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La Terre de Tom Tiddler

La Terre de Tom Tiddler

de Charles Dickens
Chapitre 1 Suie et cendres

– Et pourquoi appelle-t-on cela la Terre de Tom Tiddler ? demanda le voyageur.

– Parce qu’il jette des sous aux mendiants et aux vagabonds qui, naturellement, les ramassent,répondit l’aubergiste. Et comme il fait cette aumône sur sa propre terre qui était, vous le remarquerez, avant d’être à lui, celle de sa famille, vous n’avez qu’à considérer les sous comme de l’or ou de l’argent et à changer le nom de la propriété en celui du propriétaire et vous saurez sur le bout de vos doigts le nom de la plaisanterie des enfants, et cela est juste aussi, dit l’aubergiste, avec son habitude favorite de regarder dans l’espace à travers la table et la croisée, par-dessous la jalousie à moitié tirée. Du moins, cela était considéré ainsi par plusieurs des gentlemen qui ont pris des tasses de thé dans cette humble salle.

Le voyageur en ce moment prenait le thé avec l’aubergiste qui tirait directement à boulet rouge sur lui.

– Et vous l’appelez l’ermite ? dit le voyageur.

– C’est ainsi qu’on l’appelle, repritl’hôte, évitant de prendre aucune responsabilité personnelle, et onle considère généralement comme tel.

– Qu’est-ce qu’un ermite ? demandale voyageur.

– Ce que c’est, répéta l’hôte, en sepassant la main sous le menton.

– Oui, qu’est-ce que c’est.

L’hôte se baissa de nouveau pour voir d’unevue plus étendue dans l’espace, par-dessous la jalousie, et, avecl’air embarrassé d’un homme peu accoutumé à une définition, il nefit point de réponse.

– Je vais vous dire mon idée à ce sujet,répliqua le voyageur : « C’est une abominable et salechose. »

– M. Mopes est sale, on ne sauraitle nier, dit l’hôte.

– Et d’une suffisance insupportable.

– M. Mopes est, dit-on, infatué dela vie qu’il mène, reprit l’hôte, comme faisant une autreconfession.

– Un stupide et affreux renversement deslois de la nature humaine, riposta le voyageur, et par égard pourceux qui travaillent à l’œuvre de Dieu d’une manière utile, tout àla fois morale et physique, je mettrais la chose sous la roue d’unmoulin, si je le pouvais, et partout où je la trouverais, soit surune colonne, soit dans un trou, ou sur la Terre de Tom Tiddler,soit dans les États du Pape, sur la terre d’un fakir hindou ou surn’importe quelle terre.

– Je ne saurais mettre M. Mopes sousla roue d’un moulin, dit l’hôte en secouant la tête trèssérieusement, mais il n’y a point de doute qu’il ne possède deriches propriétés.

– À quelle distance peut être la terre deTom Tiddler ? demanda le voyageur.

– On la met à cinq milles, réponditl’hôte.

– Bien, quand j’aurai déjeuné, je m’yrendrai. Je suis venu ici ce matin pour le trouver et le voir.

– Il y en a beaucoup qui font ainsi,observa l’hôte.

La conversation se passait au cœur de l’étéd’une année de grâce peu éloignée, au milieu des vallées agréableset des rivières poissonneuses d’un verdoyant comté d’Angleterre.N’importe quel comté. Il suffit que vous y puissiez chasser, tirer,pêcher, parcourir ses longues voies romaines recouvertes de gazon,ouvrir d’anciennes barrières, voir de nombreux arpents de terrerichement cultivés et entretenir une conversation toute arcadienneavec de braves paysans, l’orgueil de leur pays, qui vous diront (sivous avez besoin de le savoir) comment vous vous procurerez unetable pastorale à neuf schillings par semaine.

Le voyageur se mit à déjeuner dans le petitsalon sablé du cabaret du village du Peal-of-Bells, les souliersencore recouverts de la rosée et de la poussière d’une promenadefaite de grand matin à travers la route, la prairie et le taillis,et qui l’avait gratifié de petits brins d’herbes, de fragments defoin nouveau, et de beaucoup d’autres témoignages odorants de lafraîcheur et des richesses de l’été. La fenêtre à travers laquellel’aubergiste avait plongé les regards dans l’espace, était ombragéepar une jalousie, parce que le soleil du matin était chaud etdardait dans la rue du village. Cette rue ressemblait à celles dela plupart des autres villages : large pour sa hauteur,silencieuse pour son étendue, et paisible au plus haut degré, etles moindres de ses petites habitations avaient d’énormes voletspour fermer. Rien avec autant de soin que si elles eussent été laMonnaie ou la Banque d’Angleterre.

Tout d’abord, la maison du docteur attiraitles regards avec sa plaque d’airain sur sa porte, et ses troisétages ; elle était aussi remarquable et aussi différente desautres, que le docteur lui-même, avec son grand habit de drap, aumilieu de ses malades en sarrau.

Les habitations du village semblaient s’êtrefait une loi de rivaliser de mauvais goût, car une vingtaine decabanes en lattes et en plâtre étaient entassées confusément autourde la maison en briques rouges du Procureur, qui, avec son brillantperron et son énorme décrottoir, paraissait en quelque sortevouloir les écraser. Elles étaient aussi variées que les laboureursqui les occupaient, les uns ayant les épaules hautes, le cou detravers et des rhumatismes, – les autres étant borgnes, louches,cagneux, boiteux et cassés.

Quelques-unes des petites maisons decommerçants, telles que la boutique de l’épicier et du sellier,avaient dans le milieu du pignon un œil-de-bœuf unique à un pouceou deux du sommet, donnant à supposer que c’était par là quequelque malheureux apprenti de la campagne devait, comme un ver, seglisser horizontalement dans l’appartement, quand il se retiraitpour se reposer.

Autant la contrée environnante était riche etabondante, autant le village était pauvre et chétif, ce qui faisaitpenser que ceux qui l’habitaient avaient planté tout ce qu’ilspossédaient pour le convertir en récoltes. Ceci expliquerait lanudité des petites boutiques, la nudité de quelques planches ettréteaux dans un coin de la rue, désigné pour tenir le marché, lanudité de la vieille auberge et de sa cour avec sa sinistreinscription : « Bureau de l’accise », non encoreeffacée de la porte, semblant indiquer la dernière chose que lapauvreté pouvait encore acquitter. Ceci expliquerait aussil’abandon déterminé du village par un chien égaré, mourant de faim,qui se dirige du côté des blancs poteaux et de l’étang, et saconduite dans l’hypothèse où, par un suicide, il irait se convertiren engrais et devenir en quelque sorte partie intégrante des navetset des épinards.

Le voyageur ayant fini son déjeuner et payéson modeste écot, franchit le seuil du Peal-of-Bells, et, suivantla direction que l’hôte lui indiquait du doigt, il partit pourl’ermitage en ruines du solitaire M. Mopes.

M. Mopes, en laissant tout tomber enruines autour de lui, en s’enveloppant dans une couverture attachéepar une brochette, et en se roulant dans la suie, la graisse, etd’autres saletés, avait acquis un grand renom dans la contrée,renom beaucoup plus grand qu’il n’eût jamais pu l’obtenir parlui-même, si sa carrière eût été celle d’un chrétien ordinaire oud’un hottentot décent. Il s’était roulé et sali de suie et degraisse jusqu’à illustrer son nom dans les journaux de Londres. Etil était curieux d’observer, comme le fit le voyageur, ens’arrêtant afin de prendre une nouvelle direction pour arriver àcette ferme ou à cette chaumière qu’il longeait, avec quel soin lemaladif Mopes avait compté sur la faiblesse de ses voisins pourorner sa demeure.

Une espèce de nuage merveilleux et romanesqueentourait Mopes, et, comme dans tous les nuages, les proportionsréelles des véritables objets atteignaient ici des hauteursextravagantes. Il avait, dans un accès de jalousie, tué la bellecréature qu’il adorait, et il en faisait pénitence ; il avaitfait un vœu sous l’influence de son chagrin ; il avait fait unvœu sous l’influence d’un accident fatal ; il avait fait unvœu sous l’influence de la religion ; il avait fait un vœusous l’influence de la boisson ; il avait fait un vœu sousl’influence du désappointement ; ou plutôt il n’avait jamaisfait de vœu, mais il avait été poussé à vivre ainsi, par lapossession d’un secret puissant et redoutable ; il étaiténormément riche, étonnamment charitable et profondémentinstruit : il voyait des spectres, connaissait et pouvaitfaire toutes sortes de choses merveilleuses. Les uns disaient qu’ilerrait toutes les nuits, et que des voyageurs épouvantés l’avaientrencontré marchant fièrement le long des chemins obscurs ;d’autres disaient qu’il ne sortait jamais ; ceux-ci savaientque sa pénitence serait bientôt finie, d’autres affirmaientpositivement que sa vie de réclusion n’était point du tout unepénitence, et qu’elle ne finirait qu’avec lui-même. Si vous enveniez au simple fait de son âge, à la durée de sa sordideexistence, depuis qu’il vivait dans une couverture, vous ne pouviezobtenir aucune information de quelque consistance de ceux quiauraient pu le savoir, s’ils l’avaient voulu. On le représentaitcomme ayant tous les âges, depuis 25 jusqu’à 60 ans, et comme étantermite depuis sept, douze, vingt ou trente ans, bien que vingt ansfût le chiffre généralement adopté.

 

– Bien, bien ! se dit le voyageur,voyons à tout prix à quoi ressemble un ermite réellementvivant…

Alors le voyageur continua, et approchatoujours jusqu’à ce qu’il arrivât à la terre de Tom Tiddler.

C’était un enfoncement auquel menait un cheminrustique ; le génie de Mopes l’avait rendu aussi complètementdésert que s’il fût né empereur ou conquérant. Le centre étaitoccupé par une habitation suffisamment solide dont toutes lesvitres avaient été depuis longtemps détruites par le géniesurprenant de Mopes et dont toutes les fenêtres étaient barricadéesde pièces de bois raboteuses clouées à l’extérieur. Une cour,couverte d’un tas de débris de végétaux et de ruines, contenait desbâtiments dont le chaume s’était facilement envolé au souffle detous les vents des quatre saisons de l’année, et dont les plancheset les poutres étaient peu à peu tombées en pourriture. Les geléeset les brouillards de l’hiver et les chaleurs de l’été avaientdéjeté ce qui avait échappé aux tempêtes. En sorte que pas unpilier, pas une planche, ne conservait la place qu’ils auraient dûoccuper et chaque chose était, comme le propriétaire, hors de saplace, dégradée et abaissée. Dans l’habitation du fainéant,derrière la haie en ruines, et s’enfonçant parmi des débrisd’herbes et d’orties, se voyaient les derniers fragments decertains monceaux, qui, gâtés par la nielle, s’étaient affaissés aupoint de ressembler à un tas de rayons de miel pourris ou d’épongessales. La terre de Tom Tiddler pouvait même montrer les restes deses eaux, car il y avait un étang visqueux dans lequel étaienttombés deux ou trois arbres, un tronc d’arbre pourri, et quelquesbranches gisaient encore dedans ; cette eau, malgré cetteaccumulation d’herbes stagnantes, malgré sa noire décomposition, sapourriture et sa saleté, eût été presque une consolation, étantregardée comme la seule eau qui pût refléter cet affreux endroitsans paraître souillée par cet emploi abject.

Le voyageur promenait ses regards tout autourde lui sur la terre de Tom Tiddler ; il aperçut à la fin unchaudronnier tout poudreux couché parmi les herbes et les tas degazon, à l’ombre de l’habitation. Un bâton raboteux gisait sur lesol à côté de lui, et sa tête reposait sur une petite besace. Ilrencontra les yeux du voyageur sans relever la tête, en baissantsimplement un peu le menton (il était couché sur le dos), pourmieux le voir.

– Bonjour ! dit le voyageur.

– Bonjour aussi, si cela vous faitplaisir, répondit le chaudronnier.

– Cela ne vous plaît donc pas ? Ilfait une journée superbe.

– Je ne m’intéresse point au temps,reprit le chaudronnier en bâillant.

Le voyageur s’approcha de la place où il étaitcouché et, en le regardant, il lui dit :

– Voici un curieux endroit.

– Ah ! je le suppose ! fit lechaudronnier. La « Terre de Tom Tiddler », comme onl’appelle.

– La connaissez-vous bien ?

– Je ne l’ai jamais vue avantaujourd’hui, dit le chaudronnier en bâillant de nouveau, et je neme soucie pas de jamais la revoir. Il y avait ici à l’instant unhomme qui m’a dit que c’était comme cela qu’on l’appelait. Si vousavez besoin de voir Tom lui-même, vous devez passer par cetteporte.

Et par un faible mouvement de menton ilindiqua une petite porte en bois, tout en ruines, sur le côté del’habitation.

– Avez-vous vu Tom ?

– Non, et je n’ai point intérêt à levoir ?… Je puis voir n’importe où un homme sale…

– Il n’habite point dans cette maison,alors ? dit le voyageur en jetant de nouveau les yeux surl’habitation.

– L’homme qui m’a appris sa demeure,reprit le chaudronnier d’un air irrité, était ici à l’instant. Laterre sur laquelle vous êtes, camarade, est la terre de TomTiddler. Si vous avez besoin de voir Tom lui-même, entrez par cetteporte. L’homme était sorti lui-même par cette porte et il doit doncsavoir si Tom y est.

– Certainement, dit le voyageur.

– Et peut-être, s’écria le chaudronnier,si étonné de la clarté de sa propre idée qu’elle produisit sur luiun effet électrique et lui fit relever la tête d’un pouce ou deux,peut-être est-ce un menteur. Celui qui était ici tout à l’heureauprès de Tom, m’a affirmé à plusieurs reprises qu’il était ici etm’a dit : « Camarade, quand Tom ferme la maison pouraller courir le monde, les lits sont tout faits comme si quelqu’undevait les occuper. Si vous passiez maintenant à travers leschambres, vous verriez les draps pourris se soulever comme desvagues. Et soulevés par quoi ? par les rats qui ypullulent…

– Je voudrais avoir déjà vu cet homme,fit le voyageur.

– Vous auriez été heureux de le voir, sivous aviez été à ma place, grommela le chaudronnier ; c’étaitun homme bien ennuyeux.

Non sans un certain ressentiment dans lesouvenir, le chaudronnier ferma lentement les yeux. Le voyageur,jugeant que le chaudronnier était un homme facilement ennuyé dontil ne pourrait tirer de plus amples renseignements, se dirigea versla porte.

La porte tourna sur ses gonds rouillés et levoyageur se trouva dans une cour où il n’y avait autre chose à voirqu’un bâtiment adossé à l’édifice en ruine et muni d’une fenêtrefermée par des barreaux. Comme il y avait sous cette fenêtre destraces de pas encore tout récents, et comme elle était basse et nonvitrée, le voyageur put regarder à l’intérieur. Il s’assura ainsiqu’il avait devant lui un ermite réellement vivant, et put jugercomment un ermite peut pourtant paraître réellement mort.

Il était couché sur un amas de suie et decendres, par terre, en face d’une sale cheminée.

Il n’y avait rien autre dans cette noirepetite cuisine, ou cave, ou quel que pût être l’usage primitif decet antre, qu’une table recouverte d’un tas de vieilles bouteilles.Un rat, qui remuait parmi ces bouteilles, sauta à terre, passa, enallant à son trou, sur l’ermite réellement vivant ; sans celal’homme dans son propre trou n’eût pas été aussi facile àdistinguer. Chatouillé à la figure par la queue du rat, lepropriétaire du domaine de Tom Tiddler ouvrit les yeux, vit levoyageur, et s’élança à la fenêtre.

– Bon ! pensa le voyageur, en sereculant des barreaux d’un pas ou deux. Un gibier de potence, unéchappé de Bedlam, un prisonnier pour délits de la pire espèce, unramoneur, un mendiant, un véritable sauvage, c’est une anciennefamille bien délicate que la famille de l’ermite. Ha !

Telles étaient les pensées du voyageur quandtout à coup il se trouva en face de cet objet tout couvert de suieet enveloppé dans une couverture (à la vérité il ne portait pasautre chose), qui avait les cheveux affreusement mêlés et les yeuxfixes. Ajoutez à cela que ses yeux, comme le remarqua le voyageur,le suivaient avec une curiosité bien marquée, pour voir l’effetqu’ils produisaient : « Vanité, vanité, vanité ! Envérité tout est vanité ! »

– Quel est votre nom, monsieur, et d’oùvenez-vous ? demanda M. Mopes, l’ermite, avec un aird’autorité, mais dans le langage ordinaire d’un homme qui a été àl’école.

Le voyageur répondit à ses questions.

– Êtes-vous venu ici pour me voir,monsieur ?

– Oui. J’ai entendu parler de vous et jesuis venu pour vous voir. – Je sais que vous aimez à être vu.

Le voyageur appuya avec sang-froid sur cesderniers mots, comme s’il eût voulu prévenir un sentiment de colèreou une objection qu’il voyait poindre à travers la graisse et lasaleté de la figure de l’ermite. Ces paroles produisirent leureffet.

– Ainsi, dit l’ermite après un moment desilence en lâchant les barreaux qu’il avait préalablement tenus, eten s’asseyant sur le bord de la fenêtre, les jambes et les piedsnus, ainsi vous savez que j’aime à être vu ?

Le voyageur chercha des yeux quelque chosepour s’asseoir, et apercevant une bûche de bois dans un coin, ill’apporta près de la fenêtre et d’un air déterminé s’asseyantdessus, il répondit :

– Oui, justement.

Ils se regardaient l’un l’autre etparaissaient se donner de la peine pour se mesurerréciproquement.

– Alors vous êtes venu pour me demanderpourquoi je mène ce genre de vie ? dit l’ermite en fronçantles sourcils avec colère. Je ne l’ai jamais dit à aucun êtrehumain. Je ne veux pas qu’on me questionne sur ce sujet.

– Certainement je ne vous questionneraipas, dit le voyageur, je n’ai aucune envie de le savoir.

– Vous êtes un homme grossier, ditM. Mopes l’ermite.

– Et vous de même, dit le voyageur.

L’ermite, qui avait évidemment l’habitude d’enimposer à ses visiteurs par l’étrange aspect de sa saleté et de sacouverture, éprouva à la vue de cet inconnu un certaindésappointement et une surprise comme s’il eût dirigé sur lui uncanon et eût fait feu.

– Pourquoi venez-vous ici, ensomme ? demanda-t-il après une pause.

– Sur ma vie, c’est la question qui vientde m’être faite aussi il y a quelques minutes, même par unchaudronnier.

Comme le voyageur jetait les yeux sur laporte, en disant ces mots, l’ermite tourna les siens dans la mêmedirection.

– Oui, il est couché sur le dos ausoleil, en dehors, dit le voyageur comme s’il eût été interrogé surl’individu en question, il n’a pas besoin d’entrer, car il dit(avec grande raison) : « Pourquoi entrerais-je ? jepuis voir un homme sale partout. »

– Vous êtes un insolent personnage ;sortez de ma propriété. Allez-vous en ! fit l’ermite d’un tonimpérieux et colère.

– Allons, allons ! reprit levoyageur sans se troubler. C’est un peu trop fort. Vous n’allezpoint me dire que vous êtes propre ? regardez vos jambes. Etcette propriété dont vous parlez, est dans un état trop honteuxpour que vous en revendiquiez la propriété ou toute autrechose.

L’ermite bondit du rebord de sa fenêtre et sejeta sur sa couche de suie et de cendres.

– Je ne m’en vais pas, dit le voyageur enle regardant, vous ne vous débarrasserez pas de moi par ce moyen.Le mieux est de venir et de causer.

– Je ne causerai pas, dit l’ermite en seroulant pour tourner le dos à la fenêtre.

– Alors c’est moi qui parlerai, dit levoyageur. Pourquoi trouvez-vous mauvais que je n’aie pas lacuriosité de savoir pourquoi vous menez une vie si absurde et siinconvenante. Quand je contemple un homme dans un état maladif,certainement il n’y a point pour moi d’obligation morale àm’inquiéter de savoir pourquoi il s’y trouve.

Après un instant de silence, l’ermite, d’unnouveau bond, revint aux barreaux de sa fenêtre.

– Comment ? Vous n’êtes pas encoreparti ? dit-il en affectant de supposer qu’il l’était.

– Point du tout, répondit le voyageur, jeme propose de passer ici cette journée d’été.

– Comment osez-vous, monsieur, venir surmes propriétés ? répondit l’ermite.

Mais son visiteur l’interrompit :

– En réalité, vous le savez,dit-il ; il ne faut plus parler de vos propriétés. Je ne peuxsouffrir qu’un endroit comme celui-ci soit décoré du nom depropriété.

– Comment osez-vous, dit l’ermite ensecouant ses barreaux, franchir le seuil de ma porte, et venir merailler comme si j’étais dans un état maladif ?

– Pourquoi, Dieu me bénisse ! repritl’autre très gravement, pourquoi n’avez-vous pas l’audace de direque vous êtes dans un état parfait ? Permettez-moi d’attirervotre attention sur vos jambes. Décrottez-vous quelque part avecquelque chose et alors dites-moi que vous êtes en bon état. Le faitest, M. Mopes, que vous n’êtes qu’une peste…

– Une peste ? répéta l’ermite avecfierté.

– Qu’est-ce qu’un endroit dans cet étatobscène de décadence, si ce n’est une peste ? Qu’est-ce qu’unhomme dans cet état obscène de dégradation, si ce n’est unepeste ? Alors, comme vous le savez très bien, vous ne pouvezpas être une peste sans un auditoire, et votre auditoire est unepeste. Vous attirez à vous tous les vagabonds honteux et tous lesgueux à dix milles à la ronde, en vous montrant à eux avec cetteignoble couverture, et en leur jetant de la monnaie de cuivre et enleur donnant à boire ce que contiennent ces jarres et cesbouteilles si sales que je vois là (leurs estomacs doivent êtresolides !)… En un mot, dit le voyageur, en se résumant aveccalme et douceur, vous êtes une peste, et ce réduit est une peste,et cet auditoire auquel il ne vous est pas possible de suffire estune peste, et cette peste n’est pas simplement une peste locale,car c’est une peste générale de penser qu’il puisse encoresubsister une peste dans la civilisation, si longtemps après sonapparition.

– Vous en irez-vous ? j’ai un fusil,dit l’ermite.

– Ah !

– J’en ai un.

– Eh bien, soit ! Vous ai-je dit quevous n’en aviez pas ? De même pour m’en aller, vous ai-je ditque je ne m’en irais pas ? Vous m’avez fait oublier où j’enétais. Je me rappelle maintenant que je vous faisais observer quevotre conduite était une peste. Bien plus, c’est le dernier et leplus bas degré de la folie et une lâcheté.

– Une lâcheté ? répéta l’ermite.

– Une lâcheté, dit le voyageur avec lamême douceur que tout à l’heure.

– Je suis lâche, moi ? insensé quevous êtes ! criait l’ermite, moi qui ai tenu à ma résolution,à mon régime, à mon unique lit que voici, pendant tantd’années !

– Plus il y a d’années, plus vous êtes unlâche, répondit le voyageur, bien qu’elles ne soient pas aussinombreuses qu’on le dit ni que vous voulez le faire croire. Lacroûte qui recouvre votre figure est épaisse et noire,M. Mopes, mais je puis voir à travers que vous êtes encorejeune.

– Être inconséquent dans sa folie, c’estêtre insensé, je suppose, dit l’ermite.

– Je le suppose exactement comme vous,répondit le voyageur.

– Est-ce que je cause comme uninsensé ?

– Il y a de fortes présomptions que l’unde nous deux le soit, si l’autre ne l’est pas. Est-ce l’hommepropre convenablement mis ou l’homme sale et indécemmenthabillé ? Je ne dis pas lequel.

– Ours plein de suffisance, répliqual’ermite, il ne se passe pas un jour sans que je ne sois fortifiédans ma résolution par les conversations que je tiens ici ; ilne se passe pas un jour sans qu’il ne me soit prouvé, par tout ceque j’entends ou ce que je vois, combien je suis fort et combienj’ai raison de persister dans ma résolution.

Le voyageur, en se plaçant tout à fait à sonaise sur sa bûche de bois, tira sa pipe et se mit à la bourrer.

– Or, dit-il, en faisant un appel auciel, qu’un homme, même abrité derrière des barreaux et drapé dansune couverture, vienne me prétendre qu’il peut voir chaque jour deshommes, des femmes, ou des enfants de tous les rangs, de toutes lesconditions, qui trouvent moyen de lui persuader que ce n’est pas laplus insigne et la plus misérable des folies pour une créaturehumaine que de se mettre en révolte contre toute la société et quece n’est pas aller trop loin (car c’est un cas extrême que derenoncer à la commune décence humaine) – et que ces gens-làviennent lui démontrer qu’il peut s’isoler de son espèce etabandonner les habitudes de ses semblables sans devenir un tristespectacle propre à réjouir le Diable (et peut-être les singes),voilà quelque chose d’extraordinaire ! Je le répète, insistale voyageur en commençant à fumer, la hardiesse de déraisonnerainsi a quelque chose d’extraordinaire même dans un homme recouvertd’un pouce ou deux de saleté et drapé dans unecouverture !

L’ermite le regarda d’un air irrésolu,retourna à son tas de suie et de cendres, et s’y coucha ; puisse relevant, il revint aux barreaux, le regarda de nouveau avecirrésolution, et à la fin lui dit avec mauvaise humeur :

– Je n’aime point le tabac.

– Je n’aime pas la saleté, répondit levoyageur ; le tabac est un excellent désinfectant. Nous noustrouverons donc bien tous les deux de ma pipe. C’est mon intentionde passer ici cette belle journée, jusqu’à ce que ce soleil bénid’été se couche à l’occident, et, cela pour vous faire démontrerquelle pauvre créature vous êtes, par la bouche de chaque passantque le hasard pourra amener à votre porte.

– Que voulez-vous dire ? repritl’ermite d’un air furieux.

– Je veux dire que voici votre porte, quevous êtes là et moi ici ; je veux dire que je suis persuadéqu’il est de toute impossibilité morale que personne puisse venirjusqu’à cette porte de quelque point du globe que ce soit, avec unesorte d’expérience personnelle ou d’expérience due à un autre, etque cette personne soit capable de me confondre et de vousjustifier.

– Vous êtes un bravache arrogant et unfanfaron, dit l’ermite, vous vous croyez profondément sage.

– Bah ! reprit le voyageur en fumanttranquillement, il y a bien peu de sagesse à savoir ce que touthomme doit être et peut faire, et à proclamer que toutes lescréatures humaines sont dépendantes les unes des autres.

– Vous avez des compagnons au dehors, ditl’ermite. Je ne veux pas que vous m’en imposiez par l’ascendant quevous pouvez avoir sur les individus qui peuvent entrer.

– C’est une défiance ridicule, reprit levisiteur, en relevant les yeux avec un air de pitié, défiance quiappartient naturellement à votre état. Je n’y puis rien.

– Voulez-vous dire que vous n’avez pointde complices ?…

– Je ne veux vous rien dire que ce que jevous ai déjà dit, savoir, qu’il est de toute impossibilité moralequ’un fils ou une fille d’Adam puisse rester sur la terre que jefoule et que foulent tous les mortels, en se mettant encontradiction avec les lois salutaires dont dépend notreexistence.

– Qu’est-ce que ces lois selonvous ? demanda l’ermite en ricanant.

– C’est, répondit l’autre, que, selonl’éternelle providence, nous devons nous lever chaque jour, nouslaver la face et faire notre travail quotidien, agir et réagir lesuns sur les autres, en laissant seulement l’idiot et le paralytiquerester à cligner de l’œil dans un coin. – Allons, ajouta-t-il enapostrophant la porte, Sésame, ouvre toi. Parais à ses yeux ettouche son cœur. Je me soucie peu de qui peut venir, car je sais cequi doit en arriver.

En même temps, il jeta les yeux autour de luiet les dirigea vers la porte ; M. Mopes, après deux outrois bonds ridicules qu’il fit de sa fenêtre à son lit et de sonlit à sa fenêtre, se soumit au sort contre lequel il ne pouvaitrien ; il se plaça sur le rebord de sa fenêtre et se cramponnaaux barreaux en regardant au dehors d’un air inquiet.

Chapitre 2Les ombres du soir

La première personne qui parut à la porteétait un monsieur qui regarda par hasard à l’intérieur et portaitsous le bras un album. À l’étonnement et à l’épouvante exprimésdans son regard et dans ses manières, il était évident que larenommée de l’ermite n’était pas encore parvenue jusqu’à lui.Aussitôt qu’il put parler, il fit observer d’un air apologétiquequ’il était étranger à cette contrée, avait été frappé par l’aspectpittoresque des ruines de la cour et des dépendances, et qu’ilavait regardé à la porte avec l’idée de ne rien trouver de plusremarquable que des matériaux pour faire une esquisse d’aprèsnature.

Après avoir révélé le mystère de l’ermite àcet étranger bouleversé, le voyageur lui expliqua qu’il désirait,pour animer M. Mopes et la matinée, que les visiteurs quis’arrêteraient à la porte voulussent bien faire quelques récitstirés de leur expérience personnelle, récits qui seraient trèsappréciés dans cette triste localité. Tout d’abord, le visiteurainsi interpellé hésita, non pas tant, comme on le vit plus tard,faute de moyens de répondre à l’appel qui lui était fait, que fautede ressources pour stimuler dans le moment sa propre mémoire.Accédant à la demande du voyageur, il entra presque aussitôt enconversation avec l’ermite.

– Je n’ai jamais vu aucun bien résulter,dit le monsieur, de la résolution d’un homme s’enfermant comme vousle faites. Je connais cette tentation, je l’ai éprouvée et j’y aicédé moi-même, mais il n’en n’est jamais résulté rien de bon.Toutefois, attendez, ajouta-t-il, en revenant sur ce qu’ilavançait, comme un homme scrupuleux qui ne voudrait pas accepter,pour appuyer sa chère théorie le secours du moindre détail faux. Jeme rappelle une bonne chose qui résulta d’un certain point de lavie solitaire menée par un homme.

L’ermite pressa ses barreaux d’un air detriomphe. Le voyageur, sans se décourager, demanda à l’étranger dementionner le fait.

– Vous l’entendrez, répondit-il, maisavant de commencer je dois vous dire que la période de mon récitdate de quelques années, qu’à l’époque dont je parle je venaisd’éprouver un revers considérable de fortune, et que, m’imaginantque mes amis me feraient sentir ma perte si je restais parmi eux,je m’étais déterminé à me cacher dans un endroit solitaire et àmener une vie tout à fait retirée, jusqu’à ce que je pusserecouvrer en partie mes pertes. L’histoire que je vais vousraconter est celle de bonnes actions révélées, de bons instinctsexcités, d’une bonne œuvre faite, d’un bon résultat obtenu, et letout par les Ombres du soir.

 

Je me suis souvent demandé quel langagepouvaient tenir des ombres. Je veux parler des ombres qu’un hommepeut du dehors voir dans les fenêtres d’une chambre, ou d’unehabitation éclairée : des ombres projetées sur un rideau parles figures qui s’interposent entre lui et la lumière. J’en aisouvent remarqué dans les séigles pendant le service divin,lorsque, me promenant tout autour, je levais les yeux vers lesfenêtres ; là, j’ai vu les ombres de deux amants lisant dansle même livre d’hymnes ; d’enfants jasant ouvertement en sefaisant des grimaces, et quelquefois une ombre qui se penchait detemps à autre en avant, en tenant une ombrelle à la mode ;puis elle était rejetée en arrière par un autre mouvement, etrestait ensuite droite et paisible d’une manière peu naturelle,puis recommençait encore à se pencher ; cela m’avait faitsupposer qu’on développait le quatrième chapitre d’un sermon enhuit points et que l’ombre placée devant moi était celle d’un hommecherchant dans le sommeil un refuge contre l’éloquence duprédicateur.

Parmi le nombre d’ombres qui se sont impriméesdans ma mémoire, il y en a qui la recouvrent sans l’obscurcir ni larefroidir ; d’autres qui sont projetées par des objets si purset si nobles par eux-mêmes que leur ombre même n’est qu’une clartéun peu affaiblie, et la lumière qui la produit une auréole.

Mon histoire commence à l’époque où, il y aquelques années, je vivais en célibataire dans une rue étroite peufréquentée de l’un des vieux quartiers de Londres, une de ces ruesoù des maisons très convenables sont mêlées à des maisons trèspauvres. J’occupais dans l’une des plus belles et des plus propresdeux pièces : une chambre à coucher et un salon. Ayant alors,comme aujourd’hui, le bruit en horreur quand je travaille, je meservais comme cabinet d’étude de la chambre de derrière, et jecouchais sur le devant de la maison qui était très tranquille lanuit et non le jour à cause du trafic de la journée. Mon atelier depeinture était au second et donnait sur le derrière de la maison,et comme il y avait une rue qui venait aboutir en angle aigu àcelle que j’habitais, en la rejoignant à quelques toises plus haut,il sera facile de comprendre que les derrières des maisons de cetétroit passage, qui s’appelait avec assez de raison Cross-Street,étaient à une distance passablement rapprochée de mon atelier. Sij’ai fait aussi exactement la description topographique de monhabitation, c’est pour que vous soyez à même de concevoir commentil se fit que mon attention se porta sur les circonstances que jevais vous raconter.

Vous comprendrez facilement comment il arrivaque, m’occupant, principalement pendant les jours courts, quandl’obscurité commençait à tomber, à regarder d’un air rêveur à mafenêtre, en pensant à mon travail, mon attention fut souventattirée presque à mon insu sur quelqu’une des fenêtres de l’étroiterue que j’ai décrite, et comment je me trouvai fréquemment moi-mêmeen contemplation devant quelques-uns des habitants des chambresséparées de la même par un si petit espace.

