Le jeudi 6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police deBougival.
Elles racontaient que depuis deux jours personne n’avait aperçu une de leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée. À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redoutant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la « Justice »voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de canotiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits,mais les crimes y sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la prière des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le brigadier de gendarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi accompagné,suivit les voisines de la veuve Lerouge.
La Jonchère doit quelque célébrité à l’inventeur du chemin de fer à glissement qui, depuis plusieurs années, y fait avec plus depersévérance que de succès des expériences publiques de sonsystème. C’est un hameau sans importance, assis sur la pente ducoteau qui domine la Seine, entre la Malmaison et Bougival. Il està vingt minutes environ de la grande route qui va de Paris àSaint-Germain en passant par Rueil et Port-Marly. Un cheminescarpé, inconnu aux ponts et chaussées, y conduit.
La petite troupe, les gendarmes en tête, suivit donc la largechaussée qui endigue la Seine à cet endroit, et bientôt, tournant àdroite, s’engagea dans le chemin de traverse, bordé de murs etprofondément encaissé.
Après quelques centaines de pas, on arriva devant une habitationaussi modeste que possible, mais d’honnête apparence. Cette maison,cette chaumière plutôt, devait avoir été bâtie par quelqueboutiquier parisien, amoureux de la belle nature, car tous lesarbres avaient été soigneusement abattus. Plus profonde que large,elle se composait d’un rez-de-chaussée de deux pièces, avec ungrenier au-dessus. Autour s’étendait un jardin à peine entretenu,mal protégé contre les maraudeurs par un mur en pierres sèches d’unmètre de haut environ, qui encore s’écroulait par places. Unelégère grille de bois tournant dans des attaches de fil de ferdonnait accès dans le jardin.
– C’est ici, dirent les femmes.
Le commissaire de police s’arrêta. Pendant le trajet, sa suites’était rapidement grossie de tous les badauds et de tous lesdésœuvrés du pays. Il était maintenant entouré d’une quarantaine decurieux.
– Que personne ne pénètre dans le jardin, dit-il.
Et, pour être certain d’être obéi, il plaça les deux gendarmesen faction devant l’entrée, et s’avança escorté du brigadier degendarmerie et du serrurier. Lui-même, à plusieurs reprises, ilfrappa très fort avec la pomme de sa canne plombée, à la ported’abord, puis successivement à tous les volets. Après chaque coupil collait son oreille contre le bois et écoutait. N’entendantrien, il se retourna vers le serrurier.
– Ouvrez, lui dit-il.
L’ouvrier déboucla sa trousse et prépara ses outils. Déjà ilavait introduit un de ses crochets dans la serrure, quand unegrande rumeur éclata dans le groupe des badauds.
– La clé ! criait-on, voici la clé !
En effet, un enfant d’une douzaine d’années, jouant avec un deses camarades, avait aperçu dans le fossé qui borde la route uneclé énorme ; il l’avait ramassée et l’apportait entriomphe.
– Donne, gamin, lui dit le brigadier, nous allons voir.
La clé fut essayée ; c’était bien celle de la maison. Lecommissaire et le serrurier échangèrent un regard plein desinistres inquiétudes.
– Ça va mal ! murmura le brigadier.
Et ils entrèrent dans la maison, tandis que la foule, contenueavec peine par les gendarmes, trépignait d’impatience, tendant lecou et s’allongeant sur le mur, pour tâcher de voir, de saisirquelque chose de ce qui allait se passer. Ceux qui avaient parlé decrime ne s’étaient malheureusement pas trompés, le commissaire depolice en fut convaincu dès le seuil. Tout, dans la première pièce,dénonçait avec une lugubre éloquence la présence des malfaiteurs.Les meubles, une commode et deux grands bahuts, étaient forcés etdéfoncés. Dans la seconde pièce, qui servait de chambre à coucher,le désordre était plus grand encore. C’était à croire qu’une mainfurieuse avait pris plaisir à tout bouleverser.
Enfin, près de la cheminée, la face dans les cendres, étaitétendu le cadavre de la veuve Lerouge. Tout un côté de la figure etles cheveux étaient brûlés, et c’était miracle que le feu ne se fûtpas communiqué aux vêtements.
– Canailles, va ! murmura le brigadier de gendarmerie,n’auraient-ils pas pu la voler sans l’assassiner, cette pauvrefemme !
– Mais où donc a-t-elle été frappée ? demanda lecommissaire, je ne vois pas de sang.
– Tenez, là, entre les deux épaules, mon commissaire, reprit legendarme. Deux fiers coups, ma foi ! Je parierais mes galonsqu’elle n’a pas seulement eu le temps de faire ouf !
Il se pencha sur le corps et le toucha.
– Oh ! continua-t-il, elle est bien froide. Même il mesemble qu’elle n’est déjà plus très roide ; il y a au moinstrente-six heures que le coup est fait.
Le commissaire, tant bien que mal, écrivit sur un coin de tableun procès-verbal sommaire.
– Il ne s’agit pas de pérorer, dit-il au brigadier, mais bien detrouver les coupables. Qu’on prévienne le juge de paix et le maire.De plus, il faut courir à Paris porter cette lettre au parquet.Dans deux heures un juge d’instruction peut être ici. Je vais enattendant procéder à une enquête provisoire.
– Est-ce moi qui dois porter la lettre ? demanda lebrigadier.
– Non. Envoyez un de vos hommes, vous me serez utile ici, vous,pour contenir ces curieux et aussi pour me trouver les témoins dontj’aurai besoin. Il faut tout laisser ici tel quel, je vaism’installer dans la première chambre.
Un gendarme s’élança au pas de course vers la station de Rueil,et aussitôt le commissaire commença l’information préalableprescrite par la loi.
Qui était cette veuve Lerouge, d’où était-elle, quefaisait-elle, de quoi vivait-elle, et comment ? Quellesétaient ses habitudes, ses mœurs, ses fréquentations ? Luiconnaissait-on des ennemis, était-elle avare, passait-elle pouravoir de l’argent ? Voilà ce qu’il importait au commissaire desavoir.
Mais pour être nombreux, les témoins n’en étaient pas mieuxinformés. Les dépositions des voisins, successivement interrogés,étaient vides, incohérentes, incomplètes. Personne ne savait riende la victime, étrangère au pays. Beaucoup de gens se présentaient,d’ailleurs, qui venaient bien moins pour donner des renseignementsque pour en demander. Une jardinière qui avait été l’amie de laveuve Lerouge et une laitière chez qui elle se fournissait purentseules donner quelques renseignements assez insignifiants maisprécis.
Enfin, après trois heures d’interrogatoires insupportables,après avoir subi tous les on-dit du pays, recueilli les témoignagesles plus contradictoires et les plus ridicules commérages, voici cequi parut à peu près certain au commissaire de police :
Deux ans auparavant, au commencement de 1860, la femme Lerougeétait arrivée à Bougival avec une grande voiture de déménagementpleine de meubles, de linge et d’effets. Elle était descendue dansune auberge, manifestant l’intention de se fixer dans les environs,et aussitôt s’était mise en quête d’une maison. Ayant trouvécelle-ci à son gré, elle l’avait louée sans marchander, moyennanttrois cent vingt francs payables par semestre et d’avance, maisn’avait pas consenti à signer de bail.
La maison louée, elle s’y était installée le jour même et avaitdépensé une centaine de francs en réparations. C’était une femme decinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, bien conservée, forte, etd’une santé excellente. Nul ne savait pourquoi elle avait choisipour s’établir un pays où elle ne connaissait absolument personne.On la supposait Normande, parce que souvent, le matin, on l’avaitaperçue coiffée d’un bonnet de coton. Cette coiffure de nuit nel’empêchait pas d’être très coquette le jour. Elle portaitd’ordinaire de très jolies robes, mettait force rubans à sesbonnets, et se couvrait de bijoux comme une chapelle. Sans doute,elle avait habité la côte, car la mer et les navires revenaientsans cesse dans ses conversations.
Elle n’aimait pas à parler de son mari, mort, disait-elle, dansun naufrage. Jamais à ce sujet elle n’avait donné le moindredétail. Une fois seulement elle avait dit à la laitière devanttrois personnes : « Jamais une femme n’a été plus malheureuse quemoi dans son ménage. » Une autre fois, elle avait dit : « Toutnouveau, tout beau : défunt mon homme ne m’a aimée qu’un an. »
La veuve Lerouge passait pour riche ou du moins pour très àl’aise. Elle n’était pas avare. Elle avait prêté à une femme de laMalmaison soixante francs pour son terme et n’avait pas vouluqu’elle les lui rendît. Une autre fois, elle avait avancé deuxcents francs à un pêcheur de Port-Marly. Elle aimait à bien vivre,dépensait beaucoup pour sa nourriture et faisait venir du vin pardemi-pièce. Son plaisir était de traiter ses connaissances, et sesdîners étaient excellents. Si on la complimentait d’être riche,elle ne s’en défendait pas beaucoup. On lui avait souvent entendudire : « Je ne possède pas de rentes, mais j’ai tout ce dont j’aibesoin. Si je voulais davantage, je l’aurais. »
D’ailleurs, jamais la moindre allusion à son passé, à son paysou à sa famille, n’avait été surprise. Elle était très bavarde,mais, quand elle avait bien causé, elle n’avait rien dit que du malde son prochain. Elle devait pourtant avoir vu le monde et savaitbeaucoup de choses. Très défiante, elle se barricadait chez ellecomme dans une forteresse. Jamais elle ne sortait le soir ; onsavait qu’elle s’enivrait régulièrement à son dîner et qu’elle secouchait après. Rarement on avait vu des étrangers chez elle :quatre ou cinq fois une dame et un jeune homme, et une autre foisdeux messieurs : un vieux très décoré et un jeune. Ces derniersétaient venus dans une voiture magnifique.
En somme, on l’estimait peu. Ses propos étaient souventchoquants et singuliers dans la bouche d’une femme de son âge. Onl’avait entendue donner à une jeune fille les plus détestablesconseils. Un charcutier de Bougival, gêné dans son commerce, luiavait cependant fait la cour. Elle l’avait repoussé en disant quese marier une fois était suffisant. À diverses reprises on avait vuvenir des hommes chez elle. D’abord un jeune, qui avait l’air d’unemployé du chemin de fer, puis un grand brun assez vieux, vêtud’une blouse et qui paraissait très méchant. On supposait que l’unet l’autre étaient ses amants.
Tout en interrogeant, le commissaire résumait par écrit lesdépositions, et il en était là lorsque arriva le juged’instruction. Il amenait avec lui le chef de la police de sûretéet un de ses agents.
M. Daburon, que ses amis ont vu avec une profonde surprisedonner sa démission pour aller planter ses choux au moment où sedessinait sa fortune, était alors un homme de trente-huit ans, bienfait de sa personne, sympathique malgré sa froideur, d’unephysionomie douce et un peu triste. Cette tristesse lui étaitrestée d’une grande maladie qui deux ans auparavant avait faillil’emporter.
Juge d’instruction depuis 1859, il s’était vite acquis unebrillante réputation. Laborieux, patient, doué d’un sens subtil, ilsavait avec une pénétration rare démêler l’écheveau de l’affaire laplus embrouillée, et, au milieu de mille fils, saisir le filconducteur. Nul mieux que lui, armé d’une implacable logique, nepouvait résoudre ces terribles problèmes où l’X est le coupable.Habile à déduire du connu à l’inconnu, il excellait à grouper lesfaits et à réunir en un faisceau de preuves accablantes lescirconstances les plus futiles et en apparence les plusindifférentes.
Avec tant et de si précieuses qualités, il ne paraissaitcependant pas né pour ses terribles fonctions. Il ne les exerçaitqu’en frémissant, se défiant de l’entraînement de ses immensespouvoirs. L’audace lui manquait pour les coups de théâtre risquésqui font éclater la vérité.
Il avait été long à s’accoutumer à certaines pratiques employéessans scrupules par les plus rigoristes de ses confrères. Ainsi illui répugnait de tromper même un prévenu et de lui tendre despièges. On disait de lui au parquet : « C’est un trembleur. » Lefait est qu’au seul souvenir des erreurs judiciaires connues, sescheveux se dressaient sur sa tête. Ce qu’il lui fallait, c’étaitnon la conviction, non les plus probables présomptions, mais lacertitude absolue. Pas de repos pour lui jusqu’au jour où l’accuséétait forcé de courber le front devant l’évidence. Si bien qu’unsubstitut lui reprochait en riant de chercher non plus descoupables, mais des innocents.
Le chef de la police de sûreté n’était autre que le célèbreGévrol, lequel ne manquera pas de jouer un rôle important dans lesdrames de nos neveux. C’est assurément un habile homme, mais lapersévérance lui manque et il est sujet à se laisser aveugler parune incroyable obstination. S’il perd une piste, il ne peutconsentir à l’avouer, encore moins à revenir sur ses pas.D’ailleurs, plein d’audace et de sang-froid, il est impossible àdéconcerter. D’une force herculéenne cachée sous des apparencesgrêles, il n’a jamais hésité à affronter les plus dangereuxmalfaiteurs.
Mais sa spécialité, sa gloire, son triomphe, c’est une mémoiredes physionomies, si prodigieuse qu’elle passe les bornes ducroyable. A-t-il vu une figure cinq minutes, c’est fini, elle estcasée, elle lui appartient. Partout, en tout temps, il lareconnaîtra. Les impossibilités de lieux, les invraisemblances decirconstances, les plus incroyables déguisements ne le dérouterontpas. Cela tient, prétend-il, à ce que d’un homme il ne voit, il neregarde que les yeux. Il reconnaît le regard sans se préoccuper destraits.
L’expérience fut tentée il n’y a pas bien des mois à Poissy. Ondrapa dans des couvertures trois détenus, afin de déguiser leurtaille ; on leur mit sur la face un voile épais où des trousétaient ménagés pour les yeux, et en cet état on les présenta àGévrol.
Sans la moindre hésitation il reconnut trois de ses pratiques etles nomma.
Le hasard seul l’avait-il servi ?
L’aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un ancien repris dejustice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans sonmétier, fin comme l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeaitmédiocrement fort. On le nommait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité commençait àgêner, accueillit le juge d’instruction et les deux agents commedes libérateurs. Il exposa rapidement les faits et lut sonprocès-verbal.
– Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, toutceci est très net ; seulement, il est un fait que vousoubliez.
– Lequel, monsieur ? demanda le commissaire.
– Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuve Lerouge, età quelle heure ?
– J’allais y arriver, monsieur. On l’a rencontrée le soir duMardi gras, à cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougivalavec un panier de provisions.
– Monsieur le commissaire est sûr de l’heure ? interrogeaGévrol.
– Parfaitement, et voici pourquoi : les deux témoins dont ladéposition me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurentici près, descendaient de l’omnibus américain qui part de Marlytoutes les heures, lorsqu’ils ont aperçu la veuve Lerouge dans lechemin de traverse. Ils ont pressé le pas pour la rejoindre, ontcausé avec elle et ne l’ont quittée qu’à sa porte.
– Et qu’avait-elle dans son panier ? demanda le juged’instruction.
– Les témoins l’ignorent. Ils savent seulement qu’ellerapportait deux bouteilles de vin cacheté et un litre d’eau-de-vie.Elle se plaignait du mal de tête et leur dit que, bien qu’il fûtd’usage de s’amuser le jour du Mardi gras, elle allait secoucher.
– Eh bien ! s’exclama le chef de la sûreté, je sais où ilfaut chercher.
– Vous croyez ? fit M. Daburon.
– Parbleu ! c’est assez clair. Il s’agit de trouver legrand brun, le gaillard à la blouse. L’eau-de-vie et le vin luiétaient destinés. La veuve l’attendait pour souper. Il est venu,l’aimable galant.
– Oh ! insinua le brigadier évidemment révolté, elle étaitbien laide et terriblement vieille.
Gévrol regarda d’un air goguenard l’honnête gendarme.
– Sachez, brigadier, dit-il, qu’une femme qui a de l’argent esttoujours jeune et jolie, si cela lui convient.
– Peut-être y a-t-il là quelque chose, reprit le juged’instruction ; pourtant ce n’est pas là ce qui me frappe. Ceseraient plutôt ces mots de la veuve Lerouge : « Si je voulaisdavantage, je l’aurais. »
– C’est aussi ce qui éveilla mon attention, appuya lecommissaire.
Mais Gévrol ne se donnait plus la peine d’écouter. Il tenait sapiste, il inspectait minutieusement les coins et les recoins de lapièce. Tout à coup il revint vers le commissaire.
– J’y pense ! s’écria-t-il, n’est-ce pas le mardi que letemps a changé ?… Il gelait depuis une quinzaine et nous avonseu de l’eau. À quelle heure la pluie a-t-elle commencé ?
– À neuf heures et demie, répondit le brigadier. Je sortais desouper et j’allais faire ma tournée dans les bals, quand j’ai étépris par une averse vis-à-vis de la rue des Pêcheurs. En moins dedix minutes il y avait un demi-pouce d’eau sur la chaussée.
– Très bien ! dit Gévrol. Donc, si l’homme est venu aprèsneuf heures et demie, il devait avoir ses souliers pleins de boue…sinon, c’est qu’il est arrivé avant. On aurait dû voir cela ici,puisque le carreau est frotté. Y avait-il des empreintes de pas,monsieur le commissaire ?
– Je dois avouer que nous ne nous en sommes pas occupés.
– Ah ! fit le chef de la sûreté d’un ton dépité, c’est bienfâcheux.
– Attendez, reprit le commissaire, il est encore temps d’y voir,non dans cette pièce mais dans l’autre. Nous n’y avons rien dérangéabsolument. Mes pas et ceux du brigadier seraient aisés àdistinguer. Voyons…
Comme le commissaire ouvrait la porte de la seconde chambre,Gévrol l’arrêta.
– Je demanderai à monsieur le juge, dit-il, de me permettre detout bien examiner avant que personne entre, c’est important pourmoi.
– Certainement, approuva M. Daburon.
Gévrol passa le premier, et tous, derrière lui, s’arrêtèrent surle seuil. Ainsi ils embrassaient d’un coup d’œil le théâtre ducrime.
Tout, ainsi que l’avait constaté le commissaire, semblait avoirété mis sens dessus dessous par quelque furieux.
Au milieu de la chambre était une table dressée. Une nappe fine,blanche comme la neige, la recouvrait. Dessus se trouvaient unmagnifique verre de cristal taillé, un très beau couteau et uneassiette de porcelaine. Il y avait encore une bouteille de vin àpeine entamée et une bouteille d’eau-de-vie dont on avait bu lavaleur de cinq à six petits verres.
À droite, le long du mur, étaient appuyées deux belles armoiresde noyer à serrures ouvragées, une de chaque côté de la fenêtre.L’une et l’autre étaient vides, et de tous côtés, sur le carreau,le contenu était éparpillé. C’étaient des hardes, du linge, deseffets dépliés, secoués, froissés.
Au fond, près de la cheminée, un grand placard renfermant de lavaisselle était resté ouvert. De l’autre côté de la cheminée, unvieux secrétaire à dessus de marbre avait été défoncé, brisé, misen morceaux et fouillé sans doute jusque dans ses moindresrainures. La tablette arrachée pendait, retenue par une seulecharnière ; les tiroirs avaient été retirés et jetés àterre.
Enfin, à gauche, le lit avait été complètement défait etbouleversé. La paille même de la paillasse avait été retirée.
– Pas la plus légère empreinte, murmura Gévrol contrarié ;il est arrivé avant neuf heures et demie. Nous pouvons entrer sansinconvénient maintenant.
Il entra et marcha droit au cadavre de la veuve Lerouge, prèsduquel il s’agenouilla.
– Il n’y a pas à dire, grogna-t-il, c’est proprement fait.L’assassin n’est pas un apprenti.
Puis, regardant de droite et de gauche :
– Oh ! oh ! continua-t-il, la pauvre diablesse étaiten train de faire la cuisine quand on l’a frappée. Voilà sa poêlepar terre, du jambon et des œufs. Le brutal n’a pas eu la patienced’attendre le dîner. Monsieur était pressé, il a fait le coup leventre vide. De la sorte il ne pourra pas invoquer pour sa défensela gaieté du dessert.
– Il est évident, disait le commissaire de police au juged’instruction, que le vol a été le mobile du crime.
– C’est probable, répondit Gévrol d’un ton narquois, c’est mêmepour cela que vous n’apercevez pas sur la table le plus légercouvert d’argent.
– Tiens ! des pièces d’or dans ce tiroir ! s’exclamaLecoq, qui furetait de son côté ; il y en a pour trois centvingt francs.
– Par exemple ! fit Gévrol un peu déconcerté.
Mais il revint vite de son étonnement et continua :
– Il les aura oubliées. On cite plus fort que cela. J’ai vu,moi, un assassin qui, le meurtre accompli, perdit si bien la têtequ’il ne se souvint plus de ce qu’il était venu faire et s’enfuitsans rien prendre. Notre gaillard aura été ému. Qui sait s’il n’apas été dérangé ? On peut avoir frappé à la porte. Ce qui mele ferait croire volontiers, c’est que le gredin n’a pas laissébrûler la bougie, il s’est donné la peine de la souffler.
– Bast ! fit Lecoq, cela ne prouve rien. C’était peut-êtreun homme économe et soigneux.
Les investigations des deux agents continuèrent par toute lamaison, mais les plus minutieuses recherches ne leur firent riendécouvrir absolument, pas une pièce à conviction, pas le plusfaible indice pouvant servir de point de repère ou de départ. Même,tous les papiers de la veuve Lerouge, si elle en possédait, avaientdisparu. On ne rencontra ni une lettre, ni un chiffon de papier,rien.
De temps à autre, Gévrol s’interrompait pour jurer ou pourgrommeler :
– Oh ! c’est crânement fait ! voilà de la besognenuméro un. Le gredin a de la main !
– Eh bien ! messieurs ? demanda enfin le juged’instruction.
– Refaits, monsieur le juge, répondit Gévrol, nous sommesrefaits ! Le scélérat avait bien pris toutes ses précautions.Mais je le pincerai… Avant ce soir j’aurai une douzaine d’hommes encampagne. D’ailleurs, il nous reviendra toujours. Il a emporté del’argenterie et des bijoux, il est perdu.
– Avec tout cela, fit M. Daburon, nous ne sommes pas plusavancés que ce matin !
– Dame ! on fait ce qu’on peut, gronda Gévrol.
– Saperlotte ! dit Lecoq entre haut et bas, pourquoi lepère Tirauclair n’est-il pas ici ?
– Que ferait-il de plus que nous ? riposta Gévrol enlançant un regard furieux à son subordonné.
Lecoq baissa la tête et ne souffla mot, enchanté intérieurementd’avoir blessé son chef.
– Qu’est-ce que ce père Tirauclair ? demanda le juged’instruction ; il me semble avoir entendu ce nom-là je nesais où.
– C’est un rude homme ! s’exclama Lecoq.
– C’est un ancien employé du Mont-de-Piété, ajouta Gévrol ;un vieux richard dont le vrai nom est Tabaret. Il fait de lapolice, comme Ancelin était devenu garde du commerce, pour sonplaisir.
– Et augmenter ses revenus, remarqua le commissaire.
– Lui ! répondit Lecoq, il n’y a pas de danger. C’est sibien pour la gloire qu’il travaille que souvent il en est de sapoche. C’est un amusement, quoi ! Nous l’avons, là-bas,surnommé Tirauclair, à cause d’une phrase qu’il répète toujours.Ah ! il est fort, le vieux mâtin ! C’est lui qui, dansl’affaire de la femme de ce banquier, vous savez ? a devinéque la dame s’est volée elle-même, et qui l’a prouvé.
– C’est vrai, riposta Gévrol. C’est aussi lui qui a failli fairecouper le cou à ce pauvre Derème, ce petit tailleur qu’on accusaitd’avoir tué sa femme, une rien du tout, et qui était innocent…
– Nous perdons notre temps, messieurs, interrompit le juged’instruction.
Et s’adressant à Lecoq :
– Allez, dit-il, me chercher le père Tabaret. J’ai beaucoupentendu parler de lui, je ne serai pas fâché de le voir àl’œuvre.
Lecoq sortit en courant. Gévrol était sérieusement humilié.
– Monsieur le juge d’instruction, commença-t-il, a bien le droitde demander les services de qui bon lui semble ;cependant…
– Ne nous fâchons pas, monsieur Gévrol, interrompit M. Daburon.Ce n’est point d’hier que je vous connais, je sais ce que vousvalez ; seulement aujourd’hui, nous différons complètementd’opinion. Vous tenez absolument à votre homme brun, et moi je suisconvaincu que vous n’êtes pas sur la voie.
– Je crois que j’ai raison, répondit le chef de la sûreté, etj’espère bien le prouver. Je trouverai le gredin, quel qu’ilsoit.
– Je ne demande pas mieux.
– Seulement, que monsieur le juge me permette de donner un…comment dirais-je, sans manquer de respect ? un… conseil.
– Parlez.
– Eh bien ! j’engagerai monsieur le juge à se méfier dupère Tabaret.
– Vraiment ! et pourquoi cela ?
– C’est que le bonhomme est trop passionné. Il fait de la policepour le succès, ni plus ni moins qu’un auteur. Et comme il estorgueilleux plus qu’un paon, il est sujet à s’emporter, à se monterle coup. Dès qu’il est en présence d’un crime, comme celuid’aujourd’hui, par exemple, il a la prétention de tout expliquersur-le-champ. Et en effet, il invente une histoire qui se rapporteexactement à la situation. Il prétend avec un seul faitreconstruire toutes les scènes d’un assassinat, comme ce savant quisur un os rebâtissait les animaux perdus. Quelquefois, il devinejuste, souvent aussi il se trompe. Ainsi, dans l’affaire dutailleur, de ce malheureux Derème, sans moi…
– Je vous remercie de l’avis, interrompit M. Daburon, j’enprofiterai. Maintenant, monsieur le commissaire, continua-t-il, àtout prix il faut tâcher de découvrir de quel pays était la veuveLerouge.
La procession des témoins amenés par le brigadier de gendarmerierecommença à défiler devant le juge d’instruction.
Mais aucun fait nouveau ne se révélait. Il fallait que la veuveLerouge eût été de son vivant une personne singulièrement discrètepour que de toutes ses paroles – et elle en prononçait beaucoup enun jour – rien de significatif ne fût resté dans l’oreille descommères d’alentour.
Seulement, tous les gens interrogés s’obstinaient à faire partau juge de leurs convictions et de leurs conjectures personnelles.L’opinion publique se déclarait pour Gévrol. Il n’y avait qu’unevoix pour accuser l’homme à la blouse grise, le grand brun.Celui-là sûrement était le coupable. On se souvenait de son airféroce, qui avait effrayé tout le pays. Beaucoup, frappés de samise suspecte, l’avaient sagement évité. Il avait un soir menacéune femme, et un autre jour battu un enfant. On ne pouvait désignerni l’enfant ni la femme, mais n’importe, ces actes de brutalitéétaient de notoriété publique.
M. Daburon désespérait de faire jaillir la moindre lumière,lorsqu’on lui amena une épicière de Bougival, chez qui sefournissait la victime, et un enfant de treize ans qui savaient,assurait-on, des choses positives.
L’épicière comparut la première. Elle avait entendu la veuveLerouge parler d’un fils à elle, encore vivant.
– En êtes-vous bien sûre ? insista le juge.
– Comme de mon existence, répondit l’épicière, même que, cesoir-là, c’était un soir, elle était, sauf votre respect, un peuivre. Elle est restée dans ma boutique plus d’une heure.
– Et elle disait ?
– Il me semble la voir encore, continua la marchande ; elleétait accotée sur le comptoir près des balances ; elleplaisantait avec un pêcheur de Marly, le père Husson, qui peut vousle répéter, et elle l’appelait marin d’eau douce. « Mon mari à moi,disait-elle, était marin, lui, mais pour de bon, et la preuve,c’est qu’il restait des années en voyage, et toujours il merapportait des noix de coco. J’ai un garçon qui est marin, commedéfunt son père, sur un vaisseau de l’État. »
– Avait-elle prononcé le nom de son fils ?
– Pas cette fois-là, mais une autre, qu’elle était, si j’osedire, très saoule. Elle nous a conté que son garçon s’appelaitJacques et qu’elle ne l’avait pas vu depuis très longtemps.
– Disait-elle du mal de son mari ?
– Jamais. Seulement elle disait que le défunt était jaloux etbrutal, bon homme au fond, et qu’il lui faisait une vie pitoyable.Il avait la tête faible et se forgeait des idées pour un rien.Enfin il était bête par trop d’honnêteté.
– Son fils était-il venu la voir depuis qu’elle habitait LaJonchère ?
– Elle ne m’en a pas parlé.
– Dépensait-elle beaucoup chez vous ?
– C’est selon. Elle nous prenait pour une soixantaine de francspar mois, quelquefois plus, parce qu’elle voulait du cognac vieux.Elle payait comptant.
L’épicière, ne sachant plus rien, fut congédiée. L’enfant quilui succéda appartenait à des gens aisés de la commune. Il étaitgrand et fort pour son âge. Il avait l’œil intelligent, laphysionomie éveillée et narquoise. Le juge ne sembla nullementl’intimider.
– Voyons, mon garçon, lui demanda le juge, quesais-tu ?
– Monsieur, l’autre avant-hier, le jour du dimanche gras, j’aivu un homme sur la porte du jardin de madame Lerouge.
– À quel moment de la journée ?
– De grand matin, j’allais à l’église pour servir la secondemesse.
– Bien ! fit le juge, et cet homme était un grand brun,vêtu d’une blouse…
– Non, monsieur, au contraire, celui-là était petit, court, trèsgros et pas mal vieux.
– Tu ne te trompes pas ?
– Plus souvent ! répondit le gamin. Je l’ai envisagé deprès, puisque je lui ai parlé.
– Alors, voyons, raconte-moi cela.
– Donc, monsieur, je passais, quand je vois ce gros-là sur laporte. Il avait l’air vexé, oh ! mais vexé comme il n’est paspossible. Sa figure était rouge, c’est-à-dire violette jusqu’aumilieu de la tête, ce qui se voyait très bien, car il était têtenue et n’avait plus guère de cheveux.
– Et il t’a parlé le premier ?
– Oui, monsieur. En m’apercevant, il m’a appelé : « Eh !petit ! » Je me suis approché. « Voyons, me dit-il, tu as debonnes jambes ? » Moi je réponds : « Oui. » Alors il me prendl’oreille, mais sans me faire de mal, en me disant : « Puisquec’est comme ça, tu vas me faire une commission et je te donneraidix sous. Tu vas courir jusqu’à la Seine. Avant d’arriver au quai,tu verras un grand bateau amarré ; tu y entreras et tudemanderas le patron Gervais. Sois tranquille, il y sera ; tului diras qu’il peut parer à filer, que je suis prêt. » Là-dessus,il m’a mis dix sous dans la main, et je suis parti.
– Si tous les témoins étaient comme ce petit garçon, murmura lecommissaire, ce serait un plaisir.
– Maintenant, demanda le juge, dis-nous comment tu as fait tacommission ?
– Je suis allé au bateau, monsieur, j’ai trouvé l’homme, je luiai dit la chose, et c’est tout.
Gévrol, qui écoutait avec la plus vive attention, se pencha versl’oreille de M. Daburon.
– Monsieur le juge, fit-il à voix basse, serait-il assez bonpour me permettre de poser quelques questions à cemioche ?
– Certainement, monsieur Gévrol.
– Voyons, mon petit ami, interrogea l’agent, si tu voyais cethomme dont tu nous parles, le reconnaîtrais-tu ?
– Oh ! pour ça, oui.
– Il avait donc quelque chose de particulier ?
– Dame !… sa figure de brique.
– Et c’est tout ?
– Mais oui ! monsieur.
– Cependant, tu sais comme il était vêtu ; avait-il uneblouse ?
– Non. C’était une veste. Sous les bras, elle avait de grandespoches, et de l’une d’elles sortait à moitié un mouchoir à carreauxbleus.
– Comment était son pantalon ?
– Je ne me le rappelle pas.
– Et son gilet ?
– Attendez donc ! répondit l’enfant. Avait-il ungilet ?… Il me semble que non. Si, pourtant… Mais non, je mesouviens, il n’en portait pas, il avait une longue cravate attachéeprès du cou avec un gros anneau.
– Ah ! fit Gévrol d’un air satisfait, tu n’es pas un sot,mon garçon, et je parie qu’en cherchant bien tu vas trouverd’autres renseignements encore à nous donner.
L’enfant baissa la tête et garda le silence. Aux plis de sonjeune front, on devinait qu’il faisait un violent effort demémoire.
– Oui ! s’écria-t-il, j’ai encore remarqué une chose.
– Quoi ?
– L’homme avait des boucles d’oreilles très grandes.
– Bravo ! fit Gévrol, voilà un signalement complet. Je leretrouverai, celui-là ; monsieur le juge peut préparer sonmandat de comparution.
– Je crois, en effet, le témoignage de cet enfant de la plushaute importance, répondit M. Daburon. Et se retournant versl’enfant :
– Saurais-tu, mon petit ami, demanda-t-il, nous dire de quoiétait chargé le bateau ?
– C’est que je n’en sais rien, monsieur, il était ponté.
– Montait-il ou descendait-il la Seine ?
– Mais, monsieur, il était arrêté.
– Nous le pensons bien, dit Gévrol ; monsieur le juge tedemande de quel côté était tourné l’avant du bateau. Était-ce versParis ou vers Marly ?
– Les deux bouts du bateau m’ont semblé pareils.
Le chef de la sûreté fit un geste de désappointement.
– Ah ! reprit-il en s’adressant à l’enfant, tu aurais biendû regarder le nom du bateau ; tu sais lire, je suppose. Ilfaut toujours regarder le nom des bateaux sur lesquels onmonte.
– Je n’ai pas vu de nom, dit le petit garçon.
– Si ce bateau s’est arrêté à quelques pas du quai, objecta M.Daburon, il aura probablement été remarqué par des habitants deBougival.
– Monsieur le juge a raison, approuva le commissaire.
– C’est juste, fit Gévrol. Du reste les mariniers ont dûdescendre et aller au cabaret. Je m’informerai. Mais comment étaitce patron Gervais, mon petit ami ?
– Comme tous les mariniers d’ici, monsieur.
Le petit garçon se préparait à sortir ; le juge lerappela.
– Avant de partir, mon enfant, dis-moi si tu as parlé àquelqu’un de ta rencontre avant aujourd’hui ?
– Monsieur, j’ai tout dit à maman, le dimanche en revenant del’église ; je lui ai même remis les dix sous de l’homme.
– Et tu nous as bien avoué toute la vérité ? continua lejuge. Tu sais que c’est une chose très grave que d’en imposer à lajustice. Elle le découvre toujours, et je dois te prévenir qu’elleréserve des punitions terribles pour les menteurs.
Le petit témoin devint rouge comme une cerise et baissa lesyeux.
– Tu vois, insista M. Daburon, tu nous as dissimulé quelquechose. Tu ignores donc que la police connaît tout ?
– Pardon ! monsieur ! s’écria l’enfant en fondant enlarmes, pardon, ne me faites pas de mal, je ne recommenceraiplus !
– Alors, dis en quoi tu nous as trompés.
– Eh bien ! monsieur, ce n’est pas dix sous que l’homme m’adonnés, c’est vingt sous. J’en ai avoué la moitié à maman et j’aigardé le reste pour m’acheter des billes…
– Mon petit ami, interrompit le juge, pour cette fois je tepardonne. Mais que ceci te serve de leçon pour toute ta vie.Retire-toi et souviens-toi que vainement on cèle la vérité, elle sedécouvre toujours.
Les deux dernières dépositions recueillies par le juged’instruction pouvaient enfin donner quelque espérance. Au milieudes ténèbres, la plus humble veilleuse brille comme un phare.
– Je vais descendre à Bougival, si monsieur le juge le trouvebon, proposa Gévrol.
– Peut-être ferez-vous bien d’attendre un peu, répondit M.Daburon. Cet homme a été vu le dimanche matin. Informons-nous de laconduite de la veuve Lerouge pendant cette journée.
Trois voisines furent appelées. Elles s’accordèrent à dire quela veuve Lerouge avait gardé le lit tout le jour le dimanche gras.À une de ces femmes qui s’était informée de son mal, elle avaitrépondu : « Ah ! j’ai eu cette nuit un accident terrible. » Onn’avait pas alors attaché d’importance à ce propos.
– L’homme aux boucles d’oreilles devient de plus en plusimportant, dit le juge quand les femmes se furent retirées. Leretrouver est indispensable. Cela vous regarde, monsieurGévrol.
– Avant huit jours je l’aurai, répondit le chef de la sûreté,quand je devrais moi-même fouiller tous les bateaux de la Seine, desa source à son embouchure.
» Je sais le nom du patron : Gervais ; le bureau de lanavigation me donnera bien quelque renseignement…
Il fut interrompu par Lecoq, qui arrivait tout essoufflé.
– Voici le père Tabaret, dit-il ; je l’ai rencontré commeil sortait. Quel homme ! Il n’a pas voulu attendre le départdu train. Il a donné je ne sais combien à un cocher, et nous sommesvenus ici en cinquante minutes. Enfoncé le chemin de fer !
Presque aussitôt parut sur le seuil un homme dont l’aspect, ilfaut bien l’avouer, ne répondait en rien à l’idée qu’on se pouvaitfaire d’un agent de police pour la gloire.
Il avait bien une soixantaine d’années et ne semblait pas lesporter très lestement. Petit, maigre et un peu voûté, il s’appuyaitsur un gros jonc à pomme d’ivoire sculptée.
Sa figure ronde avait cette expression d’étonnement perpétuelmêlé d’inquiétude qui a fait la fortune de deux comiques duPalais-Royal. Scrupuleusement rasé, il avait le menton très court,de grosses lèvres bonasses, et son nez désagréablement retroussécomme le pavillon de certains instruments de M. Sax. Ses yeux, d’ungris terne, petits, bordés d’écarlate, ne disaient absolument rien,mais ils fatiguaient par une insupportable mobilité. De rarescheveux plats ombrageaient son front, fuyant comme celui d’unlévrier, et dissimulaient mal de longues oreilles, larges, béantes,très éloignées du crâne.
Il était très confortablement vêtu, propre comme un sou neuf,étalant du linge d’une blancheur éblouissante et portant des gantsde soie et des guêtres. Une longue chaîne d’or très massive, d’ungoût déplorable, faisait trois fois le tour de son cou et retombaiten cascades dans la poche de son gilet.
Le père Tabaret dit Tirauclair salua, dès la porte, jusqu’àterre, arrondissant en arc sa vieille échine. C’est de la voix laplus humble qu’il demanda :
– Monsieur le juge d’instruction a daigné me fairedemander ?
– Oui ! répondit M. Daburon.
Et tout bas il se disait : si celui-là est un habile homme, entout cas il n’y paraît guère à sa mine…
– Me voici, continua le bonhomme, tout à la disposition de lajustice.
– Il s’agit de voir, reprit le juge, si, plus heureux que nous,vous parviendrez à saisir quelque indice qui puisse nous mettre surla trace de l’assassin. On va vous expliquer l’affaire…
– Oh ! j’en sais assez, interrompit le père Tabaret. Lecoqm’a dit la chose en gros, le long de la route, juste ce qui m’estnécessaire.
– Cependant…, commença le commissaire de police.
– Que monsieur le juge se fie à moi. J’aime à procéder sansrenseignements, afin d’être plus maître de mes impressions. Quandon connaît l’opinion d’autrui, malgré soi on se laisse influencer,de sorte que… je vais toujours commencer mes recherches avecLecoq.
À mesure que le bonhomme parlait, son petit œil gris s’allumaitet brillait comme une escarboucle. Sa physionomie reflétait unejubilation intérieure, et ses rides semblaient rire. Sa tailles’était redressée, et c’est d’un pas presque leste qu’il s’élançadans la seconde chambre.
Il y resta une demi-heure environ, puis il sortit en courant. Ily revint, ressortit encore, reparut de nouveau et s’éloigna presqueaussitôt. Le juge ne pouvait s’empêcher de remarquer en lui cettesollicitude inquiète et remuante du chien qui quête… Son nez entrompette lui-même remuait, comme pour aspirer quelque émanationsubtile de l’assassin. Tout en allant et venant, il parlait haut etgesticulait, il s’apostrophait, se disait des injures, poussait depetits cris de triomphe ou s’encourageait. Il ne laissait pas uneseconde de paix à Lecoq. Il lui fallait ceci ou cela, ou telleautre chose. Il demandait du papier et un crayon, puis il voulaitune bêche. Il criait pour avoir tout de suite du plâtre, de l’eauet une bouteille d’huile.
Après plus d’une heure, le juge d’instruction, qui commençait às’impatienter, s’informa de ce que devenait son volontaire.
– Il est sur la route, répondit le brigadier, couché à platventre dans la boue, et il gâche du plâtre dans une assiette. Ildit qu’il a presque fini et qu’il va revenir.
Il revint en effet presque aussitôt, joyeux, triomphant, rajeunide vingt ans. Lecoq le suivait, portant avec mille précautions ungrand panier.
– Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement.C’est tiré au clair maintenant et simple comme bonjour. Lecoq, metsle panier sur la table, mon garçon.
Gévrol, lui aussi, revenait d’expédition non moinssatisfait.
– Je suis sur la trace de l’homme aux boucles d’oreilles,dit-il. Le bateau descendait. J’ai le signalement exact du patronGervais.
– Parlez, monsieur Tabaret, dit le juge d’instruction.
Le bonhomme avait vidé sur une table le contenu du panier, unegrosse motte de terre glaise, plusieurs grandes feuilles de papieret trois ou quatre petits morceaux de plâtre encore humide. Debout,devant cette table, il était presque grotesque, ressemblant fort àces messieurs qui, sur les places publiques, escamotent desmuscades et les sous du public. Sa toilette avait singulièrementsouffert. Il était crotté jusqu’à l’échine.
– Je commence, dit-il enfin d’un ton vaniteusement modeste. Levol n’est pour rien dans le crime qui nous occupe.
– Non, au contraire ! murmura Gévrol.
– Je le prouverai, poursuivit le père Tabaret, par l’évidence.Je dirai aussi mon humble avis sur le mobile de l’assassinat, maisplus tard. Donc, l’assassin est arrivé ici avant neuf heures etdemie, c’est-à-dire avant la pluie. Pas plus que monsieur Gévrol jen’ai trouvé d’empreintes boueuses, mais sous la table, à l’endroitoù se sont posés les pieds de l’assassin, j’ai relevé des traces depoussière. Nous voilà donc fixés quant à l’heure. La veuve Lerougen’attendait nullement celui qui est venu. Elle avait commencé à sedéshabiller et était en train de remonter son coucou lorsque cettepersonne a frappé.
– Voilà des détails ! fit le commissaire.
– Ils sont faciles à constater, reprit l’agent volontaire :examinez ce coucou, au-dessus du secrétaire. Il est de ceux quimarchent quatorze à quinze heures, pas davantage, je m’en suisassuré. Or, il est plus que probable, il est certain que la veuvele remontait le soir avant de se mettre au lit.
» Comment donc se fait-il que ce coucou soit arrêté sur cinqheures ? C’est qu’elle y a touché. C’est qu’elle commençait àtirer la chaîne quand on a frappé. À l’appui de ce que j’avance, jemontre cette chaise au-dessous du coucou, et sur l’étoffe de cettechaise la marque fort visible d’un pied. Puis, regardez le costumede la victime : le corsage de la robe est retiré. Pour ouvrir plusvite elle ne l’a pas remis, elle a bien vite croisé ce vieux châlesur ses épaules.
– Cristi ! s’exclama le brigadier, évidemment empoigné.
– La veuve, continua le bonhomme, connaissait celui quifrappait. Son empressement à ouvrir le fait soupçonner, la suite leprouve. L’assassin a donc été admis sans difficultés. C’est unhomme encore jeune, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne,élégamment vêtu. Il portait, ce soir-là, un chapeau à haute forme,il avait un parapluie et fumait un trabucos avec unporte-cigare…
– Par exemple ! s’écria Gévrol, c’est trop fort !
– Trop fort, peut-être, riposta le père Tabaret, en tout casc’est la vérité. Si vous n’êtes pas minutieux, vous, je n’y puisrien, mais je le suis, moi. Je cherche et je trouve. Ah !c’est trop fort ! dites-vous. Eh bien ! daignez jeter unregard sur ces morceaux de plâtre humide. Ils vous représentent lestalons des bottes de l’assassin dont j’ai trouvé le moule d’unenetteté magnifique près du fossé où on a aperçu la clé. Sur cesfeuilles de papier j’ai calqué l’empreinte entière du pied que jene pouvais relever ; car elle se trouve sur du sable.
» Regardez : talon haut, cambrure prononcée, semelle petite etétroite, chaussure d’élégant à pied soigné, bien évidemment.Cherchez-la, cette empreinte, tout le long du chemin, vous larencontrerez deux fois encore. Puis vous la trouverez répétée cinqfois dans le jardin où personne n’a pénétré. Ce qui prouve, entreparenthèses, que l’assassin a frappé, non à la porte, mais au voletsous lequel passait un filet de lumière. À l’entrée du jardin, monhomme a sauté pour éviter un carré planté, la pointe du pied plusenfoncée l’annonce. Il a franchi sans peine près de deux mètres :donc il est leste, c’est-à-dire jeune.
Le père Tabaret parlait d’une petite voix claire et tranchante,et son œil allait de l’un à l’autre de ses auditeurs, guettantleurs impressions.
– Est-ce le chapeau qui vous étonne, monsieur Gévrol ?poursuivait le père Tabaret ; considérez le cercle parfaittracé sur le marbre du secrétaire, qui était un peu poussiéreux.Est-ce parce que j’ai fixé la taille que vous êtes surpris ?Prenez la peine d’examiner le dessus des armoires, et vousreconnaîtrez que l’assassin y a promené ses mains. Donc, il estbien plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur unechaise, car, en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligéde toucher. Seriez-vous stupéfait du parapluie ? Cette mottede terre garde une empreinte admirable non seulement du bout, maisencore de la rondelle de bois qui retient l’étoffe. Est-ce lecigare qui vous confond ? Voici le bout du trabucos que j’airecueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée,a-t-elle été mouillée par la salive ? Non. Donc celui quifumait se servait d’un porte-cigare.
Lecoq dissimulait mal une admiration enthousiaste ; sansbruit il choquait ses mains l’une contre l’autre. Le commissairesemblait stupéfait, le juge avait l’air ravi. Par contre, la minede Gévrol s’allongeait sensiblement. Quant au brigadier, il secristallisait.
– Maintenant, reprit le bonhomme, écoutez-moi bien. Voici doncle jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence àcette heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à laveuve Lerouge qu’il n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie,et tout aussitôt s’est occupée de préparer un repas. Ce repasn’était point pour elle.
» Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elleavait mangé du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous levoyez, il n’y a qu’un verre sur la table et un seul couteau. Maisquel est ce jeune homme ? Il est certain que la veuve leconsidérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le placard est unenappe encore propre. S’en est-elle servie ? Non. Pour son hôteelle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinaitce verre magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clairqu’elle ne se servait pas ordinairement de ce couteau à manched’ivoire.
– Tout cela est précis, murmurait le juge, très précis.
– Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire unverre de vin, tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu.Puis, le cœur lui manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bula valeur de cinq petits verres. Après une lutte intérieure de dixminutes, il a fallu ce temps pour cuire le jambon et les œufs aupoint où ils le sont, le jeune homme s’est levé, s’est approché dela veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui a donné deuxcoups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle s’estredressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui,alors, s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dansla position où vous la voyez.
» Cette courte lutte est indiquée par la posture du cadavre.Accroupie et frappée dans le dos, c’est sur le dos qu’elle devaittomber. Le meurtrier s’est servi d’une arme aiguë et fine qui doitêtre, si je ne m’abuse, un bout de fleuret démoucheté et aiguisé.En essuyant son arme au jupon de la victime il nous a laissé cetteindication. Il n’a pas d’ailleurs été marqué dans la lutte. Lavictime s’est bien cramponnée à ses mains, mais comme il n’avaitpas quitté ses gants gris…
– Mais c’est du roman ! s’exclama Gévrol.
– Avez-vous visité les ongles de la veuve Lerouge, monsieur lechef de la sûreté ? Non. Eh bien ! allez les inspecter,vous me direz si je me trompe. Donc, voici la femme morte. Que veutl’assassin ? De l’argent, des valeurs ? Non, non, centfois non ! Ce qu’il veut, ce qu’il cherche, ce qu’il lui faut,ce sont des papiers qu’il sait en la possession de la victime. Pourles avoir il bouleverse tout, il renverse les armoires, déplie lelinge, défonce le secrétaire dont il n’a pas la clé, et vide lapaillasse.
» Enfin il les trouve. Et savez-vous ce qu’il en fait, de cespapiers ? il les brûle, non dans la cheminée, mais dans lepetit poêle de la première pièce. Son but est rempli désormais. Queva-t-il faire ? Fuir en emportant tout ce qu’il trouve deprécieux pour dérouter les recherches et indiquer un vol. Ayantfait main basse sur tout, il l’enveloppe dans la serviette dont ildevait se servir pour dîner, et, soufflant la bougie, il s’enfuit,ferme la porte en dehors et jette la clé dans un fossé… Etvoilà.
– Monsieur Tabaret, fit le juge, votre enquête est admirable, etje suis persuadé que vous êtes dans le vrai.
– Hein ! s’écria Lecoq, est-il assez colossal, mon papaTirauclair !
– Pyramidal ! renchérit ironiquement Gévrol ; je penseseulement que ce jeune homme très bien devait être un peu gêné parun paquet enveloppé dans une serviette blanche et qui devait sevoir de fort loin.
– Aussi ne l’a-t-il pas emporté à cent lieues, répondit le pèreTabaret ; vous comprenez que pour gagner la station du cheminde fer il n’a pas eu la bêtise de prendre l’omnibus américain. Ils’y est rendu à pied, par la route plus courte du bord de l’eau.Or, en arrivant à la Seine, à moins qu’il ne soit plus fort encoreque je ne le suppose, son premier soin a été d’y jeter ce paquetindiscret.
– Croyez-vous, papa Tirauclair ? demanda Gévrol.
– Je le parierais, et la preuve, c’est que j’ai envoyé troishommes, sous la surveillance d’un gendarme, pour fouiller la Seineà l’endroit le plus rapproché d’ici. S’ils retrouvent le paquet, jeleur ai promis une récompense.
– De votre poche, vieux passionné ?
– Oui, monsieur Gévrol, de ma poche.
– Si on trouvait ce paquet, pourtant ! murmura le juge.
Un gendarme entra sur ces mots.
– Voici, dit-il en présentant une serviette mouillée renfermantde l’argenterie, de l’argent et des bijoux, ce que les hommes onttrouvé. Ils réclament cent francs qu’on leur a promis.
Le père Tabaret sortit de son portefeuille un billet de banque,qu’il remit au gendarme.
– Maintenant, demanda-t-il en écrasant Gévrol d’un regardsuperbe, que pense monsieur le juge d’instruction ?
– Je crois que, grâce à votre pénétration remarquable, nousaboutirons et…
Il n’acheva pas. Le médecin, mandé pour l’autopsie de lavictime, se présentait.
Le docteur, sa répugnante besogne achevée, ne put que confirmerles assertions et les conjectures du père Tabaret. Ainsi ilexpliquait comme le bonhomme la position du cadavre. À son avisaussi, il devait y avoir eu lutte. Même, autour du cou de lavictime, il fit remarquer un cercle bleuâtre à peine perceptible,produit vraisemblablement par une étreinte suprême du meurtrier.Enfin, il déclara que la veuve Lerouge avait mangé trois heuresenviron avant d’être frappée.
Il ne restait plus qu’à rassembler quelques pièces à convictionrecueillies, qui plus tard pouvaient servir à confondre lecoupable.
Le père Tabaret visita avec un soin extrême les ongles de lamorte, et, avec des précautions infinies, il put en extraire lesquelques éraillures de peau qui s’y étaient logées. Le plus grandde ces débris de gant n’avait pas deux millimètres ; cependanton distinguait très aisément la couleur. Il mit aussi de côté lemorceau de jupon où l’assassin avait essuyé son arme. C’était, avecle paquet retrouvé dans la Seine et les diverses empreintesrelevées par le bonhomme, tout ce que le meurtrier avait laisséderrière lui.
Ce n’était rien, mais ce rien était énorme aux yeux de M.Daburon, et il avait bon espoir. Le plus grand écueil dans lesinstructions de crimes mystérieux est une erreur sur le mobile. Siles recherches prennent une fausse direction, elles vont s’écartantde plus en plus de la vérité, à mesure qu’on les poursuit. Grâce aupère Tabaret, le juge était à peu près certain de ne point setromper.
La nuit était venue ; pendant ce temps, le magistratn’avait désormais rien à faire à La Jonchère. Gévrol, que poignaitle désir de rejoindre l’homme aux boucles d’oreilles, déclara qu’ilrestait à Bougival. Il promit de bien employer sa soirée, de courirtous les cabarets et de dénicher, s’il se pouvait, de nouveauxtémoins.
Au moment de partir, lorsque le commissaire et tout le mondeeurent pris congé de lui, M. Daburon proposa au père Tabaret del’accompagner.
– J’allais solliciter cet honneur, répondit le bonhomme.
Ils sortirent ensemble, et naturellement le crime qui venaitd’être découvert et qui les préoccupait également devint le sujetde la conversation.
– Saurons-nous ou ne saurons-nous pas les antécédents de cettevieille femme ? répétait le père Tabaret, tout est làdésormais.
– Nous les connaîtrons, répondait le juge, si l’épicière a ditvrai. Si le mari de la veuve Lerouge a navigué, si son fils Jacquesest embarqué, le ministère de la Marine nous aura vite donné leséléments qui nous manquent. J’écrirai ce soir même.
Ils arrivèrent à la station de Rueil et prirent le chemin defer. Le hasard les servit bien. Ils se trouvèrent seuls dans uncompartiment de première.
Mais le père Tabaret ne causait plus. Il réfléchissait, ilcherchait, il combinait, et sur sa physionomie on pouvait suivre letravail de sa pensée. Le juge le considérait curieusement, intriguépar le caractère de ce singulier bonhomme, qu’une passion, pour lemoins originale, mettait au service de la rue de Jérusalem.
– Monsieur Tabaret, lui demanda-t-il brusquement, y a-t-illongtemps, dites-moi, que vous faites de la police ?
– Neuf ans, monsieur le juge, neuf ans passés, et je suis assezsurpris, permettez-moi de vous l’avouer, que vous n’ayez pas déjàentendu parler de moi.
– Je vous connaissais de réputation sans m’en douter, réponditM. Daburon, et c’est en entendant célébrer votre talent que j’ai eul’excellente idée de vous faire appeler. Je me demande seulement cequi a pu vous pousser dans cette voie ?
– Le chagrin, monsieur le juge, l’isolement, l’ennui. Ah !je n’ai pas toujours été heureux, allez !…
– On m’a dit que vous étiez riche.
Le bonhomme poussa un gros soupir qui révélait à lui seul lesplus cruelles déceptions.
– Je suis à mon aise, en effet, répondit-il, mais il n’en a pastoujours été ainsi. Jusqu’à quarante-cinq ans j’ai vécu desacrifices et de privations absurdes et inutiles. J’ai eu un pèrequi a flétri ma jeunesse, gâté ma vie et fait de moi le plus àplaindre des hommes.
Il est de ces professions dont le caractère est tel qu’on neparvient jamais à le dépouiller entièrement. M. Daburon étaittoujours et partout un peu juge d’instruction.
– Comment ! monsieur Tabaret, interrogea-t-il, votre pèreest l’auteur de toutes vos infortunes ?
– Hélas ! oui, monsieur. Je lui ai pardonné à la longue,autrefois je l’ai bien maudit. J’ai jadis accablé sa mémoire detoutes les injures que peut inspirer la haine la plus violente,lorsque j’ai su… Mais je puis bien vous confier cela. J’avaisvingt-cinq ans, et je gagnais deux mille francs par an auMont-de-Piété, quand un matin mon père entra chez moi et m’annoncebrusquement qu’il est ruiné, qu’il ne lui reste plus de quoimanger. Il paraissait au désespoir et parlait d’en finir avec lavie. Moi, je l’aimais. Naturellement je le rassure, je lui embellisma situation, je lui explique longuement que, tant que je gagneraide quoi vivre, il ne manquera de rien, et, pour commencer, je luidéclare que nous allons demeurer ensemble. Ce qui fut dit fut fait,et pendant vingt ans je l’ai eu à ma charge, le vieux…
– Quoi ! vous vous repentez de votre honorable conduite,monsieur Tabaret ?
– Si je m’en repens ! C’est-à-dire qu’il aurait méritéd’être empoisonné par le pain que je lui donnais !
M. Daburon laissa échapper un geste de surprise qui fut remarquédu bonhomme.
– Attendez avant de me condamner, continua-t-il. Donc, me voilà,à vingt-cinq ans, m’imposant pour le père les plus rudesprivations. Plus d’amis, plus d’amourettes, rien. Le soir, pouraugmenter nos revenus, j’allais copier les rôles chez un notaire.Je me refusais jusqu’à du tabac. J’avais beau faire, le vieux seplaignait sans cesse, il regrettait son aisance passée, il luifallait de l’argent de poche, pour ceci, pour cela ; mes plusgrands efforts ne parvenaient pas à le contenter. Dieu sait ce quej’ai souffert !
» Je n’étais pas né pour vivre et vieillir seul comme un chien.J’ai la bosse de la famille. Mon rêve aurait été de me marier,d’adorer une bonne femme, d’en être un peu aimé et de voirgrouiller autour de moi des enfants bien venants. Mais bast… quandces idées me serraient le cœur à m’étouffer et me tiraient unelarme ou deux, je me révoltais contre moi. Je me disais : mongarçon, quand on ne gagne que trois mille francs par an, et qu’onpossède un vieux père chéri, on étouffe ses sentiments et on restecélibataire. Et cependant j’avais rencontré une jeune fille !Tenez, il y a trente ans de cela : eh bien ! regardez-moi, jedois ressembler à une tomate… Elle s’appelait Hortense. Qui sait cequ’elle est devenue ? Elle était belle et pauvre. Enfinj’étais un vieillard lorsque mon père est mort, le misérable,le…
– Monsieur Tabaret ! interrompit le juge ; oh !monsieur Tabaret !
– Mais puisque je vous affirme que je lui ai donné sonabsolution, monsieur le juge ! Seulement, vous allezcomprendre ma colère. Le jour de sa mort, j’ai trouvé dans sonsecrétaire une inscription de vingt mille francs derentes !…
– Comment ! il était riche ?
– Oui, très riche, car ce n’était pas là tout. Il possédait prèsd’Orléans une propriété affermée six mille francs par an. Il avaiten outre une maison, celle que j’habite. Nous y demeurionsensemble, et moi, sot, niais, imbécile, bête brute, tous les troismois je payais notre terme au concierge.
– C’était fort ! ne put s’empêcher de dire M. Daburon.
– N’est-ce pas, monsieur ? C’était me voler mon argent dansma poche. Pour comble de dérision, il laissait un testament où ildéclarait au nom du Père et du Fils n’avoir en vue, en agissant dela sorte, que mon intérêt. Il voulait, écrivait-il, m’habituer àl’ordre, à l’économie, et m’empêcher de faire des folies. Etj’avais quarante-cinq ans, et depuis vingt ans je me reprochais unedépense inutile d’un sou ! C’est-à-dire qu’il avait spéculésur mon cœur, qu’il avait… Ah ! c’est à dégoûter de la piétéfiliale, parole d’honneur !
La très légitime colère du père Tabaret était si bouffonne, qu’àgrand-peine le juge se retenait de rire, en dépit du fondréellement douloureux de ce récit.
– Au moins, dit-il, cette fortune dut vous faireplaisir ?
– Pas du tout, monsieur, elle arrivait trop tard. Avoir du painquand on n’a plus de dents, la belle avance ! L’âge du mariageétait passé. Cependant je donnai ma démission pour faire place àplus pauvre que moi. Au bout d’un mois, je m’ennuyais àpérir ; c’est alors que, pour remplacer les affections qui memanquent, je résolus de me donner une passion, un vice, une manie.Je me mis à collectionner des livres. Vous pensez peut-être,monsieur, qu’il faut pour cela certaines connaissances, desétudes…
– Je sais, cher monsieur Tabaret, qu’il faut surtout del’argent. Je connais un bibliophile illustre qui doit savoir lire,mais qui à coup sûr est incapable de signer son nom.
– C’est bien possible. Moi aussi, je sais lire, et je lisaistous les livres que j’achetais. Je vous dirai que je collectionnaisuniquement ce qui de près ou de loin avait trait à la police.Mémoires, rapports, pamphlets, discours, lettres, romans, toutm’était bon, et je le dévorais. Si bien que peu à peu je me suissenti attiré vers cette puissance mystérieuse qui, du fond de larue de Jérusalem, surveille et garde la société, pénètre partout,soulève les voiles les plus épais, étudie l’envers de toutes lestrames, devine ce qu’on ne lui avoue pas, sait au juste la valeurdes hommes, le prix des consciences, et entasse dans ses cartonsverts les plus redoutables comme les plus honteux secrets.
» En lisant les mémoires des policiers célèbres, attachants àl’égal des fables les mieux ourdies, je m’enthousiasmais pour ceshommes au flair subtil, plus déliés que la soie, souples commel’acier, pénétrants et rusés, fertiles en ressources inattendues,qui suivent le crime à la piste, le code à la main, à travers lesbroussailles de la légalité, comme les sauvages de Cooperpoursuivent leur ennemi au milieu des forêts de l’Amérique. L’envieme prit d’être un rouage de l’admirable machine, de devenir aussi,moi, une providence au petit pied, aidant à la punition du crime etau triomphe de l’innocence. Je m’essayai, et il se trouve que je nesuis pas trop impropre au métier.
– Et il vous plaît ?
– Je lui dois, monsieur, mes plus vives jouissances. Adieul’ennui ! depuis que j’ai abandonné la poursuite du bouquinpour celle de mon semblable… Ah ! c’est une belle chose !Je hausse les épaules quand je vois un jobard payer vingt-cinqfrancs le droit de tirer un lièvre. La belle prise !Parlez-moi de la chasse à l’homme ! Celle-là, au moins, mettoutes les facultés en jeu, et la victoire n’est pas sans gloire.Là, le gibier vaut le chasseur ; il a comme luil’intelligence, la force et la ruse ; les armes sont presqueégales. Ah ! si on connaissait les émotions de ces parties decache-cache qui se jouent entre le criminel et l’agent de lasûreté, tout le monde irait demander du service rue de Jérusalem.Le malheur est que l’art se perd et se rapetisse. Les beaux crimesdeviennent rares. La race forte des scélérats sans peur a faitplace à la tourbe de nos filous vulgaires. Les quelques coquins quifont parler d’eux de loin en loin sont aussi bêtes que lâches. Ilssignent leur crime et ont soin de laisser traîner leur carte devisite. Il n’y a nul mérite à les pincer. Le coup constaté, on n’aqu’à aller les arrêter tout droit…
– Il me semble pourtant, interrompit M. Daburon en souriant, quenotre assassin à nous n’était pas si maladroit.
– Celui-là, monsieur, est une exception : aussi serais-je ravide le découvrir. Je ferai tout pour cela ; je mecompromettrais, s’il le fallait. Car je dois confesser à monsieurle juge, ajouta-t-il avec une nuance d’embarras, que je ne me vantepas à mes amis de mes exploits. Je les cache même aussisoigneusement que possible. Peut-être me serreraient-ils la mainavec moins d’amitié, s’ils savaient que Tirauclair et Tabaret nefont qu’un.
Insensiblement le crime revenait sur le tapis. Il fut convenuque, dès le lendemain, le père Tabaret s’installerait à Bougival.Il se faisait fort de questionner tout le pays en huit jours. Deson côté, le juge le tiendrait au courant des moindresrenseignements qu’il recueillerait et le rappellerait dès qu’on seserait procuré le dossier de la femme Lerouge, si toutefois onparvenait à mettre la main dessus.
– Pour vous, monsieur Tabaret, dit le juge en finissant, jeserai toujours visible. Si vous avez à me parler, n’hésitez pas àvenir de nuit aussi bien que le jour. Je sors rarement. Vous metrouverez infailliblement, soit chez moi, rue Jacob, soit auPalais, à mon cabinet. Des ordres seront donnés pour que vous soyezintroduit dès que vous vous présenterez.
On entrait en gare en ce moment. M. Daburon ayant fait avancerune voiture offrit une place au père Tabaret. Le bonhommerefusa.
– Ce n’est pas la peine, répondit-il ; je demeure, commej’ai eu l’honneur de vous le dire, rue Saint-Lazare, à deuxpas.
– À demain donc ! dit M. Daburon.
– À demain ! reprit le père Tabaret ; et il ajouta :Nous trouverons.
La maison du père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatreminutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble,soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus, bienque les loyers n’y soient pas trop exagérés.
Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur larue, un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé etdont le principal ornement est sa collection de livres. Il vit làsimplement, par goût autant que par habitude, servi par une vieilledomestique à laquelle, dans les grandes occasions, le portier donneun coup de main.
Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupationspolicières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infimeagent une intelligence dont on le supposait, sur la mine,absolument dépourvu. On prenait pour un commencement d’idiotismeses continuelles distractions.
Mais tout le monde avait remarqué la singularité de seshabitudes. Ses constantes expéditions au-dehors donnaient à sesallures des apparences mystérieuses et excentriques. Jamais on nevit jeune débauché plus désordonné, plus irrégulier que cevieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour ses repas, mangeaitn’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait à toute heure dejour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des semainesentières. Puis il recevait d’étranges visites : on voyait sonner àsa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaisemine.
Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyaitvoir en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir leguilledou. On disait : « N’est-ce pas une honte, un homme de cetâge ! » Il savait ces cancans et en riait. Cela n’empêchaitpas plusieurs locataires de rechercher sa société et de lui fairela cour. On l’invitait à dîner ; il refusait presquetoujours.
Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dansla plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souventque chez lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinzeans, occupait un appartement au troisième étage : Mme Gerdy. Elledemeurait avec son fils Noël qu’elle adorait.
Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparenceque son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble etintelligente, de grands yeux noirs et des cheveux noirs quibouclaient naturellement. Avocat, il passait pour avoir un grandtalent, et s’était déjà acquis une certaine notoriété. C’était untravailleur obstiné, froid et méditatif, passionné cependant poursa profession, affichant avec un peu d’ostentation peut-être unegrande rigidité de principes et des mœurs austères.
Chez Mme Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il laregardait comme une parente et considérait Noël comme son fils.Souvent il avait eu la pensée de demander la main de cette veuve,charmante malgré ses cinquante ans ; il avait toujours étéretenu moins par la peur d’un refus cependant probable, que par lacrainte des conséquences. Faisant sa demande et repoussé, il voyaitrompues des relations délicieuses pour lui. En attendant, il avait,par un bel et bon testament, déposé chez son notaire, institué pourson légataire universel le jeune avocat, à la seule condition defonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent depolice ayant « tiré au clair » l’affaire la plus embrouillée.
Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’ungros quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avaitrepris le cours de ses méditations, de sorte qu’il allait dans larue poussé de droite et de gauche par les passants affairés,avançant d’un pas, reculant de deux.
Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuveLerouge rapportées par la laitière : « Si je voulais davantage, jel’aurais. »
– Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelquesecret important que des gens riches et haut placés avaient le pluspuissant intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune.Elle les faisait chanter ; elle aura abusé ; ils l’ontsupprimée. Mais de quelle nature était ce secret, et comment lepossédait-elle ? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir dansquelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelquechose. Quoi ? Évidemment il y a une femme là-dessous.Aurait-elle servi les amours de sa maîtresse ? Pourquoinon ? En ce cas, l’affaire se complique. Ce n’est plusseulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut encoredécouvrir l’amant ; car c’est l’amant qui a fait le coup. Cedoit être, si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeoisaurait payé des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappélui-même, évitant ainsi les indiscrétions ou la bêtise d’uncomplice. Et c’est un fier mâtin, plein d’audace et de sang-froid,car le crime a été admirablement accompli.
» Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à lecompromettre sérieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’yvoyait que du feu. Par bonheur j’étais là !… Mais non !continua le bonhomme, ce ne peut être encore cela. Il faut qu’il yait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère ! le tempsl’efface…
Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier,assis près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du becde gaz.
– Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre…
– Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pasvoulu de lui ce soir ; il a l’air encore plus chose qu’àl’ordinaire.
– Si ce n’est pas indécent ! opina le portier ; aussiest-il assez décati ! Ses belles le mettent dans un joliétat ! Un de ces matins, il faudra le conduire dans une maisonde santé avec la camisole de force !…
– Regarde-le donc, interrompit la portière ; regarde-ledonc au milieu de la cour ! Le bonhomme s’était arrêté àl’extrémité du porche ; il avait ôté son chapeau, et tout ense parlant il gesticulait. Non, se disait-il, je ne tiens pasencore l’affaire ; je brûle… mais je n’y suis pas.
Il monta l’escalier et sonna à sa porte, oubliant qu’il avaitson passe-partout dans sa poche. Sa gouvernante vint ouvrir.
– Comment ! c’est vous, monsieur, à cette heure !…
– Hein ! quoi ? demanda le bonhomme.
– Je dis, répliqua la domestique, qu’il est huit heures et demiepassées. Je croyais que vous ne rentreriez pas ce soir. Avez-vousseulement dîné ?
– Non, pas encore.
– Allons ! heureusement que j’ai tenu le dîner auchaud ; vous pouvez vous mettre à table.
Le père Tabaret s’assit, se servit de la soupe ; mais,enfourchant de nouveau son dada, il ne songea plus à manger etresta comme en arrêt devant une idée, sa cuillère en l’air.
Il devient toqué, pensa Manette ; regardez-moi cet airabruti ! Si ça a du bon sens de mener une vie pareille !Elle lui frappa sur l’épaule en criant à son oreille comme s’il eûtété sourd :
– Vous ne mangez donc pas ? Vous n’avez donc pasfaim ?
– Si, si, balbutia-t-il, cherchant machinalement à sedébarrasser de cette voix qui bourdonnait à son oreille, j’aiappétit, car depuis ce matin j’ai été obligé…
Il s’interrompit, restant béant, l’œil perdu dans le vague.
– Vous étiez obligé ?… répéta Manette.
– Tonnerre ! s’écria-t-il en levant vers le plafond sespoings fermés, sacré tonnerre ! j’y suis !…
Son mouvement fut si brusque et si violent que la gouvernanteeut un peu peur et se recula jusqu’au fond de la salle à manger,près de la porte.
– Oui ! continua-t-il, c’est certain, il y a unenfant !
Manette se rapprocha vivement.
– Un enfant ? interrogea-t-elle.
Mais le bonhomme s’aperçut que sa servante l’épiait.
– Ah çà ! lui dit-il d’un ton furieux, que faites-vouslà ! Qui vous rend hardie à ce point de venir ramasser lesparoles qui m’échappent ! Faites-moi donc le plaisir de vousretirer dans votre cuisine et de ne pas reparaître avant quej’appelle !
Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plusvite.
Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuilleréesun potage complètement froid.
Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela ? Pauvrehumanité ! Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtantclair comme le jour… Les circonstances tombent sous le sens…
Il frappa sur le timbre placé devant lui ; la servantereparut.
– Le rôti ! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui !continuait-il en découpant furieusement un gigot de pré-salé, oui,il y a un enfant, et voici l’histoire : la veuve Lerouge est auservice d’une grande dame très riche. Le mari, un marinprobablement, part pour un voyage lointain. La femme, qui a unamant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge et,grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.
Il sonna de nouveau.
– Manette ! le dessert et sortez ! Certes, un telmaître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été bienembarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même cequ’il mangeait en ce moment ; c’était de la compote depoires.
– Mais l’enfant ! murmurait-il ; l’enfant, qu’est-ildevenu ? L’aurait-on tué ? Non, car la veuve Lerouge,complice d’un infanticide, n’était presque plus redoutable. L’amanta voulu qu’il vécût ; et on l’a confié à notre veuve, qui l’aélevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves de sanaissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’estl’homme à la belle voiture ; la mère n’est autre que la femmequi venait avec un beau jeune homme. Je crois bien que la chèredame ne manquait de rien ! Il y a des secrets qui valent uneferme en Brie. Deux personnes à faire chanter. Il est vrai que, nese refusant pas un amant, sa dépense devait augmenter tous les ans.Pauvre humanité ! le cœur a ses besoins. Elle a trop appuyésur la chanterelle[1] , et l’acassée. Elle a menacé, on a eu peur, et on s’est dit :finissons-en ! Mais qui s’est chargé de la commission ?Le papa ? Non. Il est trop vieux. Parbleu ! c’est lefils. Il a voulu sauver sa mère, le joli garçon. Il a refroidi laveuve et brûlé les preuves.
Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait detoute son âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron,le bruit d’un coup frappé sur la table, mais c’était tout.
Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent parla tête. Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.
Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle sehasarda à entrebâiller la porte.
– Monsieur a demandé son café ? fit-elle timidement.
– Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret. Il voulutl’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ramenasubitement au sentiment le plus exact de la réalité.
– Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud ! Diabled’affaire ! Elle me met aux champs. On a raison là-bas, je mepassionne trop. Mais qui donc d’entre eux aurait, par la seuleforce de la logique, rétabli l’histoire en son entier ? Cen’est pas Gévrol, le pauvre homme ! Sera-t-il assez humilié,assez vexé, assez roulé ! Si j’allais trouver monsieurDaburon ? Non, pas encore… La nuit m’est nécessaire pourcreuser certaines particularités, pour coordonner mes idées. C’estque, d’un autre côté, si je reste ici, seul, toute cette histoireva me mettre le sang en mouvement, et comme cela, après avoirbeaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion. Mafoi ! je vais aller m’informer de madame Gerdy ; elleétait souffrante ces jours passés, je causerai avec Noël, et celame dissipera un peu.
Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sacanne.
– Monsieur sort ? demanda Manette.
– Oui.
– Monsieur rentrera-t-il tard ?
– C’est possible.
– Mais monsieur rentrera ?
– Je n’en sais rien. Une minute plus tard le père Tabaretsonnait à la porte de ses amis.
L’intérieur de Mme Gerdy était des plus honorables. Ellepossédait l’aisance, et le cabinet de Noël, déjà très occupé,changeait cette aisance en fortune. Mme Gerdy vivait très retirée,et à l’exception des amis que Noël invitait parfois à dîner,recevait très peu de monde. Depuis plus de quinze ans que le pèreTabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait rencontréque le curé de la paroisse, un vieux professeur de Noël et le frèrede Mme Gerdy, colonel en retraite.
Quand ces trois visiteurs se trouvaient réunis, ce qui arrivaitrarement, on jouait au boston. Les autres soirs, on faisait unepartie de piquet ou d’impériale. Noël ne restait guère au salon. Ils’enfermait après le dîner dans son cabinet, indépendant ainsi quesa chambre de l’appartement de sa mère, et se plongeait dans lesdossiers. On savait qu’il travaillait très avant dans la nuit.Souvent l’hiver sa lampe ne s’éteignait qu’au petit jour.
La mère et le fils ne vivaient absolument que l’un pour l’autre.Tous ceux qui les connaissaient se plaisaient à le répéter.
On aimait, on honorait Noël pour les soins qu’il donnait à samère, pour son absolu dévouement filial, pour les sacrifices que,supposait-on, il s’imposait en vivant, à son âge, comme unvieillard. On se plaisait dans la maison à opposer la conduite dece jeune homme si grave à celle du père Tabaret, cet incorrigibleroquentin[2] , ce galantin à perruque.
Quant à Mme Gerdy, elle ne voyait que son fils en ce monde. Sonamour à la longue était devenu comme un culte. En Noël, ellepensait reconnaître toutes les perfections, toutes les beautésphysiques et morales. Il lui paraissait d’une essence pour ainsidire supérieure à celle des autres créatures de Dieu.Parlait-il ?… elle se taisait et écoutait. Un mot de lui étaitun ordre. Ses avis, elle les recevait comme des décrets de laProvidence même. Soigner son fils, étudier ses goûts, deviner sesdésirs, l’entretenir dans une tiède atmosphère de tendresse, telleétait son existence. Elle était mère.
– Madame Gerdy est-elle visible ? demanda le père Tabaret àla bonne qui lui ouvrit.
Et, sans attendre la réponse, il entra comme chez lui en hommesûr que sa présence ne saurait être importune et doit êtreagréable.
Une seule bougie éclairait le salon et il n’était pas dans sonordre accoutumé. Le guéridon à dessus de marbre, toujours placé aumilieu de la pièce, avait été roulé dans un coin. Le grand fauteuilde Mme Gerdy se trouvait près de la fenêtre. Un journal dépliéétait tombé sur le tapis.
Le volontaire de la police vit tout cela d’un coup d’œil.
– Serait-il arrivé quelque accident ? demanda-t-il à labonne.
– Ne m’en parlez pas, monsieur, nous venons d’avoir une peur…oh ! mais une peur…
– Qu’est-ce ? dites vite ?…
– Vous savez que madame est très souffrante depuis un mois… Ellene mange pour ainsi dire plus. Ce matin même, elle m’avait dit…
– Bien ! bien ! mais ce soir ?
– Après son dîner, madame est venue au salon comme àl’ordinaire. Elle s’est assise et a pris un des journaux demonsieur Noël. À peine a-t-elle eu commencé à lire, qu’elle apoussé un grand cri, un cri horrible. Nous sommes accourus ;madame était tombée sur le tapis, comme morte. Monsieur Noël l’aprise dans ses bras et l’a portée dans sa chambre. Je voulais allerchercher le médecin ; monsieur m’a dit que ce n’était pas lapeine, qu’il savait ce que c’était.
– Et comment va-t-elle, maintenant ?
– Elle est revenue. C’est-à-dire je le suppose, car monsieurNoël m’a fait sortir. Ce que je sais, c’est que tout à l’heure elleparlait, et très fort même, car je l’ai entendue. Ah !monsieur, c’est tout de même bien extraordinaire !…
– Quoi ?
– Ce que madame disait à monsieur.
– Ah ! ah ! la belle, ricana le père Tabaret, onécoute donc aux portes ?
– Non, monsieur, je vous jure, mais c’est que madame criaitcomme une perdue, elle disait…
– Ma fille ! dit sévèrement le père Tabaret, on entendtoujours mal à travers une porte, demandez plutôt à Manette.
La servante, toute confuse, voulut se disculper.
– Assez ! assez ! fit le bonhomme. Retournez à votreouvrage. Il est inutile de déranger monsieur Noël, je l’attendraitrès bien ici.
Et, satisfait de la petite leçon qu’il venait de donner, ilramassa le journal et s’installa au coin du feu, déplaçant labougie pour lire plus à son aise.
Une minute ne s’était pas écoulée qu’à son tour il bondit sur lefauteuil et étouffa un cri de surprise et d’effroi instinctif.
Voici le fait divers qui lui a sauté aux yeux :
Un crime horrible vient de plonger dans la consternation lepetit village de La Jonchère. Une pauvre veuve, nommée Lerouge, quijouissait de l’estime générale et que tout le pays aimait, a étéassassinée dans sa maison. La justice, aussitôt avertie, s’esttransportée sur les lieux, et tout nous porte à croire que lapolice est déjà sur les traces de l’auteur de ce lâcheforfait.
Tonnerre ! se dit le père Tabaret, est-ce que madameGerdy ?…
Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit place dans son fauteuil, touthonteux, haussant les épaules et murmurant :
– Ah çà ! décidément cette affaire me rend stupide. Je nevais plus rêver que de la veuve Lerouge maintenant, je vais la voirpartout.
Cependant une curiosité irraisonnée lui fit parcourir lejournal. Il n’y trouva rien, à l’exception de ces quelques lignes,qui pût justifier et expliquer un évanouissement, un cri, même laplus légère émotion.
C’est cependant singulier, cette coïncidence, pensal’incorrigible policier.
Alors seulement il remarqua que le journal était légèrementdéchiré vers le bas et froissé par une main convulsive. Il répéta:
– C’est bizarre !…
En ce moment la porte du salon donnant dans la chambre à coucherde Mme Gerdy s’ouvrit, et Noël parut sur le seuil. Sans doutel’accident survenu à sa mère l’avait beaucoup ému ; il étaittrès pâle et sa physionomie si calme d’ordinaire accusait un grandtrouble. Il parut surpris de voir le père Tabaret.
– Ah ! cher Noël ! s’écria le bonhomme, calmez moninquiétude, comment va votre mère ?
– Madame Gerdy va aussi bien que possible.
– Madame Gerdy ? répéta le bonhomme d’un air étonné. Maisil continua :
– On voit bien que vous avez eu une frayeur horrible…
– En effet, répondit l’avocat en s’asseyant, je viens d’essuyerune rude secousse.
Noël faisait visiblement les plus grands efforts pour paraîtrecalme, pour écouter le bonhomme et lui répondre. Le père Tabaret,tout à son inquiétude, ne s’en apercevait aucunement.
– Au moins, mon cher enfant, demanda-t-il, dites-moi commentcela est arrivé ?
Le jeune homme hésita un moment, comme s’il se fût consulté.N’étant sans doute pas préparé à cette question à brûle-pourpoint,il ne savait quelle réponse faire et délibérait intérieurement.Enfin, il répondit :
– Madame Gerdy a été comme foudroyée en apprenant là, tout àcoup, par le récit d’un journal, qu’une femme qu’elle aimait vientd’être assassinée.
– Bah !… s’écria le père Tabaret.
Le bonhomme était à ce point stupéfait qu’il faillit se trahir,révéler ses accointances avec la police. Encore un peu, ils’écriait : « Quoi ! votre mère connaissait la veuveLerouge ! » Par bonheur il se contint. Il eut plus de peine àdissimuler sa satisfaction, car il était ravi de se trouver ainsisans efforts sur la trace du passé de la victime de LaJonchère.
– C’était, continua Noël, l’esclave de madame Gerdy. Elle luiétait dévouée corps et âme, elle se serait jetée au feu sur unsigne de sa main.
– Alors, vous, mon cher ami, vous connaissiez cette bravefemme ?
– Je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps, répondit Noëldont la voix semblait voilée par une profonde tristesse, mais je laconnais et beaucoup. Je dois même avouer que je l’aimaistendrement ; elle avait été ma nourrice.
– Elle !… cette femme !… balbutia le père Tabaret.
Cette fois il était comme pris d’un étourdissement. La veuveLerouge, nourrice de Noël ! Il jouait de bonheur. LaProvidence évidemment le choisissait pour son instrument et leguidait par la main. Il allait donc obtenir tous les renseignementsqu’une demi-heure avant il désespérait presque de se procurer. Ilrestait, devant Noël, muet et interdit. Cependant il comprit qu’àmoins de se compromettre il devait parler, dire quelque chose.
– C’est un grand malheur, murmura-t-il.
– Pour madame Gerdy, je n’en sais rien, répondit Noël d’un airsombre, mais pour moi c’est un malheur immense. Je suis atteint enplein cœur par le coup qui a frappé cette pauvre femme. Cette mort,monsieur Tabaret, anéantit tous mes rêves d’avenir et renversepeut-être mes plus légitimes espérances. J’avais à me venger decruels outrages, cette mort brise mes armes entre mes mains et meréduit au désespoir de l’impuissance. Ah !… je suis bienmalheureux !
– Vous, malheureux ! s’écria le père Tabaret,singulièrement touché de cette douleur de son cher Noël ; aunom du Ciel ! que vous arrive-t-il ?
– Je souffre, murmura l’avocat, et bien cruellement. Nonseulement l’injustice ne sera jamais réparée, je le crains, maisencore me voici livré sans défense aux coups de la calomnie. Onpourra dire de moi que j’ai été un artisan de fourberies, unintrigant ambitieux, sans pudeur et sans foi.
Le père Tabaret ne savait que penser. Entre l’honneur de Noël etle crime de La Jonchère, il ne voyait nul trait d’union possible.Mille idées troubles et confuses se heurtaient dans soncerveau.
– Voyons, mon enfant, dit-il, remettez-vous. Est-ce que lacalomnie prendrait jamais sur vous ! Du courage,tonnerre ! n’avez-vous pas des amis ? Ne suis-je paslà ? Ayez confiance, confiez-moi le sujet de votre chagrin, etc’est bien le diable si, à nous deux…
L’avocat se leva brusquement, enflammé d’une résolutionsoudaine.
– Eh bien ! oui, interrompit-il, oui, vous saurez tout. Aufait, je suis las de porter seul un secret qui m’étouffe. Le rôleque je me suis imposé m’excède et m’indigne. J’ai besoin d’un amiqui me console. Il me faut un conseiller dont la voix m’encourage,car on est mauvais juge dans sa propre cause, et ce crime me plongedans un abîme d’hésitations.
– Vous savez, répondit simplement le père Tabaret, que je suistout à vous comme si vous étiez mon propre fils. Disposez de moisans scrupule.
– Sachez donc, commença l’avocat… Mais non ! pas ici. Je neveux pas qu’on puisse écouter ; passons dans mon cabinet.
Lorsque Noël et le père Tabaret furent assis en face l’un del’autre dans la pièce où travaillait l’avocat, une fois la portesoigneusement fermée, le bonhomme eut une inquiétude.
– Et si votre mère avait besoin de quelque chose ?remarqua-t-il.
– Si madame Gerdy sonne, répondit le jeune homme d’un ton sec,la domestique ira voir.
Cette indifférence, ce froid dédain confondaient le pèreTabaret, habitué aux rapports toujours si affectueux de la mère etdu fils.
– De grâce, Noël, dit-il, calmez-vous, ne vous laissez pasdominer par un mouvement d’irritation. Vous avez eu, je le vois,quelque petite pique avec votre mère, vous l’aurez oubliée demain.Quittez donc ce ton glacial que vous prenez en parlant d’elle.Pourquoi cette affectation à l’appeler madame Gerdy ?
– Pourquoi ? répondit l’avocat d’une voix sourde,pourquoi ?…
Il quitta son fauteuil, fit au hasard quelques pas dans soncabinet, et revenant se placer près du bonhomme, il dit :
– Parce que, monsieur Tabaret, madame Gerdy n’est pas mamère.
Cette phrase tomba comme un coup de bâton sur la tête du vieuxpolicier. Il fut étourdi.
– Oh ! fit-il de ce ton qu’on prend pour repousser uneproposition impossible… Oh ! songez-vous à ce que vous dites,mon enfant ? Est-ce croyable, est-ce vraisemblable ?
– Oui ! c’est invraisemblable, répondit Noël avec unecertaine emphase qui lui était habituelle, c’est incroyable, etcependant c’est vrai. C’est-à-dire que depuis trente-trois ans,depuis ma naissance, cette femme joue la plus merveilleuse et laplus indigne des comédies au profit de son fils, car elle a unfils, et à mon détriment à moi.
– Mon ami…, voulut commencer le père Tabaret, qui dans lelointain de cette révélation entrevoyait le fantôme de la veuveLerouge.
Mais Noël ne l’écoutait pas et semblait à peine en état del’entendre. Ce garçon si froid et si réservé, si « en dedans », necontenait plus sa colère. Au bruit de ses propres paroles, ils’animait comme un bon cheval au son des grelots de sesharnais.
– Fut-il jamais, continua-t-il, un homme aussi cruellementtrompé que moi et plus misérablement pris pour dupe ! Et moiqui aimais cette femme, qui ne savais quels témoignages d’affectionlui prodiguer, qui lui sacrifiais ma jeunesse ! Comme elle adû rire de moi ! Son infamie date du moment où, pour lapremière fois, elle m’a pris sur ses genoux. Et jusqu’à ces jourspassés, elle a soutenu, sans une heure de défaillance, sonexécrable rôle. Son amour pour moi, hypocrisie ! sondévouement, fausseté ! ses caresses, mensonge ! Et jel’adorais ! Ah ! que ne puis-je lui reprendre tous lesbaisers que je lui donnais en échange de ses baisers de Judas. Etpourquoi cet héroïsme de fourberies, tant de soin, tant deduplicité ? Pour me trahir plus sûrement, pour me dépouiller,me voler, pour donner à son bâtard tout ce qui m’appartient, à moi: mon nom, un grand nom ; ma fortune, une fortune immense…
Nous brûlons, pensait Tabaret, en qui se révélait lecollaborateur de Gévrol.
Tout haut il dit :
– C’est bien grave, tout ce que vous dites là, cher Noël, c’estterriblement grave. Il faut supposer à madame Gerdy une audace etune habileté qu’on trouve rarement réunies chez une femme. Elle adû être aidée, conseillée, poussée, peut-être. Quels ont été sescomplices ? elle ne pouvait agir seule. Son mari lui-même…
– Son mari ! interrompit l’avocat avec un rire amer.Ah ! vous avez donné dans le veuvage, vous aussi ! Non,il n’y avait pas de mari : feu Gerdy n’a jamais existé. J’étaisbâtard, cher monsieur Tabaret ; très bâtard : Noël, fils de lafille Gerdy et de père inconnu.
– Seigneur ! s’écria le bonhomme, c’est pour cela que votremariage avec mademoiselle Levernois n’a pu se faire il y a quatreans ?
– Oui, c’est pour cela, mon vieil ami. Et que de malheurs ilévitait ce mariage avec une jeune fille que j’aimais !Pourtant, je n’en ai pas voulu, alors, à celle que j’appelais mamère. Elle pleurait, elle s’accusait, elle se désolait, et moi,naïf, je la consolais de mon mieux, je séchais ses larmes, jel’excusais à ses propres yeux. Non, il n’y avait pas de mari…Est-ce que les femmes comme elle ont des maris ! Elle était lamaîtresse de mon père, et le jour où il a été rassasié d’elle, ill’a quittée en lui jetant trois cent mille francs, le prix desplaisirs qu’elle lui donnait.
Noël aurait continué longtemps sans doute ses déclarationsfuribondes. Le père Tabaret l’arrêta. Le bonhomme sentait venir unehistoire de tout point semblable à celle qu’il avait imaginée, etl’impatience vaniteuse de savoir s’il avait deviné lui faisaitpresque oublier de s’apitoyer sur les infortunes de Noël.
– Cher enfant, dit-il, ne nous égarons pas. Vous me demandez unconseil ? Je suis peut-être le seul à pouvoir vous le donnerbon. Allons donc au but. Comment avez-vous appris cela ?Avez-vous des preuves ? où sont-elles ?
Le ton décidé du bonhomme aurait dû éveiller l’attention deNoël. Mais il n’y prit pas garde. Il n’avait pas le loisir des’arrêter à réfléchir. Il répondit donc :
– Je sais cela depuis trois semaines. Je dois cette découverteau hasard. J’ai des preuves morales importantes, mais ce ne sontque des preuves morales. Un mot de la veuve Lerouge, un seul motles rendait décisives. Ce mot, elle ne peut plus le prononcerpuisqu’on l’a tuée, mais elle me l’avait dit à moi. Maintenant,madame Gerdy niera tout, je la connais ; la tête sur le billotelle nierait. Mon père sans doute se tournera contre moi… Je suissûr, j’ai des preuves, ce crime rend vaine ma certitude et frappemes preuves de nullité.
– Expliquez-moi bien tout, reprit après un moment de réflexionle père Tabaret, tout, vous m’entendez bien. Les vieux sontquelquefois de bon conseil. Nous aviserons après.
– Il y a trois semaines, commença Noël, ayant besoin de quelquestitres anciens, j’ouvris pour les chercher le secrétaire de madameGerdy. Involontairement je dérangeai une tablette : des papierstombèrent de droite et de gauche et un paquet de lettres me sautaen plein visage. Un instinct machinal que je ne saurais expliquerme poussa à dénouer cette correspondance, et, poussé par uneinvincible curiosité, je lus la première lettre qui me tomba sousla main.
– Vous avez eu tort, opina le père Tabaret.
– Soit ; enfin, je lus. Au bout de dix lignes, j’étais sûrque cette correspondance était de mon père, dont madame Gerdy,malgré mes prières, m’avait toujours caché le nom. Vous devezcomprendre quelle fut mon émotion. Je m’emparai du paquet, je vinsme renfermer ici, et je dévorai d’un bout à l’autre cettecorrespondance.
– Et vous en êtes cruellement puni, mon pauvre enfant !
– C’est vrai, mais à ma place qui donc eût résisté ? Cettelecture m’a navré, et c’est elle qui m’a donné la preuve de ce queje viens de vous dire.
– Au moins avez-vous conservé ces lettres ?
– Je les ai là, monsieur Tabaret, répondit Noël, et comme pourme donner un avis en connaissance de cause vous devez savoir, jevais vous les lire.
L’avocat ouvrit un des tiroirs de son bureau, fit jouer dans lefond un ressort imperceptible, et d’une cachette pratiquée dansl’épaisseur de la tablette supérieure, il retira une liasse delettres.
– Vous comprenez, mon ami, reprit-il, que je vous ferai grâce detous les détails insignifiants, détails qui, cependant, ajoutentleur poids au reste. Je vais prendre seulement les faits importantset qui ont trait directement à l’affaire.
Le père Tabaret se tassa dans un fauteuil, brûlant de la fièvrede l’attente. Son visage et ses yeux exprimaient la plus ardenteattention.
Après un triage qui dura assez longtemps, l’avocat choisit unelettre et commença sa lecture, d’une voix qu’il s’efforça de rendrecalme, mais qui tremblait par moments :
Ma Valérie bien-aimée,
– Valérie, fit-il, c’est madame Gerdy.
– Je sais, je sais, ne vous interrompez pas.
Noël reprit donc :
Ma Valérie bien-aimée,
Aujourd’hui est un beau jour. Ce matin j’ai reçu ta lettrechérie, je l’ai couverte de baisers, je l’ai relue cent fois, etmaintenant elle est allée rejoindre les autres, là, sur mon cœur.Cette lettre, ô mon amie, a failli me faire mourir de joie. Tu net’étais donc pas trompée, c’était donc vrai ! Le Ciel enfinpropice couronne notre flamme. Nous aurons un fils.
J’aurai un fils de ma Valérie adorée, sa vivante image.Oh ! pourquoi sommes-nous séparés par une distanceimmense ? Que n’ai-je des ailes pour voler à tes pieds ettomber entre tes bras, ivre de la plus douce volupté !Non ! jamais comme en ce moment je n’ai maudit l’union fatalequi m’a été imposée par une famille inexorable et que mes larmesn’ont pu attendrir. Je ne puis m’empêcher de haïr cette femme qui,malgré moi, porte mon nom, innocente victime cependant de labarbarie de nos parents. Et pour comble de douleurs, elle va aussime rendre père. Qui dira ma douleur lorsque j’envisage l’avenir deces deux enfants ?
L’un, le fils de l’objet de ma tendresse, n’aura ni père nifamille, ni même un nom, puisqu’une loi faite pour désespérer lesâmes sensibles m’empêche de le reconnaître. Tandis que l’autre,celui de l’épouse détestée, par le seul fait de sa naissance, setrouvera riche, noble, entouré d’affections et d’hommages, avec ungrand état dans le monde. Je ne puis soutenir la pensée de cetteterrible injustice. Qu’imaginer pour la réparer ? Je n’en saisrien, mais sois sûre que je la réparerai. C’est au tant désiré, auplus chéri, au plus aimé que doit revenir la meilleure part, etelle lui reviendra, je le veux.
– D’où est datée cette lettre ? demanda le père Tabaret,que le style devait fixer au moins sur un point.
– Voyez, répondit Noël.
Il tendit la lettre au bonhomme, qui lut : Venise, décembre1828.
– Vous sentez, reprit l’avocat, toute l’importance de cettepremière lettre. Elle est comme l’exposition rapide qui établit lesfaits. Mon père, marié malgré lui, adore sa maîtresse et déteste safemme. Toutes deux se trouvent enceintes en même temps, et sessentiments au sujet des deux enfants qui vont naître ne sont pasfardés. Sur la fin, on voit presque poindre l’idée que plus tard ilne craindrait pas de mettre à exécution, au mépris de toutes leslois divines et humaines…
Il commençait presque une sorte de plaidoyer ; le pèreTabaret l’interrompit.
– Ce n’est pas la peine de développer, dit-il. Dieu merci !ce que vous lisez est assez explicite. Je ne suis pas un Grec enpareille matière, je suis simple comme le serait un juré ;pourtant, je comprends admirablement.
– Je passe plusieurs lettres, reprit Noël, et j’arrive àcelle-ci, du 23 janvier 1829. Elle est fort longue et pleine dechoses complètement étrangères à ce qui nous occupe. Pourtant j’ytrouve deux passages qui attestent le travail lent et continu de lapensée de mon père :
Les destins, plus puissants que ma volonté, m’enchaînent ence pays, mais mon âme est près de toi, ô ma Valérie. Sans cesse mapensée se repose sur le gage adoré de notre amour qui tressailledans ton sein. Veille, mon amie, veille sur tes jours doublementprécieux. C’est l’amant, c’est le père qui te parle. La dernièrepage de ta réponse me perce le cœur : N’est-ce pas me faire injureque de t’inquiéter du sort de notre enfant ? Ô Dieupuissant ! elle m’aime, elle me connaît, et elles’inquiète !
– Je saute, dit Noël, deux pages de passion pour m’arrêter à cesquelques lignes de la fin :
La grossesse de la comtesse est de plus en plus pénible.Épouse infortunée ! Je la hais, et cependant je la plains.Elle semble deviner les motifs de ma tristesse et de ma froideur. Àsa soumission timide, à son inaltérable douceur on croirait qu’ellecherche à se faire pardonner notre union. Créature sacrifiée !Elle aussi, peut-être, avant d’être traînée à l’autel, avait donnéson cœur. Nos destinées seraient pareilles. Ton bon cœur mepardonnera ma pitié.
– Celle-là était ma mère, fit l’avocat d’une voix frémissante.Une sainte ! Et on demande pardon de la pitié qu’elle inspire…Pauvre femme !
Il passa sa main sur ses yeux comme pour repousser ses larmes etajouta :
– Elle est morte !
En dépit de son impatience le père Tabaret n’osa souffler mot.Il ressentait d’ailleurs vivement la profonde douleur de son jeuneami et la respectait. Après un assez long silence, Noël releva latête et reprit la correspondance.
– Toutes les lettres qui suivent, dit-il, portent la trace despréoccupations de mon père pour son bâtard. Je les laisse pourtantde côté. Mais voici ce qui me frappe dans celle-ci, écrite de Rome,le 5 mars 1829 :
Mon fils, notre fils ! Voilà mon plus cruel et monunique souci. Comment lui assurer l’avenir que je rêve pourlui ? Les grands seigneurs d’autrefois n’avaient pas cesmalheureuses préoccupations. Jadis, je serais allé trouver le roi,qui d’un mot aurait fait à l’enfant un état dans le monde.Aujourd’hui le roi, qui gouverne avec peine des sujets révoltés, nepeut plus rien. La noblesse a perdu ses droits, et les plus gens debien sont traités comme les derniers des manants.
– Plus bas, maintenant, je vois :
Mon cœur aime à se figurer ce que sera notre fils. De samère, il aura l’âme, l’esprit, la beauté, les grâces, toutes lesséductions. Il tiendra de son père la fierté, la vaillance, lessentiments des grandes races. Que sera l’autre ? Je tremble eny songeant. La haine ne peut engendrer que des monstres. Dieuréserve la force et la beauté pour les enfants conçus au milieu destransports de l’amour.
– Le monstre, c’est moi ! fit l’avocat avec une sorte derage concentrée. Tandis que l’autre… Mais laissons là, n’est-cepas, ces préliminaires d’une action atroce. Je n’ai voulu jusqu’icique vous montrer l’aberration de la passion de mon père ; nousarrivons au but.
Le père Tabaret s’étonnait des ardeurs de cet amour dont Noëlremuait les cendres. Peut-être le sentait-il plus vivement sous cesexpressions qui lui rappelaient sa jeunesse. Il comprenait combiendoit être irrésistible l’entraînement d’une telle passion. Iltremblait de deviner.
– Voici, reprit Noël en agitant un papier, non plus une de cesépîtres interminables dont je vous ai détaché de courts fragments,mais un simple billet. Il est du commencement de mai et porte letimbre de Venise. Il est laconique et néanmoins décisif.
Chère Valérie,
Fixe-moi, je te prie, aussi exactement que possible, surl’époque probable de ta délivrance. J’attends ta réponse avec uneanxiété que tu comprendrais, si tu pouvais deviner mes projets ausujet de notre enfant !
– Je ne sais, reprit Noël, si madame Gerdycomprit ; toujours est-il qu’elle dut répondre immédiatement,car voici ce qu’écrit mon père à la date du 14 :
Ta réponse, ô ma chérie, est telle, qu’à peine je l’osaisespérer. Le projet que j’ai conçu est maintenant réalisable. Jecommence à goûter un peu de calme et de sécurité. Notre filsportera mon nom, je ne serai pas obligé de me séparer de lui. Ilsera élevé près de moi, dans mon hôtel, sous mes yeux, sur mesgenoux, dans mes bras. Aurai-je assez de force pour ne passuccomber à cet excès de félicité ?
J’ai une âme pour la douleur, en aurai-je une pour lajoie ? Ô femme adorée, ô enfant précieux, ne craignez rien,mon cœur est assez vaste pour vous deux ! Je pars demain pourNaples, d’où je t’écrirai longuement. Quoi qu’il arrive, dussé-jesacrifier les intérêts puissants qui me sont confiés, je serai àParis pour l’heure solennelle. Ma présence doublera ton courage, lapuissance de mon amour diminuera tes douleurs…
– Je vous demande pardon de vous interrompre, Noël, dit le pèreTabaret ; savez-vous quels graves motifs retenaient votre pèreà l’étranger ?
– Mon père, mon vieil ami, répondit l’avocat, était en dépit deson âge un des amis, un des confidents de Charles X, et il avaitété chargé par lui d’une mission secrète en Italie. Mon père est lecomte Rhéteau de Commarin.
– Peste ! fit le bonhomme… et entre ses dents, comme pourmieux graver ce nom dans sa mémoire, il répéta plusieurs fois :Rhéteau de Commarin.
Noël se taisait. Après avoir paru tout faire pour dominer sonressentiment, il semblait accablé comme s’il eût pris ladétermination de ne rien tenter pour réparer le coup quil’atteignait.
– Au milieu du mois de mai, continua-t-il, mon père était donc àNaples. C’est là que lui, un homme prudent, sensé, un dignediplomate, un gentilhomme, il ose, dans l’égarement d’une passioninsensée, confier au papier le plus monstrueux des projets. Écoutezbien :
Mon adorée,
C’est Germain, mon vieux valet de chambre, qui te remettracette lettre. Je le dépêche en Normandie, chargé de la plusdélicate des commissions. C’est un de ces serviteurs auxquels onpeut se fier absolument.
Le moment est venu de te dévoiler mes projets touchant monfils. Dans trois semaines au plus tard je serai à Paris. Si mesprévisions ne sont pas déçues, la comtesse et toi devez accoucheren même temps. Trois ou quatre jours d’intervalle ne peuvent rienchanger à mon dessein. Voici ce que j’ai résolu :
Mes deux enfants sont confiés à deux nourrices de N…, oùsont situées presque toutes mes propriétés. Une de ces femmes, dontGermain répond, et vers laquelle je l’envoie, sera dans nosintérêts. C’est à cette confidente que sera remis notre fils,Valérie. Ces deux femmes quitteront Paris le même jour, Germainaccompagnant celle qui sera chargée du fils de lacomtesse.
Un accident, arrangé à l’avance, forcera ces deux femmes àpasser une nuit en route. Un hasard combiné par Germain lescontraindra de coucher dans la même auberge, dans la mêmechambre.
Pendant la nuit, notre nourrice, à nous, changera lesenfants de berceau.
J’ai tout prévu, ainsi que je te l’expliquerai, et toutesles précautions sont prises pour que ce secret ne puisse nouséchapper. Germain est chargé, à son passage à Paris, de commanderdeux layettes exactement, absolument semblables. Aide-le de tesconseils.
Ton cœur maternel, ma douce Valérie, va peut-être saigner àl’idée d’être privée des innocentes caresses de ton enfant. Tu teconsoleras en songeant au sort que lui assurera ton sacrifice.Quels prodiges de tendresse lui pourraient servir autant que cetteréparation ! Quant à l’autre, je connais ton âme tendre, tu lechériras. Ne sera-ce pas m’aimer encore et me le prouver ?D’ailleurs, il ne saurait être à plaindre. Ne sachant rien, iln’aura rien à regretter ; et tout ce que la fortune peutprocurer ici-bas, il l’aura.
Ne me dis pas que ce que je veux tenter est coupable. Non,ma bien-aimée, non. Pour que notre plan réussisse, il faut un telconcours de circonstances si difficiles à accéder ; tant decoïncidences indépendantes de notre volonté, que, sans laprotection évidente de la Providence, nous devons échouer. Si doncle succès couronne nos vœux, c’est que le Ciel sera pour nous.J’espère.
– Voilà ce que j’attendais, murmura le père Tabaret.
– Et le malheureux ! s’écria Noël, ose invoquer laProvidence ! Il lui faut Dieu pour complice !
– Mais, demanda le bonhomme, comment votre mère… pardon, je veuxdire : comment madame Gerdy prit-elle cette proposition ?
– Elle paraît l’avoir repoussée d’abord, car voici une vingtainede pages employées par le comte à la persuader, à la décider.Oh ! cette femme !…
– Voyons, mon enfant, dit doucement le père Tabaret, essayons den’être pas trop injuste. Vous semblez ne vous en prendre, n’envouloir qu’à madame Gerdy. De bonne foi ! le comte bien plusqu’elle me paraît mériter votre colère…
– Oui, interrompit Noël, avec une certaine violence ; oui,le comte est coupable, très coupable ! Il est l’auteur de lamachination infâme, et pourtant je ne me sens pas de haine contrelui. Il a commis un crime, mais il a une excuse : la passion. Monpère, d’ailleurs, ne m’a pas trompé, comme cette misérable femme, àtoutes les minutes, pendant trente ans. Enfin, monsieur de Commarina été si cruellement puni, qu’à cette heure je ne puis que luipardonner et le plaindre.
– Ah ! il a été puni ? interrogea le bonhomme.
– Oui, affreusement, vous le reconnaîtrez : mais laissez-moipoursuivre. Vers la fin du mois de mai, vers les premiers jours dejuin plutôt, le comte dut arriver à Paris, car la correspondancecesse. Il revit madame Gerdy et les dernières dispositions ducomplot furent arrêtées. Voici un billet qui enlève à cet égardtoute incertitude. Le comte, ce jour-là, était de service auxTuileries et ne pouvait quitter son poste. Il a écrit dans lecabinet même du roi, sur du papier du roi. Voyez les armes. Lemarché est conclu et la femme qui consent à être l’instrument desprojets de mon père est à Paris. Il prévient sa maîtresse :
Chère Valérie,
Germain m’annonce l’arrivée de la nourrice de ton fils, denotre fils. Elle se présentera chez toi dans la journée. On peutcompter sur elle ; une magnifique récompense nous répond de sadiscrétion. Cependant, ne lui parle de rien. On lui a donné àentendre que tu ignores tout. Je veux rester seul chargé de laresponsabilité des faits, c’est plus prudent. Cette femme est de N…Elle est née sur nos terres et en quelque sorte dans notre maison.Son mari est un brave et honnête marin ; elle s’appelleClaudine Lerouge.
Du courage, ô ma bien-aimée ! Je te demande le plusgrand sacrifice qu’un amant puisse attendre d’une mère. Le Ciel, tun’en doutes plus, nous protège. Tout dépend désormais de notrehabileté et de notre prudence, c’est-à-dire que nousréussirons.
Sur un point, au moins, le père Tabaret se trouvait suffisammentéclairé ; les recherches sur le passé de la veuve Lerougedevenaient un jeu. Il ne put retenir un « enfin ! » desatisfaction qui échappa à Noël.
– Ce billet, reprit l’avocat, clôt la correspondance ducomte…
– Quoi ! répondit le bonhomme, vous ne possédez plusrien ?
– J’ai encore dix lignes écrites bien des années plus tard, etqui certes ont leur poids, mais qui enfin ne sont toujours qu’unepreuve morale.
– Quel malheur ! murmura le père Tabaret.
Noël replaça sur son bureau les lettres qu’il tenait à la main,et se retournant vers son vieil ami il le regarda fixement.
– Supposez, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaquesyllabe, supposez que tous mes renseignements s’arrêtent ici.Admettez pour un moment que je ne sais rien de plus que ce que voussavez… Quel est votre avis ?
Le père Tabaret fut quelques minutes sans répondre. Il évaluaitles probabilités résultant des lettres de M. de Commarin.
– Pour moi, dit-il enfin, en mon âme et conscience, vous n’êtespas le fils de madame Gerdy.
– Et vous avez raison, reprit l’avocat avec force. Vous pensezbien, n’est-ce pas, que je suis allé trouver Claudine. Ellem’aimait, cette pauvre femme qui m’avait donné son lait ; ellesouffrait de l’injustice horrible dont elle me savait victime.Faut-il le dire, l’idée de sa complicité la tourmentait ;c’était un remords trop lourd pour sa vieillesse. Je l’ai vue, jel’ai interrogée, elle a tout avoué. Le plan du comte, simplement etmerveilleusement conçu, réussit sans effort. Trois jours après manaissance, tout était consommé : j’étais, moi, pauvre et chétifenfant, trahi, dépossédé, dépouillé par mon protecteur naturel, parmon père ! Pauvre Claudine ! Elle m’avait promis sontémoignage pour le jour où je voudrais rentrer dans mesdroits !
– Et elle est morte emportant son secret ! murmura lebonhomme d’un ton de regret.
– Peut-être ! répondit Noël ; j’ai encore un espoir.Claudine possédait plusieurs lettres qui lui avaient été écritesautrefois, soit par le comte, soit par madame Gerdy, lettresimprudentes et explicites. On les retrouvera, sans doute, et leurproduction serait décisive. Je les ai tenues entre mes mains, ceslettres, je les ai lues ; Claudine voulait absolument me lesconfier ; que ne les ai-je prises !
Non ! il n’y avait plus d’espoir de ce côté, et le pèreTabaret le savait mieux que personne.
C’est à ces lettres, sans doute, qu’en voulait l’assassin de LaJonchère. Il les avait trouvées et les avait brûlées avec lesautres papiers, dans le petit poêle. Le vieil agent volontairecommençait à comprendre.
– Avec tout cela, dit-il, d’après ce que je sais de vosaffaires, que je connais comme les miennes, il me semble que lecomte n’a guère tenu les éblouissantes promesses de fortune qu’ilfaisait pour vous à madame Gerdy.
– Il ne les a même pas tenues du tout, mon vieil ami.
– Ça, par exemple ! s’écria le bonhomme indigné, c’est plusinfâme encore que tout le reste.
– N’accusez pas mon père, répondit gravement Noël. Sa liaisonavec madame Gerdy dura longtemps encore. Je me souviens d’un hommeaux manières hautaines qui parfois venait me voir au collège, etqui ne pouvait être que le comte. Mais la rupture vint.
– Naturellement, ricana le père Tabaret, un grand seigneur…
– Attendez pour juger, interrompit l’avocat, monsieur deCommarin eut ses raisons. Sa maîtresse le trompait, il le sut, etrompit justement indigné. Les dix lignes dont je vous parlais sontcelles qu’il écrivit alors.
Noël chercha assez longtemps parmi les papiers épars sur latable et enfin choisit une lettre plus fanée et plus froissée queles autres. À l’usure des plis on devinait qu’elle avait été lue etrelue bien des fois. Les caractères mêmes étaient en partieeffacés.
– Voici, dit-il d’un ton amer ; madame Gerdy n’est plus laValérie adorée.
Un ami cruel comme les vrais amis m’a ouvert les yeux. J’aidouté. Vous avez été surveillée, et aujourd’hui malheureusement jen’ai plus de doutes. Vous, Valérie, vous à qui j’ai donné plus quema vie, vous me trompez, et vous me trompez depuis bienlongtemps ! Malheureuse ! je ne suis plus certain d’êtrele père de votre enfant !
– Mais ce billet est une preuve ! s’écria le père Tabaret,une preuve irrécusable. Qu’importerait au comte le doute ou lacertitude de sa paternité, s’il n’avait sacrifié son fils légitimeà son bâtard. Oui, vous me l’aviez dit, il a subi un rudechâtiment.
– Madame Gerdy, reprit Noël, essaya de se justifier. Elleécrivit au comte ; il lui renvoya ses lettres sans les ouvrir.Elle voulut le voir, elle ne put parvenir jusqu’à lui. Puis elle selassa de ses tentatives inutiles. Elle comprit que tout était bienfini le jour où l’intendant du comte lui apporta pour moi un titrede rente de quinze mille francs. Le fils avait pris ma place, lamère me ruinait…
Trois ou quatre coups légers frappés à la porte du cabinetinterrompirent Noël.
– Qui est là ? demanda-t-il sans se déranger.
– Monsieur, dit à travers la porte la voix de la domestique,madame voudrait vous parler.
L’avocat parut hésiter.
– Allez, mon enfant, conseilla le père Tabaret, ne soyez pasimpitoyable, il n’y a que les dévots qui aient ce droit-là.
Noël se leva avec une visible répugnance et passa chez MmeGerdy.
Pauvre garçon, pensait le père Tabaret resté seul, quelledécouverte fatale, et comme il doit souffrir ! Un si noblejeune homme, un si brave cœur ! Dans son honnêteté candide, ilne soupçonne même pas d’où part le coup. Par bonheur, j’ai de laclairvoyance pour deux, et c’est au moment où il désespère que jesuis sûr, moi, de lui faire rendre justice. Grâce à lui, me voicisur la voie. Un enfant devinerait la main qui a frappé. Seulement,comment cela est-il arrivé ? Il va me l’apprendre sans s’endouter. Ah ! si j’avais une de ces lettres pour vingt-quatreheures ! C’est qu’il doit savoir son compte… D’un autre côté,en demander une, avouer mes relations avec la préfecture… Mieuxvaut en prendre une, n’importe laquelle, uniquement pour comparerl’écriture.
Le père Tabaret achevait à peine de faire disparaître une de ceslettres dans les profondeurs de sa poche lorsque l’avocatreparut.
C’était un de ces hommes au caractère fortement trempé, dont lesressorts plient sans rompre jamais. Il était fort, s’étant depuislongtemps exercé à la dissimulation, cette indispensable armure desambitieux.
Rien, lorsqu’il revint, ne pouvait trahir ce qui s’était passéentre Mme Gerdy et lui. Il était froid et calme absolument commependant ses consultations, lorsqu’il écoutait les interminableshistoires de ses clients.
– Eh bien ! demanda le père Tabaret, commentva-t-elle ?
– Plus mal, répondit Noël. Maintenant elle a le délire et nesait ce qu’elle dit. Elle vient de m’accabler des injures les plusatroces et de me traiter comme le dernier des hommes ! Jecrois positivement qu’elle devient folle.
– On le deviendrait à moins, murmura le bonhomme, et je penseque vous devriez faire appeler le médecin.
– Je viens de l’envoyer chercher.
L’avocat s’était assis devant son bureau et remettait en ordre,suivant leurs dates, les lettres éparpillées. Il ne semblait plusse souvenir de l’avis demandé à son vieil ami ; il neparaissait nullement disposé à renouer l’entretien interrompu. Cen’était pas l’affaire du père Tabaret.
– Plus je songe à votre histoire, mon cher Noël, commença-t-il,plus elle me surprend. Je ne sais en vérité quel parti jeprendrais, ni à quoi je me résoudrais à votre place.
– Oui, mon ami, murmura tristement l’avocat, il y a là de quoiconfondre des expériences plus profondes encore que la vôtre.
Le vieux policier réprima difficilement le fin sourire qui luimontait aux lèvres.
– Je le confesse humblement, dit-il, prenant plaisir à chargerson air de niaiserie, mais vous, qu’avez-vous fait ? Votrepremier mouvement a dû être de demander une explication à madameGerdy ?
Noël eut un tressaillement que ne remarqua pas le père Tabaret,tout préoccupé du tour qu’il voulait donner à la conversation.
– C’est par là, répondit-il, que j’ai commencé.
– Et que vous a-t-elle dit ?
– Que pouvait-elle dire ? N’était-elle pas accabléed’avance ?
– Quoi ! elle n’a pas essayé de se disculper ?
– Si ! elle a tenté l’impossible. Elle a prétendum’expliquer cette correspondance, elle m’a dit… Eh ! sais-jece qu’elle m’a dit ? des mensonges, des absurdités, desinfamies…
L’avocat avait achevé de ramasser les lettres, sans s’apercevoirdu vol. Il les lia soigneusement et les replaça dans le tiroirsecret de son bureau.
– Oui, continua-t-il en se levant et en arpentant son bureaucomme si le mouvement eût pu calmer sa colère, oui, elle aentrepris de me donner le change. Comme c’était aisé, avec lespreuves que je tiens ! C’est qu’elle adore son fils, et àl’idée qu’il pouvait être forcé de me restituer ce qu’il m’a volé,son cœur se brisait. Et moi, imbécile, sot, lâche, qui dans lepremier moment avais presque envie de ne lui parler de rien, je medisais : il faut pardonner, elle m’a aimé, après tout… Aimé ?non. Elle me verrait souffrir les plus horribles tortures sansverser une larme, pour empêcher un seul cheveu de tomber de la têtede son fils.
– Elle a probablement averti le comte, objecta le père Tabaret,poursuivant son idée.
– C’est possible. Sa démarche, en ce cas, aura étéinutile ; le comte est absent de Paris depuis plus d’un moiset on ne l’attend guère qu’à la fin de la semaine.
– Comment savez-vous cela ?
– J’ai voulu voir le comte mon père, lui parler…
– Vous ?
– Moi. Pensez-vous donc que je ne réclamerai pas ? Vousimaginez-vous que, volé, dépouillé, trahi, je n’élèverai pas lavoix ? Quelle considération m’engagerait donc à metaire ? qui ai-je à ménager ? J’ai des droits, je lesferai valoir. Que trouvez-vous à cela de surprenant ?
– Rien certainement, mon ami. Ainsi donc vous êtes allé chezmonsieur de Commarin ?
– Oh ! je ne m’y suis pas résolu immédiatement, continuaNoël. Ma découverte m’avait fait presque perdre la tête. J’avaisbesoin de réfléchir. Mille sentiments divers et opposésm’agitaient. Je voulais et je ne voulais pas, la fureur m’aveuglaitet je manquais de courage ; j’étais indécis, flottant, égaré.Le bruit que peut causer cette affaire m’épouvantait. Je désirais,je désire mon nom, cela est certain. Mais, à la veille de lereprendre, je ne voudrais pas le salir. Je cherchais un moyen detout concilier à bas bruit, sans scandale.
– Enfin, vous vous êtes décidé ?
– Oui, après quinze jours d’angoisse. Ah ! que j’aisouffert tout ce temps ! J’avais abandonné toutes mesaffaires, rompu avec le travail. Le jour, par des coursesinsensées, je cherchais à briser mon corps, espérant arriver ausommeil par la fatigue. Efforts inutiles ! Depuis que j’aitrouvé ces lettres, je n’ai pas dormi une heure.
De temps à autre, le père Tabaret tirait sournoisement samontre. Monsieur le juge d’instruction sera couché, pensait-il.
– Enfin, un matin, continua Noël, après une nuit de rage, je medis qu’il fallait en finir. J’étais dans l’état désespéré de cesjoueurs qui, après des pertes successives, jettent sur le tapis cequi leur reste pour le risquer d’un coup. Je pris mon cœur à deuxmains, j’envoyai chercher une voiture et je me fis conduire àl’hôtel Commarin.
Le vieux policier laissa échapper un soupir de satisfaction.
– C’est un des plus magnifiques hôtels du faubourgSaint-Germain, mon vieil ami ; une demeure princière, digned’un grand seigneur vingt fois millionnaire, presque un palais. Onentre d’abord dans une cour vaste. À droite et à gauche sont lesécuries où piaffent vingt chevaux de prix, les remises et lescommuns. Au fond, s’élève la façade de l’hôtel, majestueux etsévère avec ses fenêtres immenses et son double perron de marbre.Derrière, s’étend un grand jardin, je devrais dire un parc, ombragépar les plus vieux arbres peut-être qui soient à Paris.
Cette description enthousiaste contrariait vivement le pèreTabaret. Mais qu’y faire, comment presser Noël ? Un motindiscret pouvait éveiller ses soupçons, lui révéler qu’il parlaitnon à un ami, mais au collaborateur de Gévrol.
– On vous a donc fait visiter l’hôtel ? demanda-t-il.
– Non, je l’ai visité moi-même. Depuis que je me sais le seulhéritier des Rhéteau de Commarin, je me suis enquis de ma nouvellefamille. J’ai étudié son histoire à la bibliothèque ; c’estune noble histoire. Le soir, la tête en feu, j’allais rôder autourde la demeure de mes pères. Ah ! vous ne pouvez comprendre mesémotions ! C’est là, me disais-je, que je suis né ; là,j’aurais dû être élevé, grandir ; là, je devrais régneraujourd’hui ! Je dévorais ces amertumes inouïes dont meurentles bannis.
» Je comparais, à ma vie triste et besogneuse, les grandesdestinées du bâtard, et il me montait à la tête des bouffées decolère. Il me prenait des envies folles de forcer les portes, de meprécipiter dans le grand salon pour en chasser l’intrus, le fils dela fille Gerdy : « Hors d’ici, bâtard ! hors d’ici, je suis lemaître ! » La certitude de rentrer dans mes droits dès que jele voudrais me retenait seule. Oui, je la connais, cette habitationde mes ancêtres ! J’aime ses vieilles sculptures, ses grandsarbres, les pavés mêmes de la cour foulés par les pas de mamère ! J’aime tout, jusqu’aux armes étalées au-dessus de lagrande porte, fier défi jeté aux idées stupides de notre époque deniveleurs.
Cette dernière phrase sortait si formellement des idéeshabituelles de l’avocat que le père Tabaret détourna un peu la têtepour cacher son sourire narquois.
Pauvre humanité ! pensait-il ; le voici déjà grandseigneur !
– Quand j’arrivai, reprit Noël, le suisse en grande livrée étaitsur la porte. Je demandai monsieur le comte de Commarin. Le suisseme répondit que monsieur le comte voyageait, mais que monsieur levicomte était chez lui. Cela contrariait mes desseins ;cependant j’étais lancé, j’insistai pour parler au fils à défaut dupère. Le suisse me toisa un bon moment. Il venait de me voirdescendre d’une voiture de remise, il prenait ma mesure. Il seconsultait avant de décider si je n’étais pas un trop mincepersonnage pour aspirer à l’honneur de comparaître devant monsieurle vicomte.
– Cependant vous avez pu lui parler !
– Comment cela, sur-le-champ ! répondit l’avocat d’un tonde raillerie amère ; y pensez-vous, cher monsieurTabaret ! L’examen pourtant me fut favorable ; ma cravateblanche et mon costume noir produisirent leur effet. Le suisse meconfia à un chasseur emplumé qui me fit traverser la cour etm’introduisit dans un superbe vestibule où bâillaient sur desbanquettes trois ou quatre valets de pied. Un de ces messieurs mepria de le suivre.
» Il me fit gravir un splendide escalier qu’on pourrait monteren voiture, me précéda dans une longue galerie de tableaux, meguida à travers de vastes appartements silencieux dont les meublesse fanaient sous des housses, et finalement me remit aux mains duvalet de chambre de monsieur Albert. C’est le nom que porte le filsde madame Gerdy, c’est-à-dire mon nom à moi.
– J’entends, j’entends…
– J’avais passé un examen, il me fallut subir un interrogatoire.Le valet de chambre désirait savoir qui j’étais, d’où je venais, ceque je faisais, ce que je voulais, et le reste. Je répondissimplement que, absolument inconnu du vicomte, j’avais besoin del’entretenir cinq minutes pour une affaire urgente. Il sortit,m’invitant à m’asseoir et attendre. J’attendais depuis plus d’unquart d’heure quand il reparut. Son maître daignait consentir à merecevoir.
Il était aisé de comprendre que cette réception était restée surle cœur de l’avocat et qu’il la considérait comme un affront. Il nepardonnait pas à Albert ses laquais et son valet de chambre. Iloubliait la mort du duc illustre qui disait : « Je paye mes valetspour être insolents afin de m’épargner le ridicule et l’ennui del’être. » Le père Tabaret fut surpris de l’amertume de son jeuneami à propos de détails si vulgaires.
Quelle petitesse, pensait-il, et chez un homme d’un géniesupérieur ! Est-il donc vrai que c’est dans l’arrogance de lavaletaille qu’il faut chercher le secret de la haine du peuple pourdes aristocraties aimables et polies !
– On me fit entrer, continua Noël, dans un petit salonsimplement meublé, et qui n’avait pour ornement que des armes. Il yen a, le long des murs, de tous les temps et de tous les pays.Jamais je n’ai vu dans un si petit espace tant de fusils, depistolets, d’épées, de sabres et de fleurets. On se serait cru dansl’arsenal d’un maître d’escrime.
L’arme de l’assassin de la veuve Lerouge revenait ainsinaturellement à la mémoire du vieux policier.
– Le vicomte, dit Noël ralentissant son débit, était à demicouché sur un divan lorsque j’entrai. Il était vêtu d’une jaquettede velours et d’un pantalon de chambre pareil, et avait autour ducou un immense foulard de soie blanche. Je ne lui en veuxaucunement, à ce jeune homme, il ne m’a jamais fait sciemment lemoindre mal, il ignorait le crime de notre père, je puis donc luirendre justice. Il est bien, il a grand air et porte noblement lenom qui ne lui appartient pas. Il est de ma taille, brun comme moiet me ressemblerait peut-être s’il ne portait toute sa barbe.Seulement, il a l’air plus jeune que moi de cinq ou six ans. Cetteapparence de jeunesse s’explique. Il n’a ni travaillé, ni lutté, nisouffert. Il est de ces heureux arrivés avant de partir, quitraversent la vie sur les coussins moelleux de leur équipage sansressentir le plus léger cahot. En me voyant, il se leva et me saluagracieusement.
– Vous deviez être fameusement ému ? demanda lebonhomme.
– Un peu moins que je le suis en ce moment. Quinze joursd’angoisses préparatoires usent bien des émotions. J’allai toutd’abord au-devant de la question que je lus sur ses lèvres : «Monsieur, lui dis-je, vous ne me connaissez aucunement, mais mapersonnalité est la moindre des choses. Je viens à vous chargéd’une mission bien triste et bien grave, et qui intéresse l’honneurdu nom que vous portez. » Sans doute, il ne me crut pas, car c’estd’un ton qui frisait l’impertinence qu’il me répondit : « Sera-celong ? » Je dis simplement : « Oui. »
– Je vous en prie, insista le père Tabaret devenu très attentif,n’omettez pas un détail. C’est très important, vous comprenez…
– Le vicomte, continua Noël, parut vivement contrarié. « C’estque, m’objecta-t-il, j’avais disposé de mon temps. C’est à cetteheure que je suis admis près de la jeune fille que je dois épouser,mademoiselle d’Arlange ; ne pourrions-nous remettre cetentretien ? »
Bon ! autre femme ! se dit le bonhomme.
– Je répondis au vicomte que notre explication ne souffraitaucun retard, et comme je le voyais en disposition de m’envoyerpromener, je sortis de ma poche la correspondance du comte et jelui présentai une des lettres. En reconnaissant l’écriture de sonpère il s’humanisa. Il me déclara qu’il allait être à moi, medemandant la permission de faire prévenir là où il était attendu.Il écrivit un mot à la hâte et le remit à son valet de chambre enlui ordonnant de le faire porter tout de suite chez madame lamarquise d’Arlange. Il me fit alors passer dans une pièce voisine,sa bibliothèque…
– Un mot seulement, interrompit le bonhomme ; s’était-iltroublé en voyant les lettres ?
– Pas le moins du monde. Après avoir fermé soigneusement laporte, il me montra un fauteuil, s’assit lui-même et me dit : «Maintenant, monsieur, expliquez-vous. » J’avais eu le temps de mepréparer à cette entrevue dans l’antichambre. J’étais décidé àfrapper immédiatement un grand coup. « Monsieur, lui dis-je, mamission est pénible. Je vais vous révéler des faits incroyables. Degrâce, ne me répondez rien avant d’avoir pris connaissance deslettres que voici. Je vous conjure aussi de ne vous point laisseraller à des violences qui seraient inutiles. » Il me regarda d’unair extrêmement surpris et répondit : « Parlez, je puis toutentendre. » Je me levai. « Monsieur, lui dis-je, apprenez que vousn’êtes pas le fils légitime de monsieur de Commarin. Cettecorrespondance vous le prouvera. L’enfant légitime existe, et c’estlui qui m’envoie. » J’avais les yeux sur les siens en parlant, etj’y vis passer un éclair de fureur. Je crus un instant qu’il allaitme sauter à la gorge. Il se remit vite. « Ces lettres ? »fit-il d’une voix brève. Je les lui remis.
– Comment ! s’écria le père Tabaret, ces lettres-là, lesvraies ?… Imprudent !
– Pourquoi ?
– Et s’il les avait… que sais-je, moi ?…
L’avocat appuya sa main sur l’épaule de son vieil ami.
– J’étais là, répondit-il d’une voix sourde, et il n’y avait, jevous le promets, aucun danger.
La physionomie de Noël prit une telle expression de férocité quele bonhomme eut presque peur et se recula instinctivement.
Il l’aurait tué ! pensa-t-il.
L’avocat reprit son récit :
– Ce que j’ai fait pour vous ce soir, mon ami, je le fis pour levicomte Albert. Je lui évitai la lecture, au moins immédiate, deces cent cinquante-six lettres. Je lui dis de ne s’arrêter qu’àcelles qui étaient marquées d’une croix, et de s’attacherspécialement aux passages soulignés au crayon rouge.
– C’était abréger le supplice.
– Il était assis, continua Noël, devant un petit guéridon tropfragile pour qu’on pût s’appuyer dessus, et j’étais, moi, restédebout, adossé à la cheminée, où il y avait du feu. Je suivais sesmoindres mouvements et j’épiais son visage. Non, de ma vie je n’aivu un spectacle pareil et je ne l’oublierais pas quand je vivraismille ans. En moins de cinq minutes, sa physionomie changea à cepoint que son valet de chambre ne l’eût pas reconnu. Il avait saisison mouchoir de poche, et de temps à autre, machinalement, il leportait à sa bouche. Il pâlissait à vue d’œil et ses lèvresblêmissaient jusqu’à paraître aussi blanches que son mouchoir.
» De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et sesyeux devenaient troubles comme si une taie les eût recouverts.D’ailleurs, pas une exclamation, pas une parole, pas un soupir, pasun geste, rien. À un moment il me fit tellement pitié que jefaillis lui arracher les lettres des mains, les lancer dans le feuet le prendre dans mes bras en lui criant : « Va, tu es mon frère,oublions tout, restons chacun à notre place, aimons-nous !»
Le père Tabaret prit la main de Noël et la serra.
– Va ! dit-il, je reconnais là mon généreuxenfant !
– Si je ne l’ai pas fait, mon ami, c’est que je me suis dit :les lettres brûlées, me reconnaîtra-t-il encore pour sonfrère ?
– C’est juste.
– Au bout d’une demi-heure environ, la lecture fut terminée. Levicomte se leva et se plaça debout, bien en face de moi. « Vousavez raison, monsieur, me dit-il, si ces lettres sont bien de monpère, comme je le crois, tout tend à prouver que je ne suis pas lefils de la comtesse de Commarin. » Je ne répondis pas. « Cependant,reprit-il, ce ne sont là que des présomptions. Possédez-vousd’autres preuves ? » Je m’attendais, certes, à bien d’autresobjections. « Germain, dis-je, pourrait parler. » Il m’apprit queGermain était mort depuis plusieurs années. Alors, je lui parlai dela nourrice, de la veuve Lerouge. Je lui expliquai combien elleserait facile à trouver et à interroger. J’ajoutai qu’elledemeurait à La Jonchère.
– Et que dit-il, Noël, à cette ouverture ? demanda avecempressement le père Tabaret.
