Adresse
À Monsieur***
MONSIEUR,
Je vous présente une comédie qui n’a pas été également aimée de toutes sortes d’esprits ; beaucoup, et de fort bons, n’en ont pas fait grand état, et beaucoup d’autres l’ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu’il m’est possible, et après y avoir corrigé ce qu’on m’y fait connaître d’inexcusable, je l’abandonne au public. Si je ne fais bien, qu’un autre fasse mieux ; je ferai des vers à sa louange, au lieu de le censurer. Chacun a sa méthode ; je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne : jusques à présent je m’en suis trouvé fort bien ; j’en chercherai une meilleure quand je commencerai à m’en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent infiniment ; ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ; ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir.Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers.J’ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j’aurais passé l’éponge, et j’en connais dont les poèmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j’évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi : qui d’eux ou de moi se trompe,c’est ce qui n’est pas aisé à juger. Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable : et souvent ils soutiendront, à votre choix, le pour et le contre d’une même proposition : marques certaines de l’excellence de l’esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout ; ou plutôt de sa faiblesse, qui n’en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires.Ainsi ce n’est pas merveille si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. « Qu’on me donne, dit M. de Montaigne, au chapitre XXXVI du premier livre, l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. » C’est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d’avoir travaillé à le divertir, j’ose dire que pour reconnaissance il nous doit un peu de faveur, et qu’il commet une espèce d’ingratitude, s’il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu’à nous condamner, et s’il n’applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu’à en trouver où il n’y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens ; nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres ; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les latins, et de moinssavants que lui en remarqueraient bien dans les grecs, et dans sonVirgile même, à qui il dresse des autels sur le mépris des autres.Je vous laisse donc à penser si notre présomption ne serait pasridicule, de prétendre qu’une exacte censure ne pût mordre sur nosouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne sepeuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suisjamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n’espère pasmême y pouvoir jamais arriver ; je fais néanmoins mon possiblepour en approcher, et les plus beaux succès des autres neproduisent en moi qu’une vertueuse émulation, qui me fait redoublermes efforts afin d’en avoir de pareils :
Je vois d’un œil égal croître le nomd’autrui,
Et tâche à m’élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le fairedescendre.
La gloire a des trésors qu’on ne peutépuiser :
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peutprétendre.
Pour venir à cette Suivante que jevous dédie, elle est d’un genre qui demande plutôt un style naïfque pompeux. Les fourbes et les intrigues sont principalement dujeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accident.Les règles des anciens sont assez religieusement observées encelle-ci. Il n’y a qu’une action principale à qui toutes les autresaboutissent ; son lieu n’a point plus d’étendue que celle duthéâtre, et le temps n’en est point plus long que celui de lareprésentation, si vous en exceptez l’heure du dîner, qui se passeentre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, quin’est qu’un embellissement, et non pas un précepte, y estgardée ; et si vous prenez la peine de compter les vers, vousn’en trouverez pas en un acte plus qu’en l’autre. Ce n’est pas queje me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs. J’aime à suivre lesrègles ; mais, loin de me rendre leur esclave, je les élargiset resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps mêmesans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sasévérité me semble absolument incompatible avec les beautés desévénements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secretde les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deuxsciences bien différentes ; et peut-être que pour fairemaintenant réussir une pièce, ce n’est pas assez d’avoir étudiédans les livres d’Aristote et d’Horace. J’espère un jour traiterces matières plus à fond, et montrer de quelle espèce est lavraisemblance qu’ont suivie ces grands maîtres des autres siècles,en faisant parler des bêtes et des choses qui n’ont point de corps.Cependant mon avis est celui de Térence : puisque nous faisonsdes poèmes pour être représentés, notre premier but doit être deplaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leursreprésentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afinde ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissementuniversel ; mais surtout gagnons la voix publique ;autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle estsifflée au théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notrefaveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu lesrègles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriéspar le consentement général de ceux qui ne voient la comédie quepour se divertir.
Je suis, MONSIEUR, votre très humbleserviteur,
CORNEILLE.
Je ne dirai pas grand mal de celle-ci, que jetiens assez régulière, bien qu’elle ne soit pas sans taches. Lestyle en est plus faible que celui des autres. L’amour de Gérastepour Florise n’est point marqué dans le premier acte, et ainsi laprotase comprend la première scène du second, où il se présenteavec sa confidente Célie, sans qu’on les connaisse ni l’un nil’autre. Cela ne serait pas vicieux s’il ne s’y présentait quecomme père de Daphnis, et qu’il ne s’expliquât que sur les intérêtsde sa fille ; mais il en a de si notables pour lui, qu’ilsfont le nœud et le dénouement. Ainsi c’est un défaut, selon moi,qu’on ne le connaisse pas dès ce premier acte. Il pourrait êtreencore souffert, comme Célidan dans la Veuve, si Floramel’allait voir pour le faire consentir à son mariage avec sa fille,et que par occasion il lui proposât celui de sa sœur pourlui-même ; car alors ce serait Florame qui l’introduirait dansla pièce, et il y serait appelé par un acteur agissant dès lecommencement. Clarimond, qui ne paraît qu’au troisième, est insinuédès le premier, où Daphnis parle de l’amour qu’il a pour elle, etavoue qu’elle ne le dédaignerait pas s’il ressemblait à Florame. Cemême Clarimond fait venir son oncle Polémon au cinquième ; etces deux acteurs ainsi sont exempts du défaut que je remarque enGéraste. L’entretien de Daphnis, au troisième, avec cet amantdédaigné, a une affectation assez dangereuse, de ne dire que chacunun vers à la fois ; cela sort tout à fait du vraisemblable,puisque naturellement on ne peut être si mesuré en ce qu’ons’entredit. Les exemples d’Euripide et de Sénèque pourraientautoriser cette affectation, qu’ils pratiquent si souvent, et mêmepar discours généraux, qu’il semble que leurs acteurs ne viennentquelquefois sur la scène que pour s’y battre à coups desentences : mais c’est une beauté qu’il ne leur faut pasenvier. Elle est trop fardée pour donner un amour raisonnable àceux qui ont de bons yeux, et ne prend pas assez de soin de cacherl’artifice de ses parures, comme l’ordonne Aristote.
Géraste n’agit pas mal en vieillard amoureux,puisqu’il ne traite l’amour que par tierce personne, qu’il neprétend être considérable que par son bien, et qu’il ne se produitpoint aux yeux de sa maîtresse, de peur de lui donner du dégoût parsa présence. On peut douter s’il ne sort point du caractère desvieillards, en ce qu’étant naturellement avares, ils considèrent lebien plus que toute autre chose dans les mariages de leurs enfants,et que celui-ci donne assez libéralement sa fille à Florame, malgréson peu de fortune, pourvu qu’il en obtienne sa sœur. En cela, j’aisuivi la peinture que fait Quintilien d’un vieux mari qui a épouséune jeune femme, et n’ai point de scrupule de l’appliquer à unvieillard qui se veut marier. Les termes en sont si beaux, que jen’ose les gâter par ma traduction : Genus infirmissimaeservitutis est senex maritus, et flagrantius uxoriœcharitatis ardorem frigidis concipimus affectibus. C’est surces deux lignes que je me suis cru bien fondé à faire dire de cebonhomme que,
… s’il pouvait donner trois Daphnis pourFlorise,
Il la tiendrait encore heureusementacquise.
Il peut naître encore une autre difficulté surce que Théante et Amarante forment chacun un dessein pour traverserles amours de Florame et Daphnis, et qu’ainsi ce sont deuxintrigues qui rompent l’unité d’action. À quoi je réponds,premièrement, que ces deux desseins formés en même temps, etcontinués tous deux jusqu’au bout, font une concurrence quin’empêche pas cette unité ; ce qui ne serait pas si, aprèscelui de Théante avorté, Amarante en formait un nouveau de sapart ; en second lieu, que ces deux desseins ont une espèced’unité entre eux, en ce que tous deux sont fondés sur l’amour queClarimond a pour Daphnis, qui sert de prétexte à l’un et àl’autre ; et enfin, que de ces deux desseins il n’y en a qu’unqui fasse effet, l’autre se détruisant de soi-même, et qu’ainsi lafourbe d’Amarante est le seul véritable nœud de cette comédie, oùle dessein de Théante ne sert qu’à un agréable épisode de deuxhonnêtes gens qui jouent tour à tour un poltron et le tournent enridicule.
Il y avait ici un aussi beau jeu pour les aparte qu’en la Veuve : mais j’y en fais voir la même aversion,avec cet avantage, qu’une seule scène qui ouvre le théâtre donneici l’intelligence du sens caché de ce que disent mes acteurs, etqu’en l’autre j’en emploie quatre ou cinq pour l’éclaircir.
L’unité de lieu est assez exactement gardée encette comédie, avec ce passe-droit toutefois dont j’ai déjà parlé,que tout ce que dit Daphnis à sa porte ou en la rue serait mieuxdit dans sa chambre, où les scènes qui se font sans elle et sansAmarante ne peuvent se placer. C’est ce qui m’oblige à la fairesortir au-dehors, afin qu’il y puisse avoir et unité de lieuentière, et liaison de scène perpétuelle dans la pièce ; cequi ne pourrait être, si elle parlait dans sa chambre, et lesautres dans la rue.
J’ai déjà dit que je tiens impossible dechoisir une place publique pour le lieu de la scène que cetinconvénient n’arrive ; j’en parlerai encore plus au long,quand je m’expliquerai sur l’unité de lieu. J’ai dit que la liaisonde scènes est ici perpétuelle, et j’y en ai mis de deux sortes, deprésence et de vue. Quelques-uns ne veulent pas que quand un acteursort du théâtre pour n’être point vu de celui qui y vient, celafasse une liaison ; mais je ne puis être de leur avis sur cepoint, et tiens que c’en est une suffisante quand l’acteur quientre sur le théâtre voit celui qui en sort, ou que celui qui sortvoit celui qui entre, soit qu’il le cherche, soit qu’il le fuie,soit qu’il le voie simplement sans avoir intérêt à le chercher ni àle fuir. Aussi j’appelle en général une liaison de vue ce qu’ilsnomment une liaison de recherche. J’avoue que cette liaison estbeaucoup plus imparfaite que celle de présence et de discours, quise fait lorsqu’un acteur ne sort point du théâtre sans y laisser unautre à qui il ait parlé ; et dans mes derniers ouvrages je mesuis arrêté à celle-ci sans me servir de l’autre ; mais enfinje crois qu’on s’en peut contenter, et je la préférerais debeaucoup à celle qu’on appelle liaison de bruit, qui ne me semblepas supportable, s’il n’y a de très justes et de très importantesoccasions qui obligent un acteur à sortir du théâtre quand il enentend : car d’y venir simplement par curiosité, pour savoirce que veut dire ce bruit, c’est une si faible liaison, que je neconseillerais jamais personne de s’en servir.
La durée de l’action ne passerait point encette comédie celle de la représentation, si l’heure du dîner n’yséparait point les deux premiers actes. Le reste n’emporte que cetemps-là ; et je n’aurais pu lui en donner davantage, que mesacteurs n’eussent le loisir de s’éclaircir ; ce qui lesbrouille n’étant qu’un malentendu qui ne peut subsister qu’autantque Géraste, Florame et Daphnis ne se trouvent point tous troisensemble. Je n’ose dire que je m’y suis asservi à faire les actessi égaux, qu’aucun n’a pas un vers plus que l’autre : c’estune affectation qui ne fait aucune beauté. Il faut, à la vérité,les rendre les plus égaux qu’il se peut ; mais il n’est pasbesoin de cette exactitude ; il suffit qu’il n’y ait pointd’inégalité notable qui fatigue l’attention de l’auditeur enquelques-uns, et ne la remplisse pas dans les autres.
Géraste, père deDaphnis.
Polémon, onclede Clarimond.
Clarimond,amoureux de Daphnis.
Florame, amantde Daphnis.
Théante, aussiamoureux de Daphnis.
Damon, ami deFlorame et de Théante.
Daphnis,maîtresse de Florame, aimée de Clarimond et de Théante.
Amarante,suivante de Daphnis.
Célie, voisinede Géraste et sa confidente.
Cléon,domestique de Damon.
La scène est àParis.
Damon,Théante
Damon
Ami, j’ai beau rêver, toute ma rêverie
Ne me fait rien comprendre en tagalanterie.
Auprès de ta maîtresse engager un ami,
C’est, à mon jugement, ne l’aimer qu’àdemi.
Ton humeur qui s’en lasse au changementl’invite ;
Et n’osant la quitter, tu veux qu’elle tequitte.
Théante
Ami, n’y rêve plus ; c’est en juger tropbien
Pour t’oser plaindre encor de n’y comprendrerien.
Quelques puissants appas que possèdeAmarante,
Je trouve qu’après tout ce n’est qu’unesuivante ;
Et je ne puis songer à sa condition
Que mon amour ne cède à mon ambition.
Ainsi, malgré l’ardeur qui pour elle mepresse,
À la fin j’ai levé les yeux sur samaîtresse,
Où mon dessein, plus haut et pluslaborieux,
Se promet des succès beaucoup plusglorieux.
Mais lors, soit qu’Amarante eût pour moiquelque flamme,
Soit qu’elle pénétrât jusqu’au fond de monâme,
Et que malicieuse elle prît du plaisir
À rompre les effets de mon nouveau désir,
Elle savait toujours m’arrêter auprèsd’elle
À tenir des propos d’une suite éternelle.
L’ardeur qui me brûlait de parler àDaphnis
Me fournissait en vain des détoursinfinis ;
Elle usait de ses droits, et touteimpérieuse,
D’une voix demi-gaie etdemi-sérieuse :
« Quand j’ai des serviteurs, c’est pourm’entretenir,
Disait-elle ; autrement, je les sais bienpunir ;
Leurs devoirs près de moi n’ont rien qui lesexcuse. »
Damon
Maintenant je devine à peu près une ruse
Que tout autre en ta place à peineentreprendrait.
