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La Vie ambiguë

La Vie ambiguë

d’ Alexis Nikolaievitch Apoukhtine

Partie 1

LES ARCHIVES DE LA COMTESSE D***

(1891)

I – D’Alexandre VassilievitchMojaïsky

(Reçue à Pétersbourg, le 25 mars 18…)

Bien estimée Comtesse Catherine Alexandrovna !

Conformément à la promesse que je vous ai donnée, je me hâte de vous écrire aussitôt arrivé dans mon vieux nid si longtemps abandonné. Je suis sûr que mes lettres ne peuvent vous intéresser et que la demande que vous m’avez faite d’écrire n’était qu’une phrase aimable ; mais je veux vous prouver que chacun de vos désirs, même exprimé par plaisanterie, est pour moi loi.

Tout d’abord, je répondrai à la question qui avait commencé notre dernier entretien chez Marie Ivanovna :pourquoi, à cause de quoi, ai-je quitte Pétersbourg ?

Je vous répondis alors évasivement ;maintenant je vous dirai toute la vérité : je suis parti parce que je suis ruiné, je suis parti pour sauver les restes de ma fortune jadis grande. Pétersbourg est un marais où on s’enlise ; c’est pourquoi je me suis décidé à une mesure énergique qui, à vrai dire, ne m’a pas coûté grands efforts :la vie de Pétersbourg m’a assez ennuyé. Mais, par quelque incompréhensible ironie du destin, les derniers jours passés à Pétersbourg m’ont fait regretter profondément ma décision.

Un matin, je suis entré dans un magasin anglais pour acheter une malle et là j’ai rencontré Marie Ivanovna qui m’a invité à aller chez elle le même soir. À cette soirée vous avez été si charmante avec moi, si aimable, vous m’avez montré tant d’intérêt, tant de cordialité, que ma décision en chancela presque,et je me souvins que, deux années avant, à une soirée chez la même Marie Ivanovna, vous parliez aussi aimablement à Koudriachine ; avec quelle souffrance je l’enviais. Ce Dmitri Koudriachine, pensais-je alors, pourquoi bénéficie-t-il d’une attention exclusive, de la part de la reine des belles de Pétersbourg ? mon heure ne viendra-t-elle jamais ? –Hélas, mon heure est venue trop tard, mais, en tout cas, je remercie de toute mon âme celle qui, par cette heure, m’a dédommagé des années froides et sombres passées à Pétersbourg.

Je n’ose espérer, bien estimée Comtesse, que vous daignerez répondre à cette lettre, mais à tout hasard, j’y joins mon adresse : chef-lieu Slobotsk. Mon domaine est à vingt verstes de Slobotsk, et je reçois chaque jour le courrier.

Avec grand respect, j’ai l’honneur d’être votre bien dévoué

A.MOJAÏSKY.

II – Du même

(Reçue, le 3 avril.)

Comment vous remercier, bien estimée Comtesse,pour vos aimables et amicales lignes. Ne connaissant pas votre écriture, j’ai déchiré l’enveloppe avec un grand sang-froid, mais en voyant la signature…

Vous vous étonnez qu’ayant vécu si longtemps dans la même ville, je ne vous aie pas remarquée plus tôt.Oh ! comme vous vous trompez cruellement. Chaque rencontre avec vous a laissé dans mon cœur une trace profonde, un mélange de joie et d’amertume. Et comment aurais-je pu ne pas remarquer cette beauté sévère, idéale, cette démarche royale, ce regard pensif qui pénètre si avant dans l’âme qu’alors que vous baissez les yeux vers la terre il semble à votre interlocuteur que vous continuez à le regarder derrière vos paupières baissées…

Mais comment pouvais-je vous décrire mes transports ? Vous me paraissiez si inaccessible, vous faisiez si peu attention à moi ! Une fois, je vainquis ma timidité : je vous fis une visite, mais vous étiez absente ; trois jours plus tard, je trouvai chez moi une carte de visite du comte : nos relations se bornèrent là.

Vous me demandez pourquoi j’ai parlé de Koudriachine, et vous voulez savoir mon opinion sur lui. Je connais Koudriachine depuis l’enfance, et nous avons été élèves de la même École supérieure ; il était alors très beau et très bon garçon et viveur effréné : tel il est resté ensuite aux Hussards, et,maintenant en retraite, tel il est encore. Il n’a rien de sublime,il est trop terre à terre ; c’est pourquoi j’ai été surpris de l’attention que vous lui accordiez, et c’est pourquoi je vous ai parlé de lui ; je n’avais pas d’autre raison. Maintenant tous mes vœux tendent à finir au plus vite l’arrangement ou même le dérangement de mes affaires, pour avoir la possibilité d’être à Pétersbourg cet hiver. En même temps que votre lettre, j’ai reçu la lettre du très connu et richissime Sapounopoulo d’Odessa. Ces jours derniers, en passant, il est venu chez moi, a examiné en détail mes domaines, et maintenant il me mande à Odessa, en me proposant une combinaison très compliquée. Je pars demain ; j’espère être de retour dans dix jours, et qui sait… peut-être trouverai-je sur ma table de travail une petite enveloppe ornée d’une couronne comtale.Croyez qu’en ouvrant cette enveloppe je ne serai pas indifférent.

Que signifie cette phrase mystérieuse :« Peut-être nous verrons-nous plus tôt que vous ne pensez » ? Je me rappelle que vous m’avez parlé d’une vieille tante malade qui habite dans le gouvernement de Slobotsk : auriez-vous l’intention de venir la voir ? Quel bonheur ce serait !

Comme je regrette de ne vous avoir pas demandé le nom de cette tante ! Je la joindrais sans doute, et avec transport je baiserais ses mains ridées, parce qu’elle est votre tante, parce qu’elle est vieille et malade et parce que je me sens encore jeune et capable de jouir de la vie.

Et maintenant, puisque je n’ai pas la main ridée de la tante, permettez-moi d’approcher en pensée mes lèvres très respectueusement de la main, blanche comme la neige, qui tiendra cette lettre.

Votre infiniment dévoué,

A.MOJAÏSKY.

III – Du même

(Reçue le 15 avril.)

Bravo, charmante et chère Comtesse – je n’ai pas la force de ne vous appeler que bien estimée – bravo, j’ai deviné ! Vous voulez venir voir votre tante : vous ne pourriez faire rien de mieux. Si j’avais su que votre tante se nomme Anna Ivanovna Kretchetova, il y a longtemps que j’aurais pu vous donner sur elle les renseignements les plus précis. Il est vrai que je ne l’ai jamais vue ; mais, dès mon enfance, j’ai beaucoup entendu parler d’elle, car elle a eu un procès avec mon père. Elle habite toujours cette même propriété où s’est écoulée une partie de votre enfance : Krasnia-Kriastchy (quel horrible nom !). Kriastchy est à trente verstes de Slobotsk et du côté opposé à Gniezdilovka ; mais si, au lieu de passer par la ville, on prend un chemin de traverse, la distance entre nous n’est plus que de trente-deux ou trente-trois verstes.

Hier, aussitôt votre lettre reçue, je suis allé à la ville pour faire votre commission. J’ai trouvé votre amie d’enfance, ce qui m’a été très facile, car je connais très bien Nadejda Vassilievna ; son mari est chez nous le directeur de la Chambre des Domaines. Nadejda Vassilievna a été très touchée de votre souvenir. Aujourd’hui je l’ai expédiée à Kriastchy pour sonder votre tante, et j’ai l’honneur de vous faire connaître, très respectueusement, les résultats de ce voyage.

Votre tante, en apprenant votre intention devenir chez elle, a exprimé une joie folle ; elle a dit que vous êtes sa plus proche parente, qu’elle vous aime comme une  fille, que sa querelle avec vous a été la plus grande douleur de sa vie, et que, maintenant, si vous consentez à oublier le passé, ellevous recevra à bras ouverts ; elle vous écrira cela elle-même si elle en a la force. Elle est, en effet, très vieille et malade.Chez elle habitent deux petites nièces, princesses Pichetzky,auxquelles, d’après Nadejda Vassilievna, la nouvelle de votre arrivée n’a pas fait un très grand plaisir. Les princesses ont sans doute peur de perdre l’héritage de la tante – vous en avez tant besoin ! – En outre, chez votre tante, vit depuis longtemps une certaine Vassilisa Ivanovna Médiachkina – peut-être l’avez-vous vue dans votre enfance ; c’est une vraie écornifleuse ;mais elle a pris un grand empire sur la tante et fait absolument tout.

Il me reste à répondre à deux points de votre lettre. Mon voyage à Odessa n’a pas été infructueux ; voici enquoi consiste la proposition : Sapounopoulo paiera en une fois toutes mes dettes et, pour cela, prendra tous mes biens en hypothèque pour un temps indéterminé. Nous discutons sur les détails, mais probablement nous nous entendrons. La liquidation se complique de ce que Sapounopoulo a une fille, Sonitchka, qui a beaucoup fleureté avec moi. Je crois que ce n’est pas tant ma personne qui lui plaît que mon titre. Cette fille n’est guère plus jeune que moi ; elle est laide comme un péché mortel, et a toutes les prétentions possibles ; elle parle cinq langues,joue du piano et de la harpe, chante, écrit des vers. Dans telle hypothèque encyclopédique sans doute je ne m’engagerai pas.

Pourquoi voulez-vous savoir« exactement » ce que j’ai entendu dire de votre amitié avec Koudriachine et par qui ? Je vous jure que je n’ai entendu absolument rien ; j’ai cité le nom de Koudriachine,parce qu’une fois je l’ai vraiment envié en voyant votre amabilité pour lui. Et que pourrais-je entendre ? Vous êtes non seulement reine par la beauté, mais, sous tous les rapports, vous êtes sur une hauteur si inaccessible qu’aucune calomnie ne peut vous atteindre de son dard de serpent. Et maintenant permettez-moi d’oublier et Koudriachine et Sapounopoulo et sa fille et tout le reste pour me livrer à une seule occupation : compter les jours et les heures jusqu’au moment heureux où votre arrivée rendra définitivement fou celui qui est fou déjà, mais vous est très sincèrement dévoué.

A.MOJAÏSKY.

IV – De Vassilisa IvanovnaMédiachkina

(Reçue le 17 avril.)

EXCELLENCE !

Votre tante et ma bienfaitrice Anna Ivanovnam’a ordonné de vous écrire qu’elle vous attendra avec joie etimpatience ; elle ne peut vous écrire elle-même à cause de sagrande faiblesse ; et moi, comme je serai contente de vousvoir ! Vous m’avez sans doute oubliée et moi, je me rappellebien comme vous couriez ici, petite et charmante et que vous mefrappiez sur les joues de vos mains innocentes en disant :« Voilà pour toi, Silisa. » Et encore, Anna Ivanovna vousdemande de lui apporter des pruneaux français dans des boîtesbleues ; ici, on ne trouve ces pruneaux à aucun prix, et latante les aime beaucoup et ils l’aident à digérer.

Je baise les mains de Votre Excellence et vousreste dévouée comme une esclave.

VASSILISA MÉDIACHKINA.

Viens au plus vite, mon amie Katia.

TonANNA KRETCHETOVA.

V – Télégramme de A.V. Mojaïsky

(Reçu à Moscou, 22 avril.)

Vous supplie pas télégraphier arrivée à votretante. Vous attendrai à la gare avec dormeuse et chevaux qui vousemporteront où vous ordonnerez.

MOJAÏSKY.

VI – Du même

(Reçue à Krasnia-Kriaslchy, 26 avril.)

Faut-il vous dire, charmante et chèrecomtesse, que la journée passée avec vous ne s’effacera jamais dema mémoire, que le repas lourd de Nadejda Vassilievna m’a semblé leplus délicat dîner, que les trois heures que j’ai passées ensuiteavec vous, en attendant les chevaux, sont les plus heureuses de mavie ? En me disant au revoir, vous m’avez demandé pourquoi jene vous avais pas proposé de passer cette journée à Gniezdilovka.Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi… pourquoi… mais toutsimplement parce que je n’ai pas osé. Pensez-vous que je ne ledésirais pas, ne voyez-vous pas que toute ma vie vous appartientsans retour ? Je ne vous demande rien, je n’espère rien, monbonheur est de me sentir votre esclave et d’avoir un but dans lavie. Vous n’avez pas oublié sans doute, chère comtesse, votrepromesse de dîner demain chez moi avec Nadejda Vassilievna.Imaginez-vous qu’il faudra ajourner ce dîner parce que votre amie adéclaré qu’elle ne peut venir chez moi sans son mari (quellepruderie provinciale !) et son mari doit voir un grandpersonnage quelconque qui passera à Slobotsk vers six heures.Nadejda Vassilievna me demande de remettre ce dîner à après-demain,et j’espère que cela ne vous contrariera pas. Mais, dans ce cas, ily a une complication : vous aviez décidé de vous servir deschevaux de Nadejda Vassilievna, et les rosses de la tante devaientse reposer à la ville ; mais comme Nadejda Vassilievna viendraavec son mari dans un phaéton à deux places, ne consentiriez-vouspas à venir directement chez moi par le chemin de traverse, sanspasser par la ville ? Votre itinéraire serait lesuivant : jusqu’au radeau, vous viendrez par la route que vousconnaissez ; là vous tournerez à gauche, par Selikhovo etOgarkovo, après, vous prendrez la grand’route et, à la septièmeverste, vous verrez à votre droite la vieille maison deGniezdilovka s’épanouir quand vous passerez sa porte, commes’épanouira mon cœur, non pas encore vieux, mais déjà fatigué de lavie.

Partez plus tôt, vers neuf heures ; nousdéjeunerons dans ce pavillon du jardin dont je vous ai parlé etavec patience nous attendrons la bonne, mais ennuyeuse NadejdaVassilievna et son indispensable mari !

Je me permets de vous envoyer cette lettre parmon domestique. J’attends à genoux la réponse favorable.

A.MOJAÏSKY.

VII – Du même

(Reçue le 4 mai.)

Ma chère Kitie, au nom de Dieu, permets-moi devenir à Kriastchy, et présente-moi à ta tante. C’est horrible devivre si près de toi et en même temps si loin. Sois tranquille, jesurveillerai ma tenue et ne compromettrai ni toi ni moi.

TONA. M.

VIII – Du comte D***

(Reçue 6 mai.)

Enfin, chère Kitie, j’ai reçu la nouvelle deta bonne arrivée à Kriastchy chez ta tante. Je ne peux vraiment pascomprendre ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou. MaisMoscou, comme dit un de mes amis, diffère de Pétersbourg en ce que…c’est nous qui vivons à Pétersbourg et ce sont nos parents quivivent à Moscou, et il est très difficile de refuser les dîners defamille des parents de Moscou. Il est bien étrange que ta tanten’ait pas reçu ton télégramme de Moscou, et quel bonheur que tuaies rencontré à la gare ce Mojaïsky qui t’a procuré une voiture etdes chevaux. Quel est ce Mojaïsky ? chambellan, ancien élèvede l’École supérieure ! Je l’ai rencontré quelquefois à lasortie de la Cour, quelquefois encore dans la société, mais je neme souviens pas du tout l’avoir vu à la maison et lui avoir renduvisite. Mais que ce soit ce même Mojaïsky ou un autre, grand mercià lui !

Je suis très content que tes premièresimpressions soient bonnes, et que les pruneaux aient plu à latante. J’ai donné l’ordre à Smourov de lui en envoyer deux boîteschaque semaine. Henry IV disait : « Paris vaut bien unemesse », et moi, je dirai : « Le Kriastchy de latante vaut bien quelques boîtes de pruneaux. » Sans doute,nous avons déjà assez de fortune, mais 40.000 de revenu superflu nefont jamais de mal, et je crois qu’elle n’a pas moins.

Une heure après ton départ est venue chez nousMaria Ivanovna ou, comme tu dis, Mary. Très troublée et avec grandeémotion, elle a commencé à fouiller dans tes boîtes pour chercherun billet très important. J’ai eu beau lui expliquer que tesarchives sont tenues en un ordre désirable pour toutes les archivesd’État, qu’elles sont sous cette serrure et que moi-même n’y peuxjeter les yeux, comme disent chez nous les « mauvaiston » du club ; elle a continué à fouiller, mais n’a rientrouvé et est partie très affligée. Je m’imagine l’importance de cebillet !

Chez nous, il n’y a rien de nouveau :mardi, en revenant du club, j’ai été très étonné de trouver chez leconcierge une montagne de cartes de visite : j’avais tout àfait oublié que c’était ton jour.

Le concierge, selon ton ordre, a dit trèssimplement : « Aujourd’hui, Madame ne reçoit pas. »Je ne comprends pas ton désir d’entourer ton voyage d’un mystère.Si tu étais partie pour cinq jours, il eût été facile de le cacher,mais c’est tout à fait impossible si l’on ne te voit pas durantdeux ou trois semaines, et déjà maintenant l’un ou l’autre sait tondépart. Hier, la baronne Vizen, cette Messagère de l’Europe, commeje l’appelle, m’a demandé s’il est vrai que tu sois partie pourrecueillir un grand héritage. Nous sommes invités pour demain à undîner à l’ambassade d’Autriche ; j’ai écrit que tu esindisposée ; mais moi, je suis obligé d’y aller, quoiqueennuyeux que ce soit. Dans le monde, on parle toujours beaucoupd’une Société de sauvetage des filles perdues : on veutchoisir comme présidente la princesse Krivobokaia ; mais ilparaît qu’elle est indécise, parce qu’on ne sait pas encore commentcette Société sera vue en haut lieu. Mon jeu au club va bien. Hier,j’ai rencontré, à la Morskaja, Sophie Alexandrovna, qui m’a invitépour le whist chez elle, demain soir, mais simplement enredingote.

Adieu, chère Kitie ; reviens le plus tôtpossible ; mais, si tu vois qu’il est nécessaire de resterencore chez ta tante, ne te gêne pas. Mais ce n’est pas à moi d’enremontrer à ton esprit et à ton tact. Avec une femme telle que toi,on peut être tranquille pour tout. Les enfants vont bien ett’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

Si tu rencontres Mojaïsky, remercie-le en monnom de tout ce qu’il a fait pour toi.

IX – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 7 mai.)

J’ai été si heureuse de ta lettre, chèreKitie, que chez nous il y a eu presque un drame de famille. Nousétions à déjeuner quand on m’a apporté ta lettre ; enreconnaissant ton écriture, j’ai crié, puis rougi de joie.Hippolyte Nicolaievitch aussitôt « a eu un soupçonquelconque », comme il dit, et, après le départ des enfants,il a commencé à me tourmenter pour que je lui montre la lettre.J’étais très fâchée et l’ai intrigué une heure entière. Tout cetemps, il m’a fait des reproches, m’a dit des chosesméchantes ; enfin, lorsqu’il m’eut comparé à Cléopâtre et àd’autres encore, je lui montrai la signature ; il a été trèsconfus et, à mon tour, je lui ai dit des choses… pénibles :qu’un homme si bête, si soupçonneux, au visage si aigre, ne serajamais ministre et restera subalterne toute sa vie. C’est chez luile point sensible.

Le jour de ton départ, j’ai eu un grand soucipour le billet de Kostia Névieroff que je t’avais apporté à lire lematin. J’ai cru que j’avais oublié ce billet chez toi et j’aifouillé dans toutes tes boîtes. Le comte m’a juré que tes archivessont sous clef, mais cela ne me tranquillisait nullement : tun’avais pas pu mettre dans tes archives une lettre adressée à moi.Je ne puis te cacher qu’à cette occasion ton mari m’a fait un brinde cour. J’étais au désespoir à la pensée que le billet de Kostiapouvait être en des mains étrangères, car ce billet compromettaittout autant son professeur d’orthographe que moi, et imagine-toique, le lendemain matin, je l’ai trouvé sur le parquet de machambre à coucher. Et que fais-tu chez ta tante ? Je te voisd’ici, cachant tes façons de reine et entrant avec les yeux baisséset l’air d’une madone, si bien que le soir même ta tante et sesécornifleuses étaient enchantées de toi. Que fait Mojaïsky ?Pourquoi ne me donnes-tu aucun détail ? Lequel est le mieux,lui ou Koudriachine ? Si l’on me faisait choisir entre eux, jechoisirais Koudriachine. Mojaïsky est un poseur qui poseconstamment ; chez Koudriachine, toute l’âme estouverte ; mais toi, tu peux mieux juger, et à moi, outreKostia, il ne faut personne. Je ne pensais pas que je l’aimerais sifortement. Il passe toutes ses journées avec moi, et HippolyteNicolaievitch, avec la perspicacité qui le caractérise, n’en estnullement jaloux. Notre nouveau précepteur, Vassili Stepanitch, quetu as vu, je crois, commence à être un peu amoureux de moi, etentre lui et Kostia, il y a chaque jour quelques discussionsamusantes. Vassili Stepanitch est un grand libéral, et Kostia, unhorrible conservateur, et tous deux disent de telles absurdités queleurs oreilles s’en fanent. Il est honteux de l’avouer – mais je nete cache rien – je n’aime jamais si fortement Kostia qu’au momentoù il dit des bêtises. Son visage s’enflamme, ses yeux brillent, ilregarde son adversaire avec sévérité et audace – et je ne l’écouteplus, mais seulement l’admire. Je ne suis point aveugle surKostia : je sais qu’il n’est pas très sage, que son éducationlaisse à désirer, que c’est bête de tant s’attachera lui, mais quefaire, c’est plus fort que moi ! Hier, il m’a amené son frèreMichel, page qui, dans deux mois, sera officier. Ce Michel estaussi très joli, mais il ne rappelle son frère ni par le visage, nipar les manières ; il est très doux, très blond et trèsdistingué ; je suis prête à parier qu’ils sont de pèresdifférents ; on dit que la vieilleMme Névieroff ne se refusait rien autrefois ;c’est sur le très tard qu’elle est devenue sainte femme.

Chez nous, il n’y a rien de nouveau. On parlebeaucoup de Nina Karskaïa, qui vit tout le temps à l’étranger et yfait Dieu sait quoi. Ce scandale parisien, auquel tu ne voulaiscroire, est absolument avéré : la baronne Vizen le raconteavec tous les détails ; mais par qui peut-elle savoir toutcela ? ce n’est pourtant pas Nina qui le lui aécrit !

Eh bien, adieu, chère Kitie, il faut finircette lettre, – je bavarderais avec toi jusqu’à demain. Écris-moiplus souvent et continue à unir l’utile et l’agréable. Je t’aitoujours considérée comme une femme extraordinaire, mais ce que tues en train de faire est le comble de l’habileté : réaliserson caprice du moment et pour cela recevoir 40.000 de revenus,c’est un trait de génie, ou je ne m’y connais pas.

TaMARY.

X – Du Comte D***

(Reçue 15 mai.)

Il me semble que tu t’es définitivementinstallée chez ta tante, ma chère coureuse ; je n’ose merévolter, parce que, si tu restes là-bas, c’est qu’il lefaut ; mais cependant elle est lourde à supporter l’absenced’une si jolie et si charmante femme ; et toi, je pense que tut’ennuies aussi sans moi : qui t’aimera et te caresseralà-bas ?

Tout ce que tu m’écris de la tante me faitespérer que notre séparation ne sera pas sans fruits. Ces parolesde ta tante : « Tout ce qui est à toi est àmoi ! » sont surtout significatives ; mais il mesemble cependant qu’elle devait dire le contraire. Maintenant,permets-moi de te donner quelques conseils sur la distribution detes cadeaux d’adieu. Les princesses Pichetzky sont nosadversaires ; on ne les achètera par rien, c’est pourquoi ilne me semble pas nécessaire de leur faire un cadeau. Vassilia,c’est autre chose, – on peut et il faut l’acheter ; mais àtelles gens, on ne doit pas donner beaucoup à la fois : ilfaut surtout leur montrer la perspective de biens futurs ; tului donneras une robe tout de suite, nous lui enverrons le châlepour sa fête, et, si c’est possible, donne-lui quelque argent.

Il me semble que je t’ai écrit que SophiaAlexandrovna m’avait invité pour une partie de whist en simpleredingote ; mais, comme elle avait dit la même chose à toutesles personnes qu’elle avait rencontrées pendant trois jours, enarrivant chez elle à onze heures, j’ai trouvé cinquante personnesqui se pressaient dans son petit logement : en un mot, c’étaitune soirée en règle. Par bonheur, je dînais ce même jour àl’ambassade d’Autriche : c’est pourquoi j’étais habillé nonpas simplement, mais comme il faut. J’ai vu là ta Mary, et je luiai parlé avec grand plaisir, car, indirectement, elle te rappelaità moi ; mais pourquoi a-t-elle toujours près d’elle ce grandbeffroi de Névieroff ? Mary est une femme trop spirituellepour trouver du plaisir dans sa société.

Avant-hier, j’ai été très inquiet à cause deton chien : il ne voulait rien manger et gémissaitétrangement ; j’ai immédiatement fait demander levétérinaire : il l’a frotté avec quelque chose, lui a donné unremède, et aujourd’hui, Dieu merci, il va tout à fait bien. Lesenfants vont bien et t’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

XI – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 16 mai.)

Merci, chère Kitie, pour ta longue et aimablelettre ; la femme, même celle qui, comme toi, est impénétrablepour tous, sent le besoin de pouvoir parler à quelqu’un à cœurouvert, et qui choisirais-tu, sinon moi, qui t’adore depuisl’enfance ? Mais pourquoi me recommandes-tu ladiscrétion ? De moi je peux dire tout ce que tu veux ;mais, en ce qui te concerne, je sais me taire ; je n’ai pasd’archives, et aussitôt que tes lettres sont lues, je les déchire.J’ai à te raconter des choses joyeuses et des choses tristes.Premièrement, chez nous il y a eu encore un drame de famille. Enregardant les cahiers de classe de Mitia, Hippolyte Nicolaievitch asans doute regardé aussi dans le bureau du précepteur et a trouvéun message en vers dans lequel Vassili Stepanitch me faisait unedéclaration d’amour. Je crois qu’il ne se serait jamais décidé à medonner ces vers : et il les aura écrits pour son propreplaisir ; mais il a eu la sottise de placer mes initiales entête. Naturellement, Hippolyte Nicolaievitch a eu tout de suite unsoupçon, a chassé le précepteur en lui ordonnant de quitter lamaison d’ici une heure ; après, il est venu me faire unescène. J’étais encore au lit, et, dans le sommeil, je fus effrayéeen pensant qu’il avait découvert quelque chose de Kostia ;mais, quand il commença à lire les vers criminels, je ne pusm’empêcher de rire. Quels sont ces vers, tu peux en juger par ladernière strophe :

Rejette ce velours, ces blondes.

Entends, entends mon amour ;

Et devant la puissance de la nature,

Incline la tête.

Comme je n’ai pas supplié HippolyteNicolaievitch de faire la paix avec le précepteur, il est restéinflexible en disant que la poésie a une dangereuse influence surle cœur faible de la femme. Je crois que dans le monde entier iln’y a pas encore d’exemple d’une femme qui ait trompé son mari pourdes vers, surtout pour des vers de ce genre où il y a les blondes…et pourquoi lui fallait-il « ces blondes » ? je n’enporte jamais ! Craignant que, dans « ses principes d’unesage économie », Hippolyte Nicolaievitch n’ait lésé leprécepteur, je lui ai envoyé, par Mitia, un paquet contenant del’argent, mais il me l’a renvoyé immédiatement et m’a écrit qu’ilconserverait toute sa vie le plus pur souvenir de moi. Je leplains.

Vassili Stepanitch disait parfois de grandesabsurdités ; il a écrit de mauvais vers, mais c’était un bongarçon. Kostia le regrette aussi, parce que maintenant il n’a pluspersonne à détruire, à renverser après le dîner ; mais Kostiaest un tel conservateur qu’il compte même mon mari comme unlibéral, et il m’a déclaré qu’il fallait le courber en corne demouton ; ce corne de mouton lui a tant plu qu’il l’arépété cinq fois en ajoutant que c’est un superbe calembour ;moi, je n’ai pas du tout partagé cette opinion : lesgrossières plaisanteries de Kostia me déplaisent depuislongtemps ; cette fois, j’ai commencé par me taire, et enfin,j’ai perdu patience et nous nous sommes querellés sérieusement. Ilfaut te dire qu’à la soirée de Sophia Alexandrovna j’ai rencontréton mari : il venait d’un dîner quelconque et était trèsélégant et très rajeuni ; il avait les cheveux coupés trèsras, ce qui lui va très bien ; ainsi le gris disparaît. Ils’est assis près de moi et a commencé àme faire vraiment lacour : cela m’amusait ; mais tout à coup Kostia atellement froncé les sourcils et a commencé à me lancer des regardssi féroces, qu’ayant peur d’un scandale, je me suis hâtée departir. Le lendemain, en plaisantant, j’ai grondé Kostia pour unetelle mimique ; mais lui, très sérieusement, a commencé àm’accuser de coquetterie et a terminé en me disant que je suis unefemme « prête à se pendre au cou de n’importe quelcivil ». Je n’ai pu en supporter tant et lui ai dit tout ceque j’avais sur le cœur depuis ces derniers temps ; il s’estfâché et m’a quittée sans me dire adieu. Moi, toute la nuit, j’airéfléchi : Quelles pauvres créatures sont les femmes ! eneffet, qui aimons-nous, à qui sacrifions-nous tout ? Le matin,je me suis très fermement décidée à rompre avec Kostia, et, s’ilétait venu ce jour-là à son heure habituelle, je te jure quemaintenant tout serait fini entre nous. Mais il a été retenu parquelque chose et n’est venu ni le matin, ni au dîner : alorsje me suis imaginée que lui me laissait et qu’il nereviendrait plus. Cette pensée me sembla si outrageante qu’aussitôtaprès le dîner je lui écrivis, lui demandant de venir pour uneexplication décisive ; mais on ne le trouva nulle part et lebillet revint chez moi à neuf heures. Je devais aller chez laprincesse Krivobokaia, mais je n’ai pas eu la force de m’habilleret je suis restée toute la soirée dans le petit salon, en proie àun cruel abattement. Toute ma fureur, tous mes plans décisifs s’enallaient en fumée, je n’avais qu’un seul désir : le voir pourune seconde, voir que nous ne sommes plus en querelle. Enfin, àminuit, j’entendis un fort coup de sonnette : ce ne pouvaitêtre que lui ou Hippolyte Nicolaievitch qui, quelquefois, me faitde ces surprises et rentre du club avant deux heures. J’étaishaletante d’anxiété ; mais qu’ai-je éprouvé quand j’entendisle pas de Kostia dans le salon, quand je vis ce beau visagesouriant d’un sourire coupable…

Tu sais, Kitie, pour de tels moments, on peutbeaucoup souffrir et tout pardonner. Ne me gronde pas, maisplains.

Tapauvre MARY.

P.-S. – Pétersbourg est vide, presque tout lemonde est parti. Après-demain, nous partons pour Peterhoff.J’espérais toujours qu’Hippolyte Nicolaievitch se ferait prodigueet prendrait une grande villa près de la tienne ; mais,hélas ! pendant qu’il réfléchissait et comptait, on l’alouée ; la conclusion est que je vivrai très loin de toi, dansle vieux Peterhoff, et nous paierons 300 roubles plus cher :ce sont « les principes d’une sage économie ! »

XII – Du comte D***

(Reçue 18 mai.)

Chère Kitie,

À l’instant, je viens de voir la princesseKrivobokaia qui m’a déclaré qu’elle accepte la présidence de la« Société pour le sauvetage des femmes perdues » ;en même temps, elle te propose d’être vice-présidente. Je lui airépondu que je t’écrirais sur ce sujet et que, sans doute, tu nerefuserais pas. Je lui ai donné ton adresse et elle t’écriraelle-même, demain, après les élections. À mon avis, il ne faut pasrefuser. Si la princesse consent à être présidente, cela signifiequ’on voit cette société d’un œil favorable ; bien que laprincesse ait une réputation de toquée, sois sûre que, dans cetteaffaire, elle ne se trompera pas. Sans doute, ça t’occasionneraquelques dépenses, mais de ces dépenses mêmes nous tirerons profit.Dans notre grande maison, le bel étage a été vide toutl’hiver : j’ai déjà insinué à la princesse qu’on pourraitprendre cet appartement pour la Société, et elle m’a répondu :« Pourquoi ne le prendrait-on pas, surtout si votre femmedevient mon aide ? »

J’espère, chère Kitie, que cette lettre est ladernière à Krasnia-Kriastchy ; tu dois être lasse de ceKriastchy : il vaut mieux y retourner une autre fois.

Les enfants vont bien et t’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

XIII – De la princesse Krivobokaia

(Reçue 19 mai.)

Chère Comtesse,

– Je vous annonce qu’aujourd’hui, à laséance de la Société pour le sauvetage des filles perdues, je vousai proposée comme vice-présidente : vous avez été élue paracclamation, sans aucun scrutin. J’aime à penser qu’après une siglorieuse élection vous ne nous opposerez pas de refus ; moiseule ne me tirerais pas de cette affaire, car, chez moi, les seulssoucis de famille me font perdre la tête.

Comme vous êtes heureuse, chère comtesse, den’avoir que deux enfants et surtout deux garçons. Moi ! Dieum’a récompensée par cinq filles, dont je dois m’occuper toute mavie. Il y a un vieux conte sur cinq idiotes, je pense qu’il estécrit pour moi. Vous direz que je fais un péché en me révoltant,puisque quatre de mes filles sont bien mariées ; mais,croyez-moi, avec Naditchka, j’ai plus de soucis qu’avec toutes lesautres. Elle a déjà vingt-quatre ans. On se demande pourquoi samère ne lui trouve pas un fiancé. C’est un riche parti ; ellen’est pas laide ; et ça ne s’arrange pas. La raison, je crois,c’est qu’elle est trop bien élevée, et les jeunes gens n’aiment pascela ; et tenez, la comtesse Anna Mikhailovna le comprend trèsbien. L’année dernière, elle a donné chez elle des tableaux vivantset a fait représenter à sa Katia la pucelle d’Orléans ; lerideau se lève et je vois Katia presque complètement déshabillée.Eh bien ! pensai-je, ce n’est pas la pucelle d’Orléans, maisau contraire la belle Hélène ; et encore Anna Mikhailovna m’aexpliqué : « Le costume de Katia est absolumenthistorique, vous voyez : le casque et la cuirasse sont àterre, mais c’est que ma Katia a choisi le moment où la pucelled’Orléans va se coucher et se reposer. » Aussi n’est-ce pasadmirable ! après cela Katia n’est pas restée longtemps lapucelle d’Orléans, et le même soir, pendant le souper, cet imbécilede Fédia Varaxine, qui jusqu’alors avait fait la cour à Naditchka,a demandé la main de Katia ; voilà ce que c’est de bienchoisir le moment.

Au revoir, chère Comtesse, dans une semaine jepars à la campagne, et je voudrais, avant mon départ, causerpersonnellement avec vous de beaucoup de questions. Venez vite etfaites jouer le télégraphe pour m’aviser de votre consentement.

Votre dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

XIV – Télégramme de Dmitri DmitrievitchKoudriachine

(Reçu 20 mai.)

Attendrai Moscou, sais pas où arrêterai :pour adresse se renseigner chez tziganes à Strelna.

KOUDRIACHINE.

XV – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue à Pétersbourg. 1er juin.)

J’apprends par ton mari que tu arrives enfindemain. J’espère que dès demain tu seras à Peterhoff ;maintenant il n’y a rien à faire en ville ; dis au valet detout transporter, et viens dîner chez nous avec ton mari et tesenfants. Comme je suis heureuse que tu sois là ! J’ai tant àte raconter !

TaMARY.

XVI – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 1er juin.)

Chère Comtesse,

Malheureusement, il m’est impossible de vousattendre, je pars à la campagne. Chez vous, à Peterhoff, viendra uncertain Ivan Ivanovitch Optine, mon ancien gérant, que j’ai faitsecrétaire de notre Société. Il n’y a aucune cérémonie à faire aveclui : je lui offre un siège, mais ne lui tends pas la main. Ilvous donnera tous les papiers et vous racontera ce qu’il faut.Jusqu’à mon retour, vous serez la Présidente, mais vous n’aurez pastrop de soucis, car il n’y aura pas d’assemblée générale pendantl’été, et, à la fin d’août, je serai déjà de retour à Pétersbourgparce qu’Olga doit accoucher. Ainsi voyez, chère Comtesse, quellecroix je porte pour mes filles ! quitter la campagne dans lameilleure saison ! et pourquoi ! il semble que ce n’estpas une grave affaire d’accoucher, et ça ne peut se passer sansmoi ; mais ce ne serait rien si seulement Naditchka se mariaitplus vite ; elle a reçu, en effet, une éducation supérieure,mais son caractère est insupportable ; ainsi, maintenant, ilfaut faire les malles, et elle bourdonne autour de moi. Écrivez-moià Znamenskoié, chère Comtesse ; avec personne autant qu’avecvous je n’aime parler : je soulage mon âme.

