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L’Affaire Blaireau

L’Affaire Blaireau

d’ Alphonse Allais
QUELQUES LIGNES DE L’AUTEUR À L’ADRESSE DE TRISTAN BERNARD

Cher Tristan Bernard,

Te rappelles-tu le voyage que nous fîmes l’an dernier à pareille époque au tombeau de Chateaubriand ? (Je ne sais plus si cette visite avait le caractère d’un pèlerinage, ou si elle était le résultat d’un pari de douze déjeuners.) Nous avions pris le train, selon une pieuse coutume, à la gare Montparnasse.

Le soin sur ces entrefaites, était tombé. Je me souviens qu’au moment où nous brûlions la station de N., et où une brusque secousse nous avertit que nous passions sur le premier degré de longitude, je te parlai de mon prochain volume, avec la fièvre et l’abondance qui me caractérisent quand je suis dans une période de production. Dans mon ardeur je m’engageai alors à te dédier ce livre, moyennant certaines conditions.

Je tiens aujourd’hui ma promesse : non sans une joie très vive, je te dédie le livre suivant, sur lequel j’attire ton attention.

Tu remarqueras d’abord que les descriptions y sont très brèves, et que l’on ni insiste sur l’aspect général des nuages, arbres et verdures de toute sorte, sentiers, lieux boisés,cours d’eau, etc., que dans la mesure où ces détails paraissent indispensables à l’intelligence du récit. En revanche, le plus grand soin a été apporté au dessin (outline) et à la peinture(colour) des caractères. D’autre part, l’intrigue (plot) estentrecroisée avec tant de bonheur qu’on la dirait entrecroisée à lamachine ; or il n’en est rien. Quant au style (style), il esttoujours noble et, grâce à des procédés de filtration nouveaux,d’une limpidité inconnue à ce jour. .

Tels sont, mon cher ami, les mérites de cetouvrage, qu’en échange de la petite gracieuseté que je te fais, tupourras recommander le cigare aux lèvres, avec une nonchalanceautoritaire, dans les cercles, les casinos, les garden-parties etles chasses à Courre.

Cordialement à toi,

Alphonse ALLAIS

– Ces quelques lignes sont écritesspécialement pour M. Tristan Bernard ; néanmoins les autreslecteurs peuvent en prendre connaissance, elles n’ont absolumentrien de confidentiel.

Chapitre 1

 

Dans lequel on fera connaissance : 1° de M.Jules Fléchard, personnage appelé à jouer un rôle assezconsidérable dans cette histoire ; 2° du nommé Placide, fidèleserviteur mais protagoniste, dirait Bauër de onzième plan, et 3°,si l’auteur en a la place, du très élégant baron deHautpertuis.

Madame de Chaville appela :

– Placide !

– Madame ?

– Vous pouvez desservir.

– Bien, madame.

Et Mme de Chaville alla rejoindre sesinvités.

Resté seul, le fidèle serviteur Placidegrommela l’inévitable « Ça n’est pas trop tôt, j’ai cru qu’ilsn’en finiraient pas ! ».

Puis il parut hésiter entre un verre de finechampagne et un autre de chartreuse.

En fin de compte il se décida pour ce dernierspiritueux, dont il lampa une notable portion avec une satisfactionévidente.

Bientôt, semblant se raviser, il remplit sonverre d’une très vieille eau-de-vie qu’il dégusta lentement, cettefois, en véritable connaisseur.

– Tiens, M. Fléchard !

Un monsieur en effet, traversait le jardin, sedirigeant vers la véranda, un monsieur d’aspect souffreteux et pasriche, mais propre méticuleusement et non dépourvu d’élégance.

– Bonjour, Baptiste ! fit l’hommepeu robuste.

– Pardon, monsieur Fléchard, pasBaptiste, si cela ne vous fait rien, mais Placide. Je m’appellePlacide.

– Ce détail me paraît sans importance,mais puisque vous semblez y tenir bonjour, Auguste, commentallez-vous ?

Et le pauvre homme se laissa tomber sur unechaise d’un air las, si las !

– Décidément, monsieur Fléchard, vousfaites un fier original !

– On fait ce qu’on peut, mon ami. Enattendant, veuillez prévenir Mlle Arabella de Chaville que sonprofesseur de gymnastique est à sa disposition.

– Son professeur de gymnastique !pouffa Placide. Ah ! monsieur Fléchard, vous pouvez vousvanter de m’avoir fait bien rigoler le jour où vous vous êtesprésenté ici comme professeur de gymnastique !

Sans relever tout ce qu’avait d’inconvenant,de familier de trivial cette réflexion du domestique, M. Fléchardse contenta d’éponger son front ruisselant de sueur.

J’ai oublié de le dire, mais peut-être enest-il temps encore :

Ces événements se déroulent par une torrideaprès-midi de juillet, à Montpaillard, de nos jours, dans uneluxueuse véranda donnant sur un vaste jardin ou un pas très grandparc, ad libitum.

– Un petit verre de quelque chose,monsieur Fléchard ? proposa généreusement Placide, sans doutepour effacer la mauvaise impression de sa récente et intempestivehilarité.

– Merci, je ne bois que du lait.

– Un cigare, alors ? Ils sontépatants, ceux-là, et pas trop secs. Je ne sais pas si vous êtescomme moi, monsieur Fléchard, j’adore les cigares légèrementhumides. Du reste à La Havane, où ils sont connaisseurs, comme dejuste, les gens fument les cigares tellement frais qu’en lestordant, il sort du jus. Saviez-vous cela ?

– J’ignorais ce détail, lequel m’importepeu, du reste, car moi je ne fume que le nihil, à cause de mesbronches.

L’illettré Placide ne sembla point goûterintégralement cette plaisanterie de bachelier dévoyé, mais pour nepas demeurer en reste d’esprit, il conclut :

– Eh bien ! moi, je ne fume que lespuros à monsieur.

– Cela vaut mieux que les purotinos quevous pourriez vous offrir vous-même.

Cette fois, Placide, ayant saisi, éclata d’ungros rire :

– Farceur va !

– Et Mlle Arabella, Victor quandprendrez-vous la peine de l’aviser de ma présence ?

– Mlle Arabella joue au tennis en cemoment, avec les jeunes gens et les jeunes filles. C’est la plusenragée du lot. Vieille folle, va !

Jules Fléchard s’était levé tout droit ;visiblement indigné du propos de Placide, il foudroyait ledomestique d’un regard furibond :

– Je vous serai obligé, mon garçon, toutau moins devant moi, de vous exprimer sur le compte de MlleArabella en termes respectueux… Mlle Arabella n’est pas une vieillefolle.

« Elle n’est ni folle, ni vieille.

– Ce n’est tout de même plus un bébé.Trente-trois ans !

– Elle ne les paraît pas. Là estl’essentiel.

Éreinté par cette brusque manifestationd’énergie, le professeur de gymnastique se rassit, le visage deplus en plus ruisselant, puis d’un air triste :

– Alors, vous croyez que Mlle Arabella neprendra pas sa leçon de gymnastique aujourd’hui ?

– Puisque je vous dis que quand elle estau tennis, on pourrait bombarder le château que ça n’arriverait pasà la déranger.

(Placide aimait à baptiser château laconfortable demeure de ses maîtres.)

– Alors, tant pis !retirons-nous.

Et la physionomie de Jules Fléchard se teignitde ce ton gris, plombé, pâle indice certain des pires détressesmorales.

De la main gauche, alors, prenant son chapeau,notre ami le lustra au moyen de sa manche droite, beaucoup plus parinstinct machinal, croyons-nous, qu’en vue d’étonner de sonélégance les bourgeois de la ville.

Il allait sortir, quand un troisièmepersonnage fit irruption dans la véranda :

– Bonjour, monsieur, je… voussalue ! … Dites-moi, Placide, le facteur n’est pas encorevenu ?

– Pas encore, monsieur le baron.

Cependant Fléchard considérait attentivementle gentleman à monocle que Placide venait de saluer du titre debaron.

Mais non, il ne se trompait pas. C’était bienlui, le baron de Hautpertuis !

– Monsieur le baron de Hautpertuis, j’aibien l’honneur de vous saluer !

Le baron (décidément c’est un baron) ajustason monocle, un gros monocle, pour gens myopissimes, fixa soninterlocuteur puis soudain joyeux :

– Comment, vous ici, mon bonFléchard ! Du diable si je m’attendais à vous rencontrer dansce pays !

– Je suis une épave, monsieur le baron,et vous savez que les épaves ne choisissent pas leurs séjours.

– C’est juste… les épaves ne choisissentpas leurs séjours, c’est fort juste. Mais, dites-moi, il y a doncquelqu’un chez les Chaville qui apprend le hollandais ?

– Le hollandais ! fit Fléchard ensouriant. Pourquoi le hollandais ? …

– Mais il me semble, poursuivit le baron,que quand j’ai eu l’avantage de vous connaître…

Fléchard se frappa le front ets’écria :

– Par ma foi, monsieur le baron, je n’ypensais plus… Cet épisode de mon existence m’était complètementsorti de la mémoire… En effet, en effet, je me rappelle maintenantà merveille. Quand j’eus l’honneur de faire votre connaissance,j’enseignais le hollandais à une demoiselle…

– À la belle Catherine d’Arpajon. Quellejolie fille ! Ah ! la mâtine ! … À ce propos,Fléchard, dites-moi donc quelle étrange idée avait eue Catherined’apprendre le hollandais ? Le hollandais n’est pas une de ceslangues qu’on apprend sans motif grave.

– C’est toute une histoire, monsieur lebaron, et que je puis vous conter maintenant sans indiscrétion.Catherine d’Arpajon avait fait connaissance, aux courses d’Auteuil,d’un riche planteur fort généreux, mais qui ne savait pas un mot defrançais.

« En quittant Paris, cet étranger grâce àson interprète, dit à Catherine : « Ma chère enfant,quand vous saurez la langue de mon pays, venez-y (dans le pays),vous serez reçue comme une reine. » Et il lui laissa sonadresse. Peu de temps après, j’appris que Catherine d’Arpajoncherchait un professeur de hollandais.

– Vous vous présentâtes ?

– Quoique bachelier, ajouta M. Fléchardavec amertume, je me trouvais alors sans position ; je meprésentai.

– Vous savez donc lehollandais ?

– Ce fut pour moi l’occasion d’enapprendre quelques bribes.

– Et cette bonne Catherine, qu’est-elledevenue ?

– Je ne l’ai jamais revue depuis. J’ai suseulement que la pauvre petite s’était trompée de langue. Ce n’estpas le hollandais que parlait le planteur mais le danois (Aulecteur peu versé dans l’art de la géographie, apprenons qu’une desAntilles : l’île Saint-Thomas, est possession danoise ;le planteur en question appartenait, sans doute, à cettecolonie.).

– Et qu’est-ce que vous faitesmaintenant, mon vieux Fléchard ?

– Actuellement, je suis professeur degymnastique.

– De gymnastique ?

Rajustant son monocle, le baron de Hautpertuiss’abîma dans la contemplation des formes plutôt grêles deJules.

– Oui, monsieur le baron, degymnastique ! Oh ! je m’attendais bien à vous voir un peuétonné.

– J’avoue que votre extérieur ne semblepas vous désigner spécialement à cette branche de l’éducation.Comment diable avez-vous eu l’idée ? …

– Oh ! mon Dieu, c’est bien simple.À la suite de déboires de toutes sortes, j’étais devenuneurasthénique.

– Comment dites-vous cela ?

– Neurasthénique, monsieur le baron. Lesmédecins me conseillèrent de faire de la gymnastique, beaucoup degymnastique, rien que de la gymnastique. Une deux, une deux, unedeux…

– Excellent, en effet, lagymnastique !

– Excellent, oui, mais voilà ! Mesmodestes ressources ne me permettant pas de me livrer exclusivementà ce sport, j’eus l’ingénieuse idée d’en vivre en l’enseignant… etje m’établis professeur de gymnastique.

– Ce n’est pas là une sotte combinaison,mais avez-vous réussi au moins ?

– À Paris, non, trop de concurrence.Alors je suis venu ici, à Montpaillard.

– Est-ce que votre aspect, un peu…chétif, ne vous fait pas de tort auprès de votreclientèle ?

– Pourquoi cela, monsieur le baron ?Aucunement. Il n’est pas nécessaire pour être un bon professeur degymnastique d’être personnellement un athlète, de même qu’on peutenseigner admirablement la comptabilité, sans être pour cela ungrand négociant.

– Votre raisonnement est des plus justes,mon cher Fléchard.

– D’ailleurs, afin d’éviter le surmenage,le terrible surmenage, je recrute principalement mes élèves parmiles dames et les demoiselles. Quelques-unes sont devenues trèsfortes et même plus fortes que moi, ce qui, entre nous, neconstitue pas un record imbattable. Ainsi Mlle Arabella… Avez-vousvu Mlle Arabella au trapèze ?

– Je l’ai aperçue, mais sans y prêter unegrande attention.

– Vous avez eu tort, monsieur le baron.Mlle Arabella au trapèze, c’est l’incarnation de la Force et de laGrâce.

– Vous faites bien de me prévenir. Laprochaine fois, je regarderai.

– Le spectacle en vaut la peine.

Et Fléchard répéta avec une sorted’exaltation :

– Oui, monsieur le baron, l’incarnationde la Force et de la Grâce.

– Oh ! Fléchard ! sourit lebaron. Quelle chaleur ! Seriez-vous amoureux de votre élève,comme dans les romans ?

– Vous plaisantez, monsieur le baron.Amoureux de Mlle Arabella de Chaville, moi, un humble professeur degymnastique ?

À la main un plateau chargé de lettres,Placide entrait :

– Le courrier de monsieur lebaron !

– Vous permettez, mon cherFléchard ?

– Je vous en prie, monsieur le baron.D’ailleurs, je m’en vais.

– Sans adieu, Fléchard.

– Tous mes respects, monsieur lebaron.

– Monsieur Fléchard, ajouta Placide, MlleArabella vous prie de repasser sur le coup de cinq heures pour saleçon de gymnastique.

– Ah ! exulta le pauvre garçon.

Chapitre 2

 

Dans lequel le lecteur continuera à se créer debrillantes relations, notamment dans la famille de Chaville et chezquelques-uns de leurs invités.

Il fallait positivement avoir le diable aucorps pour faire du tennis à cette heure de la journée et par unetempérature pareille.

Heureusement qu’à la campagne et même dansbeaucoup de petites villes départementales, les autochtonesjouissent d’une endurance fort supérieure à celle de nosParisiens.

Tout de même, il faisait trop chaud et lapartie fut bientôt abandonnée d’un commun accord.

Chacun s’achemina vers la véranda où de labière fut versée pour les messieurs, du sirop de framboise pour lesdames.

Pendant que s’abreuvent tous ces quidams,examinons-les à la dérobée.

Les maîtres de céans, d’abord, M. et Mme deChaville, braves gens, quelconques, riches.

M. Hubert de Chaville exerçait, vers la fin del’Empire, une noce assez carabinée en compagnie de son excellentcamarade de Hautpertuis, déjà nommé. Arrivent l’année terrible etnos désastres. Le jeune de Chaville fait vaillamment son devoir enqualité de lieutenant de mobiles. On signe le traité de Francfort.Quelques années après, notre héros épousait une insignifiante etriche cousine qui lui donnait bientôt une petite demoiselle, Lucie,laquelle, à l’époque où se déroulent ces événements, est devenue laplus charmante jeune fille de tout le district. C’est tout.

Le membre le plus intéressant de la familleest, sans contredit, cette Arabella de Chaville dont il futquestion plus haut et cousine germaine de M, de Chaville.

Puisque le fidèle mais discourtois serviteurPlacide a dévoilé l’âge de cette personne, nous n’avons aucuneraison de le celer :

Arabella se trouve, en effet, à la tête d’unebelle pièce de trente ans copieusement sonnés.

Les paraît-elle ? Jules Fléchard le nienon sans vivacité.

Contredire un si brave garçon seraitcriminel ; concluons galamment : si Mlle Arabella deChaville paraît vingt-huit ans, c’est tout le bout du monde.

Mettons même vingt-huit printemps pour faireplaisir à Jules.

En dépit de son âge un peu avancé (pour unejeune fille), Arabella détient un cœur qui n’a pas su vieillir uncœur ardent qui s’ennuie de battre par les temps de platitude et demorne prose que nous traversons.

Riche, bien née, pas plus laide qu’une autre,Arabella ne s’est jamais mariée, parce que, tout enfant, elles’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à un homme qui seserait sacrifié pour elle, un homme qui aurait bravé mille dangers,mille morts, un de ces hommes comme on n’en voit plus guère,hélas ! depuis la fermeture des croisades.

Le cas ne se présenta jamais ; Arabellatint son serment et demeura demoiselle. Quand je dis que le cas nes’est jamais présenté, je me hâte un peu trop, comme la suite de cerécit ne va pas tarder à vous l’apprendre. (Je ne devrais peut-êtrepas vous le dire maintenant, mais, tant pis, c’est plus fort quemai. Sachez donc qu’Arabella se mariera vers la fin de ce roman etqu’elle sera très heureuse.).

Revenons à nos invités.

Le baron de Hautpertuis déjà nommé, élégantviveur parisien, le meilleur ami de l’excellent Chaville, chezlequel il vient tous les ans passer quelques jours à la bellesaison. (Rappelons, pour mémoire, que le baron est aussi myope, àlui seul, que tout un wagon de bestiaux. Ce détail aura sonimportance par la suite.)

M. Dubenoît, maire de Montpaillard, et MmeDubenoît son épouse.

M. Dubenoît n’a qu’une marotte, mais unebonne : la tranquillité de Montpaillard.

Depuis la fondation de Montpaillard (fin duXVIe siècle ou commencement du XVIIe, les historiens ne sont pasd’accord), les révolutions se sont succédé en France, des trônesont croulé, des têtes de gens huppés tombèrent sous le couperet dela guillotine, des rois connurent le chemin de l’exil, les piresclameurs troublèrent la paix des rues dans bien des cités que dedétestables excès allèrent jusqu’à ensanglanter Seule, la petiteville de Montpaillard demeura paisible malgré ces tourmentes.

– Depuis Henri IV, proclame M. Dubenoîtavec une légitime fierté, oui, messieurs, depuis Henri IV à partles jours de marché, il n’y a jamais eu le moindre attroupementdans les rues de Montpaillard.

Et devant la mine admirative du baron, ilinsiste :

– Oui, monsieur de Hautpertuis, pas lemoindre attroupement ! Et tant que j’aurai l’honneur d’être lepremier magistrat de Montpaillard, il continuera d’en êtreainsi ! J’aimerais mieux voir ma ville en cendres que la proiedu désordre !

– Vous êtes bien radical, monsieur lemaire, pour un conservateur !

C’est Me Guilloche qui lance cette réflexionassez naturelle.

Me Guilloche est un jeune et élégant avocatqui se trouve au nombre des invités.

– En matière d’ordre, mon cher Guilloche,on ne saurait jamais être trop intransigeant et si vous et votreparti essayiez jamais de troubler Montpaillard, vous me trouveriezsur votre chemin.

– M. Guilloche a donc un parti ?demande le baron.

– Parfaitement ! vous pouvezcontempler en M. Guilloche le chef du parti révolutionnaire denotre ville, un parti qui compte dix-sept membres. Chaque fois queM. Guilloche se présente aux élections, il a dix-huit voix àMontpaillard : les dix-sept voix des révolutionnaires plus lasienne. La dernière fois, il n’a eu que dix-sept voix parce qu’unrévolutionnaire était malade.

– Dix-sept révolutionnaires sur unepopulation de dix mille habitants ! concilia le baron, il n’ya pas encore péril en la demeure. Mais, dites-moi, mon cherGuilloche, quelle drôle d’idée pour un homme bien élevé comme vousde vous mettre dans ce parti-là ?

M. Dubenoît ne laissa pas au jeune homme letemps d’exprimer son amour ardent de l’humanité, sa folie desacrifice pour les déshérités. Il s’écria :

– Comme tous ses pareils, Me Guillochen’est qu’un ambitieux, un de ces ambitieux qui n’hésiteraient pas àprovoquer des attroupements dans la rue pour devenir quelque chosedans le gouvernement !

– Pardon, mon cher Dubenoît…

Mais devant la réprobation unanime del’assemblée hostile aux discussions politiques et religieuses, laconversation bondit sur divers autres tapis.

Des groupes se formèrent ; Arabellacausait avec le baron :

– Mademoiselle, assurait ce dernier je mepermettrai de n’être point de votre avis. Cette petite ville deMontpaillard n’est nullement désagréable, je vous affirme. Depuisune huitaine de jours que je l’habite, je ne m’y suis pas ennuyéune minute.

– Si vous y étiez comme moi depuis…depuis vingt et quelques années, vous parleriez autrement. Enfin,ce qui est fait est fait. Je terminerai ma vie ici entre mescousines et mon cousin, comme une vieille fille.

– Oh ! mademoiselle ! protestagalamment le baron.

– Je parle pour plus tard.

– Ah ! dame ! Il est certainqu’à la longue…

– Et vous, vous allez rentrer àParis ?

– Pour quelques jours, avant de partir àla mer.

– Retrouver vos amis, votre club, vosmaîtresses…

– Mes maîtresses ! Comme vous yallez !

– Ne vous en défendez pas, c’est sinaturel pour un homme !

– Alors, mettons ma maîtresse et n’enparlons plus.

– Jolie ?

– Très jolie… et d’undésintéressement !

– Vous me croirez si vous voulez, baron,mais je n’ai pas le courage de blâmer ces femmes-là.

– Moi non plus, dit le baron.

– Elles n’ont peut-être pas uneréputation intacte, mais elles sont déshonorées dans des conditionssi charmantes ! Et puis, elles mènent une existence pleined’imprévu et de mouvement, tandis que nous ! … Le rêve,voyez-vous, baron, ce serait de concilier les vieilles vertusfamiliales de nos provinces avec une vie un peu accidentée… Maisc’est bien difficile.

– On finira par trouver unecombinaison.

– Que de fois il m’arrive de songer àtout cela quand je suis seule, dans le parc, à me promenersilencieusement… La solitude m’oppresse, mon esprit se perd en desrêves insensés, un trouble étrange m’envahit…

– Et alors, qu’est-ce que vousfaites ? demanda le baron, après un instant de silence.

Arabella poussa un gros soupir et murmura, nonsans avoir légèrement rougi :

– Je fais de la gymnastique.

M, de Chaville s’approcha :

– Je parie qu’Arabella te raconte sesmalheurs.

– Pas du tout. Mlle Arabella ne m’a pasencore donné cette marque de confiance. Je le regrette.

– N’écoutez pas Hubert, baron, il semoque de moi.

D’ailleurs, ici, tout le monde se moque demoi.

– On ne se moque pas de toi, Arabella. Onte plaisante un peu parce que tu es terriblement romanesque…

– Mais, interrompit le baron, c’est fortbien d’être romanesque ! Toutes les femmes devraient êtreromanesques ; moi, si j’avais été femme, j’aurais étéromanesque.

– Oui, mon vieux, mais, ajouta M. deChaville, en regardant Arabella, l’aurais-tu été au point denourrir pendant trois mois un prisonnier dans la prison deMontpaillard, de lui envoyer tous les jours un panier de provisionsavec du vieux bourgogne et des cigares de La Havane ?

– Comment, Albert, tu savais… ditArabella confuse.

– Certainement, oui, je le savais, et jet’en parle aujourd’hui uniquement, parce que c’est demain ledernier jour du condamné.

– On va le guillotiner ? frémit lebaron.

– Non, le relâcher, tout simplement. Sestrois mois sont finis.

– Cette aventure me paraît des pluspittoresques.

Le rouge de la pudeur outragée incendiait lafigure d’Arabella :

– J’espère que tu ne vas pas raconter àM. de Hautpertuis…

– Si, si, je vais lui raconterl’histoire, à ta grande honte !

« Figure-toi, mon cher qu’Arabella s’estmonté la tête pour une espèce de mauvais sujet…

– N’en croyez pas un mot,baron !

– Mais pourtant…

(Inutile de relater la suite de laconversation, puisque le lecteur en trouvera le sujet développé,non pas dans le chapitre suivant mais dans un de ceux qui viennentaprès.)

Chapitre 3

 

Dans lequel le lecteur pourra constater qu’onn’a nullement exagéré en lui présentant, dès le début, MlleArabella de Chaville comme une nature plutôt romanesque.

Pauvre Arabella !

Non seulement jamais elle ne rencontra lepaladin de ses rêves, mais elle a beau regarder autour d’elle, pasun être en le sein duquel elle puisse verser les confidences d’uncœur ardent, d’une âme songeuse ! …

Personne qui la comprenne ! Chacun, aucontraire, toujours prêt à sourire d’elle !

Et puis, dans cette existencesempiternellement la même, morne et plate, pas l’ombre de la plusmince aventure !

Les seuls reflets de vie sentimentale,d’existence passionnelle, elle les trouve – mais apâlis parl’évidente fiction du poète, par sa propre inconnaissance des héros– dans les romans ou les journaux qui lui viennent de Parischaque jour.

Oh ! être mêlée à l’un de ces drames,même comme victime !

Oh ! recevoir sur la figure du vitriolque vous projetterait une jalouse ; ce serait encore dubonheur ! Ce serait vivre, au moins !

Arabella s’ennuie.

Un jour, phénomène assez rare, il se trouvadans le courrier des Chaville une lettre pour elle.

– Je ne connais pas cette écriture-là,murmura-t-elle, en lisant la suscription.

Et elle ne put s’empêcher de frémir Bien quepeu versée dans la graphologie, Arabella avait deviné surl’enveloppe l’écriture d’un homme, d’un homme amoureux, d’un hommepas banal.

Énigmatique instinct ? mystérieusetélépathie ? quoi au juste ? En sait-on rien, maisquelque chose, à ce moment, avertit notre amie que cette lettre,cette lettre qui lui brûlait les doigts, allait avoir sur sadestinée une influence définitive.

Un grand battement de cœur la prit et sesmains tremblèrent à ce point qu’elle dut attendre plusieurs minutesavant de décacheter l’inquiétante missive.

Trois lignes seulement :

« Mademoiselle,

« Il est de la dernière urgence que vousle sachiez : il y a un homme qui vous aime dans l’ombre.