Théante
Écoute, et tu verras si je suis maladroit.
Tu sais comme Florame à tous les beauxvisages
Fait par civilité toujours de feintshommages,
Et sans avoir d’amour offrant partout desvœux,
Traite de peu d’esprit les véritablesfeux.
Un jour qu’il se vantait de cette humeurétrange,
À qui chaque objet plaît, et que pas un nerange,
Et reprochait à tous que leur peu debeauté
Lui laissait si longtemps garder saliberté :
« Florame, dis-je alors, ton âmeindifférente
Ne tiendrait que fort peu contre monAmarante. »
« Théante, me dit-il, il faudraitl’éprouver ;
Mais l’éprouvant, peut-être on te feraitrêver :
Mon feu, qui ne serait que purecourtoisie,
La remplirait d’amour, et toi dejalousie. »
Je réplique, il repart, et nous tombonsd’accord
Qu’au hasard du succès il y ferait effort.
Ainsi je l’introduis ; et par ce tourd’adresse,
Qui me fait pour un temps lui céder mamaîtresse,
Engageant Amarante et Florame au discours,
J’entretiens à loisir mes nouvellesamours.
Damon
Fut-elle, sur ce point, ou fâcheuse, oufacile ?
Théante
Plus que je n’espérais je l’y trouvaidocile ;
Soit que je lui donnasse une fort douceloi,
Et qu’il fût à ses yeux plus aimable quemoi ;
Soit qu’elle fît dessein sur ce fameuxrebelle,
Qu’une simple gageure attachait auprèsd’elle,
Elle perdit pour moi son importunité,
Et n’en demanda plus tant d’assiduité.
La douceur d’être seule à gouvernerFlorame
Ne souffrit plus chez elle aucun soin de maflamme,
Et ce qu’elle goûtait avec lui de plaisirs
Lui fit abandonner mon âme à mes désirs.
Damon
On t’abuse, Théante ; il faut que je tedie
Que Florame est atteint de même maladie,
Qu’il roule en son esprit mêmes desseins quetoi,
Et que c’est à Daphnis qu’il veut donner safoi.
À servir Amarante il met beaucoupd’étude ;
Mais ce n’est qu’un prétexte à faire unehabitude :
Il accoutume ainsi ta Daphnis à le voir,
Et ménage un accès qu’il ne pouvait avoir.
Sa richesse l’attire, et sa beauté leblesse ;
Elle le passe en biens, il l’égale ennoblesse,
Et cherche, ambitieux, par sa possession,
À relever l’éclat de son extraction.
Il a peu de fortune, et beaucoup decourage ;
Et hors cette espérance, il hait lemariage.
C’est ce que l’autre jour en secret ilm’apprit ;
Tu peux, sur cet avis, lire dans sonesprit.
Théante
Parmi ses hauts projets il manque deprudence,
Puisqu’il traite avec toi de telleconfidence.
Damon
Crois qu’il m’éprouvera fidèle au dernierpoint,
Lorsque ton intérêt ne s’y mêlera point.
Théante
Je dois l’attendre ici. Quitte-moi, je teprie,
De peur qu’il n’ait soupçon de tasupercherie.
Damon
Adieu. Je suis à toi.
Théante
Par quel malheur fatal
Ai-je donné moi-même entrée à monrival ?
De quelque trait rusé que mon esprit sevante,
Je me trompe moi-même en trompantAmarante,
Et choisis un ami qui ne veut que m’ôter
Ce que par lui je tâche à me faciliter.
Qu’importe toutefois qu’il brûle et qu’ilsoupire ?
Je sais trop comme il faut l’empêcher d’enrien dire.
Amarante l’arrête, et j’arrêteDaphnis :
Ainsi tous entretiens d’entre eux deux sontbannis :
Et tant d’heur se rencontre en ma sageconduite,
Qu’au langage des yeux son amour estréduite.
Mais n’est-ce pas assez pour secommuniquer ?
Que faut-il aux amants de plus pours’expliquer ?
Même ceux de Daphnis à tous coups luirépondent :
L’un dans l’autre à tous coups leurs regardsse confondent ;
Et d’un commun aveu ces muets truchements
Ne se disent que trop leurs amoureuxtourments,
Quelles vaines frayeurs troublent mafantaisie !
Que l’amour aisément penche à lajalousie !
Qu’on croit tôt ce qu’on craint en cesperplexités,
Où les moindres soupçons passent pourvérités !
Daphnis est tout aimable ; et si Floramel’aime,
Dois-je m’imaginer qu’il soit aimé demême ?
Florame avec raison adore tant d’appas,
Et Daphnis sans raison s’abaisserait tropbas.
Ce feu, si juste en l’un, en l’autreinexcusable,
Rendrait l’un glorieux, et l’autreméprisable.
Simple ! l’amour peut-il écouter laraison ?
Et même ces raisons sont-elles desaison ?
Si Daphnis doit rougir en brûlant pourFlorame,
Qui l’en affranchirait en secondant maflamme ?
Étant tous deux égaux, il faut bien que nosfeux
Lui fassent même honte, ou même honneur tousdeux :
Ou tous deux nous formons un desseintéméraire,
Ou nous avons tous deux même droit de luiplaire.
Si l’espoir m’est permis, il y peutaspirer ;
Et s’il prétend trop haut, je doisdésespérer.
Mais le voici venir.
Théante,Florame
Théante
Tu me fais bien attendre.
Florame
Encore est-ce à regret qu’ici je viens merendre,
Et comme un criminel qu’on traîne à saprison.
Théante
Tu ne fais qu’en raillant cettecomparaison.
Florame
Elle n’est que trop vraie.
Théante
Et ton indifférence ?
Florame
La conserver encor ! le moyen ?l’apparence ?
Je m’étais plu toujours d’aimer en millelieux :
Voyant une beauté, mon cœur suivait mesyeux ;
Mais de quelques attraits que le ciel l’eûtpourvue,
J’en perdais la mémoire aussitôt que lavue ;
Et bien que mes discours lui donnassent mafoi,
De retour au logis, je me trouvais à moi.
Cette façon d’aimer me semblait fortcommode,
Et maintenant encor je vivrais à mamode :
Mais l’objet d’Amarante est tropembarrassant ;
Ce n’est point un visage à ne voir qu’enpassant.
Un je ne sais quel charme auprès d’ellem’attache ;
Je ne la puis quitter que le jour ne secache ;
Même alors, malgré moi, son image me suit,
Et me vient au lieu d’elle entretenir lanuit.
Le sommeil n’oserait me peindre une autreidée ;
J’en ai l’esprit rempli, j’en ai l’âmeobsédée.
Théante, ou permets-moi de n’en plusapprocher,
Ou songe que mon cœur n’est pas fait d’unrocher ;
Tant de charmes enfin me rendraientinfidèle.
Théante
Deviens-le, si tu veux, je suis assuréd’elle ;
Et quand il te faudra tout de bonl’adorer,
Je prendrai du plaisir à te voir soupirer,
Tandis que pour tout fruit tu porteras lapeine
D’avoir tant persisté dans une humeur sivaine.
Quand tu ne pourras plus te priver de lavoir,
C’est alors que je veux t’en ôter lepouvoir ;
Et j’attends de pied ferme à reprendre maplace,
Qu’il ne soit plus en toi de retrouver taglace.
Tu te défends encore, et n’en tiens qu’àdemi.
Florame
Cruel, est-ce là donc me traiter enami ?
Garde, pour châtiment de cet injusteoutrage,
Qu’Amarante pour toi ne change de courage,
Et se rendant sensible à l’ardeur de mesvœux…
Théante
À cela près, poursuis ; gagne-la si tupeux.
Je ne m’en prendrai lors qu’à ma seuleimprudence,
Et demeurant ensemble en bonneintelligence,
En dépit du malheur que j’aurai mérité,
J’aimerai le rival qui m’aura supplanté.
Florame
Ami, qu’il vaut bien mieux ne tomber point enpeine
De faire à tes dépens cette épreuveincertaine !
Je me confesse pris, je quitte, j’aiperdu :
Que veux-tu plus de moi ? Reprends ce quit’est dû.
Séparer plus longtemps une amour siparfaite !
Continuer encor la faute que j’aifaite !
Elle n’est que trop grande, et pour laréparer,
J’empêcherai Daphnis de vous plus séparer.
Pour peu qu’à mes discours je la trouveaccessible,
Vous jouirez vous deux d’un entretienpaisible ;
Je saurai l’amuser, et vos feux redoublés
Par son fâcheux abord ne seront plustroublés.
Théante
Ce serait prendre un soin qui n’est pasnécessaire.
Daphnis sait d’elle-même assez bien sedistraire,
Et jamais son abord ne trouble nosplaisirs,
Tant elle est complaisante à nos chastesdésirs.
Florame,Théante,Amarante
Théante
Déploie, il en est temps, tes meilleursartifices
(Sans mettre toutefois en oubli messervices) :
Je t’amène un captif qui te veut échapper.
Amarante
J’en ai vu d’échappés que j’ai surattraper.
Théante
Vois qu’en sa liberté ta gloire sehasarde.
Amarante
Allez, laissez-le-moi, j’en ferai bonnegarde.
Daphnis est au jardin.
Florame
Sans plus vous désunir
Souffre qu’au lieu de toi je l’ailleentretenir.
Amarante,Florame
Amarante
Laissez, mon cavalier, laissez allerThéante :
Il porte assez au cœur le portraitd’Amarante ;
Je n’appréhende point qu’on l’en puisseeffacer.
C’est au vôtre à présent que je le veuxtracer ;
Et la difficulté d’une telle victoire
M’en augmente l’ardeur comme elle en croît lagloire.
Florame
Aurez-vous quelque gloire à me fairesouffrir ?
Amarante
Plus que de tous les vœux qu’on me pourraitoffrir.
Florame
Vous plaisez-vous à ceux d’une âme sicontrainte,
Qu’une vieille amitié retient toujours encrainte ?
Amarante
Vous n’êtes pas encore au point où je vousveux :
Et toute amitié meurt où naissent de vraisfeux.
Florame
De vrai, contre ses droits mon esprit serebelle ;
Mais feriez-vous état d’un amantinfidèle ?
Amarante
Je ne prendrai jamais pour un manque defoi
D’oublier un ami pour se donner à moi.
Florame
Encor si je pouvais former quelqueespérance
De vous voir favorable à ma persévérance,
Que vous pussiez m’aimer après tant detourment,
Et d’un mauvais ami faire un heureuxamant !
Mais, hélas ! je vous sers, je vis sousvotre empire,
Et je ne puis prétendre où mon désiraspire.
Théante ! (ah, nom fatal pour me comblerd’ennui !)
Vous demandez mon cœur, et le vôtre est àlui !
Souffrez qu’en autre lieu j’adresse messervices,
Que du manque d’espoir j’évite lessupplices.
Qui ne peut rien prétendre a droitd’abandonner.
Amarante
S’il ne tient qu’à l’espoir, je vous en veuxdonner.
Apprenez que chez moi c’est un faibleavantage
De m’avoir de ses vœux le premier faithommage.
Le mérite y fait tout, et tel plaît à mesyeux,
Que je négligerais près de qui vaudraitmieux.
Lui seul de mes amants règle ladifférence,
Sans que le temps leur donne aucunepréférence.
Florame
Vous ne flattez mes sens que pourm’embarrasser.
Amarante
Peut-être ; mais enfin il faut leconfesser,
Vous vous trouveriez mieux auprès de mamaîtresse.
Florame
Ne pensez pas…
Amarante
Non, non, c’est là ce qui vous presse.
Allons dans le jardin ensemble lachercher.
(À part.)
Que j’ai su dextrement à ses yeux lacacher !
Daphnis,Théante
Daphnis
Voyez comme tous deux ont fui notrerencontre !
Je vous l’ai déjà dit, et l’effet vous lemontre :
Vous perdez Amarante, et cet ami fardé
Se saisit finement d’un bien si malgardé :
Vous devez vous lasser de tant depatience,
Et votre sûreté n’est qu’en la défiance.
Théante
Je connais Amarante, et ma facilité
Établit mon repos sur sa fidélité :
Elle rit de Florame et de ses flatteries,
Qui ne sont après tout que desgalanteries.
Daphnis
Amarante, de vrai, n’aime pas àchanger ;
Mais votre peu de soin l’y pourraitengager.
On néglige aisément un homme qui néglige.
Son naturel est vain ; et qui la sertl’oblige :
D’ailleurs les nouveautés ont de puissantsappas.
Théante, croyez-moi, ne vous y fiez pas.
J’ai su me faire jour jusqu’au fond de sonâme,
Où j’ai peu remarqué de sa premièreflamme ;
Et s’il tournait la feinte en véritableamour,
Elle serait bien fille à vous jouer d’untour.
Mais afin que l’issue en soit pour vousmeilleure,
Laissez-moi ce causeur à gouverner uneheure ;
J’ai tant de passion pour tous vosintérêts,
Que j’en saurai bientôt pénétrer lessecrets.
Théante
C’est un trop bas emploi pour de si hautsmérites ;
Et quand elle aimerait à souffrir sesvisites,
Quand elle aurait pour lui quelqueinclination,
Vous m’en verriez toujours sansappréhension.
Qu’il se mette à loisir, s’il peut, dans soncourage ;
Un moment de ma vue en efface l’image.
Nous nous ressemblons mal, et pour cechangement,
Elle a de trop bons yeux, et trop dejugement.
Daphnis
Vous le méprisez trop : je trouve en luides charmes
Qui vous devraient du moins donner quelquesalarmes.
Clarimond n’a de moi que haine et querigueur ;
Mais s’il lui ressemblait, il gagnerait moncœur.
