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La Vampire

La Vampire

de Paul Féval (père)

AVANT-PROPOS

Ceci est une étrange histoire dont le fond,rigoureusement authentique, nous a été fourni comme les neuf dixièmes des matériaux qui composent ce livre, par le manuscrit du« papa Sévérin ».

Mais le hasard, ici, est venu ajouter, aux renseignements exacts donnés par l’excellent homme, d’autres renseignements qui nous ont permis d’expliquer certains faits que notre héroïque bonne d’enfants des Tuileries regardait comme franchement surnaturels.

Ces éclaircissements, grâce auxquels ce drame fantastique va passer sous les yeux du lecteur dans sa bizarre et sombre réalité, sont puisés à deux sources : une page inédite de la correspondance du duc de Rovigo, qui eut, comme on sait, la confiance intime de l’empereur et qui fut chargé, pendant la retraite de Fouché (1802-1804), de contrôler militairement la police générale, dont les bureaux étaient administrativement réunis au département de la justice, dirigé par le grand-juge Régnier, duc de Massa.

Ceci est la première source. La seconde, tout orale, consiste en de nombreuses conversations avec le respectableM.G., ancien secrétaire particulier du comte Dubois, préfet de police à la même époque.

Nous nous occuperons peu des événements politiques, intérieurs, qui tourmentèrent cette période, précédant immédiatement le couronnement de Napoléon. Saint-Rejant, Pichegru,Moreau, la machine infernale n’entrent point dans notre sujet et c’est à peine si nous verrons passer ce gros homme, Bru, tus de la royauté, audacieux et solide comme un conjuré antique :Georges Cadoudal.

Les guerres étrangères nous prendront encoremoins de place. On n’entendait en 1804 que le lointain canon del’Angleterre.

Nous avons à raconter un épisode, historiqueil est vrai, mais bourgeois, et qui n’a aucun trait ni à l’intriguedu cabinet ni aux victoires et conquêtes.

C’est tout bonnement une page de la biographiesecrète de ce géant qu’on nomme Paris et qui, en sa vie, eut tantd’aventures !

Laissons donc de côté les cinq cents volumesde mémoires diffus qui disent le blanc et le noir sur cette grandecrise de notre Révolution, et tournant le dos au château où la maincrochue de ce bon M. Bourrienne griffonne quelques véritésparmi des monceaux de mensonges bien payés, plongeons-nous de partipris dans le fourré le plus profond de la forêt parisienne.

Nous avons l’espoir que le lecteur n’aura pasoublié cette touchante et sereine figure qui traverse les pages denotre introduction. Il n’y a que des récits dans ce livre :notre préface elle-même était encore un récit, dont le héros senommait le « papa Sévérin ».

Nous avons la certitude que le lecteur sesouvient d’une autre physionomie, tendre et bonne aussi, mais d’uneautre manière, moins austère et plus mâle, plus tourmentée, moinspacifique surtout : le chantre de Saint-Sulpice, le prévôtd’armes qui, dans la Chambre des Amours, enseigna sirudement ce beau coup droit, dégagé main sur main, à M. lebaron de Guitry, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVI.

Un Sévérin aussi : Sévérin, ditGâteloup.

Ce Gâteloup, presque vieillard, et papaSévérin presque enfant, vont avoir des rôles dans cettehistoire.

L’un était le père de l’autre.

Et s’il m’était permis de descendre encoreplus avant dans nos communs souvenirs, je vous rappellerais cettechère petite famille, composée de cinq enfants qui ne seressemblaient point, et dont papa Sévérin était la bonne auxTuileries : Eugénie, Angèle et Jean qui avaient le même âge,Louis et Julien, des bambins.

Ces cinq êtres, abandonnés, orphelins, mais àqui Dieu clément avait rendu le meilleur des pères, reviendronttous et chacun sous notre plume. Ils forment à eux cinq, dans lapersonne de leurs parents, la légende lamentable du suicide.

Papa Sévérin avait dit en montrant Angèle, laplus jolie de ces petites filles, et celle dont la précoce pâleurnous frappa comme un signe de fatalité :

– Celle-ci tient à ma famille par troisliens.

Il avait ajouté ce jour où la fillette jetaitses regards avides à travers les glaces de la Morgue :

– Elle a déjà l’idée…

Car papa Sévérin croyait à la transmissiond’un héritage fatal.

Notre histoire va montrer la première destrois Angèle.

Notre histoire va montrer aussi les tables demarbre toutes neuves et vierges encore de tout contact mortel. Nousy verrons quelle fut l’étrenne de la Morgue du Marché-Neuf.

Tout cela à propos d’un adorable et impurdémon qui ressuscita un instant, au beau milieu de Paris et près duberceau de notre « siècle des lumières », les plus noiressuperstitions du moyen âge.

Chapitre 1LA PECHE MIRACULEUSE

Le commencement du siècle où nous sommes futbeaucoup plus légendaire qu’on ne le croit généralement. Et je neparle pas ici de cette immense légende de nos gloires militaires,dont le sang républicain écrivit les premières pages au bruittriomphant de la fanfare marseillaise, qui déroula ses chants àtravers l’éblouissement de l’empire et noya sa dernière strophe –un cri splendide – dans le grand deuil de Waterloo.

Je parle de la légende des conteurs, desrécits qui endorment ou passionnent la veillée, des chosespoétiques, bizarres, surnaturelles, dont le scepticisme dudix-huitième siècle avait essayé de faire table nette.

Souvenons-nous que l’empereur NapoléonIer aimait à la folie les brouillards rêveurs d’Ossian,passés par M. Baour au tamis académique. C’est la légendeguindée, roidie par l’empois ; mais c’est toujours lalégende.

Et souvenons-nous aussi que le roi légitimedes pays légendaires, Walter Scott, avait trente ans quand lesiècle naquit.

Anne Radcliffe, la sombre mère de tant demystères et de tant de terreurs, était alors dans tout l’éclat decette vogue qui donna le frisson à l’Europe. On courait après lapeur, on recherchait le ténébreux. Tel livre sans queue ni têteobtenait un frénétique succès rien que par la description d’uneoubliette à ressort, d’un cimetière peuplé de fantômes à l’heure« où l’airain sonne douze fois » ou d’un confessionnal àdouble fond bourré d’impossibilités horribles et lubriques.

C’était la mode ; on faisait à cesfadaises une toilette de grands mots, appartenant spécialement àcette époque solennelle ; on mettait le tout comme une puréesous le héros, cuit à point, qui était un « cœurvertueux », une « âme sensible », daignant croire au« souverain maître de l’univers » et aimant à voir leverl’aurore.

Le contraste de ces confitures philosophiqueset de ces sépulcrales abominations formait un plat hybride, peucomestible, mais d’un goût étrange qui plaisait à ces jolies dames,vêtues si drôlement, avec des bagues aux orteils, la ceintureau-dessus du sein, la hanche dans un fourreau de parapluie et latête sous une gigantesque feuille de chicorée.

Paris a toujours adoré d’ailleurs les contes àdormir debout, qui lui procurent la délicieuse sensation de lachair de poule. Quand Paris était encore tout petit, il avait déjànombre d’histoires à faire frémir, depuis la coupable associationformée entre le barbier et le pâtissier de la rue des Marmousets,pour le débit des vol-au-vent de gentilshommes, jusqu’à laboucherie galante de la maison du cul-de-sac Saint-Benoît, dont lesmurs démolis avaient plus d’ossements humains que de pierres.

Et depuis si longtemps, à cet égard, Paris apeu changé. Aux premiers mois de l’année 1804, il y avait dansParis une vague et lugubre rumeur, née de ce fait que des pêchesmiraculeuses avaient lieu depuis quelque temps à la pointeorientale de l’Île Saint-Louis, en tournant un peu vers le sud-est,non loin de l’endroit où les bains Petit réunissent aujourd’hui,dans les mois d’été, l’élite des tritons parisiens.

C’est chose rare qu’un banc de poisson dansParis. Tant d’hameçons, tant de nasses, tant d’engins divers sontcachés sous l’eau entre Bercy et Grenelle, que les goujons seuls,d’ordinaire, et les imprudents barbillons se hasardent dans ceparcours semé de périls. Vous n’y trouveriez ni une carpe, ni unetanche, ni une perche, et si parfois un brochet s’y engage, c’estque ce requin d’eau douce a le caractère tout particulièrementaventureux.

Aussi la gent pêcheuse faisait-elle grandbruit de l’aubaine envoyée par la Providence aux citoyens amateursde la ligne, de l’épervier et du carrelet. Sur un parcours d’unecentaine de pas depuis l’égout de Bretonvilliers jusqu’au quai dela Tournelle, tout le long du quai de Béthune, vous auriez vu, tantque le jour durant, une file de vrais croyants, immobiles etsilencieux, tenant la ligne et suivant d’un œil inquiet le bouchonflottant au fil de l’eau.

Dire que tout le monde emplissait son panierserait une imposture. Les bancs de poisson, à Paris, ne ressemblentà ceux de nos côtes ; mais il est certain que ça et là unheureux gaillard piquait un gros brochet ou un barbillon de tailleinusitée. Les goujons abondaient, les chevaignes tournoyaient àfleur d’eau, et l’on voyait glisser dans l’onde trouble ces refletspourprés qui annoncent la présence du gardon.

Ceci, en plein hiver et alors que d’habitudeles poissons parisiens, frileux comme des marmottes, semblentdéserter la Seine pour aller se chauffer on ne sait où.

En apparence, il y a loin de cette joie despêcheurs et de cette folie du poisson à la rumeur lugubre dont nousavons annoncé la naissance. Mais Paris est un raisonneur depremière force ; il remonte volontiers de l’effet à la cause,et Dieu sait qu’il invente parfois de bien drôles de causes pourles plus vulgaires effets.

D’ailleurs, nous n’avons pas tout dit. Cen’était pas exclusivement pour pêcher du poisson que tant de lignessuspendaient l’amorce le long du quai de Béthune. Parmi lespêcheurs de profession ou d’habitude qui venaient là chaque jour,il y avait nombre de profanes, gens d’aventures et d’imagination,qui visaient à une tout autre proie.

Le Pérou était passé de mode et l’on n’avaitpas encore inventé la Californie. Les pauvres diables qui courentaprès la fortune ne savaient trop où donner de la tête etcherchaient leur vie au hasard.

L’Europe ingrate ne sait pas le service quelui rendent ces féeriques vésicatoires qui se nomment sur la cartedu monde San Francisco, Monterey, Sydney ou Melbourne.

Il y avait bien la guerre, en ce temps-là,mais à la guerre on gagne plus de horions que d’écus, et lesaventuriers modèles, les « vrais chercheurs d’or » fontrarement les bons soldats de la bataille rangée.

Il y avait là, sous le quai de Béthune, despoètes déclassés, des inventeurs vaincus, d’anciens don Juan,banqueroutiers de l’industrie d’amour qui s’étaient cassé bras etjambes en voulant grimper à l’échelle des femme, des hommespolitiques dont l’ambition avait pris racine dans le ruisseau, desartistes souffletés par la renommée, – cette cruelle ! – descomédiens honnis, des philanthropes maladroits, des géniespersécutés, et ce notaire qui est partout, même au bagne, pouravoir accompli son sacerdoce avec trop de ferveur.

Nous le répétons, de nos jours, tous cesbraves eussent été dans la Sonore ou en Australie, qui sont de bienutiles pays. En l’année 1804, s’ils grelottaient les pieds dansl’eau, sondant avec mélancolie le cours troublé de la Seine, c’estque la légende plaçait au fond de la Seine un fantastiqueEldorado.

Au coin de la rue de Bretonvilliers et duquai, il y avait un petit cabaret de fondation nouvelle qui portaitpour enseigne un tableau, brossé naïvement par un peintre étrangerà l’Académie des beaux-arts.

Ce tableau représentait deux sujetsfraternellement juxtaposés dans le même cadre.

Premier sujet : Ezéchiel en costume deravageur, faisant tourner d’une main sa sébile, au fond de laquelleon voyait briller des pièces d’or, et relevant de l’autre uneligne, dont la gaule, pliée en deux, supportait un monstre marincopié sur nature dans le récit de Théramène.

Ezéchiel était le nom du maître ducabaret.

Second sujet : Ezéchiel en costume demaison, éventrant, dans le silence du cabinet, le monstre dont ilest question ci-dessus et retirant de son ventre une baguechevalière ornée d’un brillant qui reluisait comme le soleil.

Il est juste d’ajouter que la bague étaitpassée à un doigt et que le doigt appartenait à une main. Le toutavait été avalé par le monstre du récit de Théramène, sansmastication préalable et avec une évidente volupté dont témoignaitencore :

Sa croupe recourbée en replis tortueux.

Les deux sujets jumeaux n’avaient qu’une seulelégende qui disait en lettres mal formées :

À la pêche miraculeuse

Le lecteur commence peut-être à comprendre laconnexité existant entre le fameux banc de poisson de l’îleSaint-Louis et cette rumeur funèbre qui courait vaguement dansParis.

Nous ne lui marchanderons point, du reste, lechapitre des explications.

Mais, pour le moment, il nous faut dire quetout Paris connaissait l’aventure d’Ezéchiel représentée par letableau, aventure authentique, acceptée, populaire, et dontpersonne ne se serait avisé de mettre en doute l’exactitudeavérée.

En effet, avec le produit de la vente de cebijou trouvé dans l’estomac du monstre, Ezéchiel avait monté, au vuet au su de tout le monde, son établissement de cabaretier.

Et comme il avait découvert le premier cePérou en miniature, ce gisement de richesses subaquatiques, ilétait permis à l’imagination des badauds d’enfiler à son sujet toutun chapelet d’hypothèses dorées. Son nom indiquait une origineisraélite, et l’on sait la bonne réputation accordée à l’ancienpeuple de Dieu par la classe ouvrière. On parlait déjà d’un caveauoù Ezéchiel amoncelait des trésors.

Les autres étaient venus quand la veineaurifère était déjà écrémée ; les autres, pêcheurs naïfs oupécheurs d’aventures : les poètes, les inventeurs, les donJuan battus, les industriels tombés, les artistes manqués, lescomédiens fourbus, les philanthropes usés jusqu’à la corde, lesgénies piqués aux vers – et le notaire n’avaient eu pour toutpotage que les restes de cet heureux Ezéchiel.

Ils étaient là, non point pour le poisson quifoisonnait réellement d’une façon extraordinaire, mais pour labague chevalière dont le chaton en brillants reluisait comme lesoleil.

Ils eussent volontiers plongé tête premièrepour explorer le fond de l’eau, si la Seine, jaune, haute, rapideet entraînant dans sa course des tourbillons écumeux, n’eût pasdéfendu les prouesses de ce genre.

Ils apportaient des sébiles pourravager le bas de la berge dès que l’eau abaisserait sonniveau.

Ils attendaient, consultant l’étiage d’un œilfiévreux, et voyant au fond de l’eau des amas de richesses.

Ezéchiel, assis à son comptoir, leur vendaitde l’eau-de-vie et les entretenait avec soin dans cette opinion quiachalandait son cabaret. Il était éloquent, cet Ezéchiel, etracontait volontiers que la nuit, au clair de la lune, il avait vu,de ses yeux, des poissons qui se disputaient des lambeaux de chairhumaine à la surface de l’eau.

Bien plus, il ajoutait qu’ayant noyé seslignes de fond, amorcées de fromage de Gruyère et de sang de bœuf,en aval de l’égout, il avait pris une de ces anguilles courtes,replètes et marquées de taches de feu qu’on rencontre en Loireentre Paimbœuf et Nantes, mais qui sont rares en Seine, autant quele merle blanc dans nos vergers : une lamproie, ce poissoncannibale, que les patriciens de Rome nourrissaient avec de lachair d’esclave.

D’où venait l’abondante et mystérieuse pâturequi attirait tant d’hôtes voraces précisément en ce lieu ?

Cette question était posée mille fois tous lesjours, les réponses ne manquaient point. Il y en avait de toutescouleurs ; seulement, aucune n’était vraisemblable nibonne.

Cependant, le cabaret de la Pèchemiraculeuse et son maître Ezéchiel prospéraient. L’enseignefaisait fortune comme presque toutes les choses à double entente.Elle flattait à la fois, en effet, les pêcheurs sérieux, lespêcheurs de poissons, et cette autre catégorie plus nombreuse, lespêcheurs de chimères, poètes, peintres, comédiens, trouveurs,industriels, bourreaux de femmes en disponibilité et lenotaire.

Chacun de ceux-là espérait à tout instantqu’un solitaire de mille louis allait s’accrocher à sonhameçon.

Et vis-à-vis de la rangée des pêcheurs, il yavait, de l’autre côté de la rivière, une rangée de badauds quiregardaient de tous leurs yeux. Les cancans allaient et venaient,les commentaires se croisaient : on fabriquait là assez debourdes pour désaltérer tout Paris, incessamment altéré de chosesvraies qui n’ont pas le sens commun.

Je dis choses vraies, parce que, soyez bienpersuadés de cela, sous toute rumeur populaire, si absurde qu’ellepuisse paraître, un fait réel se cache toujours.

L’opinion la plus accréditée, sinon la plusvraisemblable, se résumait en un mot qui sollicitait énergiquementles imaginations et valait à lui seul deux ou trois des plusténébreux livres de Mme Anne Radcliffe. Ce mot était plussombre que le titre fameux le Confessionnal des pénitentsnoirs. Ce mot était plus mystérieux que les Mystères duchâteau des Pyrénées, que les Mystères d’Udolphe etque les Mystères de la caverne des Apennins ; ilsonnait le glas, il flairait la tombe.

Ce mot, sincèrement appétissant pour lesesprits inquiets, curieux, avides, pour les femmes, pour les jeunesgens, pour tous les curieux de terreur et d’horreur, c’était laVAMPIRE.

Notre éducation au sujet de ces funèbres pagesdu merveilleux en deuil a peu marché depuis lors. On a bien écritquelques-uns de ces livres qui dissertent sans expliquer, quicompilent sans condenser et qui relient en de gros volumes le pâleennui de leurs pages didactiques, mais il semblerait que lessavants eux-mêmes, ces braves de la pensée, abordent avec un esprittroublé les redoutables questions de démonologie. Parmi eux, lescroyants ont un peu physionomie de maniaques, et les incrédulesrestent mouillés de cette sueur froide, le doute, qui communique àcoup sûr l’ennui contagieux.

Je cherche, et je ne trouve pas dans messouvenirs d’enfant le titre du prodigieux bouquin qui prononça pourla première fois à mes yeux le mot Vampire. Ce n’était pasun décourageant article de revue, ce n’était pas une tranche de cepain banal qu’on émiette dans les dictionnaires : c’était unpauvre conte allemand, plein de sève et de fougue sous sa toilettede naïveté empesée. Il racontait bonnement, presque timidement, deshistoires si sauvages, que j’en ai encore le cœur serré.

Je me souviens qu’il était en trois petitsvolumes, et qu’il y avait une gravure en taille-douce à la tête dechaque tome.

Elles ne valaient pas un prix fou, mais,Seigneur Dieu, comme elles faisaient frémir !

La première gravure en taille-douce, calme etpaisible comme le prologue de tout grand poème, représentait…j’allais dire Faust et Marguerite à leur première rencontre.

Il n’y avait rien là qu’un jeune hommeregardant une jeune fille, et cela vous mettait du froid dans lesveines, tant Marguerite subissait manifestement le magnétisme fatalqui jaillissait en gerbes invisibles de la prunelle deFaust !

Pourquoi ne garderions-nous pas cesnoms : Faust et Marguerite ? Qu’est le chef d’œuvre deGoethe, sinon la splendide mise en scène de l’éternel fait devampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidéle cœur de tant de familles ?

Donc Faust regardait Marguerite. – Et c’étaitune noce, figurez-vous, une noce de campagne où Marguerite était laFiancée et Faust un invité de hasard. On dansait sur l’herbe parmides buissons de roses.

Les parents imprudents et le marié aussi, caril avait le bouquet au côté, le pauvre jeune rustre, contemplaientavec admiration Faust qui faisait valser Marguerite.

Faust souriait ; la tète charmante deMarguerite allait se penchant sur son épaule, vêtue du dolmanhongrois.

Et sur le buisson de roses qui fleurissait aupremier plan, il y avait un large filet dodécagone : une toiled’araignée, au centre de laquelle l’insecte monstrueux qu’onappelle aussi la vampire suçait à loisir la moelle d’une moucheprisonnière…

C’était tout pour la gravure en taille-douce.Au texte maintenant.

La plume peint mieux que le crayon. – Ce sontdes plaines immenses que la vieille forteresse d’Ofen regardepar-dessus le Danube, qui la sépare de Pesth la moderne.

De Pesth jusqu’aux forêts Baconier, le long dela Theiss bourbeuse et tumultueuse, c’est la plaine, toujours laplaine, sans limites comme la mer.

Le jour, le soleil sourit à cet océan deverdure, et la brise heureuse caresse en se jouantl’incommensurable champ de maïs, qui est la Hongrie du sud.

La nuit, la lune glisse au-dessus de cesmuettes solitudes. Là-bas, les villages ont soixante mille âmes,mais il n’y a point de hameaux. Le souvenir de la guerre avec leTurc agglomère encore les rustiques habitations, abritées comme lestroupeaux de moutons au bercail, derrière la tour ventrue coifféedu dôme oriental et armée de canons hors d’usage.

C’est la nuit. Les morts vont vite au paysmagyare en Allemagne, mais ils vont en chariot et non à cheval.

C’est la nuit. La lune pend à la coupoled’azur, regardant passer les nues qui galopent follement.

L’horizon plat s’arrondit à perte de vue,montrant ça et là un arbre isolé ou la bascule d’un puits relevéecomme une potence.

Un char attelé de quatre chevaux à tous crinspasse rapide comme la tempête : un char étrange, haut surroues, moitié valaque, moitié tartare, et dont l’essieu jette descris éclatants.

Avez-vous reconnu ce hussard dont le dolmanflotte à la brise ? – Et cette enfant, cette douce et blondefille ? Les morts vont vite : les clochers de Czegled ontfui au lointain, et les tours de Keczkemet et les minarets deSzegedin. Voici les fières murailles de Temesvar, puis, là-bas,Belgrade, la cité des mosquées…

Mais le char ne va pas jusque-là. Sa roue atouché les tables de marbre du dernier cimetière chrétien ; saroue se brise. Faust est debout, portant Marguerite évanouie dansses bras…

La seconde gravure en taille-douce, oh !je m’en souviens bien ! représentait l’intérieur d’une tombeseigneuriale dans le cimetière de Petervardein : une longuefile d’arceaux où se mourait la lueur d’une seule lampe.

Marguerite était couchée sur un lit quiressemblait à un cercueil. Elle avait encore ses habits de fiancée.Elle dormait.

Sous les arceaux, éclairés vaguement, unelongue file de cercueils, qui ressemblaient à des lits,supportaient de belles et pâles statues, couchées et dormantl’éternel sommeil.

Toutes étaient vêtues en fiancées ;toutes avaient autour du front la couronne de fleur d’oranger.Toutes étaient blanches de la tête aux pieds, sauf un point rongeau-dessous du sein gauche : la blessure par où Faust Vampireavait bu le sang de leur cœur.

Et Faust, il faut bien le dire, se penchaitau-dessus de Marguerite endormie : le beau Faust, le valseuradmiré, le tentateur et le fascinateur.

Il était hâve ; sans son costume dehussard vous ne l’auriez point reconnu ; les ossements de soncrâne n’avaient plus de cheveux, et ses yeux, ses yeux si beaux,manquaient à leurs orbites vides.

C’était un cadavre, ce Faust, et, chosehideuse à penser, un cadavre ivre !

Il venait d’achever sa lugubre orgie : ilavait bu tout le sang du cœur de Marguerite !

Et le texte ? Ma foi, je ne sais plus. Cesecond tome était bien moins amusant que le premier. Le vampirehongrois s’ennuie chez lui comme don Juan l’Espagnol, commel’Anglais Lovelace, comme le Français, bourreau des cœurs, quel quesoit son nom. Tous ces coquins-là, tuent platement, comme despleutres qu’ils sont au fond. Ils ne valent qu’avant l’assassinat.Je n’ai jamais pu découvrir, pour ma part, la grande différencequ’il y a entre ce pauvre Dumolard, vampire des cuisinières, et donJuan grand seigneur. La statue du commandeur elle-même ne me semblepas plus forte que la guillotine.

Et s’il est un maraud capable de plaider lacause aux trois quarts perdue de la guillotine, c’est don Juan.

Passons à la troisième gravure entaille-douce, et qu’on me décerne un prix de mémoire !

Celle-là était la statue du commandeur, laguillotine, tout ce que vous voudrez.

Personne n’ignore qu’un bon vampire étaitinvulnérable et immortel, comme Achille, fils de Pelée, à lacondition de n’être point blessé à un certain endroit et d’unecertaine façon. Le fameux vampire de Debreckzin vécut et mourut,pour mieux dire, pendant quatre cent quarante quatre ans. Ilvivrait encore si le professeur Hemzer ne lui eût plongé dans larégion cardiaque un fer à gaufrer rougi préalablement au feu.

C’est là une recette bien connue et qui, aupremier aspect, ne nous semble pas dépourvue d’efficacité.

La troisième gravure montrait le vrai cercueilde Faust, où il reposait peut-être depuis des siècles, gardant labizarre permission de se relever certaines nuits, de revêtir soncostume de hussard, toujours propre et fort élégant, pour aller àla chasse de Marguerite.

Faust était là, le monstre ! avec sesyeux brillants et ses lèvres humides. Il buvait le sang deMarguerite, couchée un peu plus loin.

Les gens de la noce avaient, je ne sais tropcomment, découvert sa retraite. On avait apporté un fourneau deforge, on avait fait rougir une vaillante barre de fer, et lefiancé la passait à deux mains, de tout son cœur, au travers del’estomac du vampire, qui n’avait garde de protester.

Et Marguerite s’éveillait là-bas, comme si lamort de son bourreau lui eût rendu la vie.

Voilà ce que disait et ce que contenait monvieux bouquin en trois petits tomes. Et je déclare que les articlesdes recueils savants ne m’en ont jamais tant appris sur lesvampires.

J’ajoute que les badauds de Paris, en l’an1804, étaient à peu près de notre force, au bouquin et à moi :ce qui donne la mesure de ce que pouvait être leur opinion au sujetde cet être mystérieux que la frayeur publique avait baptisé :la Vampire.

Chapitre 2SAINT-LOUIS-EN-L’ILE

La vampire existait, voilà le point de départet la chose certaine : que ce fût un monstre fantastique commecertains le croyaient fermement, ou une audacieuse bande demalfaiteurs réunis sous cette raison sociale, comme les gens pluséclairés le pensaient, la vampire existait.

Depuis un mois il était bruit de plusieursdisparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmicette population flottante et riche qu’un intervalle de paixamenait à Paris. On parlait d’une vingtaine d’étrangers pour lemoins, tous jeunes, tous ayant marqué leur passage à Paris par degrandes dépenses, et qui s’étaient éclipsés soudain sans laisser detraces.

Y en avait-il vingt en effet ? La policeniait. La police eût affirmé volontiers que ces rumeurs n’avaientpas l’ombre de fondement et qu’elles étaient l’œuvre d’uneopposition qui devenait de jour en jour plus hardie.

Mais l’opinion populaire s’affermit d’autantmieux que les dénégations de la police sont plus précises. Dans lesfaubourgs, ce n’était pas de vingt victimes que l’on parlait, oncomptait les victimes par centaines.

À ce point qu’on affirmait l’existence d’unténébreux charnier situé au bord du fleuve. On ne savait, il estvrai, où ce charnier pouvait être caché ; on objectait mêmedes impossibilités matérielles, car il eût fallu supposer que lefleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer lephénomène de la pêche miraculeuse. Et comment admettre la présenced’un canal inconnu aux gens du quartier ?

Dans la saison d’été, la Seine abandonne sesrives et livre à tous regards le secret de ses berges.

C’était assurément là une objection frappanteet qui venait à l’appui de l’outrageuse invraisemblance du fait enlui-même : une oubliette au dix-neuvième siècle !

Les sceptiques avaient beau jeu pour rire.

Paris ne se faisait point faute d’imiter lessceptiques. Il riait ; il répétait sur tous les tons ;c’est absurde, c’est impossible.

Mais il avait peur.

Quand les poltrons de village ont peur, lanuit, dans les chemins creux, ils chantent à tue-tête. Paris estainsi : au milieu de ses plus grandes épouvantes, il ritsouvent à gorge. Paris riait donc en tremblant ou tremblait enriant, car les objections et les raisonnements ne peuvent riencontre certaines évidences. La panique se faisait tout doucement.Les personnes sages ne croyaient peut-être pas encore, maisl’inquiétude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-mêmes,en colportant leurs moqueries, augmentaient la fièvre.

Deux faits restaient debout, d’ailleurs :la disparition de plusieurs étrangers et provinciaux, disparitionqui commençait à produire son résultat d’agitation judiciaire, etcette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra,mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que lapremière : la pêche miraculeuse du quai deBéthune.

C’était, on peut le dire, une préoccupationgénérale. Ceux qui se bornaient à hocher la tête en avouant qu’il yavait là « quelque chose » pouvaient passer pour desmodèles de prudence.

Est-il besoin d’ajouter que la politiquefournissait sa note à ce concert ? Jamais circonstances nefurent plus propices pour mêler le mélodrame politique àl’imbroglio du crime privé. De grands événements se préparaient, deterribles périls, récemment évités, laissaient l’administrationfatiguée et pantelante. L’Empire, qui se fondait à bas bruit dansla chambre à coucher du premier consul, donnait à la préfecture lescoliques de l’enfantement.

Le citoyen préfet, qui ne devait jamais êtreun aigle et qui ne s’appelait pas encore le comte Dubois,tressaillait de la tête aux pieds à chaque bruit de porte fermée,croyant ouïr un écho de cette machine infernale dont il n’avaitpoint su prévenir l’explosion. Les sombres inventeurs de cet engin,Saint-Rejant et Carbon, avaient porté leurs têtes surl’échafaud : mais, du fond de sa disgrâce, Fouché murmuraitdes paroles qui montaient jusqu’au chef de l’état.

Fouché disait : Saint-Rejant et Carbonont laissé des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arenaqui ont laissé des frères. Entre le premier consul et la couronne,il y a la France républicaine et la France royaliste. Pour sauterce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n’est qu’unâne !

Le mot était dur, mais le futur duc d’Otrantoavait une langue de fer.

Celui qui devait être l’empereur l’écoutaitbien plus qu’il n’en voulait avoir l’air.

Quant à Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, cen’était pas un âne, non, puisqu’il mangeait des truffes et dupoulet, mais c’était un brave homme prodigieusement embarrassé.

Les cartes se brouillaient, en effet, denouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle deSaint-Rejant menaçait le premier consul.

Les trois ou quatre polices chargéesd’éclairer Paris, affolées tout à coup par ce danger invisible quechacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable,s’entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaientl’une à l’autre, se contrecarraient mutuellement, et surtouts’accusaient réciproquement avec un entrain égal.

Paris avait pour elles tant d’affection et enelles tant de confiance, qu’un matin, Paris s’éveilla disant etcroyant que la vampire, cette friande de cadavres, était la police,et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certainesméprises de la police ou des polices frappant au hasard, lesprétendus constructeurs d’une machine infernale.

Ce jour-là Paris oublia de rire ; mais ils’en dédommagea le lendemain en apprenant queLouis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux centcinquante agents l’enclos de la Madeleine, douze heures juste aprèsla fin d’un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal etses complices, derrière les murailles de l’église enconstruction.

Il semblait, en vérité, que Paris sût ce quele citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu deces événements, gros de menaces, comme l’éternel mari de la comédiequi est le seul à ne point voir les gaietés de sa chambrenuptiale.

Il cherchait partout où il ne devait pointtrouver, il se démenait, il suait sang et eau et jetait, en fin decompte, sa langue au chien avec désespoir.

Ce fut dans ce conciliabule de l’église de laMadeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-généraux Pichegru etMoreau le plan hardi qui devait arrêter la carrière du futurempereur.

Le mot hardi est de Fouché, duc d’Otrante Aumot hardi Fouché ajoute le mot facile.

Voici quel était ce plan, bien connu, presquecélèbre.

Les trois conjurés avaient à Paris uncontingent hétérogène, puisqu’il appartenait à tous les partisennemis du premier consul, mais uni par une passion commune etcomposé d’hommes résolus.

Les mémoires contemporains portent ce noyau àdeux mille combattants pour le moins : Vendéens, chouans deBretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldatsde Coudé.

Une élite de trois cents hommes, parmi cespartisans, avait été pourvue d’uniformes appartenant à la gardeconsulaire.

Le chef de l’État habitait le château deSaint-Cloud.

À la garde montante du matin, et à l’aided’intelligences qui ne sont pas entièrement expliquées, les troiscents conjurés, revêtus de l’uniforme réglementaire, devaientprendre le service du château.

Il paraît prouvé qu’on avait le motd’ordre.

À son réveil, le premier consul se serait donctrouvé au pouvoir de l’insurrection.

Le plan manqua, non point par l’action despolices qui l’ignorèrent jusqu’au dernier moment, mais parl’irrésolution de Moreau. Ce général était sujet à ces défaillancesmorales. Il eut frayeur ou remords. L’exécution du complet futremise quatre jours de là.

Jamais les complots remis ne s’exécutent.

On raconte qu’un Breton conjuré,M. de Querelles, pris de frayeur à la vue de ceshésitations, demanda et obtint une audience du premier consullui-même et révéla tous les détails du plan.

Napoléon Bonaparte rassembla, dit-on, dans soncabinet, sa police militaire, sa police politique et sa policeurbaine : M. Savary, depuis duc de Rovigo ; le grandjuge Régnier et H. Dubois. Il leur raconta la très curieusehistoire de la conspiration ; il leur prouva que Moreau etPichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues deParis comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros hommede mœurs joyeuses, fréquentaient assidûment les cafés de la rivegauche après son dîner.

L’histoire ne dit pas que son discours fûtsemé de compliments très chauds pour ses trois chargés d’affairesau département de la clairvoyance.

Le futur empereur ne remercia que Dieu – etson ancien ami J.-Victor Moreau, qu’il avait toujours, regardécomme une bonne arme mal chargée et susceptible de faire longfeu.

Moreau et Pichegru furent arrêtés. GeorgesCadoudal, qui n’était pourtant pas de corpulence à passer par letrou d’une aiguille, resta libre.

Et Fouché se frotta les mains, disant :Vous verrez qu’il faudra que je m’en mêle !

Par le fait, les gens de police sont rares, etFouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau possédercinquante paires d’yeux, qu’importe s’il est myope ?L’histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive,mais monotone et si longue, si longue, que le découragementviendrait à moitié route.

Nous avions, pour placer ici cette courtedigression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent ànotre métier de conteur. D’abord il nous plaisait de bien poser lecadre où vont agir les personnages de notre drame ; ensuite ilnous semblait utile d’expliquer, sinon d’excuser, l’inertie de lapolice urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville,une véritable concurrence aux cancans d’État.

La police avait autre chose à faire et nepouvaient s’occuper de la vampire. La police s’agitait, cherchait,fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.

Le 28 février 1804, le jour même où Pichegrufut arrêté dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier decommerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf,devant un petit bâtiment qui était en construction, au rebord mêmedu quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.

Les maçons qui pliaient bagages et lesconducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ilsl’appelèrent, disant :

– Patron, ne venez-vous point voir si nousavons avancé la besogne aujourd’hui ?

L’homme les salua de la main et poursuivit saroute en remontant le cours de la rivière.

Maçons et surveillants se prirent à sourire enéchangeant des regards d’intelligence, car il y avait une jeunefille qui allait à quelque cent pas en avant de l’homme, enveloppéedans une mante de laine noire et cachant son visage sous unvoile.

– Voilà trois jours de suite, dit un tailleurde pierres, que le patron court le guilledou de ce côté-là.

– Il est vert encore, ajouta un autre, lepatron !

Et un troisième :

– Écoutez donc ! On n’est pas debois ! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plusque de raison. Il faut bien un peu rire.

Un vieux maçon, qui remettait sa veste,blanche de plâtre, murmura :

– Voilà trente ans que je connais lepatron ; il ne rit pas comme tout le monde.

L’homme allait cependant à grand pas, et seperdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf,aux abords de la rue de la Cité.

Quant à la fillette voilée, elle avaitcomplètement disparu, L’homme était vieux, mais il avait une hauteet noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait leclasser parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais detoilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds àla tête, l’allure franche et libre que donne l’habitude de certainsexercices du corps, réservés, d’ordinaire, à la classe la plusriche.

Du bâtiment en construction jusqu’au pontNotre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage ;c’était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait auxsaluts d’un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissaitpoint sa course.

Sa course semblait calculée, non point pourrejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.

Celle-ci, dont les jambes étaient moinslongues, allait du plus vite qu’elle pouvait. Elle ne se savaitpoint poursuivie ; du moins pas une seule fois elle ne tournala tête pour regarder en arrière.

Elle regardait en avant, de tous ses yeux, detoute son âme. En avant, il y avait un jeune homme à tournureélégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève.Le suivait-elle ?

Plus notre homme que les maçons du Marché-Neufappelaient le patron approchait de l’Hôtel de Ville, moins nombreuxétaient les gens qui le saluaient d’un air de connaissance. Parisest ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pastel numéro de telle rue. Une fois que l’homme eut atteint le quaides Ormes, personne ne le salua plus.

L’homme cependant, « le patron »,qu’il courût ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgrél’obscurité qui commençait à borner les lointains, il surveillaitnon seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que lafillette semblait suivre.

Celui-ci tourna le premier l’angle du PontMarie, qu’il traversa pour entrer dans l’île Saint-Louis ; lafillette fit comme lui ; le patron prit la même route.

Le pas de la fillette se ralentissaitsensiblement et devenait pénible. Rien n’échappait au patron, carsa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu’ilmurmurait :

– Il nous la tuera ! Faut-il que tant debonheur se soit changé ainsi en misère !

On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avaitdû tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l’Ile et des Deux-Ponts.La fillette marchait désormais avec un effort si visible, que lepatron fit un mouvement comme s’il eût voulu s’élancer pour lasoutenir.

Mais il ne céda point à la tentation, etcalcula seulement sa marche de façon à bien voir où elle dirigeraitsa course, après avoir quitté la rue des Deux-Ponts.

Elle tourna vers la gauche et franchit sanshésiter la porte de l’église Saint-Louis.

La brume tombait déjà dans cette rue étroite.À l’ombre de l’église et devant le portail, il y avait un richeéquipage qui allumait ses lanternes d’argent.

La République dormait, prête à s’éveillerEmpire. Elle avait fait trêve un peu au luxe extravagant duDirectoire, mais elle ne proscrivait en aucune façon les alluresseigneuriales. La voiture arrêtée à la porte de l’égliseSaint-Louis eût fait honneur à un prince. L’attelage étaitsplendide, le coffre d’une élégance exquise, et les livréesbrillaient irréprochables.

En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l’Ile ne sedistinguait point par une animation exceptionnelle : elledesservait un quartier somnolent et presque désert ; elle nevenait d’aucun centre, elle ne menait a aucune artère. Vous eussiezdit, en la voyant, la rue principale d’un chef-lieu de canton situéà cent lieues de Paris.

À l’heure où nous sommes, Paris n’a point dequartiers déserts. Le commerce s’est emparé du Marais et de l’îleSaint-Louis, Les uns disent qu’il déshonore ces magnifiques hôtelsde la vieille ville, les autres qu’il les réhabilite.

À cet égard, le commerce n’a pas de partipris. Il ne demande pas à réhabiliter, il ne craint pas desouiller. Il veut gagner de l’argent et se moque bien du reste.

Sous le Consulat, Paris ne comptait guère plusde cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de laville, abandonnée par la noblesse de robe et n’ayant point encorel’industrie, était une solitude.

À cause de cela, sans doute, le resplendissantéquipage stationnant à la porte de l’église avait attiré unconcours inusité de curieux : vous eussiez bien compté dans larue une douzaine de commères et un nombre égal de bambins. Leconcile en plein air était présidé par un portier.

Le portier, adonné comme ses pareils à unephilosophie austère et détestant tout ce qui est beau parce qu’ilétait affreusement laid, prononçait un discours contre le luxe. Lesgamins regardaient luire les lanternes et piaffer leschevaux ; les commères se disaient : Si le ciel étaitjuste, nous éclabousserions aussi le pauvre monde !

– S’il vous plaît, demanda le patron desmaçons du Marché Neuf, à qui appartient cette voiture ?

Gamins, commères et portier le toisèrent de latête aux pieds.

– Celui-là n’est pas du quartier, dirent lesgamins.

– Est-il chargé de faire la police ?demanda une commère.

– Comment vous nomme-t-on, l’ami ?Interrogea le portier, nous n’avons pas de comptes à rendre à desétrangers.

Car les gens de Paris sont des étrangers pources farouches insulaires penitùs toto divisos orbe,séparés du reste de l’univers par les deux bras de la Seine.

À l’instant où le patron allait répondre, laporte de l’église s’ouvrit, et il recula de trois pas en laissantéchapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eûtapparu.

C’était, en tous cas, un fantômecharmant : une femme toute jeune et toute belle, dont lescheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d’un adorablevisage.

Cette femme donnait le bras à un jeune hommede vingt-cinq à trente ans, qui n’était point celui que suivaitnaguère notre fillette, et que vous eussiez jugé Allemand àcertains détails de son costume.

– Ramberg !… murmura le patron.

La délicieuse blonde était assise déjà sur lescoussins de la voiture où le jeune Allemand prit place à côtéd’elle. Une voix sonore et douce commanda :

– À l’hôtel !

Et la portière se referma.

Les beaux chevaux prirent aussitôt le trot deparade dans la direction du Pont Marie.

– Je vous dis que c’est une ci-devant !affirma le portier.

– Non pas ! riposta une commère, c’estune duchesse de Turquie ou d’ailleurs.

– Une espionne de Pitt et Cobourgpeut-être !…

Les gamins, à qui on avait jeté des piècesblanches, couraient après l’équipage en criant avecferveur :

– Vive la princesse !

Le patron resta un moment immobile. Son regardétait baissé ; on lisait sur son front pâle le travail de sapensée.

– Ramberg ! répéta-t-il. Qui est cettefemme ? Et qui me donnera le mot de l’énigme ?… Oncroyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voilà plusde deux semaines que le comte Wenzel a disparu… La femme avec quije le vis était brune, mais c’était le même regard…

Sans s’inquiéter davantage du petitrassemblement qui l’examinait désormais avec défiance, il montatout pensif les marches de l’église et en franchit le seuil.

L’église semblait complètement déserte. Lesderniers rayons du jour envoyaient à peine, à travers les vitres,de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpétuelle laissaitbattre sa lueur toujours mourante au-devant du maître-autel. Pas unbruit n’indiquait dans la nef la présence d’un être humain.

Le patron était pourtant bien sûr d’avoir vuentrer la jeune fille, et si la jeune fille était entrée, ce devaitêtre sur les traces de celui qu’elle suivait.

Le patron avait déjà parcouru l’un desbas-côtés, visitant de l’œil chaque chapelle, et la moitié del’autre, lorsqu’une main le toucha au passage, sortant de l’ombre dun pilier.

Il s’arrêta, mais ne parla point, parce que lacréature humaine qui était là, tapie dans l’angle profond laisséderrière la chaire, mit un doigt sur ses lèvres et montra ensuiteun confessionnal situé à quelques pas de là.

Le patron s’agenouilla sur la dalle et pritl’attitude de la prière.

L’instant d’après, la porte du confessionnals’ouvrit, et un prêtre jeune encore, dont la tonsure laissait uneplace d’une blancheur éclatante au milieu d’une forêt de cheveuxnoirs, se dirigea vers l’autel de la Vierge et s’y prosterna.

Après une courte oraison, pendant laquelle ilfrappa trois fois sa poitrine, le prêtre baisa la pierre en dehorsde la balustrade, et gagna la sacristie.

L’ombre sortit alors de son encoignure etdit :

– Maintenant, nous sommes seuls.

C’était un enfant, ou du moins il semblaittel, car sa tête ne venait pas tout à fait à l’épaule de soncompagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu’onvoyait de ses traits donnait un démenti à la petitesse de sataille.

– Y a-t-il longtemps que tu es là,Patou ? demanda notre homme.

– Monsieur le gardien, répondit l’ombre, laclinique du docteur Loysel a fini à trois heures douze minutes, etil y a loin de Saint-Louis-en-l’Ile à l’École de médecine.

– Qu’as-tu vu ? interrogea encore celuiqu’on nommait ici M. le gardien, et là-bas « le patron ».

Au lieu de répondre, cette fois, le prétenduenfant secoua d’un mouvement brusque la chevelure hérissée qui secrêpait sur sa forte tête, et murmura comme en se parlantelui-même :

– Je serais bien venu plus tôt, mais leprofesseur Loysel faisait sa leçon sur l’Organon de SamuelHahnemann. Voilà huit jours que dure cette parenthèse, où il n’estpas plus question de clinique que du déluge. Je n’avais jamaisentendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l’insulte tant et sibien à l’École, que je commence à le regarder comme un grandinventeur…

– Patou, mon ami, interrompit le gardien, vousautres de la Faculté, vous êtes tous des bavards. Il ne s’agit pasde ce Samuel, qui doit être un juif ou tout au moins unbaragouineur allemand, puisqu’il a un nom en mann…Qu’as-tu vu ? Dis vite !

– Ah ! monsieur le gardien, répliquaPatou, de drôles de, choses, parole d’honneur ! Les gens depolice doivent s’amuser, c’est certain, car pour une fois que j’aifait l’espionne, je me suis diverti comme un ange !… La joliefemme, dites donc !

– Quelle femme ?

– La comtesse.

– Ah ! ah ! fit le gardien, c’estune comtesse !

– L’abbé Martel l’a appelée ainsi… Maispensiez-vous que je voulais parler de votre Angèle, pauvre chercœur, puisque vous me demandiez : Quelle femme ?

– N’as-tu point vu Angèle ?

– Si fait… bien pâle et avec des larmes dansses beaux yeux.

– Et René ?

– René aussi… plus pâle qu’Angèle… mais leregard brûlant et fou…

– Et as-tu deviné ?

– Patience !… Au lit du malade, celui quiexpose le mieux les symptômes ne découvre pas toujours le remède.Il y a les savants et les médecins : ceux qui professent etceux qui guérissent… Je vais vous exposer les faits : je suisle savant… vous serez le médecin, si vous devinez le mot de lacharade… ou des charades, car il y a là plus d’une maladie, j’ensuis sûr.

Un bruit de clefs se fit entendre en ce momentdu côté de la sacristie, et le bedeau commença une ronde, disant àhaute voix : On va fermer les portes.

Hormis le gardien et Patou, il n’y avaitpersonne dans l’église. Le gardien se dirigea vers rentréeprincipale, mais Patou le retint et se mit à marcher en senscontraire.

En passant près du petit bénitier de la portelatérale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, etoffrit de l’eau bénite à Patou, qui dit merci en riant.

Le gardien se signa gravement.

Patou dit :

– Je n’ai pas encore examiné cela. Hier je memoquais de Samuel Hahnemann, aujourd’hui j’attacherais volontiersson nom à mon chapeau ; quand j’aurai achevé mon cours demédecine, je compte étudier un peu la théologie, et peut-être queje mourrai capucin.

Il s’interrompit pour ajouter en montrant laporte :

– C’est par là que M. René est sorti etaprès lui Mlle Angèle. Le gardien était pensif.

– Tu as peut-être raison de tout étudier,Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n’ai rienétudié, sinon la musique, l’escrime et les hommes…

– Excusez du peu ! fit l’apprentimédecin.

– Il est trop tard pour étudier le reste,acheva le gardien. Je suis du passé, tu as de l’avenir : lepassé croyait à ce qu’il ignorait ; vous croirez sans doute àce que vous aurez appris ; je le souhaite, car il est bon decroire. Moi, je crois en Dieu qui m’a créé ; je crois en larépublique que j’aime et en ma conscience qui ne m’a jamaistrompé.

Patou sauta sur le pavé de la rue Poultier, etfit un entrechat à quatre temps qu’on n’eût point espéré de sescourtes jambes.

– Vous, patron, dit-il en éclatant de rire,vous êtes naïf comme un enfant, solide comme un athlète et absurdecomme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J’ai unpetit-neveu qui me disait l’autre jour : J’aime maman et lespommes d’api. C’est de votre… À propos ! – c’est cette bellecomtesse blonde qui me fait songer à cela, – quel sujet àdisséquer ! J’étudie en ce moment les maladies spéciales de lafemme. J’aurais grand besoin de quelqu’un… j’entends quelqu’un dejeune et de bien conformé… un beau sujet… Auriez-vous cela dansvotre caveau de bénédiction, M. Jean-Pierre ?

Chapitre 3GERMAIN PATOU

Il faisait presque nuit. Un seul pas, lourd etlent sonnait sur le pavé si vieux, mais presque vierge, de ces ruesmélancoliques où nul ne passe et que le clair regard des boutiquesouvertes n’illumine jamais. Ce pas solitaire était celui d’unpauvre estropié qui allait, allumant l’une après l’autre les mèchesfumeuses des réverbères avares de rayons.

L’estropié cahotait sous ses haillons commeune méchante barque secouée par la houle. Il chantait une gaudrioleplus triste qu’un libéra.

Patou et l’homme que nous avons désigné soustant de noms déjà, le patron des maçons du Marché-Neuf, M. legardien, M. Jean-Pierre, descendaient de la petite porte del’église Saint-Louis au quai de Béthune. Dans l’ombre, ladifférence qui existait entre leurs tailles atteignait aufantastique. Patou semblait un nain et Jean-Pierre un géant.

Quelque jour nous retrouverons ce nain,grandi, non par au physique beaucoup, mais au moral ; nousverrons le docteur Germain Patou porter à son chapeau, selon sapropre volonté, le nom de Samuel Hahnemann comme une cocarde etproduire de ces miracles qui firent lapider une fois, à Leipzig, lefondateur de l’école homéopathique, mais qui fondirent plus tard lebronze dont est faite sa statue colossale, la statue de ce mêmeSamuel Hahnemann, érigée au beau milieu de la maîtresse place, encette même cité de Leipzig, sa patrie.

Si l’on pouvait appliquer un mot divin à cespetites persécutions qui arrêtent un instant, puis fécondent leprogrès à travers les siècles, nous dirions que la plus curieuse detoutes les histoires à faire est celle des calvairestriomphants.

Dans cette comédie bizarre et terrible quenous mettrons bientôt en scène sous ce titre : Numérotreize, le docteur Germain Patou aura un rôle.

Le patron répondit ainsi à sa dernièrequestion :

– Petit homme, tu ne parles pas toujours avecassez de respect des choses qui sont à ma garde. Je n’aime pas laplaisanterie à ce sujet ; mais tu vaux mieux que ton ironie,et l’on dit que pour le métier que tu as choisi il n’est pasmauvais de s’endurcir un peu le cœur. Je t’ai connu enfant ;je n’ai pas fait pour toi tout ce que j’aurais voulu.

Patou l’interrompit par une nouvelle pressionde main.

– Halte-là, s’écria-t-il. Vous m’avez donnédeux fois du pain, monsieur Sévérin, prononça-t-il avec uneprofonde émotion qui vous eût étonné bien plus encore quel’entrechat à quatre compartiments : le pain du corps et celuide l’âme ; c’est par vous que j’ai vécu, c’est par vous quej’ai étudié ; si je domine mes camarades à l’école, c’est quevous m’avez ouvert ce sombre amphithéâtre près duquel vous dormez,miséricordieux et calme, comme la bonté incarnée de Dieu…

Sur la main du patron une larme tomba.

– Tu es un bon petit gars ! murmura-t-il,merci.

– Je serai ce que l’avenir voudra, repartitPatou, qui redressa sa courte taille. Je n’en sais rien, mais jepuis répondre du présent et vous dire que, sur un signe de vous, jeme jetterais dans l’eau ou dans le feu, à votre choix !

Le patron se pencha sur lui et le baisa,répétant à demi voix :

– Merci, petit homme. Je serais bienembarrassé de dire au juste où le bât me blesse, mais je sens quej’aurai bientôt besoin de tous ceux qui m’aiment… Dis-moi ce que tuas vu.

Ils se reprirent à marcher côte à côte, etPatou commença ainsi :

– Quand je suis arrivé, après l’école, l’abbéMartel était seul avec le gros marchand de chevaux. Ils parlaientde ceci et de cela, de l’arrestation de Pichegru, je suppose, carl’abbé Martel a dit :

« – Le malheureux homme a terni en quelquesjours de bien belles années de gloire.

« – Savoir, savoir ! a répondu le grosmaquignon ; ça dépend du point de vue ! »

Puis il ajouta :

« – Monsieur l’abbé, vous savez que je ne memêle guère de politique. Mon commerce avant tout, et s’il arrivaitquelque chose au premier consul, vous jugez quel gâchis !

« – Que Dieu nous en préserve ! » adit l’abbé en faisant un grand signe de croix.

Après quoi il a donné au maquignon l’adressed’une personne dont je n’ai pas entendu le nom et qui demeure« en son hôtel, chaussée des Minimes ».

Et il a ajouté :

« – Celle-là est un ange et une sainte.

« – Tout ce que vous voudrez, monsieur l’abbé,a répondu le gros marchand, qui a l’air d’un joyeux compère, pourvuqu’elle m’achète une paire ou deux de mes beaux chevauxnormands… »

– Il n’a point parlé de son neveu ?demanda le patron.

– Pas que je sache, répondit Patou, mais jen’ai entendu que la fin de leur entretien… Et la leçon duprofesseur Loysel me trottait encore un peu par la tête ! Quelgaillard que ce Hahnemann !… Un véritable ange, je ne dis pasune sainte, je n’en sais rien, c’est cette blonde comtesse. Vousn’avez pas pu la bien voir comme moi. La nuit venait déjà, et ilfaut le grand jour à ces exquises perfections. Des yeux,figurez-vous deux saphirs ! une bouche qui est un sourire, unetaille qui est un rêve de grâce et de jeunesse, des cheveuxtransparents où la lumière glisse et joue…

– Petit homme, interrompit le patron, je suisici pour René et pour Angèle.

– Bon ! s’écria Patou. Il paraît que jem’enflammais comme une brassée de bois sec, patron ? Etpourtant je ne me fais pas l’effet d’être un amoureux. Mais il estcertain que, si le diable pouvait me tenter, cette créature-là…Enfin, n’importe ; arrivons à M. René de Kervoz. Je croisque M. René de Kervoz est du même avis que moi et que votrepauvre Angèle avait deviné tout cela avant nous.

Je vais vous faire le procès-verbal pur etsimple de ce que j’ai vu. Ce n’est pas grand’chose, mais vous êtesun finaud, vous, patron, et vous allez trouver du premier coup lemot de l’énigme.

Après le départ du gros marchand de chevaux,l’abbé Martel est rentré à la sacristie, et j’ai pris mon poste aucoin du pilier. Un pas léger m’a fait tourner la tête ; unéblouissement a passé devant mes yeux : c’était l’ange blond.Parole d’honneur ! je n’ai jamais rien imaginé de pluscharmant… L’ange a franchi le seuil de la sacristie, laissantderrière elle ce vent parfumé qui trahissait la présence de Vénus.Voir Virgile, Quand elle est ressortie, l’abbé Martel lasuivait : un beau prêtre, bien vénérable, quoiqu’il s’occupeun peu trop de politique.

Il parlait encore politique en gagnant sonconfessionnal, et il disait :

« – Ma fille, le premier consul a faitbeaucoup pour la religion ; je crains que vous ne soyez mêléeà toutes ces intrigues des conspirateurs. »

La belle blonde a eu un étrange sourire enrépondant :

« – Mon père, aujourd’hui même vous allezconnaître le secret de ma vie. Une fatalité pèse sur moi. Ne mesoupçonnez pas avant que je vous aie dit mon malheur et l’espoirqui me reste. Je suis de noble race, de race puissante même ;la mort a moissonné autour de moi, me laissant seule. La lettre del’archevêque primat de Gran, vicaire général de Sa Sainteté enHongrie, vous a dit que je cherche dans l’Église une protection,une famille. Les conspirations me font horreur, et si je perds ladernière chance que j’ai d’être heureuse par le cœur, mon desseinest de chercher la paix au fond d’un cloître. »

Le confessionnal de l’abbé Martel s’estouvert, puis refermé. Je n’ai plus rien entendu…

Ici l’apprenti médecin s’interrompitbrusquement pour fixer sur son compagnon ses yeux qui brillaientdans la nuit.

– Patron, demanda-t-il, comprenez-vous quelquechose à cela ?

– Va toujours, répliqua le gardien, dont latête pensive s’inclinait sur sa poitrine.

– Si vous comprenez, grand bien vousfasse ! reprit Patou. Je continue. Un quart d’heure environ sepassa. Cette brave église de Saint Louis-en-l’Ile ne reçoit pasbeaucoup de visites. La première personne qui entra fut ce grandgarçon d’Allemand à qui vous donniez des leçons d’escrime dans letemps.

– Ramberg, murmura le gardien. Je l’ai vu.

– C’est une rencontre qui a dû vous étonner,car vous m’aviez dit qu’il était reparti pour l’Allemagne. Enentrant, il alla droit à la sacristie, où l’abbé Martel et ladivine blonde le rejoignirent bientôt. Dans la sacristie, il y eutune conférence d’un peu plus de vingt minutes, à la suite delaquelle la blonde délicieuse alla s’agenouiller devant l’autel dela Vierge, tandis que l’Allemand et l’abbé Martel prenaient placeau confessionnal. Est-ce qu’on ne se confesse pas avant de semarier, patron ?

Le gardien ne répondit point. Patoupoursuivit :

– M. René de Kervoz entra pendant quel’Allemand se confessait. Angèle le suivait de près. Vous jugez sij’avais mes yeux et mes oreilles dans ma poche !

René de Kervoz traversa l’église d’un pasrapide. Ce ne devait pas être la première fois qu’il avait unrendez-vous dans ce lieu, ou tout au moins dans un lieu pareil.

Ma déesse blonde entendit le bruit de ses paset se retourna. Elle mit un doigt sur sa bouche. Kervoz s’arrêtacomme par enchantement. Ils se croyaient seuls tous deux, carAngèle, pâle, essoufflée et prête à tomber d’épuisement, mais lesyeux en feu et la poitrine haletante, se tenait immobile à quelquespas de moi, derrière le même pilier.

La nuit venait déjà. Angèle ne me voyait pas.Quand elle s’agenouilla, ne pouvant plus se tenir sur ses jambes,j’aurais pu la toucher, rien qu’en étendant la main.

Je restais immobile, mais j’avais le cœurserré par le bruit sourd des sanglots qui déchiraient sapoitrine.

Ils devaient se croire seuls. Ni l’un nil’autre ne soupçonnait ma présence, et, du confessionnal où l’abbéMartel écoutait l’Allemand, on ne peut voir l’autel de laVierge.

La charmante inconnue avait une figure àpeindre, éclairée qu’elle était par les dernières lueurs du jourpassant à travers les vitraux. Derrière moi, la pauvre Angèlemurmurait d’une voix noyée par les larmes :

« – Mon Dieu, mon Dieu ! qu’elle estbelle ! »

Kervoz a voulu parler ; un gesteimpérieux a fermé sa bouche.

La reine des blondes souriait comme unemadone.

Elle a prononcé quelques mots qui ne sont pasvenus jusqu’à moi, et il m’a semblé que son doigt désignait leconfessionnal de l’abbé Martel.

L’entrevue, du reste, n’a pas duré uneminute.

La main de ma belle inconnue s’est étenduevers le dehors, et René de Kervoz, avec une obéissance d’esclave, aquitté l’église par la porte latérale.

Angèle, la pauvre enfant, s’est relevée engémissant, pour s’élancer encore sur ses traces.

Juste à ce moment la confession de l’Allemandprenait fin. Mon inconnue, car elle est à moi aussi, patron, etquoique je sois un assez laid papillon, je me brûlerais volontiersles deux ailes à ce flambeau diabolique ou céleste, mon inconnue arejoint M. de Ramberg, et ils se sont agenouillés l’unprès de l’autre.

Avant de partir, ils se sont inclinés tousdeux devant le confessionnal, d’où est sorti une parole debénédiction.

C’est tout, sauf ce détail que j’ai entendutomber dans le tronc des pauvres une double offrande, lourde etsonore.

Vous savez le reste mieux que moi, puisquevous êtes entré au moment où ils sortaient ensemble…

– Maintenant, patron, s’interrompit le petitmédecin, qui fixa sur son compagnon ses yeux brillants decuriosité, ayez pitié de moi. Si vous voyez clair, dites-moi bienvite le mot de cette charade, car je grille de savoir !N’est-ce qu’une intrigue galante ? La vieille histoire d’unejolie femme jouant sous jambe deux amoureux ? Sommes-nous surla trace d’un complot ? Ce prêtre est-il trompé ? Est-ilcomplice ? Tout est bizarre là-dedans, jusqu’au gros marchandde chevaux, dont la figure m’apparaît menaçante et terrible, quandje regarde en arrière… Vous ne répondez pas patron ?

Le gardien était en effet pensif etsilencieux.

Ils s’étaient arrêtés au bout de la ruePoultier, devant le parapet du quai qui regarde le port aux vins.La lune, qui se levait derrière les arbres de l’île Louviers,prolongés par les peupliers énormes du Mail Henri IV, frappaitobliquement le courant de la Seine et y formait un long spectretout fait de paillettes mobiles. Il n’y a plus d’île Louviers, etles peupliers géants de l’Arsenal sont tombés.

Vers l’ouest, tout le long de l’eau. Parisallumait gaiement ses bougies, ses lampes et ses réverbères ;du côté de l’est, c’était presque la nuit campagnarde, car l’îleLouviers et le Mail cachaient le quartier de l’Arsenal, et, surl’autre bord de la Seine, le regard devait aller jusqu’à Ivry, pardelà le jardin des Plantes, pour rencontrer quelques lumières.

Une seule lueur, vive et rouge, attirait l’œilau coin de la rue de Bretonvilliers. C’était la provocante lanternedu cabaret d’Ezéchiel, le maître de la Pèchemiraculeuse.

Il n’y avait pas une âme sur le quai, mais lesilence y était troublé parfois tout à coup par de soudainesrumeurs mêlées d’éclats de rire. Ce bruit venait de la rivière, etpour en connaître l’origine il eût suffi de se pencher au-dessus duparapet.

Les pêcheurs de miracles étaient à leur postemalgré l’heure avancée. Il y avait sur la berge une ligne presséede bonnes gens qui jetaient l’hameçon avec un zèle patient. Lesclameurs et les rires étaient produits par ces petits incidents quiégayent constamment la pêche en rivière de Seine, où l’hameçonaccroche plus de vieux chapeaux, plus de bottes noyées et plus decarcasses de chats décédés que d’esturgeons.

Chaque déconvenue de ce genre amenait destransports de joie.

L’apprenti médecin, qui était évidemment ungaillard à s’amuser de tout, écouta un instant le remue-ménage quise faisait au bas du mur. Il avait l’air de connaître très bienl’endroit ainsi que le genre de besogne qui réunissait tout cemonde. Au bout d’une minute ou deux, il releva la tête vers soncompagnon et répéta :

– Patron, vous ne répondez pas ?

Le gardien avait mis ses deux coudes sur leparapet, au delà duquel son regard plongeait.

– Crois-tu à cela, toi, Patou ?demanda-t-il en pointant du doigt la rangée de pécheurs qui en cemoment se taisait.

– Je crois à tout, répliqua le petithomme : c’est moins fatigant que de douter. D ailleurs j’aiacheté, ici, la semaine passée, un fémur de toute beauté quisemblait désarticulé par un préparateur de l’amphithéâtre.

– Ah !… fit le gardien.

Il ajouta :

– On l’avait retiré de l’eau, tonfémur !

– Il n’y avait pas séjourné longtemps,repartit Patou, et rien ne m’ôtera de l’idée qu’il y a là-dessousquelque diablerie… Mais tout cela n’est pas une réponse à maquestion. En savez-vous plus long que moi, oui ou non ?

Le gardien s’assit sur le parapet et soulevason chapeau pour essuyer la sueur qui baignait son frontdépouillé.

– Ce qui se passe, là, dit-il, est une énigmepour moi comme pour toi. C’est parce que je ne comprends pas quej’ai peur.

Il était ému profondément ; il ditencore :

– Je ne voudrais pas qu’on fit du mal aupremier consul, je l’aime, quoique je le soupçonne de vouloirconfisquer la république… Mais le premier consul est bon pour sedéfendre si on l’attaque ; je ne pense pas au premier consul…Angèle, René, ces deux enfants-là sont le sang de mon cœur… jedonnerais ma main droite pour savoir !

– Une vaillante main ! s’écriaPatou ; ce serait trop cher !

– Que ce soit une intrigue d’amour, poursuivitle gardien, une conspiration ou les deux ensemble… ou encorequelqu’une de ces ténébreuses scélératesses qui profitent des tempstroublés pour aboutir, il y a quelque chose… je sens, qu’il y aquelque chose de menaçant et de sanglant… Je saurai le fond de toutceci, dussé-je aller jusqu’au préfet de police !…

Patou eut un ricanement qui ne témoignait pasd’une haute confiance en cet important magistrat.

– J’irai plus loin s’il le faut, poursuivit legardien, Il y a déjà un de mes trois amis d’Allemagne qui adisparu. Si Ramberg disparaît, ce sera dans le même trou. J’avaisprévenu le premier, j’avertirai le second ; mais cette femmeest belle, et son regard donne le vertige…

– Vous croiriez !… commença Patou, quiresta bouche béante.

– J’ai peur ! dit pour la troisième foisle gardien. Le petit homme murmura :

– C’est vrai ! son regard donne levertige… Je commence à comprendre.

Il y eut une explosion de cris au bord del’eau.

– Tiens bon, Colinet, disait-on.

– Ferme, Colinet ! ne laisse pasaller !

– Colinet, tu tiens ta fortune !Amène !

Nos deux compagnons se mirent au balcon sur leparapet et regardèrent.

Aux lueurs de la lune ils purent voir lesrangs des pêcheurs qui se rompaient pour entourer un homme encostume misérable, attelé à une ligne de fond et tirant de toute saforce.

– Pour le coup, ça doit être unebaleine ! grommela Patou.

– Où un cadavre tout entier, dit legardien.

On vint en aide à Colinet, dont la ligne étaitsolide, et après quelques efforts prudemment dirigés, l’objet pêchéparut à fleur d’eau, éclairé par des torches de paille que lesassistants curieux avaient allumées.

Un formidable éclat de rire éveilla les échosdéserts du rivage, depuis le chevet de Notre Dame jusqu’au quai dela Râpée.

– Bravo, Colinet !

– Colinet a de la chance !

– Colinet a pêché un pierrot à la ligne defond, avec une boule de terre glaise ! Vive Colinet !

L’objet était en effet un pierrot, habillé depied en cap avec la défroque traditionnelle du bouffon de lacomédie italienne, mais ce n’était pas un noyé en chair et en os.Pour un motif ou pour un autre, on avait joué ce tour lugubre auxpêcheurs de miracles, de couler à leur place favorite un mannequinbourré de paille et de sable.

Le bruit de la berge fut longtemps à secalmer. Colinet, dépourvu de mauvaise honte, fit un paquet desloques qui habillaient le mannequin et les mit aux enchères sur leprix de quarante sous.

Patou avait ri d’abord comme les autres, maisla réflexion vint, et il dit :

– Ceux qui ont fait cela devaient avoir unintérêt.

– Petit homme, répliqua brusquement legardien, je n’ai plus besoin de toi. Monte à présent à la maison,où ma bonne femme est seule et peut-être inquiète. Angèle doit êtrerentrée à l’heure qu’il est. Si tu connais un remède contre lechagrin, fais-lui une ordonnance… Annonce que je rentrerai tard, etbonne nuit.

Patou, ainsi congédié, s’éloigna docilementdans la direction du Pont Marie. Le gardien, resté seul, se mit àmarcher lentement vers le cabaret d’Ezéchiel, à l’enseigne de laPêche miraculeuse.

Chapitre 4LE COEUR D’OR

Si la Dame aux Camélias, cette photographieaprès décès tirée par Alexandre Dumas fils, le poète charmant etimplacable, avait pris passage en temps utile sur un clipper del’Australian general company, elle se serait guérie de saphtisie pulmonaire et figurerait maintenant dans les fêtes duTrois-quarts-du-monde en qualité de baronne de n’importe-quoi. Elleserait riche terriblement ; elle aurait à ses pieds toutes lesillustrations de l’époque et ferait à ses contemporains l’aumône demémoires en dix volumes, instructifs, amusants et toutparticulièrement propres à former le cœur du dix-neuvièmesiècle.

