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La San-Felice – Tome V

La San-Felice – Tome V

d’ Alexandre Dumas
CXLIX – LA CAPITULATION

Le 19 juin, comme nous l’avons dit, les bases de la capitulation avaient été jetées sur le papier.

Elles avaient été discutées pendant la journée du 20, au milieu de l’émeute qui ensanglantait la ville et faisait parfois croire à l’impossibilité de mener à bonne fin les négociations.

Le 21, à midi, l’émeute était calmée, et le repas libre avait eu lieu à quatre heures du soir.

Enfin, le 22 au matin, le colonel Mejean descendit du château Saint-Elme, escorté par la cavalerie royaliste, et vint conférer avec le directoire.

Salvato voyait avec une grande joie tous ces préparatifs de paix. La maison de Luisa pillée, le bruit généralement répandu qu’elle avait dénoncé les Backer et que la dénonciation était cause de leur mort, lui inspiraient de vives inquiétudes pour la sûreté de la jeune femme. Insensible à toute crainte pour lui-même, il était plus tremblant et plus timide qu’un enfant quand il s’agissait de Luisa.

Puis une seconde espérance pointait dans soncœur. Son amour pour Luisa avait toujours été croissant, et lapossession n’avait fait que l’augmenter. Après la publicitéqu’avait prise leur liaison, il était impossible que Luisa demeurâtà Naples et y attendît le retour de son mari. Or, il était probablequ’elle profiterait de l’alternative donnée aux patriotes de resterà Naples ou de fuir, pour quitter non-seulement Naples, mais encorel’Italie. Alors, Luisa serait bien à lui, à lui pourtoujours : rien ne pourrait la séparer de lui.

Au fait de la capitulation qui avait étédiscutée sous ses ordres, il avait plusieurs fois, avec intention,expliqué à Luisa l’article 5 de cette capitulation, qui portait quetoutes les personnes qui y étaient comprises avaient le choix, oude rester à Naples, ou de s’embarquer pour Toulon. Luisa, à chaquefois, avait soupiré, avait pressé son amant contre son cœur, maisn’avait rien répondu.

C’est que Luisa, malgré son ardent amour pourSalvato, n’avait rien décidé encore et reculait, en fermant lesyeux pour ne pas voir l’avenir, devant l’immense douleur qu’il luifaudrait causer, le moment arrivé, ou à son époux, ou à sonamant.

Certes, si Luisa eût été libre, pour ellecomme pour Salvato, c’eût été le suprême bonheur de suivre au boutdu monde l’ami de son cœur. Elle eût alors, sans regret, quitté sesamis, Naples et même cette petite maison où s’était écoulée sonenfance, si calme, si tranquille et si pure. Mais, à côté de cebonheur suprême, se dressait dans l’ombre un remords qu’elle nepouvait écarter.

En partant, elle abandonnait à la douleur et àl’isolement la vieillesse de celui qui lui avait servi de père.

Hélas ! cette entraînante passion qu’onappelle l’amour, cette âme de l’univers qui fait commettre àl’homme ses plus belles actions et ses plus grands crimes, siingénieuse en excuses tant que la faute n’est pas commise, n’a plusque des pleurs et des soupirs à opposer au remords.

Aux instances de Salvato, Luisa ne voulait pasrépondre : « Oui » et n’osait répondre :« Non. »

Elle gardait au fond du cœur ce vague espoirdes malheureux qui ne comptent plus que sur un miracle de laProvidence pour les tirer de la situation sans issue où ils se sontplacés par une erreur ou par une faute.

Cependant, le temps passait, et, comme nousl’avons dit, le 22 juin, au matin, le colonel Mejean descendait duchâteau Saint-Elme, pour venir, escorté de la cavalerie royaliste,conférer avec le directoire.

Le but de sa visite était de s’offrir commeintermédiaire entre les patriotes et le cardinal, le directoiren’espérant point obtenir les conditions qu’il demandait.

On se rappelle la réponse de Manthonnet :« Nous ne traiterons que lorsque le dernier sanfédiste auraabandonné la ville. »

Voulant savoir si les forts étaient en mesurede soutenir les paroles hautaines de Manthonnet, le corpslégislatif, qui siégeait dans le palais national, fit appeler lecommandant du Château-Neuf.

Oronzo Massa, dont nous avons plusieurs foisdéjà prononcé le nom, sans nous arrêter autrement sur sa personne,a droit, dans un livre comme celui que nous nous sommes imposé ledevoir d’écrire, à quelque chose de plus qu’une simple inscriptionau martyrologe de la patrie.

Il était né de famille noble. Officierd’artillerie dès ses jeunes années, il avait donné sa démissionlorsque, quatre ans auparavant, le gouvernement était entré dans lavoie sanglante et despotique ouverte par l’exécution d’Emmanuele deDeo, de Vitagliano et de Galiani. La république proclamée, il avaitdemandé à servir comme simple soldat.

La République l’avait fait général.

C’était un homme éloquent, intrépide, plein desentiments élevés.

Ce fut Cirillo qui, au nom de l’assembléelégislative, adressa la parole à Massa.

– Oronzo Massa, lui demanda-t-il, nous vousavons fait venir pour savoir de vous quel espoir nous reste pour ladéfense du château et le salut de la ville. Répondez-nousfranchement, sans rien exagérer ni dans le bien ni dans le mal.

– Vous me demandez de vous répondre en toutefranchise, répliqua Oronzo Massa : je vais le faire. La villeest perdue ; aucun effort, chaque homme fut-il un Curtius, nepeut la sauver. Quant au Château-Neuf, nous en sommes encoremaîtres, mais par cette seule raison que nous n’avons contre nousque des soldats sans expérience, des bandes inexpérimentées,commandées par un prêtre. La mer, la darse, le port, sont aupouvoir de l’ennemi. Le palais n’a aucune défense contrel’artillerie. La courtine est ruinée, et si, au lieu d’assiégé,j’étais assiégeant, dans deux heures j’aurais pris le château.

– Vous accepteriez donc la paix ?

– Oui, pourvu, ce dont je doute, que nouspussions la faire à des conditions qu’il fût possible de concilieravec notre honneur, comme soldats et comme citoyens.

– Et pourquoi doutez-vous que nous puissionsfaire la paix à des conditions honorables ? Ne connaissez-vouspoint celles que le directoire propose ?

– Je les connais, et c’est pour cela que jedoute que le cardinal les accepte. L’ennemi, enorgueilli par lamarche triomphale qui l’a conduit jusque sous nos murs, poussé parla lâcheté de Ferdinand, par la haine de Caroline, ne voudra pasaccorder la vie et la liberté aux chefs de la République. Il faudradonc, à mon avis, que vingt citoyens au moins s’immolent au salutde tous. Ceci étant ma conviction, je demande à être inscrit, ouplutôt à m’inscrire le premier sur la liste.

Et alors, au milieu d’un frémissementd’admiration, s’avançant vers le Bureau du président, en haut d’unefeuille de papier blanc, il écrivit d’une main ferme :

ORONZO MASSA. – POUR LA MORT.

Les applaudissements éclatèrent, et, d’uneseule voix, les législateurs s’écrièrent :

– Tous ! tous ! tous !

Le commandant du château de l’Œuf, L’Aurora,était, sur l’impossibilité de tenir, du même avis que son collègueMassa.

Restait Manthonnet, qu’il fallait ramener àl’avis des autres chefs : aveuglé par son merveilleux courage,il était toujours le dernier à se rendre aux prudents avis.

On décida que le général Massa monterait àSan-Martino et conférerait avec les patriotes établis au pied duchâteau Saint-Elme, et, s’il tombait d’accord avec eux,préviendrait le colonel Mejean que sa présence était nécessaire audirectoire.

Un sauf-conduit du cardinal fut donné aucommandant du château de l’Œuf.

Le commandant Massa convainquit Manthonnet quele meilleur parti à prendre était de traiter aux conditionsproposées par le directoire, et même à des conditions pires ;et, comme il était convenu, il prévint le colonel Mejean qu’onl’attendait pour porter ces conditions au cardinal.

Voilà pourquoi, le 22 juin, le commandant duchâteau Saint-Elme quittait sa forteresse et descendait vers laville.

Il se rendit droit à la maison qu’occupait lecardinal, au pont de la Madeleine, mais en ne cachant point audirectoire qu’il n’avait pas grand espoir que le cardinal acceptâtde pareilles conditions.

Il fut immédiatement introduit près de SonÉminence, à laquelle il présenta les articles de la capitulation,déjà signés du général Massa et du commandant L’Aurora.

Le cardinal, qui l’attendait, avait près delui le chevalier Micheroux, le commandant anglais Foote, lecommandant des troupes russes, Baillie, et le commandant destroupes ottomanes, Achmet.

Le cardinal prit la capitulation, la lut,passa dans une chambre à côté, avec le chevalier Micheroux, et leschefs des camps anglais, russe et turc, pour en délibérer aveceux.

Dix minutes après, il rentra, prit la plume,et, sans discussion, mit son nom au-dessous de celui deL’Aurora.

Puis il passa la plume au commandantFoote ; celui-ci, à son tour, la passa au commandant Baillie,qui la passa au commandant Achmet.

La seule exigence du cardinal fut que letraité, quoique signé le 22, portât la date du 18.

Cette exigence, à laquelle n’hésita point à serendre le colonel Mejean, et qui fut un mystère pour tout le monde,grâce à la connaissance approfondie que nous avons de cette époque,et à la correspondance du roi et de la reine, sur laquelle nouseûmes, en 1800, le bonheur de mettre la main, n’en est pas un pournous.

Il voulait que la date fût antérieure à lalettre qu’il avait reçue de la reine et qui lui défendait detraiter, sous aucun prétexte, avec les rebelles.

Il aurait cette excuse de dire que la lettreétait arrivée quand la capitulation était déjà signée.

Et maintenant, il est de la plus grandeimportance que, traitant à cette heure un point purementhistorique, nous mettions sous les yeux de nos lecteurs le textemême des dix articles, qui n’a jamais été publié qu’incomplet oualtéré.

Il s’agit d’un procès terrible, où le cardinalRuffo, condamné en première instance par l’histoire, ou plutôt parun historien, juge partial ou mal renseigné, en appelle à lapostérité contre Ferdinand, contre Caroline, contre Nelson.

Voici la capitulation :

« Article 1er. –Le Château-Neuf et le château de l’Œuf seront remis au commandantdes troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, et de celles deses alliés, le roi d’Angleterre, l’empereur de toutes les Russieset le sultan de la Porte Ottomane, avec toutes les munitions deguerre et de bouche, artillerie et effets de toute espèce existantdans les magasins, et qui seront reconnus par l’inventaire descommissaires respectifs, après la signature de la présentecapitulation.

» Art. 2. – Les troupescomposant la garnison conserveront leurs forts jusqu’à ce que lesbâtiments dont on parlera ci-après, destinés à transporter lespersonnes qui voudront aller à Toulon, soient prêts à mettre à lavoile.

» Art. 3. – Les garnisonssortiront avec les honneurs militaires, c’est-à-dire avec armes etbagages, tambour battant, mèches allumées, enseignes déployées,chacune avec deux pièces de canon ; elles déposeront leursarmes sur le rivage.

» Art. 4. – Les personnes etles propriétés mobilières de tous les individus composant les deuxgarnisons seront respectées et garanties.

» Art. 5. – Tous les susditsindividus pourront choisir, ou de s’embarquer sur les bâtimentsparlementaires qui seront préposés pour les conduire à Toulon, oude rester à Naples, sans être inquiétés, ni eux ni leursfamilles.

» Art. 6. – Les conditionsarrêtées dans la présente capitulation sont communes à toutes lespersonnes des deux sexes enfermées dans les forts.

» Art. 7. – Jouiront dubénéfice de ces conditions, tous les prisonniers faits sur lestroupes régulières par les troupes de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles ou par celles de ses alliés, dans les divers combatsqui ont eu lieu avant le blocus des forts.

Art. 8. – MM. l’archevêquede Salerne, Micheroux, Dillon et l’évêque d’Avellino resteront enotage entre les mains du commandant du fort Saint-Elme jusqu’àl’arrivée à Toulon des patriotes expatriés.

» Art. 9. – Excepté lespersonnages nommés ci-dessus, tous les otages et prisonniers d’Étatrenfermés dans les forts seront mis en liberté aussitôt lasignature de la présente capitulation.

» Art. 10. – Les articles dela présente capitulation ne pourront être exécutés qu’après avoirété complétement approuvés par le commandant du fortSaint-Elme.

» Fait au Château-Neuf, le 18 juin1799.

» Ont signé :

» Massa,commandant du Château-Neuf ;L’Aurora, commandant du château de l’Œuf ;cardinal Ruffo, vicaire général duroyaume de Naples ; Antonio, chevalierMicheroux, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles près les troupes russes ; E.-T. Foote,commandant les navires de Sa MajestéBritannique ; Baillie,commandant les troupes de Sa Majesté l’empereurde Russie ; Achmet, commandant lestroupes ottomanes. »

Sous les signatures des différents chefsprenant part à la capitulation, on lisait les lignessuivantes :

« En vertu de la délibération prise parle conseil de guerre dans le fort Saint-Elme, le 3 messidor, sur lalettre du général Massa, commandant le Château-Neuf, lettre en datedu 1er messidor, le commandant du château Saint-Elmeapprouve la susdite capitulation.

» Du fort Saint-Elme, 3 messidor anVII de la république française (21 juin 1799.)

» Mejean. »

Le même jour où la capitulation fut réellementsignée, c’est-à-dire le 22 juin, le cardinal, enchanté d’en êtrearrivé à un si heureux résultat, écrivit au roi le récit détaillédes opérations accomplies, et chargea le capitaine Foote, l’un dessignataires de la capitulation, de remettre sa lettre à Sa Majestéen personne.

Le capitaine Foote partit aussitôt pourPalerme, sur le Sea-Horse. – Depuis quelques jours, ilavait succédé, dans le commandement de ce vaisseau, au capitaineBall, rappelé par Nelson près de lui.

Le lendemain, le cardinal donna tous lesordres nécessaires pour que les bâtiments qui devaient transporterà Toulon la garnison patriote fussent prêts le plus tôtpossible.

Le même jour, le cardinal écrivit à EttoreCaraffa pour l’inviter à céder les forts de Civitella et de Pescaraà Pronio, aux mêmes conditions que venaient d’être cédés leChâteau-Neuf et le château de l’Œuf.

Et, comme il craignait que le comte de Ruvo nese fiât point à sa parole ou vit quelque piège dans sa lettre, ilfit demander s’il n’y avait point, dans l’un ou l’autre des deuxchâteaux, un ami d’Ettore Caraffa dans lequel celui-ci eût touteconfiance, pour porter sa lettre et donner au comte une idée exactede la situation des choses.

Nicolino Caracciolo s’offrit, reçut la lettredes mains du cardinal et partit.

Le même jour, un édit signé du vicaire généralfut imprimé, publié et affiché.

Cet édit déclarait que la guerre était finie,qu’il n’y avait plus dans le royaume ni partis ni factions, ni amisni ennemis, ni républicains ni sanfédistes, mais seulement unpeuple de frères et de citoyens soumis également au prince, que leroi voulait confondre dans un même amour.

La certitude de la mort avait été telle chezles patriotes, que ceux mêmes qui, n’ayant pas confiance entièredans la promesse de Ruffo, avaient décidé de s’exiler, regardaientl’exil comme un bien, en comparant l’exil au sort auquel ils secroyaient réservés.

CL – LES ÉLUS DE LA VENGEANCE

Au milieu du chœur de joie et de tristesse quis’élevait de cette foule d’exilés, selon qu’ils tenaient plus à lavie ou à la patrie, deux jeunes gens, silencieusement ettristement, se tenaient embrassés dans une des chambres duChâteau-Neuf.

Ces deux jeunes gens étaient Salvato etLuisa.

Luisa n’avait pris encore aucun parti, etc’était le lendemain, 24 juin, qu’il fallait choisir entre son mariet son amant, entre rester à Naples ou partir pour la France.

Luisa pleurait, mais, de toute la soirée,n’avait point eu la force de prononcer une parole.

Salvato était resté longtemps à genoux et, luiaussi, muet devant elle ; puis enfin il l’avait prise entreses bras, et la tenait serrée contre son cœur.

Minuit sonna.

Luisa releva ses yeux baignés de larmes etbrillants de fièvre, et compta, les unes après les autres, lesdouze vibrations du marteau sur le timbre ; puis, laissanttomber son bras autour du cou du jeune homme :

– Oh ! non, dit-elle, je ne pourraijamais !

– Que ne pourras-tu jamais, ma Luisabien-aimée ?

– Te quitter, mon Salvato. Jamais !jamais !

– Ah ! fit le jeune homme respirant avecjoie.

– Dieu fera de moi ce qu’il voudra, mais ounous vivrons ou nous mourrons ensemble !

Et elle éclata en sanglots.

– Écoute, lui dit Salvato, nous ne sommespoint forcés de nous arrêter en France ; où tu voudras aller,j’irai.

– Mais ton grade ? mais tonavenir ?

– Sacrifice pour sacrifice, ma bien-aiméeLuisa. Je te le répète, si tu veux fuir au bout du monde lessouvenirs que tu laisses ici, j’irai au bout du monde avec toi. Teconnaissant comme je te connais, ange de pureté, ce ne sera pastrop de ma présence et de mon amour éternels pour te faireoublier.

– Mais je ne partirai point ainsi, comme uneingrate, comme une fugitive, comme une adultère ; je luiécrirai, je lui dirai tout. Son beau, son grand, son sublime cœurme pardonnera un jour, il me donnera l’absolution de ma faute, et,à partir de ce jour seulement, je me pardonnerai à moi-même.

Salvato détacha son bras du cou de Luisa,s’approcha d’une table, y prépara du papier, une plume et del’encre ; puis, revenant à elle et l’embrassant aufront :

– Je te laisse seule, sainte pécheresse,dit-il. Confesse-toi à Dieu et à lui. Celle sur laquelle Jésus aétendu son manteau n’était pas plus digne de pardon que toi.

– Tu me quittes ! s’écria la jeune femmepresque effrayée de rester seule.

– Il faut que ta parole coule dans toute sapureté, de ton âme chaste à ton cœur dévoué : ma présence entroublerait le limpide cristal. Dans une demi-heure, nous serons deretour et nous ne nous quitterons plus.

Luisa tendit son front à son amant, quil’embrassa et sortit.

Puis elle se leva, et, à son tour,s’approchant de la table, s’assit devant elle.

Tous ses mouvements avaient la lenteur queprend le corps dans les moments suprêmes ; son œil fixesemblait chercher à reconnaître, à travers la distance etl’obscurité, la place où le coup frapperait, et à quelle profondeurs’enfoncerait le glaive de la douleur.

Un sourire triste passa sur ses lèvres, etelle murmura en secouant la tête :

– Oh ! mon pauvre ami ! comme tu vassouffrir !

Puis, plus bas, et d’une voix presqueinintelligible :

– Mais pas plus, ajouta-t-elle, que je n’aisouffert moi-même.

Elle prit la plume, laissa tomber son frontsur sa main gauche et écrivit :

« Mon bien-aimé père ! mon amimiséricordieux !

» Pourquoi m’avez-vous quittée quand jevoulais vous suivre ! pourquoi n’êtes-vous pas revenu quand jevous ai crié du rivage, à vous qui disparaissiez dans latempête :

« Ne savez-vous pas que jel’aime ! »

» Il était temps encore : je partaisavec vous, j’étais sauvée !

» Vous m’avez abandonnée, je suisperdue !

» Il y a eu fatalité.

» Je ne veux pas m’excuser, je ne veuxpas vous répéter les paroles que, la main étendue vers le crucifix,vous avez dites au lit de mort du prince de Caramanico, lorsqu’ilinsistait et que j’insistais moi-même peur que je devinsse votreépouse. Non : je suis sans excuse ; mais je connais votrecœur. La miséricorde sera toujours plus grande que la faute.

» Compromise politiquement par cette mêmefatalité qui me poursuit, je quitte Naples, et, partageant le sortdes malheureux qui s’exilent, et parmi lesquels, ô mon douxjuge ! je suis la plus malheureuse, je pars pour laFrance.

» Les derniers moments de mon exil sont àvous comme les dernières heures de ma vie seront à vous. Enquittant la patrie, c’est à vous que je songe ; en quittantl’existence, c’est à vous que je songerai.

» Expliquez cet inexplicablemystère ; mon cœur a failli, mon âme est restée pure ; lameilleure partie de moi-même, vous l’avez prise et gardée.

» Écoutez, mon ami ! écoutez, monpère !

» Je vous fuis encore plus par honte devous revoir, que par amour pour l’homme que je suis. Pour lui, jedonnerais ma vie en ce monde ; mais, pour vous, mon salut dansl’autre. Partout où je serai, vous le saurez. Si, pour undévouement quelconque, vous aviez besoin de moi, rappelez-moi, etje reviendrai tomber à genoux devant vous.

» Maintenant, laissez-moi vous prier pourune créature innocente, qui non-seulement ne sait pas encorequ’elle devra le jour à une faute, mais qui même ne sait pas encorequ’elle vit. Elle peut se trouver seule sur la terre. Son père estsoldat : il peut être tué ; sa mère est désespérée :elle peut mourir. Promettez-moi que, tant que vous vivrez, monenfant ne sera point orphelin.

» Je n’emporte point avec moi un seulducat de l’argent déposé chez les Backer. Est-il besoin de vousdire que je suis parfaitement innocente de leur mort, et quej’eusse subi les tortures avant de dire un mot qui lescompromit ! Sur cet argent, vous ferez à l’enfant que je vouslègue, en cas de mort, la part que vous voudrez.

» Vous ayant dit tout cela, vous pouvezcroire, mon père adoré, que je vous ai tout dit ; il n’en estrien. Mon âme est pleine, ma tête déborde. Depuis que je vousécris, je vous revois, je repasse dans mon cœur les dix-huit ans debontés que vous avez eues pour moi, je vous tends les bras comme audieu qu’on adore, que l’on offense, et vers lequel on voudraits’élancer. Oh ! que n’êtes-vous là, au lieu d’être à deuxcents lieues de moi ! je sens que c’est à vous que j’irais, etqu’appuyée à votre cœur, rien ne pourrait m’en arracher.

» Mais ce que Dieu fait est bien fait.Aux yeux de tous, maintenant, je suis non-seulement épouse ingrate,mais encore sujette rebelle, et j’ai à rendre compte, tout à lafois, et de votre bonheur perdu et de votre loyauté compromise. Mondépart vous sauvegarde, ma fuite vous innocente, et vous avez àdire : « Il n’y a pas à s’étonner qu’étant femmeadultère, elle soit sujette déloyale. »

» Adieu, mon ami, adieu, mon père !Quand vous voudrez vous faire une idée de ma souffrance, songez àce que vous avez souffert vous-même. Vous n’avez que ladouleur ; moi, j’ai le remords.

» Adieu, si vous m’oubliez et si je voussuis inutile !

» Mais, si vous avez jamais besoin demoi, au revoir !

» Votre enfant coupable, mais qui necessera jamais de croire en votre miséricorde,

« Luisa. »

Comme Luisa achevait ces derniers mots,Salvato rentra. Elle l’entendit, se retourna, lui tendit lalettre ; mais, en voyant le papier tout baigné de larmes et encomprenant ce qu’elle aurait à souffrir tandis qu’il lirait cepapier, il le repoussa.

Elle comprit cette délicatesse de sonamant.

– Merci, mon ami, dit-elle.

Elle plia la lettre, la cacheta, mitl’adresse.

– Maintenant, dit-elle, comment faire passercette lettre au chevalier San-Felice ? Vous comprenez bien,n’est-ce pas, qu’il faut qu’il la reçoive, lui et non pas unautre ?

– C’est bien simple, répondit Salvato, lecommandant Massa a un sauf-conduit. Je vais le lui demander, et jeporterai moi même la lettre au cardinal, avec prière de la fairepasser à Palerme, en lui disant de quelle importance il est qu’ellearrive sûrement.

Luisa avait grand besoin de la présence deSalvato. Tant qu’il était là, sa voix écartait les fantômes quil’assaillaient dès qu’il avait disparu. Mais, comme elle l’avaitdit, il était nécessaire que cette lettre parvînt au chevalier.

Salvato monta à cheval : Massa, outre sonsauf-conduit, lui donna un homme pour porter devant lui le drapeaublanc ; de sorte qu’il arriva sans accident au camp ducardinal.

Celui-ci n’était pas encore couché. À peineSalvato se fut-il nommé, que le cardinal ordonna de l’introduireauprès de lui.

Le cardinal le connaissait de nom. Il savaitquels prodiges de valeur il avait faits pendant le siège. Bravelui-même, il appréciait les hommes braves.

Salvato lui exposa la cause de sa visite, etajouta qu’il avait voulu venir en personne non seulement pourveiller à la sûreté de la lettre, mais encore pour voir l’hommeextraordinaire qui venait d’accomplir l’œuvre de la restauration.Malgré le mal qu’à son avis cette restauration faisait, Salvato nepouvait s’empêcher de reconnaître que le cardinal avait ététempérant dans la victoire, et que les conditions qu’il avaitaccordées étaient celles d’un vainqueur généreux.

Tout en recevant les compliments de Salvato,ce qu’il semblait faire avec toutes les apparences de l’orgueilsatisfait, le cardinal jeta les yeux sur la lettre que luirecommandait Salvato, et y lut l’adresse du chevalierSan-Felice.

Il tressaillit malgré lui.

– Cette lettre, demanda le cardinal,serait-elle, par hasard, de la femme du chevalier ?

– D’elle-même, Votre Éminence.

Le cardinal se promena un instantsoucieux.

Puis, tout à coup, s’arrêtant devantSalvato :

– Cette dame, lui dit-il en le regardantfixement, vous intéresse-t-elle ?

Salvato ne put réprimer une expressiond’étonnement.

– Oh ! dit le cardinal, ce n’est pointune question de curiosité que je vous fais, et vous le verrez toutà l’heure ; d’ailleurs, je suis prêtre, et un secret qu’on meconfie devient dès lors une confession sacrée.

– Oui, Votre Éminence, elle m’intéresse, etinfiniment !

– Eh bien, alors, monsieur Salvato, comme unepreuve de l’admiration que j’ai pour votre courage, laissez-moivous dire tout bas, bien bas, que la personne à laquelle vous vousintéressez est cruellement compromise, et, si elle était dans laville, et ne se trouvait point comprise dans la capitulation desforts, il faudrait la conduire immédiatement soit au château del’Œuf, soit au Château-Neuf, et trouver moyen d’y antidater sonentrée de cinq ou six jours.

– Mais, dans le cas contraire, Votre Éminence,aurait-elle encore à craindre ?

– Non, ma signature la couvrirait, jel’espère. Seulement, dans l’un ou l’autre cas, prenez toutes vosprécautions pour qu’elle soit embarquée une des premières. Unepersonne très-puissante la poursuit et veut sa mort.

Salvato pâlit affreusement.

– La signora San-Felice, dit-il d’une voixétouffée, n’a pas quitté le Château-Neuf depuis le commencement dusiège. Elle se trouve donc jouir du bénéfice de la capitulation quele général Massa a signée avec Votre Éminence. Je ne vous enremercie pas moins, monsieur le cardinal, de l’avis que vous m’avezdonné et dont j’ai pris bonne note.

Salvato salua et s’apprêta à se retirer ;mais le cardinal lui posa la main sur le bras.

– Encore un mot, lui dit-il.

– J’écoute, Éminence, répliqua le jeunehomme.

Quoi qu’en eût dit le cardinal, il étaitévident qu’il hésitait à parler et qu’un combat se livrait enlui.

Enfin, le premier mouvement l’emporta.

– Vous avez dans vos rangs, dit-il, un hommequi n’est point mon ami, mais que j’estime à cause de son courageet de son génie. Cet homme, je voudrais le sauver.

– Cet homme est condamné ? demandaSalvato.

– Comme la chevalière San-Felice, répliqua lecardinal.

Salvato sentit une sueur froide perler à laracine de ses cheveux.

– Et par la même personne ? demandaSalvato.

– Par la même personne, répéta lecardinal.

– Et Votre Éminence dit que cette personne esttrès-puissante ?

– Ai-je dit très-puissante ? Je me suistrompé alors : j’aurais dû dire toute-puissante.

– J’attends que Votre Éminence me nomme celuiqu’elle honore de son estime et couvre de sa protection.

– François Caracciolo.

– Et que lui dirai-je ?

– Vous lui direz ce que vous voudrez ;mais, à vous, je vous dis que sa vie n’est en sûreté, ou plutôt nesera en sûreté que lorsqu’il aura les deux pieds hors duroyaume.

– Je remercie pour lui Votre Éminence, ditSalvato ; il sera fait selon ses désirs.

– On ne confie de pareils secrets qu’à unhomme comme vous, monsieur Salvato, et on ne lui recommande pas lesilence, tant on est certain qu’il en comprend la valeur.

Salvato s’inclina.

– Votre Éminence, demanda-t-il, a-t-elled’autres recommandations à me faire ?

– Une seule.

– Laquelle ?

– De vous ménager, général. Les plus braves demes hommes qui vous ont vu combattre vous ont accusé de témérité.Votre lettre sera remise au chevalier San-Felice, monsieur Salvato,je vous en jure ma foi.

Salvato comprit que le cardinal lui donnaitcongé. Il salua, et, toujours précédé de son homme portant undrapeau blanc, reprit tout rêveur le chemin du Château-Neuf.

Mais, avant d’y rentrer, Salvato s’arrêta aumôle, descendit dans une barque et se fit conduire dans le portmilitaire, où Caracciolo s’était réfugié avec sa flottille.

Les marins s’étaient dispersés ;quelques-uns de ces hommes seulement qui ne quittent le pont deleur bâtiment qu’à la dernière extrémité, étaient restés àbord.

Il parvint à la chaloupe canonnière qui avaitporté Caracciolo dans le combat du 13.

Trois hommes seulement se trouvaient àbord.

L’un d’eux était le contre-maître, vieux marinqui avait fait toutes les campagnes avec l’amiral.

Salvato le fit venir et l’interrogea.

Le matin même, l’amiral, voyant que lecardinal n’avait pas traité directement avec lui, et qu’il n’étaitpas compris dans la capitulation des forts, s’était fait mettre àterre, déguisé en campagnard, disant qu’on ne s’inquiétât point deson sort, et qu’en attendant qu’il pût quitter le royaume, il avaitun asile sûr chez un de ses serviteurs, du dévouement duquel ilétait certain.

Salvato rentra au Château-Neuf, monta à lachambre de Luisa et la retrouva assise devant la table, la têteappuyée dans sa main, dans l’attitude même où il l’avaitlaissée.

CLI – LA FLOTTE ANGLAISE

C’était, on se le rappelle, le 24 juin aumatin que les exilés napolitains, c’est-à-dire ceux qui croyaientqu’il y avait plus de sûreté pour eux à s’expatrier qu’à rester àNaples, devaient s’embarquer sur les bâtiments préparés et mettre àla voile pour Toulon.

Toute la nuit du 23 au 24 juin, en effet, onavait réuni une petite flotte de tartanes, de felouques, debalancelles que l’on avait approvisionnées de vivres. Mais le ventsoufflait de l’ouest et mettait les navires dans l’impossibilité degagner la haute mer.

Dès le point du jour, les tours duChâteau-Neuf étaient couvertes de fugitifs qui attendaient qu’unvent favorable fît donner le signal de l’embarquement. Les parentset les amis se tenaient sur les quais et échangeaient des signesavec leurs mouchoirs.

Au milieu de tous ces bras mouvants, de tousces mouchoirs agités, on pouvait distinguer un groupe immobile etne faisant de signes à personne, quoique l’un de ceux qui lecomposaient cherchât évidemment à reconnaître quelqu’un dans lafoule stationnant au bord de la mer.

Les trois individus composant ce groupeétaient Salvato, Luisa et Michele.

Salvato et Luisa se tenaient debout appuyésl’un à l’autre : ils étaient seuls au monde, et tout l’un pourl’autre, et l’on voyait bien qu’ils n’avaient rien à faire aveccette foule qui encombrait les quais.

Michele, au contraire, cherchait deuxpersonnes : sa mère et Assunta. Au bout de quelque temps, ilreconnut sa vieille mère ; mais, soit que son père et sesfrères l’empêchassent de venir à ce dernier rendez-vous, soit queson chagrin fut si vif qu’elle craignait que la vue de Michele nele rendît insupportable, Assunta resta invisible, quoique le regardperçant de Michele s’étendît des premières maisons de la strada delPiliero à l’Immacolatella.

Tout à coup son attention, comme celle desautres spectateurs, fut détournée de cet objet, si attachant qu’ilfût, pour se porter vers la haute mer.

En effet, derrière Capri, au plus lointainhorizon, on voyait poindre de nombreuses voiles. Ayant le ventgrand largue, ces voiles grandissaient et s’avançaientrapidement.

La première idée de tous les pauvres fugitifs,fut que c’était la flotte franco-espagnole qui venait leur portersecours, et l’on commença de déplorer la hâte avec laquelle onavait signé les traités.

Et, cependant, pas une voix n’osa hasarder laproposition de les annuler, ou, si cette idée se présenta àquelques esprits, ceux à qui elle s’était présentée, – lesmauvaises pensées se présentent aux meilleurs esprits, –l’étouffèrent en eux sans la communiquer à leurs voisins.

Mais un de ceux qui, la lunette à la main, duhaut de la terrasse de sa maison, voyaient s’avancer ces vaisseauxavec le plus d’inquiétude, c’était, sans contredit, lecardinal.

En effet, le matin même, par la voie de terre,le cardinal avait reçu, l’une du roi, l’autre de la reine, deuxlettres dont nous donnerons des fragments. En les lisant, on verradans quel embarras elles devaient mettre le cardinal.

« Palerme, 20 juin 1799.

» Mon éminentissime,

» Répondez-moi sur un autre point, qui mepèse véritablement au cœur, mais que, je vous l’avoue franchement,je crois impossible. On croit ici que vous avez traité avec leschâteaux, et que, d’après ce traité, il sera permis à tous lesrebelles d’en sortir sains et saufs, même à Caracciolo, même àManthonnet, et de se retirer en France. De ce bruit, je n’en croisrien, comme vous pouvez bien le comprendre. Du moment que Dieu nousdélivre, ce serait insensé à nous de laisser en vie ces vipèresenragées, et spécialement Caracciolo, qui connaît tous les coins ettous les recoins de nos côtes. Ah ! si je pouvais rentrer àNaples avec les douze mille Russes qui m’avaient été promis, et quece brigand de Thugut, notre ennemi juré, a empêché de se rendre enItalie ! Alors, je ferais ce que je voudrais. Mais la gloirede tout terminer est réservée à vous et à nos braves paysans, etcela, sans autre aide que celle de Dieu et de sa miséricordeinfinie.

» Ferdinand B. »

Voici maintenant la lettre de la reine. Pasplus qu’au fragment que nous venons de citer, la traduction nechangera une syllabe.

On y reconnaîtra toujours le même géniehypocrite et persévérant.

« Je n’écris pas tous les jours à VotreÉminence, comme mon cœur en a cependant l’ardent désir, respectantses opérations pénibles et multipliées, et ressentant la plus vivereconnaissance, je le proclame, pour les promesses de clémence etles exhortations à la soumission auxquelles les obstinés patriotesn’ont point voulu se rendre, – ce qui m’attriste fort pour les mauxque cette obstination va produire, – mais qui doivent vous prouverde plus en plus qu’avec de semblables gens, il n’y pas d’espérancede repentir.

» En même temps que cette lettre vousarrivera, arrivera probablement Nelson, avec son escadre. Ilintimera aux républicains l’ordre de se rendre sans conditions. Ondit que Caracciolo échappera. Cela me ferait grand’peine, un pareilforban pouvant être horriblement dangereux pour Sa Majesté sacrée.C’est pourquoi je voudrais que ce traître fût mis hors d’état defaire le mal.

» Je sens combien doivent affliger votrecœur toutes les horreurs que Votre Éminence raconte à Sa Majesté,dans sa lettre du 17 de ce mois ; mais il me semble, quant àmoi, que nous avons fait ce que nous avons pu, et que nous noussommes mis un peu trop en frais de clémence pour de semblablesrebelles, et qu’en traitant avec eux, nous ne ferons que nousavilir sans en rien tirer. On peut traiter, je vous le répète, avecSaint-Elme, qui est dans la main des Français ; mais, si lesdeux autres châteaux ne se rendent pas immédiatement à l’intimationde Nelson, et cela sans condition aucune, ils seront pris de viveforce et traités comme ils le méritent.

» Une des premières et des plusnécessaires opérations à accomplir est de renfermer lecardinal-archevêque dans le couvent de Monte-Virgine ou dansquelque autre, pourvu qu’il soit hors de son diocèse. Vouscomprenez qu’il ne peut plus être pasteur d’un troupeau qu’il acherché à égarer par des pastorales factieuses, ni dispenser dessacrements dont il a fait un usage si abusif. En somme, il estimpossible que celui qui a si indignement parlé et abusé de sacharge reste archevêque exerçant à Naples.

» Il y a – Votre Éminence ne l’oublierapoint – beaucoup d’autres évêques dans le même cas que notrearchevêque. Il y a La Torre, il y a Natale, de Vico-Equense, il y aRossini, malgré son Te Deum ; mais celui-ci, à causede sa pastorale imprimée à Tarente, et beaucoup d’autres rebellesreconnus, ne peuvent point rester au gouvernement de leurs églises,non plus que trois autres évêques qui ont dénoncé un pauvre prêtre,lequel n’avait commis d’autre crime que d’avoir crié :« Vive le roi ! » Ce sont des moines infâmes et desprêtres scélérats qui ont scandalisé jusqu’aux Français eux-mêmes,et j’insiste sur leur punition, parce que la religion, influant surl’opinion publique, quelle confiance les peuples pourraient-ilsavoir dans des prêtres prétendus pasteurs des peuples, en lesvoyant rebelles au roi ! Et jugez quel pernicieux effet ceserait pour ces mêmes peuples que de les voir, traîtres, rebelleset renégats, continuer d’exercer leur mandat sacré !

» Je ne vous parle pas de ce qui concerneNaples, puisque Naples n’est pas encore à nous. Tous ceux qui enviennent nous en racontent des horreurs. Cela m’a fait unevéritable peine ; mais qu’y faire ? Je vis dansl’anxiété, attendant à tout moment la nouvelle que Naples estreprise et que le bon ordre y est rétabli. Alors, je vous parleraide mes idées, les soumettant toujours aux talents, lumières etconnaissances de Votre Éminence, connaissances, talents, lumièresque j’admire chaque jour davantage et qui lui ont donnél’incroyable possibilité d’entreprendre sa glorieuse mission et dereconquérir sans argent et sans armée un royaume perdu. Il restemaintenant à Votre Éminence une gloire plus grande, celle de leréorganiser sur les bases d’une tranquillité vraie et solide ;et, avec ces sentiments d’équité et de reconnaissance que je dois àmon peuple fidèle, je laisse au cœur dévoué de Votre Éminence deréfléchir à ce qui est arrivé pendant ces six mois et de décider cequ’elle a à faire, comptant sur toute sa pénétration.

» Les deux Hamilton accompagnent lordNelson dans son voyage.

» J’ai vu hier la sœur de Votre Éminenceet son frère Pepe Antonio, qui se porte à merveille.

» Que Votre Éminence soit convaincue quema reconnaissance est tellement grande, qu’elle s’étend à tous ceuxqui lui appartiennent, et que je reste, en outre, avec un cœurrempli de gratitude, sa vraie et éternelle amie,

» Caroline.

« 20 juin 1799. »

Ces deux lettres, suivies de l’arrivée de laflotte, donnaient au cardinal l’idée qu’il allait avoir, àl’endroit des traités, maille à partir avec Nelson ; tandisqu’au contraire, en voyant le nouveau bâtiment monté par levainqueur d’Aboukir arborer le pavillon de la Grande-Bretagne, lespatriotes, qui croyaient plus en la foi de l’amiral anglais qu’encelle de Ruffo, se réjouissaient d’avoir affaire à une grandenation, au lieu d’avoir affaire à un ramassis de bandits.

Du reste, au moment où Nelson venait d’arborerle pavillon rouge et de l’assurer par un coup de canon, du milieude la fumée répandue aux flancs du vaisseau, on vit se détacher layole du commandant.

Cette yole, qui portait deux officiers, uncontremaître et dix rameurs, se dirigea en droite ligne sur le portde la Madeleine, et, dès lors, le cardinal n’eut plus aucun douteque ce fût lui que cherchassent les officiers qui montaient layole.

En effet, ils abordèrent à la Marinella.

Voyant qu’ils s’informaient auprès deslazzaroni qui se tenaient sur le quai, et présumant que cesinformations avaient pour but de connaître sa demeure, il envoyaau-devant d’eux son secrétaire Sacchinelli, avec invitation de lesamener près de lui.

Un instant après, on annonçait au cardinal lescapitaines Ball et Troubridge, et les deux officiers faisaient leurentrée dans le cabinet de Son Éminence avec cette roideurparticulière aux Anglais, roideur que ne diminuait en rien le gradeéminent que Ruffo tenait dans la prélature catholique, Ball etTroubridge étant protestants.

Quatre heures sonnaient.

Troubridge, étant le plus ancien en grade,s’avança vers le cardinal, qui lui-même avait fait un pas au-devantdes deux officiers, et lui remit un large pli orné d’un grandcachet rouge aux armes d’Angleterre[1].

Le cardinal, modelant son maintien sur celuides deux messagers, fit un léger salut, brisa le cachet rouge, etlut ce qui suit :

« À bord du Foudroyant[2], à trois heures de l’après midi, dans legolfe de Naples.

» Éminence,

» Milord Nelson me prie d’informer VotreÉminence qu’il a reçu du capitaine Foote, commandant la frégate leSea-Horse, une copie de la capitulation que Votre Éminencea jugé à propos de faire avec les commandants de Saint-Elme, duChâteau-Neuf et du château de l’Œuf ; qu’il désapprouveentièrement ces capitulations, et qu’il est résolu à ne pointrester neutre avec les forces imposantes qu’il a l’honneur decommander. En conséquence, il a expédié à Votre Éminence lescapitaines Troubridge et Ball, commandant les vaisseaux de SaMajesté Britannique le Culloden etl’Alexandre.Ces deux capitaines sont parfaitement informésdes sentiments de milord Nelson et auront l’honneur de les faireconnaître à Votre Éminence. Milord espère que Votre Éminence serade la même opinion que lui, et que, demain, au point du jour, ilpourra agir d’accord avec Votre Éminence.

» Leur but ne peut être que le même,c’est-à-dire de réduire l’ennemi commun et soumettre les sujetsrebelles à la clémence de Sa Majesté Sicilienne.

» J’ai l’honneur de me dire,

» De Votre Éminence,

» Le très-humble et très-obéissantserviteur,

» W. Hamilton.

» Envoyé extraordinaire de Sa MajestéBritannique près Sa Majesté Sicilienne. »

À quelque opposition que Ruffo s’attendît, iln’avait jamais pensé que cette opposition dût se formuler d’unemanière si positive et si insolente.

Il relut une seconde fois la lettre, écrite enfrançais, c’est-à-dire dans la langue diplomatique ; la lettreétait, en outre, signée, non-seulement du nom, mais encore de tousles titres de sir William, de sorte qu’il était évident que sirWilliam parlait à la fois au nom de milord Nelson, et au nom del’Angleterre.

Au moment où, comme nous l’avons dit, lecardinal achevait de relire cette lettre, le capitaine Troubridge,avec une légère inclination de tête, demanda :

– Votre Éminence a-t-elle lu ?

– J’ai lu, oui, monsieur, répondit lecardinal ; mais je vous avoue que je n’ai pas compris.

– Votre Éminence a dû voir, dans la lettre desir William, qu’étant tout à fait au courant des intentions demilord Nelson, nous pouvions, le capitaine et moi, répondre àtoutes les questions qu’elle daignerait nous faire.

– Je n’en ferai qu’une, monsieur.

Troubridge s’inclina légèrement.

– Suis-je, continua le cardinal, dépouillé demon pouvoir de vicaire général, et milord Nelson en est-ilrevêtu ?

– Nous ignorons si Votre Éminence estdestituée de ses pouvoirs de vicaire général et si milord Nelson enest revêtu ; mais nous savons que milord Nelson a pris lesordres de Leurs Majestés Siciliennes, qu’il a eu l’honneur de fairesavoir ses intentions à Votre Éminence, et qu’en cas dedifficultés, il a sous ses ordres douze vaisseaux de ligne pour lesappuyer.

– Vous n’avez rien autre chose à me dire de lapart de milord Nelson, monsieur ?

– Si fait. Nous avons à demander à VotreÉminence une réponse positive à cette question : Au cas d’unereprise d’hostilités contre les rebelles, milord Nelson pourrait-ilcompter sur la coopération de Votre Éminence ?

– D’abord, messieurs, il n’y a plus derebelles, puisque les rebelles ont fait leur soumission entre mesmains ; et, du moment qu’il n’y a plus de rebelles, il estinutile de marcher contre eux.

– Milord Nelson avait prévu cette subtilité.Je poserai donc de sa part la question ainsi : Dans le cas oùmilord Nelson marcherait contre ceux avec lesquels Votre Éminence atraité, Votre Éminence fera-t-elle cause commune aveclui ?

– La réponse sera aussi claire que la demande,monsieur. Non-seulement ni moi ni mes hommes ne marcherons contreceux avec lesquels j’ai traité, mais encore je m’opposerai de toutmon pouvoir à ce que la capitulation signée par moi soitviolée.

Les officiers anglais échangèrent un coupd’œil : il était évident qu’ils s’attendaient à cette réponseet que c’était surtout celle-là qu’ils étaient venus chercher.

Le cardinal sentit le frisson de la colèrecourir par tout son corps.

Seulement, il pensa que la chose allaitprendre une tournure tellement grave, qu’il ne devait conserveraucun doute, et qu’une explication avec lord Nelson étaitindispensable.

– Milord Nelson, ajouta-t-il, a-t-il prévu lecas où je désirerais avoir une conférence avec lui, et, dans cecas, êtes-vous autorisés, messieurs, à me conduire à sonbord ?

– Milord Nelson, monsieur le cardinal, ne nousa rien dit à ce sujet ; mais nous avons tout lieu de penserqu’une visite de la part de Votre Éminence lui ferait toujourshonneur et plaisir.

– Messieurs, dit le cardinal, je n’attendaispas moins de votre courtoisie. Quand vous voudrez partir, je suisprêt.

Et il indiqua aux deux officiers la sortie desa maison.

– C’est nous, répondit Troubridge, qui sommesprêts à suivre Votre Éminence. Si elle est prête, à elle-même denous montrer le chemin.

Le cardinal descendit d’un pas rapidel’escalier qui conduisait à la cour, et, marchant droit au rivage,fit signe à la barque d’arriver.

La barque obéit ; le cardinal, dèsqu’elle fut à sa portée, y sauta avec la légèreté d’un jeune hommeet s’assit à la place d’honneur entre les deux officiers.

À l’ordre « Nagez ! » les dixavirons retombèrent à la mer, et la barque rasa le sommet desvagues avec la rapidité d’un oiseau.

CLII – LA NÉMÉSIS LESBIENNE

Le cardinal était vêtu de sa robe de pourpre.Nelson, qui se tenait debout sur le pont du Foudroyant, lalunette appuyée sur son œil unique, le reconnut et le fit saluer decent coups de canon.

En arrivant à l’escalier d’honneur, lecardinal vit Nelson qui l’attendait sur la première marche.

Tous deux se saluèrent, mais ne purentéchanger une parole.

Nelson ne parlait ni italien nifrançais ; le cardinal comprenait l’anglais, mais ne leparlait pas.

Nelson indiqua au cardinal le chemin de sacabine.

Il y trouva sir William et Emma Lyonna.

Il se rappela alors cette phrase de la lettrede la reine : « Les deux Hamilton accompagnent lordNelson dans son voyage. »

Voici ce qui était arrivé :

Le capitaine Foote, qui avait été expédié parle cardinal pour porter à Palerme la capitulation, avait rencontré,à la hauteur des îles Lipari, la flotte anglaise, et, ayant reconnule vaisseau de Nelson, à son pavillon d’amiral, il avait mis le capdroit sur lui.

De son côté, Nelson avait reconnu leSea-Horse et ordonné de mettre en panne.

Le capitaine Foote descendit dans le canot etse rendit à bord du Foudroyant.

Le Van-Guard était tellement mutilé,qu’on avait reconnu qu’il ne pouvait naviguer plus longtemps,surtout avec des chances de combat, et nous avons déjà dit queNelson avait transporté son pavillon à bord du nouveauvaisseau.

Foote, qui ne s’attendait point à rencontrerl’amiral, n’avait pas pris copie de la capitulation ; mais,l’ayant signée, l’ayant lue et même discutée avec la plus grandeattention, il put non-seulement annoncer à Nelson la capitulation,mais encore lui dire les termes dans lesquels elle étaitconçue.

Dès les premiers mots qu’il prononça, lecapitaine Foote put voir la figure de l’amiral s’assombrir. Eneffet, sur les insistances de la reine, et s’écartant pour elle desordres de l’amiral Keith, qui lui ordonnait de marcher au-devant del’escadre française et de la combattre, il venait à toutes voiles àNaples pour porter à Ruffo, de la part de Leurs MajestésSiciliennes, l’ordre de ne traiter avec les républicains sous aucunprétexte ; et voilà qu’au tiers du chemin, il apprenait qu’ilarriverait trop tard, et que, depuis deux jours, la capitulationétait signée.

Ce cas n’étant point prévu, Nelson devaitattendre de nouvelles instructions. Il ordonna, en conséquence, aucapitaine Foote de continuer son chemin en faisant force de voiles,tandis que lui mettrait en panne et l’attendrait pendantvingt-quatre heures.

Le capitaine Foote remonta sur son bâtiment,et, cinq minutes après le Sea-Horse fendait les flots avecla rapidité de l’animal dont il portait le nom.

Le même soir, il jetait l’ancre dans la radede Palerme.

La reine habitait sa villa de la Favorite,située à une lieue à peu près de la ville qui s’est donnée àelle-même l’épithète d’heureuse.

Le capitaine sauta dans une voiture et se fitconduire à la Favorite.

Le ciel semblait un tapis d’azur, tout brodéd’étoiles ; la lune versait sur la ravissante vallée quiconduit à Castellamare des cascades de lumière argentée.

Le capitaine se nomma, dit qu’il arrivait deNaples, porteur de nouvelles importantes.

La reine était en promenade avec ladyHamilton : les deux amies étaient allées sur la plage respirerla double fraîcheur de la nuit et de la mer.

Le roi seul était à la villa.

Foote, qui connaissait la puissance exercéepar Caroline sur son mari, hésitait pour décider s’il ne semettrait point à la recherche de la reine, lorsqu’on vint dire aucapitaine que le roi, ayant appris son arrivée, lui faisait direqu’il l’attendait.

Dès lors, l’hésitation était tranchée :cette invitation du roi était un ordre. Le capitaine se rendit chezle roi.

– Ah ! c’est vous, capitaine ! ditle roi le reconnaissant ; on dit que vous apportez desnouvelles de Naples : sont-elles bonnes au moins ?

– Excellentes, sire, à mon avis, du moins,puisque je viens vous annoncer que la guerre est terminée, queNaples est prise, que, dans deux jours, il n’y aura plus unrépublicain dans votre capitale, et, dans huit jours, plus unFrançais dans votre royaume.

– Voyons, voyons, comment dites-vouscela ? répliqua Ferdinand. Plus un Français dans le royaume,cela va bien, – plus loin nous serons de ces animaux enragés, mieuxvaudra ; – mais plus un patriote à Naples ! Où seront-ilsdonc ? au fond de la mer ?

– Pas tout à fait ; mais ils vogueront àpleines voiles pour Toulon.

– Diable, voilà qui m’est assez égal, àmoi ; – pourvu qu’on m’en débarrasse, je ne demande pas mieuxni autre chose ! – mais je vous préviens, capitaine, que lareine ne sera pas contente. Et comment se fait-il qu’ils voguerontvers Toulon, au lieu d’être classés par catégories dans les prisonsde Naples ?

– Parce que force a été au cardinal decapituler avec eux.

– Le cardinal a capitulé avec eux, après leslettres que nous lui avons écrites ? Et à quelles conditionsa-t-il capitulé ?

– Sire, voici un pli renfermant une copie dutraité certifiée conforme par le cardinal.

– Capitaine, donnez cela vous-même à lareine : je ne m’en charge pas. Peste ! la premièrepersonne sur laquelle elle mettra la main, après avoir lu votredépêche, passera un mauvais quart d’heure !

– Le cardinal nous a fait voir ses pleinspouvoirs comme vicaire général de Votre Majesté, et c’est aprèsavoir vu ces pleins pouvoirs que nous avons signé le traité aveclui et en même temps que lui.

– Vous avez signé avec lui, alors ?

– Oui, sire : moi au nom de laGrande-Bretagne ; M. Baillie au nom de la Russie, etAchmet-bey au nom de la Porte.

– Et vous n’avez exclu personne de lacapitulation ?

– Personne.

– Diable ! diable ! Pas mêmeCaracciolo ? pas même la San-Felice ?

– Personne.

– Mon cher capitaine, je fais mettre leschevaux à la voiture et je pars pour la Ficuzza : vous voustirerez de là comme vous pourrez. Une amnistie générale, après unepareille rébellion ! Ça ne s’est jamais vu. Mais que vont diremes lazzaroni si, pour les amuser, on ne leur pend pas au moins unedouzaine de républicains ? Ils vont dire que je suis uningrat.

– Et qui empêchera qu’on ne les pende ?demanda la voix impérieuse de Caroline, qui, ayant appris qu’unofficier anglais, porteur de nouvelles importantes, venaitd’arriver chez le roi, s’était dirigée vers l’appartement de sonmari, était entrée sans être vue et avait entendu le regret exprimépar Ferdinand.

– Messieurs nos alliés, madame, qui ont traitéavec les rebelles et qui, à ce qu’il paraît, leur ont assuré la viesauve.

– Et qui a osé faire cela ? demanda lareine avec une telle rage, que l’on entendit grincer ses dents lesunes contre les autres.

– Le cardinal, madame, répondit le capitaineFoote d’une voix calme et assurée, et nous avec lui.

– Le cardinal ! dit la reine en jetant unregard de côté à son mari comme pour lui dire : « Vousvoyez ! voilà ce qu’a fait votre créature ! »

– Et Son Éminence, continua le capitaine, prieVotre Majesté de prendre connaissance de la capitulation.

Et, en même temps, il présenta le pli à lareine.

– C’est bien, monsieur, dit celle-ci ;nous vous remercions de la peine que vous avez prise.

Et elle lui tourna le dos.

– Pardon, madame, dit le capitaine Foote avecle même calme ; mais je n’ai accompli que la moitié de mamission.

– Acquittez-vous au plus vite de l’autremoitié, monsieur, dit la reine : vous comprenez que j’ai hâtede lire cette curieuse pièce.

– J’achèverai de la façon la plus laconiquequ’il me sera possible, madame. J’ai rencontré l’amiral Nelson à lahauteur des îles Lipari ; je lui ai dit la teneur de lacapitulation : il m’a ordonné de prendre les ordres de VotreMajesté et de les lui reporter immédiatement.

La reine, aux premiers mots, s’étaitretournée, et, regardant le capitaine anglais, elle dévorait,haletante, chacune de ses paroles.

– Vous avez rencontré l’amiral ?s’écria-t-elle ; il attend mes ordres ? Alors, tout n’estpoint perdu. Venez avec moi, sire !

Mais ce fut vainement qu’elle chercha des yeuxle roi : le roi avait disparu.

– Bon ! dit-elle, je n’ai besoin depersonne pour faire ce qui me reste à faire !

Puis, se tournant vers le capitaine :

– Dans une heure, capitaine, vous aurez notreréponse.

Et elle sortit.

Un instant après ; on entendit retentirfurieusement la sonnette de la reine.

C’était la marquise de San-Clemente qui étaitde service près de Caroline : elle accourut.

– Je vous annonce une bonne nouvelle, ma chèremarquise, dit la reine : votre ami Nicolino ne sera paspendu.

C’était la première fois que la reine, parlantà la marquise, faisait allusion aux amours de sa damed’honneur.

Celle-ci reçut le coup en pleine poitrine, et,un instant, en fut suffoquée ; mais elle n’était pas femme àlaisser sans réponse une pareille apostrophe.

– Je m’en félicite d’abord, dit-elle, maisensuite j’en félicite Votre Majesté. Un Caracciolo tué ou pendulaisse toujours une terrible tache sur un règne.

– Non point quand ils soufflettent lesreines ; car, alors, ils descendent au rang decrocheteurs[3] ; non point quand ils conspirentcontre les rois, car ils descendent au rang des traîtres.

– Je présume, répondit la marquise deSan-Clemente, que Votre Majesté ne m’a point fait l’honneur dem’appeler près d’elle pour entamer avec moi une discussionhistorique ?

– Non, dit la reine : je vous ai faitappeler pour vous dire que, si vous voulez porter vous-même nosfélicitations à votre amant, rien ne vous retient ici…

La San-Clemente salua en signe d’adhésion.

– Et ensuite, continua la reine, pour prévenirlady Hamilton que je l’attends à l’instant même.

La marquise sortit. La reine l’entendit donnerl’ordre à son valet de pied de prévenir Emma Lyonna.

Elle alla vivement à la porte, et, la rouvrantavec colère :

– Pourquoi transmettez-vous cet ordre à unautre, marquise, quand c’est à vous que je l’ai donné ?cria-t-elle avec cette voix stridente qui annonçait chez elle leparoxysme de la colère.

– Parce que, n’étant plus au service de VotreMajesté, je n’ai d’ordre à recevoir de personne, pas même de lareine.

Et elle disparut dans les corridors.

– Insolente ! s’écria Caroline. Oh !si je ne me venge pas, je mourrai de rage.

Emma Lyonna accourut, et trouva la reine seroulant sur un canapé, et mordant les coussins à belles dents.

– Ah ! mon Dieu !… qu’a donc VotreMajesté ? Qu’est-il arrivé ?

La reine, à sa voix, se redressa et bondit surla belle Anglaise comme une panthère.

– Ce qui est arrivé, Emma ? Il est arrivéque, si tu ne viens pas à mon aide, la royauté est à jamaisdéshonorée, et que je n’ai plus qu’à retourner à Vienne et à yvivre en simple archiduchesse d’Autriche !

– Bon Dieu ! et moi qui accourais versVotre Majesté toute joyeuse ! On me disait que tout étaitfini, que Naples était reprise, et j’étais sur le point d’écrire àLondres que l’on nous envoyât ce qu’il y avait de plus nouveau etde plus frais en robes de bal, pour les fêtes auxquelles jeprévoyais que votre retour donnerait lieu !

– Des fêtes ! Si nous donnons des fêtespour notre retour à Naples, on pourra les appeler les fêtes de lahonte ! Des fêtes ! Il s’agit bien de fêtes !Oh ! misérable cardinal !

– Comment, madame, s’écria Emma, c’est contrele cardinal que Votre Majesté se met dans une pareillecolère ?

– Oh ! quand tu sauras ce que ce fauxprêtre a fait !

– Il ne peut rien faire qui vous donne ledroit de tuer vous-même, comme vous le faites, votre chère beauté.Qu’est-ce que ces rougeurs sur vos beaux bras ? Ces traces devos dents, laissez-moi les enlever avec mes lèvres. Qu’est que ceslarmes qui brûlent vos beaux yeux ? Laissez-moi les sécheravec mon haleine. Qu’est-ce que ces morsures qui ensanglantent voslèvres ? Laissez-moi recueillir ce sang avec mes baisers.Oh ! la méchante reine, qui fait grâce à tous, excepté àelle !

Et, tout en parlant, lady Hamilton promenaitsa bouche des bras de Caroline à ses yeux, et de ses yeux à seslèvres !

Le sein de la reine se gonfla comme si à lacolère venait se joindre un sentiment plus doux, mais non moinspuissant.

Elle jeta son bras autour du cou d’Emma etl’entraîna avec elle sur un canapé.

– Oh ! oui, toi seule m’aimes !dit-elle en lui rendant ses caresses avec une espèce de fureur.

– Et je vous aime pour tous, répondit Emma àdemi étouffée par les étreintes de la reine, croyez-le bien, maroyale amie !

– Eh bien, si tu m’aimes véritablement, dit lareine, le moment est venu de m’en donner la preuve.

– Que Votre chère Majesté donne ses ordres, etj’obéirai : voilà tout ce que je puis lui dire.

– Tu sais ce qui arrive, n’est-cepas ?

– Je sais qu’un officier anglais est venu vousapporter, de la part du cardinal, une capitulation.

– Tiens ! dit la reine en montrant desfragments de papier épars et froissés sur le tapis, la voilà, sacapitulation ! Oh ! traiter avec ces misérables !leur garantir la vie sauve ! leur donner des bâtiments pourles conduire à Toulon ! Comme si l’exil était une punitionsuffisante pour le crime qu’ils ont commis ! Et cela, cela,continua la reine avec un redoublement de rage, lorsque j’avaisécrit de ne faire grâce à personne !

– Pas même au beau Rocca-Romana ? demandaEmma en souriant.

– Rocca-Romana, dit la reine, a racheté safaute en revenant à nous. Mais il ne s’agit point de cela, continuala reine en pressant Emma sur sa poitrine. Écoute ! un espoirme reste, et, je te l’ai dit, cet espoir repose tout entier surtoi.

– Alors, ma belle reine, dit Emma écartant lescheveux de Caroline et l’embrassant au front, si tout dépend demoi, rien n’est perdu.

– De toi… et de Nelson, dit la reine.

Un sourire d’Emma Lyonna répondit à Carolineplus éloquemment que n’eussent pu le faire des paroles, siaffirmatives qu’elles fussent.

– Nelson, continua la reine, n’a point signéau traité : il faut qu’il refuse de le ratifier.

– Mais je croyais qu’en son absence, lecapitaine Foote avait signé en son nom ?

– Eh ! justement, là sera sa force. Ildira que, n’ayant pas donné de pouvoirs au capitaine Foote, lecapitaine Foote n’avait point le droit de faire ce qu’il afait.

– Eh bien ? demanda Emma.

– Eh bien, il faut que tu obtiennes de Nelson,– et ce sera pour toi chose facile, enchanteresse ! – il fautque tu obtiennes de Nelson qu’il fasse, de cette capitulation, ceque j’en ai fait, – qu’il la déchire.

