmoment à l’amertume de ses pensées, vous étiez donc veuve quandvous avez épousé le père Philippe ?

– Et établie, encore.

– Dans quel commerce ?

– Je tenais un commerce de liqueurs et de marchand de vinau Gros-Caillou, dans la rue de Grenelle, dit la mère Philippe, etj’avais des économies, et tous les maçons du quartier mangeaientchez moi… Eh bien ! tout ça s’est en allé… Nous avons fini parfaire de mauvaises affaires ; voyez-vous, Philippe n’entendrien au commerce. Un beau matin, nous nous sommes réveillés ruinés…et nous avons été bien heureux de trouver une place deconcierges.

– Pauvres gens ! murmura Antoinette, qui oubliait sespropres misères.

– Mais ça ne fait rien, reprit la mère Philippe, j’ai dansl’idée, moi, que ce M. Agénor…

– Oh ! taisez-vous ! taisez-vous ! mèrePhilippe.

– Bah ! bah ! s’il me demandait desrenseignements, je saurais bien lui dire, moi, qu’il peut chercherpar la terre entière, et même ailleurs, et que jamais il netrouvera une perle comme vous.

La mère Philippe fut interrompue par la pendule qui sonnait huitheures, et deux coups discrets qu’on frappa à la porte. Antoinettese retourna et pâlit de nouveau. C’était le père Philippe quiapportait deux lettres : l’une, bariolée de timbres ;l’autre, avec un cachet rouge armorié. À la vue de la première,Antoinette s’écria :

– Ah ! c’est de Madeleine !

Puis elle saisit la seconde en tremblant, et n’osa l’ouvrir.

– Je parie, dit la mère Philippe, que c’est deM. Agénor de Morlux.

Chapitre 11

 

Après avoir remis les deux lettres, le père Philippe s’étaitretiré. Sa femme entendit la voix de Mme Raynaudqui appelait, et elle sortit à son tour. Si bien qu’Antoinette setrouva seule. La jeune fille avait pris les deux lettres et lesregardait sans les ouvrir. Un tremblement nerveux s’était emparéd’elle. Qu’était-ce que cette enveloppe à cachet rouge ? D’oùvenait-elle ? Il arrivait pourtant quelquefois à Antoinette derecevoir des lettres dont, à première vue, elle ne devinait pas lasignature.

C’étaient quelquefois les parents de ses élèves qui luiécrivaient, quelquefois aussi une amie de pension perdue de vue.Mais, jusqu’alors, elle avait ouvert chaque missive avec unsentiment de curiosité banale, et rien de plus. Celles qui, aucontraire, portaient le timbre de la poste russe, celles deMadeleine, elle en brisait le cachet avec une joie impatiente.

Et pourtant, ce jour-là, ce ne fut pas la lettre de Madeleinequ’elle ouvrit la première. Ce fut la lettre au cachet rouge – lalettre inconnue. Elle était correcte, d’une écriture allongée etnette qui trahissait une main d’homme. Avant de lire, Antoinettecourut à la signature :

LE BARON AGÉNOR DE MORLUX.

Alors, son cœur se serra bien fort et suspendit ses battements,tandis qu’un nuage passait sur ses yeux. Et cependant elle lut…Elle lut, parce que la curiosité est chez la femme un sentimentdont rien ne saurait triompher. Elle lut aussi, parce qu’une voixsecrète lui disait que l’homme qui avait écrit cette lettre devaitjouer dans sa vie quelque étrange rôle. La lettre de M. Agénorétait respectueuse entre toutes.

« Mademoiselle [disait-il], la Providence a souvent desvues qui sont impénétrables. J’ai perdu ma mère presque auberceau ; émancipé à dix-huit ans par un père à qui le soin deses plaisirs rendait ma tutelle fort lourde, j’ai été, à cet âge oùl’homme n’est encore qu’un grand enfant, le maître absolu de madestinée.

« J’ai aujourd’hui vingt-six ans, cinquante mille livres derente, un titre fort vieux et bien authentique, et je suis aussiseul dans la vie qu’un pauvre derviche en son désert, tournantcomme lui sur moi-même, et me demandant si la vie n’a pas des côtésplus sérieux et un peu plus élevés que l’existence du club, lebetting et les courses plates, les joies âcres dumistigri, et les loisirs cavaliers que nous font ces créatures quin’ont plus de la femme que le nom.

« Un jour, une vieille amie de ma famille, qui tripote desmariages par inclination, et peut-être un peu aussi par intérêt,s’est avisée de me présenter dans un monde très élégant, trèsaristocratique, où les jeunes filles à marier étaient aussinombreuses que les grains de sable au bord de la mer. Il y en avaitdes blondes, des brunes, des châtaines, et aussi des rousses, quirappelaient la déesse antique répondant au nom de Junon. Toutes cesdemoiselles sont très fortes sur le piano, causent de mode commeune couturière, savent par cœur les noms de tous les secrétairesd’ambassade, s’informent si le premier homme qu’on leur présenteest assez adroit pour ne s’être encore rien cassé dans unsteeple-chase et s’il compte donner à sa femme desdiamants présentables et des chevaux d’un demi-sang authentique.Parmi les jeunes gens de mon monde, il y a tant d’hommes dont ellesferont le bonheur, que j’ai compris qu’elles seraient incapables deme rendre heureux.

« Depuis six mois, misanthrope avant le temps, sauvageretiré de la civilisation, je vivais dans le désert de mon cœur –une solitude, mademoiselle, où la baguette d’une fée fera, quandelle le voudra, surgir des palmiers et des fontaines ; depuissix mois, dis-je, triste et sombre, découragé de la lutte avantd’avoir lutté, je songeais à entreprendre un de ces voyageslointains qui guérissent du mal de Paris, cetteindisposition que nous nommons ainsi, et que les Anglais appellenttout sottement le spleen.

« Une nuit, un matin plutôt, à l’heure où le Paris oisif vas’endormir, une étoile s’est allumée dans mon ciel morne, et j’aicontemplé cette étoile mystérieuse ce matin-là et les suivants, ettous les jours depuis six mois. Cette étoile, vous la devinez,n’est-ce-pas ? C’est la petite lampe de l’ange laborieux quis’est fait le soutien de la pauvre femme infirme et malade. Je nevous parlerai point de sa beauté, mademoiselle, je vous parleraisimplement de son noble cœur et de ses vertus.

« J’ai osé faire un rêve, et un rêve téméraire, sans douteje me suis pris à songer un jour que si cette jeune fille,instruite, bien élevée, courageuse et belle, le voulait, elleserait la plus accomplie des femmes. Mériterai-je un tel honneur,moi qui ne suis, hélas ! que riche et ennuyé ? Je n’osele croire, je n’ose l’espérer, et cependant mon cœur domine maraison, et je vous écris en me mettant à genoux devant vous, envous demandant pardon d’un petit mensonge bien innocent.Refuserez-vous le pardon à celui qui se dit, mademoiselle,

« Votre admirateur et votre toutdévoué. »

Cette lettre jeta Antoinette dans un douloureux ravissement. Sesjoues s’étaient empourprées, son cœur avait recommencé à battre.Elle n’avait vu M. Agénor de Morlux qu’une fois et, malgréelle, elle l’avait trouvé charmant. Et puis, il y avait dans salettre un ton d’enjouement et de bonne humeur qui ressemblait sibien à la franchise, qu’une femme plus expérimentée que la jeunefille aurait pu s’y tromper. Enfin, si modeste que soit une pauvreenfant comme Antoinette, elle sait qu’elle est jolie. Pourquoin’aurait-elle pas inspiré une passion ? Et pourquoi cettepassion ne serait-elle pas guidée par un sentiment honnête ?Elle prit son front à deux mains :

– Oh ! dit-elle, je crois que je deviens folle.

Puis elle relut cette lettre, laissant encore, sur sa table,celle de Madeleine. Tout à coup, et comme elle était plongée dansune sorte de torpeur morale et physique, elle entendit vibrer lavoix de Mme Raynaud.

– Antoinette ? Antoinette ? appelait la malade.La jeune fille se leva :

– Me voilà, maman, dit-elle.

Et elle entra dans la chambre de la pauvre institutrice etl’embrassa en lui disant :

– As-tu bien dormi, maman Raynaud ?

– Oui, mon enfant, oh ! délicieusement, fit la malade.Et puis, j’ai fait un si beau rêve !

Antoinette tressaillit.

– Qu’as-tu donc rêvé, maman ?

– La même chose qu’il y a cinq jours.

– Mais qu’as-tu donc rêvé, il y a cinq jours ?demanda-t-elle en tremblant.

– Que tu étais mariée…

– Oh ! maman !

– Et riche…

– Songe, mensonge, ma pauvre mère.

– Je rêve vrai, moi, dit Mme Raynaud.

– Mais, maman, dit Antoinette, pour se marier, il fauttrouver… un mari…

– Il était trouvé dans mon rêve… et je l’ai vu…

– Tu l’as vu ? fit Antoinette toute frissonnante.

– Veux-tu que je te le dépeigne ?

– Oh ! je veux bien.

Antoinette s’efforça de rire, mais son cœur battit siviolemment, que Mme Raynaud, prêtant l’oreille,aurait pu en entendre les battements. L’institutricereprit :

– C’était un grand jeune homme, aux cheveux châtains, auxpetites moustaches. Il était mince, il avait le nez droit et l’œilbleu… et il te regardait avec tant d’amour que j’avais envie del’embrasser et de l’appeler « mon fils » !

Antoinette jeta un cri :

– Mais qu’as-tu donc, petite ? fitMme Raynaud, souriante.

– J’oublie l’heure de mes leçons, dit-elle.

Et elle se sauva dans sa chambre. Le portrait queMme Raynaud venait de lui faire était, chose assezbizarre, celui d’Agénor. Antoinette s’enferma, les yeux pleins delarmes, répétant à mi-voix :

– Oh ! je deviens folle !

Mais soudain son regard tomba sur la lettre de Madeleine, surcette lettre qu’elle n’avait pas daigné ouvrir.

– Ah ! misérable ingrate que je suis !murmura-t-elle.

Et comme elle brisait le cachet, un papier plié en quatres’échappa de l’enveloppe. C’était un billet de banque de millefrancs.

Chapitre 12

 

La vue de ce billet de banque produisit une sensation étrangesur Antoinette. Jamais Madeleine ne lui avait envoyé une sommeaussi forte ; peut-être même, jamais ne l’avait-elle eue en sapossession.

Il y avait là une nouvelle énigme, et Dieu sait s’il y avait desénigmes dans la vie d’Antoinette depuis huit jours ! Au lieud’un sentiment de joie, la vue de cet argent lui causa un sentimentde vague inquiétude. Aussi se hâta-t-elle de déplier la lettre deMadeleine. Cette lettre avait dû croiser en route cellequ’Antoinette écrivait quelques jours avant. Madeleinedisait :

« Mon Antoinette bien-aimée, si la poste n’allait plus viteque les voyageurs, ma lettre serait inutile, car je vais la suivre.Si maman Raynaud est là quand tu liras ces lignes, tâche que toncœur ne batte pas trop vite, retiens un cri d’étonnement. Je ne dispas de joie, car ta pauvre Madeleine te revient, l’âme navrée etendolorie. Ma chérie, j’ai tant souffert depuis quelques heures,que je ne vois pas comment je suis encore de ce monde.

« Je quitte Moscou demain soir, accompagnée jusqu’à lafrontière de Pologne par une vieille dame française qui meremplace, et qu’on charge de veiller sur moi. À Wilna, elle meremettra aux mains d’un intendant du comte Potenieff, celui qui,hier encore, était une manière de maître pour moi. L’intendant meconduira en Allemagne, et là, sans doute, il trouvera à me confierà quelque famille honorable qui partira pour la France. C’est tedire que, dans trois semaines au plus tard, ta pauvre Madeleinesera près de toi.

« Ah pourquoi ai-je tant souffert ? pourquoisouffré-je tant encore, que la pensée de nous voir bientôt réuniesest impuissante à ramener la paix dans mon cœur troublé ?

« Je pars, arrosée des larmes de la comtesse Potenieff,comblée des largesses du comte. Le comte m’a remis ce matin unportefeuille qui renferme vingt mille francs ; ma dot, machérie, une fortune pour nous deux… Hélas ! le prix de monbonheur !… J’en distrais tout de suite une faible partie queje t’envoie, car on m’a écrit en cachette de Paris – la mèrePhilippe, tu le devines – la maladie de maman Raynaud, et tu espeut-être bien gênée. Je vous porte le reste… Ô mon Dieu !pourvu que j’aie la force d’arriver !

« Mon cœur restera ici, enchaîné à ce sol neigeux, et celapour toujours. Vous aurez le corps de Madeleine, mais son âme…Ah ! Moscou l’a prise tout entière…

« Je te veux dire ma triste histoire, tout de suite, laplume à la main ; car, de vive voix, je n’en aurais jamais laforce ; et puis, vous ne m’en parlerez jamais, n’est-cepas ? Vous me laisserez vivre en ma torpeur morale, en mondésespoir sans limites, jusqu’à ce que Dieu me donne la forced’oublier ou me rappelle à lui.

« Le comte et la comtesse Potenieff, que tu as vus une foisle jour où j’ai quitté Paris, sont, comme tu as pu en juger, d’uncertain âge. La comtesse, fort belle encore, a dépassé laquarantaine ; le comte a cinquante-cinq ans. Leur fille,Mlle Olga, est une belle personne un peu hautaine,qu’on destine en mariage à un capitaine de la garde impériale engarnison à Moscou. Quand nous sommes arrivés ici, je n’avais jamaisvu Yvan. Qu’est-ce que Yvan ? vas-tu me dire. C’est l’hommepour qui je me sens mourir ; c’est le fils du comte Potenieff,le seul héritier de son nom. Yvan a vingt-six ans ; il estofficier, et son régiment tient garnison à Pétersbourg. Pendantplus d’un an, il a été éloigné de sa famille, nous étions à Moscoudepuis le printemps dernier que je ne l’avais pas encore vu. Il estbeau – pour moi du moins, il a quelque chose de dominateur dans leregard ; il a un charme indicible dans la voix. Quand il estvenu, il y a cinq mois, c’était l’époque où le comte et la comtessequittent Moscou pour se rendre dans leurs terres. Yvan nous asuivis.

« Le château du comte est bâti au milieu d’une de cessolitudes de la Russie méridionale où il faut des centaines deverstes avant de rencontrer un village ou une maison. Mais c’est unpays admirable en été ; la steppe y est rose, le ciel bleu,les champs se couvrent de belles moissons jaunes, et les alouettesqui voyagent par bandes, mêlées aux flamants roses et bleus, ychantent leurs chansons sans fin. Cette nature étrange etséductrice a conspiré contre la paix de mon cœur.

« C’est durant ces longues promenades du soir, en traîneau,au travers des steppes, qu’assise auprès d’Yvan, le merveilleuxconducteur de chevaux à demi sauvages, j’ai senti le troublepénétrer dans mon âme. Yvan m’a aimée ou il a feint de m’aimer…Hélas ! à cette heure encore, et malgré ce que j’ai vu etentendu, c’est un abominable problème pour mon pauvre esprit. Yvana eu pour moi toutes les tendresses, tous les emportements, tousles délires de la passion ; et un jour que je me suis jetée àses pieds, le suppliant d’avoir pitié de la pauvre fille sans nom,sans fortune et presque sans patrie, il m’a relevée en medisant :

« – Mon père et ma mère m’aiment et font ce que jeveux. Je leur déclarerai que je veux vous épouser, et ilsconsentiront à notre union.

« J’ai cru Yvan ; je l’aimais, j’ai espéré…

« Il y a huit jours, nous sommes revenus à Moscou. Le congéd’Yvan allait finir ; il a demandé et obtenu une prolongation.Il voulait, me disait-il, avouer notre amour à sa famille etobtenir sur-le-champ son consentement. Je l’ai cru encore.

« Ah ! ce que j’ai fait de rêves de bonheur et defortune pour moi, pour toi, pour maman Raynaud depuis ces huitjours… hier, le ciel est tombé sur ma tête, et pourtant je ne suispas morte encore.

« Écoute !

« La comtesse Potenieff est entrée dans ma chambre, hiersoir, tout en larmes, et m’a prise dans ses bras :

« – Pauvre enfant ! m’a-t-elle dit, soyez forte,car ce que je vais vous dire est capable de vous tuer.

« Et, comme je pâlissais : Vous aimez Yvan et Yvanprétend vous aimer. Il vous a même promis de vous épouser… Pauvreenfant !… Vous ne connaissez pas Yvan, poursuivit-elle ;c’est un garçon sans cœur, corrompu, ambitieux…

« Je jetai un cri qui était une protestation contre detelles paroles ; elle reprit :

« – Yvan sait que nous ne sommes plus riches ;l’émancipation des serfs nous a presque ruinés. Pour relever notremaison, il faut qu’Yvan épouse une riche héritière ; et ilpart demain pour Pétersbourg, où nous lui avons ménagé une entrevueavec Mlle Vazilika P…, qu’il doit demander enmariage.

« – Oh ! m’écriai-je, c’est impossible !

« – Venez avec moi, dit-elle, et vous verrez si jevous ai menti.

« Elle m’entraîna sans force et sans voix. La porte de machambre donnait sur un corridor au bout duquel se trouvaitl’appartement d’Yvan. Cet appartement se composait de deux pièces,un fumoir et une chambre à coucher. On entrait par le fumoir. Quandnous fûmes à la porte, nous entendîmes des voix bruyantes au-dedanset des éclats de rire. Je reconnus la voix d’Yvan parmi celles dequelques officiers de ses amis, qu’il avait invités à venir boirele thé chez lui.

« – Écoutez ! me dit impérieusement la comtesse.Plus morte que vive, je prêtai l’oreille. Yvan disait :

« – Oui, mes amis, mon père et ma mère sont bien dursavec moi ; ils viennent m’interrompre au milieu d’un jolipetit roman d’amour que je m’étais ménagé.

« – Ah ! oui, dit une autre voix, la jolieFrançaise ?

« – Hélas !

« – Est-ce que tu ne voulais pas l’épouser ?

« – Heu ! heu ! j’y ai pensé un instant…mais me voici raisonnable… Je pars demain matin… et je suis tout àla blonde Vazilika.

« Je n’en ai pas entendu davantage, et je suis tombéeévanouie dans les bras de la comtesse. Quand je suis revenue à moi,j’étais dans mon lit, en proie à une fièvre ardente, et il étaitsix heures du matin. La comtesse était à mon chevet.

« – Mon enfant, m’a-t-elle dit, il faut nous séparer.Vous allez retourner en France.

« Et elle m’a remis de la part du comte un portefeuille quicontenait vingt mille francs. Yvan est parti depuis une heure… etje ne le reverrai jamais !

« Voilà mon roman, chère sœur. Il est simple, n’est-cepas ? il est affreux… j’ai envie de mourir… Adieu… au revoirplutôt, car je songe à toi et cette pensée me donnera la force devivre.

« TA MADELEINE. »

Antoinette avait lu cette lettre en fondant en larmes. Celle deM. Agénor était toujours là, sur la table. Elle la repoussavivement.

– Ô crédule que j’étais ! fit-elle.

Chapitre 13

 

Cette lettre, qui avait fait huit cents lieues pour arriverjuste à la même heure que cette autre lettre qui venait lui parlerd’amour, de fortune et de bonheur, n’était-ce pas pour Antoinetteun de ces avertissements terribles comme la Providence se plaît àen donner à la veille des catastrophes de ce monde ?

Antoinette se posa cette question et se répondit aussitôtaffirmativement. Ce jeune homme qui lui parlait de mariage, c’étaitun séducteur, comme cet autre jeune homme du nom d’Yvan, qui avaitabusé la pauvre Madeleine, et qui venait peut-être de consommer sonmalheur éternel.

Antoinette se dit tout cela.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, n’étais-je pas insenséetout à l’heure ? Est-ce qu’on épouse des malheureusesorphelines pauvres comme nous ?

Et alors elle prit une plume et, d’une main fiévreuse, elleécrivit les lignes suivantes :

« Monsieur,

« Vous vous êtes mépris sur moi. Je ne suis ni une fillequ’on séduit ni une femme qu’on épouse.

« Vous m’avez trompée – généreusement, il est vrai –, maisenfin vous m’avez trompée ! Mademoiselle Pauline de Beaurevertn’était point votre cousine, et la pauvre femme est morte depuisprès de dix ans.

« Votre ruse, que je continue d’appeler pieuse, monsieur,ne peut donc tenir contre ce dernier mot.

« Il est possible que je vous aie plu ; je suis tropfière pour supposer que les termes de votre lettre ne soientrigoureusement vrais ; j’ai trop d’estime de vous et de moipour croire que vous ayez eu un seul instant la pensée de faire demoi votre maîtresse ; je crois aussi qu’il vous seraitimpossible de donner suite à vos projets, c’est-à-dire de faire demoi votre femme.

« Vous avez une famille riche, ayant sans doute l’orgueilde caste, et je ne dois pas vous dissimuler que je n’ai d’autre nomque celui sous lequel vous m’avez écrit. Je m’appelle simplementAntoinette ; Antoinette tout court. Je n’ai pas même un nombourgeois à ajouter à ce prénom.

« Voulez-vous mon histoire en deux mots ?

« La voici : J’ai une sœur. J’ai une mère. Placéesenfants dans le pensionnat de Mme Raynaud, nousn’avons plus revu notre mère, qui, sans doute, est morte depuislongtemps. Mme Raynaud nous a élevées sans pouvoirnous révéler le nom que nous devrions porter dans le monde, car cenom, on ne le lui avait pas dit. Élevées par charité, ma sœur etmoi nous nous sommes résignées de bonne heure à l’existence modesteque nous menons. Je travaille, je prie et j’ai foi en Dieu. Je n’aijamais songé à me marier, par la raison toute simple que le seulhomme qui pourrait convenablement unir son sort au mien serait unpauvre diable comme moi, gagnant péniblement sa vie.

« On ne tire plus du beurre de deux cailloux. Encore moins,une pauvre fille sans dot ne saurait songer à un établissementcomme celui que vous me proposez.

« Votre famille vous ferait comprendre le ridicule d’unepareille alliance, et je ne dois pas vous laisser préparer desévénements qui blesseraient un jour ma fierté. Nos relationsdoivent donc en rester là, monsieur. Oubliez-moi ; cela voussera facile dans le monde au milieu duquel vous vivez. Je mesouviendrai toujours, moi, de votre action si simple et sigénéreuse, et de l’honneur que vous m’avez fait en paraissantrechercher la main de celle qui se dit

« Votre servante,

« ANTOINETTE. »

À cette lettre Antoinette joignit le billet de mille francs quevenait de lui envoyer sa sœur. Puis elle mit le tout sous enveloppeet appela la mère Philippe. La concierge, qui achevait son ménage,accourut :

– Ma bonne Philippe, dit Antoinette qui essuyait ses yeuxrouges, votre mari peut-il me faire une course ?

– Oui, mademoiselle ; où cela ?

– Rue de Surène, répondit Antoinette. La concierge fit unléger mouvement :

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mais c’est chez cebeau monsieur…

– De qui parlez-vous ? fit la jeune fille en fronçantlégèrement ses beaux sourcils.

– Le monsieur qui vous a parlé l’autre jour dans la rue,dit la mère Philippe.

– Vous savez cela ?

Et la voix d’Antoinette tremblait un peu.

– Ma foi, mademoiselle, dit la mère Philippe, faut bienvous dire la vérité. Mon mari et moi, nous vous aimons tant,voyez-vous, que nous vous souhaitons tous les bonheurs de la terre.Eh bien ! faut bien vous dire que nous en savons un peu long.M. le baron Agénor de Morlux est un beau et brave jeune hommequi se meurt d’amour pour vous…

Antoinette fit un geste de dénégation.

– Et qui vous épousera, soyez-en bien sûre.Mme Raynaud n’est pas la seule à l’avoir rêvé… Moiaussi… et tous. Quand il est venu… hier soir…

– Il est venu ?

– Oui, chez nous… c’est lui qui a apporté la lettre quePhilippe vous a montée ce matin.

– Et vous ne me l’avez pas dit ?

– Nous n’avons pas osé.

– C’est mal, cela, ma bonne mère Philippe, dit Antoinetteavec tristesse. Mais écoutez bien ce que je vais vous dire :jamais je n’épouserai M. le baron de Morlux.

– Ah ! pourquoi donc pas ?

– Pour deux raisons : la première, c’est que je n’aipas de dot.

– Qu’est-ce que ça fait, puisqu’il est riche ?

– La seconde, répéta Antoinette, c’est que non seulement jen’ai pas de dot, mais que, encore, je n’ai pas de nom, je ne saiscomment s’appelait ma mère, et sans doute ma mère est morte,puisque ma sœur et moi nous ne l’avons jamais revue.

Antoinette prononça ces derniers mots avec une émotion qui gagnala mère Philippe.

– Allez me chercher votre mari, reprit-elle avec douceur etfermeté tout à la fois.

La mère Philippe obéit. Antoinette ferma la lettre et écrivitsur l’enveloppe :

À Monsieur le baron deMorlux,

rue de Surène.

Mais, voulant oublier à tout prix, elle se prit à songer à lapauvre Madeleine.

Le père Philippe arriva, toujours timide et embarrassé dans samarche et son attitude. Antoinette lui tendit silencieusement lalettre. Le concierge comprit que la résolution de la jeune filleétait inébranlable ; il prit la lettre et sortit sans faireaucune réflexion. Mais les femmes sont plus tenaces que leshommes ; la mère Philippe revint quand son mari fut parti.

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, êtres-vous bien sûre quevotre mère ne soit plus de ce monde ?

– La dernière fois que nous l’avons vue, ma sœur et moi,nous avions environ huit ans, pauvre mère ! Comme elle nouscouvrait de baisers… on eût dit qu’elle pressentait que cetteentrevue était la dernière.

Pourquoi s’était-elle séparée de nous si jeunes ?… Pourquoinous plaçait-elle en pension à un âge où nous avions si grandbesoin de ses caresses ?

Voilà ce que nous n’avons jamais su et ce que sans doute nous nesaurons jamais.

– Mais, mademoiselle, dit la mère Philippe, commentavez-vous pu oublier le nom de votre mère ?

– Nous ne l’avons jamais su. Nous l’appelions« maman ». Les domestiques l’appelaient « Madame labaronne ». Voilà tout ce dont je me souviens.

– Et vous ne vous rappelez pas l’endroit où vous demeuriezavant qu’on ne vous conduisît en pension ?

– C’était un vieil hôtel où il y avait un grand jardin etde grands arbres.

– Dans quel quartier ?

– Hélas ! dit Antoinette, nous ne sortions jamaisqu’en voiture, et je ne le sais pas. Pourtant, quelque chose me ditque c’était dans le faubourg Saint-Germain.

