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La Vallée du désespoir

La Vallée du désespoir

de Gustave Le Rouge

Le Journal des voyages

 

15 septembre 1927 au 5 avril 1928

 

Chapitre 1 UN DRAME AU DÉSERT

Il y avait un mois que Martial Norbert avait quitté Mexico, en compagnie d’un vieux métis indien, Chanito, qu’on lui avait recommandé pour sa probité et pour la parfaite connaissance qu’il avait des parties encore inexplorées de la Cordillère des Andes. Martial, d’ailleurs, n’avait eu qu’à se féliciter de son choix et il appréciait de plus en plus les qualités d’un pareil guide, depuis qu’ils avaient pénétré dans les régions désertiques de la Sonora, la terre sans eau, sans arbres et sans maître, qu’on a énergiquement appelée No man’s land, la terre hostile à l’homme.

Après une rude matinée de marche à travers une plaine de sable, où les deux mules pesamment chargées enfonçaient parfois jusqu’au poitrail, ils avaient fini par atteindre un ravin abrité, où, sur les bords d’un petit ruisseau, poussaient quelques saules, quelques euphorbes et de maigres palmiers.

Martial, accablé de fatigue, anéanti par unechaleur suffocante, était tombé dans un profond sommeil. Chanito,lui, veillait sur le repos de son maître, « le señorpadrone », comme il l’appelait, en fumant d’un airprofondément pensif des cigarettes de gros tabac noir, roulées dansune feuille de maïs en guise de papier. Sa face osseuse et couleurde brique, aux méplats fortement accentués, ses lèvres bleuâtres,ses pommettes saillantes, son nez à la fois aplati et busquéfaisaient invinciblement songer à ces impassibles colosses gravésdans le roc par les Aztèques et les Chichimèques et que l’onretrouve dans les ruines de leurs temples.

Chanito était vêtu d’un vieux veston de cuir,d’un pantalon de toile bleue en loques et coiffé d’un feutre rongépar l’usure, mais orné d’un galon doré et de petites plaquesd’argent, suivant l’ancienne mode mexicaine. Un léger bruit arrachatout à coup le métis à sa rêverie, il tressaillit, se leva et jetaun rapide coup d’œil autour de lui, des pics bleus de la sierraMadre qui bornaient l’horizon vers la droite, jusqu’aux vagueslointaines du Pacifique, derrière la mouvante bordure des dunes. Lebruit s’accentua, répercuté par les échos de la montagne, le bruit,familier à l’oreille du vieux coureur des bois, d’un pic d’aciersonnant sur le dur granit. Et, dans le mortel silence du désertendormi sous un soleil torride, le son paraissait tout proche.

– Un prospecteur… murmura Chanito, en serasseyant tranquillisé, mais sans perdre de vue la vieille carabineplacée à côté de lui.

Troublé dans sa sieste, Martial s’étaitréveillé et se frottait les yeux. Il allait parler, demanderl’explication de ce bruit insolite, mais le métis mit un doigt surses lèvres, et lui fit comprendre qu’il ne fallait pas déceler leurprésence.

– C’est un homme qui cherche de l’or,fit-il à voix basse.

– Il pourrait peut-être nous renseigner,répliqua le jeune homme.

Chanito secoua la tête.

– Je ne crois pas, murmura-t-il, lesprospecteurs n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires, surtoutquand ils viennent de découvrir un gisement, ce qui est le cas…

Martial regarda avec précaution, en se cachantderrière les roseaux qui bordaient le ruisseau, dans la directionque lui indiquait son guide et aperçut à quarante mètres de là ungrand gaillard à longue barbe brune d’assez mauvaise mine, qui,armé d’un pic, tapait de tout son cœur sur la roche quartzeuse. Àcet endroit, la ravine s’élargissait brusquement, le ruisseaudevenu plus important coulait entre deux hautes falaises… C’est surune sorte de plate-forme située à mi-côte de cette falaise que leprospecteur s’était installé…

À côté de lui étaient éparpillés la pelle, lelourd marteau, les fleurets et les cartouches de dynamite,outillage habituel du moderne chercheur d’or, avec la battéeclassique, le plat de fer battu qui sert à laver les sablesaurifères. Dix mètres plus bas, un âne pelé broutaitmélancoliquement près du ruisseau.

À ce moment, une face basanée se montra entredeux fissures du roc, à quelques pas du prospecteur et regardacelui-ci avec une atroce expression de ruse et de basse cruauté. Oneût dit un tigre prêt à bondir !

– Sainte Vierge ! murmura Chanito,en se signant dévotement, le pauvre chercheur d’or estperdu !

– Comment cela ? demanda Martial,profondément ému.

– L’homme qui le guette est un bandit, lefameux Bernardillo, connu de tous les habitants de la frontière, etmême en Arizona, où il a commis je ne sais combien de meurtres. Sonprocédé n’a pas changé. Il suit pendant des jours et des jours unprospecteur et quand celui-ci a découvert un filon, il l’assassineet s’empare du produit de son travail.

– Il faudrait empêcher cela !s’écria Martial avec indignation.

– Trop tard, « señor padrone »…Voyez !…

Le bandit, avec une souplesse et une lenteurtoute féline, était sorti de sa cachette, tenant à la main unenavaja à large lame. Il n’était plus qu’à deux pas du prospecteur,tout entier à son rude labeur.

La gorge serrée par l’angoisse, Martialassistait impuissant à ce drame atroce. Il eût voulut crier, maissa voix s’étrangla dans son gosier paralysé par l’émotion.D’ailleurs, comme l’avait dit Chanito, il était trop tard.

Le prospecteur venait de déposer son pic, pourétancher la sueur qui ruisselait de son visage. C’est alorsseulement qu’il aperçut Bernardillo, qui se ruait sur lui comme unebête fauve. La lame de la navaja décrivit une courbe étincelantecomme un éclair, mais, à cet instant précis, le claquement secd’une détonation fit retentir les échos de la sierra, et le bandit,frappé en plein cœur, dégringola tout sanglant du haut durocher.

En se retournant, Martial aperçut Chanito qui,sa carabine encore fumante dans les mains, souriait d’un gravesourire.

– Je m’étais trompé. Il n’était tout demême pas trop tard, « señor padrone », fit-ilsentencieusement. Voilà toujours un coquin de moins !

– Tu as bien fait, bégaya Martial, encoretout bouleversé, mais n’aurons-nous pas d’ennuis à cause de cemeurtre ?

Chanito eut un superbe haussementd’épaules.

– Bah ! dit-il, avec insouciance, aucontraire ! J’aurais plutôt droit à une prime, car ce gredinde Bernardillo a été condamné à mort deux ou trois fois…Maintenant, allons voir le prospecteur, celui-là peut dire qu’ilnous doit une fière chandelle !

L’homme était demeuré à la même place :en proie à la stupeur et au saisissement, à la suite du dramerapide dont il avait failli être victime et auquel il n’avait riencompris. À la vue de ceux qui l’avaient sauvé – il n’était pasencore tout à fait sûr que ce fût eux –, il porta la main aubrowning qu’il avait à la ceinture, avec un geste de méfiance.

– C’est vous qui avez tiré ?demanda-t-il.

– Oui, répondit Martial.

Il en resta là de sa phrase, tant il étaitsurpris. Le prospecteur et lui se dévisageaient avec étonnement,mais sans nulle malveillance.

– Voyons, dit enfin Martial, c’est bientoi, Léon de Fontenac ?

– Oui, mon vieux, mais du diable si jet’aurais reconnu !

– Et toi, avec ta longuebarbe !…

Les deux amis qui, pendant la guerre, avaientservi dans la même escadrille, s’embrassèrent avec effusion, à lagrande stupeur de Chanito. Fontenac, le rude prospecteur, étaittrès ému.

– Tu ne peux pas te figurer,murmura-t-il, avec quel plaisir on retrouve un vieux camarade commetoi, quand il y a six mois qu’on vit en plein désert !Ah ! j’en ai des choses à te raconter !

– Que diable fais-tu ici ? Je tecroyais riche.

– Je l’étais, répondit Fontenac d’un airdétaché, seulement, j’ai le défaut d’être trèsdépensier !…

– Je comprends… tu as mangé tonpatrimoine en faisant la fête ?

– C’est cela même. J’ai fait millefolies, je te raconterai cela…

Cette conversation en langue française étaitdemeurée lettre morte pour l’honnête Chanito qui ne parlait qu’unmauvais espagnol, émaillé d’anglais et de patois indien. Voyant queson « señor padrone » et le nouvel ami de celui-ci nedaignaient pas le mettre en tiers dans leurs confidences, ils’éclipsa discrètement, et sans qu’on eût besoin de lui en donnerl’ordre, s’occupa des besognes qui lui parurent les plus urgentes.Son premier soin fut de traîner aussi loin qu’il put le cadavre dubandit et de l’enterrer sommairement dans une excavation naturellequ’il combla de menus fragments de schiste, pour en défendrel’accès aux vautours. Il alla ensuite chercher les deux mules,demeurées en haut du ravin avec le bagage, et les installa près del’âne de Fontenac. Il partit ensuite, la carabine en bandoulière etdisparut bientôt le long des berges du ruisseau. Martial, qui avaitsuivi du regard son taciturne serviteur, dit à son ami :

– Je suis sûr que Chanito va nous reveniravec quelque gibier succulent. Il a dû se douter que je t’invitaisà dîner et il a jugé sans doute que le corned-beef n’était pas unmets assez distingué pour toi…

Le fracas d’une détonation coupa court auxexplications de Martial, et une volée d’oiseaux aquatiques, parmilesquels se trouvaient des aigrettes et des spatules au plumaged’un rose délicat, s’éleva des roseaux qui bordaient leruisseau.

– Je ne croyais pas si bien dire, repritMartial, Chanito vient de gagner notre déjeuner, car c’est untireur extraordinaire.

– J’en sais quelque chose, répliquaFontenac, en songeant à la balle infaillible qui avait abattu sonassassin.

Le métis reparut bientôt, il avait tué un deces canards sauvages si abondants au Mexique, qu’on en trouve aubord de presque tous les cours d’eau ; en outre, il avaitramassé, chemin faisant, des racines de dahlias sauvages, qu’ilcomptait servir en guise de légumes et les fruits rouges et charnusde l’arbre qu’on appelle le cerisier des Antilles. Il avait encoreune poignée de goyaves, à la chair fondante, sucrée et parfumée,dont le goût rappelle à la fois celui de la fraise et celui desmeilleures oranges.

– Décidément, s’écria Martial en sefrottant les mains, je crois que nous allons faire un vrai festinde Balthazar.

– Il ne faudrait pas t’y habituer,répliqua Fontenac d’un ton sérieux. Quand tu auras voyagé un jourou deux dans la vraie sierra, tu ne trouveras plus de pareillesaubaines.

– Raison de plus pour en profiter !s’écria gaiement Martial. Tiens ! pendant que Chanito s’occupede la cuisine, tu vas m’aider à dresser le couvert sur ce bloc degranit, qui ressemble un peu à une table, d’autres blocs pluspetits nous serviront de sièges, ce sera parfait !

Chapitre 2VERS LA VALLÉE MAUDITE

Ce fut avec une certaine satisfaction devanité que Martial étala sur la table de granit toutes lesrichesses de son garde-manger. Le canard rôti à la ficelle, frottéextérieurement de piment, et intérieurement parfumé par les noix dumuscadier, fut dévoré jusqu’aux os, puis Chanito ouvrit une boîtede corned-beef, qu’accompagnaient les tubercules de dahlias cuitssous la cendre. En guise de pain, on mangea du biscuit trempé dansl’eau limpide de la source. Le dessert eut un véritable succès, cefut pour ainsi dire le clou de ce banquet improvisé en pleindésert : les cerises des Antilles, les goyaves et des figuesde cactus, que Chanito avait adroitement débarrassées de leurspiquants, furent déclarées incomparables.

– Mon vieux ! s’écria Fontenac, j’aidéjeuné comme un roi ! Il y a bien longtemps que je n’avaisfait un pareil repas !… Sais-tu qu’il y a des semaines que jen’ai mangé que de ces haricots qui s’appellent ici des« frigeoles » – ils sont d’ailleurs très bons –, etquelques lanières de cette horrible viande séchée au soleil, le« tasajo », qui est à la fois fade, puant et coriace.

– Et que tu payes sans doute au poids del’or ?

– Tu ne crois pas si bien dire. Depuislongtemps, je ne vis plus que de la poudre d’or que je récolte à lasueur de mon front, dans le lit des torrents et au flanc desroches. Quand j’en ai un peu, je vais jusqu’à une fazenda, à vingtkilomètres d’ici, renouveler mes provisions : généralement dutasajo ou du lard rance et de la farine de maïs.

– Et qu’est-ce que tu bois ?

– Parbleu, de la « flotte »,fit gaiement Fontenac, et encore, quand j’en trouve, car j’aiterriblement souffert de la soif, dans ce maudit pays.

– Monsieur de Fontenac, ditsolennellement Martial, j’ai l’honneur de vous inviter à prendre lecafé, un « café arrosé », comme on disait à la cantine, àmoins que vous ne préfériez un grog.

– Tu blagues ? fit le prospecteurémerveillé.

– Je n’ai jamais été plus sérieux. Jepossède quelques bouteilles d’authentique rhum de canne, de lacaña ; rien ne nous empêche de confectionner un excellentgrog.

– Décidément, j’ai trop de chance,murmura Fontenac, devenu songeur, je retrouve un vieux copain, quime sauve la vie, je découvre un joli filon, et… je dîne enville !

Il ajouta après un silence :

– Je parie que tu as du tabac ?

– Bien sûr !

– Alors, c’est complet, sais-tu qu’il y ahuit jours que je n’ai fumé ? Vois-tu, je suis trop heureuxaujourd’hui, j’ai peur qu’il ne me tombe une tuile… Mais toi, monvieux, tu es l’enfant gâté de la fortune. Tu arrives ici avec undomestique et des mules chargées de boustifaille. Seulement,ajouta-t-il en devenant subitement grave, tu n’es en ce moment quesur la limite du vrai désert, du No man’s land.

Martial se taisait.

– J’ai beaucoup d’amitié pour toi, repritFontenac. Sois franc, tu es comme moi, sans le sou ! Tu vienschercher fortune dans un pays où les trois quarts de ceux qui s’yrisquent laissent leur peau. Moi, j’ai réussi, par le plus étonnantdes hasards ; le gisement que j’ai repéré vaut deux cent milledollars au bas mot, probablement plus. Veux-tu que nouspartagions ? Tu en seras quitte pour me donner un coup de mainavec ton Indien ?

– Merci, répondit Martial tristement, jene puis pas accepter. D’abord, je suis riche…

– Hein ? grommela Fontenac,estomaqué.

– Mais oui, j’ai des bank-notes enportefeuille. J’allais précisément t’en offrir.

– Alors, vrai ? Je ne comprendsplus. Tu es chargé d’une mission scientifique ?

– Nullement. Tu n’ignores pas que je suissculpteur de mon métier.

– Je le sais… Au temps de ma splendeur,j’allais admirer tes « navets » au vernissage… Alors, jeme demande un peu ce que tu viens fiche ici ?

– Mon bonheur est en jeu, et la vie depersonnes pour lesquelles je sacrifierais volontiers la mienne…

– Tu es amoureux ?…

– Follement ! Je suis fiancé à MissRosy, la fille de l’ingénieur Wilcox, un géologue et un chimiste depremier ordre, et pour le moment, je suis à la recherche de monfutur beau-père, dont on est sans nouvelles depuis deux ans.

– Voilà qui n’est pas banal !s’écria Fontenac avec étonnement, et c’est dans ce désert que tucomptes retrouver l’ingénieur ?

– Laisse-moi t’expliquer… M. Wilcox,un spécialiste des terrains miniers, a rendu d’immenses services auGouvernement mexicain, dont il est le créancier pour une sommeconsidérable. Comme on ne pouvait le payer, on lui a offert, aulieu d’argent, une vaste concession dans une région montagneuse,située à dix ou douze milles au nord de l’endroit où nous noustrouvons en ce moment.

– Je commence à comprendre, murmuraFontenac, qui demeurait songeur.

– Il y a trois ans que M. Wilcox estparti et depuis deux ans, sa fille n’a reçu de lui aucune nouvelle.Rosy est venue habiter Mexico, elle a fait toutes sortes dedémarches, toutes sortes d’enquêtes. Elle n’a pu obtenir aucuneprécision, aucun renseignement sérieux. Tous ceux auxquels elles’est adressée sont persuadés que l’ingénieur a péri dans le désertainsi que les deux hommes de confiance qui l’accompagnaient,Mactawish et Bentley.

– Alors, c’est ta fiancée qui ne veut pascroire à la mort de son père qui t’a envoyé à sa recherche. Jecrains bien que tu n’en sois pour tes peines.

Martial avait tiré de sa poche une carted’état-major sur laquelle tout un vaste emplacement était soulignéau crayon rouge.

– Voilà, dit-il, la concession de monfutur beau-père.

– Mais, c’est superbe ! déclaraFontenac. Deux ou trois lieues carrées de montagnes, dans un coinqui passe pour renfermer des placers !… Il est vrai qu’ici leterrain ne coûte pas cher…

Fontenac s’était brusquement interrompu, saphysionomie exprimait à la fois l’étonnement et l’inquiétude.

– Qu’y a-t-il donc ? demandaMartial.

– Est-ce que tu sais que la concessionaccordée à ton futur beau-père englobe un district maudit que l’onappelle la Vallée du Désespoir ? Les Indiens, les Gambusinos,les bandits eux-mêmes s’en écartent avec épouvante.

– Je suis au courant, mais cetteappellation romantique la « Vallée du Désespoir » n’a pasproduit sur moi une grande impression. D’ailleurs, c’est làseulement que j’ai quelque chance de retrouver M. Wilcox, àmoins qu’il ne soit mort, comme j’ai beaucoup de raisons de lecroire.

Les deux amis étaient redevenus silencieux,comme si chacun d’eux n’eût osé faire part à l’autre de sesréflexions.

– Sais-tu, dit enfin Fontenac, que tut’es engagé, peut-être un peu à la légère, dans une singulièreaventure ! Pour quelque raison que ce soit, la Vallée duDésespoir est redoutée de tout le monde, je connais des chercheursd’or qui font un détour de plusieurs milles pour ne pas passer àproximité de cette terre de désolation.

– Je suppose que tu ne crois pas à toutesces histoires-là ? répondit Martial en haussant les épaules.Je suis persuadé, moi, que la Vallée du Désespoir est une valléecomme les autres, et je suis bien décidé à y pénétrer.

Fontenac était devenu grave.

– Je ne suis pas de ton opinion !fit-il. Cette terreur unanime qu’inspire ce coin de terre à desgens qui pourtant ne passent pas pour avoir froid aux yeux me donneà penser. Si tu errais dans le désert depuis aussi longtemps quemoi, tu me comprendrais. As-tu parlé de cela à tonIndien ?

Martial s’esclaffa.

– Chanito ! s’écria-t-il, mais il aune frousse bleue dès qu’on parle devant lui de la fameuse vallée,à tel point qu’il n’a consenti à m’accompagner qu’à condition qu’ilse retirerait dès que nous serions à une certaine distance de laterre maudite. Et pourtant Chanito est brave ! Il n’a peur nides bandits, ni des jaguars, ni des serpents à sonnettes.

– Tu vois bien ! reprit Fontenac,qu’il faut pourtant qu’il y ait quelque chose… Tiens, appelle doncChanito, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il en pense.

Martial fit un signe à l’Indien qui, àquelques pas de là, fumait béatement sa cigarette.

– Il paraît que tu es un poltron !lui dit rudement Fontenac.

Le métis se contenta de secouer négativementla tête.

– Alors, pourquoi ne veux-tu pasaccompagner mon ami jusqu’au bout de son voyage ?

Le métis s’était redressé, il regarda bien enface son interlocuteur ; son visage couleur de vieux cuirs’était coloré d’une faible rougeur.

– Je ne suis pas un poltron, dit-illentement, mais je n’approcherai pas de la Vallée du Désespoir.

– Pourquoi ?

– Je n’ai pas peur des hommes ni desbêtes féroces, mais je ne veux pas avoir affaire aux mauvaisesprits qui ont élu la Vallée pour demeure.

– C’est donc si dangereux quecela ?

Chanito se drapa dans ses guenilles avec ungeste emphatique.

– Regarde les ossements blanchis quicouvrent les chemins, dit-il avec une solennité qui ne manquait pasde grandeur.

Martial se sentit ému malgré lui, de funestespressentiments l’envahissaient, il devinait des périlsinconnus.

– Eh bien, moi, s’écria Fontenac enriant, je ne crains pas les mauvais esprits, quand j’ai une bonnecarabine et des cartouches ! Si tu veux, mon vieux Martial, jet’accompagnerai. À nous deux, nous tordrons le cou aux démons de laVallée.

– Ne parlez pas ainsi, murmura Chanitoavec épouvante. Si vous leur faites des menaces, ils sevengeront !

Et comme pour bien montrer qu’il n’était pascomplice de ceux qui provoquaient les mauvais génies, il se retiraà quelques pas de là et se remit à fumer en silence.

– Ce Chanito n’a pas l’air d’un mauvaisdiable, reprit Fontenac, mais quel pleutre ! Mon cher ami, jete réitère ma proposition : j’irai avec toi.

– Je ne veux pas que tu m’accompagnes,répondit Martial d’un ton sérieux.

– Pourquoi donc, s’il te plaît ?

– Je ne veux personne avec moi ! Jeme suis juré de mener à bien cette aventure sans être aidé de quique ce soit. D’ailleurs, tu as eu la chance de découvrir ungisement d’or, il faut l’exploiter jusqu’à la dernière parcelle. Tune retrouveras peut-être jamais une autre occasion de refaire tafortune.

– Bah ! je reviendrai quand nousaurons élucidé ensemble le mystère de la Vallée du Désespoir.

– Je ne le veux à aucun prix. Tu saisbien que les rôdeurs de frontière sont sur ta piste, il suffiraitque tu restes deux jours absent pour que ton or ait disparu.

– Cela m’est bien égal ! J’irai avectoi !…

– N’insiste pas, tu mefâcherais !

Fontenac connaissait le caractère trèsimpérieux de son camarade, il n’ignorait pas que la contradictionl’irritait jusqu’à le rendre intraitable, il ne s’obstina pas dansson idée, pourtant, il se sentait le cœur serré en songeant queMartial courait étourdiment au-devant d’un péril mortel.

– Je ferai comme tu voudras, murmura-t-iltristement, mais ce m’est un vrai chagrin, puisses-tu ne pas terepentir de ne pas avoir accepté mon aide.

– Le danger n’est pas si grand que tu tel’imagines, répondit Martial, avec un sourire, laisse-moi cettepetite satisfaction d’amour-propre d’avoir triomphé tout seul depérils qui, à raisonner froidement, me paraissent plus imaginairesque réels.

– C’est mal à toi de me dédaigner !…balbutia Fontenac avec une sincère émotion.

Les deux amis échangèrent une poignée demain.

– Maintenant, dit Martial, il faut quenous nous séparions, Chanito est déjà en train de charger lesmules, mais, auparavant, dis-moi ce qui te manque, je ne tequitterai pas sans t’avoir au moins ravitaillé.

Fontenac ne voulut que quelques boîtes decorned-beef, une petite provision de cartouches et un sac de farinede maïs et, sur les instances de son ami, quelques paquets de grostabac.

En revanche, il contraignit Martial à accepterune petite boîte remplie de poudre d’or, puis ils seséparèrent.

Longtemps, Martial entendit le pic duchercheur d’or qui sonnait sur le dur granit, dans le grand silencedu désert. Petit à petit, ce bruit qui lui semblait être le dernieradieu de son ami s’affaiblit, se perdit dans la rumeur immense dela montagne et de la mer lointaine et le jeune homme se retrouvadans toute l’horreur de la solitude aux côtés de l’impassibleChanito.

Fontenac avait, lui aussi, bien des foisabandonné sa rude besogne pour suivre au loin les silhouettes de lapetite caravane, qui allaient en diminuant à mesure qu’ilss’éloignaient vers le fond de la vallée et qui ne furent bientôtplus que des points imperceptibles sur l’immensité rougeâtre de laplaine désertique.

Chapitre 3LE TALISMAN DE CHANITO

En sortant de la région montagneuse qu’ilsvenaient de traverser, Martial et son guide se trouvèrent dans uneplaine aride, semée de cailloux et dont le sol était hérissé deplantes grasses aux épines acérées. Pas un arbre, ils nerencontraient d’autres êtres vivants que de petits lézards et detemps en temps un serpent rouge qui regagnait son trou effrayé parles pas des mules. Parfois aussi, un de ces grands vautours blancsqui habitent les sommets de la Cordillère passait, les ailesétendues, à des hauteurs inaccessibles.

Au fond de l’horizon, sur le ciel d’un bleuaveuglant, d’un bleu d’encre bleue ou d’indigo foncé, une chaîne demontagnes s’estompait dans le lointain, d’une couleur plus claire.Il faisait plus de 45° à l’ombre et les mules, le poil mouillé desueur, n’avançaient qu’avec lenteur.

Cette plaine désolée ne semblait devoir jamaisprendre fin. Après plusieurs heures de marche, Martial avait lasensation d’avoir piétiné sur place, dans ce morne paysage,toujours pareil à lui-même.

Vers la fin de la journée, Chanito abattitd’un coup de carabine un lézard noir, de près d’un mètre de long,auquel sa crête dorsale fantastiquement découpée donnaitl’apparence d’un fabuleux dragon.

– Pourquoi, demanda Martial, as-tu tuécette bête inoffensive ?

– C’est un « guachi-chevé » queles Espagnols appellent un iguane. Nous le mangerons à notresouper.

– Tu le mangeras tout seul si tuveux ! s’écria le jeune homme avec une grimace de dégoût.

– Vous avez tort de mépriser cet animal,sa chair est très recherchée des amateurs. Les Indiens leconservent quelquefois plusieurs semaines sans lui donner à manger,la bouche cousue pour l’empêcher de maigrir…

Enfin, vers le soir, on atteignit un creuxabrité, où poussaient quelques bruyères et quelques-uns de ces fauxpoivriers qui portent des grappes de fruits d’une belle couleurrouge.

On décida de passer la nuit dans cet endroit.Martial était brisé de fatigue. Ce fut avec une véritablesatisfaction qu’il se reposa sur la terre couverte d’un gazon peléparsemé de ces soucis jaunes que les Indiens appellent la« Fleur des morts ». Pendant ce temps, Chanito allumaitun feu de broussailles et faisait rôtir son iguane dont il avaitfarci l’intérieur avec les feuilles aromatiques du ravensara.

Malgré ses préjugés européens, Martial sentitses narines agréablement chatouillées par le fumet de cet étrangerôti et sur les instances de son guide, il consentit à en goûter etfut obligé de reconnaître que la chair blanche du lézard était d’ungoût délicieux, qui rappelait à la fois la sole et les cuisses degrenouille.

Après le repas, Martial tomba presque aussitôtdans un sommeil accablant, qui se prolongea sans interruptionjusqu’au matin. Quand il ouvrit les yeux, Chanito avait déjà selléles mules et préparé le café.

– Je vous ai réveillé de bonne heure,expliqua-t-il, car il est préférable de marcher avant que le soleilsoit encore sur l’horizon. Vous pourrez vous reposer pendant lagrosse chaleur du jour.

– Sommes-nous loin de la Vallée duDésespoir ? demanda le jeune homme.

– Vous avez encore à faire à peu près unejournée et demie de marche, mais c’est aujourd’hui que je vousquitterai.

– Alors, tu es bien décidé à ne pasm’accompagner ?

– Cela n’a-t-il pas été convenu entrenous ? répondit gravement l’Indien. Je n’entrerais pas dans laVallée du Désespoir, quand vous me donneriez une de ces muleschargées de poudre d’or.

Il accompagna ses paroles d’un grand signe decroix, car il était persuadé que le seul fait de prononcer le nomde la redoutable Vallée lui porterait malheur.

– Tu es donc bien sûr que je nereviendrai pas ? demanda Martial, impressionné malgré lui parla frayeur que montrait Chanito, ordinairement si brave.

Le métis garda le silence en hochanttristement la tête.

– Mais enfin, reprit Martial avecimpatience, que penses-tu que deviennent ceux qui ont ainsidisparu ?

– Je ne sais pas, mais de tout temps, cetendroit a eu une sinistre réputation, les Indiens eux-mêmes l’onttoujours évité, et il arrivait très souvent malheur à ceux qui ycampaient, ne fût-ce qu’une seule nuit.

– C’est absurde !

Mais, malgré les questions les pluspressantes, Martial ne put tirer de Chanito aucun renseignementprécis.

On se remit en chemin, les mules qui avaientbrouté l’herbe et les buissons couverts d’une rosée abondantemarchaient plus allègrement.

L’aspect du paysage s’était modifié. Leterrain, s’élevant par une pente insensible, aboutissait à unplateau couvert d’une véritable forêt de cactus de toutes lesformes et de toutes les couleurs, dont les épines acéréesrendaient, en quelques endroits, la marche presque impossible.

À côté des figuiers de Barbarie, chargés decentaines de petits fruits violets, s’élevaient de gigantesquescierges, parés de fleurettes jaunes, des cactus organos dont lestubes vert bronze aux épines aiguës s’érigent parallèlement les unsaux autres comme les tuyaux d’un orgue ; certaines espècesrampantes entortillaient leurs innombrables tiges et faisaientsonger aux nids de vipères. Enfin, c’était le viznaga, étrangevégétal, d’un aspect véritablement fantastique.

Qu’on se figure une gigantesque citrouille, dequatre à cinq mètres de circonférence, armée de milliers d’épinesroses et transparentes.

À plusieurs reprises, Chanito dut mettre piedà terre, et se frayer un passage à coup de machete.

On marcha ainsi pendant presque toute lamatinée, au milieu de ces végétations hostiles qui eussent fait lajoie d’un horticulteur d’Europe.

Chanito arrêtait de temps en temps sa monture,et consultait le vent et le soleil, en homme qui depuis son enfanceconnaît l’art de s’orienter dans le désert.

Enfin, il obliqua brusquement vers la droite,et au bout de dix minutes, atteignit un sentier qui aboutissait aufond d’une ravine. Martial le suivit.

Les cactus avaient disparu et dans le creux dusentier poussaient des mimosas et des fougères géantes.

– Où me conduis-tu ? demandaMartial.

– Je connais l’endroit. Il y a de l’eauet des arbres et vous y serez très bien pour déjeuner et pour fairela sieste. Il ajouta en poussant un soupir : C’est là que nousdevons nous séparer !…

Ils avaient atteint le fond du ravin où unmince filet d’eau tombé du rocher allait se perdre un peu plus loindans les sables. Mais, dans ce creux abrité du vent, ce peud’humidité avait suffi à faire pousser toute une végétationluxuriante. Des saules, de beaux lauriers, des lataniers, variétéde palmier dont les feuilles gracieusement épanouies en formed’éventail servent à tresser des corbeilles et des chapeaux, enfinun avocatier chargé de fruits d’un vert tendre, de la forme d’unegrosse poire et dont la saveur un peu fade est appréciée desIndiens.

Les mules qui avaient flairé le voisinage del’eau poussaient de joyeux hennissements. Elles se jetèrentavidement sur l’herbe drue qui tapissait les bords de la petitesource, sans même attendre d’être débarrassées de leur charge.

Chanito, comme de coutume, alluma du feu,ouvrit une boîte de conserve, fit cuire dans la poêle quelquesminces galettes de maïs, mais Martial observa qu’une profondetristesse se peignait dans les regards de son guide. Évidemment, ilen coûtait beaucoup à l’honnête Indien de se séparer de lui.

Bien que presque confortable, surtout pour unrepas pris en plein désert, le déjeuner fut mélancolique.

À la fin Martial offrit au métis un grandgobelet rempli d’eau-de-vie de canne.

Chanito qui, comme tous ceux de sa race, avaitpour l’alcool une invincible passion, dégusta le breuvage enconnaisseur. Il laissa même, sans faire la moindre résistance,Martial remplir une seconde fois son gobelet.

– Le moment est venu de nous séparer,dit-il enfin.

– Mais il est bien entendu, répondit lejeune homme, que dans huit jours tu viendras m’attendre à cettemême place pour que nous retournions ensemble à Mexico.

Le métis fit un signe de tête affirmatif, maissa physionomie exprimait si clairement la conviction qu’il avait dene plus jamais revoir Martial que celui-ci en fut tout à la foistouché et irrité.

– Tu es assommant avec ta mined’enterrement ! s’écria-t-il, tu me prends sur lesnerfs ! Eh bien, sois persuadé d’une chose : c’est que tume retrouveras sain et sauf ; apprends que dans la GrandeGuerre, je suis revenu d’endroits mille fois plus dangereux àtraverser que la Vallée du Désespoir.

– Je le souhaite de tout mon cœur,répondit gravement Chanito, car vous avez été très bon pour moi,mais malheureusement… ah ! pourquoi n’avez-vous pas vouluécouter mes conseils ?

Le jeune homme haussa les épaules.

– C’est bon, fit-il, ne parlons plus decela… Il fait encore trop chaud pour se mettre en route, nousallons faire une petite sieste, après quoi, nous partirons.

Martial s’étendit à l’ombre d’un grandlaurier, et ne tarda pas à s’endormir.

Quand il se réveilla, les deux mules étaientdéjà sellées et chargées par les soins du métis et tous lespréparatifs de départ étaient terminés.

Ainsi que nous l’avons vu, Martial étaitpourvu d’une carte de la région, il possédait aussi une boussole depoche, et, ainsi pourvu, il ne lui était pas possible de s’égarer.Cependant, Chanito lui fit remarquer que les cartes de cettecontrée presque inexplorée fourmillaient d’erreurs etd’inexactitudes et il tint à lui faire toutes sortes derecommandations, fruit de sa parfaite connaissance du pays. Il luienseigna la manière de reconnaître, d’après la nature des arbres,le voisinage d’une source. Il lui indiqua les fruits sauvages etles racines dont il pourrait faire sa nourriture en cas debesoin.

Martial, plus ému qu’il ne voulait le paraîtredu dévouement que lui témoignait le brave Indien, lui remit unedizaine de piastres de plus qu’il ne lui en était dû d’après leursconventions. Enfin, il lui fit cadeau d’une bouteille de sonalcool, d’un couteau à plusieurs lames et d’un petit miroir, objetsqui avaient excité au plus haut point sa convoitise.