Votre dévouée : E. KRIVOBOKAIA.

Hier, j’ai reçu une heureuse nouvelle ;mon ancien confesseur et ami, l’archevêque Nicodime, est appelé auSynode et passera l’hiver à Pétersbourg. C’est un homme de tantd’esprit et d’une vie si sainte qu’il vous faut absolument faire saconnaissance ; sous sa direction, notre Société irabien : je ne ferai rien sans sa bénédiction.

XVII – De A. V. Mojaïsky

(Reçue à Peterhoff, 6 juin.)

À la minute seulement, chère Kitie, je reçoiston télégramme m’annonçant ta bonne arrivée à Pétersbourg. Je necomprends pas ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou.N’étais-tu pas malade là-bas ? Je puis encore moins comprendrepourquoi tu m’as défendu si catégoriquement de te conduire jusqu’àMoscou. Comme je t’aurais soignée si tu as été malade, et commenous nous serions amusés si tu as été bien portante ! Mais quefaire ? On ne peut revenir en arrière ni retrouver cesmerveilleux jours de mai qui ont passé comme un rêve et à proposdesquels je me répète ces vers de Joukovski :

Ne dis pas avec tristesse : ils ne sontplus ;

Mais avec reconnaissance : ils ont été.

Après t’avoir accompagnée, je suis retourné àGniezdilovka et j’y ai passé tout le temps sans sortir. Chaquejour, je suis allé dans notre pavillon ; ces lilas quil’entourent de tous côtés, qui entraient par toutes les fenêtres,qui l’emplissaient de leur parfum, sont maintenant flétris, et toutest défleuri pour moi. Un rayon de clair soleil a spontanémentéclairé ma vie solitaire et sombre ; mais ce moment est passé,et ce soleil, bien loin là-bas, éclaire et réchauffe lesautres.

Maintenant, voilà la prose de la vie. Hier,j’ai reçu un ultimatum de Sapounopoulo : Ou je dois consentirà toutes ses conditions, autrement dit me faire son esclave, ou ilrefuse tout, et alors toute ma fortune s’envole ; il faudraaller à Odessa et capituler. J’imposerai seulement cettecondition : que je puisse aller tout de suite à Pétersbourg etvivre là-bas encore une année, et après, advienne quepourra !

Au revoir, au revoir, à bientôt, ma déesse,mon soleil, ma chère et incomparable Kitie.

À toi jusqu’au dernier soupir.

A. M.

XVIII – De V. I. Médiachkina

(Reçue 15 juin.)

Excellence !

Comtesse Catherine Alexandrovna,

Votre Tante et ma bienfaitrice vient derecevoir la lettre dans laquelle Vous la remerciez pourl’hospitalité. Anna Ivanovna m’a ordonné de Vous écrire que lapersonne qui a droit à des remerciements, ce n’est pas Elle, maisVous qui lui avez sacrifié un mois entier, et, on peut dire, avezadouci ses derniers jours. Votre Tante m’ordonne encore de Vousdire que Vous ne vous repentirez pas de cette bonne action.

Et quelle tristesse chez nous depuis votredépart ! Vous ne pouvez Vous l’imaginer. Si par hasard jeregarde la chambre que Vous avez occupée, mes larmes coulentd’elles-mêmes. J’ai regardé la robe que Vous m’avez donnée et jepleure encore, et je ne sais quand je porterai cette beauté,peut-être à Pâques. Par votre bienveillance, Vous m’avez promisencore de m’envoyer un châle pour le nouvel an ; ce n’est pasla peine, au nom de Dieu, ce n’est pas la peine. Je ne vivraipeut-être pas jusqu’au nouvel an ; mais, si maintenant Vousm’envoyiez quelque chose que vous ayez porté, ce serait un vraicadeau.

Toute la maison est triste de votredépart ; même nos princesses, des demoiselles méchantes etdures, sont enchantées de Vous. Il n’y a pas longtemps j’ai entendula princesse aînée vous louer auprès de sa sœur : « Ellea si bon ton qu’à l’étranger et partout ailleurs on ne peutrencontrer mieux. Chez elle, disait-elle, tout est de bonton », et c’est la vérité, Comtesse, la vraie vérité.

En me jetant aux pieds de Votre Excellence,j’embrasse vos mains et reste jusqu’au tombeau votre dévouée,

VASSILISA MÉDIACHKINA.

XIX – De M. I. Boiarova

(Reçu 20 juin.)

Chère Kitie,

Au nom de Dieu, invite Hippolyte Nicolaievitchà prendre le thé chez toi après la musique, et organise pour luiune partie de whist.

TaMARY.

XX – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 29 juin.)

Je vous remercie de tout cœur, chère Comtesse,pour votre charmante lettre. Vous écrivez qu’Optine vous semble unhomme très suspect, cela ne m’étonne pas et prouve seulement votregrande connaissance des hommes et des choses. Je dois vous avouerque je l’ai chassé, comme gérant, pour vol ; mais il a septenfants et, par pitié, je l’ai fait secrétaire de la Sociétéjusqu’à ce qu’il trouve une place ; mais nous ne le garderonspas longtemps et je vais le recommander à la comtesse AnnaMikhaïlovna qui, dit-on, cherche un gérant. Chez nous, àZnamienskoié, grande animation : toutes mes filles, sauf Olga,sont arrivées avec enfants et maris. Je suis très contente de voirles filles et surtout les petites-filles ; mais les maris, ilvalait mieux les laisser à la maison. Piotre Ivanovitch, qui depuisdeux années m’a bravée et n’a pas mis les pieds ici, est venu cetteannée ; il continue à me braver et me parle à peine. Je n’yfais aucune attention, mais seulement, deux fois par jour, quand ilembrasse longuement ma main, je me détourne et tâche d’embrasserl’air au lieu de son front, car il s’exhale toujours de sa personneune odeur de bottes cirées au goudron. Imaginez que maintenant on ainventé un nouveau parfum « cuir de Russie », et PiotreIvanovitch, exprès pour me déplaire, s’arrose de ce parfum. Je suisune très grande patriote, je ne parle et n’écris que le russe, jepuis même consentir à aimer « la fumée de la patrie »,mais je ne puis supporter sa puanteur.

Expliquez-moi, chère Comtesse, pourquoi labelle-mère est tenue pour une créature détestable que tous doiventhaïr. Cependant, dans les autres familles, la belle-mère comptecomme une personne, mais pour mes gendres, je ne suis pasquelqu’un, mais une dinde pleine d’argent. Comme vous savez, il y ades dindes truffées, et vraiment, il me semble, parfois, qu’ilssont autour de moi avec des fourchettes et me piquent de tous côtéspour prendre les plus grosses truffes ; et tous sont desgentilshommes, et s’ils m’étaient étrangers, tout serait très bien,et je les recevrais avec grand plaisir à Znamienskoié, et PiotreIvanovitch ne porterait pas dans sa poche une usine de cuir. QueDieu me fasse seulement marier au plus vite Naditchka ; jeleur donnerai tout, je garderai pour moi 30.000 de revenu pour nepas mourir de faim, et je m’installerai à Florence ou à Rome. Àpropos que dites-vous des affaires de Rome ? PauvrePape !

Je vais lui broder des pantoufles et les luienvoyer de la part d’une inconnue de la Russie.

Au revoir, chère Comtesse, écrivez-moi plussouvent.

Votre bien dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

Aujourd’hui, pendant le dîner, PiotreIvanovitch, afin de m’attrister, a appelé le Pape : imbécileet maladroit. À cela j’ai dit : Tous les hommes ne peuvent pasêtre aussi habiles que le conseiller d’État Boubnovsky, – et ilfaut vous dire que ce Boubnovsky est un usurier auquel PiotreIvanovitch doit beaucoup d’argent. Il m’a punie de cela en allantdormir sans me dire adieu, et j’en ai profité pour vous écrirecette lettre, parce que mes mains ne sentent pas les bottes.

XXI – De M. I. Boiarova

(Reçue 10 juillet.)

Chère Kitie,

Il m’est nécessaire d’aller en ville. J’ailaissé à Hippolyte Nicolaievitch un billet lui disant que tu m’asdemandé d’y aller pour les affaires de notre Société. Si tu levois, invente quelque chose.

MARY.

XXII – De A. V. Mojaïsky

(Reçue 16 juillet.)

Chère Kitie,

Je suis peut-être très coupable enverstoi ; sans doute, ta lettre est chez moi à la campagne, maisje ne puis encore me débarrasser d’Odessa. La liquidation de mesaffaires touche à sa fin. J’ai consenti à tout, il était impossibled’agir autrement. Dans trois semaines, j’espère être à ta campagnede Peterhoff.

Ici, les Sapounopoulo m’ont emmené à leurluxueuse campagne au bord de la mer, et, par tous les moyens, on medonne à comprendre qu’il me faut épouser la fille grecque. Latante, une horrible créature que j’ai surnommée« Euménide », m’a un jour conseillé franchementd’essayer, me faisant espérer que je n’aurais pas un refus, etpuis, qu’est-ce qu’un refus ?… Je ne dis rien, je n’ai réponduni oui, ni non, mais quand tout sera fini chez le notaire, je mesauverai immédiatement et avec une telle rapidité que je leurrappellerai leur célèbre compatriote « Achille aux piedslégers ».

Au revoir, à bientôt, ma chère Kitie.Écris-moi à Odessa.

TonA. M.

XXIII – De M. I. Boiarova

(Reçue 19 juillet.)

Chère Kitie,

Au nom de Dieu, retiens chez toi HippolyteNicolaievitch jusqu’au dernier train ; s’il ne joue pas auxcartes, propose-lui une promenade à Montplaisir.

À minuit, j’irai là-bas et serai prête àrester avec vous jusqu’au lever du soleil.

TaMARY.

XXIV – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 15 août.)

Chère Comtesse,

Je viens d’arriver à Pétersbourg, et defatigue je ne sens plus mes pieds. J’ai trouvé Olga en très bonnesanté, mais elle a une horrible peur de l’accouchement : c’estpourquoi il m’est absolument impossible d’aller, même pour quelquesheures, vous faire visite à Peterhoff. Soyez aimable comme toujourset venez dîner chez moi demain : nous parleronslonguement.

Ne pourriez-vous pas, chère Comtesse, meprendre Naditchka pour une ou deux semaines et la garder chez vousà Peterhoff jusqu’à l’accouchement d’Olga ? vous m’obligeriezbeaucoup. N’ayez pas peur de son caractère : elle n’estinsupportable qu’avec moi ; chez vous, elle sera trèsdouce : c’est un ange, quand elle veut.

Votre bien dévouée, E. KRIVOBOKAIA.

P.-S. – Si vous apprenez que quelqu’une de vosconnaissances de Peterhoff veut enlever Naditchka pour l’épouser,je vous en prie, faites la sourde oreille. Qu’elle se marie !À l’avance je pardonne et bénis.

XXV – De M. I. Boiarova

(Reçue 29 août.)

Chère Kitie,

Nous sommes revenus en ville si à l’improvistequ’il ne m’a pas été possible d’aller chez toi te dire adieu.Kostia vient de m’annoncer que, dans une semaine, il part pour deuxmois à la campagne. Son frère Michel est entré dans le mêmerégiment, et la vieille Névieroff veut les réunir chez elle pour lepartage des propriétés. Tu comprends que, devant être séparée deKostia pour longtemps, je voulais le voir plus souvent pendant cesderniers jours, et Hippolyte Nicolaievitch était si las d’allerchaque jour de Peterhoff au Ministère qu’il a été très content dema proposition de rentrer. Et pour toi aussi, il est temps derevenir : avec le temps qu’il fait actuellement, Peterhoff estinsupportable.

Est-ce que cette désagréable Naditchka estencore chez toi ? La dernière fois que nous avons déjeuné cheztoi, elle a tant coqueté avec Kostia que c’était honteux à voir.Dès ce jour Kostia m’a dit qu’elle lui plaisait beaucoup. Il a sansdoute dit cela pour m’agacer. Qu’a-t-elle de bien ?

TaMARY.

XXVI – De M. I. Boiarova

(Reçue 2 septembre.)

Chère Kitie,

À l’instant, la princesse Krivobokaia m’a ditque tu lui ramènerais demain Naditchka ; c’est pourquoi je teprie instamment de venir dîner chez moi.

À propos, tu verras Michel Névieroff. À monavis, c’est un charmant officier ; mais ton opinion sur luim’intéresse. Devine qui était chez moi, hier, Nina Karskaïa !Je pensais qu’après ses aventures à Paris elle n’oserait venir dansla société ; naturellement je ne l’ai pas reçue et j’espèreque tu feras de même. Elle est venue si tôt à Pétersbourg afin demeubler à neuf sa maison ; elle se propose de beaucouprecevoir cet hiver ; mais qui donc ira chez elle ? Ilfaut pourtant faire une différence entre les femmes dépravées et…les autres.

TaMARY.

XXVII – De A. V. Mojaïsky

(Reçue 4 septembre.)

Chère Kitie,

Les Grecs m’ont surpassé en ruse, ce n’est pasen vain qu’on lit dans les chroniques de Nestor : « LesGrecs sont rusés encore aujourd’hui. » Jusqu’à présent je nepuis leur rappeler Achille aux pieds légers et Sapounopoulo m’adéjà rappelé le « rusé Ulysse » ; il m’a tantentortillé dans ses affaires et combinaisons que je suis tout àfait dans ses mains. J’ai attendu ta lettre avec une impatiencefébrile, j’espérais trouver en toi le soutien moral et quoi !toi, tu me conseilles de me marier ! Il estabsolument vrai que dans notre monde il n’y a presque jamais demariages d’amour et que dans tout mariage il y a en jeu un intérêtquelconque ; mais toi, Kitie, tu ne connais pas SophieSapounopoulo ! Bien qu’elle soit laide et jaune, si c’étaitencore une créature sympathique et surtout tranquille, je pourraisà la rigueur me mettre d’accord avec la nécessité ; mais ellen’est en paix pas une seconde : ce n’est pas une femme, c’estune fièvre jaune qui marche. Voici, par exemple, notre emploi dutemps des trois derniers jours.

Mercredi, à la campagne, il y a eu unereprésentation à laquelle est venu tout le grand monde d’Odessa(Odessa aussi à son « grand monde », c’estindispensable). Entre autres choses on a joué un proverbe de lapropre composition de la fille : « Ce que femme veut, lemari le voudra. » Il va sans dire que j’ai joué le rôle dumari et que j’ai été obligé d’embrasser sa main dix fois ! Cegalimatias assommant a eu un énorme succès. Avant-hier, ordre a étédonné de ne recevoir personne, et toute la soirée a été consacrée àla lecture d’Eschyle dans l’original.

Comprends-tu toute l’horreur de ces troismots : « Eschyle dans l’original » ? Pendantcinq heures, elle a lu avec emphase une tragédie écrite en unelangue inconnue de moi, traduisant chaque phrase en français. Etj’étais obligé de faire acte de foi, bien que je sois convaincuqu’elle ne comprend pas plus que moi le grec antique. Aux beauxpassages, elle me tendait sa main que je serrais, et la tanteEuménide fermait les yeux et hochait la tête en signed’approbation. Hier, beaucoup d’hôtes sont venus et, costumés, nousnous sommes promenés en mer. Je représentais un pacha turc etj’étais dans un canot avec un turban sur la tête et un kallian dansles mains. Je supporte tout avec patience parce que Sapounopoulom’a donné « sa parole d’honneur grec » que tout seraitfini le 15 septembre et qu’il me laisserait partir à Pétersbourgavec 5.000 ; et s’il me trompe encore ? faut-il donc semarier !

Non, Kitie, non c’est impossible, ce ne serapas, jamais je ne me vendrai si bêtement, jamais cette noix d’or dela Grèce ne sera attachée au vieil arbre généalogique des Mojaïsky.Mieux vaut prendre le sac du mendiant et demander l’aumône ou sefaire sauter la cervelle, que de remplir ce rôle misérable qu’ellem’a fait jouer dans le perfide proverbe.

Adieu, ma chère Kitie, ou tu me verras dansdeux semaines heureux et oubliant près de toi l’Hellade d’Odessa,ou tu ne me verras plus, car je ne serai plus de ce monde. En cecas, ne garde pas un mauvais souvenir de celui qui t’a aimé siardemment.

A.M.

XXVIII – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 26 septembre.)

Que pouvez-vous faire jusqu’à présent àPeterhoff, chère Comtesse ? Je trouve le temps long à ne pasvous voir, et nos séances, sans vous, sont peu actives ; cesdames ne font rien et déjà se querellent.

La comtesse Anna Mikhaïlovna ne nous donne pasde repos. Son gendre Varaxine n’a pas été promu chambellan pour le30 août, et elle devient maintenant méchante, archi-méchante. Pourcomble de malheur, cet imbécile d’Optine l’a appelée dans unprocès-verbal Anna Feodorovna : elle était si mécontente quej’ai dû aller chez elle pour demander pardon. Mais la plus grandehistoire est arrivée à propos de Nina. On m’avait dit qu’il nefallait pas la recevoir ; mais elle a commencé par m’envoyer500 roubles au profit de notre Société, et, le lendemain, elle estvenue me faire visite : comment ne pas la recevoir ?Naturellement, elle voulait être membre de notre Société. Maisquand, à la séance suivante, j’y ai fait quelques allusions, AnnaMikhaïlovna a tellement crié que j’ai été obligée de me taire. Quefaire ? Je ne voudrais pas renvoyer l’argent. – Optine meprésente des comptes d’apothicaire, et notre caisse est toujoursvide, – et il n’est pas convenable de prendre l’argent et de ne pasrecevoir comme membre la donatrice. Alors j’ai usé de ruse ;j’ai convoqué une réunion, hier, à huit heures, sachant bienqu’Anna Mikhaïlovna ne viendrait pas de si bonne heure.

Dès que la baronne Vizen et Viéra Bélevskaiaont été là, j’ai déclaré la séance ouverte et aussitôt j’ai proposéNina. Ces dames ont consenti : Viéra par bonté, et la baronnepour contrarier Anna Mikhaïlovna, et j’ai immédiatement ordonné àOptine de dresser le procès-verbal. Anna Mikhaïlovna est arrivée àneuf heures, et quand on a lu le résultat du scrutin, elle étaitverte de rage. Il sera intéressant d’assister à sa rencontre,demain, avec Nina. Chère Comtesse, venez à la séance.

Votre E. KRIVOBOKAIA.

P.-S. – La baronne Vizen m’a dit en secret quePiotre Ivanovitch appelle notre société « La Société dusauvetage de la belle-mère pour quelques heures ».

On croirait que je l’ennuie souvent de mesvisites !

XXIX – Télégramme de D. D.Koudriachine

(Reçu à Pétersbourg, le 10 octobre.)

Arrive après-demain pour une journée ;m’arrêterai où toujours ; attendrai nouvelles à neuf heuressoir.

KOUDRIACHINE.

XXX – De A. V. Mojaïsky

(Reçue 16 octobre.)

Bien estimée Comtesse CatherineAlexandrovna,

J’ai l’honneur de vous informer que je me suismarié hier, en mariage légal, avec Mademoiselle SophieSapounopoulo. Je vous en fais part sur la demande pressante de mafemme.

Toujours votre dévoué,

A.MOJAÏSKY.

Madame la Comtesse,

L’admiration tout à fait exceptionnelle queprofesse pour Vous mon mari et l’amitié dont Vous l’honorez medonnent le courage de me recommander à Vos bontés. Comme nous avonsle projet de passer une partie de l’hiver à Saint-Pétersbourg,permettez-moi d’espérer que Vous voudrez bien guider mes premierspas dans le monde qui, dit-on, est si sévère et si froid pour lesnouveaux arrivés. Une rose alpestre supporte difficilement lesouffle glacial du Nord.

En attendant, veuillez agréer, Madame laComtesse, l’assurance de ma haute considération.

SOPHIE DE MOJAÏSKY, née DE SAPOUNOPOULO.

Je déchire l’enveloppe pour corriger larédaction de mon faire-part. Il faut lire ainsi :Alexandre Vassilievitch Mojaïsky annonce avec une grandedouleur de cœur la mort de son cher et saint idéal, survenue àOdessa, le 10 octobre, après une lutte longue etdouloureuse.

A.M.

XXXI – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 3 novembre.)

Chère Kitie,

Je reçois, à l’instant même, une invitation àla soirée de Nina Karskaïa, bien que je ne lui aie pas encore rendusa visite. Elle demande une réponse, et je ne sais que faire.Iras-tu ? Écris-le-moi : – je ferai ce que tu feras.Après tout, pourquoi ne pas aller chez elle ? On m’a dit quela princesse Krivobokaia, ses filles et toute sa coterie yseraient, et justement j’ai une charmante robe de chez Worth àinaugurer, – et quand y aura-t-il encore de grandesréceptions ?

TaMARY.

P.-S. – Kostia arrive après-demain. Il m’écritque son frère Michel ne rêve plus que de toi, et il ne t’a vuequ’une fois ! Voilà une charmeuse ! Quel bonheur queKostia ne te plaise pas !… Il y a longtemps que tu me l’auraispris…

XXXII – Télégramme de Vassilisa I.Médiachkina

(Reçu le 10 novembre.)

Anna Ivanovna morte hier soir dix heures.Funérailles vendredi.

MÉDIACHKINA.

XXXIII – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 10 novembre.)

Combien je suis attristée de ton départ, chèreKitie ! et quel ennui que notre partie de plaisir soitmanquée ! Comme il a tombé de la neige hier, nous avionsdécidé, Kostia et moi, de t’inviter : nous aurions été àquatre, non pas au théâtre, mais aux Iles, en troïka, et on eutsoupé quelque part : c’eût été charmant.

Kostia jure que son frère attendait ce jouravec autant d’impatience que sa promotion d’officier, et voilà que,brusquement, tout se détraque pour une vétille. Je ne te comprendspas de vouloir aller si loin pour assister à un enterrement :maintenant que ta tante est bien morte, ta présence là-bas nechangera rien à rien. Et songe que, la semaine prochaine, il y auraun grand dîner chez Nina Karskaïa ; le soir, des Italienschanteront. Sa première soirée n’était, comme dit la baronne Vizen,qu’une colombe d’essai : elle voulait savoir sur qui elle peutcompter ; et maintenant, pour le concert, elle n’invite que cequ’il y avait là de plus sélect. En janvier, elle donnera un grandbal. On ne peut pas dire qu’elle agisse maladroitement. Qui auraitpu croire qu’elle se montrerait encore ! Nicodime surtout,qui, pour des raisons ignorées, a tant d’influence, l’a beaucoupaidée, et Nina, par contre, lui a donné pas mal d’argent pour sonhôpital. De l’argent ! toujours de l’argent ! Avecl’argent on peut tout se permettre. C’est triste, mais c’estainsi !

La baronne dit que tu es sur la liste desinvités. Tu manquerais une soirée si intéressante ? Envoiedonc ton mari aux obsèques : ce sera excellent pour le comtede se promener un peu ; – il y a un siècle qu’il n’a quittéPétersbourg. Réponds-moi.

TaMARY.

XXXIV – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 10 novembre.)

Puisque ton mari part, ne vaudrait-il pasmieux, après la promenade en troïka, revenir chez toi et souper àla maison ? Ce serait plus agréable qu’un souper aurestaurant.

MARY.

XXXV – Du Comte D***

(Reçue le 18 novembre.)

Chère Kitie,

Je t’écris un jour plus tard que je ne t’avaispromis, parce qu’hier soir, en entrant dans ma chambre, je suislittéralement tombé de fatigue et me suis endormi comme un mort.J’ai fait un très bon voyage. À partir de Moscou, j’ai eu pourcompagnon Boublic-Bielevsky, et nous avons joué au piquet pendanttoute la route. Je suis arrivé à Slobotsk à onze heures dusoir : les chevaux m’attendaient à la gare ; mais il m’aété impossible de partir, du fait de l’horrible temps ; j’aidû attendre et ne suis arrivé à Krasnia-Kriastchy qu’a neuf heuresdu matin. L’enterrement était pour dix heures ; mais on nes’est mis en route que bien après : on attendait l’archevêque,que le mauvais temps avait mis en retard. Tout a été fait en grandepompe ; beaucoup de voisins et de fonctionnaires de Slobotsksont venus : il est évident que la défunte était très estimée.À trois heures, la cérémonie la plus fatigante, le repas desfunérailles, a commencé dans les deux salons. Ma voisine étaitMme Mojaïsky, qui, dès le matin, s’est cramponnée àmoi comme une sangsue et ne m’a pas quitté un moment. C’est un typeremarquable : si elle n’était pas si jaune, on pourraitjustement l’appeler « bas-bleu ». Elle m’a accablé sousdes noms de livres et d’écrivains dont j’entendais parler pour lapremière fois ; elle m’a demandé avec insistance s’il n’yavait pas à Pétersbourg un égyptologue quelconque, car maintenantelle s’occupe tout spécialement des antiquités égyptiennes.

Dans un mois, elle part pour Pétersbourg, etil me semble qu’elle compte sur toi pour se glisser dans lemonde ; mais elle sera sans doute déçue dans sesespérances : elle n’est pas femme à orner un salon comme letien. Son mari m’a fait aussi une impression très étrange : ilmarche comme un égaré, et, quand je l’ai remercié de l’amabilitéqu’il a eue pour toi au printemps, en réponse il a marmonné quelquegalimatias. J’ai cependant tiré profit de ces Mojaïsky ; ilsont loué le bel étage de notre grande maison, qui est vide depuisbientôt deux hivers, et, comme ils m’en donnent un très bon prix(mille roubles par mois), je te prie de convoquer tout de suitenotre gérant pour qu’il fasse nettoyer l’appartement, renouvelerles papiers. Je me rappelle que les meubles de la deuxième chambresont trop vieux : qu’on les enlève et qu’on les remplace parles meubles couverts en soie bleue que tu feras revenir de lacampagne. Tout doit être prêt pour le nouvel an : ilsarriveront dès le commencement de janvier.

Imagine-toi que le dîner a duré presquejusqu’à dix heures. Après le rôti, l’archevêque et les prêtres sesont levés et, une coupe de champagne à la main, ils ont chanté lamesse des morts. J’étais effaré : j’ai cru d’abord que tout lemonde avait trop bu ; mais il paraît que c’est une vieillecoutume russe qui, dans certains endroits, s’est conservée. Mavoisine m’a juré qu’en Égypte il y avait quelque chose de ce genre.Les hôtes sont encore restés longtemps après le dîner et, à dixheures seulement, on m’a conduit dans la chambre que tu as occupéeau printemps.

J’espérais qu’on ouvrirait le testamentaujourd’hui ; sans doute ce sera pour demain ou après-demain.Il m’est très difficile de questionner à ce sujet ; mais il mesemble qu’on attend l’exécuteur testamentaire. Les parents de ladéfunte sont venus ici : ils sont terriblement nombreux, tousgens très simples, mais assez agréables.

Tout le monde est charmant pour moi : onm’entoure de soins, je sens à maints détails qu’on me regarde déjàcomme le maître. Les princesses Pichetzky m’ont paru trèssympathiques, surtout la cadette. Si la tante ne leur a rienlaissé, il faudra faire quelque chose pour elles, leur trouver unesituation quelconque à Pétersbourg. La fameuse Vassilisa est d’unridicule achevé, mais bonne femme au fond. Elle a une véritableadoration pour toi.

Ce matin, je suis allé jeter un coup d’œil àla propriété : les écuries, les remises, les pavillons, toutest très vieux, et il faudra les transporter plus loin de lamaison. Malheureusement je n’ai pas pu me faire une idée du parc.Je voulais voir les serres, mais il a tombé tant de neige hierqu’il m’a été impossible d’y aller. Dans la maison, il y a beaucoupde jolis meubles anciens ; une étagère en bois de rose m’atant plu que je veux l’emporter et la mettre dans ton boudoir.

Je m’aperçois qu’en pensée je gouverne enmaître Krasnia-Kriastchy, et néanmoins ce sera peut-être un autrequi l’aura.

Mais qui ? En tout cas, que la tante nousait laissé tout ou qu’elle ne nous ait rien laissé, comme c’étaitson plein droit, je suis très heureux d’être venu aux funéraillesde cette sainte et digne femme, et très probablement resterai-jeici jusqu’au neuvième jour. Anna Ivanovna t’a jadis servi de mère,et, à vrai dire, dans notre querelle, nous étions plus coupablesqu’elle.

Sans doute, devenue vieille, elle avait sesmanies, ses caprices ; mais il faut être indulgent. Quelbonheur que nous ayons réparé notre faute dans la dernière année desa vie, et comme je te suis reconnaissant d’être allée chez elle auprintemps ! Aurons-nous gagné quelque chose à ce voyage ?C’est encore incertain ; mais ce que nous avons déjà acquis, àsavoir la tranquillité de conscience, vaut beaucoup plus que toutl’héritage. Nous aussi, mourrons un jour : c’est une véritébanale, mais comme nous l’oublions souvent !

Le neuvième jour, c’est le 18 novembre. Aprèsavoir rendu un dernier devoir à la défunte, je partirai le soirmême, je m’arrêterai un jour chez mon frère, dans sa propriété desenvirons de Moscou, et, en tous cas, je serai à la maison le jourde ta fête.

Adieu, chère Kitie ; les enfants vontbien et t’embrassent. Ton mari et ami,

D.

P.-S. – Tu voulais donner une soirée le jourde la sainte Catherine. Serait-ce convenable ? Il est vrai quepersonne à Pétersbourg ne connaissait cette tante ; mais,quand nous entrerons en possession de ce grand héritage, tout lemonde sera au courant. À mon avis, il ne serait même pas inutile deporter un deuil de deux mois, d’autant plus que les balsintéressants ne commenceront qu’en janvier.

En relisant cette lettre, je remarque que jet’ai envoyé, par distraction, le salut des enfants. Cela prouve queje pense toujours à eux.

Embrasse-les pour moi.

XXXVI – Du comte D***

(Reçue 20 novembre.)

Aujourd’hui, à neuf heures du matin, letestament a été ouvert. Krasnia-Kriastchy est à l’aînée desprincesses ; la propriété de Penza, à la cadette ; 30.000en argent, à Vassilisa ; pour tels et tels parents, pour lesdomestiques et pour les funérailles, il y a près de 80.000 entout ; le reste de l’argent (plus de 300.000) va à descouvents et des hôpitaux ; à toi sont dévolus les diamants etautres bijoux. Ce ne serait peut-être pas trop mal, car AnnaIvanovna avait tous les diamants des Kretchetov, et elle-même,toute sa vie, n’a acheté que de belles choses ; maisimagine-toi que tout cela a disparu ! Quand on a levé lesscellés, on a trouvé une vilaine broche et une grande quantité deperles fausses de toutes sortes, un chapelet et d’autresbrimborions de ce genre. Je suis profondément convaincu que lepillage a été fait par Vassilisa, car tout cela était entre sesmains. Moi, je ne suis pas héritier, je ne suis qu’indirectementmêlé à cette affaire : c’est pourquoi je n’ai exprimé aucuneprétention ; mais toi, comme héritière, tu peux écrire àVassilisa et la menacer du tribunal ; peut-être rendra-t-elleune partie de ce qu’elle a volé. Je me suis efforcé de faire bonnemine contre mauvais jeu et d’être gai et aimable avec tous :j’y ai tout d’abord réussi ; mais, pendant le déjeuner, onapporté le courrier, et imagine-toi que la première chose que j’aivue, ç’a été les boîtes de pruneaux de Smourov. À la vue de cespruneaux, j’ai été pris d’une telle rage que j’ai couru dans machambre pour cacher mon dépit… et je t’écris cette lettre. Je t’ensupplie, fais dire immédiatement à Smourov qu’il cesse d’envoyerdes pruneaux : je ne tiens pas du tout à faciliter ladigestion de cette canaille de Vassilisa.

Sûrement, je n’attendrai pas ici le neuvièmejour : j’ai assez de tout ce monde interlope, et, à vrai dire,c’était assez niais d’aller aux funérailles. Nous sommes, toi etmoi, trop idéalistes et nous jugeons les autres d’après nous-mêmes.Dieu me garde de juger la défunte ; mais il faut dire lavérité : elle a été originale tout son siècle, et originaleelle est morte. Et remarque que toutes ces vieilles filles sont lesmêmes : près d’elles il y a toujours une Vassilisa quelconquequi en fait ce qu’elle veut, parce qu’elle connaît bien toutes lesaventures de leur jeunesse ; et, comme tu sais, la jeunesse dela tante a été orageuse. Sans doute je ne veux pas rappeler seséquipées et, en chrétien, je désire de toute mon âme que Dieu luipardonne tout et, entre autres choses, son ingratitude envers nous.Je pars cette nuit. Je passerai trois jours chez mon frère, dans sapropriété des environs de Moscou, et je serai à Pétersbourg laveille de ta fête. Dans ma dernière lettre, je t’ai parlé dudeuil ; maintenant cette manifestation me semble tout à faitinutile. Envoie les invitations pour le 24, si tu veux donner unesoirée.

Ton mari et ami,

D.

XXXVII – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 3 décembre.)

Chère Comtesse,

Si vous allez aujourd’hui au bal chez lesAnglais, ne prendrez-vous pas Nadenka sous votre protection ?Vous savez que je n’aime la laisser avec personne, fut-ce avec sessœurs : vous êtes la seule femme à qui je puisse me décider àconfier ce trésor. Moi, je n’irai pas : premièrement parce quece malin Piotre Ivanovitch est venu chez moi, c’est vous dire queje suis indisposée pour toute la journée ; et deuxièmement,par patriotisme, car les Anglais, partout où ils le peuvent,mettent des bâtons dans nos roues. En général, la situationpolitique de l’Europe ne me plaît pas ; bien qu’il n’y aitaucune nouvelle extraordinaire, je suis convaincue que Bismarckmitonne quelque chose. Que mitonne-t-il ? je ne sais pasencore, mais cela m’inquiète. Votre bien dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

XXXVIII – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 7 décembre.)

Chère Kitie,

Tache, je te prie, de savoir par MichelNévieroff où Kostia était hier de huit heures à minuit. Il m’a juréqu’il allait à l’Opéra avec son frère. Or, la baronne Vizen, quiétait à l’Opéra, n’a vu ni l’un ni l’autre. Avoue qu’il estdifficile de ne pas remarquer Kostia au théâtre. Tu ne sauraiscroire combien ces tromperies me désolent. Pourquoi ne pas dire lavérité ? Et depuis son retour de la campagne, il m’a mentiplusieurs fois déjà.

TaMARY.

XXXIX – De Vassilisa IvanovnaMédiachkina

(Reçue 15 décembre.)

Excellence !

La mort de mon inoubliable bienfaitrice a étéune si grande douleur pour moi que je pensais que, du moins, ceserait la dernière ; mais votre lettre m’a prouvé qu’il n’y apas de limite aux tourments quand telle est la volonté de Dieu.Vous me demandez ce que sont devenus les diamants ! Mais,Excellence, comment le pourrais-je savoir ? La clef desdiamants était toujours dans la poche de votre tante ; ladéfunte pouvait les donner a qui elle voulait, et les amis, parentset connaissances étaient toujours très nombreux chez elle ; etil se peut aussi que quelqu’un ait volé les diamants, mais ce n’estpas moi. Pendant plus de trente ans, j’ai servi honnêtement etloyalement Anna Ivanovna, et ne l’ai jamais volée ; mais, pourme nuire, quelqu’un m’aura calomniée auprès de vous, car un passagede votre lettre fait allusion à une plainte que vous pourriezdéposer contre moi. Déposez, si vous voulez : je n’ai pas peurdu tribunal ; pour prouver mon innocence j’appellerai à témointoute la province, en commençant par votre ami AlexandreVassilievitch Mojaïsky, chez qui, comme je l’ai su il n’y a paslongtemps, vous alliez quelquefois à la campagne.

Sans doute, je garde le silence à ce sujet,car je suis convaincue que vous n’êtes pas capable de fairemal ; mais, devant la Cour, je ne me tairai pas, parce que,d’après la loi, je suis obligée de dire toute la vérité. Maispeut-être n’y avait-il aucune menace dans votre lettre, et meserais-je méprise en pensant que vous faisiez une allusion à laCour. En ce cas, je vous demande de me pardonner avecbienveillance : que ne doit-on pardonner à un cœurblessé ?