Il y avait une fenêtre, en particulier, qui,pour une raison ou pour une autre, occupait spécialement ma pensée.Elle était exactement au niveau de la mienne, tout à fait en face.Pendant la journée, bien que le rideau fût relevé autant quepossible, je ne pouvais voir qu’une faible partie de la chambre,mais ce que j’apercevais me prouvait que c’était un endroitréellement bien pauvre. La longue habitude de contemplation que mesyeux s’étaient faite, si je puis m’exprimer ainsi, m’avaitpeut-être donné une tendance à attacher trop d’importance àl’aspect extérieur des objets comme étant un indice de ce qui sepassait à l’intérieur. Quoi qu’il en puisse être, je possède cettetendance et je la possède très fortement au sujet des fenêtres. Jepense que les fenêtres d’une maison donnent une grande idée desdispositions, des habitudes et des caractères de ceux qui lesoccupent. Qui n’a pas senti, en passant près d’une maison dont lesfenêtres bien propres sont remplies de fleurs où le blanc mat etvert des arums en se mêlant aux ombres délicates, de couleursvariées, des rangées de jacinthes en fleur, fait un agréablecontraste avec l’obscurité du fond de la pièce, qui n’a pas sentique les habitants d’une maison dont les fenêtres sont ainsi ornéessont dans une condition plus calme et plus heureuse que leursvoisins dont le rideau jaune pend déchiré dans tous les sens à unefenêtre d’une malpropreté repoussante ?

Poursuivant alors la théorie que je viens demettre en avant, on croira facilement que j’avais pris la meilleureidée des habitants de la chambre d’en face par le fait que jepouvais voir, à travers les carreaux inférieurs de la fenêtre, lesfeuilles et les branches d’un grand « Fuchsia »se déployer en forme d’éventail dans une caisse en bois. Il y avaitautour de cette pauvre caisse d’autres petites inventions etd’autres ornements qui, quoique du genre le plus simple et le plusmodeste, me prouvaient qu’il y avait encore là l’amour du beau etle désir de faire bonne mine contre la pauvreté.

Mais c’est, comme je l’ai déjà dit, vers labrume et dans la soirée que mon attention était le plus souventfixée sur la fenêtre que j’ai décrite. À ce moment, la chambreétant éclairée, les ombres des objets et des personnes del’intérieur se projetaient sur le rideau avec tant de clarté et denetteté que ceux qui n’ont jamais observé ces phénomènes auraienteu peine à le croire. Les ombres me disent alors que la chambre estoccupée par un mari et une femme, tous deux jeunes, j’en suiscertain. L’homme, comme je le devine à sa position et à ce que jeprends pour l’ombre d’un écran en papier derrière lequel il secourbe sur son travail, est un pauvre graveur, travaillant comme unnègre, pour lequel les jours n’étant pas assez longs l’obligent às’attacher à son œuvre pendant plusieurs heures de la nuit. Quandje l’examine au moment où il se relève et redresse la tête pourdétendre les muscles de son cou, je vois que l’ombre projetée surle rideau est celle d’un corps jeune, maigre mais bien fait. Lalumière me montre aussi qu’il porte de la barbe : sa clartéest en effet très forte et c’est ce qui me rend plus certain quejamais que c’est un graveur : l’ombre de sa femme est à côté…presque toujours. Comme elle veille et fait attention à lui, commeelle se penche sur sa chaise ou s’agenouille à ses côtés ! Àce moment je ne l’avais pas encore vue, mais je ne pouvaism’empêcher de penser qu’elle était assez jolie et assez bonne pouréclairer une chambre plus obscure encore que celle où elle vivait,et pour rendre la vie pénible de son mari (s’il peut la conserver)non seulement supportable, mais heureuse.

S’il peut la conserver… mais le peut-il ?Son ombre est tout ce que j’ai vu de lui, mais elle ressemble àcelle d’un homme de santé délicate. Je ne le perds jamais de vuependant la nuit, et je puis toute la journée apercevoir le bord durideau derrière lequel il travaille. « S’il continue cetravail pénible, pensai-je, certainement, comme il arrive dans tousles excès, il manquera son but et finira par devenir incapable detout. »

Peu de temps après que j’eus commencé à avoircette crainte, ce que j’avais appréhendé était arrivé. Le jour vintoù le rideau ne se tira plus pour éclairer le travail du graveur,mais où il resta baissé toute la journée. Il serait difficiled’exprimer avec quelle anxiété j’attendis le soir et les ombres quidevaient m’en apprendre davantage.

Ce même soir la lumière brûlait dans lachambre comme de coutume ; mais le rideau du graveur nereflétait pas son ombre. Il n’y avait que l’ombre d’une seulepersonne, c’était celle d’une femme et, comme le corps que lalumière projetait remuait très doucement, je pus distinguer quecette personne versait des drogues et mêlait les différentsingrédients nécessaires dans la chambre d’un malade. Quelquefoiselle s’arrêtait dans ses occupations et regardait vers l’une desextrémités de la chambre où je conclus que le lit était placé, etquelquefois je crus même voir, mais ce n’était peut-être qu’uneffet de mon imagination qu’en regardant toujours dans la mêmedirection, ses lèvres remuaient et qu’elle parlait. Je la voyaisgoûter la potion qu’elle préparait, la tête un peu penchée, puis lasecouer et la goûter encore avant de la porter, en traversant lachambre, à l’endroit où, j’en étais sûr, était couché son marimalade, tant les ombres peuvent nous en conter. – De ma fenêtre dedevant, je voyais la rue s’étendre à droite et à gauche jusqu’aucoin où l’on trouve chaque matin à déjeuner de bonne heure en uneassez pauvre échoppe, faisant peu d’affaires, à ce que je pense,affaires toutefois auxquelles je m’intéresse si vivement que mapremière action de la journée est d’aller à la fenêtre pour voir sile pauvre vieux propriétaire a quelques pratiques. Une fois même jepris une veste de pilote et un chapeau à large bord pour me donnerl’air d’un marin, et je demandai une tasse de café que je trouvaiassez naturel, quoiqu’un peu graveleux et peut-être un peu léger.Assez là-dessus. J’aperçois aussi une rue aboutissant à ce cabaretet une autre, à peu près à égale distance. Par derrière, je dominele coin d’une place, deux « écuries », et, en medisloquant le cou, une faible partie de Brewer-Street et de GoldenSquare. Maintenant dans toutes ces régions qui se trouventcontinuellement sous mes yeux, j’ai remarqué un personnage allantet venant constamment et qui paraît, sans jamais y manquer, sur lascène chaque jour de l’année et à chaque heure du jour. C’est ungrand monsieur d’environ trente-cinq ans, un peu courbé et voûté,portant des lunettes, toujours vêtu d’une redingote noireboutonnée, ayant l’air toujours affairé, attendu avec anxiété dansles maisons qu’il visite et toujours accompagné à sa sortie parquelqu’un qui lui demande avec empressement en quel état il laisseles gens qu’il vient de visiter, et qui semble chercher uneconsolation dans ses traits impassibles. Naturellement je n’eus pasobservé longtemps les façons de ce monsieur sans arriver à laconclusion que c’était M. Cordial, le médecin de la paroisse,dont la pharmacie est dans la rue de Great-Pulteney où je passe sisouvent.

Si j’avais eu quelques doutes sur l’état dechoses de la maison d’en face, ils se seraient entièrement dissipésle lendemain de la soirée où j’avais observé la femme du graveurdans ses fonctions de garde-malade, quand j’entrevis à une lueurdouteuse la tête de ce monsieur (déjà bien chauve pour un homme sijeune) à travers les fenêtres de la chambre d’en face où il étaitvenu préparer une potion quelconque.

– Il se passe ici de jolies choses,pensai-je en moi-même. C’est justement ce que je craignais. Voiciun pauvre homme au lit, hors d’état de travailler, et probablementnon seulement malade de corps, mais l’esprit tourmenté en songeantqu’aussi longtemps que durera sa maladie, il ne viendra pasd’argent chez lui pour subvenir aux dépenses journalières que,malgré leur extrême pauvreté, sa femme et lui sont dans lanécessité de faire. – Je réfléchissais sur ce sujet et je cherchaisà approfondir, par tous les moyens possibles, comment des genspeuvent être assez malheureux ou assez peu sages pour recourir àtant d’expédients afin de se suffire ; et j’étais tellementoccupé de ce qui se passait dans la chambre d’en face que dansl’après-midi je fus obligé de faire une promenade, afin d’employerle temps qui devait nécessairement s’écouler avant qu’on allumât lalampe, et que les ombres se projetassent sur le rideau. Quand jerevins de cette promenade j’avais une impatience tellement grandede ces nouvelles silencieuses que je pouvais raisonnablementespérer obtenir, que je ne m’arrêtai pas à allumer ma bougie, maisque je me dirigeai aussi bien que je pus à travers la chambre et memis à la fenêtre.

D’abord je pensai qu’il n’y avait pointd’autres ombres se reflétant sur la blancheur transparente durideau que celles des pauvres morceaux de tapisserie et de la fleurqui s’épanouissait et dont j’ai parlé plus haut. Mais peu à peu, enobservant une petite ombre qui remuait continuellement, mêlée àcelle de la tapisserie, et remarquant qu’elle se levait ets’abaissait vivement et régulièrement, je la reliai sur le champavec une autre masse d’ombre placée un peu en arrière et j’arrivaià conclure que cette dernière était projetée par une tête de femmeet l’ombre mouvante par sa main quand elle s’élevait et s’abaissaiten travaillant à l’aiguille. Je ne fus pas longtemps sans avoir lacertitude que mon hypothèse était fondée ; car peu après quel’ombre de la main s’était arrêtée et que celle de la tête s’étaitrelevée, comme si la personne dont la silhouette se reflétait surle rideau était occupée à écouter, elle se leva et je vis l’ombrebien connue de la femme du pauvre graveur ; je sus ainsiqu’elle s’était dirigée vers le bout de la chambre où, d’après masupposition, était placé le lit dans lequel gisait le malade.

Pendant la plus grande partie de cette soirée,tout en veillant, comme je fus fréquemment interrompu dans mesobservations, je ne distinguai point d’autres ombres que celles queje viens de citer. Mais, vers neuf heures, je vis une autre ombrepasser devant le rideau, et comme c’était celle d’un homme, j’eusun moment l’espoir qu’elle était produite par le pauvre malade.Cela ne dura qu’un moment, un second regard me convainquit que lapersonne ne portait point de barbe et qu’il y avait un plus grandvolume sombre que celui qui pouvait être projeté par le pauvregraveur. Je conclus bientôt que c’était le docteur et, si j’avaiseu quelques doutes à cet égard, ils eussent disparu aussitôt, carje remarquai au même moment l’angle du coude produit par l’ombred’un homme qui se tenait devant la lumière, occupé à verser quelquechose dans ce que, d’après sa forme, je supposai être une tasse àthé.

Et cela deux fois en un jour. Il était doncassez malade pour que le médecin vînt le voir deux fois le mêmejour.

Ma détermination fut arrêtée aussitôt quej’eus fait cette réflexion. J’étais arrivé à prendre un vif intérêtà cette situation et à éprouver beaucoup d’incertitude, état que jepouvais difficilement m’expliquer. Je ressentais un étrange désird’en savoir davantage, et je résolus (on ne pouvait attendre unesemblable résolution que d’un homme devenu à moitié fou, à force devivre seul) de sortir à l’instant et de surprendre le docteur à sasortie de chez son malade et de le questionner à ce sujet.

J’avais perdu un peu de temps à réfléchir et,quand je jetai un regard à la hâte avant de quitter ma chambre, jene vis plus d’ombre sur le rideau ; cependant il étaitraisonnable de supposer que je pourrais encore rejoindre le docteurdans la rue ; aussi sortis-je en toute hâte.

Précisément le docteur venait de sortir dun° 4 de Croos-Street. Combien j’étais heureux d’être arrivé làà temps !

Je trouvai le médecin de la paroisse très peucommunicatif et peu disposé à prendre la maladie et la souffrance àun point de vue romanesque. C’était un assez brave homme, sansdoute, mais sec et froid. Il avait vu tant de maladies et demisères qu’il s’y était habitué. Il répondit cependant avecpolitesse à toutes mes questions, quoiqu’elles parussent lesurprendre beaucoup.

– Ne venez-vous pas, lui demandai-je, devisiter un pauvre malade dans cette maison ?

– Oui, me répondit-il, il a une bienmauvaise fièvre.

– C’est un ménage qui habite le secondétage ?

– Oui.

– Y avait-il des signes d’une grandemisère ?

– Oui, d’une bien grande.

– Ils n’ont pour vivre que le produit dutravail du mari ?

– Rien autre chose.

– Et il est complètement hors d’état detravailler ?

– Telle est la situation.

– Ah ! je m’en doutais !Seriez-vous assez bon, docteur Cordial, pour vous charger de cettepetite somme (elle était très minime en effet) et pour la remettreà ces pauvres gens sans dire par quelle voie elle vous estvenue.

Le docteur me le promit et j’allais partirquand je songeai à lui demander le nom du pauvre malade.

– Il se nomme Adam, me dit-il ; etlà-dessus nous nous séparâmes.

J’éprouvai alors un véritable sentimentd’affection en regardant mes pauvres ombres d’en face, comme sielles m’eussent appartenu, et je me mis à les examiner avec plusd’ardeur que jamais. Malheureusement en ce moment je n’avais qu’unseul effet d’ombre à observer, qui me jetait dans une grandeperplexité. La femme du malade se tenait de temps en temps devantla lumière, et, à ce qu’il me semblait du moins, prenait quelquesobjets d’habillement ou autres vêtements de drap et les examinait àla dérobée ; quelquefois je m’imaginais que l’objet qu’elletenait devait être une chemise, un manteau, ou un pantalon. Aprèscela elle disparaissait et je remarquais toujours que la lampealors était tournée de façon à ce que la lumière fût très faible,et elle restait ainsi un laps de temps considérable. Je ne pouvaiscomprendre alors ce manège, comme je le fis plus tard. Elles’assurait de l’état de divers objets d’habillement, avant d’allerles engager.

Je commençais alors à m’apercevoir des tristesconséquences de ma vie solitaire. Quoique j’eusse donné au docteurune petite somme pour venir en aide à ces pauvres gens, il m’étaittout à fait impossible, dans la situation gênée où je me trouvais,de donner davantage. Si j’avais eu le courage de rester entouréd’amis, j’aurais toujours trouvé l’un ou l’autre parmi eux, quej’aurais pu intéresser à mes pauvres ombres, tandis que maintenantil ne fallait pas y songer. Et même lorsqu’il me vint à l’idée derenouer mes anciennes amitiés dans ce but, la crainte que celui queje voudrais intéresser à cette bonne œuvre s’imaginât que j’avaisbesoin d’assistance pour moi-même me fit aussitôt renoncer à ceprojet.

Pendant que j’avais l’esprit ainsi occupé, jeme ressouvins tout à coup d’un individu avec qui je croyaisréellement n’avoir pas à craindre les mêmes difficultés.

C’était un certain M. Pycroft, un graveursur métaux avec qui j’avais eu autrefois des relationscommerciales ; c’était un vieillard ; il était arrivéqu’une fois dans ma vie j’avais été en état de lui rendre unservice, ce que j’avais fait. Il y avait quelque chose dans sonâge, dans sa position, dans nos relations antérieures, qui medonnait plus d’assurance pour l’aborder que tout autre. C’était unvieux garçon, bon gros réjoui, et autant que j’avais été à même dele juger, il m’avait paru doué d’un bon naturel.

Pourtant il y avait une circonstance serattachant à son histoire, qui semblait montrer son caractère sousun jour moins favorable. Ce souvenir me fit un peu hésiter àm’adresser à lui. J’avais entendu dire que peu de temps avant cetteépoque il avait montré une grande sévérité envers son fils aîné quis’était marié contrairement à sa volonté. Pour le punir, son pèrel’avait privé de sa part dans les affaires et il le laissait gagnersa vie à la garde de Dieu. Le fait est que le vieillard avaitéprouvé une cruelle déception en renonçant au doux projet d’unirson fils à la fille de son associé, et ce qui mettait le comble àsa colère, c’est que le choix que son fils avait fait luidéplaisait beaucoup pour des raisons particulières.

Je soupçonnai aussi que le fils cadet avaitexcité le mécontentement du père en exagérant les mauvaissentiments du fils rebelle ; il ne s’était pas contenté des’être fait la part du lion en succédant à son frère dans lesaffaires, mais avait épousé celle qu’il avait dédaignée. Lorsque jefus au fait de ces circonstances, je ne pus m’empêcher de penserque le plus jeune fils avait très mal agi, en aigrissant l’espritde son père. Malgré tout, le vieux Pycroft était la seule personneà laquelle je pusse m’adresser pour aider mes ombres malheureuses.Il me semblait que si je pouvais arriver à gagner ses sympathiespar les mêmes moyens qui avaient éveillé les miennes, c’est-à-direpar les ombres, ce moyen serait préférable à tout autre.

J’avais souvent promis autrefois àM. Pycroft de lui montrer ma collection de gravures àl’eau-forte de Rembrandt ; cela me parut un bon prétexte pourme présenter chez lui. Ainsi, en lui rappelant nos anciennesrelations, j’allai voir mon ancienne connaissance, et dans lecourant de la conversation je l’invitai à venir chez moi voir cescuriosités en lui annonçant que nous arroserions cet agréabletravail avec un verre de grog. Exact au rendez-vous,M. Pycroft arriva à l’heure désignée ; nous passâmesassez bien les premiers moments, ce qui ne m’empêcha pas deressentir quelques inquiétudes à l’égard de mon projet.

Après avoir examiné les gravures, au secondverre de grog M. Pycroft commença à me railler sur ma manie devivre dans un tel dédale de rues, et me demanda si je ne trouvaispas que l’air y manquait.

– Par exemple, lui dis-je. Et j’avoue queje fus coupable d’un peu de dissimulation, car je parlai del’affaire comme si elle n’était d’aucune importance. – Par exemple,monsieur Pycroft, vous ne pouvez vous imaginer combien d’agrémentsje trouve à observer mes voisins de l’autre côté de la rue, ceuxprécisément que vous trouvez trop rapprochés de mes fenêtres.

– Si vous vouliez abandonner votre genrede vie solitaire, répliqua M. Pycroft, vous trouveriez biend’autres choses pour exciter votre intérêt, que les affaires degens que vous ne connaissez pas du tout.

– Tenez, là, continuai-je à dire, sansfaire attention au sentiment qu’il exprimait, et en tirant monrideau, pour lui indiquer la chambre habitée par mon pauvre jeunecouple, – voilà une fenêtre qui m’a révélé toutes sortes de chosesintéressantes ; assez, je vous assure, pour composer unehistoire !

– Comment, cette fenêtre en face ?Vous trouvez donc, Marius B…, que c’est une chose convenable, deregarder dans la chambre des gens, de cette manière ?

– Je m’abstiens scrupuleusement d’unetelle indiscrétion, lui répondis-je, et j’ai fait toutes cesobservations avec le rideau baissé comme vous le voyezmaintenant.

– Avec le rideau baissé ? Maiscomment donc avez-vous réussi à faire quelque observation le rideaubaissé ?

– Au moyen des ombres des habitants del’appartement, répondis-je.

– Des ombres ? s’écria MariusPycroft, d’un ton évidemment incrédule ; vous ne voulez pas medire que vous pouvez distinguer ce qui se passe dans cette chambrepar le moyen des ombres sur le rideau ?

– Je distingue un peu ce qui s’y passe,et bien assez, en tout cas, pour m’intéresser au sort de ceux à quiappartient la chambre.

– Vraiment, monsieur B…, si une autrepersonne que vous m’eût dit cela, je l’aurais cru impossible.

– Voulez-vous voir par vous-même, luidis-je ; j’ose affirmer qu’avant peu, il y aura quelque chosequi vous donnera une occasion de juger de la vérité de ce quej’avance.

– Bien, mais sans douter du fait,répliqua mon hôte, j’aimerais à m’en assurer.

M. Pycroft était assis près de lacroisée, mais la lampe qui me servait à lire était sur la table etrendait la chambre presque trop éclaircie pour nos observations. Jepoussai la table à l’autre bout de la chambre, je descendis lamèche de la lampe et baissai l’abat-jour.

– Bien, dit M. Pycroft, je ne voisrien qu’un blanc et une lumière derrière.

L’ombre de la tête de la petite femme sevoyait dans un coin du rideau et l’ombre de la main s’élevait etretombait comme d’habitude, mais M. Pycroft n’avait pas l’œilassez exercé pour découvrir de telles choses ; je les luiindiquai du doigt.

– Maintenant que vous me l’avez indiqué,je vois quelque chose qui s’agite en s’élevant et ens’abaissant ; mais sans votre aide, je ne m’en serais pasaperçu. Attendez ! voilà une ombre qui couvre presque enentier le rideau. Qu’est-ce que c’est ?

– Je pense que c’est l’ombre de la mêmepersonne, répondis-je. Elle va venir plus près de la fenêtre, toutà l’heure, et s’éloigner de la lumière, et vous la verrez.

Au bout d’une minute ou deux, l’ombre reparut,mais pas si grande.

– Maintenant, dit mon ami, je puis ladistinguer. C’est l’ombre d’une femme. Je vois les contours de sataille, et la jupe de sa robe.

– Pouvez-vous distinguer sa figure ?demandai-je.

– Oui, elle est tournée et regarde àgauche ; maintenant elle n’est plus là, ajouta-t-il un momentaprès.

L’ombre reparut au bout de quelques minutessur le rideau.

– Que fait-elle maintenant ?demandai-je à M. Pycroft.

– Ah ! c’est vous qui allez me ledire.

– Eh bien ! il me semble qu’elletient un petit objet dans la main, et qu’elle le secoue.

– Et maintenant que fait-elle ? luidemandai-je encore.

– Je ne puis pas bien distinguer ;les coudes sont relevés, les mains le sont également. Mais je nesais pas du tout ce qu’elle fait.

– Moi, je crois qu’elle verse quelquechose, lui dis-je.

– Probablement, dit mon hôte, quiévidemment commençait à s’intéresser à cette scène muette.

– Attendez, continua-t-il après unepause, et en regardant avec inquiétude, – elle secoue quelquechose.

– Ce doit être quelquemédicament ?

– Je le crois.

– Y a-t-il là quelqu’un demalade ?

– Oui, c’est son mari, répondis-je.

– Est-ce que c’est l’ombre qui vous a ditcela aussi ?

– Oui, autrefois l’ombre de son mariparaissait sur le rideau aussi souvent que la sienne. Maintenant jene la vois jamais, mais elle est remplacée par l’ombre dumédecin.

– Et je vous prie, demandaM. Pycroft de l’air de quelqu’un dont la crédulité se révolte,je vous prie de vouloir bien me dire, comment vous avez su quec’était l’ombre d’un médecin ?

– C’est parce que le Dr Cordial a le dosle plus rond que vous ayez jamais vu de votre vie, luirépondis-je.

– Ah ! bien, cela est vraiment fortcurieux, dit le vieux graveur de cuivre, dont l’intérêt s’éveillaitévidemment très fort.

Pendant que nous regardions, la lumière futemportée tout à coup, et laissa la chambre dans une obscuritécomplète.

– Que supposez-vous qu’il soit arrivé,maintenant ? demanda mon compagnon.

– Je suppose que la femme a quitté lachambre pour peu de temps. Nous verrons mieux tout à l’heure.

Presque au même instant la lumière reparut etune autre ombre que celle de la petite femme était dans la chambreavec elle.

– Le médecin ? ditM. Pycroft.

– Oui ! m’écriai-je d’un cri detriomphe.

– Vous voyez comme il est facile de fairedes découvertes au moyen des ombres ; vous êtes déjà bienhabile !

– C’est vrai, il a le dos très rond, ditle vieux graveur.

L’ombre au dos rond diminua graduellement ense dirigeant vers le même côté où disparaissait souvent l’ombre dela femme. Le rideau blanc resta pendant quelques instants sansombre.

– Je suppose qu’il examine le malademaintenant, dit M. Pycroft ; le voici, ajouta-t-il uneminute après.

Mais le docteur était si près de la lumière,et nous tournait si complètement le dos, qu’il nous étaitimpossible de voir ce qu’il faisait. Cela arrive naturellementsouvent ainsi avec les ombres.

Peu après l’ombre du médecin fut rejointe parcelle de la femme du malade. Puis toutes les deux s’arrêtèrent pourcauser ensemble, au moins il était raisonnable de le supposer.

– Il lui donne sans doute son ordonnance,dit le vieillard.

– C’est très probable, répondis-je.

– Je pense qu’il est très malade, dit moncompagnon ; puis il y eut une pause.

Les ombres se tenaient toujours près de latable. Enfin le médecin donna quelque chose à la femme dugraveur ; et tout de suite après la lumière disparut.Probablement pour conduire le docteur et éclairer l’escalier.

– Ils sont donc bien pauvres ? ditM. Pycroft en se parlant à lui-même.

– Ils n’avaient rien que ce que le marigagnait, lui répondis-je. Et maintenant le voilà trop malade pourrien gagner pendant plusieurs semaines.

La lumière reparut et montra l’ombre de lapetite femme qui paraissait s’attarder près de la table aprèss’être assise ; son corps resta immobile pendant longtemps.Puis nous remarquâmes que sa tête était tombée en avant et que lafigure cachée dans les mains indiquait l’angoisse d’un chagrinsilencieux.

Nous ne parlions ni l’un ni l’autre. En cetinstant je baissai le rideau de ma propre fenêtre, car je sentisque c’était là un de ces chagrins auxquels un spectateur n’a pas ledroit de s’initier.

Bientôt après, mon vieil ami se leva pour s’enaller et nous ne prononçâmes pas un mot sur ce que nous venions devoir. Avant de me coucher, je regardai pourtant encore une fois àma fenêtre. La jeune femme était à sa place ordinaire et l’ombre desa main s’élevait et retombait comme de coutume. Elle travaillaitencore.

Le lendemain, à la première levée de la poste,je reçus une lettre de M. Pycroft qui contenait un peud’argent. Il me disait qu’il avait beaucoup pensé à ce qu’il avaitvu, et qu’il me demandait de faire parvenir cet argent au jeunecouple auquel je m’intéressais.

Il me priait aussi de lui donner de temps entemps des nouvelles des ombres.

Je remis l’argent au docteur Cordial, lepriant d’en faire l’usage qui lui semblerait le meilleur, sans riendire de la source d’où il venait. Je le priai aussi de me tenir aucourant de l’état de son malade ; je transmettrais ensuite ceque j’apprendrais au vieux graveur sur cuivre.

Pendant quelques jours je n’eus rien denouveau à lui communiquer, car les ombres ne me révélèrent rien deplus que ce que j’avais observé. L’ombre du pauvre graveur ne sevoyait toujours point et celle de sa femme était constamment dansle même coin, quand elle pouvait gagner un peu d’argent avec sonaiguille ou qu’elle allait et venait dans la chambre pour soignerson mari. Enfin la fièvre atteignit la crise qui devait, selon lemédecin, sauver ou tuer le malade…

Pour rendre mon histoire aussi courte quepossible, je ne m’appesantirai pas sur les détails de cette périodede craintes et d’espérances ; la jeunesse du malade permit àsa constitution de triompher et, après cette crise, il commença àaller mieux. Une longue convalescence suivit et le temps arriva où,un soir, l’ombre d’une taille amaigrie passa lentement devant lalumière, et je pouvais voir qu’elle était accompagnée de l’ombrebien connue de la petite femme. Le malade sortait de son lit pours’asseoir près du feu.

Naturellement je fis connaître à mon ami legraveur tous les détails de l’amélioration survenue dans la santéde notre malade. Je le tins au courant de tout jusqu’au moment oùil fut assez bien rétabli pour travailler un certain nombred’heures chaque jour, afin de subvenir à ses besoins et à ceux desa femme.

– Ils sont très reconnaissants à l’amiinconnu qui les a aidés dans leur malheur ! dis-je à monancienne connaissance quand je lui annonçai cette bonnenouvelle.

– Oh ! quel enfantillage, ce n’estrien, rien du tout, s’écria le vieillard en cherchant à abandonnerce sujet.

– Aussi, désirent-ils beaucoup leremercier, continuai-je résolument et personnellement ; s’ildaignait se faire connaître, ce serait pour eux une douce joie.

– Non, non, pour rien au monde, s’écriale vieux graveur. – Non, mon cher, c’est impossible ; tenez,voici une bagatelle pour eux. Mais toutefois j’aimerais à revoirles ombres, comme nous les avons vues autrefois, vous savez ;quelque soir je viendrai prendre un grog avec vous et nous lesobserverons.

Je fus obligé de le satisfaire et, ayant prisrendez-vous pour le lendemain, je le quittai et rentrai aulogis.

Le soir indiqué étant venu, il y avait grandmouvement dans la chambre tranquille d’ordinaire. On voyait lecorps de la jeune femme qui passait çà et là devant et derrière lalumière, comme si elle s’occupait à mettre de l’ordre dans lachambre. Suspendue, au milieu de la croisée et si près du mincestore blanc que je pouvais la voir distinctement, était une cagequi contenait un oiseau, et c’était grâce à la présence de cetobjet que j’avais pu me former une idée de ce qu’étaient mes deuxamis d’en face, quand l’un d’eux approchait de la cage, commequelquefois cela arrivait pour encourager à gazouiller celui quil’occupait ; je pouvais voir le profil de la personne quiparlait à l’oiseau, tracé aussi distinctement que les silhouettesdes vieux portraits noirs découpés que les artistes ambulants fontvoir dans les foires.

Toutefois, par moment, quand le graveur ou safemme étaient assis près de la croisée, et parmi la lumière, je nepouvais distinguer qu’une masse informe, et lorsque l’un des deuxapprochait de la lumière, leurs ombres paraissaient si gigantesquesque tout l’espace de la fenêtre, qui était extraordinairementgrand, était complètement obscurci même par une seule personne. Jedois répéter ce que j’ai déjà dit : que les occasions étaienttrès rares où je pouvais découvrir ce que les ombresfaisaient ; les cas dans lesquels je pouvais déterminerqu’elles étaient occupées à mêler des breuvages, à verser desmédicaments et autres choses semblables, ne se présentaient quelorsque les objets nécessaires à l’opération se trouvaient poséssur quelques meubles placés près de la croisée.

Ponctuel au rendez-vous, mon vieil ami legraveur fit son entrée et, après les compliments d’usage, lapremière question qu’il me fit, fut :

– Eh bien, comment vont lesombres ?

Je lui mis une chaise à sa place ordinaire etnous nous assîmes tous deux. L’agitation et le mouvement quim’avaient averti qu’on allait et venait dans la chambre en face,étaient toujours remarquables, et je ne mettais pas en doute qu’onétait en train de nettoyer l’appartement. L’apparition sur la scèned’une ombre mince et étroite, armée d’un balai qui était enactivité de service, vint renforcer cette conviction. Je ne doispas oublier de dire qu’au moment d’une certaine pause dans lesmouvements du balai, l’ombre du pauvre graveur se dessinadistinctement sur le store. Il s’était rapproché de la fenêtre pourmettre une branche de seneçon entre les barreaux de la cage.

À cet instant je remarquai que la figure demon visiteur changea. Il se leva de sa chaise en regardant en faced’un air empressé, et dit d’un ton étrange :

– Comment avez-vous dit qu’ilss’appellent, ces gens ?

– Adams, lui répondis-je.

– Adams, en êtes-vous bien sûr ?

– Oui, très sûr.

L’ombre n’était plus visible et je remarquaique pendant un temps considérable M. Pycroft parutprofondément absorbé. Nous parlâmes de plusieurs choses étrangèresà ce sujet que j’avais à cœur. Enfin il me dit :

– Ils semblent être assez tranquillesmaintenant.

– C’est probable, lui répondis-je,maintenant que les chambres sont nettoyées, ils se seront mis àtable pour prendre un petit repas.

– Vous croyez ? demanda legraveur.

– Il est bien probable qu’ils se serontprocuré quelques petites friandises, fournies par votregénérosité.

– Vraiment, vous pensez ? dit levieux Pycroft qui avait une véritable idée du confortable. Quepensez-vous qu’ils aient sur la table ! Je voudrais bien queles ombres vinssent à passer pour me l’apprendre.

Je profitai de l’occasion pour lui dire queles ombres n’entraient pas dans ce détail. Et j’ajoutai :

– Pourquoi ne voulez-vous pas traverserla rue le soir en chair et en os. Je suis sûr que votre visiterendrait leur souper meilleur.

Le vieillard venait de vider un verre de grogchaud. Il était en bonne humeur. Ses yeux commençaient à briller,et un sourire paraissait au coin de sa bouche.

– Ce ne serait pas mal amusant, n’est-cepas ? dit-il. Je ne demande pas mieux.

Un instant après nous étions en route pour len° 1.

Il y avait sur le pas de la porte une petitefille, avec un pot de bière à la main ; à peine nousavait-elle vus qu’elle nous dit :

– Veuillez, messieurs, avoir la bonté desonner au deuxième étage.

– Au deuxième ? lui dis-je ensouriant.

– C’est chez M. et madame Adams,n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, c’est mon père, dit lapetite fille, qui évidemment considérait ce couple comme ne faisantqu’un.

Il me semblait extraordinaire que je n’eussejamais vu l’ombre de l’enfant sur le store.

– Bien, ma petite, je désire le voir,ainsi que ce monsieur.

– Ah ! mais vous ne pouvez pas levoir, monsieur, dit la petite fille qui, par parenthèse, avaitl’air d’être une petite mégère précoce, car mon père est à table etil y a un poulet pour le souper. Mon père a été malade, vous nepouvez pas le déranger maintenant qu’il va un peu mieux, vous nepouvez pas entrer.