– Qui sait si, en cherchant bien, vous ne le retrouveriezpas ?

– Oh ! j’ai couru tout Paris, dit Antoinette, depuisque je suis une grande fille ; mais je n’ai jamais trouvé. Sicet hôtel était dans le faubourg Saint-Germain, peut-être l’a-t-ondémoli.

– Après ça, c’est bien possible.

Et la mère Philippe fit mine de se retirer discrètement. Maiselle revint sur ses pas.

– Puisqu’on appelait votre mère madame la baronne,dit-elle, elle devait avoir beaucoup de domestiques.

– Non, répondit Antoinette, il n’y en avait que trois, deuxfemmes et un homme. J’ai oublié le nom des deux femmes, mais lui…ah ! le bon vieux cher homme, dit-elle, Madeleine et moi nousl’aimions comme s’il eût été notre père… Et comme il nous aimait…lui… et comme il souriait en nous voyant jouer dans le jardin… etcomme il pleura quand maman nous conduisit au pensionnat… PauvreMilon !…

Mais tandis qu’en prononçant ce nom Antoinette essuyait unelarme, la mère Philippe poussa une exclamation de surprise etpresque d’effroi.

– Milon ! dit-elle, il s’appelait Milon !…

– Oui, dit Antoinette, surprise.

– Un homme grand et gros comme un hercule qui avaitl’accent provençal ?…

– Vous l’avez connu ! s’écria Antoinette d’une voixtremblante.

Chapitre 14

 

La mère Philippe était devenue toute pâle.

– Milon ! Milon ! répétait-elle, comme si ce nomeût éveillé en elle tout un passé douloureux.

– Mais vous l’avez donc connu ?

Et Antoinette tremblait comme une feuille jaunie que le ventd’automne secoue à la cime d’un arbre.

– C’était mon cousin…

– Votre cousin !…

– Oui, mademoiselle.

– Ah ! fit Antoinette toute pâmée ; mais il estdonc mort ?

La mère Philippe courba le front.

– Mieux vaudrait ! dit-elle.

Mais Antoinette lui prit le bras et le lui secoua avec unesingulière énergie.

– Oh ! parlez ! dit-elle, parlez, je leveux !

La mère Philippe n’y tint plus ; elle prit Antoinette dansses bras comme si Antoinette eût été son enfant, et luidit :

– Ah ! chère demoiselle, je vous ai vue toute petite,et j’ai vu votre mère… et je sais bien où il doit être cet hôtel…car j’y suis allée un jour voir mon cousin Milon.

– Mais alors vous savez le nom de ma mère ? s’écriaAntoinette avec anxiété.

– Oui, votre mère était allemande ; elle se nommait labaronne Miller.

– Ah ! dit Antoinette, oui… c’est cela… je me souviensmaintenant… un jour, on a prononcé ce nom devant moi…

Puis, baissant la tête à son tour :

– Et… elle est morte, n’est-ce pas ?

– Morte !… murmura la mère Philippe.

Antoinette sentit de nouvelles larmes perler le long de sescils.

– Pauvre mère ! dit-elle.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, fit-elle tout à coup, qu’est devenu l’hôtel ?qu’est devenue la fortune de notre mère ?

– Je ne sais pas, répondit la concierge, Milon seulpourrait le dire…

– Et Milon est mort lui aussi ?

– Non, dit la mère Philippe tristement.

– Mais où est-il ?

– Bien loin…

Et la concierge eut un geste qui semblait dire : « Ila mis la mer entre lui et nous… »

– Vous me faites mourir, mère Philippe, dit Antoinette,haletante et presque sans voix.

– À quoi bon vous dire cela, mademoiselle ?

– Je veux savoir… répéta Antoinette.

Et comme la concierge hésitait encore :

– Mais il lui est donc arrivé malheur ? s’écria lajeune fille.

– Oui… malheur… Un grand malheur !…

– Oh ! parlez… parlez…

La concierge commença d’une voix étouffée :

– Il est au bagne !

– Au bagne ! exclama Antoinette.

– Oui, depuis bientôt dix ans. On l’a envoyé à Toulond’abord ; et pendant bien longtemps, tant que j’en ai eu lesmoyens, je lui ai adressé un peu d’argent tous les mois… ils sontsi malheureux là-bas… Et puis, continua la mère Philippe, ma ruineest arrivée… et je me suis remariée… et pendant plus de deux ans,je n’ai rien pu lui envoyer… et quand je l’ai pu de nouveau et queje suis allée à la préfecture, on a cherché sur les registres et onm’a dit qu’il avait dû être transporté à Cayenne, car il paraîtqu’on les envoie tous là-bas, maintenant.

– Mais qu’a-t-il donc fait pour cela, le malheureux ?demanda Antoinette affolée.

– Il a volé.

– Volé !

– Oui… les diamants de votre mère !

Mais, à ces derniers mots, Antoinette se redressa fière etcalme.

– Ce n’est pas vrai ! dit-elle, Milon n’a pu volerpersonne, et encore moins ma mère !… Milon estinnocent !

– Ah ! dit la mère Philippe en secouant la tête, jel’ai cru comme vous, moi…

– Et vous ne le croyez plus ?

Elle secoua la tête.

– Eh bien ! moi, dit Antoinette, je jurerais qu’ilétait innocent ! Pauvre Milon !

Et s’exaltant tout à coup :

– Ma sœur et moi, nous ne sommes que de pauvres femmes,mais ma sœur va revenir ; et maintenant que nous savons notrenom, il faudra bien qu’on nous écoute !… Et nous irons voirles juges qui l’ont condamné, et nous nous porterons garantes del’innocence de notre pauvre Milon. Oh ! il faudra bien qu’onnous le rende ! maintenant que notre mère est morte… Est-ceque nous pouvons être toujours orphelines ?

Antoinette avait peu à peu élevé la voix, si bien queMme Raynaud, qui venait de se lever, pensant qu’ilarrivait quelque chose d’extraordinaire, entra dans la chambre dela jeune fille. Antoinette riait et pleurait tout à la fois.

– Oh ! maman, dit-elle en se jetant au cou del’institutrice, c’est une permission du Ciel, cela !

– Mais quoi donc ?

– Je sais notre nom… celui de Madeleine, le mien, le nom denotre mère, comprends-tu ? Et la mère Philippe que tu vois là,était la cousine de notre bon Milon. Et Antoinette embrassaitMme Raynaud, riant et pleurant toujours. Puis elledisait encore :

– Mais ma mère vivait comme une femme riche, et nousn’avions ni frères ni sœurs, elle ne peut pas nous avoirdéshéritées… Il faudra bien que la fortune se retrouve !…Oh ! maman, maman, nous te ferons, Madeleine et moi, une viebien heureuse, va !

Mme Raynaud, pareillement émue, s’était laisséetomber dans un fauteuil.

– Chère petite ! dit-elle, ne t’abandonne pas tropvite à la joie ; qui sait si ta mère n’a pas eu quelque motifterrible pour vous cacher ainsi toutes deux, pour ne point vousappeler à son lit de mort ?

– Oh ! murmurait Antoinette, il faut bien que Milonnous revienne à présent !

Le père Philippe entra. Il arrivait de la rue de Surène etapportait à Antoinette une lettre en réponse à celle qu’elle avaitécrite à M. Agénor, baron de Morlux. Antoinette s’emparavivement de cette lettre et l’ouvrit.

Il venait de se passer tant de choses pour elle en quelquesminutes. Agénor écrivait :

« Mademoiselle,

« J’ai éprouvé deux immenses douleurs dans ma vie.

« La première m’arriva par une froide nuit d’hiver, quandj’étais à peine un homme. Ma mère adorée mourut dans mes bras.Cette douleur a longtemps plané sur ma vie, l’emplissant d’ombre etde tristesse ; et aujourd’hui encore elle est dans mon cœur àl’état de douce mélancolie.

« Ma seconde douleur, mademoiselle, je viens de l’éprouveren ouvrant votre lettre ; et celle-là sera, je crois,éternelle : vous avez douté de moi, mademoiselle, et j’avoueque c’était votre droit.

« Mais au moment de vous dire un éternel adieu, car jepars, je m’expatrie, je vais demander l’étourdissement de mon âmedésespérée à de lointains voyages ; – à ce moment, dis-je, jedois vous jurer que mon amour est sincère, et que rien au monden’aurait pu m’empêcher de faire de vous la plus heureuse et la plusrespectée des femmes.

« Celui qui se dit avec désespoir : Votre serviteurpour toujours. »

Antoinette avait lu cette lettre, toute frémissante.

– Oh ! s’écria-t-elle, il ne faut pas, je ne veux pasqu’il parte, maintenant ! Il nous faut un ami, un protecteur,un homme qui fasse triompher l’innocence de Milon, et qui redemandeà nos spoliateurs le bien de notre mère.

Et d’une main fiévreuse, Antoinette répondit :

« Monsieur le baron,

« Il y a une heure, pauvre fille désolée, sans nom et sansamis, je vous ai écrit avec la fierté inflexible qui sied àl’infortune.

« Depuis une heure, un lambeau d’azur vient de se montrerdans le ciel tourmenté de ma vie, et je vous écris encore.

« Je ne crois pas, je ne dois pas croire que je reviennejamais sur la détermination que vous exprime ma lettre, mais j’aibesoin d’un ami. Refuserez-vous ce titre ?

« Ne partez pas… Mme Raynaud, ma mèreadoptive, aura l’honneur de vous recevoir ce soir.

« Votre servante,

« ANTOINETTE MILLER. »

– Tenez ! tenez ! dit-elle au père Philippe,courez vite !

Le père Philippe prit la lettre et se sauva rue de Surène, oùM. Agénor de Morlux fumait fort tranquillement un cigare enattendant l’effet inévitable que devait produire sa missivedésespérée.

Chapitre 15

 

Revenons maintenant à Cent dix-sept et à Milon, que nous avonsvu s’enfoncer sous la porte cochère d’une maison vermoulue de larue Serpente. Un homme était venu leur ouvrir. C’était Noël,l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon. Noël était le fils dela vieille concierge de cette maison qui paraissait craquer devétusté.

– Eh bien, lui dit le major Avatar, tandis que Noëlallumait une chandelle à un quinquet à l’huile qui brûlait encoredans la loge, as-tu exécuté mes ordres ?

– Oui, maître, dit tout bas Noël.

– Tu es allé rue de la Ville-l’Évêque ?

– Oui, maître.

La voix du major trembla alors d’émotion.

– C’est bien toujours là qu’elle demeure ? dit-il.

– Oui.

– Et la maison de la rue de Surène qui donnait sur lejardin ?

– Elle est toujours debout, répondit Noël, et j’ai fait ceque vous m’avez ordonné. J’ai loué deux pièces au second étage decette maison.

Le major Avatar, ou plutôt Cent dix-sept, c’est-à-direRocambole, respira :

– Ah ! dit-il, je n’ai pas eu de la soirée une gouttede sang dans les veines.

Puis, baissant la voix et de plus en plus ému :

– Tu n’a pas pu la voir, elle ?

– Non ; mais j’ai vu l’enfant…

Cent dix sept tressaillit :

– Ah ! elle a un enfant ? dit-il.

– Un joli garçon de huit ou neuf ans, qui jouait dans lejardin. C’est tout le portrait de son père.

Cent dix-sept essuya une larme ; puis il dit brusquement àNoël :

– Allons ! viens m’indiquer le trou où nous pourrons,Milon et moi, changer d’habits.

– C’est un peu plus haut, dit Noël, au sixième. La croiséeest à tabatière et le mobilier n’est pas riche, mais votre malle yest.

– Avons-nous des voisins sur le carré ?

– Il n’y a que le fou.

– Quel fou ?

– C’est un médecin qui est pourtant bien savant, mais quenous appelons le fou dans la maison. C’est un homme qui parle toutela nuit, à ce que dit ma mère, car moi je ne l’ai jamaisentendu.

– Alors, il n’a pas de malades ?

– Mais si, au contraire… il est très instruit même… et il afait des cures merveilleuses, dit-on.

– C’est bizarre, dit Cent dix-sept avec indifférence. Et ilsuivit Noël, qui, sa chandelle à la main, éclairait l’escalier.

L’escalier était comme la maison : les marches en étaientusées et la rampe en bois mangée aux vers. Au troisième étage, Centdix-sept aperçut sur une porte une petite plaque de cuivre portantcette inscription :

DOCTEUR-MÉDECIN

– Il y en a donc deux ? fit-il.

– Non, dit Noël, c’est le même.

– Comment, le même ?

– Oui. Et c’est son appartement pour le jour. C’est làqu’il reçoit ses clients.

– Et là-haut ?

– C’est la mansarde où il couche. Si on vient le chercher,la nuit, la vieille bonne monte le chercher.

– Et tu dis qu’il parle toute la nuit ?

– C’est ma mère qui le prétend.

– Voilà un médecin qui commence à m’intriguer, murmura Centdix-sept en regardant Milon.

Ils arrivèrent au sixième.

Noël poussa une porte qui faisait face à la dernière marche del’escalier.

– Voilà, dit-il, et comme vous voyez, ce n’est pasbeau.

Et il posa sa chandelle sur une table en bois peint qui, avec unlit de sangles et deux chaises boiteuses, constituait tout lemobilier de la mansarde.

– Mais où est donc la chambre du médecin ? fit Centdix-sept.

– La voilà, répondit Noël.

Et il montrait une porte à côté.

– Il n’y a qu’une cloison qui vous sépare, et la cloisonest mince et en mauvais état. S’il se met à jaser, vousl’entendrez…

Cent dix-sept était devenu pensif.

– Ô Paris ! murmura-t-il, tu es bien la ville auxmystères sans nombre !

Noël regarda Milon :

– Voilà, dit-il tout bas, le maître intrigué par lemédecin.

Puis se frappant le front :

– Ah ! j’oubliais un détail, maître.

– Lequel ?

– Le médecin a habité cette chambre du temps qu’il étaitétudiant ; du moins, c’est ma mère qui le dit ; maisj’étais avec vous alors, je ne l’ai pas connu.

– Quel âge a-t-il donc ?

– Il n’a pas encore quarante ans, paraît-il, mais on lui endonnerait soixante. Il a ses cheveux tout blancs, et il est ridécomme une vieille femme.

Tandis que Noël parlait, un soupir, presque un gémissement,traversa la cloison et vint mourir aux oreilles de Cent dix-sept etde ses deux compagnons.

– Tiens, dit Noël, le voilà qui geint ; la mère avaitraison.

Cent dix-sept appuya son oreille à la cloison et écouta. Unevoix qui paraissait chevrotante et cassée comme celle d’unvieillard disait :

– Oh ! que les nuits sont longues en hiver !Quand donc le jour viendra-t-il ?… quand donc le premier rayondu soleil chassera-t-il ce fantôme qui s’assoit chaque nuit à monchevet ?

– Hum ! murmura Cent dix-sept, je n’ai pas grand-choseà faire cette nuit… Voyons !

Et il dit tout bas à Noël :

– Tu peux t’en aller.

Noël avait coutume d’obéir au maître sur un simple signe. Ils’inclina et sortit. Alors Cent dix-sept ferma la porte et dit àMilon :

– Débarrasse-toi de tes habits de maçon, et tâche deredevenir l’Italien Bandonni.

– Et vous, maître ? dit Milon.

– Oh ! moi… j’ai le temps.

Il y avait sur les murs de la mansarde un vieux papier à huitsous le rouleau, que l’humidité avait détaché en certains endroits.Cent dix-sept le déchira sans bruit, de façon à mettre la cloison ànu, et dans l’espoir de mettre aussi à découvert quelque fente paroù il pût glisser un regard dans la mansarde voisine. Son attentene fut point déçue.

Tout à coup un rayon de lumière jaillit du mur à travers unefente large de deux ou trois centimètres. Aussitôt Cent dix-septsouffla la chandelle que Noël avait posée sur la table et dit àMilon :

– Tu t’habilleras au clair de lune.

Puis il colla son œil à l’interstice de la cloison et regardachez le voisin. C’était bien la chambrette d’un étudiant, et d’unétudiant pauvre, sinon misérable. Un lit de fer, deux chaises, unetable chargée de livres et de papiers ; à l’unique croisée,des rideaux de calicot d’un blanc jaune. C’était tout.

Un homme était à demi vêtu, sur le lit ; il venait de sedresser sur son séant. Cent dix-sept l’examina avec curiosité.Ainsi que l’avait affirmé Noël, on eût dit un vieillard. La têteétait décharnée, la chevelure rare et toute blanche ; lesyeux, profondément enfoncés sous leurs orbites, brillaient d’un feusombre ; les lèvres étaient minces et pâles. Cet homme avaitpris son front à deux mains et il semblait fixer quelque horriblevision pour lui seul apparente, car Cent dix-sept put se convaincreque le médecin était bien seul dans sa chambre.

– Oui, disait-il, vous voilà, madame… c’est bien vous…telle que vous étiez le jour où le démon me conduisit à votrechevet… Vous étiez vêtue de noir… et belle en vos habits de deuil,à tenter un anachorète… Un monstre aurait eu pitié de vous… devotre jeunesse… de votre beauté… Un homme fût tombé à genoux etvous eût adorée…

« Je n’étais pas un homme, moi ! j’étais plus qu’unmonstre… puisque je n’ai pas eu pitié…

Il poussa un cri d’effroi… puis il reprit, s’adressant toujoursau fantôme invisible pour Cent dix-sept et que lui croyait voirassis sur le pied de son lit :

– Voici plus de dix ans, madame, que chaque nuit je vousvois là, pâle et menaçante, silencieuse comme le sont les morts,mais implacable… Oh ! je sais que je ne mérite aucun pardon…je sais que je suis un vil empoisonneur… moi que l’on dit savant,moi que les pauvres vénèrent et que la Faculté tient en hauteestime… Mais ne me permettrez-vous point de mourir ?… Ne vouscontenterez-vous point, madame la baronne, de mon sang en échangedu vôtre ?…

À ce titre que le médecin donnait au fantôme, Cent dix-sept serenversa brusquement en arrière et saisit le bras de Milon.

– Écoute, dit-il tout bas, et réponds-moi vite.

– Que voulez-vous savoir, maître ? demanda Milon, quin’avait pas entendu ce que disait le visionnaire.

– Ta maîtresse était baronne ?

– Oui.

– Comment est-elle morte ?

– Un jour, elle s’est sentie malade et on a envoyé chercherun médecin. Quand le médecin est parti, il m’a dit qu’elle n’enreviendrait pas.

– Et tu crois qu’elle a été empoisonnée ?

– Oui.

– Eh bien, dit Cent dix-sept, veux-tu voir sonmeurtrier ? Milon étouffa un cri et Cent dix-sept le prit à lagorge.

– Tais-toi… dit-il, et regarde !

Puis il le poussa vers la fente de la cloison,répétant :

– Regarde !

Chapitre 16

 

Milon regarda.

Mais ce vieillard ne lui rappelait rien.

– Tu ne le reconnais donc pas ? fit Cent dix-sept.

– Qui donc ? demanda le colosse.

– Eh bien ! le médecin…

– Le médecin ? Vous croyez que c’est le médecin qui aempoisonné Madame ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr…

– Oh bien ! dit Milon, ce n’est pas cet homme, danstous les cas.

– Tu crois ?

– C’était un jeune homme ; et il n’y a que dix ans decela…

– Ah ! ricana Cent dix-sept, tu crois donc que leremords ne vieillit pas ?

Milon tressaillit. Le visionnaire, qui s’était tu un moment,reprit :

– Dieu est comme vous inexorable, madame, et il a choisipour me châtier le plus cruel des supplices. D’ordinaire, lajustice humaine frappe la première.

« L’homme qui a tué est traîné devant la courd’assises ; les hommes le condamnent, et le bourreau tranchesa tête ; mais est-ce un châtiment proportionné au forfait,cela ? Dieu ne l’a point pensé, puisqu’il a permis que j’aieune double vie…

« Le jour, je suis un grand médecin, je soigne les pauvres,je fais de nombreuses aumônes ; ma parole est écoutée par unejeunesse enthousiaste et laborieuse, je passe pour une des lumièresde la science. Puis vient la nuit ; et alors une forceinvincible me pousse par les épaules jusque dans cette mansarde oùj’étais autrefois un pauvre étudiant pâli par les veilles ;dans cette mansarde où l’or du crime est venu me séduire ; –et cette force mystérieuse me couche là, sur ce lit, haletant, sansvoix, les cheveux hérissés, le front baigné de sueur. Je veuxéteindre ma lampe, mais le souffle me manque… Et alors le murs’entrouvre, et je vous vois apparaître, et jusqu’au matin, jusqu’àl’heure où le jour revient, vous êtes là devant moi, silencieuse ettriste…

« Et si mes yeux se ferment un moment, si, vaincu par lafatigue de mes journées sans repos, je m’endors un moment, d’unsommeil fiévreux, une main me saisit rudement et me force àm’éveiller…

Et tout en parlant cet homme s’était levé et il s’étaitagenouillé devant cette image de sa victime que lui représentaitson imagination troublée.

Tout à coup, il tourna la tête vers le mur, et la flamme sombrede son regard frappa le regard de Milon. Alors le colosse recula etdit à Cent dix-sept :

– Oh ! c’est son regard !…

– Le regard du jeune médecin ?

– Oui.

– C’est lui ! dit Cent dix-sept.

Puis il força Milon à quitter le poste d’observation où ill’avait d’abord placé.

– Écoute-moi bien, maintenant, dit-il tout bas, tandis que,moi aussi, je change de costume.

Il mouilla avec ses doigts le papier déchiré et le replaça surla fente, grâce à un reste de colle adhérant au bois de lacloison.

– Parlez, maître, dit Milon.

– Quand j’étais un misérable, poursuivit Cent dix-sept, quiralluma la chandelle et ouvrit une malle volumineuse que nous avonsentrevue déjà chez le fripier de Toulon, quand je volais, pillaiset assassinais, j’avais quelquefois des bonheurs insolents :je trouvais du premier coup la clé d’un mystère que d’autresavaient cherché pendant plusieurs années ; le hasard jetaitsouvent sur ma route des gens que jamais je n’aurais rencontrésautrement. Il paraît que ma chance continue, puisque je viens detrouver l’homme qui a empoisonné ta maîtresse.

– Mais, dit Milon, êtes-vous bien sûr que ce soit lemédecin ?

– Ne viens-tu pas de l’entendre ?

– C’est juste, murmura Milon. Pardonnez-moi, je necomprends jamais du premier coup.

– Seulement, reprit Cent dix-sept, une chose m’étonne unpeu.

– Laquelle ?

– C’est qu’on soit venu chercher pour ta maîtresse unmédecin qui n’avait alors ni malades, ni réputation, et qui selogeait dans une mansarde.

– Ah ! dit Milon, je me souviens à présent, et je vaisvous expliquer…

– Voyons ?

– Le médecin de Mme la baronne était unhomme déjà vieux et qui avait la réputation d’un savant et d’unbien brave homme. Il demeurait rue de Lille.

« Ce fut le soir, vers dix heures, que Madame se sentitmalade. Elle me commanda d’aller chercher son docteur. Mais ledocteur n’y était pas ; son domestique me dit qu’il nerentrerait probablement que fort tard, parce qu’il pratiquait unaccouchement. Je recommandai qu’on l’envoyât dès le point dujour.

« Le lendemain, à huit heures, il n’était pas encorearrivé ; je courus chez lui. Dans l’escalier je rencontrai unjeune homme qui me dit : « Vous venez chercher le docteurS… ? il n’est pas rentré… Mais je suis son confrère et sonélève… et il m’a chargé de voir ses malades. » J’eus confianceen lui et je l’emmenai, continua Milon, et jamais je n’aurais pusupposer…

À ces mots le colosse cacha son visage dans ses mains et se mità pleurer.

– Ah ! dit-il, c’est moi qui ai tué ma bonnemaîtresse !

– Eh bien ! dit Cent dix-sept froidement, raison deplus pour la venger.

– Vous avez raison, dit Milon. Et il s’élança vers laporte.

– Que vas-tu faire ? demanda Cent dix-sept enl’arrêtant.

– Je vais enfoncer la porte de cet homme d’un coup depied.

– Bon !

– Je le prendrai à la gorge et je l’étranglerai, ajoutaMilon. Cent dix-sept haussa les épaules :

– Écoute donc, brute que tu es ! lui dit-il. Quand ontue un assassin, est-ce avec la tête ?

– Non, c’est avec le bras.

– Pourtant, quand il est condamné, c’est la tête qu’on luicoupe, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, dit Milon. Eh bien ?

– C’est que si le bras a commis le crime, c’est la tête quil’a résolu.

– C’est juste, maître.

– Ce médecin n’a été que le bras ; c’est la tête qu’ilfaut frapper.

– Oh ! vous avez raison, maître, murmura le bon Milon,c’est aux frères de Madame qu’il faut s’adresser.

– Et nous les retrouverons, dit Cent dix-sept, puisque déjànous avons sous la main l’homme dont ils avaient fait leurinstrument.

Tout en causant à voix basse, Cent dix-sept avait dépouillé lecostume de maçon pour redevenir le major Avatar. Milon avait subila même métamorphose. Il s’était incarné dans les vêtements quidevaient caractériser l’ancien valet de chambre d’un princenapolitain.

– Viens-tu ? dit Cent dix-sept quand ils furentprêts.

– Où allons-nous, maître ? demanda Milon.

– Nous retournons chez nous, dit Cent dix-sept, à la villaSaïd. Moi, je reviens du cercle : un Russe ne se couche jamaisavant quatre heures du matin.

Comme il achevait, ils entendirent un bruit sourd.

– Oh ! oh ! dit Cent dix-sept, qu’est-ce quecela ?

– C’est le marteau de la porte d’entrée.

– Pourtant, Noël nous a dit que la maison était tranquilleet que bien avant onze heures tous les locataires étaientrentrés.

– Maître, dit Milon, c’est peut-être un malade qui envoiechercher le médecin.

– Hé ! hé ! dit Cent dix-sept, tu n’es pasperspicace souvent, mais cette fois tu pourrais bien avoirraison.

Au bruit du coup de marteau un autre bruit venait de répondre –celui de la porte qu’on avait ouverte et qui se refermait. Centdix-sept entrouvrit celle de sa mansarde et écouta. Des pasmontaient l’escalier. Ces pas s’arrêtèrent au troisième étage, eton entendit le tintement d’une sonnette, puis un court colloque.Une voix disait :

– Le docteur y est-il ?

– Oui, répondit une autre voix, qui était celle d’unefemme, mais il est couché.

– Faites-le lever sur-le-champ, on a besoin de lui.

– Où donc ?

– Rue de l’Université, chez le baron de Morlux qui s’estcassé la jambe en rentrant de son cercle. Le baron a desrhumatismes ; il marche quelquefois difficilement. Il a faitun faux pas dans l’escalier… On dit qu’il n’y a que le docteur quila lui remettra sûrement, acheva la première voix.