Je comprends très bien, Excellence, qu’il voussoit très désagréable de perdre l’héritage sur lequel vous aveztant compté ; mais moi, je n’y suis pour rien. Vous pourrezpuiser une grande consolation dans cette idée que Dieu a envoyé àvotre tante une belle mort, une mort vraiment chrétienne. AnnaIvanovna a prononcé plusieurs fois votre nom et vous a bénie :il est vrai qu’on ne pouvait bien distinguer les mots ; maisje connaissais trop la défunte pour me tromper. Le dernier motqu’elle ait prononcé est : « pruneau ». La princesseaînée se précipita vers la fenêtre et apporta une boîte, encoreintacte. Anna Ivanovna prit un pruneau, mais elle ne pouvait déjàplus manger : elle le pétrit entre ses doigts et le laissatomber. Sans doute, elle voulait montrer ainsi combien elle vousétait reconnaissante des pruneaux que vous avez envoyés siexactement. Mais le Dr Vietroff, que nous avons faitvenir de Moscou, a dit que les pruneaux ont fait le plus grand malà la défunte.

Avec le plus grand respect, j’ai l’honneurd’être, de Votre Excellence,

La servante,

V.MÉDIACHKINA.

XL – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 20 décembre.)

Chère Kitie,

Hier, Kostia ne s’est pas montré chez moi dela journée et il vient de me jurer qu’il était de service, et moij’ai lu dans l’« ordre » que l’officier de service étaitSirotkine cadet. Demande à Michel de t’expliquer ce que celasignifie, et qui vraiment était de service. Voilà à quellehumiliation j’en suis arrivée : je donne de l’argent àl’ordonnance de Kostia pour qu’il m’apporte les« ordres » ! Mais que faire si Kostia me trompetoujours ? Je ne veux le gêner en rien, mais je veux etdois savoir ce qu’il fait.

TaMARY.

XLI – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 31 décembre.)

Chère Comtesse,

Imaginez-vous cette surprise pour le nouvelan : Optine m’a déclaré que non seulement il n’y a pas unkopek en caisse, mais que je dois encore près de 4.000. Je necomprends pas du tout comment cela se fait. Il est vrai que j’aisigné les papiers quelconques qu’il m’a présentés ; mais jen’ai pas signé dans le but de payer ensuite. Comme vous aviezraison de vous méfier d’Optine ! Et il ose s’appeler Optine,quand il y a un couvent de ce nom, un couvent que je respectebeaucoup et où est enseveli mon oncle Basile ! Certainement jesuis un peu coupable en tout cela ; mais c’est surtoutl’horrible princesse Anna Mikhaïlovna qui est cause de mesdéboires. Si elle avait pris Optine pour gérant, tout cela neserait pas arrivé.

Venez chez moi, chère Comtesse : vousm’aiderez à étudier tous ces papiers. La tête m’en tourne. Je n’ycomprends absolument rien, et, pour comble, cette Naditchka quibourdonne autour de moi ! Je vous attends avec grandeimpatience.

Votre E. KRIVOBOKAIA.

P.-S. – Il faut convenir que c’est une belleSociété ! Nous n’avons pas sauvé une seule fille et j’ai perdu4.000.

XLII – D’Alexandre VassilievitchMojaïsky

(Reçue 4 janvier.)

Chère Comtesse,

Nous sommes arrivés aujourd’hui à Pétersbourg,et, selon votre ordre, le concierge nous a reçus avec le pain et lesel. Je ne sais comment vous remercier de cette marque d’attention.À mon avis, votre logement est très bien à tous égards ; maisma femme veut y ajouter encore quelques bibelots : nous sommesdonc allés faire des emplettes ; la promenade à travers lesmagasins ayant duré jusqu’à six heures, je n’ai pu trouver uninstant pour me précipiter chez vous. Maintenant elle fait satoilette pour le dîner, et elle m’a chargé de vous demander le jouret l’heure où vous la pourrez recevoir. Accablez-la de votreamabilité, et venez chez nous tout simplement, ce soir ; jesais que vous n’avez pas la superstition des conventionsmondaines.

D’après notre programme primitif, nous devionspasser au théâtre notre première soirée de Pétersbourg ; mais,par bonheur, nous n’avons trouvé de loge nulle part. Si vous saviezquel fou désir j’ai d’entendre le son de votre voix, de voir,fût-ce une seconde, votre sourire !

A.M.

XLIII – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 5 janvier.)

Chère Kitie,

Tous ces jours j’ai été souffrante :c’est pourquoi je ne suis pas allée aujourd’hui à l’assembléegénérale. Dès la fin de la séance, la baronne Vizen est venue chezmoi et m’a tout raconté en détail : comment la princesseKrivobokaia a renoncé à la présidence, et comment tu as été, àl’unanimité, choisie à sa place. Si j’avais pu prévoir tous cesévénements, j’aurais sans doute vaincu mon mal et serais alléejouir de ton triomphe. Je te félicite de tout mon cœur de cenouveau succès.

J’ai oublié de demander à la baronne si tuétais hier chez Nina Karskaïa. La baronne m’a dit que la soiréeeut, dans son ensemble, beaucoup d’éclat. Je voulais y aller ;mais tout à coup je me suis sentie plus fatiguée, et, à dire levrai, j’ai un trop gros poids sur le cœur pour m’amuser au bal.Dans le monde Kostia ne me parle presque plus : il dit qu’ilne veut pas me compromettre. C’est bien étrange !

Auparavant, il n’avait pas de ces scrupules,et, maintenant que je n’ai nul souci de ce qu’on peut dire de moiet que je suis prête à donner tout pour entendre de sa bouche lemoindre mot caressant, il commence à prendre soin de ma réputation,et il vient chez moi de plus en plus rarement. Tu m’as dis que jesuis responsable de ses façons nouvelles, que je l’ennuie de mesinquisitions, de ma jalousie, de mon espionnage, qu’il faut que jeme montre toujours confiante et de bonne humeur si je veux leretenir… Mais où prendre cette confiance ? Comment être gaiequand l’ennui me ronge le cœur ? Tu dis « lajalousie », mais je ne suis jalouse de personne : il mesemble qu’il ne fait la cour à personne, et au bal il dansetoujours avec de si fâcheuses péronnelles (Nadenka Krivobokaia, parexemple) que ce serait un peu ridicule d’en être jalouse. Si jesavais qu’il aimât une autre femme, je me ferais plus vite à cetteidée qu’à l’idée de me voir abandonné sans nulle cause : –c’est là l’horrible !

La baronne m’a raconté une chose trèsintéressante de la comtesse Anna Mikhailovna. Si je me rappellebien, c’est devant toi, à l’une des séances de la Société, qu’a eulieu ce scandale : Anna Mikhailovna tournant le dos à NinaKarskaïa, ne répondant pas à son salut, et quittant majestueusementla salle. Pendant deux mois elles ne se sont regardées ni saluées.Mais quand Nina a repris sa place dans le monde avec plus d’éclatqu’auparavant, Anna Mikhailovna a commencé à la flatter : ellelui a fait une visite au nouvel an et, avec le concours de maintespersonnes, a manœuvré pour recevoir une invitation à son bal. Ninaa agi très sagement ; elle ne lui a pas rendu sa visite ;mais elle lui a envoyé une invitation, et, pour l’humilierdavantage, la lui a envoyée la veille du bal. Or, imagine-toiqu’Anna Mikhailovna y est venue avec ses deux filles et a quitté lebal la dernière. Voilà ce qui s’appelle avoir du toupet.

TaMARY.

XLIV – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 17 janvier.)

Je reçois à l’instant, chère Comtesse, votrenote sur les changements que vous comptez apporter aufonctionnement de notre Société, et je suis très touchée que vouscroyiez nécessaire de prendre conseil d’une vieille bête comme moi.Tout ce que vous proposez est admirable et je regrette seulementque cela ne me soit pas venu à l’esprit. Pourtant, moi aussi avaispensé que le secrétaire ne devait pas être rétribué et devait êtrede notre monde. Malheureusement cet Optine est venu avec ses septenfants, et, par pitié, j’ai décidé de lui donner 1500 par an. Etvoilà comment il m’a montré sa reconnaissance !

Ma grande amie Anna Mikhailovna seraabsolument folle à la fin de l’hiver ; chaque jour on apprendquelque chose de nouveau sur elle. Hier, la baronne Vizen est alléelui faire une visite matinale. Dans l’escalier, elle entend desgémissements. Selon son habitude, elle se précipite au salon sansse faire annoncer et voit Anna Mikhailovna couchée sur le tapis etqui hurlait hystériquement. À ce moment Varia, tout en larmes, estentrée. « Imaginez-vous, lui explique-t-elle, que nous nesommes pas invitées aujourd’hui au petit bal ; maman en a ététrès impressionnée : c’est la première fois de sa vie quepareille chose lui arrive. » Mais le mieux, c’est que toutesces larmes étaient inopportunes : il y avait eu erreur, toutsimplement. Avant le dîner l’invitation est venue, et quelquesheures plus tard toutes ces malades sont arrivées au bal avec desyeux gonflés. Comme je connais bien la comtesse Anna Mikhailovna,je crois absolument à cette histoire ; mais je ne puism’empêcher de dire que la baronne a bien de la chance de tombertoujours à pic dans des scènes de cette sorte : elle peutensuite jaser toute la semaine. Pourquoi cela ne m’arrive-t-iljamais ?

XLV – D’Alexandre VassilievitchMojaïsky

(Reçue le 20 janvier.)

Chère Comtesse,

Tout à l’heure, en rentrant du théâtre, nousavons trouvé le document officiel par lequel vous annoncez à mafemme qu’elle est élue membre de votre Société, et me proposez deremplir sans appointements les fonctions de secrétaire. Ma femmeest enchantée, et demain nous irons ensemble vous remercier ;mais dès maintenant je veux vous exprimer mon admiration pour votreingéniosité. Jusqu’ici il m’était impossible de sortir de lamaison. Dorénavant il faudra bien que je porte chez la présidenterapports et comptes. C’est aussi très bien que vous ayez loué dansVassilievsky Ostroff les bureaux de la Société, bien loin desregards indiscrets. Espérons qu’à ces séances privées ne viendrontpas les yeux de lynx de la baronne Vizen.

Hier vous avez demandé à ma femme d’où luivenait ce collier de perles qui a eu si grand succès au bal, etelle vous a répondu qu’il lui venait de sa grand’mère ; cen’est pas vrai : elle l’a acheté à Slobotsk, presque pour rien(3.500 roubles), à Médiachkina, l’écornifleuse de votre tantedéfunte. Médiachkina a juré qu’il fallait bien qu’elle fut réduiteà la dernière extrémité pour consentir à se séparer de ce cadeau desa bienfaitrice, et elle a obligé ma femme à faire le serment de nejamais parler de cet achat à personne ; mais moi, qui n’ai pasjuré, je puis dire la vérité.

Comme un très humble secrétaire, je baise avecle plus grand respect la main de mon nouveau chef.

A.M.

P.-S. – Je serais maintenant très heureux detrouver quelque égyptologue qui veuille bien déchiffrer leshiéroglyphes avec ma femme. Ma vie de famille s’arrangerait alorstout à fait bien.

XLVI – De Marie Ivanovna Boiarova

(Reçue le 2 février.)

Voilà plus de deux semaines que je ne t’aivue, ma chère Kitie. Sans doute, je n’ai pas de reproches à tefaire : je sais combien tu es occupée par les réceptions etles affaires de la Société qui, sous ta direction, commence, il mesemble, à être utile ; mais, quand même, si tu trouves unmoment, viens voir la malade : ce sera une bonne action ;je suis encore très faible.

Je ne vois presque jamais Kostia. J’ai essayéde suivre ton conseil : la dernière fois qu’il est venu chezmoi, je ne lui ai rien demandé, ne lui ai fait aucun reproche et mesuis efforcée d’être gaie… et quoi ! il est parti. Une semaineest déjà passée, et je n’ai aucune nouvelle de lui, et même, dansl’« ordre », son nom n’a pas figuré une seule fois. Non,Kitie, en tout cela, il n’y a nulle faute de ma part. Auparavant,quand je l’agaçais, même quand nous nous querellions jusqu’auxlarmes, il revenait le lendemain. Il s’est passé quelque chose quej’ignore, et chaque jour emporte un peu de mon bonheur. Je senscela depuis très longtemps, depuis son retour de la campagne. Turiras de ma comparaison poétique et m’appelleras de nouveau lamadame de Girardin russe, mais pour moi le bonheur se présente sousla forme d’un très bel oiseau : l’oiseau jadis planait, mais,depuis, il n’est pas de jour où on ne lui ait arraché de l’ailequelque plume, – de sorte qu’il vole plus bas, plus bas, et bientôtcessera tout à fait de voler.

Les fêtes de Carnaval commenceront dans deuxjours. J’ai reçu une masse d’invitations, mais je n’irai nulle partet garderai mes forces pour la folle journée : j’espère qu’onm’invitera comme les années précédentes. Je ne sais pourquoi, maisje veux absolument aller à la folle journée ; peut-être est-ceparce que c’est le dernier bal de la saison, et que je ne vivraipas jusqu’à la saison prochaine. Peut-être regarderai-je pour ladernière fois tout cet éclat, ce tapage – que j’ai tant aiméautrefois, et après… qu’y aura-t-il après ? c’est horrible àpenser. Je ne m’attends pas à une mort prochaine, en somme ;je n’ai aucune maladie grave, et cependant j’ai le pressentimentque quelque chose se brisera en moi, et qu’après il n’y aura plusrien ; ma vie est peut-être semblable à cet oiseau dont jet’ai parlé : il me semble qu’à elle aussi il ne reste pasbeaucoup de plumes. Aujourd’hui, je me suis réveillée bien portanteet gaie comme je ne l’avais pas été depuis une année. Ma premièrepensée, comme toujours, a été pour Kostia : j’ai regardé lapendule, – dix heures. Il viendra, pensai-je, dans deux heures etquart. Cet état a duré un moment ; puis j’ai réfléchi et j’airessenti une terrible amertume : je me suis accoudée sur lescoussins et suis restée longtemps ainsi, les yeux fermés. Jevoulais me cloîtrer pour toute la journée, ne voir personne ;mais le docteur est venu, et j’ai dû me lever ; puis, quelquesvisiteurs dénués d’intérêt sont arrivés ; peu avant le dîner,la baronne Vizen était là, porteuse d’un lot de potins. Elle araconté très plaisamment combien nos dames ennuient l’archevêqueNicodime, qui ne sait où les fuir : ce pauvre archevêque, –Anna Mikhailovna l’a consulté sur la toilette de ses filles, laprincesse Krivobokaia lui a demandé s’il n’existe pas quelqueprière spéciale pour hâter le mariage des filles ; NinaKarskaïa l’a invité à un dîner où il n’a rien mangé, parce que toutle repas était gras, etc., – tout dans le même genre. Ces sottisesm’ont distraite un peu. Puis, ce fut l’heure du dîner : àtable, Hippolyte Nikolaievitch a, de temps en temps, jeté sur moiun regard sévère, expérimenté : il ne sait de quoi ils’agit ; mais, en tous cas, il regarde sévèrement. Ensuites’est écoulée une longue et triste soirée. J’ai eu le faible espoirque Kostia viendrait : personne n’est venu ; enfin, lesenfants ont été se coucher, Hippolyte Nikolaievitch s’est rendu auclub, et, restée seule, je trouve la consolation de bavarder avectoi. Je t’écrirais longtemps encore, mais de nouveau je sens desfrissons et j’ai la tête en feu. Viens me voir demain, si tu lepeux ; je n’ose pas te prier à dîner, mais pourtant si tuvenais dîner, comme j’en serais heureuse ! Ne m’abandonne pas,ma chère, ma bien bonne Kitie ! Si tu savais à quel point jesuis seule et misérable ! À toi, comme toujours.

MARY.

XLVII – De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 12 février.)

Chère Comtesse,

De joie, je ne puis dormir ; je me suislevée du lit, j’ai allumé les bougies, et je viens partager monbonheur avec vous. À l’instant, en rentrant de la folle journée,Nadenka m’a déclaré qu’elle s’est fiancée à Kostia Névieroff.Demain, à une heure, il viendra chez moi faire la demande.Jusque-là je ne dormirai pas, d’impatience. Aujourd’hui encore,quand je vous l’ai montré pendant la mazurka, vous avez haussé lesépaules, en disant : « Mais non, mais non… » Ainsi,chère comtesse, vous êtes beaucoup plus sage que moi, mais vousvoyez que, dans certains cas, le cœur est plus perspicace quel’esprit, surtout un cœur maternel qui souffre d’une longueattente.

Sans doute, à bien regarder et sans partipris, on ne peut dire qu’il soit pour Nadenka un très brillantparti : il a un nom de la vieille noblesse, mais pas trèsillustre, et n’a aucune parenté. J’ai connu la mère dans sajeunesse : elle était déjà un peu légère ; mais, quandelle eut jeté son bonnet par dessus les moulins, je cessai de lavoir. Maintenant, c’est une femme pieuse et honorable. L’archevêqueNicodime la connaît bien : sa fortune est très grande, mais onne sait pas encore ce qu’elle donnera à ses fils. En automne, elleles a appelés pour le partage de ses biens ; mais elle aréfléchi et a ajourné le partage. À vrai dire, dans mon futurgendre, je vois deux qualités : il a une corpulence d’athlèteet danse admirablement ; le reste, nous n’en parlerons pas,bien que Nadenka m’ait bourdonné dans la voiture : « Ilest très, très spirituel ; il le cache exprès à tous ;mais, à moi, il l’a montré. » Grâces soient rendues à Dieuqu’il le lui ait montré ! Si ce Névieroff était plus âgé etqu’il eut fait la cour à l’une de mes filles aînées, je lui auraismontré la porte ; mais pour Nadenka il est suffisant. Elle a –maintenant on peut déjà dire la vérité – non pas vingt-quatre ans,mais vingt-six et plus ; et puis, tout mariage est uneloterie : ainsi quels bons fiancés étaient mes quatregendres ! pourtant je ne puis m’entendre avec eux. Peut-êtrem’entendrai-je avec celui-ci, qui est le pire.

Bien que le carême soit déjà commencé, je neme sens pas la force d’ajourner l’annonce d’une si bonnenouvelle : aussi je vous prie instamment de venir chez moiavec le comte, mardi, à sept heures, pour le dîner de carême. Nousboirons à la santé des fiancés, – le champagne n’est pas gras. Audîner, vous verrez comme Piotre Ivanovitch sera charmant etaimable. Ce mystère vous étonnera sans doute :l’explication ? c’est que je lui ai promis de payer toutes sesdettes pour la troisième fois, aussitôt que Nadenka seraitfiancée.

Donc, au revoir, chère comtesse.

Votre bien dévouée,

E.KRIVOBOKAIA.

P.-S. – Votre amie Maria Ivanovna serapeut-être mécontente de ce mariage ; mais qu’y faire ? onne peut contenter tout le monde.

XLVIII – De H. N. Boiarov

(Reçue le 12 février.)

Bien estimée Comtesse CatherineAlexandrovna,

Pardonnez-moi de vous déranger de si bonneheure. Ma femme, qui n’était pas sortie depuis près d’un mois,s’est tout a coup décidée hier à aller à la folle journée ;mais, en s’habillant, elle a été prise d’une si forte fièvre que,presque de force, je l’ai retenue à la maison. Le soir, elle a eule délire ; mais, vers cinq heures du matin, elle s’est calméeet endormie. Aujourd’hui, vers dix heures, est venue cetteinsupportable baronne Vizen : elle est entrée dans la chambreà coucher de ma femme, l’a réveillée, en sursaut sans doute, car,après son départ, Mary a eu une telle crise nerveuse que j’ai toutà fait perdu la tête. Elle refuse absolument de voir le docteur, etvous réclame sans cesse. Au nom de Dieu, venez tout de suite !Vous seule pourrez la calmer. Pour ne pas perdre de temps, je vousenvoie la voiture qui était attelée pour moi.

Profondément dévoué,

H.BOIAROV.

XLIX – De la Baronne Vizen

(Reçue le 12 février.)

Chère Comtesse,

Il n’est qu’une heure, et vous êtes déjàsortie ! J’étais venue pour vous raconter une nouvelle trèsintéressante ; l’aîné des Névieroff épouse NadenkaKrivobokaia. Ce fut décidé hier à la folle journée. Il fallaitabsolument qu’il se mariât cette année : sinon, sa mère neconsentait pas à lui donner le domaine de Koursk. Il paraît que cevieux renard de Nicodime a trempé dans cette affaire. Ce n’est paspour rien que la princesse Krivobokaia allait chez lui tous lesdimanches. Excusez mon griffonnage : j’écris chez vous, dansla loge du concierge, sur un petit bout de papier et je me hâte,ayant encore une masse de courses à faire. Bien à vous.

CATHERINE VIZEN.

P.-S. – Après son hiver triomphal, NinaKarskaïa part demain pour l’étranger, mais elle cache cettenouvelle à tout le monde pour éviter les questions : Où ?Pourquoi ? etc. Il est encore arrivé une chose bien curieuse àAnna Mikhailovna : ces jours derniers, elle a écrit au princeBoris Ivanovitch pour lui demander de présenter son gendre Varaxineau camer-junker, et au lieu de « camer-junker », elle aécrit « camer-page ». Le prince, qu’elle ennuiemortellement, lui a répondu qu’elle devait adresser cette demandeau corps des Gardes. Vous voyez d’ici sa fureur !

L – De H. N. Boiarov

(Reçue le 25 février.)

Bien estimée et très bonne Comtesse CatherineAlexandrovna,

Suivant ma promesse, je me hâte de vousrenseigner sur notre pauvre malade. Pendant toute la route, sonétat d’âme m’a inspiré les plus sérieuses inquiétudes : ellese taisait obstinément et, quand il lui arrivait de répondre àquelque question, c’était par une courte phrase qui s’achevait engémissements hystériques. Notre départ a été si inattendu que jen’ai pu envoyer à la campagne, où nous n’étions pas allés depuiscinq ans, les ordres nécessaires. Le gérant a reçu mon télégrammequelques heures avant notre arrivée et a dû nous céder sonpavillon, car il était impossible de s’installer dans une maisonnon chauffée. Les trois premiers jours, nous avons vécu avec lesenfants, la gouvernante et le précepteur, dans quatre petitespièces très misérables ; peu à peu, tout s’est arrangé. Parbonheur, à dix verstes de nous, à la ville, habite notre vieil ami,le Dr Flescher, que Mary connaît depuis son enfance etpar qui elle consent à se faire soigner. Le principal remède qu’illui ait ordonné, c’est la promenade à l’air pur, et Mary se soumettrès volontiers à ce régime. Le temps est magnifique ; presquetoujours deux ou trois degrés de froid, sans vent.

Aujourd’hui, il y a juste une semaine que noussommes ici, et ma femme va beaucoup mieux : l’appétitreparaît, elle dort davantage et consent à prendre part à uneconversation ; à la vérité, ses considérations sont toujoursextrêmement pessimistes, ce que la longue tension de ses nerfsn’explique que trop bien. Chose remarquable, depuis son départ dePétersbourg, elle n’a pas eu une minute de fièvre.

Maintenant, je ne sais par quels mots vousremercier, bonne Comtesse, du chaleureux concours que vous nousavez prêté, et de l’énergie avec laquelle vous nous avez décidés,Mary et moi, à quitter immédiatement Pétersbourg. Flescher dit quece départ l’a sauvée, et que quelques heures de plus passées àPétersbourg pouvaient amener de graves complications.

Ma femme sent tout le prix de votresollicitude et veut parfois vous écrire. Même, hier, elle acommencé une lettre ; mais, après deux ou trois phrases, ellen’a pu réprimer ses gémissements, et je l’ai engagée à remettre salettre à un autre jour ; j’ai pris sur moi la responsabilitéde son silence qui, dans toute autre circonstance, seraitimpardonnable.

D’après l’opinion de Flescher, opinion que jepartage absolument, la maladie de Mary est due à ce que son faibleorganisme ne peut supporter la vie mondaine avec son absurde trainde ses nuits sans sommeil. Il faut espérer que, l’hiver prochain,ma femme, instruite par la dure expérience, arrangera sa vieautrement. Sa convalescence progresse d’un pas sûr, et je pensealler dans dix jours à Pétersbourg où m’appellent les exigences duservice, et prendre un congé à la fin d’avril pour passer ici toutl’été. Il va sans dire que, le jour de mon arrivée, je serai chezvous et raconterai de vive voix tout ce qui nous concerne.

Votre infiniment dévoué,

H.BOIAROV.

LI – Du Comte D***

(Reçue le 10 mars.)

Chère Kitie,

Je t’envoie la clef de ma table de travail. Jete prie d’y prendre 2.000 et de me les envoyer au club ; jeperds beaucoup et ne veux pas rester débiteur ; mais, commeGregory est malade et qu’il est dangereux d’envoyer l’argent parles autres valets, prie Michel Névieroff – il est probablement cheztoi – de m’apporter cet argent au club ; il me fera appelerchez le concierge. L’argent est à gauche, sous la grande enveloppebleue.

LII – Télégramme de D. D.Koudriachine

(Reçu le 21 mars.)

Stiocha, Mania, Picha, Pacha, tout le chœur etavec eux moi, Mitka, buvons à santé de notre adorable Comtesse, etlui rappelons promesse de visiter encore notre chère MèreMoscou.

KOUDRIACHINE.

LIII – De l’archevêque Nicodime

(Reçue le 11 mars.)

Chère sœur en Dieu et excellente Comtesse,

J’ai reçu votre généreuse donation au profitdes souffrants qui sont confiés à ma garde, et je vous envoie matrès sainte bénédiction, bien que je sache que votre modestie évitela reconnaissance – que dis-je ! non seulement l’évite, maisconteste que vous l’ayez méritée et n’en accepte pasl’expression.

Mais, s’il est possible à la modestie decacher sous son voile un grand nombre de vos si nombreuses bonnesactions, par bonheur votre vie si exemplaire ne peut être cachéesous ce voile qui vous plaît tant. Épouse fidèle et vertueuse, mèretendre et dévouée pour ses enfants, obéissante et ardente fille del’Église seule Vraie, vous êtes debout sur la montagne comme unelumière visible à tous les regards, et ceux qui passent ne saventce qu’ils doivent le plus admirer, de la beauté extérieure de cevase précieux ou de son inextinguible lumière intérieure.

Demain, je ferai connaître au grand personnageque vous savez la somme donnée par Votre Excellence.

En vous envoyant ma bénédiction de prêtre, jereste votre humble serviteur et prie pour vous.

NICODIME.

LIV – De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 15 mars.)

Depuis plus d’un mois je voulais t’écrire, machère, ma charmante Kitie, et chaque fois la plume me tombait desmains. J’ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps ; je veux tedire tout, et je ne sais par où débuter. Aujourd’hui, enfin, j’aiquelque force. Je commencerai par te remercier de tout cœur. Tum’as absolument sauvée en démontrant à mon mari qu’il fallaitimmédiatement quitter Pétersbourg et aller à la campagne ;cela prouve que tu me connais bien, et que tu comprendsparfaitement ce monde dans lequel nous vivons. En effet, queserait-il advenu de moi si j’étais restée à Pétersbourg ? Secacher de tous, c’était impossible, et recevoir des amies quiseraient venues chez moi sous couleur de s’informer de ma santé,mais, en réalité, pour voir combien je souffre, entendre leurscondoléances hypocrites et leurs allusions empoisonnées… tu sais,trois jours d’une telle vie, c’était assez pour me rendrefolle.

Je ne t’écrirai rien de notre voyage, de notreinstallation à la campagne et de ma santé : HippolyteNikolaievitch a sans doute été chez toi et t’aura tout raconté endétail. Je dois rendre justice à Hippolyte Nikolaievitch : ila été constamment très délicat et très bon avec moi ; il m’asoignée comme une vraie Sœur de charité, et, bien qu’il aitprobablement tout compris, il n’a fait aucune allusion ;seulement, le jour de son départ il m’a dit, comme enpassant : « N’écrirez-vous pas quelques mots à laprincesse Krivobokaia ? Il faut que vous la félicitiez dumariage de sa fille. Je lui porterai moi-même votre lettre. »Et, obéissant, je me suis assise à la table à écrire et j’aifélicité cette mégère en ces termes : « Je fais des vœuxbien sincères pour le bonheur de Nadine. » Je te jure, Kitie,que j’ai menti pour la dernière fois.

Mais peut-on vivre dans le monde et ne pasmentir ? Je ne puis même me présenter une vie absolumenthonnête et droite dans ce milieu de duplicité et de mensonge. Cespensées me passaient par la tête autrefois déjà, mais le bruitcontinuel de la vie mondaine étouffait la voix de la conscience,tandis qu’aujourd’hui je vois cela clairement. Ne pense pas quej’accuse le monde pour me justifier ; même avant que ma vie sefût remplie de brouillard, je ne trouvais pas que je fisse bien. Lejour de la Sainte Catherine, après ton grand dîner, je suis alléechez une autre personne dont c’était aussi la fête : chez labaronne Vizen. Aussitôt entrée, la société m’a étonnée :c’était sans doute un pur hasard, mais nous étions sept ou huitfemmes ayant chacune une liaison mondaine, et chacune savait que cedétail était connu des autres ; les hommes présents étaientégalement au fait, sans doute, sauf peut-être un diplomate étrangerquelconque, et encore je ne répondrais pas de son ignorance, carles diplomates qui fréquentent chez la baronne connaissent tout. Ilsemble qu’il n’y eût pas là de quoi être bien fière, et cependantavec quelle fierté nous nous sommes saluées, et comme le ton del’entretien était élevé ! Avec quelle sévérité avons-nous jugéles personnes de notre monde, et avec quel mépris avons-nous parlédu reste de l’humanité ! Entre autres, on s’est entretenu decette pauvre fille… tu sais, la lectrice d’Anna Mikhailovna, quis’est perdue par amour pour le fils d’Anna. Mon Dieu ! queltonnerre d’indignation est tombé sur cette malheureuse ! et laplus indignée, celle qui cria le plus, fut Nina Karskaïa que, troismois avant, personne à Pétersbourg ne voulait recevoir.

Moi aussi, j’ai fait une phrase quelconquedans le ton général, mais aussitôt j’ai senti que je n’avais pas ledroit de parler ainsi, et longtemps après, cette phrase me pesa surla conscience, et j’ai rougi depuis, chaque fois que je me la suisrappelée.

Un jour, j’ai communiqué quelques-unes de cespensées à Hippolyte Nikolaievitch. Il m’a dit : « Vousvous trompez en croyant que le mensonge et l’hypocrisie soientparticuliers à notre société ; ces vices appartiennent àtoutes les sociétés et à tous les peuples. » C’est trèspossible ; mais moi, je ne connais pas les autressociétés ; je parle de la nôtre, que je connais bien ; etsi vraiment les autres hommes ne sont pas meilleurs que nous, on nevoit pas que de ce fait nous ayons le droit de les mépriser.

Mais le monde est non seulement hypocrite etmenteur, il est encore cruel et sans pitié. Notre ancien précepteurVassili Ivanovitch m’a expliqué la théorie d’un savant très connu,d’après laquelle tout dans la nature doit lutter pour vivre. Dansle monde, nous livrons aussi la même lutte cruelle, avec cettedifférence, qu’elle n’est point du tout essentielle à notreexistence. Tout succès de l’une de nous, toute lueur de bonheurdans ses yeux bouleversent la quiétude des autres. Tant que le sortvous est favorable, tous sont pour vous, du moins enapparence ; mais si vous échouez, si le bonheur vous trahit,alors il ne faut plus attendre de pitié. Nos toilettes, et tous cesatours pour lesquels nous dépensons tant d’argent, quelle est leurraison d’être ? On dit qu’ils nous servent à capter leshommes ; mais c’est faux : la plupart des hommes neremarquent pas notre accoutrement ; sans doute ils aiment nousvoir élégantes, mais on peut s’habiller élégamment sans tant defrais. Non, ces attifements sont nos armes de lutte l’une contrel’autre : ce sont nos fusils et nos canons ; et notretriomphe, c’est de voir telles de nos amies rougir de dépit, telleautre pâlir de rage, etc. Tu sais, Kitie, quand je pense que j’aivécu toute ma vie dans cet enfer et que je dois encore y retourner,un frisson me court entre les épaules ! Je disais à HippolyteNikolaievitch que je voulais pour toujours rester à lacampagne ; et il m’a répondu que c’était là fantaisie deconvalescente et qu’au surplus, pour l’éducation des enfants etpour sa carrière, je dois passer tous les hivers à Pétersbourg.Mais songe un peu à la figure que je ferai à ma rentrée dans lemonde et à ce que j’éprouverai quand je rencontrerai Kostia !Je ne puis plus écrire, je finirai cette lettre demain.

Avant-hier, quand j’ai commencé cette lettre,le temps était horrible : il tombait de la neige, et le ventétait si violent qu’on ne pouvait sortir même sur le balcon.

Hier, un chaud et brillant soleil s’est montréet ici le printemps commence déjà. Si tu savais comme le printempsnaissant est beau à la campagne : il provoque une émotiontoute particulière ; je l’avais déjà éprouvée dans majeunesse, mais depuis je l’avais oubliée. Mais d’habitude leprintemps vient peu à peu : hier tout s’est animé et achanté ; le printemps est venu comme la baronne Vizen, sanss’annoncer : avant-hier, la montagne était tout à faitblanche, aujourd’hui son sommet est déjà noir et des petites fleursbleues se montrent entre les arbres nus.

Hier, nous avons passé toute la journéedehors. Le soir, quand tout le monde fut endormi, j’ai voulucontinuer cette lettre, mais quelque chose m’attirait encoredehors : je me suis enveloppée d’une grande pelisse et suisrestée quelques heures dans une sorte de brouillard, sur lesmarches de la terrasse. Depuis longtemps mon âme n’avait été aussilégère : je respirais avec plaisir cet air pur et vif, et, enmême temps, de brillantes étoiles me regardaient avec mystère etdouceur ; dans la profonde tranquillité de la nuit ondistinguait nettement l’immense murmure des ruisseaux : ilsbruissaient tranquillement à droite et à gauche du balcon, et aufond du jardin ils confondaient leurs voix et semblaient medire : « Entends-tu comme nous courons, comme nous noushâtons de travailler, et demain il ne restera aucune trace denous ; crois que tout ce qui t’inquiète et t’affligemaintenant disparaîtra ainsi ; et la vie même s’en ira sanslaisser nul vestige. Pourquoi se souvenir, pourquoi se révolter etse tourmenter ? Ne regrette pas le passé ; ne crains pasl’avenir ; sois sans inquiétude ; pardonne etoublie ! »

Ne te moque pas de moi, Kitie ; ne croispas que je veuille faire du haut style ; je te jure que jet’écris tout ce que je sens. En effet, ici, ce n’est pas comme àPétersbourg où nous admirions la nature en paroles, tout en pensantà autre chose. Il y a encore un autre sentiment dont souvent aussij’ai parlé, mais que je n’ai vraiment éprouvé que maintenant :c’est l’amour des enfants. Sans doute j’aimais mes enfants, mais jen’avais pas le temps de penser beaucoup à eux. Mon Mitia a dix ans,et c’est maintenant que je découvre combien il est sage etgentil ; chaque jour il m’étonne par quelque remarque trèsjuste, ou pose des questions auxquelles je ne puis répondre, et jesuis obligée de chercher dans les livres pour le renseigner. Unechose m’étonne et m’inquiète : il ne prononce jamais le nom deKostia. Comprendrait-il ? Parfois j’ai envie de lever cedoute, de parler moi-même ; mais une force invincible meretient : et si j’allais rougir en le nommant, et si Mitiarougissait ! Le regard fixe de ses yeux de dix ans me troubleplus que les sourcils froncés et la haute stature d’HippolyteNikolaievitch.