Théante
Vous en parlez ainsi, faute de leconnaître.
Daphnis
J’en parle et juge ainsi sur ce qu’on voitparaître.
Théante
Quoi qu’il en soit, l’honneur de vousentretenir…
Daphnis
Brisons là ce discours ; je l’aperçoisvenir.
Amarante, ce semble, en est fortsatisfaite.
Daphnis,Florame,Théante,Amarante
Théante
Je t’attendais, ami, pour faire laretraite.
L’heure du dîner presse, et nousincommodons
Celles qu’en nos discours ici nousretardons.
Daphnis
Il n’est pas encor tard.
Théante
Nous ferions conscience
D’abuser plus longtemps de votre patience.
Florame
Madame, excusez donc cette incivilité,
Dont l’heure nous impose une nécessité.
Daphnis
Sa force vous excuse, et je lis dans votreâme
Qu’à regret vous quittez l’objet de votreflamme.
Daphnis,Amarante
Daphnis
Cette assiduité de Florame avec vous
À la fin a rendu Théante un peu jaloux.
Aussi de vous y voir tous les joursattachée,
Quelle puissante amour n’en serait pointtouchée ?
Je viens d’examiner son esprit enpassant ;
Mais vous ne croiriez pas l’ennui qu’il enressent.
Vous y devez pourvoir, et si vous êtessage,
Il faut à cet ami faire mauvais visage,
Lui fausser compagnie, éviter sesdiscours :
Ce sont pour l’apaiser les chemins les pluscourts ;
Sinon, faites état qu’il va courir auchange.
Amarante
Il serait en ce cas d’une humeur bienétrange.
À sa prière seule, et pour le contenter,
J’écoute cet ami quand il m’en vientconter ;
Et pour vous dire tout, cet amant infidèle
Ne m’aime pas assez pour en être encervelle.
Il forme des desseins beaucoup plusrelevés,
Et de plus beaux portraits en son cœur sontgravés.
Mes yeux pour l’asservir ont de trop faiblesarmes ;
Il voudrait pour m’aimer que j’eusse d’autrescharmes,
Que l’éclat de mon sang, mieux soutenu debiens,
Ne fût point ravalé par le rang que jetiens ;
Enfin (que servirait aussi bien de letaire ?)
Sa vanité le porte au souci de vousplaire.
Daphnis
En ce cas, il verra que je sais comme ilfaut
Punir des insolents qui prétendent trophaut.
Amarante
Je lui veux quelque bien, puisque, changeantde flamme,
Vous voyez, par pitié, qu’il me laisseFlorame,
Qui n’étant pas si vain a plus de fermeté.
Daphnis
Amarante, après tout, disons lavérité :
Théante n’est si vain qu’en votrefantaisie ;
Et sa froideur pour vous naît de sajalousie ;
Mais soit qu’il change, ou non, il nem’importe en rien ;
Et ce que je vous dis n’est que pour votrebien.
Amarante
Pour peu savant qu’on soit aux mouvements del’âme,
On devine aisément qu’elle en veut àFlorame.
Sa fermeté pour moi, que je vantais àfaux,
Lui portait dans l’esprit de terriblesassauts.
Sa surprise à ce mot a paru manifeste,
Son teint en a changé, sa parole, songeste :
L’entretien que j’en ai lui semblerait biendoux ;
Et je crois que Théante en est le moinsjaloux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en suisdoutée.
Être toujours des yeux sur un hommearrêtée,
Dans son manque de biens déplorer sonmalheur,
Juger à sa façon qu’il a de la valeur,
Demander si l’esprit en répond à la mine,
Tout cela de ses feux eût instruit la moinsfine.
Florame en est de même, il meurt de luiparler ;
Et s’il peut d’avec moi jamais se démêler,
C’en est fait, je le perds. L’impertinentecrainte !
Que m’importe de perdre une amitié sifeinte ?
Et que me peut servir un ridicule feu,
Où jamais de son cœur sa bouche n’al’aveu ?
Je m’en veux mal en vain ; l’amour a tantde force
Qu’il attache mes sens à cette fausseamorce,
Et fera son possible à toujours conserver
Ce doux extérieur dont on me veut priver.
Géraste,Célie
Célie
Eh bien, j’en parlerai ; mais songez qu’àvotre âge
Mille accidents fâcheux suivent lemariage.
On aime rarement de si sages époux,
Et leur moindre malheur, c’est d’être un peujaloux.
Convaincus au dedans de leur proprefaiblesse,
Une ombre leur fait peur, une mouche lesblesse ;
Et cet heureux hymen, qui les charmait sifort,
Devient souvent pour eux un fourrier de lamort.
Géraste
Excuse, ou pour le moins pardonne à mafolie ;
Le sort en est jeté : va, ma chèreCélie,
Va trouver la beauté qui me tient sous saloi,
Flatte-la de ma part, promets-lui tout demoi :
Dis-lui que si l’amour d’un vieillardl’importune,
Elle fait une planche à sa bonnefortune ;
Que l’excès de mes biens, à force deprésents,
Répare la vigueur qui manque à mes vieuxans ;
Qu’il ne lui peut échoir de meilleureaventure.
Célie
Ne m’importunez point de votretablature :
Sans vos instructions, je sais bien monmétier ;
Et je n’en laisserai pas un trait àquartier.
Géraste
Je ne suis point ingrat quand on me rendoffice.
Peins-lui bien mon amour, offre bien monservice,
Dis bien que mes beaux jours ne sont pas sipassés
Qu’il ne me reste encor…
Célie
Que vous m’étourdissez !
N’est-ce point assez dit que votre âme estéprise ?
Que vous allez mourir si vous n’avezFlorise ?
Reposez-vous sur moi.
Géraste
Que voilà froidement
Me promettre ton aide à finir montourment !
Célie
S’il faut aller plus vite, allons, je vois sonfrère,
Et vais tout devant vous lui proposerl’affaire.
Géraste
Ce serait tout gâter ; arrête, et pardouceur,
Essaie auparavant d’y résoudre la sœur.
Florame
Jamais ne verrai-je finie
Cette incommode affection,
Dont l’impitoyable manie
Tyrannise ma passion ?
Je feins, et je fais naître un feu sivéritable,
Qu’à force d’être aimé je deviensmisérable.
Toi qui m’assièges tout le jour,
Fâcheuse cause de ma peine,
Amarante, de qui l’amour
Commence à mériter ma haine,
Cesse de te donner tant de soinssuperflus ;
Je te voudrai du bien de ne m’en vouloirplus.
Dans une ardeur si violente,
Près de l’objet de mes désirs,
Penses-tu que je me contente
D’un regard et de deux soupirs ?
Et que je souffre encor cet injustepartage
Où tu tiens mes discours, et Daphnis moncourage ?
Si j’ai feint pour toi quelques feux,
C’est à quoi plus rien ne m’oblige :
Quand on a l’effet de ses vœux,
Ce qu’on adorait se néglige.
Je ne voulais de toi qu’un accès chezDaphnis :
Amarante, je l’ai ; mes amours sontfinis.
Théante, reprends ta maîtresse ;
N’ôte plus à mes entretiens
L’unique sujet qui me blesse,
Et qui peut-être est las des tiens.
Et toi, puissant Amour, fais enfin quej’obtienne
Un peu de liberté pour lui donner lamienne !
Amarante,Florame
Amarante
Que vous voilà soudain de retour en ceslieux !
Florame
Vous jugerez par là du pouvoir de vosyeux.
Amarante
Autre objet que mes yeux devers nous vousattire.
Florame
Autre objet que vos yeux ne cause monmartyre.
Amarante
Votre martyre donc est de perdre avec moi
Un temps dont vous voulez faire un meilleuremploi.
Daphnis,Amarante,Florame
Daphnis
Amarante, allez voir si dans la galerie
Ils ont bientôt tendu cettetapisserie :
Ces gens-là ne font rien, si l’on n’a l’œilsur eux.
(Amarante rentre, et Daphniscontinue.)
Je romps pour quelque temps le discours de vosfeux.
Florame
N’appelez point des feux un peu decomplaisance
Que détruit votre abord, qu’éteint votreprésence.
Daphnis
Votre amour est trop forte, et vos cœurs tropunis,
Pour l’oublier soudain à l’abord deDaphnis ;
Et vos civilités, étant dans l’impossible,
Vous rendent bien flatteur, mais non pasinsensible.
Florame
Quoi que vous estimiez de ma civilité,
Je ne me pique point d’insensibilité.
J’aime, il n’est que trop vrai ; jebrûle, je soupire :
Mais un plus haut sujet me tient sous sonempire.
Daphnis
Le nom ne s’en dit point ?
Florame
Je ris de ces amants
Dont le trop de respect redouble lestourments,
Et qui, pour les cacher se faisantviolence,
Se promettent beaucoup d’un timidesilence.
Pour moi, j’ai toujours cru qu’un amourvertueux
N’avait point à rougir d’êtreprésomptueux.
Je veux bien vous nommer le bel œil qui medompte,
Et ma témérité ne me fait point de honte.
Ce rare et haut sujet…
Amarante, revenantbrusquement.
Tout est presque tendu.
Daphnis
Vous n’avez auprès d’eux guère de tempsperdu.
Amarante
J’ai vu qu’ils l’employaient, et je suisrevenue.
Daphnis
J’ai peur de m’enrhumer au froid quicontinue.
Allez au cabinet me quérir unmouchoir :
J’en ai laissé les clefs autour de monmiroir,
Vous les trouverez là.
(Amarante rentre, et Daphniscontinue.)
J’ai cru que cette belle
Ne pouvait à propos se nommer devant elle,
Qui recevant par là quelque espèced’affront,
En aurait eu soudain la rougeur sur lefront.
Florame
Sans affront je la quitte, et lui préfère uneautre
Dont le mérite égal, le rang pareil auvôtre,
L’esprit et les attraits égalementpuissants,
Ne devraient de ma part avoir que del’encens :
Oui, sa perfection, comme la vôtreextrême,
N’a que vous de pareille ; en un mot,c’est…
Daphnis
Moi-même.
Je vois bien que c’est là que vous voulezvenir,
Non tant pour m’obliger, comme pour mepunir.
Ma curiosité, devenue indiscrète,
A voulu trop savoir d’une flammesecrète :
Mais bien qu’elle en reçoive un justechâtiment,
Vous pouviez me traiter un peu plusdoucement.
Sans me faire rougir, il vous devaitsuffire
De me taire l’objet dont vous aimezl’empire :
Mettre en sa place un nom qui ne vous touchepas,
C’est un cruel reproche au peu que j’aid’appas.
Florame
Vu le peu que je suis, vous dédaignez decroire
Une si malheureuse et si basse victoire.
Mon cœur est un captif si peu digne devous,
Que vos yeux en voudraient désavouer leurscoups ;
Ou peut-être mon sort me rend siméprisable,
Que ma témérité vous devient incroyable.
Mais quoi que désormais il m’en puissearriver,
Je fais serment…
Amarante
Vos clefs ne sauraient se trouver.
Daphnis
Faute d’un plus exquis, et comme parbravade,
Ceci servira donc de mouchoir de parade.
Enfin, ce cavalier que nous vîmes au bal,
Vous trouvez comme moi qu’il ne danse pasmal ?
Florame
Je ne le vis jamais mieux sur sa bonnemine.
Daphnis
Il s’était si bien mis pour l’amour deClarine.
(À Amarante.)
À propos de Clarine, il m’était échappé
Qu’elle en a deux à moi d’un nouveaupoint-coupé.
Allez, et dites-lui qu’elle me lesrenvoie.
Amarante
Il est hors d’apparence aujourd’hui qu’on lavoie ;
Dès une heure au plus tard elle devaitsortir.
Daphnis
Son cocher n’est jamais si tôt prêt àpartir ;
Et d’ailleurs son logis n’est pas au bout dumonde ;
Vous perdrez peu de pas. Quoi qu’elle vousréponde,
Dites-lui nettement que je les veux avoir.
Amarante
À vous les rapporter je ferai mon pouvoir.
Florame,Daphnis
Florame
C’est à vous maintenant d’ordonner monsupplice,
Sûre que sa rigueur n’aura pointd’injustice.
Daphnis
Vous voyez qu’Amarante a pour vous del’amour,
Et ne manquera pas d’être tôt de retour.
Bien que je pusse encore user de mapuissance,
Il vaut mieux ménager le temps de sonabsence.
Donc, pour n’en perdre point en discourssuperflus,
Je crois que vous m’aimez ; n’attendezrien de plus :
Florame, je suis fille, et je dépends d’unpère.
Florame
Mais de votre côté que faut-il quej’espère ?
Daphnis
Si ma jalouse encor vous rencontrait ici,
Ce qu’elle a de soupçons serait tropéclairci.
Laissez-moi seule, allez.
Florame
Se peut-il que Florame
Souffre d’être sitôt séparé de sonâme ?
Oui, l’honneur d’obéir à vos commandements
Lui doit être plus cher que sescontentements.
Daphnis
Mon amour, par ses yeux plus fortedevenue,
L’eût bientôt emporté dessus maretenue ;
Et je sentais mon feu tellements’augmenter,
Qu’il n’était plus en moi de le pouvoirdompter.
J’avais peur d’en trop dire ; et cruelleà moi-même,
Parce que j’aime trop, j’ai banni ce quej’aime.
Je me trouve captive en de si beaux liens,
Que je meurs qu’il le sache, et j’en fuis lesmoyens.
Quelle importune loi que cette modestie
Par qui notre apparence en glace convertie
Étouffe dans la bouche, et nourrit dans lecœur,
Un feu dont la contrainte augmente lavigueur !
Que ce penser m’est doux ! que je t’aime,Florame !
Et que je songe peu, dans l’excès de maflamme,
À ce qu’en nos destins contre nous irrités
Le mérite et les biens fontd’inégalités !
