La Veuve

de Pierre Corneille

Adresse

À Madame de La Maisonfort

Madame,

Le bon accueil qu’autrefois cette Veuve a reçu de vous l’oblige à vous remercier, et l’enhardit à vous demander la faveur de votre protection. Étant exposée aux coups de l’envie et de la médisance, elle n’en peut trouver de plus assurée que celle d’une personne sur qui ces deux monstres n’ont jamais de prise. Elle espère que vous ne la méconnaîtrez pas pour être dépouillée de tous autres ornements que les siens, et que vous la traiterez aussi bien qu’alors que la grâce de la représentation la mettait en son jour. Pourvu qu’elle vous puisse divertir encore une heure, elle trop contente, et se bannira sans regret du théâtre pour avoir une place dans votre cabinet. Elle honteuse de vous ressembler si peu, et a de grands sujets d’appréhender qu’on ne l’accuse de peu de jugement de se présenter devant vous, dont les perfections la feront paraître d’autant plus imparfaite ; mais quand elle considère qu’elles en sont en un si haut point, qu’on n’en peut avoir de légères teintures sans des privilèges tout particuliers du ciel, elle se rassure entièrement, et n’ose plus craindre qu’il se rencontre des esprits assez injustes pour lui imputer à défaut le manque des choses qui sont au dessus des forces de la nature : en effet,madame, quelque difficulté que vous fassiez de croire aux miracles,il faut que vous en reconnaissiez en vous même, ou que vous ne vous connaissiez pas, puisqu’il est tout vrai que des vertus et des qualités si peu commune que les vôtres ne sauraient avoir d’autre nom. Ce n’est pas mon dessein d’en faire ici les éloges ;outre qu’il serait superflu de particulariser ce que tout le monde sait, la bassesse de mon discours profanerait des choses si relevées. Ma plume est trop faible pour entreprendre de voler si haut ; c’est assez pour elle de vous rendre mes devoirs, et de vous protester, avec plus de vérité que d’éloquence, que je serai toute ma vie,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Corneille.

Au lecteur

Si tu n’es homme à te contenter de la naïvetédu style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point àla lecture de cette pièce : son ornement n’est pas dansl’éclat des vers. C’est une belle chose que de les faire puissantset majestueux : cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, etpour le moins les éblouit ; mais il faut que les sujets enfassent naître les occasions ; autrement c’est en faire parademal à propos, et pour gagner le nom de poète, perdre celui dejudicieux. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nosdiscours, et la perfection des portraits consiste en laressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouchede mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur placeceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtesgens, et non pas en auteurs. Ce n’est qu’aux ouvrages où le poèteparle qu’il faut parler en poète ; Plaute n’a pas écrit commeVirgile, et ne laisse pas d’avoir bien écrit. Ici donc tu netrouveras en beaucoup d’endroits qu’une prose rimée, peu de scènestoutefois sans quelque raisonnement assez véritable, et partout uneconduite assez industrieuse. Tu y reconnaîtras trois sortesd’amours aussi extraordinaires au théâtre qu’ordinaires dans lemonde : celle de Philiste et Clarice, d’Alcidon et Doris, etcelle de la même Doris avec Florange, qui ne paraît point. Le plusbeau de leurs entretiens est en équivoques, et en propositions dontils te laissent les conséquences à tirer. Si tu en pénètres bien lesens, l’artifice ne t’en déplaira point. Pour l’ordre de la pièce,je ne l’ai mis ni dans la sévérité des règles, ni dans la libertéqui n’est que trop ordinaire sur le théâtre français : l’uneest trop rarement capable de beaux effets, et on les trouve à tropbon marché dans l’autre, qui prend quelquefois tout un siècle pourla durée de son action, et toute la terre habitable pour le lieu desa scène. Cela sent un peu trop son abandon, messéant à toutessortes de poèmes, et particulièrement aux dramatiques, qui onttoujours été les plus réglés. J’ai donc cherché quelque milieu pourla règle du temps, et me suis persuadé que la comédie étantdisposée en cinq actes, cinq jours consécutifs n’y seraient pointmal employés. Ce n’est pas que je méprise l’antiquité ; maiscomme on épouse malaisément des beautés si vieilles, j’ai cru luirendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ; et desix pièces de théâtre qui me sont échappées, en ayant réduit troisdans la contrainte qu’elle nous a prescrite, je n’ai point fait deconscience d’allonger un peu les vingt et quatre heures aux troisautres. Pour l’unité de lieu et d’action, ce sont deux règles quej’observe inviolablement ; mais j’interprète la dernière à mamode ; et la première, tantôt je la resserre à la seulegrandeur du théâtre, et tantôt je l’étends jusqu’à toute une ville,comme en cette pièce. Je l’ai poussée dans le Clitandrejusques aux lieux où l’on peut aller dans les vingt et quatreheures ; mais bien que j’en pusse trouver de bons garants etde grands exemples dans les vieux et nouveaux siècles, j’estimequ’il n’est que meilleur de se passer de leur imitation en cepoint. Quelque jour je m’expliquerai davantage sur cesmatières ; mais il faut attendre l’occasion d’un plus grandvolume : cette préface n’est déjà que trop longue pour unecomédie.

Argument

 

Alcidon, amoureux de Clarice, veuve d’Alcandreet maîtresse de Philiste, son particulier ami, de peur qu’il nes’en aperçût, feint d’aimer sa sœur Doris, qui, ne s’abusant pointpar ses caresses, consent au mariage de Florange, que sa mère luipropose. Ce faux ami, sous un prétexte de se venger de l’affrontque lui faisait ce mariage, fait consentir Célidan à enleverClarice en sa faveur, et ils la mènent ensemble à un château deCélidan. Philiste, abusé des faux ressentiments de son ami, faitrompre le mariage de Florange : sur quoi Célidan conjureAlcidon de reprendre Doris, et rendre Clarice à son amant. Ne l’ypouvant résoudre, il soupçonne quelque fourbe de sa part, et faitsi bien qu’il tire les vers du nez à la nourrice de Clarice, quiavait toujours eu une intelligence avec Alcidon, et lui avait mêmefacilité l’enlèvement de sa maîtresse ; ce qui le porte àquitter le parti de ce perfide : de sorte que, ramenantClarice à Philiste, il obtient de lui en récompense sa sœurDoris.

Examen

 

Cette comédie n’est pas plus régulière queMélite en ce qui regarde l’unité de lieu, et a le mêmedéfaut au cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir àla conclusion d’un amour épisodique ; avec cette différencetoutefois que le mariage de Célidan avec Doris a plus de justessedans celle-ci que celui d’Éraste avec Chloris dans l’autre. Elle aquelque chose de mieux ordonné pour le temps en général, qui n’estpas si vague que dans Mélite, et a ses intervalles mieuxproportionnés par cinq jours consécutifs. C’était un tempéramentque je croyais lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt etquatre heures et cette étendue libertine qui n’avait aucunesbornes. Mais elle a ce même défaut dans le particulier de la duréede chaque acte, que souvent celle de l’action y excède de beaucoupcelle de la représentation. Dans le commencement du premier,Philiste quitte Alcidon pour aller faire des visites avec Clarice,et paraît en la dernière scène avec elle au sortir de ces visites,qui doivent avoir consumé toute l’après-dînée, ou du moins lameilleure partie. La même chose se trouve au cinquième :Alcidon y fait partie avec Célidan d’aller voir Clarice sur le soirdans son château, où il la croit encore prisonnière, et se résoutde faire part de sa joie à la nourrice, qu’il n’oserait voir dejour, de peur de faire soupçonner l’intelligence secrète etcriminelle qu’ils ont ensemble ; et environ cent vers après,il vient chercher cette confidente chez Clarice, dont il ignore leretour. Il ne pouvait être qu’environ midi quand il en a formé ledessein, puisque Célidan venait de ramener Clarice (ce quevraisemblablement il a fait le plus tôt qu’il a pu, ayant unintérêt d’amour qui le pressait de lui rendre ce service en faveurde son amant) ; et quand il vient pour exécuter cetterésolution, la nuit doit avoir déjà assez d’obscurité pour cachercette visite qu’il lui va rendre. L’excuse qu’on pourrait y donner,aussi bien qu’à ce que j’ai remarqué de Tircis dansMélite, c’est qu’il n’y a point de liaisons de scènes, etpar conséquent point de continuité d’action. Aussi, on pourraitdire que ces scènes détachées qui sont placées l’une après l’autrene s’entre-suivent pas immédiatement, et qu’il se consume un tempsnotable entre la fin de l’une et le commencement de l’autre ;ce qui n’arrive point quand elles sont liées ensemble, cetteliaison étant cause que l’une commence nécessairement au mêmeinstant que l’autre finit.

Cette comédie peut faire connaître l’aversionnaturelle que j’ai toujours eue pour les a parte. Elle m’en donnaitde belles occasions, m’étant proposé d’y peindre un amourréciproque qui parût dans les entretiens de deux personnes qui neparlent point d’amour ensemble, et de mettre des complimentsd’amour suivis entre deux gens qui n’en ont point du tout l’un pourl’autre, et qui sont toutefois obligés, par des considérationsparticulières, de s’en rendre des témoignages mutuels. C’était unbeau jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les anciens etchez les modernes de toutes les langues ; cependant j’ai sibien fait, par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènesartificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sansemprunter ce secours, l’amour a paru entre ceux qui n’en parlentpoint, et le mépris a été visible entre ceux qui se font desprotestations d’amour. La sixième scène du quatrième acte semblecommencer par ces a parte, et n’en a toutefois aucun. Célidan et lanourrice y parlent véritablement chacun à part, mais en sorte quechacun des deux veut bien que l’autre entende ce qu’il dit. Lanourrice cherche à donner à Célidan des marques d’une douleur trèsvive, qu’elle n’a point, et en affecte d’autant plus les dehorspour l’éblouir ; et Célidan, de son côté, veut qu’elle aitlieu de croire qu’il la cherche pour la tirer du péril où il feintqu’elle est, et qu’ainsi il la rencontre fort à propos. Le reste decette scène est fort adroit, par la manière dont il dupe cettevieille, et lui arrache l’aveu d’une fourbe où on le voulaitprendre lui-même pour dupe. Il l’enferme, de peur qu’elle ne fasseencore quelque pièce qui trouble son dessein ; et quelques-unsont trouvé à dire qu’on ne parle point d’elle au cinquième ;mais ces sortes de personnages, qui n’agissent que pour l’intérêtdes autres, ne sont pas assez d’importance pour faire naître unecuriosité légitime de savoir leurs sentiments sur l’événement de lacomédie, où ils n’ont plus que faire quand on n’y a plus affaired’eux ; et d’ailleurs Clarice y a trop de satisfaction de sevoir hors du pouvoir de ses ravisseurs et rendue à son amant, pourpenser en sa présence à cette nourrice, et prendre garde si elleest en sa maison, ou si elle n’y est pas.

Le style n’est pas plus élevé ici que dansMélite, mais il est plus net et plus dégagé des pointesdont l’autre est semée, qui ne sont, à en bien parler, que defausses lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacitéd’esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement. L’intrigue yest aussi beaucoup plus raisonnable que dans l’autre ; etAlcidon a lieu d’espérer un bien plus heureux succès de sa fourbequ’Éraste de la sienne.

Acteurs

 

Philiste, amantde Clarice.

Alcidon, ami dePhiliste, et amant de Doris.

Célidan, amid’Alcidon, et amoureux de Doris.

Clarice, veuved’Alcandre, et maîtresse de Philiste.

Chrysante, mèrede Doris.

Doris, sœur dePhiliste.

La Nourrice deClarice.

Géron, agent deFlorange, amoureux de Doris.

Lycas,domestique de Philis.

Polymas,

Doraste,

Listor,domestiques de Clarice.

La scène est à Paris

Acte premier

 

Scène première

Philiste,Alcidon

 

Alcidon

J’en demeure d’accord, chacun a saméthode ;

Mais la tienne pour moi serait tropincommode :

Mon cœur ne pourrait pas conserver tant defeu,

S’il fallait que ma bouche en témoignât sipeu.

Depuis près de deux ans tu brûles pourClarice ;

Et plus ton amour croît, moins elle en ad’indice.

Il semble qu’à languir tes désirs sontcontents,

Et que tu n’as pour but que de perdre tontemps.

Quel fruit espères-tu de ta persévérance

À la traiter toujours avecindifférence ?

Auprès d’elle assidu, sans lui parlerd’amour,

Veux-tu qu’elle commence à te faire lacour ?

Philiste

Non ; mais, à dire vrai, je veux qu’elledevine.

Alcidon

Ton espoir qui te flatte en vain sel’imagine :

Clarice avec raison prend pour stupidité

Ce ridicule effet de ta timidité.

Philiste

Peut-être. Mais enfin vois-tu qu’elle mefuie,

Qu’indifférent qu’il est, mon entretienl’ennuie,

Que je lui sois à charge, et lorsque je lavoi,

Qu’elle use d’artifice à s’échapper demoi ?

Sans te mettre en souci quelle en sera lasuite,

Apprends comme l’amour doit régler saconduite.

Aussitôt qu’une dame a charmé nos esprits,

Offrir notre service au hasard d’unmépris,

Et nous abandonnant à nos brusquessaillies,

Au lieu de notre ardeur lui montrer nosfolies,

Nous attirer sur l’heure un dédainéclatant,

Il n’est si maladroit qui n’en fît bienautant.

Il faut s’en faire aimer avant qu’on sedéclare ;

Notre submission à l’orgueil la prépare.

Lui dire incontinent son pouvoirsouverain,

C’est mettre à sa rigueur les armes à lamain.

Usons, pour être aimés, d’un meilleurartifice,

Et sans lui rien offrir, rendons-lui duservice ;

Réglons sur son humeur toutes nos actions,

Réglons tous nos desseins sur sesintentions,

Tant que par la douceur d’une longuehantise,

Comme insensiblement elle se trouve prise.

C’est par là que l’on sème aux dames desappas

Qu’elles n’évitent point, ne les prévoyantpas.

Leur haine envers l’amour pourrait être unprodige

Que le seul nom les choque, et l’effet lesoblige.

Alcidon

Suive qui le voudra ce procédénouveau :

Mon feu me déplairait caché sous cerideau.

Ne parler point d’amour ! Pour moi, je medéfie

Des fantasques raisons de taphilosophie :

Ce n’est pas là mon jeu. Le jolipasse-temps

D’être auprès d’une dame et causer du beautemps,

Lui jurer que Paris est toujours plein defange,

Qu’un certain parfumeur vend de fort bonne eaud’ange,

Qu’un cavalier regarde un autre detravers,

Que dans la comédie on dit d’assez bonsvers,

Qu’Aglante avec Philis dans un mois semarie !

Change, pauvre abusé, change de batterie,

Conte ce qui te mène, et ne t’amuse pas

À perdre innocemment tes discours et tespas.

Philiste

Je les aurais perdus auprès de mamaîtresse,

Si je n’eusse employé que la communeadresse,

Puisqu’inégal de biens et de condition,

Je ne pouvais prétendre à son affection.

Alcidon

Mais si tu ne les perds, je le tiens àmiracle,

Puisqu’ainsi ton amour rencontre un doubleobstacle,

Et que ton froid silence et l’inégalité

S’opposent tout ensemble à ta témérité.

Philiste

Crois que de la façon dont j’ai su meconduire

Mon silence n’est pas en état de menuire :

Mille petits devoirs ont tant parlé pourmoi,

Qu’il ne m’est plus permis de douter de safoi.

Mes soupirs et les siens font un secretlangage

Par où son cœur au mien à tous momentss’engage :

Des coups d’œil languissants, des sourisajustés,

Des penchements de tête à demi concertés,

Et mille autres douceurs, aux seuls amantsconnues,

Nous font voir chaque jour nos âmes toutesnues,

Nous sont de bons garants d’un feu qui chaquejour…

Alcidon

Tout cela, cependant, sans lui parlerd’amour ?

Philiste

Sans lui parler d’amour.

Alcidon

J’estime ta science ;

Mais j’aurais à l’épreuve un peud’impatience.