« Un désespéré »

Arabella ferma les yeux, croyant rêver.

– Un homme qui m’aime dans l’ombre !murmura-t-elle avec une voix dans le genre de celle de SarahBernhardt. Il y a un homme qui m’aime dans l’ombre !

Et cette idée qu’un homme l’aimait dansl’ombre et que cet homme était désespéré la plongea dans la plusineffable des extases.

Mais qui pouvait bien être ce ténébreuxadorateur ?

Elle chercha l’inconnu dans le monde de sesrelations coutumières.

Un tel ?

Chose ?

Machin ?

Non, aucun de ces trois-là.

Ni d’autres.

Toute frémissante d’espoir elle résolutd’attendre les événements.

Le lendemain, nouvelle lettre de la mêmeprovenance mystérieuse.

Le désespéré proclamait qu’il était de plus enplus désespéré, que son amour devenait de la folie, mais que, biendécidé à ne pas sortir de cette ombre à laquelle il avait faitallusion dans sa lettre de la veille, il continuerait à souffrir ensilence.

La brûlante correspondance se perpétua dèslors à raison de deux ou trois lettres par semaine.

Le fond en restait toujours d’idolâtrie pure,mais la forme en changeait souvent : tantôt farouchedésespérance, tantôt résolution d’énergie avec parfois même« volonté d’en finir, d’une façon ou d’une autre ».

Puis, tout à coup, un beau jour un sombre jourplutôt, le facteur tant guetté n’apporta plus rien à notre héroïneque des journaux ou des catalogues de nos grandes maisons denouveautés parisiennes.

Arabella attendit.

Des semaines passèrent.

Le mystérieux inconnu semblait s’être retirédans la plus impénétrable des ombres.

– Rien pour moi ? demandait, avecune angoisse qu’elle avait peine à dissimuler Arabella aufacteur.

– Rien, mademoiselle, répondaitinvariablement l’humble fonctionnaire.

Que s’était-il passé ? Quelle catastropheavait brusquement interrompu cette délicieuse et troublantecorrespondance ? Il était impossible que cet homme, que cetamant fougueux, que ce désespéré ait vu soudain s’éteindre saflamme ! Une flamme ne s’éteint pas sans raison ! Unepassion ne disparaît pas sans avoir été assouvie ou tout au moinssans avoir été découragée.

Or l’inconnu ne pouvait pas êtredécouragé ; d’autre part il n’était pas assouvi…« Allons, continuait à songer Arabella frémissante, pourquoin’écrit-il plus ? S’est-il tué, ainsi qu’il me l’écrivait dansune de ses dernières lettres ? » Elle relut cette lettre.La volonté d’en finir d’une manière ou d’une autre n’était pasformelle ; ce devait n’être qu’une façon de parler…

Et Arabella se perdait en conjectures, enraisonnements, en hypothèses de toutes sortes, son imaginationenfantait deux ou trois romans par jour, dans lesquelss’entremêlaient les plus tragiques aventures.

Chapitre 4

 

Où font une rapide entrée en scène despersonnages divers destinés à jouer un grand rôle dans la suite decette histoire.

C’est par une nuit sans lune, sans étoiles,sans planètes, tranchons le mot, sans astres.

Lamentables pour un amateur de cosmographie,les conditions météorologiques de ce firmament sont de cellesqu’accueillent avec ferveur tous les gentlemen dont le travailemprunte quelque danger à être exécuté, non seulement au grandjour, mais encore au plus discret des clairs de lune.

– Gardes champêtres, veillez !

Docile à cette objurgation, Parju (Ovide),garde champêtre à Montpaillard, redoubla de vigilance.

Tout à la fois bien lui en prit, et mal.

Bien, si nous nous plaçons au point de vue del’ordre si cher à son maire, M. Dubenoît.

Mal, si nous ne considérons que le strictintérêt personnel de l’humble fonctionnaire, lequel récolta, aucours de cette mémorable nuit, une tripotée, si j’ose dire, tout àfait en disproportion avec la modestie de son grade.

Parju (Ovide) représente un de ces gardeschampêtres taillés sur le vieux modèle qui servait en France àl’époque où cette grande nation, respectée au-dehors, prospérait àl’intérieur.

Deux phares seuls guident l’esquif de laconduite de Parju sur l’océan du devoir : exécution fanatiquede la consigne donnée, quelle que soit cette consigne, vénérationexcessive du supérieur représentant l’Autorité, quel que soit lesupérieur et quelle que soit cette autorité.

Qu’on me permette une courte mais sageréflexion : Si notre pauvre cher fou de pays ne comptait quedes citoyens dans le genre de Parju (Ovide), il y aurait encore debeaux jours pour la France !

La veille de cette nuit sans constellation, M.Dubenoît avait rencontré le garde.

– Bonsoir, Parju, rien de neuf ?

– Rien de neuf, monsieur le maire.

– Parfait ! tâchez que celacontinue. S’il n’y a rien de neuf d’ici la fin de l’année, je vousferai avoir une gratification.

« Ouvrez l’œil et le bon, la nuit commele jour. Faites des rondes, Parju, faites des rondes de jour,faites des rondes de nuit, de nuit surtout ; bonsoir,Parju.

– Bonsoir, monsieur le maire, vous pouvezdormir tranquille, je ferai des rondes comme s’il enpleuvait ; j’vas commencer par en faire une c’te nuit.

Parju exécuta sa promesse.

Laissant le souci de l’ordre deMontpaillard-ville aux quelques agents de police citadine que cesoin concerne, Parju visa plus spécialement la périphérie urbaineou, pour être moins poseur, la partie rurale de la commune.

C’était une nuit sombre, ai-je dit plus haut,mais c’est une nuit plus silencieuse encore.

De temps en temps Parju s’arrête, dresse uneoreille d’Apache et ne perçoit d’autre bruit que le tic-tac de samassive et ancestrale montre d’argent.

Il continue sa route.

Le voilà arrivé tout près de la propriété desChaville.

Soudain ! … Ah !ah ! …

Soudain, des pas se font entendre…

Sur le mur sombre du parc se silhouetteconfusément une forme indécise.

Les yeux de Parju peu à peu se sont habitués àl’obscurité.

Plus de doute maintenant, un individus’apprête à escalader la clôture.

– J’te tiens, bougre de galvaudeux !s’écrie Parju, un peu trop tôt d’ailleurs.

D’un bond, telle la panthère de Java, il serue sur l’homme, mais sans grand profit immédiat, car leditgalvaudeux a déjà offert au garde champêtre, et cela en moins detemps qu’il n’en faut pour l’écrire, le spectacle gratuit detrente-six mille chandelles, spectacle agrémenté de quelquesexercices de souplesse et de force, comme disent les programmes decirques forains.

Après quoi le mystérieux personnage croitdevoir se retirer sans attendre la manifestation, toujoursflatteuse pourtant, de quelques bis.

Quand Parju revint à lui, il était trop tardpour poursuivre celui qu’il avait traité un peu sévèrement degalvaudeux, car si l’homme courait encore (hypothèsevraisemblable), il devait être loin, et dans quelledirection ? Allez donc chercher.

Le modeste serviteur de l’ordre publicdemeurait cloué sur place, en proie à la plus vive humiliation desa carrière.

Avoir été rossé, oh ! la chose necomptait pas ! Un soldat est-il déshonoré pour être blessé aujeu ? Mais le grave c’est, ayant empoigné un délinquant, de lelâcher sans seulement prendre son signalement.

Si rapide, en effet, s’était exécuté leconflit, que Parju n’aurait, en bonne conscience, pu indiquer, mêmevaguement, l’aspect physique de son bonhomme.

(Quand je dis bonhomme, vous m’entendez.)Grand ou maigre ? Blond ou brun ? Ténor oubaryton ?

Cruelle énigme !

Et puis… mais Parju ne pouvait consentir àcroire que vraiment…

… Il faisait trop noir pour chercher parterre… mais il reviendrait dès le petit jour… oh ! non, il laretrouverait… non, le bon Dieu ne permettrait pas une tellehorreur !

Et puis – disons-le, car il importe qu’onle sache – honte des hontes ; humiliation suprême !Parju venait de s’apercevoir que sa plaque de garde champêtre avaitété arrachée dans la lutte.

Sa plaque, emblème de l’ordre ! Un gardechampêtre qui perd sa plaque, n’est-ce pas un régiment auquel onravit son drapeau ?

La sueur de l’opprobre perlait à grossesgouttes sur le front blême de Parju.

– Mais non, s’essuya-t-il avec sa manche.ELLE est tombée par terre. Je vais LA retrouver tout à l’heure, aulever du soleil.

Rentré chez lui, il y trouva une mère Parju deréveil maussade, beaucoup plus outrée des déchirures à la blouseque des meurtrissures au visage, et – triste àconstater ! mais les femmes sont ainsi – profondémentinsoucieuses de l’accroc survenu à l’honneur de son mari.

Chapitre 5

 

Dans lequel on va faire connaissance dusympathique mais infortuné Blaireau, pâle victime d’un bourgmestreen délire.

Qu’était-ce au juste que Blaireau ?

Personne n’aurait su exactement le dire.C’était Blaireau, et voilà tout.

Ni propriétaire, ni fermier, ni journalier, nicommerçant, ni industriel, ni fonctionnaire de l’État, ni rien dutout, Blaireau appartenait à cette classe d’êtres difficilementcatégorisables et qui semblent, d’ailleurs, ne pas tenirenthousiastement à occuper une case déterminée sur le damiersocial.

Très philosophe, très madré, ce bohème ruralétait, par la population, soupçonné d’équilibrer son budget (!)grâce à des virements portant de préférence sur les végétauxd’autrui et les lièvres circonvoisins, le tout mijoté sur du boismort (ou vif), discrètement emprunté aux forêts d’alentour.

Blaireau détenait sans doute un sac fertile enmalices, car jamais, ni gendarmes, ni gardes ne réussirent à leprendre en flagrant délit, ni même à lui dresser le plus inoffensifprocès-verbal.

Vingt fois, accusé de méfaits divers, il vitsa rustique cabane, sa literie modeste, son mobilier champêtre enproie à des perquisitions judiciaires et bousculatoires.

Les gendarmes ne trouvaient rien que, parfois,un lapin d’origine éminemment douteuse ou des perdreaux de mêmeprovenance.

– D’où vient ce lapin ? questionnaitle brigadier.

– Je l’ai acheté au marché.

– À qui ?

– Je ne connais pas son nom, à c’tefemme… Une grosse blonde qui a des taches de rousseur plein lafigure.

– Et ces deux perdreaux ?

– Au marché aussi.

– À la grosse blonde ?

– Non, au contraire, à une petite brunefrisée.

– Vous seriez probablement bienembarrassé de prouver vos dires.

– Ah ! dame, oui, mais la prochainefois, je leur demanderai une facture acquittée, à mesmarchandes.

Et devant la stupeur déconcertée du naïfpandore, Blaireau ajoutait froidement, mais sur le ton de la plusparfaite courtoisie :

– Oui, brigadier, une facture acquittée,et j’y ferai mettre un timbre de dix centimes si mon acquisitionatteint ou dépasse dix francs.

Que répondre à un tel goguenard ?Furieuse de se voir ainsi jouée, la maréchaussée se retirait, nonsans avoir décoché un dernier coup de pied vengeur sur quelquemeuble.

Les gendarmes n’étaient pas éloignés d’unedizaine de pas que Blaireau les hélait :

– Messieurs ! Un mot, s’il vousplaît ?

Leur désignant alors son pauvre intérieur toutsens dessus dessous :

– Et l’on vous appelle, souriait-ilironique, les représentants de l’ordre !

Blaireau avait toujours le mot pour rire,plaisant apanage de tout philosophe vraiment pratique.

Malheureusement la philosophie de Blaireau nel’empêchait pas d’être en butte à deux haines farouches.

La haine du maire de Montpaillard, M.Dubenoît, qui se refusait à admettre, d’abord, qu’une honnête citécomme la sienne pût donner asile à un personnage aussi peurégulier ; ensuite et par reflet l’hostilité du sieur Parju(Ovide), déjà nommé.

Quand la conversation entre le maire et legarde champêtre tombait par hasard sur ce Blaireau demalheur :

– Eh bien ! Parju, quand est-ce quevous me le coffrerez, ce mauvais gars-là ?

– Je l’voudrais bien, monsieur le maire,mais c’est qu’il est malin comme le diable !

– Je le sais, mon ami, je le sais.Ah ! si c’était lui qui fût garde champêtre et que vousfussiez Blaireau, il y a belle lurette qu’il vous aurait pincé, monpauvre Parju !

– Ah ! pour ça, monsieur le maire,riait bêtement Parju, y a des chances.

Aussi, quand, dès l’aurore, Parju s’en vintconter à M. Dubenoît sa mésaventure de la nuit, tentatived’arrestation d’un malfaiteur, résistance de ce dernier quis’enfuit sans laisser d’adresse, mais en emportant la plaquesacrée, M. Dubenoît s’écria de suite :

– Ça, c’est du Blaireau tout pur.Coffrez-moi Blaireau.

– Mais, monsieur le maire…

– Il n’y a pas de monsieur le maire.Coffrez-moi Blaireau au plus vite.

Parju tenta encore quelques timidesobservations car, enfin, arrêter un homme contre lequel ne sedresse aucune charge sérieuse, c’était grave.

M. Dubenoît reprit avec autorité :

– Suis-je le maire de Montpaillard ?Ou si c’est vous, Parju ?

– C’est vous monsieur le maire, qui êtesle maire.

– Eh bien alors ! Coffrez-moi illicoBlaireau, vous dis-je. Il n’y a que Blaireau dans la communecapable d’avoir fait ce mauvais coup.

– Bien, monsieur le maire.

– Allez, Parju, faites votre devoir. Jeme charge du reste.

Et M. Dubenoît se chargea, en effet, si biendu reste, comme il disait, que ce pauvre diable de Blaireau fut,avec une incroyable prestesse, mis en état d’arrestation etcondamné à trois mois de prison.

Ajoutons que M. le maire fut puissamment aidédans cette œuvre de haute justice par son ami M. Lerechigneux,président du tribunal de Montpaillard.

Quant à Parju, convenablement stylé par lemaire, il affirma, sans sourciller reconnaître positivement sonagresseur. (Parju, répétons-le, ne connaît que sa consigne.)Blaireau, oubliant un instant sa vieille philosophie, se démenacomme un diable dans un bénitier offrit d’établir un alibi,protesta sauvagement de son innocence, rien n’y fit.

– Les protestations d’innocence et lesalibis, déclara M. le président, voilà à quoi nous reconnaissonsles coupables de profession. Blaireau, le tribunal vous condamne àtrois mois de prison.

– N… de D… de bon D… de tonnerre de D… ! c’est trop fort, à la fin !

– Votre mauvaise humeur, Blaireau, neperdrait rien à s’exhaler en termes moins blasphématoires. Un motencore, Blaireau…

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il ya ?

– Le tribunal aurait été heureux de vousfaire bénéficier de la loi Bérenger mais il a pensé que, devous-même, et depuis trop longtemps, vous vous étiez appliqué plusde sursis que la magistrature tout entière de notre pays ne sauraitvous en accorder

– Comment cela ? … Qu’est-ceque vous voulez dire ?

– Je m’explique : malgré tous vosméfaits antérieurs, c’est la première fois que vous vous trouvez enréel contact avec la justice…

– Des méfaits ! j’ai commis desméfaits, moi ! Jamais de la vie !

– Ce n’est pas à moi, mon cher Blaireau,qu’il faut venir raconter ces sornettes ! À moi, qui plus devingt fois vous ai acheté du gibier en temps prohibé. Gendarmes,emmenez le condamné.

Et, ricanant stupidement, les gendarmesemmenèrent Blaireau ivre de rage.

Chapitre 6

 

Dans lequel le lamentable record de SilvioPellico ne risque point d’être battu (Qu’on n’aille pas crier àl’invraisemblance de la description qui va suivre ! Certainesprisons départementales ressemblent en effet beaucoup plus à despensions de famille qu’à de hideuses geôles (A. A.)).

La maison d’arrêt de Montpaillard est ce qu’onpeut appeler une bonne prison.

Son directeur M. Bluette, homme jeune encore,quoique ayant beaucoup vécu, en est à son premier poste dans cettecarrière administrative et ses chefs sont unanimes à ne lui prédireaucun avancement, tant il apporte d’indulgence et d’humanité àl’exercice de ses fonctions.

M. Bluette a eu beau faire, il n’a pus’entraîner à considérer ses détenus comme des gens dangereux oumême méprisables ; pour lui, ce sont des malchanceux, desguignards, et il connaît, sur l’asphalte parisien, maintesfripouilles en liberté autrement redoutables que tous ses pauvresdiables de pensionnaires.

Comme tous les gens vraiment bien élevés, M.Bluette est poli envers tout le monde, que ce soit le plus déjetéde ses prisonniers ou le plus général de ses inspecteurs, et mêmes’il y avait une petite différence, elle serait plutôt en faveur dudétenu.

Aussi est-il adoré de tous ses administrés quise mettraient en quatre pour lui faire plaisir.

Son grand système consiste à occuper seshommes aux travaux qu’ils exerçaient avant leur incarcération.

(Nous ne parlons pas, naturellement, desbesognes extra-légales qui leur valurent d’être condamnés par lajustice de leur pays.)

À la prison de Montpaillard, les ex-menuisiersfont de la menuiserie, les ex-cordonniers confectionnent ouréparent des chaussures.

Il y eut même pendant quelque temps un ancienconcierge qui ouvrait la porte de la prison.

Indélicat, malheureusement, comme beaucoupd’anciens concierges, un soir cet individu ouvrit la porte pour sonpropre compte et négligea de rentrer bien que son temps de prisonne fût pas intégralement accompli.

Cette petite mésaventure n’exerça aucuneinfluence sur M. Bluette qui continua l’application de son système,dans les limites du possible, bien entendu, car souventsurgissaient des difficultés. Exemple :

– Que faisiez-vous, mon ami, avant votrecondamnation ?

– J’étais aéronaute, monsieur je montaisen ballon dans les foires.

– Diable ! Je ne vois guère le moyende vous utiliser dans cette branche, pour le moment.

– Le fait est que c’est un peu bas deplafond ici.

Et l’homme ajouta, non sans toupet :

– Dans votre jardin, là… vous ne pourriezpas ? … Je me contenterais d’un ballon captif, bienentendu.

– J’y songerai.

Quand Blaireau fit son entrée, ou plutôt sarentrée dans l’établissement de M. Bluette, ce dernier fut tout desuite conquis par la physionomie pittoresque de son nouveaupensionnaire, lequel était un homme maigre, osseux, avec de longsbras de singe, et, en somme, un air « très bon garçon »qu’il devait à des yeux souriants et à une grande bouche grillagéede dents magnifiques.

Au cours du trajet entre le tribunal et laprison, Blaireau s’était calmé.

Trois mois à l’ombre, eh bien, quoi ! onn’en meurt pas. Justement, le printemps s’annonçait pluvieux, un deces sales printemps pendant lesquels on a plutôt envie de restercouché que d’aller se promener dans les bois.

Tout de même, cet imbécile de Parju quiprétendait l’avoir reconnu ! Celui-là, il ne le raterait pas àsa sortie, oh ! non, il ne le raterait pas !

Il avait trois mois de réflexion pour luipréparer un bon tour, et il lui en trouverait un et un soigné, nomd’un chien !

Vieille crapule de Parju, va, attends unpeu !

M. Bluette posait à Blaireau sa questionhabituelle :

– Dites-moi, mon ami, que faisiez-vousavant votre condamnation ?

Blaireau arbora un air des plus détachés etrépondit :

– Je bricolais.

– Eh bien ! mon ami, vouscontinuerez à bricoler ici. Dans une prison, il y a toujours dequoi occuper un homme qui bricole.

– Entendu, monsieur le directeur, fitBlaireau tout à fait conquis, je bricolerai de manière à vousdonner toute satisfaction.

– J’espère, mon cher Blaireau, quependant les trois mois que le gouvernement de la République vousconfie à mes soins, nous n’aurons ensemble que d’excellentsrapports.

– J’y compte bien aussi, monsieur ledirecteur… Et puis, je vous promets que vous n’aurez pas affaire àun ingrat. Aimez-vous le gibier ?

–Blaireau, notre conversation prend un tourbrûlant…

« Abordons un sujet moinsdangereux : ainsi donc, cher ami, vous avez battu un gardechampêtre ; c’est très drôle, savez-vous.

– C’est très drôle, en effet, monsieur ledirecteur ; mais ce qui est moins drôle, c’est que je n’aibattu personne et que j’ai été condamné tout de même, car, tel quevous me voyez, monsieur le directeur, je suis innocent.

– Ah ! non, Blaireau, s’écriaBluette qui trouvait, malgré son indulgence générale, une telleprétention un peu excessive… Ah ! non, je vous en prie, ne mela faites pas à l’erreur judiciaire ! vous cesseriez dem’intéresser.

– Alors, bon, c’est entendu, faitBlaireau, qui a retrouvé toute sa philosophie. C’est entendu, j’aifichu une volée au père Parju, je lui ai arraché sa plaque, ettout, et tout ! voulez-vous que j’avoue aussi que j’aiassassiné Louis XIV pendant que j’y suis ? Moi, ça m’estégal ! …

Intense avait été l’émotion d’Arabellalorsqu’elle apprit de la propre bouche de M. Dubenoît le drame quis’était joué la nuit sur les murs du parc de Chaville !

Le maire de Montpaillard pouvait s’égarer surune fausse piste, mais elle ne se trompait pas. Elle savaitpourquoi un soi-disant malfaiteur avait tenté de pénétrernuitamment dans sa demeure. Est-ce qu’une des dernières lettresqu’elle avait reçues ne contenait pas ces mots : « Lesmurs du parc ne m’arrêteront pas. » Et ces mots éclairèrent ledrame. Les murs du parc ne l’avaient pas arrêté. Heureusement oumalheureusement – Arabella était embarrassée dans le choixentre ces deux adverbes – le garde champêtre avait entravé unetentative sinon criminelle, du moins hardie.

La brusque cessation de la correspondanceamoureuse à la suite de l’arrestation de Blaireau ne laissa plusaucun doute dans l’esprit d’Arabella. Le « désespéré »était évidemment cet audacieux Blaireau qui n’avait pas reculédevant une nocturne escapade ! « L’homme qui l’aimaitdans l’ombre » était un braconnier fameux dans le pays dontelle avait souvent entendu parler par M. le maire de Montpaillard,mais qu’elle ne se rappelait pas avoir rencontré. En tout cas, safigure lui échappait.

C’était, certes, une désillusion pour notrehéroïne, mais il fallait se rendre à l’évidence. Elle soupira enpensant au beau, mais un peu vague gentilhomme que son imaginationavait créé de toutes pièces et auquel il ne manquait plus que lenom.

Oui, elle gémit de renoncer à son roman, maiselle se sentit cependant incapable de la moindre animosité contrele ver de terre qui avait osé s’éprendre d’elle et risquer le bagnepour la conquérir. (Elle préférait songer qu’il avait risqué lebagne et non simplement quelques jours de prison.) « Je nepeux pas l’aimer, certes, mais je ne l’abandonnerai pas, sedit-elle. Il serait odieux que je ne m’intéresse pas au sort d’ungarçon qui a été condamné à cause de son amour pour moi. Je doisadoucir sa captivité, d’autant plus qu’il a été d’une discrétionadmirable et qu’il s’est laissé condamner quand il n’aurait euqu’un mot à dire. C’est dommage qu’il ne soit pasgentilhomme. » Et c’est pourquoi Blaireau reçut un matin, enla prison de Montpaillard, un panier garni de victuaillesdélicates, de dix bouteilles de vin et de cigares exquis toutpareils à ceux de M. de Chaville, et dont il a été question audébut de cette histoire.

À partir de ce jour, les envois serenouvelèrent régulièrement.

Parfois un fin billet parfumé accompagnaitl’envoi : « Bon courage ! … On saittout ! … La personne vous est reconnaissante de votrediscrétion…  » etc.

Blaireau mangeait les victuailles, buvait levin, fumait les cigares, lisait les billets parfumés,murmurant : « Quelle est donc cette femme ? »et ne comprenait pas.

Entre-temps, il jardinait, entretenait lesfusils de M. Bluette (grand chasseur devant l’Éternel), soignaitles chiens, fabriquait ces mille engins subtils qui servent à lavénerie ou à la pêche, tels que pièges, filets, bertavelles,nasses, rissoles, vredelles, tonnelles, bouquetouts, gluaux,éperviers, panneaux, sennes, drèges, pousaux, pantières,contre-bougres, libourets, gangueils, etc. , une foule, pour nousrésumer d’objets dont l’ingénieuse construction révélait en lui unAviceptologue (homme fort renseigné sur l’art de prendre lesoiseaux de toutes sortes.) remarquable doublé d’un malinThérenticographe (personnage qui, sans avoir écrit un traité surl’art de la chasse (thérentique), n’en ignore pas moins nul de sessecrets. ) et d’un Ichthyomancien (individu qui prétend avoir ladivination de l’avenir basée sur certains manèges des poissons. )de tout premier ordre.

Quelquefois, M. Bluette le priait d’aller luipêcher quelques goujons ou autres dans la petite rivière qui couleau bas du jardin directorial.

Dire que Blaireau n’eut jamais l’idée deprendre le passe-partout des champs serait mentir mais, âme loyale,il sut ne point mésuser de la confiance témoignée et,régulièrement, on les voyait rentrer, sa matelote ou friture etlui, à l’heure dite.

Ainsi s’écoula le trimestre, fort peucellulaire, en somme, de Blaireau.

C’est le matin, notre captif se lève, le cœurtout à la joie.

Le jour que voici, c’est son dernier jour degeôle : ce soir il se couchera au grand soleil de la liberté,si j’ose nous exprimer ainsi.

Blaireau rayonne…

Hélas ! Blaireau, il était dit que tonrude calvaire n’était point gravi jusqu’à son faîte !

Chapitre 7

 

Dans lequel un drame demeuré des plus obscursjusqu’à ce jour apparaîtra limpide comme eau de roche.