– Veux-tu te taire, mademoiselle, dit unevoix à ce moment. Permets que je parle à ce monsieur.

Je relevai la tête, et je vis que la porteavait été ouverte par une femme d’une grande taille ayant un énormenez.

– À qui désirez-vous parler,monsieur ? demanda-t-elle d’un ton hypocrite qui m’était trèsdésagréable.

Je lui dis brièvement qui nous étions et quelétait le but de notre visite.

– Oh ! quelle joyeuse surprise, ditla grande femme ; montez bien vite, Lizzie, continua-t-elle ens’adressant à l’enfant, et dites à votre père que le bon monsieurqui l’a aidé pendant sa maladie vient le voir. Je suis sa femme,mes bons messieurs (c’était l’ombre qui m’avait tant intéressé dansla chambre), je suis sa pauvre femme qui l’ai soigné pendant samaladie, et prenez garde dans l’escalier, mes bons messieurs. Voilàla chambre, messieurs. Voilà une joyeuse surprise, James, voici lesmessieurs qui ont été si bons pour vous tout le temps que vous avezété malade.

– Veuillez bien vous asseoir, messieurs,dans notre pauvre chambre.

J’étais frappé comme d’un coup de foudre. Unpetit homme à l’air commun était assis à une table sur laquelleétait placé un poulet rôti, un morceau de lard et quelques pommesde terre ; il portait les traces d’une maladie récente, et ànotre entrée il se leva avec un peu d’effort. Il reprit son siègecependant, tandis que moi et mon compagnon nous nous assîmes. Jepris une chaise comme j’aurais pris n’importe quoi, dans mapremière surprise et mon bouleversement.

Je regardai encore sa femme ;comment ! était-ce la réalité de cette jolie petite ombre queje connaissais si bien ? Était-ce possible que cette grandeforme gauche pût être elle ? Les ombres pouvaient-elles êtresi trompeuses ? Est-ce que l’on pouvait me persuader que mavoisine d’en face avait un nez pareil à celui que je voyaismaintenant ? Est-ce qu’il ne serait pas ressorti en relief surle rideau et n’aurait pas laissé de trace dans ma mémoire, chaquefois qu’elle s’était approchée de la fenêtre ?

Le mari ? ce n’était pas non plus monpauvre graveur, celui qui, assis là, était un homme inoffensif,plein de reconnaissance pour mon compagnon, et exprimant sagratitude en paroles maladroites.

Sans doute, c’était un petit homme doux ettranquille, l’opposé de sa femme, mais toujours est-il qu’en lui jene retrouvais pas mon graveur. Pendant tout ce temps, même pendantque son mari parlait, la grande femme continuait de laisser coulerun flot de reconnaissance de la nature la plus lumineuse auquel levieux monsieur ne répondait pas un mot, car il était aussi peupréparé que moi à voir ces caricatures représenter nos ombres.Bref, nous n’avions pas proféré une seule parole à l’exception dequelques mots pour nous informer de la santé du malade, dès quenous étions entrés dans la chambre.

Tout à coup il me vint à l’esprit qu’il devaity avoir quelque méprise. Depuis quelque temps je regardais fixementla petite fille que nous avions rencontrée sur le pas de la porte,et pour lui rendre justice, je dois dire qu’elle n’était pas enarrière vis-à-vis de moi. Il me semblait extraordinaire que monattention n’eût jamais été attirée par son ombre, puisqu’elle étaitplus grande que l’allège de la fenêtre. Mes yeux, en comparant lajeune fille et l’allège de la fenêtre, s’étaient dirigés vers lefond de la chambre et je m’aperçus qu’il n’y avait pas de cagesuspendue à la croisée.

– Bon Dieu ! m’écriai-je, vous avezôté la cage.

– La cage, monsieur ? répéta avecdéférence la femme en pleurnichant.

– Mais nous n’avons point de caged’oiseaux, s’écria la petite fille du pas de la porte, nous n’enavons jamais eu, ni d’oiseau non plus.

– Veux-tu bien te taire,mademoiselle ? interrompit la mère.

Il y eut une pause pénible ; je regardaide nouveau autour de la chambre, je regardai la femme et le mari.Je remarquai qu’il ne portait point de barbe. Cependant j’eus assezde présence d’esprit pour ne pas faire de questions sur ce manqued’ornement comme j’avais fait pour la cage, mais je résolus dem’assurer de la vérité en m’approchant de la fenêtre dont je tiraile store en disant pour m’excuser : « Vous devez êtrebien renfermés ici derrière ces maisons. N’est-ce pas, c’est un peumalsain ? »

Il s’ensuivit une longue réponse au sujet despetits logements abrités, de leurs avantages et de leursdésavantages. Mais je n’entendis rien. Je cherchais ma proprefenêtre, la maison en face.

J’avais laissé ma lampe allumée, mon store àdemi tiré. La fenêtre exactement en face de celle par laquelle jeregardais était fermée et abritée par des persiennes. En allongeantle cou dans une direction oblique vers la première des maisons enface, je vis qu’au second étage la fenêtre était éclairée et que lestore était à demi tiré.

– Votre souper se refroidit, dis-je en merapprochant de la table et en échangeant un regard significatifavec mon compagnon, mon ami et moi désirions seulement entrer voircomment vous alliez, et maintenant nous vous quittons pour que vousfassiez justice de votre poulet, plus tranquillement que si nousrestions là.

Nous sortîmes, et M. Pycroft, qui étaitdemeuré muet tout le temps que nous étions restés dans la chambre,ne cessait de répéter tout haut :

– Ces gens-là ! Nous nous sommestrompés.

La grande femme cependant était trop loquaceelle-même pour entendre ce que nous disions, et pendant tout letemps qu’elle nous avait éclairés sur l’escalier, elle n’avait pascessé un seul moment de nous témoigner sa reconnaissance.

Lorsque nous fûmes dans la rue, je regardaimon compagnon en face, et lui dis :

– Dans tous les cas, c’est uneconsolation de penser que vous avez secouru des gens qui étaientdans le malheur ; mais il est évident que tout ce que vousavez donné a été porté à la famille que nous venons devisiter !

– Et comment cela est-il arrivé ?demanda mon vieil ami.

– Je ne puis imaginer qu’une chose, c’estque je me suis trompé. Il paraît qu’il y a deux malades au secondétage des deux maisons qui sont en face de la mienne, et lorsquej’ai vu le médecin, il venait de quitter le brave homme dont lesouper a été fourni par votre bonté, tandis que je pensais qu’ilsortait de chez nos pauvres ombres.

– Et les ombres ? ditM. Pycroft d’un air agité.

– Par suite de mon fâcheux malentendu,elles n’ont pas reçu un seul shelling.

M. Pycroft me regarda fixement d’un airétonné.

– Nous ne pouvons pas laisser cetteaffaire comme cela, me dit-il enfin. Pensez-vous que vous pouvezêtre certain de la maison cette fois ?

– Je comprends bien que vous vous méfiezde moi, mais voici sans doute la maison, dis-je en regardant len° 5.

– Terminons donc l’affaire, dit-ilbrusquement.

Un instant après nous sonnions à une porte quinous fut ouverte par une femme mal mise.

– Est-ce ici le deuxième du secondétage ? lui dis-je d’un ton mielleux.

– C’est ici le devant de la maison, medit-elle avec une expression désagréable. Vous auriez dû sonner àla porte à droite.

Je m’excusai en termes humbles, et la femmedéguenillée s’adoucit un peu.

– Ces gens-là qui logent au deuxième surle derrière y sont, et si vous voulez monter, messieurs, je vouséclairerai.

Nous profitâmes de cette offre, et la femmenous indiqua la porte à laquelle nous devions frapper, en ouvranten même temps la porte de sa chambre d’où s’échappait une telleodeur d’oignons que cela me fit venir les larmes aux yeux. Elledisparut dans cette vapeur parfumée et se renferma. Ma curiositéétait alors puissamment excitée et je sentais que quelque chosed’important dépendait de la porte où nous allions frapper.

Je cognai à la porte près de laquelle nousnous tenions.

Une voix claire et gaie nous dit d’entrer. Enun instant nous fûmes dans la chambre.

Deux personnes, un homme et une femme,occupaient l’appartement, dont l’une, l’homme, était hors de vuepour l’instant ; dans l’autre, lorsqu’elle se leva pour nousrecevoir, je reconnus tout de suite l’ombre avec laquelle j’étaissi familiarisé.

Cette chambre formait un grand contraste aveccelle que nous venions de quitter, qui était assez bien meublée.Celle-ci était entièrement nue, comme si tous les objets, quelleque fût leur valeur, avaient été convertis en argent. Il y avait unmatelas et quelques couvertures à un bout de la chambre, mais lesseuls meubles que l’on pût voir étaient une table et deux vieilleschaises. La lampe du graveur était sur la table, ainsi que lesobjets nécessaires pour un chétif repas qu’évidemment on venait defaire cuire ; il se composait d’un petit morceau de lard etd’un peu de riz bouilli. La cage était suspendue à la fenêtre, cequi me convainquit que j’avais enfin trouvé mes ombres.

J’avais remarqué toutes ces choses au premiercoup d’œil et j’allais commencer à expliquer le but de notre visiteà nos hôtes, lorsque mon attention fut tout à coup éveillée par uneexclamation de M. Pycroft qui me suivait. L’homme que nousn’avions d’abord vu que très imparfaitement s’était levé ; ilétait debout, la lumière de la lampe jetait sa pâle clarté surlui ; tandis qu’il regardait dans l’ombre mon compagnon qui mesuivait, je me détournai par un mouvement instinctif et rapide, etje rencontrai le regard de mon vieil ami.

– Si vous avez voulu me jouer un tour,Monsieur, me dit-il, en me parlant très rapidement avec uneprononciation difficile, je vous affirme que cela ne vous fait pasbeaucoup d’honneur.

– Que voulez-vous dire ? luidemandai-je parfaitement étonné.

– Je veux dire, monsieur Broadhead, quesi tout ceci a été arrangé pour faire un raccommodement entre monfils et moi…

– Votre fils ? lui dis-jehaletant.

– Je puis seulement vous dire, continuaM. Pycroft, que vous obtiendrez le succès que vousméritez.

Il prit le chemin de la porte, mais j’y étaisavant lui.

– Écoutez-moi, monsieur Pycroft,m’écriai-je. Si vous voulez garder ces sentiments d’animosité quiconviennent peu à un père, je ne puis vous en empêcher ; maisje ne vous permettrai pas de quitter cette maison sous uneimpression fausse à mon égard. Je jure que vos soupçons n’ont aucunfondement, et que lors de notre entrée dans cette chambre,j’ignorais comme vous quels étaient ceux qui l’habitaient !que je ne savais même pas que votre fils était dans une tellemisère. Si j’avais connu sa douloureuse position, j’eusse fait toutce qui eût été en mon pouvoir pour ramener votre cœur, et luirendre les sentiments que réclame la nature. Je vous eussedit : « Ayez pitié de celui qui porte votrenom. »

Les regards de M. Pycroft s’étaientdirigés sur moi, quand j’avais repoussé l’imputation d’avoir voulule forcer à une réconciliation, et maintenant ils se portaient versla place où se tenait son fils, dont la belle figure portait lesprofondes traces de la douleur et de la maladie.

C’était un beau jeune homme ; il setenait là, serrant dans sa main la main de sa femme. Je ne pouvaism’empêcher de ressentir en face de ce tableau vivant l’intérêt vifet profond que les ombres avaient si bien éveillé.

– Contemplez-les ! lui dis-je,regardez cette chambre, regardez ce repas ! Pouvez-vous voirune telle misère sans que votre cœur soit touché ? Si votrefils vous a offensé, n’a-t-il pas assez souffert ? S’il vous adésobéi, n’a-t-il pas subi son châtiment ?

*

**

Je regardai la figure de mon ami. Il me semblavoir un sentiment de compassion passer sur son visage.

– Faites, lui dis-je, que la sympathieque vous avez accordée aux ombres malheureuses ne fasse pas défautà la réalité palpitante du malheur.

À cet instant la jeune femme quitta son maripour s’approcher de nous. Elle passa timidement sa petite maintremblante sur la main de mon vieil ami… Je le regardai encore unefois. Puis faisant signe au pauvre graveur de venir auprès de sonpère, je quittai tranquillement cette chambre où je sentais que maprésence n’était plus nécessaire !

Chapitre 3Rencontre d’un mauvais sujet

Pendant que le peintre achevait son histoire,un autre visiteur avait ouvert la porte. Il était resté poliment enarrière, afin de ne pas interrompre la personne qui parlait.

Lorsque le récit fut terminé, il s’avança ets’exprima en très bon anglais, bien qu’il fût Français ; il nese trouvait dans notre pays qu’en passant et pour le visiter. Dansle cours d’une vie aventureuse, il avait eu occasion d’apprendrenotre langue sur le continent et la nécessité l’avait obligé d’yavoir souvent recours ; plusieurs années s’étaient écouléesdepuis ce moment et il n’avait pas eu d’autres occasions de visiterl’Angleterre que celle qui l’amenait maintenant ; il demeuraitavec quelques amis dans le voisinage.

On lui avait parlé de l’ermite et il étaitvenu sur la propriété de Thomas Tiddler pour déposer son hommageaux pieds de cet illustre propriétaire foncier. Le visiteurfrançais fut-il surpris ? Pas le moins du monde, sa figuremontrait de profondes marques d’anciens soucis et d’ancienstourments. Peut-être rien ne pouvait-il le surprendremaintenant.

Non, aucune chose ; s’il eût vuM. Mopes sur le territoire français, il eût été pétrifié surplace. Mais M. Mopes, sur le territoire anglais, étaitsimplement un nouveau développement de la maladie du caractèrenational dont le spleen anglais est la cause et dont le suicide quile suit est l’effet ; les prompts suicides (dont il avait déjàentendu parler par les littérateurs de son pays) par lesquels on sejette à l’eau, les lents suicides qu’il voyait de ses propres yeux,qui consistent à s’enterrer parmi la suie et la cendre dans unecuisine, sont deux manières curieuses, mais rien ne surprend unFrançais lettré, laissant notre caractère national se montrer sousson jour le plus favorable, lorsque le temps a fourni à cegentleman l’occasion de mieux l’étudier. Le voyageur lui demandadonc poliment de pouvoir prendre la parole après l’artiste et deraconter sa propre histoire.

Après un moment de graves réflexions, il nousdit que sa jeunesse avait été marquée par des souffrances quin’étaient pas ordinaires, qu’il avait couru de grands périls. Ilajouta qu’il ne se refusait pas à nous raconter une de sesaventures ; mais il prévint d’avance son auditoire qu’ilserait probablement fort étonné, et nous demanda de ne pas formernotre opinion sur lui avant de connaître la fin de sonhistoire.

Après ce préambule, il commençaainsi :

« Je suis Français de naissance, et je menomme François Thierry. Je ne veux pas vous fatiguer de l’histoirede ma jeunesse. Je vous dirai seulement que je commis une fautepolitique, que l’on me condamna aux travaux forcés et que j’ai étéexilé depuis ce jour. À l’époque dont je parle, la marque n’étaitpas abolie et je pourrais vous montrer, si je le voulais, leslettres rouges qui sont sur mon épaule. Je fus arrêté, jugé etcondamné à Paris. Je quittai le tribunal avec le bruit de cettecondamnation résonnant encore à mes oreilles. Le bruit sourd desroues de la voiture cellulaire se répéta pendant toute la route deParis à Bicêtre, et le lendemain et le surlendemain j’entendis cemême bruit fatigant depuis Bicêtre jusqu’à Toulon.

Lorsque je veux me rappeler ce qui se passadans ce temps-là, il me semble que j’ai dû être abasourdi par lasévérité inattendue de ma condamnation, car je ne me rappelle riendu voyage ni des endroits où nous nous arrêtâmes. Rien quel’éternelle répétition de ces mots : « Travauxforcés ! Travaux forcés ! Travaux forcés àperpétuité ! »

La voiture s’arrêta bien tard dansl’après-midi du troisième jour. Nous étions arrivés. On ouvrit laporte et on me conduisit à travers une cour pavée dans un longcorridor carrelé, puis dans une grande salle dallée, faiblementéclairée par en haut. Là un surintendant militaire m’interrogea. Oninscrivit mon nom sur un énorme registre avec des fermoirs en fercomme un livre d’heures. « Deux cent sept ! » dit lesurintendant, « vert ! » On me conduisit dans unesalle contiguë, on me fouilla, on me déshabilla complètement et onme plongea dans un bain froid ; à la sortie du bain on me mitle costume des forçats : une chemise grosse comme du canevas,un pantalon de serge jaune, une blouse de serge rouge et de grossouliers ferrés, puis une casquette verte ; sur chaque jambedu pantalon, sur le devant et le dos de la blouse étaient impriméesles fatales lettres : « T. F ! » Sur uneétiquette de cuivre, attachée sur le devant de la casquette, étaitgravé le numéro 207. Le surintendant se tenait tout près etregardait faire.

– Allons, dépêchez-vous, dit-il entournant sa longue moustache entre le pouce et l’index. Il se faittard ; il faut qu’on vous marie avant le souper.

– Me marier ! répétai-je.

Le surintendant riait en allumant un cigare,et son rire fut répété par les gardiens et les geôliers. Puis, onme conduisit par un autre corridor carrelé dans une autre courpavée et de là dans une salle sombre pareille à la dernière, maisremplie de figures sales, du cliquetis des fers et ayant à chaquebout une ouverture circulaire à travers laquelle la bouche d’uncanon s’avançait affreusement.

– Amenez le numéro 206, dit lesurintendant, et appelez le prêtre.

Le numéro 206 s’avança d’un coin éloigné de lasalle, traînant après lui une lourde chaîne. Il était accompagnéd’un maréchal aux bras nus qui portait un tablier de cuir.

– Couchez-vous, me dit le maréchal en medonnant un insultant coup de pied.

Je me couchai à terre. Un lourd anneau de ferqui était attaché à une chaîne de dix-huit anneaux, fut rivé à macheville d’un seul coup de marteau ; un deuxième anneau réunitles bouts de ma chaîne, et ceux de la chaîne de mon compagnon, etfut rivé de la même manière. – L’écho de chaque coup résonna àtravers la voûte, pareil à un rire sépulcral.

– C’est bien, dit le surintendant entirant de sa poche un petit livre rouge – Numéro 207, écoutez lecode de la prison : si vous essayez de vous échapper sans yréussir, vous recevrez la bastonnade. Si vous réussissez à sortirdu port, et qu’on vous rattrape, vous aurez trois ans de chaînesdoubles. Aussitôt qu’on remarquera que vous manquez à l’appel, ontirera trois coups de canon, des pavillons d’alarme seront arboréssur les bastions. On enverra par le télégraphe des signaux auxgardiens des côtes, à la police des dix arrondissements voisins. Onmettra à prix votre tête. On placardera des affiches aux portes deToulon et dans toutes les villes de l’Empire, et on aura le droitde tirer sur vous si on ne peut pas vous capturer vivant.

Après avoir lu ce code avec une complaisancemoqueuse, le surintendant reprit son cigare, remit le livre dans sapoche, et s’en alla.

Tout était fini maintenant, – tout :l’étonnement incrédule, la tristesse rêveuse – l’espérance cachéeau fond du cœur des trois jours précédents : j’étais un forçat(l’esclavage des esclavages !)

J’étais enchaîné à un compagnon forçat ;je relevai les yeux, et je trouvai que les siens étaient fixés surmoi. C’était un homme au front bas, basané, sombre et mal embouché,paraissant quarante ans ; il n’était pas beaucoup plus grandque moi, mais très solidement bâti.

– Ainsi, dit-il, vous êtes là pour lavie, n’est-ce pas, comme moi ?

– Comment savez-vous que je suis ici pourla vie ? lui dis-je avec accablement.

– Par cela, dit-il en touchantbrusquement ma casquette avec le revers de la main. Verte, c’estpour la vie ; rouge, pour un certain nombre d’années. Pourquoiêtes-vous ici ?

– J’ai conspiré contre legouvernement.

Il haussa les épaules avec un geste demépris.

– Diable ! vous êtes donc un forçatgentilhomme ? J’ai cela dans l’idée, c’est dommage que vousautres, vous n’ayez pas une place spéciale. Nous autres, pauvresdiables de forçats, nous détestons cette belle société.

– Y a-t-il plusieurs prisonnierspolitiques ? demandai-je après une pause.

– Aucun dans cette partie de laprison.

Puis il ajouta avec un juron, comme s’ilsoupçonnait ma pensée :

– Je ne suis pas innocent. C’est pour laquatrième fois que je suis ici. Avez-vous entendu parler deGasparo ?

– De Gasparo le faussaire ?

Il fit un signe d’assentiment.

– Celui qui s’est échappé, il y a troisou quatre mois, et qui flanqua la sentinelle à bas des remparts, aumoment où elle allait donner l’alarme ?

– Oui, je suis cet homme.

– J’avais entendu dire que, dans sajeunesse, cet homme avait été condamné à un long emprisonnementsolitaire, dans une triste cellule, et qu’il était sorti de cetantre, abruti comme une bête féroce.

Je tressaillis ; et, en tressaillant, jevis son regard fauve qui prenait date de vengeance contre moi. Dèsce moment il me détesta ; et, dès lors, j’eus pour luil’antipathie la plus grande.

Une cloche sonna et je vis revenir undétachement de forçats de son travail. Ils furent immédiatementfouillés par les gardiens et enchaînés deux à deux, à uneplate-forme en bois inclinée jusqu’au centre de la salle, et onservit alors notre repas de l’après-midi : il se composaitd’une soupe aux haricots, d’une ration de pain, de biscuits de mer,et d’une mesure de vin ordinaire. Je bus le vin, mais je ne pusrien manger. Gasparo s’appropria tout ce qu’il voulut de ma portionrestée intacte. Ceux qui étaient le plus près de nous sedisputaient le reste. Le souper fini, un coup de sifflet aigurésonna dans la salle, chaque homme prit l’étroit matelas posé surla plate-forme qui nous servait de lit commun, se roula dans unenatte de plantes marines et se coucha. En moins de cinq minutestout était profondément tranquille. De temps en temps, j’entendaisle maréchal qui faisait le tour de la salle avec son marteau pours’assurer si les grilles étaient solides, et si les verrous ducorridor étaient fermés. De temps en temps un gardien passait avecson mousquet sur l’épaule.

Parfois on entendait gémir un forçat secouantses chaînes pendant son sommeil. Mon compagnon dormaitprofondément. Enfin à mon tour je perdis la conscience de ce quim’entourait.

J’étais condamné aux travaux forcés. À Toulonil y en a de différents genres : tels que travailler dans lescarrières, dans les mines, dans les docks, charger et décharger desvaisseaux, transporter des munitions, etc. Gasparo et moi nousétions employés, avec environ deux cents autres forçats, dans unecarrière un peu au delà du port. Jour après jour, semaine aprèssemaine, depuis les sept heures du matin jusqu’à sept heures dusoir, les rochers retentissaient de nos coups de marteau à chacundesquels nos chaînes résonnaient et rebondissaient sur le solpierreux.

Sous ce climat brûlant, des tempêtes terribleset des sécheresses tropicales se succèdent continuellement pendantl’été et l’automne. Combien de fois suis-je rentré à ma prison etme suis-je mis sur mon grabat, trempé jusqu’aux os après avoirtravaillé péniblement de longues heures sous un cielbrûlant !

Ainsi s’écoulèrent les derniers et tristesjours du printemps, puis arriva l’été et l’automne encore plustristes.

Mon compagnon forçat était unPiémontais ; il avait été voleur, faussaire et incendiaire. Ens’échappant, la dernière fois, il avait tué un homme. Dieu seulconnaît combien mes souffrances étaient augmentées par cettedétestée camaraderie. Comme je frissonnais au simple attouchementde sa main, comme j’avais mal au cœur lorsque sa respiration venaitsur moi pendant la nuit. Quand nous étions couchés à côté l’un del’autre, j’essayais de dissimuler ma répugnance. Mais c’étaitvainement, il le sentait aussi bien que moi, et il s’en vengeaitpar tous les moyens que pouvait inventer sa nature vindicative. Cen’était pas étonnant qu’il me tyrannisât, car ses forces physiquesétaient gigantesques, et il se regardait comme le despote naturelde tout le port.

Mais sa tyrannie était le moindre destourments que j’avais à endurer. J’avais été élevé avecdélicatesse ; il attaquait sans cesse en moi ce sentiment.

Je n’étais pas habitué au travail manuel, ilm’imposa la plus grande partie de notre travail journalier. Quandj’avais absolument besoin de repos, il insistait pour me fairemarcher. Lorsque mes membres avaient des crampes, il s’obstinait àse coucher et refusait de bouger. Il chantait des chansons obscèneset racontait les hideuses histoires de ce qu’il avait fait et pensépendant sa réclusion. Il tortillait notre chaîne, d’une telle façonqu’elle me faisait mal à chaque pas. À cette époque j’avaisvingt-deux ans, et depuis mon enfance ma santé avait toujours étéfaible. Par conséquent il m’était tout à fait impossible de medéfendre ou d’user de représailles et, si je m’étais plaint ausurintendant je n’aurais poussé mon tyran qu’à de plus grandescruautés.

Enfin il vint un jour où sa haine paruts’adoucir. Il me permit de dormir, lorsque l’heure du reposvint ; il s’abstint de chanter les chansons que je détestaiset parut plongé dans de graves méditations. Le lendemain de cejour, dès que nous fûmes au travail, il se rapprocha de moi pourpouvoir me parler tout bas et me dit :

– François, êtes-vous disposé à vouséchapper ?

Je sentis le sang me monter au visage. Jeserrais les deux mains – je ne pouvais parler.

– Pourrez-vous garder un secret ?dit-il.

– Jusqu’à la mort !

– Écoutez alors : demain un maréchalrenommé doit visiter les ports, il fera l’inspection des docks, desprisons, des carrières. On tirera beaucoup de coups de canon dansles forts, ainsi que sur les vaisseaux. Pendant ce temps, si deuxforçats s’échappaient, un ou deux coups de canon de plusn’attireraient pas l’attention dans la ville ni autour de Toulon.Comprenez-vous ?

– Vous voulez dire que personne nereconnaîtrait le signal ?

– Pas même les sentinelles aux portes dela ville, pas même les gardiens dans les carrières tout près. Parle diable, qu’y a-t-il de plus facile que de faire tomber noschaînes avec la pioche, lorsque l’intendant ne nous surveillera paset qu’on tirera les salves d’arrivée. Osez-vous vousaventurer ?

– Oui ! lui dis-je.

– Eh bien, c’est convenu ;donnez-moi une poignée de main.

Je ne lui avais jamais touché la mainvolontairement, et je sentis que la mienne était souillée de sangpar ce contact. Je vis à l’éclair de son regard qu’il interprétaitbien la faible étreinte de ma main.

Le lendemain matin, on nous réveilla une heureplus tôt qu’à l’ordinaire. Nous fûmes inspectés dans la cour de laprison.

On nous servit une double ration de vin avantle travail. À une heure, nous entendîmes la première salve desvaisseaux de guerre dans le port. Ce bruit me remuait comme un chocgalvanique.

Les forts répétèrent le signal l’un aprèsl’autre, tout le long de la batterie, des deux côtés du port. Lesdétonations suivirent les détonations, et l’air se remplit defumée.

– Au premier coup de canon qu’on tireralà-bas, chuchota Gaspard en indiquant les casernes derrière lesprisons, frappez le premier anneau de ma chaîne, tout près de macheville.

Un soupçon rapide traversa mon esprit.

– Si je le fais, lui répondis-je, commentpuis-je être sûr que vous me libérerez après ? Non, Gasparo,il faut que ce soit vous qui me donniez le premier coup.

– Comme vous voudrez, dit-il en riant eten laissant échapper une imprécation.

Au même instant un éclair parut sur lescréneaux de la caserne la plus proche de nous et un retentissementsemblable au tonnerre se répéta dans tous les rochers auxalentours. Pendant que ce bruit éclatait au-dessus de nos têtes, jevis Gaspard qui donnait un coup sur mon anneau et je sentis que lachaîne tombait. À peine l’écho du premier canon avait-il cessé derésonner, qu’on en tira un deuxième. C’était maintenant le tour deGaspard à être libre. Je frappai, mais avec moins d’habileté, et jefus obligé de recommencer deux fois avant de pouvoir briserl’anneau obstrué. Puis nous continuâmes en apparence à travailleren nous tenant tout près l’un de l’autre, la chaîne traînant entrenous. Personne ne nous avait remarqués, personne à première vuen’aurait pu distinguer ce que nous avions fait. Au troisième coupde canon, une troupe d’officiers et de personnages appartenant àdiverses administrations parut à un détour de la route qui menait àla carrière. En un instant chaque tête se tourna dans leurdirection. Chaque forçat abandonnait son travail, chaque gardeprésentait les armes.

Alors, jetant nos casquettes et nospioches ; nous escaladâmes le fragment de rocher sur lequelnous venions de travailler, nous tombâmes dans le ravin au dessouset nous prîmes un défilé qui menait dans la vallée.

Nous ne pouvions courir bien vite, encoreembarrassés par les anneaux qui étaient restés à nos chevilles.Pour ajouter à cette difficulté, la route était très irrégulière,remplie de cailloux et de blocs de granit, tortueuse comme lesreplis d’un serpent.

Tout à coup, au tournant de l’angle d’unefalaise qui s’avançait, nous tombâmes sur un petit corps de gardede deux sentinelles. Nous retirer était impossible. Les soldatsétaient à quelques mètres de nous. Ils présentèrent les mousquetsen nous criant de nous rendre.

Gaspard se retourna vers moi, comme un loupaux abois.

– Sois maudit, dit-il en me donnant uncoup affreux, reste et sois pris ! Je t’ai toujourshaï !

Je tombai à terre, comme si l’on m’eût frappéà deux mains avec un marteau. Je vis, en tombant, Gaspard jeteravec violence un soldat à terre et passer devant l’autre avec larapidité de l’éclair. J’entendis la détonation d’un coup de fusilet puis… tout devint sombre, j’étais sans connaissance. – Lorsquej’ouvris les yeux je me trouvai à terre, dans une petite chambresans meubles et faiblement éclairée par une toute petite fenêtretrès rapprochée du plafond. Il me semblait que plusieurs semainess’étaient écoulées depuis que je m’étais évanoui. À peine avais-jela force de me relever, et une fois levé je me tenais debout avecdifficulté.

La place où ma tête avait reposé était trempéede sang. Encore tout étourdi et l’âme pleine d’anxiété, jem’appuyai contre le mur et j’essayai de penser.

D’abord où étais-je ? évidemment cen’était pas la prison d’où je m’étais échappé. Là, tout était enpierres solides et en grillages de fer ; ici il n’y avait quedes lattes et du plâtre blanchi à la chaux. Je devais être dans unechambre du petit corps de garde, située au premier. – Et Gaspard,où était-il ? Aurais-je la force de grimper jusqu’à lafenêtre ? si je pouvais le faire, où donnait-elle ?J’allai à la porte, elle était fermée ; haletant, j’écoutais,mais je n’entendis aucun bruit, ni au-dessus, ni au-dessous ;je revins à la fenêtre et je vis qu’elle était au moins à quatrepieds au-dessus de ma tête. Le plâtre n’offrait aucune aspérité quipût me servir à m’élever en accrochant mes mains. Il n’y avait pasmême dans la chambre une cheminée de laquelle j’aurais pu arracherune barre pour faire des trous dans le mur, afin d’y introduire mesmains et mes pieds. Mais je pensai tout à coup à ma ceinture decuir sur laquelle il y avait un crochet en fer qui servait àsuspendre ma chaîne quand je n’étais pas au travail. J’introduisisle crochet dans le mur, j’ôtai les lattes et le plâtre dans troisou quatre endroits. Je grimpai, j’ouvris la fenêtre et je regardaiau dehors avec empressement. À une distance de trente-cinq ouquarante pieds s’élevait devant moi le rocher hérissé sous l’abriduquel on avait bâti le corps de garde. Il y avait un petit jardinpotager à mes pieds, séparé de la base du rocher par un fosséboueux qui semblait se rendre dans le ravin. À droite et à gauche,autant que je pouvais voir, s’étendait le chemin rocailleux quenous avions parcouru dans notre folle course.

Ma résolution fut prise en un instant :si je restais là, ma capture était certaine. À tout hasard, jepouvais chercher à m’échapper ; que pouvait-il m’arriver depire ? J’écoutai de nouveau : tout était tranquille. Jemontai sur la petite croisée, je me laissai tomber aussi doucementque possible sur la terre humide et, en me blottissant contre lemur, je me demandais ce que je devais faire. Si je grimpais sur lerocher, c’était m’offrir moi-même comme but au premier soldat quime verrait. Si je m’aventurais dans le ravin, peut-êtrerencontrerais-je Gaspard et me trouverais-je face à face avec ceuxqui couraient après lui. D’ailleurs, la nuit commençait à tomberet, à la faveur de l’obscurité, si je parvenais à me cacherjusque-là, je pourrais peut-être m’échapper. Mais où trouver unabri protecteur ? Dieu soit loué pour cette pensée qui mevint ! – Il y avait le fossé !