Philiste

Le ciel, qui nous choisit lui-même despartis,

À tes feux et les miens prudemmentassortis,

Et comme à ces longueurs t’ayant faitindocile,

Il te donne en ma sœur un naturel facile,

Ainsi pour cette veuve il a sum’enflammer,

Après m’avoir donné par où m’en faireaimer.

Alcidon

Mais il lui faut enfin découvrir toncourage.

Philiste

C’est ce qu’en ma faveur sa nourriceménage :

Cette vieille subtile a mille inventions

Pour m’avancer au but de mesintentions ;

Elle m’avertira du temps que je doisprendre ;

Le reste une autre fois se pourra mieuxapprendre :

Adieu.

Alcidon

La confidence avec un bon ami

Jamais sans l’offenser ne s’exerce à demi.

Philiste

Un intérêt d’amour me prescrit ceslimites :

Ma maîtresse m’attend pour faire desvisites

Où je lui promis hier de lui prêter lamain.

Alcidon

Adieu donc, cher Philiste.

Philiste

Adieu, jusqu’à demain.

Scène II

Alcidon,la Nourrice

 

Alcidon,seul.

Vit-on jamais amant de pareille imprudence

Faire avec son rival entièreconfidence ?

Simple, apprends que ta sœur n’aura jamais dequoi

Asservir sous ses lois des gens faits commemoi ;

Qu’Alcidon feint pour elle, et brûle pourClarice.

Ton agente est à moi. N’est-il pas vrai,nourrice ?

La Nourrice

Tu le peux bien jurer.

Alcidon

Et notre ami rival ?

La Nourrice

Si jamais on m’en croit, son affaire iramal.

Alcidon

Tu lui promets pourtant.

La Nourrice

C’est par où je l’amuse,

Jusqu’à ce que l’effet lui découvre maruse.

Alcidon

Je viens de le quitter.

La Nourrice

Eh bien ! que t’a-t-il dit ?

Alcidon

Que tu veux employer pour lui tout toncrédit,

Et que rendant toujours quelque petitservice,

Il s’est fait une entrée en l’âme deClarice.

La Nourrice

Moindre qu’il ne présume. Et toi ?

Alcidon

Je l’ai poussé

À s’enhardir un peu plus que par le passé,

Et découvrir son mal à celle qui le cause.

La Nourrice

Pourquoi ?

Alcidon

Pour deux raisons : l’une, qu’il mepropose

Ce qu’il a dans le cœur beaucoup pluslibrement ;

L’autre, que ta maîtresse après cecompliment,

Le chassera peut-être ainsi qu’untéméraire.

La Nourrice

Ne l’enhardis pas tant ; j’aurais peur aucontraire

Que malgré tes raisons quelque mal ne t’enprît :

Car enfin ce rival est bien dans sonesprit,

Mais non pas tellement qu’avant que le moispasse

Notre adresse sous main ne le mette endisgrâce.

Alcidon

Et lors ?

La Nourrice

Je te réponds de ce que tu chéris.

Cependant continue à caresser Doris ;

Que son frère, ébloui par cette accortefeinte,

De nos prétentions n’ait ni soupçon, nicrainte.

Alcidon

À m’en ouïr conter, l’amour de Céladon

N’eut jamais rien d’égal à celuid’Alcidon :

Tu rirais trop de voir comme je la cajole.

La Nourrice

Et la dupe qu’elle est croit tout sur taparole ?

Alcidon

Cette jeune étourdie est si folle de moi,

Qu’elle prend chaque mot pour article defoi ;

Et son frère, pipé du fard de mon langage,

Qui croit que je soupire après sonmariage,

Pensant bien m’obliger, m’en parle tous lesjours ;

Mais quand il en vient là, je sais bien mesdétours.

Tantôt, vu l’amitié qui tous deux nousassemble,

J’attendrai son hymen pour être heureuxensemble ;

Tantôt il faut du temps pour leconsentement

D’un oncle dont j’espère un hautavancement ;

Tantôt je sais trouver quelqu’autrebagatelle.

La Nourrice

Séparons-nous, de peur qu’il entrât encervelle,

S’il avait découvert un si long entretien.

Joue aussi bien ton jeu que je jouerai lemien.

Alcidon

Nourrice, ce n’est pas ainsi qu’on sesépare.

La Nourrice

Monsieur, vous me jugez d’un naturelavare.

Alcidon

Tu veilleras pour moi d’un soin plusdiligent.

La Nourrice

Ce sera donc pour vous plus que pour votreargent.

Scène III

Chrysante,Doris

 

Chrysante

C’est trop désavouer une si belle flamme,

Qui n’a rien de honteux, rien de sujet aublâme :

Confesse-le, ma fille, Alcidon a toncœur ;

Ses rares qualités l’en ont renduvainqueur :

Ne vous entr’appeler que « mon âme et mavie »,

C’est montrer que tous deux vous n’avez qu’uneenvie,

Et que d’un même trait vos esprits sontblessés.

Doris

Madame, il n’en va pas ainsi que vouspensez.

Mon frère aime Alcidon, et sa prièreexpresse

M’oblige à lui répondre en termes demaîtresse.

Je me fais, comme lui, souvent toute defeux ;

Mais mon cœur se conserve, au point où je leveux,

Toujours libre, et qui garde une amitiésincère

À celui que voudra me prescrire une mère.

Chrysante

Oui, pourvu qu’Alcidon te soit ainsiprescrit.

Doris

Madame, pussiez-vous lire dans monesprit !

Vous verriez jusqu’où va ma pureobéissance.

Chrysante

Ne crains pas que je veuille user de mapuissance ;

Je croirais en produire un trop crueleffet,

Si je te séparais d’un amant si parfait.

Doris

Vous le connaissez mal ; son âme a deuxvisages,

Et ce dissimulé n’est qu’un conteur àgages.

Il a beau m’accabler de protestations,

Je démêle aisément toutes sesfictions ;

Il ne me prête rien que je ne luirenvoie :

Nous nous entre-payons d’une mêmemonnoie ;

Et malgré nos discours, mon vertueux désir

Attend toujours celui que vous voudrezchoisir :

Votre vouloir du mien absolument dispose.

Chrysante

L’épreuve en fera foi ; mais parlonsd’autre chose.

Nous vîmes hier au bal, entre autresnouveautés,

Tout plein d’honnêtes gens caresser lesbeautés.

Doris

Oui, madame : Alindor en voulait àCélie,

Lysandre à Célidée, Oronte à Rosélie.

Chrysante

Et, nommant celles-ci, tu caches finement

Qu’un certain t’entretint assezpaisiblement.

Doris

Ce visage inconnu qu’on appelaitFlorange ?

Chrysante

Lui-même.

Doris

Ah, Dieu ! que c’est un cajoleurétrange !

Ce fut paisiblement, de vrai, qu’ilm’entretint.

Soit que quelque raison en secret leretînt,

Soit que son bel esprit me jugeâtincapable

De lui pouvoir fournir un entretiensortable,

Il m’épargna si bien, que ses plus longspropos

À peine en plus d’une heure étaient de quatremots ;

Il me mena danser deux fois sans me riendire.

Chrysante

Mais ensuite ?

Doris

La suite est digne qu’on l’admire.

Mon baladin muet se retranche en un coin,

Pour faire mieux jouer la prunelle deloin ;

Après m’avoir de là longtemps considérée,

Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,

Il m’aborde en tremblant, avec cecompliment :

« Vous m’attirez à vous ainsi que faitl’aimant. »

(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot dumonde.)

Entendant ce haut style, aussitôt jeseconde,

Et réponds brusquement, sans beaucoupm’émouvoir :

« Vous êtes donc de fer, à ce que je puisvoir. »

Ce grand mot étouffa tout ce qu’il voulaitdire,

Et pour toute réplique il se mit àsourire.

Depuis il s’avisa de me serrer lesdoigts ;

Et retrouvant un peu l’usage de la voix,

Il prit un de mes gants : « La modeen est nouvelle,

Me dit-il, et jamais je n’en vis de sibelle ;

Vous portez sur la gorge un mouchoir fortcarré ;

Votre éventail me plaît d’être ainsibigarré ;

L’amour, je vous assure, est une bellechose ;

Vraiment vous aimez fort cette couleur derose ;

La ville est en hiver tout autre que leschamps ;

Les charges à présent n’ont que trop demarchands ;

On n’en peut approcher. »

Chrysante

Mais enfin que t’en semble ?

Doris

Je n’ai jamais connu d’homme qui luiressemble,

Ni qui mêle en discours tant dediversités.

Chrysante

Il est nouveau venu des universités,

Mais après tout fort riche, et que la mortd’un père,

Sans deux successions que de plus ilespère,

Comble de tant de biens, qu’il n’est filleaujourd’hui

Qui ne lui rie au nez, et n’ait dessein surlui.

Doris

Aussi me contez-vous de beaux traits devisage.

Chrysante

Eh bien ! avec ces traits est-il à tonusage ?

Doris

Je douterais plutôt si je serais au sien.

Chrysante

Je sais qu’assurément il te veut forcebien ;

Mais il te le faudrait, en fille plusaccorte,

Recevoir désormais un peu d’une autresorte.

Doris

Commandez seulement, madame, et mon devoir

Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.

Chrysante

Ma fille, te voilà telle que je souhaite.

Pour ne te rien celer, c’est chose qui vautfaite.

Géron, qui depuis peu fait ici tant detours,

Au desçu d’un chacun a traité cesamours ;

Et puisqu’à mes désirs je te vois résolue,

Je veux qu’avant deux jours l’affaire soitconclue.

Au regard d’Alcidon tu dois continuer,

Et de ton beau semblant ne rien diminuer.

Il faut jouer au fin contre un esprit sidouble.

Doris

Mon frère en sa faveur vous donnera dutrouble.

Chrysante

Il n’est pas si mauvais que l’on n’en vienne àbout.

Doris

Madame, avisez-y, je vous remets le tout.

Chrysante

Rentre ; voici Géron, de qui laconférence

Doit rompre, ou nous donner une entièreassurance.

Scène IV

Chrysante,Géron

 

Chrysante

Ils se sont vus enfin.

Géron

Je l’avais déjà su,

Madame, et les effets ne m’en ont pointdéçu,

Du moins quant à Florange.

Chrysante

Eh bien ! mais qu’est-ceencore ?

Que dit-il de ma fille ?

Géron

Ah ! madame, il l’adore !

Il n’a point encor vu de miraclespareils :

Ses yeux, à son avis, sont autant desoleils ;

L’enflure de son sein un double petitmonde ;

C’est le seul ornement de la machineronde.

L’Amour à ses regards allume son flambeau,

Et souvent pour la voir il ôte sonbandeau ;

Diane n’eut jamais une si belletaille ;

Auprès d’elle Vénus ne serait rien quivaille ;

Ce ne sont rien que lis et roses que sonteint ;

Enfin de ses beautés il est si fortatteint…

Chrysante

Atteint ? Ah ! mon ami, tant debadinerie

Ne témoigne que trop qu’il en faitraillerie.

Géron

Madame, je vous jure, il pècheinnocemment,

Et s’il savait mieux dire, il diraitautrement.

C’est un homme tout neuf : quevoulez-vous qu’il fasse ?

Il dit ce qu’il a lu. Daignez juger, degrâce,

Plus favorablement de son intention ;

Et pour mieux vous montrer où va sapassion,

Vous savez les deux points (mais aussi, jevous prie,

Vous ne lui direz pas cette supercherie).

Chrysante

Non, non.

Géron

Vous savez donc les deux difficultés

Qui jusqu’à maintenant vous tiennentarrêtés ?

Chrysante

Il veut son avantage, et nous cherchons lenôtre.

Géron

« Va, Géron, m’a-t-il dit ; et pourl’une et pour l’autre,

Si par dextérité tu n’en peux rien tirer,

Accorde tout plutôt que de plus différer.

Doris est à mes yeux de tant d’attraitspourvue,

Qu’il faut bien qu’il m’en coûte un peu pourl’avoir vue. »

Mais qu’en dit votre fille ?

Chrysante

Elle suivra mon choix,

Et montre une âme prête à recevoir meslois ;

Non qu’elle en fasse état plus que de bonnesorte :

Il suffit qu’elle voit ce que le bienapporte,

Et qu’elle s’accommode aux solides raisons

Qui forment à présent les meilleuresmaisons.

Géron

À ce compte, c’est fait. Quand vous plaît-ilqu’il vienne

Dégager ma parole, et vous donner lasienne ?

Chrysante

Deux jours me suffiront, ménagésdextrement,

Pour disposer mon fils à son contentement.

Durant ce peu de temps, si son ardeur lepresse,

Il peut hors du logis rencontrer samaîtresse.

Assez d’occasions s’offrent aux amoureux.

Géron

Madame, que d’un mot je vais le rendreheureux !

Scène V

Philiste,Clarice

 

Philiste

Le bonheur aujourd’hui conduisait vosvisites,

Et semblait rendre hommage à vos raresmérites,

Vous avez rencontré tout ce que vouscherchiez.

Clarice

Oui ; mais n’estimez pas qu’ainsi vousm’empêchiez

De vous dire, à présent que nous faisonsretraite,

Combien de chez Daphnis je sors malsatisfaite.

Philiste

Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,

Du moins en apparence, à vous bienrecevoir.

Clarice

Ne pensez pas aussi que je me plaigned’elle.

Philiste

Sa compagnie était, ce me semble, assezbelle.

Clarice

Que trop belle à mon goût, et, que je pense,au tien !

Deux filles possédaient seules tonentretien ;

Et leur orgueil, enflé par cettepréférence,

De ce qu’elles valaient tirait pleineassurance.

Philiste

Ce reproche obligeant me laisse toutsurpris :

Avec tant de beautés, et tant de bonsesprits,

Je ne valus jamais qu’on me trouvât àdire.

Clarice

Avec ces bons esprits je n’étais qu’enmartyre ;

Leur discours m’assassine, et n’a qu’uncertain jeu

Qui m’étourdit beaucoup, et qui me plaît fortpeu.

Philiste

Celui que nous tenions me plaisait àmerveilles.

Clarice

Tes yeux s’y plaisaient bien autant que tesoreilles.

Philiste

Je ne le puis nier, puisqu’en parlant devous,

Sur les vôtres mes yeux se portaient à touscoups,

Et s’en allaient chercher sur un si beauvisage

Mille et mille raisons d’un éternelhommage.

Clarice

Ô la subtile ruse ! et l’excellentdétour !

Sans doute une des deux te donne del’amour ;

Mais tu le veux cacher.

Philiste

Que dites-vous, madame ?

Un de ces deux objets captiverait monâme !

Jugez-en mieux, de grâce ; et croyez quemon cœur

Choisirait pour se rendre un plus puissantvainqueur.

Clarice

Tu tranches du fâcheux. Bélinde etChrysolite

Manquent donc, à ton gré, d’attraits et demérite,

Elles dont les beautés captivent milleamants ?

Philiste

Tout autre trouverait leurs visagescharmants,

Et j’en ferais état, si le ciel m’eût faitnaître

D’un malheur assez grand pour ne vous pasconnaître ;

Mais l’honneur de vous voir, que vous mepermettez,

Fait que je n’y remarque aucunesraretés ;

Et plein de votre idée, il ne m’est paspossible

Ni d’admirer ailleurs, ni d’être ailleurssensible.

Clarice

On ne m’éblouit pas à force deflatter :

Revenons au propos que tu veux éviter.

Je veux savoir des deux laquelle est tamaîtresse,

Ne dissimule plus, Philiste, et meconfesse…

Philiste

Que Chrysolite et l’autre, égales toutesdeux,

N’ont rien d’assez puissant pour attirer mesvœux.

Si, blessé des regards de quelque beauvisage,

Mon cœur de sa franchise avait perdul’usage…

Clarice

Tu serais assez fin pour bien cacher tonjeu.

Philiste

C’est ce qui ne se peut : l’amour esttout de feu,

Il éclaire en brûlant, et se trahitsoi-même.