Aussi par celle-là de bien loin tu mepasses,
Et l’autre seulement est pour les âmesbasses ;
Et ce penser flatteur me fait croireaisément
Que mon père sera de même sentiment.
Hélas ! c’est en effet bien flatter moncourage,
D’accommoder son sens aux désirs de monâge ;
Il voit par d’autres yeux, et veut d’autresappas.
Daphnis,Amarante
Amarante
Je vous l’avais bien dit qu’elle n’y seraitpas.
Daphnis
Que vous avez tardé pour ne trouverpersonne !
Amarante
Ce reproche vraiment ne peut qu’il nem’étonne,
Pour revenir plus vite, il eût falluvoler.
Daphnis
Florame cependant, qui vient de s’enaller,
À la fin, malgré moi, s’est ennuyéd’attendre.
Amarante
C’est chose toutefois que je ne puiscomprendre.
Des hommes de mérite et d’esprit comme lui
N’ont jamais avec vous aucun sujetd’ennui ;
Votre âme généreuse a trop de courtoisie.
Daphnis
Et la vôtre amoureuse un peu de jalousie.
Amarante
De vrai, je goûtais mal de faire tant detours,
Et perdais à regret ma part de sesdiscours.
Daphnis
Aussi je me trouvais si promptementservie,
Que je me doutais bien qu’on me portaitenvie.
En un mot, l’aimez-vous ?
Amarante
Je l’aime aucunement,
Non pas jusqu’à troubler votrecontentement ;
Mais si son entretien n’a point de quoi vousplaire,
Vous m’obligerez fort de ne m’en plusdistraire.
Daphnis
Mais au cas qu’il me plût ?
Amarante
Il faudrait vous céder.
C’est ainsi qu’avec vous je ne puis riengarder.
Au moindre feu pour moi qu’un amant faitparaître,
Par curiosité vous le voulez connaître,
Et quand il a goûté d’un si douxentretien,
Je puis dire dès lors que je ne tiens plusrien.
C’est ainsi que Théante a négligé maflamme.
Encor tout de nouveau vous m’enlevezFlorame.
Si vous continuez à rompre ainsi mescoups,
Je ne sais tantôt plus comment vivre avecvous.
Daphnis
Sans colère, Amarante ; il semble, à vousentendre,
Qu’en même lieu que vous je voulusseprétendre ?
Allez, assurez-vous que mes contentements
Ne vous déroberont aucun de vosamants ;
Et pour vous en donner la preuve plusexpresse,
Voilà votre Théante, avec qui je vouslaisse.
Théante,Amarante
Théante
Tu me vois sans Florame : un amoureuxennui
Assez étroitement m’a dérobé de lui.
Las de céder ma place à son discoursfrivole,
Et n’osant toutefois lui manquer deparole,
Je pratique un quart d’heure à mesaffections.
Amarante
Ma maîtresse lisait dans tes intentions.
Tu vois à ton abord comme elle a faitretraite,
De peur d’incommoder une amour siparfaite.
Théante
Je ne la saurais croire obligeante à cepoint.
Ce qui la fait partir ne se dira-t-ilpoint ?
Amarante
Veux-tu que je t’en parle avec toutefranchise ?
C’est la mauvaise humeur où Florame l’amise.
Théante
Florame ?
Amarante
Oui. Ce causeur voulaitl’entretenir ;
Mais il aura perdu le goût d’yrevenir :
Elle n’a que fort peu souffert sacompagnie,
Et l’en a chassé presque avec ignominie.
De dépit cependant ses mouvements aigris
Ne veulent aujourd’hui traiter que demépris ;
Et l’unique raison qui fait qu’elle mequitte,
C’est l’estime où te met près d’elle tonmérite :
Elle ne voudrait pas te voir malsatisfait,
Ni rompre sur-le-champ le dessein qu’elle afait.
Théante
J’ai regret que Florame ait reçu cettehonte :
Mais enfin auprès d’elle il trouve mal sonconte ?
Amarante
Aussi c’est un discours ennuyeux que lesien :
Il parle incessamment sans dire jamaisrien ;
Et n’était que pour toi je me fais cescontraintes,
Je l’envoierais bientôt porter ailleurs sesfeintes.
Théante
Et je m’assure aussi tellement en ta foi,
Que bien que tout le jour il cajole avectoi,
Mon esprit te conserve une amitié si pure,
Que sans être jaloux je le vois etl’endure.
Amarante
Comment le serais-tu pour un si tristeobjet ?
Ses imperfections t’en ôtent tout sujet.
C’est à toi d’admirer qu’encor qu’un beauvisage
Dedans ses entretiens à toute heuret’engage,
J’ai pour toi tant d’amour et si peu desoupçon,
Que je n’en suis jalouse en aucune façon.
C’est aimer puissamment que d’aimer de lasorte ;
Mais mon affection est bien encor plusforte.
Tu sais (et je le dis sans te mésestimer)
Que quand notre Daphnis aurait su techarmer,
Ce qu’elle est plus que toi mettrait horsd’espérance
Les fruits qui seraient dus à tapersévérance.
Plût à Dieu que le ciel te donnât assezd’heur
Pour faire naître en elle autant que j’aid’ardeur !
Voyant ainsi la porte à ta fortuneouverte,
Je pourrais librement consentir à maperte.
Théante
Je te souhaite un change autantavantageux.
Plût à Dieu que le sort te fût moinsoutrageux,
Ou que jusqu’à ce point il t’eûtfavorisée,
Que Florame fût prince, et qu’il t’eûtépousée !
Je prise, auprès des tiens, si peu mesintérêts,
Que bien que j’en sentisse au cœur milleregrets,
Et que de déplaisir il m’en coûtât la vie,
Je me la tiendrais lors heureusementravie.
Amarante
Je ne voudrais point d’heur qui vînt avec tamort,
Et Damon que voilà n’en serait pasd’accord.
Théante
Il a mine d’avoir quelque chose à me dire.
Amarante
Ma présence y nuirait : adieu, je meretire.
Théante
Arrête ; nous pourrons nous voir tout àloisir :
Rien ne le presse.
Théante,Damon
Théante
Ami, que tu m’as fait plaisir !
J’étais fort à la gêne avec cettesuivante.
Damon
Celle qui te charmait te devient bienpesante.
Théante
Je l’aime encor pourtant ; mais monambition
Ne laisse point agir mon inclination.
Ma flamme sur mon cœur en vain est la plusforte,
Tous mes désirs ne vont qu’où mon dessein lesporte.
Au reste, j’ai sondé l’esprit de monrival.
Damon
Et connu…
Théante
Qu’il n’est pas pour me faire grand mal.
Amarante m’en vient d’apprendre unenouvelle
Qui ne me permet plus que j’en sois encervelle.
Il a vu…
Damon
Qui ?
Théante
Daphnis, et n’en a remporté
Que ce qu’elle devait à sa témérité.
Damon
Comme quoi ?
Théante
Des mépris, des rigueurs sans pareilles.
Damon
As-tu beaucoup de foi pour de tellesmerveilles ?
Théante
Celle dont je les tiens en parleassurément.
Damon
Pour un homme si fin, on te dupe aisément.
Amarante elle-même en est mal satisfaite,
Et ne t’a rien conté que ce qu’ellesouhaite :
Pour seconder Florame en ses intentions,
On l’avait écartée à des commissions.
Je viens de le trouver, tout ravi dans sonâme,
D’avoir eu les moyens de déclarer saflamme,
Et qui présume tant de ses prospérités,
Qu’il croit ses vœux reçus, puisqu’ils sontécoutés ;
Et certes son espoir n’est pas horsd’apparence ;
Après ce bon accueil et cette conférence,
Dont Daphnis elle-même a fait l’occasion,
J’en crains fort un succès à ta confusion.
Tâchons d’y donner ordre ; et, sans plusde langage
Avise en quoi tu veux employer moncourage.
Théante
Lui disputer un bien où j’ai si peu depart,
Ce serait m’exposer pour quelqu’autre auhasard.
Le duel est fâcheux, et quoi qu’il enarrive,
De sa possession l’un et l’autre il nousprive,
Puisque de deux rivaux, l’un mort, l’autres’enfuit,
Tandis que de sa peine un troisième a lefruit.
À croire son courage, en amour ons’abuse ;
La valeur d’ordinaire y sert moins que laruse.
Damon
Avant que passer outre, un peud’attention.
Théante
Te viens-tu d’aviser de quelqueinvention ?
Damon
Oui, ta seule maxime en fondel’entreprise.
Clarimond voit Daphnis, il l’aime, il lacourtise ;
Et quoiqu’il n’en reçoive encor que desmépris,
Un moment de bonheur lui peut gagner ceprix.
Théante
Ce rival est bien moins à redouter qu’àplaindre.
Damon
Je veux que de sa part tu ne doives riencraindre,
N’est-ce pas le plus sûr qu’un duelhasardeux
Entre Florame et lui les en prive tousdeux ?
Théante
Crois-tu qu’avec Florame aisément onl’engage ?
Damon
Je l’y résoudrai trop avec un peud’ombrage.
Un amant dédaigné ne voit pas de bon œil
Ceux qui du même objet ont un plus douxaccueil :
Des faveurs qu’on leur fait il forme sesoffenses,
Et pour peu qu’on le pousse, il court auxviolences.
Nous les verrions par là, l’un et l’autreécartés,
Laisser la place libre à tes félicités.
Théante
Oui, mais s’il t’obligeait d’en porter laparole ?
Damon
Tu te mets en l’esprit une craintefrivole.
Mon péril de ces lieux ne te bannirapas ;
Et moi, pour te servir je courrais autrépas.
Théante
En même occasion dispose de ma vie,
Et sois sûr que pour toi j’aurai la mêmeenvie.
Damon
Allons, ces compliments en retardentl’effet.
Théante
Le ciel ne vit jamais un ami si parfait.
Florame,Célie
Florame
Enfin, quelque froideur qui paraisse enFlorise,
Aux volontés d’un frère elle s’en estremise.
Célie
Quoiqu’elle s’en rapporte à vousentièrement,
Vous lui feriez plaisir d’en userautrement.
Les amours d’un vieillard sont d’une faibleamorce.
Florame
Que veux-tu ? son esprit se fait un peude force ;
Elle se sacrifie à mes contentements,
Et pour mes intérêts contraint sessentiments.
Assure donc Géraste, en me donnant safille,
Qu’il gagne en un moment toute notrefamille,
Et que, tout vieil qu’il est, cettecondition
Ne laisse aucun obstacle à son affection.
Mais aussi de Florise il ne doit rienprétendre,
À moins que se résoudre à m’accepter pourgendre.
Célie
Plaisez-vous à Daphnis ? c’est là leprincipal.
Florame
Elle a trop de bonté pour me vouloir dumal ;
D’ailleurs sa résistance obscurcirait sagloire ;
Je la mériterais si je la pouvais croire.
La voilà qu’un rival m’empêched’aborder ;
Le rang qu’il tient sur moi m’oblige à luicéder,
Et la pitié que j’ai d’un amant si fidèle
Lui veut donner loisir d’être dédaignéd’elle.
Clarimond,Daphnis
Clarimond
Ces dédains rigoureux dureront-ilstoujours ?
Daphnis
Non, ils ne dureront qu’autant que vosamours.
Clarimond
C’est prescrire à mes feux des lois bieninhumaines.
Daphnis
Faites finir vos feux, je finirai leurspeines.
Clarimond
Le moyen de forcer mon inclination ?
Daphnis
Le moyen de souffrir votreobstination ?
Clarimond
Qui ne s’obstinerait en vous voyant sibelle ?
Daphnis
Qui vous pourrait aimer, vous voyant sirebelle ?
Clarimond
Est-ce rébellion que d’avoir trop defeu ?
Daphnis
C’est avoir trop d’amour, et m’obéir troppeu.
Clarimond
La puissance sur moi que je vous aidonnée…
Daphnis
D’aucune exception ne doit être bornée.
Clarimond
Essayez autrement ce pouvoir souverain.
Daphnis
Cet essai me fait voir que je commande envain.
Clarimond
C’est un injuste essai qui ferait maruine.
Daphnis
Ce n’est plus obéir depuis qu’on examine.
Clarimond
Mais l’amour vous défend un telcommandement.
Daphnis
Et moi, je me défends un plus douxtraitement.
Clarimond
Avec ce beau visage avoir le cœur deroche !
Daphnis
Si le mien s’endurcit, ce n’est qu’à votreapproche.
Clarimond
Que je sache du moins d’où naissent vosfroideurs.
Daphnis
Peut-être du sujet qui produit vosardeurs.
Clarimond
Si je brûle, Daphnis, c’est de nous voirensemble.
Daphnis
Et c’est de nous y voir, Clarimond, que jetremble.
Clarimond
Votre contentement n’est qu’à memaltraiter.
Daphnis
Comme le vôtre n’est qu’à me persécuter.
Clarimond
Quoi ! l’on vous persécute à force deservices !
Daphnis
Non, mais de votre part ce me sont dessupplices.
Clarimond
Hélas ! et quand pourra venir maguérison ?
Daphnis
Lorsque le temps chez vous remettra laraison.
Clarimond
Ce n’est pas sans raison que mon âme estéprise.
Daphnis
Ce n’est pas sans raison aussi qu’on vousméprise.
Clarimond
Juste ciel ! et que dois-je espérerdésormais ?
Daphnis
Que je ne suis pas fille à vous aimerjamais.
Clarimond
C’est donc perdre mon temps que de plus yprétendre ?
Daphnis
Comme je perds ici le mien à vousentendre.
Clarimond
Me quittez-vous sitôt sans me vouloirguérir ?
Daphnis
Clarimond sans Daphnis peut et vivre etmourir.
Clarimond
Je mourrai toutefois, si je ne vouspossède.