Deux fenêtres seulement du corps-de-gardedonnaient sur le jardin. C’était par l’une de ces fenêtres quej’étais descendu, l’autre était à moitié fermée par les volets. Jen’avais pu cependant traverser le jardin. Je baissai la tête etrampai dans les sillons entre les rangées de légumes, et j’arrivaijusqu’au fossé dont l’eau s’élevait presque à ma taille, mais lesbords du fossé de l’autre côté étaient beaucoup plus hauts, et jevis qu’en me courbant je pouvais marcher sans que ma tête fut auniveau de la route. De cette façon, je suivis le fossé pendant deuxou trois cents mètres, dans la direction de Toulon, pensant queceux qui me poursuivaient me soupçonneraient moins de revenir versla prison, que de gagner en hâte la campagne. À moitié couché àterre, à moitié accroupi dans les hautes herbes qui frangeaient lebord du fossé, j’attendis la nuit. Puis j’entendis le canard dusoir et un instant après je distinguai des voix dans le lointain.J’écoutai ! Était-ce un cri ? – Incapable de supporterl’angoisse de l’incertitude, je relevai la tête et je regardaiautour de moi avec précaution. – Il y avait des lumières allant etvenant autour du corps de garde ; – il y avait des ombresnoires dans le jardin. J’entendais le bruit de pas empressés sur laroute, au-dessus de moi. Un peu après, une lumière brillait surl’eau à la distance de quelques mètres seulement de maretraite ! je me glissai tout doucement dans le fossé,bénissant cette eau stagnante et sale de se refermer sur moi. Jeretenais ma respiration et jusqu’aux battements de mon cœur. Il mesemblait que je suffoquais, et les veines de mes tempes étaient surte point d’éclater. Je ne pouvais supporter cela plus longtemps. Jeme soulevai à la surface, – je respirais encore. – Je regardaiautour de moi. J’écoutai. Tout était silence et ténèbres. Ceux quime poursuivaient avaient disparu.

Je laissai s’écouler plus d’une heure avantd’oser bouger. La nuit était complètement sombre et la pluiecommençait à tomber, à tel point que l’eau du fossé devenait untorrent à travers lequel je passai sous les fenêtres même du corpsde garde, sans être entendu.

Après avoir nagé bien péniblement dans lefossé pendant plus d’un mille, j’osai m’aventurer encore une foissur la route, et ainsi, avec la pluie et le vent battant ma figure,et au contact des rochers me faisant trébucher à chaque instant,j’arrivai au bout sans autre guide que le vent qui soufflait ducôté du nord-est, sans même une étoile pour me venir en aide, jepris sur ma droite en suivant ce qui me semblait être un sentiersolitaire traversant la vallée. Bientôt la pluie cessa, et je pusdiscerner les sombres contours d’une chaîne de montagnes quis’étendait sur le côté gauche de la route. J’imaginai que cesmontagnes devaient être les Maures. Enfin tout était pour le mieuxjusque-là. J’avais pris la bonne direction, j’étais sur la routed’Italie. Pendant toute la nuit je ne m’arrêtai pas un instant, sice n’est quelques minutes durant lesquelles je m’assis au bord duchemin. Il est vrai que la fatigue et le manque de nourriturem’empêchaient de marcher vite. Mais l’amour de la liberté était sifort qu’il me donnait des forces. En marchant constamment d’un pasrégulier, j’arrivai à mettre dix milles entre moi et Toulon. À cinqheures, juste au point du jour, j’entendis sonner des carillons, etje m’aperçus que je me rapprochais d’une grande ville. Je fusobligé de retourner sur mes pas et de me diriger vers les hauteurspour l’éviter. Le soleil venait de se lever et je n’osais allerplus loin. J’arrachai quelques navets en un champ où je passais, etje me réfugiai dans un petit bois solitaire qui se trouvait dansune vallée entre les montagnes. Je restai là en sûreté toute lajournée. À l’approche de la nuit, je recommençai mon voyage, ensuivant les montagnes d’où je jetais un coup d’œil tantôt sur unebaie éclairée par les rayons de la lune et sur les îles tranquillesprès du rivage, tantôt sur des hameaux cachés comme des nids surles hauteurs, couverts de palmiers, ou sur les promontoires toutéblouissants de cactus et d’aloès. Pendant la deuxième journée, jeme reposai dans un hangar en ruines, au fond d’une sablièreabandonnée, et vers le soir, sentant que je ne pourrais me soutenirplus longtemps sans prendre un peu de nourriture, je m’acheminaivers un très petit village habité par des pêcheurs sur la côteau-dessous ; lorsque je l’atteignis, la nuit était tombée. Jepassai hardiment devant les chaumières des pêcheurs et nerencontrai sur mon chemin qu’une vieille femme et un enfant, puisje frappai à la porte du curé. Il l’ouvrit lui-même. Je luiracontai mon histoire en deux mots. Le bon prêtre me crut et eutpitié de moi. Il me donna à manger et à boire du vin ; puis megratifia d’un vieux mouchoir pour m’envelopper la tête, d’un vieilhabit pour remplacer ma blouse de forçat et de deux ou trois francspour ma route. Je le quittai avec des larmes.

Je marchai encore durant toute cette nuit etla nuit suivante, en restant toujours près de la côte et en mecachant pendant la journée dans les falaises. Après avoir laisséAntibes derrière moi pendant la nuit, j’arrivai aux bords du Vardans la matinée du cinquième jour. Je trouvai le torrent à environun demi mille au-dessous du pont de bois. Je m’enfonçai dans unbois de pins sur la frontière de Sardaigne et je me reposai enfinsur la terre italienne !…

Bien que je fusse comparativement en sûreté,je poursuivais chaque jour mon voyage par les routes les moinsfréquentées. Comment, ayant acheté une lime au premier hameau queje rencontrai, comment je me débarrassai de l’anneau qui était à macheville ? Comment, ayant rôdé dans le voisinage de Nice,jusqu’à ce que ma barbe et mes cheveux fussent poussés, je demandaimon chemin pour aller à Gênes ? Comment à Gênes je gagnai unemodeste subsistance grâce à un travail que je trouvai par hasard,et comment je luttai ainsi pendant un hiver très rigoureux ?Comment vers le printemps je pris passage à bord d’un petitvaisseau marchand qui allait de Gênes à Fiumicino, et relâchait àtous les ports le long de la côte, et comment je quittai le navirepour me mettre sur une barque chargée d’huile et de vin, quiremontait lentement le Tibre, et comment je débarquai un soir dumois de mai sur le quai Dissetta, à Rome ? Comment toutes ceschoses sont arrivées, quelles difficultés j’ai rencontrées, quellessouffrances physiques j’ai supportées dans cet intervalle, – jen’ai pas le temps de vous le raconter en détail. Mon but avait étéde gagner Rome, et j’avais enfin atteint ce but.

Dans une aussi grande ville, et à une aussigrande distance de ma prison, ma personne étant en sûreté, jepouvais peut-être utiliser mes talents. Je pouvais même trouver desamis parmi les étrangers qui viendraient là, en grand nombre,assister aux fêtes de Pâques. Plein d’espérance, je cherchai unlogement dans le voisinage du quai. Je consacrai un ou deux jours àjouir de ma liberté et à visiter les édifices de Rome. Puis jesongeai à trouver une occupation suivie.

Il n’était pas facile de rencontrer uneoccupation suivie ni aucune autre.

C’était une époque de détresse. La moisson del’année précédente avait manqué, l’hiver était plus rigoureux qu’àl’ordinaire, aussi y avait-il eu des émeutes à Naples, et le nombredes ouvriers sans ouvrage était-il beaucoup plus considérable qu’àl’ordinaire. Depuis longtemps on n’avait pas vu un aussi tristecarnaval.

Les peintres ne vendaient pas leurs tableaux,ni les sculpteurs leurs statues. Les fabricants de mosaïques et decamées mouraient de faim. Les hôteliers, les marchands, lesciceroni, tous se plaignaient amèrement. De jour en jour mesespérances diminuaient et mon avenir devenait plus sombre. Le peud’argent que j’avais ramassé pendant mon voyage était épuisé.

J’avais espéré obtenir une place de commis, desecrétaire, ou une position dans une bibliothèque publique. Avantla fin des trois premières semaines, j’eusse volontiers balayé uneétude. Enfin, il vint un jour où je n’eus plus rien en perspective,que de mourir de faim.

Lorsque mon dernier baïocco fut dépensé,lorsque mon propriétaire me ferma la porte, je ne sus plus où allerpour trouver un repos et un abri. J’errai dans les rues toutel’après-midi du vendredi saint. Les églises étaient tendues denoir, les cloches sonnaient. Il y avait une foule considérable danstoutes les rues. J’entrai dans la petite église de Santo-Martino.On chantait un Miserere. Probablement l’exécution n’était pas bienhabile, mais elle avait une expression qui semblait rouvrir toutesles sources de mon désespoir.

Proscrit que j’étais, je dormis cette nuit-làsous une arche sombre près du Théâtre de Marcellus. Le lendemainl’aube se leva sur un jour superbe, et je me glissai tout tremblantsous un rayon de soleil, en m’appuyant contre un mur chaud. Je medemandai combien de temps je pourrais encore supporter la faim, etsi les eaux brunes du Tibre étaient assez profondes pour qu’unhomme pût s’y noyer. Il me semblait bien dur de mourir si jeune.Mon avenir aurait pu être honorable et agréable ! La vie dureque j’avais menée récemment m’avait fortifié physiquement etmoralement. J’avais grandi ; mes muscles étaient plusdéveloppés. J’étais deux fois plus énergique, plus actif et plusrésolu que je ne l’étais un an auparavant.

À quoi pouvaient me servir ces qualités ?Je devais mourir, et elles ne me rendraient la mort que pluscruelle et plus difficile.

Je me relevai et j’errai dans les rues, commej’avais erré le jour précédent. Une fois, je demandai l’aumône, etl’on me refusa. Je suivis machinalement les voitures et les piétonset bientôt je me trouvai au milieu de la foule qui monte et descendcontinuellement aux abords de la cathédrale de Saint-Pierre,pendant la semaine sainte. Las et hébété, je me réfugiai dans levestibule de la sagrestia et je me blottis derrière l’une desportes. Il y avait là deux messieurs qui lisaient une afficheimprimée, collée sur un pilier tout près de moi.

– Grand Dieu ! disait l’un des deuxà l’autre, est-ce possible qu’un homme risque de se casser le coupour quelque monnaie !

– Oui, et en sachant aussi que, parmiquatre-vingts ouvriers, il y en a toujours six ou huit qui sonttués, ajouta son compagnon.

– C’est horrible ! C’est une moyennede dix pour cent !

– Oui, approximativement ; c’est uneaction désespérée.

– Mais c’est un beau spectacle, ajouta lepremier philosophiquement.

En disant cela, tous les deux s’enallèrent.

Je m’élançai sur mes pieds, et lus l’annonceavec avidité. Elle avait pour titre : Illumination de lacathédrale de Saint-Pierre, et prévenait qu’on demandaitquatre-vingts ouvriers pour éclairer le dôme et la coupole, troiscents pour éclairer les corniches et les piliers, les colonnades etainsi de suite ; l’administrateur accordait ces permissions.L’affiche annonçait que chaque ouvrier employé sur le dôme et lacoupole recevrait vingt-quatre pauls et aurait à dîner. Le salairedes autres devait être d’un tiers moindre que cette somme.

À la vérité, c’était une action désespérée,mais n’étais-je pas un homme désespéré ?

Après tout, réflexion faite, je devais mourir,et j’aimais autant mourir après avoir bien dîné, que de mourir defaim. Je me rendis immédiatement chez l’administrateur.

On me mit sur la liste des ouvriers. Je reçusdeux pauls comme arrhes et je promis de me présenter exactement àonze heures le lendemain matin. Ce soir-là je pris mon souper à unebaraque dans la rue, et j’obtins la permission pour quelquesbaïocco de dormir sur la paille dans le grenier d’une écuriederrière la Via del Arca.

En conséquence, dans la matinée du dimanche dePâques, à onze heures, je me trouvai au milieu d’une fouled’individus dont la plupart, je puis le dire, étaient aussimalheureux que moi-même, attendant à la porte du bureau del’administrateur. La Piazza, en face de la cathédrale, ressemblaità une mosaïque vivante. Le soleil brillait, les fontainescoulaient, les étendards flottaient sur San-Angelo.

C’était un spectacle curieux, mais je ne lecontemplai qu’un instant. Lorsque l’heure sonna, les portess’ouvrirent à deux battants, et nous passâmes en foule dans unesalle où deux longues tables étaient servies pour nous. Deuxsentinelles se tenaient à la porte. Un huissier nous conduisit ànos places, et un prêtre dit le bénédicité. Aux premiers mots quej’entendis, une sensation étrange s’empara de moi. Je me sentiscontraint de regarder vers l’autre bout de la table et là !…oui, par Dieu ! là je vis Gaspard ! – Il me regardaitfixement, mais ses yeux se baissèrent dès qu’ils rencontrèrent lesmiens. Et je le vis devenir pâle comme la mort. Le souvenir de toutce qu’il m’avait fait souffrir et particulièrement de sa lâchetrahison lors de notre fuite à tous deux, me fit éprouver desémotions si vives, qu’elles dépassèrent le sentiment de surpriseque me causa sa vue. Et je formai le souhait de le retrouver unjour à ciel libre, là où il n’y aurait ni prêtres ni gardes.

Le bénédicité dit, nous nous mîmes à table etnous commençâmes notre repas. Dans ce moment, ma colère même n’eutpas le pouvoir d’émousser mon appétit. Je mangeai comme un loupaffamé, ainsi que le firent presque tous les autres. On ne nousdonna pas de vin, et l’on avait fermé les portes afin que nous nepussions pas nous en procurer. C’était un règlement assez sage, vula tâche que nous avions à remplir. Toutefois nous n’étions pasmoins bruyants. Dans de certaines circonstances, le danger enivrecomme le vin, et par ce beau jour de Pâques nous étionsquatre-vingts hommes causant, riant et plaisantant avec une gaîté,sauvage qui avait quelque chose de terrible, par cette raison quechacun de nous pouvait être écrasé avant l’heure du souper entombant des toits de la cathédrale.

Le dîner dura longtemps et, lorsque personnene sembla plus disposé à manger, on débarrassa les tables. Laplupart des ouvriers se jetèrent à terre ou sur les bancs pourdormir. Gaspard était de ce nombre. En voyant cela, je ne pusm’empêcher de m’avancer et de le pousser brusquement avec monpied.

– Gaspard, vous souvenez-vous demoi ? lui dis-je.

Il releva les yeux d’un air méchant.

– Messe du diable ! dit-il, je vouscroyais à Toulon.

– Et ce n’est pas votre faute, si je n’ysuis pas. Écoutez-moi ; si vous et moi survivons à cette nuit,vous aurez à me répondre de votre trahison.

Ses yeux brillèrent sous ses épais sourcils enme regardant, et sans me répliquer, il retourna de nouveau safigure comme pour dormir.

– Ecco un maladetto, – voilà un ouvriermaudit, dit un autre ouvrier en haussant les épaules, comme je meretirais.

– Le connaissez-vous ? luidemandai-je avec empressement.

– Cospetto ! je ne sais rien de lui,si ce n’est que la solitude l’a rendu semblable à un loup.

Ne pouvant en apprendre davantage à son sujet,je m’étendis à terre, aussi loin que possible de mon ennemi, etbientôt je tombai profondément endormi.

À sept heures, les gardes réveillèrent ceuxqui dormaient encore et servirent à chaque homme un petit verre devin ordinaire, puis on nous fit mettre en double file, et on nousconduisit derrière la cathédrale, où nous montâmes par un planincliné jusqu’au toit au-dessous du dôme. De là, une longue suited’escaliers et de passages serpentins nous amenèrent entre lesdoubles murs du dôme, et, en arrivant à différentes hauteurs, uncertain nombre de nous furent détachés et postés pour se mettre autravail. On me détacha à moitié chemin. Je vis Gaspard qui montaitencore plus haut. Lorsque nous fûmes tous à notre poste, lessurintendants vinrent pour nous transmettre leurs ordres. À unsignal donné, chaque homme devait passer par l’ouverture ou lafenêtre qui se trouvait en face de lui, et il devait s’asseoir àcalifourchon sur un morceau de bois étroit attaché à une fortecorde qui était suspendue en dessous. Cette corde passée par lafenêtre était enroulée autour d’un rouleau et attachée solidementen dedans. Au second signal on devait mettre la torche allumée danssa main droite, et de la main gauche se tenir fermement à la corde.Au troisième signal la corde devait être déroulée du dedans par unaide placé là à dessein ; ce qui permettait à l’autre deglisser rapidement sur la courbe du dôme, et, pendant qu’ilglissait, il devait allumer chaque lampe qui se trouvait sur sonpassage en abaissant sa torche sur la mèche.

Ayant reçu ces instructions, chaque hommeattendait à sa fenêtre qu’on donnât le premier signal.

Le jour tombait rapidement. L’illuminationargentée était allumée depuis les sept heures. Tous les grandscôtés du dôme, autant que je pouvais en juger ; toutes lescorniches et les fresques de la façade en-dessous ; toutes lescolonnes et tous les parapets de la grande colonnade qui entoure laPiazza à quatre cents pieds au-dessous, formaient des lignesdessinées avec des lanternes de papier dont la lumière avancéebrillait d’un feu argenté qui offrait un spectacle magique etmerveilleux. Parmi ces lanternes, et entremêlées à elles, étaientplacées à divers intervalles, sur toute la cathédrale, des coupesde fer appelées padelles, pleines de graisse et de térébenthine.C’était la tâche périlleuse des Sanpiétrini d’allumer ces coupessur le dôme de la coupole, et dès qu’ils les auraient toutesallumées, l’illumination dorée serait achevée.

Il s’écoula quelques moments d’attente. Lasoirée devenait à chaque instant de plus en plus noire, leslanternoni brillaient davantage et le bourdonnement de milliers depersonnes s’élevait de plus en plus fort à nos oreilles, arrivantjusqu’à nous de la Piazza et des rues au-dessous. Je sentais larespiration haletante et inégale de mon aide tout près de monépaule. Je pouvais presque entendre le battement de mon cœur.

Tout à coup le premier signal passa de boucheen bouche, comme un courant électrique. Je sortis par la fenêtre etje me croisai les jambes autour de la planche ; – au deuxièmesignal, je saisis la torche flamboyante ; – au troisième, jeme sentis lancé dans l’espace. Pendant que j’allumais les tassesqui se trouvaient à proximité, en passant, je voyais le dômemontagneux, au-dessus et au-dessous de moi, présenter des lignes deflammes sautillantes. L’horloge sonnait huit heures ; lorsquele dernier coup tinta, la cathédrale tout entière étincelait dansdes contours de feu. Un rugissement, pareil au rugissement del’Océan, s’éleva de la multitude de dessous et paraissait secouerle dôme même contre lequel je m’appuyais. Je pouvais voir lalumière qui se réfléchissait sur les figures de ceux quiregardaient fixement. Je voyais la foule sur le pont de Saint-Ange,et les bateaux qui fourmillaient sur le Tibre. Étant descendujusqu’à l’extrémité de la corde, ayant allumé ma portion de lampes,je m’assis pour jouir de cette scène merveilleuse. Tout à coup jesentis la corde tressaillir, je relevai les yeux, et je vis unhomme qui s’appuyait d’une main à la barre de fer qui soutenait lespadelles, et de l’autre… Grand Dieu ! Il mettait le feu à lacorde au-dessus de moi. C’était le Piémontais !

Je n’eus pas le temps de réfléchir, j’agisd’instinct. C’en était fait : en ce moment affreux, je grimpaià la corde comme un chat, je plaçai la torche tout droit sous lafigure du forçat solitaire et je saisis brusquement la corde un oudeux pouces au-dessus de la place où elle brûlait. Aveuglé, Gaspardpoussa un cri terrible et tomba comme une pierre au milieu desrugissements de l’Océan. J’entendis le bruit sourd que fit soncorps en tombant sur le toit de plomb. Ce son a résonné à mesoreilles pendant toutes les années qui se sont écoulées depuiscette nuit-là – et je l’entends encore à l’heure qu’ilest !

J’avais à peine repris ma respiration qu’on mehissa. Ce secours ne m’était pas venu trop tôt, car j’avais mal aucœur. J’étais étourdi d’horreur. Je tombai évanoui, lorsque je fusdans le corridor.

Le lendemain je me présentai chezl’administrateur, je lui racontai mon histoire. Mon récit futconfirmé par le reste de la corde brûlée. L’administrateur rapportamon histoire à un prélat dans une haute position.

Et tandis que personne, pas même les SanPiétrini, ne se doutait que mon ennemi eût rencontré la mort par unévénement extraordinaire, on chuchotait la vérité de palais enpalais jusqu’à ce qu’enfin elle atteignît le Vatican. Je reçus denombreuses marques de sympathie et une aide pécuniaire qui mepermit d’affronter l’avenir sans crainte. Depuis ce temps-là, mesfortunes ont été variées et j’ai vécu en plusieurs pays. »

Chapitre 4Des épaves sur la mer

Il s’écoula un peu de temps, après lanarration du Français, avant qu’il y eût d’autres visiteurs à laporte ; enfin un homme mélancolique, aux cheveux blancs, entraen saluant. Il était grand et gras, il était mal vêtu, il avait deshabits qui n’étaient même pas faits pour lui ; il portait unpanier de menuisier, et avait l’air d’un homme qui s’attend peu aubonheur de s’en servir. Il s’exprima toutefois dans un meilleurlangage que l’on n’eût pu l’attendre de lui, d’après sonapparence.

Il dit qu’il cherchait de l’ouvrage, et que,n’ayant pu en trouver, il était entré pour contemplerM. Mopes, n’ayant rien de mieux à faire. Il se nommaitHeavysides ; son adresse actuelle était l’auberge du Carillondes Cloches dans le village. Il ajouta que si messieurs lesvoyageurs avaient de l’ouvrage à lui donner, il seraitreconnaissant. Mais, avant tout, il demandait la permission des’asseoir et de regarder l’ermite.

Il s’assit et le regarda fixement. Il n’étaitpas étonné comme le peintre, il ne montra pas une surprise pareilleà celle du Français ; seulement il se demandait pourquoil’ermite était renfermé.

– De quoi avait-il à se plaindre, lorsquepour la première fois il attacha cette couverture autour delui ? demanda M. Heavysides. Quelle que soit sa plainte,je crois que je puis en fournir une pareille.

– Vraiment, dit le voyageur, je vous priedonc de nous raconter ces plaintes.

Jusqu’à présent on n’a jamais rencontré unhomme qui, ayant une plainte à formuler, se soit refusé à la dire.Le menuisier ne fit pas exception à cette règle humaine etgénérale ; il commença ainsi :

« Je considérerai comme une grâcepersonnelle, messieurs, si au début de mon histoire vous voulezbien vous calmer l’esprit pour m’écouter et vous représenter enimagination un bébé qui ne vient de naître que depuis cinq minutes.Je conçois, ajouta-t-il, que je suis trop grand et trop lourd pourdonner à votre imagination une telle image. C’est possible, mais nedites rien de ma corpulence ; c’est là le grand malheur de mavie.

Il y a trente ans, à onze heures du matin, monhistoire commença. Ce fut avec cette malheureuse défectuosité dontje parle, en pleine mer, à bord du vaisseau marchandl’Aventure, commandé par le capitaine Jillop. Le vaisseauavait cinq cents tonnes, et portait un médecin expérimenté.

Je venais de naître, et je vais vous narrer ceque l’on m’a dit d’alors ; j’ai pris des renseignements auprèsdu capitaine Jillop qui me les a fournis dans une lettre, et auprèsde M. Jolly, médecin expérimenté qui également m’a écrit, etégalement auprès de Mme Drobble, le commis desvivres de l’Aventure ; c’est cette dame qui m’araconté elle-même cette triste aventure. Ces trois personnesétaient des spectateurs. L’Aventure était destinée à serendre de Londres en Australie ; à cette époque on n’allaitpas chercher là de l’or, mais le but de tous était de bâtir desmaisons dans les colonies, et d’y rassembler, au loin dansl’intérieur du pays, des troupeaux.

Un vaisseau de cinq cents tonnes, bien chargédans sa cargaison, n’offre pas beaucoup de place pour desvoyageurs. Les dames et les messieurs de la cabine n’avaient pas àse plaindre qu’ils eussent payé une somme trop considérable pour latraversée. Il y avait deux cabines vides et quatre voyageurs qui enaccaparèrent une. Voici leurs noms et leur signalement :

M. Amis, un homme d’âge moyen qui allaiten Australie, – un jeune homme maladif voyageant pour sa santé, –M. et Mme Smallchild, jeune couplenouvellement marié qui voulait agrandir sa fortune par le commercedes brebis. M. Smallchild était d’un caractère parfait, promptà céder au mal de mer, mais lent à parler ; on ne lui avaitpas entendu dire deux mots. Madame restait également calme dans levoyage. Plus tard on en saura davantage à son sujet.

Ces quatre voyageurs, qui possédaient descabines, étaient assez bien placés ; le reste était pêle-mêle,comme un troupeau de brebis dans un bercail, avec cette exceptiontoutefois que l’air manquait à ces derniers : des ouvriersqui, ne pouvant gagner assez dans leur pays, s’en allaienttraversant les mers pour dénicher quelques ressources meilleures.Je ne sais rien sur leur compte. Il n’y a qu’une famille dont ilsoit nécessaire de parler en particulier. C’était la familleHeavysides Simon : un homme intelligent et bien élevé,menuisier, Marthe sa femme et sept petits enfants. Attendez à plustard pour savoir si c’était ce que vous soupçonnez : mafamille.

Bien que je ne me fusse pas présenté à bord,lorsque le navire quitta Londres, je crois que mon mauvais génies’était embarqué dans l’Aventure pour attendre monarrivée. Jamais traversée n’eut plus horrible temps. Le boncaractère du capitaine commençait, tout naturellement, à s’aigrir.Dans la matinée du quatre-vingt-unième jour, le vent était au calmeplat, et le vaisseau roulait tout autour du compas, lorsqueM. Jolly, le médecin, arriva sur le pont et, se rapprochant ducapitaine, lui dit en se frottant les mains :

– J’ai des nouvelles à vous donner.

– Si c’est la nouvelle d’un bon vent quiva venir, grogna le capitaine, cela me surprendrait beaucoup à bordde ce vaisseau, je vous promets !

– Ce n’est pas le vent qui vavenir ; c’est un autre voyageur.

– Un autre voyageur ?

Le capitaine regardait autour de lui, à la merpas un navire en vue, la terre ferme à distance de milliers demilles. Il se tourna brusquement vers le médecin, et lui demanda cequ’il voulait dire.

– Je veux dire qu’il doit venir à bord uncinquième voyageur de cabine qui nous joindra probablement vers lesoir ; il sera présenté par Mme Smallchild.Quant à la grosseur, ce n’est rien ; quant au sexe inconnu,quant aux habitudes, ils seront probablement bruyants.

– Vous voulez vraiment me direcela ? demanda le capitaine, qui devenait pâle.

– Oui, je veux le dire.

– Bien donc, je vous réponds ceci,s’écria le capitaine en éclatant de fureur, je ne le veuxpas ! Le temps infernal m’a assez fatigué l’âme et lecorps ; dites-lui qu’il n’y a pas assez de place pour cessortes d’affaires à bord de mon vaisseau. Que veut-elle dire, denous tromper tous de cette façon ? c’est honteux, c’esthonteux !

– Non, non, dit Jolly, ne la jugez pasainsi. C’est son premier enfant ; pauvre femme, commentpouvait-elle savoir ? donnez-lui le temps d’acquérir del’expérience, et vous verrez ; et j’ose dire…

– Où est son mari ? interrompit lecapitaine d’un regard menaçant, je lui dirai ce que je pense, entous les cas.

M. Jolly consulta sa montre avant derépondre.

– Onze heures et demie, dit-il.Considérons un peu : c’est justement l’heure oùM. Smallchild règle son compte avec la mer ; il aura finidans un quart d’heure et dormira, puis il mangera et redormira.Puis il réglera ses nouveaux comptes et ainsi de suite, jusqu’ausoir. C’est un homme extraordinaire. S’il reste sur mer un mois deplus, nous l’amènerons au port dans un état tout à fait comateux.Ha ! qu’est-ce que vous voulez ?

L’aide du commis des vivres s’était rapprochédu gaillard d’arrière et cet homme aussi riait commeM. Jolly.

– On vous demande dans la timonerie,monsieur : il y a une femme malade.

– Bah ! s’écria M. Jolly ;Ho !… ho !… ho !… vous ne voulez pas me dire cela…eh !

– Oui, monsieur, c’est cela, bien sûr,dit l’aide du commis des vivres.

Le capitaine regardait autour de lui d’un airde désespoir ; il chancelait pour la première fois depuisvingt ans et roulait en chancelant, bien qu’il fût arrêté par laparoi de son vaisseau. Il donna un coup de pied et parvint àparler.

– Ce navire est ensorcelé, dit-il d’unton furieux. Arrêtez-vous, s’écria-t-il en se remettant un peu,lorsqu’il vit le médecin qui s’empressait d’aller à la timonerie,arrêtez-vous, M. Jolly ; si c’est vrai, envoyez-moi sonmari, en arrière, diable ! Je parlerai à un des maris, dit lecapitaine en secouant son poing dans le vide.

Dix minutes s’écoulèrent, puis arriva, enchancelant et en roulant de tous côtés, un homme maigre, blond etpâle. C’était Simon Heavysides qui avait à bord sa femme et septenfants.

– C’est vous le mari, n’est-ce pas,répéta le capitaine, en le saisissant par le cou et l’arrêtantcontre le vaisseau. C’est votre femme, infernal coquin…Prétendez-vous changer mon navire en hôpital pour les femmes encouches ? Vous avez commis un acte de mutinerie, ou à peuprès. Pour moins que cela, j’ai mis un homme aux fers. Je suispresque prêt à vous en faire de même… Que prétendez-vous… de mettreà bord de mon vaisseau des voyageurs, sur lesquels je n’ai pascompté ? Qu’avez-vous à répliquer, avant que je vouspunisse ?

– Rien, monsieur, répondit Simon avec desmanières qui exprimaient la plus grande résignation conjugale.Quant à la punition dont vous voulez me parler, monsieur lecapitaine, je vous demande de considérer que j’ai sept enfants, quele huitième est un boulet de plus à traîner, et que cela ne ferapas beaucoup de différence avec les fers que vous voulez memettre.

Le capitaine lâcha machinalement le cou dumenuisier. Le doux désespoir de l’homme l’adoucit malgré lui.

– Pourquoi vous êtes-vous lancé sur lamer au lieu d’attendre sur terre que tout fût fini ? demandale capitaine aussi sévèrement que possible lui fut.

– C’était inutile d’attendre, monsieur,remarqua Simon. Dans notre métier, aussitôt que cela est fini, celarecommence. Il n’y a pas de fin à ce que je vois, dit le tristemenuisier après un moment de douce méditation, cela ne finira quedans le tombeau.

– Qui est-ce qui parle de tombeau ?s’écria M. Jolly qui en ce moment montait sur le pont. Nousavons affaire au contraire avec une naissance et un berceau à bordde ce vaisseau. Cette jeune Marthe ne peut pas rester avec tant demonde à cause de son état. Il faut qu’elle soit mise dans une descabines vides, et vite ! voilà tout ce que je puisdire !

Le capitaine reprit son air furieux. C’étaitexiger une anomalie nautique.

– Je regrette beaucoup, monsieur lecapitaine, dit Simon très poliment ; je regrette beaucoupqu’une inadvertance de la part de monsieur Heavysides ou demoi…

– Portez votre longue carcasse et votrelangue en avant ! dit le capitaine d’une voix de tonnerre.

» … Donnez-moi vos ordres,continua-t-il d’un ton de résignation, en s’adressant à Jolly, aumoment où Simon s’en allait en chancelant. Changez le navire en unechambre d’enfants, aussitôt que vous le voudrez.

Dix minutes après, on portaitMme Marthe dans une pose horizontale ; troishommes la soutenaient. Lorsque passa cette intéressante procession,le capitaine se recula avec horreur comme si on eût porté près delui un taureau sauvage au lieu d’une matrone britannique. Lescabines où l’on couchait donnaient de chaque côté dans la grandecabine : à gauche était monsieur Smallchild, à droite, enface, le médecin et madame Heavysides ; la plus petite desdeux chambres temporaires était près de l’échelle. On consacra laplus grande au médecin et à ses mystères.

Lorsqu’une vieille corbeille eut été préparée,on la porta entre les deux cabines pour servir de berceau. Lesvoyageurs mâles s’étaient tous réfugiés sur le pont, laissant lesrégions inférieures au médecin et au commis des vivres.

Dans le courant de l’après-midi, le tempsdevint meilleur, il fit un peu de bon vent ;l’Aventure glissa rapidement sur l’eau. Le capitainefraternisait avec le petit groupe de voyageurs qui étaient surl’arrière. Il fumait un cigare.

– Si ce beau temps dure, messieurs,dit-il, nous ferons très bien de prendre nos repas ici, et nousferons baptiser nos deux petits voyageurs extra dans une semaine,si leur père et mère y consentent. Comment vous trouvez-vous,monsieur, au sujet de votre femme ?

M. Smallchild (auquel le capitaines’adressait) avait un peu de ressemblance avec Simon. Lui aussiétait pâle, avait un nez romain, des cheveux blonds, des yeux bleupâle. Et suivant ses habitudes particulières, lorsqu’il était enmer, on l’avait placé sur un monceau de vieilles voiles, dans uncoin du vaisseau, de sorte qu’il lui était très facile de mettre latête par-dessus lorsque la nécessité le demandait.M. Smallchild répondit à la question du capitaine par unronflement.

– Y a-t-il quelque chose de nouveau,Jolly ? demanda le capitaine d’un ton inquiet.

– Rien du tout, répondit le médecin.

Une heure après, Mme Drobbleparut avec une figure mystérieuse :

– Veuillez descendre tout de suite,monsieur, dit-elle.

– Laquelle de ces dames me demande ?dit Jolly.