Mais assez parlé de moi ; permets que jeparle de toi maintenant. Je t’ai toujours considérée comme unefemme extraordinaire en tout ; les succès et les honneurs queles autres cherchent toute leur vie viennent d’eux-mêmes àtoi ; tu satisfais immédiatement chacun de tes caprices, etsans hésiter tu passes la ligne devant laquelle une autres’arrêterait effrayée : tu as la ferme conviction d’échappermême au soupçon. Jusqu’à présent cela t’a réussi ; mais tusais, chère Kitie, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.Tu te rappelles ce que tu m’as répondu, certaine nuit, àMonplaisir, quand je t’ai demandé pourquoi tu désirais garder ceslettres qui peuvent te compromettre ? « Mon mari, as-tudit, est si sûr de moi que, s’il me voyait dans les bras dequelqu’un, il n’en croirait pas ses yeux. » Au fond, ce n’estqu’une phrase. Une imprudence, le moindre incident peut te trahir,et alors tout cet échafaudage croulera, et ton mari te détesterad’autant plus qu’il aura été plus confiant ; et le monde sejettera sur toi avec cruauté pour se venger du respect dont ilt’aura si longtemps entourée. Écoute-moi, ma chère, ma bonneKitie : brûle tes fameuses archives, et avec elles tout ce quite les rend intéressantes : en un mot, sois, en effet, telleque te croient les autres. Cet effort te coûtera peu : je saisque tu n’as pas un seul attachement sérieux, et, en laissant là tes« caprices », tu ne sentiras pas la centième partie de ceque j’ai souffert à la rupture de mon premier et dernierattachement : il durait depuis deux ans, mais je lui ai donnéune si grande partie de moi-même que ces deux ans me semblent toutela vie ; tout d’abord je ne pouvais comprendre que tout celapût finir ; maintenant je ne puis comprendre comment cela a pucommencer, et je donnerais la moitié de ce qui me reste à vivrepour qu’il n’y ait pas eu de commencement.

Ne sois pas fâchée, chère Kitie, si ta folle,ta toquée Mary, te donne des conseils ; mais crois qu’ilsviennent du fond d’un cœur plein d’affection et de reconnaissancepour toi. Pour me prouver que tu n’es pas fâchée, tu m’écriras unelettre aussi longue que la mienne. Écris-moi tout ce qui se faitdans notre monde. Quand Hippolyte Nikolaievitch se fâche avec sonministre, il répète toute la journée : « Je rentreraidans la vie privée. » Et moi, je suis maintenant dans la vieprivée ; mais toutes les bagatelles mondainesm’intéressent : je suis comme un acteur qui, ayant fini sonrôle, entre dans la salle et regarde comment jouent ses camarades.Dis-moi si l’on parle de moi. Dans la société, on me déchire àbelles dents, n’est-ce pas ? Je m’imagine comment travaille labaronne Vizen ! Tu seras sans doute au mariage deKostia : écris-moi tout, tout, jusqu’au moindre détail ;je ne lui en veux pas. Dieu le bénisse ! tout est peut-êtrepour le mieux ! je crains seulement qu’il ne soit pasheureux ; comment cette bête de Nadenka pourrait-elle l’aimercomme je l’aimais autrefois ! J’ai écrit« autrefois » ! Y a-t-il longtemps ! Jet’embrasse fort.

MARY.

P.-S. – Salue de ma part MichelNévieroff : c’est un bon et gentil garçon. Est-ce que le mondele gâtera, lui aussi ? Je n’oublierai jamais l’expression deson visage lorsqu’il m’accompagna au chemin de fer et me présentales excuses de son frère. « Mon frère est de serviceaujourd’hui », me dit-il ; et, en même temps, ilrougissait jusqu’aux oreilles – il ne peut encore mentir sansrougir ! – et c’était un mensonge, car la veille, j’avais ludans l’« ordre » que Sirotkine aîné était deservice pour ce jour-là. Ces frères Sirotkine m’intéressentbeaucoup, parce que, tout cet hiver, ils ont été constamment deservice, l’un ou l’autre. Verrai-je jamais ces Sirotkine etseront-ils encore de service l’année prochaine ? D’une façongénérale, que deviendrai-je cet hiver ? Jouerai-je un rôledans la comédie de votre monde ou resterai-je spectatrice de cettevide et inutile lutte des amours-propres et des intérêts ? Quisait ? Qui vivra verra !

(Fin des Archives de la Comtesse D***.)

Partie 2
ENTRE LA MORT ET LA VIE – Récit fantastique

(1892)

« C’est un samedi, à six heures du matin, que je suismort. »

Émile Zola.

I

Il était huit heures du soir, quand le docteurapprocha son oreille de mon cœur, porta un petit miroir à meslèvres et, s’adressant à ma femme, lui dit d’un ton solennel etdoux :

– Tout est fini !

À ces paroles, je compris que je venais demourir.

À vrai dire, j’étais mort bien avant :depuis plus de mille heures j’étais inerte et muet ; mais, deloin en loin, je respirais encore. Pendant toute ma maladie jem’étais cru comme enchaîné à un mur par des chaînes tenaces ;mais peu à peu les souffrances avaient diminué, les chaîness’étaient rompues et les deux derniers jours, seul, un fil léger memaintenait captif ; puis ce fil céda, et je ressentis uneimpression que je n’avais jamais ressentie encore. Autour de moicommençait un assourdissant brouhaha ; mon grand cabinet detravail, où on m’avait installé dès le début de ma maladie, seremplit de gens qui tous à la fois chuchotaient, parlaient,sanglotaient. La vieille sommelière Judichna clamait d’une voixméconnaissable. Avec un grand sanglot, ma femme s’abattit sur mapoitrine : elle avait tant pleuré durant ma maladie que je medemandais avec étonnement où elle puisait encore des larmes. Parmices voix, s’élevait, vieille, chevrotante, celle de mon valet dechambre Savieli ; depuis mon enfance il ne m’avait jamaisquitté, et il était maintenant si âgé qu’il vivait presqueinactif ; le matin, il me donnait ma robe de chambre et mespantoufles ; pendant la journée, il buvait de l’eau-de-vie« à ma santé », et se querellait avec les autresdomestiques. Ma mort l’attristait ; elle l’inquiétait aussiet, en même temps, lui conférait de l’importance. De quel ton ilprescrivit qu’on allât chercher mon frère, donna des ordres aufretin ! Mes yeux étaient clos ; mais je voyais,j’entendais tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait autour demoi.

Mon frère, taciturne et hautain commetoujours, est entré ; ma femme ne pouvait le souffrir ;cependant elle se jeta à son cou et ses sanglots s’accrurent.

– Calme-toi, Zoé, calme-toi ; teslarmes ne changeront rien, lui disait mon frère d’une voix calme,comme étudiée. Soigne-toi pour les enfants. Crois-moi, il souffremoins, là-bas.

Il se dégagea à grand’peine des enlacements deZoé, et il l’assit sur le divan.

– Il faut immédiatement donner desordres. Tu me permettras de t’aider, Zoé ?

– Ah ! André, au nom de Dieu, faistout… Puis-je penser à quelque chose.

Elle geignit de plus belle. Quant à mon frère,il s’assit au secrétaire, griffonna, puis il fit appeler le maîtred’hôtel, Séméon.

– Tu enverras cette information auNovoïé Vrémia, tu m’enverras aussi le fabricant decercueils, il faudra lui demander s’il ne connaît pas un bonchantre.

– Excellence, répondit Séméon ens’inclinant, il n’est pas nécessaire d’envoyer chercher lefabricant de cercueils : il y en a déjà quatre aux aguets prèsdu perron ; nous les avons chassés ; mais ils tiennentbon. Si vous le désirez, je vais les appeler.

– Non, j’irai sur le perron.

Et mon frère lut à haute voix l’informationqu’il avait rédigée :

« La princesse Zoé BorïsovnaTroubchevskaïa annonce, avec une grande douleur, la mort de sonépoux, prince Dmitri Alexandrovitch Troubchevsky, survenue le vingtfévrier, à huit heures du soir, après une longue et douloureusemaladie. Les messes seront dites à deux heures de l’après-midi et àneuf heures du soir. »

– Il ne faut rien dire de plus,Zoé ?

– Non, rien, mais pourquoi avez-vousécrit ce terrible mot : « la douleur » ; je nepuis souffrir ce mot. Mettez : « avec une profondetristesse ».

Mon frère corrigea :

– J’envoie au Novoïé Vrémia…est-ce suffisant ?

– Oui, c’est assez… Ah !… on peutencore envoyer au Journal de Saint-Pétersbourg.

– Bien. J’écrirai la note enfrançais.

– Inutile. Les rédacteurs traduiront.

Mon frère sortit : ma femme s’approcha demoi, s’assit sur une chaise près du lit, et me regarda longtempsd’un regard suppliant, interrogateur. Dans ce regard, je lusbeaucoup plus d’amour et de douleur que dans ses lamentations. Ellese rappelait toute notre vie commune qu’avaient traversée tantd’orages. Maintenant elle s’accusait de tout et voyait clairementla façon dont elle eût dû agir. Elle était si absorbée dans sesréflexions qu’elle ne remarqua pas mon frère qui, revenu avecl’homme aux cercueils, se tenait près d’elle, depuis quelquesminutes, respectueux de sa rêverie. En apercevant l’homme auxcercueils, elle poussa un cri sauvage et s’évanouit. On latransporta dans la chambre à coucher.

– Soyez tranquille, Excellence, disaitl’homme, en prenant les mesures avec le même sang-froid que s’il sefût agi d’un costume : nous fournissons tout, même lescierges ; dans une heure, on pourra les allumer, et pour cequi est de la bière, soyez sûr qu’elle sera si commode que même unvivant y serait à l’aise.

De nouveau, le cabinet s’emplissait : lagouvernante amena les enfants. Sonia se jeta sur moi et sanglotatout à fait comme sa mère ; mais le petit Nicolas s’arrêtanet, obstiné à ne pas s’approcher de moi et criait sa peur. Puisvint la servante favorite de ma femme, Nastasia, qui avait épousé,l’an dernier, le maître d’hôtel Séméon et se trouvait maintenantdans la dernière période de la grossesse ; elle fit un grandsigne de croix et voulut s’agenouiller, mais son ventre l’enempêcha, et elle sanglota doucement.

– Entends-tu, Nastia, lui disait Séméon àvoix basse, ne te penche pas : il t’arriverait quelquechose ; retourne plutôt dans ta chambre : tu as assezprié.

– Mais comment ne pas prier pourlui ? répondit Nastia d’une voix chantante et assez haut pourque tout le monde pût l’entendre ; ce n’était pas un homme,mais un ange de Dieu. Aujourd’hui même, au moment de mourir, ilpensait encore à moi : il a ordonné à Sophie Franzovna de nepas me quitter.

Nastasia disait vrai ou à peu près. Toute lanuit précédente, ma femme était restée près de mon lit, sans cesserde pleurer, ce qui me fatiguait horriblement ; le matin, debonne heure, pour dériver ses pensées et surtout pour vérifier sila parole m’était encore possible, j’avais fait une question lapremière venue : « Est-ce que Nastasia estaccouchée ? » Ma femme, très heureuse que je puisseencore parler, me demanda s’il fallait envoyer chercher SophieFranzovna, la sage-femme. Je répondis : « Oui,envoie… » Je crois bien qu’ensuite je n’ai absolument plusrien dit, et Nastasia crut naïvement que mes dernières penséesétaient pour elle.

Judichna, cessant enfin de crier, se penchasur la table à écrire pour y regarder quelque chose. Savieli seprécipita vers elle fort en colère :

– Allons ! Prascovie Judichna, nevous occupez donc pas de la table du prince. Est-ce que c’est votreaffaire ?

– Eh bien ! quoi, SavieliPetrovitch ? siffla Judichna, froissée. Je ne veux pasvoler !

– Je ne sais pas ce que vous voulezfaire ; mais tant que les scellés ne seront pas posés, je nepermettrai à personne d’approcher de la table. Ce n’est pas pourrien que j’ai servi pendant quarante ans le prince défunt.

– Que me jetez-vous là à la tête ?vos quarante années ! mais, moi aussi, je suis dans cettemaison depuis quarante ans… et davantage, et voilà que, maintenant,je ne puis même pas prier pour l’âme du prince !

– Vous pouvez prier, mais n’approchez pasde la table.

Tous deux, par respect pour moi, s’insultaientà mi-voix ; mais, quand même, j’entendais très clairementchacune de leurs paroles, – ce qui m’étonnait fort. « Suis-jeen léthargie ? » pensais-je avec effroi. Il y a deux ans,j’ai lu une nouvelle française où étaient décrites, en granddétail, les impressions d’un homme enseveli vivant. Je m’efforçaisde reconstruire, cette nouvelle dans ma mémoire ; mais je nepouvais me rappeler le principal : comment le héros s’y étaitpris pour sortir du cercueil.

La pendule de la salle à manger sonna. Jecomptai onze coups. Vasutka, la petite bonne, entra, annonçant quele prêtre était arrivé, et que dans le salon tout était prêt. Onapporta une grande bassine d’eau ; on me déshabilla et l’on semit à me frotter avec une éponge mouillée, dont je ne sentais pasle contact : il me semblait qu’on lavait la poitrine et lespieds d’un autre. « Évidemment, pensais-je, tandis qu’onm’habillait de linge propre, ce n’est pas une léthargie, maisqu’est-ce donc ? » Le docteur a dit : « Toutest fini ! » On pleure sur moi ; dans un instant, onva me mettre au cercueil ; dans deux jours onm’ensevelira ; mon corps, qui, tant d’années, m’a obéi, n’estplus mien ; sûrement je suis mort ; et cependant jecontinue à voir, à entendre, à comprendre. La vie persistepeut-être quelque temps dans le cerveau ; mais, en somme, lecerveau lui aussi, fait partie du corps. Ce corps est un logementque j’ai habité bien des années et que j’ai enfin résolu dequitter : portes et fenêtres sont larges ouvertes, tous lesmeubles ont déjà été emportés, tous ses hôtes l’ont quitté, sauf lemaître qui, au moment de sortir, s’arrête et jette un dernierregard sur les chambres où bruissait sa vie et dont le vide et lesilence maintenant l’étonnent.

Alors, pour la première fois, dans l’obscuritéambiante, une petite lueur brilla. Sensation ou souvenir, il mesembla que ce qui m’arrive maintenant, que cet état m’est connu,que je l’ai vécu autrefois, il y a longtemps, très longtemps.

II

La nuit vint. Je fus étendu sur la table, dansle grand salon, qu’on avait tendu de noir ; les meublesétaient enlevés, les stores baissés, les tableaux cachés sous unvoile noir. Une couverture de brocart d’or me couvrait les jambes.Dans de hauts chandeliers d’argent, des bougies de cire brûlaient.À ma droite, contre le mur, immobile, se tenait Savieli ; avecses pommettes jaunes en saillie, son crâne poli, sa bouche sansdents, et ses yeux mi-clos cerclés de rides, il avait plus que moil’air d’un cadavre. À ma gauche, devant le lutrin, un homme pâle, àlongue redingote, lisait, d’une voix monotone qui résonnait dans lasalle vide : « Ma bouche est muette et fermée, et sur tonordre j’ai disparu. »

Il y a juste deux mois, cette même salle étaitpleine des musiques, du tournoiement des amabilités et desmédisances d’un bal. J’ai toujours détesté cette sorte d’exerciceet d’ailleurs, depuis la mi-novembre, ma santé n’était pas trèssolide : aussi avais-je protesté contre ce bal ; mais mafemme tenait absolument à le donner, car elle espérait, et avecraison, que de très hauts personnages y viendraient. C’est toutjuste si nous ne nous sommes pas querellés ; enfin elle eutgain de cause… Au gré de tous, le bal fut brillant : pour moi,il fut insupportable. Ce soir-là, je sentis pour la première foisles fatigues de la vie et, nettement, qu’il me restait peu de tempsà vivre.

Toute ma vie a été une série de bals, et cefut là le tragique de mon existence : J’aimais la campagne, lalecture, la chasse, la vie calme et familiale, et cependant j’aipassé toute ma vie dans le monde ; d’abord, ce fut pourcomplaire à mes parents, puis, pour complaire à ma femme. J’aitoujours pensé que l’homme naît avec des goûts absolus et avec tousles germes de son caractère futur ; son but est précisément deréaliser son caractère. Tout le mal vient de ce que lescirconstances mettent parfois des obstacles à cette réalisation. Jepassais en revue toutes mes mauvaises actions, tous les actes quiautrefois troublaient ma conscience, et je pus constater que tousprovenaient du désaccord entre mon caractère et la vie que j’aimenée.

Mes pensées furent interrompues par un légerbruit à droite : Savieli, qui dormait depuis déjà longtemps,chancela et faillit tomber. Il fit le signe de la croix, passa dansl’antichambre et en rapporta une chaise, puis il s’endormitfranchement dans un coin du salon. Le chantre psalmodiait plusparesseusement et plus bas ; enfin il se tut et suivitl’exemple de Savieli. Il y eut alors un silence de mort.

Dans ce silence, toute ma vie se déroula commeune chose inévitable, terrible par sa sévère logique. Je ne voyaispas de faits distincts, mais une ligne droite qui allait du jour dema naissance au soir d’aujourd’hui. Elle ne pouvait aller plusloin : c’était clair. Mais j’ai déjà dit que, deux mois avant,j’avais senti l’approche de la mort, et tous les hommes la sententde même. Le pressentiment a son rôle dans la vie de chacun de nous,et il ne déçoit pas. Le poète parle avec une admirable justessequand il dit : « Les événements futurs jettent une ombredevant eux. » Si les hommes se plaignent quelquefois d’avoirété trompés par le pressentiment, c’est parce que leurs sensationsleur restent obscures : toujours ils désirent ou appréhendent,et ils prennent leur peur ou leur espoir pour le pressentiment.

Sans doute, je ne pouvais discerner avecprécision le jour et l’heure de ma mort, mais je les savaisapproximativement. J’ai eu toute ma vie une santé florissante, ettout à coup, au commencement de novembre, sans aucune cause, j’aicommencé à être indisposé ; je n’avais encore aucune maladie,mais je me suis senti appelé à la mort aussi clairement que je mesuis senti parfois appelé au sommeil.

D’habitude, au commencement de l’hiver, mafemme et moi faisions nos plans pour l’été ; cette année, jene pouvais rien combiner ; le tableau de l’été ne se dessinaitpas ; d’une manière générale, il me semblait qu’il n’y auraitpas d’été. La maladie cependant ne se précisait pas. Comme unehôtesse cérémonieuse, il lui fallait quelque occasion ; maisbientôt les occasions abondèrent. À la fin de décembre, je devaispartir pour la chasse à l’ours : le temps était très froid, etma femme, qui, sans nulle raison, commençait à s’inquiéter de masanté (c’était sans doute, pour elle aussi, le pressentiment), mesupplia de n’y pas aller. J’étais un chasseur passionné, aussi jerésolus d’aller quand même à la chasse ; mais au moment dudépart je reçus un télégramme : les ours s’étaient enfuis etla chasse était ajournée. Cette fois, l’hôtesse cérémonieusen’entra pas dans ma maison. Une semaine plus tard, une dame avecqui je fleuretais organisa un pique-nique avec troïkas, tziganes etmontagnes russes ; un rhume était inévitable ; maisinopinément ma femme tomba malade et me demanda de passer la soiréeà la maison ; peut-être était-ce une feinte, car, lelendemain, elle était au théâtre. Quoi qu’il en fût, l’hôtessecérémonieuse passa encore une fois. Deux jours après, mon oncleVassili Ivanovitch mourut ; mon frère, très vain de sonorigine, disait quelquefois de lui : « C’est notre comtede Chambord. » Cette considération à part, j’aimais beaucoupl’oncle : comment ne pas aller à ses funérailles. Je suivis lecercueil à pied, le temps était affreux, je me refroidis :l’hôtesse cérémonieuse, ravie de l’occasion, vint chez moi le mêmesoir…

Le troisième jour, le médecin diagnostiquaitune pneumonie avec toutes les complications possibles et déclaraitque je ne vivrais pas plus de deux jours ; mais le 20 févrierétait encore loin, et je ne pouvais mourir avant. Et alors acommencé une lente agonie qui embarrassa fort l’homme descience ; j’allais un peu mieux, puis je m’affaissais ;je souffrais beaucoup ; je cessais absolument desouffrir ; et, en dépit de toutes les règles, je ne suis pasmort avant le jour fixé dès ma naissance. Comme un acteurconsciencieux, j’ai joué mon rôle, sans ajouter ni retrancher unmot à ce qui m’était prescrit par le dramaturge. Cette comparaisonsi banale de la vie avec un rôle a pour moi un sens profond. Si jeremplis mon rôle en acteur consciencieux, c’est probablement quej’ai joué d’autres rôles, que j’ai pris part à d’autres pièces. Sije ne suis pas mort au moment où il était évident pour tous que jemourais, c’est que probablement je ne mourrai jamais et vivrai tantque durera le monde. Ce que j’ai perçu hier si vaguement s’estcomme solidifié en une certitude ; mais quels étaient cesrôles et dans quelles pièces les ai-je donc joués ?

Je me mis à chercher dans ma vie passée laclef de ce problème. D’abord je poursuivis tels rêves où vivaientdes pays et des personnages qu’avaient ignorés mes veilles… Je meremémorai telles rencontres qui m’avaient ému profondément,insolitement, et, soudain, je me rappelai le château de laRoche-Maudin.

III

Ce fut l’un des plus intéressants et des plusmystérieux épisodes de ma vie. Il y a quelques années, pour lasanté de ma femme, nous avons passé presque la moitié de l’annéedans le midi de la France. Là, nous fîmes connaissance d’unefamille très sympathique, celle du comte de La Roche-Maudin. Lecomte nous invita. Je me rappelle que, ce jour-là, ma femme et moiétions particulièrement gais. Nous avons pris pour nous rendre auchâteau une voiture découverte. Il faisait une de ces tièdesjournées d’octobre si charmantes dans ce pays ; les champsnus, les vignes dépouillées, les feuilles des arbres coloréespuissamment ; tout cela, sous les rayons du soleil encorechaud, avait un aspect de fête ; l’air pur disposait à lagaieté, et nous bavardâmes tout le long du chemin. Mais, dès qu’onentra sur le domaine du comte, ma gaieté s’envola. Il me semblaitconnaître ces lieux et, confusément, les avoir habités jadis. Cettesensation, assez angoissante, s’augmentait d’instant en instant,et, quand nous débouchâmes sur la large avenue qui conduit auchâteau, j’en dis un mot à ma femme.

– Quelle niaiserie !s’exclama-t-elle. Tu me disais encore hier que, même dans tonenfance, quand tu habitais Paris avec ta mère, vous n’étiez jamaisvenus dans cette région.

Je me tus, n’étant pas en veine decontradiction ; l’imagination, comme un éclaireur, m’annonçaittout ce que j’allais voir. Voici la grande cour d’honneur couvertede sable rouge ; voilà le porche timbré du blason des LaRoche-Maudin ; ici, la salle aux deux étages defenêtres ; là, le grand salon orné des portraits defamille ; et même l’odeur particulière de ce salon, odeur demusc et d’acajou, me revint comme dès longtemps familière.

Je me laissais aller à la dérive de profondesréflexions, quand le comte de La Roche-Maudin me proposa unepromenade au parc. Là, de tous côtés, je fus assailli de souvenirs,vagues, mais si vivants que j’écoutais à peine le maître de lamaison, qui déployait toute son amabilité pour me faire parler.Comme, à une de ses questions, je venais de répondre quelque chosed’incohérent, il me regarda furtivement avec une expressionévidente de pitié.

– Ne vous étonnez pas de ma distraction,comte, lui dis-je. J’éprouve une sensation très étrange :évidemment, je suis pour la première fois dans votre château, et,néanmoins, il me semble que j’ai vécu ici des années entières.

– À cela, rien d’étonnant : tous nosvieux châteaux se ressemblent.

– Oui, mais c’est expressément ce châteauque j’ai vu… Croyez-vous à la métempsycose ?

– Comment vous dire ?… Ma femme ycroit ; moi, pas beaucoup ; mais tout est possible.

– Oui, tout est possible, j’en suis deplus en plus persuadé.

D’une phrase aimable et plaisante, le comteexprima le regret de n’avoir pas habité le château cent ans plustôt, pour avoir déjà le plaisir de m’y rencontrer.

– Vous cesseriez peut-être de rire, luidis-je, en faisant un immense effort de mémoire, si je vous disaisque tout à l’heure nous allons voir une grande allée demarronniers.

– Une grande allée de marronniers,certes : la voici à gauche.

– Et, en passant par cette allée, nousverrons un lac.

– Vous êtes trop aimable d’appeler cettepièce d’eau un lac : nous verrons simplement un étang.

– Bien, je vous fais la concession, maisce sera un très grand étang.

– Laissez que je vous en fasse uneautre : ce sera un petit lac.

Je ne marchai pas, je courus jusqu’au bout del’allée de marronniers ; là, je vis dans tous ses détails letableau que, depuis quelques instants, mon imagination medessinait : de jolies fleurs rouges bordant un largeétang ; près du ponton, un canot ; de l’autre côté del’eau, des bouquets de vieux saules. Mon Dieu ! mais,sincèrement, je suis venu ici, je me suis promené dans ce canot, jeme suis assis sous ces saules, j’ai cueilli de ces fleursrouges !…

Nous nous promenâmes en silence au bord dulac.

– Permettez, dis-je, en regardant vers ladroite, il doit y avoir par ici un deuxième étang, puis untroisième.

– Non, mon cher prince, cette fois votremémoire ou votre imagination vous trahit : il n’y a pasd’autre étang.

– Mais assurément il y en a eu, regardezces fleurs rouges, elles bordent ce terre-plein comme elles bordentle premier étang ; le deuxième étang était là : on l’acomblé, c’est évident.

– Malgré tout mon désir d’être de votreavis, je ne puis, mon cher prince, souscrire à ce que vous diteslà. J’ai bientôt cinquante ans ; je suis né dans cechâteau ; or je vous assure qu’ici il n’y a jamais eu dedeuxième étang.

– Mais peut-être avez-vous au châteauquelque vieillard…

– Joseph, mon gérant, est beaucoup plusâgé que moi ; nous le questionnerons tout à l’heure.

Dans les paroles du comte, à travers sapolitesse exquise, perçait la peur évidente d’avoir affaire à un deces maniaques qu’il est imprudent de contredire.

Un instant avant qu’on se mît à table, commenous entrions dans son cabinet de toilette, je rappelai au comtequ’il m’avait parlé du vieux gérant. Aussitôt il le fit venir. Àtoutes nos questions, le vieillard répondit avec assurance que leparc n’avait jamais eu de deuxième étang.

– Du reste, ajouta-t-il, j’ai chez moitous les vieux plans du domaine, et si Monsieur le comtepermet…

– Oui, oui, apportez-les et tout desuite : il faut élucider cette affaire, sinon notre cher hôtene mangerait pas de bon appétit.

Joseph apporta les plans, le comte y jeta lesyeux, et, tout à coup, il poussa un cri de surprise : sur unvieux plan, sans date, trois étangs étaient dessinés, et toutecette partie du parc était dénommée « les Étangs ».

– Je baisse pavillon devant le vainqueur,me dit le comte avec une gaîté feinte et en pâlissant un peu.

Mais je n’avais nullement l’attitude d’unvainqueur ; cette constatation m’avait accablé.

En descendant à la salle à manger, le comte mepria de ne rien dire devant sa femme, très nerveuse, expliqua-t-il,et encline au mysticisme.

Il y avait beaucoup de monde à dîner ;mais le maître de la maison et moi nous restâmes silencieux pendantle repas, et nos femmes nous reprochèrent notre peu d’entrain.

Depuis, ma femme revint souvent au château deLa Roche-Maudin ; quant à moi, je ne pus jamais me décider à yretourner ; je restai en relations très intimes avec le comte,et, quand je refusais ses invitations, il n’insistait pas. Le tempsa effacé peu à peu l’impression que m’avait faite cet étrangeépisode ; je m’étais efforcé de l’oublier. Maintenant que jesuis au cercueil, j’essaye de me le rappeler dans tous ses détailset de le juger avec calme, parce que, maintenant, je saispertinemment que j’étais déjà venu au monde avant de m’appelerprince Dmitri Troubchevsky. Que j’aie habité jadis le château de LaRoche-Maudin, cela ne fait pour moi aucun doute. Mais en quellequalité ? Étais-je le maître, l’hôte, un domestique, unpaysan ! Une chose me semblait indiscutable : j’y avaisété très malheureux. Comment expliquer autrement le sentiment dedouleur poignante qui m’avait saisi dès l’entrée, et que j’éprouveencore maintenant à l’évocation de ces choses. Par instants, mesidées à ce sujet se précisaient un peu ; les images, les sonsse coordonnaient ; mais le ronflement de Savieli et du chantrem’a distrait ; le fil de mes pensées se rompt et elless’éparpillent de nouveau. Savieli et le chantre ont dormilongtemps. La lumière des cierges faiblit, et les premières lueursd’un jour froid et clair m’ont regardé longtemps derrière lesstores baissés des grandes fenêtres.

IV

Savieli, se levant de sa chaise, fit le signede la croix, se frotta les yeux, et, constatant que le chantresommeillait, il le réveilla et ne manqua pas de lui faire les plusamers reproches. Puis il sortit pour se débarbouiller ets’habiller, but sans doute un bon verre d’eau-de-vie et revintencore plus hargneux.

– « À quoi sert votre sang après lamort ? », commençait le chantre d’une voixnasillarde.

La maison s’éveillait bruyante. La gouvernanteamena de nouveau les enfants. Cette fois, Sonia fut beaucoup plustranquille et la couverture de soie plut beaucoup à Nicolas, qui semit sans scrupule à jouer avec les franges. Puis vint SophieFranzovna, la sage-femme, qui adressa une observation quelconque àSavieli, et manifesta en matière funéraire une compétence qu’onn’eût jamais soupçonnée d’une personne de sa spécialité. Lesdomestiques, les palefreniers, le concierge et même des gensinconnus de tout le monde vinrent me dire adieu ; tousprièrent très ardemment, les vieilles femmes sanglotaient, et jeremarquai que, parmi ceux qui venaient me présenter leurs devoirs,les gens du peuple non seulement m’embrassaient sur la bouche, maismême le faisaient avec une certaine satisfaction, tandis que lespersonnes de mon monde, même les plus intimes, s’approchaient demoi avec une répugnance qui eût outragé mes yeux de jadis. Nastasiavint de nouveau ; elle avait une robe de chambre bleue àfleurs roses. Ce costume ne plut pas à Savieli, et il lui en fitl’observation sévèrement.

– Mais je n’y peux rien, SavieliPetrovitch, répondit Nastasia, j’aurais voulu mettre une robefoncée, mais aucune n’a la ceinture assez large.

– Ah bien ! alors tu n’avais qu’àrester dans ton lit ; une autre à ta place aurait honte des’approcher du cercueil du prince avec un tel ventre.

– Pourquoi l’insultez-vous, SavieliPetrovitch, objecta Séméon ; elle est ma femme légitime, iln’y a donc aucun péché.

– Je connais ces salopes légitimes,grommela Savieli en retournant dans son coin.

Nastasia, très confuse, voulait répondre parquelque grossièreté, mais elle ne trouva pas le motapproprié ; sa bouche se contracta et dans ses yeux parurentdes larmes.

– « Et tu vaincras leserpent », disait le chantre.

Nastasia s’approcha tout près de Savieli etlui dit à voix basse :

– Vous êtes, vous aussi, un serpent.

– Quoi ! moi, un serpent ?ah ! toi…

Savieli n’acheva pas : un coup desonnette venait de retentir à la porte d’entrée, et Vasutka parut,annonçant l’arrivée de la comtesse Marie Mikhaïlovna.

Le salon se vida aussitôt. Marie Mikhaïlovna,la tante de ma femme, était une vieille dame très importante. Elles’approcha de moi à pas lents, pria avec majesté et voulutm’embrasser ; mais, après avoir réfléchi quelques instants,elle hocha au-dessus de moi sa tête grise nonchalammentencapuchonnée de noir ; après quoi, soutenue avec respect parsa dame de compagnie, elle se dirigea vers la chambre de ma femme.Elle revint un quart d’heure après ramenant sa nièce, laquelleétait en robe de chambre blanche et avait les cheveux défaits. Sespaupières gonflées lui permettaient à peine d’ouvrir les yeux.

– Voyons, Zoé, mon enfant, lui dit lacomtesse, sois courageuse ; rappelle-toi comment, en depareilles circonstances, j’ai supporté la douleur…

– Oui, tante, je serai courageuse,répondit ma femme, et, d’un pas assuré, elle se dirigea versmoi ; mais, sans doute, j’avais beaucoup changé pendant lanuit, car elle chancela en poussant un cri et tomba dans les brasde ses femmes.

On l’emmena.

Ma femme était sans doute très attristée de mamort ; mais, dans toute manifestation extérieure de douleur,il y a presque toujours une certaine dose d’effet théâtral :l’homme même le plus sincèrement attristé ne peut oublier que lesautres le regardent.

À deux heures, les visiteurs commencèrent àvenir. Ce fut d’abord un célèbre général encore jeune, avec desmoustaches grises en crocs et une poitrine constellée. Ils’approcha de moi, voulut aussi m’embrasser ; mais ilréfléchit, et fit un ample signe de croix sans toucher de sesdoigts son front ni sa poitrine, puis s’adressant àSavieli :

– Eh quoi ! cher Savieli ! nousavons perdu notre prince !

– Oui, Excellence, j’ai servi le princequarante ans, et pouvais-je penser…

– Ce n’est rien, rien, la princesse net’abandonnera pas.

Et, tapant sur l’épaule de Savieli, le généralse dirigea à la rencontre d’un sénateur jeune, petit, qui, sanss’approcher de moi, se laissa tomber sur la chaise où Savieli avaitdormi.

La toux l’étouffait.

– Ainsi, Ivan Jéfimitch, disait legénéral, nous avons encore un membre de moins !

– Oui, c’est déjà le quatrième depuis lenouvel an.

– Comment, le quatrième ? paspossible !

– Comment, pas possible ? Juste lejour de l’an, est mort Polzikoff, après, Boris Antonovitch, ensuitele prince Vassili Ivanovitch…

– Oh ! le prince Vassili Ivanovitchne peut compter, depuis deux, années il ne venait plus au club.

– Pourtant il avait renouvelé sacotisation.

– Polzikoff était vieux lui aussi ;mais le prince Dmitri Alexandrovitch ! dans la force de l’âge,un homme bien portant, plein de vie, c’est trop !

– Que faire ? « Nous ne savonsni le jour, ni l’heure. »

– Oui, tout cela est très beau, nous neconnaissons, nous ne connaissons… c’est bien. Mais ce n’en est pasmoins triste de quitter le club, le soir, et de n’être pas sûr d’yretourner le lendemain ; et ce qui est encore plus triste,c’est que vous ne pouvez pas savoir où cette canaille vousattrapera. Ainsi, par exemple, le prince Dmitri Alexandrovitch… ilest allé aux funérailles de Vassili Ivanovitch et s’y estenrhumé ; vous et moi y étions aussi, et nous ne nous sommespas enrhumés.

Le sénateur eut un nouvel accès de toux et sonhumeur acariâtre s’accentua.

– Oui, il a eu un sort admirable, ceprince Vassili Ivanovitch ; toute sa vie, il a fait descanailleries de tout genre. Bien ! et voilà qu’il meurt… Onpourrait croire que c’est la fin de toutes ses canailleries… Pas dutout ! À ses propres funérailles, il a réussi à tuer sonneveu.

– Quelle langue, Ivan Jéfimitch !Vous attaquez non seulement les vivants, mais les morts ? Il ya un proverbe : de mortis, de mortibus…

– Vous voulez dire : de mortuisexat bene, aut nihil ? mais ce proverbe estidiot, je le corrige un peu et dis : de mortuis aut beneaut male, sans quoi l’histoire disparaît ; on ne pourraitprononcer un arrêt juste sur aucun gredin historique, du fait quetous sont morts, et le prince Vassili était dans son genre unpersonnage historique : ce n’est pas pour rien qu’il a eu tantde méchantes histoires.

– Cessez, cessez, Ivan Jéfimitch. Vousavez la langue trop bien pendue. Mais, du moins, vous ne pouvezdire de mal de notre cher Dmitri Alexandrovitch, vous conviendrezque c’était un homme charmant.

– Pourquoi exagérer, général ?Disons que c’était un homme aimable et poli, ce sera bien assez, etchez un prince Troubchevsky ce n’est pas un mince mérite, car, engénéral, les princes Troubchevsky ne sont pas connus pour leuramabilité. Sans aller plus loin, prenez son frère André…

– Ah ! sur lui, je ne discuterai pasavec vous : André m’est tout à fait antipathique. Pourquoidiable est-il si poseur ?