Daphnis
Tenez-vous donc pour mort, s’il vous faut ceremède.
Clarimond
Tout dédaigné, je l’aime, et malgré sarigueur,
Ses charmes plus puissants lui conservent moncœur.
Par un contraire effet dont mes mauxs’entretiennent,
Sa bouche le refuse, et ses yeux leretiennent.
Je ne puis, tant elle a de mépris etd’appas,
Ni le faire accepter, ni ne le donnerpas ;
Et comme si l’amour faisait naître sahaine,
Ou qu’elle mesurât ses plaisirs à mapeine,
On voit paraître ensemble, et croîtreégalement,
Ma flamme et ses froideurs, sa joie et montourment.
Je tâche à m’affranchir de ce malheurextrême,
Et je ne saurais plus disposer demoi-même.
Mon désespoir trop lâche obéit à mon sort,
Et mes ressentiments n’ont qu’un débileeffort.
Mais pour faibles qu’ils soient, aidons leurimpuissance ;
Donnons-leur le secours d’une éternelleabsence.
Adieu, cruelle ingrate, adieu : je fuisces lieux
Pour dérober mon âme au pouvoir de tesyeux.
Amarante,Clarimond
Amarante
Monsieur, monsieur, un mot. L’air de votrevisage
Témoigne un déplaisir caché dans lecourage.
Vous quittez ma maîtresse un peu malsatisfait.
Clarimond
Ce que voit Amarante en est le moindreeffet.
Je porte, malheureux, après de telsoutrages,
Des douleurs sur le front, et dans le cœur desrages.
Amarante
Pour un peu de froideur, c’est tropdésespérer.
Clarimond
Que ne dis-tu plutôt que c’est tropendurer ?
Je devrais être las d’un si cruel martyre,
Briser les fers honteux où me tient sonempire,
Sans irriter mes maux avec un vain regret.
Amarante
Si je vous croyais homme à garder unsecret,
Vous pourriez sur ce point apprendre quelquechose
Que je meurs de vous dire, et toutefois jen’ose.
L’erreur où je vous vois me faitcompassion ;
Mais pourriez-vous avoir de ladiscrétion ?
Clarimond
Prends-en ma foi de gage, avec… Laisse-moifaire.
(Il veut tirer un diamant de sondoigt pour le lui donner, et elle l’en empêche.)
Amarante
Vous voulez justement m’obliger à metaire ;
Aux filles de ma sorte il suffit de lafoi :
Réservez vos présents pour quelque autre quemoi.
Clarimond
Souffre…
Amarante
Gardez-les, dis-je, ou je vous abandonne.
Daphnis a des rigueurs dont l’excès vousétonne ;
Mais vous aurez bien plus de quoi vousétonner
Quand vous saurez comment il faut lagouverner.
À force de douceurs vous la rendezcruelle,
Et vos submissions vous perdent auprèsd’elle :
Épargnez désormais tous ces passuperflus ;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyezplus.
Toutes ces cruautés ne sont qu’enapparence.
Du côté du vieillard tournez votreespérance ;
Quand il aura pour elle accepté quelqueamant,
Un prompt amour naîtra de soncommandement.
Elle vous fait tandis cette galanterie,
Pour s’acquérir le bruit de fille biennourrie,
Et gagner d’autant plus de réputation
Qu’on la croira forcer son inclination.
Nommez cette maxime ou prudence ousottise,
C’est la seule raison qui fait qu’on vousméprise.
Clarimond
Hélas ! et le moyen de croire tesdiscours ?
Amarante
De grâce, n’usez point si mal de monsecours :
Croyez les bons avis d’une bouche fidèle,
Et songeant seulement que je viens d’avecelle,
Derechef épargnez tous ces passuperflus ;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyezplus.
Clarimond
Tu ne flattes mon cœur que d’un espoirfrivole.
Amarante
Hasardez seulement deux mots sur maparole,
Et n’appréhendez point la honte d’unrefus.
Clarimond
Mais si j’en recevais, je serais bienconfus.
Un oncle pourra mieux concerter cetteaffaire.
Amarante
Ou par vous, ou par lui, ménagez bien lepère.
Amarante
Qu’aisément un esprit qui se laisseflatter
S’imagine un bonheur qu’il pensemériter !
Clarimond est bien vain ensemble et biencrédule
De se persuader que Daphnis dissimule,
Et que ce grand dédain déguise un grandamour,
Que le seul choix d’un père a droit de mettreau jour.
Il s’en pâme de joie, et dessus ma parole
De tant d’affronts reçus son âme seconsole ;
Il les chérit peut-être et les tient àfaveurs,
Tant ce trompeur espoir redouble sesferveurs !
S’il rencontrait le père, et que monentreprise…
Géraste,Amarante
Géraste
Amarante !
Amarante
Monsieur !
Géraste
Vous faites la surprise,
Encor que de si loin vous m’ayez vu venir,
Que Clarimond n’est plus à vousentretenir !
Je donne ainsi la chasse à ceux qui vous encontent !
Amarante
À moi ? mes vanités jusque-là ne semontent.
Géraste
Il semblait toutefois parler d’affection.
Amarante
Oui, mais qu’estimez-vous de sonintention ?
Géraste
Je crois que ses desseins tendent aumariage.
Amarante
Il est vrai.
Géraste
Quelque foi qu’il vous donne pour gage,
Il cherche à vous surprendre, et sous ce fauxappas
Il cache des projets que vous n’entendezpas.
Amarante
Votre âge soupçonneux a toujours deschimères
Qui le font mal juger des cœurs les plussincères.
Géraste
Où les conditions n’ont point d’égalité,
L’amour ne se fait guère avec sincérité.
Amarante
Posé que cela soit : Clarimond mecaresse ;
Mais si je vous disais que c’est pour mamaîtresse,
Et que le seul besoin qu’il a de monsecours,
Sortant d’avec Daphnis, l’arrête en mesdiscours ?
Géraste
S’il a besoin de toi pour avoir bonneissue,
C’est signe que sa flamme est assez malreçue.
Amarante
Pas tant qu’elle paraît, et que vousprésumez.
D’un mutuel amour leurs cœurs sontenflammés ;
Mais Daphnis se contraint, de peur de vousdéplaire,
Et sa bouche est toujours à ses désirscontraire,
Hormis lorsqu’avec moi s’ouvrantconfidemment,
Elle trouve à ses maux quelquesoulagement.
Clarimond cependant, pour fondre tant deglaces,
Tâche par tous moyens d’avoir mes bonnesgrâces ;
Et moi je l’entretiens toujours d’un peud’espoir.
Géraste
À ce compte, Daphnis est fort dans ledevoir :
Je n’en puis souhaiter un meilleurtémoignage,
Et ce respect m’oblige à l’aimerdavantage.
Je lui serai bon père, et puisque ce parti
À sa condition se rencontre assorti,
Bien qu’elle pût encore un peu plus hautatteindre,
Je la veux enhardir à ne se pluscontraindre.
Amarante
Vous n’en pourrez jamais tirer la vérité.
Honteuse de l’aimer sans votre autorité,
Elle s’en défendra de toute sapuissance ;
N’en cherchez point d’aveu que dansl’obéissance.
Quand vous aurez fait choix de cet heureuxamant,
Vos ordres produiront un promptconsentement.
Mais on ouvre la porte. Hélas ! je suisperdue,
Si j’ai tant de malheur qu’elle m’aitentendue.
(Elle rentre dans lejardin.)
Géraste
Lui procurant du bien, elle croit lafâcher,
Et cette vaine peur la fait ainsi cacher.
Que ces jeunes cerveaux ont de traits defolie !
Mais il faut aller voir ce qu’aura faitCélie.
Toutefois disons-lui quelque mot enpassant,
Qui la puisse guérir du mal qu’elleressent.
Géraste,Daphnis
Géraste
Ma fille, c’est en vain que tu fais ladiscrète,
J’ai découvert enfin ta passion secrète,
Je ne t’en parle point sur des avisdouteux.
N’en rougis point, Daphnis, ton choix n’estpas honteux ;
Moi-même je l’agrée, et veux bien que tonâme
À cet amant si cher ne cache plus saflamme.
Tu pouvais en effet prétendre un peu plushaut ;
Mais on ne peut assez estimer ce qu’ilvaut ;
Ses belles qualités, son crédit et sa race
Auprès des gens d’honneur sont trop dignes degrâce.
Adieu. Si tu le vois, tu peux luitémoigner
Que sans beaucoup de peine on me pourragagner.
Daphnis
D’aise et d’étonnement je demeureimmobile.
D’où lui vient cette humeur de m’être sifacile ?
D’où me vient ce bonheur où je n’osaispenser ?
Florame, il m’est permis de terécompenser ;
Et sans plus déguiser ce qu’un pèreautorise,
Je puis me revancher du don de tafranchise ;
Ton mérite le rend, malgré ton peu debiens,
Indulgent à mes feux, et favorable auxtiens :
Il trouve en tes vertus des richesses plusbelles.
Mais est-il vrai, mes sens ? m’êtes-voussi fidèles ?
Mon heur me rend confuse, et ma confusion
Me fait tout soupçonner de quelqueillusion.
Je ne me trompe point, ton mérite et tarace
Auprès des gens d’honneur sont trop dignes degrâce.
Florame, il est tout vrai, dès lors que je tevis,
Un battement de cœur me fit de cetavis ;
Et mon père aujourd’hui souffre que dans sonâme
Les mêmes sentiments…
Florame,Daphnis
Daphnis
Quoi ! vous voilà, Florame ?
Je vous avais prié tantôt de me quitter.
Florame
Et je vous ai quittée aussi sanscontester.
Daphnis
Mais revenir sitôt, c’est me faire uneoffense.
Florame
Quand j’aurais sur ce point reçu quelquedéfense,
Si vous saviez quels feux ont pressé monretour,
Vous en pardonneriez le crime à mon amour.
Daphnis
Ne vous préparez point à dire desmerveilles,
Pour me persuader des flammes sanspareilles.
Je crois que vous m’aimez, et c’est en croireplus
Que n’en exprimeraient vos discourssuperflus.
Florame
Mes feux, qu’ont redoublés ces proposadorables,
À force d’être crus deviennentincroyables,
Et vous n’en croyez rien qui ne soitau-dessous.
Que ne m’est-il permis d’en croire autant devous !
Daphnis
Votre croyance est libre.
Florame
Il me la faudrait vraie.
Daphnis
Mon cœur par mes regards vous fait trop voirsa plaie.
Un homme si savant au langage des yeux
Ne doit pas demander que je m’expliquemieux.
Mais puisqu’il vous en faut un aveu de mabouche,
Allez, assurez-vous que votre amour metouche.
Depuis tantôt je parle un peu pluslibrement,
Ou, si vous le voulez, un peu plushardiment :
Aussi j’ai vu mon père, et s’il vous faut toutdire,
Avec tous nos désirs sa volonté conspire.
Florame
Surpris, ravi, confus, je n’ai querepartir.
Être aimé de Daphnis ! un père yconsentir !
Dans mon affection ne trouver plusd’obstacle !
Mon espoir n’eût osé concevoir ce miracle.
Daphnis
Miracles toutefois qu’Amarante aproduits ;
De sa jalouse humeur nous tirons ces douxfruits.
Au récit de nos feux, malgré son artifice,
La bonté de mon père a trompé samalice ;
Du moins je le présume, et ne puissoupçonner
Que mon père sans elle ait pu riendeviner.
Florame
Les avis d’Amarante, en trahissant maflamme,
N’ont point gagné Géraste en faveur deFlorame.
Les ressorts d’un miracle ont un plus hautmoteur,
Et tout autre qu’un dieu n’en peut êtrel’auteur.
Daphnis
C’en est un que l’Amour.
Florame
Et vous verrez peut-être
Que son pouvoir divin se fait iciparaître,
Dont quelques grands effets, avant qu’il soitlongtemps,
Vous rendront étonnée, et nos désirscontents.
Daphnis
Florame, après vos feux et l’aveu de monpère,
L’amour n’a point d’effets capables de meplaire.
Florame
Aimez-en le premier, et recevez la foi
D’un bienheureux amant qu’il met sous votreloi.
Daphnis
Vous, prisez le dernier qui vous donne lamienne.
Florame
Quoique dorénavant Amarante survienne
Je crois que nos discours iront d’un paségal,
Sans donner sur le rhume, ou gauchir sur lebal.
Daphnis
Si je puis tant soit peu dissimuler majoie,
Et que dessus mon front son excès ne sevoie,
Je me jouerai bien d’elle, et desempêchements
Que son adresse apporte à noscontentements.
Florame
J’en apprendrai de vous l’agréablenouvelle.
Un ordre nécessaire au logis me rappelle,
Et doit fort avancer le succès de nosvœux.
Daphnis
Nous n’avons plus qu’une âme et qu’un vouloirnous deux.
Bien que vous éloigner ce me soit unmartyre,
Puisque vous le voulez, je n’y puiscontredire.
Mais quand dois-je espérer de vous revoirici ?
Florame
Dans une heure au plus tard.
Daphnis
Allez donc : la voici.
Daphnis,Amarante
Daphnis
Amarante, vraiment vous êtes fortjolie ;
Vous n’égayez pas mal votremélancolie ;
Votre jaloux chagrin a de beaux agréments,
Et choisit assez bien sesdivertissements :
Votre esprit pour vous-même a forcecomplaisance
De me faire l’objet de votremédisance ;
Et, pour donner couleur à vos détractions,
Vous lisez fort avant dans mes intentions.
Amarante
Moi ! que de vous j’osasse aucunementmédire !
Daphnis
Voyez-vous, Amarante, il n’est plus temps derire.
Vous avez vu mon père, avec qui vosdiscours
M’ont fait à votre gré de frivoles amours.
Quoi ! souffrir un moment l’entretien deFlorame,
Vous le nommez bientôt une secrèteflamme ?
