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L’Affaire Charles Dexter Ward

L’Affaire Charles Dexter Ward

d’ Howard Phillips Lovecraft

« Les Sels essentiels des Animaux se peuvent préparer et conserver de telle façon qu’un Homme ingénieux puisse posséder toute une Arche de Noé dans son Cabinet, et faire surgir, à son gré, la belle Forme d’un Animal à partir de ses cendres ; et par telle méthode, appliquée aux Sels essentiels de l’humaine Poussière, un Philosophe peut, sans nulle Nécromancie criminelle,susciter la Forme d’un de ses Ancêtres défunts à partir de la Poussière en quoi son Corps a été incinéré. »

 

Borellus.

Chapitre 1Résultat et prologue

Un personnage fort étrange, nommé Charles Dexter Ward, a disparu récemment d’une maison de santé, près de Providence, Rhode Island.Il avait été interné à contrecœur par un père accablé de chagrin,qui avait vu son aberration passer de la simple excentricité à une noire folie présentant à la fois la possibilité de tendances meurtrières et une curieuse modification du contenu de son esprit.Les médecins s’avouent complètement déconcertés par son cas, car il présentait des bizarreries physiques autant que psychologiques.

En premier lieu, le malade paraissait beaucoup plus vieux qu’il ne l’était. À vrai dire, les troubles mentaux vieillissent très vite ceux qui en sont victimes, mais le visage de ce jeune homme de vingt-six ans avait pris une expression subtile que seuls possèdent les gens très âgés. En second lieu, ses fonctions organiques montraient un curieux désordre. Il n’y avait aucune symétrie entre sa respiration et les battements de son cœur ; sa voix était devenue un murmure à peine perceptible ; il lui fallait un temps incroyablement long pour digérer ; ses réactions nervales aux stimulants habituels n’avaient aucun rapport avec toutes celles, pathologiques ou normales, que la médecine pouvaitconnaître. La peau était sèche et froide ; sa structurecellulaire semblait exagérément grossière et lâche. Une grossetache de naissance, en forme d’olive, avait disparu de sa hanchegauche, tandis qu’apparaissait sur sa poitrine un signe noir trèsétrange qui n’existait pas auparavant. Tous les médecinss’accordent à dire que le métabolisme du sujet avait été retardéd’une façon extraordinaire.

Sur le plan psychologique également, Charles Ward était unique.Sa folie n’avait rien de commun avec aucune espèce de démenceconsignée dans les traités les plus récents et les pluscomplets ; elle semblait être une force mentale qui auraitfait de lui un génie ou un chef si elle n’eût été bizarrementdéformée. Le Dr Willett, médecin de la famille Ward, affirme queles facultés mentales du malade, si on les mesurait par sesréactions à tous les sujets autres que celui de sa démence,s’étaient bel et bien accrues depuis le début de sa maladie. Lejeune Ward avait toujours été un savant et un archéologue ;mais même ses travaux les plus brillants ne révélaient pas laprodigieuse intelligence qu’il manifesta au cours de son examen parles aliénistes. En fait, son esprit semblait si lucide et sipuissant qu’on eut beaucoup de peine à obtenir l’autorisationlégale de l’interner ; il fallut, pour emporter la décision,les témoignages de plusieurs personnes et la constatation delacunes anormales dans les connaissances du patient, en dehors deson intelligence proprement dite. Jusqu’au moment de sadisparition, il se montra lecteur omnivore et aussi brillantcauseur que le lui permettait sa faible voix. Des observateursexpérimentés, ne pouvant prévoir sa fuite, prédirent qu’il nemanquerait pas d’être bientôt rendu à la liberté.

Seul le Dr Willett, qui avait mis au monde Charles Ward etn’avait pas cessé depuis lors de surveiller son évolution physiqueet mentale, semblait redouter cette perspective. Il avait fait uneterrible découverte qu’il n’osait révéler à ses confrères. Envérité, le rôle qu’il a joué dans cette affaire ne laisse pasd’être assez obscur. Il a été le dernier à parler au malade, troisheures avant sa fuite et plusieurs témoins se rappellent le mélanged’horreur et de soulagement qu’exprimait son visage à l’issue decet entretien. L’évasion elle-même reste un des mystèresinexpliqués de la maison de santé du Dr Waite : une fenêtreouverte à soixante pieds du sol n’offre pas une solution. Willettn’a aucun éclaircissement à donner, bien qu’il semble, choseétrange, avoir l’esprit beaucoup plus libre depuis la disparitionde Ward. En vérité, on a l’impression qu’il aimerait en diredavantage s’il était sûr qu’un grand nombre de gens attacheraientfoi à ses paroles. Il avait trouvé le malade dans sa chambre, mais,peu de temps après son départ, les infirmiers avaient frappé envain à la porte.

Quand ils l’eurent ouverte, ils virent, en tout et pour tout, lafenêtre ouverte par laquelle une froide brise d’avril faisait volerdans la pièce un nuage de poussière d’un gris bleuâtre qui faillitles étouffer. Les chiens avaient aboyé quelque temps auparavant,alors que Willett se trouvait encore dans la pièce ; par lasuite, les animaux n’avaient manifesté aucune agitation. On avertitaussitôt le père de Ward par téléphone, mais il montra plus detristesse que de surprise. Lorsque le Dr Waite se présenta enpersonne à son domicile, le Dr Willett se trouvait déjà sur leslieux, et les deux hommes affirmèrent n’avoir jamais euconnaissance d’un projet d’évasion. Seuls, quelques amis intimes deWillett et de Mr Ward ont pu fournir certains indices, et ilsparaissent beaucoup trop fantastiques pour qu’on puisse y croire.Un seul fait reste certain jusqu’aujourd’hui, on n’a jamais trouvéla moindre trace du fou échappé.

Dès son enfance, Charles Dexter Ward manifesta une véritablepassion pour l’archéologie. Ce goût lui était venu, sans aucundoute, de la ville vénérable où il résidait et des reliques dupassé qui abondaient dans la vieille demeure de ses parents, àProspect Street, au faîte de la colline. À mesure qu’il avançait enâge, il se consacra de plus en plus aux choses d’autrefoisl’histoire, la généalogie, l’étude de l’architecture et du mobiliercoloniaux, finirent par constituer son unique sphère d’intérêt. Ilest important de se rappeler ses goûts pour tâcher de comprendre safolie, car, s’ils n’en constituent pas le noyau, ils jouent un rôlede premier plan dans son aspect superficiel. Les lacunes relevéespar les aliénistes portaient toutes sur des sujets modernes. Ellesétaient invariablement compensées par des connaissancesextraordinaires concernant le passé, connaissances soigneusementcachées par le patient, mais mises à jour par des questionsadroites on aurait pu croire que Ward se trouvait transféré dansune autre époque au moyen d’une étrange auto-hypnose. Chosebizarre, il semblait ne plus s’intéresser au temps d’autrefois quilui était peut-être devenu trop familier. De toute évidence, ils’attachait à acquérir la connaissance des faits les plus banals dumonde moderne, auxquels son esprit était resté entièrement etvolontairement fermé. Il fit de son mieux pour dissimuler cetteignorance ; mais tous ceux qui l’observaient constatèrent queson programme de lecture et de conversation était déterminé par ledésir frénétique d’acquérir le bagage pratique et culturel qu’ilaurait dû posséder en raison de l’année de sa naissance (1902) etde l’éducation qu’il avait reçue. Les aliénistes se demandentaujourd’hui comment, étant donné ses lacunes dans ce domaine, lefou évadé parvient à affronter les complications de notre mondeactuel ; l’opinion prépondérante est qu’il se cache dans unehumble retraite jusqu’à ce qu’il ait accumulé tous lesrenseignements voulus.

Les médecins ne sont pas d’accord en ce qui concerne le début dela démence de Ward. L’éminent Dr Lyman, de Boston, le situe en1919-1920, au cours de sa dernière année à Moses Brown School,pendant laquelle il cessa brusquement de s’intéresser au passé pourse tourner vers les sciences occultes, et refusa de passer l’examend’admission à l’Université sous prétexte qu’il avait à faire desétudes individuelles beaucoup plus importantes. À cette époque, ilentreprit des recherches minutieuses dans les archives municipaleset les anciens cimetières pour retrouver une tombe creusée en1771 : la tombe d’un de ses ancêtres, Joseph Curwen, dont ilaffirmait avoir découvert certains papiers derrière les boiseriesd’une très vieille maison d’Olney Court, au faîte de Stampers Hill,où Curwen avait jadis habité.

Il est donc indéniable qu’un grand changement se produisit dansle comportement de Ward au cours de l’hiver de 1919-1920 ;mais le Dr Willett prétend que sa folie n’a pas commencé à cetteépoque. Le praticien base cette opinion sur sa connaissance intimedu patient et sur certaines découvertes effroyables qu’il fitquelques années plus tard. Ces découvertes l’ont durementmarqué : sa voix se brise quand il en parle, sa main tremblequand il essaie de les coucher par écrit. Willett reconnaît que lechangement de 1919-1920 semble indiquer le début d’une décadenceprogressive qui atteignit son point culminant avec l’horrible crisede 1928, mais il estime, d’après ses observations personnelles,qu’il convient d’établir une distinction plus subtile. Sans doute,le jeune homme avait toujours été d’humeur instable ;néanmoins, sa première métamorphose ne représentait pas un accès defolie véritable : elle était due simplement à ce que Wardavait fait une découverte susceptible d’impressionner profondémentl’esprit humain.

La démence véritable vint quelques années plus tard quand Wardeut trouvé le portrait et les papiers de Joseph Curwen ; quandil eut effectué un voyage en pays lointain et psalmodié desinvocations effroyables dans d’étranges circonstances ; quandil eut reçu certaines réponses à ces invocations et rédigé unelettre désespérée ; quand plusieurs tombes eurent étéviolées ; quand la mémoire du patient commença à oubliertoutes les images du monde moderne, tandis que sa voixs’affaiblissait et que son aspect physique se modifiait. C’estseulement au cours de cette période, déclare Willett, que lepersonnage de Ward prit un caractère cauchemardesque.

On ne saurait mettre en doute que le patient ait fait, comme ill’affirme, une découverte cruciale. En premier lieu, deux ouvriersétaient auprès de lui quand il trouva les papiers de Joseph Curwen.En second lieu, le jeune homme montra au médecin ces mêmesdocuments qui semblaient parfaitement authentiques. Les cavités oùWard prétendait les avoir découverts sont une réalité visible. Il ya eu en outre les coïncidences mystérieuses des lettres d’Orne etde Hutchinson, le problème de l’écriture de Curwen, et ce querévélèrent les détectives au sujet du Dr Allen ; sans oublierle terrible message en lettres médiévales minuscules, trouvé dansla poche de Willett quand il reprit conscience après sa terrifianteaventure.

Enfin, et surtout, il y a les deux épouvantables résultatsobtenus par le docteur, grâce à certaines formules, résultats quiprouvent bien l’authenticité des papiers et leurs monstrueusesimplications.

Il faut considérerl’existence de Ward avant sa folie comme une chose appartenant à unpassé lointain. À l’automne de 1918, très désireux de subirl’entraînement militaire qui faisait fureur à cette époque, ilavait commencé sa première année à l’École Moses Brown, située toutprès de sa maison. Le vieux bâtiment, construit en 1819, et levaste parc qui l’entoure, avaient toujours eu beaucoup de charme àses yeux. Il passait tout son temps à travailler chez lui, à fairede longues promenades, à suivre des cours et à rechercher desdocuments généalogiques et archéologiques dans les différentesbibliothèques de la ville. On peut encore se le rappeler tel qu’ilétait en ce temps-là grand, mince, blond, un peu voûté, asseznégligemment vêtu, donnant une impression générale de gaucherie etde timidité.

Au cours de ses promenades, il s’attachait toujours à fairesurgir des innombrables reliques de la vieille cité une imagevivante et cohérente des siècles passés. Sa demeure, vaste bâtissede l’époque des rois George, se dressait au sommet de la collineabrupte à l’est de la rivière : les fenêtres de derrière luipermettaient de voir la masse des clochers, des dômes et des toitsde la ville basse, et les collines violettes de la campagnelointaine. C’est là qu’il était né. Partant du porche classique dela façade en brique à double baie, sa nourrice l’avait emmené danssa voiture jusqu’à la petite ferme blanche, vieille de deuxsiècles, que la ville avait depuis longtemps enserrée dans sonétreinte, puis jusqu’aux majestueux bâtiments de l’Université, lelong de la rue magnifique où les grandes maisons de brique et lespetites maisons de bois au porche orné de colonnes doriques rêventau milieu de leurs cours spacieuses et de leurs vastes jardins.

Sa voiture avait également roulé dans Congdon Street, un peuplus bas sur le flanc de la colline, où toutes les maisons du côtéest se trouvaient sur de hautes terrasses : elles étaient engénéral beaucoup plus vieilles que celles du sommet, car la villeavait grandi de bas en haut. La nourrice avait coutume de s’asseoirsur un des bancs de Prospect Terrace pour bavarder avec les agentsde police ; et l’un des premiers souvenirs de l’enfant étaitun océan confus de clochers, de dômes, de toits, de collineslointaines, qu’il aperçut depuis cette grande plate-forme, par unaprès-midi d’hiver, baigné d’une lumière violette et se détachantsur un couchant apocalyptique de rouges, d’ors, de mauves et deverts.

Lorsque Charles eut grandi, il s’aventura de plus en plus bassur les flancs de cette colline presque à pic, atteignant chaquefois des parties de la ville plus anciennes et plus curieuses. Ildescendait prudemment la pente quasi verticale de Jencken Streetpour gagner le coin de Benefit Street : là, il trouvait devantlui une vieille maison de bois à la porte ornée de pilastresioniens, et, à côté de lui, la grande maison du juge Durfee, quiconservait encore quelques vestiges de sa splendeur défunte. Cetendroit se transformait peu à peu en taudis, mais les ormesgigantesques lui prêtaient la beauté de leur ombre, et l’enfant seplaisait à errer, en direction du sud, le long des demeures del’époque pré-révolutionnaire, pourvues de grandes cheminéescentrales et de portails classiques.

Vers l’Ouest, la colline s’abaissait en pente raide jusqu’auvieux quartier de Town Street qui avait été bâti au bord de larivière en 1636. Là se trouvaient d’innombrables ruelles auxmaisons entassées les unes sur les autres ; et, malgrél’attrait qu’elles exerçaient sur le jeune Ward, il hésitalongtemps avant de s’y hasarder, par crainte d’y découvrir desterreurs inconnues. Il préférait continuer à parcourir BenefitStreet, en passant devant l’auberge branlante de La Boule d’Or oùWashington avait logé. À Meeting Street, il regardait autour delui : vers l’Est, il voyait l’escalier de pierre auquel laroute devait recourir pour gravir la pente ; vers l’Ouest, ilapercevait la vieille école aux murs de brique qui fait face àl’antique auberge de La Tête de Shakespeare où l’on imprimait,avant la révolution, La Gazette de Providence. Venaitensuite la première église baptiste de 1775, avec son merveilleuxclocher construit par Gibbs. À cet endroit et en direction du Sud,le district devenait plus respectable ; mais les vieillesruelles dégringolaient toujours la pente vers l’Ouest :spectrales, hérissées de toits pointus, elles plongeaient dans lechaos de décomposition iridescente du vieux port avec sesappontements de bois pourris, ses magasins de fournitures maritimesaux fenêtres encrassées, sa population polyglotte aux vicessordides.

À mesure qu’il devenait plus grand et plus hardi, le jeune Wards’aventurait dans ce maelström de maisons branlantes, de fenêtresbrisées, de balustrades tordues, de visages basanés et d’odeursindescriptibles. Entre South Main Street et South Water Street, ilparcourait les bassins où venaient encore mouiller quelquesvapeurs ; puis, repartant vers le Nord, il gagnait la largeplace du Grand-Pont où la Maison des Marchands, bâtie en 1773, sedresse toujours solidement sur ses arches vénérables. Là, ils’arrêtait pour contempler la prodigieuse beauté de la vieilleville aux multiples clochers, étalée sur la colline, couronnée parle dôme neuf du temple de la Christian Science, comme Londres estcouronné par le dôme de Saint-Paul. Il aimait surtout arriver à celieu en fin d’après-midi, quand le soleil déclinant dore de sesrayons la Maison des Marchands et les toits amoncelés sur lacolline, prêtant un charme magique aux quais où les navires desIndes jetaient l’ancre jadis. Après s’être absorbé dans sacontemplation jusqu’au vertige, il regagnait sa demeure aucrépuscule, en remontant les rues étroites où des lueurscommençaient à briller aux fenêtres.

Il lui arrivait aussi de chercher des contrastes marqués. Ilconsacrait parfois la moitié d’une promenade aux districtscoloniaux au nord-ouest de sa maison, à l’endroit où la collines’abaisse jusqu’à Stampers Hill avec son ghetto et son quartiernègre, groupés autour de la place d’où partait autrefois ladiligence de Boston ; et l’autre moitié au charmant quartierdu Sud qui renferme George Street, Benevolent Street, Power Street,Williams Street, où demeurent inchangées de belles demeures auxjardins verdoyants entourés de murs. Ces promenades, jointes à desétudes diligentes, expliquent la science archéologique qui finitpar chasser le monde moderne de l’esprit de Charles Ward ;elles nous montrent aussi la nature du sol sur lequel tomba, aucours de ce fatal hiver 1919-1920, la graine qui devait donner unsi terrible fruit.

Le Dr Willett est certain que, jusqu’à cette date, il n’y avaitaucun élément morbide dans les études et les recherches du jeunehomme. Les cimetières présentaient à ses yeux un intérêt purementhistorique, et il était entièrement dépourvu de tout instinctviolent. Puis, par degrés, on vit s’opérer en lui une étrangemétamorphose, après qu’il eut découvert parmi ses ancêtresmaternels un certain Joseph Curwen, venu de Salem, qui avait faitpreuve d’une longévité surprenante et était le héros d’étrangeshistoires.

Le trisaïeul de Ward, Welcome Potter, avait épousé en 1785 unecertaine « Ann Tillinghast, fille de Mme  Eliza,elle-même fille du capitaine James Tillinghast » : le nomdu père ne figurait pas dans les papiers de la famille. À la fin del’année 1918, en examinant un volume manuscrit des archivesmunicipales, le jeune généalogiste découvrit une inscriptionmentionnant un changement légal de nom, par lequel, en l’an 1772,Mme Eliza Curwen, épouse de Joseph Curwen, avait repris, ainsique sa fille Anne, âgée de sept ans, le nom de son père, lecapitaine Tillinghast : étant donné que « le nom deson Mari était devenu un Opprobre public, en raison de ce qu’onavait appris après sa mort, et qui confirmait une ancienne Rumeur,à laquelle une loyale Épouse avait refusé d’ajouter foi jusqu’à cequ’elle fût si formellement prouvée qu’on ne pût conserver aucunDoute ». Cette inscription fut découverte à la suite dela séparation accidentelle de deux feuillets soigneusement collésensemble.

Charles Ward comprit tout de suite qu’il venait de se trouver unaïeul jusqu’alors inconnu. Ceci le troubla d’autant plus qu’ilavait déjà entendu de vagues rumeurs concernant ce personnage dontil semblait qu’on eût voulu effacer officiellement le souvenir.

Jusqu’alors, Ward s’était contenté de bâtir des hypothèses plusou moins fantaisistes au sujet du vieux Joseph Curwen ; mais,dès qu’il eut découvert le lien de parenté qui les unissait, ilentreprit de rechercher systématiquement tout ce qu’il pourraittrouver. Il réussit au-delà de ses plus grands espoirs : deslettres, des mémoires et des journaux intimes, enfouis dans lesgreniers de Providence et d’autres villes, recélaient des passagesrévélateurs que leurs auteurs avaient jugé inutile de détruire.Mais les documents les plus importants, ceux qui, selon le DrWillett, causèrent la perte de Ward, furent trouvés par le jeunehomme, en août 1919, derrière les boiseries d’une maison délabréed’Olney Court.

Chapitre 2Antécédent et abomination

Joseph Curwen, s’il faut en croire les légendes, les rumeurs etles papiers découverts par Ward, était un homme énigmatique quiinspirait une horreur obscure. Il avait fui Salem pour se réfugierà Providence (ce havre de tous les êtres libres, originaux etdissidents) au début de la grande persécution des sorcières :il craignait d’être accusé de pratiquer la magie, en raison de sonexistence solitaire et de ses expériences chimiques ou alchimiques.Devenu libre citoyen de Providence, il acheta un terrain à bâtir aubas d’Olney Street. Sa maison fut construite sur Stampers Hill, àl’ouest de Town Street, à l’endroit qui devint par la suite OlneyCourt ; en 1761, il remplaça ce logis par un autre, beaucoupplus grand, encore debout à l’heure actuelle.

Ce qui parut d’abord le plus bizarre, c’est que JosephCurwen ne sembla pas vieillir le moins du monde à partir du jour deson arrivée. Il se fit armateur, acheta des appontements près de labaie de Mile-End, et aida à reconstruire le Grand-Pont en1713 ; mais il garda toujours le même aspect d’un homme detrente à trente-cinq ans. À mesure que les années passaient, cettequalité singulière attira l’attention générale. Curwen se contentad’expliquer qu’il était issu d’une lignée d’ancêtresparticulièrement robustes, et que la simplicité de son existencelui permettait d’économiser ses forces. Les habitants deProvidence, ne comprenant pas très bien comment on pouvaitconcilier la notion de simplicité avec les inexplicables allées etvenues du marchand et les lumières qui brillaient à ses fenêtres àtoute heure de la nuit, cherchèrent d’autres causes à son étrangejeunesse et à sa longévité. La plupart d’entre eux estimèrent quecet état singulier provenait de ses perpétuelles manipulations deproduits chimiques. On parlait beaucoup des curieuses substancesqu’il faisait venir de Londres et des Indes sur ses bateaux, oùqu’il allait chercher à Newport, Boston et New York. Lorsque levieux Dr Jabez Bowen arriva de Rehoboth et ouvrit sa boutiqued’apothicaire, de l’autre côté du Grand-Pont, à l’enseigne de laLicorne et du Mortier, Curwen lui acheta sans arrêt drogues, acideset métaux. S’imaginant qu’il possédait une merveilleuse sciencemédicale, plusieurs malades allèrent lui demander secours ; illes encouragea dans leur croyance, sans se compromettre le moins dumonde, en leur donnant des potions de couleur bizarre, mais onobserva que ses remèdes, administrés aux autres, restaient presquetoujours sans effet. Finalement, lorsque, après cinquante ans deséjour, Curwen ne sembla pas avoir vieilli de plus de cinq ans, lesgens commencèrent à murmurer et à satisfaire le désir d’isolementqu’il avait toujours manifesté.

Diverses lettres et journaux intimes de cette époquerévèlent plusieurs autres raisons pour lesquelles on en vint àcraindre et à éviter Joseph Curwen comme la peste. Ainsi, il avaitune passion bien connue pour les cimetières où on le voyait errer àtoute heure, encore que personne ne l’eût jamais vu se livrer à unacte sacrilège. Sur la route de Pawtuxet, il possédait une ferme oùil passait l’été et à laquelle il se rendait fréquemment à cheval,de jour ou de nuit. Deux domestiques prenaient soin de ce domaine.C’était un couple d’Indiens Narragansett : le mari avait unvisage couturé d’étranges cicatrices ; la femme, d’aspectrépugnant, devait avoir du sang noir dans les veines. L’appentisattenant à la ferme abritait le laboratoire de Curwen. Les porteursqui livraient des flacons, des sacs ou des caisses par la petiteporte de derrière, parlaient entre eux de creusets, alambics etfourneaux qu’ils avaient vus dans la pièce aux murs garnis derayonnages, et disaient à voix basse que le taciturne alchimiste netarderait pas à trouver la pierre philosophale. Les voisins lesplus proches, les Fenner, qui habitaient à un quart de mille dedistance, déclaraient qu’ils entendaient, pendant la nuit, des criset des hurlements prolongés provenant de la ferme de Curwen. Enoutre, ils s’étonnaient du grand nombre d’animaux qui paissaientdans les prés : en effet, il n’y avait pas besoin de tant debêtes pour fournir de la viande, du lait et de la laine à unvieillard solitaire et à ses deux serviteurs. Chose non moinsbizarre, le cheptel n’était jamais le même, car, chaque semaine, onachetait de nouveaux troupeaux aux fermiers de Kingstown. Enfin, ungrand bâtiment de pierre, dont les fenêtres étaient réduites àd’étroites fentes, avait une très mauvaise réputation.

Les flâneurs de la place du Grand-Pont avaient beaucoup àdire sur la maison d’Olney Court : non pas la belle demeurebâtie en 1761, lorsque Curwen devait avoir cent ans, mais l’humblelogis primitif, à la mansarde sans fenêtres, aux murs couverts debardeaux, dont il fit brûler la charpente après sa démolition. Envérité, elle offrait beaucoup moins de mystère que la ferme, maison y voyait briller des lumières au cœur de la nuit ; il n’yavait, comme serviteurs, que deux étrangers au visage basané ;la gouvernante était une vieille Française d’un âgeincroyable ; on livrait à l’office des quantités denourritures extraordinaires ; enfin, on entendait des voixétranges tenir des conversations secrètes à des heures indues.

Dans les cercles plus élevés de la société de Providence,le comportement de Curwen faisait aussi l’objet de nombreusesdiscussions ; car, à mesure que le nouveau venu avait pénétrédans les milieux ecclésiastiques et commerciaux de la ville, ilavait lié connaissance avec des personnalités distinguées. Onsavait qu’il appartenait à une très bonne famille, les Curwen, ouCarwen, de Salem, étant bien connus dans la Nouvelle-Angleterre. Onapprit qu’il avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse, qu’il avaitséjourné en Angleterre et s’était rendu en Orient à deux reprises.Quand il daignait parler, il employait le langage d’un Anglaiscultivé. Mais, pour une raison quelconque, il n’aimait pas lacompagnie. Bien qu’il n’eût jamais repoussé un visiteur, il faisaittoujours preuve d’une telle réserve que peu de gens trouvaientquelque chose à lui dire.

On discernait dans son comportement une sardoniquearrogance, comme s’il en était venu à trouver stupides tous leshumains, après avoir eu commerce avec des entités plus puissantes.Lorsque le Dr Checkley[1], un desbeaux esprits de l’époque, vint de Boston en 1738, pour assumer lesfonctions de recteur de King’s Church, il ne manqua pas de rendrevisite à un personnage dont il avait tant entendu parler. Mais ilse retira au bout de très peu de temps, car il avait décelé dansles propos de son hôte quelque chose de sinistre : CharlesWard déclara un soir à son père qu’il aurait donné beaucoup poursavoir ce que le mystérieux vieillard avait pu dire àl’ecclésiastique ; malheureusement, tous les auteurs desjournaux intimes de l’époque s’accordaient pour relater larépugnance du Dr Checkley à répéter ce qu’il avait entendu.L’excellent homme avait été violemment bouleversé, et il ne pouvaitjamais songer à Joseph Curwen sans perdre sa gaieté bienconnue.

C’est pour une raison plus précise qu’un autre homme cultivéévita le redoutable ermite. En 1746, Mr John Merritt, Anglais d’âgemûr, aux goûts scientifiques et littéraires, arriva de Newport pourvenir s’installer à Providence où il se fit bâtir une belle maisonde campagne dans ce qui est aujourd’hui le centre du quartierrésidentiel. Il menait un grand train de vie (il fut le premier àposséder un carrosse et des domestiques en livrée) et tirait fiertéde sa lunette d’approche, son télescope, sa belle bibliothèque delivres anglais et latins. Ayant entendu dire que Curwen avait laplus riche bibliothèque de la ville, il ne tarda pas à lui rendrevisite et reçut un accueil relativement cordial. Son admirationpour les rayonnages bien garnis de son hôte, qui, outre lesclassiques grecs, latins et anglais, contenaient un remarquablearsenal d’œuvres philosophiques, mathématiques, scientifiques, avecdes auteurs tels que Paracelse, Agricola, van Helmont, Sylvius,Glauber, Boyle, Boerhaave, Becher et Stahl, lui valut d’être invitéà visiter la ferme et le laboratoire, ce que Curwen n’avait jamaisoffert à personne.

Mr Merritt a toujours reconnu n’avoir rien vu de vraimenthorrible à la ferme de Pawtuxet Road[2], mais il adéclaré que les titres des volumes traitant de thaumaturgie,d’alchimie et de théologie, avaient suffi à lui inspirer unevéritable répulsion. Cette collection bizarre comprenait presquetous les cabalistes, démonologistes et magiciens connus, etconstituait un véritable trésor de science en matière d’alchimie etd’astrologie. On y trouvait Hermès Trismégiste dans l’édition deMénard, la Turba Philosophorum, le Liberinvestigationis de Geber, la Clé de la Sagessed’Artephius, le Zohar, l’Albertus Magnus de PeterJamm, l’Ars Magna et ultima de Raymond Lulle dans leséditions de Zetzner, le Thesaurus chemicus de Roger Bacon,le Clavis Alchimiae de Fludd, le De LapidePhilosophico de Trithème. Les Juifs et les Arabes du Moyen Ageétaient fort nombreux, et Mr Merritt blêmit lorsque, en prenant unbeau volume étiqueté Quanoon-e-Islam, il s’aperçut quec’était en réalité le Necronomicon de l’Arabe dément AbdulAlhazred, livre interdit qui avait été l’objet de rumeursmonstrueuses, quelques années auparavant, après la découverte derites innommables dans le petit village de pêcheurs de Kingsport,Massachussetts.

Mais, chose étrange, le digne Mr Merritt fut plusparticulièrement bouleversé par un infime détail. Posé à plat surl’énorme table d’acajou se trouvait un très vieil exemplaire deBorellus, annoté et souligné de la main de Curwen. Le livre étaitouvert au milieu, et un paragraphe marqué de plusieurs traits deplume retint l’attention du visiteur. La lecture de ces quelqueslignes lui causa un trouble indescriptible. Il devait se lesrappeler jusqu’à la fin de ses jours, et les transcrivit mot pourmot dans son journal intime. Les voici :

 

Les Sels essentiels des Animaux se peuvent préparer etconserver de telle façon qu’un Homme ingénieux puisse possédertoute une Arche de Noé dans son Cabinet, et faire surgir, à songré, la belle Forme d’un Animal à partir de ses cendres ; etpar telle méthode, appliquée aux Sels essentiels de l’humainePoussière, un Philosophe peut, sans nulle Nécromancie criminelle,susciter la Forme d’un de ses Ancêtres défunts à partir de laPoussière en quoi son Corps a été incinéré.