Un esprit amoureux, absent de ce qu’ilaime,

Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu’ilest ;

Toujours morne, rêveur, triste tout luidéplaît ;

À tout autre propos qu’à celui de saflamme,

Le silence à la bouche, et le chagrin enl’âme,

Son œil semble à regret nous donner sesregards,

Et les jette à la fois souvent de toutesparts,

Qu’ainsi sa fonction confuse ou mal guidée

Se ramène en soi-même, et ne voit qu’uneidée ;

Mais auprès de l’objet qui possède soncœur,

Ses esprits ranimés reprennent leurvigueur :

Gai, complaisant, actif…

Clarice

Enfin que veux-tu dire ?

Philiste

Que par ces actions que je viens dedécrire,

Vous, de qui j’ai l’honneur chaque jourd’approcher,

Jugiez pour quel objet l’amour m’a sutoucher.

Clarice

Pour faire un jugement d’une telleimportance,

Il faudrait plus de temps. Adieu ; lanuit s’avance.

Te verra-t-on demain ?

Philiste

Madame, en doutez-vous ?

Jamais commandements ne me furent sidoux ;

Loin de vous, je n’ai rien qu’avec plaisir jevoie,

Tout me devient fâcheux, tout s’oppose à majoie :

Un chagrin invincible accable tous messens.

Clarice

Si, comme tu le dis, dans le cœur desabsents

C’est l’amour qui fait naître une telletristesse,

Ce compliment n’est bon qu’auprès d’unemaîtresse.

Philiste

Souffrez-le d’un respect qui produit chaquejour

Pour un sujet si haut les effets del’amour.

Scène VI

 

Clarice

Las ! il m’en dit assez, si je l’osaisentendre,

Et ses désirs aux miens se font assezcomprendre ;

Mais pour nous déclarer une si belleardeur,

L’un est muet de crainte, et l’autre depudeur !

Que mon rang me déplaît ! que mon trop defortune,

Au lieu de m’obliger, me choque etm’importune !

Égale à mon Philiste, il m’offrirait sesvœux,

Je m’entendrais nommer le sujet de sesfeux,

Et ses discours pourraient forcer mamodestie

À l’assurer bientôt de notresympathie ;

Mais le peu de rapport de nos conditions

Ôte le nom d’amour à sessubmissions ;

Et sous l’injuste loi de cette retenue,

Le remède me manque, et mon mal continue.

Il me sert en esclave, et non pas enamant,

Tant son respect s’oppose à moncontentement !

Ah ! que ne devient-il un peu plustéméraire !

Que ne s’expose-t-il au hasard de meplaire !

Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,

Et rends-le moins timide, ou l’ôte de mesyeux.

Acte II

 

Scène première

 

Philiste

Secrets tyrans de ma pensée,

Respect, amour, de qui les lois

D’un juste et fâcheux contre poids

La tiennent toujours balancée ;

Que vos mouvements opposés,

Vos traits, l’un par l’autre brisés,

Sont puissants à s’entre-détruire !

Que l’un m’offre d’espoir ! que l’autre ade rigueur !

Et tandis que tous deux tâchent à meséduire,

Que leur combat est rude au milieu de moncœur !

Moi-même je fais mon supplice

À force de leur obéir ;

Mais le moyen de les haïr ?

Ils viennent tous deux de Clarice ;

Ils m’en entretiennent tous deux,

Et forment ma crainte et mes vœux

Pour ce bel œil qui les fait naître ;

Et de deux flots divers mon esprit agité,

Plein de glace, et d’un feu qui n’oseraitparaître,

Blâme sa retenue et sa témérité.

Mon âme, dans cet esclavage,

Fait des vœux qu’elle n’ose offrir ;

J’aime seulement pour souffrir ;

J’ai trop, et trop peu de courage ;

Je vois bien que je suis aimé,

Et que l’objet qui m’a charmé

Vit en de pareilles contraintes.

Mon silence à ses feux fait tant detrahison,

Qu’impertinent captif de mes frivolescraintes,

Pour accroître son mal, je fuis maguérison.

Elle brûle, et par quelque signe

Que son cœur s’explique avec moi,

Je doute de ce que je voi,

Parce que je m’en trouve indigne.

Espoir, adieu ; c’est tropflatté :

Ne crois pas que cette beauté

Daigne avouer de telles flammes ;

Et dans le juste soin qu’elle a de lescacher,

Vois que si même ardeur embrase nos deuxâmes,

Sa bouche à son esprit n’ose le reprocher.

Pauvre amant, vois par son silence

Qu’elle t’en commande un égal,

Et que le récit de ton mal

Te convaincrait d’une insolence.

Quel fantasque raisonnement !

Et qu’au milieu de mon tourment

Je deviens subtil à ma peine !

Pourquoi m’imaginer qu’un discoursamoureux

Par un contraire effet change l’amour enhaine,

Et malgré mon bonheur me rendremalheureux ?

Mais j’aperçois Clarice. Ô dieux ! sicette belle

Parlait autant de moi que je m’entretiensd’elle !

Du moins si sa nourrice a soin de nosamours,

C’est de moi qu’à présent doit être leurdiscours.

Une humeur curieuse avec chaleur m’emporte

À me couler sans bruit derrière cetteporte,

Pour écouter de là, sans en être aperçu,

En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu.

Allons. Souvent l’amour ne veut qu’une bonneheure ;

Jamais l’occasion ne s’offrira meilleure,

Et peut-être qu’enfin nous en pourronstirer

Celle que nous cherchons pour nous mieuxdéclarer.

Scène II

Clarice, laNourrice

 

Clarice

Tu me veux détourner d’une seconde flamme,

Dont je ne pense pas qu’autre que toi meblâme.

Être veuve à mon âge, et toujours déplorer

La perte d’un mari que je puisréparer !

Refuser d’un amant ce doux nom demaîtresse !

N’avoir que des mépris pour les vœux qu’ilm’adresse !

Le voir toujours languir dessous ma dureloi !

Cette vertu, nourrice, est trop haute pourmoi.

La Nourrice

Madame, mon avis au vôtre ne résiste

Qu’alors que votre ardeur se porte versPhiliste.

Aimez, aimez quelqu’un ; mais comme àl’autre fois

Qu’un lien digne de vous arrête votrechoix.

Clarice

Brise là ce discours dont mon amours’irrite ;

Philiste n’en voit point qui le passe enmérite.

La Nourrice

Je ne remarque en lui rien que de fortcommun,

Sinon que plus qu’un autre il se rendimportun.

Clarice

Que ton aveuglement en ce point estextrême !

Et que tu connais mal et Philiste etmoi-même,

Si tu crois que l’excès de sa civilité

Passe jamais chez moi pourimportunité !

La Nourrice

Ce cajoleur rusé, qui toujours vousassiège,

A tant fait qu’à la fin vous tombez dans sonpiège.

Clarice

Ce cavalier parfait, de qui je tiens lecœur,

A tant fait que du mien il s’est renduvainqueur.

La Nourrice

Il aime votre bien, et non votre personne.

Clarice

Son vertueux amour l’un et l’autre luidonne :

Ce m’est trop d’heur encor, dans le peu que jevaux,

Qu’un peu de bien que j’ai supplée à mesdéfauts.

La Nourrice

La mémoire d’Alcandre, et le rang qu’il vouslaisse,

Voudraient un successeur de plus hautenoblesse.

Clarice

S’il précéda Philiste en vaines dignités,

Philiste le devance en raresqualités ;

Il est né gentilhomme, et sa vertu répare

Tout ce dont la fortune envers lui futavare :

Nous avons, elle et moi, trop de quoil’agrandir.

La Nourrice

Si vous pouviez, madame, un peu vousrefroidir

Pour le considérer avec indifférence,

Sans prendre pour mérite une fausseapparence,

La raison ferait voir à vos yeux insensés

Que Philiste n’est pas tout ce que vouspensez.

Croyez-m’en plus que vous ; j’ai vieillidans le monde,

J’ai de l’expérience, et c’est où je mefonde ;

Éloignez quelque temps ce dangereuxcharmeur,

Faites en son absence essai d’une autrehumeur ;

Pratiquez-en quelque autre, etdésintéressée,

Comparez-lui l’objet dont vous êtesblessée ;

Comparez-en l’esprit, la façon,l’entretien,

Et lors vous trouverez qu’un autre le vautbien.

Clarice

Exercer contre moi de si noirsartifices !

Donner à mon amour de si cruelssupplices !

Trahir tous mes désirs ! éteindre un feusi beau !

Qu’on m’enferme plutôt toute vive autombeau.

Fais venir cet amant : dussé-je lapremière

Lui faire de mon cœur une ouvertureentière,

Je ne permettrai point qu’il sorte d’avecmoi

Sans avoir l’un à l’autre engagé notrefoi.

La Nourrice

Ne précipitez point ce que le tempsménage :

Vous pourrez à loisir éprouver soncourage.

Clarice

Ne m’importune plus de tes conseilsmaudits,

Et sans me répliquer fais ce que je tedis.

Scène III

Philiste, laNourrice

 

Philiste

Je te ferai cracher cette languetraîtresse.

Est-ce ainsi qu’on me sert auprès de mamaîtresse,

Détestable sorcière ?

La Nourrice

Eh bien ! quoi ? qu’ai-jefait ?

Philiste

Et tu doutes encor si j’ai vu tonforfait ?

La Nourrice

Quel forfait ?

Philiste

Peut-on voir lâcheté plus hardie ?

Joindre encor l’impudence à tant deperfidie !

La Nourrice

Tenir ce qu’on promet, est-ce unetrahison ?

Philiste

Est-ce ainsi qu’on le tient ?

La Nourrice

Parlons avec raison ;

Que t’avais-je promis ?

Philiste

Que de tout ton possible

Tu rendrais ta maîtresse à mes désirssensible,

Et la disposerais à recevoir mes vœux.

La Nourrice

Et ne la vois-tu pas au point où tu laveux ?

Philiste

Malgré toi mon bonheur à ce point l’aréduite.

La Nourrice

Mais tu dois ce bonheur à ma sageconduite,

Jeune et simple novice en matière d’amour,

Qui ne saurais comprendre encore un si bontour.

Flatter de nos discours les passions desdames,

C’est aider lâchement à leurs naissantesflammes ;

C’est traiter lourdement un délicateffet ;

C’est n’y savoir enfin que ce que chacunsait :

Moi, qui de ce métier ai la haute science,

Et qui pour te servir brûle d’impatience,

Par un chemin plus court qu’un proposcomplaisant,

J’ai su croître sa flamme en lacontredisant ;

J’ai su faire éclater, mais avec violence,

Un amour étouffé sous un honteux silence,

Et n’ai pas tant choqué que piqué sesdésirs,

Dont la soif irritée avance tes plaisirs.

Philiste

À croire ton babil, la ruse estmerveilleuse,

Mais l’épreuve, à mon goût, en est fortpérilleuse.

La Nourrice

Jamais il ne s’est vu de tours plusassurés.

La raison et l’amour sont ennemisjurés ;

Et lorsque ce dernier dans un espritcommande,

Il ne peut endurer que l’autre legourmande :

Plus la raison l’attaque, et plus il seroidit ;

Plus elle l’intimide, et plus ils’enhardit.

Je le dis sans besoin, vos yeux et vosoreilles

Sont de trop bons témoins de toutes cesmerveilles ;

Vous-même avez tout vu, que voulez-vous deplus ?

Entrez, on vous attend ; ces discourssuperflus

Reculent votre bien, et font languirClarice.

Allez, allez cueillir les fruits de monservice ;

Usez bien de votre heur et de l’occasion.

Philiste

Soit une vérité, soit une illusion

Que ton esprit adroit emploie à tadéfense,

Le mien de tes discours plus outre nes’offense,

Et j’en estimerai mon bonheur plusparfait,

Si d’un mauvais dessein je tire un boneffet.

La Nourrice

Que de propos perdus ! Voyezl’impatiente

Qui ne peut plus souffrir une si longueattente.

Scène IV

Clarice,Philiste, laNourrice

 

Clarice

Paresseux, qui tardez si longtemps àvenir,

Devinez la façon dont je veux vous punir.

Philiste

M’interdiriez-vous bien l’honneur de votrevue ?

Clarice

Vraiment, vous me jugez de sens fortdépourvue :

Vous bannir de mes yeux ! une si dureloi

Ferait trop retomber le châtiment sur moi,

Et je n’ai pas failli, pour me punirmoi-même.

Philiste

L’absence ne fait mal que de ceux que l’onaime.

Clarice

Aussi, que savez-vous si vos perfections

Ne vous ont rien acquis sur mesaffections ?

Philiste

Madame, excusez-moi, je sais mieuxreconnaître

Mes défauts, et le peu que le ciel m’a faitnaître.

Clarice

N’oublierez-vous jamais ces termesravalés,

Pour vous priser de bouche autant que vousvalez ?

Seriez-vous bien content qu’on crût ce quevous dites ?

Demeurez avec moi d’accord de vosmérites ;

Laissez-moi me flatter de cette vanité,

Que j’ai quelque pouvoir sur votreliberté,

Et qu’une humeur si froide, à toute autreinvincible,

Ne perd qu’auprès de moi le titred’insensible :

Une si douce erreur tâche às’autoriser ;

Quel plaisir prenez-vous à m’endésabuser ?

Philiste

Ce n’est point une erreur ;pardonnez-moi, madame,

Ce sont les mouvements les plus sains de monâme.

Il est vrai, je vous aime, et mes feuxindiscrets

Se donnent leur supplice en demeurantsecrets.

Je reçois sans contrainte une ardeurtéméraire ;

Mais si j’ose brûler, je sais aussi metaire ;

Et près de votre objet, mon uniquevainqueur,

Je puis tout sur ma langue, et rien dessus moncœur.

En vain j’avais appris que la seuleespérance

Entretenait l’amour dans la persévérance,

J’aime sans espérer ; et mon cœurenflammé

A pour but de vous plaire, et non pas d’êtreaimé.

L’amour devient servile, alors qu’il sedispense

À n’allumer ses feux que pour larécompense.

Ma flamme est toute pure, et sans rienprésumer,

Je ne cherche en aimant que le seul biend’aimer.

Clarice

Et celui d’être aimé, sans que tu leprétendes,

Préviendra tes désirs et tes justesdemandes.

Ne déguisons plus rien, cher Philiste :il est temps

Qu’un aveu mutuel rende nos vœux contents.

Donnons-leur, je te prie, une entièreassurance,

Vengeons-nous à loisir de notreindifférence,

Vengeons-nous à loisir de toutes ceslangueurs

Où sa fausse couleur avait réduit noscœurs.

Philiste

Vous me jouez, madame, et cette accortefeinte

Ne donne à mon amour qu’une railleuseatteinte.

Clarice

Quelle façon étrange ! En me voyantbrûler,

Tu t’obstines encore à ledissimuler ;

Tu veux qu’encore un coup je me donne lahonte

De te dire à quel point l’amour pour toi medompte :

Tu le vois cependant avec pleine clarté,

Et veux douter encor de cettevérité ?

Philiste

Oui, j’en doute, et l’excès du bonheur quim’accable

Me surprend, me confond, me paraîtincroyable.

Madame, est-il possible ? et me puis-jeassurer

D’un bien à quoi mes vœux n’oseraientaspirer ?

Clarice

Cesse de me tuer par cette défiance.

Qui pourrait des mortels troubler notrealliance ?

Quelqu’un a-t-il à voir dessus mesactions,

Dont j’aie à prendre l’ordre en mesaffections ?

Veuve, et qui ne dois plus de respect àpersonne,

Ne puis-je disposer de ce que je tedonne ?

Philiste

N’ayant jamais été digne d’un tel honneur,

J’ai de la peine encore à croire monbonheur.

Clarice

Pour t’obliger enfin à changer de langage,

Si ma foi ne suffit que je te donne engage,

Un bracelet exprès tissu de mes cheveux,

T’attend pour enchaîner et ton bras et tesvœux ;

Viens le quérir, et prendre avec moi lajournée

Qui termine bientôt notre heureux hyménée.