– Attendez-moi un instant, dit la voix de femme.

Quelques instants après, Cent dix-sept entendit monterrapidement l’escalier.

C’était la bonne du docteur qui venait le chercher. Centdix-sept poussa sa porte, tandis que la bonne frappait à celle dela mansarde. En même temps, il souffla de nouveau la chandelle etarracha le lambeau de papier, de façon à voir ce qui allait sepasser.

– Monsieur ! disait la bonne tout en frappant. Ledocteur bondit hors de son lit.

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

– Un malade a besoin de vous.

– J’y vais ; je descends…

Cent dix-sept put assister alors à une rapide métamorphose. Levisionnaire fit place au médecin, et le médecin redevint calme etfroid. Il s’habilla, remit sa cravate blanche et cessa de divaguer.Le fantôme sans doute avait disparu.

– Dis donc, fit Cent dix-sept à l’oreille de Milon, j’aienvie de le suivre.

– Où donc ?

– Chez son malade, pardieu !… Viens.

Et il ouvrit sans bruit la porte de la mansarde.

Chapitre 17

 

M. le baron de Morlux, qui s’était cassé la jambe ensortant de son hôtel, n’était pas, comme on aurait pu le croire, cejeune et brillant séducteur qui répondait au nom d’Agénor et à quiAntoinette avait écrit le soir même pour lui demander aide etprotection. C’était le père de ce mauvais sujet.

M. le baron de Morlux était un homme de quarante-cinq ansqui avait été fort beau, très aimé des femmes, et fort redouté deshommes. Quelques belles pécheresses, qui approchaient maintenant dela quarantaine, se souvenaient de lui et se vantaient même d’avoireu les faveurs de sa cravache. On rencontrait au cercle desBetteraves le vicomte de X… et le marquis de C… auxquelsil avait fait, en duel, de notables déchirures. Un marchand dechevaux célèbre vous montrait, au besoin, un pur-sang indomptablequ’un seul homme avait pu monter, et cet homme, on le devine,c’était le baron de Morlux.

Veuf de bonne heure, n’ayant qu’un fils, riche de près de deuxcent mille livres de rente, M. de Morlux avait mené lavie à grandes guides. Mais cette existence de viveur a seschâtiments. Le baron était vieux avant l’heure ; il avait lescheveux presque blancs, et il était souvent perclus une partie del’hiver.

Ce soir-là, il faisait très froid, et M. de Morluxavait fait une chute si malheureuse qu’il s’était trouvé dansl’impossibilité de se relever. Heureusement, on l’avait entendu eton était accouru à son secours. Son coupé était à la porte et onavait pu le transporter chez lui sur-le-champ car, à cette heureavancée de la nuit, le faubourg Saint-Germain est veuf de toutevoiture de place, et malheur à qui n’a pas d’équipage. Le baroncriait, tant la douleur qu’il éprouvait était violente. À peinetransporté chez lui, il demanda un chirurgien.

Un de ses amis, qui l’avait accompagné, lui dit :

– Mon cher, il y a un médecin rue Serpente, le docteurVincent, qui est d’une habileté merveilleuse.

Le baron souffrait si cruellement, qu’il n’entendit même pas lenom du docteur.

Sur un signe de l’ami, le valet de chambre était sorti et avaitcouru à la rue Serpente. Trois quarts d’heure après, le médecinarrivait. Cet homme qui, tout à l’heure, se tordait sur le lit defer d’une mansarde, en proie à un sombre délire et adressant laparole à un fantôme éclos dans son imagination troublée, avaitretrouvé, en touchant le pavé de la rue, le sentiment de la vieréelle.

La tête haute, l’œil calme et froid, la démarche assurée, cethomme entra dans l’hôtel, sa trousse sous le bras, tout prêt àcouper une jambe, s’il le fallait. Il fut reçu par l’ami du baronet, avant de pénétrer dans la chambre où le malade continuait à seplaindre, il demanda quelques détails sur la manière dont avait eulieu l’accident.

– Maintenant, monsieur, dit-il à l’ami, je vais vous prierde me laisser entrer seul auprès du blessé. Je n’ai le coup d’œilsûr qu’à la condition de n’avoir personne autour de moi.

– Faites, docteur, répondit l’ami.

Et il s’effaça pour le laisser passer.

Le docteur entra, alla droit au lit, ne prit pas même la peined’examiner le visage du malade, et soulevant les couvertures dulit, il mit la jambe cassée à découvert ; puis il se prit à lapalper avec cette brutalité habituelle aux chirurgiens qui sontdevenus des autorités scientifiques.

– C’est une simple fracture, dit-il.

Il appela les domestiques à son aide. L’opération dura un quartd’heure. Le docteur avait ordonné qu’on lui tînt le malade. Puis,sans pitié, sans prendre garde aux cris qu’il poussait, il se mit àle panser. Tant qu’il fut dans son rôle de chirurgien, le docteurne vit et n’entendit rien. Quand ce fut fait, lorsque la jambe eutété fortement serrée par les bandes qu’il avait apportées avec lui,alors seulement il regarda le patient.

Certes, M. de Morlux était, comme le docteur, vieuxavant l’âge, et il eût été difficile de reconnaître en lui lebrillant cavalier d’il y avait douze ou quinze ans… Et cependant,le docteur tressaillit en le regardant et lui ditbrusquement :

– Il me semble que je vous ai déjà vu.

M. de Morlux regarda cet homme et répondit :

– Je ne crois pas.

Mais en parlant ainsi, les regards de ces deux hommes serencontrèrent et tous deux subirent comme un choc électrique. Alorsle docteur se redressa et fit un signe impératif aux deux valetsqui l’avaient aidé à opérer le pansement. Quant à l’ami, il étaitparti. Les valets sortirent, et le docteur se trouva seul avecM. de Morlux.

– Oui, reprit-il, je vous ai déjà vu.

Et il laissa peser sur lui le regard froid du médecin quiinterroge l’état de son malade.

– Moi ! dit M. de Morlux, qui était devenufort pâle ; je crois que vous vous trompez…

– Ah ! fit le docteur avec amertume, c’est que mescheveux ont blanchi.

– Où puis-je vous avoir connu ? demanda encoreM. de Morlux, dont la voix était devenue tremblante.

– Oui, dit le docteur, plus je vous regarde et plus je suisconvaincu. Où vous m’avez connu ? Je vais vous le dire.

« Vous êtes venu chez moi…

– Je ne crois pas, répéta M. de Morlux, devenulivide.

– Rue Serpente, au sixième étage, dans une chambred’étudiant en médecine.

– Monsieur !

– J’étais pauvre entre tous les pauvres, reprit le docteur.Je travaillais nuit et jour pour devenir savant en l’art de guérir,et vous avez posé sur ma table un sac plein d’or en me demandantl’art de tuer.

M. de Morlux étouffa un cri. Mais l’impitoyabledocteur poursuivit :

– Vous vouliez savoir s’il était un poison qui ne laissâtaucune trace.

– Au nom du Ciel, taisez-vous ! s’écriaM. de Morlux, qui se dressa sur son séant, en jetant uncri que la douleur lui arracha.

– Ah ! dit le docteur, vous voyez bien que c’estvous ! Oui, vous, qui êtes venu, sous un faux nom, enveloppéd’ombre et de mystère, tenter ma jeunesse et ma pauvreté,démon !

Et le docteur dardait sur son malade un regard flamboyant. Puis,promenant ce regard autour de lui et sur toutes les somptuosités decette demeure :

– Mais Dieu ne vous a donc pas puni, vous ?dit-il.

– Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écriaM. de Morlux éperdu.

– Et c’est donc le bras qui frappe et non la tête quiordonne, qui est voué au châtiment ? continua le docteur.

« Vous êtes riche, vous êtes heureux… vous portez un nom etun titre, assassin !…

– Mais, misérable ! hurla le baron, tu veux donc nousperdre tous deux ?

Le docteur ne l’entendit pas et continua :

– Votre vie n’est donc pas un enfer comme la mienne ?Les pauvres qui me bénissent, remords ! les élèves qui mesaluent du nom glorieux de maître, remords ! la gloire qui estvenue entourer mon nom, remords ! Tout est remords etchâtiment pour moi !…

M. de Morlux, les yeux hagards, les cheveux hérissés,regardait cet homme avec épouvante. Le docteurpoursuivit :

– Et quand ma journée est finie, quand, brisé de fatigue,je cherche le sommeil, un fantôme vient s’asseoir, tantôt à monchevet, tantôt sur le pied de mon lit, pour ne disparaître qu’avecles premiers rayons du jour.

« C’est une femme encore jeune, encore belle, notrevictime…

– Taisez-vous ! taisez-vous ! répéta le baronaffolé.

– Une femme vêtue de noir, continua le docteur, pâle ettriste, et dont le regard semble me dire : « Il n’y aurajamais de pardon pour toi ! »

« Et vous n’avez ni remords, ni châtiment, vous !

« Et vous viviez heureux ? Le Ciel vous avait doncoublié au milieu des joies de ce monde ? Dieu ne vous a doncpas encore frappé ?

Le docteur s’arrêta comme épuisé. Puis il jeta un regard suprêmesur le baron :

– Adieu, monsieur, dit-il, repentez-vous !

Et il s’en alla brusquement, et les domestiques en le voyantsortir pâle et bouleversé crurent qu’il était fou. Il traversa lacour d’un pas précipité, sans songer à remonter dans la voiture quiattendait sous la marquise, prête à le reconduire, et il nes’arrêta que dans la rue.

– C’est lui ! lui !… murmura-t-il.

Et dès lors, il s’en alla en chancelant, en trébuchant à chaquepas, parlant tout haut et prononçant des phrases incohérentes, aumilieu desquelles on aurait pu remarquer celle-ci :« Quel châtiment Dieu réserve-t-il à cet homme, puisqu’il m’afrappé seul jusqu’à ce jour ? »

Le docteur était si troublé en sortant de l’hôtel de Morluxqu’il ne fit aucune attention à deux hommes immobiles sous leporche de la maison voisine. Il passa près d’eux sans les voir.Alors les deux hommes se mirent en marche et le suivirent. Ledocteur regagna à pied son domicile ; il frappa trois fois,selon sa coutume. La porte s’ouvrit et se referma sur lui. Les deuxhommes attendirent un moment, parurent se concerter, puis ilsfrappèrent à leur tour.

Chapitre 18

 

Les deux hommes qui venaient de suivre la voiture, on l’adeviné, n’étaient autres que Milon et Cent dix-sept. Ils avaientpris le pas de course, lorsque le docteur était parti avec le valetde chambre de M. de Morlux. Ils n’étaient pas à vingtpas, lorsque la voiture s’était engouffrée sous la porte cochère del’hôtel, qui s’était refermée aussitôt.

– Eh bien ! maintenant que vous savez où il va, ditMilon à Cent dix-sept, allons-nous-en !

– Mais non, répondit Cent dix-sept, restons ici.

– Pourquoi faire ?

– J’attendrai qu’il ressorte. C’est une idée à moi.

– Ah !

– Et j’ai des pressentiments curieux. Décidément, je suisconvaincu que nous avons encore bien des choses à apprendre avantle lever de l’aurore, comme disent les poètes, fit Cent dix-sept,en riant.

– Comme vous voudrez, répliqua le docile Milon.

Il s’écoula presque une heure pendant laquelle, abrités sous leporche de la maison voisine, ils n’échangèrent que quelques mots.Cependant Milon dit à Cent dix-sept :

– Puisque c’est lui qui a empoisonné Madame, il doit savoirle nom de ses filles.

– Oh ! naïf, dit Cent dix-sept, M. de LaPalice n’eût pas mieux parlé, et cependant M. de LaPalice et toi vous pourriez avoir tort.

– Comment cela ?

– Qui te dit que ces misérables, en s’adjoignant cet hommepour complice, ne se sont pas entourés de mille précautions, dontla plus élémentaire consistait à ne pas dire leur nom ?

– C’est vrai, fit Milon, touché de la justesse del’observation. Puis il ajouta avec un soupir :

– Tout cela ne nous dit pas où sont les petites ?

– On ne peut pas tout chercher à la fois, mon bonhomme.Mais tu dois savoir où est le pensionnat.

– Il était à Auteuil ; mais, dans quelle rue, je nem’en souviens pas.

– Auteuil n’est pas bien grand. On demandera.

– Mais, dit Milon avec un subit effroi, quand Madame a étémorte, on n’aura plus payé la pension !

– Cela est certain.

– Et peut-être les aura-t-on renvoyées, les chèresenfants ?…

– C’est encore fort possible.

– Mon Dieu ! si on les avait mises aux Enfantstrouvés !… Mais non… c’est impossible… elles étaient sigentilles !… Les dames du pensionnat en auront eu pitié, c’estsûr… Dieu est bon pour les anges qu’il envoie sur la terre !acheva le pauvre colosse en essuyant ses gros yeux ronds pleins delarmes.

– Pauvre vieux ! dit Cent dix-sept ; tu verrasque quand je me mêle d’une chose, tout va bien. Nous lesretrouverons, tes petites, nous les ferons riches et heureuses…

– Et nous les marierons à des princes, dit encore le naïfMilon.

Ce fut en ce moment que la porte cochère de l’hôtel de Morlux serouvrit.

Milon et Cent dix-sept virent sortir le docteur. Le désordre desa démarche et de ses vêtements, ses paroles entrecoupéesfrappèrent Cent dix-sept.

– Oh ! oh ! dit-il à Cent dix-sept, je crois bienque je ne m’étais pas trompé ; il y a du nouveau.

– Vous croyez, maître ?

– Écoute plutôt…

Le docteur s’était arrêté d’abord, il parlait tout haut etrépétait : « C’est bien ! c’est bien ! »Cent dix-sept poussa Milon du coude et dit en montrant l’hôtel deMorlux :

– Et lui ne serait autre que l’un des frères de tamaîtresse, que cela ne m’étonnerait pas.

– Ce serait trop de chance ! dit Milon.

Et ils avaient suivi le docteur. Lorsque, après que ce dernierfut rentré dans la maison de la rue Serpente, Cent dix-sept frappaà son tour, il cria à travers la porte :

– C’est encore le Limousin ?

Noël, dit Cocorico, vint ouvrir.

– Comment ! maître, dit-il, c’est encore vous !je ne m’attendais pas à vous revoir cette nuit.

– Tu peux bien dire ce matin, répondit Cent dix-sept.

– C’est vrai, quatre heures viennent de sonner, réponditCocorico. Puis il ajouta en riant :

– Le docteur ne dormira guère cette nuit.

– Pourquoi donc ? fit Cent dix-sept.

– On est venu le chercher pour un malade, il rentre àl’instant.

– Eh bien ! il se rattrapera, dit Cent dix-sept.

– Oh ! non pas ! Quatre heures, c’est le momentoù il se lève, ce toqué-là. Tenez, voyez-vous là-haut, autroisième, cette fenêtre qui s’éclaire, c’est celle de son cabinetde travail.

– Tout cela est parfait, fit Cent dix-sept.

Puis, s’adressant à Noël :

– Tu dois bien avoir un de ces gros gourdins dont nous nousservions autrefois, tu sais ?

– Est-ce que vous voulez assommer quelqu’un, maître ?demanda naïvement Cocorico.

– Non, répondit Cent dix-sept, c’est un simple effet demise en scène que je veux obtenir. En as-tu un ?

– Oui.

– Va le chercher alors.

Et tandis que Noël, dit Cocorico, entrait dans sa loge, où sabonne femme de mère dormait de tout son cœur, Cent dix-septs’adressa à Milon :

– Boutonne ta redingote, dit-il, jusqu’en haut… Bien… Poseton chapeau sur l’oreille… Parfait !…

Noël revint avec un gros bâton noueux.

– Prends-moi cela, dit encore Cent dix-sept. Maintenant tues superbe.

– Oh ! le maître ! murmura Cocorico, il vous atoujours des rubriques !…

– Toi, commanda Cent dix-sept, prends la chandelle etéclaire-nous.

– Mais où allons-nous donc, maître ?

– Chez le docteur.

– Ah ! dit Milon, je commence à comprendre…

– Tu crois ? dit Cent dix-sept en riant.

– Parbleu ! S’il ne nous dit pas tout, jel’assomme.

– Ce bon Milon, murmura Cent dix-sept avec son accentrailleur, il vous a vingt idées par jour à accumuler cent ans degalères en une semaine.

– Comment ! ça n’est pas là votre idée ?

– Tu es une brute, dit le maître. Viens et suis-moi.

Noël, qui avait deviné le projet de Cent dix-sept, montait déjàl’escalier.

– Rappelle-toi, ajouta Cent dix-sept, que tu ne dois pasdire un mot.

– C’est bien, répondit le colosse.

Arrivé au troisième, Noël, sur un signe du maître, sonna. On futquelque temps à ouvrir. Puis un pas lourd se fit entendre àl’intérieur.

– Qui est là ? demanda la voix encore émue dudocteur.

– Monsieur, dit Noël à travers la porte, excusez-moi, jesuis le fils de la concierge.

– Que voulez-vous ? reprit le docteur sans ouvrir.

– C’est des messieurs qui veulent vous parler.

Le docteur répondit :

– Est-ce pour un malade ?

– Non, fit Noël après avoir consulté Cent dix-sept duregard.

– Alors, priez ces messieurs de revenir à huit heures. Jen’ouvre pas ma porte en pleine nuit.

Mais alors Cent dix-sept ouvrit la bouche, et, d’une voix brèveet comme métallique :

– Au nom de la loi, dit-il, ouvrez !

Et se penchant à l’oreille de Milon :

– Je risque la correctionnelle, dit-il ; maisbast ! c’est pour toi.

Le docteur ouvrit aussitôt. Jamais porte ne reste close devantce terrible sésame : « Au nom de laloi ! » à moins que ceux auxquels il s’adresse ne soientdécidés aux plus grandes extrémités. Cent dix-sept était boutonnéjusqu’au menton ; il s’était donné sur-le-champ l’attitude etla tournure d’un haut inspecteur de police.

– Mon ami, dit-il à Noël d’un ton d’autorité, allez mechercher une voiture.

Noël descendit. Alors Cent dix-sept entra dans l’appartement dudocteur. Celui-ci était pâle comme un spectre, et ses genoux seheurtaient.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

– Vous êtes bien le docteur Vincent ?

– Oui.

Cent dix-sept dit à Milon, en lui désignantl’antichambre :

– Restez là, mon ami. Puis s’adressant audocteur :

– Passons dans votre cabinet, monsieur, dit-il.

Le docteur frissonnait ; il ouvrit la porte de son cabinetet passa le premier. Cent dix-sept ferma la porte.

– Monsieur, dit-il, je ne doute pas qu’un homme de votreconsidération et de votre mérite ne se disculpe facilement :mais, hélas ! je ne suis qu’un instrument passif, et je viensvous arrêter.

– M’arrêter ! s’écria le docteur.

– Oui, monsieur.

– Mais de quoi m’accuse-t-on ? fit-il en devenantlivide, tandis que ses dents s’entrechoquaient.

– D’un empoisonnement commis il y a dix ans, répondit Centdix-sept.

Le docteur jeta un cri.

– Sur la personne d’une jeune femme, la baronne Miller,ajouta le faux agent de police, de complicité avec M. le baronde Morlux et son frère…

Le docteur se sentit défaillir. En ce moment, Noël revint etdit :

– La voiture est en bas…

Chapitre 19

 

Le docteur était devenu verdâtre. Évidemment, il y avait en cemoment-là une lutte terrible dans le cœur de cet homme. Laconscience bourrelée de remords écoutait sans doute la voix quidisait :

« L’heure du châtiment est venue, courbe ta tête et subiston destin. »

L’orgueil et l’égoïsme humains répondaient :

« Oui, tu as commis un crime, mais ce crime est expié parton repentir, ton travail, tes succès. Tu as vieilli avant letemps, tu as pâli dans cette lutte incessante livrée à la science àlaquelle tu as arraché ses secrets un à un. Tu es un homme detalent, tu es presque un grand homme. Peux-tu renoncer à tout cela,et ton crime de jeunesse retombera-t-il donc toujours sur ta têtecouverte de cheveux blancs ? »

La lutte fut longue, acharnée : puis la honte se mit de lapartie, et une voix s’éleva dans l’âme du coupable qui luidit :

« Non, un homme comme toi, si coupable qu’il ait été, nepeut porter sa tête sur l’échafaud ! Non, toi le maître en lascience de guérir, tu ne peux avoir affaire à l’homme qui tue depar la loi !…

« À tout prix, il faut te soustraire à cette expiationsuprême ! »

Et dès lors il s’opéra une réaction chez cet homme à demifoudroyé. Il releva sa tête pâle, regarda Cent dix-sept et luidit :

– Monsieur, puisque vous n’êtes pas le juge d’instruction,ce n’est pas à vous que j’ai des explications à donner, n’est-cepas ?

– Assurément non, répondit le faux agent de police.

– Alors, reprit le docteur, je suis prêt à voussuivre ; mais il est probable que je ne serai pas interrogétout de suite ?

– Je ne le pense pas.

– Par conséquent, continua le docteur, je resteraiprovisoirement en prison ?

– Hélas ! dit Cent dix-sept, je ne dois pas vous ledissimuler, monsieur.

– Vous me permettrez donc d’écrire un mot à l’un de mesconfrères pour lui dire que je m’absente et le prie de voir mesmalades…

– Faites, dit sèchement le faux agent.

Le docteur Vincent s’assit devant son bureau et écrivit unelettre qu’il mit sous enveloppe ; puis, au moment de lafermer, il dit négligemment :

– Tiens ! l’enveloppe n’est pas gommée…

Et il ouvrit un tiroir et y prit un petit morceau de cire àcacheter noire qu’il approcha d’une bougie. Mais, au moment où lacire pétillait et commençait à fumer, Cent dix-sept, qui n’avaitpas perdu de vue le docteur un seul instant, se jeta sur lui, lesaisit par les épaules et le tira en arrière brusquement, de tellefaçon que le bâton de cire à cacheter tomba tout enflammé sur lebureau, en lui échappant des mains.

– Mon cher monsieur, dit froidement Cent dix-sept, un autreque moi vous eût laissé faire, et dans dix minutes vous eussiez étémort, car, en respirant deux bouffées de la fumée grise que voilà,vous seriez tombé foudroyé. Vous êtes plus malin qu’un autre, vous.C’est par les parfums que vous pratiquezl’empoisonnement !

La cire, qui venait de s’éteindre, répandait, en effet, uneodeur pénétrante autour d’elle. Cent dix-sept était robuste ;il appela Milon qui poussa la porte d’un coup d’épaule, accourut ettrouva son maître qui maintenait le docteur.

– Prends monsieur, lui dit-il, et allons-nous-en.

Milon s’empara du docteur, le chargea sur son épaule comme ileût fait d’un colis de messageries, et Cent dix-sept se hâtad’ouvrir la fenêtre pour qu’elle livre passage aux exhalaisonsmortelles de la cire. Puis il prit des ciseaux sur le bureau dudocteur, coupa un cordon de sonnette, et, comme Milon, traversantl’antichambre, se dirigeait vers la porte, il lui dit :

– Attends un peu et remets monsieur sur ses pieds.

Milon obéit. Alors Cent dix-sept lia les mains du docteurpar-derrière le dos avec le cordon de sonnette.

– Je vous demande pardon d’en user ainsi, monsieur, luidit-il ; mais comme vous avez voulu vous détruire tout àl’heure, et qu’on a grand besoin de vous, nous ne saurions prendretrop de précautions.

Le docteur baissa la tête, et Cent dix-sept vit une larme luire,puis rouler sur sa joue décharnée.

– Allons ! dit-il.

Et il descendit l’escalier entre ses deux gardiens. Noël avaitfait arrêter une voiture devant la porte. C’était un de ces grandsfiacres antiques à deux chevaux, comme il y en a encore huit ou dixsur le pavé de Paris, qui appartiennent à des loueurs et qui n’ontjamais voulu fusionner avec la Compagnie des Petites-Voitures. Lecocher avait une mauvaise mine. Quand il vit paraître le docteurles mains liées, Milon qui brandissait son énorme gourdin et Centdix-sept qui s’était tout à fait donné la tournure d’un hautinspecteur de police, il prit un air insolent.

– Y a-t-il du pourboire, au moins ? dit-il.

Cent dix-sept posa le pied sur la roue, se haussa jusqu’au siègede l’automédon et lui dit à mi-voix :

– Il y a vingt francs à gagner si l’on est content de toi,et une promenade à la préfecture si tu veux faire le malin.

En même temps que la promesse des vingt francs alléchait lecocher, la menace de la préfecture le fit réfléchir sérieusement.Les maraudeurs, comme on les appelle, ont toujours quelquechose sur la conscience.

– C’est bon, monsieur, dit-il, on sera sage.

Cent dix-sept ouvrit la portière du fiacre et y fit entrer ledocteur. Puis il installa Milon auprès de lui en luidisant :

– Veille bien à ce que monsieur ne se détache pas lesmains.

Le fiacre avait des stores. Sur un signe de Cent dix-sept, Milonles baissa tous, de telle façon que le docteur ne pouvait voir lechemin qu’on allait lui faire prendre. D’ailleurs, on était enhiver, et il était nuit encore.

Cent dix-sept monta à côté du cocher.

– Où allons-nous ? demanda celui-ci. Là-bas, n’est-cepas ? Ce mot là-bas, dans sa bouche, désignait lapréfecture de police.

– Oui, dit Cent dix-sept, qui tenait à donner le change aucocher comme au docteur.

Le fiacre gagna le boulevard de Sébastopol et le pont qui lerelie au Palais de justice. Au coin du quai des Orfèvres, Centdix-sept fit arrêter le véhicule.

– Tu vas, dit-il au cocher, suivre le quai au pas jusqu’àla rue de la Sainte-Chapelle. Je vais chercher des ordres.

Le cocher obéit, tandis que Cent dix-sept sautait à terre etparaissait se diriger vers le Palais de justice. Pendant ce temps,le docteur, complètement anéanti, ne cherchait même pas à savoirpourquoi le fiacre s’était arrêté. Dix minutes après, Cent,dix-sept, qui s’était contenté de fumer une cigarette dans la ruede la Sainte-Chapelle, rejoignit le fiacre, ouvrit la portière etdit au docteur :

– Vous allez être interrogé tout de suite, monsieur. Lejuge d’instruction a donné l’ordre qu’on vous conduisît chezlui.

Le docteur ne répondit pas. Cent dix-sept reprit sa place à côtédu cocher, qui avait entendu ses dernières paroles et qui luidit :

– Il a donc fait un mauvais coup, ce vieux-là ?…

– Oui, dit Cent dix-sept, son compte est bon.

– C’est-y pour un vol qu’on l’arrête ?

– Non.