– Il faut que je vous fasse aussi unprésent, dit Chanito, en tirant de dessous sa veste de cuir unepetite figurine d’argile rouge, qu’il portait suspendue au cou, parune cordelette de fil d’aloès.

« Tant que vous garderez ceci,déclara-t-il avec conviction, les mauvais esprits ne pourront riencontre vous. »

– Je te remercie, répondit Martial, trèstouché de l’amitié que lui témoignait son guide, mais si tu medonnes ton amulette, tu ne seras plus défendu contre lesesprits ?

Chanito repartit avec l’adorable naïveté quile caractérisait :

– Ils ne sauront pas que je vous l’aidonnée, il y a trente ans que je la porte. Elle me vient de monarrière-grand-père qui était un cacique puissant. Si vous revenezsain et sauf, vous me la rendrez, car c’est une chose trèsprécieuse.

Le pauvre métis faisait certainement un grandsacrifice en se séparant de la figurine de terre cuite. Martialessaya vainement de refuser son offre généreuse, il lui fallutaccepter. L’amulette, qu’il venait de se passer autour du cou,représentait un homme à tête de crocodile accroupi dans une posturebizarre, et qui devait sans doute figurer une des divinités desanciens Aztèques.

On remonta par le sentier jusqu’au plateau descactus, et c’est là qu’après un dernier adieu, et une dernièrepoignée de main, eut lieu la séparation, Chanito se dirigea vers lesud, tandis que Martial poursuivait sa route vers le nord.

Il se trouvait maintenant seul en pleindésert, abandonné à ses propres ressources.

Chapitre 4LE NO MAN’S LAND

Tous ceux qui, comme Martial, ont eu la chancede revenir indemnes des héroïques tueries de la Grande Guerre, enont conservé une bravoure et une audace qu’il est difficile demettre en défaut. Au bout d’une heure de marche, notre héros nepensait presque plus à Chanito, qu’il n’avait pourtant quittéqu’avec un véritable chagrin. Son imagination se perdait ensuppositions plus fantastiques les unes que les autres sur cettemystérieuse Vallée qui avait été sans doute le tombeau del’ingénieur Wilcox.

En y réfléchissant, ce qui le surprenait plusque tout le reste, c’est l’étrange mutisme auquel il s’était heurtéchaque fois qu’il avait voulu obtenir un renseignement précis. Oneût dit que, sans s’être donné le mot, ceux auxquels il s’étaitadressé, avaient ourdi contre lui une véritable conspiration dusilence.

« Peut-être, après tout, songea-t-il, netrouverai-je là rien d’extraordinaire ; d’ailleurs, je toucheau but, demain, au plus tard, je serai fixé. »

Tout en s’abandonnant à ses rêveries, il avaitcontinué à cheminer lentement sur l’immense plateau où les cactus,maintenant, devenaient plus rares, cédaient la place à des blocs derocher, à des bancs de galets, puis à des monticules de sable qui,chauffés à blanc, reflétaient cruellement les rayons ardents dusoleil. La chaleur était si grande que des couches d’air surchauffésemblaient miroiter au fond de l’horizon.

Les mules, sur ce sol brûlant, qui cédaitparfois sous leurs pas, et qui ressemblait à des cendres à peinerefroidies, souffraient terriblement ; elles ahanaient,baissaient la tête, l’oreille tombante, l’œil morne, et Martialétait souvent obligé de les prendre par la bride, pour les aider àfranchir les passages difficiles.

La nuit les surprit au milieu de cette ingraterégion. Martial commençait à ressentir ce serrement de cœur, cetteindicible et secrète angoisse que connaissent bien tous ceux qui,pour la première fois, se sont trouvés seuls en plein désert.

Le soleil qui, dans ces régions, n’offre pasles longs et splendides couchants de nos pays tempérés, disparut enquelques minutes. Ce fut la nuit, brusquement fraîche, presquefroide, faisant ruisseler sur les pierres surchauffées les gouttesd’une rosée abondante comme une pluie. Dans le silence écrasant,Martial n’entendait que la plainte monotone du Pacifique lointainet les cris funèbres de quelques aigles et de quelques vautours quiregagnaient les cimes de la Sierra. Tout brave qu’il fût, ilfrissonna.

– Pourquoi cet imbécile de Chaniton’a-t-il pas voulu m’accompagner ? grommela-t-il avec mauvaisehumeur. Pourquoi aussi n’ai-je pas accepté la proposition deFontenac ?

Il se sentait découragé, perdu dansl’immensité, écrasé par ce silence, d’où semblaient monter millevoix assourdies et insinuantes.

Martial n’était pas homme à rester longtempssous le coup de cette déprimante impression.

« Allons ! se dit-il, je ne suispourtant pas une poule mouillée !… Il s’agit maintenant decamper tant bien que mal et de dormir une bonne nuit, pour êtredemain tout à fait d’aplomb. »

Il déchargea les mules, déposa son bagage dansl’abri formé par deux roches, il alla cueillir assez loin de sonpoint de départ de juteuses raquettes de cactus dont les bêtes desomme sont très friandes. Puis il songea à lui-même mais Chaniton’était plus là pour lui allumer du feu, donner à son repas unsemblant de confortable. Il ouvrit une boîte de corned-beef et butquelques gorgées d’une outre encore à demi pleine, mais l’eau,puisée pourtant quelques heures auparavant à la source du ravin,était tiède et gardait un affreux relent de cuir : il trouvaau corned-beef un goût atroce, et il ne put s’empêcher de seremémorer l’anecdote racontée par l’auteur des Empoisonneurs deChicago : Le nègre tombé dans l’appareil de broyage deviandes et transformé lui-même en conserve, la dame anglaiseretrouvant un ongle du pauvre diable dans un pâté et restantévanouie, tout le scandale qu’avait fait cette effroyable histoire,montrant sous son vrai jour l’abominable avidité de certainsspéculateurs américains.

Il rejeta avec dégoût ce qui restait dans laboîte de conserve, se roula dans son manteau et s’endormit.

Comme chaque soir, brisé par les fatigues d’unclimat auquel il n’était pas accoutumé, il ne fit qu’un somme. Lafraîcheur de la rosée matinale le réveilla.

Il s’étira en bâillant, jeta autour de lui leregard vague et lourd de l’homme brusquement arraché à ses rêves età son repos, mais tout à coup, il eut un cri de frayeur et desurprise : ses deux mules et tout son bagage avaient disparu.Il n’en restait d’autre trace qu’un petit tas de raquettesépineuses à demi rongées.

Martial fut d’abord plus surpris qu’effrayé.Qu’on eût pu le suivre à la piste dans ce désert inhospitalier,voilà ce qu’il ne s’expliquait pas. Il ne lui venait pas non plus àla pensée que Chanito eût été capable de le trahir. La façon dontil avait été dépouillé demeurait pour lui inexplicable.

Il frémit en songeant que rien n’eût été plusfacile à ceux qui l’avaient volé que de l’assassiner pendant sonsommeil, et il ne comprenait pas pour quelle raison il avait étéépargné.

– J’ai quand même de la chance,murmura-t-il, c’est un miracle que je n’aie pas été tué.

Puis, il se demanda avec une certaine anxiétési ce vol dont il venait d’être victime n’était pas une premièreoffensive des fantastiques habitants de la Vallée du Désespoir.

« C’est un avertissement très clair,songea-t-il, on veut sans doute me faire entendre que je ne doispas aller plus loin… »

À un moment donné, il faillit s’yrésoudre : il reviendrait jusqu’à l’endroit où il avait laisséFontenac, et cette fois, prierait celui-ci de l’accompagner. Ilétait très perplexe. Puis, il réfléchit qu’il touchait au but deson voyage, et qu’il perdrait un temps précieux en allant à larecherche du prospecteur. Enfin, la vanité s’en mêla. Il eût étévexé d’avoir recours à l’ami dont il avait dédaigné l’offregénéreuse.

« Tant pis ! conclut-il, je suispresque arrivé à destination, j’irai jusqu’au bout ! Voyonsmaintenant ce qui me reste. Ce n’est hélas ! pasgrand-chose… »

Il était encore en possession d’un browning,d’une provision de cartouches, d’un couteau solide et d’un peu detabac. Il trouva aussi la boîte de poudre d’or que Fontenac luiavait donnée, mais il l’eût volontiers cédée pour une outre remplied’eau ou pour quelques boîtes de conserves.

La perte qui lui fut le plus sensible futcelle de sa boussole qu’il avait serrée la veille dans le petitnécessaire qui contenait ses objets de toilette et qui avaitdisparu avec le reste du bagage.

En furetant sur le sol, il trouva encore unflacon de chloroforme. Ce flacon faisait partie d’une boîte depharmacie assez complète, qu’il avait achetée à Mexico et quiavait, elle aussi, disparu. Le pharmacien qui la lui avait vendue,trompé par sa qualité d’explorateur, lui avait même recommandél’emploi du puissant anesthésique pour la capture de certains grosinsectes.

Martial supposa que ses voleurs avaient parcuriosité ouvert la pharmacie et dans leur précipitation en avaientlaissé tomber la fiole qu’il venait de ramasser, à demi enfoncéedans le sable. Il la mit dans sa poche sans trop savoir à quoi ellepourrait lui servir.

De nouvelles hésitations l’assaillirent, il sedemanda s’il ne serait pas plus sage de sa part de revenir sur sespas, mais Chanito lui avait indiqué si clairement la route àsuivre, en prenant pour point de repère deux pics que leur formebizarre ne permettait pas de confondre avec les autres, qu’il luiparut impossible de s’égarer.

« Sans boussole, réfléchit-il, il meserait plus difficile de retrouver Fontenac, que d’atteindre lavallée dont je ne suis plus éloigné que de quelquesmilles. »

Ce dernier argument l’emporta. Martial se mitcourageusement en route, bien qu’il fût loin d’avoir, l’entraindont il était animé deux jours auparavant.

Après avoir repéré les deux pics de la Sierraqui devaient l’empêcher de s’écarter de la bonne voie, il commençaà marcher d’un bon pas en se promettant de prendre du repos dès quela chaleur viendrait à l’incommoder.

Pendant une heure, tout alla bien, quoique leterrain très accidenté, semé d’énormes blocs qu’il lui fallait,contourner, l’obligeât à des zigzags continuels, mais au bout de cetemps, les premières atteintes de la faim et de la soif se firentsentir. Il s’efforça de réagir, mais à mesure qu’il avançait, sessouffrances augmentaient. Son estomac criait famine, et iléprouvait dans l’arrière-gorge une sensation de sécheressebrûlante, enfin son cœur battait à grands coups et de sourdsbourdonnements faisaient retentir à ses oreilles comme un bruitlointain de cloches.

Il tint bon encore une heure, mais en dépit dufeutre, à larges bords dont il était coiffé, le soleil le brûlaitde ses rayons presque verticaux et il était à bout de souffle. Ilcomprit qu’il ne pourrait aller plus loin.

Il fit halte près d’un maigre cactus, lepremier qu’il eut aperçu depuis le matin. Avec la patience dont ilavait vu Chanito faire preuve en pareille circonstance, il se mit àdébarrasser avec son couteau les petites figues violettes de leurspiquants, plus fins que les plus fines aiguilles.

Si peu réconfortante que fût cette nourriture,elle lui fit le plus grand bien, il mangea tous les fruits dontétait chargée la plante épineuse, même ceux qui étaient encoreverts et à peine noués. S’il n’était pas restauré, du moins ilétait désaltéré.

Pourtant, il ne pouvait songer à se remettreen route avant que la grosse chaleur fût tombée. Il s’étendit àl’ombre d’un monticule de sable et fit la sieste.

Il rêva qu’on lui faisait griller les piedssur des charbons ardents ; des formes imprécises qui n’avaientpas de visage se penchaient vers lui avec des gestes cruels etparlaient d’une voix très basse dans un langage qu’il ne comprenaitpas. Il se réveilla en portant la main à ses yeux où il ressentaitun douloureux picotement : pendant son sommeil, le soleils’était déplacé et ses rayons le frappaient directement.

C’était là l’explication du cauchemar qu’ilvenait d’avoir, il était baigné de sueur. Il se releva enchancelant, étourdi comme un homme ivre. Il fit quelques pas. Ilavait l’impression que les monticules de sable, les rocs couleur desang, et dans le lointain, les pics bleuâtres de la Sierradansaient autour de lui.

– Ce ne sera rien ! dit-il touthaut.

Il dut se rasseoir quelques minutes à l’ombred’un autre rocher. Il tremblait d’avoir attrapé une insolation, quisous ce climat eût été mortelle, et il comprenait alorsl’avertissement que lui avait donné son ami de Fontenac, en luiprédisant les souffrances qui l’attendaient quand il serait pour devrai entré dans le désert, dans le réel No man’s land.

« Si seulement Chanito était là, sedisait-il, lui qui veillait sur moi pendant mon sommeil, qui,silencieusement et sans se faire valoir, aplanissait pour moitoutes les difficultés, m’évitait toutes les souffrances que jedois endurer dans ce désert… »

Et il ne put s’empêcher de réfléchir que si lemétis si brave et si dévoué avait refusé de l’accompagner dans laVallée du Désespoir, c’est que, véritablement, il fallait qu’il yeût là d’extraordinaires dangers à courir, et il se souvenait d’unephrase de Chanito :

– Quel est l’homme qui peut se vanter deconnaître tous les mystères de la Sierra ?

Martial n’était pas de ceux qui s’abandonnentlongtemps au découragement. Il fit effort pour lutter contre cetteespèce d’horreur sacrée que lui inspirait la solitude.

– Est-ce que je vais devenirpoltron ? murmura-t-il en s’efforçant de sourire. J’en ai vubien d’autres pourtant, pendant la Grande Guerre… Quand j’ai promisà Rosy de me rendre dans la Vallée du Désespoir, pour savoir cequ’était devenu son père, je savais pourtant bien que ce ne seraitpas une promenade précisément agréable. Allons en route !

Martial se releva, complètement guéri de safaiblesse passagère. Il s’orienta et se remit en chemin, biendécidé à faire preuve du plus grand sang-froid et à ne s’étonner derien. Il avançait avec une lenteur voulue. Chaque fois qu’ilrencontrait un cactus, il en cueillait les figues et en remplissaitune de ses poches en prévision du repas du soir. Il était attentifà tout, et il espérait que le hasard lui ferait rencontrer un deces lézards iguanes qui ressemblent à des bêtes de l’Apocalypse,mais dont la chair est si délectable.

Il ne rencontra rien. Au contraire, la région,à mesure qu’il marchait, paraissait plus désolée et plus ingrate,les cactus eux-mêmes avaient disparu, il n’apercevait plus un seulserpent rouge, c’était à travers un désert de pierres et de sablequ’il cheminait péniblement.

Il songea à ces paysages de rêve qu’ontdécrits les poètes et les fumeurs d’opium et où il n’existe ni eau,ni plantes, ni bêtes. C’était une de ces perspectives comme il n’enavait vu que dans les albums de photographies astronomiques où sedéploient les montagnes et les ravines désolées de la Lune, laplanète sans vie et sans atmosphère.

Il lui semblait que ses amis, sa fiancée, lesvilles où il y avait des hommes étaient à une distanceincommensurable de lui, à des dizaines de siècles en arrière,peut-être.

Peu à peu son cœur se serrait sous le coupd’une angoisse inconnue. Ce n’était pas de la peur, ce n’était pasde la frayeur. Il savait qu’il n’avait à craindre ni les bêtesféroces, ni les bandits, que même, peut-être, quitte à revenir surses pas, il ne mourrait pas de faim ; mais il croyait devinerque, dans ce silence désolé, des forces muettes et terriblesl’entouraient et qu’il était entre les mains de ces puissancesinconnues.

En proie à ces pensées obsédantes, Martial nes’était pas aperçu que le chemin qu’il suivait allaitcontinuellement en pente. C’était comme un immense plateau, quifinissait par se diviser en cent ravines qui dévalaient en unecavalcade de galets et de pierrailles vers la base de laCordillère.

À un moment donné, Martial leva les yeux pourvérifier la situation des deux pics qui lui servaient de jalons. Ilne les aperçut plus. Il s’était trop rapproché du pied de lamontagne, il avait négligé certaines recommandations de Chanito, etmaintenant, il ne savait plus où il se trouvait.

Il était perdu dans le désert, et ilcomprenait que c’était là une chose terrible.

Il se demanda s’il ne ferait pas mieux derevenir sur ses pas, mais une voix intérieure lui criait qu’ilétait trop tard. C’était la veille qu’il eût fallu prendre cettedécision, se mettre à la recherche de Fontenac, quitte à perdreplusieurs jours pour le retrouver. Il essaya pourtant de voir s’ilne pourrait pas regagner le petit vallon ombragé de beaux arbres oùil s’était séparé de Chanito. Malheureusement, sur le sol pierreuxqu’il avait parcouru depuis plusieurs heures, ses pas n’avaient paslaissé la moindre trace, les rocs et les monceaux de pierres, lesbancs de galets granitiques se ressemblaient tous. Retrouver lechemin qu’il avait suivi, il lui eût été aussi facile d’essayer desuivre la piste des grands vautours blancs qui passaient à deshauteurs inaccessibles.

Machinalement, il appuya un instant sa mainsur un bloc de porphyre. Il la retira vivement, la pierre étaitbrûlante. La chaleur du soleil, réverbérée par la surfacemiroitante des rocs, montait à ses narines en boufféessuffocantes.

Il sentait littéralement l’odeur du granit,comme les ouvriers fondeurs discernent, au seul flair, l’arômerêche du fer, amer du cuivre, douceâtre de l’aluminium et del’argent, et le noble parfum de l’or.

Il ne savait plus depuis combien de temps ilmarchait, et il se demandait ce qu’il deviendrait quand la nuitviendrait à tomber. Puis, il commençait à éprouver de lafatigue.

Déjà, comme tous ceux qui habitent lessolitudes, il éprouvait le besoin de penser tout haut, comme s’ilse fût adressé à des interlocuteurs invisibles.

– Du courage, dit-il, ce n’est pas lemoment de se laisser aller, je vais manger la poignée de figues quej’ai dans ma poche et me remettre en route.

Le bruit de ses paroles que répercutaient deséchos très lointains l’épouvanta. Il lui sembla que des voixironiques se moquaient de son malheur. Mais il réagit promptement.Il se souvint de certains épisodes de la guerre où, dans la rafaledes obus, sa vie avait été mille fois plus exposée qu’elle nel’était en ce moment. Il s’efforça de réfléchir avec calme.

Avec beaucoup de patience, il décortiqua sesfigues, les mangea et repartit dans la direction qu’il supposait labonne.

La région où il continuait de« progresser » devenait horriblement tourmentée. Àcertains endroits, il lui fallait descendre au bas de véritablesfalaises, qu’un ravin séparait d’autres falaises aussi escarpéesqu’il lui fallait gravir ou contourner. Il était mouillé de sueurdes pieds à la tête.

Tout à coup, il se trouva sur un sentier quiparaissait très praticable, et avec un bonheur inouï, il découvritsur le sable rouge les traces qu’y avaient laissées des fers dechevaux ou de mulets.

« Allons, se dit-il, voilà qui estbon ! ce sentier conduit bien quelque part… J’ai bien fait dene pas perdre courage, je serais mort de soif et de faim au milieude ces cailloux qu’on dirait chauffés à blanc. »

Cette fois, il continua son chemin presquegaiement. Il n’était plus l’homme désespéré et perdu dans ledésert ; grâce à ce sentier providentiel, il était redevenu levoyageur qui s’est quelque peu détourné de son chemin, mais qui leretrouvera facilement.

Plein de confiance, il marcha ainsi pendant unquart d’heure, et, tout à coup, il se trouva en présence d’unsquelette dont les ossements d’un blanc d’ivoire avaient étéadmirablement nettoyés par les vautours.

Il s’arrêta pour réfléchir. Il se pencha versle squelette dont les dents restées intactes semblaient grimacer unsourire et il constata que le crâne était troué de deux balles. Devêtements il n’y avait pas trace.

Quelque pauvre diable assassiné par lesbandits, se prit-il à dire.

Il demeura pensif, en face de cette lamentabledépouille qui avait dû appartenir à un homme jeune et énergique. Ilhésitait. Littéralement, ce squelette lui barrait le passage.

Il demeura ainsi cinq longues minutes, maiselles ne s’étaient pas écoulées qu’il s’aperçut que le soleildéclinait brusquement.

Quelques minutes encore, et ce fut la nuitcomplète, la nuit tout à coup glaciale après les torrides ardeursdu jour.

Martial frissonna.

Ce squelette ne lui était-il pas unavertissement de ne pas aller plus avant ? Il avait étéprofondément impressionné, il n’était plus maître de son systèmenerveux, surexcité par toutes les péripéties qui s’étaient succédépendant ces dernières journées. Il devenait superstitieux, sansvouloir se l’avouer à lui-même.

« Je ne continuerai pas dans cettedirection, décida-t-il, le bon sens le plus vulgaire m’indique ques’il y a des habitations c’est en remontant le sentier que je lestrouverai et non pas autrement. »

Ce dont il ne voulait pas convenir en lui-mêmec’est qu’il éprouvait une répugnance invincible à franchir cettecarcasse blanchie jetée en travers de sa route.

« Et pourtant, s’avouait-il, quelquechose me dit que c’est ce sentier seul qui peut me conduire à laVallée du Désespoir. »

Il rebroussa chemin et se mit à marcher àgrands pas sans oser regarder derrière lui. Des étoilesétincelantes dans un ciel admirablement pur, il tombait une lumièretrès douce. Il faisait aussi clair que par une matinée d’hiver sousle pâle soleil du Nord.

Martial avait maintenant ses vêtements touttrempés de rosée et il respirait avec bonheur cette fraîcheatmosphère sans même s’apercevoir que ses mains étaient brûlanteset qu’il tremblait de fièvre.

Il marcha silencieusement pendant unedemi-heure ; et il n’osait toujours pas se retourner ; illui semblait que s’il l’eût fait, il eût trouvé à quelques pas enarrière le squelette d’une blancheur d’ivoire de l’hommeassassiné.

Mais bientôt d’autres préoccupations d’unenature plus précise le délivrèrent de cette obsession, qu’ilattribuait à la faiblesse de ses nerfs.

Le sentier qu’il suivait aboutit brusquement àun plateau rocheux où il se perdit sans que Martial pût enretrouver la moindre trace. Le sol était comme dallé de largesplaques de schiste sur lesquelles des caravanes entières auraientpu passer sans laisser le moindre vestige.

Martial, que le désespoir commençait à gagner,se remit à errer à l’aventure, examinant tantôt les pics bleus dela Sierra, qui semblaient reculer indéfiniment devant lui, tantôtles blocs de rochers qui, plus près des aspects fantomatiques,affectaient des silhouettes de spectres goguenards.

– Allons, murmurait-il de temps en temps,un peu de courage… C’est le moment d’avoir du cran.

Dès lors, il avança au hasard, la tête perdue,les pieds endoloris par la longue marche qu’il venait de fournir,les reins cassés.

Il mourait d’envie de se jeter au pied d’unroc et de dormir, mais une sorte de fièvre, mêlée de peur aussi, letenait debout et le forçait à aller de l’avant.

Le bruit de ses pas résonnait dans le grandsilence que troublait seul le vagissement lointain du Pacifique oule cri funèbre d’un oiseau de nuit.

Cette plaine aride qu’il traversait semblaitse prolonger à l’infini, avec ses blocs aux formes confuses dont lafoule semblait le suivre et le précéder et qui étaient comme desmoines en prières, comme des morts drapés de leur linceul ou commede gigantesques et fantastiques animaux.

Il allait céder à la fatigue et audécouragement, lorsque tout à coup, très bas sur l’horizon, unepetite tache de lumière apparut, d’une lumière rougeâtre et terne,qui ne ressemblait en rien à l’éclatante splendeur des étoiles.

Il ne put s’empêcher de se comparer au hérosdu conte qui avait bercé son enfance, au Petit Poucet, lorsqu’ildécouvre la demeure de l’ogre.

« Ce n’est sans doute pas un ogre,songea-t-il, qui a établi son repaire dans cette solitude, c’est,plus que probablement, d’affreux bandits dans le genre de ceBernardillo que mon fidèle Chanito a si magistralement abattu…N’importe, tout vaut mieux que d’errer comme je le fais depuis plusd’une journée. »

Et courageusement, il se remit en chemin verscette mystérieuse petite lueur sans se dire qu’il allait peut-êtreau-devant de périls nouveaux et plus redoutables.

Chapitre 5L’HACIENDA

À mesure que Martial marchait dans ladirection de la petite lumière qui tremblotait au bas de l’horizon,la route lui devenait plus facile. Le terrain continuait àdescendre et il comprit qu’il était sans nul doute à l’entrée d’unede ces vallées fertiles qui s’abritent comme des nids verdoyantsentre les contreforts escarpés de la montagne. S’il avait obliquéun peu plus vers la gauche, dans la longue marche qu’il venait defaire, il se fût certainement évité les tortures de la faim et dela soif qu’il avait endurées.

Dans un suprême sursaut d’énergie, il marchadeux heures les regards toujours fixés vers cette chétive petitelumière d’où il attendait le salut.

Le terrain pierreux avait tout à coup faitplace à une herbe rare et maigre où poussaient çà et là quelquesarbustes, et dans le lointain, Martial crut entendre le mugissementdes bœufs et le hennissement des chevaux.

« Je ne suis certainement pas loin d’unehacienda », songea-t-il, avec un frémissement de joie.

Et pour un moment, il ne sentit plus ladouleur que lui causaient ses pieds meurtris et ses reinsendoloris.

L’herbe se faisait plus épaisse, quelquesarbres apparaissaient, mais la petite lueur qui servait à Martiald’étoile polaire ne semblait guère plus proche qu’au moment où deuxheures auparavant il l’avait aperçue pour la première fois.

Tout à coup elle s’éteignit.

Notre aventurier eut un moment de désespoir.Cette malchance l’accablait. Il était tellement découragé qu’il sejeta dans l’herbe mouillée de rosée et y demeura étendu, décidé àdormir là, sans tenter aucun autre effort.

L’excitation nerveuse qui l’avait fait,jusque-là, marcher avec courage, était tombée en même temps quel’espoir de trouver bientôt un peu de nourriture et un endroit oùse reposer. Il était aussi courbaturé dans toute sa personne ques’il eût été moulu de coups de bâton, ses yeux se fermaient malgrélui. Il se laissait aller, il renonçait à lutter.

Déjà il s’endormait, vaincu, quand lemugissement lointain qu’il avait déjà entendu une première foisparvint à lui, dans le silence de la nuit claire, et il vit làcomme une sorte d’avertissement providentiel.

Il se releva en faisant appel à toute sonénergie et passant la main sur les touffes d’herbe dont l’eauruisselait comme après une pluie, il s’humecta le front et lestempes de cette rosée glaciale.

– Je suis stupide, murmura-t-il, endormant dans cette herbe mouillée, je vais attraper les fièvres,alors qu’il y a une hacienda à deux pas d’ici. Allons ! enroute, il faut vaincre ou mourir !

Il se releva en boitant et sous la radieuseclarté de la lune qui rendait les moindres objets aussi visiblesqu’en plein jour, il étudia le terrain. Puisqu’il y avait desbestiaux, ils avaient dû venir paître cette herbe épaisse et ilsdevaient avoir laissé des traces. En les suivant, il ne manqueraitpas d’arriver à l’hacienda. Ce raisonnement se trouva juste. Ilatteignit un endroit où le sol était piétiné, et il n’eut plus qu’àsuivre l’empreinte des sabots, pour se trouver en face d’une hautepalissade derrière laquelle il apercevait quelques bâtimentsd’aspect misérable et qui lui parurent construits de bouedesséchée, avec une toiture en feuilles de palmier.

– Enfin, tout de même… J’y suis,murmura-t-il avec un soupir de soulagement.

Il fit le tour de la palissade pour trouverune entrée, mais déjà des chiens aboyaient. En même temps, deslumières allaient et venaient dans l’intérieur. Il était arrivé àune barrière à claire-voie faite de solides poutrelles, il essayade l’ouvrir, mais elle était maintenue intérieurement par degrosses barres de bois, et il entendit de l’autre côté lecraquement sec d’une carabine qu’on arme.

– Au large ! cria une voix, enmauvais espagnol, nous n’ouvrons à personne pendant la nuit.

C’est alors que Martial se ressouvint desconseils de Chanito.

– Je suis seul et sans armes !s’écria-t-il d’une voix forte. Je meurs de sommeil et de faim et sije vous demande l’hospitalité, je suis en mesure de la payerconvenablement.

Avec la rapidité de pensée que donnentquelquefois les situations désespérées, Martial s’était dit que sion mettait tant de difficultés pour lui ouvrir, c’est qu’il étaittombé chez d’honnêtes gens. Dans un repaire de bandits, on l’eûttout de suite laissé entrer pour le dépouiller plus aisément.

– Attends un instant, reprit unevoix.

Il y eut des chuchotements, comme le bruitd’une discussion à voix basse de l’autre côté de la barrière. Leshabitants de l’hacienda se consultaient.

Dix minutes s’écoulèrent. Martial commençait às’impatienter, à trouver que ces préliminaires traînaient enlongueur.

Enfin, une face basanée apparut à travers legrillage. C’était celle d’un Indien au teint cuivré, dont lescheveux d’un noir bleuâtre, aussi rêches et aussi durs que descrins de cheval, étaient tressés en petites nattes, quis’échappaient de dessous un feutre à larges bords en pain de sucre,orné d’une profusion de vieux galons dorés.

L’homme jeta sur Martial un regard perçant,puis à la grande surprise du jeune homme, il lui dit tout àcoup :

– Montre ce que tu as là, attaché autourdu cou.

Martial se rapprocha et mit en pleine lumièrel’amulette représentant un dieu à tête de crocodile, que lui avaitprêtée Chanito. Aussitôt, les manières de cet hôte peu accueillantse modifièrent du tout au tout. Ce fut d’une voix presque aimablequ’il reprit :

– Tu es seul ? Tu n’as pas demauvaises intentions.

– Je ne veux que dormir et manger,répliqua Martial avec énergie.

Et utilisant une formule qu’il tenait deChanito :

– Oui ou non, suis-je ton hôte ?

– Tu es mon hôte, répondit l’Indien aprèsune minute de réflexion.

Tous les voyageurs ont remarqué que lesIndiens, à quelque race qu’ils appartiennent, ne prennent jamaisune décision à la légère, ils mettront parfois un quart d’heure àse résoudre à une chose toute simple, mais une fois leur résolutionprise, ils vont jusqu’au bout, sans que rien puisse les fairechanger d’avis.

La barrière s’était ouverte et sitôt queMartial l’eut franchie, elle fut presque simultanément barricadéede nouveau. À la lueur d’une torche de bois résineux, il aperçutune cour intérieure d’aspect sale et misérable, encombrée de tasd’ordures. Il se trouvait entouré de plusieurs Indiens tous vêtus àpeu près de la même façon, d’une longue blouse de coton, nouée à laceinture et d’un caleçon qui leur venait à peine aux genoux. Ilsavaient pour coiffure de vieux feutres ou des chapeaux en fibre depalmier.

À l’attention avec laquelle ils ledévisageaient, le jeune homme comprit que son arrivée dans cettepauvre ferme du désert était, pour ses habitants, un grandévénement. Tous le regardaient avec une singulière curiosité etdeux jeunes filles de treize à quatorze ans apparurent à la portede l’hacienda et contemplèrent l’étranger avec un effarement pleind’admiration.

Martial commençait à se rassurer. Évidemment,il n’était pas tombé dans un repaire de bandits. Il avait lachance, en ce pays du Mexique où abondent les communistes, où lesbolcheviks se livrent à une propagande intense, d’avoir rencontréune famille d’Indiens isolée du reste du monde et en retard dequelque deux cents ans sur les idées courantes.

Tout de suite, il fut fixé, en apercevant dansla pièce basse où il pénétra une madone au teint cuivré, dont lecou était entouré de colliers faits avec des baies aux couleurséclatantes, de petits coquillages et des morceaux de verre. À côtéde cette icône domestique se trouvait un cierge venu sans douted’une ville lointaine et que l’on ne devait allumer que dans lesgrandes circonstances. Cet intérieur était nu et désolé ; desnattes de feuilles de maïs ou de fibres de latanier, des poteriesgrossières, quelques escabeaux en formaient l’ameublement.

Suivant les rites de la politesse indienne, ondonna à manger et à boire à Martial sans lui adresser aucunequestion.

Une des jeunes filles qu’il avait d’abordaperçues et qui ne paraissait nullement intimidée de ses vêtementssommaires, ranima le feu qui couvait sous la cendre, fit grillerdes lanières de viande séchée et fit cuire sur une plaque de ferdes tortillas de maïs. Une autre apporta une cruche pleine depulque, cette espèce de vin que l’on retire de l’agave et qui estspécial au Mexique.

L’agave est une plante grasse, qui atteintplusieurs mètres de circonférence ; qu’on se figure ungigantesque artichaut. Quand la plante a atteint une douzained’années, on coupe la tige, on creuse un trou au centre et ce trouse remplit en moins de vingt-quatre heures d’une liqueur épaisse etsucrée qui en fermentant donne le pulque, que les Mexicainscomparent au meilleur vin, mais qui, en réalité, possède un goûtd’herbage très persistant et se rapproche beaucoup plus du cidreque de toute autre boisson. Néanmoins, le pulque est trèsenivrant.

Martial en absorba avec plaisir plusieurslampées, il dévora les tortillas et la viande séchée et ce repas,qu’en toute autre occasion il eût trouvé détestable, lui parutdélicieux.

Une fois rassasié, il tombait littéralement desommeil. Ses hôtes le conduisirent jusqu’à un réduit où se trouvaitun grand tas de paille de maïs sur lequel un vieux manteau étaitétendu en guise de couverture. Il était si fatigué, que sitôt qu’ilse fut allongé sur cette couche rustique, sans même s’êtredéshabillé, il s’endormit d’une façon instantanée et, pour ainsidire, foudroyante.

Il ne fut tiré de ce sommeil accablant que parles beuglements des vaches dont il n’était séparé que par une mincecloison.

Il se leva, calme et dispos, il secouajoyeusement les brins de paille qui s’étaient attachés à sesvêtements et à ses cheveux. Il faisait grand jour. D’un coup d’œil,il se rendit compte de l’endroit où il se trouvait.