Philiste

C’est dont vos seuls avis se doiventconsulter :

Trop heureux, quant à moi, de lesexécuter !

La Nourrice,seule.

Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrezapprendre

Que ce n’est pas sans moi que ce jour se doitprendre.

De vos prétentions Alcidon averti

Vous fera, s’il m’en croit, un dangereuxparti.

Je lui vais bien donner de plus sûresadresses

Que d’amuser Doris par de faussescaresses ;

Aussi bien, m’a-t-on dit, à beau jeu beauretour :

Au lieu de la duper avec ce feint amour,

Elle-même le dupe, et lui rendant sonchange,

Lui promet un amour qu’elle garde àFlorange :

Ainsi, de tous côtés primé par un rival,

Ses affaires sans moi se porteraient fortmal.

Scène V

Alcidon,Doris

 

Alcidon

Adieu, mon cher souci ; sois sûre que monâme

Jusqu’au dernier soupir conservera saflamme.

Doris

Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.

Tu ne fais que d’entrer ; à peine t’ai-jevu :

C’est m’envier trop tôt le bien de taprésence.

De grâce, oblige-moi d’un peu decomplaisance,

Et puisque je te tiens, souffre qu’avecloisir

Je puisse m’en donner un peu plus deplaisir.

Alcidon

Je t’explique si mal le feu qui meconsume,

Qu’il me force à rougir d’autant plus qu’ils’allume

Mon discours s’en confond, j’en demeureinterdit ;

Ce que je ne puis dire est plus que je n’aidit :

J’en hais les vains efforts de ma languegrossière,

Qui manquent de justesse en si bellematière,

Et ne répondant point aux mouvements ducœur,

Te découvrent si peu le fond de malangueur.

Doris, si tu pouvais lire dans ma pensée,

Et voir jusqu’au milieu de mon âmeblessée,

Tu verrais un brasier bien autre et bien plusgrand

Qu’en ces faibles devoirs que ma bouche terend.

Doris

Si tu pouvais aussi pénétrer mon courage,

Et voir jusqu’à quel point ma passionm’engage,

Ce que dans mes discours tu prends pour desardeurs

Ne te semblerait plus que de tristesfroideurs.

Ton amour et le mien ont faute de paroles.

Par un malheur égal ainsi tu meconsoles ;

Et de mille défauts me sentant accabler,

Ce m’est trop d’heur qu’un d’eux me fait teressembler.

Alcidon

Mais quelque ressemblance entre nous quisurvienne,

Ta passion n’a rien qui ressemble à lamienne,

Et tu ne m’aimes pas de la même façon.

Doris

Si tu m’aimes encor, quitte un si fauxsoupçon ;

Tu douterais à tort d’une chose tropclaire ;

L’épreuve fera foi comme j’aime à teplaire.

Je meurs d’impatience, attendant l’heureuxjour

Qui te montre quel est envers toi monamour ;

Ma mère en ma faveur brûle de même envie.

Alcidon

Hélas ! ma volonté sous un autreasservie,

Dont je ne puis encore à mon gré disposer,

Fais que d’un tel bonheur je ne sauraisuser.

Je dépends d’un vieil oncle, et s’il nem’autorise,

Je ne te fais qu’en vain le don de mafranchise ;

Tu sais que tout son bien ne regarde quemoi,

Et qu’attendant sa mort je vis dessous saloi.

Mais nous le gagnerons, et mon humeuraccorte

Sait comme il faut avoir les hommes de sasorte :

Un peu de temps fait tout.

Doris

Ne précipite rien.

Je connais ce qu’au monde aujourd’hui vaut lebien.

Conserve ce vieillard ; pourquoi temettre en peine,

À force de m’aimer, de t’acquérir sahaine ?

Ce qui te plaît m’agrée ; et ceretardement,

Parce qu’il vient de toi, m’obligeinfiniment.

Alcidon

De moi ! C’est offenser une pureinnocence.

Si l’effet de mes vœux n’est pas en mapuissance,

Leur obstacle me gêne autant ou plus quetoi.

Doris

C’est prendre mal mon sens ; je saisquelle est ta foi.

Alcidon

En veux-tu par écrit une entièreassurance ?

Doris

Elle m’assure assez de tapersévérance ;

Et je lui ferais tort d’en recevoird’ailleurs

Une preuve plus ample ou des garantsmeilleurs.

Alcidon

Je l’apporte demain, pour mieux faireconnaître…

Doris

J’en crois si fortement ce que j’en voisparaître,

Que c’est perdre du temps que de plus enparler.

Adieu. Va désormais où tu voulais aller.

Si pour te retenir j’ai trop peu demérite,

Souviens-toi pour le moins que c’est moi quite quitte.

Alcidon

Ce brusque adieu m’étonne et je n’entends pasbien…

Scène VI

Alcidon, laNourrice

 

La Nourrice

Je te prends au sortir d’un plaisantentretien.

Alcidon

Plaisant, de vérité, vu que mon artifice

Lui raconte les vœux que j’envoie àClarice ;

Et de tous mes soupirs, qui se portent plusloin,

Elle se croit l’objet, et n’en est quetémoin.

La Nourrice

Ainsi ton feu se joue ?

Alcidon

Ainsi quand je soupire,

Je la prends pour une autre, et lui dis monmartyre,

Et sa réponse, au point que je puissouhaiter,

Dans cette illusion a droit de me flatter.

La Nourrice

Elle t’aime ?

Alcidon

Et de plus, un discours équivoque

Lui fait aisément croire un amourréciproque.

Elle se pense belle, et cette vanité

L’assure imprudemment de macaptivité ;

Et comme si j’étais des amants ordinaires,

Elle prend sur mon cœur des droitsimaginaires,

Cependant que le sien sent tout ce que jefeins,

Et vit dans les langueurs dont à faux je meplains.

La Nourrice

Je te réponds que non. Si tu n’y metsremède,

Avant qu’il soit trois jours Florange lapossède.

Alcidon

Et qui t’en a tant dit ?

La Nourrice

Géron m’a tout conté ;

C’est lui qui sourdement a conduit cetraité.

Alcidon

C’est ce qu’en mots obscurs son adieu voulaitdire.

Elle a cru me braver, mais je n’en fais querire ;

Et comme j’étais las de me contraindretant,

La coquette qu’elle est m’oblige en mequittant.

Ne m’apprendras-tu point ce que fait tamaîtresse ?

La Nourrice

Elle met ton agente au bout de sa finesse.

Philiste assurément tient son espritcharmé ;

Je n’aurais jamais cru qu’elle l’eût tantaimé.

Alcidon

C’est à faire à du temps.

La Nourrice

Quitte cette espérance :

Ils ont pris l’un de l’autre une entièreassurance,

Jusqu’à s’entre-donner la parole et lafoi.

Alcidon

Que tu demeures froide en te moquant demoi !

La Nourrice

Il n’est rien de si vrai ; ce n’est pointraillerie.

Alcidon

C’est donc fait d’Alcidon ! Nourrice, jete prie…

La Nourrice

Rien ne sert de prier ; mon espritépuisé

Pour divertir ce coup n’est point assezrusé.

Je n’en sais qu’un moyen, mais je ne l’osedire.

Alcidon

Dépêche, ta longueur m’est un secondmartyre.

La Nourrice

Clarice, tous les soirs, rêvant à sesamours,

Seule dans son jardin fait trois ou quatretours.

Alcidon

Et qu’a cela de propre à reculer maperte ?

La Nourrice

Je te puis en tenir la fausse porteouverte.

Aurais-tu du courage assez pourl’enlever ?

Alcidon

Oui, mais il faut retraite après où mesauver ;

Et je n’ai point d’ami si peu jaloux degloire

Que d’être partisan d’une action si noire.

Si j’avais un prétexte, alors je ne dispas

Que quelqu’un abusé n’accompagnât mes pas.

La Nourrice

On te vole Doris, et ta feinte colère

Manquerait de prétexte à quereller sonfrère !

Fais-en sonner partout un fauxressentiment :

Tu verras trop d’amis s’offriraveuglément,

Se prendre à ces dehors, et sans voir dans tonâme,

Vouloir venger l’affront qu’aura reçu taflamme.

Sers-toi de leur erreur, et dupe-les sibien…

Alcidon

Ce prétexte est si beau que je ne crains plusrien.

La Nourrice

Pour ôter tout soupçon de notreintelligence,

Ne faisons plus ensemble aucuneconférence,

Et viens quand tu pourras ; je t’attendsdès demain.

Alcidon

Adieu. Je tiens le coup, autant vaut, dans mamain.

Acte III

 

Scène première

Célidan,Alcidon

 

Célidan

Ce n’est pas que j’excuse ou la sœur, ou lefrère,

Dont l’infidélité fait naître tacolère ;

Mais à ne point mentir, ton dessein àl’abord

N’a gagné mon esprit qu’avec un peud’effort.

Lorsque tu m’as parlé d’enlever samaîtresse,

L’honneur a quelque temps combattu mapromesse :

Ce mot d’enlèvement me faisait del’horreur ;

Mes sens, embarrassés dans cette vaineerreur,

N’avaient plus la raison de leurintelligence.

En plaignant ton malheur, je blâmais tavengeance,

Et l’ombre d’un forfait amusant ma pitié,

Retardait les effets dus à notre amitié.

Pardonne un vain scrupule à mon âmeinquiète ;

Prends mon bras pour second, mon château pourretraite.

Le déloyal Philiste, en te volant tonbien,

N’a que trop mérité qu’on le prive dusien :

Après son action la tienne estlégitime ;

Et l’on venge sans honte un crime par uncrime.

Alcidon

Tu vois comme il me trompe, et me promet sasœur,

Pour en faire sous main Florangepossesseur.

Ah ciel ! fut-il jamais un si noirartifice ?

Il lui fait recevoir mes offres deservice ;

Cette belle m’accepte, et fier de sonaveu,

Je me vante partout du bonheur de monfeu :

Cependant il me l’ôte, et par cettepratique,

Plus mon amour est su, plus ma honte estpublique.

Célidan

Après sa trahison, vois ma fidélité ;

Il t’enlève un objet que je t’avaisquitté.

Ta Doris fut toujours la reine de monâme ;

J’ai toujours eu pour elle une secrèteflamme,

Sans jamais témoigner que j’en étaisépris,

Tant que tes feux ont pu te promettre ceprix :

Mais je te l’ai quittée, et non pas àFlorange.

Quand je t’aurai vengé, contre lui je mevenge,

Et je lui fais savoir que jusqu’à montrépas,

Tout autre qu’Alcidon ne l’emportera pas.

Alcidon

Pour moi donc à ce point ta contrainte estvenue !

Que je te veux du mal de cetteretenue !

Est-ce ainsi qu’entre amis on vit à cœurouvert ?

Célidan

Mon feu, qui t’offensait, est demeurécouvert ;

Et si cette beauté malgré moi l’a faitnaître,

J’ai su pour ton respect l’empêcher deparaître.

Alcidon

Hélas ! tu m’as perdu, me voulantobliger ;

Notre vieille amitié m’en eût faitdégager.

Je souffre maintenant la honte de saperte,

Et j’aurais eu l’honneur de te l’avoirofferte,

De te l’avoir cédée, et réduit mes désirs

Au glorieux dessein d’avancer tesplaisirs.

Faites, dieux tout-puissants, que Philiste sechange !

Et l’inspirant bientôt de rompre avecFlorange,

Donnez-moi le moyen de montrer qu’à montour

Je sais pour un ami contraindre mon amour.

Célidan

Tes souhaits arrivés, nous t’en verrionsdédire ;

Doris sur ton esprit reprendrait sonempire :

Nous donnons aisément ce qui n’est plus ànous.

Alcidon

Si j’y manquais, grands dieux ! je vousconjure tous

D’armer contre Alcidon vos dextresvengeresses.

Célidan

Un ami tel que toi m’est plus que centmaîtresses.

Il n’y va pas de tant ; résolvonsseulement

Du jour et des moyens de cet enlèvement.

Alcidon

Mon secret n’a besoin que de tonassistance.

Je n’ai point lieu de craindre aucunerésistance :

La beauté dont mon traître adore lesattraits

Chaque soir au jardin va prendre un peu defrais ;

J’en ai su de lui-même ouvrir la fausseporte ;

Étant seule, et de nuit, le moindre effortl’emporte.

Allons-y dès ce soir ; le plus tôt vautle mieux ;

Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,

Et de nous, et du coup, l’entièreconnaissance.

Célidan

Si Clarice une fois est en notrepuissance,

Crois que c’est un bon gage à moyennerl’accord,

Et rendre, en le faisant, ton parti le plusfort.

Mais pour la sûreté d’une telle surprise,

Aussitôt que chez moi nous pourrons l’avoirmise,

Retournons sur nos pas, et soudaineffaçons

Ce que pourrait l’absence engendrer desoupçons.

Alcidon

Ton salutaire avis est la mêmeprudence ;

Et déjà je prépare une froide impudence

À m’informer demain, avec étonnement,

De l’heure et de l’auteur de cetenlèvement.

Célidan

Adieu ; j’y vais mettre ordre.

Alcidon

Estime qu’en revanche

Je n’ai goutte de sang que pour toi jen’épanche.

Scène II

 

Alcidon

Bons dieux ! que d’innocence et desimplicité !

Ou, pour la mieux nommer, que destupidité,

Dont le manque de sens se cache et sedéguise

Sous le front spécieux d’une sottefranchise !

Que Célidan est bon ! que j’aime sacandeur !

Et que son peu d’adresse oblige monardeur !

Oh ! qu’il n’est pas de ceux dontl’esprit à la mode

À l’humeur d’un ami jamais ne s’accommode,

Et qui nous font souvent centprotestations,

Et contre les effets ont milleinventions !

Lui, quand il a promis, il meurt qu’iln’effectue,

Et l’attente déjà de me servir le tue.

J’admire cependant par quel secret ressort

Sa fortune et la mienne ont cela derapport,

Que celle qu’un ami nomme ou tient samaîtresse

Est l’objet qui tous deux au fond du cœur nousblesse,

Et qu’ayant comme moi caché sa passion,

Nous n’avons différé que de l’intention,

Puisqu’il met pour autrui son bonheur enarrière,

Et pour moi…

Scène III

Philiste,Alcidon

 

Philiste

Je t’y prends, rêveur.

Alcidon

Oui, par-derrière.

C’est d’ordinaire ainsi que les traîtres enfont.

Philiste

Je te vois accablé d’un chagrin siprofond,

Que j’excuse aisément ta réponse un peucrue.

Mais que fais-tu si triste au milieu d’unerue ?

Quelque penser fâcheux te servaitd’entretien ?

Alcidon

Je rêvais que le monde en l’âme ne vautrien,

Du moins pour la plupart ; que le siècleoù nous sommes

À bien dissimuler met la vertu deshommes ;

Qu’à peine quatre mots se peuvent échapper

Sans quelque double sens afin de noustromper ;

Et que souvent de bouche un dessein sepropose,

Cependant que l’esprit songe à toute autrechose.

Philiste

Et cela t’affligeait ? Laissons courir letemps,

Et malgré ses abus, vivons toujourscontents.

Le monde est un chaos, et son désordreexcède

Tout ce qu’on y voudrait apporter deremède.

N’ayons l’œil, cher ami, que sur nosactions.

Aussi bien, s’offenser de ses corruptions,

À des gens comme nous ce n’est qu’unefolie.

Mais, pour te retirer de ta mélancolie,

Je te veux faire part de mescontentements.

Si l’on peut en amour s’assurer auxserments,

Dans trois jours au plus tard, par un bonheurétrange,

Clarice est à Philiste.

Alcidon

Et Doris, à Florange.

Philiste

Quelque soupçon frivole en ce point tedéçoit ;

J’aurai perdu la vie avant que cela soit.

Alcidon

Voilà faire le fin de fort mauvaisegrâce ;

Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui sepasse.

Philiste

Ma mère en a reçu, de vrai, quelquepropos,

Et voulut hier au soir m’en toucher quelquesmots.