 

C’est près du port. dans la partie sud de Town Street, quel’on racontait les pires choses au sujet de Joseph Curwen. Lesmarins sont gens superstitieux : les rudes matelots desnégriers, des bateaux corsaires et des grands bricks des Brown, desCrawford et des Tillinghast, faisaient de furtifs signes de croixquand ils voyaient ce vieillard mince et voûté, aux cheveux blonds,à l’aspect si jeune, entrer dans son entrepôt de Doubloon Street,ou bavarder avec des capitaines et des subrécargues sur le quai lelong duquel ses navires se balançaient. Ses commis et sescapitaines le craignaient et le détestaient ; ses équipages secomposaient de métis de La Havane, de La Martinique ou dePort-Royal. La cause essentielle de la peur inspirée par levieillard était la fréquence avec laquelle il remplaçait sesmatelots. Un équipage allait à terre, dont certains membres étaientchargés de telle ou telle commission : quand on procédait aurassemblement, il manquait toujours deux ou trois hommes. Or,presque tous les disparus avaient reçu l’ordre de se rendre à laferme de Pawtuxet Road, et personne n’avait oublié cetteparticularité. Au bout d’un certain temps, Curwen eut beaucoup demal à recruter des marins pour ses navires. Invariablementplusieurs d’entre eux ne manquaient pas de déserter après avoirentendu les commérages sur les quais de Providence, et leurremplacement posait un problème de plus en plus difficile.

En 1760, Joseph Curwen était devenu un véritable paria,soupçonné d’alliances avec les démons, qui semblaient d’autant plusmenaçantes qu’on ne pouvait ni les nommer, ni les comprendre, niprouver leur existence. L’affaire des soldats disparus, en 1758,acheva de monter les gens contre lui. Cette année-là, pendant lesmois de mars et d’avril, deux régiments du roi, en route pour laNouvelle-France, furent cantonnés à Providence où leur nombrediminua de façon inexplicable. On remarqua que Curwen avait coutumede bavarder avec ces étrangers en tunique rouge, et, lorsqueplusieurs d’entre eux eurent disparu, les gens se rappelèrent cequi se passait dans les équipages de l’armateur. Nul ne sauraitdire ce qui se serait produit si les régiments étaient restés pluslongtemps sur place.

Cependant, les affaires du marchand prospéraient. Il avaitle monopole du poivre noir, du salpêtre et de la cannelle, etc’était le plus gros importateur de cuivre, d’indigo, de coton, delaine, de sel, de fer, de papier et de marchandises anglaises detous genres. Des boutiquiers tels que James Grun, à l’enseigne del’Elephant, à Cheapside, les Russell, à l’enseigne de l’Aigle d’Or,de l’autre côté du Grand-Pont, ou encore Clark et Nightingale, àl’enseigne de la Poêle à frire, près du Café Neuf,s’approvisionnaient presque uniquement chez lui. Enfin, desarrangements avec les distillateurs locaux, les laitiers et leséleveurs de chevaux indiens, et les fabricants de chandelles deNewsport, faisaient de lui un des premiers exportateurs de laColonie.

Bien qu’il fût frappé d’ostracisme, il ne manquait pasd’un certain esprit civique. Lorsque la maison du gouverneur eutété détruite par le feu, il participa généreusement à sareconstruction en 1761. La même année, il aida à rebâtir leGrand-Pont après la tempête d’octobre. Il remplaça plusieurs livresdétruits dans l’incendie de la bibliothèque municipale. Enfin, lejour où certains fidèles se séparèrent de l’église du Dr Cottonpour fonder l’église du diacre Snow, Curwen se joignit à eux. Sonzèle religieux ne tarda pas à diminuer, mais, quand il se vitcondamné à un isolement qui menaçait de le mener à la ruine, il seremit à cultiver la piété.

Le spectacle de cethomme étrange, au visage blême, à peine âgé de quarante ans enapparence et pourtant vieux de plus d’un siècle, essayantd’échapper à la vague de crainte et de haine dont il était l’objet,paraissait à la fois pathétique et méprisable. Telle est lapuissance de la richesse et de certains gestes, que l’aversionpublique à son égard diminua un peu, surtout lorsque ses marinscessèrent brusquement de disparaître. En outre, on ne le vit plusjamais errer dans les cimetières, et on parla beaucoup moins desbruits sinistres qui se faisaient entendre dans sa ferme dePawtuxet Road. Il continua à faire entrer dans sa maison desquantités considérables de nourriture et à remplacer ses troupeauxde bétail ; mais, avant le jour où ses livres de comptesfurent examinés par Charles Ward, nul ne songea à établir unetroublante comparaison entre le grand nombre de nègres de Guinéequ’il importa jusqu’en 1766 et le petit nombre de ces mêmes Noirspour lesquels il pouvait produire des actes de vente soit auxmarchands d’esclaves du Grand-Pont, soit aux planteurs duTerritoire des Narragansett.

Naturellement, cet amendement tardif ne produisit pasbeaucoup d’effet. On continua d’éviter Curwen avec méfiance, et ilcomprit que ses affaires ne tarderaient pas à être compromises. Sesétudes et ses expériences, quelle qu’en fût la nature, devaientnécessiter un revenu considérable ; en outre, il ne lui eûtservi à rien de changer de lieu de résidence, car cela lui auraitfait perdre tous les avantages de sa situation commerciale. Laraison lui ordonnait d’améliorer ses rapports avec les habitants dela ville, afin que sa présence ne fût plus le signal de la fin desconversations, de mauvaises excuses pour prendre congé, et d’uneatmosphère de malaise général. Ses commis lui causaient beaucoup desoucis, car c’étaient de pauvres hères que personne d’autre nevoulait employer. Quant à ses capitaines et à leurs seconds il neles gardait que dans la mesure où il pouvait exercer sur eux uncertain ascendant soit par une hypothèque, soit par un billet àordre, soit par des renseignements précis sur leur vie privée. Dansplusieurs cas, s’il faut en croire les journaux intimes du temps,Curwen fit preuve d’un véritable pouvoir magique pour découvrir dessecrets de famille à des fins peu avouables. Au cours des cinqdernières années de son existence, il sembla que, seules, desconversations directes avec des gens morts depuis longtemps, aientpu lui fournir les renseignements qu’il était prêt à débiter avectant de volubilité.

Vers cette époque, le rusé marchand trouva un expédientsuprême pour reprendre son rang dans la communauté. Il résolutd’épouser une jeune fille dont la situation sociale rendraitimpossible l’ostracisme qui le frappait. Peut-être aussi avait-ildes raisons plus profondes de désirer se marier ; des raisonstellement en dehors de notre sphère que, seuls, des papiersdécouverts cent cinquante ans après sa mort ont permis d’ensoupçonner l’existence ; mais on ne saura jamais rien decertain à ce sujet. Se rendant compte de l’horreur indignée qu’ilsusciterait en faisant sa cour selon les coutumes établies, ilchercha une candidate sur les parents de laquelle il pût exercerune pression suffisante : tâche très difficile, car il voulaitque sa future épouse possédât une grande beauté, une éducationparfaite et une position sociale inattaquable. Finalement, sonchoix se porta sur la fille d’un de ses meilleurs capitaines, nomméDutie Tillinghast, veuf d’excellente famille et de réputation sanstache, qui, par manque d’argent, se trouvait complètement sous ladomination de Curwen. Après une terrible entrevue avec sonarmateur, le marin donna son consentement à cette unionmonstrueuse.

Eliza Tillinghast, âgée de dix-huit ans à cette époque,avait été aussi bien élevée que les maigres ressources de son pèrele permettaient. Non seulement elle avait fréquenté l’école deStephen Jackson, mais encore elle avait appris tous les arts de lavie domestique. Depuis la mort de sa mère, emportée par la varioleen 1757, elle tenait la maison, avec l’aide d’une seule servantenoire. Elle dut avoir une explication très pénible avec son père ausujet du mariage qu’il lui imposait, mais aucun document écrit n’enfait mention. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle rompit sesfiançailles avec le jeune Ezra Weeden, premier lieutenant del’Entreprise, et que son union avec Joseph Curwen futcélébrée le 7 mars 1767, à l’église baptiste, en présence despersonnalités les plus distinguées de la ville. La Gazettementionna la cérémonie en un compte rendu très bref qui sembleavoir été coupé ou déchiré dans les numéros de ce journal encoreexistants. Ward en trouva un seul intact, après de longuesrecherches dans les archives d’un collectionneur célèbre. Il étaitrédigé dans les termes suivants :

Lundi dernier, Mr Joseph Curwen, marchand de cetteVille, a épousé Mlle Eliza Tillinghast, fille du capitaine DutieTillinghast, jeune personne qui, en même temps que la Beauté,possède un réel Mérite de nature à faire honneur à l’État demariage et à perpétuer sa Qualité.

La série des lettres Durfee-Amold, découverte par Charles Warddans la collection de Melville F. Peters, de George Street, jetteune vive lumière sur l’indignation suscitée par cette union malassortie. Néanmoins, l’influence sociale des Tillinghast gardaittout son poids, et, de nouveau, Joseph Curwen reçut les visites degens qu’il n’aurait jamais amenés, dans d’autres circonstances, àfranchir le seuil de sa demeure. S’il ne fut pas reçu par tout lemonde, il cessa d’être l’objet d’un ostracisme général. Lecomportement de l’étrange marié à l’égard de son épouse surprittout le monde. Il n’y eut plus aucune manifestation inquiétantedans la maison neuve d’Olney Court, et, bien que Curwen se rendîttrès souvent à sa ferme (où il n’emmena jamais sa jeune femme), saconduite devint presque normale. Une seule personne lui manifestaune hostilité marquée : Ezra Weeden, le jeune officier demarine dont les fiançailles avec Eliza Tillinghast avaient été sibrutalement rompues. Il avait juré publiquement de se venger, ets’employait à espionner Curwen avec une opiniâtreté haineuse qui neprésageait rien de bon pour son heureux rival.

Le 7 mai 1765 naquit Ann Curwen. Elle fut baptisée par leRévérend John Graves, de King’s Church (le mari et la femme, étantrespectivement congrégationaliste et baptiste avaient adopté d’uncommun accord l’église épiscopale[3] pour leurfille). On ne trouve pas mention de cette naissance dans la plupartdes documents ecclésiastiques et municipaux où elle devraitfigurer, et Charles Ward eut beaucoup de mal à la découvrir. Ildut, pour cela, correspondre avec les héritiers du Dr Graves qui,fidèle sujet du roi, avait emporté avec lui un duplicatumdes registres paroissiaux quand il abandonna son pastorat au momentde la révolution. Ward puisa à cette source parce qu’il savait quesa trisaïeule, Ann Tillinghast Potter, avait appartenu à l’égliseépiscopale.

Peu de temps après la naissance de sa fille, événementqu’il accueillit avec une ferveur contrastant avec sa froideurhabituelle, Curwen décida de poser pour son portrait. Il le fitexécuter par un Écossais plein de talent, nommé Cosmo Alexander,qui résidait à ce moment-là à Newport. On rapporte que l’image futpeinte sur un panneau de la bibliothèque de la maison d’OlneyCourt. À cette époque, le marchand donna des signes de distractionextraordinaire et passa le plus clair de son temps à la ferme dePawtuxet Road. Il paraissait en proie à une agitation réprimée,comme s’il attendait un événement phénoménal ou s’il allait faireune étrange découverte dans le domaine de l’alchimie.

Il ne cessa pas d’affecter de prendre un grand intérêt àla vie de la communauté, et ne perdit pas une occasion d’élever leniveau culturel de la ville. En 1763, il avait permis à DanielJenckes d’ouvrir sa librairie dont il fut par la suite le meilleurclient. De même, il prêta une aide financière substantielle àLa Gazette qui paraissait tous les mercredis, à l’enseignede la Tête de Shakespeare. En politique, il se montra farouchepartisan du gouverneur Hopkins, contre le parti de Ward(particulièrement puissant à Newport, ville rivale de Providence).Mais Ezra Weeden, qui le surveillait de près, se moquaitcyniquement de cette activité extérieure, et jurait qu’elledissimulait un commerce innommable avec les plus noirs abîmes duTartare. Chaque fois qu’il était à terre, le jeune homme passaitdes nuits entières non loin des quais, tenant un canot prêt quandil voyait des lumières briller dans les entrepôts de Curwen, etsuivant la petite embarcation qui, parfois, s’éloignait furtivementdans la baie. Il montait aussi la garde près de la ferme dePawtuxet Road, et fut une fois cruellement mordu par les chiens queles deux domestiques lâchèrent sur lui.

En juillet 1766 seproduisit la dernière métamorphose de Joseph Curwen. Elle fut trèssoudaine et très remarquée par les habitants de la ville.L’expression d’attente fit place à un air de triomphe exaltant. Lemarchand semblait avoir du mal à s’empêcher de discourir en publicsur ce qu’il avait découvert, appris ou fait ; mais selontoute apparence, la nécessité de garder le secret l’emporta surl’envie de faire partager sa joie, car il ne fournit jamais aucuneexplication. C’est alors que le sinistre savant commença àstupéfier les gens par sa connaissance de faits que seuls leursancêtres défunts auraient pu lui communiquer.

Mais les activités clandestines de Curwen ne cessèrent paspour autant. Au contraire, elles semblèrent s’accroître, si bienque le soin de ses affaires incomba de plus en plus à sescapitaines qui lui étaient attachés par les liens de la peur. Ilabandonna complètement le commerce des esclaves, sous prétexte queles bénéfices ne cessaient pas de diminuer. Il passait à sa fermetout le temps qu’il pouvait, et, selon certaines rumeurs, on letrouvait parfois dans les parages des cimetières. Ezra Weeden,quoique ses périodes d’espionnage fussent nécessairement brèves etintermittentes en raison de ses voyages en mer, avait plusd’opiniâtreté que les campagnards et les gens de la ville ;c’est pourquoi il soumit les affaires de Curwen à une surveillancesans précédent. Plusieurs manœuvres bizarres des vaisseaux dumarchand avaient été considérées comme naturelles, à une époque oùtous les colons semblaient résolus à lutter contre les dispositionsde la loi sur le sucre qui entravait un commerce important. Lacontrebande était chose commune dans la baie de Narragansett oùl’on débarquait de nuit des cargaisons illicites. Mais Weeden,après avoir suivi plusieurs fois les gabares et les sloops quis’éloignaient furtivement des bassins de Town Street, eut bientôtla certitude que Joseph Curwen n’était pas uniquement soucieuxd’éviter les navires armés de Sa Majesté. Avant la métamorphose de1766, ces embarcations avaient contenu, pour la plupart, des nègresenchaînés que l’on débarquait en un point du rivage juste au norddu village de Pawtuxet, pour les conduire ensuite à la ferme où onles enfermait dans l’énorme bâtiment de pierre dont les fenêtresétaient réduites à d’étroites fentes. À partir de juillet 1766,Curwen cessa d’importer des esclaves, et, pendant un certain temps,il n’y eut plus de navigation nocturne. Puis, vers le printemps de1767, gabares et sloops recommencèrent à quitter les bassins ;mais, à présent, ils allaient très loin dans la baie, jusqu’àNanquit Point, où ils recevaient les cargaisons d’étranges naviresd’une taille considérable. Ensuite, les marins de Curwentransportaient ces cargaisons jusqu’à la ferme où on les déposaitdans le bâtiment de pierre qui servait autrefois de prison auxesclaves ; elles se composaient presque entièrement de caissesdont certaines, lourdes et oblongues, ressemblaient fort à descercueils.

Weeden surveillait la ferme avec assiduité. Il laissaitrarement s’écouler une semaine sans y faire une expéditionnocturne, sauf lorsque la neige recouvrait le sol et aurait gardél’empreinte de ses pas. Afin d’assurer le guet pendant qu’il étaiten mer, il requit les services d’un compagnon de taverne nomméEleazar Smith. À eux deux, ils auraient pu répandre des rumeursextraordinaires. Ils n’en firent rien parce qu’ils jugeaient que lamoindre publicité mettrait leur proie en garde et les empêcheraitd’aller plus loin. Or, ils désiraient en savoir davantage avantd’agir. En vérité, ils durent apprendre des choses effarantes, etCharles Ward dit plusieurs fois à ses parents combien il regrettaitque Weeden eût brûlé ses carnets de notes. Tout ce que l’on sait deleurs découvertes vient du journal intime assez incohérentd’Eleazar Smith et des lettres de certains épistoliers del’époque ; documents d’où il ressort que la ferme étaitseulement l’enveloppe extérieure d’une formidable menace dontl’étendue ne pouvait se saisir clairement.

Weeden et Smith furent très tôt persuadés que, sous terre,s’étendait une série de tunnels et de catacombes où vivaient denombreux serviteurs, outre le vieil Indien et sa femme. La maisond’habitation était un vieux logis du début du XVIIesiècle, avec d’énormes cheminées et des fenêtres treillissées, lelaboratoire se trouvant dans un appentis exposé au nord, àl’endroit où le toit atteignait presque le sol. Ce bâtiment était àl’écart de tous les autres ; néanmoins, à en juger par lesvoix qu’on entendait parfois à l’intérieur, il devait êtreaccessible par des passages souterrains. Jusqu’en 1766, ces voixn’étaient que les murmures et les cris des esclaves, accompagnés decurieuses invocations psalmodiées. Après cette date, elleschangèrent de façon terrible acquiescements mornes, explosions defureur frénétique, gémissements suppliants, halètements avides,cris de protestation. Elles s’exprimaient en différentes langues,toutes connues de Curwen qui proférait d’un ton âpre des menaces oudes reproches.

Parfois, il semblait qu’il y eût plusieurs personnes dansla maison Curwen, quelques captifs, et les gardiens de ces captifs.Des voix s’exprimaient en des langues que ni Weeden ni Smithn’avaient jamais entendues, malgré leur grande connaissance desports étrangers. Les conversations ressemblaient toujours à uneespèce d’interrogatoire : on aurait dit que Curwen arrachaitdes renseignements à des prisonniers terrifiés ou rebelles.

Weeden n’a pu noter que certaines phrases des dialogues enanglais, en français et en espagnol. En dehors des entretiens oùl’on discutait les affaires passées des familles de Providence, laplupart des questions et des réponses portaient sur des sujetshistoriques ou scientifiques, appartenant parfois à un passé trèslointain. Un jour, par exemple, un personnage alternativementfurieux et morose fut interrogé en français sur le massacre duPrince Noir à Limoges, en 1370, comme s’il y avait une raisonsecrète que le prisonnier aurait dû savoir. Curwen demanda à soncaptif si l’ordre avait été donné à cause du Signe du Boucdécouvert sur l’autel de la crypte romaine de la cathédrale, ouparce que l’Homme Noir de la Haute-Vienne avait prononcé les TroisMots. N’ayant pu réussir à obtenir de réponse, l’inquisiteur avaitdû recourir à des moyens extrêmes, car on entendit un criformidable, suivi par un grand silence et un bruit sourd.

Aucun de ces colloques n’eut de témoin oculaire, les fenêtresétant toujours cachées par de lourds rideaux. Une nuit, pourtant,pendant un discours dans une langue inconnue, Weeden vit apparaîtresur un rideau une ombre qui le bouleversa. Elle lui rappela un despersonnages d’un spectacle de marionnettes présenté à l’automne de1764, à Hacher’s Hall, par un montreur venu de Germantown,Pennsylvanie, et qui s’intitulait Vue de la Célèbre Cité deJérusalem, en laquelle sont représentés Jérusalem, le Temple deSalomon, son Trône Royal, les célèbres Tours et Collines ;ainsi que les Tourments de Notre-Seigneur depuis le Jardin deGethsémani jusqu’au Calvaire du Golgotha. Cette nuit-là,l’espion, posté tout contre la fenêtre de la salle de devant oùavait lieu la conversation, sursauta si fort qu’il donna l’éveilaux deux serviteurs indiens qui lâchèrent les chiens sur lui. Parla suite, on n’entendit plus jamais parler dans la maison, etWeeden et Smith en conclurent que Curwen avait transféré son champd’action aux régions souterraines.

Plusieurs détails prouvaient l’existence de celles-ci. Des criset des gémissements étouffés montaient du sol de temps à autre, endes lieux éloignés de toute habitation ; en outre, ondécouvrit, cachée dans les buissons au bord de la rivière, àl’endroit où les hautes terres s’abaissent en pente raide jusqu’àla vallée de Pawtuxet, une porte de chêne massif, encastrée dansune arche en maçonnerie, qui donnait accès à des cavernes creuséesdans la colline. Weeden fut incapable de dire quand et comment cescatacombes avaient pu être construites ; mais il soulignafréquemment que des ouvriers venus de la rivière pouvaientfacilement s’y rendre sans être vus. En vérité, Joseph Curwenfaisait faire à ses matelots de singulières besognes ! Pendantles grosses pluies du printemps de 1769, les deux espionsguettèrent avec une attention soutenue la berge escarpée de larivière, pour voir si quelque secret souterrain serait mis à jourpar les eaux. Ils furent récompensés de leur patience par lespectacle d’une profusion d’ossements humains et animaux à certainsendroits de la rive où la pluie avait creusé de véritables ravins.Naturellement, ceci pouvait paraître normal à proximité d’une fermed’élevage, dans un coin de pays où abondaient les ancienscimetières indiens ; mais Weeden et Smith aboutirent à desconclusions différentes.

En janvier 1770, alors que les deux jeunes gens se demandaientencore ce qu’ils devaient penser ou faire, se produisit l’incidentdu Fortaleza. Exaspéré par l’incendie criminel dugarde-côte Liberty, de Newport, au cours de l’étéprécédent, l’amiral Wallace, commandant la flotte de la douane,avait fait renforcer la surveillance des navires étrangers. Enl’occurrence, un jour, à l’aube, la goélette Cygnet, sousles ordres du capitaine Harry Leshe, captura, après une brèvepoursuite, la toue Fortaleza, de Barcelone,capitaine : Manuel Arruda, partie du Caire à destination deProvidence. Quand on fouilla le navire, on s’aperçut avec stupeurque sa cargaison se composait uniquement de momies égyptiennesadressées au « Matelot A.B.C. » qui devait venir enprendre livraison dans une gabare au large de Nanquit Point, etdont le capitaine Arruda refusa de révéler l’identité. Le tribunalmaritime de Newport se trouva fort embarrassé, car, d’une part, lacargaison n’était pas une denrée de contrebande, mais, d’autrepart, le Fortaleza avait effectué une entrée illégale. Ons’arrêta à un compromis : le bateau fut relâché, avecinterdiction de mouiller dans les eaux de Rhode Island. Par lasuite, on rapporta qu’on l’avait vu dans les parages du port deBoston, mais il n’y pénétra jamais ouvertement.

Cet incident bizarre ne manqua pas de susciter l’attention deshabitants de Providence, dont plusieurs établirent un rapport entreles momies du Fortaleza et Joseph Curwen. Les études etles expériences du sinistre vieillard étant connues de tout lemonde, ainsi que son goût morbide pour les cimetières, il semblaitêtre le seul citoyen de la ville auquel cette lugubre cargaison pûtêtre destinée. Comme s’il se fût rendu compte de cette opinion, levieux marchand prit soin de discourir en plusieurs occasions sur lavaleur chimique des baumes trouvés dans les momies, pensantpeut-être qu’il pourrait donner à cette affaire un aspect à peuprès normal tout en n’admettant pas y avoir participé. Quant àWeeden et Smith, naturellement, ils se lancèrent dans les théoriesles plus extravagantes sur Joseph Curwen et ses monstrueuxtravaux.

Au printemps suivant, il y eut à nouveau de lourdes pluies, etles deux jeunes gens observèrent avec attention la berge de larivière derrière la ferme. De grandes étendues de terre furentemportées par les eaux, des ossements furent mis à nu, mais lesguetteurs ne virent aucune caverne souterraine. Toutefois, dans levillage de Pawtuxet, à un mille en aval, là où la rivière forme unechute par-dessus une terrasse rocheuse, se répandit une rumeursingulière. Les paisibles pêcheurs dont les barques étaient ancréesdans le petit port somnolent, non loin du pont rustique,affirmèrent avoir vu des corps flottants apparaître, l’espace d’uneminute, au moment où ils franchissaient la cataracte. Certes, laPawtuxet est une longue rivière qui serpente à travers plusieursrégions très peuplées où abondent les cimetières, et les pluiesavaient été torrentielles. Mais les pêcheurs furent désagréablementimpressionnés par le regard fou d’un des corps au moment où il futprojeté au bas de la chute, et par le faible cri poussé par unautre, qui, d’après son état, aurait dû être parfaitement incapablede crier. En apprenant cette nouvelle, Smith, en l’absence deWeeden, se hâta d’aller examiner la berge derrière la ferme, oùaurait dû se produire un éboulement considérable. Néanmoins, il nevit pas la moindre trace d’un passage, car l’avalanche en miniatureavait formé une muraille de terre et d’arbustes déracinés.

À l’automne de1770, Weeden décida que le moment était venu de faire part àd’autres de ses découvertes, car il disposait d’un enchaînement defaits précis et d’un témoin oculaire prêt à garantir que lajalousie et le désir de vengeance n’avaient pas échauffé sonimagination. Il prit pour premier confident le capitaine del’Entreprise, James Matthewson, qui, d’une part, leconnaissait suffisamment pour ne pas mettre en doute sa véracité,et, d’autre part, avait assez d’influence dans la ville pour êtreécouté avec respect. L’entretien eut lieu dans une salle de lataverne de Sabin, près du port, en présence de Smith, et lecapitaine Matthewson parut très impressionné par les déclarationsde son premier lieutenant. Comme tous les autres habitants deProvidence, il nourrissait de noirs soupçons à l’égard deCurwen ; il n’avait besoin que de quelques renseignementssupplémentaires pour être entièrement convaincu. Il enjoignit auxdeux jeunes gens d’observer un silence absolu, se réservant deconsulter lui-même une dizaine des notables les plus cultivés de laville. De toute façon, il faudrait garder le secret, car l’affairene pouvait être réglée par la police ou la milice ; par-dessustout, on devait tenir la foule dans l’ignorance pour éviter unerépétition de la terrible panique de Salem qui avait fait partirCurwen pour Providence un siècle auparavant.

Il comptait s’adresser aux personnalités suivantes :

le Dr Benjamin West, auteur d’un traité sur le transit deVénus ; le révérend James Manning, doyen del’Université ; l’ex-gouverneur Stephen Hopkins, membrehonoraire de la Société philosophique de Newport ; JohnCarter, éditeur de La Gazette ; les quatre frèresBrown : John, Joseph, Nicholas et Moïse, magnats de la ville(Joseph étant un chimiste amateur très compétent) ; le vieuxDr Jabez Brown, érudit considérable qui était fort bien renseignésur les achats bizarres de Curwen ; et le capitaine AbrahamWhipple, corsaire d’une énergie et d’une hardiesse phénoménales.Ces hommes, s’ils prêtaient à Matthewson une oreille favorable,pourraient se réunir ensuite afin de décider s’ils devaientconsulter, avant d’agir, le gouverneur de la colonie, JosephWanton, de Newport.

Le capitaine Matthewson réussit au-delà de ses espérances ;si deux ou trois des notables firent quelques réserves sur le récitde Weeden, tous estimèrent nécessaire d’agir en commun et ensecret. Curwen constituait une menace à l’égard de la prospérité dela ville et de la colonie : il fallait à tout prix l’éliminer.À la fin de décembre 1770, il y eut une réunion générale chezStephen Hopkins. Le capitaine Matthewson lut les notes de Weeden.Celui-ci et son ami Smith furent convoqués pour préciser certainsdétails. Avant la fin de la conférence, l’assemblée se sentit enproie à une terreur vague ; mais à cette crainte était mêléeune résolution farouche que le capitaine Whipple exprima par desjurons retentissants. On décida de ne rien dire au gouverneur, caril fallait avoir recours à des mesures extra-légales. Il pouvaitêtre dangereux de donner l’ordre de quitter la ville à un hommecomme Curwen qui semblait disposer de forces surnaturelles. Enoutre, même s’il obéissait sans exercer de représailles, onn’aurait abouti qu’à transporter la menace dans un autre lieu. Lemarchand devait être surpris dans sa ferme par une troupe decorsaires endurcis et on lui donnerait une ultime chance des’expliquer. Si c’était simplement un fou qui s’amusait à tenir desconversations imaginaires en imitant des voix différentes, on secontenterait de l’enfermer. Si les abominations souterrainess’avéraient bien réelles, Curwen et tous ses serviteurs devaientmourir. Les choses pouvaient se faire sans bruit ; sa veuve etson beau-père ne sauraient jamais ce qui s’était passé.

Pendant que les conjurés discutaient ces mesures, il seproduisit dans la ville un incident si terrible, si inexplicable,qu’on en parla longtemps à plusieurs milles à la ronde. Par unenuit de janvier, alors que la lune brillait clair et qu’une épaissecouche de neige recouvrait le sol, on entendit sur la rivière etsur la colline résonner une série de cris affreux ; puis lesgens qui habitaient près de Weybosset Point virent une grande formeblanche courir désespérément sur le terrain mal défriché devant laTête de Turc. Des abois de chiens retentissaient dans le lointain,mais ils se calmèrent dès que la rumeur de la ville éveillée se fitentendre. Des groupes d’hommes munis de lanternes et de mousquetsse hâtèrent de gagner les lieux, mais ils ne purent rien découvrir.Cependant, le lendemain matin, un corps gigantesque, bien musclé,complètement nu, fut trouvé sur la glace accumulée contre les pilessud du Grand-Pont, et l’identité du cadavre devint le thèmed’innombrables hypothèses. Ceux qui échangèrent des conversations àvoix basse à ce sujet étaient tous des vieillards, car le visagerigide aux yeux pleins d’horreur n’éveillait de souvenirs que dansla mémoire des patriarches : or, ces derniers reconnurent dansce corps aux traits hideux un homme qui était mort plus decinquante ans auparavant !

Ezra Weeden assista à la découverte du cadavre. Se rappelant lesaboiements des chiens entendus la veille, il s’achemina le long deWeybosset Street et traversa le pont de Muddy Dock où les crisavaient retenti. En atteignant la limite du district habité, àl’endroit où la rue débouche sur la route de Pawtuxet, il trouva decurieuses traces dans la neige. Le géant nu avait été poursuivi pardes chiens et des hommes bottés, dont les empreintes de pasallaient vers la ville et en repartaient : les chasseursavaient renoncé à leur poursuite en arrivant près des maisons,Weeden eut un sourire farouche, puis entreprit de suivre la pistejusqu’à son point de départ : comme il s’y attendait, c’étaitla ferme de Joseph Curwen. Le Dr Bowen, auquel il alla faireaussitôt son rapport, fut complètement décontenancé en effectuantl’autopsie du cadavre. L’appareil digestif semblait n’avoir jamaisfonctionné, tandis que la peau avait une texture grossièreparfaitement inexplicable. Ayant entendu dire que le corpsressemblait au forgeron Daniel Green, mort depuis bien longtemps,dont le petit-fils, Aaron Hoppin, était un subrécargue au servicede Curwen, Weeden s’enquit de l’endroit précis où Green avait étéenseveli. Cette nuit-là, dix hommes se rendirent au cimetière duNord et ouvrirent sa tombe. Conformément à leurs prévisions, elleétait vide.