– Toutes les deux, réponditMme Drobble avec emphase, et ils disparurent.

– Je suppose, messieurs, – dit lecapitaine en s’adressant à M. Purling et à son aide, – jesuppose qu’il n’est pas convenable de réveiller monsieurSmallchild ? et je ne doute pas que l’autre mari ne soit toutprêt.

– Cela sera poli, allez réveillerM. Smallchild.

– Monsieur ! monsieur !réveillez-vous… Votre dame… Je ne sais comment lui dire…

– Oui, merci, monsieur, dit Smallchild enouvrant ses yeux d’un air assoupi. Le biscuit et le lard froidcomme à l’ordinaire ; mais je ne l’ai pas encore pris. Je voussouhaite le bonsoir… et il referma les yeux et rentra, selonl’expression du médecin, dans un état entièrement comateux.

Le capitaine tira le voyageur Simon àpart.

– Mon brave homme, lui dit-il, j’ai étébien brusque avec vous, mais je vous dédommagerai. Puisque votrefemme est dans un état que l’on appelle intéressant, et que je vousregarde désormais, à cause de cela, comme un voyageur de cabines,je vous donne la permission de rester avec nous, jusqu’à ce quevotre femme soit accouchée.

– Vous êtes bien bon, monsieur, ditSimon, je vous suis très reconnaissant ainsi qu’à ces messieurs.Mais veuillez vous rappeler que j’ai déjà sept enfants dans latimonerie, et il n’y a que moi pour les soigner ; dans cessept occasions, madame Simon s’est toujours très bien sortied’affaire, et je ne doute pas qu’elle ne fasse de même à sahuitième épreuve. Elle aura l’esprit plus satisfait de savoir queje suis avec les enfants.

Simon salua ces messieurs et retourna à sonposte.

– Eh bien ! messieurs, ces deuxmaris ne font pas grand cas de ces affaires, dit le capitaine. Ilest vrai que l’un des deux y est bien habitué, et que l’autreest…

L’orateur et ses auditeurs furent interrompuspar le bruit de portes qui se fermaient avec violence en bas, etpar un bruit de pas empressés.

– Faites venir au vent le bâtiment, ditle capitaine. C’est mon avis, messieurs, que dans ces circonstancesle vaisseau roule mieux.

La nuit succéda à la soirée, etM. Smallchild accomplit la cérémonie journalière de sonexistence nautique avec sa ponctualité ordinaire. Lorsqu’il pritson biscuit et son lard, l’état de madame Smallchild repassa dansson esprit, mais il perdit ce souvenir à l’heure où il dut réglerses comptes, puis il s’en souvint dans l’intervalle qui séparait lerepas du sommeil. Naturellement il l’oubliait de nouveau dans lesommeil, ainsi de suite pendant la soirée et la première partie dela nuit. De temps en temps, grâce aux soins du capitaine, Simonrecevait des messages dont le but était de le tranquilliser, et ilfaisait savoir par ces mêmes envoyés qu’il était très calme, et queses enfants étaient assez sages ; mais jamais il ne semontrait personnellement sur le pont. M. Jolly apparaissait detemps en temps en disant : « Tout va bien. » Ilprenait quelques rafraîchissements et disparaissait, aussi gai quede coutume.

Le bon vent durait, le caractère du capitainerestait calme. L’homme au gouvernail fit venir le bâtiment au ventd’une manière inquiète. Dix heures sonnaient. La lune s’élevait etbrillait. Le grog de nuit fut apporté sur le pont d’arrière, lecapitaine donnait gracieusement sa présence aux voyageurs. Tout àcoup monsieur Jolly apparut ; il avait rapidement montél’échelle.

Au grand étonnement du petit groupe sur lepont d’arrière, voilà le médecin qui tient fortementMme Drobble,… là… par le bras, sans faire lamoindre attention au capitaine ni aux voyageurs et voici qu’il lapose sur le siège le plus rapproché de lui.

En faisant ce mouvement, sa figure s’éclairapar les rayons de la lune.

Elle étalait aux spectateurs effrayés uneexpression de consternation vague.

– Calmez-vous, madame, dit le médecind’un ton d’effroi qui ne pouvait pas laisser de doutes.Calmez-vous, madame Drobble, pour l’amour de Dieu,remettez-vous !

Mme Drobble ne fit point deréponse. Elle tordait ses mains sur ses genoux et regardaitfixement devant elle, telle qu’une femme frappée d’effroi.

– Quel malheur y a-t-il ? demanda lecapitaine, Posant son verre avec un air de terreur. Chez ces deuxmalheureuses femmes que se passe-t-il ?

– Rien, dit le médecin, toutes les deuxvont admirablement.

– Y a-t-il quelque chose de mauvais pourles bébés ? continua-t-il. Est-ce qu’il s’en trouve plus quevous ne comptiez en voir ? des jumeaux par exemple ?

– Non ! Non ! répondit Jollyavec impatience. Il y a un bébé pour chacun – deux garçons et tousdeux en bonne santé. Jugez par vous-même, ajouta le médecin,pendant que les deux nouveau-nés essayaient leurs poumons pour lapremière fois.

– Que diable y a-t-il entre vous, madameDrobble ? reprit le capitaine qui perdait encore patience.

– Madame Drobble et moi nous sommes deuxgens innocents, et nous nous sommes mis dans le plus terribleembarras !

Le capitaine, suivi de MM. Purling etSims, se rapprocha du médecin d’un air d’horreur. L’homme dugouvernail s’élança comme une grue pour écouter. La seule personnequi ne témoigna pas de curiosité ni d’intérêt, ce futM. Smallchild ; son heure de sommeil étant arrivée, ilronflait en paix, à côté de son biscuit et de son lard.

– Contez-moi le fait tout de suite,Jolly, dit le capitaine d’un ton peu patient.

Le médecin ne fit aucune attention à cettedemande, car Mme Drobble l’absorbaitentièrement.

– J’espère, madame, que vous allez mieuxmaintenant ? demanda-t-il d’un ton inquiet.

– Non, monsieur, mon esprit n’est pasplus calme, répondit-elle en recommençant à se battre les genoux.Je me trouve encore plus mal.

– Écoutez-moi, insista Jolly d’un toncalme ; je vous exposerai encore une fois les circonstances envous présentant quelques questions simples et nettes. Celareviendra à votre souvenir, si seulement vous voulez me suivre avecattention, et que vous vous donniez du temps pour réfléchir et pourvous recueillir avant de me répondre.

Mme Drobble courba la têteavec une soumission muette. Elle se prit à écouter ; tout lemonde, à l’exception de M. Smallchild, écoutait également.

– Maintenant, madame ! nos peinesont commencé dans le cabinet de madame Heavysides, qui est situé ducôté de tribord, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur.

– Nous avons passé et repassé plusieursfois dans les cabines de madame Heavysides et de madame Smallchilddont la première est à tribord et l’autre à bâbord. Nous savons quec’était Mme Heavysides qui se trouvait malade lapremière, et que lorsque je criai : « Madame Drobble,voilà un magnifique garçon, venez le prendre, » il venait ducôté de tribord, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondit-elle. Je jureque c’est ce que vous m’avez dit.

– Bien. Je vous ai dit :« Prenez-le, et mettez-le dans le berceau ; » ce quevous avez fait ; or, où était le berceau ?

– Dans la grande cabine, monsieur,répondit madame Drobble.

– C’est justement cela ! C’était làparce que nous n’avions pas assez de place dans les petites cabinesà gauche ; vous avez mis le bébé de tribord dans le berceauqui était dans la grande cabine. Eh bien ! comment le berceauétait-il placé ?

– Il était mis en travers,monsieur !

– Souvenez-vous bien de cela. Maintenant,suivez mes questions bien attentivement… Non ! non ! Nedites pas que vous ne pouvez pas, et que la tête vous tourne. Maprochaine question va vous remettre. N’est-ce pas au bout d’unedemi-heure que vous avez entendu appeler encore :« Madame Drobble ! voilà un autre garçon magnifique pourvous. Venez le prendre ! » Et vous êtes venue prendrel’enfant de bâbord, n’est-ce pas ?

– Oui monsieur, du bâbord, je ne le niepas, répondit madame Drobble.

– De mieux en mieux. Je vous ai engagée àprendre ce bébé du bâbord, c’est-à-dire le petit Smallchild, et àl’arranger confortablement dans le berceau avec le bébé de tribord…Or qu’est-il arrivé après ?

– Ne me le demandez pas, monsieur,s’écria Mme Drobble en perdant son aplomb, et entendant ses mains d’une façon désespérée.

– Allons, allons, madame ! Je vousferai des questions aussi claires que des lettres imprimées.Calmez-vous, écoutez-moi. Au moment où vous aviez arrangéconfortablement le bébé de bâbord, je fus obligé de vous envoyerdans la cabine de tribord pour m’apporter quelque chose dontj’avais besoin dans la cabine de M. Smallchild ; je vousai retenue près de moi un peu de temps, je vous ai quittée pour merendre dans la cabine de M. Heavysides, et je vous ai appeléede nouveau. Mais avant que vous eussiez traversé la moitié de lagrande cabine, je vous ai dit : Non, restez où vous êtes etj’irai près de vous. Tout de suite après, madame Smallchild vous ainquiétée, et vous êtes accourue près de moi sans être appelée, surquoi je vous ai arrêtée dans la grande cabine en vous disant :« Madame Drobble, vous vous troublez, asseyez-vous etrecueillez-vous » – Ce que vous fîtes ! – N’est-ce pasque tout ceci est vrai ?

– Ah ! ma tête ! ma tête !– C’est vrai – j’ai essayé de me recueillir et je ne le pouvaispas.

– Bien. En conséquence, lorsque je sortisde la cabine Smallchild pour voir comment vous alliez, je trouvaique vous aviez mis le berceau sur la table et que vous regardiezfixement les bébés avec votre bouche ouverte et vos mainsentrelacées dans vos cheveux ; – lorsque je vous demandai s’ily avait quelque chose d’inquiétant, vous vous accrochâtes au col demon habit, et vous murmurâtes à mon oreille : « Hélas,monsieur, j’ai eu l’esprit si confus que je ne puis plus distinguerà qui appartiennent les deux enfants !… »

– Et je ne le sais pas mieuxmaintenant ! s’écria-t-elle, se trouvant prise d’une crise denerfs. Oh ! ma tête ! ma tête ! Je ne le sais pasmême maintenant !

– Monsieur le capitaine, et messieurs,voici l’embarras où je me trouve, s’écria Jolly en tournant sur sonpied et en s’adressant à son auditoire d’un ton calme etdésespéré.

Ces messieurs se regardèrent : ilsétaient frappés d’étonnement.

– N’est-ce pas que vous pouvez éclaircirl’affaire, Jolly ? dit le capitaine.

– Si vous saviez ce que j’ai eu à faireen bas, vous ne m’adresseriez pas une pareille question ;rappelez-vous que je suis responsable de la vie de deux femmes etde deux enfants ; – rappelez-vous que j’ai été accroupi entreles deux petites cabines où il y avait à peine la place nécessairepour me tourner, et si sombres que je ne pouvais guère voir ma maindevant moi, – et madame Drobble qui me dérangeait à chaque instant.Réfléchissez à tout cela, et puis vous me direz combien de tempsj’avais pour comparer les deux garçons en les mesurant pouce parpouce – deux garçons qui naissaient sur un navire pendant la nuit,l’un une demi-heure après l’autre. Ha !

– Il n’y avait sur eux aucune marque,demandait M. Sims.

– Il eût fallu des marques assezprononcées pour que je les visse dans une lumière pareille, dit lemédecin. – Je voyais bien qu’ils étaient des enfants droits et bienfaits – voilà ce que je voyais – c’était tout.

– Est-ce que leurs traits enfantins sontassez développés pour indiquer une ressemblance de famille, demandaM. Purling. Jugez-vous qu’ils ressemblaient à leurs pères ou àleurs mères ?

– Tous les deux ont des yeux bleus et descheveux blonds – le peu qu’ils ont – répliqua Jolly d’un tonrevêche. Jugez donc vous-même.

– M. Smallchild a des yeux bleus etdes cheveux blonds, remarqua M. Sims.

– Et Simon a aussi des yeux bleus et descheveux blonds, dit M. Purling.

– Je vous engage à réveillerM. Smallchild et envoyer chercher M. Simon, et que tousdeux jouent à pile ou face pour leurs enfants, ditM. Sims.

– On ne doit pas ainsi badiner avec lesentiment paternel, en y mettant un tel sans-cœur, repritM. Purling. Je propose qu’on essaie de la nature !

– Qu’est-ce que cela peut être ?monsieur, demanda le capitaine d’un ton curieux.

– L’instinct maternel, repritPurling ; la connaissance instinctive pour la mère de sonpropre enfant.

– Oui, oui ! dit le capitaine. C’estbien pensé. Que dites-vous, Jolly, de la voix de lanature ?

Le médecin releva la main d’un gested’impatience, cherchant à redoubler ses efforts pour réveiller lamémoire de Mme Drobble par un systèmed’interrogation contradictoire.

– Je ne vois rien de mieux que d’essayerla voix de la nature, dit le capitaine ; essayez-la,Jolly.

– Il faut bien qu’on fasse quelque chose,dit Jolly. Je ne peux laisser ces femmes seules plus longtemps.Vous, Drobble, ne vous montrez pas, vous les effraieriez. La voixde la nature ! ajouta M. Jolly en descendant. Oui, jel’essaierai, elle fera de belles merveilles, continua-t-il avec unton de mépris. Ha ! ha !

Il faisait nuit. M. Jolly tourna leslampes des cabines de manière à ce qu’elles ne donnassent qu’unetoute petite lumière, et cela sous le prétexte de ménager les yeuxde ses malades. Puis il prit le premier venu des deux malheureuxenfants, il marqua les vêtements dans lesquels il était enveloppéd’une tache d’encre et il le porta àMme Smallchild, en choisissant sa cabine toutsimplement parce qu’elle se trouvait plus près de lui. Le secondbébé fut porté par Mme Drobble àMme Heavysides.

Pendant un certain temps, on laissa seules lesdeux mères et les deux bébés, puis on les sépara encore par ordredu médecin. Peu après ils furent réunis avec cette seule différenceque le bébé marqué avait été porté à Mme Heavysideset le bébé sans marque à Mme Smallchid ; ainsique M. Jolly l’avait prévu, grâce à l’obscurité, les deuxmères ne devinèrent rien de cette transposition et furentparfaitement heureuses.

– C’est bien, dit le médecin aucapitaine, laissons ainsi les choses pendant la nuit. Mais quandviendra le jour, il faudra que nous nous décidions à donner d’unemanière irrévocable à chaque mère un de ces enfants. Les voilà, cespauvres femmes, parfaitement rétablies, et si elles venaient à sedouter un instant de ce qu’il en est, ce serait pour elles un coupterrible.

– Mais qui prendra la responsabilité duchoix ? Je m’entends en layettes assez bien ; pour ce quien est de ce genre d’affaires, c’est autre chose.

– Je m’offre d’intervenir, par cetteraison que je suis parfaitement étranger, dit M. Sims.

– Et moi je déclare n’y avoir rien àfaire pour la même raison, ajouta M. Purling qui pour lapremière fois pendant tout le voyage avait été du même avis que sonennemi naturel.

– Attendez un instant, messieurs, dit lecapitaine, je crois que j’y vois. Il faut que nous divulguions toutfranchement l’affaire aux maris, et qu’ils prennent sur eux laresponsabilité.

– Je crois qu’ils n’accepteront pas cetteresponsabilité, dit M. Sims.

– Et moi je crois que vous vous trompezet qu’ils l’accepteront, dit M. Purling qui reprenait sonhabitude de contrarier M. Sims.

– S’ils ne veulent pas l’accepter, dit lecapitaine d’un ton ferme, moi je suis maître à bord de cenavire ; – aussi vrai que je me nomme Thomas Gillop – jeprendrai la responsabilité sur moi !

Cette déclaration énergique arrangea pour lemoment toutes les difficultés. Et l’on tint un conseil pour déciderce que l’on devait faire plus tard. Il fut résolu de ne rien direjusqu’au lendemain matin et de s’appuyer sur la dernière et faiblechance que quelques heures de sommeil pourraient calmer la mémoireégarée de Mme Drobble. Il était donc convenu qu’onmettrait les bébés dans la grande cabine avant le grand jour,c’est-à-dire avant que Mme Heavysides etMme Smallchild pussent bien remarquer l’enfant quiétait resté près d’elles pendant la nuit. Le capitaine, deconnivence avec MM. Purling et Sims, devait se réunir avec lepremier aide, à six heures, le lendemain matin, vu l’importance del’affaire.

En conséquence la séance commença. Il faisaitbeau temps et un bon vent. M. Jolly posa de nouvellesquestions à Mme Drobble ; il était assisté destémoins. On ne put rien apprendre de la bouche de cettemalheureuse.

Le médecin déclara que cet état de troublemoral était chronique, et le capitaine et les témoins furent de sonavis d’une voix unanime.

La seconde expérience que l’on devait tenterétait de révéler ces faits aux maris. Il advint queM. Smallchild s’occupait à cette heure de la matinée à« régler ses comptes. » Les premières paroles qui luiéchappèrent, furent « un biscuit assaisonné et du pâtéd’anchois. » Les prières persévérantes du comité ne purenttirer de lui qu’une réponse impatiente par laquelle il demandaitqu’on le jetât à la mer avec les deux bébés.

On lui fit de sérieuses remontrances, maissans un meilleur résultat.

– Arrangez tout cela comme vous levoudrez, dit M. Smallchild d’une voix faible.

– Est-ce que vous me confiez l’affaire,monsieur, comme capitaine de ce vaisseau, demanda Gillop.

(Silence général.)

– Faites un signe de tête, monsieur, sivous ne pouvez pas parler.

M. Smallchild fit un signe de tête et, seretournant sur son oreiller, il s’endormit.

– Pensez-vous que cela veut dire que jesuis libre d’agir ? demanda le capitaine à ses témoins. Ilsrépondirent que oui, décidément.

On répéta cette cérémonie près de SimonHeavysides qui, en homme intelligent, répondit par une propositionayant pour but de résoudre la question.

– Monsieur le capitaine et messieurs, ditle menuisier avec une politesse mélancolique, je désire penser àM. Smallchild avant de penser à moi dans cette affaire. Jesuis tout à fait disposé à renoncer à mon bébé, n’importe lequeldes deux, et je propose bien respectueusement queM. Smallchild prenne les deux enfants, afin qu’il puisse ainsis’assurer qu’il possède bien son propre fils.

Une objection immédiate contre cetteproposition ingénieuse fut faite par le médecin qui lui demandad’un ton ironique s’il pensait que sa femme consentirait à ceschoses. Il avoua que cette difficulté ne lui était pas venue à lapensée, mais qu’il était sûr que ce serait un obstacle invincible.Tout le monde en jugea de même ; par conséquent Heavysides etson idée furent congédiés ensemble, après toutefois qu’il eûtexprimé le désir de laisser le capitaine entièrement libre dans sadécision.

– Eh bien ! messieurs, dit Gillop,après les maris je deviens le plus responsable et l’on compte surmoi, comme commandant à bord. J’ai réfléchi sur cette affaire trèssérieusement, et je suis prêt. Monsieur Purling, votre propositionde laisser parler la voix de la nature n’a pas amené le résultatespéré. M. Sims, jouer à pile ou face pour savoir quel est lepère, n’entre pas dans mes idées. Cela ne saurait trancher desquestions aussi graves ; mais, messieurs ! j’ai monprojet, et maintenant je vais en faire l’expérience. Suivez-moi enbas, messieurs, dans la cuisine du commis des vivres.

Les témoins se regardèrent l’un l’autre, avecun grand étonnement, et suivirent.

– Saunders, dit le capitaine ens’adressant au commis des vivres, ôtez les balances.

Elles étaient dans le genre accoutumé pour lescuisines, avec un plateau en fer blanc d’un côté pour contenirl’article qui devait être pesé, et une grosse plaque de fer del’autre côté pour soutenir les poids. Saunders posa ses balancessur une jolie petite table faite pour cet usage.

– Mettez un torchon propre dans leplateau, dit le capitaine au docteur ; fermez les portes desdeux cabines, de crainte que les femmes n’entendent quelque chose,et faites-moi le plaisir de m’apporter les deux bébés.

– Oh ! monsieur, s’écriaMme Drobble qui avait regardé furtivement à laporte, oh ! monsieur, ne faites pas de mal à ces petitschéris ! S’il y a quelqu’un qui doive souffrir, que ce soitmoi !…

– Taisez-vous, s’il vous plaît, madame,dit le capitaine ; si vous désirez conserver votre position,gardez le secret de ce que vous savez. Si ces dames demandent leursenfants, vous leur direz qu’elles les auront dans dix minutes.

Le médecin entra et posa à terre, dans lacuisine, la corbeille changée en berceau. Le capitaine mit seslunettes et fit l’examen des deux innocents qui étaient sous sesyeux.

Six pour l’un et une demi-douzaine pourl’autre, dit le capitaine. Je ne vois aucune différence entre eux.Attendez un peu ! Oui, je vois : un des bébés estchauve ; très bien. Nous commencerons avec celui-là ;docteur, déshabillez le bébé chauve, et mettez-le dans lesbalances.

Le bébé chauve protesta contre ce traitement,dans un langage à lui ; mais ce fut inutile. En deux minutesil était sur le dos dans le plateau de fer blanc, le torchon souslui pour l’empêcher de sentir le froid.

– Pesez bien juste, Saunders, continua lecapitaine ; si c’est nécessaire, pesez-le jusqu’à la huitièmepartie d’une once. Messieurs, surveillez avec attention, c’estd’une grande importance.

Pendant que le commis des vivres pesaitl’enfant, et que les témoins le surveillaient, le capitaine demandaà son premier aide son livre de loch, une plume et de l’encre.

– Combien pèse-t-il ? interrogea lecapitaine en ouvrant le livre.

– Sept livres une once et quart, réponditle commis des vivres.

– Est-ce que c’est juste,messieurs ?

– Parfaitement, répondirent les témoins.Il inscrivit dans le livre de loch :

« Un enfant chauve, distingué par len° 1, dont le poids est de sept livres une once et unquart. »

– Très bien.

– Maintenant, nous remettons le bébéchauve, docteur, et nous pèserons le bébé aux cheveux.

Le bébé aux cheveux tenta de protester aussi,mais inutilement.

– Combien pèse-t-il, Saunders ?

– Six livres quatorze onces et troisquarts.

– C’est juste, messieurs ?

– Très juste.

Il écrivit encore :

« Un enfant avec cheveux, distingué parle n° 2. Poids : six livres quatorze onces et troisquarts. »

– Je vous suis bien obligé, Jolly ;c’est assez. Lorsque vous aurez remis l’autre enfant dans leberceau, prévenez Mme Drobble que ni l’un nil’autre ne doit en être ôté jusqu’à nouvel ordre. Puis veuillezbien nous rejoindre sur le pont : parce que j’ai quelque choseà vous dire. Nous ne serons pas exposés à être entendus par cesdames.

Sur ces mots, le capitaine monta sur le pontet le premier aide le suivit avec le livre de loch, la plume etl’encre.

– Maintenant, messieurs, commença lecapitaine, dès que le médecin eut rejoint l’assemblée, nous feronsla lecture d’un récit que j’ai écrit moi-même sur le livre de loch,et qui résume cette affaire depuis le commencement jusqu’à la fin.Si tout le monde convient qu’il correspond avec le compte rendu dupoids des enfants, chacun voudra bien mettre sa signature enqualité de témoin.

Le premier aide lut les notes, et les témoinsmirent leurs signatures. Le capitaine toussa un peu et, il haranguason auditoire en s’exprimant ainsi :

– Vous conviendrez avec moi, messieurs,que la justice est la justice. Voici mon navirede cinq cents tonnes, avec des espars qui correspondent au poids duvaisseau. Dites donc, s’il était une goëlette de cent cinquantetonnes, entre nous, dans ce cas, le plus grand cours d’eau nemettra pas de mâts pareils à ceux de cette petite goëlette.Assurément non. Il faut donc mettre les espars en proportion de sagrandeur. Et il me semble que nous devons agir en partant du mêmeprincipe, dans cette grave affaire. Voici ma décision : ilfaut donner le plus lourd des deux bébés à la femme la pluslourde ; par conséquent le plus léger appartiendra à l’autrefemme. Dans une semaine nous toucherons à un port, et si l’ontrouve une méthode plus merveilleuse que la mienne, je seraiheureux de la voir appliquer. Cet honneur appartiendra peut-êtreaux pasteurs ou aux avocats de la terre ferme !

Le capitaine termina ainsi son discours, et leconseil assemblé sanctionna la proposition qui lui était soumise, àl’unanimité. Ensuite on demanda à M. Jolly de constater lepoids de ces dames. Il décida sans hésitation en faveur de la femmedu menuisier. Il n’y avait pas à hésiter pour savoir quelle étaitla plus grande et la plus grosse de ces deux femmes ; sur quoion porta le bébé chauve, ou n° 1, dans la cabine deMme Heavysides, et le bébé aux cheveux, oun° 2, fut destiné à Mme Smallchild. La voix dela nature n’éleva pas la plus légère opposition. Avant les septheures, M. Jolly affirmait que les mères et les fils, àtribord et à bâbord, étaient aussi heureux qu’on peut l’êtren’importe où. Par conséquent, le capitaine renvoya le conseil enlui disant :

– Maintenant, messieurs, nous allonshausser les bonnettes, et nous ferons de notre mieux pour arriverbientôt dans un port. Préparez le déjeuner, Saunders, pour dans unedemi-heure. Guignon, si cette malheureuse madame Drobble a entendula fin de cette affaire, il faut, messieurs, que nous lapersuadions que tout est bien arrangé, et, si elle persiste à seméfier, une fois arrivés à terre, il faudra la faire haranguer pardes pasteurs et des avocats.

Mais les pasteurs et les avocats ne firentrien ; par cette raison qu’il n’y avait rien à faire.

Au bout de dix jours, le vaisseau arriva dansle port, et l’on dit aux mères avec précaution ce qui était arrivé.Chacune d’elles, ayant soigné son bébé pendant dix jours,l’adorait. Chacune d’elles n’en savait pas plus queMme Drobble. Toutes les expériences jusqu’alorsavaient échoué.

Et me voici, en conséquence de tout ceci, unpauvre diable sans rang et sans le sou. Oui, j’étais le bébé chauvede cette époque mémorable ! Mon poids fit fatalement pencherla balance et m’emporta de l’autre côté du bonheur ;M. Schmallchild qui possédait assez d’intelligence, lorsqu’iln’avait pas le mal de mer, fit fortune. Simon ne cultiva quel’augmentation de sa famille, et mourut à l’hôpital.

Vous voyez ce qui advint pour ces deux enfantsnés sur la mer. J’ai su que l’enfant aux cheveux ressemblemerveilleusement à Heavysides. Moi, qui suis grand de taille, jeressemble en cela au menuisier. Mais j’ai les yeux de la familleSmallchild, les cheveux et l’expression de leur figure. Faites ceque vous voudrez de ce problème ; mais il se résoudra toujoursde cette manière pour moi : Smallchild fils, prospère dans lemonde, parce qu’il pesait six livres quatorze onces trois quarts.Heavysides fils ne peut arriver à rien, parce qu’il a pesé septlivres une once et un quart. Et si la croûte extérieure de saletéqui recouvre le visage de M. l’Ermite, lui permettait derougir, je l’engagerais à rougir, pour donner par ce témoignage dehonte un témoignage de conscience ! »

Chapitre 5Ramassant un portefeuille

Plusieurs personnes se montrèrent en mêmetemps à la porte de l’Ermite. Celui-ci ne manquait jamais de leurdemander si elles voulaient lui faire la grâce de lui raconterquelque chose qui se fût passé ou qui se passât actuellement dansle monde vivant ? Ce fut en réponse à cette demande qu’unmonsieur, à la figure hâlée, aux yeux brillants qui annonçaientl’énergie et l’aplomb, et dont l’expression de curiosité qui s’ymêlait disait assez qu’il venait de la ville pour contempler cespectacle de suie et de cendres, commença ainsi sonhistoire :

« L’heure de la sortie de bureau étaitarrivée, et tous nous ôtions nos chapeaux, des crochets où ilsétaient suspendus ; les grands-livres étaient fermés, lespapiers mis sous clef. La tâche journalière était terminée, lorsquele caissier, homme blanchi par le travail, s’approcha de moi d’unair tendre :

– M. Walford, dit-il, auriez-vousl’obligeance de rester un moment ? Voulez-vous passer par ici,on désire vous parler ?

Pour le bon vieux Job Wigintov, les maîtresétaient des êtres sacrés ; il avait été au service de lamaison pendant le quart d’un siècle, il avait rempli ses fonctionsavec une fidélité et un respect exemplaires. Job Wigintov, lepremier associé de la maison, ainsi que moi, nous étions Anglais.Job avait tenu les livres de MM. Spallding et Hausermannpendant vingt ans à Philadelphie et il avait suivi ses patrons dansla Californie, lorsque cinq ans auparavant ils s’étaient décidés às’établir dans la cité de San-Francisco.

Les jeunes commis, qui étaient pour la plupartdes Français ou des Américains, se trouvaient un peu disposés àrailler l’honnête et vieux caissier. Mais lui et moi fûmes toujoursde bons amis ; pendant les quatre années que je restai làemployé, j’éprouvai un sincère respect pour les réelles qualités duvieillard. Cependant la communication qu’il venait de me faired’une manière cérémonieuse m’embarrassait un peu.

– Ces messieurs désirent me parler ?balbutiai-je en sentant le rouge me monter au visage.

Le vieux Job fit un signe affirmatif. Iltoussait, il essuyait ses lunettes avec soin ; j’avaisremarqué, en dépit de mon trouble, que le caissier était triste etrêveur, sa voix était émue, sa main tremblait. Lorsqu’il posa seslunettes, ses yeux bleus parurent briller sous des larmesnaissantes. Tout en suivant Job dans la salle intérieure où lesnégociants se réunissaient d’ordinaire pendant leur travail, monesprit rêvait péniblement d’où pouvait provenir cet appelinattendu. Autrefois j’avais été lié avec mes patrons ; maisdepuis trois mois mon intimité, surtout avec le premier associé,s’était bornée aux affaires de la routine journalière. Ce n’étaitcertes pas que l’estime de mes patrons eût diminué pour moi. Loinde là, – car leurs égards étaient toujours les mêmes, – mais lacordiale intimité n’existait plus entre nous.

Cette froideur partielle datait du jour oùj’avais osé dire au riche négociant que j’aimais sa fille unique,et que mon affection était payée de retour. Je lui avais dit cela,pendant qu’Emma Spalding était à côté de moi, et qu’elle souriaitet rougissait en écoutant mes paroles. C’était une vieillehistoire ; nous étions alors tous deux très jeunes. Nousavions vu le jour dans le même foyer, nous avions les mêmescroyances, – nous étions faits l’un pour l’autre à tous égards, àl’exception de la richesse. Nous habitions ensemble dans un paysétranger, et parmi des étrangers.

On nous avait permis de nous voir fréquemment,de lire des vers, de chanter des duos. Emma n’avait pas de mèrepour la protéger contre l’amour de prétendants pauvres.M. Spalding était un homme fier, qui n’avait nulle méfiance,par excès d’orgueil. Par conséquent nous glissions, comme ont faitdes milliers de couples, de l’amitié à l’amour ; l’idéequ’Emma aurait une dot considérable ne m’attirait point, maisl’amour seul amena l’heure où de douces paroles et de tendresregards devaient entraîner l’aveu d’un attachement. Je parlais àEmma sans réfléchir que M. Spalding porterait sur moi un fauxjugement, et serait implacable pour le pauvre commis qui avait osés’emparer des affections de sa fille.

Je dois rendre justice àM. Spalding : il rejeta ma proposition dans les termesles plus doux, les plus courtois que les circonstances malheureusespussent admettre. Je ne m’éloignai pas moins de sa présence avec lecœur serré. Une profonde tristesse s’empara de mon âme, je conçusle projet de me retirer du monde, de mener une vie excentrique etinutile, puis je regrettai cette pensée comme étant coupable. C’estainsi que gardant mon emploi, je cessai de visiter mon patron enqualité d’ami particulier. Ma douleur se soulageait à la pensée queje respirais le même air qu’Emma, que j’obtenais un regard de sesyeux doux et tristes, lorsqu’elle allait à l’église, bien quependant trois longs mois nous n’échangeâmes pas un mot.

Je ne fus donc pas peu surpris, lorsque JobWigintov me dit que j’avais à paraître devant mon patron. Mon cœurbattit quand le vieux caissier tourna le bouton de la porte. Moiqui m’étais scrupuleusement abstenu de me présenter sansautorisation, selon la promesse que j’avais faite, moi quim’abstenais aussi d’une chère correspondance autrefoismystérieusement commencée ! – Que veulent-ils ? Allais-jeapprendre que le prétendant rejeté était peu convenable même pourun serviteur, et que tout rapport devait cesser ? Je trouvaices messieurs dans la plus grande des deux chambres contiguës,laquelle était tendue à la mode espagnole de cuir imprimé et doréet meublée d’acajou foncé d’Honduras. M. Spalding, un hommegrand, maigre, et aux cheveux blancs, marchait d’un pas agile dansl’appartement. M. Hausermann, un Allemand, était assis devantune table couverte de papiers et prononçait de temps à autre desmots d’étonnement, d’un air de perplexité sans espoir. Le caissierentra avec moi et ferma la porte.

– Ah ! mein Himmel, murmura le plusjeune associé qui était un homme gras et robuste, d’une natureflasque, ah ! dit-il avec un ton allemand, il vaudrait mieuxn’être jamais né que de voir de telles choses.