À une des extrémités de la cour, un enclosentouré de palissades, un corral, enfermait une vingtaine debestiaux à demi sauvages, auxquels déjà un jeune Indien ouvrait labarrière pour les laisser aller trouver leur pâture en liberté.

Généralement, les animaux errent à leur grédans la savane, sans que leur maître s’en préoccupe, quelquefois,pendant des mois entiers, mais la situation de la ferme auxfrontières du désert infesté de brigands avait nécessité desprécautions spéciales. Les bestiaux qui, d’ailleurs, ne pouvaientsortir de l’étroite vallée où la ferme était construite, étaientramenés chaque soir au corral que gardaient une dizaine de chiensféroces.

Martial entra dans la pièce où il avait soupéla veille et qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger etde chambre à coucher, et il y trouva les deux petites Indiennesdéjà occupées, l’une à écraser le maïs avec une primitive meule depierre, l’autre à faire cuire les tortillas.

Une matrone à cheveux blancs les surveillait,vêtue d’une chemise de coton qui lui venait à peine aux genoux,mais parée en guise de collier d’un chapelet de corail dont lacroix d’argent pendait sur sa poitrine et dont elle semblait trèsfière.

Toutes trois saluèrent le jeune homme en leurmauvais espagnol et lui demandèrent s’il avait bien dormi et s’ilvoulait déjeuner.

Martial, qui se sentait presque aussi affaméque la veille, accepta cette offre avec empressement. Il remarquaque pendant qu’il mangeait, les trois Indiennes regardaient avecune singulière curiosité – une curiosité où il y avait du respect –l’amulette qu’il portait au cou, et du fond de son cœur, il bénitl’honnête Chanito qui l’avait pourvu de cette espèce detalisman.

Il terminait ce repas, lorsque le chef defamille, le même qui la veille lui avait permis d’entrer dansl’hacienda, apparut au seuil de la porte. Martial salua son hôte,le remercia et apprit de lui qu’il se nommait Coyotepec, qu’ilétait de l’antique race tlascalienne et qu’il habitait ce vallonperdu depuis une trentaine d’années.

Ces renseignements que Coyotepec donnait surson propre compte étaient une façon courtoise de faire comprendre àMartial qu’il devait, lui aussi, dire ce qu’il était, d’où ilvenait, et où il allait.

– Je suis à la recherche d’un de mesparents, un prospecteur dont on est sans nouvelles depuis deux ans,et qui doit se trouver dans une vallée proche d’ici…

Et il raconta comment il avait été dépouilléde ses bagages et de ses armes et comment il s’était égaré.

– Ce que je voudrais de toi, conclut-il,c’est que tu me vendes un cheval ou un mulet et assez de vivrespour continuer mon chemin pendant quelques jours.

L’indien demeura silencieux cinq longuesminutes, puis, tout à coup :

– Qui t’a donné le talisman que tu portesau cou ? demanda-t-il, en fixant avec des prunelles ardentesla figurine de terre cuite. Vends-la-moi. Tu auras un mulet et desprovisions.

– Cela m’est impossible ! Cetalisman ne m’appartient pas ! Je dois le rendre d’ici unehuitaine à mon ami Chanito qui me l’a prêté pour une expéditiondangereuse.

– C’est bien, répondit Coyotepec, sansmontrer la déception qu’il éprouvait, moi aussi, je suis un ami deChanito, qui est venu bien des fois s’asseoir à mon foyer.

Et il ajouta avec un orgueilleuxsourire :

– Chanito est un des descendants de nosanciens caciques…

L’Indien paraissait animé des meilleuresdispositions, et après une longue et minutieuse discussion, il futconvenu que, moyennant cent cinquante piastres, il céderait unmulet et assez de vivres pour passer une semaine.

Quand il s’agit du paiement, Martial tira deson portefeuille quelques bank-notes, dont il s’était pourvu unmois auparavant dans un grand établissement financier de Mexico.Mais, à la vue de ces papiers, Coyotepec leva les bras dans ungeste de mépris et d’horreur.

– Le marché est rompu, déclara-t-il, ense contenant à grand-peine, je ne donne pas ce qui m’appartient enéchange de feuilles de papier !… Tu me dis que tu es un ami deChanito et tu m’offres des images comme Bernardillo, qui m’a volédeux chevaux et quatre bœufs !

Et Coyotepec alluma un cigare de tabac àmoitié vert, roulé à la main, et qu’il avait dû fabriquer lui-mêmeet se retira d’un air indigné à quelques pas de son hôte.

Chapitre 6VERS LA VALLÉE DU DÉSESPOIR

Martial se trouvait dans un extrême embarras.Il ne comprit pas d’abord pourquoi l’Indien refusait d’un air aussidégoûté des billets de banque qui faisaient prime sur tous lesmarchés du monde.

« Il est fou », se dit-il.

Puis, il réfléchit ; le nom deBernardillo, le bandit qui avait tenté d’assassiner Fontenac,l’éclaira. Il se souvint qu’au Mexique les faux-monnayeurs, saufdans les grandes villes, ont le champ à peu près libre : ilfaut faire très attention quand on ne veut pas recevoir en paiementdes piastres en plomb argenté, des dollars de cristal simplementdorés et de faux billets de banque plus ou moins adroitementimités. Le désert de la Sonora, par sa proximité avec la frontièredes États-Unis, est un terrain de choix pour les contrefacteurs despapiers d’État. Ils écoulent en Amérique les faux billetsmexicains, et au Mexique les fausses bank-notes.

Martial devina sans peine que Coyotepec avaitdû payer un large tribut à ces bandits, mais il tenait à avoirquelques éclaircissements. Il se rapprocha de l’Indien, qui fumaitimpassiblement, sans paraître s’apercevoir de sa présence.

– Les billets que je t’offre sont bons,lui dit-il, pourquoi n’en veux-tu pas ?

– Je ne puis les accepter, répliquaCoyotepec, avec calme. Bernardillo m’en avait donné de pareils l’andernier, en échange de mes bestiaux. J’ai été les porter à la villepour acheter des cartouches, de la farine et des outils et c’esttout juste si on ne m’a pas mis en prison.

– Les miens sont bons, répliqua Martial,avec vivacité, et si tu le désires, je t’accompagnerai jusqu’à laville, où j’échangerai les billets contre de beaux aigles d’or.

– La ville la plus proche est à huitjournées de marche, répliqua l’Indien avec entêtement, je ne puispas quitter mon hacienda en ce moment. Puis, tu sais, je ne tienspas à être mis en prison.

Malgré tous les raisonnements de Martial,Coyotepec ne sortit pas de là ; les bank-notes, vraies oufausses, lui inspiraient une invincible répulsion.

Martial ne savait comment sortir de cetteimpasse lorsqu’il songea à la petite boîte de poudre d’or que luiavait offerte son ami Fontenac. Il la tira de la poche de sonveston, l’ouvrit et la mit sous le nez de l’Indien.

– Et ça, lui dit-il, crois-tu que ce soitde la fausse monnaie ?

Coyotepec, avant de répondre, pritdélicatement entre le pouce et l’index un grain de métal et le fitcraquer sous ses dents. Sa physionomie s’éclaira.

– C’est de l’or, murmura-t-il, maispuisque tu as de l’or, pourquoi, tout à l’heure, m’offrais-tu demauvais papiers ?

Malgré toute son éloquence, Martial eutgrand-peine à démontrer à son hôte qu’il n’avait pas voulu letromper. Celui-ci, tout en approuvant, gardait visiblement un restede défiance.

Enfin, on finit par s’entendre, la poudre d’orfut pesée dans une balance primitive dont les plateaux étaientformés de deux calebasses et estimée approximativement.

Après des calculs qui durèrent plus d’uneheure, car l’Indien comptait de mémoire et sur ses doigts, il futconvenu que, moyennant l’abandon de son or, Martial aurait droit àun mulet qu’il pourrait choisir lui-même, à dix livres de tasajo, àune gourde pleine de caña, à une vieille carabine et une douzainede cartouches.

Il fut entendu qu’il partirait le lendemainmatin et que son hôte qui, au fond, était enchanté du marché qu’ilvenait de conclure, lui donnerait des renseignements sur la route àsuivre.

– Jusqu’à plusieurs journées de marched’ici, déclara l’Indien, je connais admirablement le pays. Quel quesoit l’endroit où tu veuilles te rendre, tu ne pourras pas tetromper avec les renseignements que je te donnerai.

– C’est à merveille. Je vais à la Valléedu Désespoir.

Le visage de Coyotepec était devenu d’unepâleur cendrée, presque gris, ce qui est la façon de pâlir deshommes de la race rouge.

– Dis-tu vrai ? balbutia-t-il,incapable de cacher son émotion, mais tu as perdu l’esprit ?Tu cours à la mort.

Martial était impatienté.

– Vous me dites tous la même chose,s’écria-t-il avec véhémence. Que peut-il y avoir d’extraordinairedans cette vallée ? Apprends, ami, que je n’ai pas peur. Jesuis un de ceux qui ont combattu pendant toute la Grande Guerre, ettu vois que j’en suis revenu indemne ; je suis un homme dupays de France.

Coyotepec se recula avec un geste où il yavait de l’épouvante et de l’admiration. Au fond de ce désert, lebruit de la gigantesque bataille où des nations entières s’étaiententr’égorgées était arrivé jusqu’à lui. Des Américains étaientvenus, une certaine année, lui acheter tous ses chevaux et les luiavaient payés en beaux dollars d’or, enfin, un de ses fils, l’aînéle plus brave, séduit par des recruteurs yankees, était parti pourle vieux continent et l’on n’avait jamais plus eu de sesnouvelles.

– Tu es un homme très brave, dit-il, ethier soir, quand tu t’es assis sous mon toit, j’ai vu tout de suiteque tu n’étais pas un bandit, mais crois-moi, ne tente pasl’impossible, de plus audacieux que toi ont vainement essayé depénétrer ce mystère…

– J’y réussirai, moi ! déclaraMartial, avec une tranquillité qui fit impression sur l’Indien.

– Tu y mourras !

– Chanito m’a dit la même chose… Alors,j’y mourrai… Mais c’est donc impossible d’entrer dans cettevallée ?

Coyotepec paraissait très troublé, ilhésitait, cherchait ses mots.

– Je n’aime pas à parler de cela, fit-il.Écoute pourtant. On a très aisément accès à la Vallée… mais, celaest malaisé à expliquer – tous ceux qui ont voulu y entrer avec demauvaises intentions contre Celui qui l’habite n’ont jamais pul’atteindre ; leurs ossements t’indiqueront la route que tu asà suivre…

Martial ne put s’empêcher de songer ausquelette qu’il avait trouvé la veille et dont la rencontre l’avaitpour ainsi dire obligé à revenir sur ses pas.

– Je ne te comprends pas, répliqua-t-il,tu disais à l’instant que c’était très aisé ?

– Oui, pour beaucoup, cela est vrai, leshors-la-loi, les desperados – c’est peut-être de là que vient lenom de la vallée –, y sont reçus sans difficulté, le mauvais espritqui y règne leur fait bon accueil et rétribue largement leursservices ; seulement la plupart ne reviennent jamais.

– Il en revient pourtant, demandaMartial, dont la curiosité était vivement excitée.

L’Indien hocha la tête :

– Ceux-là arrivent profondémentmélancoliques, mais souvent malades, ils ont leur ceinture pleinede poudre d’or, mais ils meurent toujours, tantôt d’une façon,tantôt d’une autre, avant que le délai d’un an soit écoulé.

– Mais enfin, s’écria Martial, que leura-t-on fait ? Pourquoi meurent-ils ?

– Aucun d’entre eux n’a jamais osé ledire. Ils affirment au contraire que dans cette vallée maudite, quiest le royaume du Démon, ils sont admirablement nourris, bientraités et ne travaillent guère.

La logique de Martial s’insurgeait contre cesracontars. Il ne put s’empêcher de déclarer malgré le désir qu’ilavait de ne pas vexer l’Indien :

– Cela ne tient pas debout ! Quandils commencent à être envahis par cette mélancolie dont tu parles,pourquoi ne s’en vont-ils pas ?

– Ils ne peuvent pas : ceux qui ontfait un pacte avec le Maître de la Vallée sont obligés d’y resterjusqu’à la fin de leur engagement.

« Puis, je crois, pour parlerfranchement, ajouta l’Indien en baissant la voix, que personne neconnaît la vérité… L’histoire de ceux qui ont fait un pacte avecl’esprit du mal, est toujours la même. Il les attire avec sa poudred’or, puis il les fait mourir et emporte leur âme. C’est ce que m’atrès bien expliqué le révérend padre Eusébio, qui vient àl’hacienda tous les ans.

« Et maintenant, señor Francese,êtes-vous toujours décidé à pénétrer dans la Vallée duDésespoir !…

– Plus que jamais, répliqua Martialimpétueusement. Tout ce que tu viens de me raconter est exagéré,grossi par la peur ! Le démon de la Vallée n’est qu’un habilecoquin, et je le démasquerai !

Coyotepec fit pieusement un signe de croix etmurmura à demi-voix une prière à la madone.

Martial, contrairement à ce que l’on pourraitpenser, était enthousiasmé par tout ce que venait de lui apprendrel’Indien. Il était parti à la recherche de l’ingénieur Wilcox, paramour pour Rosy, la fille de celui-ci. Mais, maintenant, son pointde vue était changé. Il mettait son amour-propre à découvrir lesecret de cette étonnante vallée, il voulait réussir à tout prix àdémasquer le prétendu démon.

– Le diable dont tu parles, affirma-t-il,je le ramènerai à Mexico avec une chaîne autour du cou !

Coyotepec leva les bras au ciel, puis ilsecoua la tête avec une expression de physionomie qui indiquaitclairement son admiration pour l’héroïque témérité de son hôte et,en même temps, le chagrin que lui causerait sa mort, assurémentinévitable.

– Tu ne sais donc pas, reprit-il, que cen’est pas d’aujourd’hui que la Vallée est maudite. Depuis plus decent ans, et même bien au-delà, les Indiens aussi bien que leshommes blancs la fuient avec terreur. Il n’est jamais arrivé que dumal à ceux qui y ont pénétré, et pourtant, elle est riche enminerai d’or. Les Espagnols des temps anciens s’y étaientétablis ; ils durent se retirer sans qu’on ait pu en connaîtrela raison, et il a fallu que le diable lui-même s’installât danscet endroit pour s’emparer des riches filons qu’il renferme.

Martial ne put s’empêcher de sourire.

– Je te répète, fit-il, que je ramèneraile démon de la Vallée au bout d’une chaîne. Tout ce que tu m’as ditne m’effraie pas. Pourquoi ne serais-je pas l’homme envoyé de Dieu,qui doit terrasser le démon et le forcer à rentrer dans l’enfer oùest sa place !

– Bien d’autres avant toi ont essayé,murmura l’Indien, impressionné quand même par l’assurance deMartial.

– Crois-tu donc, reprit ce dernier, quele diable puisse l’emporter sur la Vierge ? Il arrive unmoment où le Ciel doit triompher de l’Enfer.

Martial avait trouvé le point faible de soninterlocuteur. Ce dernier ne sut que lui répondre. La dévotionsuperstitieuse qu’il portait à la Vierge ne lui permettait pas dedouter qu’elle ne finît par triompher.

Il fit un nouveau signe de croix.

– Que la Vierge soit bénie, je souhaitede tout mon cœur que tu réussisses, mais le démon est si malin, etil y a tant d’années qu’il est installé là !…

Martial comprenait que l’Indien était prêt àlui révéler tout ce qu’il savait de la mystérieuse vallée, et cetteenquête qu’il sentait sur le point d’aboutir l’intéressaitpassionnément. Il se recueillit un instant avant de poser unenouvelle question à Coyotepec.

– D’après toi, fit-il, il y aurait doncdeux siècles que le démon attire à lui les desperados ?

– Mais non ! Il n’y a guère plus dedeux ans. Auparavant, la Vallée avait mauvaise réputation :personne ne s’y risquait, mais ce n’était pas comme aujourd’hui, ledémon n’y était pas encore installé à demeure.

« On savait seulement que l’air et l’eau,les plantes et les animaux ne ressemblaient en rien à ce que l’onvoit ailleurs, et avaient quelque chose de surnaturel.

« On dit encore aujourd’hui que lesaigles et les vautours, quand ils passent au-dessus, gagnent àtire-d’aile les hauteurs du ciel et accélèrent leur vol, commes’ils étaient frappés d’épouvante…

Martial n’ignorait pas combien il estdifficile de tirer des Indiens des renseignements exacts ;leurs phrases les plus claires sont toujours pleines de réticences,et il faut souvent leur répéter un grand nombre de fois la mêmequestion avant d’arriver à leur faire dire la vérité. Aussireprit-il avec insistance :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoiles Espagnols de l’ancien temps avaient abandonné la vallée ?Peut-être que les eaux ou l’air y étaient malsains ?

– C’est cela même, réponditprécipitamment l’Indien. Je ne m’en souvenais plus… Il y a silongtemps qu’on m’a raconté cela ? Ils étaient tous atteintsd’une maladie horrible qui ressemblait à la lèpre… C’est ce qui lesa forcés de fuir.

– Tu ne peux pas me dire quelle étaitcette maladie ?

– C’est tout ce que je sais…

Et l’Indien changea brusquement deconversation et se mit à parler des plantes et des arbres de laVallée.

– Il y a, fit-il, des organos aussi grosque les colonnes de nos anciens temples, des palmiers énormes, deslauriers géants comme on n’en voit pas dans le Sud et, à côté decela, des endroits où rien ne peut pousser, les graines qu’yapporte le vent y germent rapidement ; les plantes ygrandissent à vue d’œil, mais, tout à coup, les feuilles et lesfleurs s’étiolent comme si elles étaient brûlées par un feuintérieur.

Malgré lui, Martial était profondément troublépar les révélations de l’Indien, qui, certainement, était de trèsbonne foi. Il continua patiemment à le questionner.

– Voyons, reprit-il, tu m’as dit tout àl’heure qu’il n’y a que deux ans que le démon habite lavallée ?

– C’est vrai, señor Francese, réponditCoyotepec, sans hésiter, il n’y a pas plus de deux ans.

Martial tressaillit. Il y avait juste troisans, que l’ingénieur Wilcox était parti pour aller prendrepossession des terrains qui lui étaient concédés par legouvernement mexicain.

– Mais, répliqua le jeune homme, il y atrois ans, n’as-tu pas vu une grande caravane d’hommes blancstraverser le désert ?

– Non, répondit l’Indien étonné, il y atrente ans que j’habite ici et aucune caravane d’hommes blancs nes’est dirigée vers la Vallée du Désespoir.

– Cependant, répliqua le jeune homme,pour que les desperados soient si bien logés et si bien nourris, ildoit y avoir des magasins de vivres, des maisons ?

– Il y a tout cela, répondit l’Indien, debelles maisons de bois couvertes de métal, et ce qu’il y a de plusextraordinaire – et ce qui prouve bien que c’est là l’œuvre dudiable –, on n’a jamais vu personne apporter les matériauxnécessaires à la construction de ces maisons, ni aucun ouvrier venupour travailler à les édifier.

Martial se disait qu’il y avait là un mystèrebeaucoup plus compliqué qu’il ne se l’était imaginé tout d’abord,et il se demandait avec une sorte d’angoisse quel rôle le père deRosy avait pu jouer dans cette étrange fantasmagorie.

C’était à n’y rien comprendre. L’ingénieuradorait sa fille. Pour qu’il fût demeuré si longtemps sans donnerde ses nouvelles, il fallait qu’il fût mort ou prisonnier.

Mort ? Mais tué par qui ?Prisonnier ? Mais de qui ?

Martial ne pouvait admettre un seul instantl’existence de l’être surnaturel que lui avait décrit de son mieuxCoyotepec et cependant, il s’avouait à lui-même que le récit del’Indien l’avait profondément troublé, précisément par soninvraisemblance et son illogisme. Maintenant une autre penséel’obsédait… Et si ce démon ou ce spectre c’était M. Wilcoxlui-même ?

Il demeurait perplexe.

Il n’avait jamais vu le père de Rosy. La jeunefille, qui vivait avec la liberté illimitée des mœurs américaines,s’était fiancée avec la certitude que son père approuveraitentièrement son choix. Mais, depuis, ce père, par une coïncidencebizarre, n’avait plus donné de ses nouvelles.

Martial comprenait que l’aventure où ils’était engagé – il ne voulait pas se dire imprudent, car iladorait Rosy, loyale et belle, tout acquise à celui qu’elle aimait– devenait de plus en plus inquiétante. Mais il était décidé àaller jusqu’au bout ; bien mieux, il trouvait un charmepassionnant à cette histoire romanesque et pleine d’énigmes dont ilétait un des principaux héros, et qui, peut-être, finiraittragiquement.

– Maintenant, dit-il tout à coup àCoyotepec, je ne te demande que de m’indiquer le chemin qui d’iciconduit à la Vallée de Désespoir.

– Je le ferai, répondit gravementl’Indien, parce que tu es un homme courageux et aussi parce que tues un ami de Chanito. Je te conduirai même aussi loin qu’il estpermis de le faire à un chrétien, mais je croirais compromettre monsalut éternel si je m’approchais trop près de la Vallée duDémon.

« Je te laisserai à l’endroit où setrouve le premier squelette… »

Chapitre 7LES PORTES DE PORPHYRE

Le reste de la journée, Martial ne revit plusson hôte. Coyotepec était sans doute parti soigner son bétail ou,peut-être, chasser les oiseaux d’eau qui devaient abonder dans unpetit étang situé à quelques centaines de mètres, en bas del’hacienda.

Il fut confirmé dans cette opinion enentendant retentir une série de détonations qui venaient du côté del’étang, d’où s’élevèrent presque aussitôt des vols d’oiseauxaquatiques. L’hacienda, silencieuse pendant la grande chaleur dumilieu du jour, n’était gardée que par les trois Indiennes et ceschiens féroces d’une race non cataloguée et qui tenaient à la foisdu coyote ou loup de prairie et des dogues importés autrefois parles Espagnols.

Ces animaux semblaient doués d’un singulierinstinct. Ils avaient compris que Martial était l’hôte de leurmaître, mais, peut-être, avaient-ils pensé qu’il était depuis troppeu de temps à l’hacienda pour qu’on oubliât de le surveiller.

Ils n’aboyaient pas contre notre héros, ilsn’essayaient pas de le mordre, mais ils le suivaient obstinément etil vit très bien que s’il avait voulu franchir sans leur permissionla palissade de la ferme, il eût été immanquablement dévoré.

Au moment où le soleil, devenu presquevertical au-dessus de l’horizon, rendait la sieste nécessaire, ilalla se jeter sur son tas de paille de maïs et dormit à poingsfermés, mais les chiens ne l’avaient pas quitté ; ilss’étaient accroupis ou couchés en rond et formaient un demi-cercleen face de la porte. Si le dormeur dans son sommeil froissait lapaille ou poussait un soupir, les chiens grognaient sourdement. Oneût dit qu’ils n’attendaient qu’un ordre précis pour croquer àbelles dents l’inconnu qu’ils avaient pris en surveillance.

Bien reposé, Martial se leva, alluma un cigareque lui offrit une des petites Indiennes et tout en réfléchissant àsa singulière situation, inspecta les dépendances de l’hacienda.Les chiens, quand il s’était levé, n’avaient pas aboyé, mais ilscontinuaient à le suivre à distance respectueuse et chaque foisqu’il se rapprochait de l’entrée ils se plaçaient de façon à luibarrer le passage.

Il s’amusa fort de ce manège, il comprit queles chiens avaient fini par partager la mentalité défiante de leurmaître, qui, dans ce désert, à des centaines de kilomètres de toutehabitation, devait avoir pour principe de ne se fier àpersonne.

Il essaya de caresser ces animaux au poilroussâtre, au museau allongé, mais chaque fois qu’il voulut passerla main sur leur dos, ils se retirèrent en grognant.

Si singulier que cela puisse paraître, Martialcommençait à trouver le temps long, en dépit de toutes lespréoccupations, de toutes les suppositions bizarres qui luitravaillaient la cervelle.

Il voulut lier conversation avec les troisIndiennes mais elles parlaient si mal l’espagnol, elles émaillaientleurs phrases de tant de vocables indiens qu’il était difficile deconverser longtemps avec elles. Puis leur mentalité était réduite àdes idées d’une simplicité enfantine.

Elles demandèrent au « señorFrancese » si on trouvait beaucoup de poudre d’or dans sonpays, si les bestiaux se vendaient cher, et si les femmes étaientjalouses.

Martial répondit de son mieux à ces questions,mais au bout de peu de temps, il trouva la conversation desIndiennes assommante et il sortit fumer un autre cigare, toujourssuivi de sa silencieuse escorte aux dents aiguës.

Enfin, un peu avant le coucher du soleil,Coyotepec, ses frères et ses fils, rentrèrent avec leurs bestiauxqu’ils enfermèrent soigneusement dans le corral, après les avoirabreuvés à une auge de bois qui se trouvait dans un coin de lacour.

Les chiens, avec un instinct admirable,avaient compris sans doute que le retour de leur maître rendaitleur surveillance inutile. Ils avaient cessé de suivre Martial, etavaient regagné leur poste habituel au pied de la palissade.

Cette soirée se passa de la même façon que laprécédente.

Le lendemain, dès l’aube, Martial fut réveillépar son hôte, qui lui amenait le mulet choisi la veille, et qui luiremit les vivres et les armes dont ils étaient convenus. Coyotepecy ajouta même une outre remplie d’eau, qui n’avait pas été stipuléedans le marché, mais sans laquelle, par cette chaleur dévorante, ileût été impossible à Martial de se mettre en route.

Après avoir fait ses adieux aux gens del’hacienda, dont, somme toute, il n’avait eu qu’à se louer, notrehéros partit avec l’Indien, qui trottait à ses côtés sur un chevalà demi sauvage, en fumant silencieusement. Ce ne fut pas sans unserrement de cœur que Martial laissa derrière lui la pauvre fermedu désert, où il avait trouvé une si cordiale hospitalité et où ilne reviendrait sans doute jamais plus.

Guidé par Coyotepec, il refit en sens inverseà peu près le même chemin qu’il avait parcouru quelques joursauparavant.

L’air était d’une pureté admirable, et lespics lointains de la Sierra se silhouettaient nettement sur le cield’un azur profond.

On eût dit qu’on n’avait pour ainsi dire qu’àallonger la main pour les toucher. Mais Martial avait appris à sesdépens à se méfier des illusions d’optique, si fréquentes dans lespays de montagnes. Il n’ignorait pas que de nombreux kilomètres leséparaient encore de ces hautes cimes que l’extraordinairelimpidité de l’air faisait paraître toutes proches.

Au bout de trois heures de marche pendantlesquelles aucun incident remarquable ne se produisit, Martial etson guide arrivèrent à l’endroit où se trouvait le squelette.

Là, Coyotepec arrêta net son cheval.

– Adieu, dit-il à Martial, d’une voixgrave, je t’ai amené jusqu’ici, selon ma promesse. Tu es toujoursdans l’intention de pénétrer dans la vallée maudite ?

– Plus que jamais ! répondit lejeune homme avec fermeté.

– Alors, que Dieu et les Saints teprotègent. Moi je n’irai pas plus loin. D’ailleurs, tu ne cours pasle risque de t’égarer. Tu n’auras qu’à suivre cette chaîne decollines, après lesquelles tu verras une profonde vallée où il y aune source. Tu la traverseras et bientôt, tu te trouveras àl’entrée du défilé qui donne accès dans la Vallée. Il estimpossible que tu te trompes, car à droite et à gauche de l’entrée,il y a deux rochers rouges comme du sang et hauts comme des toursd’église.

Martial remarqua qu’en dépit de sonimpassibilité l’Indien paraissait ému ; son visage tannéoffrait la même expression de tristesse que le jeune homme avaitdéjà observée sur celui du brave Chanito, lorsqu’ils s’étaientséparés. Évidemment Coyotepec était persuadé que son hôte courait àune mort certaine et, malgré lui, cette tristesse de l’Indienl’impressionnait péniblement, mais il ne laissa rien voir de cequ’il ressentait et, après une dernière poignée de main, les deuxhommes se séparèrent. De nouveau, Martial se trouvait seul dans ledésert, mais cette fois, il était bien reposé, muni de vivres etfermement décidé à ne pas se laisser abattre par les pressentimentsfâcheux qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver.

Pendant le restant de la matinée, il suivitfidèlement l’itinéraire que lui avait tracé l’Indien. Vers lemilieu de la journée, un frugal repas et une longue sieste luipermirent de continuer son chemin jusqu’à la nuit close. Il campaau pied d’un monticule de sable, mais, pour déjouer, s’il étaitpossible, les entreprises des voleurs du désert, il eut soin dedébarrasser son mulet du bât qu’il portait ; il le mit sous satête en guise d’oreiller, de plus, il entrava les pieds de l’animalde façon qu’il ne pût s’écarter. Dans un coin, bien abrité, ilavait posé l’outre pleine d’eau, qu’il regardait comme l’article leplus précieux de son bagage.

Il dormit tout d’une traite et se réveilla lelendemain frais et dispos. Il constata avec une vive satisfactionqu’on ne lui avait rien volé, mais une déception imprévuel’attendait. L’outre que lui avait donnée Coyotepec et qui,recousue en plusieurs endroits, devait servir depuis des années,avait laissé fuir, par une fissure invisible, presque toute l’eauqu’elle contenait.

Martial se hâta de boire ce qui restait, etenfourcha sa monture à laquelle il avait accordé quelques gorgéesdu précieux liquide. Il se mit en route, assez mécontent de cetteperte qui pouvait avoir pour lui de graves conséquences. Ce qui lerassurait, c’est qu’il ne devait pas être très loin de la vallée oùl’Indien lui avait affirmé qu’il trouverait une source. Il y arrivaà peu près à l’heure de la sieste, mais déjà, il avait beaucoupsouffert de la soif, le manque d’eau lui causait des torturesintolérables.

Large de plusieurs kilomètres, la vallée où ilvenait d’entrer offrait un sol uni et sablonneux, où poussaient çàet là quelques mezquitos et quelques saules rabougris, mais ilchercha vainement la source indiquée par l’Indien. Les vagues desable se succédaient les unes aux autres, avec une fatigantemonotonie, et il sembla à Martial qu’il était impossible qu’ilexistât une goutte d’eau dans un pareil désert. De plus, il n’yavait dans cet endroit désolé aucune plante, aucun fruit quipussent rafraîchir l’homme et sa monture, tous deux torturés parl’horrible fièvre de la soif.

Il n’était pas loin de midi et la chaleurétait devenue si accablante que Martial dut interrompre sesrecherches pour dormir quelques heures à l’ombre d’un rocher.

L’inévitable sieste terminée, il se remit enroute, mais le découragement commençait de nouveau à l’envahir. Ilne se sentait pas la force de passer encore une journée sans eau etil était persuadé qu’il n’en trouverait pas et que l’Indien l’avaittrompé.

Il était parvenu – mais au prix de quelsefforts – aux deux tiers de la plaine sablonneuse, quand le mulet,qui, la langue pendante, l’œil terne, semblait pouvoir à peine sesoutenir sur ses jambes, se redressa tout à coup en poussant unhennissement.

En même temps, Martial aperçut dans lelointain une douzaine d’animaux qu’il crut être des chiens ou deschacals et qui étaient en réalité des coyotes. Ils grattaientfurieusement la terre de leurs pattes. Il remarqua aussi que prèsde ces animaux poussaient quelques saules nains, un peu plusverdoyants, un peu moins rabougris que ceux qu’il avait rencontrésjusque-là.

« Si c’était là que se trouve lasource ? » pensa-t-il.

Comme si le mulet aussi assoiffé que sonmaître eût deviné la pensée de ce dernier, il reniflait bruyammentet recommençait à hennir.

Ces symptômes étaient de bon augure, l’animaldevait avoir deviné le voisinage de l’eau.

Martial pressa le pas. À sa vue, les coyotesdisparurent.

À la place où ils avaient fouillé, il n’yavait pas de source, mais le sol paraissait légèrement humide etaprès avoir creusé lui-même quelque temps à l’aide de son couteau,il atteignit une nappe d’eau boueuse, sans doute ce qui restait dela source tarie par le soleil et absorbée par le sable et il putboire à longs traits et abreuver sa monture.

Il avait repris courage. La chance semblaittourner. En cherchant tout autour de lui, il découvrit le troncd’un pin renversé par la foudre et il y trouva assez de résine pourboucher la fissure de son outre ; après l’avoir ainsicalfatée, il la remplit d’eau, s’assura qu’elle ne fuyait plus.

Ce soir-là, il dîna d’excellent appétit d’unlambeau de tasajo grillé, arrosé de quelques gorgées de cette eaufangeuse qu’il trouvait exquise, pendant que sa monture dévoraitavidement les feuilles des arbustes que le peu d’humidité qui ypersistait avait fait pousser sur les bords de la source tarie. Ils’endormit plein de confiance dans l’avenir, après avoir priscontre un vol possible les mêmes précautions que la veille. Ilbrûlait maintenant de pénétrer dans cette terrible vallée que tousceux qui lui en avaient parlé, lui avaient représentée comme unendroit extraordinaire.

La fièvre de l’impatience l’empêcha de dormiret bien avant que le soleil se fût montré derrière les cimesneigeuses, il était debout, prêt à partir.

En deux heures, il acheva la traversée de laplaine de sable. Il put alors constater que les renseignements quelui avait fournis Coyotepec et qui corroboraient ceux de Chanito,étaient d’une rigoureuse exactitude.

Il ne tarda pas en effet à apercevoir les deuxgrands rochers rouges qui se trouvaient à l’entrée du défilé.C’était, comme il put s’en assurer plus tard, deux blocs deporphyre, d’une éclatante couleur de pourpre, de la variété la plusrare.

En face de lui, une falaise taillée à pic ethaute comme une cathédrale barrait l’horizon comme un mur.

Martial ne put s’empêcher d’être ému. Iltouchait donc au but de son voyage. Il allait connaître le secretde cette légendaire vallée et de l’être mystérieux qui y avaitinstallé sa demeure.

Avant de pénétrer dans l’étrange repaire, ilrésolut de se reposer quelque temps et de réfléchir.

Il n’était guère plus qu’à cinquante pas desportes de porphyre et il cherchait un endroit où il y eût un peud’ombre pour s’y asseoir, quand il aperçut presque à ses pieds unsquelette humain aussi blanc, aussi poli que le premier qu’il avaitrencontré.