– Pour un meurtre ?

– Non : pour la politique.

– Ah ! c’est différent, murmura le cocher. Et commeça, nous allons chez le curieux ?

– Oui.

– Où loge-t-il ?

– Villa Saïd, répondit le faux agent de police.

– Il est en bon air, murmura le cocher en souriant.

Et il fouetta ses deux rosses. Une heure après, le fiacreentrait dans la villa Saïd, dont on venait d’ouvrir la grille. Centdix-sept sonna aussitôt à la porte du petit hôtel du major Avatar.En même temps Milon délia les mains au docteur et le prit par lebras.

L’avenue de la villa était déserte encore ; le portier,après avoir ouvert la grille, s’était recouché et personne ne vitle docteur descendre de voiture.

– Vais-je attendre ? demanda le cocher.

– Non, lui répondit Cent dix-sept en lui donnant vingtfrancs. L’interrogatoire sera long : tu peux t’en aller.

Comme la portière du fiacre s’était ouverte juste en face de laporte du petit hôtel et que Milon, qui avait depuis une heure deslueurs d’intelligence, l’avait poussée brusquement, le docteurn’eut pas le temps de reconnaître le lieu où il était.

– En cage ! murmura Cent dix-sept.

Et il referma la porte sur eux, tandis que le fiacre s’enallait.

Chapitre 20

 

L’accablement de M. le docteur Vincent s’était un peudissipé durant le trajet de la rue Serpente à la villa Saïd.Cependant il se croyait très sérieusement aux mains de la justice.Aussi son étonnement fut-il grand lorsque le major Avatar l’ayantfait entrer dans son petit salon qui se trouvait à droite duvestibule au rez-de-chaussée, ferma la porte, lui avança un siègeet lui dit :

– Maintenant, docteur, causons.

– C’est donc vous qui devez m’interroger ? demanda ledocteur.

– Oui.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il avec stupeur.

– Un homme qui joue gros jeu, répondit le major.

Puis, attachant sur le docteur un regard calme etfroid :

– Monsieur, lui dit-il, la justice est en ce monde la chosela plus sacrée après Dieu. Or, je viens de parodier la justice. Jene suis ni agent de police, ni juge d’instruction, et cependant jevous ai arrêté et vous voilà en mon pouvoir.

Le docteur fut pris d’une subite indignation.

– Mais qui donc êtes-vous, misérable ? fit-il.

– Je suis un homme qui veut redresser des torts, venger desinjures, punir de grands coupables, répondit le major Avatar avecun calme presque solennel.

Tout l’orgueil de l’homme reparut alors chez le docteurVincent.

– Monsieur, dit-il, quand on se pose en réformateur et enjusticier, on commence par ne point violer la loi ; on nepénètre pas chez un homme, la nuit, avec un faux mandat : onn’usurpe point les fonctions d’un commissaire ou d’un inspecteur depolice. Je n’ai rien à vous dire, rien à vous répondre ; ainsidonc, laissez-moi sortir.

Et le docteur Vincent fit un pas vers la porte. Mais le majortira de sa poche un revolver, se plaça devant la porte et regardantle docteur interdit :

– Monsieur, lui dit-il, aussi vrai que je me suis appeléjadis Rocambole, au bagne Cent dix-sept, et qu’à présent je menomme le major Avatar, je vous jure que je vais vous tuer comme unchien, si vous ne m’écoutez et ne m’obéissez.

Ce mot de bagne fit faire un haut-le-corps au docteur.

– Vous avez été au bagne, vous ? fit-il.

– Oui, sous le numéro de Cent dix-sept.

– Et vous osez… misérable…

– Docteur, fit le major avec calme, il y a des gens quivont au bagne pour avoir volé, d’autres pour avoir tué. Il y a desempoisonneurs…

Ce mot fit rentrer le docteur sous terre :

– Taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !

– C’est ce que je vais faire du moment que nous allonspouvoir nous entendre.

– Que voulez-vous donc ?

– Docteur, il faut me faire votre confession.

– Je ne dois de confession qu’à Dieu…

– Et la justice, docteur.

– Vous n’êtes ni l’un ni l’autre, vous !

– Non, dit le major Avatar. Vous avez raison. Je ne suis nile juge qui condamne loyalement, ni la Providence qui frappe lesgrands coupables ; mais je suis peut-être l’instrument choisipar Dieu. Je vous l’ai dit, j’ai été au bagne. Je ne crains pas d’yretourner. Si je n’obtiens pas de vous ce que je veux je voustuerai… là… dans dix minutes, ou dans une heure…

– Et que voulez-vous donc de moi ? est-ce del’argent ? fit le docteur avec mépris.

Le major haussa les épaules :

– Si j’étais un voleur vulgaire, dit-il, je vous eussedépouillé à domicile. D’abord, vous n’êtes pas riche, puisque vousdonnez aux pauvres tout ce que vous gagnez.

– Mais que voulez-vous donc ?

– Causons d’abord sérieusement et à visage découvert, sansdétours, sans faux-fuyants.

Le revolver du major, et la qualification d’ancien forçat qu’ils’était donnée, ne laissaient aucun doute au docteur sur larésolution dont il était capable. Il se trouvait tout entier à samerci.

– Soit, monsieur, dit-il, je vous écoute.

– Docteur, reprit le major, vous avez tort de parler touthaut la nuit. Quand on a commis un grand crime, il ne faut pas sele répéter à soi-même, de minuit à six heures du matin.

– Ah ! fit le docteur, vous croyez donc que j’aicommis un crime, vous ?

– Je ne crois pas, j’en suis sûr. En eussé-je douté, quandje suis entré chez vous, j’aurais été bientôt convaincu, lorsquevous avez essayé de vous empoisonner.

Le docteur pâlit et se tut.

– Vous avez empoisonné, continua le major, une femme d’àpeine trente ans, belle, riche…

– Monsieur !…

– Qu’on appelait la baronne Miller, ajouta le majorAvatar.

– Vous savez son nom ?

– Je sais tout ; et cependant, fit le major avec unamer sourire, je n’appartiens pas à la rue de Jérusalem ;j’opère pour mon propre compte.

– Mais que voulez-vous donc de moi ? répéta le docteurpour la troisième fois.

– Vous allez le savoir.

Et Cent dix-sept, d’un geste impérieux, força le docteur às’asseoir en face de lui. Puis il reprit :

– Vingt-quatre heures avant l’accomplissement de votrecrime, vous ne connaissiez pas la baronne Miller, vous ne l’aviezjamais vue. Aucun motif de haine ne vous guidait ; vous n’avezpas hérité d’elle… Non, vous avez empoisonné cette malheureusefemme parce qu’on vous a donné dix mille francs…

Tous ces détails étaient si précis, si rigoureusement vrais, quele docteur cacha sa tête dans ses mains et murmura avecaccablement :

– Livrez-moi donc à la justice, au lieu de metorturer !

– Pas encore, poursuivit le major. Un homme qui ose fairece que je fais, qui se substitue à la Providence, qui usurpe lesfonctions d’un agent de police, ne joue pas un jeu semblable pourne frapper que l’instrument du crime. Comprenez-vous ? Il fautque vous me livriez votre complice, ou plutôt vos complices, carils sont deux.

– Oh ! mais vous savez tout, vous ! dit ledocteur avec un redoublement d’effroi.

– Écoutez-moi encore, reprit le major Avatar. On neressuscite pas les morts, et il y a bientôt dix ans que lamalheureuse baronne Miller est descendue dans la tombe. La justiceignore votre crime, et Dieu peut-être est-il tenté de vouspardonner, car, depuis le crime, vous n’avez cessé d’élever verslui les deux prières par excellence, celles qui finissent par letoucher : la charité et le travail.

« Mais vos complices, ceux qui ont spéculé sur votrejeunesse, votre ambition et votre misère, ceux-là qui ont fait dujeune homme pâli par ses veilles laborieuses, luttant contrel’obscurité et le besoin, l’instrument de leur cupidité, lemeurtrier de leur sœur…

– Leur sœur ! exclama le docteur avec épouvante.

– Oui, dit le major, c’était leur sœur.

– Ô misérable que je suis ! murmura cet homme auxcheveux blanchis.

– Et leur sœur était mère, poursuivit le major, et vousavez, en la frappant, dépouillé deux pauvres petites filles quisont à présent jetées sur le pavé de Paris sans ressource, sansprotection, peut-être sans amis…

Le docteur regardait le major avec des yeux hagards. Celui-cicontinua :

– Maintenant, choisissez : Ou j’appelle sur l’heure lepremier agent de police qui passe et je vous livre, dussé-je melivrer moi-même, car j’ai de vieux comptes à démêler avec lajustice, ou vous allez devenir mon esclave et m’aider à poursuivreles véritables assassins, ceux qui ont été la tête tandis que vousn’étiez que le bras ?

Le major n’eut pas le temps d’achever. Le docteur s’était mis àgenoux.

– Ô mon Dieu ! disait-il, pardonnez-moi si je ne peuxréparer mon crime et rendre une mère à ses enfants, du moins, àpartir de ce jour, mon travail sera pour ces mêmes enfants…

Le major lui saisit le bras.

– C’est bien, dit-il, vous pleurez.

En effet, deux grosses larmes roulaient sur les joues dumédecin.

– Votre repentir m’assure de votre concours, ajouta lemajor.

– Oh ! dit le docteur, je travaillerai jour et nuit…pour les orphelines.

– Il faut faire mieux que cela, docteur.

– Et quoi donc ? demanda cet homme dont le visageparut en ce moment s’illuminer.

– Il faut m’aider à leur rendre leur fortune ; cettefortune qu’on leur a volée…

Le docteur se redressa.

– Vous avez raison, dit-il, et je vous appartiens…maintenant, corps et âme. Que faut-il faire ?

– Je vous le dirai plus tard.

Alors le major posa son revolver, désormais inutile, sur lacheminée.

– Docteur, ajouta-t-il, il faut retourner à vos malades,aujourd’hui.

– Comment, fit le médecin stupéfait, vous allez me laisserlibre ?

– Oui, dit le major, je crois à votre repentir et à votresincérité ; je suis sûr que vous me servirez.

– Je vous le jure sur la tombe de ma victime, de cettemalheureuse femme dont le fantôme fait mes nuits sans sommeil,murmura le docteur d’une voix sourde.

– Je vous crois, allez !

– Mais vous n’avez donc pas besoin de moi ?

– Pas aujourd’hui, mais demain.

– Ah !

– Je vous écrirai un mot, soit pour vous prier de venirici, soit pour vous donner rendez-vous ailleurs.

Et le major appela Milon.

Milon était demeuré respectueusement dans l’antichambre.

– Va chercher une voiture pour monsieur, lui dit lemaître.

– Comment ! fit Milon stupéfait… vous le… laissezpartir…

– Va ! dit le major d’un ton impérieux. Milonobéit.

Dix minutes après, un homme qui avait vu l’heure de l’expiationarrivée et qui se résignait déjà à porter sa tête sur l’échafaud,sortait libre de la villa Saïd, libre et soulagé d’un poidsimmense. Alors le major dit à Milon :

– Maintenant il faut avoir le million des petites.Viens !…

Chapitre 21

 

Paris est la ville où tout s’improvise, comme en un conte defées.

À neuf heures du matin, une voiture s’était arrêtée rue deGrenelle, à la porte de cette maison où le trésor était enfoui.Deux hommes en étaient descendus : le major Avatar et Milon.Il y avait au-dessus de la porte plusieurs écriteaux de location.Le major dit au concierge, en lui montrant Milon :

– Voici monsieur qui est mon parent et qui arrive deprovince ; il désire trouver un appartement modeste tout prèsde chez moi, car j’habite le quartier. Qu’avez-vous àlouer ?

– L’entresol et le deuxième, répondit le concierge. Lemajor se prit à sourire.

– Y a-t-il une cave avec, au moins ?

– Oui, dit Milon, qui avait sa leçon faite ; je tienssurtout à une bonne et grande cave, car j’ai du vin de chez moiqu’on doit m’expédier prochainement.

Puis, se rengorgeant un peu, le bon Milon ajouta :

– Tel que vous me voyez, je suis propriétaire d’un desmeilleurs vignobles du Blaisois.

Le concierge, au mot de propriétaire, se leva respectueusement,puis il répondit :

– Quant aux caves, il y en a cinq ou six libres :monsieur pourra choisir celle qui lui conviendra.

– Voyons d’abord l’appartement, dit le major qui craignaitque Milon ne trahît son émotion. De combien estl’entresol ?

– De seize cents francs.

Cent dix-sept et Milon visitèrent l’appartement, le trouvèrent àleur goût et déclarèrent qu’ils voulaient entrer en jouissance desuite.

– Voyons les caves, répéta Milon.

On redescendit, le concierge prit une lanterne et ouvrit laporte d’un large escalier en coquille qui conduisait aux caves. Unefois dans le corridor souterrain, Milon rassembla ses souvenirs ets’orienta. Le caveau était à gauche ; le concierge paraissaitvouloir prendre à droite.

– Et par ici ? demanda Milon.

– Par là, si vous voulez, dit le concierge, il y en a troisà la file l’une de l’autre.

Dans les trois se trouvait le fameux caveau. Milon, que soncompagnon contenait du regard, parut hésiter entre les deux. Puisil dit :

– Je crois que celui-ci est un peu plus grand.

– Cousin, dit le major, pourquoi ne prenez-vous pas lesdeux ?

– Ce serait deux cents francs de plus, dit leconcierge.

– Cela m’est égal, avait répondu Milon, je prends lesdeux.

Pour aller plus vite en besogne, et éviter la question desrenseignements, le major Avatar avait tiré de sa poche un billet decinq cents francs, disant au concierge :

– Nous n’avons pas de temps à perdre. Voici un termed’avance. Vous garderez le surplus pour le denier à Dieu.

C’était un peu plus de cent francs pour lui. Le concierge,ébloui, répondit que le propriétaire faisait tout ce qu’il voulait,approuvant toutes les locations qu’il faisait, et que ces messieurspouvaient emménager quand ils voudraient.

Deux heures plus tard, un tapissier se présenta, prit sesmesures, envoya une voiture de meuble, et, le soir, avant huitheures, M. Joseph Baudoin, propriétaire, s’installa dans sonnouveau domicile. Il n’y avait pas encore de rideaux aux fenêtres,ni de tapis sur le parquet, mais les gros meubles étaient en placeet le lit dressé. Le major Avatar était venu voir comment sonparent était installé. Dans une petite malle que Milon avaitapportée lui-même dans une voiture se trouvaient les fameux outils.C’était une maison fort tranquille, que celle de la rue deGrenelle, au Gros-Caillou. Le portier se couchait à onze heures. Àminuit, l’escalier était éteint.

Milon et Cent dix-sept attendirent jusqu’à cette heure-là ;puis ils descendirent sans bruit et sans lumière. L’ancien Valet decœur, l’homme aux noms et aux visages multiples, était doué d’unesingulière faculté, il voyait la nuit et dans les ténèbres,absolument comme un chat. Il guida Milon qu’il tenait par la main,passa devant la loge du concierge, où il ne se fit aucun bruit.Tous deux descendirent. Milon disait tout bas à soncompagnon :

– J’ai bien remarqué les murs, ils sont intacts.

Une fois dans le corridor, le major tira de sa poche unrat-de-cave et battit le briquet. Milon avait sous son bras lesciseaux à froid et le marteau, et, dans sa poche, la clé du caveau.C’était là ! là que, dix ans auparavant, il avait enfouil’argent des deux orphelines. Il n’y avait dans le caveau qu’unevieille futaille abandonnée, sans doute, par son dernier locataire.Le major posa dessus son lumignon, et dit à Milon :

– Voyons ! oriente-toi… où est la pierre ? Milonse plaça auprès de la porte qu’ils avaient refermée, puis il comptales jointures des pierres de taille en marchant lentement. Puis ils’arrêta.

– C’est celle-là, dit-il.

Et il prit le ciseau et le marteau. Mais le major les luiarracha des mains. – Mon bon ami, lui dit-il, si tu frappes sur leciseau, tu produiras un bruit sourd qui finira par éveiller leconcierge. Tu as beau être locataire de la cave, tu n’as pas ledroit de déparer les murs.

– Cependant, dit Milon, on ne peut pas faire autrement, ceme semble.

– Je connais quelqu’un, répondit le major en souriant, quia percé un mur de six pieds de profondeur avec une lime à ongles detrois pouces, sans faire autant de bruit qu’un rat, et cequelqu’un, c’est moi.

Donne-moi ton ciseau et éclaire-moi. Milon prit le lumignon,tandis que le major introduisait le ciseau dans un interstice forméentre la pierre qui masquait la cassette et la pierre voisine.Puis, par un mouvement régulier de va-et-vient, il entama le cimentromain, qui se mit à jaillir en poussière menue sur la lame duciseau et sur la main qui le tenait.

– Avant une heure, dit-il, la pierre glissera comme sur desroulettes. Le cœur de Milon battait à rompre sa poitrine au fur età mesure que la besogne avançait.

– Maître, dit-il enfin, nous avons déjà trouvé lesmeurtriers de Madame ; nous allons bientôt avoir la cassette.Quand donc nous occuperons-nous de retrouver les petites ?

– Demain, dit Cent dix-sept.

Et il continua sa besogne. Cet homme avait dans l’esprit unvéritable chronomètre ; il avait annoncé que la besognedurerait une heure ; il ne se trompa point de cinq minutes. Lapierre descellée, il fallait la faire glisser et la sortir ducreux. Ce fut Milon qui, avec sa force herculéenne, s’en chargea.Il se servit du ciseau comme d’un levier et exerça une forte pesée.La pierre avança de quelques lignes ; il pesa plus fort, elleavança encore. Quand elle fut assez hors du mur pour qu’il pût lasaisir, le colosse s’arc-bouta avec le genou contre le mur et tiraà lui. La pierre était énorme et pesait plus de deux centslivres ; mais Milon la soutint un moment dans ses bras et laposa ensuite sur le sol, sans faire le moindre bruit. Alors il seprécipita vers le trou béant, y enfonça la main et le bras, etétouffa un cri de joie.

– Elle y est ! dit-il.

– Tais-toi, dit le major, qui, lui aussi, n’avait pu sedéfendre d’une légère émotion.

Milon retira alors de la cachette un petit coffre de fer d’unpied de long sur un demi-pied de large.

– Mais, dit le major, il n’y a pas un millionlà-dedans ?

– En or, non, mais en papier… et le papier est toujoursbon, je suppose.

– Surtout les billets de la Banque, dit le major, qui étaitdevenu tout pâle.

– À quoi songez-vous donc, maître ? demanda Milon.

– Je songe, répondit Cent dix-sept, que je me suis appeléRocambole, et qu’autrefois, me trouvant seul ici avec toi et tevoyant un million dans les mains, je t’aurais tué tranquillementpour avoir le million à moi tout seul.

Milon tressaillit.

– Oh ! maître… dit-il, c’est l’argent despetites !

– Aussi, dit Rocambole – car il venait de reprendre son nomredoutable –, je veux être vertueux… Viens !fuyons !…

– Où irons-nous… maintenant ? fit Milon inquiet.

– En haut donc, vérifier si la cassette est intacte.

– J’en avais la clé autrefois, dit le colosse.

– Et tu l’as perdue ?

– On me l’a prise au bagne.

– Eh bien ! nous ferons sauter la serrure avec un coupde couteau. Ça me connaît, ça ! ne suis-je pasRocambole ?… acheva le major en riant.

Et ils sortirent de la cave en emportant la cassette.

Chapitre 22

 

M. Agénor de Morlux, tandis que son père se cassait lajambe, était livré à toutes les joies de l’espérance. Le billetd’Antoinette, ce billet dans lequel la jeune fille luidisait : « Ne partez pas, j’ai besoin de vous »,était la première victoire sérieuse de cette campagne amoureusequ’il avait entreprise. La journée lui avait paru longue, de huitheures du matin à quatre heures de l’après-midi. À partir de quatreheures, elle lui parut interminable. Pour tuer le temps jusqu’àhuit heures, il s’en alla dîner au café Anglais, où M. Oscarde Marigny dînait chaque jour. Agénor avait hâte de montrer sabelle fortune ; mais il est des fatalités pour les fats commepour le reste des humbles mortels.

Ce jour-là, Oscar dînait en ville. Agénor s’offrit un repasplantureux, l’arrosa d’une bouteille de Château-Lafite, fumad’excellents cigares, arpenta le boulevard une heure encore, etfinit par se trouver à huit heures moins un quart à la porte deMme Raynaud. Le concierge, qui le vit passer, luiadressa son plus obséquieux sourire :

– Ces dames vous attendent, lui dit-il.

Agénor se dit, en montant l’escalier :

– C’est une affaire conclue par avance. Je crois bien que,dès demain, je puis aller chez le tapissier commander le mobilierd’Antoinette.

La mère Philippe avait voulu rester en haut pour ouvrirelle-même la porte. Elle fit à M. Agénor mille révérencesavant de l’introduire dans le petit salon qui servait en même tempsde cabinet de travail à Antoinette. Mme Raynaudétait dans son grand fauteuil, au coin du feu. Antoinette, assise àune petite table, travaillait à un ouvrage d’aiguille. Une seulelampe éclairait la modeste pièce, dont le mobilier décent étaitd’une exquise propreté. Agénor toisa et jugea tout d’un coup d’œil.Il s’attendait à trouver plus de misère.Mme Raynaud était une femme bien élevée et quiavait vu le monde autrefois. Son accueil plein d’aisance déconcertaquelque peu Agénor. Quant à Antoinette, elle se leva avec unesimplicité si digne, elle tendit la main à l’anglaise àM. Agénor avec tant de noblesse affectueuse, que l’embarras dujeune homme augmenta.

Malgré ses théories d’enfant blasé, Agénor avait un fond detimidité qu’il cherchait vainement à masquer par un tond’arrogance. Le calme et la simplicité d’Antoinette leconfondirent.

– Monsieur, lui dit-elle, après avoir échangé quelquesparoles banales, vous vous êtes montré si généreux et si bon, queje vais m’ouvrir à vous tout entière. Je vous l’ai écrit, j’ai unesœur, et nous sommes orphelines. Jusqu’à ce matin j’ai ignoré votrenom, et je ne sais pas encore de quoi ma mère est morte. Seulement,je sais que ma mère était une femme bien née, qu’elle portait untitre, qu’elle avait une grande fortune et que son dernierserviteur, un homme que ma sœur et moi aimions de toute notre âme,victime sans doute de quelque affreuse méprise, a été emprisonné,condamné et jeté au bagne où, sans doute, il est encore. Qu’estdevenue la fortune de ma mère – fortune qui devait êtreconsidérable, si j’en juge par mes souvenirs d’enfance ? je nesais… Mais il est impossible que nous ayons été spoliées sansretour. Il est impossible encore qu’un malheureux expie un crimequ’il n’a point commis. Hélas ! monsieur, deux pauvresorphelines n’ont pas grand crédit dans le monde. Vous vous êtesplacé sur mon chemin, monsieur. Voulez-vous être mon ami et vousintéresser au pauvre et digne homme persécuté ?

La requête d’Antoinette était si noble et si franche, d’unesimplicité si grande, d’un abandon si confiant, que le roué sesentit rougir en lui-même et qu’il eut honte de ses abominablescalculs. Mme Raynaud ne quitta pas son fauteuil,Antoinette n’abandonna point sa broderie. D’amour, il n’en fut pasdit un mot. Agénor était comme fasciné, et toutes ses audaces deLovelace et de conquérant étaient rentrées aussitôt.

– Mademoiselle, dit-il à Antoinette, le baron de Morlux,mon père, est un homme puissant ; il a de hautes relations, etje ne doute pas que, mon zèle stimulant le sien, nous ne parvenionsbientôt à faire mettre en liberté l’homme auquel vous vousintéressez.

Puis il ajouta avec émotion :

– Et quant à votre fortune, mademoiselle, je vous jurequ’elle vous sera rendue, eussiez-vous été dépouillée par unroi.

La jeune fille lui tendit une seconde fois la main.

– Vous êtes un brave cœur, bien sensible ; merci del’amitié que vous m’offrez.

Agénor comprit qu’il devait borner là sa visite ; mais ildemanda si humblement, si respectueusement, la permission derevenir le lendemain rendre compte des démarches qu’il aurait déjàfaites, qu’Antoinette ne put refuser. Il s’en alla donc ravi etcourut au club des Asperges dans l’espoir d’y rencontrerenfin son ami M. Oscar de Marigny. L’homme est ainsi fait,qu’il a toujours besoin d’un confident.

– Eh bien ! dit-il, où en es-tu ?

M. Oscar de Marigny venait d’arriver.

– Ah ! dame, répondit Agénor, le siège offriraquelques difficultés de plus que je ne croyais. Cette petite follea des airs de duchesse, en vérité.

– Eh bien ! si tu l’aimes, épouse-la.

– Hé ! dit Agénor, qui sait ?

– Ah ! tu as réfléchi ?…

– Mais oui.

– Agénor, mon bon ami, dit M. de Marigny, vousêtes un fanfaron de vice, et je le savais bien. Vous vous faitesplus mauvais… que tu n’es, grand enfant…

– Tu trouves ?

– Hé ! sans doute… Pourquoi en serait-ilautrement ? Tu rencontres une fille, jolie, vertueuse, bienélevée. Elle est pauvre, mais tu es riche… et riche pourdeux ; n’est-il donc pas tout naturel que tul’épouses ?

– Mon cher Oscar, répondit Agénor, vous êtes un véritablesot.

– Hein ?… ne t’ai-je donc pas compris ?

– Mais pas du tout, mon bon.

– Ainsi, tu ne songes pas à l’épouser, comme je lecroyais ?

– Mais si… j’y songe…

– Je ne sais pas deviner les énigmes ; ainsiexplique-toi.

– C’est bien simple.

– Ah ! voyons ?

– La petite est pauvre, mais elle peut devenir riche…comprends-tu ?

– Mais comment peut-elle devenir riche ?

– Oh ! d’une façon bien simple, va : enretrouvant la fortune de sa mère, comme elle a déjà retrouvé sonnom… car sa mère, je dois te le dire en passant, était baronne.

– Je te prends en pitié, répondit Oscar de Marigny ;tu es bien l’homme de notre siècle…

Oscar de Marigny n’eut pas le temps de compléter son anathèmesur l’esprit du temps présent, car un membre du cercle arriva touteffaré vers Agénor.

– Mon ami, lui dit-il, vous ne savez donc pas ce qui vientd’arriver à votre père ? Il s’est cassé la jambe…

– Mais où ?… mais comment ?… demanda Agénor unpeu ému.

– En sortant de son club, il y a une heure.