Revenons, s’il vous plaît, mesdames etmessieurs qui me faites l’honneur de me lire, revenons chez lesChaville, dans ce parc au sein duquel s’élabora le début de cerécit.

Maintenant il est 5 heures, le mercure duthermomètre a regagné un étiage plus raisonnable.

Pendant que la famille de Chaville et leursinvités devisent de choses et d’autres, Mlle Arabella rejoint sonprofesseur de gymnastique, M. Jules Fléchard, qui l’attend depuisquelques minutes.

– Bonjour monsieur Fléchard.

– Mademoiselle Arabella, j’ai le grandhonneur de vous saluer.

– Je vous demande pardon de vous avoirfait revenir, monsieur Fléchard. Nous avions du monde…

– Je sais, mademoiselle, mais peuimporte. L’essentiel, c’est que je suis revenu. J’ai cru un instantque vous ne prendriez pas votre leçon aujourd’hui et j’en étaisprofondément navré.

– Vous vous navrez pour peu, monsieurFléchard. Une leçon perdue n’est pas une grande affaire.

– Pardon, mademoiselle, pour moi, c’estune grande affaire.

– Je ne vois pas en quoi, puisque vousêtes payé au mois.

– Ah ! mademoiselle !

Et portant ses deux mains au cœur, Fléchardchancela comme s’il avait reçu un grand coup d’estocade en pleinepoitrine.

– Quoi ? Qu’avez-vous ? faitArabella inquiète.

– Il y a, mademoiselle, que vous venez deme faire bien du mal.

– Moi ?

– Oui, vous, mademoiselle. vous venez deme causer un des plus grands chagrins de ma vie !

– Mais enfin, monsieur Fléchard,expliquez-vous !

Jules Fléchard semblait s’êtreressaisi :

– Ce n’est pas la peine, mademoiselle. Neparlons plus de cela, s’il vous plaît, et travaillons.

– Monsieur Fléchard, vous allez me direce que vous avez aujourd’hui. vous êtes tout drôle !

– Non, mademoiselle, je ne suis pasdrôle, vous vous trompez, et je n’ai rien du tout. (D’un ton amer)D’ailleurs, ai-je le droit d’avoir quelque chose ? Je suispayé au mois !

Arabella était désolée ; assurément elleavait vexé le pauvre garçon.

– Mon cher monsieur Fléchard, soyez biencertain que je n’ai pas dit cela pour vous offenser.

– Offenser ! Est-ce qu’on peutoffenser un homme qui est payé au mois !

« J’ai la plus grande estime pour vous,et je ne me consolerais pas de vous avoir fait de la peine.

– Au mois ! Payé au mois !

– Mais quel déshonneur monsieur Fléchard,y a-t-il donc à être payé au mois ? Les ambassadeurs aussisont payés au mois.

– Avec cette différence, mademoiselle,qu’ils sont payés beaucoup plus cher.

– Hé, qu’importent lesappointements ! Toutes les places se valent quand elles sontoccupées par des hommes distingués, intelligents… comme vous,monsieur Fléchard.

– Vous dites cela, mademoiselle, et jevous remercie.

« N’empêche que vous accepteriez d’unambassadeur des choses que vous ne supporteriez pas d’un professeurde gymnastique.

– N’en croyez rien ! Je ne suis pasune de ces femmes à préjugés.

– Oh ! oh !

– Je vous l’affirme, monsieur Fléchard,et (d’un ton mystérieux) peut-être s’en apercevra-t-on bientôt.

– Tenez, mademoiselle, je vais vous faireune supposition, une petite supposition de rien du tout, si vous lepermettez.

– Je vous le permets.

– Supposez qu’un homme, dans une positioninférieure (car vous avez beau dire, il y a des positionsinférieures), supposez que cet homme ose se permettre de lever lesyeux sur une femme… comme vous, mademoiselle.

– Eh bien ?

– Supposons qu’il se permette… del’aimer ! C’est alors qu’il y en aura une, de différence,entre lui et l’ambassadeur !

– Aucune, en ce qui me concerne. Moi,d’abord, je n’aimerai jamais qu’un homme romanesque comme moi,capable d’actions héroïques et dangereuses, un homme différent desautres, en un mot ! Cet homme-là, qu’il soit ambassadeur ouprofesseur de gymnastique, je serai sa femme !

Ils étaient beaux à voir tous les deux, lademoiselle mûre frémissant d’une noble exaltation, le professeur degymnastique avec, dans les yeux, la flamme, qui sait ? del’espoir suprême !

Fléchard reprit :

– Alors, mademoiselle, vous aimeriez unhomme qui aurait risqué la prison pour vous, qui aurait risqué ledéshonneur ?

– Tout de suite !

– Un homme qui, pour vous, aurait faillituer quelqu’un ?

Un voile de tristesse passa sur le frontd’Arabella.

– Ah ! taisez-vous, monsieurFléchard, vous me rappelez ce malheureux qui, pour me voir uneseconde à la fenêtre de ma chambre, a presque assommé le gardechampêtre, et qui gémit dans un cachot… jusqu’à demain.

– Blaireau ! vous voulez parler deBlaireau ?

– Sans doute.

– Et vous supposez que c’est pour vousvoir que ce Blaireau se disposait à escalader le mur duparc ?

– Évidemment… À l’audience, on a ditqu’il venait voler des poules. Mais moi, je sais, je saistout !

– Et alors ?

– Alors… rien… je me suis contentéed’adoucir sa captivité en lui envoyant quelques petites douceurs,des confitures.

Fléchard eut un haut-le-corps :

– Des confitures !

– Du vin…

– Du vin !

– Des cigares…

– Des cigares !

Il murmura : « Crapule deBlaireau », puis :

– Et qu’est-ce qu’il disait, Blaireau, enrecevant toutes ces denrées ? Il les acceptait !

– J’ai tout lieu de le croire.

– Il mangeait les confitures ? Ilbuvait le vin ? Il fumait les cigares ?

– Dame !

– Et le directeur de la prison toléraittoutes ces bombances ?

– M. Bluette est très bon avec sespensionnaires.

Jules Fléchard s’était redressé comme un hommequi vient de prendre une virile résolution.

– Mademoiselle Arabella de Chaville, j’aiquelque chose d’infiniment grave à vous communiquer.

– Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

– Ce Blaireau auquel vous semblez prendreun si vif intérêt, ce Blaireau est un imposteur !

– Que voulez-vous dire ?

– Ce Blaireau, continua Fléchard avecforce, n’avait droit ni à vos confitures, ni à votre vin, ni à voscigares, ce Blaireau n’avait droit à aucune gracieuseté de votrepart.

– Je ne comprends pas.

– Ce Blaireau est unecanaille ! … Il est innocent !

– Innocent ?

– Parfaitement.

– Vous êtes fou, Fléchard !

– Non, mademoiselle, je ne suis pas fou.L’homme qui vous aime dans l’ombre, ce n’est pas lui !

– L’homme qui m’aime dans l’ombre !Comment connaissez-vous les termes de ces lettresbrûlantes ?

– Je les connais, mademoiselle, parce quec’est moi qui les ai écrites !

– Vous ?

– Vous souvient-il de la lettrecommençant par ces mots : « Toi qui es une âmed’élite », et finissant par ceux-ci : « L’amour medévore », et cette autre où je vous disais : « Troisfois par semaine je soufre un peu moins. »

– Oui, je ne me suis même jamais bienexpliqué ce détail.

– C’était les trois fois par semaine oùje vous donnais votre leçon de gymnastique.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! Alors,mon pauvre Fléchard, c’était donc vous ?

– C’était moi, mademoiselle, moi qui n’aipas hésité une seconde à laisser condamner un innocent à ma placepour ne pas cesser de vous voir, de vous entendre…

– Et c’est vous qui avez assommé cepauvre Parju ? Qui aurait pu croire ? …

– Oh ! j’ai l’air chétif, comme ça,mais je suis nerveux, terriblement nerveux ! Ce soir-là,j’aurais tué dix hommes !

– Pourquoi ne m’avez-vous plus écrit àpartir de ce jour ?

– Le remords ! … La peur devous compromettre… que sais-je ?

– Ainsi donc, le mystérieux inconnu…

– C’était moi… Et maintenant,mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous demander humblementpardon, et… à m’en aller sans doute.

Il y eut un silence.

Chacun d’eux, les yeux baissés, semblait laproie d’une émotion contenue. Comme Fléchard faisait le geste departir Arabella commanda d’une voix douce :

– Restez, Fléchard.

Fléchard baisa la main qu’on lui tendait.

Chapitre 8

 

Dans lequel, grâce au mauvais vouloir d’unpartisan de l’ordre, plusieurs personnes dévouées ne sont pasfichues de trouver la moindre pauvre victime à soulager.

Soyons discrets.

Laissons, si vous voulez bien, ces deux cœurstendres s’épancher à l’ombre du trapèze et revenons dans le parc,nous mêler aux groupes des invités.

M. le baron de Hautpertuis est entouré dejeunes hommes et de jeunes filles.

Les jeunes hommes admirent la tenue à la foissi sobre et si élégante du distingué Parisien.

Oh ! cette cravate ! Oh ! lacoupe de cette jaquette ! Oh ! le cordon de cemonocle !

Et ils rêvent, les bons jeunes hommes !Ah ! Paris ! Décidément, il n’y a qu’à Paris où l’on saits’habiller.

Les jeunes filles prodiguent au baron les plusdélicieux sourires de leurs vingt printemps.

Elles ont quelque chose à lui demander maisaucune n’ose se risquer la première.

– Toi, Lucie, parle !

Lucie se décide et, non sans une charmantegaucherie :

– Si vous étiez bien gentil, baron,dit-elle, vous ne savez pas ce que vous feriez ?

– Ma chère enfant, si je ne faisais pastout pour vous être agréable, je serais un monstre fort hideux.

– Eh bien ! vous devriez nousorganiser quelque chose.

– Vous organiser quelque chose ?C’est un programme bien vague, cela, mademoiselle Lucie.

– Une fête, une belle fête, comme àParis.

– Une fête de charité, parexemple ?

– Oui, c’est cela, une fête de charité,ici, dans le parc.

– Excellente idée ! Mais au bénéficede qui ?

– Nous ne savons pas encore, mais ontrouverait facilement.

– Détrompez-vous, mademoiselle, il estquelquefois fort malaisé de trouver des victimes, j’entends desvictimes pour fêtes de ce genre.

– Oh ! en province, nous ne sommespas si difficiles qu’à Paris.

– Mesdemoiselles, je suis heureux de memettre à votre disposition. Nous allons organiser tout ce qu’il y ade mieux dans ce genre, une fête qui va révolutionner tout lepays !

– Révolutionner tout le pays !

M. Dubenoît venait d’entendre cette phraseterrifiante : Révolutionner le pays !

– Halte-là, monsieur le baron !Révolutionner Montpaillard, vous n’y songez pas !

– Oh ! avec une fête de charité.

– Avec une fête de charité ou avec touteautre cérémonie, il ne faut pas troubler les cités tranquilles. Or,Montpaillard est la commune la plus tranquille de France, et tantque j’aurai l’honneur d’être maire…

– Oui, interrompit Guilloche, nousconnaissons le reste. Ce n’est pas de la ville de Montpaillardqu’on aurait dû vous nommer maire, monsieur Dubenoît, mais d’unbanc de mollusques !

– J’aimerais mieux cela que d’être à latête d’une cité de désordre. Et puis votre fête de charité, aubénéfice de qui ?

– Mais au profit des pauvres du pays,proposa le baron.

– Il n’y a pas de pauvres dans le pays.Tout le monde y jouit d’une modeste aisance.

– N’avez-vous pas eu, il y a quelquetemps, une catastrophe ?…

– Une catastrophe ? Il n’y a jamaiseu de catastrophe à Montpaillard, et tant que je serai maire…

– Il n’y aura pas de catastrophe, c’estentendu. Et une épidémie, vois n’auriez pas eu une petiteépidémie ?

– Jamais !

– Diable, c’est ennuyeux ! Et lesvictimes de l’hiver, vous avez bien par-ci par-là quelques victimesde l’hiver ?

– L’hiver ne fait jamais de victimes àMontpaillard… Au contraire.

– Pas de chance… Si on bâtissait unhospice pour les vieillards ?

– Nous en avons un qui date de Vauban etqui est encore tout neuf.

– Cela est fort regrettable !Cherchons encore.

– Cherchez, s’obstinait M.Dubenoît ; cherchez, vous ne trouverez rien. Il n’y a dansMontpaillard aucune sorte de victimes.

– Alors, nous ferons notre fête au profitdes victimes étrangères, j’en ai bien organisé, moi qui vous parle,au bénéfice des incendiés du Niagara.

– Les incendiés ? … Lesinondés, vous voulez dire ?

– Non, non, des incendiés, vous ne voussouvenez pas de cette catastrophe ?

– Ma foi, non.

– Elle fit pourtant beaucoup de bruit àl’époque.

– Je n’ai pas de peine à le croire.

– Voyons… cherchons encore.

Chapitre 9

 

Dans lequel Jules Fléchard trouve un cheveu surl’azur de son firmament.

Comme c’est drôle la vie, tout demême !

Des années – quelquefois – sesuivent, se succèdent bêtement sans apporter quoi que ce soit denouveau à votre destinée, si ce n’est que de rogner chaque jour unpeu, les plumes de ce stupide et charmant volatile qu’on appellel’Espérance et puis, d’un coup, voilà qu’en un instant tout estchangé !

Le marécage de votre plate existence setransforme brusquement en tumultueux océan.

Des lueurs fulgurent le gris terne de votrefirmament et des ailes, croirait-on, vous poussent auxomoplates.

Telles furent les réflexions qui agitèrentl’esprit d’Arabella de Chaville, après le coup de théâtre racontéde si poignante façon dans un précédent chapitre.

Ainsi donc elle était aimée !

Aimée comme elle avait toujours désiré d’êtreaimée, dans des circonstances romanesques, par un homme quin’hésitait pas, de nuit, à sauter les murs d’un parc pourapercevoir ne fût-ce qu’une seconde, la silhouette effacée de sabelle, derrière un rideau !

Aimée par un homme qui rossait le guet, commeau beau temps des moyenâgesques aventures !

Et, à la dérobée, entre deux rétablissements,Arabella contemplait son professeur.

Certes, au premier aspect, vous ne prendriezpas Jules Fléchard pour un homme à prouesses, mais à le mieuxconsidérer, votre étonnement cesserait.

Ses yeux bruns sont ceux d’un amant et son airde fatigue révèle le héros provisoirement las de s’être longtempscolleté avec le Destin. On sent qu’il a les bras rompus, commedisait Baudelaire, pour avoir étreint des nuées.

Telle est du moins la vision qu’en éprouvaitArabella.

À plusieurs reprises, les regards de nos deuxhéros se rencontrèrent, et du bonheur pouvait s’y lire et del’espoir.

La demie sonna au beffroi proche : lemoment où la leçon de gymnastique prenait fin.

Toute droite, de ce roidissement qu’affectentles personnes à brusque détermination, Arabella tendait la main àson professeur :

– Mon cher Fléchard, au revoir et soyezbien persuadé que je ne vous oublierai pas pendant tout le tempsque nous allons être séparés !

– Séparés ?

– Hélas ! oui. Pendant que vousserez en prison, mon ami.

– En prison ?

Le pauvre Fléchard sembla subitement inquiet.Arabella n’allait-elle pas exiger qu’il se dénonçât,maintenant ! C’était pousser le romanesque un peu loin.

– En prison ?

– Mais quelle que soit la sévérité de vosjuges, mon cher ami, le tribunal de mon cœur vous a déjàacquitté.

– Croyez-vous que ce soit bien utile,mademoiselle, que j’aille me dénoncer ?

– Il le faut ! … Quoi de plusbeau que d’affronter les tribunaux et la prison pour celle qu’onaime !

– Oui, en effet, c’est beau, c’est trèsbeau ! Mais vous savez bien maintenant que je suis capable deles affronter, n’est-ce pas ? C’est l’important ! Gardonscela entre nous, causons-en, si vous voulez, de temps en temps,mais pourquoi le crier à tout le monde ?

– Il faut accomplir le sacrifice jusqu’aubout, Fléchard ! … Et puis, ce pauvre Blaireau estinnocent. Rendez-lui son honneur.

Le professeur se permit de ricaner :

– Oh ! l’honneur de Blaireau, voussavez ! je lui donnerai quelques pièces de cent sous, à cethomme, il aimera mieux cela.

– Pas de faiblesse, Fléchard !Dénoncez-vous avec cet héroïsme qui vous va si bien et qui me plaîtsi fort en vous !

– N’aurai-je pas l’air de poser ? devouloir – passez-moi l’expression – épater lagalerie ?

– Non, Fléchard, vous aurez l’air defaire votre devoir et vous sortirez grandi de cette épreuve,surtout à mes yeux.

Décidément, il n’y avait plus à caner !Tout de même, c’était une drôle d’idée de vouloir le faire aller enprison… Mais, bah, on en sort, de prison ! Et puis après, ahdélices !

– Mademoiselle Arabella, vous venez de meconvaincre !

– À la bonne heure, Fléchard ! Jevais prier ces messieurs de venir et vous leur répéterez ce quevous venez de me dire.

– Que je vous aime ?

– Non, cela ne les regarde pas, mais quec’est vous le vrai coupable et que Blaireau est innocent.

Fléchard eut une dernièrehésitation :

– Si on remettait cette petite cérémonieà plus tard ?

– Oh ! mon ami ! …

– C’est bien, mademoiselle, veuillezprévenir ces messieurs.

« Je suis prêt au sacrifice.

– Bravo ! Fléchard ! … Etprenez une belle attitude !

Chapitre 10

 

Dans lequel Fléchard déchire publiquement lehideux voile du malentendu.

Arabella ne fut pas longtemps absente. Bientôtelle revenait accompagnée de quelques gentlemen que ses airsmystérieux semblaient fort intriguer.

Il y avait dans le groupe M. de Chaville, lebaron de Hautpertuis, maître Guilloche, M. Lerechigneux, présidentdu tribunal, et, visiblement inquiet, le maire, M. Dubenoît.

M. de Chaville prit la parole :

– Qu’y a-t-il, Fléchard, vous nous faitesdemander ?

– Oui, messieurs, je vous ai priés devenir au sujet d’une grave communication que j’ai à vous faire.

– Une grave communication ?

– Une grave communication !D’ailleurs, j’aperçois parmi vous l’honorable président dutribunal, M. Lerechigneux ; j’en suis heureux, car sa présenceici va donner plus de poids à ma déclaration.

Le moment était solennel…

Fléchard toussa et reprit :

– Messieurs, l’affaire Blaireau est sansdoute encore présente à vos esprits ?

– Oui, éclata Dubenoît, Blaireau, le pirebraconnier de tout le pays, un mauvais gars que M. le président acondamné avec une indulgence ! … Trois mois de prison, jevous demande un peu ! Et dire qu’il a fini son temps et qu’onva le remettre en liberté ! Mais il va avoir affaire àmoi !

– Eh bien, messieurs, Blaireau n’est pascoupable, Blaireau a été condamné injustement !

La foudre fût tombée subitement sur tous cesmessieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable,mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cettedéclaration.

– Qu’est-ce que vous nous chantez là,Fléchard ?

– Je ne chante pas, messieurs… , j’avoue,car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, jeviens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à MlleArabella de Chaville, c’est votre serviteur.

L’inquiétude de M. Dubenoît s’accentuait deplus en plus fort.

Une erreur judiciaire à Montpaillard, ehbien ! il ne manquait plus que cela ! Les dix-septrévolutionnaires du pays allaient profiter de l’aventure pour créerun désordre ! … Non, cela n’était pas possible et M. lemaire en appelait à M. le président du tribunal.

Ce magistrat prenait la chose avec infinimentplus de sérénité.

– L’affaire Blaireau ? Oui, je merappelle très bien. Un braconnier, n’est-ce pas ? Un bonhommequi protestait de son innocence, qui invoquait un alibi… Mais,ainsi que je le lui ai fait fort bien remarquer les alibis, c’estprécisément à cela que nous reconnaissons les vrais coupables.Est-ce que vous avez jamais rencontré un honnête homme se rendant àun alibi, ou en revenant ?

– C’est clair appuya Dubenoît, c’estclair !

– D’ailleurs, poursuivit le président, siM. Fléchard peut nous démontrer qu’il est coupable, nous lecondamnerons, tout comme nous avons condamné Blaireau, qui n’a passu nous prouver qu’il était innocent.

– Vous ne ferez pas cela, monsieurLerechigneux ! Au nom de l’ordre, au nom de la tranquillité deMontpaillard, je vous en conjure !

Me Guilloche rayonnait.

Une erreur judiciaire ! Ah !ah ! on allait rire ! Et les pouvoirs publics pouvaients’apprêter à passer un vilain quart d’heure.

– Oui, monsieur le maire, ricanait lejeune ambitieux, il ne s’agit pas de la tranquillité deMontpaillard, en ce moment, mais de quelque chose de plus haut.

– Fichez-moi la paix ! vous voyezbien que, dans un but que je ne comprends pas, Fléchard se moque denous. Le garde champêtre a positivement reconnu Blaireau comme sonagresseur.

– Le garde champêtre s’est positivementtrompé, voilà tout !

Fléchard tira de sous ses vêtements un objetqu’il dépaqueta avec le plus grand soin.

– Savez-vous ce que c’est quecela ?

– Qu’est-ce ?

– Regardez bien, messieurs. Ceci est laplaque du garde champêtre, la plaque que, je lui ai arrachée dansle combat !

« C’est la plaque commémorative de mesremords, je l’ai toujours sur moi.

– Drôle d’idée !

– Voyez, messieurs, j’ai gravé la datedessus.

Guilloche triompha.

– Il n’y a plus de doute, maintenant.Nous nous trouvons en présence d’une erreur judiciaireincontestable, une des plus belles erreurs judiciaires que j’aiejamais rencontrée dans ma carrière d’avocat.

Mais l’honorable M. Dubenoît ne l’entendaitpas ainsi :

– Une erreur judiciaire ! Jamais dela vie !

– Et qu’est-ce que c’est donc, s’il vousplaît ?

– Une confusion, une simple confusionindigne de fixer notre intérêt plus de cinq minutes.

– Ah ! vraiment ?

– Votre Blaireau n’est qu’un mauvaisdrôle ! En admettant qu’il ne soit pas coupable dans cetteaffaire-là, il a sur la conscience une foule d’autres méfaits pourlesquels il n’a jamais été condamné.

– Cela n’est pas une raison.

– Je vous demande pardon, c’en est une,et une excellente !

« Blaireau est un braconnier avéré. vousn’allez pas me dire le contraire à moi qui suis un de ses meilleursclients… quand la chasse est fermée. Et c’est ce gaillard-là quevous voulez ériger en victime, en victime d’une erreurjudiciaire !

À ce mot de victime, le baron de Hautpertuisavait bondi.

– Une victime ! Mais la voilà votrevictime ! Et vous, monsieur le maire, qui prétendiez qu’il n’yavait pas de victimes à Montpaillard !

– Permettez, baron, permettez…

– Victime d’une erreur judiciaire !Ce sera ma première fête de charité au bénéfice d’une victime de cegenre. J’ai eu des victimes de l’incendie, des victimes del’inondation, des victimes du choléra, mais jamais des victimes dela magistrature.

Tout le monde, même et surtout le présidentLerechigneux, se mit à lire.

– Cela complétera votre collection, moncher baron ! fit l’inconscient magistrat.

Un peu vexé qu’on ne s’occupât plus de lui,Jules Fléchard déclara solennellement :

– Et maintenant, messieurs, je vousquitte. Je vais verser mes aveux dans le sein de M. le procureur dela République.

– Vous ne ferez pas cela, s’écriaDubenoît, vous ne ferez pas cela, Fléchard ! voyons, mon ami,songez que vous allez mettre Montpaillard à feu et àsang !

L’effroi du maire procurait au jeune avocatune joie sans bornes.

– M. Fléchard ne connaît que son devoird’honnête homme.

« N’est-ce pas, Fléchard ?

– Et je le remplirai jusqu’au bout, quoiqu’il puisse en arriver !

Un regard brûlant d’Arabella récompensa lehéros qui n’hésita pas à se mettre la main gauche sur le cœur ensigne de courage civique et de sacrifice au devoir.

Me Guilloche s’était muni de son chapeau.

– Voulez-vous de moi pouravocat ?

– Volontiers.

– Alors, partons, je vous accompagne auparquet.

– Messieurs, au revoir ! Au revoir,mademoiselle.

D’une voix de plus en plus sarahbernhardesque,Arabella laissa tomber ces mots :

– Au revoir, ami, et bon courage.

M. Dubenoît se laissa choir sur un banc.

– Une erreur judiciaire àMontpaillard ! Ah ! ça va en faire du joli !

Et M. le baron de Hautpertuis alla rejoindrejeunes gens et jeunes filles pour leur annoncer la grandenouvelle :

– Une victime !mesdemoiselles ! une victime ! Nous la tenons notrevictime !

– Contez-nous cela, baron !

Et toute cette jeunesse battit des mains.

– Imaginez-vous, mesdemoiselles…

(Pour la suite, voir plus haut.) Quant à JulesFléchard, c’est dans un rêve étoilé qu’il se rendait au parquet,murmurant :

– De quelle voix elle m’a dit : “Aurevoir ami, et bon courage !”

Chapitre 11

 

Dans lequel l’auteur va mettre sa clientèle encontact avec une jeune et élégante irrégulière non dénuée, aureste, de bons sentiments, ce qui arrive plus souvent qu’on necroit, chez ces sortes de créatures.

Mesdames et messieurs les lecteurs, envoiture !

Usant de cet admirable privilège que possèdentles romanciers de transporter sans bourse délier et instantanémentla masse de leurs lecteurs dans les endroits les plus lointains, jevais, pour quelques heures, vous arracher à cette agréablevillégiature de Montpaillard où nous venons de passer ensemble unedizaine de… chapitres.

Donc, nous voici à Paris.

Quartier de l’Étoile.

Dans un coquet appartement habité par unejeune femme, une de ces jeunes femmes qui… une de ces jeunes femmesdont…

Cette personne qui n’est pas une jeune fille,puisque je vous dis que c’est une jeune femme, n’est pas non plusl’épouse d’un quidam.