Les femmes de son âge ont ce mal ordinaire

De régler sur les biens une pareilleaffaire :

Un si honteux motif leur fait toutdécider,

Et l’or qui les aveugle a droit de lesguider ;

Mais comme son éclat n’éblouit point monâme,

Que je vois d’un autre œil ton mérite et taflamme,

Je lui fis bien savoir que monconsentement

Ne dépendrait jamais de son aveuglement,

Et que jusqu’au tombeau, quant à cethyménée,

Je maintiendrais la foi que je t’avaisdonnée.

Ma sœur accortement feignait del’écouter ;

Non pas que son amour n’osât lui résister,

Mais elle voulait bien qu’un peu dejalousie

Sur quelque bruit léger piquât tafantaisie :

Ce petit aiguillon quelquefois, enpassant,

Réveille puissamment un amour languissant.

Alcidon

Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.

Soit que ta sœur l’accepte, ou qu’elledissimule

Le peu que j’y perdrai ne vaut pas m’enfâcher.

Rien de mes sentiments ne sauraitapprocher.

Comme, alors qu’au théâtre on nous fait voirMélite,

Le discours de Chloris, quand Philandre laquitte :

Ce qu’elle dit de lui, je le dis de tasœur,

Et je la veux traiter avec même douceur.

Pourquoi m’aigrir contre elle ? En cetindigne change,

Le beau choix qu’elle fait la punit et mevenge ;

Et ce sexe imparfait, de soi-même ennemi,

Ne posséda jamais la raison qu’à demi.

J’aurais tort de vouloir qu’elle en eûtdavantage ;

Sa faiblesse la force à devenir volage.

Je n’ai que pitié d’elle en ce manque defoi ;

Et mon courroux entier se réserve pourtoi,

Toi qui trahis ma flamme après l’avoir faitnaître,

Toi qui ne m’es ami qu’afin d’être plustraître,

Et que tes lâchetés tirent de leur excès,

Par ce damnable appas, un facile succès.

Déloyal ! ainsi donc de ta vainepromesse

Je reçois mille affronts au lieu d’unemaîtresse ;

Et ton perfide cœur, masqué jusqu’à cejour,

Pour assouvir ta haine alluma monamour !

Philiste

Ces soupçons dissipés par des effetscontraires,

Nous renouerons bientôt une amitié defrères.

Puisse dessus ma tête éclater à tes yeux

Ce qu’a de plus mortel la colère descieux,

Si jamais ton rival a ma sœur sans ma vie

À cause de son bien ma mère en meurtd’envie ;

Mais malgré…

Alcidon

Laisse là ces propos superflus :

Ces protestations ne m’éblouissentplus ;

Et ma simplicité, lasse d’être dupée,

N’admet plus de raisons qu’au bout de monépée.

Philiste

Étrange impression d’une jalouse erreur,

Dont ton esprit atteint ne suit que safureur !

Eh bien ! tu veux ma vie, et je tel’abandonne ;

Ce courroux insensé qui dans ton cœurbouillonne,

Contente-le par là, pousse ; maisn’attends pas

Que par le tien je veuille éviter montrépas.

Trop heureux que mon sang puisse tesatisfaire,

Je le veux tout donner au seul bien de teplaire.

Toujours à ces défis j’ai couru sanseffroi ;

Mais je n’ai point d’épée à tirer contretoi.

Alcidon

Voilà bien déguiser un manque de courage.

Philiste

C’est presser un peu trop qu’aller jusqu’àl’outrage.

On n’a point encor vu que ce manque decœur

M’ait rendu le dernier où vont les gensd’honneur.

Je te veux bien ôter tout sujet decolère ;

Et quoi que de ma sœur ait résolu ma mère,

Dût mon peu de respect irriter tous lesdieux,

J’affronterai Géron et Florange à sesyeux.

Mais après les efforts de cette déférence

Si tu gardes encor la même violence,

Peut-être saurons-nous apaiser autrement

Les obstinations de ton emportement.

Alcidon,seul.

Je crains son amitié plus que cettemenace.

Sans doute il va chasser Florange de maplace.

Mon prétexte est perdu, s’il ne quitte cessoins.

Dieux ! qu’il m’obligerait de m’aimer unpeu moins !

Scène IV

Chrysante,Doris

 

Chrysante

Je meure, mon enfant, si tu n’esadmirable !

Et ta dextérité me sembleincomparable :

Tu mérites de vivre après un si beau tour.

Doris

Croyez-moi qu’Alcidon n’en sait guère enamour ;

Vous n’eussiez pu m’entendre, et vous garderde rire.

Je me tuais moi-même à tous coups de luidire

Que mon âme pour lui n’a que de lafroideur,

Et que je lui ressemble en ce que notreardeur

Ne s’explique à tous deux point du tout par labouche,

Enfin que je le quitte.

Chrysante

Il est donc une souche,

S’il ne peut rien comprendre à cesnaïvetés.

Peut-être y mêlais-tu quelquesobscurités ?

Doris

Pas une ; en mots exprès je lui rendaisson change,

Et n’ai couvert mon jeu qu’au regard deFlorange.

Chrysante

De Florange ? et comment en osais-tuparler ?

Doris

Je ne me trouvais pas d’humeur à rienceler ;

Mais nous nous sûmes lors jeter surl’équivoque.

Chrysante

Tu vaux trop. C’est ainsi qu’il faut, quand onse moque,

Que le moqué toujours sorte fortsatisfait ;

Ce n’est plus autrement qu’un plaisirimparfait,

Qui souvent malgré nous se termine enquerelle.

Doris

Je lui prépare encore une ruse nouvelle

Pour la première fois qu’il m’en viendraconter.

Chrysante

Mais, pour en dire trop, tu pourras toutgâter.

Doris

N’en ayez pas de peur.

Chrysante

Quoi que l’on se propose,

Assez souvent l’issue…

Doris

On vous veut quelque chose,

Madame, je vous laisse.

Chrysante

Oui, va-t’en ; il vaut mieux

Que l’on ne traite point cette affaire à tesyeux.

Scène V

Chrysante,Géron

 

Chrysante

Je devine à peu près le sujet quit’amène ;

Mais, sans mentir, mon fils me donne un peu depeine,

Et s’emporte si fort en faveur d’un ami,

Que je n’ai su gagner son esprit qu’àdemi.

Encore une remise ; et que, tandisFlorange

Ne craigne aucunement qu’on lui donne lechange ;

Moi-même j’ai tant fait que ma filleaujourd’hui

(Le croirais-tu, Géron ?) a de l’amourpour lui.

Géron

Florange, impatient de n’avoir pas encore

L’entier et libre accès vers l’objet qu’iladore,

Ne pourra consentir à ce retardement.

Chrysante

Le tout en ira mieux pour soncontentement.

Quel plaisir aura-t-il auprès de samaîtresse,

Si mon fils ne l’y voit que d’un œil derudesse,

Si sa mauvaise humeur ne daigne lui parler*,

Ou ne lui parle enfin que pour lequereller ?

Géron

Madame, il ne faut point tant de discoursfrivoles.

Je ne fus jamais homme à porter desparoles,

Depuis que j’ai connu qu’on ne les peuttenir.

Si monsieur votre fils…

Chrysante

Je l’aperçois venir.

Géron

Tant mieux. Nous allons voir s’il dédira samère.

Chrysante

Sauve-toi ; ses regards ne sont que decolère.

Scène VI

Philiste,Chrysante,Géron,Lycas

 

Philiste

Te voilà donc ici, peste du bien public,

Qui réduis les amours en un saletrafic !

Va pratiquer ailleurs tes commercesinfâmes.

Ce n’est pas où je suis que l’on surprend desfemmes.

Géron

Vous me prenez à tort pour quelquesuborneur ;

Je ne sortis jamais des termes del’honneur ;

Et madame elle-même a choisi cette voie.

Philiste, lui donnant descoups de plat d’épée.

Tiens, porte ce revers à celui quit’envoie ;

Ceux-ci seront pour toi

.

Scène VII

Chrysante,Philiste,Lycas

 

Chrysante

Mon fils, qu’avez-vous fait ?

Philiste

J’ai mis, grâces aux dieux, ma promesse eneffet.

Chrysante

Ainsi vous m’empêchez d’exécuter lamienne.

Philiste

Je ne puis empêcher que la vôtre netienne ;

Mais si jamais je trouve ici cecourratier,

Je lui saurai, madame, apprendre sonmétier.

Chrysante

Il vient sous mon aveu.

Philiste

Votre aveu ne m’importe ;

C’est un fou s’il me voit sans regagner laporte :

Autrement, il saura ce que pèsent mescoups.

Chrysante

Est-ce là le respect que j’attendais devous ?

Philiste

Commandez que le cœur à vos yeux jem’arrache,

Pourvu que mon honneur ne souffre aucunetache :

Je suis prêt d’expier avec mille tourments

Ce que je mets d’obstacle à voscontentements.

Chrysante

Souffrez que la raison règle votrecourage ;

Considérez, mon fils, quel heur, quelavantage,

L’affaire qui se traite apporte à votresœur.

Le bien est en ce siècle une grandedouceur :

Étant riche, on est tout ; ajoutezqu’elle-même

N’aime point Alcidon, et ne croit pas qu’ill’aime.

Quoi ! voulez-vous forcer soninclination ?

Philiste

Vous la forcez vous-même à cetteélection :

Je suis de ses amours le témoin oculaire.

Chrysante

Elle se contraignait seulement pour vousplaire.

Philiste

Elle doit donc encor se contraindre pourmoi.

Chrysante

Et pourquoi lui prescrire une si dureloi ?

Philiste

Puisqu’elle m’a trompé, qu’elle en porte lapeine.

Chrysante

Voulez-vous l’attacher à l’objet de sahaine ?

Philiste

Je veux tenir parole à mes meilleurs amis,

Et qu’elle tienne aussi ce qu’elle m’apromis.

Chrysante

Mais elle ne vous doit aucune obéissance.

Philiste

Sa promesse me donne une entièrepuissance.

Chrysante

Sa promesse, sans moi, ne la peut obliger.

Philiste

Que deviendra ma foi, qu’elle a faitengager ?

Chrysante

Il la faut révoquer, comme elle sapromesse.

Philiste

Il faudrait donc, comme elle, avoir l’âmetraîtresse.

Lycas, cours chez Florange, et dis-lui de mapart…

Chrysante

Quel violent esprit !

Philiste

Que s’il ne se départ

D’une place chez nous par surpriseoccupée,

Je ne le trouve point sans une bonne épée.

Chrysante

Attends un peu. Mon fils…

Philiste, àLycas.

Marche, mais promptement.

Chrysante,seule.

Dieux ! que cet emporté me donne detourment !

Que je te plains, ma fille ! Hélas !pour ta misère

Les destins ennemis t’ont fait naître cefrère ;

Déplorable, le ciel te veut favoriser

D’une bonne fortune, et tu n’en peux user.

Rejoignons toutes deux ce naturel sauvage,

Et tâchons par nos pleurs d’amollir soncourage.

Scène VIII

 

Clarice, dans sonjardin

Chers confidents de mes désirs,

Beaux lieux, secrets témoins de moninquiétude,

Ce n’est plus avec des soupirs

Que je viens abuser de votresolitude ;

Mes tourments sont passés,

Mes vœux sont exaucés,

La joie aux maux succède :

Mon sort en ma faveur change sa dure loi,

Et pour dire en un mot le bien que jepossède,

Mon Philiste est à moi.

En vain nos inégalités

M’avaient avantagée à mon désavantage.

L’amour confond nos qualités,

Et nous réduit tous deux sous un mêmeesclavage.

L’aveugle outrecuidé

Se croirait mal guidé

Par l’aveugle fortune ;

Et son aveuglement par miracle fait voir

Que quand il nous saisit, l’autre nousimportune,

Et n’a plus de pouvoir.

Cher Philiste, à présent tes yeux,

Que j’entendais si bien sans les vouloirentendre,

Et tes propos mystérieux,

Par leurs rusés détours n’ont plus rien àm’apprendre.

Notre libre entretien

Ne dissimule rien ;

Et ces respects farouches

N’exerçant plus sur nous de secrètesrigueurs,

L’amour est maintenant le maître de nosbouches

Ainsi que de nos cœurs.

Qu’il fait bon avoir enduré !

Que le plaisir se goûte au sortir dessupplices !

Et qu’après avoir tant duré,

La peine qui n’est plus augmente nosdélices !

Qu’un si doux souvenir

M’apprête à l’avenir

D’amoureuses tendresses !

Que mes malheurs finis auront devolupté !

Et que j’estimerai chèrement ces caresses

Qui m’auront tant coûté !

Mon heur me semble sans pareil ;

Depuis qu’en liberté notre amour m’enassure,

Je ne crois pas que le soleil…

Scène IX

Célidan,Alcidon,Clarice, laNourrice

 

Célidandit ces mots derrière le théâtre.

Cocher, attends-nous là.

Clarice

D’où provient ce murmure ?

Alcidon

Il est temps d’avancer ; baissons letapabord,

Moins nous ferons de bruit, moins il faudrad’effort.

Clarice

Aux voleurs ! au secours !

La Nourrice

Quoi ! des voleurs, madame ?

Clarice

Oui, des voleurs, nourrice.

La nourriceembrasse les genoux de Clarice et l’empêche defuir.

Ah ! de frayeur je pâme.

Clarice

Laisse-moi, misérable !

Célidan

Allons, il faut marcher,

Madame ; vous viendrez.

Clarice

(Célidan lui met la main sur labouche.)

Aux vo…

Célidan

(Il dit ces mots derrière lethéâtre.)

Touche, cocher.

Scène X

La Nourrice,Doraste,Polymas,Listor

 

LaNourrice, seule.

Sortons de pâmoison, reprenons laparole ;

Il nous faut à grands cris jouer un autrerôle.

Ou je n’y connais rien, ou j’ai bien pris montemps :

Ils n’en seront pas tous égalementcontents ;

Et Philiste demain, cette nouvelle sue,

Sera de belle humeur, ou je suis fortdéçue.

Mais par où vont nos gens ? Voyons, qu’ensûreté

Je fasse aller après par un autre côté.

À présent il est temps que ma voixs’évertue.

Aux armes ! aux voleurs ! onm’égorge, on me tue,

On enlève Madame ! Amis,secourez-nous !

À la force ! aux brigands ! aumeurtre ! Accourez tous,

Doraste, Polymas, Listor !

Polymas

Qu’as-tu, nourrice ?

La Nourrice

Des voleurs…

Polymas

Qu’ont-ils fait ?

La Nourrice

Ils ont ravi Clarice.

Polymas

Comment ? ravi Clarice ?

La Nourrice

Oui. Suivez promptement.

Bons dieux ! que j’ai reçu de coups en unmoment !

Doraste

Suivons-les : mais dis-nous la routequ’ils ont prise.

La Nourrice

Ils vont tout droit par là. Le ciel vousfavorise !

(Elle est seule.)

Oh, qu’ils en vont abattre ! ils sontmorts, c’en est fait ;

Et leur sang, autant vaut, a lavé leurforfait.

Pourvu que le bonheur à leurs souhaitsréponde,

Ils les rencontreront s’ils font le tour dumonde.

Quant à nous cependant subornons quelquespleurs

Qui servent de témoins à nos faussesdouleurs.

Acte IV

 

Scène première

Philiste,Lycas

 

Philiste

Des voleurs cette nuit ont enlevéClarice !

Quelle preuve en as-tu ? queltémoin ? quel indice ?

Ton rapport n’est fondé que sur quelque fauxbruit.

Lycas

Je n’en suis par les yeux, hélas ! quetrop instruit ;

Les cris de sa nourrice en sa maisondéserte

M’ont trop suffisamment assuré de saperte ;

Seule en ce grand logis, elle court haut etbas,

Elle renverse tout ce qui s’offre à sespas,

Et sur ceux qu’elle voit frappe sansreconnaître ;

À peine devant elle oserait-onparaître :

De furie elle écume, et fait sans cesse unbruit

Que le désespoir forme, et que la ragesuit ;

Et parmi ses transports, son hurlementfarouche

Ne laisse distinguer que Clarice en sabouche.