Il faut une Californie aux prêtresses d’amour,qu’elles soient dames aux camélias de dix louis ou dames auxgiroflées d’un sou, que l’Eldorado soit le Pérou antique ou laNouvelle Galles du Sud. Elles ne toussent plus dès qu’elles s’envont en guerre, à l’instar de Marlborough, Colomb, Cortès, Pizarre,le capitaine Cook, ont découvert et conquis pour elles deux partiesdu monde sur cinq ; M. Benazet a fondé la sixième. Lesvîtes-vous jamais cracher le sang au bruit de l’or remué à lapelle ? Ont-elles jamais manqué à aucun tripot, brillant ouhumble ?

Dieu nous préserve de comparer le sordidecabaret d’Ezéchiel aux merveilleux champs d’or qui entourentMelbourne, le Paris océanien, aux romanesques placers dela mer Vermeille, ni même à ce gentil paradis de Bade. Entre lestripots il y a des catégories. Nous voulons dire seulement que touttripot, hideux ou magnifique, attira ces dames aux fleurs comme lalaine attire les mites ; elles y sont bien, elles s’y portentà merveille ; c’est là, évidemment, leur atmosphèrepropre.

Il y avait des dames aux girofléesdans le cabaret du brave Ezéchiel, qui était un tripot. Ce pauvrechamp d’or du quai de Béthune attirait les aventureuses de la Citéet du faubourg Saint Marceau, qui venaient voir Midas en guenillesrisquer sur une carte sale l’indigente aubaine arrachée aux bouesde ce Pactole pour rire.

Ezéchiel seul gagnait à cela un peud’argent. Que l’histoire de la première épave retirée du fleuve, labague en diamants, fût controuvée ou authentique, il est certainqu’Ezéchiel en avait très habilement profité.

C’était un bonhomme long, maigre,jaune de teint et de cheveux ; il avait la figure plate, leregard insignifiant, le sourire déteint. La ruse en lui se cachaitsous une épaisse couche d’innocence. Vous avez tous connu de cesparoissiens, moitié Normands, moitié juifs, qui en remontreraientaux Auvergnats eux-mêmes pour la coquinerie.

Ezéchiel, avant de passercapitaliste, était pêcheur de son état. Il savait par expériencecomment on donne rendez-vous au poisson en jetant d’avance l’appâtabondant à de certaines places. Avait-il préparé ici une place, nonpoint pour les poissons, mais pour les dupes ?

Cette idée-là n’était encore venue àpersonne.

La seule chose qui étonnât dansl’histoire d’Ezéchiel, c’était le rare bonheur avec lequel il avaitvaincu les difficultés matérielles qui s’opposaient àl’établissement même de son cabaret.

Le quai de Béthune présentait alorscomme aujourd’hui un alignement rigide et monumental. Il n’y avaitpoint là de place pour une baraque. De l’autre côté de la pointe,aux environs de l’hôtel Lambert, qui donne son nom maintenant auxbains des dames, on trouvait bien quelques masures, mais ellestournaient le dos au lieu consacré déjà par la première trouvaille.Il fallait que le Casino fût à proximité de laplage : on ne pouvait mieux choisir que le coin de la rue deBretonvilliers. Seulement les deux coins de cette rue étaientformés par deux grands diables d’hôtels aux murs rectangulaires, enpierres de taille, épais comme des remparts. Le vrai miracle, pourEzéchiel, c’avait été d’obtenir la permission d’attaquer un de cesangles et de nicher son bouge dans l’épaisseur de cette noblemaçonnerie, comme on voit la larve impudente arrondir sa demeuredans l’aubier sain d’un grand arbre.

Ezéchiel avait obtenu cettepermission.

Le cabaret de la Pêchemiraculeuse, sorte de caverne irrégulière, s’insinuait en boyau àl’intérieur des bâtiments et ne prenait qu’un tiers environ de lahauteur du rez-de-chaussée. Depuis que le Marais a pris faveur dansl’industrie, nombre d’hôtels ont du reste, suivi cet exemple,ouvrant leurs propres flancs, comme le pélican, non point parcharité, mais par avarice. Le sol du cabaret d’Ezéchiel était unpeu plus bas que la rue. On y buvait, on y mangeait, on y jouait,on y achetait lignes, hameçons, appâts, gaules, tout ce qu’ilfallait, en un mot, pour harponner des poissons, nourris de bagueschevalières.

L’hôtel appartenait à un respectablevieillard, M. d’Aubremesnil, ancien conseiller au parlement,qui n’avait point émigré et vivait à Versailles. Il n’y avaitd’habité qu’un pavillon, situé au bout d’un grand jardin, et dontl’entrée était rue Saint-Louis, vis-à-vis des communs de l’hôtelLambert.

Ce pavillon avait été loué quelquesmois auparavant par une jeune dame d’une rare beauté, qui vivaitsolitairement et s’occupait de bonnes œuvres.

Quand notre homme, le« patron » des maçons du Marché-Neuf, arriva au seuil dubouge à demi souterrain où le brave Ezéchiel était maître aprèsDieu, il hésita, tant l’aspect de cette caverne était repoussant etobscène. Il y a bien longtemps que Paris a jeté loin de lui cessouillures ; Paris, malgré les exagérations de certainspeintres à la plume, est une des villes les moins déshonorées del’univers. Ce qui, à Paris, serait de nos jours une monstrueuseexception, se rencontre à chaque pas dans les plus beaux quartiersde Londres, cette Babylone de la débauche glaciale et de l’ennuiimpudique.

Mais les mœurs de Paris, en 1804,gardaient encore l’effronté cachet du Directoire. La lanterne de laPêche miraculeuse n’éclairait bien que le dehors. Audedans, c’était un demi-jour brumeux, dans lequel grouillaient desnudités à peine voilées. Une demi-douzaine de femmes étaient là,vautrées sur des sofas de bois recouverts de quelques brins depaille, buvant, jouant ou regardant jouer un nombre égal d’hommesappartenant à la classe abandonnée des batteurs de pavés. Cen’était pas français, à vrai dire, pas plus que les stupides etfroides nuits de Paul Niquet ne sont françaises. On peut regarderces hideuses choses comme des emprunts désespérés faits à ladégradation anglaise. Londres seul est le cadre favorable pour ceshorreurs sans rémission, où le vice prend physionomie de torture etoù les misérables s’amusent comme on souffre en enfer. À Paris, levice garde toujours une bonne part de forfanterie ; à Londresla perdition sérieuse et convaincue nage dans la boue naturellementcomme le poisson dans l’eau.

Quiconque a pénétré de nuit dans lesspirit-shops de l’ancien quartier Saint-Gilles, où mêmedans les gin-palaces groupés en foule, en pleine ville fashionable,autour de Covent Garden, doit reconnaître la vérité de cedire : À Paris, l’horreur est une mode excentrique ; àLondres, c’est un fruit du terroir. Le gardien hésita, pris à lagorge par les exhalaisons fétides qui sortaient de ce souterrain,mais son hésitation ne dura pas. Il était homme à franchir de bienautres barrières.

– Je sais un autre caveau,pensa-t-il, où l’air est encore plus mauvais.

Et il entra, souriant avecmélancolie.

Quoiqu’il n’eût, certes, pas l’aird’un grand seigneur par son costume, et qu’un bourgeois bien miseût regardé avec dédain la grosse étoffe de ses vêtements, il yavait un tel contraste entre sa tenue et celle des habitués de laPêche miraculeuse, que son apparition fit scandale. Iln’était pas sans exemple qu’un honnête homme, excusé par sa passionpour la pêche à la ligne, fût entré de jour chez Ezéchiel quitenait, nous l’avons dit, boutique d’engins de toute sorte ;mais après la nuit tombée, la physionomie de son bouge était sinettement caractérisée, que le plus vaillant des badauds eût prisses jambes à son cou après avoir jeté un coup d’œil àl’intérieur.

– Voilà un agneau ! dit une desgiroflées.

– Un mouton plutôt, riposta uncoquin à figure patibulaire qui tenait les cartes à une partie defoutreau (noble jeu qui est un dérivé de la bouillotte)et dont le nez busqué portait une drogue ou pincette de boiscrânement posée de travers : un vieux mouton ! etdur ! Voyez voir à lui, Ezéchiel. Ezéchiel n’avait pas besoinqu’on le mit en arrêt : c’était un chien de race. Il vintau-devant du gardien la pipe à la bouche et d’un airmauvais.

– Que vous faut-il, citoyen ?demanda-t-il.

– Du vin, répondit le patron, quis’assit.

Ezéchiel prit un airinsolent.

– Mon vin n’est pas assez bon,dit-il, pour un monsieur de votre sorte.

Les femmes éclatèrent de rire, leshommes s’écrièrent :

– Le rentier s’est trompé deporte.

Le patron ôta son chapeau, quin’était pas neuf, et le posa sur la table. Comment dire cela ?Il y avait bien en effet du rentier dans l’aspect de ce crâne àdemi dépouillé, que le regard débonnaire de deux grands yeux bleusmarquait au sceau d’une sorte de candeur, mais il y avait aussiautre chose.

Le mouton avait je ne sais quoi duloup.

Les attaches de son cou sedégageaient selon de grandes lignes, ses mouvements étaient largeset souples ; malgré les allures placides qu’il affectait, ondécouvrait en lui je ne sais quoi qui annonce ledécuplement des muscles et fait lesathlètes.

Les hommes se sentirent mal à l’aisesous son regard, et les femmes cessèrent derailler.

– Donne ton vin tel qu’il est,l’ami, dit-il à Ezéchiel, et fais vite : j’aisoif.

Le cabaretier, cette fois, obéit engrondant.

Quand il revint avec la demi pinted’étain pleine et le verre humide, princesses et coquins avaientrepris le cours de leurs ébats.

– L’ami, lui dit le gardien entouchant du pied une escabelle, asseyez-vous là, que nous causionstous deux.

– Croyez-vous que j’aie le temps decauser ?… commença Ezéchiel.

– Je ne sais pas si vous avez letemps, l’ami, et peu m’importe. J’ai besoin de m’entretenir avecvous : prenez ce siège.

– Si je ne veux pas, cependant… fitle cabaretier.

– Si vous ne voulez pas,l’interrompit le patron en se versant rasade, nous traiterons touthaut un sujet dont vous aimeriez mieux parler toutbas.

Il but. Ezéchiels’assit.

– Le fait est, reprit tranquillementle patron, que votre vin est détestable… Combien cela vous a-t-ilcoûté, l’ami, pour obtenir permission de déshonorer l’encoignure del’hôtel d’Aubremesnil ?

Ezéchiel baissa ses gros sourcils,derrière lesquels un éclair s’alluma.

– Et quel cimetière avez-vousprofané, poursuivit le patron, pour donner tant de chair morte auxpoissons, ici près car vous n’êtes pas un tigre, l’ami, je vousconnais : vous n’êtes qu’un chacal.

La colère du cabaretier combattaitune évidente terreur. Ces deux sentiments se traduisaient par lacontraction de ses traits et par la pâleur de seslèvres.

– Qui êtes-vous ?demanda-t-il.

– Je suis, répliqua le gardien,l’homme qui va et vient, la nuit, sur la rivière. Je n’y cours pasle même gibier que vous. Nous nous sommes rencontrés le soir oùvous devîntes riche.

– Ah ! fit Ezéchiel, c’étaitvous ?

Il ajouta d’une voixsourde :

– Il y avait aussi une morte dansvotre bateau !

Le gardien inclina gravement la têteen signe d’affirmation.

Puis il tira de sa poche une piècede six livres, qu’il déposa sur la table.

– Je ne suis pas riche, l’ami,dit-il, et je ne vous veux point de mal. Je sortirai de chez vouscomme j’y suis entré, si vous me faites savoir le nom de la femmequi vous paye. Vous n’êtes qu’un aveugle instrument : aucunmalheur ne vous arrivera par moi…

Le cabaretier avait courbé la tête.Il recula tout à coup et saisit son escabelle par un pied pour labrandir au-dessus de sa tête.

– À moi, les fils !s’écria-t-il. Celui-là est un agent de Cadoudal ! Il venaitici acheter du monde pour tuer le premier consul ! Sa têtevaut cher : gagnons la prime !

Cette accusation, si absurde qu’ellepuisse paraître, et surtout si complètement étrangère au sujet del’entretien qu’elle interrompait, ne doit point surprendre. Chaquemoment a son cheval de bataille. Nous avons vu dans Paris certaineheure où le premier venu aurait pu tuer un passant en l’accusantd’avoir jeté de la poudre de choléra dans la Seine.

Les habitués de la Pêchemiraculeuse bondirent sur leurs pieds et s’élancèrent pourbarrer le chemin de la porte. Le patron eut unsourire.

– Ce n’est pas là ma route,murmura-t-il.

Il se leva à son tour et remit avecbeaucoup de sang-froid son chapeau à larges bords sur satête.

– L’ami, reprit-il en gagnant latable où tout à l’heure on jouait, tu as trouvé là une assez bonnerubrique ; mais tu ne sais pas à qui tu as affaire, et il fautquelque chose de plus fort encore pour me mettre dans l’embarras…Fais place !

En parlant il avait pris à la mainla lampe qui était sur la table.

Comme le cabaretier levait sonescabelle, il l’écarta d’un seul revers de la main qu’il avaitlibre, et passa.

Le cabaretier fit quelques pas enchancelant, et ne s’arrêta qu’en heurtant lamuraille.

– Une rude poigne ! dirent cesdames avec admiration. Les hommes s’armaient de tout ce qu’ilsrencontraient sous leurs mains ; plusieurs avaient descouteaux.

Ezéchielgrondait :

– Si vous abattez ce chien enragé,vous aurez son pesant d’or à la police !

Le patron, pendant cela, tenanttoujours sa lampe haute, s’était rendu tout au fond du cellier. Ily avait là quelques engins de pêche, des filets neufs roulés enpaquets et des bottes de gaules. Il jeta de côté les gaules, sanstrop se presser et découvrit une porte qu’il éprouva du pied. Laporte céda ; elle s’ouvrait en dehors et n’était pointfermée.

– Aux couteaux ! s’écriaEzéchiel, qui s’élança bravement. Celui-là en a trop fait : ilne sortira pas vivant d’ici !

Le patron se retourna juste aumoment où le cabaretier, bien accompagné du reste, arrivait surlui.

La lampe éclairait sa figure siextraordinairement calme, qu’il y eut un temps d’arrêt dans lemouvement des assaillants.

Le patron tendit la lampe àEzéchiel, qui la reçut d’un geste machinal.

– J’ai vu ce que je voulais voir,dit-il, et j’ai gagné ma journée.

– C’est un fou ! s’écria unefemme prise de pitié à le voir ainsi souriant et sansdéfiance.

– Fermez la porte de la rue, ordonnaEzéchiel, et finissons la besogne !

– La ! la ! fit le patron,qui prit une gaule et la brisa sur son genou, juste à la longueurqu’il fallait pour une canne de combat : je vous dis que vousne savez pas à qui vous avez affaire !

Son sourire s’anima, et une lueuréclata dans ses yeux.

Au moment même où la porte de la ruese fermait, le patron fut attaqué de trois côtés à la fois :par Ezéchiel, qui, soulevant son escabelle à deux mains, lui endéchargea un coup sur la tête, et par deux bandits déguenillés,dont l’un lui lança au flanc un coup de couteau donné à brasraccourci, tandis que l’autre lui plantait son bâton dansl’estomac.

Ce fut une transfiguration. Toute lapersonne du patron prit un admirable caractère de jeunesse et decrânerie. Sa taille se développa, sa poitrine s’élargit, son fronts’illumina.

Nul ici n’aurait su dire comment lestrois attaques furent parées ; c’est à peine si la tête dupatron s’inclina un peu à gauche pour laisser passer l’escabeau,tandis que sa moitié de gaule décrivait deux demi-cercles, dontl’un fit sauter en l’air le bâton, dont l’autre brisa net lepoignet, qui tenait le couteau.

Le blessé poussa un hurlement dedouleur et de rage.

– Et veillez à ce que la lampe nes’éteigne pas, dit gaiement ce diable de patron : je n’yverrais plus à vous corriger avec délicatesse ; ce serait tantpis pour vos crânes !

Ezéchiel s’était mis bravement audernier rang. Il s’arma d’une gaffe emmanchée de long et compta del’œil ses soldats.

– La Meslin ! s’écria-t-il, lecoquin a estropié ton homme ! pour la vie : il faut queles femmes s’en mêlent… S’il n’était pas si maigre, je vous diraisque c’est Cadoudal en personne. Je parie ma tête à couper qu’on lepayera mille écus à la préfecture… Prenez les tisons du foyer, mesmignonnes ! Brûlons-le ! quand on devrait mettre le feu àla maison !

La Meslin était une grande femme,solidement bâtie, qui déjà s’agenouillait auprès de « sonhomme » terrassé. Elle se releva et bondit comme une lionnevers l’âtre où la marmite bouillait.

– Brûlons le gueux !brûlons-le !

Les hommes s’écartèrent, serrantleurs couteaux et leurs gourdins, semblables à l’infanterie quiattend la besogne faite des canonniers pour se ruer à lacharge.

Le taudis s’emplit de fumée et deflammes ; les six mégères secouaient leursbrandons.

Le patron fit un saut de côté quiévita le brûlant projectile lancé par la Meslin à tour de bras. Laterrible canne décrivit une demi-douzaine de cercles, et pendantune longue minute, ce fut à l’intérieur du bouge un indescriptibletohu-bohu : des cris, des chocs, des blasphèmes, des chutes,des grincements de dents et un coup de pistolet.

La minute une fois écoulée, voiciquel était l’état de la question : notre singulier ami, lepatron des maçons du Marché-Neuf, se tenait debout au beau milieude la chambre, où les tisons éparpillés fumaient de touscôtés ; il avait du noir à la joue droite, et le revers de sahouppelande était largement brûlé, mais on ne lui voyait aucuneblessure sérieuse.

Au fond du taudis, les filetscommençaient à flamber, atteints qu’ils avaient été par les éclatsde braise.

Ezéchiel n’avait plus sa gaffeemmanchée de long, dont les morceaux jonchaient le sol ; enrevanche, il portait au front une magnifique bosse d’un violetsanguinolent, et sa bouche édentée crachait rouge.

L’homme de la Meslin se roulait dansla boue, tenant encore à la main un pistolet déchargé. Ses cheveuxcrépus n’avaient pas défendu son crâne, qui portait une largefêlure.

Les autres bandits se tenaient àdistance, et les femmes épouvantées étaient pelotonnées dans uncoin, sauf la Meslin, qui essayait de soulever la tête fendue deson amant.

Il n’y avait pas eu une seule paroleéchangée entre l’assiégé, seul de son bord, et le troupeau desassaillants.

En ce moment l’assiégé, qui avaitperdu l’éclair fulgurant de ses yeux et qui semblait aussi calmeque s’il eût été flânant dans le Jardin du Palais Royal, mit sacanne sous son bras et plongea sa main dans sapoche.

– C’est le diable ! grommelaEzéchiel.

– Vous êtes dix contre un, rugit laMeslin, qui se releva ivre de rage. Attaquons-le tous ensemble, etmon homme sera vengé !…

Elle s’interrompit en un criétouffé ; le couteau qu’elle avait ramassé à terre s’échappade ses mains !

– Ah ! Fît-elle en attachantsur le patron un regard stupéfait, c’est bien pis que lediable !… Comment ne l’ai-je pas reconnu ?… C’estM. Gâteloup !

Ce nom de Gâteloup, répété dans tousles coins du cellier, forma un long murmure.

L’amant de la Meslin rouvrit lesyeux et regarda. Le patron avait retiré sa main de sa poche, etnouait tranquillement à sa boutonnière l’objet qui l’avait faitreconnaître.

Au premier aspect, cela semblaitdonner raison aux accusations d’Ezéchiel, car les chouans deBretagne portaient un objet pareil comme signe de ralliement à leurchapeau ou sur leur poitrine, et Georges Cadoudal devait en avoirun dans sa poche.

Mais bien avant les chouans deBretagne, la frérie des maîtres en fait d’armes parisiens avaientconsacré ce signe que professeurs et prévôts portaient au côtégauche de leurs plastrons.

C’était un cœur brodé d’or etencadré dans une rosette de rubans écarlates.

Chaque maître y ajoutait un signedistinctif qui était en quelque sorte un blason et qui disait sonnom aux initiés. Or, si le patron des maçons du Marché-Neuf était,sous son espèce de bon bourgeois, une célébrité de quartier,recevant des coups de chapeau depuis le Palais de justice jusqu’àl’Hôtel de Ville, sous un autre aspect, comme combattant desbagarres révolutionnaires, comme sauveteur, comme entraîneur oumodérateur du peuple, Gâteloup était une gloire universellementacceptée, surtout dans la classe pauvre. Les bons l’admiraient etl’aimaient, les méchants le redoutaient. Dans le danger autrefois,lors des batailles civiles, où il avait joué un rôle à la foisterrible et bienveillant, il se faisait reconnaître à l’aide de sonécu de maître d’armes : un cœur d’or dans un nœud de faveursrouges où deux raies noires, largement accusées, marquaient unecroix de Saint-André.

Cela signifiait : Je suisJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup ; comme jadis les fleurs delis d’or sur champ d’azur disaient : Bourbon ; les maclesaccolées : Rohan ; et les seize alérions d’azurcantonnant la croix de gueules en champ d’or :Montmorency.

Dans les luttes antiques il n’yavait aucune honte pour l’homme brave à se retirer devant un plusfort. Le char d’Achille traversait les batailles sans rencontrerdevant soi d’autres ennemis que les myopes qui ne reconnaissaientpas assez vite le flamboyant bouclier présent d’Hippodamie. Lescoquins rassemblés au cabaret de la Pêche miraculeusen’étaient nullement imbus de préjugéschevaleresques.

Il n’y eût pas une seule main pourgarder une arme, et la Meslin dit en montrant sonhomme.

– Ah ! citoyen Gâteloup, c’estencore de la reconnaissance qu’on vous doit, car si vous aviezvoulu, vous ne me l’auriez pas assommé àdemi !

– C’est vrai, ma fille, répliqua lepatron, et si j’ai mis mon nom à ma boutonnière, c’est que la peurm’a pris de vous assommer tous… Éteins le feu, Ezéchiel… Vousautres, faites-moi place.

Deux ou trois seaux d’eau lancés àla volée sur les filets qui allaient se consumant lentement firentl’affaire. Ezéchiel, le sourire aux lèvres, s’était rapproché duvainqueur.

Celui-là devait être un damnéscélérat, car il cachait sa rancune sous un air obséquieux etcaressant.

– Mon bon maître, dit-il, ça nousperd la tête de penser qu’il y a un homme dans Paris qui veut tuerle citoyen Bonaparte. Moi qui vous parle, je vois partout letraître Cadoudal… Et quant à ce qui est de la porte du fond,là-bas, elle mène tout uniment à la cave où je tiens mon pauvre vinque vous trouvez si mauvais.

Le patron lui mit la main surl’épaule, et Ezéchiel fut sur le point de s’affaisser comme si onl’eût chargé d’un poids trop lourd.

– Ne me faites point de mal,murmura-t-il.

– Écoute, l’interrompit le patron…Es-tu homme à répondre franchement et honnêtement aux questionsqu’on te fera ?

– Quant à ça, mon maître, s’écriaEzéchiel, demandez à tout le monde, je n’ai que trop de franchise.Le cœur sur la main, toujours !… Ah ! si j’avais eu untantinet de malice, mon affaire serait depuis longtemps dans lesac !

– C’est pour une dame que tutravailles ? prononça tout bas le patron.

– Pour une dame ?… répétaEzéchiel ; voilà une idée ?

Puis il ajouta en clignant de l’œild’une façon confidentielle.

– Eh bien, oui, là. On ne peut rienvous cacher, mon maître. C’est pour une dame… et nous essayons denouer un fil à la patte des scélérats qui veulent tuer le premierconsul !… est-ce défendu ?

La main du patron pesa plus lourdesur son épaule, mais à ce moment une éclatante et joyeuse clameurpassa au travers de la porte de la rue.

– Aubaine ! aubaine !criait-on. Ouvrez, citoyen Ezéchiel !

– Il y a eu pêchemiraculeuse !

– Et bonne chasse ! ajoutèrentd’autres voix qui semblaient plus lointaines.

– Nous apportons la marée !dirent les pécheurs.

– Et nous le gibier ! firentles chasseurs.

– Ouvre, Ezéchiel ! Mais ouvredonc, vieux drôle !

– Faut-il ouvrir, mon bonmaître ? demanda le cabaretier en adressant au vainqueur de lalutte récente une œillade respectueuse et soumise.

Celui-ci fit un geste deconsentement.

La porte roula sur ses gonds, et unecompagnie nombreuse entra chargée de butin. Ils étaient quatred’abord, quatre forts lurons, pour porter un tout petit panier oùil y avait bien une cinquantaine de goujons.

Ensuite venait l’heureuxpropriétaire du mannequin de paille.

En troisième lieu, deux gaminssoutenaient triomphalement une vieille culotte, dans la poche delaquelle on avait trouvé une pièce de six liards.

– Voici la pêche ! cria-t-on.Ferme boutique, Ezéchiel. Il n’y a plus rien dans larivière.

– Je sais bien qui me joue cestours-là ! répondit le cabaretier avec mélancolie : cesont les ennemis du premier consul !

Il fut interrompu par un autre flotqui arrivait clamant :

– Voici lachasse !

Ceux-là apportaient sur des cannes àpêche, disposées en brancard, une pauvre belle enfant, évanouie oumorte.

Quand la lueur de la lampe tomba surson visage livide, mais toujours charmant, le patron des maçons duMarché-Neuf poussa un grand cri qui était unnom :

– Angèle !

Chapitre 5LA BORNE

Aux premières lignes de cette histoire nousavons vu un jeune homme élégant et beau longeant seul le quai de laGrève.

Puis, derrière lui, une charmante jeune fille,seule aussi et qui semblait le suivre de loin.

Puis, enfin, un vieil homme, habillébourgeoisement, mais campé à la noble, qui avait l’air de suivreles deux.

Dans le courant de notre récit, nous avonsappris le nom du jeune homme : René de Kervoz, et le nom de lajeune fille : Angèle.

Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu lepremier épisode de cette série : la Chambre desAmours, le connaissaient dès longtemps.

Après la scène mystérieuse et presque muettequi eut lieu, vers la tombée de la nuit, dans l’église deSaint-Louis-en-l’Ile, entre cette blonde éblouissante qu’onappelait Mme la comtesse, l’Allemand Ramberg, René et l’abbéMartel, scène dont l’apprenti médecin Germain Patou, d’un côté, etAngèle de l’autre, furent les témoins silencieux, René de Kervozsortit le premier.

Angèle le suivit aussitôt, comme elle l’avaitfait depuis la place du Châtelet.

Elle semblait bien faible ; son pas lentet pénible chancelait, mais ces pauvres cœurs blessés ont unterrible courage.

Il n’était pas nuit tout à fait encore quandRené de Kervoz, sortant par la porte latérale, s’engagea dans larue Poultier. Au lieu de tourner vers le quai de Béthune, commedevaient faire plus tard Germain Patou et « le patron »,il remonta vers la rue Saint-Louis.

Sa marche était lente aussi et incertaine,mais ce n’était pas faiblesse.

Ceux qui le connaissaient et qui l’eussent vuen face à cette heure auraient remarqué avec étonnement le rougeardent remplaçant la pâleur habituelle de sa joue.

Ses yeux brûlaient sous ses sourcilsviolemment contractés.

Angèle, pauvre douce enfant, avait grandientre deux cœurs simples et bons, son père d’adoption et sa mère,les deux seuls amis qu’elle eût au monde. Elle ne savait rien de lavie.

Elle ne voyait point le visage de René ;par conséquent elle ne pouvait lire le livre de sa physionomie.

Mais sait-on où elles prennent cette secondevue ? Il y a une admirable sorcellerie dans les cœurs maladesd’amour. Ce qu’elle ne voyait pas, Angèle devinait.

La passion qui bouleversait les traits de Renéde Kervoz avait dans l’âme d’Angèle comme un écho douloureux etnavré.

Elle ne songeait pas à elle-même ; sapensée était pleine de lui.

Souffrait-il ? Parfois c’est le bonheurqui écrase ainsi.

Elle avait presque aussi grande frayeur de lasouffrance que du bonheur.

Et pourtant, d’ordinaire, c’est le bonheurseulement que redoute la jalousie des femmes.

Mais Angèle n’était pas encore une femme toutà fait ; les jeunes filles aiment autrement que les femmes.Angèle tenait le milieu entre la femme et la jeune fille.

René tourna le coin de la rue de Saint-Louiset se dirigea vers le retour du quai d’Anjou qui faisait face àl’île Louviers. Ce n’était pas la première fois qu’Angèle suivaitRené. Elle avait le droit de le suivre, si la plus sacrée de toutesles promesses, ce contrat d’honneur liant l’homme à la pure enfantqui s’est donnée, confère un droit.

Angèle était pour tous la fiancée de René deKervoz ; elle était sa femme devant Dieu.

Jamais elle n’en avait tant vuqu’aujourd’hui.

Ce qu’elle soupçonnait, depuis longtempspeut-être, lui entrait dans le cœur, ce soir, comme une certitudeamère.

René aimait une autre femme.

Non point comme il l’avait aimée, elle,doucement et saintement. Oh ! que de bonheur perdu !

René aimait l’autre femme avec fureur, avecangoisse.

À moitié chemin de la rue Poultier, au retouroriental du quai d’Anjou, un mur monumental formait l’angle de larue Bretonvilliers, à l’autre bout de laquelle était le cabaret dela Pêche miraculeuse.

Le pâté de propriétés compris entre les deuxrues formait la pointe est de l’île ; il se composait dupavillon de Bretonvilliers et de l’hôtel d’Aubremesnil, avec leursjardins : ces deux habitations, séparées seulement par unemagnifique avenue, appartenaient au même maître, l’ancienconseiller au parlement dont il a été parlé.

Outre ces demeures nobles, il y avait quelquesmaisons bourgeoises ayant façade sur rue.

Le pavillon de Bretonvilliers, qui n’étaitautre chose que le pignon d’un très vieil hôtel, sorte de manoircontemporain peut-être de l’époque où l’île était encore lacampagne de Paris, s’enclavait dans le mur et faisait même unesaillie de plusieurs pieds sur la voie : ce qui motiva plustard sa démolition.

Il n’avait que deux étages : le premier àtrois fenêtres de façade ; le second, beaucoup moins élevé, àcinq ; le tout était surmonté d’une toiture à pic.

Il n’existait point d’ouverture aurez-de-chaussée. On y entrait par une porte percée dans le mur, àdroite de la façade et donnant dans les jardins.

Ce fut à cette porte que René de Kervozfrappa.

Un aboiement de chien, grave et creux, quisemblait sortir de la gueule d’un animal géant, répondit à sonappel.

Une femme âgée et portant un costume étrangervint ouvrir. Elle barra d’abord le passage à René, luidisant : « Les maîtres sont absents. »

René lui répondit, donnant à ces deux motslatins la prononciation magyare : « SalusHungariae. »

La vieille femme le regarda en face et semblahésiter.

– Introi, domine, dit-elle enfin,également en latin prononcé à la hongroise, sub auctoritatedominae meae (entrez, monsieur, sous l’autorité de mamaîtresse).

La porte se referma. Un coup de fouetretentissant mit fin aux aboiements du gros chien.

Angèle était trop loin pour voir ou pourentendre.

Quand elle arriva devant la porte, tout étaitsilence à l’intérieur.

Elle s’arrêta, immobile, affaissée comme lastatue du Découragement.

Elle ne pleurait point.

L’idée ne lui vint pas de frapper à cetteporte.

Pourquoi était-elle venue,cependant !

Hélas, elles ne savent pas, ces pauvresblessées.

Elles vont pour glisser un regard tout au fondde leur malheur, mais non point pour combattre.

Quand l’idée de combattre leur vient, ellespoussent presque toujours la vaillance jusqu’à la folie. Maisl’idée de combattre leur vient le plus souvent trop tard.

Elles doutent si longtemps ! Si longtempselles se cramponnent à la chère illusion de l’espoir.

Angèle resta pendant de longues minutes debouten face de la porte, le cœur oppressé, les yeux fermés à demi.

Aucun bruit ne venait du dedans. Le dehorsétait également silencieux, car la nuit s’était faite et le pas desallumeurs de lanternes avait cessé de se faire entendre.

Un seul murmure, confus et intermittent,venait du côté du quai de Béthune, où le cabaret de la Pêchemiraculeuse restait ouvert.

En face de la porte par où René avait disparu,au coin d’une maison dont toutes les fenêtres étaient noires et quisemblait inhabitée comme la plupart des demeures dans ce tristequartier, il y avait une borne de granit cerclée de fer.

Angèle s’y assit.

De là on pouvait voir les fenêtres de l’ancienpavillon de Bretonvilliers.

Elles étaient noires aussi, énormes de hauteuret bizarrement éclairées par la lune à son lever, qui leur envoyaitses rayons obliques, avant de les laisser dans l’ombre en montantvers le sud.

Machinalement, le regard d’Angèle s’attachasur ces trois gigantesques croisées, derrière lesquelles ondevinait des rideaux de mousseline, drapés largement.

Elle vit, comme on voit les choses en rêve, unde ces rideaux se soulever à demi et une tête paraître. Les lueursde la lune n’en éclairaient plus que les reliefs, et c’était sivague !…

Une jeune tête, une tête bien-aimée : cefront et ce regard qu’Angèle voyait nuit et jour, cette bouche quilui avait dit : je t’aime !

Oh ! et ce sourire ! et ces cheveuxsi doux qu’un chaste baiser avait mêlés bien souvent avec sescheveux à elle !

René ! son âme tout entière, son premier,son unique amour !

C’était René ! c’était bien René !Pourquoi en ce lieu ? Et seul ? Attendait-il ?Qu’attendait-il ?

La lune tournait ; l’ombre accusaitdavantage ce sourire qui n’existait pas peut-être. Pour Angèle,René souriait, et si doucement et, à travers ces carreauxmaudits, René la regardait avec tant de tendresse !

Cela se pouvait-il ? Si René l’avait vue,si René l’avait reconnue, lui dans cette maison, elle dans la rueet sur cette borne, René n’aurait pas souri. Oh ! certes.

Il était bon, il était noble.

Il aurait eu honte, et remords, etfrayeur.

Mais qu’importe ce qui est possible ouimpossible ? À certaines heures, l’esprit ne juge plus, lafièvre est maîtresse. Angèle tendit ses pauvres mains tremblantesvers René et se mit à lui parler tout bas.

Elle lui disait de ces douces choses que letête-à-tête des enfants amoureux échange et ressasse pour enchanterles plus belles heures de la vie. La mémoire de son cœur récitait àson insu la litanie des jeunes tendresses. Comme elle aimait !comme elle était aimée ! Et se peut-il, mon Dieu ! qu’onmanque à ces serments qui jaillirent une fois d’une âme à l’autrepour former un indissoluble lien ?

Se peut-il… car il y avait plus que desserments, et René était noble et bon. Nous l’avons dit déjà unefois ; elle se le répéta cent fois à elle-même.

Elle ne sentait point que ses mains étaientglacées et que ses petits pieds gelaient sur le pavé humide parcette froide nuit de février. Elle savait seulement que son frontla brûlait.

Un soir, c’était au dernier automne, l’air dela nuit était si tiède et si charmant, je ne sais comment lapromenade s’était prolongée le long du quai de la Grève, puis aubord de l’eau, sous ces beaux arbres qui allaient jusqu’au PontMarie. Il y avait là des fleurs et de l’herbe autour de la cabanede l’inspecteur du halage ; René voulut s’asseoir ; ilétait faible alors et malade ; Angèle étendit pour lui sonécharpe sur le gazon.

Elle se mit près de lui, si jolie et si belleque René avait des larmes dans les yeux.

Il lui dit :

– Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

Elle ne répondit point, Angèle, parce que lapensée ne lui venait même pas que son René pût cesser del’aimer.

Ce fut une chère soirée, dont le souvenir nedevait jamais s’effacer.

Tout à l’heure, en passant sur le Pont Marie,Angèle avait reconnu les grands ormes.

Et maintenant, parlant tout bas comme si Renéeût été auprès d’elle, Angèle disait à son tour :

– Si tu ne m’aimais plus, je mourrais.

La lune avait tourné, laissant dans l’ombre lafaçade du vieux pavillon de Bretonvilliers.

Il était impossible de voir la silhouette deRené à la grande fenêtre, et pourtant Angèle la voyait encore.

Sur ce fond noir elle devinait une formeadorée ; seulement René ne souriait plus. Il avait le visagetriste, ému, amaigri, comme ce soir de la promenade au bord del’eau, et il semblait à Angèle que la distance disparaissait ;elle montait, il descendait ; tous deux s’appuyaient àl’antique balcon, l’un en dedans, l’autre en dehors, et ilséchangeaient de murmurantes paroles entrecoupées de longsbaisers.

Tout à coup Angèle tressaillit et s’éveilla,car ceci était un véritable rêve. La façade noire changeaitd’aspect : deux des grandes fenêtres s’éclairaientvivement.

Angèle ne s’était point trompée. La silhouettede René trancha en sombre sur ce fond lumineux.

Il était là : il n’avait pas quitté lafenêtre.

Un cri s’étouffa dans la poitrine d’Angèle,parce qu’une autre silhouette se détachait derrière celle deRené : une forme féminine, admirablement jeune et gracieuse,qu’Angèle reconnut du premier regard.

– La femme de l’église Saint-Louis !murmura-t-elle en portant ses deux mains à sa poitrine quihaletait ; toujours elle !

Elle essaya de se lever et ne put. Elle auraitvoulu s’élancer et défendre son bonheur.

Parmi la confusion de ses pensées une idée,cependant, se fit jour.

– La porte ne s’est pas rouverte depuis lepassage de René, se dit-elle, et cette femme n’a pu le précéderici, puisqu’elle est sortie de l’église, accompagnée… Par oùest-elle entrée ?

L’ombre féminine dessinée avec netteté par lalumière qui l’éclairait à revers portait sur le rideau transparent.On voyait sa taille déliée et les détails légers de sa coiffure oùle jour semblait jouer entre les boucles mobiles de sescheveux.

– Ses cheveux ! dit encore Angèle, sescheveux blonds ! jamais il n’y en a eu de pareils ! Jecrois distinguer leurs reflets d’or… Elle est trop belle. Oh !René, mon René, ne l’aime pas ; on ne peut pas avoir deuxamours… Si tu ne m’aimais plus je mourrais…

Sur le rideau révélateur deux mains sejoignirent.

Angèle se redressa, galvanisée par sa terribleangoisse.

– Mais avant de mourir, fit-elle, jecombattrai ! Je suis forte ! j’ai du courage ! Etqui donc l’aimera comme moi ? Il est à moi…

Elle s’affaissa de nouveau sur la borne.Autour de la fine taille, là-haut, un bras galant venait de senouer derrière les rideaux de mousseline.

Angèle balbutia encore :

– Je suis forte… je combattrai…

Mais elle chancelait et sa gorge râlait.

Ses deux mains glacées pressèrent sonfront.

– C’est un rêve ! un rêve affreux !dit-elle ; je veux m’éveiller…

Sa voix s’étrangla dans son gosier. Les deuxombres tournaient sur le rideau et présentaient maintenant leursprofils : deux profils jeunes et charmants.

Une douleur navrante étreignit la poitrined’Angèle. Elle eut l’angoisse de l’attente, car ce fut lentement,lentement, que les deux bouches se réunirent en un étroit et longbaiser.

Angèle tomba comme une masse inerte sur lepavé.

Du capuchon détaché de sa mante ses cheveuxdénoués s’échappèrent et ruisselèrent : des cheveux plusbeaux, plus brillants, plus doux que ceux de l’enchanteresseelle-même.

La silhouette de femme se retira la premièreet s’enfuit, tandis qu’un retentissant éclat de rire passait àtravers les carreaux.

L’ombre de René se prit à la poursuivre.

Puis la troisième fenêtre de la façades’éclaira brillamment tout à coup. Les deux ombres y passèrententrelacées et disparurent.

Mais Angèle ne voyait plus rien de tout cela.Son pauvre corps inerte s’étendait tout de son long ; entreson front et le pavé il n’y avait que ses cheveux épars, sespauvres cheveux.

Une demi-heure après seulement, un groupe defainéants quittant la berge du quai de Béthune passa.

Aucune ombre ne se dessinait plus aux carreauxdu vieux pavillon de Bretonvilliers.

Les fainéants qui revenaient de la pêche avecleurs paniers vides rencontrèrent le corps d’Angèle. La chassevalait mieux que la pêche : au cou d’Angèle il y avait unecroix d’or, présent de René de Kervoz.

Les fainéants eurent d’abord la pensée de sebattre à qui aurait la croix d’or, puis il fut convenu qu’on iraitau cabaret d’Ezéchiel, lequel, étant un peu juif, pourrait estimerle bijou et l’acheter comptant pour faire le partage.

Ils avaient compté sans le patron des maçonsdu Marché-Neuf, M. Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Celui-cise dépouilla de sa houppelande pour en envelopper les membresglacés de la jeune fille. D’après son ordre, que nul ne songea àdiscuter, quatre porteurs prirent une civière où Angèle fut déposéesur un matelas.

Puis le patron commanda : Enroute !

Et les porteurs se mirent en marche sans mêmes’informer du lieu où on les conduisait.

Décidément, ce soir, au quai de Béthune, lachasse ne valait pas mieux que la pêche.

Quand la Meslin eut emmené son homme toutendolori et que les coquins des deux sexes furent partis, Ezéchielbarricada sa porte.

Il était soucieux, ce brave garçon, et d’assezmauvaise humeur.

En éteignant la magnifique lanterne quifaisait la gloire de son établissement et du quartier, il sedisait :

– C’est un jeu à se faire rompre les os. Voilàdéjà un gaillard qui a deviné la farce. Si on savait une fois quetout cela est pour détourner les chiens et cacher le trou de lavampire…

Il frissonna et regarda tout autour delui.

– Chaque fois que je prononce ce nom-là,grommela-t-il, j’ai la chair de poule. Je n’y crois pas, mais c’estégal… il doit y avoir quelque chose… Et j’aimerais voir, moi, lamine qu’elles font, ces bêtes-là, quand on leur enfonce un ferrouge dans le cœur ! Parole ! Ça doit êtredrôle !

Il eut un sourire à la fois sensuel etpoltron.

À coups de pied il dérangea les filets àmoitié brûlés qui encombraient la porte de derrière et l’ouvrit enpensant tout haut :

– Ce n’est pas facile d’amasser un plein potde pauvres écus !

Au delà de la porte il y avait ce sombrecouloir aperçu par le patron et menant à un escalier de pierre. Lecouloir, après l’escalier passé, allait en descendant, puisremontait jusqu’à une seconde porte communiquant avec un vastejardin.

Aussitôt qu’Ezéchiel eut ouvert cette secondeporte, un mugissant aboiement se fit entendre au lointain ; lelecteur aurait reconnu tout de suite la voix du chien géant quigardait le pavillon de Bretonvilliers.

– Tout sent le diable, se dit Ezéchiel, dansle pays d’où ces gens-là viennent. Ce chien a la voix d’undémon.

Il s’engagea sous une sombre allée de tilleulstaillés en charmille, qui remontait vers la rueSaint-Louis-en-l’Ile.

Les aboiements du molosse devinrent bientôt siviolents que le cabaretier s’arrêta épouvanté.

– Holà ! Bonne femme Paraxin !Cria-t-il, retenez votre monstre ou je lui casse la tête d’un coupde pistolet.

Un éclat de rire cassé partit du fourré voisinet le fit tressaillir de la tête aux pieds.

– Le chien est enchaîné, trembleur deFrançais, fut-il dit par derrière les arbres ; n’aie pas peur…Mais, à propos de pistolet, on s’est battu chez toi, là-bas. Yaura-t-il quelque chose pour nos poissons ?

Avant qu’Ezéchiel pût répondre, une femmegrande comme un homme et portant le costume hongrois entra dans uneéchappée de lumière que la lune faisait dans l’avenue.

– Bonsoir, Ezéchiel, dit-elle dans le françaisbarbare qu’elle baragouinait avec peine. On ne peut pas te parlerlatin à toi ; vous autres, Parisiens, vous êtes plus ignorantsque des esclaves !… As-tu quelque chose à nous dire ?

– Je veux voir madame la comtesse, répliqua lecabaretier.

– Madame la comtesse est loin d’ici, repartitParaxin, qui s’était approchée et dominait Ezéchiel de la tête.Elle a de l’occupation ce soir.

– Elle en mange un ? demanda lecabaretier avec une curiosité mêlée d’horreur.

La Paraxin fit un signe de tête caressant etrépondit :

– Elle en mange deux.

Ezéchiel recula malgré lui. La grande femmericanait. Elle répéta :

– Q’as-tu à dire ?

– J’ai à dire, répliqua Ezéchiel, que tout çane peut pas durer. Le monde parle. Il y a des gens sur la trace, etla frime du quai de Béthune est usée jusqu’à la corde. Tout devaitêtre fini voilà quinze jours…

– Tout sera uni dans huit jours, l’interrompitla grande femme. L’argent vient ; la somme y sera. Ceux quiauront été avec nous jusqu’au bout auront leur fortune faite. Ceuxqui perdront courage avant la fin engraisseront les poissons…Est-ce tout ?

Ezéchiel restait silencieux.

– À quoi penses-tu ? demanda la Hongroisebrusquement.

– Bonne femme Paraxin, répondit le cabaretier,je pense à la peur que j’ai. Vos menaces m’effrayent beaucoup, jene le cache pas, car je vous regarde comme une diablesseincarnée…

La Hongroise lui caressa le mentonbonnement.

– Mais, poursuivit Ezéchiel, je suis pluseffrayé encore des dangers qui m’environnent de toutes parts àcause de vous. À quoi me servira-t-il d’avoir gagné beaucoupd’argent si on me coupe le cou ?

Mme Paraxin lui donna un bon coup depoing entre les deux épaules et lui dit quelques injures eu latin.Après quoi elle reprit d’un ton sérieux :

– Nous avons de quoi détourner l’attention,brave homme, ne t’inquiète pas… Vois-tu cette lumière,là-bas ?

Ils arrivaient au bout de l’avenue, et lepavillon de Bretonvilliers détachait sa haute silhouette sombre surle ciel.

Une lueur brillait au premier étage.

– Oui, je vois la lumière, répliqua Ezéchiel,mais qu’est-ce que cela dit ?

– Cela dit, mon fils, qu’il y a là un jolijeune homme en train de se brûler à la chandelle. Avec ce papillonnous avons, si nous voulons, deux on trois semaines de sécuritédevant nous.

– Qui est ce papillon ?

– Le propre neveu de Georges Cadoudal, monfils, qui va nous vendre, pour un sourire… ou pour un baiser, ouplus cher, le secret de la retraite de son oncle.

Chapitre 6LA MAISON ISOLÉE

C’était une chambre très vaste et si hauted’étage qu’on eût dit une salle de quelque ancien palais de nosrois. Les tentures en étaient fatiguées et ternes de vétusté, maisd’autant plus belles aux yeux des coloristes, qui cherchentl’harmonie dans le fondu des nuances et qui chromatisent en quelquesorte la gamme contenue dans le spectre solaire pour obtenir leurssavants effets : de telle sorte, par exemple, que le costumed’un mendiant fournit sous leurs pinceaux des accordsmerveilleux.

La lampe entourée d’un globe en verre deBohême non pas dépoli, mais troublé et imitant la demi transparencede l’opale, éclairait à peine cette vaste étendue, effleurantchaque objet d’une lueur discrète et presque mystérieuse.

On ne pouvait juger ni les peintures duplafond ni celles des panneaux, coupés en cartouches octogones,selon les lignes régulières mais inégales qui caractérisaientl’époque de Louis XIV. C’est à peine si les dorures bruniesrenvoyaient çà et là quelques sourdes étincelles.

Au-devant de deux grandes fenêtres lesdraperies de lampes dessinaient leurs plis larges et nombreux souslesquels tranchaient de moelleux rideaux en mousseline desIndes.

L’aspect général de cette pièce était austèreet large, mais surtout triste, comme il arrive presque toujourspour les œuvres du moyen âge que le dix-septième siècle essaya deretoucher.

C’était aux carreaux de cette chambre et sousla mousseline des Indes qu’Angèle avait vu d’abord le visage deRené, aux premiers rayons de la lune, puis les deux ombres dont lafenêtre avait trahi l’amoureuse bataille.

Maintenant il n’y avait plus personne.

Mais les gaies lueurs qui passaient par laporte entr’ouverte de la pièce voisine, celle qui n’avait qu’unecroisée sur la rue et qui s’était éclairée la dernière, indiquaientla route à prendre pour retrouver ensemble René de Kervoz et lareine des blondes, comme l’appelait Germain Patou, la radieusepénitente de l’abbé Martel, l’inconnue de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

La jalousie de celles qui aiment profondémentne se trompe guère. Il est en elles un instinct subtil et sûr quileur désigne la rivale préférée.

Angèle avait reconnu le profil de sa rivalesur la mousseline des rideaux, et nous l’avons dit comme celaétait, Angèle, dans cette silhouette mobile, avait deviné jusqu’àl’or léger qui frisait en délicieuses boucles sur le front del’étrangère.

Franchissons cependant cette porteentr’ouverte qui laissait passer de joyeuses lueurs.

C’était une pièce beaucoup plus petite, et leseuil qui séparait les deux chambres pouvait compter pour un espacede six cents lieues. Il divisait l’Occident et l’Orient.

De l’autre côté de ce seuil, en effet, c’étaitl’Orient, les tapis épais comme une pelouse, les coussinsaccumulés, la lumière parfumée. Vous eussiez cru entrer dans un deces boudoirs féeriques où les riches filles de la Hongrieméridionale luttent de magnificence et de mollesse avec les reinesdes Mille et Une Nuits.

Le contraste était frappant et complet. Àdroite, c’était la roideur mélancolique et un peu moisie du grandsiècle ; à gauche de la cloison, le luxe voluptueux, lasomptuosité demi barbare de la frontière ottomane s’étalaient,comme si en ouvrant la croisée on eût pu voir à l’horizon lesminarets de Belgrade, la blanche ville.

Dans la première pièce il faisait froid ;ici régnait une douce chaleur où passaient comme de tièdes courantschargés de langueurs odorantes.

La lumière de deux lampes magnifiques,rabattue par deux coupoles de cristal rosé, tombait sur uneottomane environnée d’arbustes exotiques en pleine fleur.

Il y avait là un jeune homme et une jeunefemme : deux belles créatures s’il en fut jamais ; lajeune femme demi couchée sur l’ottomane, le jeune homme assis surles coussins à ses pieds.

C’étaient bien les deux silhouettes durideau : René de Kervoz d’abord, qu’Angèle aurait reconnuentre mille, et quant à la femme, Angèle avait pu, sans se tromper,prendre son profil pour celui de la blonde étrangère. Les traitsoffraient en effet une parité complète : mêmes yeux, mêmebouche souriante et hautaine, même dessin de visage, exquise danssa délicatesse.

Seulement, ces admirables cheveux blonds, sivaporeux et si brillants, n’existaient que dans l’imaginationd’Angèle.

La jeune femme de l’ottomane avaitd’admirables cheveux, il est vrai, mais plus noirs que le jais.

Il suffisait d’un regard pour voir, malgrél’extrême ressemblance, qu’elle n’était pas notre mystérieusecomtesse de Saint-Louis-en-l’Ile.

Au moment où nous entrons dans le boudoir,elle touchait justement d’un geste mutin ses adorables cheveuxnoirs et disait en souriant :

– Je n’aurais jamais cru qu’on pût nousprendre l’une pour l’autre : elle si blonde, moi si brune… etsurtout mon beau chevalier breton, qui prétend que mon image estgravée dans son âme !

René la contemplait avec une sorte d’extase etne répondait point.

Il éleva une gracieuse petite main jusqu’à seslèvres et savoura un long baiser.

– Lila ! Murmura-il.

Elle se pencha jusqu’à son front, qu’elleeffleura, disant :

– Mon nom est doux dans votre bouche.

Il y a des souvenirs : un nuage passa surle regard de René.

Une fois, cette pauvre enfant qui lui avaitdonné son cœur, Angèle, sa fiancée, lui avait dit :

– Dans ta bouche mon nom est doux comme unepromesse d’amour.

Il l’avait bien aimée, et la passion quil’entraînait vers une autre, à présent, avait été combattue par luicomme une folie.

Il aimait malgré lui, malgré sa raison, malgréson cœur ; il subissait une irrésistible fascination.

Ces choses arrivent comme pour apporter uneexcuse à ceux qui croient aux sorts et aux charmes.

Angèle était pieuse. Quelques semainesauparavant, le soir du 12 février, René l’avait accompagnée ausalut de Saint-Germain-l’Auxerrois. Pendant qu’Angèle priait, Renérêvait – aux joies prochaines de leur union sans doute.

Il y avait une femme agenouillée non loind’eux.

René vit briller deux lueurs sous unvoile.

Et je ne sais comment, dans l’ombre où étaitl’inconnue, un rayon des cierges de l’autel pénétra.

René sentit en lui comme une vague angoisse.Son regard revint vers Angèle, qui priait si saintement. Il eutfrayeur et remords, et ne fut soulagé que par l’effort qu’il fitsur lui-même pour ne plus tourner les yeux vers l’inconnue.

Il sortit avec Angèle et la reconduisitjusqu’à sa porte. Leurs logis étaient voisins. Il la quitta pourrentrer chez lui.

Mais il n’aurait point su dire pourquoi ilreprit le chemin de l’église.

À la porte il hésita, car il comprenait quefranchir de nouveau ce seuil c’était déjà une trahison.

D’ailleurs elle devait être partie.

Elle ! – René entra en sedisant : Je n’entrerai pas.

Elle le croisa comme il passait devant lebénitier. Malgré lui, le doigt de René se plongea dans la conque demarbre. La main de l’inconnue toucha sa main ; il eut froidjusque dans le cœur.

Ce fut tout. Elle sortit. René resta immobileà la même place, car il se disait : Je ne la suivrai pas.

Une voix l’avertissait, murmurant au dedans delui-même le nom d’Angèle et disant : C’est celle-là qui est lebonheur.

C’est l’autre qui est le caprice extravagant,la fièvre, le tourment, la chute…

Pourquoi est-ce ainsi ? René s’élança surles traces de l’inconnue. Son cœur battait, sa têtebrûlait !

Il n’y avait personne sur le parvis encombréde masures qui séparait alors la façade deSaint-Germain-l’Auxerrois du Louvre non encore restauré.

Chose singulière, et qu’il faut exprimerpourtant, René n’avait pas même vu celle qu’il poursuivait malgrélui.

Il ne connaissait d’elle que la lueur de sonregard et les vagues profils dessinés par les reflets descendant del’autel.

Quand leurs mains s’étaient touchées aubénitier, l’inconnue avait le visage caché derrière son voile.

C’était une toute jeune femme et d’une beautémerveilleuse, voilà ce dont il eût juré ; il n’aurait point sudétailler l’impression que lui laissait son costume sévère, maisd’une élégance extrême. Elle le portait à miracle, et, tandisqu’elle s’éloignait, René avait admiré la grâce noble de sadémarche.

Aime-t-on pour si peu, et quand le cœur a nouéailleurs une chaîne sérieuse et solide ?

René était l’honneur même. Il arrivait d’unpays où l’honneur passe avant toute chose. Son enfance s’étaitécoulée dans une famille simple et sévère où la passion politiqueseule avait accès.

Encore la passion politique sommeillait-elledepuis longtemps déjà au manoir de Kervoz, situé entre Vannes etAuray ; le père de René s’était battu de son mieux, mais ilavait déposé les armes franchement et sans arrière-pensée, depuisque les portes de la paroisse s’étaient rouvertes au culte.

Il y avait deux sortes de chouans enBretagne : les chouans du roi, les chouans de Dieu.

Quand on rendit à ces derniers la vieillemaison de granit qui bénit la naissance, le mariage et la mort, ilse fit bien des vides dans les rangs de la rustique armée.

Le père de René avait dit à son fils : Lepassé s’en va : attendons pour juger l’avenir.

C’était un chouan de Dieu.

Mais la mère de René avait un frère qui étaitun chouan du roi.

On entendait parler de lui parfois au manoirdes environs de Vannes. Il courait l’Europe, conspirant etsuscitant des ennemis à ceux qui tenaient la place du roi. Son nométait célèbre.

Il avait promis hautement d’engager, lui, seulet proscrit, contre le premier consul, entouré de tant de soldats,défendu par tant de gloire, une sorte de combat singulier.

Tous ceux qui ont reçu l’éducation de noscollèges doivent être embarrassés quand ils deviennent les jugesd’une action de ce genre. Le bon sens dit que le vrai nom d’unpareil tournoi est assassinat. Mais l’Université, pendant huitmortelles années, a pris la peine de nous enseigner de tous autresnoms, latins ou grecs. Chacun se souvient des classiquesadmirations de son professeur pour le poignard de Brutus.

« En plein sénat, messieurs ! Enplein sénat ! » Nous disait le nôtre, qui pourtantrecevait de César un traitement de mille écus par an, ni plus nimoins.

Il ajoutait :

« C’était bien le vir fortis etubicumque paratus. Le gaillard n’avait pas froid auxyeux ! En plein sénat, messieurs, en pleinsénat ! »

Cassius, le collaborateur, avait aussi sa partd’éloges.

Et l’on partait de là pour dire quelque chosed’aimable à propos de tous les citoyens qui, depuis Harmodius etAristogiton, jusqu’aux amis de Paul Ier de Russie,engagèrent précisément ce tournoi que Georges Cadoudal proposait aupremier consul.

Depuis que César a fait un livre, on prétend,cependant, que le poignard de Brutus est un peu moins préconisédans nos collèges ; mais le livre de César est tout jeune, etnous qui fûmes élevés par l’Université dans le respect amoureux del’homme et de son instrument, nous éprouvons un certain embarras àrenier les admirations qui nous furent imposées :

« En plein sénat,messieurs ! »

Et applaudissez, ou gare la retenue !

Un jour viendra peut-être où l’Université,convertie à des sentiments moins féroces, aidera César à corrigerles épreuves de son livre. Espérons que, ce jour-là, le poignard deBrutus, définitivement mis à la retraite, se rouillera dans lesgreniers d’académie. Ainsi soit-il !

Mais je demande au ciel et à la terre ce quel’Université, avant sa conversion, pouvait reprocher à l’épée deGeorges Cadoudal.

René de Kervoz neveu de Cadoudal n’était pointmêlé à ses intrigues désespérées. Il suivait à Paris les cours del’École de droit et se destinait à la profession d’avocat. Nousdevons dire que son oncle lui-même l’écartait des voies dangereusesoù il marchait. Une sincère affection régnait entre eux.

De la conspiration dont son oncle était lechef René connaissait ce qui était à peu près au vu et au su detout le monde ; car la police, nous l’avons dit déjà, estsouvent dans la position de ces maris trompés qui seuls ignorentleur malheur.

À Paris, l’affaire Cadoudal était le secret dela comédie. Tout le monde en parlait. À peine peut-on dire que lademeure du terrible Breton fût un mystère.

Le mystère, et c’en est un grand assurément,gît tout entier dans le chronique aveuglement de la police.

Nous avons vu de nos jours quelque chose depareil, et les gens qui ne savent pas quelle épaisse myopie peutaffecter les cent yeux d’Argus doivent croire qu’a de certainesépoques la police a partagé les faiblesses de l’Université àl’endroit des outils dont se sert Brutus.

Cadoudal connaissait et approuvait l’amour deson neveu pour Angèle. Il s’était mis en rapport, sous un nomsupposé, avec la famille adoptive de la jeune fille et devaitservir de père à René lors du mariage.

Nous ajouterons qu’il avait discuté lesconditions du contrat, en bon bourgeois, avec Jean-Pierre Sévérin,dit Gâteloup, le patron des maçons du Marché-Neuf. Jean-Pierreavait pour M. Morinière de l’estime et de l’amitié. Morinièreétait le nom d’emprunt de Georges Cadoudal.

Cadoudal avait dit à son neveu :

– Ton Angèle fera la plus délicieuse comtesseque l’on puisse voir. Moi, j’aurai la tête fêlée un jour oul’autre, cela ne fait pas de doute ; mais, quand le roireviendra, tu seras comte en souvenir de moi, et du diable si leneveu du vieux Georges ne sera pas aussi noble que tous les marquisde l’univers !

René avait répondu :

– Je l’aime telle qu’elle est. Elle sera lafemme d’un avocat, et je tâcherai de la faire heureuse.

Et l’on parlait de danser à la noce. CeGeorges était à Paris comme le poisson dans l’eau, tant il comptaitbien sur la somnolence de la police. Les mémoires du temps, lesmémoires de la police surtout, avouent qu’il allait et venait à sonaise, s’occupant de ses affaires comme vous ou moi et menant mêmejoyeuse vie.

Comme César doit regretter parfois de n’êtrepas gardé par un simple caniche.

En quittant l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois, René de Kervoz, l’œil troublé, lapoitrine serrée, regarda tout autour de lui. Ce fut le nom d’Angèlequi vint à ses lèvres, comme s’il eût cherché dans cette sainteaffection un refuge contre sa folie.

Il était fou déjà. Il le sentait.

Au coin de la rue des Prêtres Saint Germain,une forme fuyait. René franchit d’un saut les degrés du perron etcourut après elle.

À l’endroit où la rue des Prêtres débouche surla place de l’École, une voiture élégante stationnait. La portières’ouvrit, puis se referma. Les chevaux partirent au grand trot.

René n’avait point vu la personne qui étaitmontée dans voiture, et pourtant il la suivit à toutes jambes.

Il était sûr que la voiture contenait soninconnue.

La voiture alla longtemps au trot de sesmagnifiques chevaux. La sueur inondait le front de René, quiperdait haleine, sinon courage, et ne s’arrêtait point.

La voiture suivit les quais jusqu’à l’Hôtel deVille, puis remonta la rue Saint-Antoine, dans laquelle elle fitune courte halte. Les portières restèrent fermées, le valet de piedseulement descendit, frappa à une porte, entra, ressortit et repritsa place en disant :

– Allez ! Le docteur viendra.

René avait profité du temps d’arrêt pourreprendre haleine et nouer sa cravate autour de ses reins.

Quand la voiture repartit, il la suivitencore.

Que voulait-il, cependant ? Il n’auraitpoint su répondre à cette question.

Il allait, entraîné par une forceirrésistible.

La voiture s’arrêta encore deux fois, rueCulture Sainte-Catherine et Chaussée des Minimes.

Deux fois le valet de pied descendit etremonta sans avoir eu aucune communication avec l’intérieur de lavoiture.

En quittant la Chaussée des Minimes la voitureregagna la rue Saint-Antoine. À ce moment l’horloge de l’égliseSaint-Paul sonnait dix heures de nuit.

Cette fois la traite fut longue etvéritablement rude pour René. L’équipage, lancé à pleine course,brûla le pavé de la rue Saint-Antoine, franchit la place de laBastille et longe tout le faubourg sans ralentir sa marche.

Il y avait alors un large espace vide entreles dernières maisons du faubourg Saint-Antoine et la place duTrône. La rue de la Muette n’était qu’un chemin creux, bordé demarais.

La voiture s’arrêta enfin devant unehabitation isolée et assez grande, située à gauche du faubourg,dans les terrains qui avoisinaient la rue de la Muette.

Il n’y avait point de lumière aux fenêtres decette habitation, à laquelle conduisait un chemin tracé à traverschamps.

Au-devant de la porte, de l’autre côté duchemin, un mur de marais tombait en ruine, laissant voir, par sesbrèches un champ d’arbustes fruitiers, framboisiers, groseillierset cassis, que surmontaient quelques cerisiers de maigre venue.

René était bon coureur, néanmoins, malgré sesefforts, il s’était laissé distancer à la fin par le galop deschevaux. Il vit de loin l’équipage tourner, puis faire halte ;il ne put distinguer dans la nuit ce qui se passait à la porte dela maison.

Comme il arrivait au détour du chemin, lavoiture, revenant sur ses pas, débouchait de nouveau dans lefaubourg Saint-Antoine.

Les glaces des deux portières étaientmaintenant abattues. René put glisser un regard à l’intérieur, quilui sembla vide. Le cocher et le valet de pied restaient à leurposte. La voiture reprit le chemin qui l’avait amenée et disparutau loin dans le faubourg.

René hésita. Sa raison, un instant réveillé,se révolta énergiquement contre l’absurdité de sa conduite. Il sedemanda encore une fois et avec un vif mouvement de colère contrelui-même :

– Que viens-je faire ici ?

Il était d’un pays où la superstitions’obstine. L’idée naquit en lui qu’on lui avait jeté un sort.

Et il se dit, résolu à clore cette tristeéquipée :

– Je n’irai pas plus loin !

Mais ce sont éternellement les mêmes paroles.Ceux à qui on jette des « sorts » du genre de celui quitenait déjà le fiancé d’Angèle font toujours le contraire de cequ’ils disent.

René tourna l’angle du chemin et marcha toutuniment vers la maison solitaire dont la lune, cachée sous lesnuages, dessinait vaguement les profils.

Cette maison ressemblait à une fabriqueabandonnée.

Il faisait froid, le vent fouettait une petitepluie fine qui rendait la terre molle et glissante.

René fit le tour de la maison, qui n’avait nijardin ni cour et qui, à la considérer de plus près, avait l’aird’une de ces bâtisses inachevées, fruits de la spéculationindigente, qui restent à l’état de ruine avant même d’avoir abritéleurs maîtres.

Il y avait beaucoup de fenêtres. Toutesgardaient leurs contrevents fermés.

René revint à la façade qui donnait sur lechemin. De ce côté, les fenêtres étaient closes comme partout.Devant la porte, l’herbe croissait autour du petit perron de troismarches et jusque sur les degrés.

René regarda aux croisées. Les volets fermésne laissaient passer aucune lueur.

Il écouta. Le silence et la solitudepermettaient de saisir tous les sons, même les plus faibles.

Aucun bruit ne frappa ses oreilles.

Il s’éloigna afin de mieux voir, car, la nuit,une lueur fugitive s’aperçoit plus aisément à distance. Il dépassale mur qui faisait face à la maison. Rien.

Et cependant il resta, répétant en lui-même,comme un pauvre maniaque :

– Elle m’a jeté un sort !

La plaie froide pénétrait son vêtementléger ; il tremblait la fièvre. Il restait.

Naguère nous étions avec une pauvre enfanttransie de froid jusqu’au cœur, qui, elle aussi, attendaitinterrogeant la façade muette d’une maison de Paris.

Mais notre Angèle, assise sur sa borne humide,devant les fenêtres du pavillon de Bretonvilliers, savait cequ’elle voulait.

Elle venait chercher son arrêt.

René ne savait pas. Il n’y avait pas en cemoment une idée, une seule, dans le vide de sa cervelle. C’était unmalade que ses veines brûlaient, tandis que le frisson serpentaitsous sa peau.

Il s’assit dans l’herbe mouillée parmi lesbuissons qui le cachaient. La lune, dégagée de ses voiles,éclairait vivement la campagne.

Au loin le vent nocturne apporta les douzecoups de minuit frappés au clocher de l’église SainteMarguerite.

En ce moment une étrange harmonie semblasortir de terre. C’était un de ces chants graves et régulièrementcadencés qui font reconnaître en toutes les parties du globe lesémigrés de la patrie allemande.

René sortit du demi-sommeil qui engourdissaitson corps et son intelligence. Il écouta croyant rêver.

Comme il quittait sa retraite pour serapprocher de la maison et prêter l’oreille de plus près, un bruitde voiture arrivait du faubourg Saint-Antoine.

Il se tapit de nouveau dans les buissons.

La voiture s’arrêta au coude du chemin. Unhomme en descendit et vint frapper à la porte de la maisonisolée.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-on àl’intérieur et en latin.

Le nouveau venu répondit en latinégalement.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit,je suis frère de la Vertu.

Et la porte s’ouvrit.

Chapitre 7L’AFFUT

La lune, momentanément dégagée de son voile denuages frappait en plein la porte de la maison solitaire. René putvoir la personne qui ouvrait la porte en dedans.

C’était une vieille femme de taille virile,aux traits durs et tannés. Elle portait ce bizarre et beau costumehongrois que les danseuses nomades ont fait connaître dès longtempssur nos théâtres.

La figure du nouveau venu restait au contraireinvisible. Il se présentait de dos, et le collet de son manteaurejoignait les bords larges de son chapeau.

La vieille lui dit quelque chose à voixbasse.

Il se retourna vivement, comme si son regardeût voulu percer les ténèbres dans la direction du champ deframboisiers où René était caché.

Ce fut l’affaire d’un instant. René vitseulement que la figure était jeune et encadrée de longs cheveuxqui lui semblèrent blancs. La porte se referma, et la maisonredevint silencieuse.

Mais minuit devait être l’heure d’une réunionou d’un rendez-vous, car, dans l’espace de dix minutes tout auplus, trois autres voitures montèrent le faubourg, amenant troismystérieux personnages qui frappèrent à la porte comme le premier,furent comme lui interrogés en latin et répondirent dans la mêmelangue.

René avait pu remarquer qu’ils avaient unefaçon particulière d’espacer les coups en heurtant à la porte. Il yavait six coups, ainsi divisés : trois, deux, un.

