L’abbesse de Castro

Chapitre 7

 

Tout allait bien jusque-là dans cet immense couvent, habité parplus de trois cents femmes curieuses ; personne n’avait rienvu, personne n’avait rien entendu. Mais l’abbesse avait remis aumédecin quelques poignées de sequins nouvellement frappés à lamonnaie de Rome. Le médecin donna plusieurs de ces pièces à lafemme du boulanger. Cette femme était jolie et son marijaloux ; il fouilla dans sa malle, trouva ces pièces d’or sibrillantes, et, les croyant le prix de son déshonneur, la força, lecouteau sur la gorge, à dire d’où elles provenaient. Après quelquestergiversations, la femme avoua la vérité, et la paix fut faite.Les deux époux en vinrent à délibérer sur l’emploi d’une tellesomme. La boulangère voulait payer quelques dettes ; mais lemari trouva plus beau d’acheter un mulet, ce qui fut fait. Ce muletfit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la pauvreté desdeux époux. Toutes les commères de la ville, amies et ennemies,venaient successivement demander à la femme du boulanger quel étaitl’amant généreux qui l’avait mise à même d’acheter un mulet. Cettefemme, irritée, répondait quelquefois en racontant la vérité. Unjour que César del Bene était allé voir l’enfant, et revenaitrendre compte de sa visite à l’abbesse, celle-ci, quoique fortindisposée, se traîna jusqu’à la grille, et lui fit des reprochessur le peu de discrétion des agents employés par lui. De son côté,l’évêque tomba malade de peur ; il écrivit à ses frères àMilan pour leur raconter l’injuste accusation à laquelle il étaiten butte : il les engageait à venir à son secours. Quoiquegravement indisposé, il prit la résolution de quitter Castro ;mais, avant de partir, il écrivit à l’abbesse :

« Vous saurez déjà que tout ce qui a été fait est oublié. Ainsi,si vous prenez intérêt à sauver non seulement ma réputation, maispeut-être ma vie, et pour éviter un plus grand scandale, vouspouvez inculper Jean-Baptiste Doleri, mort depuis peu dejours ; que si, par ce moyen, vous ne réparez pas votrehonneur, le mien du moins ne courra plus aucun péril. »

L’évêque appela don Luigi, confesseur du monastère deCastro.

– Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de madamel’abbesse.

Celle-ci, après avoir lu cet infâme billet, s’écria devant toutce qui se trouvait dans la chambre :

– Ainsi méritent d’être traitées les vierges folles quipréfèrent la beauté du corps à celle de l’âme !

Le bruit de tout ce qui se passait à Castro parvint rapidementaux oreilles du terrible cardinal Farnèse (il se donnait cecaractère depuis quelques années, parce qu’il espérait, dans leprochain conclave, avoir l’appui des cardinaux zelanti). Aussitôtil donna l’ordre au podestat de Castro de faire arrêter l’évêqueCittadini. Tous les domestiques de celui-ci, craignant la question,prirent la fuite. Le seul César del Bene resta fidèle à son maître,et lui jura qu’il mourrait dans les tourments plutôt que de rienavouer qui pût lui nuire. Cittadini, se voyant entouré de gardesdans son palais, écrivit de nouveau à ses frères, qui arrivèrent deMilan en toute hâte. Ils le trouvèrent détenu dans la prison deRonciglione.

Je vois dans le premier interrogatoire de l’abbesse que, tout enavouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports avec monseigneurl’évêque ; son complice avant été Jean-Baptiste Doleri, avocatdu couvent.

Le 9 septembre 1573, Grégoire XIII ordonna que le procès fûtfait en toute hâte et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscalet un commissaire se transportèrent à Castro et à Ronciglione.César del Bene, premier valet de chambre de l’évêque, avoueseulement avoir porté un enfant chez une nourrice. On l’interrogeen présence de mesdames Victoire et Bernarde. On le met à latorture deux jours de suite ; il souffre horriblement ;mais, fidèle à sa parole, il n’avoue que ce qu’il est impossible denier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui.

Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, quiavaient été témoins des tortures infligées à César, elles avouenttout ce qu’elles ont fait. Toutes les religieuses sont interrogéessur le nom de l’auteur du crime ; la plupart répondent avoirouï dire que c’est monseigneur l’évêque. Une des sœurs portièresrapporte les paroles outrageantes que l’abbesse avait adressées àl’évêque en le mettant à la porte de l’église. Elle ajoute :

« Quand on se parle sur ce ton, c’est qu’il y a bien longtempsque l’on fait l’amour ensemble. En effet, monseigneur l’évêque,ordinairement remarquable par l’excès de sa suffisance, avait, ensortant de l’église, l’air tout penaud. »

L’une des religieuses, interrogée en présence de l’instrumentdes tortures, répond que l’auteur du crime doit être le chat, parceque l’abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caressebeaucoup. Une autre religieuse prétend que l’auteur du crime devaitêtre le vent, parce que, les jours où il fait du vent, l’abbesseest heureuse et de bonne humeur, elle s’expose à l’action du ventsur un belvédère qu’elle a fait construire exprès ; et, quandon va lui demander une grâce en ce lieu, jamais elle ne la refuse.La femme du boulanger, la nourrice, les commères de Montefiascone,effrayées par les tortures qu’elles avaient vu infliger à César,disent la vérité.

Le jeune évêque était malade ou faisait le malade à Ronciglione,ce qui donna l’occasion à ses frères, soutenus par le crédit et parles moyens d’influence de la signora de Campireali, de se jeterplusieurs fois aux pieds du pape, et de lui demander que laprocédure fût suspendue jusqu’à ce que l’évêque eût recouvré sasanté. Sur quoi le terrible cardinal Farnèse augmenta le nombre dessoldats qui le gardaient dans sa prison. L’évêque ne pouvant êtreinterrogé, les commissaires commençaient toutes leurs séances parfaire subir un nouvel interrogatoire à l’abbesse. Un jour que samère lui avait fait dire d’avoir bon courage et de continuer à toutnier, elle avoua tout.

– Pourquoi avez-vous d’abord inculpé Jean-BaptisteDoleri ?

– Par pitié pour la lâcheté de l’évêque, et, d’ailleurs, s’ilparvient à sauver sa chère vie, il pourra donner des soins à monfils.

Après cet aveu, on enferma l’abbesse dans une chambre du couventde Castro, dont les murs, ainsi que la voûte, avaient huit piedsd’épaisseur ; les religieuses ne parlaient de ce cachotqu’avec terreur, et il était connu sous le nom de la chambre desmoines ; l’abbesse y fut gardée à vue par trois femmes.

La santé de l’évêque s’étant un peu améliorée, trois centssbires ou soldats vinrent le prendre à Ronciglione, et il futtransporté à Rome en litière ; on le déposa à la prisonappelée Corte Savella. Peu de jours après, les religieuses aussifurent amenées à Rome ; l’abbesse fut placée dans le monastèrede Sainte-Marthe. Quatre religieuses étaient inculpées : mesdamesVictoire et Bernarde, la sœur chargée du tour et la portière quiavait entendu les paroles outrageantes adressées à l’évêque parl’abbesse.

L’évêque fut interrogé par l’auditeur de la chambre. L’un despremiers personnages de l’ordre judiciaire. On remit de nouveau àla torture le pauvre César del Bene, qui non seulement n’avouarien, mais dit des choses qui faisaient de la peine au ministèrepublic, ce qui lui valut une nouvelle séance de torture. Cesupplice préliminaire fut également infligé à mesdames Victoire etBernarde. L’évêque niait tout avec sottise, mais avec une belleopiniâtreté ; il rendait compte dans le plus grand détail detout ce qu’il avait fait dans les trois soirées évidemment passéesauprès de l’abbesse.

Enfin, on confronta l’abbesse avec l’évêque, et, quoiqu’elle ditconstamment la vérité, on la soumit à la torture. Comme ellerépétait ce qu’elle avait toujours dit depuis son premier aveu,l’évêque, fidèle à son rôle, lui adressa des injures.