Cette jalouse humeur dont vous suivez laloi
Vous fait en mes secrets plus savante quemoi.
Mais passe pour le croire, il fallait que monpère
De votre confidence apprît cettechimère ?
Amarante
S’il croit que vous l’aimez, c’est sur quelquesoupçon
Où je ne contribue en aucune façon.
Je sais trop que le ciel, avec de tellesgrâces,
Vous donne trop de cœur pour des flammes sibasses ;
Et quand je vous croirais dans cet indignechoix,
Je sais ce que je suis et ce que je vousdois.
Daphnis
Ne tranchez point ainsi de larespectueuse :
Votre peine après tout vous est bienfructueuse ;
Vous la devez chérir, et son heureuxsuccès
Qui chez nous à Florame interdit toutaccès.
Mon père le bannit et de l’une et del’autre.
Pensant nuire à mon feu, vous ruinez levôtre.
Je lui viens de parler, mais c’étaitseulement
Pour lui dire l’arrêt de son bannissement.
Vous devez cependant être fort satisfaite
Qu’à votre occasion un père memaltraite ;
Pour fruit de vos labeurs si cela voussuffit,
C’est acquérir ma haine avec peu deprofit.
Amarante
Si touchant vos amours on sait rien de mabouche,
Que je puisse à vos yeux devenir unesouche !
Que le ciel…
Daphnis
Finissez vos imprécations.
J’aime votre malice et vos délations.
Ma mignonne, apprenez que vous êtesdéçue :
C’est par votre rapport que mon ardeur estsue ;
Mais mon père y consent, et vos avisjaloux
N’ont fait que me donner Florame pourépoux.
Amarante
Ai-je bien entendu ? Sa belle humeur sejoue,
Et par plaisir soi-même elle se désavoue.
Son père la maltraite, et consent à sesvœux !
Ai-je nommé Florame en parlant de sesfeux ?
Florame, Clarimond, ces deux noms, ce mesemble,
Pour être confondus, n’ont rien qui seressemble.
Le moyen que jamais on entendît si mal,
Que l’un de ces amants fût pris pour sonrival ?
Je ne sais où j’en suis, et toutefoisj’espère ;
Sous ces obscurités je soupçonne unmystère,
Et mon esprit confus, à force de douter,
Bien qu’il n’ose rien croire, ose encor seflatter.
Daphnis
Qu’en l’attente de ce qu’on aime
Une heure est fâcheuse à passer !
Qu’elle ennuie un amour extrême
Dont la joie est réduite aux douceurs d’ypenser !
Le mien, qui fuit la défiance,
La trouve trop longue à venir,
Et s’accuse d’impatience,
Plutôt que mon amant de peu de souvenir.
Ainsi moi-même je m’abuse,
De crainte d’un plus grand ennui,
Et je ne cherche plus de ruse
Qu’à m’ôter tout sujet de me plaindre delui.
Aussi bien, malgré ma colère,
Je brûlerais de m’apaiser,
Et sa peine la plus sévère
Ne serait tout au plus qu’un mot pourl’excuser.
Je dois rougir de ma faiblesse ;
C’est être trop bonne en effet.
Daphnis, fais un peu la maîtresse,
Et souviens-toi du moins…
Géraste,Célie,Daphnis
Géraste, àCélie.
Adieu, cela vaut fait,
Tu l’en peux assurer.
(Célie rentre, et Géraste continue àparler à Daphnis.)
Ma fille, je présume,
Quelques feux dans ton cœur que ton amantallume,
Que tu ne voudrais pas sortir de tondevoir.
Daphnis
C’est ce que le passé vous a pu fairevoir.
Géraste
Mais si pour en tirer une preuve plusclaire,
Je disais qu’il faut prendre un sentimentcontraire,
Qu’une autre occasion te donne un autreamant ?
Daphnis
Il serait un peu tard pour un telchangement.
Sous votre autorité j’ai dévoilé monâme ;
J’ai découvert mon cœur à l’objet de maflamme,
Et c’est sous votre aveu qu’il a reçu mafoi.
Géraste
Oui, mais je viens de faire un autre choixpour toi.
Daphnis
Ma foi ne permet plus une telleinconstance.
Géraste
Et moi, je ne saurais souffrir derésistance.
Si ce gage est donné par mon consentement,
Il faut le retirer par mon commandement.
Vous soupirez en vain : vos soupirs etvos larmes
Contre ma volonté sont d’impuissantesarmes.
Rentrez ; je ne puis voir qu’avec milledouleurs
Votre rébellion s’exprimer par vos pleurs.
(Daphnis rentre, et Gérastecontinue.)
La pitié me gagnait. Il m’était impossible
De voir encor ses pleurs, et n’être passensible :
Mon injuste rigueur ne pouvait plus tenir,
Et de peur de me rendre, il la fallaitbannir.
N’importe toutefois, la parole me lie,
Et mon amour ainsi l’a promis àCélie ;
Florise ne se peut acquérir qu’à ce prix,
Si Florame…
Géraste,Amarante
Amarante
Monsieur, vous vous êtes mépris ;
C’est Clarimond qu’elle aime.
Géraste
Et ma plus grande peine
N’est que d’en avoir eu la preuve tropcertaine.
Dans sa rébellion à mon autorité,
L’amour qu’elle a pour lui n’a que tropéclaté.
Si pour ce cavalier elle avait moins deflamme,
Elle agréerait le choix que je fais deFlorame,
Et prenant désormais un mouvement plussain,
Ne s’obstinerait pas à rompre mon dessein.
Amarante
C’est ce choix inégal qui vous la faitrebelle ;
Mais pour tout autre amant n’appréhendez riend’elle.
Géraste
Florame a peu de bien, mais pour quelqueraison
C’est lui seul dont je fais l’appui de mamaison.
Examiner mon choix, c’est un traitd’imprudence.
Toi qu’à présent Daphnis traite deconfidence,
Et dont le seul avis gouverne ses secrets,
Je te prie, Amarante, adoucis ses regrets,
Résous-la, si tu peux, à contenter unpère ;
Fais qu’elle aime Florame, ou craigne macolère.
Amarante
Puisque vous le voulez, j’y ferai monpouvoir ;
C’est chose toutefois dont j’ai si peud’espoir,
Que je craindrais plutôt de l’aigrirdavantage.
Géraste
Il est tant de moyens de fléchir uncourage !
Trouve pour la gagner quelque subtilappas ;
La récompense après ne te manquera pas.
Amarante
Accorde qui pourra le père avec lafille !
L’égarement d’esprit règne sur la famille.
Daphnis aime Florame, et son père yconsent :
D’elle-même j’ai su l’aise qu’elle enressent ;
Et si j’en crois ce père, elle ne porte enl’âme
Que révolte, qu’orgueil, que mépris pourFlorame.
Peut-elle s’opposer à ses propres désirs,
Démentir tout son cœur, détruire sesplaisirs ?
S’ils sont sages tous deux, il faut que jesois folle.
Leur mécompte pourtant, quel qu’il soit, meconsole ;
Et bien qu’il me réduise au bout de monlatin,
Un peu plus en repos j’en attendrai lafin.
Florame,Damon
Florame
Sans me voir elle rentre, et quelque bongénie
Me sauve de ses yeux et de sa tyrannie.
Je ne me croyais pas quitte de sesdiscours,
À moins que sa maîtresse en vînt rompre lecours.
Damon
Je voudrais t’avoir vu dedans cettecontrainte.
Florame
Peut-être voudrais-tu qu’elle empêchât maplainte ?
Damon
Si Théante sait tout, sans raison tu t’enplains.
Je t’ai dit ses secrets, comme à lui tesdesseins,
Il voit dedans ton cœur, tu lis dans soncourage,
Et je vous fais combattre ainsi sansavantage.
Florame
Toutefois au combat tu n’as pul’engager ?
Damon
Sa générosité n’en craint pas ledanger ;
Mais cela choque un peu sa prudenceamoureuse,
Vu que la fuite en est la fin la plusheureuse,
Et qu’il faut que, l’un mort, l’autre tirepays.
Florame
Malgré le déplaisir de mes secrets trahis,
Je ne puis, cher ami, qu’avec toi je nerie
Des subtiles raisons de sa poltronnerie.
Nous faire ce duel sans s’exposer auxcoups,
C’est véritablement en savoir plus quenous,
Et te mettre en sa place avec assezd’adresse,
Damon
Qu’importe à quels périls il gagne unemaîtresse ?
Que ses rivaux entre eux fassent millecombats,
Que j’en porte parole, ou ne la porte pas,
Tout lui semblera bon, pourvu que sans enêtre
Il puisse de ces lieux les fairedisparaître.
Florame
Mais ton service offert hasardait bien tafoi,
Et s’il eût eu du cœur, t’engageait contremoi.
Damon
Je savais trop que l’offre en seraitrejetée.
Depuis plus de dix ans je connais saportée ;
Il ne devient mutin que fort malaisément,
Et préfère la ruse à l’éclaircissement.
Florame
Les maximes qu’il tient pour conserver savie
T’ont donné des plaisirs où je te porteenvie.
Damon
Tu peux incontinent les goûter si tu veux.
Lui, qui doute fort peu du succès de sesvœux,
Et qui croit que déjà Clarimond et Florame
Disputent loin d’ici le sujet de leurflamme,
Serait-il homme à perdre un temps siprécieux,
Sans aller chez Daphnis faire le gracieux,
Et seul, à la faveur de quelque mot pourrire,
Prendre l’occasion de conter sonmartyre ?
Florame
Mais s’il nous trouve ensemble, il pourrasoupçonner
Que nous prenons plaisir tous deux à leberner.
Damon
De peur que nous voyant il conçût quelqueombrage,
J’avais mis tout exprès Cléon sur lepassage.
Théante approche-t-il ?
Cléon
Il est en ce carfour.
Damon
Adieu donc, nous pourrons le jouer tour àtour.
Florame,seul.
Je m’étonne comment tant de belles parties
En cet illustre amant sont si malassorties,
Qu’il a si mauvais cœur avec de si bonsyeux,
Et fait un si beau choix sans le défendremieux.
Pour tant d’ambition, c’est bien peu decourage.
Florame,Théante
Florame
Quelle surprise, ami, paraît sur tonvisage ?
Théante
T’ayant cherché longtemps, je demeureconfus
De t’avoir rencontré quand je n’y pensaisplus.
Florame
Parle plus franchement : fâché de tapromesse,
Tu veux et n’oserais reprendre tamaîtresse !
Ta passion, qui souffre une trop dure loi,
Pour la gouverner seul te dérobait demoi ?
Théante
De peur que ton esprit formât cettecroyance,
De l’aborder sans toi je faisaisconscience.
Florame
C’est ce qui t’obligeait sans doute à mechercher ?
Mais ne te prive plus d’un entretien sicher.
Je te cède Amarante, et te rends taparole :
J’aime ailleurs ; et lassé d’uncompliment frivole,
Et de feindre une ardeur qui blesse mesamis,
Ma flamme est véritable, et son effetpermis :
J’adore une beauté qui peut disposerd’elle,
Et seconder mes feux sans me rendreinfidèle.
Théante
Tu veux dire Daphnis ?
Florame
Je ne puis te celer
Qu’elle est l’unique objet pour qui je veuxbrûler.
Théante
Le bruit vole déjà qu’elle est pour toi sansglace,
Et déjà d’un cartel Clarimond te menace.
Florame
Qu’il vienne, ce rival, apprendre, à sonmalheur,
Que s’il me passe en biens, il me cède envaleur,
Que sa vaine arrogance, en ce dueltrompée,
Me fasse mériter Daphnis à coupsd’épée :
Par là je gagne tout ; ma générosité
Suppléera ce qui fait notreinégalité ;
Et son père, amoureux du bruit de mavaillance,
La fera sur ses biens emporter la balance.
Théante
Tu n’en peux espérer un moindreévénement :
L’heur suit dans les duels le plus heureuxamant ;
Le glorieux succès d’une action si belle,
Ton sang mis au hasard, ou répandu pourelle,
Ne peut laisser au père aucun lieu derefus.
Tiens ta maîtresse acquise, et ton rivalconfus ;
Et sans t’épouvanter d’une vaine fortune
Qu’il soutient lâchement d’une valeurcommune,
Ne fais de son orgueil qu’un sujet demépris,
Et pense que Daphnis ne s’acquiert qu’à ceprix.
Adieu : puisse le ciel à ton amourparfaite
Accorder un succès tel que je lesouhaite !
Florame
Ce cartel, ce me semble, est trop long àvenir :
Mon courage bouillant ne se peutcontenir ;
Enflé par tes discours, il ne sauraitattendre
Qu’un insolent défi l’oblige à sedéfendre.
Va donc, et de ma part appelleClarimond ;
Dis-lui que pour demain il choisisse unsecond,
Et que nous l’attendrons au château deBicêtre.
Théante
J’adore ce grand cœur qu’ici tu faisparaître,
Et demeure ravi du trop d’affection
Que tu m’as témoigné par cette élection.
Prends-y garde pourtant ; pense à quoi tut’engages.
Si Clarimond, lassé de souffrir tantd’outrages,
Éteignant son amour, te cédait ce bonheur,
Quel besoin serait-il de le piquerd’honneur ?
Peut-être qu’un faux bruit nous apprend samenace :
C’est à toi seulement de défendre taplace.
Ces coups du désespoir des amants méprisés
N’ont rien d’avantageux pour lesfavorisés.
Qu’il recoure, s’il veut, à ces fâcheuxremèdes ;
Ne lui querelle point un bien que tupossèdes :
Ton amour, que Daphnis ne sauraitdédaigner,
Court risque d’y tout perdre, et n’y peut riengagner.
Avise encore un coup ; ta valeurinquiète
En d’extrêmes périls un peu trop tôt tejette.