Veuve ?

Pas davantage.

Au surplus, il serait inélégant d’insister surcette enquête parfaitement superflue d’ailleurs, et digne d’unmercenaire du recensement, car les lignes qui vont suivre nousfixeront bien assez tôt sur le regrettable état civil de cettejolie pécheresse.

Au moment où nous pénétrons chez elle, lapetite dame n’a pas l’air content. D’une main rageuse, ellechiffonne la missive qu’une accorte chambrière vient de luiremettre.

Continuant à user du privilège en question, jevais traduire en langage clair les pensées qui agitent la petiteâme de la petite dame.

Son ami, son principal ami – car qui n’apoint son gigolo ? -, son ami sérieux, M. de Hautpertuis, luiavait pourtant bien promis d’être rentré à Paris aujourd’huimême.

Après quoi, on filait sur Trouville. Et puis,tout à coup, voilà que ce gentilhomme demande de patienter encoreun peu.

Il se trouve si bien, lui, à la campagne, chezson vieux camarade de Chaville, il est si gâté, si choyé !

Et puis, les jeunes filles de la provincec’est très gentil ! Ça vous change un peu du Jardin de Paris,n’est-ce pas, et du Bois de Boulogne, et du Palais de Glace.

Toute la lettre du baron est conçue dans cesens.

– Ah ! tu aimes le changement, vieuxserin ! rage la petite dame. Eh bien ! moi aussi !Ah ! tu te trouves bien à Montpaillard, eh bien, moi aussi, jevais y aller ! Justement, j’y connais quelqu’un…Augustine !

– Madame ?

– Préparez-moi une malle, une petite,pour quelques jours seulement… Rien que des choses simples.

– Bien, madame.

Et elle ajouta en elle-même :

– Une tenue sobre est de rigueur pouraller où je vais… En prison ! Oh ! que ça va être drôle,mon Dieu, que ça va donc être drôle !

Elle a pris deux feuilles de papier et deuxenveloppes.

Sur la première feuille elle trace, d’unebelle écriture anglaise haute, droite et ferme, ces mots :

« Mon cher ami,

Vous retardez, me dites-vous, de quelquesjours votre rentrée à Paris. Cela ne saurait tomber mieux à pic,car je reçois à l’instant de fâcheuses nouvelles de la santé de matante de Melun, assez fâcheuses pour que je me décide à allerpasser plusieurs jours au chevet de ma bonne vieille parente.

Embrassez-moi sur le front, en évitant de medécoiffer »

Delphine de Serquigny.

Elle inséra cette missive dans une enveloppequi porta cette suscription :

Monsieur le baron de Hautpertuis, chez M. deChaville, à Montpaillard (Nord-et-Cher).

Sur la seconde feuille elle traça, d’uneécriture bien française celle-là, et même un peu folichonne, cesmots :

« Mon vieux loup chéri, Qu’est-ce que tudirais si ta petite Alice rappliquait demain dans tonadministration ? Tu serais bien content, dis ? Et puis,je te dois bien ça, entre nous. À demain donc, vieux loup. Untélégramme bien senti te dira l’heure de mon arrivée.

« Ta petite pintade au gratin.

« Alice. »

Elle inséra cette missive dans une enveloppequi porta cette suscription :

M. Bluette, directeur de la prison deMontpaillard (Nord-et-Cher).

– Augustine !

– Madame ?

– Vous ferez jeter ces deux lettres à laposte.

– Bien, madame.

Le mécontentement de Mlle Delphine deSerquigny, ou, pour dire plus juste, de Mlle Alice Cloquet, s’étaitévanoui, ainsi qu’un léger nuage.

Au contraire même, la jeune personne ne sesentait plus de joie à l’idée de passer quelques jours en prisonavec son ancien ami, un de ses premiers, celui dont elle conservaitle meilleur et plus gai souvenir. Elle l’avait ruiné, c’est vrai(la vie est si chère à Paris !), mais si gentiment ruiné, eton s’était si fort amusés tous les deux, pendant le temps qu’onétait resté ensemble !

Puis la séparation fatale, mais en bonscamarades : lui parti comme directeur de prison àMontpaillard, elle devenue très chic, très lancée, très Delphine deSerquigny, mais restée bonne fille, et la preuve c’est qu’elle sesouvient de son petit Bluette et qu’elle se sent toute joyeuse àl’idée du plaisir qu’elle va lui causer en débarquant chez lui.

– Et puis, je lui dois bien cela !répète-t-elle avec un gentil petit remords, tout petit, petit…

Chapitre 12

 

Dans lequel notre excellent camarade Blaireaucontinue à manifester une grandeur d’âme exceptionnelle et uncaractère des plus accommodants.

Le matin de ce jour qu’il croit être ledernier de sa détention, Blaireau s’est levé dès l’aurore et sachanson joyeuse réveille les pensionnaires de l’établissement.

(Cela rentre dans le système du directeur delaisser chanter les détenus, car la musique non seulement adoucitles mœurs, mais encore les probifie.) Dans la cour où il va fumersa pipe, il rencontre Victor, un des gardiens.

– Tiens, Blaireau ! Déjàlevé ?

– Oui, Victor, me voilà déjà levé !Et demain matin, probable que je serai levé encore plus bonneheure. C’est tout de même pas trop tôt qu’on me lâche !

– Ah ! je te conseille de teplaindre ! Jamais tu n’as été si heureux que pendant ces troismois-là.

– Oh ! je ne me plains pas, mais, tuas beau dire, ça ne vaut pas la liberté.

– Ça dépend des goûts.

– Et puis, il n’aurait plus manqué que çaqu’on me fasse des misères, à moi, un innocent !

– Oh ! non, Blaireau, je t’en prie,ne nous rase pas avec tes sornettes. Innocent ! Je comprenaisque tu dises ça en entrant, mais aujourd’hui, ça n’est plus lapeine.

– Remarque bien, mon vieux, que jen’insiste pas. Au commencement, j’ai ragé, oh ! oui, j’airagé ! Mais, maintenant, ça m’est égal, j’en ai pris monparti. M. Bluette est un brave homme, toi tu es un bon garçon, lescamarades sont des chouettes types. Je suis enchanté d’avoir faitvotre connaissance à tous… Il y a même des moments où je ne mesouviens pas si je suis innocent ou coupable… Je suis forcé defaire des efforts de mémoire.

– Farceur, va ! … Tiens, voilàle patron ! … Il est matinal, aujourd’hui, le patron. C’estpeut-être à cause de la dépêche qu’on vient de lui apporter.

M. Bluette tenait en effet à la main untélégramme dont la lecture semblait le jeter dans une vagueperplexité.

– Bonjour, Blaireau, bonjour, Victor. Jecrois que nous n’allons pas avoir froid aujourd’hui… Enfin, c’estla saison !

– Dites-moi, Victor…

– Monsieur le directeur ?

– Vous allez préparer la chambre bleue,la faire à fond et tout disposer pour recevoir quelqu’un…

– Bien, monsieur le directeur.

– J’attends… quelqu’un… une dame… unecousine qui vient passer quelques jours ici… pendant que son marifait ses treize jours.

– Pauvre homme ! dit Blaireau, envoilà un qui ne va pas avoir froid non plus, si on lui fait faireun peu de pas gymnastique !

M. Bluette avait en effet oublié, dans sonpieux mensonge, que le ministère de la Guerre ne convoque pas lestreize jours en cette saison.

– Oh ! rectifia-t-il, le mari decette dame n’aura pas trop à souffrir de la chaleur… Il fait sontemps comme directeur adjoint dans les prisons territoriales.

– À l’ombre, quoi ! sourit Blaireau.Grand bien lui fasse.

– Moi, l’ombre, j’en ai assez !

– C’est juste, mon ami, vous nous quittezaujourd’hui. Vous avez payé, comme disent les gens graves, votredette à la société.

– Oh ! ma dette…

– Victor, conduisez notre ami Blaireau auvestiaire et remettez-lui les vêtements qu’il portait en arrivantici.

– Bien, monsieur le directeur.

– Après quoi, Blaireau, vous merejoindrez dans mon cabinet, où nous accomplirons les petitesformalités en usage… Je vous regretterai, Blaireau.

– Moi aussi, monsieur le directeur.

– Et je garderai de vous un excellentsouvenir. D’abord, vous êtes entré dans la prison de Montpaillardle même jour que moi… vous en sortez un peu avant…

– Je reviendrai vous voir de temps entemps, si vous le permettez.

– Vous me ferez toujours plaisir… J’aimeà croire que cette petite mésaventure vous aura servi de leçon, etque, dorénavant, vous renoncerez tout à fait au braconnage.

– Oui, monsieur le directeur

– Et que vous vous montrerez plusrespectueux envers l’autorité.

– Je vous le promets, monsieur ledirecteur.

– Le fait de rosser un garde champêtren’est pas déshonorant, mais il est excessif.

– Je ne le ferai plus.

Mais soudain Blaireau frappa la table d’ungrand coup de poing.

– Qu’avez-vous, Blaireau ? fitBluette étonné, vous êtes tout drôle.

– J’ai… j’ai, monsieur le directeur que…zut ! . . , j’ai que… je suis là à vous promettre de ne pasrecommencer mais je n’ai rien fait… Je ne dis pas, parbleu !que je n’ai pas braconné de temps en temps, par-ci par-là, maispour ce qui est d’avoir flanqué une volée à Parju, ça non, je lejure, monsieur Bluette, pour ça, je suis innocent comme le petitagneau qui vient de naître !

– Je vous en prie, Blaireau, nerecommençons pas cette rengaine ! Vous êtes un excellentsujet, vous pêchez à la ligne comme pas un et vous jetez l’épervierd’une façon remarquable. Il est vraiment fâcheux que de si bellesqualités soient gâtées par cette ridicule manie de jouer àl’innocent.

– Mais, monsieur le directeur…

– C’est usé, mon pauvre Blaireau, ça nese dit plus.

– Écoutez, monsieur Bluette, vous avezété trop gentil pour moi, je ne veux pas vous faire de la peine. Çavous ferait-il plaisir que je dise que je suis coupable ?

– Je le préférerais.

– Eh bien, je suis coupable ;êtes-vous content ? … Ça n’est pas vrai, mais je suiscoupable.

– À la bonne heure, Blaireau !Enfin, vous voilà raisonnable !

– Et puis, que je sois coupable ounon ! … Comme je sors aujourd’hui, ça n’a pas beaucoupd’importance.

– Il y a encore ce point de vue.

– Alors, monsieur le directeur je vais mechanger…

– C’est cela… Moi, je cours à la gareattendre ma parente, après quoi je vous mettrai en liberté. vousn’êtes pas pressé ?

Blaireau cligna de l’œil d’un air suprêmementmalin :

– Je suis pressé, dit-il, mais pas encoretant que vous, monsieur Bluette. J’attendrai bien que vous soyezrevenu avec votre… cousine.

– Qu’est-ce à dire, Blaireau ?

– Rien, monsieur le directeur… Si c’estpar le train de huit heures qu’elle arrive, votre petite dame, vousn’avez que le temps.

– J’y cours.

Chapitre 13

 

Dans lequel la prison de Montpaillard apparaîtracomme un établissement encore moins austère qu’on n’aurait pu s’yattendre.

Comme l’avait dit Blaireau, il n’était quetemps. Le train stoppait.

Une jolie petite femme, ébouriffée,drolichonne, à peine éveillée, sautait sur le quai, puis apercevantBluette prenait un air cérémonieux et tout haut :

– Bonjour monsieur le directeurs’inclinait-elle.

Puis, tout bas :

– Bonjour mon vieux loup chéri. Je suisbien contente de te revoir, tu sais, bien contente !

– Et moi donc ! murmurait, sur leton de la sincérité, notre jeune et sympathique fonctionnaire.

– C’est loin, ta boîte ?

– Un quart d’heure à peine.

– Allons à pied, ça me dégourdira mespauvres petites jambettes.

– Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas,Alice, de te recommander au moins dans la rue…

– Une tenue décente. Tiens, regarde si onne dirait pas une vieille Anglaise.

Et Alice affecta un air de respectability decafé-concert qui fit retourner les passants.

Heureusement qu’on était arrivé.

…… … … … … … … ..
… … … … … … … … ..

Ces deux lignes de points remplacentpudiquement les détails de l’installation de la gracieuse Alicedans la belle chambre bleue, installation à laquelle le galant M.Bluette tint à présider lui-même.

Il n’était pas loin de onze heures quand lecouple descendit au cabinet directorial.

– Assieds-toi, ma petite Alice, ettiens-toi bien tranquille pendant que je vais vaquer à mesimportantes fonctions.

– Vaque, mon ami, vaque.

– J’en ai pour un bon quart d’heure.

– C’est cela que tu appelles tesimportantes fonctions ! Il est vrai que, pour toi, c’estencore très joli… J’ai beaucoup de peine à me faire à cette idéeque tu sois devenu directeur de quelque chose.

– C’est pourtant la hideuse vérité.

– Tu ne dois pas être bien sévère avectes bonshommes.

– Sévère ? À quoi bon ?

– Ils sont méchants ?

– Pas le moins du monde. Ce sontd’excellentes natures.

– Tu me présenteras ?

– Si tu veux. Je puis me vanter d’avoirfait de la prison de Montpaillard une véritable prison de famille.Tout le monde y vit dans la concorde et la tranquillité.

– Tant mieux, mon loup.

– La vie y est seulement un peu monotone.Comme distraction, nous n’avons guère que l’entrée et la sortied’un détenu de temps en temps. Justement, il y en a un qui finit sapeine aujourd’hui et que je vais mettre en liberté… Il ne faut pasque je l’oublie, même, comme cela m’est arrivé plusieurs fois.

– Qui est-ce ?

– Un nommé Blaireau, habile braconnier unfort aimable homme, du reste. Tu vas le voir.

– Il avait commis un crime ?

– Oh ! non, le pauvre garçon !Un petit délit de rien du tout, une simple volée à un gardechampêtre.

– On n’a donc pas le droit ?

– Si, mais il ne faut pas se laisserprendre.

À ce moment, un des gardiens de la prison vintapporter le courrier de M. le directeur que celui-ci plaçanégligemment sur la table.

– Rien de neuf, à part ça ?

– Rien, monsieur le directeur… Ah !fit observer le gardien, est-ce que monsieur le directeur serappelle que c’est aujourd’hui que Blaireau doit être remis enliberté ?

– Oui… oui… je l’ai prévenu… D’ailleurs,vous allez me l’envoyer tout de suite. Je vais régler cetteaffaire-là.

– Je vous envoie Blaireau, monsieur ledirecteur, dit le gardien en sortant.

Bluette se retourna vers sa jeune amie.

– Sois assez gentille pour me laisser uninstant, ma petite Alice. J’expédie mon homme et nous serons librestoute la journée.

Chapitre 14

 

Dans lequel Blaireau sent toute sa philosophielui échapper.

– Toc ! toc ! toc !

– Entrez ! cria Bluette.

Et pendant que Blaireau faisait sonapparition, ses longs bras ballant le long du corps, les doigtsécartés et l’air tout soudant, M. le directeur s’efforçait deprendre une attitude administrative. Il s’était assis à son bureau,agitait un coupe-papier toussaillait.

– Approchez, Blaireau.

– Me voici, monsieur le directeur mevoici.

Blaireau se tint debout devant Bluette,semblant l’interroger du regard, comme pour lui dire :« Ah ça ! suis-je libre ? ou ne le suis-jepas ? » Bluette s’accouda sur sa table, et eut un regardbienveillant pour son pensionnaire. Puis, avec une certaineemphase, il commença :

– Blaireau, dit-il, vous allez être libredans un quart d’heure.

Le temps de signer ce papier et toutes lesportes s’ouvriront devant vous. vous avez été condamné à trois moisde détention, vous avez fait trois mois et un jour vous avez doncfini votre temps.

– Tiens ! fit Blaireau, en levant lenez. J’ai fait un jour de plus ?

– Mais oui, reprit tranquillement ledirecteur.

– Pourquoi ?

– Vous me demandez pourquoi,Blaireau ?

– Dame !

Bluette réfléchit et ne trouvant pasd’explication qui lui parût plausible, il se contenta derépondre :

– C’est une vieille coutumeadministrative.

– Elle est drôle, votre vieille coutumeadministrative, dit Blaireau, en riant doucement… Bah !ajouta-t-il avec philosophie, c’est peut-être à cause des annéesbissextiles.

– Probablement, dit Bluette qui n’avaitjamais lui-même cherché à se faire une opinion là-dessus.

Il tendit un registre vers Blaireau :

– Signez là… et là…

Blaireau prit gauchement la plume et se mit àtracer son nom avec lenteur, non toutefois sans une certaineméfiance.

De temps en temps, il regardait Bluette commepour s’assurer que celui-ci ne lui tendait pas un piège. Mais M. ledirecteur avait sa meilleure figure et le regard plein desympathie.

– Eh ! eh ! Blaireau,savez-vous que vous avez une belle écriture ?

– Vous êtes trop bon, monsieur ledirecteur.

Et il écrasa un superbe paraphe sur la pageblanche.

– Là ! ça y est, je suis libre.

Bluette alors se leva, s’avança vers lebraconnier et lui tendit amicalement la main. Blaireau allongea lasienne, très touché.

– Au revoir, mon ami, et donnez-moi devos nouvelles… de loin en loin.

– Pour sûr ! s’écria Blaireau… Jen’oublierai pas vos bontés, monsieur le directeur et si vous aimezle gibier…  ?

– Je l’aime beaucoup.

– Eh bien ! on vous en enverra un deces jours qui ne vous coûtera pas cher Et Blaireau ajouta, enmanière de réflexion :

« Ni à moi non plus,d’ailleurs. »

– Vous allez donc continuer lebraconnage ? dit Bluette avec un léger accent de reproche.

– Dame ! tout le monde ne peut pasêtre fonctionnaire, monsieur le directeur.

– Évidemment, mon ami, évidemment.Exercez donc ce métier puisque c’est le vôtre, mais exercez-le avecmodération.

– Je vous le promets.

– Sans violences ?

– Je suis très doux.

– Et tâchez de concilier les exigences decette profession avec le respect qu’un bon citoyen doit àl’autorité.

– Je ferai de mon mieux.

– Donc, Blaireau, à partir d’aujourd’hui,plus de coups au garde champêtre ?

« Il y tient, ne le contrarionspas », pensa Blaireau. Et il ajouta, conciliant :

– Je m’y engage, monsieur le directeur,mais ce sera pour vous faire plaisir. Au revoir, monsieurBluette.

– Au revoir Blaireau.

Pendant cette petite conversation, Bluetteavait machinalement commencé à décacheter son courrier, et sonattention avait été attirée d’abord par une lettre portant letimbre du Parquet.

Il en déchiffrait les premières lignes justeau moment où Blaireau, après l’avoir plusieurs foisrespectueusement salué, mettait la main sur le bouton de la porteet s’apprêtait à sortir.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria toutà coup M. le directeur.

– Qu’y a-t-il donc ? murmuraBlaireau, en se retournant.

– Par exemple ! Ça, c’estfantastique ! continua Bluette en se penchant sur la lettrecomme pour la lire plus attentivement.

– Je m’en vas, monsieur le directeur, jem’en vas, dit Blaireau en s’éloignant avec discrétion.

Bluette leva les yeux.

– Mais non, sapristi ! ne partezpas.

– Que je ne parte pas ?

– J’ai à vous parler… Avancez…

Et tandis que Blaireau traversait le bureaudirectorial de son pas traînard, Bluette lisait etrelisait :

« Le véritable coupable a fait des aveuxcomplets et s’est mis à la disposition de la justice. » Ilpassa la main sur son front et regarda Blaireau. Ainsi, Blaireau nele trompait pas, quand il soutenait qu’il était innocent !Ainsi, on était en présence d’une erreur judiciaire ! Oui,c’était fantastique ! tout à fait fantastique. Ça lui feraitun souvenir pour ses vieux jours, un chapitre intéressant de sesfuturs Mémoires de directeur de prison. « Quand je vaisraconter ça à Alice, songea Bluette, elle sera jolimentcontente. » Une erreur judiciaire, voici qui est bon pourrompre la monotonie d’une carrière administrative !

Blaireau, arrivé devant la table, attendit ensilence, respectant les réflexions auxquelles se livraitvisiblement Bluette.

Alors, celui-ci, fixant le braconnier d’unregard profond, lui demanda :

– Qu’est-ce que vous répondriez,Blaireau, si je vous apprenais que vous êtes innocent ?

Notre homme eut un haut-le-corps.

– Moi !

– Oui, vous…

Blaireau se remit rapidement etrépliqua :

– Mais, monsieur le directeur, je vousrépondrais que je le savais.

– Vous êtes innocent, Blaireau ;vous aviez raison, absolument raison…

Et Bluette, qui n’en revenait pas, répétaitles termes de la lettre officielle :

« Aveux complets. L’innocence du nomméBlaireau est reconnue. Après les formalités indispensables, on lemettra en liberté le plus tôt possible. » – Pardi !fit Blaireau. J’en étais bien sûr que j’étais innocent, mais çafait plaisir tout de même. Il me semble que j’en suis encore plussûr. Et, ajouta-t-il, le vrai coupable, sans indiscrétion, quiest-ce ?

– C’est un professeur il paraît.

– Un professeur ! s’écria Blaireauen levant les bras… Ah, bien ! si les professeurs s’y mettent,maintenant !

– Un nommé Fléchard (Jules). Il ne fautpas lui en vouloir Blaireau.

– Je ne lui en veux pas. . , mais ilaurait pu se dénoncer plus tôt. Juste au moment où j’aifini ! … Ce n’était pas la peine, pour ainsi dire.

– Beaucoup, à sa place, remarquajudicieusement Bluette, ne se seraient pas dénoncés du tout.

– Enfin ! murmura Blaireau.

M. le directeur continua :

– Quoi qu’il en soit, mon ami, je suistrès heureux pour vous de la façon dont cette affaire setermine.

Il tendit encore une fois la main à Blaireau,puis froissant la lettre :

– Le Parquet va se hâter. De mon côté, jen’épargnerai aucune démarche et vous serez remis en liberté le plustôt possible.

– Vous dites ?

Bluette appuya :

– Le plus tôt possible, je vous lepromets.

Blaireau eut un gros rire bon enfant qui luisecoua les épaules :

– Mais, monsieur le directeur vousoubliez quelque chose.

– Et quoi donc, mon cherBlaireau ?

– Vous oubliez que vous venez de memettre en liberté et que je vais sortir tout de suite.

– Non, pas tout de suite, répliquafroidement Bluette.

– Hein ?

– Oui, continua le directeur en reprenantl’air bonhomme qui lui était habituel. La lettre du Parquet dit« le plus tôt possible ».

– Eh bien ?

– Eh bien ! je ne peux pas prendresur moi de vous relâcher immédiatement.

Blaireau faisait de grands efforts pourcomprendre.

– Mais puisque j’ai fini montemps !

M. le directeur ne parut pas touché de cetargument si raisonnable pourtant au premier abord. Il sourit avecindulgence.

– Vous avez fini votre temps commecoupable, mon cher Blaireau. Mais aujourd’hui, on m’apprend tout àcoup que vous êtes innocent. La situation est donc modifiée et nousnous trouvons en présence de nouvelles formalités à remplir.

Les yeux de Blaireau commençaient às’écarquiller furieusement.

– Alors, si je voulais sortir maintenant,je ne pourrais pas ?

– Non, mon ami.

– Vous m’en empêcheriez ?

– Sans violence, mon cher Blaireau, maisenfin je vous en empêcherais tout de même.

– Et tout à l’heure, pourtant, j’étaislibre ?

– Vous l’étiez, Blaireau.

– Et je ne le suis plus ?

– Ou du moins pas immédiatement.

Blaireau éclata :

– Alors, comme ça, nom d’un chien !c’est parce que je suis innocent qu’il faut que je reste en prisonun peu plus ?

– Ce n’est pas la seule raison, repritironiquement M. le directeur.

Oubliant son respect coutumier, Blaireau semit à arpenter le cabinet en hochant la tête et en poussant desexclamations de colère.

– C’est trop fort ! c’est tropfort ! … Non…

– Hé ! calmez-vous, mon ami, ditBluette en lui mettant amicalement la main sur l’épaule. Tout n’estpas perdu…

– Il ne manquerait plus que ça.

– Je me rendrai tout à l’heure chez leprocureur de la République, je lui expliquerai votre situation etun de ces jours, j’espère…

– Un de ces jours ! hurlaBlaireau.

– Demain peut-être…

– oh ! – Et même, qui sait… cesoir, à la rigueur.

Blaireau tomba sur une chaise, non sans unenuance de découragement.

– Vous m’avouerez, monsieur Bluette, quecelle-là ! …

– Que diable ! mon cher Blaireau,ayez de la patience. La loi est la loi. Pour être emprisonné, iln’est pas absolument nécessaire d’être coupable, mais, d’un autrecôté, pour être mis en liberté, il ne suffit pas toujours d’êtreinnocent !

– Ce n’est pas que je regrette, au moins,remarqua poliment Blaireau, de rester quelques heures de plus chezvous…

– Vous êtes trop aimable, Blaireau.

– Mais quelle drôle d’idée il a eu de sedénoncer ce professeur !

– En effet.

– Ça allait si bien !

– Enfin, mon ami, rassurez-vous. Onfinira par vous remettre en liberté tout de même.

– Non, mais je l’espère bien, parexemple !

Ils se mirent à rire tous les deux, deconcert, et sans aucun souci de la distance sociale qui lesséparait.

Blaireau eut tout à coup une idéepratique :

– Est-ce que je ne pourrais pointdemander une petite indemnité ?

– Je ne vous le conseille pas, réponditBluette.

Un quidam entra.

– Quelqu’un qui demande à parler tout desuite à M. le directeur voici sa carte.

Bluette lut : André Guilloche, avocat.(Pour l’affaire Blaireau.)

– Hé ! Hé ! dit Bluette, voiciun avocat qui a affaire à vous, Blaireau.

Celui-ci se méfiait instinctivement.