Quand le dernier fut entré, les alentoursrestèrent muets pendant une demi-heure. La ville dormait maintenantet n’envoyait plus ces larges murmures qui, de nos jours,emplissent la campagne de Paris jusqu’à une heure si avancée de lanuit.

La pluie avait cessé ; la lune épandaitpartout sur le paysage plat et triste sa froide lumière.

René n’avait pas bougé, des pensées confusesnaissaient et mouraient dans son cerveau. Pas une seule fois,l’idée de se retirer ne lui vint.

Il était brave comme les neuf dixièmes desjeunes gens de son âge : nous ne voulons donc point notercomme un fait surprenant chez lui l’absence de toute crainte.

Mais il était discret, scrupuleux en touteschoses touchant à l’honneur. Étant donnés son caractère et sonéducation, il aurait dû éprouver un scrupule, doublé par lasituation particulière de sa famille.

Évidemment il y avait là un mystère. Selontoute apparence, le mystère se rapportait à des menées politiques.De quel droit René gardait-il l’affût à portée de cemystère !

Une pareille conduite a un nom qui repoussel’estime et inspire la haine plus ou moins réfléchie de ce jugetrop prompt qui s’appelle tout le monde : un nom qui est uneexplication et devrait être souvent une excuse, carl’espion, ce soldat de la lutte douloureuse et sansgloire, met, la plupart du temps, sa vie même au service de sonobscur dévouement.

René n’était pas un espion. On est espion parpassion, par devoir ou pour un salaire. René vivait d’une existencecomplètement en dehors de la politique. Les idées qui enfiévraientencore ceux de son pays et de sa race n’avaient jamais été en lui.Il appartenait à cette génération transitoire qui réagissait contrela violence des grands mouvements : c’était un penseur,peut-être un poète ; ce n’était ni un chouan, ni unrépublicain, ni un bonapartiste.

Au point de vue politique, la réunion quiavait lieu derrière ces muettes murailles n’avait pour lui aucuneespèce d’intérêt. La passion ici lui manquait ; il n’en étaitni à discuter ni surtout à reconnaître ce devoir qui naît pourchacun à l’heure même où une conspiration montre le bout de sonoreille, devoir controversé, mais que l’opinion du plus grandnombre caractériserait certainement ainsi : faire ou ne pasfaire.

Combattre pour ou aller contre.

La neutralité porte honte.

René, pourtant, restait neutre, non point pardéfaut de courage, mais parce que, à certaines époques et aprèscertaines secousses, le patriotisme ne sait pas à quoi seprendre.

Les partis ont intérêt à être sévères et ànier ces subtiles évidences ; mais l’histoire parle plus hautque l’intolérance des raisonneurs et confesse de temps à autrequ’il y a lieu de se demander, parmi la cohue des égoïsmesébriolant : Où donc est la patrie !

René restait là et ne s’interrogeait même passur la question de savoir quel usage il ferait d’une découverteéventuelle ! Le souvenir de la machine infernale lui traversal’esprit et le laissa dans sa somnolence morale.

Cela ne lui importait point. Il semblait qu’ilfût dans un monde à part, tout plein de romanesques et puérilespréoccupations.

On lui avait jeté un sort.

Il songeait à elle, à elle seulement. Elleétait là. Qu’y faisait-elle ?

II était là pour elle. Il restait là pour lavoir sortir comme il l’avait vue entrer, et pour la suivre denouveau, n’importe où.

Chose lugubre, la pensée d’Angèle lui venait àchaque instant et il la chassait brutalement comme on secoue latyrannie de ces refrains qui s’obstinent.

La pensée d’Angèle, chassée, revenait douce,patiente : de pauvres beaux yeux souriants, mais mouillés delarmes.

Et comment dire cela ? René la repoussaitcomme il eût fait d’un être vivant, lui disant avec colère :Ne sais-tu pas que je t’aime ?

Il l’aimait. Peut-être ne l’avait-il jamaismieux aimée. Les rêves éveillés de cette nuit malade la luimontraient adorablement belle et suave.

Avez-vous connu de ces malheureux, de cesdamnés qui délaissent furtivement la maison où dorment les enfantschéris et la femme bien-aimée pour aller je ne sais où, au jeu, àl’absinthe, au vertige, à la mort lente et ignominieuse ?

Ils sont nombreux, ces fous. Ils sontinnombrables.

On dirait que leur mal endémique appartientétroitement à la nature humaine.

Ils sont du peuple, et pour eux de terriblesspéculateurs ont bâti récemment ces palais presque somptueux où lebillard au rabais et l’alcool vendu an plus juste prix appellent lepauvre. – Et quand le pauvre, laissant ce rêve de lumière etd’ivresse, rentre dans son taudis sombre où sa famille demande dupain, le drame hurle si épouvantablement que la plume s’arrête etn’ose plus…

Ils sont de la bourgeoisie, qui a d’autresentraînements. Chaque caste, en effet, semble avoir son mirageparticulier, sa démence spéciale. Ils laissent chez eux une fraîcheet blanche femme, instruite, spirituelle, bonne et jeune, ilsfranchissent la porte de derrière d’un bas théâtre, et les voilàaux genoux d’une créature vieille, laide, ignorante, grossière etstupide. Là-bas ils sont aimés, ici on se moque d’eux. Et ilsjettent à pleines mains l’avenir de leurs enfants dans le giron decette Armide, qui garde à ses vêtements parfumés l’odeur de pipeempruntée à l’autre amant : l’amant de cœur, celui-là :vilain, sale et qui bat ferme !

Un vainqueur ! Un héros ! Unebrute !

Ils sont de l’art ou des écoles. Ceux-là n’ontpas de famille. C’est leur vie même qu’ils désertent, leur noble etvirile jeunesse pour aller, vous savez où, boire l’idiotismeverdâtre que Circé, à deux sous, verse dans tous les coins deParis, à cheval sur l’extrême sommet de la civilisation.

Ils sont de la magistrature et del’armée : deux grandes institutions dont on ne peut parlersans ébranler quelque chose ou quelqu’un : silence !

Ils sont de la noblesse ou de la richesse, cesaristocraties rivales aujourd’hui, qui se fout concurrence dans lemal comme dans le bien. Ils démolissent, avec une fureur sauvage,tout ce qu’ils ont intérêt à sauvegarder.

Parfois leurs orgies contre nature épouvantenttout à coup la ville, qui se regarde avec effroi pour voir si ellen’aurait point nom par hasard, depuis hier, Sodome ou Gomorrhe…

D’autres fois l’auditoire livide d’une courd’assises écoute, en retenant son souffle, ce calculterrifiant : combien il faut de coups de hache pour tuer uneduchesse !

D’autres fois encore… Mais à quoi bonpoursuivre ?

Et quand même nous irions plus haut que lesducs, croyez-nous, il n’y aurait pas outrage : la tristesseprofonde n’insulte pas.

Et la folie humaine, poussée à ce degré,inspire plus de douleur que de colère.

René subissait ce navrant délire qui fut detout temps notre lot. Le bonhomme La Fontaine l’a dit en souriant,montrant ce chien malavisé qui lâche sa proie pour l’ombre.

Et, certes, le chien de La Fontaine avaitencore bien plus d’esprit que nous, car l’ombre ressemble à laproie, – et nous, combien souvent abandonnons-nous la plus belledes proies pour une ombre hideuse !

Comment ne pas croire à cet axiome desnaïfs ? On jette des sorts, allez, c’est certain : aupeuple, aux bourgeois, aux artistes, aux écoles, aux magistrats,aux généraux, aux ducs, aux millionnaires et au reste.

René avait un sort, il allait ainsi à cettefemme aveuglément, fatalement.

Il fut longtemps, car son intelligence étaitfrappée, à joindre ensemble ces deux idées : la femme et laconspiration.

Quand ces deux idées se marièrent en lui, unejoie extravagante lui fit bondir le cœur.

– Elle conspire ! Se dit-il. Jeconspirerai.

Contre qui ? Pour qui ? La questionn’est jamais là. Il ne faut point juger les fous à l’aide de la loiqui régit les sages.

Incontinent le cerveau engourdi de René se mità travailler, Il chercha ; c’était un lien providentiel.

Pendant qu’il cherchait, une autre hypothèses’offrit et le troubla.

Ce ne sont pas seulement les conspirateurs quise cachent, les malfaiteurs ont naturellement aussi cesmystérieuses allures.

René eut le frisson, mais il ne s’arrêta pointpour cela.

Il en fut quitte pour prononcer le mot desamoureux et des fous :

– C’est impossible !

Et il continua sa tâche mentale.

Six coups retentirent, frappés ainsi :trois, deux, un. À la question latine cette réponse qu’il savaitdéjà par cœur fut faite :

« Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, je suis un Frère de la Vertu. »

Voilà quel fut le raisonnement deRené :

Avec cela on pouvait s’introduire dans lamaison.

Une fois dans la maison, peut-être y avait-ild’autres épreuves.

Mais le hasard, qui avait servi René siétrangement jusque-là, devait le servir encore.

– Je la verrai, se disait-il.

Et ce seul mot mettait des frémissements danstout son être.

Le temps avait passé cependant. Un grand nuagenoir venait de Paris, argentant déjà ses franges déchiquetées auxapproches de la lune.

Depuis quelques minutes le silence immobile decette nuit semblait s’animer vaguement.

Ce chant souterrain qui avait lancé un instantRené dans le pays des illusions ne s’était point renouvelé. Rien nevenait de la maison, toujours morne et sombre, mais un ensemble debruits presque imperceptibles montait de la plaine.

Ainsi doit être affectée l’ouïe de l’hommed’Europe, ignorant les secrets de la prairie, quand les sauvagespeaux-rouges rampent, par la nuit noire, sur le sentier de laguerre.

Le bruit était né derrière la maison, puis ils’était divisé, éparpillé en quelque sorte, tournant autour desbâtiments et se perdant au lointain, pour se rapprocher ensuite,mais dans une direction autre.

Un instant vint où il sembla partir del’enclos même on végétaient fraternellement les framboisiers, lescassis, les groseilliers et les petits cerisiers deMontmorency.

On ne peut dire que René fît beaucoupd’attention à ces bruits. Il les percevait néanmoins, car il avaitpassé son enfance en Bretagne, et il était chasseur.

Il y eut un moment où il rêva ces grandeschâtaigneraies qui sont entre Vannes et Auray. Il s’y voyait àl’affût et il entendait les braconniers se glisser vers lui sousbois.

Mais sa pensée revenait toujours à elle. Ilavait un sort.

Quand le grand nuage aux bords argentés morditla lune, les clochers de Saint Bernard, de Sainte Marguerite, desQuinze-Vingts et de Saint-Antoine envoyèrent la première heure dela nuit.

René en était à se dire :« Allons ! Il est temps, » lorsque l’obscurité soudainequi couvrit le paysage l’éveilla vaguement.

Un animal – ou un homme – était évidemment àquelques pas de lui dans le fourré. Le gros gibier est rare dansles marais du faubourg Saint-Antoine. René, cédant à l’obsessionqui le tyrannisait et ne voulant point croire au témoignage de sessens, allait marcher vers la maison, lorsque ces mots, prononcésd’une voix très basse, arrivèrent jusqu’à son oreille.

Je ne le vois plus ; où doncest-il ?

Par le fait, dans la nuit plus noire, Renédisparaissait complètement an milieu du buisson où il s’étaitaccroupi.

Il ne s’agissait plus de rêves. René recouvraaussitôt tout son sang-froid. Il n’avait pas d’armes. Il demeuraimmobile et attendit.

Les bruissements avaient cessé depuis quelquessecondes, lorsqu’un cri de détresse, long et déchirant, retentit àsa gauche dans les groseilliers. René, pris à l’improviste, n’eutpas l’idée que ce pût être une ruse et se leva tout droit pours’élancer au secours.

Il y eut un ricanement multiple dans lesténèbres, et un coup violent, assené sur la tête du jeune Breton,par derrière, le rejeta, étourdi, dans le buisson qu’il venait dequitter.

Pendant une seconde ou deux, au milieu d’ungrand mouvement qui l’entourait, des figures inconnues dansèrentau-devant de son regard ébloui. Un flambeau se mit à courir, venantde la maison, dont la porte ouverte montrait de sombres lueurs.

Aux rayons apportés par ce flambeau, René vitune grande silhouette toute noire : un nègre de taillecolossale, dont les yeux blancs luisaient.

Nous parlons au positif, parce qu’il seraitmonotone et impossible de raconter en gardant toujours la formedubitative, mais il est certain que René doutait profondément dutémoignage de ses sens.

Tout cela était désormais pour lui uninvraisemblable cauchemar.

Chacun sait bien ce qui peut être vu dans lecourt espace de deux secondes, quand l’œil troublé miroite etaperçoit tous les objets sous une forme fantastique. Il y avait cenègre auquel on ne pouvait pas croire, un nègre à prunellesroulantes et à poignard affilé comme on en met à la porte dessalons de cire. Il y avait un homme maigre et pâle, plus maigre etplus pâle qu’un cadavre ; il semblait tout jeune et avait lescheveux blancs ; il y avait un Turc, aux cheveux rasés sousson turban, et d’autres encore dont les physionomies et lescostumes apparaissaient bizarres au point d’aller en dehors de lavraisemblance.

Rien de tout cela ne devait être réel, à moinsque notre Breton ne fût tombé au milieu d’une mascarade.

Et le carnaval était fini.

Ces chocs violents qui, selon la locutionpopulaire, allument « trente-six mille chandelles »,peuvent aussi évoquer d’autres fantasmagories.

Cependant non seulement René voyait, mais ilentendait aussi, et ce qu’il entendait se rapportaitmerveilleusement à l’étrange mise en scène de son rêve.

Tous ces déguisements divers parlaient deslangues différentes.

Bien que René ne connût point tous ces diverslangages, il reconnaissait ce latin prononcé à la façon hongroiseet qu’il avait remarqué déjà cette nuit, l’italien etl’allemand.

Tous ces idiomes parlaient de mort, etun : « Let us knock down the damnedrascal ! » (Assommons le maudit drôle !)prononcé avec le pur bredouillement des cockneys de Londres futcomme le résumé de l’opinion générale.

La plume ne peut courir comme les événements.Il y eut un commencement d’exécution, arrêté par une nouvellepéripétie, tout cela dans le court espace de temps que nous avonsdit.

L’Anglais parlait encore, brandissant un deces fléaux faits de baleine, de cuir et de plomb que John Bull abaptisés self-preserver et auquel René devait sans doutele lâche coup qui l’avait terrassé ; le nègre, mettant ungenou dans l’herbe, raccourcissait déjà le bras qui allait frapper,lorsqu’une voix de femme, sonore et douce, fit tressaillir le cœurde René dans sa poitrine.

Il ne vit point celle qui parlait, et pourtantil la reconnut, aux sons d’une voix qu’il n’avait jamaisentendue.

Elle disait, tout près de lui, mais cachée parla cohue d’ombres étranges qui se pressaient alentour :

– Ne lui faites pas de mal : c’estlui !

Chapitre 8LE NARCOTIQUE

À dater de cet instant, tout fut confusion etténèbres dans la cervelle de René. La blessure de sa tête rendit unélancement si violent, que le cœur lui manqua. Il crut voir unemain qui saisissait la chevelure laineuse du nègre et qui lerejetait en arrière.

En même temps un mouchoir se noua sur ses yeuxet un bâillon comprima sa bouche.

C’était un luxe de précautions.

On le prit par les jambes et par les épaulespour le placer sur une sorte de civière.

Il ne gardait qu’un sens de libre, l’ouïe, etencore la syncope qui le cherchait prêtait aux voix de mugissantessonorités et le noyait en quelque sorte dans la confusion deslangues qui l’entourait.

Une pensée presque lucide restait en lui,néanmoins, au milieu de cette prostration : elle !

Il l’avait entendue.

Elle l’avait sauvegardé.

Elle avait dit : C’est lui !

Lui ? Qui ? S’était-elletrompée ? Avait-elle menti ?

Les quelques mots prononcés par la voix defemme, si douce dans son impérieuse sonorité, furent du reste lespremiers et les derniers.

René eut beau écouter de toute son âme, ce futen vain, elle ne parla plus.

La force l’abandonnait peu à peu ; lesommet de son crâne était une horrible brûlure. Au bout de quelquespas il perdit le sentiment.

La dernière parole qu’il entendit et compritlui parut la moins croyable de toutes, ce fut le nom de GeorgesCadoudal, son oncle.

C’était une riante matinée de la fin del’hiver, le ciel était bleu comme au cœur de l’été et jouait dansles feuillées d’un bosquet en miniature, composé de plantestropicales.

Le lit sur lequel René était couché regardaitun vaste jardin, planté de grands arbres aux branches dépouillées.À droite, c’était la serre qui épandait de chauds et discretsparfums ; à gauche, une porte ouverte montrait en perspectiveles rayons d’une bibliothèque.

Le lit avait une forme antique et sescolonnettes torses supportaient un ciel carré, habillé de damas desoie, épais comme du velours.

Les murailles, revêtues de boiseries pleines,aux moulures sévères, avaient un aspect presque claustral quicontrastait singulièrement avec les décorations coquettes et toutemodernes de la serre.

René avait dormi d’un sommeil paisible etprofond, s’éveilla reposé, sa tête était lourde, un peu vide, maisil ne ressentait aucune douleur.

Voici ce que vit son premier regard, etpeut-être que sans cet aspect, explicatif comme les illustrationsque notre vie enfantillage ajoute à tout texte désormais, il eûtété bien longtemps à repêcher les vérités éparses parmi laconfusion de ses souvenirs.

Dans la serre, à travers les carreaux, ilaperçut le nègre – le nègre géant – qui fumait une paille de maïsbourrée de tabac, couché tout de son long qu’il était sous unlatanier en fleurs.

Ce nègre regardait en l’air avec béatitude levol tortueux des fumées de son cigare et semblait le plus heureuxdes moricauds.

Rien dans son affaissement paresseuxn’annonçait la férocité.

Il n’avait plus ce couteau aigu etdiaboliquement effilé qui avait été si près de faire connaissanceavec les côtes de notre jeune Breton.

Dans la chambre même et non loin de la fenêtrequi donnait sur le jardin, ce jeune homme très maigre et très pâle,qui avait les cheveux tout blancs, lisait, plongé dans une bergèreet les pieds sur un fauteuil. Il portait un costume bourgeois d’unerigoureuse élégance.

René ne vit pas autre chose au premiermoment.

Mais un autre sens, sollicité plus vivementque la vue elle même, fit retomber ses paupières fatiguées et bienfaibles encore.

Par la porte ouverte de la bibliothèque, unchant venait, accompagné par les accords d’une harpe.

La harpe était alors à la mode et toute joliefemme faisait faire son portrait dans le costume prétentieux deCorinne, les pieds sur une pédale, les mains étendues comme dixpattes d’araignée et grattant sur l’instrument théâtral parexcellence des arpèges solennels comme une phrase deMme de Staël.

La guitare vint ensuite, terrible décadencedes dernières années de l’empire et transition langoureuse à lamigraine que l’abus du piano épand sur le monde.

Des trois instruments le plus haïssable estassurément le piano, dont les Anglaises elles-mêmes ont fini parcomprendre le clapotant clavier. Il n’y aura rien après le piano,qui est l’expression la plus accomplie de la tyrannie musicale.

La guitare faisait moins de bruit.

La harpe était belle.

La voix qui venait par la porte de labibliothèque disait un chant hardi, sauvage, ponctué selon cescadences inattendues et heurtées du rythme slave. La voixaccentuait cette mélodie presque barbare avec une incroyablepassion.

La voix était sonore, étendue, pleine de cesvibrations qui étreignent l’âme. Elle mordait, s’il est permis defaire un verbe avec le participe technique usité dans la langue dudilettantisme.

Si la voix n’avait pas chanté, remuant le cœurde René jusqu’en ses fibres les plus profondes, il eût ouvert labouche déjà pour demander où il était ; mais il restait sousle charme et retenait son souffle.

Il ne savait pas où il était. Rien de ce qu’ilvoyait par les fenêtres ne lui rappelait le plat paysage quientourait la maison du chemin de la Muette. C’étaient ici de grandsarbres et au delà, de hautes murailles, tapissées de lianes.

Au moment où la voix cessait de chanter, uneporte latérale s’ouvrit, et la grande vieille femme au costumehongrois qui était sortie de la maison isolée avec un flambeau à lamain, la nuit précédente, entra, portant une tasse de chocolat surun plateau.

Le bruit de son pas fit tourner la tête aujeune homme maigre et pâle coiffé de cheveux blancs.

– Salut, domina Yanusza, dit-il avec unerailleuse affection de respect.

La vieille fit une révérence roide etdigne.

– Je ne suis pas une maîtresse, je suis uneservante, docteur Andréa Ceracchi, répondit-elle en latin.Voulez-vous me parler une fois sans rire, vous qui devriez toujourspleurer, depuis l’heure où votre frère tomba sous la main dutyran ?

L’Italien eut un spasme qui contracta sestraits, et ses lèvres minces se froncèrent.

– Le rire est parfois plus amer que leslarmes, bonne femme Paraxin, murmura-t-il, employant pour luirépondre le latin tudesque qui leur servait à s’entrecomprendre.

– Docteur, dit-elle avec une emphase étrange,moi, je ne ris ni ne pleure : je hais. On dit que le généralBonaparte va se faire acclamer empereur. Si vous laissez aller, ilne sera plus temps.

– Je veille ! Prononça lentement celuiqu’elle avait nommé Andréa Geracchi.

René se souvint de ce nom, qui appartenait àl’un des deux Romains impliqués dans le complot dit des Horaces, lecompagnon de Diana et d’Aréna, à l’homme jeune et beau dont la finstoïque avait tenu huit jours durant Paris et le monde onémoi : au sculpteur Joseph Ceracchi.

Yanuza secoua sa tête grise etgrommela :

– Mieux vaudrait agir que veiller, seigneurdocteur.

Puis elle reprit, de son pas dur et ferme, lechemin de la porte, sans même jeter un regard au lit où René gisaitimmobile.

Quand Yanuza fut partie, le docteur italienresta un instant immobile et pensif, puis il trempa une mouillettede pain dans la tasse de chocolat, qu’il repoussa aussitôt loin delui.

– Tout a goût de sang ici ! Prononça-t-ild’une voix sourde.

Depuis quelques minutes les paupières de Renés’appesantissaient de nouveau et un sommeil irrésistible lecherchait.

Ces dernières paroles de l’Italien arrivèrentà son oreille, mais glissèrent sur son entendement.

Soudain un grand bruit se fit à l’intérieur dela maison. Ce n’était ni dans la serre ni du côté de labibliothèque. René crut entendre un cri semblable à celui quil’avait fait retourner en sursaut, la nuit précédente, quand ilétait caché dans les framboisiers devant la maison isolée.

Il essaya de combattre le sommeil, mais toutson être l’engourdissait de plus en plus, et il lui parut que lenègre qui s’était levé sur son séant dans la serre le regardaitfixement.

C’était des yeux blancs du nègre que lesommeil venait.

Il arrivait comme un flux presque visible, cetétrange sommeil. René le sentait qui montait le long de ses veineset il éprouvait la sensation d’un homme qu’on eût lentementsubmergé dans un bain de vapeur d’opium.

Il gardait pourtant l’usage de ses yeux et deses oreilles, mais pour voir, pour entendre des choses impossibleset celles que les rêveurs de l’opium trouvent dans leurivresse.

Deux hommes entrèrent dans la serre par uneporte qui communiquait avec l’intérieur de la maison. Ils portaientun fardeau de forme longue qui donna à René l’idée d’un cadavreenveloppé dans un drap !

Le nègre se mit à sourire et montra la rangéede ses dents éblouissantes.

En même temps une vision, une délicieuse etrayonnante, vision, illumina la chambre, une femme au sourireadorable, que ses cheveux blonds, légers et brillantés de refletscélestes couronnaient comme une auréole, bondit par la porte de labibliothèque.

– Le comte Wenzel vient de repartir pourl’Allemagne dit-elle.

René reconnut cette voix qui lui serrait sivoluptueusement le cœur. Le sommeil l’enchaînait de plus en plus.Les efforts impuissants qu’il faisait le fatiguaient jusqu’àl’angoisse et pensait :

– Tout ceci est un cauchemar.

Ce nom du comte Wenzel le frappa. Il avaitentendu parler de lui au père adoptif d’Angèle et savait que lecomte Wenzel était un jeune gentilhomme allemand sur le point decontracter mariage à Paris.

Cela ramena sa pensée vers son propre mariageà lui, ce mariage désiré si passionnément, naguère attendu avectant d’impatience et qui maintenant lui faisait peur.

Ce mariage qui était pourtant désormaisl’accomplissement d’un devoir sacré.

Et il s’étonnait de concevoir en un pareilmoment des idées si nettes, de suivre des raisonnements sidroits.

Il s’étonnait aussi du sens particulier queson intelligence attachait à ces paroles, en apparence les plussimples du monde : « Le comte Wenzel vient de repartirpour l’Allemagne. »

Il y avait là pour lui je ne sais quelleindéfinissable menace.

Derrière l’harmonie de cette voix quelquechose raillait froidement, impitoyablement.

Il songea :

– Je me souviendrai de tout ceci et jedemanderai conseil au père d’Angèle.

Mais le nom de la pauvre enfant le blessacomme le couteau qu’on retournerait dans la plaie.

La blonde ravissante, au sourire étincelantcomme la gaieté des enfants, s’était assise auprès de l’Italien etfaisait bouffer les plis de sa robe légère. Il y avait en toute sapersonne d’inexplicables clartés. Sa robe brillait quand elle ensecouait les plis gracieux, de même que ses cheveux scintillaient àchaque mouvement de sa tête souriante.

Elle tournait le dos à la serre où René voyaittoujours ce long paquet que les deux hommes avaient déposé auxpieds du nègre.

Le nègre achevait paisiblement son cigare.

– Mon frère n’est pas encore vengé, prononçal’Italien tout bas, et je n’ai bientôt plus de courage.

– Dans quelques jours, murmura la blonde, toutsera fini, je vous le promets.

Ses yeux, en ce moment, se tournèrent du côtédu lit et René se dit :

– Celle-ci est le mal. Ce n’est pasELLE !

– Dort-il ? demanda-t-elle à voix basseavec une sorte d’inquiétude.

– Il n’a jamais cessé de dormir, répliqual’Italien, Le narcotique était ù cluse convenable… Que voulez-vousfaire de lui ?

– Notre salut et ta vengeance, répondit lajeune femme.

Les yeux de l’italien brillèrent d’un feusombre.

– Comtesse, prononça-t-il lentement, j’avaisvingt-deux ans quand mon frère est mort. Le lendemain de ce jour-làj’avais les cheveux blancs comme un vieillard… Je voulus me tuer,un homme me sauva et me raconta que lui aussi avait changé, en unenuit d’angoisse, une forêt de boucles noires contre une chevelureblanche… Cet homme-là m’avait conseillé de passer la mer etd’oublier. Vous avez murmuré le mot vengeance à mon oreille :j’attends.

La jeune femme sembla grandir, et sa beautétransfigurée exprima une indomptable énergie.

– D’autres attendent comme toi, répondit-elle,Andréa Ceracchi. Tout ce que j’ai promis, je le tiendrai. J’airassemblé autour de moi ceux dont cet homme a brisé le cœur ;et n’ai-je pas assez travaillé déjà pour notre causecommune ?

Elle fut interrompue par un bruit sourd qui sefit dans la serre et qui lui donna un tressaillement par tout lecorps. Ceracchi ne pouvait pas devenir plus pâle, mais ses traitss’altérèrent et il ferma les yeux.

René, dont le regard se porta malgré lui versla serre, vit le nègre debout auprès d’un trou carré qui s’ouvraitparmi caisses de fleurs. Il souriait un sourire sinistre. Le paquetlong avait disparu.

– Tu veux venger ton frère, reprit la jeunefemme d’une voix altérée : Taïeh veut venger son maître (sondoigt désignait par-dessus son épaule le nègre, occupé à refermerune large trappe sur laquelle il fit glisser une caisse de Yucca).Toussaint Louverture est mort comme Ceracchi, mort plus durement,dans le supplice de la captivité. Taïeh ne demande pas compte duprix qui payera sa vengeance… Osman est venu du Caire avec unpoignard empoisonné, caché dans son turban… Mais ce n’est pas unvulgaire poignard qui tuera cet homme… Il faut du sang et del’or : des flots d’or et de sang ; il faut cent brasobéissant à une seule volonté, il faut une volonté une mission, unedestinée… le sang coule, haussant de jour en jour le niveau del’or. Les Frères de la Vertu sont prêts, et me voici, moi que ledestin a choisie… Andréa Ceracchi sera-t-il le premier à perdreconfiance ? Me suis-je arrêtée ? Ai-je reculé ?…

Elle s’interrompit, parce que l’Italien luibaisait les mains à genoux.

Elle était belle si merveilleusement que sonfront épandait des lueurs.

– J’ai foi en vous ! Prononça l’Italienavec une dévotion mystique.

La main étendue de la jeune femme désignaRené.

Celui-ci nous fournira l’arme suprême,murmura-t-elle.

À la porte de la bibliothèque, une têtebasanée et coiffée du turban égyptien se montra.

– Qu’est-ce ? demanda le docteur.

– M. le baron de Ramberg, répondit-on,demande à voir la comtesse Marcian Gregory.

Le soir de ce même jour, René de Kervoz étaitrentré dans sa chambre d’étudiant, faible, mais ne se ressentantpresque plus de sa blessure.

Il gardait comme un vague et maladif souvenirde certain rêve qui avait occupé toute une nuit de fièvre terrible,puis une journée où le cauchemar avait pris les proportions del’impossible.

Plus il faisait d’efforts pour éclaircir laconfusion de sa mémoire, plus le rêve emmêlait ses absurdespéripéties, lui montrant à la fois le vivant cadavre d’un jeunehomme coiffée de cheveux blancs, un nègre couché dans des fleurs,une femme belle à la folie et souriant dans l’or liquide d’unechevelure de fée, – une trappe ouverte, – un corps humain empaquetédans un drap.

Puis la mégère qui parlait le latin, puis leTurc qui avait annoncé le baron de Ramberg, puis encore cette femmeà la voix pénétrante qui avait dit : « Le comte Wenzelviens de repartir pour l’Allemagne ! »

Il y avait des souvenirs plus récents et plusprécis, auxquels on pouvait croire, quoiqu’ils fussent bienromanesques encore.

Vers la tombée du jour, René avait vu tout acoup, au chevet de son lit, dans cette vaste chambre où tous lesobjets disparaissaient déjà, baignés dans l’obscurité, une femmequi semblait veiller sur son sommeil.

Une femme au visage calme et doux : frontde madone qui baignait les ondes magnifiques d’une chevelure plusnoir que le jais.

Cette femme ressemblait à la vision – àl’étrange éblouissement qui avait passé dans le rêve, à lavoluptueuse péri dont la tête mutine secouait naguère sa blondecoiffure de rayons.

Mais ce n’était pas la même femme, oh !Certes ! René le sentait aux battements profonds de son cœur.Celle-ci était ELLE : l’inconnue deSaint-Germain-l’Auxerrois.

Quand René s’éveilla, elle mit un doigt sur sabelle bouche et lui dit :

– On nous écoute, je ne suis pas la maîtresseici…

– C’est donc l’autre qui est lamaîtresse ? Interrompit René.

Elle sourit, son sourire était unenchantement.

– Oui, murmura-t-elle, c’est l’autre. Neparlez pas. Vous avez eu tort de me suivre. Il ne faut jamaisessayer de pénétrer certains secrets. Je vous ai sauvé deux fois,vous êtes guéri, soyez prudent.

Et avant que René pût reprendre la parole,elle lui ferma la bouche d’un geste caressant.

– Vous allez vous lever, poursuivit-elle, etvous habiller. Il est temps de partir.

Elle glissa un regard vers la porte de labibliothèque qui restait entr’ouverte et ajouta, d’un ton si basque René eut peine à saisir le sens de ses paroles :

– Vous me reverrez. Ce sera bientôt, et dansun lieu où il me sera permis de vous entendre. En attendant, jevous le répète, soyez prudent. N’essayez pas de questionner celuiqui va venir, et soumettez-vous à tout ce qui sera exigé devous.

La main de René éprouva une furtive pressionet il se retrouva seul.

L’instant d’après, un homme entra portant deuxflambeaux : René reconnut ses habits sur un siège auprès deson lit.

Il s’habilla avec l’aide du nouveau venu, quine prononça pas un seul mot. Il ressentait une grande faiblesse,mais il ne souffrait point. Sa toilette achevée, le silencieuxvalet de chambre lui tendit un mouchoir de soie roulé en forme decravate et lui fit comprendre d’un geste qu’il fallait placer cebandeau sur ses yeux.

– Pourquoi cette précaution ? demandaRené, désobéissant pour la première fois aux ordres de saprotectrice.

– I cannot speak french sir, réponditl’homme au mouchoir de soie avec un accent guttural qui raviva toutà coup les souvenirs de René.

Ce brave, qui ne savait pas le français,s’était déjà occupé de lui. C’était bien la voix de gosier quiavait donné aux Frères de la Vertu ce conseil anglais :« Assommons le maudit coquin ! »

René se laissa néanmoins mettre lebandeau.

L’instant d’après, il montait dans une voiturequi prit aussitôt le trot. Au bout de dix minutes, la voitures’arrêta.

– Dois-je descendre ? demanda René.

Personne ne lui répondit. Il ôta son bandeauet vit avec étonnement qu’il était seul. Le cocher ouvrit laportière, disant :

– Bourgeois, je vous ai mené bon train de larue du Dragon jusqu’au Châtelet. La course est payée. Y a-t-il unpourboire ?

Chapitre 9ENTRE DEUX AMOURS

Par hasard, le lendemain de cette soirée oùRené de Kervoz avait accompagné Angèle au salut deSaint-Germain-l’Auxerrois, il devait faire un petit voyage. Sonabsence ne fut point remarquée par ceux qui l’aimaient.

Nous saurons plus tard exactement quelle étaitsa position vis-à-vis de la famille de sa fiancée. C’étaient desgens de condition humble, mais de grand cœur, et qui avaient agi defaçon à mériter sa reconnaissance.

Une fois rentré dans sa solitude, René essayade lutter peut-être contre cet élément nouveau qui menaçait deconquérir sa vie. Sa vie était promise à un devoir doux etcharmant. Il n’y avait pas place en elle pour les aventures.

Il fallait que le roman dont le premierchapitre l’avait entraîné si loin fût déchiré violemment à cetteheure où une ombre de raison lui restait, ou qu’il devint sonexistence même.

Ce fut ainsi. René ne fut pas vainqueur dansla lutte. L’image d’Angèle resta ineffaçable au plus profond de soncœur, mais il en détourna ses regards affolés par un mirage.

Il était trop tendrement chéri pour que lemalaise de son esprit et de son cœur ne fût point remarqué par ceuxqui l’entouraient. Son caractère altéré, ses habitudes changéesexcitèrent des défiances, éveillèrent des inquiétudes. René le vit,il en souffrit, mais il glissait déjà sur la pente où nul ne sutjamais s’arrêter.

Le sort, du reste, puisqu’il estconvenu qu’il avait un sort, ne lui laissait ni repos ni trêve. Lafascination commencée ne s’arrêtait point. Le roman continuait,nouant aux pages de son prologue toute une chaîne de mystérieuseset friandes péripéties.

Dans une indisposition qu’il avait eue, Renés’était fait saigner naguère par un apprenti docteur, ami de sonbeau-père, un drôle de petit homme, qui s’appelait Germain Patou etqui parlait de la Faculté Dieu sait comme ! Ce Germain Patouavait découvert un pathologiste allemand, du nom de SamuelHahnemann, qui remplaçait les volumineux poisons du Codex par unepoudre de perlimpinpin, laquelle, au dire de Patou produisait desmiracles.

Le petit homme passait volontiers pour fou,mais, quoiqu’il ne fût point encore docteur, il guérissait à tortet à travers tous ceux qui lui tombaient sous la main.

Le surlendemain de la bagarre nocturne où Renéavait reçu ce coup sur le crâne, Patou vint le voir par hasard etRené lui montra sa blessure, disant qu’il était tombé à la renverseen glissant sur le pavé.

La blessure portait encore le petit appareilposé pendant que René dormait dans la maison mystérieuse.

Patou n’eut pas plutôt aperçu la plaie qu’ils’écria :

– Il y avait là de quoi tuer un bœuf.

Il approcha vivement ses narines del’appareil.

– Arnica montana ! Prononça-t-ildévotement : le vulnéraire du maître !… Mon camarade,vous avez été pansé par un vrai croyant : voulez-vous medonner son adresse ?

Dans son embarras, René raconta ce qu’ilvoulut ou ce qu’il put.

Pendant cela, Patou dépliait l’appareil.

C’était un mouchoir de batiste très fine, aucoin duquel un écusson brodé se timbrait d’une couronnecomtale.

– Tiens ! Tiens ! fit Patou, avezvous lu dans les gazettes l’histoire du tombeau de Szandor trouvédans une île de la Save, au-dessus de Semlin ? C’est trèscurieux. Moi j’aime les vampires, et j’y crois dur comme fer. Lamode y est, du reste : Il n’est question que de vampires. Lesjournaux, les livres, les gens parlent de vampires toute lajournée. Je connais un homme qui fait aller les bateaux sans voilesni rames, avec de la vapeur d’eau bouillante ; il a nom lecitoyen de Joufroy ; il est marquis et fou comme SamuelHahnemann ; il fait un mélodrame intitulé : laVampire. Le théâtre Saint-Martin en croulera ! Moi, jedonnerais la perruque du professeur Loysel pour voir la vampire quimange en ce moment la moitié de Paris… Revenons à notreaffaire : dans le tombeau de Szandor, il y avait un vampirequi sortait la nuit, traversait la Save à la nage et désolait lacontrée jusqu’à Belgrade. Ce vampire était comte, comme le prouvel’inscription du tombeau ; il avait été enterré en 1646… Etvoilà le drôle : le comte de Szandor avait la même deviselatine que le citoyen comte de 1804, ou la citoyenne comtesse quivous a prêté son mouchoir pour bander votre blessure.

Ce disant, Patou étala sur la table noire labatiste où les lettres brodées ressortirent en blanc.

La devise qui courait autour de l’écussonétait ainsi : In vita mors, in morte vita !

– Vraie devise de Vampire ! s’écriaPatou. « Dans la vie la mort, dans la mort lavie !… » Pour vous finir l’histoire du comte Szandor,après cent cinquante huit ans de séjour dans sa tombe, cegentilhomme avait encore de très beaux cheveux noirs, des yeux enamande et des lèvres rouges comme du corail. Il lui manquaitnéanmoins une dent. On lui a planté une barre de fer rouge dans lecœur, méthode chirurgicale qui parait adoptée généralement pourtraiter le vampirisme… À leur place, moi, j’aurais causé un peuavec ce gaillard-là, pour savoir ce qu’il avait dans l’idée ;je l’aurais examiné de pied en cap ; je l’aurais soigné,parbleu, par la méthode de Hahnemann, et il aurait pu, une foisguéri, nous raconter la guerre de Trente ans, de première main,sauf les deux dernières années…

Quand Patou fut parti, René prit le mouchoirbrodé et l’approcha de ses lèvres.

Le lendemain, il reçut une lettre dontl’écriture inconnue lui fit battre le cœur.

Le large cachet de cire noire portait le mêmeécusson que le mouchoir brodé et la même devise aussi : Invita mors, in morte vita.

Un malaise courut dans les veines de René,puis il sourit orgueilleusement, pensant :

– Ces superstitions ne sont plus de notretemps.

La lettre disait :

« On souhaiterait savoir des nouvellesd’une blessure qui a donné le sommeil au blessé, mais à une autrel’insomnie. »

« Ce soir, à six heures, on priera pourle blessé au calvaire de Saint-Roch. »

Point de signature.

La lettre avait été remise par un étrangemessager : un nègre, portant le costume des musiciens de lagarde consulaire.

La journée sembla longue à René, – et, pour lapremière fois, ceux qui l’aimaient s’aperçurent de son trouble.

Dès cinq heures il était au perron deSaint-Roch. Il attendit en vain jusqu’à six heures la voiture qu’ilespérât reconnaître.

Six heures sonnant et, de guerre lasse, iltraversa l’église pour gagner le Calvaire qui est derrière lachapelle de la Vierge.

Là il y avait une femme agenouillée devant lemystique rocher.

René s’approcha. Un imperceptible mouvement sefit sous le voile baissé de la femme, qui ne se retourna pas.

Dans ce demi-jour, dévot et moite comme leclair obscur savamment distribué par le grand art des peintres depiété cette femme, dont la toilette sévère et sombre laissaitdonner des formes exquises, faisait bien. Elle entrait dans letableau.

Sa prière semblait profonde et sansdistraction.

– Répondez-moi, mais tout bas, dit-elle d’unevoix douce et soutenue. Nous ne sommes pas seuls…

René regarda autour de lui. Il n’y avaitpersonne dans la chapelle ; personne, au moins, que l’on pûtvoir.

– Êtes-vous mieux ? lui fut-ildemandé.

– Ma souffrance est au cœur, répondit-il commemalgré lui.

Il y eut encore un silence.

La femme voilée semblait écouter des bruitsqui ne parvenaient pas jusqu’à l’oreille de René.

– Peut-on avoir deux amours ?Murmura-t-elle enfin d’une voix qui tremblait.

En même temps elle releva son voile et Renévit la douce flamme de ce regard qui était désormais son âme.

– Oh ! dit-il, je n’aime que vous.

Elle tressaillit et se leva, faisant un largesigne de croix avant de quitter sa place.

– Ne me suivez pas, ordonna-t-elleprécipitamment.

Et elle s’éloigna d’un pas rapide.

René, immobile, entendit bientôt un pasd’homme, lourd et ferme, se joindre au léger bruit que faisait sonpied de fée en frôlant les dalles de la chapelle.

Quand il tourna enfin la tête, il ne vit plusrien. L’enchanteresse et son cavalier avaient franchi la porte duCalvaire.

René s’élança sur leurs traces, ivre etfou.

Il sortit par l’issue qui donne sur le passageSaint-Roch. Le passage était désert.

Ivre et fou, nous avons bien dit. Il rentrachez lui dans un état d’excitation fiévreuse.

Celle-là le prenait par le cerveau, centred’action bien autrement puissant que cet organe aux aspirationsvaguement chevaleresques que nous appelons le cœur.

Depuis que le monde est monde, le cœur futtoujours vaincu par le cerveau.

Pour un temps, du moins, et quand la fièvrechaude est calmée, quand vient l’heure du repentir qui expie, unevoix s’élève, prononçant ce mot impitoyable et inutile, car iln’empêcha jamais aucun crime et jamais il ne prévint aucunmalheur :

– Il est trop tard !

La vie humaine est là.

Avant de rentrer chez lui, René dut frapper àla porte du père adoptif d’Angèle.

Il y a des convenances, et ces braves gens nelui avaient jamais fait que du bien.

Là, c’était le calme bon et noble, la saintesérénité des familles.

La vieille mère berçait un enfant, car René deKervoz était bien autrement engagé que le commun des fiancés ;le père à cheveux blancs lisait, la jeune fille brodait, pensive ettriste.

Mais vîtes-vous jamais le changement féeriqueque produit sur le paysage désolé le premier rayon de soleil auprintemps ?

René était ici le soleil ; l’entrée deRené fut comme une contagion de sourires.

La mère lui tendit la main, le père jeta sonlivre, la jeune fille, heureuse, se leva et vint à lui les deuxbras ouverts.

René paya de son mieux cet accueil, toujoursle même, et dont la chère monotonie était naguère sa meilleurejoie. Le plus cruel supplice pour l’homme qui se noie, est, dit-on,la vue du rivage. Ici était le rivage, et René se noyait.

L’aïeule lui mit l’enfant endormi dans lesbras. René le baisa avec un serrement de cœur et n’osa pointregarder la jeune mère, – non pas qu’il eût à un degré quelconquela pensée lâche d’abandonner ces pauvres créatures. Nous l’avonsdit, René était l’honneur même ; mais la conscience des tortsqu’il avait envers eux déjà le navrait. Il sentait bien qu’il lesentraînait avec lui sur la pente d’un irréparable malheur.

Et il n’avait ni le pouvoir de s’arrêter ni lavolonté peut-être.

Il n’y avait encore rien eu dans lamaison ; nous savons, en effet, que l’absence nocturne de Renéavait passé inaperçue. L’inquiétude n’était pas née encore chez cesbonnes âmes. Elle naquit justement ce soir-là.

Quand René se fut retiré à l’heure ordinaire,la mère alla se coucher, maussade et triste pour la première foisdepuis bien longtemps ; le patron gagna silencieusement saretraite, et Angèle resta seule auprès du petit qu’elle baisa enpleurant.

Le malheur venait d’entrer dans cette pauvremaison tranquille.

Désormais les moindres symptômes devaient êtreaperçus et passés au tamis d’une affection déjà jalouse.

Angèle resta longtemps, ce soir-là, assise àsa fenêtre en guettant de l’autre côté de la rue (car ils étaientvoisins) la lampe de René qui tardait à s’éteindre.

René pensait à elle justement, ou plutôt Renécroyait penser à elle, car c’était son image qu’il évoquait commeune sauvegarde ; mais, à travers cette image il voyait safolie : un éblouissement, une fatalité.

L’autre, celle qui n’avait pas encore de nompour lui, celle qui l’enlaçait avec une terrible science dans lesliens de la passion coupable.

Celle qui avait l’irrésistible prestige del’inconnu, l’attrait du roman, la séduction du mystère.

Les jours suivants, l’obsession continua. Ilsemblait que ce fût un parti pris de l’entourer d’un vague réseauoù l’appât, toujours tenu à distance, fuyait sa main et se montraitde nouveau pour prévenir le découragement ou la fatigue.

Il recevait des lettres, on lui assignait desrendez-vous, s’il est permis d’appeler ainsi de courtes etfugitives rencontres où la présence d’un tiers invisible empêchaitl’échange des paroles.

On l’aimait. La persistance de cesrendez-vous, qui jamais n’aboutissaient, en était une preuvemanifeste. On eût dit la gageure obstinée d’une captive qui luttecontre son geôlier.

À moins que ce ne fût une audacieuse etimpitoyable mystification.

Mais le moyen de croire à un jeu ! Dansquel but cette raillerie prolongée ? D’un côté il y avait unpauvre gentillâtre de Bretagne, un étudiant obscur ; del’autre une grande dame, – car, à cet égard, René n’avait pasl’ombre d’un doute ; son inconnue était une grande dame.

Elle avait à déjouer quelque redoutablesurveillance. Elle faisait de son mieux. Quoi de plus complet quel’esclavage d’une noble position ?

On écrivait à René : « Venez, » ilaccourait. Tantôt c’était en pleine rue : il croisait unevoiture dont les stores fermés laissaient voir une blanche main quiparlait ; tantôt c’était aux Tuileries, où le vent soulevaitle coin d’un voile tout exprès pour montrer un ardent sourire etdeux yeux qui languissaient, c’était, le plus souvent, dans leséglises ; alors on lui glissait une parole ; l’eau bénitedonnée et reçue permettait un rapide serrement de main.

Et la fièvre de René n’en allait que mieux.Son désir, sans cesse irrité, jamais satisfait, arrivait à l’étatde supplice. Il maigrissait, il pâlissait.

Angèle et ses parents souffraient par contrecoup.

Parfois la mère disait : C’est le mariagequi tarde trop, René a le mal de l’attente ; le mariage leguérira.

Mais le patron secouait sa tête blanche etAngèle souriait avec mélancolie.

Angèle sortait souvent, depuis quelquetemps.

Si vous l’eussiez rencontrée dans ces coursessolitaires, vous auriez dit : Elle va au hasard.

Mais elle avait un but. – Chaque foisqu’avaient lieu ces rencontres fugitives entre René et soninconnue, Angèle était là, quelque part, l’œil brûlant et sec, lapoitrine oppressée.

Elle cherchait à savoir.

Si elle savait quelque chose, jamais, dumoins, un seul mot n’était tombé de sa bouche. Elle était muetteavec ses parents, muette avec son fiancé.

Elle lui donnait toujours l’enfant à baiser,l’enfant qui, lui aussi, devenait maigre et pâle.

Mais quand elle restait seule avec la petitecréature, elle lui parlait longuement et à cœur ouvert, sûr qu’elleétait de n’être pas entendue.

Elle lui disait :

– L’heure du mariage est proche, mais qui denous l’entendra sonner ?

À mesure que les jours passaient, cependant,et par un singulier travail que tous les psychologistesconnaissent, René acquérait une perception rétrospective plus nettedes événements confus qui avaient empli cette fameuse nuit du 12février.

L’impression générale était lugubre et pleinede terreurs qui se continuaient jusqu’à la journée du 13, passéedans cette maison qui avait un grand jardin et une serre.

Dans la serre, René voyait de plus en plusdistinctement le trou carré, les deux hommes apportant un fardeauayant forme humaine et le noir fumant son cigare sous arbustes enfleurs.

Et il entendait la voix de femme qui disaitavec une froide moquerie :

– Le comte Wensel est reparti pourl’Allemagne !

Nous ne savons comment exprimer cela :dans la pensée de René, cette phrase avait un sens double etfunèbre.

Et ce paquet de forme oblongue, qu’on avaitjeté dans le trou, c’était le comte Wensel.

Si les choses eussent été comme autrefois, siRené de Kervoz avait passé encore ses soirées à causerdans la maison de son futur beau-père, le patron des maçons duMarché-Neuf, il aurait entendu plus d’une fois prononcer ce nom deWenzel ; il aurait pu prendre des renseignements précieux.

Car on parlait souvent du comte Wenzel chezJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Le comte Wenzel faisait partied’un trio de jeunes Allemands, anciens étudiants de l’Université deTubingen.

Il y avait Wenzel, Hamberg et Kœnig :trois amis, jeunes, riches, heureux.

Mais René ne causait plus chez les parentsd’Angèle.

Il venait là chaque jour comme on accomplit undevoir. Il souffrait, voyait souffrir les autres et se retiraitdésespéré. L’idée d’un meurtre commis était donc en lui à l’étatconfus.

Nous irons plus loin : nous dirons qu’enlui existait l’idée d’une série de meurtres. L’impression qu’ilgardait était ainsi. La trappe cachée sous les caisses de fleursavait dû servir plus d’une fois.

Et c’était là l’excuse la plus plausible qu’ilpût fournir à sa conscience pour le désir passionné qu’il avaitd’entretenir son inconnue.

Pour lui, en effet, la maison mystérieusecontenait deux femmes, la blonde et la brune : il les avaitvues de ses yeux : « la comtesse » et celle quin’avait point de titre, la femme sanglante, à qui tous les crimesincombaient naturellement, si crime il y avait, et l’angesauveur.

La veille du jour où nous avons pris le débutde notre histoire, montrant ces trois personnages échelonnés sur lequai de la Grève : René d’abord, puis Angèle qui suivait René,puis l’homme à cheveux blancs qui suivait Angèle, René avaitéprouvé comme un contre coup de l’émotion ressentie dans la maisonmystérieuse.

C’était encore à Saint-Louis-en-l’Ile, etc’était la première fois que son inconnue manquait au rendez-vousassigné.

René attendait depuis plus d’une heure,lorsque le jeune homme à figure blême, qui avait les cheveux toutblancs, sortit de la sacristie avec un prêtre que René voyait pourla première fois.

Un ecclésiastique entre deux âges, à laphysionomie honnête et grave.

La figure du jeune homme frappa René comme unchoc physique, et le nom entendu en rêve lui vint auxlèvres :

– Andréa Ceracchi !

Andréa Ceracchi passa, avec le prêtre, toutauprès de René, qui était caché par l’ombre d’un pilier etdit :

– Elle viendra demain. La chose devra êtrefaite tout de suite, parce que M. le baron de Ramberg est trèspressé de retourner en Allemagne.

Ces paroles et le ton qu’on mettait à lesprononcer étaient assurément les plus naturels du monde.

Cependant, au-devant des yeux de René, latrappe s’ouvrit, la trappe recouverte de fleurs, et il lui semblaentendre le lugubre écho de ces autres paroles : « Lecomte Wenzel est reparti pour l’Allemagne ! »

– Il faudra bien qu’elle dise la vérité ;pensa-t-il.

Et le lendemain, comme nous l’avons vu, ilrevint à l’église Saint-Louis-en-l’Ile.

Rendez-vous n’avait point été donné cettefois.

Soit que René se fût trompé réellement, soitqu’il eût affecté de se méprendre, il avait abordé une femme qui nel’attendait point, la blonde madone tant admirée par Germain Patouet qui se trouvait là pour tout autre objet.

À la suite de quelques paroles échangées, ilétait sorti par la porte latérale et avait gagné le vieux pavillonde Bretonvilliers, où on lui avait ordonné de se rendre.

Un coin du voile, à tout le moins, selevait : la blonde avait consenti à porter un message à labrune.

Pendant l’espace de temps assez long que Renéfut obligé de passer seul, dans le grand salon du pavillon, ilinterrogea plus d’une fois ses souvenirs, cherchant à savoir sicette maison était celle où il avait été rapporté évanoui – ouendormi, après la nuit du 12 février.

Sa mémoire était restée muette, quant auxmeubles et tentures, mais l’impression générale lui disait :Ce n’est pas ici. Les lieux ont non seulement une physionomie, maisencore une saveur ; René resta convaincu que la chambre où ilavait couché ne faisait point partie de cette maison.

Lila ! Il savait ce nom enfin ! Etc’était la blonde qui avait trahi le secret de la brune.

Elle avait dit, étonnée et peut-être effrayée,car il eût fallu peu de chose pour déranger la trame subtilequ’elle était en train de tisser à l’église Saint-Louis, elle avaitdit :

– Allez au pavillon de Bretonvilliers, frappezsix coups ainsi espacés : trois, deux, un, et quand la portes’ouvrira, prononcez ces mots : Salus Hungariae. Vousserez introduit, et je vous promets que ma sœur Lila viendra vousrejoindre.

Lila ! Sait-on quels torrents d’harmoniepeuvent jaillir d’un nom ?

Lila vint. René était à la fenêtre, où lapauvre Angèle le regardait d’en bas, devinant dans la nuit safigure bien-aimée. Depuis quelques secondes les yeux de Renés’étaient fixés par hasard sur une forme indécise, une forme defemme affaissée sur la borne du coin.

Certes, il ne la voyait pas dans le sens exactdu mot : l’ombre était trop épaisse ; mais le remords ades rêves comme l’espoir.

Une sueur froide baigna les tempes deRené ; le nom d’Angèle expira sur ses lèvres.

Il ne la voyait pas, pourtant, nous lerépétons, puisque, pour lui, la femme de la borne portait un petitenfant dans ses bras. Il voyait le petit enfant plus distinctementque la femme.

Mais Lila vint, et René ne vit plus rien queLila. Angèle, la vraie Angèle, car, hélas ce n’était pas unevision, tomba mourante, tandis que René oubliait tout dans unbaiser. Le premier baiser !…

Chapitre 10TÊTE-A-TÊTE

Les heures passèrent, mesurées par la clocheenrouée de Saint-Louis-en-l’Ile. Le dernier bruit de la rue fut lepassage de ces hommes qui emportèrent Angèle au cabaret de laPêche miraculeuse.

Nous retrouvons Lila et René où nous les avonslaissés, assis l’un près de l’autre sur l’ottomane du boudoir, lesmains dans les mains, les yeux dans les yeux.

Et nous disons encore une fois qu’il eût étédifficile de trouver un couple plus jeune, plus beau, plusgracieux.

Lila venait de prononcer ces mots qui avaientmis un nuage sur le front de René : « Mon nom est douxdans votre bouche. »

Ces mots nous ont servi de point de départpour raconter un long et bizarre épisode. Ils attaquaient dans lecœur de René une fibre qui restait douloureuse.

Par hasard, autrefois, un soir dont lesouvenir vivait comme un cruel remords, Angèle avait prononcé lesmêmes paroles et presque du même accent.

– Lila, dit René après un silence que la jeunefemme n’avait point interrompu, l’ignorance où je suis me pèse. Jesuis dans un état d’angoisse et de fièvre. À d’autres il faudraitexpliquer ma peine, mais vous connaissez mon histoire… l’histoirede ces vingt-quatre heures dont les souvenirs imparfaits restent enmoi comme une douloureuse énigme… vous les connaissez bien mieuxque moi-même. Je voudrais savoir.

– Vous saurez tout, répliqua la charmantecréature, dont les grands yeux eurent une expression de reproche,tout ce que je sais, du moins… Mais j’espérais qu’entre nous deuxla curiosité n’aurait pas eu tant de place.

– Ne vous méprenez pas ! s’écria Kervoz.Ma curiosité est que l’amour, un profond, un ardent amour…

Elle secoua la tête lentement, et son beausourire se teignit d’amertume.

– Peut-être ai-je mérité cela, dit-elle. Il nefaut jamais jouer avec le cœur, c’est le proverbe de mon pays. Or,j’ai joué d’abord avec votre cœur. La première fois que mon regardvous a appelé, je ne vous aimais pas…

Elle prit sa main malgré lui et la porta d’unbrusque mouvement jusqu’à ses lèvres.

– L’amour est venu, poursuivit-elle. Ne mepunissez pas ! Je suis maîtresse, mais esclave. Aimez-moibien, car je mourrais, si je ne me sentais aimée… Et surtout, ôRené, je vous en prie, ne me jugez jamais avec votre raison, moiqui ai fait le sacrifice de mon libre arbitre aune sainte cause… Neme jugez qu’avec votre âme !

Elle mit sa tête sur le sein de René, quibaisa ses cheveux.

L’ivresse le prenait de la sentir ainsipalpitante entre bras.

Il combattait, sans savoir pourquoi, la joiede cette heure tant souhaitée et appelait Angèle a son secours.

Mais elles ont, comme les fleurs, ces parfumsqui montent au cerveau, plus pénétrants et plus puissants que lesesprits du vin. Elles enivrent.

– Me connaissiez-vous donc la premièrefois ?… murmura René.

– Oui, répliqua-t elle, je vous connaissais…et j’étais là pour vous.

– À Saint-Germain-l’Auxerrois ?

– J’y étais déjà venue pour vous, et vous nem’aviez point remarquée… Je savais que vous n’étiez pas encore lemari de cette belle enfant qui vous accompagnait toujours…

La main de René pesa sur ses lèvres.

– Vous ne voulez pas que je vous parle d’elle,prononça Lila d’un ton docile et triste. Oh ! je n’aurais riendit contre elle… Vous avez des larmes dans les yeux, René… Vousl’aimez encore…

– Je donnerais la meilleure moitié de monexistence, répondit le jeune Breton, pour l’aimer toujours.

Lila le serra passionnément contre soncœur.

– Ne parlons donc jamais d’elle, en effet,poursuivit-elle d’une voix si douce qu’on eût dit un chant. Depuisque j’espère être aimée, je prie pour elle bien souvent…

Elle s’arrêta et reprit :

– Parlons de nous… J’ai été envoyée versvous.

– Envoyée ! Par qui ?

– Par ceux qui ont le droit de mecommander.

– Les Frères de la Vertu ?

Elle abaissa la tête en signed’affirmation.

– Et que voulaient-ils de moi ? demandaRené.

– Rien de vous… tout d’un autre…

Il voulut interroger encore, elle lui ferma labouche d’un rapide baiser.

– Vous n’étiez rien pour nous,continua-t-elle, vous qui êtes désormais tout pour moi… Avez-vouslu cet étrange livre où Cazotte raconte comment le démon devintamoureux d’une belle, d’une bonne âme ? Je ne suis pas undémon… Oh ! que je voudrais être un ange pour vous, René, monRené bien-aimé !… Mais il y a peut-être un démon parminous…

– La blonde ?… s’écria Kervoz malgrélui.

Lila eut un étrange sourire.

– Ma sœur ? fit elle. N’est ce pasqu’elle est bien jolie ?… Mais qu’avez-vous donc,René ?…

La main de René avait saisi la sienne presqueconvulsivement. Il était très pâle.

– Ceci est une explication que je veux avoir,prononça-t-il avec fermeté, je l’exige… Il y avait du sang,n’est-ce pas, sous ces mots en apparence si simples :« Le comte Wenzel est reparti pourl’Allemagne ! »

– Ah !… fit Lila, qui pâlit à son tour,vous ne dormiez donc pas ?

– Vous espériez que je dormais ? ditvivement René.

– Pas moi, répondit-elle d’un accentmélancolique et si persuasif que les soupçons de Kervoz sedétournèrent d’elle comme par enchantement.

Elle ajouta en fixant sur lui la candeur deses beaux yeux :

– Ne me soupçonnez jamais, je suis à vouscomme si mon cœur battait dans votre poitrine !

Puis elle répéta :

– Pas moi… moi, je ne songeais qu’à votreguérison… mais les autres… Écoutez. René, une responsabilité graveet haute pèse sur eux… J’aurais eu de la peine à vous sauver si lesautres avaient su que vous ne dormiez pas.

– Et pourquoi étiez-vous dans cette caverne,vous, Lila ? demanda René d’un ton où il y avait du mépris etde la pitié.

Elle se redressa si altière que le jeuneBreton baissa les yeux malgré lui.

– Vous ai-je offensée ?balbutia-t-il.

– Non, répliqua-t-elle avec toute sa douceurrevenue, vous ne pouvez pas m’offenser… Seulement, laissez-moi vousdire ceci, René, il est des choses dont le neveu de GeorgesCadoudal ne doit parler qu’avec réserve.

René se recula sur l’ottomane un trait delumière le frappait.

– Ah ! fit il, c’est le neveu de GeorgesCadoudal qu’on vous avait donné mission de chercher ?

– Et de trouver, acheva Lila en souriant, etd’attirer à moi par tous les moyens possibles.

– Alors pourquoi tant de mystères ?

– Parce que j’ai fait comme le pauvre démon deCazote, je me suis laissé prendre. Je n’agis plus pour eux que sivous êtes avec eux. Je vous tiens libre et en dehors de toutengagement. Je vous aime, et il n’y a plus rien en moi que cetamour.

– Je n’ai peut-être, dit René qui hésitait, niles mêmes sentiments ni les mêmes opinions que mon oncle GeorgesCadoudal.

– Cela m’importe peu, repartit Lila, j’auraivos opinions, j’aurai vos sentiments… Je sais que vous chérissezvotre oncle ; je suis sûre que vous ne le trahirez pas…

– Trahir !… l’interrompit Kervoz avecindignation.

Puis, comme elle ouvrait la bouche, ilreprit :

– Vous ne m’avez encore rien répondu parrapport au comte Wenzel.

Lila prononça très bas :

– Je voudrais ne point vous répondre à cesujet.

– J’exige la vérité ! insista Kervoz.

– Vous ordonnez, j’obéis… Les sociétéssecrètes d’Allemagne sont vieilles comme le christianisme, et leurslois rigoureuses se sont perpétuées à travers les âges… Ce sonttoujours les hommes de fer qui signifiaient à Charles de Bourgogne,entouré de cent mille soldats, la mystérieuse sentence de la cordeet du poignard… La ligue de la Vertu vient d’Allemagne. Lestraîtres y sont punis de mort.

– Et le comte Wenzel était un traître ?demanda Kervoz.

Lila répondit :

– Je ne sais pas tout.

– Votre sœur en sait-elle plus long quevous ?

– Ma sœur est rose-croix du trente-troisièmepalais, repartit Lila, non sans une certaine emphase. Elle agouverné le royaume de Bude. Il n’est rien qu’elle ne doiveconnaître.

– Et vous, Lila, qu’êtes-vous ?

Elle l’enveloppa d’un regard charmant, et, selaissant glisser à ses genoux, elle murmura :

– Moi, je suis votre esclave ! je vousaime ! Oh ! je vous aime !

L’être entier de René s’élançait vers elle.Dans ses yeux on devinait la parole d’amour qui voulait jaillir, etcependant il dit :

– Lila, que signifient ces mots :« Le baron de Ramberg va partir aussi pourl’Allemagne ? » Est-ce encore un meurtre ? Est-iltemps de le prévenir ?

Les paupières de la jeune femme se baissèrent,tandis que l’arc délicat de ses sourcils éprouvait une légèrecontraction.

– Je ne sais pas tout, répéta-t-elle. Vousêtes cruel !…

Puis elle reprit, attirant les deux mains deRené vers son cœur.

– Ne me demandez pas ce que j’ignore ; neme demandez pas ce qui regarde des étrangers, des ennemis… GeorgesCadoudal aussi va mourir, et je ne peux penser qu’à GeorgesCadoudal, qui est le frère de votre mère.

René s’était levé tout droit avant la fin dela phrase.

– Mon oncle serait-il au pouvoir du premierconsul balbutia-t-il.

– Votre oncle avait deux compagnons, réponditLila ; hier encore, il se dressait fier et menaçant devantNapoléon Bonaparte. Aujourd’hui votre oncle est seul :Pichegru et Moreau sont prisonniers.

– Que Dieu les sauve ! pensa tout hautRené. C’étaient deux glorieux hommes de guerre, et nul ne sait lesecret de leur conscience… Mais c’est peut-être le salut de mononcle Georges, car il comprendra désormais la folie de sonentreprise…

– Son entreprise n’est pas folle,l’interrompit Lila d’un ton résolu et ferme. Fût-elle plus insenséeencore que vous ne le croyez. Georges n’en confessera jamais lafolie. Ne protestez pas : a quoi bon ? Vous le connaissezet vous sentez la vérité de mon dire. Si Georges Cadoudal pouvaitfuir aussi facilement que j’élève ce doigt pour vous imposersilence, car il faut que je parle et que vous m’écoutiez, GeorgesCadoudal ne fuirait pas. Son entreprise peut être sévèrement jugéeau point de vue de l’honneur, et pourtant, ce qui le soutient,c’est le point d’honneur lui-même. Il mourra la menace à la boucheet le sang aux yeux ; comme le sanglier acculé par la meute…Mais, voulût-il fuir, entendez bien ceci, la fuite lui seraitdésormais impossible. Paris est gardé comme une geôle, et c’est enfuyant, précisément, qu’il serait pris… Le salut de votre oncle estentre les mains d’un homme…

– Nommez cet homme ! s’écria le jeuneBreton.

– Cet homme s’appelle René de Kervoz.

Celui-ci se prit à parcourir la chambre àgrands pas. Lila le suivait d’un regard souriant.

– Il faut que je vous aime bien, dit-elle,comme si la pensée eût glissé à son insu hors de ses lèvres ;il semble que chaque minute écoulée me livre à vous pluscomplètement. J’ai hâte d’en finir avec ce qui n’est pas vous. Cen’est plus pour ceux qui m’ont envoyée que je suis ici, et ce n’estplus pour Georges Cadoudal, c’est pour vous… Venez.

Son geste caressant le rappela. Il revintsoucieux. Elle lui dit :

– Voilà que vous ne m’aimez déjàplus !

Le regard brûlant de Kervoz lui répondit. Elleprit sa tête à pleines mains et colla sa bouche sur ses lèvres,murmurant :

– Quand donc allons-nous parlerd’amour ?

René tremblait, et ses yeux se noyaient. Elleétait belle ; c’était le charme vivant, la voluptéincarnée.

– Aurons-nous le temps de le sauver ?demanda-t-il.

– On veille déjà sur lui, répondit-elle, ou dumoins on traque ceux qui le poursuivent.

– Mais qui sont-ils donc, à la fin, ceshommes ?…

– Les Frères de la Vertu, répliqua la jeunefemme, dont le sourire s’éteignit et dont la voix devint grave,sont ceux qui rendront à Georges Cadoudal sa force perdue. Deuxalliés puissants viennent de lui être enlevés, il en retrouveramille… On ne m’a pas autorisée, monsieur de Kervoz, à vous révélerle secret de l’association… Mais tu vas voir si je t’aime, René,mon René ! je vais lever le voile pour toi, au risque duchâtiment terrible…

Kervoz voulut l’arrêter, mais elle lui saisitles deux mains et continua malgré lui :

– Ceux qui creusent leur sillon à travers lafoule laissent derrière eux du sang et de la haine. Pour montrertrès haut, il faut mettre le pied sur beaucoup de têtes. Depuis leparvis de Saint-Roch jusqu’à Aboukir, le général Bonaparte afranchi bien des degrés. Chaque marche de l’escalier qu’il a graviest faite de chair humaine…

Ne discutez pas avec moi, René ; si vousl’aimez, je l’aimerai : j’aimerais Satan si vous mel’ordonniez. D’ailleurs, moi, je ne hais pas le premierconsul : je le crains et je l’admire.

Mais ceux qui sont mes maîtres, – ceux quiétaient mes maîtres avant cette heure où je me donne à vous lehaïssent jusqu’à la mort.

Ce sont tous ceux qu’il a écartés violemmentpour passer, tous ceux qu’il a impitoyablement écrasés pourmonter.

Vous en avez vu quelques-uns à travers labrume des heures de fièvre ; vous vous souvenezvaguement : je vais éclaircir vos souvenirs.

Et ce que vous n’avez pas vu, je vais vous lemontrer.

Notre chef est une femme. Je vous parleraid’elle la dernière.