– On essayera, dit lady Hamilton avec sonsourire de sirène. Mais où est-il, Nelson ?

– Il croise à la hauteur des îlesLipari ; il attend Foote avec mes ordres : eh bien, cesordres, c’est toi qui iras les lui porter. Crois-tu qu’il seraheureux de te voir ? crois-tu que ces ordres, il aura l’idéede les discuter, quand ils tomberont un à un de tabouche ?

– Et les ordres de Votre Majestésont… ?

– Pas de traité, pas de grâce.Comprends-tu ? Un Caracciolo, par exemple, qui nous ainsultés, qui m’a trahie ! cet homme s’en va, sain et sauf,prendre du service, en France peut-être, pour revenir contre nouset débarquer les Français dans quelque coin de notre royaume qu’ilsaura sans défense ! Est-ce que tu ne veux pas comme moi qu’ilmeure, cet homme, dis ?

– Moi, je veux tout ce que ma reine veut.

– Eh bien, ta reine, qui connaît ton bon cœur,veut que tu lui jures de ne te laisser attendrir par aucune prière,par aucune supplication. Jure-moi donc que, visses-tu à tes genouxles mères, les sœurs, les filles des condamnés, tu répondrais ceque je répondrais moi-même : « Non ! non !non ! »

– Je vous jure, ma chère reine, d’être aussiimpitoyable que vous.

– Eh bien, c’est tout ce qu’il me faut.Oh ! chère lady de mon cœur ! c’est à toi que je devraile plus beau diamant de ma couronne, la dignité ; car, je tele jure à mon tour, si ce honteux traité tenait, je ne rentreraisjamais dans ma capitale !

– Et maintenant, dit Emma en riant, tout estarrangé, sauf une tout petite chose. Je ne suis pas gênée par sirWilliam ; cependant je ne puis ainsi courir les mers touteseule et rejoindre Nelson sans lui.

– Je m’en charge, dit la reine : je luidonnerai une lettre pour Nelson.

– Et à moi, que me donnerez-vous ?

– Ce baiser d’abord (la reine appuyapassionnément ses lèvres sur celles d’Emma), puis ensuite tout ceque tu voudras.

– C’est bien, dit Emma en se levant. À monretour, nous réglerons nos comptes.

Puis, faisant une révérence cérémonieuse à lareine :

– Quand Votre Majesté l’ordonnera,dit-elle : son humble servante est prête.

– Il n’y a pas une minute à perdre : j’aipromis à cet idiot d’Anglais que, dans une heure, il aurait maréponse.

– Je reverrai la reine ?

– Je ne te quitterai qu’au moment où tumonteras dans la barque.

La reine, ainsi qu’elle l’avait prévu n’eutpas de peine à déterminer sir William à se charger de son refus,et, une heure après avoir quitté le capitaine Foote, ellel’invitait à recevoir à bord du Sea-Horse sir William,chargé de ses ordres écrits.

Mais les véritables ordres étaient ceuxqu’Emma avait reçus entre deux baisers et qu’elle devait, de lamême manière, transmettre à Nelson.

Comme elle le lui avait promis, la reine nequitta lady Hamilton que sur le quai de Palerme, et, tant qu’elleput l’apercevoir dans l’obscurité, elle continua de la saluer enagitant son mouchoir.

Voilà comment sir William Hamilton et EmmaLyonna, étaient à bord du Foudroyant.

On a vu par la lettre qu’avait reçue lecardinal, que la belle ambassadrice avait complétement réussi danssa mission.

Le cardinal, en entrant dans la cabine del’amiral anglais, avait jeté un coup d’œil rapide sur les deuxpersonnes qu’elle renfermait.

Sir William était assis dans un fauteuil,devant une table sur laquelle se trouvaient de l’encre, des plumes,du papier, et, sur ce papier, les morceaux de la capitulationdéchirée par la reine.

Emma Lyonna était couchée sur un canapé, et,comme on était aux mois chauds de l’année, se faisait de l’air avecune éventail de plumes de paon.

Nelson, entré derrière le cardinal, lui montraun fauteuil et s’assit en face de lui sur l’affût d’un canon,ornement guerrier de sa cabine.

En voyant entrer le cardinal, sir Williams’était levé ; mais Emma Lyonna s’était contentée de lui faireune simple inclination de tête.

Sur le pont, la réception faite au cardinalRuffo par l’équipage, et cela, malgré les cent coups de canon donton avait salué sa venue, n’avait guère été plus polie, et, si lecardinal eût aussi bien compris la langue parlée par les matelotsqu’il comprenait la langue écrite par Pope et par Milton, il eûtcertes porté plainte à l’amiral des insultes faites à sa robe et àson caractère, et dont une des moins graves, que Nelson avait faitsemblant de ne pas entendre, était : « À la mer, lehomard papiste ! »

Ruffo salua les deux époux d’un air moitiésabre et moitié chapelet, et, s’adressant à l’ambassadeurd’Angleterre :

– Sir William, dit-il, je suis heureux de vousrencontrer ici, non-seulement parce que vous allez, je l’espère dumoins, servir d’interprète entre milord Nelson et moi, mais encoreparce que la lettre que Votre Seigneurie m’a fait l’honneur dem’écrire vous engage vous-même dans la question et y engage legouvernement que vous représentez.

Sir William s’inclina.

– Que Votre Éminence, répondit-il, veuillebien dire à milord Nelson ce qu’elle a à répondre à cette lettre,et j’aurai l’honneur de traduire aussi fidèlement que possible à SaGrâce la réponse de Votre Éminence.

– J’ai à répondre que, si milord était arrivéplus tôt dans la baie de Naples, et eût été mieux renseigné sur lesévénements qui s’y sont passés, au lieu de désapprouver lestraités, il les eût signés comme moi et avec moi.

Sir William transmit cette réponse à Nelson,qui secoua la tête avec un sourire de dénégation.

Ce signe n’avait pas besoin d’être traduit.Ruffo se mordit les lèvres.

– Je persiste à croire, continua le cardinal,que milord Nelson ou ne sait rien ou a été mal conseillé. Dans l’unet l’autre cas, c’est à moi de l’édifier sur la situation.

– Édifiez-nous, monsieur le cardinal. En toutcas, la chose ne sera point difficile. L’édification, par la paroleou par l’exemple est un de vos devoirs.

– J’y tâcherai, dit le cardinal avec son finsourire, quoique j’aie le malheur de parler à des hérétiques ;ce qui m’ôte, vous en conviendrez, plus de la moitié de machance.

Ce fut à sir William de se mordre leslèvres.

– Parlez, dit-il ; nous vousécoutons.

Alors, le cardinal commença en français, laseule langue, au reste, que l’on eût parlée jusque-là, la narrationdes événements du 13 et du 14 juin. Il dit le terrible combatcontre Schipani, la défense du curé Toscano et de ses Calabrais,qui avaient préféré se faire sauter plutôt que se rendre. Il fit,avec une fidélité rare, le bulletin de chaque jour, depuis lajournée du 14 jusqu’à cette meurtrière sortie de la nuit du 18 au19, dans laquelle les républicains avaient encloué les batteries dela ville, égorgé, depuis le premier jusqu’au dernier homme, tout unbataillon d’Albanais ; avaient jonché de morts la rue deTolède et avaient perdu seulement une douzaine d’hommes. Enfin, ilen arriva à la nécessité où il s’était vu de proposer une trêve etde signer un armistice, dans la conviction où il était qu’un secondéchec éprouvé découragerait les sanfédistes, qu’il devait avouerêtre bien plutôt des hommes de pillage que des soldats gardantleurs rangs dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il ajoutaqu’ayant su par le roi lui-même qu’une flotte franco-espagnoleparcourait la Méditerranée, il avait craint que cette flotte ne sedirigeât vers le port de Naples ; ce qui remettait tout enquestion. Il s’était hâté, surtout dans cette prévision, voulantêtre maître des forts pour tenir le port en état de défense. Enfin,il termina en disant que, la capitulation ayant été faitevolontairement et de bonne foi des deux côtés, devait êtrereligieusement observée, et qu’agir d’une autre façon seraitmanquer au droit des gens.

Sir William traduisit à Nelson ce longplaidoyer en faveur de la foi due aux traités ; mais,lorsqu’il en fut à la crainte qu’avait eue le cardinal de voirarriver la flotte française dans la rade de Naples, Nelsoninterrompit le traducteur, et, avec l’accent de l’orgueilblessé :

– Monsieur le cardinal ne savait-il point,dit-il, que j’étais là, et craignait-il que je ne laissasse passerla flotte française pour venir prendre Naples ?

Sir William s’apprêta à traduire la réponse del’amiral anglais ; mais le cardinal avait prêté une telleattention aux paroles que celui-ci venait de prononcer, qu’avantque l’ambassadeur eût eu le temps d’ouvrir la bouche :

– Votre Grâce, dit-il, a bien laissé passerune première fois la flotte française qui prit Malte : le mêmeaccident pouvait lui arriver une seconde fois.

Nelson se mordit lèvres ; Emma Lyonnaresta muette et immobile comme une statue de marbre : elleavait laissé retomber son éventail de plumes, et, appuyée sur soncoude, elle semblait une copie de l’Hermaphrodite Farnèse. Lecardinal jeta un regard sur elle, et il lui sembla, derrière cemasque impassible, voir le visage courroucé de la reine.

– J’attends une réponse de milord, insistafroidement le cardinal ; une question n’est point uneréponse.

– Cette réponse, je la ferai pour Sa Grâce,répliqua sir William : Les souverains ne traitent pas avecleurs sujets rebelles.

– Il est possible, reprit Ruffo, queles souverains ne traitent pas avec leurs sujetsrebelles ; mais, une fois que les sujets rebelles onttraité avec leurs souverains, le devoir de ceux-ci est derespecter les traités.

– Cette maxime, répondit l’amiral anglais, estpeut-être celle de M. le cardinal Ruffo ; mais, à coupsûr, elle n’est pas celle de la reine Caroline, et, si M. lecardinal doute, malgré notre affirmation, vous pouvez lui montrerles morceaux du traité déchirés par la reine, morceaux ramassés dela main de lady Hamilton sur le parquet de la chambre à coucher deSa Majesté, et apportés par elle à bord du Foudroyant. Jene sais quelles instructions Son Éminence a reçues comme vicairegénéral ; mais, quant à moi (et il montra du doigt le traitédéchiré), voilà celles que j’ai reçues comme amiral commandant laflotte.

Lady Hamilton fit de la tête un imperceptiblesigne d’approbation, et, plus que jamais, le cardinal parutconvaincu qu’elle représentait dans cette conférence sa royaleamie.

Or, comme il vit que Nelson donnait raison àHamilton, qu’il comprit qu’il s’agissait dans cette circonstanced’entrer en lutte non-seulement avec Hamilton, qui n’était quel’écho de sa femme, mais encore avec cette bouche de pierre quiapportait la mort de la part de la reine, et qui, comme la mort,était muette, il se leva et, s’avançant vers la table devantlaquelle était assis Hamilton, déploya un des fragments du traitéfroissé par les mains fiévreuses de Caroline, et reconnut d’autantmieux que c’était un morceau de ce traité, que c’était la portionqui contenait son cachet et sa signature.

– Qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur lecardinal ? demanda avec un sourire railleur l’ambassadeurd’Angleterre.

– Je répondrai, monsieur, dit le cardinal,que, si j’étais roi, j’aimerais mieux déchirer de mes mains monmanteau royal qu’un traité signé en mon nom par l’homme quiviendrait de reconquérir mon royaume.

Et il laissa dédaigneusement retomber sur latable le morceau de papier qu’il tenait à la main.

– Mais enfin, reprit avec impatiencel’ambassadeur, vous regardez, je l’espère, le traité comme déchiré,non-seulement matériellement, mais encore moralement.

– Immoralement, voulez-vous dire !

Nelson, voyant que la discussion seprolongeait, et ne pouvant juger du sens des paroles que par laphysionomie des interlocuteurs, se leva à son tour, et, s’adressantà sir William :

– Il est inutile de discuter plus longtemps,dit-il. Si nous devons nous battre à coups de sophismes etd’arguties, certainement le cardinal l’emportera sur l’amiral.Contentez-vous donc, mon cher Hamilton, de demander à Son Éminencesi elle s’obstine, oui ou non, à maintenir les traités.

Sir William répéta à Ruffo la demande deNelson traduite en français. Ruffo l’avait comprise, à peuprès ; mais l’importance de la question était telle, qu’il nevoulait répondre qu’après l’avoir comprise tout à fait.

Et, comme sir William accentuait soigneusementla dernière phrase :

– Les représentants des puissances alliéesétant intervenus dans le traité que Votre Seigneurie veut rompre,dit-il en s’inclinant, je ne puis répondre que pour mon compte, etcette réponse, je l’ai déjà faite à MM Troubridge et Ball.

– Et cette réponse est… ?demanda sir William.

– J’ai engagé ma signature et, en même tempsque ma signature, mon honneur. Autant qu’il sera en mon pouvoir, jene laisserai faire tache ni à l’une ni à l’autre. Quant auxhonorables capitaines qui ont signé le traité en même temps quemoi, je leur transmettrai les intentions de milord Nelson, et ilssauront ce qu’ils ont à faire. Cependant, comme, en pareillematière, un mot mal rapporté suffit à changer le sens de toute unephrase, je serais obligé à milord Nelson, de me donner par écritson ultimatum.

La requête de Ruffo fut transmise àl’amiral.

– Dans quelle langue Son Éminencedésire-t-elle que cet ultimatum soit écrit ? demandaNelson.

– En anglais, répondit le cardinal : jelis l’anglais, et le capitaine Baillie est Irlandais. D’ailleurs,je tiens à avoir une pièce si importante écrite tout entière de lamain de l’amiral.

Nelson fit un signe de tête indiquant qu’il nevoyait aucun inconvénient à satisfaire aux désirs du cardinal, et,de cette écriture renversée particulière aux gens qui écrivent dela main gauche, il traça les lignes suivantes, que nous regrettonsde ne point avoir fait autographier tandis que nous étions à Napleset que nous avions l’original sous les yeux :

« Le grand amiral lord Nelson est arrivéLe 24 juin avec la flotte britannique dans la baie de Naples, où ila trouvé qu’un traité avait été conclu avec les rebelles, traitéqui, selon lui, ne peut recevoir son exécution qu’après avoir étératifié par Leurs Majestés Siciliennes.

» H. Nelson. »

L’ambassadeur prit la déclaration des mains del’amiral anglais et s’apprêta à la lire au cardinal ; maiscelui-ci fit signe que la chose était inutile, la prit, à son tour,des mains de l’ambassadeur, la lut et, saluant, une fois sa lectureterminée :

– Milord, dit-il, il me reste maintenant unedernière grâce à vous demander : c’est de me faire conduire àterre.

– Que Votre Éminence veuille bien monter surle pont, répondit l’amiral, et les mêmes hommes qui l’ont amenéeauront l’honneur de la reconduire.

Et, en même temps, l’amiral indiquait de lamain l’escalier à Ruffo.

Ruffo monta les quelques marches qu’il avaitdevant lui et se trouva sur le pont.

Nelson se tint sur la première marche del’escalier d’honneur jusqu’à ce que le cardinal fût dans la barque.Ils échangèrent alors un froid salut. La barque se détacha dubâtiment et s’éloigna. Mais les canons qui, selon le cérémoniald’usage, eussent dû saluer le départ du même nombre de coups quel’arrivée, restèrent silencieux.

L’amiral suivit quelque temps des yeux lecardinal ; mais bientôt une petite main s’appuya sur sonépaule, tandis qu’un souffle murmurait à son oreille :

– Mon cher Horatio !

– Ah ! c’est vous, milady ! ditNelson en tressaillant.

– Oui… L’homme que nous avons fait prévenirest là.

– Quel homme ? demanda Nelson.

– Le capitaine Scipion Lamarra.

– Et où est-il ?

– On l’a fait entrer chez sir William.

– Apporte-t-il des nouvelles deCaracciolo ? demanda vivement Nelson.

– Je n’en sais rien, mais c’est probable.Seulement, il a cru prudent de se cacher, pour ne pas être reconnudu cardinal, dont il est un des officiers d’ordonnance.

– Allons le rejoindre. À propos, avez-vous étécontent de moi, milady ?

– Vous avez été admirable, et je vousadore.

Et, sur cette assurance, Nelson prit toutjoyeux la chemin de l’appartement de sir William.

CLIII – OÙ LE CARDINAL FAIT CE QU’IL PEUTPOUR SAUVER LES PATRIOTES, ET OÙ LES PATRIOTES FONT CE QU’ILSPEUVENT POUR SE PERDRE.

Comme nous ne saurions manquer d’apprendrebientôt ce qui se passa entre l’amiral Nelson et le capitaineScipion Lamarra, suivons le cardinal, qui revient à terre avecl’intention bien positive, ainsi qu’il l’a dit à Nelson, demaintenir le traité envers et contre tous.

En conséquence, aussitôt rentré dans sa maisondu pont de la Madeleine, il appela près de lui le ministreMicheroux, le commandant Baillie et le capitaine Achmet. Il leurraconta comment le capitaine Foote avait, sur son chemin, rencontrél’amiral, et comment il avait ramené de Palerme, à bord duFoudroyant, sir William et Emma Lyonna, laquelle avaitrapporté, pour toute réponse de la reine, le traité déchiré parelle. Après quoi, il leur raconta son entrevue avec Nelson, sirWilliam et lady Hamilton, et leur demanda s’ils auraient le honteuxcourage de consentir à la violation d’un traité dans lequel ilsétaient intervenus comme ministres plénipotentiaires de leurssouverains.

Les trois représentants, – celui du roi deSicile, Micheroux, – celui de Paul Ier, Baillie, –celui du sultan Selim, Achmet, – montrèrent tous trois, à cetteproposition, une indignation égale.

Alors, séance tenante, le cardinal appela sonsecrétaire Sacchinelli, et, en son nom et en celui des troissignataires de la capitulation, rédigea la protestationsuivante.

Est-il besoin de dire que cette pièce, commetoutes les autres qui ont été publiées dans ce livre – fait partiedes correspondances secrètes retrouvées par nous dans les tiroirsréservés du roi Ferdinand II ?

La voici, sans autre changement que satraduction en français :

« Le traité de la capitulation deschâteaux de Naples est utile, nécessaire et honorable aux armes duroi des Deux-Siciles et de ses puissants alliés, le roi de laGrande-Bretagne, l’empereur de toutes les Russies et le sultan dela Sublime Porte ottomane, attendu que, sans autre effusion desang, a été terminée par ce traité la guerre civile et meurtrièrequi s’était élevée entre les sujets de Sa Majesté, et que ce traitéa pour résultat l’expulsion de l’ennemi commun.

» En outre, ce traité ayant étésolennellement conclu entre les commandants des châteaux et lesreprésentants desdites puissances, ce serait commettre unabominable attentat contre la foi publique que de le violer ou mêmede ne pas le suivre exactement. En suppliant lord Nelson de lereconnaître, les représentants desdites puissances déclarent êtreirrévocablement déterminés à l’exécuter de point en point, et ilsfont responsable de sa violation devant Dieu et devant les hommesquiconque s’opposera à son exécution. »

Ruffo signa, et les trois autres signèrentaprès lui.

En outre, Micheroux, qui craignait avec raisondes représailles contre les otages, attendu que, parmi ces otages,il avait un parent, le maréchal Micheroux ; en outre,Micheroux, disons-nous, tint à porter lui-même cette remontrance àbord du Foudroyant. Mais tout fut inutile : Nelson nevoulut, ni de vive voix ni par écrit, rien affirmer au nom deFerdinand. Et, en effet, lui-même ignorait quelles étaient lesintentions définitives du roi, puisque, pour échapper aux premierséclats de colère de la reine, Ferdinand avait, comme on l’a vu,fait mettre les chevaux à sa voiture et s’était réfugié à laFicuzza.

Mais, pour Ruffo, la chose était claire, etles lettres qu’il avait reçues du roi et de la reine lui avaientindiqué le chemin que ceux-ci comptaient suivre ; et, s’il eûtconservé le moindre doute à cet égard, la muette mais inflexibleEmma Lyonna, sphinx chargé de garder le secret de la reine, les eûtdissipés.

La matinée du 25 juin se passa en continuellesallées et venues du Foudroyant au quartier général et duquartier général au Foudroyant.Troubridge et Ball, de lapart de Nelson, et Micheroux, de la part du cardinal, furent lesambassadeurs inutiles de cette longue conférence ; nous disonsinutiles parce que Nelson et Hamilton, inspirés tous deux par lemême génie, se montrèrent de plus en plus obstinés dans la rupturedu traité et dans la reprise des hostilités, tandis que le cardinals’obstinait de plus en plus à faire respecter la capitulation.

Ce fut alors que le cardinal, ne voulant pasêtre confondu avec les violateurs du traité, prit la résolutiond’écrire au général Massa, commandant du Château-Neuf, un billet desa propre main.

Il était conçu en ces termes :

« Bien que les représentants despuissances alliées tiennent pour sacré et inviolable le traitésigné entre nous pour la reddition des châteaux, le contre-amiralNelson, commandant de la flotte anglaise, ne veut pas néanmoins lereconnaître ; et, comme il est loisible aux patriotes deschâteaux de faire valoir en leur faveur l’article 5, et, comme ontfait les patriotes de San-Martino, qui sont presque tous partis parterre, de choisir ce moyen de salut, je leur fais cette ouvertureet leur donne cet avis, ajoutant que les Anglais qui commandent legolfe n’ont aucun poste ni aucunes troupes qui puissent empêcherles garnisons des châteaux de se retirer par terre.

» F., cardinalRuffo. »

Le cardinal espérait ainsi sauver lesrépublicains. Mais, par malheur, ceux-ci, dans leur aveuglement,tenaient Ruffo pour leur plus cruel ennemi. Ils crurent donc que saproposition cachait quelque piège ; et, après unedélibération, dans laquelle Salvato insista vainement pour que l’onacceptât la proposition de Ruffo, on résolut, à une majoritéimmense, de la refuser, et, au nom de tous les patriotes, Massarépondit la lettre suivante :

LIBERTÉ ÉGALITÉ

Le général Massa, commandant del’artillerie et du Château-Neuf.

« 26 juin 1799.

» Nous avons donné à votre lettrel’interprétation qu’elle méritait. Fermes dans notre devoir, nousobserverons religieusement les articles du traité convenu,convaincus qu’un même lien oblige tous les contractantssolennellement intervenus pour la rédaction et la signature de cetraité. Au reste, nous ne serons, quelque chose qui arrive, nisurpris ni intimidés, et nous saurons, si l’on nous y contraint parla violence, reprendre l’attitude hostile que nous avonsvolontairement quittée. Et, d’ailleurs, notre capitulation ayantété dictée par le commandant du château Saint-Elme, nous demandonsune escorte pour accompagner le messager que nous enverronsconférer de votre ouverture avec le commandant français, –conférence après laquelle nous vous donnerons une réponse plusprécise.

» Massa. »

Le cardinal, au désespoir de voir sesintentions si mal interprétées, envoya à l’instant même l’escortedemandée, chargeant le chef de cette escorte, qui n’était autre quede Cesare, d’affirmer aux patriotes, sur son honneur, qu’ils seperdaient en ne profitant point du conseil qu’il leur donnait.

Salvato fut choisi pour aller discuter avecMejean sur ce qu’il y avait de mieux à faire dans cette gravecirconstance.

C’était la troisième fois que Salvato etMejean se retrouvaient en face l’un de l’autre.

Salvato, seulement, ne l’avait pas revu depuisle jour où Mejean avait, vis-à-vis de lui, abordé franchement laquestion de vendre sa protection aux Napolitains cinq cent millefrancs, proposition qui, on se le rappelle, avait été sigénéreusement appuyée par Salvato, et qu’un faux point d’honneuravait fait repousser par le directoire.

Mejean avait, dans toutes les conférences quiavaient eu lieu pour la signature du traité, paru avoir oublié lehonteux refus qu’il avait essuyé. Il avait longuement etobstinément discuté chaque article, et les patriotesreconnaissaient que c’était grâce à sa patiente obstination qu’ilsavaient eu le bonheur d’obtenir des conditions que les plusoptimistes d’entre eux étaient à cent lieues d’espérer.

Cette aide qu’il leur avait si gracieusementprêtée, rien, du moins, ne leur donnait soupçon du contraire, avaitrendu au colonel Mejean la confiance des patriotes.

D’ailleurs, leur intérêt voulait qu’ils ne sebrouillassent pas avec lui. Il pouvait, en prenant parti pour eux,les sauver ; en prenant parti contre eux, les anéantir.

Mejean, en apprenant que c’était Salvato quilui était envoyé, fit sortir tout le monde ; il ne voulaitpoint que qui que ce fût restât à portée d’entendre les allusionsque Salvato pouvait faire aux conditions qu’il avait mises à saprotection.

Il salua le jeune homme avec une politessepleine de déférence et lui demanda à quel heureux motif il devaitle bonheur de sa visite.

Salvato lui répondit en lui remettant lebillet du cardinal, et le pria, au nom des patriotes, de leurdonner un avis, ceux-ci promettant de s’y conformer.

Le colonel lut et relut avec la plus grandeattention le billet du cardinal ; puis, prenant une plume,au-dessous de sa signature, il écrivit un fragment de ce vers latinsi significatif et si connu :

Timeo Danaos et dona ferentes.

Ce qui veut dire : « Je crains lesGrecs, même lorsqu’ils portent des présents. »

Salvato lut les cinq mots écrits par lecolonel Mejean.

Colonel, lui dit-il, je suis d’unavis tout opposé au vôtre, et cela m’est d’autant plus permis que,seul avec Dominique Cirillo, j’ai appuyé la proposition de prendrevos cinq cents hommes à notre service et de les payer mille francschaque homme.

– Cinq cents francs, général ; car jem’engageais à faire venir cinq cents autres Français de Capoue.Vous voyez qu’ils ne vous eussent point été inutiles.

– C’était si bien mon opinion, que j’ai offertcinq cent mille francs sur ma propre fortune.

– Oh ! oh ! vous êtes doncmillionnaire, mon cher général ?

– Oui ; mais, malheureusement, ma fortuneest en terres. Il fallait emprunter de gré ou de force, enattendant, sur ce gage, mais attendre la fin de la guerre pour lesrendre.

– Pourquoi ? dit d’un ton railleurMejean. Rome n’a-t-elle pas mis en vente et vendu un tiersau-dessus de sa valeur le champ sur lequel était campéAnnibal ?

– Vous oubliez que nous sommes des Napolitainsdu temps de Ferdinand, et non des Romains du temps de Fabius.

– De sorte que vous êtes resté maître de vosfermes, de vos forêts, de vos vignes, de vos troupeaux ?

– Hélas ! oui.

– O fortunatos nimium sua si bona norint,agricolas ! continua le colonel d’un ton railleur.

– Cependant, monsieur le colonel, je suisencore assez riche d’argent comptant pour vous demander quellesomme vous demanderiez par chaque personne qui, ne se fiant pas àNelson, viendrait vous demander une hospitalité que vousgarantiriez sur l’honneur ?

– Vingt mille francs ; est-ce trop,général ?

– Quarante mille francs pour deux,alors ?

– Vous êtes libre de marchander si voustrouvez que c’est trop cher.

– Non : les deux personnes pourlesquelles je négocie cette affaire avec vous… car c’est uneaffaire ?

– Une espèce de contrat synallagmatique, commenous disons, nous autres comptables ; car il faut vous direque je suis excellent comptable, général.

– Je m’en suis aperçu, colonel, dit en riantSalvato.

– C’est donc, comme j’avais l’honneur de vousle dire, une espèce de contrat synallagmatique dans lequel celuiqui s’exécute oblige l’autre, mais dans lequel le manqued’exécution rompt le contrat.

– C’est bien entendu.

– Alors, vous ne trouvez pas que ce soit tropcher ?

– Non, attendu que les deux personnes dont jevous parle peuvent racheter leur vie à ce prix-là.

– Eh bien, mon cher général, quand vos deuxpersonnes voudront venir, elles seront les bienvenues.

– Et, une fois ici, elles ne vous demanderontque vingt-quatre heures pour réaliser les fonds.

– Je leur en donnerai quarante-huit. Vousvoyez que je suis beau joueur.

– C’est marché fait, colonel.

– Au revoir, général.

Salvato, toujours suivi de son escorte,redescendit vers le Château-Neuf. Il montra le TimeoDanaos de Mejean à Massa et au conseil, qui s’était assemblépour décider de cette importante affaire. Or, comme l’avis deMejean était celui de la majorité, il n’y eut pas dediscussion ; seulement, Salvato demanda à accompagner deCesare et à reporter lui-même à Ruffo la réponse de Massa, afin dejuger la situation par ses propres yeux.

La chose lui fut accordée sur-le-champ, et lesdeux jeunes gens qui, s’ils se fussent rencontrés sur le champ debataille quinze jours auparavant, se fussent hachés en morceaux,s’en allèrent côte à côte, suivant le quai et réglant chacun le pasde son cheval sur celui de son compagnon.

CLIV – OÙ RUFFO FAIT SON DEVOIR D’HONNÊTEHOMME ET SIR WILLIAM HAMILTON SON MÉTIER DE DIPLOMATE

En moins de vingt minutes, les deux jeunesgens furent à la porte de la petite maison que le cardinal occupaitprès du pont de la Madeleine.

De Cesare servit d’introducteur à Salvato, quiparvint ainsi sans difficulté jusqu’auprès du cardinal.

Ruffo le reconnut, se leva en l’apercevant, etfit un pas vers lui.

– Heureux de vous revoir, général, luidit-il.

– Et moi aussi, répondit Salvato, maisdésespéré de rapporter un refus absolu à Votre Éminence.

Et il lui remit sa propre lettre avecl’apostille de Mejean.

Ruffo la lut et haussa les épaules.

– Le misérable ! dit-il.

– Votre Éminence le connaît donc ?demanda Salvato.

– Il m’a offert de me livrer le fortSaint-Elme pour cinq cent mille francs, et j’ai refusé.

– Cinq cent mille francs ! dit en riantSalvato, il paraît que c’est son chiffre.

– Ah ! vous avez eu affaire àlui ?

– Oui : pour la même somme, il nous aoffert de combattre contre vous.

– Et… ?

– Et nous avons refusé.

– Laissons de côté ces coquins, – ils neméritent pas que d’honnêtes gens s’occupent d’eux, – et revenons àvos amis, à qui je voudrais pouvoir persuader qu’ils sont aussi lesmiens.

– J’avoue, dit en riant Salvato, et cela à mongrand regret, que ce sera chose difficile.

– Peut-être pas tant que vous le croyez, sivous voulez être mon interprète auprès d’eux, d’autant plus que jevais agir envers vous comme j’ai fait à notre première entrevue. Jeferai même plus. À notre première entrevue, j’ai affirméseulement ; aujourd’hui, je vous donnerai des preuves.

– Je vous ai cru sur parole, monsieur lecardinal.

– N’importe ! les preuves ne nuisentpoint quand il s’agit de la tête et de l’honneur. Asseyez-vous prèsde moi, général, et mesurez ce que je vais faire à sa valeur. Pourrester fidèle à ma parole, je trahis, je ne dis pas les intérêts, –je crois, au contraire, que je les sers, – mais les ordres de monroi.

Salvato s’inclina, et, obéissant àl’invitation de Ruffo, il s’assit près de lui.

Le cardinal tira une clef de sa poche, et,posant la main sur le bras de Salvato :

– Les pièces que vous allez voir, dit-il, cen’est point moi qui vous les ai montrées ; elles sontparvenues à votre connaissance n’importe comment ; vousinventerez une fable quelconque, et, si vous n’en trouvez pas, vousaurez recours aux roseaux du roi Midas.

Et, ouvrant son tiroir et présentant à Salvatola lettre de sir William Hamilton :

– Lisez d’abord cette pièce ; elle esttout entière de la main de l’ambassadeur d’Angleterre.

– Oh ! fit Salvato après avoir lu, jereconnais bien là la foi punique. « Comptons les canonsd’abord, et, si nous sommes les plus forts, plus de traités. »Eh bien, après ?

– Après ? Ne voulant point discuter uneaffaire d’une telle importance avec de simples capitaines devaisseau, je me suis rendu en personne à bord duFoudroyant, où j’ai eu une discussion d’une heure avec sirWilliam et lord Nelson. Le résultat de cette discussion, danslaquelle j’ai refusé toute transaction avec ce que je crois mondevoir, a été cette pièce, comme vous le voyez, écrite tout entièrede la main de milord Nelson.

Et il remit à Salvato la pièce qui commencepar ces mots : « Le grand amiral Nelson est arrivé le 24juin, » et qui se termine par ceux-ci : « Traitéqui, selon son opinion, ne peut avoir lieu sans la ratification deLeurs Majestés Siciliennes. »

– Votre Éminence a raison, dit Salvato enrendant le papier au cardinal, et voilà, en effet, des pièces d’unehaute importance historique.

– Maintenant, qu’avais-je à faire etqu’eussiez-vous fait à ma place ? Ce que j’ai fait ; carles honnêtes gens n’ont pas deux manières de procéder. Vous eussiezécrit, n’est-ce pas ? aux commandants des châteaux,c’est-à-dire à vos ennemis, pour leur donner avis de ce qui sepassait. Voici ma lettre : est-elle claire ?contient-elle plus ou moins que ce qu’à ma place vous eussiez écritvous-même ? Elle est ce qu’elle doit être, c’est-à-dire un bonconseil donné par un ennemi loyal.

– Je dois dire, monsieur le cardinal, puisquevous voulez bien me prendre pour juge, que, jusqu’ici, votreconduite est aussi digne que celle de milord Nelson est…

– Inexplicable, interrompit Ruffo.

– Ce n’est pas tout à faitinexplicable, que j’allais dire, reprit Salvato ensouriant.

– Et moi, mon cher général, dit Ruffo avec unabandon qui était un des entraînements de cette puissanteorganisation, moi, j’ai dit inexplicable,parcequ’inexplicable, en effet, pour vous qui ne connaissez pasl’amiral, elle est explicable pour moi. Écoutez-moi enphilosophe, c’est-à-dire en homme qui aime lasagesse ; car la sagesse n’est rien autre chose que lavérité, et la vérité, je vais vous la dire sur Nelson. Puisse, pourson honneur, mon jugement être celui de la postérité !

– J’écoute Votre Éminence, dit Salvato, et jen’ai pas besoin de lui dire que c’est avec le plus grandintérêt.

Le cardinal reprit :

– Nelson n’est point, mon cher général, unhomme de cour comme moi, ni un homme d’éducation comme vous.Excepté son état de marin, il ne connaît rien au monde ;seulement, il a le génie de la mer. Non : Nelson, c’est unpaysan, un bouledogue de la vieille Angleterre, un grossier marin,fils d’un simple pasteur de village, qui, toujours isolé du mondesur son bâtiment, n’est jamais entré ou plutôt n’était jamaisentré, avant Aboukir, dans un palais, n’avait jamais salué un roi,mis un genou en terre devant une reine. Il est arrivé à Naples,lui, le navigateur des terres australes, habitué à disputer auxours blancs leurs cavernes de glace ; il a été ébloui parl’éclat du soleil, aveuglé par le feu des diamants. Lui, l’épouxd’une bourgeoise, d’une mistress Nisbeth, il a vu la reine luidonner sa main et une ambassadrice ses lèvres à baiser, – et nonpas une reine et une ambassadrice, je me trompe ; non pas deuxfemmes, deux sirènes ! – alors, il est devenu purement etsimplement l’esclave de l’une et le serviteur de l’autre. Toutesles notions du bien et du mal ont été confondues dans ce pauvrecerveau ; les intérêts des peuples ont disparu devant lesdroits fictifs ou réels des souverains. Il s’est fait l’Apôtre dudespotisme, le séide de la royauté. Si vous l’aviez vu hier,pendant cette conférence où la royauté était représentée par ce quel’Ecclésiaste appelle l’Étrangère, par cette VenusAstarté, par cette impure Lesbienne ! Ses yeux, ou plutôt sonœil ne quittait point ses yeux : la haine et la vengeanceparlaient par la bouche muette de cette ambassadrice de la mort.J’avais pitié, je vous le jure, de cet autre Adamastor, mettantvolontairement sa tête sous le pied d’une femme. Au reste, tous lesgrands hommes, – et, à tout prendre, Nelson est un grand homme, –tous les grands hommes ont de ces défaillances-là, d’Hercule àSamson et de Samson à Marc-Antoine. J’ai dit.

– Mais, répondit Salvato, quel que soit lesentiment qui fait agir Nelson, il n’en est pas moins un adversairemortel pour nous. Que compte faire Votre Éminence pour neutralisercette force brutale inaccessible à toute raison ?

– Ce que je compte faire, mon chergénéral ? Vous allez le voir.

Le cardinal prit une feuille de papier qu’iltira devant lui, une plume qu’il trempa dans l’encre, etécrivit :

« Si milord Nelson ne veut pasreconnaître le traité signé par le cardinal Ruffo avec lescommandants des châteaux de Naples, traité auquel est intervenu, aunom du roi de la Grande-Bretagne, un officier anglais, toute laresponsabilité de la rupture lui en restera. En conséquence, pourempêcher autant qu’il sera en lui la rupture de ce traité, lecardinal Fabrizzio Ruffo prévient milord Nelson qu’il remettral’ennemi dans l’état où il était avant la signature du traité,c’est-à-dire qu’il retirera ses troupes des positions occupéesdepuis la capitulation et se retranchera dans un camp avec touteson armée, laissant les Anglais combattre et vaincre l’ennemi avecleurs propres forces. »

Et il signa.

Puis il passa le papier à Salvato enl’invitant à le lire.

Le cardinal suivait des yeux sur le visage dujeune homme l’effet produit par cette lecture.

Puis, quand elle fut terminée :

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Le cardinal de Richelieu n’eût pas fait sibien ; Bayard n’eût pas fait mieux, répondit Salvato.

Et il rendit le papier au cardinal ens’inclinant devant lui.

Le cardinal sonna ; son valet de chambreentra.

– Faites venir Micheroux, dit-il.

Cinq minutes après, Micheroux entra.

– Tenez, mon cher chevalier, dit-il, Nelsonm’a donné son ultimatum ; voici le mien. Allez, pour ladixième fois, au Foudroyant ;seulement, je puis vouspromettre une chose, c’est que ce voyage sera le dernier.

Micheroux prit la dépêche tout ouverte, avecl’autorisation de Ruffo, la lut, salua et sortit.

– Montez donc avec moi sur la terrasse de lamaison, général, dit Ruffo ; on a de là une vuemagnifique.

Salvato suivit le cardinal ; car ilpensait que ce n’était pas sans raison que celui-ci l’invitait àvenir contempler une vue qu’il devait parfaitement connaître.

Une fois arrivé sur la terrasse de la maison,il distinguait en effet, à sa droite, le quai de Marinella, lastrada Nuova, la strada del Piliere et le môle ; à sa gauche,Portici, Torre-del-Greco, Castellamare, le cap Campana,Capri ; en face de lui, la pointe de Procida et d’Ischia, et,dans l’intervalle compris entre ces îles, Capri et le rivage surlequel était bâtie la maison habitée par le cardinal, toute laflotte anglaise, ses pavillons au vent et ses artilleurs sepromenant mèche allumée derrière leurs canons.

Au milieu des bâtiments anglais, comme unmonarque au milieu de ses sujets, s’élevait le Foudroyant,géant de quatre-vingt-dix canons, qui dépassait les autresbâtiments de toute la hauteur de ses mâts de perroquet sur l’undesquels, il portait le pavillon amiral.

Au milieu de ce grand et solennel spectacle,les détails n’échappaient point à l’œil exercé de Salvato. Enconséquence, il vit une barque se détacher de la plage et s’avancerrapidement sous l’action de quatre vigoureux rameurs.

Cette barque, qui portait le chevalierMicheroux, se dirigeait droit vers le Foudroyant, qu’elleeut joint en moins de vingt minute. Le Foudroyant, aureste, était, de tous les bâtiments, celui qui se tenait le plusrapproché du Château-Neuf. En supposant que les hostilitésrecommençassent, il pouvait ouvrir immédiatement le feu, étant àpeine à trois quarts de portée de canon.

Salvato vit la barque tourner autour de laproue du Foudroyantpour aborder le colosse par sonescalier de tribord.

Alors, le cardinal se tourna versSalvato :

– Si la vue a été selon vos désirs,général, dit-il, rapportez à vos compagnons ce que vous avezvu, et tâchez de les amener à suivre mon conseil. Vous aurez,pour en arriver là, j’espère, l’éloquence de la conviction.

Salvato salua le cardinal et pressa avec uncertain respect la main que celui-ci lui tendait.

Mais, tout à coup, au moment où il allaitprendre congé de lui :

– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais derendre compte à Votre Éminence d’une importante commission dontelle m’a chargé.

– Laquelle ?

– L’amiral Caracciolo…

– Ah ! c’est vrai ! interrompitRuffo avec une vivacité prouvant l’intérêt qu’il prenait à ce queSalvato allait dire. Parlez : j’écoute.

– L’amiral Caracciolo, reprit Salvato, n’étaitni sur la flottille, ni dans aucun des châteaux ; depuis lematin, il s’était dérobé, déguisé en marin, disant qu’il avait chezun de ses serviteurs un asile sûr.

– Puisse-t-il avoir dit vrai ! reprit lecardinal ; car, s’il tombe entre les mains de ses ennemis, samort est jurée d’avance ; c’est vous dire, mon cher général,que, si vous avez quelque moyen de communiquer avec lui…

– Je n’en ai aucun.

– Alors, que Dieu le garde !

Cette fois, Salvato prit congé du cardinal,et, toujours escorté par de Cesare, reprit le chemin duChâteau-Neuf, où, comme on le comprend bien, ses compagnonsl’attendaient avec impatience.

L’ultimatum de Ruffo mettait Nelson dans unimmense embarras. L’amiral anglais n’avait à sa disposition que peude troupes de débarquement. Si le cardinal se retirait, selon lamenace qu’il avait faite, Nelson tombait dans une impuissanced’autant plus ridicule qu’il avait parlé avec plus d’autorité.Après avoir pris lecture de la dépêche du cardinal, il se contentadonc de répondre qu’il aviserait, et renvoya le chevalier Micherouxsans lui rien dire de positif.

Nelson, nous l’avons dit, à part son génievraiment merveilleux pour conduire une flotte dans un combat, étaitsur tous les autres points un homme fort médiocre. Cetteréponse : « J’aviserai, » signifiait enréalité : « Je consulterai ma pythie Emma, et mon oracleHamilton. »

Aussi, à peine Micheroux avait-il le pied dansla barque qui le ramenait à terre, que Nelson faisait prier sirWilliam et lady Hamilton de passer chez lui.

Cinq minutes après, letrium-feminavirat était réuni dans la cabine del’amiral.

Une dernière espérance restait à Nelson :c’est que, comme la dépêche était en français et que, pour qu’il lacomprît, Micheroux avait été obligé de la lui lire en anglais, letraducteur ou n’avait pas donné aux mots leur valeur réelle, ouavait fait quelque erreur importante.

Il remit donc la dépêche du cardinal à sirWilliam, en l’invitant à la lire et à la lui traduire denouveau.

Micheroux, contre l’habitude des traducteurs,avait été d’une exactitude parfaite. Il en résulta que la situationapparut aux deux Hamilton avec la même gravité qu’elle avait apparuà l’amiral.

Les deux hommes se tournèrent à la fois etd’un même mouvement du côté de lady Hamilton, dépositaire desvolontés suprêmes de la reine : après que Nelson avait donnéson ultimatum et le cardinal le sien, il fallait savoir quel étaitle dernier mot de la reine.

Emma Lyonna comprit l’interrogation, si muettequ’elle fût.

– Rompre le traité signé, répondit-elle, et,le traité rompu, réduire les rebelles par la force, s’ils ne serendent point de bonne volonté.

– Je suis prêt à obéir, dit Nelson ;mais, abandonné à mes seules ressources, je ne puis répondre que demon dévouement, sans pouvoir affirmer que ce dévouement nousconduira au but que la reine se propose.

– Milord ! milord ! dit Emma d’unton de reproche.

– Trouvez le moyen, dit l’amiral, je me chargede le mettre à exécution.

Sir William réfléchit un instant. Sa figuresombre s’éclaira peu à peu : ce moyen, il l’avait trouvé.

Nous laissons à la postérité la tâche de jugerl’amiral, le ministre et la favorite, qui ne craignirent point,soit pour servir leurs vengeances particulières, soit poursatisfaire les haines royales, d’user du subterfuge que nous allonsraconter.

Après que sir William eut exposé son moyen,qu’Emma l’eut soutenu, que Nelson l’eut adopté, voici mot à mot lalettre que sir William écrivit au cardinal.

Nous ne craignons pas de commettre une erreurde traduction, le texte est en français.

La voici ; écrite probablement dansl’instant qui suivit la visite de Micheroux, elle porte le date dulendemain :

« À bord du Foudroyant, dans legolfe de Naples.

» Éminence,

» Milord Nelson me prie d’assurer VotreÉminence qu’il est résolu à ne rien faire qui puisse romprel’armistice que Votre Éminence a accordé aux châteaux deNaples.

» J’ai l’honneur de, etc.

» W. Hamilton. »

La lettre fut, comme d’habitude, portée aucardinal par MM. les capitaines Troubridge et Ball,ambassadeurs ordinaires de Nelson.

Le cardinal la lut, et, au premier moment,parut ravi qu’on lui eût cédé la victoire ; mais, craignantquelque sens caché, quelque réticence, quelque piège enfin, ildemanda aux deux officiers s’ils n’avaient pas quelquecommunication particulière à lui faire.

– Nous sommes autorisés, répondit Troubridge,à confirmer, au nom de l’amiral, les paroles écrites parl’ambassadeur.

– Me donnerez-vous une explication écrite dece que signifie le texte de la lettre, et, à sa clarté, qui, s’ilne s’agissait que de mon propre salut, paraîtrait suffisante,ajouterez-vous quelques mots qui me rassurent sur celui despatriotes ?

– Nous affirmons, au nom de milord Nelson, àVotre Éminence, qu’il ne s’opposera en aucune façon àl’embarquement des rebelles.

– Auriez-vous, dit le cardinal, qui nepouvait, à son avis, prendre trop de précautions, auriez-vousquelque répugnance à me renouveler par écrit l’assurance que vousvenez de me donner de vive voix ?

Sans aucune difficulté, Ball prit la plume etécrivit sur un carré de papier les lignes suivantes :

Les capitaines Troubridge et Ball ontautorité, de la part de milord Nelson, pour déclarer à Son Éminenceque milord ne s’opposera point à l’embarquement des rebelles et desgens qui composent la garnison du Château-Neuf et du château del’Œuf.

Rien n’était plus clair, ou du moins neparaissait plus clair, que cette note : aussi, comme lecardinal ne demandait rien de plus, pria-t-il ces messieurs designer au-dessous de la dernière ligne.

Mais Troubridge s’y refusa, disant qu’iln’avait point pouvoir.

Ruffo mit sous les yeux du capitaineTroubridge la lettre écrite le 24 juin, c’est-à-dire la surveille,par sir William, et dont une phrase semblait, au contraire, donneraux deux ambassadeurs les pouvoirs les plus étendus.

Mais Troubridge répondit :

– Nous avons, en effet, pouvoir de traiterpour les affaires militaires, mais non pour les affairesdiplomatiques. Maintenant, qu’importe notre signature, puisque lanote est écrite de notre main ?

Ruffo n’insista point davantage ; ilcroyait avoir pris toutes ses précautions.

En conséquence, confiant dans la lettre écritepar l’ambassadeur, laquelle disait que milord était résolu à nerien faire qui pût rompre l’armistice ; – confiant dansla note des capitaines Troubridge et Ball, qui déclaraientà Son Éminence que milord ne s’opposerait point àl’embarquement des rebelles, – mais voulant, cependant, malgrécette double assurance, se dégager de toute responsabilité, ilchargea Micheroux de conduire les deux capitaines aux châteaux, etde donner à leurs commandants connaissance de la lettre qu’ilvenait de recevoir et de la note qu’il venait d’exiger, et, si cesdeux assurances leur suffisaient, de s’entendre immédiatement aveceux pour l’exécution des articles de la capitulation.

Deux heures après, Micheroux revint et dit aucardinal que, grâce au ciel, tout s’était terminé à l’amiable etd’un commun accord.

CLV – LA LOI PUNIQUE

Le cardinal fut si heureux de cette solution,à laquelle il était loin de s’attendre, que, le 27 juin au matin,il chanta un Te Deum à l’église del Carmine, et cela, avecune pompe digne de la grandeur des événements.

Avant de se rendre à l’église, il avait écritune lettre à lord Nelson et à sir William Hamilton, leur présentantses plus sincères remercîments pour avoir bien voulu rendre latranquillité à la ville, surtout à sa conscience, en ratifiant letraité.

Hamilton, toujours en français, répondit lalettre suivante :

« À bord du Foudroyant, le 27juin 1799.

» Éminence,

» C’est avec le plus grand plaisir quej’ai reçu le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.Nous avons tous également travaillés pour le service du roi et dela bonne cause ; seulement, il y a, selon le caractère,différentes manières de prouver son dévouement. Grâce à Dieu, toutva bien, et je puis affirmer à Votre Éminence que milord Nelson sefélicite de la décision qu’il a prise de ne point interrompre lesopérations de Votre Éminence, mais de l’assister, au contraire, detout son pouvoir, pour terminer l’entreprise que Votre Éminence ajusqu’à présent si bien menée, au milieu des circonstancescritiques dans lesquelles Votre Éminence s’est trouvée.

» Milord et moi serons trop heureux sinous avons tant soit peu pu contribuer au service de Leurs MajestésSiciliennes et rendre à Votre Éminence sa tranquillité, un instanttroublée.

» Milord me prie de remercier VotreÉminence de son billet, et de lui dire qu’il prendra, en tempsopportun, toutes mesures nécessaires.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» W. Hamilton. »

Maintenant, on a vu, dans les quelques lettresde Ferdinand et de Caroline au cardinal Ruffo, quellesprotestations d’inaltérable estime et d’éternelle reconnaissanceterminaient ces lettres et précédaient les noms des deux monarques,qui lui devaient leur royaume.

Nos lecteurs désirent-ils savoir de quellemanière se traduisaient ces protestations dereconnaissance ?

Qu’ils veuillent bien alors prendre la peinede lire la lettre suivante, écrite, en date du même jour, par sirWilliam Hamilton au capitaine général Acton :

« À bord du Foudroyant, baie deNaples, 27 juin 1799.

» Mon cher seigneur,

» Votre Excellence aura vu, par madernière lettre, que le cardinal et lord Nelson sont loin d’êtred’accord. Mais, après mûres réflexions, lord Nelsonm’autorisa à écrire à Son Éminence, hier matin, qu’il ne feraitplus rien pour rompre l’armistice que Son Éminence avait cruconvenable de conclure avec les rebelles renfermés dans leChâteau-Neuf et le château de l’Œuf, et que Sa Seigneurie étaitprête à donner toute l’assistance dont était capable la flotteplacée sous son commandement, et que Son Éminence croiraitnécessaire pour le bon service de Sa Majesté Sicilienne.Cela produit le meilleur effet possible. Naples étaitsens dessus dessous, dans la crainte que lord Nelson ne rompîtl’armistice, tandis qu’aujourd’hui tout est calme. Le cardinal estconvenu, avec les capitaines Troubridge et Ball, que les rebellesdu Château-Neuf et du château de l’Œuf, seraient embarqués le soir,tandis que cinq cents marins seraient descendus à terre pouroccuper les deux châteaux sur lesquels, Dieu merci ! flotteenfin la bannière de Sa Majesté Sicilienne, tandis que lesbannières de la République (courte a été leur vie !) sont dansla cabine du Foudroyant, où, je l’espère, la bannièrefrançaise qui flotte encore sur Saint-Elme ne tardera point à lesrejoindre.

» J’ai grand espoir que la venue de lordNelson dans le golfe de Naples sera très-utile aux intérêts et à lagloire de Leurs Majestés Siciliennes. Mais, en vérité, il étaittemps que j’intervinsse entre le cardinal et lordNelson ; sinon tout allait se perdant, et cela dès le premierjour. Hier, ce bon cardinal m’a écrit pour me remercier, ainsi quelady Hamilton. L’arbre de l’abomination qui s’élevait devant lepalais royal a été abattu et le bonnet rouge arraché de la tête dugéant.

» Maintenant, une bonne nouvelle !Caracciolo et une douzaine d’autres rebelles comme lui serontbientôt entre les mains de lord Nelson. Si je ne me trompe, ilsseront envoyés directement à Procida, où ils seront jugés, et, aufur et à mesure de leur jugement, renvoyés ici pour y êtresuppliciés. Caracciolo sera probablement pendu à l’arbre detrinquette de La Minerve, où ildemeurera exposé du point du jour au coucher du soleil. Un telexemple est nécessaire pour le service futur de Sa MajestéSicilienne, dans le royaume de laquelle le jacobinisme a fait de sigrands progrès.

» W. Hamilton.

» Huit heures du soir.– Les rebelles sont dans leurs bâtiments et ne peuvent bougersans un passeport de lord Nelson. »

En effet, comme le disait Son Excellencel’ambassadeur de la Grande-Bretagne dans la lettre que nous venonsde lire, les républicains, sur la foi du traité, et rassurés par lapromesse de Nelson de ne point s’opposer à l’embarquement despatriotes, n’avaient fait aucune difficulté pour livrer leschâteaux aux cinq cents marins anglais qui s’étaient présentés pourles occuper, et pour descendre dans les felouques, les tartanes etles balancelles qui devaient les conduire à Toulon.

Les Anglais prirent donc possession d’abord duChâteau-Neuf, de la darse et du palais royal.

Puis la remise du château de l’Œuf fut faiteavec les mêmes formalités.

Un procès-verbal fut rédigé de cette remisedes châteaux et signé par les commandants des châteaux pour lespatriotes, et par le brigadier Minichini pour le roi Ferdinand.

Deux personnes seulement usèrent du droit quileur était donné par la capitulation de chercher un asile à terreou de s’embarquer, en allant demander un asile au châteauSaint-Elme.

Ces deux personnes furent Salvato et LuisaSan-Felice.

Nous reviendrons plus tard, pour ne plus lesquitter, aux héros de notre livre ; mais ce chapitre, nousl’avons indiqué par son titre, est tout entier consacré à un grandéclaircissement historique.

Comme nous allons faire, à la mémoire d’un desplus grands capitaines que l’Angleterre ait eus, une de ces tachesindélébiles que les siècles n’effacent point, nous voulons, enfaisant passer, les unes après les autres, sous les yeux de noslecteurs, les pièces qui prouvent cette grande infamie, montrerjusqu’au bout que nous ne sommes ni dévoyé par l’ignorance, niaveuglé par la haine.

Nous sommes purement et simplement le flambeauqui éclaire un point de l’histoire resté obscur jusqu’à nous.

Il arrivait au cardinal ce qui arrive à toutgrand cœur qui entreprend une chose jugée impossible par lestimides et les médiocres.

Il avait laissé autour du roi une cabaled’hommes qui, n’ayant souffert aucune fatigue, n’ayant couru aucundanger, devaient naturellement attaquer celui qui avait accompliune œuvre taxée par eux d’impossible.

Le cardinal, chose presque incroyable, si l’onne savait point jusqu’où peut aller cette vipère des cours qu’onappelle la calomnie, le cardinal était accusé, en conquérant leroyaume de Naples, de ne point travailler pour le roi, mais pourlui-même.

On disait que, par le moyen de l’armée qu’ilavait réunie et qui lui était toute dévouée, il voulait faireproclamer roi de Naples son frère don Francesco Ruffo !

Nelson, avant son départ de Palerme, avaitreçu des instructions à ce sujet, et, à la première preuve quiconfirmerait les doutes conçus par Ferdinand et par la reine,Nelson devait attirer le cardinal à bord du Foudroyantetl’y retenir prisonnier.

On va voir qu’il s’en fallut de bien peu quecet acte de reconnaissance ne s’accomplît, et nous avouonsregretter fort pour notre compte qu’il n’ait pas eu lieu, afinqu’il restât comme un exemple à ceux qui se dévouent pour lesrois.

Nous copions les lettres suivantes sur lesoriginaux.

« À bord du Foudroyant, baie deNaples, 29 juin 1799.

« Mon cher seigneur.

» Quoique notre ami commun, sir William,vous écrive avec détail sur tous les événements qui nous arrivent,je ne puis m’empêcher de prendre la plume pour vous dire clairementque je n’approuve aucune des choses qui se sont faites et qui sonten train de se faire ; bref, je dois vous dire que, quand mêmele cardinal serait un ange, la voix du peuple tout entier s’élèvecontre sa conduite. Nous sommes entourés ici de petites etmesquines cabales et de sottes plaintes, que, dans monopinion, la présence du roi, de la reine et du ministère napolitainpeut seule éteindre[4] et apaiser,de manière à fonder un gouvernement régulier et qui soit lecontraire du système qui est mis en pratique en ce moment. Il estvrai que, si j’eusse suivi mon inclination, l’état de la capitaleserait encore pire qu’il n’est, attendu que le cardinal, de soncôté, eût fait pis que de ne rien faire. C’est pourquoij’espère et implore la présence de Leurs Majestés, répondant sur matête de leur sûreté. Je serai peut-être forcé de m’éloigner de ceport, avec le Foudroyant ; mais, si je suis forcéd’abandonner ce port, je crains que les conséquences de mon départne soient fatales.

» Le Sea-Horse est également unsûr abri pour Leurs Majestés ; elles y seront autant en sûretéqu’on peut l’être dans un vaisseau.

» Je suis, pour toujours, votre

» Nelson.

À sir John Acton.

Comme la première, cette seconde lettre est dumême jour et adressée à Acton. L’ingratitude des deux illustresobligés y est encore plus visible, et à notre avis, ne laisse,cette fois, rien à désirer.

« 29 juin au matin.

» Mon cher monsieur,

Je ne saurais vous dire combien je suisheureux de voir arriver le roi, la reine et Votre Excellence. Jevous envoie le double d’une proclamation que je charge le cardinalde faire publier, ce que Son Éminence a refusé tout net, en disantqu’il était inutile de lui rien envoyer, attendu qu’il ne feraitrien imprimer. Le capitaine Troubridge sera ce soir à terre avectreize cents hommes de troupes anglaises, et je ferai tout ce queje pourrai pour rester d’accord avec le cardinal jusqu’à l’arrivéede Leurs Majestés. Le dernier arrêté du cardinal défendd’emprisonner qui que ce soit sans son ordre : c’est vouloirclairement sauver les rebelles. En somme, hier, nous avons délibérépour savoir si le cardinal ne serait point arrêté lui-même. Sonfrère est gravement compromis ; mais il est inutile d’ennuyerplus longtemps Votre Excellence. Je m’arrangerai de manière à fairele mieux possible, et je répondrai sur ma tête du salut de LeursMajestés. Puisse Dieu mettre une prompte et heureuse fin à tous cesévénements, et veuille Votre Excellence me croire, etc.

» Horace Nelson.

À Son Excellence sir John Acton.

Sur ces entrefaites, le cardinal, ayant envoyéson frère à bord du Foudroyant, ne fut pas peu étonné derecevoir un billet de lui qui lui annonçait que l’amiral l’envoyaità Palerme pour porter à la reine la nouvelle que Naples était renduselon ses intentions.

La lettre qui portait cette nouvelle seterminait par cette phrase :

« J’envoie tout à la fois à VotreMajesté, un messager et un otage. »

Comme on le voit, la récompense du dévouementne s’était pas fait attendre.

Maintenant, que venait faire le frère ducardinal à bord du Foudroyant ?

Il venait y rapporter, avec refus del’imprimer et de l’afficher, cette note de Nelson, à laquelle, dansla situation des choses et après les promesses faites, le cardinaln’avait rien compris.

Voici cette note ou plutôt cettenotification :

NOTIFICATION

« À bord du Foudroyant, 29 juin1799, au matin.

» Horace Nelson, amiral de la flottebritannique, dans la rade de Naples, donne avis à tous ceux qui ontservi, comme officiers dans l’armée, ou comme officiers dans lescharges civiles, l’infâme soi-disant république napolitaine, que,s’ils se trouvent dans la ville de Naples, ils doivent, dans leterme de vingt-quatre heures, pour tout délai, se présenter auxcommandants du Château-Neuf et du château de l’Œuf, se fiant entous points à la clémence de Sa Majesté Sicilienne ; et, s’ilssont hors de la ville à une distance de cinq milles, ils doiventégalement se présenter auxdits commandants, seulement, à ceux-ci,il est accordé le terme de quarante-huit heures ; – autrement,ils seront considérés comme rebelles et ennemis de Sa susditeMajesté Sicilienne.

» Horace Nelson. »

Mais, si étonné que fut le cardinal du billetde son frère, qui lui annonçait que milord Nelson l’envoyait àPalerme sans lui demander si c’était son bon plaisir d’y aller, ille fut bien davantage en recevant cette lettre despatriotes :

À l’éminentissime cardinal Ruffo,vicaire général du royaume de Naples.

« Toute cette partie de la garnison qui,aux termes des traités, a été embarquée pour faire voile versToulon, se trouve à cette heure dans la plus grande consternation.Dans sa bonne foi, elle attendait l’exécution du traité, quoiquepeut-être, dans sa précipitation à sortir du château, toutes lesclauses de cette capitulation n’aient pas été strictementobservées. Maintenant, voici deux jours que le temps est propicepour mettre à la voile, et les approvisionnements ne sont pasencore faits pour le voyage. En outre, hier, nous, avons vu, avecune profonde douleur, enlever, des tartanes, vers sept heures dusoir, les généraux Manthonet, Massa et Bassetti, – les présidentsde la commission exécutive, Ercole et d’Agnese, – celui de lacommission législative, Dominique Cirillo, – et plusieurs autres denos compagnons, parmi lesquels Emanuele Borgo et Piati. Tous ontété conduits sur le bâtiment de l’amiral Nelson, où ils ont étéretenus toute la nuit, et, finalement, où ils se trouvent encoremaintenant, c’est-à-dire à sept heures du matin.

» La garnison attend de votre loyautél’explication de ce fait et l’accomplissement loyal du traité.

» Albanese.

« De la rade de Naples, 29 juin 1799, sixheures du matin. »

Un quart d’heure après, le capitaine Baillieet le chevalier Micheroux étaient près du cardinal, et celui-ciexpédiait Micheroux à Nelson, en l’invitant à lui expliquer saconduite, à laquelle il avouait ne rien comprendre, et en lesuppliant, si son intention était celle qu’il craignait de deviner,de ne point faire une pareille tache non-seulement à son nom, maisencore au drapeau anglais.