Cependant, on avait pris des dispositions pour intercepter lecourrier de Joseph Curwen, et, peu de temps avant la découverte ducadavre nu, une lettre d’un certain Jedediah Orne, de Salem, donnabeaucoup à penser aux conjurés. En voici un extrait dont la copiefut trouvée par Charles Ward dans les archives d’une famille de laville :

 

Je me réjouis d’apprendre que vous continuez de vousprocurer à votre Guise des Choses d’Autrefois, et crois que jamaison ne fit mieux à Salem-Village, chez Mr Hutchinson. Assurément, iln’y avait Rien que de très Abominable dans ce que H. a fait surgiren partant de ce qu’il n’avait pu réunir dans sa totalité. Votreenvoi n’a point Opéré, soit parce qu’il manquait Quelque Chose,soit parce que vos Mots avaient été mal copiés par vous ou malprononcés par moi. Seul, je me trouve fort Embarrassé. Je nepossède pas vos connaissances en Chymie pour pouvoir suivreBorellus, et je m’avoue déconcerté par le Septième Livre duNecronomicon, que vous me recommandez. Mais je voudrais vousRemettre en Mémoire ce qui nous avait été dit sur le Soin que nousdevons prendre d’évoquer Celui qui convient, car vous avezConnaissance de ce qu’a écrit Mr Mater dans son Magnoliade …[4] , et vous pouvez juger quecette Abomination est relatée par lui en toute Véracité. Je vous ledis encore une fois : n’évoquez Aucun Esprit que vous nepuissiez dominer ; j’entends Aucun Esprit qui, à son Tour,puisse évoquer quelque chose contre vous, par quoi vos Stratagèmesles plus Puissants seraient réduits à néant. Adressez-vous auxPetits, de crainte que les Grands ne veuillent pas Répondre, etordonnent à votre place. J’ai été pénétré de terreur en lisant quevous saviez ce que Ben Zaristnatmik possède dans son Coffred’Ébène, car je savais qui avait dû vous le dire. À nouveau, jevous demande de m’écrire au nom de Jedediah et non point de Simon.Il est dangereux de vivre trop longtemps dans cette Communauté, etvous connaissez le Plan par lequel je suis revenu sous la forme demon Fils. Je désirerais que vous me fassiez Connaître ce quel’Homme Noir a appris de Sylvanus Cocidius dans la Crypte, sous lemur romain, et je vous serais très obligé de vouloir bien me Prêterle manuscrit dont vous parlez.

 

Une autre lettre, anonyme celle-là, et venant de Philadelphie,renfermait un passage non moins inquiétant :

 

Je me conformerai à votre demande de n’envoyer les Comptesque par vos Navires, mais je ne suis pas toujours sûr de la date deleur arrivée. Pour la Question dont vous m’avez parlé, je n’aibesoin que d’une seule chose de plus ; mais je voudrais êtresûr de vous avoir bien compris. Vous me dites que nulle Partie nedoit manquer si l’on veut obtenir les meilleurs effets, mais vousn’ignorez pas combien ils est difficile d’avoir une certitude. Ceme paraît un grand Risque et un lourd Fardeau d’emporter toute laCaisse, et, en Ville (c’est-à-dire dans les églises Saint-Pierre,Saint-Paul ou Sainte-Marie), c’est absolument impossible. Mais jesais quelles Imperfections il y avait dans celui qui fut ressuscitéen Octobre dernier, et combien de Spécimens vivants vous avez dûutiliser avant de découvrir la juste Méthode en 1766 ;c’est pourquoi je me laisserai toujours guider par vous entoutes Choses. J’attends l’arrivée de votre brick avec impatience,et je vais aux nouvelles tous les jours au Quai de MrBiddle.

 

Une troisième lettre suspecte était rédigée dans une langue etun alphabet inconnus. Une seule combinaison de caractères, maintesfois répétée, se trouve gauchement copiée dans le journal intime deSmith, que trouva Charles Ward : des professeurs del’Université Brown ont déclaré qu’il s’agissait de l’alphabetamharique ou abyssin, mais ils n’ont pas pu identifier le mot.Aucune des épîtres précitées ne fut jamais remise à Curwen ;toutefois, la disparition de Jedediah Orne, de Salem, qui seproduisit peu de temps après, montra que les conjurés de Providencesurent agir sans bruit. En outre, le Dr Shippen, président de laSociété historique de Pennsylvanie, reçut de curieuses lettres ausujet d’un citoyen indésirable de Philadelphie. Mais des mesuresplus décisives allaient être prises, et c’est dans les réunionsnocturnes des marins et des corsaires dans les entrepôts des frèresBrown, que nous devons chercher les fruits des découvertes deWeeden. Lentement et sûrement, on mettait sur pied un plan decampagne qui ne laisserait pas subsister la moindre trace desnéfastes mystères de Joseph Curwen.

Ce dernier, malgré toutes les précautions prises. devait sedouter de quelque chose, car il avait l’air inquiet et préoccupé.On voyait sa voiture à toute heure, en ville et sur la route dePawtuxet. Peu à peu, il perdit son expression de cordialitécontrainte, par laquelle il avait tenté de lutter contre lespréjugés de ses concitoyens. Les plus proches voisins de sa ferme,les Fenner, remarquèrent un soir un grand faisceau de lumièrejaillissant du toit du mystérieux bâtiment de pierre aux fenêtresexcessivement hautes et étroites, et ils se hâtèrent de communiquerla nouvelle à John Brown. Celui-ci était devenu le chef desconjurés et avait informé les Fenner qu’on s’apprêtait à agircontre Curwen. Il s’était résigné à faire cette communication auxfermiers, car ils assisteraient forcément à l’attaque finale. Illeur expliqua l’expédition projetée en disant que Curwen était unespion des employés de la douane de Newport, contre lesquels tousles armateurs, marchands et fermiers de Providence s’insurgeaientouvertement ou clandestinement. Nul ne saurait dire si les Fennerajoutèrent foi à cette déclaration, mais ils avaient vu trop dechoses étranges chez leur voisin pour ne pas le charger volontiersd’un péché supplémentaire. Mr Brown leur avait confié le soin desurveiller la ferme de Curwen et de lui rapporter tous lesincidents qui s’y produiraient.

L’apparition de cet étrangefaisceau lumineux semblait prouver que le marchand allait tenterune entreprise inhabituelle il fallait donc agir sans plus tarder.Selon le journal intime de Smith, une troupe de cent hommes seréunit à dix heures du soir, le 12 avril 1771, dans la grande sallede la taverne de Thurston, à l’enseigne du Lion d’Or, de l’autrecôté du pont. Étaient présents parmi les notables John Brown, chefdes conjurés ; le président Manning, dépourvu de l’énormeperruque qui l’avait rendu célèbre dans tout le pays ; le DrBowen, muni de sa trousse d’instruments chirurgicaux ; legouverneur Hopkins, enveloppé dans un manteau noir, et accompagnéde son frère Esch, qu’il avait mis dans la confidence au derniermoment ; John Carter, le capitaine Matthewson, et le capitaineWhipple qui devaient assurer le commandement des opérations. Ceshommes conférèrent dans une pièce sur le derrière de lataverne ; puis le capitaine Whipple pénétra dans la grandesalle et donna les dernières instructions aux marins rassemblés.Eleazar Smith se trouvait avec les chefs dans la pièce de derrière,attendant l’arrivée d’Ezra Weeden qui avait pour mission desurveiller Curwen et de venir annoncer le départ de sa voiture pourla ferme.

Vers 10 heures et demie, on entendit un grondement sourd sur leGrand-Pont, suivi par le bruit d’une voiture dans la rue : lecondamné venait de partir pour sa dernière nuit de magieblasphématoire. Quelques instants plus tard Weeden apparut, et lesconjurés allèrent s’aligner en bon ordre dans la rue, portant surl’épaule un mousquet, une canardière ou un harpon à baleine. Leschefs présents pour le service actif étaient le capitaine Whipple,le capitaine Esch Hopkins, John Carter, le président Manning, lecapitaine Matthewson et le Dr Bowen. Moses Brown se joignit à euxvers 11 heures. Naturellement, Weeden et Smith faisaient partie dugroupe. Ces hommes et leurs cent matelots se mirent en marche sansplus attendre, le cœur plein d’une résolution farouche ; ilsgagnèrent, par Broad Street, la route de Pawtuxet. Après avoirdépassé l’église d’EIder Snow, certains se retournèrent pourregarder la ville endormie sous les étoiles. Pignons et clochers sedétachaient en noir sur le ciel, et une brise marine soufflaitdoucement. Vega montait derrière la grande colline de l’autre côtéde la rivière. Au pied de cette éminence couronnée d’arbres et toutle long de ses pentes, la vieille cité de Providence rêvait, tandisque certains de ses fils s’apprêtaient à la purger d’un malmonstrueux.

Une heure plus tard, les conjurés arrivèrent chez les Fenner, oùon leur fit un dernier rapport sur leur victime. Curwen avait gagnésa ferme une demi-heure auparavant et l’étrange faisceau lumineuxavait jailli dans le ciel peu de temps après, mais on ne voyaitaucune fenêtre éclairée. Au moment même où les conjurés apprenaientcette nouvelle, une autre lueur fulgurante monta vers le Sud, etils comprirent qu’ils se trouvaient sur le théâtre d’événementssurnaturels. Le capitaine Whipple sépara ses forces en troisgroupes : l’un, composé de vingt hommes, sous les ordresd’Eleazar Smith, devait gagner le rivage de la mer et garder ledébarcadère en prévision de la venue éventuelle de renforts pourCurwen, et, le cas échéant, servir de réserve ultime ; vingtautres hommes, commandés par le capitaine Esch Hopkins, seglisseraient dans la petite vallée derrière la ferme etdémoliraient la porte de chêne massif encastrée dans la riveabrupte ; le troisième groupe devait se concentrer sur laferme et les bâtiments adjacents. Cette dernière troupe comprenaittrois subdivisions : le capitaine Matthewson conduirait lapremière au mystérieux bâtiment de pierre muni d’étroitesfenêtres ; la deuxième suivrait le capitaine Whipple jusqu’àla maison d’habitation ; la troisième encerclerait toute laferme jusqu’à ce que retentît un signal d’alarme.

Au son d’un seul coup de sifflet, le groupe Hopkins démoliraitla porte, puis attendrait et capturerait tout ce qui pourrait venirde l’intérieur. Au son de deux coups de sifflet, il pénétrerait parl’ouverture pour arrêter l’ennemi ou rejoindre le gros desassaillants. Le groupe Matthewson se comporterait d’une façonanalogue : il forcerait l’entrée du bâtiment de pierre enentendant un coup de sifflet ; au second coup, ils’introduirait dans tout passage souterrain qu’il pourraitrencontrer, et irait combattre avec les autres. Un signal d’alarmede trois coups de sifflet ferait venir la réserve en train demonter la garde : ses vingt hommes se diviseraient en deuxtroupes qui envahiraient les profondeurs inconnues sous la ferme etle bâtiment de pierre. Le capitaine Whipple était convaincu del’existence de ces catacombes. Il avait la certitude que sessignaux seraient entendus et compris par tous. Seule, l’ultimeréserve du débarcadère se trouvait hors de portée de son sifflet etnécessiterait l’envoi d’un messager si son aide était requise.Moses Brown et John Carter devaient accompagner le capitaineHopkins ; le président Manning suivrait le capitaineMatthewson ; le Dr Bowen et Ezra Weeden seraient dans legroupe du capitaine Whipple. L’attaque commencerait sur troispoints simultanément, dès qu’un messager de Hopkins aurait avertiWhipple que la troupe du débarcadère était à son poste. Les troisdivisions quittèrent la ferme des Fenner à 1 heure du matin.

Eleazar Smith, chef du groupe du débarcadère, relate dans sonjournal une marche paisible et une longue attente près de la baie.À un moment donné, il entendit dans le lointain un bruit étouffé decris, de hurlements et d’explosions ; ensuite un de ses hommesperçut des coups de feu, et, un peu plus tard, Smith lui-mêmesentit la pulsation de mots formidables au plus haut des airs.Juste avant l’aube apparut un matelot aux yeux hagards, auxvêtements imprégnés d’une odeur hideuse. Il ordonna aux hommes dudétachement de regagner leur logis, de ne jamais souffler mot desévénements de la nuit, et de ne plus accorder la moindre pensée àcelui qui avait été Joseph Curwen. L’aspect du messager suffit àles convaincre de la véracité de ses paroles : bien qu’il fûtconnu de plusieurs d’entre eux, il avait perdu ou gagné dans sonâme une chose qui faisait de lui à tout jamais un être à part. Ilseurent la même impression un peu plus tard quand ils retrouvèrentde vieux amis qui avaient pénétré dans cette zone d’horreur :tous avaient perdu ou gagné une chose impondérable. Ils avaient vu,entendu ou senti une chose interdite aux humains, et ils nepouvaient l’oublier. Tous gardèrent un sceau de silence sur leslèvres. Le journal d’Eleazar Smith est le seul compte rendu écritde cette expédition qui nous soit resté.

Cependant, Charles Ward découvrit quelques renseignementssupplémentaires dans des lettres qu’il trouva à New London où avaitvécu une autre branche de la famille Fenner. Les Fenner, quipouvaient voir de chez eux la ferme condamnée, avaient regardés’éloigner la colonne des assaillants et entendu très nettement lesabois furieux des chiens de Curwen, suivis presque aussitôt par lepremier coup de sifflet. Dès que celui-ci avait résonné, lefaisceau lumineux avait jailli pour la deuxième fois du bâtiment depierre ; tout de suite après le second coup de sifflet,l’auteur des lettres, Luke Fenner, fils du fermier, avait entenduun crépitement de mousqueterie, suivi par un hurlement si horribleque la mère du jeune homme s’était évanouie. Il fut répété moinsfort un peu plus tard ; puis d’autres détonations retentirent,en même temps qu’une violente explosion du côté de la rivière. Uneheure après, les chiens se remirent à aboyer, et il y eut desgrondements souterrains tellement forts que les chandelierstremblèrent sur le dessus de la cheminée. Une odeur de soufre serépandit dans l’air ; ensuite un nouveau bruit de mousqueteriese fit entendre, auquel succéda un hurlement moins perçant, maisencore plus horrible que les deux autres.

C’était alors que la créature flamboyante fit son apparition àl’endroit où devait se trouver la ferme de Curwen, en même tempsque résonnaient des cris de désespoir et de terreur. Une salve demousqueterie la fit tomber sur le sol, mais une autre montaaussitôt dans les airs. À ce moment, on perçut avec netteté un cride douleur violente, et Luke Fenner affirme avoir entendu les motssuivants : « O Tout-Puissant, protège Tonagneau ! » Puis il y eut de nouvelles détonations, et ladeuxième créature flamboyante s’abattit à son tour. Après unsilence de trois quarts d’heure environ, Arthur Fenner, frère cadetde Luke, s’exclama qu’il voyait « un brouillard rouge »monter de la ferme maudite vers les étoiles. Nul autre que l’enfantne put témoigner de ce phénomène ; mais Luke reconnaît que, aumême instant, les trois chats qui se trouvaient dans la piècedonnèrent des signes de terreur panique.

Cinq minutes plus tard, un vent glacial se leva, et l’air futimprégné d’une puanteur intolérable, génératrice d’une crainteoppressante plus forte que celle de la tombe ou du charnier.Presque aussitôt retentit la voix formidable que nul de ceux quil’ont entendue ne pourra jamais oublier. Elle tonna dans le cielcomme la voix même du destin, et les fenêtres vibrèrent tandis queses derniers échos s’éteignaient. Profonde et harmonieuse, elleétait puissante comme un orgue, mais aussi funeste que les livresinterdits des Arabes. Elle proférait, dans une langue inconnue, desparoles que Luke Fenner transcrivit de la façon suivante :« deesmees-jeshet-bone-dosefeduvema-entemoss » Jusqu’en1919, personne ne put identifier cette formule étrange, maisCharles Ward blêmit en reconnaissant ce que Pic de la Mirandoleavait dénoncé comme la plus abominable incantation de toute lamagie noire.

À ce prodige maléfique sembla répondre un cri humain provenantde la ferme de Curwen ; après quoi la puanteur de l’airs’accrut d’une autre odeur également intolérable. Puis vint uneplainte prolongée qui montait et descendait alternativement.Parfois elle devenait presque articulée, bien que nul auditeur nepût discerner aucun mot nettement défini, et, à un moment donné,elle sembla se transformer en un rire démoniaque. Enfin, il y eutun hurlement d’épouvante et de folie, jailli de vingtaines degorges humaines ; un hurlement qui résonna fort et clair,malgré la profondeur d’où il devait émaner. Ensuite le silence etl’obscurité régnèrent. Des spirales d’âcre fumée montèrent vers lesétoiles, en l’absence de toute flamme, car, le lendemain, onconstata que tous les bâtiments de la ferme étaient intacts.

À l’aube, deux messagers effrayés, aux vêtements imprégnés d’uneodeur monstrueuse, frappèrent à la porte des Fenner et leurachetèrent un baril de rhum. L’un d’eux déclara que l’affaireJoseph Curwen était terminée, et qu’on ne devait plus jamais parlerdes événements de la nuit. Bien que cet ordre pût paraîtrearrogant, l’aspect de celui qui le donna lui prêta une redoutableautorité sans engendrer le moindre ressentiment. C’est pourquoi leslettres de Luke Fenner à son parent du Connecticut sont les seulsdocuments relatifs à l’expédition ; encore leur auteuravait-il supplié leur destinataire de les détruire, mais ellesfurent conservées, on ne sait pourquoi, malgré cette requête.Charles Ward put ajouter un autre détail après une longue enquêtedans le village de Pawtuxet. Le vieux Charles Slocum lui rapportaque son grand-père avait entendu une étrange rumeur au sujet d’uncorps carbonisé découvert dans les champs une semaine après la mortde Joseph Curwen : ce cadavre aux membres convulsés neressemblait tout à fait ni à un être humain ni a aucun animalconnu…

Huit marins avaient été tués ;leurs cadavres ne furent pas rendus à leurs familles, maiscelles-ci se contentèrent de la déclaration qui leur fut faite,d’après laquelle les matelots avaient trouvé la mort dans unebagarre contre les employés de la douane. La même déclarations’appliquait aux nombreux cas de blessures soignées et bandées parle Dr Jabez Bowen. Il était beaucoup plus difficile d’expliquerl’odeur innommable qui se dégageait des vêtements des assaillants,et on en discuta pendant plusieurs semaines. Le capitaine Whippleet Moses Brown, qui avaient été très grièvement blessés, refusèrentde se laisser panser par leurs femmes, à la grande stupeur de cesdernières. Sur le plan psychologique, tous ces hommes étaientconsidérablement vieillis et ébranlés. Fort heureusement, c’étaientdes âmes simples et très pieuses : s’ils avaient possédé unementalité plus complexe, on aurait pu craindre de les voir sombrerdans la folie. Le président Manning était particulièrementbouleversé, mais il réussit pourtant à annihiler ses souvenirsgrâce à des prières constantes. Tous les autres chefs del’expédition eurent un rôle important à jouer par la suite, ce quileur permit de retrouver une certaine sérénité d’esprit. On remit àla veuve de Joseph Curwen un cercueil de plomb scellé, d’une formebizarre, dans lequel on lui dit que gisait le corps de son mari,tué dans un combat contre les employés de la douane, à proposduquel mieux valait ne pas donner de détails.

C’est là tout ce que l’on sait sur la fin de Joseph Curwen.Charles Ward ne trouva qu’une seule suggestion qui lui permit debâtir une théorie, à savoir qu’un passage de la lettre de JedediahOrne à Curwen, copiée par Ezra Weeden, était souligné d’un trait deplume mal assuré. La copie fut trouvée en possession desdescendants de Smith. Peut-être Weeden la remît-il à son compagnon,quand l’affaire fut terminée, pour lui fournir une des clés del’énigme ; peut-être encore Smith possédait-il cette copieavant l’expédition, auquel cas c’est lui qui souligna le passageaprès avoir questionné adroitement son ami. Voici le texterévélateur :

Je vous le dis encore une fois : n’évoquez Aucun Espritque vous ne puissiez dominer ; j’entends Aucun Esprit qui, àson Tour, puisse évoquer quelque chose contre vous, par quoi vosStratagèmes les plus Puissants seraient réduits à néant.Adressez-vous aux Petits, de crainte que les Grands ne veuillentpas Répondre et ordonnent à votre place.

À la lumière de ce passage, en réfléchissant aux inconcevablesalliés perdus qu’un homme aux abois pourrait essayer d’appeler àson aide, Charles Ward se demanda à juste titre si c’était vraimentles citoyens de Providence qui avaient tué Joseph Curwen.

Au début, les chefs de l’expédition ne s’étaient pas proposéd’effacer tout souvenir du mort des annales de Providence, et ilsavaient permis à la veuve, à son père et à son enfant d’ignorer lavérité. Mais le capitaine Tillinghast était un homme rusé ; ilapprit bientôt assez de choses pour exiger que sa fille et sapetite-fille changent de nom, pour brûler toute la bibliothèque deson gendre, et effacer à coups de ciseau l’inscription sur sa stèlefunéraire. À dater de ce moment, on s’employa à faire disparaîtrela moindre trace du sorcier maudit, comme si l’on eût voulu laissercroire qu’il n’avait jamais existé. Mrs Tillinghast (c’est le nomque porta sa veuve à partir de 1772), vendit la maison d’OlneyCourt pour aller résider avec son père à Power’s Lane jusqu’en1817, année de sa mort. La ferme de la route de Pawtuxet futlaissée complètement à l’abandon et tomba en ruine avec uneinexplicable rapidité. Personne ne s’aventura à percer la masse devégétation, sur la berge de la rivière, derrière laquelle setrouvait la lourde porte de chêne.

Il est à noter que l’on entendit un jour le vieux capitaineWhipple marmonner entre ses dents « Au diable ce f… b… ;il n’avait aucune raison de rire tout en hurlant. On aurait ditqu’il gardait quelque chose en réserve. Pour un peu, je brûleraisSa f… maison. »

Chapitre 3Recherche et évocation

Charles Ward, nous l’avons déjà vu, apprit pour la première foisen 1918 qu’il descendait de Joseph Curwen. Il ne faut pas s’étonnerqu’il ait manifesté aussitôt un très vif intérêt pour cettemystérieuse affaire, puisque le sang du sorcier coulait dans sesveines. Aucun généalogiste digne de ce nom n’aurait pu faireautrement que se mettre à rechercher aussitôt les moindresrenseignements ayant trait au sinistre marchand.

Au début, il n’essaya pas de dissimuler la nature de sonenquête. Il en parlait librement avec sa famille (bien que sa mèrene fût guère satisfaite d’avoir un ancêtre comme Joseph Curwen) etavec les directeurs des musées et des bibliothèques où ilpoursuivait ses recherches. Il usa de la même franchise auprès desfamilles qui possédaient certains documents, et partagea leurscepticisme amusé à l’égard des auteurs des lettres et des journauxintimes qu’il consulta. Il reconnut maintes fois qu’il aurait donnécher pour savoir ce qui s’était passé, cent cinquante ansauparavant, à la ferme de la route de Pawtuxet (dont il avaitessayé vainement de trouver l’emplacement), et ce que Joseph Curwenavait été en réalité.

Quand il eut découvert la lettre de Jedediah Orne dans lesarchives Smith, il décida de se rendre à Salem, et il réalisa ceprojet aux vacances de Pâques de l’année 1919. On le reçut fortaimablement à l’Essex Institute où il put glaner plusieursrenseignements sur son ancêtre. Joseph Curwen était né àSalem-Village (aujourd’hui Danvers), à sept milles de la vieillecité puritaine où s’amoncellent les pignons pointus et les toits encroupe, le 18 février 1662. À l’âge de quinze ans, il avait fui lamaison paternelle pour prendre la mer. Neuf ans plus tard, il étaitrevenu s’installer dans la ville de Salem, où l’on observa qu’ilavait les manières, les vêtements et le langage d’un Anglais. Àpartir de cette époque, il consacra presque tout son temps auxcurieux livres rapportés par lui d’Europe, et aux étranges produitschimiques qui lui venaient d’Angleterre, de France et de Hollande.Plusieurs expéditions qu’il fit à l’intérieur du pays suscitèrentbeaucoup de curiosité, car elles coïncidaient, murmurait-on, avecl’apparition de feux mystérieux sur les collines, au cœur de lanuit.

Ses seuls amis intimes étaient Edward Hutchinson, deSalem-Village, et Simon Orne, de Salem. Hutchinson possédait unemaison presque à l’orée des bois, et sa demeure déplaisait beaucoupà plusieurs personnes en raison des bruits nocturnes qu’on yentendait. On disait qu’il recevait des visiteurs étranges et leslumières qu’on voyait à ses fenêtres n’avaient pas toujours la mêmecouleur. En outre, il manifestait des connaissances surprenantes ausujet de personnes mortes depuis longtemps et d’événements trèslointains. Il disparut au début de la persécution dessorcières : à ce même moment, Joseph alla s’installer àProvidence. Simon Orne vécut à Salem jusqu’en 1720, année où lesgens commencèrent à s’étonner de ne jamais le voir vieillir. Luiaussi disparut ; mais, trente ans plus tard, un homme quiétait sa vivante image et prétendait être son fils, vintrevendiquer la possession de ses biens. Satisfaction lui futaccordée sur la foi de certains papiers manifestement rédigés etsignés par Simon Orne. Jedediah Orne continua à vivre à Salemjusqu’en 1771, date à laquelle le révérend Thomas Barnard etquelques autres, après avoir reçu des lettres de citoyens deProvidence, le firent disparaître à jamais.

Ward trouva plusieurs documents concernant ces curieusesaffaires à l’Essex Institute, au palais de justice et au greffe del’état civil. À côté de titres de propriété et d’actes de vente, ily avait des fragments de nature beaucoup plus troublante. Quatre oucinq allusions particulièrement nettes figuraient sur les comptesrendus du procès des sorcières. Ainsi, le 10 juillet 1692, HepzibahLawson jura devant le tribunal présidé par le juge Hatborne que« quarante Sorcières et l’Homme Noir avaient coutume de seréunir dans les Bois derrière la maison de MrHutchinson » ; le 8 août de la même année, Amity Howdéclara au juge Gedney que « Mr G.B., cette Nuit-là, posa laMarque du Diable sur Bridget S., Jonathan A., Simon O.,Deliverance W., Joseph C., Susan P., Mehitable C. etDeborah B. »

Il y avait encore un catalogue de la sinistre bibliothèque deHutchinson, et un manuscrit de lui inachevé, rédigé dans un langagechiffré que personne n’avait pu lire. Ward en fit faire une copiephotographique, et se mit en devoir de la déchiffrer, d’abord defaçon intermittente, puis avec fièvre. D’après son attitude, onpeut conclure qu’il en trouva la clé en octobre ou en novembre,mais il ne dit jamais s’il avait réussi ou non.

Les documents concernant Orne offrirent un grand intérêt dès ledébut. En peu de temps, Ward fut à même de prouver, d’aprèsl’identité des écritures, une chose qu’il considérait comme établied’après le texte de la lettre adressée à Curwen : à savoir queSimon Orne et son prétendu fils n’étaient qu’une seule et mêmepersonne. Comme Orne l’avait dit à son correspondant, il étaitdangereux de vivre trop longtemps à Salem ; c’est pourquoi ils’en était allé séjourner pendant trente ans à l’étranger, pourrevenir ensuite revendiquer ses terres en qualité de représentantd’une nouvelle génération. Il avait apparemment pris soin dedétruire la majeure partie de sa correspondance, mais les citoyensde Salem qui le firent disparaître en 1771 découvrirent etconservèrent certains papiers surprenants : formules etdiagrammes cryptiques tracés de sa main, ainsi qu’une lettremystérieuse dont l’auteur, étant donné son écriture, ne pouvaitêtre que Joseph Curwen.

Bien que cette épître ne fût pas datée, Charles Ward, en sebasant sur certains détails, la situa vers 1750. Nous en donnonsci-dessous le texte intégral. Elle est adressée à SimonOrne, mais quelqu’un a barré ce prénom.

Providence, le 1ermai.

Frère,

Mon Vieil et Respectable ami, tous mes Respects et Vœux lesplus fervents à Celui que nous servons pour votre PuissanceÉternelle. Je viens de découvrir ce que vous devriez savoir ausujet de la Dernière Extrémité et de ce qu’il convient de faire àson propos. Je ne suis point disposé à vous imiter et à Partir àcause de mon âge, car Providence ne s’acharne point comme Salem àpourchasser les Êtres hors du commun et à les traduire devant lesTribunaux. J’ai de gros intérêts sur Terre et sur Mer, et je nesaurais agir comme vous le fîtes ; outre cela, ma ferme dePawtuxet a sous le sol Ce que vous savez, qui n’attendrait pas monRetour sous une autre forme.

Mais, ainsi que je vous l’ai dit, je suis prêt à subirdes revers de fortune, et j’ai longtemps étudié la façon de Reveniraprès le Suprême coup du Sort. La nuit dernière j’ai découvert lesMots qui évoquent YOGGE SOTHOTHE et j’ai vu pour lapremière fois ce visage dont parle Ibn Schacabac dansle …[5]. Il m’a ditque la Clé se trouve dans le troisième psaume du LiberDamnatus. Le soleil étant dans la cinquième Maison, et Saturneen Trine, tracez le Pentagramme de Feu, et récitez par trois foisle neuvième Verset. Répétez ce Verset le Jour de la Sainte-Croix etla Veille de la Toussaint, et la Chose sera engendrée dans lesSphères Extérieures.

Et de la Semence d’Autrefoisnaîtra Celui qui regardera en Arrière sans savoir ce qu’ilcherche.

Cependant ceci ne servira à Rien s’il n’y a pointd’Héritier et si les Sels ou la Façon de fabriquer les Sels, ne setrouvent pas Prêts pour Lui. Et ici, je dois le reconnaître, jen’ai pas pris les Mesures nécessaires et n’ai pas découvertBeaucoup. Le Procédé est difficile à atteindre, et il fait unetelle Consommation de Spécimens que j’éprouve de grandesdifficultés à en obtenir Suffisamment, malgré les Marins qui meviennent des indes. Les Gens d’ici deviennent curieux, mais je puisles tenir à l’écart. Les bourgeois sont pires que la Populace carils agissent de façon plus Subtile et on croit davantage à leursparoles. Le Pasteur et Mr Merritt ont trop parlé, je le crains,mais, jusqu’à présent, Rien ne semble Dangereux. Les SubstancesChimiques sont faciles à trouver, car il y a deux bons Chimistesdans la Ville : le Dr Bowen et Sam Carew. Je suis lesinstructions de Borellus, et je trouve grand secours dans leseptième Livre d’Abdul-Al-Hazred. Quoi que j’obtienne, vous lerecevrez. En attendant, ne négligez pas d’utiliser les Mots que jevous ai donnés. Si vous Désirez Le voir, ayez recours à ce qui estÉcrit sur le Feuillet que je mets dans ce paquet. Dites les Versetschaque Veille de Toussaint et du jour de la Sainte-Croix ; etsi votre Lignée ne s’éteint pas, dans les années futures viendraCelui qui regardera en arrière, et utilisera les Sels que vous luilaisserez. (Job, XIX, XIV.)