Job Wigintov poussa un gémissement desympathie sincère. Je vis tout de suite qu’il y avait quelque chosede mauvais, et je compris aussi vite que cela n’avait nul trait àmon affection pour Emma. – Il y a toujours un spectre hideux quihante l’imagination des intelligences inférieures d’une maison decommerce : c’est la banqueroute. Mais les patrons avaient étési prudents. – J’eus peu de temps pour réfléchir. M. Spaldings’arrêta dans sa promenade, il se rapprocha brusquement et me pritpar les deux mains.

– Georges, me dit le vieux négociant avecla plus vive émotion dans la voix, et le visage pâle, depuisquelque temps je n’ai pas été bon pour vous, – vous vous êtestoujours montré un ami pour moi auparavant.

Puis il rougit, et cessa de parler.

Je regardai M. Hausermann, mais il avaitun air si étrange, assis dans son fauteuil en murmurant des phrasesdans sa langue maternelle, que je voyais qu’il n’y avait rien àattendre de lui en fait d’explication. Je dis à M. Spalding,d’un ton aussi assuré que possible, que notre estime mutuelle avaitsurvécu à notre intimité, que je me sentais toujours un ami fidèlepour lui et sa famille, et que je le lui prouverais en touteoccasion.

– C’est aussi ce que je pensais. C’estainsi que je pensais, dit le négociant, ayant l’air satisfaitpendant un moment. Vous êtes un bon enfant, Georges. Voilà pourquoije m’adresse à vous dans ce jour… lorsque… maisn’importe !

– J’ai toujours proclamé, s’écriaM. Hausermann, que M. Georges Walford est un excellentgarçon.

Quoique M. Hausermann eût séjourné lequart d’un siècle parmi les Anglo-saxon, il n’était pas arrivé àparler la langue anglaise dans sa pureté. Sa vie, à vrai dire, horsles heures de bureau, se passait entièrement avec les Teutons quifourmillaient partout en Amérique. Il pouvait jouir avec eux de laconversation allemande, du vin du Rhin et du café de leur paysnatal. Je n’arriverais jamais à la fin de mon entrevue, si je vousdécrivais les phrases entrecoupées et vagues du plus jeune desassociés, et les remarques de Job Wigintov. Le caissier deconfiance sympathisait avec la détresse de son patron, comme auraitpu faire son chien fidèle. Il était capable de suggérer un remède.M. Wigintov était digne de toute confiance. Il était aussidiscret que le ciel, aussi honnête que le jour ; quant auxcalculs, à la tenue des livres, à la fermeture des caisses, ilétait une véritable mécanique. M. Hausermann était unarithméticien admirable. Il pouvait découvrir une erreur d’undemi-sou dans un problème qui concernait des millions. Son écritureétait magnifique. Cependant il devait sa position actuelle dans lecommerce non pas à ses talents, mais aux florins dont il avaithérité, comme à l’esprit et à l’énergie de son associé anglais. Cefut du chef de la maison que j’appris l’histoire suivante :M. Spalding n’avait que deux enfants : Emma et son frèreAdolphe ; sa femme était morte pendant le voyage dePhiladelphie. Ses affections s’étaient concentrées sur ses enfants.Malheureusement Adolphe tournait mal, il était insouciant etprodigue ; il mangeait la pension que son père lui faisait,parmi les jockeys et les joueurs. M. Spallding, homme sévèreavec tout le monde, était un peu trop indulgent avec son fils. Lejeune homme était assez beau et d’un caractère agréable. Il avaitété chéri de sa mère. Il marchait de plus mal en plus mal, ilfaisait des dettes énormes, se lançait dans de mauvaisescompagnies. Il était rarement à la maison, et altérait sa santé parles excès qu’il commettait.

Je savais tout cela, puisqu’Adolphe étaitcommis dans la maison, c’est-à-dire en avait le titre, car il nevenait presque jamais au bureau ; mais j’ignorais qu’il eûtété poussé à voler son père pour payer plusieurs dettes d’honneur.Il avait fait une fausse signature de Spalding-Hausermann, pour unbillet de trente mille dollars, payables à vue, et qui devait êtretouché par les négociants chez leur banquier à New-York. Puis ilavait pris dans le bureau de son père un portefeuille contenant desbillets qui montaient à une grande somme et il l’avait donné aumême associé qui avait entrepris de présenter le bon au caissier dela banque à New-York.

– Ce scélérat est déjà parti pour leNord, dit M. Spalding ; il est parti mardi dernier par laroute de Panama. Sans doute vous le connaissez, car il était bienconnu de tout le monde dans la ville.

– C’est Joram Nechlov, « le docteurJoram Nechlov ! » m’écriai-je en me frappant le front eten me rappelant la figure brune et spirituelle du jeune homme quiavait un langage doré et qui autrefois éditait un journal àSan-Francisco.

– Oui, c’est le docteur Nechlov, réponditM. Spalding avec un sourire amer. Il paraît qu’il a pris ungrade imaginaire dans l’armée ; il se dit colonel pendant levoyage. Il avait beaucoup d’influence sur mon fils. C’est lui quil’a incité à faire ce vol maudit. Je n’ai pas le moindre doutequ’il n’eût l’intention de s’emparer de la somme entière.

Je demandai à M. Spalding, avec autant dedélicatesse que je le pus, comment il avait obtenu cerenseignement.

Il paraît qu’Adolphe, qui était épuisé par lavie qu’il menait, avait été pris par la fièvre après le départ deson associé.

– Le malheureux garçon est étendu sur sonlit, entre la vie et la mort, dit le père d’une voix tremblante. Etpendant son délire il a avoué sa culpabilité.

» Sa sœur, qui a veillé à son chevetcomme un ange, avait peur en l’entendant s’accuser. La chère enfantm’a appelé. Et j’ai appris de mon fils, dont j’étais si fier,comment il m’avait trompé, volé !

Le vieux négociant chancela. Je voyais tomberses larmes entre ses doigts. Il essayait de cacher les convulsionsde sa figure ridée.

Peu à peu il devint plus calme. Puis, il avouale projet qu’il avait formé. Ce projet démontrait sa fermetéhabituelle, son caractère courageux. C’était nécessairement, etavant tout, de sauver l’honneur de sa maison. La valeur de la sommeque l’on risquait de perdre était peu importante en comparaison dela honte d’une tâche sur le nom des Spalding. – Oui, coûte quecoûte, cet acte déshonorant devait être caché. Il ne fallait pasque le bon fût présenté. Il ne fallait pas que les billets fussentnégociés. Mais comment empêcher le complice de réaliser les profitsde ce trésor volé. Il était parti, il allait avec la plus grandehâte vers New-York, par la route la plus courte de Panama. Ilserait là en quelques semaines. Le poursuivre lui paraissaitimpossible ; attendre le départ de la prochaine Malle, seraitfatal.

Je me souvins du Pony-Express qui était de laplus grande vitesse. C’était le moyen par lequel nous autres,résidents de la Californie, pouvions communiquer le pluspromptement avec le monde civilisé. Je suggérai cetteressource.

M. Spalding secoua la tête.

– Non, dit-il, cela ne vaut rien. Jepourrais envoyer une dépêche pour arrêter le paiement du bon. Jepourrais peut-être faire que Nechlov fût arrêté à son arrivée àNew-York, mais il s’ensuivrait des soupçons, et l’affaire seraitpubliée dans les journaux avant qu’une semaine se fût écoulée. Non,continua-t-il, je n’ai qu’une espérance, une chance : il fautque j’envoie une personne en qui j’aie toute confiance. Je suistrop vieux pour aller moi-même. Il faut que ce soit une personnequi se hâte de se rendre à New-York par la route périlleuse desmontagnes. Il faut qu’il arrive là avant Nechlov et lui arrache lespapiers ou par stratagème ou par violence. Georges Walford, vousêtes l’homme que j’ai choisi pour accomplir cet acte dedévouement.

– Moi, monsieur ?

J’étais comme hébété. Pareille à un panorama,devant moi se déroulait la longue route dont on n’avait querécemment fait l’exploration. C’était une route féconde en dangers.Tout ce que j’avais entendu ou lu des voyages dans les prairies, dela famine, du feu, des assauts des bêtes féroces et des ennemishumains encore moins miséricordieux, revenait à mon souvenir. Lapensée de la grande distance, des fatigues herculéennes à subir, dela barrière glaciale des montagnes rocailleuses qui s’étendaient àtravers la route, comme si elles voulaient barrer le passage auxhommes présomptueux, tout cela me hanta.

Bien que je ne sois pas moins courageux qu’unautre, j’ose dire que ma contenance exprimait l’effroi d’unehorrible répugnance. Je suis certain que M. Hausermann s’enaperçut, car il gémit et dit :

– … Hélas ! queferons-nous ?

– Monsieur Walford, dit Spalding, je neveux pas dissimuler avec vous. Je vous demande d’entreprendre unvoyage qui entraînera de grandes fatigues et des dangers. Je vousdemande même de risquer votre vie pour sauver l’honneur de lamaison et l’honneur de ma famille. Je ne vous fais pas une telledemande, sans vous proposer une récompense proportionnée.

– Écoutez-moi ! Je ne vous offre pasde l’argent. Revenez avec un succès, je vous prendrai comme associédans la maison Spalding et Hausermann et, dans trois mois d’ici, sivous et Emma vous pensez comme autrefois…

Je tremblais de joie en entendant monpatron.

– Monsieur, lui dis-je, j’irai trèsvolontiers et avec plaisir.

– Voilà un brave garçon, je savais bienqu’il irait, exclama l’Allemand ; et il se frottait les mainsde joie.

– Quand pensez-vous être prêt àpartir ? demanda monsieur Spalding.

– Tout de suite, monsieur, dans unedemi-heure, si vous voulez.

– Bien, dans une heure, dit-il ensouriant de mon ardeur. Bodessan sera à la porte dans une heureavec la voiture, et les meilleurs chevaux. Il faut garder vosforces autant que possible. Je vois que vous avez un bon fusil.Prenez les choses nécessaires pour le voyage, mais du moindrevolume possible. Je vous donnerai une ample provision d’argent,dépensez-le libéralement, même avec prodigalité, et n’épargnez enroute ni les chevaux ni l’or. Je sacrifierais la moitié de mafortune pour vous savoir promptement sur le pavé de New-York. Vousêtes un ambassadeur à carte blanche, Georges, et votre esprit etvotre courage nous apporteront le succès sans doute. Maintenant,préparez-vous à vous mettre en route.

J’avais l’air d’attendre.

– Avez-vous quelque autre chose à medire ? demanda le négociant, avec bonne humeur.

– Oui, monsieur ; ne pourrais-jeparler un instant seulement à mademoiselle Spalding ?

– Elle est au chevet de son frère,répondit le vieillard avec empressement. Mais soit ! vous avezraison, vous la verrez avant de partir.

Il me sembla que je ne faisais qu’un bond decette maison à l’endroit où j’habitais. Je ne passai que dixminutes à arranger mes affaires. C’est merveilleux combien unhomme, sous l’influence d’une grande exaltation, peut faire dechoses en dix minutes. Je chargeai mon revolver, je mis quelquesvêtements dans un sac de voyage, je courus chez M. Spaldingcomme une levrette. Il me donna d’autres ordres, en me présentantun gros paquet de pièces d’or et d’argent, ainsi qu’un paquet debillets de banque, et me dit que je devais garder les billetsjusqu’au moment où j’atteindrais le monde civilisé. Car il fallaitque je fisse des douceurs en pièces d’argent aux tribus errantes età moitié civilisées de l’occident. M. Spalding parlait encore,lorsque Bodessan, l’un des principaux entrepreneurs de voitures deremise de San-Francisco, fit arrêter ses chevaux espagnols à laporte. Puis le négociant monta les escaliers et, revint accompagnéd’Emma. Chère enfant ! Elle était pâle et maigrie ; maiselle avait des yeux brillants et aimants, des paroles pleinesd’esprit et de constance. Elle me donna du courage et la résolutionde faire mon devoir ou de mourir. Notre séparation fut trèsprompte : seulement quelques mots murmurés en hâte, unrenouvellement de nos anciens vœux et de nos fiançailles. Je lapris dans mes bras et la baisai au front. Un moment après j’étaisparti. Je me mis à côté de Bodessan, le fouet se fit entendre, seschevaux volèrent le long de la rue. Nous tournâmes et bientôt nousnous trouvâmes lancés à grande vitesse sur la route.

Bodessan était bien payé ; il conduisaitses chevaux fougueux à bride abattue. Il me semblait que notredépart était gai et s’effectuait sous de bons auspices. J’avaisl’espérance dans le cœur. Le créole français, assis à côté de moi,était un bon compagnon. Il chantait des chansons du Canada, ilsifflait, il caressait les chevaux bondissants, il parlait sanscesse.

– Monsieur va aux prairies ? medemandait-il. Ah ! très bien ! Les prairies sont trèscurieuses à voir, très… Mais monsieur devrait prendre garde enarrivant là ; il ne doit pas s’éloigner de la protection desdragons, ou bien les sauvages, les Indiens féroces arracheront lescheveux à monsieur !

Cet homme croyait que j’allais àSalt-Lake-City pour des affaires et pensait que je voyagerais avecune caravane sous l’escorte des dragons de l’État. Qu’eût-il dits’il avait su que je devais traverser seul ce pays ?

Mon voyage sur les bords orientaux de laCalifornie, n’est pas d’une nature assez remarquable pour que jem’appuie sur les détails. En dépensant beaucoup d’argent, jecontinuai, ma route presque toujours dans des voitures plus oumoins rudes, et j’allais à un assez bon pas sur des routesmédiocres. Je dormais de temps en temps pendant la nuit, quand jen’étais pas trop cahoté.

Parfois rien ne pouvait persuader lesconducteurs américains à risquer les périls d’une route pierreusependant les vents ; alors je rétablissais mes forces par lerepos. Mais j’étais toujours prêt à continuer mon voyage au chantdu coq. Je réfléchissais que tout ce que j’aurais à faire et àsouffrir était un jeu d’enfant en comparaison de la récompense quim’attendait.

Monsieur Spalding savait que je montais bien àcheval, que j’étais adroit dans le maniement des armes et quej’avais un tempérament robuste. Je n’avais pas été élevé pour unbureau. Mon père avait été riche, mais à l’époque de sa mort ilétait dans l’embarras ; il me fallut alors combattre contre lemalheur. Autrefois j’avais mes chevaux de course à Oxford, etj’aimais passionnément le sport. J’avais l’habitude de prendrebeaucoup d’exercice. C’était le moment de profiter de cesavantages. J’étais embarqué dans une entreprise pleine de périls.Je pouvais mourir de faim dans le désert, si mon crâne nenoircissait pas dans la fumée, chez quelque Indien ; la fièvreou la fatigue pouvait m’enlever la vie avec mes espérances, ou jepouvais atteindre New-York trop tard. C’était une pensée amère quede songer que Joram Nechlov s’avançait vers le nord avec toute lavitesse d’un grand vaisseau à vapeur. Cette idée seule me faisaitbondir et frapper du pied avec violence sur les planches de lavoiture, comne si je pouvais hâter le trajet par un tel geste.Ah ! comme je priais que les vents contraires retardassent lenavire dans son parcours d’Asprinval à l’Empire City !

J’arrivai à Carsan-City, sur la frontière dudésert, et là je fis une petite halte afin de me préparer par tousles efforts possibles à arriver au but de mon voyage. Je savaisbien que la partie de la route la plus dangereuse et la plusdifficile se trouvait entre la Californie et les colonies deMormons. Une fois au-delà du territoire d’Utah, je pouvais espéreréchapper aux flèches ou tomahawks des sauvages. Je trouvai la villede Carsan pleine d’émigrants qui revenaient de leurs voyages, dechercheurs d’or qui allaient aux États atlantiques, chargés deleurs trésors pillés, de marchands qui avaient vidé leurs voituresaux marchés californiens. Ces bonnes gens attendaient tousl’escorte régulière des dragons nationaux, sous la garde desquelsils devaient voyager. Il était impossible, dans les conjoncturesqui donnaient lieu à mon voyage, d’aller si lentement. J’achetai unsac de bœuf séché au soleil, un sac de blé, des couvertures et unfort cheval bien accoutré d’une bride, d’une selle mexicaine. Je meprocurai ce dernier article d’un marchand américain qui s’étaitfort amusé à l’idée que j’allais cheminer tout seul dans lesprairies.

– Vous avez bon courage, monsieur, medit-il, mais vous feriez mieux de dormir encore ici un jour, afinde réfléchir en vous réveillant à ce que vous allez faire. CesIndiens vous relèveront les cheveux, aussi sûr que les porcsdonnent du lard. Vous ne voulez pas me croire, allez donc demanderl’avis d’un autre que moi.

Il m’entraîna vers une sorte de cabaret où ily avait une foule d’hommes et de femmes, des Français et desEspagnols, des Allemands, des Américains et des mulâtres quientouraient un grand jeune homme aux cheveux noirs ; celui-ciportait un costume à moitié militaire qui lui donnait l’air d’unsergent de ville, s’il n’eût pas eu une chemise de flanelle rougeet un sombrero mexicain. Il avait les traits durs ; le travailconstant, le temps l’avaient réduit à n’avoir que des muscles etdes os. Il portait des bottes à éperons, il faisait claquer unfouet, pendant qu’il causait gaiement avec la foule qui riait deson esprit, – d’une façon qui montrait qu’il était le favori detous. Eu fait, il était un des écuyers du« Pony-Express » et tout prêt à partir avec le sac dedépêches, dès que le courrier arriverait de San-Francisco.

– Oui, colonel, oui, mes jeunes filles,disait-il, je suis bien fâché de vous quitter, mais le devoirm’appelle. Si les Indiens ne m’attrapent pas…

– Vous attraper, Shem ? Est-ce quel’on peut attraper une belette ? s’écria un de sesadmirateurs.

– Bien ! – dit Shem d’une voixmodeste mais d’un air fanfaron, – les scélérats ont essayé cela uneou deux fois, mais ils ont trouvé à qui parler ; Shem Grindrodétait plus difficile qu’ils ne se l’étaient imaginé. Lorsqu’unhomme est élevé au Kentucky, il n’est pas facile de lui arracherles cheveux.

Son regard était tombé sur moi et il medit :

– Monsieur l’étranger, je vous souhaitele bonjour !

– Shem, dit le marchand de chevaux, voiciun monsieur qui désire traverser le paso tout seul à cheval, qu’endites-vous ?

Il y eut un rire général. Shem ôta son chapeauavec un respect moqueur.

– Ah ! ah ! voilà ce quej’appelle du vrai courage de la part d’un dandy de l’est !Monsieur, je compte que vous verrez les serpents. Je vous diraiqu’on vous volera votre cheval, ou qu’il sera mangé par des loups,et vous vous égarerez et vous mourrez faute d’un dîner, si parhasard vous n’avez pas une rencontre avec les Indiens.

Je connaissais trop bien les Américains pourfaire grande attention à ce que Shem me disait. Évidemment Shem meprenait pour un homme présomptueux qui voulait essayer de se mettredans la gueule d’un lion, et il désirait décourager ma témérité. Jeréussis à le faire venir près de moi, et je m’entretins avec luidans une intimité de voyageur. Je lui dis que j’allais me dirigervers les états orientaux, que ma mission était impérieusementpressante et que, s’il voulait m’aider, je le paieraisgénéreusement. Shem me répliqua qu’une telle concession seraitcontre toutes les règles, qu’enfin c’était une chose à laquelle ilne fallait pas penser, et que je devrais attendre une caravane.

Je n’attendis nullement et partis le jourmême. Tous les habitants de Carsan poussèrent des cris ironiquesquand je passai à cheval par les rues irrégulières de la ville, –secouant la tête, comme s’ils regardaient un homme qui va sesuicider.

J’allais aussi vite que possible. J’étaismonté sur un fort cheval, un de ces animaux élevés au Kentucky ouau Tennessee et qui se vendrait à tout prix sur les bordsoccidentaux de la prairie. Il était assez facile de trouver lechemin pendant le jour. Il y avait un grand sentier fait par lesvoitures innombrables et les bêtes de somme. J’avais un compas,mais à vrai dire je n’en avais pas besoin, et ce jour-là je fisplusieurs lieues. Parmi les ruisseaux qui se jettent dans larivière Carsan, il en est qui arrosent des fermes où l’on seprocure assez facilement du blé pour un cheval et de la nourriturepour un homme.

Je pris la résolution de faire deuxchoses : d’abord d’économiser autant que possible ma provisionde bœuf, et puis de refuser toutes les offres hospitalières dewhisky. Je poursuivis ma route en me reposant de temps en temps, etje gardai la piste aussi longtemps que je pus profiter du clair delune. Je poussai mon cheval, qui commençait à se lasser, jusqu’auxdernières limites de ses forces. Puis, lorsqu’il fit noir, jedescendis de cheval et j’attachai la bête de manière à ce qu’ellepût manger. Je me couchai, enveloppé de couvertures ; la selleme servit d’oreiller et je m’endormis.

Je me réveillai en sursaut au milieu desténèbres. Je ne pouvais pas bien me rappeler où j’étais. C’étaitles mouvements brusques de mon cheval qui se trouvait mal à l’aise,qui m’avaient réveillé. J’entendis une sorte de frôlement parmi leslongues herbes, et comme des bruits de pas dans le buisson, telsque de chiens qui auraient cherché leur nourriture. Deschiens ? Il n’y a pas de chiens ici. C’étaient des loups. Moncheval tremblait, il était trempé de sueur. Ma vie dépendait de sasûreté. Je n’avais pas allumé de feu, craignant que la lumièren’attirât des sauvages errants et maintenant les coyotes serassemblaient autour de nous, pareils aux mouches qui se groupentautour du miel. Je ne craignais rien, car le loup d’Amériquediffère beaucoup de la bête grise des forêts allemandes ou desneiges des Pyrénées. Mais ma pauvre monture était en danger, et lafrayeur ajoutait une mauvaise chance de plus à l’épuisement de sonlong et fatigant voyage. Je me relevai et commençai à chercher, entâtonnant près des broussailles. Heureusement j’étais dans unerégion bien arrosée où les arbustes et d’autres petits arbresabondaient et où les arbres à coton gigantesques élevaient leurstiges majestueuses à côté des ruisseaux. Bientôt j’arrivai à unmassif de broussailles, j’en cassai autant que j’en pus porter, etj’allumai du feu avec un peu de difficultés, car la rosée restaittoujours sur les herbes et le bois humide exhalait des nuées defumée noire ; je ne pus donc réussir à faire briller la flammetout de suite.

Pendant tout ce temps, j’étais obligé depousser des cris et de frapper ma tasse de fer blanc contre lecanon de mon revolver pour intimider les loups, et il me fallaitcaresser le pauvre cheval qui tirait la corde à laquelle il étaitattaché, de façon à la rompre.

Enfin à ma grande joie le feu rouge parut, etsa flamme éclaira un petit morceau de la prairie. Et je voyaisrôder tout près de ce petit espace illuminé, les coyotes, les pluspetits, les plus timides, mais, en même temps, les plus rusés desloups américains.

Bientôt je jetai une torche flamboyante parmila meute, ce qui la fit disparaître dans les ténèbres, mais pendantune demi-heure, j’entendis leurs hurlements qui devenaient de plusen plus faibles.

Après la disparition des loups, mon cheval futplus tranquille. Je retournai à mes couvertures et à mon repos,après avoir mis un grand monceau de broussailles sur le feu. Unfroid terrible me réveilla. Le feu était presque éteint. Un cielgris s’étendait au-dessus de ma tête. Les myriades d’étoilesavaient cette nuance pâle qui annonce l’aube. L’herbe de la prairieétait balancée de tous côtés avec une confusion sauvage.

Le vent du nord soufflait violemment. C’étaitce vent froid qui souffle chaque année à la fin de la mauvaisesaison ; il se produisait en effet, perçant et glacial, àtravers la rangée des montagnes rocailleuses, mais je le saluaiavec bonheur, car je savais qu’il était défavorable au vaisseau àvapeur qui voguait dans les eaux mexicaines et qui portait Joram àson bord.

Lorsque le soleil se leva dans ce ciel bleupâle, la nature prit une apparence plus gaie. Les flocons deverglas fondirent. L’air devint agréable à mesure que le froiddiminuait.

Nous poursuivîmes notre voyage, en suivant lapiste des grandes voitures ; mais je remarquai avec quelqueeffroi, que mon cheval n’était plus l’animal fougueux qui piaffaitsi gaiement lorsque nous quittions Carsan le jour précédent. Ilétait certain que je l’avais trop poussé. Il allait doucement,d’une façon qui m’alarmait ; qu’y faire ? j’avaisbeaucoup d’argent, mais l’argent ne procure pas un talisman dans lasolitude. Entre la place où j’étais et le Lac Salé, il n’y avaitpas même une ferme.

Ma seule chance de me procurer un autreanimal, était de rencontrer quelqu’un qui voudrait m’en vendre un,et c’était très impossible. Je réfléchissais amèrement, lorsquej’entendis les pas légers d’un cheval qui venait au galop derrièremoi. Je tournai la tête, et je vis un cavalier qui filait gaimentsur la prairie. Son habit, à moitié ouvert, montrait une chemise deflanelle rouge ; et son sombrero mexicain était garni d’uncordon d’or terni. Il avait une carabine à l’arçon de sa selle, etson sac de dépêches pendait à son épaule. C’était ma connaissanced’hier : Shem Grindrod.

– Bonjour, étranger ! s’écria-t-ild’un ton gai ; il paraît que je ne vous ai pas effrayé hier envous racontant des histoires des Indiens ; pourtant c’est vraicomme l’Évangile. Votre cheval n’a pas trop bon air,Monsieur ; vous l’avez poussé à une assez bonne distance, ilme semble.

Nous continuâmes notre voyage ensemble pendantquelque temps. L’autre cheval inspirait ma pauvre bête qui faisaitde son mieux. Je trouvai Shem beaucoup plus poli qu’il n’avait étéle jour précédent. Il me dit brusquement qu’il respectait unindividu qui prouvait qu’il était un homme, mais que ce qu’ildétestait plus que tout autre homme, c’était ce que l’on nomme undandy qui se donne des airs aventureux. La manière dont je montaisà cheval avait gagné l’estime de Shem. Il sympathisait cordialementavec moi, depuis qu’il voyait que j’étais décidé à traverser cedésert à tout risque.

– Votre cheval est assez beau, monsieur,mais j’ai peur qu’il soit trop fatigué. Or écoutez-moi : lameilleure chose que vous puissiez faire, c’est d’acheter unemonture à la première occasion. Bientôt il passera des chasseurs etpeut-être vous en vendra-t-on une. Gardez toujours ce pistolet et,si vous rencontrez des Indiens, tenez-vous calme, ne perdez pas uneballe ; car chaque petit morceau de plomb est une vie sur leParara : au revoir, je vous souhaite bonne chance.

Shem dirigeait son cheval vers l’une desstations de Pony-Express, un petit fort solitaire, avec une courpalissadée qui enfermait une sorte de garnison de ses camarades etoù l’on gardait un relais de chevaux. Je contemplai avec tristessele fort et la cour bien approvisionnés, puis je m’en détournai avecma monture épuisée, pour recommencer mon voyage fatigant. Je savaisque j’atteindrais vers l’après-midi une autre station dans le mêmegenre, et là je pourrais demander des rafraîchissements et un abridans le cas où mon cheval serait hors de combat, las d’avoirparcouru un mille sur la route ; je voyais mon ami Shem montésur un autre cheval qui parcourait la plaine et me saluait de lamain. Je le regardais avec envie, pendant qu’il volait comme uneflèche et qu’il disparaissait dans le lointain. Par bonheurcependant je rencontrai presque au même moment un groupe d’hommesblancs. C’étaient trois chasseurs qui revenaient de l’Orégon avecune assez bonne pelleterie sur leurs mulets. Ils étaient tous bienmontés sur des poneys indiens, et l’un deux conduisait par un lassoun cheval fort, bien fait, dont l’œil brillant et les largesnarines s’harmonisaient bien avec ses membres forts et nerveux.C’était un type de cheval sauvage. Il n’y avait pas deux mois qu’onl’avait capturé dans les plaines ; mais on l’avait dressésuffisamment pour être utile. J’entrai en marché avec lechasseur ; mon quadrupède épuisé, mais toujours d’une plusgrande valeur que le mustang à demi-sauvage, fut donné en échange.J’y joignis quatre aigles dorés ; l’arrangement nous convenaità tous deux, je vis briller ses yeux de plaisir.

– Permettez que je vous donne un conseil,dit le chasseur, comme je mettais l’or dans sa main dure et brune.Gardez les yeux bien ouverts en route, et ne permettez pas que lesmaudits Indiens vous attrapent. Il y a des signes de leur approche.J’ai vu là-bas, près du ruisseau, l’empreinte d’un mocassin. Aussibien les Indiens ne viennent jamais de ce côté-là avec de bonnesintentions. Remarquez bien ce que je vous dis : méfiez-vousdes Utalisis, des Shoshomes qui sont encore pires ; quant auxAroshomes, que Dieu vous aide, colonel, s’ils vous attrapent seul.Cela sent les Indiens, je vous ai prévenu.

– Je voudrais que vous eussiez un bonfusil, à canon rayé, sur votre épaule, monsieur, dit un autre,pendant que je montais à cheval ; un fusil est très utile. Iln’y a rien que les Indiens redoutent autant qu’un canon de cinqpieds de longueur.

Je pris congé de ces nouveaux amis qui mesouhaitèrent un bon voyage bien cordialement, quoi qu’il leur parûttout à fait invraisemblable qu’un homme novice pût parcourir seulce désert. Mon cheval allait bien, la terre devenait plus sèche,l’herbe moins longue. Il y avait moins de vallons marécageux et deruisseaux courants. Je ne fis nulle rencontre, je n’eus pointd’aventures, sauf toutefois que ma nouvelle monture mit le pieddans un trou et que nous roulâmes tous les deux sur latourbe ; mais nous n’eûmes de mal ni l’un ni l’autre ;heureusement je tenais ferme la bride, sans cela j’eusse perdu mamonture. Il me semblait par instants que je voyais quelque chosequi paraissait à l’horizon. J’ignorais si c’étaient des sauvages oudes buffles ou des chevaux sauvages. Après avoir parcouru plusieursmilles, j’arrivai à une place où la piste fit un détour subit, surune longue étendue de terrain entrecoupée d’un ruisseau assez grandet ombragée d’une masse de hauts arbres à coton. Je trouvai ici lesempreintes des pieds d’un cheval qui devait y avoir passé il yavait peu de temps, car l’herbe foulée s’était à peine relevée.J’entendis craquer !… Pan !… C’étaient les détonationsdes fusils qui résonnaient dans le bois au-dessous de moi :bruit mêlé à des cris qui me faisaient distinguer la voix terribledes sauvages ; cris de guerre et de sang. Je m’élançai parmiles arbres, et là, je vis le pauvre Shem tout ensanglanté sur saselle, entouré d’un groupe de six ou sept Indiens, tous à cheval etaccoutrés de leurs hideux panaches de guerre. Shem était percé detrois flèches. La quantité de sang qu’il perdait le fit s’évanouir.Mais il s’était comporté courageusement. Un Indien était étendu àses pieds dans les agonies de la mort. Mon arrivée changeal’attitude du combat. Deux coups de mon revolver mirent bas unbarbare tout barbouillé d’ocre jaune, qui s’élançait vers Shem,armé d’un tomahawk. Ceci suffit pour les dérouter et les mettre enfuite, car probablement ils me prirent pour la garde avancée d’unebande d’hommes blancs. Dans tous les cas, ils fuyaient à grandevitesse à travers la plaine.

 

J’arrivai juste à temps pour empêcher Shem detomber avec violence. Je le descendis tout doucement de sa selle,pendant qu’il murmurait d’un ton faible :

– Merci, monsieur, vous avez épargné moncrâne.

Il voulut continuer de parler, la voix luimanqua, il tomba évanoui dans mes bras.

Il y avait une couverture, un havre-sac et unebouteille en métal suspendus à l’arçon du courrier desdépêches ; je l’ouvris et en mis quelques gouttes dans labouche de l’homme blessé, puis je fis de ma cravate un bandeau et,avec l’aide de mon mouchoir, j’essayai de bander les blessures,après avoir tenté vainement de retirer les flèches barbelées. Deuxdes blessures étaient peu profondes et plus douloureuses quedangereuses. Mais la troisième était d’une nature grave : – lemanche de la flèche était emboîté dans la côte de Shem, – quoiquel’hémorragie eût été peu importante en comparaison des torrents desang qui coulaient des autres blessures.

En deux minutes, le blessé se remitsuffisamment pour relever les yeux. Je fus touché de l’expressionde reconnaissance qu’exprimait son regard. Pauvre garçon, il avaitprobablement reçu bien peu de témoignages de bonté dans sa vieerrante !

– Souffrez-vous beaucoup ? luidemandai-je. Prenez encore une petite goutte de cette liqueur, ellevous donnera de la force pour vous aider à atteindre le fort.

– Monsieur, je vous remercie sincèrementtout de même ; mais ce sera parfaitement inutile repritl’étranger après avoir avalé un peu de liqueur. C’en est fait demoi. Un garçon qui s’est battu dans les combats des frontièresdepuis le jour où il a pu tenir un fusil, n’a pas besoin qu’unmédecin lui dise qu’il peut vivre. Oh ! non, il ne demande pascela. Je ne puis plus me faire illusion.

Shem avait raison, sa figure accusait unchangement terrible, elle était pâle comme la mort, tandis que seslèvres faisaient un mouvement convulsif ; ses yeux avaientacquis ce regard particulièrement ardent, ce brillant agité etcette expression qui semble implorer et que l’on ne remarque jamaisqu’en ceux sur lesquels la mort plane. J’essayai d’arrêter le sangqui coulait de son bras traversé de deux roseaux garnis de bouts enfer ; je le suppliai de ne pas se décourager.