Florame
Quels périls ? L’heur y suit le plusheureux amant.
Théante
Quelquefois le hasard en disposeautrement.
Florame
Clarimond n’eut jamais qu’une valeurcommune.
Théante
La valeur aux duels fait moins que lafortune.
Florame
C’est par là seulement qu’on mériteDaphnis.
Théante
Mais plutôt de ses yeux par là tu tebannis.
Florame
Cette belle action pourra gagner son père.
Théante
Je le souhaite ainsi plus que je nel’espère.
Florame
Acceptant un cartel, suis-je plusassuré ?
Théante
Où l’honneur souffrirait rien n’estconsidéré.
Florame
Je ne puis résister à des raisons sifortes :
Sur ma bouillante ardeur malgré moi tul’emportes.
J’attendrai qu’on m’attaque.
Théante
Adieu donc.
Florame
En ce cas,
Souviens-t’en, cher ami, tu me promets tonbras ?
Théante
Dispose de ma vie.
Florame,seul.
Elle est fort assurée,
Si rien que ce duel n’empêche sa durée.
Il en parle des mieux ; c’est un jeu quilui plaît ;
Mais il devient fort sage aussitôt qu’il enest,
Et montre cependant des grâces peuvulgaires
À battre ses raisons par des raisonscontraires.
Daphnis,Florame
Daphnis
Je n’osais t’aborder les yeux baignés depleurs,
Et devant ce rival t’apprendre nosmalheurs.
Florame
Vous me jetez, madame, en d’étrangesalarmes.
Dieux ! et d’où peut venir ce déluge delarmes ?
Le bonhomme est-il mort ?
Daphnis
Non, mais il se dédit,
Tout amour désormais pour toi m’estinterdit :
Si bien qu’il me faut être ou rebelle ouparjure,
Forcer les droits d’amour ou ceux de lanature,
Mettre un autre en ta place ou luidésobéir,
L’irriter, ou moi-même avec toi me trahir.
À moins que de changer, sa haineinévitable
Me rend de tous côtés ma perteindubitable ;
Je ne puis conserver mon devoir et ma foi,
Ni sans crime brûler pour d’autres ni pourtoi.
Florame
Le nom de cet amant, dont l’indiscrèteenvie
À mes ressentiments vient apporter savie ?
Le nom de cet amant, qui, par sa promptemort
Doit, au lieu du vieillard, me réparer cetort,
Et qui, sur quelque orgueil que son amour sefonde,
N’a que jusqu’à ma vue à demeurer aumonde ?
Daphnis
Je n’aime pas si mal que de m’eninformer ;
Je t’aurais fait trop voir que j’eusse pul’aimer.
Si j’en savais le nom, ta juste défiance
Pourrait à ses défauts imputer maconstance,
À son peu de mérite attacher mon dédain,
Et croire qu’un plus digne aurait reçu mamain.
J’atteste ici le bras qui lance letonnerre,
Que tout ce que le ciel a fait paraître enterre
De mérites, de biens, de grandeurs etd’appas,
En même objet uni, ne m’ébranleraitpas :
Florame a droit lui seul de captiver monâme ;
Florame vaut lui seul à ma pudique flamme
Tout ce que peut le monde offrir à mesardeurs
De mérites, d’appas, de biens et degrandeurs.
Florame
Qu’avec des mots si doux vous m’êtesinhumaine !
Vous me comblez de joie, et redoublez mapeine.
L’effet d’un tel amour, hors de votrepouvoir,
Irrite d’autant plus mon sanglantdésespoir.
L’excès de votre ardeur ne sert qu’à monsupplice.
Devenez-moi cruelle, afin que je guérisse.
Guérir ! ah ! qu’ai-je dit ? cemot me fait horreur.
Pardonnez aux transports d’une aveuglefureur ;
Aimez toujours Florame ; et quoi qu’ilait pu dire,
Croissez de jour en jour vos feux et sonmartyre.
Peut-il rendre sa vie à de plus heureuxcoups,
Ou mourir plus content, que pour vous, et parvous ?
Daphnis
Puisque de nos destins la rigueur tropsévère
Oppose à nos désirs l’autorité d’un père,
Que veux-tu que je fasse ? En l’état oùje suis,
Être à toi malgré lui, c’est ce que je nepuis ;
Mais je puis empêcher qu’un autre mepossède,
Et qu’un indigne amant à Florame succède.
Le cœur me manque. Adieu. Je sens faillir mavoix.
Florame, souviens-toi de ce que tu medois.
Si nos feux sont égaux, mon exemplet’ordonne
Ou d’être à ta Daphnis, ou de n’être àpersonne.
Florame
Dépourvu de conseil comme de sentiment,
L’excès de ma douleur m’ôte le jugement.
De tant de biens promis je n’ai plus que savue,
Et mes bras impuissants ne l’ont pasretenue ;
Et même je lui laisse abandonner ce lieu,
Sans trouver de parole à lui dire unadieu.
Ma fureur pour Daphnis a de lacomplaisance ;
Mon désespoir n’osait agir en sa présence,
De peur que mon tourment aigrît sesdéplaisirs ;
Une pitié secrète étouffait messoupirs :
Sa douleur, par respect, faisait taire lamienne ;
Mais ma rage à présent n’a rien qui laretienne.
Sors, infâme vieillard, dont leconsentement
Nous a vendu si cher le bonheur d’unmoment ;
Sors, que tu sois puni de cette humeurbrutale
Qui rend ta volonté pour nos feux inégale.
À nos chastes amours qui t’a faitconsentir,
Barbare ? mais plutôt qui t’en faitrepentir ?
Crois-tu qu’aimant Daphnis, le titre de sonpère
Débilite ma force ou rompe macolère ?
Un nom si glorieux, lâche, ne t’est plusdû ;
En lui manquant de foi, ton crime l’aperdu.
Plus j’ai d’amour pour elle, et plus pour toide haine
Enhardit ma vengeance et redouble tapeine :
Tu mourras ; et je veux, pour finir mesennuis,
Mériter par ta mort celle où tu me réduis.
Daphnis, à ma fureur ma bouche abandonnée
Parle d’ôter la vie à qui te l’adonnée !
Je t’aime, et je t’oblige à m’avoir enhorreur,
Et ne connais encor qu’à peine monerreur !
Si je suis sans respect pour ce que turespectes,
Que mes affections ne t’en soient passuspectes ;
De plus réglés transports me feraienttrahison ;
Si j’avais moins d’amour, j’aurais de laraison :
C’est peu que de la perdre, après t’avoirperdue ;
Rien ne sert plus de guide à mon âmeéperdue :
Je condamne à l’instant ce que j’airésolu ;
Je veux, et ne veux plus sitôt que j’aivoulu.
Je menace Géraste, et pardonne à tonpère ;
Ainsi rien ne me venge, et tout medésespère.
Florame,Célie
Florame, ensoupirant.
Célie…
Célie
Eh bien, Célie ? enfin elle a tantfait
Qu’à vos désirs Géraste accorde leureffet.
Quel visage avez-vous ? votre aise voustransporte.
Florame
Cesse d’aigrir ma flamme en raillant de lasorte,
Organe d’un vieillard qui croit faire un bontour
De se jouer de moi par une feinte amour.
Si tu te veux du bien, fais-lui tenirpromesse :
Vous me rendrez tous deux la vie ou mamaîtresse ;
Et ce jour expiré, je vous ferai sentir
Que rien de ma fureur ne vous peutgarantir.
Célie
Florame !
Florame
Je ne puis parler à des perfides.
Célie
Il veut donner l’alarme à mes espritstimides,
Et prend plaisir lui-même à se jouer demoi.
Géraste a trop d’amour pour n’avoir point defoi,
Et s’il pouvait donner trois Daphnis pourFlorise,
Il la tiendrait encore heureusementacquise.
D’ailleurs ce grand courroux pourrait-il êtrefeint ?
Aurait-il pu sitôt falsifier son teint,
Et si bien ajuster ses yeux et son langage
À ce que sa fureur marquait sur sonvisage ?
Quelqu’un des deux me joue ; épions tousles deux,
Et nous éclaircissons sur un point sidouteux.
Théante,Damon
Théante
Croirais-tu qu’un moment m’ait pu changer desorte
Que je passe à regret par-devant cetteporte ?
Damon
Que ton humeur n’a-t-elle un peu plus tôtchangé !
Nous aurions vu l’effet où tu m’as engagé.
Tantôt quelque démon, ennemi de ta flamme,
Te faisait en ces lieux accompagnerFlorame :
Sans la crainte qu’alors il te prît poursecond,
Je l’allais appeler au nom deClarimond ;
Et comme si depuis il était invisible,
Sa rencontre pour moi s’est rendueimpossible.
Théante
Ne le cherche donc plus. À bienconsidérer,
Qu’ils se battent, ou non je n’en puisqu’espérer.
Daphnis, que son adresse a malgré moiséduite,
Ne pourrait l’oublier, quand il serait enfuite.
Leur amour est trop forte ; et d’ailleursson trépas,
Le privant d’un tel bien, ne me le donnepas.
Inégal en fortune à ce qu’est cette belle,
Et déjà par malheur assez mal voulud’elle,
Que pourrais-je, après tout, prétendre de sespleurs ?
Et quel espoir pour moi naîtrait de sesdouleurs ?
Deviendrais-je par là plus riche ou plusaimable ?
Que si de l’obtenir je me trouveincapable,
Mon amitié pour lui, qui ne peut expirer,
À tout autre qu’à moi me le faitpréférer ;
Et j’aurais peine à voir un troisième en saplace.
Damon
Tu t’avises trop tard ; que veux-tu queje fasse ?
J’ai poussé Clarimond à lui faire unappel ;
J’ai charge de sa part de lui rendre uncartel.
Le puis-je supprimer ?
Théante
Non, mais tu pourrais faire…
Damon
Quoi ?
Théante
Que Clarimond prît un sentiment contraire.
Damon
Le détourner d’un coup où seul je l’aiporté !
Mon courage est mal propre à cettelâcheté.
Théante
À de telles raisons je n’ai de répartie,
Sinon que c’est à moi de rompre la partie.
J’en vais semer le bruit.
Damon
Et sur ce bruit tu veux…
Théante
Qu’on leur donne dans peu des gardes à tousdeux,
Et qu’une main puissante arrête leurquerelle.
Qu’en dis-tu, cher ami ?
Damon
L’invention est belle,
Et le chemin bien court à les mettred’accord ;
Mais souffre auparavant que j’y fasse uneffort.
Peut-être mon esprit trouvera quelque ruse
Par où, sans en rougir, du cartel jem’excuse.
Ne donnons point sujet de tant parler denous,
Et sachons seulement à quoi tu te résous.
Théante
À les laisser en paix, et courir l’Italie
Pour divertir le cours de ma mélancolie,
Et ne voir point Florame emporter à mesyeux
Le prix où prétendait mon cœur ambitieux.
Damon
Amarante, à ce compte, est hors de tapensée ?
Théante
Son image du tout n’en est pas effacée.
Mais…
Damon
Tu crains que pour elle on te fasse unduel.
Théante
Railler un malheureux, c’est être tropcruel.
Bien que ses yeux encor règnent sur moncourage,
Le bonheur de Florame à la quitterm’engage ;
Le ciel ne nous fit point, et pareils, etrivaux,
Pour avoir des succès tellement inégaux.
C’est me perdre d’honneur, et par cettepoursuite,
D’égal que je lui suis, me ranger à sasuite.
Je donne désormais des règles à mesfeux ;
De moindres que Daphnis sont incapablesd’eux ;
Et rien dorénavant n’asservira mon âme
Qui ne me puisse mettre au-dessus deFlorame.
Allons, je ne puis voir sans milledéplaisirs
Ce possesseur du bien où tendaient mesdésirs.
Damon
Arrête. Cette fuite est hors debienséance,
Et je n’ai point d’appel à faire en taprésence.
(Théante le retire du théâtre commepar force.)
Florame
Jetterai-je toujours des menaces en l’air,
Sans que je sache enfin à qui je doisparler ?
Aurait-on jamais cru qu’elle me fût ravie,
Et qu’on me pût ôter Daphnis avant lavie ?
Le possesseur du prix de ma fidélité,
Bien que je sois vivant, demeure ensûreté :
Tout inconnu qu’il m’est, il produit mamisère ;
Tout mon rival qu’il est, il rit de macolère.
Rival ! ah, quel malheur ! j’en aipour me bannir,
Et cesse d’en avoir quand je le veuxpunir.
Grands dieux, qui m’enviez cette justeallégeance,
Qu’un amant supplanté tire de lavengeance,
Et me cachez le bras dont je reçois lescoups,
Est-ce votre dessein que je m’en prenne àvous ?
Est-ce votre dessein d’attirer mesblasphèmes,
Et qu’ainsi que mes maux mes crimes soientextrêmes,
Qu’à mille impiétés osant me dispenser,
À votre foudre oisif je donne où selancer ?
Ah ! souffrez qu’en l’état de mon sortdéplorable
Je demeure innocent, encor quemisérable :
Destinez à vos feux d’autres objets quemoi ;
Vous n’en sauriez manquer, quand on manque defoi.
Employez le tonnerre à punir les parjures,
Et prenez intérêt vous-même à mesinjures :
Montrez, en me vengeant, que vous êtes desdieux,
Ou conduisez mon bras, puisque je n’ai pointd’yeux,
Et qu’on sait dérober d’un rival qui metue
Le nom à mon oreille, et l’objet à ma vue.
Rival, qui que tu sois, dont l’insolentamour
Idolâtre un soleil et n’ose voir le jour,
N’oppose plus ta crainte à l’ardeur qui tepresse ;
Fais-toi, fais-toi connaître allant voir tamaîtresse.