Celui qui vient après la comtesse MarcianGregoryi, ma sœur, est un jeune homme au front livide, couronné decheveux blancs. Quand Dieu fait deux jumeaux, la mort de l’unemporte la vie de l’autre : Joseph et Andréa Ceracchi étaientjumeaux. L’un des deux a payé de son sang une audacieuseattaque ; l’autre est un mort vivant qui ne respire plus quepar la vengeance.

Toussaint Louverture, le Christ de la racenoire, avait une âme satellite, comme Mahomet menait Seïd. Vousavez vu Taïeh, le géant d’ébène qui dévorera le cœur de l’assassinde son maître.

Vous avez vu le Gallois Kaërnarvon, qui résumeen lui toutes les rancunes de l’Angleterre vaincue, et Osman, lemameluk de Mourad-Bey, qui suit le vainqueur des Pyramides à lapiste depuis Jaffa. Osman est comme Taïeh : un tigre qu’ilfaut enchaîner.

Ceux que vous n’avez pas vus sont nombreux. Lagloire blesse les envieux tout au fond de leur obscurité, comme lesrayons du soleil font saigner les yeux des myopes. Les vengeurs semultiplient par les jaloux. Nous avons, derrière le bataillon sacréde la haine, cette immortelle multitude qui vivait déjà quandAthènes florissait et qui votait l’exil d’Aristide, parcequ’Aristide heureux éblouissait trop de regards.

Nous avons Lucullus du Directoire, regrettantamèrement sa chute et les diamants qui ornaient les doigts de piedde la muse demi nue, honte orgueilleuse de sa loge à lacomédie ; nous avons la menue monnaie de Mirabeau bâillonné,la chevalerie ruinée de Coblentz, des épées vendéennes, descouteaux de septembre…

Nous avons tout : le passé en colère, leprésent jaloux, l’avenir épouvanté.

La république et la monarchie, la France etl’Europe. Il nous arrive des poignards du nouveau monde et de l’orpour pénétrer jusque dans la maison de Tarquin, où l’on marchandeles dévouements qui chancellent.

Ce n’est pas Tarquin, Tarquin était roi :c’est César qui toujours se découvre en mettant le pied sur lapremière marche du trône.

Le général Bonaparte était peut-êtreinvulnérable, mais c’est sur une tête nue que se pose la couronne,et il n’a point de cuirasse sous son manteau impérial ;

La meilleure cuirasse, d’ailleurs, c’était sontitre de simple citoyen. Il la dépouille de lui-même. Jupitertrouble l’esprit de ceux qu’il veut tuer : le voilà sansarmure !

Elle s’arrêta et passa les doigts de sa bellemain sur son front, où ruisselait le jais de sa chevelure. À mesurequ’elle parlait, sa voix avait pris des sonorités étranges, etl’éclair de ses grands yeux ponctuait si puissamment sa parole queRené restait tout interdit.

Pour la seconde fois il demanda :

– Lila, qui êtes-vous donc ?

Elle sourit tristement.

– Peut-être, murmura-t-elle au lieu derépondre, peut-être que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu quepuisse produire encore la vieillesse fatiguée du monde. Cet hommeest-il trop grand pour nous ?… Vous pensez que j’exagère,René ; et en effet, celles de mon pays rêvent souvent, mais jereste au-dessous de la vérité… Je suis Lila, une pauvre fille duDanube, éprouvée déjà par bien des douleurs, mais à qui le destinsemble enfin sourire, puisqu’elle vous a rencontré sur sa route. Jevous dis ce qui est.

Il serait aussi insensé de compter ceux quisont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous onttrahis.

Nous sommes les francs-juges de la vieilleAllemagne, ressuscités et recrutant dans l’univers entier lesmagistrats du mystérieux tribunal.

Ce tribunal se compose de tous les ennemis duhéros et d’une partie de ses amis.

Nous n’avons pas voulu de Pichegru et deMoreau : ils sont tombés uniquement parce que notre main neles a pas soutenus… La comtesse Marcian Gregoryi a jeté un regardfavorable sur Georges Cadoudal… C’est grâce à elle qu’il a évitéaujourd’hui le sort de ses complices… un sort plus cruel, René, caron a quelques mesures à garder vis-à-vis de deux générauxillustres, ayant conduit si souvent les armées républicaines à lavictoire ; tandis que le paysan révolté, le chouan, le briganddevrait être assommé dans un coin, comme on abat un chienenragé.

René courba la tête. Sa raison, prise commeses sens, se révoltait de même. Lila ne lui laissa pas le tempsd’interroger ses pensées.

– Il me reste à vous parler de ma sœur,dit-elle brusquement, sachant bien qu’elle allait réveiller sacuriosité assoupie, de ma sœur et de moi, car son destin supérieurm’a entraîné à sa suite, et je ne suis que l’ombre de ma sœur.

Nous sommes les deux filles du magnat deBangkeli, et notre mère, à seize ans qu’elle avait, périt victimede la vampire d’Uszel, dont le tombeau, grand comme une église, futtrouvé plein de crânes ayant appartenu à des jeunes filles ou à desjeunes femmes.

Vous ne croyez pas à cela, vous autresFrançais. L’histoire est ainsi, et je vous la dis telle que lacontait mon père, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans lacavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d’Autriche. Lavampire, d’Uszel, que les riverains de la Save appelaient « labelle aux cheveux changeants, » parce qu’elle apparaissait tantôtbrune, tantôt blonde aux jeunes gens aussitôt subjugués par sescharmes, était, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare quipartagea les crimes et les débauches du baron de Szandor, sousLouis II, le dernier des Jagellons de Bohême qui ait régné enHongrie. Elle resta un siècle entier paisible dans sa bière, puiselle s’éveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passagesouterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermée auxbords de la Save.

Dans ces pays lointains qui ont déjà lessplendeurs de l’Orient, mais où règnent ces mystérieux fléaux,relégués par vous au rang des fables, chacun sait bien que toutvampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire,qu’il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l’infractioncoûte au monstre d’abominables tortures.

Le don d’Addhéma, ainsi se nommait la Bulgare,était de renaître belle et jeune comme l’Amour chaque fois qu’ellepouvait appliquer sur la hideuse nudité de son crâne une chevelurevivante : j’entends une chevelure arrachée à la tête d’unvivant.

Et voilà pourquoi sa tombe était pleine decrânes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvagesde l’Amérique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus etemportent leurs chevelures comme des trophées, Addhéma choisissaitaux environs de sa sépulture les fronts les plus beaux et les plusheureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelquesjours de jeunesse.

Car le charme ne durait que peu de jours.

Autant de jours que la victime avait d’annéesà vivre sa vie naturelle.

Au bout de ce temps, il fallait un forfaitnouveau et une autre victime.

Les rives de la Save ne sont pas peupléescomme celles de la Seine. Je n’ai pas besoin de vous dire quebientôt jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autourd’Uszel… Vous souriez, René, au lieu de frémir…

Elle souriait elle-même, mais dans cettegaieté, qui était comme une obéissante concession au scepticisme dujeune homme, il y avait d’adorables mélancolies.

– J’écoute, répondit René, et je m’émerveilledu chemin que nous avons fait, sous prétexte de parler d’amour.

– Vous ne souhaitez plus parler d’amour,monsieur de Kervoz ! murmura Lila, dont le sourire eut unepointe de moquerie.

René ne protesta point, il ditseulement :

– Les rives de la Seine n’ont rien à envieraux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire.

– Y croyez-vous ? demanda Lila, quiajouta aussitôt : Vous auriez honte d’y croire, bel espritfort !

– D’où vous vient cette étrange devise,murmura René au lieu de répliquer : « In vita mors,in morte vita. »

– La mort dans la vie, prononça lentementLila, la vie dans la mort : c’est la devise du genre humain…Elle nous vient d’un de nos aïeux, le baron de Szandor, qu’onaccusa aussi d’être vampire… Nous sommes une étrange famille, vousallez voir…

René, mon René, s’interrompit-elle tout à coupen se redressant orgueilleuse et si belle que l’œil du jeune Bretonétincela, c’est moi qui ai écarté l’amour, c’est moi qui leramènerai : je ne suis pas effrayée de votre froideur ;dans un instant, vous serez à mes pieds !

Chapitre 11LE COMTE MARCIAN GREGORYI

La pendule du boudoir marquait dix heures.C’était, au dedans et au dehors du pavillon de Bretonvilliers, unsilence profond. À peine quelques murmures venaient-ils au lointainde la ville vivante.

René et Lila étaient assis l’un près del’autre sur l’ottomane. René avait baissé les yeux sous le défiamoureux qui venait de jaillir des prunelles de Lila. Il savaittrop qu’elle était sûre de la victoire.

– Il faut que vous sachiez toutes ces choses,monsieur de Kervoz, reprit-elle. Vos superstitions de Bretagne nesont pas les mêmes que nos superstitions de Hongrie. Qu’importecela ? Fables ou réalités, ces prémisses de mon récit vontaboutir à des faits incontestables, d’où dépend la vie ou la mortd’un parent qui vous est cher, et d’où dépend aussi peut-être lamort ou la vie du plus grand des hommes.

Je continue. Chaque fois qu’Addhéma, lavampire d’Uszel, parvenait à réchauffer les froids ossements de soncrâne à l’aide d’une jeune chevelure arrachée sur le vif, ellegagnait quelques jours, parfois quelques semaines, mais parfoisaussi quelques heures seulement d’une nouvelle existence : unesemaine pour sept ans, un mois pour six lustres.

C’était comme un jeu terrible où le bénéficepouvait être grand ou petit ; Addhéma ne le savait jamaisd’avance ; mais qu’importait, après tout ? Les heuresconquises, nombreuse ou rares, étaient au moins toujours des heuresde jeunesse, de beauté, de plaisir, car Addhéma redevenait lasplendide courtisane d’autrefois, avec sa passion de feu et sonattrait irrésistible.

Ici était le don.

Je vais vous dire la condition imposée enregard du don : la loi qu’elle ne pouvait enfreindre souspeine de souffrir mille morts.

Addhéma ne pouvait pas se livrer à un amantavant de lui avoir raconté sa propre histoire.

Il fallait qu’au milieu d’un entretien d’amourelle amenât l’étrange récit que je vous fais ici, parlant de jeunesfilles mortes, de chevelures arrachées et relatant avec exactitudeles bizarres conditions de sa mort qui était une vie, de sa vie quiétait une mort…

J’emploie le passé, parce qu’elle manqua unefois à la loi de ses hideuses résurrections ; et ce futjustement pendant qu’elle portait la blonde chevelure de notremère. L’amour lui fit oublier son étrange devoir. Elle reçut lebaiser d’un jeune Serbe, beau comme le jour, avant d’avoir cherchéet trouvé l’occasion de placer l’histoire surnaturelle.

L’esprit du mal l’étreignit au moment où ellebalbutiait des mots de tendresse, et le jeune Serbe reculad’horreur à la vue de sa maîtresse rendue à son état réel : uncadavre de vieille femme, décharné, glacé, chauve et tombant enpoussière.

Ce fut d’elle-même, alors, qu’elle se révéla,car, à ces heures du châtiment, tout vampire est forcé de dire lavérité.

Le Serbe entendit ces mots qui semblaientsortir de terre :

– Tue-moi ! Mon plus grand supplice estde vivre. L’heure est favorable, tue-moi. Pour me tuer, il faut mebrûler le cœur !

Le deuil récent qui était dans la maison dumagnat de Bangkeli, laissant un époux inconsolable et deux petitsenfants au berceau, avait fait grand bruit dans le pays. Le Serbemonta à cheval et vint trouver notre père au milieu des fêtes desfunérailles.

Notre père prit avec lui tous ses parents,tous ses convives, et l’on se rendit au tombeau d’Uszel, car lecadavre de la vampire n’était déjà plus dans le logis du Serbe.

Le tombeau d’Uszel fut démoli, et notre pèreayant fait rougir au feu son propre sabre, le plongea par troisfois et par trois fois le retourna dans le cœur d’Addhéma laBulgare.

Nous grandîmes, ma sœur et moi, dans lechâteau triste et qui semblait vide. Les caresses maternelles nousmanquaient, on nous berçait avec le récit de ces lugubresmystères.

Il y avait un chant qui disait :

« Un jour pour un an, vingt-quatre heurespour trois cent soixante-cinq jours.

« À la dernière minute de la dernièreheure, la chevelure meurt, le charme est rompu, et la hideusesorcière s’enfuit, vaincue, dans son caveau… »

Ma sœur était dans sa seizième année etj’allais avoir quinze ans, quand notre père arbora la bannièrerouge au plus haut des tours de Bangkeli. En même temps, il envoyases tzèques dans les logis de ses tenanciers, le long de larivière ; ils étaient quatre, l’un portait son sabre, lesecond son pistolet carabine, le troisième son dolman, le quatrièmeson jatspka.

Le soir, il y avait douze cent hussardséquipés et armés autour de nos antiques murailles.

Mon père nous dit : prenez vos hardes,vos bijoux et vos poignards.

Et nous partîmes, cette nuit-là même, en postepour Trieste.

Le régiment, – les douze cents tenanciers demon père formaient le régiment des hussards noirs de Bangkeli, –avait pris la même route à cheval. Le rendez-vous était àTrévise.

L’archiduc Charles d’Autriche occupait Tréviseavec son état-major. Bonaparte avait accompli déjà les deux tiersde cette foudroyante campagne d’Italie qui devait finir au cœurmême de l’Allemagne. Notre armée avait changé quatre fois de chefet reculait, ne comptant plus les batailles perdues.

Pourtant il y eut des fêtes à Trévise, oùdouze nouveaux régiments, arrivés du Tyrol, de la Bohême et de laHongrie, présentaient un magnifique aspect, et le prince Charlesjura d’anéantir les Français à la première rencontre.

Ma sœur et moi nous n’avions jamais vu que lesrives sauvages de la Save et l’austère solitude du château. Pendanttrois jours ce fut pour nous comme un rêve. Le quatrième jour,notre père dit à ma sœur : « Tu vas être la femme ducomte Marcian Gregoryi. »

Ma sœur n’eut à répondre ni oui ni non ;ce n’était pas une question : c’était une loi.

Marcian Gregoryi avait vingt-deux ans. Ilportait héroïquement son brillant costume croate. La veille même,le prince Charles l’avait fait général. Il était beau, noble, plusriche qu’un roi, amoureux et heureux.

Ma sœur et lui furent mariés le matin du jouroù Bonaparte franchissait le Tagliamento ; le lendemain eutlieu la grande bataille qui tua l’archiduc dans ses espérances etdans sa gloire, en ouvrant aux Français le passage du Tyrol.

Nous fûmes séparées de notre père. Le comteMarcian Gregoryi veillait sur nous.

Notre nuit se passa dans une auberge desenvirons d’Udine. Ma chambre était séparée par une simple cloisonde celle où devaient dormir les jeunes époux.

Vers minuit, j’entendis la voix de ma sœur quis’élevait ferme et dure. Je crus d’abord que c’était une autrefemme, car je ne lui connaissais pas cet accent impérieux.

Elle disait :

– Comte, je n’ai point de haine contre vous.Vous êtes brave, vous devez avoir rencontré nombre de femmes pouradmirer votre taille noble et votre beau visage. J’ai obéi à monpère, qui est mon maître et qui m’a dit : Celui-là sera tonmari… Mais mon père, en partant, de Bangkeli, m’avait ditaussi : Prends ton poignard. Mon poignard est dans ma main.C’est ma liberté. Si vous faites un pas vers moi, je me tue.

Marcian Gregoryi supplia et pleura.

Sais-je pourquoi j’étais du parti de Marciancontre ma sœur ?…

– Oh ! s’interrompit-elle en passant sesdoigts effilés dans les cheveux de René, il ne faut pas êtrejaloux ! Voilà bien longtemps que Marcian Gregoryi estmort.

À la fin de ce mois, qui était mars 1797, lesFrançais, nous chassant toujours devant eux, entrèrent dansTrieste.

Nous étions toutes les deux, ma sœur et moi,le 24 mars, le 6 germinal, comme ils disaient alors, dans unemaison de campagne située à une lieue de la Chiuza.

Le soir, ma sœur vint me trouver. Jamais je nel’avais vue si belle. Sa parure était éblouissante, et il y avaitdes éclairs d’orgueil dans ses yeux.

Elle m’embrassa du bout des lèvres et me ditadieu.

Je n’eus pas le temps de l’interroger. Deuxminutes après, le galop de son cheval soulevait des flots depoussière sur la route, et de ma fenêtre je pouvais suivre sacourse folle, qui allait déjà se perdant dans la nuit.

Au lointain et dans différentes directions, onentendait la canonnade.

Yanusza, notre nourrice à toutes deux, c’estcette vieille femme qui vous a introduit ici ce soir, monta dans machambre et s’accroupit sur le seuil.

– La fille aînée de mon maître est sur lechemin de sa mort ! gémit-elle les larmes aux yeux.

Elle imposa silence à mes questions. Un grandbruit de chevaux se faisait dans la cour.

La voix éclatante de Marcian Gregoryicommanda : « Au galop ! » Et pour la secondefois la route disparut derrière les tourbillons de poussière.

Marcian Gregoryi suivait la même direction quema sœur.

À quelques lieues de là, il y avait une tentetoute simple, piquée au coin d’un bouquet de frênes et entourée parles feux d’un bivouac.

Au-devant de la tente, des officiers générauxfrançais s’entretenaient à voix basse.

À l’intérieur, un jeune homme de vingt-sixans, pâle, maigre, chétif, coiffant de cheveux plats un frontpuissant, dormait la tête appuyée sur une carte pointée. Une lettresignée « Joséphine » était ouverte sur la table etportait la marque de la poste de France.

Celui-là pouvait dormir ; il avaitterriblement travaillé depuis le lever du soleil.

Une armée tout entière le gardait, soldats etgénéraux ; il était l’espoir et la gloire de la républiquefrançaise, victorieuse de l’univers.

Il avait nom Napoléon Bonaparte, il pouvaitsommeiller en paix. Pour arriver jusqu’à lui, l’ennemi devaitpasser sur les corps de trente mille hommes.

Pourtant, il fut éveillé tout à coup par unemain qui se posa sur son épaule. Un homme qu’il ne connaissait pas,– un ennemi, – était debout devant lui, le sabre à la main.

Un homme grand, fort, jeune, doué au degrésuprême de la mâle beauté de la race magyare et dont les yeuxparlaient un terrible langage de colère et de haine.

– Général, dit-il froidement, je suis le comteMarcian Gregoryi ; mes pères étaient nobles avant la naissancedu Christ, notre sauveur ; il n’y a jamais eu dans ma maisonque des soldats. Je ne saurais pas assassiner. Je vous prie deprendre votre épée afin de vous défendre, car ma femme m’a trahipour vous, et il faut que l’un de nous meure.

L’heure où l’on s’éveille est faible, maisBonaparte n’eut pas peur, car il n’appela point, quoiqu’on entenditautour de la tente le murmure des gens qui veillaient.

S’il eût appelé, il était mort, car il y avaitbien près de la pointe du sabre de Marcian Gregoryi à sapoitrine.

– Vous trompez ou vous êtes fou, répondit-il.Je ne connais pas votre femme.

Il ajouta, ramenant la lettre ouverte d’ungeste calme :

– Il n’est pour moi qu’une femme, c’est mafemme.

– Général, répliqua Marcian, vousmentez !

Et sans perdre sa position d’homme prêt àfrapper, il tira de son sein une lettre également ouverte qu’ilprésente à Bonaparte.

La lettre était écrite en français ; masœur et moi, comme presque toutes les nobles hongroises, nousparlions le français dès l’enfance, aussi bien que notre languematernelle.

La lettre était adressée à Marcian Gregoryi etdisait :

« Monsieur le comte,

« Vous ne me reverrez jamais. Un capricede mon père m’a jetée dans vos bras ; vous ne m’avez pasdemandé si je vous aimais avant de me prendre pour femme. Cela estindigne d’un homme de cœur, indigne aussi d’un homme d’esprit, Vousêtes puni par votre péché même.

« Une seule chose aurait pu me soumettreà vous : la force. J’aime la force. Si mon mari m’eûtviolemment conquise au lendemain des noces, j’aurais été peut-êtreune femme soumise et agenouillée.

« Vous avez été faible, vous avez reculédevant mes menaces. Je n’aime pas ceux qui reculent ; jeméprise ceux qui cèdent. Je m’appartiens ; je pars.

« Ne prenez point souci de me chercher.Il est un homme qui jamais n’a reculé, jamais cédé, jamaisfaibli : le vainqueur de toutes vos défaites, jeune commeAlexandre le Grand et destiné comme lui à mettre son talon sur lefront du genre humain.

« J’aime cet homme et je l’admire detoute la haine, de tout le dédain que j’ai pour vous. Je vous lerépète, ne me cherchez point, à moins que vous n’osiez me suivresous la tente de général Bonaparte ! »

C’était signé du nom de ma sœur.

Le général français lut la lettre jusqu’aubout. Peut-être espérait-il qu’un de ses lieutenants entrerait parhasard sous sa tente, mais il ne prit pas une seconde de plus qu’ilne fallait pour lire la lettre.

– Monsieur le comte, dit-il, et sa voix étaitaussi calme que son regard, je vous faciliterai, si vous le voulez,les moyens de sortir de mon camp. J’ai ouï dire que la jalousieétait une démence : je vous répète que je ne connais pas votrefemme.

– Et moi, je te répète que tu mens !grinça Gregoryi entre ses dents serrées.

En même temps le doigt de sa main gauche,étendu convulsivement, montrait la seconde porte de la tente,placée derrière Bonaparte.

Celui-ci se retourna et vit une femmemerveilleusement belle, portant l’opulent costume des magyares etcoiffée de cheveux blonds incomparables où couraient de longuestorsades de saphirs.

Un cri s’échappa de sa poitrine, car il se vitperdu, cette fois, et tué par la présence même de cette femme.

Le reste fut plus rapide que l’éclair.

Marcian Gregoryi n’était pas homme à lâcher saproie. Il avait demandé le combat, on lui refusait le combat, et demaître qu’il était, de par son sabre nu, un retard d’une secondeallait le faire esclave.

Le cri du général français allait amener centépées.

Marcian Gregoryi visa le cœur de son rival etfrappa un coup de pointe à bras raccourci.

Mais avant que le sabre aigu, lancé de manièreà traverser de part en part cette frêle poitrine, eût accompli lamoitié de sa route, un mouvement convulsif du bras le retint.

Un éclair avait illuminé le demi-jour de latente ; une explosion avait retenti.

Le sabre s’échappa des mains de Gregoryi, quitomba foudroyé.

Ma sœur aussi avait visé. La balle de sonpistolet, en fracassant le crâne de son mari, préservait les joursdu général Bonaparte.

Officiers, généraux, soldats entrèrent de touscôtés à la fois pour voir Bonaparte debout, un peu pâle mais froidayant à sa droite un homme baigné dans son sang, à sa gauche cettefemme éblouissante, dont le sein demi nu palpitait et qui tenaitencore à la main son pistolet fumant.

– Citoyens, dit Bonaparte, vous arrivez un peutard. Veillez mieux à l’avenir. Il paraît que la tente de votregénéral en chef n’est pas bien gardée.

Et, pendant que l’assistance consternéerestait muette, il ajouta :

– Je m’étais endormi ; j’avais eu tort,car nous avons de la besogne. On m’a éveillé… Citoyens, que cethomme soit pansé avec beaucoup de soins, s’il vit encore ;s’il est mort, qu’il soit enterré honorablement : ce n’est pasun assassin.

Il renvoya d’un geste ceux qui l’entouraient,et dit encore :

– Citoyens, tenez-vous prêts. Tout à l’heureje vais rassembler le conseil.

On emporta le corps de Marcian Gregoryi, quine respirait plus.

Ma sœur resta seule avec le généralBonaparte.

Vous n’avez fait que l’entrevoir, et septannées ont passé sur sa beauté. Je ne connais aucune femme quipuisse lui être comparée.

Elle était alors cent fois plus belle, etcertes, celui qu’elle venait de sauver ne devait point la voir avecles yeux de l’indifférence.

Le général Bonaparte avait une large et bellemontre de Genève, posée sur les cartes qui couvraient sa table detravail.

Il la consulta et dit :

– Madame, parlez vite, et tâchez de vousjustifier…

– Cela vous étonne ? s’interrompit iciLila répondant à un geste de surprise que René n’avait puretenir.

René n’avait pas cessé un instant d’écouteravec un intérêt étrange.

– Oui, murmura-t-il, cela m’étonne. Votrerécit s’empare de moi parce que je le crois vrai… Cette femme vavers Georges Cadoudal comme elle allait à Bonaparte…

– Non, l’interrompit Lila sèchement.

Sa paupière rapidement baissée cacha l’éclairqui, malgré elle, s’allumait dans ses yeux. Sa bouche seule exprimaune nuance de dédain.

Elle ajouta d’un accent rêveur :

– Ne comparez point ; il n’y a pas decomparaison possible. Georges Cadoudal peut n’être pas un hommevulgaire, Bonaparte est un géant. La haine est plus clairvoyanteque vous ne croyez, et ma sœur hait d’autant plus qu’elle admiredavantage. L’aimant qui l’attirait vers Bonaparte, c’était lagloire ; la force qui l’entraîne vers Cadoudal, c’est lavengeance.

Laissez-moi poursuivre, je vous prie, car j’aifini et j’ai hâte d’arriver a ce qui nous regarde.

Ma sœur refusa de se justifier ; elleétait venue avec d’autres espérances. Peut-être le dit-elle, car jen’ai jamais rencontré de cœur plus hardi que le sien.

Ses paroles glissèrent sur une oreille demarbre.

Ses regards, auxquels rien ne résiste,s’émoussèrent contre des paupières baissées.

Je ne peux pas raconter en détail ce qui sepassa. Ma sœur ne me l’a jamais dit. J’ai deviné son silence ;j’ai traduit l’éclair de sa prunelle et le tremblement de sa lèvreblême.

Ma sœur ne pardonnera jamais.

L’aiguille marcha l’espace de deux minutes surla montre, puis le général Bonaparte appela de nouveau,disant :

– Citoyens, prenez place, le conseil vas’ouvrir…. Je donne l’ordre que Mme la comtesse MarcianGregoryi soit reconduite, sous escorte, aux avant-postesautrichiens.

Chapitre 12LA CHAMBRE SANS FENÊTRE

– Dans l’armée du prince Charles, poursuivitLila, nul ne sut comment était mort le général comte MarcianGregoryi. Ma sœur et moi nous entrâmes au couvent de Varasdin.

Il était occupé par des religieuses cloîtréesde l’ordre de Saint Vladimir, mais il n’y a ni murailles assezhautes ni verrous assez solides pour arrêter la volonté de masœur.

Pendant la courte et victorieuse campagne duTyrol, Bonaparte courut des dangers que l’histoire ne raconterapas, sauf deux ou trois qui apparaissent comme des chapitres deroman au milieu de la grande épopée de sa vie.

La main de la comtesse Marcian Gregoryi étaitlà.

Notre père mourut vers cette époque, et masœur devint maîtresse de ses actions. Je ne savais pas luirésister. Elle me dominait, moi, pauvre jeune fille, de toute lahauteur de sa haine.

Nous possédions aux bords de la Save desdomaines, grands comme une province ; tous nos biens furentvendus, mais, une chose inexplicable, ma sœur garda le champstérile où était situé le tombeau de la vampire d’Uszel.

Ce champ désolé lui appartient encore.

Nous partîmes pour la France après le traitéde Campo Formio. Au milieu des triomphes qui accueillirent à ParisBonaparte vainqueur, il y eut un regard ennemi qui le suivait commeune malédiction.

Un homme se dressa bientôt en face du jeunegénéral rayonnant de gloire, un homme qui semblait avoir juréd’arrêter brusquement l’essor de sa fortune. C’était le directeurRewbell, ce puritain arrogant qui récitait ses litanies genevoisesavec un accent d’Alsace. Rewbel avait une Égérie pour le soutenirdans cette lutte inégale de la médiocrité contre le génie. Dans unevilla située sur les hauteurs de Passy demeurait une jeune femmedont la réputation de beauté inouïe grandissait, malgré lasilencieuse retraite où elle cachait sa vie. Chaque soir lepuritain Rewbell la venait visiter.

Ma sœur, la brillante comtesse Gregoryi,s’était faite la maîtresse de l’avocat de Colmar pour assouvir sahaine.

Semblable à l’aigle qu’on voudrait enlacerdans une toile d’araignée, Bonaparte brisa d’un seul soubresaut lesfils de ces petites intrigues, et l’Égypte épouvantée vit un matinl’armée française couvrir ses rivages.

La villa de Passy où Rewbell s’introduisait denuit redevint solitaire. Un navire anglais nous conduisit àAlexandrie.

Tous ceux qui doivent éblouir ou dominer lemonde ont une étoile, cela est certain. L’étoile de Bonaparte m’estapparue en Égypte, où il aurait dû mourir cent fois.

Ma sœur, infatigable, employait ses jours etses nuits à dresser des pièges toujours inutiles. Et lui allait sonchemin historique, ne sachant même pas qu’il foulait aux pieds lamine creusée sur son passage.

Que dire ? Je devenais une femme, ilgrandissait à mes yeux semblable à un dieu. Ce n’était pas del’amour : j’avais trop bien conscience de l’énorme intervallequi s’élargissait entre nous ; et d’ailleurs il est desdestinées : mon cœur vous attendait et ne devait battre quepour vous.

Non, ce n’était pas de l’amour. Il y avait enmoi pour lui une admiration craintive et respectueuse. Je ne saiscomment vous dire cela, René ; il se mêlait au culte qui meprosternait à ses genoux une secrète horreur. Je suis la filled’une morte.

Je vois partout cette terrible chose qui a nomle vampirisme : ce don de vivre aux dépens du sang d’autrui.Et avec quoi sont faites toutes ces gloires, sinon avec dusang ?

Avec du sang, dit-on, les hermétiques créaientde l’or ; il leur en fallait des tonnes. La gloire, plusprécieuse que l’or, en veut des torrents.

Et sur ce rouge océan un homme surnage,vampire sublime, qui a multiplié sa vie par cent mille morts.

Je désertai dans mon âme la cause de ma sœur.Peut-être y avait-il un charme secret à protéger d’en bas, moi sifaible, la marche providentielle de ce géant. Je le protégeai,voilà le vrai : la Fable raconte en souriant ce que put pourle lion roi le plus humble des animaux.

Je le protégeai dans ces longues marches autravers des sables de l’Égypte. Je le protégeai pendant latraversée, et lorsqu’il livra cette autre bataille, au conseil desCinq-Cents, bataille où le sang-froid sembla un instantl’abandonner, je le protégeai encore.

Il y eut là un moment, je vous le dis, où sesfameux grenadiers n’auraient pas su le défendre. Et malheur à quise laisse défendre trop souvent par des soldats ailleurs que dansla plaine, où est la place des soldats !

Ma sœur se demandait si quelque démonprotégeait la vie de cet homme. Sa conspiration s’obstinait,infatigable.

Le 10 octobre de l’année 1800, ma sœur mit unpoignard dans la main de Giuseppe Ceracchi, jeune sculpteur déjàcélèbre, dont elle avait enivré l’âme chevaleresque. Aréna,Demerville et Topino Lebrun avaient juré que Bonaparte ne verraitpas la fin de la représentation des Horaces, qu’on donnaitce soir-là.

Un billet d’une écriture inconnue prévint legénéral Lannes.

J’ai pleuré sur la mort de Ceracchi. MaisBonaparte fut sauvé.

Trois mois après, le 24 décembre, au moment oùle carrosse du premier consul tournait le coin de la rue SaintNicaise pour prendre la rue de Rohan qui devait le conduire àl’Opéra, un jeune garçon cria au cocher : « Au galop, situ veux sauver ta vie ! »

Le cocher épouvanté fouetta ses chevaux, quifranchirent dans leur course rapide, un obstacle placé en traversde la voie.

L’obstacle était la machine infernale !Faut-il vous dire qui était le jeune garçon ?

Depuis lors j’ai veillé.

Je vous donne ici le secret de ma vie, René,car je ne me défendrais pas contre ma sœur. D’un mot vous pouvez meperdre.

En combattant ma sœur, j’ai sans cessesauvegardé ses jours. Je ne l’aime pas ; elle m’épouvante,mais elle reste sacrée pour moi et je me coucherais en travers duseuil de la chambre où elle dort pour garantir son sommeil.

Avant d’être arrêtés, Moreau et Pichegru ontreçu des avertissements : c’est moi qui les ai avertis.

Ils ont passé outre, ils se sont perdus…

– Que voulez-vous de moi ? demanda Renéde Kervoz après un long silence.

– Le moyen de sauver le frère de votre mère,sans compromettre la sûreté du premier consul. Je veux avoir uneentrevue avec Georges Cadoudal.

René resta muet.

– Vous n’avez pas confiance en moi, murmuraLila avec tristesse.

– J’aurais confiance en vous pour moi,répliqua le jeune Breton. Ce que vous avez fait jusqu’ici est bienfait, et dans votre histoire que j’ai écoutée sans en perdre uneparole, j’ai vu l’énergie d’une âme droite et haute. Mais lessecrets de mon oncle ne m’appartiennent pas.

Elle se leva souriante.

– Qu’il en soit donc selon votre volonté,dit-elle. J’ai donné déjà, ce soir, et c’est pour vous, uniquementpour vous, à cet homme, que je ne connais pas, une partie desheures précieuses qui devaient être à nous tout entières : ànous, j’entends à notre amour ; je vous ai expliqué tout ceque vous vouliez savoir ; il n’y a plus pour vous de mystèredans l’étrange aventure de la maison isolée où vous entendîtes pourla première fois parler des Frères de la Vertu…. Et notez bienqu’en faisant cela, je ne vous ai point livré ma sœur. Ma sœur estde celle qu’on n’attaque pas sans folie. Quiconque irait contreelle serait brisé. Elle aussi à son étoile !

Elle frappa dans ses mains doucement etpoursuivit :

– La confiance viendra quand vous aurez vujusqu’où va pour vous ma tendresse. En attendant, plus un mot surces matières qui nous ont volé toute une soirée de bonheur. Minuitva sonner. Donnez-moi votre main, René, et mettons en action tousdeux le beau refrain des étudiants de l’Allemagne :Réjouissons-nous pendant que nous sommes jeunes…

Tandis qu’elle parlait, une draperie s’ouvraitlentement, laissant voir une autre pièce où des bougies roséesépandaient une suave lumière.

Au milieu de cette seconde chambre, une tableétait servie portant une élégante collation.

Au fond, on voyait une alcôve entr’ouverte oùle lit était demi caché derrière les ruisselantes draperies de lamousseline indienne.

Deux sièges seulement étaient placés auprès dela table. Il y avait partout des fleurs et le feu doux qui brûlaitdans l’âtre exhalait d’odorantes vapeurs.

Quand René franchit le seuil de cette chambre,Lila lui sembla plus belle.

Mais il y avait en lui je ne sais quellecrainte vague qui glaçait la passion. Le récit bizarre qu’il venaitd’entendre miroitait aux yeux de sa mémoire. Lila avait conduit cerécit avec un charme que nous n’avons pu rendre, et cependant Renérestait tourmenté par un doute qui avait sa source dans l’instinctplus encore que dans la raison.

Chose singulière, dans ce récit, ce quil’avait frappé le plus fortement, c’était l’épisode nuageux de lavampire. René eût répondu par un sourire de mépris à quiconque luiaurait demandé s’il croyait aux vampires femelles ou mâles.

Et pourtant son idée ne pouvait le détacher decette image saisissante, malgré son absurdité : la mortechauve, couchée dans ce tombeau depuis des siècles, et qui seréveillait jeune, ardente, lascive, dès qu’une chevelure vivante,humide encore de sang chaud, couvrait l’horrible nudité de soncrâne.

Il regardait l’ébène ondoyant de cesmerveilleux cheveux noirs qui couronnaient le front de Lila, cefront étincelant de jeunesse et de charme, et il sedisait :

– Celles à qui la mort arrachait leurschevelures étaient ainsi !

Et il frémissait.

Mais le frisson pénétrait jusqu’à la moelle deses os, quand il avait cette autre pensée qu’il essayait en vain dechasser :

– Et la morte était ainsi également quand elleavait arraché leurs chevelures !

La morte ! la vampire ! tantôtbrune, tantôt blonde, selon que sa dernière victime avait eu descheveux de jais ou d’or !

Lila versa dans les verres le contenu d’unflacon de tokay, topaze liquide qui remplit de fauves étincelles lecristal de Bohême aux exquises broderies.

Ils trempèrent ensemble leurs lèvres dans cenectar, puis Lila voulut faire l’échange des coupes etdit :

– C’est mon pays qui produit cette liqueur desprinces et des reines. À l’endroit où la Save, toujours chrétienne,va se perdre dans le Danube qui va finir, musulman, à Semlin, prèsde Belgrade, les jeunes filles chantent la ballade de l’Ambre,tandis que chaque amant cueille une perle de tokay sur la lèvre desa maîtresse, dans un souriant baiser.

Une larme d’or tremblait sur le corail de sabouche. René la but et il lui sembla que cette goutte d’ambroisieétait l’ivresse même et la volupté.

Ses tempes battaient, son cœur se serrait enun spasme fait d’angoisses et de délices.

Il regarda Lila, dont les grands yeuxlanguissaient altérés de caresses.

Elle était belle comme ces rêves du paradisoriental dont la vapeur d’opium ouvre les portes. Autour d’elles’épandait un rayonnement surnaturel. Ses longues paupièreslaissaient sourdre d’étincelantes prières.

René luttait encore. Il essaya de prononcer lenom d’Angèle dans son âme.

Mais ce vin était la passion, l’oubli, lafolie. Il brillait comme une flamme dans les coupes diamantées,comme une flamme il brûlait.

– Encore une perle sur tes lèvres,murmura-t-il, et puisse la fièvre adorée de ce beau songe n’avoirjamais, jamais de réveil !

Lila remplit les coupes de nouveau. De nouveauleurs bouches se touchèrent. René, défaillant, chancela sur sonsiège ; Lila le retint d’une étreinte soudaine.

– Et tu n’as pas confiance en moi !dit-elle.

René vit ses yeux tout pleins de belleslarmes.

– Je t’aime ! balbutia-t-il, oh ! jet’aime !

Puis, exalté jusqu’au délire :

– Ne m’as-tu pas dit ce que tu veux ? Tapensée n’est-elle pas céleste comme ta beauté ? Tu es l’angeplacé ici-bas par la clémence de Dieu pour combattre le démon. Jeveux te donner tout, jusqu’à ma conscience ! Georges Cadoudalest un héros, frappé d’aveuglement ; tu le sauveras à cause dusang de mes veines qui est en lui, mais tu l’empêcheras de tuer ledestin de ce siècle. Je remets sa vie entre tes mains. Ensuite…

Et il parla, donnant le secret de la retraitequi permettait au conspirateur breton de rester caché en semontrant et d’errer dans Paris comme ces loups-garous des tempslégendaires qui avaient une tanière magique.

Lila obéit ; elle écouta, et chaqueparole prononcée se grava dans sa mémoire.

Les bougies rosées allaient s’éteignant. Unelampe de nuit, pendue au plafond, éclaira seule, bientôt, lasolitude de cette chambre, naguère si gaiement voluptueuse, et quimaintenant empruntait à ces tremblantes clartés un aspect presquefunèbre.

Les rideaux de mousseline pendaient immobiles,protégeant l’alcôve fermée.

Dans l’alcôve, René de Kervoz dormait, –seul.

Depuis combien de temps ?

La table était desservie, le feu mourait dansl’âtre.

On entendait au dehors des bruits mêlés,lointains, comme le grand murmure d’une ville éveillée.

Et plus près, certes, c’était une illusion,car les oiseaux de jardins ne chantent pas la nuit, on entendaitcomme un concert de petits oiseaux babillards.

Il faisait nuit, nuit noire.

Mais, chose singulière, par la porte closeplacée vis-à-vis de l’alcôve, une lueur brillante passait entre lesol et les battants.

Vous eussiez dit le reflet d’un rayon desoleil.

C’était par cette porte que Lila et Renéétaient entrés dans la chambre de la collation.

Était-ce le jour au dehors ? Dans cettepièce bizarre il n’y avait nulle apparence de fenêtre.

Combien y avait-il de temps que Renédormait ?

Ç’avait été, il faut l’expliquer, un long rêveplutôt qu’un sommeil, un rêve délicieux, enivré, adorable, – puisfiévreux, – puis triste, morne, plein d’épouvantes lugubres.

René pensait, vaguement, mais toujours.

Il entendait, il voyait, ou bien peut-êtrecroyait-il entendre et voir.

Ainsi sont les rêves, qu’ils s’appellentheureux songes ou cauchemars horribles.

Qu’elle était belle, jeune, ardente,divine ! Quelles chères paroles échangées ! Et quelssilences plus éloquents mille fois que les paroles !

C’était la première heure.

René se souvenait de l’avoir contempléeendormie, sa tête charmante baignée de cheveux noirs et appuyée surson bras nu.

Puis il y avait eu un intervalle de vraisommeil sans doute, dont il ne gardait ni sentiment ni mémoire.

Puis une sorte de réveil ; un baiser âcreet dur, une voix cassée qui disait ;

– Je n’ai jamais aimé que toi : tu nemourras pas !

Ces paroles lui restaient dans l’esprit ;il les entendait sans cesse comme un obstiné refrain.

Quelle signification avaient-elles ?

Puis encore… Mais qui s’étonnerait del’absurdité d’un rêve ?

Chacun sait bien d’ailleurs que lesimpressions reçues dans l’état de veille reviennent troubler lesommeil.

C’était cette hideuse histoire de la vampired’Uszel, ce cadavre chauve qui vivait de jeunes chevelures.

Lila, la grâce incarnée, l’enchanteresse, Lilaétait le cadavre.

René la voyait changer dans son sommeil,changer rapidement et passer par toutes les dégradationssuccessives qui séparent la vie exubérante de la mort, – de la mortaffreuse, cachant sa ruine au fond d’une tombe.

Cette joue veloutée avait tourné au livide,puis les ossements avaient percé la chair rongée.

Mais pourquoi tenter l’impossible ? Ceque René avait vu, nulle plume n’oserait le dire.

Un fait seulement doit être noté, parce qu’ilse rattachait à l’idée fixe de René.

Tandis que s’opérait, sous ses yeux, cettetransformation redoutable, la chevelure noire, la splendidechevelure allait se détachant avec lenteur, comme un parchemincollé qui se racornirait au feu.

Il y eut d’abord une sorte de fissure faisantle tour du front et se relevant aux tempes. La peau desséchéegrinçait, laissant à découvert un crâne affreux…

René voulait fuir, mais son corps était deplomb.

Il voulait crier ; sa gorge n’avait plusde voix.

Elle se leva, – Lila, – faut-il encore lanommer ainsi ? Ses jambes, sonores comme celles d’unsquelette, se choquèrent et produisirent ce bruit qui fige le sangdans les veines.

La chevelure tenait encore au sommet ducrâne.

Elle s’approcha du foyer. La chevelure y tombaet rendit une noire fumée.

René ne vit plus rien, sinon une forme inerte,couchée en travers du tapis qui était devant l’âtre.

Une voix qui sortait on ne sait d’où, departout, de nulle part, dit dans un cri d’agonie :

– Yanusza au secours !

La vieille femme qui parlait latin parut. Ellevint jusqu’au lit, ricanant et murmurant des motsincompréhensibles.

En passant, elle poussa du pied la massecouchée qui sonna le sec.

La vieille femme se pencha au-dessus de Renéet lui tâta brutalement le cœur.

– Pourquoi n’a-t-elle pas tué celui-là ?dit-elle.

Au contact de ces doigts rudes et froids, Renéfit un effort désespéré pour recouvrer l’usage de sesmuscles ; mais il resta paralysé.

La vieille femme ôta le couvert sans sepresser.

Puis elle étendit la nappe sur le parquet etfit glisser en grondant la masse qui craquait jusqu’au centre de latoile, dont elle noua les quatre bouts.

Cela forma un paquet, bruyant comme un sacqu’on remplirait de jouets d’ivoire.

Elle le jeta sur ses épaules et se retira,courbée sous le fardeau.

L’avant-dernier bruit que René entendit futcelui du pêne forçant la serrure ; le dernier, le grincementde deux solides verrous que l’on fermait au dehors.

Quand René s’éveilla enfin, car il s’éveilla,il avait la tête lourde et toutes les articulations endolories,comme il arrive parfois après un grand excès de table.

Le soir précédent, pourtant, il n’avait rienmangé ; tout au plus avait-il vidé deux fois ce fameux verrede Bohème content l’ambroisie hongroise : le vin de Tokai.

Sa première pensée fut pour Angèle, et il eutcomme une grande joie qui imprégna tout son être en sentant qu’ill’aimait autant qu’autrefois.

Sa seconde pensée fut pour Lila, et ilressentit, pendant le quart d’une minute, ce voluptueuxaffaissement qui avait été le commencement de son sommeil.

Mais au travers de ces vagues délices, unfrisson vint qui glaça la moelle de ses os :

Le souvenir de son rêve…

Était-ce un rêve ?

Comment expliquer autrement que par un rêve lafolie noire de ces confuses aventures ?

Et pourtant il était là, dans ce lit.

Où avait fui Lila ?

À la lueur vacillante de la lampe, il consultasa montre qui était sur la table de nuit. Sa montre marquait onzeheures.

Il la crut arrêtée. Il l’approcha de sonoreille ; elle marchait…

Onze heures ! Il était bien sûr d’avoirentendu les douze coups de minuit, au moment où finissait le récitde Lila.

Il était donc onze heures du matin !

Mais alors, ces ténèbres quil’environnaient ?…

Était-il donc vraiment dans le sombre pays del’impossible ?

Il sauta hors du lit. Ses habits étaient là,épars et jetés sur le plancher. Il ne se souvenait point de lesavoir ôtés.

Comme il commençait sa toilette, son regardtomba sur la raie lumineuse qui passait sous la porte. Il eutfroid, et ses yeux firent vitement le tour de la chambre, cherchantune fenêtre.

La chambre n’avait point de fenêtre.

Pour la première fois, l’idée de captiviténaquit en lui.

Mais c’était si invraisemblable ! Enplein Paris !

Il eut honte de lui-même et sourit avec méprisen disant :

– C’est la suite du rêve !

Il s’habilla, ne voulant plus voir cette raielumineuse qui mentait, ne voulant point entendre ces bruits dudehors, ne voulant ni comprendre, ni penser, ni raisonner.

Il y a des choses extravagantes auxquelles onne peut pas croire.

Quand il fut habillé, il essaya, mais en vain,d’ouvrir la porte. Une sueur glacée baigna ses tempes.

Il appela. Dans cette chambre, la voixassourdie semblait frapper les parois et retomber étouffée.

Personne ne lui répondit.

Il monta sur la table et décrocha la lampe oùl’huile allait manquer.

Il chercha une issue. – La chambre n’avaitpoint d’issue.

Comme il revenait vers le foyer, un objetfrappa sa vue ; un lambeau de peau parcheminée a laquelleadhéraient des cheveux noire à demi brûlés.

Il s’affaissa lui-même sur le parquet, le cœurétreint par une terreur extravagante et pensant :

– La vampire !… Mon rêve serait-il unevérité ?

La lampe jeta une grande lueur et éclairaau-dessus de la cheminée un écusson, timbré de la couronne comtale,autour duquel courait la devise : In vita mors, in morsvita.

Puis la lampe s’éteignit.

René appuya ses deux mains contre son cœurrévolté.

Ses oreilles tintaient ce mot :

– La vampire ! La vampire !

Et comme il cherchait des objections dans saraison aux abois, se disant : « Aurait-elle osé meraconter, elle-même sa propre histoire ? » sa mémoire luirépondit :

– C’est la loi ! Elle a obéi à la loi deson infernale existence en me racontant sa proprehistoire !

Il poussa un horrible cri, et, sautant sur sespieds, il se rua contre la porte avec folie. La porte était solidecomme un mur.

Pendant une heure il s’épuisa en vainsefforts. Quand il tomba enfin, brisé, il lui sembla qu’une lèvrehumide et glacée s’appuyait sur sa bouche, et il perdit lesentiment, comme le clocher de Saint-Louis-en-l’Ile carillonnaitl’Angelus de midi.

Chapitre 13LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Deux jours après, c’est-à-dire le 3 mars decette même année 1804, tout Paris restait en grand émoi par rapportà la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal, qui avait été,disait-on, si près de réussir. Le secrétaire général de lapréfecture de police reçut avis, vers la tombée de la nuit, qu’unhomme insistait pour parler en secret à M. Dubois. Moreau etPichegru étaient sous les verrous, mais Georges Cadoudal demeuraitlibre, et toutes les mesures prises pour découvrir sa retraiteavaient échoué.

Le citoyen Dubois, qui devait être comted’empire, tenait la préfecture de police depuis le 18brumaire ; il avait fait de son mieux dans les affaires duThéâtre-Français et du Carrousel, néanmoins le premier consul avaitde lui une idée assez médiocre et ne le regardait point comme unsorcier, au contraire.

Il y avait, en ce temps-là, plus de policesencore que nous ne l’avons dit, et la police, de M. le préfetétait très sévèrement contrôlée : d’abord par la policegénérale du grand juge Régnier, ensuite par la police du château,menée par Bourrienne, et la police militaire, à qui l’on donnaitpour chef Anne Jean Marie René Savary, duc de Rovigo, enfin par lacontre-police de Fouché, qui, rentré dans la vie privée et habitanttour à tour son château de Pont-Carré ou son hôtel de la rue duBac, avait toujours l’œil à toutes les serrures.

M. Dubois était persuadé que de l’issuede l’affaire Cadoudal dépendaient son influence ultérieure et safortune.

C’était alors un homme de quarante-huit ans,bien tourné, bien couvert, assez beau de visage, mais dont laphysionomie vulgaire ne promettait pas beaucoup plus que lepersonnage n’était capable de tenir.

L’avis dont nous avons parlé lui fut transmisau moment où il mettait ses gants pour sortir et ne l’empêcha pointd’aller à ses petites affaires.

Il avait pour secrétaire général un vieuxbrave homme moisi dans les bureaux et qu’il avait choisi moins fortque lui pour son agrément propre. Le citoyen Berthellemot, fruittrop mûr de la réaction directoriale, avait des prétentionsconsidérables, de très belles traditions bureaucratiques, un culteprofond pour la routine et quelque teinture d’érudition.

Il désirait la place du citoyen préfet, quisouhaitait la charge du citoyen grand juge.

C’était un homme grand et sec, d’une propretéremarquable, d’un formalisme fatigant, bavard à l’excès, vétilleuxet orgueilleux comme tous les inutiles. Il avait passé lacinquantaine, à son amer regret.

M. Berthellemot était seul dans son vastebureau, donnant sur la rue du Harlay-du-Palais, quand l’inspecteurdivisionnaire Despaux vint lui annoncer la venue d’un étranger quiinsistait pour parler à M. le préfet de police.

– Quel homme est-ce ? demanda lesecrétaire général.

– Un grand gaillard demi chauve, à cheveuxgrisonnants, l’air grave et résolu de ceux dont la jeunesse nes’est point passée à garder leurs mains dans leurs poches. J’aivaguement l’idée d’avoir rencontré cette figure-là quelquepart ; dans le quartier du Palais ou aux environs de lacathédrale.

– Monsieur Despaux, dit le secrétaire généralsévèrement, un employé de la police ne doit pas avoir de vaguesidées. Il sait ou ne sait pas.

– Alors, monsieur, je ne sais pas.

Le secrétaire général le regarda de travers,mais Despaux était beaucoup plus fort que son chef, et soutintcette œillade sans broncher.

M. de Talleyrand disait qu’il fautaller jusqu’en Angleterre pour trouver des chefs plus forts queleurs commis.

C’était une bien mauvaise langue.

– Vous plaît-il de le recevoir ? demandaM. Despaux. Le secrétaire général hésita.

– Attendez, monsieur l’inspecteur,attendez ! répliqua-t-il. Comme vous y allez ! On voitbien qu’aucune responsabilité ne pèse sur vous. Moi, je vois plusloin que le bout de mon nez, monsieur !

Despaux s’inclina froidement. Berthellemotcontinua.

– Nous traversons une méchante passe,savez-vous cela ? Les septembriseurs s’agitent dans l’ombre,et la faction babouviste a le diable au corps, tout simplement.

– Ce sont les anciens amis de M. lepréfet dit Despaux tranquillement, et de M. le secrétairegénéral.

– Vous vous trompez, monsieur ! prononçasolennellement Berthellemot, j’ai toujours partagé les sentimentsdu premier consul… et nous songeons à épurer nos bureaux,M. le préfet et moi.

Despaux se prit à sourire.

– Si M. le préfet voulait m’accorder uncongé, dit-il, temporaire ou définitif, j’ai une invitation dusecrétaire de M. Fouché qui fait de belles parties de pêche,là-bas, à Pont-Carré… Je vous enverrais une bourriche de truites,monsieur Berthellemot.

Le secrétaire général fronça le sourcil etchiffonna une lettre qu’il tenait à la main. Il était tout à faiten colère.

– Petite parole, monsieur l’inspecteur !gronda-t-il entre ses dents serrées, je possède les bonnes grâcesdu premier consul… je viens d’arrêter l’homme le plus dangereux dece siècle… quand je dis moi, je parle de M. le préfet.

– Cadoudal ? L’interrompit Despaux,toujours souriant.

– Pichegru !… Je suis parvenu à étoufferle bruit scandaleux qui se faisait autour des mesures prétenduesliberticides que Napoléon Bonaparte prend pour le salut de l’État…J’y suis parvenu, monsieur !… quand je dis moi… vous entendez…Et certes, nous avons eu raison de démolir autrefois la Bastille…Mais la Conciergerie est debout, monsieur l’inspecteur !… Etsi un homme comme vous, qui sait beaucoup trop de choses, méditaitune honteuse désertion… car je vous le dis, monsieur, si vousl’ignorez, le premier consul se défie de son ministre de la police…et il a ses raisons pour cela !

– Pas possible ! fit Despaux. Ce boncitoyen Fouché !…

– Le mot citoyen est rayé de la langueofficielle, je vous prie de vous en souvenir, monsieurDespaux ! Et je ne serais pas éloigné, mon cher inspecteur, sije suis content de vous… et en souvenir des relations toujoursexcellentes que nous avons eues ensemble, je ne serais pas éloignéde songer sérieusement à votre avancement… Quand je dis moi, il estbien entendu qu’il s’agit de mon chef, M. le préfet.

L’inspecteur divisionnaire se tut etsourit.

– Monsieur le secrétaire général veut-il bienrecevoir notre homme qui attend ? demanda-t-il.

– Ah ! Ah ! Il attend… je l’avaisoublié… Je pense que je ne suis pas au service du premier venu,monsieur Despaux… Si je vous chargeais spécialement del’interroger ?

– Il refuserait de me répondre.

– Il l’a annoncé ?

– Très nettement.

– Votre avis personnel, monsieur Despaux,est-il que je le doive recevoir, en l’absence de M. lepréfet !

– Monsieur le secrétaire général, répliqual’inspecteur, je ne me permets guère de donner des conseils à meschef, mais dans les circonstances où nous sommes…

– Ce sont de diaboliques circonstances,monsieur.

– Il se pourrait que les révélations de cetinconnu…

– Alors il va me faire desrévélations ?

– Tout porte à le croire… et si elles onttrait au complot… Vous savez que nous ne sommes pas plus avancésque le premier jour.

– Monsieur, l’interrompit Berthellemot, maligne de conduite, et quand je dis ma ligne, c’est celle deM. le préfet… notre ligne de conduite est toujours régléed’avance, indépendamment de l’opinion de celui-ci ou de celui-là.De grands événements se préparent, de très grands événements. J’ensais plus long que je ne vous en veux dire, croyez-le bien… LaFrance a besoin d’un maître : je n’ai jamais varié sur cepoint. Qui vivra verra. Aussitôt que vous m’avez parlé de cethomme, j’ai nourri l’intention formelle de le recevoir. S’il a demauvais desseins contre ma personne, mon devoir est de risquer mavie… et quand je dis ma vie… Mais n’importe, pour le service de SaMajesté…

– Sa Majesté ! répéta Despaux sans tropd’étonnement.

– Ai-je dit Sa Majesté ?… C’est la preuvedu respect profond que je porte au premier consul… Soyez prudentmonsieur l’inspecteur… peut-être le hasard vous a-t-il permisaujourd’hui d’élever vos regards beaucoup au-dessus de votresphère… Veuillez placer deux agents en observation… et faitesentrer l’homme qui vient me parler de Georges Cadoudal.

Le secrétaire général repoussa son siège et semit sur ses pieds. D’un geste solennel il congédia Despaux, quivoulait protester contre ses dernières paroles.

L’instant d’après, on entendit de lourdesbottes marcher dans une chambre voisine. C’étaient les deux agentsqui prenaient leur poste d’observation.

Puis l’huissier de service introduisit lemystérieux inconnu par la porte du fond.

M. Berthellemot était debout. Il toisa lenouvel arrivant de la tête aux pieds avec ce regard prétenduprofond des comédiens qui jouent M. de Sartines ouM. de la Reynie, aux théâtres de mélodrames.

Notez que ce regard seul suffirait pour mettreimmédiatement le plus vulgaire coquin sur ses gardes.

J’affirme sur l’honneur que M. de laReynie, qui était un homme de grand mérite, ni même ce bonM. de Sartines, qui n’en avait pas beaucoup plus queM. Berthellemot, ne firent jamais usage de ce regardcompromettant.

Ce regard a pourtant grand succès au théâtre.Un comédien qui se respecte n’en choisit jamais d’autre quand il aoccasion de se déguiser en lieutenant de police.

Ce regard ne sembla produire aucune impressionquelconque sur le singulier personnage qui entrait et qui seretourna paisiblement pour remercier l’huissier de sacomplaisance.

M. Berthellemot croisa ses bras sur sapoitrine.

L’inconnu le salua avec une politesse pleinede bonhomie.

– Approchez, dit M. Berthellemot.

L’inconnu obéit.

La description de M. l’inspecteurdivisionnaire Despaux avait du bon. L’homme était « ungaillard ». Du moins, il avait dû l’être. C’était maintenantun ancien gaillard, et selon toute apparence, à voir les rides deson front et la couleur de son poil, ce ne pouvait plus être qu’ungaillard démissionnaire.

Il était vêtu de noir, très proprement et trèspauvrement. Il nous souvient d’avoir employé des expressionsidentiques pour peindre le costume du « papa Sévérin, » lapremière fois que nous le rencontrâmes, sur son banc de bois, auxTuileries.

Il était grand, il semblait fort ; sestraits vigoureusement accentués, mais calmes et bons, portaient latrace de plus d’un ravage, soit qu’il eût lutté contre des passionsdésordonnées, soit qu’il eût seulement livré l’éternelle bataillede l’homme contre son malheur.

Quand il eut fait les deux tiers du chemin quiséparait la porte de la table de travail, il salua décemment etdit :

– C’est à M. le préfet que je souhaitaisavoir l’honneur de parler.

– Impossible, répondit Berthellemotsolennellement. D’ailleurs M. le préfet et moi, c’est toutun.

– Alors, dit le bonhomme, faute de merles… Jevoua remercie tout de même de m’avoir accordé audience.

Berthellemot s’assit et fourra sa main sonsson frac ; puis croisant ses jambes l’une sur l’autre, il pritun couteau à papier qu’il examina avec beaucoup d’attention.

– Mon brave, répliqua-t-il en affectant un airde distraction, j’espère que vous vous en rendrez digne.

L’étranger mit sa main, une main robuste ettrès blanche, sur le dossier d’une chaise.

Comme un certain étonnement vint se peindredans la prunelle du secrétaire général, l’inconnu dit avecsimplicité :

– J’ai couru aujourd’hui beaucoup dans Paris,monsieur l’employé, et je n’ai pas les moyens de courir envoiture.

Il s’assit.

Mais ne croyez pas qu’il y eût dans ce fait lamoindre effronterie. L’inconnu, tout en s’asseyant, garda son aitdécent et courtois.

M. Berthellemot se demanda si c’était unhomme d’importance, mal habillé, ou tout simplement un pauvre hèrepéchant par l’ignorance du respect profond qui lui était dû, a lui,M. Berthellemot, alter ego de M. Dubois.

Il était lynx par profession, mais myope denature, il eut beau aiguiser le propre regard deM. de Sartines qu’il avait retrouvé dans les cartons, ilne put résoudre cette alternative.

– Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolèreune familiarité qui n’est pas dans mes habitudes à l’égard desagents.

– Je ne suis pas un agent, monsieur l’employé,répondit l’étranger, et je vous remercie de votre complaisance. Jevous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps où ily avait des clubs, vous parliez haut et bien d’égalité, defraternité, etc. Cela vous a réussi et je vous en félicite. Pendantque vous prêchiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporta moins.Depuis que vous avez fermé les clubs où vous n’aviez plus rien àfaire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes queles clubs ; je continue de parler franc à mes inférieurs, àmes égaux et à mes supérieurs aussi.

L’humilité n’est pas généralement le défautdes tribuns parvenus. À cette époque du consulat, on ne voyait dansParis que petits Brutus, devenus enragés patriciens : commes’il était vrai de dire que la haine de l’aristocratie est souventtout uniment le désir immodéré de tuer l’aristocrate pour sefourrer dans sa peau.

M. Berthellemot appartenait énergiquementà cette catégorie de bourgeois conquérants qui poussent à la rouedes révolutions pour se faire une honnête aisance, et qui enrayenttout net, dès qu’ils ont quelque chose à perdre, adorant alors avecune franchise au-dessus de tout éloge ce qu’ils ont conspué,conspuant ce qu’il ont adoré.

Vous en connaissez tant comme cela, je distant et tant, qu’il est inutile d’insister.

– L’ami, fit-il avec dédain, je vous connais,moi aussi. Le bonheur constant qui accompagne mes mesures, habilesautant que salutaires, mécontente les ennemis du premierconsul…

– Je suis dévoué au premier consul,l’interrompit l’étranger sans façon. Personnellement dévoué.

– Petite parole ! Vous avez le verbehaut, l’ami ! Prenez garde ! Je vous préviens qu’un hommecomme moi n’est jamais au dépourvu. Je n’aurais qu’un mot à direpour châtier sévèrement votre insolence !

Il frappa trois petits coups sur son bureauavec le couteau à papier qu’il tenait à la main.

Un coup de théâtre sur lequel il comptaitévidemment beaucoup se produisit aussitôt. La porte latérale ouvritses deux battants tout grands, et deux hommes de mauvaise mineparurent debout sur le seuil.

L’étranger se mit à sourire en lesregardant :

– Tiens ! Laurent ! dit-ildoucement, et Charlevoy ! Mes pauvres garçons, il n’y avaitplus que moi dans tout le quartier pour ne pas y croire ! Vousen êtes donc ?

Une expression d’embarras se répandit sur lestraits des deux agents. Nous mentirions si nous prétendions qu’ilsressemblaient à des princes déguisés.

– Vous connaissez cet homme ? demanda lesecrétaire

– Quant à cela, oui, répliqua Laurent, commetout le monde le connaît, monsieur Berthellemot.

– Qui est-il ?

– Si M. le secrétaire général le luiavait demandé, murmura Charleroy, il le saurait déjà, car celui-làne se cache pas.

– Qui est-il ? répétaM. Berthellemot en frappant du pied. De la main, l’étrangerimposa silence aux deux agents, et se tournant vers le magistrat,il répondit avec une modestie si haute, qu’elle était presque de lamajesté :

– Monsieur l’employé, je ne suis pasgrand’chose ; je suis Jean-Pierre Sévérin, successeur de monpère, gardien juré au caveau des montres et confrontations dutribunal de Paris.

Chapitre 14LA LEÇON D’ARMES DU CITOYEN BONAPARTE

Il y a des noms qui font péripétie. Celui deJean-Pierre Sévérin, gardien juré de la Morgue, ne parut pasproduire sur le secrétaire général de la préfecture de police uneffet extraordinaire.

– Petite parole ! monsieur Sévérin, ditseulement Berthellemot, d’un ton qui n’était pas exempt demoquerie, j’ai affaire à un homme du gouvernement, à ce qu’ilparaît… Retirez-vous, messieurs, mais restez à portée de voix.

Les deux agents disparurent derrière la porterefermée.

– Monsieur, reprit alors le secrétairegénéral, dont l’accent devint sévère, je ne vois pas bien où peuttendre la posture que vous avez prise près de moi. Je suis au lieuet place du préfet !

– Je n’ai pris aucune posture, répliquaJean-Pierre. Voilà tantôt quarante cinq ans que je suis moi-même,et je ne prétends pas changer. Ce n’est pas moi qui ai égarél’entretien.

– Brisons là, s’il vous plaît, monsieur legardien de la Morgue, l’interrompit Berthellemot avec brusquerie.Notre temps est précieux.

– Le nôtre aussi, fit Jean-Pierresimplement.

– Que me voulez-vous ?

– Je veux vous rendre un service et ensolliciter un de vous.

– S’agit-il de la grande affaire ?

– Je ne connais pas de plus grande affaire quecelle dont il s’agit.

Le secrétaire général lâcha son couteau àpapier, et le rouge lui monta au visage. Il fit ce rêve des’approprier un renseignement d’État de première importance,pendant que son chef courait la prétentaine. Il se vit préfet depolice.

– Que ne parliez-vous ! s’écria-t-ild’une voix qui tremblait maintenant d’impatience. Vous serezrécompensé richement, monsieur Sévérin ! Vous fixerezvous-même la somme…

– Monsieur l’employé, je ne demande pas derécompense.

– Comme vous voudrez, monsieur Sévérin, commevous voudrez… Savez-vous où il se cache ?

– Où il se cache ? répéta le gardien dela Morgue. Vous voulez dire : Où on le cache ?

Et comme le secrétaire général le regardaitsans comprendre, il ajouta :

– Où on les cache, même, car ils sontdeux : un jeune homme et une fille.

Berthellemot fronça le sourcil, puis il parutfrappé d’une idée subite.

– Vous êtes plusieurs Sévérin ? dit-il enouvrant précipitamment un des tiroirs de son bureau.

– Ce n’est pas un nom très rare, répondit legardien ; mais de ma famille, je ne connais que mon fils etmoi.

– Quel âge a votre fils ?

– Dix ans.

Le secrétaire général lisait avec attentionune pièce qu’il venait de prendre dans son tiroir.

– Avez-vous ouï parler, de près ou de loin,dit-il, d’un homme de votre nom… d’un Sévérin qui porte lesobriquet de Gâteloup ?

– C’est moi-même, répondit le gardien.

H. Bertbellemot eut un court tressaillement,qu’il réprima aussitôt.

Le gardien continua :

– Je suis Sévérin, dit Gâteloup. Gâteloupétait mon surnom de prévôt d’armes, dès avant la Révolution.

– Ah ! ah ! fit Berthellemot, qui sereprit à le considérer d’un air défiant, vous avez donc fait plusd’un métier, monsieur le gardien juré ?

– J’ai fait beaucoup de métiers, monsieurl’employé.

– Et vous continuez peut-être à manger à plusd’un râtelier, monsieur Gâteloup ?

– Monsieur l’employé supérieur, rectifia lebonhomme avec docilité.

– Berthellemot poursuivit : Et vouscontinuez peut-être à manger à plus d’un râtelier, monsieurGâteloup ?

Ceci fut dit d’un ton pointu : le tonhabile, le ton Sartines.

Jean-Pierre Sévérin tira de son gousset unemontre-oignon de la plus vénérable rondeur et la consulta.

– Si monsieur l’employé supérieur voulaitm’expédier… commença-t-il.

– N’ayez point d’inquiétude, l’interrompitBerthellemot, qui, en ce moment, avait une figure à gagner centlivres par mois dans n’importe quel théâtre en jouant les pèresnobles comiques, soyez tranquille, monsieur le gardien juré !On va vous expédier, et de la bonne manière !

Il se renversa sur le dossier de son fauteuilet ajouta :

– Sévérin, dit Gâteloup, pensez-vous que lepremier consul choisisse ses serviteurs au hasard ? S’il m’aconfié la mission importante de suppléer ou de compléterM. Dubois, c’est que son œil perçant avait découvert en moicette sûreté de vue, ce sang-froid, ce discernement que les annalesde la police accordent seulement à quelques magistrats hors ligne.Vous avez en vain essayé de me tromper, je vous perce à jour :vous conspirez !

Jean-Pierre fixa sur lui son grand œil bleuqui avait parfois le regard limpide de l’enfance.

– Ah bah ! fit-il.

M. Berthellemot continua :

– Hier, à neuf heures et demie du soir, vousayez été vu et reconnu tenant conférence avec le traître GeorgesCadoudal, dans la rue de l’Ancienne-Comédie.

– Ah bah ! répéta Jean-Pierre. Et si l’ona reconnu le traître Georges Cadoudal, ajoutât-il, pourquoi nel’a-t-on pas bel et bien coffré ?

– Je vous mets au défi, prononçamajestueusement M. Berthellemot, de sonder la profondeur denos combinaisons !