« Qu’est-ce que c’était encore quecelui-là ? Un avocat pour l’affaire Blaireau !Comment ! condamné à trois mois de prison, pour un délit qu’iln’avait pas commis, aujourd’hui, il allait sortir, sa prisonaccomplie jusqu’au bout. Et voilà qu’on le gardait en prison !Et voilà qu’un avocat voulait lui parler ! Qu’est-ce quiallait encore lui arriver…  »

– Ah ! malheur de malheur !s’écria-t-il. C’est ça qu’ils appellent la justice.

Chapitre 15

 

Dans lequel Blaireau voit poindre l’aurore– juste retour des choses d’ici-bas – d’une situationglorieuse pour lui.

Maître Guilloche, une grosse serviette sous lebras, entrait en coup de vent, tout heureux de la tournure queprenaient les choses.

– Mon cher Bluette, vous savez ce quim’amène ; je viens vous plier de me mettre en rapport, sitoutefois les règlements intérieurs de la prison vous y autorisent,avec la malheureuse victime de cette sombre affaire.

Bluette éclata de lire.

– La malheureuse victime de cette sombreaffaire, la voilà.

En entendant les paroles de l’avocat, Blaireaufut rassuré. Il n’était pas venu évidemment pour lui créer desennuis, cet avocat, puisqu’il le plaignait, puisqu’il le traitaitde malheureuse victime. Hé ! hé ! mais c’était peut-êtreune aubaine, au contraire, qui lui venait là… Il y avait peut-êtreun parti à tirer de la situation. En tout cas, il ne risquait riend’exagérer les choses.

Aussi prit-il l’air le plus minable qu’il putpour répondre à maître Guilloche :

– Oui, monsieur l’avocat, c’est moi lapauvre malheureuse victime.

Et il ajouta en poussant un grossoupir :

– Ah ! j’ai bien souffert,allez !

– Je m’en doute, mon pauvre ami, mais vostourments vont prendre fin.

– Ça n’est pas trop tôt.

– Je viens de passer au Parquet, j’aiobtenu communication de votre dossier j’ai remué ciel et terre…

– Oh ! merci, monsieurl’avocat ! merci !

– Vous serez mis en liberté aujourd’huimême… Ah ! ils n’avaient pas l’air content auParquet !

– Ils faisaient une tête, hein !

– Une vraie tête ! … L’aventureva faire un bruit énorme.

« Avez-vous lu mon article du Réveil deNord-et-Cher ?

– Non, monsieur l’avocat, à la prisonnous ne lisons que le Petit Journal.

– Je vous en ai apporté un numéro,prenez-en connaissance.

Blaireau se saisit de la gazette et lutd’abord ces mots, imprimés en lettres immenses :

UN SCANDALE À MONTPAILLARD

L’AFFAIRE BLAIREAU

GRAVE ERREUR JUDICIAIRE

– Je n’y pensais pas tout d’abord,murmura-t-il, mais c’est vrai, c’est une erreur judiciaire. Je suisvictime d’une erreur judiciaire.

Et il se répétait à lui-même, avec l’orgueilque donne toute notoriété naissante :

– L’affaire Blaireau ! L’affaireBlaireau ! voilà que j’ai donné mon nom à une affaire,maintenant !

– Lisez, mon ami.

Blaireau lut :

« Le malheureux, qu’une des plus graveserreurs judiciaires commises par la magistrature dans ce dernierquart de siècle a laissé pendant des années dans la prison deMontpaillard…  »

– Oh ! des années ! protestadoucement Bluette, c’est un peu exagéré.

– Nous rectifierons dans un de nosprochains numéros.

– Le temps ne fait rien à la chose,affirma Blaireau. Je continue :

« … Pendant des années dans la prison deMontpaillard, l’infortuné Blaireau sera vengé par l’opinionpublique. Quant à nous, nous ne l’abandonnerons pas !

Signé : LA RÉDACTION. »

Blaireau se rengorgeait de plus enplus :

– Monsieur l’avocat, je vous prie deremercier la Rédaction pour moi et de lui dire qu’elle n’aura pasaffaire à un ingrat. Si jamais elle a besoin d’un beau lièvre oud’une jolie truite…

– Merci pour elle, Blaireau.

– Oui, pour un article de journal, voilàce que j’appelle un article de journal ! Je voudrais bienpouvoir en écrire comme ça !

– Vous faites mieux que de les écrire,mon cher camarade, vous les inspirez !

Et il lui serra la main d’une chaleureuseétreinte.

– Mais ce n’est pas tout, Blaireau.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Réfléchissez bien. Pénétrez-vous decette idée que vous n’êtes plus le simple et banal Blaireaud’autrefois.

– Je m’en pénètre bien, monsieurl’avocat ; mais, en quoi que je ne suis plus le simple etbanal Blaireau d’autrefois ?

– En ceci que tout le monde aujourd’hui ales regards fixés sur vous.

– Diable !

– Votre nom n’est plus seulement votrenom à vous, il est devenu celui d’un scandale public.

– C’est parfaitement vrai.

– Et vous voilà tout naturellementdésigné pour être le porte-drapeau des persécutés.

– Je le serai !

– N’oubliez pas que cette situation vouscrée des devoirs auxquels vous ne sauriez vous soustraire.

– Rassurez-vous, monsieur l’avocat. Sivous me connaissiez mieux, vous sauriez que je ne suis pas un hommeà me soustraire à aucun devoir. Le porte-drapeau des persécutés,oui, je le serai ! oui, répéta-t-il avec force.

– Bravo, Blaireau ! Dans votrepoitrine bat le cœur des citoyens antiques !

– Hein ! qui est-ce qui aurait ditça, l’année dernière, que je deviendrais porte-drapeau !

– Pour commencer mon vieux camarade, vousdînez, ce soir avec toute la rédaction du Réveil.

– J’accepte.

Ici, le directeur crut devoir placer unetimide observation :

– Mon cher maître, je ne sais pas jusqu’àquel point les règlements intérieurs de la prison m’autorisent àlaisser inviter mes détenus à dîner en ville. Mais étant donné lescirconstances particulières.

– Oh ! oui, s’écria amèrementBlaireau, particulières, on peut le dire qu’elles sontparticulières, les circonstances !

– Tout à l’heure, donc, mon cherBlaireau, je vais revenir vous chercher et bientôt, quand s’ouvrirala période électorale, c’est vous qui serez le président d’honneurde toutes nos réunions.

– Président d’honneur ! je veuxbien, mais est-ce que je saurai ?

– Rien n’est plus facile. Je vousapprendrai.

– Je présiderai avec mondrapeau ?

– Quel drapeau ?

– Le drapeau des persécutés,donc !

– Ah ! ah ! ah ! ah !ah ! Le drapeau des persécutés, cher ami, n’existe pas àproprement dire. C’est une figure… une façon de parler

– Ça ne fait rien, je me tiendrai commesi j’en avais un.

– C’est cela ! … À propos, vousallez probablement recevoir la visite de M. Dubenoît, le maire. Ilva chercher à vous entortiller… méfiez-vous. Justement, levoici !

Chapitre 16

 

Dans lequel se renouvelle le conflit entremaître André Guilloche, avocat au barreau de Montpaillard, et M.Dubenoît, maire de ladite commune.

M. Dubenoît, en effet, s’approchait, et sur saphysionomie on pouvait lire à la fois l’inquiétude, lemécontentement et divers autres sentiments désagréables.

– Bonjour mon cher Bluette !Ah ! voilà le redoutable Blaireau, le héros du jour !C’est précisément avec lui que je désirerais causer ; mais ilest en grande conversation, je vois, avec notre jeunerévolutionnaire.

– Blaireau, dit Guilloche, a bien voulume choisir comme avocat.

– Dites plutôt que c’est vous qui l’avezchoisi comme client.

– C’est la même chose, conciliaBlaireau.

– J’ai lu votre article de ce matin, moncher Guilloche. Il est charmant… et d’une bonne foi !

– Alors vous vous imaginiez, monsieur lemaire, que cela allait se passer comme ça ! qu’on pourraitemprisonner un innocent pendant des années…

– Trois mois, s’il vous plaît.

–… Et que l’opinion publique ne protesteraitpas !

– L’opinion publique se fiche pas mal deBlaireau.

– On a renversé des gouvernements pourmoins que cela, monsieur le maire !

– Ces temps-là sont passés, monsieurl’avocat !

– Peut-être pas tant que vous le croyez…Me ferez-vous l’honneur, monsieur Dubenoît, d’assister à laconférence que je fais demain à la Brasserie de l’Avenir ?

– Sur quel sujet ?

– L’Erreur judiciaire en France depuis lechêne de Saint Louis jusqu’à nos jours.

– Je ne vous promets pas d’y assister enpersonne, mais dans tous les cas, j’y enverrai un garçon de lamairie.

– Trop aimable.

Et il songea : « Il rage, M. lemaire ! »- Au revoir messieurs ! À tout à l’heure,Blaireau, et souvenez-vous de vos engagements !

– Soyez tranquille, monsieur l’avocat, jesuis un homme tout d’une pièce, comme on dit.

Chapitre 17

 

Dans lequel on verra que l’amour trop exclusifde l’ordre peut pousser un fonctionnaire public jusqu’à l’iniquitéformelle.

– À nous deux, Blaireau.

– Je vous écoute, monsieur le maire.

– Alors, grand nigaud, vous allez vouslaisser accaparer par des intrigants qui vont se servir de vouspour embêter l’autorité, la magistrature, pour troubler l’ordre etqui, après ce beau gâchis, vous lâcheront et se moqueront devous !

– Pourquoi se moqueraient-ils demoi ?

– Parce qu’ils n’auront plus besoin devous, parbleu ! C’est clair ! … Écoutez, Blaireau,il s’agit d’examiner froidement votre situation.

– Elle n’est pas gaie, ma situation, monpauvre monsieur.

– Pas gaie ? Je ne suppose pas quevous allez vous plaindre du régime de notre prison, hein ? Laprison de Montpaillard est bien connue pour être la meilleure dudépartement, et vous ne tomberez pas toujours sur des directeurscomme M. Bluette.

– Je compte même ne plus jamais tombersur aucun directeur.

– On ne sait jamais.

– Et puis, M. Bluette est biengentil ; mais, enfin, une prison est toujours une prison.

– Quand vous irez dans une autre, vousapprécierez la différence.

– Décidément, vous y tenez, à ce que jeretourne en prison ?

– Ne causons plus de cela. Jetons unvoile sur le passé. Comment allez-vous gagner votre vie,maintenant ?

– Je ne serai pas embarrassé.

– Vraiment ? Et que comptez-vousfaire ?

– Je travaillerai.

– À quoi ?

– Comme avant… Je… bricolerai.

– Vous bricolerez ? Je sais ce quecela veut dire, mais on aura l’œil sur vous, mon garçon, et plusque jamais. Du travail régulier, pensez-vous en trouverfacilement ?

– Pourquoi pas ?

– Voilà où vous vous trompez, mon pauvreami. Les gens sauront que vous avez fait trois mois de prison. Ilsn’aiment pas beaucoup cela, les gens !

– Mais, nom d’un chien, ils sauront bienque je suis innocent, les gens !

– Je le sais, Blaireau, et je ne parlepas de moi qui suis au-dessus des préjugés. Je recevraisparfaitement, moi qui vous parle, un innocent à ma table, mais vousne rencontrerez pas les mêmes indulgences chez tout le monde,n’est-il pas vrai, Bluette ?

– Hélas, oui !

– Il faut tenir compte de l’opinionpublique.

– L’opinion publique ? s’écriaBlaireau, elle est pour moi, l’opinion publique. Tenez, voyez cejournal.

– Ah ! vous lisez cesinepties !

– Un scandale à Montpaillard !

– Il n’y a pas de scandale àMontpaillard, et il n’y en aura pas, je leur montreraibien !

– Et l’Affaire Blaireau, monsieur lemaire, qu’est-ce que vous en faites ?

– Il n’y a pas d’affaire Blaireau !Ah ça ! supposez-vous, mon pauvre garçon, parce que le Réveilde Nord-et-Cher a imprimé votre nom en grosses lettres, que vousêtes devenu un personnage plus considérable qu’il y a trois mois,avant votre condamnation ?

– J’en suis même sûr !

– Vous vous trompez, mon cher Blaireau.Avant votre condamnation, vous n’étiez pas coupable… Aujourd’hui,vous êtes innocent. C’est exactement la même chose, et votresituation n’a pas changé d’une ligne.

– Je ne trouve pas, moi, et puis, j’aifait trois mois de prison dans l’intervalle. Il ne faut pas oublierce léger détail…

– Voyons, nous sommes entre nous,n’est-ce pas ? N’essayez pas de faire votre malin avec moi.vous avez fait trois mois de prison, c’est vrai ; mais si onles additionnait, tous les mois de prison que vous avez méritésrien que pour vos délits de braconnage, ce n’est pas trois mois deprison auxquels vous auriez droit, mon cher, mais au moins à dixans. Estimez-vous donc encore bien heureux et n’en parlonsplus !

– Je suis innocent, je ne sors pas delà !

– Ma parole d’honneur, on dirait qu’iln’y a que vous d’innocent dans la commune ! voulez-vous que jevous dise, Blaireau ? vous êtes un mauvais esprit, un homme dedésordre, voilà ce que vous êtes !

– Ça n’empêche pas que je soisinnocent.

– Écoutez, Blaireau, je vais vous donnerun dernier conseil, un conseil d’ami. Quittez le pays.Allez-vous-en à une certaine distance à la campagne, dans une placeque je me charge de vous procurer. Là, à force de travail et debonne conduite, vous arriverez peut-être un jour à vousréhabiliter.

– Comment, me réhabiliter ? Moi, uninnocent ?

– Est-ce convenu ?

– Jamais de la vie ! Un innocent n’apas à se réhabiliter !

– Si vous ne suivez pas mon conseil,Blaireau, je ne réponds pas de ce qui arrivera.

– Qu’est-ce qui arrivera ?

– Vous le verrez bien, et peut-être alorsil sera trop tard, entêté !

– Diable, diable, me voilà bienembarrassé.

Blaireau se mit à gratter son pauvre crâneperplexe. Un gardien annonça la présence d’un monsieur quisouhaitait obtenir de M. le directeur l’autorisation de visiter M.Blaireau.

Ce monsieur n’était autre que notre vieilleconnaissance, le baron de Hautpertuis, qui venait voir lamalheureuse victime et s’entendre avec elle sur les détails de lafête en son honneur et à son profit.

– Un baron, fit Blaireau,mazette !

– Faites entrer ce monsieur, commanda ledirecteur.

– Est-ce qu’il n’aurait pas renoncé àcette idée saugrenue ? grommelait Dubenoît. Car ce n’est pasassez des révolutionnaires, il faut que les nobles s’en mêlentmaintenant, de troubler l’ordre. Quelle époque, mon Dieu, quelleépoque !

En tenue élégante, mais sobre, sans fleur à laboutonnière (on ne doit pas porter de fleurs dans les visites auxdétenus),

M. le baron de Hautpertuis se présenta etsalua d’un style aisé mais sévère, ainsi que le comportaient lescirconstances.

Chapitre 18

 

Dans lequel, de glorieuse qu’elle était déjà, lasituation de Blaireau s’annonce, ce qui ne gâte rien, comme desplus rémunératrices.

En quelques mots, Blaireau fut au courant deschoses.

De concert avec la plus brillante jeunesse deMontpaillard,

M. le baron de Hautpertuis préparait unesplendide fête au bénéfice de l’infortuné Blaireau, une fête quiserait l’événement de la saison.

– Une fête pour moi !

– Oui, une fête pour vous, mon chermonsieur… comment déjà ?

– Blaireau… je m’appelle Blaireau. voussavez bien : l’Affaire Blaireau !

– Parfaitement, je me souviens. Oui,monsieur Blaireau, nous sommes en train de vous organiser quelquechose de soigné, une splendide fête dont vous serez lehéros !

– Le héros ! je serai lehéros !

Blaireau se redressait : il y a un quartd’heure, il était promu porte-drapeau des persécutés et voici qu’ildevenait héros, maintenant ! Héros d’une fête organisée par unbaron !

Allons, les choses prenaient une bonnetournure !

Après la gloire, l’argent !

M. Dubenoît, lui, s’attristait de plus enplus, en voyant l’ordre à Montpaillard décidément compromis.

Il fit une dernière tentative :

– Ne croyez-vous pas, monsieur le baron,qu’une bonne place de jardinier ne serait pas préférable pour cegarçon-là ?

Blaireau eut une grimace :

– Euh ! Une bonne place de jardinierElles sont bien rares, vous savez, les bonnes places dejardinier

– Et puis, ajouta le baron, il seratoujours temps de lui chercher une place après la fête, quand cemalheureux aura touché le produit de cette belle manifestation dela charité publique.

Blaireau ouvrait des yeux énormes et desoreilles non moindres :

– Alors c’est moi qui toucherai, monsieurle baron ? Je toucherai… tout ?

– Oui, mon ami, vous toucherez tout,moins les frais insignifiants et quelques menues dépenses de lafête.

– Bien entendu… Et à combien croyez-vousque ça puisse se monter, la recette, à peu près ?

– Oui, ricana M. le maire, à combiencroyez-vous que ça puisse se monter ?

– Dame. . , je ne sais pas trop, moi.

– Eh bien ! mon cher baron,permettez-moi de vous dire qu’une fête dans le genre de celle-là nerapporterait pas vingt francs, à Montpaillard.

– Vingt francs ? vousbadinez !

– C’est que Montpaillard n’est pas uneville riche, monsieur le baron.

– Vous disiez hier qu’il n’y avait pas depauvres dans votre commune ?

– Il n’y a pas de pauvres, c’est vrai,mais il n’y a pas de riches non plus. Montpaillard, monsieur lebaron, est composé de gens aisés (s’animant), tranquilles !(se promenant avec agitation), paisibles ! (faisant desgestes). Des gens qui repousseront avec la dernière violence lesinnovations parisiennes dont la capitale cherche à empoisonner laprovince, soit dit sans vous offenser, monsieur le baron !

– Je ne m’offense pas, monsieur le maire,je m’étonne simplement.

– Tenez, je vous parie cinq cents francsque votre fête n’en rapportera pas deux cents.

– Je les tiens. voilà vingt-cinq louis deplus dans la caisse de Blaireau. Blaireau, vous pouvez remercier M.Dubenoît.

– C’est la première fois, dit Blaireau,que M, le maire est tant soit peu gentil pour moi. Merci bien,monsieur le maire !

– Il n’y a pas de quoi, mon garçon, vousle verrez bientôt, car cette fameuse fête sera une immenseveste.

M, de Hautpertuis fut piqué au vif.

– Mon cher monsieur Dubenoît, j’aiorganisé dans ma vie soixante et onze fêtes de charité à la suitede catastrophes diverses. J’ai sauvé de la misère des Péruviens,des Turcs, des Portugais, des Chinois, des Moldo-Valaques, desÉgyptiens… Il serait plaisant que je ne réussisse pas, la premièrefois que j’organise une fête au bénéfice d’un compatriote.

– Si vous connaissiez Montpaillard, vousne parleriez pas ainsi.

– Je réponds de tout !

– Nous en recauserons… Messieurs, je vousquitte, on m’attend à la mairie.

Il était temps que M. Dubenoît sortît, ilallait éclater.

Chapitre 19

 

Dans lequel un bout de conversation entre lebaron de Hautpertuis et le sympathique M. Bluette nous fixera surles antécédents de ce dernier.

– Votre prison, monsieur le directeur estbeaucoup plus gaie que je me le figurais. Une vue superbe, un beaujardin… Il y a longtemps que vous êtes ici ?

– Trois mois, exactement trois mois. J’ysuis entré le même jour que cet excellent Blaireau. C’est pourquoij’éprouve tant de sympathie pour lui.

– Je comprends cela. Et avant d’être àMontpaillard…

– J’ai commencé ma carrière par cetétablissement. Auparavant, j’habitais Paris. Ah ! si onm’avait dit, il y a seulement trois ans, que je deviendraisdirecteur de prison, j’aurais bien ri.

– Vous vous destiniez, sans doute, àd’autres fonctions ?

– Je ne me destinais à rien. . , jem’amusais. Ma foi, je ne regrette rien, car, vraiment, je me suisbien amusé.

– Tout est là ! Les femmes sansdoute ? …

– Les femmes, oui, surtout une !

– À la bonne heure !

– Oui, c’est à une femme que je dois monentrée dans la carrière administrative. Elle s’appelait Alice. Nousnous adorions… Tel que vous me voyez, baron, j’étais un simplerentier Alice eut bientôt fait cesser cette situation anormale.Elle jetait l’argent par les fenêtres et moi je le regardaistomber…

– C’était très gai. Ruiné par lesfemmes ! Permettez-moi de vous serrer la main.

– Pas par les femmes, par une femme.

– Ce n’en est donc que plus flatteur

– Alors, complètement décavé, jesollicitai une place du gouvernement. À cette époque, j’étaiscousin du ministre…

– Vous n’êtes plus son cousin ?

– C’est lui qui n’est plus ministre. Ileut juste le temps de me nommer à Montpaillard. Heureusement, carmes moyens ne me permettaient plus que d’être prisonnier moi-même,ou directeur de prison. Je n’hésitai pas une minute.

– Je n’ai pas de peine à le croire. EtMlle Alice ?

– Alice, de son côté, fit connaissanced’un monsieur âgé fort riche ; mais la chère petite ne m’a pasoublié, j’en ai actuellement la preuve.

– Tous mes compliments, mon cherBluette ! Je ne m’attendais pas à trouver chez un directeur deprison un aussi charmant homme, et je suis enchanté d’avoir faitvotre connaissance.

– Tout l’honneur est pour moi. Meferez-vous le plaisir de visiter mon petit établissement ? Ah,dame ! ça n’est pas la prison de Fresnes ! …

– Très volontiers, cher monsieur.

Les quelques mots échangés sur Alice avaientfait naître au cœur de Bluette le soudain remords de laisser lapauvre chérie en solitude aussi prolongée.

– Avant de commencer notre petitepromenade, baron, je vous demanderai l’autorisation de m’occuper dequelques détails de service.

– Faites, mon cher directeur faites.L’administration avant tout !

Et Bluette courut retrouver Alice, qu’ilembrassa de tout son cœur et même à plusieurs reprises,croyons-nous pouvoir affirmer.

Chapitre 20

 

Dans lequel Blaireau revêt la malsaine livrée dela popularité.

Bluette n’avait pas plutôt les talons tournésque Me Guilloche faisait une nouvelle et brusque irruption.

– Bonjour baron. vous allezbien ?

– Fort bien et vous aussi, n’est-ce pas,car si j’en juge par le volume de votre serviette, les affaires dela chicane doivent être des plus prospères.

Le fait est que la serviette que portait MeGuilloche sous son bras semblait bondée à éclater.

– Dites-moi, baron, Bluette est-il absentpour longtemps ?

–Pour peu d’instants, je crois. Il s’occupe dedonner quelques ordres, m’a-t-il dit.

– Alors, pas de temps à perdre ;Blaireau, je vous apporte des habits.

– Des beaux habits ?

– Des habits magnifiques.

– Ah ! tant mieux ! Il n’y arien que j’aime tant comme les beaux habits ! Si j’avais eu dela fortune, il n’y aurait jamais eu dans le pays personne d’aussibien habillé que moi !

– Tenez, les voici, vos habits !

Guilloche extirpait de sa serviette un costumecomplet, dont la vue fit immédiatement pousser des cris d’horreur àM. de Hautpertuis et des clameurs d’indignation à Blaireau.

Un costume à décourager tout à la fois lecrayon de Callot et la palette de Goya !

Des hardes sans forme, des guenilles sanscouleur définissable, avec des trous, des accrocs, toute unehideuse et terne polychromie de raccommodages et de pièces.

D’abord suffoqué presque jusqu’à l’asphyxie,Blaireau, maintenant, croyait à une farce, à une excellente farcede son avocat.

– Vous en avez de bonnes, monsieurGuilloche !

– Allons, Blaireau ! vite !nous n’avons pas de temps à perdre !

– Que je me mette ça sur ledos ?

– Évidemment !

Alors, c’était sérieux ! Blaireau necomprenait plus :

– Vous vous moquez de moi, pasvrai ?

– Je ne me moque pas de vous, Blaireau.C’est bien le costume que vous allez mettre pour votre sortie deprison.

– Vous appelez ça un costume, vous ;eh bien, vous n’avez pas peur ! Jamais je ne me montrerai dansla rue avec des loques comme ça sur le dos ! Uninnocent ! De quoi que j’aurais l’air voyons !

– Mais si, mais si. Il y aura plus decinq cents personnes à la porte de la prison attendant votresortie… vous ferez un certain effet, je vous le garantis.

– Je n’ai pas de peine à le croire aveccette défroque-là. Non, je ne veux pas !

– Mais vous ne comprenez donc pas, grandenfant que vous êtes, que plus vous serez ignoblement vêtu, plus lapitié publique ira vers vous ! Demandez plutôt à M. deHautpertuis.

– C’est évident, appuya le baron.

– Alors, s’écria Blaireau, vous, monsieurle baron, vous consentiriez à vous habiller avec ça ?

– Dans les circonstances habituelles dela vie, mon ami, non ! Mais dans la situation actuelle, jen’hésiterais pas une seconde. Quand la foule vous apercevra, vousserez certainement acclamé !

– Et même porté en triomphe, appuyaGuilloche. D’ailleurs, la manifestation est admirablementorganisée. Ces messieurs du parti sont en train de répéter.

Cette assurance d’un triomphe prochain décidaBlaireau.

– Allons, passez-moi vosfripes !

En un tour de main, il avait quitté sespropres vêtements et endossé les haillons sordides.

Un cri d’admiration échappa à Guilloche.

– Vrai, Blaireau, vous êtessuperbe !

Le baron assura son monocle :

– Épatant, mon ami, très chic ! Aufameux bal des haillons que donna la duchesse, cet hiver je ne mesouviens pas avoir remarqué guenilles plus pittoresques.

– C’est égal, monsieur le baron,j’aimerais mieux un petit complet dans le genre du vôtre.

– Je vous donnerai l’adresse de montailleur.

– Quand j’aurai touché l’argent de lafête…

Un éclat de rire l’interrompit. C’étaitBluette qui, tout à coup, apercevait cette mascarade :

– Qu’est-ce que c’est que ça ? Monpauvre Blaireau, comme vous voilà fichu !