Philiste

Ne t’a-t-elle rien dit ?

Lycas

Soudain qu’elle m’a vu,

Ces mots ont éclaté d’un transportimprévu :

« Va lui dire qu’il perd sa maîtresse etla nôtre » ;

Et puis incontinent, me prenant pour unautre,

Elle m’allait traiter en auteur duforfait ;

Mais ma fuite a rendu sa fureur sanseffet.

Philiste

Elle nomme du moins celui qu’elle ensoupçonne ?

Lycas

Ses confuses clameurs n’en accusentpersonne,

Et même les voisins n’en savent que juger.

Philiste

Tu m’apprends seulement ce qui peutm’affliger,

Traître, sans que je sache où, pour monallégeance,

Adresser ma poursuite et porter mavengeance.

(Seul.)

Tu fais bien d’échapper ; dessus toi madouleur,

Faute d’un autre objet, eût vengé cemalheur :

Malheur d’autant plus grand que sa sourceignorée

Ne laisse aucun espoir à mon âme éplorée,

Ne laisse à ma douleur, qui va finir mesjours,

Qu’une plainte inutile au lieu d’un promptsecours :

Faible soulagement en un coup sifuneste ;

Mais il s’en faut servir, puisque seul il nousreste.

Plains, Philiste, plains-toi, mais avec desaccents

Plus remplis de fureur qu’ils ne sontimpuissants ;

Fais qu’à force de cris poussés jusqu’en lanue,

Ton mal soit plus connu que sa causeinconnue ;

Fais que chacun le sache, et que par tesclameurs

Clarice, où qu’elle soit, apprenne que tumeurs.

Clarice, unique objet qui me tiens enservage,

Reçois de mon ardeur ce derniertémoignage :

Vois comme en te perdant je vais perdre lejour,

Et par mon désespoir juge de mon amour.

Hélas ! pour en juger, peut-être est-ceta feinte

Qui me porte à dessein cette cruelleatteinte,

Et ton amour, qui doute encor de messerments,

Cherche à s’en assurer par mesressentiments.

Soupçonneuse beauté, contente ton envie,

Et prends cette assurance aux dépens de mavie.

Si ton feu dure encor, par mes dernierssoupirs

Reçois ensemble et perds l’effet de tesdésirs ;

Alors ta flamme en vain pour Philisteallumée,

Tu lui voudras du mal de t’avoir tropaimée ;

Et sûre d’une foi que tu crainsd’accepter,

Tu pleureras en vain le bonheur d’endouter.

Que ce penser flatteur me dérobe àmoi-même !

Quel charme à mon trépas de penser qu’ellem’aime !

Et dans mon désespoir qu’il m’est douxd’espérer,

Que ma mort, à son tour, la ferasoupirer !

Simple, qu’espères-tu ? Sa pertevolontaire

Ne veut que te punir d’un amourtéméraire ;

Ton déplaisir lui plaît, et tous autrestourments

Lui sembleraient pour toi de légerschâtiments.

Elle en rit maintenant, cette belleinhumaine ;

Elle pâme de joie au récit de ta peine,

Et choisit pour objet de son affection

Un amant plus sortable à sa condition.

Pauvre désespéré, que ta raisons’égare !

Et que tu traites mal une amitié sirare !

Après tant de serments de n’aimer rien quetoi,

Tu la veux faire heureuse aux dépens de safoi ;

Tu veux seul avoir part à la douleurcommune ;

Tu veux seul te charger de toutel’infortune,

Comme si tu pouvais en croissant tesmalheurs

Diminuer les siens, et l’ôter aux voleurs.

N’en doute plus, Philiste, un ravisseurinfâme

A mis en son pouvoir la reine de ton âme,

Et peut-être déjà ce corsaire effronté

Triomphe insolemment de sa fidélité.

Qu’à ce triste penser ma vigueurdiminue !

Scène II

Philiste,Doraste,Polymas,Listor

 

Philiste

Qu’est-elle devenue ?

Mais voici de ses gens.

Amis, le savez-vous ? N’avez-vous rientrouvé

Qui nous puisse éclaircir du malheurarrivé ?

Doraste

Nous avons fait, monsieur, une vainepoursuite.

Philiste

Du moins vous avez vu des marques de leurfuite.

Doraste

Si nous avions pu voir les traces de leurspas,

Des brigands ou de nous vous sauriez letrépas ;

Mais, hélas ! quelque soin et quelquediligence…

Philiste

Ce sont là des effets de votreintelligence,

Traîtres ; ces feints hélas ne sauraientm’abuser.

Polymas

Vous n’avez point, monsieur, de quoi nousaccuser.

Philiste

Perfides, vous prêtez épaule à leurretraite,

Et c’est ce qui vous fait me la tenirsecrète.

Mais voici… Vous fuyez ! vous avez beaucourir,

Il faut me ramener ma maîtresse, oumourir.

Dorasterentrant avec ses compagnons, cependant que Philiste lescherche derrière le théâtre.

Cédons à sa fureur, évitons-en l’orage.

Polymas

Ne nous présentons plus aux transports de sarage ;

Mais plutôt derechef allons si bienchercher,

Qu’il n’ait plus au retour sujet de sefâcher.

Listor, voyant revenirPhiliste, et s’enfuyant avec ses compagnons.

Le voilà.

Philiste, l’épée à la main,et seul.

Qui les ôte à ma juste colère ?

Venez de vos forfaits recevoir le salaire,

Infâmes scélérats, venez,qu’espérez-vous ?

Votre fuite ne peut vous sauver de mescoups.

Scène III

Alcidon,Célidan,Philiste

 

Alcidonmet l’épée à la main.

Philiste, à la bonne heure, un miraclevisible

T’a rendu maintenant à l’honneur plussensible,

Puisqu’ainsi tu m’attends les armes à lamain.

J’admire avec plaisir ce changementsoudain,

Et vais…

Célidan

Ne pense pas ainsi…

Alcidon

Laisse-nous faire ;

C’est en homme de cœur qu’il me vasatisfaire.

Crains-tu d’être témoin d’une bonneaction ?

Philiste

Dieux ! ce comble manquait à monaffliction.

Que j’éprouve en mon sort une rigueurcruelle !

Ma maîtresse perdue, un ami me querelle.

Alcidon

Ta maîtresse perdue !

Philiste

Hélas ! hier, des voleurs…

Alcidon

Je n’en veux rien savoir, va le conterailleurs ;

Je ne prends point de part aux intérêts d’untraître ;

Et puisqu’il est ainsi, le ciel fait bienconnaître

Que son juste courroux a soin de mevenger.

Philiste

Quel plaisir, Alcidon, prends-tu dem’outrager ?

Mon amitié se lasse, et ma fureurm’emporte ;

Mon âme pour sortir ne cherche qu’uneporte.

Ne me presse donc plus dans un teldésespoir :

J’ai déjà fait pour toi par-delà mondevoir.

Te peux-tu plaindre encor de ta placeusurpée ?

J’ai renvoyé Géron à coups de platd’épée ;

J’ai menacé Florange, et rompu les accords

Qui t’avaient su causer ces violentstransports.

Alcidon

Entre des cavaliers une offense reçue

Ne se contente point d’une si lâcheissue ;

Va m’attendre…

Célidan, àAlcidon.

Arrêtez, je ne permettrai pas

Qu’un si funeste mot termine vos débats.

Philiste

Faire ici du fendant tandis qu’on noussépare,

C’est montrer un esprit lâche autant quebarbare.

Adieu, mauvais, adieu : nous nouspourrons trouver ;

Et si le cœur t’en dit, au lieu de tantbraver,

J’apprendrai seul à seul, dans peu, de tesnouvelles.

Mon honneur souffrirait des tacheséternelles

À craindre encor de perdre une telleamitié.

Scène IV

Célidan,Alcidon

 

Célidan

Mon cœur à ses douleurs s’attendrit depitié ;

Il montre une franchise ici tropnaturelle,

Pour ne te pas ôter tout sujet dequerelle.

L’affaire se traitait sans doute à sondesçu,

Et quelque faux soupçon en ce point t’adéçu.

Va retrouver Doris, et rendons-luiClarice.

Alcidon

Tu te laisses donc prendre à ce lourdartifice,

À ce piège, qu’il dresse afin de meduper ?

Célidan

Romprait-il ces accords à dessein detromper ?

Que vois-tu là qui sente unesupercherie ?

Alcidon

Je n’y vois qu’un effet de sapoltronnerie,

Qu’un lâche désaveu de cette trahison,

De peur d’être obligé de m’en faireraison.

Je l’en pressai dès hier ; mais son peude courage

Aima mieux pratiquer ce rusé témoignage,

Par où, m’éblouissant, il pût un de cesjours

Renouer sourdement ces muettes amours.

Il en donne en secret des avis àFlorange :

Tu ne le connais pas ; c’est un espritétrange.

Célidan

Quelque étrange qu’il soit, si tu prends bienton temps,

Malgré lui tes désirs se trouverontcontents.

Ses offres acceptés, que rien ne sediffère ;

Après un prompt hymen, tu le mets à pisfaire.

Alcidon

Cet ordre est infaillible à procurer monbien ;

Mais ton contentement m’est plus cher que lemien.

Longtemps à mon sujet tes passionscontraintes

Ont souffert et caché leurs plus vivesatteintes ;

Il me faut à mon tour en faire autant pourtoi :

Hier devant tous les dieux je t’en donnai mafoi,

Et pour la maintenir tout me serapossible.

Célidan

Ta perte en mon bonheur me serait tropsensible ;

Et je m’en haïrais, si j’avais consenti

Que mon hymen laissât Alcidon sans parti.

Alcidon

Eh bien, pour t’arracher ce scrupule del’âme

(Quoique je n’eus jamais pour elle aucuneflamme),

J’épouserai Clarice. Ainsi, puisque monsort

Veut qu’à mes amitiés je fasse un teleffort,

Que d’un de mes amis j’épouse lamaîtresse,

C’est là que par devoir il faut que jem’adresse.

Philiste est un parjure, et moi tonobligé :

Il m’a fait un affront, et tu m’en asvengé.

Balancer un tel choix avec inquiétude,

Ce serait me noircir de tropd’ingratitude.

Célidan

Mais te priver pour moi de ce que tuchéris !

Alcidon

C’est faire mon devoir, te quittant maDoris,

Et me venger d’un traître, épousant saClarice.

Mes discours ni mon cœur n’ont aucunartifice.

Je vais, pour confirmer tout ce que je t’aidit,

Employer vers Doris mon reste decrédit :

Si je la puis gagner, je te réponds dufrère,

Trop heureux à ce prix d’apaiser macolère !

Célidan

C’est ainsi que tu veux m’obligerdoublement.

Vois ce que je pourrai pour toncontentement.

Alcidon

L’affaire, à mon avis, deviendrait plusaisée,

Si Clarice apprenait une mort supposée…

Célidan

De qui ? de son amant ? Va, tienspour assuré

Qu’elle croira dans peu ce perfide expiré.

Alcidon

Quand elle en aura su la nouvelle funeste,

Nous aurons moins de peine à la résoudre aureste.

On a beau nous aimer, des pleurs sont tôtséchés

Et les morts soudain mis au rang des vieuxpéchés.

Scène V

 

Célidan

Il me cède à mon gré Doris de boncourage ;

Et ce nouveau dessein d’un autre mariage,

Pour être fait sur l’heure, et toutnonchalamment,

Est conduit, ce me semble, assezaccortement.

Qu’il en sait de moyens ! qu’il a sesraisons prêtes !

Et qu’il trouve à l’instant de prétexteshonnêtes

Pour ne point rapprocher de son premieramour !

Plus j’y porte la vue, et moins j y vois dejour.

M’aurait-il bien caché le fond de sapensée ?

Oui, sans doute, Clarice a son âmeblessée ;

Il se venge en parole, et s’oblige eneffet.

On ne le voit que trop, rien ne lesatisfait :

Quand on lui rend Doris, il s’aigritdavantage.

Je jouerais, à ce conte, un jolipersonnage !

Il s’en faut éclaircir. Alcidon ruse envain,

Tandis que le succès est encore en mamain :

Si mon soupçon est vrai, je lui feraiconnaître

Que je ne suis pas homme à seconder untraître.

Ce n’est point avec moi qu’il faut faire lefin,

Et qui me veut duper en doit craindre lafin.

Il ne voulait que moi pour lui servird’escorte,

Et si je ne me trompe, il n’ouvrit point laporte ;

Nous étions attendus, on secondait noscoups ;

La nourrice parut en même temps que nous,

Et se pâma soudain avec tant de justesse,

Que cette pâmoison nous livra samaîtresse.

Qui lui pourrait un peu tirer les vers dunez,

Que nous verrions demain des gens bienétonnés !

Scène VI

Célidan, laNourrice

 

La Nourrice

Ah !

Célidan

J’entends des soupirs.

La Nourrice

Destins !

Célidan

C’est la nourrice ;

Qu’elle vient à propos !

La Nourrice

Ou rendez-moi Clarice…

Célidan

Il la faut aborder.

La Nourrice

Ou me donnez la mort.

Célidan

Qu’est-ce ? qu’as-tu, nourrice, àt’affliger si fort ?

Quel funeste accident ? quelle pertearrivée ?

La Nourrice

Perfide ! c’est donc toi qui me l’asenlevée ?

En quel lieu la tiens-tu ? dis-moi, qu’enas-tu fait ?

Célidan

Ta douleur sans raison m’impute ceforfait ;

Car enfin je t’entends, tu cherches tamaîtresse ?

La Nourrice

Oui, je te la demande, âme double ettraîtresse.

Célidan

Je n’ai point eu de part en cetenlèvement ;

Mais je t’en dirai bien l’heureuxévénement.

Il ne faut plus avoir un visage si triste,

Elle est en bonne main.

La Nourrice

De qui ?

Célidan

De son Philiste.

La Nourrice

Le cœur me le disait, que ce rusé flatteur

Devait être du coup le véritable auteur.

Célidan

Je ne dis pas cela, nourrice ; ducontraire,

Sa rencontre à Clarice était fortnécessaire.

La Nourrice

Quoi ! l’a-t-il délivrée ?

Célidan

Oui.

La Nourrice

Bons dieux !

Célidan

Sa valeur

Ôte ensemble la vie, et Clarice au voleur.

La Nourrice

Vous ne parlez que d’un.

Célidan

L’autre ayant pris la fuite,

Philiste a négligé d’en faire lapoursuite.

La Nourrice

Leur carrosse roulant, comme est-il avenu…

Célidan

Tu m’en veux informer en vain par le menu.

Peut-être un mauvais pas, une branche, unepierre,

Fit verser leur carrosse, et les jeta parterre ;

Et Philiste eut tant d’heur que de lesrencontrer

Comme eux et ta maîtresse étaient prêts d’yrentrer.

La Nourrice

Cette heureuse nouvelle a mon âme ravie.

Mais le nom de celui qu’il a privé devie ?

Célidan

C’est… je l’aurais nommé mille fois en unjour :

Que ma mémoire ici me fait un mauvaistour !

C’est un des bons amis que Philiste eût aumonde.

Rêve un peu comme moi, nourrice, et meseconde.

La Nourrice

Donnez-m’en quelque adresse.

Célidan

Il se termine en don.

C’est… j’y suis ; peu s’en faut ;attends, c’est…

La Nourrice

Alcidon ?

Célidan

T’y voilà justement.

La Nourrice

Est-ce lui ? Quel dommage

Qu’un brave gentilhomme en la fleur de sonâge…

Toutefois il n’a rien qu’il n’ait bienmérité,

Et grâces aux bons dieux, son desseinavorté…

Mais du moins, en mourant, il nomma soncomplice ?

Célidan

C’est là le pis pour toi.

La Nourrice

Pour moi !

Célidan

Pour toi, nourrice.

La Nourrice

Ah ! le traître !

Célidan

Sans doute il te voulait du mal.

La Nourrice

Et m’en pourrait-il faire ?

Célidan

Oui, son rapport fatal…

La Nourrice

Ne peut rien contenir que je ne le dénie.