Jean-Pierre n’écoutait plus.

– C’est pourtant vrai, dit-il, que j’étaishier au soir, à neuf heures et demie, au carrefour duThéâtre-Brûlé, ou de l’Odéon, si vous aimez mieux. Là, j’ai causéavec M. Morinière de l’affaire qui justement m’amène auprès devous… Mais j’affirme ne pas connaître du tout le traître GeorgesCadoudal.

– Ne cherchez pas d’inutiles subterfuges…commença Berthellemot.

Et comme Jean-Pierre fronçait très franchementses gros sourcils, le secrétaire général ajouta :

– Je vous parle dans votre intérêt. Il ne fautjamais jouer au fin avec l’administration, surtout quand elle estreprésentée par un homme tel que moi, à qui rien n’échappe et quilit couramment au fond des consciences. Vous autres, révélateurs,vous avez l’habitude de vous jeter dans les chemins de traversepour doubler, pour tripler le prix d’un renseignement, C’est votremanière de marchander ; je ne l’approuve pas.

Pendant qu’il reprenait haleine, Jean-Pierrelui dit d’un air mécontent :

– Avec cela que vous marchez droit, vous,monsieur l’employé supérieur ! Tout à l’heure, vous m’accusiezde conspirer, a présent, vous me prenez pour une mouche !

H. Berthellemot ne perdit point son sourired’imperturbable suffisance.

– Nous, c’est bien différent, répliqua-t-il,nous tâtons, nous allons à droite et à gauche, battant lesbuissons… chacun de ces buissons, bonhomme, peut cacher une machineinfernale !

– Alors, dit Jean-Pierre, qui s’installacommodément sur sa chaise, battez les buissons, monsieur l’employésupérieur, et criez gare, quand vous trouverez la machine… Dès quevous aurez fini, nous causerons, si vous voulez.

Tous les hommes très fins ont un gesteparticulier, une moue, un tic, dans les moments d’embarrasmental : Archimède à ces heures, sortait du bain tout nu etparcourait ainsi les rues de Syracuse : on ne souffrirait pluscela ; Voltaire, plus frileux, se bornait à jeter sa tabatièreen l’air et la rattrapait avec beaucoup d’adresse ; Machiavelmangeait un petit morceau de sa lèvre ;M. de Talleyrand s’amusait à retourner la longue peau deses paupières sens dessus dessous.

M. Dubois, préfet de police, ne faisaitrien de tout cela. À l’aide d’une grande habitude qu’il avait decet exercice, il obtenait de chacune des articulations de sesdoigts un petit claquement qui le divertissait lui-même etimpatientait autrui.

Quand tout réussissait, il pouvait fournir, àtrois par doigts trente petites explosions, mais les pouces n’endonnaient parfois que deux.

M. Berthellemot imitait son chef dans ceque son chef avait de bon. Quand le préfet n’était pas là, lesecrétaire général obtenait parfois jusqu’à trente-six craquementset pensait à part lui : Je fais tout mieux que M. lepréfet !…

Aujourd’hui, en désarticulant ses phalanges,M. Berthellemot se dit :

– Voilà un homme dangereux et profond comme unpuits. Il faut le circonvenir, et je m’en charge ! petiteparole !

– Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il avecune noble condescendance, vous n’êtes pas le premier venu. Vousavez reçu bonne éducation, cela se voit, et vous avez une façon devous présenter très convenable. L’emploi que vous occupez, estmédiocre…

– Je m’en contente, l’interrompit Gâteloupavec une sorte de rudesse.

– Fort bien… Nous disposons ici de certainsfonds, destinés à récompenser le dévouement…

– Je n’ai pas besoin d’argent, l’interrompitencore Gâteloup.

Puis il ajouta, avec un sourire qui sentait envérité son gentilhomme :

– Monsieur l’employé supérieur, vous battezdes buissons où je ne suis pas.

– Morbleu ! à la fin, s’écriaBerthellemot, qu’est-ce que vous avez à me dire, monbrave ?

– Ce n’est pas ma faute si M. l’employésupérieur ne le sait déjà, répliqua Jean Pierre. Je viens ici…

Mais le démon de l’interrogation reprenaitM. Berthellemot :

– Permettez ! fit-il d’un ton d’autorité.C’est à moi, je suppose, de conduire l’entretien. Ne nous égaronspas… Vous dites que le personnage suspect avec qui vous étiez ruede l’Ancienne-Comédie s’appelle Morinière…

– Et qu’il n’est pas suspect, intercalaJean-Pierre.

– Vous niez qu’il soit le même que GeorgesCadoudal ?

– Pour cela, de tout mon cœur !

– Alors, qui est-il ?

– Un marchand de chevaux de Normandie.

– Ah ! Ah ! De Normandie !… Jeprends des notes, ne vous effrayez pas… Le fait est qu’il y a denombreux maquignons en Normandie… Et pourquoi, s’il vous plaît,M. Séverin fréquentez-vous des maquignons ?

– Parce que M. Morinière est dans le mêmecas que moi, répondit Jean-Pierre.

– Prenez garde ! s’écriaM. Berthellemot ; vous aggravez votre affaire. Dans quelcas êtes-vous ?

– Dans le cas d’un homme qui a perdu unenfant.

– Et vous venez à la préfecture ?…

– Pour que M. le préfet m’aide à leretrouver, voilà tout.

Il y a des gens qui mettent deux paires delunettes. An regard de M. de Sartines, dont il faisaitgénéralement usage, M. Berthellemot joignit le regard deM. Lenoir. Feu Argus en avait encore davantage.

– Est-ce plausible ? grommela-t-il. Jeprends des notes… Ah ! Ah ! Le préfet serait bienembarrassé !

– Et si ce n’est pas votre état, monsieurl’employé supérieur, ajouta Jean-Pierre, qui fit mine de se lever,j’irai ailleurs.

– Où donc irez-vous, mon garçon ?

– Chez le premier consul, si vous voulez bienle permettre.

M. Berthellemot bondit sur sonfauteuil.

– Chez le premier consul, répéta-t-il.Bonhomme, pensez-vous qu’on entre comme cela chez le premierconsul ?

– Moi, j’y entre, répondit Jean-Pierresimplement. Il faut donc me dire, par un oui ou par un non, et sansnous fâcher, si c’est votre métier d’aider les gens en peine.

La question ainsi posée déplut manifestementau secrétaire général, qui reprit son couteau à papier et l’aiguisasur son genou.

– L’ami, dit-il entre ses dents, vous m’avezdéjà pris beaucoup de mon temps, qui appartient à l’intérêt public.Si vous prétendiez jamais que je ne vous ai pas reçu avec bonté,vous seriez un audacieux calomniateur. Je ne fais pas un métier,sachez cela : j’ai un haut emploi, le plus important de tousles emplois, presque un sacerdoce ! Je vous donnerais undémenti formel au cas où vous avanceriez que je vous ai refusé monaide. Me blâmez-vous pour les précautions dont j’entoure la vieprécieuse de notre maître ? Expliquez-vous brièvement,clairement, catégoriquement. Pas d’ambages, pas de détours, pas decirconlocutions ! Que réclamez-vous ? Je vous écoute.

– Je viens, commença aussitôt Jean-Pierre,pour vous demander…

Mais M. Berthellemot l’interrompit d’ungeste familier, qui formait avec la gravité un peu rogue de sonmaintien un contraste presque attendrissant.

– Attendez ! attendez ! fit-il commesi une idée subite eût traversé son cerveau. Je perdraiscela ! Saisissons la chose au passage ! Par quel hasard,mon cher monsieur Sévérin, avez-vous vos entrées chez le premierconsul ?… Il est bien entendu que, si c’est un secret, jen’insiste pas le moins du monde.

– Ce n’est pas un secret, répliquaJean-Pierre. Il m’arriva une fois sous la Convention…

– Nous nous comprenons bien, mon cher monsieurSévérin je ne vous force pas, au moins…

– Monsieur l’employé supérieur, interrompitJean-Pierre à son tour, si ce n’était pas mon idée de vousrépondre, vous auriez beau me forcer. Je ne dis jamais que ce queje veux.

– Un brave homme ! s’écria le secrétairegénéral avec une admiration dont nous ne garantissons pas lasincérité, un vrai brave homme… allez !

– Sous la Convention, continua Jean-Pierre,vers la fin de la Convention, et, s’il faut préciser, je crois quec’était dans les premiers jours de vendémiaire, an IV, – le 23 oule 24 septembre 1795, – un jeune homme en habit bourgeois, d’aspectmaladif et pâle, vint dans ma salle d’armes…

– Quelle salle d’armes ? demandaM. Berthellemot.

– J’étais marié depuis trois ans déjà, etj’avais mon petit garçon. Comme on n’avait plus besoin de chantresà Saint-Sulpice, dont les portes étaient fermées, je m’étais mis entète de monter une petite académie dans une chambre, sur lederrière de l’hôtel ci-devant d’Aligre, rue Saint-Honoré. Mais ceuxqui font aller les salles d’escrime étaient loin à ce moment-là,avec ceux qui vont à l’église, et je ne gagnais pas du pain.

– Pauvre monsieur Sévérin ! ponctuaBerthellemot, je ne peux pas vous exprimer à quel point votre récitm’intéresse ?

– Ce jeune homme en habit bourgeois dont jevous parlais avait une tournure militaire…

– Je crois bien, mon cher monsieurSévérin ! Comme César ! Comme Alexandre le Grand !Comme…

– Comme Napoléon Bonaparte, monsieur l’employésupérieur, on ne vous en passe pas ; vous avez deviné quec’était lui.

Berthellemot fourra sa main droite dans sonjabot et dit avec conviction :

– Petite parole, vous en verrez bien d’autres.Ce n’est pas au hasard que le premier consul choisit ceux quidoivent occuper certaines positions. Non, ce n’est pas auhasard !

– Donc, reprit Jean-Pierre Sévérin, le jeuneBonaparte, général de brigade en disponibilité, attaché, par je nesais quel bout, au ministère de la guerre, grâce à la protection deM. de Pontécoulant, mécontent, fiévreux, tourmenté, –pauvre fourreau usé par une magnifique lame, – entrait toutuniment : dans la première salle d’armes venue, pour ychercher une fatigue physique qui apaise les nerfs et matel’intelligence.

– Savez-vous que vous vous exprimez très bien,mon cher monsieur Sévérin ? dit le secrétaire général.

– Je ne l’avais jamais vu, continuaJean-Pierre, et même je n’avais jamais entendu prononcer son nom,mais je passe ; pour être un peu sorcier.

Berthellemot recula son siège. Jean-Pierrereprit :

– Vous ne croyez pas aux sorciers, ni moi nonplus… cependant, monsieur l’employé supérieur, il se passe à Paris,en ce moment, des choses bien étranges, et le motif de ma présencedans votre cabinet a trait à une aventure qui frise de bien près lesurnaturel… Mais revenons au jeune Bonaparte. J’eus comme un chocen le voyant. Un brouillard lumineux tomba devant mon regard. Ilsourit et prit un fleuret qu’il mit en garde de quarte d’une mainnovice et presque maladroite.

« – Est-ce vous qui êtes le citoyen Sévérin,dit Gâteloup ! me demanda-t-il.

« – Oui, citoyen général, » répondis-je.

– Je ne me trompe pas, s’interrompit iciJean-Pierre. Je l’appelai citoyen général, et je ne sauraisexpliquer pourquoi.

« – Capitaine, mon ami, rectifia-t-il. Et metrouvez-vous trop vieux pour mon grade ? »

Le citoyen Bonaparte avait alors justevingt-cinq ans, et n’en paraissait pas plus de vingt.

Je ne me souviens plus de ce que je répondis,j’éprouvais un grand trouble. Il poursuivit :

« – Antoine Dubois, mon médecin, m’a ordonnéde faire de l’exercice ; je ne sais pas me promener, c’esttrop long, et je passerais vingt-quatre heures à cheval sansfatigue. Êtes-vous homme à me rompre les os, à me courbaturer lesmuscles en vingt minutes de temps chaque jour ?

« – Oui, citoyen général.

« – On vous dit capitaine… Et combien meprendrez-vous pour cela ? Je ne suis pas riche. »

Nous convînmes du prix, et il fallut commencerincontinent ; car, dès ce temps-là, il n’aimait pasattendre.

Je ne le fatiguai pas, je le moulus si bel etsi bien qu’il demanda grâce et tomba tout haletant sur mabanquette.

« – Parbleu ! dit-il en riant et enessuyant ses cheveux plats qui ruisselaient de sueur sur son grandfront, Mme de Beauharnais jetterait de jolis cris, sielle me voyait en un pareil état ! »

J’étais muet et presque aussi las que lui, moidont le bras est de fer et le jarret d’acier.

« – Çà ! Mon maître, dit-il en se levanttout à coup, j’ai perdu plus de vingt minutes. Que je vous paye, età demain ! »

Il plongea précipitamment dans son gousset samain longue et fine, mais il la retira vide : il avait oubliéou perdu sa bourse.

« – Me voilà bien ! fit-il en rougissantlégèrement, je me suis donné ici une fausse qualité, et je vaisêtre obligé de vous demander crédit !

« – Général, répliquai-je, vous n’avez trompépersonne.

« – C’est vrai… Vous me connaissiez ?

« – Non, sur mon honneur !…

« – Alors, comment savez-vous !…

« – Je ne sais rien. »

Il fronça le sourcil.

« – Sire… » Continuai-je.

– Sire ! s’écria le secrétaire général,qui écoutait avec une avide attention. Parole jolie ! Vousl’appelâtes sire, mon cher monsieur Gâteloup !

– Monsieur l’employé, s’interrompitJean-Pierre, je vous dis les choses comme elles furent. Je vous aipromis de raconter, non point d’expliquer. Le citoyen Bonaparte fitcomme vous : il répéta ce mot : sire ! Et il reculade plusieurs pas, disant :

« – L’ami, je suis unrépublicain ! »

Moi, je poursuivis, parlant comme lespythonisses antiques, avec un esprit qui n’était pas àmoi :

« – Sire, je suis un républicain, moi aussi,je l’étais avant vous, je le serai après vous. Ne craignez pas queje réclame jamais des intérêts trop lourds pour le crédit que jefais aujourd’hui à Votre Majesté ! »

– Vous dites cela ? Murmura Berthellemot,avant le 13 vendémiaire ! C’est curieux, petite parole, c’estextrêmement curieux !

– Pas longtemps auparavant… c’était le 4 ou le5.

– Et que répondit l’empereur ?… je veuxdire le premier consul… je veux dire le citoyen Bonaparte.

– Le citoyen Bonaparte me regarda fixement. Lapâleur de sa joue creuse et amaigrie était devenue plus mate.

« – Ami Gâteloup, me dit-il, d’ordinaire jen’aime ni les illuminés ni les fous… mais vous ayez l’air d’unebonne âme, et vous m’avez courbaturé comme il faut… Àdemain. » Et il partit.

– Et il revint ? demandaBerthellemot.

– Non… jamais.

– Comment ! Jamais ?

– Il n’eut pas le temps… Sa courbature n’étaitpas encore guérie quand le 13 vendémiaire arriva. À l’affairedevant Saint-Roch, il commandait l’artillerie. Il y eut là bien dusang répandu : du sang français. Le jeune général de brigadeétait nommé général de division par le Directoire : il n’avaitplus besoin de la protection de M. de Pontécoulant… Je lesuivais de loin ; j’allais où l’on parlait de lui, et bientôton parla de lui partout… Comment dire cela ? Il m’inspiraitune épouvante où il y avait de la haine et de l’amour… L’annéesuivante, il épousa cette Mme de Beauharnais « quiaurait poussé de jolis cris, » si elle l’avait vu en l’état où jel’avais mis à ma salle d’armes ; puis il partit, général enchef de l’armée d’Italie.

– Et vous ne l’aviez pas revu ?Interrogea le secrétaire général, qui oubliait de jouer sa comédie,tant la curiosité le tenait.

– Je ne l’avais pas revu, réponditJean-Pierre.

– Dois-je conclure qu’il est encore votredébiteur ?

– Non pas ! Il m’a payé.

– Généreusement ?

– Honnêtement.

– Que vous a-t-il donné ?

– Le prix de mon cachet était d’un écu de sixlivres. Il m’a donné un écu de six livres.

Le secrétaire général enfla ses joues etsouffla comme Éole en faisant craquer ses doigts.

– Pas possible ! Parole mignonne, paspossible !

– Ce qui n’était pas possible, prononçalentement Jean-Pierre Sévérin, dont la belle tête se redressa commemalgré lui, c’était de me donner davantage.

– Parce que ? fit Berthellemotnaïvement.

– Je vous l’ai dit, monsieur l’employésupérieur, répondit Jean-Pierre : j’étais républicain avant legénéral Bonaparte ; je suis républicain, maintenant que lepremier consul ne l’est plus guère ; je resterai républicainquand l’empereur ne le sera plus du tout.

Chapitre 15LA RUE DE LA LANTERNE

Le secrétaire général de la préfecturerapprocha son siège et prit un air qu’il voulait rendre tout à faitcharmant.

– Alors, dit-il, cher monsieur Sévérin, nousallons quelquefois rendre notre petite visite à notre ancien élève,sans façon ?

– Quelquefois, répondit Jean-Pierre, passouvent.

– Et nous ne demandons jamais rien ?

– Si fait… je demande toujours quelquechose.

– On ne nous refuse pas ?

– On ne m’a pas encore refusé…

– Et pourtant, ajouta-t-il en se parlant àlui-même, ma dernière requête était de six mille louis…

– Malepeste ! Six mille louis ! Il ya bien des cachets de six livres, là dedans, mon cher monsieurSévérin !

– Quand vous passerez au Marché-Neuf, monsieurl’employé, regardez la petite maison qu’on y bâtit…

– La nouvelle Morgue ! s’écriaBerthellemot. Parbleu ! je la connais de reste ! On n’apas voulu suivre nos plans…

– C’est qu’ils n’étaient pas conformes auxmiens, plaça modestement Jean-Pierre.

– Bon ! Bon ! Bon ! fit partrois fois le secrétaire général. Je suis, en vérité, bien enchantéd’avoir fait votre connaissance. Nous sommes voisins, mon chermonsieur Sévérin… quand vous aurez besoin de moi, ne vous gênezpas, je vous présenterai à M. le préfet.

– Voilà plus d’une heure et demie, monsieurl’employé, l’interrompit doucement Jean-Pierre, que vous savez quej’ai besoin de vous.

– C’est accordé, mon voisin, c’est accordé… nevous inquiétez pas… accordé, parole jolie ! Accordé !

– Qu’est-ce qui est accordé ?

– Tout… et n’importe quoi… nous voilà commeles deux doigts de la main… ah ! Ah ! Miséricorde !Ce ne sont pas les républicains comme vous que nous craignons… Jene me souviens pas d’avoir jamais rencontré un homme dont laconversation m’ait plus vivement intéressé… Mais qu’avons-nousbesoin d’écouteurs aux portes, dites ? Laurent !Charlevoy ! Ici, mes drôles !

La porte latérale s’ouvrit aussitôt, montrantles deux agents le chapeau à la main.

– Allez voir au cabaret si nous y sommes,citoyens, leur dit Berthellemot ; et en passant prévenezM. Despaux que je le mettrai demain à la disposition de ce bonM. Séverin… pour une affaire très sérieuse, très pressée, etqui regarde un ami dévoué du gouvernement consulaire.

– M’est-il permis de vous interrompre,monsieur l’employé ? demanda Jean-Pierre.

– Comment donc, mon cher voisin !…Attendez, vous autres !

– Je voulais vous faire observer simplement,dit Jean-Pierre, que ce n’est pas demain, mais ce soir même que jeréclamerai votre concours.

– Vous entendez, Laurent ! Vous entendez,Charlevoy ! Prévenez M. Despaux qu’il ne quitte pas lapréfecture, et vous-mêmes restez aux environs… Il y aura un servicede nuit, s’il le faut… Allez !… Petite parole ! Il y ades gens pour qui on ne saurait trop faire.

– Voyez-vous, bon ami et voisin, repritBerthellemot quand les deux agents eurent disparu, tout ici estordonné, huilé, graissé comme une mécanique en bon état. Le premierconsul sait bien que je suis l’âme de la maison ; il auraitdésiré m’élever à des fonctions plus en rapport avec mes capacités,mais je fais si grand besoin à cet excellent M. Dubois. D’unautre côté, je me suis attaché à cette pauvre bonne ville de Paris,dont je suis le tuteur et le surveillant… l’espiègle qu’elle est medonne bien quelque fil à retordre, mais c’est égal, j’ai un faiblepour elle… Ah ça ! Maintenant que nous voilà seuls, causons…Quand vous verrez le premier consul, j’espère que vous lui direzavec quel empressement je me suis mis à votre disposition…

– Puis-je vous expliquer mon affaire, monsieurl’employé ?

– Oui, certes, oui, répondit Berthellemot. Jevous appartiens des pieds à la tête. Seulement, vous savez, pas dedétails inutiles ; ne nous noyons pas dans le bavardage !Le bavardage est ma bête noire. En deux mots, je me charged’expliquer le cas le plus difficile, et c’est ce qui fait maforce… Prenez votre temps ! Recueillez-vous. C’est qu’il estcomme cela ! J’entends le premier consul ! Il a dû êtrevivement frappé de cette bizarrerie : un homme qui lui ditSire et Votre Majesté, en pleine Convention !… Etsavez-vous ? Souvent des personnes placées dans des positions…originales prennent plus d’influence sur lui que les plusimportants fonctionnaires… Je suis tout oreilles, mon cher monsieurSévérin.

– Monsieur l’employé supérieur, commençaJean-Pierre, quoique je n’aie aucunement le désir de vous raconterma propre histoire, il faut que vous sachiez que je me suis mariéun peu sur le tard.

– Et comment va madame ? Interrogeabonnement M. Berthellemot.

– Assez bien, merci. Quand je l’ai épousée, en1789…

– Grand souvenir ! Piqua le secrétairegénéral.

– Elle avait, poursuivit Jean-Pierre, unenfant d’adoption, une petite fille…

– Voulez-vous que je prenne des notes ?L’interrompit Berthellemot avec pétulance.

– Il n’est pas nécessaire.

– Attendez, cela vaut toujours mieux. Mamémoire est si chargée !… et pendant que nous sommes ici debonne amitié tous deux, mon cher voisin et collègue… car enfin,nous sommes également salariés par l’État… laissez-moi vous direune chose qui va bien vous étonner : je ne ressemble pas dutout au premier consul !

Jean-Pierre ne fut pas aussi surpris queM. Berthellemot l’espérait.

– Je ne lui ressemble pas, poursuivitcelui-ci, en ce sens que, moi, je crois un peu à toutes cesmachines-là… Je ne suis pas superstitieux… Allons donc !… horsl’Être suprême que nous avons admis parce qu’il n’est pas gênant,je me moque de toutes les religions, au fond… Mais, voyez-vous, ilest incontestable que certaines diableries existent. J’avais unevieille tante qui avait un chat noir… Ne riez pas, ce chat étaitétonnant ? Et je vous défierais d’expliquer philosophiquementle soin qu’il prenait de se cacher au plus profond de la cave quandon était treize à table… Savez-vous l’anecdote deM. Bourtibourg ? Elle est curieuse. M. Bourtibourgavait perdu sa femme d’une sueur rentrée. C’était un homme économeet rangé, qui entretenait sa cuisinière pour ne pas se déranger àcourir le guilledou. Désapprouvez-vous cela ? Les avis sontpartagés. Moi, je trouve que le mieux est de n’avoir pointd’attache et d’aller au jour le jour. Un soir qu’il faisait soncent de piquet avec le vicaire de Saint-Merry… j’entends l’ancienvicaire, car il avait épousé la femme du citoyen Lancelot, marchandde bas et chaussons à la Barillerie… Ils avaient divorcé, lesLancelot, s’entend… Et Lancelot faisait la cour, en ce temps-là, àla cousine de M. Fouché, qui n’achetait pas encore des terresd’émigré… Eh bien ! On entendit marcher dans le corridor, oùil n’y avait personne, comme de juste, et Mathieu Luneau, lebrigadier de la garde de Paris, qui se portait comme père et mère,mourut subitement dans la huitaine. Je puis vous certifiercela : j’avais pris des notes… Du reste, les historiens del’antiquité sont pleins de faits semblables : la veille dePhilippes, la veille d’Actium… Vous savez tout cela aussi bien quemoi, car vous devez être un homme instruit, monsieur Sévérin :je me trompe rarement dans mes appréciations…

– Le temps passe… voulut dire Jean-Pierre, quiavait déjà consulté sa grosse montre deux ou trois fois.

– Permettez ! Je ne parle jamais auhasard. C’était pour arriver à vous dire qu’en ce moment même et enpleine ville de Paris, il se passe un fait capital… Croyez-vous auxvampires, vous, mon voisin ?

– Oui, répondit Jean-Pierre sans hésiter.

– Ah bah ! fit M. Berthellemot en sefrottant les mains, en auriez-vous vu ?

– J’ai fait mieux qu’en voir, répliqua legardien de la Morgue en baissant la voix cette fois, j’en aieu.

– Comment ! vous en avez eu ! C’estun sujet qui excite tout particulièrement ma curiosité.Expliquez-vous, je vous en prie, et ne vous formalisez point si jeprends quelques notes.

– Monsieur l’employé supérieur, prononçaJean-Pierre lentement, chaque homme a quelque point sur lequelprécisément il ne lui plaît pas de s’expliquer. Si j’étaisinterrogé en justice, je répondrais selon ma conscience.

– Très bien, monsieur Sévérin, très bien… Vouscroyez aux vampires, cela me suffit pour le moment… Je voulais vousdire qu’à l’heure où nous sommes, cent mille personnes, à Paris,sont persuadés qu’un être de cette espèce rôde dans les nuits de lacapitale du monde civilisé.

– Je venais vous parler de cela, monsieurl’employé, l’interrompit Jean-Pierre, et si vous le voulezbien…

– Pardon ! Encore un mot ! Un simplemot… Croiriez-vous que nous en sommes encore à l’état d’ignorancela plus complète sur la matière, malgré les savants ouvragespubliés en Allemagne. Moi, je lis tout, sans nuire à mesoccupations officielles. Voilà où mon organisation estvéritablement étonnante ! Nos badauds appellent l’être enquestion la vampire, comme s’il n’était pas bien connu quela femelle du vampire est l’oupire ou succube, appelée aussi gouleau moyen âge… J’ai jusqu’à présent onze plaintes… sept jeunes gensdisparus et quatre jeunes filles… Mais je vous ferai observer, etce sont les propres termes de mon rapport à M. le préfet,qu’il n’y a besoin pour cela ni de goule, ni de succube, nid’oupire. Paris est un monstre qui dévore les enfants.

– À dater de l’heure présente, monsieurl’employé, dit Jean-Pierre qui se leva, vous avez treize plaintes,puisque je vous en apporte deux : une en mon nom personnel,une au nom de mon compère et compagnon, le citoyen Morinière,marchand de chevaux, que vous avez pris pour Georges Cadoudal.

Berthellemot se toucha le front vivement.

– Je savais bien que j’avais quelque chose àvous demander ! s’écria-t-il. On devrait prendre des notes.Éprouvez-vous quelque répugnance à me dire depuis combien de tempsvous connaissez ce M. Morinière ?

– Aucune. Je l’ai vu pour la première fois ily a deux ans, Il venait à ma salle pour maigrir. C’est une bonnelame.

– Est-ce l’habitude, parmi les marchands dechevaux, de connaître et de pratiquer l’escrime ?

– Pas précisément, monsieur l’employé, mais lameilleure épée de Paris, après moi, qui suis un ancien chantre deparoisse, est François Maniquet, le boulanger des hospices… lemétier n’y fait rien.

– Et vous n’avez jamais cessé de voir cecitoyen Morinière depuis deux ans ?

– Au contraire, je l’avais perdu de vue. Soncommerce ne lui permet point de séjourner longtemps à Paris.

Berthellemot cligna de l’œil et se gratta lebout du nez. Aucun détail n’est superflu quand il s’agit de cespersonnages historiques.

– Ce vantard de Fouché, grommela-t-il,battrait la campagne et irait chercher midi à quatorzeheures ; M. Dubois resterait empêtré… moi, je tombe droitsur la piste comme un limier bien exercé.

– Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il touthaut, en quelles circonstances avez-vous retrouvéM. Morinière, votre compère et compagnon ?

– À la Morgue.

– Récemment ?

– Hier matin… Il venait là, bien triste ettout tremblant, pour s’assurer que le corps de son fils n’étaitpoint posé dans le caveau.

– Mais, sarpebleu ! s’écria Berthellemot,je ne connais pas de fils adulte à Georges Cadoudal !Parole !

Jean-Pierre ne répondit pas.

Berthellemot reprit :

– Me voilà tout à vous pour notre petiteaffaire de la jeune fille enlevée. Vous ne sauriez croire, monvoisin, combien cet ordre d’idées m’intéresse et fait travaillermon ardente imagination. Si Paris possède une goule, il faut que jela trouve, que je l’examine, que je la décrive… Vous savez que cespersonnes ont des lèvres qui les trahissent… Que j’aie seulement unpetit bout de trace, et j’arriverai tout net à l’antre, à lacaverne, à la tombe où s’abrite le monstre… C’est la partieagréable de la profession, voyez-vous ; cela délasse destravaux sérieux. Faites votre rapport à votre aise, soyez véridiqueet précis. Je vais prendre des notes.

– Monsieur l’employé, demanda Jean-Pierreavant de se rasseoir, puis-je espérer que je ne serai plusinterrompu ?

– Je ne pense pas, mon voisin, repartitBerthellemot d’un air un peu piqué, avoir abusé de la parole. Mondéfaut est d’être trop taciturne et trop réservé. Allez, je suismuet comme une roche.

Jean-Pierre Sévérin reprit son siège etcommença ainsi :

– L’établissement nouveau du Marché Neuf, dontje dois être le greffier concierge, est presque achevé et nécessitedéjà de ma part une surveillance fort assujettissante. On exposeencore à l’ancien caveau, mais sous quelques jours on feral’étrenne de la Morgue… et c’est une chose étonnante ; jesonge à cela depuis bien des semaines. Je me demande malgrémoi : qui viendra là le premier ? Certes, c’est unemaison à laquelle on ne peut pas porter bonheur, mais enfin, il y ades présages. Qui viendra là le premier ! Un malfaiteur ?Un joueur ? Un buveur ? Un mari trompé ? Une jeunefille déçue ? Le résultat d’une infortune ou le produit d’uncrime ?

Nous demeurons à deux pas du Châtelet, au coinde la petite rue de la Lanterne. J’aime ma femme comme le désespérépeut chérir la consolation, le condamné la miséricorde. À unetriste époque de ma vie où je croyais mon cœur mort, j’allaichercher ma femme tout au fond d’une agonie de douleurs, et moncœur fut ressuscité.

Notre logis est tout étroit ; nous ysommes les uns contre les autres ; mon fils grandit pâle etfaible. Nous n’avons pas assez d’espace ni d’air, mais nous noustrouvons bien ainsi ; il nous plaît de nous serrer dans cecoin où nos âmes se touchent.

Il y a chez nous trois chambres : lamienne, où dort mon fils, celle où ma femme s’occupe de sonménage ; nous y mangeons, et c’est là que le poêle s’allumel’hiver ; celle enfin où Angèle brodait en chantant avec sajolie voix si douce.

Celle-là n’a guère que quelques pieds carrés,mais elle est tout au coin de la rue, et il y vient un peu desoleil.

Le rosier qui est sur la fenêtre d’Angèle adonné hier une fleur. C’est la première. Elle ne l’a pas vue… Laverra-t-elle ?

De l’autre côté de la rue se dresse une maisonmeilleure que la nôtre et moins vieille. On y loue au mois deschambres aux jeunes clercs et à ceux qui font leur apprentissagepour entrer dans la judicature.

Voilà un peu plus d’un an, il n’y avait pasquinze jours que ma femme et moi nous nous étions dit : Angèleest maintenant une jeune fille, un étudiant vint loger dans lamaison d’en face. On lui donna une chambre au troisième étage, unebelle chambre, en vérité, à deux fenêtres, et aussi large à elletoute seule que notre logis entier.

C’était un beau jeune homme, qui portait delongs cheveux blonds bouclés. Il avait l’air timide et doux. Ilsuivait les cours de l’école de droit.

J’ai su cela plus tard, car je ne prends pasgrand souci des choses de notre voisinage. Ma femme le sut avantmoi, et Angèle avant ma femme.

Le jeune homme avait nom Kervoz ou de Kervoz,car voilà qu’on recommence à s’appeler comme autrefois. Il était lefils d’un gentilhomme breton, mort avec M. de Sombreuil,à la pointe de Quiberon…

M. Berthellemot prit une note etdit :

– Mauvaise race !

– Comme je n’ai jamais changé d’idée, répliquaJean-Pierre, je n’insulte point ceux qui ne changent pas. Le tempsà venir pardonnera le sang répandu plutôt que l’injure. Que Dieusoutienne les hommes qui vivent par leur foi, et donne l’éternellepaix aux hommes qui moururent pour leur foi.

Je ne veux pas vous dire que notre filletteétait jolie et gaie, et heureuse et pure. Quoique mon fils soit ànous deux, je ne sais pas si je l’aimais plus tendrement qu’Angèlequi n’appartient, par les liens du sang, qu’à ma pauvre chèrefemme. Quand elle venait, le matin, offrir son front souriant à meslèvres, je me sentais le cœur léger et je remerciais Dieu quigardait à notre humble maison ce cher et adoré trésor.

Nous l’aimions trop. Vous avez devinél’histoire, et je ne vous la raconterai pas au long. La rue estétroite. Les regards et les sourires allèrent aisément d’unecroisée à l’autre, puis l’on causa ; on aurait presque pu setoucher la main.

Un soir que je rentrais tard, pour avoirassisté à une enquête médicale, au Châtelet, je crus rêver. Il yavait au-dessus de ma tête, dans la rue de la Lanterne, un objetsuspendu. C’était au commencement du dernier hiver, par une nuitsans lune ; le ciel était couvert, l’obscurité profonde.

Au premier aspect, il me sembla voir unréverbère éteint, balancé dans les airs à une place qui n’étaitpoint la sienne.

La corde qui le soutenait était attachée d’uncôté à la fenêtre du jeune étudiant, de l’autre à la croiséed’Angèle.

– Voyez-vous cela ! Murmura le secrétairegénéral. Il y a des quantités d’anges pareils. Je prends desnotes.

– Moi, poursuivit Jean-Pierre, je ne devinaipas tout de suite, tant j’étais sûr de ma fillette.

– Le bon billet que vous aviez là, monvoisin ! Ricana Berthellemot.

Jean-Pierre était pâle comme un mort. Lesecrétaire général reprit :

– Ne vous fâchez pas ! Personne nedéplore plus que moi l’immoralité profonde que les mœurs duDirectoire ont inoculée à la France, notre patrie. Je compareraisvolontiers le Directoire à la Régence, pour le relâchement desmœurs. Il faut du temps pour guérir cette lèpre, mais nous sommeslà, mon voisin…

– Vous y étiez, en effet, monsieur le préfet,l’interrompit Jean-Pierre, ou du moins vous y vîntes, car voussortiez du Veau qui tette avec une dame.

– Chut ! fit le secrétaire général,rougissant et souriant. Certaines gens attachent je ne sais quellegloriole imbécile à ces faiblesses ; nous ne sommes pas debronze, mon cher monsieur Sévérin. Était-ce la présidente ou lapetite Duvernoy ? La voilà lancée, savez-vous, àl’Opéra ! Elle me doit une belle chandelle !

– Je ne sais pas si c’était la petite Duvernoyou la présidente, répondit Jean-Pierre. Je ne connais ni l’une nil’autre. Je sais que votre passage détourna mon attention uninstant : quand je relevai les yeux, il n’y avait plus rienau-dessus de ma tête.

– Le réverbère avait accompli satraversée ? s’écria le secrétaire général. Vous avez beaudire, c’est drôle. Avec cela, M. Picard ferait une très joliepetite comédie.

Jean-Pierre restait rêveur.

– J’ai pris des notes, poursuivitBerthellemot. Est-ce que c’est fini ?

– Non, répondit le greffier concierge ;c’est à peine commencé. Je montais notre pauvre escalier d’un paschancelant. J’avais le cœur serré et la cervelle en feu. Arrivédans ma chambre, j’ouvris mon secrétaire pour y prendre une pairede pistolets…

– Ah ! Diable ! Mon voisin, vousaviez enfin deviné ?

– J’en renouvelai les amorces, et, sanséveiller ma femme, j’allai frapper à la chambre d’Angèle.

Chapitre 16LES TROIS ALLEMANDS

Dans la chambre de ma pauvre petite Angèle,continua Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, on ne me répondit pointd’abord, mais la porte était si mince que j’entendis le bruit dedeux respirations oppressées.

« – Sauvez-vous ! dit la voix de lafillette épouvantée, sauvez-vous bien vite !

« – Restez ! Ordonnai-je sans élever lavoix. Si vous essayez de traverser la rue de, nouveau, je vaisouvrir ma fenêtre et vous loger deux balles dans latête. »

Angèle dit, et sa voix avait cessé detrembler :

« C’est le père ! Il fautouvrir. »

L’instant d’après, j’entrais, mes pistolets àla main, dans la chambrette, éclairée par une bougie.

Angèle me regarda en face. Elle ne savait pasregarder autrement. Elle était très pâle, mais elle n’avait pashonte…

– Parole ! Voulut interrompreM. Berthellemot.

– Vous n’êtes pas juge de cela ! PrononçaJean-Pierre avec un calme plein d’autorité. C’est sur autre choseque je suis venu prendre vos avis… Le jeune homme était debout aufond de la chambre, la taille droite, la tête haute.

Sur la table auprès de lui, il y avait unlivre d’heures et un crucifix.

– Tiens ! Tiens ! fit le secrétairegénéral. Est-ce qu’ils disaient la messe ?

– Je restai un instant immobile à lesregarder, car j’étais ému jusqu’au fond de l’âme, et les paroles neme venaient point.

C’étaient deux belles, deux noblescréatures : elle ardente et à demi révoltée, lui fier etrésigné.

« Que faisiez-vous là ? »demandai-je.

Pour le coup le secrétaire général éclata derire.

Jean-Pierre ne se fâcha pas.

– Votre métier durcit le cœur, monsieurl’employé, dit-il seulement.

Puis il poursuivit :

– Les questions prêtent à rire ou à tremblerselon les circonstances où elles sont prononcées. Personne icin’était en humeur de plaisanter.

Et pourtant, la réponse d’Angèle vous sembleraplus plaisante encore que ma question. Elle répliqua en meregardant dans les yeux :

« Père, nous étions en train de nousmarier. »

– À la bonne heure ! s’écriaBerthellemot, qui fit craquer tous ses doigts. Petite parole !Je prends des notes.

– Nous sommes religieux à la maison, continuaJean-Pierre, quoique j’eusse la renommée d’un mécréant, quand jechantais vêpres à Saint-Sulpice. Ma femme pense à Dieu souvent,comme tous les grands, comme tous les bons cœurs. Il ne faut pascroire qu’un républicain, – et je l’étais avant la république, moi,monsieur le préfet, – soit forcé d’être impie. Notre petite Angèlenous faisait la prière chaque matin et chaque soir… De son côté, lejeune M. de Kervoz venait d’un pays où l’idée chrétienneest profondément enracinée. Ce n’est pas un dévot, mais c’est uncroyant…

– Et un chouan ! MurmuraBerthellemot.

Jean-Pierre s’arrêta pour l’interroger d’unregard fixe et perçant.

– Et un chouan, répéta-t-il, je ne dis pasnon. Si c’est votre police qui l’a fait disparaître, je vous priede m’en aviser franchement. Cela mettra un terme à une portion demes recherches et rendra l’autre moitié plus facile.

Berthellemot haussa les épaules etrépondit :

– Nous chassons un plus gros gibier, monvoisin.

– Alors, reprit Jean-Pierre Sévérin, j’acceptepour véritable que vous n’avez contribué en rien à la disparitionde René de Kervoz, et je continue.

Ma pauvre petite Angèle m’avait doncdit : « Père, nous sommes en train de nous marier. »René de Kervoz fit un pas vers moi et ajouta : « J’ai despistolets comme vous ; mais si vous m’attaquez, je ne medéfendrai pas. Vous avez droit : je me suis introduitnuitamment chez vous comme un malfaiteur. Vous devez croire quej’ai volé l’honneur de votre fille. »

Je le regardais attentivement, et j’admiraisla noble beauté de son visage.

Angèle dit :

« – René, le père ne vous tuera pas. Il saitbien que je mourrais avec vous.

« – Ne menacez pas votre père ! »prononça tout bas le jeune Kervoz, qui se mit entre elle et moi encroisant ses bras sur sa poitrine.

– Vous ne me connaissez pas, monsieurl’employé, s’interrompit ici Jean-Pierre, et il faut bien que je memontre à vous comme Dieu m’a fait. J’avais envie del’embrasser ; car j’aime de passion tout ce qui est brave etfier.

– Et d’ailleurs, glissa Berthellemot, ce Renéde Kervoz, tout chouan qu’il est, a des terres en basse Bretagne,et ne faisait pas un trop mauvais parti pour une grisette de Paris…Ne froncez pas le sourcil, mon voisin, je ne vous blâme pas :vous êtes père de famille.

– Je suis Sévérin, dit Gâteloup, repartitrudement l’ancien maître d’armes, et j’ai passé ma vie à mettre letalon sur vos petites convenances et vos petits calculs. Par lasarrabugoy ! Comme ils juraient autrefois, quand j’étais l’amide tant de marquis et de tant de comtesses, j’avais dix mille écusde rentes rien que dans mon gosier, citoyen préfet, et les landesde la basse Bretagne tiendraient dans le coin de mon œil. J’avaisenvie de l’embrasser, cet enfant-là, parce qu’il me plaisait, voilàtout… et ne m’interrompez plus si vous voulez savoir lereste !

Berthellemot eut un sourire bonhomme enrépondant :

– La, la, mon voisin, calmons-nous ! Jeprends des notes. Vous ne tuâtes personne, je suppose !

– Non, je fus témoin du mariage.

– Ils se marièrent donc, lestourtereaux ?

– Provisoirement, sans prêtre ni maire, devantle crucifix… Et je reçus la parole d’honneur de René, qui fitserment de ne plus danser sur la corde roide au travers de la ruejusqu’au moment où le maire et le prêtre y auraient passé.

– Autre bon billet, mon voisin !

– Il a tenu loyalement sa promesse… troployalement.

– Ah ! Peste ! C’est une autre façonde se parjurer.

Les doigts de Jean-Pierre pressèrent son frontoù il y avait des rides profondes.

– Ma femme et moi, dit-il d’un ton presquefanfaron et qui essayait de braver la raillerie, nous fûmes parrainet marraine quand l’enfant vint…

– Petite parole ! s’écria Berthellemotavec une explosion d’hilarité. Je savais bien que c’était chosefaite ! Était-ce un chouanet ou une chouanette ?

– Monsieur l’employé supérieur, vous mepayerez vos plaisanteries en retrouvant mes enfants, n’est-cepas ? demanda Jean-Pierre, qui lui saisit le bras avec uneviolence froide.

– Mon voisin !… fit Berthellemot, prisd’une vague frayeur.

Mais Jean-Pierre souriait déjà.

– C’était un petit ange, dit-il, et nous lanommâmes Angèle, comme sa mère… Mon Dieu, oui, vous l’avez trèsbien compris, le mal était fait. La nuit où j’entrai dans lachambrette d’Angèle avec mes pistolets, René était là pouraccomplir ou promettre une réparation. Tout cela nous fut expliqué,car je n’ai point de secret pour ma femme, et ma femme ne sut pasêtre plus sévère que moi. Nous acceptâmes toutes les promesses deRené de Kervoz ; nous reconnûmes la sincérité des explicationsqu’il nous donna. Il ne pouvait pas se marier maintenant ; lemariage fut remis à plus tard, et nous formâmes une famille.

C’était une belle et douce chose que de lesvoir s’aimer, ce fier jeune homme, cette chère, cette tendre jeunefille. Oh ! Je ne vous empêche plus de rire. Il y a là, dansmon cœur, assez de souvenirs délicieux et profonds pour combattretous les sarcasmes de l’univers !

Ils étaient là, le soir, entre nous. Je nesais pas si ma pauvre femme n’aimait pas autant son René que sonAngèle.

Il me semble que je les vois, les mains unies,les sourires confondus, lui soucieux parce qu’Angèle était bienpâle, malgré sa souffrance, heureuse d’être ainsi adorée.

Puis Angèle refleurit ; elle fut belleautrement et bien plus belle avec son enfant dans ses bras…

Ici, M. Berthellemot consulta sa montre àson tour, une montre élégante et riche.

– Heureusement que j’avais un peu congé cesoir, murmura-t-il. Vous n’êtes pas bref, mon voisin.

– Je le serai désormais, monsieur l’employé,répliqua Jean-Pierre en changeant de ton du tout au tout. Aussibien, je plaide une cause gagnée ; votre excellent cœur estému, cela se voit !

– Certes, certes… balbutia le secrétairegénéral.

– Je passe par-dessus les détails et j’arriveà la catastrophe. Voilà un mois, à peu près, notre petit ange avaitsix semaines, et sa jeune mère, heureuse, lui donnait le sein, Renévint nous annoncer un soir que rien ne s’opposait plus àl’accomplissement de sa promesse, et Dieu sait que le cher garçonétait plus joyeux que nous.

Il n’y a pas beaucoup d’argent à la maison, etRené, pour le moment n’est pas riche. Cependant il fut convenu quela noce serait magnifique. Une fois en notre vie, ma pauvre femmeet moi nous eûmes des idées de luxe et de folie. Ce grand jour dumariage d’Angèle, c’était la fête de notre bonheur à tous.

Elle fut fixée à trente jours de date, cettechère fête, qui ne devait point être célébrée.

Angèle et René devaient être mariésaprès-demain.

Nous nous mîmes à travailler aux préparatifsdès ce soir-là, et ce soir-là, comme si le ciel nous prodiguaittous les bons présages, notre petit ange eut son premiersourire.

Quinze jours se passèrent. Une fois, à l’heuredu repas, René ne parut point.

Quand il arriva, longtemps après l’heure, ilétait soucieux et pâle.

Le lendemain, son absence fut plus longue.

Le surlendemain, Angèle manqua aussi au souperde famille. La petite fille se prit à souffrir et à maigrir :le lait de sa mère, qui naguère la faisait si fraîche, s’échauffa,puis tarit. Nous fûmes obligés de prendre une nourrice.

Que se passait-il ?

J’interrogeai notre Angèle ; sa mèrel’interrogea ; tout fut inutile. Notre Angèle n’avait rien,disait-elle.

Jusqu’au dernier moment elle refusa de nousrépondre, et nous n’avons pas eu son secret.

Il en fut de même de René. René donnait à sesabsences des motifs plausibles et expliquait sa tristesse soudainepar de mauvaises nouvelles arrivées de Bretagne.

Angèle était si changée que nous avions peineà la reconnaître. Nous la surprenions sans cesse avec de grosseslarmes dans les yeux.

Et cependant le jour du mariageapprochait.

Voilà trois fois vingt-quatre heures que Renéde Kervoz n’a point couché dans son lit.

Il a visité, le 28 du mois de février,l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, où il a rencontré une femme.Angèle l’avait suivi, j’avais suivi Angèle. Ce soir-là on m’arapporté Angèle mourante ; elle a refusé de répondre à mesquestions.

Le lendemain, toute faible qu’elle était, elles’échappa de chez nous, après avoir embrassé sa petite fille enpleurant.

René n’est pas revenu, et nous n’avons pasrevu notre Angèle.

Jean-Pierre Sévérin se tut.

Pendant la dernière partie de son récit, faited’une voix nette et brève, quoique profondément triste, lesecrétaire général s’était montré très attentif.

– J’ai pris des notes, dit-il quand soninterlocuteur garda enfin le silence. La série de mes devoirscomprend les petites choses comme les grandes, et je suis toutparticulièrement doué de la faculté d’embrasser dix sujets à lafois. Bien plus, j’en saisis les connexités avec une étonnanteprécision. Votre affaire, qui semble au premier aspect si vulgaire,mon cher voisin, en croise une autre, laquelle touche au salut del’État. Voilà mon appréciation.

– Prenez garde. ! Commença Jean-Pierre.Ne vous égarez pas.

– Je ne m’égare jamais ! L’interrompitBerthellemot avec majesté. Il s’agit d’un double suicide.

Le greffier concierge de la Morgue secoua latête lentement.

– En fait de suicide, prononça-t-il tout bas,personne ne peut être plus compétent que moi. De mes deux enfants,il n’y en avait qu’un seul pour avoir des raisons d’en finir avecla vie.

– René de Kervoz ?

– Non… Notre fille Angèle.

– Alors vous ne m’avez pas tout dit ?

Jean-Pierre hésita avant de répondre.

– Monsieur l’employé, murmura-t-il enfin,l’être mystérieux qui défraye en ce moment les veilléesparisiennes, LA VAMPIRE, n’est ni goule, ni succube, ni oupire…

– La connaîtriez-vous ? s’écria vivementBerthellemot.

– Je l’ai vue deux fois.

Le secrétaire général ressaisit précipitammentson papier et sa mine de plomb.

– Ce n’est pas de sang que la Vampire estavide, poursuivit Jean-Pierre. Ce qu’elle veut, c’est de l’or.

– Expliquez-vous, mon voisin !Expliquez-vous !

– Je vous ai dit, monsieur l’employé, quel’idée nous était venue de battre monnaie pour ces chèresépousailles d’Angèle et de René. J’avais rouvert ma salle d’armes,et dès que ma porte de maître d’escrime s’entrebâille seulement,les élèves abondent incontinent. Il en vint beaucoup. Parmi eux setrouvaient trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, lebaron de Ramberg et Franz Koënig, dont le père possède les grandesmines d’albâtre de Würtz, dans la forêt Noire. Tous ces gens duWurtemberg sont comme leur roi : ils aiment la France et lepremier consul. À l’exception des camarades du Comment…

– Comment ? Répéta le secrétairegénéral.

– C’est le nom du code de compagnonnage del’Université de Tubingen, où les Maisons moussues, les Renards d’oret les Vieilles Tours ont un peu le diable au corps.

– Ah ça ! Ah ça ! fit Berthellemot,quelle langue parlez-vous là, mon voisin ? Je prends desnotes. Petite parole ! M. le préfet n’y verra que dufeu.

– Je parle la langue de ces bons Germains, quijouent éternellement trois ou quatre lugubres farces : lafarce du duel, la farce des conspirations, la farce du suicide, etcette farce où Brutus parle tant, si haut et si longtemps de tuerCésar, que César finit par entendre et claquemure Brutus dans uncul de basse-fosse. Un jour que nous aurons le temps, je vousconterai l’histoire de la Burschenschaft et de Tugenbaud, que vousparaissez ignorer…

– Comment cela s’écrit-il, mon cher monsieurSéverin ? demanda le secrétaire général, et pensez-vousréellement qu’ils aient été pour quelque chose dans la machineinfernale ?

– La postérité le saura, répliqua Jean-Pierreavec une gravité ironique, à moins toutefois que le temps ne puissesoulever ce mystère. Mais revenons à nos trois jeunes Allemands dela Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig,qui n’appartenaient nullement à la ligue de la Vertu et n’avaientaucun méchant dessein.

Le comte Wenzel était riche, le baron deRamberg était très riche, Franz Koënig compte par millions :ce laitage solide, l’albâtre, étant fort à la mode depuis quelquetemps.

Le comte Wenzel avait de l’esprit, le baron deRamberg avait beaucoup d’esprit, Franz Koënig a de l’esprit commeun démon.

– Vous parlez toujours des deux premiers aupassé, mon voisin, fit observer le secrétaire général. Est-cequ’ils sont morts ?

– Dieu seul le sait, prononça tout basJean-Pierre. Vous allez voir. J’ai rarement rencontré trois plusbeaux cavaliers, surtout le marchand d’albâtre : une figuredélicate et fine sur on corps d’athlète, des cheveux blonds à faireenvie à une femme.

Du reste, tous les trois braves, aventureux etcherchant franchement le plaisir.

Le comte Wenzel repartit le premier pourl’Allemagne ; ce fut rapide comme une fantaisie. Le baron deRamberg le suivit à courte distance, et, chose véritablementsingulière chez des gens de cette sorte, tous les deux s’enallaient en restant mes débiteurs.

Toute idée fixe change le caractère. J’aipassé ma vie à négliger mes intérêts ; mais je voulais del’argent pour notre fils de famille : je n’aurais pas faitgrâce d’un écu à mon meilleur ami.

J’écrivis au comte d’abord, pour lui et pourle baron. Point de réponse.

J’écrivis ensuite au baron, le priant d’aviserle comte, même silence.

Notez bien que je les connaissais pour lesplus honnêtes, pour les plus généreux jeunes gens de la terre.

Je les aimais. Je fus pris d’inquiétude.J’adressai une lettre à notre chargé d’affaires français àStuttgard, M. Aulagnier, qui est mon ancien élève pour lesolfège. J’ai des amis un peu partout. – M. Aulagnier merépondit que non seulement le comte Wenzel et le baron de Rambergn’étaient point de retour à Stuttgard, mais que leurs famillescommençaient à prendre frayeur.

On n’avait point de leurs nouvelles depuiscertain jour où le comte avait écrit pour demander l’envoi d’unesomme de cent mille florins de banque, destinée à former sa dot,car il se mariait à Paris, disait-il, et entrait dans une familleconsidérable.

Aventure identiquement pareille pour le baronde Ramberg, qui, seulement, au lieu de cent mille florins debanque, en avait demandé deux cent mille.

Le double envoi avait eu lieu.

Et ce qui épouvantait les amis de mes deuxélèves, c’est que le comte Wenzel et le baron de Ramberg devaientépouser la même femme : la comtesse Marcian Gregoryi.

– La comtesse Marcian Gregoryi ! répétaM. Berthellemot.

Jean-Pierre attendit un instant pour voir s’ilajouterait quelque chose.

– Ce nom vous est connu ? demanda-t-ilenfin ?

– Il ne m’est pas inconnu, répondit lesecrétaire général, de cet accent à la fois craintif et hostile queprennent le gens de bureau pour parler de ce qui concerne leurschefs.

– M. le préfet a dû le prononcer devantmoi… Je prends des notes.

Jean-Pierre attendit encore. Ce fut tout.

Berthellemot reprit :

– Cette affaire-là n’est pas venue dans lesbureaux. On ne nous a rien envoyé de l’ambassade de Wurtemberg.

– C’est qu’on n’a rien reçu, répliquaJean-Pierre. Je sors de l’ambassade. Les messages ont dû êtreinterceptés.

Berthellemot eut son sourireadministratif.

– Cela supposerait des ramifications tellementpuissantes… commença-t-il.

– Cela supposerait, l’interrompit Jean-PierreSévérin froidement, l’infidélité d’un employé des postes… et lachose s’est vue.

– Quelquefois, avoua le secrétaire général,qui ne perdit point son sourire.

Entre administrations, la charité se pratiqueassez bien.

– D’ailleurs, reprit Jean-Pierre, je neprétends point que cette entreprise mystérieuse et sanglante à quila terreur publique commence à donner pour raison sociale cenom : La Vampire, n’ait pas de très puissantesramifications.

– Mais cela existe-t-il ? s’écriaBerthellemot, qui se leva et parcourut la chambre d’un pas agité.Un homme dans ma position se perd en doutant parfois, parfois en semontrant trop crédule !… l’habileté consiste…

– Pardon, monsieur l’employé supérieur, ditJean-Pierre Je suis le fils d’un pauvre homme, qui pensait beaucoupet qui parlait peu. Voulez-vous savoir comment mon père jugeaitl’habileté ? Mon père disait : Va droit ton chemin, tu netomberas jamais dans les fossés qui sont à droite et à gauche de laroute… Et moi, qui suis un vieux prévôt, j’ajoute : L’épée àla main, tiens-toi droit et tire droit, chaque feinte ouvre un troupar où la mort passe… Il ne s’agit pas ici de savoir où est votreintérêt, mais où est votre devoir.

La promenade du secrétaire général s’arrêtacourt.

– Mon voisin, dit-il, vous parlez comme unlivre. Continuez, je vous prie.

– Je dois vous dire, monsieur l’employé,poursuivit en effet Jean-Pierre, que j’ai revu M. le baron deRamberg, après son prétendu départ pour l’Allemagne, au milieu decirconstances singulières et dans cette église deSaint-Louis-en-l’Ile où mes deux enfants ont disparu pour moi…Ramberg était avec la comtesse Marcian Gregoryi… et je crois qu’ilpartait pour un voyage bien autrement long que celuid’Allemagne.

– Accusez-vous cette comtesse ? demandaBerthellemot.

– Que Dieu assiste ceux que j’accuserai,répliqua Jean-Pierre. Voici donc deux de nos Allemandsécartés ; restait le marchand d’albâtre, le millionnaire FranzKoënig, héritier des carrières de Würtz. Celui-là n’est ni baron nicomte, mais je ne connais pas beaucoup de malins, Français ou non,capables de jouer sa partie, quand il s’agit de traiter uneaffaire. Dans le plaisir il est de feu, dans le négoce il est demarbre.

Celui-là a duré plus longtemps que les autres,quoiqu’il fût évident pour moi, depuis plusieurs jours déjà, qu’unélément nouveau était entré dans sa vie.

Je devinais autour de lui les piègesmystérieux où ses deux compagnons sont peut-être tombés.

Et je le surveillais bien plus étroitement,hélas ! que je ne veillais sur mes pauvres chers enfants, Renéet Angèle.

Franz Koënig est encore venu à ma salled’armes aujourd’hui. Il n’y viendra pas demain.

– Parce que ?… murmura le secrétairegénéral, qui tressaillit en se rasseyant.

– Parce que, comme les autres, il a réaliséune forte somme, et que le moment est venu de le dépouiller.

– Vous auriez fait un remarquable agent, ditBerthellemot je prends des notes.

– Quand je m’occupe de police, répliquaJean-Pierre, c’est pour mon compte. Cela m’est arrivé plus d’unefois en ma vie, et je me suis assis dans le cabinet de Thiroux deCrosne, le lieutenant de police qui succéda à M. Lenoir, commeje comptais m’asseoir, aujourd’hui dans le cabinet de M. lepréfet Dubois.

Sévérin, dit Gâteloup, faisait ici allusion àla bizarre aventure qui est le sujet de notre précédentrécit : la Chambre des Amours. On se souvient du rôleimportant que, sous son nom de Gâteloup, chantre à Saint-Sulpice etprévôt d’armes, il joua dans ce drame.

– Il n’y a pas besoin de nombreuses escouades,continua-t-il, pour relever une piste et pour mener une chasse.J’avais à venger la blessure qui empoisonna ma jeunesse, et j’avaisà sauvegarder des enfants que j’aimais. J’étais jeune, hardi,avisé, quoique j’eusse le défaut de chercher parfois au fond de labouteille l’oubli d’un cuisant chagrin… Maintenant je suis presqueun vieillard, et c’est pour cela que je viens demander del’aide.

Pas beaucoup d’aide : un homme ou deuxque je choisirai moi-même. Cela n’affaiblira pas votre armée,monsieur l’employé, et cela me suffira.

Franz Koënig n’avait pas besoin d’écrire àStuttgard pour toucher la forte somme dont je vous ai parlé :il possédait un crédit illimité sur la maison Mannheim et C°. Àdeux heures cette après midi, il a quitté ma salle ; à troisheures il sortait de la maison Mannheim et chargeait dans savoiture deux cent cinquante mille thalers de Prusse en bons de lacaisse royale de Berlin.

Voilà pourquoi, monsieur, je n’ai pointemployé le passé en prononçant le nom de Franz Koënig, comme jel’avais fait en parlant du comte Wenzel et du baron de Ramberg.C’est que le premier n’a peut-être pas encore eu le temps d’êtretué, tandis que certainement les deux autres sont morts.

Chapitre 17UNE NUIT SUR LA SEINE

Après ces paroles, Jean-Pierre Sévérin restaun instant silencieux. Le secrétaire général jouait activement avecson couteau à papier, et réfléchissait en faisant de temps en tempscraquer les jointures de ses doigts.

– Il faudrait être double, dit-il enfin, ettriple et quadruple aussi pour accomplir seulement la moitié de labesogne qui est à ma charge, car dieu sait à quoi sert M. lepréfet. Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, etcependant les vingt-quatre heures de la journée sont loin de mesuffire. Le premier consul a ce remarquable coup d’œil dessouverains qui choisissent et démêlent les hommes utiles au milieude la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque toutle monde connaît les services que j’ai rendus à ma patrie… Lepremier consul, à l’heure où je parle, doit avoir les yeux sur moi.Mon cher monsieur Sévérin, je serais porté par vocation à m’occupersérieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si jem’en occupais, elle serait coulée à fond en une journée… Mais lesalut de l’État dépend de moi, et il serait coupable d’abandonnerdes intérêts si graves pour un objet de simple curiosité…

Ce que je voudrais voir, s’interrompit-il,c’est si les lèvres de ces sortes de personnages ont vraiment unaspect spécial. On dit qu’elles sont à vif et perpétuellementhumides de sang… J’ai pris des notes dans le temps… Et il m’estarrivé de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissaitde viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir ; maisce n’était pas un vampire, car il mourut d’un coup de porte-voixque lui donna son maître, sans malice, et jamais il n’est revenusucer le sang des jeunes personnes… À quoi pensez-vous, mon chermonsieur Sévérin ?

– À la comtesse Marcian Gregoryi, réponditJean-Pierre.

– N’avez-vous pas dit que vous l’aviezvue ?

– Je l’ai vue.

– Parlez-moi de ses lèvres. Je vais prendredes notes. Les lèvres de ces personnes ont un aspect spécial.

– Ses lèvres sont pures et belles, prononçalentement le gardien juré : elles sembleraient un peu pâle surun autre visage, mais elle vont bien à l’adorable blancheur de sonteint…

– Très bien, continuez. La pâleur est unsigne.

– Il y a des femmes de marbre ; c’est unefemme d’albâtre…

– Alors, ce brave Wurtembergeois,M. Franz Koënig, a pu la prendre pour un de ses produits.

M. le secrétaire général fut sincèrementcontent de cette plaisanterie et se laissa aller à un riredébonnaire, après avoir fait craquer toutes les articulations deses dix doigts.

Jean-Pierre ne riait pas.

– Et ses yeux ? demandaM. Berthellemot. Les yeux présentent aussi un caractèreparticulier, chez ces personnes.

– Elle a des yeux d’un bleu sombre, répliquale gardien juré, sous l’arc net et hardi de ses sourcils, noirscomme le jais ; ses cheveux sont noirs aussi, noirsétrangement, avec ces reflets de bronze qu’on voit dans l’eauprofonde, quand elle mire un ciel de tempête. Et l’opposition estsi violente entre le grand jour de ce teint et la nuit de cettechevelure, que le regard en reste blessé.

– Cela doit être laid, assurément, monvoisin ?

– C’est splendide ! Tout ce que le mondecontient de beau passe à Paris au moins une fois. J’ai vu, sansquitter Paris, les merveilleuses courtisanes des dernières fêtes dela royauté, les déesses de la république, les vierges folles duDirectoire ; j’ai vu les filles de l’Angleterre, couronnéesd’or, les charmeuses d’Italie, les fées étincelantes qui viennentd’Espagne, descendant les Pyrénées en dansant ; j’ai vu devivants tableaux de Rubens arriver d’Autriche ou de Bavière, desMoscovites charmantes comme des Françaises ; j’ai vu deshouris de Circassie, des sultanes géorgiennes, des Grecques,statues animées de Phidias : je n’ai jamais vu rien de simagnifiquement beau que la comtesse Marcian Gregoryi !

– Parole mignonne ! fit le magistrat,voila un joli portrait.

– J’ai été peintre, dit Jean-Pierre.

– Vous avez donc été tout ?

– À peu près.

– Et savez-vous l’adresse de cette huitièmemerveille du monde ?

– Si je la savais !… commença Jean-Pierredont les yeux bleus eurent une noire lueur.

– Que feriez-vous ? demanda lepréfet.

Jean-Pierre répondit :

– C’est mon secret.

– L’avez-vous rencontrée souvent ?

– Deux fois.

– Où l’avez-vous rencontrée ?

– À l’église… la première fois.

– Quand ?

– Avant-hier au soir.

– Et la seconde fois ?

– Sous le pont au Change, au bord del’eau.

– Quand ?

– Cette nuit.

Berthellemot ouvrit de grands yeux, et ditavec une curiosité impatiente :

– Voyons ! faites votrerapport !

Le gardien juré redressa involontairement sahaute taille.

– Pardon, voisin, pardon, reprit le secrétairegénéral, je voulais dire racontez-moi votre petite histoire.

Avant de répondre, Jean-Pierre se recueillitun instant.

– Je ne sais pas si l’on peut appeler cela unehistoire, pensa-t-il tout haut. Je crois bien que non. Pour toutautre que moi ces faits devront sembler si extraordinaires et siinsensés…

– Petite parole ! l’interrompitM. Berthellemot, vous me mettez l’eau à la bouche !J’aime les choses invraisemblables…

– C’était à l’église Saint-Louis-en-l’Ile,poursuivit Jean-Pierre, et si je n’eusse pas été là pour mes deuxenfants, peut-être qu’à l’heure où nous sommes le baron de Rambergserait encore au nombre des vivants. Elle était avec le baron deRamberg ; elle l’emmenait dans ce lieu d’où le comte Wenseln’est jamais revenu… Vous avez tous les renseignements voulus, jesuppose, monsieur l’employé, sur les faits qui se sont produits auquai de Béthune ?

– La pêche miraculeuse ! s’écriaBerthellemot en riant ; vos almanachs sont-ils de cetteforce-là, mon voisin ?… Le cabaretier Ézéchiel nous tient aucourant : il est un peu des nôtres.

– Monsieur l’employé, dit gravementJean-Pierre, ceux qui ont pris la peine de jouer cette audacieuseet lugubre comédie devaient avoir un grand intérêt à cela. Lespouvoirs qui enrôlent des gens comme Ézéchiel sont trompés deuxfois : une fois par Ezéchiel, une fois par ceux qui trompentÉzéchiel. J’ai beaucoup travaillé hier. Les débris humains qu’onretrouve au quai de Béthune viennent des cimetières, audacieusementviolés depuis plusieurs semaines. II y a là un parti pris dedétourner l’attention. Paris contient en ce moment une vastefabrique de meurtres, et le but de toutes ces momeries est decacher le charnier qui dévore les cadavres des victimes.

– C’est votre avis, mon voisin ? murmuraBerthellemot. Je prends des notes. Le métier que vous faites doitporter un peu sur le cerveau.

Jean-Pierre montra du doigt l’aiguille quimarquait huit heures au cadran de la grosse montre.

– Le premier consul doit être rentré,murmura-t-il. Peut-être est-il en train de lire la lettre que jelui ai écrite aujourd’hui… Et, je ne vous me cache pas, monsieurl’employé, il y a déjà du temps que je vous aurais brûlé lapolitesse, si je n’attendais ici même la réponse du généralBonaparte.

Berthellemot fit un petit signe de tête à lafois sceptique et soumis. Jean-Pierre continua.

– J’aurais beaucoup de choses à vous dire survotre Ézéchiel et les derrières de sa boutique. Dieu merci, jecommence à voir clair au fond de cette bouteille à encre ;mais vous me prendriez pour un fou, de mieux en mieux, monsieurl’employé, et ce serait dommage. Vous ai-je parlé de l’abbéMartel ?

– Non, de par tous les diables, monvoisin ! grommela le secrétaire général, et votre façon derenseigner l’administration n’est pas des plus claires,savez-vous ?

– C’est que je n’ai pas besoin de tout dire àl’administration, mon voisin ; je compte bien agir un peu parmoi-même. L’abbé Martel est un digne prêtre qui se trouve mêlé, àson insu, à quelque diabolique affaire. Je suis retourné àSaint-Louis-en-l’Ile aujourd’hui, et je l’ai demandé à lasacristie. On lui portait justement le viatique ; il avait étéfrappé, dans la nuit, d’un coup de sang. J’ai pu pénétrer jusqu’àlui. Je l’ai trouvé paralysé et sans parole. Mais quand j’aiprononcé à son oreille certains noms, ses yeux se sont ranimés pourpeindre l’horreur et la terreur.

– Quels noms, mon voisin ?

– Entre autres, celui de la comtesse MarcianGregoryi.

M. Berthellemot baissa la voix pourdemander :

– À la fin, penseriez-vous que cette comtesseMarcian Gregoryi est la vampire ?

Jean-Pierre répondit tranquillement :

– J’en suis à peu près sûr.