– C’est moi, expliqua Guilloche, qui mesuis permis d’apporter quelques effets à mon client, il n’avaitrien de convenable à se mettre. Alors…

– Je ne vous cacherai pas, mon chermaître, que les règlements intérieurs de la prison ne m’autorisentpas à laisser affubler mes détenus de la sorte, même au moment ducarnaval.

– J’ai pensé que, dans les circonstancesprésentes, je pouvais en quelque sorte…

Blaireau, maintenant, se trouve tout à faitchic, comme disait le baron, et l’idée de son prochain triomphel’exalte au point de lui faire perdre sa réserve ordinaire.

Il est désormais dans la peau dubonhomme :

– Eh bien, il ne manquerait plus que ça,par exemple ! s’écrie-t-il. Après avoir souffert ce que j’aisouffert, je n’aurais plus le droit de m’habiller comme jeveux ! Ça serait trop fort !

Chapitre 21

 

Dans lequel le baron de Hautpertuis fait tout cequ’il faut pour justifier le mot de la fin.

Quand Bluette mit, provisoirement d’ailleurs,un dernier baiser sur la nuque d’Alice, en lui disant :« Je serai tout à toi dans quelques minutes, en ce moment monbureau est plein de monde », il commit la grande faute de nepoint préciser les noms et qualités des encombrants.

il aurait, de la sorte, évité, non point unmalheur car l’aventure tourna mieux qu’on n’aurait pu l’espérer,mais une complication dangereuse.

Au nom du baron de Hautpertuis, Alice ou, sivous aimez mieux, Delphine de Serquigny eût bondi, comme dans lesmélodrames :

– Cet homme ici !

Le nom du baron n’avait jamais été prononcéentre Alice et Bluette. À quoi bon parler de ceschoses-là ?

Et quand Bluette, racontant au baron unepartie de sa vie, citait sa mignonne Alice, M, de Hautpertuis étaità cent lieues de croire que cette charmante femme constituait lamême personne que sa bien-aimée Delphine, à lui.

Et voilà comme la vie ménage de ces surpriseset de ces rencontres, beaucoup plus ingénieuses que cellesqu’imaginent nos ténébreux dramaturges ou nos vaudevillistes lesplus farces, comme dit le critique.

Restée seule, la joyeuse Alice s’ennuyaitferme, et comme l’oisiveté est mauvaise conseillère, notre jeuneamie n’hésita pas à commettre un de ces actes que les censeurs lesplus indulgents sont unanimes à traiter d’anti-administratifs.

Découvrant dans un magasin un lot de vêtementsdestinés aux détenus, elle en choisit un à sa mesure approximativeet s’en affubla.

Autant pour se mettre à son aise (du coutil,c’est frais, l’été !) que pour causer une surprise à Bluettequand il la reverrait ainsi costumée.

Ajoutons que notre petite camarade était toutà fait gentille sous ce généralement hideux uniforme, tant il estvrai que la jeunesse et la grâce suffisent à embellir, nonseulement tout ce qu’elles parent, mais encore tout ce dont ellesse parent !

Après avoir dignement savouré cette penséedélicate et bien originale, rentrons au vif de l’action.

Comme il fait très chaud, Alice n’a rientrouvé de mieux que de pénétrer dans le plus frais cachot de laprison et de s’y installer et d’y lire les journaux de Paris que,précisément, le facteur vient d’apporter.

Elle est bien à son aise avec ce léger costumequ’elle ne craint point de salir ; ses cheveux sont défaits etroulés dans une calotte de toile.

On la prendrait ainsi pour un pauvre petitjeune homme coupable sans doute, mais si gentil que le tribunalaurait bien dû l’acquitter.

Quand on a cette frimousse-là et ces grandsyeux expressifs, on ne doit pas être un bien redoutablemalfaiteur ! Pauvre petit prisonnier !

Cependant, Bluette faisait au baron leshonneurs de son établissement.

Ils avaient visité les cellules, les ateliers,le réfectoire.

– Par là, ce sont les cachots où l’onenferme les malfaiteurs dangereux, provisoirement confiés à magarde, ou les mauvaises têtes. Ces cachots, depuis ma direction,ont toujours été vides. Si vous désirez y jeter un coup d’œil…

Et, ainsi que le lecteur s’y attend peut-être,ce fut précisément le cachot où résidait Alice, dont Bluetteentrouvrit la porte.

Ici, une véritable scène de théâtre facile àse figurer Grâce à son excessive myopie, le baron n’aperçut pointles grimaces désespérées qu’Alice adressait à Bluette et dont cedernier par bonheur, devina la signification.

Pas de doute, l’ami, le seigneur et maîtred’Alice, c’était lui, M. de Hautpertuis.

Épineuse, à combien, la situation !

Bluette cherchait à emmener le baron, mais envain, le baron venait d’affermir son monocle etmurmurait :

– Voilà bien la plus étrange ressemblanceque j’aie jamais constatée de ma vie !

Allons bon, ça y était ! Il allait lareconnaître maintenant et que se passerait-il ensuite ?Comment expliquer… Bluette n’en menait pas large !

Alice, elle, n’avait pas perdu son sang-froidun seul instant.

– Quelle étrange ressemblance !répétait le baron. Qu’est ce jeune homme, mon cherBluette ?

– C’est un garçon qui vient d’êtrecondamné pour vagabondage, un excellent sujet, à part cedétail.

– Avez-vous une famille, mon ami, desparents ?

Alice se souvint qu’elle avait joué lacomédie, jadis.

Elle prit une attitude humble et donna à savoix le timbre rocailleux des personnes de basse culturemondaine.

– Hélas ! oui, mon bon monsieurrépondit-elle, j’ai une famille, une brave famille dont je fais ledésespoir ! Ma pauvre sœur surtout.

– Ah ! vous avez une sœur monami ? De quel âge ?

– Vingt-trois ans, monsieur.

– Ah ! mon Dieu !

– Qu’avez-vous, monsieur le baron ?demanda Bluette.

« Juste l’âge de Delphine ! »pensait Hautpertuis.

– Où habite-t-elle ? continua-t-ilen s’adressant au jeune détenu.

– À Paris, monsieur. Je puis bien direque je lui en ai causé du désagrément à ma pauvre sœur !

– Son nom ?

– Delphine, monsieur.

– Mon pressentiment ne me trompait pas.Oh ! c’est affreux !

« Mon cher monsieur Bluette, ce pauvregarçon est le frère de Delphine, le propre frère de mon amie.

– Étrange rencontre, baron !Ah ! on ne pourra jamais soupçonner les drames qui se passentdans les prisons !

– Continuez, mon ami. Racontez-moi votreexistence. Pourquoi êtes-vous ici ?

– M. le directeur vous l’a dit, monsieur,pour vagabondage.

« Toute ma vie, je n’ai fait quevagabonder. C’est plus fort que moi, il faut que je vagabonde. Masœur a beau m’envoyer de l’argent, je le dépense à mesure.Ah ! je peux dire que, je lui coûte cher à celle-là !

– Votre sœur vous envoie del’argent !

– Pas à moi seulement, monsieur, mais àtoute la famille, à deux ou trois frères que nous avons dans leMidi, à son vieil oncle infirme, à une tante malade…

– Elle s’y trouve, en ce moment, chezcette tante malade. Pauvre Delphine, quel cœur ! Brave, bravefille !

– C’est la providence de la famille,monsieur. Sans elle, nous serions tous morts de faim depuislongtemps. Mais voilà, elle ne pourra peut-être pas toujours nousen envoyer de l’argent, et alors…

M. de Hautpertuis eut un beau geste.

– Rassurez-vous, mon jeune ami, jamaisvotre sœur ne manquera d’argent, je crois pouvoirl’affirmer !

– Vous la connaissez donc,monsieur ?

– J’ai cet honneur.

– Pauvre Delphine ! Sans nous, elleserait une honnête fille… Elle n’aurait pas été obligée de maltourner.

– Mais, mon ami, ne croyez pas que votresœur ait mal tourné, vous vous tromperiez beaucoup. Elle n’est paspositivement mariée, mais elle a un ami sincère, dévoué, riche, quine la laissera jamais manquer de rien, ni pour elle, ni pour safamille.

– Elle le mérite bien.

– Quant à vous, mon jeune ami, prenezceci en attendant.

Il lui glissa un billet de cent francs dans lamain.

– Merci, monsieur, vous êtes tropbon.

– Par amitié pour moi, M. le directeurvoudra bien vous traiter avec indulgence, n’est-ce pas, monsieurBluette ?

– Je le traiterai de mon mieux, réponditmodestement le fonctionnaire.

– Au revoir, mon cher directeur.Ah ! cette rencontre m’a serré le cœur !

– La vie est pleine d’étrangeschoses.

– Et vous, mon jeune ami, boncourage !

– Je ne me plains pas… M. le directeurest très bon pour moi.

Quand elle fut seule, Alice ne put s’empêcherde murmurer :

– Décidément c’est un brave homme ;mais quelle poire !

Chapitre 22

 

Dans lequel il se passe plusieurs événementsdont aucun ne revêt un caractère de gravité exceptionnelle.

Bluette tint à reconduire lui-même le baronjusqu’à la grande porte qui donne sur la rue.

Ils se félicitaient mutuellement d’avoir faitleur charmante connaissance et prenaient congé, quand un monsieurentre deux âges, officier de la Légion d’honneur se présenta, l’airaimable à la fois et légèrement ironique.

– Monsieur Bluette, sans doute ?

– Lui-même, monsieur.

– Je suis M. Devois, inspecteur desprisons.

– Ah ! parfaitement, monsieur.Enchanté.

– Je connaissais beaucoup votreprédécesseur… Croyez que je suis heureux de me trouver en contactavec vous.

– Moi de même, monsieur.

– On m’a parlé de vous, en haut lieu,comme d’un homme des plus distingués et fort au-dessus de lafonction qu’il occupe.

– On a été trop flatteur pour moi, enhaut lieu.

– Il paraît même que vous avez transformévotre prison en une sorte de petit éden, quelque chose comme uneconfortable pension de famille.

– Je fais de mon mieux.

– C’est dans ce cas que le mieux estl’ennemi du bien. Une prison, mon cher monsieur Bluette, n’est pasun casino.

– À qui le dites-vous ?

– Et, sans transgresser les lois del’humanité, il faut user de rigueur avec messieurs les condamnés,desquels le nombre augmenterait terriblement si on les traitaitpartout comme dans la prison de Montpaillard, c’est-à-dire enpassagers de première classe.

– Pauvres gens !

– À propos, qu’est-ce que c’est que cettehistoire d’erreur judiciaire dont j’ai entendu parler ce matin à lasous-préfecture ?

– Elle est exacte, monsieur l’inspecteur.Un de mes détenus avait été condamné injustement. Le véritablecoupable s’est dénoncé hier et a fait des aveux complets.

– C’est curieux…

– J’attends l’ordre du Parquet pourmettre mon homme en liberté.

Et notre ami Bluette, que les ironies del’inspecteur, au lieu de l’intimider mettaient plutôt en verve,ajouta d’un ton faussement humble :

– Je me permettrai même de faireremarquer à monsieur l’inspecteur que, malgré certaines petitesirrégularités que je suis le premier à déplorer la prison deMontpaillard n’en renferme pas moins un innocent.

– Et je vous en félicite.

– Il y a beaucoup de prisons mieux tenuesqui ne pourraient pas en dire autant.

– C’est une bonne note, en effet.

Tout en causant, ces messieurs étaient arrivésdevant le cachot dans lequel la jeune Alice, tout en lisant sesgazettes, fredonnait un petit air assez folâtre.

À cette minute, notre ami Bluette, songeant àson avancement, se sentit envahi par les plus mornespressentiments.

Il toussa avec une violence peu commune et unacharnement digne d’un meilleur sort.

Trop tard, hélas ! L’inspecteur a pousséla porte du cachot.

– Allons, fait-il, on ne m’avait pastrompé en haut lieu, votre établissement, monsieur Bluette, est unétablissement gai.

« Quel est ce jeune détenu, ce joli merlequi chante en cage ?

Pour le coup, Bluette perd un peu lenord :

– Ce jeune détenu ? C’est… commentdéjà s’appelle-t-il ? … Chose… Machin…

– C’est trop fort, vous avezquarante-trois malheureux prisonniers, et vous ne les connaissezpas ?

– Si, monsieur l’inspecteur, je leconnais, mais je ne me rappelle plus son nom. Du reste, cela n’aaucune importance.

– Comment, ça n’a aucuneimportance ?

– Aucune, puisque ce garçon est innocent.C’est l’innocent dont nous parlions tout à l’heure.

– Étrange prison, décidément ! vousavez un innocent et vous le mettez au cachot ! … Il estvrai que le pauvre garçon n’a pas l’air de s’y ennuyer outremesure. Sortez, mon ami, ce n’est point ici votre place.

Victor le gardien, apporte une carte àBluette :

– Ce monsieur insiste pour être reçu toutde suite.

– « Jules Fléchard, professeur degymnastique » ; dites-lui de repasser plus tard.

– Pourquoi cela ? fait l’inspecteur,allez recevoir ce monsieur.

Je continuerai seul ma tournée en vousattendant.

Bluette obéit, mais avec quelle inquiétude aucœur !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! queva-t-il se passer ? gémit-il. Ma carrière administrative meparaît singulièrement compromise !

L’inspecteur continue à s’occuper du« jeune détenu ».

– Alors, mon ami, vous êtesinnocent ? votre physionomie n’est point celle, d’ailleurs,d’un redoutable criminel. Pour quels motifs aviez-vous étécondamné ?

– Ma foi, répond Alice avec un aplombimperturbable, je ne m’en souviens plus bien… Un tasd’histoires…

– Vous ne vous souvenez plus à quelpropos vous avez été condamné ?

– Naturellement, je ne m’en souviensplus, puisque ce n’est pas moi qui suis le vrai coupable.

– Cela n’empêche pas…

– Pourquoi voulez-vous que je me rappelleles crimes des autres ?

– Tout cela n’est pas clair… La prison deMontpaillard est décidément une étrange prison et son directeur unbizarre fonctionnaire.

Mais Alice ne peut entendre blâmer son amisans protester.

– Ne dites pas de mal de Bluette,s’écrie-t-elle, il est très chic !

Hélas ! la courageuse protestationd’Alice va droit à l’encontre de son intention si pure !

Ce mot très chic et surtout le ton sur lequelil a été lancé a décillé (Déciller est un terme de vénerie qu’onécrit à tort dessiller. Le verbe ciller signifie coudre lespaupières d’un oiseau de proie pour le dresser… ) les yeux del’inspecteur

– Très chic ? répète-t-il. Commevous avez dit cela ! Mais, Dieu me pardonne… voulez-vous avoirl’obligeance d’enlever votre calotte ?

– Voilà, monsieur l’inspecteur.

Le flot brun des cheveux d’Alice déferle surses épaules et sur son dos.

– Attrape !

Avec une grâce infinie, M. l’inspecteur s’estdécouvert.

Il s’incline et salue :

– Madame !

– Monsieur l’inspecteur !

Au cours de sa carrière, M. l’inspecteur enavait vu de raides, mais celle-là, vraiment, dépassait les limitespermises de la fantaisie administrative.

Une jeune femme, en costume de prisonnier quilit le Figaro, en chantant des airs d’opérette, au fond d’un sombrecachot ! voilà du pas banal !

M, l’inspecteur est fort perplexe.

Son chapeau à la main, il contemple Alice, lajolie Alice, car elle est jolie, la petite mâtine, dans sontravesti improvisé.

Ah oui, il est perplexe M.l’inspecteur !

Mais soudain la gravité de sa physionomie faitplace au plus enjoué des sourires.

La vieille galanterie française a reconquisses droits !

– Vous êtes délicieuse ainsi, madame,mais vous plairait-il de me dire par quel curieux concours decirconstances vous vous trouvez dans ce costume et dans cecachot ?

– Une simple fantaisie personnelle,monsieur. Je vous assure que M. Bluette ignorait complètement mapetite mascarade, et qu’il a été aussi surpris que vous de me voirdans ce costume…

– Qui vous va admirablement, d’ailleurs.Jamais je n’aurais cru que des effets généralement portés avec tantd’inélégance puissent être aussi séants à une joliefemme !

– Vous me flattez, monsieurl’inspecteur.

– Mais non. Je vous assure. Vous êtestrès gentille.

– Eh bien, puisque vous me trouvezgentille, promettez-moi de ne pas être méchant pour M. Bluette, quiest un si bon garçon !

– Je vous le promets… vous avez l’air del’aimer beaucoup, votre cher Bluette ?

– Beaucoup, beaucoup !

– Heureux homme ! vous êtescharmante, madame.

Pour lui prouver sa réelle sympathie, il prendla main d’Alice et la garde dans la sienne.

– Vous êtes positivementcharmante.

– Alors, vous ne le gronderezpas ?

– Soyez tranquille.

– Et même, vous lui ferez avoir del’avancement ?

– Oh ça ! ce sera peut-être plusdifficile.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas luitrouver une petite prison à Paris ?

– Quartier des Champs-Élysées ?

– Ou à Passy, plutôt.

– Elle est adorable, maparole ! … J’ai une envie folle de vous embrasser.

– Je veux bien, mais à la condition quevous n’oublierez pas la prison de Passy.

– C’est juré !

Et, complètement désarmé, M. l’inspecteurembrassa la jeune femme.

Chapitre 23

 

Dans lequel on démontre administrativement qu’ilest parfois aussi difficile d’entrer en prison que d’en sortir.

Mettant de nouveau à contribution ce curieuxprivilège dont j’ai parlé plus haut et qui confère aux romanciersle pouvoir de jouer avec le temps comme avec l’espace, je vais,messieurs et dames, si vous y consentez, vous rajeunir pour uninstant de vingt-quatre heures.

Reprenons les choses où elles en étaient quandnotre vieux camarade Jules Fléchard, après l’impressionnante scènedes aveux chez les Chaville, se dirigea résolument vers le Parquet,à la fois soutenu par le doux souvenir d’Arabella luimurmurant : Courage, ami (de quelle voix, à ciel !) etpar les civiques exhortations de Me Guilloche, son avocatimprovisé. Au Parquet, ces messieurs furent reçus froidement.

En l’absence du procureur, un vieuxcommis-greffier tenta de leur démontrer la parfaite inanité de leurdémarche.

– Croyez-moi, mes amis, rentrez chez vouset ne reparlons plus de cette affaire.

– Mais pourtant…

– Ce sera beaucoup plus raisonnable. Letribunal s’est trompé, dites-vous, en condamnant Blaireau à votreplace, c’est bien possible ; mais c’est une affaire entre lenommé Blaireau et vous, monsieur Fléchard.

– La question est plus haute, protestaitl’avocat.

– Non, mon cher maître, la question n’estpas si haute que vous le dites. Blaireau a fait trois mois deprison pour le compte de M. Fléchard, c’est à ce dernier àdédommager Blaireau. À raison de vingt sous par jour (et c’est bienpayé), cela nous fait une somme de quatre-vingt-dix francs. Mettonscent francs pour faire un compte rond. Donnez cent francs àBlaireau et ne parlons plus de cette affaire-là !

– Nous reviendrons demain matin, et nousverrons si M. le procureur tiendra le même raisonnement quevous.

– S’il en tient un autre, il aura tort etservira mal les intérêts de la justice, intérêts plus considérableset plus augustes que ceux d’un simple citoyen comme vous, soit ditsans vous fâcher, monsieur Fléchard.

Et, se levant, le vieux greffier leur indiquaque l’entrevue avait pris fin.

Le professeur de gymnastique passa unemauvaise nuit.

Si pourtant les magistrats se refusaient àprendre au sérieux ses déclarations, si on ne consentait pas à lemettre en prison, que dirait Arabella de Chaville ?

Car ce qu’elle aimait en lui – et il lecomprenait bien – c’était la victime autant que le héros.

Sans prison, pas de mariage.

De la naissance et de la particule, laromanesque jeune fille pouvait se moquer, mais pas del’auréole !

Une auréole ! L’auréole du martyre, il lafallait à Fléchard, coûte que coûte !

Une auréole ! une auréole ! monroyaume pour une auréole !

Aussi, dès le lendemain matin, frappait-il àla porte du procureur.

– Ah ! s’écria le magistrat, c’estvous le nommé Fléchard (Jules) ! Eh bien, le nommé Fléchard(Jules) a raté une belle occasion de se tenir tranquille !Juste au moment des vacances ! C’est cette époque-là que vouschoisissez pour faire ce joli coup !

Fléchard répondit en baissant latête :

– Monsieur le procureur le remords nechoisit pas son jour.

– Le remords ? Ah ! fichez-moila paix avec votre remords. Le remords de quoi ? D’avoiradministré une raclée à cet idiot de garde champêtre ? D’avoirlaissé condamner à votre place cette fripouille de Blaireau ?Il n’y a pas de quoi fouetter une puce, dans tout cela. Allons, monami, rentrez chez vous, et qu’il ne soit plus jamais question decette ridicule histoire !

– Je vous demande bien pardon, monsieurle procureur, de ne pas être de votre avis, mais je tiens à êtreincarcéré au plus vite.

– Incarcéré ? non ! Enfermédans une maison de fous, plutôt ! Allez-vous-en, mon ami,allez-vous-en !

– Monsieur le procureur, je vous préviensque si vous ne voulez pas me mettre en prison, je m’adresserai àune juridiction supérieure.

– On vous enverra promener.

– Je ne me laisserai pas rebuter.

« Et j’irai, s’il le faut, Jusqu’au gardedes Sceaux !

– Écoutez, Fléchard, voulez-vous êtreraisonnable et remettre cette affaire-là à plus tard, après lesvacances ?

– Je veux coucher en prison, ce soirmême.

– Je commence à croire que j’ai devantmoi un dangereux monomane. Gare la douche !

– Merci bien, j’en ai pris une cematin.

– Pas assez forte, sans doute.Allez-vous-en !

Et, saisissant Fléchard par le bras, lemagistrat mit notre pauvre ami à la porte.

Dans l’après-midi, Fléchard prit unerésolution héroïque.

Après avoir composé un petit ballot d’effetsde rechange et d’objets de toilette, il se dirigea vers laprison.

M. Bluette, pensait-il, est un excellentgarçon. Je le connais, il ne me refusera pas de m’admettre dans sonétablissement, au moins pour quelques jours.

En chemin, il rencontra le maire, furieux, quilui dit :

– Ah ! vous voilà, vous ! vouspouvez vous vanter d’en avoir fait, un joli coup ! Il y adevant la prison au moins trois cents imbéciles qui attendent lasortie de Blaireau pour le porter en triomphe.

Malgré tout son ennui, Fléchard ne puts’empêcher de dire :

– Ça va être très drôle !éclata-t-il.

– Très drôle, en effet ! Ah !si nous avions de la troupe à Montpaillard, c’est moi qui feraisfusiller tous ces gars-là !

– Vous n’y allez pas de main morte,monsieur le maire !

– Voyons, Fléchard, soyez sérieux.Tenez-vous toujours à vous déclarer coupable ? Il est encoretemps.

– Plus que jamais, monsieur le maire, etje vais de ce pas me constituer prisonnier.

– Alors, que tout le désordre qui varévolutionner Montpaillard retombe sur votre tête !

À la prison, Fléchard trouva Bluette,tourmenté, inquiet et, contrairement à son habitude, de fortméchante humeur.

Et il y avait de quoi ! Cet inspecteur,qui tombait juste sur Alice déguisée en détenu ! Qu’est-ce quiallait résulter de cette aventure ? Mon Dieu ! MonDieu ! La révocation, sans nul doute.

– Vous, Fléchard ! quedésirez-vous ?

– Vous êtes sans doute au courant de lasituation, monsieur le directeur ?

– L’affaire Blaireau, oui ; c’estvous le coupable ?

– Parfaitement.

– Et après ?

– Après ? … Je viens meconstituer prisonnier.

– Avez-vous un papier ?

– Non, monsieur le directeur.

– Une lettre, un mot duParquet ?

– Je n’ai rien.

– Et vous vous imaginez que je vais vouscoffrer comme ça, de chic ? Vous êtes étonnant, ma paroled’honneur !

–Alors, il faut des recommandations,maintenant, pour entrer en prison ?

– Mais, certainement !

– Toujours la faveur alors ! Lenépotisme ! Pauvre ! pauvre France !

– Au revoir, Fléchard, tâchez de vousfaire une raison.

– C’est bien entendu, vous ne voulez pasme recevoir ?

– Je vous dis que non, là ! …Fichez-moi le camp !

On venait de frapper à la porte du bureau.

– Ah ! c’est encore vous, Blaireau,que désirez-vous ?

– Ça n’est pas pour vous faire unreproche, monsieur le directeur mais je trouve que vous y mettez dutemps à me relâcher !

– Impossible avant que j’aie reçu l’ordredu Parquet.

– Ah, nom d’un chien ! C’est tropfort ! Non seulement j’ai fini mon temps, mais encore je suisreconnu comme innocent, et on ne veut pas me lâcher ! C’esttrop fort ! mille pétards de bon sang ! C’est tropfort ! On n’a jamais rien vu de pareil !

– Mon cas à moi, s’écria Fléchard, estencore plus fort ! Je suis coupable et on ne veut pas mecoffrer !

– Mon pauvre ami, dit Bluette, si ondevait mettre tous les coupables en prison, on n’y arriveraitpas.

– Ah ! elle est propre, lajustice ! Pauvre France !

Et il murmura :

– Que va penser Arabella ?

Blaireau, lui, était arrivé au comble del’exaspération.

– Ah ! oui, pauvre France !c’est bien le cas de le dire !

« Attends un petit peu que je sois sortide prison, et puis je vais te l’arranger le gouvernement !

Quant à Fléchard, il regagna son domicile d’unair plus las encore et plus navré que de coutume.

Chapitre 24

 

Dans lequel le lecteur, non seulementn’assistera pas à la sortie de Blaireau, mais encore verra cemalheureux enfermé dans un sombre cachot.

L’affaire Blaireau commençait à causer ungrand tapage dans Montpaillard. Jamais les dix-sept membres duparti révolutionnaire ne s’étaient vus à pareille fête et ilsentretenaient, avec une habileté diabolique, cette agitation, quele maire, M. Dubenoît, combattait avec l’énergie du désespéré.