– Cela ne vaut pas la peine de perdre vosparoles, monsieur, dit Shem en respirant convulsivement, je voisque c’est la mort qui m’appelle ; je l’ai senti à la douleurfroide et poignante qui a suivi cette maudite blessure dans mescôtes. Je vais saigner intérieurement jusqu’à la mort, et tous lesmédecins de tous les États ne pourraient rien faire pour moi, pasplus que les meilleurs chirurgiens du Parara. Mais, vous, monsieur,vous avez privé ces maudits chiens de mon crâne, ils voulaient machevelure pour danser autour d’elle dans leur village damné. MonDieu, comme leurs femmes se moqueront d’eux, lorsqu’ils rentreront,les mains vides.

Il fut obligé de faire bien des efforts, avantde respirer encore.

– Tiens, étrange ! À quelque chosemalheur est bon ; écoutez-moi, vous aurez, monsieur, ce que jene pouvais vous donner ni pour des dollars ni pour desprières ; allez à la station, prenez le sac de dépêches, etvous le remettrez à ces gens-là, en leur disant ce qui est arrivé.Ils viendront assez vite, et s’ils me mettent dans la tourbe avantque les loups mangent mes os, un autre courrier prendra monsac ; dites-leur que c’est mon désir en mourant : qu’onvous donne un cheval à chaque station, et que l’on permette quevous poursuiviez votre route avec le courrier. La Compagnie ne sefâchera pas de cette violation de la règle, vu que vous avez sauvéle sac, pour ne rien dire de mon crâne.

Il ne pouvait plus parler. J’étais ému ensongeant que cette pauvre créature mourante avait assez peud’égoïsme pour penser à moi, que cet homme sans éducation et àmoitié sauvage, s’occupait de ce que mon voyage fût rapide et sûr,tandis que sa respiration tremblait sur ses lèvres blanches. Je luidonnai encore quelques gouttes de whisky, le priant de me dire sije pouvais communiquer ses dernières volontés ou ses derniersdésirs à un ami lointain ou à quelque parent.

– Il y a une jeune fille qui demeure dansla ville de Hampton, dit Shem d’une voix presque inintelligible, lafille d’un marchand de mulets, Ruth. Ah ! c’est dommage queles noces aient été remises, parce que la Compagnie donne despensions aux veuves de ses employés. Le père de Ruth a eu desmalheurs dans le commerce et elle aurait été bien aise de recevoirquelques dollars chaque année, la pauvre enfant !

Je lui demandai le nom de sa fiancée et jel’assurai que la maison Spalding et Hausermann ferait tout pourelle par égard pour lui, dans le cas où le service qu’il me rendaitm’aiderait à remplir ma mission.

– Elle s’appelle Ruth Moss, dit Shemd’une voix faible, et, bien sûr, c’était une fleur trop délicatepour un demi-sauvage comme moi. Elle va à l’église régulièrement etelle écrit aussi bien que les lettres imprimées.

Puis il me pria d’envoyer à Ruth un certainnœud de ruban qu’il avait reçu en souvenir d’elle ou qu’il luiavait seulement arraché par caprice, – je n’en sais rien.

Dans tous les cas, je trouvai le nœud endedans de sa veste, enveloppé avec soin comme dans une peau dedaim. Mais hélas ! une tache de sang avait abîmé la soiebleue, la flèche avait presque traversé ce gage d’amour. Shem mepria aussi de me souvenir de lui, lorsque je passerais à la stationBound-Poud entre Fort-Bridge et Red-Crech, et il me demanda de direà son vieux père Amos Grindrod qu’il était mort comme un homme doitmourir.

– Je crains bien que le pauvre vieillardsoit désolé, murmura Shem, dont les yeux à demi fermés se voilaientpar la mort ; mais il sera content de savoir qu’on ne m’a pasenlevé les cheveux. Dites-lui que je fus tué par une bande debuffles enragés de Shoshonie. Le chacal ! que de fois je luiai donné à boire lorsqu’il venait avec ses marchandises. Mais ilm’en voulait ; maintenant il est satisfait, mais qu’il segarde d’aller à la portée de la carabine d’Amos Grindrod !

Shem s’inquiétait à la pensée de savoir sil’Indien que j’avais fusillé était tombé tout à fait mort, etquelle était la devise peinte sur son corps à demi-nu ; car ilne pouvait pas la distinguer avec ses yeux éteints. Lorsque je luidécrivis l’ocre jaune rayé de blanc, il dit que ce devait être lepetit Néban, un des meilleurs guerriers du Buffle enragé. L’autreIndien était barbouillé de noir et de vermillon ; tous deuxétaient morts.

Puis Shem me demanda avec timidité si je neserais pas assez bon pour lui répéter « un peu d’Écrituresainte ». Il me dit qu’il n’avait pas été souvent à l’église,mais que Ruth était pieuse et que sa mère était chrétienne. Jem’agenouillai à côté de lui, et je lui relevai la tête pendant queje prononçais à haute voix une prière simple et courte, telle qu’onl’enseigne aux petits enfants. J’entendis la voix rauque du mourantqui répétait ces paroles une ou deux fois. Un fort tressaillementsurvint. Pauvre Shem ! il était mort avant qu’il pût terminersa prière.

Une heure plus tard je me rendis à la station,monté sur un cheval à moi, et conduisant par la bride celui deShem.

– Ah ! arrêtez-vous, arrêtez-vous,ou je ferai feu sur vous, aussi vrai que je m’appelle Brudshard,s’écria une voix sévère ; par une meurtrière du fortsolitaire, je vis le long fusil à canon rayé dirigé vers moi et jefis halte.

– Vous avez un de nos chevaux, s’écriaune deuxième voix ; je pense que le drôle l’a volé, quiêtes-vous ?

– Je suis un ami, m’écriai-je, unvoyageur. Permettez-moi d’entrer, et je vous expliquerai tout. Nousentrâmes ; un d’eux eut l’instinct que je disais vrai. Unautre s’imagina que je pouvais être un rénégat ou un Indien blanc,et que je désirais que l’on ouvrît la porte de la forteresse à desIndiens féroces.

L’un d’entre eux dit qu’il serait plus prudentde tirer sur moi. En Amérique, c’est la majorité qui l’emporte, etla majorité décida que je serais admis. Il y eut une grandesurprise et une douleur sincère, lorsqu’ils apprirent la mort deleur compagnon.

Trois hommes ramassèrent immédiatement leursrudes outils et suspendirent à leurs épaules leurs fusils à canonsrayés. Ils se préparèrent à prendre la route où reposait le cadavredu jeune infortuné, afin d’enterrer ses restes d’après la coutumedes frontières ; avec l’instinct de la discipline, un autres’empressa de seller son cheval dans l’intention de porter le sacde dépêches que le pauvre Shem n’avait délaissé qu’avec la vie. Detout le groupe, c’était le courrier qui était le plus ému. Il eûtpréféré être de ceux qui allaient mettre dans la tombe son vieuxcamarade ; mais cela ne pouvait être ; c’était à sontour, disait-il les yeux pleins de larmes, de remplir la mission defacteur. Il s’équipait à la hâte pour la route périlleuse.

J’aventurai ma demande. Avec un air timide etgauche, je les priai de me donner l’autorisation d’obtenir sur maroute un cheval, aux relais. Je dis avec autant de modestie quepossible que j’avais sauvé les dépêches ; les hommesparaissaient embarrassés et m’observaient minutieusement ;puis ils semblèrent réfléchir sur ma demande. Celui qui m’avaitpris pour un renégat blanc, me jeta un regard, et ditbrusquement :

– Comment pouvons-nous savoir si nous nesommes pas trompés par une suite de mensonges. Peut-être est-ce luiqui a tué Shem, voulant se procurer une autre monture.

– Taisez-vous ; dit une voix detonnerre, pleine d’indignation.

C’était la voix du courrier qui allait porterles dépêches.

– Vous devriez avoir honte de votrelangage ; car voici un homme qui est le plus honnête hommepossible, qui s’est battu à côté du pauvre Shem, qui lui a épargnéle crâne, qui nous a apporté le sac de dépêches, et vous l’insultezavec votre méchante langue. Regardez, son cheval n’est paslas ; aussi reconduisait-il celui de Shem et vous osez luidire qu’il a tué un chrétien blanc. C’est honteux !

– Oui, oui ! c’est honteux !s’écrièrent les deux autres. Avez-vous jamais vu un damné renégatqui regarderait un homme, bien en face, d’un air hardi ethonnête ? C’est un honnête garçon que ce monsieur, et sijamais il a besoin d’un ami dans un rude combat, nous sommes seshommes.

Le trio me donna une poignée de main cordiale.Maintenant il me fallait profiter de l’occasion ; parconséquent je fis un appel énergique en leur demandant de mefournir des chevaux, et je leur affirmai que tout mon bonheur, monavenir et celui de plusieurs autres personnes dépendaient de lavitesse de mon voyage. Ils m’écoutèrent avec bienveillance ;mais lorsque je terminai par ces mots : « Shem l’a désiréaussi en mourant et m’a prié de vous le demander, » c’en futassez. Mon opposant grommela quelque chose où il fit entrer le motde langue dorée ; puis parla de violation des réglements,ainsi de suite. Mais le grand courrier l’interrompit en affirmantsous serment que si la Compagnie se plaignait de cette infractionaprès les services que l’étranger avait rendus, ce serait uneadministration abominable et que pour sa part il ne la serviraitplus.

– Venez, ajouta-t-il, venez,monsieur ; vous aurez une monture. Vous avez déjà perdu tropde temps, il faut que vous le rattrapiez. Venez choisir un chevaldans l’écurie. Voilà un mustang auquel votre selle ira comme sapeau. Le Rouan est le meilleur des deux animaux, mais on lui aécorché le dos. Demandez à Jonas de vous donner du biscuit, car ilest certain que vous ne trouverez pas beaucoup d’hôtels ;chargez votre revolver, colonel ; prenez une bouteille dewhisky. Prenez garde à votre monture, monsieur, la bête mord unpeu. Ainsi nous garderons la vôtre jusqu’à votre retour, si vousrevenez par cette route. Au revoir, mon ami.

Le courrier impatient termina ses préparatifs,s’élança en selle, balança sa carabine au-dessus de sa tête etpartit en grande vitesse. Je le suivis aussi rapidement quepossible, en jetant mes adieux à ceux qui restaient et qui étaientsur le point de partir pour la place où le pauvre Shem était étenduraide, à côté de ses ennemis couleur de cuivre. Le mustang mouchetéétait gras et paresseux en comparaison du leste poney couleur decafé sur lequel mon guide était monté. J’eus beaucoup de peine àrattraper Dennis Bluk. Nous avancions avec une vitesseextraordinaire.

– Fouettez bien vite votre bête, colonel,s’écriait le courrier, nous sommes bien en retard. Ne la ménagezpas trop, donnez-lui de l’éperon, car cet animal-là est très rusé.Prenez garde à ces terres marécageuses où vous voyez ces touffes demousse. Sapristi, elles enfonceraient un cheval jusqu’aux étriers,et vous seriez planté là. En avant, vite, monsieur, poussez-le àtravers les ruisseaux, – non pas qu’un cheval de Parara puissesauter comme une bête des États-Unis, mais poussez-letoujours !

Il me sembla que Dennis criait, et poussaitson cheval de cette façon, sans autre motif que de calmer ses nerfset de chasser ses soucis. Je m’en convainquis par ce fait qu’aprèsavoir galopé avec le plus de rapidité possible pendant six ou septmilles, le courrier fit aller ensuite sa monture d’un pas constantet modéré.

– Bien, monsieur, dit-il, nous irons pluslentement maintenant, car je me trouve un peu plus calme. Peut-êtrene le croyez-vous guère, colonel, mais j’étais sur le point defaire l’enfant. C’est vrai, ce pauvre garçon Shem, je l’avais connudepuis longtemps, je le connaissais bien ; car lorsque nousn’étions pas plus hauts que des baguettes, nous jouions ensemble auvillage de Pegwotte, près d’Utica, dans le vieux Kentucky.

Bluk décida qu’il fallait aller du côté del’ouest, et choisit lui-même l’endroit.

– Ce seront de tristes nouvelles que nousaurons à apporter au vieux Amos. Il est très âgé, mais assez fort,il est maintenant au Bound-Poud pour faire le commerce despelleteries ; ce ne serait pas moi qui voudrais lui dire cesnouvelles.

Le courrier fut silencieux pendant longtemps,et il ne parla que lorsque je fis un éloge bien mérité du couragede Shem. Je lui dis que je l’avais trouvé assommant sept Indiens,tel qu’un cerf aux abois. Les yeux de l’homme de la frontièrebrillèrent d’un regard plein de fierté.

– C’était un garçon courageux, monsieur,j’ai été témoin de son premier combat. C’était du côté du Midi. Ilavait pour ennemis des Indiens, trois contre un seulement. Je puisdire que ce n’était pas un jeu d’enfant ce jour-là, monsieur.

Le courrier ouvrit sa large poitrine, sesnarines se dilatèrent, ses lèvres devinrent rouges, lorsqu’il sesouvint de la terrible lutte.

Ce courrier était un homme beaucoup plus fortque Shem, monsieur ; gai et moins léger, mais il ne luimanquait pas, dans le caractère, une certaine poésie rude etpratique. Il disait qu’il connaissait la fiancée de Shem ;qu’elle était une assez jolie fille, et qu’il était rare derencontrer une jeune fille pareille sur la frontière où elles sonttoutes d’une nature de chat sauvage.

Peut-être que sa douceur, sa piété avaient pluà Shem. Bluk parlait avec sentiment, et avec une profondeconviction du chagrin qui attendait le vieil Amos Grindrod, quiétait un chasseur autrefois renommé par son courage, son habileté àla guerre et à la chasse.

– Ces nouvelles raccourciront les joursdu vieillard, monsieur ; mais il est heureux que la vieillemère ne vive pas pour les entendre, car elle adorait tellement Shemque, s’il avait seulement mal au doigt, elle tremblait comme unepoule dont on a volé les petits. C’était une bonne vieille, ellesoignait ma mère, lorsqu’elle prit la fièvre de ces marais.

L’honnête Dennis avait trop de politesseinstinctive pour être curieux à l’égard de mon voyage ; quantà cela, comme en plusieurs autres choses, il dépassait en tact devraie politesse maintes personnes qui s’habillent en vestes desatin et portent des bottes vernies ; mais il me donnaitquelques bons conseils :

– Allez doucement, disait-il, ne voustourmentez pas, colonel, vous avez trop de couleur aux joues ;lorsque j’ai pris vos mains, elles étaient fiévreuses comme unmorceau de peau de daim rôti. Je crois que vous avez raison de nepas prendre de whisky, vous, bien que pour moi ce soit unenourriture de consolation. Mais si vous aviez un accès de fièvre,elle vous retarderait longtemps ; ainsi ne vous tourmentezpas. Dormez autant que possible. Quant aux Indiens, il n’est pastrès probable qu’ils attaquent des hommes blancs, lorsqu’ilsverront qu’il n’y a rien à prendre que deux moutons qu’on peut seprocurer en jetant le lasso ou le lariot. C’est autre chose pourles trains d’émigrants, car les démons rouges sentent le butin dansles voitures et ce ne sont que les dragons qui peuvent leseffrayer. C’est la rancune qui a fait tomber le Buffle enragé surShem, car celui-ci lui avait infligé le fouet un soir au fortBridgow, lorsque l’Indien était ivre avec du whisky que quelquescoquins lui avaient vendu. Ces Indiens-là ne pardonnent jamais.Gardez-vous des bandes en embuscade, monsieur, lorsque vousarriverez aux passes des montagnes. Les Indiens peints en noirprendront des chevaux et des vêtements, mais les autres ont unpenchant pour les chevelures !

Je recevais les bons conseils de mon guide, etj’essayais de poursuivre le voyage avec autant de sang-froid quepossible. Je me reposais à chaque occasion, ne fut-ce que cinqminutes, tandis que l’on mettait des selles sur de nouveauxchevaux. Et c’est merveilleux de penser combien un petit sommeil decinq minutes me remettait. Plus d’une fois mon compagnon medit : « Colonel, vous tombez de sommeil ; fermez lesyeux, si vous voulez, et donnez-moi les rênes, je conduirai lesdeux chevaux, car vous ne pouvez guère rouler à bas de votrelit. » À vrai dire, la selle profonde convenait admirablementà l’usage d’un cavalier dans un état d’assoupissement ; unefois, je dormis longtemps et profondément, non sans être dérangépar des cahots. Lorsque je me réveillai, je me trouvai soutenu parle bras fort et puissant de mon conducteur qui galopait auprès demoi déjà depuis longtemps et qui ménageait les deux brides avec lamain gauche.

– Je vous ai laissé dormir, colonel, carje pensais que cela vous remettrait un peu, dit le bravegarçon.

Dans la prairie, comme dans le monde, jetrouvai que les bons sentiments étaient la règle, et les mauvaisl’exception. Mais les fatigues dépassèrent tout ce que j’avais purêver. Nous poursuivions toujours notre route, jour et nuit, tour àtour sous un soleil brûlant ou par un temps de gelées terribles etde vent du nord. Nous traversâmes des petits fleuves, des marais,où nous nous élancions à travers des plaines sans limites.

J’apprenais presque à haïr les vastes étenduesde tourbes, les horizons bleus, les éminences de terre où desvoitures légères auraient pu passer. Nous allâmes toujours etarrivâmes enfin à une place où l’herbe longue est remplacée par del’herbe courte et dure ; la véritable herbe de buffles que lesbisons aiment. L’eau devenait rare, et la sauge-plante remplaçaitles arbustes fleuris de l’occident. De temps en temps les pieds denos chevaux se prirent dans une terre blanche d’une sorte dedésert, jonchée de cristal de sel qui étincelait aux rayons dusoleil. Nous ne voyions que peu d’Indiens et encore moins degibier. Ce dernier avait été effarouché par le passage constantd’émigrants. Je ne puis vous donner au juste une idée de ce voyageinterminable, de l’état de mes membres, de leurs douleurs, de mesmuscles raides et tendus. Encore moins pourrais-je vous fairecomprendre combien je souffrais de la tension continuelle del’esprit et des facultés qui me fatiguaient le crâne autant quel’exercice me fatiguait le corps.

Je n’oublierai jamais la soirée de mon arrivéeà Salt-Lake-City, la capitale du territoire Utah et la nouvelleJérusalem des Mormons. De là, je devais me rendre dans des régionsplus civilisées. À ma grande surprise, je trouvai les habitants dela station de Salt-Lake-City beaucoup plus méfiants et revêchesque, dans les lointaines stations, je ne les avais vus au milieudes prairies. Ils étaient des gentils au milieu d’une populationfanatique, dominée par cette étrange croyance dont l’étendard a étéarboré dans les solitudes de l’occident.

Je ne fus pas longtemps à apprendre le motifde leur triste préoccupation.

– Où est Jack Hudson ? demanda lecourrier qui était avec moi, après que les premières salutationseurent été échangées.

– Qui sait ? répondit l’homme à quiil s’était adressé, je n’en sais rien. Seth m’a dit qu’il étaitallé à la ville. Si c’est comme cela, il n’est pas encore revenu,voilà tout ce que je puis vous dire.

– Quand est-il parti, Seth ? demandale courrier.

– Il est parti il y a deux jours,répondit Seth en grattant la surface d’une chique de tabac avec unlong couteau, – avant le coucher du soleil.

– Il n’a pas déserté assurément, Jackétait trop loyal pour cela, dit le courrier d’un ton deconfiance.

– Déserté ! Oh non ! mais voilàce qu’on doit mettre dans le rapport : qu’il n’était pasarrivé.

Le courrier regarda fixement Seth à la figureavec un regard significatif, et leva lentement son index. Seth fitun signe d’assentiment.

– Le moins que l’on dit est le mieux,ajouta Seth, en m’observant d’un air méfiant.

– Oh ! le colonel ne dira rien, vouspouvez parler devant lui comme devant moi, mon garçon, s’écria lecourrier des dépêches. Vous voulez dire que ce sont cessanguinaires Mormons.

– Nist ! nist ! Vous vous fereztous couper la gorge, s’écria l’homme le plus âgé, en se montranttrès alarmé. Il peut y avoir un de ces scélérats à portée de nousentendre.

Il regarda par la fenêtre, devant la porte,pour s’assurer que personne n’écoutait.

– J’ai oublié, fit Seth ens’excusant ; mais dites-moi ce que vous savez à l’égard deJack Hudson. Je crains, poursuivit-il d’une voix très basse, qu’ilsoit parti pour toujours. Il s’inquiétait de sa sœur Ney Hudson quis’était jointe aux Mormons l’hiver dernier, dans l’Illinois, oùelle était restée.

– Heu ! heu ! dit le courrier,j’en ai entendu dire autant.

– Voilà ce que je crois, continuaSeth : je crois que Jack s’est fait nommer à cette stationpour demander sa sœur et la ramener chez elle et à sa religion. Et,voyez-vous, les Mormons ne voudront pas de cela.

– Peuh ! dit encore le guideJen.

– De sorte que Seth et moi nous pensons,dit l’aîné du groupe, que Jack a fait l’espion une fois de trop etqu’il est un Shaussip.

– Shaussip ! répétai-je, qu’est-ceque cela ?

L’homme me jeta un regard curieux.

– Comment, vous n’avez jamais entenduparler de Shaussip, monsieur ? Tant pis pour vous, avez-vousentendu parler des Danstes ?

C’est vrai, j’avais entendu parler vaguementde cette police secrète du pays des Mormons, de ces férocesfanatiques qui obéissent si aveuglément à leur prophète.

– Allons donc ; vous avez raison decroire que votre camarade est… !

– Qu’il repose sous la boue salée d’un deces lacs tout près d’ici, interrompit l’aîné, qu’il n’y reste passeul non plus. Il manque plusieurs personnes qui n’ont jamais puretourner en Californie. Ils resteront là jusqu’au jour dujugement, alors que le grand Lac Salé rendra ses morts, pareil aureste de la terre et des eaux.

Je demandai si on ne pouvait pas faire appelaux anciens Mormons ?

– Ce serait inutile, colonel ;supposez que demain j’aille chez Brigham ou Kimball, ou chez toutautre de leurs grands hommes, anciens, anges, grands-prêtres, ou jene sais qui, – et que je demande : Jack Hudson ! Brighama la langue très merveilleuse… « Que puis-je apprendre d’unfuyard gentil ? » Peut-être un autre me donnera un verrede vin qui me rendra malade et j’en mourrai. Vous pouvez bien luiouvrir les yeux… mais c’est de cette manière qu’est mort letrésorier de l’État… après avoir pris des rafraîchissements à lamaison de l’ange Badger ?… Celui-là est un joli ange,pardieu ! Et soit que j’accepte à boire sous le toit d’unMormon, soit que je revienne tard la nuit ou que je m’égare enroute, tout cela est d’un danger égal.

– Croyez-moi, monsieur, c’est aussi vraique la mort ! Je sais que la semaine dernière, en passantdevant le grand lac, je vis la figure d’une femme morte, touteblanche et sans mouvement au fond de l’étang salé.

Seth s’était montré très mal à son aisependant ce discours. Il se releva brusquement, en jurant, et ouvritla porte avec précaution pour savoir si on écoutait.

– Tiens, dit-il, nous ferions mieux de nepas parler de ces affaires, puisque nous sommes hors du territoire.Les Mormons sont tellement rusés, qu’il me semble qu’ils ont desoreilles partout. S’ils avaient une idée de ce que nous disons, lecolonel ne verrait jamais New-York, et je ne retournerais jamaischez moi à Montgomery.

Je n’étais pas fâché, après une longue courseau clair de la lune, de me retrouver au point du jour près deslimites du territoire des Mormons.

Le reste du voyage n’eut pas d’aventures. Il yavait des fatigues à subir, mais point de périls. Nous traversâmesune route jonchée d’ossements blanchis provenant de chevaux, demulets, et où de petits monticules de tourbe marquaient la dernièreplace du repas d’un émigrant, de sa femme et de son enfant destinésà ne jamais atteindre la terre d’espérance. Les provisions étaientmaintenant plus abondantes. On trouvait de l’eau plus facilementque lorsque les Mormons expulsés prirent leur fameuse marche àtravers le désert, et qu’ils marquaient de tombeaux la routevierge. Nous faillîmes être enterrés dans la neige en traversantles montagnes rocailleuses ; c’était là notre dernierpéril.

 

J’avais rempli le triste devoir de dire auvieux Amos la mort de son fils et de lui remettre le petit bout deruban taché de sang qui devait être rendu à sa fiancée. Levieillard essaya de supporter cette désolante nouvelle avec lestoïcisme de ces Indiens parmi lesquels il avait passé une grandepartie de sa vie. Et il exprima de la joie en apprenant que Shemétait mort comme un homme de Kentucky doit mourir, avec un grandcourage. Mais quelques instants après, la nature fut vaincue. Lestraits du vieillard s’agitèrent convulsivement, les larmescoulèrent de ses yeux âgés, pendant qu’il disait ensanglotant : « Shem ! Mon cher enfant Shem. C’estmoi qui devrais être mort, et non pas lui. »

Enfin ce fatigant voyage était terminé, et lestoits d’un village apparurent. Je descendis gaiement de mon cheval,je pressai gaiement les mains dures du courrier de laCompagnie-Express, laissant cet honnête garçon se préoccuperbeaucoup des caractères cabalistiques d’un billet de dix milledollars que je lui présentai. Je louai une voiture à deux chevauxet je partis immédiatement. Bientôt je l’échangeai pour une voituremeilleure qui me rendit de bons services, jusqu’à ce que j’entendisle hennissement de ce bon cheval à vapeur : la locomotive. Etje pris mon billet de chemin de fer. Quel luxe, quel délice devoyager ainsi, après un voyage à cheval ! Je dormis d’unefaçon qui provoqua la curiosité de plus d’un voyageur au sujet demes affaires et de ma position.

J’avais déjà envoyé ce télégramme àNew-York :

– Malle Californienne, via Panama,est-elle arrivée ?

La réponse était encore plus brève :

– Non.

C’était bien, jusque là.

– Ma peine n’était pas perdue ; jepouvais espérer être à New-York avant le docteur, dit le colonelJoram Nechler. Il est vrai que la victoire n’était pas encoregagnée. Il restait toujours les papiers de valeur.

Le train s’arrêta et j’entendisdire :

– Massa ! sortir ici ! C’estNew-York, Massa ?

Quelqu’un me secouait le bras – une autrepersonne tenait une lanterne tout près de ma figure ; c’étaitle nègre d’un homme blanc et le conducteur du train.

– Je vais à l’hôtel Métropolitain, luidis-je, j’ai besoin d’une voiture ; mais je n’ai pas debagages. Savez-vous si la malle Californienne estarrivée ?

– Oui, monsieur, elle est arrivée, dit unrevendeur de journaux qui se tenait tout près – voici toutes lesnouvelles. Voici le Héraut, la Tribune, leTimes.

J’achetai un journal, et je donnai un coupd’œil à la liste des voyageurs débarqués : tant de poussièred’or, tant de lingots – un voyageur européen distingué, ledirecteur des forêts, la signora Contatini, les colonels JoramNechler, etc.

Le conducteur de la voiture était, comme àl’ordinaire, un Irlandais, et heureusement ce n’était pas un nouvelarrivé. À cette heure tout était fermé. Il me conduisit au magasind’un juif qui faisait le commerce d’habits. J’achetai de nouveauxhabits, du linge, une valise, je rasai ma barbe avec des rasoirsfournis par le juif. De sorte que le cocher conduisit à l’hôtelmétropolitain un gentilhomme à l’air ordinaire et propre, au lieudu Californien à chemise de flanelle sale qui avait d’abord loué savoiture.

Je demandai poliment de me faire voir lesadresses des voyageurs avant de louer un appartement dans cethôtel. Le nom de Nechler était inscrit dans le livre.

Je pensais bien qu’il descendrait auMétropolitain, car je l’avais entendu parler de cette maison. Jeflanai à la buvette et sur les escaliers, jusqu’à ce que j’apprispar hasard qu’il était couché.

Puis je me retirai pour réfléchir à ce quej’avais à faire, et j’avoue que j’étais un peu embarrassé.

Nechler se rendrait sans doute à la banque lelendemain matin, pour présenter le faux bon et peut-être escompterles billets. Il fallait que je l’arrêtasse ; maiscomment ? Devais-je aller droit à la police et ramener lesagents avec moi ? – Non, ce n’était pas comme cela qu’ilfallait agir aux yeux de la loi. Nechler passerait par la suitepour un homme innocent et moi, pour un faux accusateur ; puisje songeai à le confronter hardiment, et à le forcer à me rendre cequi était la propriété de la maison, même le pistolet en main, s’ille fallait. Mais cela était un moyen trop excentrique pour êtreadopté dans un des premiers hôtels de New-York. Je ne savais quefaire.

– Mon Dieu, quelle odeur de feu, quel’air est suffocant, épais, quelle fumée ! Mais le feu a prisà la maison !

Je m’élançai de mon lit, je m’habillai à lahâte. À quelque chose malheur est bon. En sonnant pour avertir lemonde, je pensai à Joram Nechler.

– Au feu ! au feu ! – Ce criterrible réveilla ceux qui dormaient, pareil à la dernièretrompette. Des nuées de fumée noire passèrent rapidement par lescorridors illuminés de place en place par des rubans de flammesqui, telles que des langues de serpents d’argent, léchaient lesmurs et les parquets. On entendait des cris, on ouvrait des portesavec violence. Les hommes, les femmes et les enfants s’élancèrentde leurs chambres à moitié habillés, en jetant des cris horribles.C’était une scène de confusion et de terreur, le feu gagnait duterrain, la fumée était épaisse à aveugler. Tout le mondes’enfuyait, moi excepté. Je cherchais à trouver mon chemin vers lachambre de Joram dont je connaissais la disposition et le numéro.Je savais que je risquais ma vie, mais l’enjeu valait bien que jecourusse un pareil risque. J’étais presque suffoqué, en m’appuyantau mur où la fumée était la plus épaisse. Tout à coup, quelqu’un àmoitié habillé, fuyant avec crainte, me renversa presque ens’élançant les bras étendus. Cet homme prononçait un juron sauvage,le feu jaillissait droit dans sa figure. C’était Joram Nechler. Ilne me reconnut pas, mais il s’élançait en avant, en ne songeantqu’au danger. Est-ce qu’il avait les papiers ? il me semblaitque non. J’espérais que non. – C’était donc sa chambre à lui dontla porte était à moitié ouverte et dans laquelle la fumée roulait,et non seulement la fumée, car je voyais une étroite langue de feuqui glissait sur le parquet à côté des boiseries. Je me jetaiau-devant. La fumée me faisait cuire les yeux, à peine pouvais-jerespirer. Mais ni la fumée, ni le feu ne pouvaient me détourner.Les habits et la boîte à toilette étaient restés où Nechler lesavait laissés. La boîte était ouverte ; mais il n’y avaitpoint de papiers. La valise aussi était ouverte, mais là non pluspoint de papiers, – Il les avait donc avec lui ! – Je risquaisma vie inutilement, Emma était perdue pour moi ! La fumée mesuffoquait, le feu insupportablement chaud avait gagné le lit. Lesrideaux se consumaient dans une grande flamme jaune. Les languessubtiles des flammes me touchaient presque les pieds : jedevais fuir ou périr.

J’entendais, au dehors, le bruit des pompes àincendie, et les exclamations de la foule, – puis le bruit de l’eaujetée avec violence contre la maison, pendant qu’on faisait desefforts prodigieux pour éteindre le feu.

*

**

Je m’en allais en chancelant, lorsque je visun portefeuille de cuir de Russie, à demi-caché, sous letraversin : – dans sa terreur le coquin l’avait oublié ;les rideaux enflammés tombaient sur moi en fragments, – mes mainsfurent brûlées. – Je saisis l’objet précieux, – je l’ouvris.

Oui ! les bons et les billets étaienttous là dedans ! je le déposai dans ma poche, – je quittai lachambre, je frayai mon chemin en luttant contre le feu dans lecorridor ; l’eau avait dompté les flammes jusqu’à un certainpoint, et les pompiers étaient certains désormais d’arriver àéteindre l’incendie dans peu de temps.

À moitié suffoqué, brûlé, mais le cœurpalpitant de fierté, je descendis les escaliers échauffés et pleinsde monde. J’atteignis l’air et je tombai évanoui.

*

**

Je n’ai plus rien à raconter. – Je suis unassocié de la maison. – Emma est ma femme, son frère est revenu àde bons sentiments, – il habite un autre pays. – La maisonSpalding-Hausermann et Cie a accordé une pension à lapauvre jeune fille qu’aurait dû épouser Shem.

Chapitre 6Mademoiselle Kimmeens

Le jour touchait à sa fin, quand la portes’ouvrit de nouveau, et qu’à la brillante lumière d’or quidécoulait à flots du soleil couchant et frappait les vénérablesbarreaux de l’autre côté de la créature souillée de suie, il passaun petit enfant, une petite fille avec une chevelure éclatante debeauté. Elle portait un chapeau de paille uni, tenait une clef à lamain ; elle courut au voyageur, comme si elle était charmée dele voir, et allait lui faire quelque confidence enfantine, quandelle aperçut la figure derrière les barreaux, et reculaépouvantée.

– Ne vous alarmez pas, ma mignonne !dit le voyageur en la prenant par la main.

– Oh mais, je n’aime pas cela !s’écria l’enfant toute tremblante, c’est effrayant.

– Bien ! Je ne l’aime pas non plus,dit le voyageur.