Après plusieurs autres mesures raisonnables au fond, maisentachées de cet esprit de cruauté, qui après les règnes deCharles-Quint et de Philippe II, prévalait trop souvent dans lestribunaux d’Italie, l’évêque fut condamné à subir une prisonperpétuelle au château Saint-Ange ; l’abbesse fut condamnée àêtre détenue toute sa vie dans le couvent de Sainte-Marthe, où ellese trouvait. Mais déjà la signora de Campireali avait entrepris,pour sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. Cepassage partait de l’un des égouts laissés par la magnificence del’ancienne Rome, et devait aboutir au caveau profond où l’onplaçait les dépouilles mortelles des religieuses de Sainte-Marthe.Ce passage, large de deux pieds à peu près, avait des parois deplanches pour soutenir les terres à droite et à gauche, et on luidonnait pour voûte, à mesure que l’on avançait, deux planchesplacées comme les jambages d’un A majuscule.

On pratiquait ce souterrain à trente pieds de profondeur à peuprès. Le point important était de le diriger dans le sensconvenable : à chaque instant, des puits et des fondementsd’anciens édifices obligeaient les ouvriers à se détourner. Uneautre grande difficulté, c’étaient les déblais, dont on ne savaitque faire, il paraît qu’on les semait pendant la nuit dans toutesles rues de Rome. On était étonné de cette quantité de terre quitombait, pour ainsi dire, du ciel.

Quelques grosses sommes que la signora de Campireali dépensâtpour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain eut sansdoute été découvert, mais le pape Grégoire XIII vint à mourir en1585, et le règne du désordre commença avec le siège vacant.

Hélène était fort mal à Sainte-Marthe ; on peut penser side simples religieuses assez pauvres mettaient du zèle à vexer uneabbesse fort riche et convaincue d’un tel crime. Hélène attendaitavec empressement le résultat des travaux entrepris par sa mère.Mais tout à coup son cœur éprouva d’étranges émotions. Il y avaitdéjà six mois que Fabrice Colonna, voyant l’état chancelant de lasanté de Grégoire XIII, et ayant de grands projets pourl’interrègne, avait envoyé un de ses officiers à Jules Branciforte,maintenant si connu dans les armées espagnoles sous le nom decolonel Lizzara. Il le rappelait en Italie ; Jules brûlait derevoir son pays. Il débarqua sous un nom supposé à Pescara, petitport de l’Adriatique sous Chietti, dans les Abruzzes, et par lesmontagnes il vint jusqu’à la Petrella. La joie du prince étonnatout le monde. Il dit à Jules qu’il l’avait fait appeler pour fairede lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats.A quoi Branciforte répondit que, militairement parlant,l’entreprise ne valait plus rien, ce qu’il prouva facilement ;si jamais l’Espagne le voulait sérieusement, en six mois et à peude frais, elle détruirait tous les soldats d’aventure del’Italie.

– Mais après tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous levoulez, mon prince, je suis prêt à marcher. Vous trouverez toujoursen moi le successeur du brave Ranuce tué aux Ciampi.

Avant l’arrivée de Jules, le prince avait ordonné, comme ilsavait ordonner, que personne dans la Petrella ne s’avisât deparler de Castro et du procès de l’abbesse ; la peine de mort,sans aucune rémission était placée en perspective du moindrebavardage. Au milieu des transports d’amitié avec lesquels il reçutBranciforte, il lui demanda de ne point aller à Albano sans lui, etsa façon d’effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville parmille de ses gens, et de placer une avant-garde de douze centshommes sur la route de Rome. Qu’on juge de ce que devint le pauvreJules, lorsque le prince, ayant fait appeler le vieux Scotti, quivivait encore, dans la maison où il avait placé son quartiergénéral, le fit monter dans la chambre où il se trouvait avecBranciforte. Dès que les deux amis se furent jetés dans les brasl’un de l’autre :

– Maintenant, pauvre colonel, dit-il à Jules, attends-toi à cequ’il y a de pis.

Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant à clefles deux amis.

Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre,envoya demander au prince la permission de retourner à la Petrella,et de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporterque le prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit,il avait appris la mort de Grégoire XIII ; il avait oublié sonami Jules et courait la campagne. Il n’était resté autour de Julesqu’une trentaine d’hommes appartenant à l’ancienne compagnie deRanuce. L’on sait assez qu’en ce temps-là, pendant le siège vacant,les lois étaient muettes, chacun songeait à satisfaire sespassions, et il n’y avait de force que la force ; c’estpourquoi, avant la fin de la journée, le prince Colonna avait déjàfait pendre plus de cinquante de ses ennemis. Quant à Jules,quoiqu’il n’eût pas quarante hommes avec lui, il osa marcher versRome.

Tous les domestiques de l’abbesse de Castro lui avaient étéfidèles ; ils s’étaient logés dans les pauvres maisonsvoisines du couvent de Sainte-Marthe. L’agonie de Grégoire XIIIavait duré plus d’une semaine ; la signora de Campirealiattendait impatiemment les journées de trouble qui allaient suivresa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de sonsouterrain. Comme il s’agissait de traverser les caves de plusieursmaisons habitées, elle craignait fort de ne pouvoir dérober aupublic la fin de son entreprise.

Dès le surlendemain de l’arrivée de Branciforte à la Petrella,les trois anciens bravi de Jules, qu’Hélène avait pris à sonservice, semblèrent atteints de folie. Quoique tout le monde ne sûtque trop qu’elle était au secret le plus absolu, et gardée par desreligieuses qui la haïssaient, Ugone l’un des bravi vint à la portedu couvent, et fit les instances les plus étranges pour qu’on luipermît de voir sa maîtresse, et sur-le-champ. Il fut repoussé etjeté à la porte. Dans son désespoir, cet homme y resta, et se mit àdonner un bajoc (un sou) à chacune des personnes attachées auservice de la maison qui entraient ou sortaient, en leur disant cesprécises paroles : Réjouissez-vous avec moi ; le signor JulesBranciforte est arrivé, il est vivant : dites cela à vos amis.

Les deux camarades d’Ugone passèrent la journée à lui apporterdes bajocs, et ils ne cessèrent d’en distribuer jour et nuit endisant toujours les mêmes paroles, que lorsqu’il ne leur en restaplus un seul. Mais les trois bravi, se relevant l’un l’autre, necontinuèrent pas moins à monter la garde à la porte du couvent deSainte-Marthe, adressant toujours aux passants les mêmes parolessuivies de grandes salutations : Le seigneur Jules est arrivé,etc…

L’idée de ces braves gens eut du succès : moins de trente-sixheures après le premier bajoc distribué, la pauvre Hélène, ausecret au fond de son cachot, savait que Jules était vivant ;ce mot la jeta dans une sorte de frénésie :

– O ma mère ! s’écriait-elle, m’avez-vous fait assez demal !

Quelques heures plus tard l’étonnante nouvelle lui fut confirméepar la petite Marietta, qui, en faisant le sacrifice de tous sesbijoux d’or, obtint la permission de suivre la sœur tourière quiapportait ses repas à la prisonnière. Hélène se jeta dans ses brasen pleurant de Joie.

– Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai plusguère avec toi.

– Certainement ! lui dit Marietta. Je pense bien que letemps de ce conclave ne se passera pas sans que votre prison nesoit changée en un simple exil.

– Ah ! ma chère, revoir Jules ! et le revoir, moicoupable !

Au milieu de la troisième nuit qui suivit cet entretien, unepartie du pavé de l’église enfonça avec un grand bruit ; lesreligieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allaits’abîmer. Le trouble fut extrême, tout le monde criait autremblement de terre. Une heure environ après la chute du pavé demarbre de l’église, la signora de Campireali, précédée par lestrois bravi au service d’Hélène, pénétra dans le cachot par lesouterrain.

– Victoire, victoire, madame ! criaient les bravi.

Hélène eut une peur mortelle ; elle crut que JulesBranciforte était avec eux. Elle fut bien rassurée, et ses traitsreprirent leur expression sévère lorsqu’ils lui dirent qu’ilsn’accompagnaient que la signora de Campireali, et que Jules n’étaitencore que dans Albano, qu’il venait d’occuper avec plusieursmilliers de soldats.