Célidan

En effet, ce rapport n’est qu’unecalomnie.

Écoute cependant : il a dit qu’à tonsu

Ce malheureux dessein avait étéconçu ;

Et que pour empêcher la fuite de Clarice,

Ta feinte pâmoison lui fit un bonoffice ;

Qu’il trouva le jardin par ton moyenouvert.

La Nourrice

De quels damnables tours cet imposteur sesert !

Non, monsieur ; à présent il faut que jele die !

Le ciel ne vit jamais de telle perfidie.

Ce traître aimait Clarice, et brûlant de cefeu,

Il n’amusait Doris que pour couvrir sonjeu ;

Depuis près de six mois il a tâché sanscesse

D’acheter ma faveur auprès de mamaîtresse ;

Il n’a rien épargné qui fût en sonpouvoir ;

Mais me voyant toujours ferme dans ledevoir,

Et que pour moi ses dons n’avaient aucuneamorce,

Enfin il a voulu recourir à la force.

Vous savez le surplus, vous voyez soneffort

À se venger de moi pour le moins en samort :

Piqué de mes refus, il me fait criminelle,

Et mon crime ne vient que d’être tropfidèle.

Mais, monsieur, le croit-on ?

Célidan

N’en doute aucunement.

Le bruit est qu’on t’apprête un rudechâtiment.

La Nourrice

Las ! que me dites-vous ?

Célidan

Ta maîtresse en colère

Jure que tes forfaits recevront leursalaire ;

Surtout elle s’aigrit contre ta pâmoison.

Si tu veux éviter une infâme prison,

N’attends pas son retour.

La Nourrice

Où me vois-je réduite,

Si mon salut dépend d’une soudainefuite !

Et mon esprit confus ne sait oùl’adresser.

Célidan

J’ai pitié des malheurs qui te viennentpresser :

Nourrice, fais chez moi, si tu veux, taretraite ;

Autant qu’en lieu du monde elle y serasecrète.

La Nourrice

Oserais-je espérer que la compassion…

Célidan

Je prends ton innocence en ma protection.

Va, ne perds point de temps : être icidavantage

Ne pourrait à la fin tourner qu’à tondommage.

Je te suivrai de l’œil, et ne dis encorrien

Comme après je saurai m’employer pour tonbien :

Durant l’éloignement ta paix se pourrafaire.

La Nourrice

Vous me serez, monsieur, comme un dieututélaire.

Célidan

Trêve, pour le présent, de cesremerciements ;

Va, tu n’as pas loisir de tant decompliments.

Scène VII

 

Célidan

Voilà mon homme pris, et ma vieilleattrapée.

Vraiment un mauvais conte aisément l’adupée :

Je la croyais plus fine, et n’eusse paspensé

Qu’un discours sur-le-champ par hasardcommencé,

Dont la suite non plus n’allait qu’àl’aventure,

Pût donner à son âme une telle torture,

La jeter en désordre, et brouiller sesressorts ;

Mais la raison le veut, c’est l’effet desremords.

Le cuisant souvenir d’une action méchante

Soudain au moindre mot nous donnel’épouvante.

Mettons-la cependant en lieu de sûreté,

D’où nous ne craignions rien de sasubtilité ;

Après, nous ferons voir qu’il me faut d’uneaffaire

Ou du tout ne rien dire, ou du tout ne rientaire,

Et que depuis qu’on joue à surprendre unami,

Un trompeur en moi trouve un trompeur etdemi.

Scène VIII

Alcidon,Doris

 

Doris

C’est donc pour un ami que tu veux que monâme

Allume à ta prière une nouvelleflamme ?

Alcidon

Oui, de tout mon pouvoir je t’en viensconjurer.

Doris

À ce coup, Alcidon, voilà te déclarer.

Ce compliment, fort beau pour des âmesglacées,

M’est un aveu bien clair de tes feintespassées.

Alcidon

Ne parle point de feinte ; iln’appartient qu’à toi

D’être dissimulée, et de manquer defoi ;

L’effet l’a trop montré.

Doris

L’effet a dû t’apprendre,

Quand on feint avec moi, que je sais bien lerendre.

Mais je reviens à toi. Tu fais donc tant debruit

Afin qu’après un autre en recueille lefruit ;

Et c’est à ce dessein que ta fausse colère

Abuse insolemment de l’esprit de monfrère ?

Alcidon

Ce qu’il a pris de part en mesressentiments

Apporte seul du trouble à tescontentements ;

Et pour moi, qui vois trop ta haine par cechange

Qui t’a fait sans raison me préférerFlorange,

Je n’ose plus t’offrir un service odieux.

Doris

Tu ne fais pas tant mal. Mais pour faire encormieux,

Puisque tu connais ma véritable haine,

De moi, ni de mon choix ne te mets point enpeine.

C’est trop manquer de sens : je te prie,est-ce à toi,

À l’objet de ma haine, à disposer demoi ?

Alcidon

Non ; mais puisque je vois à mon peu demérite

De ta possession l’espérance interdite,

Je sentirais mon mal puissamment soulagé,

Si du moins un ami m’en était obligé.

Ce cavalier, au reste, a tous lesavantages

Que l’on peut remarquer aux plus bravescourages,

Beau de corps et d’esprit, riche, adroit,valeureux,

Et surtout de Doris à l’extrême amoureux.

Doris

Toutes ces qualités n’ont rien qui medéplaise ;

Mais il en a de plus une autre fortmauvaise,

C’est qu’il est ton ami ; cette seuleraison

Me le ferait haïr, si j’en savais le nom.

Alcidon

Donc, pour le bien servir, il faut ici letaire ?

Doris

Et de plus lui donner cet avis salutaire,

Que s’il est vrai qu’il m’aime et qu’ilveuille être aimé,

Quand il m’entretiendra, tu ne sois pointnommé ;

Qu’il n’espère autrement de réponse quetriste.

J’ai dépit que le sang me lie avecPhiliste,

Et qu’ainsi malgré moi j’aime un de tesamis.

Alcidon

Tu seras quelque jour d’un esprit plusremis.

Adieu. Quoi qu’il en soit, souviens-toi,dédaigneuse,

Que tu hais Alcidon qui te veut rendreheureuse.

Doris

Va, je ne veux point d’heur qui parte de tamain.

Scène IX

 

Doris

Qu’aux filles comme moi le sort estinhumain !

Que leur condition se trouvedéplorable !

Une mère aveuglée, un frère inexorable,

Chacun de son côté, prennent sur mondevoir

Et sur mes volontés un absolu pouvoir.

Chacun me veut forcer à suivre soncaprice :

L’un a ses amitiés, l’autre a son avarice.

Ma mère veut Florange, et mon frèreAlcidon.

Dans leurs divisions mon cœur à l’abandon

N’attend que leur accord pour souffrir et pourfeindre.

Je n’ose qu’espérer, et je ne sais quecraindre,

Ou plutôt je crains tout et je n’espèrerien.

Je n’ose fuir mon mal, ni rechercher monbien.

Dure sujétion ! étrangetyrannie !

Toute liberté donc à mon choix sedénie !

On ne laisse à mes yeux rien à dire à moncœur,

Et par force un amant n’a de moi querigueur.

Cependant il y va du reste de ma vie,

Et je n’ose écouter tant soit peu monenvie.

Il faut que mes désirs, toujoursindifférents,

Aillent sans résistance au gré de mesparents,

Qui m’apprêtent peut-être un brutal, unsauvage :

Et puis cela s’appelle une fille biensage !

Ciel, qui vois ma misère et qui fais lesheureux,

Prends pitié d’un devoir qui m’est sirigoureux !

Acte V

 

Scène première

Célidan,Clarice

 

Célidan

N’espérez pas, madame, avec cet artifice,

Apprendre du forfait l’auteur ni lecomplice :

Je chéris l’un et l’autre, et crois qu’ilm’est permis

De conserver l’honneur de mes plus chersamis.

L’un, aveuglé d’amour, ne jugea point deblâme

À ravir la beauté qui lui ravissaitl’âme ;

Et l’autre l’assista parimportunité :

C’est ce que vous saurez de leur témérité.

Clarice

Puisque vous le voulez, monsieur, je suiscontente

De voir qu’un bon succès a trompé leurattente ;

Et me résolvant même à perdre à l’avenir,

De toute ma douleur l’odieux souvenir,

J’estime que la perte en sera plus aisée,

Si j’ignore les noms de ceux qui l’ontcausée.

C’est assez que je sais qu’à votre heureuxsecours

Je dois tout le bonheur du reste de mesjours.

Philiste autant que moi vous en estredevable ;

S’il a su mon malheur, il estinconsolable ;

Et dans son désespoir sans doutequ’aujourd’hui

Vous lui rendez la vie en me rendant àlui.

Disposez du pouvoir et de l’un et del’autre ;

Ce que vous y verrez, tenez-le comme auvôtre ;

Et souffrez cependant qu’on le puisseavertir

Que nos maux en plaisirs se doiventconvertir.

La douleur trop longtemps règne sur soncourage.

Célidan

C’est à moi qu’appartient l’honneur de cemessage ;

Mon secours sans cela, comme de nul effet,

Ne vous aurait rendu qu’un serviceimparfait.

Clarice

Après avoir rompu les fers d’une captive,

C’est tout de nouveau prendre une peineexcessive,

Et l’obligation que j’en vais vous avoir

Met la revanche hors de mon peu depouvoir.

Ainsi dorénavant, quelque espoir qui meflatte,

Il faudra malgré moi que j’en demeureingrate.

Célidan

En quoi que mon service oblige votreamour,

Vos seuls remerciements me mettent àretour.

Scène II

 

Célidan

Qu’Alcidon maintenant soit de feu pourClarice,

Qu’il ait de son parti sa traîtressenourrice,

Que d’un ami trop simple il fasse unravisseur,

Qu’il querelle Philiste, et néglige sasœur,

Enfin qu’il aime, dupe, enlève, feigne,abuse,

Je trouve mieux que lui mon compte dans saruse :

Son artifice m’aide, et succède si bien,

Qu’il me donne Doris, et ne lui laisserien.

Il semble n’enlever qu’à dessein que jerende,

Et que Philiste après une faveur si grande

N’ose me refuser celle dont ses transports

Et ses faux mouvements font rompre lesaccords.

Ne m’offre plus Doris, elle m’est touteacquise ;

Je ne la veux devoir, traître, qu’à mafranchise ;

Il suffit que ta ruse ait dégagé safoi :

Cesse tes compliments, je l’aurai bien sanstoi.

Mais pour voir ces effets allons trouver lefrère :

Notre heur s’accorde mal avecque samisère,

Et ne peut s’avancer qu’en lui disant lesien.

Scène III

Alcidon,Célidan

 

Célidan

Ah ! je cherchais une heure avec toid’entretien ;

Ta rencontre jamais ne fut plus opportune.

Alcidon

En quel point as-tu mis l’état de mafortune ?

Célidan

Tout va le mieux du monde. Il ne se pouvaitpas

Avec plus de succès supposer untrépas ;

Clarice au désespoir croit Philiste sansvie.

Alcidon

Et l’auteur de ce coup ?

Célidan

Celui qui l’a ravie,

Un amant inconnu dont je lui fais parler.

Alcidon

Elle a donc bien jeté des injures enl’air ?

Célidan

Cela s’en va sans dire.

Alcidon

Ainsi rien ne l’apaise ?

Célidan

Si je te disais tout, tu mourrais de tropd’aise.

Alcidon

Je n’en veux point qui porte une si dureloi.

Célidan

Dans ce grand désespoir elle parle de toi.

Alcidon

Elle parle de moi !

Célidan

« J’ai perdu ce que j’aime,

Dit-elle ; mais du moins si cet autrelui-même,

Son fidèle Alcidon, m’en consolaitici ! »

Alcidon

Tout de bon ?

Célidan

Son esprit en paraît adouci.

Alcidon

Je ne me pensais pas si fort dans samémoire.

Mais non, cela n’est point, tu m’en donnes àcroire.

Célidan

Tu peux, dans ce jour même, en voir lavérité.

Alcidon

J’accepte le parti par curiosité.

Dérobons-nous ce soir pour lui rendrevisite.

Célidan

Tu verras à quel point elle met tonmérite.

Alcidon

Si l’occasion s’offre, on peut ladisposer,

Mais comme sans dessein…

Célidan

J’entends, à t’épouser.

Alcidon

Nous pourrons feindre alors que par madiligence

Le concierge, rendu de mon intelligence,

Me donne un accès libre aux lieux de saprison ;

Que déjà quelque argent m’en a fait laraison,

Et que, s’il en faut croire une justeespérance,

Les pistoles dans peu feront sadélivrance,

Pourvu qu’un prompt hymen succède à mesdésirs.

Célidan

Que cette invention t’assure deplaisirs !

Une subtilité si dextrement tissue

Ne peut jamais avoir qu’une admirableissue.

Alcidon

Mais l’exécution ne s’en doit passurseoir.

Célidan

Ne diffère donc point. Je t’attends vers lesoir ;

N’y manque pas. Adieu. J’ai quelque affaire enville.

Alcidon,seul.

Ô l’excellent ami ! qu’il a l’espritdocile !

Pouvais-je faire un choix plus commode pourmoi ?

Je trompe tout le monde avec sa bonnefoi ;

Et quant à sa Doris, si sa poursuite estvaine,

C’est de quoi maintenant je ne suis guère enpeine ;

Puisque j’aurai mon compte, il m’importe fortpeu

Si la coquette agrée ou néglige son feu.

Mais je ne songe pas que ma joieimprudente

Laisse en perplexité ma chèreconfidente ;

Avant que de partir, il faudra sur le tard

De nos heureux succès lui faire quelquepart.

Scène IV

Chrysante,Philiste,Doris

 

Chrysante

Je ne le puis celer, bien que j’ycompatisse :

Je trouve en ton malheur quelque peu dejustice :

Le ciel venge ta sœur ; ton folemportement

A rompu sa fortune, et chassé son amant,

Et tu vois aussitôt la tienne renversée,

Ta maîtresse par force en d’autres mainspassée.

Cependant Alcidon, que tu crois rappeler,

Toujours de plus en plus s’obstine àquereller.

Philiste

Madame, c’est à vous que nous devons nousprendre

De tous les déplaisirs qu’il nous en fautattendre.

D’un si honteux affront le cuisantsouvenir

Éteint toute autre ardeur que celle depunir.

Ainsi mon mauvais sort m’a bien ôtéClarice ;

Mais du reste accusez votre seule avarice.

Madame, nous perdons par votre aveuglement

Votre fils, un ami ; votre fille, unamant.

Doris

Ôtez ce nom d’amant : le fard de sonlangage

Ne m’empêcha jamais de voir dans soncourage ;

Et nous étions tous deux semblables en cepoint,

Que nous feignions d’aimer ce que nousn’aimions point.

Philiste

Ce que vous n’aimiez point ! Jeunedissimulée,

Fallait-il donc souffrir d’en êtrecajolée ?

Doris

Il le fallait souffrir, ou vousdésobliger.

Philiste

Dites qu’il vous fallait un esprit moinsléger.

Chrysante

Célidan vient d’entrer : fais un peu desilence,

Et du moins à ses yeux cache ta violence.

Scène V

Philiste, Chrysante, Célidan,Doris

 

Philiste, àCélidan.

Eh bien ! que dit, que fait, notre amantirrité ?

Persiste-t-il encor dans sabrutalité ?

Célidan

Quitte pour aujourd’hui le soin de tesquerelles :

J’ai bien à te conter de meilleuresnouvelles.

Les ravisseurs n’ont plus Clarice en leurpouvoir.

Philiste

Ami, que me dis-tu ?

Célidan

Ce que je viens de voir.

Philiste

Et de grâce, où voit-on le sujet quej’adore ?

Dis-moi le lieu.

Célidan

Le lieu ne se dit pas encore.

Celui qui te la rend te veut faire uneloi…

Philiste

Après cette faveur, qu’il dispose demoi ;

Mon possible est à lui.