– Il n’a pas lieu d’être poseur, mais cen’est pas la question… Si un homme comme le prince AndréAlexandrovitch est toléré dans notre société, cela prouve notreadmirable indulgence… On ne devrait pas donner la main à un telhomme. Voici ce que j’ai appris sur lui, de source sûre, il n’y apas longtemps…

À ce moment parut mon frère, et les deuxinterlocuteurs se précipitèrent à sa rencontre, lui exprimant leursbien vives condoléances.

Ensuite, à pas timides, entra mon vieuxcamarade Michel Sviaguine, brave homme très viveur. Au commencementd’octobre, il était venu chez moi, m’avait expliqué sa gravesituation et m’avait demandé, pour deux mois, cinq mille roublesqui devaient le sauver. Après quelque hésitation, je lui signai unchèque ; il me proposa un billet à ordre, mais je lui répondisque ce n’était pas nécessaire. Naturellement, au bout de deux mois,il ne put me payer et commença à m’éviter. Durant ma maladie, ilenvoyait de temps en temps demander des nouvelles de masanté ; lui-même ne se montra jamais. Comme il s’approchait demon cercueil, je lus dans ses yeux les sentiments les plusdivers : la tristesse, la honte, la peur, et même, là-bas,tout au fond des yeux, une petite joie à la pensée qu’il avait uncréancier de moins. Mais cette pensée même le rendit tout honteux,et il se mit à prier avec ardeur. Une lutte s’engageait dans soncœur : d’une part, il était tenté de faire sur l’heure ladéclaration de sa dette ; d’autre part, il se disait :« À quoi bon faire cette déclaration, puisque je ne puispayer. Je me libérerai plus tard… Mais peut-être quelqu’un a-t-ilconnaissance de cette dette ; peut-être est-elle inscrite surquelque carnet ?… Il faut l’avouer immédiatement. »

D’un air très résolu, Michel Sviaguines’approchait de mon frère et se mettait à lui parler de ma maladie.Mon frère répondait comme à contre-cœur et en regardant d’un autrecôté ; ma mort lui donnait le droit d’être distrait etrevêche.

– Voyez-vous, prince, commença Sviaguineen hésitant, j’étais débiteur du défunt.

Mon frère devint attentif et le regardainterrogativement.

– Je voulais dire que j’avais de grandesobligations envers feu Dmitri Alexandrovitch. Pendant de longuesannées…

Mon frère se détourna de nouveau, et MichelSviaguine revint à sa place ; ses joues rouges étaient agitéesd’un tressaillement ; ses yeux exploraient la salle, timides.Pour la première fois depuis ma mort, je regrettai de ne pouvoirparler ; j’aurais tant voulu lui dire : « Garde cescinq mille roubles, mes enfants ont assez d’argent. »

Le salon fut bientôt plein, les damesentraient, la plupart deux par deux, et s’immobilisaient le long dumur. Presque personne qui s’approchât de moi : je faisaishorreur à tout le monde. Les dames les plus intimes demandaient àmon frère si elles pouvaient voir ma femme ; mon frère,saluant silencieusement, leur montrait la porte du salon.Instinctivement elles s’arrêtaient au moment d’entrer, puis,baissant la tête, elles se plongeaient dans le salon comme lesbaigneurs qui, après une courte hésitation, piquent une tête dansl’eau froide.

À deux heures, le Tout-Pétersbourg était là.Si j’eusse été vaniteux, l’aspect de la salle m’eût fait grandplaisir ; il vint même des personnages si considérables quemon frère, instruit de leur arrivée, se précipita à leur rencontredans l’escalier.

J’ai toujours entendu avec attendrissement lamesse des morts, bien que, de longues années, elle me soit restéeincompréhensible. « La vie infinie » me troublaitsurtout ; cette expression, dans cette messe, me semblait uneironie ; maintenant ces paroles ont pour moi un sens profond,moi-même ai vécu cette vie infinie ; moi-même ai vécu là« où il n’y a ni maladie, ni douleur, ni soupirs », et,de fait, les soupirs terrestres me semblaient maintenant quelquechose d’étrange, d’incompréhensible. Quand le chœur chantait :« Les sanglots sur le cercueil », comme en réponse onentendait dans les coins de la salle des sanglots contenus. Mafemme se trouva mal de nouveau ; on l’emmena.

La messe finissait. D’une voix basse le diacreprononçait :

« Dans l’heureux sommeil… » ;mais, à ce moment, il se produisit quelque chose d’insolite :la salle devint toute sombre, comme si le crépuscule était descendusur la terre ; je cessai de distinguer les personnages, je nevis que des figures noires. La voix du diacre s’affaiblit, puis setut ; les cierges s’éteignirent ; tout disparut pour moi,et je cessai à la fois de voir et d’entendre.

V

Je me trouvais en quelque lieu vague ettrouble… Je dis « lieu » par habitude, car maintenanttoute conception de distance et de durée était abolie pour moi, etje ne puis déterminer combien de temps je restai en cet état. Jen’entendais rien, ne voyais rien, je pensais seulement et avecforce et persistance.

Le grand problème qui m’avait tourmenté toutema vie était résolu : la mort n’existe pas, la vie estinfinie. J’en étais convaincu bien avant ; mais jadis je nepouvais formuler clairement ma conviction : elle se basait surcette seule considération que, astreinte à des limites, la vien’est qu’une formidable absurdité. L’homme pense ; il perçoitce qui l’entoure, il souffre, jouit et disparaît ; son corpsse décompose et fournit ses éléments à des corps enformation : cela, chacun le peut constater journellement, maisque devient cette force apte à se connaître soi-même et à connaîtrele monde qui l’entoure ? Si la matière est immortelle,pourquoi faudrait-il que la conscience se dissipât sans traces, et,si elle disparaît, d’où venait-elle et quel est le but de cetteapparition éphémère ? Il y avait là des contradictions que jene pouvais admettre.

Maintenant je sais, par ma propre expérience,que la conscience persiste, que je n’ai pas cessé et probablementne cesserai jamais de vivre. Voici que derechef m’obsèdent cesterribles questions : si je ne meurs pas, si je revienstoujours sur la terre, quel est le but de ces existencessuccessives, à quelles lois obéissent-elles et quelle fin leur estassignée ? Il est probable que je pourrais discerner cette loiet la comprendre si je me rappelais mes existences passées, toutes,ou du moins quelques-unes ; mais pourquoi l’homme est-iljustement privé de ce souvenir ? pourquoi est-il condamné àune ignorance éternelle, si bien que la conception de l’immortaliténe se présente à lui que comme une hypothèse, et si cette loiinconnue exige l’oubli et les ténèbres, pourquoi dans ces ténèbres,d’étranges lumières apparaissent-elles parfois, comme il m’estarrivé quand je suis entré au château de La Roche-Maudin ?

De toute ma volonté, je me cramponnais à cesouvenir comme le noyé à une épave ; il me semblait que si jeme rappelais clairement et exactement ma vie dans ce château jecomprendrais tout le reste. Maintenant qu’aucune sensation dudehors ne me distrayait, je m’abandonnais aux houles du souvenir,inerte et sans pensée pour ne pas gêner leur mouvement, et tout àcoup, du fond de mon âme comme des brumes d’un fleuve, commençaientà s’élever de fugaces figures humaines ; des mots au senseffacé résonnaient, et dans tous ces souvenirs étaient des lacunes…Les visages étaient vaporeux, les paroles étaient sans lien, toutétait décousu. Voilà bien le cimetière de la famille des comtes deLa Roche-Maudin ; sur une plaque de marbre blanc je lisclairement en caractères noirs : « Ci-gît très haute etvénérable dame… » ; plus loin, s’inscrit le nom, mais jene puis le déchiffrer. À côté, il y a un sarcophage avec une urnede marbre sur laquelle je lis : « Ci-gît le cœur dumarquis… »

Tout à coup à mes oreilles une voix impatienteglapit : « Zo… zo ». Un effort de mémoire etj’entends nettement le nom : « Zorobabel…Zorobabel. » Ce nom bien connu éveille en moi une série descènes. Je suis dans la cour du château, parmi une grandefoule : « À la chambre du roi… à la chambre duroi ! » crie la même voix perçante, impatiente. Dans toutvieux château français, il y avait la chambre du roi, c’est-à-direla chambre qu’occupait le roi s’il lui prenait fantaisie d’habiterle château ; et jusqu’en ses moindres détails je vois cettechambre du château de La Roche-Maudin : au plafond, des amoursroses avec des guirlandes dans les mains ; aux murs, desGobelins figurant des épisodes de chasse. Je revois un dix corsqui, dans une pose désespérée, s’arrête devant un ruisseau, tandisque trois chasseurs le visent. Dans le fond de la chambre, l’alcôveest ornée d’un baldaquin d’or, d’où tombe une draperie bleue brodéede lis. De l’autre côté, un portrait en pied du roi ; poitrinechamarrée, jambes longues, un peu arquées dans de hautesbottes ; mais je ne puis distinguer le visage. Si je voyais levisage, peut-être saurais-je à quel moment j’ai vécu là, mais je nele vois pas ; dans ma mémoire, il y a une soupape dure qui neveut s’ouvrir. « Zorobabel… Zorobabel ! » crie lavoix impérieuse. Je fais mille efforts, et spontanément dans mamémoire capricieuse s’ouvre une autre soupape… Le château de LaRoche-Maudin disparaît : un nouveau et inattendu tableau sedéroule.

VI

En Russie… à la campagne… Des isbas de boiscouvertes de chaume bordent une large route qui va jusqu’à lamontagne. C’est une grise journée d’automne, ou, peut-être, lesoir. Une pluie, fine et froide, filtre d’un ciel monotone ;le vent siffle, arrache la paille des toits. Une rivière roulerapidement ses eaux clapoteuses. Je la traversai sur un pont bossu,chancelant et sans parapet, de l’extrémité duquel partaient deuxchemins : l’un, à gauche, allait vers la montagne et secontinuait à-travers champs ; à droite, une vieille église debois à dôme vert paraissait se pencher sur un précipice. J’allai àdroite ; derrière l’église le sol se bossuait de monticulesque dominaient des croix vermoulues, et, entre les tombes, le ventsecouait les branches mouillées et presque nues de jeunessaules ; plus loin, s’étendait un champ inculte et noir et,malgré toute la tristesse de ce paysage, j’avais l’indistinctsouvenir de quelque chose d’agréable qui s’y serait écoulé. Maispourquoi cette obscurité ? pourquoi n’y a-t-il là nul êtrevivant ? pourquoi toutes les isbas sont-elles ouvertes ?à quelle époque ai-je vécu dans cette campagne ? est-cependant la guerre des Tatars ? quelque invasion a-t-elle ruinéce nid, ou bien les voleurs qui vivaient dans le village en ont-ilschassé les habitants sur la forêt et le steppe ? Je rebroussaichemin jusqu’au pont et me dirigeai à gauche vers lamontagne : même solitude, même spectacle de désolation. Prèsd’un puits en ruine, je vis enfin un être vivant : un trèsvieux chien, étique et pelé, et qui paraissait sur le point demourir de faim ; ses vertèbres et ses côtes étaient presque ànu ; avec des efforts convulsifs, il se dressa sur ses pattes,mais ne put se mouvoir, et, retombant dans la boue, il se mitdésolément à ululer.

De toute mon âme je m’efforçai de voir cettecampagne sous un autre aspect : un soleil pourpre se lever,puis disparaître nonchalamment derrière la montagne, des moissonsonduler, le fleuve et la montagne briller comme de l’argent dansles nuits glacées de lune. Or je ne pus me remémorer rien desemblable, comme si, là, toute l’année, le ciel dût être gris,qu’une petite pluie dût arroser la campagne, tandis que le vententrerait librement dans les isbas vacantes et regagnerait l’espacepar les cheminées inutiles.

Mais tout à coup, parmi le silence mortel,voici le son des cloches. Il est si brisé, si lamentable qu’on lecroirait d’une voix qu’expire une poitrine agonisante. Je marchedans la direction d’où viennent ces sons, et j’entre dansl’église : elle est pleine de gens du plus humble peuple. Lamesse a quelque chose d’extraordinaire. Par instants, de coins dutemple partent des gémissements. Les larmes coulent sur les rudesvisages halés. Je fends la foule, péniblement, car elle estcompacte et le sol inégal. Sur la droite un grand nombre de ciergesbrûlent devant l’icône miraculeuse de la mère de Dieu. L’icône estnoire, sans auréole ; à peine si une mince couronne d’or nimbela tête révérée, dont les yeux regardent avec une miséricordeinfinie ; devant l’icône, une énorme quantité de mains, depieds, d’yeux d’argent et d’ivoire sont suspendus, ex-votos desmalades qui sollicitent la guérison. De l’autel part la voixvieillie, mais nette, du prêtre qui récite une prière que je neconnais point : « Dieu miséricordieux, regarde tesesclaves ici présents et pardonne-leur. Tu nous punis pour nospéchés, mais ta colère est trop lourde pour nous. Ô Dieu, arrête tamain vengeresse et pardonne-nous. L’ennemi cruel nous a vaincus,nous n’avons plus ni chef, ni maison, ni pain. Soit, et nousexpions ainsi nos péchés ; mais pourquoi nos enfants innocentsdoivent-ils périr ? Nous avons patienté, nous avons supportéta volonté ; mais nous sommes des hommes et nos forcesdéfaillent. Aucun secours ne nous arrive et, pour la dernière fois,nous t’implorons. Ô Dieu ! ne nous accule pas à la révolte etau désespoir ; tu nous as donné la vie ; ne nous l’ôtepas avant le terme. »

Mais, aussitôt, parmi les fidèles, unmouvement se produit ; la foule se divise, et le prêtre, à pasrapides, s’approche de l’icône miraculeuse. Le prêtre est petit,vieux ; sa courte barbe grise est mal peignée ; son habitusé, décoloré, n’est pas fait à sa taille et traîne sur lesol : « Ô Reine du Ciel, crie-t-il d’une voix haute etchevrotante, tu connais nos souffrances humaines, tu sais ce qu’estsouffrir, pleurer, tu as vu ton fils bien-aimé mourir sur unecroix ; tu as vu ses bourreaux rire de lui à sa dernièreheure… Quelle douleur peux-tu comparer à la tienne ? Dis à tonfils… » Le prêtre ne peut continuer, sa voix meurt et, ensanglotant, il s’affaisse. Aussitôt la foule, dix mille personnes,tombe à genoux, et maintenant c’est elle tout entière quigémit…

Mon cœur était douloureusement fraternel àcette désolation du peuple : je me jetai aussi à genoux etoubliai tout. Quand je revins à moi, l’église était vide, toutesles bougies étaient éteintes ; seule une petite lampe brûlaitdevant la sainte image de la Reine du Ciel. Sous cette faiblelumière, l’expression de son visage changeait : il n’étaitplus miséricordieux, mais indifférent et peut-être sévère.

Je sortis de l’église avec le faible espoir derencontrer quelqu’un. Hélas ! autour de moi, même silence etmême solitude. Comme auparavant, le ciel était obstinémentgris ; comme auparavant tombait une pluie serrée, les feuillesétaient jaunes, et le vent, insupportablement, courbait jusqu’àterre les branches nues des saules et effrayait l’âme par unsifflement monotone.

VII

Le cadre de mes souvenirs s’élargissait.Devant moi passaient des pays lointains oubliés depuis si longtempsqu’il me semblait ne les avoir jamais vus ; des forêtssauvages et des luttes gigantesques dans lesquelles aux hommes semêlaient des animaux. Mais c’étaient de vagues croquis, sans aucuneimage précise. À travers ces tableaux circulait une petite fille enrobe bleue, qui depuis longtemps m’était connue. Durant ma dernièreexistence, elle m’était rarement apparue en rêve, mais toujours cesrêves m’avaient semblé de mauvais augure. Elle avait dix ans ;elle était maigre, pâle, pas jolie, mais ses yeux étaientremarquablement noirs et profonds, et leur expression n’avait riend’enfantin. Parfois ils exprimaient une telle angoisse qu’àrencontrer son regard je m’éveillais immédiatement inondé d’unesueur froide et le cœur battant. Il m’était impossible de merendormir, et, pendant plusieurs jours, je restais étrangementnerveux. Maintenant je suis convaincu que cette fillette a existé,que je l’ai connue jadis ; mais qui était-elle ? Mafille, ma sœur ou une étrangère, et pourquoi ses yeux navrés d’unesouffrance surhumaine ? Quel bourreau avait torturé cetteenfant ? Moi peut-être, et cela eût expliqué pourquoi sonapparition, dans mes rêves, revêtait le caractère d’une punition.Chose étrange, de tous mes souvenirs, aucun n’était gai, mes yeuxspirituels ne voyaient que des pages de douleur et de cruauté. Il ya eu sans doute dans mes existences des jours joyeux, mais en trèspetit nombre, faut-il croire, puisqu’ils ont disparu, enfouis dansun océan de souffrances, et si c’est ainsi, pourquoi ? On nepeut admettre que la vie soit faite pour la seule souffrance ;elle doit avoir quelque autre but ; mais le connaîtrai-jejamais ? Au prix de cette ignorance, mon état actuel,c’est-à-dire l’immobilité et la tranquillité absolue, devrait mesembler le bonheur, et pourtant, dans tout ce chaos de souvenirsindécis, de pensées éparses, je sentis s’affirmer en moi unsentiment étrange et qui m’attirait encore dans ces régions deténèbres et de douleur d’où je venais de sortir. Je voulus résisterà cette attirance, mais elle se fortifia, vainquit tous mesarguments, et enfin se manifesta à nu comme le désir passionné etincoercible de vivre.

VIII

Oh ! vivre ! seulement vivre !Je ne demande pas la continuation de mon existence passée ;peu m’importe comment renaître, prince ou moujik, riche oumendiant. Les hommes disent : l’argent ne fait pas le bonheur,et néanmoins ils tiennent pour le bonheur ces biens de la vie quis’achètent par l’argent. Cependant, le bonheur n’est pas dans cesbiens, mais dans la satisfaction intérieure. Où commence et oùfinit-elle ? Cela dépend de la condition, du milieu. Lemendiant qui tend la main pour avoir un kopek et reçoit un roubleéprouve peut-être plus de joie que le banquier qui en gagne àl’improviste cinquante mille. Les préjugés d’éducation avaient pume masquer la relativité du bonheur ; mais maintenant qu’ilsse sont évanouis, je vois tout d’un œil perspicace. J’aimaispassionnément l’art et je pensais que le sentiment esthétique estfonction de la haute culture. Mais qu’est-ce que l’art ? Lanotion de l’art est aussi conditionnelle que celle du bien ou dumal : chaque siècle, chaque pays définit à sa façon le bien etle mal ; ce qui est vertu ici est crime là-bas. Et, en matièred’art, il faut tenir compte, non seulement du temps et du lieu,mais des goûts individuels. La France, qui se considère comme lepays le plus cultivé qui soit, a méconnu Shakespeare jusqu’au XIXesiècle. On citerait maints exemples semblables, et je ne crois pasqu’il y ait de mendiant ou de sauvage en qui ne brille parfois lesentiment de la beauté, mais leur conception de l’art estdifférente de la nôtre. Il est très probable que le moujik qui, parune chaude soirée de printemps, s’assied sur l’herbe près d’ungratteur de cithare, ne goûte pas un plaisir moins vif que leprofesseur du Conservatoire qui entend, dans une salle surchauffée,une fugue de Bach.

Oh ! seulement vivre, voir seulement desvisages humains, entendre de nouveau le son de la voix humaine,entrer de nouveau en communion avec les hommes, avec tous leshommes, bons et mauvais ! Mais y a-t-il au monde des hommesabsolument mauvais ? À tenir compte des conditions d’ignoranceet de faiblesse dans lesquelles les hommes sont destinés à vivre, àagir, on s’étonnerait plutôt qu’il y ait parmi eux des justes.L’homme ne sait rien des choses essentielles : il ignorepourquoi il naît, pourquoi il vit, pourquoi il meurt ; iloublie ses existences passées et ne pressent pas les futures ?Et veut-il sortir des ténèbres, s’efforcer de comprendre, essayerd’améliorer son existence, ses efforts sont vains, ses inventions,même géniales, ne résolvent pas une seule des questions qui letroublent. De toutes parts, il se heurte à d’infranchissableslimites. Par exemple, il sait, qu’outre la terre, existent desplanètes, des mondes ; par la mathématique, il sait que cesplanètes se meuvent, il sait quand elles s’approchent ous’éloignent de la terre ; mais y a-t-il là-bas des êtressemblables à lui ? Sur ce point, il en est réduit auxhypothèses ; assurément il ne saura jamais à quoi s’en tenir,et cependant il espère et il cherche. Sur l’une des plus hautesmontagnes d’Amérique, on projette d’allumer un foyer électrique quisoit un signe aux habitants de Mars. Ce foyer n’est-il pas touchantde naïveté enfantine !

Oh ! je veux revenir parmi cespitoyables, patients et chers êtres. Je veux vivre de leur vie. Jeveux de nouveau me mêler à leurs querelles, à leurs petitsintérêts, qui leur paraissent si vastes ; j’aimerai nombred’entre eux, je lutterai contre quelques-uns, je haïrai lesautres ; mais je veux cet amour, cette haine, cette lutte.

Oh ! seulement vivre ! Je veux voirle soleil se coucher derrière la montagne, le ciel bleu se ponctuerd’étoiles, les vagues courir, crêtées d’écume, sur l’étendue de lamer ; je veux me jeter dans un canot à rencontre de latempête ; je veux, sur une troïka vertigineuse, traverser lesteppe neigeux ; un couteau au poing, je veux lutter contre unours ; je veux goûter à tous les émois de la vie, je veux voirl’éclair cingler le ciel, et le vert scarabée grimper sur lesramilles ; je veux humer l’odeur du foin coupé ; je veuxentendre garruler le rossignol dans les lilas, les grenouillescoasser sur l’étang, les cloches sonner à toutes volées sur lescampagnes, et les drochki rouler sur le pavé ; je veuxentendre les triomphants accords d’une symphonie héroïque, et lesstridulations d’un chant tzigane.

Oh ! seulement vivre ! seulementpouvoir respirer l’air de la terre, prononcer une seule parolehumaine, crier, crier…

IX

Et soudain j’ai crié, crié à pleins poumons,crié de toutes mes forces ; une joie folle m’a empoigné à cescris ; mais le son de ma voix m’a étonné : ce n’était pasma voix ordinaire, c’était un cri faible, grêle. J’ai ouvert lesyeux, la lumière cruelle d’un matin glacial m’a presque aveuglé. Jeme trouvais dans la chambre de Nastasia. Sophie Franzovna me tenaitdans ses mains. Nastasia était au lit, toute rouge, entourée decoussins et respirait péniblement.

– Écoute, Vasutka, prononçait la voix deSophie Franzovna, grimpe comme tu le pourras dans le salon etappelle Séméon pour un moment.

– Mais comment pourrais-je passer, petitetante ? répondit Vasutka. On est sur le point d’emmener leprince : c’est plein d’invités.

– Vas-y quand même. Après tout, c’est lepère.

Vasutka disparut, et, un instant après, revintavec Séméon : il était en frac noir, avait un crêpe au bras,et tenait à la main une grande serviette.

– Quoi ? demanda-t-il de l’air d’unhomme fort pressé.

– Tout va bien, je vous félicite,prononça triomphalement Sophie Franzovna.

– Grâce à Dieu ! dit Séméon qui,sans me regarder, s’éloigna en courant. Un garçon ou unefille ? demanda-t-il, déjà dans le couloir.

– Un garçon, un garçon.

– Grâce à Dieu ! répéta Séméon, etil disparut.

À ce moment Judichna achevait sa toilettedevant une commode sur laquelle était une vieille glace dans uncadre de cuivre. Tout en se couvrant la tête d’un mouchoir noirpour aller à la levée du corps, elle jeta un regard indigné surNastasia :

– Tu as bien pris ton temps, il n’y a pasà dire… On emmène le prince et, juste à ce moment, elle se décide àaccoucher. Que le diable…

Judichna cracha avec mépris, et, faisant lesigne de la croix, sortit dans le corridor.

Nastasia ne répondit rien, mais elle souritd’un sourire heureux. Et moi, on me lava dans une bassine, onm’emmaillota et l’on me mit au berceau. Je m’endormis immédiatementcomme un voyageur fatigué d’une route longue et pénible. Au bout dequelques heures je m’éveillai. J’étais un être sans force, sansraison, dévolu à la souffrance.

J’étais entré dans une nouvelle vie.

(Fin d’Entre la mort et la vie.)

Partie 3
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY

(1891)

6 novembre.

Hier, j’ai ressenti quelque chose d’étrange.Voilà déjà huit jours que je suis souffrant. Sans doute, ce n’estrien de sérieux ; mais enfin je ne me sens pas bien :j’ai mal à la tête, je tousse, la nuit je ne dors pas, et dans lajournée, je suis excessivement faible. Je me suis donc décidé àfaire appeler ce médecin que je rencontre souvent chez MariaPétrovna. Il a fait ce que font en pareil cas tous lesmédecins : il m’a ausculté, a pris ma température, et s’estpréoccupé de la langue et du pouls ; puis, trouvant tout enbon état, il s’est assis, pensif, devant le bureau. Avant de fairel’ordonnance, il se leva et de nouveau approcha son oreille de moncœur, puis hocha la tête d’un air peu satisfait. Jel’interrogeai :

– Voyez-vous…, commença-t-il, en hésitantet en cherchant ses mots, votre cœur est bon…, mais, comment vousdire ?… Regardez vos pantoufles, vous les portez depuislongtemps et pourrez les porter longtemps encore ; pourtant lebout commence à s’user, elles ont fait de l’usage. C’est bien commevotre cœur, il peut servir encore. Quel âge avez-vous ?

– Quel âge, moi ?

– Oui, vous. Qu’y a-t-il donc qui vousétonne ?

– C’est que je ne pense jamais à mon âge.J’ai plus de quarante ans.

Le docteur sourit.

– Je ne doute pas que vous ayez plus dequarante ans ; mais combien au juste ? Peut-être plutôtcinquante ?

– Si vous voulez. À peu près.

– Eh bien, voyez-vous, à cinquante ans,il faut bien se dire qu’on est un vieillard et ne pas s’étonner quele cœur n’ait plus la vigueur de la jeunesse.

Le docteur s’approcha de la table, l’airrésolu, et écrivit trois ordonnances.

– Pourrai-je au moins sortir aujourd’hui,demandai-je timidement d’une voix qui suppliait.

– Mais non, pas du tout. Demain, d’heureen heure, vous prendrez alternativement les deux potions ;pour la nuit, frictionnez-vous avec l’onguent. Je reviendraiaprès-demain.

– Mais j’ai promis à Maria Pétrovna dedîner chez elle ; vous savez qu’elle attend sa nièce,aujourd’hui ?

– Cela ne fait rien. En sortant d’ici,j’irai chez Maria Pétrovna, et je lui dirai que je vous ai défendude sortir ; la nièce, vous aurez le temps de la voir :elle passera tout l’hiver chez Maria Pétrovna.

Et, serrant négligemment le billet que je luiavais glissé à la dérobée, comme si je faisais quelque chose dehonteux, le docteur s’éloigna, l’air grave.

Cette visite du médecin m’a conduit aux plustristes réflexions. Jusqu’ici je m’étais toujours cru jeune, ettout à coup je suis un vieillard. Hier encore, je buvais, mangeais,dormais, faisais la cour aux femmes, comme un jeune homme ; àprésent, voilà tout changé.

Tout à l’heure, en fouillant dans ma table detravail, j’ai trouvé un vieux cahier jauni portant, commetitre : « Notes sur ma vie, Dresde ». J’ai commencéces pages, il y a de longues années déjà ; je vivais àl’étranger, l’âme profondément troublée. Voici les dernières lignesque j’y avais écrites : « Il est temps de finir, je voisque je ne comprends ni moi ni la vie qui m’environne ; letemps viendra où mon âme sera tranquillisée, le temps de la tristevieillesse ; ce jour-là, peut-être reprendrai-je cesnotes… » Évidemment le moment est venu : il y a longtempsque mon âme est tranquille, la route de la vie est presque achevée,il est temps d’établir mon bilan.

Toute ma vie je n’ai pas que mangé, dormi, etfait l’amour, mais j’ai encore observé, réfléchi ; et je veuxexaminer le résultat de ces « froides observations de l’espritet mécomptes douloureux du cœur ».

Je ne sais s’il sortira quelque chose de cesnotes ; mais, en tout cas, je suis content d’avoir enfintrouvé une occupation à ma portée.

Mais pourquoi donc serais-je unvieillard ? C’est pure sottise : mon visage est jeune, jen’ai pas une ride, au bal je danse, et les mamans me considèrentcomme un parti possible ; enfin tout le monde m’appelle PavlikDolsky. Seules les personnes qui me connaissent très peum’appellent Pavel Matvéiévitch, sinon toujours Pavlik,Pavlik ; et on n’appelle pas un vieillard Pavlik.

Récemment encore, au club, j’ai entendu unmonsieur dire à un vieillard qui cherchait un partenaire pour lewhist : « Eh ! voilà Pavlik Dolsky qui fera votreaffaire… » Cette familiarité me blessa un peu, car je connaisà peine ce monsieur ; mais à présent je lui donne tout à faitraison. Il n’y a pas à dire… Tout le monde m’appelle ainsi.Oh ! le stupide docteur qui se rajeunit et fait les yeux douxà Maria Pétrovna et veut que je sois un vieillard. C’est idiot,idiot, idiot.

8 novembre.

Aujourd’hui, j’ai tiré de mon bureau lacollection de mes portraits, que j’avais rapportée de la campagneaprès la mort de ma mère, et je me suis mis à les examiner. Lepremier, un daguerréotype, date de mon premier voyage àPétersbourg ; il est presque tout effacé ; à la place duvisage, il n’y a qu’une tache blanche. Le suivant est déjà unephotographie, et j’y suis représenté en uniforme de page. Quelgentil garçon j’étais dans ce temps-là ! Puis, me voici enuniforme de hussard ; puis en frac avec la chaîne d’arbitreterritorial ; ensuite en uniforme de chambellan, et puisencore dans des groupes. Un, où je figure en compagnie d’AliochaOkontzev et de sa femme, a excité en moi un pénible souvenir etéveillé ma conscience depuis longtemps endormie. J’eus beaucoup depeine à me séparer de ces muets témoins des tempêtes passées. Aprèsquoi, je m’assis devant la glace et commençai à comparer mon visageà ces divers portraits. À mon sens, c’est avec le portrait du pageque j’ai gardé le plus de ressemblance : le visage est presquele même ; seulement j’ai aujourd’hui de grandes moustaches queje n’avais pas alors, et il faut dire aussi que les cheveux sontplus rares, mais le regard, l’expression n’ont pas changé.

Le docteur me surprit dans cetteoccupation.

– N’est-ce pas, Féodor Féodorovitch, luidemandai-je, que je ressemble à ce page ; qu’il n’y a pasgrande différence ?…

– Eh ! eh ! il y en a unepetite. D’abord, le page n’a pas de rides.

Ce maudit docteur me rendra fou. Sans doute,le mot ride m’est connu depuis longtemps : je l’ai souventemployé dans la conversation ; mais je ne me suis jamais renducompte de son sens véritable.

– Où donc ai-je des rides ?exclamai-je avec désespoir.

Le docteur me les indiqua.

– Mais ce ne sont pas des rides, ce sonttout simplement de petits plis de la peau.

– Parfaitement ; mais, quand vousétiez page, vous n’aviez pas ces petits plis, et aujourd’hui ils ysont.

– Ce sont les réflexions, les nombreusespensées…

– Oh ! les nombreuses pensées !et davantage les longues années. Mais ne vous agitez pas, etlaissez-moi écouter votre cœur.

Chez ma défunte mère, qui était toujoursmalade, et chez Maria Pétrovna, qui, toujours bien portante, sesoigne sans cesse, j’ai observé bien des types de médecins. FéodorFéodorovitch appartient au plus odieux : c’est un médecinironique, un faiseur de bons mots ; j’ai toujours peur qu’ilne jette dans l’ordonnance un de ces calembours latins dont on neréchappe point.

19 novembre.

Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voiren compagnie du docteur. Maria Pétrovna est une femme trèsremarquable. Je crois avoir été amoureux d’elle tout enfant.J’eusse peut-être oublié cette circonstance depuis longtemps déjàsi elle-même ne me la rappelait parfois avec sa façon dedire : « Vous qui m’avez tant aimée… » Nous sommesdu même âge ; mais, l’an passé, il s’est trouvé qu’àl’entendre j’ai cinq ans de plus qu’elle.

Je fus son témoin quand elle se maria avec legénéral Kounistchev, déjà âgé, et qui mourut au bout de six ans,lui laissant l’hôtel qu’elle habite l’hiver et une grande propriétéprès de Riazan où elle passe l’été.

C’est à présent une grosse blonde assezfraîche et très bien conservée, non seulement pour l’âge qu’elle a,mais encore pour celui qu’elle se donne. C’est une femme qui estloin d’être sotte, mais elle serait beaucoup plus sage si ellen’était pas si distraite. Elle se tient attentivement au fait de lalittérature, lit la Revue des Deux Mondes d’un bout àl’autre, s’y attarde longuement, et sa conversation révèle toujoursl’article qui l’a plus spécialement retenue. Un jour, à un dîner oùl’on parlait d’une actrice française nouvelle, elle interrompit laconversation pour m’apostropher : « N’est-ce pas, Paul,que l’impératrice byzantine Zoé était une femmeétrange ? » Une autre fois, elle demanda à un parentéloigné de feu son mari Nicolas Kounistchev, élève d’une écolemilitaire, qui passait chez elle les vacances : « Quepensez-vous, Nicolas, de la situation des fellahs enÉgypte ? »

Pour toute réponse, l’autre fit sonner seséperons.

Je vois Maria Pétrovna presque tous les jours.Le plus souvent je m’ennuie avec elle ; mais je me sens attiréchez elle comme dans un havre calme, sûr, coutumier. Parfois nouspassons ensemble des soirées entières à parler de poésie et d’amouret aussi des potins de la ville. Elle aime la musique et joue trèsvolontiers les Nocturnes de Chopin, mais elle les joueavec tant de sentiment et si lentement qu’on ne les reconnaît plus,et quelquefois, par distraction, elle s’embrouille.

J’ai remarqué que, dans ses jours demélancolie, elle joue les Cloches du Monastère ; auxpremières notes de ce morceau lugubre, le sommeil me gagne. MariaPétrovna n’admet que l’amour platonique. Avec ce NicolasKounistchev, dont je viens de parler, il lui est même arrivé, l’andernier, une histoire très caractéristique. Quand il fut promuofficier, Maria Pétrovna prit grand soin de lui ; ellel’invitait sans cesse et organisait pour lui des soirées, malgré sahaine des réceptions. Je me réjouissais pour elle et pensaisqu’après avoir médit toute sa vie de l’amour, elle était enfinamoureuse pour de bon. Mais voici la fin : un matin, on meremit ce billet laconique : « Mon cher Paul, venez mevoir, j’ai à vous parler. » Je trouvai Maria Pétrovna dans leslarmes et entourée de potions.

– Je vous ai prié de venir,commençât-elle d’une voix faible, parce que je vous crois un amivéritable ; vous n’imaginez pas combien il est triste deperdre ses illusions, et je suis tout à fait désillusionnée sur lecompte de Nicolas : il ne m’a pas comprise !

– Mais qu’a-t-il fait ?

– Je ne puis vous le dire ; je nepuis dire qu’une seule chose : il ne m’a pascomprise !

Ne comprenant rien moi-même, je suis allé chezNicolas. Celui-ci reçut d’abord mes questions assez froidement.

– Mais comprenez bien, Nicolas, luidis-je, que je ne suis pas du tout venu faire une enquête ; àvrai dire, cette affaire ne me touche pas du tout ; seulement,comme ami de Maria Pétrovna et le vôtre, je veux faire cesser lemalentendu qu’il y a entre vous. Qu’est-il arrivé ?

– Mais absolument rien, répondit-il enriant. J’ai passé toute la soirée chez ma tante ; tout letemps elle a joué des Nocturnes,puis on a servi àsouper ; après, je ne sais trop pourquoi, j’ai peut-être baisésa main une fois de trop, elle s’est fâchée et s’est retirée.

– Je suis persuadé que vous n’avez pasvoulu offenser Maria Pétrovna ; mais néanmoins pourquoi ne luiprésenteriez-vous des excuses ?