Je me réjouis de vous savoir de retour à Salem, et j’espèrevous voir d’ici peu. J’ai un bon Étalon, et je me propose d’acheterune Voiture, encore que les Routes soient mauvaises. Si vous êtesdisposé à voyager, ne manquez point de venir me voir. Prenez àBoston la malle-poste qui passe par Dedham, Wrentham etAttleborough, toutes villes où vous trouverez d’excellentestavernes. Entrez à Providence par les chutes de Patucket. Ma Maisonest située en face de la Taverne de Mr Epenetus Olney ; c’estla première du côté nord d’Olney Court.

Monsieur, je suis votre fidèle ami et Serviteur EnAlmonsin-Metraton.

JOSEPHUS CURWEN.

À Mr Simon Orne

William’s-Lane, Salem.

 

Chose curieuse, cette lettre fut le premier document qui fournità Charles Ward l’emplacement exact de la maison de Curwen. Ladécouverte était doublement frappante, car la bâtisse à laquelleelle faisait allusion à savoir la maison neuve construite en 1761 àla place de l’ancienne était une vieille demeure délabrée encoredebout dans Olney Court, et que le jeune archéologue connaissaitfort bien. Elle se trouvait à peu de distance de sa propre maison,sur la partie haute de Stampers Hill, et servait à présent de logisà un couple de nègres qui faisaient des lessives ou des ménages.Ward résolut d’aller visiter ce lieu dès son retour de Salem. Lesparties mystiques de la lettre, dans lesquels il crut déceler unsymbolisme extravagant, le déconcertèrent totalement. Néanmoins, ilremarqua, en frémissant de curiosité, que le passage de la Biblementionné par Curwen (Job, 19, 14) était le verset bienconnu : « Si un homme meurt, revivra-t-il ? Pendanttout le temps qui me sera alloué, j’attendrai jusqu’à ce que viennemon remplacement ! »

Le jeune Wardregagna Providence dans un état d’agitation fort agréable, et ilpassa le samedi suivant à examiner en détail la maison d’OlneyCourt. Cette demeure délabrée était une modeste bâtisse de deuxétages et demi, de style colonial, au toit pointu, à la grandecheminée centrale, à l’entrée artistiquement sculptée surmontéed’une fenêtre en demi-cercle, au fronton triangulaire soutenu pardes colonnes doriques. Elle n’avait pas beaucoup souffert desatteintes du temps à l’extérieur, et Ward sentit qu’il contemplaitune chose touchant de près le sinistre objet de sa quête.

Il connaissait fort bien les habitants du logis, et futcourtoisement reçu par le vieil Asa et sa femme Hannah. L’intérieurde la maison avait beaucoup changé. Ward constata à regret que lamoitié des beaux dessus de cheminée et des sculptures des armoiresavait disparu, tandis que les boiseries et les moulures despanneaux des portes étaient presque toutes rayées, déchiquetées ourecouvertes de tapisserie bon marché. D’une façon générale, cettevisite n’apporta pas à Ward les révélations auxquelles il s’étaitattendu, mais il se sentit très ému de se trouver à l’intérieur desmurs qui avaient abrité un homme aussi terrible que Joseph Curwen.il frissonna en voyant qu’on avait soigneusement fait disparaîtreun monogramme sur le vieux heurtoir en cuivre de la porte.

À partir de ce moment, il consacra tout son temps àétudier la copie du manuscrit chiffré de Hutchinson et les diverspapiers concernant l’affaire Curwen. Le manuscrit demeuraindéchiffrable ; mais dans les autres documents, le jeunearchéologue trouva des indications si précieuses qu’il entreprit unvoyage à New London et à New York pour consulter des lettres dontla présence dans ces villes était mentionnée. Cette expédition futtrès fructueuse ; en effet, elle lui apporta la correspondancede Luke Fenner, décrivant l’attaque de la ferme de Pawtuxet Road,et la correspondance Nightingale-Talbot qui lui révéla l’existencedu portrait peint sur un panneau de la bibliothèque de Curwen. Cedernier détail l’intéressa particulièrement, car il aurait donnébeaucoup pour savoir quel était le visage de son ancêtre, et ildécida d’effectuer une seconde inspection de la maison d’OlneyCourt, afin d’essayer de trouver trace de son image sous descouches de peinture ou de tapisserie.

Il commença ses recherches au début d’août et il examinasoigneusement les murs de toutes les pièces assez spacieuses pouravoir pu servir de bibliothèque. Au bout d’une heure, au-dessus dela cheminée d’une vaste salle du rez-de-chaussée, il s’aperçutqu’une assez grande partie du mur était recouverte de plusieurscouches de peinture qui, aux endroits où elles s’écaillaient,révélaient une surface sensiblement plus sombre que ne l’eût étécelle du bois au-dessous. Après avoir utilisé avec précaution uncouteau à lame très mince, Ward comprit qu’il venait de découvrirun grand portrait à l’huile. Craignant de l’endommager en essayantde détacher lui-même les couches de peinture, il quitta la maisonpour se mettre en quête d’un expert. Trois jours plus tard, ilrevenait avec un artiste expérimenté, Mr Walter Dwight, qui se mitaussitôt à l’œuvre en utilisant les méthodes et les produitschimiques adéquats. Le vieil Asa et sa femme manifestèrent unegrande agitation pendant toute la durée du travail, et reçurent unecertaine somme d’argent en dédommagement de cette invasion de leurdomicile.

À mesure que la restauration s’effectuait, jour aprèsjour, Charles Ward regardait avec un intérêt croissant les contourset les couleurs apparaître graduellement. Dwight ayant commencé parle bas, le visage resta caché jusqu’à la fin. En attendant, on putvoir que le modèle était un homme maigre et bien fait, vêtu d’unhabit bleu sombre, d’un gilet brodé, de culottes courtes en satinnoir, de bas de soie blanche, assis dans un fauteuil sculpté, surun arrière-plan de quais et de navires. Lorsque la tête apparut,Ward et l’artiste constatèrent que cette figure maigre et pâle,surmontée d’une perruque, leur semblait vaguement familière. Maisaprès le dernier bain d’huile et l’ultime coup de grattoir,l’artiste et son client restèrent béants de stupeur, car le visagede Charles Dexter Ward était l’exacte réplique de celui de sonterrible aïeul…

Le jeune homme montra à ses parents la merveille qu’ilavait découverte, et son père décida aussitôt d’acheter leportrait. Mrs Ward, qui présentait fort peu de traits communs avecJoseph Curwen, ne sembla pas trouver cette peinture à son goût etconseilla à son mari de la brûler, car elle avait quelque chose demalsain, non seulement en elle-même, mais encore en raison de sonextraordinaire ressemblance avec Charles. Mais Mr Ward, richepropriétaire de manufactures de coton dans la vallée de Pawtuxet,était un homme à l’esprit pratique, et fit la sourde oreille. Leportrait lui plaisait beaucoup, et il estimait que son filsméritait de le recevoir comme cadeau. Naturellement, Charlespartagea cette opinion. Quelques jours plus tard, Mr Ward allatrouver la propriétaire de la maison et lui acheta pour un bon prixle panneau portant le portrait et le dessus de cheminée qu’ildominait.

Il ne restait plus qu’à enlever la précieuse boiserie et àla transporter chez les Ward où on l’installerait dans le bureau deCharles, au troisième étage, au-dessus d’une fausse cheminée. Le 28août, le jeune homme conduisit deux habiles ouvriers décorateurs àla maison d’Olney Court, où, sous sa direction, la besognes’effectua sans encombre. Dans la maçonnerie de brique masquant letuyau de la cheminée, Ward observa alors un alvéole cubiqued’environ un pied carré, qui avait dû se trouver juste derrière latête du portrait. Il s’approcha pour voir ce qu’il pouvait bienrenfermer, et, sous un amas de papiers jaunis couverts de suie etde poussière, il découvrit un gros cahier où étaient encore fixésles restes moisis du ruban qui avait servi à nouer les feuillets.Sur la couverture, le jeune archéologue lut ces mots tracés d’uneécriture qu’il avait appris à bien connaître à l’Essex Institute:Journal et Notes de Jos. Curwen, Bourgeois de Providence,ex-citoyen de Salem.

Bouleversé par sa trouvaille, Ward montra le cahier auxdeux ouvriers. Ceux-ci témoignèrent par la suite de l’authenticitéde la découverte, et le Dr Willett se basa sur leur déclarationpour affirmer que le jeune homme n’était pas fou au moment où ilcommença à se conduire de façon très excentrique. Tous les autrespapiers étaient également de la main de Curwen. L’un d’eux avaitpour titre : À Celui qui Viendra Après Moi, Et Comment IlPourra Aller Au-Delà du Temps et des Sphères. Un autre étaitchiffré. Un troisième semblait donner la clé du chiffre. Lequatrième et le cinquième étaient adressés respectivement à« Edw. Hutchinson, Armiger » et « Jedediah Orne,Esq. », « ou à Leurs Héritiers, ou à LeursReprésentants ». Le sixième et dernier s’intitulait :La Vie et les Voyages de Joseph Curwen entre les années 1678 et1687 : Où Il A Voyagé, Où Il A Séjourné, Qui Il A Vu, et CeQu’il A Appris.

Nous sommes arrivésmaintenant à la période qui, selon certains aliénistes, marque ledébut de la folie de Charles Ward. Dès qu’il eut découvert lesdocuments, le jeune homme y jeta un coup d’œil rapide et dut y voirquelque chose qui produisit une violente impression sur lui. Enfait, lorsqu’il montra les titres aux deux ouvriers, il prit grandsoin de leur dissimuler les textes, et manifesta un trouble que leseul intérêt archéologique de sa trouvaille ne suffisait pas àjustifier. Rentré chez lui, il annonça la nouvelle d’un airembarrassé, comme s’il voulait donner une idée de son importancesans en produire la preuve. Il ne montra même pas les titres à sesparents ; il se contenta de leur dire qu’il avait trouvé desdocuments écrits de la main de Joseph Curwen, « presque touschiffrés », qu’il lui faudrait étudier avec soin avant d’enpénétrer le sens.

Il passa toute cette nuit à lire les différents papiers,enfermé dans sa chambre, et, le jour venu, il poursuivit sabesogne. Quand sa mère, alarmée, vint s’enquérir de ce qui sepassait, il la pria instamment de lui faire monter ses repas. Aucours de l’après-midi, il fit une courte apparition lorsque lesouvriers vinrent installer le portrait et le dessus de cheminéedans son bureau. La nuit suivante, il dormit par intermittence,tout habillé, et continua à étudier fiévreusement le cryptogramme.Le lendemain matin, sa mère le vit travailler sur la copiephotographique du manuscrit Hutchinson qu’il lui avait souventmontré auparavant ; mais en réponse à une de ses questions, illui dit que la clé du chiffre de Curwen ne s’appliquait pas àcelui-ci. Dans l’après-midi, il alla regarder les ouvriers quiachevaient de placer le portrait dans son bureau, au-dessus d’unefausse cheminée faite de panneaux de bois disposés à quelquedistance du mur nord. On posa une bûche électrique dans l’âtre pourdonner l’illusion d’une cheminée réelle. Le panneau où était peintle portrait fut monté sur des charnières, de façon à ménagerderrière un espace vide. Quand tout fut fini, Charles Wardtransporta son travail dans son bureau et s’installa face autableau qui le regardait comme un miroir vieillissant. Ses parents,lorsqu’ils se rappelèrent plus tard sa conduite à cette époque,fournirent des renseignements intéressants sur sa méthode dedissimulation. Devant les domestiques, il cachait rarement lespapiers qu’il étudiait, car il estimait à juste titre quel’écriture compliquée de Curwen serait illisible pour eux. Àl’égard de ses parents, au contraire, il se montrait beaucoup pluscirconspect. Sauf si le manuscrit en cours d’étude était uncryptogramme, ou encore une suite de symboles mystérieux (commecelui qui avait pour titre : À Celui Qui Viendra AprèsMoi…, etc.), il le recouvrait d’un papier quelconque jusqu’àce que son visiteur se fût retiré. La nuit, ou bien quand ilquittait la pièce, il enfermait tous ses documents dans un petitcabinet. Il reprit bientôt des habitudes et un emploi du tempsnormaux, mais il cessa de s’intéresser aux promenadesarchéologiques. La réouverture de l’école où il devait faire sadernière année parut l’ennuyer considérablement et il exprima àmaintes reprises sa résolution de ne pas entrer àl’Université : il avait à faire, déclara-t-il, des recherchesplus importantes qui lui apporteraient un bagage de connaissancesconsidérable.

Ward ayant toujours vécu en savant et en ermite, sesparents ne furent guère surpris de le voir s’enfermer pourtravailler jour après jour. Néanmoins, ils jugèrent bizarre qu’ilne leur montrât jamais rien de sa merveilleuse trouvaille et neleur fît part d’aucun fait qu’il aurait pu découvrir dans sespapiers. Il expliqua sa réticence en déclarant qu’il voulaitd’abord arriver à une révélation complète ; mais à mesure queles semaines passaient sans rien apporter de nouveau, une espèce degêne s’établit entre le jeune homme et sa famille.

Au cours du mois d’octobre, Ward se remit à fréquenter lesbibliothèques, mais ce fut pour y consulter uniquement des ouvragesde magie, d’occultisme et de démonologie. Lorsque les ressources deProvidence s’avéraient insuffisantes, il prenait le train pourBoston où il exploitait les richesses de la grande bibliothèque deCopeley Square, la Widener Library de Harvard, ou la Zion ResearchLibrary de Brookline dans laquelle on trouve certains livres raressur des sujets bibliques. Il acheta plusieurs volumes traitant dusurnaturel, et, pendant les vacances de Noël, il fit plusieursvoyages hors de la ville, y compris une visite à l’Essex Institutede Salem.

Vers le milieu de janvier 1920, Ward adopta une attitudetriomphale et cessa de déchiffrer le manuscrit Hutchinson. Dèslors, il se consacra à deux activités : l’étude de la chimieet la chasse aux documents officiels. Il installa un laboratoiredans la mansarde de sa maison, et consulta toutes les statistiquesmunicipales de Providence. Les marchands de drogues et d’appareilsscientifiques, quand on les questionna plus tard, fournirentd’étranges listes, apparemment incohérentes, des produits et desinstruments qu’il acheta. Mais les employés de la bibliothèque dela Maison du Gouverneur et de l’Hôtel de Ville sont d’accord sur lebut de sa deuxième activité : il cherchait avec fièvre latombe de Joseph Curwen, tâche très difficile puisque le nom dusorcier avait été effacé à coups de ciseau sur sa stèlefunéraire.

Peu à peu, ses parents acquirent la conviction qu’il sepassait quelque chose d’anormal. Charles s’était déjà passionné end’autres temps, pour différents sujets d’étude, mais cettedissimulation et cette quête ne lui ressemblaient pas. Il nemanifestait plus aucun intérêt pour son travail scolaire, quoiqu’ilréussît toujours à passer ses examens. Ou bien il s’enfermait dansson laboratoire avec une vingtaine d’anciens traités d’alchimie, oubien il examinait les actes de décès du temps passé dans lesarchives municipales, ou bien encore il étudiait des livres desciences occultes dans son bureau, sous le regard impassible duportrait de Joseph Curwen dont le visage paraissait de plus en plussemblable au sien.

À la fin mars, il entreprit une série de promenades dansles vieux cimetières de Providence. Les employés de l’Hôtel deVille révélèrent plus tard qu’il avait dû trouver un indiceimportant à ce moment-là. Il ne cherchait plus la tombe de JosephCurwen, mais celle d’un certain Naphtali Field. Ce changementd’intérêt s’expliqua lorsque les enquêteurs, en examinant lesdossiers étudiés par Ward, découvrirent un bref compte rendu del’enterrement de Curwen relatant que le curieux cercueil de plombavait été enseveli « à dix pieds au sud et à cinq pieds àl’ouest de la tombe de Naphtali Field dans le… » L’absence dunom du cimetière compliquait beaucoup les recherches, mais comme lastèle de Naphtali Field devait être intacte, on pouvaitraisonnablement espérer la trouver en visitant plusieurs champs derepos.

Ce fut vers le moisde mai que le Dr Willett, à la requête de Mr Ward, eut uneconversation sérieuse avec le jeune homme. Si l’entretien ne futguère fructueux (car Willett sentit que son interlocuteur étaittout à fait maître de lui), il obligea Charles Ward à donner uneexplication rationnelle de sa conduite récente. Il semblait toutprêt à parler de ses recherches, mais non pas à en révéler l’objet.Il déclara que les papiers de son aïeul contenaient des secretsscientifiques remarquables, pour la plupart rédigés en langagechiffré. Cependant, ils étaient dépourvus de sens sauf quand on lesjuxtaposait avec un ensemble de connaissances complètement tombéesen désuétude aujourd’hui ; si bien que leur présentationimmédiate à un monde uniquement pourvu de science moderne leurenlèverait toute leur importance. Pour qu’ils puissent prendre leurplace éminente dans l’histoire de la pensée humaine il fallait lesmettre en corrélation avec leur arrière-plan du temps passé, etc’était à cette besogne que Ward se consacrait présentement. Ilcherchait à acquérir les arts d’autrefois que devait posséder uninterprète consciencieux des documents de Curwen ; et ilespérait, en temps voulu, faire une révélation d’un intérêtprodigieux.

Quant à ses promenades dans les cimetières, il lesexpliqua de la façon suivante : il avait tout lieu de penserque la stèle mutilée de Joseph Curwen portait encore des symbolesmystiques, sculptés d’après certaines instructions de son testamentqui étaient absolument nécessaires à la solution définitive de sonsystème de chiffres. L’étrange marchand avait voulu garder sonsecret avec soin et, en conséquence, il avait réparti les donnéesdu problème de façon très curieuse. Lorsque le Dr Willett demanda àvoir les papiers mystiques, Ward manifesta beaucoup derépugnance ; finalement il lui montra la page de titre duJournal et Notes, le cryptogramme et le message plein deformules : À Celui Qui Viendra Après Moi.

Il ouvrit également le journal à une page soigneusementchoisie pour son caractère inoffensif. Le docteur examina avecattention l’écriture presque illisible de Curwen ; la graphieet le style étaient ceux d’un homme du XVIIe siècle,bien que le scripteur eût vécu jusque vers la fin duXVIIIe siècle. Le texte lui-même semblait assez banal,et Willett ne put en retenir qu’un fragment.

Mercredi, 16 octobre 1754. — Ma goélette Wahefalest arrivée aujourd’hui de Londres avec XX Hommes nouveauxenrôlés aux Antilles, des Espagnols de la Martinique et desHollandais de Surinam. Les Hollandais menacent de Déserter car ilsont entendu dire du Mal de ces Expéditions, mais je veillerai à lespersuader de Rester. Pour Mr Knight Dexter, à l’Enseigne du Laurieret du Livre, 220 pièces de Chamblet, 20 pièces de Molleton bleu, 50pièces de Calmande. Pour Mr Green, à l’Enseigne de l’Elephant, 20Bassinoires et 10 paires de Pincettes. Pour Mr Perrings, un jeud’Alènes. Pour Mr Nightingale, 50 Rames de Papier de premièrequalité. Ai Récité le Sabaoth trois fois la Nuit dernière,mais rien n’est apparu. Il faut que j’aie d’autres nouvelles de MrH. en Transylvanie, bien qu’il soit Difficile de l’atteindre etqu’il me paraisse fort étrange qu’il ne me puisse communiquerl’usage de ce qu’il utilise si bien depuis trois cents ans. Simonne m’a pas écrit depuis V semaines, mais j’espère recevoir bientôtune lettre de lui.

En arrivant à ce passage, le Dr Willett tourna la page,mais Ward lui arracha le cahier des mains. Le praticien eut à peinele temps de parcourir du regard deux phrases qui, chose bizarre, segravèrent tenacement dans sa mémoire :

 

Le Verset du Liber Damnatus ayant été récitépendant V Jours de la Sainte-Croix et IV Veilles de Toussaint,j’Espère que la Créature est en train de Naître à l’Extérieur desSphères. Elle attirera Celui qui doit Venir si je peux faire ensorte qu’il soit, et il pensera aux choses du Passé et regardera enarrière, en prévision de quoi je dois tenir en réserve les Sels oude quoi les fabriquer.

 

Pour le Dr Willett, ces mots semblèrent prêter une vague terreurau visage peint de Joseph Curwen qui regardait d’un air affable duhaut du panneau au-dessus de la cheminée. Il eut l’impressionbizarre que les yeux du portrait exprimaient le désir de suivre lejeune Ward tandis que celui-ci se déplaçait dans la pièce. Avant dese retirer, le praticien s’arrêta pour examiner le tableau de près,s’émerveillant de sa ressemblance avec Charles et gravant dans samémoire les moindres détails du visage blême, jusqu’à une légèrecicatrice sur le front au-dessus de l’œil droit. Il décida queCosmo Alexander était vraiment un grand peintre.

Le médecin ayant affirmé que Charles jouissait d’uneparfaite santé mentale et que, d’autre part, il poursuivait desrecherches qui pouvaient être très importantes, les Ward semontrèrent assez indulgents quand leur fils, au mois de juin,refusa catégoriquement de s’inscrire à l’Université. Il avait,déclara-t-il, des études plus intéressantes à faire, et désiraitvoyager à l’étranger au cours de l’année suivante afin de seprocurer certains documents qui n’existaient pas en Amérique. Lepère Ward s’opposa à ce dernier projet qu’il jugeait absurde de lapart d’un jeune homme de dix-huit ans, mais il consentit à ce queson fils abandonnât ses études universitaires. En conséquence,après avoir passé son examen final à l’école Moses Brown, Charlesput se consacrer à loisir pendant trois ans à ses livres occulteset à ses recherches dans les cimetières. Les gens apprirent à letenir pour un original fieffé, et il cessa presque entièrement devoir les amis de sa famille. Il n’abandonnait son travail que pouraller consulter les archives d’autres villes. Un jour, il partitvers le Sud pour conférer avec un vieux mulâtre qui vivait dans unmarécage, et au sujet duquel un article avait paru dans un journal.Une autre fois, il s’en fut dans un petit village des Adirondacksoù il avait entendu dire qu’on célébrait d’étranges cérémonies.Néanmoins, ses parents continuèrent à lui interdire le voyage enEurope qu’il désirait tant faire.

Il put réaliser son projet en avril 1923, époque où ilatteignit sa majorité peu de temps après avoir hérité de songrand-père maternel. Il ne dit rien de l’itinéraire qu’il seproposait de suivre, mais il promit à ses parents de leur écriresouvent et longuement. En juin, le jeune homme s’embarqua àdestination de Liverpool, avec la bénédiction de son père et de samère qui l’accompagnèrent jusqu’à Boston. Des lettres lesinformèrent bientôt qu’il avait fait une bonne traversée et s’étaitinstallé dans un appartement confortable de Great Russell Street, àLondres, où il avait l’intention de rester jusqu’à ce qu’il eûtépuisé les ressources du British Museum. Il ne disait pasgrand-chose de sa vie quotidienne, car il n’avait vraiment pasgrand-chose à dire. Il consacrait tout son temps à l’étude, etavait installé un laboratoire dans une pièce de son logement.

En juin 1924, il annonça son départ pour Paris où ils’était déjà rendu deux ou trois fois en avion pour consulter desdocuments à la Bibliothèque Nationale. Pendant les trois moissuivants, il se contenta d’envoyer des cartes postales, donnant uneadresse dans la rue Saint-Jacques et mentionnant qu’il faisait desrecherches dans la bibliothèque d’un collectionneur de manuscritsrares. En octobre, après un long silence, une carte de Pragueapprit aux Ward que Charles se trouvait dans cette ville pours’entretenir avec un très vieil homme qui était censé posséder detrès curieux documents médiévaux. En janvier, plusieurs cartes deVienne mentionnèrent qu’il s’apprêtait a gagner une région plus àl’est où un de ses correspondants l’avait invité.

De Klansenbourg, en Transylvanie, il écrivit qu’il allaitrejoindre un certain baron Ferenczy dont le domaine se trouvaitdans les montagnes à l’est de Rakus. Une semaine plus tard, ilannonçait que la voiture de son hôte était venue le prendre auvillage et qu’il partait pour le château. À dater de ce jour, ilobserva un silence complet. Il ne répondit pas aux nombreuseslettres de ses parents jusqu’au mois de mai, et, à ce moment-là, cefut pour faire savoir à sa mère qu’elle devait renoncer à lerencontrer à Paris, à Londres ou à Rome, au cours d’un voyage enEurope que les Ward avaient l’intention de faire pendant l’été. Sesrecherches, disait-il, étaient d’une telle nature qu’il ne pouvaitquitter sa résidence actuelle, et, d’autre part, l’emplacement duchâteau de son hôte ne favorisait guère les visites. Il se trouvaitperché sur un roc escarpé, au milieu d’une forêt, et les gens dupays évitaient d’en approcher. En outre, l’aspect et les manièresdu baron risquaient fort de déplaire à d’honnêtes bourgeois de laNouvelle-Angleterre, et il était d’un si grand âge qu’il inspiraitune espèce d’inquiétude. Il valait mieux, concluait Charles, queses parents attendent son retour à Providence.

En mai 1925, le jeune voyageur entra dans le port de NewYork à bord du Homeric. Il gagna ensuite sa ville nataleen autocar, et, tout le long du trajet, il contempla avec délicesles collines ondulées, les vergers en fleurs et les villes auxblancs clochers du Connecticut. Quand le véhicule, au terme d’unaprès-midi ensoleillé, entra dans Providence en suivant ElmwoodAvenue, le cœur de Charles Ward se mit à battre violemment. Aucroisement de Broad Street, Weybosset Street et Empire Street, ilvit au-dessous de lui les maisons, les dômes et les clochers de lavieille ville, baignés dans la lumière du crépuscule ; et ilfut pris d’une sorte de vertige lorsque l’autocar s’arrêta auterminus, derrière le Biltmore, révélant au regard, sur l’autreberge de la rivière, l’antique colline ronde couverte d’un douxmanteau de verdure.

Devant ce spectacle, le jeune homme se sentit pleind’amour pour l’antique cité de Providence. C’étaient les forcesmystérieuses de sa longue histoire qui avaient fait de lui ce qu’ilétait, qui l’avaient entraîné en arrière vers des merveilles et dessecrets auxquels nul prophète ne pouvait assigner de limites. Untaxi l’emmena à toute allure en direction du Nord et s’arrêta enfindevant le porche de la grande maison de briques où il était né. Lesoleil allait disparaître ; Charles Dexter Ward était deretour au logis.

Une écoled’aliénistes moins académique que celle du Dr Lyman prétend que ledébut de la vraie folie de Ward date de son voyage en Europe. Enadmettant qu’il fût sain d’esprit lors de son départ, sa conduite àson retour montre un changement désastreux. Mais le Dr Willettrepousse cette théorie. Il attribue les bizarreries du jeune hommeà la pratique de certains rites appris à l’étranger, sans admettrepour autant que ce fait implique une aberration mentale de la partde l’officiant. Ward, bien qu’il parût nettement plus âgé, avaitencore des réactions normales : au cours de plusieursconversations avec Willett, il fit preuve d’un équilibre que nuldément n’aurait pu feindre pendant longtemps. Si l’on put croire àla folie à cette époque, ce fut à cause de ce qu’on entendait àtoute heure dans le laboratoire où le jeune homme passait le plusclair de son temps. Il y avait des chants psalmodiés et desdéclamations tonitruantes sur des rythmes étranges ; et bienque ce fût la voix de Ward qui proférât ces sons, on discernaitdans ses accents une qualité surnaturelle qui glaçait le sang dansles veines des auditeurs. On observa que Nig, le vénérable chat dulogis, hérissait son poil et faisait le gros dos lorsqu’ilentendait certaines intonations.

Les odeurs émanant parfois du laboratoire semblaient,elles aussi, fort étranges. Parfois pestilentielles, elles étaientle plus souvent aromatiques et paraissaient posséder le pouvoir defaire naître des images fantastiques. Les gens qui les sentaientvoyaient le mirage d’énormes perspectives, avec d’étrangescollines, ou d’interminables avenues de sphinx et d’hippogriffes.Ward ne recommença pas ses promenades d’autrefois, mais s’absorbadans les livres qu’il avait rapportés de ses voyages ; ilexpliqua que les sources européennes avaient considérablementélargi les possibilités de sa tâche, et il promît de grandesrévélations pour les années à venir. Le vieillissement de sonvisage accusait d’une façon frappante sa ressemblance avec leportrait de Joseph Curwen, et le Dr Willett, au terme de chacune deses visites à Charles Ward, songeait avec stupeur que la petitecicatrice au-dessus de l’œil droit du portrait était la seuledifférence entre le sorcier défunt et le jeune homme vivant. Cesvisites, faites par le praticien à la requête des parents deCharles, avaient un caractère assez curieux. Ward ne repoussait pasle médecin, mais ce dernier comprenait fort bien qu’il ne pourraitjamais connaître la psychologie du jeune homme. Il observaitsouvent d’étranges choses dans la pièce : petites figurines decire sur les tables ou les rayonnages ; traces de cercles, detriangles et de pentagrammes, dessinés à la craie ou au fusain aucentre du plancher. Et, toutes les nuits, on entendait retentir lesincantations tonitruantes, si bien qu’il devint très difficile degarder des domestiques ou d’empêcher de murmurer que Charles Wardétait fou.

Un soir de janvier 1927, vers la mi-nuit, alors que le jeunehomme psalmodiait un rituel dont la cadence fantastique résonnaitdans toute la maison, une rafale glacée souffla de la baie, et laterre trembla légèrement. En même temps, le chat manifesta uneterreur extraordinaire et les chiens aboyèrent à un mille à laronde. Ce fut le prélude d’un violent orage, tout à fait anormalpour la saison, ponctué de coups de tonnerre si formidables que Mret Mrs Ward crurent à un moment que la maison avait été touchée.Ils montèrent l’escalier quatre à quatre pour voir s’il y avait eudes dégâts ; mais Charles sortit de sa mansarde à leurrencontre, son visage blême empreint d’une expression triomphante.Il leur affirma que la maison était intacte et que l’orage seraitbientôt fini. Ayant regardé par une fenêtre, ils constatèrent quele jeune homme avait raison : les éclairs s’éloignèrent deplus en plus, les arbres cessèrent de se courber sous le vent glacévenu de la mer, le fracas du tonnerre diminua et s’éteignit, lesétoiles se montrèrent dans le ciel.