Le Réveil de Nord-et-Cher avait publié, versmidi, une seconde édition plus incendiaire encore que celle dumatin.

Et illustrée !

Grâce à un vieux cliché, trouvé dans les cavesde l’imprimerie Blaireau était représenté chargé de chaînes,accroupi dans un hideux cachot qu’éclairait un soupirail étroitmais outrageusement grillagé.

Des bêtes de toutes sortes grouillaient sur lesol humide de cet impasse.

Comme légende, ces simples mots : Uninnocent, à Montpaillard, à la fin du dix-neuvième siècle…

Un exemplaire de ce journal avait été apportéà Blaireau par son ami Victor le gardien.

– Tiens, regarde ça, mon vieux ! Ilsen ont fait une tête !

– Je ne suis pas de ton avis, répondBlaireau avec conviction. Moi, je me trouve bien ressemblant.

– Mon pauvre Blaireau !

– Attends un peu, Victor, je vais leur enfiche, moi, du pauvre Blaireau !

– Comment ! tu vas sortir bientôt ettu n’es pas content !

– Ah ! fichtre non, je ne suis pascontent ! Et je vais leur montrer de quel bois il se chauffe,le pauvre Blaireau !

– À qui donc en veux-tu sifort ?

– À qui j’en veux ? Mais aux gens duParquet, à ce vieux serin de Dubenoît, à tous ces mauvais gars dela gendarmerie.

Attends un petit peu que je soissorti !

– Tu ne les mangeras pas toutcrus ?

– Non, je me gênerai… Tu me prends sansdoute pour un autre, mon pauvre Victor. Tu t’imagines probablementque je suis encore le simple et banal Blaireaud’autrefois !

– Quoi ! tu vas monter sur le trônede France, à cette heure !

– Non, mais je suis le porte-drapeau despersécutés !

– Bigre !

– Je suis président d’honneur !

– Fichtre !

– Je suis le héros, tu entends bien, lehéros d’une fête organisée par un baron !

– Mazette !

– Et c’est ce Blaireau-là qu’on a letoupet de ne pas remettre en liberté ! Ah ! ilsentendront parler de moi !

Blaireau, grisé de ses propres paroles, étaitarrivé au dernier degré de l’exaspération, et ses clameursprotestatives faisaient trembler les murs de la prison.

Au cours de ses promenades dans les couloirs,le hasard le fit se rencontrer nez à nez avec M. l’inspecteur quicontinuait sa tournée avec Bluette.

– Qu’est-ce que c’est que cevacarme ? Et ce costume ? Dites-moi, monsieur Bluette,quel est cet individu ?

Bluette s’empresse de répondre à soninspecteur :

– Cet individu, monsieur l’inspecteur… ehbien ! précisément, c’est l’innocent, l’innocent dont nousparlions tout à l’heure.

Mais l’inspecteur ne veut pas entendre decette oreille-là.

On lui a déjà fait, avec Alice, le coup del’innocent. Ça ne prend plus !

– Mon cher monsieur Bluette, vous êtes unaimable homme, mais vous manquez d’invention. Chaque fois que vousêtes embarrassé pour une réponse à donner sur quelqu’un, vousdites : C’est l’innocent… variez un peu vos plaisanteries, moncher Bluette, variez-les un peu, de grâce !

– Mais je vous assure, monsieurl’inspecteur Du reste, interrogez-le vous-même.

– Innocent, cet individu ? aveccette tête-là et ces guenilles, jamais je ne le croirai ! Etpuis, innocent ou non, cet homme fait un tapage intolérable. (Et ilse retourna vers Blaireau avec colère.) Dites donc, vous, est-ceque vous n’aurez pas bientôt fini de hurler comme ça ?

– Je hurlerai comme ça tant que ça meplaira, et ça n’est pas encore vous, avec votre rosette, qui meferez taire, gros malin !

« Si quelqu’un a le droit de gueuler ici,c’est bien moi !

– Ah ! vous le prenez sur ce ton-là,mon gaillard ! Gardien, mettez les menottes à cet homme, et encellule, oust !

– Le premier qui metouche ! …

Deux gardiens, sur les ordres de l’inspecteur,eurent bientôt fait d’enfermer Blaireau dans un cachot où ilcontinua à exhaler ses invectives les plus retentissantes.

À ce moment, apparurent deux Anglais portantune lettre dans laquelle leur consul les recommandait chaudement àM. le directeur de la prison :

– Que désirez-vous de moi ?

– Il paraît que vous avez un innocentdans la personne de Montpaillard ?

– Oui, et puis ?

– Nous désirons voar le hinnocent.

L’inspecteur perdit patience.

– Ça, c’est le comble ! Si lesAnglais s’en mêlent, maintenant ! Il n’y a donc pas dehinnocent en Angleterre, que vous soyez forcés de faire le voyagede France ?

– No, jamais de hinnocent enAngleterre !

– Eh bien, messieurs, vous ne verrez pasle nôtre, nous l’avons enfermé dans un cachot. Écoutez-le, c’estlui qui crie !

« L’entendez-vous ?

– Aoh ! bizarre !

Et les Anglais se retirèrent pénétrés destupeur pour la façon, en effet étrange, dont on entend le régimepénitentiaire dans certains départements français.

Chapitre 25

 

Dans lequel le lecteur d’accord, en cela, avecM. Dubenoît, se persuadera que Montpaillard traverse une crise.

En vertu de ce principe que les meilleuresplaisanteries ne gagnent rien à s’éterniser la détention dumalheureux Blaireau prit fin vers cinq heures du soir… Toute lapopulation ordinairement si paisible de Montpaillard est massée auxabords de la prison.

Le parti révolutionnaire, sous la conduite del’ambitieux Guilloche, s’agite, cherchant à donner à la modesteescouade qu’il comporte l’apparence d’une masse drue et biendisciplinée.

Il arrive presque à ce résultat ens’adjoignant sans fierté plusieurs poignées de jeunes galopinsenchantés de l’aubaine.

Le maire rêve de charges de cavalerie, demitrailleuse, d’arrestation des séditieux. Ah ! si on avait dela troupe à Montpaillard !

Ou si, seulement, on avait encore le maréchaldes logis Martin, un homme à poigne, celui-là, un lapin qui avaitfait toutes ses études de gendarmerie dans les fameuses brigades dela banlieue de Paris, si réputées pour leur façon radicaled’épouvanter les méchants et de rassurer les bons !

Hélas ! le redoutable Martin a pris saretraite voilà un an !

Et rien pour mettre cette racaille à laraison, rien qu’une police bourgeoise doublée d’une maréchaussée àla papa. Les gendarmes, d’ailleurs, semblent s’amuser autant queles badauds.

Pour comble voilà Parju, le garde champêtre,qui s’amène ; Parju duquel la déposition est la cause de lacondamnation de Blaireau, et, par suite, de tout ce scandale.

On hue Parju : « Hé ! Parju,mets tes lunettes ! As-tu retrouvé ta plaque, Parju ?etc. »

Parju finit par comprendre que sa présence ences parages n’est point faite pour apaiser les esprits, et prend unpoint de direction vers la périphérie (comme dit un docteurconseiller municipal) de Montpaillard.

Tout à coup les portes de la prison s’ouvrent,et alors retentit un immense cri de : « viveBlaireau ! vive Guilloche ! » mais surtout :« vive Blaireau ! » Les deux compères, bras dessus,bras dessous, s’avancent :

Guilloche grave dans sa correcte redingotenoire, Blaireau radieux et drapé dans les loques innommablesprécédemment décrites.

C’est un beau spectacle.

Les deux Anglais sont dans la foule :l’un prend des notes, l’autre manœuvre son bull’s eye (Petitappareil photographique que je ne saurais trop recommander à noslecteurs.) avec une frénésie peu commune.

Les haillons de Blaireau surtout semblent lesintéresser.

On ne les croira pas quand, rentrés au sein dela perfide Albion, ils raconteront à leurs compatriotes ces scènesde la vie judiciaire française.

Mais, peu à peu, l’ordre renaît dansMontpaillard.

Les paisibles citoyens, maintenant réunisautour du potage familial, commentent diversement les événements dela journée.

Les farouches révolutionnaires, assemblés dansla grande salle du premier de la Brasserie de l’Avenir, offrent àBlaireau une longue série de vermouths d’honneur, de bittersd’honneur d’absinthes d’honneur et même de quinquinasd’honneur !

Ces divers breuvages poussent bientôtl’assistance à dire énormément de mal du gouvernement.

Très à son aise, pas fier pour un sou,charmant avec tout le monde, Blaireau promet sa protection àchacun.

Rentré chez lui, M. Dubenoît se met en manchesde chemise, éponge son front ruisselant, et tombe accablé dans unfauteuil.

– Ma pauvre amie, dit-il à sa femme, ilne faut pas se le dissimuler Montpaillard traverse unecrise !

Chapitre 26

 

Dans lequel un joli avenir politique se lève àl’horizon de la destinée de Blaireau.

M. Dubenoît a raison : ce serait puérilde le dissimuler Montpaillard traverse une crise.

Les esprits sont surexcités, le partirévolutionnaire fait des progrès immenses.

À la conférence de maître Guilloche (L’Erreurjudiciaire à travers les âges. Depuis le chêne de Saint Louisjusqu’à nos jours), Blaireau a débuté dans ses fonctions deprésident d’honneur avec ce sans-façon délicieux dont il a lesecret, et qui lui a conquis bien des suffrages.

Un monde fou, à cette conférence ; lesspectacles gratuits sont si rares en province !

Et puis, c’est demain grande fête de charité,dans le parc des Chaville, en l’honneur et au bénéfice del’infortunée victime, et quel attrayant programme !

Ouverture du parc à deux heures del’après-midi, baraques foraines, chevaux de bois, funambule, cirquegenre Molier avec, pour artistes, des jeunes gens de laville ; petites filles vendant des fleurs ; aubergerustique et bar américain, tous les deux tenus par des demoisellesappartenant aux meilleures familles de Montpaillard, et une fouled’autres divertissements dont il est impossible de donner le détailpar avance.

Le soir, il y aura grand bal, et pour terminerla fête, grand feu d’artifice !

À l’occasion de ce feu d’artifice, le baron deHautpertuis a imaginé une pièce qui sera le bouquet, le clousensationnel de ces splendides réjouissances.

Une grande bonne femme, d’abord éclairée defeux rouges, s’illuminera ensuite en blanc, puis, finalement, feraexplosion.

Cette pyrotechnie – Vous en avez pénétréle symbole, j’espère – c’est l’innocence de Blaireau quiéclate aux yeux de tous ! ! !

Sans fausse honte, le baron se montre trèsfier de son imagination que chacun, autour de lui, qualifie degéniale, tout bêtement.

Bref, on ne s’ennuiera pas demain, et lesassistants en auront pour leurs cent sous, car le prix du billet aété fixé à cinq francs, donnant droit à l’entrée dans toutes lesbaraques, aux chevaux de bois et au bal.

Pas aux rafraîchissements, bien entendu.

Le baron de Hautpertuis est un organisateur depremier ordre : sans faire quoi que ce soit par lui-même, il ale don de galvaniser ses collaborateurs et de communiquer aux plusindolents une activité sans bornes.

Pas un détail ne lui échappe, il pense à tout,il prévoit tout.

– Ah ! le service d’ordre que nousallions oublier Justement voici monsieur le maire, vous arrivezbien.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur le baron ?

– Il s’agit du service d’ordre.

– C’est précisément pour cela que jevenais vous trouver. Je compte dissimuler quelques gendarmes dansles massifs du parc. vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

– Au contraire, les gendarmes fonttoujours très bien dans les massifs.

– Et puis, je vous préviens qu’à lamoindre incartade de votre Blaireau de malheur, je le faisempoigner et coffrer.

– Blaireau sera tranquille, j’en réponds,mon cher monsieur Dubenoît.

– Je le lui souhaite sans oser l’espérercar on est en train de lui tourner la tête avec toutes ceshistoires, ces acclamations, ces présidences d’honneur cesconférences révolutionnaires, ces fêtes de charité ! …Ah ! oui, on ne le répétera jamais assez ! Montpaillardtraverse une crise !

– Pour ce qui est de notre fête, mon chermonsieur Dubenoît, je proteste énergiquement.

– Ne protestez pas, monsieur le baron,cette fête est une manifestation immorale, antisociale, une fête auprofit d’un malfaiteur !

– D’un malfaiteur ? …Permettez.

– Même pas ! … D’un fauxmalfaiteur Dieu sait où nous allons ! On m’a changé l’espritde ma population !

– Voulez-vous mon opinion, monsieurDubenoît ? À votre place, je ne me ferais pas de bile !Montpaillard est une ville très calme, seulement elle s’ennuie. Iln’y a qu’à s’y promener pendant un quart d’heure pour s’enapercevoir. C’est une ville qui s’ennuie et qui s’ennuie depuislongtemps, peut-être.

– Depuis Henri IV sous le règne duquelelle fut fondée.

– C’est énorme ! Il n’est pasétonnant qu’à la longue, elle ait eu besoin d’un peu dedistraction. Elle a pris le premier prétexte qui se présentait.Demandez plutôt à maître Guilloche.

« Bonjour, monsieur Guilloche !Notre maire est en train de se lamenter sur le mauvais esprit quicommence à se faire jour dans l’âme de Montpaillard.

– Eh oui, répond le jeune avocat, jecrois, sans me flatter outre mesure, que ma conférence sur leserreurs judiciaires a produit une certaine impression dans notrepays.

– Je n’en doute pas.

– Et qu’aux prochaines élections, notreparti aura un peu plus de dix-sept voix. Qu’en pense monsieur lemaire ?

– Mais j’en suis sûr mon cher Guilloche,et je ne saurais trop vous féliciter de votre magnifiquedésintéressement !

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que vous êtes en train defaire la fortune politique de Blaireau, car on crie :« vive Blaireau ! » On porte Blaireau entriomphe.

– C’est vrai.

– Et vous, est-ce qu’on vous porte entriomphe ?

– Je n’ai jamais couru après ce genre depopularité.

– C’est bien, Guilloche, c’est même trèsbien de se sacrifier pour ses convictions, et Blaireau vous devraune fière chandelle, quand il sera député.

– Blaireau, député ! vous badinez,sans doute, monsieur le maire ?

– Moi, pas du tout, et, au fond, je suisravi de cette tournure que prennent les choses.

– Oh… ravi ?

– Mais parfaitement. L’arrondissement deMontpaillard sera représenté par un innocent. Ce sera très remarquéà la Chambre et il en rejaillira, je l’espère, quelque gloire surnotre malheureux pays.

– Blaireau député ! vous êtesfou.

Et Guilloche s’éloigna, en proie, tout demême, à une songerie qui frisait l’inquiétude.

Chapitre 27

 

Dans lequel, par une faveur spéciale, le lecteursera introduit, avant l’ouverture des bureaux, au sein de la fêtedonnée en l’honneur et au profit de Blaireau.

– Mesdemoiselles, messieurs, voici unefête qui s’annonce à merveille !

– Oh ! oui, monsieur le baron, et untemps superbe, par-dessus le marché !

– Allons, ne perdons pas de temps. Il estune heure et demie et c’est à deux heures précises qu’on ouvre lesgrilles. Ne nous laissons pas devancer par la foule. Mesdames etmesdemoiselles, veuillez vous installer à vos comptoirs respectifs.Les commissaires, où sont nos commissaires ?

Quelques grands dadais s’avancent.

– Voici, monsieur le baron, nous sommeslà.

– Ah ! parfaitement ! vous avezvos insignes, messieurs ?

– Oui, monsieur le baron.

– Alors tout va bien… Je n’aperçois pasnos petites cabaretières.

– Elles sont en train de mettre leurtablier.

Plusieurs jeunes filles arrivent, jolies commedes cœurs et si fraîches !

– Ah ! les voici ! Elles sontcharmantes, nos petites cabaretières ! Mesdemoiselles, c’estentendu, n’est-ce pas ? Toutes les consommations vendues àvotre bar, un franc. vendez du champagne, mesdemoiselles, etvendez-en beaucoup. Poussez ces messieurs àl’intempérance ! … Au fait, comment est-il, cechampagne ?

– Goûtez, monsieur le baron.

M. de Hautpertuis goûte et dissimule unelégère grimace :

« Oh ! oh ! pas fameux, cechampagne ! Enfin, pour une fête de ce genre, c’est tout cequ’il faut. »

– Un franc, monsieur le baron, s’il vousplaît !

– Voici un franc, mademoiselle. Poussezces messieurs à l’intempérance. vous n’aurez pas grand-peine, dureste, par cette chaleur ! … Mais où est notreBlaireau ? Je n’aperçois pas Blaireau !

– Blaireau ? répond M, de Chaville,il est à l’office, fort occupé à déguster un excellent café danslequel il a versé la moitié d’un carafon de ma plus vieilleeau-de-vie.

– Qu’il vienne ! … Monsieur lecommissaire, veuillez aller me chercher Blaireau.

Voici Blaireau !

Blaireau sanglé dans une antique, mais superbeencore redingote, laquelle provient de la garde-robe de sonavocat.

Un gros dahlia rouge comme sa boutonnière. Unchapeau haut de forme, légèrement passé de mode, s’enfonce sur descheveux pommadés sans mesure.

Avec un acharnement digne d’un meilleur sort,notre pauvre ami s’efforce de faire entrer ses grosses pattes dansdes gants beurre frais (pas très frais).

L’arrivée de Blaireau provoque un murmured’admiration auquel Blaireau répond par quelques signesprotecteurs.

Seul, le baron n’approuve pas. Il ajustesévèrement son monocle, fixe Blaireau et porte cejugement :

– Mon cher Blaireau, c’est en habit noirque vous devez vous présenter aux populations.

– En habit noir ?

– En habit noir, oui ! Oh ! jesais ce que vous allez me dire, mon cher ami, qu’on ne porte pasl’habit dans la journée, votre objection serait parfaitementraisonnable en temps ordinaire, mais dans les circonstances quinous réunissent aujourd’hui, le cas est tout à fait différent. Lebénéficiaire d’une fête de charité doit être en habit noir etcravate blanche.

– Je ne vous dis pas le contraire,monsieur le baron, mais je ne crois pas avoir rien de pareil dansma modeste armoire.

– M. Chaville se fera un plaisir de vousen prêter un. vous êtes à peu près de la même corpulence. N’est-cepas, Chaville ?

– Volontiers ! … Placide,donnez mon habit noir à M. Blaireau. (Bas à Placide.) Le numérotrois.

Même avec un habit noir numéro trois, Blaireauapparaît magnifique.

Il met ses pouces dans l’entournure du giletet fait quelques pas pour faire admirer sa prestance.

Nouvelle acclamation.

Une seule voix de blâme s’élève, celle de M.Dubenoît.

Très âpre, M. le maire dissimule mal sa fureurcroissante.

– Ah ! oui, une jolie tenue pourreprésenter les persécutés !

– Pardon, monsieur le maire, observejudicieusement Blaireau, ne confondons pas, s’il vous plaît. Ici jene suis pas le porte-drapeau des persécutés, mais bien le hérosd’une fête donnée en mon honneur et à mon profit. En mon honneurmonsieur le maire, et à mon profit ! Ça vous embête, ça, hein,papa Dubenoît ?

M. Dubenoît hausse de muettes et rageusesépaules.

Le maire a amené avec lui son gardechampêtre.

– Excellente idée ! dit le baron,nous allons le mettre au guichet de l’entrée… De cette façon,messieurs les commissaires seront tous libres de circuler et des’amuser dans la fête. Est-il intelligent, votre gardechampêtre ?

– Il n’est pas intelligent et je l’enfélicite, il est mieux qu’intelligent, il est discipliné.

– Tous mes compliments ! Cela suffitpour la mission que nous allons lui confier… Gardechampêtre !

– Monsieur le baron ?

– Apportez la plus grande attention à ceque je vais vous dire.

– Oui, monsieur le baron.

– Vous vous tiendrez à ce bureau, près decette grille. vous ferez payer cinq francs à toutes les personnesqui entreront, sauf, bien entendu, à celles qui apportent leurconcours à la fête, dames vendeuses, musiciens, jeunes gens ducirque, etc.

« Avez-vous bien compris, monami ?

– Parfaitement, monsieur le baron, j’aibien compris.

– Répétez-moi votre consigne.

– Faites payer cent sous à tout le monde,excepté à ceux qui apportent leur concours.

– Parfaitement. Tenez-vous dès maintenantà votre poste, car voici qu’il est deux heures. La foule ne va pastarder à se ruer.

Cependant la foule ne se rue pas.

Nul être payant ne s’est encore présenté auguichet et l’heure s’avance.

M. Dubenoît aurait énormément ri dans sabarbe, s’il avait eu une barbe, mais, par malheur, il étaitentièrement rasé.

Ah ! voici quelques personnes !

C’est Maître Guilloche et sa famille.

Après un court échange de paroles avec legarde champêtre, tous ces gens pénètrent sans payer ;Guilloche tient à s’en expliquer.

– Nous nous sommes permis, mon cherBlaireau, ma famille et moi, d’entrer à votre fête sans payer…

– Mais vous avez bien fait, monsieurGuilloche, vous avez bien fait ! … Comment metrouvez-vous ?

– Splendide, Blaireau, splendide !Décidément, vous étiez fait pour porter l’habit noir.

– J’t’écoute ! Ça me va mieux queles cochonneries que vous m’aviez mises sur le dos l’autre jourhein, farceur !

Depuis sa sortie de prison, Blaireau estdevenu extraordinairement familier avec son avocat.

Il lui prodigue des tapes amicales, desappellations entachées de trivialité, il prend même des airsprotecteurs qui finissent par agacer Guilloche.

Et puis, répétons-le, la popularité croissantede Blaireau n’est pas sans inquiéter un peu notre jeuneambitieux.

Blaireau député ! Est-ce qu’on saitjamais, avec le suffrage universel ?

Chapitre 28

 

Dans lequel Blaireau fait preuve d’une grandeurd’âme peu commune et d’un oubli des injures tout à faitchrétien.

– Tiens, s’écria tout à coup Blaireau, uncomptoir ! Bonne idée, ça, d’avoir mis un comptoir dans lafête !

C’est le bar américain que Blaireau désignaitsous le sobriquet un peu populaire de comptoir

– Justement, j’ai une soif !

Et s’approchant, il se fait servir une coupede champagne dont le contenu disparut dans son gosier avec uneremarquable prestesse.

– Ils sont bigrement petits, cesverres-là, mademoiselle.

– Buvez-en deux, alors, monsieurBlaireau !

– Je ne demande pas mieux.

– Après tout ce que vous avez souffert,monsieur Blaireau, vous avez bien droit à deux verres dechampagne.

– Ah ! oui, j’ai souffert ! BonDieu de bon Dieu que j’ai souffert, ma petite demoiselle !

– Pauvre monsieur Blaireau !

– Voilà ce qu’on peut appeler une rudecaptivité !

Et Blaireau est de la meilleure foi du mondeen soupirant profondément au souvenir de ses torturesimméritées : à force de l’avoir entendu répéter, à force des’être vu plaindre par les âmes compatissantes, il croit, dur commefer que c’est arrivé !

– Pauvre monsieur Blaireau ! insistala charmante jeune fille du bar.

– Ah ! oui, mademoiselle, vouspouvez bien le dire : pauvre monsieur Blaireau ! On n’apas idée de ce qu’on souffre en prison ! voulez-vous trinqueravec moi, mademoiselle ?

Élise (elle répondait au doux nom d’Élise)s’excusa gracieusement de ne pouvoir accepter l’invitation.

– Merci, monsieur Blaireau, mais je neprends jamais rien, entre mes repas.

– Vous avez tort, mademoiselle, car d’icilongtemps peut-être, vous ne trouverez pas l’occasion de trinqueravec un martyr ! Justement, voilà mon avocat !

– Maître Guilloche ?

– Lui-même. Je ne sais pas ce qu’il adepuis quelques jours, il n’est plus le même avec moi. Hé, mon chermaître !

– C’est à moi que vous parlez ? fitsèchement Guilloche.

– Bien sûr que c’est à vous ! À quivoulez-vous que ce soit ? Un verre avec moi, sanscérémonie ?

– Impossible, vous le voyez, j’accompagneces dames.

– Eh bien ! mais ces dames ne sontpas de trop. Plus on est de fous, plus on rit !

Guilloche s’éloigna sans répondre.

Une de ces dames fit la remarque :

– Il n’est pas très distingué, votreprotégé.

– Mon protégé ? Dites plutôt monprotecteur, car il paraît que la candidature Blaireau fait desprogrès énormes, à ce qu’on m’assure de toutes parts.

– Au détriment de la vôtre ?

– Bien entendu.

– J’en suis enchantée, mon cher monsieurGuilloche. Cette mésaventure vous fera peut-être revenir au particonservateur.

– Je ne dis pas le contraire.

– Ce grand parti conservateur sans lequella France ne serait pas la France.

– Évidemment ! Évidemment !

À quoi tiennent les convictions d’un avocat,pourtant !

Il est juste d’ajouter que la morale decertains magistrats est également bien flottante et comme un peumolle, oserai-je dire.

Témoin cet excellent président du tribunal deMontpaillard, M. Lerechigneux, qui précisément fait, à cet instant,son entrée dans la fête.

Blaireau l’a tout de suite aperçu.

Le cœur à la joie, cordialisé par les quelquesverres de champagne qu’il venait d’avaler coup sur coup, Blaireau,la main grande ouverte, se précipita au-devant de M.Lerechigneux.

– Bonjour mon président, comment çava ?

– Monsieur…

– Je suis sûr que vous ne me reconnaissezpas.

– Votre figure, monsieur ne m’est pointinconnue, mais je vous avoue que je ne me rappelle pas exactementdans quelles conditions et où j’ai eu l’honneur…

Blaireau éclata d’un bon gros rire.

– L’honneur ! ah ! ah !Elle est bonne celle-là ! … L’honneur !

Le pauvre M. Lerechigneux, malgré des effortsdésespérés, n’arrive pas à reconnaître ce monsieur en habit noir.« Quelque gentleman-farmer des environs »,pense-t-il.