Nelson ne fit que rire de la réclamation duchevalier Micheroux en disant :

– De quoi le cardinal se plaint-il ?J’ai promis de ne pas m’opposer à l’embarquement de lagarnison : j’ai tenu parole, puisque la garnison estembarquée. Maintenant qu’elle l’est, je suis dégagé de ma parole etje puis faire ce que je veux.

Et, comme le chevalier Micheroux lui faisaitobserver que l’équivoque qu’il invoquait était indigne de lui, lesang lui monta au visage d’impatience, et il ajouta :

– D’ailleurs, j’agis selon ma conscience, etj’ai carte blanche du roi.

– Avez-vous les mêmes pouvoirs de Dieu ?lui demanda Micheroux. J’en doute.

– Ceci n’est point votre affaire, répliquaNelson ; c’est moi qui agis, et je suis prêt à rendre comptede mes actions au roi et à Dieu. Allez.

Et il renvoya le messager au cardinal, sansprendre la peine de lui faire une autre réponse et de voiler samauvaise foi sous une excuse quelconque.

En vérité, la plume tombe des mains de touthonnête homme forcé, par la vérité, à écrire de pareilleschoses.

En recevant cette réponse du chevalierMicheroux, le cardinal Ruffo jeta un regard plein d’éloquence auciel, prit une plume, écrivit quelques lignes, les signa et lesexpédia à Palerme par un courrier extraordinaire.

C’était sa démission qu’il envoyait àFerdinand et à Caroline.

CLVI – DEUX HONNÊTES COMPAGNONS

Reprenons cette plume échappée à nosdoigts : nous ne sommes pas au bout de notre récit, et le pirenous reste à raconter.

On se rappelle qu’au moment où Nelsonreconduisait le cardinal, après la visite au Foudroyant,et échangeait avec lui un froid salut, résultat de la dissidencequi s’était élevée entre leurs opinions à l’endroit du traité, EmmaLyonna, posant la main sur l’épaule de Nelson, était venue lui direque Scipion Lamarra, le même qui avait apporté au cardinal labannière brodée par la reine et par ses filles, était à bord etl’attendait chez sir William Hamilton.

Comme l’avait prévu Nelson, Scipion Lamarravenait s’entretenir avec lui sur les moyens de s’emparer deCaracciolo, qui avait quitté sa flottille le jour même del’apparition dans la rade de la flotte de la Grande-Bretagne.

On n’a pas oublié que la reine avaitrecommandé de vive voix à Emma Lyonna, et par écrit au cardinal, dene faire aucune grâce à l’amiral Caracciolo, dévoué par elle à lamort.

Elle avait écrit dans les mêmes termes àScipion Lamarra, un de ses agents les plus actifs, afin qu’ils’entendit avec Nelson sur les moyens à employer pour s’emparer del’amiral Caracciolo, si l’amiral Caracciolo était en fuite aumoment où Nelson entrerait dans le port.

Or, Caracciolo était en fuite, comme on l’a vupar la réponse du contre-maître de la chaloupe canonnière quel’amiral avait montée dans le combat du 13, lorsque Salvato,prévenu par Ruffo des dangers que courait l’amiral, s’était mis enquête de lui et était venu demander de ses nouvelles dans le portmilitaire.

Par un motif tout opposé, l’espion Lamarraavait fait les mêmes démarches que Salvato et était arrivé au mêmebut, c’est-à-dire à savoir que l’amiral avait quitté Naples etcherché un refuge près d’un de ses serviteurs.

Il venait annoncer cette nouvelle à Nelson etlui demander s’il voulait qu’il se mît en quête du fugitif.

Nelson, non-seulement l’y engagea, mais encorelui annonça qu’une prime de quatre mille ducats était promise àcelui qui livrerait l’amiral.

À partir de ce moment, Scipion jura que ceserait lui qui toucherait la prime, ou tout au moins la majeurepartie de la prime.

S’étant présenté en ami, il avait appris desmatelots tout ce que ceux-ci savaient eux-mêmes sur Caracciolo,c’est-à-dire que l’amiral avait cherché un refuge chez un de sesserviteurs de la fidélité duquel il croyait être certain.

Selon toute probabilité, ce serviteurn’habitait point la ville : l’amiral était un homme trophabile pour rester si près de la griffe du lion.

Scipion ne prit donc même point la peine des’enquérir aux deux maisons que l’amiral possédait à Naples, l’uneà Santa-Lucia, presque attenante à l’église, – et c’était celle-làqu’il habitait, – l’autre, rue de Tolède.

Non, il était probable que l’amiral s’étaitretiré dans quelqu’une de ses fermes, afin d’avoir devant lui lacampagne ouverte, s’il avait besoin de fuir le danger.

Une de ces fermes était à Calvezzano,c’est-à-dire au pied des montagnes.

En homme intelligent, Scipion jugea quec’était dans celle-là que Caracciolo devait s’être réfugié. Là,comme nous l’avons dit, il avait, en effet, non-seulement lacampagne, mais encore la montagne, ce refuge naturel duproscrit.

Scipion se fit donner un sauf-conduit deNelson, revêtit un habit de paysan et partit avec l’intention de seprésenter à la ferme de Calvezzano comme un patriote qui, fuyant laproscription, exténué qu’il était par la faim, écrasé qu’il étaitpar la fatigue, aimait mieux risquer la mort que d’essayer d’allerplus loin.

Il entra donc hardiment à la ferme, et,feignant la confiance du désespoir, il demanda au fermier unmorceau de pain et un peu de paille dans une grange.

Le prétendu fugitif joua si bien son rôle, quele fermier ne prit aucun soupçon ; mais, au contraire, sousprétexte de s’assurer que personne ne l’avait vu entrer, le fitcacher dans une espèce de fournil, disant que, pour leur sûretécommune, il allait faire le tour de la ferme.

En effet, dix minutes après, il rentra avec unvisage plus rassuré, le tira de sa cachette, le fit asseoir à latable de la cuisine, et lui donna un morceau de pain, un quartierde fromage et un fiasco de vin.

Scipion Lamarra se jeta sur le pain comme unhomme affamé, mangeant et buvant avec tant d’avidité, que lefermier, en hôte compatissant, se crut obligé de l’inviter à semodérer, en lui disant que le pain ni le vin ne luimanqueraient ; qu’il pouvait donc boire et manger àloisir.

Comme Lamarra commençait à suivre ce conseil,un autre paysan entra, qui portait le même costume que le fermier,mais paraissait un peu plus âgé que lui.

Scipion fit un mouvement pour se lever etsortir.

– Ne craignez rien, dit le fermier :c’est mon frère.

En effet, le nouveau venu, après un salutd’homme qui est chez lui, prit un tabouret et alla s’asseoir dansun coin de la cheminée.

Le faux patriote remarqua que le frère dufermier choisissait le côté où il y avait le plus d’ombre.

Scipion Lamarra, qui avait vu l’amiralCaracciolo à Palerme, n’eut besoin que de jeter un regard sur leprétendu frère du fermier pour le reconnaître.

C’était François Caracciolo.

Dès lors, Scipion comprit toute la manœuvre.Le fermier n’avait point osé le recevoir sans la permission de sonmaître ; sous prétexte de voir si l’étranger n’était pointsuivi, il était sorti pour aller demander cette permission àCaracciolo, et Caracciolo, curieux d’apprendre des nouvelles deNaples, était entré dans la salle et était allé s’asseoir dans lacheminée, redoutant d’autant moins son hôte, que, d’après ce quilui avait été rapporté, c’était un proscrit.

Aussi, au bout d’un instant :

– Vous venez de Naples ? demanda-t-il aScipion avec une indifférence affectée.

– Hélas ! oui, répondit celui-ci.

– Que s’y passe-t-il donc ?

Scipion ne voulait pas trop effrayerCaracciolo, de peur que, lui parti, il ne cherchât un autreasile.

– On embarque les patriotes pour Toulon,dit-il.

– Et pourquoi donc ne vous êtes-vous pasembarqué pour Toulon avec eux ?

– Parce que je ne connais personne en Franceet qu’au contraire j’ai un frère à Corfou. Je vais donc tâcher degagner Manfredonia et de m’y embarquer.

La conversation se borna là. Le fugitifparaissait tellement fatigué, que c’était pitié de le faire veillerplus longtemps : Caracciolo dit au fermier de le conduire à sachambre, Scipion prit congé de lui avec de grandes protestations dereconnaissance, et, arrivé à sa chambre, pria son hôte de leréveiller avant le jour, afin qu’il pût continuer son chemin versManfredonia.

– Ce me sera d’autant plus facile, réponditcelui-ci, qu’il faut que je me lève moi-même avant le jour pouraller à Naples.

Scipion ne fit aucune demande, ne risquaaucune observation ; il savait tout ce qu’il voulait savoir,et le hasard, qui se fait parfois complice des grands crimes, leservait au delà de ses souhaits.

Le lendemain, à deux heures, le fermier entradans sa chambre. En un instant, il fut debout, habillé, prêt àpartir. Le fermier lui donna un petit paquet préparéd’avance : c’était un pain, un morceau de jambon, unebouteille de vin.

– Mon frère m’a chargé de vous demander sivous avez besoin d’argent, ajouta le fermier.

Scipion eut honte. Il tira sa bourse, quicontenait quelques pièces d’or, et la montra à son hôte ; puisil se fit indiquer un chemin de traverse, prit congé de lui, lechargea de présenter tous ses remercîments à son frère etpartit.

Mais à peine eut-il fait cent pas, qu’ilchangea de direction, contourna la ferme, et à un endroit où lechemin se resserrait entre deux collines, vint attendre le fermier,qui ne pouvait manquer de passer là en allant à Naples.

En effet, une demi-heure après, il distingua,au milieu des ténèbres qui commençaient à s’éclaircir, lasilhouette d’un homme qui suivait le chemin de Calvezzano à Naples,et qu’il reconnut presque aussitôt pour son fermier.

Il marcha droit à lui : l’autre lereconnut à son tour et s’arrêta étonné.

Il était évident qu’il ne s’attendait pas àune pareille rencontre.

– C’est vous ? lui demanda-t-il.

– Comme vous voyez, répondit Scipion.

– Que faites-vous ici, au lieu d’être sur laroute de Manfredonia ?

– Je vous attends.

– Dans quel but ?

– Dans celui de vous dire que, par ordonnancede lord Nelson, il y a peine de mort pour quiconque cache unrebelle.

– En quoi cela peut-il m’intéresser ?demanda le fermier.

– En ce que vous cachez l’amiralCaracciolo.

Le fermier essaya de nier.

– Inutile, dit Scipion, je l’ai reconnu :c’est l’homme que vous voulez faire passer pour votre frère.

– Ce n’est pas tout ce que vous avez à medire ? demanda le fermier avec un sourire à l’expressionduquel il n’y avait pas à se tromper.

C’était le sourire d’un traître.

– C’est bien, dit Scipion, je vois que nousnous entendrons.

– Combien vous a-t-on promis, demanda lefermier, si vous livriez l’amiral Caracciolo ?

– Quatre mille ducats, dit Scipion.

– Y en a-t-il deux mille pour moi ?

– Vous avez la bouche large, l’ami !

– Et cependant je ne l’ouvre qu’à moitié.

– Vous vous contenterez de deux milleducats ?

– Oui, si l’on ne se préoccupe pas trop de ceque l’amiral peut avoir d’argent chez moi.

– Et si l’on n’en passe point par où vousvoulez ?

Le fermier fit un bond en arrière, et, du mêmecoup, tira un pistolet de chacune de ses poches.

– Si l’on ne passe point par où je veux,dit-il, je préviens l’amiral, et, avant que vous soyez à Naples,nous serons assez loin pour que vous ne nous rejoigniez jamais.

– Venez ici, mon camarade : je ne peux etsurtout je ne veux rien faire sans vous.

– Ainsi, c’est convenu ?

– Pour ma part, oui ; mais, si vousvoulez vous fier à moi, je vous mènerai en face de quelqu’un avecqui vous pourrez discuter vos intérêts et qui, je vous en réponds,sera coulant sur vos exigences ?

– Comment nommez-vous celui-là ?

– Milord Nelson.

– Oh ! oh ! j’ai entendu dire àl’amiral Caracciolo que milord Nelson était son plus grandennemi.

– Il ne se trompait pas. Voilà pourquoi jepuis vous répondre que milord ne marchandera point avec vous.

– Alors, vous venez de la part de l’amiralNelson ?

– Je viens de plus loin.

– Allons, allons, dit le fermier, comme vousl’avez dit, nous nous entendrons à merveille. Venez.

Et les deux honnêtes compagnons continuèrentleur chemin vers Naples.

CLVII – DE PAR HORACE NELSON

C’était à la suite de l’entrevue que lefermier et Scipion Lamarra avaient eue avec milord Nelson que sirWilliam Hamilton avait écrit à sir John Acton :

« Caracciolo et douze de ces infâmesrebelles seront bientôt entre les mains de milordNelson. »

Les douze infâmes rebelles, nousl’avons vu par la lettre d’Albanese au cardinal, avaient étéexpédiés à bord du Foudroyant.

C’étaient Manthonnet, Massa, Bassetti,Dominique Cirillo, Ercole, d’Agnese, Borgo, Piati, Mario Pagano,Conforti, Bassi et Velasco.

Quant à Caracciolo, il devait être livré le 29au matin.

En effet, pendant la nuit, six matelots,déguisés en paysans et armés jusqu’aux dents, avaient abordé auGranatello, étaient descendus à terre, et, guidés par ScipionLamarra, avaient pris le chemin de Calvezzano, où ils étaientarrivés vers trois heures du matin.

Le fermier veillait, tandis que Caracciolo, àqui il avait rapporté de Naples les nouvelles les plustranquillisantes, s’était couché et dormait aveuglé par cetteconfiance que les honnêtes gens ont, par malheur, presque toujours,dans les coquins.

Caracciolo avait son sabre sous son chevet,deux pistolets sur sa table de nuit ; mais, prévenus par lefermier de ces précautions, les marins, en s’élançant dans lachambre, avaient commencé par mettre la main sur les armes.

Alors, en voyant qu’il était pris et que touterésistance était inutile, Caracciolo avait relevé la tête et tendude lui-même les mains aux cordes dont on s’apprêtait à le lier.

Il avait bien voulu fuir la mort, tant que lamort n’était pas là ; mais, la sentant sous ses pas, il seretournait et lui faisait face.

Une espèce de charrette d’osier attelée dedeux chevaux attendait à la porte. On y porta Caracciolo. Lessoldats s’assirent autour de lui ; Scipion prit les rênes.

Le traître se tint à l’écart et ne parutpas.

Il avait discuté le prix de sa trahison, enavait reçu une partie et devait recevoir le reste après livraisonfaite de son maître.

On arriva à sept heures du matin auGranatello ; on transborda le prisonnier de la charrette dansla barque ; les six paysans redevinrent des matelots,ressaisirent leurs avirons et ramèrent vers leFoudroyant.

Depuis dix heures du matin, Nelson était surle pont du Foudroyant,sa lunette à la main, et l’œiltourné vers le Granatello, c’est-à-dire entre Torre-del-Greco etCastellamare.

Il vit une barque se détacher du rivage ;mais, à sept ou huit milles de distance, il n’y avait pas moyen dela reconnaître. Cependant, comme elle était la seule qui sillonnâtla surface unie et calme de la mer, son œil ne s’en détournapoint.

Un instant après, la belle créature qu’ilavait à bord, souriante comme si elle entrait dans un jour de fête,montra sa tête au-dessus de l’escalier du tillac et vint s’appuyerà son bras.

Malgré ses douces habitudes de paresse, quisouvent lui faisaient commencer sa journée lorsque plus de lamoitié de la journée était passée, elle s’était levée, ce jour-là,dans l’attente des grands événements qu’il devait voirs’accomplir.

– Eh bien ? demanda-t-elle à Nelson.

Nelson lui montra silencieusement du doigt labarque qui s’approchait, n’osant encore lui affirmer que ce fût labarque attendue, mais jugeant, d’après la ligne rigide qu’ellesuivait depuis qu’elle avait quitté le rivage en s’avançant versle Foudroyant, que ce devait être elle.

– Où est sir William ? demandaNelson.

– C’est à moi que vous faites cettequestion ? demanda en riant Emma.

Nelson rit à son tour ; puis, seretournant :

– Parkenson, dit-il au jeune officier qui setrouvait le plus rapproché de lui, et auquel d’ailleurs, soitsympathie, soit certitude d’être plus intelligemment obéi, iladressait plus volontiers ses ordres, – Parkenson, tâchez donc dedécouvrir sir William, et dites-lui que j’ai tout lieu de croireque la barque que nous attendons est en vue.

Le jeune homme salua et se mit en quête del’ambassadeur.

Pendant les quelques minutes que le jeunelieutenant mit à trouver sir William et à l’amener, la barquecontinuait à s’approcher, et les doutes de Nelson commençaient àdisparaître. Les rameurs nous l’avons dit, déguisés en paysans,ramaient d’une façon trop régulière pour être des paysans et,d’ailleurs, debout à la proue, se tenait et faisait des signes detriomphe un homme que Nelson finit par reconnaître pour ScipionLamarra.

Parkenson avait trouvé sir William Hamiltonoccupé à écrire au capitaine général Acton, et il avait interrompusa lettre, à peine commencée, pour venir en toute hâte joindreNelson et Emma Lyonna sur le pont.

La lettre interrompue était sur son bureau, etnous allons donner une nouvelle preuve de la conscience que nousavons mise dans nos recherches, en mettant sous les yeux de noslecteurs ce commencement de lettre, dont, plus tard, nous leurdonnerons la suite. Voici ce commencement :

« À bord du Foudroyant, 29 juin1799.

» Monsieur,

» J’ai reçu de Votre Excellence troislettres, deux en date du 25, et l’autre en date du 26, et je suisenchanté de voir que tout ce que lord Nelson et moi avons fait, aobtenu l’approbation de Leurs Majestés Siciliennes. Le cardinals’obstine à se séparer de nous et ne veut pas se mêler de lareddition de Saint-Elme. Il a envoyé, pour le remplacer et pour semettre d’accord sur les moyens d’attaque avec lord Nelson le duc dela Salandra. Le capitaine Troubridge commandera les milicesanglaises et les soldats russes ; vous arriverez avec quelquesbonnes pièces d’artillerie, et alors ce sera le duc de Salandra quicommandera en chef. Troubridge n’a fait aucune opposition à cetarrangement.

» En somme, je me flatte que cetteimportante affaire sera promptement terminée et que la bannière duroi flottera dans quelques jours sur Saint-Elme, comme elle flottedéjà sur les autres châteaux… »

C’était là qu’en était sir William, lorsque lejeune officier était venu le déranger.

Il était monté sur le pont, comme nous l’avonsdit, et était venu se joindre au groupe que formaient déjà Nelsonet Emma Lyonna.

Quelques instants après, il n’y avait plusaucun doute : Nelson avait reconnu Scipion Lamarra, et lessignes de celui-ci lui avaient donné à connaître que Caraccioloétait prisonnier et qu’on le lui amenait.

Que se passa-t-il dans le cœur de l’amiralanglais lorsqu’il apprit cette nouvelle tant désirée ? Nil’historien ni le romancier n’ont la vue assez perçante pour voirau delà de cette couche d’impassibilité qui s’étendit sur sonvisage.

Bientôt, l’œil des trois personnes intéresséesà cette capture put bientôt, en plongeant au fond de la barque, yvoir l’amiral couché et garrotté. Son corps, placé en travers de labarque, avait pu servir d’appui aux deux rameurs du milieu.

Sans doute ne jugea-t-on pas à propos deprendre la peine de contourner le bâtiment pour aborder parl’escalier d’honneur, ou peut-être encore eut-on honte de pousserjusque-là la dérision. Mais tant il y a que la gaffe des deuxpremiers matelots s’attacha à l’escalier de bâbord, et que ScipionLamarra s’élança sur cet escalier pour annoncer le premier de vivevoix à Nelson la réussite de l’entreprise.

Pendant ce temps, les marins déliaient lesjambes de l’amiral pour qu’il pût monter à bord ; mais ils luilaissaient les mains liées derrière le dos avec une telle rigidité,que, lorsque ces liens tombèrent, ils avaient laissé autour despoignets la trace sanglante de leurs nombreux anneaux.

Caracciolo passa devant ce groupe ennemi dontla joie insultait à son malheur, et fut conduit dans une chambre del’entre-pont, dont on laissa la porte ouverte en plaçant deuxsentinelles à cette porte.

À peine Caracciolo avait-il fait cette courteapparition, que sir William, désireux d’annoncer le premier au roiet à la reine cette bonne nouvelle, se précipita dans sa chambre,reprit la plume et continua :

« Nous venons d’avoir le spectacle deCaracciolo, pâle, avec une longue barbe, à moitié mort, lesyeux baissés, les mains garrottées. Il a été amené à bord duvaisseau le Foudroyant, où se trouvent déjà non-seulementceux que je vous ai nommés, mais encore le fils de Cassano[5], don Julio, le prêtre Pacifico etd’autres infâmes traîtres. Je suppose qu’il sera fait promptementjustice des plus coupables. En vérité, c’est une chose qui faithorreur ; mais, moi qui connais leur ingratitude et leurscrimes, je suis moins impressionné du châtiment que les nombreusespersonnes qui ont assisté à ce spectacle. Je crois, d’ailleurs, quec’est pour nous une excellente chose que d’avoir à bord duFoudroyant les principaux coupables, au moment où l’on vaattaquer Saint-Elme, attendu que nous pourrons trancher une tête àchaque boulet que les Français tireront sur la ville de Naples.

» Adieu, mon très-cher monsieur, etc.

» W. Hamilton.

» P.-S. – Venez,s’il est possible, pour accommoder toutes choses. J’espère que nousaurons terminé, avant leur arrivée, quelques affaires quipourraient affliger Leurs Majestés. Le procès de Caracciolo va êtrefait par les officiers de Leurs Majestés Siciliennes. S’il estcondamné, comme c’est probable, la sentence sera immédiatementexécutée. Il semble déjà à moitié mort d’abattement. Il demandait àêtre jugé par des officiers anglais.

» Le bâtiment qui vous portera cettelettre partant à l’instant pour Palerme, je ne puis rien vous direde plus. »

Et, cette fois, sir William Hamilton pouvait,sans crainte de se tromper, annoncer que le procès ne durerait paslongtemps.

Voici les ordres de Nelson ; on nel’accusera point d’avoir fait attendre l’accusé :

Au capitaine comte de Thurn, commandant lafrégate de Sa Majesté La Minerve.

« De par Horace Nelson :

» Puisque François Caracciolo, commodorede Sa Majesté Sicilienne, a été fait prisonnier, et est accusé derébellion contre son légitime souverain, pour avoir fait feu sur labannière royale hissée sur la frégate la Minerve, qui setrouvait sous vos ordres,

» Vous êtes requis et, en vertu de laprésente, il vous est ordonné de réunir cinq des plus anciensofficiers qui se trouvent sous votre commandement, en retenant laprésidence pour vous, et d’informer pour savoir si le délit dontest accusé ledit Caracciolo peut être prouvé ; et, si lapreuve du délit ressort de l’instruction, vous devez recourir àmoi pour savoir quelle peine il subira.

« À bord du Foudroyant, golfe deNaples, 29 juin 1799.

» Horace Nelson. »

Ainsi, vous le voyez par le peu de mots quenous avons soulignés, ce n’était point le conseil de guerre quifaisait le procès, ce n’étaient pas les juges qui avaient reconnula culpabilité, qui devaient appliquer la peine selon leurconscience ; non, c’était Nelson, qui n’assistait ni àl’instruction ni à l’interrogatoire ; qui, pendant ce tempspeut-être, parlait d’amour avec la belle Emma Lyonna ; c’étaitNelson qui, sans même avoir pris connaissance du procès, sechargeait de prononcer la sentence et de déterminer lapeine !

Aussi, l’accusation est-elle si grave, qu’unefois encore, comme la chose nous est arrivée si souvent dans lecours de ce récit, le romancier, qui craint qu’on ne l’accuse detrop d’imagination, passe la plume à l’historien et lui dit :« À ton tour, frère : la fantaisie n’a pas le droitd’inventer, l’histoire seule a le droit de dire ce que tu vasdire. »

Nous affirmons donc qu’il n’y a pas un mot dece que l’on a lu depuis le commencement de ce chapitre, nousaffirmons donc qu’il n’y a pas un mot de ce qu’on va lire jusqu’àla fin de ce chapitre qui ne soit l’exacte vérité : ce n’estpas notre faute si, pour être nue, elle n’en est pas moinsterrible.

Nelson, sans s’inquiéter du jugement de lapostérité et même des contemporains, avait décidé que le procès deCaracciolo aurait lieu sur son propre bâtiment, attendu, comme ledisent MM. Clarke et Marc Arthur dans leur Vie deNelson, que l’amiral craignait que, si le procès se faisait àbord d’un navire napolitain, le navire ne se révoltât,tant, ajoutent ces messieurs, tant Caracciolo étaitaimé dans la marine !

Aussi le procès commença-t-il immédiatementaprès la publication de l’arrêté rendu par Nelson, celui-ci nes’inquiétant point, dans son servilisme pour la reine Caroline,pour le roi Ferdinand, et peut-être même dans son orgueilpersonnel, si profondément offensé par Caracciolo ; celui-cine s’inquiétant point, disons-nous, s’il foulait aux pieds toutesles lois internationales, puisqu’il n’avait pas le droit de jugerson égal en rang, son supérieur comme position sociale, lequel,s’il était coupable, n’était, coupable qu’envers le roi desDeux-Siciles, et non envers le roi d’Angleterre.

Et maintenant, pour que l’on ne nous accusepas de sympathie à l’égard de Caracciolo et d’injustice enversNelson, nous allons purement et simplement tirer du livre despanégyristes de l’amiral anglais le procès-verbal du jugement. Ceprocès-verbal, dans sa simplicité, nous paraît bien autrementémouvant que le roman inventé par Cuoco ou fabriqué parColetta.

Les officiers napolitains composant le conseilde guerre, sous la présidence du comte de Thurn, se réunirentimmédiatement dans le carré des officiers.

Deux marins anglais, sur l’ordre du comte deThurn, se rendirent à la chambre où était enfermé Caracciolo, luienlevèrent les cordes qui le garrottaient et le conduisirent devantle conseil de guerre.

La chambre où il était réuni resta ouverte,selon l’usage, et tous purent y entrer.

Caracciolo, en reconnaissant dans ses juges, àpart le comte de Thurn, tous les officiers qui avaient servi souslui, sourit et secoua la tête.

Il était évident que pas un de ces hommesn’oserait l’absoudre.

Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit sirWilliam. Quoique âgé de quarante-neuf ans à peine, grâce à sa barbeinculte, à ses cheveux en désordre, Caracciolo en paraissaitsoixante et dix.

Cependant, arrivé en face de ses juges, il seredressa de toute la hauteur de sa taille et retrouva l’assurance,la fermeté, le regard d’un homme habitué à commander, et sonvisage, bouleversé par la rage, prit l’expression d’un calmehautain.

L’interrogatoire commença. Caracciolo nedédaigna point d’y répondre, et le résumé de ses réponses futcelui-ci :

« Ce n’est point la République que j’aiservie, c’est Naples ; ce n’est point la royauté que j’aicombattue, c’est le meurtre, le pillage, l’incendie. Depuislongtemps, je faisais le service de simple soldat, lorsque j’ai étéen quelque sorte contraint de prendre le commandement de la marinerépublicaine, commandement qu’il m’était impossible derefuser. »

Si Nelson eût assisté à l’interrogatoire, ileût pu appuyer cette assertion de Caracciolo ; car il n’yavait pas trois mois que Troubridge lui avait écrit, on se lerappelle :

« J’apprends que Caracciolo a l’honneurde monter la garde comme simple soldat. Hier, il a été vu faisantla sentinelle au palais. Il avait refusé de prendre duservice ; mais il paraît que les jacobins forcent tout lemonde. »

On lui demanda alors pourquoi, puisqu’il avaitservi forcément, il n’avait pas profité des occasions nombreusesqui lui avaient été offertes de fuir.

Il répondit que fuir était toujoursfuir ; que peut-être avait-il été retenu par un faux pointd’honneur, mais qu’enfin il avait été retenu. Si c’était un crime,il l’avouait.

L’interrogatoire se borna là. On voulait deCaracciolo un simple aveu : cet aveu, il l’avait fait, et,quoique fait avec beaucoup de calme et de dignité, bien que lamanière dont avait répondu Caracciolo lui eût, dit leprocès-verbal, mérité la sympathie des officiers anglaisparlant italien qui avaient assisté à la séance, la séance futclose : le crime était prouvé.

Caracciolo fut reconduit à sa chambre et gardéde nouveau par deux sentinelles.

Quant au procès-verbal, il fut porté à Nelsonpar le comte de Thurn. Nelson le lut avidement ; uneexpression de joie féroce passa sur son visage. Il prit une plumeet écrivit :

Au commodore comte de Thurn.

« De par Horace Nelson :

» Attendu que le conseil de guerre,composé d’officiers au service de Sa Majesté Sicilienne, a étéréuni pour juger François Caracciolo sur le crime de rébellionenvers son souverain ;

» Attendu que ledit conseil de guerre apleinement acquis la preuve de ce crime, et, par conséquent, danscette conviction, rendu contre ledit Caracciolo un jugement qui apour conséquence la peine de mort ;

» Vous êtes, par la présente, requis etcommandé de faire exécuter ladite sentence de mort contre leditCaracciolo, par le moyen de la pendaison, à l’antenne de l’arbre detrinquette de la frégate la Minerve,appartenant à SaMajesté Sicilienne, laquelle frégate se trouve sous vos ordres.Ladite sentence devra être exécutée aujourd’hui, à cinq heuresaprès midi ; et, après que le condamné sera resté pendu,depuis l’heure de cinq heures jusqu’au coucher du soleil, à cemoment la corde sera coupée et le cadavre jeté à la mer.

» À bord du Foudroyant, Naples,29 juin 1799.

» Horace Nelson. »

Deux personnes étaient dans la cabine deNelson au moment où il rendit cette sentence. Fidèle au sermentqu’elle avait fait à la reine, Emma resta impassible et ne dit pasune parole en faveur du condamné. Sir William Hamilton, quoiquemédiocrement tendre à son égard, après avoir lu la sentence quevenait d’écrire Nelson, ne put s’empêcher de lui dire :

– La miséricorde veut que l’on accordevingt-quatre heures aux condamnés pour se préparer à la mort.

– Je n’ai point de miséricorde pour lestraîtres, répondit Nelson.

– Alors, sinon la miséricorde, du moins lareligion.

Mais, sans répondre à sir William, Nelson luiprit la sentence des mains, et, la tendant au comte deThurn :

– Faites exécuter, dit-il.

CLVIII – L’EXÉCUTION

Nous l’avons dit et nous le répétons, dans cefunèbre récit, – qui imprime une si sombre tache à la mémoire d’undes plus grands hommes de guerre qui aient existé, – nous n’avonsrien voulu donner à l’imagination, quoiqu’il soit possible que, parun artifice de l’art, nous ayons eu l’espoir d’arriver à produiresur nos lecteurs une plus profonde impression que par la simplelecture des pièces officielles. Mais c’était prendre une trop graveresponsabilité, et, puisque nous en appelons d’office à lapostérité du jugement de Nelson, puisque nous jugeons le juge, nousvoulons que, tout au contraire du premier jugement, fruit de lacolère et de la haine, l’appel ait tout le calme et toute lasolennité d’une cause loyale et sûre de son succès.

Nous allons donc renoncer à ces auxiliairesqui nous ont si souvent prêté leur puissant concours, et nous entenir à la relation anglaise, qui doit naturellement être favorableà Nelson et hostile à Caracciolo.

Nous copions.

Pendant ces heures solennelles quis’écoulèrent entre le jugement et l’exécution de la sentence,Caracciolo fit deux fois appeler près de lui le lieutenantParkenson et deux fois le pria d’aller intercéder pour lui près deNelson.

La première, pour obtenir la révision de sonjugement ;

La seconde, pour qu’on lui fit la grâce d’êtrefusillé au lieu d’être pendu.

Et, en effet, Caracciolo s’attendait bien à lamort, mais à la mort par la hache ou par la fusillade.

Son titre de prince lui donnait droit à lamort de la noblesse ; son titre d’amiral lui donnait droit àla mort du soldat.

Toutes deux lui échappaient pour faire place àla mort des assassins et des voleurs, à une mort infamante.

Non-seulement Nelson outrepassait ses pouvoirsen condamnant à mort son égal comme rang, son supérieur commeposition sociale, mais encore il choisissait une mort qui devait,aux yeux de Caracciolo, doubler l’horreur du supplice.

Aussi, pour échapper à cette mort infâme,Caracciolo n’hésita-t-il point à descendre à la prière.

– Je suis un vieillard, monsieur, dit-il aulieutenant Parkenson ; je ne laisse point de famille pourpleurer ma mort, et l’on ne supposera point qu’à mon âge, et isolécomme je suis, j’aie grand’peine à quitter la vie ; mais lahonte de mourir comme un pirate m’est insupportable, et, jel’avoue, me brise le cœur.

Pendant tout le temps que dura l’absence dujeune lieutenant, Caracciolo fut fort agité et parut fortinquiet.

Le jeune officier rentra : il étaitévident qu’il revenait avec un refus.

– Eh bien ? demanda vivementCaracciolo.

– Voici, mot pour mot, les paroles de milordNelson, dit le jeune homme : « Caracciolo a étéimpartialement jugé par les officiers de sa nation : ce n’estpoint à moi, qui suis étranger, d’intervenir pour fairegrâce. »

Caracciolo sourit amèrement.

– Ainsi, dit-il, milord Nelson a eu le droitd’intervenir pour me faire condamner à être pendu, et il n’a pas ledroit d’intervenir pour me faire fusiller, au lieu de me fairependre !

Puis, se retournant vers lemessager :

– Peut-être, mon jeune ami, lui dit-il,n’avez-vous point insisté près de milord comme vous eussiez dû lefaire.

Parkenson avait les larmes aux yeux.

– J’ai tellement insisté, prince, dit-il, quemilord Nelson m’a renvoyé avec un geste de menace en medisant : « Lieutenant, si j’ai un conseil à vous donner,c’est de vous mêler de votre affaire. » Mais n’importe,continua-t-il, si Votre Excellence a quelque autre mission à medonner, dût-elle me faire tomber en disgrâce, je l’accomplirai degrand cœur.

Caracciolo sourit en voyant les larmes dujeune homme, et, lui tendant la main :

– Je me suis adressé à vous, lui dit-il, parceque vous êtes le plus jeune officier, et qu’à votre âge, il estrare que l’on ait le cœur mauvais. Eh bien, un conseil :croyez-vous qu’en m’adressant à lady Hamilton, elle obtiennequelque chose pour moi de milord Nelson ?

– Elle a une grande influence sur milord, ditle jeune homme ; essayons.

– Eh bien, allez ; suppliez-la. J’aipeut-être, dans un temps plus heureux, eu des torts enverselle ; qu’elle les oublie, et, en commandant le feu que l’ondirigera contre moi, je la bénirai.

Parkenson sortit, alla sur le tillac, et,voyant qu’elle n’y était point, essaya de pénétrer chez elle ;mais, malgré ses prières, la porte demeura fermée.

À cette réponse, Caracciolo vit qu’il luifallait perdre tout espoir, et, ne voulant point abaisser plus bassa dignité, il serra la main du jeune officier et résolut de neplus prononcer une seule parole.

À une heure, deux matelots entrèrent chez lui,en même temps que le comte de Thurn lui annonçait qu’il fallaitquitter le Foudroyant et passer à bord de laMinerve.

Caracciolo tendit les mains.

– C’est derrière et non pas devant que lesmains doivent être liées, dit le comte de Thurn.

Caracciolo passa ses mains derrière lui.

On laissa un long bout pendant dont un matelotanglais tint l’extrémité. Sans doute craignait-on, si on luilaissait les mains libres, qu’il ne s’élançât à la mer etn’échappât au supplice par le suicide. Grâce à la corde et à laprécaution prise d’en mettre l’extrémité aux mains d’un matelot,cette crainte ne pouvait se réaliser.

Ce fut donc lié et garrotté comme le dernierdes criminels, que Caracciolo, un amiral, un prince, un des hommesles plus éminents de Naples, quitta le pont du Foudroyant,qu’il traversa tout entier entre deux haies de matelots.

Mais, quand l’outrage est poussé jusque là, ilretombe sur celui qui le fait, et non pas sur celui qui lesubit.

Deux barques, armées en guerre, accompagnaientà bâbord et à tribord la barque que montait Caracciolo.

On aborda à la Minerve. En revoyantde près ce beau bâtiment, sur lequel il avait régné et qui luiavait obéi avec tant de soumission pendant la traversée de Naples àPalerme, Caracciolo poussa un soupir et deux larmes perlèrent aucoin de ses yeux.

Il monta par l’escalier de bâbord,c’est-à-dire par l’escalier des inférieurs.

Les officiers et les soldats étaient rangéssur le pont.

La cloche piquait une heure et demie.

Le chapelain attendait.

On demanda à Caracciolo s’il désirait employerle temps qui lui restait à une sainte conférence avec leprêtre.

– Est-ce toujours don Severo qui est chapelainde la Minerve ?demanda-t-il.

– Oui, Excellence, lui répondit-on.

– En ce cas, conduisez-moi à lui.

On conduisit le condamné à la cabine duprêtre.

Le digne homme avait dressé à la hâte un petitautel.

– J’ai pensé, dit-il à Caracciolo, qu’à cetteheure suprême, vous auriez peut-être le désir de communier.

– Je ne crois pas mes péchés assez grands pourqu’ils ne puissent être lavés que par la communion ; mais,fussent-ils plus grands encore, la manière infâme dont je vaisfinir me paraîtrait suffisante à leur expiation.

– Refuserez-vous de recevoir le corps sacré deNôtre-Seigneur ? demanda le prêtre.

– Non, Dieu m’en garde ! réponditCaracciolo en s’agenouillant.

Le prêtre dit les paroles saintes quiconsacrent l’hostie, et Caracciolo reçut pieusement le corps deNotre-Seigneur.

– Vous aviez raison, mon père, dit-il ;je me sens plus fort et surtout plus résigné qu’auparavant.

La cloche piqua successivement deux heures,trois heures, quatre heures, cinq heures.

La porte s’ouvrit.

Caracciolo embrassa le prêtre, et, sans direune parole, suivit le piquet qui venait le chercher.

En arrivant sur le pont, il vit un matelot quipleurait.

– Pourquoi pleures-tu ? lui demandaCaracciolo.

Celui-ci, sans répondre, mais en sanglotant,lui montra la corde qu’il tenait entre ses mains.

– Comme nul ne sait que je vais mourir, ditCaracciolo, nul ne me pleure que toi, mon vieux compagnon d’armes.Embrasse-moi donc au nom de ma famille et de mes amis.

Puis, se tournant du côté duFoudroyant, il vit sur la dunette un groupe de troispersonnes qui regardaient.

L’une d’elles tenait une longue-vue.

– Écartez-vous donc un peu, mes amis, ditCaracciolo aux marins qui faisaient la haie ; vous empêchezmilord Nelson de voir.

Les marins s’écartèrent.

La corde avait été jetée par-dessus la verguede misaine ; elle pendait au-dessus de la tête deCaracciolo.

Le comte de Thurn fit un signe.

Le nœud coulant fut passé au cou de l’amiral,et douze hommes, tirant le câble, enlevèrent le corps à une dizainede pieds de hauteur.

En même temps, une détonation se fit entendre,et la fumée d’un coup de canon monta dans les agrès dubâtiment.

Les ordres de milord Nelson étaientexécutés.

Mais, quoique l’amiral anglais n’eût pas perdule moindre détail du supplice, aussitôt ce coup de canon tiré, lecomte de Thurn rentra dans sa cabine et écrivit :

« Avis est donné à Son Excellencel’amiral lord Nelson que la sentence rendue contre FrançoisCaracciolo a été exécutée de la manière qui avait été ordonnée.

» À bord de la frégate de Sa MajestéSicilienne la Minerve, le 29 juin 1799.

» Comte de Thurn. »

Une barque fut mise immédiatement à la merpour porter cet avis à Nelson.

Nelson n’avait pas besoin de cet avis poursavoir que Caracciolo était mort. Comme nous l’avons dit, iln’avait pas perdu un détail de l’exécution, et, d’ailleurs, entournant ses regards vers la Minerve, il pouvait voir lecadavre se balançant au-dessous de la vergue et flottant dansl’espace.

Aussi, avant que la chaloupe eût atteint lebâtiment, avait-il déjà écrit à Acton la lettre suivante :

« Monsieur, je n’ai point le tempsd’envoyer à Votre Excellence le procès fait à ce misérableCaracciolo ; je puis seulement vous dire qu’il a été jugé cematin et qu’il s’est soumis à la juste sentence prononcée contrelui.

» J’envoie à Votre Excellence monapprobation telle que je l’ai donnée :

« J’approuve la sentence de mortprononcée contre François Caracciolo, laquelle sera exécutéeaujourd’hui, à bord de la frégate la Minerve, à cinqheures. »

» J’ai l’honneur, etc.

» Horace Nelson. »

Le même jour, et par le même courrier, sirWilliam Hamilton écrivait la lettre suivante, qui prouve avec quelacharnement Nelson avait suivi, à l’égard de l’amiral napolitain,les instructions du roi et de la reine :

À bord du Foudroyant, 29 juin1799.

« Mon cher monsieur,

» J’ai à peine le temps d’ajouter à lalettre de milord Nelson, que Caracciolo a été condamné par lamajorité de la cour martiale, et que milord Nelson a ordonné quel’exécution de la sentence aurait lieu aujourd’hui, à cinq heuresde l’après-midi, a la vergue de la Minerve,et quele corps serait ensuite jeté à la mer. Thurn a fait observer qu’ilétait d’habitude, en pareille circonstance, d’accorder vingt-quatreheures au condamné pour pourvoir au salut de son âme ; maisles ordres de milord Nelson ont été maintenus, quoique j’aie appuyél’opinion de Thurn.

» Les autres coupables sont demeurés à ladisposition de Sa Majesté Sicilienne à bord des tartanes,enveloppées par toute notre flotte.

» Tout ce que fait lord Nelson est dictépar sa conscience et son honneur, et je crois que, plus tard, sesdispositions seront reconnues comme les plus sages que l’on ait puprendre. Mais, en attendant, pour l’amour de Dieu, faites que leroi vienne à bord du Foudroyant et qu’il y arbore sonétendard royal.

» Demain, nous attaqueronsSaint-Elme : le dé est jeté. Dieu favorisera la bonnecause ! c’est à nous de ne point démentir notre fermeté et depersévérer jusqu’au bout.

» W. Hamilton. »

On voit que, malgré sa conviction que lesdécisions de Nelson sont les meilleures que l’on puisse prendre,sir William Hamilton et ceux dont il est l’interprète appellentavec une espèce de frénésie le roi sur le Foudroyant.Illeur tarde que la présence royale consacre l’horrible drame quivient d’y être représenté.

Cette sentence et son exécution, sont ainsiconsignées sur le livre de bord de Nelson, où nous les copionslittéralement. On verra qu’ils n’y tiennent point grandeplace :

« Samedi 29 juin, le temps étanttranquille mais nuageux, est arrivé le vaisseau de Sa Majestéle Rainha et le brick Balloone.Une courmartiale a été réunie, a jugé, condamné et pendu FrançoisCaracciolo a bord de la frégate napolitaine LaMinerve. »

Et, moyennant ces trois lignes, le roiFerdinand fut rassuré, la reine Caroline satisfaite, Emma Lyonnamaudite, et Nelson déshonoré !

CLIX – LA RECONNAISSANCE ROYALE

L’exécution de Caracciolo répandit dans Naplesune consternation profonde. À quelque parti que l’on appartint, onreconnaissait, dans l’amiral, un homme à la fois considérable parla naissance et par le génie ; sa vie avait été irréprochableet pure de toutes ces souillures morales dont est si rarementexempte la vie d’un homme de cour. Il est vrai que Caracciolon’avait été un homme de cour que dans ses moments perdus, et, dansces moments-là, on l’a vu, il avait essayé de défendre la royautéavec autant de franchise et de courage qu’il avait défendu depuisla patrie.

Cette exécution fut, surtout pour lesprisonniers sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terriblespectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque, aucoucher du soleil, ainsi que le portait le jugement, la corde futcoupée et que ce cadavre, sur lequel tous les yeux étaient fixés,n’étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer rapidement,entraîné par les boulets qu’on lui avait attachés aux pieds, un criterrible, parti de la bouche des prisonniers, s’échappa de tous lesbâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte del’esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes duFoudroyant.

Le cardinal ignorait tout ce qui venait de sepasser dans cette terrible journée, non-seulement le procès, maisencore l’arrestation de Caracciolo. – Nelson, on l’a vu, avait eugrand soin de se faire amener le prisonnier par le Granatello,défendant expressément de le faire passer par le camp deRuffo ; car, à coup sûr, le cardinal n’eût point permis qu’unofficier anglais, avec lequel, d’ailleurs, il était depuis quelquesjours en complète dissidence sur un point d’honneur aussi importantque celui des traités, mît la main sur un prince napolitain, ceprince napolitain fût-il son ennemi ; à plus forte raison surCaracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d’alliance sinonoffensive, du moins défensive.

On se rappelle, en effet, qu’en se quittantsur la plage de Cotona, le cardinal et le prince s’étaient promisde se sauvegarder l’un l’autre, et, à cette époque où l’on nepouvait rien préjuger sur l’avenir, à moins d’être doué de l’espritprophétique, on pouvait aussi bien penser que ce serait le princequi sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait leprince.

Cependant, aux coups de canon tirés à bordFoudroyant, et à la vue d’un cadavre suspendu à la verguede misaine, on était accouru dire au cardinal qu’une exécutionvenait, sans aucun doute, d’avoir lieu à bord de la frégate laMinerve. Entraîné alors par un simple mouvement de curiosité,le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l’œil nu,en effet, un cadavre qui se balançait en l’air, et envoya chercherune longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quittéCaracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe,ce qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à sesyeux. En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels ilavait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que cecadavre était celui de quelque espion qui s’était laisséprendre ; et, sans plus se préoccuper de cet incident, ilallait redescendre dans son cabinet, lorsqu’il vit une barque sedétacher des flancs de la Minerve et s’avancer directementvers lui.

Cet incident le maintint à sa place.

Au fur et à mesure que la barque s’approchait,le cardinal demeurait convaincu que c’était à lui que l’officierqui la montait avait affaire. Cet officier portait l’uniforme de lamarine napolitaine, et, quoiqu’il eût été difficile au cardinald’appliquer un nom à son visage, ce visage ne lui était pas tout àfait inconnu.

Arrivé à quelques pas de la plage, l’officier,qui, depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le cardinal, lesalua respectueusement et lui montra le pli qu’il portait.

Le cardinal descendit et se trouva en mêmetemps que le messager à la porte de son cabinet.

Le messager s’inclina, et, présentant lepapier au cardinal :

– À Votre Éminence, dit-il, de la part de SonExcellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate laMinerve.

– Y a-t-il une réponse,monsieur ? demanda le cardinal.

– Non, Votre Éminence, réponditl’officier.

Et, s’inclinant, il se retira.

Le cardinal demeura assez étonné, son papier àla main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans soncabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler l’officier etl’interroger ; mais celui-ci avait répondu, avec un désirvisible de se retirer : « Il n’y a point deréponse. » Il le laissa donc continuer son chemin, rentra dansson cabinet, appela des lunettes au secours de ses mauvais yeux,ouvrit la lettre et lut :

Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffosur l’arrestation, le jugement, la condamnation et la mort deFrançois Caracciolo.

Le cardinal ne put retenir un cri dans lequelil y avait plus d’étonnement que de douleur : il croyait avoirmal lu.

Il relut ; puis l’idée lui vint alors quece cadavre qu’il avait vu flotter à la pointe d’une vergue, au boutd’une corde, était celui de l’amiral Caracciolo.

– Oh ! murmura-t-il en laissant tomberson bras inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si lesAnglais viennent pendre les princes napolitains jusque dans le portde Naples ?

Puis, après un instant, s’asseyant à sonbureau et ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, illut :

« Éminence,

» Je dois faire savoir à Votre Éminenceque j’ai reçu ce matin, de l’amiral lord Nelson, de me porterimmédiatement à bord de son bâtiment accompagné des cinq officiersde mon bord. J’ai accompli aussitôt cet ordre, et, en arrivant àbord du Foudroyant, j’ai reçu l’invitation par écrit deformer sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y juger lechevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion envers SaMajesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur lapeine encourue par son délit. Cette invitation a été suivieimmédiatement, et un conseil de guerre a été formé dans le carrédes officiers dudit vaisseau. J’y ai, en même temps, fait amener lecoupable. Je l’ai d’abord fait reconnaître par tous les officierscomme étant bien l’amiral ; ensuite, je lui ai fait lire lescharges réunies contre lui et lui ai demandé s’il avait quelquechose à dire pour sa défense. Il a répondu que oui ;et, toute liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défensesse sont bornées à la dénégation d’avoir volontairement servil’infâme République et à l’affirmation qu’il ne l’avait fait quecontraint et forcé et sous la menace positive de le faire fusiller.Je lui ai adressé ensuite d’autres demandes, en réponse desquellesil n’a pu nier qu’il n’eût combattu en faveur de la soi-disantRépublique contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi avoirdirigé l’attaque des chaloupes canonnières qui s’est opposée àl’entrée des troupes de Sa Majesté à Naples ; mais il adéclaré qu’il ignorait que ces troupes fussent conduites par lecardinal, et qu’il les regardait simplement comme des bandesd’insurgés. Il a, en outre, avoué avoir donné par écrit des ordrestendants à s’opposer à la marche de l’armée royale. Enfin,interrogé pourquoi, puisqu’il servait contre sa volonté, il n’avaitpoint essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, en même temps,un moyen de se rallier au gouvernement légitime et d’échapper augouvernement usurpateur, il a répondu qu’il n’avait point pris ceparti dans la crainte d’être mal reçu.

» Éclairé sur ces divers points, leconseil de guerre, à la majorité des voix, a condamné FrançoisCaracciolo non-seulement à la peine de mort, mais encore à une mortignominieuse.

» Ladite sentence ayant été présentée àmilord Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné qu’à cinqheures de ce même jour la sentence fût mise à exécution, en pendantle condamné à la vergue de misaine et en l’y laissant pendujusqu’au coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait coupéeet le corps jeté à la mer.

» Ce matin, à midi, j’ai reçu cetordre ; à une heure et demie, le coupable, condamné, étaittransporté à bord de la Minerveet mis en chapelle, et, àcinq heures du soir, la sentence était accomplie selon l’ordre quien avait été donné.

» Je m’empresse, pour remplir mon devoir,de vous faire cette communication, et, avec le profond respect queje vous ai voué, j’ai l’honneur d’être,

» De Votre Éminence,

» Le très-dévoué serviteur,

» Comte de Thurn. »

Ruffo, atterré, relut deux fois la dernièrephrase. Cette communication était-elle l’accomplissement d’undevoir, ou simplement une insulte.

En tout cas, c’était un défi.

Ruffo y vit une insulte.

En effet, seul, comme vicaire général, seul,comme alter ego du roi, Ruffo avait le droit de vie et demort dans le royaume des Deux-Siciles. D’où venait donc que cetintrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port de Naples, sous sesyeux, pour le défier sans doute, – après avoir déchiré lacapitulation, après avoir, à l’aide d’une équivoque indigne d’unsoldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanesqui portaient les prisonniers, – condamnait à mort, et à une mortinfâme, un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance,égal à lui par la dignité ?

Qui avait donné à ce juge improvisé de pareilspouvoirs ?

En tout cas, si ces pouvoirs avaient étédonnés à un autre, les siens étaient annulés.

Il est vrai que les gibets étaient dressés àIschia ; mais lui, Ruffo, n’avait rien à faire avec les îles.Les îles n’avaient point, comme Naples, été reconquises parlui ; elles l’avaient été par les Anglais. Il n’y avait pointde traité avec les îles. Enfin, le bourreau deProcida, Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, etqui, conséquemment, condamnait légalement au nom du roi.

Mais Nelson, sujet de Sa Majesté BritanniqueGeorge III, comment pouvait-il condamner au nom de Sa MajestéSicilienne Ferdinand Ier ?

Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Uninstant, tout ce que nous venons de dire se heurta et bouillonnadans son cerveau ; puis, enfin, sa résolution fut prise. Ilsaisit une plume, et écrivit au roi la lettre suivante :

À Sa Majesté le roi desDeux-Siciles.

« Sire,

» L’œuvre de la restauration de VotreMajesté est accomplie, et j’en bénis le Seigneur.

» Mais c’est à la suite de beaucoup depeines et de longues fatigues que cette restauration s’estaccomplie.

» Le motif qui m’avait fait prendre lacroix d’une main et l’épée de l’autre n’existe plus.

» Je puis donc – je dirai plus – je doisdonc rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti qu’avec laconviction de servir les desseins de Dieu et dans l’espéranced’être utile à mon roi.

» D’ailleurs, l’affaiblissement de mesfacultés physiques et morales m’en fait un besoin, quand maconscience ne m’en ferait pas un devoir.

» J’ai donc l’honneur de supplier VotreMajesté de vouloir bien accepter ma démission.

» J’ai l’honneur d’être avec un profondrespect, etc.

» F. cardinal Ruffo. »

À peine cette lettre était-elle expédiée àPalerme par un messager sûr et qui était autorisé à requérir aubesoin la première barque venue pour passer en Sicile, qu’il futdonné au cardinal avis de la publication de la note de Nelson, notedans laquelle l’amiral anglais accordait vingt-quatre heures auxrépublicains de la ville, et quarante-huit à ceux des environs dela capitale, pour faire leur soumission au roi Ferdinand.

Au premier regard qu’il jeta sur cette note,il reconnut celle qu’il avait refusée à Nelson de faire imprimer.Cette note, comme tout ce qui sortait de la plume de l’amiralanglais, portait le caractère de la violence et de labrutalité.

En lisant cette note et en voyant le pouvoirque s’y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d’autant plusd’avoir envoyé sa démission.

Mais, le 3 juillet, il recevait de la reinecette lettre, qui lui annonçait que sa démission étaitrefusée :

« J’ai reçu et lu avec le plus grandintérêt et la plus profonde attention la très-sage lettre de VotreÉminence, en date du 29 juin.

» Tout ce que je pourrais dire à VotreÉminence des sentiments de gratitude dont mon cœur seraéternellement rempli à son égard resterait de beaucoup au-dessousde la vérité. J’apprécie ensuite ce que Votre Éminence me dit àl’endroit de sa démission et de son désir de repos. Mieux quepersonne, je sais combien la tranquillité est chose désirable, etcombien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu desagitations et de l’ingratitude que porte avec soi le bien que l’onfait.

» Elle l’éprouve depuis quelques moisseulement, Votre Éminence : qu’elle sache donc combien je doisêtre plus fatiguée, moi qui l’éprouve depuis vingt-deux ans !Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre sonaffaiblissement ; car, quel que soit son dégoût, lesadmirables actions qu’elle a accomplies et la série de lettres àmoi écrites avec tant de finesse et de talent prouvent, aucontraire, toute la force et toute la puissance de ses facultés.C’est donc à moi, au lieu d’accepter cette fatale démission donnéepar Votre Éminence dans un moment de fatigue, d’éperonner, aucontraire, votre zèle, votre intelligence et votre cœur à termineret à consolider l’œuvre si glorieusement entreprise par vous, et àla poursuivre en rétablissant l’ordre à Naples, sur une base sisûre et si solide, que, du terrible malheur qui nous est arrivé,naisse un bien et une amélioration pour l’avenir, et c’est ce queme fait espérer le génie actif de Votre Éminence.

» Le roi part demain soir avec le peu detroupes qu’il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de chosess’éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à moi,j’éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir accompagner le roi.Mon cœur eût été bien joyeux de voir son entrée à Naples. Entendreles acclamations de cette partie de son peuple qui lui est restéefidèle serait un baume infini pour mon cœur et adoucirait cettecruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexionsm’ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieuillumine et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoupde ceux qui accompagnent le roi vous porteront de ma partl’expression de ma vraie et profonde reconnaissance, ainsi que masincère admiration pour toute la miraculeuse opération que vousavez accomplie.

» Je suis trop sincère cependant pour nepas dire à Votre Éminence que cette capitulation avec les rebellesm’a souverainement déplu, et surtout après ce que je vous avaisécrit et d’après ce que je vous avais dit. Aussi me suis-je tuelà-dessus, ma sincérité ne me permettant pas de vous complimenter.Mais, aujourd’hui, tout est fini pour le mieux, et, comme je l’aidéjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout s’expliquera et, jel’espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour le plus grandbien et la plus grande gloire de l’État.

» J’oserai, maintenant que Votre Éminencea un peu moins de travail à faire, la prier de m’entretenirrégulièrement de toutes les choses importantes qui arriveront, etelle peut compter sur ma sincérité à lui en dire mon avis. Uneseule chose me désespère, c’est de ne pouvoir l’assurer de vivevoix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance et estimeavec laquelle je suis, de Votre Éminence,

» La sincère amie,

» Caroline. »

D’après ce que nous avons démontré à noslecteurs, par tous les détails précédents, par les lettres desaugustes époux que l’on a déjà lues, par celles de la reine quel’on vient de lire, il est facile de voir que le cardinal Ruffo,auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre justice, aété, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire de laroyauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs deshistoriens : – erreurs intéressées de la part desécrivains royalistes, qui ont voulu le rendre responsable, aux yeuxde la postérité, des massacres commis à l’instigation d’un roi sanscœur et d’une reine vindicative ; – erreursinnocentes de la part des écrivains patriotes, qui, nepossédant point les documents que la chute d’un trône pouvait seulemettre dans les mains d’un écrivain impartial, n’ont point oséfaire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation,et leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore uninstigateur.

Maintenant, reprenons notre récit.Non-seulement nous ne sommes point à la fin, mais à peinesommes-nous au commencement de la honte et du sang.

CLX – CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEANDE SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO, PENDANT LA NUIT DU 27 AU28 JUIN

On se rappelle que, peu confiants, non pasdans la parole de Ruffo, mais dans l’adhésion de Nelson, Salvato etLuisa étaient allés chercher un refuge au château Saint-Elme, etl’on n’a point oublié que ce refuge avait été accordé par lecomptable Mejean moyennant la somme de vingt-cinq mille francs parpersonne.

Salvato, on se le rappelle encore, dans unvoyage rapide qu’il avait fait à Molise, avait réalisé une somme dedeux cent mille francs.

Sur cette somme, cinquante mille francs, à peuprès, avaient passé dans l’organisation de ses volontairescalabrais, dans les dépenses que les besoins des plus pauvresavaient nécessitées, dans l’aide donnée aux blessés et dans lesgratifications accordées aux serviteurs qui leur avaient rendu dessoins pendant leur séjour au Château-Neuf.

Cent vingt-cinq mille francs, comme l’avaitécrit Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une cassette,au pied du laurier de Virgile, près de la grotte de Pouzzoles.

Au moment de se séparer de Michele, qui avaitsuivi le sort de ses compagnons et qui s’était embarqué à bord destartanes, Salvato avait fait accepter au jeune lazzarone, afinqu’il ne se trouvât point complétement dénué sur la terreétrangère, une somme de trois mille francs.

Il restait donc à Salvato, au moment où il seréfugia au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux à vingt-troismille francs.

Son premier acte, au moment où il vintdemander, au prix de quarante mille francs, l’hospitalité convenueentre le commandant du château Saint-Elme et lui, fut de remettreau colonel Mejean la moitié de la somme arrêtée, c’est-à-dire vingtmille francs, en lui promettant le reste pour la nuit même.

Le colonel Mejean compta les vingt millefrancs avec le plus grand soin, et, comme le compte s’y trouvait,le colonel installa Salvato et Luisa dans les deux meilleureschambres du château, après avoir enfermé les vingt mille francsdans le tiroir de son bureau.

Le soir venu, Salvato annonça au colonelMejean qu’il serait obligé de faire une course de nuit. Il lepriait, en conséquence, de lui donner le mot d’ordre, afin depouvoir rentrer au château quand le but de cette course seraitrempli.

Mejean répondit que Salvato, militaire, devaitconnaître mieux que personne la rigidité des règlementsmilitaires ; qu’il lui était impossible de confier à qui quece fût un mot d’ordre qui, tombé dans une oreille infidèle, pouvaitcompromettre la sûreté du fort ; mais, devinant pourquoiSalvato demandait à quitter momentanément le fort, il ajouta qu’ilpouvait faire accompagner Salvato d’un de ses officiers, ou, s’ilpréférait sa compagnie, l’accompagner lui-même.

Salvato répondit que la compagnie du colonelMejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si le colonelMejean était libre, cette course aurait lieu la nuit même.

La chose était impossible, lelieutenant-colonel auquel la garde du château devait être confiéene devant revenir que dans la journée du surlendemain.

Le colonel ajouta fort galamment, au reste,que, si c’était pour le payement des vingt mille francs, ilpouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la moitié du prixconvenu étant donnée d’avance, il pouvait attendre quelquesjours.

Salvato répondit que les bons comptesfaisaient les bons amis, et que plus tôt il pourrait donner aucolonel les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait pour tousdeux.

La vérité était que le colonel Mejean avaitréservé la prochaine nuit à une négociation personnelle.

Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo uneseconde ouverture, et, en conséquence, lui avait fait demander unsauf-conduit pour un de ses officiers, chargé de nouvellespropositions pour la reddition du fort.

Cet officier, c’était lui-même.

On ne nous accusera point de ménager noscompatriotes. Il s’est trouvé, du commissaire Feypoult au colonelMejean, dans toute cette affaire de la conquête de Naples, quelquesmisérables comme les bureaux en dégorgent toujours à la suite desarmées ; et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaientdroit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la face deceux qui n’ont droit qu’à la honte.

Le devoir du cardinal Ruffo était d’accueillirtoutes les ouvertures ayant pour but de ménager l’effusion du sang.Il envoya donc, à l’heure convenue, c’est-à-dire à dix heures dusoir, le marquis Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donnaune escorte de dix hommes pour le faire respecter.

Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois,se donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et, sous le titrede secrétaire du commandant du fort, suivit le marquis Malaspina etses dix hommes.