– Il garda le silence d’abord et parut réfléchir. Puis, tout àcoup, il se frappa le front en disant : « J’y suis, je laconnais ! J’ai accompagné mon père chez elle trois fois, etdevant moi il lui a remis une somme assez forte. » Je lui fisremarquer que c’était encore une preuve. Il ne répliqua pas et semit à arpenter la bibliothèque. Enfin, il revint à moi : «Monsieur, me dit-il, vous connaissez le fils légitime de monsieurde Commarin ? » Je répondis : « C’est moi. » Il baissa la têteet murmura : « Je m’en doutais. » Il me prit la main et ajouta : «Mon frère, je ne vous en veux pas. »
– Il me semble, fit le père Tabaret, qu’il pouvait vous laisserle soin de dire cela, et avec un peu plus de justice et deraison.
– Non, mon ami, car le malheureux aujourd’hui, c’est lui. Je nesuis pas descendu, moi, je ne savais pas, tandis quelui !…
Le vieux policier hocha la tête ; il ne devait rien laisserdeviner de ses pensées et elles l’étouffaient quelque peu.
– Enfin, poursuivit Noël, après un assez long silence, je luidemandai à quoi il s’arrêtait. « Écoutez, prononça-t-il, j’attendsmon père d’ici à huit ou dix jours. Vous m’accorderez bien cedélai. Aussitôt son retour, je m’expliquerai avec lui, et justicevous sera rendue, je vous en donne ma parole d’honneur. Reprenezvos lettres et permettez-moi de rester seul. Je suis comme un hommefoudroyé, monsieur. En un moment je perds tout : un grand nom quej’ai toujours porté le plus dignement que j’ai pu, une positionunique, une fortune immense, et plus que tout cela peut-être… unefemme qui m’est plus chère que ma vie. En échange, il est vrai, jeretrouverai une mère. Nous nous consolerons ensemble. Et jetâcherai, monsieur, de vous faire oublier, car elle doit vous aimeret elle vous pleurera. »
– Il a véritablement dit cela ?
– Presque mot pour mot.
– Canaille ! gronda le bonhomme entre ses dents.
– Vous dites ? interrogea Noël.
– Je dis que c’est un brave jeune homme, répondit le pèreTabaret, et je serais enchanté de faire sa connaissance.
– Je ne lui ai pas montré la lettre de rupture, ajoutaNoël ; il vaut autant qu’il ignore la conduite de madameGerdy. Je me suis privé volontairement de cette preuve plutôt quede lui causer un très violent chagrin.
– Et maintenant ?…
– Que faire ? J’attends le retour du comte. Selon ce qu’ildira, j’agirai. Je passerai demain au parquet pour demanderl’examen des papiers de Claudine. Si les lettres se retrouvent, jesuis sauvé, sinon… Mais, je vous l’ai dit, je n’ai pas de partipris depuis que je sais cet assassinat. Qui meconseillera ?
– Le moindre conseil demande de longues réflexions, répondit lebonhomme, qui songeait à la retraite. Hélas ! mon pauvreenfant, quelle vie vous avez dû mener !…
– Affreuse… Et joignez à cela des inquiétudes d’argent.
– Comment ! vous qui ne dépensez rien…
– J’ai pris des engagements. Puis-je toucher à la fortunecommune que j’administrais jusqu’ici ? Je ne le pense pas.
– Vous ne le devez pas. Et tenez, je suis ravi que vous m’ayezparlé de cela, vous allez me rendre un service.
– Bien volontiers. Lequel ?
– Imaginez-vous que j’ai dans mon secrétaire douze ou quinzemille francs qui me gênent abominablement. Vous comprenez, je suisvieux, je ne suis pas brave, si on venait à se douter…
– Je craindrais…, voulut objecter l’avocat.
– Quoi ! fit le bonhomme. Dès demain je vous les apporte.Mais, songeant qu’il allait se mettre à la disposition de M.Daburon et que peut-être il ne serait pas libre quand il voudrait:
– Non ! pas demain, reprit-il, ce soir même. Ce diabled’argent ne passera pas une nuit de plus chez moi.
Il s’élança dehors et bientôt reparut tenant à la main quinzebillets de mille francs.
– S’ils ne suffisent pas, dit-il en les tendant à Noël, j’en aid’autres.
– Je vais toujours, proposa l’avocat, vous donner un reçu.
– À moi ! pour quoi faire ? il sera temps demain.
– Et si je meurs cette nuit ?
– Eh bien ! fit le bonhomme, en songeant à son testament,j’hériterai encore de vous. Bonsoir ! Vous m’avez demandé unconseil… il me faut la nuit pour réfléchir, j’ai présentement lacervelle à l’envers. Je vais même sortir un peu. Si je me couchaismaintenant, j’aurais quelque horrible cauchemar. Allons, monenfant, patience et courage. Qui sait si, à l’heure qu’il est, laProvidence ne travaille pas pour vous !
Il sortit et Noël laissa sa porte entrouverte, écoutant le bruitdes pas qui se perdait dans l’escalier. Bientôt le cri de : «Cordon, s’il vous plaît ! » et le claquement de la porte luiapprirent que le père Tabaret était dehors.
Il attendit quelques instants encore et remonta sa lampe. Puisil prit un petit paquet dans un des tiroirs, glissa dans sa pocheles billets de banque de son vieil ami et quitta son cabinet, dontil ferma la porte à double tour. Sur le palier, il s’arrêta. Ilprêtait l’oreille comme si quelque gémissement de Mme Gerdy eût puparvenir jusqu’à lui. N’entendant rien, il descendit sur la pointedu pied. Une minute plus tard, il était dans la rue.
Dans le bail de Mme Gerdy se trouvait compris, aurez-de-chaussée, un local qui autrefois servait de remise. Elle enavait fait comme un capharnaüm où elle entassait toutes lesvieilleries du ménage, meubles inutiles, ustensiles hors deservice, objets de rebut ou encombrants. On y serrait aussi laprovision de bois et de charbon de l’hiver.
Cette ancienne remise avait, sur la rue, une petite portelongtemps condamnée. Depuis plusieurs années Noël l’avait faitréparer en secret, y avait adapté une serrure. Il pouvait, par là,entrer et sortir à toute heure, échappant ainsi au contrôle duconcierge, c’est-à-dire de toute la maison.
C’est par cette porte que sortait l’avocat, non sans employerles plus grandes précautions pour l’ouvrir et pour la refermer.
Une fois dehors, il resta un moment immobile sur le trottoir,comme s’il eût hésité sur la route à prendre. Il se dirigeaitlentement vers la gare Saint-Lazare, quand un fiacre vint à passer.Il fit signe au cocher, qui retint son cheval et amena la voituresur le bord de la chaussée.
– Rue du Faubourg-Montmartre, au coin de la rue de Provence, ditNoël en montant, et bon train !
À l’endroit indiqué, l’avocat descendit du fiacre et paya lecocher. Quand il le vit assez loin, il s’engagea dans la rue deProvence, et après une centaine de pas, sonna à la porte d’une desplus belles maisons de la rue.
Le cordon fut immédiatement tiré.
Lorsque Noël passa devant la loge, le portier lui adressa unsalut respectueusement protecteur, amical en même temps : un de cessaluts que les portiers de Paris tiennent en réserve pour leslocataires selon leur cœur, mortels généreux à la main toujoursouverte.
Arrivé au second étage, l’avocat s’arrêta, tira une clé de sapoche, et entra comme chez lui dans l’appartement du milieu.
Mais au grincement, bien léger pourtant, de la clé dans laserrure, une femme de chambre, assez jeune, assez jolie, à l’œileffronté, était accourue.
– Ah ! monsieur ! s’écria-t-elle.
Cette exclamation lui échappa juste assez haut pour pouvoir êtreentendue à l’extrémité de l’appartement et servir de signal aubesoin. C’était comme si elle eût crié « Gare ! » Noël nesembla pas le remarquer.
– Madame est là ? fit-il.
– Oui, monsieur ! et bien en colère après monsieur. Dès cematin, elle voulait envoyer chez monsieur. Ce tantôt elle parlaitd’y aller elle-même. J’ai eu bien du mal à l’empêcher de désobéiraux ordres de monsieur.
– C’est bien, dit l’avocat.
– Madame est dans le fumoir, continua la femme de chambre, jelui prépare une tasse de thé ; monsieur en prendra-t-ilune ?
– Oui, répondit Noël. Éclairez-moi, Charlotte.
Il traversa successivement une magnifique salle à manger, unsplendide salon doré, style Louis XIV ; et pénétra dans lefumoir.
C’était une pièce assez vaste dont le plafond étaitremarquablement élevé. On devait s’y croire à trois mille lieues deParis, chez quelque opulent sujet du Fils du Ciel. Meubles, tapis,tentures, tableaux, tout venait bien évidemment en droite ligne deHong-Kong ou de Shang-Hai.
Une riche étoffe de soie à personnages vivement enluminéshabillait les murs et se drapait devant les portes. Tout l’empiredu Milieu y défilait dans des paysages vermillon, mandarins pansus,entourés de leurs porte-lanternes ; lettrés abrutis parl’opium, endormis sous des parasols ; jeunes filles aux yeuxretroussés, trébuchant sur leurs pieds serrés de bandelettes.
Le tapis, d’un tissu dont la fabrication est un secret pourl’Europe, était semé de fruits et de fleurs d’une perfection àtromper une abeille. Sur la soie, qui cachait le plafond, quelquegrand artiste de Péking avait peint de fantastiques oiseaux ouvrantsur un fond d’azur leurs ailes de pourpre et d’or.
Des baguettes de laque, précieusement incrustées de nacre,retenaient les draperies et dessinaient les angles del’appartement.
Deux bahuts bizarres occupaient entièrement un des côtés de lapièce. Des meubles aux formes capricieuses et incohérentes, destables à dessus de porcelaine, des chiffonnières de bois précieuxencombraient les moindres recoins.
Puis c’étaient des étagères achetées chez Lien-Tsi, le Tahan deSou-Tchéou, la ville artistique ; mille curiosités impossibleset coûteuses, depuis les bâtons d’ivoire qui remplacent nosfourchettes jusqu’aux tasses de porcelaine plus mince qu’une bullede savon, miracles du règne de Kien-Loung.
Un divan très large et très bas, avec des piles de coussinsrecouverts en étoffe pareille à la tenture, régnait au fond dufumoir. Il n’y avait pas de fenêtre, mais bien une grande verrièrecomme celle des magasins, double et à panneaux mobiles. L’espacevide, d’un mètre environ, ménagé entre les glaces de l’intérieur etcelles de l’extérieur, était rempli de fleurs les plus rares. Lacheminée absente était remplacée par des bouches de chaleuradroitement dissimulées qui entretenaient dans le fumoir unetempérature à faire éclore des vers à soie, véritablement enharmonie avec l’ameublement.
Quand Noël entra, une femme jeune encore était pelotonnée sur ledivan et fumait une cigarette. En dépit de la chaleur tropicale,elle était enveloppée de grands châles de cachemire.
Elle était petite, mais seules les femmes petites peuvent réunirtoutes les perfections. Les femmes dont la taille dépasse lamoyenne doivent être des essais ou des erreurs de la nature. Sibelles qu’elles pussent être, toujours elles pèchent par quelqueendroit, comme l’œuvre d’un statuaire qui, même ayant du génie,aborderait pour la première fois la grande sculpture.
Elle était petite mais son cou, ses épaules et ses bras avaientdes rondeurs exquises. Ses mains aux doigts retroussés, aux onglesroses, semblaient des bijoux précieusement caressés. Ses pieds,chaussés de bas de soie presque aussi épais qu’une toiled’araignée, étaient une merveille. Ils rappelaient non le pied partrop fabuleux que Cendrillon fourrait dans une pantoufle de vair,mais le pied très réel, très célèbre et plus palpable dont unebelle banquière aime à donner le modèle en marbre, en plâtre ou enbronze à ses nombreux admirateurs.
Elle n’était pas belle, ni même jolie ; cependant saphysionomie était de celles qu’on n’oublie guère, et qui frappentdu coup de foudre de Beyle. Son front était un peu haut et sabouche trop grande, malgré la provocante fraîcheur des lèvres. Sessourcils étaient comme dessinés à l’encre de Chine ; seulementle pinceau avait trop appuyé et ils lui donnaient l’air durlorsqu’elle oubliait de les surveiller. En revanche son teint uniavait une riche pâleur dorée, ses yeux noirs veloutés possédaientune énorme puissance magnétique, ses dents brillaient de lablancheur nacrée de la perle et ses cheveux, d’une prodigieuseopulence, étaient fins et noirs, ondés, avec des refletsbleuâtres.
En apercevant Noël, qui écartait la portière de soie, elle sesouleva à demi, s’appuyant sur son coude.
– Enfin, vous voici, fit-elle d’une voix aigrelette, c’est fortheureux !
L’avocat avait été suffoqué par la température sénégalienne dufumoir.
– Quelle chaleur ! dit-il ; on étouffe ici !
– Vous trouvez ? reprit la jeune femme ; ehbien ! moi je grelotte. Il est vrai que je suis trèssouffrante. Poser m’est insupportable, me prend sur les nerfs, etje vous attends depuis hier.
– Il m’a été impossible de venir, objecta Noël,impossible !
– Vous saviez cependant, continua la dame, qu’aujourd’hui estmon jour d’échéance et que j’avais beaucoup à payer. Lesfournisseurs sont venus, pas un sou à leur donner. On a présenté lebillet du carrossier, pas d’argent. Ce vieux filou de Clergeot,auquel j’ai souscrit un effet de trois mille francs, m’a fait untapage affreux. Comme c’est agréable !
Noël baissa la tête comme un écolier que son professeur grondele lundi parce qu’il n’a pas fait les devoirs du dimanche.
– Ce n’est qu’un jour de retard, murmura-t-il.
– Et ce n’est rien, n’est-ce pas ? riposta la jeune femme.Un homme qui se respecte, mon cher, laisse protester sa signatures’il le faut, mais jamais celle de sa maîtresse. Pour qui doncvoulez-vous que je passe ? Ignorez-vous que je n’ai à attendrede considérations que de mon argent ? Du jour où je ne payeplus, bonsoir…
– Ma chère Juliette, prononça doucement l’avocat…
Elle l’interrompit brusquement.
– Oui, c’est fort joli, poursuivit-elle, ma Juliette adorée,tant que vous êtes ici, c’est charmant, mais vous n’avez pas plustôt tourné les talons qu’autant en emporte le vent. Savez-vousseulement, une fois dehors, s’il existe une Juliette ?
– Comme vous êtes injuste ! répondit Noël. N’êtes-vous passûre que je pense toujours à vous ? ne vous l’ai-je pas prouvédes milliers de fois ? Tenez, je vais vous le prouver encore àl’instant.
Il tira de sa poche le petit paquet qu’il avait pris dans sonbureau, et, le développant, il montra un charmant écrin develours.
– Voici, dit-il, le bracelet qui vous faisait tant d’envie il ya huit jours à l’étalage de Beaugran.
Mme Juliette, sans se lever, tendit la main pour prendrel’écrin, l’entrouvrit avec la plus nonchalante indifférence, y jetaun coup d’œil et dit seulement :
– Ah !
– Est-ce bien celui-ci ? demanda Noël.
– Oui ; mais il me semblait beaucoup plus joli chez lemarchand.
Elle referma l’écrin et le jeta sur une petite table placée prèsd’elle.
– Je n’ai pas de chance ce soir, fit l’avocat avec dépit.
– Pourquoi cela ?
– Je vois bien que ce bracelet ne vous plaît pas.
– Mais si, je le trouve charmant… d’ailleurs il me complète lesdeux douzaines. Ce fut au tour de Noël de dire :
– Ah !…
Et comme Juliette se taisait, il ajouta :
– S’il vous fait plaisir, il n’y paraît guère.
– Vous y voilà donc ! s’écria la dame. Je ne vous semblepas assez enflammée de reconnaissance. Vous m’apportez un présent,et je dois immédiatement le payer comptant, remplir la maison decris de joie et me jeter à vos genoux en vous appelant grand etmagnifique seigneur.
Noël ne put retenir un geste d’impatience que Juliette remarquafort bien et qui la ravit.
– Cela suffirait-il ? continua-t-elle. Faut-il quej’appelle Charlotte pour lui faire admirer ce bracelet superbe,monument de votre générosité ? Voulez-vous que je fasse monterle portier et descendre ma cuisinière pour leur dire combien jesuis heureuse de posséder un amant si magnifique ?
L’avocat haussait les épaules en philosophe que ne sauraienttoucher les railleries d’un enfant.
– À quoi bon ces plaisanteries blessantes ? dit-il. Si vousavez contre moi quelque grief sérieux, mieux vaut le diresimplement et sérieusement.
– Soit, soyons sérieux, répondit Juliette. Je vous dirai, celaétant, que mieux valait oublier ce bracelet et m’apporter hier soirou ce matin les huit mille francs dont j’avais besoin.
– Je ne pouvais venir.
– Il fallait les envoyer ; il y a encore descommissionnaires au coin des rues.
– Si je ne les ai ni apportés, ni envoyés, ma chère amie, c’estque je ne les avais pas. J’ai été obligé de beaucoup chercher avantde les trouver, et on me les avait promis pour demain seulement. Sije les ai ce soir, je le dois à un hasard sur lequel je ne comptaispas il y a une heure, et que j’ai saisi aux cheveux, au risque deme compromettre.
– Pauvre homme ! fit Juliette d’un ton de pitié ironique.Vous osez me dire que vous êtes embarrassé pour trouver dix millefrancs, vous !
– Oui, moi.
La jeune femme regarda son amant et partit d’un éclat derire.
– Vous êtes superbe dans ce rôle de jeune homme pauvre,dit-elle.
– Ce n’est pas un rôle…
– Que vous dites, mon cher. Mais je vous vois venir. Cet aimableaveu est une préface. Demain, vous allez vous déclarer très gêné,et après-demain… C’est l’avarice qui vous travaille. Cette vertuvous manquait. Ne sentez-vous pas des remords de l’argent que vousm’avez donné ?
– Malheureuse ! murmura Noël révolté.
– Vrai, continua la dame, je vous plains, oh ! maisconsidérablement. Amant infortuné ! Si j’ouvrais unesouscription pour vous ? À votre place je me ferais inscrireau bureau de bienfaisance !
La patience échappa à Noël, en dépit de sa résolution de restercalme.
– Vous croyez rire ? s’écria-t-il ; eh bien !apprenez-le, Juliette, je suis ruiné et j’ai épuisé mes dernièresressources. J’en suis aux expédients !…
L’œil de la jeune femme brilla ; elle regarda tendrementson amant.
– Oh ! si c’était vrai, mon gros chat !dit-elle ; si je pouvais te croire !
L’avocat reçut ce regard en plein dans le cœur. Il fut navré.Elle me croit, pensa-t-il, et elle est ravie. Elle me déteste.
Il se trompait. L’idée qu’un homme l’avait assez aimée pour seruiner froidement avec elle, sans jamais laisser échapper unreproche, transportait cette fille. Elle se sentait près d’aimer,déchu et sans le sou, celui qu’elle détestait riche et fier. Maisl’expression de ses yeux changea bien vite.
– Bête que je suis ! s’écria-t-elle, j’allais pourtantdonner là-dedans et m’attendrir ! Avec cela que vous êtes bienun monsieur à lâcher votre monnaie à doigts écartés ! Àd’autres, mon cher ! Tous les hommes aujourd’hui comptentcomme des prêteurs sur gages. Il n’y a plus à se ruiner que derares imbéciles, quelques moutards vaniteux, et de temps à autre unvieillard passionné. Or, vous êtes un gaillard très froid, trèsgrave, très sérieux et surtout très fort.
– Pas avec vous, toujours, murmura Noël.
– Bast ! laissez-moi donc tranquille, vous savez bien ceque vous faites. En guise de cœur vous avez un gros double zérocomme à Hombourg. Quand vous m’avez prise, vous vous êtes dit : jevais me payer de la passion pour tant. Et vous vous êtes tenuparole. C’est un placement comme un autre, dont on reçoit lesintérêts en agrément. Vous êtes capable de toutes les folies dumonde à raison de quatre mille francs par mois, prix fixe. S’ilfallait vingt sous de plus, vous reprendriez bien vite votre cœuret votre chapeau pour les porter ailleurs, à côté, à laconcurrence.
– C’est vrai, répondit froidement l’avocat, je sais compter, etcela m’est prodigieusement utile ! Cela me sert à savoir aujuste où et comment a passé ma fortune.
– Vous le savez, vraiment ? ricana Juliette.
– Et je puis vous le dire, ma chère. D’abord vous avez été peuexigeante… mais l’appétit vient en mangeant. Vous avez voulu duluxe, vous l’avez eu ; un mobilier splendide, vousl’avez ; une maison montée, des toilettes extravagantes, jen’ai rien su refuser. Il vous a fallu une voiture, un cheval, j’airépondu : soit. Et je ne parle pas de mille fantaisies. Je necompte ni ce cabinet chinois ni les deux douzaines de bracelets. Cetotal est de quatre cent mille francs.
– Vous en êtes sûr ?
– Comme quelqu’un qui les a eus et qui ne les a plus.
– Quatre cent mille francs, juste ! il n’y a pas decentimes ?
– Non.
– Alors, mon cher, si je vous présentais ma facture, vous seriezen reste.
La femme de chambre, qui entrait apportant le thé sur unplateau, interrompit ce duo d’amour dont Noël avait fait plus d’unerépétition. L’avocat se tut à cause de la soubrette. Juliette gardale silence à cause de son amant, car elle n’avait pas de secretpour Charlotte, qui la servait depuis trois ans et à laquelle, enbon cœur, elle passait tout, même un amoureux, joli homme, quicoûtait assez cher.
Mme Juliette Chaffour était parisienne. Elle devait être née,vers 1839, quelque part, sur les hauteurs du faubourg Montmartre,d’un père complètement inconnu. Son enfance fut une longuealternative de roulées et de caresses également furieuses. Ellevécut mal, de dragées ou de fruits avariés ; aussipossédait-elle un estomac à toute épreuve. À douze ans, elle étaitmaigre comme un clou, verte comme une pomme en juin et plusdépravée que Saint-Lazare. Prudhomme aurait dit que cette précocecoquine était totalement destituée de moralité.
Elle n’avait pas la plus vague notion de l’idée abstraite quereprésente ce substantif. Elle devait supposer l’univers peupléd’honnêtes gens vivant comme madame sa mère, les amis et les amiesde madame sa mère. Elle ne craignait ni Dieu ni diable, mais elleavait peur des sergents de ville. Elle redoutait aussi certainspersonnages mystérieux et cruels, dont elle entendait parler detemps à autre, qui habitent près du Palais de Justice et éprouventun malin plaisir à faire du chagrin aux jolies filles.
Comme sa beauté ne donnait aucune espérance, on allait la mettredans un magasin, quand un vieux et respectable monsieur, qui avaitconnu sa maman autrefois, lui accorda sa protection. Ce vieillard,prudent et prévoyant comme tous les vieillards, était unconnaisseur et savait que pour récolter il est indispensable desemer. Il voulut d’abord badigeonner sa protégée d’un vernisd’éducation. Il lui donna des maîtres, un professeur de musique, unprofesseur de danse qui, en moins de trois ans, lui apprirent àécrire, un peu de piano et les premières notions d’un art qui afait tourner la tête à plus d’un ambassadeur : la danse.
Ce qu’il ne lui donna pas, c’est un amant. Elle en choisit unelle-même : un artiste, qui ne lui apprit rien de bien neuf, maisqui l’enleva au vieillard avisé pour lui offrir la moitié de cequ’il possédait, c’est-à-dire rien. Au bout de trois mois, en ayantassez, elle quitta le nid de ses premières amours avec toute sagarde-robe nouée dans un mouchoir de coton.
Pendant les quatre années qui suivirent, elle vécut peu de laréalité, beaucoup de cette espérance qui n’abandonne jamais unefemme qui se sait de jolis yeux. Tour à tour elle disparut dans lesbas-fonds ou remonta à fleur d’eau. Deux fois la fortune gantée defrais vint frapper à sa porte, sans qu’elle eût la présenced’esprit de la retenir par un pan de son paletot.
Elle venait de débuter à un petit théâtre avec l’aide d’uncabotin, et débitait même assez adroitement ses rôles quand Noël,par le plus grand des hasards, la rencontra, l’aima, et en fit samaîtresse.
Son avocat, comme elle disait, ne lui déplaisait pas trop dansles commencements. Après quelques mois il l’assommait. Elle lui envoulait de ses manières douces et polies, de ses façons d’homme dumonde, de sa distinction, du mépris qu’il dissimulait à peine pource qui est bas et vil, et surtout de son inaltérable patience, querien ne démontait. Son grand grief contre lui, c’est qu’il n’étaitpas drôle, et encore qu’il se refusait absolument à la conduiredans les bons endroits où règne une gaieté sans préjugés. Pour sedistraire, elle commença à gaspiller de l’argent. Et à mesure quegrandissait son ambition et que croissaient les sacrifices de sonamant, son aversion pour lui augmentait.
Elle le rendait le plus malheureux des hommes et le traitaitcomme un chien. Et ce n’était pas par mauvais naturel, mais departi pris, par principe. Elle avait cette persuasion qu’une femmeest aimée en raison directe des soucis qu’elle cause et du malqu’elle fait.
Juliette n’était pas méchante, et elle se jugeait très àplaindre. Son rêve aurait été d’être aimée d’une certaine façon,qu’elle sentait bien, mais qu’elle expliquait mal. Pour ses amants,elle n’avait été qu’un jouet ou un objet de luxe, elle lecomprenait, et, comme elle était impatiente du mépris, cette idéela rendait enragée. Elle souhaitait un homme qui lui fût dévoué etqui risquât beaucoup pour elle, un amant descendant jusqu’à elle etne cherchant pas à l’élever jusqu’à lui. Elle désespérait de ne lerencontrer jamais.
Les folies de Noël la laissaient froide comme glace ; ellele supposait fort riche, et, chose singulière, en dépit de sa trèsréelle avidité, elle se souciait fort peu de l’argent. Noëll’aurait peut-être gagnée par une franchise brutale, en lui faisanttoucher du doigt sa situation ; il la perdit par ladélicatesse même de sa dissimulation, en lui laissant ignorerl’étendue des sacrifices qu’il faisait pour elle.
Lui l’adorait. Jusqu’au jour fatal où il la connut, il avaitvécu comme un sage. Cette première passion l’incendia, et dudésastre il ne sauva que les apparences. Les quatre murs restaientdebout, mais la maison était brûlée. Les héros ont leur endroitfaible : Achille périt par le talon ; les plus adroitslutteurs ont des défauts à leur cuirasse ; par Juliette, Noëlétait vulnérable et donnait prise à tout et à tous. Pour elle, enquatre ans, ce jeune homme modèle, cet avocat à réputationimmaculée, ce moraliste austère avait dévoré non seulement safortune personnelle, mais celle de Mme Gerdy.
Il aimait sa Juliette follement, sans réflexion, sans mesure,les yeux fermés. Près d’elle il oubliait toute prudence et pensaittout haut. Dans son boudoir il dénouait le masque de sadissimulation habituelle et ses vices s’étiraient à l’aise commeles membres dans une étuve. Il se sentait si bien sans courage etsans forces contre elle que jamais il n’essaya de lutter. Elle lepossédait. Parfois il avait tenté de se roidir contre des capricesinsensés, elle le faisait plier comme l’osier. Sous les regardsnoirs de cette fille, il sentait ses résolutions fondre plus viteque la neige au soleil d’avril. Elle le torturait, mais elle avaitassez de puissance pour tout effacer d’un sourire, d’une larme etd’un baiser.
Loin de l’enchanteresse, la raison lui revenait par intervalles,et dans ses moments lucides, il se disait : elle ne m’aime pas,elle se joue de moi ! Mais la foi avait poussé dans son cœurde si profondes racines qu’il ne pouvait l’en arracher. Il faisaitmontre d’une jalousie terrible et s’en tenait à de vainesdémonstrations. Il eut à différentes reprises de fortes raisons desuspecter la fidélité de sa maîtresse, jamais il n’eut le couraged’éclaircir ses soupçons. Il faudrait la quitter, pensait-il, si jene me trompais pas, ou alors tout accepter dans l’avenir. À l’idéed’abandonner Juliette, il frémissait et sentait sa passion assezlâche pour passer sous toutes les fourches caudines. Il préféraitdes doutes désolants à une certitude plus affreuse encore.
La présence de la femme de chambre, qui mit assez longtemps àdisposer tout ce qui était nécessaire pour prendre le thé, permit àNoël de se remettre. Il regardait Juliette, et sa colères’envolait. Déjà, il en était à se demander s’il n’avait pas été unpeu dur pour elle.
Quand Charlotte se fut retirée, il vint s’asseoir sur le divan,près de sa maîtresse, et, arrondissant son bras, il voulut laprendre par le cou.
– Voyons, disait-il d’une voix caressante, tu as été assezméchante comme cela ce soir. Si j’ai eu tort, tu m’as suffisammentpuni. Faisons la paix, et embrasse-moi.
Elle le repoussa durement, en disant d’un ton sec :
– Laissez-moi… Combien de fois dois-je vous répéter que je suistrès souffrante ce soir ?
– Tu souffres, mon amie, reprit l’avocat ; où ?Veux-tu qu’on prévienne le docteur ?
– Ce n’est pas la peine. Je connais mon mal, il s’appellel’ennui. Vous n’êtes pas du tout le médecin qu’il me faut.
Noël se leva d’un air découragé et alla prendre place de l’autrecôté de la table à thé, en face de sa maîtresse. Sa résignationdisait quelle habitude il avait des rebuffades.
Juliette le maltraitait, il revenait toujours, comme le pauvrechien qui guette pendant des journées l’instant où ses caresses nesont pas importunes. Et il avait la réputation d’être dur, emporté,capricieux ! Et il l’était !
– Vous me dites bien souvent depuis quelques mois, reprit-il,que je vous ennuie. Que vous ai-je fait ?
– Rien.
– Eh bien ! alors ?
– Ma vie n’est plus qu’un long bâillement, répondit la jeunefemme ; est-ce ma faute ? Croyez-vous que ce soit unmétier récréatif d’être votre maîtresse ? Examinez-vous doncun peu. Est-il un être aussi triste, aussi maussade que vous, plusinquiet, plus soupçonneux, dévoré d’une pire jalousie ?
– Votre accueil, mon amie, hasarda Noël, est fait pour éteindrela gaieté et glacer l’expansion. Puis on craint toujours quand onaime.
– Joli ! Alors on cherche une femme exprès pour soi, on sela commande sur mesure ; on l’enferme dans sa cave et on se lafait monter une fois par jour, après le dîner, au dessert, en mêmetemps que le vin de Champagne, histoire de s’égayer.
– J’aurais aussi bien fait de ne pas venir, murmural’avocat.
– C’est cela. Je serais restée seule sans autre distraction quema cigarette et quelque bouquin bien endormant ! Vous trouvezque c’est une existence, vous, de ne bouger de chez soi ?
– C’est la vie de toutes les femmes honnêtes que je connais,répondit sèchement l’avocat.
– Merci ! je ne leur en fais pas mon compliment.Heureusement, moi, je ne suis pas une femme honnête et je puis direque je suis lasse de vivre plus claquemurée que l’épouse d’un Turcavec votre visage pour unique distraction.
– Vous vivez claquemurée, vous !
– Certainement, continua Juliette avec une aigreur croissante.Voyons, avez-vous jamais amené un de vos amis ici ? Non,monsieur me cache. Quand m’avez-vous offert votre bras pour unepromenade ? jamais, la dignité de monsieur serait atteinte sion le voyait en ma compagnie. J’ai une voiture, y êtes-vous montésix fois ? peut-être, mais alors vous baissiez les stores. Jesors seule ; je me promène seule…
– Toujours le même refrain, interrompit Noël, que la colèrecommençait à gagner ; sans cesse des méchancetés gratuites.Comme si vous en étiez à apprendre pourquoi il en estainsi !
– Je n’ignore pas, poursuivit la jeune femme, que vous rougissezde moi. J’en connais cependant, et de plus huppés que vous, quimontrent volontiers leur maîtresse. Monsieur tremble pour ce beaunom de Gerdy que je ternirais, tandis que les fils des plus grandesfamilles ne craignent pas de s’afficher dans des avant-scènes avecdes grues.
Pour le coup, Noël fut jeté hors de ses gonds, à la grandejubilation de Mme Chaffour.
– Assez de récriminations ! s’écria-t-il en selevant ; si je cache nos relations, c’est que j’y suiscontraint. De quoi vous plaignez-vous ? Je vous laisse votreliberté et vous en usez si largement que toutes vos actionsm’échappent. Vous maudissez le vide que je fais autour devous ? À qui la faute ? Est-ce moi qui me suis lasséd’une douce et modeste existence ? Mes amis seraient venusdans un appartement respirant une honnête aisance, puis-je lesamener ici ? En voyant votre luxe, cet étalage insolent de mafolie, ils se demanderaient où j’ai pris tout l’argent que je vousai donné.
» Je puis avoir une maîtresse, je n’ai pas le droit de jeter parles fenêtres une fortune qui ne m’appartient pas. Qu’on vienne àsavoir demain que c’est moi qui vous entretiens, mon avenir estperdu. Quel client voudrait confier ses intérêts à l’imbécile quis’est ruiné pour une femme dont tout Paris a parlé. Je ne suis pasun grand seigneur, moi, je n’ai à risquer ni un nom historique, niune immense fortune. Je suis Noël Gerdy, avocat ; maréputation est tout ce que je possède. Elle est menteuse, soit.Telle qu’elle est il faut que je la garde, et je la garderai.
Juliette, qui savait son Noël par cœur, pensa qu’elle étaitallée assez loin. Elle entreprit de ramener son amant.
– Voyons, mon ami, dit-elle tendrement, je n’ai pas voulu vousfaire de peine. Il faut être indulgent… je suis horriblementnerveuse ce soir.
Ce simple changement ravit l’avocat et suffit pour le calmerpresque.
– C’est que vous me rendriez fou, reprit-il, avec vosinjustices. Moi qui m’épuise à chercher ce qui peut vous êtreagréable ! Vous attaquez perpétuellement ma gravité, et il n’ya pas quarante-huit heures nous avons enterré le carnaval commedeux fous. J’ai fêté le Mardi gras comme un étudiant. Nous sommesallés au théâtre, j’ai endossé un domino pour vous accompagner aubal de l’Opéra, j’ai invité deux de mes amis à venir souper avecnous.
– C’était même bien gai ! répondit la jeune femme enfaisant la moue.
– Il me semble que oui.
– Vous trouvez ! c’est que vous n’êtes pas difficile. Noussommes allés au Vaudeville, c’est vrai, mais séparément, commetoujours, moi seule en haut, vous en bas. Au bal, vous aviez l’airde mener le diable en terre. Au souper, vos amis étaient folâtrescomme des bonnets de nuit. J’ai dû, sur vos ordres, affecter devous connaître à peine. Vous avez bu comme une éponge, sans quej’aie pu savoir si vous étiez gris ou non…
– Cela prouve, interrompit Noël, qu’il ne faut pas forcer sesgoûts. Parlons d’autre chose. Il fit quelques pas dans le fumoir,et tirant sa montre :
– Une heure bientôt, dit-il ; mon amie, je vais vouslaisser.
– Comment, vous ne me restez pas ?
– Non, à mon grand regret ; ma mère est dangereusementmalade.
Il dépliait et comptait sur la table les billets de banque dupère Tabaret.
– Ma petite Juliette, reprit-il, voici non pas huit mille francsmais dix mille. Vous ne me verrez pas d’ici quelques jours.
– Quittez-vous donc Paris ?
– Non, mais je vais être absorbé par une affaire d’uneimportance immense pour moi. Oui, immense ! Si elle réussit,mignonne, notre bonheur est assuré, et tu verras bien si jet’aime.
– Oh ! mon petit Noël, dis-moi ce que c’est ?
– Je ne puis.
– Je t’en prie, fit la jeune femme en se pendant au cou de sonamant, se soulevant sur la pointe des pieds comme pour approcherses lèvres des siennes.
L’avocat l’embrassa ; sa résolution sembla chanceler.
– Non ! dit-il enfin, je ne puis, là, sérieusement. À quoibon te donner une fausse joie… Maintenant, ma chérie, écoute-moibien. Quoi qu’il arrive, entends-tu, sous quelque prétexte que cesoit, ne viens pas chez moi, comme tu as eu l’imprudence de lefaire ; ne m’écris même pas. En me désobéissant, tu mecauserais peut-être un tort irréparable. S’il t’arrivait unaccident, dépêche-moi ce vieux drôle de Clergeot. Je dois le voiraprès-demain, car il a des billets à moi.
Juliette recula, menaçant Noël d’un geste mutin.
– Tu ne veux rien me dire ? insista-t-elle.
– Pas ce soir, mais bientôt, répondit l’avocat qu’embarrassaitle regard de sa maîtresse.
– Toujours des mystères ! fit Juliette dépitée del’inutilité de ses chatteries.
– Ce sera le dernier, je te le jure.
– Noël, mon bonhomme, reprit la jeune femme d’un ton sérieux, tume caches quelque chose. Je te connais, tu le sais ; depuisplusieurs jours, tu as je ne sais quoi, tu es tout changé.
– Je t’affirme…
– N’affirme rien, je ne te croirais pas. Seulement, pas demauvaise plaisanterie, je te préviens, je suis femme à mevenger.
L’avocat, bien évidemment, était fort mal à l’aise.
– L’affaire en question, balbutia-t-il, peut aussi bien échouerque réussir…
– Assez ! interrompit Juliette. Ta volonté sera faite, jete le promets. Allons, monsieur, embrassez-moi, je vais me mettreau lit.
La porte n’était pas refermée sur Noël que Charlotte étaitinstallée sur le divan près de sa maîtresse. Si l’avocat eût été àla porte, il eût pu entendre Mme Juliette qui disait :
– Non, décidément, je ne puis plus le souffrir. Quellescie ! mon enfant, que cet homme-là ! Ah ! s’il neme faisait pas si peur, comme je le lâcherais. C’est qu’il seraitcapable de me tuer !
La femme de chambre essaya de défendre Noël, mais en vain ;la jeune femme n’écoutait pas ; elle murmurait :
– Pourquoi s’absente-t-il et que complote-t-il ? Uneéclipse de huit jours, c’est louche. Voudrait-il se marier, parhasard ? Ah ! si je le savais !… Tu m’ennuies, monbonhomme, et je compte bien te laisser en plan un de ces matins,mais je ne te permets pas de me quitter le premier. C’est que je nesouffrirai pas cela ! On ira aux informations…
Mais Noël n’écoutait pas aux portes. Il descendit la rue deProvence aussi vite que possible, gagna la rue Saint-Lazare etrentra comme il était sorti, par la porte de la remise.
Il était à peine installé dans son cabinet depuis cinq minuteslorsqu’on frappa.
– Monsieur, disait la bonne, au nom du Ciel ! monsieur,parlez-moi ! Il ouvrit la porte en disant avec impatience:
– Qu’est-ce encore ?
– Monsieur, balbutia la domestique tout en pleurs, voici troisfois que je cogne et que vous ne répondez pas. Venez, je vous ensupplie, j’ai peur, madame va mourir.
L’avocat suivit la bonne jusqu’à la chambre de Mme Gerdy. Il dutla trouver horriblement changée, car il ne put retenir un mouvementd’effroi.
La malade, sous ses couvertures, se débattait furieusement. Saface était d’une pâleur livide, comme si elle n’eût plus eu unegoutte de sang dans les veines, et ses yeux, qui brillaient d’unfeu sombre, semblaient remplis d’une poussière fine. Ses cheveuxdénoués tombaient le long de ses joues et sur ses épaules,contribuant à lui donner un aspect terrifiant. Elle poussait detemps à autre un gémissement inarticulé ou murmurait des parolesinintelligibles. Parfois une douleur plus terrible que les autreslui arrachait un grand cri : « Ah ! que je souffre ! »Elle ne reconnut pas Noël.
– Vous voyez, monsieur, fit la bonne.
– Oui, qui pouvait se douter que son mal marcherait avec cetterapidité ?… Vite, courez chez le docteur Hervé ; qu’il selève et qu’il vienne tout de suite, dites bien que c’est pourmoi.
Et il s’assit dans un fauteuil, en face de la malade. Le docteurHervé était un des amis de Noël, son ancien condisciple, soncompagnon du quartier latin. L’histoire du docteur Hervé est cellede tous les jeunes gens qui, sans fortune, sans relations, sansprotections, osent se lancer dans la plus difficile, la pluschanceuse des professions qui soient à Paris, où l’on voit,hélas ! de jeunes médecins de talent réduits, pour vivre, à semettre à la solde d’infâmes marchands de drogues.
Homme vraiment remarquable, ayant conscience de sa valeur,Hervé, ses études terminées, s’était dit : non, je n’irai pasvégéter au fond d’une campagne, je resterai à Paris, j’y deviendraicélèbre, je serai médecin en chef d’un hôpital et grand-croix de laLégion d’honneur.
Pour débuter dans cette voie terminée à l’horizon par le plusmagnifique des arcs de triomphe, le futur académicien s’endettad’une vingtaine de mille francs. Il fallait se meubler,s’improviser un intérieur, les loyers sont chers.
Depuis, armé d’une patience que rien ne peut rebuter, armé d’unevolonté indomptable et sans intermittence, il lutte et il attend.Or, qui peut imaginer ce que c’est qu’attendre dans certainesconditions ? Il faut avoir passé par là pour s’en douter.Mourir de faim en habit noir, rasé de frais et le sourire auxlèvres ! Les civilisations raffinées ont inauguré ce supplicequi fait pâlir les cruautés du poteau des sauvages. Le docteur quicommence soigne les pauvres qui ne peuvent pas payer. Puis lemalade est ingrat. Convalescent, il presse sur sa poitrine sonmédecin en l’appelant : mon sauveur. Guéri, il raille la faculté,et oublie facilement les honoraires dus.
Après sept ans d’héroïsme, Hervé voit enfin se grouper uneclientèle. Pendant ce temps il a vécu et payé les intérêtsexorbitants de sa dette, mais il avance. Trois ou quatre brochures,un prix remporté sans trop d’intrigues ont attiré sur luil’attention.
Seulement ce n’est plus le vaillant jeune homme pleind’espérance et de foi de sa première visite. Il veut encore, etplus fortement que jamais, arriver, réussir, mais il n’espère plusnulle jouissance de son succès. Il les a escomptées et usées lessoirs où il n’avait pas eu de quoi dîner. Si grande que soit safortune dans l’avenir, il l’a payée déjà, et trop cher. Pour lui,parvenir n’est plus que prendre une revanche.
À moins de trente-cinq ans, il est blasé sur les dégoûts et surles déceptions et ne croit à rien. Sous les apparences d’uneuniverselle bienveillance, il cache un universel mépris. Safinesse, aiguisée aux meules de la nécessité, lui a nui ; onredoute les gens pénétrants : il la dissimule soigneusement sous unmasque de bonhomie et de légèreté joviale.
Et il est bon, et il est dévoué, et il aime ses amis.
Son premier mot en entrant, à peine vêtu, tant il s’était hâté,fut :
– Qu’y a-t-il ?
Noël lui serra silencieusement la main et pour toute réponse luimontra le lit.
Le docteur, en moins d’une minute, prit la lampe, examina lamalade et revint à son ami.
– Que s’est-il passé ? demanda-t-il brusquement. J’aibesoin de tout savoir. L’avocat tressaillit à cette question.
– Savoir quoi ? balbutia-t-il.
– Tout ! répondit Hervé. Nous avons affaire à uneencéphalite. Il n’y a pas à s’y tromper. Ce n’est point une maladiecommune, en dépit de l’importance et de la continuité des fonctionsdu cerveau. Quelles causes l’ont déterminée ? Ce ne sont pasdes lésions du cerveau ni de la boîte osseuse, ce seront donc deviolentes affections de l’âme, un immense chagrin, une catastropheimprévue…
Noël interrompit son ami du geste et l’attira dans l’embrasurede la croisée.
– Oui, mon ami, dit-il à voix basse, madame Gerdy vient d’êtreéprouvée par de mortels chagrins ; elle est dévoréed’angoisses affreuses. Écoute, Hervé, je vais confier à tonhonneur, à ton amitié, notre secret : madame Gerdy n’est pas mamère ; elle m’a dépouillé, pour faire profiter son fils de mafortune et de mon nom. Il y a trois semaines que j’ai découvertcette fraude indigne ; elle le sait, les suites l’épouvantent,et depuis elle meurt minute par minute.
L’avocat s’attendait à des exclamations, à des questions de sonami. Mais le docteur reçut sans broncher cette confidence ; illa prenait comme un renseignement indispensable pour éclairer sessoins.
– Trois semaines, murmura-t-il, tout s’explique. A-t-elle parusouffrir pendant ce temps ?
– Elle se plaignait de violents maux de tête, d’éblouissements,d’intolérables douleurs d’oreille ; elle attribuait tout celaà des migraines. Mais ne me cache rien, Hervé, je t’en prie ;cette maladie est-elle bien grave ?
– Si grave, mon ami, si habituellement funeste que la médecineen est à compter les cas bien constatés de guérison.
– Ah !mon Dieu !
– Tu m’as demandé la vérité, n’est-ce pas, je te la dis. Et sij’ai eu ce triste courage, c’est que je sais que cette pauvre femmen’est pas ta mère. Oui, à moins d’un miracle, elle est perdue. Maisce miracle, on peut l’espérer, le préparer. Et maintenant, àl’œuvre !
Onze heures sonnaient à la gare Saint-Lazare quand le pèreTabaret, après avoir serré la main de Noël, quitta sa maison sousle coup de ce qu’il venait d’entendre. Obligé de se contenir, iljouissait délicieusement de sa liberté d’impression. C’est enchancelant qu’il fit les premiers pas dans la rue, semblable aubuveur que surprend le grand air, au sortir d’une salle à mangerbien chaude. Il était radieux, mais étourdi en même temps de cetterapide succession d’événements imprévus qui l’avaient brusquementamené, croyait-il, à la découverte de la vérité.
En dépit de sa hâte d’arriver près du juge d’instruction, il neprit pas de voiture. Il sentait le besoin de marcher. Il était deceux à qui l’exercice donne la lucidité. Quand il se donnait dumouvement, les idées, dans sa cervelle, se classaient ets’emboîtaient comme les grains de blé dans un boisseau qu’onagite.
Sans presser sa marche, il gagna la rue de la Chaussée-d’Antin,traversa le boulevard, dont les cafés resplendissaient, ets’engagea dans la rue de Richelieu.
Il allait, sans conscience du monde extérieur, trébuchant auxaspérités du trottoir ou glissant sur le pavé gras. S’il suivait lebon chemin, c’était par un instinct purement machinal ; labête le guidait. Son esprit courait les champs des probabilités etsuivait dans les ténèbres le fil mystérieux dont il avait, à LaJonchère, saisi l’imperceptible bout.
Comme tous ceux que de fortes émotions remuent, sans s’en douteril parlait haut, se souciant peu des oreilles indiscrètes oùpouvaient tomber ses exclamations et ses lambeaux de phrases. Àchaque pas on rencontre ainsi, dans Paris, de ces gens qu’isole, aumilieu de la foule, leur passion du moment, et qui confient auxquatre vents du ciel leurs plus chers secrets pareils à des vasesfêlés qui laissent se répandre leur contenu. Souvent les passantsprennent pour des fous ces monologueurs bizarres. Parfois aussi descurieux les suivent, qui s’amusent à recueillir d’étrangesconfidences. C’est une indiscrétion de ce genre qui apprit la ruinede Riscara, ce banquier si riche. Lambreth, l’assassin de la rue deVenise, se perdit ainsi.
– Quelle veine ! disait le père Tabaret, quelle chanceincroyable ! Gévrol a beau dire, le hasard est encore le plusgrand des agents de police. Qui aurait imaginé une pareillehistoire ! J’avais flairé un enfant là-dessous. Mais commentsoupçonner une substitution ? un moyen si usé que lesdramaturges n’osent plus s’en servir au boulevard. Voilà qui prouvebien le danger des idées préconçues en police. On s’effraye del’invraisemblance, et c’est l’invraisemblance qui est vraie. Onrecule devant l’absurde, et c’est à l’absurde qu’il faut pousser.Tout est possible.
» Je ne donnerais pas ma soirée pour mille écus. Je fais d’unepierre deux coups : je livre le coupable et je donne à Noël un fiercoup d’épaule pour reconquérir son état civil. En voilà un quicertes est digne de sa bonne fortune ! Pour une fois, je neserais pas fâché de voir arriver un garçon élevé à l’école dumalheur. Bast ! il sera comme les autres. La prospérité luitournera la tête. Ne parlait-il pas déjà de ses ancêtres… Pauvrehumanité ! Il était à pouffer de rire… C’est cette Gerdy quime surprend le plus. Une femme à qui j’aurais donné le bon Dieusans confession ! Quand je pense que j’ai failli la demanderen mariage, l’épouser ! Brrr…
À cette idée le bonhomme frissonna. Il se vit marié, découvranttout à coup le passé de Mme Tabaret, mêlé à un procès scandaleux,compromis, ridiculisé.
– Quand je pense, poursuivit-il, que mon Gévrol court aprèsl’homme aux boucles d’oreilles ! Trime, mon garçon, trime, lesvoyages forment la jeunesse. Sera-t-il assez vexé ! Il va m’envouloir à la mort. Je m’en moque un peu ! Si on voulait mefaire des misères, monsieur Daburon me protégerait. En voilà un àqui je vais tirer une épine du pied. Je le vois d’ici, ouvrant desyeux comme des soucoupes, quand je lui dirai : « Je le tiens !» Il pourra se vanter de me devoir une fière chandelle. Ce procèsva lui faire honneur ou la justice n’est pas la justice. On va lenommer au moins officier de la Légion d’honneur. Tant mieux !Il me revient, ce juge-là. S’il dort, je vais lui servir unagréable réveil. Va-t-il m’accabler de questions ! Il voudraconnaître des fins, trouver la petite bête…
Le père Tabaret, qui traversait le pont des Saints-Pères,s’arrêta brusquement.
– Des détails ! dit-il, c’est que je n’en ai pas ; jene sais la chose qu’en gros. Il se remit à marcher en continuant:
– Ils ont raison, là-bas, je suis trop passionné ; jem’emballe, comme dit Gévrol. Tandis que je tenais Noël, je devaislui tirer les vers du nez, lui extraire une infinité derenseignements utiles ; je n’y ai pas seulement songé… Jebuvais ses paroles ; j’aurais voulu qu’il me les racontâttoutes en deux mots. C’est cependant naturel, cela ; quand onpoursuit un cerf, on ne s’arrête pas à tirer un merle. C’est égal,je n’ai pas su mener cet interrogatoire. D’un autre côté, eninsistant, je pouvais éveiller la défiance de Noël, le mettre àmême de deviner que je travaille pour la rue de Jérusalem. Certes,je n’en rougis pas, j’en tire même vanité, cependant j’aime autantqu’on ne s’en doute pas. Les gens sont si bêtes qu’ils ne peuventpas sentir la police qui les protège et qui les garde. Maintenant,du calme et de la tenue, nous voici arrivé.
M. Daburon venait de se mettre au lit, mais il avait laissé desordres à son domestique. Le père Tabaret n’eut qu’à se nommer pourêtre aussitôt introduit dans la chambre à coucher du magistrat.
À la vue de son agent volontaire, le juge se dressavivement.
– Il y a quelque chose d’extraordinaire, dit-il ;qu’avez-vous découvert ? tenez-vous un indice ?
– Mieux que cela, répondit le bonhomme souriant d’aise.
– Dites vite…
– Je tiens le coupable !
Le père Tabaret dut être content ; il produisait son effet,un grand effet ; le juge avait bondi dans son lit.
– Déjà ! fit-il ; est-ce possible ?
– J’ai l’honneur de répéter à monsieur le juge d’instruction,reprit le bonhomme, que je connais l’auteur du crime de LaJonchère.
– Et moi, fit le juge, je vous proclame le plus habile de tousles agents passés et futurs. Je ne ferai certes plus uneinstruction sans votre concours.
– Monsieur le juge est trop bon ; je ne suis que pour bienpeu de chose dans cette trouvaille, le hasard seul…
– Vous êtes modeste, monsieur Tabaret : le hasard, voyez-vous,ne sert que les hommes forts, et c’est ce qui indigne les sots.Mais je vous en prie, asseyez-vous et parlez.
Alors, avec une lucidité et une précision dont on l’aurait cruincapable, le vieux policier rapporta au juge d’instruction tout ceque lui avait appris Noël. Il cita de mémoire les lettres sanspresque y changer une expression.
– Et ces lettres, ajouta-t-il, je les ai vues, et j’en ai mêmeescamoté une pour faire vérifier l’écriture. La voici.
– Oui ! murmura le magistrat, oui, monsieur Tabaret, vousconnaissez le coupable. L’évidence est là qui brille à aveugler.Dieu l’a voulu ainsi : le crime engendre le crime. La faute énormedu père a fait du fils un assassin.
– Je vous ai tu les noms, monsieur, reprit le père Tabaret, jevoulais avant connaître votre pensée…
– Oh ! vous pouvez les dire, interrompit le juge avec unecertaine animation ; si haut qu’il faille frapper, unmagistrat français n’a jamais hésité.
– Je le sais, monsieur, mais c’est haut, allez, cette fois. Lepère qui a sacrifié son fils légitime à son bâtard est le comteRhéteau de Commarin, et l’assassin de la veuve Lerouge est lebâtard, le vicomte Albert de Commarin.
Le père Tabaret, en artiste habile, avait lancé ces noms avecune lenteur calculée, comptant bien qu’ils produiraient une énormeimpression. Son attente fut dépassée.
M. Daburon fut frappé de stupeur. Il demeura immobile, les yeuxagrandis par l’étonnement. Machinalement il répétait comme un motvide de sens et qu’on s’apprend :
– Albert de Commarin, Albert de Commarin !
– Oui, insista le père Tabaret, le noble vicomte. C’est à n’ypas croire, je le sais bien.
Mais il s’aperçut de l’altération des traits du juged’instruction, et, un peu effrayé, il s’approcha du lit.
– Est-ce que monsieur le juge se trouverait indisposé ?demanda-t-il.
– Non, répondit M. Daburon, sans trop savoir ce qu’il disait, jeme porte très bien ; seulement la surprise, l’émotion…
– Je comprends cela, fit le bonhomme.
– N’est-ce pas, vous comprenez ; j’ai besoin d’être seul unmoment. Mais ne vous éloignez pas ; il nous faut causer decette affaire longuement. Veuillez donc passer dans mon cabinet, ildoit encore y avoir du feu ; je vous rejoins à l’instant.
Alors M. Daburon se leva lentement, endossa une robe de chambreou plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Son visage auquel,dans l’exercice de ses austères fonctions, il avait su donnerl’immobilité du marbre, reflétait de cruelles agitations et sesyeux trahissaient de rudes angoisses.
C’est que ce nom de Commarin, prononcé à l’improviste,réveillait en lui les plus douloureux souvenirs et ravivait uneblessure mal cicatrisée. Il lui rappelait, ce nom, un événement quibrusquement avait éteint sa jeunesse et brisé sa vie.Involontairement, il se reportait à cette époque comme pour ensavourer encore toutes les amertumes. Une heure avant, elle luisemblait bien éloignée et déjà perdue dans les brumes dupassé ; un mot avait suffi pour qu’elle surgît nette etdistincte. Il lui paraissait, maintenant, que cet événement auquelse mêlait Albert de Commarin datait d’hier. Il y avait deux ansbientôt de cela !
Pierre-Marie Daburon appartient à l’une des vieilles familles duPoitou. Trois ou quatre de ses ancêtres ont rempli successivementles charges les plus considérables de la province. Comment neléguèrent-ils pas un titre et des armes à leursdescendants ?
Le père du magistrat réunit, assure-t-on, autour du vilaincastel moderne qu’il habite, pour plus de huit cent mille francs debonnes terres. Par sa mère, une Cottevise-Luxé, il tient à toute lahaute noblesse poitevine, une des plus exclusives qui soit enFrance, comme chacun sait.
Lorsqu’il fut nommé à Paris, sa parenté lui ouvrit tout d’abordcinq ou six salons aristocratiques et il ne tarda pas à étendre lecercle de ses relations.
Il n’avait pourtant aucune des précieuses qualités qui fondentet assurent les réputations de salon. Il était froid, d’une gravitétouchant à la tristesse, réservé et, de plus, timide à l’excès. Sonesprit manquait de brillant et de légèreté ; il n’avait pas larepartie vive, et souvent l’à-propos le trahissait. Il ignoraitabsolument l’art aimable de causer sans rien dire ; il nesavait ni mentir ni lancer avec grâces un fade compliment. Commetous les hommes qui sentent vivement et profondément, il étaitinhabile à traduire sur-le-champ ses impressions. Il lui fallait laréflexion et le retour sur soi-même.
Cependant, on le rechercha pour des qualités plus solides : pourla noblesse de ses sentiments, pour son caractère, pour la sûretéde ses relations. Ceux qui le virent dans l’intimité apprécièrentvite la rectitude de son jugement, son bon sens sain et vifarrivant sans effort au piquant. On découvrit sous une écorce unpeu froide un cœur chaud pour ses amis, une sensibilité excessive,une délicatesse presque féminine. Enfin, si dans un salon peupléd’indifférents et de niais il était éclipsé, il triomphait dans unpetit cercle où il se sentait réchauffé par une atmosphèresympathique.
Insensiblement, il s’habitua à sortir beaucoup. Il ne croyaitpas que ce fût du temps perdu. Il estimait, sagement peut-être,qu’un magistrat a mieux à faire qu’à rester enfermé dans soncabinet, en compagnie des livres de la loi. Il pensait qu’un hommeappelé à juger les autres doit les connaître, et, pour cela, lesétudier. Observateur attentif et discret, il examinait autour delui le jeu des intérêts et des passions, s’exerçant à démêler et àmanœuvrer au besoin les ficelles des pantins qu’il voyait semouvoir autour de lui. Pièce à pièce, pour ainsi dire, il tâchaitde démonter cette machine compliquée et si complexe qui s’appellela société et dont il était chargé de surveiller les mouvements, derégler les ressorts et d’entretenir les rouages.
Tout à coup, vers le commencement de l’hiver de 1860 à 1861, M.Daburon disparut. Ses amis le cherchaient, on ne le rencontraitnulle part. Que devenait-il ? On s’enquit, on s’informa, et onapprit qu’il passait presque toutes ses soirées chez madame lamarquise d’Arlange.
La surprise fut grande ; elle était naturelle.
Cette chère marquise était, ou plutôt est, car elle est encorede ce monde, une personne qu’on trouvait arriérée et rococo dans lecercle des douairières de la princesse de Southenay. Elle est àcoup sûr le legs le plus singulier fait par le dix-huitième siècleau nôtre. Comment, par quel procédé merveilleux a-t-elle étéconservée telle que nous la voyons ? On s’interroge en vain.On jurerait à l’entendre qu’elle était hier à l’une de ces soiréesde la reine où on jouait si gros jeu, au grand désespoir de LouisXVI, et où les grandes dames trichaient ouvertement à qui mieuxmieux. Mœurs, langage, habitudes, costume presque, elle a toutgardé de ce temps sur lequel on n’a guère écrit que pour lesdéfigurer. Sa seule vue en dit plus qu’un long article de revue,une heure de sa conversation plus qu’un volume.
Elle est née dans une petite principauté allemande où s’étaientréfugiés ses parents en attendant le châtiment et le repentir d’unpeuple égaré et rebelle. Elle a été élevée, elle a grandi sur lesgenoux de vieux émigrés, dans quelque salon très antique et trèsdoré, comme dans un cabinet de curiosités. Son esprit s’étaitéveillé au bruit de conversations antédiluviennes, son imaginationavait été frappée de raisonnements à peu près aussi concluants queceux d’une assemblée de sourds convoqués pour juger une œuvre deFélicien David. Là elle avait puisé un fond d’idées qui, appliquéesà la société actuelle, sont grotesques, comme le seraient cellesd’un enfant enfermé jusqu’à vingt ans dans un musée assyrien.
L’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la SecondeRépublique, le Second Empire ont défilé sous ses fenêtres sansqu’elle ait pris la peine de les ouvrir. Tout ce qui s’est passédepuis 89, elle le considère comme non avenu. C’est un cauchemar,et elle attend le réveil. Elle a tout regardé, elle regarde toutavec ses jolies bésicles qui font voir ce qu’on veut et non ce quiest, et qu’on vend chez les marchands d’illusions.
À soixante-huit ans bien sonnés, elle se porte comme un arbre,et n’a jamais été malade. Elle est d’une vivacité, d’une activitéfatigante, et ne peut tenir en place que lorsqu’elle dort ouqu’elle joue au piquet, son jeu favori. Elle fait ses quatre repaspar jour, mange comme un vendangeur et boit sec. Elle professe unmépris non déguisé pour les femmelettes de notre siècle, qui viventune semaine sur un perdreau et arrosent d’eau claire de grandssentiments qu’elles entortillent de longues phrases. En tout elle atoujours été et est encore très positive. Sa parole est prompte etimagée. Sa phrase hardie ne recule pas devant le mot propre. S’ilsonne mal à quelque oreille délicate, tant pis ! Ce qu’elledéteste le plus, c’est l’hypocrisie. Elle croit à Dieu, mais ellecroit aussi à M. de Voltaire, de sorte que sa dévotion est des plusproblématiques. Pourtant elle est au mieux avec son curé, etordonne de soigner son dîner les jours où elle lui fait l’honneurde l’admettre à sa table. Elle doit le considérer comme unsubalterne utile à son salut et fort capable de lui ouvrir lesportes du paradis.
Telle qu’elle est, on la fuit comme la peste. On redoute sonverbe haut, son indiscrétion terrible, et le franc-parler qu’elleaffecte pour avoir le droit de dire en face toutes les méchancetésqui lui passent par la tête.
De toute sa famille, il ne lui reste plus que la fille de sonfils mort fort jeune.
D’une fortune très considérable jadis, relevée en partie parl’indemnité, mais administrée à la diable, elle n’a su conserverqu’une inscription de vingt mille francs de rente sur le grandlivre, et qui vont diminuant de jour en jour. Elle est aussipropriétaire du joli petit hôtel qu’elle habite près des Invalides,situé entre une cour assez étroite et un vaste jardin.
Avec cela, elle se trouve la plus infortunée des créatures deDieu et passe la moitié de sa vie à crier misère. De temps à autre,après quelque folie un peu forte, elle confesse qu’elle redoutesurtout de mourir à l’hôpital.
Un ami de M. Daburon le présenta chez la marquise d’Arlange. Cetami l’avait entraîné en un moment de bonne humeur, en lui disant:
– Venez, je prétends vous montrer un phénomène, une revenante enchair et en os.
La marquise intrigua fort le magistrat, la première fois qu’ilfut admis à cette fête de lui présenter ses hommages. La secondefois elle l’amusa beaucoup, et pour cette raison il revint. Maiselle ne l’amusait plus depuis longtemps lorsqu’il restait l’hôteassidu et fidèle du boudoir rose tendre où elle passait sa vie.
Mme d’Arlange l’avait pris en amitié et se répandait en élogessur son compte.
– Un homme délicieux, ce jeune robin, disait-elle, délicat etsensible. Il est assommant qu’il ne soit pas né. On peut le voirnonobstant, ses pères étaient fort gens de bien et sa mère étaitune Cottevise qui a mal tourné. Je lui veux du bien et jel’avancerai dans le monde de tout mon crédit.
La plus grande preuve d’amitié qu’elle lui donnât étaitd’articuler son nom comme tout le monde. Elle avait conservé cetteaffectation si comique de ne pouvoir retenir le nom des gens qui nesont pas nés et qui par conséquent n’existent pas. Elle tenait sifort à les défigurer que si, par inadvertance, elle prononçaitbien, elle se reprenait aussitôt. Dans les premiers temps, à lagrande réjouissance du juge d’instruction, elle avait estropié sonnom de mille manières. Successivement elle avait dit : Taburon,Dabiron, Maliron, Laliron, Laridon. Au bout de trois mois elledisait net et franc Daburon, absolument comme s’il eût été duc dequelque chose et seigneur d’un lieu quelconque.
À certains jours, elle s’efforçait de démontrer au magistratqu’il était noble ou devait l’être. Elle eût été ravie de le voirs’affubler d’un titre et camper un casque sur ses cartes devisite.
– Comment, disait-elle, vos pères, qui furent gens de robeséminents, n’eurent-ils pas l’idée de se faire décrasser, d’acheterune savonnette à vilain ? Vous auriez aujourd’hui desparchemins présentables.
– Mes ancêtres ont eu de l’esprit, répondait M. Daburon, ils ontmieux aimé être les premiers des bourgeois que les derniers desnobles.
Sur quoi la marquise expliquait, démontrait et prouvait qu’entrele plus gros bourgeois et le plus mince hobereau, il y a un abîmeque tout l’argent du globe ne saurait combler.
Mais ceux que surprenait tant l’assiduité de M. Daburon près de« la revenante » ne connaissaient pas la petite-fille de lamarquise, ou du moins ne se la rappelaient pas. Elle sortait sirarement ! La vieille dame n’aimait pas à s’embarrasser,disait-elle, d’une jeune espionne qui la gênait pour causer etconter ses anecdotes.
Claire d’Arlange venait d’avoir dix-sept ans. C’était une jeunefille bien gracieuse et bien douce, ravissante de naïve ignorance.Elle avait des cheveux blond cendré, fins et épais, qu’ellerelevait d’habitude négligemment, et qui retombaient en grossesgrappes sur son cou du dessin le plus pur. Elle était un peu svelteencore, mais sa physionomie rappelait les plus célestes figures duGuide. Ses yeux bleus, ombragés de longs cils plus foncés que sescheveux, avaient surtout une adorable expression.
Un certain parfum d’étrangeté ajoutait encore au charme déjà sipuissant de sa personne. Cette étrangeté, elle la devait à lamarquise. On admirait avec surprise ses façons d’un autre âge. Elleavait de plus que sa grand-mère de l’esprit, une instructionsuffisante et des notions assez exactes sur le monde au milieuduquel elle vivait.
Son éducation, sa petite science de la vie réelle, Claire lesdevait à une sorte de gouvernante sur qui Mme d’Arlange sedéchargeait des soucis que donnait cette « morveuse ».