Agénor n’en entendit pas davantage ; il se précipitaau-dehors, monta dans la voiture d’Oscar de Marigny, car il avaitrenvoyé la sienne, et se fit conduire rue de l’Université. Ledocteur Vincent venait de sortir. Agénor trouva son père bouleverséet d’une pâleur extrême. À la vue de son fils, cet homme se raiditcontre la douleur physique et chercha à faire trêve aux angoissesqui l’étreignaient depuis quelques minutes.

– Rassure-toi, mon enfant, dit-il, c’est une fracturesimple, je serai sur pied dans un mois et je pourrai partir.

– Partir ! dit Agénor étonné.

– Oui, répondit le baron ; je veux faire un grandvoyage. Je suis las de Paris…

En même temps, M. de Morlux regardait son fils etsentait remuer ses entrailles paternelles pour un enfant qu’ilavait presque abandonné dans sa vie.

– Quel âge as-tu, mon enfant ? dit-il ; tu nedois pas être loin de ta vingt-sixième année ?

– Dans deux mois, mon père.

– Tu devrais te marier.

Agénor tressaillit :

– Ah ! ma foi, mon père, je ne demande pas mieux. Jesuis amoureux.

– Et de qui donc ? fit le père, en essayant desourire.

– D’une jeune fille, belle, vertueuse, spirituelle…

– Et pauvre ! dit M. de Morlux. Si avec tantde qualités elle avait une dot, ce serait trop beau…

– Hé ! qui sait ? fit Agénor.

– Elle est riche ?

– Non, mais elle peut le devenir.

– Comment cela ?

– C’est une pauvre orpheline dépouillée, et je me suis misen tête de lui faire rendre la fortune qu’on lui a volée.

M. de Morlux se dressa sur son séant et se sentitpâlir aux derniers mots de son fils.

– Oui, mon père, reprit Agénor. Elles sont deux sœurs, deuxjumelles, deux orphelines… Leur mère, la baronne Miller…

À ce nom, M. de Morlux jeta un cri terrible et retombasans force sur son oreiller, à la grande stupéfaction de sonfils.

Chapitre 23

 

M. le baron de Morlux était un esprit fort, c’est-à-dire unesprit faible. Les gens qui ne croient pas à Dieu, croientvolontiers aux médiums, aux tables tournantes et aux esprits. Rienn’est superstitieux comme un philosophe. Il y avait vingt ans queM. de Morlux avait tout foulé aux pieds, qu’il avaitmarché la tête haute dans la voie du crime, sans regarder enarrière, sans pâlir, sans trembler. Son frère et lui, après la mortde cette sœur mystérieuse, que Paris ignorait, étaient entréspaisiblement en possession de son héritage, peu soucieux de savoirce qu’étaient devenus ses enfants.

Il y avait là, du reste, un mystère que nous expliquerons plustard. Le baron avait perdu sa femme peu après. Cette perte avait àpeine assombri son front quelques jours. Il avait mis son fils aucollège, s’était fort peu soucié de lui, l’avait émancipé àdix-huit ans. Il lui avait remis avec une parfaite indifférence lescomptes de tutelle. Aucune ombre vengeresse n’avait troublé sa vie.Ses plaisirs l’avaient assez absorbé pour que le remords ne pûttrouver place en son âme. Enfin, chose étrange ! la fortunen’avait cessé de lui sourire. Il avait fait plusieurshéritages ; il avait été aimé d’une femme que Paris entieravait adorée vainement. Il faisait courir ; ses chevaux,célèbres dans le monde entier, sortaient vainqueurs de tous leshippodromes. Souvent on l’avait entendu dire :

– L’homme naît heureux ou malheureux. Quoi qu’il fasse, ilne changera rien à son destin. Moi, j’ai une étoile qui ne pâlirajamais.

Mais soudain une fatalité inouïe semblait le frapper coup surcoup dans l’espace de quelques heures. Il se cassait lajambe ; le médecin appelé auprès de lui se trouvait êtreprécisément l’instrument de son crime. Enfin, son fils venait luidire : « J’aime une jeune fille qui a été dépouillée desa fortune, et cette jeune fille se nomme AntoinetteMiller. »

C’en était assez pour lui faire perdre la tête. Il avait doncjeté un grand cri, puis il s’était renversé, pâle et tremblant, surson oreiller, les mains crispées, l’œil fiévreux.

– Mais qu’avez-vous donc, mon père ? s’écria Agénorépouvanté.

Le baron eut une dernière lueur de présence d’esprit.

– C’est ma jambe ! dit-il.

Agénor crut à la douleur physique dont parlait son père et ilappela à son aide. Les domestiques accoururent.M. de Morlux avait le délire. À partir de ce moment, ilprononça des mots sans suite, regardant parfois son fils avecstupeur, parfois tournant les yeux comme si cette vision dont luiavait parlé le docteur se fût dressée devant lui. Cette situationdura jusqu’au matin. Agénor ne quitta point son père.

Au petit jour, on alla chercher un médecin, celui qui soignaitd’ordinaire M. de Morlux. Le médecin s’inclina lorsqu’onlui dit que c’était le docteur Vincent qui avait fait le premierpansement. Puis, il prétendit que l’état de prostration dans lequelse trouvait le baron était le résultat de la douleurphysique : qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Ilprescrivit une potion calmante et s’en alla. Agénor avait fini pars’endormir dans un grand fauteuil, au chevet de son père. Maiscelui-ci l’éveilla peu après. Quand Agénor rouvrit les yeux, iltrouva son père plus calme.

Le jour avait dissipé les fantômes, et le baron retrouvant saprésence d’esprit craignait que, dans son délire, il ne lui fûtéchappé quelque révélation touchant la baronne Miller.

– Agénor, mon enfant, dit-il, je t’ai effrayé cette nuit,n’est-ce pas ?

– Oui, mon père. J’ai cru que vous deveniez fou.

– Mais comment cela est-il arrivé ? Qu’ai-jedit ? que me disais-tu ? fit le baron inquiet.

– Je vous parlais de mes projets de mariage.

– Ah ! c’est juste. Et qui veux-tu épouser ?

– Une jeune fille appelée Antoinette Miller.

Cette fois, M. de Morlux demeura impassible.

– Ah ! très bien, dit-il. Tu l’aimes donc ?

– Oui, mon père. Eh bien ! c’est au moment où j’aiprononcé son nom que vous avez jeté un grand cri.

– Vraiment ?

– J’ai cru un instant que ce nom vous était connu, monpère.

– Mais non, dit M. de Morlux avec calme ;c’est ma coquine de jambe qui m’a joué ce tour-là.

Puis après un silence :

– Et tu dis que cette jeune fille a été dépouillée de safortune ?

– Oui, mon père.

– Par qui ?

– Elle ne le sait pas. Mais Milon doit le savoir.

À ce dernier nom, M. de Morlux pâlit encore, maisAgénor n’y prit pas garde, et continua :

– Il faut vous dire, mon père, que la mère de cesdemoiselles avait un vieux serviteur qu’on a jeté au bagne pour uncrime qu’il n’a pas commis.

– Allons donc ! dit le baron d’un air incrédule. Lesgens qui vont au bagne sont coupables.

– Il paraît que celui-là est innocent.

– Qui te le prouve ?

– Antoinette me l’a dit, et je la crois, mon père.

M. de Morlux grimaça un sourire.

– Alors, dit-il, cet homme est au bagne ?

– Oui, et j’ai compté sur vous, mon père.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour l’en faire sortir, afin qu’il nous aide àretrouver la fortune d’Antoinette.

– Nous verrons… nous verrons…, dit le baron. Aïe !… jesouffre horriblement.

– Pardonnez-moi, mon père, reprit Agénor, de venir vousparler de tout cela aujourd’hui ; je ferais mieux d’aller voirmon oncle… le vicomte…

M. de Morlux tressaillit encore :

– Ah ! oui, dit-il, c’est une idée, cela… ton oncleest un homme sérieux, lui… et non point un viveur comme moi, il ases relations, il connaît beaucoup de monde. Mais tu as raison, ilfaut en parler à ton oncle… ou plutôt non, c’est moi qui lui enparlerai… ainsi que de ton mariage… Veux-tu que je lui écrive devenir nous voir ?

– Vous êtes charmant, papa, dit Agénor avec expansion, etil faut vite vous guérir…

Il roula près du lit un guéridon sur lequel il y avait desplumes et de l’encre ; et M. de Morluxécrivit :

« Mon cher frère,

« Il m’est arrivé un accident cette nuit. Je me suis casséla jambe. Je ne puis donc aller chez vous, et cependant j’ai unpressant besoin de vous voir. »

Puis il ferma sa lettre et écrivit l’adresse :

Monsieur le vicomte deMorlux,

rue de la Pépinière.

– Prends une voiture, dit le baron à son fils et va luiporter la lettre toi-même. Ton oncle doit être encore chez lui àcette heure matinale.

– Je le ramènerai, dit Agénor.

– Non, tu me l’enverras. Je veux lui parler seul àseul.

Agénor prit la lettre ; mais comme il allait sortir sonpère le rappela.

– Si tu veux que je mène tes affaires à bonne fin, dit-il,ne souffle mot à personne ni de tes projets, ni deMlle Miller, ni de cet homme…

– Milon ?

– Milon, soit. Va, mon enfant, et reviens dans la journée,acheva le baron en tendant la main à Agénor.

Celui-ci partit et fit une telle diligence, que moins d’uneheure après M. le vicomte de Morlux arrivait chez son frèrerue de l’Université.

Le vicomte de Morlux avait six ans de plus que le baron ettouchait à la soixantaine. C’était un petit vieillard aux lèvresminces, aux yeux caves, au visage amaigri et blême. On eût dit unefouine et non un homme. Il avait la parole brève et mordante, lavoix aigre.

– Que vous est-il arrivé, Philippe ? dit-il.

– Ah ! mon pauvre Karle, dit le baron en lui faisantsigne de fermer la porte et de s’assurer qu’ils étaient bien seuls,nous sommes perdus !

– Pourquoi cela ? fit le vicomte avec calme.

– L’heure du châtiment est venue.

Le calme de M. Karle de Morlux ne se démentit pas.

– Vous vous êtes cassé la jambe, paraît-il ?

– Oui.

– Et vous avez eu le délire ?…

– Oui, le délire de l’épouvante. Savez-vous quel est lemédecin qui m’a pansé ? C’est lui… vous savez…l’étudiant de la rue Serpente…

– C’est une bizarre coïncidence, dit froidement Karle. Vousa-t-il reconnu ?

– Oui… et il m’a conseillé de me repentir.

Karle haussa les épaules et un rire railleur vint errer sur seslèvres minces et blêmes. Le baron continua :

– Oh ! ce n’est pas tout encore… Agénor, mon fils,aime une jeune fille…

– Ah ! fit le vicomte. Eh bien ?

– Cette jeune fille se nomme Antoinette Miller…Comprenez-vous ?

Karle fronça légèrement le sourcil.

– Après ? dit-il.

– Et elle sait son nom… Elle sait que sa mère a étédépouillée.

– Après ? après ? fit encore l’aîné desMorlux.

– Elle sait, enfin, que Milon est au bagne ; et Agénorest venu me demander que vous et moi usions de notre crédit pourl’en faire sortir. Comprenez-vous enfin ? acheva le baron dontla voix passait chevrotante à travers sa gorge crispée.

– Je comprends surtout une chose, dit Karle froidement,c’est que votre fils Agénor est un imbécile de venir vous dire toutcela.

Et l’aîné des Morlux se mit à rire, ajoutant :

– On ne saurait mieux se jeter dans la gueule duloup !

Chapitre 24

 

Il est temps d’expliquer comment Agénor de Morlux n’avaitéprouvé aucun étonnement en entendant prononcer le nom deMlle Antoinette Miller et comment il ignorait mêmeque son père et son oncle eussent une sœur.

Cette explication, nous allons la trouver dans la cassette quele major Avatar et Milon s’étaient empressés d’emporter de la caveà l’entresol. Milon ferma les portes au verrou et le major tiratous les rideaux avec soin, de peur qu’un regard indiscret ne seglissât du dehors à l’intérieur de l’appartement. Alors Milon posala cassette sur une table. C’était un coffret de fer ouvragé, d’untravail exquis et d’une origine déjà ancienne. Le major en examinala serrure, qui était triplée, avec une scrupuleuse attention.

– Mon ami, dit-il à Milon, il ne faut pas songer à ouvrirle coffret par là, nous y perdrions notre peine. Donne-moi unmarteau.

– Est-ce que vous allez le briser ?

– Je vais faire sauter une des charnières.

– Mais, maître, observa le colosse, à quoi bon l’ouvrirmaintenant ?

– Pour deux raisons. La première, c’est qu’il faut nousassurer que le million est intact.

– Oh ! c’est bien sûr, cela. Si on avait trouvé lacassette, on l’aurait emportée.

– C’est vraisemblable ; mais j’ai une autre raisonpour l’ouvrir.

– Ah !

– Si Mme la baronne Miller, continua lemajor Avatar, a conservé l’argent qu’elle destinait à ses filles,qu’elle se soit environnée de tant de précautions pour que cetargent leur arrivât intact, c’est que quelque secret terriblepesait sur sa vie.

– Oh ! ça, dit Milon, j’en suis sûr, maître.

– Donc, il est impossible que le coffre ne renferme que del’argent et des valeurs.

– Que peut-il donc renfermer encore ?

– Des papiers, une lettre, un manuscrit, que sais-je ?quelque chose enfin qui nous apprendra ce que nous ne savonspas.

– Vous avez raison, maître, dit Milon.

Et il apporta le marteau.

– Ce quelque chose, poursuivit le major Avatar, nousfournira peut-être l’arme que nous cherchons pour faire rendregorge aux deux frères ; car tu penses bien, fit-il ensouriant, que ce n’est pas à la justice que nous irons nousadresser.

– Je crois bien, murmura Milon, on me renverrait aubagne !

– Et moi, donc !

En parlant ainsi, le major se servait du marteau avec unehabileté merveilleuse et attaquait à petits coups la vis de l’unedes charnières. À chaque coup, la vis remuait et sortait dequelques centilignes. Milon le regardait faire et interrogeait sesplus lointains souvenirs.

– Ah ! dit-il enfin, voici une chose que je merappelle, maître.

– Voyons ?

– Quand je suis entré au service de Madame, elle revenaitd’Allemagne et elle était en grand deuil. Les petites avaient un anà peine. Madame était d’abord descendue dans un hôtel meublé, et neparlait qu’allemand. Quand elle a acheté la maison de la rue deLille, alors seulement elle m’adressa la parole en languefrançaise, et elle parlait comme vous et moi ; mais elleparlait allemand avec les bonnes qu’elle avait ramenées avec elle.Un jour elle sortit à pied, vers midi, et ne rentra que bien avantdans la soirée. Elle avait le visage baigné de larmes, et jel’entendis qui murmurait :

– Ô ma pauvre mère !…

Comme Milon disait cela, la vis sauta, et, d’un coup de marteau,le major Avatar souleva le couvercle. Le contenu de la cassette futalors mis à découvert. Il y avait, au fond, quelques rouleaux d’or,puis, au-dessus, une liasse de papiers que le major reconnutaussitôt : C’étaient des coupons de rente au porteur. Il y enavait dix, chacun de cent mille francs.

– Les uns en rente française trois pour cent ; lesautres en rentes étrangères.

On eût dit que la prudence maternelle de la baronne Miller avaitvoulu prévoir tous les cas fâcheux. Puis, au-dessus encore, unelarge enveloppe portant cette inscription :

À mes filles Antoinette etMadeleine

ou

À ceux qui trouveraient cettecassette.

– Voilà ce que je cherchais, dit le major Avatar, quirepoussa le coffret, comme si la vue de tant d’argent lui eût donnéle vertige.

Et il ouvrit l’enveloppe. Deux papiers s’en échappèrent. L’unétait d’une écriture fine et allongée, et ne renfermait que cesquelques lignes :

« On trouvera sous ce pli l’histoire de ma triste vie et lerécit des persécutions auxquelles je suis en butte, de la part dedeux misérables qui se disent mes frères, et convoitent ma fortuneet celle de mes pauvres enfants.

« Si cette lettre tombe en vos mains, ô mes filles chéries,c’est que mon fidèle mandataire aura pu soustraire cette faiblepart de fortune aux bandits qui veulent nous dépouiller toutestrois.

« Si par hasard cette cassette s’égarait et qu’elle tombâten des mains honnêtes, je supplie à genoux qu’elle soit remise à lajustice française, qui ne fait jamais défaut à ceux quil’invoquent.

« SOPHIE MILLER. »

Le second papier était un manuscrit assez volumineux qui portaitce titre bizarre :

HISTOIRE D’UNE FAUTE

Il était de deux écritures. Les premières pages paraissaientassez anciennes déjà, car l’écriture, qui trahissait une main defemme, était assez grosse. L’écriture de la fin était semblable àcelle qui était signée Sophie Miller. La baronne avaitsans doute continué le manuscrit commencé. Au-dessous du titre quenous venons de citer, le major Avatar lut :

À ma fille

29 octobre 1830.

« Mon enfant, je suis votre mère et vous ne m’avez jamaisvue ; peut-être ne me verrez-vous jamais. Je me suis séparéede vous le jour de votre naissance, et vous êtes, hélas ! lefruit d’une faute. Cependant il faut que vous sachiez mon nom, lejour où, devenue femme, vous accuserez votre mère d’abandon. Jem’appelle la vicomtesse de Morlux, et j’ai aujourd’hui trente-sixans.

« Pour bien des gens, peut-être, je suis une femme déjàvieille et qui n’aurait dû songer qu’à ses devoirs d’épouse et demère, car j’ai un mari et deux fils, dont l’un a près de vingt ans.Mais j’ai été si malheureuse, j’ai tant souffert pendant silongtemps, que Dieu me pardonnera mon crime. J’ai été mariée, àseize ans, à M. le vicomte de Morlux, un homme déjà mûr,blasé, sans cœur et qui n’a eu pitié ni de ma jeunesse ni de macandeur de jeune fille. Pendant dix-huit ans, cet homme m’aenchaînée aux caprices d’une vieille maîtresse qui a été monbourreau. J’ai passé dix-huit ans dans les larmes, courbée sous lejoug de fer de cet homme, qui eût invoqué l’indulgence de la loipour me tuer, s’il avait eu connaissance de ma faute, et qui,chaque jour, souillait ma maison par la présence de femmeséhontées.

« Un jour, tandis que je pleurais, un homme jeune, brave,aimant, un homme à l’âme chevaleresque, s’est mis à genoux devantmoi. C’était votre père. La douleur m’avait rendue folle, lebonheur m’a tout fait oublier. Votre père, le comte Z…, étaitattaché à l’ambassade d’Autriche. Pendant deux ans, notre amour aété un rêve. Pendant ces deux années aussi, le vicomte de Morlux,bien que ses cheveux soient blancs, courait en Italie avec unedanseuse. En son absence, je vous ai senti remuer dans mes flancs,et je me suis vue perdue. Un médecin m’a sauvée. Il m’a ordonné leseaux de Kissingen, en Bavière, et je suis partie avec une femme dechambre qui m’était dévouée.

« Mes fils, que je n’ose appeler vos frères, étaient aulycée. Votre père m’attendait à Kissingen. C’est dans une petitemaison isolée, loin de la ville, que, cachée sous un faux nom, j’aiattendu l’heure de votre naissance. Jour de joie et de remords quecelui-là. Jour de deuil et de désespoir que celui où il a fallu meséparer de vous. Votre père vous emporta, comme un trésor au fondd’un vieux château qu’il possède en Bohême. C’est là que vousgrandirez, ma Sophie adorée ; c’est là que vous deviendrez unebelle jeune fille.

« À votre tour, vous serez aimée, adorée peut-être…Ah ! que l’homme à qui un pareil bonheur sera dévolu tâche des’en rendre digne ! Un jour vous demanderez à votre pèrequelle était votre mère… C’est en perspective de ce jour redoutéque je vous écris. Pardonnez-moi mon abandon, chère enfant ;ne me maudissez pas… Adieu. Votre mère désolée…

« VICOMTESSE DEMORLUX. »

Le major Avatar interrompit ici sa lecture.

– Voici, dit-il, que je commence à comprendre.

– Ah ! fit Milon.

– Ta maîtresse était une enfant sans famille avouée, commetu vois.

– Mais, dit Milon, comment donc se fait-il alors qu’elleétait baronne ?

– Imbécile ! parce qu’elle avait épousé un baron.

– Et riche ?

– Riche de l’héritage de son père ou de son mari.

– C’est juste.

Et le major Avatar continua la lecture du manuscrit.

Chapitre 25

 

Le manuscrit contenait une seconde lettre de la même écriture.Elle était datée du mois de juillet 1848, et ainsiconçue :

« Mon enfant,

« Le vicomte de Morlux est mort. Je suis veuve.Hélas ! votre père n’est plus, et vous êtes toute seule sur laterre. Mais je veux enfin réparer mes torts et vous rendre votremère. Hélas ! pas pour longtemps peut-être, car le chagrin afait de moi une vieille femme avant l’âge ; mais vos frèresvous aimeront, les chers enfants !

« Ah ! j’ai le cœur débordant de joie au souvenir dece qui vient d’arriver. Écoutez.

« Tant que votre père a vécu, j’ai eu de vos nouvelles deuxfois par an par l’entremise d’un messager sûr. J’ai pu ainsiassister à votre enfance, à votre jeunesse ; je sais que vousétiez belle.

« Aujourd’hui, je ne sais plus rien, car voici deux annéesque je n’ai pas reçu de lettre de Vienne, et c’est par les journauxque j’ai appris la mort de mon cher comte Z… Qu’étiez-vousdevenue ?

« Dans sa dernière lettre, le comte m’annonçait votreprochain mariage avec un jeune officier autrichien, le baronMiller. Peut-être êtes vous heureuse mère, heureuse femme et nesouhaitez-vous rien en ce monde. Et cependant votre vieille mère nevoudrait pas mourir sans vous voir et vous embrasser. Elle a vouluréparer ses torts ; elle a voulu vous faire une famille. Vousn’êtes plus l’enfant du hasard ; grâce au noble cœur de vosfrères, j’ai pu vous adopter.

« Voici ce qui est arrivé :

« Karle, mon fils aîné, est entré un matin dans ma chambre,il y a huit jours, et m’a dit, en se mettant à genoux devantmoi :

« – Ma bonne mère, Philippe et moi, nous savons quemon père vous a rendue la plus malheureuse des femmes, et qu’il a,par sa conduite, légitimé, pour ainsi dire, la faute de votre âgemûr. Philippe et moi, nous savons tout. Vous avez une fille. Sonpère, le comte Z…, était un de ces grands seigneurs hongrois dontla fortune est mince pour ne pas dire nulle. Le comte est mort. Quisait ? Sa fille est peut-être dans le dénuement le pluscomplet. Nous sommes riches, nous, et notre fortune peut êtredivisée en trois. – Voulez-vous, par un moyen détourné, faireasseoir notre sœur à la table de la famille ?

« J’ai jeté un cri de joie et j’ai baisé la main de monfils.

« – Voilà, m’a-t-il dit, le moyen que je vous propose.Nous allons partir ensemble pour Kissingen ; nous lèveronsl’acte de naissance de Sophie, et vous l’adopterez par un acte bienrégulier.

« On n’en saura rien à Paris de votre vivant : maisvotre fille, notre chère sœur, pourra venir comme une parente vivresous votre toit, et vous servir de bâton de vieillesse.

« Je suis garçon, Philippe a perdu sa femme et n’a qu’unenfant. Ce secret ne sortira donc point des bornes les plusétroites de la famille.

« Je pars ce soir pour Kissingen avec Karle et Philippe. Àmon retour, j’espère vous trouver à Paris. Venez, mon enfant,venez !… »

Là s’arrêtait la première écriture du manuscrit ; il étaitfacile de voir que les deux textes avaient été réunis longtempsaprès dans le même cahier.

C’était maintenant la baronne Miller qui prenait la plume.

« Le jour où cette deuxième lettre de ma mère m’arriva, jevenais d’être cruellement éprouvée. J’étais veuve. Élevée par monpère, le comte Z…, j’avais été amenée à Vienne au moment oùj’atteignais ma dix-septième année. Le comte Z… n’était pas riche,en effet, comme l’avait dit mon frère Karle, mais il occupait à lacour un emploi distingué, et il touchait des sommes considérablespour les différentes charges dont il était titulaire.

« Je vivais donc comme une jeune fille riche et élégante,et j’étais de toutes les fêtes. Un colonel des uhlans, le baronMiller, me vit, m’aima et demanda ma main. Six mois après monmariage, mon père mourut ; mais l’amour de mon mari, quej’adorais, adoucit l’amertume de mes regrets, et bientôt une joienouvelle vint faire battre mon cœur. Je mis au monde, à la mêmeheure, deux charmantes petites filles ; vous, mes enfants.Vous étiez jumelles. L’une était blonde, l’autre brune. Votre père,le baron Miller, était un des plus riches seigneurs de l’empireautrichien. Il m’avait reconnu en dot deux millions de thalers, unpeu plus de huit millions de francs. Hélas ! cette fortuneimmense devait être la source de tous nos malheurs. Ce mariage, quema mère ignorait, ses fils, Karle et Philippe de Morlux lesavaient. Tandis qu’ils lui disaient, à elle, que j’étais pauvre,sans doute ils savaient que, mes enfants et moi, nous possédionsune fortune princière. Et, dès lors, la pensée coupable des’approprier cette fortune a germé dans leur esprit infernal.

« L’Italie autrichienne venait de se soulever ; Venisese proclamait en république. Le Milanais appelait le roiCharles-Albert comme un libérateur. L’armée autrichienne, danslaquelle commandait votre père, et l’armée piémontaise serencontrèrent dans les plaines de Novare. Votre père fut tué, versle soir, quand la bataille était gagnée. Le dernier boulet ennemifut pour lui.

« Sa mort, qui vous faisait orphelines et qui me rendaitveuve, M. Karle de Morlux l’apprit avant moi. Vous comprenezmaintenant pourquoi il avait conseillé à ma mère de m’adopter. Sivous mouriez, j’héritais de vous ; si je mourais à mon tour,c’était ma mère qui héritait de moi, en vertu de ce malheureux acted’adoption auquel j’ai eu la faiblesse de souscrire. Maissoupçonne-t-on jamais le crime ?

« Cette lettre de ma mère qui m’arrivait et me trouvaitdans les larmes fut pour moi une consolation suprême. Vous aviez unan, mes chères petites ; vous pouviez supporter les fatiguesd’un long voyage. Je sentis s’agiter alors en moi une fibre quin’avait jamais vibré. Je songeais à ma mère et je partis, vousemmenant en France. Mon frère Karle était venu à ma rencontrejusqu’à Strasbourg. Il me reçut avec effusion, vous couvrit decaresses, et me dit qu’il vous servirait de père. Seulement, enroute, il me dit encore :

« – Ma chère sœur, vous savez le mystère qui pèse survotre naissance. Ce mystère, il est inutile de le révéler à lasociété parisienne, qui a pour votre mère la plus grande estime etune sorte de vénération. Nous vous avons donc préparé une sorted’état civil. Vous êtes une nièce de mon père, qui avait marié unede ses sœurs en Allemagne.