– Mais, si vous voulez, je suis prêt à enfaire cent mille.

Aussitôt je me suis rendu avec le coupablechez Maria Pétrovna ; il s’excusa respectueusement et reçutson pardon ; mais de ce jour il cessa ses visites. Cette fois,il l’avait tout à fait comprise.

Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voirtout de noir vêtue et avec un visage d’enterrement. À ma vue, elles’égaya.

– Mais, Paul, je ne vous trouve pas simal que me l’a dit Féodor Féodorovitch.

Le docteur lui lança un regard très expressif,mais qui fut vain ; elle ne le vit pas ; seul je leremarquai.

– C’est vrai, Paul est un peuabattu ; mais regardez : il a des couleurs et, dans tousles cas, Féodor Féodorovitch, il me semble qu’il ne faut pas letraiter par des moyens violents ; on pourrait lui donnerpulsatilla ou mercurius solubilis, qu’en pensez-vous ?

– Maria Pétrovna, vous savez ce que jepense de l’homéopathie, répondit très sèchement le docteur.

– Pardon, j’oubliais… Cependant je croisque pulsatilla ne peut pas faire de mal.

– Si elle ne peut pas faire de mal, ellene peut pas faire de bien, et si elle peut faire du bien, elle peutaussi faire du mal, c’est un cercle vicieuse de laquellevous ne sortirez pas.

– Féodor Féodorovitch, combien de foisvous ai-je dit que cercle est du masculin et qu’il fautdire cercle vicieux et non vicieuse !remarqua d’un ton de doux reproche Maria Pétrovna.

Le docteur, piqué d’avoir été repris pour sonfrançais dont il était entiché et surtout de l’allusion àl’homéopathie, annonça qu’il avait à voir sur l’heure un clientgravement malade. Malgré mes instances Maria Pétrovna ne consentitpas à rester seule et partit en même temps. Peut-êtreredoutait-elle de ma part une incartade du genre de celle deNicolas Kounistchev. D’ailleurs elle put donner de son départ unmotif excellent, sa nièce. De cette nièce qui, depuis quelquesjours, était sortie de pension, j’ai les oreilles rebattues. Elles’est imaginé l’aimer beaucoup, bien qu’il y ait fort longtempsqu’elle ne l’ait vue. Elle dit à présent que sa nièce estcharmante, elle l’appelle « l’enfant de mon cœur » etregrette beaucoup que je ne la connaisse pas encore. Moi, je ne leregrette nullement : ce doit être une pensionnaire blonde etsentimentale comme sa tante.

1er décembre.

Trois semaines ont passé déjà depuis le débutde ma maladie. J’ai essayé une foule de mixtures etd’onguents ; à chaque remède nouveau le docteur m’assure quele remède a agi, et pourtant il ne lève pas les arrêts. Dans lasoirée, quelques amis viennent me voir ; aujourd’hui, personnen’est venu, et c’est avec joie que je me remets à mon journal.

Pour établir le bilan de ma vie passée, il mefaut d’abord définir l’homme. Ai-je été : bon ou mauvais,intelligent ou imbécile, heureux ou malheureux. Après avoir alluméun cigare, je me suis assis sur le divan et, pendant deux heures,j’ai réfléchi là-dessus. Ma conclusion a été qu’une question de cegenre est insoluble, même pour l’homme le plus sincère. Quand ontâche à se rappeler tout son passé, aussitôt se présentent avecnetteté toutes nos bonnes actions : on a fait du bien àcelui-ci ; on a sauvé celui-là ; tel jour on pouvaitfaire une méchanceté et on s’en est abstenu. Le souvenir desmauvaises actions est beaucoup plus pâle. Si à votre conscienceapparaît spontanément un acte absolument mauvais, cette fidèlecompagne se fait aussitôt votre avocat ; elle a vite faitd’inventer toutes les excuses possibles, comme si l’aveu de votreculpabilité vous exposait à la déportation. C’est ce qui vient dem’arriver et qui m’arrive chaque fois que je me souviens d’AliochaOkontzev… Mais ce sera pour une autre fois.

Il est encore plus difficile d’apprécier sesqualités que ses actes. Pour juger autrui, nous avons undictionnaire entier de nuances où nous n’avons qu’à choisir. Surtrois hommes qui tiennent autant à leurs biens, du premier, quinous est sympathique, nous dirons qu’il est économe, prudent ;du second, si nous ne l’aimons pas, qu’il est intéressé ; nousne pourrons souffrir le troisième, c’est un ladre. La plupart deshistoriens se prononcent d’après leurs sympathies, ou, pour mieuxdire, leurs caprices. Tout en respectant la vérité, ils peuventtraiter tel personnage de sévère ou de cruel, de bon ou de faible.Il va sans dire qu’en se jugeant soi-même pour sincère qu’on soit,on choisira les nuances les plus tendres. Cependant il en est quiont à dessein présenté leur passé sous les couleurs les plussombres. Des confessions de ce genre masquent mal l’orgueil del’auteur. « Lecteurs, voyez à quel point je suis sévère pourmon passé et inférez-en quel héros je suis devenu. »

À demain.

2 décembre,

Suis-je intelligent ou bête ? On medemanderait à l’improviste de le dire de n’importe lequel de mesamis que je serais très embarrassé de répondre sur-le-champ. Je neparle pas des hommes de génie, ni des purs idiots ; les unssont d’ailleurs aussi rares que les autres. Il m’est encore plusdifficile de me prononcer sur mon compte. On se fait généralementde l’esprit les idées les plus différentes ; dans le monde, ondit le plus souvent d’un homme qu’il est intelligent quand il saitpar cœur beaucoup de calembours français, ou qu’il critique tout lemonde ; chez les savants, on tient pour intelligent celui quia la patience ou le temps de lire la plus grande somme de chosesinutiles ; pour les gens d’affaires, c’est celui qui est leplus retors. Dire de quelqu’un qu’il a de l’esprit ou que c’est unebête ne signifie absolument rien : cela dépend uniquement del’état où l’on se trouve. J’ai dit, par exemple, que MariaPétrovna, malgré ses distractions, n’est pas une sotte ; mais,quand je l’ai écrit j’étais de très bonne humeur. Mal disposé, jepouvais dire absolument le contraire, et je n’aurais pas été loinde la vérité. Hier, elle m’a envoyé des pilules homéopathiques avecla recommandation la plus sévère de n’en pas parler au docteur.Aujourd’hui, Féodor Féodorovitch est entré chez moi en medemandant :

– Eh bien, et la pulsatille vous a-t-elleréussi ?

– Qui vous a dit… ?

– Maria Pétrovna naturellement.

Pour moi, ce n’est qu’en logique que l’espritdonne sa mesure. Or, de ce point de vue je ne puis pas dire que jesois un sage. Souvent je n’ai pas fait ce que j’avais résolu, etnéanmoins je puis jurer n’avoir jamais menti avec préméditation.Dans mon enfance, ma vieille tante Avdotia Markovna me grondait unjour pour une espièglerie : « Toi tu es sage, medit-elle, mais ta tête ne l’est pas. » Je crois qu’elle avaitraison.

J’appartiens à une vieille famille noble,conservatrice, et l’éducation autant que la vie militaires n’ontfait qu’aggraver mon conservatisme. Le principal, l’unique roman dema vie, dont je parlerai plus tard me fit prendre maretraite ; je m’installai à la campagne où je fus choisi commearbitre territorial.

Notre province était réputée pour lalibéralité de ses arbitres, et parmi eux je fus l’un des pluslibéraux. Comment cela s’est-il fait, je ne me chargerai pas del’expliquer à présent ; mais, dans ce temps-là, toutes lesopinions étaient mêlées jusqu’au ridicule ; chacun pouvait sedire ce que bon lui semblait. Dans mon enfance, on m’apprenait quele conservateur doit suivre les impulsions du gouvernement, et ilarrivait que le gouvernement était plus libéral que la société.Notre gouverneur, jadis l’un des propriétaires les plus cruels,pleurait d’attendrissement au mot d’émancipation. Il est probableque si le gouvernement avait décidé de remettre les paysans enesclavage, ses larmes auraient coulé encore plus abondamment.

Étais-je absolument sincère ? Oui et non,comme dit une dame de ma connaissance, qui veut donner à entendrequ’elle sait tout, mais sans se mettre dans l’embarras.

Il m’arrivait de m’abandonner à de gravesréflexions. Prenons, pensais-je, mon oncle Platon Markovitch :jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, il fut le plus parfait honnêtehomme qu’on pût voir, les paysans l’adoraient ; mais il est duvieux temps, il lui est difficile de se faire aux idéesnouvelles : il a peur de la ruine pour ses enfants ; qu’ya-t-il donc d’extraordinaire qu’il défende de son mieux sesintérêts ? peut-on dire qu’il soit malhonnête ? Mais cesréflexions étaient étouffées par le bruit des assemblées générales,les articles de journaux et surtout par la mode, et nous étions laterreur de la province et ne faisions pas de différence entre leshommes comme Platon Markovitch et les vrais suppôts du servage.Cette conduite passionnée et évidemment injuste était peut-êtrenécessaire pour le rôle historique que nous avions à jouer, et,quand il fut fini, nous descendîmes de scène, et je retournai toutnaturellement dans le cercle ancien des hommes et des idées.L’année dernière, j’ai rencontré à Pétersbourg quelques anciensterroristes avec lesquels j’avais gardé des relations amicales.Nous convînmes de dîner ensemble au restaurant. Il y eut toutd’abord un peu de gêne ; mais, sous l’influence du vin et desvieux souvenirs, cette sensation se dissipa et, à la fin du dîner,on discourut des « planteurs », de « la lutte contreles planteurs », et l’on brandit combien de mots jadisterribles, maintenant sans vertu. Pour quelques heures encore nousnous crûmes redevenus des kalifes.

Cette fois étais-je sincère ? Je vousrépondrai encore comme cette dame de ma connaissance : oui etnon. Les idées que ces mots représentent sont depuis longtempspassées de mode ; autrefois ils suscitaient en foule desconceptions neuves, la rupture de tout le passé ; ce n’estplus à présent que des clichés.

6 décembre.

Passons à une autre question : ai-je étéheureux ou malheureux ? D’un point de vue ordinaire, sansdoute j’ai été très heureux, parce que j’ai de la fortune et cequ’on est convenu d’appeler une situation dans le monde. Maisl’argent n’est qu’un bien négatif, et il en est comme de lasanté : on ne le désire que quand il manque. Selon moi lebonheur ne dure qu’un moment ; dès que l’homme a obtenu cequ’il désire, il n’en veut déjà plus, et le plus souvent ce momentest encore empoisonné par l’immixtion des amis ou des ennemis, cequi est à peu près la même chose.

Où sont nos amis ? où, nos ennemis ?La véritable amitié, fondée sur de longs rapports, sur l’affectionet l’estime réciproques, est rare dans le monde, et ces relationsdans lesquelles on se traite d’amis ne nécessitent ni l’estime, nil’affection. En français, il n’y a qu’un mot pour désigner lesvrais amis et les autres ; en russe, il y a deux mots :drouziaet priateli. La nuance a une grandeimportance : les priatelisont des hommes qui croientde leur devoir de fouiller dans votre âme et dans votre vie, qui,chaque fois qu’ils vous rencontrent, expriment une grande joie, etsont très peu attristés s’il vous arrive une peine. J’ai remarquéque les relations des priateli naissent beaucoup plussouvent de vices communs que de vertus communes ; les vertusou les talents communs excitent la rivalité, c’est-à-dire l’envie.L’homme qui se reconnaît un vice est très heureux de le rencontrerchez d’autres hommes, et il est porté à le trouver charmant pour sejustifier soi-même.

L’hostilité entre les hommes naît parfois duchoc des intérêts communs : c’est l’hostilité naturelle, cellede deux chiens pour un os jeté entre eux. Mais souvent les causesde l’hostilité sont aussi légères et aussi accidentelles que cellesde l’amitié. Dans une maison amie, vous rencontrez pour la premièrefois monsieur N. N., et vous dites devant lui que la cantatriceSolfegio chante faux. Si N. N. se taisait ou était de votre avis,peut-être deviendriez-vous, vous et lui, pour toute la vie, despriateli ;mais N. N. est amoureux de la cantatriceSolfegio et vous contredit assez durement. Vous êtes étonné du tonde votre contradicteur et vous ripostez par quelques pointes quicependant n’excèdent pas les limites de la courtoisie. C’en estassez : N. N. est devenu votre ennemi mortel ; ilsurveille chacune de vos phrases, remarque vos faiblesses, etpeut-être ne reculera pas devant la calomnie. Combien de fois unehostilité aussi puérile trouble-t-elle les sphères les meilleures,les plus intelligentes ! Voici un écrivain, X, très connu etfort estimé, qui a écrit un article sur la Commune ; un autreécrivain, Z, non moins estimé, n’aime pas la Commune et discutel’article de X, en exprimant toutefois sa parfaite estime pour lemérite de l’auteur. Cependant X prend mal la critique et, dans saréponse, écrit que Z n’a, pour discuter la question, aucunecompétence. Alors Z convainc X d’une erreur de citation. Lapolémique s’échauffe de plus en plus et, à la fin, amène X à faireallusion à la situation très fausse de la femme de Z ; Z, àson tour, donne clairement à entendre que X a reçu des coups lejour de l’inauguration d’un établissement quelconque. Or, dans cesarticles, à l’étonnement et à l’indignation du public, il n’estplus question de la Commune. Mais que dis-je, le public ne s’étonnenullement, n’est point indigné ; la majorité s’intéressebeaucoup moins à la Commune qu’à la correction infligée à X ou auxaventures de la femme de Z. Me voilà aussi loin de mon sujet que Xet Z. En revenant à la question du bonheur, de nouveau je merappelle, malgré moi, cette époque à laquelle j’ai déjà faitallusion : époque d’activité fiévreuse et de bonheur fou qui aempoisonné le reste de ma vie. Demain je tâcherai de raconter cettehistoire, qui peut fournir des réponses à quelques-unes desquestions que je me suis posées.

7 décembre.

Aliocha Okontzev était mon plus proche voisin,mon parent éloigné et mon meilleur ami d’enfance et d’adolescence.Je n’ai jamais rencontré d’homme plus sympathique ; c’était,avec de l’esprit et du plus original, le cœur le plus tendre, leplus doux, le plus ingénument confiant. À vingt-trois ans, ilépousa une jeune fille de Moscou, de famille noble et riche. Jamaisje n’oublierai ma première rencontre avec Hélène Pavlovna.

Je venais de prendre, au régiment, un congé detrois mois et me rendais à Vassilievka pour arranger des affairesrelatives à l’émancipation. En passant à Moscou, j’entrai aurestaurant Troïtzky, et là, au fond de la salle, près del’orchestre, j’aperçus Aliocha en compagnie d’une gracieuse jeunefemme. Il se jeta à mon cou et me présenta sa femme.

– Vois-tu, Lili, disait-il avec une vraiejoie, tu as eu sans doute le pressentiment que nous lerencontrerions ici ; ce n’est pas pour rien que tu prenaistant d’intérêt à mes récits. Imagine-toi, Pavlik, qu’hier toute lajournée, elle m’a demandé de déjeuner aujourd’hui au restaurant. Jene pouvais comprendre pourquoi cette fantaisie lui était venue.

– Je n’avais aucun pressentiment,répondit-elle en souriant, mais je n’avais jamais entendud’orchestre comme celui-ci, et depuis longtemps déjà je m’étaispromise de déjeuner au restaurant aussitôt mariée.

Le déjeuner fut très gai. Je me rappelle qu’aupremier abord la beauté d’Hélène Pavlovna ne fit pas sur moi grandeimpression ; je fus seulement surpris de son regard étrange,mystérieux et fixé à distance ; ses yeux verts semblaientposer une question à laquelle nul ne pouvait répondre. Après ledéjeuner, la fantaisie lui vint d’aller chez un photographe fairefaire le portrait de notre groupe en souvenir de cette rencontre.Naturellement nous avons acquiescé à son désir ; et ce groupe,que j’ai appelé prophétique, demeure chez moi le seul monument dupassé. Le même soir, nous quittions Moscou pour la campagne. Nospropriétés n’étant distantes que de quatre verstes, nous nous vîmestous les jours. Deux mois plus tard, je commençai à remarquer quele regard mystérieux s’arrêtait longuement sur moi.

Que je fusse amoureux d’Hélène Pavlovna, riend’étonnant ; mais pourquoi m’aima-t-elle ? C’est encorepour moi une énigme. Aliocha était beaucoup mieux que moiphysiquement et sous tous les autres rapports, je n’ose même pas mecomparer à lui… Et notre aventure commença six mois à peine aprèsson mariage.

Plus tard, quand je songeais à ma conduited’alors, je me consolais à la pensée d’avoir lutté longtemps contremes sentiments. Hélas ! je dois avouer que, si j’ai lutté, cene fut pas avec beaucoup de persévérance. Si j’eusse été absolumenthonnête, je serais parti sans attendre la fin de mon congé, mais jene partis pas… puis je fis renouveler mon congé… puis je donnai madémission et acceptai les fonctions d’arbitre. Je passai deuxannées à la campagne ; et ces deux années sont l’époque laplus intéressante et la plus honteuse de toute mon existence. Mavie était remplie : je ne la donnais pas toute à HélènePavlovna ; mes devoirs d’arbitre occupaient plus de la moitiéde mon temps ; l’amour était plutôt pour moi un repos, unedistraction. Ainsi je n’ai pas même l’excuse de la passion.

Les Okontzev passèrent l’hiver auchef-lieu ; je louai un pavillon dans la cour de la maisonqu’ils occupaient, et je venais chez eux chaque fois que j’étaislibre. Je ne puis dire que ma conscience fut toujourstranquille ; parfois je ne pouvais regarder sans effroi le bonet confiant Aliocha ; mais cette conscience même de laprofondeur de mon crime et la crainte perpétuelle d’être surprisdonnaient à notre intrigue un charme particulier, mauvais.

À la fin de l’hiver suivant, Aliocha pritfroid et tomba gravement malade. Hélène Pavlovna demeura à sonchevet et, avec un dévouement admirable, remplit ses devoirs degarde-malade.

Mais quand Aliocha fut mieux, elle ne putcacher son désappointement, qui s’accrut quand le docteur décidaqu’il fallait qu’Aliocha allât pour un an dans les pays chauds. Lelaisser aller seul, Hélène Pavlovna ne le pouvait pas, et seséparer de moi lui semblait impossible ; en vain, je juraisque j’irais les rejoindre l’été : elle était inconsolable. Àla fin d’avril, Aliocha étant en état de supporter le voyage, ledépart fut fixé au commencement de mai. Le jour venu, je restaitrès tard chez les Okontzev. La soirée était si chaude que la portedu balcon était restée ouverte et qu’Aliocha respirait avec plaisirl’air pur du printemps. Hélène Pavlovna était très animée etcausait gaîment du voyage prochain, tout en préparant des remèdespour son mari, et avec un sourire elle me dit qu’il était l’heurede partir. J’avais déjà franchi la porte quand Aliocha merappela : « Tu vois, Pavlik, dit-il eu me serrantfortement la main, je voulais te dire… Tu ne peux t’imaginer commeje suis heureux de pouvoir partir, mais je suis ennuyé de meséparer de toi. Donne-moi la parole de venir chez nous cetété. » Les plus amers reproches m’eussent moins impressionnéque ces paroles amicales. Quelque chose m’oppressait le cœur ;le vague pressentiment d’un malheur me tint éveillé : ce nefut qu’au matin que je m’endormis d’un sommeil lourd, troublé.

Je fus éveillé par la nouvelle de la mortd’Aliocha. Le docteur perdit absolument la tête devant cette finimprévue ; mais il finit par décider qu’elle était due à unerechute et se tranquillisa. On attribua la cause de la rechute à laporte ouverte du balcon. Toute la ville assista au service ;chacun fut frappé de la profonde douleur d’Hélène Pavlovna. Il neme venait pas en tête de douter de sa sincérité, car moi-même jesouffrais cruellement de douleur et de honte ; àl’enterrement, elle se frappa la tête contre le cercueil et tombaévanouie sur les marches du catafalque.

Je ne savais pas s’il était convenable de luifaire visite le jour même ; mais elle me tira d’embarras enm’écrivant qu’elle m’attendrait à neuf heures. Je la trouvai pâle,mais calme, vêtue d’une robe neuve, blanche, garnie de dentelles.Elle m’aborda par ces paroles : « Quel bonheur que toutcela soit enfin fini ! » Et avec un sourire elle metendit la main.

Je fus si étonné de ces paroles, de cesourire, qu’il me fut impossible de prononcer un mot. Soudain unelueur sinistre éclaira les ténèbres où se débattait mapensée : Hélène Pavlovna avait empoisonné Aliocha. Au momentmême, elle prononça en français une phrase dont le sens étaitqu’aucun acte ne fait hésiter la femme qui aime, tandis que l’homme(je me rappelle qu’elle disait : vous autres) ne pense pasmême à apprécier son sacrifice.

Si aujourd’hui Hélène Pavlovna avait àrépondre en justice de l’empoisonnement de son mari et que je fussedu jury, en conscience je ne pourrais la déclarer coupable ;mais, dans ce jour terrible, la phrase qu’elle prononçaitcoïncidait si bien avec ma pensée qu’il ne me resta pas l’ombred’un doute. Je voulais me jeter sur elle, lui arracherl’aveu : je voulais courir et demander l’exhumation etl’autopsie du corps d’Aliocha ; mais je n’en fis rien, je nesongeai qu’à moi, et, prétextant un mal de tête, je quittai HélènePavlovna en lui promettant de revenir le lendemain matin. Il mesemble qu’en lui disant adieu je la baisai au front.

Le lendemain matin, au lever du soleil, je merendais à Vassilievka. J’arrangeai en hâte mes affaires et partispour l’étranger.

– Pendant quatre ans, je voyageai enEurope sans trouver nulle part la tranquillité. La pensée quej’étais, bien qu’indirectement, l’assassin d’Aliocha, me suivaitpartout.

Au commencement, Hélène Pavlovna m’écrivit, mesuppliant de revenir, puis elle m’accabla de reproches. Je ne luirépondis pas. Je crois que si elle s’était présentée à moi avec sonsourire énigmatique, je me serais jeté à ses pieds et aurais cruchacune de ses paroles ; mais ces lettres dures, fâchées, nefaisaient que fortifier mes soupçons ; elle n’y a jamais faitallusion ; peut-être jusqu’ici les ignore-t-elle…

Enfin le temps passa. Je rentrai en Russie,m’installai à Pétersbourg, repris du service, m’inscrivis au club.Ce fut le commencement de cette vie oisive, mondaine, où un jouraprès l’autre passe sans apporter ni joie ni douleur, où l’espritet la conscience s’assoupissent au bruit monotone des petitesrivalités et des petites vanités.

Je ne suis allé qu’une fois à Vassilievka, àla nouvelle d’une grave maladie de ma mère. Je n’y ai plus trouvéHélène Pavlovna, et j’ai appris que, deux ans après la mortd’Aliocha, elle s’était remariée avec un comte polonais, et que,bientôt après, veuve une seconde fois, elle s’était installée dansses nouveaux domaines de Pologne.

Pendant quinze ans, je n’entendis plus parlerd’elle. Au commencement de l’hiver dernier, j’étais à une matinéechez la princesse Kozielskaïa et m’apprêtais à partir, quand onannonça la comtesse Zavolskaïa. « C’est une vieille amie deMoscou, expliquait la maîtresse de maison ; nous sortionsensemble. Dieu ! qu’elle a été belle ! Maintenant, ellemène ses filles dans le monde. » On vit entrer une dame enrobe noire, au visage jaune, aux yeux éteints, sans aucune trace debeauté ; deux jeunes filles l’accompagnaient, très élégammentvêtues. « Chère Hélène, quel bonheur de vousvoir ! » prononçait emphatiquement la princesse enroulant son gros corps à la rencontre des visiteuses. Au son de lavoix de la dame en noir, je tressaillis : c’était la voixd’Hélène Pavlovna. La princesse la présenta à ses hôtes. Arrivéedevant moi, Hélène Pavlovna me toisa d’un regard rapide, et, sansme tendre la main, s’adressant à la princesse, elle dit :« Nous nous connaissons de longue date, Monsieur était trèslié avec mon premier mari. »

Depuis, j’ai souvent rencontré dans le mondeHélène Pavlovna, et son attitude à mon endroit a toujours étéfroide jusqu’à l’impolitesse.

Une fois, à une soirée chez la même princesseKozielskaïa, je me trouvai par hasard avec elle à une table de jeu.Au commencement, tout alla bien ; mais, quand il lui fallutjouer avec moi, elle appela un vieux général et lui remit son jeuen disant qu’elle était fatiguée.

Sa fille cadette, qui est du second lit, n’estpas jolie, bien qu’elle rappelle un peu Hélène Pavlovna dans sajeunesse ; mais l’aînée est charmante ; par son visage etses manières, elle est tout le portrait d’Aliocha. Souvent j’aivoulu l’approcher et faire plus ample connaissance ; mais,probablement sur l’ordre de sa mère, elle affecte de regarder dansle vide.

Enfin ! j’ai raconté brièvement monroman. Peut-on à ce sujet parler de bonheur ? Dans toute cettehistoire, ma conduite ne fut ni honnête ni sage. Je pourrais mejustifier en disant qu’à ma place beaucoup auraient fait commemoi ; mais est-ce une justification ?

20 décembre.

Hier, après être resté enfermé cinquantejours, j’ai enfin recouvré ma liberté. Ma première sortie a étépour l’arbre de Noël de Maria Pétrovna, dont j’entendais parlerdepuis plus d’un mois.

Comme je l’ai déjà dit, Maria Pétrovna ahorreur des grandes réceptions, car elle pense que tout le mondes’ennuie chez elle (elle en juge d’après ce qu’elle éprouveelle-même à s’occuper d’hôtes qu’elle connaît peu). Elle ne peutréprimer un bâillement nerveux, et même se traite pour cela parl’homéopathie, mais sans succès. On dit qu’une fois, étant au petitsalon, avec trois dames dont les filles dansaient dans le grand,elle s’endormit complètement. Elle s’est décidée à faire cet arbrepour sa nièce, ce qui prouve combien elle l’aime déjà.

Je me suis tellement habitué, ces temps-ci, àla solitude et à une lampe à abat-jour sombre qu’en entrant chezMaria Pétrovna je fus ébloui par l’éclat des bougies et la fouledes invités.

Il y avait beaucoup d’enfants, de tout âge,mais encore plus de grandes personnes. À la porte du salon, commememento mori, se tenait mon médecin en habit à la dernièremode, en cravate de soie blanche ; sur sa poitrine brillait enguise de bouton un énorme diamant, – faux, sans doute. Il meregarda de la tête aux pieds, et, me frappant sur l’épaule, il medit d’un ton protecteur :

– Eh bien, eh bien ! Mais surtout neprenez pas de glace.

Je suis arrivé à grand’peine jusqu’à MariaPétrovna. Elle semblait non pas ennuyée, mais mélancolique. Je luien demandai la raison.

– Ah ! Paul, vous savez comme j’aimeles enfants, et Dieu m’a privée de ce bonheur. Que donnerais-jepour que tous ceux-là soient à moi !

– Ce serait bien tant pis pour vous,Maria Pétrovna : vous auriez au moins cent cinquante ans.

– Vous avez toujours le mot pour rire.Comment trouvez-vous ma nièce ?

– Je ne l’ai pas vue.

– Est-ce possible ? Je vais vous laprésenter tout de suite. Michel, cherchez Lydia, je vous prie, etme l’envoyez.

Michel Kozielsky, un grand et beau page, auvisage gai et souriant, partit à la découverte.

Le moment d’après, accourut vers nous unefillette très jolie, au nez retroussé et aux yeux noirsprovoquants. Ses dix-sept ans n’en paraissaient pas quinze. Ce futpour moi une surprise comme si j’avais gagné à l’arbre de Noël. Jene pouvais m’imaginer que Maria Pétrovna eût une nièce aussicharmante. Son visage rose respirait la joie ; elle prit unair sérieux et me salua avec cérémonie ; mais elle ne put secontenir longtemps et éclata de rire.

– Je vous connais depuis longtemps. Cheztante, il y a beaucoup de vos portraits, et vous ressemblezbeaucoup à Kostia.

– Quel Kostia ?

– C’est mon oncle. Je l’appelle Kostiaparce que je l’aime beaucoup. Voulez-vous un bonbon ? Ceux-cine sont pas fameux. Je vais vous chercher des chocolats.

– Lydia Lvovna, vint dire MichelKozielsky, la baronne arrive avec ses filles.

Lydia prit de nouveau une mine sérieuse, commeil convient à une maîtresse de maison, et gravement se dirigea versla baronne.

Mais, en passant, elle attrapa un gros garçonen veston blanc et lui posa sur la tête un bonnet en papier vert.Et moi, le docteur me prit pour me présenter à son épouse. Engénéral, le docteur est sans façons, et il tient à faire voir partous les moyens qu’il est intime dans la maison ; il parlaittrès haut et naturellement français. Il a soigné, il n’y a paslongtemps, une cocotte française et a appris d’elle l’argot deParis ; dans tous les coins du salon, on entendait savoix : « Couci, couça, Madame… En voilà une gaffe parexemple ! » Mais cela ne l’empêchait pas de se trompersur les genres et de dire : « l’arbre est trèsbelle ». Diable de genres ! il n’arrive pas à s’entirer : c’est le tendon de cet Achille. Son épouse est unepetite femme très modestement habillée et tout à fait nulle. À sescôtés accouraient à tout instant deux fillettes aux longs cheveuxblonds qui apportaient des bonbons, des oranges et des petitsobjets de l’arbre et mettaient tout cela dans un réticule en soie.À peine avais-je échangé quelques mots avec ma nouvelleconnaissance que Lydia était devant moi, tenant un petit bonnet depapier rose à la main. Une foule de jeunes personnes s’arrêtaient àdeux pas d’elle.

– Voilà Sonia Kozielskaïa (elle baissaitla tête et me regardait malicieusement), Sonia Kozielskaïa qui ditque je n’oserai pas vous mettre ce petit chapeau ; j’ai ditque si. Vous ne vous fâcherez pas ?

– Nullement, si cela vous faitplaisir.

– Oh ! comme vous êtes bon. Tantedisait vrai. Mais non : ce ne serait pas convenable, et missTake me gronderait.

– Qui est miss Take ?

– Comment, vous ne connaissez pas missTake ! C’est ma gouvernante ; elle est très sévère. Ilvaut mieux que je vous apporte une glace.

– Je vous remercie ; mais le docteurm’a défendu de manger des glaces.

Le docteur sembla réfléchir et dit :

– Ce n’est rien ; devant moi, onpeut.

Lydia courut chercher une glace et, à lagrande joie de la jeunesse, mit sur sa tête le petit bonnet rose,que, par politesse, elle avait appelé le petit chapeau.

– Lydia Lvovna, lui dis-je, en prenant deses mains la petite tasse de liquide rose qui avait dû être de laglace, vous me gâtez tant aujourd’hui que je me crois aussi ledroit de vous apporter des bonbons ; quels sont ceux que vouspréférez ?

– Les fondants roses.

Dans sa robe rose, avec le bonnet rose sur latête et ses joues roses, elle-même ressemblait à une fleur rose ouà un bonbon rose.

À onze heures, l’arbre de Noël étantdépouillé, on emmena les petits enfants, et les grands se mirent àdanser.

Les danses ne cessèrent pas d’un moment, etl’animation était telle que, cette fois, Maria Pétrovna ne pouvaitdire qu’on s’ennuyât chez elle. Je fis avec Lydia deux tours devalse, puis elle me dit :

– Savez-vous que vous dansez très bien,beaucoup mieux que tous les jeunes… excepté Michel.

– Lydia Lvovna, pourquoi me faites-vousde la peine ? Suis-je un vieillard ?

– Non, vous n’êtes pas unvieillard ; mais cependant vous êtes âgé.

– Prouvez que vous ne me prenez pas pourun vieillard et dansez une mazurka avec moi.

Lydia n’avait pas eu le temps de me répondre,que l’insupportable docteur se mêlait à notre conversation.

– Non, mon cher, laissez cela ; ilest temps de rentrer ; en voilà assez pour la premièrefois ; vous ne pouvez pas danser la mazurka ni souper.

Je protestai timidement ; mais le docteurfut inexorable.

– Regardez-vous dans la glace. À quoiressemblez-vous ?

Il fallait obéir. En traversant la salle àmanger où il n’y avait personne, je m’arrêtai devant une glace, etqu’y ai-je vu ? j’y ai vu un visage très jeune, très animé, neressemblant à personne qu’à Pavlik Dolsky qui, toute sa vie, asoupé et a dansé la mazurka.

Je suis rentré très content de masoirée ; mais la fatigue sans doute, car j’ai déjà perdul’habitude de sortir, m’empêcha longtemps de m’endormir. Vers lematin, je rêvai que je mangeais un fondant rose.

28 décembre.

Après deux jours passés à la maison, j’ai étéaujourd’hui dîner au club. J’étais curieux de voir si l’on metrouverait changé. La première impression fut bonne. Chez leportier je rencontrai le gros Vaska Touzemtzov qui prenait sapelisse.

– Ah ! bonjour, Pavlik, pourquoin’es-tu pas venu, depuis si longtemps ?

– J’ai été malade près de deux mois.

– Malade ! Je te crois malade… Maisregarde-toi donc. Avec ce teint de sang et de lait !Bah ! flirter, c’est ton affaire. Où dînes-tu ?

– Au club, et toi ?

– Ma femme m’a demandé de dîner à lamaison ; nous avons du monde. Monte dans ma voiture ; tudîneras avec nous : ma femme sera très contente ; queferas-tu ici ?

– Non, merci ; c’est impossibleaujourd’hui.

– Eh bien ! comme tu voudras.

Deux suisses coururent mettre Vaska envoiture, et moi, encouragé par ces paroles, je montai quatre àquatre l’escalier, étouffant, presque privé de souffle. En mêmetemps, du salon de lecture, montait « le vieux et trèsestimé » administrateur André Ivanovitch. Lui aussi me demandapourquoi je n’étais pas venu au club depuis si longtemps, et je duslui conter par le menu toute l’histoire de ma maladie. AndréIvanovitch m’écouta avec beaucoup de sollicitude, puis il hocha latête et prononça en aparté :

– Oui, c’est admirable, non moins que lecas de Stépan Stépanovitch qui vit jusqu’à présent.

Stépan Stépanovitch est un vieillard de plusde quatre-vingts ans, paralysé depuis deux ans.

Pourquoi ce rapprochement ?

Le triste état d’esprit dans lequel m’avaitfait tomber cette aimable comparaison se dissipa peu à peu pendantle dîner. Tout le monde m’accueillait aimablement, le dîner étaitexcellent, les conversations très animées. Les vieillards serappelaient le passé, et, comme ma mémoire est riche de souvenirset d’anecdotes, je m’animai beaucoup aussi et parlai beaucoup.Mais, cette fois encore, André Ivanovitch vint tout gâter. À la findu dîner, s’adressant à moi, il me demanda avec le plus gracieuxsourire :

– Vous, Pavel Matvéitch, qui connaisseztant d’hommes célèbres, dites-moi, s’il vous plait, si vous ne vousêtes jamais rencontré avec notre grand historienKaramzine ?

Je voulais répondre : « Non, je n’aipas rencontré Karamzine ? mais j’ai tutoyé Lomonossov »,mais je m’abstins : mon ironie eût été perdue.

Karamzine était mort vingt ans avant manaissance, comment aurais-je pu me rencontrer avec lui ? C’estsurprenant comme les vieillards perdent jusqu’à la notion de lachronologie. Le soir, en jouant au whist, je fis quelques grossesfautes. Pourquoi ? probablement parce que je n’avais pas jouédepuis longtemps ; ou peut-être suis-je en effet semblable àStépan Stépanovitch, qui, depuis dix ans déjà, est si vieux qu’onne lui compte pas ses renonces.

3 janvier.

La maison de Maria Pétrovna est tout à faitméconnaissable. Auparavant, c’était un abri calme ;maintenant, grâce à la présence de Lydia, c’est un bazar mondain.Il y a toujours les trois princesses Kozielsky : Sonia, Véraet Nadia ; Sonia (deuxième) Zebkina ; Sonia (troisième)…j’ai oublié son nom ; la cousine Katia, la cousine Lise, etencore des demoiselles « dont Dieu seul sait les noms »,des pages, des lycéens, de jeunes officiers ; tout ce monderemplit de vacarme l’hospitalière maison de Serguevskaïa.