Cette gouvernante, Mlle Schmidt, prise les yeux fermés, setrouva, par le plus grand des hasards, savoir quelque chose et êtrehonnête par-dessus. Elle était ce qui se voit souvent de l’autrecôté du Rhin : tout à la fois romanesque et positive, d’unesensibilité larmoyante, et cependant d’une vertu exactement sévère.Cette brave personne sortit Claire du domaine de la fantaisie etdes chimères où l’entretenait la marquise, et dans sonenseignement, fit preuve d’un bon sens. Elle dévoila à son élèveles ridicules de sa grand-mère, et lui apprit à les éviter sanscesser de les respecter.
Chaque soir, en arrivant chez Mme d’Arlange, M. Daburon étaitsûr de trouver Mlle Claire assise près de sa grand-mère, et c’estpour cela qu’il venait.
Tout en écoutant d’une oreille distraite les radotages de lavieille dame et ses interminables anecdotes de l’émigration, ilregardait Claire comme un fanatique regarde son idole. Il admiraitses longs cheveux, sa bouche charmante, ses yeux qu’il trouvait lesplus beaux du monde.
Bien souvent, dans son extase, il lui arrivait de ne plus savoirau juste où il se trouvait. Il oubliait absolument la marquise etn’entendait plus sa voix de tête qui entrait dans le tympan commeune aiguille à tricoter. Il répondait alors tout de travers,commettait les plus singuliers quiproquos, qu’il tâchait aprèsd’expliquer. Ce n’était pas la peine. Mme d’Arlange ne s’apercevaitpas des absences de son courtisan. Ses demandes étaient si longuesque les réponses lui importaient peu. Ayant un auditoire, elle setenait satisfaite, pourvu que, de temps en temps, il donnât signede vie.
Lorsqu’il fallait s’asseoir à la table de piquet, il l’appelaittout bas le banc des travaux forcés ; le magistrat maudissaitle jeu et son détestable inventeur. Il n’en était pas plus attentifà ses cartes. Il se trompait à tout moment, écartait sans voir etoubliait de couper. La vieille dame se plaignait de cesdistractions continuelles, mais elle en profitait sans vergogne.Elle regardait l’écart, changeait les cartes qui lui déplaisaient,comptait audacieusement des points fantastiques, et, à la fin,empochait sans pudeur ni remords l’argent ainsi gagné.
La timidité de M. Daburon était extrême. Claire était farouche àl’excès ; ils ne se parlaient jamais. Pendant tout l’hiver, lejuge n’adressa pas dix fois la parole directement à la jeune fille.Encore, à chaque fois, avait-il appris par cœur, mécaniquement, laphrase qu’il se proposait de lui dire, sachant bien que sans cetteprécaution il s’exposait à rester court.
Mais au moins il la voyait, il respirait le même air qu’elle, ilentendait sa voix harmonieuse et pure comme les vibrations ducristal, il s’enivrait d’une odeur très douce qu’elle portait, etqu’il comparait aux plus célestes parfums.
Jamais il n’avait pu prendre sur lui de lui demander le nom decette odeur, mais après mille recherches qui le firent passer pourun fou chez trois ou quatre parfumeurs, il l’avait enfin trouvée.Il en avait tout imprégné chez lui, jusqu’aux dossiers quis’amoncelaient sur son bureau.
À force de regarder les yeux qu’il trouvait sublimes, il avaitfini par en connaître toutes les expressions. Il croyait y liretoutes les pensées de celle qu’il adorait, et par là regarder dansson âme comme par une fenêtre ouverte. Elle est contente,aujourd’hui, se disait-il ; alors il était gai. D’autres foisil pensait : elle a eu quelque chagrin dans la journée. Aussitôt ildevenait triste.
L’idée de demander la main de Claire s’était, à bien desreprises, présentée à l’esprit de M. Daburon ; jamais iln’avait osé s’y arrêter. Connaissant les principes de la marquise,la sachant affolée de sa noblesse, intraitable sur l’articlemésalliance, il était convaincu qu’elle l’arrêterait au premier motpar un : non ! fort sec, sur lequel jamais elle nereviendrait. Tenter une ouverture, c’est donc risquer, sans chancesde réussite, son bonheur présent qu’il trouvait immense, carl’amour vit de misères.
Une fois repoussé, pensait-il, la maison me sera fermée. Alors,adieu toute félicité en cette vie, c’en est fait de moi.
D’un autre côté, il se disait fort sensément qu’un autre pouvaittrès bien voir Mlle d’Arlange, l’aimer par conséquent, la demanderet l’obtenir.
Dans tous les cas, hasardant une demande ou hésitant encore, ildevait sûrement la perdre dans un temps donné. Au commencement duprintemps il se décida.
Par un bel après-midi du mois d’avril, il se dirigea versl’hôtel d’Arlange, ayant certes besoin de plus de bravoure qu’iln’en faut au soldat qui affronte une batterie. Lui aussi, il sedisait : vaincre ou mourir.
La marquise, sortie aussitôt après son premier déjeuner, venaitde rentrer. Elle était dans une colère épouvantable et poussait descris d’aigle.
Voici ce qui était arrivé : la marquise avait fait exécuterquelques travaux par un peintre, son voisin ; il y avait decela huit ou dix mois. Cent fois l’ouvrier s’était présenté pourtoucher le montant de son mémoire, cent fois on l’avait congédié enlui disant de repasser. Las d’attendre et de courir, il avait faitciter en conciliation devant le juge de paix la haute et puissantedame d’Arlange.
La citation avait exaspéré la marquise ; pourtant elle n’enavait soufflé mot à personne, ayant décidé dans sa sagesse qu’ellese transporterait au tribunal, à seule fin de demander justice etde prier le juge de paix de réprimander vertement le peintreimpudent qui avait osé la tracasser pour une misérable sommed’argent, une vétille.
Le résultat de ce beau projet se devine. Le juge de paix futobligé de faire expulser de force de son cabinet l’entêtéemarquise. De là sa fureur.
M. Daburon la trouva dans le boudoir rose tendre, à demidéshabillée, toute décoiffée, plus rouge qu’une pivoine, entouréedes débris des porcelaines et des cristaux tombés sous sa main dansle premier moment. Pour comble de malheur, Claire et sa gouvernanteétaient sorties. Une femme de chambre était occupée à inonderl’infortunée marquise de toutes sortes d’eaux propres à calmer lesnerfs.
Elle accueillit le magistrat comme un envoyé de la sainteTrinité même. En un peu plus d’une demi-heure avec forceinterjections et plus d’imprécations encore, elle narra sonodyssée.
– Comprenez-vous ce juge ! s’écria-t-elle. Ce doit êtrequelque frénétique jacobin, quelque fils des forcenés qui onttrempé leurs mains dans le sang du roi ! Oui, mon ami, je lisla stupeur et l’indignation sur votre visage… il a donné raison àcet impudent drôle à qui je faisais gagner sa vie en lui donnant dutravail ! Et comme je lui adressais de sévères remontrances,ainsi qu’il était de mon devoir, il m’a fait chasser.Chasser ! moi !…
À ce souvenir si pénible, elle fit du bras un geste terrible demenace. Dans son brusque mouvement, elle atteignit un flacon quetenait la femme de chambre, un flacon superbe qui alla se briser àl’extrémité du boudoir.
– Bête ! maladroite ! sotte ! cria lamarquise.
M. Daburon, tout étourdi d’abord, entreprit de calmer un peul’exaspération de Mme d’Arlange. Elle ne lui laissa pas prononcertrois paroles.
– Heureusement, vous voilà, continua-t-elle. Vous m’êtes toutacquis, je le sais. Je compte que vous allez vous mettre enmouvement, et que, grâce à votre crédit et à vos amis, ce croquantde peintre et ce noir scélérat de juge seront jetés dans quelquebasse fosse pour leur apprendre le respect que l’on doit à unefemme de ma sorte.
Le magistrat ne se permit pas même de sourire à cette demandeimprévue. Il avait entendu bien d’autres énormités sortir de labouche de Mme d’Arlange, sans se moquer jamais ; n’était-ellepas la grand-mère de Claire ? Pour cela, il la chérissait etla vénérait. Il la bénissait de sa petite-fille, comme parfois unpromeneur bénit Dieu pour la petite fleur au parfum sauvage qu’ilcueille près d’un buisson.
Les fureurs de la vieille dame étaient terribles ; ellesétaient longues aussi. Elles pouvaient, comme la colère d’Achille,durer cent chapitres. Au bout d’une heure pourtant, elle était ousemblait complètement apaisée. On avait relevé ses cheveux, réparéle désordre de sa toilette et ramassé les tessons.
Vaincue par sa violence même, la réaction s’en mêlant, ellegisait épuisée et geignante dans son fauteuil.
Ce résultat magnifique, et qui surprenait bien la femme dechambre, était dû au magistrat. Pour l’obtenir, il avait eu recoursà toute son habileté, déployé une angélique patience et usé deménagements infinis.
Son triomphe était d’autant plus méritoire qu’il arrivait fortmal préparé à cette bataille. Cet incident baroque renversait sesprojets. Pour une fois qu’il s’était senti la résolution de parler,l’événement se déclarait contre lui. Il fit contre mauvaise fortunebon cœur.
S’armant de sa grande éloquence de Palais, il versa des douchesglacées sur le cerveau de l’irritable marquise. Il lui administra àhautes doses ces périodes interminables qui sont les pelotes deficelles du style et la gloire de nos avocats généraux. Il n’étaitpas si fou de la contredire ; il caressa au contraire samarotte.
Il fut tour à tour pathétique et railleur. Il parla comme ilfaut de la Révolution, maudit ses erreurs, déplora ses crimes ets’attendrit sur ses suites si désastreuses pour les honnêtes gens.De l’infâme Marat, grâce à d’habiles transitions, il arriva aucoquin de juge de paix. Il flétrit en termes énergiques lascandaleuse conduite de ce magistrat et blâma hautement ce croquantde peintre. Cependant il était d’avis de leur faire grâce de laprison. Ses conclusions furent qu’il serait peut-être prudent,sage, noble même de payer.
Ces deux malencontreuses syllabes, payer, n’étaient pasprononcées que Mme d’Arlange se trouvait debout dans la plus fièreattitude.
– Payer ! dit-elle, pour que ces scélérats persistent dansleur endurcissement ! Les encourager par une faiblessecoupable ! Jamais ! D’ailleurs pour payer, il faut del’argent et je n’en ai pas.
– Oh ! fit le juge, il s’agit de quatre-vingt-septfrancs.
– Ce n’est donc rien, cela ! répondit la marquise. Vous enparlez bien à votre aise, monsieur le magistrat. On voit bien quevous avez de l’argent. Vos pères étaient des gens de rien et laRévolution a passé à cent pieds au-dessus de leur tête. Qui saitmême si elle ne leur a pas profité ! Elle a tout pris auxd’Arlange. Que me fera-t-on, si je ne paye pas ?
– Mais, madame la marquise, bien des choses. On vous ruinera enfrais ; vous recevrez du papier timbré, les huissiersviendront, on vous saisira.
– Hélas ! s’écria la vieille dame, la Révolution n’est pasfinie. Nous y passerons tous, mon pauvre Daburon ! Ah !vous êtes bien heureux d’être peuple, vous ! Je vois bienqu’il me faudra payer sans délai, et c’est affreusement triste pourmoi qui n’ai rien, et qui suis forcée de m’imposer de si grandssacrifices pour ma petite-fille…
Le magistrat savait sa marquise sur le bout des doigts. Ce motsacrifices, prononcé par elle, le surprit si fort,qu’involontairement, à demi-voix, il répéta :
– Des sacrifices ?
– Certainement, reprit Mme d’Arlange. Sans elle, vivrais-jecomme je le fais, me refusant tout pour nouer les deux bouts ?Nenni ! Feu le marquis m’a souvent parlé des tontinesinstituées par monsieur de Calonne, où l’argent rend beaucoup. Ildoit en exister encore de pareilles. N’était ma petite-fille, j’ymettrais tout ce que j’ai à fonds perdus. De cette manière,j’aurais de quoi manger. Mais je ne m’y déciderai jamais. Je sais,Dieu merci ! les devoirs d’une mère, et je garde tout mon bienpour ma petite Claire.
Ce dévouement parut si admirable à M. Daburon qu’il ne trouvapas un mot à répliquer.
– Ah ! cette chère enfant me tourmente terriblement,continua la marquise. Tenez, Daburon, je puis bien vous l’avouer,il me prend des vertiges quand je pense à son établissement.
Le juge d’instruction rougit de plaisir. L’occasion lui arrivaitau galop, elle allait passer à sa portée, à lui del’entrefourcher.
– Il me semble, balbutia-t-il, qu’établir mademoiselle Clairedoit être facile.
– Non, malheureusement. Elle est assez ragoûtante, je l’avoue,quoiqu’un peu gringalette, mais cela ne sert de rien ! Leshommes sont devenus d’une vilenie qui me fait mal au cœur. Ils nes’attachent plus qu’à l’argent. Je n’en vois pas un qui ait assezd’honnêteté pour prendre une d’Arlange avec ses beaux yeux enmanière de dot.
– Je crois que vous exagérez, madame, fit timidement lejuge.
– Point. Fiez-vous à mon expérience, plus vieille que la vôtre.D’ailleurs, si je marie Claire, mon gendre me suscitera milletracas, à ce qu’assure mon procureur. On me contraindra, paraît-il,à rendre des comptes, comme si j’en tenais ! C’est unehorreur ! Ah ! Si cette petite Claire avait bon cœur,elle prendrait bien gentiment le voile dans quelque couvent. Je mesaignerais aux quatre veines pour faire la dot nécessaire. Maiselle n’a aucune affection pour moi.
M. Daburon comprit que le moment de parler était venu. Ilrassembla tout son courage, comme un cavalier rassemble son chevalau moment de lui faire franchir un fossé, et d’une voix assezferme, il commença :
– Eh bien ! madame la marquise, je connais, je crois, unparti pour mademoiselle Claire. Je sais un honnête homme qui l’aimeet qui ferait tout au monde pour la rendre heureuse.
– Ça, dit Mme d’Arlange, c’est toujours sous-entendu.
– L’homme dont je vous parle, continua le juge, est encore jeuneet riche. Il serait trop heureux de recevoir mademoiselle Clairesans dot. Non seulement il ne vous demanderait pas de comptes, maisil vous supplierait de disposer de votre bien à votre guise.
– Peste ! Daburon, mon ami, vous n’êtes point une bête,vous ! s’exclama la vieille dame.
– S’il vous en coûtait de placer votre fortune en viager, ajoutale magistrat, votre gendre vous servirait une rente suffisante pourcombler la différence…
– Ah ! j’étouffe, interrompit la marquise. Comment, vousconnaissez un homme comme ça et vous ne m’en avez jamaisparlé ! vous devriez déjà me l’avoir présenté !
– Je n’osais, madame, je craignais…
– Vite ! quel est ce gendre admirable, ce merleblanc ? où niche-t-il ?
Le juge eut le cœur serré d’une angoisse terrible. Il allaitjouer son bonheur sur un mot.
Enfin, comme s’il eût senti qu’il disait une énormité, ilbalbutia :
– C’est moi, madame… Sa voix, son regard, son geste suppliaient.Il était épouvanté de son audace, étourdi d’avoir su vaincre satimidité. Il était sur le point de tomber aux pieds de lamarquise.
Elle riait, elle, la vieille dame, elle riait aux larmes, ettout en haussant les épaules, elle répétait :
– Ce cher Daburon, il est trop bouffon, en vérité, il me feramourir de rire ! Est-il plaisant, ce pauvre Daburon !
Mais tout à coup, au plus fort de son accès d’hilarité, elles’arrêta et prit son grand air de dignité.
– Est-ce sérieux, ce que vous venez de me dire ?demanda-t-elle.
– J’ai dit la vérité, murmura le magistrat.
– Vous êtes donc bien riche ? interrogea la marquise.
– J’ai, madame, du chef de ma mère, vingt mille livres de rentesenviron. Un de mes oncles, mort l’an passé, m’a laissé un peu plusde cent mille écus. Mon père n’a pas loin d’un million. Si je luien demandais la moitié demain, il me la donnerait ; il medonnerait toute sa fortune s’il le fallait pour mon bonheur, etserait trop content si je lui en laissais l’administration.
Mme d’Arlange fit signe au magistrat de se taire, et pendantcinq bonnes minutes au moins, elle resta plongée dans sesréflexions, le front caché entre ses mains. Enfin, relevant la tête:
– Écoutez-moi, dit-elle. Si vous aviez jamais été assez hardipour faire une proposition pareille au père de Claire, il vousaurait fait reconduire par ses gens. Je devrais pour notre nom agirde même ; je ne saurais m’y résoudre. Je suis vieille etdélaissée, je suis pauvre, ma petite-fille m’inquiète, voilà monexcuse. Pour rien au monde, je ne consentirais à parler à Claire decette horrible mésalliance. Ce que je puis vous promettre, et c’esttrop, c’est de n’être pas contre vous. Prenez vos mesures, faitesvotre cour à mademoiselle d’Arlange, décidez-la. Si elle dit oui debon cœur, je ne dirai pas non.
M. Daburon, transporté de bonheur, voulait embrasser les mainsde la marquise. Il la trouvait la meilleure, la plus excellente desfemmes, ne songeant pas à la facilité avec laquelle venait de cédercette âme si fière. Il délirait, il était fou.
– Oh ! attendez, fit la vieille dame, votre procès n’estpas encore gagné. Votre mère, il faut bien que je l’excuse des’être si piètrement mariée, était une Cottevise, mais votre pèreest le sieur Daburon. Ce nom, mon cher enfant, est horriblementridicule. Croyez-vous qu’il soit facile de décider à s’affubler deDaburon une jeune fille qui, jusqu’à dix-huit ans, s’est appeléed’Arlange ?
Ces objections ne semblaient nullement préoccuper le juge.
– Enfin, continua la vieille dame, votre père a eu uneCottevise, vous auriez une d’Arlange. À force de faire se mésallierles filles de bonne maison de père en fils, les Daburon finirontpeut-être par s’anoblir. Un dernier avis : vous voyez Clairetimide, douce, obéissante ? Détrompez-vous. Avec son air desainte-nitouche, elle est hardie, fière et entêtée comme feu lemarquis son père, qui rendait des points aux mules d’Auvergne. Vousvoilà prévenu, et un bon averti en vaut deux. Nos conditions sontfaites, n’est-ce pas ? Ne parlons plus de rien. Je souhaitepresque votre succès.
Cette scène était si présente à l’esprit du juge d’instruction,que là, chez lui, dans son fauteuil, après tant de mois écoulés, illui semblait encore entendre la voix de la marquise d’Arlange, etce mot de succès sonnait à son oreille.
Il sortit comme un triomphateur de cet hôtel d’Arlange où ilétait entré le cœur gonflé d’anxiété. Il s’en allait, le fronthaut, la poitrine dilatée, respirant l’air à pleins poumons. Ilétait si heureux ! Le ciel lui semblait plus bleu, le soleilplus brillant. Il avait, ce grave magistrat, des envies follesd’arrêter les passants, de les serrer dans ses bras, de leur crier: – Vous ne savez pas ? La marquise consent !
Il marchait, et il lui semblait que la terre bondissait sous sespas, qu’elle était trop petite pour porter tant de bonheur ou qu’ildevenait si léger qu’il allait s’envoler vers les étoiles. Que dechâteaux en Espagne sur cette parole de la marquise ! Ildonnait sa démission, il bâtissait sur les bords de la Loire, nonloin de Tours, une villa enchantée. Il la voyait riante, avec safaçade au soleil levant, assise au milieu des fleurs, ombragée degrands arbres. Il la meublait, cette maison, d’étoffes fantastiquesouvragées par des fées. Il voulait un merveilleux écrin pour cetteperle dont il allait devenir le possesseur.
Car il n’eut pas un doute, pas un nuage n’obscurcit l’horizonradieux de ses espérances, pas une voix, du fond de son cœur, nes’éleva en disant : « Prends garde ! »
De ce jour, M. Daburon devint plus assidu encore chez lamarquise. À bien dire, il y passa sa vie.
Tout en restant respectueux et réservé près de Claire, ilchercha, avec un empressement habile, à être quelque chose dans savie. L’amour vrai est ingénieux. Il sut vaincre sa timidité pourparler à cette bien-aimée de son âme, pour la faire causer, pourl’intéresser.
Il allait pour elle aux nouvelles, il lisait tous les livresnouveaux afin de trier ceux qu’elle pouvait lire.
Peu à peu, grâce à la plus délicate insistance, il parvint àapprivoiser, c’est le mot, cette jeune fille si farouche. Ils’aperçut qu’il réussissait, et sa gaucherie disparut presque. Ilremarqua qu’elle ne l’accueillait plus avec cet air hautain etglacial qu’elle gardait jadis, peut-être pour le tenir àdistance.
Il sentait qu’insensiblement il s’avançait dans sa convenance.Elle rougissait toujours en lui parlant, mais elle osait luiadresser la parole la première.
Souvent elle l’interrogeait. Elle avait entendu dire du biend’une pièce et voulait en connaître le sujet. Vite, M. Daburoncourait la voir et rédigeait un compte rendu qu’il lui adressaitpar la poste. C’était lui écrire ! À diverses reprises ellelui confia quelques petites commissions. Il n’aurait pas échangépour l’ambassade de Russie le plaisir de trotter pour elle.
Une fois, il se hasarda à lui envoyer un magnifique bouquet.Elle l’accepta avec une certaine surprise inquiète, mais elle lepria de ne pas recommencer.
Les larmes lui vinrent aux yeux. Il la quitta navré et le plusdésolé des hommes.
Elle ne m’aime pas, pensait-il ; elle ne m’aimerajamais.
Mais trois jours après, comme il était affreusement triste, ellele pria de lui chercher certaines fleurs très à la mode dont ellevoulait garnir une petite jardinière. Il envoya de quoi remplirl’hôtel de la cave au grenier. Elle m’aimera ! se disait-ildans son ravissement. Ces petits événements si grands n’avaient pasinterrompu les parties de piquet. Seulement la jeune filleparaissait attentive maintenant au jeu. Elle prenait presquetoujours parti pour le juge contre la marquise. Elle ne connaissaitpas les règles, mais quand la vieille joueuse trichait tropeffrontément, elle s’en apercevait et disait en riant :
– On vous vole, monsieur Daburon, on vous vole ! Il seserait laissé voler sa fortune pour entendre cette belle voixs’intéresser à lui.
On était en été.
Souvent, le soir, elle acceptait son bras, et pendant que lamarquise restait sur le perron, assise dans son grand fauteuil, ilstournaient autour de la pelouse, marchant doucement sur l’alléesablée de sable tamisé si fin que de sa robe traînante elleeffaçait les traces de leurs pas. Elle babillait gaiement avec luicomme avec un frère aimé, et il lui fallait se faire violence pourne pas déposer un baiser dans cette chevelure si blonde quimoussait, pour ainsi dire, à la brise et qui s’éparpillait commedes flocons nuageux.
Alors, au bout d’un sentier délicieux, jonché de fleurs commeles routes où passent les processions, il aperçoit le but : lebonheur.
Il essaya de parler de ses espérances à la marquise.
– Vous savez ce qui a été convenu, lui répondit-elle. Pas unmot. C’est bien assez déjà de la voix de ma conscience qui mereproche l’abomination à laquelle je prête la main. Dire quej’aurai peut-être une petite-fille qui s’appellera madameDaburon ! Il faudra écrire au roi, mon cher, pour changer cenom-là.
Moins enivré de ses rêves, M. Daburon, cet homme si fin, cetobservateur si délié, aurait étudié le caractère de Claire. Cetteétude l’eût peut-être mis sur ses gardes. Mais eût-il songé àl’observer, il ne l’eût pu.
Cependant, il remarqua les singulières alternatives de sonhumeur. Elle semblait insoucieuse et gaie comme un enfant, àcertains jours, puis, pendant des semaines, elle restait sombre etabattue. En la voyant triste, le lendemain d’un bal où sagrand-mère avait tenu à la conduire, il osa lui demander la raisonde sa tristesse.
– Oh ! cela, répondit-elle en poussant un profond soupir,c’est mon secret. Un secret que ma grand-mère elle-même ne connaîtpas.
M. Daburon la regardait. Il crut voir une larme entre ses longscils.
– Un jour peut-être, reprit-elle, je me confierai à vous… Il lefaudra peut-être.
Le juge était aveugle et sourd.
– Moi aussi, répondit-il, j’ai un secret ; moi aussi jeveux m’en remettre à votre cœur.
En se retirant après minuit, il se disait : demain je luiavouerai tout. Il y avait un peu plus de cinquante-cinq jours qu’ilse répétait intrépidement : demain.
C’était un soir du mois d’août ; la chaleur, toute lajournée, avait été accablante ; vers la nuit, la brise s’étaitlevée, les feuilles bruissaient ; il y avait dans l’air desfrémissements d’orage.
Ils étaient assis tous deux au fond du jardin, sous le berceaugarni de plantes exotiques, et à travers les branches, ilsapercevaient le peignoir flottant de la marquise qui se promenaitaprès son souper.
Ils étaient restés longtemps sans se parler, émus de l’émotionde la nature, oppressés par les parfums pénétrants des fleurs de lapelouse. M. Daburon osa prendre la main de la jeune fille.
C’était la première fois, et cette peau si fine et si douce luidonna une commotion terrible qui lui fit affluer tout son sang aucerveau.
– Mademoiselle, balbutia-t-il, Claire…
Elle arrêta sur lui ses beaux yeux surpris.
– Pardonnez-moi, continua-t-il, pardonnez-moi. Je me suisadressé à votre grand-mère avant d’élever mes regards jusqu’à vous.Ne me comprenez-vous donc pas ? Un mot de votre bouche vadécider de mon malheur ou de ma félicité. Claire, mademoiselle, neme repoussez pas : je vous aime !
Pendant que parlait le magistrat, Mlle d’Arlange le regardaitcomme si elle eût douté du témoignage de ses sens. Mais à ces mots: « Je vous aime », prononcés avec le frissonnement contenu de lapassion la plus vive, elle dégagea brusquement sa main en étouffantun cri.
– Vous ! murmura-t-elle, est-ce bien vous…
M. Daburon, quand il se serait agi de sa vie, n’aurait putrouver une parole. Le pressentiment d’un immense malheur serraitson cœur comme dans un étau. Que devint-il quand il vit Clairefondre en larmes…
Elle avait caché son visage entre ses mains et répétait :
– Je suis bien malheureuse ! bien malheureuse !…
– Malheureuse ! vous ! s’écria le magistrat, et parmoi ! Claire, vous êtes cruelle ! Au nom du Ciel !qu’ai-je fait ? qu’y a-t-il ? parlez ! Tout, plutôtque cette anxiété qui me tue.
Il se mit à genoux devant elle, sur le sable du berceau, et denouveau essaya de prendre sa main si blanche. Elle le repoussa d’ungeste attendrissant de douceur.
– Laissez-moi pleurer, disait-elle, je souffre. Vous allez mehaïr, je le sens. Qui sait ! vous me mépriserez peut-être, etpourtant, je le jure devant Dieu, ce que vous venez de me dire, jel’ignorais, je ne le soupçonnais même pas.
M. Daburon restait à genoux, affaissé sur lui-même, attendant lecoup de grâce.
– Oui, continuait Claire, vous croirez à une coquetteriedétestable. J’y vois maintenant et je comprends tout. Est-ce que,sans un amour profond, un homme peut être ce que vous avez été pourmoi ? Hélas ! je n’étais qu’une enfant, je me suisabandonnée au bonheur si grand d’avoir un ami. Ne suis-je pas seuleen ce monde et comme perdue dans un désert ? Folle etimprudente, je me livrais à vous sans réflexion comme au meilleur,au plus indulgent des pères.
Ce mot révélait à l’infortuné juge toute l’étendue de sonerreur. Comme un marteau d’acier, il faisait voler en mille piècesle fragile édifice de ses espérances. Il se releva lentement etd’un ton d’involontaire reproche il répéta :
– Votre père !…
Mlle d’Arlange comprit combien elle affligeait, combien elleblessait même cet homme dont elle n’osait mesurer l’immenseamour.
– Oui, reprit-elle, je vous aimais comme un père, comme unfrère, comme toute la famille que je n’ai plus. En vous voyant,vous si grave, si austère, devenir pour moi si bon, si faible, jeremerciais Dieu de m’avoir envoyé un protecteur pour remplacer ceuxqui sont morts.
M. Daburon ne put retenir un sanglot ; son cœur sebrisait.
– Un mot, continua Claire, un seul mot m’eût éclairée. Que nel’avez-vous prononcé ! C’est avec tant de douceur que jem’appuyais sur vous comme l’enfant sur sa mère ! Avec quellejoie intime, je me disais : je suis sûre d’un dévouement, j’ai uncœur où verser le trop-plein du mien ! Ah ! pourquoi maconfiance n’a-t-elle pas été plus grande encore ? Pourquoiai-je eu un secret pour vous ? Je pouvais éviter cette soiréeaffreuse. Je devais vous l’avouer : je ne m’appartiens plus ;librement, et avec bonheur, j’ai donné ma vie à un autre.
Planer dans l’azur et tout à coup retomber rudement àterre ! La souffrance du juge d’instruction ne peut sedécrire.
– Mieux eût valu parler, répondit-il, et encore… non. Je dois àvotre silence, Claire, six mois d’illusions délicieuses, six moisde rêves enchanteurs. Ce sera ma part de bonheur en ce monde.
Un reste de jour permettait encore au magistrat de distinguerMlle d’Arlange. Son beau visage avait la blancheur et l’immobilitédu marbre. De grosses larmes glissaient, pressées et silencieuses,le long de ses joues. Il semblait à M. Daburon qu’il lui étaitdonné de contempler ce spectacle effrayant d’une statue quipleure.
– Vous en aimez un autre, reprit-il enfin, un autre ! Etvotre grand-mère l’ignore… Claire, vous ne pouvez avoir choisiqu’un homme digne de vous ; comment la marquise ne lereçoit-elle pas ?
– Il y a des obstacles, murmura Claire, des obstacles quipeut-être ne seront jamais levés. Mais une fille comme moi n’aimequ’une fois dans sa vie. Elle est l’épouse de celui qu’elle aime,sinon… il reste Dieu.
– Des obstacles ! fit M. Daburon d’une voix sourde. Vousaimez un homme, vous, il le sait, et il rencontre desobstacles ?
– Je suis pauvre, répondit Mlle d’Arlange, et sa famille estimmensément riche. Son père est dur, inexorable.
– Son père ! s’écria le magistrat avec une amertume qu’ilne songeait pas à cacher, son père, sa famille ! Et cela leretient ! Vous êtes pauvre, il est riche, et celal’arrête ! Et il se sait aimé de vous !… Ah ! que nesuis-je à sa place, et que n’ai-je contre moi l’universentier ! Quel sacrifice peut coûter à l’amour tel que je lecomprends ! Ou plutôt, est-il des sacrifices ! Celui quiparaît le plus immense, est-il autre chose qu’une immensejoie ! Souffrir ! lutter, attendre quand même, espérertoujours, se dévouer avec ivresse… C’est là aimer.
– C’est ainsi que j’aime, dit simplement Mlle d’Arlange. Cetteréponse foudroya le magistrat. Il était digne de la comprendre.Tout était bien fini pour lui sans espoir. Mais il éprouvait unesorte de volupté affreuse à se torturer encore, à se prouver sonmalheur par l’intensité de la souffrance.
– Mais, insista-t-il, comment avez-vous pu le connaître, luiparler ? Où ? Quand ? madame la marquise ne reçoitpersonne…
– Je dois maintenant tout vous dire, monsieur, répondit Claired’un ton digne. Il y a longtemps que je le connais. C’est chez uneamie de ma grand-mère, sa cousine à lui, la vieille demoiselle deGoëllo, que je l’ai aperçu pour la première fois. Là nous noussommes parlé, là je le vois encore…
– Ah ! s’écria M. Daburon, illuminé d’une lueur soudaine,je me rappelle, à présent. Lorsque vous deviez aller chezmademoiselle de Goëllo, trois ou quatre jours à l’avance vous étiezplus gaie que de coutume… et vous en reveniez bien souventtriste.
– C’est que je voyais combien il souffre des résistances qu’ilne peut vaincre.
– Sa famille est donc bien illustre, fit le magistrat d’un tondur, qu’elle repousse une alliance avec votre maison !
– Vous eussiez tout su sans questions, monsieur, répondit Mlled’Arlange, jusqu’à son nom. Il s’appelle Albert de Commarin.
La marquise, en ce moment, jugeant sa promenade assez longue, sedisposait à regagner son boudoir rose tendre. Elle s’approcha duberceau.
– Magistrat intègre ! s’écria-t-elle de sa grosse voix, lepiquet est dressé.
Sans se rendre compte de son mouvement, le magistrat se leva,balbutiant :
– J’y vais.
Claire le retint par le bras.
– Je ne vous ai pas demandé le secret, monsieur, dit-elle.
– Oh ! mademoiselle !… fit le juge, blessé de cetteapparence de doute.
– Je sais, reprit Claire, que je puis compter sur vous. Mais,quoi qu’il arrive, ma tranquillité est perdue.
M. Daburon la regarda d’un air surpris ; son œilinterrogeait.
– Il est certain, ajouta-t-elle, que ce que moi, jeune fillesans expérience, je n’ai pas su voir, ma grand-mère l’a vu ;si elle a continué à vous recevoir, si elle ne m’a rien dit, c’estqu’elle vous est favorable, c’est que tacitement elle encouragevotre recherche, que je considère, permettez-moi de vous le dire,comme très honorable pour moi.
– Je vous l’avais dit en commençant, mademoiselle, répondit lemagistrat. Madame la marquise a daigné autoriser mesespérances.
Et brièvement il dit son entretien avec Mme d’Arlange, ayant ladélicatesse d’écarter absolument la question d’argent qui avait sifort influencé la vieille dame.
– Je disais bien que c’en était fait de mon repos, reprittristement Claire. Quand ma grand-mère apprendra que je n’ai pasaccueilli votre hommage, quelle ne sera pas sa colère !…
– Vous me connaissez mal, mademoiselle, interrompit le juge. Jen’ai rien à dire à madame la marquise ; je me retirerai ettout sera dit. Sans doute elle pensera que j’ai réfléchi…
– Oh ! vous êtes bon et généreux, je le sais…
– Je m’éloignerai, poursuivit M. Daburon, et bientôt vous aurezoublié jusqu’au nom du malheureux dont la vie vient d’êtrebrisée.
– Vous ne pensez pas ce que vous dites là ? fit vivement lajeune fille.
– Eh bien ! c’est vrai. Je me berce de cette illusiondernière que mon souvenir, plus tard, ne sera pas sans douceur pourvous. Quelquefois vous direz : « Il m’aimait, celui-là. » C’est queje veux quand même rester votre ami ; oui, votre ami le plusdévoué.
Claire, à son tour, prit avec effusion les mains de M.Daburon.
– Vous avez raison, dit-elle, il faut être mon ami. Oublions cequi vient d’arriver, oubliez ce que vous m’avez dit, soyez commepar le passé le meilleur et le plus indulgent des frères.
L’obscurité était venue ; elle ne pouvait le voir mais ellecomprit qu’il pleurait, car il tarda à répondre.
– Est-ce possible, murmura-t-il enfin, ce que vous me demandezlà ! Quoi ! c’est vous qui me parlez d’oublier !Vous sentez-vous la force d’oublier, vous ! Ne voyez-vous pasque je vous aime mille fois plus que vous m’aimez…
Il s’arrêta, ne pouvant prendre sur lui de prononcer ce nom deCommarin, et c’est avec effort qu’il ajouta :
– Et je vous aimerai toujours… Ils avaient fait quelques pashors du berceau et se trouvaient maintenant non loin du perron.
– À cette heure, mademoiselle, reprit le magistrat,permettez-moi donc de vous dire adieu. Vous me reverrez rarement.Je ne reviendrai que bien juste ce qu’il faut pour éviterl’apparence d’une rupture.
Sa voix était si tremblante qu’à peine elle était distincte.
– Quoi qu’il advienne, ajouta-t-il, souvenez-vous qu’il y a ence monde un malheureux qui vous appartient absolument. Si jamaisvous avez besoin d’un dévouement, venez à moi, venez à votre ami.Allons, c’est fini… j’ai du courage, Claire ; mademoiselle…une dernière fois adieu !
Elle n’était guère moins éperdue que lui. Instinctivement elleavança la tête et M. Daburon effleura de ses lèvres froides lefront de celle qu’il aimait tant.
Ils gravirent le perron, elle appuyée sur son bras, et entrèrentdans le boudoir rose où la marquise, qui commençait às’impatienter, battait furieusement les cartes en attendant savictime.
– Allons donc ! juge incorruptible ! cria-t-elle.
Mais M. Daburon était mourant. Il n’aurait pas eu la force detenir les cartes. Il balbutia quelques excuses absurdes, parlad’affaires très pressées, de devoirs à remplir, de malaise subit,et sortit en se tenant aux murs. Son départ indigna la vieillejoueuse. Elle se retourna vers sa petite-fille, qui était alléecacher son trouble loin des bougies de la table de jeu, et demanda:
– Qu’a donc ce Daburon, ce soir ?
– Je ne sais, madame, balbutia Claire.
– Il me paraît, continua la marquise, que ce petit juges’émancipe singulièrement et se permet des façons impertinentes. Ilfaudra le remettre à sa place, car il finirait par se croire notreégal.
Claire essaya de justifier le magistrat. Il lui avait paru trèschangé et s’était plaint une partie de la soirée ; nepouvait-il être malade ?
– Eh bien ! quand cela serait, reprit la marquise, sondevoir n’est-il pas de reconnaître par quelques renoncements lafaveur de notre compagnie ? Je crois t’avoir déjà contél’histoire de notre grand-oncle le duc de Saint-Huruge. Désignépour faire la partie du roi au retour d’une chasse, il joua toutela soirée et perdit le plus galamment du monde deux cent vingtpistoles. Toute l’assemblée remarqua sa gaieté et sa belle humeur.Le lendemain seulement, on apprit qu’il était tombé de cheval dansla journée et qu’il avait tenu les cartes de Sa Majesté ayant unecôte enfoncée. On ne récria point, tant cet acte de respect étaitnaturel. Ce petit juge, s’il est malade, aurait fait preuved’honnêteté en se taisant et en restant pour mon piquet. Mais il seporte comme moi. Qui sait quels brelans il est allécourir !
M. Daburon ne rentra pas chez lui en sortant de l’hôteld’Arlange. Toute la nuit il erra au hasard, cherchant un peu defraîcheur pour sa tête brûlante, demandant un peu de calme à unelassitude excessive.
Fou que je suis ! se disait-il, mille fois fou d’avoirespéré, d’avoir cru qu’elle m’aimerait jamais. Insensé !comment ai-je osé rêver la possession de tant de grâces, denoblesse et de beauté ! Combien elle était belle, ce soir, levisage inondé de larmes ! Peut-on imaginer rien de plusangélique ! Quelle expression sublime avaient ses yeux enparlant de lui ! C’est qu’elle l’aime ! Et moi elle mechérit comme un père ; elle me l’a dit, comme un père !En pouvait-il être autrement ? n’est-ce pas justice ?Devait-elle voir un amant en ce juge sombre et sévère, toujourstriste comme son costume noir ? N’était-il pas honteux desonger à unir tant de virginale candeur à ma détestable science dumonde ? Pour elle, l’avenir est encore le pays des rianteschimères, et depuis longtemps l’expérience a flétri toutes mesillusions. Elle est jeune comme l’innocence, et je suis vieux commele vice.
L’infortuné magistrat se faisait véritablement horreur. Ilcomprenait Claire et l’excusait. Il s’en voulait de l’excès dedouleur qu’il lui avait montré. Il se reprochait d’avoir troublé savie. Il ne se pardonnait pas d’avoir parlé de son amour…
Ne devait-il pas prévoir ce qui était arrivé : qu’elle lerepousserait, et qu’ainsi il allait se priver de cette félicitécéleste de la voir, de l’entendre, de l’adorer silencieusement.
Il faut, poursuivit-il, qu’une jeune fille puisse rêver à sonamant. En lui, elle doit caresser un idéal. Elle se plaît à leparer de toutes les qualités brillantes, à l’imaginer plein denoblesse, de bravoure, d’héroïsme. Qu’advenait-il, si en monabsence elle songeait à moi ? Son imagination me représentaitdrapé d’une robe funèbre, au fond d’un lugubre cachot, aux prisesavec quelque scélérat immonde. N’est-ce pas mon métier de descendredans tous les cloaques, de remuer la fange de tous lescrimes ? Ne suis-je pas condamné à laver dans l’ombre le lingesale de la plus corrompue des sociétés ? Ah ! il est desprofessions fatales ! Est-ce que le juge comme le prêtre nedevrait pas se condamner à la solitude et au célibat ? L’un etl’autre ils savent tout, ils ont tout entendu. Leur costume estpresque le même. Mais pendant que le prêtre dans les plis de sarobe noire apporte la consolation, le juge apporte l’effroi. L’unest la miséricorde, l’autre le châtiment. Voilà quelles imageséveillait mon souvenir, tandis que l’autre… l’autre…
Cet homme infortuné continuait sa course folle le long des quaisdéserts.
Il allait, la tête nue, les yeux hagards. Pour respirer pluslibrement, il avait arraché sa cravate et l’avait jetée auvent.
Parfois, il croisait, sans le voir, quelque rare passant. Lepassant s’arrêtait, touché de pitié, et se détournait pour regarders’éloigner ce malheureux qu’il supposait privé de raison.
Dans un chemin perdu, près de Grenelle, des sergents de villes’approchèrent de lui et essayèrent de l’interroger. Il lesrepoussa, mais machinalement, et leur tendit une de ses cartes devisite.
Ils lurent et le laissèrent passer, convaincus qu’il étaitivre.
La colère, une colère furibonde, avait remplacé sa résignationpremière. Dans son cœur, une haine s’élevait plus forte et plusviolente que son amour pour Claire.
Cet autre, ce préféré, ce noble vicomte qui ne savait pastriompher des obstacles, que ne le tenait-il là sous songenou !
En ce moment, cet homme noble et fier, ce magistrat si sévèrepour lui-même, s’expliqua les délices irrésistibles de lavengeance. Il comprit la haine qui s’arme d’un poignard, quis’embusque lâchement dans les recoins sombres, qui frappe dans lesténèbres, en face ou dans le dos, peu importe, mais qui frappe, quitue, qui veut du sang pour son assouvissement !
En ce moment, précisément, il était chargé d’instruire l’affaired’une pauvre fille publique, accusée d’avoir donné un coup decouteau à une de ses tristes compagnes.
Elle était jalouse de cette femme, qui avait cherché à luienlever son amant, un soldat ivrogne et grossier.
M. Daburon se sentait saisi de pitié pour cette misérablecréature qu’il avait commencé d’interroger la veille.
Elle était très laide et vraiment repoussante, mais l’expressionde ses yeux, quand elle parlait de son soldat, revenait à lamémoire du juge.
Elle l’aime véritablement, pensait-il. Si chacun des jurés avaitsouffert ce que je souffre, elle serait acquittée. Mais combiend’hommes ont eu dans leur vie une passion ? Peut-être pas unsur vingt !
Il se promit de recommander cette fille à l’indulgence dutribunal et d’atténuer autant qu’il le pourrait le crime dont elles’était rendue coupable.
Lui-même venait de se décider à commettre un crime.
Il était résolu à tuer M. Albert de Commarin.
Pendant le reste de la nuit, il ne fit que s’affermir dans cetterésolution, se démontrant par mille raisons folles, qu’il trouvaitsolides et indiscutables, la nécessité et la légitimité de cettevengeance.
Sur les sept heures du matin, il se trouvait dans une allée dubois de Boulogne, non loin du lac. Il gagna la porte Maillot, pritune voiture et se fit conduire chez lui.
Le délire de la nuit continuait, mais sans souffrance. Il nesentait aucune fatigue. Calme et froid, il agissait sous l’empired’une hallucination, à peu près comme un somnambule.
Il réfléchissait et raisonnait, mais ce n’était pas avec saraison.
Chez lui, il se fit habiller avec soin, comme autrefoislorsqu’il devait aller chez la marquise d’Arlange, et sortit.
Il passa d’abord chez un armurier et acheta un petit revolverqu’il fit charger avec soin sous ses yeux et qu’il mit dans sapoche. Il se rendit ensuite chez les personnes qu’il supposaitcapables de lui apprendre de quel club était le vicomte. Nulle parton ne s’aperçut de l’étrange situation de son esprit, tant saconversation et ses manières étaient naturelles.
Dans l’après-midi seulement, un jeune homme de ses amis luinomma le cercle de M. de Commarin fils et lui proposa de l’yconduire, en faisant partie lui-même.
M. Daburon accepta avec empressement et suivit son ami. Le longde la route, il serrait avec frénésie le bois du revolver qu’iltenait caché. Il ne pensait qu’au meurtre qu’il voulait commettre,et au moyen de ne pas manquer son coup. Cela va faire, se disait-ilfroidement, un scandale affreux, surtout si je ne réussis pas à mebrûler la cervelle aussitôt. On m’arrêtera, on me mettra en prison,je passerai en cour d’assises. Voilà mon nom déshonoré. Bast !que m’importe ! Je ne suis pas aimé de Claire, que me fait lereste ! Mon père mourra sans doute de douleur, mais il fautque je me venge !… Arrivés au club, son ami lui montra unjeune homme très brun, à l’air hautain à ce qu’il lui parut, qui,accoudé à une table, lisait une revue. C’était le vicomte.
M. Daburon marcha sur lui sans sortir son revolver. Mais, arrivéà deux pas, le cœur lui manqua. Il tourna brusquement les talons ets’enfuit, laissant son ami stupéfié d’une scène dont il lui étaitimpossible de se rendre compte.
M. Albert de Commarin ne verra jamais la mort d’aussi prèsqu’une fois.
Arrivé dans la rue, M. Daburon sentit que la terre fuyait sousses pas. Tout tournait autour de lui. Il voulut crier et ne le put.Il battit l’air de ses mains, chancela un instant et enfin tombacomme une masse sur le trottoir.
Des passants accoururent et aidèrent les sergents de ville à lerelever. Dans une de ses poches, on trouva son adresse ; on leporta à son domicile.
Quand il reprit ses sens, il était couché, et il aperçut sonpère au pied de son lit.
Que s’était-il donc passé ?
On lui apprit, avec bien des ménagements, que pendant sixsemaines il avait flotté entre la vie et la mort. Les médecins ledéclaraient sauvé ; maintenant il était remis, il allaitbien.
Cinq minutes de conversation l’avaient épuisé. Il ferma les yeuxet chercha à recueillir ses idées, qui s’étaient éparpillées commeles feuilles d’un arbre en automne par une tempête. Le passé luisemblait noyé dans un brouillard opaque ; mais au milieu deces ténèbres, tout ce qui concernait Mlle d’Arlange se détachaitprécis et lumineux. Toutes ses actions, à partir du moment où ilavait embrassé Claire, il les revoyait comme un tableau fortementéclairé. Il frémit, et ses cheveux en un moment furent trempés desueur.
Il avait failli devenir assassin !
Et la preuve qu’il était vraiment remis et qu’il avait repris lapleine possession de ses facultés, c’est qu’une question de droitcriminel traversa son cerveau.
Le crime commis, se dit-il, aurais-je été condamné ? Oui.Étais-je responsable ? Non. Le crime serait-il une forme del’aliénation mentale ? Étais-je fou, étais-je dans l’étatparticulier qui doit précéder un attentat ? Qui saura merépondre ? Pourquoi tous les juges n’ont-ils pas traversé uneincompréhensible crise comme la mienne ? Mais qui me croirait,si je racontais ce qui m’est arrivé ?
Quelques jours plus tard, le mieux se soutenant, il le conta àson père, qui haussa les épaules et lui assura que c’était là unemauvaise réminiscence de délire.
Ce père, qui était bon, fut ému au récit des amours si tristesde son fils, sans y voir cependant un malheur irréparable. Il luiconseilla la distraction, mit à sa disposition toute sa fortune etl’engagea fort à épouser une bonne grosse héritière poitevine, gaieet bien portante, qui lui ferait des enfants superbes. Puis, commeses terres souffraient de son absence, il repartit pour saprovince.
Deux mois plus tard, le juge d’instruction avait repris sa vieet ses travaux habituels. Mais il avait beau faire, il agissaitcomme un corps sans âme ; au-dedans de lui, il le sentait,quelque chose était brisé.
Une fois, il voulut aller voir sa vieille amie la marquise. Enl’apercevant, elle poussa un cri de terreur. Elle l’avait pris pourun spectre, tant il était différent de celui qu’elle avaitconnu.
Comme elle redoutait les figures funèbres, elle le consigna à saporte.
Claire fut malade une semaine à sa vue.
Comme il m’aimait ! se disait-elle ; il a faillimourir. Albert m’aime-t-il autant ?
Elle n’osait se répondre. Elle aurait voulu le consoler, luiparler, tenter quelque chose… Il ne se montra plus.
M. Daburon n’était cependant pas homme à se laisser abattre sanslutter. Il voulut, comme disait son père, se distraire. Il cherchale plaisir et trouva le dégoût, mais non l’oubli. Souvent il allajusqu’au seuil de la débauche ; toujours une céleste figure,Claire vêtue de blanc, lui barra la porte.
Alors il se réfugia dans le travail ainsi que dans unsanctuaire. Il se condamna aux plus rudes labeurs, se défendant depenser à Claire, pareil au poitrinaire qui s’interdit de songer àson mal. Son âpreté à la besogne, sa fiévreuse activité luivalurent la réputation d’un ambitieux qui devait aller loin. Il nese souciait de rien au monde.
À la longue, il trouva non le repos, mais cet engourdissementexempt de douleurs qui suit les grandes catastrophes. Laconvalescence de l’oubli commençait pour lui.
Voilà quels événements ce nom de Commarin prononcé par le pèreTabaret rappelait à M. Daburon. Il les croyait ensevelis sous lacendre du temps, et voilà qu’ils surgissaient comme ces caractèresqu’on trace avec une encre sympathique et qui apparaissent si l’onvient à approcher le papier du feu. En un instant, ils sedéroulèrent devant ses yeux, avec cette merveilleuse instantanéitédu songe qui supprime le temps et l’espace.
Pendant quelques minutes, grâce à un phénomène admirable dedédoublement, il assista, pour ainsi dire, à la représentation desa propre vie. Acteur et spectateur ensemble, il était là, assisdans son fauteuil, et il paraissait sur le théâtre, il agissait etil se jugeait.
Sa première pensée, il faut l’avouer, fut une pensée de haine,suivie d’un détestable sentiment de satisfaction. Le hasard luilivrait cet homme préféré par Claire. Ce n’était plus un hautaingentilhomme illustré par sa fortune et par ses aïeux, c’était unbâtard, le fils d’une femme galante. Pour garder un nom volé, ilavait commis le plus lâche des assassinats. Et lui, le juge, ilallait éprouver cette volupté infinie de frapper son ennemi avec leglaive de la loi.
Mais ce ne fut qu’un éclair. La conscience de l’honnête homme serévolta et fit entendre sa voix toute-puissante.
Est-il rien de plus monstrueux que l’association de ces deuxidées : la haine et la justice ? Un juge peut-il, sans semépriser plus que les êtres vils qu’il condamne, se souvenir qu’uncoupable dont le sort est entre ses mains a été son ennemi ?Un juge d’instruction a-t-il le droit d’user de ses exorbitantspouvoirs contre un prévenu, tant qu’au fond de son cœur il resteune goutte de fiel ?
M. Daburon se répéta ce que tant de fois depuis un an il s’étaitdit en commençant une instruction : et moi aussi, j’ai failli mesouiller d’un meurtre abominable.
Et voilà que, précisément, il allait avoir à faire arrêter, àinterroger, à livrer à la cour d’assises celui qu’il avait eu laferme volonté de tuer.
Tout le monde, certes, ignorait ce crime de pensée etd’intention, mais pouvait-il, lui, l’oublier ? N’était-ce pasou jamais le cas de se récuser, de donner sa démission ? Nedevait-il pas se retirer, se laver les mains du sang répandu,laissant à un autre le soin de le venger au nom de lasociété ?
– Non ! prononça-t-il, ce serait une lâcheté indigne demoi.
Un projet de générosité folle lui vint.
– Si je le sauvais ? murmura-t-il. Si, pour Claire, je luilaissais l’honneur et la vie ? Mais comment le sauver ?Je devrais pour cela ne tenir aucun compte des découvertes du pèreTabaret et lui imposer la complicité du silence. Il faudravolontairement faire fausse route, courir avec Gévrol après unmeurtrier chimérique. Est-ce praticable ? D’ailleurs, épargnerAlbert, c’est déchirer les titres de Noël ; c’est assurerl’impunité de la plus odieuse des trahisons. Enfin, c’est encore ettoujours sacrifier la justice à ma passion !
Le magistrat souffrait.
Comment prendre un parti au milieu de tant de perplexités,tiraillé par des intérêts divers ?
Il flottait indécis entre les déterminations les plus opposées,son esprit oscillait d’un extrême à l’autre.
Que faire ? Sa raison, après un nouveau choc si imprévu,cherchait en vain son équilibre. Reculer, se disait-il ; oùdonc serait mon courage ?
Ne dois-je pas rester le représentant de la loi que rien n’émeutet que rien ne touche ? Suis-je si faible qu’en revêtant marobe je ne sache pas me dépouiller de ma personnalité ? Nepuis-je, pour le présent, faire abstraction du passé ? Mondevoir est de poursuivre l’enquête. Claire elle-même m’ordonneraitd’agir ainsi. Voudrait-elle d’un homme souillé d’un soupçon ?Jamais. S’il est innocent, qu’il soit sauvé ; s’il estcoupable, qu’il périsse !
C’était fort bien raisonné, mais, au fond de son cœur, milleinquiétudes dardaient leurs épines. Il avait besoin de serassurer.
Est-ce que je le hais encore, cet homme ?continua-t-il ; non, certes. Si Claire l’a préféré à moi qu’ilne connaît pas, c’est à elle et non à lui que je dois en vouloir.Ma fureur n’a été qu’un accès passager de délire. Je le prouverai.Je veux qu’il trouve en moi autant un conseiller qu’un juge. S’iln’est pas coupable, il disposera, pour établir ses preuves, de toutcet appareil formidable d’agents et de moyens qui est entre lesmains du parquet. Oui, je puis être le juge. Dieu, qui lit au fonddes consciences, voit que j’aime assez Claire pour souhaiter detoutes mes forces l’innocence de son amant.
Alors seulement, M. Daburon se rendit vaguement compte du tempsécoulé.
Il était près de trois heures du matin.
– Ah ! mon Dieu ! et le père Tabaret quim’attend ! Je vais le trouver endormi… Mais le père Tabaret nedormait pas, et il n’avait guère plus que le juge senti glisser lesheures.
Dix minutes lui avaient suffi pour dresser l’inventaire ducabinet de M. Daburon, qui était vaste et d’une magnificencesévère, tout à fait en rapport avec la position du magistrat. Arméd’un flambeau, il s’approcha des six tableaux de maîtres quirompaient la nudité de la boiserie et les admira. Il examinacurieusement quelques bronzes rares placés sur la cheminée et surune console, et il donna à la bibliothèque un coup d’œil deconnaisseur.
Après quoi, prenant sur la table un journal du soir, il serapprocha du foyer et se plongea dans une vaste bergère.
Il n’avait pas seulement lu le tiers du premier-Paris, lequel,comme tous les premier-Paris d’alors, s’occupait exclusivement dela question romaine, que, lâchant le journal, il s’absorbait dansses méditations. L’idée fixe, plus forte que la volonté, bienautrement intéressante pour lui que la politique, le ramenaitinvinciblement à La Jonchère, près du cadavre de la veuve Lerouge.Comme l’enfant qui mille et mille fois brouille et remet en ordreson jeu de patience, il mêlait et reprenait la série de sesinductions et de ses raisonnements.
Certes, il n’y avait plus rien de douteux pour lui dans cettetriste affaire. De A à Z, il croyait connaître tout. Il savait àquoi s’en tenir, et M. Daburon, il l’avait vu, partageait sesopinions. Cependant, que de difficultés encore !
C’est qu’entre le juge d’instruction et le prévenu se trouve untribunal suprême, institution admirable qui est notre garantie àtous tant que nous sommes, pouvoir essentiellement modérateur : lejury.
Et le jury, Dieu merci ! ne se contente pas d’uneconviction banale. Les plus fortes probabilités peuvent l’émouvoiret l’ébranler, elles ne lui arrachent pas un verdict affirmatif.Placé sur un terrain neutre, entre la prévention qui expose sathèse et la défense qui développe son roman, il demande des preuvesmatérielles et exige qu’on les lui fasse toucher du doigt. Là oùdes magistrats condamneraient vingt fois pour une, en toutesécurité de conscience, et justement, qui plus est, il acquitte,parce que l’évidence n’a pas lui.
La déplorable exécution de Lesurques a assuré l’impunité de biendes crimes, et, il faut le dire, elle justifie cette impunité.
Le fait est que, sauf les cas de flagrant délit ou d’aveu, iln’y a pas d’affaire sûre pour le ministère public. Parfois il estaussi anxieux que l’accusé lui-même. Presque tous les crimes ontmême pour la justice et pour la police un côté mystérieux et enquelque sorte impénétrable. Le génie de l’avocat est de deviner cetendroit faible et d’y concentrer ses efforts. Par là, il insinue ledoute. Un incident habilement soulevé à l’audience, au derniermoment, peut changer la face d’un procès. Cette incertitude d’unrésultat explique le caractère de passion que revêtent souvent lesdébats.
Et à mesure que monte le niveau de la civilisation, les jurés,dans les causes graves, deviennent plus timides et plus hésitants.C’est avec une inquiétude croissante qu’ils portent le fardeau deleur responsabilité. Déjà bon nombre d’entre eux reculent devantl’idée de la peine de mort. S’il se trouve qu’elle est appliquée,ils demandent à se laver du sang du condamné. On en a vu signer unrecours en grâce, et pour qui ? Pour un parricide. Chaquejuré, au moment d’entrer dans la salle de délibérations, songeinfiniment moins à ce qu’il vient d’entendre, qu’au risque qu’ilcourt de préparer à ses nuits d’éternels remords. Il n’en est pasun qui, plutôt que de s’exposer à retenir un innocent, ne soitrésolu à lâcher trente scélérats.
L’accusation doit donc arriver devant le jury armée de toutespièces et les mains pleines de preuves. C’est au juge d’instructionà forger ces armes et à condenser ces preuves. Tâche délicate,hérissée de difficultés, souvent très longue. Il arrive que leprévenu ait du sang-froid, qu’il soit certain de n’avoir pas laisséde traces ; alors, du fond de son cachot, au secret, il défietous les assauts de la justice. C’est une lutte terrible et quifait frémir si l’on vient à songer qu’après tout cet homme, enfermésans conseil et sans défense, peut être innocent. Le jugesaura-t-il résister aux entraînements de sa convictionintime ?
Bien souvent la justice est réduite à s’avouer vaincue. Elle estpersuadée qu’elle a trouvé le coupable ; la logique le luimontre, le bon sens le lui indique, et cependant elle doit renonceraux poursuites faute de témoignages suffisants.
Il est malheureusement des crimes impunis. Un ancien avocatgénéral avouait un jour qu’il connaissait jusqu’à trois assassinsriches, heureux, honorés, qui, à moins de circonstancesimprobables, finiraient dans leur lit, entourés de leur famille, etauraient un bel enterrement avec une magnifique épitaphe sur leurtombe.
À cette idée qu’un meurtrier peut éviter l’action de la justice,se dérober à la cour d’assises, le sang du père Tabaret bouillaitdans ses veines, comme au souvenir d’une cruelle injurepersonnelle.
Une telle monstruosité, à son avis, ne pouvait provenir que del’ineptie des magistrats chargés de l’enquête sommaire, de lamaladresse des agents de la police ou de l’incapacité et de lamollesse du juge d’instruction.
– Ce n’est pas moi, marmottait-il avec la vaniteuse satisfactiondu succès, qui lâcherais jamais ma proie. Il n’est pas de crimebien constaté dont l’auteur ne soit trouvable, à moins pourtant quecet auteur ne soit un fou, dont le mobile échappe au raisonnement.Je passerais ma vie à la recherche d’un coupable, et je périraisavant de m’avouer vaincu, comme cela est arrivé tant de fois àGévrol.
Cette fois encore le père Tabaret, le hasard aidant, avaitréussi, il se le répétait. Mais quelles preuves fournir à laprévention, à ce maudit jury si méticuleux, si formaliste et sipoltron ? Qu’imaginer pour forcer à se découvrir un hommefort, parfaitement sur ses gardes, couvert par sa position et sansdoute par ses précautions prises ? Quel traquenard préparer, àquel stratagème neuf et infaillible avoir recours ?
Le volontaire de la police s’épuisait en combinaisons subtilesmais impraticables, toujours arrêté par cette fatale légalité sinuisible aux emplois des chevaliers de la rue de Jérusalem.
Il s’appliquait si fort à ses conceptions, tantôt ingénieuses ettantôt grossières, qu’il n’entendit pas ouvrir la porte du cabinetet ne s’aperçut nullement de la présence du juge d’instruction.
Il fallut, pour l’arracher à ses problèmes, la voix de M.Daburon, qui disait avec un accent encore ému :
– Vous m’excuserez, monsieur Tabaret, de vous avoir laissé silongtemps seul…
Le bonhomme se leva pour dessiner un respectueux salut dequarante-cinq au degré.
– Ma foi ! monsieur, répondit-il, je n’ai pas eu le loisirde m’apercevoir de ma solitude.
M. Daburon avait traversé la pièce et était allé s’asseoir enface de son agent, devant un guéridon encombré des papiers et desdocuments se rattachant au crime. Il paraissait très fatigué.
– J’ai beaucoup réfléchi, commença-t-il, à toute cetteaffaire…
– Et moi donc ! interrompit le père Tabaret. Jem’inquiétais, monsieur, lorsque vous êtes entré, de l’attitudeprobable du vicomte de Commarin au moment de son arrestation. Riende plus important, selon moi. S’emportera-t-il ? essayera-t-ild’intimider les agents ? les menacera-t-il de les jeterdehors ? C’est assez la tactique des criminels huppés. Jecrois pourtant qu’il restera calme et froid. C’est dans la logiquedu caractère que se relève la perpétration du crime. Il feramontre, vous le verrez, d’une assurance superbe. Il jugera qu’ilest sans doute victime de quelque malentendu. Il insistera pourvoir immédiatement le juge d’instruction, afin de tout éclaircir auplus vite.
Le bonhomme parlait si bien de ses suppositions comme d’uneréalité, il avait un tel ton d’assurance que M. Daburon ne puts’empêcher de sourire.
– Nous n’en sommes pas encore là, dit-il.
– Mais nous y serons dans quelques heures, reprit vivement lepère Tabaret. Je suppose que, dès qu’il fera jour, monsieur le juged’instruction donnera des ordres pour que monsieur de Commarin filssoit arrêté ?
Le juge tressaillit comme le malade qui voit son chirurgiendéposer, en entrant, sa trousse sur un meuble.
Le moment d’agir arrivait. Il mesurait la distanceincommensurable qui sépare l’idée du fait, la décision del’acte.
– Vous êtes prompt, monsieur Tabaret, fit-il, vous ne connaissezpas d’obstacles.
– Puisqu’il est coupable ! Je le demanderai à monsieur lejuge, qui aurait commis ce crime sinon lui ? Qui avait intérêtà supprimer la veuve Lerouge, son témoignage, ses papiers, seslettres ? Lui, uniquement lui. Mon Noël, qui est bête comme unhonnête homme, l’a prévenu : il a agi. Que sa culpabilité ne soitpas établie, il reste plus Commarin que jamais, et mon avocat estGerdy jusqu’au cimetière.
– Oui, mais…
Le bonhomme fixa sur le juge un regard stupéfait.
– Monsieur le juge voit donc des difficultés ?demanda-t-il.
– Eh ! sans doute ! répondit M. Daburon : cetteaffaire est de celles qui commandent la plus grande circonspection.Dans des cas pareils à celui-ci, on ne doit frapper qu’à coup sûr,et nous n’avons que des présomptions… les plus concluantes, je lesais, mais enfin des présomptions. Si nous nous trompions ? Lajustice, malheureusement, ne peut jamais réparer complètement seserreurs. Sa main posée injustement sur un homme laisse uneempreinte qui ne s’efface plus. Elle reconnaît qu’elle s’esttrompée, elle l’avoue hautement, elle le proclame… en vain.L’opinion absurde, idiote, ne pardonne pas à un homme d’avoir puêtre soupçonné.
C’est en poussant de gros soupirs que le père Tabaret écoutaitces réflexions. Ce n’est pas lui qui eût été retenu par de simesquines considérations.
– Nos soupçons sont fondés, continua le juge, j’en suispersuadé. Mais s’ils étaient faux ? Notre précipitation seraitpour ce jeune homme un affreux malheur. Et encore, quel éclat, quelscandale ! Y avez-vous songé ? Vous ne savez pas tout cequ’une démarche risquée peut coûter à l’autorité, à la dignité dela justice, au respect qui constitue sa force… L’erreur appelle ladiscussion, provoque l’examen, enfin éveille la méfiance à uneépoque où tous les esprits ne sont que trop disposés à se défierdes pouvoirs constitués.
Il s’appuya sur le guéridon et parut réfléchir profondément.
Pas de chance, pensait le père Tabaret, j’ai affaire à untrembleur. Il faudrait agir, il parle ; signer des mandats, ilpousse des théories. Il est étourdi de ma découverte et il a peur.Je supposais en accourant ici qu’il serait ravi, point. Ildonnerait bien un louis de sa poche pour ne m’avoir pas faitappeler ; il ne saurait rien et dormirait du sommeil épais del’ignorance. Ah ! voilà ! On voudrait bien avoir dans sonfilet des tas de petits poissons, mais on ne se soucie pas desgros. Les gros sont dangereux, on les lâcherait volontiers…
– Peut-être, dit à haute voix M. Daburon, peut-être suffirait-ild’un mandat de perquisition et d’un autre decomparution ?…
– Alors tout est perdu ! s’écria le père Tabaret.
– En quoi, s’il vous plaît ?
– Hélas ! monsieur le juge le sait mieux que moi, qui nesuis qu’un pauvre vieux. Nous sommes en face de la préméditation laplus habile et la plus raffinée. Un hasard miraculeux nous a missur la trace de l’ennemi. Si nous lui laissons le temps derespirer, il nous échappe.