Pendant les deux mois qui suivirent cet incident, CharlesWard s’enferma beaucoup moins dans son laboratoire. Il semblaporter un curieux intérêt au temps et s’informa de la date àlaquelle le sol allait se dégeler au printemps. Par une nuit demars, il quitta la maison après minuit et ne rentra qu’un peu avantl’aube. À ce moment, sa mère, qui souffrait d’insomnie, entendit unmoteur s’arrêter devant l’entrée réservée aux véhicules. S’étantlevée et ayant gagné la fenêtre, Mrs Ward vit quatre silhouettessombres, commandées par son fils, décharger d’un camion une longueet lourde caisse qu’elles transportèrent dans la maison. Puis elleentendit des pas pesants sur les marches de l’escalier, et,finalement, un bruit sourd dans la mansarde. Ensuite, les pasdescendirent ; les quatre hommes réapparurent à l’extérieur ets’éloignèrent dans leur camion.

Le lendemain, Charles s’enferma dans la mansarde. Aprèsavoir tiré les rideaux noirs de son laboratoire, il s’absorba dansune expérience sur une substance métallique. Il refusa d’ouvrir laporte à qui que ce fût, et ne prit aucune nourriture. Vers midi, onentendit un bruit sourd, suivi par un cri terrible et une chute.Néanmoins, quand Mrs Ward eut frappé à la porte, son fils luidéclara d’une voix faible que tout allait bien : la hideusepuanteur qui s’échappait de la pièce était inoffensive etmalheureusement nécessaire ; il fallait absolument le laisserseul pour l’instant, mais il irait déjeuner un peu plus tard. Audébut de l’après-midi, il apparut enfin, pâle et hagard, etinterdit qu’on pénétrât dans le laboratoire sous aucun prétexte.Par la suite, personne ne fut jamais autorisé à visiter lamystérieuse mansarde ni la pièce de débarras adjacente qu’ilaménagea sommairement en chambre à coucher. C’est là qu’il vécutdésormais jusqu’au jour où il acheta le bungalow de Pawtuxet et ytransporta tous ses appareils scientifiques.

Ce soir-là, Charles s’empara du journal avant tout lemonde et en détruisit une partie en simulant un accident. Plustard, le Dr Willett ayant déterminé la date exacte d’après lesdéclarations des différents membres de la maisonnée se procura unexemplaire intact du journal abîmé et y lut l’articlesuivant :

FOSSOYEURSNOCTURNES

SURPRIS DANS LECIMETIÈRE

Robert Hart, veilleur de nuit au Cimetière du Nord, adécouvert ce matin un groupe de plusieurs hommes dans la partie laplus ancienne du champ de repos, mais il semble qu’ils se soientenfuis à sa vue avant d’avoir accompli ce qu’ils se proposaient defaire.

L’incident eut lieu vers les quatre heures.L’attention de Hart fut attirée par le bruit d’un moteur non loinde son abri. Après être sorti, il vit un gros camion dans l’alléeprincipale et se hâta dans sa direction. Le bruit de ses pas sur legravier donna l’éveil aux visiteurs nocturnes qui placèrentvivement une lourde caisse dans le camion et gagnèrent la sortiesans avoir été rattrapés. Aucune tombe connue n’ayant été violée,Hart estime que ces hommes voulaient ensevelir la caisse.

Ils avaient dû travailler longtemps avant d’êtredécouverts, car Hart trouva un énorme trou creusé dans le lotd’Amosa Field où presque toutes les vieilles stèles ont disparudepuis longtemps. La cavité, aussi grande qu’une tombe, était videet ne coïncidait avec aucun enterrement mentionné dans les archivesdu cimetière.

L’inspecteur de police Riley, après avoir examinél’endroit, a déclaré que le trou avait dû être creusé par desbootleggers qui cherchaient une cachette sûre pour leur alcool decontrebande. Hart croit avoir vu le camion remonter l’avenueRochambeau, mais il n’en est pas absolument sûr.

 

Au cours des jours suivants, Charles Ward se montrararement à sa famille. Il s’enferma dans sa mansarde, et fitdéposer sa nourriture devant la porte. De temps à autre, onl’entendait psalmodier des formules monotones, ou bien on percevaitdes bruits de verre heurté, de produits chimiques sifflants, d’eaucourante, de flammes de gaz rugissantes. Des odeurs impossibles àidentifier émanaient parfois de la pièce, et l’air extrêmementtendu du jeune homme, quand il lui arrivait de sortir de sondomaine, suscitait les hypothèses les plus diverses. Ses parents etle Dr Willett ne savaient absolument plus que faire ni quepenser.

Le 15 avril, unétrange incident se produisit. C’était un vendredi saint, détailauquel les domestiques attachèrent une grande importance, mais quebeaucoup d’autres considérèrent comme une simple coïncidence. Tarddans l’après-midi, le jeune Ward commença a répéter une formuled’une voix étonnamment forte, tout en faisant brûler une substanceà l’odeur si âcre qu’elle se répandait dans toute la maison. Lesmots prononcés étaient si nets que Mrs Ward, qui écoutait avecanxiété dans le couloir de la mansarde, ne put s’empêcher de lesgarder dans sa mémoire ; par la suite, elle fut capable de lesécrire, sur la demande du Dr Willett. Des experts apprirent à cedernier qu’une formule à peu près identique se trouve dans lesécrits d’Eliphas Levi qui jeta un coup d’œil par une fente de laporte interdite et aperçut les terribles perspectives du vide quis’étend au-delà. En voici la teneur :

 

Per Adonai Eloim, Adonai Jehova, Adonai Sabaoth, Metraton OuAgla Methon, verbum pythonicum mysterium salamandrae, conventussylvorum, antra gnomorum, daemonia Coeli God, Almonsin, Gibor,Jehosua, Evam, Zariathnatmik, Veni, veni, veni.

 

Ceci durait depuis deux heures sans la moindre interruptionlorsqu’un formidable concert d’aboiements de chiens résonna danstout le voisinage. Presque aussitôt la maison fut envahie par uneodeur effroyable tandis qu’un éclair fendait le ciel. Enfin résonnala voix qu’aucun des auditeurs ne pourra jamais oublier,cette voix tonitruante, lointaine, incroyablement profonde, et toutà fait différente de celle de Charles Dexter Ward. Elle fittrembler la maison, et deux voisins l’entendirent au milieu duvacarme des chiens. Mrs Ward, toujours aux écoutes devant la portedu laboratoire, frissonna en comprenant sa diaboliquesignification ; car son fils lui avait raconté comment elleavait retenti, s’il fallait en croire les lettres de Luke Fenner,au-dessus de la ferme de Pawtuxet Road, la nuit de la mort deJoseph Curwen. Elle ne pouvait se tromper sur la phrase prononcée,que Charles lui avait souvent citée à l’époque où il parlaitfranchement de ses recherches. C’était un simple fragment d’unelangue oubliée :

 

DIES MIES JESCHET BOENEDOESEF

DOUVEMAENITEMAUS

 

Aussitôt après, la lumière du jour s’assombrit bien qu’on fût àune heure du crépuscule ; puis vint une bouffée d’odeurdifférente de la première, mais tout aussi mystérieuse etintolérable. Charles s’était remis à psalmodier, et sa mèreentendit une série de syllabes que l’on peut figurer ainsi« Yi-nash-Yog-Sothoth-he-Iglb-fi-throdag », se terminantpar un « Yah ! » dont la force démentielle monta enun crescendo terrifiant. Une seconde plus tard retentit un criplaintif qui se transforma peu à peu en un rire diabolique. MrsWard, poussée par la crainte et le courage aveugle de son cœur demère, alla frapper à la porte mais n’obtint pas de réponse. Ellefrappa de nouveau, puis resta immobile tandis que montait undeuxième cri, poussé par son fils, cette fois, et qui résonnaen même temps que les ricanements de l’autre voix. Elles’évanouit presque aussitôt, bien qu’elle soit incapableaujourd’hui de se rappeler pour quel motif précis.

Lorsque Mr Ward rentra chez lui à 6 heures et quart, il netrouva pas sa femme au rez-de-chaussée. Les domestiques effarés luidirent qu’elle devait être dans le couloir de la mansarde d’oùavaient émané des sons encore plus étranges que de coutume. Ilmonta aussitôt l’escalier et trouva Mrs Ward étendue de tout sonlong sur le plancher devant la porte du laboratoire. Se rendantcompte qu’elle était évanouie, il alla chercher un verre d’eau etlui jeta le contenu au visage. Il fut réconforté de la voiraussitôt revenir à elle ; mais tandis qu’il la regardaitouvrir des yeux stupéfaits, il fut parcouru par un frisson glacé etfaillit perdre connaissance à son tour. En effet, dans lelaboratoire qu’il avait cru tout d’abord silencieux, il entendaitle murmure d’une conversation à voix très basse, dont il ne pouvaitsaisir les paroles, et qui, pourtant, le bouleversait jusqu’au fondde l’âme.

Bien sûr, ce n’était pas la première fois que son filsmarmonnait des formules ; mais à présent, ce murmureparaissait tout différent. Il s’agissait très nettement d’undialogue, dans lequel la voix de Charles, aisément reconnaissable,alternait avec une autre, si grave et si caverneuse qu’il étaitdifficile d’admettre qu’elle pût sortir du gosier du jeune homme.Elle avait des intonations singulièrement hideuses ; et si MrsWard, en revenant à elle, n’avait pas poussé un cri qui éveilladans l’esprit de son mari ses instincts protecteurs, il estprobable que Thomas Howland Ward n’aurait plus pu se vanter den’avoir jamais perdu connaissance. En l’occurrence, il prit safemme dans ses bras et descendit rapidement l’escalier avantqu’elle pût remarquer les voix qui venaient de le bouleverser.Cependant, il ne fut pas assez prompt pour ne pas entendre unechose qui le fit chanceler dangereusement sous le poids de sonfardeau. Car le cri de Mrs Ward avait été entendu par d’autres quelui, et, en réponse, on avait prononcé deux mots dans lelaboratoire, les seuls mots intelligibles de cet effroyablecolloque. C’était une simple exhortation à la prudence, murmuréepar Charles, et pourtant elle inspira à Mr Ward une mystérieuseterreur quand il entendit ces deux paroles très banales :Chut !… Écrivez !…

Au dîner, les deux époux eurent un long entretien, et MrWard décida de parler fermement à son fils cette nuit même. Quelque fût l’objet de ses recherches, on ne pouvait tolérer pluslongtemps une telle conduite qui constituait une menace contrel’équilibre nerveux de toute la maisonnée. Le jeune homme devaitavoir perdu l’esprit pour pousser des cris pareils et poursuivreune conversation imaginaire avec un interlocuteur inexistant. Ilfallait mettre un terme à tout cela, sans quoi Mrs Ward tomberaitmalade et on ne pourrait plus garder de domestiques.

Le repas terminé, Mr Ward se mit en devoir de gagner lelaboratoire de Charles. Mais il s’arrêta au troisième étage enentendant des bruits provenant de la bibliothèque dont son fils nese servait plus depuis un certain temps. Selon toute apparence, onjetait des livres sur le parquet et on froissait fébrilement despapiers. En arrivant sur le seuil de la porte, Mr Ward vit le jeunehomme à l’intérieur de la pièce, en train de rassembler une énormebrassée de documents de toute taille et de toute forme. Charlesavait le visage hagard, les traits tirés ; il sursauta etlaissa tomber son fardeau en entendant la voix de son père.Celui-ci lui ordonna de s’asseoir et lui infligea le blâme qu’ilméritait depuis si longtemps. Quand le sermon eut pris fin, lejeune homme convint que Mr Ward avait raison, que ces voix, cesmurmures, ces incantations, ces odeurs chimiques étaient vraimentintolérables. Il promit de se montrer plus discret à l’avenir, maisinsista pour que sa solitude continuât d’être respectée. Il allaitse consacrer maintenant à des recherches purement livresques ;en outre, il trouverait un autre logement pour prononcer lesinvocations rituelles qui pourraient être nécessaires par la suite.Il se montra navré d’avoir causé une telle peur à sa mère, etexpliqua que la conversation entendue par son père faisait partied’un symbolisme compliqué destiné à créer une certaine atmosphèrementale. Malgré l’état d’hypertension nerveuse de son fils, Mr Wardeut l’impression qu’il jouissait de toutes ses facultés. Parcontre, l’entretien ne lui apporta guère d’éclaircissement ;lorsque Charles eut quitté la pièce en emportant ses documents, sonpère ne sut guère que penser de toute cette affaire. Elle étaitaussi mystérieuse que la mort du pauvre Nig dont on avait découvertle cadavre dans le sous-sol, une heure auparavant, les yeuxrévulsés, la gueule tordue par l’épouvante.

Sous l’impulsion d’un instinct obscur, Mr Ward jeta uncoup d’œil sur les rayonnages vides pour voir ce que son fils avaitemporté dans la mansarde. Il fut tout surpris de constater qu’ils’agissait uniquement d’ouvrages modernes : histoires, traitésscientifiques, géographiques, manuels de littérature, ainsi quecertains journaux et magazines contemporains. Comme Charles n’avaitlu jusqu’alors que des livres traitant du passé ou d’occultisme MrWard se sentit en proie à une perplexité grandissante ; enoutre, il éprouva un véritable malaise, car il lui semblait qu’il yavait une chose insolite dans la pièce. Il la parcourut du regard,et vit qu’il ne s’était pas trompé.

Contre le mur du Nord, au-dessus de la fausse cheminée, setrouvait toujours le panneau de la maison d’Olney Court ; maisle tableau restauré n’y figurait plus. Après s’être détaché dubois, le portrait de Joseph Curwen avait abandonné pour jamais sasurveillance du jeune homme auquel il ressemblait siétrangement ; maintenant, il gisait sur le parquet sous laforme d’une mince couche de fine poussière d’un gris bleuâtre.

Chapitre 4Métamorphose et démence

Au cours de la semaine qui suivit ce mémorable vendredi saint,on vit Charles Ward plus souvent que de coutume, car il ne cessa detransporter des livres de la bibliothèque à la mansarde. Il avaitun comportement calme et raisonnable, mais son visage exprimait uneappréhension mal dissimulée. En outre, il faisait preuve d’unappétit dévorant, si on en jugeait par la quantité de nourriturequ’il exigeait de la cuisinière.

Une fois mis au courant de ce qui s’était passé, le Dr Willettvint s’entretenir avec le jeune homme, le mardi suivant, dans labibliothèque. Comme toujours, la conversation ne donna aucunrésultat, mais Willett est prêt à jurer que Charles jouissait detoute sa raison. Il promit de faire bientôt une révélationsensationnelle, et exprima l’intention de chercher un autre localpour y installer son laboratoire. Il se montra fort peu touché parla perte du portrait, et parut même trouver un élément comique danssa brusque disparition.

Pendant la deuxième semaine, Charles s’absenta souvent dulogis. Le jour où la vieille Hannah vint aider à faire le grandnettoyage de printemps, elle raconta qu’il visitait souvent lamaison d’Olney Court, muni d’une grande valise, et s’en allaitexplorer la cave. Il se montrait très généreux à l’égardd’elle-même et de son mari, mais il semblait extrêmementtourmenté.

Par ailleurs, des amis des Ward le virent de loin àPawtuxet un nombre de fois surprenant. Il fréquentait plusparticulièrement le petit port de Rhodes-sur-Pawtuxet, et le DrWillett, après avoir fait une enquête en ce lieu, apprit qu’il nemanquait jamais de gagner la rive assez encaissée, pour la longerensuite en direction du Nord.

Par un matin de mai, il y eut, dans la mansarde, unereprise de la conversation imaginaire du vendredi saint. Le jeunehomme semblait poursuivre une discussion violente avec lui-même,car on entendit brusquement une série de cris qui ressemblaient àdes demandes et des refus alternés. Mrs Ward monta en courant,écouta à la porte et entendit le fragment de phrase suivant« Il faut qu’il reste rouge pendant trois mois. » Dèsqu’elle eut frappé, le silence régna aussitôt. Lorsque Mr Wardinterrogea son fils un peu plus tard, le jeune homme répondit qu’illui était difficile d’éviter certains conflits entre des sphères deconscience, mais qu’il essaierait de les transférer dans d’autresdomaines.

Vers le milieu de juin se produisit un curieux incidentnocturne. Au début de la soirée, on entendit du bruit dans lelaboratoire, mais il s’apaisa presque immédiatement. À minuit,quand tout le monde fut allé se coucher, le maître d’hôtel était entrain de fermer à clé la porte de la rue, lorsqu’il vit apparaîtreau bas de l’escalier Charles Ward portant une lourde valise. Lejeune homme fit signe qu’il voulait sortir. Il ne prononça pas unseul mot, mais le digne serviteur, ayant vu ses yeux enfiévrés, semit à trembler sans savoir pourquoi. Il ouvrit la porte à son jeunemaître ; le lendemain, il donna son congé à Mrs Ward endéclarant qu’il y avait eu une expression de férocité diaboliquedans le regard de Charles, et qu’il ne passerait pas une autre nuitdans la maison. Mrs Ward le laissa partir, sans ajouter foi à sesparoles. Il lui paraissait impossible que son fils ait pu avoirl’air « féroce » cette nuit-là. En effet, pendant tout letemps qu’elle était restée éveillée, elle avait entendu de faiblesbruits émaner du laboratoire : des sanglots et des soupirs quisemblaient révéler un désespoir profond.

Le lendemain soir, comme il l’avait fait environ troismois auparavant, Charles Ward s’empara du journal avant tout lemonde, et en égara une feuille. Par la suite, le Dr Willett, aucours de son enquête, se rappela cet incident et se rendit auxbureaux du Journal. Là, il put relever, sur la feuilleégarée, deux articles qui lui semblèrent intéressants. Lesvoici :

 

VIOLATION DESEPULTURE

Robert Hart, veilleur de nuit au cimetière du Nord, adécouvert ce matin que la tombe d’Ezra Weeden, né en 1740 et morten 1824 (d’après l’inscription sur sa stèle sauvagement arrachée dusol et brisée) avait été violée.

Son contenu, quel qu’il ait pu être après plus d’un siècled’ensevelissement, avait complètement disparu, à l’exception dequelques éclats de bois pourri. On n’a pas relevé de traces deroues, mais la police a trouvé dans les parages des empreintes depas faites par des souliers fins.

Hart est enclin à établir un rapport entre cetincident et celui du mois de mars : à cette époque, on s’ensouvient, il avait découvert un groupe d’hommes qui avaient pris lafuite en camion après avoir creusé une excavation profonde. Maisl’inspecteur Riley combat cette théorie et souligne de grandesdifférences dans les deux cas : en mars, on avait creusé à unendroit où il n’existait pas de tombe ; cette fois-ci, unetombe déterminée a été violée avec une méchanceté féroce.

Des membres de la famille Weeden, après avoir été misau courant, ont exprimé une surprise attristée, et ont déclaré nese connaître aucun ennemi capable d’un pareil acte de vandalisme.Hazard Weeden se rappelle une légende familiale d’après laquelleson ancêtre aurait été mêlé à une étrange affaire peu de tempsavant la Révolution, mais il ignore l’existence d’une« vendetta » possible à l’heure actuelle.L’affaire a été confiée à l’inspecteur Cunningham qui espèredécouvrir des indices précieux dans un proche avenir.

 

NUIT AGITEE ÀPAWTUXET

Les habitants de Pawtuxet ont été réveillés à 3 heuresdu matin par un formidable concert d’aboiements de chiens quisemblait atteindre son maximum d’intensité près de la rivière, aunord de Rhodes-sur-Pawtuxet. Fred Lemlin, veilleur de nuit deRhodes, a déclaré qu’aux aboiements des chiens se mêlaient les crisd’un homme en proie à une terreur mortelle. Un bref et violentorage a mis fin à ce tumulte. On rapporte que des odeursdésagréables, émanant sans doute des réservoirs de pétrole, ontempuanti l’atmosphère pendant toute la durée del’incident.

 

Bientôt, Charles prit l’aspect d’un homme traqué, et tout lemonde pense aujourd’hui, en y réfléchissant, qu’il souhaitaitpeut-être, à cette époque, faire une confession, mais qu’uneterreur panique l’en empêchait. Comme il sortait très souvent, à lafaveur de l’obscurité, la plupart des aliénistes le rendentresponsable des actes de vampirisme odieux qui furent perpétrés ence temps-là et que la presse rapporta avec force détails. Lesvictimes, de tous âges et de toutes conditions, furent attaquéesdans deux localités distinctes : le quartier du North End,près de la maison des Ward, et les districts suburbains proches dePawtuxet. Ceux qui survécurent ont raconté qu’ils subirent l’assautd’un monstre bondissant, aux yeux de braise, qui enfonçait sescrocs dans la gorge ou le haut du bras et se gorgeait de sang.

Ici encore, le Dr Willett n’est pas d’accord avec ses confrères.« Je me refuse à dire, déclare-t-il, quel être humain ou quelanimal a pu se livrer à de pareilles abominations, mais j’affirmeque Charles Ward n’en est point l’auteur. J’ai des raisons depenser qu’il ignorait le goût du sang, et son anémie croissanteconstitue la meilleure preuve à l’appui de ma théorie. Ward atouché à des choses terribles, mais il n’a jamais été unmonstre. »

Le docteur parle avec beaucoup d’autorité, car, à cette époque,il se rendait souvent chez les Ward pour soigner la mère deCharles, dont les nerfs avaient commencé à céder. À force d’écouterles bruits nocturnes émanant de la mansarde, elle souffraitd’hallucinations morbides qu’elle hésitait à confier aumédecin : elle s’imaginait entendre des soupirs et dessanglots étouffés aux heures les plus impossibles. Au début dejuillet, Wilett l’envoya à Atlantic City pour y reprendre desforces, et il recommanda à Mr Ward et à son fils de ne lui envoyerque des lettres réconfortantes.

Peu de temps aprèsle départ de sa mère, Charles Ward entreprit des démarches pourl’achat du bungalow de Pawtuxet. C’était un petit édifice de boissordide, avec un garage en ciment, perché très haut sur la bergemaigrement peuplée de la rivière, un peu au-dessus de Rhodes, maisle jeune homme tenait absolument à l’acquérir. Le propriétairefinit par le lui céder à contrecœur pour un prix exorbitant.Aussitôt, il y fit transporter de nuit, dans un gros camion fermé,tous les livres et les appareils de la mansarde, et, abandonnantdéfinitivement le laboratoire, il emménagea de nouveau dans sachambre, au troisième étage de la maison paternelle.

Dans son nouveau domicile, Charles se comporta de façonaussi mystérieuse qu’il l’avait fait dans sa mansarde. Néanmoins,il avait deux compagnons : un métis portugais à l’air sinistrequi servait de domestique et un inconnu au corps mince, à la barbedrue, aux yeux cachés par des lunettes noires, qui, de touteévidence, devait travailler avec Ward. Les voisins essayèrentvainement d’entrer en conversation avec ces étranges individus. Lemétis Gomes ne connaissait que quelques mots d’anglais, et l’hommequi se faisait appeler Dr Allen se montrait fort réservé. Charlesessaya d’être plus affable, mais il ne réussit qu’à provoquer unecuriosité méfiante en tenant des propos décousus sur ses travaux dechimie. Bientôt, d’étranges rumeurs coururent au sujet de lumièresqui brûlaient toute la nuit. Puis on s’étonna des commandesexcessives de viande chez le boucher, ainsi que des cris et deschants psalmodiés qui semblaient provenir d’une cave très profonde.L’honnête bourgeoisie de l’endroit manifesta une répugnance marquéeà l’égard de cette étrange maisonnée, d’autant plus quel’installation des trois hommes avait coïncidé avec l’épidémie devampirisme dans les parages de Pawtuxet.

Ward passait la majeure partie de son temps au bungalow,mais il dormait parfois dans la maison de son père. À deuxreprises, il quitta la ville pour des voyages d’une semaine, dontla destination reste inconnue. Il ne cessait de maigrir et depâlir, et il n’avait plus son assurance d’autrefois quand ilrépétait au Dr Willett sa vieille histoire de recherches vitales etde révélations futures. Néanmoins, le praticien insiste sur le faitque le jeune homme était encore sain d’esprit à cette époque, et ilcite plusieurs conversations à l’appui de ses dires.

Vers le mois de septembre, les actes de vampirismedevinrent moins fréquents, mais, en janvier, Ward se trouvacompromis dans une grave affaire. Depuis quelque temps, on parlaitbeaucoup des camions qui arrivaient au bungalow et en repartaient,au cours de la nuit. Or, dans un lieu solitaire près de HopeValley, des bandits qui se livraient à la contrebande de l’alcoolarrêtèrent l’un des véhicules dans l’espoir d’y trouver de quoialimenter leur trafic clandestin. En l’occurrence, ils furentterriblement déçus, car les longues caisses dont ils s’emparèrentrenfermaient un contenu horrible ; si horrible, en vérité,qu’on en parla longtemps dans le monde de la pègre. Les voleurss’étaient dépêchés d’enterrer leur trouvaille, mais lorsque lapolice d’État eut vent de l’affaire, elle procéda à une enquêteminutieuse. Un vagabond récemment arrêté consentit, en échange desa liberté, à guider une troupe de policiers jusqu’à la cachetteimprovisée. On y découvrit une chose monstrueuse qui doit resterignorée du public, et plusieurs télégrammes furent aussitôtexpédiés à Washington.

Les caisses étaient adressées à Charles Ward, à son bungalow dePawtuxet, et les autorités fédérales vinrent lui rendre visite. Illeur donna une explication qui paraissait valable et démontrait soninnocence. Ayant eu besoin de certains spécimens anatomiques pourpoursuivre ses recherches, il en avait commandé un certain nombre àdes agences qu’il considérait comme parfaitement honorables. Ilavait tout ignoré de l’identité de ces spécimens, et semontra profondément bouleversé par les révélations des inspecteurs.Sa déclaration fut corroborée par le Dr Allen dont la voix calme etgrave parut encore plus convaincante que celle de Charles.Finalement, les policiers ne prirent aucune mesure contre le jeunehomme ; ils se contentèrent de noter soigneusement le nom etl’adresse de l’agence de New York qui devait servir de base à leurenquête. Il convient d’ajouter que les spécimens furent déposés ensecret aux endroits qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Le 9 février 1928, le Dr Willett reçut une lettre deCharles Ward à laquelle il attache une importance extraordinaire,et qui a été un sujet de fréquentes discussions entre lui-même etle Dr Lyman. Ce dernier y voit la preuve manifeste d’un cas trèsavancé de dementia praecox ; Willett, par contre, laconsidère comme le dernier message parfaitement raisonnable dujeune homme. En voici le texte complet.

100, Prospect Street,

Providence, R.I.,

8 mars 1928.

Cher docteur Willett,

Je sens que le moment est enfin venu de vous faire lesrévélations que je vous promets depuis si longtemps et que vousavez si fréquemment sollicitées de moi. La patience dont vous avezfait preuve, votre confiance en l’intégrité de ma raison, sontchoses que je ne cesserai jamais d’apprécier.

Maintenant que je suis prêt à parler, je doisreconnaître à ma honte que je n’obtiendrai jamais le triomphe quej’escomptais. À la place du triomphe j’ai trouvé la terreur ;ma conversation avec vous ne sera pas une vantardise mais un appelau secours : je vous demanderai conseil pour me sauver et poursauver le monde entier d’une horreur qui dépasse la conceptionhumaine. Vous vous rappelez l’attaque de la ferme de Curwen relatéedans les lettres de Luke Fenner : il faut la renouveler, etsans tarder. De nous dépendent toute la civilisation, toutes leslois naturelles, peut-être même le destin de l’univers entier. J’aimis au jour une monstrueuse anomalie, pour l’amour de la science. Àprésent, pour l’amour de la vie et de la nature, vous devez m’aiderà la rejeter dans les ténèbres.

J’ai quitté pour toujours le bungalow de Pawtuxet, etnous devons en extirper tous ceux qui s’y trouvent, vivants oumorts. Je n’y reviendrai jamais, et, si vous entendez dire un jourque j’y suis, je vous demande de ne pas le croire. Je suis rentréchez moi pour de bon, et je voudrais que vous veniez me rendrevisite dès que vous trouverez cinq ou six heures pour m’entendre.Il faudra bien tout ce temps, et, croyez-moi, jamais vous n’aurezeu devoir professionnel plus importent : ma vie et ma raisonsont en cause.

Je n’ose pas parler à mon père, car il ne comprendraitpas toute l’affaire. Mais je lui ai dit que j’étais en danger, etil fait garder la maison par quatre policiers. Je ne sais trop cequ’ils pourront faire, car ils ont contre eux des forces quevous-mêmes ne sauriez envisager. Venez donc sans retard si vousvoulez me voir encore en vie, et apprendre comment m’aider à sauverle cosmos.

Venez à n’importe quelle heure : je ne sortiraipas de la maison ; ne téléphonez pas pour vous annoncer, carnul ne saurait dire qui pourrait intercepter votre appel. Et prionsles dieux que rien ne puisse empêcher notre rencontre.

Charles Dexter Ward.

P.S. — Abattez le Dr Allen à première vue, et faitesdissoudre son corps dans un acide. Ne le brûlez pas.

 

Ayant reçu cette lettre vers 10 heures et demie du matin, le DrWillett prit ses dispositions pour être libre en fin d’après-midiet pendant la soirée ; il était d’ailleurs tout prêt à laisserl’entretien se prolonger jusqu’au cœur de la nuit. Il connaissaittrop bien les particularités de Charles pour voir dans ce messagele délire d’un dément. Il avait la conviction qu’il s’agissaitd’une chose horrible, et le post-scriptum lui-même pouvaitse comprendre si l’on tenait compte des rumeurs qui couraient levillage de Pawtuxet au sujet de l’énigmatique Dr Allen. Willett nel’avait jamais vu, mais il avait entendu parler de son aspect et ilse demandait ce que pouvaient cacher les lunettes noires.