À onze heures, après être descendu parl’Infrascata, la rue Floria et la route de l’Arenaccia, jusqu’aupont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la maison ducardinal et était introduit près de Son Éminence.

Cette entrevue avait lieu – forcé que noussommes de revenir en arrière par les divers embranchements desnombreux épisodes de notre histoire – dans la nuit du 27 au 28juin, avant que le cardinal connût le manque de foi de Nelson, maisquand, au contraire, ayant reçu dans la journée, des capitainesTroubridge et Bail, l’assurance que l’amiral ne s’opposait point àl’embarquement, il croyait encore à la fidèle observance destraités.

Seulement, nous l’avons dit, le colonel Mejeanavait déjà fait une première tentative auprès du cardinal,tentative qui avait été repoussée par cette simple réponse :« Je fais la guerre avec du fer et non avec del’or ! »

Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean,fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt, sans s’endouter, à lui-même :

– Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vouschargé de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai pasplus raisonnables, mais plus militaires que celles qui m’avaientété faites par écrit, et auxquelles vous connaissez sans doute maréponse ?

Mejean se mordit les lèvres.

– Mes propositions, c’est-à-dire celles ducolonel Mejean, que j’ai l’honneur de représenter près de VotreÉminence, dit-il, ont deux faces : l’une spécifique, et parlaquelle l’humanité m’ordonne de débuter ; l’autre militaire,à laquelle le colonel ne recourra qu’à la dernière extrémité, maisà laquelle il recourra si Votre Éminence l’y force.

– J’écoute, monsieur.

– Mes collègues, ou plutôt les collègues ducolonel Mejean, le commandant Massa et le commandant L’Aurora, onttraité et ont fait et obtenu les conditions que des rebellespouvaient faire et doivent être trop contents d’avoir obtenues.Mais il n’en est point ainsi du colonel Mejean : ce n’estpoint un rebelle, c’est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu’ilreprésente la France. S’il traite, il a donc droit à une meilleurecapitulation que celle de MM. L’Aurora et Massa.

– C’est trop juste, répondit le cardinal, etvoici celle que j’offre : Les Français sortiront du fortSaint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec tous les honneursde la guerre, et se réuniront à leurs compatriotes, encore engarnison à Capoue et à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîneleur libre arbitre.

– Je ne vois pas là une grande améliorationsur le traité fait entre Votre Éminence et les commandants Massa etL’Aurora ; eux aussi sortaient tambours battants, mècheallumée, et avaient droit de rester à Naples ou de se retirer enFrance.

– Oui ; mais, sur la plage, avant des’embarquer, ils déposaient les armes.

– Simple formalité, Votre Éminence enconviendra. Qu’eussent fait de leurs armes des bourgeois révoltéspartant pour l’exil ou restant chez eux ?

– Alors, chez vous, monsieur, il me semble dumoins, répliqua le cardinal, la question d’orgueil militaire estcomplétement mise de côté ?

– C’est la question avec laquelle on dirigeles fanatiques et les sots. Les hommes intelligents, – et VotreÉminence ne trouvera point mauvais que je la range dans cettedernière catégorie, – les hommes intelligents voient au delà decette fumée qu’on appelle la vanité.

– Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt quevoit le commandant Mejean au delà de cette fumée que l’on appellela vanité ?

– Il voit une affaire, et mêmeune bonne affaire ; pour Votre Éminence et lui.

– Une bonne affaire ? Je me connais malen affaires, monsieur, je vous en préviens. N’importe,expliquez-vous.

– Voici deux forts rendus sur trois, c’estvrai ; mais le troisième, et par sa position et par les hommesqui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien nécessitera unlong siége. Où sont vos ingénieurs, où sont vos pièces de groscalibre, où est votre armée pour faire le siège d’une citadellecomme celle que commande le colonel Mejean ? Vous échouerez enarrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence perdra tout lemérite d’une campagne magnifique, tandis que, pour quelquesmisérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposantque vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples, vouscouronnez l’édifice de la restauration et vous pouvez dire auroi : « Sire, le général Mack, avec une armée de soixantemille soldats, avec cent canons, avec un trésor de vingt millions,a perdu les États romains, Naples, la Calabre, le royaumeenfin ; moi, avec quelques paysans, j’ai reconquis tout ce quele général Mack avait perdu. Il m’en a coûté, il est vrai, cinqcent mille francs ou un million pour prendre le fortSaint-Elme ; mais qu’est-ce qu’un million comparé au dégâtqu’il pouvait faire ? Car, enfin, sire, vous le savez mieuxque personne, pourrez-vous ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti,non point pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la preuve,c’est qu’il existe une loi, rendue par votre auguste père, quidéfend d’élever des maisons au-dessus d’une certaine hauteur,attendu qu’à une certaine hauteur, elles pourraient gêner le jeudes boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n’était point uneperte de cinq cent mille francs ou d’un million, c’était une perteincalculable. » Et, devant cette explication de votreconduite, le roi, croyez-moi, est un homme d’un trop grand senspour ne point vous donner raison.

– Alors, en cas de siège, reprit le cardinal,le colonel Mejean compte bombarder Naples ?

– Mais sans doute.

– Ce sera une infamie gratuite.

– Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas delégitime défense : on nous attaque, nous ripostons.

– Oui, mais ripostez du côté où l’on vousattaque, et, comme on vous attaquera du côté opposé à la ville,vous ne pourrez pas riposter du côté de la ville.

– Bon ! qui sait où vont les boulets etles bombes ?

– Ils vont du côté où on les pointe,monsieur : la chose est parfaitement sue, au contraire.

– Eh bien, on les pointera du côté de laville, en ce cas.

– Pardon, monsieur ; mais, si vousportiez l’habit militaire, au lieu de porter l’habit bourgeois,vous sauriez qu’une des premières lois de la guerre défend auxassiégés de tirer sur les maisons situées en un point d’où ne vientpoint l’attaque. Or, les batteries que l’on dirigera contre lechâteau Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville, le feudu château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes lesconventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancerun seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé auxbatteries qui l’attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans uneerreur que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, sij’avais l’honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avecvous.

– Et si, cependant, il la commettait, cetteerreur, et qu’au lieu de la reconnaître, il y persistât, que diraitVotre Éminence ?

– Je dirais, monsieur, que, s’écartant deslois reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la France,qui se prétend à la tête de la civilisation, doit connaître mieuxqu’aucun autre pays, il doit s’attendre à être traité lui-même enbarbare. Et, comme il n’y a pas de forteresse imprenable, et que,par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour ou l’autre,ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus aux créneaux de lacitadelle.

– Diable ! comme vous y allez,monseigneur ! dit le faux secrétaire avec une feintegaieté.

– Et ce n’est pas le tout ! dit lecardinal en se levant à la force de ses poignets appuyés sur latable et en regardant fixement l’ambassadeur.

– Comment, ce n’est pas le tout ? Il luiarriverait donc encore quelque chose après avoir étépendu ?

– Non, mais avant de l’être, monsieur.

– Et que lui arriverait-il,monseigneur ?

– Il lui arriverait que le cardinal Ruffo,regardant comme indigne de son caractère et de son rang de discuterplus longtemps les intérêts des rois et la vie des hommes avec uncoquin de son espèce, l’inviterait à sortir de sa maison, et, s’iln’obéissait pas à l’instant même, le ferait jeter par lafenêtre.

Le plénipotentiaire tressaillit.

– Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voixjusqu’à la courtoisie et son visage jusqu’au sourire, comme vousn’êtes point le commandant du château Saint-Elme, que vous êtesseulement son envoyé, je me contenterai de vous prier, monsieur, delui reporter mot pour mot la conversation que nous venons d’avoirensemble, en l’assurant bien positivement qu’il est tout à faitinutile qu’il tente à l’avenir aucune nouvelle négociation avecmoi.

Sur quoi, le cardinal s’inclina, et, d’ungeste moitié poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel,qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation manquéequ’humilié de l’injure qui lui était faite.

CLXI – OÙ IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPHVEILLAIT SUR SALVATO

C’était pendant la matinée du 27 que Salvatoet Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fortSaint-Elme : le même jour, les châteaux devaient être rendusaux Anglais, et les patriotes embarqués.

Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaientpu voir les Anglais prendre possession des forts et les patriotesdescendre dans les tartanes.

Quoique tout parût s’accomplir loyalement etselon les conditions du traité, Salvato conserva les doutes qu’ilavait conçus sur sa complète exécution.

Il est vrai que, pendant tout le jour etpendant toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l’ouest, ets’était opposé à ce que les tartanes missent à la voile.

Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le ventavait sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenutout à fait favorable au départ ; cependant, les tartanes nebougeaient pas.

Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, lesregardait inquiet du haut des remparts, lorsqu’il fut joint par lecolonel Mejean, lequel lui annonça que, contre son attente, lelieutenant-colonel étant de retour au fort vingt-quatre heures plustôt qu’il ne le pensait, rien ne s’opposait à ce qu’ill’accompagnât dans la course qu’il comptait faire la prochainenuit.

La chose fut donc arrêtée.

La journée se passa en conjectures. Le ventcontinuait d’être favorable, et Salvato ne voyait faire aucunpréparatif de départ. Sa conviction était qu’il se préparaitquelque catastrophe.

Du point élevé où il se trouvait, il planaitsur tout le golfe, et pouvait voir, à l’aide d’une longue-vue, toutce qui se passait dans les tartanes et même sur les vaisseaux deguerre.

Vers cinq heures, une barque, montée par unofficier et quelques marins, se détacha des flancs duFoudroyant et s’avança vers l’une des tartanes.

Il se fit alors un grand mouvement à bord dela tartane que la barque venait d’accoster ; douze personnesfurent tirées de la tartane et descendirent dans la barque ;puis la barque volta et rama de nouveau vers leFoudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes,qui bientôt, pour ne plus reparaître, s’enfoncèrent dans les flancsdu vaisseau.

Ce fait, dont Salvato cherchait en vainl’explication, lui donna beaucoup à penser.

La nuit vint. Cette excursion que devait faireMejean inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la cause en luifaisant part du marché qu’il avait conclu avec Mejean et moyennantlequel il avait acheté leur commun salut.

Luisa serra la main de Salvato.

– N’oublie pas, au besoin, lui dit-elle, quej’ai toute une fortune chez les pauvres Backer.

– Mais à cette fortune, qui n’est pointentièrement à toi, répondit en souriant Salvato, n’était-il pasconvenu que nous ne toucherions qu’à la dernièreextrémité ?

Luisa fit un signe affirmatif.

Une heure avant la sortie du fort,c’est-à-dire vers les onze heures, on discuta si l’on irait autombeau de Virgile, distant d’un quart de lieue à peu près du fortSaint-Elme avec une petite escorte, c’est-à-dire en ayant l’air defaire une patrouille, – ou bien si Salvato et Mejean iraient seulset déguisés.

On opta pour le déguisement.

On se procura deux habits de paysan. Il futconvenu que, si l’on faisait quelque rencontre inattendue, ceserait Salvato qui prendrait la parole. Il parlait le patoisnapolitain de telle façon, qu’il était impossible de le reconnaîtrepour ce qu’il était.

L’un prit un pic, et l’autre une bêche, et, àminuit, tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriersrevenant de l’ouvrage et regagnant leur maison.

La nuit, sans être sombre, était nuageuse. Lalune, de temps en temps, disparaissait derrière des masses devapeurs dont elle avait peine à percer l’opacité.

Ils sortirent par une petite poterne faisantface au village d’Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petitsentier tournant à gauche et conduisant à Pietra-Catella ;puis ils s’engagèrent franchement dans le Vomero, prirent uneruelle qui les conduisit hors du village, laissèrent à gauche laCarone-del-Cielo, et, par l’étroit sentier qui conduit à la rampedu Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l’on est convenu dedésigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile.

– Il est inutile, mon cher colonel, fitSavalto, de vous apprendre ce que nous venons chercher ici.

– Bon ! quelque trésor enfoui à ce que jeprésume ?

– Vous avez deviné. Seulement, la somme nevaut pas la peine d’être désignée sous le nom de trésor. Cependant,soyez tranquille, ajouta-t-il on souriant, elle est suffisante pourm’acquitter envers vous.

Salvato s’avança vers le laurier et commençade fouiller la terre avec sa pioche.

Mejean le suivait d’un œil avide.

Au bout de cinq minutes, le fer de la piocherésonna sur un corps dur.

– Ah ! ah ! fit Mejean, qui suivaitl’opération avec une attention ressemblant à de l’anxiété.

– N’avez-vous point entendu raconter, colonel,dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient les gardiensnaturels des trésors ?

– Si fait, répondit Mejean ; seulement,je ne crois point à tout ce que l’on me raconte… Mais chut !n’entendez-vous point du bruit ?

Tous deux écoutèrent.

– C’est une charrette qui roule dans la grottede Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques secondes.

Puis, se mettant à genoux, il écarta la terreavec les mains.

– C’est étrange ! dit-il, il me sembleque cette terre a été nouvellement remuée.

– Allons donc ! dit Mejean, pas demauvaise plaisanterie, mon hôte.

– Ce n’est point une plaisanterie, dit Salvatoen tirant le coffret hors de terre : la cassette est vide.

Et il se sentit frissonner malgré lui. Ilconnaissait trop Mejean pour ignorer qu’il ne lui ferait point degrâce, et, d’ailleurs, il ne voulait point lui en demander.

– Il est bizarre, dit Mejean, qu’on ait prisl’argent et laissé la cassette. Secouez-la donc ; peut-êtreentendrons-nous sonner quelque chose.

– Inutile ! je sens bien, au poids,qu’elle est vide. D’ailleurs, entrons dans le columbarium, nousl’ouvrirons.

– Vous en avez la clef ?

– Elle s’ouvre par un secret.

On entra dans le columbarium ; Mejeantira de sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet etalluma.

Salvato poussa le ressort de lacassette : elle s’ouvrit.

Elle était vide, en effet ; mais, à laplace de l’or, elle contenait un billet.

Salvato et Mejean s’écrièrent en mêmetemps :

– Un billet !

– Je comprends, dit Salvato.

– Bon ! l’or est-il retrouvé ?demanda vivement le colonel.

– Non ; mais il n’est pas perdu, répliquale jeune homme.

Et, ouvrant le billet, à la lueur de lalanterne sourde, il lut :

« Suivant tes instructions, je suis venu,dans la nuit du 27 au 28, chercher l’or qui était dans cettecassette, que je remets à cette même place, avec le présentbillet.

» Frère Joseph. »

– Dans la nuit du 27 au 28 ! s’écriaMejean.

– Oui ; de sorte que, si nous étionsvenus la nuit dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivésà temps.

– N’allez-vous pas dire que c’est mafaute ? demanda vivement Mejean.

– Non ; car le mal, au bout du compte,n’est pas si grand que vous le croyez, et peut-être même n’y a-t-ilpas de mal du tout.

– Vous connaissez ce frère Joseph ?

– Oui.

– Vous êtes sûr de lui ?

– Un peu plus que de moi-même.

– Et vous savez où le trouver ?

– Je ne le chercherai même pas.

– Comment ferons nous, alors ?

– Mais nous laisserons les conventions dansles mêmes termes.

– Et les vingt mille francs ?

– Nous les prendrons ailleurs qu’où nous avonscru les trouver : voilà tout.

– Quand ?

– Demain.

– Vous êtes sûr ?

– Je l’espère.

– Et si vous vous trompiez ?

– Alors, je vous dirais, comme les sectateursdu Prophète : « Dieu est grand ! »

Mejean passa la main sur son front humide desueur.

Salvato vit l’angoisse du colonel, lui dont lasérénité avait à peine été troublée un instant.

– Et maintenant, dit-il, il nous faut remettrecette cassette à sa place et retourner au château.

– Les mains vides ? fit piteusement lecolonel.

– Je n’y retourne pas les mains vides, puisquej’y retourne avec ce billet.

– Quelle somme y avait-il dans lecoffret ? demanda Mejean.

– Cent vingt-cinq mille francs, réponditSalvato en remettant le coffret à sa place et en ramenant dessus laterre avec ses pieds.

– Si bien qu’à votre avis, ce billet vaut centvingt-cinq mille francs ?

– Il vaut ce que vaut pour un fils lacertitude d’être aimé de son père… Mais rentrons au château commeje le disais, mon cher colonel, et, demain, à dix heures, venez metrouver.

– Pour quoi faire ?

– Pour recevoir de Luisa une lettre de changede vingt mille francs, à vue sur la première maison de banque deNaples.

– Vous croyez qu’il y a, dans ce moment-ci, àNaples, une maison de banque qui payera à vue un billet de vingtmille francs ?

– J’en suis sûr.

– Eh bien, moi, j’en doute. Les banquiers nesont pas si bêtes que de payer en temps de révolution.

– Vous verrez que ceux-là seront assez bêtespour payer même en temps de révolution, et ceux-là pour deuxraisons : la première, parce que c’étaient d’honnêtesgens…

– Et la seconde ?

– Parce qu’ils sont morts.

– Ah ! ah ! c’est sur les Backer,alors ?

– Justement.

– En ce cas, c’est autre chose.

– Vous avez confiance ?

– Oui.

– C’est bien heureux !

Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvéun banquier qui, en temps de révolution, payait à vue une lettre dechange : c’était plus que Diogène ne demandait à Athènes.

Salvato pressa de ses pieds la terre quirecouvrait le coffret. En cas de retour de son père, l’absence dubillet devait lui dire que Salvato était venu.

Tous deux reprirent le même chemin qu’ilsavaient déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux premiersrayons du jour. Les nuits, au mois de juin, sont, on le sait, lesplus courtes de l’année.

Luisa attendait debout et tout habillée leretour de Salvato : son inquiétude ne lui avait point permisde se coucher.

Salvato lui raconta tout ce qui s’étaitpassé.

Luisa prit un papier et écrivit dessus unordre à la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une sommede vingt mille francs.

Puis, tendant le papier à Salvato :

– Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela aucolonel ; le pauvre homme dormira mieux avec cette lettre dechange sous son oreiller. Je sais bien, ajouta-t-elle en riant,qu’à défaut des vingt mille francs, il lui reste notre tête ;mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois coupées, illes estimât vingt mille francs.

L’espérance de Luisa fut trompée, commel’avait été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé laveille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept personnes,et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur la maisonBacker.

Depuis la veille, les payements avaientcessé.

CLXII – LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ

Dès le 25 juin, avant qu’il eût appris de labouche même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition,Nelson avait envoyé au colonel Mejean l’intimationsuivante :

« Monsieur, Son Éminence le cardinalRuffo et le commandant en chef de l’armée russe vous ont faitsommation de vous rendre : je vous préviens que, si le termequi vous à été accordé est outrepassé de deux heures, vous devrezen subir les conséquences, et que je n’accorderai plus rien de cequi vous a été offert.

» Nelson. »

Pendant les jours qui suivirent cettesommation, c’est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à fairearrêter les patriotes, à marchander la trahison du fermier et àfaire pendre Caracciolo ; mais cette œuvre de honte terminée,il put s’occuper de l’arrestation des patriotes qui n’étaient pointencore entre ses mains et du siège du château Saint-Elme.

En conséquence, il fit descendre à terreTroubridge avec treize cents Anglais, tandis que le capitaineBaillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.

Pendant les six premiers jours, Troubridge futsecondé par son ami le capitaine Ball ; mais, celui-ci ayantété envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine BenjaminHallowel, celui-là même qui avait fait cadeau à Nelson d’uncercueil taillé dans le grand mât du vaisseau françaisl’Orient.

Quoi qu’en aient dit les historiens italiens,une fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui, par sesnégociations, avait compromis l’honneur national, voulut sauverl’honneur français.

Il se défendit courageusement, et le rapport àlord Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage, rapport quicommence par ces mots : « Pendant un combat acharnéde huit jours, dans lequel notre artillerie s’est avancée àcent quatre-vingts yards des fossés… » en est un éclatanttémoignage.

Pendant ces huit jours, le cardinal étaitresté les bras croisés sous sa tente.

Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signaladeux bâtiments que l’on crut reconnaître, l’un pour anglais,l’autre pour napolitain, et qui, passant à l’ouest de la flotteanglaise, faisaient voile vers Procida.

Le matin du 9, en effet, on vit dans le portde cette île deux vaisseaux, dont l’un, le Sea-Horse,portait le pavillon anglais, et l’autre, la Sirène,portait non-seulement le pavillon napolitain, mais encore labannière royale.

Le 9, au matin, le cardinal recevait du roicette lettre, sans grande importance pour notre histoire, mais quiprouvera du moins que nous n’avons laissé passer aucun documentsans l’avoir lu et utilisé.

« Procida, 9 juillet 1799.

» Mon éminentissime,

» Je vous envoie une foule d’exemplairesd’une lettre que j’ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leurconnaître immédiatement, et rendez-moi compte de l’exécution de mesordres par Simonetti, avec lequel j’ai longuement causé ce matin.Vous comprendrez ma détermination à l’égard des employés dubarreau.

» Que Dieu vous garde comme je ledésire.

» Votre affectionné,

» Ferdinand B. »

Le roi était attendu de jour en jour. Le 2juillet, il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui luiannonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient devenir.

Le même jour, il écrivait au cardinal, dont iln’avait point encore reçu la démission :

« Palerme, 2 juillet 1799.

» Mon éminentissime,

» Les lettres que je reçois aujourd’hui,et celle surtout que j’ai reçue dans la soirée du 20, m’ontvraiment consolé en me montrant que les choses prennent un bonpli, celui que je désirais, que je m’étais fixé d’avance pourfaire marcher d’accord les affaires terrestres avec l’aide divineet vous mettre en état de me mieux servir.

» Demain, selon l’invitation faite parl’amiral Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur à maparole, je partirai avec un convoi de troupes pour me rendre àProcida, où je vous reverrai, vous communiquerai mes ordres etprendrai toutes les dispositions nécessaires pour le bien, lasécurité et la félicité de tous les sujets qui sont restésfidèles.

» Je vous en préviens d’avance, en vousassurant que vous retrouverez en moi

» Votre toujours affectionné,

» Ferdinand B. »

Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le rois’embarquait, non point sur le Sea-Horse, comme l’y avaitinvité Nelson, mais sur la frégate la Sirène. Ilcraignait, en donnant, au retour, le même signe de préférence auxAnglais qu’il leur avait donné en allant, – il craignait,disons-nous, de porter à son comble la désaffection de la marinenapolitaine, déjà grande par suite de la condamnation et de la mortde Caracciolo.

Nous avons dit qu’aussitôt arrivé, le roiavait écrit au cardinal ; mais on peut voir, malgré laprotestation d’amitié qui termine la lettre, ou plutôt par cettemême protestation d’amitié, qu’il y a un refroidissement visibleentre ces deux illustres personnages.

Ferdinand avait amené avec lui Acton etCastelcicala. La reine avait voulu rester à Palerme : ellesavait combien elle était impopulaire à Naples et avait craint quesa présence ne nuisît au triomphe du roi.

Toute la journée du 9, le roi resta à Procida,écoutant le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût pour letravail, dressant lui-même la liste des membres de la nouvellejunte d’État qu’il devait instituer, et celle des coupables qu’elleallait avoir à juger.

Il n’y a point à douter de la peine que daignaprendre, en cette circonstance, le roi Ferdinand, – cette doubleliste, que nous avons eu entre les mains et que nous avons renvoyéedes archives de Naples à celles de Turin, étant tout entière écritede la main de Sa Majesté.

Mettons d’abord sous les yeux de nos lecteursla liste des bourreaux : à tout seigneur touthonneur !

Puis nous y mettrons celle des victimes.

Cette junte d’État nommée par le roi secomposait ainsi :

Le président : Felice Ramani ;

Le procureur fiscal :Guidobaldi ;

Juges : les conseillers Antonio dellaRocca, don Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don VicenzoSpeciale.

Juges de vicairie : don Salvatore diGiovanni.

Procureur des accusés : don AlessandroNara.

Défenseurs des accusés : les conseillersVanvitelli et Mulès.

Les deux derniers, comme on le comprend bien,n’étaient qu’une fiction de légalité.

Cette junte d’État fut chargée de juger,c’est-à-dire de condamner extraordinairement et sans appel,

À MORT :

Tous ceux qui avaient enlevé, des mains dugouverneur Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme, – NicolinoCaracciolo en tête, bien entendu ;

(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avaitreçu mission de Salvato de sauver l’amiral Caracciolo, étant arrivéà la ferme le jour même de son arrestation, et ayant appris latrahison du fermier, n’avait point perdu un instant, s’était jetédans la campagne et était venu se mettre sous la protection ducommandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)

Tous ceux qui avaient aidé les Français àentrer à Naples ;

Tous ceux qui avaient pris les armes contreles lazzaroni ;

Tous ceux qui, après l’armistice, avaientconservé des relations avec les Français ;

Tous les magistrats de laRépublique ;

Tous les représentants dugouvernement ;

Tous les représentants du peuple ;

Tous les ministres ;

Tous les généraux ;

Tous les juges de la haute commissionmilitaire ;

Tous les juges du tribunalrévolutionnaire ;

Tous ceux qui avaient combattu contre lesarmées du roi ;

Tous ceux qui avaient renversé la statue deCharles III ;

Tous ceux qui, à la place de cette statue,avaient planté l’arbre de la liberté ;

Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaientcoopéré ou même simplement assisté à la destruction des emblèmes dela royauté et des bannières bourboniennes ou anglaises ;

Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits oudans leurs discours, s’étaient servis de termes offensants pour lapersonne du roi, de la reine, ou des membres de la familleroyale.

C’étaient à peu près quarante mille citoyensmenacés de mort par une seule et même ordonnance.

Les dispositions plus douces, c’est-à-direcelles qui n’emportaient que la condamnation à l’exil, menaçaient àpeu près soixante mille personnes.

C’était plus du quart de la population deNaples.

Cette occupation, que le roi regardait commepressée avant toutes, lui prit toute la journée du 9.

Le 10 au matin, la frégate la Sirènequitta le port de Procida et fit voile vers leFoudroyant.

À peine le roi eut-il mis le pied sur le pont,que le Foudroyant,au coup de sifflet du contre-maître, sepavoisa comme pour une fête, et que l’on entendit les premièresdétonations d’une salve de trente et un coups de canon.

Le bruit s’était déjà répandu que le roi étaità Procida ; la canonnade partie des flancs duFoudroyant apprit au peuple qu’il était à bord du vaisseauamiral.

Aussitôt, une foule immense accourut sur laplage de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude debarques, ornées de bannières de toutes couleurs, sortirent du port,ou plutôt se détachèrent de la rive et voguèrent vers l’escadreanglaise pour saluer le roi et lui souhaiter la bienvenue. En cemoment, et pendant que le roi était sur le pont, regardant, avecune longue-vue, le château Saint-Elme, contre lequel, en l’honneurde son arrivée, sans doute, le canon anglais faisait rage, unboulet anglais coupa, par hasard, la hampe du drapeau françaisarboré sur la forteresse, comme si les assiégeants eussent calculéce moment pour donner au roi ce spectacle, qu’il regarda comme unheureux présage.

Et, en effet, au lieu que ce fût la bannièretricolore qui reparût, ce fut la bannière blanche, c’est-à-dire ledrapeau parlementaire.

L’apparition inattendue de ce symbole de paix,qui semblait ménagée pour l’arrivée du roi, produisit un effetmagique sur tous les assistants, qui éclatèrent en hourras et enapplaudissements, tandis que les canons du château de l’Œuf, duChâteau-Neuf et du château del Carmine répondaient joyeusemeut auxsalves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.

Et, à propos de la chute de cette bannière,qu’on nous permette d’emprunter quelques lignes à DominiqueSacchinelli, l’historien du cardinal : elles sont assezcurieuses pour trouver place ici, n’interrompant d’ailleursaucunement notre récit.

« Consacrons, dit-il, un paragraphe auxsinguliers accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cetterévolution.

» Le 23 janvier, un boulet lancé par lesjacobins de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale quiflottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina l’entrée destroupes françaises à Naples.

» Le 22 mars, un obus fait tomber duchâteau de Cotrone la bannière républicaine, et cet accident,considéré comme un miracle, amène la révolte de la garnison contreles patriotes et facilite aux royalistes l’occupation duchâteau.

» Enfin, le 10 juillet, la chute de labannière française, déployée au-dessus du château Saint-Elme, amènela capitulation de ce fort.

» Et, ajoute l’historien, celui quivoudrait confronter les dates verrait que tous ces accidents, demême que les plus importants qui eurent lieu pendant l’entreprisedu cardinal Ruffo, eurent lieu des vendredis. »

Détournons les yeux du château Saint-Elme, oùnous aurons plus d’une fois encore l’occasion de les reporter, poursuivre du regard une barque qui se détache du rivage un peuau-dessus du pont de la Madeleine, et s’avance, sans pavillon,silencieuse et sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes etpavoisées.

Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échangede l’hommage qu’il va faire au roi de son royaume reconquis, vientlui demander, pour toute grâce, de maintenir les traités qu’il asignés en son nom, et de ne pas faire à son honneur royal lasouillure d’un manque de parole.

Voilà encore une de ces occasions où leromancier est forcé de céder la plume à l’historien, et des faitsoù l’imagination n’a pas le droit d’ajouter un mot au texteimplacable de l’annaliste.

Et que le lecteur veuille bien se rappeler queles lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées d’unlivre publié par Dominique Sacchinelli en 1836, c’est-à-dire enplein règne de Ferdinand II, ce grand étouffeur de la presse,et publié avec permission de la censure.

Voici les propres paroles de l’honorablehistorien :

« Pendant que l’on traitait avec lecommandant français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinalse rendit à bord du Foudroyant,pour informer de vive voixle roi Ferdinand de ce qui était arrivé avec les Anglais, àl’endroit de la capitulation du Château-Neuf et du château del’Œuf, et du scandale que produisait la violation de ces traités.Sa Majesté se montra d’abord disposée à observer et à suivre lacapitulation ; cependant, elle ne voulut rien décider sansavoir entendu Nelson et Hamilton.

» Tous deux furent appelés à donner leuravis.

» Hamilton soutint cette doctrinediplomatique, que les souverains ne traitaient pas avec leurssujets rebelles, et déclara que le traité devait être nul et nonavenu.

» Nelson ne chercha point defaux-fuyants. Il manifesta une haine profonde contre toutrévolutionnaire à la mode française, disant qu’il fallait extirperjusqu’à la racine du mal pour empêcher de nouveaux malheurs,puisque, les républicains étant obstinés dans le péché etincapables de repentir, ils commettraient, aussitôt que s’enprésenterait l’occasion, de pires et plus funestes excès, etqu’enfin l’exemple de leur impunité servirait d’aiguillon à tousles malintentionnés.

» Et, de même que Nelson avait renduinefficaces les remontrances faites par le cardinal Ruffo au momentdu traité, de même il réussit par ses intrigues à paralyser lesmêmes intentions du roi et le désir de clémence qu’il avait unmoment manifesté. »

Le roi décida donc, malgré les instances quele cardinal Ruffo poussa jusqu’à la supplication, – Nelson etHamilton, ces deux mauvais génies de son honneur, entendus, – queles capitulations du château de l’Œuf et du Château-Neuf seraienttenues pour nulles et non avenues.

À peine cette décision fut-elle prise, que lecardinal, se voilant le visage d’un pan de sa robe de pourpre,descendit dans le bateau qui l’avait amené et rentra dans cettemaison où les traités avaient été signés, en vouant cette monarchiequ’il venait de rétablir aux vengeances, tardives peut-être, maiscertaines, de la justice divine.

Et, le même jour, les prisonniers détenus àbord du Foudroyantet des felouques qui devaient lesconduire en France furent débarqués et conduits, enchaînés deux àdeux, dans les prisons du château de l’Œuf, du Château-Neuf, duchâteau des Carmes et de la Vicairie. Et, comme, ces prisonsn’étaient pas suffisantes, – les lettres du roi elles-mêmesaccusent huit mille captifs, – ceux qui ne purent tenirdans ces quatre châteaux furent conduits aux Granili, convertis enprisons supplémentaires.

Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu’avecle roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus, et,par conséquent, ils se remirent a piller, à brûler et à tuer avecplus d’entrain que jamais.

Selon l’habitude que nous avons prise, depuisle commencement de ce livre, de ne rien affirmer des horreurscommises à cette époque, de si haut ou de si bas qu’elles vinssent,sans appuyer notre dire de documents authentiques, nousemprunterons les lignes suivantes à l’auteur des Mémoires pourservir à l’histoire des révolutions de Naples :

« Les journées du 9 et du 10 furentsignalées par les crimes et les infamies de toute espèce qui furentcommis et desquels ma plume se refuse à tracer le tableau. Ayantallumé un grand feu en face du palais royal, les lazzaroni jetèrentdans les flammes sept malheureux arrêtés quelques jours auparavant,et poussèrent la cruauté jusqu’à manger les membres, tout saignantsencore, de leurs victimes. L’infâme archiprêtre Rinaldi seglorifiait d’avoir pris part à cet immonde banquet. »

Outre l’archiprêtre Rinaldi, un homme sefaisait remarquer à cette orgie d’anthropophages : de même queSatan préside au sabbat, lui présidait à cette horrible subversionde toutes les lois de l’humanité.

Cet homme était Gaetano Mammone.

Rinaldi mangeait les chairs à moitiécuites ; Mammone buvait le sang à même les blessures. Lehideux vampire a laissé une telle impression de terreur dansl’esprit des Napolitains, qu’aujourd’hui encore, aujourd’hui qu’ilest mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora,c’est-à-dire du pays où il était né, n’a osé répondre à mesquestions et me donner des renseignements sur lui. « Il buvaitle sang comme un ivrogne boit du vin ! » voilà ce quej’ai entendu dire par dix vieillards qui l’avaient connu, et c’esten réalité la seule réponse qui m’ait été faite par vingt personnesdifférentes qui l’avaient vu s’enivrer de cette odieuseboisson.

Mais un homme que l’on se fût attendu à voirprendre une part frénétique à la réaction, et qui, au grandétonnement de tous, au lieu d’y prendre part, paraissait, aucontraire, la voir s’accomplir avec terreur, c’était fraPacifico.

Depuis le meurtre de l’amiral FrançoisCaracciolo, pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait sentitoutes ses convictions l’abandonner. Comment pendait-on commetraître et comme jacobin un homme qu’il avait vu servir son roiavec tant de fidélité et combattre avec tant de courage ?

Puis un autre fait jetait encore un grandtrouble dans son esprit, étroit mais loyal : comment, aprèsavoir tant fait, – et fra Pacifico savait mieux que personne cequ’il avait fait, – comment, après avoir tant fait, le cardinalétait-il non-seulement sans puissance, mais à peu prèsdisgracié ? et comment était-ce Nelson, un Anglais, – qu’en saqualité de bon chrétien, il détestait presque autant commehérétique, qu’en sa qualité de bon royaliste il détestait lesjacobins, – comment était-ce Nelson qui avait maintenant toutpouvoir, qui jugeait, qui condamnait, qui pendait ?

On avouera qu’il y avait dans ces deux faitsde quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort que celui defra Pacifico.

Aussi, comme nous l’avons dit, voyait-on lepauvre moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi, deMammone et des lazzaroni qui suivaient leur exemple. Quand laférocité de ces hordes de cannibales devenait trop grande, on levoyait même détourner la tête et s’éloigner, sans frapper commed’habitude le pauvre Giacobino de son bâton ; et, si c’était àpied qu’il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d’une idéesecrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, étaitdevenue un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s’il était fatiguéd’un long voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes etpensives, ses deux mains et son visage.

Quelques personnes, qui avaient remarqué cechangement et que ce changement préoccupait, prétendaient mêmeavoir vu fra Pacifico entrer dans des églises, s’y agenouiller etprier.

Un capucin priant ! Ceux à qui l’onracontait cela ne voulaient pas le croire.

CLXIII – L’APPARITION

Tandis que l’on égorgeait dans les rues deNaples, il y avait grande fête dans le port.

D’abord, comme l’avait indiqué la bannièreblanche élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de labannière tricolore, le château Saint-Elme demandait à capituler, etdes négociations s’étaient à l’instant même ouvertes entre lecolonel Mejean et le capitaine Troubridge. Les principalesquestions étaient arrêtées ; ce qui fait que le roi quitenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelqueségards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures del’après-midi, le billet suivant :

« À bord du Foudroyant, 10juillet 1799.

» Mon éminentissime, je viens, par laprésente, vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera ànous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable en expédiantvotre frère Ciccio à Palerme avec cette heureuse nouvelle. Je lerécompenserai, en même temps, comme le méritent ses bons serviceset les vôtres. Faites donc qu’il soit prêt à partir avant l’AveMaria. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moitoujours

» Votre même affectionné,

» Ferdinand B. »

Francesco Ruffo n’avait pas fait un longséjour à Naples, – arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 ausoir ; – mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson et deHamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux don Ciccio, comme ill’appelait, à Palerme que près de son frère.

Don Ciccio, qui ne conspirait pas et quin’avait jamais eu la moindre intention de conspirer, se trouva prêtà l’heure indiquée, et partit pour Palerme sans faired’observations.

Il avait laissé, en partant, à sept heures dusoir, le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le roi avaitécarté le rapport de son juge de confiance Speciale, et, parmi lespersonnes qui étaient venues le visiter et le féliciter à bord, ilavait fait un choix et distribué ses invitations pour le soir.

Il y avait bal et souper à bord duFoudroyant.

En un tour de main, et comme il arrive lorsquese fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons del’entre-pont furent enlevées, chaque canon devint un massif defleurs ou un buffet de rafraîchissements, et, à neuf heures dusoir, le vaisseau, illuminé de ses grandes vergues aux vergues decacatois, était prêt à recevoir ses invités.

On vit alors, à la lueur des flambeaux, etcomme une illumination mouvante, se détacher du rivage descentaines de barques, les unes portant les élus qui devaient monterà bord, les autres les flatteurs qui venaient, avec des musiciens,donner des sérénades ; les autres, enfin, contenaient lessimples curieux venant pour voir et surtout pour être vus.

Ces barques étaient surchargées de femmesélégantes, couvertes de diamants et de fleurs, et d’hommes bariolésde cordons et constellés de croix. Tout cela s’était tenu cachésous la République, et semblait sortir de terre au soleil de laroyauté.

Pâle et triste soleil, cependant, qui, danscette journée du 10 juillet, s’était levé et se couchait à traversune vapeur de sang !

Le bal commença : il avait lieu sur lepont.

Ce devait être un spectacle magique que cetteforteresse mouvante, illuminée de sa base à son faîte, quidéployait au vent ses mille pavillons, et dont tous les cordagesdisparaissaient sous des branches de laurier.

Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à laroyauté la fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre1798.

Comme l’autre, celle-ci devait avoir sonapparition, mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre encoreque la première !

Autour de ce bâtiment, où, la peur, plusencore que l’amour, avait réuni une cour à laquelle il ne manquaitque les quelques personnes qui avaient suivi la royauté à Palerme,cour dont la belle courtisane était la reine, se pressaient, nousl’avons dit, plus de cent barques chargées de musiciens, qui,exécutant les mêmes airs que l’orchestre du vaisseau, étendaient,pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune magnifique, unenappe d’harmonie.

Naples était bien, cette nuit-là, laParthénope antique, fille de la molle Eubée, et son golfe étaitbien celui des sirènes.

Dans les plus voluptueuses fêtes données surle lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n’avait pas fourniun dais plus constellé d’étoiles, la mer un miroir plus limpide,l’atmosphère une brise plus parfumée.

Il est vrai que, de temps en temps, quelquecri de douleur, poussé par ceux que l’on égorgeait passait dansl’air, au milieu du frémissement des harpes, des violons et desguitares, pareil à une plainte de l’esprit des eaux ; maisAlexandrie, dans ses jours de fête, n’avait-elle pas eu, elleaussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on essayait despoisons ?

À minuit, une fusée qui éclata dans le profondazur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles d’or, donna lesignal du souper. Le bal cessa, sans que la musique s’éteignît, etles danseurs, devenus convives, descendirent dans l’entre-pont,dont l’entrée jusque-là avait été défendue par des sentinelles.

Si nous parlions encore place de la bannièreen vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus, Flore etPomone avaient réuni, à bord du Foudroyant, leurs trésorsles plus précieux. Les vins de France, de Hongrie, de Portugal, deMadère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteillesdu plus pur cristal d’Angleterre, et eussent pu donnernon-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle detoutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamantjusqu’au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtistout entiers, des paons étalant leur queue d’émeraudes et desaphirs, des faisans dorés dressant hors du plat leur tête depourpre et d’or, des poissons à épée menaçant les convives de leurlame, des langoustes gigantesques descendant en droite ligne decelles qu’Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de touteespèce, des fleurs de toute saison, encombraient une table quis’étendait de la proue à la poupe de l’immense bâtiment, dont lalongueur devenait incommensurable, centuplée qu’elle était pard’immenses glaces dressées à ses extrémités. À bâbord et à triborddu bâtiment, c’est-à-dire à droite et à gauche, tous les sabordsétaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace, deuxgrandes portes donnaient sur l’élégante galerie qui servait debalcon à l’amiral.

Entre chaque sabord étincelaient – ornementspittoresques et guerriers tout à la fois – des trophées demousquetons, de sabres, de pistolets, de piques et de hachesd’abordage dont les lames, si souvent rougies de sang français,réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l’éclat de millebougies, et semblaient des soleils d’acier.

Si habitué que le fût Ferdinand aux luxueuxrepas du palais royal, de la Favorite et de Caserte, il ne put, enmettant le pied sur le plancher de cette nouvelle salle à manger,retenir un cri d’admiration.

Les palais d’Armide, popularisés par la poésiedu Tasse, n’offraient rien de plus féerique ni de plusmerveilleux.

Le roi prit place à table, et désigna pours’asseoir à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et devantlui sir William. Les autres prirent place, selon les droits quel’étiquette leur donnait d’être plus ou moins rapprochés duroi.

Tout le monde assis, l’œil de Ferdinand erravaguement sur cette double file de convives. Peut-être pensait-ilque celui qui avait les premiers droits à cette fête en étaitnon-seulement absent, mais exilé, et prononçait-il tout bas le nomdu cardinal Ruffo.

Mais Ferdinand n’était pas homme à garderlongtemps dans son esprit une bonne pensée, surtout lorsque cettebonne pensée portait avec elle le reproche d’ingratitude.

Il secoua la tête, prit le sourire narquoisqui lui était habituel, et, de même qu’il avait dit, en rentrant àCaserte, après sa fuite de Rome : « On est mieux ici quesur la route d’Albano ! » il se frotta les mains endisant, par allusion à la tempête qu’il avait essuyée lors de safuite en Sicile :

– On est mieux ici que sur la route dePalerme !

Une rougeur passa sur le front blafard etmaladif de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de l’amiralnapolitain pendant cette traversée, à l’injure qu’il lui avaitfaite en venant, déguisé en pilote, à son bord, et en conduisant leVan-Guard au milieu des écueils qui hérissent l’entrée duport de Palerme, écueils dans lesquels, moins pratique de cesparages difficiles, il n’avait point osé s’aventurer.

L’œil unique de Nelson lança une flamme, puisun sourire crispa ses lèvres, – probablement celui de la vengeancesatisfaite.

Le pilote était parti pour l’Océan où il n’y apoint de port !

À la fin du souper, la musique joua le Godsave the king,et Nelson, avec cet implacable orgueil anglaisqui n’observe aucune convenance, se leva, et, sans songer, ouplutôt sans s’inquiéter s’il avait à sa table un autre souverain,porta la santé du roi George.

Les hourras frénétiques des officiers anglaisassis à la table de Nelson et ceux des matelots postés sur lesvergues répondirent à ce toast ; les canons de la secondebatterie éclatèrent.

Le roi Ferdinand, qui, sous des dehorsvulgaires, cachait une grande science et surtout une grandeobservation de l’étiquette, se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Cinq minutes après, sir William Hamiltonporta, à son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes hourraséclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes honneurs.

Il n’en parut pas moins au roi Ferdinand quel’on avait interverti l’ordre des toasts et que c’était à luiqu’était dû l’honneur de la santé.

Aussi, comme les barques qui entouraient lebâtiment et qui se pressaient surtout à l’arrière avaient faitentendre de frénétiques acclamations, le roi jugea qu’il devaitpartager ses remercîments entre les convives présents et ceux qui,moins heureux, mais non moins dévoués, entouraient leFoudroyant.

Il fit donc un léger signe de tête pourremercier sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortitsur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte, pardévouement ou par bassesse, venaient de lui donner cette marque desympathie.

À la vue du roi, les hourras, lesapplaudissements, les acclamations, éclatèrent ; les cris de« Vive le roi ! » semblèrent sortir du fond del’abîme pour monter au ciel.

Le roi salua et commença le geste de porter lamain à sa bouche ; mais tout à coup sa main s’arrêta, sonregard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement, sescheveux se dressèrent sur sa tête, et un cri rauque, peignant à lafois l’étonnement et la terreur, érailla sa gorge et sortit de sapoitrine.

En même temps, un grand tumulte se fit à borddes barques, qui s’écartèrent à droite et à gauche en laissant ungrand espace vide.

Au milieu de cet espace s’élevait, choseterrible à voir, sortant de l’eau jusqu’à la ceinture, le cadavred’un homme que, malgré les algues dont était couverte sa chevelure,aplatie contre les tempes, malgré sa barbe hérissée, malgré sonvisage livide, on pouvait reconnaître pour celui de l’amiralCaracciolo.

Ces cris de « Vive le roi ! »semblaient l’avoir tiré du fond de la mer, où il dormait depuistreize jours pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de laflatterie et de la lâcheté.

Le roi, au premier coup d’œil, l’avaitreconnu ; tout le monde l’avait reconnu. Voilà pourquoiFerdinand était resté le bras suspendu, le regard fixe, l’œilhagard, râlant un cri d’effroi ; voilà pourquoi les barquess’étaient écartées d’un mouvement unanime et précipité.

Ferdinand voulut un instant mettre en doute laréalité de cette apparition, mais inutilement : le cadavre,suivant le mouvement onduleux de la mer, s’inclinait et seredressait, comme s’il eût salué celui qui le regardait, muet etimmobile d’épouvante.

Mais peu à peu les nerfs crispés du roi sedétendirent, sa main trembla et laissa tomber son verre, qui sebrisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, haletant, cachantsa tête dans ses mains en criant :

– Que veut-il ? que medemande-t-il ?

À la voix du roi, à la terreur visible qui sepeignait sur ses traits, tous les convives se levèrent effrayés,et, se doutant que le roi avait vu de la galerie quelque spectaclequi l’avait effrayé, coururent à la galerie.

Au même instant, ces mots, sortis de toutesles bouches comme un frisson électrique, passèrent par tous lescœurs :

– L’amiral Caracciolo !

Et, à ces mots, le roi, tombant sur unfauteuil, répéta :

– Que veut-il ? que medemande-t-il ?

– Que vous lui accordiez le pardon de satrahison, sire, répondit sir William, courtisan jusqu’en face de ceroi éperdu et de ce cadavre menaçant.

– Non ! s’écria le roi, non ! ilveut autre chose ! il demande autre chose !

– Une sépulture chrétienne, sire, murmura àl’oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.

– Il l’aura ! répondit le roi,il l’aura !

Puis, trébuchant dans les escaliers, seheurtant aux murailles du navire, il se précipita dans sa chambre,dont il referma la porte derrière lui.

– Harry, prenez une barque et allez repêchercette charogne, dit Nelson, de la même voix qu’il eût dit :« Déployez le grand hunier, » ou : « Carguez lavoile de misaine. »

CLXIV – LES REMORDS DE FRA PACIFICO

La fête de Nelson avait fini, comme le songed’Athalie, par un coup de tonnerre.

Emma Lyonna avait d’abord voulu tenir fermedevant la terrible apparition ; mais le mouvement de la houlequi venait du sud-est, poussant d’un mouvement visible le cadavrevers le vaisseau, elle était rentrée à reculons et était tombée àmoitié évanouie sur un fauteuil.

C’est alors que Nelson, inébranlable dans soncourage comme il était implacable dans sa haine, avait donné àHarry l’ordre que nous avons entendu.

Harry avait obéi à l’instant même : unebarque du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes et uncontre-maître y étaient descendus, et le capitaine Harry les avaitsuivis.

Comme une volée d’oiseaux au milieu desquelss’abat un milan, toutes les barques, nous l’avons dit, s’étaientécartées du cadavre, et, musique muette, flambeaux éteints,glissaient à la surface de la mer, faisant jaillir à chaque coup derames une gerbe d’étincelles.

Celles qui étaient séparées de la terre par lecadavre faisaient un grand détour pour le contourner et agitaientd’autant plus leurs avirons qu’elles avaient un plus grand cercle àparcourir.

Sur le bâtiment, tous les convives, levés detable, s’étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté opposéà l’apparition, chacun appelant ses bateliers. Les officiersanglais, seuls, occupaient la galerie, et, par des railleries plusou moins grossières, apostrophaient le cadavre, vers lequels’avançaient à grands coups d’avirons le capitaine Harry et seshommes.

Arrivé près de lui, et voyant que ses hommeshésitaient à le toucher, Harry le prit par les cheveux et essaya dele soulever hors de l’eau ; mais on eût dit, tant le corpsétait pesant, qu’il était retenu dans la mer par une forceinvisible, et les cheveux restèrent dans la main du capitaine.

Il fit entendre un juron dans l’accent duquelle dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna à deux deses hommes de prendre le cadavre par la corde restée à son cou, etde le tirer dans la barque.

Mais la tête détachée du corps, dont elle nepouvait supporter le poids, obéit seule à leur effort et vintrouler dans la barque.

Harry frappa du pied.

– Ah ! démon ! murmura-t-il, tu asbeau faire, tu y viendras tout entier, dussé-je t’arracher membre àmembre !

Le roi priait dans sa cabine, tenant lechapelain par le collet de son habit et le secouant d’untremblement nerveux ; Nelson faisait respirer des sels à labelle Emma Lyonna ; sir William essayait d’expliquerl’apparition à l’aide de la science ; les officiers raillaientde plus en plus ; les barques continuaient de fuir.

Les matelots, d’après l’ordre du capitaineHarry, avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo,sous ses bras, et attiraient à eux ; mais, quoique les corps,dans l’eau, perdent un tiers à peu près de leur pesanteur, lesefforts des quatre hommes réunis parvinrent à grand’peine à fairepasser le tronc par-dessus le bordage du canot.

Les officiers anglais battirent des mains avecde grands éclats de rire et en criant :

– Hourra pour Harry !

La barque regagna le bâtiment et fut amarréesous le beaupré.

Les officiers, curieux de connaître le causede ce phénomène, passèrent du gaillard d’arrière au gaillardd’avant, tandis que les convives quittaient furtivement le vaisseaupar les escaliers de tribord et de bâbord, pressés qu’ils étaientde fuir un spectacle qui, pour la plupart d’entre eux, avaitquelque chose de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.

Sir William avait rencontré juste en disantque les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaientd’air et d’eau, et revenaient naturellement à la surface de lamer ; mais ce qu’il y avait d’étonnant, d’extraordinaire, demiraculeux, c’est que celui de l’amiral avait exécuté cetteascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les deuxboulets qui lui avaient été attachés aux pieds.

Le capitaine Harry, au rapport duquel nousempruntons ces détails, pesa les deux boulets ; il affirmequ’ils pesaient deux cent cinquante livres.

Le chapelain de la Minerve, celui-làmême qui avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et consultésur ce qu’il y avait à faire du cadavre.

– Le roi a-t-il été prévenu ?demanda-t-il.

– Le roi est un des premiers qui aient vul’apparition, lui fut-il répondu.

– Et qu’a-t-il dit ?

– Dans sa frayeur, il a permis que le cadavreeût une sépulture chrétienne.

– Eh bien, alors, dit le chapelain, il fautfaire ce que le roi a ordonné.

– Faites ce qu’il y a à faire, lui fut-ilrépondu.

Et l’on ne s’occupa plus de Caracciolo, toutle soin des funérailles étant abandonné au chapelain.

Mais il lui vint bientôt un aide auquel il nes’attendait pas.

Le corps de l’amiral était resté, toujoursvêtu de ses habits de paysan, moins la veste, qu’on lui avait ôtéepour l’exécution, au fond du canot qui l’avait recueilli. Lechapelain s’était assis à l’arrière de la barque, et, à la lueurd’un falot, il lisait les prières des morts, que, par cette bellenuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de la lune.

Vers le point du jour, il vit venir à lui unebarque conduite par deux bateliers et montée par un seul moine. Cemoine, qui était de haute taille, se tenait debout à l’avant, aussisolide sur la pointe la plus étroite du bateau que s’il eût étémarin lui-même.

Comme il fut facilement reconnu par l’officierde quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à la barquemortuaire et non au bateau, et que Nelson avait ordonné, sinon defaire, du moins de laisser faire, on ne s’inquiétait aucunement dece canot, qui, d’ailleurs, ne portait qu’un moine et deuxbateliers.

En effet, les deux bateliers dirigeaient lecanot droit sur la barque, près de laquelle il se rangea bord àbord.

Le moine échangea quelques paroles avec lechapelain, sauta dans la barque, contempla un instant le cadavre ensilence et en laissant échapper de grosses larmes de ses yeux.

Pendant ce temps, le chapelain passa sur lecanot qui avait amené le moine, et monta à bord duFoudroyant.

Il venait y demander les derniers ordres deNelson.

Ces derniers ordres furent de faire du cadavrece que l’on voudrait, le roi ayant permis qu’il eût une sépulturechrétienne.

Cette permission fut rapportée par lechapelain au moine, qui prit alors le cadavre entre ses brasrobustes et le transborda de la barque dans le canot.

Le chapelain l’y suivit.

Puis, sur l’ordre du moine, les deux rameursqui étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement versSainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.

Quoique le quartier de Sainte-Lucie fûtessentiellement royaliste, Caracciolo y avait fait tant de bien,qu’il y était adoré ; d’ailleurs, du quartier Sainte-Lucie, lamarine napolitaine tire ses meilleurs matelots, et tous ceux quiavaient servi sous l’amiral avaient conservé un vif souvenir de cestrois qualités d’un homme qui commande à d’autres hommes : lecourage, la bonté, la justice.

Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieurces trois qualités.

Aussi, aux premiers mots qu’eut échangés lemoine avec les quelques pêcheurs qu’il rencontra, et à peine lebruit eut-il couru que le corps de l’amiral venait chercher unesépulture au milieu de ses anciens amis, que tout le quartier futen rumeur et que le moine n’eut que le choix à faire de la maisonoù le corps attendrait le moment de la sépulture.

Il donna la préférence à celle qui se trouvaitla plus rapprochée de la barque.

Vingt bras s’offrirent pour transporter lecadavre ; mais, comme il avait déjà fait, le moine le pritentre ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau, lecoucha sur un lit, et revint chercher la tête pour la transporter àson tour comme il avait fait du tronc.

Il demanda un drap pour l’ensevelir, et, cinqminutes après, vingt femmes revenaient, chacune criant :

– C’était un martyr : prenez lemien ; il portera bonheur à la maison.

Le moine choisit le plus beau, le plus neuf,le plus fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire lesprières, que les femmes à genoux faisaient cercle autour du lit oùl’amiral était déposé, et que les hommes, debout derrière elles,encombraient la porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine,pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au tronc etl’ensevelit dans un double linceul.

Dans la maison voisine, qui était celle d’unmenuisier, on entendait retentir les coups de marteau :c’était la bière que l’on clouait à la hâte.

À neuf heures, la bière fut apportée. Le moiney déposa le corps ; puis toutes les femmes du quartier yapportèrent chacune, soit une branche de ce laurier qui pousse danstous les jardins, soit une de ces fleurs qui pendent à toutes lesfenêtres, de façon que le corps en fût entièrement couvert.

En ce moment, les cloches de la petite églisede Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut à laporte.

On ferma la bière : six matelots laprirent sur leurs épaules ; le moine la suivit, marchantderrière elle ; toute la population de Sainte-Lucie suivit lemoine.

Une dalle était levée dans le chœur, à gauchede l’autel ; les chants funèbres commencèrent.

Exagéré en tout, ce peuple napolitain, quipeut-être avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo,fondait en larmes et éclatait en sanglots au chant des prêtres quipriaient sur sa bière.

Les hommes se frappaient la poitrine du poing,les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.

On eût dit qu’un malheur public, qu’unecalamité universelle frappait le royaume.

Mais cela ne s’étendait que de la descente duGéant au château de l’Œuf ; à cent pas de là, on égorgeait etl’on brûlait les patriotes.

Le corps de Caracciolo fut déposé dans lecaveau improvisé pour lui et qui n’était point celui de safamille ; la pierre fut scellée sur son corps, et aucunemarque distinctive n’indiqua que c’était là que reposait la victimede Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine.

Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrentjusqu’au soir sur la tombe, et le moine avec eux.

Le soir venu, le moine se leva, prit son bâtonde laurier, qu’il avait laissé derrière la porte de la maison oùavait été enseveli Caracciolo, remonta la descente du Géant, suivitla rue de Tolède au milieu des marques de vénération que luidonnait toute la basse population, entra au couvent deSaint-Estreim, en sortit un quart d’heure après, en poussant devantlui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de laMadeleine.

Quand il atteignit les avant-postes de l’arméedu cardinal, les témoignages de sympathie qu’il recueillit furentencore plus nombreux et surtout plus bruyants que ceux qu’il avaitrecueillis dans la ville, et ce fut précédé de la rumeurqu’excitait sa vue qu’il arriva à la petite maison du cardinal,dont les portes s’ouvrirent devant lui comme devant une ancienneconnaissance.

Il attacha son âne à l’un des anneaux de laporte et monta l’escalier qui conduisait au premier étage.

Le cardinal prenait le frais du soir sur saterrasse, laquelle donnait sur la mer.

Au bruit des pas du moine, il seretourna :

– Ah ! c’est vous, fra Pacifico,dit-il.

Le moine poussa un soupir.

– Moi-même, Éminence, dit-il.

– Ah ! ah ! je suis aise de vousrevoir. Vous avez été un bon et brave serviteur du roi pendanttoute la campagne. Venez-vous me demander quelque chose ? Sice que vous venez me demander est en mon pouvoir, je le ferai. Maisje vous préviens d’avance, ajouta-t-il avec un sourire amer, quemon pouvoir n’est pas grand.

Le moine secoua la tête.

– J’espère que ce que je viens vous demander,dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir,monseigneur.

– Parlez, alors.

– Je viens vous demander deux choses,monseigneur : mon congé, la campagne étant finie, et la routeque je dois suivre pour aller à Jérusalem.

Le cardinal regarda fra Pacifico avecétonnement.

– Votre congé ? dit-il. Il me semble quevous l’avez pris sans me le demander.

– Monseigneur, j’étais rentré à mon couvent,c’est vrai ; mais je m’y tenais aux ordres de VotreÉminence.

Le cardinal fit un signe d’approbation.

– Quant à la route de Jérusalem, dit-il, riende plus facile que de vous l’indiquer. Mais, auparavant, cher fraPacifico, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vousallez faire en terre sainte ?

– Un pèlerinage au tombeau de Jésus,monseigneur.

– Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ouest-ce une pénitence que vous vous imposez ?

– C’est une pénitence que je m’impose.

Le cardinal demeura un instant pensif.

– Vous avez commis quelque gros péché ?demanda-t-il.

– J’en ai peur ! répondit le moine.

– Vous savez, dit le cardinal, que j’ai reçude grands pouvoirs de l’Église ?

Le moine secoua la tête.

– Monseigneur, dit-il, je crois que lapénitence que l’on s’impose soi-même est plus agréable à Dieu quecelle qui nous est imposée.

– Et comment comptez-vous faire cevoyage ?

– À pied et en demandant l’aumône.

– Il est long et fatigant !

– Je suis fort.

– Il est dangereux !

– Tant mieux ! Je ne serais pas fâchéd’avoir à frapper, pendant la route, sur autre chose que sur lepauvre Giacobino.

– Vous serez obligé, pour ne pas mettre untrop long temps à votre voyage, de demander de temps en tempspassage à des capitaines de bâtiment.

– Je m’adresserai à des chrétiens, et, lorsqueje leur dirai que je vais adorer le Christ, ils mel’accorderont.

– À moins, toutefois, que vous ne préfériezque je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant voilepour Beyrouth ou Saint-Jean-d’Acre ?

– Je ne veux rien des Anglais, ce sont deshérétiques ! dit fra Pacifico avec une expression de hainebien prononcée.

– N’avez-vous que cela à leur reprocher ?demanda Ruffo en fixant sur le moine son œil perçant.

– Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant lepoing vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu monamiral !

– Et c’est là le crime dont tu vas demanderpardon pour eux au tombeau du Christ ?

– Pour moi !… pas pour eux.

– Pour toi ? dit Ruffo avecétonnement.

– N’y ai-je pas contribué ? demanda lemoine.

– Comment ?

– En servant une mauvaise cause.

Le cardinal sourit.

– Tu crois donc la cause du roi une mauvaisecause ?

– Je crois que la cause qui a mis à mort monamiral – qui était la justice, l’honneur, la loyauté en personne –ne pouvait être une bonne cause.

Un nuage passa sur le front du cardinal, quipoussa un soupir.

– Puis, continua le moine d’une voix sombre,le ciel a fait un miracle.

– Lequel ? demanda le cardinal, déjàinstruit de la singulière apparition qui avait troublé la fêtedonnée la veille à bord du Foudroyant.

– Le cadavre du martyr est sorti dufond de la mer, où il était depuis treize jours, pour venirreprocher sa mort au roi et à l’amiral Nelson ; et, certes, leSeigneur n’eût point permis cela si cette mort eût été juste.

Le cardinal baissa la tête.

Puis, après un instant de silence :

– Je comprends, dit-il. Et tu veux expier lapart involontaire que tu as prise à cette mort ?

– Justement, monseigneur et voilà pourquoi jevous prie de m’enseigner la route la plus directe pour aller enterre sainte.

– La route la plus directe serait det’embarquer à Tarente et de débarquer à Beyrouth ; mais,puisque tu ne veux rien devoir aux Anglais…

– Rien, monseigneur.

– Eh bien, voici ton itinéraire… Le veux-tupar écrit ?

– Je ne sais pas lire ; mais j’ai bonnemémoire, ne craignez rien.

– Eh bien, tu partiras d’ici par Avellino,Bénévent, Manfredonia ; à Manfredonia, tu t’embarqueras pourScutari ou Delvino ; tu traverseras le Pirée et tu iras àSalonique ; à Salonique, tu trouveras un bâtiment qui teconduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois àBeyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couventdes Franciscains ; tu vas faire tes dévotions au saintsépulcre, et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries,en même temps, de me pardonner la mienne.