Célidan

Donc, sous cette promesse,

Tu peux dans son logis aller voir tamaîtresse :

Ambassadeur exprès…

Scène VI

Chrysante,Célidan,Doris

 

Chrysante

Son feu précipité

Lui fait faire envers vous uneincivilité ;

Vous la pardonnerez à cette ardeur tropforte

Qui sans vous dire adieu, vers son objetl’emporte.

Célidan

C’est comme doit agir un véritable amour.

Un feu moindre eût souffert quelque plus longséjour ;

Et nous voyons assez par cette expérience

Que le sien est égal à son impatience.

Mais puisqu’ainsi le ciel rejoint ces deuxamants,

Et que tout se dispose à voscontentements,

Pour m’avancer aux miens, oserais-je,madame

Offrir à tant d’appas un cœur qui n’est queflamme,

Un cœur sur qui ses yeux de tout tempsabsolus

Ont imprimé des traits qui ne s’effacentplus ?

J’ai cru par le passé qu’une ardeurmutuelle

Unissait les esprits et d’Alcidon etd’elle,

Et qu’en ce cavalier son désir arrêté

Prendrait tous autres vœux pourimportunité.

Cette seule raison m’obligeant à me taire,

Je trahissais mon feu de peur de luidéplaire ;

Mais aujourd’hui qu’un autre en sa placereçu

Me fait voir clairement combien j’étaisdéçu,

Je ne condamne plus mon amour au silence,

Et viens faire éclater toute sa violence.

Souffrez que mes désirs, si longtempsretenus,

Rendent à sa beauté des vœux qui lui sontdus ;

Et du moins, par pitié d’un si cruelmartyre,

Permettez quelque espoir à ce cœur quisoupire.

Chrysante

Votre amour pour Doris est un si grandbonheur

Que je voudrais sur l’heure en accepterl’honneur ;

Mais vous voyez le point où me réduitPhiliste,

Et comme son caprice à mes souhaitsrésiste.

Trop chaud ami qu’il est, il s’emporte à touscoups

Pour un fourbe insolent qui se moque denous.

Honteuse qu’il me force à manquer depromesse,

Je n’ose vous donner une réponse expresse,

Tant je crains de sa part un désordrenouveau.

Célidan

Vous me tuez, madame, et cachez lecouteau :

Sous ce détour discret un refus se colore.

Chrysante

Non, monsieur, croyez-moi, votre offre noushonore.

Aussi dans le refus j’aurais peu deraison :

Je connais votre bien, je sais votremaison.

Votre père jadis (hélas ! que cettehistoire

Encor sur mes vieux ans m’est douce en lamémoire !),

Votre feu père, dis-je, eut de l’amour pourmoi ;

J’étais son cher objet ; et maintenant jevoi

Que comme par un droit successif defamille,

L’amour qu’il eut pour moi, vous l’avez pourma fille.

S’il m’aimait, je l’aimais ; et lesseules rigueurs

De ses cruels parents divisèrent noscœurs :

On l’éloigna de moi par ce maudit usage

Qui n’a d’égard qu’aux biens pour faire unmariage ;

Et son père jamais ne souffrit son retour

Que ma foi n’eût ailleurs engagé monamour :

En vain à cet hymen j’opposai maconstance ;

La volonté des miens vainquit marésistance.

Mais je reviens à vous, en qui je voisportraits

De ses perfections les plus aimablestraits.

Afin de vous ôter désormais toute crainte

Que dessous mes discours se cache aucunefeinte,

Allons trouver Philiste, et vous verrezalors

Comme en votre faveur je ferai mesefforts.

Célidan

Si de ce cher objet j’avais mêmeassurance,

Rien ne pourrait jamais troubler monespérance.

Doris

Je ne sais qu’obéir, et n’ai point devouloir.

Célidan

Employer contre vous un absolupouvoir !

Ma flamme d’y penser se tiendraitcriminelle.

Chrysante

Je connais bien ma fille, et je vous répondsd’elle.

Dépêchons seulement d’aller vers cesamants.

Célidan

Allons : mon heur dépend de voscommandements.

Scène VII

Philiste,Clarice

 

Philiste

Ma douleur, qui s’obstine à combattre majoie,

Pousse encor des soupirs, bien que je vousrevoie ;

Et l’excès des plaisirs qui me viennentcharmer

Mêle dans ces douceurs je ne sais quoid’amer :

Mon âme en est ensemble et ravie etconfuse.

D’un peu de lâcheté votre retour m’accuse,

Et votre liberté me reproche aujourd’hui

Que mon amour la doit à la pitié d’autrui.

Elle me comble d’aise et m’accable dehonte ;

Celui qui vous la rend, en m’obligeant,m’affronte :

Un coup si glorieux n’appartenait qu’àmoi.

Clarice

Vois-tu dans mon esprit des doutes de tafoi ?

Y vois-tu des soupçons qui blessent toncourage,

Et dispensent ta bouche à ce fâcheuxlangage ?

Ton amour et tes soins trompés par monmalheur,

Ma prison inconnue a bravé ta valeur.

Que t’importe à présent qu’un autre m’endélivre,

Puisque c’est pour toi seul que Clarice veutvivre,

Et que d’un tel orage en bonace réduit

Célidan a la peine, et Philiste lefruit ?

Philiste

Mais vous ne dites pas que le point quim’afflige,

C’est la reconnaissance où l’honneur vousoblige :

Il vous faut être ingrate, ou bien àl’avenir

Lui garder en votre âme un peu desouvenir.

La mienne en est jalouse, et trouve cepartage,

Quelque inégal qu’il soit, à sondésavantage ;

Je ne puis le souffrir. Nos pensers à tousdeux

Ne devraient, à mon gré, parler que de nosfeux.

Tout autre objet que moi dans votre esprit mepique.

Clarice

Ton humeur, à ce compte, est un peutyrannique :

Penses-tu que je veuille un amant sijaloux ?

Philiste

Je tâche d’imiter ce que je vois envous ;

Mon esprit amoureux, qui vous tient pour sareine,

Fait de vos actions sa règle souveraine.

Clarice

Je ne puis endurer ces proposoutrageux :

Où me vois-tu jalouse, afin d’êtreombrageux ?

Philiste

Quoi ! ne l’étiez-vous point l’autre jourqu’en visite

J’entretins quelque temps Bélinde etChrysolite ?

Clarice

Ne me reproche point l’excès de mon amour.

Philiste

Mais permettez-moi donc cet excès à montour :

Est-il rien de plus juste, ou de pluséquitable ?

Clarice

Encor pour un jaloux tu seras forttraitable,

Et n’es pas maladroit en ces douxentretiens,

D’accuser mes défauts pour excuser lestiens ;

Par cette liberté tu me fais bien paraître

Que tu crois que l’hymen t’ait déjà rendumaître,

Puisque laissant les vœux et lessubmissions,

Tu me dis seulement mes imperfections.

Philiste, c’est douter trop peu de tapuissance,

Et prendre avant le temps un peu trop delicence.

Nous avions notre hymen à demainarrêté ;

Mais, pour te bien punir de cette liberté,

De plus de quatre jours ne crois pas qu’ils’achève.

Philiste

Mais si durant ce temps quelque autre vousenlève,

Avez-vous sûreté que, pour votre secours,

Le même Célidan se rencontretoujours ?

Clarice

Il faut savoir de lui s’il prendrait cettepeine.

Vois ta mère et ta sœur que vers nous ilamène.

Sa réponse rendra nos débats terminés.

Philiste

Ah ! mère, sœur, ami, que vousm’importunez !

Scène VIII

Chrysante,Doris,Célidan,Clarice,Philiste

 

Chrysante, àClarice.

Je viens après mon fils vous rendre uneassurance

De la part que je prends en votredélivrance ;

Et mon cœur tout à vous ne saurait endurer

Que mes humbles devoirs osent se différer.

Clarice, àChrysante.

N’usez point de ce mot vers celle dontl’envie

Est de vous obéir le reste de sa vie,

Que son retour rend moins à soi-même qu’àvous.

Ce brave cavalier accepté pour époux,

C’est à moi désormais, entrant dans safamille,

À vous rendre un devoir de servante et defille ;

Heureuse mille fois, si le peu que je vaux

Ne vous empêche point d’excuser mesdéfauts,

Et si votre bonté d’un tel choix secontente !

Chrysante, àClarice.

Dans ce bien excessif, qui passe monattente,

Je soupçonne mes sens d’une infidélité,

Tant ma raison s’oppose à ma crédulité.

Surprise que je suis d’une tellemerveille,

Mon esprit tout confus doute encor si jeveille ;

Mon âme en est ravie, et ces ravissements

M’ôtent la liberté de tous remerciements.

Doris,à Clarice.

Souffrez qu’en ce bonheur mon zèlem’enhardisse

À vous offrir, madame, un fidèle service.

Clarice, àDoris.

Et moi, sans compliment qui vous farde moncœur,

Je vous offre et demande une amitié desœur.

Philiste, àCélidan.

Toi, sans qui mon malheur étaitinconsolable,

Ma douleur sans espoir, ma perteirréparable,

Qui m’as seul obligé plus que tous mesamis,

Puisque je te dois tout, que je t’ai toutpromis,

Cesse de me tenir dedansl’incertitude :

Dis-moi par où je puis sortird’ingratitude ;

Donne-moi le moyen, après un tel bienfait,

De réduire pour toi ma parole en effet.

Célidan, àPhiliste.

S’il est vrai que ta flamme et celle deClarice

Doivent leur bonne issue à mon peu deservice,

Qu’un bon succès par moi réponde à tous vosvœux,

J’ose t’en demander un pareil à mes feux.

(MontrantChrysante.)

J’ose te demander, sous l’aveu de Madame,

Ce digne et seul objet de ma secrèteflamme,

Cette sœur que j’adore, et qui pour faire unchoix

Attend de ton vouloir les favorables lois.

Philiste, àCélidan.

Ta demande m’étonne ensemble etm’embarrasse :

Sur ton meilleur ami tu brigues cetteplace,

Et tu sais que ma foi la réserve pour lui.

Chrysante, àPhiliste.

Si tu n’as entrepris de m’accablerd’ennui,

Ne te fais point ingrat pour une âme sidouble.

Philiste, àCélidan.

Mon esprit divisé de plus en plus setrouble ;

Dispense-moi, de grâce, et songe qu’avanttoi

Ce bizarre Alcidon tient en gage ma foi.

Si ton amour est grand, l’excuse t’estsensible ;

Mais je ne t’ai promis que ce qui m’estpossible ;

Et cette foi donnée ôte de mon pouvoir

Ce qu’à notre amitié je me sais tropdevoir.

Chrysante, àPhiliste.

Ne te ressouviens plus d’une vieillepromesse ;

Et juge, en regardant cette bellemaîtresse,

Si celui qui pour toi l’ôte à sonravisseur

N’a pas bien mérité l’échange de ta sœur.

Clarice, àChrysante.

Je ne saurais souffrir qu’en ma présence ondie

Qu’il doive m’acquérir par uneperfidie ;

Et pour un tel ami lui voir si peu de foi

Me ferait redouter qu’il en eût moins pourmoi.

Mais Alcidon survient ; nous l’allonsvoir lui-même

Contre un rival et vous disputer ce qu’ilaime.

Scène IX

Clarice, Alcidon, Philiste, Chrysante, Célidan,Doris

 

Clarice, àAlcidon.

Mon abord t’a surpris, tu changes decouleur ;

Tu me croyais sans doute encor dans lemalheur :

Voici qui m’en délivre ; et n’était quePhiliste

À ses nouveaux desseins en ta faveurrésiste,

Cet ami si parfait qu’entre tous tu chéris

T’aurait pour récompense enlevé ta Doris.

Alcidon

Le désordre éclatant qu’on voit sur monvisage

N’est que l’effet trop prompt d’une soudainerage.

Je forcène de voir que sur votre retour

Ce traître assure ainsi ma perte et sonamour.

Perfide ! à mes dépens tu veux donc desmaîtresses,

Et mon honneur perdu te gagne leurscaresses ?

Célidan, àAlcidon.

Quoi ! j’ai su jusqu’ici cacher teslâchetés,

Et tu m’oses couvrir de cesindignités !

Cesse de m’outrager, ou le respect desdames

N’est plus pour contenir celui que tudiffames.

Philiste, àAlcidon.

Cher ami, ne crains rien, et demeureassuré

Que je sais maintenir ce que je t’aijuré :

Pour t’enlever ma sœur, il faut m’arracherl’âme.

Alcidon, àPhiliste.

Non, non, il n’est plus temps de déguiser maflamme.

Il te faut, malgré moi, faire un honteuxaveu

Que si mon cœur brûlait, c’était d’un autrefeu.

Ami, ne cherche plus qui t’a raviClarice :

(Il se montre.)

Voici l’auteur du coup, (Il montreCélidan.)

et voilà le complice.

(À Philiste.)

Adieu. Ce mot lâché, je te suis enhorreur.

Scène X

Chrysante, Clarice, Philiste, Célidan,Doris

 

Chrysante, àPhiliste.

Eh bien ! rebelle, enfin sortiras-tud’erreur ?

Célidan, àPhiliste.

Puisque son désespoir vous découvre unmystère

Que ma discrétion vous avait voulu taire,

C’est à moi de montrer quel était mondessein.

Il est vrai qu’en ce coup je lui prêtai lamain :

La peur que j’eus alors qu’après marésistance

Il ne trouvât ailleurs trop fidèleassistance…

Philiste, àCélidan.

Quittons là ce discours, puisqu’en cetteaction

La fin m’éclaircit trop de ton intention,

Et ta sincérité se fait assez connaître.

Je m’obstinais tantôt dans le parti d’untraître ;

Mais au lieu d’affaiblir vers toi monamitié,

Un tel aveuglement te doit faire pitié.

Plains-moi, plains mon malheur, plains montrop de franchise,

Qu’un ami déloyal a tellementsurprise ;

Vois par là comme j’aime, et ne te souviensplus

Que j’ai voulu te faire un injuste refus.

Fais, malgré mon erreur, que ton feupersévère ;

Ne punis point la sœur de la faute dufrère ;

Et reçois de ma main celle que ton désir,

Avant mon imprudence, avait daignéchoisir.

Clarice, àCélidan.

Une pareille erreur me rend touteconfuse ;

Mais ici mon amour me servirad’excuse ;

Il serre nos esprits d’un trop étroit lien

Pour permettre à mon sens de s’éloigner dusien.

Célidan

Si vous croyez encor que cette erreur metouche,

Un mot me satisfait de cette bellebouche ;

Mais, hélas ! quel espoir ose rienprésumer,

Quand on n’a pu servir, et qu’on n’a faitqu’aimer ?

Doris

Réunir les esprits d’une mère et d’unfrère,

Du choix qu’ils m’avaient fait avoir su medéfaire,

M’arracher à Florange et m’ôter Alcidon,

Et d’un cœur généreux me faire l’heureuxdon,

C’est avoir su me rendre un assez grandservice

Pour espérer beaucoup avec quelquejustice.

Et, puisqu’on me l’ordonne, on peut vousassurer

Qu’alors que j’obéis, c’est sans enmurmurer.

Célidan

À ces mots enchanteurs tout mon cœur sedéploie,

Et s’ouvre tout entier à l’excès de majoie.

Chrysante

Que la mienne est extrême ! et que surmes vieux ans

Le favorable ciel me fait de douxprésents !

Qu’il conduit mon bonheur par un ressortétrange !

Qu’à propos sa faveur m’a fait perdreFlorange !

Puisse-t-elle, pour comble, accorder à mesvœux

Qu’une éternelle paix suive de si beauxnœuds,

Et rendre par les fruits de ce doublehyménée

Ma dernière vieillesse à jamaisfortunée !

Clarice, àChrysante.

Cependant pour ce soir ne me refusez pas

L’heur de vous voir ici prendre un mauvaisrepas,

Afin qu’à ce qui reste ensemble on seprépare,

Tant qu’un mystère saint deux à deux noussépare.

Chrysante, àClarice.

Nous éloigner de vous avant ce douxmoment,

Ce serait me priver de tout contentement.

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