À la tête de toute cette jeunesse est MichelKozielsky, évidemment amoureux de Lydia et qu’on appelle sonadjudant.

Maria Pétrovna a définitivement cessé depenser que chez elle tout le monde s’ennuie, et une fois même ellea dit sans y prendre garde : « Mais il paraît que cettejeunesse s’amuse chez moi ! »

Lydia est très charmante avec moi, et trèscharmante en général. J’ai commandé quelques livres de fondantsroses, je les ai fait mettre dans une boîte rose en forme de bonnetet je les lui ai apportés pour le nouvel an.

Au premier moment, elle a été ravie du cadeau,qu’elle courut montrer à miss Take ; mais elle est revenuel’air presque attristé :

– Je vous ai cru si bon et je vois àprésent que vous êtes très moqueur. Vous m’avez apporté cettebonbonnière pour me rappeler ma sottise à l’arbre de Noël ;n’est-ce pas ?

– C’est vrai, mais cependant je n’ai pasdu tout voulu vous fâcher ; plaisanterie pour plaisanterie,voilà tout, et si j’ai pu vous fâcher, Lydia Lvovna,pardonnez-moi.

– Mais je ne suis pas fâchée ; jesaurai seulement que vous êtes malicieux. Peut-on vous appelerPavlik ?

– Sans doute, et moi je vous appelleraiLydia.

– Je veux bien. Maintenant voulez-vousfaire un tour de valse avec moi ?

– Qu’as-tu, Lydia, interrompit MariaPétrovna, comment peut-on danser sur le tapis et sansmusique ?

– Cela ne fait rien, tante. Pavlik danseadmirablement.

– Non non, c’est bête ; d’ailleurs,en général, tu te permets bien des choses… Paul n’est pas un gaminpour faire tes caprices.

Hélas ! bien que je ne sois pas un gamin,je déposais déjà mon chapeau, déjà j’étais debout, et j’eussesatisfait au caprice de Lydia, si, à ce moment, n’étaient accourusau salon Sonia Zebkina, la cousine Katia, deux gouvernantes ettrois officiers. Toute cette foule, nous saluant à la hâte,disparut au salon.

– Quelle bonne et charmante enfant !dit Maria Pétrovna ; mais, Paul, vous la gâtez trop, et il yen a tant qui la gâtent.

22 février.

En dépit des appréhensions et desavertissements de mon spirituel Esculape, je me porte mieux quejamais. Je passe toutes mes journées chez Maria Pétrovna, et je mesens aussi jeune que Michel Kozielsky. Parfois il me semble que jesuis encore page, que je n’ai jamais été ni officier, ni arbitre,ni chambellan, que tout cela n’est qu’un rêve absurde dont je viensde m’éveiller.

Lydia est de plus en plus charmante etgentille ; elle a fait de moi son second adjudant et je suisheureux de faire ses commissions. Mon rôle consiste à prendre desloges, organiser des parties de plaisir, attendrir Maria Pétrovnaquand il y a une permission délicate à obtenir. Le cercle de mesconnaissances est tout à fait changé. Je fais des visites à la mèrede Sonia Zebkina et au père de la cousine Katia. Surtout je suistrès lié avec toutes les gouvernantes. Grâce à celle de la cousineLise, je me suis fait inscrire à une société de bienfaisance deLausanne ; et pour la gouvernante de Sonia troisième (j’oublietoujours son nom), j’ai commencé à collectionner des timbres-poste.Même la glaciale miss Take aux longues dents veut bien se dégelerun peu pour moi et me confier ses secrets de famille ; il estvrai que je garde pour elle des bouts de cigare qu’elle envoiechaque mois en Angleterre par l’intermédiaire de son ambassade. Demes anciennes connaissances je ne fréquente plus que la princesseKozielskaïa. Hier, j’ai dansé chez elle ; il y avait un bienjoli bal blanc ; inutile de dire que Lydia était la reine dubal et qu’elle mena tout. Sur son ordre, je me suis occupé desdanses, et je puis dire sans vanité que je m’en suis très bientiré, selon la mode du bon vieux temps ; c’était autrefois maspécialité. Comme la cousine Lise est très laide et reste souventsans cavalier, j’ai dû danser avec elle deux quadrillesconsécutifs, mais j’ai dansé la mazurka avec Lydia. On ne s’arrêtepas de l’inviter, et c’est à peine si je pouvais lui parler, maisje suivais chacun de ses mouvements, et j’étais heureux de la voirrevenir vers moi aussitôt libre. La soirée a été tout à faitréussie ; mais, en prenant congé de moi, la princesseKozielskaïa m’a étonné par trop de reconnaissance pour monconcours. « Merci, merci, cher Pavlik, répéta-t-elle plusieursfois, vous avez dansé comme un ange ; laissez-moi vousembrasser pour cela. » Et elle appuya sur mon front ses lèvresgrasses. C’est fort aimable à elle, mais c’est trop : qu’ya-t-il de singulier à ce que j’aie dansé au bal ? En mêmetemps que moi sont sortis deux officiers de la garde et elle ne lesa pas du tout remerciés ! En général, les conceptions de laprincesse sont étranges : « Vous avez dansé comme unange ! » Où a-t-elle lu que les anges dansent ?

4 mars.

Dix jours seulement sont passés depuis quej’ai écrit la dernière page de mon journal, et tout est changé. Denouveau je recommence àtousser et je ne dors plus la nuit ; jesuis tracassé par la bile, ma vivacité disparaît et mon âmesouffre. Pourquoi tout cela, je ne sais, peut-être parceque :

Le chagrin est tenace et long,

Mais la joie est volage et brève,

comme l’écrivit un diplomate allemand surl’album de Maria Pétrovna.

J’ai surtout mal dormi la nuit dernière, et cen’est pas étonnant. Hier, il avait été convenu que nous irions lesoir en troïka aux environs et ensuite que nous viendrions prendrele thé chez les Zebkine. J’arrivai à huit heures, tout le mondeétait là ; trois troïkas attendaient au perron.

– Comment ! vous aussi vous enêtes ? me demanda Maria Pétrovna. Je crois que ce n’est pasraisonnable… avec votre toux ; restez donc avec moi ;dans la dernière Revue, il y a un article très intéressant sur lesducs de Bourgogne : lisez-le-moi ; vous lisez sibien !

Sans doute je n’aurais pas suivi le conseil sisage de Maria Pétrovna si Lydia, m’appelant à l’écart, ne m’eûtplutôt chuchoté que dit : « Mon cher Pavlik, restez avectante, elle s’ennuie beaucoup toute seule, nous serons bientôt deretour. » Sans rien dire, j’ai installé Lydia dans le traîneauet suis revenu au petit salon où, sous la lampe, s’étalaient déjàdeux livraisons saumon.

Je fis un inventaire rapide de l’histoire desducs de Bourgogne : elle remplissait cinquante pages de lapremière livraison et soixante de la seconde.

– Maria Pétrovna ! m’écriai-jeeffrayé, nous n’arriverons pas seulement à lire aujourd’hui lapremière partie.

– Mais si, Paul, nous lirons les deux,car je veux attendre Lydia, et l’on danse, je crois, chez lesZebkine.

Ce me fut un nouveau coup. Pourquoi Lydiam’avait-elle caché qu’on danserait, et m’avait-elle promis d’êtrebientôt de retour ?

Et la lecture commença.

Depuis que je suis au monde, je n’ai jamais lurien de plus ennuyeux que cet article ; en comparaison, lecompte rendu annuel de la Société économique semblera un romanfrivole.

Je lus pendant deux heures, mais je ne pusfaire davantage. Je commençai par sauter des lignes, puis unedemi-page et, voyant que cela passait sans réprimande, je sautaid’un coup dix-huit pages, si bien que de tous les actes héroïquesde Charles le Téméraire, Maria Pétrovna sait seulement qu’il estmort, mais demeure persuadée qu’elle a tout entendu.

Au commencement, elle interrompait la lecturepour s’exclamer d’admiration ; ensuite elle ferma les yeux etparut dormir. Enfin, à un moment donné, je sentis que le tomeallait tomber de mes mains : il me semblait que Maria Pétrovnajouait les Cloches du Monastère.

Je m’arrêtai, elle ouvrit les yeux.

– Décidément on danse chez lesZebkine ; il vaut peut-être mieux remettre la lecture à demainsoir.

Je ne me fis pas prier, je m’élançai dans larue. Ma voiture n’était pas là ; je partis à pied. La neigetombait à gros flocons, je me mouillai les pieds et me sentis froidjusqu’aux os.

5 mars.

Hier j’ai écrit que je ne sais pas pourquoitout est changé, mais j’ai menti, je le sais.

Je vais tâcher d’expliquer mon cas et demettre ordre à mes idées. Pour cela, il me faut commencer par direune chose que jusqu’ici je n’ai pas osé m’avouer à moi-même :je suis follement amoureux de Lydia.

Mais comme, pour tout le reste, je ne suis pasencore absolument fou, je sais très bien que je ne puis attendre laréciproque. Je n’avais que le besoin de la voir tous les jours,j’étais heureux de sa gentillesse pour moi ; cela mesuffisait. Pourquoi tout est-il changé ? On dit que les leçonsde l’Histoire ne sont jamais utiles aux États et aux peuples ;on peut dire la même chose de l’expérience de la vie pour lesindividus.

Cette expérience de la vie est très utile enthéorie ; mais presque toujours les hommes font le contrairede ce que leur enseigne l’expérience. L’expérience de la vie medisait que si je tenais à conserver de bonnes et amicales relationsavec Lydia, il ne fallait en aucun cas trahir le secret de monamour, que Lydia devait être sûre de mon dévouement absolu, maisque l’amour devait être profondément caché dans mon âme, sans quoij’étais perdu. Longtemps je réussis à ne pas me trahir, mais c’estfait à présent. C’est arrivé il y a deux jours, après le bal desKozielsky. Le hasard fit que je me trouvai en tête à tête avecLydia. Nous causions de ce bal, et Lydia me dit que tout le mondeavait été enchanté de la façon dont j’avais dirigé la mazurka.

– Eh ! pas tout le monde,remarquai-je en souriant, votre premier adjudant n’était pas trèssatisfait de la mazurka.

– Qui, Michel ? Quelle idée !Nous nous voyons assez souvent.

– Peut-être trop souvent, Lydia.

Je dois avouer que je hais ce Michel de toutesles forces de mon âme ; je hais tout en lui : la voix,les manières, son amabilité pour Lydia, même sa beauté, surtout sabeauté. Il est trop beau et il le sait trop.

Comme je prononçais le nom de Michel, une voixintérieure, celle de l’expérience de la vie, me dit :« Assez, arrête-toi. » Je n’écoutai pas cette voix, jefis mon possible pour tourner mon rival en ridicule, je parlai deson ignorance, de son manque de cœur ; j’avertis, conseillai,suppliai : en un mot, je jouai ou plutôt je soufflai le rôled’un amoureux jaloux.

Je regardai Lydia. Son visage exprimait tantd’effroi et de souffrance que je pris peur moi-même.

– Si vous m’aimez un peu, prononça-t-elleen se levant, ne dites jamais de mal de Michel : c’est monami.

Et doucement elle quitta la chambre.

Depuis lors tout est changé. Auparavant Lydiaaimait que je prisse part à tous les plaisirs de la jeunesse :il lui est désagréable à présent de me voir avec Michel. J’en suisattristé, j’ai perdu ma gaîté, je suis devenu morose,nerveux : aussi Lydia commence-t-elle à m’éviter. Si elleprend avec moi le ton amical d’autrefois, comme hier par exemple,c’est qu’elle a quelque raison ; hier, elle m’a doré la pilulepour que je ne partisse pas avec elle et restasse avec MariaPétrovna.

Aujourd’hui, je n’aurais pas dû aller à laSerguevskaïa, mais j’avais à finir l’histoire des ducs deBourgogne, et, au fond, j’étais ravi de ce prétexte. Au perron, ily avait beaucoup de voitures et, dès l’escalier, j’entendischanter.

Soudain je fus pris d’une telle timidité que,sans entrer au salon, je fis un détour pour me rendre chez MariaPétrovna.

En traversant la salle à manger, j’entendisdistinctement la chanson, qu’avec sa vilaine voix de baryton MichelKozielsky chantait au piano. C’était un air tzigane en vogue, etsans doute il improvisait les paroles.

Lydia Lvovna

Est trop câline

Et Melchissédec

Est un homme charmant !

Et les demoiselles répétaient en chœur :un homme charmant.

La lecture n’eut pas lieu, parce que MariaPétrovna avait aussi du monde. On me proposa immédiatement unepartie de whist ; mais, avant de me mettre à jouer, je décidaid’entrer au salon. À mon apparition, le bruit et les cris necessèrent pas complètement, mais diminuèrent. En plaisantant jereprochai à Lydia de m’avoir trompé la veille ; mais maplaisanterie fut mal prise : elle se fâcha, parut blessée. Àla réponse qu’elle murmura je ne compris rien, et j’allai rejoindredans un coin les gouvernantes.

À ce moment, Michel Kozielsky, se dandinant etcambrant sa poitrine, s’approcha de Lydia et lui demanda à hautevoix :

– Lydia Lvovna, aimez-vous beaucoupMelchissédec ?

Toutes les demoiselles éclatèrent de rire.

Je n’entendis pas la réponse de Lydia, mais ilme sembla qu’elle se fâchait. « Qui est ce Melchissédec ?pensai-je. Sans doute quelque nouvel adorateur. Comme je suis enretard ! Autrefois je savais par cœur tous leurs noms. À lafaçon dont son nom y ressemble, c’est peut-être l’officier de lagarde Melkhovsky, mais Melkhovsky jusqu’ici faisait la cour à NadiaKozelskaïa. » J’étais si intrigué que je voulus m’adresser àLydia, pour résoudre l’énigme, mais on m’appela pour le whist.Jamais je n’ai joué si mal ; mon partenaire était furieux, etj’en étais ravi parce que je le considérais comme un ennemi.

Du salon on entendait les voix claires etgaies de cette jeunesse, qui naguère encore me semblait sisympathique. Et maintenant que suis-je pour eux ? L’étranger,et peut-être aussi antipathique qu’à moi-même mes partenaires duwhist.

Tout à coup il me vient en tête une étrangepensée : je ne puis déjà plus dire où je me trouve le mieux,mais seulement chercher où je suis le moins mal.

Ici, au whist, je me sentais malheureux ;au salon, plus malheureux ; à la maison, loin de Lydia,peut-être encore plus mal. Non, c’est encore à la maison que la viem’est le moins pénible. Et, aussitôt la partie terminée, jem’enfuis par le même chemin détourné, sans prendre congé depersonne.

Au salon, on chantait encore le même airtzigane, mais avec une petite variante :

Lydia Lvovna

Aime tout le monde également,

Et Melchissédec

Est un homme assommant !

« Un homme assommant ! » répétale chœur. Dieu ! quelle chanson inepte ! Comme j’étaispeiné d’entendre la voix argentine de Lydia s’associer à cettecacophonie !

6 mars.

Un savant de jadis professait que le plusgrand ennemi de l’homme, c’est l’homme même. J’ai fourni hier unevérification de cet aphorisme, en consignant dans mon journal quej’étais amoureux de Lydia. Tant que ce sentiment n’existe que dansla conscience, on peut lutter contre lui, mais une fois qu’il estformulé clairement, exprimé par des paroles ou écrit sur le papier,la lutte devient impossible ; cela équivaut à reconnaître paracte notarié sa toute-puissance. Déjà l’on ne se possède plussoi-même, on agit sous l’influence des forces sombres, inconnues.Aujourd’hui, par exemple, j’avais décidé très fermement de ne pasaller chez Maria Pétrovna, et j’ai dîné au club. Ce club quej’aimais tant autrefois m’a semblé un désert : toujours lesmêmes personnes, toujours les mêmes conversations, toujours lesmêmes menus. Autrefois cette monotonie traditionnelle meplaisait ; aujourd’hui, elle m’ennuie affreusement. Après ledîner, au billard, j’ai vu le vieux Troutniev qui jouait avec lemarqueur. Autrefois je ne faisais guère attention à ceTroutniev ; je suis content de le voir à présent, carTroutniev est parent des Zebkine et va souvent chez eux ;aussi je pus, en causant avec lui, parler de Lydia Lvovna.

Comme je causais avec Troutniev un peu surprisde mon extrême amabilité, à la porte parut l’estimé administrateurAndré Ivanovitch. J’eus aussitôt le pressentiment qu’il allait medire quelque chose de désagréable. Je ne me trompais pas.

– Qu’avez-vous, mon cher PavelMatvéiévitch ? me demanda-t-il avec quelque pitié et en meserrant la main. Quelle mine ! Comme vous avezvieilli !

– Eh, oui, André Ivanovitch, c’est lavieillesse.

– C’est ce qui s’appelle une bellevieillesse ! exclamait Troutniev. L’autre jour. PavelMatvéiévitch a si bien dansé qu’il a fatigué tous les jeunes…D’ailleurs Pavel Matvéiévitch n’est pas si vieux…

– Je vous demande pardon, répondit AndréIvanovitch. Je connais beaucoup de cas analogues : on se croittoujours jeune, et un beau matin on s’éveille et on est unvieillard. C’est comme au piquet, on compte 28, 29 et, le coupd’après, 60.

Très content de son mot, André Ivanovitchcourut le colporter à travers le club.

À ce moment, neuf heures sonnaient à la grandehorloge. Je me levai et descendis en hâte, comme si je craignais demanquer un train. – « Serguevskaïa et vite ! »criai-je au cocher, en montant en traîneau. Je ne sais pourquoi uneenvie irrésistible m’était venue tout à coup de voir Lydia, de lavoir, rien de plus ; je ne songeais pas à lui parler, mais àrester avec Maria Pétrovna. Quel plaisir, en effet, pouvait luiprocurer la vue de ma vieille figure fatiguée, quand brillaientautour d’elle tant de jeunes et joyeux visages ? Mais elle, onpeut la regarder, il n’est défendu à personne de regarder lesoleil, les étoiles, la coupole de Saint-Isaac, voilà lesréflexions que je faisais en traîneau. Mais, si modeste que fût mondésir, je ne pus le réaliser : le concierge m’apprit qu’il n’yavait pas trois minutes les jeunes gens étaient partis en troïka etque Maria Pétrovna était chez elle. Le sort voulait me prouverqu’il n’est pas toujours permis de regarder la coupole deSaint-Isaac.

Maria Pétrovna était dans ses jours detristesse, et la conversation ne parvenait pas à s’établir entrenous.

– Naturellement, Lydia Lvovna n’estjamais à la maison, dis-je non sans aigreur.

– Comment, jamais ? Hier, elle n’estpas sortie de la journée.

– Avoir cent personnes chez soi, voilà ceque vous appelez rester à la maison ? Savez-vous, MariaPétrovna, que vous m’étonnez : vous aimez beaucoup votrenièce, et cependant avec ces troïkas tous les jours, ces soirées,ces baraques, vous ne la voyez presque jamais.

– Il est vrai que je la vois peu ;mais que voulez-vous, Paul… il faut que jeunesse se passe.

– Oui, jeunesse, jeunesse, tant qu’onvoudra ; mais il y a limite à tout, et il me semble que lamanière de vivre de Lydia Lvovna ne laisse guère à l’esprit et aucœur le temps de se développer, et peut-être n’est-il pas trèsconvenable…

– Pour le coup, Paul, si quelqu’un devaits’étonner, c’est bien moi. J’ai toujours dit ce que vous dites àprésent, et vous m’avez toujours contredit. Je désapprouvais lestroïkas et vous les prôniez. La société qui se réunit chez lesZebkine me déplaît tout à fait ; je voulais que Lydia n’yparût que le moins possible, vous m’avez prouvé que j’avais tort,Sonia Zebkina ayant été élevée avec Lydia. Et pour ces baraquesenfin, vous vous rappelez que nous nous sommes querellés parce queje ne voulais pas que Lydia s’y rendît. J’ai eu confiance dansvotre tact et votre usage du monde, et vous me reprochez maintenantde vous avoir écouté ! Vraiment, Paul, vous êtes injuste.

Maria Pétrovna avait tout à fait raison, maisje ne m’en irritai que davantage.

– Eh bien, admettons. Puisque vous voulezque toute la faute soit à moi, je le veux aussi, j’en accepte laresponsabilité. Mais, dites-moi, Maria Pétrovna, quand vous ai-jeconseillé de permettre à votre nièce d’être familière avec lesjeunes gens, de les appeler par leurs prénoms, de passer avec euxdes journées entières ?…

– Vous parlez de Michel Kozielsky ?mais c’est un parent…

– Ah, pardon ! j’oubliais cettefameuse parenté. La mère de la princesse Kozielsky était la cousineissue de germaine de la grand’mère de Lydia. Que voilà donc uneparenté étroite !… Croyez bien qu’elle n’empêche rien.

« Assez, arrête-toi », me disaittimidement une voix intérieure ; mais j’étais fâcheusement entrain et je déversai la bile qui bouillait dans mon âme depuis unmois.

Maria Pétrovna se contenta de s’éventer.

– Cette fois, Paul, cette fois je ne suispas du tout de votre avis. Michel est un jeune homme de bonnefamille qui ne se permettrait rien de répréhensible. Mais vous avezune dent contre lui, voilà longtemps que je l’ai remarqué. Lui-mêmele sait et, hier encore, il disait : « Je ne saispourquoi Melchissédec m’en veut… »

Je bondis comme si une guêpe m’eut piqué.

– Tiens ! tiens ! il a dit ça.Ce Melchissédec… c’est moi ?

– Oui, c’est un sobriquet que la jeunessevous a donné, je ne sais trop pourquoi.

– C’est le comble ! criai-je enparcourant la chambre, et je manquai de renverser la table à théqui se trouvait sur mon passage. Je vous remercie, MariaPétrovna : ce n’est pas assez d’avoir fait de votre maison unasile pour les jeunes gens les plus fous, vous leur permettezencore d’offenser vos amis, d’offenser un homme qui vous connaîtdepuis votre enfance… qui… qui était témoin à votre mariage…

– Mais qu’avez-vous, Paul ?calmez-vous, balbutiait Maria Pétrovna, qui courait à mes trousseset finit par tomber assise sur le divan. Je ne comprends pas dutout ce qui a pu vous offenser tant. Si Melchissédec eût été unmalfaiteur, un assassin, je comprendrais encore ; mais je vousassure que c’était un homme très respectable, un saint, je crois.Je serais très flattée qu’on m’appelât Melchissédec ; l’annéedernière, dans la Revue des Deux Mondes, il y avait surlui un article : je vais vous le retrouver si vous voulez, àl’instant.

– Non, c’est inutile ! (Je criaiscomme un fou.) Non, je vous jure que je ne lirai pas,l’article ; les ducs de Bourgogne me suffisent, et puis vousne savez pas, Maria Pétrovna ? J’ai horreur de votre Revuedes Deux Mondes ; je la hais de toute mon âme : cen’est pas une Revue, mais un somnifère, quelque chose comme cesCloches du Monastèreque vous aimez tant.

– Oh ! prenez garde, Paul…Qu’avez-vous ! Vous commencez à dire des sottises.

Je me mis à réfléchir.

– Pardonnez-moi, Maria Pétrovna, je nesais vraiment plus ce que je dis ; mais, voyez-vous, je mesens mal, ma tête n’est pas très solide.

– C’est vrai, oui, vous êtes pâle commeun mort… Je vais vous chercher ignatium : cela vous soulageraimmédiatement.

J’avalai cinq granules d’ignatium, puisquelques autres granules, mais cela ne me soulagea pas ; lafièvre me gagnait. Maria Pétrovna donna l’ordre d’atteler et fitprévenir le médecin. On m’a reconduit à la maison, mis au lit, etdonné du thé. Deux heures après, j’étais réchauffé, mais je nepouvais dormir. Je me levai donc, et, en manière de mortification,j’ai relaté en détail ma conversation avec Maria Pétrovna : cemorceau me rappellera toujours combien j’ai été sot, insolent etgrossier.

Pour toi, petit lâche, qui donnes dessobriquets à des hommes trois fois plus âgés que toi et quicomposes sur eux des vers idiots, parce que tu te dandines etcambres ta poitrine, tu te crois tout permis ; mais moi aussij’ai été page : je me dandinais en cambrant la poitrine ;je n’étais pas plus mal que toi, et j’avais assurément plusd’esprit. Mais voilà, à présent, je suis délaissé et paraisridicule ! Le même sort t’attend : insensiblementpasseront les années et, quand ta bouche édentée bégaiera, un autrepage, qui n’est pas encore né, cambrera la poitrine et composerasur toi des vers imbéciles. Aujourd’hui, c’est toi qui me piétines,et je n’ai nul moyen de me venger : mais patiente : jeserai vengé par le temps. On t’a dit souvent sans doute, et toi,comme un stupide perroquet, tu le répètes, que le temps, c’est del’argent ; mais, parvenu à mon âge, tu reconnaîtras que letemps est beaucoup plus que l’argent : le temps, c’est le jugele plus équitable et le plus implacable bourreau.

17 mars.

Je suis resté quelques jours au lit. Lepremier jour, Maria Pétrovna a fait prendre de mes nouvelles, cequi prouve son extrême bonté, car, après mon incartade, elle eûtpu, non seulement ne pas me témoigner de sollicitude, mais encoreme consigner sa porte. Le second jour, j’ai reçu un billet deLydia. Je l’ai relu tant de fois que je le transcris par cœur.

« C’est à tort que vous en voulez àMichel : c’est une gouvernante des Zebkine qui vous a appeléMelchissédec ; Sonia nous l’a répété, et cela nous a sembléamusant. Mais, puisque cela vous fâche, désormais personne ne ledira plus. Vous ne sauriez croire combien je suis peinée de voussavoir malade et combien je désire vous voir au plus vite.

« Votre amie,

« LYDIA. »

Ce billet m’a tout à fait calmé, et j’ai passéau lit une heureuse journée : j’oubliais ma maladie et tout cequi m’entourait ; je ne voyais devant moi que Lydia, et jerécitais sans me lasser « le Dernier Amour » une poésiede Tutchev que j’adore :

Oh ! comme à la limite de l’âge,

Notre amour est plus tendre, plus superstitieux

Oui, superstitieux ; on ne pouvaitimaginer d’épithète plus juste.

J’ai examiné attentivement l’écritureindécise, presque enfantine de Lydia : dans la forme deslettres, je cherchais à lire son caractère, mon avenir. Si j’étaisjeune, je désirerais ardemment son portrait, mais je n’en ai pasbesoin pour la voir. Elle écrit la lettre K avec une boucle petiteen haut ; je crois deviner son regard dans cette boucle.

Ô toi, mon dernier amour.

Tu es le bonheur et le désespoir !

23 mars.

Si le royaume de l’Amour existait réellement,comme il serait étrange et cruel ! Quelles lois yrégneraient ? Mais peut-il y avoir des lois pour ce souveraincapricieux ! Des centaines de jolies femmes passent devantvous et vous laissent tout à fait indifférent ; tout à coupvous apercevez un visage quelconque, et aussitôt vous sentez quevotre vie en est remplie et que hors ce visage, dans le mondeentier il n’y a plus rien pour vous.

Pourquoi ? Peut-être votre bisaïeula-t-il aimé une femme qui ressemblait à celle-là et son imageest-elle entrée en vous, dans votre sang, dans vos nerfs. C’est unbonheur que de rencontrer cette femme quand on est jeune :elle peut répondre à votre appel, et l’Amour vous recevra tous deuxdans son brillant palais.

Hélas ! ma jeunesse a passé sans que sefît cette rencontre bénie !… Mais pourquoi ne la ferais-jeplus à présent ? « Vous n’êtes pas un vieillard, maistout de même vous êtes âgé », m’a dit Lydia, le jour que nousavons fait connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire, âgé ?Est-ce ma faute, si elle est née trop tard ou si je suis né troptôt.

L’âge est-il donc un crime ? Aucontraire, dans toutes les autres circonstances, l’homme, à mesuredes années, rencontre l’estime, les honneurs. Pourquoi donc lepriver du droit le plus sacré, du droit d’aimer ? Aussi bienpourquoi ne pas assassiner tout homme qui a passé laquarantaine ? « Non, me dit la cruelle souveraine, on net’assassinera pas, on ne te privera pas du droit d’aimer. Vienschez moi si tu veux ; mais, dans mon royaume, la vie ne tesera pas douce. Reste plutôt à l’entrée du palais et admire commeje distribuerai aux autres mes sourires, mes caresses ; toi, àla porte, tu n’auras qu’à te taire. Pour toi, ni d’égards, nid’honneurs, et ne t’avise pas de faire voir tonmécontentement : tu te ferais congédier ; ton sangbouillira et les outrages te révolteront, mais il faudra que tusouries ; ton cœur se brisera de douleur, et il faudra que tudanses ; mais surtout il sied que tu te taises, te taises, tetaises ! »

Non, je ne me tairai pas. Quoiqu’il puisse enadvenir, je pénétrerai dans le palais magique et je parleraifièrement le langage d’un homme libre. Peut-être ne mechassera-t-on pas… Les femmes n’aiment pas les seulsjouvenceaux : ainsi, sans aller plus loin, Mazeppa étaitbeaucoup plus vieux que moi, et Marie l’aima. Puis, enfin, je nesuis pas un vieillard, je ne suis pas ce Stépan Stépanovitch, quiest paralysé depuis deux ans.

26 mars.

Avant-hier, le docteur m’a permis de me lever,mais non pas de sortir, et aussitôt m’est entré dans la tête leprojet de m’expliquer nettement avec Lydia. À vrai dire, tout monespoir de réussir se fonde sur ce billet. Mais ! que prouve cebillet ? Il est écrit strictement en vue de disculper Michel,je le vois à présent clair comme le jour ; naguère, j’y voyaistout autre chose.

Je parcourais mon appartement, et, enivré parles derniers vers de Tutchev, j’avais perdu jusqu’au souvenir dudésespoir et ne pensais qu’au bonheur d’être le mari de Lydia, delui consacrer tout le reste de mes forces, de ma vie. C’est hierque j’avais définitivement arrêté mon plan et je viens de le mettreà exécution.

J’avais prié le docteur de venir aujourd’huide meilleure heure, pour observer l’effet d’une nouvelle droguefortifiante. Il est venu à dix heures, a paru très satisfait durésultat obtenu et de mon empressement à suivre sesordonnances ; enfin, il a exprimé l’espoir qu’il pourraitpeut-être me permettre de sortir dans une dizaine de jours. Dèsqu’il eut passé la porte je m’habillai et courus à la Serguevskaïa.Mon plan reposait sur ce fait que Maria Pétrovna se levant tard, jene rencontrerais pas d’autres visiteurs. Je ne m’étais pastrompé : Lydia était seule au salon, elle étudiait une sonate.Elle fut très contente de me voir et voulut courir éveiller MariaPétrovna : j’eus du mal à l’en empêcher. Nous avons commencépar dire des niaiseries ; le temps passait ; je savaisque je ne retrouverais pas de sitôt un moment favorable, etnéanmoins une horrible timidité liait ma langue. Enfin je medécidai. Je pris les choses de loin ; je parlai de masolitude… Mais exprimer que Lydia seule pouvait d’un coup fairecesser tous mes chagrins, je n’y parvenais pas. Le langage fierd’un homme libre que je voulais tenir à Lydia baissait de quelquestons. Depuis le commencement de ma harangue, Lydia me considéraitd’un air malicieux ; elle voulait dire quelque chose, maishésitait ; enfin :

– Pavlik, parlez plus clairement. Vous mefaites une déclaration. Oh ! comme vous êtes charmant, commeje suis contente.

Elle quitta sa place et me prit les mains.

– Ce n’est pas un rêve, Lydia !criai-je hors de moi, fou de bonheur, en serrant ses mains. Vousconsentez à être ma femme.

Lydia dégagea ses mains et alla se rasseoir àsa place.

– Mais non, Pavlik, je ne le puis ;et cependant je suis très heureuse de votre proposition.

– Que voulez-vous dire, Lydia, pourquoime torturer ainsi ?

– C’est un grand secret ; mais toutde même je vous dirai tout : j’ai promis à Michel del’épouser.

– Comment, Michel ! il est encore àl’École.

– Dans quatre mois il sera officier etalors nous nous marierons aussitôt, et, si à cause de son âge on lene lui permet pas, il se fera délivrer un certificat médical,demandera un congé et ne retournera au régiment qu’ensuite. C’estdécidé depuis longtemps… j’étais encore en pension ; nous nousaimions déjà. Vous voyez comme je vous aime, quel secret je vousdis… Personne, personne ne le sait. Vous m’avez fait tant de peinequand vous avez parlé de votre solitude que, si je n’étais pasengagée envers Michel, je vous épouserais. Vous ne savez pas…épousez tante Marie : nous vivrions tous ensemble, ce seraitsi gentil ! Vous ne voulez pas ? Je vous en prie,faites-le pour moi. Ah ! puis-je raconter que vous m’avez faitvotre demande ?

Je me taisais.

– Eh bien ! je ne le raconteraipas : je vois que vous ne le voulez pas. Je ne le dirai qu’àMichel. À Michel, on peut… ?

– Oh ! assurément, qu’à Michel, onpeut ! criai-je désespéré. Non seulement qu’on peut, mais ondoit : il le faut. Comment ne pas le raconter à Michel. Ilsera votre mari… Pour tout autre, un tel bonheur suffirait ;mais pour Michel, c’est encore peu : pour son triomphe il luifaut en outre le plaisir de se moquer d’un pauvre vieillard auquelil ne reste rien au monde.

Lydia quitta de nouveau sa place et entourantmon cou de ses bras :

– Cher Pavlik, pardonnez-moi : j’aidit une grosse sottise. Non, non, vous pouvez être sûr que je ne leraconterai à personne : ni à tante Marie, ni à Michel, àpersonne, ce sera un secret de vous à moi ; vous m’aimerezcomme avant, nous resterons amis.

Je me sentis prêt à pleurer comme un enfant etcourus chez moi.

Et voilà comment finit mon dernier amour. Lebonheur est parti, le désespoir seul reste…

Je dois avouer que de retour chez moi,j’éprouvai d’abord une sorte de soulagement. Au moins la situationétait claire : plus de trouble à craindre ni d’espoir ;rien ne m’empêcherait plus de continuer mon journal. Je l’aientrepris en vue d’y résumer ma vie passée, et je me suis laisséentraîner par les événements présents ; désormais, il n’y auraplus de présent ; il n’y aura plus que le passé !

Ce que je goûte le plus dans les explicationsde Lydia, c’est ce certificat de médecin que veut se faire délivrerMichel Kozielsky. Je voudrais voir le médecin qui le lui délivrera.Il est fort comme un tronc d’arbre, et, si même toutes les facultésde médecine du monde s’assemblaient à Pétersbourg, elles nepourraient lui trouver de maladie. Pour être malade, il fautévidemment être un homme intelligent, instruit ; est-ce queles bûches sont malades !

27 mars.

Contrairement à ce que j’écrivais hier, il mefaut consacrer encore une page à des événements actuels.

Hier, à peine avais-je achevé la relation demon entretien avec Lydia qu’on me remit un billet de MariaPétrovna :

« Mon cher Paul, j’ai été très heureused’apprendre que vous êtes venu à la maison ce matin. Je ne savaispas qu’on vous permit de sortir ; venez dîner avec moi. Lydiaest partie pour toute la journée, je suis seule. »

Le matin, j’avais supporté mon échec avecassez de courage ; mais en entrant chez Maria Pétrovna, à lavue de ces murs entre lesquels était né et mort mon dernier espoir,je souffris horriblement. Mon âme me fit mal comme une dent gâtée.Pour ma souffrance je ne pouvais espérer remède plus calmant que lasociété de Maria Pétrovna. Très effrayée de ma pâleur, elle mesoigna, me plaignit, et je me sentis pour elle un élan de si doucereconnaissance que je me décidai à lui conter ma peine.

– Maria Pétrovna, dis-je quand, après ledîner, nous nous fûmes assis dans le petit salon, nous sommes de sivieux amis que je crois de mon devoir de me confesser à vous.Peut-être vous fâcherez-vous ; cependant je vous diraitout.

– Oui, c’est vrai, Paul, nous sommes detrès vieux amis.

– Savez-vous pourquoi je suis venu cematin ? J’ai fait une déclaration à Lydia.