Le juge, pour toute réponse, inclina la tête, peut-être en signed’assentiment.
– Il est évident, continua le père Tabaret, que notre adversaireest un homme de première force, d’un sang-froid surprenant, d’unehabileté consommée. Ce gaillard-là doit avoir tout prévu, toutabsolument, jusqu’à la possibilité improbable d’un soupçons’élevant jusqu’à lui. Oh ! ses précautions sont prises. Simonsieur le juge se contente d’un mandat de comparution, le gredinest sauvé. Il comparaîtra tranquille comme Baptiste, absolumentcomme s’il s’agissait d’un duel. Il nous arrivera nanti du plusmagnifique alibi qui se puisse voir, d’un alibi irrécusable. Il vaprouver qu’il a passé la soirée et la nuit du mardi et de mercrediavec les personnages les plus considérables. Il aura dîné avec lecomte Machin, joué avec le marquis Chose, soupé avec le ducUntel ; la baronne de Ci et la vicomtesse de Là ne l’aurontpas perdu de vue une minute… Enfin, le coup sera si bien monté,tous les trucs joueront si bien, qu’il faudra lui ouvrir la porte,et encore lui présenter des excuses sur l’escalier. Il n’est qu’unmoyen de le convaincre, c’est de le surprendre par une rapiditécontre laquelle il est impossible qu’il soit en garde. On doittomber chez lui comme la foudre, l’arrêter au réveil, l’entraînerencore tout abasourdi, et l’interroger là, sur-le-champ, hic etnunc, tout chaud encore de son lit. C’est la seule chancequ’il soit de surprendre quelque chose. Ah ! que ne suis-je,pour un jour, juge d’instruction !
Le père Tabaret s’arrêta court, saisi de la crainte de manquerde respect au magistrat. Mais M. Daburon n’avait nullement l’airchoqué.
– Poursuivez, dit-il d’un ton encourageant,poursuivez !
– Donc, reprit le bonhomme, je suis juge d’instruction. Je faisarrêter mon bonhomme, et vingt minutes plus tard il est dans moncabinet. Je ne m’amuse point à lui poser des questions plus oumoins captieuses. Non ; je vais droit au but. Je l’accabletout d’abord du poids de ma certitude. Quel pavé ! Je luiprouve que je sais tout, si évidemment, si clairement, sipéremptoirement qu’il se rend, ne pouvant agir autrement. Non, jene l’interroge pas. Je ne lui laisse pas ouvrir la bouche, je parlele premier. Et voici mon discours : « Mon bonhomme, vous m’apportezun alibi ! C’est fort bien. Mais nous connaissons ce moyen,l’ayant pratiqué. Il est usé. On est fixé sur les pendules quiretardent ou avancent. Donc, cent personnes ne vous ont pas perdude vue, c’est admis.
» Cependant voici ce que vous avez fait : à huit heures vingtminutes, vous avez filé adroitement. À huit heures trente-cinqminutes, vous preniez le chemin de fer, rue Saint-Lazare. À neufheures, vous descendiez à la gare de Rueil et vous vous élanciezsur la route de La Jonchère. À neuf heures un quart, vous frappiezau volet de la veuve Lerouge, qui vous ouvrait et à qui vousdemandiez à manger un morceau et surtout à boire un coup. À neufheures vingt-cinq, vous lui plantiez un morceau de fleuret bienaiguisé entre les épaules, vous bouleversiez tout dans la maison etvous brûliez certains papiers, vous savez. Après quoi, enveloppantdans une serviette tous les objets précieux pour faire croire à unvol, vous sortiez en fermant la porte à double tour.
» Arrivé à la Seine, vous avez jeté votre paquet dans l’eau,vous avez regagné la station du chemin de fer à pied, et à onzeheures vous reparaissiez frais et dispos.
» C’est bien joué. Seulement vous avez compté sans deuxadversaires : un agent de police assez madré, surnommé Tirauclair,et un autre plus capable encore, qui a nom le hasard. À eux deux,ils vous font perdre la partie. D’ailleurs, vous avez eu le tort deporter des bottes trop fines, de conserver vos gants gris perle, etde vous embarrasser d’un chapeau de soie et d’un parapluie.Maintenant, avouez, ce sera plus court, et je vous donnerai lapermission de fumer dans votre prison de ces excellents trabucosque vous aimez et que vous brûlez toujours avec un bout d’ambre.»
Le père Tabaret avait grandi de deux pouces tant était grand sonenthousiasme. Il regarda le magistrat comme pour quêter un sourireapprobateur.
– Oui, continua-t-il après avoir repris haleine, je lui diraiscela et non autre chose. Et, à moins que cet homme ne soit millefois plus fort que je ne le suppose, à moins qu’il ne soit debronze, de marbre, d’acier, je le verrais à mes pieds etj’obtiendrais un aveu…
– Et s’il était de bronze, en effet, dit M. Daburon, s’il netombait pas à vos pieds ! Que feriez-vous ?
La question, évidemment, embarrassa le bonhomme.
– Dame ! balbutia-t-il, je ne sais, je verrais, jechercherais… mais il avouerait.
Après un assez long silence, M. Daburon prit une plume etécrivit quelques lignes à la hâte.
– Je me rends, dit-il. Monsieur Albert de Commarin va êtrearrêté, c’est maintenant décidé. Mais les formalités et lesperquisitions prendront un certain temps qui, d’un autre côté,m’est nécessaire. Je veux interroger, avant le prévenu, son père,le comte de Commarin, et encore ce jeune avocat, votre ami,monsieur Noël Gerdy. Les lettres qu’il possède me sontindispensables.
À ce nom de Gerdy, la figure du père Tabaret s’assombrit etexprima la plus comique inquiétude.
– Sapristi ! s’exclama-t-il, voilà ce que jeredoutais !
– Quoi ? demanda M. Daburon.
– Eh ! la nécessité des lettres de Noël… Naturellement, ilva savoir qui a mis la justice sur les traces du crime. Me voilàdans de beaux draps ! C’est à moi qu’il devra lareconnaissance de ses droits, n’est-ce pas ? Pensez-vous qu’ilme sera reconnaissant ! Point, il me méprisera. Il me fuiraquand il saura que Tabaret, rentier, et Tirauclair, l’agent, secoiffent dans le même bonnet de coton. Pauvre humanité ! Avanthuit jours mes plus vieux amis me refuseront la main. Comme si cen’était pas un bonheur de servir la justice !… Je vais êtreréduit à changer de quartier, à prendre un faux nom…
Il pleurait presque, tant sa peine était grande. Le magistrat enfut touché.
– Rassurez-vous, cher monsieur Tabaret, lui dit-il, je nementirai pas mais je m’arrangerai de telle sorte que votre filsd’adoption, votre Benjamin, ne saura rien. Je lui laisseraientrevoir que je suis arrivé jusqu’à lui par des papiers trouvéschez la veuve Lerouge.
Le bonhomme, transporté, saisit la main du juge et la porta àses lèvres.
– Oh ! merci, monsieur ! s’écria-t-il, merci millefois ! Vous êtes grand, vous êtes… Et moi qui tout à l’heure…mais, suffit ! je me trouverai, si vous le permettez, àl’arrestation ; je serais très satisfait d’assister auxperquisitions.
– Je comptais vous le demander, monsieur Tabaret, répondit lejuge.
Les lampes pâlissaient et devenaient fumeuses, le toit desmaisons blanchissait, le jour se levait. Déjà, dans le lointain, onentendait le roulement des voitures matinales ; Pariss’éveillait.
– Je n’ai pas de temps à perdre, poursuivit M. Daburon, si jeveux que toutes mes mesures soient bien prises. Je tiens absolumentà voir le procureur impérial ; je le ferai réveiller s’il lefaut. Je me rendrai de chez lui directement au Palais, j’y seraiavant huit heures. Je désire, monsieur Tabaret, vous y trouver àmes ordres.
Le bonhomme remerciait et s’inclinait, quand le domestique dumagistrat parut.
– Voici, monsieur, dit-il à son maître, un pli que vientd’apporter un gendarme de Bougival. Il attend la réponse dansl’antichambre.
– Très bien ! répondit M. Daburon ; demandez à cethomme s’il n’a besoin de rien, et dans tous les cas offrez-lui unverre de vin.
En même temps il brisait l’enveloppe de la dépêche.
– Tiens ! fit-il, une lettre de Gévrol !
Et il lut :
Monsieur le juge d’instruction,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis sur la tracede l’homme aux boucles d’oreilles. Je viens d’apprendre de sesnouvelles chez un marchand de vin, où des ivrognes étaientattardés. Notre homme est rentré chez le marchand de vin dimanchematin en sortant de chez la veuve Lerouge. Il a commencé paracheter et payer deux litres de vin. Puis il s’est frappé le frontet a dit : « Vieille bête ! j’oubliais que c’estdemain la fête du bateau ! » Il a aussitôt demandé troisautres litres. J’ai consulté l’almanach, le bateau doits’appeler Saint-Marin. J’ai appris aussi qu’il étaitchargé de blé. J’écris à la préfecture en même temps qu’à vous,pour que des perquisitions soient faites à Paris et à Rouen. Il estimpossible qu’elles n’aboutissent pas.
Je suis en attendant, monsieur…
– Ce pauvre Gévrol ! s’écria le père Tabaret en éclatant derire, il aiguise son sabre et la bataille est gagnée. Est-ce quemonsieur le juge ne va pas arrêter ses recherches ?
– Non, certes ! répondit M. Daburon, négliger la moindrechose est souvent une faute irréparable. Et qui sait quelleslumières nous peut fournir cet inconnu ?
Le jour même de la découverte du crime de La Jonchère, à l’heureprécisément où le père Tabaret faisait sa démonstration dans lachambre de la victime, le vicomte Albert de Commarin montait envoiture pour se rendre à la gare du Nord au-devant de son père.
Le vicomte était fort pâle. Ses traits tirés, ses yeux mornes,ses lèvres blêmies dénonçaient d’accablantes fatigues, l’abus deplaisirs écrasants ou de terribles soucis.
Au surplus, tous les domestiques de l’hôtel avaient parfaitementobservé que, depuis cinq jours, leur jeune maître n’était pas dansson assiette ordinaire. Il ne parlait qu’avec effort, mangeait àpeine et avait sévèrement interdit sa porte.
Le valet de chambre de monsieur le vicomte fit remarquer que cechangement, trop rapide pour ne pas être des plus sensibles, étaitsurvenu le dimanche matin à la suite de la visite d’un certainsieur Gerdy, avocat, lequel était resté près de trois heures dansla bibliothèque.
Le vicomte, gai comme un pinson à l’arrivée de ce personnage,avait, à sa sortie, l’air d’un déterré, et il n’avait plus quittécette mine affreuse.
Au moment de se faire conduire au chemin de fer, le vicomteparaissait se traîner avec tant de peine que M. Lubin, son valet dechambre, l’exhorta beaucoup à ne pas sortir. S’exposer au froid,c’était commettre une imprudence gratuite. Il serait plus sage àlui de se coucher et d’avaler une bonne tasse de tisane.
Mais le comte de Commarin n’entendait point raillerie sur lechapitre des devoirs filiaux. Il était homme à pardonner à son filsles plus incroyables folies, les pires débordements, plutôt que cequ’il appelait un manque de révérence. Il avait annoncé son arrivéepar le télégraphe vingt-quatre heures à l’avance, donc l’hôteldevait être sous les armes, donc l’absence d’Albert à la gare l’eûtchoqué comme la plus outrageante des inconvenances.
Le vicomte se promenait depuis cinq minutes dans la salled’attente quand la cloche signala l’arrivée du train. Bientôt lesportes qui donnent sur le quai s’ouvrirent et furent encombrées devoyageurs.
La presse un peu dissipée, le comte apparut, suivi d’undomestique portant une immense pelisse de voyage, garnie defourrures précieuses.
Le comte de Commarin annonçait bien dix bonnes années de moinsque son âge. Sa barbe et ses cheveux encore abondants grisonnaientà peine. Il était grand et maigre, marchait le corps droit etportait la tête haute, sans avoir rien cependant de cettedisgracieuse roideur britannique, l’admiration et l’envie de nosjeunes gentilshommes. Sa tournure était noble, sa démarche aisée.Il avait de fortes mains, très belles, les mains d’un homme dontles ancêtres ont pendant des siècles donnés de grands coups d’épée.Sa figure régulière présentait un contraste singulier pour celuiqui l’étudiait : tous ses traits respiraient une facile bonhomie,sa bouche était souriante, mais dans ses yeux clairs éclatait laplus farouche fierté.
Ce contraste traduisait le secret de son caractère.
Tout aussi exclusif que la marquise d’Arlange, il avait marchéavec son siècle, ou du moins il paraissait avoir marché.
Autant que la marquise, il méprisait absolument tout ce quin’était pas noble, seulement son mépris s’exprimait d’une façondifférente. La marquise affichait hautement et brutalement sesdédains ; le comte les dissimulait sous les recherches d’unepolitesse humiliante à force d’être excessive. La marquise auraitvolontiers tutoyé ses fournisseurs ; le comte, chez lui, unjour que son architecte avait laissé tomber son parapluie, s’étaitprécipité pour le ramasser.
C’est que la vieille dame avait les yeux bandés, les oreillesbouchées, tandis que le comte avait beaucoup vu avec de bons yeux,beaucoup entendu avec une ouïe très fine. Elle était sotte et sansl’ombre du sens commun ; il avait de l’esprit, des vuespresque larges, et des idées. Elle rêvait le retour de tous lesusages saugrenus, la restauration des niaiseries monarchiques,s’imaginant qu’on fait reculer les années comme les aiguilles d’unependule ; il aspirait, lui, à des choses positives ; aupouvoir, par exemple, sincèrement persuadé que son parti pouvaitencore le ressaisir et le garder, et reconquérir sourdement etlentement, mais sûrement, tous les privilèges perdus.
Mais, au fond, ils devaient s’entendre.
Pour tout dire, le comte était le portrait flatté d’une certainefraction de la société, et la marquise en était la caricature.
Il faut ajouter qu’avec ses égaux, M. de Commarin savait sedépartir de son écrasante urbanité. Il reprenait alors soncaractère vrai, hautain, entier, intraitable, supportant lacontradiction à peu près comme un étalon la piqûre d’unemouche.
Dans sa maison, c’était un despote.
En apercevant son père, Albert s’avança vers lui avecempressement. Ils se serrèrent la main, s’embrassèrent d’un airaussi noble que cérémonieux, et en moins d’une minute expédièrentla phraséologie banale des informations de retour et descompliments de voyage.
Alors seulement M. de Commarin parut s’apercevoir del’altération, si visible, du visage de son fils.
– Vous êtes souffrant, vicomte ? demanda-t-il.
– Non, monsieur, répondit laconiquement Albert.
Le comte fit un : « Ah ! » accompagné d’un certainmouvement de tête, qui était chez lui comme un tic et exprimait laplus parfaite incrédulité ; puis il se retourna vers sondomestique et lui donna brièvement quelques ordres.
– Maintenant, reprit-il en revenant à son fils, rentrons vite àl’hôtel. J’ai hâte de me sentir chez moi, et de plus je mangeraiavec plaisir, n’ayant rien pris aujourd’hui qu’une tasse dedétestable bouillon, à je ne sais quel buffet.
M. de Commarin arrivait à Paris d’une humeur massacrante. Sonvoyage en Autriche n’avait pas amené les résultats qu’ilespérait.
Pour comble, s’étant arrêté chez un de ses anciens amis, ilavait eu avec lui une discussion si violente qu’ils s’étaientséparés sans se donner la main.
À peine installé sur les coussins de sa voiture, qui partit augalop, le comte ne put s’empêcher de revenir sur ce sujet qui luitenait fort à cœur.
– Je suis brouillé avec le duc de Sairmeuse, dit-il à sonfils.
– Il me semble, monsieur, répondit Albert sans la moindreintention de raillerie, que c’est ce qui ne manque jamais d’arriverlorsque vous restez plus d’une heure ensemble.
– C’est vrai, mais cette fois c’est définitif. J’ai passé quatrejours chez lui dans un état inconcevable d’exaspération.Maintenant, je lui ai retiré mon estime. Sairmeuse, vicomte, vendGondresy, une des belles terres du nord de la France. Il coupe lesbois, met à l’encan le château où il est, une demeure princière quiva devenir une sucrerie. Il fait argent de tout, pour augmenter, àce qu’il dit, ses revenus, pour acheter de la rente, des actions,des obligations !…
– Et c’est la raison de votre rupture ? demanda Albert sanstrop de surprise.
– Sans doute. N’est-elle pas légitime ?
– Mais, monsieur, vous savez que le duc a une famillenombreuse ; il est loin d’être riche.
– Et ensuite ! reprit le comte. Qu’importe cela ? Onse prive, monsieur, on vit de sa terre sur sa terre, on porte dessabots tout l’hiver, on fait donner de l’éducation à son aînéseulement, et on ne vend pas. Entre amis, on se doit la vérité,surtout quand elle est désagréable. J’ai dit à Sairmeuse ma pensée.Un noble qui vend ses terres commet une indignité, il trahit sonparti.
– Oh ! monsieur ! fit Albert, essayant deprotester.
– J’ai dit traître, continua le comte avec véhémence, jemaintiens ce mot. Retenez bien ceci, vicomte : la puissance a été,est et sera toujours à qui possède la fortune, à plus forte raisonà qui détient le sol. Les hommes de 93 ont bien compris cela. Enruinant la noblesse, ils ont détruit son prestige bien plussûrement qu’en abolissant les titres. Un prince à pied et sanslaquais est un homme comme un autre. Le ministre de Juillet qui adit aux bourgeois : « Enrichissez-vous » n’était point un sot. Illeur donnait la formule magique du pouvoir. Les bourgeois ne l’ontpas compris, ils ont voulu aller trop vite, ils se sont lancés dansla spéculation. Ils sont riches aujourd’hui, mais de quoi ? devaleurs de Bourse, de titres de portefeuille, de papiers, dechiffons enfin.
» C’est de la fumée qu’ils cadenassent dans leurs coffres. Ilspréfèrent le mobilier qui rapporte huit, aux prés, aux vignes, auxbois, qui ne rendent pas trois du cent. Le paysan n’est pas si fou.Dès qu’il a de la terre grand comme un mouchoir de poche, il enveut grand comme une nappe, puis grand comme un drap. Le paysan estlent comme le bœuf de sa charrue, mais il a sa ténacité, sonénergie patiente, son obstination. Il marche droit vers son but,poussant ferme sur le joug, et sans que rien l’arrête ni ledétourne. Pour devenir propriétaire, il se serre le ventre, et lesimbéciles rient. Qui sera bien surpris quand il fera, lui aussi,son 89 ? Le bourgeois et aussi les barons de la féodalitéfinancière.
– Eh bien ? interrogea le vicomte.
– Vous ne comprenez pas ? Ce que fait le paysan, lanoblesse le devait faire. Ruinée, son devoir était de reconstituersa fortune. Le commerce lui est interdit, soit. L’agriculture luireste. Au lieu de bouder niaisement, depuis un demi-siècle, au lieude s’endetter pour soutenir un train d’une ridicule mesquinerie,elle devait s’enfermer dans ses châteaux, en province, et làtravailler, se priver, économiser, acheter, s’étendre, gagner deproche en proche. Si elle avait pris ce parti, elle posséderait laFrance. Sa richesse serait énorme, car le prix de la terre s’élèvede jour en jour. Sans effort, j’ai doublé ma fortune depuis trenteans. Blanlaville, qui a coûté à mon père cent mille écus en 1817,vaut maintenant plus d’un million. Ainsi, quand j’entends lanoblesse se plaindre, gémir, récriminer, je hausse les épaules.Tout augmente, dit-elle, et ses revenus restent stationnaires. Àqui la faute ? Elle s’appauvrit d’année en année. Elle enverra bien d’autres. Bientôt elle en sera réduite à la besace, etles quelques grands noms qui nous restent finiront sur desenseignes. Et ce sera bien fait. Ce qui me console, c’est qu’alorsle paysan, maître de nos domaines, sera tout-puissant, et qu’ilattellera à ses voitures ces bourgeois qu’il hait autant que je lesexècre moi-même.
La voiture, en ce moment, s’arrêtait dans la cour, après avoirdécrit ce demi-cercle parfait, la gloire des cochers qui ont gardéla bonne tradition.
Le comte descendit le premier et, appuyé sur le bras de sonfils, il gravit les marches du perron.
Dans l’immense vestibule, presque tous les domestiques en grandelivrée formaient la haie.
Le comte leur donna un coup d’œil en traversant, comme unofficier à ses soldats avant la parade. Il parut satisfait de leurtenue et gagna ses appartements, situés au premier étage, au-dessusdes appartements de réception.
Jamais, nulle part, maison ne fut mieux ordonnée que celle ducomte de Commarin, maison considérable, car la fortune luipermettait de soutenir un train à éblouir plus d’un principiculeallemand.
Il possédait, à un degré supérieur, le talent, il faudrait direl’art, beaucoup plus rare qu’on ne le suppose, de commander à unearmée de valets. Selon Rivarol, il est une façon de dire à unlaquais : « Sortez ! » qui affirme mieux la race que centlivres de parchemins.
Les domestiques si nombreux du comte n’étaient pour lui ni unegêne, ni un souci, ni un embarras. Ils lui étaient nécessaires, leservaient bien, à sa guise et non à la leur. Il était l’exigencemême, toujours prêt à dire : « J’ai failli attendre », et cependantil était rare qu’il eût un reproche à adresser.
Chez lui, tout était si bien prévu, même et surtout l’imprévu,si bien réglé, arrangé à l’avance, d’une manière invariable, qu’iln’avait plus à s’occuper de rien. Si parfaite était l’organisationde la machine intérieure, qu’elle fonctionnait sans bruit, sanseffort, sans qu’il fût besoin de la remonter sans cesse. Un rouagemanquait, on le remplaçait et on s’en apercevait à peine. Lemouvement général entraînait le nouveau venu, et au bout de huitjours il avait pris le pli ou il était renvoyé.
Ainsi, le maître arrivait de voyage, et l’hôtel endormis’éveillait comme sous la baguette d’un magicien. Chacun setrouvait à son poste, prêt à reprendre la besogne interrompue sixsemaines auparavant. On savait que le comte avait passé la journéeen wagon, donc il pouvait avoir faim : le dîner avait été avancé.Tous les gens, jusqu’au dernier marmiton, avaient présent àl’esprit l’article premier de la charte de l’hôtel : « Lesdomestiques sont faits, non pour exécuter des ordres, mais pourépargner la peine d’en donner. »
M. de Commarin finissait de réparer sur sa personne le désordredu voyage et de changer de vêtements, quand le maître d’hôtel enbas de soie parut et annonça que monsieur le comte était servi.
Il descendit presque aussitôt, et le père et le fils serencontrèrent sur le seuil de la salle à manger.
C’est une vaste pièce, très haute de plafond comme tout lerez-de-chaussée de l’hôtel, et d’une simplicité magnifique. Un seuldes quatre dressoirs qui la décorent encombrerait un de ces vastesappartements que les millionnaires de la dernière liquidationlouent quinze mille francs au boulevard Malesherbes. Uncollectionneur pâmerait devant ces dressoirs, chargés à rompred’émaux rares, de faïences merveilleuses et de porcelaines à faireverdir de jalousie un roi de Saxe.
Le service de la table où prirent place le comte et Albert,dressée milieu de la salle, répondait à ce luxe grandiose.L’argenterie et les cristaux y resplendissaient.
Le comte était un grand mangeur. Parfois il tirait vanité de cetappétit énorme qui eût été pour un pauvre diable une véritableinfirmité. Il aimait à rappeler les grands hommes dont l’estomacest resté célèbre, Charles Quint dévorait des montagnes de viande.Louis XIV engloutissait à chaque repas la nourriture de six hommesordinaires. Il soutenait volontiers à table qu’on peut presquejuger les hommes à leur capacité digestive ; il les comparaità des lampes dont le pouvoir éclairant est en raison de l’huilequ’elles consument.
La première demi-heure du dîner fut silencieuse. M. de Commarinmangeait en conscience, ne s’apercevant pas ou ne voulant pass’apercevoir qu’Albert remuait sa fourchette et son couteau parcontenance et ne touchait à aucun des mets placés sur son assiette.Mais avec le dessert, la mauvaise humeur du vieux gentilhommereparut, fouettée par un certain vin de Bourgogne qu’ilaffectionnait, et dont il buvait presque exclusivement depuis delongues années.
Il ne détestait pas d’ailleurs se mettre la bile en mouvementaprès le dîner, professant cette théorie qu’une discussion modéréeest un parfait digestif. Une lettre qui lui avait été remise à sonarrivée et qu’il avait trouvé le temps de parcourir fut sonprétexte et son point de départ.
– J’arrive il y a une heure, dit-il à son fils, et j’ai déjà unehomélie de Broisfresnay.
– Il écrit beaucoup, observa Albert.
– Trop ! Il se dépense en encre. Encore des plans, desprojets, des espérances, véritables enfantillages. Il porte laparole au nom d’une douzaine de politiques de sa force. Ma paroled’honneur, ils ont perdu le sens. Ils parlent de soulever lemonde ; il ne leur manque qu’un levier et un point d’appui. Jeles trouve, moi qui les aime, à mourir de rire.
Et pendant dix minutes, le comte chargea des plus piquantesinjures et des épigrammes les plus vives ses meilleurs amis, sansparaître se douter que bon nombre de leurs ridicules étaient un peules siens.
– Si encore, continua-t-il plus sérieusement, s’ils avaientquelque confiance en eux, s’ils montraient une ombred’audace ! Mais non. La foi même leur manque. Ils ne comptentque sur autrui, tantôt sur celui-ci et tantôt sur cet autre. Iln’est pas une de leurs démarches qui ne soit un aveu d’impuissance,une déclaration prématurée d’avortement. Je les voiscontinuellement en quête d’un mieux monté qui consente à lesprendre en croupe. Ne trouvant personne, c’est qu’ils sontembarrassants ! ils en reviennent toujours au clergé comme àleurs premières amours.
» Là, pensent-ils, sont le salut et l’avenir. Le passé l’a bienprouvé. Ah ! ils sont adroits ! En somme, nous devons auclergé la chute de la Restauration. Et maintenant, en France,aristocratie et dévotion sont synonymes. Pour sept millionsd’électeurs, un petit-fils de Louis XIV ne peut marcher qu’à latête d’une armée de robes noires, escorté de prédicants, de moineset de missionnaires, avec un état-major d’abbés, le cierge au vent.Et on a beau dire, le Français n’est pas dévot, et il hait lesjésuites. N’est-ce pas votre avis, vicomte ?
Albert ne put qu’incliner la tête en signe d’assentiment. DéjàM. de Commarin continuait :
– Ma foi ! je le déclare, je suis las de marcher à laremorque de ces gens-là. Je perds patience quand je vois sur quelton ils le prennent avec nous, et à quel prix ils mettent leuralliance. Ils n’étaient pas si grands seigneurs jadis ; unévêque à la cour faisait une mince figure. Aujourd’hui, ils sesentent indispensables. Moralement, nous n’existons que par eux. Etquel rôle jouons-nous à leur profit ? Nous sommes le paraventderrière lequel ils jouent leur comédie. Quelle duperie !Est-ce que nos intérêts sont les leurs ?
» Ils se soucient de nous, monsieur, comme de l’an VIII. Leurcapitale est Rome, et c’est là que trône leur seul roi. Depuis jene sais combien d’années, ils crient à la persécution, et jamaisils n’ont été si véritablement puissants. Enfin, si nous n’avonspas le sou, ils sont immensément riches. Les lois qui frappent lesfortunes particulières ne les atteignent pas. Ils n’ont pointd’héritiers qui se partagent leurs trésors et les divisent àl’infini. Ils possèdent la patience et le temps qui élèvent desmontagnes avec des grains de sable. Tout ce qui va au clergé resteau clergé.
– Rompez avec eux, alors, monsieur, dit Albert.
– Peut-être le faudrait-il, vicomte. Mais aurions-nous lesbénéfices de la rupture ? Et d’abord, y croirait-on ?
On venait de servir le café. Le comte fit un signe, lesdomestiques sortirent.
– Non, poursuivit-il, on n’y croirait pas. Puis ce serait laguerre et la trahison dans nos ménages. Ils nous tiennent par nosfemmes et nos filles, otages de notre alliance. Je ne vois pluspour l’aristocratie française qu’une planche de salut ; unebonne petite loi autorisant les majorats.
– Vous ne l’obtiendrez jamais, monsieur.
– Croyez-vous ? demanda M. de Commarin ; vous yopposeriez-vous donc, vicomte ?
Albert savait par expérience combien était brûlant ce terrain oùl’attirait son père, il ne répondit pas.
– Mettons donc que je rêve l’impossible, reprit le comte ;alors, que la noblesse fasse son devoir. Que toutes les filles degrande maison, que tous les cadets se dévouent. Qu’ils laissentpendant cinq générations le patrimoine entier à l’aîné et secontentent chacun de cent louis de rentes. De cette façon encore,on peut reconstruire les grandes fortunes. Les familles, au lieud’être divisées par des intérêts et des égoïsmes divers, seraientunies par une aspiration commune. Chaque maison aurait sa raisond’État, un testament politique, pour ainsi dire, que se légueraientles aînés.
– Malheureusement, objecta le vicomte, le temps n’est plus guèreaux dévouements.
– Je le sais, monsieur, reprit vivement le comte, je le saistrès bien, et dans ma propre maison j’en ai la preuve. Je vous aiprié, moi, votre père, je vous ai conjuré de renoncer à épouser lapetite-fille de cette vieille folle de marquise d’Arlange : à quoicela a-t-il servi ? À rien. Et après trois ans de luttes, ilm’a fallu céder.
– Mon père…, voulut commencer Albert.
– C’est bien, interrompit le comte, vous avez ma parole,brisons. Mais souvenez-vous de ce que je vous ai prédit. Vousportez le coup mortel à notre maison. Vous serez, vous, un desgrands propriétaires de la France ; ayez quatre enfants, ilsseront à peine riches ; qu’eux-mêmes en aient chacun autant,et vous verrez vos petits-fils dans la gêne.
– Vous mettez tout au pis, mon père.
– Sans doute, et je le dois. C’est le moyen d’éviter lesdéceptions. Vous m’avez parlé du bonheur de votre vie !Misère ! Un homme vraiment noble songe à son nom avant tout.Mademoiselle d’Arlange est très jolie, très séduisante, tout ce quevous voudrez, mais elle n’a pas le sou. Je vous avais, moi, choisiune héritière.
– Que je ne saurais aimer…
– La belle affaire ! Elle vous apportait, dans son tablier,quatre millions, plus que les rois d’aujourd’hui ne donnent en dotà leurs filles. Sans compter les espérances…
L’entretien, sur ce sujet, pouvait être interminable ; maisen dépit d’une contrainte visible, le vicomte restait à cent lieuesde discussion. À peine, de temps à autre et pour ne pas jouer lerôle de confident absolument muet il prononçait quelquessyllabes.
Cette absence d’opposition irritait le comte encore plus qu’unecontradiction obstinée. Aussi fit-il tous ses efforts pour piquerson fils. C’était sa tactique.
Cependant il prodigua vainement les mots provocants et lesallusions méchantes. Bientôt il fut sérieusement furieux contre sonfils, et sur une laconique réponse, il s’emporta tout à fait.
– Parbleu ! s’écria-t-il, le fils de mon intendant neraisonnerait pas autrement que vous ! Quel sang avez-vous doncdans les veines ! Je vous trouve bien peuple pour un vicomtede Commarin !
Il est des situations d’esprit où la moindre conversation estextrêmement pénible. Depuis une heure, en écoutant son père et enlui répondant, Albert subissait un intolérable supplice. Lapatience dont il était armé lui échappa enfin.
– Eh ! répondit-il, si je suis peuple, monsieur, il y apeut-être de bonnes raisons pour cela.
Le regard dont le vicomte accentua cette phrase était siéloquent et si explicite, que le comte eut un brusquehaut-le-corps. Toute animation de l’entretien tomba, et c’est d’unevoix hésitante qu’il demanda :
– Que voulez-vous dire, vicomte ?
Albert, la phrase lancée, l’avait regrettée. Mais il était tropavancé pour reculer.
– Monsieur, répondit-il avec un certain embarras, j’ai à vousentretenir de choses graves. Mon honneur, le vôtre, celui de notremaison sont en jeu. Je devais avoir avec vous une explication, etje comptais la remettre à demain, ne voulant pas troubler la soiréede votre retour. Néanmoins, si vous l’exigez…
Le comte écoutait son fils avec une anxiété mal dissimulée. Oneût dit qu’il devinait où il allait en venir, et qu’ils’épouvantait de l’avoir deviné.
– Croyez, monsieur, continuait Albert, cherchant ses mots, quejamais, quoi que vous ayez fait, ma voix ne s’élèvera pour vousaccuser. Vos bontés constantes pour moi…
C’est tout ce que put supporter M. de Commarin.
– Trêve de préambules, interrompit-il durement. Les faits, sansphrases…
Albert tarda à répondre. Il se demandait comment et par oùcommencer.
– Monsieur, dit-il enfin, en votre absence j’ai eu sous les yeuxtoute votre correspondance avec madame Valérie Gerdy. Toute,ajouta-t-il, soulignant ce mot déjà si significatif.
Le comte ne laissa pas à Albert le temps d’achever sa phrase. Ils’était levé comme si un serpent l’eût mordu, si violemment que sachaise alla rouler à quatre pas.
– Plus un mot ! s’écria-t-il d’une voix terrible, plus unesyllabe, je vous le défends !
Mais il eut honte, sans doute, de ce premier mouvement, carpresque aussitôt il reprit son sang-froid. Il releva même sa chaiseavec une affectation visible de calme, et la replaça devant latable.
– Qu’on vienne donc encore nier les pressentiments !reprit-il d’un ton qu’il essayait de rendre léger et railleur. Il ya deux heures, au chemin de fer, en apercevant votre face blême,j’ai flairé quelque méchante aventure. J’ai deviné que vous saviezpeu ou beaucoup de cette histoire, je l’ai senti, j’en ai étésûr.
Il y eut un long moment de ce silence si pesant de deuxinterlocuteurs, de deux adversaires qui se recueillent avantd’entamer de redoutables explications.
D’un commun accord, le père et le fils détournaient les yeux etévitaient de laisser se croiser et se rencontrer leurs regardspeut-être trop éloquents.
À un bruit qui se fit dans l’antichambre, le comte se rapprochad’Albert.
– Vous l’avez dit, monsieur, prononça-t-il, l’honneur commande.Il importe d’arrêter une ligne de conduite et de l’arrêter sansretard : veuillez me suivre chez moi.
Il sonna ; un valet parut aussitôt.
– Prévenez, lui dit-il, que ni monsieur le vicomte ni moi n’ysommes pour personne au monde.
La révélation qui venait de se produire avait beaucoup plusirrité que surpris le comte de Commarin.
Faut-il le dire ! depuis vingt ans il redoutait de voiréclater la vérité. Il savait qu’il n’est pas de secret sisoigneusement gardé qui ne puisse s’échapper, et son secret, à lui,quatre personnes l’avaient connu, trois le possédaient encore.
Il n’avait pas oublié qu’il avait commis cette imprudence énormede le confier au papier, comme s’il ne se fût plus souvenu qu’ilest des choses qu’on n’écrit pas.
Comment, lui, un diplomate prudent, un politique hérissé deprécautions, avait-il pu écrire ! Comment, ayant écrit,avait-il laissé subsister cette correspondance accusatrice ?Comment n’avait-il pas anéanti, coûte que coûte, ces preuvesécrasantes qui, d’un instant à l’autre, pouvaient se dresser contrelui ? C’est ce qu’il serait malaisé d’expliquer sans unepassion folle, c’est-à-dire aveugle, sourde et imprévoyantejusqu’au délire.
Le propre de la passion est de si bien croire à sa durée, qu’àpeine elle se trouve satisfaite de la perspective de l’éternité.Absorbée complètement dans le présent, elle ne prend nul souci del’avenir.
Quel homme d’ailleurs songe jamais à se mettre en garde contrela femme dont il est épris ? Toujours Samson amoureux livrera,sans défense, sa chevelure aux ciseaux de Dalila.
Tant qu’il avait été l’amant de Valérie, le comte n’avait pas eul’idée de redemander ses lettres à cette complice adorée. Si ellelui fût venue, cette idée, il l’eût repoussée comme outrageantepour le caractère d’un ange.
Quels motifs pouvaient lui faire suspecter la discrétion de samaîtresse ? Aucun. Il devait la supposer bien plus que luiintéressée à faire disparaître jusqu’à la plus légère trace desévénements passés. N’était-ce pas elle, en définitive, qui avaitrecueilli les bénéfices de l’acte odieux ? Qui avait usurpé lenom et la fortune d’un autre ? N’était-ce pas sonfils ?
Lorsque, huit années plus tard, se croyant trahi, le comterompit une liaison qui avait fait son bonheur, il songea à rentreren possession de cette funeste correspondance.
Il ne sut quels moyens employer. Mille raisons l’empêchaientd’agir.
La principale est qu’à aucun prix il ne voulait se retrouver enprésence de cette femme jadis trop aimée. Il ne se sentait assezsûr ni de sa colère ni de sa résolution pour affronter les larmesqu’elle ne manquerait pas de répandre. Pourrait-il sans faiblirsoutenir les regards suppliants de ces beaux yeux qui si longtempsavaient eu tout empire sur son âme ?
Revoir cette maîtresse de sa jeunesse, c’était s’exposer àpardonner, et il avait été trop cruellement blessé dans son orgueilet dans son affection pour admettre l’idée de retour.
D’un autre côté, se confier à un tiers était absolumentimpraticable. Il s’abstint donc de toute démarche, s’ajournantindéfiniment.
Je la verrai, se disait-il, mais quand je l’aurai si bienarrachée de mon cœur qu’elle me sera devenue indifférente.
Je ne veux pas lui donner la joie de ma douleur.
Ainsi, les mois et les années se passèrent, et il en vint à sedire, à se prouver qu’il était désormais trop tard.
En effet, il est des souvenirs qu’il est imprudent de réveiller.Il est des circonstances où une défiance injuste devient la plusmaladroite des provocations.
Demander à qui est armé de rendre ses armes, n’est-ce pas lepousser à s’en servir ? Après si longtemps, venir réclamer ceslettres, c’était presque déclarer la guerre. D’ailleurs,existaient-elles encore ? Qui le prouverait ? Quigarantissait que Mme Gerdy ne les avait pas anéanties, comprenantque leur existence était un péril et que leur destruction seuleassurait l’usurpation de son fils ?
M. de Commarin ne s’aveugla pas, mais, se trouvant dans uneimpasse, il pensa que la suprême sagesse était de s’en remettre auhasard, et il laissa pour sa vieillesse cette porte ouverte àl’hôte qui vient toujours : le malheur.
Et, cependant, depuis plus de vingt années, jamais un jour nes’était écoulé sans qu’il maudît l’inexcusable folie de sapassion.
Jamais il ne put prendre sur lui d’oublier qu’au-dessus de satête un danger plus terrible que l’épée de Damoclès était suspendupar un fil que le moindre accident pouvait rompre.
Aujourd’hui ce fil était brisé. Maintes fois, rêvant à lapossibilité d’une catastrophe, il s’était demandé comment parer uncoup si fatal. Souvent il s’était dit : que resterait-il à faire,si tout se découvrait ? Il avait conçu et rejeté bien desplans ; il s’était bercé, à l’exemple des hommesd’imagination, de bien des projets chimériques, et voilà que laréalité le prenait comme au dépourvu.
Albert resta respectueusement debout, pendant que son pères’asseyait dans son grand fauteuil armorié, précisément au-dessousd’un cadre immense où l’arbre généalogique de l’illustre famille deRhéteau de Commarin étalait ses luxuriants rameaux.
Le vieux gentilhomme ne laissait rien voir des appréhensionscruelles qui l’étreignaient. Il ne semblait ni irrité ni abattu.Seulement ses yeux exprimaient une hauteur encore plus dédaigneusequ’à l’ordinaire, une assurance pleine de mépris à force d’êtreimperturbable.
– Maintenant, vicomte, commença-t-il d’une voix ferme,expliquez-vous. Je ne vous dirai rien de la situation d’un pèrecondamné à rougir devant son fils, vous êtes fait pour lacomprendre et la plaindre. Épargnons-nous mutuellement et tâchez derester calme. Parlez, comment avez-vous eu connaissance de macorrespondance ?
Albert, lui aussi, avait eu le temps de se recueillir et de sepréparer à la lutte présente, depuis quatre jours qu’il attendaitcet entretien avec une mortelle impatience.
Le trouble qui s’était emparé de lui aux premiers mots avaitfait place à une contenance digne et fière. Il s’exprimait purementet nettement, sans s’égarer dans ces détails si fatigants lorsqu’ils’agit d’une chose grave et qui reculent inutilement le but.
– Monsieur, répondit-il, dimanche matin un jeune homme s’estprésenté ici, affirmant qu’il était chargé pour moi d’une missionde la plus haute importance, et qui devait rester secrète. Je l’aireçu. C’est lui qui m’a révélé que je ne suis, hélas ! qu’unenfant naturel substitué par votre affection à l’enfant légitimeque vous avez eu de madame de Commarin.
– Et vous n’avez pas fait jeter cet homme à la porte !s’exclama le comte.
– Non, monsieur. J’allais répliquer fort vivement, sans doute,lorsque, me présentant une liasse de lettres, il me pria de leslire avant de rien répondre.
– Ah ! s’écria M. de Commarin, il fallait les lancer aufeu ! vous aviez du feu, j’imagine ! Quoi ! vous lesavez tenues entre vos mains et elles subsistent encore ! Quen’étais-je là, moi !
– Monsieur !… fit Albert d’un ton de reproche.
Et se souvenant de la façon dont Noël s’était placé devant lacheminée, et de l’air qu’il avait en s’y plaçant, il ajouta :
– Cette pensée me fût venue qu’elle eût été irréalisable.D’ailleurs, j’avais au premier coup d’œil reconnu votre écriture.J’ai donc pris les lettres et je les ai lues.
– Et alors ?
– Alors, monsieur, j’ai rendu cette correspondance à ce jeunehomme, et je lui ai demandé un délai de huit jours. Non pour leconsulter, il n’en était pas besoin, mais parce que je jugeais unentretien avec vous indispensable. Aujourd’hui donc, je viens vousadjurer de me dire si cette substitution a en effet eu lieu.
– Certainement, répondit le comte avec violence ; oui,certainement, par malheur. Vous le savez bien, puisque vous avez luque j’écrivais à madame Gerdy, à votre mère.
Cette réponse, Albert la connaissait à l’avance, il l’attendait.Elle l’accabla pourtant.
Il est de ces infortunes si grandes qu’il faut pour y croire lesapprendre pour ainsi dire plusieurs fois. Cette défaillance duramoins qu’un éclair.
– Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, j’avais une conviction,mais non pas une assurance formelle. Toutes les lettres que j’ailues disent nettement vos intentions, détaillent minutieusementvotre plan, aucune n’indique, ne prouve du moins l’exécution devotre projet.
Le comte regarda son fils d’un air de surprise profonde. Ilavait encore toutes ses lettres présentes à la mémoire, et il serappelait que vingt fois, écrivant à Valérie, il s’était réjoui dusuccès, la remerciant de s’être soumise à ses volontés.
– Vous n’êtes donc pas allé jusqu’au bout, vicomte ?dit-il ; vous n’avez donc pas tout lu ?
– Tout, monsieur, et avec une attention que vous devezcomprendre. Je puis vous affirmer que la dernière lettre qui m’aété montrée annonce simplement à madame Gerdy l’arrivée de ClaudineLerouge, de la nourrice qui a été chargée d’accomplir l’échange. Jene savais rien au-delà.
– Pas de preuves matérielles ! murmura le comte. On peutconcevoir un dessein, le caresser longtemps, puis au dernier momentl’abandonner ; cela se voit souvent.
Il se reprochait d’avoir été si prompt à répondre. Albert avaitdes soupçons sérieux, il venait de les changer en certitude. Quellemaladresse !
Il n’y a pas de doute possible, se disait-il, Valérie a détruitles lettres les plus concluantes, celles qui lui ont paru les plusdangereuses, celles que j’écrivais après. Mais pourquoi avoirconservé les autres, déjà si compromettantes, et, les ayantgardées, comment a-t-elle pu s’en dessaisir ?
Albert restait toujours debout, immobile, attendant un mot ducomte. Quel serait-il ? Son sort, sans doute, se décidait ence moment dans l’esprit du vieillard.
– Peut-être est-elle morte ! dit à haute voix M. deCommarin.
Et à cette pensée que Valérie était morte, sans qu’il l’eûtrevue, il tressaillit douloureusement. Son cœur, après uneséparation volontaire de plus de vingt ans, se serra, tant cepremier amour de son adolescence avait jeté en lui de profondesracines. Il l’avait maudite, en ce moment il pardonnait. Ellel’avait trompé, c’est vrai, mais ne lui devait-il pas les seulesannées de bonheur ? N’avait-elle pas été toute la poésie de sajeunesse ? Avait-il eu, depuis elle, une heure seulement dejoie, d’ivresse ou d’oubli ? Dans la disposition d’esprit oùil se trouvait, son cœur ne retenait que les bons souvenirs, commeun vase qui, une première fois empli de précieux aromates, en gardele parfum jusqu’à sa destruction.
– Pauvre femme ! murmura-t-il encore.
Il soupira profondément. Trois ou quatre fois ses paupièresclignotèrent comme si une larme eût été près de lui venir. Albertle regardait avec une curiosité inquiète. C’était la première fois,depuis que le vicomte était homme, qu’il surprenait sur le visagede son père d’autres émotions que celles de l’ambition ou del’orgueil vaincus ou triomphants.
Mais M. de Commarin n’était pas d’une trempe à se laisserlongtemps aller à l’attendrissement.
– Vous ne m’avez pas dit, vicomte, demanda-t-il, qui vous avaitenvoyé ce messager de malheur ?
– Il venait en son nom, monsieur, ne voulant, il me l’a dit,mêler personne à cette triste affaire. Ce jeune homme n’était autreque celui dont j’ai pris la place, votre fils légitime, monsieurNoël Gerdy lui-même.
– Oui ! fit le comte à demi-voix, Noël, c’est bien son nom,je me souviens ; et avec une hésitation évidente il ajouta :Vous a-t-il parlé de sa mère, de votre mère ?
– À peine, monsieur. Il m’a seulement déclaré qu’il venait à soninsu, que le hasard seul lui avait livré le secret qu’il venait merévéler.
M. de Commarin ne répliqua pas. Il ne lui restait plus rien àapprendre. Il réfléchissait. Le moment définitif était venu, et ilne voyait qu’un seul moyen de le retarder.
– Voyons, vicomte, dit-il enfin d’un ton affectueux qui stupéfiaAlbert, ne restez pas ainsi debout, asseyez-vous là, près de moi,et causons. Unissons nos efforts pour éviter, s’il se peut, ungrand malheur. Parlez-moi en toute confiance, comme un fils à sonpère. Avez-vous songé à ce que vous avez à faire ? Avez-vouspris quelque détermination ?
– Il me semble, monsieur, qu’il n’y a pas d’hésitationpossible.
– Comment l’entendez-vous ?
– Mon devoir, mon père, est, ce me semble, tout tracé. Devantvotre fils légitime, je dois me retirer sans plainte, sinon sansregrets. Qu’il vienne, je suis prêt à lui rendre tout ce que, sansm’en douter, je lui ai pris trop longtemps : l’affection d’un père,sa fortune et son nom.
Le vieux gentilhomme, à cette réponse si digne, ne sut pasgarder le calme qu’en commençant il avait recommandé à son fils.Son visage devint pourpre et il ébranla la table du plus furieuxcoup de poing qu’il eût donné en sa vie. Lui toujours si mesuré, siconvenable en toutes occasions, il s’emporta en jurons que n’eûtpas désavoués un vieux sous-officier de cavalerie.
– Et moi, monsieur, je vous déclare que ce que vous rêvez làn’arrivera jamais. Non, cela ne sera pas, je vous le jure. Ce quiest fait est bien fait. Quoi qu’il advienne, entendez-vous,monsieur, les choses resteront ce qu’elles sont, parce que telleest ma volonté. Vicomte de Commarin vous êtes, vicomte de Commarinvous resterez, et malgré vous, s’il le faut. Vous le serez jusqu’àla mort, ou du moins jusqu’à la mienne ; car jamais, moivivant, votre projet insensé ne s’accomplira.
– Cependant, monsieur…, commença timidement Albert.
– Je vous trouve bien osé, monsieur, de m’interrompre quand jeparle ! s’exclama le comte. Ne sais-je pas d’avance toutes vosobjections ? Vous m’allez dire, n’est-ce pas, que c’est uneinjustice révoltante, une odieuse spoliation ? J’en conviens,et plus que vous j’en gémis. Pensez-vous donc que d’aujourd’huiseulement je me repens de l’égarement fatal de ma jeunesse ?Il y a vingt ans, monsieur, que je regrette mon filslégitime ; vingt ans que je me maudis de l’iniquité dont ilest victime. Et cependant j’ai su me taire et cacher les chagrinset les remords qui hérissent d’épines mon oreiller. En un momentvotre stupide résignation rendrait mes longues souffrancesinutiles ! Non. Je ne le permettrai pas.
Le comte lut une réplique sur les lèvres de son fils, ill’arrêta d’un regard foudroyant.
– Croyez-vous donc, poursuivit-il, que je n’ai pas pleuré ausouvenir de mon fils légitime usant sa vie à lutter contre lamédiocrité ? Pensez-vous qu’il ne m’est pas venu d’ardentsdésirs de réparation ? Il y a eu des jours, monsieur, oùj’aurais donné la moitié de ma fortune seulement pour embrasser cetenfant d’une femme que j’ai su trop tard apprécier. La crainte defaire planer sur votre naissance l’ombre d’un soupçon m’a retenu.Je me suis sacrifié à ce grand nom de Commarin que je porte. Jel’ai reçu sans tache de mes pères, tel vous le léguerez à vos fils.Votre premier mouvement a été bon, généreux, chevaleresque, mais ilfaut l’oublier. Songez-vous au scandale, si jamais notre secretétait livré au public ? Ne devinez-vous pas la joie de nosennemis, de cette tourbe de parvenus qui nous environne ? Jefrémis en songeant à l’odieux et au ridicule qui jailliraient surnotre nom. Trop de familles déjà ont des taches de boue sur leurblason, je n’en veux pas au mien.
M. de Commarin s’interrompit quelques minutes sans qu’Albertosât prendre la parole, tant, depuis son enfance, il était habituéà respecter les moindres volontés du terrible gentilhomme.
– Nous chercherions vainement, reprit le comte : il n’est pas detransaction possible. Puis-je, demain, vous renier et présenterNoël pour mon fils ? dire : « Excusez, celui-ci n’est pas levicomte, c’est cet autre ? » Ne faut-il pas que les tribunauxinterviennent ? Qu’importe que ce soit tel ou tel qui se nommeou Benoît, ou Durand, ou Bernard ! Mais quand on s’est appeléCommarin un seul jour, c’est ensuite pour la vie. La morale n’estpas la même pour tous, parce que tous n’ont pas le même devoir.Dans notre situation, les erreurs sont irréparables. Armez-vousdonc de courage, et montrez-vous digne de ce nom que vous portez.L’orage vient, tenons tête à l’orage.
L’impassibilité d’Albert ne contribuait pas peu à augmenterl’irritation de M. de Commarin. Fortifié dans une résolutionimmuable, le vicomte écoutait comme on remplit un devoir, et saphysionomie ne reflétait aucune émotion. Le comte comprenait qu’ilne l’ébranlait pas.
– Qu’avez-vous à répondre ? lui dit-il.
– Qu’il me semble, monsieur, que vous ne soupçonnez même pastous les périls que j’entrevois. Il est malaisé de maîtriser lesrévoltes de sa conscience…
– Vraiment ! interrompit railleusement le comte, votreconscience se révolte ! Elle choisit mal, son moment. Vosscrupules viennent trop tard. Tant que vous n’avez vu dans masuccession qu’un titre illustre et une douzaine de millions, ellevous a souri. Aujourd’hui elle vous apparaît grevée d’une lourdefaute, d’un crime, si vous voulez, et vous demandez à ne l’accepterque sous bénéfice d’inventaire. Renoncez à cette folie. Lesenfants, monsieur, sont responsables des pères, et ils le seronttant que vous honorerez le nom d’un grand homme. Bon gré mal grévous serez mon complice, bon gré mal gré vous porterez le fardeaude la situation telle que je l’ai faite. Et quoi que vous puissiezsouffrir, croyez que cela n’approchera jamais de ce que j’endure,moi, depuis des années.
– Eh ! monsieur ! s’écria Albert, est-ce donc moi, lespoliateur, qui ai à me plaindre ? n’est-ce pas au contrairele dépossédé ? Ce n’est pas moi qu’il s’agit de convaincre,mais bien monsieur Noël Gerdy.
– Noël ? demanda le comte.
– Votre fils légitime, oui, monsieur. Vous me traitez en cemoment comme si l’issue de cette malheureuse affaire dépendaituniquement de ma volonté. Vous imaginez-vous donc que monsieurGerdy sera de si facile composition et se taira ? Et s’ilélève la voix, espérez-vous le toucher beaucoup avec lesconsidérations que vous m’exposez ?
– Je ne le redoute pas.
– Et vous avez tort, monsieur, permettez-moi de vous le dire.Accordez à ce jeune homme, j’y consens, une âme assez haute pour nedésirer ni votre rang ni votre fortune ; mais songez à tout cequ’il doit s’être amassé de fiel dans son cœur. Il ne peut pas nepas avoir un cruel ressentiment de l’horrible injustice dont il aété victime. Il doit souhaiter passionnément une vengeance,c’est-à-dire la réparation.
– Il n’y a pas de preuves.
– Il a vos lettres, monsieur.
– Elles ne sont pas décisives, vous me l’avez dit.
– C’est vrai, monsieur, et, cependant, elles m’ont convaincu,moi qui avais intérêt à ne pas l’être. Puis, s’il lui faut destémoins, il en trouvera.
– Et qui donc, vicomte ? Vous, sans doute ?
– Vous-même, monsieur. Le jour où il le voudra, vous noustrahirez. Qu’il vous fasse appeler devant les tribunaux, et que là,sous la foi du serment, on vous adjure, on vous somme de dire lavérité, que répondrez-vous ?
Le front de M. de Commarin se rembrunit encore à cettesupposition si naturelle. Il délibérait ainsi avec l’honneur sipuissant en lui.
– Je sauverais le nom de mes ancêtres, dit-il enfin.
Albert secoua la tête d’un air de doute.
– Au prix d’un faux serment, mon père, dit-il, c’est ce que jene croirai jamais. Supposons-le pourtant. Alors il s’adressera àmadame Gerdy.
– Oh ! je puis répondre d’elle ! s’écria le comte. Sonintérêt la fait notre alliée. Au besoin je la verrai. Oui,ajouta-t-il avec effort, j’irai chez elle, je lui parlerai, et jevous garantis qu’elle ne nous trahira pas.
– Et Claudine, continua le jeune homme, se taira-t-elleaussi ?
– Pour de l’argent, oui, et je lui donnerai ce qu’ellevoudra.
– Et vous vous fiez, mon père, à un silence payé, comme si onpouvait être sûr d’une conscience achetée. Qui s’est vendu à vouspeut se vendre à un autre. Une certaine somme lui fermera labouche, une plus forte la lui fera ouvrir.
– Je saurai l’effrayer.
– Vous oubliez, mon père, que Claudine Lerouge a été la nourricede monsieur Gerdy, qu’elle s’intéresse à son bonheur, qu’ellel’aime. Savez-vous s’il ne s’est pas assuré son concours ?Elle demeure à Bougival, j’y suis allé, je me le rappelle, avecvous. Sans doute, il la voyait souvent ; c’est peut-être ellequi l’a mis sur la trace de votre correspondance. Il m’a parléd’elle en homme bien certain de son témoignage. Il m’a presqueproposé d’aller me renseigner près d’elle.
– Hélas ! s’écria le comte, que n’est-ce Claudine qui estmorte, à la place de mon fidèle Germain !
– Vous le voyez, monsieur, conclut Albert, Claudine Lerougeseule rendrait vains tous vos projets.
– Eh bien ! non ! s’écria M. de Commarin, je trouveraiun expédient !…
L’entêté gentilhomme ne voulait pas se rendre à l’évidence dontles clartés l’aveuglaient. Depuis une heure il divaguait absolumentet divaguait de bonne foi. L’orgueil de son sang paralysait en luiun bon sens pratique très exercé et obscurcissait une luciditéremarquable. S’avouer vaincu par une nécessité de la viel’humiliait et lui paraissait honteux, indigne de lui. Il ne sesouvenait pas d’avoir en sa longue carrière rencontré de résistanceinvincible ni d’obstacle absolu.
Il était un peu comme ces hercules qui, n’ayant pas expérimentéla limite de leurs forces, se persuadent qu’ils soulèveraient desmontagnes, si la fantaisie leur en venait.
Il avait aussi le malheur de tous les hommes d’imagination quis’éprennent de leurs chimères, qui prétendent toujours les fairetriompher, comme s’il suffisait de vouloir fortement pour changerles rêveries en réalités.
C’est Albert, cette fois, qui rompit un silence dont la duréemenaçait de se prolonger.
– Je crois m’être aperçu, monsieur, dit-il, que vous redoutezsurtout la publicité de cette lamentable histoire. Le scandalepossible vous désespère. Eh bien, c’est surtout si nous nousobstinons à lutter que le tapage sera effroyable ! Que demainune instance s’entame, notre procès sera dans quatre jours le sujetde conversation de l’Europe. Les journaux s’empareront des faits,et Dieu sait de quels commentaires ils les accompagneront !L’hypothèse d’une lutte admise, notre nom, quoi qu’il arrive,traînera dans tous les papiers de l’univers. Si encore nous étionssûrs de gagner ! Mais nous devons perdre, mon père, nousperdrons. Alors, représentez-vous l’éclat ! Songez à laflétrissure imprimée par l’opinion publique !…
– Je songe, dit le comte, que pour parler ainsi il faut que vousn’ayez ni respect ni affection pour moi.
– C’est qu’il est de mon devoir, monsieur, de vous montrer tousles malheurs que je redoute pendant qu’il est encore temps de leséviter. Monsieur Noël Gerdy est votre fils légitime,reconnaissez-le, accueillez ses justes prétentions. Qu’il vienne…Nous pouvons, à bas bruit, faire rectifier les états civils. Ilsera facile de mettre l’erreur sur le compte d’une nourrice, deClaudine Lerouge, par exemple. Toutes les parties étant d’accord,il n’y aura pas la moindre objection. Alors, qui empêche le nouveauvicomte de Commarin de quitter Paris, de se faire perdre devue ? Il peut voyager en Europe pendant quatre ou cinqans ; au bout de ce temps tout sera oublié et personne ne sesouviendra plus de moi.
M. de Commarin n’écoutait pas, il réfléchissait.
– Mais au lieu de lutter, vicomte ! s’écria-t-il, on peuttransiger ! Ces lettres, on peut les racheter. Que veut-il, cejeune homme ? une position et de la fortune. Je lui assurerail’une et l’autre. Je le ferai aussi riche qu’il l’exigera. Je luidonnerai un million, s’il le faut, deux, trois, la moitié de ce queje possède. Avec de l’argent, voyez-vous, beaucoupd’argent !…
– Épargnez-le, monsieur, il est votre fils.
– Malheureusement ! et je le voudrais aux cinq centsdiables ! Je me montrerai, il transigera. Je lui prouveraique, pot de terre, il a tort de lutter contre le pot de fer, ets’il n’est pas un sot, il comprendra.
Le comte se frottait les mains en parlant. Il était ravi decette belle idée de transaction. Elle ne pouvait manquer deréussir ; une foule d’arguments se présentaient à son espritpour le lui prouver. Il allait donc acheter sa tranquillitéperdue.
Mais Albert ne semblait pas partager les espérances de sonpère.
– Vous allez peut-être m’en vouloir, monsieur, dit-il d’un tontriste, de vous arracher cette illusion dernière ; mais il lefaut. Ne vous bercez pas de ce songe d’un arrangement amiable, leréveil vous serait trop cruel. J’ai vu monsieur Gerdy, mon père, etce n’est pas, je vous l’affirme, un de ces hommes qu’on intimide.S’il est une nature énergique, c’est la sienne. Il est bien votrefils, celui-là, et son regard, comme le vôtre, annonce une volontéde fer qu’on brise, mais qui ne fléchit pas. J’entends encore savoix frémissante de ressentiment, tandis qu’il me parlait ; jevois encore le feu sombre de ses yeux. Non, il ne transigera pas.Il veut tout ou rien, et je ne puis dire qu’il a tort. Si vousrésistez, il vous attaquera sans que nulle considération l’enempêche. Fort de ses droits, il s’attachera à vous avec le plusterrible acharnement, il vous traînera de juridiction enjuridiction, il ne s’arrêtera qu’après une défaite définitive ou untriomphe complet.
Habitué à l’obéissance absolue, presque passive, de son fils, levieux gentilhomme s’étonnait de cette opiniâtreté inattendue.
– Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.
– À ceci, monsieur, que je me mépriserais, si je n’épargnais pasles plus grandes calamités à votre vieillesse. Votre nom nem’appartient pas, je reprendrai le mien. Je suis votre filsnaturel, je céderai la place à votre fils légitime. Permettez-moide me retirer avec les honneurs du devoir librement accompli ;souffrez que je n’attende pas un arrêt du tribunal qui mechasserait honteusement.
– Quoi ! dit le comte abasourdi, vous m’abandonnez, vousrenoncez à me soutenir, vous vous tournez contre moi, vousreconnaissez les droits de cet autre malgré mesvolontés ?…
Albert s’inclina. Il était réellement très beau d’émotion et defermeté.
– Ma résolution est irrévocablement arrêtée, répondit-il, je neconsentirai jamais à dépouiller votre fils.
– Malheureux ! s’écria M. de Commarin, filsingrat !…
Sa colère était telle que, dans son impuissance à la traduirepar des injures, il passa sans transition à la raillerie.
– Mais non ! continua-t-il, vous êtes grand, vous êtesnoble, vous êtes généreux. C’est très chevaleresque ce que vousfaites là, vicomte ; je veux dire : cher monsieur Gerdy, ettout à fait dans le goût des hommes de Plutarque. Ainsi, vousrenoncez à mon nom, à ma fortune, et vous partez. Vous allezsecouer la poussière de vos souliers sur le seuil de mon hôtel etvous lancer dans le monde. Je ne vois pour vous qu’une difficulté :comment vivrez-vous, monsieur le philosophe stoïque ?Auriez-vous un état au bout des doigts, comme l’Émile du sieurJean-Jacques ? Ou bien, excellent monsieur Gerdy, avez-vousréalisé des économies sur les quatre mille francs que je vousallouais par mois pour votre cire à moustache ? Vous avezpeut-être gagné à la Bourse. Ah çà ! mon nom vous semblaitdonc furieusement lourd à porter, que vous le jetiez là avec tantd’empressement ! La boue a donc pour vous bien des attraitsque vous descendez si vite de voiture ! Ne serait-ce pasplutôt que la compagnie de mes pairs vous gêne et que vous avezhâte de dégringoler pour trouver des égaux ?
– Je suis bien malheureux, monsieur, répondit Albert à cetteavalanche d’injures, et vous m’accablez.
– Vous, malheureux ! À qui la faute ? Mais j’enreviens à ma question : comment et de quoi vivrez-vous ?
– Je ne suis pas si romanesque qu’il vous plaît de le dire,monsieur. Je dois avouer que, pour l’avenir, j’ai compté sur vosbontés. Vous êtes si riche que cinq cent mille francs nediminueront pas sensiblement votre fortune, et, avec les revenus decette somme, je vivrais tranquille, sinon heureux.
– Et si je vous refusais cet argent ?…
– Je vous connais assez, monsieur, pour savoir que vous ne leferez pas. Vous êtes trop juste pour vouloir que j’expie seul destorts qui ne sont pas les miens. Livré à moi-même, j’aurais, àl’âge que j’ai, une position. Il est tard pour m’en créer une. J’ytâcherai pourtant…
– Superbe, interrompit le comte, il est superbe. Jamais on n’aouï parler d’un pareil héros de roman… Quel caractère ! C’estdu Romain tout pur, du Spartiate endurci. C’est beau comme toutel’antiquité. Cependant, dites-moi, qu’attendez-vous de cesurprenant désintéressement ?
– Rien, monsieur.
Le comte haussa les épaules en regardant ironiquement sonfils.
– La compensation est mince, fit-il. Est-ce à moi que vouspensez faire accroire cela ? Non, monsieur, on ne commet pasde si belles actions pour son plaisir. Vous devez avoir, pour agirsi magnifiquement, quelque raison qui m’échappe.
– Aucune autre que celles que je vous ai dites.
– Ainsi, c’est entendu, vous renoncez à tout. Vous abandonnezmême vos projets d’union avec mademoiselle Claire d’Arlange. Vousoubliez ce mariage auquel pendant deux ans je vous ai vainementconjuré de renoncer.
– Non, monsieur. J’ai vu mademoiselle Claire, je lui ai expliquéma situation cruelle : quoi qu’il arrive, elle sera ma femme, elleme l’a juré.
– Et vous pensez que madame d’Arlange donnera sa petite-fille ausieur Gerdy ?
– Nous l’espérons, monsieur. La marquise est assez entichée denoblesse pour préférer le bâtard d’un gentilhomme au fils dequelque honorable industriel. Si cependant elle refusait, ehbien ! nous attendrions sa mort sans la désirer.
Le ton toujours calme d’Albert transportait le comte deCommarin.
– Et ce serait là mon fils ! s’écria-t-il ;jamais ! Quel sang, monsieur, avez-vous donc dans lesveines ? Seule, votre digne mère pourrait le dire, si elle lesait elle-même toutefois…
– Monsieur, interrompit Albert d’un ton menaçant, monsieur,mesurez vos paroles ! Elle est ma mère, et cela suffit. Jesuis son fils, et non son juge. Personne, devant moi, ne luimanquera de respect, je ne le permettrai pas, monsieur. Je lesouffrirai moins de vous que de tout autre !