– Mais… balbutia Berthellemot, M. lepréfet…

– Je sais, l’interrompit Jean-Pierre, qu’elleest au mieux avec M. le préfet…

– Désormais, ajouta-t-il, en fourrant sagrosse montre dans son gousset d’un geste résolu, je me donne unedemi-heure pour attendre la réponse du premier consul, et puisquenous avons du loisir, je reviens à la belle comtesse. Ceci va nousamuser, monsieur l’employé : C’est curieux comme une charade.La première fois que j’ai rencontré Mme la comtesse MarcianGregoryi, je l’ai vue telle que je vous l’ai décrite : jeune,belle, avec des cheveux d’ébène sur un front d’ivoire…

– Et la seconde, demanda M. Berthellemot,avait-elle déjà vieilli ?

Jean-Pierre usa sur lui un étrange regard.

– Il y a une légende du pays de Hongrie,répliqua-t-il, que connaît mon ami Germain Patou… comme il connaîttoutes choses… cela s’appelle l’histoire de la Belle aux cheveuxchangeants… Il faut vous dire que Germain Patou est un orphelin,fils de noyé, que j’ai aidé un peu à devenir un homme. Il est hautcomme une botte, mais il a de l’esprit plus qu’une douzaine dagéants… et il cherche partout un vampire pour le disséquer ou leguérir, suivant le cas. Il compte aller à Belgrade, après sa thèsepassée, pour fouiller la tombe du vampire de Szandor, qui est dansune île de la Save, et la tombe de la vampire d’Uszel, grande commeun palais, où il y a, dit-on, plus de mille crânes de jeunesfilles…

– Qu’est-ce que c’est que tout cela, monvoisin ? murmura Berthellemot. Moi, je vous préviens que jeperds plante. Je ne déteste pas les vampires, mais pas trop n’enfaut…

– Dans la légende de Germain Patou, continuaimperturbablement Jean-Pierre, la vampire ou l’oupire d’Uszel, laBelle aux cheveux changeants est éperdument amoureuse du comteSzandor, son mari, qui lui tient rigueur et ne se laisse aimer quepour des sommes folles. Il faut des millions de florins pouracheter un baiser de cet époux cruel…

– Et avare, intercala le secrétairegénéral.

– Et avare, répéta sérieusement Jean-Pierre.La Belle aux cheveux changeants est ainsi nommée à cause d’unecirconstance particulière et tout à fait en rapport avec lessombres imaginations de la poésie slave. Elle apparaît tantôtbrune, tantôt blonde…

– Parbleu ! fit Berthellemot, si elle adeux perruques…

– Elle en a mille ! l’interrompitJean-Pierre, et chacune de ces perruques vaut la vie d’une jeune etchère créature belle, heureuse, aimée…

Ici Jean-Pierre raconta la légende que nousentendîmes déjà de la bouche de Lila, dans le boudoir du pavillonde Bretonvilliers.

Quant il eut achevé, il reprit :

– La seconde fois que j’ai vu Mme lacomtesse Marcian Gregoryi, elle avait des cheveux blonds commel’ambre.

Berthellemot s’agita dans son fauteuil.

– Cela passe les bornes !grommela-t-il.

– Monsieur l’employé supérieur, ditJean-Pierre d’un accent rêveur, j’ai presque achevé. La comtesseMarcian Gregoryi avait des cheveux blonds aussi beaux que ses brunscheveux étaient naguère splendides. Je n’ai jamais vu en toute mavie qu’une seule chevelure comparable à celle-là : ce sont lesanneaux d’or qui jouent sur le front chéri de notre petiteAngèle.

Même nuance, même richesse, même légèreté sousles baisers du vent.

Cela est si vrai, monsieur l’employé, quecette fois, à deux heures de nuit qu’il était, j’abordai lacomtesse Marcian Gregoryi, croyant qu’elle était mon Angèle.

Il faut vous dire que je travaille la nuitaussi bien que le jour. Vous pensiez tout à l’heure que mon métierfrappe le cerveau. II se peut. En tout cas, il désapprend lesommeil.

Quand il y a de la fièvre dans l’air, de lafièvre ou du chagrin, quand les nerfs sont malades, agités,douloureux, quand le souffle, difficile oppresse la poitrine, je medis : Voici une de ces nuits où les malheureux sont faiblescontre le désespoir ; la Seine va charrier quelque tristedépouille vers le pont de Saint-Cloud.

Alors je détache ma barque, amarrée toujourssous le rempart du Châtelet, et je prends mes avirons.

Hier je fis ainsi. L’atmosphère était lourde,Angèle manquait à la maison, et j’avais bien de l’inquiétude dansle cœur.

René aussi manquait… Sais-je pourquoi ?je songeais moins à René qu’à Angèle.

René est un jeune homme ardent et hardi ;depuis quelque temps une séduction l’entoure ; il pouvait êtreaux prises avec une de ces aventures qui entraîneront éternellementla jeunesse.

Mais Angèle, notre petite sainte, l’âme laplus pure que Dieu ait faite, Angèle qui nous respecte si bien etqui nous aime tant ! Comment expliquer son absence ?

Je laissai ma femme, assoupie à force depleurer, et je descendis sous la tour du Châtelet. C’était une nuitde tempête. La pluie avait cessé, mais des nuages turbulentscouraient au ciel, précipités vers le nord comme d’immensestroupeaux, passant avec furie sur le disque de la lune, quisemblait fuir en sens contraire.

La Seine était haute et mugissait entourbillonnant sous le pont ; mais le courant me connaît, etmes vieux bras savent encore combattre la colère du fleuve. Jecherchai un remous ; et je nageai vers les îles. Le quai deBéthune m’attire depuis bien des jours, et je suis sûr qu’une nuitou l’autre, je découvrirai là quelque fatal secret.

Je passai le pont Notre-Dame sous l’arche duquai aux Fleurs, où l’eau est moins forte, à cause de la courbe queprésentai la cité. Comme je sortais de l’arche, la lune éclairaiten plein les deux rivages. Écoutez cela, monsieur l’employé ;j’avais la tête saine, les yeux clairs ; je ne bois plus guèreque de l’eau et je ne suis pas encore fou, quoi que puissiezpenser.

Je vis, aussi distinctement qu’en plein jour,un fait auquel d’abord je ne voulus point croire, car il est contretoutes les lois de la nature.

Je vis un corps, un corps mort, qui dépassaiten même temps que moi l’ombre du pont, mais tout à l’autre bout,sous la dernière arche, du côté de la rue Planche-Mibraie.

Et ce corps, inerte pourtant, comme un cadavrequ’il était, au lieu d’obéir au courant, remontait, du même trainque moi, qui étais obligé de mettre toute ma force pour gagner unebrasse en une minute.

Dès qu’un nuage passait sur la lune, jecessais de l’apercevoir, et alors je me disais : j’airêvé ; mais le nuage s’enfuyait, la lune versait ses rayonssur les bourbeux tumultes du fleuve, et je voyais de nouveau lecadavre, long, rigide, droit comme une statue couchée, qui suivaitla même route que moi, de l’autre côté de la rivière, et quigagnait exactement le même terrain que moi.

J’appelai, et l’idée me vint enfin que c’étaitune créature vivante, mais rien ne me répondit, sinon le qui-viveinquiet des factionnaires de la place de Grève…

Je pesai sur mes avirons pour lâcher de gagnerd’amont, afin de traverser ensuite ; mais j’eus beau faire,quoique favorisé par le remous, ma barque avait de la peine à setenir sur la même ligne que le corps.

Quant à couper le courant en droiture, autanteût valu essayer de marcher sur l’eau comme Nôtre Seigneur. Lebateau de plaisance du premier consul, que j’ai vu à Saint-Cloud,n’aurait pu soutenir la dérive avec ses seize rameurs.

Cependant l’envie que j’avais de voir de plusprès devenait une passion ; la fièvre me montait à la tête. Jeredoublai d’efforts, et, remontant jusqu’à la pointe del’Archevêché, je me lançai dans le courant, qui porte en cetendroit vers la rive droite.

Comme j’étais au milieu du fleuve, perdant,hélas, tout ce que j’avais gagné, il y eut un grand éblouissementde lumière. La lune traversait une flaque d’azur, et chaquetourbillon de la rivière se mit à briller, comme si on eût agité àparte de vue des millions d’étincelles.

Le corps, rapetissé par la distance, m’apparutune dernière fois, remontant toujours et se perdant sous l’ombredes grands arbres qui bordent le quai des Ormes.

Là-bas, non loin du pont Marie, le long del’eau et justement sous le quai des Ormes, il est un lieu sacrépour nous, j’entends pour ma femme, pour Angèle, pour moi et pourRené Kervoz aussi, j’espère.

Angèle nous disait tout. Elle nous amenait làquelquefois, sur le gazon, parmi les fleurs, pour nous conter commequoi, en ce lieu même, par un beau soir de printemps, son cœur etcelui de René s’unirent en prenant Dieu à témoin.

J’y venais souvent, et depuis que le malheurétait autour de nous, j’y priais parfois.

Je ne sais pourquoi j’eus le cœurdouloureusement serré, en voyant le cadavre entrer sous cette ombreoù nous placions de si chers souvenirs.

Tous mes efforts tendaient à aborder la rivedroite ; car il était désormais évident pour moi que je nepourrais point atteindre mon but en restant dans mou bateau.

Descendre sur la berge et courir à toutesjambes vers le pont Marie, tel était le seul plan raisonnable.

Je l’exécutai, et, après avoir amarré monbateau à la hâte, je pris ma course vers le jardin du quai desOrmes.

Dire pourquoi mes jarrets étaient lâches etcomme paralysés me serait impossible. Le vent qui glaçait la sueurde mes tempes me repoussait. J’avais cette faiblesse qui prend lesmembres à l’approche d’une grande maladie de l’esprit, quand menaceun grand malheur.

J’étais loin, bien loin encore. Comment vis-jecela de si loin et si distinctement, dans le noir qui est sous cesarbres ?

Je le vis, j’affirme que je le vis, car jepoussai un cri d’angoisse en hâtant ma course.

Cela dura le temps d’un éclair.

Je vis, au bord de l’eau, là où sont lesfleurs et les gazons, une jeune fille agenouillée, une désespérée,sans doute, de celles que je cherche toujours et que je trouveparfois, grâce à la bonté de Dieu.

Je les reconnais entre mille. Elles prientpresque toutes ainsi avant de perdre leur pauvre âme aveuglée. Etpensez-vous que la miséricorde éternelle n’ait point pitié de cettenavrante folie ?…

Ici Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, passala main sur son front humide. La parole hésitait dans songosier.

Tout entier à l’émotion de sa pensée, ilparlait bien plus pour lui-même que pour son interlocuteur qui,désormais, était immobile et muet.

M. Berthellemot poussa la discrétionjusqu’à ne point répondre à la dernière question qui lui étaitposée, question philosophique, pourtant, et qui eût pu servir dethème à quelque long bavardage.

Et si le lecteur s’étonne de cette réserveexcessive chez un si déterminé interrupteur, nous lui confesseronsque M. Berthellemot, comme beaucoup d’autres employéssupérieurs, avait le talent utile de dormir profondément en setenant droit sur son siège et en gardant toutes les apparencesd’une vigilante attention.

Il dormait, ce juste, et rêvait peut-être del’heure fortunée où, l’œil perçant du premier consul distinguantenfin son mérite hors ligne, le Moniteur insérerait cettesentence si éloquente et si courte : M. Berthellemot estnommé préfet de police.

Jean-Pierre, du reste, n’avait pas besoinqu’on lui répondit ; il continua :

– Il y a une contradiction sublime et que dixfois j’ai rencontrée sur mon chemin. Toute créature humaine décidéeà se détruire elle-même peut être arrêtée au bord de l’abîme parl’espoir de sauver son semblable.

L’homme qui va commettre un suicide esttoujours prêt à empêcher le suicide d’autrui.

De telle sorte que deux désespérés, penchés aubord de l’abîme, vont s’arrêter mutuellement et trouver de cesparoles qui conseillent le courage et la résignation.

La jeune fille du quai des Ormes avait fait lesigne de la croix, et je me disais : « Hâtons ma courseimpuissante, j’arriverai trop tard, » lorsque j’aperçus tout àcoup, devant elle, le corps qui remontait la Seine, en côtoyant larive.

Il brillait, ce corps, d’une lueur propre, etil me semblait que le tableau s’éclairait de pâles rayons émanantde lui.

J’eus froid dans toutes mes veines.Pourquoi ? Je n’aurais point su le dire.

La jeune fille s’inclina en avant et tendit lebras. Un autre bras, celui du corps, s’allongea aussi vers la jeunefille.

Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne et mavue se voila.

J’entrevis, à travers un brouillard, quelquechose d’inouï et d’impossible.

Ce ne fut pas la jeune fille qui attira lecorps à elle, ce fut le corps qui attira à lui la jeune fille.

Tous deux, le corps et la jeune fille,restèrent un instant hors de l’eau, car le corps s’était arrêté etdressé.

Une main morte se plongea dans l’abondantechevelure de la jeune fille, tandis que l’autre main décrivaitautour de son front et de ses tempes un cercle rapide.

Puis le corps monta sur la berge, vivant,agile, jeune, tandis que la pauvre enfant prenait sa place dansl’eau tourmentée.

Mais, au lieu de remonter le courant comme lecorps, la jeune fille se mit à descendre au fil de l’eau,tournoyant et plongeant…

Je me lançai, tête première, dans la Seine, etje fis de mon mieux. Après avoir nagé en vain un quart d’heure, jeme retrouvai, emporté par la dérive furieuse, à la hauteur de mapropre maison, qui est sur la place du Châtelet.

La jeune fille avait disparu.

Au moment où je remontais sur le quai, vaincu,épuisé, désolé, par les degrés de la Morgue neuve, une femme passadevant moi, cette femme qui avait les cheveux d’Angèle.

Je l’arrêtai. Quand elle se retourna, jereconnus la comtesse Marcian Gregoryi, éblouissante de beauté et dejeunesse, mais coiffée de cheveux blonds.

Et, sais-je pourquoi ? sa vue me fitpenser à ce corps livide qui naguère remontait le fil de l’eau.

Je ne parlai point, l’étonnement me fermait labouche.

La comtesse Marcian Gregoryi prononça un nométranger, et que je crois être : Yanusa.

Une voiture, attelée de deux chevaux noirs,sortit de l’ombre, à l’encoignure du Marché-Neuf.

La comtesse y monta, et l’équipage partit augalop dans la direction de Notre-Dame…

Un violent coup de sonnette qui retentit toutà coup, fit tressaillir Jean-Pierre et réveilla le secrétairegénéral en sursaut.

– Présent ! dit M. Berthellemot, quise frotta les yeux avec énergie.

Comme il cherchait à se rendre compte du bruitqui venait d’interrompre son sommeil paisible, la porte principales’ouvrit brusquement, et Charlevoy, un des agents, qui naguèreétait de garde, entra en disant :

– Un message pressé des Tuileries, avec lamarque du premier consul.

Berthellemot se leva chancelant et toutétourdi. Il avait déjà oublié la sonnette.

– À M. Sévérin, ajouta Charlevoy.

– Ah ! Ah ! fit Berthellemot,M. Sévérin… J’ai pris des notes… L’homme qui a dit ;Votre Majesté, sous la Convention nationale… Donnez !

La sonnette retentit de nouveau, etBerthellemot, dégourdi cette fois, s’écria :

– C’est M. le préfet.

Il retrouvait ses jambes pour s’élancer versla porte qui communiquait avec le cabinet de son chef, lorsqueJean-Pierre l’arrêta, lui tendant la lettre ouverte, la lettre quivenait des Tuileries.

Elle n’était pas longue et disaitseulement :

« Ordre de mettre a la disposition dusieur Sévérin les agents qu’il demandera. »

El la signature de Bonaparte, premierconsul.

– Monsieur Despaux ! clama Berthellemot,tout ce que nous avons d’agents aux ordres de cet excellent homme…Pardon, si je vous laisse, mon voisin… la préfecture est à vous.Petite parole, votre histoire était bien intéressante… Voustémoignerez devant qui de droit que je n’ai pas même pris, l’avisde M. Dubois pour obéir aux ordres du premier consul… Parolemignonne ! Entre le premier consul et M. Dubois, on nepeut hésiter…

Troisième coup de sonnette, qui cassa lecordon.

Berthellemot se lança, tête première, dans laporte, comme les écuyers du Cirque olympique, qui passent à traversdes tambours de papier.

Quand il arriva dans le cabinet du préfet,celui-ci baisait la main d’une jeune femme radieuse de beauté etcoiffée d’éblouissants cheveux blonds.

M. Dubois avait l’air fort animé etfaisait la roue administrative en perfection.

– Monsieur le secrétaire général, dit-ilsévèrement, j’ai appelé trois fois.

Il interrompit l’excuse balbutiante de soninterlocuteur pour rajouter :

– Monsieur le secrétaire général, ayez pourentendu que la préfecture de police tout entière est à ladisposition de Mme la comtesse Marcian Gregoryi, quevoici.

Et comme Berthellemot reculait stupéfait,M. Dubois acheva en se redressant avec majesté :

– Ordre autographe du premierconsul !

Chapitre 18LA COMTESSE MARCIAN GREGORYI

M. Berthellemot n’était pas un hommeordinaire ; nous ayons vu qu’il possédait le regard perçant deM. de Sartines, l’ironie de M. Lenoir, et je ne saisplus quel tic appartenant à M. de La Reynie. Il jurait enoutre petite parole avec élégance et savait faire craquer sesdoigts comme un ange. Ajoutons qu’il était bavard, content delui-même et jaloux de ses chefs.

Les étrangers et les malveillants prétendentque l’administration française apprécia de tout temps ces aimablesvertus.

Ce sont elles, ces vertus, et d’autres encore,qui lui ont acquis la réputation européenne qu’elle a d’accomplir,en trois mois, avec soixante employés, tous bacheliers ès lettres,la besogne qui se fait à Londres en trois jours avec quatre garçonsde bureau.

Il est juste d’ajouter que MM. lesmilitaires anglais se vantent volontiers d’avoir sauvé à Inkermannl’armée française, qui vint les retirer, roués de coups, du fondd’un fossé, et qu’il est notoire à Turin que Sébastopol fut prispar l’infanterie piémontaise toute seule.

Gardons-nous de croire aux forfanteries despeuples rivaux et soyons fiers de notre administration, quisuffirait à encombrer les bureaux de l’univers entier.

M. Berthellemot, malgré ses talents etson expérience, resta d’abord tout abasourdi à la vue de cettebelle personne, insolemment blonde, qui le regardait d’un air unpeu moqueur.

S’il n’aimait pas son préfet, il le craignaitdu moins de toute son âme.

Comment lui dire que cette charmante femmeétait une vampire, une oupire, une goule, un hideux ramassisd’ossements desséchés dont le tombeau, situé quelque part, sur lesbords de la Seine, s’emplissait de crânes ayant appartenu à demalheureuses jeunes filles qu’elle avait scalpées a son profit,elle, la comtesse Marcian Gregoryi, la goule, l’oupire, lavampire ?

Cette insinuation aurait pu paraîtreinvraisemblable.

Je vais plus loin : par quel moyenétablir que cette monstrueuse créature, dont les joues à fossettessouriaient admirablement, se nourrissait de chairhumaine ?

Comment l’accuser d’avoir été brune hier,elle, dont le front d’enfant rayonnait sous une profusion deboucles d’or ?

Vous eussiez eu beau crier : Elle estchauve, personne ne vous aurait cru.

M. Berthellemot sentait cela.

Bien plus, il doutait lui-même, tant cescheveux d’ambre étaient naturellement plantés.

Il n’était pas du tout éloigné de croire que« son Voisin » l’avait rendu victime d’une audacieusemystification.

– Monsieur le préfet, balbutia-t-il enfin, jevous prie de tenir pour assuré que j’ai pris des notes… et je suisbien l’humble serviteur de madame la comtesse.

– Ordre autographe, monsieur, répéta noblementM. Dubois, et libellé dans une forme qui semble présager lesgrands événements dont l’augure favorable… Bref, je m’entends,monsieur, et je ne suppose pas que vous ayez besoin de connaîtreles secrets de l’État.

Berthellemot s’inclina jusqu’à terre.

– Veuillez écouter, je vous prie, poursuivitle préfet, qui déplia un papier de petite dimension, chargé d’uneécriture hardie et un peu irrégulière.

Et il lut d’une voix tout à coup saturéed’onction :

« Nous chargeons M.L.N.P.J. Dubois, notrepréfet de police, d’écouter avec le plus grand soin lesrenseignements qui lui seront fournis par le porteur duprésent.

« La comtesse Marcian Gregoryi est unenoble Hongroise qui nous a rendu déjà un signalé service lors de lacampagne d’Italie. Nous avons éprouvé son dévouementpersonnel.

« Ce qu’elle demandera devra être exécutéà la lettre.

« Signé : N – – . »

– Oui bien ! s’écria M. Dubois, quimit le papier dans sa poche pour faire craquer ses doigts, mais nonpas si adroitement que le secrétaire général ; oui bien !je suis son préfet de police, à lui, jusqu’à la mort ! C’estparticulier, monsieur, et même confidentiel ! Je connais desgens orgueilleux qui me traitent par-dessous la jambe, et que cesimple morceau de papier ferait trembler. Ma position se dessine,on ne peut pas toujours rester sous le boisseau, n’est-il pasvrai ? Le mérite se fait jour. Et songez qu’un œil d’aigle estfixé sur nous.

Berthellemot ouvrit timidement la bouche, maisM. Dubois la lui ferma d’un grand geste, et dit :

– Je voue prie, monsieur, de garder lesilence.

Il glissa une œillade vers la comtesse pourvoir l’effet produit par cette parole ferme.

La comtesse Marcian Gregoryi s’était assise etdisposait avec grâces les plis d’une robe exquise. Elle était sijeune, si belle et si jolie qu’on se demandait quel âge ellepouvait avoir en 1797, quand elle rendit ce signalé service augénéral Bonaparte.

M. Dubois continua :

– C’est signé d’un N seulement, d’un Nmajuscule. J’éprouve une joie sincère, monsieur, et je ne peux lacacher. Mes opinions sont connues, elles n’ont jamais varié. Celuiqui est le destin de la France et du monde a sondé, je l’espère, lefond de mon cœur… et Mme la comtesse témoignera, j’en suissûr, devant qui de droit, de mon empressement, de mon… En un mot,les aspirations de notre patrie sont manifestementmonarchiques.

Berthellemot posa sa main droite sur sapoitrine pour pousser une acclamation prématurée, mais le préfetlui dit encore :

– Monsieur, je vous prie de garder le silence.Madame la comtesse, ajouta-t-il avec solennité, mon secrétairegénéral écoute vos commandements.

Cette délicieuse blonde n’avait pas encoreparlé. Sa voix sortit comme un chant.

– Le plus pressé, dit-elle, est d’arrêter cemalintentionné qui, malgré sa position très subalterne, est le plusdangereux ennemi du premier consul : je veux parler du gardienjuré du caveau des montres et confrontations au Châtelet.

– Mon voisin ! murmura Berthellemot en ungémissement.

– Le nommé Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup,acheva la comtesse.

– Mais… s’écria Berthellemot suffoqué, mais,madame la comtesse… mais, monsieur le préfet… ce Gâteloup est l’amide l’empereur !

M. Dubois fut embarrassé, non point dufait en lui-même mais du mot.

– Personne plus que moi, prononça-t-il avecémotion, ne souhaite, ne désire, n’appelle de tous ses vœux… detoutes ses aspirations… et madame la comtesse n’en doit pointdouter… mais enfin je dois protester, au nom même du chef del’État…

– Le temps presse, l’interrompit froidementl’adorable blonde, dont les sourcils délicats étaient froncés.Chaque minute perdue aggrave la situation… et j’ai peur queM. le secrétaire général n’ait commis quelque bévue.

Ceci fut dit nettement et ne choqua point lepréfet, qui murmura d’un ton de commisération :

– Ah ! Certes, le pauvre garçon en estbien capable !… Si l’on savait en haut lieu comme nous sommespitoyablement secondés !

Berthellemot, rouge de colère, perdit toutemesure pour la première fois de sa vie administrative.

– Parole jolie ! s’écria-t-il. À quifaut-il croire ? À vous, monsieur Dubois, ou au premierconsul ? Moi aussi, j’ai reçu un ordre ! Un ordreautographe…

– Un ordre autographe ! répéta le préfet.De lui à vous ?…

– À moi ! Riposta Berthellemot, ferme surses ergots. C’est-à-dire… Enfin mon opinion personnelle a été queje ne devais pas désobéir à Napoléon Bonaparte.

– Et que disait l’ordre ? demanda lacomtesse, qui avait légèrement pâli.

– L’ordre mettait la préfecture de police à ladisposition de M. Jean-Pierre Sévérin, qui a été le maîtred’armes du premier consul.

– L’ordre doit être faux ! s’écria lacomtesse. Ce Sévérin est le plus dangereux complice de GeorgesCadoudal.

Les deux fonctionnaires demeurèrentatterrés.

M. Dubois tomba plutôt qu’il ne s’assitdans son fauteuil et Berthellemot, exécutant pour la seconde foisson travail d’écuyer du cirque Olympique, sauta tête première autravers de la porte.

Il ne fut absent que trois minutes.

Ces trois minutes, il les passa avecM. Despaux, qui lui rapporta que, sur son ordre, à lui,M. Berthellemot, on avait donné à Jean-Pierre Sévérin unofficier de paix muni de son écharpe et quatre agents choisis,parmi lesquels comptaient Laurent et Charlevoy.

– Et tout ce monde-là est parti ? demandale malheureux secrétaire général.

– Il y a beau temps ! répondit Despaux.Le Sévérin avait l’air d’avoir le diable à ses trousses.

– Où sont-ils allés ?

– On ne m’avait pas chargé de m’enquérir decela.

– Vous avez gardé l’ordre, jesuppose ?

– Quel ordre ?

– L’ordre du premier consul.

– Je ne savais même pas qu’il y eût un ordredu premier consul. Je n’ai obéi qu’à vous, mon supérieurimmédiat.

Berthellemot l’enveloppa d’un regard où ladétresse le disputait à la fureur.

– Petite parole ! s’écria-t-il. Vousm’êtes suspect, monsieur. Il ne tient à rien que je ne fasse unexemple ! Je vous laisse le choix entre ces deuxépithètes : incapable ou criminel !

– Quand M. le secrétaire général voudra,répondit Despaux, chapeau bas ; je suis chasseur, etM. Fouché va faire de bien belles battues à sa terre dePont-Carré.

– Monsieur, monsieur ! grinçaBerthellemot, vous me répondez de la vie du premierconsul !

Despaux salua en ricanant et sortit àreculons.

Quand M. Berthellemot rentra dans lecabinet du préfet, il avait l’air d’un chien battu.

Loin de faire craquer ses doigts, il tournases pouces d’un air consterné.

– Voilà tout ce que je puis faire,murmura-t-il, mettre M. Despaux en prison.

Le préfet lui coupa la parole d’un gestecoupant comme un rasoir :

– Je vous prie de garder le silence, monsieur,lui dit-il. Vous m’êtes suspect !

Les jambes de Berthellemot chancelèrent sousle poids de son corps.

– Incapable ou criminel, monsieur, poursuivitDubois. Je vous laisse le choix entre ces deux épithètes. Vousn’êtes pas digne, je suis contraint à vous le dire, d’être lelieutenant de celui qui, par son zèle et par sa clairvoyance, a suprévenir les suites désastreuses des différents complots dirigéscontre une vie précieuse… de celui qui se dresse comme uneinfranchissable barrière… comme un bouclier de diamant, monsieur,entre le chef de l’État et les perfides menées des factions… decelui qui s’est emparé de Pichegru et de Moreau… de celui qui vas’emparer de Cadoudal aujourd’hui même !

– Ah !… fit Berthellemot dont la boucheresta béante.

Dubois croisa les mains derrière son dos. Iléblouissait son secrétaire général.

– M. Despaux, monsieur, continua-t-il, neme paraît pas absolument impropre à remplir des fonctions quidésormais semblent être au-dessus de vos capacités. Il ne tient àrien que je ne fasse un exemple…

– Ah ! Monsieur le préfet ! s’écriaBerthellemot, après tout le mal que je me suis donné… Sic vosnon vobis !…

– Voudriez-vous faire croire que vous êtespour quelque chose dans le succès constant de mes efforts ?demanda superbement Dubois.

– Parole jolie, riposta bravement lesecrétaire général, retrouvant un brin de courage tout au fond desa détresse ; destituez-moi seulement, et vous verrez si j’aima langue dans ma poche… J’ai pris des notes, Dieu merci…M. Fouché, pas plus tard qu’aujourd’hui, me faisait tâter parce même Despaux…

Fouché était la terreur de tout ce qui tenaità la police. On savait qu’entre lui et le premier consul, c’étaitun peu une querelle de ménage, et que tôt ou tard la réconciliationdevait venir.

M. Dubois fit quelques pas dans sachambre.

– Retirez-vous, monsieur, dit-il d’un tonmoins rogue. J’ai besoin d’être seul avec madame la comtesse, grâceà qui je vais accomplir un acte qui sera l’honneur de ma carrièrepublique… Nous traversons des conjonctures difficiles ; vousavez fait une faute, tâchez de la réparer… Je vous charge deretrouver à tout prix ce Jean-Pierre Sévérin, qui est un effrontémalfaiteur, et de vous emparer de lui mort ou vif… À ce prix, jevous laisse l’espoir de regagner ma confiance…

– Ah ! Monsieur le préfet !… s’écriaBerthellemot les larmes aux yeux.

– Un dernier mot ! l’interrompit Dubois,coupant court à cet attendrissement : je vous rendsresponsable de la vie du premier consul… Allez !

– Voilà comme nous les menons ! dit-il ense rapprochant de la comtesse, dès que Berthellemot eut disparuderrière la porte refermée. Et il faut s’y prendre ainsi avec cesnatures inférieures. Dieu seul et le chef de l’État peuvent mesurerla prodigieuse différence qui existe entre un préfet de police etun secrétaire général !

Berthellemot, cependant, partageait cet avisavec Dieu et le chef de l’État, mais il établissait la différenceen sens contraire.

– Brute abjecte ! pensait-il en rentrant,l’oreille basse dans son cabinet ; misérable girouettetournant à tous les vents ! J’aurai ta place ou je mourrai àla peine ! Tout ce qui te donne un certain lustre, c’est moiqui l’ai fait ! Moi, moi seul, qui suis autant au-dessus detoi que l’oiseau libre est au-dessus des volailles de nosbasses-cours… Parole jolie, tu me payeras cela et quand je serai àla tête de l’administration, l’univers entier aura de tes stupidesnouvelles !

La chanson dit que les gueux sont des gensheureux et qu’ils s’aiment entre eux, mais elle n’entend pointparler de ceux qui nous administrent.

Si vous voulez voir de belles et bonneshaines, bien concentrées, bien vitrioliques, bien venimeuses, allezdans les bureaux.

Tout en songeant cependant et tout en minutantles ordres qui devaient lancer une armée d’agents sur la piste deJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, M. Berthellemot caressaitdans sa pensée l’image de Mme la comtesse MarcianGregoryi.

– Un joli brin se disait-il, petiteparole ! On prétend que les vampires ont les lèvres gluantesde sang… celle-ci est une rose… Mais, après tout, il est bien sûrqu’un des deux ordres signés par le premier consul est faux… Sic’était le sien ?…

– Maintenant, s’il vous plaît, madame, repritle préfet, assis auprès de la blonde adorable, poursuivons notretravail, en commençant par Georges Cadoudal…

– Non, l’interrompit la comtesse, il me fautd’abord l’arrestation de tous les Frères de la Vertu… S’il en resteun seul libre, je ne réponds plus de rien.

Elle tira d’un portefeuille en cuir de Russie,orné de riches arabesques, une liste qui était longue et contenait,entre beaucoup d’autres, plusieurs noms connus de nous :

Andréa Ceracchi, Taïeh, Caërnarvon, Osman,etc. En regard de chaque nom il y avait une adresse.

– Je viens de bien loin, dit-elle, et monvoyage n’a eu qu’un but : sauver l’homme dont la gloireéblouit déjà nos contrées à demi sauvages. La pensée de cedévouement est née en moi an delà du Danube, dans les plaines de laHongrie, où la ligue de la Vertu commence à recruter des poignards.Je suis entrée dans la sanglante association tout exprès pour lacombattre. Je n’ignorais, en partant, aucun des périls de cetteentreprise, ou mes trois plus chers amis ont perdu la vie : jeparle du comte Wenzel, le brave cœur ; du baron de Ramberg, lebrillant, le loyal jeune homme, et enfin de Franz Koënig, dontl’avenir semblait si beau…

Dubois ouvrit vivement le tiroir de sou bureauet consulta une note.

– Comte Wenzel, murmura-t-il, baron deRamberg… tous deux de Stuttgard… C’est la première fois quej’entends parler du troisième.

– Vous n’entendîtes parler des deux autresqu’une fois, monsieur le préfet, répliqua la comtesse avecmélancolie, et c’est moi qui fis parvenir à la préfecture lanouvelle de leur mort. Le troisième a partagé aujourd’hui même ledestin de ses deux compagnons. Vous pouvez ajouter son nom à votreliste. Il était aussi de Stuttgard.

Les yeux du préfet étaient baissés, et sessourcils se rapprochaient comme s’il eût laborieusementréfléchi.

– Sans eux, continua la comtesse, leschevaliers errants de la jeune Allemagne, j’aurais fait il y a unmois ce que je fais aujourd’hui. Je serais venue ici où l’ondénonce et j’aurais dénoncé. Mais Wenzel, Ramberg et Koënig avaientdit : Nous combattrons par nous-mêmes, et avec nos propresforces ; nous écraserons la vampire…

– La vampire, répéta M. Duboisétonné.

La comtesse Marcian Gregoryi eut unsourire.

– C’est un nom qui se prononce beaucoup dansParis, dit-elle, je le sais. M. Dubois, l’homme de la raison,de la science et des lumières, M. Dubois à qui le futurgouvernement de l’empereur promet une si haute fortune, ne croitpas, je le suppose, à ces pauvres fables de l’Europe orientale… Lepréfet de police de Paris ne croit pas aux vampires…

– Non… certes non, balbutia Dubois. Monéducation, mes connaissances…

– La vampire dont je parle, l’interrompit lacomtesse Gregoryi d’une voix nette et ferme, c’est la sociétésecrète qui s’intitule elle-même la ligue de la Vertu, et qui n’estqu’un faisceau des scélérats, unis dans la pensée d’uncrime !

– Eh bien ! fit naïvement M. Dubois,je m’en doutais !

– Association de hiboux, poursuivit la belleblonde en s’animant, rassemblés dans la nuit pour arrêter le vol del’aigle… ramassis de haines, d’envies ou de lâches ambitions… Lavampire véritable, la ligue des assassins, a inventé l’autrevampire, la fausse, le monstre fantastique et impossible qui faitpeur aux grands enfants de Paris. La fable était chargée de donnerainsi le change à ceux qui auraient voulu poursuivre la réalité… demême que cette comédie du quai de Béthune, la pêche miraculeuse,avait pour objet d’attirer l’attention publique loin, bien loin ducharnier, hélas, trop réel, où se décomposent les restes mortels detant de victimes déjà immolées !

Dubois avait mis son front dans sa main.

– Cela explique tout ! murmura-t-il, etcela rentre dans une série d’idées que j’ai plus d’une foissoumises à l’épreuve de mon raisonnement… car rien ne m’échappe…rien, madame, et vous allez bien le voir tout à l’heure. Lespersonnes qui viennent ici, la bouche enfarinée, me dire :Prenez garde à vous, attention à ceci, attention à cela, sont unpeu dans le rôle de la mouche du coche.

– Vous êtes le ministre de la police del’avenir, prononça solennellement la comtesse Marcian Gregoryi.

– Seulement, reprit M. Dubois, je ne suispas secondé. Un troupeau d’oisons, madame, voilà mon armée… sanscompter que j’ai dans mes roues deux ou trois bâtons que je nequalifierai pas et qui se nomment MM. Savary, Bourienne,Fouché et le diable… Comprenez-vous cela ?… Et sans compterencore qu’au-dessus de moi, oui, madame, au-dessus, il y a unsénateur de carton, un mannequin, un dindon empaillé, M. legrand juge, s’il vous plaît, qui suffirait, lui seul, à enrayer lamachine la mieux graissée… Sans eux, j’aurais déjà fourré vingtfois la vampire dans ma poche, qu’elle soit société secrète ou unegoule arrachée aux gouttières de la tour Saint-Jacques laBoucherie… je vous en donne ma parole, madame.

– Je l’ai dit à l’empereur, murmura lacomtesse comme si elle se fût parlée à elle-même.

– Chut ! fit Dubois. N’abusons pas decette qualification. Fouché a des mouches jusque dans mes bureaux…Je vous prie de me dire, madame, non point pour me rien apprendre,mais afin que je compare les appréciations, quel était, selon vous,le but de ces meurtres nombreux ?

– Le but était triple, monsieur lepréfet : troubler les populations, faire disparaître desennemis et battre monnaie…

– Ah ! Ah !… ces messieurs de laVertu sont des voleurs ?

– Il faut de l’argent pour s’attaquer à unchef d’État, monsieur le préfet.

– C’est vrai, madame, et j’admire votrecapacité.

Ici Dubois fixa sur elle ce regard emprunté àM. de Sartines, et que Berthellemot prenait en sonabsence, comme tout bon valet de chambre chausse de temps en tempsles bottes vernies de son maître.

– Et permettez-moi, dit-il en changeant deton, de vous donner la preuve que je vous ai promise tout àl’heure… la preuve de ce fait que rien ne m’échappe, si mal secondéque je sois ; ma clairvoyance personnelle suffit à tout… à peuprès… Vous avez un dossier ici, madame la comtesse.

La belle blonde s’inclina.

– Vous avez dû épouser ce comte deWenzel ? reprit le préfet.

– Le bruit en a couru, monsieur.

– L’inscription en a été faite à la sacristiede Saint-Eustache.

– On ne peut rien vous cacher, envérité !

– Vous avez dû encore épouser le baron deRamberg ?

– On l’a dit.

– J’ai l’extrait des registres deSaint-Louis-en-l’Ile.

– C’est merveilleux, monsieur lepréfet !… Quelle institution que votre police !… Maisvous semblez ignorer que j’étais fiancée aussi, et de la mêmemanière, à ce vaillant, à ce beau Franz Koënig…

M. Dubois laissa échapper un gested’étonnement.

– Si j’osais solliciter de vous uneexplication, commença-t-il.

– Je comptais assurément vous l’offrir,l’interrompit la comtesse, dont les grands yeux avaient, en vérité,à cette heure, une expression de religieuse tristesse. Wenzel,Ramberg et Koënig étaient les plus chers de mes amis ; c’esttrop peu dire : ils étaient mes frères, et je ne cache pas quemon ardeur à continuer l’œuvre commune est doublée par l’espoir deles venger. Nous étions ligue contre ligue : la ligue du biencontre la ligue du mal. J’avais prodigué ma fortune auxpréliminaires de la lutte, et, au bien comme au mal, il faut lenerf de la guerre. Mes trois compagnons bien-aimés étaient riches,mais jeunes ; ils avaient besoin de prétextes pour tirer degrosses traites sur leurs hommes d’affaires, restés au pays. On neprit pas la peine de varier le prétexte, parce que chacun de nouscroyait que la fin du combat était proche. Wenzel envoya àStuttgard l’extrait des registres de Saint-Eustache, avec lasignature de l’abbé Aymar, vicaire ; Ramberg une piècepareille, signée de l’abbé Martel, vicaire deSaint-Louis-en-l’Ile ; Koënig…

– Les deux premières pièces seules sont ici,dit le préfet. Eûtes-vous l’argent ?

– La vampire, répliqua la comtesse, dont lavoix s’assombrit, a gagné à ce jeu près d’un million de francs.

M. Dubois referma son tiroir avecbruit.

– Maintenant, monsieur, reprit la blondecharmante, dont le ton redevint bref et délibéré comme au début del’entrevue, permettez que j’aille au-devant de la question, car lanuit s’avance et il faut que tout soit fini demain matin. J’abordeun fait que vous ignorez encore, mais qui ne peut tardera vous êtrerévélé et qui vous expliquera la démarche hardie tentée par ceJean-Pierre Sévérin, à l’aide d’une fausse signature du premierconsul.

– Fausse, interrogea Dubois.

– Fausse, répéta la comtesse avec assurance,car le premier consul est parti ce soir, à sept heures, pour lechâteau de Fontainebleau.

– Sans que je sois prévenu ! s’écriaDubois, qui bondit sur son siège.

– La dernière personne que le premier consul avue à Paris, c’est moi, et j’étais chargée de vous prévenir.

Dubois sonna à tour de bras. M. Despauxentra presque aussitôt.

Il eût fallu un regard encore plus perçant quecelui de M. le préfet de police pour saisir au passage le coupd’œil rapide qui fut échangé entre le nouvel arrivant et lacomtesse Marcian Gregoryi.

– Aux Tuileries, sur le champ, un exprès,ordonna Dubois, le premier consul serait parti ce soir pourFontainebleau…

– On vient d’en apporter la nouvelle, ditDespaux, et j’étais en route pour l’annoncer à M. lepréfet.

Despaux sortit sur un signe de son chef.

– Le fait dont je voulais vous entretenir,reprit tranquillement la délicieuse blonde, est la mise en chartreprivée, par moi, d’un jeune étudiant en droit, nommé René deKervoz, gendre futur de Jean-Pierre Sévérin…

– Que le diable emporte celui-là !s’écria le préfet du meilleur de son cœur.

– Et propre neveu, poursuivit la comtesse, duchouan Georges Cadoudal.

M. Dubois se dérida aussitôt et devintattentif.

– Un enfant, monsieur le préfet, étrangerautant qu’il est possible de l’être à tous complots politiques, etque je retiens prisonnier précisément pour l’éloigner des scènesviolentes qui auront lieu demain matin.

– Est-ce par lui que vous connaissez laretraite de Cadoudal ? demanda Dubois.

– C’est par lui.

– Il a donc trahi ?

– Il m’aime, répondit la comtesse MarcianGregoryi en rougissant, non point de honte, mais d’orgueil.

– Maintenant que nous avons tout dit, monsieurle préfet, reprit-elle après un silence, convenons de nos faits. Jevous rappelle que je n’ai rien à solliciter de vous. C’est moi quipose les conditions. Je pose pour condition premièrequ’aujourd’hui, à minuit, une force suffisante entourera la maisonsituée chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, et dontvoici le plan exact. (Elle déposa un papier sur le bureau.) Tousles affiliés de la ligue de la Vertu seront réunis dans cettemaison. Vous aurez à faire main basse sur eux, et voici commentvous serez introduit : un de vos hommes se présentera à laporte donnant sur le chemin de la Muette et frappera six coups,espacés ainsi et non autrement : trois, deux, un. On ouvrira,on lui demandera : Qui êtes-vous ? Il répondra : Aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de laVertu.

À la même heure, s’il se peut, ouimmédiatement après, vos agents entreront dans l’hôtel qui porte lenuméro 7, chaussée des Minimes, au Marais. Vous saisirez en ce lieutous les papiers des conjurés, toutes les épreuves !

Mon nom se trouvera fréquemment dans cespapiers. Vous savez désormais à quel titre. J’ai hurlé avec lesloups pour avoir le droit de les suivre jusqu’au fond de leurtanière.

Dans la serre, située à gauche du salon, latroisième caisse en partant de la porte vitrée, caisse qui contientun yucca, sera dérangée et découvrira une trappe.

Sous la trappe est un sépulcre, le vraicharnier de la vampire.

Il ne sera fait aucun mal au jeune René deKervoz quand il reparaîtra parmi les vivants.

À l’instant même vous allez me préparer mespasseports pour Vienne. Je voyagerai avec une femme du nom deYanusza Paraxin, qui est ma nourrice, avec mon cocher et mon valet.Je partirai demain, aussitôt après avoir remis entre vos mainsGeorges Cadoudal.

Jusqu’à ce moment je reste comme otage.

– Et comment livrerez-vous GeorgesCadoudal ? demanda Dubois.

– Tout est-il accepté ?

– Oui, tout est accepté.

La comtesse Marcian Gregoryi se leva, etM. Dubois, qui était un connaisseur, ne put s’empêcherd’admirer les grâces exquises de sa taille.

Voici comment je vous livrerai GeorgesCadoudal, dit-elle. Avant le lever du jour, vos hommes, tous enbourgeois, seront en embuscade dans la rue Saint Hyacinthe SaintMichel, depuis la rue Saint-Jacques jusqu’à la place. Quelques-unstourneront même l’angle de la rue Saint-Jacques, d’autress’échelonneront le long de la rue de la Harpe, de manière à cernervers le sud tout le pâté de maisons.

À huit heures du matin, un cabriolet de louageviendra stationner à l’une des portes de ce pâté, je ne sais encorelaquelle, car Georges Cadoudal a su se ménager une retraite quiressemble au terrier du renard : elle a dix issues pourune.

L’arrivée du cabriolet sera le signal pourregarder aux fenêtres.

À l’une des fenêtres une femme voiléeparaîtra.

Quand cette femme voilée se montrera, Georgesfranchira le seuil et montera en cabriolet.

Aux agents de faire le reste.

Elle salua légèrement de la tête, en grandedame qu’elle était, et gagna la porte, reconduite de loin par lepréfet de police, qui se confondait en saluts.

Chapitre 19DERNIÈRE NUIT

Resté seul, M. le préfet prit uneattitude méditative pour s’avouer sincèrement à lui-même que depuisl’invention de la police, jamais magistrat n’avait fait preuved’une pareille perspicacité.

Grâce à son talent et d’une seule pierre, ilallait frapper trois magnifiques coups : confisquer à sonprofit le succès de la vampire, révéler à Paris ébloui l’existencede la ligue de la Vertu, et prendre au piège ce loup de Cadoudal.Triple gloire !

Il regrettait, en se frottant les mains, qu’onne put faire un sous empereur, car il se sentait digne d’un petittrône.

Cependant l’équipage de la comtesse MarcianGregoryi attendait dans la rue Harlay-du-Palais. C’était bien lamême voiture élégante, attelée de deux beaux chevaux noirs, quenous vîmes une fois stationner au seuil de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

– À l’hôtel ! ordonna la comtesse enfranchissant le marchepied.

Comme elle refermait la portière, une ombre sedétacha de l’encoignure d’une maison voisine et glissa sans bruitvers l’équipage.

L’ombre avait presque la carrure d’un hommemais tout au plus la taille d’un enfant de douze ans.

Quand la voiture partit au galop, on aurait puvoir, en passant sous le prochain réverbère, notre ami GermainPatou cramponné au siège du laquais.

Les beaux chevaux ne s’arrêtèrent qu’à laporte cochère d’une vieille et magnifique maison située chausséedes Minimes, numéro 7.

La comtesse Marcian Gregoryi monta un escalierde grand style. Dans l’antichambre du premier étage, une vieillefemme de taille virile attendait, ayant auprès d’elle un énormechien, vautré sur les dalles. À l’entrée de la comtesse, il sedressa sur ses quatre pattes et allongea le cou comme font leschiens pour hurler.

– La paix, Pluto ! fit Yanusza en sonlatin barbare.

Pluto savait le latin, car il se rasa, puiss’allongea et rampa jusqu’à la nouvelle venue, en balayant lesdalles du poil de son ventre.

– Franz Koënig est-il arrivé ? demanda lacomtesse.

– Il est arrivé, répondit Yanusza.

– À l’heure dite ?

– Avant l’heure dite.

– Avait-il les cent cinquante millethalers ?

– Il avait les cent cinquante mille thalers ettrois écrins contenant les bijoux de noce. La corbeille viendrademain matin.

La comtesse eut un morne sourire.

– Il m’attend ? demanda-t-elleencore.

– Sans doute, répliqua la vieille femme.

– Avec qui ?

– Avec Taïeh, le nègre, et Osman,l’infidèle.

– Et penses-tu que l’affaire soitachevée ?

Au moment où Yanusza ouvrait la bouche pourrépondre, un cri déchirant, profond, lamentable, perça l’épaissemuraille de l’antichambre.

La comtesse eut un léger tressaillement, etYanusza fit le signe de la croix.

– Requiescat in pace !murmura-t-elle.

Le grand chien hurla une longue plainte.

– Fais les malles, Paraxin, ordonna lacomtesse, qui avait déjà recouvré son sang-froid, et ne perds pasde temps.

– Les malles sont faites, maîtresse, repartitla vieille femme. Est-il bien sûr que nous nous en allonsdemain ?

– Aussi sûr que tu es une bonne chrétienne,Yanusza. C’est la dernière nuit. Franz Koënig a complété le millionde ducats exigé par le comte Szandor. Je vais vivre et mourir, moiqui suis privée à la fois de la mort et de la vie. In vitamors, in morte vita ! Szandor, mon époux adoré, medonnera une heure d’amour avant de me brûler le cœur !

Comme le vernis jette tout à coup d’étrangeslumières sur une toile de maître, sa passion ardente transfiguraitmaintenant sa beauté.

Elle fit un pas vers la porte qui communiquaitavec les appartements intérieurs ; mais avant d’en toucher leloquet, elle s’arrêta.

– Et… murmura-t-elle avec une sorted’hésitation, ce pauvre enfant ?

– Il menace, répliqua la vieille femme, ilprie, il blasphème, il pleure… Ce soir, il appelait son Angèle…

– Et ne prononçait-il pas le nom deLila ?

– Si fait… pour la maudire.

La frange de soie qui bordait les paupières dela comtesse s’abaissa.

– N’a-t-il jamais manqué de rien ?interrogea-t-elle encore.

– Jamais : je lui portais son repaspendant son sommeil.

– Il dort ?

– Vous le savez bien, maîtresse, puisque…

La comtesse sourit en mettant un doigt sur seslèvres.

– Tu n’as pas oublié, avant de partir,prononça-t-elle à voix basse, de mettre à son chevet ce vin quidonne des rêves ?

– Non, répliqua Yanusza, je n’ai pasoublié.

La comtesse passa la porte, tandis que lavieille femme se signait une seconde fois en marmottant une prièrelatine.

C’étaient de vastes pièces bâties et décoréesselon le style de Henri IV, des boiseries moulées profondément, desplafonds à caissons, de hautes cheminées en bois sculpté, destapisseries dont l’âge n’avaient pas terni l’éclat.

Après avoir traversé une salle à manger dontles murailles semblaient fléchir sous le gibier peint, les fruits,les fleurs et les flacons, un salon tapissé de hautes lisses,encadrées d’argent, et un boudoir qui eût servi dignement à labelle Gabrielle, la comtesse Marcian Gregoryi poussa une dernièreporte et entra dans une chambre que nous eussions aussitôtreconnue.

C’était là que René de Kervoz avait été panséle lendemain de sa visite à la maison isolée du chemin de laMuette.

Tout y était dans le même état, sauf le lit àcolonnes, qui avait ses rideaux fermés, et la lumière des lampesremplaçant le jour.

La serre, ouverte, envoyait les senteurs de laflore tropicale, mêlées à la fumée du cigarillo de Taïeh, qui étaità son poste, sous le grand yucca, non point étendu pourtant enparesseux comme l’autre fois, mais occupé à nouer les quatre coinsd’une toile à matelas sur un paquet de forme sinistre.

Le vent nocturne agitait au dehors lesbranches nues des arbres du jardin.

Dans le fauteuil même où nous le vîmesnaguère, s’asseyait ce jeune homme pâle comme un mort et dont lachevelure était blanche, le Dr Andréa Ceracchi.

Depuis ce temps il avait maigri encore etressemblait mieux à un fantôme.

Sa tête livide s’appuyait entre ses deuxmains.

Le nègre fredonnait une chanson créole enachevant sa besogne.

– Victoire ! s’écria la comtesse enpassant le seuil. Cadoudal est avec nous, et dans quelques heurestous nos frères seront vengés !

Taïeh tira un rideau qui masqua l’intérieur dela serre. On entendit la caisse grincer en roulant sur lesplanches, puis la trappe s’ouvrir.

Andréa Ceracchi avait relevé la tête. Tout cequi lui restait de vie était dans ses yeux ardents.

La comtesse lui serra la main etreprit :

– J’ai suivi votre conseil, Andréa. En livrantCadoudal, nous gagnions quelques jours de sécurité. Qu’importe, sinous n’avons besoin que de quelques heures ? Cadoudal vautmieux que cela. Au lieu de le vendre, nous userons de lui, etdemain, César égorgé sera au rang des dieux.

– Je veux frapper ! dit Ceracchi d’unevoix sombre. J’ai promis à mon frère de frapper.

De l’autre côté du rideau, la trappe sereferma avec un bruit sourd.

– Voilà le troisième parti avec les deuxautres ! s’écria le nègre.

Et il releva le rideau pour entrer,disant :

– Moi aussi, je veux frapper ! J’aipromis à mon maître de frapper.

– Vous frapperez tous, ceux qui voudrontfrapper ! s’écria la comtesse. Il y a dans cette gloire de laplace pour mille poignards. Je hais l’homme bien plus que vous,puisque je l’admire et que je l’ai aimé à genoux : je le haiscomme l’impie abhorre Dieu ! Moi aussi, je veux frapper :je ne l’ai promis à personne, je me le suis juré àmoi-même !

Le docteur et le nègre baissèrent les yeuxsous le foudroyant éclat de son regard.

– Quand vous êtes là, Addhéma, murmuraCeracchi, les doutes s’évanouissent, et l’on est tenté de croire envous. Le sang versé est comme un poids sur ma conscience ;mais si mon frère est vengé, la joie guérira le remords… Quefaut-il faire ?

– Que faut-il faire ? répéta le nègre entendant à la comtesse un portefeuille et trois écrins.

– La dernière goutte de sang innocent a coulé,répondit-elle, et tu as gardé tes mains pures, Andréa Ceracchi.C’est le partage qui fait la complicité. Tu es resté pauvre aumilieu de tes frères enrichis. Nous voici arrivés à l’heuresuprême. Rends-toi une fois encore au lieu de nos réunions. Que lalampe de nos conseils s’allume encore une fois dans la maisonsolitaire, à qui l’histoire donnera peut-être un nom. Tous lesfrères de la Vertu seront présents ; ils ont été convoquésaujourd’hui même. C’est toi qui présideras, car je n’arriveraiqu’au moment d’agir, et avec Georges Cadoudal lui-même…

– Ferez-vous cela ? s’écria Ceracchi,amènerez-vous le taureau du Morbihan ?

– J’engage ma foi que je ramènerai avant quela troisième heure après minuit soit sonnée… En attendant le signalqui vous annoncera notre venue, voici ce que vous aurez à faire. Ilest bon que nos secrets de famille ne soient point confiés à ceGeorges Cadoudal.

Vous aurez à dire à nos frères qu’aujourd’huimême, j’ai pris chez Jacob Schwartzchild et Cie des traites surVienne pour un million de ducats. Si le démon familier qui veilleau salut de ce Bonaparte le protège contre nos coups, lerendez-vous sera à Vienne ; l’association n’aura perdu que sontemps et son sang, elle sera riche, elle pourra recommencer. Sinous réussissons, au contraire, ceux d’entre nous qui veulent laliberté auront de quoi profiter de leur victoire pour élever à leuridole un trône si haut et si large, qu’aucun tyran ne pourra plusl’escalader jamais.

Qu’ils soient prêts ; qu’ils aientconfiance ; le soleil de demain ne se couchera pas sans avoirvu l’événement qui changera la face du monde.

Elle tendit une main à Ceracchi et l’autre àTaïeh.

Le noir y imprima sa lèvre.

Andréa Ceracchi dit :

– Où est Lila ?

– Lila, répondit la comtesse, n’a plus deparents, elle est sous ma garde ; à l’heure du danger, mapremière pensée, a dû être de la mettre à l’abri.

À son tour, Andréa baisa sa main.

– Donc, à cette nuit ! dit-il, troisheures !

Et il sortit accompagné de Taïeh, pour gagnerle lieu du rendez-vous.

La charmante blonde écouta un instant le bruitde leurs pas.

– Trois heures ! répéta-t-elle. Vousn’attendrez pas jusque-là !

Elle ouvrit tour à tour les écrins et leportefeuille, afin d’en vérifier le contenu.

Puis elle se dirigea vers la porte, sans avoirregardé du côté de la serre.

À peine avait-elle disparu que la fenêtre,poussée avec précaution, ouvrit ses deux châssis, et la courtepersonne de l’apprenti médecin Germain Patou se montra àcalifourchon sur l’appui.

– Métier à se faire rompre les os,grommela-t-il. Faut-il que j’aime ce papa Jean-Pierre ! Voilàdonc où elle demeure, cette blonde adorable !… Mais, poursavoir cela, je n’en suis pas beaucoup plus avancé.

Il enjamba l’appui et fit quelques pas àl’intérieur.

– On fume ici ! pensa-t-il. Elle est bienlogée, malepeste !… Un lit royal comme ceux du château deMeudon… Voyons un peu.

Il écarta les rideaux et recula de plusieurspas, comme s’il eut reçu un coup en plein visage. Le lit était endésordre et les draps dégouttaient de sang.

– Merci Dieu ! pensa-t-il, ma blonde nesait pas cela, j’en suis sûr ! Le sang est tout frais… Onvient de tuer ici !

Son regard perçant, où brillait une audacieuseintelligence, fit le tour de la chambre et plongea jusqu’au fond dela serre. Un instant, on aurait pu croire qu’une sorte dedivination lui révélait le terrible mystère de cette demeure.

Mais une pendule sonna dans la pièce voisine,et il bondit vers la croisée, qu’il enjamba de nouveau.

– Le patron m’attend, se dit-il. J’ai accomplila mission dont il m’avait chargé. Je sais où demeure la comtesseMarcian Gregoryi… et peut-être ai-je deviné le dénouement de cettecomédie, dont la première scène fut jouée à l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile.

Il descendit comme il avait monté, à la forcede ses bras courts mais robustes. Au moment où sa tête était déjàau niveau du balcon, son dernier regard rencontra, au ciel du lit,la plaque émaillée qui fixait les plis des rideaux. C’était unécusson qui semblait renvoyer en faisceau tous les rayons de lalampe.

Une devise en lettres noires gothiques couraitsur le fond d’or et disait : In vita mors, in mortevita…

La comtesse Marcian Gregoryi étaitnonchalamment étendue sur les coussins de sa voiture, dont lecocher, suivant ordre reçu d’avance, arrêta ses chevaux à l’angledu pont Marie, sur le quai d’Anjou.

La comtesse descendit et dit :

– Attendez.

Elle prit sa course en longeant le quai, versla partie orientale de l’île.

Le mur d’enclos des jardins de Bretonvilliersformait l’extrême pointe de l’éperon. C’était une enceinte solideet bâtie comme un rempart. Non loin de l’angle de la rueSaint-Louis, qui fait face à l’hôtel Lambert, une vieilleconstruction carrée et trapue élevait sa terrasse demi ruinée àquelques pieds au-dessus du mur.

Il y avait là une poterne basse, qui existaitencore voici quelques années, et dont l’enfoncement profond servaitd’abri au petit établissement d’un rétameur forain.

La comtesse Marcian Gregoryi avait la clef decette poterne, qu’elle ouvrit pour entrer dans un lieu humide ettout noir.

Quand elle eut fermé la porte derrière elle,l’obscurité fut complète.

Dès le temps de Cagliostro, et même plus d’unsiècle avant lui, les propriétés du phosphore étaient connues desadeptes ; nous n’oserions pas dire, craignant l’accusationd’anachronisme, que la comtesse Marcian Gregoryi eût dans sa pocheune botte d’allumettes chimiques, et cependant un léger frottementqui bruit dans l’obscurité produisit une lueur vive etinstantanée.

La bougie d’une lanterne sourde s’alluma,éclairant les parois salpêtres d’un long couloir.

La comtesse se mit à marcher aussitôt, enfemme qui connaît la route.

Au bout d’une cinquantaine de pas, un ventfrais la frappa au visage. Il y avait à la paroi de gauche unecrevasse assez large par où l’air extérieur et un rayon de lunepassaient.

La comtesse s’arrêta, prêtant attentivementl’oreille. Elle appuya l’âme de la lanterne contre sa poitrine etjeta un regard au dehors.

Le dehors était un jardin sombre, touffu, malentretenu.

– On dirait des pas, murmura-t-elle, et desvoix…

Elle regretta Pluto, le chien géant qui,d’ordinaire, vaguait en liberté sous ces noirs ombrages.

Mais, quoiqu’elle regardât de tous ses yeux,elle ne vit rien que les branches emmêlées qui s’entrechoquaient auvent.

Elle continua sa route.

– Quand même Ezéchiel m’aurait trahie,pensa-t-elle encore, qu’importe ? Ils n’auront pas letemps !…

Le couloir se terminait par un escalier decave que la comtesse gravit ; au haut de l’escalier setrouvait un étroit palier où s’ouvrait une porte habilementmasquée. La comtesse l’ouvrit, tenant toujours l’âme de sa lanternecachée sous ses vêtements, puis la referma et se prit àécouter.

Le bruit d’une respiration faible et régulièrevint jusqu’à son oreille.

– Il dort ! fit elle.

Alors elle découvrit sa lanterne sourde, auxrayons de laquelle nous eussions reconnu cette chambre où René deKervoz et Lila soupèrent le soir du jour qui vint commencer notrehistoire :

La chambre sans fenêtres.

Dans le quartier, il est bon de le dire, onracontait beaucoup de choses touchant ce vieil hôtel d’Aubremesnilet ses dépendances plus vieilles encore : le pavillon deBretonvilliers et la maison du bord de l’eau.

Paris avait alors quantité de ces coinslégendaires.

On parlait d’une merveilleuse cachette que leprésident d’Aubremesnil, ami de l’abbé de Gondy et compère deM. de Beaufort, le roi des Halles, avait fait construireen son logis, quand le cardinal de Mazarin rentra vainqueur dans sabonne ville.

On ajoutait que ce même présidentd’Aubremesnil, vert galant, quoique ce fût une tête carrée, ne seservit jamais de sa cachette contre la reine mère ou son ministrefavori, mais qu’il l’employa à de plus riants usages, – faisantvenir de nuit par cet étroit couloir, qui conduisait à la Seine, dejolies bourgeoises et de fringantes grisettes, en fraude des droitslégitimes de Mme la présidente…

La comtesse Marcian Gregoryi visita d’abord latable, où quelques mets étaient posés. On y avait à peinetouché.

Il y avait auprès des mets un flacon de vin etune carafe. La carafe seule était entamée. La comtesse la déboucha,en flaira le contenu et sourit.

Elle vint au lit alors et tourna l’âme de salanterne vers la pâle et belle tête de jeune homme qui était surl’oreiller.

Nous ne savons ce que cette sorcière deYanusza entendait par ces mots : le vin qui donne des rêves,mais il est certain que René de Kervoz rêvait, car il souriait.

Les grands yeux de la comtesse MarcianGregoryi exprimèrent de la compassion et de la tendresse.

– Tu seras libre demain, murmura-t-elle.

Elle effleura son front d’un baiser.

René de Kervoz s’agita dans son sommeil etprononça le nom d’Angèle.

Les sourcils de la charmante blonde sefroncèrent, mais ce fut l’affaire d’un instant.

– Je n’aime que le grand comte Szandor,pensa-t-elle en redressant sa tête orgueilleuse, qu’importe uncaprice de quelques heures ? Ici n’est pas mon destin.

Elle éteignit sa lanterne, et la chambre futplongée de nouveau dans la plus complète obscurité.

Une voix s’éleva dans cette nuit,disant :

– René, je suis Lila…

René ne s’éveilla point.

Et la voix se ravisa, disant cette fois avecdes intonations plus douces qu’un chant :

– René, mon René, je suis Angèle… Passe tamain dans mes cheveux et tu me reconnaîtras.

Les lèvres de René rendirent un murmure quifut coupé par un baiser.

Au dehors la ville était muette.

Au dedans, chose étrange, il y avait comme unécho confus de pas et de paroles chuchotées.

Au bout d’une heure, la comtesse MarcianGregoryi se leva en sursaut. Les pas avaient sonné dans la chambrevoisine.

Elle prêta l’oreille avidement, on n’entendaitplus rien.

Était-ce une illusion ?

La belle blonde regagna sans bruit la portedérobée et sortit comme elle était entrée. Ce fut seulement dans lecorridor qu’elle ralluma sa lanterne sourde. La lueur de la bougieéclaira un objet qu’elle tenait à la main : un ruban noir,supportant une médaille d’argent de Sainte-Anne d’Auray.

La comtesse Marcian Gregoryi regagna à pied savoiture qui l’attendait toujours à l’autre bout du quai d’Anjou,près du pont Marie.

Il pouvait être alors deux heures aprèsminuit. Elle se dit :

– Les Frères de la Vertu sont jugés !

– Rue Saint Hyacinthe Saint Michel,ajouta-t-elle en s’adressant à son cocher. Au galop !

Sa dernière pensée fut, en s’étendant sur lessoyeux coussins : « Ce loup de Bretagne ne m’a rienfait ; mais il me fallait mes passeports… Demain, je dormiraidans mon lit. »

Rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, la voitures’arrêta devant une petite allée borgne. La comtesse frappa à laporte. On ne répondit pas. Elle fit descendre le cocher et luiordonna de cogner avec le manche de son fouet, ce qu’il fit.

Après dix minutes d’attente, une fenêtres’ouvrit à l’entresol, immédiatement au-dessus de la porte del’allée.

– À qui en avez-vous bonnes gens ?demanda la voix flûtée d’une grosse femme qui parut en déshabilléde nuit.

– Je veux voir le citoyen Morinière, marchandde chevaux, répondit la comtesse.

– Ah ! fit la voix flûtée, c’est unedame… Madame, à ces heures-ci, on n’achète pas de chevaux.

– Alors, le citoyen Morinière estici ?

– Entendons-nous… il y demeure quand il vientà Paris, ce cher homme, mais présentement, il traite une affaire depercherons dans le pays de la Loupe, au-delà de Chartres… revenezdans huit jours et à belle heure.

La fenêtre de l’entresol se referma.

– Cognez ! ordonna la comtesse à soncocher.

Le cocher cogna si fort et si dru, qu’au boutde trois minutes la croisée de l’entresol s’ouvrit de nouveau.

– De par tous les diables ! dit la voixde la grosse femme, qui déjà n’était plus si flûtée, voulez-vousnous laisser dormir, oui ou non, mes bonnes gens ?

– Je veux voir le citoyen Morinière, réponditla comtesse.

– Puisqu’il n’est pas ici…

– Je crois qu’il est ici.

– Alors, je mens, foi de Dieu !…

– Oui, vous mentez, monsieur Morinière…

La grosse femme recula et l’on entendit lebruit sec de la batterie d’un pistolet.

– Femme, gronda une voix qui n’était plusflûtée du tout, dis ton nom et ce que tu veux…

– Je veux vous parler d’une affaire de vie etde mort, répondit la comtesse. Je suis Angèle Lenoir, fille deMme Sévérin du Châtelet et fiancée de votre neveu René deKervoz…

Une sourde exclamation l’interrompit ;elle acheva :

– Je viens de la part de votre neveu, qui esten prison à cause de vous, et j’apporte pour gage la médaille deSainte-Anne d’Auray, que sa mère, votre sœur, lui passa au cou lejour où il quitta le pays de Bretagne.

Pour la seconde fois, la fenêtre de l’entresolse ferma, mais presque aussitôt après, la porte même de l’alléeborgne s’ouvrit.

– Entrez ! fut-il dit.

La comtesse obéit sans hésiter.

Dans l’obscurité soudaine qui se fit après laclôture de la porte, la voix reprit avec un tremblement decolère :

– Vous jouez gros jeu, belle dame. Je connaisla fiancée de mon neveu. Vous n’êtes pas Angèle Sévérin.

– Je suis, répliqua bravement la comtesse,Costanza Ceracchi, la belle-sœur du statuaire Giuseppe, mort surl’échafaud.

– Ah ! Ah ! fit la voix : unhardi coquin ! Quoique le poignard soit l’arme des lâches… Foide Dieu ! Moi, je n’ai que mon épée… Mais commentconnaissez-vous mon neveu ?

– Montons, dit la comtesse.

On lui prit la main et on lui fit gravir unescalier roide comme une échelle, au haut duquel était une chambreéclairée par une veilleuse de nuit.

Elle entra dans cette chambre.

Son compagnon, qui était la grosse femme de lafenêtre, et qui, vu de près, avait la joue toute bleue de barbe,répéta :

– D’où connaissez-vous mon neveu ?

La comtesse tira de son soin la médaille deSainte-Anne d’Auray qu’elle tendit à la femme barbue, endisant :

– Monsieur de Cadoudal, votre neveum’aime.

– Foi de Dieu, s’écria Cadoudal, car c’étaitlui en personne, est-ce que je ne suis pas mieux déguisé quecela ?… L’enfant a raison, car vous êtes jolie comme un cœur,ma commère… et j’avais bien entendu dire déjà qu’il faisait sesfredaines… Mais que parliez-vous de prison ?

– Monsieur de Cadoudal, reprit la faussebelle-sœur de Guiseppe Ceracchi, j’aime votre neveu.

– Il en vaut bien la peine, foi deDieu !

– Je suis venue, parce que René de Kervoz esten danger de mort… Celle qu’il a trahie s’est vengée de lui…

– Angèle ! murmura Georges, qui pâlit.Mais alors moi-même… car Angèle savait ce qu’ignoraient son père etsa mère.