À 4 heures précises, le médecin se présenta à la maisondes Ward. Il fut très contrarié d’apprendre de la bouche despoliciers de garde, que le jeune homme avait quitté le logis. Dansla matinée, il avait eu une longue conversation téléphonique avecun inconnu ; on l’avait entendu discuter d’une voix craintive,et prononcer des phrases telles que : « Je suis trèsfatigué et dois prendre un peu de repos » ; « Je nepeux recevoir personne d’ici quelques jours » ; « Jevous prie de remettre à plus tard une action décisive, jusqu’à ceque nous ayons mis sur pied un compromis » ; ou encore« Je suis désolé, mais il faut que j’abandonne tout pourl’instant ; je vous parlerai plus tard. » Ensuite, ilavait dû reprendre courage en réfléchissant, car il était sorti àl’insu de tout le monde : on l’avait vu revenir vers 1 heurede l’après-midi, et il était entré dans la maison sans soufflermot. Il avait monté l’escalier, puis, à ce moment, il avait dûcéder de nouveau a la peur, car il avait poussé un cri d’épouvanteen pénétrant dans la bibliothèque. Pourtant, lorsque le maîtred’hôtel était allé s’enquérir de ce qui se passait, Charles s’étaitmontré sur le seuil, l’air très hardi, en faisant signe audomestique de se retirer. Ensuite, il avait dû effectuer desrangements dans la pièce, car on avait entendu des bruits sourds etdes grincements. Enfin, il s’était montré de nouveau et avaitquitté la maison immédiatement, sans laisser de message pourquiconque. Le maître d’hôtel, qui semblait fort troublé parl’aspect et le comportement de Charles, demanda s’il y avaitquelque espoir de le voir retrouver son équilibre nerveux.

Pendant près de deux heures, le Dr Willett attenditvainement dans la bibliothèque, contemplant les rayonnages oùs’ouvraient de grands vides aux endroits où on avait enlevé deslivres. Au bout d’un certain temps, les ombres commencèrent às’amasser, le crépuscule fit place au début de la nuit. Quand MrWard arriva enfin, il manifesta beaucoup de surprise et de colèreen apprenant ce qui s’était passé. Il ignorait que Charles avaitdonné rendez-vous à Willett, et promit à ce dernier de l’avertirdès le retour du jeune homme. En reconduisant le médecin, il sedéclara fort perplexe au sujet de l’état de son fils, et pria levisiteur de faire tout son possible pour lui. Willett fut heureuxde fuir cette bibliothèque qui semblait hantée par quelque chosed’effroyable : on aurait dit que le portrait disparu avaitlaissé dans la pièce un héritage maléfique.

Le lendemain matin, Willett reçutun message dans lequel Mr Ward lui faisait savoir que son filsétait toujours absent ; il lui apprenait aussi qu’il avaitreçu un coup de téléphone du Dr Allen l’informant que Charlesresterait à Pawtuxet pendant un certain temps et qu’il ne fallaitpas le déranger. Ceci était nécessaire, car Allen lui-même devaits’absenter pour une période indéterminée, laissant tout le soin desrecherches à son jeune collègue. Ce dernier envoyait ses affectionsà son père, et s’excusait de son départ précipité. En recevantcette communication téléphonique, Mr Ward, qui entendait la voix duDr Allen pour la première fois, eut l’impression qu’elle luirappelait un souvenir très vague et très désagréable.

En présence de ces faits déconcertants, Willett ne sut vraimentplus quoi faire. Charles Ward lui avait écrit qu’il avait découvertdes choses monstrueuses, que le Dr Allen devait être abattu sanspitié, et que lui-même ne reviendrait jamais à Pawtuxet ; àprésent, il semblait avoir oublié tout cela, et s’était replongé aucœur du mystère. Le bon sens poussait le médecin à abandonner lejeune homme à ses caprices, mais un instinct profond ne luipermettait pas d’oublier la lettre désespérée qu’il avait reçue. Illa relut, et, malgré son emphase, malgré la contradiction entre soncontenu et la conduite récente de son auteur, il ne la jugea pasvide de sens. Elle exprimait une terreur si réelle, elle évoquaitdes monstruosités si effroyables, qu’on ne pouvait la prendre à lalégère.

Pendant plus d’une semaine, le Dr Willett réfléchit au dilemmequi lui était imposé, et il se sentit de plus en plus enclin àaller rendre visite à Charles dans son bungalow de Pawtuxet. Aucunami du jeune homme ne s’était jamais aventuré à forcer l’entrée decette retraite interdite, et son père lui-même ne la connaissaitque par les descriptions qui lui avaient été faites ; maisWillett sentait la nécessité d’avoir une conversation directe avecson malade. Mr Ward ne recevait plus de Charles que de courteslettres dactylographiées ; Mrs Ward, à Atlantic City, n’étaitpas plus favorisée. En conséquence, le médecin résolut d’agir.Malgré l’étrange appréhension que lui inspiraient les vieilleslégendes au sujet de Joseph Curwen et les allusions mystérieuses deCharles, il se mit en route pour le bungalow perché sur la bergeabrupte de la rivière.

Willett avait souvent visité l’endroit par pure curiosité,bien qu’il ne fût jamais entré dans la maison et n’eût jamaismanifesté sa présence ; il connaissait donc exactement laroute à suivre. Tout en roulant le long de Broad Street dans sapetite automobile, par un après-midi de la fin février, il songeaitau groupe d’hommes qui avaient suivi ce même chemin, centcinquante-sept ans auparavant, pour exécuter une terriblemission.

Il arriva bientôt à Pawtuxet, tourna à droite dansLockwood Street, parcourut cette voie rurale aussi loin qu’il leput, puis mit pied à terre et marcha vers le Nord, en direction dela hauteur qui dominait les belles courbes de la rivière. Lesmaisons étaient peu nombreuses à cet endroit, et on ne pouvaitmanquer de voir le bungalow isolé avec son garage en ciment.Parvenu à l’extrémité d’une allée mal entretenue, le médecin frappaà la porte et parla d’une voix ferme au métis portugais quientrouvrit à peine le battant.

Il demanda à voir Charles Ward pour une affaire d’uneimportance vitale, et ajouta que, si on lui refusait l’entrée de lamaison, il ferait un rapport complet au père du jeune homme. Lemétis pesait toujours contre le battant, ne sachant trop s’ildevait l’ouvrir ou le fermer, lorsqu’une voix provenant del’intérieur prononça les paroles suivantes « Laisse-le entrer,Tony ; il vaut mieux que nous ayons un entretien tout desuite. » Cette voix très basse, caverneuse, enrouée, glaça deterreur le médecin sans qu’il sût pourquoi ; mais sa frayeurdevint encore plus grande quand il vit paraître celui qui venait deparler, car c’était Charles Dexter Ward.

La minutie avec laquelle le Dr Willett a consigné parécrit sa conversation de cet après-midi est due à l’importancequ’il prête à cette période. Il admet que, à ce moment-là, il y aeu un changement radical dans la mentalité du jeune homme. En fait,au cours de sa controverse avec le Dr Lyman, il a précisé que, pourlui, la folie de Charles date du moment où il a commencé à envoyerdes messages dactylographiés à ses parents. Ces billets ne sont pasdu tout dans le style ordinaire de Ward ; ils ont un caractèrearchaïque très bizarre, comme si la démence de leur auteur avaitdonné libre cours à un flot de tendances et d’impressions amasséesinconsciemment au cours de plusieurs années d’étudesarchéologiques. On y discerne un effort manifeste pour êtremoderne, mais l’esprit et parfois la langue appartiennent aupassé.

Le passé se révélait également dans la moindre intonationet le moindre geste de Ward lorsqu’il reçut le médecin dans lebungalow obscur. Il s’inclina, désigna de la main un siège, et semit à parler de cette étrange voix basse qu’il essaya d’expliquerdès le début.

— J’ai contracté la phtisie, déclara-t-il, à vivre danscet air humide. Je suppose que vous venez de la part de mon pèrepour voir comment je me porte, et j’espère que vous ne lui direzrien de nature à l’inquiéter.

Willett écoutait cette voix grinçante avec attention, maisil étudiait encore plus attentivement le visage de soninterlocuteur. Il sentait quelque chose de louche, et il auraitbien voulu que la pièce fût moins sombre, mais il ne pria pas sonhôte de lever les stores. Il se contenta de lui demander pourquoisa conduite était en contradiction flagrante avec sa lettredésespérée.

— J’allais y venir, répliqua Ward. Sachez donc que mesnerfs sont en piteux état, et que je fais et dis d’étranges chosesque je ne puis expliquer. Comme je vous l’ai souvent répété, jesuis au bord de grandes découvertes dont l’importance est telleque, parfois, ma tête s’égare. Mais je n’en ai plus pour longtempsà attendre. Je me suis conduit comme un butor en m’enfermant chezmes parents sous la garde de ces argousins. Au point où j’en suisarrivé, ma place est ici. Mes voisins médisent de moi, et peut-êtreai-je eu la faiblesse de croire ce qu’ils ont pu raconter à monsujet. Il n’y a rien de mal dans ce que je fais. Ayez l’extrêmebonté d’attendre encore six mois, et vous serez richementrécompensé de votre patience.

« Je dois vous dire que j’ai un moyen de connaître lepassé ; je vous laisse le soin de juger plus tard l’importancede ce que je peux donner à l’histoire, à la philosophie et auxarts, en raison des portes auxquelles j’ai accès. Mon aïeulpossédait tout cela quand ces faquins sans cervelle l’ontassassiné. À présent, je suis sur le point d’avoir à ma dispositionles mêmes connaissances, et nul ne doit se mettre en travers de monchemin. Oubliez, s’il vous plaît, monsieur, ce que je vous aiécrit, et ne craignez rien ni personne en ce lieu. Le Dr Allen estun homme de grand talent, et je lui dois des excuses pour le malque j’ai pu dire de lui. J’aurais voulu le garder près de moi, caril apporte à ces études un zèle égal au mien, mais il avait à faireailleurs.

Le Dr Willett ne sut que répondre à ce discours. Cettefaçon de désavouer la lettre qu’il avait reçue le laissa stupéfait.Autant les propos qu’il venait d’entendre lui paraissaient étrangeset démentiels, autant l’appel au secours du 8 mars lui semblaitnaturel et parfaitement conforme au Charles Ward qu’il connaissait.Il essaya de détourner la conversation sur des événements passésafin de créer à nouveau un état d’esprit familier ; mais iléchoua lamentablement dans sa tentative. Il en fut de même par lasuite pour tous les aliénistes. D’importantes sections du stock desimages mentales de Charles Dexter Ward (surtout dans les domainesde sa vie personnelle et des temps modernes) se trouvaientinexplicablement annihilées, tandis que sa connaissance du passéémergeait des profondeurs du subconscient pour envahir tout sonesprit. Ce qu’il savait en la matière était parfaitement anormal,comme Willett s’en rendit compte au cours de cette conversation enmettant sur le tapis plusieurs sujets auxquels Ward s’étaitconsacré pendant son adolescence.

Ainsi, aucun mortel ordinaire, quelles qu’aient pu êtreses études, n’aurait pu savoir que la perruque du shérif étaittombée tandis qu’il se penchait en avant pour mieux voir la piècede théâtre représentée à l’Histrionick Academy de Mr Douglas, lejeudi 7 février 1762 ; ni comment les acteurs avaient sifurieusement coupé le texte de la pièce de Steele :Conscious Lover, qu’on s’était presque réjoui de lafermeture du théâtre, ordonnée quinze jours plus tard par desautorités puritaines.

Mais Ward ne se laissa pas mener longtemps dans cettevoie. Il souhaitait seulement satisfaire suffisamment la curiositéde son visiteur pour l’amener à partir sans intention de retour.Dans ce but, il proposa a Willett de lui montrer toute la maison,et le conduisit immédiatement de la cave au grenier. Le médecinexamina toutes les pièces avec attention. Il constata que lesquelques livres visibles étaient trop peu nombreux pour pouvoirremplir les vides de la bibliothèque de Prospect Street, et que leprétendu « laboratoire » était un simple trompe-l’œil. Ily avait sûrement une vraie bibliothèque et un vrai laboratoirequelque part, mais il était impossible de dire où. Willett regagnala ville avant la nuit et raconta à Mr Ward ce qui s’était passé.Ils conclurent tous deux que le jeune homme avait bel et bien perdul’esprit, mais ils décidèrent de ne prendre aucune mesurerigoureuse pour l’instant.

Mr Ward décida de rendre visite à son fils sans leprévenir. Un soir, le Dr Willett l’emmena dans sa voiture jusqu’àportée de vue du bungalow et attendit patiemment son retour. Aubout d’un laps de temps assez long, le père revint, l’air forttriste et fort perplexe. Il avait été reçu à peu près commeWillett. En outre, le jeune homme avait attendu longtemps à semontrer après que son visiteur eut réussi à pénétrer dansl’antichambre, et il n’avait pas donné le moindre signe d’affectionfiliale. Bien que la pièce fût mal éclairée, Charles s’était plaintd’être ébloui par la lumière des lampes. Il avait parlé très bas,en déclarant que sa gorge était en fort mauvais état ; maisson père discerna dans son murmure enroué une qualité troublantequ’il ne put bannir de son esprit.

Définitivement ligués pour faire leur possible afin desauver le jeune homme, Mr Ward et le Dr Willett se mirent en devoirde rassembler tous les renseignements qu’on pouvait se procurer ausujet de cette affaire. Ils eurent d’abord recours aux comméragesde Pawtuxet, ce qui leur fut assez facile, car ils avaient des amisdans la région. Tous s’accordèrent à dire que le jeune Ward menaitvraiment une existence singulière. La rumeur publique luiattribuait, ainsi qu’à ses compagnons, les actes de vampirisme del’été précédent, et les allées et venues nocturnes de plusieurscamions donnaient lieu à des hypothèses sinistres. Les commerçantsparlaient des commandes bizarres qui leur étaient faites par lemétis portugais, en particulier des quantités invraisemblables deviande et de sang frais fournies par deux bouchers.

Il y avait aussi la question des bruits souterrains qui sefaisaient entendre alors que le bungalow était plongé dans lesténèbres. Naturellement, ils pouvaient fort bien provenir de lacave, mais selon une rumeur très répandue, il existait des cryptesplus profondes et plus vastes. Se rappelant les anciennes histoiresdes catacombes de Joseph Curwen, et tenant pour certain que lebungalow avait été choisi parce qu’il devait se trouver surl’emplacement de la ferme du sorcier, Willett et Mr Ward firentplus particulièrement attention à cette rumeur, et cherchèrentplusieurs fois sans succès la porte dans la berge de la rivièredont parlaient les anciens manuscrits. Quant à l’opinion des genssur les habitants du bungalow, il s’avéra bientôt qu’on détestaitle métis portugais, qu’on avait peur du Dr Allen et qu’on n’aimaitpas du tout le jeune Ward. Celui-ci avait beaucoup changé au coursdes deux dernières semaines ; il avait renoncé à sesdémonstrations d’affabilité, et parlait d’une voix enrouée, à peineperceptible, les rares fois où il sortait.

Munis de ces renseignements, Mr Ward et Willett eurentplusieurs longs entretiens. Mais il leur manquait l’essentiel pourarriver à assembler les différentes parties du puzzle : lesdeux hommes auraient donné beaucoup pour pouvoir consulter lespapiers trouvés par Charles, car, de toute évidence, ilscontenaient la clé de la folie du jeune homme.

Le père et lemédecin, déconcertés par un problème dont ils ne parvenaient pas àtrouver la solution, restèrent inactifs pendant quelques jours,tandis que les billets dactylographiés de Charles à ses parents sefaisaient de plus en plus rares. Puis vint le premier du mois, avecles règlements financiers habituels, et les commis de certainesbanques commencèrent à hocher la tête et à échanger des coups detéléphone. Les directeurs, qui connaissaient de vue Charles Ward,allèrent lui demander pourquoi tous les chèques signés de sa mainressemblaient à des faux grossiers. Le jeune homme leur expliquaque, à la suite d’un choc nerveux, il lui était devenu impossibled’écrire d’une façon normale ; à l’appui de cette assertion,il déclara qu’il avait été obligé récemment de dactylographiertoutes ses lettres, y compris celles qu’il envoyait à sesparents.

Les enquêteurs furent frappés par le caractère décousu decertains propos du jeune homme, qui semblaient impliquer une pertetotale de mémoire au sujet d’importantes questions monétaires qu’ilconnaissait à fond un mois auparavant. En outre, bien que ceshommes ne connussent pas très bien Charles Ward, ils ne purents’empêcher de remarquer un grand changement dans son langage et sesmanières. Ils savaient que c’était un archéologue passionné, maismême les plus fanatiques amateurs du passé ne font pas un usageconstant de tournures de phrases et de gestes surannés. Cettemétamorphose, jointe à la voix enrouée, aux mains paralysées, à laperte de mémoire, devait annoncer des troubles très graves. Aprèsleur départ, les enquêteurs décidèrent d’avoir une sérieuseconversation avec Mr Ward.

En conséquence, le 6 mars 1928, il y eut dans le bureau decelui-ci une longue conférence au terme de laquelle le père deCharles, plein d’une mélancolique résignation, fit venir le DrWillett. Le médecin examina les signatures des chèques et lescompara dans son esprit avec l’écriture de la dernière lettredésespérée de Charles. La différence était radicale, et pourtant ily avait quelque chose de terriblement familier dans la nouvelleécriture à l’aspect archaïque. Une chose semblait certaine :Charles était bel et bien fou. Comme il ne pouvait évidemment plusgérer sa fortune ni entretenir des rapports normaux avec le mondeextérieur, il fallait promptement s’occuper de le soigner. On fitdonc appel à trois aliénistes les Dr Peck et Waite, de Providence,et le Dr Lyman, de Boston. Mr Ward et le Dr Willett leur exposèrentl’affaire en détail ; ensuite, les cinq hommes examinèrent leslivres et les papiers que renfermait encore la bibliothèque deCharles. Après quoi, les médecins conclurent que les étudespoursuivies par le jeune homme avaient largement suffi à ébranlersa raison. Ils exprimèrent le désir de voir les volumes et lesdocuments intimes qu’il conservait par-devers lui ; mais, pource faire, il leur fallait se rendre au bungalow.

Le jeudi 8 mars, les quatre médecins et Mr Ward allèrentrendre visite au malade qu’ils soumirent à un interrogatoire serréet auquel ils ne cachèrent pas le but qu’ils se proposaient.Charles fut un peu long à apparaître après leur arrivée dans lebungalow, mais au lieu de se rebeller contre cette intrusion, ilreconnut de son plein gré que sa mémoire et son équilibre mentalavaient souffert de son travail incessant. Il ne protesta pas quandon l’informa qu’il devrait abandonner sa résidence actuelle. Enfait, il manifesta une très vive intelligence ; son attitudeaurait singulièrement dérouté les médecins si son déséquilibre nes’était pas trahi par sa phraséologie archaïque et la disparitionde toute idée moderne dans son esprit. Au sujet de son travail, ilne révéla rien aux médecins en dehors de ce qu’ils connaissaientdéjà par Mr Ward et le Dr Willett. Il affirma solennellement que lebungalow ne renfermait ni bibliothèque ni laboratoire autres queceux qui étaient visibles, et se lança dans un discours fortembrouillé afin d’expliquer pourquoi il n’y avait pas trace dans lamaison des odeurs qui imprégnaient ses vêtements. Il prétendit queles commérages des villageois étaient de pures inventions dues à lacuriosité déçue. Il se déclara incapable de préciser l’endroit oùse trouvait le Dr Allen, mais il affirma que celui-ci reviendraitquand on aurait besoin de lui. Pendant qu’il payait ses gages aumétis portugais et fermait la porte d’entrée du bungalow, Ward nedonna pas le moindre signe de nervosité : simplement ils’immobilisa quelques secondes, comme pour écouter un bruit à peineperceptible. Il semblait plein d’une calme résignationphilosophique, comme si son départ eût été un incident sansimportance qu’il valait mieux faciliter en ne causant aucun ennui.On convint de ne rien dire à sa mère, à laquelle Mr Wardcontinuerait d’envoyer des lettres dactylographiées au nom de sonfils. Charles fut emmené à la paisible maison de santé du Dr Waite,à Conanicut Island, et soumis à des examens minutieux par plusieurspraticiens. C’est alors que l’on découvrit ses particularitésphysiques : métabolisme ralenti, peau transformée, réactionsneurales disproportionnées. Le Dr Willet fut plus particulièrementtroublé par ces phénomènes, car, ayant soigné Ward toute sa vie, ilse rendait mieux compte de ces bizarres perturbations. La tache denaissance en forme d’olive avait disparu de sa hanche, tandis quesa poitrine s’ornait d’une marque noire qui ne s’y trouvait pasauparavant. Le médecin se demanda si le malade s’était vu infliger« la marque des sorcières » que l’on imposait, disait-on,au cours de certaines réunions nocturnes dans des lieux solitaires.Willett ne pouvait s’empêcher de songer à un passage d’un compterendu des procès de Salem, que Charles lui avait montréautrefois : « Mr G. B., cette Nuit-là, posa la marque duDiable sur Bridget S., Jonathan A., Simon O., Deliverance W.,Joseph C., Mehitable C. et Deborah B. » Le visage de Ward luiinspirait également une profonde horreur dont il finit pardécouvrir la cause : au-dessus de l’œil droit, le jeune hommeportait exactement la même cicatrice que Willett avait remarquéedans le portrait de Joseph Curwen.

Cependant, on surveillait de près toute la correspondancedestinée à Charles ou au Dr Allen, que Mr Ward avait fait adresserchez lui. On ne s’attendait pas à y trouver grand-chose, car toutesles communications importantes auraient été probablement faites parvoie de messages ; mais, à la fin mars, arriva une lettre dePrague adressée au Dr Allen, qui donna au Dr Willett et à Mr Wardmatière à réflexion.

Kleinstrasse 11,

Alstadt, Prague,

11 février 1928.

Frère en Almousin-Metraton !

J’ai reçu aujourd’hui votre lettre relatant ce quevous avez fait surgir des Sels que je vous ai envoyés. Ce résultatcontraire à notre espoir prouve clairement que les Stèles avaientété changées lorsque Barrabas m’a procuré le Spécimen. Cela arrivesouvent, comme vous devez le savoir d’après le Corps que vous avezretiré du cimetière de King’s Chapel en 1769, et d’après ce que H.a retiré du Vieux Terrain de Repos en 1690, qui a failli lui coûterla vie. Pareille chose m’est arrivée en Égypte il y a 75 ans, d’oùme vient cette Cicatrice que le Jeune Homme a vue sur mon visage en1924. Ainsi que je vous l’ai dit il y a longtemps, n’évoquez AucunEsprit que vous ne puissiez dominer ; soit à partir de Selsmorts ou hors des Sphères au-delà. Ayez toujours prêts les Mots quirepoussent, et ne vous arrêtez pas pour avoir une certitude quandvous doutez de l’identité de Celui que vous avez. On a changétoutes les Stèles dans neuf cimetières sur dix. Vous n’êtes jamaissûr de rien tant que vous n’avez pas interrogé. J’ai reçuaujourd’hui des nouvelles de H. qui a eu des Ennuis avec lesSoldats. Il regrette que la Transylvanie ait passé de la Hongrie àla Roumanie, et changerait de Résidence si son Château n’était passi plein de Ce que nous Savons. Dans mon prochain envoi, il y auraQuelque Chose venu d’une tombe orientale, qui vous fera grandplaisir. En attendant, n’oubliez pas que je désire avoir B.F. sivous pouvez me le procurer. Vous connaissez mieux que moi G. dePhiladelphie. Utilisez-le avant moi si vous le désirez mais n’enusez pas trop durement avec lui, car il faut que je lui parle à lafin.

Yogg-Sothoth Neblod Zin.

SIMON O.

À Mr J. C.,

à Providence.

 

Mr Ward et le Dr Willett furent confondus par la lecture decette lettre, et ils mirent beaucoup de temps à comprendre cequ’elle semblait impliquer. Ainsi, c’était le Dr Allen et non pasCharles Ward qui dirigeait tout au bungalow de Pawtuxet ? Celaexpliquait le post-scriptum du dernier message du jeunehomme au Dr Willett. Et pourquoi la présente lettre, adressée au DrAllen sur l’enveloppe, portait-elle à la fin l’inscription « ÀMr J. C. » ? La conclusion s’imposait, mais il y a deslimites à la monstruosité… Qui était « Simon O » ?Le vieillard que Charles Ward avait visité à Prague ?Peut-être… Mais, dans les siècles passés, il y avait eu un SimonOrne, alias Jedediah, de Salem, qui avait disparu en 1771,et dont le Dr Willett reconnaissait maintenant l’écritured’après les copies photostatiques des documents que Charles luiavait montrées autrefois !

Le père et le vieux médecin, ne sachant trop que faire nique penser, allèrent voir Charles à la maison de santé, pourl’interroger au sujet du Dr Allen, de sa visite à Prague et de cequ’il avait appris sur Simon Orne, de Salem. Le jeune hommerépondit simplement qu’il s’était aperçu que le Dr Allen avait desrapports spirituels étonnants avec certaines âmes du passé ;et son correspondant de Prague devait posséder le même don. En seretirant, Mr Ward et le Dr Willett se rendirent compte quec’étaient eux qui avaient subi un interrogatoire, et que, sans rienrévéler lui-même, le malade leur avait fait dire tout ce quecontenait la lettre de Prague.

Les Drs Peck, Waite et Lyman n’attachèrent pas grandeimportance à la correspondance du compagnon du jeune Ward.Connaissant la tendance des monomaniaques à se grouper, ilscroyaient que Charles ou Allen avait découvert un de leurssemblables expatrié, peut-être quelqu’un qui avait vu l’écriture deSimon Orne et l’avait imitée afin de se faire passer pour laréincarnation de ce personnage. Peut-être Allen lui-même setrouvait-il dans le même cas, et avait-il fait accroire au jeunehomme qu’il était un avatar de Joseph Curwen. En outre, cesmédecins prétendirent que l’écriture actuelle de Charles Ward étaitune imitation de plusieurs spécimens anciens obtenus au moyen deruses diverses : ils ne prêtèrent aucune attention à l’opinionde Willett qui crut y retrouver toutes les caractéristiques del’écriture archaïque de Joseph Curwen. En raison du scepticisme deses confrères, le vieux médecin conseilla à Mr Ward de ne pas leurmontrer la lettre adressée au Dr Allen, qui arriva de Rakus,Transylvanie, à la date du 2 avril, et dont l’écriture étaitabsolument identique à celle du cryptogramme Hutchinson. En voicila teneur :

 

Château Ferenczy,

7 mars 1928.

Mon cher C.,

Vingt hommes de la Milice sont venus m’interroger ausujet de ce que racontent les Paysans. Ces Roumains font preuved’un zèle détestable, alors que je pouvais facilement corrompre unMagyar avec un bon Repas. Le mois dernier, M. m’a fait parvenir lesarcophage des Cinq Sphinx de l’Acropole où Celui que j’ai évoquéavait dit qu’il se trouverait, et j’ai eu 3 Conversations avecCe qui y était inhumé. Je vais l’envoyer immédiatement à S.O. àPrague, qui vous l’expédiera ensuite. La Créature est fort entêtée,mais vous connaissez le Moyen de la faire parler. Vous montrezbeaucoup de Sagesse en ayant autour de vous moins de mondequ’Auparavant ; point n’était Besoin de conserver des Gardienssous leur Forme corporelle à ne rien faire. Vous pouvez maintenantvous déplacer et aller Travailler ailleurs sans trop de Mal, sic’est nécessaire ; mais j’espère que Rien ne vous contraindrabientôt à suivre une Voie si Ennuyeuse. J’ai été fort heureuxd’apprendre que vous n’aviez plus guère commerce avec Ceux duDehors car cela présente toujours un Péril Mortel. Vousl’emportez sur moi en disposant les formules de telle sortequ’un autre puisse les dire avec Succès. Borellus estimaitqu’il en pourrait être ainsi à la condition d’utiliser les Motsjustes. Est-ce que le Jeune Homme les emploie souvent ? Jeregrette qu’il fasse le dégoûté, ainsi que je l’avais craint aucours des quinze Mois de son Séjour au Château ; mais jesuppose que vous savez comment le traiter. Vous ne pouvez levaincre avec la Formule, car elle n’Opère que sur ceux que l’autreFormule a évoqués à partir des Sels ; mais il vous reste desMains robustes, et le Poignard et le Pistolet, et les Tombes nesont pas difficiles à creuser, et les Acides ne refusent pas debrûler. On me dit que vous lui avez promis B.F. Il me le faudra parla suite. Faites très attention à ce que vous évoquez etméfiez-vous du Jeune Homme. D’ici un an nous pourrons évoquer lesLégions Souterraines, et dès lors il n’y aura plus de Limites ànotre Pouvoir. Ayez confiance en mes paroles, car, vous le savez,O. et moi-même avons eu 150 années de plus que vous pour étudierces Matières.

Nephren-Ka nai Hadoth.

EDW. H.

Pour J. Curwen, Es q.,

Providence.

 

Si Mr Ward et le Dr Willet s’abstinrent de montrer cette lettreaux aliénistes, cela ne les empêcha pas d’agir. Aucun sophisme nepouvait plus cacher la sinistre vérité : le Dr Allenentretenait une correspondance suivie avec deux personnagesétranges que Charles avait visités au cours de ses voyages, et quiprétendaient être des avatars des anciens amis de Joseph Curwen àSalem ; en outre, lui-même se considérait comme laréincarnation du vieux sorcier, et il nourrissait des desseinsmeurtriers contre « un jeune homme » qui ne pouvait êtreque Charles Ward. En conséquence, tout en remerciant le Ciel de ceque son fils fût en sécurité dans la maison de santé, Mr Wardengagea plusieurs détectives à son service et leur demanda de seprocurer tous les renseignements possibles sur le mystérieux DrAllen. Il leur confia la clé du bungalow et les invita à inspecterla chambre qu’avait occupée le compagnon de son fils, pour ychercher des indices intéressants. L’entretien eut lieu dans labibliothèque de Charles, et les policiers éprouvèrent une trèsnette impression de soulagement quand ils sortirent de la piècedans laquelle semblait régner une atmosphère maléfique…

Chapitre 5Cauchemar et cataclysme

Peu de temps après eut lieu cette hideuse aventure qui a laissésa marque indélébile sur l’âme de Marinus Bicknell Willett et avieilli son corps de dix ans.

Le médecin, au terme d’un long entretien avec Mr Ward, étaittombé d’accord avec lui sur un certain nombre de points que lesaliénistes n’auraient pas manqué de tourner en ridicule. Il yavait, à travers le monde, un terrible mouvement en rapport directavec une nécromancie plus ancienne que la sorcellerie de Salem. Aumoins deux hommes vivants (et peut-être un troisième auquel ilsn’osaient penser) étaient en possession d’esprits ou depersonnalités qui avaient existé en 1690 ou même beaucoup plus tôt.Ce que ces horribles créatures essayaient de faire apparaissaitclairement à la lumière des divers documents recueillis :elles pillaient les tombes de tous les siècles, y compris cellesdes hommes les plus illustres et les plus sages de l’univers, dansl’espoir de tirer des cendres de ces morts leur intelligence etleur savoir.

Ces vampires se livraient à un trafic hideux, échangeaient desossements comme des écoliers échangent des livres, et pensaientatteindre un jour, grâce à leur sinistre alchimie, un pouvoir quenul homme ou nul groupe d’hommes n’avait jamais détenu. Ils avaientdécouvert le moyen de conserver leur cerveau vivant, soit dans unmême corps, soit dans des corps différents ; et ils étaientarrivés à communiquer avec les morts qu’ils se procuraient. Selontoute vraisemblance, le vieux Borellus avait dit vrai en prétendantqu’on pouvait évoquer une forme corporelle vivante à partir decertains « Sels essentiels ». Il y avait une formule pourfaire surgir cette forme, et une autre pour la renvoyer dans lenéant. Des erreurs pouvaient se produire, car les stèles desvieilles tombes se trouvaient souvent déplacées.