Le comte faisait vraiment des efforts héroïques pour ne pas selaisser emporter par sa colère hors de certaines limites.L’attitude d’Albert le jeta hors de lui. Quoi ! il serévoltait, il osait le braver en face, il le menaçait ! Levieillard s’élança de son fauteuil et marcha sur son fils commepour le frapper.
– Sortez ! criait-il d’une voix étranglée par la fureur,sortez ! Retirez-vous dans votre appartement et gardez-vousd’en sortir sans mes ordres. Demain je vous ferai connaître mesvolontés.
Albert salua respectueusement, mais sans baisser les yeux, etgagna lentement la porte. Il l’ouvrait déjà, quand M. de Commarineut un de ces retours si fréquents chez les natures violentes.
– Albert, dit-il, revenez, écoutez-moi.
Le jeune homme se retourna, singulièrement touché de cechangement de ton.
– Vous ne sortirez pas, reprit le comte, sans que je vous aiedit ce que je pense. Vous êtes digne d’être l’héritier d’une grandemaison, monsieur. Je puis être irrité contre vous, je ne puis pasne vous pas estimer. Vous êtes un honnête homme. Albert, donnez-moivotre main.
Ce fut un doux moment pour ces deux hommes, et tel qu’ils n’enavaient guère rencontré dans leur vie réglée par une tristeétiquette. Le comte se sentait fier de ce fils, et il sereconnaissait en lui tel qu’il était à cet âge. Pour Albert, lesens de la scène qu’il venait d’avoir avec son père éclatait à sesyeux ; il lui avait jusqu’alors échappé. Longtemps leurs mainsrestèrent unies, sans qu’ils eussent la force, ni l’un ni l’autre,de prononcer une parole.
Enfin, M. de Commarin revint prendre sa place sous le tableaugénéalogique.
– Je vous demanderai de me laisser, Albert, reprit-il doucement.J’ai besoin d’être seul pour réfléchir, pour tâcher de m’accoutumerau coup terrible.
Et comme le jeune homme refermait la porte, il ajouta, répondantà ses plus secrètes pensées :
– Si celui-ci me quitte, en qui j’ai mis tout mon espoir, quedeviendrai-je, ô mon Dieu ? Et que sera l’autre ?…
Les traits d’Albert, lorsqu’il sortit de chez le comte,portaient la trace des violentes émotions de la soirée. Lesdomestiques devant lesquels il passa y firent d’autant plusattention qu’ils avaient entendu quelques éclats de laquerelle.
– Bon ! disait un vieux valet de pied depuis trente ansdans la maison, monsieur le comte vient encore de faire une scènepitoyable à son fils. Il est enragé, ce vieux-là !
– J’avais eu vent de la chose pendant le dîner, reprit un valetde chambre ; monsieur le comte se tenait à quatre pour ne pasparler devant le service, mais il roulait des yeux furibonds.
– Que diable peut-il y avoir entre eux ?
– Est-ce qu’on sait ? des bêtises, des riens, quoi !Monsieur Denis, devant qui ils ne se cachent pas, m’a dit quesouvent ils se chamaillent des heures entières, comme des chiens,pour des choses qu’il ne comprend même pas.
– Ah ! s’écria un jeune drôle qu’on dressait pour l’avenirau service des appartements, c’est moi qui, à la place de monsieurle vicomte, remercierais mon père un peu proprement.
– Joseph, mon ami, fit sentencieusement le valet de pied, vousn’êtes qu’un sot. Que vous envoyiez promener votre papa, vous,c’est tout naturel, vous n’attendez pas cinq sous de lui et voussavez déjà gagner votre pain sans travailler, mais monsieur levicomte ! Sauriez-vous me dire à quoi il est bon et ce qu’ilsait faire ? Mettez-le-moi au milieu de Paris avec ses deuxbelles mains pour capital, et vous verrez…
– Tiens ! il a le bien de sa mère, riposta Joseph, quiétait normand.
– Enfin, reprit le valet de chambre, je ne sais pas de quoimonsieur le comte peut se plaindre, vu que son fils est un modèle àce point que je ne serais pas fâché d’en avoir un pareil. C’étaitune autre paire de manches quand j’étais chez le marquis deCourtivois. En voilà un qui avait le droit de n’être pas contenttous les matins. Son aîné, qui vient quelquefois ici, étant l’amide monsieur le vicomte, est un vrai puits sans fond pour l’argent.Il vous grille un billet de mille plus lestement que Joseph unepipe.
– Le marquis n’est pourtant pas riche, fit un petit vieux quidevait placer ses gages à la quinzaine ; qu’est-ce qu’il peutavoir ? Une soixantaine de mille livres de rentes, au plus, auplus.
– C’est justement pour cela qu’il enrage. Tous les jours, c’estde nouvelles histoires au sujet de son aîné. Il a un appartement enville, il rentre ou ne rentre pas, il passe les nuits à jouer et àboire, il fait une telle vie de polichinelle avec des actrices quela police est obligée de s’en mêler. Sans compter que moi qui vousparle, j’ai été plus de cent fois forcé d’aider à le monter dans sachambre et à le coucher, quand des garçons de restaurant leramenaient à l’hôtel dans un fiacre, saoul à ne pas pouvoir dire :pain.
– Bigre ! s’exclama Joseph enthousiasmé, son service doitêtre crânement agréable, à cet homme-là.
– C’est selon. Quand il a gagné à la bouillotte, il sedéboutonne volontiers d’un louis, mais il perd toujours, et quandil a bu il a la main prompte. Il faut lui rendre cette justicequ’il a des cigares fameux. Enfin, c’est un bandit, quoi !tandis que monsieur le vicomte est une vraie fille pour la sagesse.Il est sévère pour les manquements, c’est vrai, mais pas rageur nibrutal avec les gens. Ensuite il est généreux régulièrement, ce quiest plus sûr. Je dis donc qu’il est meilleur que le plus grandnombre et que monsieur le comte n’a pas raison.
Tel était le jugement des domestiques. Celui de la société étaitpeut-être moins favorable.
Le vicomte de Commarin n’était pas de ces êtres banals quijouissent du privilège assez peu enviable et dans tous les cas peuflatteur de plaire à tout le monde. Il est sage de se défier de cespersonnages surprenants qu’exaltent les louanges unanimes. En yregardant de près, on découvre souvent que l’homme à succès et àréputation n’est qu’un sot, sans autre mérite que son insignifianceparfaite. La sottise convenable qui n’offusque personne, lamédiocrité de bon ton qui n’effarouche aucune vanité ont surtout ledon de plaire et de réussir.
Il est de ces individus qu’on ne peut rencontrer sans se dire :je connais ce visage-là, je l’ai déjà vu quelque part ; c’estqu’ils ont la vulgaire physionomie de la masse. Bien des gens sontainsi au moral. Parlent-ils ? on reconnaît leur esprit, on lesa déjà entendus, on sait leurs idées par cœur, Ceux-là sont bienaccueillis partout, parce qu’ils n’ont rien de singulier, et que lasingularité, surtout dans les classes élevées, irrite et offense.On hait tout ce qui est différent.
Albert était singulier, par suite très discuté et trèsdiversement jugé. On lui reprochait les choses les plus opposées,et des défauts si contradictoires qu’ils semblaient s’exclure. Onlui trouvait, par exemple, des idées bien avancées pour un homme deson rang, et en même temps on se plaignait de sa morgue. Onl’accusait de traiter avec une légèreté insultante les questionsles plus sérieuses, pendant qu’on blâmait son affectation degravité. On s’entendait assez bien cependant pour ne l’aimer guère,mais on le jalousait et on le craignait.
Il portait dans les salons un air passablement maussade qu’ontrouvait du plus mauvais goût. Forcé par ses relations, par sonpère, de sortir beaucoup, il ne s’amusait pas dans le monde etavait l’impardonnable tort de le laisser deviner. Peut-êtreavait-il été dégoûté par toutes les avances qui lui avaient étéfaites, par les prévenances un peu plates qu’on n’épargnait pas aunoble héritier d’un des plus riches propriétaires de France. Ayanttout ce qu’il faut pour briller, il le dédaignait et ne prenaitnulle peine pour séduire. Terrible grief ! il n’abusaitd’aucun de ses avantages. Et on ne lui connaissait pasd’aventures.
Il avait eu, dans le temps, disait-on, un goût fort vif pour Mmede Prosny, la plus laide peut-être, la plus méchante à coup sûr desfemmes du faubourg, et c’était tout. Les mères ayant une fille àplacer l’avaient soutenu autrefois ; elles s’étaient tournéescontre lui depuis deux ans que son amour pour Mlle d’Arlange étaitdevenu un fait notoire.
Au club on le plaisantait de sa sagesse. Il avait pourtant eucomme les autres ses veines de folies, seulement il s’étaitpromptement dégoûté de ce qu’on est convenu d’appeler le plaisir.Le métier si noble de viveur lui avait paru très insipide etfatigant. Il n’estimait pas qu’il soit plaisant de passer les nuitsà manier des cartes et il n’appréciait aucunement la société desquelques femmes faciles qui, à Paris, font un nom à leur amant. Ildisait qu’un gentilhomme n’est pas ridicule pour ne pas s’afficheravec des drôlesses dans les avant-scènes. Enfin, jamais ses amisn’avaient pu lui inoculer la passion des chevaux de courses.
Comme l’oisiveté lui pesait, il avait essayé ni plus ni moinsqu’un parvenu de donner par le travail un sens à sa vie. Ilcomptait plus tard prendre part aux affaires publiques, et commesouvent il avait été frappé de la crasse ignorance de certainshommes qui arrivent au pouvoir, il ne voulait pas leur ressembler.Il s’occupait de politique, et c’était la cause de toutes sesquerelles avec son père. Le seul mot de libéral faisait tomber lecomte en convulsions, et il soupçonnait son fils de libéralismedepuis certain article publié par le vicomte dans la Revue desdeux mondes.
Ses idées ne l’empêchaient pas de tenir grandement son rang. Ildépensait le plus noblement du monde le revenu que lui assignaitson père et même un peu au-delà. Sa maison, distincte de celle ducomte, était ordonnée comme le doit être celle d’un gentilhommetrès riche. Ses livrées ne laissaient rien à désirer, et on citaitses chevaux et ses équipages. On se disputait les lettresd’invitation pour les grandes chasses que tous les ans, vers la find’octobre, il organisait à Commarin, propriété admirable, entouréede bois immenses.
L’amour d’Albert pour Mlle d’Arlange, amour profond et réfléchi,n’avait pas peu contribué à l’éloigner des habitudes et de la viedes aimables et élégants oisifs ses amis. Un noble attachement estun admirable préservatif. En luttant contre les désirs de son fils,M. de Commarin avait tout fait pour en augmenter l’intensité et ladurée. Cette passion contrariée fut pour le vicomte la source desémotions les plus vives et les plus fortes. L’ennui fut banni deson existence.
Toutes ses pensées prirent une direction constante, toutes sesactions eurent un but unique. S’arrête-t-on à regarder à droite età gauche quand, au bout du chemin, on aperçoit la récompenseardemment souhaitée ? Il s’était juré qu’il n’aurait pasd’autre femme que Claire ; son père repoussait absolument cemariage ; les péripéties de cette lutte si palpitante pour luiremplissaient ses journées. Enfin, après trois ans de persévérance,il avait triomphé, le comte avait consenti. Et c’est alors qu’ilétait tout entier au bonheur du succès que Noël était arrivé,implacable comme la fatalité, avec ces lettres maudites.
C’est vers Claire encore que volait la pensée d’Albert enquittant M. de Commarin et en remontant lentement l’escalier quiconduisait à ses appartements. Que faisait-elle à cetteheure ? Elle songeait à lui, sans doute. Elle savait que cesoir-là même ou le lendemain au plus tard aurait lieu la crisedécisive. Elle devait prier.
En ce moment Albert se sentait brisé, il souffrait. Il avait deséblouissements, la tête lui semblait près d’éclater. Il sonna etdemanda du thé.
– Monsieur le vicomte a bien tort de ne pas envoyer chercher ledocteur, lui dit son valet de chambre, je devrais désobéir àmonsieur et l’aller chercher.
– Ce serait bien inutile, répondit tristement Albert, il nepourrait rien contre mon mal.
Au moment où le domestique se retirait, il ajouta :
– Ne dites rien à personne que je suis souffrant, Lubin, cela nesera rien. Si je me trouvais plus indisposé, je sonnerais.
C’est qu’en ce moment, voir quelqu’un, entendre une voix, êtreobligé de répondre lui paraissait insupportable. Il lui fallait lesilence pour s’écouter.
Après les cruelles émotions de son explication avec son père, ilne pouvait songer à dormir. Il ouvrit une des fenêtres de labibliothèque et s’accouda sur la balustrade.
Le temps s’était remis au beau, et il faisait un clair de lunemagnifique. Vus à cette heure, aux clartés douces et tremblantes dela nuit, les jardins de l’hôtel paraissaient immenses. La cimeimmobile des grands arbres se déroulait comme une plaine immensecachant les maisons voisines. Les corbeilles du parterre, garniesd’arbustes verts, apparaissaient comme de grands dessins noirs,tandis que dans les allées soigneusement sablées scintillaient lesdébris de coquilles, les petits morceaux de verre et les caillouxpolis. À droite, dans les communs, encore éclairés, on entendaitaller et venir les domestiques ; les sabots des palefrenierssonnaient sur le bitume de la cour. Les chevaux piétinaient dansles écuries et on distinguait le grincement de la chaîne de leurlicol glissant le long des tringles du râtelier. Dans les remiseson dételait la voiture qu’on tenait prête toute la soirée pour lecas où le comte voudrait sortir.
Albert avait là, sous les yeux, le tableau complet de samagnifique existence. Il soupira profondément.
– Fallait-il donc perdre tout cela ? murmura-t-il. Déjà,pour moi seul, je n’aurais pu abandonner sans regrets tant desplendeurs ; le souvenir de Claire m’aura désespéré. N’ai-jepas rêvé pour elle une de ces vies heureuses et exceptionnelles,presque impossibles sans une immense fortune !
Minuit sonna à Sainte-Clotilde, dont il pouvait, en se penchantun peu, apercevoir les flèches jumelles. Il frissonna, il avaitfroid.
Il referma sa fenêtre et vint s’asseoir près du feu qu’il aviva.Dans l’espoir d’obtenir une trêve de ses pensées, il prit unjournal du soir, le journal où était relaté l’assassinat de LaJonchère, mais il lui fut impossible de lire, les lignes dansaientdevant ses yeux. Alors il songea à écrire à Claire. Il se mit àtable et écrivit :
Ma Claire bien-aimée…
Il lui fut impossible d’aller plus loin ; son cerveaubouleversé ne lui fournissait pas une phrase.
Enfin, à la pointe du jour, la fatigue l’emporta. Le sommeil lesurprit sur un divan où il s’était jeté : un sommeil lourd, peupléde fantômes.
À neuf heures et demie du matin, il fut éveillé en sursaut parle bruit de la porte s’ouvrant avec fracas.
Un domestique entra, tout effaré, si essoufflé d’avoir monté lesescaliers quatre à quatre, qu’à peine il pouvait articuler unson.
– Monsieur, disait-il, monsieur le vicomte, vite, partez,cachez-vous, sauvez-vous, les voilà, c’est le…
Un commissaire de police, ceint de son écharpe, parut à la portede la bibliothèque. Il était suivi de plusieurs hommes, parmilesquels on apercevait, se faisant aussi petit que possible, lepère Tabaret.
Le commissaire s’avança jusqu’à Albert.
– Vous êtes, lui demanda-t-il, Guy-Louis-Marie-Albert de Rhéteaude Commarin ?
– Oui, monsieur.
Le commissaire étendit la main en même temps qu’il prononçait laformule sacramentelle :
– Monsieur de Commarin, au nom de la loi, je vous arrête.
– Moi ! monsieur, moi… Albert, arraché brusquement à desrêves pénibles, paraissait ne rien comprendre à ce qui se passait.Il avait l’air de se demander : suis-je bien éveillé ?N’est-ce pas un odieux cauchemar qui se continue ?
Il promenait un regard stupide à force d’étonnement ducommissaire de police à ses hommes et au père Tabaret, qui setenait comme en arrêt devant lui.
– Voici le mandat, ajouta le commissaire en développant unpapier.
Machinalement Albert y jeta un coup d’œil.
– Claudine assassinée ! s’écria-t-il.
Et très bas, mais assez distinctement encore pour être entendudu commissaire de police, d’un agent et du père Tabaret, il ajouta:
– Je suis perdu !
Pendant que le commissaire de police remplissait les formalitésde l’interrogatoire sommaire qui suit immédiatement toutes lesarrestations, les estafiers s’étaient répandus dans l’appartementet procédaient à une minutieuse perquisition. Ils avaient reçul’ordre d’obéir au père Tabaret, et c’était le bonhomme qui lesguidait dans leurs recherches, qui leur faisait fouiller lestiroirs et les armoires, et déranger les meubles. On saisit unassez grand nombre d’objets à l’usage du vicomte, des titres, desmanuscrits, une correspondance très volumineuse. Mais c’est avecbonheur que le père Tabaret mit la main sur certains objets quifurent soigneusement décrits dans leur ordre au procès-verbal :
1° Dans la première pièce, servant d’entrée, garnie de toutessortes d’armes, derrière un divan, un fleuret cassé. Cette arme aune poignée particulière, et comme il ne s’en trouve pas dans lecommerce. Elle porte une couronne de comte avec les initiales A.C.Ce fleuret a été brisé par le milieu et le bout n’a pu êtreretrouvé. Le sieur Commarin interpellé a déclaré ne savoir cequ’est devenu ce bout ;
2° Dans un cabinet servant de vestiaire : un pantalon de drapnoir encore humide, portant des traces de boue ou plutôt de terre.Tout un des côtés a des empreintes de mousse verdâtre comme il envient sur les murs. Il présente sur le devant plusieurs éraillureset une déchirure de dix centimètres environ au genou. Le susditpantalon n’était pas accroché au porte-manteau, il paraissait avoirété caché entre deux grandes malles pleines d’effetsd’habillement ;
3° Dans la poche du pantalon ci-dessus décrit a été trouvée unepaire de gants gris perle. La paume du gant droit présente unelarge tache verdâtre produite par de l’herbe ou de la mousse. Lebout des doigts a été comme usé par un frottement. On remarque surle dos des deux gants des éraillures paraissant avoir été faitespar des ongles ;
4° Deux paires de bottines, dont une, bien que nettoyée etvernie, encore très humide. Un parapluie récemment mouillé, dont lebout est taché de boue blanche ;
5° Dans une vaste pièce dite « la bibliothèque », une boîte decigares nommés trabucos, et sur la cheminée divers porte-cigare enambre ou en écume de mer…
Ce dernier article enregistré, le père Tabaret s’approcha ducommissaire de police.
– J’ai tout ce que je pouvais désirer, lui dit-il àl’oreille.
– Moi, j’ai fini, répondit le commissaire. Il ne sait pas setenir, ce garçon. Vous avez entendu ? Il s’est vendu dupremier coup. Après ça, vous me direz : le manque d’habitude…
– Dans la journée, reprit toujours à voix basse l’agentvolontaire, il n’aurait pas été mou comme cela. Mais le matin,réveillé en sursaut !… Il faut toujours servir les gens àjeun, au saut du lit.
– J’ai fait parler trois ou quatre domestiques, leursdépositions sont singulières…
– Très bien ! on verra. Je cours, moi, trouver monsieur lejuge d’instruction, qui attend les pieds dans le feu.
Albert commençait à revenir un peu de la stupeur où l’avaitplongé l’entrée du commissaire de police.
– Monsieur, lui demanda-t-il, me sera-t-il permis de dire devantvous quelques mots à monsieur le comte de Commarin ? Je suisvictime d’une erreur qui sera vite reconnue…
– Toujours des erreurs ! murmura le père Tabaret.
– Ce que vous me demandez n’est pas possible, répondit lecommissaire. J’ai des ordres spéciaux les plus sévères. Vous nedevez désormais communiquer avec âme qui vive. Nous avons unevoiture en bas ; si vous voulez descendre…
En traversant le vestibule, Albert put remarquer l’agitation desgens. Ils avaient tous l’air d’avoir perdu la tête. M. Denisdonnait des ordres d’une voix brève et impérative. Enfin il crutentendre que le comte de Commarin venait d’être frappé d’uneattaque d’apoplexie.
On le porta presque dans le fiacre, qui partit au trot de sesdeux petites rosses. Une voiture plus rapide emportait le pèreTabaret.
Lorsqu’on se risque dans le dédale de couloirs et d’escaliers duPalais de Justice, si l’on monte au troisième étage de l’ailegauche, on arrive à une longue galerie très basse d’étage, maléclairée par d’étroites fenêtres, et percée de distance en distancede petites portes, assez semblable au corridor d’un ministère oud’un hôtel garni.
C’est un endroit qu’il est difficile de voir froidement ;l’imagination le montre sombre et triste.
Il faudrait le Dante pour composer l’inscription à placerau-dessus des marches qui y conduisent. Du matin au soir, lesdalles y sonnent sous les lourdes bottes des gendarmes quiaccompagnent les prévenus. On n’y rencontre guère que de mornesfigures. Ce sont les parents ou les amis des accusés, les témoins,des agents de police. Dans cette galerie, loin de tous les regards,s’élabore la cuisine judiciaire. Elle est comme la coulisse duPalais de Justice, ce lugubre théâtre où se dénouent, dans devéritable sang, des drames trop réels.
Chacune des petites portes, qui a son numéro peint en noir,ouvre sur le cabinet du juge d’instruction. Toutes ces pièces seressemblent ; qui en connaît une les connaît toutes. Ellesn’ont rien de terrible ni de lugubre, et pourtant il est difficiled’y pénétrer sans un serrement de cœur. On y a froid. Les murssemblent humides de toutes les larmes qui s’y sont répandues. Onfrissonne en songeant aux aveux qui y ont été arrachés, auxconfessions qui s’y sont murmurées entrecoupées de sanglots.
Dans le cabinet du juge d’instruction, la justice ne déploierien de cet appareil dont elle s’entoure plus tard pour frapperl’esprit des masses. Elle y est simple encore et presque disposée àla bienveillance. Elle dit au prévenu : « J’ai de fortes raisons dete croire coupable, mais prouve-moi ton innocence, et je te lâche.»
On pourrait s’y croire dans la première boutique d’affairesvenue. Le mobilier y est rudimentaire comme celui de tous lesendroits où on ne fait que passer et où s’agitent des intérêtsénormes. Qu’importent les choses extérieures à qui poursuitl’auteur d’un crime ou à qui défend sa tête ?
Un bureau chargé de dossiers pour le juge, une table pour legreffier, un fauteuil et quelques chaises, voilà tout l’ameublementde l’antichambre de la cour d’assises. Les murs sont tendus depapier vert ; les rideaux sont verts ; à terre se trouveun méchant tapis de même couleur. Le cabinet de M. Daburon portaitle numéro 15. Dès neuf heures du matin, il y était arrivé et ilattendait. Son parti pris, il n’avait pas perdu une minute,comprenant aussi bien que le père Tabaret la nécessité d’agirrapidement. Ainsi, il avait vu le procureur impérial et s’étaitentendu avec les officiers de la police judiciaire. Outre le mandatdécerné contre Albert, il avait expédié des mandats de comparutionimmédiate au comte de Commarin, à Mme Gerdy, à Noël et à quelquesgens au service d’Albert. Il tenait essentiellement à interrogertout ce monde avant d’arriver à l’inculpé. Sur ses ordres, dixagents s’étaient mis en campagne, et il était là, dans son cabinet,comme un général d’armée qui vient d’expédier ses aides de camppour engager la bataille et qui espère la victoire de sescombinaisons.
Souvent, à pareille heure, il s’était trouvé dans ce mêmecabinet avec des conditions identiques. Un crime avait été commis,il pensait avoir découvert le coupable, il avait donné l’ordre del’arrêter. N’était-ce pas son métier ? Mais jamais il n’avaitéprouvé cette trépidation intérieure qui l’agitait. Maintes fois,cependant, il avait lancé des mandats d’amener sans posséder lamoitié seulement des indices qui l’éclairaient sur l’affaireprésente. Il se répétait cela et ne réussissait pas à calmer unepréoccupation anxieuse qui ne lui permettait pas de tenir enplace.
Il trouvait que ses gens tardaient bien à reparaître. Il sepromenait de long en large, comptant les minutes, tirant sa montretrois fois par quart d’heure pour la comparer à la pendule.Involontairement, lorsqu’un pas résonnait dans la galerie, presquedéserte à cette heure, il se rapprochait de l’entrée, s’arrêtait etprêtait l’oreille.
On frappa à la porte. C’était son greffier qu’il avait faitprévenir.
Celui-ci n’avait rien de particulier ; il était long plutôtque grand et très maigre. Ses allures étaient compassées, sesgestes méthodiques, sa figure était aussi impassible que si elleeût été sculptée dans un morceau de bois jaune.
Il avait trente-quatre ans, et depuis treize ans avait écritsuccessivement les interrogatoires de quatre juges d’instruction.C’est dire qu’il pouvait entendre sans sourciller les choses lesplus monstrueuses. Un jurisconsulte spirituel a ainsi défini legreffier : « Plume du juge d’instruction. Personnage qui est muetet qui parle, qui est aveugle et qui écrit, qui est sourd et quientend. » Celui-ci remplissait le programme, et de plus s’appelaitConstant.
Il salua « son juge » et s’excusa sur son retard. Il était à satenue de livres, qu’il faisait tous les matins, et il avait falluque sa femme l’envoyât chercher.
– Vous arrivez encore à temps, lui dit M. Daburon, mais nousallons avoir de la besogne, vous pouvez préparer votre papier.
Cinq minutes plus tard, l’huissier de service introduisait M.Noël Gerdy. Il entra d’un air aisé, en avocat qui a pratiqué sonPalais et en sait les détours. Il ne ressemblait en rien, ce matin,à l’ami du père Tabaret. Encore moins aurait-on pu reconnaîtrel’amant de Mme Juliette. Il était tout autre, ou plutôt il avaitrepris son rôle habituel. C’était l’homme officiel qui seprésentait, tel que le connaissaient ses confrères, tel quel’estimaient ses amis, tel qu’on l’aimait dans le cercle de sesrelations. À sa tenue correcte, à sa figure reposée, jamais on nese serait imaginé qu’après une soirée d’émotions et de violences,après une visite furtive à sa maîtresse, il avait passé la nuit auchevet d’une mourante. Et quelle mourante !
Sa mère, ou du moins la femme qui lui en avait tenu lieu.
Quelle différence entre lui et le juge !
Le juge non plus n’avait pas dormi, mais on le voyait du reste àson affaissement, à sa mine soucieuse, à ses yeux largement cernésde bistre. Le devant de sa chemise était abominablement froissé,ses manchettes n’étaient pas fraîches. Emportée à la suite desévénements, l’âme avait oublié la bête. Le menton bien rasé de Noëls’appuyait sur une cravate blanche irréprochable, son faux coln’avait pas un pli, ses cheveux et ses favoris étaientsoigneusement peignés. Il salua M. Daburon et tendit sacitation.
– Vous m’avez fait appeler, monsieur, dit-il ; me voici àvos ordres.
Le juge d’instruction n’était pas sans avoir rencontré le jeuneavocat dans les couloirs du Palais ; il le connaissait de vue.Puis il se rappelait avoir entendu parler de maître Gerdy commed’un homme de talent et d’avenir et dont la réputation commençait àsortir de pair. Il l’accueillit donc en habitué de la boutique – labarrière est si légère entre le parquet et le barreau ! – etil l’invita à s’asseoir.
Les préliminaires de toute audition de témoins terminés, lesnom, prénoms, âge, lieu de naissance, etc., enregistrés, le juge,qui suivait son greffier de l’œil pendant qu’il écrivait, seretourna vers Noël.
– On vous a dit, maître Gerdy, commença-t-il, l’affaire àlaquelle vous devez l’ennui de comparaître ?
– Oui, monsieur, l’assassinat de cette pauvre vieille, à LaJonchère.
– Précisément, répondit M. Daburon.
Et se souvenant fort à propos de sa promesse au père Tabaret, ilajouta :
– Si la justice est arrivée à vous si promptement, c’est quenous avons trouvé votre nom mentionné souvent dans les papiers dela veuve Lerouge.
– Je n’en suis pas surpris, répondit l’avocat, nous nousintéressions à cette bonne femme, qui a été ma nourrice, et je saisque madame Gerdy lui écrivait assez souvent.
– Fort bien ! Vous allez donc pouvoir nous donner desrenseignements.
– Ils seront, je le crains, monsieur, fort incomplets. Je nesais pour ainsi dire rien de cette pauvre mère Lerouge. Je lui aiété repris de très bonne heure ; et depuis que je suis homme,je ne me suis occupé d’elle que pour lui envoyer de temps à autrequelques secours.
– Vous n’alliez jamais la visiter ?
– Pardonnez-moi. J’y suis allé plusieurs fois, mais je nerestais chez elle que quelques minutes. Madame Gerdy, qui la voyaitsouvent et à qui elle confiait toutes ses affaires, vous auraitéclairé bien mieux que moi.
– Mais, fit le juge, je compte bien voir madame Gerdy, elle a dûrecevoir une citation.
– Je le sais, monsieur, mais il lui est impossible de répondre,elle est au lit, malade…
– Gravement ?
– Si gravement qu’il est prudent, je crois, de renoncer à sontémoignage. Elle est atteinte d’une affection qui, au dire de monami, le docteur Hervé, ne pardonne jamais. C’est quelque chosecomme une inflammation du cerveau, une encéphalite, si je nem’abuse. Il peut arriver qu’on lui rende la vie, on ne lui rendrapas la raison. Si elle ne meurt pas, elle sera folle.
M. Daburon parut vivement contrarié.
– Voilà qui est bien fâcheux, murmura-t-il. Et vous croyez, moncher maître, qu’il est impossible de rien obtenir d’elle ?
– Il ne faut même pas y songer. Elle a complètement perdu latête. Elle était, lorsque je l’ai quittée, dans un état deprostration à faire croire qu’elle ne passera pas la journée.
– Et quand a-t-elle été prise de cette maladie ?
– Hier soir.
– Tout à coup ?
– Oui, monsieur, en apparence, du moins, car pour moi j’ai defortes raisons de croire qu’elle souffrait depuis au moins troissemaines. Hier donc, en sortant de table, ayant à peine mangé, elleprit un journal, et par un hasard bien regrettable, ses yeuxs’arrêtent précisément sur les lignes qui relataient le crime.Aussitôt elle a poussé un grand cri, s’est débattue une seconde surun fauteuil et a glissé sur le tapis en murmurant : « Oh ! lemalheureux ! le malheureux ! »
– La malheureuse ! vous voulez dire.
– Non, monsieur, j’ai bien dit. Évidemment, cette exclamation nes’adressait pas à ma pauvre nourrice.
Sur cette réponse si grave, faite du ton le plus innocent, M.Daburon leva les yeux sur son témoin. L’avocat baissa la tête.
– Et ensuite ? demanda le juge après un moment de silencependant lequel il avait pris quelques notes.
– Ces mots, monsieur, sont les derniers prononcés par madameGerdy. Aidé de notre servante, je l’ai portée dans son lit, lemédecin a été appelé, et depuis elle n’a pas repris connaissance.Le docteur, au surplus…
– C’est bien ! interrompit M. Daburon. Laissons cela, aumoins pour le moment. Maintenant, vous, maître Gerdy,connaissez-vous des ennemis à la veuve Lerouge ?
– Aucun.
– Elle n’avait pas d’ennemis ? Soit. Et dites-moi,existe-t-il à votre connaissance quelqu’un ayant un intérêtquelconque à la mort de cette pauvre vieille ?
Le juge d’instruction, en posant cette question, avait les yeuxsur les yeux de Noël ; il ne voulait pas qu’il pût détournerou baisser la tête.
L’avocat tressaillit et parut vivement impressionné. Il étaitdécontenancé ; il hésitait comme si une lutte se fût établieen lui.
Enfin, d’une voix qui n’était rien moins que ferme, il répondit:
– Non, personne.
– Est-ce bien vrai ? demanda le juge en imprimant plus defixité à son regard. Vous ne connaissez personne à qui ce crimeprofite ou puisse profiter, personne absolument ?
– Je ne sais qu’une chose, monsieur, répondit Noël, c’est qu’ilme cause à moi un préjudice irréparable.
Enfin ! pensa M. Daburon, nous voici aux lettres et je n’aipas compromis ce pauvre Tabaret. Il eût été désagréable de luicauser le moindre chagrin, à ce brave et habile homme.
– Un préjudice à vous, mon cher maître, reprit-il ; vousallez, je l’espère, m’expliquer cela.
Le malaise dont Noël avait donné quelques signes reparutbeaucoup plus marqué.
– Je sais, monsieur, répondit-il, que je dois à la justice nonseulement la vérité mais encore toute la vérité. Cependant il estdes circonstances si délicates que la conscience d’un hommed’honneur y voit un péril. Puis il est bien cruel d’être contraintde soulever le voile qui recouvre des secrets douloureux et dont larévélation peut quelquefois…
M. Daburon interrompit d’un geste. L’accent triste de Noëll’impressionnait. Sachant d’avance ce qu’il allait entendre, ilsouffrait pour le jeune avocat. Il se retourna vers songreffier.
– Constant ! dit-il avec une certaine inflexion de voix.Cette intonation devait être un signal, car le long greffier seleva méthodiquement, passa sa plume derrière son oreille et sortitd’un pas mesuré. Noël parut sensible à la délicatesse du juged’instruction.
Son visage exprima la plus vive reconnaissance, son regardrendit grâce.
– Combien je vous suis obligé, monsieur, dit-il avec un élancontenu, de votre généreuse attention ! Ce que j’ai à dire estpénible, mais devant vous, maintenant, c’est à peine s’il m’encoûtera de parler.
– Soyez sans crainte, reprit le juge, je ne retiendrai de votredéposition, mon cher maître, que ce qui me semblera tout à faitindispensable.
– Je me sens peu maître de moi, monsieur, commença Noël, soyezindulgent pour mon trouble. Si quelque parole m’échappe qui voussemble empreinte d’amertume, excusez-la, elle sera involontaire.Jusqu’à ces jours passés, j’ai cru que j’étais un enfant del’amour. Je le serais que je ne rougirais pas de l’avouer. Monhistoire est courte. J’avais une ambition honorable, j’aitravaillé. Quand on n’a pas de nom, on doit savoir s’en faire un.J’ai mené la vie obscure, retirée et austère de ceux qui, partis debien bas, veulent arriver haut. J’adorais celle que je croyais mamère, j’étais convaincu qu’elle m’aimait. La tache de ma naissancem’avait attiré quelques humiliations, je les méprisais. Comparantmon sort à celui de tant d’autres, je me trouvais encore parmi lesprivilégiés, quand la Providence a fait tomber entre mes mainstoutes les lettres que mon père, le comte de Cornmarin, écrivait àmadame Gerdy au moment de leur liaison. De la lecture de ceslettres, j’ai tiré cette conviction que je ne suis pas ce que jecroyais être, que madame Gerdy n’est pas ma mère.
Et sans laisser à M. Daburon le temps de répliquer, il exposales événements que douze heures plus tôt il racontait au pèreTabaret.
C’était bien la même histoire, avec les mêmes circonstances, lamême abondance de détails précis et concluants, mais le ton étaitchangé. Autant chez lui la veille le jeune avocat avait étéemphatique et violent, autant à cette heure, dans le cabinet dujuge d’instruction, il était contenu et sobre d’impressionsfortes.
On aurait pu s’imaginer qu’il mesurait son récit à la portée deses auditeurs, de façon à les frapper également l’un et l’autre,avec une forme différente.
Au père Tabaret, esprit vulgaire, l’exagération de lacolère ; à M. Daburon, intelligence supérieure, l’exagérationde la modération.
Autant il s’était révolté contre une injuste destinée, autant ilsemblait s’incliner, armé de résignation devant une aveuglefatalité.
Avec une réelle éloquence et un bonheur rare d’expressions, ilexposa sa situation au lendemain de sa découverte, sa douleur, sesperplexités, ses doutes.
Pour étayer sa certitude morale, il fallait un témoignagepositif. Pouvait-il espérer celui du comte ou de Mme Gerdy,complices intéressés à taire la vérité ? Non. Mais il comptaitsur celui de sa nourrice, pauvre vieille qui l’affectionnait etqui, arrivée au terme de sa vie, était heureuse de décharger saconscience d’un aussi lourd fardeau. Elle morte, les lettresdevenaient comme un chiffon entre ses mains.
Puis il passa à son explication avec Mme Gerdy et fut pour lejuge plus prodigue de détails que pour son vieux voisin.
Elle avait, dit-il, tout nié d’abord, mais il donna à entendreque, pressée de questions, accablée par l’évidence, dans un momentde désespoir, elle avait avoué, déclarant toutefois que cet aveuelle le rétracterait et le nierait, étant disposée à tout faire aumonde pour que son fils conservât sa belle situation.
De cette scène dataient, au jugement de l’avocat, les premièresatteintes du mal auquel succombait l’ancienne maîtresse de sonpère.
Noël s’étendit encore sur son entrevue avec le vicomte deCommarin.
Même dans sa narration se glissèrent quelques variantes, mais silégères qu’il eût été bien difficile de les lui reprocher. Ellesn’avaient rien d’ailleurs de défavorable à Albert.
Il insista, au contraire, sur l’excellente impression qu’ilgardait de ce jeune homme.
Il avait reçu sa révélation avec une certaine défiance, il estvrai, mais avec une noble fermeté en même temps et comme un bravecœur prêt à s’incliner devant la justification du droit.
Enfin, il traça un portrait presque enthousiaste de ce rival quen’avaient point gâté les prospérités, qui l’avait quitté sans unregard de rancune, vers lequel il se sentait entraîné, et qui aprèstout était son frère.
M. Daburon avait écouté Noël avec l’attention la plus soutenue,sans qu’un mot, un geste, un froncement de sourcils trahît sesimpressions. Quand il eut terminé :
– Comment, monsieur, observa le juge, avez-vous pu me dire que,dans votre opinion, personne n’avait intérêt à la mort de la veuveLerouge ?
L’avocat ne répondit pas.
– Il me semble que la position de monsieur le vicomte deCommarin devient presque inattaquable. Madame Gerdy est folle, lecomte niera tout, vos lettres ne prouvent rien, Il faut avouer quece crime est des plus heureux pour ce jeune homme, et qu’il a étécommis singulièrement à propos.
– Oh ! monsieur ! s’écria Noël, protestant de touteson énergie, cette insinuation est formidable !…
Le juge interrogea sévèrement la physionomie de l’avocat.Parlait-il franchement, jouait-il une généreuse comédie ?Est-ce que réellement il n’avait jamais eu de soupçons ? Noëlne broncha pas et presque aussitôt reprit :
– Quelles raisons pouvait avoir ce jeune homme de trembler, decraindre pour sa position ! Je ne lui ai pas adressé un mot demenace, même indirect. Je ne me suis pas présenté comme undépossédé furibond qui veut qu’on lui restitue là, sur-le-champ,tout ce qu’on lui a pris. J’ai exposé les faits à Albert en luidisant : « Voilà : que pensez-vous ? que décidons-nous ?Soyez juge. »
– Et il vous a demandé du temps ?
– Oui. Je lui ai pour ainsi dire proposé de m’accompagner chezla mère Lerouge, dont le témoignage pouvait lever tous sesdoutes ; il n’a pas semblé me comprendre. Cependant il laconnaissait bien, étant allé chez elle avec le comte qui luidonnait, je l’ai su depuis, beaucoup d’argent.
– Cette générosité ne vous a pas paru singulière ?
– Non.
– Vous expliquez-vous pourquoi le vicomte n’a pas paru disposé àvous suivre ?
– Certainement. Il venait de me dire qu’il voulait avant toutavoir une explication avec son père, absent pour le moment, maisqui devait revenir sous peu de jours.
La vérité, tout le monde le sait et se plaît à le proclamer, aun accent auquel personne ne se trompe. M. Daburon n’avait plus lemoindre doute sur la bonne foi de son témoin. Noël continuait avecune candeur ingénue, celle d’un cœur honnête que les soupçons n’ontjamais effleuré de leur aile de chauve-souris :
– Moi, cela me convenait fort, d’avoir immédiatement à traiteravec mon père. Je tenais d’autant plus à laver ce linge sale enfamille, que je n’ai jamais désiré qu’un arrangement amiable. Lesmains pleines de preuves, je reculerais devant un procès.
– Vous n’auriez pas plaidé ?
– Jamais, monsieur, à aucun prix. Il aurait donc fallu,ajouta-t-il d’un ton fier, pour reprendre un nom qui m’appartient,commencer par le déshonorer ?
Pour le coup, M. Daburon ne put dissimuler une très sincèreadmiration.
– Voilà un beau désintéressement, monsieur, dit-il.
– Je pense, répondit Noël, qu’il n’est que raisonnable. Oui, aupis aller, je me déciderais à laisser mon titre à Albert. Certes lenom de Commarin est illustre, cependant j’espère que dans dix ansle mien sera plus connu. Seulement j’exigerais de largescompensations. Je n’ai rien, et souvent j’ai été entravé dans macarrière par de misérables questions d’argent. Ce que madame Gerdydevait à la générosité de mon père a été presque entièrementdissipé. Mon éducation en a absorbé une grande partie, et il n’y apas longtemps que mon cabinet couvre mes dépenses.
» Nous vivons, madame Gerdy et moi, très modestement ; parmalheur, bien que simple dans ses goûts, elle manque d’économie etd’ordre, et jamais on ne s’imaginerait ce qui s’engloutissait dansnotre ménage. Enfin, je n’ai rien à me reprocher : advienne quepourra. Sur le premier moment, je n’ai pas su dominer ma colère,mais maintenant je n’ai plus de rancune. En apprenant la mort de manourrice, j’ai jeté toutes mes espérances à la mer.
– Et vous avez eu tort, mon cher maître, prononça le juge.Maintenant, c’est moi qui vous le dis : espérez. Peut-être avant lafin de la journée serez-vous rentré en possession de vos droits. Lajustice, je ne vous le cache pas, croit connaître l’assassin de laveuve Lerouge. À l’heure qu’il est, le vicomte Albert doit êtrearrêté.
– Quoi ! s’exclama Noël avec une sorte de stupeur, c’estdonc vrai !… Je ne m’étais donc pas mépris, monsieur, au sensde vos paroles ! J’avais craint de comprendre…
– Et vous aviez compris, maître Gerdy, interrompit M. Daburon.Je vous remercie de vos sincères et loyales explications, ellesfacilitent singulièrement ma tâche. Demain, car aujourd’hui mesminutes sont comptées, nous mettrons en règle votre déposition…ensemble, si cela vous convient. Il ne me reste plus qu’à vousdemander communication des lettres que vous possédez et qui me sontindispensables.
– Avant une heure, monsieur, vous les aurez, répondit Noël. Etil sortit, après avoir chaudement exprimé sa gratitude au juged’instruction.
Moins préoccupé, l’avocat eût aperçu à l’extrémité de la galeriele père Tabaret, qui arrivait à fond de train, empressé et joyeux,comme un porteur de grandes nouvelles qu’il était.
Sa voiture n’était pas arrêtée devant la grille du Palais deJustice que déjà il était dans la cour et s’élançait sous leporche. À le voir grimper, plus leste qu’un cinquième clerc d’avouéle roide escalier qui conduit aux galeries des juges d’instruction,on ne se serait pas douté qu’il était depuis bien des années dumauvais côté de la cinquantaine. Lui-même ne s’en doutait pas. Ilne se souvenait pas d’avoir passé la nuit ; jamais il nes’était senti si frais, si dispos, si gaillard ; il avait dansles jambes des ressorts d’acier.
Il traversa la galerie en deux sauts et entra comme une balledans le cabinet du juge d’instruction, bousculant, sans luidemander pardon, lui si poli ! le méthodique greffier, quirevenait de faire quelques douzaines de tours dans la salle des pasperdus.
– Enlevé ! s’écria-t-il dès le seuil, pincé, serré, bouclé,ficelé, emballé, coffré ! Nous tenons l’homme ! Le pèreTabaret, plus Tirauclair que jamais, gesticulait avec une sicomique véhémence et de si singulières contorsions, que le longgreffier eut un sourire que d’ailleurs il se reprocha le soir mêmeen se couchant.
Mais M. Daburon, encore sous le poids de la déposition de Noël,fut choqué de cette joie intempestive qui pourtant lui apportait lasécurité. Il regarda sévèrement le père Tabaret en disant :
– Plus bas, monsieur, plus bas, soyez convenable,modérez-vous.
À tout autre moment, le bonhomme eût été consterné d’avoirmérité cette mercuriale. Elle glissa sur sa jubilation.
– De la modération, répondit-il, je n’en manque pas, Dieumerci ! et je m’en vante. C’est que jamais on n’a rien vu depareil. Tout ce que j’avais annoncé, on l’a trouvé. Fleuret cassé,gants gris perle éraillés, porte-cigare, rien n’y manque. On va,monsieur, vous apporter tout cela et bien d’autres choses encore.On a son petit système à soi, et il paraît qu’il n’est pas mauvais.Voilà le triomphe de ma méthode d’induction dont Gévrol fait desgorges chaudes. Je donnerais cent francs pour qu’il fût ici. Maisnon, mon Gévrol tient à pincer l’homme aux boucles d’oreilles. Ilest, ma foi ! bien capable de mettre la main dessus. C’est ungaillard, Gévrol, un lapin, un fameux ! Combien lui donne-t-onpar an, pour son habileté ?…
– Voyons, cher monsieur Tabaret, fit le juge, dès qu’il trouvajour à placer un mot, soyons sérieux, s’il se peut, et procédonsavec ordre.
– Bast ! reprit le bonhomme, à quoi bon ! c’est uneaffaire toisée maintenant. Quand on va nous amener notre homme,montrez-lui seulement les éraillures retirées des ongles de lavictime et ses gants à lui, et vous l’assommez. Moi je parie qu’ilva tout avouer hic et nunc. Oui, je parie ma tête contrela sienne, quoiqu’elle soit bien aventurée. Et encore non, ilsauvera son cou ! Ces poules mouillées du jury sont capablesde lui accorder les circonstances atténuantes. C’est moi qui lui endonnerais ! Ah ! ces lenteurs perdent la justice !Si tout le monde était de mon avis, le châtiment des coquins netraînerait pas si longtemps. Sitôt pris, sitôt pendu. Et voilà.
M. Daburon s’était résigné à laisser passer cette trombe deparoles. Quand l’exaltation du bonhomme fut un peu usée, ilcommença seulement à l’interroger. Il eut encore assez de peine àobtenir des détails précis sur l’arrestation, détails que devaitconfirmer le procès-verbal du commissaire de police.
Le juge parut très surpris en apprenant qu’Albert, à la vue dumandat, avait dit : « Je suis perdu ! »
– Voilà, murmura-t-il, une terrible charge.
– Certes ! reprit le père Tabaret. Jamais, dans son étatnormal, il n’eût laissé échapper ces mots qui le perdent, en effet.C’est que nous l’avions saisi mal éveillé. Il ne s’était pascouché. Il dormait d’un mauvais sommeil sur un canapé quand noussommes arrivés. J’avais eu soin de laisser filer en avant et desuivre de très près un domestique dont l’épouvante l’a démoralisé.Tous mes calculs étaient faits. Mais, soyez sans crainte, iltrouvera pour son exclamation malheureuse une explicationplausible. Je dois ajouter que près de lui, par terre, nous avonstrouvé toute froissée la Gazette de France de la veille,qui contenait la nouvelle de l’assassinat. Ce sera la première foisqu’un avis dans les journaux aura fait pincer un coupable.
– Oui, murmura le juge devenu pensif, oui, vous êtes un hommeprécieux, monsieur Tabaret. Et plus haut il ajouta :
– J’ai pu m’en convaincre, car monsieur Gerdy sort d’ici àl’instant.
– Vous avez vu Noël ! s’écria le bonhomme. En même tempstoute sa vaniteuse satisfaction disparut.
Un nuage d’inquiétude voila comme un crêpe sa face rouge etjoyeuse.
– Noël, ici ! répéta-t-il.
Et timidement il demanda :
– Et sait-il ?
– Rien, répondit M. Daburon. Je n’ai pas eu besoin de vous faireintervenir. Ne vous ai-je pas d’ailleurs promis une discrétionabsolue ?
– Tout va bien ! s’écria le père Tabaret. Et que pensemonsieur le juge de Noël ?
– C’est, j’en suis sûr, un noble et digne cœur, dit le magistrat: une nature à la fois forte et tendre. Les sentiments que je luiai entendu exprimer ici et qu’il est impossible de révoquer endoute manifestent une élévation d’âme malheureusementexceptionnelle. Rarement dans ma vie, j’ai rencontré un homme dontl’abord m’ait été aussi sympathique. Je comprends qu’on soit fierd’être son ami.
– Quand je le disais à monsieur le juge ! voilà l’effetqu’il a produit à tout le monde. Moi je l’aime comme mon enfant, etquoi qu’il arrive, il aura toute ma fortune. Oui, je lui laisseraitout après moi, comme il est dit sur mon testament déposé chezmaître Baron, mon notaire. Il y a aussi un paragraphe pour madameGerdy, mais je vais le biffer, et vivement !
– Madame Gerdy, monsieur Tabaret, n’aura bientôt plus besoin derien.
– Elle ! comment cela ? Est-ce que lecomte ?…
– Elle est mourante et ne passera sans doute pas la journée,c’est monsieur Gerdy qui me l’a dit.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria le bonhomme, quem’apprenez-vous là ! mourante !… Noël va être audésespoir… c’est-à-dire non, puisque ce n’est plus sa mère, que luiimporte ! Mourante ! Je l’estimais beaucoup avant de lamépriser. Pauvre humanité ! Il paraît que tous les coupablesvont y passer le même jour, car, j’oubliais de vous en informer, aumoment où je quittais l’hôtel de Commarin, j’ai entendu undomestique annoncer à un autre que le comte, à la nouvelle del’arrestation de son fils, avait été frappé d’une attaque.
– Ce serait pour monsieur Gerdy la pire des catastrophes.
– Pour Noël ?
– Je comptais sur la déposition de monsieur de Commarin pour luirendre, moi, tout ce dont il est si digne. Le comte mort, la veuveLerouge morte, madame Gerdy mourante ou dans tous les cas folle,qui donc pourra dire si les papiers ont raison ?
– C’est vrai ! murmura le père Tabaret, c’est vrai !Et je ne voyais pas cela, moi ! Quelle fatalité ! Car jene me suis pas trompé, j’ai bien entendu…
Il n’acheva pas. La porte du cabinet de M. Daburon s’ouvrit, etle comte de Commarin lui-même parut dans l’encadrement, roide commeun de ces vieux portraits qu’on dirait glacés dans leur borduredorée.
Le vieux gentilhomme fit un signe de la main, et les deuxdomestiques qui l’avaient aidé à monter jusqu’à la galerie en lesoutenant sous les bras se retirèrent.
C’était le comte de Commarin, son ombre plutôt. Sa tête qu’ilportait si haut penchait sur sa poitrine, sa taille s’étaitaffaissée, ses yeux n’avaient plus leur flamme, ses belles mainstremblaient. Le désordre violent de sa toilette rendait plusfrappant encore le changement qu’il avait subi. En une nuit, ilavait vieilli de vingt ans.
Ces vieillards robustes ressemblent à ces grands arbres dont lebois intérieurement s’est émietté et qui ne vivent plus que parl’écorce. Ils paraissent inébranlables, ils semblent défier letemps, un vent d’orage les jette à terre. Cet homme, hier encore sifier de n’avoir jamais plié, était brisé. L’orgueil de son nomconstituait toute sa force ; humilié, il se sentait anéanti.En lui tout s’était déchiré à la fois, tous les appuis lui avaientmanqué en même temps. Son regard sans chaleur et sans vie disait lamorne stupeur de sa pensée. Il présentait si bien l’image la plusachevée du désespoir, que le juge d’instruction, à sa vue, éprouvacomme un frisson. Le père Tabaret eut un mouvementd’épouvante ; le greffier lui-même fut ému.
– Constant, dit M. Daburon vivement, allez donc avec monsieurTabaret chercher des nouvelles à la Préfecture.
Le greffier sortit, suivi du bonhomme, qui s’éloignait bien àregret.
Le comte ne s’était pas aperçu de leur présence ; il neremarqua pas leur sortie.
M. Daburon lui avança un siège ; il s’assit.
– Je me sens si faible, dit-il, que je ne saurais rester debout.Il s’excusait, lui, près d’un petit magistrat !
C’est que nous ne sommes plus précisément au temps siregrettable où la noblesse se croyait bien au-dessus de la loi, ets’y trouvait en effet. Elle est loin, l’année où la duchesse deBouillon faisait la nique aux messieurs du parlement, où les hauteset nobles empoisonneuses du règne de Louis XIV traitaient avec ledernier mépris les conseillers de la Chambre ardente ! Tout lemonde respecte la justice aujourd’hui, et la craint un peu, mêmequand elle n’est représentée que par un simple et consciencieuxjuge d’instruction.
– Vous êtes peut-être bien indisposé, monsieur le comte, dit lejuge, pour me donner des éclaircissements que j’espérais devous.
– Je me sens mieux, répondit M. de Commarin, je vous remercie Jesuis aussi bien que je puis l’être après le coup terrible. Enapprenant de quel crime est accusé mon fils et son arrestation,j’ai été foudroyé. Je me croyais fort, j’ai roulé dans lapoussière. Mes domestiques m’ont cru mort. Que ne le suis-je, eneffet ! La vigueur de ma constitution m’a sauvé, à ce que ditmon médecin, mais je crois que Dieu veut que je vive pour que jeboive jusqu’à la lie le calice des humiliations.
Il s’interrompit ; un flot de sang qui remontait à sa gorgel’étouffait. Le juge d’instruction se tenait debout près de sonbureau, n’osant se permettre un mouvement.
Après quelques instants de repos, le comte éprouva unsoulagement, car il continua :
– Malheureux que je suis ! ne devais-je pas m’attendre àtout cela ? Est-ce que tout ne se découvre pas, tôt outard ! Je suis châtié par où j’ai péché : par l’orgueil. Je mesuis cru au-dessus de la foudre et j’ai attiré l’orage sur mamaison. Albert, un assassin ! un vicomte de Commarin à la courd’assises ! Ah ! monsieur, punissez-moi aussi, car seulj’ai préparé le crime autrefois. Avec moi, quinze siècles de lagloire la plus pure s’éteignent dans l’ignominie.
M. Daburon jugeait impardonnable la conduite du comte deCommarin : aussi s’était-il formellement promis de ne pas luiménager le blâme.
Il pensait voir arriver un grand seigneur hautain, presqueintraitable, et il s’était juré de faire tomber toute samorgue.
Peut-être le plébéien traité de si haut jadis par la marquised’Arlange gardait-il, sans s’en douter, un grain de rancune contrel’aristocratie ?…
Il avait vaguement préparé certaine allocution un peu plus quesévère qui ne pouvait manquer d’atterrer le vieux gentilhomme et dele faire rentrer en lui-même.
Mais voilà qu’il se trouvait en présence d’un si immenserepentir, que son indignation se changeait en pitié profonde, etqu’il se demandait comment adoucir cette douleur.
– Écrivez, monsieur, poursuivait le comte avec une exaltationdont on ne l’eût pas cru capable dix minutes plus tôt, écrivez mesaveux sans y retrancher rien. Je n’ai plus besoin de grâce ni deménagements. Que puis-je craindre désormais ? La honten’est-elle pas publique ! Ne faudra-t-il pas dans quelquesjours que moi, le comte Rhéteau de Commarin, je paraisse devant letribunal pour proclamer l’infamie de notre maison ! Ah !tout est perdu, maintenant, même l’honneur ! Écrivez,monsieur, ma volonté est que tout le monde sache que je fus lepremier coupable. Mais on saura aussi que déjà la punition avaitété terrible, et qu’il n’était pas besoin de cette dernière etmortelle épreuve.
Le comte s’arrêta pour rassembler et condenser ses souvenirs. Ilreprit ensuite d’une voix plus ferme et qui trouvait ses vibrationsà mesure qu’il parlait :
– À l’âge qu’a maintenant Albert, monsieur, mes parents mefirent épouser, malgré mes supplications, la plus noble et la pluspure des jeunes filles. Je l’ai rendue la plus infortunée desfemmes. Je ne pouvais l’aimer. J’éprouvais alors la plus vivepassion pour une maîtresse qui s’était donnée à moi sage et quej’avais depuis plusieurs années. Je la trouvais adorable de beauté,de candeur et d’esprit. Elle se nommait Valérie. Tout est mort enmoi, monsieur ; eh bien ! ce nom, quand je le prononce,me remue encore. Malgré mon mariage, je ne pus me résigner à rompreavec elle. Je dois dire qu’elle le voulait. L’idée d’un partagehonteux la révoltait. Sans doute elle m’aimait alors. Nos relationscontinuèrent. Ma femme et ma maîtresse devinrent mères presque enmême temps. Cette coïncidence éveilla en moi l’idée funeste desacrifier mon fils légitime à mon bâtard. Je communiquai ce projetà Valérie. À ma grande surprise, elle le repoussa avec horreur. Enelle déjà l’instinct de la maternité s’était éveillé, elle nevoulait pas se séparer de son enfant. J’ai conservé, comme unmonument de ma folie, les lettres qu’elle m’écrivait en cetemps ; je les relisais cette nuit même. Comment ne me suis-jerendu ni à ses raisons ni à ses prières ? C’est que j’étaisfrappé de vertige. Elle avait comme le pressentiment du malheur quim’accable aujourd’hui. Mais je vins à Paris, mais j’avais sur elleun empire absolu : je menaçai de la quitter, de ne jamais larevoir, elle céda. Un valet à moi et Claudine Lerouge furentchargés de cette coupable substitution. C’est donc le fils de mamaîtresse qui porte le titre de vicomte de Commarin et qu’on estvenu arrêter il y a une heure.
M. Daburon n’espérait pas une déclaration si nette, ni surtoutsi prompte. Intérieurement il se réjouit pour le jeune avocat, dontles nobles sentiments avaient fait sa conquête.
– Ainsi, monsieur le comte, dit-il, vous reconnaissez quemonsieur Noël Gerdy est né de votre légitime mariage et que seul ila le droit de porter votre nom ?
– Oui, monsieur. Hélas ! autrefois je me suis réjoui dusuccès de mes projets comme de la plus heureuse victoire. J’étaissi enivré de la joie d’avoir là, près de moi, l’enfant de maValérie, que j’oubliais tout. J’avais reporté sur lui une partie demon amour pour sa mère, ou plutôt je l’aimais davantage encore,s’il est possible. La pensée qu’il porterait mon nom, qu’ilhériterait de tous mes biens, au détriment de l’autre, metransportait de ravissement. L’autre, je le détestais, je nepouvais le voir. Je ne me souviens pas de l’avoir embrassé deuxfois. C’est au point que souvent Valérie, qui était très bonne, mereprochait ma dureté. Un seul mot troublait mon bonheur. Lacomtesse de Commarin adorait celui qu’elle croyait son fils, sanscesse elle voulait l’avoir sur ses genoux. Ce que je souffrais envoyant ma femme couvrir de baisers et de caresses l’enfant de mamaîtresse, je ne saurais l’exprimer. Autant que je le pouvais, jel’éloignais d’elle, et elle, ne pouvant comprendre ce qui sepassait en moi, s’imaginait que je faisais tout pour empêcher sonfils de l’aimer. Elle mourut, monsieur, avec cette idée quiempoisonna ses derniers jours. Elle mourut de chagrin, mais, commeles saintes, sans une plainte, sans un murmure, le pardon sur leslèvres et dans le cœur.
Bien que pressé par l’heure, M. Daburon n’osait interrompre lecomte et l’interroger brièvement sur les faits directs de lacause.
Il pensait que la fièvre seule lui donnait cette énergie facticeà laquelle, d’un moment à l’autre, pouvait succéder la pluscomplète prostration ; il craignait, si une fois onl’arrêtait, qu’il n’eût plus la force de reprendre.
– Je n’eus pas, continua le comte, une larme pour elle.Qu’avait-elle été dans ma vie ? Un chagrin et un remords. Maisla justice de Dieu, en avance sur celle des hommes, allait prendreune terrible revanche. Un jour, on vint m’avertir que Valérie sejouait de moi et me trompait depuis longtemps. Je ne voulus pas lecroire d’abord ; cela me paraissait impossible, insensé.J’aurais plutôt douté de moi que d’elle. Je l’avais prise dans unemansarde, s’épuisant seize heures pour gagner trente sous ;elle me devait tout. J’en avais si bien fait, à la longue, unechose à moi, qu’une trahison d’elle répugnait en quelque sorte à maraison. Je ne pouvais pas prendre sur moi d’être jaloux. Cependant,je m’informai, je la fis surveiller, je descendis jusqu’à l’épier.On avait dit vrai. Cette malheureuse avait un amant, et ellel’avait depuis plus de dix ans. C’était un officier de cavalerie.Il venait chez elle en s’entourant de précautions. D’ordinaire ilse retirait vers minuit, mais il lui arrivait aussi de passer lanuit, et, en ce cas, il s’échappait de grand matin. Envoyé engarnison loin de Paris, il obtenait des permissions pour la venirvisiter, et, pendant ces permissions, il restait enfermé chez ellesans bouger. Un soir, mes espions me prévinrent qu’il y était.J’accourus. Ma présence ne la troubla pas. Elle m’accueillit commetoujours en me sautant au cou. Je crus qu’on m’abusait, et j’allaistout lui dire, quand, sur le piano, j’aperçus des gants de daimcomme en portent les militaires. Ne voulant pas d’éclat, ne sachantà quel excès pourrait me porter ma colère, je m’enfuis sansprononcer une parole. Depuis, je ne l’ai pas revue. Elle m’a écrit,je n’ai pas ouvert ses lettres. Elle a essayé de pénétrer jusqu’àmoi, de se trouver sur mon passage ; en vain : mes domestiquesavaient une consigne que pas un n’eût osé enfreindre.
C’était à douter si c’était bien le comte de Commarin, cet hommed’une hauteur glacée, d’une réserve si pleine de dédain qui parlaitainsi, qui livrait sa vie entière sans restrictions, sans réserve,et à qui ? À un Inconnu.
C’est qu’il était dans une de ces heures désespérées, proches del’égarement, où toute réflexion manque, où il faut quand même uneissue à l’émotion trop forte.
Que lui importait ce secret si courageusement porté pendant tantd’années ? Il s’en débarrassait comme le misérable qui,accablé par un fardeau trop lourd, le jette à terre sans se soucieroù il tombe ni s’il tentera la cupidité des passants.
– Rien, continua-t-il, non, rien n’approche de ce que j’enduraialors. Je tenais à cette femme par le fond de mes entrailles. Elleétait comme une émanation de moi-même. En me séparant d’elle, il mesemblait que j’arrachais quelque chose de ma propre chair. Je nesaurais dire quelles passions furieuses son souvenir attisait enmoi. Je la méprisais et je la désirais avec une égale violence. Jela haïssais et je l’aimais.
» Et partout j’ai traîné sa détestable image. Rien n’a pu me lafaire oublier. Je ne me suis jamais consolé de sa perte. Et cen’est rien encore. Des doutes affreux m’étaient venus au sujetd’Albert. Étais-je réellement son père ? Comprenez-vous quelsupplice était le mien, lorsque je me disais : c’est peut-être àl’enfant d’un étranger que j’ai sacrifié le mien ! Ce bâtardqui s’appelait Commarin me faisait horreur. À mon amitié si viveavait succédé une invincible répulsion. Que de fois, en ce temps,j’ai lutté contre une envie folle de le tuer ! Plus tard, j’aisu maîtriser mon aversion, je n’en ai jamais complètement triomphé.Albert, monsieur, était le meilleur des fils ; néanmoins, il yavait entre lui et moi une barrière de glace qu’il ne pouvaits’expliquer. Souvent j’ai été sur le point de m’adresser auxtribunaux, de tout avouer, de réclamer mon héritier légitime : lerespect qu’on doit à son rang m’a retenu. Je reculais devant lescandale. Je m’effrayais pour mon nom du ridicule ou du blâme, etje n’ai pu le sauver de l’infamie.
La voix du vieux gentilhomme expirait sur ces derniers mots.D’un geste désolé, il voila sa figure de ses deux mains. Deuxgrosses larmes presque aussitôt séchées roulèrent silencieusementle long de ses joues ridées.
Cependant, la porte du cabinet s’entrebâilla, et la tête du longgreffier apparut.
M. Daburon lui fit signe de reprendre sa place, et s’adressant àM. de Commarin :
– Monsieur, dit-il d’une voix que la compassion faisait plusdouce, aux yeux de Dieu comme aux yeux de la société, vous avezcommis une grande faute, et les suites, vous le voyez, sontdésastreuses. Cette faute, il est de votre devoir de la réparerautant qu’il est en vous.
– Telle est mon intention, monsieur, et, vous le dirai-je ?mon plus cher désir.
– Vous me comprenez, sans doute, insista M. Daburon.
– Oui, monsieur, répondit le vieillard, oui, je vouscomprends.
– Ce sera une consolation pour vous, ajouta le juge, d’apprendreque monsieur Noël Gerdy est digne à tous égards de la hauteposition que vous allez lui rendre. Peut-être reconnaîtrez-vous queson caractère s’est plus fortement trempé que s’il eût été élevéprès de vous. Le malheur est un maître dont toutes les leçonsportent. C’est un homme d’un grand talent, et le meilleur et leplus digne que je sache. Vous aurez un fils digne de ses ancêtres.Enfin, nul de votre famille n’a failli, monsieur, le vicomte Albertn’est pas un Commarin.
– Non ! n’est-ce pas ? répliqua vivement le comte. UnCommarin, ajouta-t-il, serait mort à cette heure, et le sang lavetout.
Cette explication du vieux gentilhomme fit profondémentréfléchir le juge d’instruction.
– Seriez-vous donc sûr, monsieur, demanda-t-il, de laculpabilité du vicomte ?
M. de Commarin arrêta sur le juge un regard où éclataitl’étonnement.
– Je ne suis à Paris que d’hier soir, répondit-il, et j’ignoretout ce qui a pu se passer. Je sais seulement qu’on ne procède pasà la légère contre un homme dans la situation qu’occupait Albert.Si vous l’avez fait arrêter, c’est qu’évidemment vous avez plus quedes soupçons, c’est que vous possédez des preuves positives.