« – Je serai ce que vous voudrez, lui dis-je, pourvuque je puisse voir ma mère.

« Nous arrivâmes à Paris. Philippe de Morlux, celui quiportait le titre de baron, m’avait fait préparer un appartement àl’hôtel des Colonies. Ce fut là que je descendis. Une heure après,ma mère arriva. Elle me prit dans ses bras et me couvrit debaisers, en présence de mes frères qui paraissaient attendris. Vousautres, mes pauvres petites, vous fûtes littéralement dévorées decaresses.

« Et je souriais à travers mes larmes, car Dieu qui venaitde me prendre votre père me rendait une famille. Pendant une année,je menai une vie presque sauvage. Vous grandissiez, mes enfants, etl’amour de ma mère, l’affection que mes frères paraissaient metémoigner adoucissaient ma douleur, car votre père était toujoursvivant au fond de mon cœur. Hélas ! ce bonheur devait être decourte durée.

« J’avais quitté l’hôtel des Colonies pour habiter unevieille demeure où je suis encore, à l’heure où j’écris, mais oùvous n’êtes plus, mes chères petites. Un soir, un domestique de monfrère Karle arriva en toute hâte. Ma mère se mourait. De quel malsubit ? je ne sais… Mais elle n’eut que la force de me prendreles mains, de me regarder avec une tendresse épouvantée et de medire : « Méfiez-vous de vos frères ! » Puiselle expira.

« Le lendemain, j’eus l’explication de ces parolesmystérieuses. Le même domestique qui, la veille, était venum’annoncer l’agonie de ma mère, se présenta chez moi, et se mit àgenoux en me disant :

« – Pardonnez-moi, madame, mais je ne veux pas êtreplus longtemps l’instrument du crime. Je viens vous faire maconfession. »

– Eh ! eh ! murmura le major Avatar interrompantde nouveau sa lecture, je crois bien que la mort de ta maîtressen’est pas le seul crime que ces gredins-là ont à se reprocher.

– Continuez, dit Milon qui pleurait à chaudes larmes.

Chapitre 26

 

Le major Avatar reprit la lecture du manuscrit :

« Je ne comprenais rien [disait la baronne Miller] àl’attitude suppliante de cet homme.

« – Relevez-vous, lui dis-je, et expliquez-vous.

« Il obéit, et continuant à me regarder aveceffroi :

« – Vos frères, dit-il, veulent vous tuer.

« – Me tuer ! m’écriai-je.

« – Oui, madame, vous assassiner !

« – Mais pourquoi ? que leur ai-jefait ?

« – Ils veulent s’emparer de votre immensefortune.

« – Mais, m’écriai-je, moi morte, ma fortune est à mesenfants.

« – Ils tueront vos enfants, comme ils ont tué votremère.

« Je jetai un cri d’horreur.

« – Écoutez, continua cet homme, car le remords m’apris à la gorge, et je me suis châtié moi-même.

« – Que dites-vous ? m’exclamai-je, saisie d’unnouvel étonnement et d’une nouvelle terreur.

« – Écoutez d’abord ce que je vais vous dire,reprit-il, ne voulant pas s’expliquer davantage sur sa propresituation.

« “Je suis le valet de M. Karle de Morlux ; ilm’a sauvé du bagne dans ma jeunesse et, à ce titre, il est devenumon maître absolu. J’étais son esclave, son bien, sa chose… Sous lamenace des galères, où il pouvait m’envoyer d’un seul mot, il afait de moi l’instrument de tous ses crimes, et je connais tous sessecrets.

« Il s’arrêta un moment et posa, avec un geste de douleur,sa main sur sa poitrine.

« – Qu’avez-vous ? lui dis-je.

« – C’est ma poitrine qui brûle ! répondit-il,mais j’en ai encore pour une heure : j’ai le temps deparler…

« Et il continua d’une voix haletante :

« – M. Karle de Morlux surprit un jour dans letiroir de sa mère une lettre. Cette lettre était du père de madamela baronne. M. de Morlux le père n’était pas encore mort.Il me la montra et me dit :

« – Dis donc, Baptistin, crois-tu que si je menaçaisma mère de montrer cette lettre à mon père, elle m’avantageraitquelque peu dans son testament ?

« Puis, se ravisant, il me dit :

« – Il faut que je sache ce qui va advenir du mariageprojeté pour cette chère sœur que je ne me connaissais pas.

« “Je partis pour l’Allemagne. J’appris votre mariage avecle baron Miller ; je sus qu’il était fabuleusement riche.C’est alors que M. Karle et M. Philippe ourdirent lecomplot infâme qui vient d’avoir un commencement d’exécution. Ilsont appris la mort du baron Miller. Vous avez une fortuneimmense ; l’acte d’adoption de votre mère vous reconnaît leursœur. Si vous mourez et vos enfants aussi, ils héritent.

« – Oh ! m’écriai-je, mes enfants ne mourrontpas ! je les couvrirai plutôt de mon corps…

« Il hocha la tête et, pour la seconde fois, il porta lamain à sa poitrine.

« – Mais enfin, dis-je vivement, de quoi ma mèreest-elle morte ?

« – Ils l’ont empoisonnée.

« – Horreur !

« – C’est moi qui ai versé le poison, puis le remordsm’a pris et j’ai achevé la fiole dont j’avais versé la premièremoitié dans une potion calmante qu’on lui avait ordonnée.

« – Vous vous êtes empoisonné ?

« – Oui, madame, je serai mort dans une heure et jen’irai pas aux galères.

« Puis il fit un pas de retraite :

« – Maintenant vous êtes avertie, madame… je ne veuxpas mourir chez vous…

« J’étais anéantie ; je n’eus pas la force de leretenir. Il sortit, et, dès lors, je ne le revis plus. Le lendemaindes funérailles de ma malheureuse mère, je quittai Paris, vousemmenant avec moi, mes chères petites. Je voulais retourner dansmon pays. Là, sans doute, je serais à l’abri des tentatives de cesmisérables. Je me trompais.

« Entre Heidelberg et Munich – nous voyagions en chaise deposte –, comme nous descendions une côte rapide, bordée de touscôtés par un précipice, les chevaux s’emportèrent.

« Le postillon vida les étriers, sauta lestement sur lebord de la route et les chevaux, n’étant plus guidés,dégringolèrent la côte avec une rapidité vertigineuse. Nous dûmesnotre salut à un miracle. La berline ne quitta point la route etles chevaux finirent par s’arrêter au milieu d’un village qui setrouvait au bas de la descente. Il convint qu’on lui avait donné del’argent pour nous faire périr ; mais il ne put que donnerimparfaitement le signalement de ceux qui l’avaient soudoyé.

« Six mois après, à Vienne, où je m’étais réfugiée, commeje vous préparais une tasse de lait, il me sembla que ce laitexhalait une odeur nauséabonde. Je fis venir un médecin. Le médecinconstata que l’on y avait mélangé une forte dose d’arsenic.Épouvantée, je quittai Vienne et je vous emmenai en Hongrie dans levieux château où s’était écoulée ma jeunesse. Une nuit, le châteaubrûla. Comment n’avons-nous pas toutes trois péri dansl’incendie ? La Providence seule le sait.

« Je me dis alors que, si je pouvais revenir à Parissecrètement, sous un faux nom, reprendre possession de ce vieuxlogis où j’avais vécu près d’un an, je serais en sûreté plus quepartout ailleurs, et que mes frères ne me soupçonneraient pas siprès d’eux. Je suis donc revenue à Paris. Pendant six ou sept ans,nous avons vécu tranquilles, vous grandissant, mes chères petites,moi me sentant revivre en vous.

« Mais, l’autre jour, une balle a sifflé au-dessus de nostêtes, et j’ai compris que mes frères étaient de nouveau sur nostraces. Alors il a bien fallu nous séparer. J’ai pris tant deprécautions pour assurer le mystère de votre retraite et la rendreimpénétrable, que je suis tranquille sur vous, mes chers enfants.Moi seule, je reste exposée à l’orage ; mais si ces lignesvous parviennent un jour, c’est qu’avec elles vous arrivera la partd’argent que j’ai pu réaliser sur notre immense fortuneterritoriale, et que votre avenir sera assuré. »

Là s’arrêtait le manuscrit.

– Les misérables ! murmura Milon.

Le major replaça le manuscrit dans le coffret.

– Maintenant, dit-il, causons.

– Je vous écoute, maître.

– Que veux-tu faire ?

– Mais, dit Milon, retrouver les petites et leur rendreleur argent.

– C’est bien, mais ce n’est pas assez. Qu’est-ce qu’unmillion pour des filles qui devraient en avoir huit ?

– On les réclamera.

– À qui ?

– À la justice.

Le major se mit à rire :

– Tu es toujours naïf, dit-il. Tu sais bien que la justiceet nous nous sommes brouillés.

– C’est vrai ; mais enfin il faut leur faire rendregorge…

– Je m’en charge, si tu veux marcher carrément.

– Comment cela ?

– Écoute-moi bien. Il y a de par le monde un levierpuissant qui s’appelle l’argent. Rien ou presque rien, si ce n’estquelquefois la conscience humaine, ne lui résiste. Avec del’argent, on remue les hommes, on met en jeu les passions les plusterribles, on prend des villes d’assaut et on transforme un déserten une contrée fertile. Comprends-tu ?

– À peu près, dit Milon.

– Tu as vu ce que j’ai fait, tu devines ce que je peuxfaire…

– Oh ! certes ! fit le colosse avecadmiration.

– Je retrouverai les deux jeunes filles, continua le majoravec calme ; je leur rendrai leur fortune, je vengerai la mortde leur mère… Comment ? peu importe ! mais je leferai !

– Je vous crois, dit Milon.

– Seulement, il faut de l’argent, pour cela ; beaucoupd’argent.

Milon avait dans son ancien compagnon de chaîne Cent dix-septune foi absolue. Il poussa le coffret devant lui :

– Prenez ce que vous voudrez, dit-il.

– J’ai besoin de cent mille francs, dit le major.

– Prenez, fit Milon.

– Eh bien ! maintenant, dit le major, à l’œuvre !désormais, tu peux m’appeler Rocambole.

Chapitre 27

 

Tandis que Rocambole – car nous pouvons à présent lui donner cenom – découvrait la cassette au million et par la lecture dumanuscrit qu’avait laissé Mme la baronne Miller,était au courant des infamies de MM. de Morlux, tandisqu’il organisait tout un plan de bataille contre les spoliateurs,le vicomte Karle de Morlux ne restait pas inactif. Nous l’avonslaissé au chevet de son frère que le remords avait un momentdominé. Philippe était moins endurci que son frère, et cetteréunion de circonstances fatidiques l’avait épouvanté. MaisM. Karle de Morlux était un de ces hommes que la lutten’effraie point et dont le scepticisme est à la hauteur de tous lesévénements.

– Vous ne vous repentez donc pas, vous ? lui avait ditPhilippe.

– Mon cher, avait répondu Karle, quand on a eu le couragede s’approprier une fortune, il faut avoir celui de la garder.

– Mais nous ne la garderons pas longtemps, puisque lespetites sont vivantes !

Karle haussa les épaules.

– Voyons, dit-il, au lieu de perdre la tête,raisonnons.

– Parlez, dit M. Philippe de Morlux, qui était depuisdix ans sous la domination absolue de son frère.

– Après la mort de notre sœur, reprit Karle avecune pointe d’ironie, comment sommes-nous entrés en possession decette fortune ?

– Grâce à l’acte d’adoption de notre mère, qui, établissantque la baronne Miller était notre sœur, nous constituaithéritiers.

– C’est parfait. Mais la baronne avait deux filles dont ilfallait prouver le décès. Vous savez bien que je me suis procuré enAllemagne un faux acte civil que la juridiction française et lajuridiction autrichienne ont trouvé régulier et qui établissait queMadeleine et Antoinette Miller étaient mortes le même jour auchâteau de Rotoknna, en Hongrie.

Cet acte avait été revêtu d’une foule de signatures, et personneaujourd’hui ne pourrait le révoquer en doute.

– Pas même Mlle AntoinetteMiller ?

– Elle moins que personne…

– Je ne vous comprends pas, mon frère.

– Comment ! dit Karle, vous ne devinez pas que rienn’est plus facile que de faire passer la jeune fille pour uneaventurière ?

– Mais ce Milon la reconnaîtra.

– Sans doute, s’il la voyait ; mais puisqu’il est aubagne !

– Est-il donc condamné à vie ?

– Non, à quinze ou vingt ans.

– Eh bien ! il sortira quelque jour, et alors…

– Quand il sortira, Mlle Antoinette ne seraplus à Paris, ou du moins…

Et Karle de Morlux eut un horrible sourire.

– Où sera-t-elle ? demanda le baron entressaillant.

– À Saint-Lazare, comme fille perdue, dit froidementM. de Morlux.

Le baron regarda son frère avec une sorte de stupeur.

– Mon cher, dit froidement son aîné, écoutez-moi bien. Nousavouons tous les deux trois cent mille livres de rente. À lavérité, nous en avons un peu plus de cinq cents. Or, il fautchoisir, non pas dans huit jours, non pas demain, mais tout desuite. Il faut faire disparaître Mlle Antoinette,ou il faut la faire venir et lui dire : « Nous sommes vosoncles, nous avons tué votre mère et nous venons vous rendre toutce que nous vous avons pris. » Quand nous lui aurons dit cela,Mlle Antoinette ira trouver le procureur impérial,et, dans six mois, nous passerons à l’état de causecélèbre.

Le baron de Morlux soupira.

– Vous avez raison, dit-il. Faites ce que vous voudrez.

– Remarquez, dit encore Karle de Morlux, que je vais êtreobligé de me servir de votre fils comme d’un instrument.

– Pourquoi ?

– Et de lui briser un peu le cœur… Mais il est jeune… leschagrins d’amour passent vite… Pour le consoler, nous lui feronsfaire un mariage superbe.

Le baron regardait son frère avec une sorte de stupeur.

– Mais comment pourrez-vous, dit-il, vous servir de monfils pour faire enfermer à Saint-Lazare cette jeunefille ?

– Comment ! vous ne comprenez pas ?

– Non, dit Philippe de Morlux.

– C’est pourtant bien simple. Une petite fille sansfortune, moitié grisette, moitié maîtresse de piano, courant lecachet, a eu un jour la pensée audacieuse de se faire épouser parun jeune homme de famille… il y a là une sorte de captation.

Renseignements pris, Mlle Antoinette a undossier. Elle a ses peccadilles.

– Mais tout cela n’est point vrai.

– Le vrai est inutile quand le faux devient vraisemblable.Soyez tranquille… D’ailleurs, j’ai sous la main un auxiliaireprécieux.

– Ah !

– Il y a à Paris, poursuivit Karle de Morlux, un homme trèshabile qu’on appelle de plusieurs noms. Autant de noms que deprofessions. Cet homme a été voleur ; puis, l’ancienne policel’a employé comme elle avait employé Vidocq ; puis, elle l’achassé, parce qu’il continuait à voler… Cet homme est maintenant unhomme d’affaires : il fait tous les métiers, au besoin ilretrouve les objets perdus ; il donne des renseignements aucommerce ; il a conservé des relations mystérieuses avec lesplus habiles voleurs de Paris. Mieux que personne, il sait ce qu’ily a dans la grande ville de gens vicieux. Avec vingt ou trentemille francs, cet homme trouvera à la jolie Antoinette plusd’antécédents qu’il n’en faut pour aller à Saint-Lazare et ymourir.

– Mais tout cela est abominable ! murmuraM. de Morlux.

– Soit, mais c’est nécessaire. Préférez-vous allervous-même en cour d’assises ?

Le baron ne répondit pas.

– Un proverbe dit qu’il faut battre le fer quand il estchaud, dit M. Karle de Morlux en se levant.

– Où allez-vous ? fit le baron.

– Chez mon homme. Au revoir !

– Mais enfin, dit le baron, Agénor va revenir.

– Eh bien ?

– Que lui dirai-je ?

– Que je suis allé sur-le-champ m’occuper de son protégéMilon. Et, ajouta l’aîné des Morlux en riant, il se trouve que vousne mentirez pas ! Au revoir…

Le vicomte Karle de Morlux, demeuré garçon, en avait conservétoutes les habitudes. Il sortait en poney-chaise ou en cabriolet,conduisait lui-même et avait toujours de magnifiques trotteurs. Enquittant la rue de l’Université, il rendit la main à son steppeurqui partit comme une flèche, gagna les quais, passa le pont duCarrousel, longea le Louvre et ne s’arrêta qu’à l’entrée de la ruedes Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, devant une maison de sipiètre apparence que le groom anglais qui se croisait les bras surle siège de derrière en demeura tout ébahi.

Le vicomte lui jeta les rênes et s’engouffra dans une alléenoire, humide et étroite, de la plus triste apparence. Il montalestement les trois premiers étages d’un escalier inégal, tournantsur lui-même, et qui n’avait d’autre rampe qu’une corde graisséepar un long usage… Puis il s’arrêta devant une porte sur laquelleon lisait, tracés sur une plaque de cuivre, les deuxmots :

Bureau et Caisse.

Il y a des bureaux partout, et on donne ce nom à toutes sortesd’échoppes ; mais une caisse !… M. de Morlux neput s’empêcher de sourire et de faire cette réflexion :

– Quand on entre dans une maison pareille, on boutonne sonhabit pour garantir sa montre et sa bourse !… Voilà une caissebien mal logée.

Et il frappa.

– Entrez, répondit-on de l’intérieur.

Au-dessous de la plaque de cuivre, on avait écrit en lettresblanches sur la porte :

Tournez le bouton,s. v. p.

Ce que fit M. Karle de Morlux. Il se trouva alors enprésence d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu d’unehouppelande fourrée, coiffé d’une casquette sans visière, chausséde pantoufles en lisière cousue. Cet homme portait de grossesmoustaches grisonnantes, un col droit, affectait une tournuremilitaire et ne parvenait à réussir que le type le plus pur del’ancien mouchard.

– Bonjour, monsieur Timoléon, dit Karle de Morlux.

L’homme à la houppelande salua avec gravité, referma la porte etavança un siège à son visiteur qu’il paraissait voir pour lapremière fois.

Chapitre 28

 

La pièce où venait de pénétrer M. de Morlux, si ellene ressemblait ni aux bureaux d’un négociant, ni au cabinet d’unhomme d’affaires, avait quelque vague ressemblance avec ce curieuxétablissement qu’à Paris on nomme un bureau de placement.

Une table recouverte d’un vieux tapis vert, avec plumes etencre ; deux grands casiers dans lesquels se trouvaient desregistres ; quelques chaises de paille ; sur les murs unedemi-douzaine de lithographies sans valeur, et dans un coin uncoffre-fort, qui sans doute était veuf de tout numéraire : telétait l’ameublement de ce logis de douze pieds carrés.M. de Morlux regarda M. Timoléon et luidit :

– Vous ne me reconnaissez peut-être pas ?

– Monsieur, répondit M. Timoléon, cela dépend.

– Plaît-il ?

– Voyez-vous, reprit le bizarre personnage, nous autresgens de mystérieuses affaires nous sommes un peu comme certainespersonnes équivoques, nous reconnaissons les gens, ou nous lesvoyons pour la première fois, selon leur bon plaisir.

– Vous pouvez me reconnaître, dit M. de Morlux ensouriant.

– Alors, dit M. Timoléon, je vous dirai que vous êtesM. le vicomte Karle de Morlux, et que vous habitez rue de laPépinière.

– C’est bien cela.

– Que puis-je pour votre service ? demandaM. Timoléon.

– Mon cher monsieur, dit M. de Morlux, je vaisvous dire la chose en deux mots. J’ai un frère…

– M. le baron de Morlux, rue de l’Université, ditM. Timoléon.

– Précisément. Et un neveu…

– M. Agénor de Morlux, rue de Surène.

– C’est bien cela. Mon neveu veut se marier.

– Ah ! très bien.

– Et faire un mariage qui ne nous convient pas…

– Et que vous voulez empêcher, n’est-ce pas ?

– Justement. Est-ce possible ?

– Tout est possible, dit froidement M. Timoléon. C’estune question d’argent.

– Alors la question sera tranchée.

– Fort bien. Maintenant causons… qu’est-ce que lapersonne ?

– Une petite maîtresse de piano qui court le cachet.

– Sage ?

– Tout ce qu’il y a de plus sage.

– Jolie ?

– À croquer.

– A-t-elle des parents ?

– Non ; une vieille maîtresse de pension ruinée quil’a élevée compose toute sa famille.

Tout en écoutant M. de Morlux, le singulier personnageavait pris une plume et traçait sur le papier des signeshiéroglyphiques. C’était sa manière de prendre des notes dans unelangue connue de lui seul.

– Maintenant, dit-il, nous avons deux marches à suivre.

– Voyons la première, fit M. de Morlux.

– Elle est simple comme bonjour, reprit M. Timoléon.On peut attirer la jeune fille dans un piège, la rendre victime dequelque infâme guet-apens, et prouver ensuite à M. Agénor deMorlux qu’il ne saurait épouser une jeune fille devenue indigne delui.

– Mauvais moyen, dit M. Karle de Morluximpassible.

– Vous trouvez ?

– Oh ! j’en suis sûr. Mon neveu est un garçonchevaleresque. Il est pris par tous les pores, par le cœur, par latête. Il se croirait obligé de réparer les torts d’autrui.

– Le second moyen, reprit M. Timoléon, est plusdifficile, partant plus cher.

– Voyons ?

– On pourrait compromettre si fort la demoiselle que lapolice s’en mêlerait.

– J’aimerais mieux ça.

– Et l’enverrait provisoirement à Saint-Lazare.

– Provisoirement n’est pas assez, ditM. de Morlux avec calme.

M. Timoléon le regarda fixement, et formula sa pensée parcette question à brûle-pourpoint.

– Vous êtes donc décidé à de bien grandssacrifices ?

– Oui. Combien vous faut-il ?

– Cinquante mille francs, dit M. Timoléon, il y alongtemps que les affaires ne vont plus et je veux me retirer. Sije risque un gros coup, c’est pour avoir du pain sur mes vieuxjours.

– Va pour cinquante mille francs ! ditM. de Morlux.

L’agent des affaires mystérieuses resta pensif un moment commeun général qui étudierait sur la carte le terrain où il doit livrerbataille.

– La chose est simple, dit-il enfin, simple et formidable.On attirera la petite dans une maison où il se commettra unvol.

– Bien. Après ?

– Et la police l’arrêtera avec les voleurs, quin’hésiteront pas à la déclarer leur complice.

– Trouverez-vous des voleurs pour ça ?

– J’ai sous la main deux hommes qui se sont déjà évadésplusieurs fois ; ils craignent d’être repris et pour quelquesbillets de cent francs, retourneront d’autant plus volontiers aubagne, qu’ils espéreront s’en évader encore avec le mêmebonheur.

– C’est parfait, dit de Morlux ; mais enfin la jeunefille peut prouver son identité et son innocence.

– Ne m’avez-vous pas dit qu’elle n’a pas de mère ?

– Oui.

– Et elle sort seule ?

– Tous les jours, pour donner ses leçons.

– Je la ferai réclamer par des femmes de mauvaise vie quilui sauteront au cou et achèveront de la perdre.

M. de Morlux regardait tranquillement M. Timoléonprendre ses notes. Celui-ci lui dit encore.

– Où demeure la jeune fille ?

– Rue d’Anjou-Saint-Honoré.

– Son nom ?

– Antoinette.

– Tout court ?

– Ah ! attendez, dit M. de Morlux ;elle a fait à mon neveu je ne sais quel conte : elle se ditd’une bonne famille, fille d’une baronne… que sais-je !

M. Timoléon regarda son visiteur en clignant de l’œil.Malgré son calme, M. de Morlux se troubla.

– Voyons, dit M. Timoléon, voulez-vous jouer cartessur table ?

« Si je trouve une famille àMlle Antoinette, si je prouve clair comme le jourqu’elle est née dans une échoppe, et que sa mère était chiffonnièrerevendeuse : si, enfin j’anéantis cette identité que vousparaissez redouter…

– Eh bien ? fit M. de Morlux un peupâle.

– Donnerez-vous cent mille francs ?

Le vicomte fit un haut-le-corps.

– Je n’ai pas encore mis le nez dans vos affaires, ditl’ancien homme de police, mais d’avance je suis sûr que c’est pourrien.

– Soit, dit M. de Morlux.

– Vous pouvez rentrer chez vous, dit M. Timoléon.Demain matin vous aurez de mes nouvelles.

M. de Morlux se leva :

– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais.

– Quoi donc ?

– Avez-vous quelques renseignements sur lesbagnes ?

– Je connais tous les forçats : ceux qui sont à lachaîne, ceux qui se sont évadés, et ceux qui ont fini leur temps.Autrefois, quand la police m’employait, je faisais réintégrer aubagne tous ceux qui en sortaient sans la permission de la justice.Aujourd’hui, cela ne me regarde plus, mais j’ai continué, parhabitude, à me tenir au courant. Que désirez-vous savoir ?

– Ce qu’est devenu un ancien domestique appelé Milon,condamné pour vol.

M. Timoléon prit un registre dans l’un des casiers et lecompulsa.

– Vous intéressez-vous à lui ? demanda-t-il.

– Beaucoup.

– Eh bien ! il s’est évadé.

M. de Morlux pâlit.

– Oh ! oh ! dit M. Timoléon, vous venez deme tromper ; vous ne vous intéressez pas à lui, vous lecraignez.

M. de Morlux jugea inutile de nier.

– C’est vrai, dit-il, je le redoute.

– Autant que Mlle Antoinette ?

– Peut-être…

M. Timoléon fronçait le sourcil ; il demeura un momentsilencieux. Puis, tout à coup :

– Monsieur, dit-il, Milon s’est évadé il y a six mois, encompagnie d’un homme qui est plus fort que nous. Si vous l’avezcontre vous, la partie sera dure à jouer.

– Ah ! fit M. de Morlux.

– Savez-vous quel est cet homme ? On le nommeRocambole. Ce n’est plus de cent mille francs qu’ils’agit, et si je n’avais envie de faire fortune…

– Eh bien ?

– Je ne risquerais pas la partie ; mais c’est égal,autant jouer le tout pour le tout… et si je bats Rocambole, jeserai un rude lapin.

– Quelle somme voulez-vous donc ? demandaM. de Morlux inquiet.

– Je ne sais pas… je ne puis savoir… avec lui on se batquelquefois à coups de cent mille francs… Et tenez, achevaM. Timoléon, s’il n’y a pas une question de vie ou de mortpour vous…

– Eh bien ?