Après quelques instante d’attente, la signora de Campirealiparut ; elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le brasà son écuyer, qui était en grand costume et l’épée au côté ;mais son habit magnifique était tout souillé de terre.

– O ma chère Hélène ! je viens te sauver ! s’écria lasignora de Campireali.

– Et qui vous dit que je veuille être sauvée ?

La signora de Campireali restait étonnée ; elle regardaitsa fille avec de grands yeux ; elle parut fort agitée.

– Eh bien, ma chère Hélène, dit-elle enfin, la destinée me forceà t’avouer une action bien naturelle peut-être, après les malheursautrefois arrivés dans notre famille, mais dont je me repens, etque je te prie de me pardonner : Jules… Branciforte… estvivant…

– Et c’est parce qu’il vit que je ne veux pas vivre.

La signora de Campireali ne comprenait pas d’abord le langage desa fille, puis elle lui adressa les supplications les plustendres ; mais elle n’obtenait pas de réponse : Hélène s’étaittournée vers son crucifix et priait sans l’écouter. Ce fut en vainque, pendant une heure entière, la signora de Campireali fit lesderniers efforts pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, safille, impatientée, lui dit :

– C’est sous le marbre de ce crucifix qu’étaient cachées seslettres, dans ma petite chambre d’Albano ; il eût mieux valume laisser poignarder par mon père ! Sortez, et laissez-moi del’or.

La signora de Campireali, voulant continuer à parler à sa fille,malgré les signes d’effroi que lui adressait son écuyer, Hélènes’impatienta.

– Laissez-moi, du moins, une heure de liberté ; vous avezempoisonné ma vie, vous voulez aussi empoisonner ma mort.

– Nous serons encore maîtres du souterrain pendant deux ou troisheures ; j’ose espérer que tu te raviseras ! s’écria lasignora de Campireali fondant en larmes.

Et elle reprit la route du souterrain.

– Ugone, reste auprès de moi, dit Hélène à l’un de ses bravi, etsois bien armé, mon garçon, car peut-être il s’agira de medéfendre. Voyons ta dague, ton épée, ton poignard !

Le vieux soldat lui montra ces armes en bon état.

– Eh bien, tiens-toi là en dehors de ma prison ; je vaisécrire à Jules une longue lettre que tu lui remettrastoi-même ; je ne veux pas qu’elle passe par d’autres mains queles tiennes, n’ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ceque contiendra cette lettre. Mets dans tes poches tout cet or quema mère vient de laisser, je n’ai besoin pour moi que de cinquantesequins ; place-les sur mon lit.

Après ces paroles, Hélène se mit à écrire.