– Votre Éminence aussi a donc commis unefaute ? demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avecétonnement.

– Oui, et une grande faute, que Dieu, qui litdans le fond des cœurs, me pardonnera peut-être, mais que lapostérité ne me pardonnera point.

– Laquelle ?

– J’ai remis sur le trône, dont la Providencel’avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va, frère,va ! et prie pour nous deux !

Cinq minutes après, fra Pacifico, monté surson âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape sur la routede Jérusalem.

CLXV – UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE

On se rappelle que, le jour même de l’arrivéedu roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait abattu labannière tricolore qui flottait sur le château Saint-Elme, et quela bannière tricolore avait été remplacée par le drapeauparlementaire.

Ce drapeau parlementaire avait donné si bonespoir au roi, qu’il avait – on doit encore se le rappeler – écrità Palerme qu’il espérait que la capitulation serait signée lelendemain.

Le roi se trompait ; mais ce ne fut pasla faute du colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s’ilne se rendit point le lendemain : ce fut celle du roi.

Le roi avait eu si grand’peur lorsque, le 10au soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu’il resta aulit le lendemain toute la journée, tremblant la fièvre et refusantde monter sur le pont. On avait beau lui dire que, selon lapermission qu’il en avait donnée, le cadavre avait été enterré lematin à dix heures, dans l’église de Sainte-Lucie ; il faisaitun mouvement de tête qui voulait dire : « Avec ungaillard comme celui-là, je ne me fie à rien. »

Pendant la nuit, on changea d’ancrage et l’onalla jeter l’ancre entre le château de l’Œuf et leChâteau-Neuf.

Prévenu de ce changement, le roi consentit àsortir de sa chambre ; mais, avant de monter sur le pont, ils’informa soigneusement si l’on ne voyait pas flotter quelque choseà la surface de la mer.

Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait lasurface azurée.

Le roi respira.

Le duc della Salandra, lieutenant général desarmées de Sa Majesté Sicilienne, l’attendait pour lui soumettre lesconditions auxquelles le colonel Mejean offrait de rendre lefort.

Voici ces conditions :

« Article premier. – La garnisonfrançaise du fort Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de SaMajesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point contre lespuissances actuellement en guerre avec la république française,qu’elle ne soit régulièrement échangée.

» Art. II. – Les grenadiers anglaisprendront possession de la porte du fort dans la journée même de lacapitulation.

» Art. III. – La garnison françaisesortira du fort le lendemain du jour de la Capitulation avec armeset bagages ; hors de la porte du fort, elle attendra, pourêtre remplacée par lui, un détachement portugais, anglais, russe etnapolitain, qui, la garnison sortie, prendra immédiatementpossession du fort ; là, elle déposera les armes.

» Art. IV. – Les officiers conserverontleur épée.

» Art. V. – La garnison sera embarquéesur l’escadre anglaise, jusqu’à ce que les bâtiments qui doivent latransporter en France soient prêts.

» Art. VI. – Quand les grenadiers anglaisprendront possession de la porte, tous les sujets de Sa MajestéSicilienne seront consignés aux alliés.

» Art. VII. – Une garde desoldats français sera mise autour du drapeau français pour empêcherqu’il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu’à ce qu’unofficier anglais et une garde anglaise viennent la relever ;seulement alors, le pavillon de Sa Majesté pourra flotter sur lefort.

» Art. VIII. – Toutes les propriétésparticulières seront conservées à chaque propriétaire ; toutepropriété de l’État sera consignée avec le fort, et également leseffets provenant du pillage.

» Art. IX. – Les malades hors d’étatd’être transportés resteront à Naples avec des chirurgiensfrançais : ils y seront maintenus aux frais du gouvernementfrançais et seront renvoyés en France aussitôt après leurguérison. »

Cette capitulation, rédigée et datée de laveille, était déjà signée Mejean, et n’attendait quel’approbation du roi pour recevoir les signatures du duc dellaSalandra, du capitaine Troubridge et du capitaine Baillie.

Le roi donna son autorisation, et elle futsignée le même jour.

La signature du cardinal Ruffo manque à cettecapitulation ; ce qui prouve qu’il s’était complétement séparédes alliés.

La capitulation, quoiqu’elle portât la date du11, n’avait été signée que le 12, comme nous avons dit. Ce fut doncle 13 seulement que les alliés se présentèrent à la porte duchâteau Saint-Elme, pour prendre possession de la forteresse.

Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvatode venir le trouver dans son cabinet.

Salvato se rendit à l’invitation.

Les deux hommes échangèrent un salut poli maisfroid. Le colonel montra une chaise à Salvato : celui-cis’assit.

Le colonel resta debout, appuyé au dos de sachaise.

– Monsieur le général, dit-il à Salvato, vousrappelez-vous ce qui s’est passé dans cette salle la dernière foisque j’ai eu l’honneur de vous y recevoir ?

– Parfaitement, colonel : nous yconclûmes un traité.

– Vous rappelez-vous dans quels termes lemarché fut conclu ?

– Il fut convenu que, moyennant vingt millefrancs par personne, vous nous déposeriez, la signora San-Felice etmoi, sur la terre de France.

– Les conditions ont-elles étéremplies ?

– Pour une personne seulement.

– Êtes-vous en mesure de les remplir pourl’autre ?

– Non.

– Que faire ?

– Mais c’est bien simple, il me semble :vous voudriez me rendre un service que je ne voudrais pas lerecevoir de vous.

– Voilà qui me met à mon aise. Je devaisrecevoir quarante mille francs pour sauver deux personnes ;j’en ai reçu vingt mille, j’en sauverai une seulement. Laquelle desdeux dois-je sauver ?

– La plus faible, celle qui ne pourrait sesauver elle-même.

– Avez-vous donc des chances de vous sauver,vous ?

– J’en ai.

– Lesquelles ?

– N’avez-vous pas vu ce papier qui remplaçaitl’argent dans la cassette et qui m’annonçait que l’on veillait surmoi ?

– Me donnerez-vous le déplaisir de vouslivrer ? Le sixième article de la capitulation dit que tousles sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux alliés.

– Tranquillisez-vous : je me livreraimoi-même.

– Je vous ai dit tout ce que j’avais à vousdire, fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait :« Vous pouvez remonter chez vous. »

– Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, dit àson tour Salvato, sans que l’on pût remarquer la moindre altérationdans sa voix.

– Parlez.

– Ai-je le droit de vous demander quel moyenvous emploierez pour assurer le salut de la signoraSan-Felice ? Car, vous le comprenez, si je me dévoue c’estpour qu’elle soit sauvée.

– C’est trop juste, et vous avez le droitd’exiger sur ce point les détails les plus minutieux.

– J’écoute.

– Le neuvième article de la capitulation ditque les malades qui ne seront pas en état d’être transportésresteront à Naples. Une de nos vivandières est dans ce cas. Ellerestera à Naples : la signora San-Felice prendra sa place, etson costume, et je vous réponds qu’il ne tombera pas un cheveu desa tête.

– C’est tout ce que je voulais savoir,monsieur, dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu’à vousprier de faire porter le plus tôt possible chez la signora lecostume qu’elle doit revêtir.

– Il y sera dans cinq minutes.

Les deux hommes se saluèrent. Salvatosortit.

Luisa attendait avec anxiété ; ellen’ignorait point que Salvato n’avait pu payer que la moitié de lasomme, et elle connaissait l’avarice du colonel Mejean.

Salvato entra dans la chambre le sourire surles lèvres.

– Eh bien ? lui demanda vivementLuisa.

– Eh bien, tout est arrangé.

– Il accepte ta parole ?

– Non, je lui ai fait une obligation. Tu sorsdu château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée parl’uniforme français.

– Et toi ?

– Moi, j’aurai une petite formalité à remplir,qui me séparera de toi un instant.

– Laquelle ? demanda Luisa avecinquiétude.

– C’est de prouver que, quoique né à Molise,je suis au service de la France. Rien de plus facile, tucomprends : tous mes papiers sont au palais d’Angri.

– Mais tu me quittes ?

– Pour quelques heures seulement.

– Quelques heures ? Tu avais dit uninstant.

– Un instant, quelques heures. Diable !comme il faut être positif avec toi.

Luisa lui jeta les bras autour du cou etl’embrassa tendrement.

– Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne,dit-elle ; moi, je suis un roseau. Si tu t’éloignes de moi, jeplie à tout vent. Que veux-tu ! ton amour est le dévouement,le mien n’est que l’égoïsme.

Salvato la serra contre son cœur, et, malgrélui, ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que Luisa leregarda étonnée.

En ce moment, la porte s’ouvrit : onapportait l’habit de vivandière promis à Luisa.

Salvato profita de cet incident pour changerle cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant les diversespièces du costume qu’elle devait revêtir, et la toilettecommença.

Il était visible, à la sérénité du front deLuisa, que ses soupçons d’un instant étaient effacés. Elle étaitcharmante dans sa jupe courte à revers rouges, et avec son chapeauorné de la cocarde tricolore.

Salvato ne se lassait pas de la regarder et delui dire : « Je t’aime ! je t’aime ! jet’aime ! »

Elle souriait, et son sourire était pluséloquent que toutes les paroles.

L’heure passa comme une seconde.

Le tambour battit. Ce tambour annonçait queles grenadiers anglais prenaient possession de la porte dufort.

Salvato tressaillit malgré lui ; unelégère pâleur envahit son visage.

Il jeta un regard sur la cour où était lagarnison sous les armes.

– Il est temps de descendre, dit-il à Luisa,et de prendre notre place dans les rangs.

Tous deux descendirent ; mais, sur leseuil, Salvato s’était arrêté, et, une dernière fois, en soupirantet en embrassant la chambre d’un regard, avait pressé Luisa contreson cœur.

Là aussi, ils avaient été heureux.

Par ces mots : Les sujets de SaMajesté Sicilienne seront consignés aux alliés, on avaitentendu les otages qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, aunombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient un groupe àpart.

Mejean fit signe à Salvato d’aller se joindreà eux et à Luisa de se mettre en serre-file.

Il la plaça le plus près de lui possible, afinde pouvoir, en cas de besoin, lui porter la plus immédiateprotection.

Il n’y avait rien à dire : le colonelMejean exécutait ses engagements avec la plus scrupuleuserégularité.

Les tambours battirent : le cri« Marche ! » retentit.

Les rangs s’ouvrirent, les otages prirentleurs places.

Les tambours débouchèrent par la porte dufort, toute l’armée russe, anglaise et napolitaine attendait àl’extérieur.

En avant de cette armée, les trois officierssupérieurs, le duc della Salandra, le capitaine Troubridge et lecapitaine Baillie formaient un groupe.

Pour faire honneur à la garnison, ils tenaientd’une main leur chapeau, de l’autre leur épée nue.

Arrivé à l’endroit indiqué ; le colonelMejean fit entendre le mot « Halte ! »

Les soldats s’arrêtèrent, les otages sortirentdes rangs.

Puis, comme il était dit dans la capitulation,les soldats déposèrent leurs armes ; les officiers gardèrentleur épée, qu’ils remirent au fourreau.

Alors, le colonel Mejean s’avança vers legroupe des officiers alliés et dit :

– Messieurs, en vertu de l’article 6 de lacapitulation, j’ai l’honneur de vous remettre les otages quiétaient enfermés dans le fort.

– Nous reconnaissons les avoir reçus, dit leduc della Salandra.

Puis, jetant les yeux sur le groupe quis’avançait :

– Mais, dit-il, nous ne comptions que surcinq, et ils sont six.

– Le sixième n’est point un otage, ditSalvato ; le sixième est un ennemi.

Puis, comme les regards des trois officiersétaient fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à sontour remis son épée au fourreau, allait reprendre son rang à latête de la garnison :

– Je suis, continua le jeune homme d’une voixhaute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain, maisgénéral au service de la France.

Luisa, qui avait suivi toute la scène avec leregard d’une amante, jeta un cri.

– Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-ilparlé ? Il était si simple de ne rien dire !

– Mais, s’il se perd, s’écria Luisa, je dois,je veux me perdre avec lui ! Salvato ! mon Salvato !attends-moi !

Et, s’élançant hors des rangs, en écartant lecolonel Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta dans lesbras du jeune homme en criant :

– Et moi, je suis LuisaSan-Felice ! Tout avec lui ! la vie ou la mort !

– Messieurs, vous l’entendez, dit Salvato.Nous n’avons plus qu’une grâce à vous demander, c’est, pour le peude temps que nous avons à vivre, de ne point nous séparer.

Le duc della Salandra se retourna vers lesdeux autres officiers, comme pour les consulter.

Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avecune certaine compassion.

– Vous savez, dit le duc, qu’il y a desinstructions toutes particulières du roi qui ordonnent de condamnerà mort la San-Felice.

– Mais elles ne défendent point de lacondamner à mort avec son amant, fit observer Troubridge.

– Non.

– Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend denous : donnons-leur cette dernière satisfaction.

– Le duc della Salandra fit un signe :quatre soldats napolitains sortirent des rangs.

– Conduisez ces deux prisonniers auChâteau-Neuf, dit-il : vous en répondez sur votre tête.

– Est-il permis à madame de quitter cedéguisement et de reprendre ses habits ? demanda Salvato.

– Et où sont ses habits ? demanda leduc.

– Dans sa chambre du château Saint-Elme.

– Jurez-vous que ce n’est pas un prétexte quevous prenez pour essayer de fuir ?

– Je vous jure que madame et moi, dans unquart d’heure, viendrons nous remettre entre vos mains.

– Allez ! nous nous fions à votreparole.

Les deux hommes se saluèrent, et Salvato etLuisa rentrèrent dans le fort.

En rouvrant la porte de cette chambre, qu’ellecroyait avoir quittée pour la liberté, l’amour et le bonheur, et oùelle rentrait prisonnière et condamnée, Luisa se laissa tomber dansun fauteuil et éclata en sanglots.

Salvato se mit à genoux devant elle.

– Luisa, lui dit-il, Dieu m’est témoin quej’ai fait tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé de mequitter ; tu as dit : « Vivre ou mourirensemble ! » Nous avons vécu, nous avons été heureuxensemble ; en quelques mois, nous avons épuisé plus de joieque la moitié des créatures humaines n’en éprouvent dans toute leurvie. Aujourd’hui, que l’heure de l’épreuve est venue, manqueras-tude courage ? Pauvre enfant ! as-tu trop présumé de tesforces ? Chère âme, t’es-tu mal jugée ?

Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrinede Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient sur levisage, et le regarda à travers ses larmes.

– Pardonne-moi un moment de faiblesse,Salvato, lui dit-elle ; tu vois que je n’ai pas peur de lamort, puisque c’est moi qui l’ai cherchée quand j’ai vu que tum’avais trompée et que tu voulais mourir sans moi, mon bien-aimé.Tu as vu si j’ai hésité et si le cri qui devait nous réunir s’estfait attendre.

– Chère Luisa !

– Mais, en revoyant cette chambre, en songeantaux douces heures que nous y avons passées, en songeant que lesportes d’un cachot vont s’ouvrir pour nous, en songeant que nousallons peut-être, éloignés l’un de l’autre, marcher à la mortséparés, oh ! oui, mon cœur s’est brisé. Mais, à ta voix,regarde ! les larmes tarissent, le sourire revient sur meslèvres. Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous aimerons,et, tant que nous nous aimerons, nous serons heureux. Vienne lamort ! si la mort est l’éternité, la mort sera pour nousl’éternel amour.

– Ah ! je reconnais ma Luisa, ditSalvato.

Puis, se levant, et passant son bras autour dela taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait seslèvres :

– Debout, lui dit-il, debout, Romaine !debout, Aria ! Nous leur avons promis d’être de retour dans unquart d’heure : ne les faisons pas attendre une seconde.

Luisa avait repris son courage. Elle dépouillarapidement son costume de vivandière et revêtit ses anciens habits,puis, avec la majesté d’une reine, avec ce pas que Virgile donne àla mère d’Énée et qui révèle les déesses, elle descenditl’escalier, traversa la cour, et, appuyée au bras de Salvato,sortit de la forteresse et marcha droit aux trois chefs de l’arméealliée.

– Messieurs, leur dit-elle avec une grâcesuprême et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez,à la fois, les remercîments d’une femme et les bénédictions d’unemourante, – car, je vous l’ai déjà dit, je suis condamnée d’avance,– pour avoir permis que nous ne fussions point séparés ! Et,si vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble, que nousmarchions au supplice ensemble, que nous montions au même échafaud,cette bénédiction, je la renouvellerai sous la hache dubourreau.

Salvato détacha son épée et la tendit àBaillie et à Troubridge, qui se reculèrent, – puis au duc dellaSalandra.

– Je la prends, parce je suis forcé de laprendre, monsieur, dit celui-ci ; mais Dieu m’est témoin quej’aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur : jesuis un soldat et non un gendarme, et, comme je n’ai aucun ordrerelativement à vous…

Il regarda les deux officiers, qui firentsigne au duc qu’ils le laissaient absolument le maître.

– En me rendant la liberté, dit Salvato, quicomprit ce que voulaient dire et les paroles interrompues et lesigne qui achevait la pensée du duc della Salandra, – en me rendantla liberté, la rendez-vous à madame ?

– Impossible, monsieur ! dit leduc : madame est nominativement désignée par le roi ;madame doit être jugée. De toute mon âme, je désire qu’elle ne soitpas condamnée.

Salvato salua.

– Ce qu’elle a fait pour moi, je le fais pourelle ; nos deux destinées sont inséparables dans la vie commedans la mort.

Et Salvato déposa un baiser sur le front decelle à laquelle il venait de se fiancer pour l’éternité.

– Madame, dit le duc della Salandra, j’ai faitapprocher une voiture, vous n’aurez pas l’ennui de traverser lesrues de Naples entre quatre soldats.

Luisa fit un signe de remerciement.

Tous deux, précédés des quatre soldats,descendirent la route du Petraïo jusqu’au vico deSanta-Maria-Apparente. Là, une voiture les attendait au milieud’une grande foule de curieux rassemblés.

Au premier rang de cette foule, était un moinede l’ordre de Saint-Benoît.

Au moment où Salvato passa devant lui, lemoine leva son capuchon.

Salvato tressaillit.

– Qu’as-tu ? lui demanda Luisa.

– Mon père ! lui murmura Salvato àl’oreille ; rien n’est perdu !

CLXVI – LA FOSSE DU CROCODILE

Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, lecachot qui porte le nom de Fosse du crocodile, leconcierge vous montrera d’abord le squelette du gigantesque saurienqui lui a donné son nom, et que la tradition prétend avoir été prisdans cette fosse ; puis il vous fera passer sous la porteau-dessus de laquelle il s’étend, puis il vous conduira à une porteétroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mèneà une troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelles’ouvre enfin sur une profonde et obscure caverne.

Au milieu de ce sépulcre, œuvre impie, creusépar la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants de leurssemblables, on se heurte à une masse de granit, sur laquelle on n’ad’autre prise que la barre de fer qui la traverse. Cette masse degranit ferme l’orifice d’un puits qui communique avec la mer. Dansles jours d’orage, la vague tourmentée et bondissante lance sonécume à travers les interstices de la pierre mal jointe aupavé ; l’eau salée envahit alors la caverne et poursuit leprisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de saprison.

Par cette bouche de l’abîme, dit la lugubrelégende, sortant du vaste sein de la mer, apparaissait autrefoisl’immonde reptile qui a donné son nom à cette fosse.

Presque toujours, il trouvait dans le cachotune proie humaine, et, après l’avoir dévorée, il se replongeait augouffre.

Là, dit encore le bruit populaire, furentjetés par les Espagnols la femme et les quatre enfants deMasaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de délivrer Naples,et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus ni moins qu’un Caligulaou un Néron.

Le peuple avait dévoré le père et lemari ; le crocodile, qui a bien quelque ressemblance avec lepeuple, dévora la mère et les enfants.

Ce fut dans ce cachot que le commandant duChâteau-Neuf ordonna de conduire Salvato et Luisa.

À la lueur d’une lampe pendue au plafond, lesdeux amants virent plusieurs prisonniers qui, à leur entrée,s’interrompirent dans leur conversation et jetèrent sur eux desregards inquiets. Mais, plus habitués aux demi-ténèbres de cecachot, les yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, etun cri, tout à la fois de joie et de compassion, les accueillit. Unhomme se jeta aux pieds de Luisa, une femme se jeta à soncou ; trois prisonniers entourèrent Salvato et se saisirent deses mains ; et tous ne formèrent bientôt plus qu’un groupe,dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguers’il y avait plus de contentement que de douleur.

L’homme qui s’était jeté aux pieds de Luisaétait Michele ; la femme qui s’était jetée à son cou étaitÉléonore Pimentel ; les trois prisonniers qui avaient entouréSalvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et Velasco.

– Ah ! pauvre chère petite sœur !s’écria le premier Michele ; qui nous eût dit que la sorcièreNanno prédisait si juste et devinait si vrai ?

Luisa ne put s’empêcher de frissonner, et,avec un sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou sifrêle et si délicat, et secoua la tête comme pour dire qu’il nedonnerait pas grand’peine au bourreau.

Hélas ! elle se trompait, même dans cettedernière espérance.

Le désordre causé parmi les prisonniers parl’arrivée de Salvato et de Luisa n’était pas encore calmé, lorsquela porte se rouvrit de nouveau et que l’on vit apparaître sur lesombre seuil un homme de haute taille, vêtu du costume de généralrépublicain, déjà porté par Manthonnet.

– Diable ! dit-il en entrant, je suistenté de dire, comme Jugurtha : « Les étuves de Rome nesont pas chaudes. »

– Hector Caraffa ! s’écrièrent deux outrois voix.

– Dominique Cirillo ! Velasco !Manthonnet ! Salvato ! Dans tous les cas, il y ameilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames,votre serviteur ! Comment donc ! la signoraPimentel ! la signora San-Felice ! mais tout est réuniici : la science, le courage, la poésie, l’amour, la musique.Nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer.

– Je ne crois pas qu’on nous le laisse, ditCirillo de sa voix douce et triste.

– Mais d’où venez-vous donc, mon cherHector ? demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin denous, en sûreté derrière les murs de Pescara.

– J’y étais en effet, dit Hector. Mais vousavez capitulé, le cardinal Ruffo m’a envoyé un double de votrecapitulation, et m’a écrit d’en faire autant que vous autres ;l’abbé Pronio m’écrivait, en même temps, de me rendre aux mêmesconditions, me promettant non-seulement la vie sauve, mais encorel’autorisation de me rendre en France. Je ne me suis pas crudéshonoré de faire ce que vous aviez fait ; j’ai signé etlivré la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain,l’abbé est venu à moi, l’oreille basse et ne sachant commentm’annoncer la nouvelle. La nouvelle n’était pas bonne, en effet. Leroi lui avait écrit qu’ayant traité avec moi sans pouvoir, il eût àme remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon sa tête luirépondait de la mienne. Pronio tenait à sa tête, quoiqu’elle ne fûtpas belle ; il m’a fait lier les pieds, il m’a fait lier lespoings et m’a envoyé à Naples dans une charrette comme on envoie unveau au marché. Ce n’est qu’a l’intérieur du Château-Neuf, et quandla porte en a été refermée sur moi, qu’on m’a débarrassé de mescordes et que l’on m’a conduit ici. Voilà toute mon histoire. Àvotre tour de conter les vôtres.

Chacun raconta la sienne, à commencer parSalvato et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons aussicelles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, de Pimentel. Ilsétaient descendus dans les felouques, sur la foi des traités, etNelson les avait retenus prisonniers.

– À propos, dit Ettore Caraffa quand chacuneut fait son récit, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer :Nicolino est sauvé.

Une joyeuse exclamation s’échappa de toutesles bouches, et l’on demanda des détails.

On se rappelle que, prévenu par le cardinalRuffo, Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenirl’amiral que sa vie était menacée ; Nicolino était arrivé à laferme où était caché son oncle une heure après que celui-ci avaitété arrêté. Il avait appris la trahison du fermier, n’en avaitpoint demandé davantage et était allé rejoindre Ettore Caraffa.

Ettore Caraffa l’avait reçu à Pescara, où ilavait pris part à la défense de la ville pendant les derniersjours ; mais, lorsqu’il s’était agi de se rendre et de selivrer à l’abbé Pronio, Nicolino n’avait pas eu confiance, avaitrevêtu un habit de paysan et avait gagné la montagne. Des sixconjurés que nous avons vus au château de la reine Jeanne aucommencement de notre récit, c’était le seul qui ne fût point tombéaux mains de la réaction.

Cette bonne nouvelle avait, en effet, fortréjoui les prisonniers ; puis, comme nous l’avons dit, ilséprouvaient, au milieu de leur tristesse, une grande joie d’êtreréunis. Selon toute probabilité, ils seraient jugés et exécutesensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, et l’on saitqu’ils l’avaient mis à profit.

On apporta le souper pour tous, et des matelaspour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo mit ses troisnouveaux compagnons au courant des us et coutumes de la prison,qu’ils habitaient déjà depuis treize jours et treize nuits.

Les prisons étaient combles : le roi,nous l’avons vu dans une de ses lettres, avouait huit milleprisonniers.

Chacun de ces cercles de l’enfer, qui auraiteu besoin d’un Dante pour être bien décrit, avait ses démonsspéciaux chargés de tourmenter les damnés.

Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes,irriter la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souillerles aliments, et, tout en faisant de la vie un cruel supplice,empêcher les prisonniers de mourir.

Et, en effet, on devait penser que, soumis àde pareilles tortures précédant des supplices infamants, le suicideserait invoqué par les prisonniers comme un ange libérateur.

Trois ou quatre fois pendant la nuit, onentrait dans les cachots sous prétexte de perquisition, et l’onréveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était défendu,non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais encore lesverres, sous prétexte qu’avec un fragment de verre, on pouvaits’ouvrir les veines ; – les draps et les serviettes, sousprétexte qu’en les découpant et en les tressant, on pouvait s’enservir comme de cordes ou même en faire des échelles.

L’histoire a conservé le nom de trois de cestourmenteurs.

L’un était un Suisse nommé Duece, qui donnaitpour excuse de sa cruauté une famille nombreuse qu’il avait ànourrir.

L’autre était un colonel de Gambs, un Allemandqui avait été sous les ordres de Mack et avait fui comme lui.

Enfin, le troisième, notre ancienneconnaissance, Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, quecelle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, et qui avaitfait honneur à sa royale protectrice en arrêtant, par trahison,Caracciolo, et en le conduisant à bord du Foudroyant.

Mais il était convenu entre les prisonniersqu’ils ne donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectaclede leurs souffrances. S’ils venaient le jour, ils continuaient leurconversation, changeant de place, voilà tout, selon l’ordre desvisiteurs ; tandis que Velasco, charmant musicien, auquel onavait permis d’emporter sa guitare, accompagnait leursperquisitions de ses airs les plus gais et de ses chants les plusjoyeux. Si c’était la nuit, chacun se levait sans plaintes nimurmures, – et c’était vite fait, attendu que chacun, n’ayant queson matelas, se jetait dessus tout habillé.

Pendant ce temps, on transformait, avec toutela célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Cecouvent avait été fondé en 1411, par Cuzella d’Origlia, favori duroi Ladislas ; le Tasse y avait trouvé un asile et fait unehalte entre la folie et la prison : les prévenus devaient yfaire une halte entre la prison et la mort.

La halte était courte, et la mort ne sefaisait point attendre. La junte d’État agissait selon le codesicilien, c’est-à-dire en vertu de l’antique procédure des baronssiciliens rebelles. On prenait, pour l’appliquer, une loi du codede Roger, et l’on oubliait que Roger, moins jaloux de sesprérogatives que ne l’était le roi Ferdinand, n’avait point déclaréqu’un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, aucontraire, après avoir signé un traité avec les habitants de Bariet de Trani, qui s’étaient révoltés contre lui, l’avaitponctuellement exécuté.

Cette procédure, qui ressemblait fort à cellede la chambre obscure, était terrible, en ce qu’elle ne présentaitaucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations et les espionnagesétaient admis comme preuves, et les dénonciateurs et les espionscomme témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait enaide à la vengeance, pour laquelle elle était encore un soutien,accusateurs et défenseurs étaient tous les hommes de la junte,c’est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns ni les autres n’étaientles hommes des accusés. En outre, les accusateurs à charge,entendus secrètement et sans confrontation avec les accusés,n’avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, qui,n’étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient leprévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la mercide ses juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux quiétaient chargés de se prononcer, demeurait sous le funestearbitrage de la haine royale, sans appel, sans sursis, sansrecours. Le gibet était dressé à la porte du tribunal ; lasentence était prononcée dans la nuit, publiée le lendemain, et, lejour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, puisl’échafaud.

Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce,restait la fosse de Favignana, c’est-à-dire une tombe.

Avant d’arriver en Sicile, le voyageur qui vad’orient en occident, voit s’élancer, du sein de la mer, entreMarsala et Trapani, un écueil surmonté d’un fort, c’est-à-direl’Agusa des Romains, île fatale qui était déjà une prisondu temps des empereurs païens. Un escalier, creusé dans la pierre,conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de la mer. Unelumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière soitréchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eauglacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tuel’homme le plus robuste.

Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c’étaitla clémence du roi de Naples !

Revenons à notre récit.

Nous avons vu – le soir où le beccaïo, tenantSalvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son bouge, lebourreau pour le pendre, – nous avons vu que maître Donato était entrain de supputer les gains qu’allaient lui procurer les nombreusesexécutions qu’il ne pouvait manquer de faire.

Sur ces gains était basée la dot de trois centducats qu’il promettait à sa fille, le jour où elle épouseraitGiovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.

Aussi maître Donato avait-il manifesté unejoie qui n’avait de comparable que celle du vieux Basso Tomeo,quand il avait vu, à la suite de la rupture des traités, lesprisons s’emplir de prévenus, et avait appris de la bouche du roilui-même, qu’il ne serait fait aucune grâce aux rebelles.

Il y avait huit mille prisonniers : encotant au plus bas, c’était au moins quatre mille exécutions.

Quatre mille exécutions à dix ducats de primepar exécution, c’étaient quarante mille ducats ; quarantemille ducats, c’étaient deux cent mille francs.

Aussi maître Donato et son compère le pêcheurBasso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de juillet, assisà la même table où nous les avons vus déjà, vidant un fiasco de vinde Capri, extra qu’ils avaient cru pouvoir se permettre, vu lacirconstance, supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner leminimum des exécutions.

Ce minimum, à leur grande satisfaction à tousdeux, ne pouvait s’élever à moins de trente à quarante milleducats.

En faveur de ce chiffre, et si onl’atteignait, maître Donato promettait d’élever la dot jusqu’auchiffre de six cents ducats.

Maître Donato en était à cette concession, etpeut-être, grâce à la bonne humeur que lui donnait cetteperspective de potence et d’échafaud, qui s’étendait à perte devue, comme l’allée des Sphinx, à Thèbes, allait-il en faire quelqueautre encore, lorsque la porte s’ouvrit et qu’un huissier de laVicaria, perdu dans la pénombre, demanda :

– Maître Donato ?

– Avance à l’ordre ! répondit celui-ciignorant à qui il avait affaire, et porté qu’il était à la gaietépar les calculs qu’il avait faits et le vin qu’il avait bu.

– Avancez à l’ordre vous-même ! réponditl’huissier d’une voix impérative ; car ce n’est pas moi qui aiun ordre à recevoir de vous, c’est vous qui avez un ordre àrecevoir de moi.

– Ouais ! dit le père Basso Tomeo !qui avait l’habitude de voir dans les ténèbres, il me semble que jevois briller une chaîne d’argent sur un habit noir.

– Huissier de la Vicaria, répéta la voix, dela part du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le faitesattendre.

– Allez vite, allez vite, compère ! ditBasso Tomeo. Il paraît que ça va chauffer.

Et il se mit à chanter la tarentelle quicommence par ce vers poétique :

Polichinelle a trois cochons…

– Voilà ! cria maître Donato en se levantvivement de la table et en courant à la porte. Vous l’avez dit,Excellence, monseigneur Guidobaldi n’est point fait pourattendre.

Et, sans prendre le temps de mettre sonchapeau, maître Donato suivit l’huissier de la Vicaria.

Le trajet est court de la rue desSoupirs-de-l’Abîme à la Vicaria.

La Vicaria est l’ancien castel Capuano.Pendant la révolution napolitaine, elle joua le rôle qu’avait jouéla Conciergerie dans la révolution française : elle servit dehalte aux condamnés entre le jugement et la mort.

C’était là que les patients, pour nous servirde l’expression consacrée à Naples, étaient mis enchapelle.

Cette chapelle, qui n’est autre chose que lasuccursale de la prison, n’avait pas servi depuis les exécutionsd’Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.

Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait,l’examinait et y faisait faire des réparations.

Il devait s’assurer des serrures, des verrouset des anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s’ilsétaient d’une solidité à toute épreuve.

Se trouvant là, il avait pensé à faire d’unepierre deux coups et à envoyer chercher le bourreau.

Nous avons, avec une espèce de respectreligieux, pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, oùtout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est dans le mêmeétat qu’alors.

Elle s’élève au centre de la prison. On yarrive en traversant trois ou quatre grilles de fer.

On monte deux gradins avant d’entrer dans lavraie chapelle, c’est-à-dire dans la chambre où est l’autel. Cettechambre prend sa lumière par une fenêtre basse percée au niveau duparquet et grillée d’un double barreau.

De cette chambre, on arrive, en descendantquatre ou cinq degrés, dans une autre.

C’est dans celle-là que les condamnéspassaient les dernières vingt-quatre heures de la vie.

De gros anneaux de fer scellés dans leplancher indiquent la place où les condamnés, couchés sur desmatelas, faisaient leur veille d’agonie. Leur chaîne correspondaità ces anneaux.

Sur l’une des faces de la muraille existaitalors, et existe encore aujourd’hui, une grande fresquereprésentant Jésus en croix et Marie agenouillée à ses pieds.

Derrière cette chambre, et en communicationavec elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à part.

C’est dans ce petit cabinet, et par son entréeparticulière, que sont introduits les pénitents blancs qui sechargent d’accompagner, d’encourager, de soutenir les condamnés aumoment de leur mort.

Il y a dans cette confrérie, dont les membress’appellent bianchi,des prêtres et des laïques. Lesprêtres écoutent la confession, donnent l’absolution et leviatique, c’est-à-dire les derniers sacrements, moinsl’extrême-onction.

L’extrême-onction étant réservée aux malades,et les condamnés n’étant point malades, mais destinés à périrpar accident, ne peuvent recevoir l’extrême-onction, quiest le sacrement de l’agonie.

Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cettelongue robe blanche qui leur a fait donner le nom debianchi, les pénitents n’abandonnent plus le condamné quequand son corps est déposé dans la fosse.

Ils se tiennent près de lui pendant toutl’intervalle qui sépare la prison de l’échafaud. Sur l’échafaud,ils lui mettent la main sur l’épaule, afin de donner au patienttout le loisir de s’épancher en eux, et le bourreau ne peut letoucher que lorsqu’ils lèvent la main et disent :

– Cet homme vous appartient.

C’était vers cette dernière étape placée surla route de la mort, que l’huissier de la Vicaria conduisait maîtreDonato.

Celui-ci entra à la Vicaria, prit l’escalier àgauche, qui conduisait à la prison, longea tout un corridor bordéde cachots, franchit deux grilles, monta un escalier, traversa unetroisième grille et se trouva à la porte de la chapelle.

Il entra. La première pièce, c’est-à-direcelle de la chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vitle procureur fiscal qui faisait assurer la porte desbianchi, avec deux serrures et trois verrous.

Il se tint debout au bas de l’escalier, etattendit respectueusement que le procureur fiscal s’aperçût de saprésence et lui adressât la parole.

Au bout d’un instant, le procureur fiscal seretourna et découvrit celui qu’il avait envoyé chercher.

– Ah ! c’est vous, maître Donato, luidit-il.

– Prêt à exécuter vos ordres, Excellence,répondit l’exécuteur.

– Vous savez que nous allons avoir pas mald’exécutions à faire ?

– Je sais cela, répondit maître Donato avecune grimace qu’il avait l’intention de faire passer pour unsourire.

– C’est pourquoi j’ai désiré qu’avant decommencer, nous nous entendions bien sur le chiffre de vosgages.

– Ah ! c’est bien simple, Excellence,répondit maître Donato, d’un air détaché. J’ai six cents ducats defixe et dix ducats de prime par exécution.

– C’est bien simple ! Peste ! commevous y allez, mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout,moi.

– Pourquoi ? demanda maître Donato avecun commencement d’inquiétude.

– Parce que, supposé qu’il y ait quatre milleexécutions à dix ducats l’une, cela fait tout bonnement quarantemille ducats, sans compter les appointements fixes, c’est-à-dire àpeu près le double de ce que gagne tout le tribunal, depuis legreffier jusqu’au président.

– C’est vrai, fit maître Donato ; mais jefais, à moi seul, la besogne qu’ils font tous ensemble, et mabesogne est plus dure : ils condamnent ; moi,j’exécute.

Le procureur fiscal, qui était en train des’assurer qu’un anneau était bien scellé dans le parquet, sedressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda maîtreDonato.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est votreopinion, maître Donato. Mais il y a une différence, cependant,entre vous et les juges : c’est que les juges sontinamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.

– Moi ? Et pourquoi serais-jedestitué ? Ai-je jamais refusé de faire mon devoir ?

– On vous accuse d’être tiède pour la bonnecause.

– Ah ! par exemple ! moi qui me suistenu les bras croisés tout le temps de la soi-disantRépublique.

– Parce qu’elle a été assez bête pour ne pasvous décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose : c’estqu’il y a vingt-quatre dénonciations contre vous, et plus de douzecents demandes pour vous remplacer.

– Ah ! sainte madone del Carmine, que medites-vous là, Excellence !

– Et sans augmentation, sans prime, àappointements fixes.

– Mais, Excellence, songez donc au travail queje vais avoir.

– Cela compensera le temps où tu es resté sansrien faire.

– Mais Votre Excellence veut donc la ruined’un pauvre père de famille ?

– Ta ruine ! Pourquoi penses-tu que jeveuille ta ruine ? Est-ce qu’il doit m’en revenir quelquechose ? D’ailleurs, un homme n’est pas ruiné, ce me semble,avec huit cents ducats d’appointements.

– D’abord, reprit vivement maître Donato, jen’en ai que six cents.

– La magnificence de la junte ajoute, enraison des circonstances, deux cents ducats à tes gages.

– Ah ! monsieur le procureur fiscal, voussavez bien que ce n’est pas raisonnable.

– Je ne sais pas si c’est raisonnable, ditGuidobaldi, qui commençait à se fatiguer de la discussion ;mais je sais que c’est à prendre ou à laisser.

– Mais songez donc, Excellence…

– Tu refuses ?

– Mais non ! mais non ! s’écriamaître Donato ; seulement, je fais observer à Votre Excellenceque j’ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont dedéfaite difficile, et que j’avais compté sur le retour de notrebien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.

– Elle est jolie, ta fille ?…

– C’est la plus belle fille de Naples.

– Eh bien, la junte fera un sacrifice :il y aura un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille.Seulement, elle viendra toucher elle même.

– Où ?

– Chez moi.

– Ce sera un grand honneur, Excellence ;mais n’importe !

– N’importe quoi ?

– Je suis un homme ruiné, voilà tout.

Et, en poussant des soupirs à émouvoir toutautre qu’un procureur fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria etregagna sa maison, où l’attendaient Basso Tomeo et Marina, lepremier dans l’impatience, la seconde dans l’inquiétude.

La nouvelle, mauvaise pour maître Donato,était bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte que, comme laplupart des nouvelles de ce monde, en vertu de la loi philosophiquede compensation, elle apporta la douleur aux uns et la joie auxautres.

Seulement, pour ménager la susceptibilitéconjugale de Giovanni, on lui laissa ignorer l’article du traitépassé entre son père et le procureur fiscal, article par lequelMarina était obligée d’aller elle-même toucher la prime[6].

CLXVII – LES EXÉCUTIONS

Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe duPausilippe, – car, ainsi que nous l’avons dit, il n’avait point osédescendre à Naples une seule fois pendant les vingt-huit joursqu’il était resté dans le golfe, – le roi, disons-nous, quitta lapointe du Pausilippe le 6 août, vers midi.

Comme on peut le voir par la lettre suivante,adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun cadavre,comme celui de Caracciolo, ne vint plus se dresser devant sonbâtiment.

Voici la lettre du roi :

« Palerme, 6 août 1799.

» Mon éminentissime, je ne veux pointtarder un moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée àPalerme, après le plus heureux voyage du monde, attendu que, mardimatin, à onze heures, nous étions à la pointe du Pausilippe, etqu’aujourd’hui, à deux heures, nous avons jeté l’ancre dans le portde Palerme, avec une charmante brise et une mer comme un lac. J’airevu toute ma famille en parfaite santé, et j’ai été reçu commevous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnesnouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujoursvotre même affectionné,

» Ferdinand B. »

Mais le roi n’avait pas voulu partir sansavoir vu manœuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août,c’est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient commencédepuis longtemps, et déjà sept victimes avaient été sacrifiées surl’autel de la vengeance.

Consignons ici les noms de ces sept premiersmartyrs, et disons où ils furent exécutés.

À la porte Capuana :

6 juillet. – Dominico Perla.

7 juillet. – Antonio Tramaglia.

8 juillet. – Giuseppe Lotella.

13 juillet. – Michelangelo Ciccone.

14 juillet. – Nicola Carlomagno.

Au Vieux-Marché :

20 juillet. – Andrea Vitagliano.

Dans le château del Carmine :

3 août. – Gaetano Rossi.

Je n’ai trouvé trace de Dominico Perla quedans la liste des suppliciés. J’ai vainement cherché qui il étaitet le crime qu’il avait commis. Son nom, dernière ingratitude dusort, n’est pas même inscrit dans le livre des Martyrs de laliberté italienne d’Otto Vanucci.

Sur le second, c’est-à-dire sur Tramaglia,nous avons trouvé cette simple mention : « AntonioTramaglia, officier. »

Le troisième, Giuseppe Lotella, était unpauvre traiteur établi près du théâtre des Florentins.

Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est uneancienne connaissance à nous : on se rappelle, en effet, leprêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher pour recevoirla confession du sbire. Il s’était, comme nous croyons l’avoir dit,rendu célèbre par sa prédication libérale au grand air. Il avaitfait dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté, et,un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr de cetteliberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à lafoule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendidestriomphes de la liberté, – appuyant surtout ses prédications sur ceque le Christ et les apôtres avaient toujours professé la libertéet l’égalité.

Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait étécommissaire de la République. Monté sur l’échafaud, et tandis quel’on préparait la corde qui devait l’étrangler, il jeta un dernierregard sur la foule qui l’entourait, et, la voyant compacte etjoyeuse :

– Peuple stupide ! s’écria-t-il à hautevoix, tu te réjouis aujourd’hui de ma mort ; mais viendra unjour où tu la pleureras avec des larmes amères ; car mon sangretombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le bonheur d’êtremorts, sur celles de vos enfants !

André Vitagliano, le sixième, était un beau etcharmant jeune homme de vingt-huit ans, qu’il ne faut pas confondreavec cet autre martyr de la liberté qui mourut, quatre ansauparavant, sur le même échafaud qu’Emmanuele de Deo etGaliani.

En sortant de sa prison pour aller ausupplice, il dit au geôlier en lui donnant le peu d’argent qu’ilavait sur lui :

– Je te recommande mes compagnons : cesont des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme, peut-être,un jour, seras-tu aussi malheureux qu’ils le sont.

Et il marcha souriant au supplice, montasouriant sur l’échafaud, et mourut en souriant.

Le septième, Gaetano Rossi, étaitofficier ; mais, comme il fut exécuté dans l’intérieur du fortdel Carmine, aucun détail n’a pu être recueilli sur sa mort.

Dans une seule bibliothèque, on pourraittrouver des détails curieux sur les morts ignorées : c’estdans les archives de la confrérie des bianchi, qui, ainsique nous l’avons dit, accompagnent les condamnés àl’échafaud ; mais cette confrérie, entièrement dévouée à ladynastie déchue, nous a refusé tout renseignement.

Ces premières têtes tombées, ou ces premierscorps suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans exécution.Peut-être attendait-on des nouvelles de France.

Nos affaires n’étaient point totalementdésespérées en Italie. Championnet, comme nous l’avons dit, à lasuite de la révolution du 20 prairial, avait été remis à la tête del’armée des Alpes et avait obtenu un brillant succès. Or, le nom deChampionnet était un épouvantail pour Naples, et on l’avait vuarriver si rapidement de Civita-Castellane à Capoue, que l’oncroyait qu’il lui faudrait à peine le double de temps pour arriverde Turin à Naples.

Quelques voix commençaient à prononcer le nomde Bonaparte.

La reine elle-même, dans une de ses lettres,et nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos de laflotte française qui menaçait la Sicile, que, sans aucun doute,cette flotte avait pour but d’aller chercher Bonaparte en Égypte.La reine avait vu juste. Non-seulement le Directoire pensait auretour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait pourlui dire la situation de nos armées en Italie et presser son retouren France.

Cette lettre avait été portée à Bonaparte, ausiège de Saint-Jean-d’Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel onavait promis trente mille francs s’il remettait cette lettre àBonaparte en personne. Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui luidonnait la première idée de son retour en France, au mois de mai1799, c’est-à-dire au moment même où avait lieu la marcheréactionnaire du cardinal.

Toutes ces circonstances, jointes à ce quel’absence du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaientfaire une halte à la mort. Il en coûtait surtout au cardinal delaisser exécuter des hommes qu’il reconnaissait être garantis parsa capitulation, et, au nombre de ces hommes, ce fort parmi lesforts, ce rude capitaine que nous avons vu, une échelle surl’épaule, l’épée entre les dents, la bannière de l’indépendance àla main, escalader les murs de la cité qui était un fief de safamille, Hector Caraffa, enfin, qu’il avait, par une lettre de samain, invité lui-même à se rendre.

Mais, pendant cette trêve entre les bourreauxet les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante, quenous reproduisons dans toute sa naïveté.

« Palerme, 10 août 1799.

« Mon éminentissime, j’ai reçu votrelettre, qui m’a fort réjoui par tout ce qu’elle me dit de latranquillité et du repos dont on jouit à Naples. J’approuve quevous n’ayez pas permis à Fra-Diavolo d’entrer à Gaete comme il ledésirait ; mais, tout en convenant avec vous que ce n’estqu’un chef de brigands, je n’en reconnais pas moins que nous luiavons de grandes obligations. Il faut donc continuer de s’en serviret prendre bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il fautle convaincre de la nécessité d’imposer, à lui d’abord, et ensuiteà ses hommes, le frein de la discipline, s’il veut acquérir unnouveau mérite à mes yeux.

» Passons à autre chose.

» Lorsque Pronio prit Pescara, il expédiaun adjudant pour me donner avis qu’il avait en son pouvoir, et biengardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel il avait promis la vie, cequi n’était pas en son pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement lemême adjudant avec ordre d’envoyer ledit Ruvo à Naples, enrépondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio aexécuté mes ordres.

» Tenez-vous en bonne santé, etcroyez-moi toujours votre même affectionné.

» Ferdinand B. »

N’est-ce pas une chose curieuse et qui méritela publicité que cette lettre d’un roi qui recommande, dans un deses paragraphes, de récompenser un brigand, et, dans un autre, depunir un grand citoyen !

Mais plus curieux encore est cepost-scriptum :

« En rentrant à la maison, je reçoisbeaucoup de lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent.J’apprends par ces lettres qu’il y a eu du bruit au Vieux-Marché,parce qu’il ne s’y est plus fait d’exécutions, et, sur ce point, nide vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune nouvelle, quoiquece soit votre devoir de m’en donner.

» La junte d’État ne doit point hésiterdans ses opérations ni faire des rapports vagues et généraux. Ilfaut, quand les rapports sont faits, ordonner de les vérifier dansles vingt-quatre heures, frapper les chefs surtout, et, sanscérémonie aucune, les pendre. On m’avait promis desjusticespour lundi : j’espère qu’on ne les a pasremises à un autre jour. Si vous laissez entrevoir que vous avezpeur, vous êtes frits. »

Siete friti : la chose est entoutes lettres, et il est impossible de la traduire autrement.

Que vous semble-t-il du « Vous êtesfrits ! » C’est peu royal, n’est-ce pas ? mais c’estexpressif.

Après une pareille recommandation, il n’yavait plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août ausoir, furent transmises immédiatement à la junte d’État.

Comme Hector Caraffa était particulièrementnommé dans la lettre royale, on résolut de commencer par lui et parsa fournée, c’est-à-dire par ses compagnons de captivité.

En conséquence, le lendemain 11, à la visitede midi, présidée par le Suisse Duecce, l’ordre fut donné de roulerles matelas et de les entasser dans un coin.

– Ah ! ah ! dit Hector Caraffa àManthonnet, il paraît que c’est pour ce soir.

Salvato passa son bras autour de la taille deLuisa et l’embrassa au front.

Luisa, sans répondre, laissa tomber sa têtesur l’épaule de son amant.

– Pauvre femme ! murmura Éléonore, lamort lui sera cruelle : elle aime !

Luisa lui tendit la main.

– Enfin, dit Cirillo, nous allons doncconnaître ce grand secret discuté depuis Sourate jusqu’à nous, àsavoir si l’homme a une âme.

– Pourquoi pas ? dit Velasco. Ma guitareen a bien une.

Et il tira de son instrument quelques accordsmélancoliques.

– Oui, elle a une âme quand tu la touches, ditManthonnet : ta main, c’est sa vie ; retire ta main dedessus elle, l’instrument sera mort et l’âme envolée.

– Malheureux ! qui n’y croit pas, ditÉléonore Pimentel en levant au ciel ses grands yeux espagnols. J’ycrois, moi.

– Ah ! vous êtes poëte, dit Cirillo,tandis que, moi, je suis médecin.

Salvato entraîna Luisa dans un angle de laprison, s’assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.

– Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour lapremière fois nous allons parler gravement et sérieusement dudanger que nous courons. Ce soir, nous serons conduits autribunal ; cette nuit, nous serons condamnés ; demain,nous passerons la journée en chapelle ; après-demain, nousserons exécutés.

Salvato sentit tout le corps de Luisafrissonner entre ses bras.

– Nous mourrons ensemble, dit-elle avec unsoupir.

– Pauvre chère créature ! c’est ton amourqui parle ; mais, chez toi, la nature se révolte à l’idée dela mort.

– Ami, au lieu de m’encourager, vas-tum’affaiblir ?

– Oui ; car je veux obtenir de toi unechose, c’est que tu ne meures pas.

– Tu veux obtenir de moi que je ne meurepas ? Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir ?

– Tu n’as qu’un mot à dire pour échapper à lamort, momentanément, du moins.

– Et toi, vivrais-tu ?

– Tu sais qu’en te montrant cet homme vêtud’un costume de moine, je t’ai dit : « Mon père !tout n’est pas perdu. »

– Oui. Et tu espères qu’il pourra tesauver ?

– Un père fait des miracles pour sauver sonenfant, et mon père est une tête puissante, un cœur courageux, unesprit résolu. Mon père risquera sa vie, non pas une fois, mais dixfois, pour sauver la mienne.

– S’il te sauve, il me sauvera avec toi.

– Et si l’on nous sépare ?

Luisa jeta un cri.

– Crois-tu donc qu’ils seront assez inhumainspour nous séparer ? demanda-t-elle.

– Il faut tout prévoir, dit Salvato, même lecas où mon père ne pourrait sauver que l’un de nous.

– Qu’il te sauve, alors.

Salvato sourit en haussant doucement lesépaules.

– Tu sais bien qu’en ce cas, dit-il, jen’accepterais pas son secours ; mais…

– Mais quoi ? Achève.

– Mais si, de ton côté, tout en restantprisonnière, tu ne courais plus danger de mort, il y a cent àparier contre un que mon père et moi te sauverions à ton tour.

– Mon ami, mon cerveau se brise à chercher oùtu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à me dire, ouje deviendrai folle.

– Calme-toi, appuie-toi sur mon cœur etécoute.

Luisa leva ses grands yeux interrogateurs surson amant.

– J’écoute, dit-elle.

– Tu es enceinte, Luisa…

Luisa tressaillit une seconde fois.

– Oh ! mon pauvre enfant !murmura-t-elle, qu’a-t-il fait, lui, pour mourir avecmoi ?

– Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu’ilvive, et qu’en vivant, il sauve sa mère.

– Que faire pour cela ? Je ne tecomprends pas, Salvato.

– La femme enceinte est sacrée pour la mort,et la loi ne peut frapper la mère que lorsqu’elle ne frappe plusl’enfant.

– Que dis-tu ?

– La vérité. Attends le jugement, et, si,comme nous devons nous y attendre d’après ce que m’a dit lecardinal Ruffo, tu es condamnée d’avance, au moment où le jugeprononcera ta sentence, déclare ta grossesse, et cette seuledéclaration te donne un sursis de sept mois.

Luisa regarda tristement Salvato.

– Ami, dit-elle, est-ce toi, l’hommeinébranlable dans l’honneur, qui me donnes le conseil de medéshonorer publiquement ?

– Je te donne le conseil de vivre, peum’importe par quel moyen, pourvu que tu vives !Comprends-tu ?

Luisa continua du même ton, et comme si ellen’eût point entendu :

– Tout le monde sait mon mari absent depuisplus de six mois, et j’irais dire hautement, quand on me condamnerainjustement, pour un crime que je n’ai pas commis : « Jesuis une femme infidèle, une épouse adultère. » Oh ! jemourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir surl’échafaud.

– Mais lui ?

– Qui, lui ?

– Lui, notre enfant ! As-tu le droit dele condamner à mort ?

– Dieu m’est témoin, mon ami, que, si, nouseussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles déchirées,j’eusse entendu son premier vagissement, senti son haleine, baiséses lèvres ; – Dieu m’est témoin que j’eusse porté avecorgueil la boule de ma maternité ; mais, toi mort demain, moimorte dans sept mois, – car il faut toujours que je meure ! –le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de latache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jetteraau coin d’une borne : il y mourra de faim, il y mourra defroid, il y sera écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato,qu’il disparaisse avec nous, et, si l’âme est immortelle, comme lecroit Léonore et comme je l’espère aussi, nous nous présenterons àDieu chargés du poids de nos fautes, mais conduisant avec nousl’ange qui nous les fera pardonner.

– Luisa ! Luisa ! s’écria Salvato,pense ! réfléchis !

– Et lui ! lui, là-bas, lui si bon, luisi noble, si grand, lorsque, sachant que j’ai eu le courage de letromper, il apprendrait que je n’ai pas eu le courage demourir ; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait àquel prix j’ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte necourberait-il pas le front ! Oh ! rien que de penser àcela, continua Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte commeune Spartiate, et, si l’échafaud était là, j’y monterais ensouriant !

Salvato se laissa glisser à ses genoux et luibaisa passionnément la main.

– J’ai fait ce que je devais faire, luidit-il ; je te remercie de faire ce que tu dois !

CLXIX – LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO

Hector Caraffa ne s’était point trompé. À neufheures du soir, on entendit les pas alourdis d’une troupe arméedans l’escalier qui conduisait au cachot des prisonniers ; laporte s’ouvrit, et l’on vit dans la pénombre reluire les fusils dessoldats.

Les geôliers entrèrent ; ils portaientdes chaînes qu’ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, entombant, rendirent un son lugubre.

Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.

– Des chaînes ! des chaînes !s’écria-t-il ; ce n’est point pour nous, je présume ?

– Bon ! Et pour qui donc voulez-vous quece soit ? demanda en goguenardant un des geôliers.

Hector fit un geste de menace, chercha autourde lui un objet quelconque dont il put se faire une arme, et, n’entrouvant point, il pesa du regard le rocher qui couvrait l’orificedu puits et, comme Ajax, fut près de le soulever.

Cirillo l’arrêta.

– Ami, lui dit-il, la cicatrice la plushonorable, après celle que le fer de l’ennemi laisse au bras d’unhéros, c’est celle que laissent au bras d’un patriote les chaînesd’un tyran. Voici mon bras ; où sont nos chaînes ?

Et le noble vieillard tendit ses deuxbras.

Lorsque la porte s’était ouverte, Velasco,selon son habitude, jouait de la guitare et chantait, ens’accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les geôliers étaiententrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, et Velasco nes’était pas interrompu.

Hector Caraffa regarda tour à tour DominiqueCirillo et l’imperturbable chanteur.

– Je suis honteux, dit-il ; car je crois,en vérité, qu’il y a ici deux hommes qui sont plus braves quemoi.

Et il tendit les bras à son tour.

Puis vint celui de Manthonnet.

Puis Salvato s’approcha. Pendant qu’onl’enchaînait, Éléonore Pimentel et Michele, qui n’avaient pas perdude vue Luisa pendant tout le temps qu’elle avait parlé à part avecson amant, soutenaient la jeune femme, tout près de tomber.

Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir,plutôt causé par le chagrin de quitter sa sœur que par la honte dutraitement qu’il subissait, et s’approcha du geôlier.

Velasco continuait de chanter sans que l’onpût reconnaître la moindre altération dans sa voix.

Un geôlier vint à lui : il fit signequ’on lui laissât finir son couplet, et, le couplet fini, brisa saguitare et tendit les bras.

On ne jugea point à propos d’enchaîner lesfemmes.

Une portion des soldats remontèrentl’escalier, afin de laisser entre eux et leurs campagnons une placeque prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter que deux defront par l’étroite échelle ; puis le reste du détachement semit à leur suite, et l’on arriva dans la cour.

Là, les soldats se placèrent sur deux rangsenfermant entre eux les prisonniers.

D’autres soldats, placés en serre-file etportant des torches, éclairaient la marche funèbre.

On parcourut ainsi, au milieu des insultes deslazzaroni, toute la rue Medina ; on passa devant la maison desdeux Backer, où redoublèrent les injures, la San-Felice ayant étéreconnue ; puis on prit la strada Monte-Oliveto, au bout delaquelle, sur le largo du même nom, s’ouvrait la porte du couventtransformé en tribunal.

Les juges, disons mieux, les bourreaux,siégeaient au second étage.

La grande salle, celle du réfectoire, avaitété transformée en chambre de justice.

Tendue de noir, elle n’avait d’autre ornementque des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons de Naples etd’Espagne, et un immense Christ placé au-dessus de la tête duprésident, symbole de douleur, non d’équité, et qui semblait êtrelà pour prouver que la justice humaine avait toujours été égarée,soit par la haine, soit par l’abjection, soit par la crainte.

On fit passer les prisonniers par un couloirobscur longeant le prétoire ; ils pouvaient entendre lesrugissements de la foule qui les attendait.

– Peuple immonde ! murmura HectorCaraffa ; sacrifiez-vous donc pour lui !

– Ce n’est pas pour lui seulement que nousnous sacrifions, répondit Cirillo ; c’est pour l’humanité toutentière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant pour lestrônes !

On ouvrit la porte qui conduisait à l’estradepréparée pour les prévenus. Un flot de lumière, une bouffée dechaleur, une tempête de cris, arrivèrent jusqu’à eux.

Hector Caraffa, qui marchait le premier,s’arrêta comme suffoqué.

– Entre là comme à Audria, dit Cirillo.

Et l’intrépide capitaine apparut le premiersur l’estrade.

Chacun de ses compagnons fut accueilli, commeil l’avait été lui-même, par des cris et des huées.

À la vue des femmes, les cris et les huéesredoublèrent.

Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau,lui passa son bras autour de la taille et la soutint.

Puis il embrassa toute la salle d’unregard.

Au premier rang des spectateurs, appuyé à labalustrade qui séparait le public des juges, était un moinebénédictin.

Au moment où les yeux de Salvato se fixèrentsur lui, il leva son capuchon.

– Mon père ! murmura tout bas Salvato àl’oreille de Luisa.

Et Luisa se releva sous un rayon d’espoir,comme un beau lis sous un rayon de soleil.

Les yeux des autres prévenus, qui n’avaientpersonne à chercher dans la salle, se portèrent sur letribunal.

Il se composait de sept juges, y compris leprésident, assis dans un hémicycle, en souvenir probablement del’aréopage athénien.

Les défenseurs et le procureur des accusés,dernière raillerie d’un semblant de justice, étaient adossés àl’estrade des accusés, avec lesquels ils n’avaient pas même été misen communication.

Un seul des conseillers manquait : donVicenzo Speciale, le juge du roi.

On savait si bien qu’il parlait au nom de SaMajesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller de nom, il étaitle véritable président du tribunal.

Il est vrai qu’il y avait un homme qui luttaitde zèle avec lui : c’était l’homme qui avait réduit les gagesdu bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.

Les prévenus s’assirent.

Quoique les fenêtres de la salle du tribunal,située au second étage, fussent ouvertes, les nombreux spectateurset les nombreuses lumières rendaient l’atmosphère presqueimpossible à respirer.

– Par le Christ ! dit Hector Caraffa, onvoit bien que nous sommes dans l’antichambre de l’enfer ; onétouffe ici !

Guidobaldi se retourna vivement vers lui.

– Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il,quand la corde te serrera la gorge !

– Oh ! monsieur, répondit Hector Caraffa,on voit bien que vous n’avez pas l’honneur de me connaître. On nepend pas un homme de mon nom ; on lui coupe le cou, et, alors,au lieu de ne pas respirer assez, il respire trop.

En ce moment, un frémissement qui ressemblaità de la terreur parcourut la salle : la porte du cabinet desdélibérations venait de s’ouvrir, et Speciale entrait.

C’était un homme de cinquante-cinq à soixanteans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats et tombant lelong de ses tempes, aux yeux noirs, petits, vifs, haineux,s’arrêtant avec une fixité qui devenait douloureuse pour celui surlequel ils s’arrêtaient ; un nez en bec de corbin s’abaissaitsur des lèvres minces et sur un menton s’avançant presque de lalongueur du nez.

Cette tête se maintenait droite, malgré labosse bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue robenoire du conseiller. Il eût été grotesque s’il ne se fût renduterrible.

– J’ai toujours remarqué, dit Cirillo a HectorCaraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour être entendu, queles hommes laids étaient méchants, les contrefaits pires. Et voilà,dit-il en montrant du doigt Speciale, voilà qui vient encore àl’appui de ma remarque.

Speciale entendit ces paroles, fit tourner satête comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui les avaitprononcées.

– Tournez-vous davantage, monsieur le juge,lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.