– Ça n’est pas pour vous faire unreproche, sourit Blaireau, mais vous êtes joliment plus aimableaujourd’hui, monsieur le président, que le jour où vous avez eu…l’honneur, comme vous dites, de me procurer trois mois de ce quevous savez.

Puis, s’inclinant, il se présentegravement.

– Monsieur Blaireau !

– Ah ! parfaitement ! C’estdrôle, je ne vous reconnaissais pas. Comment allez-vous, monsieurBlaireau ?

– Tout à fait bien… Rien d’étonnant à ceque vous ne me remettiez pas, monsieur le président, car le jour oùvous avez eu l’honneur… je n’étais pas si bien habillé.

– En effet, je ne me souviens pasexactement du costume que vous portiez, mais je crois me rappelerque vous n’étiez pas en habit noir.

– Ni en cravate blanche, maisvoilà ! Un jour on est en blouse, traité comme le dernier desderniers. Trois mois après, on est en cravate blanche et habit noiret tout le monde vous appelle Monsieur Blaireau, gros comme lebras.

– C’est la vie ! … Et à quidevez-vous tout cela, cher monsieur Blaireau ? À moi.

– À vous, mon président ?

– Bien sûr, à moi. Car, enfin, si vousn’aviez pas été jugé coupable d’abord, vous n’auriez pas étéreconnu innocent ensuite, et personne ne s’occuperait de vous.

– C’est pourtant vrai.

– Aussi, mon cher monsieur Blaireau, mesuis-je cru en droit d’entrer ici sans payer.

– Vous avez bien fait, monsieur leprésident.

– Allons, je vois que vous ne m’avez pasgardé rancune de ce petit malentendu.

– Moi, vous garder rancune ! Et dequoi donc ? … vous m’avez trouvé coupable, parce que vousêtes juge… Une supposition que vous auriez été avocat, vousm’auriez trouvé innocent… Chacun sa spécialité !

– C’est un plaisir mon cher monsieurBlaireau, d’entendre raisonner un homme avec tant de bon sens.

– Et la preuve, mon président, que je nevous ai pas gardé rancune, c’est que nous allons trinquerensemble.

– Volontiers.

– Mademoiselle, deux verres dechampagne.

– Voici, monsieur Blaireau.

Blaireau élève son verre etproclame :

– À la justice !

M. Lerechigneux a le même geste etrépond :

– À l’innocence ! …

Ils choquent leur verre.

– Et maintenant, cher monsieur Blaireau,je vais vous quitter pour prendre part à cette fête donnée en votrehonneur

– En mon honneur et à mon profit,monsieur le président. Amusez-vous bien, et surtout faites marcherles affaires.

Chapitre 29

 

Dans lequel les choses commencent à se gâterentre Blaireau et son ex-accusateur, le garde champêtre Parju(rade).

M. Dubenoît avait prévenu son gardechampêtre :

– Votre mission est des plus délicates,mon vieux Parju.

– Oui, monsieur le maire !

– Il est possible, il est même probable,qu’au cours de cette fête, Blaireau vous lance quelquesbrocards.

– Des… quoi, s’il vous plaît, monsieur lemaire ?

– Des brocards, c’est-à-dire desplaisanteries de mauvais goût, des railleries, des offenses.

– Bien, monsieur le maire.

– Vous ne lui répondrez rien, rien,rien ! C’est bien entendu ?

– C’est bien entendu, monsieur lemaire.

– Pas un mot.

– Oui, monsieur le maire.

– Pas même un geste.

– Oui, monsieur le maire.

– Seulement, à la moindre incartade de cecitoyen, vous viendrez me prévenir.

– Oui, monsieur le maire.

Parju se résuma à lui-même la consigne, souscette forme que lui eût enviée Tacite : « Ni mot, nigeste », et attendit les événements.

Les événements ne se firent pas longtempsattendre.

Très fier d’avoir trinqué avec M. leprésident, Blaireau ne résista pas au plaisir d’en triompher auxyeux de Parju qui, de loin, avait vu la scène.

Sans quitter le bar, il interpella l’humblefonctionnaire.

– Eh bien, mon vieux camarade, qu’est-ceque tu dis de ça ?

Parju ne broncha pas.

– Tu vois avec qui j’ai trinqué. Avec M.le président du tribunal de Montpaillard. C’est-il toi quitrinquerais avec le président d’un tribunal ? Hein, grosmalin !

Parju ne broncha pas.

– Toi, tu ne serais même pas fichu detrinquer avec le greffier de la justice de paix.

Parju ne broncha pas.

Blaireau hésita un instant entre deuxpartis : se mettre en colère contre l’entêté ou prendre pitiéde l’imbécile.

Le parti de la générosité l’emporta.

– Allons, vieux frère, je ne t’en veuxpas… viens trinquer avec moi, sans cérémonie.

Parju ne broncha pas.

– Mademoiselle, deux verres de champagne,s’il vous plaît… À la tienne, Parju !

Parju ne broncha pas.

– Tu ne veux pas trinquer ? …Eh bien, à la tienne, tout de même.

Et Blaireau vida les deux verres enmurmurant :

– Andouille, va !

Puis il ajouta :

– C’est à se demander si le gouvernementn’est pas fou d’avoir des gardes champêtres de cecalibre-là !

Chapitre 30

 

Dans lequel, ou plutôt, à la fin duquel la puremémoire d’Agrippa d’Aubigné sera légèrement ternie, mais fort peu,en somme.

– Tiens, mais je vous reconnais,vous ! fit Blaireau au monsieur mince qui s’avançait d’un airfortement navré.

Jules Fléchard, car c’était lui, fouilla danstous les tiroirs de ses souvenirs, mais en vain : il nereconnaissait pas, lui, son interpellateur.

– Est-ce pas vous, continua ce dernierqui vouliez, à toute force, entrer dans la prison, juste au momentoù moi je voulais en sortir ?

– Monsieur Blaireau, sansdoute ?

– Lui-même, en personne.

– Enchanté de faire votreconnaissance.

– Moi aussi je suis enchanté, mais, soitdit sans reproche, vous auriez pu la faire beaucoup plus tôt, maconnaissance. La chose ne vous aurait pas été bien difficile. voussaviez où me trouver Il prit un air suprêmement ironique.

– Je n’ai pour ainsi dire pas bougédepuis trois mois.

– Je préférais attendre.

– Attendre quoi ?

– Le beau temps.

– Drôle d’idée ! … Enfin,chacun son goût. Un verre de champagne avec moi, sans cérémonie,mon vieux… comment, déjà ?

– Fléchard… Jules Fléchard…

–… Mon vieux Fléchard, pour vous montrer queje ne vous en veux pas ; je ne sais ce que j’ai aujourd’hui,je n’en veux à personne, pas même à ce vieux serin de gardechampêtre. Hé, Parju !

Parju ne broncha pas.

Fléchard allait poliment accepter la gracieuseinvitation de Blaireau quand, tout pâle, il aperçut Arabella deChaville qui venait à lui.

– Mademoiselle !

– Monsieur Fléchard ! (Bas)Jules !

– (Bas) Arabella ! … Quelledétresse est la mienne ! Hier encore, j’ai fait une démarchesuprême au Parquet ; ces misérables se refusent àm’incarcérer… Soyez sûre, ma chère amie, que, depuis une semaine,j’ai fait infiniment plus d’efforts pour entrer en prison qu’il nem’en eût fallu pour m’évader.

Le visage de l’un peu mûre mais romanesquefille se couvrit d’une charmante rougeur.

– Écoutez, Jules, j’ai beaucoup réfléchidepuis quelques jours, je me suis interrogée longuement et(baissant la voix et rougissant plus fort) j’aime mieux maintenantque nous ne soyons plus séparés, mon ami.

Fléchard eut un tressaillement dejoie :

– Arabella, vous êtes un ange ! etil lui baisa la main.

– Et vous, Jules, vous êtes monhéros !

– Oui, Arabella, nous serons heureux…mais quand ?

– Bientôt, Jules.

– Pas avant que je n’aie payé madette.

– Quelle dette ?

– Ma dette à la société. Jusqu’à présent,je n’avais rien dû à la société, aujourd’hui nous sommes encompte.

– Qu’importe, j’ai comme un pressentimentque cette affaire s’arrangera.

M. Lerechigneux passait.

– N’est-ce pas, monsieur le président,que cette affaire s’arrangera ?

– En principe, mademoiselle, toutes lesaffaires s’arrangent, mais dites-moi de quelle sorte d’affaire ils’agit en ce moment ?

– Du cas de M. Fléchard, le coupable dansl’affaire Blaireau.

Blaireau avait entendu.

– L’affaire Blaireau ! répéta-t-ilcomme un écho, et de plus en plus échauffé par le champagne.Ah ! en voilà une qui peut se vanter d’en être une affaire,ça, l’affaire Blaireau ! Mais l’affaire Fléchard, ça, ça n’estrien du tout. M. le président vous le dira comme moi :l’affaire Fléchard, ça n’est rien du tout !

« Ah ! parlez-moi de l’affaireBlaireau.

– Blaireau a raison, confirma leprésident. M. Fléchard a droit à l’indulgence du tribunal. On adéjà fait trois mois de prison pour ce délit-là. (À Fléchard). Letribunal vous en tiendra compte et je crois pouvoir vous affirmerqu’avec une légère amende…

– Une amende !

– Dans les seize francs…

– Oh ! merci, monsieur le président,s’écria Arabella, vos paroles me mettent du baume dans lecœur !

Blaireau, qui décidément se sentait une vivesympathie pour Fléchard, proposa :

– Il y aurait quelque chose de bien plussimple, ce serait de l’acquitter Si on l’acquittait tout de suite,monsieur le président, en vidant un verre ? Entendu, hein,nous acquittons Fléchard !

– Ici, mon cher ami, cela ne compteraitpas, mais, je le répète, le tribunal sera indulgent, j’enréponds.

– D’autant plus, atténua Fléchard d’unair détaché, que la chose est insignifiante. Au Moyen Age on n’yaurait même pas fait attention. C’était le passe-temps favori desgrands seigneurs de rosser les gardes champêtres ; Colbert,Sully, Agrippa d’Aubigné ne s’amusaient pas autrement !

– Oh ! protesta le président,Agrippa d’Aubigné ! … je ne sais pas jusqu’à quel pointAgrippa d’Aubigné…

– Mais oui, affirma Blaireau, Agrippad’Aubigné comme les autres ! … Mademoiselle, servez-nousquatre verres de champagne ! Il y a longtemps qu’on n’a pastrinqué !

Et il ajouta tout joyeux :

– Agrippa d’Aubigné, je l’ai connu dansle temps. C’était un rude lapin !

Chapitre 31

 

Dans lequel M. le directeur de la prison deMontpaillard se montre toujours fidèle à son système d’employer lesdétenus à la profession qu’ils remplissaient avant leurarrestation.

Cependant Blaireau continuait à être lemeilleur client du bar.

Il avait dit à la jeune fille qui servait decaissière :

– Marquez bien toutes mes consommations,mademoiselle, je vous réglerai ma petite note ce soir quand j’auraitouché mon profit.

Jusqu’à présent, le profit ne semblait pasprendre des allures de vertige, et, en dépit des : « Çava bien, ça va bien », de notre optimiste baron, l’assistancepersistait à être des plus clairsemées.

Blaireau mettait une extrême coquetterie à nepas faire Suisse, comme on dit au régiment, c’est-à-dire à ne pasboire seul.

Chaque nouvel arrivant, il l’invitait.

– C’est bien le moins que ce soit matournée, aujourd’hui !

Mademoiselle et toi, mon vieux Fléchard,encore un petit verre de champagne.

– Je ne voudrais pas vous désobliger,monsieur Blaireau, dit Arabella, mais…

– C’est ça qui ne serait pas gentil de medésobliger après tout ce que j’ai souffert.

– Vous exagérez, monsieur Blaireau, vousn’avez pas tant souffert que vous le dites. Et puis, bien souvent,vous receviez des petites douceurs, du vin, des cigares, desconfitures.

– C’est vrai… Comment diable savez-vousça ?

Embarrassée, elle balbutia :

– Je sais cela, parce que…

Fléchard vint au secours de sonamie :

– Mademoiselle est la présidente d’uneœuvre qui a pour but d’envoyer des secours à tous les innocents quisont dans les prisons.

– Tiens, tiens, tiens ! Je n’avaisjamais entendu parler de cette organisation-là.

– C’est la Ligue pour réparer dans lamesure du possible les inconvénients des erreursjudiciaires.

– Elle doit avoir de l’occupation votreligue ! Mais, au fait, mademoiselle, comment saviez-vous quej’étais innocent ?

– Ah, voilà ! Notre ligue a sapolice.

– Alors, toi, mon pauvre Fléchard, on net’enverra pas de cigares pendant ta rude captivité ?

– Hélas, non ! Moi, je suis un vraimalfaiteur !

– Ne te fais pas trop de bile, je vais terecommander à mon ancien patron. Il te soignera bien. Hé !monsieur Bluette, un petit mot, s’il vous plaît ? … On nereconnaît donc plus son ancien pensionnaire ?

– Ma foi, je l’avoue, je ne vousreconnaissais pas. Peste ! mon cher, comme vous voilàmis !

– C’est gentil, ça, d’être venu à mafête.

– J’ai tenu à vous serrer la main :vous ayant connu à la peine, je suis enchanté de vous contempler àl’honneur. Je vous dirai même, mon cher Blaireau, que je me suispermis d’entrer sans payer.

– Vous avez joliment bien fait, monsieurBluette ! … Eh bien ! il n’aurait plus manqué que cela…Est-ce que vous m’avez fait payer un sou, pendant tout le temps queje suis resté dans votre établissement ?

– Jamais, en effet ! De plus, deuxde mes pensionnaires m’ont demandé une faveur que je n’ai pas crudevoir leur refuser. Ils sont ici qui m’attendent à l’entrée.

Le baron de Hautpertuis ne put se défendred’une vague inquiétude.

– Vous avez amené deux de vos détenusici, dans cette fête !

– Deux charmants garçons, baron, queBlaireau a connus chez moi, Feston et Durenfort.

– Oui, confirma Blaireau, deux bons garset pas fiers.

– Vous voudrez bien, baron, leur prêterune de vos baraques pour leur permettre d’accomplir leurs curieuxexercices.

– En quoi consistent cesexercices ?

– L’un d’eux joue du trombone à coulisse,pendant que l’autre mange des lapins vivants.

– Des lapins vivants ? Pauvresbêtes ! gémit une des jeunes filles du bar.

– Affaire d’habitude, mademoiselle,simple affaire d’habitude !

– Pour vos saltimbanques, oui, mais paspour les lapins.

– Et, s’informa le baron, à la suite dequel délit furent condamnés ces artistes ?

– Le trombone pour avoir emprunténuitamment le lapin d’autrui, et l’autre pour l’avoir mangé.

– Parfaitement ! dit M.Lerechigneux, je me souviens, c’est moi qui les ai condamnés.J’assimilai, fort habilement, au recel, le cas du dernier

– Fort ingénieux, en effet. Par ici, mes amis,par ici.

– Un verre de champagne en passant,n’oublia pas Blaireau.

– Ce n’est pas de refus.

– Ce vieux Feston ! Ce vieuxDurenfort !

– Ce vieux Blaireau !

Chapitre 32

 

Dans lequel Blaireau échafaude un beau rêve dontl’écroulement suit de près l’éclosion, si nous osons nous exprimerainsi.

L’auteur a retardé aussi longtemps qu’il l’apu la promulgation d’un fait bien pénible, mais malheureusementimpossible à dissimuler davantage.

Blaireau est complètement gris maintenant,gris comme toute la Pologne, au temps où il y avait encore unePologne et que la Pologne était heureuse.

De cordiale qu’elle était au début, l’ivressede Blaireau a tourné vite à la familiarité gênante : ellefrise désormais la mauvaise éducation.

Notre ami se promène dans la fête, dans safête, un jeu de cartes à la main, il arrête les gens :« Prenez-en une. » On prend une carte. « C’est lehuit de trèfle ! » s’écrie triomphalement Blaireau,ou : « Le roi de cœur ! » selon le cas.

Et le plus curieux c’est que Blaireau ne ratepas un seul de ses tours.

Encore un talent qu’on ne connaissait pas àBlaireau !

Et puis Blaireau rayonne : il va êtreriche, très riche !

Le parc de Chaville, tout à coup, s’est remplide monde. Tout Montpaillard est là, dans les baraques ou sur leschevaux de bois.

À cinq francs par personne, quelle bellerecette !

Que va-t-il faire de tout cetargent ?

Hé, parbleu ! il achètera un fonds demastroquet. Excellente idée.

Populaire comme il est, il ne peut manquerd’avoir tout de suite une nombreuse clientèle.

Ah ! pour une idée, ça, c’est une idée,et une fameuse !

– Dites donc, papa Dubenoît, vous nesavez pas ! eh bien ! avec mon argent, je vais ouvrir uncafé, un joli petit café, le café Blaireau.

– Il sera propre, le caféBlaireau !

– Un petit café, juste en face dutribunal, avec cette enseigne : Au rendez-vous desinnocents ! Hein, qu’est-ce que vous pensez deça ?

– Je pense que votre établissement nerestera pas longtemps ouvert, voilà ce que je pense.

– Et qui est-ce qui le fermera, s’il vousplaît ?

– Moi-même, mon cher ami, et je vousgarantis que cela ne sera pas long.

– Si jamais vous faisiez ça, monbonhomme, savez-vous ce qui arriverait ?

– Peu importe !

– Il arriverait que je me ferais nommermaire à votre place.

Ayant entendu ces mots, le baron deHautpertuis éclata de rire :

– Blaireau maire ! … C’est pourle coup que Montpaillard en traverserait une crise, mon chermonsieur Dubenoît !

– Ah ! baron ! gémit Dubenoît,nous vivons dans des temps bien troublés !

– Je ne trouve pas… voyez comme tous cesgens s’amusent ! S’amuser, tout est là !

– Vous avez raison, mon vieux baron,s’écrie Blaireau, tout à la rigolade ! Demain, les affairessérieuses ! … Au fait, ça serait-il pas indiscret desavoir à combien se monte ma recette en ce moment ?

– Nous ferons le compte ce soir après lafermeture.

– J’aimerais tout de même bien savoir oùnous en sommes à cette heure.

– Rien de plus facile, nous allonsdemander au garde champêtre. C’est lui que j’ai chargé de percevoirle prix des entrées…

« Parju !

– Monsieur le baron ?

– Veuillez me dire combien d’argent vousavez en caisse.

– Combien d’argent ? … Mais…pas un sou, monsieur le baron !

– Pas un sou !

– Pas un sou ! monsieur le baron,pas un sou !

Chapitre 33

 

Dans lequel l’effondrement de Blaireau s’annoncecomme total.

Pas un sou !

Le plus terrible c’est qu’il ne fallait pasvoir dans cette déclaration une agréable facétie, comme le crurentd’abord le baron et Blaireau.

C’était la vérité, l’atroce vérité.

Parju avait laissé entrer tout ce monde sanspayer.

L’explication qu’il fournissait de sa conduiteétait des plus simples, d’ailleurs :

– Monsieur le baron m’avait bienrecommandé de ne pas faire payer les gens qui apportaient leurconcours à la fête. À chaque personne qui arrivait, jedemandais : « Apportez-vous votre concours ? »On me disait : « Quel concours ? » Jerépondais : « Parce que, voilà, si vous n’apportez pasvotre concours, il faut payer cinq francs ; si vous apportezvotre concours, vous pouvez entrer sans payer. » Tout le mondeme répondait :

« J’apporte mon concours. »

– Alors, il ne s’est trouvé personne pourpayer ?

– Personne, monsieur le baron,personne !

– Ah ! s’écria Dubenoît en riant, jem’explique maintenant l’empressement de la population.

– Imbécile ! Saligaud deParju !

Rouge à éclater, les poings serrés, Blaireauroule des yeux fous :

– Andouille ! tripleandouille ! crapule ! Ça n’était déjà pas assez dem’avoir fait condamner injustement, voilà que tu me ruines,maintenant ! voilà que tu me jettes sur la paille !Ah ! si je ne me retenais pas !

En disant ces mots, Blaireau ne se contenantplus, se jette sur Parju, qu’il gratifie de nombreux coups depoing, tant sur la poitrine que sur la physionomie.

La foule s’amasse.

– Gendarmes ! s’écrie Dubenoîttriomphant, empoignez-moi cet homme-là ! … Ah ! mongarçon, vous ne nierez plus, maintenant, que vous avez frappé legarde-champêtre, un fonctionnaire assermenté !

Les gens qui n’avaient pas assisté à la scènes’informent :

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

– Blaireau vient de frapper le gardechampêtre.

– Encore ? C’est décidément unemanie ! fit cyniquement Jules Fléchard.

Les deux Anglais que nous avons déjà vus dansde précédents chapitres (ces Anglais, on les rencontre partoutdécidément !) faisaient à ce moment précis leur entrée dans lafête.

Ils demandèrent à quelqu’un :

– Pardon, monsieur ? Povez vo dire ànô où il était le hinnocent ?

– Le voici, messieurs, là, entre les deuxgendarmes.

– Aoh ! Cela est positivementcurieux ! La France est un drôle de nation, décidément.

Chapitre 34

 

Dans lequel les choses s’arrangent et point tropmal, en somme.

Blaireau avait compris que toute résistanceétait inutile.

Soudain dégrisé, solidement tenu par la rudepoigne des gendarmes, il ne pensait plus qu’à sortir le plusavantageusement possible de cette mauvaise situation.

Apercevant dans la foule Maître Guilloche, ill’implora :

– Mon avocat, je vous en prie, faites-moirelâcher !

– Je ne suis plus un avocat, monsieur

– Depuis quand, donc ?

– Depuis que vous vous êtes mis dansvotre tort, monsieur.

– En voilà un avocat, parexemple ! … qui lâche ses clients juste au moment où ilsont le plus grand besoin de lui ! vous êtes un drôled’avocat !

– Et vous, un drôle de client !

– Mon avocat qui m’abandonne ! monDieu, qu’est-ce que je vais devenir ? Il ne me reste plus qu’àimplorer la magistrature.

Je vous en prie, monsieur le président,faites-moi relâcher.

– Votre demande est parfaitementraisonnable, mon cher ami. Gendarmes, mettez M. Blaireau enliberté.

– Je m’y oppose formellement !protesta M. le maire.

– Vous avez tort, monsieur lemaire ! Cet homme ayant expié préalablement son délitd’aujourd’hui, il est de toute justice de lui tenir compte de cettesituation. Blaireau ne doit rien à la société, il a payéd’avance.

– Bien parlé, monsieur leprésident ! s’écria Blaireau.

Impressionnés par les nobles et justes,généreuses paroles du magistrat, les gendarmes se dessaisissent deBlaireau.

Fatigué, complètement démoralisé, le pauvregarçon s’écroule sur une chaise.

– Ruiné ! gémit-il. Ma situationpolitique compromise ?

– Ça, vous pouvez le dire ! triompheDubenoît.

– Qu’est-ce que je vais devenir monDieu ? Ah ! je suis découragé ! … Monsieur lebaron, vous ne pourriez pas me trouver, des fois, une petite placeà Paris ?

– À Paris ?

– Oui, à Paris, parce que, pour rester àMontpaillard, il ne faut pas y songer… Avec toutes les jalousiesque je me suis faites dans le pays !

– Une place, j’y penserai, mon ami.

– Le plus tôt possible, s’il vous plaît,monsieur le baron.

– Au fait, mais j’y songe… vous savezfaire des tours de cartes ?

– C’est tout ce qui me reste dans monmalheur.

– Vous portez admirablement latoilette !

– Tout le monde m’en fait descompliments.

– Eh bien ! je Vais vous faireentrer comme croupier dans un petit cercle que je connais àCabourg.

– On peut mettre de l’argent de côté dansce métier-là ?

– Jusque dans ses manches !

– Alors, ça me va.

Maintenant, Blaireau est un peu consolé.

Il remplace, à sa boutonnière, son gros dahliarouge un peu fané, par un autre dahlia plus gros, plus rouge, etplus frais.

Et il s’écrie gaiement :

– Je le savais bien, parbleu !l’innocence est toujours récompensée !

Chapitre 35

 

Dans lequel l’auteur, après avoir terminé lerécit des aventures judiciaires de Blaireau, liquide rapidement lecompte de plusieurs héros moins importants, mais tout de même pasentièrement dépourvus d’intérêt.

Quelques mois après les événements quiviennent de s’accomplir plus haut, Jules Fléchard conduisait àl’autel sa bien-aimée, radieuse en sa robe blanche, étincelanted’allégresse et d’amour.

Le mariage, quoi qu’en disent les détracteursde cette belle institution, possède maints avantages, entre autrescelui-ci qu’il suffit à transformer, du jour au lendemain, unevieille fille en jeune femme, à condition bien entendu que laditevieille fille ne jouisse pas encore d’une caducité tropprononcée.

Mlle Arabella de Chaville, un tout petit peuridicule en robe blanche, se mua vite en une Mme Jules Fléchard desoie gris perle tout à fait charmante.

Où pensez-vous que les nouveaux mariéscoururent cacher leur lune de miel ?

À Venise, vous l’avez deviné, à Venise, où ilsse grisèrent d’amour, de gondoles, de sensuelles chansonsnapolitaines et des tutti frutti du café Florian.

Ils n’eurent pas beaucoup d’enfants, mais ilsfurent bien heureux tout de même, ce qui est moins encombrant.

Envions ces deux êtres, qui purent réaliserleur idéal, et rentrons à Paris.

Nous aurons des chances d’y rencontrer notrevieille connaissance, le sympathique directeur de la prison deMontpaillard, M. Bluette.

Sur un rapport tout à fait chaleureux de cegalant inspecteur dont, j’espère, vous n’avez pas oublié lepassage, M. Bluette obtint de l’avancement.

Il est actuellement à l’administrationcentrale avec d’excellents appointements et, ce qui ne gâte rien,peu de chose à faire.

Le baron de Hautpertuis, qui ne peut plus sepasser de lui, vient souvent le chercher à son bureau et l’emmènedîner dans quelque cabaret en vogue, en compagnie de Delphine deSerquigny, plus délicieuse que jamais.

Ces trois personnages paraissent s’entendre àmerveille.

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