Il s’efforça de ne pas arrêter sa pensée surcet objet macabre, mais, malgré lui, ses regards ne pouvaient s’endétacher.

« Chanito dirait que c’est un secondavertissement du destin, songea-t-il, mais tant pis ! je nereculerai pas… »

Cependant, cette rencontre avait réveillé saprudence. Il cacha dans la tige d’une de ses hautes bottes lerevolver qui lui restait, et aussi la fiole de chloroformequ’avaient oubliée les voleurs de sa pharmacie, ne laissant voirque sa carabine, qu’il ne lui était guère possible dedissimuler.

Ces précautions prises, tenant son mulet parla bride, il marcha délibérément vers la muraille de rochers etfranchit le seuil couleur de sang de la porte de porphyre.

Chapitre 8LE MAÎTRE DE LA VALLÉE

Martial se trouvait maintenant dans un étroitet tortueux couloir. Deux personnes n’y auraient pu marcher defront et les parois en étaient si hautes qu’il y faisait presquenuit bien qu’il fût à peine onze heures du matin. Le silence leplus profond régnait dans ce ténébreux corridor de rocher qui étaitsans doute le lit de quelque ancien torrent ou peut-être unefissure de la montagne due à un soulèvement volcanique. Dans cetétroit défilé, un seul homme eût pu tenir tête à une armée.

Martial s’expliquait maintenant que lesbandits qui pullulent dans ce désert n’eussent pu jamais venir àbout du despote inconnu qui avait fait de la vallée sonroyaume.

À mesure qu’il s’avançait, il s’aperçut que lemulet qui le suivait donnait des signes d’impatience et de terreur.Il renâclait, frappait du pied la terre, s’arrêtait à chaque paspour ne continuer sa route qu’avec hésitation. Évidemment, l’animalpressentait quelque danger, et ce dernier avertissement, venantaprès les autres, fit sur Martial une grande impression.

Les légendes des Indiens, leurs racontarsgrossis par la peur, pouvaient être faux de point en point, maisl’instinct de l’animal n’était pas sujet à caution, la répugnancequ’il mettait à pénétrer dans la vallée était une preuve certainequ’il y avait là un péril.

« Mais lequel ? » se demandaitanxieusement Martial, qui comprenait tout à coup que, s’il eûtvoulu revenir sur ses pas, il n’eût pas pu le faire !

Pour quelle raison ? Il ne savait pas sel’expliquer, mais il en était sûr !

Le défilé dont les parois se rejoignaientpresque à leur sommet ressemblait maintenant à ces cryptes quis’étendent au-dessous de certaines cathédrales.

Martial avançait toujours, mais son cœurbondissait dans sa poitrine, sa gorge se serrait, ses mouvementsdevenaient nerveux, et il sentait, malgré tout son courage, unebrume de terreur envahir peu à peu son cerveau.

En pénétrant dans le défilé, il avait passé labride de son mulet dans son bras droit, et il avançait lentement,l’œil aux aguets, le doigt sur la détente de sa carabine.

Il abandonna vite cette attitude, d’abord enraison du profond silence qui régnait dans le défilé, puis à causede la résistance de plus en plus énergique que lui opposait labête. Il supposait d’ailleurs que, tant qu’il cheminerait dans ceboyau resserré, il n’aurait affaire à aucun ennemi.

Il fut brutalement détrompé.

Il était en train de tirer sur la bride dumulet, qui, tremblant de tous ses membres, le poil hérissé etmouillé de sueur, refusait d’avancer, s’arc-boutait au sol de sesquatre sabots, quand, tout à coup, le craquement d’une batteried’arme à feu se fit entendre, si près de Martial qu’il retentitpresque à son oreille.

Il tourna la tête : le canon d’unecarabine était à quelques pouces de son front. En même temps, unevoix assourdie et rauque lui cria :

– Bas les armes et haut les mains, ou tues mort !

Martial obéit docilement, il jeta son arme,lâcha la bride de son mulet et leva les bras en l’air. Sans biens’en rendre compte, quoique naturellement il eût peur, il éprouvaitun indicible soulagement en constatant qu’il n’avait affaire qu’àun danger matériel, le risque de recevoir une balle dans la tête,et ce risque, il l’avait couru tant de fois, au cours de la GrandeGuerre, qu’il n’en était pas très ému.

Pendant quelques secondes, il demeuraimmobile, mais instinctivement, ses regards se portaient dans ladirection de cette voix impérieuse et assourdie qui venait de ledésarmer.

Il s’aperçut alors que dans la paroi ducouloir était creusée une niche, qu’un avancement du roc trèshabilement disposé lui avait empêché de voir bien qu’il y touchâtpresque.

Dans cette niche se tenait un être dont leseul aspect plongea de nouveau Martial dans la stupeur et dansl’épouvante.

Des pieds à la tête, il disparaissait sous unvêtement ; était-ce un vêtement ou une cuirasse qui brillaitcomme de la toile d’argent ?

La tête était protégée par un casque, à peuprès pareil pour la forme à ceux dont se servent lesescrimeurs ; la surface en était lisse et à la place des yeux,s’encastraient deux larges lentilles de cristal jaune ; et ily avait un trou à peine perceptible à la place de la bouche. Unesorte de blouse tombait jusqu’aux genoux, les mains étaientgantées, les jambes protégées par des bottes de cette même toiled’argent, qui enveloppait le nouveau venu de la tête aux pieds.

Derrière cette étrange apparition, Martialaperçut deux chiens gigantesques, des chiens comme il n’en avaitjamais vu. Ils étaient presque aussi grands qu’un cheval de moyennetaille, et ils appartenaient à cette race nouvellement créée parles Boers et qui seule attaque sans peur les lions. Une légendeveut que ces terribles molosses descendent des chiens géants qu’unroi de l’Inde, Porus, offrit à l’empereur Alexandre le Grand.

Martial, en présence d’un pareil adversaire,se sentait anéanti, réduit à rien, entièrement à la merci del’homme au casque d’argent, et il en arrivait à se demander avecangoisse si les fables des Indiens, les terrifiants récits deChanito et de Coyotepec n’étaient pas l’expression de la purevérité.

Cependant, il avait conscience que derrièreses lentilles de cristal jaune, l’homme voilé le scrutait d’unregard aigu, le vrillait pour ainsi dire de ses ténébrantesprunelles.

« Il va me flanquer une balle dans latête », songeait-il, et les deux squelettes si blancs qu’ilsressemblaient à de l’ivoire lui revenaient en mémoire avec leurcrâne troué.

Puis, il se souvint de la façon inexplicabledont on lui avait volé ses vivres, ses armes, ses munitions, et ilcomprit que les Indiens n’avaient pas tort.

Il sentait très nettement que sa vie en cetteseconde tenait à un fil, et cette seconde lui parut longue commeles siècles des siècles.

Tout à coup, le canon bronzé de l’arme quitouchait presque son front s’écarta. Martial comprit que pour lemoment du moins il était sauvé.

– Je suis le Maître de la Vallée, dit lavoix rauque et sourde qui s’échappa du casque d’argent. Je ne saispas ce que tu es venu faire ici, mais il est encore temps de teretirer.

L’homme voilé avait parlé espagnol, mais avecun très fort accent anglais.

– Je ne tiens pas à me retirer, répliquaMartial avec tout son courage, je suis un désespéré. Jesuis venu vers toi parce que j’ai besoin de vivre.

La voix reprit d’un accent plus doux.

– C’est bien, tu as eu raison, maisalors, il faudra travailler pour moi. Je ne te demande pas qui tues, ni d’où tu viens. Si tu m’obéis, tu n’auras pas à t’enrepentir.

– J’accepte, répondit Martial, sans uneseconde d’hésitation.

L’homme voilé descendit de sa niche, aprèsavoir remis sa carabine en bandoulière, mais il tenait en mains unénorme browning et ses molosses le suivaient pas à pas, sans unaboiement, silencieux comme des ombres.

Il prit la carabine de Martial, toujoursimmobile et bien résolu à voir ce qu’il adviendrait, il s’emparades cartouches qu’il avait dans ses poches, de son couteau, d’uncrayon et d’un carnet qu’il avait conservés, puis il lui ordonna demarcher devant lui.

Ils cheminèrent en silence.

Le défilé déboucha brusquement dans une valléeimmense et verdoyante, qu’encerclaient de toutes parts lesinaccessibles sommets de la Sierra.

Aux paysages de désolation qu’il venait detraverser, Martial voyait tout à coup succéder une véritable oasis,un éden caché au milieu des arides montagnes, qui en défendaientl’accès.

Comme le lui avait expliqué Coyotepec, lesplus beaux arbres du Mexique poussaient là, avec une surprenantevigueur, lançaient des fusées de feuillages et de fleurs à descentaines de pieds au-dessus du sol. Des séquoias étageaient leurfrondaison d’un vert sombre autour d’un tronc rougeâtre de dix àdouze mètres de diamètre, et paraissaient aussi vieux que la terreelle-même. Des cocotiers gigantesques pliaient sous le poids deleurs fruits. Des lataniers, des manguiers, des céïbas, et, un peuplus loin, des grenadiers, des citronniers sauvages, des goyaviersformaient une véritable forêt, dont les branches étaient reliéespar un inextricable lacis de lianes, d’où pendaient des fleurs auxparfums accablants.

Parmi ces lianes, Martial reconnut le jalapaux corolles d’un bleu d’azur, le vanillier, et de fabuleusesorchidées.

La plupart de ces arbres, sauf quelques-uns,comme les séquoias, étaient chargés de fruits, et Martial pensa quela vallée avait dû être cultivée autrefois et que la prodigieuseforêt qu’il traversait avait été deux ou trois siècles auparavantun verger qui, sous une influence qu’il ne s’expliquait pas, avaitpris des proportions grandioses. Il y avait même des lauriers quiétaient devenus des arbres de haute futaie.

Toujours suivi de l’homme au casque d’argent,notre héros descendit un sentier bordé de fougères arborescentes etde grands mimosas et atteignit une clairière, dont le sol étaitémaillé de capucines, de soucis et de dahlias sauvages. Il y avaitencore des magnolias, des cactus dont les feuilles étaientcouvertes des insectes dont on retire la cochenille.

Enfin, une foule de végétaux dont Martial neconnaissait pas les noms. Il remarqua, entre autres, une herbecouleur d’azur, dont les Indiens tirent une belle teinturebleue.

La clairière une fois franchie, Martial et sonénigmatique compagnon s’engagèrent de nouveau sous les voûtes de lafutaie magique où régnait une fraîcheur embaumée. Puis, au boutd’une centaine de pas, le décor se modifia.

La terre apparaissait maintenant couverte defeuilles à demi desséchées, comme si elle eût été ravagée récemmentpar un incendie, cependant, de jeunes pousses d’un vert clairjaillissaient des racines flétries, et Martial pensa que cettepartie de la vallée ne tarderait pas à être recouverte d’unevégétation aussi opulente que la région qu’il venait detraverser.

Mais quel ne fut pas son étonnement, enapercevant un peu plus loin un groupe de maisons de bois, couvertesde feuilles de zinc et protégées par de hautes palissades. Cesconstructions paraissaient en excellent état. C’était pour ainsidire un village qui avait surgi brusquement en plein désert. Dansles environs se voyaient des monceaux de mâchefer, des tas deplanches, des amas de pierres, comme il s’en trouve aux abords detoutes les exploitations minières.

Le Maître de la Vallée et son nouveauserviteur s’arrêtèrent au pied de la palissade, en face d’uneépaisse porte de bois renforcée de plaques de tôle.

L’homme tira une clé de sa poche, ouvrit laporte, et conduisit Martial dans une pièce située aurez-de-chaussée d’une des maisons. Il y avait là une table massive,des escabeaux, quelques ustensiles de cuisine, un fourneau àpétrole et une masse de caisses vides qui avaient dû contenir desboîtes de conserves.

Sans que le Maître de la Vallée leur eût donnéaucun ordre, les deux chiens géants, auxquels un troisième étaitvenu se joindre, étaient demeurés en dehors de la maison, etMartial remarqua qu’ils n’avaient poussé aucun aboiement depuis lemoment où il les avait aperçus pour la première fois. Le silence deces animaux avait quelque chose d’effrayant.

– Vos chiens ne sont pas bruyants !dit-il, cédant à un invincible besoin de dire quelque chose, derompre l’inquiétant mutisme de l’inconnu.

– Il y a d’excellentes raisons pourqu’ils n’aboient pas, répondit celui-ci, on leur a coupé les cordesvocales et ils ne mordent jamais personne qu’une seule fois.

– Comment cela ?

– Quand ils ont commencé de mordrequelqu’un, ils le dévorent jusqu’au bout.

Martial se sentit froid dans le dos.

– Vous comprenez, reprit le Maître de laVallée, que, dans la situation exceptionnelle où je me trouve, jesuis tenu de prendre certaines précautions.

Et comme le jeune homme se taisait,consterné :

– Il n’y a pas encore très longtemps, meschiens ont croqué jusqu’aux os deux bandits du désert qui avaientréussi à pénétrer chez moi et qui croyaient pouvoir me dépouillerfacilement.

« Cela n’a pas peu contribué, d’ailleurs,à augmenter la mauvaise réputation que je possède dans tout lepays. Je puis vous assurer que je suis bien gardé.

« Vloup, Rex et Black, mes trois doguesdu Cap, sont mes seuls véritables amis, et je ne me sépareraisd’eux à aucun prix, ils ont une intelligence presque humaine.

Martial se souvint à ce moment du pauvreanimal qui portait son bagage et que, dans l’émoi que lui avaitcausé la première apparition du Maître de la Vallée, il avaitcomplètement oublié.

– J’espère, dit-il humblement, que voschiens n’auront pas dévoré le mulet que j’ai laissé derrièremoi.

– Rassurez-vous. Votre monture est restéeà l’entrée du bois. Je l’enverrai chercher et la ferai conduire auxécuries. Quand vous quitterez la vallée, vous pourrez la reprendreen meilleur état qu’elle n’était avant d’y arriver.

Et l’homme ajouta d’un ton de sourdecolère :

– Quoi qu’on ait pu vous raconter, ici,on ne vole personne. Vous pourrez vous en rendre compte parvous-même !

Mille questions se pressaient sur les lèvresde Martial, mais il n’osait en énoncer aucune.

L’homme venait de placer sur la table, dansune assiette de fer, une superbe tranche de jambon et une bouteillede ce vin noir de Californie qui rappelle les crus riches en alcooldu sud de l’Espagne et de l’Algérie. Il y ajouta du biscuit de mer,et même un flacon de pickles.

– Je suppose, fit-il, que vous avezbesoin de vous restaurer. Ce soir, vous mangerez mieux.

Et par la porte entrouverte d’une piècevoisine qui servait sans doute de magasin, il montra à son hôte desplanches où s’alignaient des boîtes de conserves, tandis que desjambons et des pièces de bœuf fumé se balançaient au plafond. Dansun coin, il y avait des tonneaux et des caisses de whisky.

Martial était stupéfait. Malgré les assertionsdes Indiens, il ne s’attendait pas à trouver des approvisionnementsaussi considérables et aussi variés, dans ce coin isolé séparé dureste du monde par un désert et des montagnes presqueinfranchissables.

Son interlocuteur jouissait de sasurprise.

– Ici, déclara-t-il, orgueilleusement,nous ne manquons de rien. Je possède un potager très bien fourni,une réserve de pommes de terre et de fruits secs. J’ai même un fouret je mange du pain frais quand cela me plaît !

Martial ne répondit pas. Il avait décidé de nefaire aucune question à son hôte et d’attendre que celui-ci luidonnât de lui-même les explications qu’il jugerait convenables. Enattendant, il avait attaqué, avec l’appétit d’un homme qui depuislongtemps n’a pas fait un bon repas, la tranche de jambon placéedevant lui. En même temps, il faisait tremper dans le gobeletd’étain, qu’il avait rempli de vin, le dur biscuit.

En un clin d’œil, il ne resta plus trace ni dujambon, ni du biscuit, ni du vin.

Le Maître de la Vallée apporta alors unebouteille de whisky et un autre gobelet pour lui-même, et aprèsavoir versé à boire, s’assit en face de son hôte, ou plutôt de sonnouveau serviteur.

– Il est bon, dit-il à ce dernier,qu’avant tout je vous donne quelques explications.

Et il parut à Martial que sa voix, toujoursassourdie et rauque, avait une intonation plus cordiale qu’au débutde leur connaissance.

– Il n’y a pas un mot de vrai dans leshistoires qui courent sur mon compte, reprit-il. Les Indienscroient toutes les bourdes que leur raconte le premier venu et lespropagent en les amplifiant encore. Je ne suis ni un démon, ni unfantôme, mais un homme comme un autre.

« Si je suis habillé d’une façon qui vousparaît singulière, au fond, voilà la cause de toutes les légendes,c’est que j’ai de sérieuses raisons pour cela. La principale, c’estque je souffre d’une maladie terrible qui m’a complètementdéfiguré. Plus tard, quand, peut-être, je vous aurai raconté monhistoire, vous comprendrez que je ne puis agir autrement.

En écoutant ces paroles, Martial se sentitsoulagé d’un poids énorme. Tout ce qu’il y avait de surnaturel dansles récits qu’on lui avait faits sur la vallée maudite s’expliquaitmaintenant de la façon la plus simple. En se reportant à ce que luiavait dit Coyotepec, il ne doutait pas que, de même que lespremiers Espagnols, le Maître de la Vallée ne fût atteint de lalèpre.

C’était sans doute cette même affreuse maladiequi devait exister à l’état endémique dans la vallée, dontmouraient les travailleurs qui y avaient longtemps séjourné. Il n’yavait plus là, ni diablerie, ni mystère.

Le danger couru était cependant suffisammentredoutable, mais Martial se promit de l’éviter par une hygiènerigoureuse, et d’ailleurs, de ne séjourner sur ce sol empoisonnéqu’autant de temps qu’il le faudrait pour accomplir la mission dontl’avait chargé sa fiancée.

Et une question à laquelle il n’avait passongé se présenta tout à coup à son esprit.

– Combien de temps devrai-je travaillerpour vous ? demanda-t-il au Maître de la Vallée. C’est unpoint que nous n’avons pas encore traité.

– Chez moi, lui répondit la même voix àla fois assourdie et rauque, on ne travaille jamais moins d’uneannée.

– Faudra-t-il vous signer unengagement ?

– Inutile : un honnête homme tientsa parole sans avoir besoin d’écrit, et un coquin se moque d’unesignature.

– C’est bien, murmura Martial, qui sesentait entièrement désarmé, je me mettrai au travail dès que vousle voudrez. Comment dois-je vous appeler ?

– On m’appelle le Maître de la Vallée, jen’ai pas d’autre nom… Buvez encore un coup de whisky et venez avecmoi, je vais vous montrer ce que vous aurez à faire.

Martial obéit sans mot dire, et le maître etle serviteur escortés par les chiens muets se dirigèrent vers unepartie de la vallée qui paraissait aussi stérile et aussi désoléeque l’autre région était fertile et luxuriante.

Martial, depuis qu’il se trouvait dans laVallée du Désespoir, marchait de surprise en surprise. Il aperçutdes machines rouillées, qui lui parurent être des concasseurs etdes pulvérisateurs d’un modèle très perfectionné, mais ellesgisaient à l’abandon près de gigantesques monceaux de scories et degravats, et, sans doute oubliées là, elles n’avaient pas dû servirdepuis longtemps.

Ils avaient atteint un endroit où la falaise,éventrée par quelque puissant explosif, présentait une profondeexcavation, de laquelle partaient des galeries qui s’enfonçaient aucœur de la montagne ; à l’entrée de l’une d’ellesapparaissaient les rails d’un chemin de fer à voie étroite, quireliait l’entrée de la mine à un grand hangar de bois, situé àquelques centaines de mètres en arrière. Sur la voie stationnaienttrois wagonnets remplis de cailloux à demi transparents, dont lesuns étaient jaunes, d’autres d’un brun rougeâtre. Très ignorant engéologie, Martial comprit pourtant que c’était là le minerai – iln’eût pu dire lequel – qu’il allait être chargé d’extraire.

Le Maître de la Vallée avait pris dans uneniche du rocher deux lampes Davy qu’il alluma. Il en remit une àMartial, auquel il donna aussi un pic et une pelle ; puis tousdeux, longeant les rails de la minuscule voie ferrée, s’enfoncèrentdans les ténèbres de la galerie. Ils y étaient à peine entrés quele bruit d’un outil qui frappait le roc suivant un rythme monotoneparvint à leurs oreilles, en même temps, ils distinguèrent unelumière qui scintillait très loin dans les profondeurs obscures.Martial, à ce moment, ressentit une secrète angoisse. Cet étrangecompagnon dont le vêtement de métal chatoyait à la lueur deslampes, ne le conduisait-il pas à la mort ? Sortirait-iljamais vivant de cette sombre galerie ?

Le Maître de la Vallée qui, sans doute,devinait ce qui se passait en lui, se hâta de le rassurer.

– Vous allez avoir un camarade dans votretravail, expliqua-t-il, un brave Irlandais qui est ici depuisplusieurs semaines et qui pourra vous dire, lui, de quelle façon jetraite les hommes que j’emploie. Vous constaterez par vous-même queje ne suis pas si terrible qu’on veut bien le dire.

« D’ailleurs, le labeur n’a riend’excessif, il consiste à détacher les blocs de minerai du fond dela galerie et à les entasser dans les wagonnets. Je sais combien ceclimat est accablant, aussi je n’exige pas de vous beaucoupd’heures de travail : deux heures et demie ou trois heures lematin, autant l’après-midi, je n’en demande pas davantage.

– Je ferai de mon mieux pour voussatisfaire, balbutia Martial, obligé de reconnaître que sespréventions étaient injustes et que le prétendu démon traitaitassez humainement ceux qu’il employait.

« C’est à n’y rien comprendre, sedisait-il, à mesure que je crois avoir fait un pas vers ladécouverte de la vérité, le mystère semble devenir plusimpénétrable, l’énigme plus insoluble. Malgré son accoutrementbizarre, cet homme n’a pas l’air animé de mauvaises intentions. Etcependant… »

Ils étaient arrivés tout au fond de la galerieoù un robuste gaillard, vêtu d’une vieille veste de cuir etremarquable par une longue barbe rouge et une épaisse tignasse dela même couleur, abattait consciencieusement des blocs qu’ilentassait ensuite dans un wagonnet.

– Voilà votre nouveau camarade, dit leMaître de la Vallée. Je suppose que vous vous entendrez bien, etmaintenant, je vous laisse travailler.

Cette présentation sommaire terminée, l’hommeau casque d’argent, que Vloup, Rex et Black ne quittaient pas d’unesemelle, faussa compagnie aux deux mineurs qui virent sa silhouettedécroître jusqu’à ce qu’elle atteignît la tache de lumière quimarquait l’extrémité de la galerie.

Quand il eut disparu, Martial et son nouveaucamarade se regardèrent, dans une muette interrogation. L’homme àla barbe rouge avait déposé son pic et essuyait son front trempé desueur.

– Comment t’appelles-tu ?demanda-t-il.

– Martial, répondit le jeune homme.

– Quelle nation ? Anglais ?

– Non, Français, et toi ?

– Je suis Mike l’Irlandais. Tu veux boireun coup pour faire connaissance ?

– Volontiers, répondit Martial, quitenait à se mettre dans les bonnes grâces de son compagnon.

Celui-ci tira d’un sac à provisions unebouteille de vin presque pleine et la tendit poliment à soncamarade qui dut en boire au goulot une forte lampée.

Après cet indispensable protocole, la glaceétait rompue, les deux hommes causèrent amicalement.

– J’espère qu’on sera de bons copains,nous deux, fit Mike en tendant à Martial une main vaste et poilue.Donne-moi une poignée de main, c’est de bon cœur.

Ce shake-hand une fois échangé, ils étaientdevenus définitivement bons amis.

– Tu sais, fit Mike, qu’ici, malgré toutce qu’on raconte, on n’est pas mal : pas trop de fatigue, unepaye supérieure, et, comme nourriture, tout ce qu’il y a de bien,de la viande à tous les repas, du vin à discrétion, du whisky et dutabac, comme on veut !

– Et comment est-on payé ? demandaMartial très intéressé.

– On a le choix entre la poudre d’or, lespiastres du Mexique et les bank-notes ; la caisse estbonne !

– Et toi, qu’est-ce que tupréfères ?

Mike eut un rire bruyant ; ses petitsyeux d’un bleu pâle étincelèrent sous ses sourcils enbroussaille.

– Moi, fit-il, je ne suis pas très malin,je fais comme les Indiens qui aiment mieux la poudre d’or, avec çaon est sûr de ne pas être roulé !…

L’Irlandais s’était interrompubrusquement.

– Maintenant, grommela-t-il, assez causé…au travail ! Moi, dans mon genre, je suis honnête, je ne veuxvoler ni le pain que je mange, ni l’argent que je gagne.

Il reprit son pic et se remit à taper sur laroche avec un entrain admirable.

Martial l’imita et une heure ne s’était pasécoulée qu’ils avaient rempli un wagonnet qu’ils roulèrent jusqu’àl’ouverture de la galerie.

Chapitre 9EN PLEIN MYSTÈRE

Cette première journée s’écoula sans lemoindre incident. Petit à petit, Martial se rassurait et cetteimpression de sécurité était due en grande partie à la présence deMike dont la naïveté et la bonhomie lui avaient tout de suite étésympathiques.

Lorsque tous deux eurent terminé leur travailde la journée, Mike guida son compagnon jusqu’à une petite maisonde bois que protégeait une double palissade.

– Voilà notre logis, dit gaiementl’Irlandais : en bas c’est la salle à manger ; en hautles chambres à coucher, chacun la nôtre. Au bout de huit jours tute trouveras très heureux ici.

– Je le souhaite, répondit Martial qui nepût s’empêcher de sourire.

– Crois-tu, continua Mike avecenthousiasme, que ça ne fait pas plaisir de trouver tous les soirsson dîner servi sans qu’on ait à s’occuper de rien ?

Le couvert était mis sur une table grossièrefaite de planches non rabotées et les deux mineurs que le rudelabeur de l’après-midi avait mis en appétit considérèrent avecsatisfaction le grand plat de pommes de terre fumantes, lestranches de bœuf qu’accompagnaient un broc de vin et une bouteillewhisky ; une boîte de cette marmelade d’oranges que l’ontrouve partout en Amérique représentait le dessert.

– Et c’est tous les jours comme ça !s’écria l’Irlandais avec admiration.

Ils dévorèrent silencieusement leur pitancetels deux loups affamés ; mais une fois que Mike eut rempli dewhisky les deux gobelets d’étain, qu’il eut allumé sa pipe etoffert une cigarette à son nouveau camarade, l’Irlandais devintplus loquace. Martial n’eut même pas la peine de lui poser desquestions.

– On a raconté des tas d’histoires surcette fameuse vallée, déclara-t-il d’un ton confidentiel, mais toutça c’est des blagues ! Moi, jamais je n’ai été aussicontent !…

– Quand es-tu payé ?

– Toutes les semaines, je touche monpetit sac de poudre d’or mais je le laisse entre les mains duMaître de la Vallée qui se charge de le faire parvenir à ma femmeet à ma fille qui habitent une petite ville de l’Arizona, et toutesles semaines, ma femme m’accuse réception de mon envoi.

– Le Maître de la Vallée a donc un bureaude poste ? demanda le jeune homme avec surprise.

– Il a tout ce qu’il veut, murmura Mikeen baissant la voix d’un ton de respectueuse frayeur. C’est unhomme très puissant.

– Je n’en doute pas, dit Martial absorbédans ses réflexions.

– Il n’y a guère qu’un mois que je suisici, reprit Mike, et j’ai mis déjà de côté de cette façon un jolimagot. À la fin de l’année, j’aurai quelques milliers de dollarsdevant moi ; alors j’irai rejoindre ma femme et nous monteronsun petit commerce. Ce sera le vrai bonheur !…

L’Irlandais, les yeux au ciel, souriaitlentement, perdu dans ses rêves.

– Avec tout cela, demanda Martial, tu nem’as pas encore dit quel est le genre de minerai que nousexploitons. Pourtant, tu dois le savoir, toi qui es un vieuxprospecteur ?

– C’est tout bonnement du minerai dezinc, répliqua l’Irlandais, surpris de l’ignorance de son camarade.Tout le monde connaît ça ! Et ce minerai-là contient presquetoujours de l’argent.

– Je croyais, comme le disent lesIndiens, qu’ici il y avait de l’or.

– Il y en a, et même beaucoup, mais legisement est situé à l’autre bout de la vallée et c’est le maîtrequi l’exploite lui même… Il y a aussi des diamants…

Martial aurait voulu poser bien d’autresquestions à l’honnête Irlandais, mais celui-ci tombait desommeil.

– Allons, grommela-t-il en bâillant, ilest temps d’aller se coucher, il faudra se lever de bonne heuredemain.

Martial, qui se sentait lui-même très fatiguéaprès cette journée de travail et d’émotions, suivit l’Irlandaisjusqu’au premier étage où il trouva une chambre sommairement maisproprement meublée. Un lit de fer à sommier métallique, une chaiseet une petite commode de bois blanc renfermant le lingeindispensable avoisinaient un tub et un appareil à douche, mais cequi surprit Martial plus que tout le reste c’est que ce réduit,comme d’ailleurs la salle à manger, était éclairé à l’électricité.Comment avait-on pu réaliser en pleine sierra une pareilleinstallation, c’est ce qu’il n’arrivait pas à comprendre.Décidément, il fallait que le Maître de la Vallée fût un homme trèspuissant.

Notre héros se sentait la tête lourde, ilétait courbaturé, brisé de fatigue. Il se jeta sur son lit touthabillé.

Il ne put trouver le sommeil, peut-être sansdoute par l’excès même de sa fatigue et de son énervement. Toutessortes de supposition s’offraient à son esprit enfiévré. Maintenantqu’il avait atteint cette inaccessible Vallée du Désespoir, qu’ilétait au cœur de la place, il ne se voyait guère plus avancéqu’auparavant ; jusqu’alors il n’avait pu recueillir lemoindre renseignement sur le père de Rosy. Mille penséescontradictoires le tourmentaient.

Un moment il s’imagina que le mystérieuxMaître de la Vallée était peut-être M. Wilcox, mais alorspourquoi, si riche et disposant d’un si formidable pouvoir,laissait-il sa fille sans nouvelles ?

C’était impossible.

Alors il en vint à se dire, non sans unesecrète épouvante, que les squelettes qu’il avait rencontrés sur saroute, étaient ceux du père de Rosy et des gens de son escorte,assassinés sans doute par l’homme au casque d’argent !

« Il faudra pourtant que j’arrive àconnaître la vérité ! » se répétait-il, cruellementtourmenté par l’insomnie qu’aggravaient encore les ronflementssonores de l’Irlandais qui lui parvenaient à travers lacloison.

En dépit de la brise fraîche venue de la meret qui tempérait un peu la torpeur brûlante de l’atmosphère,Martial avait le front mouillé de sueur. À la fin, il se leva,persuadé qu’une promenade dans le bois tout trempé de roséecalmerait sa fièvre et lui permettrait de dormir. Sans faire debruit, il descendit au rez-de-chaussée, trouva grande ouverte laporte de la salle à manger et sortit ; mais, quand il voulutfranchir la première palissade, il en trouva la lourde porte ferméeà clef et, comme il s’en rendit compte plus tard, extérieurementmaintenue par d’énormes verrous.

Cet obstacle n’était pas fait pourl’arrêter ; très sportif, il réussit sans peine à atteindre lesommet de la muraille. Il s’apprêtait à descendre de l’autre côtéquand au clair de lune, presque aussi brillant que le jour, il vitse dresser la silhouette des trois chiens géants qui, le cou tendu,les prunelles phosphorescentes, n’attendaient que le moment où ilmettrait pied à terre pour le dévorer.

– Quand mes chiens ont commencé à mordrequelqu’un, avait dit le Maître de la Vallée, ils le dévorentjusqu’au bout.

Tout brave qu’il fût, Martial frissonna. C’eûtété folie que d’essayer de lutter contre les bêtes féroces ;d’ailleurs, derrière elles, se dressait la seconde palissade, plushaute encore que celle qu’il venait de franchir.

À bout d’énergie, découragé, le jeune homme selaissa glisser jusqu’à terre, regagna sa chambre et s’étendit surson lit, où cette fois, presque instantanément, il s’endormit d’unsommeil de plomb, de ce sommeil accablant qui suit les grandesfatigues mais que troublent souvent les cauchemars.

Il rêva que l’homme au casque de métal, leMaître de la Vallée, l’avait terrassé et lui mettait le genou surla poitrine, mais, dans ce rêve, son ennemi n’était pas un êtrehumain, c’était un fantôme de métal dont le poids atrocel’écrasait, lui faisait craquer les côtes. Enfin, dans son rêve ilarrivait toujours à se relever, mais l’homme lui allongeait un seulcoup de son poids aussi pesant qu’une massue et le renversait denouveau.

À ce moment Martial ouvrit les yeux enpoussant un cri, il se trouva en face de Mike qui le bourrait detaloches amicales pour le réveiller.

– Allons, paresseux, s’écria l’Irlandaisqui riait de tout son cœur, il est temps de se lever pour aller auturbin.

Martial se sentait reposé, tout à fait remisde ses fatigues, bien qu’il eût couché tout habillé, n’ayant enlevéque son feutre et ses bottes avant de s’étendre sur son lit. Aprèsavoir hâtivement procédé à sa toilette, il se rechaussait quand aufond d’une de ses bottes ses mains rencontrèrent le flacon dechloroforme et le browning tout chargé qu’il avait réussi àdissimuler.

Sans rien dire à Mike qui était redescendu enbas il glissa le flacon et le browning dans ses poches, heureuxd’avoir en sa possession deux armes qui pourraient à l’occasion luidevenir précieuses.

Il déjeuna de bon appétit avec l’Irlandais ettous deux se rendirent au travail.

Cette journée et la suivante se passèrent sansaucun incident. D’ailleurs, Martial ne tira de son compagnon aucunrenseignement nouveau : Mike n’en savait pas plus que ce qu’ilavait raconté le premier soir. Le mystère de la vallée demeuraitintact ; pourtant Martial, résolu à faire preuve de toute lapatience imaginable, ne se découragea pas.