Et il éclata de rire, enchanté d’avoir mêléson mot à la conversation.

Cet éclat de rire eut dans la salle un échohomérique.

Si cela continuait, la séance promettaitd’être amusante pour les spectateurs.

Speciale devint livide ; mais, presqueaussitôt, le rouge lui monta au visage comme s’il allait avoir uncoup de sang.

D’une seule enjambée, il franchit la distancequi le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant desdents avec rage.

– Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comtede Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession ?

– Mes noms ? répondit celui à qui laquestion était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des princesd’Andria. Mon âge ? Trente-deux ans. Ma profession ?Patriote.

– Qu’avez-vous fait pendant la soi-disantRépublique ?

– Vous pouvez prendre la chose de plus haut etme demander ce que j’ai fait sous la monarchie ?

– Inutile.

– Ce n’est pas mon avis, et je vais vous ledire : j’ai conspiré, j’ai été mis au château Saint-Elme parcet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se coupant la gorge,que l’on pouvait trouver pire que lui ; je me suissauvé ; j’ai rejoint le brave et illustre Championnet ;je l’ai aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le généralMack à Civita-Castellana.

– Donc, interrompit Speciale, vous avez servicontre votre pays ?

– Contre mon pays, non ; contre le roiFerdinand, oui. Mon pays est Naples, et la preuve que Naples n’apas été d’avis que j’avais servi contre mon pays, c’est qu’elle m’aprié de la servir encore avec le grade de général.

– Ce que vous avez accepté ?

– De grand cœur.

– Messieurs, dit Speciale, j’espère que nousne prendrons pas même la peine de délibérer sur le châtiment àinfliger à ce traître, à ce renégat.

Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur sespieds.

– Ah ! misérable, dit-il en secouant sesfers et en se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui tedonnent le courage de m’insulter ! Si j’étais libre, tu meparlerais autrement.

– À mort ! dit Speciale ; et, commetu as le droit, en ta qualité de prince, d’avoir la tête tranchée,tu l’auras, mais par la guillotine.

– Amen ! dit Hector se rasseyantavec la plus grande insouciance et tournant le dos au tribunal.

– À toi, Cirillo ! dit Speciale. Tesnoms, ton âge, ta qualité ?

– Dominique Cirillo, répondit d’une voix calmecelui qui était interrogé. J’ai soixante ans. Sous la monarchie,j’ai été médecin ; sous la République, représentant dupeuple.

– Et devant moi, aujourd’hui,qu’es-tu ?

– Devant toi, lâche ! je suis unhéros.

– À mort ! hurla Speciale.

– À mort !… répéta comme un écho funèbrele tribunal.

– Passons. À toi, là-bas ! à toi, quiportes l’uniforme de général de la soi-disant République !

– À moi ? dirent, en même, temps,Manthonnet et Salvato.

– Non, à toi qui as été ministre de la guerre.Vite, tes noms !…

Manthonnet l’interrompit.

– Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.

– Qu’as-tu fait sous la République ?

– De grandes choses, mais pas assez grandesencore, puisque nous avons fini par capituler.

– Qu’as-tu à dire pour ta défense.

– J’ai capitulé.

– Ce n’est point assez.

– C’est fâcheux ; mais je n’ai pasd’autre réponse à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi saintedes traités.

– À mort !

– À mort ! répéta le tribunal.

– Et toi, Michele le Fou ! continuaSpeciale, Qu’as-tu fait sous la République ?

– Je suis devenu sage, répondit Michele.

– As-tu quelque chose à dire pour tadéfense ?

– Ce serait inutile.

– Pourquoi ?

– Parce que la sorcière Nanno m’a prédit queje serais colonel, puis pendu. J’ai été colonel ; il me resteà être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne m’en empêcherait pas.Ainsi donc, ne vous gênez pas pour chanter votre refrain :« À mort ! »

– À mort ! répéta Speciale. À vousmaintenant, continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.

Elle se leva, belle, calme et grave comme unematrone antique.

– Moi ? dit-elle. Je me nomme LeonoraFonseca Pimentel ; je suis âgée de trente-deux ans.

– Qu’ayez-vous à dire pour votredéfense ?

– Rien ; mais j’ai beaucoup à dire pourmon accusation, puisque, aujourd’hui, ce sont les héros que l’onaccuse et les lâches que l’on récompense.

– Dites alors, puisqu’il vous plaît de vousaccuser vous-même.

– J’ai la première crié aux Napolitains :« Vous êtes libres ! » j’ai publié un journal danslequel j’ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes destyrans ; j’ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l’Hymne à laLiberté, de Monti ; j’ai…

– Assez, interrompit Speciale ; vouscontinuerez votre panégyrique en marchant à la potence.

Leonora se rassit, calme, comme elle s’étaitlevée.

– À toi, l’homme à la guitare ! ditSpeciale s’adressant à Velasco ; car on m’a dit que tu passaiston temps à jouer de la guitare dans ta prison.

– Est-ce un crime de lèse-majesté ?

– Non ; et, si tu n’avais fait que cela,quoique ce soit le plaisir d’un fainéant, tu ne serais point ici.Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire tes noms,prénoms, âge, qualité.

– Et s’il ne me plait point de vousrépondre ?

– Cela ne m’empêchera pas de t’envoyer à lamort.

– Bon ! dit Velasco, j’irai bien sans quetu m’y envoies.

Et, d’un seul bond, d’un bond de jaguar, ilsauta par-dessus l’estrade et tomba au milieu du prétoire. Alors,sans qu’on eût le temps de l’arrêter, sans que l’on pût mêmedeviner son intention, il s’élança vers la fenêtre en faisanttournoyer ses chaînes et en criant :

– Place ! place !

Chacun s’écarta devant lui. Il bondit sur lerebord de la croisée, mais n’y demeura qu’un instant. Toute lasalle poussa un cri de terreur : il venait de plonger dans levide. Puis, presque aussitôt, on entendit la chute d’un corpspesant qui s’écrasait sur le pavé.

Velasco était allé, comme il l’avait dit, à lamort, sans que Speciale l’y envoyât : il s’était brisé lecrâne.

Il se fit un instant de silence pénible danscette salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient.Luisa se jeta entre les bras de son amant.

– Faut-il lever la séance ? demanda leprésident.

– Pourquoi cela ? dit Speciale. Vousl’eussiez condamné à mort : il s’est donné la mortlui-même ; justice est faite. Répondez, monsieur le Français,continua-t-il en s’adressant à Salvato, et dites comment il se faitque vous comparaissiez devant nous.

– Je comparais devant vous, dit Salvato, parceque je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je me nomme SalvatoPalmieri : j’ai vingt-six ans ; j’adore la liberté, jedéteste la tyrannie. C’est moi que la reine a voulu faireassassiner par son sbire Pasquale de Simone ; c’est moi qui aieu l’audace, en me défendant contre six assassins, d’en tuer deuxet d’en blesser deux. J’ai mérité la mort : condamnez-moi.

– Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuserà ce digne patriote ce qu’il demande : la mort !

– La mort ! répéta le tribunal.

Luisa s’attendait à ce résultat, et cependantelle laissa échapper un soupir qui ressemblait à ungémissement.

Le moine bénédictin leva son capuchon etéchangea un regard rapide avec Salvato.

– La ! maintenant, dit Speciale, au tourde la signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachionsaussi bien que vous, contez-nous votre petite affaire. Nom,prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous passerons auxBacker.

– Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à monépaule, dit tout bas Salvato.

Luisa se leva et prit le point d’appui qui luiétait offert.

En la voyant si jeune, si belle, si modeste,les spectateurs laissèrent échapper un murmure d’admiration et depitié.

– Huissier, dit Speciale, faites fairesilence.

– Silence ! cria l’huissier.

– Parlez, dit Salvato.

– Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit lajeune femme d’une voix douce et tremblante ; j’ai vingt-troisans ; je suis innocente du crime dont on m’accuse, mais je nedemande pas mieux que de mourir.

– Alors, dit Speciale, impatient des marquesde sympathie que de tous côtés on donnait à l’accusée ; alors,vous prétendez que ce n’est pas vous qui avez dénoncé les banquiersBacker ?

– Elle le prétend d’autant plus justement, ditMichele, que la personne qui les a dénoncés, c’est moi ; celuiqui a été chez le général Championnet, c’est moi ; celui qui adonné le conseil d’interroger Giovannina, c’est moi. Elle n’estpour rien dans tout cela, pauvre petite sœur ! Aussi, vouspouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, et lui demander desprières, comme à une sainte qu’elle est.

– Tais-toi, Michele, tais-toi !… murmuraLuisa.

– Parle, au contraire, parle, Michele !dit Salvato.

– Et je puis d’autant mieux parler, dit lelazzarone, qu’à cette heure où je suis condamné, il ne m’enreviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, autant dire lavérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les honnêtes gens, etnon la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du pied de laGrotte, sa voisine, n’est pas plus pure qu’elle. Elle revenait toutexprès de Pœstum pour les prévenir, ces pauvres Backer, quand elleles a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient auChâteau-Neuf ; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pourlui dire qu’il savait bien que ce n’était point elle, mais quec’était moi qui étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petitesœur, donne-la ! Ces messieurs la liront ; ils sont tropjustes pour te condamner si tu es innocente.

– Je ne l’ai point, murmura laSan-Felice : je ne sais ce que j’en ai fait.

– Je l’ai, moi, dit vivement Salvato ;fouille dans cette poche, Luisa, et donne-la.

– Tu le veux, Salvato ! murmuraLuisa.

Puis, plus bas encore.

– Et s’ils allaient faire grâce !

– Plût au ciel !

– Mais toi ?

– Mon père est là.

Luisa prit la lettre dans la poche de Salvatoet la tendit au juge.

– Messieurs, dit Speciale, cette lettrefût-elle de la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l’espèrebien, que la confiance qu’elle mérite. Vous savez que Backer filsétait l’amant de cette femme.

– L’amant ? s’écria Salvato. Oh !misérable ! ne touche pas cette immaculée, même avec tesparoles !

– Amoureux de moi, voulez-vous dire,monsieur ?

– Et amoureux jusqu’à la folie, car il n’y aqu’un fou qui puisse confier à une femme le secret d’uneconspiration.

– Lisez la lettre, dit Salvato en se levant,et tout haut.

– Oui, tout haut ! tout haut ! crial’auditoire.

Speciale fut donc forcé d’obéir à cette voixpublique, et lut la lettre que nous connaissons, et par laquelleAndré Backer, comme preuve de sa confiance envers Luisa, et de saconviction qu’elle n’était pour rien dans la dénonciation ducomplot royaliste, donnait à la jeune femme la mission dedistribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes de laguerre civile.

Les juges se regardèrent : il n’y avaitpas moyen de condamner sur un fait aussi complétement démenti, oùla victime absolvait et où le coupable se dénonçait lui-même.

Cependant, l’ordre du roi était positif :il fallait condamner, et condamner à mort.

Mais Speciale n’était point homme à demeurerembarrassé pour si peu.

– C’est bien, dit-il, le tribunal abandonne cechef d’accusation.

Un murmure favorable accueillit cesparoles.

– Mais, continua Speciale, vous êtes accuséed’un autre crime, non moins grave.

– Lequel ? demandèrent en même tempsLuisa et Salvato.

– Vous êtes accusée d’avoir donné asile à unhomme qui venait à Naples pour conspirer contre le gouvernement, del’avoir gardé six semaines chez vous, et de ne l’avoir laissésortir que pour aller combattre les troupes du roi légitime.

Luisa, pour toute réponse, baissa la tête etregarda tendrement Salvato.

– Ah bien, en voilà une bonne ! ditMichele. Est-ce qu’elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sanssecours ? est-ce que la première loi de l’Évangile n’est pasde secourir notre prochain ?

– Les traîtres, interrompit Speciale, ne sontle prochain de personne.

Puis, comme il était pressé d’en finir aveccette affaire, à laquelle plus qu’il n’eût voulu s’attachaitl’intérêt public :

– Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu,caché, soigné un conspirateur, qui n’est sorti de chez vous quepour aller rejoindre les Français et les jacobins ?

– Je l’avoue, dit Luisa.

– Cela suffit. C’est de la trahison, le crimeest capital. À mort !

– À mort ! répéta sourdement letribunal.

Un long et douloureux murmure s’éleva del’auditoire. Luisa San-Felice, calme et la main sur son cœur, setourna vers les spectateurs pour les remercier ; mais, tout àcoup, elle s’arrêta, immobile et l’œil fixe.

– Qu’as-tu ? lui demanda Salvato.

– Là, là, vois-tu ? dit-elle sans faireaucun geste et en se penchant en avant. Lui ! lui !lui !

Salvato se pencha à son tour du côté que luiindiquait Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à soixante ans,vêtu de noir avec élégance, portant la croix de Malte brodée surson habit. Il s’avançait lentement vers le tribunal, à travers lafoule qui s’écartait devant lui.

Il ouvrit la balustrade qui séparait le publicde la junte, s’avança jusqu’au milieu du prétoire, et, s’adressantaux juges, qui le regardaient avec étonnement :

– Vous venez de condamner cette femme à mort,dit-il ; mais je viens vous dire que votre jugement ne peutrecevoir son exécution.

– Et pourquoi cela ? demandaSpeciale.

– Parce qu’elle est enceinte, répondit-il.

– Et comment le savez-vous ?

– Je suis son mari, le chevalierSan-Felice.

Il y eut un cri de joie dans l’auditoire, uncri d’admiration sur l’estrade des prévenus. Speciale pâlit ensentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, seregardèrent.

– Luciano ! Luciano ! murmura Luisaen tendant les mains vers le chevalier, tandis que de grosseslarmes d’attendrissement coulaient de ses yeux.

Le chevalier s’avança vers l’estrade :les soldats s’écartèrent d’eux-mêmes.

Il prit la main de sa femme et la baisatendrement.

– Ah ! tu avais bien raison, Luisa, dittout bas Salvato : cet homme est un ange, et je suis honteuxd’être si peu de chose près de lui.

– Conduisez les condamnés à la Vicaria, ditSpeciale ; et, ajouta-il, remmenez cette femme auChâteau-Neuf.

La porte qui avait donné passage aux prévenuss’ouvrit pour laisser sortir les condamnés ; mais, avant dequitter l’estrade, Salvato eut encore le temps d’échanger undernier regard avec son père.

CLXX – EN CHAPELLE

Selon l’ordre donné par Speciale, lescondamnés furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée auChâteau-Neuf.

Toutefois, les deux amants, trouvant dans lessoldats plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir de sefaire leurs adieux et d’échanger un dernier baiser.

Plein de confiance dans son père, Salvatoaffirma à son amie qu’il avait bonne espérance, et que, cetteespérance, il ne la perdrait même pas au pied de l’échafaud.

Luisa ne répondait que par ses larmes.

Enfin, à la porte, il fallut se séparer.

Les condamnés prirent par la calataTrinita-Maggiore, par la strada Trinita et par le vico Stoto ;après quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à laVicaria.

Luisa, au contraire, redescendit la stradaMonte-Oliveto, la strada Medina et rentra au Château-Neuf, où, envertu d’une recommandation du prince François, apportée par unhomme inconnu, elle fut enfermée dans une chambre particulière.

Nous n’essayerons pas de peindre la situationdans laquelle on la laissa : c’est à nos lecteurs de s’enfaire une idée.

Quant aux condamnés, ils s’acheminaient, commenous l’avons dit, vers la Vicaria, jusqu’à la porte delaquelle leur firent cortège ceux qui avaient assisté à la séancedu jugement.

Il faut en excepter cependant le chevalierSan-Felice et le moine, qui s’étaient rapprochés l’un de l’autre,courant ensemble, au premier angle de la strada della Guercia,c’est-à-dire à l’angle du vico du même nom.

La porte de la Vicaria était constammentouverte ; elle recevait du tribunal les condamnés, les gardaitdouze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à l’échafaud.

La cour était pleine de soldats. Le soir, onétendait pour eux des matelas sous les arcades, et ils ycouchaient, enveloppés dans leur capote ou dans leur manteau.D’ailleurs, on était aux jours les plus chauds de l’année.

Les condamnés rentrèrent vers deux heures dumatin, et furent conduits directement en chapelle.

Ils étaient évidemment attendus : lachambre où se trouvait l’autel était éclairée avec descierges ; l’autre, avec une lampe suspendue au plafond.

À terre étaient six matelas.

Une escouade de geôliers attendaient danscette chambre.

Les soldats s’arrêtèrent sur la porte, prêts àfaire feu si, au moment où l’on ôterait les chaînes aux condamnés,quelque rébellion se manifestait parmi eux.

Ce n’était point à craindre. Arrivé à cepoint, chacun d’eux se sentait non-seulement sous le regard curieuxdes contemporains, mais encore sous le regard impartial de lapostérité, et nul n’était assez ennemi de sa renommée pourobscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de samort.

Ils se laissèrent donc, avec la mêmetranquillité que s’il s’agissait d’autres qu’eux, détacher leschaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds celles quiles scellaient au parquet.

L’anneau était assez près du lit et la chaîneassez longue pour que le condamné pût se coucher.

Levé, il ne pouvait pas s’écarter du lit deplus d’un pas.

En dix minutes, la double opération futfaite : les geôliers se retirèrent les premiers, les soldatsensuite.

Puis la porte, avec ses triples verrous et sesdoubles barres, se referma sur eux.

– Mes amis, dit Cirillo, dès que le derniergrincement des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, vousdonner un conseil.

– Ah ! pardieu ! dit en riant lecomte de Ruvo, il sera le bienvenu, attendu que je me sens bienmalade ; si malade, que je ne passerai pas trois heures del’après-midi.

– Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo,ai-je dit un conseil et non pas une ordonnance.

– Oh ! alors, je retire monobservation : prenons que je n’ai rien dit.

– Je parie, fit à son tour Salvato, que jedevine le conseil que vous alliez nous donner, mon cherHippocrate : vous alliez nous conseiller de dormir, n’est-cepas ?

– Justement : le sommeil, c’est la force,et, quoique nous soyons hommes, l’heure venue, nous aurons besoinde notre force, et de toute notre force.

– Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet,vous qui êtes un homme de précaution, comment ne vous êtes-vouspas, dans la prévision de cette heure, prémuni d’une certainepoudre ou d’une liqueur quelconque qui nous dispense de danser aubout d’une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, la gigueridicule dont nous sommes menacés !

– J’y ai pensé ; mais, égoïste que jesuis, ne me doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, jen’y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, comme celle d’Annibal,renferme la mort de celui qui la porte.

– Ah ! dit Caraffa, je comprendsmaintenant pourquoi vous nous conseillez de dormir : vous vousseriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez pasréveillé.

– Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitementdécidé à mourir comme vous et avec vous, et, s’il y a quelqu’un quiait mal dormi et qui, au moment de faire le grand voyage, se sentequelque faiblesse, cette bague est à lui.

– Diable ! fit Michele, c’esttentant.

– La veux-tu, pauvre enfant du peuple, quin’as pas comme nous, pour t’aider à mourir, la ressource de lascience et de la philosophie ? demanda Cirillo.

– Merci, merci, docteur ! ditMichele ; ce serait du poison perdu.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que la vieille Nanno m’a préditque je serais pendu, et que rien ne peut m’empêcher d’être pendu.Faites donc votre cadeau à quelqu’un qui soit libre de mourir à safaçon.

– J’accepte, docteur, dit la Pimentel ;j’espère ne pas m’en servir ; mais je suis femme, et, aumoment suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. Si ce malheurm’arrive, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ?

– La voici ; mais vous avez tort dedouter de vous-même, dit Cirillo : je réponds de vous.

– N’importe ! fit Éléonore en tendant lamain, donnez toujours.

Le matelas du docteur était trop éloigné decelui d’Éléonore Pimentel pour que Cirillo passât l’anneau de lamain à la main ; mais il le donna au prisonnier le plus prochede lui, qui le fit passer à son voisin, lequel le remit àÉléonore.

– On dit, fit celle-ci, que, lorsqu’on apportaà Cléopâtre l’aspic couché dans un panier de figues, elle commençapar caresser le reptile en disant : « Sois la bienvenue,hideuse petite bête ! tu me sembles belle, à moi, car tu es laliberté. » Toi aussi, tu es la liberté, ô bague précieuse, etje te baise comme une sœur.

Salvato, ainsi qu’on l’a vu, n’avait pointpris part à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, lescoudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.

Hector Caraffa le regardait avec inquiétude.De son matelas, il pouvait atteindre jusqu’à lui.

– Dors-tu ou rêves-tu ? demanda-t-il.

Salvato tira de ses mains sa tête parfaitementcalme, et qui n’était triste que parce que la tristesse était lecaractère de cette physionomie.

– Non, dit-il, je réfléchis.

– À quoi ?

– À un cas de conscience.

– Ah ! dit en riant Manthonnet, quelmalheur que le cardinal Ruffo ne soit pas là !

– Ce n’est pas à lui que jem’adresserais ; car, ce cas de conscience, vous seul pouvez lerésoudre.

– Ah ! pardieu ! s’écria HectorCaraffa, je ne me doutais point que l’on m’enfermât ici pour fairepartie d’un concile.

– Cirillo, notre maître en philosophie, enscience, en honneur surtout, a dit tout à l’heure :« J’ai du poison, mais je n’en ai que pour moi seul ;donc, je ne m’en servirai pas. »

– Le voulez-vous ? dit vivement Éléonore.Je ne serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle lesmains.

– Non, merci ; c’est une simple questionqu’il me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir seul, moncher Cirillo, d’une mort douce et tranquille, tandis que voscompagnons mourraient d’une mort cruelle et infamante ?

– C’est vrai. Condamné en même temps qu’eux,il m’a semblé que je devais mourir avec eux et comme eux.

– Maintenant, si, au lieu de la possibilité demourir, vous aviez la certitude de vivre ?

– J’eusse refusé la vie par les mêmes raisonsqui m’ont fait repousser la mort.

– Vous pensez tous comme Cirillo ?

– Tous, répondirent d’une seule voix lesquatre hommes.

Éléonore Pimentel écoutait avec une aviditécroissante.

– Mais, continua Salvato, si votre salutpouvait amener le salut d’un autre, d’un être faible et innocent,qui, pour se soustraire à la mort, ne compte que sur vous, n’espèrequ’en vous, et qui mourrait sans vous ?

– Oh ! alors, s’écria vivement ÉléonorePimentel, ce serait notre devoir d’accepter.

– Vous parlez en femme, Éléonore.

– Et nous parlons en hommes, nous, repritCirillo, et, comme elle, nous vous disons : « Salvato, ceserait notre devoir d’accepter. »

– C’est votre avis, Ruvo ?demanda le jeune homme.

– Oui.

– C’est votre avis, Manthonnet ?

– Oui.

– C’est votre avis, Michele ?

– Oh ! oui, cent fois oui !

Et, se penchant du côté de Salvato :

– Au nom de la Madone, monsieur Salvato,sauvez-vous et sauvez-la ! Ah ! si je pouvais être sûrqu’elle ne mourra point, j’irais à la potence en dansant, et jecrierais : « Vive la Madone ! » la corde aucou.

– C’est bien, dit Salvato, je sais ce que jevoulais savoir ; merci.

Et tout rentra dans le silence.

La lampe seule, qui avait épuisé son huile,pétilla un instant, jeta de petits éclairs, et lentements’éteignit.

Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jourqui devait être le dernier jour des condamnés, transparuttristement à travers les barreaux.

– Voilà l’emblème de la mort : la lampes’éteint, la nuit se fait, puis vient le crépuscule.

– Êtes-vous bien sûr du crépuscule ?demanda Cirillo.

À huit heures du matin, ceux des condamnés quidormaient furent éveillés par le bruit que fit, en s’ouvrant, laporte de la première chambre, c’est-à-dire celle où étaitl’autel.

Les geôliers entrèrent dans la chambre descondamnés, et leur chef dit à haute voix :

– La messe des morts !

– À quoi bon la messe ? dit Manthonnet.Croit-on que nous ne sachions pas bien mourir sans cela ?

– Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu deleur côté, répondit Ettore Caraffa.

– Je ne vois nulle part que la messe soitinstituée par l’Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l’Évangileest ma seule foi.

– C’est bien, dit la même voiximpérative : ne détachez que ceux qui voudront assister àl’office divin.

– Détachez-moi, dit Salvato.

Éléonore Pimentel et Michele firent la mêmedemande.

On les détacha tous trois.

Ils passèrent dans la chambre à côté. Leprêtre était à l’autel : des soldats gardaient la porte, etl’on voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant quele détachement était nombreux et que, par conséquent, lesprécautions étaient prises.

Salvato ne s’était fait détacher que pour nepas laisser échapper une occasion de se mettre en communicationavec son père ou les agents de son père qui auraient entrepris dele sauver.

Éléonore avait demandé à entendre la messeparce que, femme et poëte, son esprit la portait à participer aumystère divin.

Michele, parce que, Napolitain et lazzarone,il était convaincu que, sans messe, il n’y avait pas de bonnemort.

Salvato se tint debout, près de la porte decommunication des deux chambres ; mais il eut beau interrogerdes yeux les assistants et plonger son regard dans le corridor, ilne vit rien qui pût lui faire soupçonner que l’on s’occupât de sonsalut.

Éléonore prit une chaise et s’inclina, appuyéesur le dossier.

Michele s’agenouilla sur les marches mêmes del’autel.

Michele représentait la foi absolue ;Éléonore, l’espérance ; Salvato, le doute.

Salvato écouta la messe avecdistraction ; Éléonore avec recueillement ; Michele avecextase.

Il n’avait été que quatre mois patriote etcolonel, il avait été toute sa vie lazzarone.

La messe finie, le prêtre demanda :

– Qui veut communier ?

– Moi ! s’écria Michele.

Éléonore s’inclina sans répondre ;Salvato secoua la tête en signe de dénégation.

Michele s’approcha du prêtre, se confessa àvoix basse et communia.

Puis tous trois furent réintégrés dans laseconde chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu’à leurscompagnons.

– Pour quelle heure ? demanda, Cirilloaux geôliers qui apportaient le repas.

L’un d’eux s’approcha de lui.

– Je crois que c’est pour quatre heures,monsieur Cirillo, lui dit-il.

– Ah ! lui dit le docteur, tu mereconnais ?

– Vous avez, l’année dernière, guéri une femmed’une fluxion de poitrine !

– Et elle va bien depuis ce temps ?

– Oui, Excellence.

– Puis, à voix basse :

– Je vous souhaiterais, ajouta-t-il enpoussant un soupir, d’aussi longs jours que ceux qu’elle aprobablement à vivre.

– Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours del’homme sont comptés ; seulement, Dieu est moins sévère que SaMajesté le roi Ferdinand : Dieu, parfois, fait grâce ; leroi Ferdinand, jamais ! Tu dis que c’est pour quatreheures ?

– Je le crois, répondit le geôlier ;mais, comme vous êtes beaucoup, ça avancera peut-être d’une heure,afin qu’on ait le temps.

Cirillo tira sa montre.

– Dix heures et demie, dit-il.

Puis, comme il allait la remettre à songousset :

– Bon ! dit-il, j’allais oublier de laremonter. Ce n’est point une raison qu’elle s’arrête parce que jem’arrêterai.

Et il remonta tranquillement sa montre.

– Y a-t-il quelques-uns des condamnés quidésirent recevoir les secours de la religion ? demanda leprêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.

– Non, répondirent d’une seule voix Cirillo,Ettore Caraffa et Manthonnet.

– Comme vous voudrez, répondit leprêtre ; c’est une affaire entre Dieu et vous.

– Je crois, mon père, répondit Cirillo, qu’ilserait plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.

CLXXI – LA PORTESANT’AGOSTINO-ALLA-ZECCA

Vers trois heures et demie, les condamnésentendirent s’ouvrir la porte extérieure du cabinet desbianchi, dont ils étaient séparés par une forte cloison etpar une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et deverrous ; puis, un bruit de pas et le chuchotement deplusieurs voix.

Cirillo tira sa montre.

– Trois heures et demie, dit-il : monbrave homme de geôlier ne s’est pas trompé.

– Michele ! dit Salvato au lazzarone,qui, depuis qu’il avait communié, se tenait absorbé dans saprière.

Michele tressaillit, et, sur un signe deSalvato, s’approcha de lui autant que le permettait la longueur desa chaîne.

– Excellence ? demanda-t-il.

– Tâche de ne pas t’éloigner de moi, et, s’ilarrive quelque événement inattendu, profites-en.

Michele secoua la tête.

– Oh ! Excellence, murmura-t-il, Nanno adit que je serais pendu, je dois être pendu ; cela ne peut sepasser autrement.

– Bah ! qui sait ? dit Salvato.

On entendit s’ouvrir la porte opposée à cellequi donnait dans le cabinet des blanchi, c’est-à-direcelle de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la chambredes condamnés, tandis que le bruit des crosses de fusil que lessoldats posaient à terre arrivait jusqu’à eux.

Il n’y avait point à se tromper à l’aspect decet homme : c’était le bourreau.

Il compta les patients.

– Six ducats de prime seulement !murmura-t-il avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seulcoup, soixante ducats me devaient revenir… Enfin, n’y pensonsplus !

Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédéd’un huissier tenant l’arrêt de la junte.

– Détachez les condamnés, dit le procureurfiscal.

Les geôliers obéirent.

– À genoux pour entendre votre arrêt !dit Guidobaldi.

– Avec votre permission, monsieur le procureurfiscal, dit Hector Carraffa, nous aimerions mieux l’entendredebout.

Le ton de raillerie avec lequel étaientprononcées ces paroles fit grincer les dents du juge.

– À genoux, debout, assis, peu importe dequelle façon vous l’entendrez, pourvu que vous l’entendiez et quel’arrêt s’exécute ! Greffier, lisez l’arrêt.

L’arrêt condamnait Dominique Cirillo, GabrielManthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentelà être pendus, et Hector Caraffa à avoir la tête tranchée.

– C’est bien cela, dit Hector, et il n’y arien à reprendre au jugement.

– Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peutl’exécuter ?

– Quand vous voudrez. Je suis prêt pour moncompte, et je présume que mes amis sont prêts comme moi.

– Oui, répondirent les condamnés d’une seulevoix.

– Je dois cependant tu dire une chose, à toi,Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui prouvait ceque cette chose lui coûtait à dire.

– Laquelle ? demanda Cirillo.

– Demande ta grâce au roi, et peut-être, commetu as été son médecin, te l’accordera-t-il. En tout cas, cettedemande faite, j’ai ordre d’accorder un sursis.

Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.

Mais lui, avec sa voix douce, avec son visagecalme, avec ses lèvres souriantes, répondit :

– C’est inutilement qu’on cherche à flétrir maréputation par une bassesse. Je refuse d’entrer dans cette honteusevoie de salut qui m’est offerte. J’ai été condamné avec des amisqui me sont chers ; je veux mourir avec eux. J’attends monrepos de la mort, et je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurerune heure de plus dans un monde où règnent l’adultère, le parjureet la perversité.

Léonore saisit la main de Cirillo, et, aprèsl’avoir baisée, brisa sur le plancher le flacon d’opium qu’elleavait reçu de lui.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Guidobaldien voyant la liqueur se répandre sur les dalles.

– Un poison qui, en dix minutes, m’eût misehors de tes atteintes, misérable ! répondit-elle.

– Et pourquoi renonces-tu à cepoison ?

– Parce que ce serait, il me semble, unelâcheté, du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner,d’abandonner Cirillo.

– Bien, ma fille ! s’écria Cirillo. Je nedirai pas : « Tu es digne de moi ! » jedirai : « Tu es digne de toi-même ! »

Léonore sourit, et, l’œil au ciel, la mainétendue, le sourire à la bouche :

Forsan hæc olim meminisse juvabit !

dit-elle.

– Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-cefini, et personne n’a-t-il plus rien à demander ?

– Personne n’a rien demandé, d’abord, dit lecomte de Ruvo.

– Et personne ne demandera rien, ditManthonnet, si ce n’est que nous finissions cette comédie de fausseclémence le plus tôt possible.

– Geôlier, ouvrez la porte auxbianchi, dit le procureur fiscal.

La porte du cabinet s’ouvrit, et lesbianchi parurent, revêtus de leur longues robesblanches.

Ils étaient douze, deux par chaquecondamné.

La porte du cabinet se referma derrièreeux.

Un pénitent s’approcha de Salvato, lui prit lamain, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.

Salvato lui rendit le même signe, sans que sonvisage trahît la moindre émotion.

– Vous êtes prêt ? demanda lepénitent.

– Oui, répondit Salvato.

La réponse ayant un double sens, personne nela remarqua.

Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas lavoix ; mais le signe maçonnique lui apprenait qu’il avaitaffaire à un ami.

Il échangea un regard avec Michele.

– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, Michele,dit Salvato.

– Oui, Excellence, répondit le lazzarone.

– Lequel de vous s’appelle Michele ?demanda un pénitent.

– Moi, dit vivement Michele croyant qu’ilallait apprendre quelque bonne nouvelle.

Le pénitent s’approcha de lui.

– Vous avez une mère ? luidemanda-t-il.

– Oui, répondit Michele avec un soupir, etc’est le plus fort de ma peine, pauvre femme ! Mais commentsavez-vous cela ?

– Une pauvre vieille m’a arrêté au moment oùj’entrais à la Vicaria.

» – Excellence, m’a-t-elle dit, j’ai uneprière à vous faire.

» – Laquelle ? ai-je demandé.

» – Je voudrais savoir si vous faitespartie des pénitents qui conduisent les condamnés à l’échafaud.

» – Oui.

» – Eh bien, l’un d’eux s’appelle MicheleMarino ; mais il est plus connu sous le nom de Michele ilPazzo.

» – N’est-ce pas, lui ai-je demandé,celui qui a été colonel sous la soi-disant République ?

» – Oui, le malheureux enfant,répondit-elle, c’est bien lui !

» – Eh bien, après ?

» – Eh bien, comme un brave chrétien quevous êtes, vous l’avertirez de tourner, en sortant de la Vicaria,la tête à gauche ; je serai sur la pierre des Banqueroutierspour le voir une dernière fois et lui donner ma bénédiction.

– Merci, Excellence, dit Michele. C’est unfait que la pauvre chère femme m’aime de tout son cœur. Je lui aibien fait de la peine toute ma vie ; mais, aujourd’hui, c’estla dernière que je lui ferai !

Puis, en essuyant une larme :

– Voulez-vous me faire l’honneur dem’assister ? demanda-t-il au pénitent.

– Volontiers, répondit celui-ci.

– Allons, Michele, dit Salvato, ne nousfaisons pas attendre.

– Me voilà, monsieur Salvato, mevoilà !

Et Michele se mit à la suite de Salvato.

Les condamnés sortirent de la salle où ilsavaient été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la messeleur avait été dite, et commencèrent d’entrer dans le corridor, lebourreau en tête.

Ils marchaient dans la disposition qui, sansdoute, était celle dans laquelle ils devaient êtreexécutés :

Cirillo d’abord, puis Manthonnet, puisMichele, puis Éléonore Pimentel, puis Ettore Garaffa.

Chacun des condamnés marchait entre deuxbianchi.

À la porte de la prison donnant dans la cours’étendait une double file de soldats, allant de cette premièreporte à la seconde, qui débouchait sur la place de la Vicaria.

Cette place était encombrée de peuple.

À l’aspect des condamnés, une formidablerumeur s’éleva de la foule :

– À mort, les jacobins ! àmort !

Il était évident que, sans la double file desoldats qui les protégeait, ils n’eussent point fait cinq pas dansla rue sans être mis en pièces.

Des couteaux brillaient dans toutes les mains,des menaces dans tous les yeux.

– Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvatole pénitent qui marchait à sa droite et qui s’était fait connaîtreà lui pour maçon.

– Croyez-vous donc que j’aie besoin d’êtresoutenu ? lui demanda en souriant Salvato.

– Non ; mais j’ai des instructions à vousdonner.

On avait fait une quinzaine de pas hors de laVicaria, et l’on se trouvait en face de la colonne qui surmonte lapierre dite des Banqueroutiers, parce que c’était en s’asseyant, lederrière nu, sur cette pierre que les banqueroutiers du moyen âgese déclaraient en faillite.

– Halte ! dit le pénitent qui était à lagauche de Michele.

Dans ces sortes de marches funèbres, lespénitents jouissent d’une autorité que personne ne songe à leurcontester.

Maître Donato s’arrêta le premier, et,derrière lui, s’arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.

– Jeune homme, dit à Michele le pénitent quiavait crié : « Halte ! » fais tes adieux à tamère ! – Femme, ajouta-t-il en s’adressant à la vieille, donnela dernière bénédiction à ton fils !

La vieille descendit de la pierre sur laquelleelle était montée, et Michele se jeta dans ses bras.

Pendant quelques secondes, ni l’un ni l’autrene purent parler.

Le pénitent qui était à la droite de Salvatoen profita pour lui dire :

– Dans le vico Sant’Agostino-alla-Zecca, aumoment où nous arriverons en face de l’église, il y aura untumulte. Montez sur les marches de l’église et appuyez-vous contrela porte en la frappant du talon.

– Le pénitent qui est à ma gauche est-il desnôtres ?

– Non. Faites semblant de vous occuper deMichele.

Salvato se retourna vers le groupe queformaient Michele et sa mère.

Michele venait de relever la tête et regardaitautour de lui.

– Et elle, demanda-t-il, elle n’est pas avecvous ?

– Qui, elle ?

– Assunta.

– Ses frères et son père l’ont enfermée aucouvent de l’Annonciata, où elle pleure et se désespère, et ils ontjuré que, s’ils pouvaient t’arracher aux mains des soldats, lebourreau n’aurait pas le plaisir de te pendre, attendu qu’ilsauraient celui de te mettre en pièces. Giovanni a mêmeajouté : « Ça me coûtera un ducat, maisn’importe ! »

– Ma mère, vous lui direz que je lui envoulais de m’avoir abandonné, mais qu’à cette heure, où je saisqu’il n’y a pas de sa faute, je lui pardonne.

– Allons, dit le pénitent, il faut sequitter.

Michele se mit à genoux devant sa mère, quilui posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement ;car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, ne pouvait plusproférer une seule parole.

Le pénitent prit la vieille femme par-dessousles bras et l’assit sur la pierre, où elle resta comme une masseinerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.

– Marchons, dit Michele.

Et, de lui-même, il reprit son rang.

Le pauvre garçon n’était ni un esprit fortcomme Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un cœur de bronzecomme Manthonnet, ni un poëte comme Pimentel : c’était unenfant du peuple, accessible à tous les sentiments et ne sachant niles réprimer ni les cacher.

Il marchait la jambe ferme, la tête droite,mais les joues humides de larmes.

On suivit un instant la strada deiTribunali ; puis on prit à gauche le vico delle Lite ; ontraversa la rue Forcella, et l’on entra dans le vicoSant’Agostino-alla-Zecca.

Un homme se tenait à l’entrée de cette rueavec une charrette attelée de deux buffles.

Il sembla à Salvato que le pénitent qui étaità sa droite avait échangé un signe avec le charretier.

– Tenez-vous prêt.

– À quoi ?

– À ce que je vous ai dit.

Salvato se retourna et vit que l’homme auxbuffles suivait le cortège avec sa charrette.

Un peu en avant de l’estrade del Pendino, larue était barrée par une voiture de bois dont l’essieu étaitcassé.

L’homme dételait ses chevaux, afin dedécharger la voiture.

Cinq ou six soldats se portèrent en avant encriant : « Place ! place ! » et enessayant, en effet, de débarrasser la rue.

On était en face de l’église deSant’Agostino-alla-Zecca.

Tout à coup, des mugissements horribles sefirent entendre, et, comme s’ils étaient atteints de folie, lesbuffles, les yeux sanglants, la langue pendante, soufflant le feupar les naseaux, traînant après eux la charrette avec un bruitpareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le cortège, foulant auxpieds, écrasant contre les maisons le peuple dont la rue étaitencombrée et l’arrière-garde des soldats, qui voulaient vainementles arrêter de leurs baïonnettes.

Salvato comprit que c’était le moment. Ilécarta du coude le second pénitent qui était à sa gauche, renversale soldat qui faisait la file à sa hauteur, et en criant :« Gare les buffles ! » et, comme s’il cherchaitseulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l’église,et s’appuya à la porte, qu’il frappa du talon.

La porte s’ouvrit, comme, dans une féerie bienmachinée, s’ouvre une trappe anglaise, et, avant que l’on eût eu letemps de voir par où il avait disparu, elle se referma sur lui.

Michele avait voulu suivre Salvato ; maisun bras de fer l’avait arrêté. C’était celui du vieux pêcheur BassoTomeo, le père d’Assunta.

CLXXII – COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN1799

Quatre hommes armés jusqu’aux dentsattendaient Salvato dans l’intérieur de l’église.

L’un d’eux lui ouvrit les bras. Salvato sejeta sur son cœur en criant :

– Mon père !

– Et maintenant, dit celui-ci, pas un instantà perdre ! Viens ! viens !

– Mais, fit Salvato résistant, ne pouvons-nouspas sauver mes compagnons ?

– N’y songeons même pas, dit Joseph Palmieri,ne songeons qu’à Luisa.

– Ah ! oui, s’écria Salvato. Luisa !sauvons Luisa !

D’ailleurs, Salvato eût voulu résister, que lachose lui eût été impossible : au bruit des crosses de fusilcontre la porte de l’église, Joseph Palmieri entraînait, avec laforce d’un géant, son fils vers la sortie qui donne dans la rue desChiarettieri-al-Pendino.

À cette sortie, quatre chevaux tout sellés,ayant chacun une carabine à l’arçon, attendaient leurs cavaliers,guidés par deux paysans des Abruzzes.

– Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri ensautant en selle ; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrantun second cheval à son fils.

Salvato était, lui aussi, en selle avant queson père eût achevé la phrase.

– Suis-moi ! lui cria Joseph.

Et il s’élança le premier par le largo delElmo, par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.

Salvato le suivit ; les deux autreshommes galopèrent derrière Salvato.

Cinq minutes après, ils sortaient de Naplespar la porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme, sejetaient à gauche par un sentier à travers les marais, gagnaientau-dessus de Capodichino la route de Casoria, laissaientSant’Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite, et, distançant,grâce à l’excellence de leurs chevaux, les deux hommes qui leurservaient d’escorte, ils s’enfonçaient dans la vallée desFourches-Caudines.

Maintenant, pour ceux de nos lecteurs quiveulent l’explication de tout, nous donnerons cette explication endeux mots.

Joseph Palmieri, dans un court voyage qu’ilavait fait à Molise, avait trouvé une douzaine d’hommes dévoués,qu’il avait ramenés avec lui à Naples.

Un de ses anciens amis, agrégé à lacorporation des bianchi,s’était chargé, sous le prétexted’assister Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné cequi se tramait pour son salut.

Un des paysans de Joseph Palmieri avait barréla rue avec une charrette de bois.

L’autre attendait le passage du cortège avecune charrette attelée de deux buffles, tenant presque toute lalargeur de la rue.

Le cortège passé, le paysan avait laissétomber dans l’oreille de chacun de ses buffles un morceau d’amadouallumé.

Les buffles étaient entrés en fureur ets’étaient élancés en mugissant dans la rue, renversant tout cequ’ils rencontraient devant eux.

De là le désordre dont Salvato avaitprofité.

Ce désordre ne s’était point calmé à ladisparition de Salvato.

Nous avons dit que Michele avait été tenté desuivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux pêcheur BassoTomeo, qui avait juré de le disputer au bourreau.

Et, en effet, une lutte s’était établienon-seulement entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele enpièces, attendu qu’il avait déshonoré leur respectable corps enportant l’uniforme français, mais encore entre eux et Michele, qui,à tout prendre, aimait encore mieux être pendu que mis enpièces.

Les soldats de l’escorte étaient venus en aideà Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de ses ancienscamarades, mais dans un déplorable état.

Les lazzaroni ont la main leste, et ilsavaient eu le temps d’allonger à Michele deux ou trois coups decouteau.

Il en résulta que, comme le pauvre diable nepouvait plus marcher, on s’empara de la charrette qui barrait larue pour lui faire faire le reste du chemin.

Quant à Salvato, on s’était bien aperçu de safuite, puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de crossede fusil donnés par les soldats dans la porte de l’église ;mais cette porte était trop solide pour être enfoncée : ilfallait faire le tour de l’église et même de la rue par la stradadel Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d’heure, et, quandon arriva à la sortie de l’église, Salvato était hors de Naples,et, par conséquent, hors de danger.

Aucun des autres condamnés n’avait fait lemoindre mouvement pour fuir.

Salvato disparu, Michele couché dans sacharrette, le cortège funèbre reprit donc sa marche vers le lieu del’exécution, c’est-à-dire vers la place du Vieux-Marché.

Mais, pour donner plus grande satisfaction aupeuple, on lui lit faire un grand détour par la rue Francesca, demanière à le faire déboucher sur le quai.

Les lazzaroni avaient reconnu ÉléonorePimentel, et, en dansant aux deux côtés du cortège, qu’ilsaccompagnaient avec des huées et des gestes obscènes, ilschantaient :

La signora Dianora,

Che cantava neoppa lo triato,

Mo alballa muzzo a lo mercato.

Viva, viva lo papa santo,

Cho a marmato i cannoncini,

Per distruggere i giacobini !

Viva la forca e maestro Donato !

Sant’Antonio sia lodato !

Ce qui voulait dire :

La signora Dianora,

Qui chantait sur le théâtre,

Maintenant danse au milieu du marché.

Vive, vive le saint pape,

Qui a envoyé de petits canons

Pour détruire les jacobins !

Vive la potence et maître Donato !

Et que saint Antoine soit loué !

Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, deces bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés débouchèrentsur le quai, suivirent la strada Nuova, et atteignirent la rue desSoupirs-de-l’Abîme, d’où ils aperçurent les instruments dusupplice, dressés au centre du Vieux-Marché.

Il y avait six gibets et un échafaud.

Un des gibets s’élevait au-dessus des autres àla hauteur de dix pieds.

Une pensée obscène l’avait fait dresser pourÉléonore Pimentel.

Comme on le voit, le roi de Naples était pleind’attention pour ses bons lazzaroni.

Au coin du vico della Conciaria, un homme,hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant le visage endeux et lui crevant un œil, avec une main dont les doigts étaientcoupés, avec une jambe de bois par laquelle il avait remplacé sajambe brisée, attendait le cortège, au-devant duquel sa faiblessene lui avait pas permis d’aller.

C’était le beccaïo.

Il avait appris le jugement et la condamnationde Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu’il était,pour avoir le plaisir de le voir pendre.

– Où est-il, le jacobin ? où est-il, lemisérable ? où est-il, le brigand ? s’écria-t-il enessayant de franchir la haie des soldats.

Michele reconnut sa voix, et, tout mourantqu’il était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat derire :

– Si c’est pour voir pendre le général Salvatoque tu t’es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine : il estsauvé !

– Sauvé ? s’écria le beccaïo ;sauvé ? Impossible !

– Demande plutôt à ces messieurs, et vois lalongue mine qu’ils font. Mais il y a encore une chance : c’estque tu te mettes à courir après lui. Tu as de bonnes jambes, tu lerattraperas.

Le beccaïo poussa un hurlement de rage :une fois encore, sa vengeance lui échappait.

– Place ! crièrent les soldats en lerepoussant à coups de crosse.

Et le cortège passa.

On arriva au pied des gibets. Là, un huissierattendait les condamnés pour leur lire la sentence.

La sentence fut lue au milieu des rires, deshuées, des insultes et des chants.

La sentence lue, le bourreau s’avança vers legroupe des condamnés.

On n’avait point fixé l’ordre dans lequel lespatients devaient être exécutés.

En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo etManthonnet firent un pas en avant.

– Lequel des deux dois-je pendre lepremier ? demanda maître Donato.

Manthonnet se baissa, ramassa deux paillesd’inégale grandeur et donna le choix à Cirillo.

Cirillo tira la plus longue.

– J’ai gagné, dit Manthonnet.

Et il se livra à maître Donato.

La corde au cou, il cria :

– Ô peuple, qui aujourd’hui nous insultes, unjour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la patrie !

Maître Donato le poussa hors de l’échelle, etson corps se balança dans le vide.

C’était le tour de Cirillo.

Il essaya, une fois monté sur l’échelle, deprononcer quelques paroles ; mais le bourreau ne lui en laissapas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni, son corps sebalança près de celui de Manthonnet.

Éléonore Pimentel s’avança.

– Ce n’est pas encore ton tour, lui ditbrutalement le bourreau.

Elle fit un pas arrière et vit que l’onapportait Michele.

Mais, au pied de la potence, celui-cidit :

– Laissez-moi essayer de monter tout seul àl’échelle, mes amis, ou sinon, on croira que c’est la peur quim’ôte la force, et non mes blessures.

Et, sans être soutenu, il monta les degrés del’échelle jusqu’à ce que maître Donato lui eût dit :

– Assez !

Alors, il s’arrêta, et, comme il avait lacorde passée d’avance autour du cou, le bourreau n’eut qu’un coupde genou à lui donner pour en finir avec lui.

Au moment où il fut lancé dans le vide, ilmurmura le nom de « Nanno !… » Le reste de laphrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par lenœud coulant.

Chacune de ces exécutions était saluée par deshourras frénétiques et des cris furieux.

Mais l’exécution que l’on attendait avec laplus grande impatience, c’était évidemment celle d’ÉléonorePimentel.

Son tour était enfin arrivé ; car maîtreDonato devait en finir avec les gibets avant de passer à laguillotine.

L’huissier dit quelques mots tout bas à maîtreDonato, qui s’approcha d’Éléonore.

L’héroïne avait repris son calme, un instanttroublé par la vue de cette potence plus haute que les autres, vuequi avait, non pas brisé son courage, mais alarmé sa pudeur.

– Madame, lui dit le bourreau d’un autre tonque celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant, jesuis chargé de vous dire que, si vous demandez la vie, il vous seraaccordé un sursis pendant lequel votre requête sera envoyée au roiFerdinand, qui peut-être, dans sa clémence, daignera y fairedroit.

– Demandez la vie ! demandez lavie ! répétèrent autour d’elle les pénitents qui l’avaientassistée, elle et ses compagnons.

Elle sourit à cette marque de sympathie.

– Et, si je demande autre chose que la vie, mel’accordera-t-on ?

– Peut-être, répliqua maître Donato.

– En ce cas, dit-elle, donnez-moi uncaleçon.

– Bravo ! cria Hector Caraffa, uneSpartiate n’eût pas mieux dit !

Le bourreau regarda l’huissier ; on avaitespéré une lâcheté de la femme : on avait tiré une sublimeréponse de l’héroïne.

L’huissier fit un signe.

Maître Donato laissa tomber sa main immondesur l’épaule nue de Leonora et l’attira vers le gibet le plusélevé.

Arrivée au pied de la potence, elle en mesurades yeux la hauteur.

Puis, se tournant vers le cercle despectateurs qui enveloppait de tous côtés l’instrument dusupplice :

– Au nom de la pudeur, dit-elle, n’y a-t-ilpas quelque mère de famille qui me donne un moyen d’échapper àcette infamie ?

Une femme lui jeta l’épingle d’argent aveclaquelle elle attachait ses cheveux.

Leonora poussa un cri de joie, et, à lahauteur du genou, à l’aide de cette épingle d’argent, attachantl’un à l’autre le devant et le derrière de sa robe, elle improvisale caleçon qu’elle avait inutilement demandé.

Puis elle gravit d’un pied ferme les degrés del’échelle en disant les quatre premiers vers de la Marseillaisenapolitaine, qu’elle avait chantée, le jour où l’on apprit lachute d’Altamura, sur le théâtre Saint-Charles.

Avant que le quatrième vers fût achevé, cetteâme héroïque était remontée au ciel.

Les gibets étaient remplis, moins un :c’était celui qui était destiné à Salvato. Il ne restait pluspersonne à pendre, mais il restait quelqu’un à guillotiner.

C’était le comte de Ruvo.

– Enfin, dit-il lorsqu’il vit que maîtreDonato et ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre,j’espère que c’est à mon tour, hein ?

– Oh ! sois tranquille, dit maîtreDonato, je ne te ferai pas attendre.

– Ah ! ah ! il paraît que, si jedemande une faveur, cette faveur ne me sera pas accordée ?

– Qui sait ? demande toujours.

– Eh bien, je désire être guillotiné àl’envers, afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.

Maître Donato regarda l’huissier :l’huissier fit signe qu’il ne voyait aucun empêchement àl’accomplissement de ce désir.

– Il sera fait comme tu le veux, répondit lebourreau.

Alors, Hector Caraffa monta lestement lesdegrés de l’échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se couchade lui-même sur la planche, le dos à terre, la face au ciel.

On le lia ainsi ; puis on le poussa sousle couperet.

Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cetindomptable courage, tardait un instant à remplir son terribleoffice :

– Taglia dunque, per Dio ! luicria le patient. (Coupe donc, pardieu !)

Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba etla tête d’Hector Caraffa roula sur l’échafaud.

Détournons les yeux de ce hideux champ decarnage que l’on appelle Naples, et reportons-les sur un autrepoint du royaume.

CLXXIII – LA GŒLETTE THE RUNNER

Trois mois s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter. Beaucoup de choses étaientchangées à Naples, qu’avait abandonnée la flotte anglaise, et d’oùle cardinal Ruffo était parti après avoir licencié son armée etrésigné ses pouvoirs pour aller à Venise, comme simple cardinal,donner, au conclave, un successeur à Pie VI.

Un des principaux changements avait été lanomination du prince de Cassero-Statella comme vice-roi de Naples,et celle du marquis Malaspina comme sous-secrétaire intime.

La restauration du roi Ferdinand étantdésormais assurée, les récompenses furent distribuées.

Il était impossible de faire pour Nelson plusque l’on n’avait fait : il avait l’épée de Philippe V, ilétait duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze millelivres de rente.

Le cardinal Ruffo eut une rente viagère dequinze mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre sur lerevenu de San-Georgia la Malara, fief du prince de la Riccia, passéau gouvernement par défaut d’héritiers.

Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal,eut l’abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches duroyaume.

François Ruffo, que son frère avait nomméinspecteur de la guerre, – le même que nous avons vu envoyer à lacour de Palerme par Nelson, moitié comme messager, moitié commeotage, – eut une pension viagère de trois mille ducats.

Le général Micheroux fut fait maréchal et eutun poste de confiance dans la diplomatie.

De Cesare, le faux duc de Calabre, eut troismille ducats de rente, et fut fait général.

Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc deCassano.

Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furentnommés colonels et barons, avec des pensions et des terres, etfurent décorés de l’ordre de Saint-Georges Constantinien.

En outre, pour récompenser les servicesnouveaux, on créa un nouvel ordre qui reçut le nom d’ordre deSaint-Ferdinand et du Mérite, avec cette légende :Fidei et Merito.

Nelson en fut le premier dignitaire : ensa qualité d’hérétique, on ne pouvait lui donner l’ordre deSaint-Janvier, le premier de l’État.

Enfin, après avoir récompensé tout le monde,Ferdinand pensa qu’il était juste qu’il se récompensâtlui-même.

Il fit venir de Rome Canova et lui commanda, –la chose est véritablement si étrange, que nous hésitons à la dire,de peur de n’être pas cru, – et lui commanda sa propre statue enMinerve !

Pendant soixante ans, on a pu voir legrotesque et colossal chef-d’œuvre dans une niche placée au dessusdes premières marches du grand escalier du musée Borbonico, où ilserait encore, si, à l’époque de ma nomination de directeurhonoraire des beaux-arts, je ne l’eusse fait enlever de ce poste,non point parce qu’il était une reproduction ridicule de Ferdinand,mais parce que c’était une tache au génie du plus grand sculpteurde l’Italie, et une preuve du degré d’abaissement auquel peutdescendre le ciseau d’un artiste qui, s’il eût eu quelque respectde lui-même, n’eût point consenti à prostituer son talent àl’exécution d’une pareille caricature.

Puis enfin, comme la monarchie napolitaineétait dans une veine heureuse, la belle et mélancoliquearchiduchesse que nous avons vue sur la galère royale, à peineaccouchée de cette petite fille que nous avons dit devoir être unjour la duchesse de Berry, était, vers le mois de février ou demars 1800, devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous lesévénements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sagrossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du mondecette grossesse à son neuvième mois ; de sorte que l’onn’attendait que son accouchement, surtout si elle accouchait d’unprince, pour faire à Palerme une série de fêtes dignes de la doublecirconstance qui en serait le motif.

Une autre femme aussi attendait, non pas dansun palais, non pas au milieu de la soie et du velours, mais sur lapaille d’un cachot un accouchement fatal et mortel ; car à cetaccouchement elle ne devait pas survivre.

Cette autre femme, c’était la malheureuseLuisa Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l’avons entendu,déclarée enceinte par son mari, avait été, par ordre du roiFerdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à Palerme et soumiseà un conseil de médecins qui avait reconnu la grossesse.

Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyablecependant, à une conjuration de la pitié ; il avait appelé sonpropre chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les plussévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité sur l’état dela prisonnière.

Antonio Villari reconnut comme les autres lagrossesse et l’affirma au roi sur son âme et sa conscience.

Alors, le roi s’informa minutieusement dequelle époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir àquelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait l’abandonner aubourreau.

Par bonheur, elle était jugée et condamnée,et, le jour même où l’enfant qui la protégeait serait arraché deses flancs, elle pourrait être exécutée, sans délai ni retard.

Ferdinand avait attaché son propre médecin,Antonio Villari, au service de la prisonnière, et il devait êtrenon-seulement le premier, mais le seul, afin que nul necontre-carrât ses projets de vengeance, prévenu del’accouchement.

Les deux accouchements, celui de la princessequi devait donner un héritier au trône et celui de la condamnée quidevait donner une victime au bourreau, devaient se suivre àquelques semaines de distance ; seulement, celui de laprincesse devait précéder celui de la condamnée.

C’était sur cette circonstance que lechevalier San-Felice avait fondé son dernier espoir.

En effet, après avoir accompli samiséricordieuse mission à Naples ; après avoir, par sadéclaration au tribunal et par son respect pour la prisonnière,sauvegardé l’honneur de la femme, il était revenu à Palermereprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palaissénatorial, sa place accoutumée.

Le jour même de son arrivée, comme il hésitaità se présenter devant le prince, celui-ci l’avait fait appeler, et,lui tendant sa main, que le chevalier avait baisée :

– Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m’avezdemandé la permission d’aller à Naples, et, sans vous demander ceque vous aviez à y faire, cette permission, je vous l’ai accordée.Maintenant, beaucoup de bruits différents, vrais ou faux, se sontrépandus sur la cause de votre voyage : j’attends de vous, noncomme prince, mais comme ami, d’être mis au courant par vous de ceque vous y avez fait. J’ai une grande considération pour vous, vousle savez, et, le jour où j’aurai pu vous rendre un grand service,sans avoir cru m’acquitter de ce que je vous dois, je serai le plusheureux homme du monde.

Le chevalier avait voulu mettre un genou enterre ; mais le prince l’en avait empêché, l’avait pris dansses bras et serré contre son cœur.

Alors, le chevalier lui avait toutraconté : son amitié avec le prince Caramanico, la promessequ’il lui avait faite à son lit de mort, son mariage avecLuisa ; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessionsde Luisa ; de sorte qu’aux yeux du prince, la paternité duchevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester del’innocence politique de Luisa et par demander sa grâce auprince.

Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissaitle caractère cruel et vindicatif de son père ; il savait quelserment celui-ci avait fait, et combien il lui serait difficile dele faire revenir sur ce serment.

Mais tout à coup une idée lumineuse luitraversa le cerveau.

– Attends-moi ici, lui dit-il : c’estbien le moins que, dans une affaire de cette importance, jeconsulte la princesse ; en outre, elle est de bon conseil.

Et il entra dans la chambre à coucher de safemme.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et,le prince, passant la tête par l’ouverture, appela à lui lechevalier.

Au moment où la porte de la chambre à coucherde la princesse se refermait sur San-Felice, une petite goëlette,qu’à la hauteur et à la flexibilité de ses mâts, on pouvaitreconnaître de construction américaine, doublait le montPellegrino, suivait la longue jetée du château du Môle, terminéepar la batterie, s’enfonçait dans la rade, et, naviguant, avec lamême facilité que le ferait de nos jours un bateau à vapeur, entreles vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de commerce detous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait jeterl’ancre à une demi-encablure du château de Castellamare, transformédepuis longtemps en prison d’État.

Si le signe auquel nous avons dit qu’onpouvait reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n’eût pointété suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau qui se déployait àla corne de son grand mât, et sur lequel flottaient les étoilesd’Amérique, eût affirmé qu’il avait été construit sur le continentdécouvert par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu’il était, ilavait audacieusement et heureusement traversé l’Atlantique, commeun vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut bord.

Son nom, écrit en lettres d’or à l’arrière,the Runner, c’est-à-dire le Coureur, indiquaitqu’il avait reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice deson propriétaire.

À peine l’ancre fut-elle jetée et eut-ellemordu le fond, que l’on vit le canot de la Santé s’approcher duRunner avec toutes les formalités et précautionshabituelles et que les questions et les réponses d’usages’échangèrent.

– Ohé ! de la goélette ! cria-t-on,d’où venez-vous ?

– De Malte.

– En droiture ?

– Non : nous avons touché à Marsala.

– Voyons votre patente.

Le capitaine, qui répondait à toutes cesquestions en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé,tendit le papier demandé, qu’on lui prit des mains avec unepincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu de la mêmefaçon.

– C’est bien, dit l’employé ; vous pouvezdescendre en canot et venir à la Santé avec nous.

Le capitaine descendit en canot ; quatrerameurs s’affalèrent après lui, et, escorté par la barquesanitaire, il traversa toute la rade pour aller joindre, de l’autrecôté du port, le bâtiment appelé la Salute.

CLXXIV – LES NOUVELLES QU’APPORTAIT LAGŒLETTE THE RUNNER

Le soir même du jour où nous avons vu lechevalier San-Felice entrer dans la chambre à coucher de laduchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette theRunner se rendre à la Salute, toute la famille royaledes Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais oùnous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le présidentCardillo, Emma Lyonna faire tête avec des poignées d’or au banquierdu pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les jeunesprincesses, broder la bannière que le fidèle et intelligent Lamarradevait porter au cardinal Ruffo.

Rien n’était changé : le roi jouaittoujours au reversis ; le président Cardillo arrachaittoujours ses boutons ; Emma Lyonna couvrait toujours d’or latable, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil, etla reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum decombat pour le cardinal, mais une bannière d’actions de grâce poursainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom enla faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dansle sang.