À une telle nouvelle, toute autre femme eût aumoins poussé un cri d’étonnement ; mais rien ne peut étonnerMaria Pétrovna : elle se contenta de me demander aveccalme :

– Oui, vraiment, eh bien !

– Naturellement j’ai essuyé un refus,mais on ne pouvait espérer autre chose.

– Ne… dites pas cela. Si Lydia medemandait conseil, je l’engagerais à agréer votre demande :vous feriez un mari charmant.

– Je vous remercie, Maria Pétrovna, bienque vous ne disiez cela que pour me consoler.

– Non, vous savez que je ne vous flattejamais. Si j’étais à la place de Lydia, j’accepterais sûrement. Ilest vrai qu’entre vous existe une assez grande différence d’âge…Mais qu’importe ? Il arrive si souvent à présent de voir desjeunes filles épouser par amour des hommes jeunes et êtremalheureuses ! toute leur vie…

Ma tendresse pour Maria Pétrovna augmentait àmesure qu’elle parlait. Pour sa dernière phrase je l’auraisembrassée. « Voilà, pensais-je, une femme qui m’aime vraimentet m’apprécie ; elle ne se moquerait pas de moi comme l’autre,et cependant, comme il arrive toujours dans la vie, je n’ai pas sula distinguer, et maintenant je suis obligé de me priver de cettedernière consolation, de ce suprême refuge. En effet, après ce quis’est passé entre Lydia et moi, il ne m’est plus possible derevenir aussi souvent ici. » Et tout à coup j’éprouvai unevive douleur à la pensée d’être obligé de rentrer chez moi. Jamaisje n’avais souffert de la solitude ; mais jadis c’était autrechose : jadis, j’avais l’espoir ; mais rentrer à présentdans cet appartement vide, froid, pour passer seul les heures sansfin de la souffrance, de la maladie et avec le souvenir perpétuelde l’affront insupportable, amer ; non, c’est troppénible !

Je regardai Maria Pétrovna ; ses yeuxbrillaient d’une telle bonté qu’elle me sembla belle.

– Maria Pétrovna, m’écriai-je tout àcoup, m’étonnant moi-même, puisque vous le feriez à la place deLydia, faites-le donc à la vôtre : soyez ma femme !

Maria Pétrovna ne parut pas étonnée de celangage. Elle se tut un instant, puis répondit :

– Non, Paul, à ma place c’est tout à faitimpossible.

– Impossible !… pourquoi ?

– Pour beaucoup de raisons. D’abord je neveux pas aliéner ma liberté.

– Mais pourquoi diable avez-vous besoinde liberté ? m’écriai-je sans plus choisir mes expressions.Vraiment on pourrait s’imaginer que vous faites je ne sais quelusage de votre liberté. Vous vivez comme la supérieure d’uncouvent ; seulement, en guise de psaumes, vous lisez laRevue des Deux Mondes, ce qui est presque la même chose.N’ayez pas peur, je n’attaquerai pas votre chèreRevue ; soyez sûre que je vous laisserai librelà-dessus. Eh ! bien, avez-vous quelque autreraison ?

– Beaucoup d’autres. D’abord il est troptard. Pourquoi ne pas avoir demandé ma main au temps, vous vousrappelez, où vous m’avez tant aimée !

– Pour l’amour de Dieu, Maria Pétrovna,nous avions alors dix ans l’un et l’autre ! Peut-on se marierà dix ans ?

– Paul, vous vous trompez : vousaviez alors sept ans de plus que moi.

– Eh bien, soit, je ne discute pas ;mais, si j’avais alors sept ans de plus que vous, la mêmedifférence subsiste ; en quoi ce peut-il être unobstacle ?

– Non, vous ne m’avez pas comprise. Jevoulais dire qu’à mon âge il est affreux de commencer une nouvellevie, d’entrer dans un monde inconnu.

– Comment, inconnu ? Vous oubliez,il me semble, que vous avez été mariée et que vous avez été assezheureuse avec feu votre mari.

– C’est vrai, j’aimais et j’estimaisOssip Vassiliévitch ; néanmoins, dans les relationsconjugales, il y a beaucoup d’ennuis ; et puis je vous diraiqu’il y a encore dans tout cela un côté ridicule qui n’est pas dutout pour me plaire.

Il me fallait battre en retraite ; mais,à ce moment, perdre Maria Pétrovna me semblait un tel malheur quej’insistai encore.

– Maria Pétrovna, écoutez-moi. Nous nousconnaissons depuis si longtemps qu’avec des concessions réciproquesil nous sera très facile d’effacer tous ces inconvénients de la vieconjugale. Déjà nous nous voyons tous les jours. Qu’y aura-t-ildonc d’étonnant à ce que nous nous mariions ? Ce ne sera pasun mariage de passion : à notre âge, il est ridicule d’êtrefollement amoureux ; ce ne sera pas un mariage d’intérêt,puisque chacun de nous a sa fortune assurée et une situation assezbrillante dans le monde ; ce sera, si l’on peut dire, unmariage de commodité et de vieille amitié. Enfin, nous arrivons àl’âge où nous attendent la maladie et une foule de misères. Au lieud’envoyer prendre chaque jour des nouvelles l’un de la santé del’autre, ne ferons-nous pas mieux de nous soigner l’un l’autre etde nous aider mutuellement à vivre de notre mieux nos derniersjours. Jusqu’ici, nous avons marché côte à côte ; donnons-nousla main à présent.

Mon éloquence fut vaine. Maria Pétrovna nem’écoutait pas : elle était évidemment plongée dans sessouvenirs matrimoniaux.

– Imaginez-vous, interrompit-elle,qu’Ossip Vassiliévitch venait parfois chez moi enveloppé dans unevieille robe de chambre de fourrure et en fumant sa pipe.Dieu ! rien que d’y penser j’ai des nausées ; et après,quand il partait, cette fourrure restait sur mon divan ; etune fois, devant moi, il a ôté son râtelier et l’a frotté avec jene sais quelle poudre. C’est affreux ! affreux !

– Mais avec moi la même chose n’est pas àcraindre, je n’enlèverai pas de râtelier devant vous, parce quetoutes mes dents sont très bien conservées ; je ne fume jamaisla pipe, et je puis vous jurer, si vous le voulez, que vous ne meverrez jamais en robe de chambre, du moins de fourrure.

– Et puis, il était jaloux, horriblementjaloux, bien que sans motif. Parfois il disait qu’il sortait ettout à coup il rentrait, s’imaginant qu’il allait trouverquelqu’un ; naturellement il ne trouvait personne ; maisavouez que des soupçons pareils sont blessants, d’autant plus qu’enprovince, où nous vivions alors, tout le monde en était instruit.Il se montrait surtout jaloux l’été, quand il devait partir entournée d’inspection ; alors, pour m’effrayer, il inventaitchaque fois de nouvelles histoires. Une fois, sur son ordre, sonordonnance me jura qu’il existait une loi d’après laquelle OssipVassiliévitch avait le droit, aussitôt les troupes en campagne, deme fusiller sans jugement. Je me souviens très bien qu’il appelaitcette loi stupide : le règlement militaire. Bien entendu jen’y croyais pas ; mais convenez, Paul, que c’estoutrageant.

– Je l’avoue ; mais je vous jure,Maria Pétrovna, que je ne serai jamais jaloux, même si je voustrouvais en tête à tête avec Kola Kounichev, que vous aimeztant !

– Voilà encore un ingrat. C’est vrai queje l’aimais beaucoup, et comme il m’en a remercié ! Il y a uneéternité que je ne l’ai vu, et, au jour de l’an, il s’est contentéde me déposer sa carte. Jamais les hommes ne savent apprécier unsentiment pur : tous ont des instincts grossiers et le désird’étaler leur force brutale. Au fond, Nicolas a tout à fait lecaractère de son oncle. Ossip Vassiliévitch était tout à fait commelui, tout à fait.

– Mais vous n’avez pas remarqué chez moide sentiments aussi grossiers, dites-moi.

Maria Pétrovna me regardaattentivement :

– C’est vrai, je n’ai rien remarqué detel chez vous ; mais peut-être ressemblez-vous quand même àces deux hommes. Non, Paul, croyez-moi, je vous aime beaucoup, jevous crois mon meilleur ami ; mais je ne puis vousépouser : c’est impossible, impossible.

Je pris mon chapeau.

– Où allez-vous ? Ne pouvons-nousplus rester ensemble parce que nous ne nous marions pas.

Je me rassis et nous nous tûmes.

Il y a des personnes avec qui le silence mêmeest aisé. Maria Pétrovna est de celles-là ; mais aprèsl’entretien que nous venions d’avoir, nous étions gênés, et nousfûmes soulagés d’entendre retentir la sonnette de l’escalier.C’était le médecin.

Quand il m’aperçut, son visage exprima d’abordune véritable stupeur, puis l’indignation et enfin l’ironie.

– Eh bien, mon cher Pavlik, je vousremercie… je ne m’attendais pas… voilà comment vous reconnaissezmes soins… Sans doute, je ne suis ni votre père, ni votre tuteur,et je ne puis vous défendre de vous tuer si la fantaisie vous enprend ; mais ce que je ne veux pas, c’est recevoir de l’argentpour des visites inutiles : cherchez donc un autre médecin, etalors dansez, buvez, faites des parties en troïka, faites tout ceque vous voudrez ; d’un mot, comme disent les Français :Vogue le galère.

– La galère, corrigea doucement MariaPétrovna.

– Je ne sais s’il faut le ou la, mais jesais que je ne puis plus vous soigner.

– Mais si ! vous le pouvez, cherdocteur ! – m’écriai-je d’un ton plus convaincu que jamais.Ramenez-moi à la maison et faites de moi ce que vous voudrez :je vous donne ma parole d’honneur de ne pas sortir d’une annéeentière s’il le faut, je n’ai plus à présent où aller…

5 avril.

On dirait que cette fois je suis sérieusementmalade : le docteur fronce les sourcils, ordonne des droguesde plus en plus fortifiantes et ne manque jamais de me reprocher masortie de la semaine dernière ; il la traite de polissonnerie,une de ces polissonneries pour lesquelles on fouette les enfants.Le docteur a raison, c’était en effet une sottise : et passeulement au point de vue médical : à tous les autres. Commentavais-je pu espérer réussir ? Et si Lydia avait consenti,quelle vie m’attendait ? Sans doute, c’est une enfantcharmante, mais aurais-je pu remplir sa vie. J’ai pensé et ditqu’il n’y a pas de bonheur en dehors de la vie de famille ;sur ma route, j’ai rencontré force charmantes et séduisantes jeunesfilles avec qui ce bonheur semblait possible, et cependant je nefis jamais aucune tentative pour le réaliser : je l’aitoujours ajourné, j’attendais toujours quelque chosed’extraordinaire… La raison de ces atermoiements, c’est que je nepensais jamais à la vieillesse : elle n’entrait pas dans mescalculs d’avenir.

L’année dernière, quand quelqu’un me traitaitde vieux célibataire, je riais de tout mon cœur : célibataire,oui ; mais pourquoi vieux ! Or voilà qu’après undemi-siècle passé à rêver platoniquement au bonheur familial, j’aifait coup sur coup, dans la même journée deux demandes en mariage.Si mon histoire avec Lydia, par la somme des souffrances qu’ellem’a causées, peut s’appeler un drame, mon aventure avec MariaPétrovna est un vaudeville, un lever de rideau.

Depuis, j’ai longuement réfléchi à ce quim’avait poussé à tenter cette démarche inattendue et grotesque, etje me suis convaincu qu’inconsciemment j’avais obéi à la dernièrerecommandation de Lydia. « épousez ma tante, faites-le pourmoi », m’avait dit la naïve enfant, et comme elle a l’habitudede me faire faire ses commissions, elle m’a envoyé chez sa tante,et moi qui cède à tous ses caprices, j’y suis allé. Et la tante eûtpeut-être accédé à cette demande, si je n’avais tout gâté enévoquant à son imagination Ossip Vassiliévitch avec sa pipe, sesfausses dents, et ses instincts grossiers. Mais cependant, si MariaPétrovna m’a refusé, qui m’épousera ? Me voilà célibataire àjamais, et forcé de passer dans l’amère solitude les jours quem’accordera la fortune. Il y a des personnes qui s’accommodent dela solitude et y trouvent même de la joie ; mais ces personness’aiment trop elles-mêmes, et moi je ne puis m’aimer, parce quej’ai de moi-même une très médiocre opinion. Et pourtant commentvivre sans personne à aimer, sans savoir en quoi espérer ?Dans mon journal de Dresde j’ai écrit autrefois cette pensée :« Tout homme, à défaut du bonheur personnel, peut trouver laconsolation, dans l’amour de l’humanité. » Maintenant je penseun peu autrement. De toutes les phrases par lesquelles se consolentles hommes, il n’en est pas de plus idiotes et de plus fausses quecelles qui ont trait à l’amour de l’humanité. Je comprends qu’onpuisse aimer sa femme, ses enfants, son père, sa mère, ses frèreset sœurs, ses amis ; je comprends que l’on puisse aimer lepays où l’on est né, et, quand la patrie est en danger, qu’onsacrifie sa vie pour elle ; je comprends qu’on puisse nonseulement apprécier par l’esprit, mais, jusqu’à un certain point,aimer de cœur, des hommes inconnus, des étrangers, s’ils ont élarginotre horizon spirituel, s’ils nous ont donné un plaisir sublime,s’ils ont étonné notre imagination par quelque acte héroïque. Maisaimer les hommes seulement parce qu’ils sont des hommes ! Jedoute que quelqu’un ait réellement éprouvé ce sentiment. Pourquoiles Chinois seraient-ils plus près de mon cœur que les minérauxenfouis dans les forêts vierges de l’Amérique ? Qu’on professeun amour négatif consistant à ne pas faire de mal ou même à ne passouhaiter de mal aux Chinois, je le comprends encore, – et je nesouhaite aucun mal aux minéraux. Qu’ils gisent en paix dans le seinde la terre américaine et que les Chinois jouissent de la vie dansle Céleste Empire. Passer leurs frontières, je ne le désireaucunement, car s’ils voulaient visiter l’Europe en foule, ilserait bien difficile de lutter contre eux. Je ne comprends paspourquoi les hommes au cœur large se bornent à l’amour del’humanité ; on peut élargir le domaine, on peut s’enflammerd’amour pour tous les animaux, pour la planète Terre, puis pourtout le système solaire, et enfin brûler d’amour pour toutl’univers ! Je ne comprends pas ce genre d’amour universel.Qu’il aime la terre, celui qui s’y trouve heureux !

9 avril.

Je vais de plus mal en plus mal. À présent, aulieu d’un médecin, j’en ai deux : Féodor Féodorovitch m’aamené son ami Anton Antonovitch, un « spécialiste ». CetAnton Antonovitch est aussi maigre et aussi sombre que FéodorFéodorovitch est gros et bruyant. Quelle maladie ai-je au juste,ils ne me le disent pas, mais ils ont parlé latin devant moi, uneheure entière, en me palpant. Je trouve cela très indiscret et, deleur part, très imprudent ; ils sont convaincus sans doute queje ne sais que deux ou trois mots de latin ; mais j’en sais unpeu plus, et l’un de mes collègues de l’École militaire estaujourd’hui l’un des premiers latinistes d’Europe.

La conséquence immédiate de la venue d’AntonAntonovitch fut une quatrième drogue encore plus énergique. Ellefit d’abord quelque effet et, grâce à elle, je puis continuer monjournal, ce que je ne pouvais faire, ces jours derniers, à caused’une grande faiblesse. Ce journal est la seule joie de mavie : tout le reste m’est défendu ; heureusement queFéodor Féodorovitch ne sait pas que j’écris : sinon il nemanquerait pas de s’y opposer. En effet, il m’a tout défendu :je ne puis ni boire, ni manger, ni fumer, ni lire, ni recevoird’amis ; le nouveau médecin me disait même avectristesse : « Tâchez de moinspenser » ; mais c’est assez difficile quand onne dort pas.

Grâce à une protection spéciale du docteur,Maria Pétrovna a ses entrées chez moi. Hélas, hier, elle m’a vu enrobe de chambre, et elle s’est souvenue, sans doute, d’OssipVassiliévitch d’impérissable mémoire !

C’est étrange comme la question de la mort m’aintéressé depuis ma plus tendre enfance. Alors déjà, la penséeseule de la mort m’effrayait, la mort d’une personne que jeconnaissais un peu me privait pendant plusieurs jours d’appétit etde sommeil. De longues années se passèrent avant que je pussem’habituer à cette idée, pourtant très répandue : que tous leshommes mourront, méchants et bons, riches et pauvres, vieux etjeunes ; c’est la seule égalité que l’homme puisse atteindre.Mais de la pensée que tous les hommes mourront à celle que moi, jemourrais, il y a encore une grande distance. À cette pensée-ci j’aiseulement réfléchi hier. Je ne puis dire que j’aie très peur de lamort ; et, d’ailleurs, pourquoi craindre un sort qui frappetout le monde imperturbablement.

J’avais un ami qui avait très peur de mouriret qui vivait de la façon la plus régulière ; jamais il nemangeait à dîner une bouchée de plus que la veille ; jamais ilne se couchait cinq minutes plus tard ; les diverses allées deson jardin étaient mesurées exactement, et le matin, en faisant sapromenade, il touchait du pied le vieil arbre où commençait l’alléepour compter le nombre de tours qu’il faisait. Malgré toutes cesprécautions, il est mort à moins de quarante ans.

Ma tante Avdotia Markovna riait beaucoup decette peur qui ne le quittait pas. « N’est-ce pas stupided’avoir si peur ? disait-elle sans se gêner. Quand tu pars deMoscou pour Pétersbourg, tu te déshabilles et te couches dans lewagon et tu t’éveilles à Pétersbourg ; la mort c’est la mêmechose : nous nous endormons ici et nous nous éveillonsailleurs. » Elle-même ne craignait rien, ne prenait aucuneprécaution, et elle a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinqans.

Les hommes qui veulent cacher qu’ils ont peurde la mort disent que ce n’est pas la mort qui les effraie, maisles souffrances qui la précèdent ; ils aiment à répéter le motsi connu : « Ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est demourir. » Distinction tout à fait vaine. Les souffrances neviennent pas de la mort, mais des maladies, qui, parfois, nefinissent pas par la mort. Beaucoup de médecins me l’ont dit et jel’ai vu moi-même à la mort de mon unique et bien-aimé frère :quelques heures avant qu’il mourût, sa respiration était régulière,son visage calme, si bien qu’un rayon d’espoir entrait en moi, et,au moment même de la mort, il me jeta interrogativement un regardconsterné. Son visage conserva même cette expression jusqu’aumoment où je lui fermai les yeux. J’ai songé à lui demander :« Qu’y a-t-il qui t’étonne, mon pauvre Sacha ? est-ce ceque tu vois, ou es-tu étonné de n’avoir rien vu ?

Je suis croyant, – pas assez : j’ai lules principales œuvres des matérialistes, – sans me laisserabsolument convaincre. Mais je me suis rendu compte que, dans lefond de chaque âme humaine, se cache la pensée que notre existencene peut cesser. C’est une voix intérieure, timide, faible ; onpeut la dominer facilement par le raisonnement, mais on ne peutl’étouffer ; parfois elle se hausse et les hommes luiobéissent inconsciemment, presque contre leur volonté. Pourquoiallons-nous aux enterrements et aux messes mortuaires ? Je neparle pas des enterrements mondains où l’on va pour les parents dudéfunt et quelquefois pour se distraire. Un jour, Maria Pétrovnas’attristait de n’avoir pas su à temps la mort d’une de ses amieset de n’avoir pu assister à la messe. Pour la consoler, je lui disqu’elle irait aussi bien à la messe un autre jour, « Oh !ce n’est pas la même chose, me répondit-elle naïvement ; c’està la première messe qu’il y a toujours le plus de monde. »Mais il est arrivé à chacun de nous d’aller aux messes d’uncélibataire sans parents et où nous ne pouvions espérer rencontrerpersonne. J’ai toujours fait mon possible pour assister à desmesses de ce genre, me disant que j’étais obligé de payer unedernière dette… à qui ? Payer une dernière dette au défunt,cela n’a pas de sens, puisqu’il ne vous verra pas. Mais une voixintérieure me disait que le défunt verrait et apprécierait ladémarche. Cette voix parle plus haut encore quand je pense à monpropre service funèbre. Je me représente très vivement toute lacérémonie : je vois entrer des hommes, j’entends leursconversations, je distingue les marques de la sincérité ou del’indifférence sur les visages ; mais il y a une chose que jene puis deviner : d’où verrai-je tout cela ?D’où, c’est le problème dont la solution a tourmenté ettourmentera toujours les hommes, ceux qui sont instruits comme lesignorants. Hamlet dit : « Mourir… dormir… Dormir… rêverpeut-être. ». Mais quel rêve ? voilà la question.

Avdotia Markovna qui, sans doute, n’avaitjamais lu Shakespeare, employait la même comparaison, maisformulait sa pensée plus clairement.

Chose remarquable, la science, qui adécidé ; une fois pour toutes qu’après la mort il n’y a rien,s’efforce cependant, de temps en temps, de soulever le bord duvoile qui couvre le grand secret. Pourquoi tant de savants connusfont-ils du spiritisme ? Qu’est-ce qui les intéresse ?est-ce la magie seule ?

Du spiritisme, ma pensée est alléenaturellement aux défunts, je me suis remémoré toutes les personnesque j’ai connues, et le résultat, c’est que la plupart sont déjàdans la tombe. Eh bien ! le temps est venu pour moi d’allerles rejoindre ; mais je voudrais mourir en pleineconnaissance, je voudrais savoir que je meurs et, une dernièrefois, m’observer attentivement. Ce désir sera-t-il réalisé ?c’est douteux. Peut-être mourrai-je au moment où l’on essaiera deme convaincre que je suis tout à fait guéri. Pourquoi cellemisérable comédie, pourquoi ce dernier et inutilemensonge ?

Évidemment je touche à la fin ; ma têteest encore assez solide, mais les forces s’en vont de jour en jour,et les souffrances, la nuit surtout, sont insupportables. À peinesuis-je assis à ma table que déjà ma main a de la peine à tenir laplume. Ce matin, Maria Pétrovna m’a conseillé de me faireadministrer, et Féodor Féodorovitch me propose pour demain uneconsultation de médecins. Naturellement j’ai dit oui à tout. L’uneet l’autre m’affirment que je suis hors de danger et qu’ils ne fontleurs propositions que pour me tranquilliser. Après leur départ onm’a remis quelques cartes de visite. Sur l’une j’ai lu :Comtesse H.-P. Zavolskaïa. Cette carte à elle seule est mon arrêtde mort : Hélène Pavlovna ne viendrait pas chez moi s’ilrestait le moindre espoir de me sauver ; sa visite n’estqu’une réconciliation in extremis.

Allons il est temps de faire manécrologie.

« Il y avait une fois un homme que sesamis appelaient Pavlik Dolsky. De sa vie il ne fit rien departiculièrement méchant, mais il n’y avait pas en lui grand’chosede bon. À vrai dire, c’était un homme assez nul, et pourtant ilaura occupé une place assez marquante. Son cerveau travaillait, soncœur battait fort et ardemment ; il aura beaucoup pensé etsenti, souvent désiré et espéré et, plus souvent encore, souffertet erré. Son grand malheur fut de ne rien faire et de se croirejeune trop longtemps. Quand il s’en fut rendu compte et qu’ilvoulut rendre sa vie un peu plus raisonnable, on lui dit :« Non, il est trop tard, tu as passé le temps d’aimer commecelui de penser, de désirer, d’espérer, de te tromper. Peut-êtresouffriras-tu encore un peu, mais pas longtemps, puis tudisparaîtras. » Je ne sais ce que pensent les autres, mais moije plains ce pauvre Pavlik envoyé en ce monde sans son consentementet renvoyé malgré lui.

5 juillet.

Il va plus d’un mois qu’on m’a emmené àVassilievka, encore faible et sauvé de la mort par quelque miracle.Le jour où j’écrivis la dernière page de mon journal fut le dernierdont j’eus conscience. Je me rappelle ensuite, comme dans unbrouillard, l’entrée de mon confesseur, le P. Basile et avec quelleardeur j’ai prié. Je me souviens encore que des gens tout à faitinconnus se sont approchés de moi, m’ont mis nu et ont disputéautour de moi. Même l’un d’eux, le plus gris et le plus chauve, afort malmené Féodor Féodorovitch. Puis, je ne me rappelle plusrien. Rarement je reprenais connaissance et, à la lumière de lalampe voilée d’un abat-jour sombre, je voyais toujours devant moiMaria Pétrovna qui me faisait prendre mes remèdes. Mais ce n’étaitplus la Maria Pétrovna que je connaissais ; non : c’enétait une autre. Je voulais lui demander pourquoi elle était sipâle et si maigre, mais je ne le pouvais pas : aussitôt quej’avais pris ma médecine, elle disparaissait ; seul le bruitléger de ses pas s’entendait sur le tapis, et de nouveau je perdaisconnaissance. Même à présent il m’est difficile de comprendrecombien de temps dura cet état. Je m’éveillai un matin : iln’y avait plus ni lampe ni abat-jour ; un clair soleilrayonnait aux stores de ma fenêtre. Je remuai : des pas légersglissèrent sur le tapis.

– Maria Pétrovna, est-ce vous ?demandai-je en me frottant les yeux.

– Non, je ne suis pas Maria Pétrovna, merépondit en s’approchant de mon lit une petite femme maigre au douxet sympathique visage. Je suis la garde-malade, vous m’appeleztoujours Maria Pétrovna, mais cela ne fait rien…

– Et quel est votre nom ?

– Je vous le dirai plus tard. À présent,il ne faut plus parler, prenez votre potion et dormez.

En même temps la petite femme enlevait trèsadroitement mon oreiller et m’en remettait un autre. Jusqu’àprésent je me rappelle comme je m’endormis doucement la têteappuyée sur ce coussin. De ce jour commença la guérison. Dans lesrares instants où, durant ma maladie, j’avais pu penser, je merendais bien compte que j’allais mourir, et cette pensée nem’attristait guère ; chaque nouvelle phase de ma guérison, aucontraire, remplissait mon cœur d’une joie indicible. Mon premierentretien avec Anna Dmitrievna, – c’était le nom de la garde, – lapremière tasse de thé qu’on me permit, la première bouffée d’airfrais de printemps quand on ouvrit ma fenêtre, tout cela fut pourmoi autant de fêtes.

Parmi les lettres restées fermées que jetrouvai sur mon bureau, il y en avait une d’Hélène Pavlovna quim’expliqua sa visite. Elle écrivait que, demeurée fidèle à lamémoire de son premier mari, elle me priait de lui remettre, pourqu’elle les lût, les lettres d’Aliocha ainsi que ses photographies.Elle ajoutait, à la fin, que, si, par hasard, je trouvais de seslettres à elle, j’eusse l’obligeance de les joindre à celles de sonmari.

À ce billet sec, quoique poli, je répondis parune lettre très cordiale. Je demandais à Hélène Pavlovna de mepardonner si ma conduite m’avait valu sa colère, lui donnais maparole d’honneur – et c’était vrai – de n’avoir conservé aucune deses lettres, et mis sous enveloppe le « groupeprophétique », le seul monument du passé. Deux heures après,on me remit un morceau de vilain papier sur lequel je lus, tracéd’une grosse écriture mal formée : « La Comtesse HélènePavlovna Zavolskaïa a reçu la lettre et le paquet deM. Dolsky ; en foi de quoi, selon les ordres de SonExcellence, je signe : le valet de chambre,Jacques. »

Si Hélène Pavlovna est innocente de la mort deson mari, et je doute de plus en plus de sa culpabilité, je suishorriblement coupable envers elle, et sa colère est légitime ;toutefois il me semble qu’après un quart de siècle elle pourrait unpeu se calmer et s’adoucir. En tous cas je suis très contentqu’avec le groupe prophétique ait disparu tout ou presque tout cequi me restait de cette pénible période de ma vie ; il ne mereste que les remords de conscience qu’on ne peut envoyer nullepart. La correspondance d’Hélène Pavlovna est la seule tache quiait assombri le fond clair de ces deux derniers mois. L’impressionde ma joie de jour en jour grandit, et elle atteignit son paroxysmequand on m’emmena à Vassilievka. Cette vieille maison plongée dansla verdure des tilleuls et des peupliers, ce grand et vieux jardindont on pourrait faire plusieurs parcs m’ont ramené au tempsinoublié de mon enfance, qui fut gaie et pure.

Nous arrivâmes à Vassilievka dans la nuit. Lelendemain, en me levant, je me mis au balcon fleuri et embaumé d’unbuisson entier de roses, et quand ma vieille Palaguéïa Ivanovnam’apporta mon café dans une grande tasse bleue, enjolivée debergères peintes, je sentis que le poids des lourdes années étaittombé de mes épaules. Pendant la route, j’avais senti par momentsune grande faiblesse. Les coins familiers me rendaient tout à coupmes forces d’autrefois. J’ai parcouru la maison et d’un pas légerje suis monté dans cette chambre qu’enfant j’occupais avec monfrère. Cette chambre n’a guère changé : une grande table noireentaillée de coups de canif occupe le même coin entre la fenêtre etle poêle ; nos lits d’enfants sont restés côte à côte,seulement le papier est déchiré et la couleur des rideaux desfenêtres est passée. J’ai ouvert une grande fenêtre à laquellej’étais jadis resté accoudé de longues heures à regarder, pensif,l’orée d’une vieille et sombre forêt qui bleuissait à droite. Lesarbres sont coupés et, à leur place, on aperçoit la rivière bleuequ’ils empêchaient de voir autrefois ; le paysage estpeut-être plus beau ; mais je regrettais l’antique forêtcoupée, et avec soulagement je tournais mes regards à gauche versles ruines de la vieille cuisine. J’avais dix ans quand on fitconstruire la cuisine de pierre ; mais près d’elle, àdemi-pourris, les débris de la cuisine de bois sont encore là.J’étais heureux que le puits, comblé depuis longtemps, eût étéconservé et de voir à l’entrée du potager l’épouvantail en habitnoir, placé là jadis pour effrayer les corbeaux, mais qui alorsnous effrayait beaucoup plus, Sacha et moi.

Un mois entier s’est écoulé sans que je m’ensois aperçu. Je voulais faire visite à quelques voisins, mais jeremettais toujours ces visites au lendemain. Je craignaisd’interrompre ma vie calme, ma vie solitaire de souvenirs et derêves. Je revivais au passé. Je retrouve ici les lettres quej’avais écrites à ma mère au cours de trente années. D’ordinaire,je passe toute ma matinée à lire ces lettres ; sur chacune, jeréfléchis longuement, non seulement je lis les mots qui sontécrits, mais je vois entre les lignes ce que je taisais. Tout monpassé revit dans ma mémoire, une foule d’hommes passent de nouveaudevant moi avec leurs traits tantôt nets et tantôt effacés ;ces taches d’ombre sur les personnes qui me sont proches avaientbeaucoup troublé mon âme dans les années de l’adolescence ;maintenant je les vois avec plus de calme, puisque je comprendsmieux, – et comprendre, selon le grand mot de Shakespeare, c’estpardonner. Ma seule distraction, c’est de causer avec PalaguéïaIvanovna, et nos conversations n’ont trait qu’au passé. Elle abeaucoup plus de quatre-vingts ans ; elle avait été engagéepour nourrir ma mère, et de ce jour elle est restée dans lamaison : on l’y a traitée comme une personne de la famille.Elle a très bien connu mes deux aïeuls, et ses récits m’expliquentbeaucoup de traits de mon caractère et certains actes de ma vie.D’une famille jadis nombreuse, je suis le seul survivant.« Maintenant je ne prie que pour ta santé, me disait un jourPalaguéïa – et quand je me rappelle tous les autres, il me fautdire : Dieu, garde l’âme de ton serf ! »

Hier, j’ai trouvé ce cahier et j’ai relu monjournal. Chose étrange, les lettres que j’ai écrites il y a trenteans sont beaucoup plus près de mon âme que ce journal commencél’année dernière.

Une transformation morale s’est produite enmoi depuis ces deux mois. Par exemple, en commençant ce journal, jeme suis demandé : « Suis-je heureux oumalheureux ? » et je ne pouvais répondre à cettequestion. Aujourd’hui, j’y réponds sans hésiter : j’ai étémalheureux pendant de longues années, mais maintenant je suis toutà fait heureux. Peut-être mes dissertations sur l’amour del’humanité étaient-elles logiques, mais ce qui est logique n’estpas toujours juste. Je ne puis dire notamment si j’aime l’humanitéou la planète ou le système solaire : je sais une seule chose,que j’aime la vie dans toutes ses créations, j’aime la pensée queje vis.

Aujourd’hui, il fait très chaud, comme il n’apas fait chaud encore cette année. La paresse me gagnait, jen’arrivais ni à lire, ni à penser ; je suis descendu au jardinet m’y suis installé à l’ombre d’un large érable. Le ciel étaitsans nuage, autour de moi régnait un calme absolu ; tout cequi pouvait se garer de la chaleur dormait, les hommes comme lesanimaux et les arbres. Seules, quelques hirondelles silencieusementtraversaient l’air, quelques mouches tournoyaient sans bruitau-dessus de ma tête, et de loin en loin arrivaient jusqu’à moi leclapotis de l’eau et les cris des gamins qui se baignaient dans larivière. Puis tout se taisait. Gagné par l’exemple, j’allaism’endormir quand je fus éveillé par l’arrivée d’un nouveaupersonnage. À quelques pas de moi se tenait un grand coq qui meregardait attentivement ; il poussa deux fois très haut un criimpérieux, parut mécontent de quelque chose et rebroussa chemin enfoulant délicatement l’herbe comme un élégant de la ville qui vientpar hasard à la campagne et craint de salir ses bottines vernies.On dirait que ce coq m’a été envoyé pour chasser un sommeilmalencontreux et me rappeler au plaisir, c’est-à-dire à la vie. MonDieu ! pensai-je plein d’enthousiasme, comment ne pas teremercier ! J’étais condamné à mourir, et sans un miracle, jeserais dans la tombe, je ne jouirais pas de ce bienfaisant soleil,de cette ombre délicieuse, le coq chanterait devant ma tombe, maisje n’entendrais pas son cri. Je sais que l’heure n’est pas loin,mais je dois te savoir gré de ce délai et en profiter. Quoi qu’ilpuisse m’arriver maintenant, je ne crains plus rien ; sij’étais condamné aux travaux les plus pénibles ; s’il mefallait mener l’existence d’un mendiant sans asile, alors même jene me révolterais pas. Dormir sur la terre nue vaut encore mieuxque dormir dessous. D’ennemis je n’en puis avoir ; il n’y apas d’outrage que je ne puisse pardonner. Je crois n’avoir haïpersonne aussi vivement que Michel Kozielsky, et maintenant jepense à lui sans amertume ; dans trois semaines, j’irai à lacampagne chez Maria Pétrovna et je passerai chez elle la fin del’été. Puis, à la fin d’août, aura lieu le mariage de Lydia, etj’ai promis d’être garçon d’honneur.

Je ne puis me rappeler cette charmante enfantsans attendrissement, bien que le démon de l’amour soitcomplètement endormi en moi et, je l’espère, ne doive pluss’éveiller. Ces jours-ci, Lydia m’a écrit : « Quand mêmej’insisterai et, après mon mariage, je ferai tout pour que MariaPétrovna vous épouse. » Elle le fera peut-être, mais quem’importe ? Si chaque homme éprouvait une fois dans sa vie ceque j’ai éprouvé, c’est-à-dire s’il avait senti nettement un de sespieds dans la tombe, la haine cesserait entre les hommes. La viehumaine est enfermée dans un cadre si étroit d’ignorance et defaiblesse, elle est si accidentelle, si incertaine, si courte,qu’il est absurde à l’homme de l’empoisonner encore par de stupidesquerelles. Quelle terrible folie que la guerre ! Comment leshommes peuvent-ils se décider à s’entre-tuer ! L’homme n’aqu’un seul et véritable ennemi, la mort ; on ne peut luttercontre elle, mais il ne faut pas l’aider.

Et si ce renoncement à la lutte, ces élansd’amour n’étaient pas des preuves de ma transformation morale, maisseulement les signes du ramollissement, de lavieillesse ?…

Tant pis ! il faut se soumettre, il fautrenoncer à être Pavlik, il est temps de devenir Pavel Matvéiévitchet d’accepter la vieillesse avec toutes ses conséquences.

Ah ! vieillard !vieillard !

FIN

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