Le troisième jour était un dimanche, jour derepos où, comme l’Irlandais l’expliqua, les travailleurs avaient lapermission de se promener à leur guise dans le bois.

Le samedi soir, Martial eut la surprise detrouver au chevet de son lit un petit sac de poudre d’or quireprésentait sa paye ; comme il l’apprit, il en était de mêmechaque semaine. D’ailleurs, le Maître demeurait invisible.

– Est-ce qu’il vient souvent ?demanda Martial à son camarade.

– Lui ! on ne le voit presquejamais, il est parfois des semaines sans paraître et j’ai euquelquefois l’illusion de me trouver en pleine solitude. C’estpourquoi je suis bien content, depuis que tu es arrivé, d’avoirquelqu’un à qui parler. J’aurais fini par attraper lecafard !

Le dimanche matin, les deux compagnons que lehasard avait réunis dans de si singulières circonstances,procédèrent longuement et paresseusement à leur toilette. Ilsdéjeunèrent sans se presser, comme de « vrais rentiers »,suivant l’expression de Mike, puis ils sortirent pour aller flânerà travers la vallée. Martial, persuadé qu’au cours de cettepromenade il allait faire d’intéressantes découvertes, étaitd’excellente humeur et répondait sans impatience au bavardage deson camarade dont la conversation, pourtant, n’était guèrevariée.

Laissant derrière eux les baraquements quiconstituaient la demeure personnelle du Maître et qui, eux aussi,étaient entourés d’une haute palissade, ils traversèrent cettebande de terrain qu’on eût dit ravagée par un incendie ets’engagèrent sous l’ombrage des grands arbres. Autour d’eux le plusprofond silence régnait ; sans quelques fumées bleues quis’élevaient au-dessus des bâtiments on eût pu se croire dans unvillage abandonné.

– Est-ce que nous sommes les seulstravailleurs employés ici ? ne put s’empêcher de demanderMartial.

– Non, répondit l’Irlandais en baissantla voix et en jetant autour de lui un regard effrayé, il y en abien d’autres, mais ceux-là on ne les voit jamais.

Martial allait demander une explication plusclaire, quand, à quelques pas derrière eux, il aperçut les troischiens géants, Vloup, Rex et Black, qui les suivaient sans sepresser. Assez inquiet il les montra à l’Irlandais.

– N’aie donc pas peur, lui répondit cedernier, ils ne nous diront rien pourvu que nous ne cherchions pasà quitter la vallée. Ce sont des bêtes admirablement dressées. Moij’ai fini par m’habituer à elles, je n’en ai plus peur. Chaquedimanche, elles m’escortent de la même façon pendant ma promenadeet me reconduisent poliment jusqu’à la porte de la maisonnette.Hein, c’est drôle !

– Je ne trouve pas, grommela Martial avecune grimace de désappointement.

Les deux amis, accompagnés de leurs terriblesgeôliers, continuèrent silencieusement leur promenade. Ilssuivaient un large sentier pavé de pierres volcaniques de couleurnoire, de la nature du basalte, que Martial n’avait pas remarquélors de son arrivée.

– C’est très commode ce sentier, dit-ilmachinalement.

– Oui, répliqua Mike, mais il ne fauts’en écarter ni à droite ni à gauche, ce ne serait pas prudent.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas… Mais c’est l’ordre duMaître.

Martial ressentit une angoisseinexprimable ; ainsi chacun de ses gestes était guetté, iln’avait pas la liberté du moindre mouvement.

– Je comprends l’épouvante des Indiens,murmura-t-il, ici c’est pis que si l’on était en prison…

L’Irlandais parut à la fois très contrarié ettrès alarmé.

– Tais-toi donc ! fit-il rudement,il pourrait arriver malheur. Qui sait s’il n’entend pas ceque nous disons.

Martial ne répondit pas, il avait le cœurserré et, bien qu’il ne se l’avouât pas à lui-même, il commençait àcomprendre la témérité de son entreprise. Il savait maintenantqu’il était entièrement à la merci du personnage mystérieux entreles inexorables griffes duquel il était tombé.

« Que veut-il faire de moi ? quelest son but ? qui est-il au juste ? »

Pour la millième fois il se posait cesquestions avec angoisse et il n’y trouvait pas de réponse. Uneinvincible terreur le gagnait petit à petit et il s’expliquaitqu’on eût donné à cette région affreusement sinistre, en dépit deses beaux arbres et des richesses qu’elle renfermait, le nom de« Vallée du Désespoir ».

Pourtant rien n’était plus admirable que lepaysage qui l’entourait. Le feuillage des arbres, dont quelques-unsmontaient jusqu’à cinquante mètres, formait une voûte impénétrableaux rayons du soleil ; des lianes couvertes de fleursembaumées s’élançaient d’un tronc à l’autre et retombaient enlourdes guirlandes autour desquelles voletaient des insectes d’unegrosseur prodigieuse. Il y avait des scarabées, des papillons etdes libellules aux ailes larges comme les deux mains ; desécureuils volants, dont les quatre pattes sont réunies par unemembrane et qui ressemblent à des chauves-souris, s’élançaient debranche en branche.

Cette forêt offrait partout l’exagérationgrandiose, invraisemblable et fantastique ; les citrons et lesoranges y étaient aussi gros que des melons, les bananesatteignaient un mètre de longueur ; tout y était gigantesqueet hors de proportion avec tout ce que Martial avait vu, même dansles forêts les plus luxuriantes de l’équateur. Les fougères yétaient devenues de véritables arbres ; certaines feuilles depalmier offraient plus d’un mètre de largeur. Il y avait des fleursde magnolia grandes comme des choux, des jasmins jaunes quipendaient en grappes énormes, enfin des violettes aux touffesvigoureuses qui ressemblaient à des pensées. De toutes ces fleurs,de tous ces fruits montaient de vertigineux parfums, des odeurstellement puissantes que Martial se sentit plusieurs fois près dedéfaillir.

– Cette vallée est extraordinaire,murmura-t-il, on se croirait dans un coin de forêt préhistorique,miraculeusement conservée à travers les siècles. Ce que je vois estinvraisemblable, presque impossible.

Ce qui le confirmait dans son idée, d’uneforêt antédiluvienne, préservée par quelques prodiges, c’était laquantité et la grosseur des reptiles qui pullulaient dans lesendroits marécageux : des crapauds gros comme des chats setenaient immobiles entre les racines des arbres et semblaientdévisager les promeneurs de leurs inquiétantes prunelles couleurd’or. Au bord d’une mare, une tortue alligator était étendueparesseusement ; la queue de ce reptile monstrueux qui tientle milieu entre la tortue et le crocodile était armée d’un triplerang de pointes aiguës, Martial s’en écarta avec horreur etl’Irlandais lui-même ne paraissait qu’à demi rassuré.

Ce fut bien pis quand ils aperçurent rampantdoucement dans l’herbe un serpent qui paraissait avoir deux têtes,une à chaque extrémité du corps. C’était l’amphisbène, un reptileassez commun au Mexique, et, d’ailleurs, à peu près inoffensif.

Martial dut rassurer l’Irlandais qui tremblaitde peur.

Partout, d’ailleurs, des lézards gris ourouges sautillaient sur les basses branches et des serpentsd’arbres aux couleurs chatoyantes glissaient lentement d’un tronc àl’autre en donnant la chasse aux insectes.

D’ailleurs, tous ces animaux que personne sansdoute n’inquiétait semblaient ne se soucier aucunement des deuxpromeneurs, ils ne se dérangeaient même pas au bruit de leurspas.

Les chiens géants cependant paraissaientéprouver une certaine inquiétude ; ils s’étaient rapprochés deMike et de Martial comme pour leur demander aide et protection etils se serraient les uns contre les autres avec une évidentefrayeur.

Ce fut avec un véritable soulagement que lesdeux camarades et leurs surveillants atteignirent une clairièred’où les reptiles étaient absents.

– Drôle de promenade que tu me fais fairelà, dit Martial.

– Bah, répliqua l’autre, il paraît quetoutes ces bêtes ne sont pas dangereuses ; le Maître a détruitles grands crocodiles et les boas qui, à certain moment, avaientrendu la vallée inhabitable, mais on m’a dit que dans la partie dubois où personne ne pénètre, il existe encore de vrais monstrescomme il n’y en a nulle part ailleurs : des chauves-sourisgéantes avec des gueules de caïman, de gros lézards hérissés depiquants et qui portent une corne sur le nez comme des rhinocéros.Le Maître les conserve précieusement et n’a jamais voulu lesdétruire.

Martial se demandait s’il rêvait, si tout cequi l’entourait était bien réel. Il était oppressé, haletant commes’il eût fait un mauvais rêve. L’angoisse l’étreignait à la gorge,puis les violents parfums qu’il venait de respirer lui étaientmontés au cerveau, il se sentait près de défaillir.

Tout à coup il devint mortellement pâle,étendit les bras et perdit connaissance. Il fût tombé à terre siMike ne l’eût retenu de sa poigne robuste et ne lui eût fait avalerpresque aussitôt une forte lampée de whisky, car l’Irlandais nesortait jamais sans être muni d’une gourde de gros calibre,toujours abondamment remplie. Martial revint à lui presqueaussitôt.

– Ah ça ! qu’est-ce qui teprends ? grommela l’Irlandais d’un air mécontent, en voilà unefemmelette !

– Ce n’est rien, balbutia le jeune homme,je me sens tout à fait bien maintenant…

Ils continuèrent leur chemin mais pluslentement. Ils se trouvaient maintenant dans une avenue de cèdreset de séquoias où flottait le parfum balsamique de la résine etdont le sol parfaitement sec ne laissait place à aucun reptile. Lesfûts de ces arbres millénaires formaient des rangées de colonnesqui se fondaient dans le lointain dans une brume couleurd’azur.

Les plus vastes cathédrales du monde eussenttenu à l’aise sous ces voûtes grandioses qui avaient plus de centmètres en certains endroits et qui semblaient s’étendre jusqu’aufond de l’horizon. Des écureuils presque aussi gros que des chienss’ébattaient dans les branches et il régnait dans cette crypte unsilence profond que troublaient seuls le craquement d’une branchedesséchée, la chute d’une pomme de pin ou le croassement d’uncorbeau.

Malgré ses craintes, malgré ses inquiétudes,Martial Norbert se surprenait tout à coup à ressentir de cettepromenade dans la forêt magique un charme singulier. Il croyaitvivre un conte de fées un peu terrible, mais pourtant merveilleux,comme ces histoires de revenants dont on avait bercé son enfance.Vraiment, quand il y réfléchissait, ce pays était unique au mondeet il éprouvait une certaine fierté d’avoir réussi à ypénétrer.

Mike, qui l’avait familièrement pris par lebras, dit tout à coup, comme s’il eût deviné les pensées de soncompagnon :

– Tout de même, mon vieux, c’estépatant !… J’aurais jamais cru qu’il existait un patelin commeça… C’est pas ordinaire !… Tu me croiras si tu veux, quand jeserai obligé de m’en aller, ça me fera quelque chose…

– Parbleu ! murmura Martial, tu escomme moi, tu voudrais savoir.

– Tiens, parbleu !

Les deux hommes s’étaient arrêtés et seregardaient bien en face, échangeant dans ce regard tout ce qu’ilsn’osaient pas exprimer par des phrases.

– On verra !… On se débrouillera…murmura enfin Martial en serrant plus énergiquement qu’il nel’avait jamais fait la patte velue, garnie de poils pâles et rudescomme une pince de homard, que lui tendait son compagnon.

– On est des amis, hein ? fitMike.

Ils marchèrent un bon quart d’heure sans direun mot, chacun d’eux se disant qu’il pouvait avoir pleine etentière confiance dans l’autre.

La majestueuse avenue d’arbres géants semblaitinterminable et toujours plongée dans un silence de mort. De tempsen temps, seulement, de gros pigeons verts passaient d’un arbre àl’autre en roucoulant, puis un corbeau au plumage chatoyant d’unéclat métallique apparut perché sur une branche ; il étaitgros comme un aigle ; de la cisaille géante de son bec il eûtpu décapiter des agneaux et Martial se demandait si cetteformidable bête de proie qui les considérait d’un œil tranquillen’allait pas les attaquer.

Ils passèrent, le corbeau géant ne se dérangeamême pas.

– Pourquoi, dit tout à coup Martial, netrouve-t-on pas tous ces animaux d’une taille colossale dans lesautres parties du Mexique ?

– Parce que, répondit tranquillementl’Irlandais, ils meurent dès qu’ils sont sortis de la vallée oualors ils se hâtent d’y rentrer.

Mike et Martial venaient d’atteindre un massifde rochers vêtus de longues mousses verdoyantes et d’où tombait unepetite source dont l’eau limpide comme le cristal formait unruisseau qui allait se perdre vers l’autre extrémité de lavallée.

Martial, dont la gorge était desséchée par lachaleur de ce brûlant après-midi, s’élança pour boire à cettesource providentielle, mais Mike le saisit par le bras et le retintd’un geste presque brutal.

– Ne bois pas ! grommela-t-il d’unevoix étranglée presque tragique, l’eau est empoisonnée. Tous ceuxqui en boivent, ne fût-ce qu’une seule gorgée, succombent à descoliques mortelles.

– Mais la raison ? questionna lejeune homme, d’une voix assourdie par l’angoisse.

– Je ne sais pas… balbutia l’Irlandais,je ne puis pas savoir… Je suppose que les roches d’où suinte cetteeau doivent renfermer des filons de cuivre ou d’arsenic.

Martial ne répondit rien. Il constatait avecune secrète anxiété que dans cette diabolique vallée le moindregeste offrait un danger, mais il n’était pas dans son caractère derester longtemps sous l’impression de cette frayeur dont aucunhomme ne peut se défendre.

« C’est bien, se dit-il, j’accepte lalutte, j’étais venu ici pour retrouver le père de Rosy mais, mêmesi je le retrouve, il faudra que je découvre le secret de cettevallée de l’enfer ou que je meure à la tâche ! »

La forêt de cèdres et de séquoias colossauxs’arrêtait net en face de la haute falaise rocheuse qui servait deremparts à la vallée.

Mike et Martial la côtoyèrent quelque temps.Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils se trouvèrent en face dudéfilé par lequel Martial avait pénétré dans cet étrange royaume,mais l’étroit couloir n’était plus libre.

Une herse formée de barres de fer trèsrapprochées en fermait l’entrée, les barreaux en étaient gros commele poignet. Il eût fallu des mois pour en scier un seul et lafalaise, haute comme une église et verticale comme un mur, défiaittoute escalade.

Martial était occupé à étudier l’agencement decette infranchissable barrière quand il s’aperçut que les troischiens s’étaient rapprochés de lui d’un air menaçant. Mikel’entraîna.

– Il ne faut pas rester ici, lui dit-il,les chiens se figureraient que nous voulons nous évader !…Rentrons vite à notre cambuse. Je crois d’ailleurs que la nuit neva pas tarder à tomber et je ne tiens pas à me trouver dans le boisen pleines ténèbres.

Martial n’eut aucune objection à faire.

Lui et son compagnon, marchant tous deux trèsvite, revinrent sur leurs pas, en suivant le fameux pavé de basaltedont il leur était défendu de s’écarter ; ils avaient hâtemaintenant d’être rentrés dans leur cabane où ils trouveraient leurdîner servi et où ils pourraient dormir sans crainte.

Ils traversèrent presque en courant la forêtdes séquoias, mais quand ils eurent atteint la région marécageuseoù régnaient en maître les reptiles, ils ne purent s’empêcher deralentir le pas.

Brusquement, comme il arrive dans les climatstropicaux, la nuit était venue, ils avançaient au milieu d’opaquesténèbres, encore accrues par l’épaisseur des feuillages. On eût ditque les parfums accablants et vénéneux des lianes, des fleursaquatiques et des fruits trop mûrs et déjà pourrissantss’exhalaient d’une façon plus intense que pendant le jour. La briseleur apporta un affreux relent de musc que Martial connaissaitbien.

– Il doit y avoir des crocodiles pas loinde nous, murmura-t-il.

– Je connais ça, répliqua l’Irlandaisd’une voix brève, raison de plus pour marcher le plus vitepossible… On a eu tort de s’attarder…

Ils continuèrent leur route silencieusement,mais ils avaient besoin de faire appel à tout leur courage. Desmouches à feu voletaient par milliers autour d’eux et répandaientune lueur fantastique comme celle que l’on observe dans les vieuxcimetières hantés par les feux follets, des prunelles luisantesphosphoraient dans l’ombre des buissons, et, à leur côté, sousleurs pieds, au-dessus de leurs têtes, Mike et Martial percevaientle glissement mou que font en rampant les bêtes visqueuses.

Des essaims de sphynx atropos qui ressemblentà des têtes de mort, des lucanes aux cornes aussi longues quecelles de jeunes chevreaux tourbillonnaient autour d’eux.

Mais ce qui troublait profondément Martialc’était les voix qui s’élevaient de ce marécage damné ; lecoassement des grenouilles-taureaux et le sifflement des crapaudsse mêlaient à d’autres cris d’une nature inexplicable. C’était detemps à autre la clameur d’agonie de quelque petite bête surprisepar un serpent ; puis il y avait des froissements d’écailles,des hululements, des bruits assourdis, dont rien ne saurait rendrel’accent tragique et déchirant. Tout ce monde de la fange, cepeuple de reptiles, se livrait dans les ténèbres une guerre atroceoù les plus faibles étaient, sans merci, dévorés par les plusforts.

Martial, qui avait descendu une quinzained’avions allemands, qui s’était à deux reprises échappé enparachute de son appareil en flammes, dut s’avouer à lui-même qu’ilavait peur. Mike qui avait passé son bras sous le sien, s’aperçutqu’il frissonnait.

– Allons, lui dit-il, faut pas s’enfaire… Bien sûr qu’avec toutes ces sales bêtes, il peut arriver unaccident, mais il paraît que tant que nous ne quitterons pas lepavé de basalte nous n’avons pas grand-chose à craindre.

Là encore il y avait un mystère et Martialn’essaya pas de le pénétrer, il avait hâte d’être sorti de cetteforêt aux parfums enivrants et putrides.

Les chiens cependant, le poil hérissé etmouillé de sueur, ne semblaient pas partager la tranquillité del’Irlandais. Comme dans la première traversée de la forêtmarécageuse, ils s’étaient rapprochés de leurs prisonniers et sefrottaient doucement contre eux comme pour leur demanderprotection. Ils n’avaient sans doute pas dans le sentier de basaltela même confiance que Mike. Martial put caresser Rex et Vloup sansque les féroces animaux montrassent les dents.

Après une marche forcée qui parut interminableà Martial, on sortit enfin de cette forêt ensorcelée. Àl’éblouissante clarté de la lune, on traversa cette lande à demistérile qui semblait avoir été ravagée par un incendie et l’onaperçut les lumières des petites maisons de bois couvertes en zincet entourées d’une double palissade.

Mike poussa un profond soupir et aspira l’airfrais de la nuit à pleins poumons.

– Ça va ! s’écria-t-il avec unenaïveté désarmante, c’est très joli d’aller à la promenade, mais onest tout de même rudement content de rentrer chez soi !…

Martial pensa qu’il fallait vraiment quel’Irlandais fût doué d’un vigoureux optimisme pour regarder commeson home la prison où ils étaient gardés à vue, à peinemieux nourris, à peine un peu plus libres que des forçats, sanscompter l’angoissant mystère qui de toutes parts les entourait etpesait sur leur destinée. Martial se surprit à prendre en pitiél’étonnante candeur de son camarade.

« Pauvre Mike ! songea-t-il. Quellepatience, quelle bonté et quelle confiance !… Je crois qu’avecquelques bonnes paroles, on lui ferait croire tout ce qu’onvoudrait. »

L’Irlandais interrompit brusquement sesréflexions et, se rapprochant de son camarade avec une mineapeurée, il chuchota à son oreille, d’une voix presqueimperceptible :

– Je ne t’ai rien dit tout à l’heure, monvieux, mais dans le bois j’ai eu très peur. À un moment donné ilm’a semblé que des gouttes de sang tombaient lentement de brancheen branche, et dans le creux des vieux cèdres, je croyais voir,accroupies et immobiles, des femmes pâles comme des mortes qui meregardaient de leurs yeux ternes de fantômes, chargés d’une infinietristesse.

Mike parlait avec une telle conviction queMartial en ressentit une désagréable émotion.

– Bah ! répliqua-t-il en faisanteffort pour réagir, tout cela, ce sont des hallucinations !…Tu n’es pas irlandais pour rien et je suis sûr que tu crois, commetous tes compatriotes, à l’existence des nains magiques, desrevenants et des dames blanches qui errent la nuit dans lesendroits où un crime a été commis.

– Bien sûr que j’y crois ! répliquaMike avec une sorte d’emportement, ce sont des choses que personne,chez nous, ne se permettrait de nier et qui ont eu des milliers detémoins…

– Eh bien, moi, s’écria Martial, dans unsursaut de révolte, je n’ajoute pas foi à toutes ces sottises et jesuis persuadé que tout ce qu’il y a de mystérieux et de terribledans cette vallée, je parviendrai à l’expliquer toutnaturellement.

En prononçant cette phrase, notre héros,oubliant toutes ses prudentes résolutions, avait élevé la voix.Mike le rappela d’un coup de poing dans l’épaule au sentiment de lasituation.

– Ah ça, fit-il, est-ce que tu esfou ? je t’ai pourtant prévenu !… le Maître entend toutce qu’on dit dans la vallée !

À ce moment, des profondeurs de la forêts’éleva un long et lamentable gémissement, pareil au cri d’une bêtequ’on égorge, puis tout entra dans le silence.

– Tu vois !… bégaya Mike quitremblait de tous ses membres.

Tous deux continuèrent à cheminer sans motdire.

Ils n’étaient plus qu’à une faible distance deleur maisonnette, quand Martial avisa, un peu à gauche, isolée desautres bâtiments, une petite construction en planches qu’il n’avaitpas aperçue le matin et qui, par exception, n’était entouréed’aucune palissade. Poussé par la curiosité il s’en rapprocha.

Il poussa une porte qui n’était fermée qu’auloquet.

Dès le seuil, il fut pris aux narines par uneammoniacale odeur de fumier, il entendit hennir des chevaux ;il comprit que là sans doute se trouvaient les écuries du maître.Le bâtiment, très long, dallé de ciment et divisé en boxes par descloisons, était éclairé par quelques lampes électriques. À leurclarté, Martial reconnut tout de suite, en face de mangeoirespleines d’orge, les deux mules qu’on lui avait volées et aussi, unpeu plus loin, le mulet que lui avait vendu quelques joursauparavant l’Indien Coyotepec. Il n’y avait plus de doute àconserver.

C’était en exécution d’un plan longuement mûriqu’il avait été attiré dans cette sinistre vallée. Vers quelbut ? Il se le demandait anxieusement. Il se disait que, sansnul doute, l’homme au masque de métal devait être au courant detous ses projets.

Instinctivement il fit entendre ce sifflementbizarre que lui avaient enseigné les muletiers mexicains et auquelles animaux étaient habitués d’obéir.

Les deux mules hennirent et, dans un mouvementbrusque pour rejoindre leur ancien maître, firent sonner la chaînede fer qui les attachait au râtelier.

Martial fit un pas, mais avant qu’il eût puatteindre les boxes où se trouvaient les bêtes qui lui avaient étévolées, il se trouva entouré par les trois chiens muets qui luimontraient leurs crocs d’un air menaçant. Il se hâta de sortir del’écurie, rejoignit Mike qui l’attendait plein d’inquiétude ettellement bouleversé qu’il n’osa demander à son camarade aucuneexplication.

Un quart d’heure plus tard tous deux seretrouvaient dans la petite salle à manger de leur maisonnette, etdînaient de bon appétit. Pendant ce repas ils n’échangèrent pas unmot, comme si chacun d’eux eût craint de communiquer à l’autre lespensées qui lui venaient à l’esprit.

Chapitre 10LE VRAI VISAGE DU MAÎTRE

Deux semaines s’écoulèrent sans qu’il seproduisît aucun fait intéressant. Décidé à pénétrer le secret de lafabuleuse vallée, Martial s’était juré de faire preuve de la plusgrande patience et de la plus grande ténacité.

Il travaillait dans la mine avec unerégularité et un entrain que Mike lui-même admirait. Après avoirchargé toute la journée des wagons de minerai, il allait manger etdormir, en homme tout à fait content de son sort.

Cette tactique finit par lui réussir jusqu’àun certain point. Il avait entièrement gagné la confiance del’Irlandais, et petit à petit, bribe par bribe, lambeau parlambeau, Mike en vint à lui donner certains renseignementsprécieux.

C’est ainsi que Martial apprit que trois foispar semaine, à quelques exceptions près, le maître s’absentaitpendant presque toute une nuit, toujours accompagné d’un muletpesamment chargé.

Lorsque Mike se laissait aller à ses besoinsde confidences, Martial se gardait bien de l’interrompre ou del’interroger et feignait même de ne prendre aucun intérêt aubavardage de son camarade.

Alors celui-ci, vexé de voir que son ami leFrançais ne semblait pas le prendre au sérieux, donnait desprécisions.

– Ce qu’il y a de plus curieux, déclaraun soir l’Irlandais poussé à bout par le silence et le souriresceptique de son camarade, c’est que, quand le maître s’absente, ilne se dirige pas du tout du côté de la forêt et du défilé quiaboutit au désert. Il va dans une direction opposée, vers l’est, làoù la falaise a plus de cinq cents mètres de haut. C’est en cetendroit que s’élève le vieux cèdre que l’on dit avoir plus de troismille ans et dont vingt hommes, les mains étendues, ne pourraiententourer le tronc.

– Tout cela m’est bien égal, murmuraMartial en bâillant avec une indifférence affectée. Pourvu que jesois nourri à peu près convenablement, que je touche chaque semainemon petit sac de pépites, je ne m’occupe pas du reste. À la fin del’année, quand j’aurai des économies, je ferai comme toi, j’iraiinstaller une boutique dans une petite ville de laNouvelle-Californie où il y a beaucoup à faire.

– On se retrouvera, s’écria Mike avec unattendrissement auquel l’influence du whisky n’était pas étrangère,on est des copains ! comme qui dirait des frères ! nousdeux, pas vrai, hein ?…

Rentré dans sa chambre, Martial se livra à deprofondes réflexions ; il n’avait pas la moindre envie dedormir. Les révélations de l’honnête Mike lui faisaient entrevoirles choses sous un aspect tout nouveau.

Il était évident pour lui, maintenant, que lavallée avait plusieurs issues plus ou moins secrètes, il nes’agissait plus que de les découvrir, et à force d’observations, ilne désespérait pas d’y réussir.

Une semaine encore s’écoula. Martial devenaitnerveux, l’Irlandais n’avait plus rien à lui apprendre et le jeunehomme se demandait s’il pourrait jamais s’échapper de sa prison. Ilarrivait à suspecter la bonne foi de son camarade. Après de longueshésitations il résolut d’en finir.

Un soir que toutes les fenêtres de la maisondu maître étaient illuminées, que Mike, assommé par une ration dewhisky plus copieuse encore que d’ordinaire, faisait vibrer lescloisons par ses ronflements sonores, il procéda à de suprêmespréparatifs.

Sans attirer l’attention de Mike, il avaitréussi à emporter jusqu’à sa chambre et à cacher sous son lit undes pics d’acier armé d’une pointe de diamant qui servaient àdétacher le minerai. C’était là une arme redoutable, en outre ilpossédait toujours le flacon de chloroforme et le browning dont ilne s’était pas séparé un seul instant depuis son arrivée dans lavallée.

Plusieurs jours auparavant, Martial avaittrouvé dans le coffre d’outils qui servaient à réparer leswagonnets une grosse tarière et il s’en était servi pour percer destrous dans la palissade. Il les avait disposés de telle façon qu’eny plantant quelques chevilles ou quelques bouts de fer il avait àsa disposition une échelle commode qui lui permettrait d’atteindrele sommet de la palissade presque en un seul bond.

De plus il avait mis de côté une planche assezlarge pour lui tenir lieu de pont, entre les deux enceintes depieux. De cette façon les chiens géants qui lui servaient degeôliers ne pourraient rien contre lui.

Martial – il l’avait prouvé – était d’uncaractère très énergique ; il réfléchissait longtemps avant deprendre une résolution, mais une fois qu’il l’avait prise, ilexécutait son projet coûte que coûte. Il demeura une longuedemi-heure perdu dans ses pensées, pesant minutieusement leschances adverses ou favorables qu’il avait de mener à bien sonaudacieuse entreprise. Enfin, il se leva.

– Je ne puis pas demeurer éternellementici, murmura-t-il, il ne faut pas attendre qu’on m’ait dépouillédes armes qui me restent. Le Maître est là, et ne songe sans douteguère à moi… Je ne retrouverai sans doute pas, d’ici longtemps, uneoccasion plus favorable.

Sa décision était prise ; sans perdre uninstant il passa de la conception à l’exécution.

Méthodiquement, sans se presser, il procédaaux derniers préparatifs ; d’abord, il glissa dans sa ceintureles deux sacs de poudre d’or qui représentaient son salaire de deuxsemaines. Il plaça, bien à portée de sa main, chacun dans une despoches de son veston, son flacon de chloroforme et sonbrowning ; enfin il se passa en bandoulière, en guise defusil, le pic à pointe de diamant qu’il maintint avec unecordelette en place de bretelle.

En faisant le moins de bruit possible, ildescendit au rez-de-chaussée, s’empara à tout hasard d’une grossetranche de jambon et d’une bouteille de whisky qu’il avait mise enréserve quelques jours auparavant et il se dirigea vers l’endroitde la palissade où il avait planté les clous et les chevilles quilui en faciliteraient l’escalade.

La planche qui devait lui servir de pont étaità la place où il l’avait mise. Il la dressa verticalement, et sitôtqu’il eut atteint le sommet du rempart, il la saisit parl’extrémité, la tira à lui et réussit à la poser en équilibre enl’assujettissant dans les interstices que laissaient entre eux lespieux aigus ; enfin, il s’aventura sur ce fragile chemin qu’ilcomptait franchir en quelques enjambées.

Mais au premier pas qu’il fit, la planchesciée en son milieu par une main mystérieuse se rompit avec uncraquement sourd, et Martial s’abattit rudement à deux pas destrois chiens dont il entendait le souffle haletant, dont il voyaitles yeux briller dans la nuit comme des gouttes de phosphore. Ilcomprit qu’il était perdu et que celui qui le tenait entre sesgriffes avait mis toutes les chances de son côté.

Heureusement, dans sa chute, il était tombépresque droit sur ses pieds et au moment même où il avait touchéterre les crocs d’un des monstres l’avaient saisi à la cheville etil sentait leurs pointes aiguës traverser déjà le cuir épais de sesbottes. Il songea à faire usage de son browning, mais dans la mêmeseconde, il réfléchit qu’il ne fallait faire aucun bruit qui pûtdonner l’alarme.

D’un geste brutal il cassa net la cordelettequi assujettissait le pic d’acier et d’un formidable élan il fenditle crâne de son ennemi qui s’écroula en poussant un râle.

Malheureusement, Martial avait frappé avec unetelle violence que son pic avait rencontré un des gros fils decuivre qui distribuait dans toute la vallée la lumière et la forcemotrice. À demi foudroyé il lâcha son arme, les nerfs secoués d’undouloureux tremblement.

Dans une inspiration désespérée il s’emparad’une moitié de la planche qui lui avait servi de pont et en usa,en guise à la fois de bouclier et de massue, pour tenir en respectses deux ennemis. Il eût bien voulu rentrer en possession de sonpic. Avec cette arme terrible, avec sa vigueur naturelle, décupléepar l’imminence du danger, il eût sans rémission assommé les deuxmolosses.

C’est alors qu’il assista à un spectacleextraordinaire : un des chiens, Vloup, comme s’il eût devinéla pensée de son ennemi, prit avec précaution entre ses dents labarre d’acier et la porta beaucoup plus loin.

Martial pendant ce temps se défendait toujoursgrâce à sa planche mais il comprenait que la lutte n’allait pastarder à devenir inégale et qu’il finirait, forcément, par avoir ledessous.

À deux pas de lui il voyait la gueule béantedu dogue aux crocs luisants, aux babines couleur de sang et ilcomprenait que s’il faisait le moindre faux pas, s’il avait lamoindre distraction, il serait dévoré par les deux bêtes féroces,car le second dogue revenait lentement, prêt à prendre part à lalutte.

Martial avait dans sa poche plusieurs boulesde charpie qu’il avait préparées en effilant un de ses mouchoirs etqu’il tenait prêtes à tout événement.

Pendant que d’une seule main, il continuait àtenir le chien en respect, de l’autre il débouchait précipitammentle flacon, renversait la moitié de son contenu sur un des tampons,et au moment où l’animal ouvrait toute grande sa formidable gueule,il jetait dedans la boulette anesthésiante.

Le résultat de ce stratagème fut instantané.L’animal presque aussitôt vacilla sur ses pattes, bâilla et finitpar rouler à terre comme s’il eût été assommé.

Il ne restait plus à Martial qu’un ennemi maisce dernier, Vloup, paraissait beaucoup plus intelligent que lesdeux autres. On eût dit qu’avec une sagacité presque humaine, ilavait jugé la situation… Il rampait le long de la palissade, setenant hors de la portée de la planche que brandissait Martial etn’attendant que l’occasion de lui sauter à la gorgetraîtreusement ; mais tout en tournant autour de son ennemidont il essayait de lasser la patience et de fatiguer l’attention,il s’arrangeait toujours de façon à se trouver entre Martial et labarre d’acier qui luisait dans l’herbe humide de rosée à quelquespas de là.

Notre héros, en proie à une colère furieuse,poursuivit Vloup avec sa planche, mais l’animal évitait adroitementses coups, prêt à profiter de sa moindre défaillance, de sa moindremaladresse.

Ce jeu de cache-cache se poursuivit pendant unlong quart d’heure et Martial se demandait s’il n’allait pas êtreobligé, quel qu’en fût le danger, à recourir à son browning,lorsque enfin, après cette énervante poursuite, Vloup eut un momentde distraction, la lourde planche s’abattit sur son crâne etl’assomma à moitié… Martial en profita pour verser dans la gueuledu monstre le restant de son chloroforme.

Enfin pour plus de sûreté il reprit son pic etfendit définitivement le crâne aux deux chiens. Il était vainqueurmais il s’avoua qu’il avait eu terriblement peur, son front étaitbaigné d’une sueur froide.