– Laissez votre neveu épouserMlle Antoinette.

– C’est impossible ! dit M. de Morlux.

– Alors, dit M. Timoléon, il faut tout me dire, ou jevous puis prédire d’avance que vous serez roulé.

« Ce n’est plus une partie, c’est un duel, et un duel àmort.

M. de Morlux baissa la tête.

– Soit, dit-il ; vous saurez tout.

– À nous deux alors, Rocambole, murmura M. Timoléon,dont le regard étincela.

Chapitre 29

 

Le lendemain du jour où M. Agénor de Morlux s’étaitprésenté chez elle et lui avait promis la protection de son père etcelle de son oncle pour faire sortir Milon du bagne, la pauvrefille trottinait d’un pas rapide sur le boulevard des Capucines.Elle venait de donner sa dernière leçon et rentrait chez elle. Ilétait cinq heures et les boulevards allumaient leur guirlande degaz, les magasins commençaient à étinceler et les passants étaientnombreux sur l’asphalte, car il faisait un temps sec et froid.

Antoinette cheminait comme une fillette dont le cœur commence àbabiller tout bas. Elle songeait à Agénor, le beau jeune homme quiallait jouer auprès d’elle le rôle chevaleresque de paladin, ettout en se jurant tout haut qu’elle ne serait jamais sa femme, ellese disait tout bas que, si elle retrouvait sa fortune et qu’ilpersistât à demander sa main, elle aurait bien de la peine à luirésister.

Et pour la première fois peut-être, la modeste et laborieusejeune fille, qui se composait une toilette avec un simple ruban aucol ou une fleur naturelle dans ses cheveux, s’arrêta à contemplerces magasins splendides du boulevard des Capucines qui font croireà l’étranger que Paris est une ville habitée par des nababs. Ledernier devant lequel elle s’arrêta était dans la maison d’uncercle bien connu de la fashion.

Tout à coup, et comme elle reprenait sa marche en soupirant, lajeune fille jeta un petit cri et sentit ses joues s’empourprer. Unjeune homme sortait du cercle, le cigare à la bouche. Antoinetteavait reconnu Agénor. Agénor, lui aussi, reconnut Antoinette, et,jetant vivement son cigare, il courut à elle et se découvritrespectueusement. Antoinette lui rendit son salut avec une dignitéaffectueuse.

– Oh ! mademoiselle, lui dit vivement Agénor, puisqueje vous rencontre, laissez-moi vous dire tout de suite… car depuisce matin je compte les heures, les minutes qui me séparent encorede ce soir.

– En effet, monsieur, dit Antoinette, je vous ai permis derevenir ce soir.

Elle voulut faire un pas, mais Agénor l’arrêta d’un seulmot :

– Il s’agit de Milon, dit-il.

– Milon ! exclama Antoinette.

Et elle ne songea plus à continuer son chemin.

– Oui, mademoiselle, reprit Agénor avec volubilité, jeviens de voir mon oncle. Il a déjà fait des démarches.

– Vraiment ? fit-elle joyeuse.

– Il est allé, je ne sais où… à la préfecture, jecrois…

– Et, demanda Antoinette, qu’a-t-il appris ?

– Que le pauvre homme se conduisait très bien au bagne, etqu’il était porté sur le tableau des grâces…

– Ô mon Dieu ! fit Antoinette toute pâled’espérance.

– Ce qui fait, poursuivit Agénor, qu’il sera très faciled’avancer la clémence du souverain… et alors…

– Vous me rendez folle de joie, monsieur, dit Antoinetteavec abandon.

– Oh ! ce n’est pas tout encore, mademoiselle,continua Agénor ; si vous saviez…

– Mais quoi donc ? fit-elle un peu inquiète.

– J’ai vu mon père.

Antoinette, de pâle qu’elle était, devint tout à coupcramoisie.

– Je lui ai parlé de vous… de vos vertus, de mon amour.

– Monsieur !…

– Et mon père m’a dit qu’il comptait vous supplierlui-même, mademoiselle…

– Monsieur… monsieur…

Il osa lui prendre le bout des doigts et acheva d’un accentému :

– Vous supplier, mademoiselle, de ne pas faire mon malheuréternel…

Antoinette jeta un petit cri et se dégagea vivement.

– À ce soir, monsieur, à ce soir…

Mais comme elle allait reprendre sa course vers la Madeleine,elle poussa un nouveau cri et devint toute pâle :

– Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

Le magasin devant lequel elle s’était arrêtée un moment encausant avec Agénor projetait une vive clarté jusque sur le milieude la chaussée du boulevard.

C’était l’heure où les voitures reviennent du Bois. Dans cecercle de lumière, un phaéton à deux chevaux s’était arrêté unmoment pour prendre la file. Deux hommes s’y trouvaient – un jeuneet un vieux. Le jeune conduisait. Le vieux avait la barbe touteblanche et les favoris encore noirs et c’était lui qui avait attiréles regards d’Antoinette.

– Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle ? s’écriaAgénor.

– Ô mon Dieu !… dit-elle ; non… mes souvenirsd’enfance ne me trompent pas… là… dans ce phaéton à chevaux noirsqui vient de passer…

– Eh bien ! fit Agénor.

– C’est lui !

– Qui… lui ?

– Milon, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Agénor ne perdit pas un temps inutile ; il prit la jeunefille dans ses bras et la porta toute pâmée d’émotion dans soncoupé qui stationnait à la porte du cercle. Puis il dit à soncocher :

– Dix louis si tu rattrapes le phaéton qui vient depasser !

Le cocher rendit la main à son cheval, qui partit comme untrait. Antoinette était sans voix, hors d’haleine et comme privéede sentiment. Elle se trouvait dans la voiture d’Agénor, assise àcôté de lui, et n’y pensait pas. Le coupé filait comme un rêve àtravers les voitures ; mais le phaéton avait de l’avance et ilétait entraîné par deux vigoureux trotteurs. Cependant le coupégagnait sur lui.

Mais à la hauteur de la rue de la Chaussée-d’Antin, il y eut unencombrement de voitures. Il fallut s’arrêter. Cependant le cocheravait les yeux fixés sur le phaéton qui était, lui aussi, à centmètres de distance, arrêté dans sa marche. Puis l’encombrement sedégagea : phaéton et coupé reprirent leur course.

– Oh ! disait Antoinette, il a beau être bien mis, luiqui était un pauvre domestique : on a eu beau me dire, etvous-même tout à l’heure, qu’il était au bagne, je le sens auxbattements de mon cœur, c’est lui !

Le coupé gagnait toujours sur le phaéton ; il faillitl’atteindre devant le passage de l’Opéra ; mais alors un deces lourds omnibus qui descendent la rue de Richelieu et viennents’arrêter sur le boulevard et jeter la perturbation dans lacirculation des voitures, le coupa brusquement, et le phaétonregagna l’avance qu’il avait perdue.

En ce moment aussi passait un fourgon, et l’encombrement se fitde nouveau et dura près de dix minutes à l’entrée du boulevardMontmartre. Quand le coupé se remit en marche, le phaéton avaitdisparu. Agénor doubla le pourboire promis. Le cocher fouetta lenoble cheval de sang comme un percheron vulgaire, le coupéparcourut en quelques minutes la ligne tout entière des boulevardsjusqu’à la Bastille… Nulle part on ne revit le phaéton, qui, sansdoute, avait tourné quelque rue transversale. Agénor était furieuxet Antoinette désolée.

– Oh ! je le retrouverai ! dit Agénor ;soyez tranquille, mademoiselle !…

– Dieu est bon ! murmura Antoinette en pleurant.

Agénor donna l’ordre de tourner bride, et il reconduisitAntoinette chez elle. Et tout en lui parlant de Milon, il lui parlade son amour, et avec tant de chaleur, d’âme et de respect, qu’ellen’osa lui imposer silence.

Seulement, en arrivant à sa porte, elle s’aperçut qu’il étaitsix heures et demie.

– Oh ! monsieur, lui dit-elle avec l’accent de laprière, je vous en prie, ne venez pas ce soir.

– Mademoiselle…

– Je vous le demande avec instance, reprit-elle, luisouriant à travers ses larmes, remettez votre visite à demain.

– Vos désirs sont pour moi des ordres, dit-il ensouriant.

Et il descendit pour lui donner la main. Antoinette se laissaserrer le bout des doigts. Puis, tandis qu’Agénor remontait envoiture, elle s’élança comme une biche effarouchée sous la portecochère de la maison. Antoinette était à demi folle de joie et dedouleur en même temps. De joie, car elle était certaine d’avoirreconnu Milon. De douleur, car elle n’avait pu le rejoindre. Ellesauta au cou de Mme Raynaud et lui raconta ce quivenait de lui arriver. La bonne dame répondit :

– Paris est bien vaste, mon enfant ; mais on finittoujours par y retrouver ceux qu’on cherche. Et si celui que tu asvu…

– Oh ! c’est lui.

– Eh bien ! tu le retrouveras…

Antoinette et Mme Raynaud furent interrompuespar l’arrivée de la mère Philippe. La concierge apportait unelettre que venait de lui remettre un domestique en livrée.Antoinette reconnut sur l’enveloppe les armes d’Agénor. Cependantl’écriture de la suscription n’était pas celle du jeune homme. Elleouvrit cette lettre et lut :

« Ma chère enfant… »

Elle courut à la signature…

La signature portait : BARON DE MORLUX.

Alors elle eut un battement de cœur terrible et fut obligée des’asseoir. C’était le père d’Agénor qui lui écrivait.

Chapitre 30

 

La lettre qui portait la signature du baron de Morlux étaitainsi conçue :

« Ma chère enfant,

« J’ignorais ce matin jusqu’à votre existence, et ce soir,si le portrait que mon fils a fait de vous est fidèle, je vousconnais comme si vous étiez déjà ma fille. Pardonnez-moi de vousécrire à l’insu d’Agénor, et ne refusez pas à un père jaloux dubonheur de son fils, de lui garder le secret sur l’objet et le butde ma lettre.

« Agénor vous aime, et espère assez toucher votre cœur pourobtenir un jour votre main. Je ne suis pas encore un vieillard, ethier, au lieu de vous écrire, je serais allé vous voir. Mais ilm’est survenu un grave accident. Je me suis cassé la jambe ensortant de mon club, et me voici pour un grand mois cloué sur unlit de douleur.

« Cependant, mon enfant, je voudrais vous voir, seul àseul, causer avec vous, me rendre bien compte du bonheur qui attendmon fils, vous parler de lui et vous entendre m’en parler. Merefuserez-vous ? Je voudrais que tout cela se fît sans qu’ille sût, au moins pour le moment.

« Je veux, je ne désire qu’une chose au monde, le bonheurde mon enfant ; mais par cela même, il faut que je vous parlede lui, que je vous dise ses qualités et aussi un peu ses défauts,car je le connais plus que vous ne pouvez encore le connaître.Refuserez-vous un moment d’entretien à un père qui voudrait déjàvous nommer sa fille ? Non, n’est-ce pas ? Etmalheureusement, il m’est impossible de quitter mon lit. Il me fautdonc renverser tous les usages reçus, toutes les convenances de cemonde, et vous prier de venir chez moi…

« Et cela, à une heure où je serai sûr que vous nerencontrerez pas mon cher Agénor, car le cher enfant est déjà venutrois fois aujourd’hui. La dernière fois, je me suis fait ordonnerpar mon médecin un repos absolu à partir de huit heures. Il estdonc convenu qu’Agénor ne viendra pas ce soir. Si vous ne résistezpas à ma prière, montez à neuf heures dans ma voiture, que voustrouverez stationnant à votre porte, et venez. Je baise avecrespect cette jolie petite main que recherche mon fils.

« Baron DE MORLUX. »

– Je perds la tête ! murmura Antoinette en tendant lepli à Mme Raynaud.

Mme Raynaud lut et s’écria :

– Voilà une lettre qui sent son vrai gentilhomme d’unelieue.

– Que dois-je faire, maman ?

– Mais il faut y aller, mon enfant, répondit la vieilleinstitutrice ; ferme-t-on sa porte au nez de la fortune quandelle vient y frapper ?

Antoinette soupira.

– Mais maman, dit-elle, est-ce bien convenable ?

– Le père de l’homme qui veut t’épouser n’est pas unhomme.

– J’irai, maman, répondit Antoinette.

Elle se débarrassa de son châle et mit elle-même le couvert pourleur modeste repas. Mais Antoinette était trop agitée, tropbouleversée pour avoir faim. Elle ne mangea pas. Après le dîner,elle fit sa toilette. Huit heures sonnaient. Antoinette n’était pascoquette. Cependant, elle se savait jolie, et, ce soir-là, elles’étudia à se faire plus séduisante et plus belle que jamais. Ellevoulait plaire au père comme elle avait déjà plu au fils.

Sa toilette terminée, il était huit heures et demie. Elle vints’asseoir au coin du feu auprès de Mme Raynaud.

– C’est singulier, maman, dit-elle, mais je suis toutetriste.

– Triste ? fit la vieille dame ; et pourquoi…

– Il me semble qu’il va m’arriver un malheur…

– Folle que tu es !

– J’ai le cœur brisé…

– C’est assez naturel à la veille d’un grand bonheur, monenfant.

– Mais tu crois donc alors, maman, que M. Agénorm’aime bien sincèrement ?

– Oh ! cela se voit, mon enfant.

– Et qu’il veut m’épouser ?

– Mais sans doute.

– Mon Dieu ! tu as raison de dire que je suis folle…car, enfin, il y a deux jours encore je ne songeais à rien de toutcela…

– Et maintenant ? fit Mme Raynaud,souriante.

– Maintenant, il me semble que rien de tout celan’arrivera, et que j’étais bien plus heureuse en dépit de messoucis de chaque jour.

Mme Raynaud prit à deux mains la jolie têted’Antoinette et mit un baiser sur ses cheveux noirs.

– Va, mon enfant, dit-elle.

Neuf heures allaient sonner. Antoinette se leva ensoupirant.

– Tu vas te coucher, toi, maman ? dit-elle toujoursémue.

– Non, dit Mme Raynaud. Je t’attendrai. Jesuis impatiente de savoir ce que t’aura dit le père deM. Agénor.

Antoinette se jeta au cou de Mme Raynaud unefois encore.

– Ah ! dit-elle, j’ai le cœur de plus en plus serré etil me semble que je te quitte pour toujours.

– Mais va donc, petite sotte ! dit la vieilleinstitutrice.

Antoinette descendit. La lettre tenait sa promesse. À la portede la maison de la rue d’Anjou, la jeune fille trouva une voiture.C’était ce qu’on appelle un coupé de nuit. Train brun, caissenoire, un seul cheval, harnais à bouclerie enveloppée, cocher àlivrée de pluie. Cependant Antoinette hésita un peu. Mais le cocherdescendit lestement de son siège et salua en ouvrant laportière.

– Est-ce là, demanda Antoinette, la voiture de M. lebaron de Morlux ?

– Oui, mademoiselle.

Antoinette monta. Le cocher referma la portière, regagna sonsiège et la voiture partit au grand trot.

– Que va-t-il advenir de tout cela ? pensa la jeunefille, qui était oppressée et avait les yeux pleins de larmes.

Le coupé partait. Antoinette était si émue, si bouleversée,qu’elle ne fit pas attention d’abord à la route qu’on lui faisaitprendre. Le cheval allait grand train, et, au lieu de gagner la rueRoyale, le cocher suivait le faubourg Saint-Honoré. Cependant,Antoinette connaissait assez bien son Paris, depuis le tempsqu’elle sortait seule et donnait des leçons.

Tout à coup elle se pencha à la portière, colla son visage à laglace et regarda. Elle vit une église. Il n’y a pourtant pasd’église sur le parcours du trajet de la rue d’Anjou-Saint-Honoré àla rue de l’Université. Elle regarda plus attentivement et reconnutl’église Saint-Philippe-du-Roule. Alors elle tira vivement lecordon de soie blanc qui devait correspondre au petit doigt ducocher.

Mais le cordon lui vint à la main, et le coupé marchaittoujours. Alors elle essaya de baisser la glace de devant. Mais laglace ne bougea pas. Elle se rejeta sur celle de gauche, puis surcelle de droite, et ni l’une ni l’autre ne voulurent descendre dansla portière. Antoinette se mit à crier, mais le cocher n’entenditpas et continua son chemin.

En haut du faubourg Saint-Honoré, le coupé prit brusquement àgauche et suivit un de ces nouveaux boulevards qui montent à l’Arcde triomphe, sont à peine bâtis, et par conséquent déserts ou à peuprès, dès huit ou neuf heures du soir. Là, l’inquiétude de la jeunefille se changea en terreur. Où la conduisait-on ? Tous sespressentiments, toutes ses appréhensions lui revinrent ; ellepensa qu’on l’enlevait. Alors elle essaya d’ouvrir la portière etde sauter sur la chaussée, au risque de se casser la tête. Mais laportière était fermée à clé. Antoinette se mit à pousser des crisperçants.

Soudain le coupé s’arrêta. Elle crut que le cocher l’avaitentendue ; mais son épouvante redoubla lorsqu’elle vit unhomme grimper à côté de lui sur le siège. Puis le coupé se remit enroute, passa auprès de l’arc de l’Étoile et prit l’avenue deSaint-Cloud. Antoinette était folle de terreur et n’avait même plusla force de crier. Le coupé s’arrêta une fois encore. La pauvrefille, éperdue, vit une place circulaire presque déserte. En face,une petite église ; à droite, un monument bariolé qui neressemblait à rien de connu. Au centre, une fontaine entourée d’unbassin. C’était la place de l’Hippodrome.

L’homme qui était monté sur le siège descendit, ouvrit laportière et entra brusquement dans le coupé. Antoinette jeta unnouveau cri, suivi de l’exclamation répétée.

– Au secours ! au secours !

Mais l’homme la prit à la gorge, et en même temps il lui appuyala pointe d’un couteau sur la poitrine en lui disant :

– Ma petite, taisons-nous ! Il y va de la vie pourvous. Si vous criez, je vous tue !

Antoinette jeta un dernier cri et ferma les yeux. Le coupécontinua à rouler dans l’avenue.

Chapitre 31

 

L’épouvante qui s’était emparée d’Antoinette était telle qu’elleavait cessé de se débattre, et fermant les yeux, elle demeura commeprivée de sentiment. Ce n’était pas un évanouissement complet, maisune sorte de torpeur morale et physique assez semblable à ce rêvepénible qu’on nomme le cauchemar. Il y a, entre le bois de Boulogneet le nouveau boulevard qui porte le nom de Roi de Rome, tout unquartier désert que l’édilité parisienne n’a point encoretransformé. De petites rues, indiquées seulement par les planchesdes terrains à vendre, y conduisent. Chaillot est au bas, Passy ausud-est, Auteuil au sud-ouest. Le quartier où restaient encoredebout quelques masures que le marteau qui a renversé les barrièresn’a point fait disparaître était habité, à l’époque dont nousparlons, par une population sans nom comme lui. Quand on s’y égare,en été, par un beau soleil, on voit des chiffonniers qui fumentleur pipe, des enfants et des femmes en haillons qui se roulentdans la poussière.

Ce fut vers cette dernière cour des Miracles que se dirigea lecoupé dans lequel Antoinette était prisonnière. Au bout d’un quartd’heure, la malheureuse jeune fille sentait qu’on s’arrêtait unetroisième fois. L’homme qui l’avait menacée de son poignarddescendit le premier. Puis il prit rudement Antoinette par le braset lui dit :

– Venez !

Antoinette obéit machinalement. Ses membres se mouvaient avecune raideur automatique et ses dents s’entrechoquaient. Quand ellefut hors de la voiture, elle jeta un regard vague autour d’elle.Elle vit de vastes terrains, clos de planches tout àl’entour ; au loin, la lueur des réverbères de la grandeville, dont la respiration gigantesque se faisait entendre, etdevant elle quelques masures de hideux aspect. Le coupé s’étaitarrêté à la porte de l’une d’elles. L’homme au poignard tenaittoujours Antoinette par le bras. Alors il dit au cocher.

– Tu peux t’en aller !

Mais Antoinette retrouva la force de crier.

– Au secours ! au secours ! au secours !

L’homme au poignard lui serra le bras plus fort.

– Ma petite, dit-il, si tu appelles, je te tue.

– Eh bien ! tuez-moi ! fit-elle avec une énergiesoudaine.

– Et du même coup, ajouta l’homme au poignard, tu tuesM. Agénor.

Ce nom ferma la bouche d’Antoinette, et sans dissiper sonépouvante, lui mit au cœur comme un sentiment de curiositéinquiète.

– Oui, répéta son ravisseur, qui s’aperçut de l’effetqu’avait produit sa menace, la vie d’Agénor de Morlux dépend devous maintenant, vous seule pouvez le sauver.

Il adoucit sa voix, il disait vous à la jeune fille, etson attitude avait pris une nuance de respect. Antoinette était unefille d’énergie, comme on l’a vu. Elle pouvait s’abandonner toutd’abord à la terreur, mais elle ne perdait jamais complètement latête. Elle regarda donc son ravisseur avec une sorte d’attention.C’était un homme entre deux âges, mal mis, et qui avait l’air d’unde ces ouvriers paresseux que le lundi ramène dans les cabarets dela banlieue.

– Que voulez-vous donc de moi ? demandaAntoinette.

Le mystérieux personnage répondit en baissant la voix :

– Mademoiselle, M. Agénor de Morlux court un granddanger, un danger de mort, vous seule pouvez le sauver…

– Mais comment ? exclama-t-elle.

– Vous voyez cette maison ?

– Oui.

– Elle paraît inhabitée ; il n’y a pas de lumière auxfenêtres, et cependant elle est pleine de monde.

Et comme Antoinette regardait la masure, ilpoursuivit :

– C’est un repaire de voleurs, et je suis de ce nombre…

Elle eut un geste d’effroi et de dégoût.

– Soyez tranquille, reprit l’homme au poignard ; vousne courez ici aucun danger réel ; et pourtant vous allez êtreobligée de passer la nuit ici.

– Mon Dieu !

– En la compagnie de ces gens-là et de la mienne,poursuivit-il. Je me nomme Polyte. Oh ! les gens de larousse me connaissent bien.

Qu’était-ce que la rousse ! Ce nom, Antoinettel’entendait prononcer pour la première fois. Polyte, car c’étaitbien son nom, continua :

– Les voleurs, voyez-vous, ça vit comme ça peut… Quand nousne trouvons pas à grinchir, nous faisonschanter.

Grinchir ! Chanter !

Deux mots encore que la jeune fille ne comprenait pas.

– Or, poursuivit Polyte, qui avait toujours son poignard àla main, nous avons levé une affaire, les camarades etmoi.

Le cocher du baron de Morlux est de notre bande, le valet dechambre de M. Agénor aussi. Nous savons que M. Agénorvous aime, et nous voulons le faire financer. Alors, nousnous sommes servis de vous. D’abord, nous avions pensé toutsimplement à pénétrer chez lui, cette nuit, à le chourineret à le voler. Mais les chourineurs s’en vont toujoursfinir leur partie de bésigue sur la place de la Roquette,et nous n’aimons pas ça. On ne fait de ces coups-là que lorsqu’iln’y a pas mèche à autre chose.

Antoinette regardait toujours cet homme dont elle ne comprenaitpas le langage.

– Mais enfin, dit-elle d’une voix étouffée, qu’est-ce quevous voulez faire de moi ?

– Je vous l’ai dit, vous ne courez aucun danger si vousêtes bonne fille. Ce mot la révolta, et elle le témoigna par ungeste.

– Ah ! dit Polyte, ce n’est pas le moment de faire laprude, ma chère demoiselle. La soirée s’avance, et si vous ne vousexécutez pas, à deux heures du matin, M. Agénor sera assassinédans son lit. Je vois que vous n’avez pas compris le motchouriner.

Antoinette redevint muette.

Polyte s’exprima alors plus clairement.

– Voyez-vous, dit-il, M. Agénor et son père neconnaissent pas leur fortune. C’est moins pour eux de donner dixmille francs que pour nous deux pièces de cent sous. M. Agénorvous aime et il veut vous épouser, c’est connu. Pour qu’il ne vousarrive rien, il donnera dix mille francs.

– Mais c’est abominable ! s’écria la jeune fille.

– Je ne vous dis pas non, répondit Polyte avec calme ;mais je vous ai dit que nous étions des voleurs.

– Et s’il refuse les dix mille francs ? fit-elle en seredressant avec un sentiment de fierté, et j’espère qu’il lesrefusera !

– Alors, dit froidement Polyte, il sera assassiné.

Cette fois l’épouvante d’Antoinette se traduisit par un nouveaucri.

– Vous voyez bien, dit Polyte, qu’il ne faut pas faire laméchante. Allons ! venez.

Et il l’entraîna vers la porte de cette maison, d’où ne sortaitni bruit ni lumière.

– Mon Dieu ! murmurait Antoinette, faites que jemeure !

Polyte avait frappé deux fois, puis il avait sifflé. Antoinette,qu’il tenait toujours sous le bras, fut forcée de le suivre, etelle entendit alors retentir des pas pesants à l’intérieur. Puis unrayon de lumière filtra à travers l’air malsain de la portevermoulue qui s’ouvrit.

Une vieille femme en sabots, affublée d’une jupe rouge etcoiffée d’une sorte de châle tartan, tenant à la main unechandelle, était venue ouvrir. À sa vue, Antoinette recula dedégoût et d’horreur.

– La petite fait sa tête ! dit Polyte en riant.

– Elle est jolie, ta princesse, mon Polyte, dit l’affreusevieille, qui eut un sourire sinistre sur ses lèvres lippues.

– Voilà comment nous les avons, nous ! dit Polyte.

Et il poussa Antoinette toute frémissante devant lui.

L’allée de cette maison était étroite et noire et la chandellede la vieille ne l’éclairait qu’imparfaitement. Au bout, setrouvait un escalier tournant fermé par une porte. Quand la vieilleeut ouvert cette porte, Antoinette entendit des voix avinées et deschants obscènes.

– Il paraît, dit Polyte, que la pègre seréjouit.

– Mais oui, dit la vieille avec son rire hideux.

Polyte reprit Antoinette par le bras.

– Oh ! ma petite, lui dit-il à l’oreille, encore unmot dans l’intérêt de M. Agénor.

Elle le regarda de nouveau.

– Qu’exigez-vous encore de moi ? fit-elle d’une voixéteinte.

– Il y a camarades et camarades, dit Polyte. Tous ceux quisont en haut ne savent pas le coup monté. Si vous parliez deM. Agénor et si vous repreniez vos grands airs de princesse,ça pourrait lui porter malheur.

– Je ne dirai rien, murmura-t-elle.

– Donnez-moi donc la main, princesse, dit la vieille. Jevais te présenter à la société.