Mr Ward et le Dr Willett frissonnèrent tandis qu’ils passaientde conclusion en conclusion. On pouvait tirer des présences ou desvoix de sphères inconnues aussi bien que des tombeaux, et, dans cedomaine-là également, il fallait user de prudence. Sans aucundoute, Joseph Curwen s’était livré à des évocations interdites.Quant à Charles… que pouvait-on penser de lui ? Quelles forcescosmiques, datant de l’époque de Curwen, étaient parvenues jusqu’àlui et avaient tourné son esprit vers les choses du passé ? Ilavait reçu certaines directives qu’il avait suivies. Il était allérejoindre un inconnu à Prague, et avait séjourné longtemps dans unmystérieux château de Transylvanie. En outre, il avait dû trouverla tombe de Joseph Curwen. Ensuite, il avait évoqué une créaturequi avait dû venir. On ne pouvait oublier cette voix formidablevenue d’en haut, la nuit du vendredi saint, ni cette conversationà deux dans le laboratoire de la mansarde.

La discussion entendue dans la pièce fermée à clé n’avait-ellepas eu lieu juste avant l’épidémie d’actes de vampirisme ? Quidonc avait voulu se venger en violant la tombe d’Ezra Weeden ?Puis il y avait eu le bungalow, l’étrange Dr Allen, les commérages,la crainte et la haine. Les deux hommes étaient incapablesd’expliquer clairement la folie de Charles, mais ils avaient lacertitude que l’esprit de Joseph Curwen était revenu sur la terrepour continuer ses recherches blasphématoires. La possessiondémoniaque semblait une chose possible. Le Dr Allen n’y était pasétranger, et les détectives devaient découvrir d’autresrenseignements sur cet homme sinistre qui menaçait la vie deCharles. En attendant, puisque l’existence d’une vaste crypte sousle bungalow paraissait à peu près certaine, il fallait tenter de ladécouvrir. En conséquence, les deux hommes résolurent de se rendreau bungalow le lendemain matin, munis de valises pleines d’outilsnécessaires à des fouilles souterraines.

Le 6 avril, à 10 heures du matin, les explorateurs pénétrèrentdans la maison maudite. D’après le désordre qui régnait dans lachambre du Dr Allen, ils comprirent que les détectives étaientpassés par là, et espérèrent qu’ils avaient trouvé des indicesimportants. Comme la cave les intéressait tout particulièrement,ils y descendirent sans plus attendre. Pendant assez longtemps, ilsfurent fort embarrassés, car l’aspect du sol et des parois semblaitexclure l’existence d’une ouverture quelconque. Willett entrepritun examen minutieux de toutes les surfaces, horizontales etverticales ; en procédant par élimination, il finit pararriver à la petite plate-forme devant la chaudière de labuanderie. Après avoir exercé sur elle plusieurs poussées dans tousles sens, il découvrit enfin que le dessus tournait et glissaithorizontalement sur un pivot. Au-dessous se trouvait une surface debéton pourvue d’un trou d’homme. Mr Ward se précipita aussitôt danscette direction et ôta le couvercle sans aucune difficulté.Aussitôt Willett le vit vaciller, se hâta de le rejoindre, lesaisit dans ses bras, et reconnut la cause de son malaise dans lecourant d’air méphitique provenant du trou.

Le médecin transporta son compagnon évanoui à l’étage supérieur,l’étendit sur le plancher et lui aspergea le visage d’eau froide.Mr Ward ne tarda pas à revenir à lui, mais il était visible quel’air émané de la crypte l’avait rendu sérieusement malade. Nevoulant courir aucun risque, Willett alla chercher un taxi dansBroad Street et renvoya son compagnon au logis. Puis il se munitd’une lampe électrique, se couvrit le nez d’une bande de gazestérilisée, et regagna la cave pour examiner le puits. L’air étaitdevenu moins nauséabond, et Willett parvint à diriger un faisceaude lumière à l’intérieur du trou. Jusqu’à dix pieds de profondeur,il vit une surface bétonnée munie d’une échelle de fer ;ensuite le puits aboutissait à un vieil escalier de pierre qui, àl’origine, devait mener à l’air libre en un point situé un peu ausud du bungalow.

Willett reconnaît franchement que,l’espace de quelques secondes, le souvenir des vieilles légendes ausujet de Joseph Curwen l’empêcha de s’enfoncer dans cet abîmeempesté. À la fin, le devoir l’emporta, et le docteur pénétra dansle puits, emportant avec lui une grande valise pour y enfermer lespapiers qu’il pourrait trouver. Lentement, comme il convenait à unhomme de son âge, il descendit l’échelle jusqu’aux marchesgluantes. Sa lampe électrique lui révéla que les murs antiques,ruisselants d’humidité, étaient recouverts d’une mousse plusieursfois centenaire. Les degrés de pierre s’enfonçaient sous terre, nonpas en spirale, mais en trois tournants brusques. L’escalier étaitsi étroit que deux hommes auraient eu du mal à y passer de front.Willett avait compté trente marches quand il entendit un faiblebruit qui lui enleva toute envie de continuer à compter.

C’était un de ces sons impies, abominables, que rien ne sauraitdécrire. Parler d’un gémissement morne et sans âme, d’un hurlementd’épouvante poussé par un chœur de damnés, ne suffirait pas àexprimer sa hideur quintessentielle. Il provenait d’un pointindéterminé, et il continua à se faire entendre lorsque Willettatteignit, au bas de l’escalier, un couloir aux dimensionscyclopéennes, dont les parois étaient percées de nombreux passagesvoûtés. Il mesurait environ quinze pieds de haut et dix pieds delarge. On ne pouvait se faire une idée de sa longueur, car il seperdait au loin dans les ténèbres.

Surmontant la crainte que lui inspiraient l’odeur infecte et lehurlement continuel, Willett se mit à explorer les passages voûtésl’un après l’autre. Chacun d’eux menait à une salle de taillemoyenne qui semblait avoir servi à d’étranges usages. Le vieuxmédecin n’avait jamais vu rien de comparable aux instruments dontils distinguait à peine la forme sous un amas de poussière et detoiles d’araignées datant d’un siècle et demi : car plusieursde ces salles devaient représenter les phases les plus anciennesdes expériences de Joseph Curwen. Par contre, la dernière danslaquelle pénétra Willet avait été occupée récemment. Elle contenaitdes rayonnages, des tables, des armoires, des chaises, et un bureausurchargé de papiers appartenant à des époques différentes. Enplusieurs endroits se trouvaient des bougies et des lampes àpétrole ; le médecin en alluma quelques-unes pour mieux yvoir.

Il constata alors que cette pièce était le dernier bureau detravail de Charles Ward. Comme il connaissait la plupart deslivres, et comme presque tous les meubles provenaient de la maisonde Prospect Street, il éprouva un sentiment de familiarité siintense qu’il en oublia la puanteur et les hurlements, pourtantbeaucoup plus nets en ce lieu qu’au bas de l’escalier. Sa premièretâche consistait à s’emparer de tous les documents présentant uneimportance vitale. Il se mit sans tarder à la besogne et s’aperçutbientôt qu’il faudrait des mois, sinon des années, pour déchiffrercet amas de papiers couverts d’écritures étranges et de curieuxdessins. (Il trouva entre autres de gros paquets de lettres portantle tampon de Prague ou de Rakus et manifestement rédigées par Orneou par Hutchinson.)

Finalement, dans un petit bureau d’acajou, Willett découvrit lesdocuments de Joseph Curwen que Charles lui avait laissés entrevoirà contrecœur, plusieurs années auparavant. Il mit tout le paquetdans sa valise, puis continua d’examiner les dossiers, enconcentrant son attention sur les documents les plus modernes. Or,ces manuscrits contemporains présentaient une caractéristiquebizarre : très peu d’entre eux avaient été rédigés par CharlesWard, alors que des rames entières de papier étaient couvertesd’une écriture absolument identique à celle de Joseph Curwen,malgré leur date récente. La seule conclusion possible était que lejeune homme s’était employé, avec un succès prodigieux, à imiter lagraphie du vieux sorcier. Par ailleurs, il n’existait pas traced’une troisième écriture qui eût été celle du Dr Allen.

Dans cet amas de notes et de symboles, une formule mystiquerevenait si souvent que Willett la sut par cœur avant d’avoirterminé ses recherches. Elle se trouvait disposée sur deux colonnesparallèles : celle de gauche était surmontée du symbolearchaïque nommé « Tête de Dragon », utilisé dans lesalmanachs pour marquer le nœud ascendant de la Lune ; en hautde celle de droite se trouvait le signe de la « Queue duDragon », ou nœud descendant. Le médecin se rendit compte quela deuxième partie de la formule n’était autre que la premièreécrite à l’envers à l’exception des monosyllabes de la fin et dumot Yog-Sothoth. En voici la reproductionexacte :

 

Ω                                           U

Y’AI’NG’NGAH                   OGTHRODAI’F

YOG-SOTHOTH                  GEB’L— EE’H

H’EE —L’GEB                      YOG-SOTHOTH

F’AITHRODOG                   ‘NGAH’NG AI’Y

UAAAH                                  ZHRO

 

Willett fut tellement fasciné par ces deux formules qu’ilse surprit bientôt à les répéter à voix basse. Au bout d’un certaintemps, il jugea qu’il avait rassemblé assez de documents pourconvaincre les aliénistes de la nécessité d’une enquête plussystématique. Mais il lui restait encore à trouver le laboratoirecaché. En conséquence, laissant sa valise dans la salle éclairée,il s’engagea de nouveau dans le couloir ténébreux et empesté sousla voûte duquel le hideux gémissement continuait à se faireentendre.

Les quelques pièces où il pénétra étaient pleines de caissespourries et de cercueils de plomb à l’aspect sinistre. Il pensa auxesclaves et aux marins disparus, aux tombes violées dans toutes lesparties du monde, à l’attaque finale de la ferme de PawtuxetRoad ; puis il décida qu’il valait mieux ne plus penser…Soudain, les murs semblèrent disparaître devant lui, tandis que lapuanteur et le gémissement devenaient plus forts. Willett s’aperçutalors qu’il était arrivé dans une salle si vaste que la clarté desa lampe n’en atteignait pas l’autre extrémité.

Au bout d’un certain temps, il arriva à un cercle d’énormespiliers au centre desquels se trouvait un autel couvert desculptures si curieuses qu’il s’approcha pour les examiner. Maisquand il eut vu ce qu’elles étaient, il se rejeta en arrière enfrissonnant et ne s’attarda pas à regarder les taches sombres surle dessus et les côtés de l’autel. Par contre, il trouva le mur dufond qui formait un cercle gigantesque ou s’ouvraient quelquesentrées de portes, découpé par des centaines de cellules videsmunies de grilles de fer et de chaînes scellées dans lamaçonnerie.

Cependant, lahideuse puanteur et le gémissement lugubre étaient tellement plusnets dans cette vaste salle souterraine que le médecin futcontraint de leur accorder toute son attention. Ayant projeté lalumière de sa lampe sur le sol, il s’aperçut que, par endroits, àintervalles irréguliers certaines dalles étaient percées de petitstrous. Une longue échelle, négligemment posée sur le sol, semblaitcomplètement imprégnée de l’affreuse odeur qui régnait partout.Soudain, Willett constata que l’odeur et le bruit paraissaient plusforts immédiatement au-dessus des dalles percées de trous, comme sielles eussent été des trappes donnant accès à de plus grandesprofondeurs. Il s’agenouilla près de l’une d’elles, et parvint àl’ébranler non sans difficulté. Aussitôt le gémissement devint plusaigu, et il lui fallut rassembler tout son courage pour continuer àsoulever la lourde pierre. Une puanteur innommable monta desentrailles de la terre, et le médecin se sentit pris de vertigetandis qu’il dirigeait la clarté de sa lampe vers l’ouverturenoire.

Si Willett avait espéré découvrir un escalier menant à ungouffre d’abomination suprême, il dut être fort déçu car il vitseulement la paroi de brique d’un puits cylindrique, de un mètre etdemi de diamètre, dépourvu de tout moyen de descente. Pendant quele faisceau lumineux s’abaissait vers le fond du puits, legémissement se transforma en une série de cris horribles,accompagnés d’un bruit d’escalade vaine et de chute visqueuse.L’explorateur se mit à trembler, refusant même d’imaginer quelleabominable créature pouvait bien s’embusquer dans cet abîme. Maisun instant plus tard, il rassembla le courage nécessaire pour sepencher par-dessus la margelle grossière, tenant sa lampe à bout debras. Tout d’abord, il ne put discerner rien d’autre que les paroisgluantes et couvertes de mousse ; ensuite, il aperçut uneforme noire en train de bondir maladroitement au fond de l’étroitcylindre, à vingt-cinq pieds environ au-dessous de lui. La lampetrembla dans sa main, mais il regarda de nouveau pour mieux voirquelle était la créature vivante emmurée dans les ténèbres de saprison où elle mourait de faim depuis le départ de Charles Ward, unmois auparavant. À n’en pas douter, il devait y en avoir un grandnombre au fond des autres puits recouverts de dalles perforées, oùelles n’avaient pas la place de s’étendre, et où elles avaient dûrester tapies en bondissant faiblement de temps à autre pendant cesquatre semaines abominables.

Mais Marinus Bicknell Willett se repentit d’avoir regardé unedeuxième fois, car, depuis lors, il n’a plus jamais été le même. Ilest difficile d’expliquer comment la seule vue d’un objet tangible,aux dimensions mesurables, a pu bouleverser à ce point un hommehabitué au spectacle macabre des salles de dissection. Tout ce quenous pouvons dire, c’est que certaines formes ou entités détiennentun pouvoir de suggestion qui fait entrevoir d’innommables réalitésau-delà du monde illusoire où nous nous enfermons. De touteévidence, Willett aperçut une entité de ce genre, car, pendantquelques instants, il fut frappé d’une démence frénétique. Il lâchasa lampe, et ne prêta pas la moindre attention au grincement desdents qui se refermèrent sur elle au fond du puits. Il se mit àhurler d’une voix suraiguë, méconnaissable, et, incapable de serelever, il rampa désespérément sur les dalles humides d’oùmontaient de faibles cris qui répondaient aux siens. Il déchira sesmains sur les pierres rugueuses et se meurtrit fréquemment la têtecontre les piliers, mais il poursuivit sa route. Ensuite, il repritlentement conscience et se boucha les oreilles pour ne plusentendre le concert de gémissements lugubres qui avait succédé auxcris. Ruisselant de sueur, dépourvu de tout moyen d’éclairage,accablé par le souvenir d’une effroyable vision, il songeait avechorreur que des douzaines de ces créatures terrifiantes vivaientencore au-dessous de lui, et qu’un des puits était restéouvert…

Par la suite, il refusa toujours de dire exactement ce qu’ilavait vu. L’entité prisonnière ressemblait à certaines sculpturesde l’autel. De toute évidence, elle n’avait pas été créée par lanature, car elle n’était pas finie et nul ne sauraitdécrire ses proportions anormales. Selon Willett, elle représentaitle type de ces formes que Ward avait suscitées à partir de selsimparfaits. Sur le moment, le médecin se rappela une phrase dela lettre de Simon ou Jedediah Orne adressée à JosephCurwen :

« À n’en point douter, il n’y avait Rien que de trèsAbominable dans ce que H. a fait surgir en partant de ce qu’iln’avait pu réunir dans sa totalité. »

Puis il lui revint en mémoire le souvenir des rumeurs concernantle cadavre calciné trouvé dans les champs une semaine aprèsl’attaque de la ferme de Joseph Curwen. Charles Ward avait racontéà Willett que, selon le vieux Slocum, ce n’était pas un cadavred’homme, et qu’il ne ressemblait à aucun animal connu des habitantsde Pawtuxet.

Ces mots résonnaient dans sa tête tandis qu’il se balançait dedroite à gauche, accroupi sur les dalles de pierre. Il essaya deles chasser en récitant le Notre Père ; puis il se surprit àrépéter la double formule qu’il venait de découvrir dans labibliothèque souterraine. Cela sembla le calmer, et il parvint à semettre sur pied en chancelant. Déplorant amèrement la perte de salampe, il regarda avec attention tout autour de lui dans l’espoirde discerner une faible lueur provenant de la bibliothèque. Au boutd’un certain temps, il crut apercevoir dans le lointain une vagueclarté, et se traîna à quatre pattes dans cette direction avec uneprudence terrifiée, craignant sans cesse de se cogner contre unpilier ou de tomber dans le puits ouvert.

À un moment donné, il toucha la dalle perforée de trous qu’ilavait enlevée, et une angoisse atroce s’empara de lui. Mais il eutla chance d’éviter l’ouverture béante, d’où aucun bruit ne montaità présent : la créature qui avait tenté de broyer la lampeélectrique entre ses dents ne pouvait plus se faire entendre… Àplusieurs reprises, au cours de sa lente progression, il vitdiminuer la lueur qui lui servait de guide, et il comprit que leslampes et les bougies allumées par ses soins devaient s’éteindrel’une après l’autre. L’idée d’être perdu au cœur des ténèbres de celabyrinthe cauchemardesque le poussa à se relever et àcourir ; car, la dernière lumière une fois disparue, il ne luiresterait plus qu’un seul espoir de survivre : l’arrivée dessecours que pourrait lui envoyer Mr Ward au bout d’un temps plus oumoins long. Bientôt, il atteignit le couloir et vit que la lueurprovenait d’une porte à sa droite. Un instant plus tard, il seretrouvait dans la bibliothèque secrète de Charles Ward etregardait mourir la dernière lampe qui venait d’assurer sonsalut.

Il se hâta deregarnir les lampes éteintes en puisant dans une réserve de pétrolequ’il avait remarquée en arrivant dans la pièce pour la premièrefois ; puis il chercha autour de lui une lanterne pourcontinuer son exploration. En effet, malgré sa terrible aventure,il était bien résolu à ne rien négliger dans sa recherche des faitssusceptibles d’expliquer la folie de Charles Ward. Faute delanterne, il choisit la plus petite des lampes ; ensuite, ilremplit ses poches de bougies et d’allumettes, et se munit d’unbidon de cinq litres d’essence dans le cas où il découvrirait unlaboratoire caché au-delà de la terrible salle au sol percé depuits. Il lui faudrait rassembler tout son courage pour revenirdans ce lieu ; mais fort heureusement, ni l’autel ni le puitsdécouvert ne se trouvaient près du mur concave percé de cellules,dont les ténébreuses entrées de portes devaient constituer le butlogique de son exploration.

Après avoir traversé d’un pas ferme l’immense pièce àl’air empesté, Willett constata que les entrées mystérieusesdonnaient accès à des pièces qui devaient servir de réserves. L’uneétait bourrée de ballots de costumes moisis datant de centcinquante ans. Une autre contenait différents articles de vêtementsmodernes, comme si l’on s’était proposé d’équiper progressivementune troupe d’hommes assez nombreuse. Mais ce qui lui déplutparticulièrement, ce fut les énormes cuves de cuivre qu’il trouvade temps à autre ; elles lui inspirèrent une horreur encoreplus grande que les bols de plomb à la forme bizarre dans lesquelssubsistait un dépôt malsain dont l’odeur répugnante l’emportait surla puanteur générale de la crypte.

Quand il eut exploré environ la moitié du mur, il vit unautre couloir semblable à celui d’où il était venu, dans lequels’ouvraient plusieurs portes. Il s’y engagea aussitôt, et, aprèsavoir examiné trois pièces dépourvues d’intérêt, il arriva enfin àune salle oblongue pleine de tables, de réservoirs, de fourneaux,d’instruments modernes, de flacons et de jarres : c’était lelaboratoire de Charles Ward et, avant lui, de Joseph Curwen.

Ayant trouvé trois lampes garnies, le Dr Willett lesalluma, puis se mit à examiner le contenu de la pièce avec le plusvif intérêt. Mais tout cet ensemble d’appareils scientifiques (aunombre desquels il y avait une table à dissection) ne lui appritpas grand-chose, sinon que le jeune Ward avait dû se consacrer plusparticulièrement à l’étude de la chimie organique. Parmi les livresse trouvait un exemplaire en lambeaux de Borellus, dans lequel Wardavait souligné le même paragraphe qui avait tellement troublé lerespectable Mr Merritt cent cinquante ans auparavant. Trois portess’ouvraient sur le laboratoire. Deux d’entre elles donnaient accèsà de simples réserves où s’entassaient de nombreux cercueils plusou moins endommagés. Elles contenaient aussi beaucoup de vêtementset plusieurs bières neuves hermétiquement closes.

La troisième porte donnait sur une assez vaste salle auxmurs couverts de rayonnages et renfermant en son centre une tableoù se trouvaient deux lampes. Willett les alluma et vit que presquetous les rayonnages étaient couverts d’étranges urnes de plombappartenant à deux types différents : l’un très haut etdépourvu d’anses, semblable à un lekythos (jarre à huile grecque),l’autre munie d’une seule anse, pareille à une jarre de Phaleron.Elles étaient toutes munies de bouchons métalliques, et couvertesde curieux symboles en bas-relief. Les lekythoi occupaient un côtéde la pièce, sous un grand écriteau portant le mot :« Custodes » ; les Phalerons étaient rangées contrela paroi opposée, sous un autre écriteau portant le mot« Materia ». À chaque jarre se trouvait fixée uneétiquette de carton sur laquelle figurait un numéro. Willett enouvrit quelques-unes au hasard ; toutes contenaient une petitequantité d’une même substance : une poudre fine très légère,de couleurs diverses, et n’ayant aucun pouvoir adhésif (ainsi quele médecin put s’en rendre compte en en versant un peu dans lapaume de sa main).

Les deux écriteaux intriguèrent considérablementl’explorateur. « Custodes », « Materia », celavoulait dire en latin « Gardiens » et« Matière »… Soudain, en un éclair, il se rappela où ilavait déjà vu le mot « gardiens » à propos de ce terriblemystère : c’était dans la lettre récemment adressée au DrAllen par un correspondant qui avait emprunté l’écriture d’EdwardHutchinson : « Point n’était besoin de conserver lesGardiens sous leur Forme corporelle à ne rien faire. »Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Mais voyons… ilexistait encore une autre référence à des « gardiens »,qui avait jusqu’à présent échappé à sa mémoire. À l’époque où Wardlui faisait certaines confidences sur ses travaux, il lui avaitparlé du passage du journal d’Eleazar Smith dans lequel celui-cimentionnait des conversations terribles entre Curwen, certains deses prisonniers, et les « gardiens » de cesprisonniers. Ces « gardiens », selon la lettre deHutchinson ou de son avatar, n’avaient plus rien à faire, si bienque, maintenant, le Dr Allen ne les conservait pas sous leur formecorporelle. Donc, il fallait bien conclure qu’il leur avait donnéla forme de ces « sels » en lesquels ce groupe desorciers réduisait le plus grand nombre possible de corps ousquelettes humains.

C’était donc cela que contenaient leslekythoi : le fruit monstrueux d’actes et de ritesblasphématoires, qui pouvait être appelé à l’aide au moyen d’uneincantation infernale, pour défendre le maître ou faire parler ceuxqui n’y consentaient pas. Willett frémit à la pensée de ce qu’ilavait fait couler dans la paume de sa main ; l’espace d’uninstant, il se sentit poussé à fuir loin de ces hideux rayonnageschargés de sentinelles muettes et peut-être vigilantes. Puis ilsongea aux jarres rangées sous l’écriteau « Materia ».Quels sels pouvaient-elles bien contenir, puisque ce n’étaient pasles « sels » des « gardiens » ? GrandDieu ! Renfermeraient-elles donc les reliques mortelles desplus grands penseurs de tous les siècles, arrachées à leur tombeaupar ces vampires désireux d’utiliser la somme de leursconnaissances, afin d’atteindre un but insensé qui aurait pourrésultat d’anéantir, selon les termes de la dernière lettre deCharles, « toute la civilisation, toutes les lois naturelles,peut-être même le destin de l’univers entier » ?

À ce moment, malgré son agitation, Willett aperçut unepetite porte à l’autre extrémité de la salle, et alla examiner lesigne grossier creusé au ciseau au-dessus d’elle. Il se sentitaussitôt en proie à une vague terreur, car un de ses amis àl’esprit morbide avait un jour tracé ce symbole sur un morceau depapier en lui expliquant ce qu’il signifiait dans les noirs abîmesdu sommeil. C’était le signe de Koth, que certains voient en rêveau-dessus de l’entrée d’une tour noire dressée dans une lumièrecrépusculaire. Mais un instant plus tard, le médecin oublia lesrévélations de son ami en décelant dans l’air empesté une nouvelleodeur, chimique et non pas animale, provenant de la pièce au-delàde la porte : l’odeur dont les vêtements de Charles Wardétaient imprégnés le jour où on l’avait conduit à la maison desanté… Willett, fermement résolu à examiner toutes les affreusesmerveilles de ce repaire souterrain, franchit le seuil sanstrembler.

La salle, de taille moyenne, contenait simplement unetable, une chaise et deux groupes de curieuses machines munies deroues et de courroies, dans lesquelles le médecin reconnut uninstrument de torture médiéval. D’un côté de la porte, on voyaitune rangée de fouets d’aspect cruel, au-dessus desquelss’alignaient, sur des rayonnages, plusieurs coupes vides en formede cratères. De l’autre côté se trouvait la table sur laquelleétaient placés un bloc-notes, un crayon, une forte lampe et deuxlekythoi. Willett alluma la lampe et examina le bloc-notes, mais iln’y vit rien que les phrases suivantes tracées, semblait-il, par lamain de Joseph Curwen :

 

B. n’est pas mort. S’est échappé à travers les murs et adécouvert le Lieu d’en dessous.

Ai vu le vieux V. dire le Sabaoth et aiappris la Façon de le faire.

Ai évoqué trois fois Yog-Sothoth et ai étédélivré le Lendemain.

F. a tenté de faire disparaître tous ceux quiconnaissaient le moyen d’évoquer Ceux du Dehors.

 

À la clarté de la lampe, le médecin vit que la paroi face à laporte, entre les deux groupes d’appareils de torture, étaitcouverte de patères auxquelles se trouvaient accrochées des robesinformes d’un blanc jaunâtre. Quant aux deux murs vides, ilsprésentaient toute une série de formules et de symboles mystiquescreusés dans la pierre. Les dalles du sol montraient aussi desmarques de dessins tracés au ciseau. Willett discerna au centre unimmense pentagramme, et un cercle de trois pieds et demi dediamètre entre ce pentagramme et les coins de la pièce. Dans l’unde ces quatre cercles, non loin d’une robe négligemment jetée, setrouvait une des coupes en forme de cratère ; en dehors de lapériphérie, il y avait une des jarres de Phaleron portant le n°118. Cette dernière était vide, mais la coupe contenait une poudreverdâtre provenant manifestement de la jarre. Willett se sentitdéfaillir en mettant en corrélation ces différents éléments :les fouets et les instruments de torture, les sels de la jarre« Materia », les deux lekythoi, les robes, les formulesgravées sur les murs, les notes de la main de Joseph Curwen, leslettres et les légendes, les doutes et les hypothèses qui avaienttourmenté les parents et amis de Charles Ward…

Au prix d’un effort considérable, le vieux médecins’arracha à l’horreur qui le submergeait pour aller examiner lesformules. De toute évidence, elles avaient été gravées à l’époquede Joseph Curwen, et le texte en parut vaguement familier àl’explorateur. Dans l’une d’elles, il reconnut celle que Mrs Wardavait entendu psalmodier par son fils, le vendredi saint de l’annéeprécédente, terrible invocation aux dieux mystérieux résidant àl’extérieur des sphères normales. Elle différait un peu par sonorthographe de celle qu’un expert en la matière avait montrée àWillett dans les pages défendues d’« EliphasLevi » ; mais il ne pouvait se tromper sur son identiténi sur des mots tels que Sabaoth, Metraton, Almonsin etZariatnatmik.

Cette inscription se trouvait à gauche en entrant dans lapièce. Sur la paroi de droite, le médecin reconnut en sursautant ladouble formule qu’il avait vue si souvent dans les notes les plusrécentes de la bibliothèque souterraine. Mais ici encore,l’orthographe n’était pas la même, comme si le vieux Curwen avaitnoté les sons d’une manière différente. Alors que la phrase apprisepar Willett commençait par les mots Y’ai’ ng’ngah,Yog-Sothoth, celle-ci se présentait sous la forme Aye,engengah, Yogge-Sothotha.

Cette différence troubla l’esprit de l’explorateur, et,comme le texte le plus récent était gravé dans sa mémoire, il sesurprit en train de psalmodier la première formule pour fairecoïncider le son qu’il concevait avec les lettres gravées sur lemur. Sa voix résonna, étrange et menaçante, dans cet abîmed’horreur, tandis que les gémissements inhumains continuaient àmonter dans l’air empesté de la crypte.

Y’AI’NG’ NGAH

YOG – SOTHOTH

H’EE – L’GEB

PAl THRODOG

UAAAH !

Mais quel était donc ce vent glacé qui venait de soufflerau début de l’incantation ? Les lampes grésillèrentlamentablement, et l’obscurité devint si dense que les lettres surle mur disparurent à la vue. Puis monta une épaisse fumée,accompagnée d’une odeur âcre semblable à celle qu’il avait déjàsentie. Willett se tourna vers la coupe posée sur le plancher, etvit qu’elle exhalait un nuage de vapeur verdâtre, d’un volume etd’une opacité surprenants. Cette poudre (grand Dieu ! elleprovenait d’une des jarres marquées « Materia » !)qu’allait-elle donc produire ? Cette formule qu’il avaitpsalmodiée… la première des deux… la Tête du Dragon, nœudascendant… Seigneur ! se pouvait-il ?…

Le médecin vacilla, et dans sa mémoire tourbillonnèrentles fragments de tout de qu’il avait vu, entendu et lu au sujet del’affaire Charles Dexter Ward « Je vous le répète, n’évoquezAucun Esprit que vous ne puissiez dominer… Ayez toujours prêts lesMots qui repoussent, et ne vous arrêtez pas pour avoir unecertitude quand vous Doutez de l’identité de Celui que vous avez…Trois Conversations avec Ce qui était inhumé… »

Miséricorde ! quelle est cette forme qui apparaîtderrière le rideau de fumée ?