M. Daburon se mordit les lèvres et ne put dissimuler unmouvement de mécontentement. Il venait de manquer de prudence, ilavait voulu aller trop vite. Il avait cru l’esprit du comtecomplètement bouleversé, et il venait d’éveiller sa défiance. Toutel’habileté du monde ne répare pas une pareille maladresse.
Au bout d’un interrogatoire dont on attend beaucoup, elle peutstériliser toutes les combinaisons.
Un témoin sur ses gardes n’est plus un témoin sur lequel on peutcompter ; il tremble de se compromettre, mesure la portée desquestions et marchande ses réponses.
D’autre part, la justice comme la police est disposée à douterde tout, à tout supposer, à soupçonner tout le monde.
Jusqu’à quel point le comte était-il étranger au crime de LaJonchère ? Évidemment, quelques jours auparavant, bien quedoutant de sa paternité, il eût fait les plus grands efforts poursauver la situation d’Albert. Il y croyait son honneur intéressé,son récit le démontrait.
N’était-il pas un homme à supprimer par tous les moyens untémoignage gênant ? Voilà ce que se disait M. Daburon.
Enfin, il ne voyait pas clairement où se trouvait dans cetteaffaire l’intérêt du comte de Commarin, et cette incertitudel’inquiétait. De là sa vive contrariété.
– Monsieur, reprit-il plus posément, quand avez-vous été informéde la découverte de votre secret ?
– Hier soir, par Albert lui-même. Il m’a parlé de cettedéplorable histoire d’une façon que maintenant je cherche en vain àm’expliquer. À moins que…
Le comte s’arrêta court, comme si sa raison eût été choquée del’invraisemblance de la supposition qu’il allait formuler.
– À moins que ?… interrogea avidement le juged’instruction.
– Monsieur, dit le comte sans répondre directement, Albertserait un héros, s’il n’était pas coupable.
– Ah ! fit vivement le juge, avez-vous donc, monsieur, desraisons de croire à son innocence ?
Le dépit de M. Daburon perçait si bien sous le ton de sesparoles, que M. de Commarin pouvait et devait y voir une apparenced’intention injurieuse. Il tressaillit, vivement piqué, et seredressa en disant :
– Je ne suis pas plus maintenant un témoin à décharge que jen’étais un témoin à charge tout à l’heure. Je cherche à éclairer lajustice, comme c’est mon devoir, et voilà tout.
Allons, bon ! se dit M. Daburon, voici que je l’ai blessé,à présent. Est-ce que je vais aller comme cela de faute enfaute !
– Voici les faits, reprit le comte. Hier soir, après avoir parléde ces maudites lettres, Albert a commencé par me tendre un piègepour savoir la vérité, car il doutait encore, ma correspondancen’étant pas arrivée entière à monsieur Gerdy. Une discussion aussivive que possible s’est alors élevée entre mon fils et moi. Il m’adéclaré qu’il était résolu à se retirer devant Noël. Je prétendais,moi, au contraire, transiger coûte que coûte. Albert a osé me tenirtête. Tous mes efforts pour l’amener à mes vues ont été superflus.Vainement j’ai essayé de faire vibrer en lui les cordes que jesupposais les plus sensibles. Il m’a répété fermement qu’il seretirait malgré moi, se déclarant satisfait, si je consentais à luiassurer une modeste aisance. J’ai encore tenté de le faire reveniren lui démontrant qu’un mariage qu’il souhaite ardemment depuisdeux ans manquerait de ce coup ; il m’a répondu qu’il s’étaitassuré l’assentiment de sa fiancée, mademoiselle d’Arlange.
Ce nom éclata comme la foudre aux oreilles du juged’instruction. Il bondit sur son fauteuil.
Sentant qu’il devenait cramoisi, il prit au hasard sur sonbureau un énorme dossier, et, pour dissimuler son trouble, ill’éleva à la hauteur de sa figure comme s’il eût cherché àdéchiffrer un mot illisible.
Il commençait à comprendre de quelle tâche il s’était chargé. Ilsentait qu’il se troublait comme un enfant, qu’il n’avait ni soncalme ni sa lucidité habituels. Il s’avouait qu’il était capable decommettre les plus fortes bévues. Pourquoi s’être chargé de cetteinstruction ? Possédait-il son libre arbitre ?Dépendait-il de sa volonté d’être impartial ?
Volontiers il eût renvoyé à un autre moment la suite de ladéposition du comte ; le pouvait-il ? Sa conscience dejuge d’instruction lui criait que ce serait une maladressenouvelle. Il reprit donc cet interrogatoire si pénible.
– Monsieur, dit-il, les sentiments exprimés par le vicomte sontfort beaux sans doute, mais ne vous a-t-il pas parlé de la veuveLerouge ?
– Si, répondit le comte qui parut soudain éclairé par lesouvenir d’un détail inaperçu ; si, certainement.
– Il a dû vous montrer que le témoignage de cette femme rendaitimpossible une lutte avec monsieur Gerdy ?
– Précisément, monsieur, et, écartant la question de bonne foi,c’est là-dessus qu’il se basait pour se refuser à suivre mesvolontés.
– Il faudrait, monsieur le comte, me raconter bien exactement cequi s’est passé entre le vicomte et vous. Faites donc, je vousprie, un appel à vos souvenirs, et tâchez de me rapporter aussiexactement que possible ses paroles.
M. de Commarin put obéir sans trop de difficulté. Depuis unmoment, une salutaire réaction s’opérait en lui. Son sang, fouettépar les insistances de l’interrogatoire, reprenait son coursaccoutumé. Son cerveau se dégageait.
La scène de la soirée précédente était admirablement présente àsa mémoire jusque dans ses plus insignifiants détails. Il avaitencore dans l’oreille l’intonation des paroles d’Albert, ilrevoyait sa mimique expressive.
À mesure que s’avançait son récit, vivant de clarté etd’exactitude, la conviction de M. Daburon s’affermissait.
Le juge retournait contre Albert précisément ce qui la veilleavait fait l’admiration du comte.
Quelle surprenante comédie ! pensait-il. Tabaret adécidément une double vue. À son incompréhensible audace, ce jeunehomme joint une infernale habileté. Le génie du crime lui-mêmel’inspire. C’est un miracle que nous puissions le démasquer. Commeil avait bien tout prévu et préparé ! Comme cette scène avecson père est merveilleusement combinée pour donner le change en casd’accident !
» Il n’y a pas une phrase qui ne souligne une intention, quin’aille au-devant d’un soupçon. Quel fini d’exécution ! Quelsoin méticuleux des détails !
» Rien n’y manque, pas même le grand duo avec la femme aimée.A-t-il réellement prévenu Claire ? Probablement !
» Je pourrais le savoir, mais il faudrait la revoir, luiparler ! Pauvre enfant ! aimer un pareil homme !Mais son plan maintenant saute aux yeux.
» Cette discussion avec le comte, c’est sa planche de salut.Elle ne l’engage à rien et lui permet de gagner du temps.
» Il aurait probablement traîné les choses en longueur, puis ilaurait fini par se ranger à l’avis de son père. Il se serait encorefait un mérite de sa condescendance et aurait demandé desrécompenses pour sa faiblesse. Et lorsque Noël serait revenu à lacharge, il se serait trouvé en face du comte, qui aurait tout niébravement, qui l’aurait éconduit poliment, et au besoin l’auraitchassé comme un imposteur et un faussaire.
Chose étrange, mais cependant explicable, M. de Commarin, touten parlant, arrivait précisément aux idées du juge, à desconclusions presque identiques.
Dans le fait, pourquoi cette insistance au sujet deClaudine ? Il se rappelait fort bien que dans sa colère ilavait dit à son fils : « On ne commet pas de si belles actions pourson plaisir. » Ce sublime désintéressement s’expliquait.
Lorsque le comte eut terminé :
– Je vous remercie, monsieur, dit M. Daburon. Je ne saurais vousrien dire encore de positif, mais la justice a de fortes raisons decroire que, dans la scène que vous venez de me rapporter, levicomte Albert jouait en comédien consommé un rôle appris àl’avance.
– Et bien appris, murmura le comte, car il m’a trompé,moi !…
Il fut interrompu par Noël qui entrait, une serviette de chagrinnoir à son chiffre sous le bras.
L’avocat s’inclina devant le vieux gentilhomme qui, de son côté,se leva et se retira, par discrétion, à l’extrémité de lapièce.
– Monsieur, dit Noël à demi-voix au juge, vous trouverez toutesles lettres dans ce portefeuille. Je vous demanderai la permissionde vous quitter bien vite, l’état de madame Gerdy devient d’heureen heure plus alarmant.
Noël avait quelque peu haussé la voix en prononçant ces derniersmots ; le comte les entendit. Il tressaillit et dut faire ungrand effort pour étouffer la question qui de son cœur montait àses lèvres.
– Il faut pourtant, mon cher maître, que vous m’accordiez uneminute, répondit le juge.
M. Daburon quitta alors son fauteuil, et prenant l’avocat par lamain il l’amena devant le comte.
– Monsieur de Commarin, prononça-t-il, j’ai l’honneur de vousprésenter monsieur Noël Gerdy.
M. de Commarin s’attendait probablement à quelque péripétie dece genre, car pas un des muscles de son visage ne bougea ; ildemeura imperturbable. Noël, lui, fut comme un homme qui reçoit uncoup de marteau sur le crâne : il chancela et fut obligé dechercher un point d’appui sur le dossier d’une chaise.
Puis, tous deux, le père et le fils, ils restèrent face à face,abîmés en apparence dans leurs réflexions, en réalité s’examinantavec une sombre méfiance, chacun s’efforçant de saisir quelquechose de la pensée de l’autre.
M. Daburon avait espéré mieux d’un coup de théâtre qu’ilméditait depuis l’entrée du comte dans son cabinet. Il se flattaitd’amener par cette brusque présentation une scène pathétique trèsvive qui ne laisserait pas à ses clients le loisir de laréflexion.
Le comte ouvrirait les bras, Noël s’y précipiterait, et lareconnaissance, pour être parfaite, n’aurait plus qu’à attendre laconsécration des tribunaux.
La roideur de l’un, le trouble de l’autre déconcertaient sesprévisions. Il se crut obligé à une intervention pluspressante.
– Monsieur le comte, dit-il d’un ton de reproche, vousreconnaissiez, il n’y a qu’un instant, que monsieur Gerdy étaitvotre fils légitime.
M. de Commarin ne répondit pas ; on pouvait douter, à sonimmobilité, qu’il eût entendu. C’est Noël qui, rassemblant tout soncourage, osa parler le premier.
– Monsieur, balbutia-t-il, je ne vous en veux pas…
– Vous pouvez dire : « mon père », interrompit le hautainvieillard d’un ton qui n’avait certes rien d’ému ni rien detendre.
Puis s’adressant au juge :
– Vous suis-je encore de quelque utilité, monsieur ?demanda-t-il.
– Il vous reste, répondit M. Daburon, à écouter la lecture devotre déposition et à signer, si vous trouvez la rédactionconforme. Allez, Constant, ajouta-t-il.
Le long greffier fit exécuter à sa chaise un demi-tour etcommença. Il avait une façon à lui toute particulière debredouiller ce qu’il avait gribouillé. Il lisait très vite, toutd’un trait, sans tenir compte ni des points, ni des virgules, nides demandes, ni des réponses ; il lisait tant que durait sonhaleine.
Quand il n’en pouvait plus, il respirait et ensuite repartait deplus belle. Involontairement il faisait songer aux plongeurs qui,de moment en moment, élèvent la tête au-dessus de l’eau, font leurprovision d’air et disparaissent. Noël fut le seul à écouter avecattention cette lecture rendue comme à dessein inintelligible. Ellelui apprenait des choses qu’il lui importait de savoir.
Enfin, Constant prononça les paroles sacramentelles : en foi dequoi, etc., qui terminent tous les procès-verbaux de France.
Il présenta la plume au comte, qui signa sans hésitation et sansélever la moindre objection.
Le vieux gentilhomme alors se tourna vers Noël.
– Je ne suis pas bien solide, dit-il ; il faut donc, monfils – ce mot fut souligné – que vous souteniez votre père jusqu’àsa voiture.
Le jeune avocat s’avança avec empressement. Sa figure rayonnait,pendant qu’il passait le bras de M. de Commarin sous le sien.
Quand ils furent sortis, M. Daburon ne put résister à unmouvement de curiosité.
Il courut à la porte, qu’il entrouvrit, et, tenant le corps enarrière, afin de n’être pas aperçu, il allongea la tête, explorantd’un coup d’œil la galerie.
Le comte et Noël n’étaient pas encore parvenus à l’extrémité.Ils allaient lentement.
Le comte paraissait se traîner pesamment et avec peine ;l’avocat, lui, marchait à petits pas, légèrement incliné du côté duvieillard, et tous ses mouvements étaient empreints de la plus vivesollicitude.
Le juge resta à son poste jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vueau tournant de la galerie. Puis il regagna sa place en poussant unprofond soupir.
Du moins, pensa-t-il, j’aurai contribué à faire un heureux. Lajournée ne sera pas complètement mauvaise.
Mais il n’avait pas de temps à donner à ses réflexions ;les heures volaient. Il tenait à interroger Albert le pluspromptement possible, et il avait encore à recevoir les dépositionsde plusieurs domestiques de l’hôtel de Commarin, et à entendre lerapport du commissaire de police chargé de l’arrestation.
Les domestiques cités, qui depuis longtemps attendaient leurtour, furent, sans retard, introduits successivement. Ils n’avaientguère d’éclaircissements à donner, et pourtant tous les témoignagesétaient autant de charges nouvelles. Il était aisé de voir que touscroyaient leur maître coupable.
L’attitude d’Albert depuis le commencement de cette fatalesemaine, ses moindres paroles, ses gestes les plus insignifiantsfurent rapportés, commentés, expliqués.
L’homme qui vit au milieu de trente valets est comme un insectedans une boîte de verre sous la loupe d’un naturaliste.
Aucun de ses actes n’échappe à l’observation ; à peinepeut-il avoir un secret, et encore, si on ne devine quel il est, aumoins sait-on lorsqu’il en a un. Du matin au soir il est le pointde mire de trente paires d’yeux intéressés à étudier les plusimperceptibles variations de sa physionomie.
Le juge eut donc en abondance ces futiles détails qui neparaissent rien d’abord, et dont le plus infime peut tout à coup, àl’audience, devenir une question de vie ou de mort.
En combinant les dépositions, en les rapprochant, en lescoordonnant, M. Daburon put suivre son prévenu heure par heure, àpartir du dimanche matin.
Le dimanche donc, aussitôt après la retraite de Noël, le vicomteavait sonné pour donner l’ordre de répondre à tous les visiteursqui se présenteraient qu’il venait de partir pour la campagne.
De ce moment, la maison entière s’était aperçue qu’il était «tout chose », vivement contrarié ou très indisposé.
Il n’était pas sorti de la journée de sa bibliothèque, et s’yétait fait servir à dîner. Il n’avait pris à ce repas qu’un potageet un très mince filet de sole au vin blanc.
En mangeant, il avait dit à M. Courtois, le maître d’hôtel : «Recommandez donc au chef d’épicer davantage cette sauce, une autrefois. » Puis il avait ajouté en aparté : « Bast ! À quoibon ! » Le soir il avait donné congé à tous les gens de sonservice, en disant : « Allez vous amuser, allez ! » Il avaitexpressément défendu qu’on entrât chez lui, à moins qu’il nesonnât.
Le lendemain lundi, il ne s’était levé, lui ordinairementmatinal, qu’à midi. Il se plaignait d’un violent mal de tête etd’envies de vomir. Il prit cependant une tasse de thé. Il demandason coupé ; mais presque aussitôt il le décommanda. Lubin, sonvalet de chambre, lui avait entendu dire : « C’est trop hésiter »,et quelques moments plus tard : « Il faut en finir. » Peu après, ils’était mis à écrire.
Lubin avait été chargé de porter une lettre à Mlle Claired’Arlange, avec ordre de ne la remettre qu’à elle-même ou à MlleSchmidt, l’institutrice.
Une seconde lettre, avec deux billets de mille francs, furentconfiés à Joseph pour être portés au club. Joseph ne se rappelaitplus le nom du destinataire ; ce n’était pas un hommetitré.
Le soir, Albert n’avait pris qu’un potage et s’était enferméchez lui.
Il était debout de grand matin, le mardi. Il allait et venaitdans l’hôtel comme une âme en peine, ou comme quelqu’un qui attendavec impatience une chose qui n’arrive pas.
Étant allé dans le jardin, le jardinier lui demanda son avispour le dessin d’une pelouse. Il répondit : « Vous consulterezmonsieur le comte à son retour. » Il avait déjeuné comme laveille.
Vers une heure, il était descendu aux écuries et avait, d’un airtriste, caressé Norma, sa jument de prédilection. En la flattant,il disait : « Pauvre bête ! ma pauvre vieille ! » À troisheures, un commissionnaire médaillé s’était présenté avec unelettre.
Le vicomte l’avait prise et ouverte précipitamment. Il setrouvait alors devant le parterre.
Deux valets de pied l’entendirent distinctement dire : « Elle nesaurait résister. » Il était rentré et avait brûlé la lettre augrand poêle du vestibule.
Comme il se mettait à table, à six heures, deux de ses amis, M.de Courtivois et le marquis de Chouzé, forçant la consigne,arrivèrent jusqu’à lui. Il parut on ne peut plus contrarié.
Ces messieurs voulaient absolument l’entraîner dans une partiede plaisir ; il refusa, affirmant qu’il avait un rendez-vouspour une affaire très importante.
Il mangea, à son dîner, un peu plus que les jours précédents. Ildemanda même au sommelier une bouteille de château-lafite qu’il butentièrement.
En prenant son café, il fuma un cigare dans la salle à manger,ce qui est contraire à la règle de l’hôtel.
À sept heures et demie, selon Joseph et deux valets de pied, àhuit heures seulement, suivant le suisse et Lubin, le vicomte étaitsorti à pied avec un parapluie.
Il était rentré à deux heures du matin, et avait renvoyé sonvalet de chambre qui l’attendait, comme c’était son service.
Le mercredi, en entrant chez le vicomte, le valet de chambreavait été frappé de l’état des vêtements de son maître. Ils étaienthumides et souillés de terre, le pantalon était déchiré. Il avaithasardé une remarque ; Albert avait répondu d’un ton furieux :« Jetez cette défroque dans un coin en attendant qu’on la donne. »Il paraissait aller mieux ce jour-là. Pendant qu’il déjeunaitd’assez bon appétit, le maître d’hôtel lui avait trouvé l’air gai.Il avait passé l’après-midi dans la bibliothèque et avait brûlé destas de papiers.
Le jeudi, il semblait de nouveau très souffrant. Il avait failline pouvoir aller au-devant du comte. Le soir, après sa scène avecson père, il était remonté chez lui dans un état à faire pitié.Lubin voulait courir chercher le médecin, il le lui avait défendu,de même que de dire à personne son indisposition.
Tel est l’exact résumé des vingt grandes pages qu’écrivit lelong greffier sans détourner une seule fois la tête pour regarderles témoins en grande livrée qui défilaient.
Ces témoignages, M. Daburon avait su les obtenir en moins dedeux heures.
Bien qu’ayant la conscience de l’importance de leurs paroles,tous ces valets avaient la langue extrêmement déliée. Le difficileétait de les arrêter une fois lancés. Et pourtant, de tout cequ’ils disaient, il ressortait clairement qu’Albert était un trèsbon maître, facile à servir, bienveillant et poli pour ses gens.Chose étrange, incroyable ! il s’en trouva trois dans lenombre qui avaient l’air de n’être pas ravis du grand malheur quifrappait la famille. Deux étaient sérieusement attristés, M. Lubin,ayant été l’objet de bontés particulières, n’était pas de cesderniers.
Le tour du commissaire de police était arrivé. En deux mots, ilrendit compte de l’arrestation déjà racontée par le père Tabaret.Il n’oublia pas de signaler ce mot : « Perdu ! » échappé àAlbert ; à son sens, c’était un aveu. Il fit ensuite la remisede tous les objets saisis chez le vicomte de Commarin.
Le juge d’instruction examina attentivement tous ces objets, lescomparant soigneusement avec les pièces à conviction rapportées deLa Jonchère.
Il parut alors plus satisfait qu’il ne l’avait été de lajournée.
Lui-même il déposa sur son bureau toutes ces preuvesmatérielles, et pour les cacher, il jeta dessus trois ou quatre deces immenses feuilles de papier qui servent à confectionner deschemises pour les dossiers.
La journée s’avançait et M. Daburon n’avait plus que bien justele temps d’interroger le « prévenu» avant la nuit. Quellehésitation pouvait le retenir encore ? Il avait entre lesmains plus de preuves qu’il n’en faut pour envoyer dix hommes encour d’assises et de là à la place de la Roquette. Il allait lutteravec des armes si écrasantes de supériorité qu’à moins de folieAlbert ne pouvait songer à se défendre. Et pourtant, à cette heurepour lui si solennelle, il se sentait défaillir. Sa volontéfaiblissait-elle ? Sa résolution allait-ellel’abandonner ?
Fort à propos il se souvint que depuis la veille il n’avait rienpris, et il envoya chercher en toute hâte une bouteille de vin etdes biscuits. Ce n’est point de forces qu’avait besoin le juged’instruction, mais de courage. Tout en vidant son verre, sespensées, dans son cerveau, s’arrangèrent en cette phrase étrange :« Je vais donc comparaître devant le vicomte de Commarin. »
À tout autre moment, il aurait ri de cette saillie de sonesprit ; en cet instant, il y voulut voir un avis de laProvidence.
Soit, se dit-il, ce sera mon châtiment.
Et, sans se laisser le temps de la réflexion, il donna lesordres nécessaires pour qu’on amenât le vicomte Albert.
Entre l’hôtel de Commarin et « le secret » de la prison, il n’yavait pas eu, pour ainsi dire, de transition pour Albert.
Arraché à des songes pénibles par cette rude voix ducommissaire, disant : « Au nom de la loi, je vous arrête ! »,son esprit jeté hors du possible devait être longtemps à reprendreson équilibre.
Tout ce qui suivit son arrestation lui paraissait flotter àpeine distinct, au milieu d’un brouillard épais, comme ces scènesde rêve qu’on joue au théâtre, derrière un quadruple rideau degaze.
On l’avait interrogé : il avait répondu sans entendre le son deses paroles. Puis deux agents l’avaient pris sous les bras etl’avaient soutenu pour descendre le grand escalier de l’hôtel. Seulil ne l’eût pu. Ses jambes qui fléchissaient, plus molles que ducoton, ne le portaient pas. Une seule chose l’avait frappé : lavoix du domestique annonçant l’attaque d’apoplexie du comte. Maiscela aussi, il l’oublia.
On le hissa dans le fiacre qui stationnait dans la cour, au basdu perron, tout honteux de se trouver en pareil endroit, et onl’installa sur la banquette du fond. Deux agents prirent place surla banquette de devant, tandis qu’un troisième montait sur le siègeà côté du cocher. Pendant le trajet, il ne revint pas à la notionexacte de la situation. Il gisait, dans cette sale et graisseusevoiture, comme une chose inerte. Son corps, qui suivait tous lescahots à peine amortis par les ressorts usés, allait ballotté d’uncôté sur l’autre, et sa tête oscillait sur ses épaules comme si lesmuscles de son cou eussent été brisés. Il songeait alors à la veuveLerouge. Il la revoyait telle qu’elle était lorsqu’il avait suivison père à La Jonchère. On était au printemps, et les aubépinesfleuries du chemin de traverse embaumaient. La vieille femme, encoiffe blanche, était debout sur la porte de son jardinet ;elle avait en parlant l’air suppliant. Le comte l’écoutait avec desyeux sévères, puis tirant de l’or de son porte-monnaie, il le luiremettait.
On le descendit du fiacre comme on l’y avait monté.
Pendant les formalités de l’écrou, dans la salle sombre etpuante du greffe, tout en répondant machinalement, il se livraitavec délices aux émotions du souvenir de Claire. C’était dans letemps de leurs premières amours, alors qu’il ne savait pas sijamais il aurait ce bonheur d’être aimé d’elle. Ils serencontraient chez Mlle de Goëllo. Elle avait, cette vieille fille,un certain salon jonquille célèbre sur la rive gauche, d’un effetextravagant. Sur tous les meubles et jusque sur la cheminée, dansdes poses variées, s’étalaient les douze ou quinze chiens d’espècesdifférentes qui, ensemble ou successivement, l’avaient aidée àtraverser les steppes du célibat. Elle aimait à conter l’histoirede ces fidèles, dont l’affection ne trahit jamais. Il y en avait degrotesques et d’affreux. Un surtout, outrageusement gonfléd’étoupe, semblait près d’éclater. Que de fois il en avait ri auxlarmes avec Claire !
On le fouillait en ce moment.
À cette humiliation suprême, de mains cyniques se promenant toutle long de son corps, il revint un peu à lui et sa colères’éveilla.
Mais c’était fini déjà, et on l’entraînait le long des corridorssombres, dont le carreau était gras et glissant. On ouvrit uneporte et on le poussa dans une sorte de cellule. Il entenditderrière lui un bruit de ferrures qui s’entrechoquaient et deserrures qui grinçaient.
Il était prisonnier, et, en vertu d’ordres spéciaux, prisonnierau secret.
Immédiatement il éprouva une sensation marquée de bien-être. Ilétait seul. Plus de chuchotements étouffés à ses oreilles, plus devoix aigres, plus de questions acharnées. Un silence, profond àdonner l’idée du néant, se faisait autour de lui. Il lui semblaqu’il était à tout jamais retranché de la société, et il s’enréjouit. Il put croire qu’il lui était donné de subir une épreuvede la tombe. Son corps, aussi bien que son esprit, était accablé delassitude. Il cherchait à s’asseoir quand il aperçut une maigrecouchette, à droite, en face de la fenêtre grillée munie de sonabat-jour. Ce lit lui donna autant de joie qu’une planche au nageurqui coule. Il s’y précipita et s’étendit avec délices. Cependant ilsentait des frissons. Il défit la grossière couverture de laine,s’en enveloppa et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Dans le corridor, deux agents de la police de sûreté, l’un jeuneencore, l’autre grisonnant déjà, appliquaient alternativement l’œilet l’oreille au judas pratiqué dans la porte.
Ils épiaient tous les mouvements du prisonnier, regardant etécoutant de toutes leurs forces.
– Dieu ! est-il chiffe ?, cet homme-là, murmurait lejeune policier. Quand on n’a pas plus de nerf que cela, on devraitbien rester honnête. En voilà un qui ne songera guère à faire satête, le matin de sa toilette ! N’est-ce pas, monsieurBalan ?
– C’est selon, répondit le vieil agent, il faudra voir. Lecoqm’a dit que c’est un rude mâtin.
– Tiens ! voilà monsieur qui arrange son lit et qui secouche ! Voudrait-il dormir, par hasard ? Elle seraitbonne, celle-là ! Ce serait la première fois que je verraisça !
– C’est que vous n’avez eu de relations qu’avec des coquinssubalternes, mon camarade. Tous les gredins huppés, et j’en aiserré plus d’un, sont dans ce style. Au moment de l’arrestation,bonsoir, plus personne, le cœur leur tourne. Ils se relèvent lelendemain.
– Ma parole sacrée, on dirait qu’il dort ! Est-ce drôle aumoins !
– Sachez, mon cher, ajouta sentencieusement le vieil agent, querien n’est au contraire si naturel. Je suis sûr que depuis son coupcet enfant-là ne vivait plus ; il avait le feu dans le ventre.Maintenant il sait que son affaire est toisée, et le voilàtranquille.
– Farceur de monsieur Balan ! il appelle cela êtretranquille !
– Certainement ! Il n’y a pas, voyez-vous, de plus grandsupplice que l’anxiété ; tout est préférable. Si vous aviezseulement dix mille livres de rente, je vous indiquerais un moyenpour en juger. Je vous dirais : Filez à Hombourg et risquez-moitoute votre fortune d’un coup, à rouge et noir. Vous me conteriezaprès des nouvelles de ce qu’on éprouve tant que la bille tourne.C’est, voyez-vous, comme si l’on tenaillait la cervelle, comme sion vous coulait du plomb fondu dans les os en guise de moelle.C’est si fort que, même quand on a tout perdu, on est content, onest soulagé, on respire. On se dit : ah ! c’est doncfini ! On est ruiné, nettoyé, rasé, mais c’est fini.
– Vrai, monsieur Balan, on croirait que vous avez passé parlà.
– Hélas ! soupira le vieux policier, c’est à mon amour pourla dame de pique, amour malheureux, que vous devez l’honneur deregarder en ma compagnie par ce vasistas. Mais notre gaillard en apour deux heures à faire son somme, ne le perdez pas de vue, jevais fumer une cigarette dans la cour.
Albert dormit quatre heures. Il se sentait, en s’éveillant, latête plus libre qu’il ne l’avait eue depuis son entrevue avec Noël.Ce fut pour lui un moment affreux que celui où pour la premièrefois il envisagea froidement sa situation.
– C’est maintenant, murmura-t-il, qu’il s’agit de ne pas selaisser abattre.
Il aurait vivement souhaité voir quelqu’un, parler, êtreinterrogé, s’expliquer. Il eut envie d’appeler. À quoi bon !se dit-il, on va sans doute venir.
Il voulut regarder l’heure qu’il était et s’aperçut qu’on luiavait enlevé sa montre. Ce petit détail lui fut extrêmementsensible. On le traitait, lui, comme le dernier des scélérats. Ilchercha dans ses poches, elles avaient toutes été scrupuleusementvidées. Il songea alors à l’état dans lequel il se trouvait et, sejetant à bas de la couchette, il répara, autant qu’il était en lui,le désordre de sa toilette. Il rajusta ses vêtements et lesépousseta, il redressa son faux col et tant bien que mal refit lenœud de sa cravate. Versant ensuite de l’eau sur le coin de sonmouchoir, il le passa sur sa figure, tamponnant ses yeux dont lespaupières lui faisaient mal.
Enfin, il s’efforça de faire reprendre leur pli à sa barbe et àses cheveux. Il ne se doutait guère que quatre yeux de lynx étaientfixés sur lui.
– Bon ! murmurait l’apprenti policier, voilà notre coq quirelève la crête et qui lisse ses plumes !
– Je vous disais bien, objecta M. Balan, qu’il n’étaitqu’engourdi… Chut !… il a parlé, je crois.
Mais ils ne surprirent ni un de ces gestes désordonnés ni une deces paroles incohérentes qui presque toujours échappent aux faiblesque la frayeur agite, ou aux imprudents qui croient à la discrétiondes « secrets ». Une fois seulement, le mot « honneur », prononcépar Albert, arriva jusqu’à l’oreille des deux espions.
– Ces mâtins de la haute, grommela M. Balan, ont sans cesse cemot à la bouche, dans les commencements. Ce qui les tracassesurtout, c’est l’opinion d’une douzaine d’amis et des cent milleinconnus qui lisent la Gazette des tribunaux. Ils nesongent à leur tête que plus tard.
Quand les gendarmes arrivèrent pour chercher Albert et leconduire à l’instruction, ils le trouvèrent assis sur le bord de sacouchette, les pieds appuyés sur la barre de fer, les coudes auxgenoux et la tête cachée entre ses mains.
Il se leva dès qu’ils entrèrent et fit quelques pas vers eux.Mais sa gorge était si sèche qu’il comprit qu’il lui seraitimpossible de parler. Il demanda un instant, et, revenant vers lapetite table du secret, il se versa et but coup sur coup deuxgrands verres d’eau.
– Je suis prêt ! dit-il aussitôt après.
Et d’un pas ferme, il suivit les gendarmes le long du passagequi conduit au Palais.
M. Daburon était alors au supplice. Il arpentait furieusementson cabinet et attendait son prévenu. Une fois encore, la vingtièmedepuis le matin, il regrettait de s’être engagé dans cetteaffaire.
Qu’il soit maudit, pensait-il, l’absurde point d’honneur auquelj’ai obéi ! J’ai beau essayer de me rassurer à force desophismes, j’ai eu tort de ne me point récuser. Rien au monde nepeut changer ma situation vis-à-vis de ce jeune homme. Je le hais.Je suis son juge, et il n’en est pas moins vrai que trèspositivement j’ai voulu l’assassiner. Je l’ai tenu au bout de monrevolver : pourquoi n’ai-je pas lâché la détente ? Est-ce queje le sais ? Quelle puissance a retenu mon doigt lorsqu’ilsuffisait d’une pression presque insensible pour que le couppartît ? Je ne puis le dire. Que fallait-il pour qu’il fût lejuge et moi l’assassin ? Si l’intention était punie comme lefait, on devrait me couper le cou. Et c’est dans de pareillesconditions que j’ose l’interroger !…
En repassant devant la porte, il entendit dans la galerie le paslourd des gendarmes.
– Le voilà, dit-il tout haut. Et il regagna précipitamment sonfauteuil derrière son bureau, se penchant à l’ombre des cartons,comme s’il eût cherché à se cacher. Si le long greffier eût eu desyeux, il eût assisté à ce singulier spectacle d’un juge plustroublé que le prévenu. Mais il était aveugle, et à ce moment il nesongeait qu’à une erreur de quinze centimes qui s’était glisséedans ses comptes, et qu’il ne pouvait retrouver.
Albert entra le front haut dans le cabinet du juge. Ses traitsportaient les traces d’une grande fatigue et de veillesprolongées ; il était très pâle, mais ses yeux étaient clairset brillants.
Les questions banales qui commencent les interrogatoiresdonnèrent à M. Daburon le temps de se remettre.
Heureusement, dans la matinée, il avait trouvé une heure pourpréparer un plan ; il n’avait qu’à le suivre.
– Vous n’ignorez pas, monsieur, commença-t-il d’un ton depolitesse parfaite, que vous n’avez aucun droit au nom que vousportez ?
– Je sais, monsieur, répondit Albert, que je suis le filsnaturel de monsieur de Commarin. Je sais de plus que mon père nepourrait me reconnaître quand il le voudrait, puisque je suis népendant son mariage.
– Quelle a été votre impression en apprenant cela ?
– Je mentirais, monsieur, si je disais que je n’ai pas ressentiun immense chagrin. Quand on est aussi haut que je l’étais, lachute est terrible et bien douloureuse. Pourtant, je n’ai pas eu unseul moment la pensée de contester les droits de monsieur NoëlGerdy. J’étais, comme je le suis encore, décidé à disparaître. Jel’ai déclaré à monsieur de Commarin.
M. Daburon s’attendait à cette réponse, et elle ne pouvaitqu’étayer ses soupçons. N’entrait-elle pas dans le système dedéfense qu’il avait prévu ? À lui maintenant de chercher unjoint pour désarticuler cette défense dans laquelle le prévenuallait se renfermer comme dans une carapace.
– Vous ne pouviez entreprendre, reprit le juge, d’opposer unefin de non-recevoir à monsieur Gerdy. Vous aviez bien pour vous lecomte et votre mère, mais monsieur Gerdy avait pour lui untémoignage qui vous eût fait succomber : celui de la veuveLerouge.
– Je n’en ai jamais douté, monsieur.
– Eh bien ! reprit le juge en cherchant à voiler le regarddont il enveloppait Albert, la justice suppose que, pour anéantirla seule preuve existante, vous avez assassiné la veuveLerouge.
Cette accusation terrible, terriblement accentuée, ne changearien à la contenance d’Albert. Il garda son maintien ferme sansforfanterie ; pas un pli ne parut sur son front.
– Devant Dieu, répondit-il, et sur tout ce qu’il y a de plussacré au monde, je vous le jure, monsieur, je suis innocent !Je suis, à cette heure, prisonnier, au secret, sans communicationavec le monde extérieur, réduit par conséquent à l’impuissance laplus absolue : c’est en votre loyauté que j’espère pour arriver àdémontrer mon innocence.
Quel comédien ! pensait le juge ; se peut-il que lecrime ait cette force prodigieuse !
Il parcourait ses dossiers, relisant quelques passages desdépositions précédentes, cornant certaines pages qui contenaientdes indications importantes pour lui. Tout à coup il reprit :
– Quand vous avez été arrêté, vous vous êtes écrié : « Je suisperdu ! » Qu’entendiez-vous par là ?
– Monsieur, répondit Albert, je me rappelle, en effet, avoir ditcela. Lorsque j’ai su de quel crime on m’accusait, en même tempsque j’étais frappé de consternation, mon esprit a été commeilluminé par un éclair de l’avenir. En moins d’une seconde j’aientrevu tout ce que ma situation avait d’affreux ; j’aicompris la gravité de l’accusation, sa vraisemblance et lesdifficultés que j’aurais à me défendre. Une voix m’a crié : « Quidonc avait intérêt à la mort de Claudine ? » Et la convictionde l’imminence du péril m’a arraché l’exclamation que vousdites.
L’explication était plus que plausible, possible et mêmevraisemblable. Elle avait encore cet avantage d’aller au-devantd’une question si naturelle qu’elle a été formulée en axiome : «Cherche à qui le crime profite. » Tabaret avait prévu qu’on neprendrait pas le prévenu sans vert.
M. Daburon admira la présence d’esprit d’Albert et lesressources de cette imagination perverse.
– En effet, reprit le juge, vous paraissez avoir eu le pluspressant intérêt à cette mort. C’est d’autant plus vrai que noussommes sûrs, entendez-vous, bien sûrs que le crime n’avait pas levol pour mobile. Ce qu’on avait jeté à la Seine a été retrouvé.Nous savons aussi qu’on a brûlé tous les papiers.Compromettraient-ils une autre personne que vous ? Si vous lesavez, dites-le.
– Que puis-je vous répondre, monsieur ? Rien.
– Êtes-vous allé souvent chez cette femme ?
– Trois ou quatre fois, avec mon père.
– Un des cochers de l’hôtel prétend vous y avoir conduits aumoins dix fois.
– Cet homme se trompe. D’ailleurs, qu’importe le nombre desvisites ?
– Connaissez-vous la disposition des lieux ? vous lesrappelez-vous ?
– Parfaitement, monsieur, il y a deux pièces. Claudine couchaitdans celle du fond.
– Vous n’étiez pas un inconnu pour la veuve Lerouge, c’estentendu. Si vous étiez allé frapper un soir à son volet,pensez-vous qu’elle vous eût ouvert ?
– Certes, monsieur, et avec empressement.
– Vous avez été malade, ces jours-ci ?
– Très indisposé, au moins, oui monsieur. Mon corps fléchissaitsous le poids d’une épreuve bien lourde pour mes forces. Je n’aicependant pas manqué de courage !
– Pourquoi avoir défendu à votre valet de chambre Lubin d’allerchercher le médecin ?
– Eh ! monsieur, que pouvait le docteur à mon mal !Toute sa science m’aurait-elle rendu le fils légitime de monsieurde Commarin ?
– On vous a entendu tenir de singuliers propos. Vous sembliez neplus vous intéresser à rien de la maison. Vous avez détruit despapiers, des correspondances.
– J’étais décidé à quitter l’hôtel, monsieur : ma résolutionvous explique tout.
Aux questions du juge, Albert répondait vivement, sans lemoindre embarras, d’un ton assuré. Sa voix, d’un timbresympathique, ne tremblait pas ; nulle émotion ne lavoilait ; elle gardait son éclat pur et vibrant.
M. Daburon crut prudent de suspendre l’interrogatoire. Avec unadversaire de cette force, évidemment il faisait fausse route.Procéder par détail était folie, on n’arriverait ni à l’intimiderni à le faire se couper. Il fallait en venir aux grands coups.
– Monsieur, dit brusquement le juge, donnez-moi bien exactement,je vous prie, l’emploi de votre temps pendant la soirée de mardidernier, de six heures à minuit.
Pour la première fois, Albert parut se déconcerter. Son regard,qui jusque-là allait droit au juge, vacilla.
– Pendant la soirée de mardi…, balbutia-t-il, répétant la phrasecomme pour gagner du temps.
Je le tiens ! pensa Daburon, qui eut un tressaillement dejoie. Et tout haut il insista :
– Oui, de six heures à minuit !
– Je vous avoue, monsieur, répondit Albert, qu’il m’estdifficile de vous satisfaire ; je ne suis pas bien sûr de mamémoire…
– Oh ! ne dites pas cela, interrompit le juge. Si je vousdemandais ce que vous faisiez il y a trois mois, tel soir, à telleheure, je concevrais votre hésitation. Mais il s’agit de mardi, etnous sommes aujourd’hui vendredi. De plus, ce jour si proche étaitle dernier du carnaval, c’était le Mardi gras. Cette circonstancedoit aider vos souvenirs.
– Ce soir-là, je suis sorti, murmura Albert.
– Voyons, poursuivit le juge, précisons. Où avez-vousdîné ?
– À l’hôtel, comme à l’ordinaire.
– Non, pas comme à l’ordinaire. À la fin de votre repas, vousavez demandé une bouteille de vin de Bordeaux et vous l’avez vidée.Vous aviez sans doute besoin de surexcitation pour vos projetsultérieurs…
– Je n’avais pas de projets, répondit le prévenu avec une trèsapparente indécision.
– Vous devez vous tromper. Deux amis étaient venus vouschercher ; vous leur aviez répondu, avant de vous mettre àtable, que vous aviez un rendez-vous urgent.
– Ce n’était qu’une défaite polie pour me dispenser de lessuivre.
– Pourquoi ?
– Ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ? J’étaisrésigné, mais non consolé. Je m’apprenais à m’accoutumer au coupterrible. Ne cherche-t-on pas la solitude dans les grandes crisesde la vie !
– La prévention suppose que vous vouliez rester seul pour allerà La Jonchère. Dans la journée vous avez dit : « Elle ne sauraitrésister. » De qui parliez-vous ?
– D’une personne à qui j’avais écrit la veille, et qui venait deme répondre. J’ai dû dire cela ayant encore à la main la lettrequ’on venait de me remettre.
– Cette lettre était donc d’une femme ?
– Oui.
– Qu’en avez-vous fait, de cette lettre ?
– Je l’ai brûlée.
– Cette précaution donne à penser que vous la considériez commecompromettante…
– Nullement, monsieur, elle traitait de questions intimes.
Cette lettre, évidemment, venait de Mlle d’Arlange, M. Daburonen était sûr. Devait-il néanmoins le demander et s’exposer àentendre prononcer ce nom de Claire, si terrible pourlui ?
Il l’osa, en se penchant beaucoup sur son bureau, de telle sorteque le prévenu ne pouvait l’apercevoir.
– De qui venait cette lettre ? interrogea-t-il.
– D’une personne que je ne nommerai pas.
– Monsieur, fit sévèrement le juge en se redressant, je ne vousdissimulerai pas que votre position est des plus mauvaises. Nel’aggravez pas par des réticences coupables. Vous êtes ici pourtout dire, monsieur.
– Mes affaires, oui ; celles des autres, non.
Albert fit cette dernière réponse d’un ton sec. Il étaitétourdi, ahuri, crispé par l’allure pressante et irritante de cetinterrogatoire qui ne lui laissait pas le temps de respirer. Lesquestions du juge tombaient sur sa tête plus dru que les coups demarteau du forgeron sur le fer rouge qu’il se hâte de façonner. Cesemblant de rébellion de son « prévenu » inquiéta sérieusement M.Daburon. Il était, en outre, extrêmement surpris de trouver endéfaut la perspicacité du vieux policier, absolument comme siTabaret eût été infaillible. Tabaret avait prédit un alibiirrécusable, et cet alibi n’arrivait pas. Pourquoi ? Ce subtilcoupable avait-il donc mieux que cela ? Quelle ruse gardait-ilau fond de son sac ? Sans doute il tenait en réserve quelquecoup imprévu, peut-être irrésistible ! Doucement, pensa lejuge, je ne le tiens pas encore. Et vivement, il reprit :
– Poursuivons… Après dîner, qu’avez-vous fait ?
– Je suis sorti.
– Pas immédiatement… La bouteille bue, vous avez fumé dans lasalle à manger, ce qui a semblé assez extraordinaire pour êtreremarqué. Quelle espèce de cigares fumez-voushabituellement ?
– Des trabucos.
– Ne vous servez-vous pas d’un porte-cigare, pour éviter à voslèvres le contact du tabac ?
– Si, monsieur, répondit Albert, assez surpris de cette série dequestions.
– À quelle heure êtes-vous sorti ?
– À huit heures environ.
– Aviez-vous un parapluie ?
– Oui.
– Où êtes-vous allé ?
– Je me suis promené.
– Seul, sans but, toute la soirée ?
– Oui, monsieur.
– Alors, tracez-moi votre itinéraire bien exactement.
– Hélas ! monsieur, cela même m’est fort difficile. J’étaissorti pour sortir, pour me donner du mouvement, pour secouer latorpeur qui m’accablait depuis trois jours. Je ne sais si vous vousrendez un compte exact de ma situation : j’avais la tête perdue.J’ai marché au hasard, le long des quais, j’ai erré dans lesrues…
– Tout cela est bien improbable, interrompit le juge.
M. Daburon devait pourtant savoir que cela était du moinspossible. N’avait-il pas eu, lui aussi, une nuit de courses follesà travers Paris ? Qu’eût-il répondu à qui lui eût demandé, aumatin : « – Où êtes-vous allé ? – Je ne sais », ne le sachantpas, en effet. Mais il avait oublié, et ses angoisses du débutétaient bien loin. L’interrogatoire commencé, il avait été pris dela fièvre de l’inconnu. Il se retrempait aux émotions de lalutte ; la passion de son métier le reprenait.
Il était redevenu juge d’instruction, comme ce maître d’escrimequi, faisant des armes avec son meilleur ami, s’enivre au cliquetisdu fer, s’échauffe, s’oublie et le tue.
– Ainsi, reprit M. Daburon, vous n’avez rencontré absolumentpersonne qui puisse venir affirmer ici qu’il vous a vu ? Vousn’avez parlé à âme qui vive ? Vous n’êtes entré nulle part, nidans un café ni dans un théâtre, pas même chez un marchand de tabacpour allumer un de vos trabucos ?
– Je ne suis entré nulle part.
– Eh bien ! monsieur, c’est un grand malheur pour vous,oui, un malheur immense, car je dois vous le dire, c’estprécisément pendant cette soirée de mardi, entre huit heures etminuit, que la veuve Lerouge a été assassinée. La justice peutpréciser l’heure. Encore une fois, monsieur, dans votre intérêt, jevous engage à réfléchir, à faire un énergique appel à votremémoire.
L’indication du jour et de l’heure du meurtre parut consternerAlbert. Il porta sa main à son front d’un geste désespéré. C’estcependant d’une voix calme qu’il répondit :
– Je suis bien malheureux, monsieur, mais je n’ai pas deréflexions à faire.
La surprise de M. Daburon était profonde. Quoi ! pasd’alibi ! rien ! Ce ne pouvait être un piège ni unsystème de défense… Était-ce donc là cet homme si fort ? Sansdoute. Seulement il était pris au dépourvu. Jamais il ne s’étaitimaginé qu’il fût possible de remonter jusqu’à lui. Et pour cela,en effet, il avait fallu quelque chose comme un miracle.
Le juge enlevait lentement et une à une les grandes feuilles depapier qui recouvraient les pièces à conviction saisies chezAlbert.
– Nous allons passer, reprit-il, à l’examen des charges quipèsent sur vous ; veuillez vous approcher. Reconnaissez-vousces objets pour vous appartenir ?
– Oui, monsieur, tout ceci est à moi.
– Bien. Prenons d’abord ce fleuret. Qui l’a brisé ?
– Moi, monsieur, en faisant assaut avec monsieur de Courtivois,qui pourra en témoigner.
– Il sera entendu. Et qu’est devenu le bout cassé ?
– Je ne sais. Il faudrait sur ce point interroger Lubin, monvalet de chambre.
– Précisément. Il a déclaré avoir cherché ce morceau sansparvenir à le retrouver. Je vous ferai remarquer que la victime adû être frappée avec un bout de fleuret démoucheté et aiguisé. Cemorceau d’étoffe sur lequel l’assassin a essuyé son arme en est unepreuve.
– Je vous prierais, monsieur, d’ordonner, à cet égard, lesrecherches les plus minutieuses. Il est impossible qu’on neretrouve pas l’autre moitié de ce fleuret.
– Des ordres seront donnés. Voici, maintenant, calquée sur cepapier, l’empreinte exacte des pas du meurtrier. J’applique dessusune de vos bottines, et la semelle, vous pouvez le voir, s’y adapteavec la dernière précision. Le morceau de plâtre a été coulé dansle creux du talon, vous remarquerez qu’il est en tout pareil à vospropres talons. J’y aperçois même la trace d’une cheville que jerencontre ici.
Albert suivait avec une sollicitude marquée tous les mouvementsdu juge. Il était manifeste qu’il luttait contre une terreurcroissante. Était-il envahi par cette épouvante qui stupéfie lescriminels lorsqu’ils sont près d’être confondus ? À toutes lesremarques du magistrat, il répondait d’une voix sourde :
– C’est vrai, c’est parfaitement vrai.
– En effet, continua M. Daburon ; néanmoins, attendezencore avant de vous récrier. Le coupable avait un parapluie. Lebout de ce parapluie s’étant enfoncé dans la terre glaisedétrempée, la rondelle de bois ouvragé qui arrête l’étoffe àl’extrémité s’est trouvée moulée en creux. Voici la motte de glaiseenlevée avec les plus délicates précautions, et voici votreparapluie. Comparez le dessin des rondelles. Sont-elles semblables,oui ou non ?
– Ces choses-là, monsieur, essaya Albert, se fabriquent parquantités énormes.
– Soit, laissons cette preuve. Voyez ce bout de cigare trouvésur le théâtre du crime, et dites-moi à quelle espèce il appartientet comment il a été fumé ?
– C’est un trabucos, et on l’a fumé avec un porte-cigare.
– Comme ceux-ci, n’est-ce pas ? insista le juge en montrantles cigares et les bouts d’ambre et d’écume saisis sur la cheminéede la bibliothèque.
– Oui ! murmura Albert ; c’est une fatalité, c’est unecoïncidence étrange !
– Patience ! ce n’est rien encore. L’assassin de la veuveLerouge portait des gants. La victime, dans les convulsions del’agonie, s’est accrochée aux mains du meurtrier, et des érailluresde peau sont restées entre ses ongles. On les a extraites, et lesvoici. Elles sont d’un gris perle, n’est-il pas vrai ? Or, ona retrouvé les gants que vous portiez mardi, les voici. Ils sontgris et ils sont éraillés. Comparez ces débris à vos gants. Ne s’yrapportent-ils pas ? N’est-ce pas la même couleur, la mêmepeau ?
Il n’y avait pas à nier, ni à équivoquer, ni à chercher dessubterfuges. L’évidence était là, sautant aux yeux. Le fait brutaléclatait. Tout en paraissant s’occuper exclusivement des objetsdéposés sur son bureau, M. Daburon ne perdait pas de vue leprévenu. Albert était terrifié. Une sueur glacée mouillait sonfront et glissait en gouttelettes le long de ses joues. Ses mainstremblaient si fort qu’il ne pouvait s’en servir. D’une voixétranglée, il répétait :
– C’est horrible ! horrible !
– Enfin, poursuivit l’inexorable juge, voici le pantalon quevous portiez le soir du meurtre. Il est visible qu’il a étémouillé, et à côté de la boue, il porte des traces de terre. Tenez,ici. De plus, il est déchiré au genou. Que vous ne vous souveniezplus des endroits où vous êtes allé vous promener, je l’admets pourun moment, on peut le concevoir, à la rigueur. Mais à quiferez-vous entendre que vous ne savez pas où vous avez déchirévotre pantalon et éraillé vos gants ?
Quel courage résisterait à de tels assauts ? La fermeté etl’énergie d’Albert étaient à bout. Le vertige le prenait. Il selaissa tomber lourdement sur une chaise en disant :
– C’est à devenir fou !
– Reconnaissez-vous, insista le juge dont le regard devenaitd’une insupportable fixité, reconnaissez-vous que la veuve Lerougen’a pu être frappée que par vous ?
– Je reconnais, protesta Albert, que je suis victime d’un de cesprodiges épouvantables qui font qu’on doute de sa raison. Je suisinnocent.
– Alors, dites où vous avez passé la soirée de mardi ?
– Eh ! monsieur ! s’écria le prévenu, il faudrait…
Mais se reprenant presque aussitôt, il ajouta d’une voix éteinte:
– J’ai répondu comme je pouvais le faire. M. Daburon se leva, ilarrivait à son grand effet.
– C’est donc à moi, dit-il avec une nuance d’ironie, à suppléerà votre défaillance de mémoire. Ce que vous avez fait, je vais vousle rappeler. Mardi soir, à huit heures, après avoir demandé àl’alcool une affreuse énergie, vous êtes sorti de votre hôtel. Àhuit heures trente-cinq, vous preniez le chemin de fer à la gare deSaint-Lazare ; à neuf heures, vous descendiez à la gare deRueil, etc., etc.
Et, s’emparant sans vergogne des idées du père Tabaret, le juged’instruction répéta presque mot pour mot la tirade improvisée lanuit précédente par le bonhomme.
Et il avait tout lieu, en parlant, d’admirer la pénétration duvieil agent. De sa vie son éloquence n’avait produit cetteformidable impression. Toutes les phrases, tous les mots portaient.L’assurance déjà ébranlée du prévenu tombait pièce à pièce,pareille à l’enduit d’une muraille qu’on crible de balles.
Albert était, et le juge le voyait, comme un homme qui, roulantau fond d’un précipice, voit céder toutes les branches, manquertous les points d’appui qui pouvaient retarder sa chute, et quiressent une nouvelle et plus douloureuse meurtrissure à chacune desaspérités contre lesquelles heurte son corps.
– Et maintenant, conclut le juge d’instruction, écoutez un sageconseil. Ne persistez pas dans un système de négation impossible àsoutenir. Rendez-vous ! La justice, persuadez-le-vous bien,n’ignore rien de ce qu’il lui importe de savoir. Croyez-moi :efforcez-vous de mériter l’indulgence du tribunal, entrez dans lavoie des aveux.
M. Daburon ne supposait pas que son prévenu osât nier encore. Ille voyait écrasé, terrassé, se jetant à ses pieds pour demandergrâce. Il se trompait.
Si grande que parût la prostration d’Albert, il trouva dans unsuprême effort de sa volonté assez de vigueur pour se redresser etprotester encore.
– Vous avez raison, monsieur, dit-il d’une voix triste, maiscependant ferme, tout semble prouver que je suis coupable. À votreplace, je parlerais comme vous le faites. Et pourtant, je le jure,je suis innocent.
– Voyons ! de bonne foi !… commença le juge.
– Je suis innocent, interrompit Albert, et je le répète sans lemoindre espoir de changer en rien votre conviction. Oui, tout parlecontre moi, tout, jusqu’à ma contenance devant vous. C’est vrai,mon courage a chancelé devant des coïncidences incroyables,miraculeuses, accablantes. Je suis anéanti, parce que je sensl’impossibilité d’établir mon innocence. Mais je ne désespère pas.Mon honneur et ma vie sont entre les mains de Dieu. À cette heuremême où je dois vous paraître perdu, car je ne m’abuse pas,monsieur, je ne renonce pas à une éclatante justification. Jel’attends avec confiance…
– Que voulez-vous dire ? interrompit le juge.
– Rien d’autre que ce que je dis, monsieur.
– Ainsi vous persistez à nier ?
– Je suis innocent.
– Mais c’est de la folie…
– Je suis innocent.
– C’est bien, fit M. Daburon, pour aujourd’hui en voilà assez.Vous allez entendre la lecture du procès-verbal et on vousreconduira au secret. Je vous exhorte à réfléchir. La nuit vousinspirera peut-être un bon mouvement ; si le désir de meparler vous venait, quelle que soit l’heure, envoyez-moi chercher,je viendrai. Des ordres seront donnés. Lisez, Constant.
Quand Albert fut sorti avec les gendarmes :
– Voilà, fit le juge à demi-voix, un obstiné coquin !
Certes, il n’avait plus l’ombre d’un doute. Pour lui, Albertétait le meurtrier aussi sûrement que s’il eût tout avoué.Persistât-il dans son système de négation quand même, jusqu’à lafin de l’instruction, il était impossible qu’avec les indicesexistant déjà une ordonnance de non-lieu fût rendue. Il était doncdésormais certain qu’il passerait en cour d’assises. Et il y avaitcent à parier contre un qu’à toutes les questions le juryrépondrait affirmativement. Cependant, livré à lui-même, M. Daburonn’éprouvait pas cette intime satisfaction non exempte de vanitéqu’il ressentait d’ordinaire après une instruction bien menée,lorsqu’il avait réussi à mettre son « prévenu » au point où étaitAlbert. Quelque chose en lui remuait et se révoltait. Au fond de saconscience, certaines inquiétudes sourdes grouillaient. Il avaittriomphé, et sa victoire ne lui donnait que malaise, tristesse etdégoût.
Une réflexion si simple qu’il ne pouvait comprendre comment ellene lui était pas venue tout d’abord augmentait son mécontentementet achevait de l’irriter contre lui-même.
– Quelque chose me disait bien, murmurait-il, qu’accepter cetteaffaire était mal. Je suis puni de n’avoir pas écouté cette voixintérieure. Il fallait se récuser. Dans l’état des choses, cevicomte de Commarin n’en était ni plus ni moins arrêté, emprisonné,interrogé, confondu, jugé certainement et probablement condamné.Mais alors, étranger à la cause, je pouvais reparaître devantClaire. Sa douleur va être immense. Resté son ami, il m’étaitpermis de compatir à sa douleur, de mêler mes larmes aux siennes,de calmer ses regrets. Avec le temps, elle se serait consolée, elleaurait oublié, peut-être. Elle n’aurait pu s’empêcher de m’êtrereconnaissante, et qui sait… Tandis que maintenant, quoi qu’ilarrive, je suis pour elle un objet d’horreur. Jamais elle nesupportera ma vue. Je resterai éternellement pour elle l’assassinde son amant. J’ai, de mes propres mains, creusé entre elle et moiun de ces abîmes que les siècles ne comblent pas. Je la perds uneseconde fois par ma faute, par ma très grande faute.
Le malheureux juge s’adressait les plus amers reproches. Ilétait désespéré. Jamais il n’avait tant haï Albert, ce misérablequi, souillé d’un crime, se mettait en travers de son bonheur. Puisencore, combien il maudissait le père Tabaret ! Seul, il ne seserait pas décidé si vite. Il aurait attendu, mûri sa décision, etcertainement reconnu les inconvénients qu’il découvrait à cetteheure. Ce bonhomme emporté comme un limier mal dressé, avec sapassion stupide, l’avait enveloppé dans un tourbillon, ahuri,circonvenu, entraîné.
C’est précisément ce favorable quart d’heure que choisit le pèreTabaret pour faire son apparition chez le juge. On venait de luiapprendre la fin de l’interrogatoire, et il arrivait grillant desavoir ce qui s’était passé, haletant de curiosité, le nez au vent,gonflé du doux espoir d’avoir deviné juste.
– Qu’a-t-il répondu ? demanda-t-il avant même d’avoirrefermé la porte.
– Il est coupable, évidemment, répondit le juge avec unebrutalité bien éloignée de son caractère.
Le père Tabaret demeura tout interdit de ce ton. Lui quiarrivait pour récolter des éloges à panier ouvert ! Aussiest-ce avec une timidité très hésitante qu’il offrit ses humblesservices.
– Je venais, dit-il modestement, afin de savoir de monsieur lejuge si quelques investigations ne seraient pas nécessaires pourdémolir l’alibi invoqué par le prévenu.
– Il n’a pas d’alibi, répondit sèchement le magistrat.
– Comment ! s’écria le bonhomme, il n’a pas d’a… Bête queje suis, ajouta-t-il, monsieur le juge l’a fait mat en troisquestions. Il a tout avoué.
– Non, fit avec impatience le juge, il n’avoue rien. Ilreconnaît que les preuves sont décisives ; il ne peut donnerl’emploi de son temps ; mais il proteste de son innocence.
Au milieu du cabinet, le bonhomme Tabaret, bouche béante, lesyeux prodigieusement écarquillés, demeurait debout dans la plusgrotesque attitude que puisse affecter l’étonnement.
Littéralement les bras lui tombaient. En dépit de sa colère, M.Daburon ne put retenir un sourire, et Constant dessina la grimacequi, sur ses lèvres, indique une hilarité atteignant sonparoxysme.
– Pas d’alibi ! murmurait le bonhomme, rien, pasd’explications, un pareil coquin ! Cela ne se conçoit ni ne sepeut. Pas d’alibi ! Il faut que nous nous soyons mépris ;celui-ci alors ne serait pas le coupable ; ce ne peut êtrelui, ce n’est pas lui…
Le juge d’instruction pensa que son vieux volontaire était alléattendre l’issue de l’interrogatoire chez le marchand de vins ducoin ou que sa cervelle s’était détraquée.
– Malheureusement, dit-il, nous ne nous sommes pas trompés. Iln’est que trop clairement démontré que monsieur de Commarin est lemeurtrier. Au surplus, si cela peut vous être agréable, demandez àConstant son procès-verbal et prenez-en connaissance pendant que jeremets un peu d’ordre dans mes paperasses.
– Voyons ! fit le bonhomme avec un empressementfiévreux.
Il s’assit à la place de Constant, et posant ses coudes sur latable, enfonçant ses mains dans les cheveux, en moins de rien ildévora le procès-verbal.
Quand il eut fini, il se releva effaré, pâle, la figurerenversée.
– Monsieur, dit-il au juge d’une voix étranglée, je suis lacause involontaire d’un épouvantable malheur : cet homme estinnocent.
– Voyons, voyons ! fit M. Daburon sans interrompre sespréparatifs de départ, vous perdez la tête, mon cher monsieurTabaret. Comment, après ce que vous venez de lire…
– Oui, monsieur, oui, après ce que je viens de lire, je vouscrie : « Arrêtez ! », ou nous allons ajouter une erreur à ladéplorable liste des erreurs judiciaires ! Revoyez-le, là, desang-froid, cet interrogatoire : il n’est pas une réponse qui nedisculpe cet infortuné, pas un mot qui ne soit un trait de lumière.Et il est en prison, au secret ?…
– Et il y restera, s’il vous plaît ! interrompit le juge.Est-ce bien vous qui parlez ainsi, après ce que vous disiez cettenuit, lorsque j’hésitais, moi !
– Mais, monsieur ! s’écria le bonhomme, je vous disprécisément la même chose. Ah ! malheureux Tabaret, tout estperdu, on ne t’a pas compris. Pardonnez, si je m’écarte du respectdû au magistrat, monsieur le juge, vous n’avez pas saisi maméthode. Elle est bien simple, pourtant. Un crime étant donné, avecses circonstances et ses détails, je construis pièce par pièce unplan d’accusation que je ne livre qu’entier et parfait. S’il serencontre un homme à qui ce plan s’applique exactement dans toutesses parties, l’auteur du crime est trouvé, sinon on a mis la mainsur un innocent. Il ne suffit pas que tel ou tel épisode tombejuste ; non, c’est tout ou rien. Cela est infaillible. Or,ici, comment suis-je arrivé au coupable ? En procédant parinduction du connu à l’inconnu. J’ai examiné l’œuvre et j’ai jugél’ouvrier. Le raisonnement et la logique nous conduisent àqui ? À un scélérat déterminé, audacieux et prudent, rusécomme le bagne. Et vous pouvez croire qu’un tel homme a négligé uneprécaution que n’omettrait pas le plus vulgaire coquin ! C’estinvraisemblable. Quoi ! cet homme est assez habile pour nelaisser que des indices si faibles qu’ils échappent à l’œil exercéde Gévrol, et vous voulez qu’il ait comme à plaisir préparé saperte en disparaissant une nuit entière ! C’est impossible. Jesuis sûr de mon système comme d’une soustraction dont on a fait lapreuve. L’assassin de La Jonchère a un alibi. Albert n’en invoquepas, donc il est innocent.
M. Daburon examinait le vieil agent avec cette attentionironique qu’on accorde au spectacle d’une monomanie singulière.Quand il s’arrêta :
– Excellent monsieur Tabaret, lui dit-il, vous n’avez qu’un tort: vous pêchez par excès de subtilité. Vous accordez troplibéralement à autrui la prodigieuse finesse dont vous êtes doué.Notre homme a manqué de prudence parce qu’il se croyait au-dessusdu soupçon.
– Non, monsieur, non, mille fois non. Mon coupable à moi, levrai, celui que nous avons manqué, craignait tout. Voyez d’ailleurssi Albert se défend. Non. Il est anéanti parce qu’il reconnaît desconcordances si fatales qu’elles semblent le condamner sans retour.Cherche-t-il à se disculper ? Non. Il répond simplement : «C’est terrible. » Et cependant, d’un bout à l’autre, je sens commeune réticence que je ne m’explique pas.
– Je me l’explique fort bien, moi, et je suis aussi tranquilleque s’il avait tout confessé. J’ai assez de preuves pour cela.
– Hélas ! monsieur, des preuves ! Il y en a toujourscontre ceux qu’on arrête. Il y en avait contre tous les innocentsqui ont été condamnés. Des preuves !… J’en avais relevé biend’autres contre Kaiser, ce pauvre petit tailleur…
– Alors, interrompit le juge impatienté, si ce n’est pas lui,ayant tout intérêt au crime, qui l’a commis, qui donc est-ce ?son père, le comte de Commarin !
– Non, mon assassin est jeune.
M. Daburon avait rangé ses papiers et terminé ses préparatifs.Il prit son chapeau et, s’apprêtant à sortir :
– Vous voyez donc bien ! répondit-il. Allons, jusqu’aurevoir, monsieur Tabaret, et changez-moi vos fantômes. Demain nousrecauserons de tout cela, pour ce soir je succombe de fatigue.Constant, ajouta-t-il, passez au greffe pour le cas où le prévenuCommarin désirerait me parler.
Il gagnait la porte ; le père Tabaret lui barra lepassage.
– Monsieur, disait le bonhomme, au nom du Ciel !écoutez-moi. Il est innocent, je vous le jure ; aidez-moi àtrouver le coupable. Monsieur, songez à vos remords, si nousfaisions couper le cou à…
Mais le magistrat ne voulait plus rien entendre ; il évitalestement le père Tabaret et s’élança dans la galerie.