Plus morte que vive, Antoinette se laissa conduire. Polytemarchait derrière. Au premier étage, la vieille poussa une nouvelleporte, et une lumière plus vive frappa les yeux d’Antoinette. Lajeune fille alors se trouva au seuil d’un repaire dont la seule vuesuffit à la faire retomber dans cet état de prostration où elles’était déjà trouvée dans la voiture, quand Polyte l’avait menacéede l’assassiner.

Chapitre 32

 

On eût dit la cour des Miracles qui, après un sommeil de troissiècles, s’éveillait tout à coup dans un coin du Paris moderne. Ily avait là une douzaine d’hommes et de femmes qui semblaient sortirtout armés du cerveau de quelque conteur fantastique, à la manièrede l’Allemand Hoffmann. Une table était au milieu, et sur cettetable un broc de vin. Tout à l’entour, hommes et femmes riaient etchantaient, déjà dominés par l’ivresse. Les hommes étaient jeunespour la plupart. Un seul avait des cheveux blancs sur son ignoblevisage. Tous portaient des costumes d’un pittoresque hideux. Leshommes avaient des blouses ou des habits achetés sur le carreau duTemple ; les femmes affectaient ce luxe horrible qui sent lamisère. Elles avaient des robes de soie maculées de tachesimmondes, et les pieds nus. Quelques-unes manquaient de linge. Une,la plus jeune, remarquablement jolie encore, mais les traitsfatigués par la débauche, s’était assise sur les genoux de l’un desbuveurs, et chantait un refrain obscène.

Quand Antoinette parut, défaillante et pâle, sur le seuil de cetinfect bouge, ce fut une explosion de rires moqueurs etd’applaudissements frénétiques.

– Bravo ! bravo ! dirent les hommes, Polyte estun fier homme, tout de même !

– On ne sait pas où il va chercher ses largues,dit une femme.

– Il me semble que j’ai déjà vu cette figure quelque part,ajouta une autre.

Antoinette hésitait à entrer. Polyte la poussa et lui dit àl’oreille :

– Mais songez donc à M. Agénor !

La jeune fille fit quelques pas et s’arrêta de nouveau toutetremblante au milieu de la pièce. La vieille lui dit :

– Faut pas avoir comme ça l’air fier avec nous, mapetite ; la fierté, c’est des bêtises.

– De quoi ! ricana une autre femme, madame estpeut-être bien, après tout, une demoiselle du grand monde.

On se mit à rire.

– Hé ! vous autres, dit Polyte, si vous manquez derespect à ma largue, vous allez voir !

– Tu as raison, mon garçon, fit la vieille qui posa sachandelle sur la table, chacun son bien.

Puis, s’adressant à Antoinette :

– Allons, ma petite, le grand air donne de l’appétit.Mettez-vous à table !…

– Je n’ai pas faim, balbutia Antoinette.

Les voleurs se mirent à rire de nouveau, et la jolie fille, quiétait jalouse de la beauté d’Antoinette, s’écria :

– Faut croire que madame a coutume de souper au caféAnglais et de boire du champagne !

Polyte ôta sa redingote, retroussa ses manches et vint se mettreà table :

– Faites bien attention, vous autres, à ce que je vais vousdire, fit-il. Cette jeune fille est ici pouraffaires ; si quelqu’un de vous la touche…

– C’est bon ! dit le vieux voleur… je connais, tu asun petit coup de poing.

– Et de pied, donc, fit Polyte.

Il y avait, entre la table et la porte… une chaise boiteuse surlaquelle Antoinette, brisée d’émotions, se laissa tomber. Un desvoleurs se leva de table et dit :

– Tu as un joli coup de poing et un beau coup de savate,Polyte, mais ça m’est égal !…

Et il fit un pas vers Antoinette. La femme qui, tout à l’heure,avait apostrophé Antoinette, s’écria :

– Fanfan, si tu n’embrasses pas madame, c’est que tun’auras pas de cœur.

Fanfan, c’était le surnom du voleur, encouragé par cetteapostrophe, fit un pas encore vers Antoinette. Mais la jeune fillese leva, et elle eut en ce moment une attitude si fière que levoleur hésita. Polyte s’était levé à son tour etvociférait :

– Si tu y touches, je te casse la figure d’un coup depied !

– C’est ce qu’il faut voir, dit la jeune fille, qui avaitquitté les genoux du voleur sur lequel elle s’était assise. Aussivrai que je m’appelle la belle Marton, si tu n’embrasses pas lapetite, mon Fanfan, je te tiens pour un propre à rien.

Le voleur hésitait toujours. Il avait moins peur de la menace dePolyte que du regard étincelant et fier d’Antoinette. La jeunefille avait compris qu’elle ne devait attendre son salut que de sapropre énergie. Elle étendit la main vers la table, y prit uncouteau et dit à Fanfan :

– Si vous faites un pas encore, je me tue.

Elle appuya la pointe du couteau sur sa poitrine, et son regardétait si résolu, que le voleur à cheveux blancs, qui était sansdoute dans le secret de la présence d’Antoinette dans ce bouge, etparaissait être le chef de la bande, s’écria :

– Arrière, Fanfan, pas de bêtises ! ce n’est pas àPolyte que tu aurais affaire, c’est à moi !…

Fanfan ne bougea pas.

– Papa, dit la belle Marton au vieux voleur, vous êtesdrôle tout de même, vous n’entendez rien à la plaisanterie.

– Mêle-toi de ce qui te regarde, toi, dit le vieillard avechumeur.

Fanfan alla se rasseoir. Antoinette laissa échapper le couteauet fondit en larmes. La vieille, qui semblait être la logeuse engarni et que les voleurs appelaient la Mère, ditalors :

– Mes agneaux, vous n’entendez rien aux affaires. Fanfanest une brute, toujours ivre. La belle Marton est jalouse de toutesles femmes, et si on vous laissait faire vous finiriez, avec votretrain, par nous amener la rousse.

« Polyte ne cherche querelle à personne, et, s’il a unejolie largue, tant mieux pour lui !

– Elle s’est affalée tout de même ! grommelaFanfan, qui se versa à boire pour cacher sa confusion.

La belle Marton jeta sur la malheureuse Antoinette un regard dehaine qui voulait dire clairement :

– Nous nous retrouverons plus tard !

L’orage calmé, Polyte s’approcha d’Antoinette et lui dit àl’oreille :

– Tous ces gens-là, ça crie beaucoup, et ça fait plus debruit que de besogne. Mais il faut pas vous effrayer, le vieux etmoi nous vous défendrions au besoin. D’ailleurs, M. Agénor vavenir pour sûr vous chercher lui-même.

À ce nom, Antoinette, qui pleurait toujours, releva la tête etregarda Polyte.

– Dites-vous vrai ? fit-elle.

– Tiens, répondit Polyte, pourquoi donc vousmentirais-je ? et qu’est-ce que vous voulez que nous fassionsde vous ? Nous aimons mieux les dix mille balles deM. Agénor. Ces dames et ces messieurs, ajouta-t-il plus basencore, ont l’air de croire que vous avez des bontés pour moi, maisqu’est-ce que ça vous fait ? sortie d’ici vous ne les reverrezjamais.

Antoinette ne répondit pas ; il lui semblait qu’ellefaisait un rêve atroce, et que bientôt elle allait s’éveiller.Polyte s’était approché du vieux voleur qu’on appelait dans labande le Capitaine.

– As-tu serré le fade ? demanda cedernier.

Ce qui voulait dire : As-tu caché l’argent ?

– Oui, mais le vieux n’a pas tout aboulé, ditPolyte. Il a donné cinq chiffres, et nous aurons le restequand la gonzesse sera à l’ombre. Ce qui pouvait setraduire ainsi :

– Nous avons touché cinq cents francs. Nous n’aurons lereste que lorsque la jeune fille sera mise en prison.

Puis Polyte dit encore :

– Nous allons tous être paumés. Le père Timoléonnous l’a dit. Qui m’a vu entrer ici ?

– La vieille d’abord.

– Et puis ?

– Et Madeleine la Chicotte.

– Fanfan ne sait rien ?

– Non, ni la belle Marton non plus. Mais celle-là, ellen’innocentera pas la petite, au contraire.

Comme ils parlaient ainsi, la vieille, qui était descendue,remonta précipitamment.

– Mes enfants, dit-elle, je crois bien que voilà larousse.

– Faut souffler la chandelle, dit Marton.

– Et nous esbigner, dit Fanfan.

– Silence ! dit le capitaine, c’est-à-dire le voleuraux cheveux blancs.

On frappait à la porte. La belle Marton souffla lachandelle.

– Silence ! répéta tout bas le capitaine.

On frappa plus fort. Alors Antoinette, frémissante, pensa quec’était la police qui venait arrêter tous les voleurs et cescruelles femmes… La police qui allait la prendre sous saprotection, elle Antoinette, et sauver dix mille francs àM. Agénor. Le capitaine alla entrouvrir une fenêtre etmurmura :

– La maison est entourée de sergents de ville ; noussommes pincés, mes amours.

– Alors, dit la belle Marton, faut que je dévisage lelargue du beau Polyte.

Et elle se rua sur Antoinette, au milieu de l’obscurité…

Chapitre 33

 

Heureusement pour Antoinette que Polyte avait entendu la menacede la belle Marton. Il s’était placé devant la jeune fille, etquand, prenant son élan, la belle Marton se jeta sur elle, ellerencontra le bras robuste de Polyte qui la terrassa. La belleMarton jeta un cri.

En même temps, un sauve-qui-peut général se fit entendre… maispersonne n’eut le temps de sortir. La porte d’en bas avait étéenfoncée, et une forte cohorte de sergents de ville, armés delanternes, fit irruption dans la maison et pénétra dans la salle oùles voleurs étaient réunis. Antoinette jeta un cri dedélivrance.

Elle se précipita vers le brigadier des sergents de ville, quientra le premier, et lui dit, en joignant les mains :

– Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Les hommes de police avaient fermé la porte ; et, tandisque le brigadier regardait Antoinette avec étonnement, l’un d’euxs’était bravement jeté sur le Capitaine et l’avait pris àla gorge. La mise décente d’Antoinette, son air honnête, ses pleursfrappèrent le brigadier.

– Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? lui dit-il.

– Je suis la prisonnière de ces gens-là, réponditAntoinette.

– Un moment, dit le brigadier ; vous vous expliquereztout à l’heure. J’ai un mandat de dépôt pour tous les gens que jetrouverai ici.

– Mes enfants, disait le vieux voleur surnomméCapitaine, pas de résistance : nous sommespaumés. On s’expliquera chez le commissaire.

Les voleurs surpris se défendent rarement. Ils savent bien quetoute résistance est inutile et ne saurait qu’aggraver leurposition.

– Sauvez-moi ! répétait Antoinette.

Le brigadier la regardait, de plus en plus étonné.

– Voyons, ma petite, dit-il, vous pensez bien qu’en voustrouvant ici, je ne puis pas, à première vue, vous prendre pour unedemoiselle de bonne famille. Il faut m’expliquer votre présenceparmi ces voleurs et ces femmes.

Polyte, le capitaine, Madeleine, la Chicotte et la vieille,celle qu’on appelait la mère des voleurs, qui tous lesquatre étaient dans le secret, se taisaient prudemment. Les agentsde police, non moins étonnés que le brigadier, regardaientAntoinette avec curiosité.

– Quelle est cette jeune fille ? demanda le brigadierau Capitaine.

– Je ne la connais pas, dit le vieux voleur, qui parutéchanger un regard d’intelligence avec Polyte.

Ce regard perfide n’échappa point au brigadier.

– Moi non plus, dit la vieille, je ne connais pas madame,et je la vois ici pour la première fois.

– Monsieur, dit Antoinette en joignant les mains, jem’appelle Antoinette Miller, je suis maîtresse de piano, je demeurerue d’Anjou-Saint-Honoré, 19, où j’ai été enlevée et conduiteici.

– Oh ! c’te blague ! fit la belle Marton ;c’est la largue à Polyte.

Polyte s’approcha d’Antoinette, et murmura :

– Si tu sais jouer du chiffon rouge, le cigognebarbotera.

– Mais que disent-ils ? s’écria Antoinetteéperdue.

Polyte reprit la parole et dit :

– Ce que dit cette jeune fille est vrai.

– Ah ! vous voyez bien ! s’écria Antoinette.

Madeleine la Chivotte regarda la vieille en riant :

– La princesse est une fière largue ! dit-elle. Ellenous enfoncerait tous… Le quart-d’œil est capable de n’yvoir que du feu.

Ces mots arrivèrent encore à l’oreille du brigadier indécis.

– Oui, reprit Polyte, c’est la pure vérité, j’ai enlevémademoiselle.

– Pourquoi ?

– Mais parce que j’en étais amoureux, donc ! réponditPolyte.

Antoinette tordait ses mains de désespoir, car elle voyait bienque l’incrédulité gagnait le brigadier.

– Voyons ! dit celui-ci, il faut me prouver plusclairement que cela que vous n’êtes pas de la bande.

– Mais, monsieur, regardez-moi… Je ne connais personne deces gens-là… et je vous le jure sur les cendres de ma mère que jevous dis la vérité !

Et Antoinette pleurait toujours.

– Elle enfoncera le quart-d’œil, c’est sûr !dit tout bas la mère des voleurs.

Polyte et le Capitaine faisaient à la jeune fille dessignes d’intelligence qu’elle ne comprenait pas et qui achevaientde la perdre. Ce fut la belle Marton qui lui porta le dernier coup,bien qu’elle ne fût pas dans la confidence des projets de Polyte etdu Capitaine.

– Monsieur le brigadier, dit-elle, faut pas vous laissertoucher comme ça, voyez-vous ! C’est la largue à Polyte etelle est des amis comme nous.

Entre eux, les voleurs se désignent sous le nomd’amis.

– Allons ! dit le brigadier, nous verrons tout ça chezle commissaire… En route !

– Oh ! monsieur ! s’écria Antoinette avecdésespoir, vous ne me croyez donc pas ?

Le brigadier secoua la tête. La malheureuse jeune fille jeta unregard suppliant sur Polyte.

– Mais vous, dit-elle, vous qui savez la vérité, ne ladirez-vous pas ?

– Mais je ne fais que ça, dit Polyte. Et c’est la véritépure, monsieur le brigadier, que mademoiselle est maîtresse depiano, qu’elle demeure rue Saint-Honoré.

– Rue d’Anjou !… exclama Antoinette.

– Oui, c’est bien ce que je veux dire, reprit Polyte ;d’Anjou-Saint-Honoré, quoi !

– Ce n’est pas la même chose, dit le brigadier.

Et il fit signe à ses agents, qui avaient déjà mis les poucettesaux hommes et attachaient les mains aux femmes. Quand l’un d’euxs’approcha d’Antoinette pour lui faire subir la même opération,elle jeta un tel cri de honte et d’indignation que la conviction dubrigadier fut ébranlée une fois encore.

– C’est bon, dit-il, venez avec moi… et donnez-moi le bras.Il faut espérer que tout s’expliquera chez le commissaire.

L’espoir revint au cœur d’Antoinette. Le brigadier la prit sousle bras et sortit le dernier avec elle de ce repaire où il venaitd’opérer sa razzia. Antoinette pleurait toujours, mais le grand airla soulagea. Il lui sembla qu’elle sortait d’un long cauchemarquand elle vit le ciel parsemé d’étoiles. Les voleurs causaiententre eux, pendant le trajet. L’hypocrite Capitainedisait :

– Il faut, les enfants, qu’il y ait un moutonparmi nous. Nous avons été vendus.

– C’est bien possible, disait la mère, qui sedésolait.

– Moi, dit Polyte, je n’étais pas de l’affaire de lavieille dame, à Chaillot.

Il faisait allusion à un vol récemment commis.

– Par conséquent, reprit-il, j’en aurai pour six mois. Toutce que je demande, c’est que la petite s’en tire.

– Tu as tort, Polyte, dit la mère des voleurs.Laisse-la donc mettre à l’ombre. Tu la retrouveras sage ensortant.

– Vous avez peut-être raison, la mère.

– Et puis, dit Fanfan qui, lui, croyait sincèrementqu’Antoinette était la complice de Polyte, ça vaut toujours mieux.Quand on est là-bas et qu’on a le cœur pris, au moins onest tranquille.

Pour les agents qui entendaient cette conversation, il étaitévident qu’on parlait d’Antoinette. Polyte reprit :

– Mais si elle peut enfoncer le quart-d’œil, c’estpas moi qui l’en empêcherai.

– Et quand tu sortiras, dit la belle Marton, tu latrouveras avec un ami…

– Oh ! si je le savais ! murmura Polyte, qui sutdonner à sa voix l’accent passionné de la jalousie.

– Moi, dit le Capitaine, je suis sûr de monaffaire ; on me renverra à Toulon.

– Qu’est-ce que ça vous fait, papa ? dit la belleMarton. Vous savez bien qu’on en revient…

– Et quand on veut, encore, répliqua le vieux voleur, quiregarda Polyte en riant.

Pendant qu’ils causaient ainsi, achevant de perdre Antoinettedans l’esprit des sergents de ville, les voleurs avaient fait duchemin et venaient d’entrer dans la rue de Chaillot, où se trouvaitle bureau du quart-d’œil. C’est le nom que les voleursdonnent au commissaire de police. Pendant ce temps aussi,Antoinette, qui marchait derrière eux, avait conté son histoire aubrigadier, et le brigadier commençait à la croire. Les sergents deville firent halte à la porte du commissariat.

– Vous serez interrogée la dernière, dit le brigadier àAntoinette.

Et il la fit entrer dans la petite pièce où se tient lesecrétaire du commissaire de police, afin de la séparer desvoleurs.

Chapitre 34

 

L’arrestation de cette bande de voleurs, dont leCapitaine, forçat en rupture de ban, était le chef, avaitété opérée sur les indications de l’un d’eux, qui était toutsimplement un compère de Timoléon, le mystérieux agent d’affairesde la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. La police avaitdonc été prévenue dans la journée, et le commissaire, au lieu derentrer chez lui, attendait à son bureau. Comme le mouton– c’est ainsi qu’on désigne les traîtres – avait donné desrenseignements très détaillés, le commissaire avait par avance lesdossiers de chacun d’eux. Aussi l’interrogatoire fut court. Chacundes inculpés avait à son compte des charges suffisantes pour qu’iln’y eût aucune hésitation possible.

Antoinette avait converti à sa cause le secrétaire, comme elleavait déjà gagné le brigadier. Ses larmes, sa beauté, sa misedécente contrastaient si bien avec les oripeaux et les haillons deceux en compagnie desquels elle avait été trouvée, qu’on étaitfacilement amené à croire qu’elle était la victime de quelquecomplot machiavélique. Cependant, si le brigadier et le secrétairedu commissariat penchaient pour Antoinette, plusieurs agents quiavaient entendu la conversation de Polyte, du Capitaine etde la mère des voleurs, soutenaient que la jeune filledevait être une voleuse émérite habile à prendre tous lestravestissements et toutes les attitudes. Le commissaire, avantd’interroger Antoinette, avait écouté les deux opinions.

– Mademoiselle, lui dit-il, vous vous appelez, dites-vous,Antoinette Miller ?

– Oui, monsieur.

– Et vous prétendez demeurer rued’Anjou-Saint-Honoré ?

– Oui, monsieur.

– Comment êtes-vous sortie de chez vous ?

– Sur une lettre de M. le baron de Morlux.

Ce nom produisit quelque sensation parmi les personnes qui setrouvaient dans le commissariat.

– Vous connaissez donc le baron de Morlux ?

– Non, dit Antoinette, mais je connais son fils.

Elle raconta alors ses relations avec Agénor, les projets de cedernier et elle finit par avouer que M. le baron de Morlux luiavait écrit pour lui demander de le venir voir.

– Où demeure M. de Morlux ? demanda lecommissaire.

– Rue de l’Université.

– Et, dit le magistrat, selon vous, son cocher se seraitrendu complice de votre enlèvement ?

– Oui, monsieur, répondit Antoinette.

Elle fit plus, elle lui raconta ce que lui avait dit Polytetouchant Agénor.

Polyte subit un second interrogatoire en présence d’Antoinette.Il nia avoir parlé d’Agénor, mais il prétendit que depuis plusieursjours il suivait Antoinette, il lui faisait la cour, et qu’ellen’avait point été enlevée, mais qu’elle l’avait suivi de bonnevolonté.

– Oh ! s’écria Antoinette indignée, cet hommement !

– Ainsi, dit le commissaire ébranlé, lui aussi, dans saconviction, vous prétendez que vous connaissez M. Agénor deMorlux ?

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

– Où demeure-t-il ?

– Rue de Surène.

Le commissaire appela son secrétaire et lui dit :

– Allez rue de Surène : il est deux heures du matin etM. de Morlux doit être rentré chez lui. Faites-leéveiller et dites-lui qu’une jeune fille qui prétend s’appelerAntoinette Miller a été arrêtée au milieu d’une bande de voleurs,qu’elle se réclame de lui et que je vais être obligé de la faireconduire au dépôt.

Antoinette jeta un cri d’épouvante à ce mot de dépôt ; maisquand elle vit paraître le secrétaire qui lui avait déjà témoignéde la sympathie, elle se crut sauvée.

Polyte était fort tranquille et disait :

– Après ça, il est bien possible, j’en suis même certain,que mademoiselle connaît ce M. Agénor de Morlux. C’est un joligarçon, un bon cocodès, et qui est fort riche.

– Ah ! s’écria Antoinette indignée, cet hommeinfâme ?

– Ma chérie, dit Polyte avec une familiarité repoussante,on veut te faire la main et tu cannes, ce n’estpas bien.

Antoinette se laissa tomber sur un banc, accablée de honte et dedouleur. Le commissaire était pourtant un homme perspicace ethabitué à toutes les ruses des gens qu’il avait mission de traquer,mais le réseau des ténèbres qui enveloppait l’identité d’Antoinetteétait si compliqué, le disque des calomnies dont on l’entouraitétait si bien ourdi que c’était à n’y plus rien comprendre. Dans lapièce voisine, dont la porte était demeurée ouverte, et où lesvoleurs attendaient le panier à salade, c’est-à-dire lavoiture cellulaire, qui devait les conduire au dépôt, Madeleine laChivotte dit à la belle Marton :

– Nous sommes toutes des débutantes auprès de laMadone.

– Ah ! on l’appelle la Madone !

– Oui, et Polyte a fait une belle affaire, va, il n’y aqu’elle pour s’introduire dans les maisons tantôt comme ouvrière enlingerie, tantôt comme dentellière. Elle vous prend l’empreinte desserrures que c’est un beurre !

– C’est drôle, répondit la belle Marton, je ne l’avaisjamais vue.

– Non, auparavant elle était avec un ami qu’onappelle le Grand-Lièvre.

Le commissaire écoutait tout cela. Antoinette, qui ne pouvaitsupposer qu’on parlât d’elle, reprenait un peu de calme et sedisait qu’Agénor allait venir. Madeleine la Chivottecontinua :

– C’est la fille à la Marlotte, tu sais ? la marchandeà la toilette de la rue des Prouvaires.

– Ah ! dit la belle Marton, elle est pourtant jolimentlaide, la Marlotte !

– Oui, mais on dit qu’elle a été jolie…

Antoinette ne comprenait rien à cette conversation, etl’écoutait tout en songeant à Agénor. Enfin le secrétaire revint,mais il était seul…

– M. Agénor de Morlux, dit-il, est parti hier soir parle train de huit heures pour la Bretagne. Le concierge de la maisonqu’il habite a porté ses malles au chemin de fer.

– Ah ! murmura Antoinette atterrée, je suisperdue !

– Voyons ! dit le commissaire, si vous n’avez pasd’autre moyen de prouver ce que vous avancez, je vais être obligéde vous faire conduire au dépôt.

– Mais, monsieur, dit Antoinette affolée, pourquoi ne mefaites-vous pas reconduire rue d’Anjou ? Les portiers mereconnaîtraient…

Elle avait mis dans ces derniers mots un tel accent que lecommissaire, ébranlé de nouveau, allait céder. Mais, en ce moment,on entendit des cris à la porte, et une femme entra comme un bouletde canon dans le bureau du commissaire, en disant :

– Ma fille ! où est ma fille ?

Cette femme était une affreuse maritorne, vêtue de haillons,ayant les pieds nus dans ses galoches et un bonnet sale sur sachevelure grise en désordre. Elle courut à Antoinette, glacée destupeur, la prit dans ses bras, s’écria :

– Ah ! je te retrouve enfin !

Cette fois, l’énergie d’Antoinette était à bout. Elle n’eut mêmepas la force de se défendre des hideux embrassements de la vieillefemme, elle jeta un dernier cri et ferma les yeux. La maritorne setourna alors vers Polyte et le menaça du poing.

– Ah ! misérable ! dit-elle, c’est pourtant toiqui as débauché mon enfant… qui était sage comme une demoiselleavant de te connaître !

– Vous fâchez pas, maman ! dit Polyte aveceffronterie.

Le commissaire était stupéfait.

– Qui êtes-vous ? dit-il à la vieille femme.

– Monsieur, répondit-elle, je m’appelle la mère Botin,autrement dit la Marlotte. Je suis établie marchande à la toiletterue des Prouvaires. Voilà ma patente.

Et elle mit sous les yeux du commissaire un papier graisseux quiportait l’estampille de la préfecture de police. Cette piècesuffisait à constater l’identité de la Marlotte, et en même tempselle faisait s’évanouir l’intérêt momentané que le commissaireavait porté à Antoinette. La Marlotte continuait à embrasser saprétendue fille.

– Rendez-la-moi, monsieur le commissaire, disait-elle enparaissant étouffer des sanglots, et je vous jure qu’elle sera sageet que j’en aurai bien soin, et qu’elle n’aura plus de mauvaisesfréquentations.

Antoinette, accablée de douleur, fondait en larmes, et essayaitvainement de repousser l’horrible femme.

– Il m’est impossible, pour le moment du moins, répondit lecommissaire, de vous rendre votre fille. La ténacité qu’elle a miseà nier son identité, son obstination à se dire Antoinette Miller meprouvent qu’elle avait de graves motifs pour tromper lajustice.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignit laMarlotte.

Un bruit de roues, de chevaux et de claquements de fouet se fitentendre dans la rue. C’était le panier à salade qui arrivait.

– Au dépôt, dit le commissaire.

Et dès lors il cessa de s’intéresser à la malheureuseAntoinette.

– Je suis perdue, murmura celle-ci, folle de douleur.

– Va, ma pauvre fille, dit hypocritement la Marlotte,j’irai te réclamer à la correctionnelle et il faudra bien qu’onrende une fille à sa mère.

Quelques instants après, malgré ses larmes, malgré sesprotestations d’innocence, Antoinette, la sage et vertueuse jeunefille, était conduite au dépôt de la préfecture de police,pêle-mêle avec les voleurs.

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