– Et pourtant, murmura-t-il, ce n’est làque le commencement…

Après s’être reposé quelques minutes et s’êtreréconforté d’une gorgée d’alcool, il poursuivit son chemin. Ens’aidant des débris de la planche, il escalada aisément la secondepalissade.

Dès lors il ne pouvait plus reculer.

« Maintenant, se dit-il, il fauttriompher ou périr !… Le Maître de la Vallée ne mepardonnerait jamais d’avoir tué ses chiens… »

Il s’avança lentement vers la demeure duMaître dont les fenêtres, comme une heure auparavant, étaienttoujours brillamment illuminées. À moitié chemin, il s’aperçut quedans sa précipitation il avait oublié la barre d’acier qui venaitde lui être si utile. Il se demanda s’il ne devrait pas revenir surses pas, franchir de nouveau la palissade, pour rentrer enpossession de cette arme précieuse. Après une minute d’hésitation,il renonça à ce projet.

« Tant pis, songea-t-il, le temps estprécieux, il faut aller de l’avant, puis j’ai encore un excellentrevolver tout chargé, et ça, c’est une arme sérieuse. »

Ainsi que nous l’avons vu dans un précédentchapitre, les environs de la demeure du maître étaient encombrés demonceaux de scories, de vieilles planches, de tonneaux défoncés, detous les débris que l’on rencontre ordinairement dans le voisinagedes exploitations minières.

En y réfléchissant, Martial fut étonné quel’homme au masque de métal fît preuve d’une pareille insoucianceaux abords de sa propre demeure et il se demanda si cettenégligence, peut-être affectée, ne cachait pas quelque piège,quelque moyen de défense plus terrible que les autres.

Comme il l’avait constaté lors de sa premièreentrevue avec le Maître, la muraille de bois qui protégeaitl’habitation de celui-ci n’était pas double, elle était seulementplus épaisse et plus haute que les autres et fermée d’une porte auxverrous massifs, doublée de plaques de tôle.

« Pourvu qu’il n’y ait pas dechiens », se dit Martial qui ne put s’empêcher de frissonneren songeant au combat qu’il venait de soutenir et dont il n’étaitsorti vainqueur qu’à grand-peine.

L’heure des hésitations était passée. À l’aidede planches qui avaient dû servir à boiser les galeries de mine, ilatteignit sans peine le sommet de la muraille et redescendit del’autre côté sans voir apparaître aucun des terribles molosses. Ilse trouvait maintenant en face du bâtiment assez vaste où il avaitdéjeuné le jour de son arrivée : les trois fenêtres du premierétage étaient vivement éclairées et l’une d’elles à cause de latorride chaleur était entrebâillée.

Retenant son souffle, mettant quelquefois cinqminutes à faire un mouvement qui n’eût demandé que trois secondes,Martial étaya contre le toit le tronc d’un jeune pin à demiébranché et commença à gravir cette périlleuse échelle pouratteindre l’appui de la fenêtre.

Parfois, il demeurait immobile pendant unelongue minute, attentif au moindre craquement du bois, aux plusfugitives rumeurs qui montaient de la vallée endormie. Il luisemblait que les battements de son cœur angoissé faisaient un bruiténorme dans ce grand silence et il essayait vainement de réagircontre cette sensation qu’il n’arrivait pas à dominer.

Pourtant, il atteignit son but sans encombre,et, haletant, les mains appuyées sur le rebord de la fenêtreentrouverte, il regarda.

Dans une sorte de laboratoire, sommairementinstallé, il voyait de grandes cuves de verre, des bonbonnes deproduits chimiques, des éprouvettes.

À une table grossière au centre de la pièce,un personnage était assis, mais placé de façon que Martial ne pûtvoir entièrement son visage. Pourtant notre héros ne doutait qu’ilne se trouvât en présence du Maître de la Vallée, car dans un coingisaient le casque et la fameuse cuirasse.

À l’aide d’une petite balance de précision, lemystérieux personnage était gravement occupé à peser de la poudred’or qu’il puisait dans une grande sébille, et sur la table étaientétalés pêle-mêle des diamants, des rubis, des émeraudes, etd’autres pierres précieuses à l’état brut. Dans un coin, il y avaitun grand coffre de métal.

L’homme était tellement absorbé par ce travailqu’il ne soupçonnait certainement pas la présence de son ennemi.Celui-ci le contemplait avec une profonde émotion sans pouvoirs’empêcher de penser, en dépit de toutes ses préoccupations, aufameux tableau du maître flamand, les Peseurs d’Or, dontil avait devant les yeux une vivante réplique.

Tout d’un coup, l’homme fit un mouvement etavança la main, une main au pouce énorme, une main d’assassin oud’impulsif, mais Martial ne fut pas frappé tout d’abord de cetteparticularité, à l’annulaire de l’inconnu il venait de voir brillerune grosse émeraude que Rosy lui avait montrée autrefois :c’était une pierre unique et à laquelle l’ingénieur Wilcox tenaitbeaucoup.

Haletant, la gorge serrée par l’angoisse, lejeune homme se demanda avec un tremblement s’il ne se trouvait pasen présence du père de sa fiancée, si le redoutable Maître de laVallée n’était pas l’ingénieur lui-même.

Cramponné à son arbre, en proie à une sorte devertige, Martial demeura quelques secondes comme suspendu entre lavie et la mort.

À ce moment, l’homme tourna la tête, sansdoute vaguement conscient d’une présence ennemie, obéissantpeut-être à cet obscur instinct de défense qui nous fait nousretourner quand quelqu’un nous suit depuis longtemps.

Martial retint un cri de surprise ; cetteface féroce aux lourdes mâchoires, au front déprimé, il laconnaissait. Bien des fois, Rosy la lui avait montrée dans unecollection de photos exécutées par elle-même.

– Vous voyez, cher Martial, luiexpliquait-elle, ce portrait est celui de Bentley, l’homme deconfiance et le préparateur de mon père. Il a une physionomie bientypique, mon père prétend qu’il n’a jamais rencontré un homme d’uneaussi formidable énergie, qui serait capable d’accomplir les plusgrandes choses dans le bien comme dans le mal.

Martial n’avait pas oublié ce type étrange quirappelait à la fois le dogue et l’oiseau de proie, et en le voyantà quelques pas de lui il se demandait avec une mortelle inquiétudecomment l’ingénieur, ce savant d’une si pénétrante sagacité, d’unesi merveilleuse intuition, avait pu accorder sa confiance à unepareille bête féroce.

Martial se sentait à peine la force deraisonner, tout ce qu’il voyait était au rebours de ce qu’il eût pusupposer : ainsi Bentley, en dépit de ses affirmations,n’était nullement défiguré par la lèpre, son visage était rose etfrais, ses lèvres vermeilles, et ses prunelles, d’un bleu d’acier,d’une expression très dure, étaient vives et claires.

Cette fois Martial ne conservait plus lemoindre doute, Bentley avait certainement assassiné le père deRosy. Martial ressentit à ce moment une douleur si poignante, unesi atroce sensation d’impuissance et de désespoir en face du crimeaccompli, qu’un instant, il perdit la tête.

Qu’allait-il faire ? Il eut envied’abattre Bentley d’un coup de revolver et de s’enfuir ; sonfront était baigné d’une sueur froide, il éprouvait toutes lestortures d’une véritable agonie.

Cependant, le bandit, un instant distrait parl’obscur avertissement de la subconscience, s’était remistranquillement à peser son or.

À la fois terrifié et furieux, Martial restaitdésemparé, tremblant d’une fièvre nerveuse qui lui faisait grifferde ses ongles la planche qui formait le rebord de la fenêtre.

Il comprenait que d’une seconde à l’autreBentley allait lever les yeux, l’apercevoir et l’abattre d’uneballe en plein front, comme un vulgaire malfaiteur ; son corpsserait dévoré par les bêtes de proie et ses os iraient blanchir àcôté des squelettes qui défendaient l’accès de la vallée enexcitant d’épouvante les Indiens et les coureurs du désert.

Il éprouvait un de ces moments d’abattementprofond où l’on n’a plus confiance en rien, où l’on désespère detout, même de soi-même.

Pourtant ses yeux ne pouvaient se détacher del’homme à la face de bouledogue qui, avec un sourire où il y avaitune sorte de satisfaction bestiale, continuait à peser sa poudred’or.

Au milieu de tous les dangers qu’il avaitcourus, jamais Martial n’avait traversé de minutes aussidouloureuses et aussi poignantes ; sa force de résistanceétait à bout et il se sentait incapable de prendre la résolutionvirile et rapide qu’il eût fallu.

Mais, tout à coup, ses regards rencontrèrent,encadrée d’or et accrochée en haut de la cloison à laquelle setenait adossé Bentley, une grande photographie qui était celle deRosy, toute souriante, telle qu’était trois années auparavant,toute auréolée de sa magnifique chevelure qu’elle n’avait pasencore fait couper.

Il sembla à Martial que le regard si franc dela jeune fille l’encourageait, et presque instantanément, lemarasme qui l’affligeait se dissipa.

À ce moment même, la petite branche surlaquelle s’appuyait un de ses talons craqua sous son pied etfaillit céder.

À ce bruit, si léger qu’il fût, Bentley avaitlevé la tête ; l’espace d’un éclair, les regards des deuxhommes se croisèrent.

Bentley eut une seconde d’hésitation ; ungeste comme pour cacher sa poudre d’or, mais déjà Martial d’un bondavait sauté dans la pièce le browning au poing et appuyait le canonde son arme sur la tempe du bandit.

Comme Martial ne tira pas immédiatement,Bentley habitué à ces sortes de corps à corps comprit que sonadversaire hésitait, et culbutant celui-ci d’un formidable coup detête, il se dégagea ; une lutte atroce commença ; lasébille avait roulé à terre, ainsi que la balance et les deuxhommes se débattaient sauvagement dans une poussière d’or quis’attachait à leurs vêtements.

Habile à toutes les traîtrises, Bentley morditjusqu’au sang l’oreille de Martial, mais celui-ci se sentait animéd’une force inconnue, il aveugla à demi Bentley de deux coups depoing dans les yeux, et il assena sur son crâne, aussi épais quecelui d’un taureau, une série de coups de crosse qui réduisirentcelui-ci à l’impuissance.

Crachant le sang, moulu de coups, le banditétait maintenant renversé et Martial lui broyait la poitrine de songenou en lui appuyant le canon de son arme sur le front.

– Dis-moi où est le père de Rosy, fitMartial d’un tel ton que Bentley comprit qu’il était mort s’il nerépondait pas catégoriquement.

– Il est vivant… bien portant… bégaya lebandit, dans un hoquet sanglant, où il cracha deux de ses dentscassées par la crosse du browning.

– La preuve de ce que tu avances, ou jete tue, répliqua Martial impitoyable. Je ne sais pas pourquoi jem’amuse à te questionner !… Je devrais commencer par te casserla tête…

Bentley, d’un formidable coup de reins, fit unmouvement pour se dégager, mais d’un direct foudroyant, Martialréussit à le mater.

Tout à fait dompté, maintenant très humble, lebandit expliqua d’une voix rauque et assourdie par lafureur :

– L’ingénieur n’est pas mort, il est dansun autre district de la vallée et je communique avec lui tous lesjours par téléphone. Tu vas le voir toi-même.

– C’est bon, fit rudement Martial, tâchede te lever, et surtout n’essaie pas de me mentir ni de me tromper,sinon tu sais ce qui t’attend.

Avec l’aide de Martial, qui le tenait toujoursen respect avec son arme, le Maître de la Vallée se levapéniblement, il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre, salarge face barbouillée de sang était effroyable. Tout en titubant,il se rapprocha du téléphone placé sur la table et se laissaretomber sur son siège.

– J’ai dit la vérité, murmura-t-il avecune grimace tragique qui essayait de ressembler à un sourire.

D’une main tremblante, il décrocha un desrécepteurs et tendit le second à Martial. Ses mainstremblaient.

– Allô ! Allô ! cria-t-il aveceffort, Monsieur Wilcox…

– C’est vous Bentley ? répondit unevoix lointaine et assourdie.

– Mais oui.

– Rien de nouveau ?

– Non. L’exploitation se poursuit d’unefaçon régulière…

Martial se senti soulagé d’un poids énorme, ilconnaissait la voix de l’ingénieur avec lequel il s’était rencontrélorsqu’il commençait à faire la cour à Miss Rosy. M. Wilcoxétait donc vivant, et Martial avec sa naïve loyauté se repentaitpresque déjà d’avoir traité si brutalement le Maître de laVallée.

Secoué par toutes sortes de terriblesémotions, il suivait maintenant presque distraitement laconversation téléphonique qui était d’ailleurs des plusinsignifiantes.

Mais tout à coup son cœur se serra, à uncertain nasillement de l’appareil il venait de comprendre que cen’était pas la voix de l’ingénieur qu’il entendait mais celle d’ungramophone qui, peut-être, bien des mois auparavant, avaitenregistré la voix de M. Wilcox. Et pourtant notre héroshésitait, il n’était pas sûr de ne pas s’être trompé.

Il était si troublé, si perplexe, que pendantun instant, il oublia de tenir le canon de son browning appuyé surla tempe du bandit.

Celui-ci avait déjà profité de la brèvedistraction de son adversaire. Allongeant doucement la jambe, ilavait pressé du pied un piton de cuivre incrusté dans leplancher.

Derrière lui, Martial perçut un légergrincement ; c’était une porte à coulisse qui s’ouvrait,glissant dans ses rainures de métal et trois chiens bondirent dansla pièce, mais ils n’étaient pas de la même espèce que les autres,c’était des bloud-hounds, ces dogues qui descendent de ceux que lesEspagnols avaient dressés à donner la chasse aux Indiens et dont larace a été soigneusement conservée dans tout le sud del’Amérique.

Martial éprouvait pour ces animaux une espèced’horreur, et, malgré toute sa bravoure, il se demandait enfrissonnant si Bentley ne possédait pas une meute entière de cesbêtes à demi domestiquées, presque aussi féroces et aussivigoureuses que des tigres.

Profitant de sa surprise, Bentley, d’un bond,s’était mis hors de la portée du revolver et s’était retranchéderrière la table. Il triomphait.

– L’ingénieur est mort, ricana-t-il, ettoi tu vas être dévoré par mes chiens… tu m’as cru vraiment tropnaïf ! Je sais qui tu es… Tu ne reverras jamais Rosy. Tun’avais qu’à ne pas te mêler de mes affaires, tant pis pourtoi ! ! !… Il fallait que ça finisse commeça ! !…

– Ce n’est pas fini, gronda Martialexaspéré.

Trois coups de revolver retentirent ;deux des chiens roulèrent le crâne fracassé, le troisième,mortellement blessé, s’abattit en râlant, et dans les spasmes deson agonie, ses poils hérissés se recouvraient de cette poudre d’oréparpillée sur le plancher de la pièce et qui s’était incrustéejusque dans les rainures du bois. Bentley ne s’attendait pas àcette riposte foudroyante, tant il avait compté sur l’aide de seschiens maintenant hors de combat.

Avant qu’il eût le temps de se ressaisir,Martial d’un coup de la crosse de son arme où maintenant il nerestait plus que trois cartouches, assomma consciencieusement lebandit qu’il crut avoir tué. Il s’agissait maintenant de prendre lafuite le plus vite possible.

Après cette effroyable lutte, le jeune hommeétait haletant, il s’efforça pourtant de réfléchir. Tout d’abord,il s’empara du trousseau de clefs qui pendait à la ceinture deBentley : dédaignant l’or et les gemmes précieuses quijonchaient le sol, il ne prit qu’une petite lampe électrique et uneboîte d’allumettes-bougies demeurée sur la table.

Après la satisfaction que lui avait causécette victoire inespérée, il était en proie à une terreur folle, ilétait surpris de se trouver encore vivant dans un pareil endroit.Le désir de sortir de la vallée, de franchir les limites de cetteenceinte infernale où tout ce qu’il avait vu semblait en dehors desrègles de la nature, dominait en lui tout autre sentiment. Il étaiten proie à une de ces terreurs paniques qui, à certains moments,s’emparent des plus braves.

Ce plancher poudré d’or lui paraissait brûlantcomme le pavé de l’enfer. En cette minute tragique les effrayantsrécits des superstitieux Indiens lui revenaient en mémoire et ilétait presque persuadé, dans son affolement, que c’était cespauvres sauvages qui avaient raison.

Dans un effort désespéré, de toute sa volonté,il essayait de dominer cette épouvante secrète qu’il sentait monteren lui.

Sans même un regard pour Bentley, qui, lecrâne fendu, agonisait dans une mare de sang, il sauta par lafenêtre, franchit la palissade et se retrouva sain et sauf aumilieu de ces monceaux de décombres et de scories qui encombraientcette partie de la vallée.

Pour l’instant il était sain et sauf, maisaprès la lutte qu’il venait de soutenir, après les angoisses decette nuit, il était profondément abattu. Il s’assit sur un tas debriques pour se reposer quelques instants, pour réfléchir, et pourétancher le sang qui coulait de son oreille et d’autres blessuresd’ailleurs peu graves qu’il avait reçues pendant son combat avecBentley.

Il ressentait une immense fatigue, le vertigel’envahissait. Il se demandait si tous les exploits qu’il venaitd’accomplir, avec un invraisemblable succès, n’étaient pas lerésultat d’un coup de folie.

Qu’allait-il faire maintenant ? Par oùfuirait-il ?

Il se le demandait dans une angoisse qui luifaisait palpiter le cœur à grands coups sourds.

Chapitre 11LE SECRET DU VIEUX CÈDRE

Martial, malgré l’envie qu’il avait de fuir,demeura plongé pendant plus d’une demi-heure dans une prostrationaccablante, incapable de prendre une résolution, mais, petit àpetit, la brise rafraîchissante venue du Pacifique calmait sesnerfs, l’abondante et glaciale rosée qui mouillait son front luicausa une sensation de bien-être indicible. Enfin, le silence decette belle nuit, si douce et si parfumée, le rassurait. Si on nel’avait pas encore poursuivi, c’est que peut-être il n’avait plusd’ennemis à craindre. Il reprit courage. Martial offrait l’exempled’un de ces tempéraments nerveux qui sont aussi prompts àl’abattement qu’à l’enthousiasme et maintenant c’étaitl’enthousiasme qui reprenait le dessus.

« Jusqu’ici, pensa-t-il, j’ai été le plusfort, mais cela ne peut pas durer toujours, le bon sens le plusvulgaire me conseille de partir. »

C’est alors qu’il comprit combien il étaitdifficile de sortir de cette vallée que cernaient de toutes partsles falaises de granit ou de porphyre de la grandeCordillère : se retirer par le chemin qu’il avait suivi pourvenir, il n’y fallait pas songer ; il se rappela l’étroitdéfilé barré par la lourde herse aux poutrelles d’acier. Puisl’idée seule de traverser la marécageuse forêt où coulaient dessources empoisonnées, où pullulaient des reptiles inconnus, luifaisait froid dans le dos.

C’est alors qu’il se souvint de ce que luiavait dit l’Irlandais : si Bentley s’absentait suivi de mulesqui portaient sans doute son or, c’était probablement pour mettreson butin en sûreté, et comme en ces occasions, d’après lesbavardages de Mike, l’aventurier se dirigeait toujours du côté duvieux cèdre situé à l’ouest de la vallée et dont l’énorme masseoccupait en largeur et en hauteur autant de place qu’une cathédralegothique, c’est que de ce côté, il existait une issue secrète.

Ce fut pour Martial comme une révélation. Illui parut évident qu’un homme, dans une situation aussi périlleuseque l’était Bentley, avait dû se ménager plusieurs issues, segarder les moyens de prendre la fuite en cas de surprise. Cettesupposition parut au jeune homme tellement vraisemblable qu’il sesentit tout réconforté. Puis, dans la situation tragique où il setrouvait, il n’avait pas le choix des moyens.

Contournant rapidement les bâtiments del’usine et la maison de bois où Mike, l’Irlandais, continuait sansdoute à dormir d’un calme sommeil, il se dirigea vers le cèdre.

Ce colosse végétal qui formait à lui seultoute une forêt et couvrait de son ombre plus de deux cents mètrescarrés devait avoir des milliers d’années. Martial estima qu’ilétait cinq ou six fois plus haut que le fameux cèdre du Jardin desPlantes qui a pourtant deux cents ans. Ses racines énormesfantasquement bossuées semblaient le soulever hors de terre etformaient au-dessous de son tronc de véritables cavernes.

À la clarté des étoiles qui scintillaientcomme une poussière de perles roses, dans le ciel d’un bleu de soiedoux et profond, Martial constata que le sentier qu’il suivaitétait foulé par de nombreux pas d’animaux. Cette piste le conduisitjusqu’à une voûte que formait la fourche de deux racines aussigrosses que les chênes de nos pays.

Le terrain descendait par une pente rapide etles parois de ce couloir souterrain étaient maintenues, comme lesgaleries d’une mine, par un boisage solidement établi.

Son revolver d’une main, sa lampe électriquede l’autre, Martial s’engagea résolument dans ce couloir ténébreuxqui lui semblait interminable. Il marcha ainsi pendant unedemi-heure, il finit par courir, aussi vite qu’il le pouvait.Était-ce une illusion causée par les échos de la galerie, mais illui semblait entendre, très loin derrière lui, des voix confuses,comme une rumeur d’aboiement.

« Le reste de la meute de ce coquin deBentley doit être à mes trousses, songea-t-il. C’est vraiment granddommage que je ne l’aie pas tué. »

Cependant les aboiements devenaient plusdistincts, se rapprochaient, Martial pensa que Bentley qui n’avaitconfiance en personne devait posséder dans quelque bâtiment isoléune véritable armée de ces dogues féroces qui était pour lui lameilleure des sauvegardes.

Martial courait maintenant de toutes sesforces tout en se demandant avec anxiété si le souterrain qu’ilparcourait n’allait pas aboutir à un gouffre où il trouverait lamort. Dans sa précipitation il butta contre une des racines ducèdre et s’étala de tout son long.

Sa lampe électrique s’était éteinte, tous lesefforts qu’il fit pour la rallumer furent inutiles.

Les échos apportaient de plus en plusnettement à son oreille les hurlements des chiens ; il étaitdésespéré. Dans ce trou noir où aucune fuite, aucune défensen’était possible, il serait immanquablement dévoré par les férocesanimaux…

Il se souvint à propos des allumettes-bougiesque, dans un mouvement de prudence instinctive, il avait prises surla table de Bentley et glissées dans sa poche. C’est à la lueurtremblotante de ces ciruelos qu’il poursuivit sa route.

Les aboiements se rapprochaient. Il courutplus vite. Il ne prenait même plus le temps de frotter lesallumettes, il sentait derrière ses talons la meute dévorante.

Tout à coup, il éprouva un choc formidable etdemeura un instant à moitié assommé de la violence avec laquelle ils’était lancé contre l’obstacle qui barrait le couloir.

Son front saignait. Péniblement il frotta uneallumette et constata qu’il se trouvait en face d’une porte de fermunie d’une énorme serrure.

Il était pris comme un rat dans uneratière ; dans quelques minutes les dogues seraient là, et ledévoreraient jusqu’aux os.

Son désespoir ne dura guère, le tintement dutrousseau de clefs qui sonnait dans la poche de son veston luidonna tout à coup à penser qu’il avait peut-être les moyens defranchir la redoutable porte.

S’éclairant tant bien que mal à la lueur despetits bâtons de cire, il choisit une clef. Elle était beaucouptrop petite pour l’énorme serrure. Il en prit une autre ;celle-là était trop grosse.

Déjà il en avait essayé une dizaine, tellementénervé, tellement impatienté par les rugissements qui grondaientsous la voûte, que ses mains tremblaient et qu’il savait à peine cequ’il faisait. Tout à coup, il se sentit cruellement mordu aumollet. Sans ses épaisses bottes, les dents acérées du dogue luieussent enlevé un lambeau de chair.

Il se retourna d’un brusque mouvement pourbrûler presque à bout portant la cervelle d’un bloud-hound géant,sans doute le plus agile de la bande, mais il entendait aboyer ceuxqui venaient derrière et il n’avait plus maintenant que deuxcartouches.

À ce moment, bien qu’il fût sans lumière, samain, par une sorte d’intuition, choisit au hasard dans letrousseau une des clefs, l’entra dans la serrure et la porte de ferroula sur ses gonds avec un bruit retentissant comme celui dutonnerre ; Martial n’eut que le temps de la refermer sur lameute aboyante.

Il fit quelques pas dans une galerie pluslarge et plus haute que celle qu’il venait de quitter, etd’ailleurs très courte. À l’autre bout, il entrevoyait, par-delàles dunes de sable, les flots azurés du Pacifique, aux petitesvagues comme glacées d’argent, sous la clarté tranquille de la lunedans un ciel sans nuage.

Martial atteignit en courant l’extrémité de lagalerie ; il respira avec délices la brise chargée de sel,parfumée par les fleurs des tamarins et des genêts qui poussaienten buissons serrés sur les dunes.

Mais tout à coup, il s’arracha à cettecontemplation et revint sur ses pas. Il fallait autant que possibleretarder la poursuite de ses ennemis.

Revenu jusqu’à la porte de fer, il donna undouble tour de clé, puis ramassant à ses pieds de menus cailloux ilen glissa autant qu’il put dans la serrure. De cette façon, ilétait sûr d’avoir au moins quelques heures d’avance sur sesennemis.

Derrière la porte, les rugissements des chienséclataient dans un effroyable tintamarre.

Martial n’y prit pas garde.

Il était trop heureux de se sentir libre, etdisons-le, trop fier d’avoir triomphé du Maître de la Vallée pourne pas avoir reconquis toute son insouciance en même temps quetoute sa bravoure. Il réfléchit.

« Bentley, se dit-il, est trop mal enpoint pour avoir dirigé la poursuite lui-même ; il a dûenvoyer un de ses sous-ordres, et celui-ci, trouvant la portefermée, reviendra tranquillement sur ses pas… »

Ce raisonnement n’était pas des meilleurs, siMartial se fût donné la peine de réfléchir, il se fût dit queBentley avait dans le désert même de nombreux complices et que pourêtre sorti de la Vallée du Désespoir, on n’était pas encore àl’abri de ses griffes. Mais Martial était tellement heureux de sontriomphe inespéré qu’il ne voulait pas penser au danger futur. Lepéril présent était écarté, plus tard on verrait.

Marchant lentement, aspirant l’air à pleinspoumons, il arriva jusqu’au bord de l’eau, la mer était haute.C’est avec un indicible plaisir qu’il trempa ses mains, rafraîchitson front brûlant de fièvre dans l’eau salée et s’amusa àrecueillir quelques coquillages de la nature des palourdes, oubliéslà par la vague et qui lui parurent délicieux.

Il se retourna pour voir derrière lui lesmontagnes géantes qui ceignaient la vallée maudite et qui seterminaient du côté de la mer par des falaises escarpées. Il étaitémerveillé lui-même d’avoir pu s’échapper d’un pareil endroit.

– Je suis sauvé, murmura-t-il, mais jesuis sûr, maintenant, que Bentley est l’assassin du père deRosy…

Chapitre 12L’AMULETTE DE CHANITO

Allongé sur le sable de la grève, Martialreprenait haleine et se reposait de la course désordonnée qu’ilvenait de fournir. Le voisinage de l’Océan lui donnait un sentimentde sécurité qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Tout en sereposant, il réfléchissait, il s’expliquait maintenant beaucoup dechoses quoiqu’il n’eût pas pénétré entièrement le secret du Maîtrede la Vallée. En étudiant le paysage qui l’environnait il aperçut,presque à la base de la montagne, une petite baie qui, à larigueur, pouvait servir de port pour les bâtiments de faibletonnage ; une estacade à demi ruinée qui s’avançait assez loindans la mer devait faciliter le débarquement des marchandises auxnavires auxquels leur tirant d’eau interdisait l’accès du petitport naturel.

C’était là sans doute que des cargos et desgoélettes venus de San Francisco avaient dû amener, toutesdémontées, mais en pièces numérotées, les baraques de bois quis’élevaient dans la vallée et les machines qui servaient àl’exploitation des mines.

C’est aussi, probablement, par cette voie queBentley se ravitaillait, faisait venir d’Amérique les produitschimiques et les vivres qui lui étaient indispensables, sans queles Indiens et les coureurs des bois qui ne fréquentaient jamaiscette plage déserte, séparée du reste du pays par la falaiseescarpée que formait la montagne, eussent pu jamais soupçonner dequelle façon l’aventurier avait pu édifier un véritable villagedans cet endroit isolé de l’univers entier.

Martial se souvint alors que dans une lettre –une des premières qu’il eût écrite à sa fille après son départ pourle Mexique – l’ingénieur Wilcox faisait allusion à la facilitéqu’il y aurait pour lui à ravitailler ces mines par le Pacifique enévitant la mortelle traversée du No man’s land.

Martial demeurait pensif.

« Somme toute, conclut-il, je n’en saispas beaucoup plus long que lorsqu’il y a quelques semaines, j’aifranchi les portes de porphyre. Je suis presque sûr que l’ingénieura été assassiné, mais toute la partie mystérieuse du dramem’échappe complètement et les phénomènes étranges qui se produisentdans cette vallée demeurent pour moi tout aussi inexplicablesqu’auparavant. Que vais-je faire ?… »

Après avoir longuement réfléchi, il décidaqu’il tâcherait de gagner une station de chemin de fer et deretourner à Mexico. Il lui restait encore assez de poudre d’or pourpayer son voyage, dès qu’il aurait atteint une de ces garesmisérables installées à la limite du désert et où il ne passequelquefois qu’un train – et quel train ! – tous les deuxjours.

Il était maintenant bien reposé. Il s’étaitrestauré avec une partie du jambon et du whisky dont il avait eusoin de se munir en quittant la maisonnette qu’il occupait encompagnie de Mike.

Il se mit en route, non sans s’être armé, enguise de canne, d’une grosse branche de tamarin, qu’il cassa au rasdu tronc et qui était lourde et solide comme une massue.

Il n’ignorait pas qu’il se trouvait à trois ouquatre jours de marche d’une gare, mais n’ayant plus de carte et neconnaissant pas le pays, il était obligé de se confier au hasard,ou à sa bonne étoile.

Il avait décidé de suivre le rivage jusqu’à cequ’il fît jour, car il eût été plus qu’imprudent de demeurer dansle voisinage de la vallée, puis il fallait profiter de la fraîcheurde la nuit.

Il marcha ainsi pendant trois heures sur lesable humide de la grève. Un silence profond régnait autour de lui,à peine troublé par le murmure des vagues et par les cris desoiseaux de mer.

Dès que le soleil commença à s’éleverau-dessus de l’horizon, il se choisit une retraite au milieu d’unépais buisson de genêts, se coucha sur le sable et s’endormit.

Ce n’était pas sans intention qu’il avaitmarché sur le sable le plus près possible des vagues ; lamarée maintenant presque basse allait monter et si Bentley et sescomplices, après avoir réussi à ouvrir la porte de fer, lançaientleurs chiens contre le fugitif, ils ne pourraient retrouver sestraces. Martial n’ignorait pas d’ailleurs que les dogues nepossèdent nullement le flair délicat des chiens de chasse et, demême que les lévriers, n’ont pour ainsi dire pas d’odorat.

S’étant convaincu lui-même par ceraisonnement, notre héros dormit d’un profond sommeil pendantpresque toute la journée à l’ombre du buisson qu’il avait élu pourchambre à coucher. À la tombée de la nuit, il se remit en route,s’orientant tant bien que mal, grâce aux étoiles.

Tournant le dos à la mer, il se dirigeahardiment vers l’est ; son projet était de contourner legigantesque massif montagneux qu’il apercevait à sa gauche et quirenfermait en son centre la Vallée du Désespoir, et de regagner, sipossible, la ferme indienne où il avait reçu l’hospitalité, ou toutau moins l’endroit où Chanito devait l’attendre, mais il ne s’étaitpas rendu compte de la difficulté de sa tâche ; pour revenir àl’endroit d’où il était parti, il lui fallait franchir une immenseétendue de régions désolées, et cela sans carte et sans guide.

Il avait à peine fait trois heures de marche,en tournant le dos à la mer, qu’il se retrouva en plein désert dansune plaine de sable, semée de galets, qui semblait s’étendre àl’infini.

Martial avait tenu bon pendant cinq jours,grâce au peu d’expérience qu’il tenait de Chanito. N’ayant plusaucune provision de bouche, il avait mangé les petites figuesépineuses des cactus. Deux fois, il avait assommé à coups de cannede gros lézards qu’il avait fait cuire sous la cendre en allumantun feu de feuilles sèches avec les allumettes-bougies dont il luirestait encore une dizaine et qu’il ménageait précieusement ;une autre fois il s’était rassasié, faute de mieux, avec les jeunespousses du tunero,une autre variété de cactus, quigrillées sous la cendre chaude comme des pommes de terre luiavaient paru délicieuses.

Le lendemain, il était mourant de soif, quandil rencontra un véritable champ de ces énormes viznagas qui offrentl’aspect de melons de plusieurs mètres de diamètre, hérissésd’épines roses cornées et transparentes. C’était pour lui lesalut.

Armé d’une longue pierre tranchante, en guisede couteau, il s’attaqua à un colosse végétal et pratiqua dans lasphère épineuse une large ouverture, alors il put boire à longstraits cette eau légèrement amère qui a sauvé la vie de tant devoyageurs, et en mangea la pulpe avec délices.

Il s’attarda toute une journée dans cetendroit. Il se rappelait non sans un certain plaisir une histoireque Chanito lui avait racontée : un bandit avait pu échapper àtoutes les recherches de la police en se cachant dans l’intérieurd’un des énormes cactus qu’il avait évidé et dans lequel il avaitpratiqué une sorte de volet qu’il remettait en place après êtreentré dans sa cachette.

Cependant notre héros ne pouvait resteréternellement dans cet endroit, il avait d’autant plus de hâte departir qu’en observant les silhouettes de la Cordillère quis’étendaient devant lui, il s’était persuadé qu’il ne devait pasêtre très éloigné de l’endroit par où il avait pénétré dans laVallée du Désespoir. Après avoir eu soin de faire provisiond’autant de moelle de viznagas qu’il pouvait emporter, il se remiten chemin. Une haute colline qu’il croyait n’être éloignée que dequelques milles lui permettait d’espérer qu’une fois qu’il l’auraitfranchie, il trouverait une vallée avec de l’eau et de la verdure,mais quand il l’eut contournée après une pénible journée, il setrouva en face d’un paysage extraordinaire.