Marinus BicknellWillett n’a raconté son histoire qu’à ses amis les plus intimes,car il sait bien que les autres se contenteraient d’en rire. MaisMr Ward n’ignore pas que le récit du vieux médecin est l’expressiond’une horrible vérité. N’a-t-il pas vu lui-même l’ouverturepestilentielle dans la cave du bungalow ? Willett ne l’a-t-ilpas renvoyé chez lui ce matin-là, à 11 heures, malade et le cœurplein d’angoisse ? N’a-t-il pas vainement téléphoné au médecinle soir même et le lendemain matin, et n’a-t-il pas gagné lebungalow à midi pour trouver son ami évanoui sur un des lits dupremier étage ?…

Willett ouvrit les yeux lentement lorsque Mr Ward lui eut faitboire un peu de cognac. Ensuite, il frissonna de tout son corps etse mit à hurler : « Cette barbe… ces yeux…Seigneur ! qui êtes-vous ? » Paroles vraimentétranges, car elles s’adressaient à un homme aux yeux bleus, raséde près, que le médecin connaissait depuis son enfance. Rien nesemblait changé dans le bungalow, sous les rayons d’un soleiléclatant. La lampe de l’explorateur avait disparu, mais sa valiseétait toujours là, complètement vide. Avant d’offrir la moindreexplication, Willett, au prix d’un effort de volonté considérable,gagna la cave en chancelant ; il essaya de faire bouger lapetite plate-forme devant la chaudière de la buanderie, sanspouvoir y parvenir. Ayant pris un ciseau à froid dans le sac àoutils qu’il avait apporté la veille, il souleva les planches lesunes après les autres, mais ne trouva aucune ouverture dans lasurface lisse de ciment qu’elles recouvraient. Pas de puitspestilentiel, pas de bibliothèque secrète, pas de documentsterrifiants, pas de laboratoire, pas de monstres hurlants… Lemédecin pâlit et serra le bras de son ami qui était venu lerejoindre :

— Hier matin, demanda-t-il à voix basse, as-tu vu… etsenti comme moi ?

Lorsque Mr Ward eut fait un signe de tête affirmatif,Willett poussa un grand soupir et ajouta :

— En ce cas, je vais tout te raconter.

Pendant une heure, dans la pièce la plus ensoleillée dubungalow, le médecin narra son effroyable aventure à son compagnonstupéfait. Mais il ne put rien dire de ce qui s’était passé aprèsl’apparition de la forme mystérieuse derrière la vapeur verdâtreémanée de la coupe. Quand il eut terminé son récit, il se plongeadans un profond silence et ne répondit pas à la timide questionposée par Mr Ward :

— Mais cette forme, où donc est-elle partie ? Carc’est elle qui t’a transporté jusqu’ici et a scellé le puits je nesais comment…

Au moment où il allait se lever pour quitter la pièce, lesdoigts du Dr Willett se refermèrent sur un morceau de papier qui setrouvait dans sa poche avec quelques bougies et allumettes qu’ilavait prises dans la crypte. C’était une page arrachée aubloc-notes placé sur la table de l’abominable salle souterraine,dont elle avait conservé l’âcre odeur. Elle portait, écrites aucrayon, quatre lignes d’une écriture médiévale, indéchiffrable pourles deux hommes, mais contenant pourtant des combinaisons desymboles qui leur semblèrent familiers. Voici le fac-similé de cemessage dont la lecture poussa Willett et Mr Ward à gagnerl’automobile et à se faire conduire à la bibliothèque John Hay.

À la bibliothèque, ils trouvèrent de bons manuels depaléographie qu’ils étudièrent jusqu’au soir. À la fin, ilstrouvèrent ce qu’ils cherchaient. Les lettres du manuscrit étaientles minuscules saxonnes du VIIIe ou IXesiècle avant Jésus-Christ, et elles formaient les mots latins quevoici : Corwinus, necandus est. Cadaver aq (ua) fortidissolvendum, nec aliq (ui) d retinendum. Tace ut potes. Cequi peut se traduire comme suit : « Il faut tuer Curwen.Le cadavre doit être dissous dans de l’eau-forte, et il ne fautrien en conserver. Garde le silence dans la mesure où tu lepourras. »

Les deux hommes, complètement déconcertés, s’aperçurentqu’ils étaient incapables d’éprouver la moindre émotion. Ilsrestèrent là, sans bouger, muets, épuisés de fatigue, jusqu’à ceque la fermeture de la bibliothèque les contraignît à regagner lamaison de Prospect Street. Ils parlèrent toute la nuit à bâtonsrompus, puis ils allèrent prendre un peu de repos. Le lendemaindimanche, à midi, ils reçurent un message téléphonique desdétectives chargés de relever les traces du Dr Allen.

Mr Ward, qui se promenait nerveusement à travers lamaison, répondit en personne aux policiers et les pria de venirfaire leur rapport le lendemain matin. Lui et Willett se réjouirentde voir que ce côté de l’affaire commençait à prendre forme, car,quelle que fût l’origine du message trouvé dans la poche dumédecin, le « Curwen » qu’il fallait tuer ne pouvait êtreque le mystérieux compagnon de Charles. Celui-ci avait craint cethomme ; il avait recommandé, dans sa dernière lettre aumédecin, de le tuer et de le dissoudre dans de l’acide. En outre,Allen avait reçu, sous le nom de Curwen, des lettres de sorciersinconnus résidant en Europe, et il se considérait comme un avatardu nécromant de Salem. Or, voici que, maintenant, un nouveaumessage insistait sur la nécessité de tuer « Curwen » etde le dissoudre dans de l’eau-forte ! … Par ailleurs, Allenn’avait-il pas l’intention d’assassiner le jeune Ward, sur leconseil d’un individu nommé Hutchinson ? Il fallait absolumentappréhender le mystérieux docteur et le mettre hors d’état denuire.

Dans l’après-midi, espérant contre tout espoir recueillirquelques bribes de renseignements de la bouche du seul être capablede les fournir, les deux hommes allèrent rendre visite à Charlesdans la maison de santé. D’un ton simple et grave, Willett luinarra toutes ses découvertes, et il vit pâlir le malade à chaquedescription qui lui était faite. Quand il aborda le sujet desmonstres enfermés dans les puits couverts, il s’efforça d’émouvoirson interlocuteur en lui disant d’une voix indignée que cescréatures mouraient de faim. Il en fut pour ses frais, car Charles,ayant cessé de nier l’existence de la crypte, semblait voir unesinistre plaisanterie dans cette affaire. Il fit entendre unricanement diabolique, puis murmura de sa voix enrouée :

— Que le diable les emporte ! Il est vrai qu’ilsmangent, mais ils n’en ont point besoin ! Un moissans nourriture, dites-vous ? Tudieu, monsieur, que vous êtesmodeste ! Ce pauvre Whipple a été bien berné, en lacirconstance ! Il voulait tout tuer, par la morbleu ! etle pauvre sot était tellement accablé par le vacarme venu del’Extérieur qu’il n’a rien vu ni entendu de ce que renfermaient lespuits. Il n’a même pas imaginé qu’ils pouvaient exister ! Quela peste vous étouffe ! ces maudites créatures hurlent aufond de leur trou depuis qu’on a tué Curwen, voilà cent cinquanteans !

Horrifié, Willett poursuivit son récit dans l’espoir qu’unincident quelconque ferait abandonner à son interlocuteur cetteattitude démentielle. En regardant le visage du jeune homme, il futrempli d’horreur à la vue des changements survenus au cours desderniers mois… Quand il parla de la chambre aux formules et de lapoudre verdâtre, Charles manifesta une certaine animation etdéclara d’un ton ironique :

— Si vous aviez connu les mots nécessaires pour évoquer cequi se trouvait dans cette coupe, vous ne seriez pas ici en cemoment à me raconter votre histoire. C’était le n° 118, et vousauriez tremblé de la tête aux pieds si vous aviez consulté ma listedans la pièce voisine. Moi-même je n’ai jamais évoqué cepersonnage, mais je me proposais de le faire le jour où vous m’avezemmené ici.

Lorsque Willett mentionna la formule qu’il avait prononcéeet la fumée verdâtre qui avait monté dans les airs, il vit pour lapremière fois une crainte réelle se peindre sur le visage deCharles Ward.

— Il est venu, et vous êtes encore vivant ! s’exclamale dément d’une voix rauque.

Le médecin crut comprendre la situation, et répondit encitant un passage d’une lettre qu’il se rappelait :

— Vous avez dit : le n° 118 ? Mais n’oubliez pasqu’on a changé toutes les stèles dans neuf cimetières sur dix.Vous n’êtes sûr de rien tant que vous n’avez pasinterrogé !

Puis sans autre avertissement, il plaça le message enminuscules saxonnes devant les yeux de Charles Ward qui, aussitôt,s’évanouit.

Cet entretien avait eu lieu dans le plus grand secret pouréviter que les aliénistes n’accusent les deux hommes d’encouragerle malade dans sa folie. Mr Ward et Willett étendirent Charles sursa couchette. En revenant à lui, il marmonna à plusieurs reprisesqu’il devait faire parvenir immédiatement un message à Orne et àHutchinson. Aussi, dès qu’il eut pleinement repris conscience, lemédecin lui dit qu’un de ces étranges individus au moins était sonennemi mortel et avait conseillé au Dr Allen de l’assassiner. Cetterévélation ne produisit aucun effet visible, et le malade déclaraqu’il ne voulait pas pousser la conversation plus loin. Au momentde partir, Willett mit de nouveau le jeune homme en garde contre leDr Allen ; mais Charles répondit, avec un ricanement hideux,que cet individu se trouvait hors d’état de nuire à quiconque.

Il convient de signaler qu’il y eut une suite curieuse àl’affaire Orne et Hutchinson (si, du moins, telle était lavéritable identité des sorciers exilés en Europe). Willett se miten relation avec une agence internationale de coupures de presse,et demanda qu’on lui fit parvenir les articles concernant lescrimes et les accidents les plus notoires à Prague et dans laTransylvanie orientale. Au bout de six mois, il estima pouvoirretenir deux faits significatifs. En premier lieu, une maison duplus ancien quartier de Prague avait été complètement détruite aucours d’une nuit, et le vieux Joseph Nadeth, qui y habitait seuldepuis une époque très reculée, avait mystérieusement disparu.D’autre part, dans les montagnes à l’est de Rakus, une formidableexplosion avait anéanti, avec tous ses habitants, le châteauFerenczy dont le maître jouissait d’une si mauvaise réputationauprès des paysans et des soldats qu’il eût été sous peu mandé àBucarest pour y subir un sérieux interrogatoire si cet incidentn’avait mis fin à une carrière déjà anormalement longue. Willettsoutient que la main qui traça le message en lettres minusculesétait capable d’utiliser des armes plus terribles tout en laissantau médecin le soin de s’occuper de Curwen, l’auteur de ces ligness’était senti à même de retrouver et d’annihiler Orne etHutchinson.

Le lendemain matin,le Dr Willett se rendit en hâte chez Mr Ward, pour être présent aumoment de l’arrivée des détectives. Les deux amis s’installèrent aurez-de-chaussée, car les étages supérieurs étaient imprégnés d’uneodeur nauséabonde qui, selon les vieux domestiques, constituait unemalédiction laissée par le portrait disparu de Joseph Curwen.

À 9 heures, les trois policiers se présentèrent et firentimmédiatement leur rapport. Ils n’avaient pas réussi à retrouver leDr Allen, mais ils étaient parvenus à rassembler un certain nombrede faits significatifs à son sujet. Entre autres choses, ilsavaient découvert, dans une pièce du bungalow, une fausse barbe etde grosses lunettes noires prouvant que le mystérieux compagnon deCharles s’était montré sous un déguisement. Par ailleurs, uncommerçant de Pawtuxet avait vu un spécimen de son écriture qui luiavait semblé fort étrange, presque illisible.

La plupart des habitants du village tenaient le Dr Allenpour responsable des profanations de tombes commises au cours del’été précédent. Les enquêteurs qui avaient visité le bungalowaprès l’incident du camion dévalisé s’accordaient pour reconnaîtrequ’Allen parlait et agissait en maître ; sa barbe neparaissait pas naturelle, et il avait une petite cicatriceau-dessus de l’œil droit. Quant à la fouille de sa chambre, ellen’avait donné rien de précis, sauf la barbe, les lunettes, etplusieurs notes au crayon dont Willett identifia immédiatementl’écriture avec celle des manuscrits de Joseph Curwen et despapiers récemment rédigés par le jeune Ward.

Le médecin et son ami se sentirent en proie à une terreurcosmique à mesure que tous ces faits leur étaient révélés et qu’unepensée démentielle s’insinuait dans leur esprit. La fausse barbe,les lunettes, l’écriture étrange de Curwen… l’antique portrait avecsa petite cicatrice que l’on retrouvait sur le front du maladeenfermé dans la maison de santé… cette voix entendue par MrWard au téléphone, cette voix enrouée absolument semblable à cellede son fils… Qui avait jamais vu Charles et Allen en même temps,après la visite des enquêteurs au sujet de l’affaire ducamion ? N’était-ce pas à la suite du départ d’Allen queCharles avait perdu brusquement sa terreur panique et s’étaitinstallé au bungalow ? Curwen, Allen, Ward… quelle abominablefusion entre deux siècles et deux personnes ! Pourquoi leportrait de Curwen ressemblait-il tellement à Charles ?Pourquoi Charles et Allen copiaient-ils l’écriture de JosephCurwen ? Puis il y avait encore l’horrible besogne de cesgens, la crypte abominable, les monstres affamés dans leur prison,la redoutable formule, le message en caractères minuscules, lesdocuments, les lettres, la profanation des tombes… Quelleconclusion fallait-il tirer de tout cela ? Finalement, Mr Wardprit la seule décision raisonnable. Il dessina à l’encre, sur unephotographie de son fils, une barbe et une paire de lunettes.Ensuite, il confia cette image aux détectives en leur demandantd’aller la montrer à ceux des commerçants de Pawtuxet qui avaientvu le mystérieux Dr Allen.

Willett et son ami attendirent pendant deux heures dans lamaison à l’atmosphère empoisonnée. Puis les détectives revinrent.Oui, la photographie transformée était une image assez fidèle du DrAllen. Mr Ward blêmit, et Willett s’épongea le front. Allen, Ward,Curwen… cette affaire devenait vraiment par trop hideuse. Queldémon le jeune homme avait-il fait surgir du vide ? Ques’était-il passé du début à la fin ? Qui était cet Allen quise proposait de tuer Charles, et pourquoi ce dernier, dans lepost-scriptum de sa lettre à Willett, avait-il dit que sonmystérieux compagnon devait être dissous dans de l’acide ?D’autre part, pourquoi le message en lettres minusculesrecommandait-il de détruire Curwen par le même moyen ? Quellemétamorphose s’était donc produite en la personne de Charles, et àquel moment ? Le jour où Willett avait reçu sa dernièrelettre, le jeune homme s’était montré inquiet toute la matinée,puis son attitude avait brusquement changé : il était sorti dela maison à l’insu de tout le monde, pour rentrer ensuite d’un airfanfaron en passant devant les policiers chargés de veiller surlui. Néanmoins, il avait poussé un cri de terreur en pénétrant danssa salle de travail. Qu’y avait-il donc trouvé ? Ou, plutôt,qu’est-ce qui l’avait trouvé, lui ? Ce simulacrequ’on avait vu rentrer sans qu’on l’eût vu sortir, n’était-ce pasune ombre démoniaque imposant sa présence à quelqu’un qui n’avaitpas du tout quitté la pièce ? Le maître d’hôtel n’avait-il pasmentionné des bruits étranges ?

Willett sonna le domestique et lui posa quelques questionsà voix basse. L’homme déclara qu’il avait dû se passer une vilaineaffaire. Il avait entendu un cri, un soupir, un son étranglé, unbruit de chute lourde. Mr Charles n’était plus le même quand ilétait sorti à grands pas, sans dire un mot. Le maître d’hôtelfrissonnait tout en parlant. L’atmosphère de la maison semblaitimprégnée d’horreur. Les détectives eux-mêmes se sentaient mal àl’aise. Le Dr Willett roulait dans sa tête de terribles pensées, etmurmurait parfois des paroles inintelligibles.

Finalement, Mr Ward déclara que l’entretien était terminé.Les policiers et le domestique se retirèrent, les deux hommesrestèrent seuls dans la pièce. Bien qu’il fût midi, des ombressemblables à celles du crépuscule recouvraient la maison. Le DrWillett commença à parler sérieusement à son hôte, et le pria delui confier le soin des recherches qui restaient àentreprendre : certaines choses pouvaient être mieuxsupportées par un ami que par un père. En tant que médecin de lafamille, il devait avoir les mains libres, et, avant toute chose,il demandait qu’on le laissât seul dans l’ancienne bibliothèque deCharles aussi longtemps qu’il le jugerait utile.

Mr Ward, écrasé par le flot d’horribles suggestions qui sedéversait sur lui de tous côtés, accéda à cette requête. Unedemi-heure plus tard, le médecin était enfermé dans la piècemaudite contenant les panneaux de boiserie de la maison d’OlneyCourt. Le père de Charles, qui écoutait à la porte, entenditd’abord un grand remue-ménage ; puis il y eut un fortcraquement, comme si l’on ouvrait par la force une armoirehermétiquement close ; ensuite vint un cri étouffé, et ce quel’on avait ouvert fut refermé violemment. Une seconde plus tard, laclé grinça dans la serrure ; Willett, hagard et blême, parutsur le seuil et demanda qu’on lui fournît du bois de chauffage.N’osant pas lui poser de question, Mr Ward donna des ordres à undomestique qui apporta de grosses bûches de pin et les déposa dansl’âtre. Cependant, Willett était monté jusqu’au laboratoire d’où ilrevint transportant divers objets dans un panier couvert.

Puis le médecin s’enferma de nouveau dans la bibliothèque,et, bientôt, des nuages de fumée passèrent devant les fenêtres. Unpeu plus tard, on entendit pour la seconde fois un étrangecraquement suivi par le bruit mat d’une chute lourde. Ensuite,Willett poussa deux cris étouffés. Finalement, la fumée rabattuepar le vent devint particulièrement âcre et sombre ; Mr Wardet les domestiques furent incommodés par l’odeur qu’elle répandait.Après un siècle d’attente, les vapeurs devinrent plus légères, eton entendit dans la bibliothèque le bruit de diverses opérations denettoyage. Enfin, Willett sortit de la pièce, ses traits décomposésempreints d’une tristesse infinie, portant le panier couvert qu’ilétait allé prendre dans le laboratoire. Il avait laissé la fenêtreouverte, et dans la pièce funeste entrait à flots un air pur qui semêlait à une étrange odeur de désinfectant. La vieille boiserieau-dessus de la cheminée semblait maintenant dépourvue de toutpouvoir maléfique, comme si le portrait de Joseph Curwen n’y avaitjamais été peint. La nuit tombait, mais elle n’apportait aucunsentiment de crainte. Le médecin refusa de dire ce qu’il avait faitet se contenta de déclarer à Mr Ward :

— Je ne peux répondre à aucune question. Sache seulementqu’il y a différentes espèces de magie. J’ai opéré une grandelustration. Les habitants de cette maison dormiront mieux àl’avenir.

La« lustration » du Dr Willett avait été une ordalie aussiterrible que son aventure dans la crypte : une fois rentréchez lui, il dut garder la chambre pendant trois jours. Pourtant,les domestiques murmurèrent par la suite qu’ils l’avaient entendusortir sans bruit de la pièce, le mercredi après minuit. Fortheureusement, ils ne songèrent pas à rapprocher ce fait del’article suivant qui parut le jeudi dans l’EveningBulletin :

 

NOUVEL ACTE DEVANDALISME

Dix mois après la profanation de la tombe d’EzraWeeden dans le cimetière du Nord, un rôdeur nocturne a été aperçu à2 heures du matin, dans le même cimetière, par le veilleur RobertHart. Ayant entrouvert par hasard la porte de sa loge, Hart vit àquelque distance la silhouette d’un homme porteur d’une lampeélectrique et d’une truelle. Il se précipita aussitôt dans sadirection, mais l’intrus se sauva et parvint à gagner la rue où ilse perdit dans l’obscurité.

Comme les vampires de l’année précédente, ce rôdeuravait fait des dégâts insignifiants : une petite partie videde la concession de la famille Ward avait été creusée trèssuperficiellement, sans qu’aucune tombe eût été violée.

Hart, qui ne peut décrire le rôdeur que comme un petithomme barbu, croit que les trois incidents dont le cimetière a étéle théâtre ont une source commune. Mais la police ne partage pascette opinion, en raison du caractère brutal du second d’entreeux :

on se rappelle qu’un cercueil avait été enlevé, et unestèle brisée en morceaux.

On a attribué la responsabilité du premier de cesactes de vandalisme, qui s’est produit l’année dernière au mois demars, à des contrebandiers en alcool désireux d’enfouir des denréesvolées. L’inspecteur Riley estime que cette troisième affaire estdu même genre. La police prend des mesures extraordinaires pourarrêter la bande de mécréants coupables de cesprofanations.

 

Willett se reposa pendant toute la journée du jeudi. Au cours dela soirée, il écrivit à Mr Ward une lettre qui plongea le père deCharles dans un abîme de méditations, et lui apporta une certainesérénité bien qu’elle lui promît beaucoup de tristesse. En voici lateneur :

10, Barnes Street,

Providence, R.I.,

12 avril 1928.

Mon cher Theodore,

J’éprouve le besoin de t’écrire ces lignes avant defaire ce que je me propose de faire dès demain. L’acte que je vaisaccomplir mettra fin à la terrible aventure que nous venons devivre, mais je crains qu’il ne t’apporte point la paix de l’espritsi je ne te donne pas l’assurance formelle qu’il seradécisif.

Tu me connais depuis ton enfance ; c’est pourquoij’espère que tu me croiras lorsque je te dirai qu’il vaut mieuxlaisser dans l’ombre certaines choses. Ne te livre plus à aucunehypothèse sur le cas de ton fils, et surtout ne dis rien à sa mèreen dehors de ce qu’elle soupçonne déjà. Demain, quand j’irai terendre visite, Charles se sera enfui de la maison de santé. C’esttout ce qui doit rester dans ton esprit : il était fou, ils’est enfui. Je te conseille d’aller rejoindre sa mère à AtlanticCity, et de te reposer auprès d’elle. Moi-même, je vais partir pourle Sud afin de retrouver du calme et des forces.

Donc, ne me pose pas de questions quand tu recevras mavisite. Je suis certain de réussir dans mon entreprise, et je puist’affirmer que tu n’auras plus aucun motif d’inquiétude, carCharles sera en parfaite sécurité. D’ailleurs, il l’est déjà, etbeaucoup plus que tu ne saurais l’imaginer. Ne crains plus rien ausujet d’Allen : il appartient au passé autant que le portraitde Joseph Curwen. Enfin, sache que l’auteur du message en lettresminuscules ne tourmentera jamais ni toi-même ni aucun destiens.

Mais tu dois t’endurcir contre la tristesse, etpréparer ta femme à en faire autant. Je ne puis te cacher quel’évasion de Charles ne signifiera pas qu’il te sera rendu. Il aété frappé d’un mal étrange, comme en témoignent ses métamorphosesphysiques et morales, et tu ne le reverras jamais. Que ceci te soitune consolation : il n’a jamais été un monstre, ni même unfou ; mais son amour de l’étude et des mystères de jadis ontcausé sa perte. Il a découvert des choses que nul mortel ne devraitconnaître ; il est remonté trop loin dans le passé, et lepassé a fini par l’engloutir.

Et voici maintenant le point sur lequel je dois tedemander de me faire plus particulièrement confiance. Car, envérité, il n’y aura pas la moindre incertitude sur le sort deCharles. D’ici un an, ton fils ne sera plus de ce monde. Tu pourrasériger une stèle dans ta concession du cimetière du Nord, à dixpieds à l’ouest de la tombe de ton père, et elle marqueraexactement le lieu de repos de Charles. Et tu n’as pas besoin decraindre qu’il y ait un monstre sous la terre à cet endroit. Lescendres enfermées dans cette tombe seront celles de ta chair et detes os, celles du vrai Charles Dexter Ward qui portait un signe denaissance en forme d’olive sur la hanche, celles de ce Charles quin’a jamais rien fait de mal et qui a payé de sa vie ses scrupulestrop justifiés.

C’est tout ce que j’avais à te dire. Ne me pose pas dequestion demain, et sois bien persuadé que l’honneur de ta familledemeure sans tache comme par le passé.

Sois courageux et calme, et crois à ma très fidèle ettrès profonde amitié.

Marinus B. Willett.

 

Le matin du vendredi 13 avril 1928, Willett alla rendre visite àCharles Dexter Ward dans sa chambre de la maison de santé du DrWaite. Le jeune homme, d’humeur morose, parut peu enclin à entamerla conversation que son visiteur désirait avoir avec lui.L’aventure du médecin dans la crypte infernale avait,naturellement, créé une nouvelle cause d’embarras, si bien que lesdeux hommes observèrent un silence oppressant après avoir échangéquelques banalités. La gêne s’accrut lorsque Ward sembla devinerque, depuis sa dernière visite, le paisible praticien avait faitplace à un implacable vengeur. Il blêmit, et Willett fut le premierà parler :

— Je dois vous avertir que nous avons fait de nouvellesdécouvertes et qu’il va falloir procéder à un règlement decomptes.

— Vous avez découvert d’autres petites bêtesaffamées ? répliqua le jeune homme d’un ton ironique.

— Non, mais nous avons trouvé dans le bungalow la faussebarbe et les lunettes du Dr Allen.

— Voilà qui est parfait ! J’espère qu’elles se sontrévélées plus seyantes que la barbe et les lunettes que vous portezen ce moment !

— En vérité, elles vous siéraient très bien, commeelles semblent l’avoir fait ces temps derniers.

Tandis que Willett prononçait ces mots, il eutl’impression qu’un nuage passait devant le soleil, bien que lesombres sur le plancher ne fussent en rien modifiées.

— Et en quoi exige-t-il un règlement de comptes ? Unhomme n’a-t-il pas le droit d’emprunter une seconde personnalités’il le juge utile ?

— Vous vous trompez à nouveau, répondit le médecin d’unton grave. Peu m’importe qu’un homme se présente sous deux aspectsdifférents, à condition qu’il ait le droit d’exister et qu’ilne détruise pas celui qui l’a fait surgir de l’espace.

Ward sursauta violemment avant de demander :

— Eh bien, monsieur, qu’avez-vous découvert, et que mevoulez-vous ?

Willett attendit quelques instants avant de parler, commes’il cherchait ses mots :

— J’ai découvert quelque chose dans une armoire derrièreun panneau de boiserie sur lequel se trouvait jadis un portrait.J’ai brûlé ma trouvaille et j’ai enseveli les cendres à l’endroitoù doit se trouver la tombe de Charles Dexter Ward.

Le fou bondit hors de son fauteuil en poussant un criétranglé :

— Que le diable vous emporte ! À qui l’avez-vousdit ? Et qui donc croira que c’était lui, après deux bonsmois, alors que je suis vivant ? Qu’avez-vous l’intention defaire ?

Willett revêtit une sorte de majesté suprême, tandis qu’ilcalmait le malade d’un geste de la main :

— Je n’ai rien dit à personne. Cette affaire est uneabomination issue des abîmes du temps et de l’espace, qui échappe àla compétence de la police, des tribunaux et des médecins. Dieumerci, j’ai gardé suffisamment d’imagination pour ne pas m’égareren l’étudiant. Vous ne pouvez pas m’abuser, Joseph Curwen, carje sais que votre maudite magie n’est que tropvraie !

« Je sais comment vous avez trouvé le charme qui estresté en suspens en dehors des années avant de se fixer sur votredescendant (et votre double) ; je sais comment vous avez amenéce dernier à vous tirer de votre tombe détestable ; je saisqu’il vous a caché dans son laboratoire, que vous vous êtes adonnéà l’étude des temps présents, que vous avez erré la nuit comme unvampire, et que vous avez emprunté plus tard un déguisement pouréviter qu’on ne remarque votre ressemblance extraordinaire aveclui ; je sais, enfin, ce que vous avez décidé de faire quandil a refusé d’adhérer à votre projet de conquête du mondeentier.

« Vous avez ôté votre barbe et vos lunettes pourabuser les policiers qui montaient la garde autour de la maison.Ils ont cru que c’était lui qui entrait ; ils ont cruégalement que c’était lui qui sortait, après que vous l’avez euétranglé et caché dans l’armoire. Mais vous n’aviez pas compté surles contacts différents de deux esprits. Vous avez été stupide,Curwen, d’imaginer qu’une simple identité visuelle suffirait.Pourquoi n’avez-vous pensé ni au langage, ni à la voix, ni àl’écriture ? Voyez-vous, votre projet a échoué. Vous savezmieux que moi qui a écrit ce message en lettres minuscules ;je vous avertis solennellement qu’il n’a pas été écrit en vain.Certaines abominations doivent être détruites, et je suis persuadéque l’auteur du message s’occupera d’Orne et de Hutchinson. L’un deces deux hommes vous a écrit jadis : « N’évoquez aucunesprit que vous ne puissiez dominer. » Vous avez déjà échouéune fois, et il se peut que votre maudite magie soit une fois deplus la cause de votre perte…

À ce moment, le médecin fut interrompu par un cri de lacréature à laquelle il s’adressait. Réduit aux abois, sans armes,sachant bien que toute manifestation de violence physique feraitaccourir plusieurs infirmiers au secours de son visiteur, JosephCurwen eut recours à son ancien allié : tout en faisant desmouvements cabalistiques avec ses deux index, il psalmodia d’unevoix profonde où ne restait plus trace du moindre enrouement, lespremiers mots d’une terrible formule :

PER ADONAI ELOIM,ADONAI JEHOVA,

ADONAI SABAOTH,METRATON…

Mais la réplique de Willett fut prompte. Au moment même oùles chiens commençaient à aboyer, où un vent glacial se mettait àsouffler de la baie, le vieux médecin récita, comme il en avait eul’intention depuis son arrivée, la seconde partie de cette formuledont la première avait fait surgir l’auteur du message enminuscules, l’invocation placée sous le signe de la Queue duDragon, emblème du nœud descendant :

OGTHRODAI’F

GEB’L — EE’H

YOG – SOTHOTH

’NGAH’NG AI’Y

ZHRO !

Dès le premier mot, Joseph Curwen cessa de parler comme sisa langue eût été paralysée. Presque aussitôt, il fut incapable defaire un geste. Enfin, lorsque le terrible vocableYog-Sothoth fut prononcé, une hideuse métamorphose eutlieu. Ce ne fut pas une simple dissolution, mais plutôtune transformation ou une récapitulation ;et Willett ferma les yeux de peur de s’évanouir avant d’avoir finide prononcer la formule redoutable.

Quand il rouvrit les paupières, il sut que l’affaireCharles Dexter Ward était terminée. Le monstre issu du passé nereviendrait plus troubler le monde. Tel son portrait maudit, un anauparavant, Joseph Curwen gisait sur le sol sous la forme d’unemince couche de fine poussière d’un gris bleuâtre.

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