Seulement, depuis le jour où nous avonsintroduit nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaientbien changées. D’exilé et vaincu qu’était Ferdinand, il étaitredevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur. Aussi rienn’eût-il altéré le calme de cet auguste visage que Canova, nousl’avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non pas ducerveau de Jupiter, mais d’un magnifique bloc de marbre de Carrare,si quelques numéros du Moniteur républicain, arrivés deFrance, n’eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère danslaquelle entrait la royauté sicilienne.

Les Russes avaient été battus à Zurich parMasséna, et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais avaientété forcés de se rembarquer, et Souvorov, laissant dix mille Russessur le champ de bataille, n’avait échappé qu’en traversant unprécipice, au fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liésavec les ceintures de ses officiers, et qu’en repoussant dansl’abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de lefranchir.

Ferdinand s’était donné quelques minutes deplaisir au milieu de l’ennui que lui causaient ces nouvelles, enraillant Nelson sur le rembarquement des Anglais, et Baillie sur lafuite de Souvorov.

Il n’y avait rien à dire à un homme qui, enpareille circonstance, s’était si cruellement et si gaiement, toutà la fois, raillé lui-même.

Aussi, Nelson s’était contenté de se mordreles lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d’originefrançaise, ne s’était pas trop désespéré de l’échec arrivé auxtroupes du tzar Paul Ier.

Il est vrai que cela ne changeait rien auxaffaires qui intéressaient directement Ferdinand, c’est-à-dire auxaffaires d’Italie. L’Autriche était, grâce à ses victoires deKokack en Allemagne, de Magnano en Italie, de la Trebbia et deNovi, l’Autriche était au pied des Alpes, et le Var, notrefrontière antique, était menacé.

Il est vrai encore que Rome et le territoireromain étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deuxlieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu’en vertu du traitésigné entre le général Burckard, commandant des troupesnapolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupesbritanniques, et le général Garnier, commandant des troupesfrançaises, il devait, en se retirant avec les honneurs de laguerre, avoir abandonné les États romains le 4 octobre.

Il y avait dans tout cela, comme disait le roiFerdinand, à boire et à manger. Puis, avec son insouciancenapolitaine, il jetait en l’air, quitte à ce qu’il lui retombât surle nez, le fameux proverbe que les Napolitains appliquent plussouvent encore au moral qu’au physique :

– Bon ! tout ce qui n’étrangle pasengraisse.

Sa Majesté, assez peu inquiète des événementsqui se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée surceux qui s’étaient accomplis, s’accomplissaient et devaients’accomplir en Italie, faisait donc sa partie de reversis,raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire, et Nelson etBaillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le salon,salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince deCastelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre desaffaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui etentama vivement avec Son Excellence une conversation à voixbasse.

Au bout de cinq minutes, le prince deCastelcicala traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit,à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques mots qui luifirent vivement redresser la tête.

– Prévenez Nelson, dit la reine, et venez merejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet à côté.

Et, se levant, elle entra, en effet, dans uncabinet attenant au grand salon.

Quelques secondes après, le prince deCastelcicala introduisait le prince, et Nelson entrait lui-mêmederrière eux, et refermait la porte sur lui.

– Venez donc ici, François, dit la reine, etracontez-nous d’où vous tenez toute cette belle histoire que vientde me dire Castelcicala.

– Madame, dit le prince en s’inclinant avec cerespect mêlé de crainte qu’il avait toujours eu pour sa mère, dontil ne se sentait pas aimé, madame, un de mes hommes, un homme surlequel je puis compter, se trouvant par hasard aujourd’hui, versdeux heures de l’après-midi, à la police, a entendu dire que lecapitaine d’un petit bâtiment américain qui est entré aujourd’huidans le port, poussé, en sortant de Malte par un coup de vent ducôté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de guerre français,sur l’un desquels il avait tout lieu de croire que se trouvait legénéral Bonaparte.

Nelson, voyant l’attention que chacun portaitau récit du prince François, se le fit traduire en anglais par leministre des affaires étrangères, et se contenta de hausser lesépaules.

– Et vous n’avez pas, en face d’une nouvellede cette sorte, si vague qu’elle fût, cherché à voir ce capitaine,à vous informer par vous-même de ce qu’il y avait de réel dans cebruit ? Vraiment, François, vous êtes d’une insoucianceimpardonnable !

Le prince s’inclina.

– Madame, dit-il, ce n’était point à moi, quine suis rien dans le gouvernement, d’essayer de pénétrer dessecrets de cette importance ; mais j’ai envoyé la personnemême qui avait recueilli ces rumeurs à bord de la goëletteaméricaine, lui ordonnant de s’informer à la source même, et, si cecapitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l’amener aupalais.

– Eh bien ? demanda impatiemment lareine.

– Eh bien, madame, le capitaine attend dans lesalon rouge.

– Castelcicala, dit la reine, allez ! etamenez-le ici par les corridors, afin qu’il ne traverse pas lesalon.

Il se fit un profond silence parmi les troispersonnes qui se tenaient dans l’attente ; puis, au bout d’uneminute, la porte de dégagement se rouvrit et donna passage à unhomme de cinquante à cinquante-cinq ans, portant un uniforme defantaisie.

– Le capitaine Skinner, dit le prince deCastelcicala en introduisant le touriste américain.

Le capitaine Skinner était, comme nous l’avonsdit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie, de taille un peuau-dessus de la moyenne, admirablement pris dans sa taille, d’unefigure grave mais sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine,rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en lui soufflantau visage, les avait inclinés ainsi. Il portait le devant du visagesans barbe ; mais d’épais favoris s’enfonçaient dans sacravate de fine batiste et d’une irréprochable blancheur.

Il s’inclina respectueusement devant la reineet devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d’unpersonnage ordinaire ; ce qui indiquait qu’il ne leconnaissait point ou ne voulait point le connaître.

– Monsieur, lui dit la reine, on m’assure quevous êtes porteur de nouvelles importantes ; cela vousexplique pourquoi j’ai désiré que vous prissiez la peine de passerau palais. Nous avons tous le plus grand intérêt à connaître cesnouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui vous allez parler,je suis la reine Marie-Caroline ; voici mon fils, M. leduc de Calabre ; voici mon ministre des affaires étrangères,M. le prince de Castelcicala ; enfin, voici mon ami, monsoutien, mon sauveur, milord Nelson, duc de Bronte, baron duNil.

Le capitaine Skinner semblait chercher desyeux une cinquième personne, quand tout à coup la porte du cabinetdonnant sur le salon s’ouvrit, et le roi parut.

C’était évidemment cette cinquième personneque cherchait des yeux le capitaine Skinner.

– Madonna ! s’écria le rois’adressant à Caroline, savez-vous les nouvelles qui se répandentdans Palerme, ma chère maîtresse ?

– Je ne le sais pas encore, monsieur, réponditla reine ; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui lesa apportées et qui me les va donner.

– Ah ! ah ! fit le roi.

– J’attends que Leurs Majestés veuillent bienme faire l’honneur de m’interroger, dit le capitaine Skinner, et jeme tiens à leurs ordres.

– On dit, monsieur, demanda la reine, que vouspouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte ?

Un sourire passa sur les lèvres del’Américain.

– Et de sûres, oui, madame ; car il y atrois jours que je l’ai rencontré en mer.

– En mer ? répéta la reine.

– Que dit monsieur ? demanda Nelson.

Le prince de Castelcicala traduisit en anglaisla réponse du capitaine américain.

– À quelle hauteur ? demanda Nelson.

– Entre la Sicile et le cap Bon, répondit enexcellent anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie àbâbord.

– Alors, demanda Nelson, vers le37e degré de latitude nord ?

– Vers le 37e degré de latitudenord et par le 9e degré et vingt minutes de longitudeest.

Le prince de Castelcicala traduisit au fur età mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour le duc deCalabre, une traduction était inutile : ils parlaient tousdeux anglais.

– Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smithbloque le port d’Alexandrie, et il n’aurait pas laissé passer deuxbâtiments français se rendant en France.

– Bon ! dit le roi, qui ne manquaitjamais de donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien laissépasser toute la flotte française, se rendant àAlexandrie !

– C’était pour mieux l’anéantir à Aboukir,répondit Nelson.

– Eh bien, dit le roi, courez donc après lesdeux bâtiments qu’a vus le capitaine Skinner, etanéantissez-les !

– Le capitaine voudrait-il nous dire, demandale duc de Calabre en faisant un double signe de respect à son pèreet à sa mère comme pour s’excuser d’oser prendre la parole devanteux, par quelles circonstances il se trouvait dans ces parages, etquelles causes lui font croire qu’un des deux bâtiments françaisqu’il a rencontrés était monté par le général Bonaparte ?

– Volontiers, Altesse, répondit le capitaineen s’inclinant. J’étais parti de Malte pour aller passer au détroitde Messine, quand j’ai été pris par un coup de vent de nord-est, àune lieue au sud du cap Passaro. J’ai laissé courir à l’abri de laSicile jusqu’à l’île de Maritimo, et laissé porter avec le mêmevent sur le cap Bon, filant grand largue.

– Et là ? demanda le duc.

– Là, je me suis trouvé en vue de deuxbâtiments que j’ai reconnus pour français et qui m’ont reconnu pouraméricain. D’ailleurs, un coup de canon avait assuré leur pavillonet m’avait invité à déployer le mien. L’un d’eux m’a fait signed’approcher, et, quand j’ai été à portée de la voix, un homme encostume d’officier général m’a crié :

– Ohé ! de la goélette ! avez-vousvu des bâtiments anglais ?

» – Aucun, général, ai-je répondu.

» – Que fait la flotte de l’amiralNelson ?

» – Une partie bloque Malte, l’autre estdans le port de Palerme.

» – Où allez-vous ?

» – À Palerme.

» – Eh bien, si vous y voyez l’amiral,dites-lui que je vais prendre en Italie la revanche d’Aboukir.

» Et le bâtiment a continué sa route.

» – Savez-vous comment se nomme legénéral qui vous a interrogé ? m’a demandé mon second, quis’était tenu près de moi pendant l’interrogatoire. Eh bien, c’estle général Bonaparte !

On traduisit tout le récit du capitaineaméricain à Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc deCalabre se regardaient, inquiets.

– Et, demanda Nelson, vous ne savez pas lesnoms de ces deux bâtiments ?

– Je les ai approchés de si près, répondit lecapitaine, que j’ai pu les lire : l’un s’appelle leMuiron, l’autre le Carrère.

– Que veulent dire ces noms ?demanda en allemand la reine au duc de Calabre. Je ne comprends pasleur signification.

– Ce sont deux noms d’homme, madame, réponditle capitaine Skinner en allemand, et en parlant cette langue aussipurement que les deux autres dans lesquelles il s’était déjàexprimé.

– Ces diables d’Américains ! dit enfrançais la reine, ils parlent toutes les langues.

– Cela nous est nécessaire, madame, réponditen bon français le capitaine Skinner. Un peuple de marchands doitconnaître toutes les langues dans lesquelles on peut demander leprix d’une balle de coton.

– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, quedites-vous de la nouvelle ?

– Je dis qu’elle est grave, sire, mais qu’ilne faut pas s’en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise entre laCorse et la Sardaigne, et, vous le savez, la mer et les vents sontpour l’Angleterre.

– Je vous remercie, monsieur, desrenseignements que vous avez bien voulu me donner, dit la reine.Comptez-vous faire un long séjour à Palerme ?

– Je suis un touriste voyageant pour monplaisir, madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirscontraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de la semaineprochaine, j’espère mettre à la voile.

– Où vous trouverait-on, capitaine, si l’onavait besoin de nouveaux renseignements ?

– À mon bord. J’ai jeté l’ancre en face dufort de Castellamare, et, à moins d’ordres contraires, la placem’étant commode, je resterai où je suis.

– François, dit la reine à son fils, vousveillerez à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la placequ’il a choisie. Il faut qu’on sache où le retrouver à la minute,si par hasard on a besoin de lui.

Le prince s’inclina.

– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, àvotre avis, qu’y a-t-il à faire, maintenant ?

– Sire, il y a votre partie de reversis àreprendre, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Ensupposant que le général Bonaparte aborde en France, ce n’est qu’unhomme de plus.

– Si vous n’eussiez pas été à Aboukir, milord,dit Skinner, ce n’était qu’un homme de moins ; mais il estprobable que, grâce à cet homme de moins, la flotte française étaitsauvée.

Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à lafois un compliment et une menace, le capitaine américain embrassad’un salut les augustes personnages qui l’avaient appelé, et seretira.

Et, selon le conseil que lui avait donnéNelson, le roi alla reprendre sa place à la table où l’attendaitimpatiemment le président Cardillo, et où l’attendaient patiemment,comme il convient à des courtisans bien dressés, le duc d’Ascoli etle marquis Circillo.

Ceux-ci étaient trop bien formés à l’étiquettedes cours pour se permettre d’interroger le roi ; mais leprésident Cardillo était moins rigide observateur du décorum queces deux messieurs.

– Eh bien, sire, cela valait-il la peined’interrompre notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec dansl’eau pendant un quart d’heure ?

– Ah ! par ma foi ! non, dit le roi,à ce que prétend l’amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quittél’Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de SydneySmith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du cap Bon. Ilpassera à travers la flotte de milord Keith, comme il a passé àtravers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il seraà Paris. À vous de battre les cartes, président, – en attendant queBonaparte batte les Autrichiens !

Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, leroi reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu’il venaitd’apprendre ne valait point la peine de l’interrompre.

CLXXV – LA FEMME ET LE MARI –

On se rappelle comment le prince de Calabreavait eu vent des nouvelles qu’il venait d’apporter à sa mère.

Un homme à lui, se trouvant à lapolice, avait entendu répéter quelques paroles dites en l’air parle capitaine Skinner au directeur de la Salute.

Le capitaine avait-il dit ces paroles avecintention ou au hasard ? C’est ce que lui seul eût puexpliquer.

Cet homme à lui, dont parlait le ducde Calabre, n’était autre que le chevalier San-Felice, qui, avecune recommandation du prince, allait demander au préfet de policeune autorisation de pénétrer jusqu’à la malheureuseprisonnière.

Cette autorisation, il l’avait obtenue, maisen promettant la plus entière discrétion, la prisonnière étantrecommandée à la sévérité du préfet par le roi lui-même.

Aussi était-ce pendant l’obscurité, entre dixet onze heures, que le chevalier devait être introduit dans laprison de sa femme.

En rentrant au palais sénatorial, qu’habitait,comme nous l’avons dit, le prince royal, le chevalier raconta à SonAltesse ce qu’il avait entendu répéter à la police des propos tenuspar un officier américain sur la rencontre que celui-ci auraitfaite en mer du général Bonaparte.

Le prince avait la vue longue, et il avait àl’instant même deviné les conséquences d’un pareil retour. Aussi lanouvelle lui avait-elle paru des plus importantes, et, pour envérifier le degré de vérité, il avait prié le chevalier San-Felicede se faire conduire à l’instant même a bord du bâtimentaméricain.

San-Felice eût dans tous les temps obéi auprince avec la rapidité du dévouement ; mais, ce jour même, leprince l’avait comblé de bontés, et il regrettait de n’avoir, pourlui rendre service, qu’un ordre si simple à exécuter.

Le chevalier, le cas échéant, était chargé deramener au prince le capitaine américain.

Il s’était donc, à l’instant même, rendu surle port et, serrant soigneusement dans son portefeuille son ordred’entrer dans la prison, il avait pris une de ces barques qui fontdes courses dans la rade et avait invité, avec sa douceurordinaire, les mariniers qui la montaient à le conduire à lagoëlette américaine.

Si vulgaire et si fréquent que soitl’événement, l’entrée d’un navire dans un port est toujours unévénement. Aussi à peine le chevalier San-Felice eût-il annoncé lebut de sa course, que les mariniers, secondant ses désirs, mirentle cap sur le petit bâtiment, dont les deux mâts, gracieusementpenchés en arrière, juraient par leur hauteur avec l’exiguïté de sacoque.

Une garde assez sévère se faisait à bord de lagoëlette ; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu labarque et jugé qu’elle se dirigeait vers le petit bâtiment, que lecapitaine, rentré depuis une heure à peine de la Salute,fut prévenu de l’incident et monta rapidement sur le pont, suivi deson lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Mais àpeine eurent-ils jeté un coup d’œil rapide sur la barque, qu’avecl’accent de l’étonnement et de l’inquiétude, ils échangèrentquelques paroles, et que le jeune homme disparut par l’escalier quiconduisait au salon.

Le capitaine attendit seul.

Le chevalier San-Felice, quoiqu’il n’y eût quedeux marches à franchir pour monter sur le pont, crut devoirdemander en anglais, au capitaine, la permission d’entrer à sonbord. Mais celui-ci répondit par un cri de surprise, l’attira à luiet l’entraîna tout étonné sur une petite plate-forme située àl’arrière, entourée d’une balustrade de cuivre et formanttillac.

Le chevalier ne savait que penser de cetteréception, qui, au reste, n’avait rien d’hostile, et il regardal’Américain d’un œil interrogateur.

Mais, alors, celui-ci, en excellentitalien :

– Je vous remercie de ne pas me reconnaître,chevalier, lui dit-il ; cela prouve que mon déguisement estbon, quoique l’œil d’un ami soit souvent moins perçant que celuid’un ennemi.

Le chevalier continuait de regarder lecapitaine, tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne serappelant pas où il avait pu voir cette physionomie loyale etvigoureuse.

– Je vais entrer dans votre vie, monsieur, luidit le faux Américain, par un triste mais noble souvenir. J’étaisau tribunal de Monte-Oliveto le jour où vous êtes venu sauver lavie à votre femme. C’est moi qui vous ai suivi et abordé au sortirdu tribunal. Je portais alors l’habit d’un moine bénédictin.

San-Felice fit un pas en arrière et pâlitlégèrement.

– Alors, murmura-t-il, vous êtes lepère ?

– Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous medîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence ?

– Je vous dis : « Faisons tout ceque nous pourrons pour la sauver. »

– Et aujourd’hui ?

– Oh ! aujourd’hui, de tout cœur, je vousrépète la même chose.

– Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suisici pour cela.

– Et moi, dit le chevalier, j’ai l’espoir d’yréussir cette nuit.

– Voudrez-vous me tenir au courant de vostentatives ?

– Je vous le promets.

– Maintenant, qui vous conduit vers moi,puisque vous ne m’avez pas reconnu ?

– L’ordre du prince royal. Le bruit s’estrépandu que vous apportiez des nouvelles très-graves, et le princem’envoie à vous avec l’intention de vous conduire au roi.Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté.

– Je ne répugne à rien de ce qui peut servirvos projets et ne demande pas mieux que de détourner les regards dela police du véritable but qui m’amène ici. – Au reste, je doutequ’elle reconnaisse, sous ce costume et dans cette condition lefrère Joseph, chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Etreconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin, qu’elleserait à cent lieues de se douter de ce qu’il vient faire àPalerme.

– Écoutez-moi donc, alors.

– J’écoute.

– Tandis qu’avec le prince royal, vous irez aupalais, et tandis que le roi vous y recevra, moi, avec unepermission de la police, je pénétrerai jusqu’auprès de laprisonnière. Je vais lui faire part d’un projet arrêté aujourd’huientre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre projetréussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n’avezplus rien à faire : la malheureuse est sauvée et l’exilremplace pour elle la peine capitale. Or, l’exil pour elle, c’estle bonheur : que Dieu lui donne donc l’exil ! Si notreprojet échoue, elle n’aura plus, je vous le déclare, d’espoir qu’envous. Ce moment venu, vous me direz ce que vous désirez de moi.Coopération active ou simples prières, vous avez le droit de toutexiger. J’ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au sien :je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne.

– Oh ! oui, nous savons cela : vousêtes l’ange du dévouement.

– Je fais ce que je dois, et c’est dans cetteville même que j’ai pris l’engagement que je remplis aujourd’hui.Maintenant, vous sortirez du palais à la même heure à peu près oùje sortirai de la prison ; le premier libre attendra l’autre àla place des Quatre-Cantons.

– C’est convenu.

– Alors, venez.

– Un ordre à donner, et je suis à vous.

On comprend le sentiment de délicatesse quiavait éloigné Salvato au moment où le chevalier était monté ;mais son père, jugeant de quelles angoisses il devait être agité,voulait, en s’éloignant de la goëlette, lui dire ce qu’il ne savaitque très-superficiellement, c’est-à-dire les conditions danslesquelles les choses se trouvaient.

Donc, tout était pour le mieux : Luisaétait prisonnière mais vivante, et le chevalier San-Felice, le ducet la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.

Il était impossible qu’avec de pareillesprotections, on ne parvînt pas à la sauver.

D’ailleurs, si l’on échouait, il serait là,lui, pour tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans legenre de celui qui l’avait sauvé lui-même.

Joseph Palmieri remonta : le chevalierl’attendait dans le canot qui l’avait amené. Le faux capitainedonna, en effet, très-haut quelques ordres en américain, et pritplace près du chevalier.

Nous avons vu comment les choses s’étaientpassées au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétairede la goëlette ; il nous reste à voir maintenant ce qui,pendant ce temps-là, s’était passé dans la prison, et quel était leprojet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deuxpuissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre.

À dix heures précises, le chevalier frappait àla porte de la forteresse.

Ce mot de forteresse indique que la prisondans laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était plusqu’une prison ordinaire : c’était un donjon d’État.

Ce fut donc au gouverneur que le chevalier futconduit.

En général, les militaires sont exempts de cespetites passions qui, dans les prisons civiles, se mettent auservice des haines de la puissance. Le colonel qui remplissait lacharge de gouverneur reçut et salua poliment le chevalier, pritconnaissance de l’autorisation qu’il avait de communiquer avec laprisonnière, fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna deconduire le chevalier à la chambre de la personne qu’il avait lapermission de visiter.

Puis, remarquant que la permission avait étédélivrée sur la demande du prince et reconnaissant San-Felice pourêtre un des familiers du palais :

– Je prie Votre Excellence, dit-il en prenantcongé du chevalier, de mettre mes respects et mes hommages auxpieds de Son Altesse royale.

Le chevalier, touché de rencontrer cettecourtoisie là où il craignait de se heurter à quelque brutalité,promit non-seulement de s’acquitter de la commission, mais encorede dire à Son Altesse royale combien le gouverneur avait eud’égards à sa recommandation.

De son côté, le geôlier en chef, voyant lacourtoisie avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier, jugeaque le chevalier était un très-grand personnage, et se hâta de leconduire avec toute sorte de saluts à la chambre de Luisa, situéeau second étage d’une des tours.

Au fur et à mesure qu’il montait, le chevaliersentait sa poitrine s’oppresser. Comme nous l’avons dit, il n’avaitpas revu Luisa depuis la séance du tribunal, et ce n’était pointsans une profonde émotion qu’il allait se trouver en face d’elle.Aussi, en arrivant à la porte de la chambre, et au moment où legeôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui posa la mainsur l’épaule en murmurant :

– Par grâce, mon ami, un instant !

Le geôlier s’arrêta. Le chevalier s’appuyacontre la muraille, les jambes lui manquaient.

Mais les sens des prisonniers acquièrent, dansle silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité touteparticulière. Luisa avait entendu des pas dans l’escalier, et avaitreconnu que ces pas s’arrêtaient à sa porte.

Or, ce n’était pas l’heure à laquelle on avaitl’habitude d’entrer dans sa prison. Inquiète, elle était descenduede son lit, où elle s’était jetée tout habillée ; l’oreilletendue, les bras allongés, elle s’était rapprochée de la porte dansl’espoir de saisir quelque bruit qui lui permît de deviner dansquel but on venait la visiter au tiers de la nuit.

Elle savait que, jusqu’à l’heure de sonaccouchement, sa vie était sauvegardée par l’ange protecteurqu’elle portait dans son sein ; mais elle comptait les joursavec terreur ; elle allait accomplir son septième mois.

Pendant que le chevalier, appuyé à la murailleextérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de calmer lesbattements de son cœur, elle, de l’autre côté de la porte, écoutaitdonc, haletante et pleine d’angoisses.

Le chevalier comprit qu’il ne pouvait resterainsi éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d’une voixassez ferme :

– Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il augeôlier.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu’illui sembla, de l’autre côté de la porte, entendre un faiblecri ; mais ce cri, si c’en était un, fut immédiatement étouffépar le grincement de la clef dans la serrure.

La porte s’ouvrit ; le chevalier s’arrêtasur le seuil.

À deux pas, dans l’intérieur de la chambre,baignée tout entière par un rayon de la lune qui passait à traversla fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa était agenouillée,blanche, les cheveux épars, les mains allongées sur ses genoux etpareille à la Madeleine de Canova.

Elle avait, à travers la porte, reconnu lavoix de son mari, et elle l’attendait dans l’attitude où la femmeadultère attendait le Christ.

Le chevalier, à son tour, poussa un cri, lasouleva entre ses bras, et, à demi évanouie, l’emporta sur sonlit.

Le geôlier referma la porte endisant :

– Quand Votre Excellence entendra sonner onzeheures…

– C’est bien, lui répondit San-Felice ne luidonnant pas le temps d’achever sa phrase.

La chambre demeura sans autre lumière que lerayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne planète, serapprochait lentement des deux époux. Nous eussions dû dire :de ce père et de cette fille. Rien n’était plus paternel, en effet,que ce baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa ;rien n’était plus filial que cette étreinte dont les brastremblants de Luisa serraient Luciano.

Ni l’un ni l’autre ne disaient uneparole : on entendait seulement des sanglots étouffés.

Le chevalier comprenait que la honte n’étaitpas la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n’avait pas revuSalvato, elle avait entendu prononcer sa condamnation, elle nesavait pas ce qu’il était devenu.

Elle n’osait faire une question, et, par unsentiment d’exquise délicatesse, le chevalier n’osait répondre à sapensée.

En ce moment, les angoisses de la mère setraduisaient par un mouvement si violent de l’enfant, que Luisapoussa un cri.

Le chevalier l’avait senti, et un frissonavait passé par tous ses membres ; mais, de sa voixdouce :

– Tranquillise-toi, innocente créature,dit-il : ton père vit, il est libre et ne court aucundanger.

– Oh ! Luciano ! Luciano !s’écria Luisa en se laissant glisser aux pieds de San-Felice.

– Mais, continua vivement le chevalier, jesuis venu pour autre chose : je suis venu pour parler de toi,avec toi, mon enfant chéri.

– De moi ?

– Oui, nous voulons te sauver, ma fillebien-aimée.

Luisa secoua la tête en signe qu’elle croyaitla chose impossible.

– Je le sais, répondit San-Felice répondant àsa pensée, le roi t’a condamnée ; mais nous avons un moyend’obtenir ta grâce.

– Ma grâce ! un moyen ! répétaLuisa ; vous connaissez un moyen d’obtenir ma grâce ?

Et elle secoua la tête une seconde fois.

– Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vaiste le dire. La princesse est grosse.

– Heureuse mère ! s’écria Luisa, ellen’attend pas avec terreur le jour où elle embrassera sonenfant !

Et elle se renversa en arrière, sanglotant etse tordant les bras.

– Attends, attends, dit le chevalier, et priepour sa délivrance : le jour de sa délivrance sera celui de taliberté.

– Je vous écoute, dit Luisa, ramenant sa têteen avant et la laissant tomber sur la poitrine de son mari.

– Tu sais, continua San-Felice, que, quand laprincesse royale de Naples accouche d’un garçon, elle a droit àtrois grâces, qui ne lui sont jamais refusées ?

– Oui, je sais cela.

– Eh bien, le jour où la princesse royaleaccouchera, au lieu de trois grâces, elle n’en demandera qu’une, etcette grâce sera la tienne.

– Mais, dit Luisa, si elle accouche d’unefille ?

– D’une fille ! d’une fille !s’écria San-Felice, à la pensée duquel cette alternative ne s’étaitpas présentée. C’est impossible ! Dieu ne le permettrapas !

– Dieu a bien permis que je fusse injustementcondamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.

– C’est une épreuve ! s’écria lechevalier, et nous sommes sur une terre d’épreuves.

– Ainsi, c’est votre seul espoir !demanda Luisa.

– Hélas ! oui, répondit San-Felice ;mais n’importe ! Tiens (il tira un papier de sa poche), voiciune supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite par sa femme,signe-la, et fions-nous en Dieu.

– Mais je n’ai ni plume ni encre.

– J’en ai, moi, répondit le chevalier.

Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempaune plume ; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près de lafenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la lune, elle pûtsigner.

Luisa signa.

– La ! dit-il en relevant la tête, jevais te laisser cette plume, cette encre et un cahier depapier ; tu trouveras bien moyen de les cacher quelquepart : ils peuvent t’être utiles.

– Oh ! oui, oui, donnez, mon ami !dit Luisa. Oh ! comme vous êtes bon et comme vous pensez àtout ! Mais qu’avez-vous, et que regardez-vous ?

En effet, les regards du chevalier s’étaient,à travers les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la partiedu port que l’on pouvait apercevoir par l’ouverture.

À trente ou quarante mètres du pied de latour, se balançait la goëlette du capitaine Skinner.

– Miracle du ciel ! murmura le chevalier.Allons ! je commence à croire que c’est lui qui est destiné àte sauver.

Un homme se promenait de long en large sur lepont, et, de temps en temps, jetait un regard avide sur le fort,comme s’il eût voulu en sonder les murailles.

En ce moment, la clef grinça dans laserrure : onze heures sonnaient.

Le chevalier prit la tête de Luisa entre sesdeux mains et dirigea son regard vers le pont du petitbâtiment.

– Vois-tu cet homme ? lui dit-il à voixbasse.

– Oui, je le vois. Eh bien, après ?

– Eh bien, Luisa, cet homme, c’est lui.

– Qui, lui ? demanda la jeune femme toutefrissonnante.

– Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas,moi. Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le frontet les yeux) je te sauverai ! je te sauverai ! je tesauverai !

Et il s’élança hors de la prison, dont laporte se referma sans que Luisa s’en aperçût.

Toute son âme était passée dans ses yeux, etses yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se promenait surle pont de la goëlette.

CLXXVI – PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOURDES GRANDS

Si la scène se fût passée de jour, au lieu dese passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par lesescaliers, sans s’inquiéter du geôlier en chef, et en continuant des’écrier : « Je la sauverai ! » Mais lecorridor était dans l’obscurité la plus complète, n’ayant pas mêmele rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.

Force lui fut donc d’attendre le guichetier etsa lanterne.

Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marquesd’attention dont il l’avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivédans la cour, le chevalier mit-il la main à sa poche et, en tirantles quelques pièces d’or qu’elle contenait, les offrit-il augeôlier.

Celui-ci les prit et les pesa d’un airmélancolique dans sa main en secouant la tête.

– Mon ami, dit San-Felice, c’est bien peu, jele sais ; mais je me souviendrai de toi, soistranquille ; seulement, c’est à la condition que tu aurastoute sorte d’égards pour la pauvre femme qui est taprisonnière.

– Je ne me plains pas de ce que VotreExcellence me donne, tant s’en faut ! répondit-il. Mais, siSon Excellence voulait, elle pourrait, d’un mot, faire plus pourmoi que je ne pourrai jamais faire pour elle.

– Et que puis-je faire pour toi ? demandaSan-Felice.

– J’ai un fils, Excellence, et, depuis un an,je sollicite sans pouvoir l’obtenir, son admission comme geôlierdans la forteresse. S’il y était, je le chargerais spécialement duservice de la dame en question, dont je ne peux pas m’occuper,n’ayant que la surveillance générale.

– Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, quipensa tout de suite au parti qu’il pouvait tirer de ce protecteurde bas étage. Et de qui dépend sa nomination ?

– Sa nomination dépend du chef de lapolice.

– T’es-tu déjà adressé à lui ?

– Oui ; mais, vous comprenez, Excellence,il faudrait pouvoir… (et il fit le geste d’un homme qui compte del’argent), et je ne suis pas riche.

– C’est bien : tu feras une demande et tume l’adresseras.

– Excellence, dit le geôlier en chef en tirantun papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la chambre de laprisonnière, j’ai rédigé ma demande, pensant que vous seriez assezbon pour vous en charger.

– Je m’en charge, en effet, mon ami, dit lechevalier, et il ne dépendra pas de moi que tu n’obtiennes ce quetu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez Son Altesse royalele duc de Calabre et demande le chevalier San-Felice.

Et, mettant la pétition dans sa poche, lechevalier prit congé de son protégé, sortit de la forteresse et sedirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, ilavait rendez-vous avec le faux capitaine américain.

Celui-ci l’attendait, et, en l’apercevant,marcha droit à lui.

Tous deux s’abordèrent en s’interrogeant.

Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, sefélicita de la façon dont il avait été reçu et surtout de lacertitude où il était maintenant de pouvoir rester à son mouillage,c’est-à-dire dans le voisinage du fort.

De son côte, le chevalier lui fit part de sonprojet, et, pour qu’il s’en rendit bien compte, lui donna à lire lademande en grâce rédigée par le duc de Calabre.

Joseph Palmieri s’approcha de la lampe d’unemadone et lut ; dans sa distraction, le chevalier s’étaittrompé et lui avait donné à lire la supplique du geôlier en chef,au lieu de la demande en grâce du duc.

Mais Joseph Palmieri n’était pas homme àlaisser passer à portée de sa main une circonstance qui pût luiêtre utile sans mettre la main dessus. Il commença par prendrel’adresse du futur geôlier : Tonino Monti, via dellaSalute, n° 7 ; et, rendant la supplique auchevalier :

– Vous vous êtes trompé de papier, luidit-il.

Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva,en effet, le placet qu’il avait cru donner et en place duquel ilavait donné la supplique du geôlier en chef.

Joseph Palmieri la lut avec plus d’attentionencore que la première.

– Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a uncœur, il y a une chance ; mais je doute qu’il en ait un.

Et il remit la demande en grâce auchevalier.

– À quelle époque, demanda-t-il, comptez-voussur l’accouchement de la princesse ?

– Mais elle attend sa délivrance du jour aulendemain.

– Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, sile roi refuse, ou si elle accouche d’une fille ?…

– Alors, vous recevrez cette même suppliquedéchirée en morceaux, ce qui voudra dire que vous pouvez agir àvotre tour, attendu que, de notre côté, il n’y aura plusd’espoir ; ou sinon ce seul mot :Sauvée ! vous dira tout ce que vous aurez besoinde savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de ne rien tenterd’ici là ?

– Je vous la donne ; seulement, vous mepermettrez de m’informer topographiquement de la chambre qu’occupela prisonnière dans la forteresse ?

Le chevalier saisit la main de soninterlocuteur, en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuseénergie.

– La jeunesse est puissante devant leSeigneur, dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directementsur la goëlette le Runner.

Et il s’éloigna rapidement en cachant sonvisage dans son manteau.

Le chevalier ne s’était pas trompé, et, cettefois encore, les sympathiques effluves de la jeunesse avaientdivisé leurs courants magnétiques. À peine le chevalier avait-ilquitté la chambre de Luisa, après lui avoir fait remarquer cethomme, qui, à une demi-encablure du pied de la forteresse, sepromenait pensif sur le pont de la goëlette, que Salvato – carc’était bien Salvato lui-même – crut entendre passer dans l’air sonnom emporté par la brise de la nuit.

Il leva la tête, ne vit rien et crut s’êtretrompé.

Mais le même son frappa une seconde fois sonoreille.

Ses yeux se fixèrent alors sur l’ouverturesombre qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers lesbarreaux de cette ouverture, il crut voir s’agiter une main et unmouchoir.

Le cri correspondant à celui qui sortait ducœur de la prisonnière s’élança du sien, et les ondes de l’airfrémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes :« Luisa ! »

Le mouchoir se détacha de la main, flotta uninstant dans l’air et tomba au pied de la muraille.

Salvato eut la prudence d’attendre un instant,de regarder autour de lui si personne n’avait vu ce qui venait dese passer, et, s’étant assuré que tout était bien resté entre luiet la prisonnière, sans prévenir aucun des hommes de l’équipage, ilmit le youyou à la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses lignes,il s’approcha de la plage.

Un espace de terrain d’une dizaine de mètresséparait le quai du pied du mur de la prison, et le bonheur voulutqu’aucune sentinelle n’y fût placée.

Salvato amarra son canot au rivage, ne fitqu’un bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le mouchoiret revint au canot.

À peine y avait-il repris sa place, qu’ilentendit le pas mesuré d’une patrouille ; mais, au lieu des’éloigner du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il enfonçale mouchoir dans sa poitrine et resta dans le canot, faisant avecsa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un homme qui pêche àla palangre.

La patrouille parut au pied de la tour ;le sergent qui la commandait se détacha des rangs et s’approcha ducanot.

– Que fais-tu là ? demanda-t-il àSalvato, vêtu en simple marin.

Celui-ci lui fit répéter la question uneseconde fois, comme s’il n’eût pas compris ; puis :

– Vous le voyez bien, répondit Salvato avec unaccent anglais très-prononcé, je pêche.

Quoique détestés par les Siciliens, lesAnglais devaient à la présence de Nelson certains égards que l’onn’accordait point aux individus des autres nations.

– Il est défendu d’amarrer des bateaux auquai, répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place dansle port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au large donc,l’ami !

Salvato fit entendre un grognement de mauvaisehumeur, tira du fond de la mer sa palangre, à laquelle il eut lachance de trouver pendu un calamaris, et rama vers la goëlette.

– Bon ! dit le sergent en rejoignant sapatrouille, voilà qui le changera de son bœuf salé.

Et, enchanté de la plaisanterie, il disparutun instant sous une voûte dont il explora la profondeur sombre,reparut et continua sa ronde de nuit en longeant les mursextérieurs de la forteresse.

Quant à Salvato, il s’était déjà plongé dansl’intérieur de la goélette, baisant le mouchoir marqué d’une L,d’une S et d’une F.

Un des quatre coins était noué ; il yporta vivement la main et sentit un papier.

Sur le papier étaient écrits cesmots :

« Je t’ai reconnu, je te vois, jet’aime ! Voici mon premier moment de joie depuis que je t’aiquitté.

» Mon Dieu, pardonnez-moi si c’est parceque j’espère en lui que j’espère en vous !

» Ta Luisa. »

Salvato remonta sur le pont ; ses yeux sereportèrent immédiatement vers l’ouverture.

La main blanche se dessinait toujours sur lesbarreaux sombres.

Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et sonnom passa de nouveau à son oreille avec la brise de la nuit.

Mais, comme il eût été imprudent, par une nuitaussi claire, de continuer un semblable échange de signes, Salvatos’assit et demeura immobile, tandis qu’à travers le double barreau,son œil, habitué aux ténèbres, pouvait encore distinguer la blancheapparition, vers laquelle ne le guidait plus la mainimprudente.

Quelques instants après ; on entendit lebruit d’une double rame qui battait la mer, et l’on vit, à traversle labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, s’avancer unebarque qui s’arrêta au pied du petit escalier de la goëlette.

C’était Joseph Palmieri qui rentrait àbord.

– Bonne nouvelle ! s’écria en anglaisSalvato, s’élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, àcette fenêtre ! Voilà son mouchoir et une lettred’elle !

Joseph Palmieri sourit d’un ineffable sourireet murmura :

– Ô pauvre chevalier ! tu avais bienraison de dire : « La jeunesse est puissante devantDieu ! »

CLXXVII – LA NAISSANCE D’UN PRINCE ROYAL–

Quelques jours après les événements que nousvenons de raconter, le roi chassait la caille à tir, escorté de sonfidèle Jupiter, dans les jardins de la Bagaria et sur le versantseptentrional des collines qui s’élèvent à quelque distance de laplage.

Il avait avec lui les deux plus fidèlescompagnons de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme lui,sir William Hamilton et le président Cardillo.

La chasse était splendide : c’était leretour des cailles.

Les cailles, comme tout chasseur sait, ont paran deux passages. Dans le premier, aux mois d’avril et de mai,elles vont du midi au nord ; à cette époque, elles sontmaigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au mois deseptembre et d’octobre, elles sont, au contraire, grasses etsucculentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagnerl’Afrique.

Le roi Ferdinand s’amusait donc, – nous nedirons pas comme un roi, nous savons trop bien que, tout roi qu’ilétait, il ne s’était pas toujours amusé, mais comme un chasseur quinage dans le gibier.

Il avait tiré cinquante coups et tué cinquantepièces, et il offrait de parier qu’il irait ainsi jusqu’à lacentaine, sans en manquer une seule.

Tout à coup, on vit venir un cavalier courantà toute bride ; et, guidé par les coups de fusil, à ladistance de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il arrêta soncheval, se dressa sur ses étriers pour voir lequel des trois étaitle roi, et, l’ayant reconnu, il vint droit à lui.

Ce cavalier était un messager que le duc deCalabre envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que laduchesse était prise des premières douleurs, et, le prier, selonles lois de l’étiquette, d’assister à l’accouchement.

– Bon ! fit le roi, tu dis les premièresdouleurs ?

– Oui, sire.

– En ce cas, j’ai bien une heure ou deuxdevant moi. Antonio Villari est-il là ?

– Oui, sire, et deux autres médecins aveclui.

– Alors, tu vois bien : je n’y puis rienfaire. Tout beau, Jupiter ! Je vais encore tuer quelquescailles. Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.

Et il alla à Jupiter, qui, sur larecommandation de son maître, tenait l’arrêt aussi ferme que s’ileût été changé en pierre.

La caille partit, le roi la tua.

– Cinquante et une, Cardillo !dit-il.

– Pardieu ! dit le président, de mauvaisehumeur de n’en être qu’à la trentaine, avec un chien comme levôtre, ce n’est pas malin. Je ne sais même pas comment VotreMajesté se donne la peine de brûler de la poudre et de semer duplomb. À sa place, je prendrais le gibier à la main.

Le domestique qui suivait le roi, lui passait,pendant ce temps, un autre fusil tout chargé.

– Eh bien, dit le roi au messager, tu n’es pasencore parti ?

– J’attendais pour savoir si le roi n’avaitpas d’autres ordres à me donner.

– Tu diras à mon fils que j’en suis à macinquante et unième caille, et que Cardillo n’est encore qu’à satrentième.

Le messager repartit au galop, et la chassecontinua.

Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autrescailles.

Il changeait son fusil déchargé contre unfusil chargé, lorsqu’il vit revenir le même messager à fond detrain.

– Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire quela duchesse est accouchée ?

– Non, sire ; je viens, au contraire,dire à Votre Majesté qu’elle souffre beaucoup.

– Que veut-elle que j’y fasse ?

– Votre Majesté sait qu’en pareillecirconstance sa présence est commandée par le cérémonial. Il peutarriver un malheur.

– Eh bien, demanda le président, qu’ya-t-il ?

– Il y a que cela ne va pas tout seul, à cequ’il paraît, répondit Ferdinand.

– De sorte que nous allons quitter la chasseau milieu de la journée ? Au reste, que Votre Majesté laquitte si elle veut, je reste : je ne m’en retournerai quequand j’aurai mes cent pièces.

– Ah ! dit Ferdinand, une idée !Retourne vite à Palerme et ordonne de sonner toutes lescloches.

– Et je puis dire à Son Altesseroyale… ?

– Tu peux lui dire que j’y suis aussitôt quetoi. As-tu vu nos chevaux ?

– Ils sont à la grille de la Bagaria,sire.

– Eh bien, dis-leur, en passant, de serapprocher.

Le messager repartit au galop.

Un quart d’heure après, toutes les cloches dePalerme étaient en branle.

– Ah ! dit le roi, voilà qui doit luifaire du bien.

Et il continua sa chasse.

Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille,sans en avoir manqué une seule.

– Voulez-vous parier que j’irai jusqu’à lacentaine, sans un faux coup, Cardillo ?

– Ce n’est pas la peine.

– Pourquoi cela ?

– Parce que voilà le messager qui revient.

– Diable ! dit Ferdinand. Tout beau,Jupiter ! Je vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, enattendant.

La caille partit, le roi la tua.

Lorsqu’il se retourna, le messager était prèsde lui.

– Eh bien, lui demanda Ferdinand, les clochesl’ont-elles soulagée ?

– Non, sire : les médecins ont descraintes.

– Les médecins ont des craintes ! répétaFerdinand en se grattant l’oreille. C’est grave, alors ?

– Très-grave, sire.

– En ce cas, qu’on expose le saintsacrement.

– Sire, je ferai observer à Votre Majesté queles médecins disent que votre présence est urgente.

– Urgente ! urgente ! répétaFerdinand avec impatience ; je n’y ferai pas plus que le bonDieu !

– Sire, le cheval de Votre Majesté est là.

– Je le vois bien, pardieu ! Va, va, mongarçon ; et, si le saint sacrement n’y fait rien, j’iraimoi-même.

Et il ajouta à voix basse :

– Quand j’aurai tué mes cent cailles, bienentendu.

Au bout d’un quart d’heure, le roi avait tuéces cent cailles. Sir William l’avait suivi de près et en avait tuéquatre-vingt-sept. Le président Cardillo était de dix en arrièresur sir William et de vingt-trois sur le roi : aussi était-ilfurieux.

Les cloches sonnaient toujours à grande volée,ce qui prouvait qu’il n’y avait pas de nouveau.

– Alla malora ! dit le roi avecun soupir, il paraît qu’elle s’entête à ne rien finir que je nesois là. Allons-y donc. On a bien raison de dire : « Ceque femme veut, Dieu le veut. »

Et, sautant à cheval :

– Vous êtes libres d’aller jusqu’à vos centcailles, dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne àPalerme.

– En ce cas, dit sir William, je suis VotreMajesté : ma charge m’oblige à ne pas vous quitter dans unpareil moment.

– C’est bien, allez, dit Cardillo ; moi,je reste.

Le roi et sir William mirent leurs montures augalop.

Au moment où ils entraient dans la ville, lecarillon des cloches cessa.

– Ah ! Ah ! dit le roi, il paraîtque c’est fini. Maintenant, reste à savoir si c’est un garçon ouune fille.

On passa devant une église : tous lescierges étaient allumés, le saint sacrement était exposé surl’autel, l’église était pleine de gens qui priaient.

On entendit le bruit des pétards et l’on vitl’air sillonné par les fusées.

– Bien ! dit le roi, voilà qui est de bonaugure.

Le roi vit de loin venir le mêmemessager ; il tenait son chapeau en l’air et criait :« Vive le roi ! » Tout le monde courait après lui ous’élançait au-devant de lui. C’était miracle qu’il n’écrasâtpersonne.

Du plus loin qu’il aperçut le roi :

– Un prince, sire ! un prince !cria-t-il.

– Eh bien, dit le roi à sir William, quandj’aurais été là, je n’y aurais rien ajouté.

Les cris du peuple annoncèrent l’arrivée deFerdinand au palais.

Tout le monde était dans la joie, et le roiétait attendu avec la plus grande impatience.

Le duc et la duchesse de Calabre avaient prisà cœur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu’ils neconnaissaient pas, l’ayant vue à peine, mais pour son mari.

Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plusagité surtout que si c’était son propre sort qui allait sedébattre, était à genoux dans un cabinet attenant à la chambre àcoucher, et priait.

C’est qu’il connaissait le roi, et qu’ilsavait qu’il avait beaucoup à craindre et peu à espérer.

La jeune mère était dans son lit. Elle n’avaitaucun doute, elle : qui pourrait refuser quelque chose à cebel enfant qu’elle venait de mettre au monde avec tant dedouleurs ? Ce serait une impiété !

Ne serait-il pas roi un jour ? n’était-ilpas d’heureux augure qu’il entrât dans la vie par la porte de laclémence et en balbutiant le mot Grâce !

On avait eu le temps, son grand-père n’étantpas encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa toiletteet de lui passer une magnifique robe de dentelles.

Il avait les cheveux blonds des princesautrichiens, des yeux bleus étonnés qui regardaient sans voir, lapeau fraîche comme une rose et blanche comme du satin.

La mère le tenait couché près d’elle, ne selassant pas de l’embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis dela robe qui recouvrait ses langes royaux, la supplique de lamalheureuse San-Felice.

On entendit dans la rue, se rapprochant dupalais sénatorial, les cris de « Vive le roi ! »

Le prince pâlit : il lui sembla, à lui sicraintif devant son père, qu’il allait commettre un crime delèse-majesté.

La princesse fut plus courageuse que lui.

– Ô François, dit-elle, nous ne pouvonscependant pas abandonner cette pauvre femme !

San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit laporte de l’alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle eteffarée.

– Ô mon prince ! dit-il avec le ton dureproche.

– J’ai promis, je tiendrai, dit François.J’entends les pas du roi : ne te montre pas, ou tu perdstout.

San-Felice referma la porte du cabinet aumoment où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.

– Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, toutest donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu ! Je te faismon compliment, François.

– Et à moi, sire ? demandal’accouchée.

– À vous, je vous le ferai quand j’aurai vul’enfant.

– Sire, vous savez que j’ai droit à troisfaveurs, dit la princesse, comme ayant donné un héritier auroyaume ?

– Et on vous les accordera, si c’est un beaumâle.

– Oh ! sire, c’est un ange !

Et elle prit l’enfant à son côté et leprésenta au roi.

– Ah ! par ma foi, dit le roi en le luiprenant des mains et en se retournant vers son fils, je n’auraispas mieux fait, moi qui m’en pique.

Il y eut un moment de silence ; toutesles respirations étaient arrêtées, tous les cœurs cessaient debattre.

On attendait que le roi vît le placet.

– Oh ! oh ! qu’a-t-il donc sous lebras ?

– Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu destrois faveurs que l’on accorde d’habitude à la princesse royale quidonne un héritier à la couronne, je n’en demande qu’une.

Et sa voix, en prononçant ces paroles, étaitsi tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.

– Diable ! ma chère fille, dit le roi, ilparaît que c’est bien difficile, ce que vous désirez ?

Et, couchant l’enfant dans le pli de son brasgauche, il prit le papier de la main droite et le déplia lentementen regardant le prince François, qui pâlit, et la princesseMarie-Clémentine, qui se laissa retomber sur son oreiller.

Le roi commença de lire ; mais, dès lespremiers mots, son sourcil se fronça et l’expression de son visagedevint sinistre.

– Oh ! dit-il avant même d’avoir tournéla page, si c’était cela que vous aviez à me demander, monsieur monfils, et vous, madame ma belle-fille, vous avez perdu votre peine.Cette femme est condamnée, cette femme mourra.

– Sire ! balbutia le prince.

– Dieu lui-même voudrait la sauver, quej’entrerais en lutte contre Dieu !

– Sire, au nom de cet enfant !

– Tenez ! s’écria le roi, reprenez-le,votre enfant ! le voilà, je vous le rends.

Et, le rejetant violemment sur le lit, ilsortit en criant :

– Jamais ! jamais !

La princesse Marie-Clémentine poussa ungémissement et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.

– Oh ! pauvre innocent ! dit-elle,cela te portera malheur…

Le prince tomba sur une chaise sans avoir laforce de prononcer une parole.

Le chevalier poussa la porte du cabinet, et,plus pâle qu’un mort, il vint ramasser la supplique qui étaittombée à terre.

– Ô mon ami ! dit le prince en luitendant la main, tu le vois, il n’y a pas de notre faute.

Mais lui, sans paraître voir ni entendre leprince, sortit en déchirant la supplique et en disant :

– C’est véritablement un monstre que cethomme !

CLXXVIII – TONINO MONTI –

À l’instant même où le roi s’élançait,furieux, hors de la chambre de la princesse royale, et oùSan-Felice le suivait en déchirant la supplique, le capitaineSkinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement avec ungrand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s’offrir àlui pour faire partie de l’équipage de la goëlette.

Quand nous disons s’offrir à lui, lachose pourrait être dite d’une façon plus exacte. La veille, un deses meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste decontre-maître et qui était né à Palerme, chargé par le capitaineSkinner de recruter quelques hommes pour renforcer son équipage,avait vu, à la porte de la maison n° 7 de la rue della Salute,un beau jeune homme coiffé d’un bonnet de pêcheur et portant uncaleçon relevé jusqu’au-dessus du genou, lequel laissait voir unejambe vigoureuse et fine tout à la fois.

Il s’était arrêté un instant devant lui etl’avait regardé avec une attention et une persistance qui luiavaient valu, en patois sicilien, cette question :

– Que me veux-tu ?

– Rien, avait répondu le contre-maître dans lemême patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, que c’est unehonte.

– Qu’est-ce qui est une honte ?

– Qu’un grand et fort gaillard comme toi, quiferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si mauvaisgeôlier.

– Qui t’a dit cela ? demanda le jeunehomme.

– Que t’importe, du moment que je lesais !

Le jeune homme haussa les épaules.

– Que veux-tu ! dit-il, l’état de pêcheurne nourrit pas son homme, et l’état de geôlier rapporte deuxcarlins par jour.

– Bon ! deux carlins par jour ! ditle contre-maître en faisant claquer ses doigts : bellerétribution pour un si triste métier ! Moi, je suis à bordd’un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre,et les matelots huit.

– Tu gagnes huit carlins par jour, toi ?demanda le jeune pêcheur.

– Moi ? J’en gagne douze : je suiscontre-maître.

– Peste ! dit le pêcheur, quel commercefait donc ton capitaine, pour payer ses hommes ceprix-là ?

– Il ne fait aucun commerce, il sepromène.

– Il est donc riche ?

– Il est millionnaire.

– Bon état, et qui vaut encore mieux que celuide matelot à huit carlins.

– Lequel, cependant, vaut mieux que celui degeôlier à deux.

– Je ne dis pas ; mais c’est mon père quis’est coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je luisuccède comme geôlier en chef.

– Ce qui lui vaut ?

– Six carlins par jour.

Le contre-maître se mit à rire.

– Au fait, dit-il, voilà un richeavenir ! Et tu es décidé ?

– Ah ! je n’ai pas la vocation. Mais,ajouta-t-il avec l’insouciance des hommes du Midi, il faut bienfaire quelque chose.

– Ce n’est pas amusant de se lever la nuit, defaire des rondes dans les corridors, d’entrer dans les cachots, devoir de malheureux prisonniers qui pleurent !

– Bah ! on s’y habitue. Est-ce qu’il n’ya pas partout des gens qui pleurent !

– Ah ! je vois ce que c’est, dit lecontre-maître : tu es amoureux, et tu ne veux pas quitterPalerme.

– Amoureux ! j’ai eu deux maîtresses dansma vie, et l’une m’a quitté pour un officier anglais, l’autre pourun chanoine de Sainte-Rosalie.

– Alors, libre comme l’air ?

– Libre comme l’air. Et, si tu as un bon posteà m’offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, quej’attends depuis trois ans ma nomination, fais tes offres.

– Un bon poste ?… Je n’en ai pas d’autreque celui de matelot à bord de mon bâtiment.

– Et quel est ton bâtiment ?

– Le Runner.

– Ah ! ah ! vous êtes del’équipage américain ?

– Eh bien, as-tu quelque chose contre lesAméricains ?

– Ils sont hérétiques.

– Celui-là est catholique comme toi etmoi.

– Et tu t’engages à me faire recevoir àbord ?

– J’en parlerai au capitaine.

– Et j’aurai huit carlins par jour comme lesautres ?

– Oui.

– Fait-on la pagnote, ou est-onnourri ?

– On est nourri.

– Convenablement ?

– On a le café et le petit verre de rhum lematin ; à midi, la soupe, un morceau de bœuf ou de moutonrôti, du poisson, si l’on en a pincé, et, le soir, du macaroni.

– Je voudrais voir cela.

– Il ne tient qu’à toi. Il est onze heures etdemie, on dîne à midi ; je t’invite à dîner avec nous.

– Et le capitaine ?

– Le capitaine ? Est-ce qu’il feraattention à toi !

– Ah ! ma foi, dit le jeune homme,j’accepte ; j’allais dîner avec un morceau de baccala.

– Pouah ! fit le contre-maître : ily a un chien à bord, il n’en veut pas.

– Madonna ! dit le jeune homme,il y a beaucoup de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieuxque d’être chiens à bord de ton bâtiment.

Et, passant son bras sous celui ducontre-maître, il suivit le quai jusqu’à la Marina.

À la Marina, il y avait un canot amarré, prèsdu débarcadère. Il était gardé par un seul matelot ; mais lecontre-maître fit entendre un roulement de son sifflet, et troisautres matelots accoururent et sautèrent dans la barque, où lecontre-maître et le jeune pêcheur descendirent à leur tour.

– Au Runner ! et vivement !leur dit en mauvais anglais le contre-maître en prenant place augouvernail.

Les matelots se roidirent sur leurs rames, etla légère embarcation glissa sur l’eau.

Dix minutes après, elle abordait l’escalier debâbord du Runner.

Le contre-maître avait dit la vérité : nile capitaine ni son second ne parurent remarquer l’arrivée d’unétranger à bord. On se mit à table, et, comme la pêche avait étébonne et qu’un des matelots, Provençal de naissance, avait fait unebouillabaisse, le repas fut encore plus soigné que le contre-maîtrene l’avait annoncé.

Nous devons avouer que les trois plats qui sesuccédèrent, arrosés d’une demi-bouteille de vin de Calabre,parurent produire une sensation favorable sur l’esprit del’invité.

Au dessert, le capitaine parut sur le pont,accompagné de son second, et, en se promenant, se dirigea versl’avant du petit bâtiment.

À l’approche du capitaine, les matelots selevèrent, et, comme le capitaine leur faisait signe de la main dese rasseoir :

– Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître,mais j’ai une prière à vous faire.

– Et que veux-tu ? demanda le capitaineSkinner en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.

– Ce n’est pas moi, capitaine, c’est un de mescompatriotes que j’ai racolé par les rues de Palerme, et que j’aiinvité à dîner avec nous.

– Ah ! ah ! Et où est-il, toncompatriote ?

– Le voilà, capitaine.

– Que demande-t-il ?

– Une grande faveur, capitaine.

– Laquelle ?

– Celle de boire à votre santé.

– C’est chose accordée, dit le capitaine, ettout le bénéfice en sera pour moi.

– Hourra pour le capitaine ! crièrent lesmatelots d’une seule voix.

Skinner salua de la tête.

– Et comment s’appelle ton compatriote ?demanda-t-il.

– Ma foi, dit Giovanni, je n’en sais rien.

– Je m’appelle votre serviteur, Excellence,répondit le jeune homme, et voudrais bien que vous me répondissiezque vous vous appelez mon maître.

– Ah ! ah ! tu as de l’esprit,garçon !

– Vous croyez, Excellence ?

– J’en suis sûr.

– Depuis que ma mère me le disait quandj’étais tout petit, personne cependant ne s’en est aperçu.

– Mais enfin tu as encore un autre nom quecelui de mon serviteur ?

– J’en ai deux autres, Excellence.

– Lesquels ?

– Tonino Monti.

– Attends donc, attends donc, dit le capitainecomme s’il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me semble que jete connais.

Le jeune homme secoua dubitativement latête.

– Cela m’étonnerait bien, dit-il.

– Je me rappelle… Oui, c’est cela. N’es-tu pasle fils du geôlier en chef du fort de Castellamare ?

– Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyezsorcier pour avoir deviné cela…

– Je ne suis pas sorcier, mais je suis l’amide quelqu’un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, je suisl’ami du chevalier San-Felice.

– Et qui ne l’obtiendra pas,naturellement.

– Bon ! et pourquoi ne l’obtiendrait-ilpas ? Le chevalier est non-seulement le bibliothécaire, maisencore l’ami du duc de Calabre.

– Oui ; mais il est le mari de laprisonnière si chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne vitque par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu’un d’influent, ilaurait commencé par obtenir la vie de sa femme.

– C’est justement parce qu’on lui a refusé ouqu’on lui refusera probablement une grande faveur que l’on seracharmé de lui en accorder une petite.

– Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vousentendre !

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il m’arrangerait mieux de vousservir que de servir le roi Ferdinand.

– Je ne veux cependant pas, je te le déclare,répliqua en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.

– Oh ! vous ne lui ferez pas concurrence,capitaine : je donne ma démission avant d’être nommé.

– Ah ! capitaine, dit Giovanni,acceptez-la. Tonino est un bon garçon. Pêcheur d’enfance, ça feraun excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons tous contents dele voir porter sur le rôle de l’équipage.

– Oh ! oui, oui ! s’écrièrent tousles matelots.

– Capitaine, dit Tonino, la main sur sapoitrine, foi de Sicilien, si Votre Excellence m’accorde mademande, vous serez content de moi.

– Écoute, mon ami, répondit le capitaine, jene demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. Mais je neveux pas qu’on dise que je suis un racoleur, et qu’on m’accuse det’avoir engagé pendant que tu étais ivre. Amuse-toi avec tescompagnons tant qu’il te plaira ; mais rentre ce soir cheztoi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain ausoir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nousterminerons.

– Vive le capitaine ! cria Tonino.

– Vive le capitaine ! répéta toutl’équipage.

– Voilà quatre piastres, dit Skinner :allez à terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde pas ;mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et qu’il n’y ait pastrace du vin que l’on aura bu. Allez.

– Mais la goëlette, capitaine ? demandaGiovanni.

– Laisse deux hommes à bord.

– Bon, capitaine ! c’est à qui ne voudrapas rester.

– Vous tirerez au sort, et chacune desvictimes recevra une piastre pour consolation.

On tira au sort, et les deux matelots quitombèrent reçurent chacun une piastre.

Le soir, à neuf heures, tout le monde étaitrentré, et, comme l’avait recommandé le capitaine, on était gai,mais voilà tout.

Le capitaine passa la revue de son équipage,comme il avait l’habitude de le faire tous les soirs, et fit àGiovanni, mais pour lui seul, le signe de le suivre dans soncabinet.

Dix minutes après, excepté les matelots dupremier quart de nuit, tout le monde était couché à bord.

Giovanni se glissa dans la cabine ducapitaine, qui attendait avec son second. Tous deux paraissaientimpatients.

– Eh bien ? lui demanda Skinner.

– Eh bien, capitaine, il est à nous.

– Tu en es sûr ?

– Comme si je le voyais déjà couché sur lerôle.

– Et tu crois que demain… ?

– Demain, à six heures du soir, aussi vrai queje m’appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.

– Dieu le veuille ! murmura lesecond : ce sera déjà la moitié de notre affaire faite.

Et, en effet, le lendemain, comme l’avaitpromis Giovanni, et comme nous l’avons dit dans les premièreslignes de ce chapitre, après avoir débattu pour la forme le chiffredes appointements, sur sa demande expresse consignée dansl’engagement, Tonino Monti, libre et majeur, s’engageait pour troisans comme matelot à bord du Runner, et recevait d’avancetrois mois d’appointements, se soumettant à toute la rigueur de laloi, s’il manquait à sa parole.