C’était les ruines d’une ville colossale àdemi ensevelie dans les sables et construite tout entière avecd’énormes blocs de granit et de basalte. Sur le toit des temples,des arbres avaient poussé et des divinités grimaçantes à têted’animaux portaient comme une chevelure de feuillage. Il y avaitdes escaliers de cent marches, qui ne menaient plus à rien, dehautes colonnes d’où s’envolait un vautour mélancolique.

Martial était émerveillé et stupéfait, presqueépouvanté. Il s’engagea dans un sentier obstrué par les mauvaisesherbes et qui avait dû être une rue. Chacun de ses pas retentissaitdans un silence solennel. Des serpents rouges s’enfuyaient, descentaines de petits lézards sautaient de pierre en pierre, et, àmesure qu’il avançait, il lui semblait que les dieux aux facesimpassibles et cruelles le regardaient d’un air ironique, de leurspetits yeux de crocodile et allongeaient leurs dents de chacal oude jaguar, comme pour le dévorer.

Il éprouvait un étrange malaise, puis l’idéequ’il serait complètement égaré le terrifiait. Serait-il doncdestiné à errer des mois et des mois dans ces atrocesdéserts ?…

Une pensée plus poignante encore letorturait : que devait penser Rosy, à laquelle il n’avait pudonner de ses nouvelles depuis longtemps, elle devait sans doutecroire qu’il était mort. Il comprit que s’il s’attardait à cetteidée, il perdrait toute espèce de courage et d’énergie. Et pourretrouver la jeune fille, pour triompher du bandit Bentley, il nefallait pas qu’il faiblît.

– Je tiendrai jusqu’au bout,grommela-t-il entre ses dents.

Il avançait maintenant lentement, observantavec attention tout ce qui l’entourait.

Il se trouva bientôt en face d’un énormeédifice que soutenaient une vingtaine de cariatides grimaçantes etauquel on accédait par une vingtaine de marches ; il lesgravit, pénétra dans une haute nef où d’innombrables colonnestrapues faisaient penser à une forêt de pierre. Au fond dusanctuaire, des idoles majestueuses souriaient.

Martial n’avait jamais rien vu de plus beau nide plus imposant. Seuls les colosses de l’ancienne Égypte auraientpu être comparés aux formidables statues qu’il voyait.

Dans un des bas-côtés du temple, il aperçut unescalier, qui, supposa-t-il, devait aboutir à quelque crypte, il ledescendit, poussé par la curiosité.

Il se trouva dans une seconde salle presqueaussi haute que celle du dessus, mais il y avait à peine faitquelques pas, qu’un long et funèbre gémissement parvint à sesoreilles en même temps que quelques mots confusément prononcés etqu’il crut être de l’anglais.

En proie à toutes sortes d’émotions, il sehâta de courir du côté d’où étaient partis les gémissements, maisil n’avait pas franchi la moitié du chemin qui l’eût conduit àl’extrémité de la crypte qu’un choc violent le culbuta. Il venaitd’être atteint au genou par une lourde pierre arrondie que luiavaient lancée des mains invisibles. Il tomba sans pouvoir retenirun cri de douleur.

Avant qu’il eût le temps de se relever, il vitdans la pénombre, à la clarté atténuée que versaient les soupirauxsitués à ras de terre, une sorte de géant sortir de derrière unecolonne. Il lui sembla qu’il apercevait le génie gardien de cesruines. Vêtu seulement d’un caleçon, mais paré de colliers et debracelets d’argent et d’or, ses cheveux d’un noir bleuâtre tressésen petites nattes, le nouveau venu parut à Martial d’une staturesurhumaine ; son torse, couleur de cuivre rouge, était bosseléde muscles énormes, son front bas, son nez écrasé, ses lèvresviolacées et surtout l’expression impassible de la physionomierappelèrent à Martial les faces des idoles qui, de tous les coinsde la crypte, semblaient contempler cette scène avec unemalveillante curiosité.

Dans le saisissement qu’il éprouva, il sedemanda si quelqu’une des divinités des anciens Aztèques, Yappan ouQuetzalcoatl, n’était pas descendue de son piédestal pour mettre àmort le profane qui violait le secret de leur temple ; maisdéjà le silencieux géant, avec un geste de lenteur imposante,l’avait saisi à la gorge, d’une main tellement puissante, queMartial comprit qu’il eût suffi à son adversaire de resserrerlégèrement ses terribles phalanges pour qu’il fût étranglé. Il nesongeait d’ailleurs même pas à se défendre tant il se sentaitincapable de lutter avec un pareil ennemi.

Ce dernier, cependant, le regardait avec unecuriosité impassible et glaciale, de la même façon qu’il eût étudiéune pierre ou un insecte, mais tout à coup, l’étreinte des doigtsnoueux se desserra et le géant eut un mouvement d’hésitation et desurprise, puis il se recula de quelques pas, ce qui permit àMartial de se relever.

Ce dernier, dans le désarroi où l’avait plongécette agression imprévue, avait tout de suite supposé que cetadversaire inconnu sorti à point nommé des ténèbres de la crypteétait un des esclaves de Bentley.

– Tu es sans doute au service du Maîtrede la Vallée ? demanda-t-il en espagnol.

– Oui, répondit le géant qui semblaitperplexe, j’ai reçu l’ordre de te faire mourir, mais je n’ose lefaire à cause de ceci.

Et d’un doigt respectueux il montrait le petitdieu à tête de crocodile dont Martial ne s’était pas séparé.

– Je suis un ami de Chanito, ajouta cedernier à tout hasard.

Cette déclaration parut impressionnerfavorablement le géant indien qui sembla devenir de plus en plushésitant et qui demeura cinq longues minutes sans répondre. Martialne s’émut pas de ce silence, il savait que les Indiens ne prennentjamais une décision, si peu importante soit-elle, sans avoirlonguement réfléchi.

À ce moment, une plainte déchirante monta dufond des ténèbres.

Martial frissonna. Cette fois – était-ce unehallucination ? – il lui avait bien semblé reconnaître la voixde l’ingénieur, qui peut-être ayant entendu de loin le bruit de lalutte appelait au secours.

Martial et l’Indien se regardaient les yeuxdans les yeux comme si chacun d’eux eût essayé de lire la pensée del’autre.

– C’est bon, dit tout à coup le géant, enson mauvais espagnol, je ne te ferai pas mourir.

Et après avoir eu soin de s’emparer durevolver que Martial avait laissé tomber de sa poche, il l’empoignabrutalement au collet et le poussant devant lui le força à remonterl’escalier par lequel il était descendu.

Quand ils se retrouvèrent dans la grande nefoù l’âme des siècles passés semblait planer dans le silence,l’Indien lâcha son prisonnier et sembla réfléchir.

Martial, à sa grande surprise, aperçut alors,dans une sorte de chapelle, une idole de sept à huit mètres de hautqui était la reproduction exacte de l’amulette qu’il portaitlui-même au cou. C’était sans nul doute à la protection de ce dieuinconnu qu’il devait la vie. Le géant, qui avait suivi la directionde son regard, grimaça une sorte de sourire qui signifiaitclairement :

– Oui, c’est cela, tu comprends, on tefait grâce parce que tu es sous la protection du dieu, mais n’yreviens plus.

Brusquement, la nuit était venue, de grandeschauves-souris commençaient à tournoyer dans les ruines, et dans lapénombre du vieux temple les faces béates des idoles paraissaientanimées d’une vie inquiétante. Il était à la fois apeuré etémerveillé ; il avait la sensation d’avoir franchi les portesd’un monde inconnu et fantastique et le géant indien immobile à sescôtés, les bras croisés dans une profonde méditation, n’était pasfait pour détruire cette illusion. Les derniers rayons du soleilcouchant se jouaient sur son torse couleur de cuivre, faisaientscintiller le quadruple collier d’or et d’argent et les lourdsbracelets qu’il portait.

Martial était profondément ému, il avait lasensation d’un homme transporté dans le pays des fées, comme leshéros des contes qu’il avait lus dans son enfance.

Tout à coup, le cri d’un oiseau de nuit sansdoute occupé à chasser les serpents des ruines se fit entendre, lecharme était rompu.

L’Indien prit son prisonnier par le bras etl’entraîna, puis tout à coup, il s’arrêta et le lâcha en luiordonnant d’un geste impérieux de ne pas bouger. Si extraordinaireque cela puisse paraître, notre héros n’eut pas un instant l’idéede prendre la fuite. Il demeura à la même place, contemplant lesphysionomies à la fois cruelles et rusées des idoles qui peu à peuse noyaient dans les ténèbres.

Le géant ne tarda pas à revenir, il portaitune grande lanière de viande séchée, un petit sac de farine de maïset une grande calebasse pleine de pulque qu’il remit à Martial sansmot dire, puis il l’entraîna et toujours silencieux le guidapendant un quart d’heure à travers les décombres, jusqu’à ce qu’ilsfussent en dehors des décombres de la ville morte. Là, le désertrecommençait.

D’un geste, l’Indien, l’index tendu vers laSierra, montra à Martial son chemin dans la direction de l’est,puis il esquissa une sorte de salut, tourna le dos et disparut.

Notre héros continua son chemin sans même seretourner. Il était profondément impressionné par l’attitude de cesilencieux géant qui, bien qu’esclave du Maître de la Vallée, luiavait fait grâce de la vie et lui avait même donné des vivres, toutcela avec une incomparable dignité où ne perçait aucun mépris.

« Il n’y a pas à dire, songea-t-il,encore une fois, c’est Chanito qui m’a sauvé. »

Et involontairement, il porta la main à sonamulette, envers laquelle, malgré tout son scepticisme d’Européen,il ne pouvait s’empêcher de ressentir une superstitieusegratitude.

Malgré ses fatigues des jours précédents, ilétait plein d’espoir, il avait des vivres pour quelques jours, ilétait presque certain que le père de Rosy n’était pas mort, et ilcomptait bien, quand il serait revenu bien escorté, retrouver sanspeine les ruines de la ville et le vieux temple et délivrerl’ingénieur. Puis, faut-il l’avouer ? il comptait beaucoup,pour réussir à tout cela, sur la protection du mystérieux talismanqu’il portait à son cou.

Ce fut donc avec un véritable entrain qu’il seremit en route à travers une lande aride où ne poussaient même pasles cactus. Observant soigneusement les étoiles, se guidant sur lespics de la Sierra qu’il croyait reconnaître, il marcha allègrementjusqu’au matin.

Après un léger repas, car il tenait à fairedurer ses vivres le plus longtemps possible, il se coucha à l’abrid’un buisson et dormit toute la journée d’un sommeil de plomb.

À la tombée de la nuit, il se remitcourageusement en route, traversa des plaines de sable, franchitdes ravins désolés, dont nulle plante, nulle créature vivante, nevenait animer l’horreur. Il pensa à ces paysages lunaires qu’ontphotographiés les astronomes et qui offrent vraiment le squeletted’une planète morte. Pourtant, son courage ne faiblissait pas.

Pendant quatre jours, il marcha ainsi, secontentant d’une petite poignée de maïs, d’un minuscule carré deviande sèche et d’une gorgée de pulque.

Cependant, le moment vint où le petit sac detoile et la calebasse furent vides et où il eut mangé le derniercarré de son tasajo.

En terminant ce maigre repas, le dernier,peut-être, il avait le cœur serré. Il se remit pourtant en routeavec l’espoir chimérique qu’il rencontrerait des viznagas ou qu’iltuerait quelques lézards.

Mais on eût dit que malgré son talisman, sabonne chance l’avait abandonné ; les plaines de sable, lescollines de pierre qu’il traversait sous le soleil ardent, ne luioffrirent rien qui pût satisfaire sa faim ou sa soif. Il avait leslèvres pelées, la gorge brûlante, ses tempes battaient et sesoreilles bourdonnaient comme s’il eût entendu des clocheslointaines. Il trouva enfin une plante inconnue de lui et, sansmême se demander si c’était un poison, il en mâcha la tige avec uneavidité furieuse, mais il la rejeta bien vite, c’était une sorte decoloquinte d’une amertume atroce.

La sueur ruisselait le long de ses joues,ruisselait dans le creux de son dos, il n’avançait plus qu’àgrand-peine appuyé sur son bâton ; le soleil reflété par lachaleur des sables lui brûlait les yeux, le vertige lui montait àla tête.

Il éprouvait un insensible besoin de dormir,de se reposer, mais par une inexorable cruauté du sort, iln’apercevait ni un rocher ni un buisson à l’abri duquel il pûtdormir. Il lui semblait que des voix impitoyables s’élevaient dusable brûlant et chuchotaient à son oreille : « Il fautque tu marches ou que tu meures. »

Et il marchait.

Il marchait en boitant comme un homme blessé àmort, et pourtant il ne pouvait pas s’arrêter.

Il n’essayait même plus de penser, de cherchersa direction et il se rappelait tout à coup ce que lui avait ditson ami Fontenac, quand il n’était encore que sur la limite du vraidésert : « Tu ne sais pas ce que c’est que le No man’sland, la terre ennemie de l’homme et où il ne peut pasvivre… »

Cette journée parut à Martial une des plusdouloureuses qu’il eût jamais vécues ; vers la fin del’après-midi, il ne marchait même plus, il se traînait, attendantla nuit et sa rosée bienfaisante comme une délivrance.

Il mettait maintenant plus d’un quart d’heureà faire quelques pas, ses reins étaient endoloris, il levait lespieds aussi péniblement que s’il eut eu des semelles de plomb etc’est à peine s’il y voyait, des centaines de mouches noiressemblaient danser devant ses yeux. Tout à coup, il éprouva danstoute la région de la face et de la nuque une sensation de brûlure,la tête lui tourna. Il comprit qu’il venait d’être frappé d’uneinsolation, le coup de foudre solaire qui, sous les tropiques, tueun homme en quelques heures.

Il n’avait plus la force de lutter. Aprèstoutes les luttes qu’il avait soutenues contre le climat et contreles hommes, il trouvait que c’était presque une bonne chose que des’allonger sur le sable pour mourir.

Il glissa à terre, puis se releva, fitpéniblement encore une dizaine de pas et tomba de nouveau. Cettefois il était évanoui… Quand il revint à lui, la nuit était venue,la brise glacée de la Cordillère rafraîchissait son front. Il seleva en titubant comme un homme ivre et, instinctivement, il seremit à marcher dans les ténèbres, à peine conscient de ce qu’ilfaisait et de l’endroit où il se trouvait.

Il ne fit guère qu’une cinquantaine de pas,torturé par les cuisantes brûlures que la rosée glaciale semblaitenvenimer, après les avoir d’abord calmées.

Il était hors d’état de raisonner. Il nesubsistait plus en lui que l’instinct de la bête blessée quicherche un coin pour dormir ou pour mourir.

Il s’était allongé de nouveau sur le sable,les mains étendues dans un geste irraisonné pour chercher l’abrid’une pierre ou d’un buisson.

Ses mains ne rencontraient rien, il se traînaquelques pas plus loin et tout à coup, il se heurta à quelque chosede sonore et de fragile qui rendit un bruit d’osselet.

Ses doigts tremblants de fièvre palpèrent uncorps arrondi dur comme la pierre qui était peut-être un crânehumain.

Il trembla d’avoir deviné juste et se reculaavec horreur, mais à ce moment la lune se dégagea de derrière lesbrumes qui montaient du fond de la vallée et il s’aperçut qu’ilétait étendu à côté d’un squelette blanc comme l’ivoire,probablement un de ceux qu’il avait rencontrés avant de pénétrerdans la vallée maudite.

C’était là une épreuve au-dessus de sesforces, au-dessus des forces humaines, il comprit que sa destinéeétait accomplie et il ferma les yeux pour mourir.

*

**

Dans le petit vallon arrosé d’une sourceclaire, ombragé de palmiers et de lauriers verdoyants où Chanitos’était séparé de Martial, et lui avait donné rendez-vous, le vieilIndien, assis sur la selle de son mulet qui paissait à deux pas delui, était plongé dans de profondes réflexions, tout en roulant sescigarettes de gros tabac noir enveloppé de paille de maïs.

La physionomie si impassible d’ordinaire del’honnête Chanito exprimait une certaine anxiété. De temps en tempsil se levait, pour aller surveiller une mixture à l’odeur étrangequi cuisait à petit feu dans une casserole de fer équilibrée surtrois pierres en guise de trépied ; puis il se grattait lefront, secouait la tête, grommelait de vagues paroles entre sesdents, en homme qui cherche la solution de quelque problèmedifficile.

À mesure que la cuisson de la mixture inconnues’avançait, de nauséabondes vapeurs s’élevaient de lacasserole.

Chanito les aspira avec délices, comme ungourmet sous les narines duquel on viendrait de faire passer un« homard à la Douglas » ou une grosse bécassetruffée.

Tout à coup, il se leva et se dirigea vers unehutte de feuillages qu’il avait construite lui-même, et qui setrouvait installée dans l’endroit le plus ombragé du vallon.

C’était là que sur une litière de branchageset de couverture de cheval gisait Martial Norbert, ou peut-êtreseulement son cadavre, tel que le fidèle Indien l’avait retrouvé,allongé près des squelettes qui défendaient l’accès de la Vallée duDésespoir.

Mort ? Martial ne valait guère mieux.L’insolation qui ne pardonne guère, surtout aux Européens, l’avaitréduit à l’extrémité, il avait eu le délire, il brûlait de fièvre,enfin il était tombé dans cet abattement proche du coma qui précèdela mort.

Heureusement pour lui, il n’était pas tombédans les mains d’un savant officiel, dont la science se fût trouvéedésarmée en face du phénomène brutal qu’est la brûlure du soleiltropical.

L’Indien, après avoir transporté le corpsinerte de son ancien patron dans la petite vallée, lui avaitrecouvert tout le visage d’un masque fait d’herbes mâchées par luiet le résultat de cette médication peut-être un peu barbare avaitété immédiat ; la fièvre avait disparu et le malade s’étaitendormi. Chanito comptait beaucoup sur l’effet de la décoctionnauséabonde qu’il préparait pour mener à bien cette curemerveilleuse. Personne n’ignore que les remèdes les plus énergiquesde la médecine nous viennent de l’Amérique centrale, le quinquina,la coca, le jalap, le baume du Pérou, le cacao, le curare sont tousdes legs des Aztèques ou des Incas, mais beaucoup des secrets del’ancienne médecine indienne ont été dédaignés par les docteurseuropéens et Chanito, lui, fidèle gardien des traditions, lesconnaissait toutes. Il savait guérir la morsure des serpents àsonnettes et des insectes venimeux ; il connaissait les herbesaromatiques dont le suc cicatrise rapidement les blessures ;enfin il savait triompher, par des moyens très simples, de maladiesque les médecins de l’Ancien et du Nouveau Monde regardent commeinguérissables.

L’espèce d’emplâtre ou de masque appliqué parlui sur le visage de Martial avait eu pour effet de supprimerl’inflammation : le topique aux âcres parfums qui mijotaitdans la casserole de fer devait en compléter l’action bienfaisante,en faisant disparaître la fièvre et en apaisant les nerfsexaspérés.

Certaines insolations causent de véritablesaccès de fièvre chaude. Martial se débattait en râlant, comme s’ileût été terrassé par un ennemi invisible, et de ses lèvress’échappaient des paroles sans suite où revenaient interminablementles noms de Rosy et de Bentley.

Malgré la foi absolue qu’il avait dansl’efficacité de ses remèdes, Chanito était inquiet ; ilcraignait d’être venu trop tard. Ce fut avec mille précautionsqu’il fit absorber à Martial le contenu d’un gobelet de sa mixture,puis agenouillé près de son malade, il attendit anxieusementl’effet de cette médication, tout en récitant une prière où lesnoms de saint Antoine et de saint Joseph se mêlaient bizarrement àceux de quelques anciennes divinités mexicaines.

Au bout d’une heure, un changement favorablese manifesta dans la situation du patient. Les soubresautsconvulsifs qui le faisaient se tordre sur son lit cessèrent petit àpetit, une transpiration abondante se produisit.

Chanito eut un soupir de satisfaction, ilenleva avec précaution le masque d’herbes mâchées qui couvrait levisage de Martial, il le lava avec de l’eau tiède et constata qu’ildormait ; ses mains étaient froides, presque glacées, toutetrace de fièvre avait disparu.

Martial dormit vingt-quatre heures d’unsommeil semblable à la mort. Chanito ne s’émut pas de l’immobilitépresque cadavérique où il le voyait plongé, il n’ignorait pas quec’était là l’effet habituel des puissantes solanées et des lianesvénéneuses dont il avait dosé habilement les sucs.

Quand notre héros reprit conscience delui-même, il se sentit si faible qu’il n’avait pas la force defaire un mouvement. Il ouvrit les yeux, son premier regardrencontra celui de Chanito qui guettait impatiemment son réveil etdont la face tannée par le soleil rayonnait de satisfaction sous levieux feutre orné de petites plaques d’argent.

Martial se sentit renaître ; Chanitoétait à ses côtés, il était sauvé. Incapable d’abord de prononcerun mot tant il était ému, il serra silencieusement la main dufidèle Indien.

– Comment m’as-tu retrouvé ? demandaenfin le malade d’une voix faible comme un souffle.

– Je vous expliquerai cela, mais pour lemoment, il faut vous reposer, manger un peu et, demain, vouspourrez peut-être vous lever.

Martial n’insista pas. Dans l’état de profondedépression où il se trouvait, il exécuta docilement tout ce queChanito lui dit de faire.

Comme l’Indien l’avait annoncé, le lendemain,le malade – bien qu’encore peu solide sur ses jambes – put se leveret mangea de grand appétit quelques oiseaux d’eau, que Chanitoavait abattus à son intention dans le voisinage du ruisseau. Il seremettrait rapidement, il s’en rendait compte. Mais, maintenantqu’il pouvait se regarder comme hors de danger, le sentiment de saresponsabilité s’imposait à lui, impérieusement. Il était dévoréd’inquiétudes, presque de remords, en pensant que le père de Rosymourait lentement dans quelque cachot souterrain du temple enruine.

Sitôt qu’il eut terminé son repas, il fitbrièvement à Chanito le récit de ses aventures, mais en ayant soinde passer sous silence tout ce qui lui avait paru inexplicable etmystérieux dans la Vallée du Désespoir ; il craignaitd’augmenter les superstitieuses terreurs de l’Indien et ils’efforça, au contraire, de trouver tous les faits commeparfaitement logiques et naturels.

Chanito, cependant, souriait d’un air un peusceptique.

– Je comprends, dit-il enfin, en hochantla tête d’un air entendu, vous regardez tout cela, à votre point devue d’homme blanc, mais je suis bien sûr moi que si vous n’aviezpas eu autour du cou l’amulette que je vous ai prêtée, vous neseriez pas sorti vivant de la vallée maudite.

En parlant, il avait un sourire d’hommesupérieur et Martial se demanda un instant si ce n’était pas lepauvre Chanito qui avait raison, car, enfin quoiqu’il eût séjournéplusieurs semaines près du Maître de la Vallée, il n’avait pu,somme toute, en pénétrer le mystère.

Il remarqua alors que les regards de Chanitodemeuraient obstinément fixés sur l’amulette, qu’il n’osait sansdoute réclamer, mais dont il mourait d’envie de rentrer enpossession. Il s’empressa de la lui rendre et l’Indien, malgré sonimpassibilité, ne put s’empêcher de laisser éclater sasatisfaction.

– Je suis bien content, murmura-t-il,depuis que je m’étais séparé de cette relique qui a des vertusmagiques, je craignais qu’il ne m’arrivât quelque malheur.

« D’ailleurs, ajouta-t-il poliment, ellesera toujours à votre disposition, chaque fois que vous en aurezbesoin.

Martial sourit et se promit en lui-même derécompenser généreusement son guide qui, en se séparant de sontalisman pendant si longtemps, avait certainement fait un grossacrifice.

Quoiqu’il ne fût guère superstitieux, Martialne pouvait s’empêcher de reconnaître que la petite idole de terrecuite lui avait sauvé la vie à deux reprises différentes et malgrétous ses raisonnements d’esprit fort, il ne savait que penser.

Pendant le restant de l’après-midi, Martial etChanito discutèrent longuement, il fut décidé qu’ils gagneraient leplus rapidement possible la gare de chemin de fer la plus proche etqu’ils se rendraient à Mexico d’où ils reviendraient avec unetroupe nombreuse et aguerrie pour délivrer le père de Rosy et pours’emparer de Bentley. Ce dernier projet, d’ailleurs, ne souriaitguère à Chanito, il secoua la tête d’un air mécontent.

– N’oubliez pas, dit-il gravement, ce quiest convenu entre nous. Sous aucun prétexte je ne veux pénétrerdans la Vallée du Désespoir !…

Ce programme fut suivi de point en point.

Deux jours plus tard, Martial et Chanito,installés dans un wagon délabré en compagnie d’Indiens pouilleuxdont les cigares de tabac vert créaient une atmosphère à peu prèsirrespirable, roulaient vers Mexico. À vingt lieues de là ilsdevaient atteindre un embranchement d’où un train rapide leurferait gagner en quelques heures la capitale du Mexique.

Ils traversaient un pays qui n’était déjà plusle désert. De loin en loin, ils apercevaient des haciendas auxtoits de tuile rouge et qu’entouraient de nombreux troupeaux, oudes exploitations minières, reconnaissables à leurs hautsréservoirs juchés sur des mâts métalliques.

– Il faut que je te pose une question,dit tout à coup Martial qui demeurait pensif. Tu ne m’as pas encoreexpliqué comment tu t’y es pris pour me retrouver ? Commentas-tu su où je me trouvais ?

Les yeux obliques de l’Indien eurent unclignement malicieux.

– J’ai eu vite fait de savoir où vousétiez, murmura-t-il.

– Comment cela ?

Chanito tira de la poche de son vieux vestonde cuir un bout de racine desséchée.

– C’est grâce à cela, fit-il.

– Je ne comprends pas.

– C’est du peyotl, reprit-il en remettantsoigneusement le morceau de racine dans sa poche.

– Je ne suis pas plus avancé, dit Martialavec impatience.

L’Indien eut une minute d’hésitation.

– Vous n’êtes pas au courant,murmura-t-il, tant pis ! Je vous dirai cela plus tard.

Martial n’en put rien tirer de plus. Auxquestions les plus pressantes, Chanito ne répondait que par desparoles évasives ou par un silence absolu.

Le voyage se poursuivit sans incident, et,après trois jours d’un voyage fatigant, le maître et le serviteurdébarquaient à la grande gare de Mexico et se frayaient un chemin àtravers une foule bruyante.

En apercevant les toilettes élégantes desvoyageurs, les autos somptueuses alignées devant la gare, lesmagasins étincelants de dorures, Martial se demandait si tout cequi lui était arrivé depuis deux mois n’était pas un mauvais rêve,s’il ne se réveillait pas de quelque extravagant cauchemar.

Chapitre 13RENCONTRES INATTENDUES

Élevée à la façon indépendante des jeunesAméricaines, Miss Rosy Wilcox avait appris de bonne heure à necompter que sur elle-même dans beaucoup de circonstances de la vie.Elle tenait de son père une extraordinaire énergie. Très sportive,elle savait conduire une auto en quatrième vitesse, tenir la barred’un yacht, et elle n’avait pas dix-sept ans qu’elle avait déjàfait trois excursions en avion.

C’était aussi une jeune fille pratique qui,bien qu’elle n’eût que vingt-trois ans, possédait déjà le sens desaffaires. Sans en rien dire à son père, elle avait gagné dix milledollars en spéculant sur les pétroles avec les économies de satirelire et elle lisait les cours de la Bourse avec autant desagacité qu’un vieux financier.

À la voir, on n’eût jamais deviné sonvéritable caractère. Ses cheveux d’un blond vaporeux, coupés trèscourt, encadraient un visage frais et rose d’une douceur presqueenfantine ; ses grands yeux d’un bleu de myosotis reflétaientl’innocence et l’ignorance des luttes cruelles de la vie, et quandon la voyait pour la première fois, ses longues mains blanches etfrêles, sa taille onduleuse et souple donnaient tout de suitel’idée d’une faiblesse et d’une fragilité bien féminine.

Mais si on résistait à quelques-uns de sescaprices, si on s’opposait à l’une de ses volontés, cettephysionomie si bénévole, si séduisante, se transformait, ses yeuxbleus lançaient des flammes, un pli dur barrait son front et oncomprenait qu’il n’eût pas été prudent de résister à cette volontétenace et presque virile.

Ce qui l’avait séduite chez Martial, c’estqu’il possédait précisément les qualités qui lui manquaient. Aussibrave et aussi énergique qu’elle l’était elle-même, il avait enplus cette culture supérieure, cette courtoisie raffinée, qui estl’apanage des vieilles civilisations. Rencontrer dans le même hommeun héros de la Grande Guerre, en même temps qu’un artiste glorieuxsinon génial, ç’avait été pour elle un émerveillement et, tout desuite, la rude descendante des Yankees s’était pour ainsi direcomplétée et s’était comprise.

Martial et Rosy s’aimaient follement et jamaisla moindre discussion ne s’était élevée entre eux, ils comptaientl’un sur l’autre d’une façon absolue et chacun d’eux avaitconscience qu’il ne pourrait avoir d’autre amour dans toute sonexistence.

Aussi, quand Martial avait déclaré qu’ilallait se mettre à la recherche du père de Rosy, celle-ciavait-elle trouvé la chose toute naturelle ; bien plus elleavait insisté pour l’accompagner, et il avait eu besoin de touteson éloquence, de toute sa force de persuasion pour l’endissuader.

– Si je ne reviens plus, lui avait-ildit, qui donc ira à ma recherche ?

Cet argument l’avait convaincue.

« C’est juste, avait-elle dit, je feraicomme vous voulez. »

Et elle avait déjà pris toutes lesdispositions nécessaires pour organiser une expédition dont elleprendrait le commandement, dans le cas où Martial ne serait pas deretour, une fois expirée la date de trois mois qu’il avaitfixée.

Rosy cependant ne demeurait pas inactive.Installée dans une villa de la banlieue de Mexico, elle multipliaitles démarches près des hauts fonctionnaires, courait les ministèreset les bureaux, mais partout elle se heurtait à une mauvaisevolonté évidente. On opposait à ses réclamations véhémentes laforce de l’inertie.

C’est que depuis que l’ingénieur Wilcox avaitobtenu la concession des terrains miniers de la Vallée duDésespoir, le Gouvernement avait changé deux ou trois fois. Ceuxqui étaient maintenant au pouvoir faisaient la sourde oreille. Onfaisait mille politesses à la jeune fille, on lui promettait toutce qu’elle voulait, elle recevait même des invitations pour toutesles soirées officielles, mais, en somme, elle n’arrivait à aucunrésultat pratique.

Il y avait d’ailleurs à cela une excellenteraison : Bentley avait à Mexico deux ou trois correspondantsgrassement payés et qui, sans savoir même au juste de quoi ils’agissait, s’arrangeaient de façon à paralyser tous les efforts dela jeune fille.

Cette situation eût pu se prolongerindéfiniment.

Rosy, après avoir pris comme elle le faisaitchaque matin une douche glacée, terminait sa toilette avec l’aided’une petite Indienne nommée Lola, qu’elle avait prise comme femmede chambre, quand Miss Cécilia, la vieille gouvernante qui l’avaitélevée, pénétra d’un air effaré dans la salle de bains.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lejeune fille.

– Des nouvelles, Miss Rosy et de bonnesnouvelles, balbutia la vieille fille, qui paraissait tout émue.Votre père… M. Bentley est là qui vous demande…

Rosy ne prit que le temps de jeter un peignoirsur ses épaules et descendit au petit salon simplement meublé desièges de rotin et orné de plantes vertes où elle recevait sesrares visiteurs.

Bentley alla au-devant de la jeune fille etlui tendit la main avec une singulière affectation de cordialité etde franchise.

Le Maître de la Vallée était complètementtransformé. Le bandit au masque de métal était revêtu d’un completd’une coupe savante, rasé de frais, et ses yeux étaient protégéspar de larges lunettes aux branches d’or. Il étaitirréprochablement ganté, et il avait tout à fait l’aspect, du moinsà première vue, d’un véritable gentleman.

– Miss Rosy, déclara-t-il, je suisheureux de vous annoncer que vous touchez à la fin de vos ennuis.L’exploitation est en plein rapport, votre père se porteadmirablement et vous attend. Nous avons installé là-bas deshabitations très confortables. D’ailleurs, je crois qu’il compterevenir à Mexico à la fin de l’année dès qu’il aura réglé certainsdétails.

Malgré la satisfaction que lui causaient cesbonnes nouvelles, Rosy ressentait je ne sais quelle méfianceinstinctive.

– Pourquoi mon père n’est-il pas venului-même ? répliqua-t-elle, en fixant sur l’aventurier leregard perçant de ses grands yeux bleus.

– Vous n’y pensez pas, Miss Rosy,répondit Bentley, tranquillement, vous ignorez que nous récoltonsd’énormes quantités d’or. Avec le personnel d’Indiens et de métisplus ou moins recommandables que nous employons, la présence d’unchef, d’un homme plein d’autorité comme l’est votre père estindispensable.

– Oui, balbutia la jeune fille, je merends très bien compte…

Et elle ajouta, secrètementtroublée :

– Mais pourquoi donc mon père est-ilresté si longtemps sans me donner de ses nouvelles ? Pourquoin’a-t-il pas répondu à mes lettres ?…

Il y avait dans la voix de Miss Rosy une sorted’angoisse. Bentley eut un sourire accompagné d’un léger haussementd’épaules.

– Voyons, Miss, fit-il, vous êtes uneAméricaine, vous savez ce que sont les affaires ? Croyez-vousque votre père ait pu faire ce qu’il ait voulu dans un horribledésert, à des centaines de lieues des villes et des chemins defer ? Nous avons lutté farouchement et j’ajouterai que je mesuis donné de tout cœur à l’œuvre commune ; et maintenant,nous avons triomphé. Vous serez la plus riche héritière del’Amérique.

Rosy pourtant n’était pas entièrementconvaincue, elle demeurait silencieuse.

– Mais, enfin, s’écria-t-elle, pourquoisuis-je restée sans nouvelles ?

Bentley comprit qu’il fallait insister.