– Asseyons nous et causons, monsieur deCadoudal, l’interrompit gravement la comtesse Marcian Gregoryi. Jen’ai pas trop de toute une nuit pour vous dire ce que vous pouvezespérer désormais et ce que vous devez craindre… Il y a un lienentre vous et la sœur de Ceracchi : c’est la haine… Quant lejour va paraître, vous saurez si vous devez frapper ou fuir…

– Fuir ! s’écria Cadoudal.Jamais !

– Alors, vous frapperez ?

– Foi de Dieu, belle dame, répondit Cadoudalen riant et en s’asseyant près d’elle, à la bonne heure, vousparlez d’or !… Donnez-moi seulement le moyen d’aller chercherle Corse au milieu de sa garde consulaire, et, par sainte Anned’Auray, je vous jure qu’il ne sera jamais empereur !

Chapitre 20MAISON VIDE

C’était une nuit claire et froide. Lesréverbères de l’île Saint-Louis chômaient, laissant faire la lune.Les chimères se fanent vite à Paris, même les plus absurdes. Àl’endroit où nous vîmes naguère tant de pêcheurs de diamants sonderle courant blanchâtre de la Seine, il n’y avait personne.Décidément, la renommée du quai de Béthune avait vécu ; onn’avait pas pêché sous l’égout de Bretonvilliers assez de bagueschevalières ; le prestige était défunt, les gens de l’hameçonet de la gaule en étaient venus à se moquer du miracle !

Et, dès onze heures du soir, le cabaret dupauvre Ezéchiel, éteint, formé, muet, témoignait assez du mépris oùtombait l’Eldorado abandonné.

La rivière coulait, turbulente, au plein deses rives.

Quelques minutes avant onze heures, des pasprécipités sonnèrent dans la rue de Bretonvilliers, sans éveillerles demeures voisines, depuis longtemps endormies. C’étaitJean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, qui s’en allait en guerre à latête de son escouade de gens de police.

Nous savons que le gardien de la Morgue duChâtelet avait dans tout ce quartier du vieux Paris, où la chicaneet la police agglomèrent leurs suppôts, une réputation bienétablie. C’était un crâne homme, pour employer l’expression descitoyennes du Marché-Natif. Il y a toujours dans l’agent de police,quoi qu’on veuille dire et croire, un brin de vocation aventureuse,et, pour ma part, je suis resté souvent confondu en lisant laprodigieuse série des actes de courage froid, solide, implacable,accomplis au jour le jour par ces hommes qui n’ont pas à leurservice le stimulant de la gloire.

Sur un champ de bataille, il y a l’ivresse dupoint d’honneur, l’appel du tambour, l’étourdissement du canon, lafièvre de la poudre !…

Mais dans le ruisseau, la nuit, ces luttesterribles que nul bulletin emphatique ne chantera…

Ces luttes où, la plupart du temps, le banditarmé cherche à tuer, et où l’homme de la loi a défense defrapper…

Qu’ont-ils donc fait, ces héros boueux,robustes comme les guerriers d’Homère, pour que leurs prouessesaccumulées ne puissent jamais rédimer l’opprobre de leurgagne-pain !

Ils étaient quatre, accompagnés par unofficier de paix, jeune homme assez bien couvert, qui allait lecigare à la bouche et les mains dans ses poches.

Ils suivaient tous Gâteloup avec plaisir etflairaient quelque curieuse bagarre.

L’officier de paix écoutait ; en gardantle sérieux de son grade, certaines anecdotes racontées à voix bassepar Laurent et Charlevoy, toutes à la louange du vigoureux poignetde M. Sévérin ; le troisième agent applaudissait,franchement ; le quatrième, laid coquin, à la figure toutevelue de barbe noire, marchait un peu en arrière etgrommelait :

– J’ai vu mieux que ça ! C’est vrai qu’iltape dur ! Quand Jean-Pierre s’arrêta au coin de la rue deBretonvilliers et du quai, ce quatrième agent se mit à rire dans sabarbe et murmura :

– Tiens ! c’te farce ! c’est àl’établissement qu’il en veut. Pourtant il avait trouvé le vinmauvais.

Jean-Pierre frappa bruyamment à la porte ducabaret de la Pêche miraculeuse. Personne ne fit réponse àl’intérieur.

– Mes enfants, dit Jean-Pierre, il faut mejeter bas ces planches-là.

– Auparavant, fit observer l’officier de paix,je dois accomplir les formalités d’usage.

– Pas besoin, monsieur Barbaroux, dit parderrière une voix qui dressa l’oreille de Jean-Pierre. La farce estjouée là-dedans. Le propriétaire a déménagé.

– Est-ce toi ? Ézéchiel ? s’écriaJean-Pierre.

– Pour vous servir, monsieur Gâteloup, sitoutefois j’en suis capable, répondit le quatrième agent, quiavança chapeau bas. J’ai mis comme ça un peu de barbe à mon mentonpour la gloriole de ne pas passer pour en être quand je revienspocher dans le quartier. J’ai ma figure de tous les jours enbourgeois, et ma physionomie du métier : ça fait-il du mal àquelqu’un ?

Tout en parlant, il introduisit une clef dansla serrure de la porte, qui s’ouvrit aussitôt…

– Au nom de la loi, ajouta Ézéchiel, qui étaiten belle humeur, donnez-vous la peine d’entrer.

Dans cette espèce de cave, qui servait naguèrede cabaret, il n’y avait plus que les quatre murs.

– Oh ! fit Ézéchiel, répondant au regardétonné de Jean-Pierre et tenant à la main une chandelle de suifqu’il venait d’allumer, je suis en règle, monsieur Gâteloup. J’aifait mon rapport, et la Pêche miraculeuse a d’ailleursservi de souricière. Les temps sont durs, on vit comme on peut.

– Ce n’était pas la préfecture qui te donnaità vivre, dit Jean-Pierre qui fronça ses gros sourcils ; cen’était pas non plus ton métier de cabaretier. Ne joue pas au finavec moi, l’homme, ou gare à tes côtes ! Tu étais payé par lacomtesse Marcian Gregoryi.

– Tiens ! tiens ! Grommela Ezéchiel,vous saviez donc cela, monsieur Gâteloup .. Eh bien, c’estvrai, quoi ! j’ai mis quelque petit argent de côté pour mesvieux jours… On ne voit pas clair dans ces histoires-là, du premiercoup, vous sentez rien… et j’ai été longtemps à deviner pourquoi lacomtesse avait monté la mécanique du quai de Béthune.

– Et ce pourquoi est-il dans tonrapport ?

– Oui bien, mais M. l’inspecteur n’a pasvoulu me croire… Je suis fâché de n’avoir plus un verre de vin àvous offrir, messieurs, quoiqu’il n’était pas fameux, hein,monsieur Gâteloup ?… En faut pour tous les goûts… Quand j’aidonc dit, là-bas, à la préfecture, qu’on emportait des corps dupavillon de Bretonvilliers, ici près, à un caveau qui se trouvequelque part au Marais, vers la chaussée des Minimes, on m’a ri aunez… par quoi je me trouve à couvert.

L’officier de paix jeta son cigare. Ezéchielcontinua :

– Et comme on en parlait, du caveau, et de lavampire aussi, car tout se sait à Paris, seulement tout se saitmal, Mme la comtesse dit : Il faut dérouter leschiens.

– Le nom de l’inspecteur ? demandaimpétueusement l’officier de paix, qui se vit du coup commissairede police.

– M. Despaux, parbleu ! répliquaEzéchiel, et qui sera secrétaire général quand M. Fouché auramis M. Dubois à la retraite.

– Le numéro de la maison suspecte ?Interrogea encore l’officier de paix.

– Quant à ça, monsieur Barbaroux, la plusbelle fille du monde ne peut dire que ce qu’on lui a appris…

– Nous le saurons tout à l’heure,l’interrompit Jean-Pierre, qui écoutait ce colloque avecimpatience. Nous sommes ici pour autre chose… Peux-tu nousintroduire au pavillon de Bretonvilliers ?

– Jusqu’à la porte, oui, répondit Ézéchiel, etces messieurs doivent avoir de quoi parler aux serrures.

L’agent Charlevoy frappa sur sa poche, quirendit un son de ferraille, et repartit :

– J’ai ma trousse.

– Mais quant à trouver la pie au nid, continuaEzéchiel, c’est autre chose. La comtesse n’est pas revenue depuisle soir où les camarades apportèrent ici cette belle petite blonde…Vous savez, monsieur le gardien… on a dit qu’un jeune homme étaitentré ce soir-là au pavillon ?

– Qui l’a dit ?

– Mme Paraxin, la femelle de Satan.

– Et l’a-t-on emporté comme lesautres ?

– Je n’ai point ouï parler de cela. La figurede Jean-Pierre s’éclaira.

– Il reste une lueur d’espoir, murmura-t-il.Marchons !

Et il se dirigea de lui-même vers la portebasse qui était au fond du cabaret. Ézéchiel le laissa faire.

Aussitôt que la porte fut ouverte, Jean-PierreSévérin se trouva en face d’un tas de terre et de déblais quibouchaient hermétiquement le passage.

– C’est vous qui êtes la cause de cela,patron, dit Ezéchiel. Le jour où vous avez dérangé les marchandisesqui étaient devant la porte, il y avait ici des gens de lacomtesse. Le lendemain, 1e passage était bouché… Mais ils ontcompté sans le vieil Ézéchiel, qui les sait toutes, depuis le tempsqu’il va à l’école… Rangez-vous, s’il vous plaît, et laissez-moipasser.

L’ancien cabaretier se glissa, tenant toujourssa chandelle allumée, dans un trou étroit qui restait à gauche etconduisait à l’escalier de sa cave. Jean-Pierre et les agents lesuivirent. La cave était vide comme le bouge supérieur, mais àl’extrémité orientale du cellier, il y avait un amas de plâtras,entourant une ouverture récemment pratiquée.

Ezéchiel l’éclaira ; elle pouvait donnerpassage à un homme de médiocre corpulence.

– Le soir où j’ai percé ce trou, dit-il enrougissant de colère, la maudite m’a fait mordre par son chien.S’il avait pu se couler là-dedans, le diable à quatre pattes,j’étais un homme mort. Je lui garde une dent : non pas auchien, mais à la dame… Et vous qui êtes un savant, monsieurGâteloup, savez-vous si c’est vrai qu’on ne peut faire la fin deces gens-là qu’avec un morceau de feu qu’on leur met dans lecœur ?…

Charlevoy et Laurent étaient tout pâles.

– Mais c’est donc bien vraiment unevampire ? murmurèrent-ils ensemble.

– En avant ! ordonna Jean-Pierre.

Il se glissa le premier dans l’ouverture.Ézéchiel l’arrêta de force.

– Monsieur Gâteloup, dit-il, vous êtes unbrave homme, et je vous ai vu tenir un contre dix avec un brin debois. Vous m’allez, et je ne voudrais pas qu’il vous arrivât dugros mal… Passez le premier, c’est la justice, car vous semblez leplus intéressé à passer. Mais avant de mettre la tête hors du trou,veillez, guettez, écoutez. Si le chien est là, il grondera. S’ilgronde, gardez-vous d’avancer : c’est une bête qui croque unhomme comme un poulet.

Sévérin se dégagea, dit merci et franchit letrou en deux ou trois vigoureux efforts.

Il y eut un moment d’attente terrible.Ezéchiel avait de la sueur au front.

– Eh bien ! fit Gâteloup du dehors,venez-vous ?

– Parait que le chien est délogé pour tout debon ! dit Ézéchiel. Il aurait déjà fait son tapage s’il étaitlà. Marchons.

Il passa le premier, non sans garder unecertaine inquiétude. Les trois autres agents et l’officier de paixsuivirent. Au delà du trou, c’était une sorte de fosse, encontrebas de celle qu’on appelait le vide-bouteilles. Ellecommuniquait avec les jardins par un escalier de terre et debois.

Les jardins étaient complètement déserts.

La petite troupe les parcourut d’abord et lesfouilla dans tous les sens, Charlevoy et Laurent étaient deux finslimiers, et l’industrieux Ezéchiel connaissait les êtres. Ilsarrivèrent jusqu’au grand mur qui bordait les deux quais, fermantl’éperon de I’Île Saint-Louis comme un rempart. La nuit étaitclaire. Quoique cette partie du jardin ressemblât à une forêtvierge, Laurent et Charlevoy, après visite faite, affirmèrent quenulle créature humaine n’y pouvait rester cachée.

La porte du bord de l’eau, par où la comtesseMarcian Gregoryi devait s’introduire une heure plus tard, ne leuréchappa point, mais à voir l’état de sa serrure, ils la crurentcondamnée.

Jean-Pierre lui-même, pénétrant par une brèchedans le couloir qui communiquait de la porte du bord de l’eau à lachambre sans fenêtres, le visita dans toute sa longueur et la pritpour un de ces passages, construits à des époques troublées, quiétonnent les curieux et restent comme des énigmes proposées à laperspicacité des chercheurs.

Ce couloir avait une bifurcation : leboyau qui menait à l’ancienne cachette du président d’Aubremesnil,et une voie plus large, descendant tout droit aux cuisines dupavillon de Bretonvilliers. Jean-Pierre ne reconnut que ce dernierpassage.

Il appela Charlevoy et se fit ouvrir uneporte, solidement armée de fer, qui eût enchanté un antiquaire. Lescuisines étaient vides comme les jardins ; ou y pouvaitnéanmoins deviner la récente présence d’un ou de plusieurshabitants, car le sol était jonché d’épluchures de légumes, et desos de bœuf cru, à moitié rongés, s’éparpillaient ça et là.

Sur la table, il y avait une toque de femme enétoffe grossière et ornée d’oripeaux dédorés. La forme de cettetoque indiquait à première vue son origine hongroise.

– C’était ici l’antre de maman Paraxin, ditÉzéchiel, et voici les restes du dernier souper de Pluto. J’ai idéeque l’horrible bête mangeait plus souvent des os de chrétien quedes os de bœuf.

– Les gens qu’on emportait d’ici, demandaGâteloup, passaient-ils par le couloir que nous venons desuivre ?

– Jamais, répondit Ézéchiel.

– Alors, s’écria Charlevoy, ils devaientpasser par ta boutique, capitaine.

Ezéchiel rougit jusqu’aux oreilles et leregarda de travers.

Des cuisines au rez-de-chaussée c’était unlarge escalier de pierre de taille, mal tenu et dans un état decomplète dégradation. Les portes du rez-de-chaussée ayant étéouvertes à l’aide de la trousse de Charlevoy, on entradans une enfilade de chambre nues, suant l’humidité et la vétusté,et qui, évidemment, n’avaient point été habitées depuis de longuesannées.

Aux murailles restaient quelques portraitsdéteints et quelques haillons de tapisserie.

L’officier de paix, M. Barbaroux, étaitun utilitaire. Il fit remarquer avec raison qu’il y avait làbeaucoup de terrain perdu et qu’on eût pu loger dans ces sallesinoccupées une grande quantité de gens qui couchaient dans larue.

– Montons plus haut, dit Jean-Pierre, il n’y arien ici pour nous.

Le premier étage, beaucoup mieux conservé,présentait, au contraire, des traces d’occupation récente. C’étaitlà que René de Kervoz avait été introduit le soir même où commencenotre récit.

La trousse de Charlevoy ayant fait encore sonoffice, Jean-Pierre entra dans ce salon où René avait attendu,rêvant et rafraîchissant son front brûlant au froid des carreaux,la venue de sa mystérieuse maîtresse.

En face de la fenêtre, de l’autre côté de larue Saint-Louis-en-l’Ile, était la borne où Angèle s’était assisepour endurer le cruel supplice dont elle devait mourir.

C’était de là qu’elle avait reconnu ou devinéla silhouette de son fiancé aux derniers rayons de la lune.

C’était de là qu’elle avait vu, quand la lampeallumée à l’intérieur porta deux ombres sur le rideau, ces deuxtêtes rapprochées en un baiser qui lui poignarda le cœur.

C’était là qu’elle avait désespéré de la bontéde Dieu.

Il n’y avait plus de rideaux à la croisée,plus de tentures aux portes, plus de tapis, plus de meubles, plusrien.

Le déménagement était fait.

La décrépitude de la vieille maison semontrait partout.

Seulement, ça et là, un bouquet fané, unchiffon de femme, un livre restaient comme des témoins de la viepassagère qui avait animé cette solitude.

Dans la seconde chambre, celle que nous vîmesornée selon la mode orientale, et que Lila choisit pour raconter aujeune Breton son histoire fabuleuse ou véridique, les hautes pilesde coussins et les lampes de Bohême avaient disparu comme tout lereste.

Cette deuxième pièce était en apparence, lafin de la maison. La muraille opposée à la porte ne présentaitaucune solution de continuité.

C’était pourtant bien cette muraille quis’était ouverte quarante-huit heures auparavant pour montrer à Renéébloui le réduit charmant, au fond duquel l’alcôve drapait sesrideaux de soie ;

Le boudoir où la collation étaitservie ;

La chambre sans fenêtres, en un mot, le litd’amour qui devait se changer en prison.

Ce serait insulter à l’intelligence du lecteurque de lui expliquer pourquoi une pièce construite et installéeprécisément pour servir de cachette, au temps où l’art de ménagerdes cachettes était à son apogée, ne montrait à l’extérieur aucunetrace de son existence.

Jean-Pierre Sévérin et son escouade restèrentprès d’une heure au premier étage, furetant et fouillant. Toutesleurs recherches furent inutiles.

Il n’y avait plus à visiter que le deuxièmeétage, qui fut trouvé dans un état de désolation plus grande encoreque le rez-de-chaussée. Les plafonds étaient défoncés et lescloisons tombaient en ruine.

Jean-Pierre dit :

– Descendons aux caves. Je démolirai la maisons’il le faut, mais je trouverai le fiancé de ma fille mort ouvif.

Les gens de police étaient là pour lui obéir.Barbaroux, l’officier de paix, se borna à murmurer :

– Mme Barbaroux m’attend, touteseule.

Laurent et Charlevoy échangèrent, à ce mot, unsourire incrédule.

– Attend-elle ? demanda Charlevoy.

Laurent ajouta :

– Toute seule ?

Hélas ! On dit qu’Argus, fils d’Avestor,patron de la police avait cinquante paires d’yeux, dont aucune nes’ouvrait sur les mignons mystères de son propre ménage !

Au moment où Jean-Pierre et son escouade,descendant l’escalier, repassaient devant la porte ouverte dupremier étage, un bruit qui venait de l’intérieur des appartementsles arrêta tout a coup.

Jean-Pierre s’élança aussitôt en avant, suivide ses agents et arriva dans le salon à deux fenêtres juste à tempspour voir une main passer à travers un carreau cassé d’avance, ettourner lestement l’espagnolette.

Germain Patou sauta dans la chambre ensecouant ses cheveux baignés de sueur.

Tout en le blâmant de ce travers qu’il avaitde grimper ainsi aux balcons, nous plaiderons en sa faveurplusieurs circonstances atténuantes. D’abord, les murailles dupavillon de Bretonvilliers étaient construites selon ce stylemonumental qui, laissant entre chaque pierre un intervalle profond,rend superflu l’usage des échelles ; en second lieu, il étaitmû par une bonne intention ; en troisième lieu, c’était avantd’être reçu docteur.

S’il eût passé sa thèse en ce temps-là, croyezque nous le regarderions comme inexcusable.

– Bonsoir, patron, dit-il ; je suis venuen quatre minute trente secondes, montre à la main, de la chausséedes Minimes jusqu’ici ; mais j’ai perdu plus d’un quartd’heure à rôder autour de la maison. Alors, comme la porte étaitclose, j’ai passé par la fenêtre. Le carreau était cassé, et jevoudrais savoir ce que veulent dire tous ces petits papiers quisont là sur l’appui, et dans chacun desquels il y a un caillou.Apportez la lumière.

– As-tu trouvé ? demanda Jean-PierreSévérin.

– J’ai trouvé la tanière, répondit Patou quidépliait un des papiers dont il venait de parler ; mais lalouve s’est enfuie.

– La louve ? répéta Jean-Pierre.

Patou lui serra fortement la main.

– Patron, murmura l’apprenti médecin à sonoreille, il y a du sang là-dedans. C’est demain qu’on étrenne laMorgue du Marché-Neuf, j’ai idée que votre nouvelle salle sera troppetite : Franz Koënig a été assassiné ce soir.

Les doigts de Jean-Pierre se crispèrent surson front pâle.

– Et ma fille ? dit-il en un gémissement.Et mon pauvre René ?

Charlevoy approchait avec la lumière. Leregard de Gâteloup tomba sur le papier que Patou tenait à lamain.

– L’écriture d’Angèle ! s’écria-t-il enlui arrachant la lettre.

– Il n’en manque pas, répliqua l’étudiant enmédecine, j’en ai trouvé au moins une demi-douzaine sur le rebordde la croisée… Et tenez, en voici un jusque dans la chambre !C’est celui qui a dû casser le carreau.

Il ramassa un papier contenant un cailloucomme les autres et qui était sur le plancher.

– Oh ! Oh ! fit-il en baissant lavoix malgré lui, celui-là est tracé avec du sang !

Jean-Pierre prit le flambeau des mainsd’Ézéchiel.

– Sortez tous, prononça-t-il à voix basse,mais ne vous éloignez pas. Tout à l’heure j’aurai besoin devous.

Chapitre 21PAUVRE ANGÈLE !

Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, et GermainPatou étaient seuls tous deux, non plus dans le salon, mais dans lachambre qui confinait à la cachette. Jean-Pierre avait voulu mettreune porte de plus entre lui et la curiosité des agents.

Ils étaient assis l’un auprès de l’autre, surla marche ou caisson que la coutume plaçait, dans toutes lesvieilles maisons, au-devant des croisées.

C’était l’unique siège que présentât désormaisl’appartement.

Chacun d’eux avait à la main un de ces papiersqui contenaient des cailloux. La chandelle était par terre. Ils sepenchaient pour lire, et les cheveux blancs du gardien tombant enavant, inondaient son visage.

On entendait sa respiration siffler dans sagorge.

Sur le papier tremblant que tenait sa main,des larmes coulaient.

– Pauvre Angèle, murmura Germain Patou, quiavait aussi des larmes dans la voix.

– Pauvre Angèle, répéta Gâteloup d’un accentprofond. Elle n’a pas songé à sa mère !

– Elle n’a pas songé à vous, patron !ajouta l’étudiant en médecine. Vous l’aimiez autant que samère.

– Penses-tu qu’elle soit morte, Germain ?demanda Gâteloup.

Patou ne répondit pas ; il lut :

« René, mon René chéri, tu m’avais promisde m’aimer toujours. Je ne craignais rien, car il n’y a personnesur la terre qui soit aussi noble, aussi loyal que toi. Et puis,nous avons notre petite Angèle. Est-ce qu’on abandonne un chérubindans son berceau ?

« J’ai fait un rêve, René ;écoute-moi, je vais te dire tout ; je suis bien sûre que c’estun rêve.

« Tu es dans cette maison, je lesais ; je t’y ai vu entrer et tu n’es pas revenu. Maispeut-être te retient-on de force.

« Oh ! Elle est belle, c’estvrai ! Je n’ai rien vu de si beau ! Est-ce qu’elle t’aimecomme moi ?

« René, ce n’est pas la mère de notrepetit ange !

« Je lance ce papier sur la fenêtre de lachambre où je t’ai vu ; tu le liras, si tu reviens encore àcette croisée, songer et regarder le vide.

« Pauvre ami, tu souffres ; jevoudrais ajouter tes souffrances aux miennes, je voudrais te faireheureux au prix de tout mon bonheur.

« J’étais là, sur cette borne qui est enface de la croisée, de l’autre côté de la rue. Regarde-la. Jecroyais que tu me voyais. Quelles idées on a dans ces instants oùl’âme chancelle ! Mon Dieu ! si tu m’avais vue, nousaurions peut-être été tous sauvés !

« J’ai eu tort de ne pas t’appeler, de nepas m’agenouiller les mains jointes, au milieu de la rue. Tu esbon, tu aurais eu pitié.

« J’étais là, moi, je te voyais. J’aitout vu, je t’aime comme auparavant, mon René. De toi à moi il y anotre petite Angèle. Je t’aime… »

Germain Patou cessa de lire, et le papiers’échappa de ses doigts.

– Diable de Breton ! Grommela-t il, si jele tenais, il passerait un méchant quart d’heure.

– Tais-toi ! Prononça tout basGâteloup.

Il ajouta :

– N’est-ce pas qu’elle l’aimaitbien ?

– C’est un ange du bon Dieu ! s’écrial’étudiant. Ah ! le coquin de Breton.

Jean-Pierre réfléchissait.

– Ce doit être ici la première lettre, dit-il,les yeux fixés sur le chiffon humide qu’il relisait pour la dixièmefois. Celle-ci est peut-être la seconde :

« Je suis venue, et j’ai lancé le papiersur la fenêtre ; il y est resté, après avoir retombé bien desfois. Tu ne m’as pas répondu, tu ne l’as pas lu, René ! Queles heures sont longues ! Ma pauvre mère ne sait pas jusqu’àquel point je suis désespérée ; je n’ai rien dit à mon père,qui voudrait me venger, peut-être.

« Je n’ai parlé qu’à notre enfant. Àcelle-là, je dis tout, parce qu’elle ne peut pas encore mecomprendre. Il y a des instants où ce bien-aimé petit être sembledeviner ma souffrance ; d’autres, son sourire me ditd’espérer.

« Espérer, mon Dieu !…

« Eh bien, oui, j’espère encore, puisqueje ne suis pas morte. Je n’ai pas lu beaucoup de livres, mais jesais qu’il y a des entraînements, des maladies de l’âme.

« Tu es entraîné, tu es malade, et cetteenchanteresse ne t’a pas encore donné le temps de songer à tonenfant.

« Ce fut à Saint-Germain-l’Auxerrois,n’est-ce pas ? Je ne vis rien, mais quelque chose troubla maprière. Je sentais en moi comme une sourde douleur. Mon cœur seserrait ; la pensée de nos noces ne me donnait plus dejoie.

« Elle était là, j’en suissûre !

« Nos noces ! Ce jour si ardemmentsouhaité, le voilà qui arrive ! Oh ! René !René ! Tu m’avais dit une fois : Ce serait un crime demettre une larme dans ces yeux d’ange.

« L’ange est tombé. Était-ce à toi de lepunir ?

« En revenant de l’église, je te nereconnaissais déjà plus. Je cherchais ta pensée. Je pleurai enmontant notre escalier.

« Et j’attendis pour voir ta lampes’allumer.

« La nuit entière se passa, René. J’étaisperdue.

« Réponds-moi, ne fût-ce qu’un mot. Quefais-tu dans cette sombre maison ? Veux-tu que je te dise mondernier espoir ? Tu conspires, peut-être…

« Ni mon père ni ma mère n’ont rien supar moi : ce sont tes secrets. J’ai ouï parler aujourd’huid’arrestation… Si je t’avais calomnié dans mon âme, René, mon Renéchéri ! si tu n’étais que malheureux !… »

– Que veut dire cela ? s’interrompit iciJean-Pierre Sévérin.

– Kervoz est de Bretagne, répondit Patou.

Il ajouta :

– Le gros marchand de chevaux de l’égliseSaint-Louis-en-l’Ile n’est-il pas son oncle ?

Jean-Pierre se frappa le front :

– Morinière, prononça-t-il tout bas. Et lesecrétaire général de la préfecture m’a dit…

Il n’acheva pas, et sa pensée tourna.

– Morinière à l’air d’un brave homme,murmura-t-il. C’est impossible !

– La troisième lettre nous apprendra peut-êtrequelque chose, fit l’étudiant en médecine. L’écriture change.

Jean-Pierre saisit le papier qu’on lui tendaitet le baisa.

« …Rien de toi, rien ! Tu n’as pasreçu mes messages. Jamais tu ne pourrais te montrer si cruel enversmoi…

« Notre petite fille maigrit et devienttoute blanche depuis que mon sein tari n’a plus rien pour elle. Jela regardais ce matin. Peut-être que Dieu nous prendra tousensemble.

« Quelle nuit ! Pourrait-on dire enune année ce que l’on pense dans l’espace d’une nuit ?

« J’ai vu mon père et ma mère pour ladernière fois. Tout le jour, je vais rôder autour de toi, et toutela nuit prochaine aussi. Je te verrai, je le veux, je teparlerai…

« Ils dormaient ! J’ai baisé lescheveux blancs de mon père d’adoption, qui m’aimait comme sij’eusse été sa fille.

« J’ai collé mes lèvres sur le front dema mère.

« Celle-là aussi a bien souffert.

« Elle a eu le courage devivre !

« J’ai baisé aussi mon jeune frère, unenfant doux et bon, qui pleurera sur moi.

« Il a déjà le cœur d’un homme. Le pèredit souvent qu’il ne sera pas heureux dans la vie.

« Puis je suis revenue à ma fille et jel’ai habillée en blanc. Dans ses cheveux, j’ai mis la guirlande quetu avais apportée le jour de ma fête. Notre fille sera bienbelle.

« J’avais besoin de rire et de chanter.Je ne sais pas si c’est ainsi quand on devient folle… »

Les bras de Gâteloup tombèrent.

Son visage énergique exprimait une torture sipoignante que les larmes vinrent aux yeux de Patou.

– Il faut de la force, monsieur Jean-Pierre,dit-il. Tout n’est pas fini.

– Non, répliqua Gâteloup d’une voix changée,tout n’est pas fini.

Il ajouta en refoulant un sanglot dans sagorge :

– C’est vrai que c’était demain lemariage ! Ma pauvre femme ne survivra pas à cela…

Sa main fiévreuse déplia un autre papier.

« …J’ai voulu voir ta chambre, que jeconnaissais si bien, quoique je n’y fusse jamais entrée. J’avais unespoir d’enfant : je croyais t’y trouver.

« La portière ma laissée monter. Jet’écris chez toi : cela me portera bonheur.

« Je suis à l’endroit où je te voyaisassis, quand je regardais par ma fenêtre. C’est de là que tes yeuxm’ont parlé pour la première fois.

« J’ai devant moi les portraits de tonpère et de ta mère. Comme ta mère doit t’aimer ! et combien jel’aime !

« Il y a une lettre commencée où tu luiparlais de moi. M’as-tu donc chérie ainsi, René ? Et pourquoim’as-tu quittée ?

« Que t’ai-je fait ? Ne suis-je pastoute à toi ?

« Il y a là aussi un mouchoir sanglant,avec des armoiries et une couronne…

« Je ne peux pas rester ici, il faut quej’aille à toi et que je te cherche…

« D’ailleurs, il est un autre endroit oùje te parlerai mieux qu’ici, c’est près du pont Marie, sous le quaides Ormes, là où nous nous assîmes entre le gazon et les fleurs,écoutant les murmures du vent dans le feuillage des grandsarbres.

« Je ne suis pas folle encore, va ;j’ai bien de l’espoir depuis que j’ai vu l’image de la Vierge dansla ruelle de ton lit.

« Tu ne m’as pas oubliée, tu esprisonnier quelque part, je te délivrerai.

« René, mon René, ma vie ! J’aibaisé le portrait de ta mère… »

– Est-ce la dernière ? demanda Gâteloupd’une voix qui défaillait.

– Non, répondit Patou, il y a celle qui estécrite avec du sang.

– Lis, murmura le vieillard, je n’ai plus deforce.

Germain Patou essuya tranquillement ses yeuxmouillés, dont les paupières le brûlaient.

« …Tout un jour encore, tout un longjour ! Où es-tu ? Les gens du quartier me connaissent etm’appellent déjà la folle.

« J’ai jeté les deux lettres avantl’aube. N’as-tu pas entendu les cailloux frapper contre lescarreaux ? J’ai regardé. On ne voit rien. J’ai appelé. Tu n’aspas répondu.

« Puis les passants sont venus avec lesoleil, et je me suis mise à rôder autour de la maison maudite.

« J’en ai fait dix fois, cent fois letour.

« J’ai heurté à la porte par où tu étaisentré. Une vieille femme est venue, qui parle une langue étrangère.Elle m’a chassée, me montrant les longues dents d’un chien énorme,qui a du sang dans les yeux.

« Je suis sur le banc, auprès du pontMarie. Les arbres murmurent comme l’autre fois. La Seine coule àmes pieds. Comme elle doit être profonde !

« Je t’écris avec un peu de mon sang, surla page blanche de mon livre de messe, que j’avais emporté pourprier.

« Je ne peux pas prier.

« Mes pensées ne sont plus bien clairesdans ma tête, je souffre trop.

« Il y a une pensée pourtant dans matête, qui est claire et qui revient toujours. Je n’essaye plus dela chasser.

« Je ne me tuerai pas toute seule. Jeprendrai ma petite Angèle dans mes bras, avec sa robe blanche et sacouronne.

« Je l’emmènerai où je vais. Queferait-elle ici sans sa mère !

« Cette fois, je lancerai ma lettre àtravers le carreau. Peut-être qu’elle arrivera jusqu’à toi.

« Puis je reviendrai ici, sur cebanc.

« Au matin, si je n’ai pas de réponse,j’irai prendre ma petite Angèle dans son berceau… »

– La petite fille est-elle encore chezvous ? demanda tout à coup l’étudiant en médecine.

– Oui, répondit le gardien d’un ton morne.

Puis se parlant à lui-même et d’une voix quel’angoisse brisait :

– C’était elle, poursuivit-il. Elle n’a pas eule temps de doubler son crime en sacrifiant son enfant !…

Son crime, s’interrompit il avec une soudaineviolence. Quand l’excès du malheur a produit le délire, y a-t-ilencore crime ? Je suis vieux ; je n’ai jamais rencontréd’âme si douée ni si pure… C’était elle !… Tu ne me comprendspas, garçon, et je n’ai pas le courage de me faire comprendre…C’est elle ! C’est elle que je vis au lieu même qu’elledésigne, entraînée et saisie par le démon du suicide… Vue de mesyeux, entends-tu, comme je te vois… et le reste dépasse tellementles bornes du vraisemblable que les paroles s’arrêtent dans mongosier… Un monstre, un être impur lui a pris sa vie, sa vieangélique, et la prodigue à toute sorte de hontes… La vampire…

L’œil de Patou brilla.

– J’ai lu, la nuit dernière, le plus étonnantde tous les livres, prononça-t-il à voix basse : laLégende de la goule Addhéma et du vampire de Szandor, impriméeà Bade, en 1736, par le professeur Hans Spurzheim, docteur del’Université de Presbourg… L’oupire Addhéma prenait la vie de sesvictimes au marc le franc, pour ainsi dire, vivant une heure pourchacune de leurs années, et courant sans cesse le monde, afin derassembler des trésors au roi des morts-vivants, le comte Szandor,qu’elle aime d’une adoration maudite, et qui lui vend chaque baiserau prix d’un monceau d’or.

– Et comment s’inoculait-elle la vied’autrui ? demanda Jean-Pierre, qui avait honte d’interrogerces mystères de la démence orientale.

– En appliquant sur son crâne chauve, réponditPatou, les chevelures des jeunes filles assassinées.

Le gardien poussa un cri sourd et se retint àla croisée pour ne point tomber à la renverse.

– J’ai vu la vampire Addhéma face à face,balbutia-t-il, j’ai vu la propre chevelure d’Angèle, ma pauvreenfant, sur le crâne de la comtesse Marcian Gregoryi !

L’étudiant recula stupéfait.

Il regarda Gâteloup dans les yeux, craignantl’irruption d’une soudaine folie.

Les yeux de Gâteloup se fixaient dans le vide.Peut-être voyait-il ce corps inerte, remontant le courant, le longdes berges de la Seine, contre toutes les lois de la nature ;ce corps qui avait allongé le bras pour saisir la jeune filleindécise, penchée au-dessus de l’eau, près du pont Marie.

Le démon du suicide !

Dans le silence qui suivit, on put entendre unbruit qui venait de cette muraille, en apparence pleine, formant lapartie orientale de la chambre.

C’était comme le grincement d’une porte surses gonds rouillés.

Jean-Pierre et Patou prêtèrent avidementl’oreille.

La porte grinça une seconde fois, puis futrefermée avec une évidente précaution.

– Il y a quelque chose là ! s’écriaGermain Patou.

Le patron lui mit la main sur la bouche.

Ils écoutèrent pendant toute une minute, puis,le bruit ne s’étant point renouvelé, Jean-Pierre dit :

– René de Kervoz est de l’autre côté de cettemuraille, j’en suis sûr, il faut percer la muraille.

Chapitre 22SIMILIA SIMILIBUS CURANTUR

Dans le récit par où débute ce livre : laChambre des Amours, nous avons vu Jean-Pierre Sévérin, ditGâteloup, plus jeune, mais tourmenté déjà de sombres rêveries.

C’était un homme sage et fort. Dans la sphèretrès humble où le sort l’avait placé, il avait pu voir de très prèsla lutte des philosophes modernes contre les croyances du passé. Ils’y était mêlé, il avait combattu de sa propre personne.

Chrétien, il avait repoussé l’impiété ;mais, libre dans son âme et ami des mâles grandeurs de l’histoireancienne, il restait fidèle à la république, à l’heure même où larépublique chancelait.

Ce n’était pas un superstitieux. Il était né àParis, la ville qui se vante d’avoir tué la superstition.

Mais c’était un voyageur de nuit, un solitaireet peut-être, sans qu’il le sut lui-même, un poète.

La vie nocturne enseigne au cerveau d’étrangespensées.

Quand Jean-Pierre Sévérin veillait, penché surses avirons, écoutant l’éternel murmure du fleuve et cherchant lemystérieux ennemi qu’il combattait depuis tant d’années : lesuicide, qui pouvait deviner ou suivre les chemins où se perdaientses rêves ?

Aussitôt qu’il eut dit : il faut percerla muraille, Germain Patou s’élança dans le salon, appelant lesagents à haute voix. Ceux-ci, habitués à ne jamais perdre leurtemps, s’étaient arrangés déjà pour dormir, tandis queM. Barbaroux, officier de paix, fumait sa pipe.

Ezéchiel, qui croyait connaître la maison parcœur, avait formellement annoncé que l’expédition était finie.

Gâteloup, resté seul dans la seconde chambre,se mit à éprouver le mur, frappant de place en place avec la paumede sa main ouverte. Le mur sonna le plein d’abord, mais lorsqueGâteloup arriva au milieu, une planche, recouvrant le vide,retentit sous sa main comme un tambour.

C’était la porte, très habilement dissimuléedans les moulures de la boiserie, et qu’aucun indice ne désignaitdu regard.

Gâteloup, dans les circonstances de ce genre,n’avait besoin ni de levier ni de pince. Il prit son élan de côtéet lança son épaule contre le panneau, qui éclata, brisé.

Quand le renfort arriva, Gâteloup était déjàdans la chambre sans fenêtres.

– Êtes-vous là, René de Kervoz ?demanda-t-il.

Il écouta, mais les battements de son cœur legênaient et l’assourdissaient.

Il crut entendre pourtant le bruit de larespiration d’un homme endormi.

Les rayons de la chandelle de suif, pénétranttout à coup dans la cachette, montrèrent en effet René, étendu surun lit, la face hâve, les cheveux en désordre et dormantprofondément.

– Tiens ! dit Ezéchiel, elle n’a pas tuécelui-là. Il examina le réduit d’un œil curieux.

– Un joli double fond, ajouta-t-il.

– Levez-vous, monsieur de Kervoz !Ordonna Gâteloup en secouant rudement le dormeur.

Laurent et Charlevoy furetaient.M. Barbaroux dit :

– Nous allons toujours arrêter cegaillard-là !

René, cependant, secoué par la rude main deGâteloup, ne bougeait point.

Germain Patou déboucha tour à tour les deuxflacons et en flaira le contenu en les passant rapidement àplusieurs reprises sous ses narines gonflées.

Il avait l’odorat sûr comme un réactif.

– Opium turc, dit-il, haschisch deBelgrade : suc concentré du Papaver somniferum.Patron, ne vous fatiguez pas, vous le tueriez avant del’éveiller.

Chacun voulut voir alors, et M. Barbarouxlui-même mit son large nez au-dessus du goulot comme un éteignoirsur une bougie.

– Ça sent le petit blanc, déclara-t-il, avecdu sucre.

Charlevoy et Laurent auraient voulugoûter.

– Il faut pourtant qu’il s’éveille, prononçatout bas Gâteloup. Lui seul peut nous mettre désormais sur lestraces de la vampire !

– Ah ça, l’homme, fit M. Barbaroux, vousavez votre blanc-bec. Il serait temps d’aller se coucher.

Charlevoy et Laurent, au contraire, avaientenvie de voir la fin de tout ceci. C’étaient deux agents parvocation.

– As-tu les moyens de l’éveiller,garçon ? demanda Jean-Pierre à Patou.

– Peut-être, répondit celui-ci.

Puis il ajouta en baissant la voix et en serapprochant :

– Peut-être tous ces gens-là sont-ils de tropmaintenant.

Quand le jeune homme s’éveillera, il peutparler ; il n’aura pas conscience de ses premières paroles.J’aimerais mieux, pour vous et pour lui, qu’il n’y eût pointd’oreilles indiscrètes autour de son réveil.

– Messieurs, dit aussitôt Gâteloup, je vousremercie. M. Barbaroux a raison : nous avons trouvé celuique je cherchais, je n’ai plus besoin de vous.

Mais l’officier de paix avait réfléchi. Cen’est jamais inutilement qu’une administration possède dans sonsein un homme complet comme M. Berthellemot. La grande imagede cet employé supérieur passa devant les yeux de Barbaroux, quidit :

– Vous en parlez bien à votre aise,l’ami ; ne croirait-on pas que vous avez des ordres à nousdonner ? J’ai reçu mission de vous suivre et de vous prêtermain-forte : Je dois soumettre mon rapport à M. lepréfet, et je reste.

Il n’avait pas encore achevé ces sagesparoles, quand le marteau de la porte extérieure, manié à toutevolée, retentit dans le silence de la nuit.

C’était là une interruption tout à faitinattendue. Au premier moment, personne n’en put deviner lanature.

Mais bientôt une voix s’éleva dans la rue, quidisait :

– Ouvrez, au nom de la loi !

– M. Berthellemot ! s’écrièrent enchœur les gens de la préfecture.

M. Barbaroux s’élança le premier, suivides quatre agents, et l’instant d’après, le secrétaire généralfaisait son entrée solennelle. Il avait derrière lui une armée.

Pour se présenter, il avait arboré le souriredéjà bien connu de M. Talleyrand et l’avait ajouté au regardde M. de Sartines.

– Ah ! Ah ! Mon voisin, fit-ilaiguisant avec soin la pointe d’une fine ironie, rien nem’échappe ! Nous avons eu de la peine à retrouver vos traces,mais nous y sommes parvenus. C’est une affaire, c’est une graveaffaire ! Je ne m’explique pas prématurément sur sesramifications, mais tenez-vous pour assuré que j’ai pris des notes…Je vous demande de m’exhiber le prétendu ordre du premier consul,au cas où vous ne l’auriez pas déjà détruit.

– Pourquoi l’aurais-je détruit ? demandaGâteloup en plongeant sa main dans sa poche.

M. Berthellemot jeta à la ronde un coupd’œil satisfait, et répondit en faisant claquer quelques-uns de sesdoigts :

– On ne sait pas, mon voisin, on ne saitpas !

Barbaroux murmura :

– Dès le début, j’ai pensé : il y a dulouche !

Dans la chambre voisine, la suite dusecrétaire général et les agents de Barbaroux causaient avecanimation.

La fausseté de l’ordre signé Bonaparte, dontJean-Pierre Sévérin avait fait usage, n’était déjà plus un mystèrepour personne.

Charlevoy disait :

– Le personnage a de drôles de manières. Si ona à l’emballer, il faut le faire tout de suite, car il a despartisans dans son quartier, et ça occasionnerait une émeute.

– Fouillez-le, ajouta Ézéchiel, et voustrouverez sur lui un cœur, qui prouve comme quoi c’est le chouandes chouans !

Pendant cela, Germain Patou s’occupait deRené, toujours endormi.

Jean-Pierre remit l’ordre àM. Berthellemot, qui fit apporter le flambeau et essuyaminutieusement son binocle.

Quand il eut retourné le papier dans tous lessens et examiné la signature, il toussa.

La toux même de certains hommes éminents a unesignification doctorale.

– M. le préfet ne voit pas plus loin quele bout de son nez ! grommela-t-il. Moi, je juge la situationd’un coup d’œil. Il y a là une affaire d’État où le diable neconnaîtrait goutte. C’est bel et bien le premier consul qui agriffonné ces pattes de mouche. Que ferait ce scélérat de Fouché ensemblable circonstance ? Il irait à Dieu plutôt qu’à sessaints…

– Mon cher voisin, dit-il à haute voix et d’unaccent résolu, en prenant la main de Gâteloup, qu’il serra aveceffusion, M. le préfet est mon chef immédiat, mais au-dessusdu préfet il y a le souverain maître des destinées de la France… jeveux parler du premier consul. Vous témoignerez au besoin de messentiments politiques… Quelle est votre opinion personnelle surcette comtesse Marcian Gregoryi ?

Jean-Pierre fut un instant avant derépondre.

– Monsieur l’employé supérieur, dit-il enfin,prenez une bonne escorte, allez chaussée des Minimes, n° 7, etfouillez la maison de fond en comble.

– Sans oublier la serre, ajouta Germain Patou,et, dans la serre, une trappe qui est sous la troisième caisse, enpartant de la caisse du salon : une caisse de Yuccagloriosa.

Jean-Pierre acheva :

– Quand vous aurez fait là-bas votre besogne,monsieur l’employé, vous ne demanderez plus ce qu’est la comtesseMarcian Gregoryi.

– Messieurs, suivez-moi, s’écria Berthellemot,enflammé d’un beau zèle, et songez que le premier consul a les yeuxsur nous.

Il pensait à part lui :

– Il y a là quelque tour mémorable a jouer àM. le préfet. La double escouade partit au pas accéléré. Unefois dans la rue, M. Berthellemot s’arrêta etappela :

– Monsieur Barbaroux ?

L’officier de paix s’étant approché,Berthellemot le prit à part :

– Dès longtemps, monsieur Barbaroux, luidit-il avec majesté, les soupçons les plus graves étaient éveillésen moi au sujet de cette femme, malheureusement soutenue par dehautes protections. J’ai des rapports particuliers du nomméEzéchiel, qui obéissait en aveugle à une direction intelligentedonnée par moi. J’ai toutes les notes. Sans croire aux vampires,monsieur, je ne repousse rien de ce qui peut être admis par unscepticisme éclairé. La nature a des secrets profonds. Nous nesommes qu’à l’enfance du monde… Je vous charge de veiller surM. Sévérin adroitement et en vous gardant d’exciter sadéfiance. Il a des relations. Si les événements tournent comme ilest permis de le prévoir, nous aurons du mouvement à la préfecture,monsieur Barbaroux, et je ne vous oublierai pas dans lemouvement.

L’officier de paix ouvrait la bouche pourexposer brièvement ses droits à une place de commissaire de police,Berthellemot l’interrompit :

– Je prendrai des notes, dit-il. Vous merépondez de ce M. Sévérin… Vous ne me croiriez pas, monsieur,si je vous disais que toute cette intrigue est pour moi plus claireque le jour.

Il partit, ne joignant qu’Ezéchiel à sonancienne escorte. Charlevoy et Laurent restèrent en observationdans la rue Saint-Louis, sous les ordres de M. Barbaroux quimurmurait :

– Toi, tu vois à peu près aussi clair queM. le préfet, qui voit juste aussi clair que moi, qui n’y voisgoutte !

Cette prosopopée s’adressait àM. Berthellemot. Quand donc les subalternes comprendront-ilsles mérites de leurs chefs ?

Dans la chambre sans fenêtres, Jean-PierreSévérin et son protégé Patou étaient penchés sur le sommeil deKervoz.

– Comme il est changé, murmura Jean-Pierre, etcomme il a dû souffrir !

– Ces quarante-huit heures, réponditl’étudiant en médecine, ont été pour lui un long rêve, ou plutôtune sorte d’ivresse. Il n’a pas souffert comme vous l’entendez,patron.

– La sueur inonde son front et coule sur sajoue hâve.

– Il a la fièvre d’opium.

– Et ne peut-on l’éveiller ?

Germain Patou hésita.

– C’est si drôle les évangiles de ce SamuelHahnemann, murmura-t-il enfin. On n’ose pas trop en parler auxpersonnes raisonnables. C’est bon pour les cerveaux brûlés commemoi… Similia similibus… Si j’étais tout seul, j’essayeraisles Formules du sorcier de Leipzig.

– Quelles sont ces formules ? Ne parlepas latin.

– Je parlerai français. Il y a beaucoup deformules, car le système de Samuel Hahnemann étant précis etmathématique comme une gamme, la chose la plus mathématique qu’il yait au monde, varie et se chromatise selon l’immense échelle desmaux et des médicaments ; seulement ces milliers de formuless’unifient dans LA FORMULE : Similia similibuscurantur, ou plutôt, car la règle elle-même est exprimée d’unefaçon lâche et insuffisante : CECI est guéri par CECI ;au lieu de l’ancienne norme, qui disait : Ceci estguéri par CELA.

– Ce sont des mots, murmura Jean-PierreSévérin, et le temps passe.

– Ce sont des choses, patron, de grandes, denobles choses ! Le temps passe, il est vrai, mais ce ne serapas du temps perdu, car votre jeune ami, M. René de Kervoz,est déjà sous l’influence d’une préparation hahnemannienne. Je luiai délivré le traitement qui convient à son état.

L’œil de Jean-Pierre chercha sur la table denuit une fiole, un verre, quoi que ce soit enfin qui confirmâtl’idée d’un médicament donné.

Il ne vit rien.

– Tu as osé ?… commença-t-il.

– Il n’y a point là d’audace, l’interrompitGermain Patou. Vous pourriez prendre ce qu’il a pris et mille fois,et cent mille fois la dose, sans que votre constitution en éprouvâtaucun choc.

– Cent mille fois ! Répéta Jean-Pierreindigné. Quelle que soit la dose…

– Un million de fois, l’interrompit Patou àson tour. C’est le miracle, et c’est le motif qui retardera lavulgarisation du plus grand système médical qui n’ait jamais éblouile monde scientifique. Quand l’école Sangrado sera à boutd’arguments pour combattre le jeune système, elle s’écriera :Mensonge ! momerie ! imposture ! Hahnemann ne donnerien qu’une matière inerte et neutre : du sucre, du lait ou del’eau claire ! Et en effet, dans ce que Hahnemann distribue,l’analyse chimique ne découvrirait rien.

– Mais alors…

– Mais alors connaissez-vous le chimiste quidécouvrirait, par l’analyse ordinaire, le principe vivifiant du bonair et le principe malfaisant de l’atmosphère en tempsd’épidémie ? Si quelqu’un vous dit qu’il le connaît, répondezhardiment : C’est un menteur ! L’air libre rend les mêmeséléments partout à l’analyse… et pourtant il y a un air qui donnela santé, un air qui produit la maladie… j’entends l’air qui estsous le ciel, car le miasme concentré dans un endroit closs’apprécie chimiquement… Vous pouvez donc être tué ou guéri par unechose infinitésimale, échappant à des instruments quireconnaîtraient aisément la millionième partie de la dosed’arsenic, par exemple, qui ne suffirait pas à vous donner lacolique…

René de Kervoz fit un mouvement brusque surson lit.

– Il a bougé, dit Jean-Pierre.

Patou prit dans la poche de son frac une boiteplate un peu plus grande qu’une tabatière et l’ouvrit :

– J’ai passé bien des nuits à fabriquer cela,dit-il avec un naïf orgueil. On fera mieux, mais ce n’est pas malpour un début.

Dans la boite, il y avait une vingtaine depetits flacons, rangés et étiquetés. Patou en choisit un, disantencore :

– Jusqu’à présent, notre pharmacie n’est pasbien compliquée ; mais le maître cherche et trouve… Là,patron, voulez-vous ma confession ? Si je venais à découvrirque cet homme-là est un fou ou un imposteur, j’en ferais unemaladie !

Ayant débouché un des petits flacons, il enretira une granule qu’il enfila à la pointe d’une aiguille, piquéepour cet objet dans la soie qui doublait la boîte.

René de Kervoz avait entr’ouvert ses lèvrespour murmurer des paroles indistinctes. Patou profita d’un instantoù les dents du dormeur se desserraient, et introduisit lestementle globule, qui resta fixé sur la langue.

– Que lui donnes-tu ? demandaJean-Pierre.

– De l’opium, répondit l’étudiant.

– Comment, de l’opium ! Tu disais tout àl’heure que cette léthargie était produite par l’opium !

– Juste !

– Eh bien ?

– Eh bien, patron, il faudra du temps et de lapeine pour habituer le monde à cette apparente contradiction. Lesystème de l’homme de Leipzig subira une longue, une dureépreuve ; on lui opposera le raisonnement, on lui prodiguerala raillerie. Comment ceci peut-il tuer et guérir ? Tout àl’heure je vous démontrais en deux mots l’effet possible, l’effetterrible d’une dose invisible, impondérable, – infinitésimale,puisque c’est le terme technique. Faut-il vous prouver maintenant,à vous qui avez l’expérience de la vie, que la même chose peut etdoit produire des résultats tout à fait contraires, selon le modeet la quantité de l’emploi ? Dans l’ordre moral, la passion,ce don suprême de Dieu, source de toute grandeur, engendre toutesles hontes et toutes les misères ; l’orgueil avilit,l’ambition abaisse, l’amour fait la haine ; dans l’ordrephysique, le vin exalte ou stupéfie, – selon la dose.

– Je sais cela, dit Jean-Pierre, qui courba latête.

– Le bon La Fontaine, dans une fable quin’amuse pas les enfants, reproche au satyre de souffler lechaud et le froid, employant une seule et même chose :son haleine, à refroidir sa soupe et à réchauffer ses doigts. C’estune image vulgaire, mais frappante, de la nature. Tout, ici-bas,tout souffle le chaud et le froid. L’univers est homogène ; iln’y a pas dans la création, si pleine de contrastes, deux atomesdifférents ; le physicien qui vient de promulguer cet axiomeva changer en quelques années la face de toutes les sciencesnaturelles. Le siècle où nous entrons inventera plus, grâce à cesbases nouvelles, expliquera mieux et produira autant, lui toutseul, que tous les autres siècles réunis…

– Ses yeux essayent de s’ouvrir ! MurmuraGâteloup, dont le regard inquiet était toujours fixé sur René deKervoz.

– Ils s’ouvriront, répliqua Patou.

– Si tu lui donnais encore une de ces petitesdragées ?

– Bravo, patron ! s’écria l’étudiant enriant. Vous voilà converti à l’opium qui réveille, malgré lefacit dormire de Molière, qui est la vérité même ! Jen’ai pas eu besoin de vous citer le plus extraordinaire et le plussimple parmi les faits scientifiques de ce temps : lecow-pox d’Édouard Jenner, sa vaccine, qui est le virusmême de la petite vérole et qui préserve de la petite vérole.

– Donne une dragée, garçon.

– Patience ! la dose ne suffit pas ;il faut l’intervalle… on s’enivre aussi avec ces joujoux qu’onnomme des petits verres, quand on les vide trop souvent.

Jean Pierre essuya la sueur de son front,Patou tenait la main du dormeur et lui tâtait le pouls.

– Mais enfin, grommela Gâteloup, dont lavieille raison se révoltait encore, si tu me trouvais, un beaumatin, couché sur le carreau de la chambre, avec de l’arsenic pleinl’estomac…

– Patron, interrompit l’étudiant, vous n’avezpas besoin d’aller jusqu’au bout. Je vais vous répondre. Le jour oùla vérité m’a frappé comme un coup de foudre, c’est que, n’espérantplus rien de la médication ordinaire et me trouvant auprès d’unmalheureux, empoisonné par l’arsenic, j’essayai au hasard laprescription du maître ; je donnai au mourant del’arsenic…

– Et tu le sauvas ?…

– J’eus tort, car c’est notre amiÉzéchiel ; mais, morbleu ! je le sauvai.

Gâteloup lui serra la main violemment.

Les lèvres de Kervoz venaient d’exhaler unson.

Ils firent silence tous deux. Au bout dequelques secondes, la bouche de René s’entrouvrit de nouveau, et ilprononça faiblement ce nom :

« Angèle ! »

Chapitre 23LE RÉVEIL

Les mairies de Paris donnent maintenant troisfrancs à toute famille pauvre qui fait vacciner son enfant. Cen’est pas cher, et cela paye pourtant avec splendeur les vingtannées de souffrances, envenimées par le sarcasme, que Jennervécut, entre l’invention de la vaccine et le jour où la vaccine futvictorieusement acceptée.

De même les quelques milliers de thalersemployés à fondre le bronze de la statue érigée à Samuel Hahnemannpayent glorieusement les cailloux qui poursuivirent jadis le maîtrelapidé.

Ainsi va le monde, conspuant d’abord ce qu’ildoit adorer.

L’homéopathie compte désormais au nombre dessystèmes illustrés par le triomphe. Elle possède la vogue, sesadeptes roulent sur l’or, éclaboussant les anciennes et illustresméthodes, qui protestent en vain du haut des trônes académiques. Laraillerie a émoussé sa pointe, le dédain s’est usé, la haine estvenue, cette providentielle consécration du succès.

Ceci n’est point un livre de science ;tout au plus y pourra-t-on trouver, chemin faisant, quelques pagesdétachées de la curieuse histoire des contradictions de l’esprithumain. Nous voulons pourtant ajouter un mot, à propos de ladoctrine du grand médecin de la Saxe royale.

Quelquefois, l’homéopathie semble arrêtée toutà coup dans sa marche triomphante par une large rumeur : onl’accuse d’avoir tué quelque personnage illustre ou d’avoir ouvertà quelque prince héritier la succession d’un trône.

C’est qu’elle est, en effet, généralement lamédecine de bien des gens dont on parle ; elle soigne l’artqui est en vue et tâte volontiers le pouls des mains qui tiennentle sceptre, tout en ouvrant bien larges au travail et à l’infortuneles portes de ses dispensaires. Ceux qu’elle tue, commedisait notre grand comique, ennemi né des médecins, font du bruiten tombant.

Et puis, les meilleures médailles ont leurrevers. Samuel Hahnemann, qui a inventé tant de spécifiques, n’apas laissé dans son testament la formule capable d’extirper lecharlatanisme.

Il y a des charlatans partout, et lescharlatans, par une heureuse propriété de leur nature, préfèrentles palais aux chaumières.

En somme, nous avons voulu montrer iciseulement les débuts d’un praticien original qui, sous laRestauration, quinze ans plus tard, passa pour sorcier, tant sescures semblèrent merveilleuses.

Après qu’il eut prononcé le nom d’Angèle, Renéde Kervoz redevint silencieux ; mais son pâle visage prit, enquelque sorte, le pouvoir d’exprimer ses pensées. On pouvait suivresur son front comme un reflet fugitif des rêves qui traversaientson sommeil.

Jean-Pierre Sévérin et Germain Patoul’examinaient tous les deux avec attention. Tantôt sa physionomies’éclairait, trahissant une vague extase, tantôt un nuage sombredescendait sur ses traits, qui exprimaient tout à coup unepoignante souffrance.

L’étudiant consulta plusieurs fois sa montre,et ne donna la troisième prise du médicament que quand l’aiguillemarqua l’heure voulue.

Quelques minutes après que le globule eutfondu sur la langue du dormeur, ses yeux s’ouvrirent encore, maiscette fois tout grands.

Ses yeux n’avaient point de regard.

– Lila ! Prononça-t-il d’une voixchangée.

Puis avec une soudaine colère qui enfla lesveines de son front :

– Va-t’en ! Va-t’en !

– M’entendez-vous, monsieur de Kervoz ?demanda Jean-Pierre, incapable de se contenir.

On eût dit un charme subitement rompu.

Les paupières de René retombèrent, tandisqu’il balbutiait :

– C’est un songe ! Toujours le mêmesonge, tantôt Lila, tantôt Angèle… l’haleine brûlante du démon, lesdoux cheveux de la sainte !…

Sa main eut, sous la couverture, un mouvementfrémissant, comme s’il eût caressé une chevelure.

– Angèle est morte ! pensa tout hautJean-Pierre. Je comprends tout ce qu’il dit… tout !

Sa joue était plus livide que celle du malade,et ses yeux exprimaient une indicible terreur.

René se couvrit tout à coup le visage de sesmains :

– In vita mors, murmura-t-il, inmorte vita ! Toujours le même songe ! La mort dansla vie, la vie dans la mort !… Non… non… C’est le frère de mapauvre mère… je ne te donnerai pas les moyens de leperdre !

L’attention des témoins redoublait.

– De qui parle-t-il ? demanda Patou aprèsun moment de silence.

– Le frère de sa mère, répondit Gâteloup, estun marchand de chevaux de Normandie, vers la frontière de Bretagne.Je ne sais pas ce qu’il veut dire.

René bondit sur son lit.

– C’est toi, c’est toi, cria-t-il, la vivanteet la morte !… C’est toi qui es la comtesse MarcianGregoryi !… C’est toi qui es Addhéma la vampire !

Il s’était levé à demi ; il se laissaretomber épuisé.

Jean-Pierre passa ses doigts sur son frontbaigné de sueur.

– Je ne crois pas à cela, au moins,prononça-t-il entre ses dents serrées ; je ne veux pas ycroire, c’est l’impossible !

– Patron, répondit l’étudiant gravement, je nesuis pas encore assez vieux pour savoir au juste ce à quoi il fautcroire. Il n’y a jusqu’à présent qu’une seule chose que je nie,c’est l’impossible ?

Et son doigt tendu désignait la devise latine,courant autour du cartouche qui ornait la cheminée.

La devise disait exactement les paroleséchappées au sommeil de René.

Patou poursuivit :

– L’homme a dit longtemps : Cela n’estpas parce que cela ne peut pas être, mais, depuis quelques années,Franklin a joué avec la foudre ; un pauvre diable deci-devant, le marquis de Jouffroy, fait marcher des bateaux sansvoile ni rames, avec la fumée de l’eau bouillante… Vous pouvez meparler si vous avez quelque chose à dire : je sais la légendedu comte Szandor, le roi des vampires, et de sa femme, l’oupireAddhéma.

– Moi, je ne sais rien, répliqua rudementJean-Pierre. Le monde vieillit et devient fou !

– Le monde grandit et devient sage, repartitl’étudiant. Les vieux républicains comme vous sont de l’ancientemps tout comme les vieux marquis. Le jour viendra où l’on aurahonte de douter, comme hier encore on rougissait de croire.

La chandelle de suif, presque entièrementconsumée, bronzait de sa flamme mourante le cuivre du flambeau.Elle rendait ces lueurs vives, mais intermittentes, des lampes quivont s’éteindre.

Mais la fin de la nuit était venue, et lespremières lueurs du crépuscule arrivaient par la porteentr’ouverte.

René de Kervoz, assis sur son séant, étaitsoutenu par Jean-Pierre, tandis que Germain Patou, agitait dans unverre à demi plein un liquide qui semblait être de l’eau pure.

René avait l’air d’un fiévreux ou d’un buveurterrassé par l’orgie.

– Ne me demandez rien, dit-il ; et ce futsa première parole. Je ne sais pas si je pense ou si je rêve. Lamoindre question me ferait retomber tout au fond de mon délire.

– Buvez, lui ordonna Patou, qui approcha unecuiller de ses lèvres.

Le jeune Breton obéit machinalement.

– Combien y avait-il de temps que vous nem’aviez vu, père ? demanda-t-il en s’adressant à Gâteloup.

– Trois jours, répondit celui-ci.

René fit effort pour éclaircir les ténèbres deson cerveau.

– Et n’ai-je point vu Angèle depuis cetemps ! Questionna-t-il encore.

– Non, répliqua Jean-Pierre.

– Trois jours, reprit René, qui comptapéniblement sur ses doigts. Alors nous sommes au matin dumariage.

Jean-Pierre baissa les yeux.

– C’est vrai, c’est vrai, balbutia le jeuneBreton, dont les traits se décomposèrent, Angèle estmorte !

Deux grosses larmes roulèrent sur sa joue.

Jean-Pierre se redressa, sévère comme unjuge.

– Comment savez-vous cela, monsieur deKervoz ? Interrogea-t-il à son tour.

René pleurait comme un enfant, sansrépondre.

Jean-Pierre répéta sa question d’un ton desombre menace.

– J’ignore tout, balbutia René. Mais j’ai lecœur meurtri comme si quelqu’un m’eût dit : Elle estmorte.

– Elle est morte ! prononça Jean-Pierrecomme un écho.

– Qui vous l’a dit ?

– Personne.

– L’avez-vous vue ?

– Sa dernière lettre, balbutia le vieil homme,dont les larmes, jaillirent, était écrite avec du sang etdisait : Je vais mourir !…

René se leva de son haut et mit ses deux piedsnus sur le parquet.

– Il est peut-être temps encore !s’écria-t-il, rendu comme par enchantement à l’énergie de sonâge.

Jean-Pierre secoua la tête et voulut leretenir pour l’empêcher de tomber : mais Germain Patoudit :

– C’est fini, la crise est passée.

Et en effet René resta solide sur sesjarrets.

– Dites-moi tout, reprit René d’une voixbasse, mais ferme. Je ne sais rien. Ces trois jours ont étéarrachés à ma vie… et bien d’autres avant eux. Je ne sais rien, surmon salut, sur mon honneur ! Je n’ai jamais cessé de l’aimer.J’ai été fou encore plus que criminel, et cela me donne le droit dela venger.

Jean-Pierre l’attira contre son cœur.

– Nous aurions été trop heureux !pensa-t-il tout haut. La pauvre femme me disait souvent :« J’ai tant de joie que cela me fait peur ! » Noussommes vieux tous deux, elle et moi, monsieur de Kervoz, nous nesouffrirons pas bien longtemps désormais… Promettez-moi que vousserez le frère et l’ami de l’enfant qui va rester tout seul.

– Votre fils sera mon fils ! s’écriaRené.

– Part à deux ! fit Germain Patou. Maisvous ne vous en irez pas comme cela, patron, de par tous lesdiables ! Hahnemann soigne aussi le chagrin. Votre chère femmea sa résignation chrétienne, et ce fils dont vous parlez :elle va reporter sur lui tout son cœur…

Jean-Pierre secoua la tête une seconde fois etmurmura :

– Son cœur, c’était Angèle !

– Et si Angèle n’était pas morte ?interrompit l’étudiant. Nous n’avons pas de preuves…

Cette fois ce fut René qui secoua la tête,répétant à son insu :

– Angèle est morte !

Germain Patou, obstiné dans l’espoir, commetous ceux dont la volonté doit briser quelque grand obstacle,répondit :

– Je le croirai quand je l’aurai vu.

Jean-Pierre raconta en quelques motsl’histoire de ces pauvres lettres, si naïvement navrantes, trouvéessur l’appui de la croisée, et dont la dernière, celle qui étaitécrite avec du sang, avait percé le carreau.

René de Kervoz écoutait. Sa force d’un instantl’abandonnait et ses jambes tremblaient de nouveau sous le poids deson corps.

Il tomba sur le lit en gémissant :

– Je l’ai tuée !

Puis, sa raison se révoltant contre saconviction, qui n’avait aucune base humaine et ressemblait àl’entêtement de la démence, il s’écria :

– Courons ! Cherchons !…

Sa parole s’arrêta dans sa gorge, et ses yeuxdevinrent hagards.

– Il y a longtemps déjà, fit-il d’une voix quisemblait ne pas être à lui, longtemps. J’ai tout vu en rêve et toutentendu, tout ce qu’elle écrivait… Sa pauvre plainte me venait d’enhaut… Et j’ai été dans le jardin du quai des Ormes, au bord del’eau… une nuit où la Seine coulait à pleines rives… Elle s’estmise à genoux… et le Désespoir l’a prise par la main, l’entraînantdoucement dans ce lit glacé où l’on ne s’éveille plus jamais…jamais !…

Un sanglot convulsif déchira sa poitrine.

– Le reste est horrible ! Poursuivit-il,parlant comme malgré lui. Elle est venue… mes lèvres connaissaientsi bien ses doux cheveux. J’ai baisé les chères boucles de sachevelure ; j’en suis certain, j’en jurerais… Qui donc m’araconté la hideuse histoire de ce monstre gagnant une heure de viepour chaque année de l’existence qu’elle volait à la jeunesse, à labeauté, à l’amour ?…

Ce fut un cri qui répondit à cettequestion.

– Lila !… c’est Lila qui me l’a dit… Etla Vampire ne peut se soustraire à cette loi de conter elle-même sapropre histoire ?…

Il s’élança loin du lit, comme si le contactdes couvertures l’eût brûlé.

– Je me souviens ! je me souviens !Râla-t-il, en proie à un spasme qui l’ébranlait de la tête auxpieds, comme l’ouragan secoue les arbres avant de les déraciner. Ily a des choses qui ne se peuvent pas dire… Mon cœur restera flétripar ce sépulcral baiser… C’est ici l’antre du cadavre animé… dumonstre qui vit dans la mort et qui meurt dans la vie !