– Qui l’a mis là ? demanda la jeunefille. Ça mord-il ?

– Non… ça aboie seulement. Mais vous nepouvez donc prendre sur vous de le regarder ?

Car elle se cachait les yeux.

– Oh ! non, non, non ! réponditl’enfant. Je ne puis supporter cette vue.

Le voyageur tourna la tête vers son ami àl’intérieur, comme pour lui demander comment il trouvait cettepreuve de son succès, et emmenant l’enfant par la porte encoreouverte, il s’entretint avec elle pendant environ une demi-heure àla douce lumière du soleil. À la fin il revint, l’encourageant,pendant qu’elle lui tenait le bras des deux mains ; et, posantsur sa tête sa main protectrice et caressant sa jolie chevelure, ilparla à son ami derrière les barreaux dans les termessuivants :

– L’établissement deMlle Pupford, pour six jeunes demoiselles d’un âgetendre, est un établissement d’une nature compacte, unétablissement en miniature, un vrai établissement de poche.Mlle Pupford, l’aide deMlle Pupford à l’accent parisien, la cuisinière deMlle Pupford et la servante deMlle Pupford, forment ce queMlle Pupford appelle l’état-major enseignant etdomestique de son collège lilliputien.

Mlle Pupford est l’une desplus aimables personnes de son sexe ; il s’ensuit,nécessairement, qu’elle possède un caractère doux, et qu’elleaurait un grand fonds de sentiments, si elle savait bien l’allieravec ses devoirs à l’égard des parents. Ne s’y croyant pas obligée,elle s’en éloigne autant que possible, et (Dieu la bénisse) ellen’en est pourtant pas bien loin.

L’aide de Mlle Pupford, avecl’accent parisien, peut être regardée en quelque sorte comme unedame inspirée, car elle n’a jamais causé avec un Parisien et n’estjamais sortie d’Angleterre, excepté une fois dans le bateau deplaisir le Rapide, pour aller aux eaux étrangèresqui refluent et coulent à deux milles de Margate vers la haute mer.Même dans ces circonstances, géographiquement favorables pourconnaître la langue française dans ce qu’elle a de plus poli et deplus pur, l’aide de Mlle Pupford ne profita paspleinement de l’occasion, car le bateau de plaisir leRapide fit si bien valoir en cette occasion son titre au nomqu’il portait, qu’elle fut réduite à la condition de se tenir aufond du navire à se mariner, comme si elle allait être salée pourl’usage de la navigation, souffrant en même temps de grandes peinesmorales, et d’un désordre complet dans son économie.

Quand Mlle Pupford et son aidese trouvèrent-elles réunies pour la première fois ? c’est ceque ne savent ni étrangers ni élèves. Mais il y avait longtemps.Une croyance se serait établie parmi les élèves qu’elles étaienttoutes les deux venues ensemble à l’école le même jour, s’il n’eûtpas été difficile et téméraire de penser queMlle Pupford eût pu apparaître sans impudence,dépourvue de mitaines, ou sans un morceau de fil d’or entre sesdents de devant, et sans de petits grains de poudre sur sa petitefigure propre et sur son nez.

En effet, quand Mlle Pupfordfait une courte lecture sur la mythologie des pays mal civilisésayant toujours soin de ne pas faire mention de Cupidon, et qu’elleraconte comment Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter, onsupposerait presque qu’elle veut dire : « C’est ainsi queje suis venue moi-même dans ce monde connaissant à fond Pinnock,Magnall, les Tables et l’usage des Sphères. »

Quoiqu’il en soit,Mlle Pupford et l’aide deMlle Pupford étaient de vieilles, vieilles amies.Et les élèves pensent qu’après qu’elles sont allées se coucher,leurs maîtresses s’appellent réciproquement par leurs noms debaptême dans le petit salon paisible. Car, une fois, par une aprèsmidi orageux, Mlle Pupford étant tombée sansconnaissance, l’aide de Mlle Pupford qu’on n’avaitjamais entendu, avant ni depuis, la nommer en d’autrestermes : que « Mlle Pupford »,courut à elle en criant : « Ma chère Euphémie. » EtEuphémie est le nom de baptême de Mlle Pupford,d’après le tableau (la date a disparu) suspendu à l’entrée ducollège, tableau où deux paons, terrifiés à mort par quelques motsallemands jetés de l’intérieur d’une chaumière, se sauvent pourcacher leurs profils derrière deux immenses pieds de fèves poussantdans des pots à fleurs.

Il circule aussi parmi les élèves une opinionsecrète que Mlle Pupford fut une fois amoureuse, etque l’objet aimé vit encore sur ce globe ; que c’est unpersonnage public et d’une grande importance ; que l’aide deMlle Pupford connaît tout ce qui le concerne. Carune fois, une après-midi que Pupford lisait le journal avec sespetites lunettes d’or (il est nécessaire de le lire à la hâte, carle garçon avec sa ponctualité mal intentionnée le demande au boutd’une heure), elle est devenue agitée et a dit à son aide :« G ! » Aussitôt l’aide deMlle Pupford s’est avancée près de sa maîtresse etMlle Pupford lui a montré avec ses lunettes G surle papier ; puis l’aide de Mlle Pupford a luce qui concernait G et a manifesté de la sympathie.

La gent écolière fut si excitée alors par lacuriosité au sujet de G, que, profitant de circonstancesmomentanées favorables à une saillie hardie, une élève peu effrayéese procura sur le moment le journal qu’elle parcourut tout entier,en recherchant G qui y avait été découvert parMlle Pupford à peine dix minutes auparavant. Maison ne put le rapporter à aucun G, excepté à un criminel qui avaitsubi la peine capitale avec beaucoup de fermeté, et on ne pouvaitsupposer que Mlle Pupford pût jamais l’avoiraimé.

D’une part il pouvait bien ne pas avoir étéexécuté, d’une autre part il pouvait bien reparaître sur le journaldans l’espace d’un mois.

En somme, les soupçons de la gent écolière seportèrent sur un petit vieux monsieur joufflu, chaussant des bottesnoires et luisantes qui lui montaient jusqu’aux genoux. Une élève àl’œil vif et fin, mademoiselle Lynx, un jour qu’elle était allée àTunbridge Wells avec Mlle Pupford pendant lesvacances, avait raconté à son retour (en particulier etconfidentiellement) qu’elle avait vu ce monsieur tourner autour deMlle Pupford sur la promenade, et qu’elle l’avaitsurpris serrant la main à Mlle Pupford, et l’avaitentendu prononcer ces mots : « Cruelle Euphémie, toujoursà toi » ou quelque chose de semblable.

Mademoiselle Lynx hasarda l’opinion que cepouvait être un membre de la Chambre des Communes, ou un agent dechange, ou un magistrat, ou un membre de la commission desmouvements de la mode ; ce qui expliquerait pourquoi son nomparaissait si souvent dans le journal.

Mais malheureusement la gent écolièreobjectait que le nom de ces notabilités pouvait bien ne pass’écrire avec un G.

Il y a d’autres occasions, secrètementobservées et parfaitement comprises de la gent écolière, oùMlle Pupford communique mystérieusement à son aidequ’il y a quelque curiosité spéciale dans le journal du matin. Cesoccasions se présentent quand Mlle Pupford tombesur une ancienne élève paraissant au chapitre des naissances ou desmariages. Des larmes d’affection se font invariablement remarquerdans les doux petits yeux de Mlle Pupford, en cedernier cas ; et les élèves, s’apercevant que ce genre dechoses se faisait connaître de lui-même, bien que le fait n’eûtjamais été mentionné par Mlle Pupford, s’enenorgueillissent et sentent que quelque chose de semblable estréservé à la grandeur.

L’aide de Mlle Pupford àl’accent parisien, a un peu plus de scrupule queMlle Pupford, mais elle porte les mêmes habits avecmoins de luxe, selon son rang, et à force de contempler, d’admireret d’imiter Mlle Pupford, elle est devenue commeelle. Entièrement dévouée à Mlle Pupford etpossédant un joli talent pour le dessin au crayon, elle fit unefois le portrait de cette dame ; il fut si vite reconnu et sibien accueilli par les élèves qu’il fut fait sur pierre à cinqshellings. Assurément ce fut la plus tendre et la plus douce despierres qu’on eût jamais extraites, qui reçut ce portrait deMlle Pupford ! Les lignes de son gracieuxpetit nez y sont si indécises que les personnes étrangères auxœuvres d’art, paraissent excessivement embarrassées pour endistinguer la forme et tâtent involontairement leur propre nez d’unair déconcerté. Mlle Pupford y étant représentéedans un état de mélancolie à une fenêtre ouverte, rêvant penchéesur un bocal de poissons d’or, les élèves avaient prétendu que lebocal avait été offert par G, qu’il l’avait couronné lui-même depensées, et que Mlle Pupford était dépeinte commel’attendant dans une occasion mémorable où il se trouvait enretard.

L’approche des dernières vacances de la mi-étéavait pour les élèves un intérêt tout particulier, parce qu’ellessavaient que Mlle Pupford était invitée, pour lesecond jour de ces vacances, aux noces d’une ancienne élève. Commeil était impossible de cacher la chose, vu les grands préparatifsde toilette, Mlle Pupford l’annonça ouvertement.Mais elle prétendait qu’elle devait aux parents de faire cetteannonce d’un air de douce mélancolie, comme si le mariage était enquelque sorte un malheur (et assurément il y en a desexemples).

Avec un air de douce résignation et de pitiéd’ailleurs, Mlle Pupford se livra à sespréparatifs, et pendant ce temps aucune élève ne monta ou nedescendit les escaliers sans jeter un coup d’œil à la porte de lachambre à coucher de Mlle Pupford, quandMlle Pupford n’y était pas, et sans rapporterquelque nouvelle surprenante à propos du bonnet.

Les grands préparatifs étant terminés, le jourqui précéda les vacances, les élèves, grâce à l’entremise de l’aidede Mlle Pupford, lui présentèrent la demandeunanime de daigner leur apparaître dans toute sa splendeur.Mlle Pupford, y consentant, offrit un charmantspectacle. Et bien que les plus âgées des élèves eussent à peinetreize ans, chacune des six sut en deux minutes à quoi s’en tenirsur la forme, la coupe, la couleur, le prix et la qualité de chaquearticle que portait Mlle Pupford.

Amenées d’une manière si agréable, lesvacances commencèrent. Cinq des six élèves embrassèrent la petiteCatherine Kimmeens plus de vingt fois (en tout, une centaine defois, car elle était très aimée) et partirent ensuite.

Mlle Catherine Kimmeens restaen arrière, car ses parents et amis étaient tous dans l’Inde, bienloin. C’était une petite fille ferme et maîtresse d’elle-même queMlle Catherine Kimmeens, une charmante enfant d’unbon naturel.

Enfin, le grand jour du mariage arriva, etPupford, tout aussi empressée qu’une fiancée pourrait l’être(G ! pensa Mlle Catherine Kimmeens), partit,magnifique à voir, dans la voiture qui avait été envoyée pour elle.Et Mlle Pupford ne partit pas seule ; carl’aide de Mlle Pupford partit aussi avec elle sousprétexte d’une visite respectueuse à un oncle âgé, bienqu’assurément le vénérable gentleman n’habitât pas dans lesgaleries de l’église où devait se célébrer le mariage, pensaMlle Catherine Kimmeens, et cependant l’aide deMlle Pupford avait laissé entendre que c’était làqu’elle allait. Quant à la cuisinière, elle ne sut point où elleallait ; mais ordinairement elle disait àMlle Kimmeens qu’elle était obligée, bien malgréelle, de faire un pélerinage, pour accomplir quelque pieux devoirqui nécessitait de nouveaux rubans à son plus beau bonnet et dessemelles à ses souliers.

– Vous le voyez, dit la servante, quandelles furent toutes parties, il n’y a personne qui reste dans lamaison que vous et moi, Mlle Kimmeens.

– Personne, ditMlle Catherine Kimmeens, secouant sa chevelurebouclée d’un petit air de mélancolie, personne !

– Et vous ne voudriez pas que votre Bellas’en allât aussi, n’est-ce pas,Mlle Kimmeens ? dit la servante. (Elles’appelait Bella.)

– N… non, répondit la petite demoiselleKimmeens.

– Votre pauvre Bella est forcée de resteravec vous, qu’elle l’aime ou qu’elle ne l’aime pas, n’est-ce pas,Mlle Kimmeens ?

– Vous ne l’aimez pas ? demandaCatherine.

– Comment, vous êtes si mignonne, que cene serait pas complaisant de la part de votre Bella de faire desobjections. Cependant mon beau-frère est tombé soudainement malade,comme je l’ai appris par le courrier de ce matin. Et votre pauvreBella lui est très attachée laissant seule sa sœur favorite,Mlle Kimmeens.

– Est-il bien malade ? demanda lapetite Catherine.

– C’est-ce que craint votre pauvre Bella,Mlle Kimmeens, répondit la servante, avec sontablier sur les yeux. Le mal n’est qu’à l’intérieur, il estvrai ; mais il peut monter, et le docteur dit que, s’il monte,il n’en répondra pas.

À ces mots, la servante était si accablée queCatherine lui donna le seul soulagement qu’elle eût à sadisposition, c’est-à-dire un baiser.

– Si ce n’eût point été pour contrarierla cuisinière, ma chère Mlle Kimmeens, dit laservante, votre Bella lui aurait demandé de rester avec vous. Carla cuisinière est une douce société, Mlle Kimmeens,beaucoup plus que votre pauvre Bella.

– Mais vous êtes bien tendre, Bella.

– Votre Bella désirerait l’être,Mlle Kimmeens, répliqua la servante, mais elle saitparfaitement bien que ce n’est pas en son pouvoir aujourd’hui. Aveccette conviction désespérée, la servante poussa un profond soupir,branla la tête, et la laissa tomber de côté.

– S’il y eût eu quelque moyen honnête detromper la cuisinière, poursuivit-elle d’un air pensif et abstrait,on l’eût fait si facilement ! J’aurais pu aller chez monbeau-frère, y passer la plus grande partie de la journée, etrevenir bien avant que nos dames fussent de retour la nuit, sansque l’une ni l’autre pût jamais en rien savoir. Non pas queMlle Pupford s’y opposerait du tout, mais celapourrait la mettre hors d’elle-même, ayant le cœur tendre.Quoiqu’il en soit, votre pauvre Bella,Mlle Kimmeens, dit la servante, en revenant à elle,est forcée de rentrer avec vous, et vous êtes un précieux amour, sivous n’êtes pas une liberté.

– Bella, dit la petite Catherine après unmoment de silence.

– Appelez votre pauvre Bella,votre Bella, ma chère, lui demanda la servante avecprière.

– Ma Bella, alors.

– Béni soit votre bon cœur ! dit laservante.

– Si vous ne considériez pas que vous melaissez, moi, je ne ferais pas attention que je suis laissée. Jen’ai pas peur de rester seule dans la maison. Et vous n’avez pasbesoin de vous inquiéter de moi, car j’aurais bien soin de ne fairerien de mal.

– Oh ! pour le mal, vous qui êtes ladouceur même, sinon une liberté, s’écria la servante avecravissement, votre Bella pourrait vous confier quoi que ce soit,vous qui êtes si ferme et capable de répondre de tout. Je suis pourl’âge la première dans cette maison, comme dit la cuisinière, maispour la beauté de la chevelure, c’estMlle Kimmeens ; mais non, je ne vousabandonnerai pas, car vous croiriez votre Bella peu aimable.

– Mais si vous êtes ma Bella, il vousfaut partir, répliqua l’enfant.

– Le faut-il ? dit la servante selevant après tout avec empressement. Ce qui doit être, doit être,Mlle Kimmeens. Votre pauvre Bella accède à votredésir, quoique à regret. Mais qu’elle parte ou qu’elle reste, votrepauvre Bella vous aime, Mlle Kimmeens.

C’était certainement son dessein de s’en alleret non de rester, car dans l’espace de cinq minutes, la pauvreBella de Mlle Kimmeens, aussi accomplie en fait devivacité qu’elle s’était montrée sensible au sujet de sonbeau-frère, partit, vêtue d’un habillement qui paraissait avoir étépréparé tout exprès pour une fête, – tant il y a de changementsdans ce monde passager, et tant nous sommes bornés, nous autres,pauvres mortels !

Quand la porte de la maison se ferma avec unebruyante secousse, il sembla à Mlle Kimmeens quecette porte, en retombant lourdement, l’enfermait dans une maisondéserte. Mais Mlle Kimmeens étant, comme nousl’avons établi plus haut, d’un caractère méthodique et confiant enlui-même, se mit aussitôt à diviser la longue journée d’été qu’elleavait devant elle.

D’abord elle crut devoir visiter toute lamaison pour bien s’assurer qu’il n’y avait personne qui, avec ungrand manteau et un couteau à découper, se serait caché sous un deslits ou dans une des armoires. Non qu’elle eût jamais été troubléepar l’apparition de quelque personnage vêtu d’un grand manteau etarmé d’un coutelas, mais il lui sembla être ébranlée dans sonexistence par la secousse et le bruit de la grand’porte, serépercutant à travers la maison solitaire. Aussi, la petiteMlle Kimmeens regarda-t-elle sous les cinq litsvides des cinq élèves parties, sous son propre lit, sous le lit deMlle Pupford, et sous le lit de l’aide deMlle Pupford. Quand elle eut fini cetteperquisition et fait le tour des armoires, il lui vint dans sajeune tête cette désagréable pensée, que ce serait chose bienalarmante de trouver quelque individu avec un masque, comme GuyFawkes, se cachant tout droit dans un coin, et affectant de ne pasêtre en vie ! Toutefois, Mlle Kimmeens, ayantterminé son inspection sans faire aucune découverte fâcheuse,s’assit de son petit air dégagé pour travailler de l’aiguille, etse mit à coudre avec beaucoup d’entrain.

Le silence qui régnait autour d’elle devintbientôt très accablant, surtout à cause du bizarre contraste quilui faisait entendre d’autant plus de bruits que le silence étaitplus grand. Le bruit de sa propre aiguille et de son fil, tout encousant, était infiniment plus fort à ses oreilles que le bruit dessix élèves de Mlle Pupford et de son aide, cousanttoutes ensemble une après-midi avec une grande émulation.Maintenant la pendule de la classe marchait d’une manière autre quejamais auparavant ; ses oscillations étaient inégales, etcependant elle continuait sa marche avec autant de force et debruit que possible, d’où il résultait qu’elle vacillait entre lesminutes dans un état de grande confusion, et qu’elle les marquaitdans tous les sens sans paraître remplir son devoir régulier.Peut-être les escaliers en furent-ils alarmés ; mais quoi quece fût, ils se mirent à craquer d’une manière fort extraordinaire,et les meubles se mirent à faire du bruit, et la pauvre petiteMlle Kimmeens, qui n’aimait pas en général l’aspecttrompeur des choses, se mit à chanter en cousant. Mais ce n’étaitpas sa propre voix quelle entendait ; c’était comme la voixd’une autre, Catherine, chantant d’une manière excessivement fadeet sans cœur ; de sorte que ceci n’améliorant pas davantage laposition, elle laissa de côté le chant.

Peu à peu, le travail à l’aiguille lui causaun dégoût si prononcé que Mlle Catherine Kimmeensplia nettement son travail, le mit au fond de sa boîte etl’abandonna. C’est alors qu’elle songea à lire. Mais non : lelivre, qui était si délicieux quand elle avait quelqu’un sur quielle pouvait reporter ses yeux, en les détournant de la page,n’avait pas plus d’attraits que ses chants de tout à l’heure. Lelivre fut remis à son rayon, comme le travail à l’aiguille étaitrentré dans sa boîte. Puisqu’il faut faire quelque chose, pensal’enfant, « je vais mettre ma chambre en ordre. »

Elle partageait sa chambre avec une petiteamie qu’elle chérissait plus que les autres élèves Pourquoin’aurait-elle pas maintenant une peur secrète du lit de sa petiteamie ? C’est ce qui lui arriva.

Il y avait un air trompeur planant sur lesinnocentes draperies blanches, et même dans ses sombres penséeselle voyait une petite fille morte couchée sous la couverture. Legrand besoin de société humaine, le besoin impérieux d’une figurehumaine, commença alors à se faire sentir d’elle, vu la facilitéavec laquelle les meubles prenaient des ressemblances étranges etexagérées avec les regards humains. Une chaise d’une minerenfrognée et menaçante était horriblement hors d’elle-même dans uncoin ; une commode très méchante lui montrait les dentsd’entre les fenêtres. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cesmonstres devant la glace, car leur réflection disait :« Comment ? Est-ce que vous êtes toute seule ici ?Comme vous regardez fixement ! » Et l’éloignement luiaussi ne lui offrait qu’un grand regard avide fixé sur elle.

Le jour continuait sa marche, traînantlentement avec lui Catherine comme par les cheveux, jusqu’à cequ’il fût l’heure de manger. Il y avait de bonnes provisions dansle garde-manger, mais leur bon goût et leur saveur avaient disparuavec les cinq élèves, avec Mlle Pupford, avecl’aide de Mlle Pupford, avec la cuisinière et laservante. À quoi bon l’usage de mettre symétriquement la nappe,pour un petit convive qui depuis le matin n’avait fait que devenirde plus petit en plus petit, tandis que la maison vide n’avait quedevenir de plus vaste en plus vaste ? Le vénérable bénédicitélui parut chose à l’envers, car qu’étions-nous pour recevoir avecreconnaissance ? Aussi, Melle Kimmeens ne fut pasreconnaissante, et elle se trouva prendre son repas d’une manièretrès sale, l’avalant, en un mot plutôt à la façon des animauxinférieurs, pour ne pas spécifier les pourceaux. Mais ce n’étaitpas du tout là le plus mauvais côté du changement qu’opéra ce jourde solitude chez cette petite créature naturellement aimante etenjouée. Elle commença à devenir méchante et soupçonneuse. Elledécouvrit qu’elle était pleine de torts et d’injustices. Tous ceuxqu’elle connaissait devenaient corrompus et méchants dans sespensées solitaires.

C’était très bien pour son papa, un homme veufdans l’Inde, de l’envoyer ici pour faire son éducation, de payertous les ans pour elle une jolie somme ronde àMlle Pupford et d’écrire de charmantes lettres à sapetite fille si mignonne ; mais s’occupait-il d’elle,abandonnée à elle-même, quand il s’amusait (comme sans aucun douteil faisait toujours), en compagnie du matin au soir. Peut-êtreaprès tout ne l’envoyait-il ici que pour se débarrasserd’elle ? Et ceci paraissait vraisemblable… vraisemblableaujourd’hui surtout, car auparavant elle n’avait jamais songé àpareille chose.

Et cette ancienne élève qui se mariait ?c’était une idée insupportable et égoïste chez l’ancienne élève quede se marier. Elle était bien vaine, et bien contente de le fairevoir ; mais il était à peu près certain qu’elle n’était pasjolie ; et fût-elle même jolie ; (ce queMlle Kimmeens lui refusait complètement en cemoment), elle n’avait que faire de se marier ; et même enadmettant qu’elle se mariât elle n’avait que faire d’inviterMlle Pupford à sa noce. Quant àMlle Pupford, elle était trop vieille pour aller àla noce. Elle devait bien le savoir. Elle aurait mieux fait des’occuper de ses affaires. Elle avait cru avoir l’air élégant cematin, mais il n’en était rien. Elle n’était qu’une stupide vieillechose. C’était une stupide vieille chose. L’aide deMlle Pupford en était une autre. Tous ensemblen’étaient que de stupides vieilles choses.

Bien plus : elle commença à s’imaginerque tout ceci n’était qu’un complot. Elles s’étaient dit l’une àl’autre : ne vous occupez pas de Catherine. Laissez-la de côtéet j’en ferai autant ; et nous laisserons Catherine s’occuperd’elle-même. Qui s’intéresse à elle ? Assurément elles avaientraison, en se posant cette question. Car qui s’intéressait à elle,cette pauvre petite chose abandonnée, contre laquelle toutes neformaient que plans et complots ? – Personne !Personne !

Ici Catherine se mit à sangloter.

Dans toutes les autres circonstances, elleétait le bijou de toute la maison et en retour elle aimait ses cinqcompagnes de l’affection la plus tendre et la plus ingénue ;mais maintenant ses cinq compagnes lui apparaissaient sous devilaines couleurs et pour la première fois à travers un sombrenuage. Elles étaient toutes chez elles ce jour-là, elles qu’elleestimait tant, emportées maintenant loin d’elle, dépouillées detout ce qui les rendait aimables, devenues désagréables et nes’occupant nullement d’elle. C’était par un sentiment d’égoïsmeartificieux qu’elles lui donnaient toujours quand elles revenaient,sous l’apparence d’une bonne et confiante amitié, mille détails surl’emploi de leur temps : où elles étaient allées, ce qu’ellesavaient fait et vu, combien de fois elles avaient dit :« Oh si nous avions seulement ici la gentille petiteCatherine. » Ici en effet, j’ose le dire ! quand ellesrevenaient après les vacances elles étaient habituées à être reçuespar Catherine à qui elles disaient que revenir vers Catherine,c’était retrouver un autre chez soi. Eh bien, alors, pourquoi s’enallaient-elles ? Si elles pensaient ainsi, pourquoi s’enallaient-elles ? Qu’elles répondent à cela. Mais elles ne lepensaient pas et ne pourraient pas répondre, et elles ne disaientpas la vérité, et les gens qui ne disent pas la vérité sonthaïssables. Quand elles reviendront la prochaine fois, elles serontreçues d’une toute autre manière. « Je les éviterai, je lesfuirai. »

Mais pendant qu’elle était ainsi assise touteseule, songeant combien elle était maltraitée et combien ellevalait mieux que les gens qui n’étaient pas seuls, le repas denoces continuait : qu’il n’en soit pas question. Un énormegâteau mal fait, de ridicules fleurs d’oranger, une mariéeprésomptueuse, un affreux garçon de noce, et des filles d’honneursans cœur, tel était l’entourage de Mlle Pupford àla table ! Elles croyaient qu’elles s’amusaient, mais un jourviendrait pour elles où elles regretteraient d’avoir pensé ainsi.Elles seraient toutes mortes dans quelques années ; qu’elless’amusent donc autant que possible. C’était une inspirationreligieuse d’avoir cette idée.

Cette inspiration fut telle en effet que lapetite Mademoiselle Catherine Kimmeens s’élança subitement de lachaise où elle avait réfléchi dans un coin, et s’écria :« Oh ! non, ces envieuses pensées ne sont pas lesmiennes ! Oh ! non, je ne suis pas cette méchantecréature ! Aidez-moi, quelqu’un ? Je m’égare, seule,abandonnée à ma propre faiblesse.

 

Aidez-moi, – quelqu’un ?

 

– Mademoiselle Kimmeens n’est pas unphilosophe avoué, dit M. le Voyageur en la présentant auxbarreaux de la fenêtre et en caressant sa magnifique chevelure.Mais je crois qu’il y avait quelque teinte de philosophie dans sesparoles et dans la prompte action qui les suivit. Cette actionconsistait à sortir quelqu’un de sa solitude, contraire à lanature, et à chercher pour lui au dehors une sympathie, salutaire àdonner et à recevoir. Ses pas errants l’amenèrent par hasard àcette porte comme un contraste avec vous. L’enfant en est sorti,monsieur. Si vous êtes assez sage pour profiter des leçons d’unenfant (mais j’en doute, car ceci demande plus de sagesse qu’unhomme de votre condition ne paraît en posséder), vous ne pouvezrien faire de mieux que d’imiter l’enfant et que de sortir au plusvite de cette séquestration démoralisante.

Chapitre 7Le chaudronnier

Le soleil se couchait. Il y avait unedemi-heure que l’ermite s’était dirigé vers son lit de cendres oùil s’était étendu enroulé dans sa couverture, le dos tourné vers lafenêtre et ne faisant nullement attention à l’appel qui lui avaitété adressé. La conversation qui durait depuis deux heures s’étaitfaite au bruit des coups de marteau du chaudronnier occupé del’autre côté à travailler à quelque vase ou chaudron de villageois,et il travaillait vigoureusement. Comme cette musique continuaittoujours, il vint à l’idée du voyageur d’avoir un momentd’entretien avec le chaudronnier. Prenant par la mainMlle Kimmeens (avec qui il était maintenant dansles termes d’une bonne amitié), il se dirigea vers la porte où lechaudronnier était assis à son travail, sur le gazon de l’autrecôté de la route, son sac d’outils ouvert devant lui et son petitfeu fumant à côté.

– Je suis bien aise de vous voir occupé,dit le voyageur.

– Et moi bien aise de l’être, répondit lechaudronnier, levant les yeux tout en mettant la dernière main àson travail ; mais pourquoi en êtes-vous bien aise ?

– J’avais cru ce matin, en vous voyant,que vous étiez un paresseux.

– Non, je n’étais que dégoûté.

– Est-ce que vous ne travaillez qu’avecle beau temps ?

– Avec le beau temps ? dit lechaudronnier étonné.

– Oui, comme vous m’aviez dit que letemps vous était indifférent, je pensais…

– Ha, ha ! quel serait mon profit,si je faisais attention au temps. Il faut le prendre comme il vientet, quel qu’il soit, en tirer le meilleur parti possible.D’ailleurs il y a du bon dans toute espèce de temps. Il ne vautrien pour mon travail aujourd’hui, il est bon pour le travail d’unautre, et demain il se présentera favorable pour moi. Il faut quetout le monde vive.

– Votre main, je vous prie, dit levoyageur.

– Prenez garde, monsieur, dit lechaudronnier, en tendant la main avec surprise, le noir est lacouleur du métier.

– J’en suis bien aise. J’ai été pendantplusieurs heures au milieu d’un noir qui ne vient pas dutravail.

– Vous voulez parler de Tom, là enface ?

– Oui.

– Bien ; ajouta-t-il, en secouant lapoussière de son travail qui était fini. – N’y a-t-il pas de quoidégoûter un cochon, s’il pouvait porter son attentionlà-dessus ?

– Mais s’il pouvait y porter sonattention, reprit l’autre en souriant, il est probable que ce neserait pas un cochon.

– Vous visez à la pointe, dit lechaudronnier. Mais alors qu’avez-vous à dire de Tom ?

– Assurément fort peu de chose.

– Vraiment, monsieur, vous ne pensezrien, dit le chaudronnier en ramassant ses outils.

– La réponse, (je l’avoue franchement),vaut mon idée. J’en infère donc que c’était lui la cause de votredégoût ?

– Mais, voyez vous-même, monsieur, dit lechaudronnier en se levant, et essuyant énergiquement sa figure avecle coin de son tablier noir : Je vous laisse à juger. – Jevous le demande ! – Hier soir ayant un travail qui demande àêtre fait la nuit, j’ai travaillé la nuit entière. Bien, ce n’estrien ; mais ce matin je viens ici le long de cette routecherchant un endroit doucement éclairé par les rayons du soleilpour y dormir, et j’aperçois ces ruines d’un aspect désolant ;j’avais moi-même vécu dans un milieu aussi triste et je connaisbien une pauvre créature qui est forcée d’y passer aussi sa longueexistence. Je m’assieds, pris d’un mouvement de pitié, en jetantles yeux tout autour de moi. Alors à cette porte je vois apparaîtrel’homme ennuyeux dont je vous ai parlé, se retirant devant moicomme le baudet devant un ver à soie, (j’en demande bien pardon àmon baudet), et cependant c’est lui-même qui a fait choix de cegenre de vie. Et dites-moi donc, s’il vous plaît, ce que vouspensez de sa fantaisie d’aller vêtu de lambeaux qui le couvrent àpeine et sale sous son masque trompeur, – triste, mais trop réellecondition de plusieurs milliers d’individus ! Je prétends, moique c’est la preuve d’une contradiction intolérable et absurde etcela me dégoûte. Oui, j’en suis honteux et dégoûté.

– Venez le voir, je vous prie, dit levoyageur, en frappant sur l’épaule du chaudronnier.

– Non, monsieur, il serait trop content,si j’allais le voir.

– Mais il dort.

– En êtes-vous sûr ? demanda lechaudronnier d’un air de doute, et tout en chargeant son sac surl’épaule.

– Oui, assurément.

– Alors je l’examinerai un quart deminute, puisque vous y tenez tant, mais pas davantage.

Ils revinrent tous trois de l’autre côté de laroute et grâce aux derniers rayons du soleil pénétrant par la porteque l’enfant tenait ouverte pour les laisser entrer, on pouvaitparfaitement l’apercevoir étendu sur son lit.

– Le voyez-vous ? demanda levoyageur.

– Oui, répondit le chaudronnier, et ilest encore pire que je ne pensais.

Monsieur le voyageur lui murmura en peu demots ce qu’il avait fait depuis le matin, et demanda auchaudronnier ce qu’il en pensait.

– Je pense, répondit-il, en s’éloignantde la fenêtre, que vous avez perdu une journée autour de lui :– et moi aussi, mais elle n’a pas été perdue pour moi, jel’espère.

– Vous arrive-t-il d’aller quelquefoisprès le Peal of Bells ?

– C’est mon chemin direct.

– Je vous y invite à souper. Et commecette jeune fille me dit qu’elle va dans la même direction,l’espace de trois quarts de mille, nous la mettrons sur son cheminet nous la garderons quelque temps à la porte de son jardin jusqu’àce que sa Bella rentre à la maison…

À ces mots, M. le voyageur, l’enfant etle chaudronnier s’éloignèrent comme de vieux amis, respirant lesparfums de cette odorante soirée.

Voici la morale tirée de ce sujet :« Dans mon commerce, le métal qui se rouille faute d’êtreemployé, s’il était abandonné à la rouille, ne se détériorerait passi vite que le métal intact dont on se sert pour de rudes etincessants travaux. »

FIN

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