Florame,Amarante
Florame
Amarante (aussi bien te faut-il confesser
Que la seule Daphnis avait su me blesser),
Dis-moi qui me l’enlève ; apprends-moiquel mystère
Me cache le rival qui possède sonpère ;
À quel heureux amant Géraste a destiné
Ce beau prix que l’amour m’avait si biendonné.
Amarante
Ce dût vous être assez de m’avoir abusée,
Sans faire encor de moi vos sujets derisée.
Je sais que le vieillard favorise vosfeux,
Et que rien que Daphnis n’est contraire à vosvœux.
Florame
Que me dis-tu ? Lui seul, et sa rigueurnouvelle
Empêchent les effets d’une ardeurmutuelle ?
Amarante
Pensez-vous me duper avec ce feintcourroux ?
Lui-même il m’a prié de lui parler pourvous.
Florame
Vois-tu, ne t’en ris plus ; ta seulejalousie
A mis à ce vieillard ce change enfantaisie.
Ce n’est pas avec moi que tu te doisjouer,
Et ton crime redouble à ledésavouer ;
Mais sache qu’aujourd’hui, si tu ne fais ensorte
Que mon fidèle amour sur ce rivall’emporte,
J’aurai trop de moyens à te faire sentir
Qu’on ne m’offense point sans un promptrepentir.
Amarante
Voilà de quoi tomber en un nouveau dédale.
Ô ciel ! qui vit jamais confusionégale ?
Si j’écoute Daphnis, j’apprends qu’un feupuissant
La brûle pour Florame, et qu’un père yconsent ;
Si j’écoute Géraste, il lui donne Florame,
Et se plaint que Daphnis en rejette laflamme ;
Et si Florame est cru, ce vieillardaujourd’hui
Dispose de Daphnis pour un autre que lui.
Sous un tel embarras je me trouveaccablée ;
Eux ou moi, nous avons la cervelletroublée,
Si ce n’est qu’à dessein ils se soientconcertés
Pour me faire enrager par ces diversités.
Mon faible esprit s’y perd et n’y peut riencomprendre ;
Pour en venir à bout, il me les fautsurprendre,
Et quand ils se verront, écouter leursdiscours,
Pour apprendre par là le fond de cesdétours.
Voici mon vieux rêveur ; fuyons de saprésence,
Qu’il ne m’embrouille encor de quelqueconfidence :
De crainte que j’en ai, d’ici je mebannis,
Tant qu’avec lui je voie ou Florame, ouDaphnis.
Géraste,Polémon
Polémon
J’ai grand regret, monsieur, que la foi quivous lie
Empêche que chez vous mon neveu nes’allie,
Et que son feu m’emploie aux offres qu’il vousfait,
Lorsqu’il n’est plus en vous d’en accepterl’effet.
Géraste
C’est un rare trésor que mon malheur mevole ;
Et si l’honneur souffrait un manque deparole,
L’avantageux parti que vous me présentez
Me verrait aussitôt prêt à ses volontés.
Polémon
Mais si quelque hasard rompait cettealliance ?
Géraste
N’ayez lors, je vous prie, aucunedéfiance ;
Je m’en tiendrais heureux, et ma foi vousrépond
Que Daphnis, sans tarder, épouseClarimond.
Polémon
Adieu. Faites état de mon humble service.
Géraste
Et vous pareillement, d’un cœur sansartifice.
Célie,Géraste
Célie
De sorte qu’à mes yeux votre foi luirépond
Que Daphnis, sans tarder, épouseClarimond ?
Géraste
Cette vaine promesse en un cas impossible
Adoucit un refus et le rend moinssensible ;
C’est ainsi qu’on oblige un homme à peu defrais.
Célie
Ajouter l’impudence à vos perfidestraits !
Il vous faudrait du charme au lieu de cetteruse,
Pour me persuader que qui promet refuse.
Géraste
J’ai promis, et tiendrais ce que j’aiprotesté,
Si Florame rompait le concert arrêté.
Pour Daphnis, c’est en vain qu’elle fait larebelle
J’en viendrai trop à bout.
Célie
Impudence nouvelle !
Florame, que Daphnis fait maître de soncœur,
De votre seul caprice accuse larigueur ;
Et je sais que sans vous leur mutuelleflamme
Unirait deux amants qui n’ont déjà qu’uneâme.
Vous m’osez cependant effrontément conter
Que Daphnis sur ce point aime à vousrésister !
Vous m’en aviez promis une tout autreissue :
J’en ai porté parole après l’avoir reçue.
Qu’avais-je, contre vous, ou fait, ouprojeté,
Pour me faire tremper en votrelâcheté ?
Ne pouviez-vous trahir que par monentremise ?
Avisez : il y va de plus que deFlorise.
Ne vous estimez pas quitte pour laquitter,
Ni que de cette sorte on se laisseaffronter.
Géraste
Me prends-tu donc pour homme à manquer deparole
En faveur d’un caprice où s’obstine unefolle ?
Va, fais venir Florame ; à ses yeux tuverras
Que pour lui mon pouvoir ne s’épargnerapas,
Que je maltraiterai Daphnis en sa présence
D’avoir pour son amour si peu decomplaisance.
Qu’il vienne seulement voir un pèreirrité,
Et joindre sa prière à mon autorité ;
Et lors, soit que Daphnis y résiste ouconsente,
Crois que ma volonté sera la pluspuissante.
Célie
Croyez que nous tromper ce n’est pas votremieux.
Géraste
Me foudroie en ce cas la colère descieux !
Géraste,Daphnis
Géraste,seul.
Géraste, sur-le-champ il te fallaitcontraindre
Celle que ta pitié ne pouvait ouïrplaindre.
Tu n’as pu refuser du temps à ses douleurs
Ton cœur s’attendrissait de voir couler sespleurs ;
Et pour avoir usé trop peu de tapuissance,
On t’impute à forfait sa désobéissance.
(Daphnis vient.)
Un traitement trop doux te fait croire sansfoi.
Faudra-t-il que de vous je reçoive la loi,
Et que l’aveuglement d’une amour obstinée
Contre ma volonté règle votrehyménée ?
Mon extrême indulgence a donné, parmalheur,
À vos rébellions quelque faiblecouleur ;
Et pour quelque moment que vos feux m’ont suplaire,
Vous pensez avoir droit de braver macolère :
Mais sachez qu’il fallait, ingrate, en vosamours,
Ou ne m’obéir point, ou m’obéir toujours.
Daphnis
Si dans mes premiers feux je vous sembleobstinée,
C’est l’effet de ma foi sous votre aveudonnée.
Quoi que mette en avant votre injustecourroux,
Je ne veux opposer à vous-même que vous.
Votre permission doit êtreirrévocable :
Devenez seulement à vous-même semblable.
Il vous fallait, monsieur, vous-même à mesamours,
Ou ne consentir point, ou consentirtoujours.
Je choisirai la mort plutôt que leparjure ;
M’y voulant obliger, vous vous faitesinjure.
Ne veuillez point combattre ainsi hors desaison
Votre vouloir, ma foi, mes pleurs, et laraison.
Que vous a fait Daphnis ? que vous a faitFlorame,
Que pour lui vous vouliez que j’éteigne maflamme ?
Géraste
Mais que vous a-t-il fait, que pour luiseulement
Vous vous rendiez rebelle à moncommandement ?
Ma foi n’est-elle rien au-dessus de lavôtre ?
Vous vous donnez à l’un ; ma foi vousdonne à l’autre.
Qui le doit emporter ou de vous ou demoi ?
Et qui doit de nous deux plutôt manquer defoi ?
Quand vous en manquerez, mon vouloir vousexcuse.
Mais à trop raisonner moi-même jem’abuse :
Il n’est point de raison valable entre nousdeux,
Et pour toute raison, il suffit que jeveux.
Daphnis
Un parjure jamais ne devientlégitime ;
Une excuse ne peut justifier un crime.
Malgré vos changements, mon esprit résolu
Croit suffire à mes feux que vous ayezvoulu.
Géraste,Daphnis,Florame,Célie,Amarante
Daphnis
Voici ce cher amant qui me tient engagée,
À qui sous votre aveu ma foi s’estobligée.
Changez de volonté pour un objetnouveau :
Daphnis épousera Florame, ou le tombeau.
Géraste
Que vois-je ici, bons dieux ?
Daphnis
Mon amour, ma constance.
Géraste
Et sur quoi donc fonder tadésobéissance ?
Quel envieux démon, et quel charme assezfort,
Faisait entrechoquer deux volontésd’accord ?
C’est lui que tu chéris, et que je tedestine ;
Et ta rébellion dans un refuss’obstine !
Florame
Appelez-vous refus de me donner sa foi,
Quand votre volonté se déclara pourmoi ?
Et cette volonté, pour une autre tournée,
Vous peut-elle obéir après la foidonnée ?
Géraste
C’est pour vous que je change, et pour vousseulement
Je veux qu’elle renonce à son premieramant.
Lorsque je consentis à sa secrète flamme,
C’était pour Clarimond qui possédait sonâme ;
Amarante du moins me l’avait dit ainsi.
Daphnis
Amarante, approchez ; que tout soitéclairci.
Une telle imposture est-ellepardonnable ?
Amarante
Mon amour pour Florame en est le seulcoupable :
Mon esprit l’adorait : et vousétonnez-vous
S’il devint inventif, puisqu’il étaitjaloux ?
Géraste
Et par là tu voulais…
Amarante
Que votre âme déçue
Donnât à Clarimond une si bonne issue,
Que Florame, frustré de l’objet de sesvœux,
Fût réduit désormais à seconder mes feux.
Florame
Pardonnez-lui, monsieur ; et vous,daignez, madame,
Justifier son feu par votre propre flamme.
Si vous m’aimez encor, vous devez estimer
Qu’on ne peut faire un crime à force dem’aimer.
Daphnis
Si je t’aime, Florame ? Ah ! cedoute m’offense.
D’Amarante avec toi je prendrai ladéfense.
Géraste
Et moi, dans ce pardon je vous veuxprévenir ;
Votre hymen aussi bien saura trop lapunir.
Daphnis
Qu’un nom tu par hasard nous a donné depeine !
Célie
Mais que, su maintenant, il rend sa rusevaine,
Et donne un prompt succès à voscontentements.
Florame, àGéraste.
Vous, de qui je les tiens…
Géraste
Trêve de compliments :
Ils nous empêcheraient de parler deFlorise.
Florame
Il n’en faut point parler, elle vous estacquise.
Géraste
Allons donc la trouver : que cet échangeheureux
Comble d’aise à son tour un vieillardamoureux.
Daphnis
Quoi ! je ne savais rien d’une tellepartie !
Florame
Je pense toutefois vous avoir avertie
Qu’un grand effet d’amour, avant qu’il fûtlongtemps,
Vous rendrait étonnée, et nos désirscontents.
Mais différez, monsieur, une tellevisite ;
Mon feu ne souffre point que sitôt je laquitte ;
Et d’ailleurs je sais trop que la foi dudevoir
Veut que je sois chez nous pour vous yrecevoir.
Géraste, àCélie.
Va donc lui témoigner le désir qui mepresse.
Florame
Plutôt fais-la venir saluer mamaîtresse :
Ainsi tout à la fois nous verronssatisfaits
Vos feux et mon devoir, ma flamme et vossouhaits.
Géraste
Je dois être honteux d’attendre qu’ellevienne.
Célie
Attendez-la, monsieur, et qu’à cela netienne :
Je cours exécuter cette commission.
Géraste
Le temps en sera long à mon affection.
Florame
Toujours l’impatience à l’amour est mêlée.
Géraste
Allons dans le jardin faire deux toursd’allée,
Afin que cet ennui que j’en pourrai sentir
Parmi votre entretien trouve à sedivertir.
Amarante
Je le perds donc, l’ingrat, sans que monartifice
Ait tiré de ses maux aucun soulagement,
Sans que pas un effet ait suivi ma malice,
Où ma confusion n’égalât son tourment.
Pour agréer ailleurs il tâchait à meplaire,
Un amour dans la bouche, un autre dans lesein :
J’ai servi de prétexte à son feutéméraire,
Et je n’ai pu servir d’obstacle à sondessein.
Daphnis me le ravit, non par son beauvisage,
Non par son bel esprit ou ses douxentretiens,
Non que sur moi sa race ait aucunavantage,
Mais par le seul éclat qui sort d’un peu debiens.
Filles que la nature a si bien partagées,
Vous devez présumer fort peu de vosattraits ;
Quelque charmants qu’ils soient, vous êtesnégligées,
À moins que la fortune en rehausse lestraits.
Mais encor que Daphnis eût captivéFlorame,
Le moyen qu’inégal il en fûtpossesseur ?
Destins, pour rendre aisé le succès de saflamme,
Fallait-il qu’un vieux fou fût épris de sasœur ?
Pour tromper mon attente, et me faire unsupplice,
Deux fois l’ordre commun se renverse en unjour ;
Un jeune amant s’attache aux lois del’avarice,
Et ce vieillard pour lui suit celles del’amour.
Un discours amoureux n’est qu’une fausseamorce,
Et Théante et Florame ont feint pour moi desfeux ;
L’un m’échappe de gré, comme l’autre deforce ;
J’ai quitté l’un pour l’autre, et je les perdstous deux.
Mon cœur n’a point d’espoir dont je ne soisséduite,
Si je prends quelque peine, une autre en a lesfruits ;
Et dans le triste état où le ciel m’aréduite,
Je ne sens que douleurs, et ne prévoisqu’ennuis.
Vieillard, qui de ta fille achètes unefemme
Dont peut-être aussitôt tu serasmécontent,
Puisse le ciel, aux soins qui te vont rongerl’âme,
Dénier le repos du tombeau quit’attend !
Puisse le noir chagrin de ton humeurjalouse
Me contraindre moi-même à déplorer tonsort,
Te faire un long trépas, et cette jeuneépouse
User toute sa vie à souhaiter ta mort !