« Je ne doute point de toi, mon cher Jules : si je m’en vais,c’est que je mourrais de douleur dans tes bras, en voyant quel eûtété mon bonheur si je n’eusse pas commis une faute. Ne va pascroire que j’aie jamais aimé aucun être au monde après toi ;bien loin de là, mon cœur était rempli du plus vif mépris pourl’homme que j’admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquementd’ennui, et, si l’on veut, de libertinage. Songe que mon esprit,fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis à la Petrella,où le prince que je vénérais parce que tu l’aimais, me reçut sicruellement ; songe, dis-je, que mon esprit, fort affaibli,fut assiégé par douze années de mensonge. Tout ce qui m’environnaitétait faux et menteur, et je le savais. Je reçus d’abord unetrentaine de lettres de toi ; juge des transports aveclesquels j’ouvris les premières ! mais, en les lisant, moncœur se glaçait. J’examinais cette écriture, je reconnaissais tamain, mais non ton cœur. Songe que ce premier mensonge a dérangél’essence de ma vie, au point de me faire ouvrir sans plaisir unelettre de ton écriture ! La détestable annonce de ta mortacheva de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureuxde notre jeunesse. Mon premier dessein, comme tu le comprends bien,fut d’aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique oùl’on disait que les sauvages t’avaient massacré ; si j’eussesuivi cette pensée… nous serions heureux maintenant, car, à Madrid,quels que fussent le nombre et l’adresse des espions qu’une mainvigilante eût pu semer autour de moi, comme de mon côté j’eusseintéressé toutes les âmes dans lesquelles il reste encore un peu depitié et de bonté, il est probable que je serais arrivée à lavérité ; car déjà, mon Jules, tes belles actions avaient fixésur toi l’attention du monde, et peut-être quelqu’un à Madridsavait que tu étais Branciforte. Veux-tu que je te dise ce quiempêcha notre bonheur ? D’abord le souvenir de l’atroce ethumiliante réception que le prince m’avait faite à laPetrella ; que d’obstacles puissants à affronter de Castro auMexique ! Tu le vois, mon âme avait déjà perdu de son ressort.Ensuite il me vint une pensée de vanité. J’avais fait construire degrands bâtiments dans le couvent, afin de pouvoir prendre pourchambre la loge de la tourière, où tu te réfugias la nuit ducombat. Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi, tuavais abreuvée de ton sang ; j’entendis une parole de mépris,je levai la tête, je vis des visages méchants ; pour mevenger, je voulus être abbesse. Ma mère, qui savait bien que tuétais vivant, fit des choses héroïques pour obtenir cettenomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi, qu’unesource d’ennuis ; elle acheva d’avilir mon âme ; jetrouvai du plaisir à. marquer mon pouvoir souvent par le malheurdes autres ; je commis des injustices. Je me voyais à trenteans, vertueuse suivant le monde, riche, considérée, et cependantparfaitement malheureuse. Alors se présenta ce pauvre homme, quiétait la bonté même, mais l’ineptie en personne. Son ineptie fitque je supportai ses premiers propos. Mon âme était si malheureusepar tout ce qui m’environnait depuis ton départ, qu’elle n’avaitplus la force de résister à la plus petite tentation. T’avouerai-jeune chose bien indécente ? Mais je réfléchis que tout estpermis à une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers dévorerontces prétendues beautés qui n’auraient dû être que pour toi. Enfinil faut dire cette chose qui me fait de la peine, je ne voyais paspourquoi je n’essayerais pas de l’amour grossier, comme toutes nosdames romaines ; j’eus une pensée de libertinage, mais je n’aijamais pu me donner à cet homme sans éprouver un sentimentd’horreur et de dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je tevoyais toujours à mes côtés, dans notre jardin du palais d’Albano,lorsque la Madone t’inspira cette pensée généreuse en apparence,mais qui pourtant, après ma mère, a fait le malheur de notre vie.Tu n’étais point menaçant, mais tendre et bon comme tu le fustoujours ; tu me regardais ; alors j’éprouvais desmoments de colère pour cet autre homme et j’allais jusqu’à lebattre de toutes mes forces. Voilà toute la vérité, mon cher Jules: je ne voulais pas mourir sans te la dire, et je pensais aussi quepeut-être cette conversation avec toi m’ôterait l’idée de mourir.Je n’en vois que mieux quelle eût été ma joie en te revoyant, si jeme fusse conservée digne de toi. Je t’ordonne de vivre et decontinuer cette carrière militaire qui m’a causé tant de joie quandj’ai appris tes succès. Qu’eût-ce été, grand Dieu ! si j’eussereçu tes lettres, surtout après la bataille d’Achenne ! Vis,et rappelle-toi souvent la mémoire de Ranuce, tué aux Ciampi, etcelle d’Hélène, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux,est morte à Sainte-Marthe. »

Après avoir écrit, Hélène s’approcha du vieux soldat, qu’elletrouva dormant ; elle lui déroba sa dague, sans qu’il s’enaperçut, puis elle l’éveilla.

– J’ai fini, lui dit-elle, je crains que nos ennemis nes’emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur latable, et remets-la toi-même à Jules, toi-même, entends-tu ?De plus, donne-lui mon mouchoir que voici ; dis-lui que je nel’aime pas plus en ce moment que je ne l’ai toujours aimé,toujours, entends bien !

Ugone debout ne partait pas.

– Va donc !

– Madame, avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules vousaime tant !

– Moi aussi, je l’aime, prends la lettre et remets-latoi-même.

– Eh bien, que Dieu vous bénisse comme vous êtesbonne !

Ugone alla et revint fort vite ; il trouva Hélène morte :elle avait la dague dans le cœur.

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