CLXXIX – LE GEOLIER EN CHEF

Au moment où le nouvel enrôlé venait d’apposer– avec quelque difficulté d’exécution, mais lisiblement néanmoins,– sa signature au bas de l’engagement, un matelot entrait dans lacabine, tenant à la main une enveloppe contenant des papiers qu’unmessager venait d’apporter de la part du chevalier San-Felice, avecrecommandation expresse de ne les remettre qu’au capitaine Skinnerlui-même.

Dès midi, le bruit s’était répandu dansPalerme que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs del’enfantement. Les propriétaires de la goëlette étaient tropintéressés à cet événement pour n’être point des premiers à en êtreinstruits ; puis leson des cloches, puis l’exposition du saintsacrement leur avaient appris les craintes de la cour ; enfin,les pétards, les fusées et les illuminations les avaient mis aucourant de l’heureux résultat auquel ils portaient un si vifintérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorteattachée.

Le capitaine Skinner comprit donc à l’instantque l’enveloppe contenait, quelle qu’elle fût, la décision duroi.

Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coupd’œil sur l’engagement, dit à Tonino que tout était bien ainsi,prit l’engagement et le mit dans sa poche.

Tonino, enchanté de faire enfin légalementpartie de l’équipage du Runner, remonta sur le pont.

Salvato et son père, restés seuls,s’empressèrent de briser le cachet : l’enveloppe contenait lasupplique de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.

On le sait, cette réponse seule étaitsignificative ; elle disait clairement : « Le roi aété impitoyable. »

Mais à ces fragments déchirés étaient jointsdeux autres papiers intacts.

Le premier, que Salvato ouvrit, était del’écriture du chevalier.

Il contenait ce qui suit :

« J’allais vous envoyer ces papiersdéchirés sans aucun commentaire, – car, ainsi que la chose étaitconvenue entre nous, ils signifiaient que la princesse avaitéchoué, et que, de notre côté, il n’y avait plus d’espoir, – quandj’ai reçu du directeur de la police la nomination, sollicitée parmoi, de Tonino Monti au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il danscette nomination un moyen de salut ? Je n’en sais rien etn’essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue ;mais vous, vous êtes des hommes de ressource et d’imagination, vousavez des moyens de fuite qui me manquent, des hommes d’exécutionque je n’ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez,imaginez, inventez, jetez-vous, s’il le faut, dans l’insensé, dansl’impossible ; mais sauvez-la !

» Moi, je ne puis que la pleurer.

» Ci-joint le brevet de ToninoMonti. »

La nouvelle était terrible ; mais niSalvato ni son père n’avaient jamais compté sur la clémence royale.Le désappointement de ce côté-là était donc loin de produirel’effet qu’il avait produit sur le chevalier San-Felice.

Les deux hommes se regardèrent avec tristesse,mais non avec désespoir. Il y avait plus : il leur semblaitque cette nomination de Tonino Monti était une compensation àl’échec annoncé par la supplique déchirée.

Comme on l’a vu, eux aussi avaient compté surcet accident, et, en s’emparant à tout hasard de Tonino, avaientpris leurs mesures en conséquence.

Leurs projets étaient bien vagues encore, ouplutôt ils n’avaient pas encore de projets. Ils étaient là, l’œilau guet, l’oreille avide, le bras tendu, prêts à saisir l’occasionsi l’occasion se présentait. Il leur avait semblé voir une lueurquelconque dans l’accaparement de Tonino ; cette lueurs’augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur de cecrépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve,jusque-là fugitif, insaisissable.

Il était sept heures du soir. À huit, ilsparaissaient avoir pris une résolution ; car l’avis fut donnéà tout l’équipage qu’on devait lever l’ancre dans l’après-midi dulendemain.

Tonino fut autorisé à aller, dans la soiréemême ou le lendemain dans la journée, prendre congé de son père.Mais il déclara qu’il craignait tellement la colère du bonhomme,que, loin d’aller prendre congé de lui, il se sauverait à fond decale s’il le voyait venir du côté du bâtiment.

Il paraît que Salvato et son père ne pouvaientrien désirer de mieux que cet effroi de Tonino ; car ilséchangèrent un signe de satisfaction.

Maintenant, nous allons raconter lesévénements tels qu’ils se passèrent, sans essayer de leur donnerd’autre explication que celle des faits.

Le lendemain, vers cinq heures du soir, par untemps nuageux et sombre, la goélette le Runner commença defaire ses préparatifs pour lever l’ancre.

Pendant cette opération, soit maladresse del’équipage, soit défaut dans la chaîne, un anneau se rompit etl’ancre resta au fond.

Cet accident arrive parfois, et, quand l’ancren’est point restée à une trop grande profondeur, des plongeursdescendent au fond de l’eau dans laquelle a échoué le cabestan.

Malgré l’accident arrivé à l’ancre, on necontinua pas moins d’appareiller ; seulement, il fut convenuque, l’ancre n’étant qu’à trois brasses de profondeur, un canotresterait avec huit hommes et le contre-maître Giovanni pourrepêcher l’ancre, et que la goëlette attendrait en croisant àl’entrée du port.

Pour se faire visible dans une nuit sans lune,elle devait porter trois feux de couleurs différentes.

Vers huit heures du soir, elle fut dégagée desdifférents navires stationnant dans le port et commença de courirdes bordées à l’endroit convenu, tandis que les huit matelots donton avait eu besoin pour la manœuvre d’appareillage et de sortierevenaient avec la barque pour repêcher l’ancre.

À la même heure, le geôlier en chef du fort deCastellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, prévenant legouverneur qu’il recevait une lettre de son fils lui annonçant quece fils était nommé geôlier adjoint, selon son plus grand désir, etqu’il reviendrait avec lui entre neuf et dix heures, ayant àremplir quelques formalités de police.

Sans doute, cette lettre lui avait été écritepar Tonino, sur le conseil de quelque camarade, afin de détournerl’attention de son père du départ de la goëlette, où il pouvaitentendre dire que son fils était engagé.

Le rendez-vous avait été donné à RicciardoMonti dans une des petites tavernes de la piazza Marina. Sansdéfiance aucune, il entra en demandant Tonino Monti. On lui indiquaun corridor conduisant à une salle où, lui dit-on, son fils buvaitavec trois ou quatre camarades.

À peine fut-il entré dans la salle, où ilchercha vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous,qu’il fut saisi par les quatre hommes, lié, baillonné et couché surun lit, avec l’assurance qu’il serait libre le lendemain matin etqu’il ne lui serait fait aucun mal s’il n’essayait pas de fuir.

La seule violence qui lui fut faite et quinécessita l’emploi de la force et surtout des menaces, fut de luiprendre le trousseau de clefs qu’il portait à sa ceinture, clefs àl’aide desquelles il entrait dans la chambre des prisonniers.

Ce trousseau de clefs fut passé, à travers laporte entre-bâillée, à quelqu’un qui attendait derrière cetteporte.

Une demi-heure après, un jeune homme de l’âgeet de la taille de Tonino frappait à la porte du fort et demandaità parler au gouverneur, de la part de son père.

Le gouverneur ordonna qu’il fût introduit prèsde lui.

Le jeune homme lui dit alors que RicciardoMonti, au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en fête àcause de l’accouchement de la princesse, avait été blessé par unmortarello qui avait éclaté, et transporté à l’hôpital deiPellegrini.

Le blessé l’avait aussitôt fait appeler, luiavait remis son trousseau et lui avait donné l’ordre de se rendresur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, qui était prévenupar lui, de justifier de sa nomination en présentant le brevet àSon Excellence, et de le remplacer jusqu’à sa guérison, qui nepouvait tarder.

Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlieradjoint ; il était parfaitement en règle. Il n’y avait riend’extraordinaire dans l’accident de Ricciardo Monti, ces sortesd’accidents arrivant par centaines à chaque fête. Il avait, eneffet, comme nous l’avons dit, été prévenu que son geôlier en chefsortait pour lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon,invita le faux Tonino à garder provisoirement les clefs de sonpère, à se faire instruire de son service et à entrer enfonction.

Le nouveau geôlier remit précieusement sonbrevet dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs qu’il avaitdéposées sur la table du gouverneur et sortit.

L’inspecteur, prévenu des désirs dugouverneur, le conduisit de corridor en corridor, lui montrant leschambres habitées.

Il y en avait neuf.

En passant devant celle de la San-Felice, ils’arrêta un instant pour lui expliquer l’importance de laprisonnière : on devait entrer dans sa chambre et s’assurer desa présence trois fois le jour et deux fois la nuit : lapremière fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures dumatin.

De nouveaux ordres, au reste, avaient étédonnés le jour même de redoubler de surveillance à l’intérieur et àl’extérieur.

La tournée finie, l’inspecteur montra lachambre de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie dela forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il avait quatreheures pour dormir dans le jour.

S’il s’ennuyait ou craignait de s’endormirdans la chambre de garde, il était libre de se promener dans lescorridors.

Il était onze heures et demie lorsquel’inspecteur et le nouveau geôlier se séparèrent, l’inspecteur luirecommandant l’exactitude et la vigilance, le geôlier promettantque, sous ce nouveau rapport, il ferait encore plus qu’onn’attendait de lui.

En effet, qui l’eût vu debout à la porte de lachambre de garde, donnant sur le premier corridor et s’ouvrant aupied de l’escalier n° 1, l’œil ouvert, l’oreille au guet,n’aurait pu l’accuser de manquer à sa parole.

Il se tint là debout et immobile jusqu’à ceque tout bruit s’éteignît dans le fort.

Minuit sonna.

CLXXX – LA PATROUILLE

Le douzième coup frappé sur le timbre avait àpeine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que l’on eût puprendre jusque-là pour la statue de l’attente, s’anima, et, commemû d’une résolution subite, monta l’escalier sans hâte, mais sanslenteur. Et, en effet, si son pas était entendu, si son passageétait remarqué, si une question lui avait été faite, il eût eu àrépondre : « En l’absence de mon père, j’ai lasurveillance de la prison ; je surveille. »

Mais tout dormait dans la citadelle :personne ne le vit, personne ne l’entendit, personne ne lequestionna.

Arrivé au second étage, il parcourut lecorridor dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais avecplus de précautions, mais étouffant sa marche, l’oreille tendue,retenant son haleine.

Tout à coup, il s’arrêta devant la porte de laprison de la San-Felice.

Il tenait d’avance dans sa main la clef decette porte.

Il l’introduisit dans la serrure avec tant deprécaution et la fit tourner avec tant de lenteur, qu’à peineentendit-on le grincement du fer sur le fer : la portes’ouvrit.

Cette fois, la nuit était sombre, le ventsifflait à travers les barreaux de la fenêtre, dont on nedistinguait pas même l’ouverture, tant l’obscurité étaitépaisse.

Le jeune homme fit un pas dans la chambre enretenant son souffle.

Puis, comme il cherchait en vain des yeux laprisonnière.

– Luisa ! murmura-t-il.

Un souffle apporta à son oreille le nom deSalvato ! puis, au moment même, deux bras s’élancèrent à soncou et une bouche s’appuya contre la sienne.

Un souffle de flamme, un murmure de joie secroisèrent. C’était la première fois depuis le jour de lacondamnation au tribunal, et, par conséquent, de leur séparation,que les deux amants se retrouvaient dans les bras l’un del’autre.

Sans doute, par des signes échangés entre euxdans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de cette visite, depeur que la surprise ne lui arrachât quelque cri de terreur. Aussi,on l’a vu, pleine d’espérance, mais pleine de crainte, avait-elleattendu que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.

Il y eut dans le rapprochement de ces deuxcœurs, si profondément dévoués l’un à l’autre, un moment d’extasemuette et immobile.

Salvato en sortit le premier.

– Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pasun instant à perdre : nous sommes arrivés au moment suprême oùnotre sort commun va se décider. Je t’ai dit : « Soiscalme et patiente : nous mourrons tous deux ou nous vivronsensemble. » Tu as compté sur moi, me voilà.

– Oh ! oui, et Dieu est grand, Dieu estbon ! Maintenant, que puis-je faire ? comment puis-jet’aider ?

– Écoute, répondit Salvato. J’ai à accomplirun travail qui durera plus d’une heure, j’ai à scier les barreauxde ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes : nous avonsencore quatre heures de nuit devant nous. Ne précipitons rien, maisréussissons cette nuit : demain, tout sera découvert.

– Je te le demande une seconde fois, queferai-je pendant cette heure ?

– Je laisse la porte entr’ouverte, comme ellel’est : moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes siquelque bruit ne nous menace pas d’un danger. Au moindre soupçon,tu m’appelles, je sors, je referme la porte sur toi. La porterefermée, je suis en ronde de nuit, n’inspirant nulle défiancepuisqu’on me trouve dans l’exercice de mon devoir. Je rentre unquart d’heure après et j’achève l’œuvre commencée. Maintenant, ducourage et du sang-froid !

– Sois tranquille, ami, je serai digne de toi,répondit Luisa en lui serrant la main avec une force presquevirile.

Salvato tira alors de sa poche deux limesfines à l’acier mordant, l’une pouvant casser pendant l’opération,et, Luisa s’étant, selon sa recommandation, placée de manière àpercevoir tout bruit qui se ferait dans les corridors et dans lesescaliers, Salvato commença de limer les barreaux de cette mainferme et assurée qu’aucun péril ne pouvait faire trembler.

La lime était si fine, que l’on entendait àpeine le cri de la morsure sur le fer. D’ailleurs, ce bruit, mêmeplus perceptible, se fût perdu dans les sifflements du vent et lespremiers grondements du tonnerre, annonçant un orage prochain.

– Beau temps ! murmura Salvato remercianttout bas le tonnerre de se mettre de la partie.

Et il continua son travail.

Rien ne vint l’en distraire.

Comme il l’avait prévu, au bout d’une heure,quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta une ouvertureassez grande pour que deux personnes pussent passer par cetteouverture.

Alors, il releva de nouveau son surtout etdétacha une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde,solide, quoique finement tressée, était d’une longueur plus quesuffisante pour toucher la terre.

À l’une de ses extrémités était un anneau toutpréparé, destiné à être passé dans la partie verticale du barreauscié par Salvato et restée adhérente et scellée à la muraille.

Salvato fit, de distance en distance, desnœuds à la corde, nœuds destinés à servir de point d’appui à sesmains et à ses genoux.

Puis il sortit de la chambre et parcourut lecorridor jusqu’à l’endroit où il aboutissait à l’escalier.

Là, penché sur la lourde rampe de fer, l’œilinterrogeant les ténèbres, l’oreille interrogeant le silence, ildemeura un instant immobile et sans respiration.

– Rien !… murmura-t-il avec uneexpression de joie et de triomphe.

Et, revenant vivement sur ses pas, il rentradans la chambre, retira la clef de la porte, la referma en dedans,paralysa la serrure en y glissant trois ou quatre clous, prit Luisadans ses bras, la pressa contre son cœur en lui recommandant lecourage, fixa l’anneau à la tige de fer, lia, de peur qu’elles nese desserrassent par le poids, l’une à l’autre les deux mains deLuisa, et l’invita à lui passer les deux bras autour du cou.

Seulement alors, Luisa comprit le moded’évasion que comptait employer Salvato, et le cœur lui faillit àl’idée qu’elle allait être suspendue dans le vide, et qu’il luifaudrait descendre de trente pieds de haut suspendue au cou de sonamant, qui n’aurait lui-même d’autre appui que la corde.

Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba àgenoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, fit à voixbasse une courte prière àDieu, et se releva en disant :

– Je suis prête.

En ce moment, un éclair sillonna les nuées,épaisses et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put voirde grosses gouttes de sueur sillonner le visage pâle de Luisa.

– Si c’est cette descente qui t’effraye, ditSalvato, qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je teréponds d’arriver à terre sans accident.

– Mon ami, répondit Luisa, je te répète que jesuis prête. J’ai confiance en toi, et je crois en Dieu.

– Alors, dit Salvato, ne perdons pas uneminute.

Salvato passa la corde en dehors de lafenêtre, s’assura de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pourqu’elle passât la chaîne de ses bras autour de son cou, monta surun tabouret qu’il avait préparé, passa avec Luisa à traversl’ouverture, et, sans s’inquiéter du frissonnement nerveux quiagitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genouxla corde qu’il tenait déjà de ses mains, et se lança dans levide.

Luisa retint un cri lorsqu’elle se sentitsuspendue et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait sisouvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les yeux encherchant de ses lèvres celles de Salvato.

– Ne crains rien, murmura tout basSalvato ; j’ai des forces pour trois fois la longueur de cettecorde.

Et, en effet, elle se sentait descendre d’unmouvement lent et mesuré indiquant à la fois la force et lesang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la rassurer. Mais,à la moitié de la longueur de la corde, Salvato s’arrêta tout àcoup.

Luisa ouvrit les yeux.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Silence ! fit Salvato.

Et il parut écouter avec une attentionprofonde.

Au bout d’un instant :

– N’entends-tu rien ? demanda-t-il aLuisa d’une voix perceptible pour elle seule.

– Les pas de plusieurs hommes, il me semble,répondit celle-ci d’une voix faible comme le dernier soupir de labrise expirante.

– C’est quelque patrouille, fit Salvato. Nousn’aurions pas le temps de descendre avant qu’elle fût passée…Laissons-la passer, nous descendrons après.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai plusde force ! murmura Luisa.

– Qu’importe, si j’en ai, moi ! réponditSalvato.

Pendant ce court dialogue, les pas s’étaientrapprochés, et Salvato, dont les yeux seuls étaient restés ouverts,voyait, à la lueur d’une lanterne portée par un soldat, poindre unepatrouille de neuf hommes, contournant le pied de la muraille. Maispeu importait à Salvato ; l’obscurité était si grande, qu’àmoins d’un éclair, il était invisible à la hauteur à laquelle ilétait suspendu, et, comme il l’avait dit, il se sentait assez deforces pour attendre que la patrouille fût passée et eûtdisparu.

La patrouille, en effet, passa sous les piedsdes deux fugitifs ; mais, au grand étonnement de Salvato, quila suivait avidement des yeux, elle s’arrêta au pied de la tour,échangea quelques mots avec un soldat en sentinelle et qu’iln’avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à la place decelui-là, et s’enfonça sous la voûte, où un reflet de sa lanterneresta visible, preuve qu’elle ne l’avait pas franchie.

Si rudement trempée que fût l’âme de Salvato,un frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La demandedu prince de Calabre et de la princesse Marie-Clémentine avaitravivé la haine contre la San-Felice ; de nouveaux ordres desurveillance avaient été donnés, et une sentinelle placée au piedde la tour était le résultat de ces ordres.

Luisa, appuyée au cœur de Salvato, sentit, enquelque sorte, son cœur frémir.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en ouvrantd’effroi ses grands yeux.

– Rien, répondit Salvato ; Dieu nousprotégera !

Et, en effet, les fugitifs avaient grandbesoin de la protection de Dieu : une sentinelle se promenaitau pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes pourdescendre, étaient insuffisantes pour remonter.

D’ailleurs, descendre, c’était la mortpossible ; remonter, c’était la mort assurée.

Salvato n’hésita point. Il profita du momentoù, dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelles’éloignait tournant le dos pour achever de descendre. Mais, aumoment même où il touchait la terre, le soldat se retournait. Ilvit à dix pas de lui un groupe informe s’agiter dans l’ombre.

– Qui vive ? cria-t-il.

Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitiéévanouie de terreur entre ses bras, prit sa course vers la mer, oùcertainement l’attendait la barque.

– Qui vive ? répéta la sentinelle ens’apprêtant à mettre en joue.

Salvato, toujours muet, pressa sa course. Ildistinguait la barque, il voyait ses amis, il entendait la voix deson père, qui criait, à lui : « Courage ! » et,à ses matelots ; « Accostez ! »

– Qui vive ? cria une troisième fois lesoldat, le fusil à l’épaule.

Et, comme la demande restait sans réponse,guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le couppartit.

Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur ungenou, poussant un cri où l’on pouvait distinguer encore plus derage que de douleur.

Puis, d’une voix étouffée, tandis que lesoldat qui venait de faire feu criait : « Auxarmes ! » lui essayait de crier une dernière fois :« Sauvez-la ! »

Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur,incapable de faire un mouvement, les poignets liés l’un à l’autre,les bras passés autour du cou de Salvato, vit alors, comme dans unsonge, se ruer l’une contre l’autre deux troupes d’hommes ou plutôtde démons furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant auxpieds avec des cris de mort.

Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pourainsi dire, se déchirait en deux : elle restait mourante auxmains des soldats, qui l’entraînaient vers la citadelle, tandis queles matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle dufactionnaire lui ayant traversé le cœur et le père de Salvato,évanoui, d’un coup de crosse de fusil qu’il avait reçu sur latête.

En entrant dans sa prison, Luisa, quoiqueenceinte de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotionsterribles qu’elle venait d’éprouver, fut prise des douleurs del’enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d’un enfantmort.

Une faveur ou plutôt un repentir de laProvidence lui épargnait cette dernière douleur d’avoir à seséparer de son enfant !

CLXXXI – L’ORDRE DU ROI

Huit jours après les événements que nousvenons de raconter, le vice-roi de Naples, prince deCassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, avec notrevieille connaissance le marquis Malaspina, vit s’ouvrir la porte desa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans lecorridor, un huissier du palais, suivi d’un officier de marine.

L’officier de marine tenait un pli scellé d’unlarge cachet rouge.

– Monsieur le prince vice-roi ! ditl’huissier.

L’officier de marine s’inclina et tendit ladépêche au prince.

– De quelle part ? demanda le prince.

– De la part de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles, répondit l’officier, et, la dépêche étantd’importance, j’oserai en demander un reçu à Votre Excellence.

– Alors, vous venez de Palerme ? demandale prince.

– J’en suis parti avant-hier, sur laSirène, monseigneur.

– La santé de Leurs Majestés étaitbonne ?

– Excellente, prince.

– Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.

Le marquis tira un portefeuille de sa poche etcommença d’écrire le reçu.

– Que Votre Excellence, dit l’officier, ait labonté d’indiquer le lieu et l’heure auxquels la dépêche a étéremise au prince.

– Ah çà ! dit Malaspina, cette dépêcheest donc bien importante ?

– De la plus haute importance, Excellence.

Le marquis donna le reçu dans les conditionsoù le demandait l’officier et rentra dans la loge, dont la porte sereferma sur lui.

Le prince achevait de lire la dépêche.

– Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vousregarde.

Et il lui passa le papier.

Le marquis Malaspina le prit, et lut cetordre, à la fois concis et terrible :

« Je vous expédie la San-Felice. Que,dans les douze heures de son arrivée à Naples, elle soitexécutée.

» Elle est confessée, et, par conséquent,en état de grâce.

» Ferdinand B. »

Malaspina regarda d’un œil étonné le prince deCassero-Statella.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Eh bien, mon cher, avisez, cela vousregarde.

Et le prince se remit à écouter leMatrimonio segreto, chef-d’œuvre du pauvre Cimarosa, quivenait de mourir à Venise de la peur d’être pendu à Naples.

Malaspina resta muet. Il n’avait jamais cruqu’au nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, fût celuide préparer les exécutions capitales.

Mais, nous l’avons dit, le marquis était uncourtisan tout à la fois railleur obéissant ; aussi le princede Cassero n’eut qu’à se retourner vers lui une seconde fois, etlui dire : « Vous avez entendu ! » pour qu’ils’inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.

Il descendit, prit une voiture qui stationnaità la porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.

La San-Felice venait d’y arriver, il y avaitune heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait étéconduite à la chambre attenante à la chapelle, où nous avons vuCirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et Michele suer leuragonie.

La dépêche n’était accompagnée d’aucune autreinstruction que celle-ci :

« Son Excellence le prince deCassero-Statella est chargé de l’exécution de cette femme,exécution dont il répond sur sa propre tête. »

Le marquis Malaspina comprit, comme le luiavait dit le vice-roi, que c’était à lui d’aviser.

Il pouvait hésiter avant de prendre unparti ; mais, une fois son parti pris, il le mettait bravementà exécution.

Il remonta en voiture, et dit aucocher :

– Rue des Soupirs-de-l’Abîme !

On se rappelle qui demeurait rue desSoupirs-de-l’Abîme : c’était maître Donato, le bourreau deNaples.

Arrivé à la porte, le marquis Malaspinaressentit quelque répugnance à entrer dans cette demeuremaudite.

– Appelle maître Donato, dit-il au cocher, etfais qu’il vienne me parler.

Le cocher descendit, ouvrit la porte, etcria :

– Maître Donato ! venez ici.

On entendit alors une voix de femme quirépondait :

– Mon père n’est point à Naples.

– Comment, son père n’est point àNaples ? Il est donc en congé, son père ?

– Non, Votre Excellence, répondit la même voixqui s’était rapprochée ; il est à Salerne pour affaire de sonétat.

– Comment, de son état ? réponditMalaspina. Expliquez-moi cela, la belle enfant.

Et, en effet, il venait de voir apparaître surla porte une jeune femme, suivie pas à pas d’un homme qui semblaitêtre son amant ou son époux.

– Oh ! Excellence, l’explication serabien facile, répondit la jeune femme, qui n’était autre que Marina.Son confrère de Salerne est mort hier, et il y avait quatreexécutions à faire, deux demain, deux après-demain. Il est partiaujourd’hui à midi, et reviendra après-demain au soir.

– Et il n’a laissé personne pour leremplacer ? demanda le marquis.

– Dame, non : aucun ordre n’a été donné,et les prisons, à ce qu’il paraît, sont à peu près vides. Il a prisses aides avec lui, ne se fiant point à des gens avec qui il n’apoint travaillé.

– Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, leremplacer ? dit le marquis en montrant Giovanni.

Giovanni, – on a deviné que c’était lui, dontles vœux avaient été comblés en devenant l’époux de Marina, –Giovanni secoua la tête :

– Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suispêcheur.

– Et comment faire ? demanda Malaspina.Donnez-moi un conseil, au moins, si vous ne voulez pas me donner uncoup de main.

– Dame, voyez ! Vous êtes dans lequartier des bouchers, – les bouchers, en général, sontroyalistes : – peut-être, lorsqu’il saura que ce n’est qu’unjacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu’un qui consente àfaire la chose.

Malaspina comprit que c’était le seul partiqu’il eût à prendre, et, ne pouvant s’engager avec sa voiture dansle dédale de rues qui s’étendent entre le quai et le Vieux-Marché,il se mit en quête d’un bourreau amateur.

Le marquis s’adressa à trois braves gens, quirefusèrent, quoiqu’il offrît jusqu’à soixante et dix piastres etqu’il montrât, signé de la main du roi, l’ordre d’exécuter dans lesdouze heures.

Il sortait désespéré de chez le dernier, enmurmurant : « Je ne peux pourtant pas la tuermoi-même ! » lorsque celui-ci, frappé d’une idéelumineuse, le rappela.

– Excellence, dit le boucher, je crois quej’ai votre affaire.

– Ah ! murmura Malaspina, c’est bienheureux !

– J’ai un voisin… Il n’est pas boucher, il esttueur de boucs : vous ne tenez point absolument à un boucher,n’est-ce pas ?

– Je tiens à trouver un homme qui, comme vousle disiez tout à l’heure, fasse mon affaire.

– Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a étéfort persécuté par les républicains, le pauvre homme ! et ilne demandera pas mieux que de se venger.

– Et où demeure-t-il, le beccaïo ?demanda le marquis.

– Viens ici, Peppino, dit le bouchers’adressant à un jeune garçon couché dans un coin de la boutiquesur un amas de peaux à moitié sèches ; viens ici, et conduisSon Excellence chez le beccaïo.

Le jeune garçon se leva, s’étira et, toutgrognant d’être réveillé dans son premier sommeil, se prépara àobéir.

– Allons, mon garçon, dit Malaspina pourl’encourager, si nous réussissons, il y a une piastre pour toi.

– Mais, si vous ne réussissez pas, ditl’enfant avec la logique de l’égoïsme, j’aurai été dérangé tout demême, moi.

– C’est juste, dit Malaspina : voilà lapiastre, pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nousréussissons, il y en aura une seconde.

– À la bonne heure ! voilà qui estparler. Donnez-vous la peine de me suivre, Excellence.

– Est-ce loin ? demanda Malaspina.

– C’est là, Excellence ; la rue àtraverser, voilà tout.

L’enfant marcha devant, le marquis suivit.

Le guide avait dit vrai, il n’y avait que larue à traverser. Seulement, la boutique du beccaïo étaitfermée ; mais, à travers les contrevents mal joints, on voyaittransparaître de la lumière.

– Ohé ! le beccaïo ! cria l’enfanten frappant du poing contre la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda une voixrude.

– Un monsieur habillé de drap qui veut vousparler[7].

Et, comme cette indication, si précise qu’ellefût, ne paraissait point hâter la détermination dubeccaïo :

– Ouvre mon ami, dit Malaspina ; je viensde la part du vice-roi, et je suis son secrétaire.

Ces mots opérèrent comme la baguette d’unefée : la porte s’ouvrit par magie, et, à la lueur d’une lampefumeuse et près de s’éteindre, éclairant des amas d’ossements et depeaux sanglantes, il aperçut un être informe, mutilé, hideux.

C’était le beccaïo avec son œil crevé, sa mainmutilée, sa jambe de bois.

Debout à la porte de son charnier, il semblaitle génie de la destruction.

Malaspina, quoiqu’il eût le cœur fort solide àcertains endroits, ne put réprimer un mouvement de dégoût.

Le beccaïo s’en aperçut.

– Ah ! c’est vrai, dit-il en grinçant desdents, ce qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau,Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez chercher ici unestatue du musée Borbonico.

– Non, je viens chercher un fidèle serviteurdu roi, un homme qui n’aime pas les jacobins et qui ait juré de sevenger d’eux. On m’a adressé à vous, et l’on m’a dit que vous étiezcet homme-là.

– Et l’on ne vous a pas trompé. Donnez-vousdonc la peine d’entrer, Excellence.

Malgré la répugnance qu’il éprouvait à mettrele pied dans ce charnier, le marquis entra.

Le gamin qui l’avait conduit, intéressé àconnaître le résultat de la négociation, voulait se glisserderrière lui ; mais le beccaïo leva sur l’enfant son brasmutilé.

– Arrière, garçon ! dit-il ; tu n’aspas affaire avec nous.

Et il referma la porte au nez du gamin, quiresta dehors.

Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrentdix minutes, à peu près, enfermés ensemble ; puis le marquissortit.

Le beccaïo l’accompagna jusqu’à la porte avecforce révérences.

À dix pas dans la rue, Malaspina rencontra songuide.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà,garçon ?

– Certainement, me voilà, dit le gamin ;j’attendais.

– Et qu’attendais-tu ?

– J’attendais pour savoir si vous aviezréussi.

– Oui. Et, dans ce cas là… ?

– Votre Excellence se le rappelle, elle medevait une seconde piastre.

Le marquis fouilla à sa poche.

– Tiens, dit-il, la voilà.

Et il lui donna une pièce d’argent.

– Merci, Excellence, dit le gamin en lamettant dans la même main que la première, et en les faisant sautertoutes deux comme des castagnettes. Dieu vous donne une longuevie !

Le marquis remonta dans sa voiture, en donnantl’ordre au cocher de toucher aux Florentins.

Pendant ce temps, Peppino montait sur uneborne, et, à la lueur de la lampe d’une madone, examinait la piècequ’il venait de recevoir.

– Oh ! dit-il, il m’a donné un ducat aulieu d’une piastre ! c’est deux carlins qu’il me vole. Cesgrands seigneurs, sont-ils canailles !

Pendant que Peppino faisait son apologie, lemarquis Malaspina roulait vers les Florentins.

À la porte du théâtre, ou plutôt sur la petiteplace qui la précède, il vit la voiture du vice-roi ; ce quiindiquait que le prince était encore au spectacle.

Il sauta à bas de son carrocello, paya soncocher, monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge duprince.

Au bruit que fit cette porte en s’ouvrant, leprince se retourna.

– Ah ! ah ! Malaspina, dit-il, c’estvous ?

– Oui, mon prince, répondit le marquis avec sabrutalité ordinaire.

– Eh bien ?

– Tout est arrangé, et, demain, à dix heuresdu matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.

– Merci, répondit le prince. Mettez-vous donclà. Vous avez perdu le duo du second acte ; mais, par bonheur,vous arrivez à temps pour le Pira che spuntil’aurora !

CLXXXII – LA MARTYRE

Nous voudrions supprimer les derniers détailsqui nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voiedouloureuse, écrire simplement sur la pierre d’une tombe :Ci-gît Luisa Molina San-Felice, martyre ; maisl’implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récitveut que nous allions jusqu’au bout, les forces dussent-elles nousmanquer, et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur laroute, succomber sous le poids de notre fardeau.

Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisonspas de l’horreur à plaisir. Nous n’inventons rien ; nousracontons l’événement comme un simple spectateur de la tragédie leraconterait. Hélas ! cette fois encore, la réalité dépasseratout ce que l’imagination pourrait inventer.

Dieu du jugement dernier ! Dieuvengeur ! Dieu de Michel-Ange ! donnez-nous la forced’aller jusqu’au bout !

Comme nous l’avons indiqué dans le chapitreprécédent, la prisonnière du fort de Castellamare avait ététransportée, sortie à peine des douleurs de l’enfantement, dePalerme à Naples, sur la corvette la Sirène, avait étéconduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée dans lachambre attenante à la chapelle.

Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise,elle était littéralement tombée sur un matelas, si faible, simourante, si morte déjà, peut-on dire, que l’on avait jugé inutilede l’enchaîner. Les geôliers n’avaient pas plus craint de la voirfuir que le chasseur ne craint de voir s’envoler la colombe àlaquelle son coup de fusil a brisé les deux ailes.

En effet, les deux liens qui eussent pul’attacher à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato plier,tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement qu’ellen’avait pas le droit de survivre à celui qui l’avait tant aimée,elle avait vu l’enfant qui la protégeait, avant le terme fixé parla nature, se hâter de sortir de ses entrailles.

Tirer à son tour l’âme de ce pauvre corpsbrisé était chose bien facile.

Soit pitié, soit pour suivre ce terriblecérémonial de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avaitbesoin de quelque chose.

Elle n’eut point la force de répondre et secontenta de secouer la tête négativement.

L’avis donné par Ferdinand qu’elle était enétat de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait ététransmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre, en conséquence,n’avait été convoqué que pour l’heure à laquelle elle devaitquitter la prison, c’est-à-dire pour huit heures du matin.

L’exécution ne devait avoir lieu qu’à dixheures ; mais la pauvre femme, mourant sous l’accusationd’avoir causé le supplice des deux Backer, devait faire amendehonorable à la porte de leur maison et à la place où ils avaientété fusillés.

Puis il y avait un avantage très-grand à cettedécision. On se rappelle cette lettre de Ferdinand où il dit aucardinal Ruffo qu’il ne s’étonne point qu’il y ait du bruit auVieux-Marché, attendu que, depuis huit jours, on n’a pendu personneà Naples. Or, depuis plus d’un mois, il n’y avait pas eud’exécution. On savait les prisons presque vidées par lesbourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre despectacle pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplicede la San-Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre leplus éclatant et le plus douloureux possible pour qu’il fit prendrepatience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois,Ferdinand nourrissait de chair humaine et désaltérait avec dusang.

Il est vrai que le hasard, en éloignant maîtreDonato, c’est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant lebeccaïo, c’est-à-dire un bourreau amateur, ménageait, sous cerapport, de douces surprises au peuple bien-aimé de Sa MajestéSicilienne.

Nous n’essayerons pas de peindre ce que futpour la pauvre femme cette nuit d’angoisses. Seule, son amant mort,son enfant mort ; jetée, le corps meurtri au dehors, mutilé audedans, sur ce matelas funèbre, dans cette antichambre del’échafaud qui avait vu passer tant de martyrs, elle resta dansl’atonie terrible de la prostration morale et physique ; nesortant de cette prostration que pour compter les heures, dontchaque vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans soncœur ; puis, le dernier frisson du bronze éteint, le calculfait du temps qui lui restait à vivre, laissant retomber sa têtesur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente agonie.

Enfin, quatre heures, cinq heures, six heuressonnèrent, et le jour parut : le dernier !

Il était sombre et pluvieux, en harmonie, dumoins, avec la lugubre cérémonie qu’il allait éclairer : unsinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent la mort del’année.

Le vent sifflait dans les corridors ; lapluie, qui tombait à torrents, fouettait les fenêtres.

Luisa, sentant que l’heure approchait, sesouleva avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille,et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à demi debout, se mit àprier.

Mais elle n’avait plus mémoire d’aucuneprière, ou plutôt, n’ayant jamais prévu la situation où elle setrouvait, elle n’avait pas de prière pour cette situation, et,simple écho d’un cœur défaillant, ses lèvres répétaient :« Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

À sept heures, on ouvrit la porte extérieuredes bianchi.Elle frissonna sans savoir quelle était lasignification du bruit qu’elle entendait ; mais tout bruitétait pour elle un coup frappé par la mort sur la porte de lavie !

À sept heures et demie, elle entendit un paslourd et intermittent retentir dans la chapelle ; puis laporte de sa prison s’ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaîtrequelque chose de fantastique et de hideux, un être comme enenfantent les étreintes du cauchemar.

C’était le beccaïo, avec sa jambe de bois, samain gauche mutilée, son visage fendu, son œil crevé.

Un large couperet était passé dans saceinture, près de son couteau à égorger les moutons.

Il riait.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, labelle ! Je ne connaissais pas toute ma chance. Je savais bienque tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer ; mais je nesavais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme Salvato !…Il est donc mort ! ajouta-t-il en grinçant des dents, et jen’aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble !… Aufait, reprit-il, j’aurais été trop embarrassé de savoir par lequeldes deux commencer !

Puis, descendant les trois ou quatre marchesqui conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant lasplendide chevelure de Luisa éparse sur ses épaules :

– Ah ! dit-il, voilà des cheveux qu’ilfaudra couper : c’est dommage.

Il s’avança vers la prisonnière.

– Allons, dit-il, levons-nous, il esttemps.

Et, d’un geste brutal, il étendit la main pourla saisir sous le bras.

Mais, avant que sa jambe de bois lui eûtpermis de traverser la salle, la porte des bianchi s’étaitouverte, et un pénitent vêtu de la longue robe blanche, dont lesyeux seuls brillaient à travers les ouvertures de sa cagoule,s’était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant la mainpour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus :

– Vous ne toucherez cette femme que surl’échafaud, dit-il.

Au son de cette voix, la San-Felice jeta uncri, et, retrouvant des forces qu’elle-même croyait perdues, ellese dressa tout debout sur ses pieds, s’appuyant à la muraille,comme si cette voix, si douce qu’elle fût, lui eût causé plus deterreur que la voix menaçante ou railleuse du beccaïo.

– Il faut qu’elle soit en chemise et pieds nuspour faire amende honorable, répondit le beccaïo ; il faut queses cheveux soient coupés pour que je lui coupe la tête : quilui coupera les cheveux ? qui lui ôtera sa robe ?

– Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout àla fois douce et ferme.

– Oh ! oui, vous, dit Luisa avec uninexprimable accent, et enjoignant les mains.

– Tu entends, dit le pénitent, sors etattends-nous dans la chapelle : tu n’as rien à faire ici.

– J’ai tout droit sur cette femme !s’écria le beccaïo.

– Tu as droit sur sa vie, non pas surelle ; tu as reçu des hommes l’ordre de la tuer ; j’aireçu de Dieu celui de l’aider à mourir ; exécutons chacunl’ordre que nous avons reçu.

– Ses effets m’appartiennent, son argentm’appartient, tout ce qui est à elle m’appartient. Rien que sescheveux valent quatre ducats !

– Voici cent piastres, dit le pénitent, jetantune bourse pleine d’or dans la chapelle pour forcer le beccaïo del’y aller chercher. Tais-toi, et sors.

Il y eut dans l’âme immonde de cet homme uninstant de lutte entre l’avarice et la haine : l’avaricel’emporta. Il passa dans la chambre à côte, jurant etmaudissant.

Le pénitent le suivit, tira la porte sans lafermer, mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux regardscurieux.

Nous avons dit quelle était la puissance desbianchi et comment leur protection s’étendait sur lesderniers moments des condamnés, qui n’appartenaient au bourreau quelorsqu’ils avaient levé la main de dessus l’épaule du patient etqu’ils avaient dit à l’exécuteur : Cet homme (oucette femme) est à toi.

Le pénitent descendit lentement les marches del’escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe, s’approchade Luisa en les lui montrant.

– Vous ou moi ? demanda-t-il.

– Vous ! oh ! vous ! s’écriaLuisa.

Et elle se tourna vers lui, de manière qu’ilpût accomplir cette suprême et funèbre tâche qu’on appelle latoilette du condamné.

Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeuxau ciel, et l’on put voir, à travers l’ouverture de son masque detoile, de grosses larmes rouler de ses yeux.

Puis il réunit le plus doucement qu’il put, desa main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière en uneseule poignée, et, glissant, de la main droite, les ciseaux entresa main gauche et le cou, en prenant toute précaution pour que lefer ne le touchât point, il coupa lentement cet ornement de la vie,qui devenait un obstacle à l’heure de la mort.

– À qui voulez-vous que ces cheveux soientremis ? demanda le pénitent lorsque les cheveux furentcoupés.

– Gardez-les pour l’amour de moi, je vous ensupplie ! dit Luisa.

Le pénitent les approcha de sa bouche, pendantque Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.

– Et maintenant, dit Luisa en passant avec unfrisson sa main derrière son cou dénudé, que me reste-il àfaire ?

– Le jugement vous condamne à l’amendehonorable, en chemise et pieds nus.

– Oh ! les tigres ! murmura Luisa,chez qui la pudeur se révoltait.

Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans levestiaire des bianchi,à la porte duquel se promenait unesentinelle, détacha une robe de pénitent, en coupa le capuchon avecses ciseaux, et, la présentant à Luisa :

– Hélas ! dit-il, voilà tout ce que jepuis faire pour vous.

La condamnée poussa un cri de joie : elleavait compris que cette robe montant jusqu’à la naissance du cou ets’étendant sur ses pieds, n’était pas une chemise, mais un linceulqui voilait sa nudité à tous les regards et qui étendait à l’avancesur elle le suaire sacré de la mort.

– Je sors, dit le pénitent : vousm’appellerez quand vous serez prête.

Dix minutes après, on entendit la voix deLuisa qui disait :

– Mon père !

Le pénitent rentra.

Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau.Elle était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe ; elleavait les pieds nus.

L’extrémité de l’un d’eux sortait du bas de latoile : l’œil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied sidélicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples, marcherjusqu’à l’échafaud.

– Dieu ne veut pas, dit-il, qu’il manquequelque chose à votre passion… Courage, martyre ! vous êtessur le chemin du ciel.

Et, lui présentant son épaule, sur laquelle laprisonnière s’appuya, il monta avec elle les marches du petitescalier ; et, poussant la porte de la chapelle :

– Nous voilà, dit-il.

– Vous y avez mis le temps ! dit lebeccaïo. Il est vrai que, quand la condamnée est belle…

– Silence, misérable ! dit lepénitent : tu as le droit de mort, pas celui d’insulte.

On descendit l’escalier, on passa à traversles trois grilles, on arriva dans la cour.

Douze prêtres attendaient avec les enfants dechœur portant les bannières et les croix.

Vingt-quatre bianchi se tenaientprêts à accompagner la patiente, et des moines de plusieurs ordresà couvert sous les arcades devaient compléter le cortège.

La pluie tombait à torrents.

Luisa regarda autour d’elle ; ellesemblait chercher quelque chose.

– Que désirez-vous ? demanda lepénitent.

– Je voudrais bien un crucifix, demandaLuisa.

Le pénitent tira de sa robe un petit crucifixd’argent suspendu par un ruban de velours noir, et lui passa leruban au cou.

– Ô mon Sauveur ! dit-elle, jamais je nesouffrirai ce que vous avez souffert ; mais je suis unefemme ! donnez-moi la force !

Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiéepar ce baiser :

– Allons, dit-elle !

Le cortège s’ébranla. Les prêtres marchaientles premiers, chantant les prières des morts.

Puis, hideux dans sa joie, riant d’un rireféroce, agitant de la main droite son couperet avec le signe d’unhomme qui coupe une tête, s’appuyant de la main gauche sur un bâtonpour aider sa marche disloquée, derrière les prêtres, marchait lebeccaïo.

Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé surl’épaule du pénitent et pressant de la main gauche le crucifix surses lèvres.

Derrière eux marchaient les vingt-quatrebianchi.

Enfin, après les bianchi, venaientdes moines de tous les ordres et de toutes les couleurs.

Le cortège déboucha sur la place de laVicaria : la foule était immense.

Des cris de joie accueillirent le cortège,mêlés d’injures et de malédictions. Mais la victime était si jeune,si résignée, si belle ; tant de rapports divers, dontquelques-uns n’étaient pas dénués d’intérêt et de sympathie,avaient couru sur son compte, qu’au bout de quelques instants, lesinjures et les menaces s’éteignirent peu à peu et firent place ausilence.

D’avance la voie douloureuse était tracée. Parla strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède ; puis onsuivit la rue encombrée de monde. Les maisons semblaient bâties detêtes.

À l’extrémité de la rue de Tolède, les prêtrestournèrent à gauche, passèrent devant Saint-Charles, tournèrent lelargo Castello, et prirent la via Medina, où était située, on se lerappelle, la maison Backer.

La grande porte avait été changée en reposoir,dont une espèce d’autel, chargé de fleurs de papier et de ciergesque le vent avait éteints, formait la base.

Le cortège s’y arrêta et fit autour de Luisaun grand demi-cercle dont elle devint le centre.

La pluie avait trempé sa robe et l’avaitcollée à ses membres : elle s’agenouilla toutegrelottante.

– Priez ! lui dit durement un prêtre.

– Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa,priez pour une martyre comme vous !

On fit une station de dix minutes, à peuprès ; puis on se remit en marche.

Cette fois, la funèbre procession revint surses pas, prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans levieux Naples par la place du Marché, et s’arrêta en face du grandmur où les Backer avaient été fusillés.

Le mauvais pavé des quais avait mis en sangles pieds de la martyre, la bise de la mer l’avait glacée. Ellegémissait sourdement à chaque pas qu’elle faisait ; mais sesgémissements étaient couverts par les chants des hommes d’Église.Les forces lui manquaient ; mais le pénitent lui avait passéle bras autour du corps et la soutenait.

La même scène qu’à la porte de la maison serenouvela devant le mur.

La San-Felice s’agenouilla ou plutôt tomba surses genoux, fit, mais d’une voix presque éteinte, la même prière.Il était évident qu’à demi épuisée par ses couches récentes, parson voyage sur une mer houleuse, ces dernières fatigues, cesdernières douleurs achevaient de l’épuiser, et que, si elle eût euà faire encore la moitié du chemin qu’elle avait déjà fait, elleserait morte avant d’arriver à l’échafaud.

Mais elle était arrivée !

Du pied de ce mur, sa dernière station, elleentendait gronder comme un orage les vingt ou trente millelazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient déjà la place duMarché, sans compter ceux qui, pareils à des torrents se jetantdans un lac, y affluaient par ces mille petites rues, par cetinextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette place, forumde la populace napolitaine, jamais elle n’eût pu passer au milieude cette foule compacte, si la curiosité n’eût produit ce miraclede lui faire ouvrit ses rangs.

Elle marchait les yeux fermés, appuyée à sonconsolateur, soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle sentitfrissonner le bras qui lui enveloppait le corps. Ses yeuxs’ouvrirent malgré elle… Elle aperçut l’échafaud !

Il était dressé en face de la petite église dela Sainte-Croix, juste à l’endroit où fut décapité Conradin.

Il se composait simplement d’une plate-formeélevée de trois mètres au-dessus du niveau de la place, avec unbillot dessus.

Il était découvert et sans balustrade, afinqu’aucun détail du drame qui allait s’y passer n’échappât auxspectateurs.

On y montait par un escalier.

L’escalier, chose de luxe, était là non pointpour la commodité de la patiente, mais pour celle du beccaïo, qui,avec sa jambe de bois, n’eût pu gravir à une échelle.

Dix heures sonnaient à l’église de laSainte-Croix, lorsque, les prêtres, les pénitents et les moiness’étant rangés autour de l’échafaud, la condamnée parvint au piedde l’escalier.

– Du courage ! lui dit le pénitent :dans dix minutes, au lieu de mon bras débile, ce sera le braspuissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins loin de cetéchafaud au ciel qu’il n’y a du pavé de cette place àl’échafaud.

Luisa rassembla toutes ses forces et montal’escalier. Le beccaïo l’avait précédée sur la plate-forme, où sonapparition, hideuse et grotesque tout à la fois, avait excité uneclameur universelle.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, onne voyait que des têtes mouvantes, que des bouches ouvertes, quedes yeux avides et flamboyants.

Par une seule ouverture, on voyait le quaichargé de monde, et, au delà du quai, la mer.

– Allons, dit le beccaïo en titubant sur sajambe de bois et en agitant son couperet, sommes-nous prêts,enfin ?

– Quand le moment sera venu, c’est moi quivous le dirai, répondit le pénitent.

Puis, à la patiente, avec une douceurinfinie :

– Ne désirez-vous rien ?demanda-t-il.

– Votre pardon ! votre pardon !s’écria Luisa en tombant à genoux devant lui.

Le pénitent étendit la main sur sa têteinclinée.

– Soyez tous témoins, dit-il d’une voix haute,qu’en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je pardonne à cettefemme.

La même voix rude, qui, devant la maison desBacker avait ordonné à la San-Felice de prier, cria, du pied del’échafaud :

– Êtes-vous un prêtre, pour donnerl’absolution ?

– Non, répondit le pénitent ; mais, pourn’être point prêtre, mon droit n’en est pas moins sacré : jesuis son mari !

Et, relevant la condamnée, rejetant en arrièresa cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put reconnaître,malgré l’expression de douleur imprimée sur elle, la douce figuredu chevalier San-Felice.

Luisa se laissa tomber en sanglotant sur lapoitrine de son mari.

Si endurcis que fussent les spectateurs, bienpeu d’yeux restèrent secs à ce spectacle.

Quelques voix, rares il est vrai,crièrent :

– Grâce !

C’était la protestation de l’humanité.

Luisa comprit elle-même que l’heure étaitvenue.

Elle s’arracha des bras de son mari, et,chancelante, elle fit un pas du côté du bourreau endisant :

– Mon Dieu ! je me remets entre vosmains.

Puis elle tomba à genoux, et, posantd’elle-même sa tête sur le billot :

– Suis-je bien ainsi, monsieur ?dit-elle.

– Oui, répondit rudement le beccaïo.

– Ne me faites pas souffrir, je vous prie.

Le beccaïo, au milieu d’un silence de mort,leva le couperet…

Mais, alors, il se passa une chosehorrible.

Soit que sa main fût mal assurée, soit quel’arme n’eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en tombant,fit une large entaille au cou de la patiente, mais ne trancha pointles vertèbres.

Luisa poussa un cri, se releva sanglante etbattant l’air de ses bras.

Le bourreau la prit par ce qu’il lui restaitde cheveux, la courba sur le billot, et frappa une seconde, unetroisième fois, au milieu des imprécations de la multitude, sansparvenir à séparer la tête du tronc.

Au troisième coup, folle de douleur, appelantDieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante de sang,s’échappa de ses mains, et, s’élançant, allait se jeter au milieude la foule, lorsque le beccaïo, laissant tomber son couperet etsaisissant son couteau d’égorgeur, arme qui lui était plusfamilière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une ceinture deson bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la clavicule.

Le sang jaillit à flots : l’artère étaitcoupée. Cette fois, la blessure était mortelle.

Luisa poussa un soupir, leva les mains et lesyeux au ciel, puis s’affaissa sur elle-même.

Elle était morte.

Dès le premier coup de couperet, le chevalierSan-Felice s’était évanoui.

C’était plus que n’en pouvait supporter, sansse mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si habitué qu’ilfût à de pareils spectacles. Il se rua sur l’échafaud, qu’ildémolit en un instant ; sur le beccaïo, qu’il mit en pièces euun clin d’œil.

Puis, de l’échafaud, il fit un bûcher, où ilbrûla le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses priaient autourdu corps de la victime, déposée au pied du grand autel de l’églisedel Carmine.

Le chevalier, toujours évanoui, avait ététransporté à l’office des bianchi.

*****

L’exécution de la malheureuse San-Felice futla dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le capitaineSkinner avait vu passer sur leMuiron, selon les prévisionsdu roi Ferdinand, trompant la vigilance de l’amiral Keith,débarquait, le 8 octobre, à Fréjus ; le 9 novembre suivant, ilfaisait le coup d’État connu sous le nom de 18brumaire ; le 14 juin, gagnait la bataille deMarengo, et, en signant la paix avec l’Autriche et lesDeux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des supplices,l’ouverture des prisons, le retour des proscrits.

Pendant près d’un an, le sang avait coulé surtoutes les places publiques du royaume, et l’on évalue à plus dequatre mille les victimes de la réaction bourbonienne.

Seulement, la junte d’État, qui croyait sessentences sans appel, se trompait. À défaut de la justice humaine,les victimes ont fait appel à la justice divine, et Dieu a casséses jugements.

La maison des Bourbons de Naples a cessé derégner, et, selon la parole du Seigneur, les crimes des pères sontretombés sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrièmegénération.

Dieu seul est grand.

Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph –les derniers devoirs rendus à Salvato – rentra au couvent duMont-Cassin, et les pauvres malades des environs qui l’avaientdemandé inutilement pendant trois ou quatre mois, virent briller denouveau, du crépuscule à l’aurore, une lueur à la fenêtre la plushaute du couvent.

C’était la lampe du moine sceptique, ou plutôtdu père désolé, qui continuait de chercher Dieu et qui ne letrouvait pas.

* * *

Aujourd’hui 25 février 1865, à dix heures dusoir, j’ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jouranniversaire de ma naissance.

Pendant près de dix-huit mois, j’ailaborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloiredu patriotisme napolitain et à la honte de la tyranniebourbonienne.

Impartial comme la justice, qu’il soit durablecomme l’airain !

NOTE

Pendant le cours de la publication du romanhistorique qu’on vient de lire, la lettre suivante a été adressée,par la fille de la malheureuse Luisa San-Felice, au directeur dujournal l’Indipendente, que M. Alex. Dumas publie àNaples, et dans lequel a paru une traduction italienne de laSan-Felice. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que laréponse qu’y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieuxdocuments seront lus avec un vif intérêt.

Les Éditeurs.

À M. le Directeur del’Indipendente, à Naples.

« Monsieur le directeur,

» Fille de Luisa Molina San-Felice,choisie pour sujet d’un roman que M. Dumas publie dansl’Indipendente, je sens le double devoir de revendiquer lavéritable paternité de ma mère et de rectifier d’autresinexactitudes dans un roman qui veut être historique, l’histoiren’ayant jamais faussé l’âge ni les circonstances essentielles despersonnes qu’elle se prend à décrire. Et, si j’accomplis un peutard ce devoir, la raison en est que je mène une vie retirée et nonoccupée certainement à la lecture des journaux.

» Sachez donc, et je puis vous ledémontrer par des documents, que Luisa était fille deM. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Ellenaquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroissede Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delliMonti San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763,dans l’arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il futbaptisé. Il n’y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparitéprononcée d’âge que l’historien-romancier affirme, et le mariagefut contracté le 9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco diPalazzo.

» Enfin, la dot de la Molina ne fut pointde cinquante mille ducats ; mais ses parents lui enassignèrent une de six mille ducats, comme il résulte du contratpassé par maître Donato Corvolli.

» Ces renseignements auraient été donnésà M. Dumas, à seule fin d’épargner une qualificationinjurieuse à la Molina, – puisque, en vertu de la liberté de lapresse, je ne puis empêcher la publication du roman, – s’il lesavait demandés, sans se contenter d’affirmer, contre toute vérité,dans l’Histoire des Bourbons de Naples, pages 120 et 121,qu’il est venu chez moi et que j’ai renié ma mère et lui ai refusétout éclaircissement.

» Veuillez donc publier la présente, etrectifier, dans l’édition que vous faites du roman, une filiationpeu honorable pour ma famille, un âge contredit par les documentsde naissance et une dot tout à fait imaginaire.

» La loyauté avec laquelle vous procédezme rend sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections,dont je vous remercie d’avance.

» Votre très-dévouée,

» Maria-Emmanuela delli Monti San-felice.

» Naples, 25 août 1864.

Voici la réponse de M. Alex. Dumas àcette lettre :

« Madame,

» Si, dans le roman de laSan-Felice, je me suis, en vertu des privilèges du romancier,écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine del’idéal, j’ai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons deNaples, suivi autant qu’il m’a été possible, cette voie sacréedu vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s’écarterl’historien.

» Je dis autant qu’il m’a été possible,madame, parce que Naples est la ville où il est le plus facile dese perdre en marchant à la suite de l’histoire, et en essayant desuivre ses traces. C’est pourquoi j’avais résolu de m’adresserdirectement à vous, qui, comme fille de la malheureuse victime deFerdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce que, pour lapremière fois, le jour se fit sur cette ténébreuse et sanglanteaventure. J’essayai alors de parvenir jusqu’à vous, madame ;la chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote,M. F., de me suppléer : il eut l’honneur de vous diredans quel but il désirait vous voir et quel était le renseignementqu’il tenait à recevoir de vous ; mais il lui fut fait, devotre part, m’assure-t-il, une réponse si peu respectueuse pour lamémoire de madame votre mère, que, malgré son assurance, je ne puscroire que cette réponse vînt de vous. Je résolus donc de voirquelques personnes contemporaines de la martyre et de joindre auxrenseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans lesautres historiens, ceux qui pourraient m’être donnés de vivevoix.

» Je vis, à cette occasion, un vieuxmédecin de quatre-vingt-deux ans, dont j’ai oublié le nom, et quisoignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis, une tante demadame la princesse Maria, et enfin le duc de Rocca-Romana,Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe.

» Grâce à eux, je pus, à votre refus,madame, obtenir, pour mon Histoire des Bourbons de Naples,quelques renseignements que je crois exacts et contre lesquels, dumoins, vous n’avez point protesté.

» Mais, je vous le répète, madame, lechamp ouvert au romancier est plus large que le chemin tracé àl’historien. En abordant, dans une publication de fantaisie etd’imagination, la déplorable période au milieu de laquelle tombamadame votre mère, j’ai voulu, pour ainsi dire, et par un sentimentde pure délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux demon livre, les deux héros de mon récit. J’ai voulu qu’on reconnûtLuisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l’antiquité, lesdéesses qui apparaissaient aux mortels, c’est-à-dire à travers unnuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu’elleaurait pu avoir de matériel, il devait isoler le personnage de sesliens de famille, afin que ses plus proches parents lereconnussent, mais comme on reconnaît une ombre qui sort du tombeauet qui, redevenue visible, reste du moins impalpable.

» Voilà pourquoi, madame, je lui ai créécette filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et cela,parce que, voulant faire de Luisa Molina une créature à part quifût l’assemblage de toutes les perfections, je voulais détournersur elle un des rayons poétiques qui environnent le souvenir d’unhomme qui a, chose rare, en se mêlant à l’histoire de Ferdinand etaux amours de Caroline, conservé l’auréole vaporeuse de la passion,de la loyauté et du malheur.

» Quant à cela, madame, si c’est unefaute, j’avoue l’avoir commise sciemment, et, persévérant dans monerreur, j’ajouterai que, si mon roman était à faire au lieu d’êtrefait, votre réclamation, toute juste qu’elle est, ne me ferait rienchanger à cette partie de mon récit.

» Quant au second personnage que j’ai misen scène et que j’ai baptisé du nom de Salvato Palmieri, inutile dedire que je sais parfaitement qu’il n’a jamais existé ou que, s’ila existé, ce n’est point dans les conditions où l’a placé maplume.

» Mais aurez-vous le courage, madame, deme faire le reproche de n’avoir pas fait revivre le personnage peusympathique de Ferdinand Ferry, volontaire de la mort en 1799 etministre de Ferdinand en 1648 ? Ferdinand Ferry, par malheur,n’était point un héros de roman, et peut-être cet amour immodéréque lui portait la chevalière San-Felice, et qui lui fit trahir lesecret à elle confié par le malheureux Backer, eût été assezinvraisemblable pour nuire à l’intérêt presque original que jevoulais conserver à cet amour ; car il me semble, à moi,qu’écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devaisfaire de l’héroïne non-seulement une martyre, mais encore unesainte. L’amour, à un certain point de vue, est une religion :lui aussi a ses saints, madame, et, de ces saints-là, je ne vous enciterai que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les moinsadorés du calendrier. Ces deux saints sont sainte Thérèse et saintAugustin, et vous voyez que j’oublie la sainte la plus populaire detoutes, celle à laquelle, en récompense de cet amour qui lui avaitfait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigneapparaître ; vous voyez que j’oublie la Madeleine.

» Passons au chevalier San-Felice. Aumilieu de toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussicomplétement inaperçu que ce fameux Vatia dont la tour s’élève aubord du lac Fusaro et dont Sénèque disait : Ô Vatia, solusscis vivere ! Son pâle fantôme n’est animé ni par lahaine ni par la vengeance. Le seul reflet qu’il reçoive des amoursadultères de sa femme et de Ferry n’est pas même un refletsanglant, et, dans ce cas, vous le savez, quand on n’est point ledon Guttière de Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J’aifait mieux que cela, je crois, du héros imaginaire que j’ai créé.J’en ai fait, non pas un mari cruel ou ridicule, j’en ai fait unpère dévoué. S’il est, dans mon livre, plus vieux d’années qu’iln’était, il est, en même temps, plus riche de vertus, et lui, nonplus que votre mère, madame, n’aura point à se plaindre à lapostérité d’avoir glissé de la plume de l’histoire à celle du poëteet du romancier.

» Et, dans l’avenir, madame, dans cetavenir qui est le véritable et probablement le seul Élysée oùrevivent les Didon et les Virgile, les Francesca et les Dante, lesHerminie et les Tasse, quand quelque voyageur demandera :« Qu’est-ce que la San-Felice ? » au lieu des’adresser, comme moi, à quelqu’un de sa famille, qui répondraitcomme il m’a été répondu, à moi : Ne me parlez pas decette femme, j’en ai honte ! on ouvrira mon livre, et,par bonheur pour la renommée de cette famille, l’histoire seraoubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire.

» Veuillez agréer, madame, l’hommage demes sentiments les plus distingués.

» Alex. Dumas.

» Saint-Gratien, 15septembre 1864. »

FIN.

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