Son doigt crispé montrait la devise latine,que les lueurs du matin, glissant par l’ouverture de la porteentrebâillée, éclairaient vaguement.

Il chancela. Jean-Pierre et Patou coururent àlui pour le soutenir, mais il les repoussa d’un geste violent.

– Tout est là, désormais ! dit-il en sefrappant le front. Ma mémoire ressuscite. J’ai trahi le sang de mamère… Tant mieux ! Entendez-vous ? Tant mieux ! Matrahison va me mettre sur les traces de la comtesse MarcianGregoryi… Angèle sera vengée !

Il se précipita, tête première, au travers desappartements et descendit l’escalier en quelques bonds furieux.

Jean-pierre et l’étudiant se lancèrent à sapoursuite sans avoir le temps d’échanger leurs pensées.

Quand ils atteignirent la rue, René entournait l’angle déjà, courant avec une rapidité extraordinairevers les ponts de la rive droite.

Nos deux amis suivirent la même direction àtoutes jambes.

Derrière eux, les agents apostés parM. Berthellemot se mirent aussitôt en chasse.

Chapitre 24LA RUE SAINT HYACINTHE SAINT MICHEL

Le boulevard de Sébastopol (rive gauche),passant avec majesté entre le Panthéon et la grille du Luxembourg,aplanit maintenant cette croupe occidentale de la montagneSainte-Geneviève. Tout est ouvert et tout est clair dans ce vieuxquartier des écoles, subitement rajeuni. Sa bizarre physionomied’autrefois, si pittoresque et si curieuse, a disparu pour faireplace à des aspects plus larges. Paris, la capitale prédestinée, neperd jamais une beauté que pour acquérir une splendeur.

Était-ce beau, cependant ! C’étaitétrange, Cela racontait à la vue de vives et singulières histoires.À ceux-là mêmes qui admirent franchement le Paris nouveau, il estpermis de regretter l’aspect original et bavard du vieux Paris.

Que d’anecdotes inscrites aux noires muraillesde ces pignons et comme ces antiques masures disaient bien leursdramatiques histoires !

En faisant quelques pas hors du jeuneboulevard, vous pouvez encore rencontrer de ces trous horribles etcharmants où le moyen âge radote à la barbe de noscivilisations ; les larges percées ont même facilement l’abordde ces mystérieuses cavernes. Derrière le collège de France, toutconfit en moderne philosophie, vous n’avez qu’à suivre cette voiequi semble un égout à ciel ouvert : voici des maisons, àdroite et à gauche, qui ont vu les capettes de Montaigu, couchéessur le fouarre ; voici des débris de cloîtres où la Ligue acomploté ; voici des chapelles, changées en magasins, auportail desquelles Claude Frollo dut faire le signe de la croix, encouvant la pretentaine, tandis que son frère Jehan, bête charmante,malfaisante et précoce, lui jouait quelque méchante farce du hautde ce balcon vermoulu, qui avait déjà mauvaise mine au temps où lesroyales vampires humaient le sang des capitaines à la tour deNesle.

C’est le mélodrame qui le dit ; lemélodrame, vampire aussi, buvant dans son gobelet d’étain la gloiredes rois et l’honneur des reines.

En 1804, au lieu où le boulevard s’évase enune vaste place irrégulière, regardant à la fois le Panthéon, leLuxembourg et le dos trapu de l’Odéon, c’était la rue SaintHyacinthe Saint Michel, plus irrégulière que la place, étroite,montueuse, tournante, et d’où l’on ne voyait rien du tout.

La maison où Georges Cadoudal avait établi saretraite fut célèbre en ce temps et citée comme un modèle detanière à l’usage des conspirateurs.

J’en ai le plan sous les yeux en écrivant ceslignes.

Elle avait appartenu quelques annéesauparavant à Gensonné, le Girondin, qui fit, dit-on, pratiquer unpassage à travers l’immeuble voisin pour gagner la maison sortantsur la rue Saint-Jacques par la troisième porte cochère enredescendant vers les quais.

On n’ajoute point que ce passage ait été percéen vue d’éviter, à l’occasion, quelque danger politique.

Un autre passage existait, courant en sensinverse et reliant la maison Fallex (tel était le nom dupropriétaire) à la cour d’une fabrique de mottes existant à l’anglerentrant de la place Saint-Michel, rue de la Harpe.

Ce deuxième passage, dont l’origine estinconnue et devait remonter à une époque beaucoup plus reculée, netraversait pas moins de treize numéros ; sur ce nombre, ilétait en communication avec cinq maisons ayant sortie sur la rueSaint-Hyacinthe, et une s’ouvrant sur la place Saint-Michel.

De telle sorte que la retraite de GeorgesCadoudal possédait neuf issues, situées, pour quelques-unes, à detrès grandes distances des autres.

Il avait coutume de dire de lui-même : Jesuis un lion logé dans la tanière d’un renard.

Lors du procès, il fut prouvé que la plupartdes voisins ignoraient ces communications.

Georges Cadoudal n’usait guère que des deuxissues extrêmes, encore n’était-ce que rarement. D’habitude, audire des gens du quartier, qui le connaissaient parfaitement sousson nom de Morinière, il sortait et rentrait par la porte même desa maison.

La police n’eut donc pas même l’excuse desfacilités exceptionnelles que la disposition de sa retraite donnaità Georges Cadoudal.

Le 9 mars 1804, à sept heures du matin, uncabriolet de place s’arrêta devant la porte du chef chouan, rueSaint-Hyacinthe, et attendit.

Tout le long de la rue, selon les mesuresprises la veille dans le cabinet du préfet de police, les agentsstationnaient. Il y en avait aussi aux fenêtres des maisons. Lecordon de surveillance s’étendait à droite et à gauche jusque dansles rues Saint-Jacques et de la Harpe.

On n’avait fait aucune démarche auprès duconcierge de la maison, qui, sur l’invitation du cocher ducabriolet de place, monta au premier étage de la maison, frappa àla porte de Georges et cria, comme c’était apparemmentl’habitude :

– La voiture de monsieur attend.

Georges était tout habillé et très abondammentarmé, bien qu’aucune de ses armes ne fût apparente.

Il avait la main dans la main d’une femmetoute jeune et adorablement belle, qui s’asseyait sur le canapé deson salon.

C’était une blonde dont les yeux d’un bleuobscur semblaient noirs au jour faux qui entrait par les fenêtrestrop basses.

– C’est bien ! dit Georges au concierge,qui redescendit l’escalier.

– Je crois, dit la blonde charmante, dont lesbeaux yeux nageaient dans une sorte d’extase, qu’il est permis detuer par tous les moyens possibles l’homme qui fait obstacle àDieu… Mais que je vous aime bien mieux, mon vaillant chevalierbreton, dédaignant l’assassinat vulgaire et jetant le gant à laface du tyran !

– Je ne dédaigné pas l’assassinat, réponditGeorges, je le déteste.

Il était debout, développant sa haute taille,trop chargée d’embonpoint, mais robuste et majestueuse.

Malgré son poids, qui devait êtreconsidérable, il avait, en Bretagne, une réputationd’extraordinaire agilité.

Sa figure était ouverte et ronde. Il portaitles cheveux courts, et, chose véritablement étrange, conforme dureste à la chevaleresque témérité de son caractère, il portait àson chapeau une agrafe bronzée réunissant la croix et le cœur, quiétaient le signe distinctif et bien connu de la chouannerie.

La comtesse Marcian Gregoryi fit le geste deporter la main de Georges à ses lèvres, mais celui-ci laretira.

– Pas de folie ! dit-il brusquement. Dèsque le jour est levé, je suis le général Georges et je ne risplus.

– Vous êtes, répliqua la blonde enchanteresse,le dernier chevalier. Je ne saurai jamais vous exprimer comme jevous admire et comme je vous aime.

– Vous m’exprimerez cela une autre fois, belledame, repartit Georges Cadoudal en riant ; il y a temps pourtout. Aujourd’hui, si vos renseignements sont exacts et si voshommes ont de la barbe au menton, je vais forcer le futur empereurdes Français à croiser l’épée avec un simple paysan du Morbihan… ouà faire le coup de pistolet, car je suis bon prince et je luilaisserai le choix des armes. Mais, sur ma foi en Dieu, le pistoletne lui réussira pas mieux que l’épée, et le pauvre diable mourrapremier consul.

Il jeta sous son bras deux épées recouvertesd’un étui de chagrin et poursuivit :

– Redites-moi bien, je vous prie, l’adresseexacte et l’itinéraire.

– Allez-vous tout droit ? demanda lacomtesse.

– Non, je suis obligé de prendre le capitaineL – – au carrefour de Buci. C’est mon second.

– Un républicain !…

– Ainsi va le monde. Nous nous battrons tousdeux, le capitaine et moi, le lendemain de la victoire.

– Eh bien ! reprit la comtesse en battantl’une contre l’autre ses belles petites mains, voilà ce que j’aimeen vous, Georges ! Vous jouez avec la pensée du sabre commenos jeunes Magyars, toujours riants en face de la mort… Ducarrefour Buci, vous prendrez la rue Dauphine, les quais, la Grève,la rue, le faubourg Saint-Antoine, toujours tout droit et vous netournerez qu’au coin du chemin de la Muette, à deux cents pas de labarrière du Trône. Là, vous verrez une maison isolée, une anciennefabrique, entourée de marais… Vous frapperez à la porte principaleet vous direz à celui qui viendra vous ouvrir : « Au nomdu Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de laVertu.

– Peste ! fit Georges, vos Welches n’yvont pas par quatre chemins ! Et faudra-t-il leur chanter unbout de tyrolienne ?

– Il faudra ajouter, répondit la blonde ensouriant comme si cette insouciante gaieté l’eût ravie : Jeviens par la volonté de la rose-croix du troisième royaume,souveraine du cercle de Bude, Gran et Comorn ; je demande leDr Andréa Ceracchi.

– Et après ?

– Après, vous serez introduit dans lesanctuaire… et nos frères vous mettront à même de rencontreraujourd’hui même, en un lieu propice, votre ennemi, le généralBonaparte.

– Un maître homme, grommela Georges, et quiaurait fait un joli chouan, s’il avait voulu !

Il serra gaillardement la main de la comtesseet se dirigea vers la porte.

Sur le seuil, il s’arrêta pourajouter :

– Il y a un petit endroit, là-bas, à mi-côté,de l’autre côté du bourg de Brech, que j’aurais voulu revoir.Chacun a quelque souvenir qui revient aux heures de péril, et m’estavis que la danse sera rude aujourd’hui… Elle me dit : Sois àDieu et au roi, et je fis un serment, la bouche sur ses lèvres…J’avais seize ans… J’ai bien tenu ce que j’avais promis… Lecapitaine répète souvent : Georges, si tu étais né dans la rueSaint-Honoré, tu crierais : Vive la république !… Mais,bah ! ceux de Paris radotent comme ceux de Bretagne. Le finmot, qui le connaît ?…

Ma belle dame, s’interrompit-il, n’oubliez pasde prendre le couloir sur votre gauche : vous sortirez par laplace Saint-Michel. Et si quelqu’un vous parle du citoyenMorinière, vous répondrez :

– Je n’ai jamais entendu ce nom-là.

Dans le sourire de la comtesse il y avait del’admiration et du respect.

Georges poussa la porte et descenditl’escalier en chantant.

Aussitôt qu’il fut parti, la physionomie de lacomtesse changea, exprimant un dur et froid sarcasme.

Au moment où Georges sautait dans lecabriolet, son cocher lui dit tout bas :

– La rue a mauvaise mine et tout le quartieraussi.

Le regard rapide et sûr du chouan avait déjàjugé la situation.

– Prends ton temps, mon bonhomme, dit-il ens’asseyant près du cocher. Tant qu’on fait semblant de ne pas lesvoir, ces oiseaux-là restent tranquilles… Ta bête est-ellebonne ?

– J’en réponds, monsieur Morinière.

Georges se mit à rire franchement et feignitde remonter d’un cran la capote du cabriolet.

– Rassemble, dit-il cependant à voix basse, etenlève ton cheval d’un temps… Ne manque pas ton coup… Tu vasenfiler la rue Monsieur le Prince comme si le diablet’emportait.

Il paraît que les gens de la police n’avaientpas même le signalement de Georges Cadoudal. Nous nous plaignonstous, plus ou moins, de nos domestiques, les chefs d’État ne sontpas mieux servis que nous.

Tout le long de la rue les agents seregardaient entre eux et hésitaient.

Le cabriolet était sur le point de s’ébranler,et George allait encore une fois passer comme la foudre au traversde cette meute mal drossée, lorsqu’à une fenêtre du premier étage,qui s’ouvrit doucement, juste au-dessus de lui, une femme parut,jeune, adorablement belle, donnant à la brise du matin ses cheveuxblonds, qui scintillaient sous le premier, regard du soleillevant.

Elle se pencha, gracieuse, et quoique Georgesne pût la voir, elle lui envoya un souriant baiser.

Les agents s’ébranlèrent tous à la fois :c’était un signal.

À ce moment, le cocher enlevait soncheval ; qui, robuste et vif, partit des quatre pieds etpassa, jetant une demi-douzaine d’hommes sur le pavé.

La comtesse Marcian Gregoryi restait à lafenêtre, suivant le cabriolet, qui descendait la rue comme untourbillon. Le pavé de la rue Saint-Hyacinthe tournait. Quand lecabriolet disparut, la blonde charmante s’éloigna de la croisée àreculons et en referma les deux battants.

– À cette heure, dit-elle, il n’en doit plusrester un seul de ceux du faubourg Saint-Antoine. J’ai conquis marançon, je suis libre, je ne laisse rien derrière moi… Demain, jeserai a cinquante lieues de Paris.

Elle se retourna soudain, étonnée, parce qu’unpas sonnait sur le plancher de la chambre, tout a l’heuredéserte.

Quoique son cœur fût de bronze, elle poussa ungrand cri, un cri d’épouvanté et de détresse.

René de Kervoz étant devant elle, hâve etdéfait, mais l’œil brûlant.

– Je viens trop tard pour sauver, dit-il, jesuis à temps pour venger.

Il la saisit aux cheveux, sans qu’elle fitrésistance, et appuya sur sa tempe le canon d’un pistolet.

Le coup retentit terriblement dans cet espaceétroit.

La balle fit un trou rond et sec, sans lèvres,autour duquel il n’y eut point de sang. Il semblait qu’elle eûtpercé une feuille de parchemin.

La comtesse Marcian Gregoryi tomba et demeuraimmobile comme une belle statue couchée.

Chapitre 25L’EMBARRAS DE VOITURES

René do Kervoz avait coutume d’entrer chez sononcle par la rue Saint-Jacques. Il possédait une clef du passagesecret. Georges Cadoudal avait réglé cela ainsi, afin que le filsde sa sœur ne fût pas compromis en cas de mésaventure.

En quittant la rue Saint-Louis-en l’Île, Renés’était lancé à pleine course vers le pont de la Tournelle sanss’inquiéter s’il était suivi.

La fièvre lui donnait des ailes.

Jean-Pierre se faisait vieux et Germain Patouavait de courtes jambes. Quoiqu’ils fissent de leur mieux l’un etl’autre, ils perdirent René de vue aux environs del’Hôtel-Dieu.

Les agents de M. Berthellemot venaientpar derrière, suivis à une assez grande distance parM. Barbaroux, officier de paix, qui était d’humeur pitoyableet nourrissait la crainte légitime d’avoir gagné cette nuit quelquemauvais rhumatisme.

Le jour était désormais tout grand.

En arrivant à l’endroit où ils avaient perdula vue de René, l’étudiant et Gâteloup se séparèrent, prenantchacun une des deux voies qui se présentaient. Jean-Pierre continuale quai et Patou monta la rue Saint-Jacques.

C’était cette dernière route que René avaitchoisie, mais il était désormais de beaucoup en avance et Patou nepouvait plus l’apercevoir.

René s’introduisit, comme nous l’avons vu, àl’aide de la clé qu’il portait sur lui. En entrant de ce côté, lachambre où se trouvait la comtesse Marcian Gregoryi était latroisième.

Sur le guéridon de la seconde une paire depistolets chargés traînait. La maison, du reste, était pleined’armes.

René prit en passant un des deux pistolets etl’arma avant d’ouvrir la dernière porte.

Comme Germain Patou atteignait, toujourscourant, le haut de la rue Saint-Jacques, il aperçut une grandecohue de peuple massée dans la rue Saint-Hyacinthe. Cette fouleétait en train de pénétrer dans la maison n° 7, où l’on avaitentendu un cri d’appel, puis un coup de pistolet.

Germain Patou entra avec les autres.

René était encore debout, le pistolet à lamain.

Patou s’agenouilla auprès de la blonde, quiétait splendidement belle et semblait dormir un souverainsommeil.

Il lui tâta le cœur.

Le sien battait à rompre les parois de sapoitrine.

– Quelqu’un connaît-il cette femme ?demanda-t-il.

Comme personne ne répondait, ilajouta :

– Qu’elle soit portée à la morgue duMarché-Neuf, qui a ouvert aujourd’hui même.

Puis il dit à René, espérant ainsi lesauver :

– Citoyen, vous allez me suivre.

Son dernier regard fut cependant pour lacomtesse Marcian Gregoryi, et il pensa :

– L’aurais-je aimée, l’aurai-je haïe ?Mon scalpel, désormais, peut aller chercher son secret jusqu’aufond de sa poitrine !

Au bas de la rue Monsieur le Prince et dans larue de l’Ancienne-Comédie, une autre foule roulait comme uneavalanche, criant :

– Au chouan, au chouan ! Arrêtez GeorgesCadoudal !

Quoiqu’il semblât que toutes les maisonseussent vomi leurs habitants sur le pavé, les fenêtres regorgeaientde curieux.

Le cabriolet de Georges Cadoudal avaitrencontré un premier obstacle à la hauteur de la rue Voltaire. Deuxcharrettes de légumes se croisaient.

– Enlève ! Ordonna Georges.

Les deux charrettes, culbutées, lancèrentleurs pauvres diables de conducteurs dans le ruisseau.

Et le cabriolet passa.

Les gens qui étaient devant commencèrent às’émouvoir, bien qu’ils n’eussent aucun soupçon.

Ils crurent à un cheval fou, emporté par lemors aux dents, et des attroupements secourables se formèrent pourbarrer la route.

Mal leur en prit.

– Place ! commanda Georges, qui s’étaitlevé tout debout dans le cabriolet.

Comme on n’obéissait pas assez vite à son gré,il arracha le fouet des mains du cocher et allongea de si rudesestafilades que la route, en un instant, redevint libre.

Mais la rumeur qui venait par derrière sefaisait si forte qu’on l’entendait gronder au loin.

– Nous n’irons pas longtemps comme cela,monsieur Morinière, grommela le cocher.

– Nous irons jusqu’à Rome, si nous voulons,répliqua Cadoudal. Penses-tu qu’un homme comme moi sera arrêté parde faillis Parisiens ?

Allume, mon gars, ajouta-t-il en lui rendantson fouet, et n’aie pas peur !

En abordant le carrefour de l’Odéon, le cocherfut obligé de freiner. Il y avait une lourde voiture entravers.

– Passe dessus ou dessous ! cria Georges,qui regardait en arrière.

Et il se mit à sourire, saluant de la mainceux qui le suivaient en criant :

– Au chouan, au chouan ! Arrêtezl’assassin !

Du carrefour de l’Odéon à l’endroit où la ruede l’Ancienne-Comédie s’embranche aux rues Dauphine et Mazarine, iln’y eut point de nouvel obstacle, mais là, un véritable embarras devéhicules barrait complètement le passage.

– Arrête, bonhomme, dit Georges, autant vautjouer sa dernière partie ici qu’ailleurs. Pichegru, et Moreau sonttombés, par leur faute, vivants tous deux ; moi je ne tomberaique mort, et j’aurai fait de mon mieux.

Il se leva de nouveau tout debout, dégagea lesdeux épées et rangea sous les coussins trois paires de pistoletsqu’il avait sous ses vêtements.

Ceux qui le poursuivaient approchaient.

Il tendit la main au cocher.

– Va-t’en, garçon, lui dit-il avec unecordiale bonne humeur. Le reste ne te regarde pas… Si la rue sedégage, je conduis aussi bien que toi, et ils ne me tiennent pasencore !

Le cocher hésita.

– J’ai trois enfants, dit-il enfin, et ilsauta sur le pavé pour se perdre dans la foule.

La foule se massait devinant déjà un spectacleextraordinaire.

Georges releva complètement la capote ducabriolet. Un instant, le voyant ainsi au milieu de cette foule,vous eussiez dit un de ces joyeux charlatans de nos foiresparisiennes sur le point de commencer son travail.

Son travail en effet, allait commencer.

Il dépouilla vivement le surtout qu’il portaitet parut vêtu d’une sorte de jaquette, en drap fin, il est vrai,mais rappelant exactement la coupe de la veste des gars d’Auray. Aucôté gauche de cette veste, il y avait un cœur brodé en argent.

– Au chouan, au chouan ! Arrêtez lechouan !

Cette fois, ce fut une grande clameur quipartait de tous les côtés à la fois. Georges prit son fouet à lamain. Il s’en servait bien, et il est à propos de dire que lefouet, emmanché à un bras morbihannais, devient une arme qui n’estpoint à dédaigner.

J’ai vu au gros bourg de la Gacilly, sur larivière d’Oust, des combats au fouet, tournois bizarres et sauvagesqui laissent des blessures plus profondes assurément que celles dessabres savants usités dans les querelles universitaires del’Allemagne.

Le fouet de Georges fît un large cercle autourde lui.

– Que me voulez-vous, bonnes gens !demanda-t-il, imitant avec perfection l’accent de basse Normandie.Je suis Julien Vincent Morinière de mon nom, je vends des chevauxpar état, je n’ai fait de tort ici à personne.

– Chouan, répliqua de loin Charlevoy, qui setenait à distance tu t’es dépouillé trop vite.

– C’est pourtant vrai, murmura Georges enriant.

Il va sans dire qu’il ne perdait point de vueson cheval, surveillant toujours l’embarras qui avait fait obstacleà sa course.

De l’autre côté de l’embarras, rue Dauphine,la foule grossissait à vue d’œil. Il y eut un moment où l’effort desa curiosité rompit l’embarras et ouvrit un passage au beau milieude la voie.

Il exécuta un second moulinet pour assurer sesderrières, et, touchant légèrement les oreilles de son cheval, ilcria :

– Hie, Bijou ! Passe partout, nous avonsaffaire à la foire !

Les spectateurs étaient là, comme à lacomédie. Paris s’amuse de tout, et sur cent badauds il n’y en avaitpas dix pour croire à la présence de Georges Cadoudal.

Malgré la veste bretonne, malgré le cœurchouan, les neuf dixièmes des assistants doutaient. Ce grosgaillard avait l’air si bonne personne, et la police s’était sisouvent trompée !

Le cheval s’enleva avec sa vigueur ordinaire,tandis que Georges, toujours debout, commandait :

– Gare, bonnes gens, je ne réponds pas de lacasse.

Le cheval passa, mais la voiture s’engageaentre la caisse d’un fiacre et la roue d’une grosse charrette quiétait en train de tourner.

– Foi de Dieu ! dit Georges, nous voilàengravés, mais nous sommes ici comme dans une redoute.

Un coup de pistolet, le premier, partitderrière lui et abattit son chapeau.

– Plus bas ! fit-il en se retournant eten abattant d’un coup de feu l’homme qui tenait encore l’armefumante à la main.

Les agents reculèrent encore une fois, tandisque les badauds, essayant de fuir, produisaient une pressemeurtrière.

On n’entendait plus que les cris des femmes etdes enfants.

Georges, qui avait ouvert son couteau, coupales deux liens de cuir qui rattachaient le cheval aux brancards, etdit avec beaucoup de calme à ceux de la rue Dauphine :

– Citoyens, voulez-vous livrer passage à unbrave homme ?

Il y eut de l’hésitation parmi les curieux.Georges se retourna pour faire tête aux agents, qui essayaient demonter dans les deux véhicules voisins. Il tira deux coups depistolet et fut blessé de trois projectiles, dont l’un était unebouteille, parti du cabaret qui faisait le coin de la rue deBuci.

Quand il regarda de nouveau devant lui, lesrangs s’étaient notablement éclaircis, mais ceux qui restaientsemblaient décidés à tenir tête : entre autres un groupe demilitaires avaient dégainé le sabre.

On put entendre, en ce moment, des coups defeu dans la rue de Buci. C’était le capitaine L – – et trois de sesamis qui prenaient les agents à revers.

En même temps, un homme de haute taille etcoiffé de cheveux blancs, fendit la presse qui encombrait la rueSaint André des Arts. Il bondit en scène, brandissant un sabrequ’il venait d’arracher à un soldat du train de l’artillerie,lequel le poursuivait en criant.

Nous avons vu que Jean-Pierre Sévérin, au lieude prendre la rue Saint-Jacques, comme son compagnon Germain Patou,avait continué de longer le quai.

Tout ce que nous venons de raconter s’étaitpassé avec une rapidité si grande que Jean-Pierre Sévérin nefaisait que d’arriver, quoiqu’il eût toujours marché d’un bonpas.

De la rue Saint André des Arts, il avaitreconnu, au beau milieu de la bagarre, l’oncle de René de Kervoz,debout dans sa voiture et faisant le coup de feu.

L’idée lui vint soudain que ceci était unesuite de l’erreur de M. Berthellemot, confondantM. Morinière, le maquignon inoffensif, avec Georges Cadoudal,qui voulait tuer le premier consul.

Aucun de nous n’est parfait. Tout homme tientà son opinion, surtout les chevaliers errants, dit-on, et Gâteloupétait un chevalier errant. Sa vie s’était passée à défendre lefaible contre le fort.

Dans sa pensée peut-être, car il était subtilà sa manière, le danger de Morinière se rattachait à quelque piègetendu par la comtesse Marcian Gregoryi.

N’avait-il pas été pris lui-même, luiGâteloup, au cabaret de la Pêche miraculeuse, pour un desassassins du chef de l’État ?

Il apaisa le soldat du train en lui jetant sonnom, connu dans toutes les salles d’armes de tous les régiments, etlui dit :

– On va te rendre ton outil, mon camarade.Prête-le-moi cinq minutes, si tu es un bon enfant !

Et, attachant rapidement sur sa poitrine lecœur d’or que nous connaissons, il s’écria :

– Holà ! y a-t-il quelqu’un pour semettre du côté de papa Gâteloup ?

Dix voix répondirent dans la foule :

– Présent, monsieur Sévérin, on yva !

Et les militaires qui barraient le passage ducôté de la rue Dauphine remirent l’épée au fourreau.

Gâteloup, cependant, abordait le cabriolet pardevant.

Il comprit la situation d’un coup d’œil etacheva de dételer le cheval.

Georges le regardait stupéfait. Quelqueshommes protégeaient déjà les derrières de la voiture, où les agentsde police résistaient mollement à une vigoureuse poussée.

– Compère Sévérin, dit Georges en montrant dudoigt le cœur que le gardien portait sur la poitrine, est-ce quevous êtes aussi pour Dieu et le roi ?

– Pour Dieu, oui, monsieur Morinière, répliquaGâteloup, mais au diable le roi !… Montez à cheval et prenezla clef des champs, je me charge de retenir ceux qui vouspourchassent.

Georges fronça le sourcil.

Gâteloup le regardait en face.

– Ah ça, ah ça, grommela-t-il, vous avez unedrôle de figure aujourd’hui, compère. Seriez-vous vraiment GeorgesCadoudal ?

– Vieil homme, répliqua Georges, qui ne riaitplus, je vous remercie de ce que vous avez voulu faire pour moi.Soigner mon neveu, qui n’est pas cause et qui aime peut-être ce quenous combattons, là-bas, devers Sainte-Anne-d’Auray, la noble terreoù je suis né… Je ne suis pas Normand, je suis Breton… Je ne suispas Morinière le maquignon ; je suis Georges Cadoudal,officier général de l’armée catholique et royale… Je ne suis pas unassassin, je suis un champion arrivant tout seul et tête hautecontre l’homme qui a des millions de défenseurs… Écartez-vous demoi : votre chemin n’est pas le mien.

Gâteloup baissa la tête et s’éloigna sans motdire.

Georges se redressa, passa deux des quatrepistolets qui lui restaient à sa ceinture et prit les autres, undans chaque main.

– Qu’on se le dise, cria-t-il de toute laforce de sa voix : je suis le chouan Cadoudal, et je vienscombattre celui qui veut se faire empereur !

Ce ne furent plus seulement les agents depolice, ce fut la foule entière qui se rua en avant. Paris entierétait amoureux du premier consul. Georges déchargea ses quatrepistolets et saisit les épées. La première se brisa avant qu’on fûtmaître de lui. Quand il tomba, chargé de sang de la tête aux pieds,il n’avait plus dans la main qu’un tronçon de la seconde.

La dernière blessure qu’il reçut lui vint d’ungarçon boucher, qui le frappa avec le couteau de son étal.

Il n’était pas mort. Les agents n’osaientl’approcher. Ce fut le même garçon boucher qui lui jeta au cou lapremière corde.

Cinq minutes après, au moment où la charrettequi avait arrêté le cabriolet de Georges Cadoudal l’emmenait,garrotté, à la Conciergerie, un homme parut au milieu des agentsqui formaient le noyau de la foule immense rassemblée au carrefourde Buci.

– Voilà comme je mène les choses ! ditcet homme, qui se frottait les mains de tout son cœur.

– Tiens ! fit Charlevoy, on ne vous a pasvu pendant l’affaire, monsieur Barbaroux !

– Je crois bien, dit M. Berthellemot enfendant la presse, il n’y était pas ! Il n’y avait quemoi !… Mes enfants, je suis content de vous. Nous avons faitlà un joli travail. Tout était combiné à tête reposée, j’avais prisdes notes, parole mignonne !

M. Berthellemot était en train de fairecraquer un peu les phalanges de ses doigts, quand un autre organeplus majestueux prononça ces mots :

– Rien ne m’échappe. Il fallait ici l’œil dumaître. Je suis venu au péril de ma vie.

– Monsieur le préfet !… balbutia lesecrétaire général.

Ces deux fonctionnaires, en vérité, semblaientêtre sortis de terre.

Pendant qu’ils se regardaient, le secrétairegénéral penaud et jaloux, le préfet triomphant, un troisième dieu,sortant de la machine, passa entre eux et fit la roue.

– Mes chers messieurs, dit le grand jugeRégnier avec bonté, j’avais pris toutes les mesures. Je vousremercie de n’avoir pas jeté de bâtons dans mes roues. Je vais auxTuileries faire mon rapport au premier consul… Eh ! Eh !Mes bons amis, il faut du coup d’œil pour remplir une place commela mienne !

Quand Régnier, futur duc de Massa, entra auchâteau, il rencontra dans l’antichambre Fouché, futur ducd’Otrante, qui le salua poliment et lui dit :

– Le premier consul sait tout, mon maître. Ehbien ! il m’a fallu mettre la main à la pâte : sans moivous n’en sortiez pas !

Chapitre 26MAISON NEUVE

Paris fut en fièvre, ce jour-là, depuis lematin jusqu’au soir.

La nouvelle de l’arrestation de GeorgesCadoudal courut comme l’éclair d’un bout de la ville à l’autre, etse croisa en chemin avec d’autres nouvelles dramatiques outerribles.

Les gazetiers ne savaient à laquelleentendre.

D’ordinaire, quand la réalité prend la parole,la fantaisie se tait, et, au milieu de ces grands troubles del’opinion publique, ce n’est, en vérité, pas l’heure de raconterdes histoires de coin du feu. Nous devons constater néanmoins queParis s’occupait de la vampire plus qu’il ne l’avait faitjamais.

J’entends Paris du haut en bas, Paris le grandet Paris le petit.

Ce matin, le premier consul avait causé de lavampire avec Fouché, et comme le futur ministre de la policeexprimait très vivement la pensée que l’existence des vampiresdevait être reléguée parmi les absurdités d’un autre âge, celui quiallait être empereur avait souri…

De ce sourire de bronze que nul diplomate nese vanta jamais d’avoir traduit à sa guise.

Le premier consul croyait-il auxvampires ?

Question oiseuse. Personne ne croit auxvampires.

Et cependant, parmi le grand fracas desnouvelles politiques, une sourde et sinistre rumeur glissait. Lemot vampire était dans toutes les bouches. On dissertait, oncommentait, on expliquait. Les hommes forts en étaient réduits àreprendre en sous-œuvre l’idée mise en avant depuis longtemps àsavoir, que « la vampire » était uniquement une bande devoleurs.

Cette manière de voir les choses avait uncertain succès, mais l’immense majorité tenait à son monstre et luidonnait un nom franchement. La vampire était une vampire ets’appelait la comtesse Marcian Gregoryi.

Elle était belle à miracle, et jeune, etséduisante. Elle affectait une grande piété. C’était dans leséglises qu’elle tendait principalement ses filets, sans exclure lesthéâtres ni les promenades.

La circonstance qu’elle avait tantôt descheveux blonds, tantôt des cheveux noirs était soigneusement notée.Mais on ne peut changer la nature des Parisiens. Leur superstitionmême a le mot pour rire. Ce miracle des chevelures était toutbonnement pour eux une affaire de perruques.

Et, en somme, le secret tout entier étaitpeut-être là !

Ses pièges s’adressaient surtout auxétrangers. Elle les affolait d’amour et les conduisait jusqu’aumariage.

Comme le mariage civil ne plaisante pas etqu’on ne peut épouser qu’une fois à la mairie, elle s’introduisait,sous couleurs de bonnes œuvres, ou même de politique, dans laconfiance de ces saints prêtres, qui vivent en dehors du monde, aupoint de ne plus savoir l’heure que marque l’horloge historique.Ils furent de tout temps nombreux et faciles à tromper.

Elle les trompait. Elle inventait des fablesqui rendaient indispensable le secret du mariage religieux. Cesfables avaient toujours une couleur de parti. La persécutionexplique tant de choses !

Quant à elle, et provisoirement, le mariagereligieux, célébré selon cette forme si simple qu’un récent procèsa mise en lumière (une messe entendue et le consentement mutuelmurmuré au moment voulu), suffisait à satisfaire sa conscience.

Après la messe, les deux nouveaux épouxmontaient en voiture. Le mari avait annoncé la veille son départpour un long voyage.

Et, en effet, il partait pour un pays d’oùl’on ne revient pas.

Notez que chaque prêtre était intéressé àgarder le secret, en dehors même des raisons respectables qu’elledonnait.

Qu’il y eût ou non exagération, les gensdisaient aujourd’hui que la plupart des paroisses de Paris avaientmarié la comtesse Marcian Gregoryi.

On citait surtout ses trois dernièresvictimes, les trois jeunes Allemands du Wurtemberg : le comteWenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig, l’opulent héritier desmines d’albâtre de la forêt Noire.

Vous eussiez dit que ces mystères, silongtemps et si profondément cachés, avaient éclaté au jour toutd’un coup.

Et à mesure que les détails allaient secroisant, ils se corroboraient l’un l’autre. Ce n’étaient plus dessuppositions, c’étaient des certitudes. Il y avait des rapportsofficiels. Par un coin que nul ne connaissait, mais dont tout lemonde parlait, la vampire se trouvait mêlée aux attentats récentsdirigés contre la personne du premier consul.

Elle avait touché à la machine infernale, a laconjuration dite du Théâtre-Français, et enfin à la conjuration deGeorges Cadoudal.

Ces choses vont comme le vent : versmidi, la vampire était la maîtresse de Georges Cadoudal, aprèsavoir été la maîtresse du sculpteur romain Giuseppe Ceracchi.

Puis un nouveau flux de renseignementsarriva : la comtesse Marcian Gregoryi était morte d’un coup depistolet dans la propre demeure du chef chouan.

Puis un autre encore : elle avait ététuée par un jeune homme qui restait en vie par miracle, puisqu’elleavait bu tout son sang.

Ce jeune homme avait été trouvé dans unesombre demeure du Marais, au fond d’un véritable cachot, sans porteni fenêtre, endormi d’un sommeil mortel.

Et la demeure en question communiquait par despassages souterrains avec ce cabaret fameux, la Pêchemiraculeuse, qui avait vécu durant des semaines et des mois dece sinistre achalandage : les débris humains, descendant enSeine par l’égout de Bretonvilliers.

On n’oubliait pas, bien entendu, lescimetières violés, et l’on se demandait avec effroi pourquoi celuxe d’horreurs.

Dans l’après-midi, troisième marée denouvelles : une maison de la chaussée des Minimes, prised’assaut par la police, avait révélé des excès tellement hideux quela parole hésitait à les transmettre. C’était là le grand magasinde cadavres, et toute cette comédie lugubre du quai de Béthunen’avait pour but que de rompre les chiens.

Un trou s’ouvrait dans la serre de cettemaison de la chaussée des Minimes : un lieu délicieux oùrestaient des traces de plaisir et d’orgies, un trou méphitique oùde véritables monceaux de corps humains se consumaient, rongés parla chaux vive.

Tout cela était si invraisemblable et si fortque, vers le soir, Paris se mit à douter.

Il y en avait trop. Tout avide qu’il est desdrames rouges ou noirs, Paris, rassasié cette fois, se sentaitvenir la nausée.

Mais au moment où Paris, vaincu dans sonredoutable appétit par l’abondance folle du menu, allait demandergrâce et déserter le festin, un nouveau service arriva foudroyantcelui-là, et si friand qu’il fallut bien se remettre à table.

Il ne s’agissait plus de cancans plus ou moinsvraisemblables : c’était un fait, de la chair visible ettangible, morbleu ! le résidu tout entier d’une épouvantabletragédie, le marc sanglant de tout un massacre !

Le théâtre où devait se faire cette exhibitioneût-il été à dix lieues des faubourgs, que Paris eût pris sesjambes à son cou.

Mais le théâtre était au plein cœur de laville, au beau milieu de la Cité, entre le palais et lacathédrale.

Vous vous souvenez de cette petite maison enconstruction dont les maçons saluèrent Jean-Pierre Sévérin du nomde patron, quand il passa sur le Marché-Neuf, le soir où commencenotre histoire ?

Cette maison était achevée. C’était le théâtredont nous parlons.

Et le théâtre faisait aujourd’hui sonouverture.

Ouverture dont la terrifiante solennité nedevait être oubliée de longtemps.

C’était la Morgue, vierge encore de touteexposition.

Et les dernières nouvelles affirmaient que,pour l’étrenne de la Morgue, il y avait vingt-sept cadavresentassés dans la salle de montre.

Paris entier se rua vers la Cité.

Quelquefois Paris se dérange ainsi pour rien.On voit souvent des foules obscènes, qui courent au spectacle de laguillotine, revenir la tête basse, parce que la représentation n’apas eu lieu.

Ces dames, qui ressemblent à des femmes, envérité, et d’où viennent-elles, les misérables créatures ? Etque font-elles ? Ces dames s’en retournent la moue à labouche. Elles ont loué en vain de « bonnes places » dontelles ont conservé le coupon pour une autre fois.

Assurément, ceux qui souhaitent avec ardeurque le chômage du crime supprime le supplice ne doivent avoir dansl’âme qu’une profonde pitié pour ces créatures, femelles ou mâles,qui se font les claqueurs du bourreau ; mais ils ne peuventblâmer bien sévèrement le courroux populaire poursuivant de seshuées ce comble de la perversité humaine.

Et nul ne prendrait la peine de s’indignerbien gravement si quelqu’un de ces couples à gaieté blasphématoire,à la honteuse élégance, qui viennent là savourer un sanglant sorbetentre leur souper et leur déjeuner, recevait une bonne fois lefouet dans le ruisseau de la rue Saint-Jacques ; seulchâtiment qui soit à la hauteur de ces fangeuses espiègleries.

Mais Paris, aujourd’hui, ne devait pas êtretrompé dans son espoir.

Voici ce qui s’était passé.

M. Dubois, préfet de police, sur lesindications données par la comtesse Marcian Gregoryi, avait faitcerner, la nuit précédente, la maison isolée du chemin de laMuette, au faubourg Saint-Antoine, où se réunissaient les Frères dela Vertu.

Quoi qu’on puisse penser des mérites deM. Dubois comme préfet de police, il est certain que cen’était point un homme de mesures extrêmes.

Il ne fut en aucune façon la cause del’événement que nous allons raconter.

Vers une heure après minuit, les Frères de laVertu étaient rassemblés au lieu ordinaire de leurs réunions,attendant la venue de la comtesse Marcian Gregoryi, qui devait leuramener Georges Cadoudal.

La séance était fort chaude, car la plupartdes affiliés avaient des motifs de haine tout personnels. On peutdire que tous les membres de cette Tugenbaud parisienneavaient soif du sang du premier consul.

Vers une heure et demie, un message de« la souveraine », comme on appelait la comtesse MarcianGregoryi, arriva. Ce message ne contenait qu’une ligne :

« Vous êtes trahis. La fuite estimpossible. Choisissez entre la trahison et la mort. »

Andréa Ceracchi donna l’ordre de déboucher letonneau de poudre qui était à demeure dans la salle desséances.

On alla aux voix sur la question de savoir si,en cas de malheur, on se ferait sauter.

Les affiliés étaient au nombre detrente-trois. Il y eut unanimité pour l’affirmative.

Six frères furent dépêchés en éclaireurs audehors.

Aucun moyen n’existe de savoir s’ils songèrentà leur sûreté plutôt qu’au salut général. Toujours est-il qu’aucund’eux ne revint.

Au nombre de ces six éclaireurs se trouvaitOsman, l’esclave de Mourad-Bey.

Un quart d’heure après leur départ, la maisonétait cernée.

Le gardien de la porte principale vint leurannoncer, deux heures sonnant, qu’il y avait dans le Marais plus dequatre cents hommes de troupe et de police.

Ceracchi monta à l’étage supérieur et reconnutl’exactitude du renseignement.

Ils avaient tous des armes. Ils auraient pufaire une défense désespérée.

Mais Ceracchi était plutôt un rêveur qu’unhomme d’action.

En entrant, il dit :

– Mes frères, la main qui veut exécuterl’arrêt de Dieu doit être pure. Nos mains ne sont pas pures. Cettefemme nous a entraînés dans son crime, et une voix crie au dedansde moi : C’est elle qui vous a trahis ! Sachons mourir enhommes !

Il alluma une mèche que l’Illyrien Donaï luiarracha des mains, répondant :

– Les hommes meurent en combattant !

Le bruit des crosses de fusil heurtant contrela porte d’entrée retentit en ce moment.

Deux ou trois parmi les conjurés proposèrentde fuir. Il n’était plus temps. Un coup de mousquet, tiré àl’extérieur, fit sauter la serrure de la porte principale, tandisqu’on attaquait avec la hache la porte de derrière.

Taïeh, le nègre, prit ce dernier poste aveccinq hommes résolus, tandis que les Allemands, menés par Donaï, serangèrent ou bataille devant l’entrée principale.

Les deux portes s’ouvrirent en même temps.Tous les fusils éclatèrent à la fois, au dehors et au dedans, puisune large explosion se fit, soulevant le plafond et déchirant lesmurailles.

Andréa Ceracchi avait secoué le flambeauau-dessus du baril de poudre.

Il y eut douze hommes de tués parmi lesassaillants, et tous ceux qui étaient dans la salle périrent, toussans exception.

La Morgue neuve eut pour étrenne cesvingt-sept cadavres mutilés, parmi lesquels celui de Taïeh, lenègre, excita une curiosité générale. Il n’y a point à Paris dethéâtre qui se puis vanter d’avoir eu un succès aussi long, aussiconstant que la Morgue. Sa pièce muette et lugubre, toujours lamême, eut pendant plus de soixante années trois cent soixante-cinqreprésentations par an, et jamais ne lassa le parterre.

Néanmoins, la Morgue ne devait point retrouverla vogue fiévreuse de ce premier début, autour duquel la ville etles faubourgs se foulèrent et s’étouffèrent deux jours durant, avecfolie.

En sortant, la cohue terrifiée, mais nonrassasiée, prenait le chemin du Marais et gagnait la chaussée desMinimes, espérant assister à un spectacle encore plus curieux. Lesgens d’imagination, en effet, disaient merveilles de ce trou remplipar les victimes de la vampire, et si quelque spéculateur avait puétablir un bureau de perception à la porte de l’hôtel habitérécemment par la vampire, Paris, en une semaine, lui eut fait uneénorme fortune.

Mais c’était là un fruit défendu. Paris,désappointé, dut s’en tenir à la Morgue. Pendant plusieurs jours,un cordon de troupes défendit les abords de l’hôtel occupé naguèrepar la comtesse Marcian Gregoryi.

Revenons maintenant à nos personnages.

Dès huit heures du matin, Jean-Pierre Sévérinétait à son poste. Quoiqu’il eût franchi en courant l’espace quisépare le carrefour de Buci de la place du Châtelet, il assista,calme et grave au transfert des registres qui se fit de l’anciengreffe au nouveau.

Il resta la journée entière à son devoir, etce fut lui qui reçut les restes mortels des malheureux foudroyés auchemin de la Muette.

À l’heure où les portes se ferment, il quittale greffe et rentra dans la maison.

Sa femme et son fils étaient agenouillés dansla chambrette d’Angèle, devant un pauvre petit lit où gisait uneforme couchée.

Dans un berceau au pied du lit, un enfantdormait. La hideuse injure qui avait mutilé le front d’Angèledisparaissait sous un bandeau de mousseline blanche. Elle étaitbelle d’une pureté céleste et ressemblait, sous sa candidecouronne, à une religieuse de seize ans, endormie dans la pensée duciel.

Jean-Pierre dit à son fils qui pleuraitsilencieusement :

– Tu ne seras ni puissant ni fort sans doutemais tu seras bon. Regarde bien cela. J’en ai sauvé quelques-unes.Je te dirai plus tard le nom des ennemis qui les entraînent dans legouffre du suicide. Et tu feras comme moi, mon fils, tucombattras.

L’enfant répliqua, essuyant ses larmes d’ungeste fier et doux :

– Je ferai comme vous, mon père.

Dans la chambre voisine, Germain Patou étaitau chevet de René, en proie à une terrible fièvre. René délirait.Il appelait Angèle et lui jurait de l’aimer toujours.

Quand sept heures sonnèrent à l’horloge duChâtelet, l’étudiant en médecine vint à la porte et dit :

– Patron, il faut que je m’en aille. Lemédicament est préparé, vous le donnerez de quart d’heure en quartd’heure, et je reviendrai demain.

Il sortit.

Sur le quai Saint-Michel, il frappa àl’échoppe déjà close d’un bouquiniste.

– Père Hubault, lui dit-il, vous m’avez offertdouze louis de mes livres, venez les chercher, je vous lesvends.

Le père Hubault fit la grimace bien connue desmarchands de vieux papiers qui voient jour à exploiter unbesoin.

– Je ne veux plus donner que huit louis,répliqua-t-il.

– Dix ou rien ! fit Patou d’un tonferme.

Le bouquiniste prit son chapeau.

Germain Patou demeurait dans une mansarde dela rue Serpente. Sa chambre avait un lit, une table, deux chaises,une bibliothèque et un fort beau squelette.

Le bouquiniste emporta sa charge de livres etlaissa les dix louis.

Germain Patou s’assit et attendit,pensant :

– Vais-je enfin savoir ?…

Au bout de dix minutes environ, un pas lourdsonna sur les marches de l’escalier tortueux qui montait à lamansarde.

Germain devint pâle et mit le main sur soncœur qui battait.

– Est-ce elle ?… murmura-t-il.

Ainsi parlent les jeunes fous dans l’attenteinquiète d’un rendez-vous d’amour.

Germain Patou, esprit chercheur, nature âpre àla besogne, n’avait jamais donne de rendez-vous d’amour.

On frappa à la porte ; Germain ouvritaussitôt ; la figure ignoble et futée d’Ézéchiel parut sur leseuil.

Il était chargé d’un pesant fardeau ; unsac qui semblait plein de paille, mais qui, certainement, à causedu poids, devait contenir autre chose.

– J’ai en assez de peine, monsieur Patou, ditEzéchiel. J’ai risqué ma place à la préfecture, et vous savez quec’est fini de rire, là-bas, au quai de Béthune… Vous donnerez troiscents francs.

– Je n’ai que dix louis, répliqua Germain.C’est à prendre ou à laisser.

Les paroles étaient fermes, mais la voixtremblait.

Germain ajouta, en montrant l’armoire vide oùse rangeaient naguère ses livres :

– J’ai tout vendu pour me procurer ces dixlouis.

Le regard d’Ézéchiel fit le tour de lachambre.

– J’aurais pu avoir autant là-bas,grommela-t-il ; peut-être davantage. Ceux qui font la poule aucafé de la Concorde, place Saint-Michel, voulaient voir commentelle est faite en dedans… et ils m’auraient payé gros pour luibrûler le cœur.

– Si tu ne la vends pas ici, réponditl’étudiant en médecine, tu ne la vendras nulle part. Je vaisdescendre avec toi, et te forcera la déposer à la Morgue.

Ezéchiel jeta son fardeau sur le lit, quicraqua.

Il reçut les dix pièces d’or et s’en alla demauvaise humeur.

Quand il fut parti, Germain ferma sa porte àdouble tour.

Le sang lui vint aux joues et ses yeuxbrillèrent étrangement. Il alluma le second flambeau qui était sursa cheminée, puis, ayant placé des bougies dans les goulots de deuxbouteilles vides, il les alluma aussi.

Jamais la chambrette n’avait été sibrillamment éclairée.

Germain prit dans sa trousse un large scalpel,bien affilé, et fendit le sac dans toute sa longueur. Cela fait, ilécarta, de ses deux mains qui frémissaient, la toile, puis lapaille.

Il découvrit ainsi la pâle et merveilleusebeauté d’une jeune femme décédée, qui était la comtesse MarcianGregoryi.

Chapitre 27ADDHÉMA

C’était, nous venons de le dire, une beautémerveilleuse, et je ne sais comment exprimer cela : les débrisde paille qui souillaient sa chevelure en désordre lui seyaientcomme une parure, ses vêtements affaissés dessinaient mieuxl’adorable perfection de ses formes.

Elle était pâle, mais son visage et son seinn’avaient point cette lividité qui dénote l’absence de la vie. Lablessure qui l’avait tuée formait un trou rond à la tempe, ets’entourait d’un petit cercle bleuâtre à peine visible.

Un regard semblait glisser entre ses paupièresdemi closes.

Germain se mit à la contempler. Saphysionomie, marquée au sceau de l’intelligence la plus vive,disait sa pensée comme une parole.

Et sa pensée, ou plutôt l’impression qu’ilsubissait, était si complexe et si subtile, que lui-même peut-êtren’aurait pas su l’exprimer.

Du moins ne se l’avouait-il point àlui-même.

Il y avait un grand trouble en lui…

Le plus grand trouble, le premier peut-êtrequ’il eût éprouvé en sa vie, mises à part les émotions de lascience.

Son pouls battait la fièvre, et il s’étonnaitde l’oppression qui pesait sur sa poitrine.

Au bout de quelques minutes, et sans savoir cequ’il faisait, il enleva brin à brin la paille accrochée auxcheveux ou prise dans les plis des vêtements. Il fut longtemps àfaire cette toilette.

Quand il eut achevé, il poussa un grandsoupir.

– Il n’y a pas au monde de femme si belle,murmura-t-il.

À l’aide du propre mouchoir de la comtesse,une fine batiste dont la broderie sortait à demi de la poche de sarobe, il essuya son front amoureusement.

Ce premier contact lui procura une sensationsi violente, qu’il eut peur de se trouver mal.

Elle était froide, – elle était morte, – etcependant tout le corps du jeune homme vibra sous cetattouchement.

Malgré lui, il porta le mouchoir à seslèvres.

Un doux parfum s’en exhalait avec unemystérieuse ivresse.

Le mouchoir se déplia et montra un écussonbrodé autour duquel courait une devise, et Germain lut, en pointsclairs sur le fond mat : In vita mors, in mortevita.

Le mouchoir s’échappa de ses doigts.

Il approcha un siège, car ses jambesdéfaillaient sous son corps.

Il s’assit.

Le vent de mars soufflait de dehors etpleurait dans les vitres de la croisée.

D’en bas montait la musique vive et criarded’une guinguette voisine où des étudiants dansaient.

Germain resta un instant faible et cherchantsa pensée qui le fuyait.

Sa pensée était la science. Il avait sacrifiéses livres, ses chers livres, pour chercher jusqu’au fond d’unétrange secret : tous ses livres, jusqu’à l’Organonde Samuel Hahnemann, dont la lecture avait été pour lui une secondenaissance.

Il croyait fermement que sa pensée était lascience, et il répétait comme on murmure malgré soi-même un entêtérefrain :

– Vais-je savoir ?… vais-je enfinsavoir ?…

Il rouvrit sa trousse avec un grand soupir ety choisit le plus affilé de ses scalpels.

Le contact de l’acier lui donna unfrisson.

– La vie dans la mort, dit-il, la mort dans lavie ! Y a-t-il là une erreur décrépite ou une prodigieuseréalité ? Le mystère est là, sous cette soie, derrière ce seinadorable, dans ce cœur qui ne bat plus et pourtant conserve unevitalité terrible et latente. Je puis trancher la vie, ouvrir lesein, questionner le cœur…

Et c’était là, songez-y, pour lui chose toutesimple, occupation quotidienne. L’anatomie n’avait déjà plus pourlui de secrets.

Pourquoi la sueur froide baignait-elle ainsises tempes ?

Sans y penser, il étancha son front mouilléavec la même batiste qui venait d’essuyer le beau visage de lamorte.

On dit qu’un roi de France devint fou d’amouren respirant ainsi les subtils parfums d’un voile qui gardait lesémanations du corps divin de Diane de Poitiers.

Germain ferma ses yeux éblouis.

Mais c’était un enfant résolu. Il eut honte etserra convulsivement le manche de son scalpel.

– Je veux ! fit-il. Je veuxsavoir !

Il trancha la soie de la robe d’un gestebrusque, il trancha la chemise et mit à nu l’exquise perfection dusein.

Il se leva, oscillant comme un homme ivre,afin de porter le premier coup.

Mais cette carnation dévoilée était siénergiquement vivante, que le scalpel sauta hors de ses doigts.

Il étreignait sa tête à deux mains, épouvantéde son propre transport…

– Est-ce que je l’aime ? pensa-t-il touthaut.

Une voix qui ne sortait point des lèvresimmobiles de la morte, une voix faible qui semblait lointaine, maisdistincte, répondit :

– Tu m’aimes !

Un flux glacé courut par les veines del’étudiant.

Il se crut fou.

– Qui a parlé ? demanda-t-il.

La voix, plus lointaine et moins nette,répondit :

– C’est moi, Addhéma…

Le vent de mars secoua les châssis de lacroisée, et d’en bas la guinguette envoya de stridents éclats derire.

Germain, éveillé par ces bruits extérieurs,fit sur lui-même un violent effort, et appliqua le creux de sa maindroite sur le sein, à la place où le cœur aurait dû battre.

C’était froid ; cela ne battait plus.

Germain ne sentit rien, sinon les pulsationsde ses propres artères qui se précipitaient avec extravagance.

Il ne sentit rien, car le verbe sentir exprimeun fait net et positif, – mais il éprouva quelque chosed’extraordinaire et de puissant qu’il compara lui-même à uneprofonde magnétisation.

Tout son être chancela en lui, comme si laséparation allait se faire entre l’âme et le corps. Pour lapremière fois depuis qu’il vivait, pour la dernière fois peut-êtrejusqu’à l’heure de son décès, il eut conscience des deux principescomposant sa propre entité.

Il reconnut, par une perception passagère,mais robuste, la matière ici, là l’esprit.

Ce fut un déchirement plein de douleur, enquelque sorte voluptueux.

Cela ne dura qu’un instant : le temps quemet une lampe à jeter ce grand éclat qui précède sa fin.

Puis, tout devint vague. Il chercha son âmecomme tout à l’heure il cherchait sa pensée.

Il voulut retirer sa main, il ne put ;les muscles de son bras étaient de pierre.

Ce cœur ne battait pas, cette chair étaitinerte et froide, mais un sourd fluide s’en épandait à flot.

Germain reconnut qu’il allait s’endormir toutdebout qu’il était et tomber en catalepsie.

Il essaya de résister ; un écrasementirrésistible et ironique refoula son effort.

Ses yeux voyaient déjà autrement cette blanchestatue si splendidement belle. Elle semblait pour lui se détacherdu lit et nager dans l’espace.

La lumière qui glissait entre les cils fermésdevenait plus brillante, s’allongeait et remontait vers lui commeun regard.

Et la voix, – la voix qui avait dit :« Tu m’aimes, » arrivant de partout à la fois et l’enveloppantcomme une atmosphère parlante, murmurait en lui et au dehors de luides mots qu’il fut longtemps à comprendre.

Cette voix disait :

– Tue-moi, tue-moi, je t’en supplie, au nom duPère, du Fils et du Saint-Esprit ! Ma souffrance la plusterrible est de vivre dans cette mort et de mourir dans cette vie…Tue-moi !

Ces paroles étranges semblaient aller et veniren raillant.

Du dehors on n’entendait plus rien, ni laplainte du vent, ni la gaieté de la taverne.

Tout ce qui était dans la chambre se prit àremuer, comme si c’eût été la cabine d’un navire tourmenté par lalame.

La morte seule restait immobile, dans lasérénité de son suprême sommeil, suspendue par un pouvoir occulteau-dessus du lit, qui ne la supportait plus.

Elle montait ainsi lentement, soulevée dans levide.

Germain devinait que sa bouche allait bientôtvenir au niveau de ses lèvres.

Et la voix disait, toujours pluslointaine :

– Pour me tuer, il faut me brûler le cœur, jesuis la vampire dont la mort est une vie, la vie une mort.Tue-moi ! Mon supplice est de vivre, mon salut serait demourir. Tue-moi, tue-moi !

Ces mots riaient amèrement autour des oreillesde l’étudiant.

Et la blanche statue montait.

Quand le visage de la morte fut tout près dusien, à lui, Germain, il vit une goutte de sang vermeil et liquidequi sortait de la blessure.

Et une haleine ardente le brûla.

Et sa lèvre fut touchée par cette bouche quilui sembla de feu.

Il reçut un choc dont aucun mot ne peut rendrel’étourdissante violence. Ce fut sa dernière sensation. Ilentrevit, béant, le gouffre sans fond qu’on nomme l’éternité. Il ytomba… Le lendemain matin, au grand jour, il s’éveilla, couché entravers sur son lit et le visage contre les couvertures.

Le corps de la comtesse Marcian Gregoryi avaitdisparu.

La pensée voulut naître en lui qu’il avait étéle jouet d’un rêve affreux.

Mais il tenait encore à la main sonscalpel ; le sac de grosse toile était là aussi, la pailleaussi, le mouchoir de fine batiste où les points clairs dessinaientla devise latine, – et sur le drap, juste à l’endroit où naguère secollaient ses lèvres, il y avait une tache ronde et rouge, quiétait la goutte de sang…

Ils racontent là-bas, en moissonnant leurslarges champs de maïs, de Semlin jusqu’à Temesvar et jusqu’àSzegedin, ils racontent la grande orgie nocturne des ruines deBangkeli.

Notre histoire a eu déjà son dénouement réel.Ceci est peut-être le dénouement fantasque de notre histoire.

Bangkeli était un château chrétien, flanqué dehuit tours turques, qui regardaient la Save du haut d’une montagnenue. C’était vaste comme une ville. Les ruines l’attestent.

Il y avait des siècles que l’eau du cielinondait les salles magnifiques à travers les toits désemparés,lorsque eut lieu l’orgie des vampires.

Lila avait menti en disant à René de Kervozque le dernier comte était un général de l’armée du prince Charles,lors des guerres de Bonaparte.

Le dernier comte fut un voyvode célèbre etpuissant, au temps de Mathias Corvinus, le fils épique de JeanHunyade.

Il fut tué par sa femme Addhéma, qui letrahissait pour le révolté Szandor.

Et pendant de longues années, Szandor etAddhéma, maîtres de l’immense domaine, effrayèrent le pays du bruitde leurs crimes.

Tous deux étaient vampires.

Dans les âges suivants, leurs tombes, d’oùsortait le malheur, furent l’épouvante et le deuil de lacontrée.

À eux deux, à eux seuls, ils sont toute lalégende des bords de la Save.

Une nuit, on ne dit pas quand au juste, maisce fut vers le commencement de ce siècle, les bateliers serbesavaient vu le soleil plus rouge se mirer dans les carreaux brisésdes corps de logis drapés de lierre. Vous eussiez dit unincendie.

Le soleil disparut, cependant, derrière lesplaines sans fin qui vont vers le golfe Adriatique, et les vitresde l’antique forteresse restèrent rouges.

Plus rouges. Il y avait un grand feu àl’intérieur.

Les bateliers du la Save se signèrent,disant :

– Le comte Szandor va vendre une nuit d’amourà sa femme Addhéma.

Et ils pesèrent sur leurs avirons pourdescendre vitement vers Belgrade.

Au prix d’un trésor, nul n’aurait vouluapprocher de la forteresse maudite.

Qui donc raconta ce qui s’y passa cettenuit ? qui le premier ? On ne sait, mais cela seraconte.

Ainsi sont faites toujours les traditionspopulaires.

Et peut-être trouveriez-vous là l’origine dela foi qu’elles inspirent. On y croit parce que personne ne peutdire le nom du menteur qui les imagina.

La grande salle du château de Bangkeli étaitpompeusement illuminée. Les peintures murales, déteintes etsouillées, semblaient revivre aux feux des lustres. Les vieillesarmures des chevaliers renvoyaient en faisceaux les sourdesétincelles, et les galeries sarrasines, ajoutées à l’antiqueconstruction romane, étalaient coquettement la légèreté de leursdentelles polychromes.

Sur une table dressée et couverte des mets lesplus exquis, les vins de Hongrie, de Grèce et de France mêlaientleurs flacons. C’est, là-bas, le climat de l’Italie, plus beaupeut-être et plus généreux. Les alberges dorées montaient enpyramides parmi des collines de cédrats, d’oranges et de raisin,tandis que les pastèques, à la verte enveloppe, saignaient sous lecouteau.

On ne saurait dire d’où étaient venus lescoussins soyeux et les tapis magnifiques qui ornaient, cette nuit,la seigneuriale demeure, abandonnée et déserte depuis dessiècles.

Sur les coussins, auprès de la table, où lesplats en désordre et les flacons décoiffés annonçaient là fin dufestin, un jeune homme et une jeune femme, beaux tous les deuxjusqu’à éblouir le regard, étaient demi couchés.

Non loin d’eux il y avait un monceau de piècesd’or, à côté d’un coffre vite.

– Monseigneur, dit la jeune femme en livrantson doux front, couronné de boucles blondes, aux baisers de soncompagnon, cet or a coûté bien du sang.

Le jeune homme répondit :

– Il faut du sang pour amasser l’or, et l’orqu’on prodigue fait couler le sang. Il y a un lien mystique entrele sang et l’or. Ce troupeau stupide qui peuple le monde, leshommes, nous appelle des vampires. Ils ont horreur de nous ettendent sans défiance, leurs veines à ces autres vampires qu’onnomme les habiles, les heureux, les forts, sans songer quel’opulence d’un seul, ou la puissance d’un seul, ou sa gloire nepeut jamais être faite qu’avec le sang de tous : sang, sueurmoelle, pensée, vaillance. Des milliers travaillent, un seulprofite…

– Monseigneur, murmura la jeune femme, vousêtes éloquent ; monseigneur, vous êtes beau ;monseigneur, vous ressemblez à un dieu, mais daignez abaisser unregard vers votre petite servante Addhéma, qui languit d’amour pourvous.

Le superbe Szandor la regarda en effet.

– Tu as droit à une nuit de plaisir,répliqua-t-il ; tu l’as achetée. Je suis ici pour gagner cemonceau d’or… Mais quand tu vas être morte, Addhéma, avec cet orj’achèterai un sérail de princesses ; j’éblouirai Paris, d’oùtu viens, Londres, Vienne ou Naples la divine ; je disputeraiRome aux cardinaux, Stamboul au padischah, Mysore aux proconsulsmalades de la conquête anglaise. Partout où je suis les autresvampires pâlissent et s’éclipsent…

Il y avait une lueur étrange dans les beauxyeux d’Addhéma.

– Un baiser ! Szandor, mon amant !Un baiser ! Szandor, mon seigneur !

Le superbe Szandor concéda : il fallaitbien que le marché fût accompli.

Les conteurs riverains de la Save disent quece baiser, dont le prix était de plusieurs millions, fut entendu lelong du fleuve, dans la plaine et au fond des forêts. L’amour destigres fait grand bruit : c’est une bataille. Il y eut deshurlements et des grincements de dents ; les lueurs rougess’agitèrent, l’antique forteresse trembla sur ses fondements dixfois séculaires.

Puis, les deux monstres à visage d’angesrestèrent immobiles, vaincus par la fatigue voluptueuse.

Le vin coula, mettant ses rubis sur leurslèvres pâlies.

Le regard d’Addhéma brûlait sourdement.

– Conte-moi l’histoire de ces boucles d’or quicouronnent ton front, ma fiancée, dit Szandor réconcilié ;cette nuit, je te trouve belle.

– Toujours je te trouve beau, répliqua lavampire.

Elle appuya sa tête charmante sur le sein deson amant et poursuivit :

– Il y avait sur la route une belle petitefille qui demandait son pain. Je l’ai rencontrée entre Vienne etPresbourg. Elle souriait si doucement que je l’ai prise arec moidans ma voiture. Pendant deux jours elle a été bien heureuse, et jel’entendais qui remerciait Dieu d’avoir trouvé une maîtresse sigénéreuse et si bonne. Ce soir, avant de venir, j’ai senti que monsang refroidissait dans mes veines. Il me fallait être jeune etbelle. J’ai pris l’enfant sur mes genoux, elle s’est endormie, jel’ai tuée…

Tandis qu’elle parlait ainsi, sa voix étaitsuave comme un chant.

Les mains de Szandor se baignaient dans cescheveux soyeux et doux qui étaient le prix d’un meurtre. Le contelui sembla piquant et réveilla son caprice endormi.

La lutte d’amour recommença, sauvage etsemblable aux ébats des bêtes féroces qui effrayent la solitude deshalliers.

Puis ce fut le tour de l’orgie.

Et encore et toujours !

Les lueurs du matin éclairèrent la suprêmebataille, au milieu des flacons brisés, de l’or éparpillé, destapis souillés de vin et de fange.

Dans le foyer un brasier brûlait ;au-dessus du brasier, un bassin de fer contenait du métal enfusion.

Parmi les charbons ardents une barre de ferrougissait.

Addhéma dit :

– Je ne veux pas voir le soleil se lever. Otoi que j’ai aimé, vivante et morte, Szandor, mon roi, mondieu ! tu m’as promis que je mourrais de ta main, après cettenuit de délices. Tu sais comment mettre un terme à mes souffrances,car mon supplice est de vivre, et j’aspire au bienheureux sommeilde la mort.

– J’ai promis, je tiendrai, ma toute belle,répliqua Szandor sans trop d’émotion. Aussi bien, voici le jour etil faut que je me mette en route. Il y a de belles filles à Prague.Je veux être à Prague avant la nuit… Es-tu prête, monamour ?

– Je suis prête, répliqua Addhéma.

Szandor mouilla un mouchoir de soie pourentourer l’extrémité du fer rougi.

Addhéma suivait tous ses mouvements d’unregard inquiet et sombre, guettant sur ses traits une traced’émotion.

Mais Szandor songeait aux belles jeunes fillesde Prague et souriait en fredonnant une chanson à boire.

L’œil d’Addhéma brûla.

Szandor retira du foyer la barre de fer quirendit des étincelles.

– Elle est à point ! dit-il avec unegaieté sinistre.

– Elle est à point ! répéta Addhéma.Szandor, mon bien-aimé, adieu.

– Adieu, ma charmante…

Szandor leva le bras.

Mais Addhéma lui dit :

– Je ne veux pas te voir me frapper, ange dema vie. Donne, je me percerai le sein moi-même ; tu verserasseulement le plomb fondu.

– À ton aise, répliqua Szandor. Les femmes ontdes caprices.

Et il lui passa le fer rouge.

Addhéma le prit et le lui plongea dans le cœursi violemment que la tige brûlante traversa sa poitrine de part enpart.

Le monstre tomba, balbutiant un blasphèmeinachevé.

– Les jeunes filles de Prague peuventt’attendre ! murmura la vampire, redressant sa taillemagnifique et souriant avec triomphe.

Elle retira le fer de la plaie. Il resta untrou énorme, dans lequel elle versa le métal en fusion que lebassin contenait.

Puis elle baisa le front livide de sonmonstrueux amant et se mit dans le cœur le fer qui était rougeencore.

Ce matin-là il y eut un orage comme jamais laterre de Hongrie n’en avait vu. Le château de Bangkeli, vingt foisfoudroyé, ne garda pas pierre sur pierre.

Dans les hautes herbes qui croissent parmi lesdécombres, on montre deux squelettes dont les ossements entrelacéss’unissent en un baiser funèbre.

FIN

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