– Permettez-moi de vous dire, Miss Rosy,que vous raisonnez comme une jeune fille qui a toujours habité lesvilles. Vous semblez ignorer que le désert est sans cesse parcourupar des bandes de desperados qui assassinent tous ceux qu’ilsrencontrent. Dix fois, vingt fois, nous avons envoyé des courriers.Aucun d’entre eux n’est revenu.

Malgré ces excellentes raisons, la jeune fillen’était pas entièrement convaincue.

– Pourquoi, objecta-t-elle, mon père nem’a-t-il pas fait parvenir ses lettres par les navires qui ontapporté le matériel de San Francisco ?

– C’est juste, répliqua Bentley,imperturbablement, car il avait préparé d’avance avec grand sointout ce qu’il dirait. J’ai oublié de vous dire que la dernièregoélette qui a fait escale dans notre petit port avait reçu devotre père un lot assez important de poudre d’or et de mineraid’argent, depuis nous n’avons jamais revu ni le navire ni soncapitaine.

Rosy était à peu près persuadée. C’est alorsque Bentley tira de sa poche une lettre fermée qu’il remit à lajeune fille.

– Voici d’ailleurs, fit-il, un mot quevotre père m’a chargé de vous remettre.

D’une main brûlante d’impatience, Rosy déchiral’enveloppe et elle lut :

« Ma chère enfant,

« Nous avons complètement réussi, tu meferais un grand plaisir en venant nous rejoindre, ne fût-ce quepour voir, par toi-même, les merveilles que nous avons réussi àcréer dans cette région désolée. Mon excellent ami et collaborateurBentley t’accompagnera et je suis sûr qu’avec lui tu n’auras rien àcraindre… »

Cette fois, Rosy était convaincue, elle avaitreconnu l’écriture de son père.

– Mon Dieu, que je suis heureuse !s’écria-t-elle.

Et elle porta la main à son cœur, rougissantet pâlissant tour à tour, si émue qu’elle demeurait incapable deprononcer une parole.

Bentley la considérait avec un flegmesarcastique, enchanté de voir que « sa combinaison »réussissait de point en point. Une ancienne lettre deM. Wilcox que le bandit avait interceptée, puis habilementmaquillée avait produit ce merveilleux résultat.

– Quand faudra-t-il partir ? demandala jeune fille.

Et elle ajouta :

– Ah ! Monsieur Bentley ! jesuis si contente !… Je comprends qu’on meure de joie…

– Nous partirons dès que vous le voudrez,répliqua l’aventurier, avec un calme parfait, et je crois entrenous que le plus tôt sera le mieux.

– Mais, tout de suite ! s’écriafougueusement la jeune fille et elle appuya sur un timbreélectrique.

Cécilia puis Lola apparurent.

– Vite, mes malles, commanda-t-elle, quetout soit prêt dans une demi-heure !…

– Vous avez le temps, déclara Bentley,qui ne se départait pas de son sang-froid, le rapide ne part qu’àonze heures.

En une minute, toute la villa fut enrévolution, Miss Cécilia et la camériste indienne auxquelles étaitvenu se joindre le cuisinier chinois traînaient des malles et desvalises et y empilaient au hasard tout ce qui leur tombait sous lamain. C’était un véritable affolement.

Miss Rosy pendant ce temps était alléechercher à la cave une bouteille d’authentique champagne françaisqu’elle offrit à Bentley.

Les coupes de cristal furent remplies.

– Je bois à la santé de mon admirablemaître, l’ingénieur Wilcox, s’écria l’aventurier.

Miss Rosy leva en même temps sa coupe mais aumoment où elle la choquait contre celle que lui tendait Bentley, lebandit jusque-là si calme la laissa échapper de ses doigts d’ungeste plein de nervosité.

La coupe se brisa en mille miettes sur leguéridon de marbre et le liquide se répandit à terre.

– Mauvais présage ! murmura la jeunefille profondément troublée.

Bentley lui-même était devenu pâle, en dépitde tout son aplomb.

– Simple accident, Miss Rosy,bredouilla-t-il, je vous demande pardon de ma maladresse.

Tous deux se regardèrent interdits, et Rosyeut, en ce moment, l’intuition de quelque péril inconnu, mais ce nefut qu’un éclair. Bentley était redevenu souriant, Rosy avait prisune autre coupe sur le dressoir et l’avait remplie ; tous deuxburent, mais cette fois, sans porter la santé de personne.

Rosy venait de reposer sa coupe vide sur leguéridon, lorsque, tout à coup, elle tressaillit, devint blême, etse leva brusquement.

– Ah ! Mon Dieu !balbutia-t-elle, je suis si troublée… Je ne vous ai pas encoredit !

– Je vous écoute, grommela Bentley devenutrès rouge.

– J’aurais dû commencer par là,reprit-elle, je crois que je suis folle !… Je ne vous ai pasdit que mon fiancé, M. Martial Norbert, est parti depuisplusieurs semaines à la recherche de mon père.

– J’ignorais…

– Vous ne l’avez donc pas vu ?

– Cela n’a rien d’extraordinaire, repritBentley avec aplomb, il y a près d’un mois que je suis en route, etprobablement que, pendant mon absence, M. Norbert a puatteindre tranquillement nos établissements. Vous le trouverez enmême temps que votre père. Nous avons fait route en sens inverse,il n’y a rien de surprenant à ce que nous ne nous soyons pasrencontrés.

Miss Rosy respira.

– Dire que je n’avais pas pensé cela,murmura-t-elle. Je suis maintenant complètement rassurée.

Les coupes furent de nouveau remplies dechampagne.

– À propos, demanda tout à coup Rosy,pourrais-je emmener avec moi Miss Cécilia, ma vieillegouvernante ?

– Impossible, déclara froidementl’aventurier, votre père m’a fait des recommandations formelles àce sujet, Miss Cécilia ne résisterait pas à la traversée dudésert.

Miss Rosy ne répondit rien, mais en dépit dubonheur qu’elle éprouvait d’apprendre que son père était encorevivant, elle se sentait le cœur serré.

– L’heure passe, déclara Bentley entirant de sa poche un gros chronomètre, heureusement que je suispourvu d’une auto.

La jeune fille laissa Bentley en compagnied’une seconde bouteille de champagne, pendant qu’elle allaitveiller aux derniers préparatifs. Ce départ s’effectua avec larapidité d’une fuite…

Après de hâtifs adieux à sa vieille et fidèlegouvernante, Rosy se trouva dix minutes plus tard, presque sanssavoir comment cela s’était fait, dans la grande gare de Mexico.Bentley la fit monter dans un wagon de luxe, le train démarra, etles maisons blanches, l’ancienne capitale de Fernand Cortez avaitdepuis longtemps disparu à l’horizon, que Rosy n’était pas encoreremise de l’étrange bousculade qui avait précédé ce voyage quiressemblait presque à un enlèvement.

La jeune fille demeura longtemps pensive,secrètement angoissée, pendant qu’elle regardait fuir d’un œildistrait les magnifiques paysages qui entourent Mexico et oùalternent les montagnes majestueuses et les plaines verdoyantes,couvertes des plus riches cultures du monde.

Il y avait une heure à peine que Rosy étaitpartie et Miss Cécilia aidée de la petite Indienne s’occupait enmaugréant à remettre un peu d’ordre dans les chambres bouleversées,lorsque la cloche de la porte d’entrée de la villa résonnabruyamment.

La vieille gouvernante, croyant que c’était samaîtresse qui revenait, se précipita à la fenêtre, mais elle futfort étonnée en voyant le domestique chinois ouvrir la grille àdeux personnages d’aspect peu rassurant. L’un était un Indien, vêtud’un vieux veston de cuir, d’un pantalon de toile bleue et coifféd’un feutre pelé orné de petites plaques d’argent, l’autre, avecson sombrero, pareil à ceux des cow-boys, ses hautes bottes et saface fiévreuse, n’avait pas la mine guère plus rassurante.

– Mais ce sont des bandits, de vraiscoureurs de désert, balbutia la vieille dame épouvantée, je medemande pourquoi cet imbécile de Chinois a ouvert la grille.

Une carte que vint lui remettre le Chinois mitfin à ses craintes.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle,c’est M. Martial Norbert ! Et Miss Rosy vient departir ! Quel terrible contretemps !…

– Mais, bégaya Martial, étourdi commes’il avait reçu un coup de massue sur le crâne, avec qui est-ellepartie ?

– Parbleu, avec M. Bentley, l’hommede confiance de M. Wilcox. Il n’y a pas une heure qu’ils ontquitté la villa pour aller prendre le rapide…

Martial était tellement accablé par cetteaffreuse révélation qu’il demeura sans mot dire. Miss Céciliacontinua nerveusement :

– M. Wilcox est en excellente santé,la mine produit des millions. Tout va bien et Miss Rosy est partietrès contente, d’autant plus qu’elle comptait bien vous retrouverlà-bas, comme M. Bentley le lui avait promis.

Martial était désespéré, anéanti. Ses effortssurhumains aboutissaient à la déconvenue la plus amère. Il arrachabrusquement le col de sa chemise de grosse toile, il étouffait.

Il voyait par la pensée Rosy prisonnière dansla vallée maudite, surveillée par les dogues, entièrement à ladiscrétion de Bentley.

Il n’eut même pas la force et le courage dedire la vérité à la vieille gouvernante, qui, très étonnée,attendait qu’il s’expliquât.

– C’est bien, murmura-t-il, d’une voixétranglée, à peine distincte, je vais retourner immédiatement à laconcession. Il s’est produit sans doute un malentendu… Je croyaistrouver ici Miss Rosy…

– Il s’en est fallu de bien peu… MaisM. Bentley paraissait terriblement pressé.

Martial balbutia de vagues phrases depolitesse, et sortit suivi de Chanito. Après tant de duresépreuves, il était à bout d’énergie.

Le maître et le serviteur vaguèrent au hasard,pendant plus de deux heures, par les magnifiques rues de la villenouvelle. En dépit de son amour pour Rosy, en dépit de sa tenacevolonté, de sa résolution bien arrêtée de ne pas abandonner lalutte, notre héros avait beaucoup de peine à se remettre du coupqui le frappait. Il n’était pas, heureusement, de ceux qui selaissent glisser au désespoir et s’abandonnent audécouragement.

La bataille était engagée, il fallaitvaincre.

– Du moins, grommela-t-il, la situationest nette, j’aime mieux cela !… La question est posée de façontrès claire : il faut que je délivre Rosy et son père et quej’aie la peau de Bentley !…

Et se tournant vers Chanito dont la minelugubre l’amusa :

– Mon vieux, lui dit-il familièrement, ilne faut pas s’en faire, c’est nous qui aurons le dessus !…C’est une chose certaine !…

L’Indien sourit.

Avec la merveilleuse intuition des racesprimitives, il avait deviné – à peu de choses près – ce qui sepassait dans l’esprit de Martial.

Ils se trouvaient en ce moment en face d’unluxueux établissement de bains.

– Entrons ici, ordonna Martial, il fautque nous soyons présentables pour mener à bien certainesdémarches…

Chanito suivit son maître, son« padrone » sans la moindre objection.

Une heure après, tous deux reparurent,reposés, rafraîchis, rasés avec soin et, pour nous servir d’uneexpression américaine : « rasés sous la peau ». Oneût dit qu’ils étaient rajeunis. Une visite dans un grand magasinde confections compléta cette métamorphose.

Chanito, malgré ses protestations, dutaccepter un feutre neuf, des bottes de cuir fauve, une superbeceinture rouge. Il s’admira avec complaisance dans les glaces dumagasin.

– J’ai tout à fait l’air d’unHaciendrero, déclara-t-il orgueilleusement.

Martial, pour son compte, avait fait empletted’un complet de couleur sobre, mais d’une coupe parfaite. Sonélégance discrète ne rappelait plus en rien le coureur du désert,l’esclave du Maître de la Vallée.

– Maintenant, déclara-t-il, je me sens unautre homme !… Je possède toujours, heureusement, le paquet debank-notes que j’avais en partant d’ici, et j’ai d’ailleurs uncompte dans la succursale d’une grande banque française.

« Nous allons nous mettre en campagne, jete donne ma parole que j’aurai la peau de ce gredin de Bentley, ouqu’il aura la mienne.

Le maître et le serviteur déjeunèrent dans unexcellent restaurant français où Chanito – pour la première fois desa vie – fit connaissance avec un certain vin blanc mousseux dontil devint tout de suite un fervent enthousiaste.

Un cigare mexicain, dont certaines variétéssont de beaucoup supérieures aux plus somptueux régalias, complétace festin de Lucullus.

On partit, l’addition royalement soldée.

Chanito, fier de son costume neuf, faisaitsonner ses talons sur l’asphalte des trottoirs ; il avaitretroussé cavalièrement son feutre, à la façon desmousquetaires.

La nuit venue, de toutes parts, les globesélectriques illuminaient les façades étincelantes des magasins.

Ils passaient devant un luxueux café dont laterrasse était ombragée de palmiers, lorsque Martial s’entendittout à coup héler par une voix joyeuse.

Il se retourna, surpris. Il se trouva en facede son ami Fontenac qui dégustait nonchalamment un cocktail, touten parcourant les journaux français. Les deux amis s’embrassèrentavec effusion. Fontenac lui aussi était transformé, rien nerappelait plus en lui le rude prospecteur à la barbe hirsute, auxmains calleuses que nous avons vu au début de ce récit.

– Ah ça ! fit-il, en riant, lesdiables de la Vallée du Désespoir ne t’ont donc pas tordu lecou ?

– Non, répondit Martial, mais il ne s’enest pas fallu de beaucoup !

Et il mit succinctement son ami au courant deses surprenantes aventures.

– Tu as eu vraiment de la chance, déclaraFontenac, tu aurais bien pu ne jamais revenir.

– Mais toi ?

– Je ne suis pas à plaindre. Le filon quej’avais découvert était encore plus riche que je ne le pensais. Àl’heure actuelle, j’ai près de cinq cent mille dollars bien à moi,déposés dans les coffres de la Banque Mexicaine, et ma nouvellefortune va me permettre de te donner un sérieux coup de main.

– Comment cela ?

– J’ai déjà une bonne idée en ce qui teconcerne. Mais par exemple, il ne faut pas que tu restes à Mexico.Je ne t’ai pas encore dit qu’aujourd’hui même, tout à faitindirectement d’ailleurs, j’ai eu de tes nouvelles. En demeurantici, tu cours un grand danger.

Martial tombait des nues.

– Ça, par exemple ! s’écria-t-il,c’est un peu fort ! Je ne comprends pas quel danger…

– Tu es tout simplement sous le coupd’une plainte pour tentative de meurtre déposée contre toi par cefameux Bentley dont tu viens de me narrer les exploits.

Martial était indigné.

– Le misérable ! murmura-t-il, maiscela ne tient pas debout ! D’où tiens-tu cerenseignement ?

– Du directeur de la police, lui-même, encompagnie duquel je fais presque tous les soirs ma partie debridge. Tu n’ignores pas que dans ce beau pays du Mexique, les plushauts fonctionnaires acceptent, sans se faire prier, les cadeaux etles pots-de-vin. Bentley, que je n’aurais jamais cru être le mêmepersonnage que le Maître de la Vallée, a profité de son voyage àMexico pour distribuer quelques chèques aux personnages influents,avec lesquels il est d’ailleurs en excellent terme. Avec sa malicediabolique, il a facilement deviné que puisque tu avais réussi àlui échapper, tu reviendrais directement à Mexico. C’est une chanceque tu m’aies rencontré. On a ton signalement précis, peut-être taphotographie. Huit jours ne se seraient pas écoulés sans que tufusses arrêté. Ici une accusation de ce genre, quand elle estappuyée par un homme riche, est très grave, et, si Bentley pouvaitte faire fusiller, je suis certain qu’il n’y manquerait pas.

Martial tombait de son haut.

– Mais c’est insensé, s’écria-t-il,comment vais-je faire ? Je ne puis pourtant abandonner ni Rosyni son père.

– Je t’ai dit que j’avais une idée. Si tum’en crois, dans une heure, nous serons loin de Mexico et nousserons arrivés à la Vallée du Désespoir quand Bentley ne sera pasencore à moitié route.

– Je ne comprends pas.

– Tu n’as décidément pas beaucoupd’imagination. Tu sais pourtant qu’il y a ici un superbe champd’aviation.

– Tu as raison, s’écria Martial, éperdu.C’est le seul moyen ! Partons de suite. Nous n’avons pas ledroit de perdre une seule minute.

Accompagnés de Chanito qui les suivait sansrien comprendre, car la conversation que nous venons de rapporteravait eu lieu en français, Martial et Fontenac sautèrent dans untaxi qui les conduisit en quatrième vitesse au champd’aviation.

Après une brève discussion, Fontenac fitemplette d’un superbe biplan entièrement neuf livré quelques joursauparavant par une grande firme américaine.

– Vous ne craignez donc pas de partirainsi en pleine nuit ? demanda le directeur du garage, unvieil Espagnol à la mine sévère que la hâte de Fontenac surprenaitbeaucoup. Vous vous exposez à mille dangers. Beaucoup de pilotes nese risqueraient pas ainsi.

Fontenac sourit, et tirant de son portefeuilleson livret militaire et quelques certificats :

– Vous pouvez être rassuré sur moncompte, déclara-t-il, lisez ceci.

Le vieillard s’inclina, le prestige des hérosde la Grande Guerre n’avait en rien diminué dans ce coin dumonde.

Au bout de deux heures employées à vérifier lemoteur, à embarquer les objets indispensables, armes, vivres,munitions, essence, sans oublier d’excellentes cartes d’état-major,l’appareil se trouva prêt. Fontenac s’installa dans la cabine dupilote pendant que Martial et Chanito prenaient place dans lesfauteuils réservés aux passagers, car l’avion que venaientd’acquérir les deux amis était un appareil de grand luxe.

Fontenac était un pilote expérimenté. Après undémarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurscommencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables.La ville de Mexico disparut vers le sud dans une brume de lumièrependant que grandissait vers l’est la masse imposante de laCordillère.

Fontenac consulta ses instruments, il filaitvers la Vallée du Désespoir à une vitesse moyenne de deux centskilomètres à l’heure.

Chapitre 14LE SECRET DE LA VALLÉE

Le voyage s’accomplit sans le moindre incidentet le soleil se levait à peine, quand l’appareil survola la régionvoisine de la Vallée ; mais pour en trouver l’emplacementprécis, les cartes manquaient, aucun ingénieur officiel, aucunexplorateur ne s’étant encore aventuré dans ces montagnesdésolées.

Martial se souvint heureusement du petit portqu’il avait remarqué sur la côte du Pacifique, il retrouva aussisans grande peine le cèdre géant sous les racines duquel il avaitpassé pour s’évader.

Grâce à ces deux points de repère, aprèsquelques tâtonnements, l’atterrissage put avoir lieu dansd’excellentes conditions, sur le sable même de la grève.

Par mesure de prudence, Martial et Fontenacavaient décidé de laisser l’avion sur le rivage pour qu’il ne pûttomber entre les mains de Bentley si les événements venaient à maltourner. Chanito, qui, sous aucun prétexte, n’eût voulu mettre lespieds sur la terre hantée par les mauvais esprits, fut préposé à lagarde de l’appareil.

Avec une cartouche de dynamite dont ilss’étaient pourvus, Martial et Fontenac firent sauter la porte defer qui fermait le souterrain et ils pénétrèrent dans la valléesans avoir rencontré personne.

Ils venaient d’arriver près de la maisonnettequi servait d’habitation à l’Irlandais, quand ils le virentparaître lui-même, sans doute attiré par le bruit del’explosion.

Le pauvre Mike semblait vieilli de dix ans,ses traits étaient hâves et flétris, et il marchait péniblement ens’appuyant sur un bâton. Il parut très heureux de retrouver sonancien camarade mais il était si abattu, si déprimé qu’il n’eutmême pas l’idée de demander à Martial comment, après s’être enfuide si dramatique façon, il était de nouveau de retour dans lavallée.

– Le Maître est parti, balbutia-t-il,moi, je ne puis plus travailler, je crois que je vais mourir… Il mesemble que j’ai du feu dans la poitrine, et que l’on me pique lesentrailles avec des pointes de fer rouge.

Et il ajouta en poussant un douloureuxsoupir :

– Ah ! si j’avais su, je ne seraisjamais venu dans cet endroit qui est le royaume du diable… Onm’avait pourtant prévenu…

Martial réconforta l’Irlandais de son mieux.Fontenac, cependant, observait que Mike portait aux doigts et aucou des érosions qui ressemblaient à des brûlures et offraient uncaractère tout spécial.

Fontenac avait fait autrefois une partie de samédecine, et il constatait que les rougeurs qui marbraientl’épiderme de Mike ne décelaient pas une maladie de peauordinaire.

– Il est peut-être atteint de la lèpre,dit Martial quand il fut seul avec son ami.

L’aviateur secoua la tête.

– Non, fit-il, ce n’est pas cela, si jene me trompe pas, c’est quelque chose de plus terrible encore.

Ils avaient laissé l’Irlandais assis à laporte de la maisonnette. Le revolver au poing, ils marchèrenthardiment vers les bâtiments où se trouvait le laboratoire deBentley. Ils ne rencontrèrent personne, la porte de la palissadeétait ouverte, et ils purent arriver jusqu’à la pièce du premierétage sans avoir rencontré aucune résistance. Sur la lourde tablefaite de madriers mal équarris, il n’y avait plus ni poudre d’or nidiamant, mais le grand coffre de métal était toujours à sa placedans un coin.

– C’est peut-être là-dedans, ditFontenac, que nous trouverons le secret du Maître de la Vallée.

Et avec la lame de son poignard, il en forçala serrure.

– Voilà qui est tout à faitextraordinaire, s’écria-t-il, ce n’est pas là un coffre-fort banal,sais-tu en quoi il est ?

– Je ne puis pas deviner.

– Il est en plomb !

– Je ne comprends pas.

– Eh bien, je crois que je commence àcomprendre. Le couvercle une fois soulevé, l’intérieur du coffreapparut rempli d’une poudre grise et brillante.

Fontenac demeurait silencieux, les yeuxécarquillés de stupeur, il laissa retomber le couvercle, qui sereferma avec un bruit mat.

– Ça, par exemple, s’exclama-t-il, c’estfabuleux !… Tu sais que j’ai été prospecteur assez longtempspour m’y connaître un peu en fait de métallurgie, sais-tu ce qu’ily a dans ce coffre ?… Tout bonnement du minerai de radiumd’une richesse extraordinaire, telle qu’il n’en existe sans doutepas de pareil dans le monde, il y en pour plusieurs milliards.

« Tu entends, reprit-il, dans une fièvred’enthousiasme, je n’ai pas dit des millions ! Desmilliards !…

Martial était stupéfait, il croyait rêver.

– Tout ce que tu as trouvé de mystérieuxdans la vallée, reprit Fontenac, qui, instinctivement, s’étaitretiré à quelques mètres du coffre de plomb, s’explique de la façonla plus naturelle. Tu l’as échappé belle mon pauvre Martial, tu astravaillé dans une mine de radium et la maladie dont souffre lepauvre Mike, ces brûlures qui lui rongent les entrailles, ce n’estpas autre chose qu’un empoisonnement dû aux terribles rayons. Mikemourra de la même façon que ces deux professeurs du muséum qui ontété victimes de leurs expériences.

Martial était consterné, demeurait sansparole.

– Tu t’expliques maintenant pourquoi,reprit l’aviateur, les Espagnols et les Indiens qui ont lespremiers exploité ces mines, en cherchant de l’or se croyaientatteints de la lèpre. Ils étaient simplement intoxiqués par lesterribles radiations, et c’est pour cela que ce coquin de Bentley,qui grâce sans doute aux leçons de M. Wilcox savait à quois’en tenir, ne se risquait jamais dans la mine qu’avec cettecuirasse doublée de plomb qui, en même temps, ajoutait au mystèrede sa personnalité et le faisait passer pour un êtrefantastique.

– Je l’ai échappé belle, murmura Martial,avec une sorte d’épouvante. Cette végétation luxuriante, cessources empoisonnées, ces reptiles d’une dimension fabuleuse, toutcela s’explique par la présence du radium.

Les deux amis demeurèrent un momentsilencieux.

– L’univers est encore une chose plusmerveilleuse que nous ne pouvons l’imaginer, déclara Fontenacrêveur, cette vallée semble un fragment du monde antédiluvienconservé par miracle.

– Parbleu, reprit Martial, Bentleypouvait se payer le luxe de rétribuer royalement les malheureuxqu’il envoyait à la mort et qui travaillaient à l’enrichir.

– Par exemple, affirma l’aviateur, jejure bien que ce bandit ne profitera pas de ces crimes. Et d’abord,il faut faire disparaître ce coffre, le cacher de telle façon queBentley ne le trouve jamais. Ne perdons pas une minute, c’est lapremière chose que nous devons faire.

Ce n’était pas une chose facile que detransporter cette lourde masse. En sciant le tronc d’un jeune pin,Fontenac improvisa des rouleaux ; avec des planches, iltransforma l’escalier en plan incliné et grâce à de péniblesefforts, le coffre put être descendu au rez-de-chaussée. À l’aidedes rouleaux, ils le traînèrent en dehors de la palissade, etl’ensevelirent sous un monceau de scories et de déblais provenantde l’exploitation.

– Bentley sera bien attrapé, s’écriagaiement Fontenac.

– Je lui réserve une autre surprise, fitMartial, qui ne pouvait pardonner au bandit de l’avoir exposé à laplus terrible des morts.

Une fois cet impérial trésor mis en sûreté,les deux amis explorèrent dans leurs moindres recoins lelaboratoire et les bâtiments qui en dépendaient. Ils découvrirentlà de véritables magasins, d’une organisation extrêmement pratique.Il y avait des vivres pour plusieurs années, un véritable arsenalavec d’innombrables boîtes de cartouches, un assortiment complet deproduits chimiques, de verrerie et d’appareils de laboratoire, letout rangé dans le plus grand ordre et dans un état d’entretien etde propreté parfaite. Mais ce qui fit le plus plaisir à Martial, cefut de découvrir un second coffre de plomb – mais vide, celui-là –exactement pareil à celui qui contenait le radium.

– Nous allons faire une bonne blague àBentley, on va remettre ce coffre-là à la place de l’autre, et nousverrons la tête qu’il fera.

Avec beaucoup de peine, les deux amistransportèrent le coffre vide jusqu’à l’endroit qu’avait occupél’autre. Enfin, après une exploration complète des bâtiments, ilsrevinrent vers la maisonnette de Mike. Le pauvre Irlandais, demeurétoujours à la même place, semblait à l’agonie.

Martial lui expliqua de quel mal il souffrait,lui promit de le guérir, et lui expliqua l’atroce combinaison deBentley.

Mike, si malade qu’il fût, s’était redresséblême de rage.

– La canaille ! rugit-il, ah !il pouvait m’en donner des sacs de poudre d’or !… Mais aussivrai que je suis un honnête homme, je lui réglerai son compte.

– Surtout, lui recommanda Martial, quandBentley va revenir, ne lui dis pas que nous sommes ici.

– Tu n’as pas besoin de me dire unepareille chose. Tu sais que je suis de tout cœur avec vous deuxcontre ce misérable assassin.

Deux jours se passèrent, Fontenac et Martials’étaient installés dans la petite maison de Mike et attendaientl’ennemi. Ils trépidaient d’impatience, et ils se demandaientparfois si le rusé bandit n’avait pas emmené Rosy dans quelque coinperdu où il leur serait impossible de la découvrir.

Cette crainte était vaine, heureusement.

Un matin, Mike monta tout effaré à la chambrequ’occupaient Martial et Fontenac.

– Ça y est, s’écria l’Irlandais avec unesourde fureur, le coquin est revenu, il a avec lui une belle jeunefille qui doit être cette Miss Rosy dont vous m’avez parlé.Cachez-vous ! il ne faut pas qu’il vous surprenne.

– N’aie pas peur, dit Martial, c’estnous, en ce moment, qui sommes les maîtres de la vallée. Tu enauras bientôt la preuve.

Les deux amis avaient résolu d’attendrepatiemment le moment le plus favorable pour s’emparer du bandit.Leur intention était de le surprendre et de la garrotter sitôt quela nuit serait venue. De la maison de Mike, ils virent Bentley vêtud’un costume de sport très élégant introduire cérémonieusement MissRosy dans son habitation.

La jeune fille était souriante.

– Parbleu, grommela Fontenac, il luiraconte sans doute que son père est à deux pas d’ici… Maispatience, il a compté sans nous.

Bentley avait conduit la jeune fille dans unechambre presque luxueusement meublée en la priant de prendre un peude repos avant le déjeuner. Resté seul, il avait gagné en hâte sonlaboratoire.

Son premier mouvement, quand il y fut entré,fut de courir à son coffre. Il fut désagréablement surpris enconstatant qu’il n’était pas fermé, il en souleva le couvercle. Lecoffre était vide.

Il était dans un état de rageinexprimable.

– On m’a volé, hurla-t-il, je suisdépouillé d’une fortune qui fait envie à bien des rois et ce nepeut être que cet Irlandais sournois qui a fait le coup.

Ivre de rage, il se rua vers la mine, revolverau poing.

Il courait de toute la vitesse de sesjambes.

– Il doit être parti, répétait-il enfrémissant de colère, ce doit être un coup monté mais il faut quandmême que je voie.

Il s’engagea dans l’étroite galerie àl’extrémité de laquelle il apercevait la faible clarté d’une lampede mineur.

– Il est là, Dieu merci, soupira-t-il enessuyant son front mouillé de sueur, je vais savoir quelquechose.

Il courut de toute haleine, jusqu’au fond dela galerie, mais quand il y arriva, il constata avec fureur que lalampe était accrochée à une des colonnes qui soutenait le boisageet que la galerie était vide.

– Ah ! la crapule !hurla-t-il.

Mais à ce moment, il reçut sur la tête unformidable coup de pic. C’était Mike qui, tapi dans un angleobscur, l’avait guetté en lui tendant le piège de la lampeallumée.

L’Irlandais qui avait sans doute longuementprémédité sa vengeance lui lia les pieds et les mains avec desolides cordelettes.

Quand Bentley revint à lui, il était ficelécomme un saucisson. Il regarda l’Irlandais d’un air hébété.

– Mon vieux, lui dit ce dernier avec uneamère ironie, chacun son tour, tu vas téter un peu de radium.

– Idiot ! Imbécile ! laisse-moivivre et je te ferai riche comme Crésus.

– Ça m’est égal ! dit froidementl’Irlandais, tu peux maintenant me faire des promesses ou desmenaces tant que tu voudras, je m’en fiche complètement !…

Bentley se débattait, se tordait dans sesliens comme un tigre pris au piège. Mike le traîna dans une espècede niche obscure, tout au fond de la galerie.

– Maintenant, mon vieux, fit l’Irlandais,je vais te faire mes adieux, je te souhaite bon voyage !

Mike frotta une allumette et se baissa etBentley s’aperçut avec une indicible épouvante que l’Irlandaisavait mis le feu à un cordon Bickford qui devait aboutir à quelquescartouches de dynamite.

L’Irlandais était parti en sifflotant sansmême se retourner. Le misérable Bentley voyait la petite lueur quirampait lentement dans les ténèbres et qui se rapprochait,inexorable comme la mort.

Puis il y eut comme un coup de tonnerre sousles voûtes. Sur un large espace, la galerie s’était écroulée,ensevelissant le bandit tout vif dans sa niche de pierre.

Mike n’eut rien de plus pressé que d’allerraconter à Martial et à Fontenac la façon dont il s’était vengé deson ennemi. Les deux amis allèrent aussitôt rejoindre Miss Rosydont on devine la stupeur et l’indignation quand elle apprit lerôle odieux qu’avait joué celui qu’elle regardait comme l’homme deconfiance de son père.

Après ces atroces révélations, Miss Rosydemeurait silencieuse, désespérée.

– Alors, murmura-t-elle, d’une voixtremblante d’émotion, dois-je croire que mon père est mort… qu’ilsl’ont assassiné…

Martial n’osait lui répondre, ce fut Fontenacqui prit la parole.

– Non, Mademoiselle, répondit-il, d’unton plein d’énergie et d’assurance, qui donna tout de suiteconfiance à la jeune fille, Martial sait où est votre père. Siinvraisemblable que cela puisse paraître, vous l’aurez retrouvéavant qu’une heure se soit écoulée.

– Comment cela ? firent à la foisMartial et Rosy avec une surprise qui n’était pas jouée.

– Réfléchissez un peu, reprit l’aviateuravec le plus grand calme, Miss Rosy ignore que tu sais où se trouveM. Wilcox, on lui expliquera cela tout à l’heure. Grâce ànotre avion et avec les explications de Chanito, nous atteindronstout de suite la ville en ruine et délivrerons l’ingénieur.

*

**

Ce programme fut suivi de point en point. Enmoins d’une demi-heure on avait atteint les décombres de la villeensevelie. On trouva le temple facilement. Quand il eut appris lamort du Maître de la Vallée, le géant indien, qui montait toujoursune garde vigilante dans la crypte, ne fit aucune difficulté àconduire Chanito qui était d’ailleurs un de ses parents éloignésjusqu’au caveau, où gisait M. Wilcox sur un tas de paille demaïs à demi pourri.

Le père de Rosy, quoiqu’il fût dans un état defaiblesse extrême, expliqua comment Bentley, qui n’était que sonemployé, s’était emparé traîtreusement d’abord de ses découvertes,puis de sa personne et comment il l’avait retenu prisonnier envoulant le forcer à lui accorder la main de Rosy, seule héritièrede la merveilleuse mine.

– J’ai toujours refusé, déclaral’ingénieur, car je savais bien qu’une fois que j’aurais consenti,Bentley m’aurait assassiné…

*

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On pouvait lire tout récemment dans lesfeuilles mondaines cette note suggestive :

« Miss Rosy Wilcox, la fille dumilliardaire bien connu, propriétaire de la célèbre mine de radiumde la Vallée du Désespoir, vient d’épouser un des as de l’aviationfrançaise qui est en même temps un génial sculpteur,M. Martial Norbert. La cérémonie nuptiale, d’un luxe inouï, aeu lieu à la cathédrale de Mexico. Le cardinal Perez a donné labénédiction nuptiale ; les témoins du marié étaient le marquisde Fontenac, le célèbre explorateur, et le consul de France. Lecacique Chanito, descendant d’une race royale, et le richeindustriel bien connu Mike de Mike étaient les témoins de lamariée. »

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