Le bonhomme, alors, se retourna vers Constant. Il voulait leconvaincre, le persuader, lui prouver… Peines perdues ! Lelong greffier se hâtait de plier bagage, songeant à sa soupe qui serefroidissait.
Mis à la porte du cabinet, bien malgré lui, le père Tabaret setrouva seul dans la galerie obscure à cette heure. Tous les bruitsdu Palais avaient cessé, on pouvait se croire dans une vastenécropole. Le vieux policier, au désespoir, s’arrachait les cheveuxà pleines mains.
– Malheur ! disait-il, Albert est innocent, et c’est moiqui l’ai livré ! C’est moi, vieux fou, qui ai fait entrer dansl’esprit obtus de ce juge une conviction que je n’en puis plusarracher. Il est innocent et il endure les plus terriblesangoisses. S’il allait se suicider ! On a des exemples demalheureux qui, désespérés d’être faussement accusés, se sont tuésdans leur prison. Pauvre humanité ! Mais je ne l’abandonneraipas. Je l’ai perdu, je le sauverai. Il me faut le coupable, jel’aurai. Et il payera cher mon erreur, le brigand !
Après qu’au sortir du cabinet du juge d’instruction Noël Gerdyeut installé le comte de Commarin dans sa voiture, qui stationnaitsur le boulevard en face de la grille du Palais, il parut disposé às’éloigner.
Appuyé d’une main contre la portière qu’il maintenaitentrouverte, il s’inclina profondément en demandant :
– Quand aurai-je, monsieur, l’honneur d’être admis à vousprésenter mes respects ?
– Montez, dit le vieillard.
L’avocat, sans se redresser, balbutia quelques excuses. Ilinvoquait, pour se retirer, des motifs graves. Il était urgent,affirmait-il, qu’il rentrât chez lui.
– Montez ! répéta le comte d’un ton qui n’admettait pas deréplique.
Noël obéit.
– Vous retrouvez votre père, fit à demi-voix M. de Commarin,mais je dois vous prévenir que du même coup vous perdez votreliberté.
La voiture partit, et alors seulement le comte remarqua que Noëlavait modestement pris place sur la banquette de devant. Cettehumilité parut lui déplaire beaucoup.
– À mes côtés, donc, dit-il ; êtes-vous fou,monsieur ? N’êtes-vous pas mon fils ! L’avocat, sansrépondre, s’assit près du terrible vieillard, se faisant aussipetit que possible.
Il avait reçu un terrible choc chez M. Daburon, car il ne luirestait rien de son assurance habituelle, de ce sang-froid un peuraide sous lequel il dissimulait ses émotions. Par bonheur, lacourse lui donna le temps de respirer et de se rétablir un peu.
Entre le Palais de Justice et l’hôtel, pas un mot ne fut échangéentre le père et le fils.
Lorsque la voiture s’arrêta devant le perron et que le comte endescendit, aidé par Noël, il y eut comme une émeute parmi lesdomestiques.
Ils étaient, il est vrai, peu nombreux, à peine une quinzaine,presque toute la livrée ayant été mandée au Palais. Mais le comteet l’avocat avaient à peine disparu que tous ils se trouvèrent,comme par enchantement, réunis dans le vestibule. Il en était venudu jardin et des écuries, de la cave et des cuisines. Presque tousavaient le costume de leurs attributions ; un jeunepalefrenier même était accouru avec ses sabots pleins de paille,jurant dans cette entrée dallée de marbre comme un roquet galeuxsur un tapis des Gobelins. L’un de ces messieurs avait reconnu Noëlpour le visiteur du dimanche et c’en était assez pour mettre le feuà toutes ces curiosités altérées de scandale.
Depuis le matin, d’ailleurs, l’événement survenu à l’hôtelCommarin faisait sur toute la rive gauche un tapage affreux. Milleversions circulaient, revues, corrigées et augmentées par laméchanceté et l’envie, les unes abominablement folles, les autressimplement idiotes. Vingt personnages, excessivement nobles etencore plus fiers, n’avaient pas dédaigné d’envoyer leur valet leplus intelligent pousser une petite visite aux gens du comte, à laseule fin d’apprendre quelque chose de positif. En somme, on nesavait rien, et cependant on savait tout.
Explique qui voudra le phénomène fréquent que voici : un crimeest commis, la justice arrive s’entourant de mystère, la policeignore encore à peu près tout, et déjà cependant des détails de ladernière exactitude courent les rues.
– Comme cela, disait un homme de la cuisine, ce grand brun avecdes favoris serait le vrai fils du comte !
– Vous l’avez dit, répondait un des valets qui avait suivi M. deCommarin ; quant à l’autre, il n’est pas plus son fils queJean que voici, et qui sera fourré à la porte si on l’aperçoit iciavec ses escarpins en cuir de brouette.
– Voilà une histoire ! s’exclama Jean, peu soucieux dudanger qui le menaçait.
– Il est connu qu’il en arrive tous les jours comme ça dans lesgrandes maisons, opina le cuisinier.
– Comment diable cela s’est-il fait ?
– Ah ! voilà ! Il paraîtrait qu’autrefois, un jour quemadame défunte était allée se promener avec son fils âgé de sixmois, l’enfant fut volé par des bohémiens. Voilà une pauvre femmebien en peine, vu surtout la frayeur qu’elle avait de son mari, quin’est pas bon. Pour lors, que fait-elle ? Ni une ni deux, elleachète le moutard d’une marchande des quatre saisons qui passait,et ni vu ni connu je t’embrouille, monsieur n’y a vu que dufeu.
– Mais l’assassinat ! l’assassinat !
– C’est bien simple. Quand la marchande a vu son mioche dans unebonne position, elle l’a fait chanter, cette femme, oh ! maischanter à lui casser la voix. Monsieur le vicomte n’avait plus unsou à lui. Tant et tant qu’il s’est lassé à la fin, et qu’il lui aréglé son compte définitif.
– Et l’autre qui est là, le grand brun ?
L’orateur allait, sans nul doute, continuer et donner lesexplications les plus satisfaisantes, lorsqu’il fut interrompu parl’entrée de M. Lubin, qui revenait du Palais en compagnie du jeuneJoseph. Son succès assez vif jusque-là fut coupé net comme l’effetd’un chanteur simplement estimé lorsque le ténor-étoile entre enscène. L’assemblée entière se tourna vers le valet de chambred’Albert, tous les yeux le supplièrent. Il devait savoir, ildevenait l’homme de la situation. Il n’abusa pas de ses avantageset ne fit pas trop languir son monde.
– Quel scélérat ! s’écria-t-il tout d’abord, quel vilcoquin que cet Albert !
Il supprimait carrément le « monsieur » et le « vicomte », etgénéralement on l’approuva.
– Au reste, ajouta-t-il, je m’en étais toujours douté. Cegarçon-là ne me revenait qu’à demi. Voilà pourtant à quoi on estexposé tous les jours dans notre profession, et c’est terriblementdésagréable. Le juge ne me l’a pas caché. « Monsieur Lubin,m’a-t-il dit, il est vraiment bien pénible pour un homme comme vousd’avoir été au service d’une pareille canaille. » Car vous savez,outre une vieille femme de plus de quatre-vingts ans, il aassassiné une petite fille d’une douzaine d’années. La petitefille, m’a dit le juge, est hachée en morceaux.
– Tout de même, objecta Joseph, il faut qu’il soit bien bête.Est-ce qu’on fait ces ouvrages-là soi-même quand on est riche,tandis qu’il y a tant de pauvres diables qui ne demandent qu’àgagner leur vie ?
– Bast ! affirma M. Lubin d’un ton capable, vous verrezqu’il sortira de là blanc comme neige. Les gens riches se tiennenttous.
– N’importe, dit le cuisinier, je donnerais bien un mois de mesgages pour être souris et aller écouter ce que disent là-hautmonsieur le comte et le grand brun. Si on allait voir un peu dansles environs de la porte !
Cette proposition n’obtint pas la moindre faveur. Les gens del’intérieur savaient par expérience que dans les grandes occasionsl’espionnage était parfaitement inutile.
M. de Commarin connaissait les domestiques pour les pratiquerdepuis son enfance. Son cabinet était à l’abri de toutes lesindiscrétions.
La plus subtile oreille collée à la serrure de la porteintérieure ne pouvait rien entendre, lors même que le maître étaiten colère et qu’éclatait sa voix tonnante. Seul, Denis, « Monsieurle premier », comme on l’appelait, était à portée de saisir biendes choses, mais on le payait pour être discret, et il l’était.
En ce moment, M. de Commarin était assis dans ce même fauteuilque la veille il criblait de coups de poing furieux en écoutantAlbert.
Depuis qu’il avait touché le marchepied de son équipage, levieux gentilhomme avait repris sa morgue.
Il redevenait d’autant plus roide et plus entier, qu’il sesentait humilié de son attitude devant le juge, et qu’il s’envoulait mortellement de ce qu’il considérait comme uneinqualifiable faiblesse.
Il en était à se demander comment il avait pu céder à un momentd’attendrissement, comment sa douleur avait été si bassementexpansive.
Au souvenir des aveux arrachés par une sorte d’égarement, ilrougissait et s’adressait les pires injures.
Comme Albert la veille, Noël, rentré en pleine possession desoi-même, se tenait debout, froid comme un marbre, respectueux,mais non plus humble.
Le père et le fils échangeaient des regards qui n’avaient riende sympathique ni d’amical.
Ils s’examinaient, ils se toisaient presque, comme deuxadversaires qui se tâtent de l’œil avant d’engager le fer.
– Monsieur, dit enfin le comte d’un ton sévère, désormais cettemaison est la vôtre. À dater de cet instant vous êtes le vicomte deCommarin, vous rentrez dans la plénitude des droits dont vous aviezété frustré. Oh ! attendez avant de me remercier. Je veux,pour débuter, vous affranchir de toute reconnaissance.Pénétrez-vous bien de ceci, monsieur : maître des événements,jamais je ne vous eusse reconnu. Albert serait resté où je l’avaisplacé.
– Je vous comprends, monsieur, répondit Noël. Je crois quejamais je ne me serais décidé à un acte comme celui par lequel vousm’avez privé de ce qui m’appartient. Mais je déclare que, sij’avais eu le malheur de le commettre, j’aurais ensuite agi commevous. Votre situation est trop en vue pour vous permettre un retourvolontaire. Mieux valait mille fois souffrir une injustice cachéequ’exposer le nom à un commentaire malveillant.
Cette réponse surprit le comte, et bien agréablement. L’avocatexprimait ses propres idées. Pourtant il ne laissa rien voir de sasatisfaction, et c’est d’une voix plus rude encore qu’il reprit:
– Je n’ai aucun droit, monsieur, à votre affection ; je n’yprétends pas, mais j’exigerai toujours la plus extrême déférence.Ainsi, il est de tradition, dans notre maison, qu’un filsn’interrompe point son père quand celui-ci parle. C’est ce que vousvenez de faire. Les enfants n’y jugent pas non plus leurs parents,ce que vous avez fait. Lorsque j’avais quarante ans, mon père étaittombé en enfance ; je ne me souviens cependant pas d’avoirélevé la voix devant lui. Ceci dit, je continue. Je subvenais à ladépense considérable de la maison d’Albert, complètement distinctede la mienne, puisqu’il avait ses gens, ses chevaux, ses voitures,et de plus je donnais à ce malheureux quatre mille francs par mois.J’ai décidé, afin d’imposer silence à bien des sots propos et pourvous poser de mon mieux, que vous devez tenir un état de maisonplus important ; ceci me regarde. En outre, je porterai votrepension mensuelle à six mille francs, que je vous engage à dépenserle plus noblement possible, en vous donnant le moins de ridiculeque vous pourrez. Je ne saurais trop vous exhorter à la plus grandecirconspection. Surveillez-vous, pesez vos paroles, raisonnez vosmoindres démarches. Vous allez devenir le point de mire desmilliers d’oisifs impertinents qui composent notre monde ; vosbévues feraient leurs délices. Tirez-vous l’épée ?
– Je suis de seconde force.
– Parfait ! Montez-vous à cheval ?
– Du tout, mais dans six mois je serai bon cavalier ou je meserai cassé le cou.
– Il faut devenir cavalier et ne se rien casser. Poursuivons…Naturellement vous n’occuperez pas l’appartement d’Albert, il seramuré dès que je serai débarrassé des gens de police. Dieumerci ! l’hôtel est vaste. Vous habiterez l’autre aile et onarrivera chez vous par un autre escalier. Gens, chevaux, voitures,mobilier, tout ce qui était au service ou à l’usage du vicomte va,coûte que coûte, être remplacé d’ici quarante-huit heures. Il fautque le jour où on vous verra, vous ayez l’air installé depuis dessiècles. Ce sera un esclandre affreux ; je ne sais pas demoyen de l’éviter. Un père prudent vous enverrait passer quelquesmois à la cour d’Autriche ou à celle de Russie ; la prudenceici serait folie. Mieux vaut une horrible clameur qui tombe viteque de sourds murmures qui s’éternisent. Allons au-devant del’opinion, et au bout de huit jours on aura épuisé tous lescommentaires, et parler de cette histoire sera devenu provincial.Ainsi, à l’œuvre ! Ce soir même les ouvriers seront ici. Et,pour commencer, je vais vous présenter mes gens.
Et passant du projet à l’action, le comte fit un mouvement pouratteindre le cordon de la sonnette. Noël l’arrêta.
Depuis le commencement de cet entretien, l’avocat voyageait aumilieu du pays des Mille et une Nuits, une lampe merveilleuse à lamain. Une réalité féerique rejetait dans l’ombre ses rêves les plussplendides. Aux paroles du comte, il ressentait comme deséblouissements, et il n’avait pas trop de toute sa raison pourlutter contre le vertige des hautes fortunes qui lui montait à latête. Touché par une baguette magique, il sentait s’éveiller en luimille sensations nouvelles et inconnues. Il se roulait dans lapourpre, il prenait des bains d’or.
Mais il savait rester impassible. Sa physionomie avait contractél’habitude de garder le secret des plus violentes agitationsintérieures. Pendant qu’en lui toutes les passions vibraient, ilécoutait en apparence avec une froideur triste et presqueindifférente.
– Daignez permettre, monsieur, dit-il au comte, que, sansm’écarter des bornes du plus profond respect, je vous présentequelques observations. Je suis touché, plus que je ne sauraisl’exprimer, de vos bontés, et cependant je vous prie en grâce d’enretarder la manifestation. Mes sentiments vous paraîtront peut-êtrejustes. Il me semble que la situation me commande la plus grandemodestie. Il est bon de mépriser l’opinion, mais non de la défier.Tenez pour certain qu’on va me juger avec la dernière sévérité. Sije m’installe ainsi chez vous, presque brutalement, que nedira-t-on pas ? J’aurai l’air du conquérant vainqueur qui sesoucie peu, pour arriver, de passer sur le cadavre du vaincu. On mereprochera de m’être couché dans le lit encore chaud de votre autrefils. On me raillera amèrement de mon empressement à jouir. On mecomparera sûrement à Albert, et la comparaison sera toute à mondésavantage, parce que je paraîtrai triompher quand un granddésastre atteint notre maison.
Le comte écoutait sans marque désapprobative, frappé peut-êtrede la justesse de ces raisons. Noël crut s’apercevoir que sa duretéétait beaucoup plus apparente que réelle. Cette persuasionl’encouragea.
– Je vous conjure donc, monsieur, poursuivit-il, de souffrir quepour le moment je ne change rien à ma manière de vivre. En ne memontrant pas, je laisse les propos méchants tomber dans le vide. Jepermets de plus à l’opinion de se familiariser avec l’idée duchangement à venir. C’est beaucoup déjà que de ne pas surprendreson monde. Attendu, je n’aurai pas l’air d’un intrus en meprésentant. Absent, j’ai le bénéfice qu’on a de tout temps accordéà l’inconnu, je me concilie le suffrage de tous ceux qui ont enviéAlbert, je me donne pour défenseurs tous les gens quim’attaqueraient demain, si mon élévation les offusquait subitement.En outre, grâce à ce délai, je saurai m’accoutumer à mon brusquechangement de fortune. Je ne dois pas porter dans votre monde,devenu le mien, les façons d’un parvenu. Il ne faut pas que mon nomme gêne comme un habit neuf qui n’aurait pas été fait à ma taille.Enfin, de cette façon, il me sera possible d’obtenir sans bruit,presque sous le manteau de la cheminée, les rectifications del’état civil.
– Peut-être, en effet, serait-ce plus sage, murmura lecomte.
Cet assentiment, si aisément obtenu, surprit Noël. Il eut commel’idée que le comte avait voulu l’éprouver, le tenter. En tout cas,qu’il eût triomphé, grâce à son éloquence, ou qu’il eût simplementévité un piège, il était supérieur. Son assurance enaugmenta ; il devint tout à fait maître de soi.
– Je dois ajouter, monsieur, continua-t-il, que j’ai moi-mêmecertaines transitions à ménager. Avant de me préoccuper de ceux queje vais trouver en haut, je dois m’inquiéter de ce que je laisse enbas. J’ai des amis et des clients. Cet événement vient mesurprendre lorsque je commence à recueillir les fruits de dix ansde travaux et de persévérance. Je n’ai fait encore que semer,j’allais récolter. Mon nom surnage déjà ; j’arrive à unepetite influence. J’avoue, sans honte, que j’ai jusqu’ici professédes idées et des opinions qui ne seraient pas de mise à l’hôtel deCommarin, et il est impossible que du jour au lendemain…
– Ah ! interrompit le comte d’un ton narquois, vous êteslibéral ? C’est une maladie à la mode. Albert aussi était fortlibéral.
– Mes idées, monsieur, dit vivement Noël, étaient celles de touthomme intelligent qui veut parvenir… Au surplus, tous les partisn’ont-ils pas un seul et même but, qui est le pouvoir ? Ils nediffèrent que par les moyens d’y arriver. Je ne m’étendrai pasdavantage sur ce sujet. Soyez sûr, monsieur, que je saurai portermon nom, et penser et agir comme un homme de mon rang.
– Je l’entends bien ainsi, dit M. de Commarin, et j’espèren’avoir jamais lieu de regretter Albert.
– Au moins, monsieur, ne serait-ce pas ma faute. Mais, puisquevous venez de prononcer le nom de cet infortuné, souffrez que nousnous occupions de lui.
Le comte attacha sur Noël un regard gros de défiance.
– Que pouvons-nous désormais pour Albert ?demanda-t-il.
– Quoi ? monsieur ! s’écria Noël avec feu,voudriez-vous l’abandonner lorsqu’il ne lui reste plus un ami aumonde ? Mais il est votre fils, monsieur ; il est monfrère, il a porté trente ans le nom de Commarin. Tous les membresd’une famille sont solidaires. Innocent ou coupable, il a le droitde compter sur nous et nous lui devons notre concours.
C’était encore une de ses opinions que le comte retrouvait dansla bouche de son fils, et cette seconde rencontre le toucha.
– Qu’espérez-vous donc, monsieur ? demanda-t-il.
– Le sauver, s’il est innocent, et j’aime à me persuader qu’ill’est. Je suis avocat, monsieur, et je veux être son défenseur. Onm’a dit parfois que j’avais du talent ; pour une telle cause,j’en aurai. Oui, si fortes que soient les charges qui pèsent surlui, je les écarterai ; je dissiperai les doutes ; lalumière jaillira à ma voix ; je trouverai des accents nouveauxpour faire passer ma conviction dans l’esprit des juges. Je lesauverai, et ce sera ma dernière plaidoirie.
– Et s’il avouait, objecta le comte, s’il avait avoué ?
– Alors, monsieur, répondit Noël d’un air sombre, je luirendrais le dernier service qu’en un tel malheur je demanderais àmon frère : je lui donnerais les moyens de ne pas attendre lejugement.
– C’est bien parler, monsieur, dit le comte ; très bien,mon fils ! Et il tendit sa main à Noël, qui la pressa ens’inclinant avec une respectueuse reconnaissance.
L’avocat respirait. Enfin, il avait trouvé le chemin du cœur dece hautain grand seigneur, il avait fait sa conquête, il lui avaitplu.
– Revenons à vous, monsieur, reprit le comte. Je me rends auxraisons que vous venez de me déduire. Il sera fait ainsi que vousle désirez. Mais ne prenez cette condescendance que comme uneexception. Je ne reviens jamais sur un parti pris, me fût-il mêmedémontré qu’il est mauvais et contraire à mes intérêts. Mais dumoins rien n’empêche que vous habitiez chez moi dès aujourd’hui,que vous preniez vos repas avec moi. Nous allons, pour commencer,voir ensemble où vous loger, en attendant que vous occupiezofficiellement l’appartement qu’on va préparer pour vous…
Noël eut la hardiesse d’interrompre encore le vieuxgentilhomme.
– Monsieur, dit-il, lorsque vous m’avez ordonné de vous suivre,j’ai obéi comme c’était mon devoir. Maintenant il est un autredevoir sacré qui m’appelle. Madame Gerdy agonise en ce moment.Puis-je abandonner à son lit de mort celle qui m’a servi demère ?
– Valérie ! murmura le comte.
Il s’accouda sur le bras de son grand fauteuil, le front dansses mains ; il songeait à ce passé tout à coup ressuscité.
– Elle m’a fait bien du mal, reprit-il, répondant à sespensées ; elle a troublé ma vie, mais dois-je êtreimplacable ? Elle meurt de l’accusation qui pèse sur Albert,sur notre fils. C’est moi qui l’ai voulu ! Sans doute, à cetteheure suprême, un mot de moi serait pour elle une immenseconsolation. Je vous accompagnerai, monsieur.
Noël tressaillit à cette proposition inouïe.
– Oh ! monsieur, fit-il vivement, épargnez-vous, de grâce,un spectacle déchirant ! Votre démarche serait inutile. MadameGerdy existe probablement encore, mais son intelligence est morte.Son cerveau n’a pu résister à un choc trop violent. L’infortunée nesaurait ni vous reconnaître ni vous entendre.
– Allez donc seul, soupira le comte ; allez, monfils ! Ce mot « mon fils » prononcé avec une intonation notéesonna comme une fanfare de victoire aux oreilles de Noël sans quesa réserve compassée se démentît. Il s’inclina pour prendrecongé ; le gentilhomme lui fit signe d’attendre.
– Dans tous les cas, ajouta-t-il, votre couvert sera mis ici. Jedîne à six heures et demie précises, je serai content de vousvoir.
Il sonna ; « monsieur le premier » parut.
– Denis, lui dit-il, aucune des consignes que je donnerai neregardera monsieur. Vous préviendrez les gens. Monsieur est icichez lui.
L’avocat sorti, le comte de Commarin éprouva de se trouver seulun bien-être immense.
Depuis le matin, les événements s’étaient précipités avec une sivertigineuse rapidité que sa pensée n’avait pu les suivre. Ilpouvait enfin réfléchir.
Voici donc, se disait-il, mon fils légitime. Je suis sûr de lanaissance de celui-ci. Certes, j’aurais mauvaise grâce à le renier,je retrouve en lui mon portrait vivant lorsque j’avais trente ans.Il est bien, ce Noël ; très bien même. Sa physionomie prévienten sa faveur. Il est intelligent et fin. Il a su être humble sansbassesse et ferme sans arrogance. Sa nouvelle fortune si inattenduene l’étourdit pas. J’augure bien d’un homme qui sait tenir tête àla prospérité. Il pense bien, il portera fièrement son nom. Etpourtant, je ne sens pour lui nulle sympathie ; il me sembleque je regretterai mon pauvre Albert. Je n’ai pas su l’apprécier.Malheureux enfant ! Commettre un vil crime ! Il avaitperdu la raison. Je n’aime pas l’œil de celui-ci, il est tropclair. On assure qu’il est parfait. Il montre au moins lessentiments les plus nobles et les plus convenables. Il est doux etfort, magnanime, généreux, héroïque. Il est sans rancune et prêt àse sacrifier pour moi, afin de me récompenser de ce que j’ai faitpour lui.
Il pardonne à madame Gerdy, il aime Albert. C’est à mettre endéfiance. Mais tous les jeunes hommes d’aujourd’hui sont ainsi.Ah ! nous sommes dans un heureux siècle. Nos fils naissentrevenus de toutes les erreurs humaines. Ils n’ont ni les vices, niles passions, ni les emportements de leurs pères. Et cesphilosophes précoces, modèles de sagesse et de vertu, sontincapables de se laisser aller à la moindre folie. Hélas !Albert aussi était parfait, et il a assassiné Claudine ! Quefera celui-ci ?…
– N’importe, ajouta-t-il à demi-voix, j’aurais dû l’accompagnerchez Valérie.
Et, bien que l’avocat fût parti depuis dix bonnes, minutes aumoins, M. de Commarin, ne s’apercevant pas du temps écoulé, courutà la fenêtre avec l’espérance de voir Noël dans la cour et de lerappeler…
Mais Noël était déjà loin. En sortant de l’hôtel, il avait prisune voiture à la station de la rue de Bourgogne, et s’était faitconduire grand train rue Saint-Lazare.
Arrivé à sa porte, il jeta plutôt qu’il ne donna cinq francs aucocher, et escalada rapidement les quatre étages.
– Qui est venu pour moi ? demanda-t-il à la bonne.
– Personne, monsieur.
Il parut délivré d’une lourde inquiétude et continua d’un tonplus calme :
– Et le docteur ?
– Il a fait une visite ce matin, répondit la domestique, enl’absence de monsieur, et il n’a pas eu l’air content du tout. Ilest revenu tout à l’heure et il est encore là.
– Très bien ! je vais lui parler. Si quelqu’un me demande,faites entrer dans mon cabinet dont voici la clé, etappelez-moi.
En entrant dans la chambre de Mme Gerdy, Noël put d’un coupd’œil constater qu’aucun mieux n’était survenu pendant sonabsence.
La malade, les yeux fermés, la face convulsée, gisait étenduesur le dos. On l’aurait crue morte, sans les brusquestressaillements qui, par intervalles, la secouaient et soulevaientles couvertures.
Au-dessus de sa tête, on avait disposé un petit appareil remplid’eau glacée qui tombait goutte à goutte sur son crâne et sur sonfront marbré de larges taches bleuâtres.
Déjà la table et la cheminée étaient encombrées de petits potsgarnis de ficelles roses, de fioles à potions et de verres à demividés.
Au pied du lit, un morceau de linge taché de sang annonçaitqu’on venait d’avoir recours aux sangsues.
Près de l’âtre, où flambait un grand feu, une religieuse del’ordre de Saint-Vincent-de-Paul était accroupie, guettantl’ébullition d’une bouilloire.
C’était une femme encore jeune, au visage replet plus blanc queses guimpes. Sa physionomie d’une immobile placidité, son regardmorne trahissaient en elle tous les renoncements de la chair etl’abdication de la pensée. Ses jupes de grosse étoffe grise sedrapaient autour d’elle en plis lourds et disgracieux. À chacun deses mouvements, son immense chapelet de buis teint surchargé decroix et de médailles de cuivre s’agitait et traînait à terre avecun bruit de chaînes.
Sur un fauteuil, vis-à-vis du lit de la malade, le docteur Hervéétait assis, suivant en apparence avec attention les préparatifs dela sœur. Il se leva avec empressement à l’entrée de Noël.
– Enfin, te voici ! s’exclama-t-il en donnant à son ami unelarge poignée de main.
– J’ai été retenu au Palais, dit l’avocat, comme s’il eût sentila nécessité d’expliquer son absence, et j’y étais, tu peux lepenser, sur des charbons ardents.
Il se pencha à l’oreille du médecin et, avec un tremblementd’inquiétude dans la voix, il demanda :
– Eh bien ?
Le docteur hocha la tête d’un air profondément découragé.
– Elle va plus mal, répondit-il ; depuis ce matin lesaccidents se succèdent avec une effrayante rapidité.
Il s’arrêta. L’avocat venait de lui saisir le bras et le serraità le briser. Mme Gerdy s’était quelque peu remuée et avait laissééchapper un faible gémissement.
– Elle t’a entendu, murmura Noël.
– Je le voudrais, fit le médecin, ce serait fort heureux, maistu dois te tromper. Au surplus, voyons…
Il s’approcha de Mme Gerdy, et tout en lui tâtant le pouls,l’examina avec la plus profonde attention. Puis légèrement, du boutdu doigt, il lui souleva la paupière.
L’œil apparut terne, vitreux, éteint.
– Mais viens, juge toi-même, prends-lui la main,parle-lui !
Noël, tout frissonnant, fit ce que lui demandait son ami. Ils’avança, et, se penchant sur le lit, de façon que sa bouchetouchait presque l’oreille de la malade, il murmura :
– Ma mère, c’est moi, Noël, ton Noël ; parle-moi, fais-moisigne ; m’entends-tu, ma mère ?
Rien ! elle garda son effrayante immobilité ; pas unsouffle d’intelligence n’agita ses traits.
– Tu vois, fit le docteur, je te le disais bien !
– Pauvre femme ! soupira Noël ;souffre-t-elle ?
– En ce moment, non.
La religieuse s’était relevée et était venue, elle aussi, seplacer près du lit.
– Monsieur le docteur, dit-elle, tout est prêt.
– Alors, ma sœur, appelez la bonne, pour qu’elle nous aide, nousallons envelopper votre malade de sinapismes.
La domestique accourut. Entre les bras des deux femmes, MmeGerdy était comme une morte à laquelle on fait sa dernièretoilette. À la rigidité près, c’était un cadavre. Elle avait dûbeaucoup souffrir, la pauvre femme, et depuis longtemps, car elleétait d’une maigreur qui faisait pitié à voir. La sœur elle-même enétait émue, et pourtant elle était bien habituée au spectacle de lasouffrance. Combien de malades avaient rendu le dernier soupirentre ses bras, depuis quinze ans qu’elle allait s’asseyant dechevet en chevet !
Noël, pendant ce temps, s’était retiré dans l’embrasure de lacroisée, et il appuyait contre les vitres son front brûlant.
À quoi songeait-il, tandis que se mourait, là, à deux pas delui, celle qui avait donné tant de preuves de maternelle tendresse,d’ingénieux dévouement ? La regrettait-il ? Ne pensait-ilpas plutôt à cette grande et fastueuse existence qui l’attendaitlà-bas, de l’autre côté de l’eau, au faubourg Saint-Germain ?Il se retourna brusquement en entendant à son oreille la voix deson ami.
– Voilà qui est fini, disait le docteur, nous allons attendrel’effet des sinapismes. Si elle les sent, ce sera bon signe ;s’ils n’agissent pas, nous essayerons les ventouses.
– Et si elles n’agissent pas non plus ?
Le médecin ne répondit que par ce geste d’épaules qui traduit laconviction d’une impuissance absolue.
– Je comprends ton silence, Hervé, murmura Noël. Hélas ! tume l’as dit cette nuit : elle est perdue.
– Scientifiquement, oui. Pourtant, je ne désespère pas encore.Tiens, il n’y a pas un an, le beau-père d’un de nos camarades s’esttiré d’un cas identique. Et je l’ai vu bien autrement bas : lasuppuration avait commencé.
– Ce qui me navre, reprit Noël, c’est de la voir en cet état.Faudra-t-il donc qu’elle meure sans recouvrer un instant saraison ? Ne me reconnaîtra-t-elle pas, ne prononcera-t-elleplus une parole ?
– Qui sait ! Cette maladie, mon pauvre vieux, est faitepour déconcerter toutes les prévisions. D’une minute à l’autre, lesphénomènes peuvent varier, suivant que l’inflammation affecte telleou telle partie de la masse encéphalique. Elle est dans une périoded’abolition des sens, d’anéantissement de toutes les facultésintellectuelles, d’assoupissement, de paralysie ; il se peutque demain elle soit prise de convulsions, accompagnées d’uneexaltation folle des fonctions du cerveau, d’un délire furieux.
– Et elle parlerait alors ?
– Sans doute ; mais cela ne modifierait ni la nature ni lagravité du mal.
– Et… aurait-elle sa raison ?
– Peut-être, répondit le docteur en regardant fixement son ami.Mais pourquoi me demandes-tu cela ?
– Eh ! mon cher Hervé, un mot de madame Gerdy, un seul meserait si nécessaire !
– Pour ton affaire, n’est-ce pas ? Eh bien ! je nepuis rien te dire à cet égard, rien te promettre. Tu as autant dechances pour toi que contre toi, seulement, ne t’éloigne pas. Sison intelligence revient, ce ne sera qu’un éclair, tâche d’enprofiter. Allons, je me sauve, ajouta le docteur ; j’ai encoretrois visites à faire.
Noël accompagna son ami. Quand ils furent sur le palier…
– Tu reviendras ? lui demanda-t-il.
– Ce soir à neuf heures. Rien à tenter d’ici là. Tout dépend dela garde-malade. Par bonheur, je t’en ai choisi une qui est uneperle. Je la connais.
– C’est donc toi qui as fait venir cette religieuse ?
– Moi-même, sans ta permission. En serais-tu fâché ?
– Pas le moins du monde. Seulement, j’avoue…
– Quoi ! tu fais la grimace ! Est-ce que par hasardtes opinions politiques te défendraient de faire soigner ta mère,pardon !… madame Gerdy, par une fille deSaint-Vincent ?
– Tu sauras, mon cher Hervé…
– Bon ! je te vois venir, avec l’éternelle rengaine : ellessont adroites, insinuantes, dangereuses, c’est connu. Si j’avais unvieil oncle à succession, je ne les introduirais pas chez lui. Oncharge parfois ces bonnes filles de commissions étranges. Maisqu’as-tu à craindre de celle-ci ? Laisse donc dire les sots.Héritage à part, les bonnes sœurs sont les premières gardes-maladesdu monde ; je t’en souhaite une à ta dernière tisane. Surquoi, salut, je suis pressé.
En effet, sans souci de la gravité médicale, le docteur se lançadans l’escalier, pendant que Noël tout pensif, le front chargéd’inquiétudes, regagnait l’appartement de Mme Gerdy.
Sur le seuil de la chambre de la malade, la religieuse épiait leretour de l’avocat.
– Monsieur, fit-elle, monsieur !
– Vous désirez quelque chose, ma sœur ?
– Monsieur, la bonne m’a dit de m’adresser à vous pour del’argent, elle n’en a plus, elle a pris à crédit chez lepharmacien…
– Excusez-moi, ma sœur, interrompit Noël d’un air vivementcontrarié ; excusez-moi, ma sœur, de n’avoir pas prévenu votredemande… je perds un peu la tête, voyez-vous !
Et, sortant de son portefeuille un billet de cent francs il leposa sur la cheminée.
– Merci ! monsieur, dit la sœur, j’inscrirai toutes lesdépenses. Nous faisons toujours comme cela, ajouta-t-elle, c’estplus commode pour les familles. On est si troublé quand on voitceux qu’on aime malades ! Ainsi, vous n’avez peut-être passongé à donner à cette pauvre dame la douceur des secours de notresainte religion ? À votre place, monsieur, j’enverrais, sanstarder, chercher un prêtre…
– Maintenant, ma sœur ! Mais voyez donc en quel état ellese trouve ! Elle est morte, hélas ! ou autant dire. Vousavez vu qu’elle n’a même pas entendu ma voix.
– Peu importe, monsieur, reprit la sœur, vous aurez toujoursfait votre devoir. Elle ne vous a pas répondu, mais savez-vous sielle ne répondra pas au prêtre ? Ah ! vous ne connaissezpas toute la puissance des derniers sacrements. On a vu desagonisants retrouver leur intelligence et leurs forces pour faireune bonne confession et recevoir le corps sacré de Notre SeigneurJésus-Christ. J’entends souvent des familles dire qu’elles neveulent pas effrayer leur malade, que la vue du ministre duSeigneur peut inspirer une terreur qui hâte la fin. C’est une bienfuneste erreur. Le prêtre n’épouvante pas, il rassure l’âme auseuil du grand passage. Il parle au nom du Dieu des miséricordesqui vient pour sauver et non pour perdre. Je pourrais vous citerbien des exemples de mourants qui ont été guéris rien qu’au contactdes saintes huiles.
La bonne sœur parlait d’un ton morne comme son regard. Le cœur,évidemment, n’entrait pour rien dans les paroles qu’elleprononçait. C’était comme une leçon qu’elle débitait. Sans douteelle l’avait apprise autrefois lorsqu’elle était entrée au couvent.Alors elle exprimait quelque chose de ce qu’elle éprouvait. Elletraduisait ses propres impressions. Mais depuis ! elle l’avaittant et tant répétée aux parents de tous ses malades que le sensfinissait par lui échapper. Ce n’était plus désormais qu’une suitede mots banals qu’elle égrenait comme les dizaines latines de sonchapelet. Cela désormais faisait partie de ses devoirs degarde-malade, comme la préparation de tisanes et la confection descataplasmes.
Noël ne l’écoutait pas, son esprit était bien loin.
– Votre chère maman, poursuivait la sœur, cette bonne dame quevous aimez tant, devait tenir à sa religion, voudrez-vous exposerson âme ? Si elle pouvait parler, au milieu de ses cruellessouffrances…
L’avocat allait répliquer lorsque la domestique lui annonçaqu’un monsieur qui ne voulait pas dire son nom demandait à luiparler pour une affaire.
– J’y vais, répondit-il vivement.
– Que décidez-vous, monsieur ? insista la religieuse.
– Je vous laisse libre, ma sœur, vous ferez ce que vous jugerezconvenable.
La digne fille commença la leçon du remerciement, maisinutilement. Noël avait disparu d’un air mécontent et presqueaussitôt elle entendit sa voix dans l’antichambre. Il disait :
– Enfin, vous voici, monsieur Clergeot ; je renonçaispresque à vous voir.
Ce visiteur qu’attendait l’avocat est un personnage bien connudans la rue Saint-Lazare, du côté de la rue de Provence, dans lesparages de Notre-Dame-de-Lorette, et tout le long des boulevardsextérieurs, depuis la chaussée des Martyrs jusqu’au rond-point del’ancienne barrière de Clichy.
M. Clergeot n’est pas plus usurier que le père de M. Jourdainn’était marchand. Seulement, comme il a beaucoup d’argent et qu’ilest fort obligeant, il en prête à ses amis, et, en récompense de ceservice, il consent à recevoir des intérêts qui peuvent varierentre quinze et cinq cents pour cent.
Excellent homme, il affectionne positivement ses pratiques, etsa probité est généralement appréciée. Jamais il n’a fait saisir undébiteur ; il préfère le poursuivre sans trêve et sans relâchependant dix ans et lui arracher bribe à bribe ce qui lui estdû.
Il doit demeurer vers le haut de la rue de la Victoire. Il n’apas de magasin et pourtant il vend de toutes choses vendables et dequelques autres encore que la loi ne reconnaît pas commemarchandises, toujours pour être utile au prochain. Parfois ilaffirme qu’il n’est pas très riche. C’est possible. Il estfantasque, plus encore qu’avide, et effroyablement hardi. Facile àla poche quand on lui convient, il ne prêterait pas cent sous avecFerrières en garantie à qui n’a pas l’honneur de lui plaire. Ilrisque d’ailleurs ses fonds sur les cartes les plus chanceuses.
Sa clientèle de prédilection se compose de petites dames, defemmes de théâtre, d’artistes, et de ces audacieux qui abordent lesprofessions qui ne valent que par celui qui les exerce, tels queles avocats et les médecins.
Il prête aux femmes sur leur beauté présente, aux hommes surleur talent à venir. Gages fragiles ! Son flair, on doitl’avouer, jouit d’une réputation énorme. Rarement il s’est trompé.Une jolie fille meublée par Clergeot doit aller loin. Pour unartiste, devoir à Clergeot est une recommandation préférable auplus chaud feuilleton.
Mme Juliette avait procuré à son amant cette utile et honorableconnaissance.
Noël, qui savait combien ce digne homme est sensible auxprévenances et chatouilleux sur l’urbanité, commença par lui offrirun siège et lui demanda des nouvelles de sa santé. Clergeot donnades détails. La dent était bonne encore, mais la vue faiblissait.La jambe devenait molle et l’oreille un peu dure. Le chapitre desdoléances épuisé…
– Vous savez, dit-il, pourquoi je viens. Vos billets échoientaujourd’hui et j’ai diablement besoin d’argent. Nous disons un dedix, un de sept et un troisième de cinq mille francs ; total,vingt-deux mille francs.
– Voyons, monsieur Clergeot, répondit Noël, pas de mauvaiseplaisanterie !
– Plaît-il ? fit l’usurier. C’est que je ne plaisante pasdu tout !
– J’aime à croire que si. Il y a précisément aujourd’hui huitjours que je vous ai écrit pour vous prévenir que je ne serais pasen mesure, et pour vous demander un renouvellement.
– J’ai parfaitement reçu votre lettre.
– Que dites-vous donc, cela étant ?
– Ne vous répondant pas, j’ai supposé que vous comprendriez queje ne pouvais satisfaire votre demande. J’espérais que vous vousseriez remué pour trouver la somme.
Noël laissa échapper un geste d’impatience.
– Je ne l’ai pas fait, dit-il. Ainsi, prenez-en votre parti, jesuis sans le sou.
– Diable !… Savez-vous que voilà quatre fois déjà que jeles renouvelle, ces billets ?
– Il me semble que les intérêts ont été bien et dûment payés, età un taux qui vous permet de ne pas trop regretter leplacement.
Clergeot n’aime pas à entendre parler des intérêts qu’on luidonne. Il prétend que cela l’humilie. C’est d’un ton sec qu’ilrépondit :
– Je ne me plains pas. Je tiens seulement à vous faire remarquerque vous en prenez par trop à l’aise avec moi. Si j’avais mis votresignature en circulation, tout serait payé à l’heure qu’il est.
– Pas davantage.
– Si fait. Le conseil de votre ordre ne badine pas, et vousauriez trouvé le moyen d’éviter les poursuites. Mais vous dites : «Le père Clergeot est bon enfant. » C’est la vérité. Pourtant, je nele suis qu’autant que cela ne me cause pas trop de préjudice. Or,aujourd’hui, j’ai absolument besoin de mes fonds. Ab-so-lu-ment,ajouta-t-il, scandant les syllabes.
L’air décidé du bonhomme parut inquiéter l’avocat.
– Faut-il vous le répéter ? dit-il, je suis complètement àsec, com-plè-te-ment.
– Vrai ! reprit l’usurier, c’est fâcheux pour vous. Je mevois obligé de porter mes papiers chez l’huissier.
– À quoi bon ? Jouons cartes sur table, monsieur Clergeot.Tenez-vous à grossir les revenus de messieurs les huissiers ?Non, n’est-ce pas ? Quand vous m’aurez fait beaucoup de frais,cela vous donnera-t-il un centime ? Vous obtiendrez unjugement contre moi. Soit ! Après ? Songez-vous à mesaisir ? Je ne suis pas ici chez moi, le bail est au nom demadame Gerdy.
– On sait cela. Et quand même, la vente de tout ce qui est icine me couvrirait pas.
– C’est donc que vous comptez me faire fourrer à Clichy ?Mauvaise spéculation, je vous en préviens ; mon état seraitperdu, et, plus d’état, plus d’argent.
– Bon ! s’écria l’honnête prêteur, voilà que vous mechantez des sottises… Vous appelez cela être franc ? Àd’autres ! Si vous me supposiez capable de la moitié desméchancetés que vous dites, mon argent serait là, dans votretiroir.
– Erreur ! je ne saurais où le prendre, et à moins de ledemander à madame Gerdy, ce que je ne veux pas faire…
Un petit rire sardonique et des plus crispants, particulier aupère Clergeot, interrompit Noël.
– Ce n’est pas la peine de frapper à cette porte, dit l’usurier,il y a longtemps que le sac de maman est vide, et si la chère damevenait à trépasser – on m’a dit qu’elle est très malade – je nedonnerais pas deux cents louis de sa succession.
L’avocat rougit de colère, ses yeux brillèrent ; ildissimula pourtant et protesta avec une certaine vivacité.
– On sait ce qu’on sait, continua tranquillement Clergeot.Écoutez donc : avant de risquer ses sous, on s’informe, ce n’estque juste. Les dernières valeurs de maman ont été lavées en octobredernier. Ah ! la rue de Provence coûte bon. J’ai établi ledevis, il est chez moi. Juliette est une femme charmante, c’estsûr ; elle n’a pas sa pareille, j’en conviens ; mais elleest chère. Elle est même diablement chère !
Noël enrageait d’entendre ainsi traiter sa Juliette par cethonorable personnage. Mais que répondre ? D’ailleurs on n’estpas parfait, et M. Clergeot a le défaut de ne pas estimer lesfemmes, ce qui tient sans doute à ce que son commerce ne lui en apas fait rencontrer d’estimables. Il est charmant avec sespratiques du beau sexe, prévenant et même galantin, mais les plusgrossières injures seraient moins révoltantes que sa flétrissantefamiliarité.
– Vous avez marché trop rondement, poursuivit-il sans daignerremarquer le dépit de son client, et je vous l’ai dit dans letemps. Mais bast ! vous êtes fou de cette femme. Jamais vousn’avez su lui rien refuser. Avec vous, elle n’a pas le loisir desouhaiter qu’elle est servie. Sottise ! Quand une jolie filledésire une chose, il faut la lui laisser désirer longtemps. Decette façon, elle a l’esprit occupé et ne pense pas à un tasd’autres bêtises. Quatre bonnes petites envies bien ménagéesdoivent durer un an. Vous n’avez pas su soigner votre bonheur. Jesais bien qu’elle a un diable de regard qui donnerait la colique àun saint de pierre, mais on se raisonne, saperlotte ! Il n’y apas à Paris dix femmes entretenues sur ce pied-là. Pensez-vousqu’elle vous en aime davantage ! Point. Dès qu’elle vous sauraruiné, elle vous plantera là pour reverdir.
Noël acceptait l’éloquence de son banquier-providence à peu prèscomme un homme qui n’a pas de parapluie accepte une averse.
– Où voulez-vous en venir ? dit-il.
– À ceci : que je ne veux pas renouveler vos billets.Comprenez-vous ? À l’heure qu’il est, en battant ferme lerappel des espèces, vous pouvez encore mettre en ligne lesvingt-deux mille francs en question. Ne froncez pas le sourcil,vous les trouverez, pour m’empêcher par exemple de vous fairesaisir, non ici, ce qui serait idiot, mais chez votre petite femme,qui ne serait pas contente du tout, et qui ne vous le cacheraitpas.
– Mais elle est chez elle et vous n’avez pas le droit…
– Après ! Elle formera opposition, je m’y attends bien,mais elle vous fera dénicher les fonds. Croyez-moi, parez cecoup-là. Je veux être payé maintenant. Je ne veux pas vous accorderun délai, parce que d’ici trois mois vous aurez usé vos dernièresressources. Ne faites donc pas non, comme cela. Vous êtes dans unede ces situations qu’on prolonge à tout prix. Vous brûleriez lebois du lit de votre mère mourante pour lui chauffer les pieds, àcette créature ! Où avez-vous pris les dix mille francs quevous lui avez remis l’autre soir ? Qui sait ce que vous alleztenter pour vous procurer de l’argent ? L’idée de la garderquinze jours, trois jours, un jour de plus peut vous mener loin.Ouvrez l’œil. Je connais ce jeu-là, moi. Si vous ne lâchez pasJuliette, vous êtes perdu. Écoutez un bon conseil, gratis : il vousfaudra toujours la quitter, n’est-ce pas, un peu plus tôt, un peuplus tard ? Exécutez-vous aujourd’hui même…
Voilà comment il est, ce digne Clergeot, il ne mâche pas lavérité à ses clients quand ils ne sont pas en mesure. S’ils sontmécontents, tant pis ! sa conscience est en repos. Ce n’estpas lui qui prêterait jamais les mains à une folie !
Noël n’en pouvait tolérer davantage ; sa mauvaise humeuréclata.
– En voilà assez ! s’écria-t-il d’un ton résolu. Vousagirez, monsieur Clergeot, à votre guise ; dispensez-moi devos avis, je préfère la prose de l’huissier. Si j’ai risqué desimprudences, c’est que je puis les réparer, et de façon à voussurprendre. Oui, monsieur Clergeot, je puis trouver vingt-deuxmille francs, j’en aurais cent mille demain matin, si bon mesemblait ; il m’en coûterait juste la peine de les demander.C’est ce que je ne ferai pas. Mes dépenses, ne vous en déplaise,resteront secrètes comme elles l’ont été jusqu’ici. Je ne veux pasqu’on puisse soupçonner ma gêne. Je n’irai pas, par amour pourvous, manquer le but que je poursuis, le jour même où j’ytouche !
Il se rebiffe, pensa l’usurier ; il est moins bas percé queje ne croyais !
– Ainsi, continua l’avocat, portez vos chiffons chez l’huissier.Qu’il poursuive ! Mon portier seul le saura. Dans huit jours,je serai cité au tribunal de commerce et j’y demanderai lesvingt-cinq jours de délai que les juges accordent à tout débiteurgêné. Vingt-cinq et huit, dans tous les pays du monde, fonttrente-trois jours. C’est précisément le répit qui m’estnécessaire. Résumons-nous : acceptez de suite une lettre de changede vingt-quatre mille francs à six semaines, ou… serviteur, je suispressé, passez chez l’huissier.
– Et dans six semaines, répondit l’usurier, vous serez en mesureexactement comme aujourd’hui. Et quarante-cinq jours de Juliette,c’est des louis…
– Monsieur Clergeot, répliqua Noël, bien avant ce temps maposition aura changé du tout au tout. Mais je vous l’ai dit,ajouta-t-il en se levant, mes instants sont comptés…
– Minute donc, homme de feu ! interrompit le doux banquier.Vous dites vingt-quatre mille francs à quarante-cinqjours ?
– Oui. Cela fait dans les environs de soixante-quinze pour cent.C’est gracieux.
– Je ne chicane jamais sur les intérêts, fit M. Clergeot,seulement…
Il regarda finement Noël tout en se grattant furieusement lementon, geste qui indiquait chez lui un travail intense ducerveau.
– Seulement, reprit-il, je voudrais bien savoir sur quoi vouscomptez.
– C’est ce que je ne vous dirai pas. Vous le saurez, comme toutle monde, avant peu.
– J’y suis ! s’écria M. Clergeot, j’y suis ! Vousallez vous marier ! Parbleu ! vous avez déniché unehéritière. Votre petite Juliette m’avait dit quelque chose dans cegoût-là ce matin. Ah ! vous épousez ! Et est-ellejolie ? Peu importe. Elle a le sac, n’est-il pas vrai ?Vous ne la prendriez pas sans cela. Donc, vous entrez enménage ?
– Je ne dis pas cela.
– Bien ! bien ! faites le discret, on entend àdemi-mot. Un avis pourtant : veillez au grain ; votre petitefemme a un pressentiment de la chose. Vous avez raison, il ne fautpas chercher d’argent. La moindre démarche suffirait pour mettre lebeau-père sur la piste de votre situation financière et vousn’auriez pas la fille. Mariez-vous et soyez sage. Surtout, lâchezJuliette, ou je ne donne pas cent sous de la dot. Ainsi, c’estconvenu, préparez une lettre de change de vingt-quatre millefrancs, je la prendrai lundi en vous rapportant vos billets.
– Vous ne les avez donc pas sur vous ?
– Non. Et pour être franc, je vous avouerai que, sachant bienque je ferais chou blanc, je les ai remis hier avec d’autres à monhuissier. Cependant, dormez tranquille, vous avez ma parole.
M. Clergeot fit mine de se retirer, mais au moment de sortir ilse retourna brusquement.
– J’oubliais, dit-il ; pendant que vous y serez, faites lalettre de change de vingt-six mille francs. Votre petite femme m’ademandé quelques chiffons que je me propose de lui porter demain,de la sorte ils se trouveront soldés.
L’avocat essaya de se récrier. Certes, il ne refusait pas depayer, seulement il tenait à être consulté pour les achats. Il nepouvait tolérer qu’on disposât ainsi de sa caisse.
– Farceur ! va, fit l’usurier en haussant les épaules.Voudriez-vous donc la contrarier pour une misère, cettefemme ! Elle vous en fera voir bien d’autres. Comptez qu’elleavalera la dot ! Et vous savez, s’il vous faut quelquesavances pour la noce, donnez-moi des assurances ; faites-moiparler au notaire, et nous nous arrangerons. Allons, je file !À lundi, n’est-ce pas ?
Noël prêta l’oreille pour être bien sûr que l’usuriers’éloignait décidément. Lorsqu’il entendit son pas traînard dansl’escalier :
– Canaille ! s’écria-t-il, misérable, voleur, vieuxfesse-Mathieu ! s’est-il fait assez tirer l’oreille !C’est qu’il était décidé à poursuivre ! Cela m’aurait bienposé dans l’esprit du comte, s’il était venu à savoir !… Vilusurier ! j’ai craint un moment d’être obligé de tout luidire !…
En continuant de pester et de jurer contre son banquier,l’avocat tira sa montre.
– Cinq heures et demie, déjà ! fit-il.
Son indécision était très grande. Devait-il aller dîner avec sonpère ? Pouvait-il quitter madame Gerdy ? Le dîner del’hôtel de Commarin lui tenait bien au cœur, mais, d’un autre côté,abandonner une mourante…
– Décidément, murmura-t-il, je ne puis m’absenter.
Il s’assit devant son bureau et en toute hâte écrivit une lettred’excuse à son père. Madame Gerdy, disait-il, pouvait rendre ledernier soupir d’une minute à l’autre, il tenait à être là pour lerecueillir. Pendant qu’il chargeait sa domestique de remettre cebillet à un commissionnaire qui le porterait au comte, il parutfrappé d’une idée subite.
– Et le frère de madame, demanda-t-il, sait-il qu’elle estdangereusement malade ?
– Je l’ignore, monsieur, répondit la bonne ; en tout cas,ce n’est pas moi qui l’ai prévenu.
– Comment, malheureuse ! en mon absence vous n’avez passongé à l’avertir ! Courez chez lui bien vite ; qu’on lecherche, s’il n’y est pas ; qu’il vienne !
Plus tranquille désormais, Noël alla s’asseoir dans la chambrede la malade. La lampe était allumée, et la sœur allait et venaitcomme chez elle, remettant tout en place, essuyant, arrangeant.Elle avait un air de satisfaction qui n’échappa point à Noël.
– Aurions-nous quelque lueur d’espoir, ma sœur ?interrogea-t-il.
– Peut-être, répondit la religieuse. Monsieur le curé est venului-même, monsieur ; votre chère maman ne s’est pas aperçue desa présence ; mais il reviendra. Ce n’est pas tout : depuisque monsieur le curé est venu, les sinapismes prennentadmirablement, la peau se rubéfie partout ; je suis sûrequ’elle les sent.
– Dieu vous entende, ma sœur !
– Oh ! je l’ai déjà bien prié, allez ! L’important estde ne pas la laisser seule une minute. Je me suis entendue avec labonne. Quand le docteur sera venu, j’irai me coucher, et elleveillera jusqu’à une heure du matin. Je la relèverai alors…
– Vous vous reposerez, ma sœur, interrompit Noël d’une voixtriste. C’est moi, qui ne saurais trouver une heure de sommeil, quipasserai la nuit.
Pour avoir été repoussé avec perte par le juge d’instruction,harassé d’une journée d’interrogatoire, le père Tabaret ne setenait pas pour battu. Le bonhomme était plus entêté qu’une mule :c’était son défaut ou sa qualité.
À l’excès du désespoir auquel il avait succombé dans la galeriesuccéda bientôt cette résolution indomptable qui est l’enthousiasmedu danger. Le sentiment du devoir reprenait le dessus. Était-cedonc le moment de se laisser aller à un lâche découragement, quandil y avait la vie d’un homme dans chaque minute ! L’inactionserait impardonnable. Il avait poussé un innocent dans l’abîme, àlui de l’en tirer seul, si personne ne voulait prêter sonassistance.
Le père Tabaret, aussi bien que le juge, succombait delassitude. En arrivant au grand air, il s’aperçut qu’il tombaitaussi de besoin. Les émotions de la journée l’avaient empêché desentir la faim, et depuis la veille il n’avait pas pris un verred’eau. Il entra dans un restaurant du boulevard et se fit servir àdîner.
À mesure qu’il mangeait, non seulement le courage, mais encorela confiance, lui revenaient insensiblement. C’était bien, pourlui, le cas de s’écrier : « Pauvre humanité ! » Qui ne saitcombien peut changer la teinte des idées, du commencement à la find’un repas, si modeste qu’il soit ! Il s’est trouvé unphilosophe pour prouver que l’héroïsme est une affaired’estomac.
Le bonhomme envisageait la situation sous un jour bien moinssombre. N’avait-il pas du temps devant lui ! Que ne fait pasen un mois un habile homme ! Sa pénétration habituelle letrahirait-elle donc ? Non, certainement. Son grand regretétait de ne pouvoir faire avertir Albert que quelqu’un travaillaitpour lui.
Il était tout autre en sortant de table, et c’est d’un pasallègre qu’il franchit la distance qui le séparait de la rueSaint-Lazare. Neuf heures sonnaient lorsque son portier lui tira lecordon.
Il commença par grimper jusqu’au quatrième étage, afin deprendre des nouvelles de son ancienne amie, de celle qu’il appelaitjadis l’excellente, la digne Mme Gerdy.
C’est Noël qui vint lui ouvrir, Noël qui sans doute s’étaitlaissé attendrir par les réminiscences du passé, car il paraissaittriste comme si celle qui agonisait eût été véritablement samère.
Par suite de cette circonstance imprévue, le père Tabaret nepouvait se dispenser d’entrer, ne fût-ce que cinq minutes, quelquecontrariété qu’il éprouvât.
Il sentait fort bien que, se trouvant avec l’avocat, fatalementil allait être amené à parler de l’affaire Lerouge. Et comment encauser, sachant tout, comme il le savait bien mieux que son jeuneami lui-même, sans s’exposer à se trahir ? Un seul motimprudent pouvait révéler le rôle qu’il jouait dans ces funestescirconstances. Or, c’est surtout aux yeux de son cher Noël,désormais vicomte de Commarin, qu’il tenait à rester pur de touteaccointance avec la police.
D’un autre côté, pourtant, il avait soif d’apprendre ce quiavait pu se passer entre l’avocat et le comte. L’obscurité, sur cepoint unique, irritait sa curiosité. Enfin, comme il n’y avait pasà reculer, il se promit de surveiller sa langue et de rester surses gardes.
L’avocat introduisit le bonhomme dans la chambre de Mme Gerdy.Son état, depuis l’après-midi, avait quelque peu changé, sans qu’ilfût possible de dire si c’était un bien ou un mal. Un fait patent,c’est que l’anéantissement était moins profond. Ses yeux restaientfermés, mais on pouvait constater quelques clignotements despaupières ; elle s’agitait sur ses oreillers et geignaitfaiblement.
– Que dit le docteur ? demanda le père Tabaret, de cettevoix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambre d’unmalade.
– Il sort d’ici, répondit Noël ; avant peu ce serafini.
Le bonhomme s’avança sur la pointe du pied et considéra lamourante avec une visible émotion.
– Pauvre femme ! murmura-t-il, le bon Dieu lui fait unebelle grâce, de la prendre. Elle souffre peut-être beaucoup, maisque sont ces douleurs comparées à celle qu’elle endurerait, si ellesavait que son fils, son véritable fils, est en prison accusé d’unassassinat !
– C’est ce que je me répète, reprit Noël, pour me consoler unpeu de la voir sur ce lit. Car je l’aime toujours, mon vieilami ; pour moi c’est encore une mère. Vous m’avez entendu lamaudire, n’est-il pas vrai ? Je l’ai dans deux circonstancestraitée bien durement, j’ai cru la haïr, mais voilà qu’au moment dela perdre j’oublie tous ses torts pour ne me souvenir que de sestendresses. Oui, mieux vaut la mort pour elle. Et pourtant, non, jene crois pas, non, je ne puis croire que son fils soitcoupable.
– Non ! n’est-ce pas, vous non plus !…
Le père Tabaret mit tant de chaleur, une telle vivacité danscette exclamation, que Noël le regarda avec une sorte destupéfaction. Il sentit le rouge lui monter aux joues et il se hâtade s’expliquer.
– Je dis : vous non plus, poursuivit-il, parce que moi, grâce àmon inexpérience peut-être, je suis persuadé de l’innocence de cejeune homme. Je ne m’imagine pas du tout un garçon de ce rangméditant et accomplissant un si lâche attentat. J’ai causé avecbeaucoup de personnes de cette affaire qui fait un bruit d’enfer,tout le monde est de mon avis. Il a l’opinion pour lui, c’est déjàquelque chose.
Assise près du lit, assez loin de la lampe pour rester dansl’ombre, la religieuse tricotait avec fureur des bas destinés auxpauvres. C’était un travail purement machinal, pendant lequelordinairement elle priait. Mais, depuis l’entrée du père Tabaret,elle oubliait, pour écouter, ses sempiternels orémus. Elleentendait et ne comprenait pas. Sa petite cervelle travaillait àéclater. Que signifiait cette conversation ? Quelle pouvaitêtre cette femme, et ce jeune homme qui, n’étant pas son fils,l’appelait « ma mère », et parlait d’un fils véritable accuséd’être un assassin ? Déjà, entre Noël et le docteur, elleavait surpris des phrases mystérieuses. Dans quelle singulièremaison était-elle tombée ? Elle avait un peu peur, et saconscience était des plus troublées. Ne péchait-elle pas ?Elle promit de s’ouvrir à monsieur le curé lorsqu’il viendrait.
– Non, disait Noël, non, monsieur Tabaret, Albert n’a pasl’opinion pour lui. Nous sommes plus forts que cela en France, vousdevez le savoir. Qu’on arrête un pauvre diable, fort innocentpeut-être du crime qu’on lui impute, volontiers nous lelapiderions. Nous réservons toute notre pitié pour celui qui, trèsprobablement coupable, arrive à la cour d’assises. Tant que lajustice doute, nous sommes avec elle contre le prévenu ; dèsqu’il est avéré qu’un homme est un scélérat, toutes nos sympathieslui sont acquises… voilà l’opinion. Vous comprenez qu’elle ne metouche guère. Je la méprise à ce point, que si, comme j’osel’espérer encore, Albert n’est pas relâché, c’est moi,entendez-vous, qui serai son défenseur. Oui, je le disais tantôt àmon père, au comte de Commarin, je serai son avocat et je lesauverai.
Volontiers le bonhomme eût sauté au cou de Noël. Il mouraitd’envie de lui dire : « Nous serons deux pour le sauver. » Il secontint. L’avocat, après un aveu, ne le mépriserait-il pas ?Il se promit pourtant de se dévoiler, si cela devenait nécessaireet si les affaires d’Albert prenaient une plus fâcheuse tournure.Pour le moment, il se contenta d’approuver de toutes ses forces sonjeune ami.
– Bravo ! mon enfant, fit-il, voilà qui est d’un noblecœur. J’avais craint de vous voir gâté par les richesses et lesgrandeurs ; réparation d’honneur. Vous resterez, je le sens,ce que vous étiez dans un rang plus modeste. Mais, dites-moi, vousavez donc vu le comte votre père ?
Alors seulement Noël sembla remarquer les yeux de la sœur qui,allumés par la curiosité la plus pressante, brillaient sous sesguimpes, comme des escarboucles. D’un regard il l’indiqua aubonhomme.
– Je l’ai vu, répondit-il, et tout est arrangé à masatisfaction… Je vous dirai tout, en détail, plus tard, lorsquenous serons plus tranquilles. Devant ce lit, je rougis presque demon bonheur…
Force était au père Tabaret de se contenter de cette réponse etde cette promesse.
Voyant qu’il n’apprendrait rien ce soir, il parla de s’allermettre au lit, se déclarant rompu par suite de certaines coursesqu’il avait été obligé de faire dans la journée. Noël n’insista paspour le retenir. Il attendait, dit-il, le frère de Mme Gerdy, qu’onétait allé chercher plusieurs fois sans le rencontrer. Il étaitfort embarrassé, ajouta-t-il, de se trouver en présence de cefrère ; il ne savait encore quelle conduite tenir. Fallait-illui dire tout ? C’était augmenter sa douleur. D’un autre côté,le silence imposait une comédie difficile. Le bonhomme fut d’avisque mieux valait se taire, quitte à tout expliquer plus tard.
– Quel brave garçon que ce Noël ! murmurait le père Tabareten gagnant le plus doucement possible son appartement.
Depuis plus de vingt-quatre heures il était absent de chez lui,et il s’attendait à une scène formidable de sa gouvernante.
Manette, effectivement, était hors de ses gonds, ainsi qu’ellele déclara tout d’abord, et décidée à chercher une autre condition,si monsieur ne changeait pas de conduite.
Toute la nuit elle avait été sur pied, dans des transesépouvantables, prêtant l’oreille aux moindres bruits de l’escalier,s’attendant à chaque minute à voir rapporter sur un brancard sonmaître assassiné. Par un fait exprès, il y avait eu beaucoup demouvement dans la maison. Elle avait vu descendre M. Gerdy peu detemps après monsieur, elle l’avait aperçu remontant deux heuresplus tard. Puis il était venu du monde, on était allé quérir lemédecin. De telles émotions la tuaient, sans compter que sontempérament ne lui permettait pas de supporter des factionspartielles. Ce que Manette oubliait, c’est que cette factionn’était ni pour son maître ni pour Noël, mais pour un pays à elle,un des beaux hommes de la garde de Paris, qui lui avait promis lemariage, et qu’elle avait attendu en vain, le traître !
Elle éclatait en reproches pendant qu’elle « faisait lacouverture » de monsieur, trop franche, affirmait-elle, pour riengarder sur le cœur et pour rester bouche close lorsqu’il s’agissaitdes intérêts de monsieur, de sa santé et de sa réputation. Monsieurse taisait, n’étant pas en train d’argumenter ; il baissait latête sous la rafale, faisant le gros dos à la grêle. Mais dès queManette eut achevé ses préparatifs, il la mit à la porte sans façonet donna un double tour à la serrure.
Il s’agissait pour lui de dresser un nouveau plan de bataille etd’arrêter des mesures promptes et décisives. Rapidement il analysasa situation. S’était-il trompé dans ses investigations ? Non.Ses calculs de probabilités étaient-ils erronés ? Non. Ilétait parti d’un fait positif, le meurtre, il en avait reconnu lescirconstances, ses prévisions s’étaient réalisées, il devaitnécessairement arriver à un coupable tel qu’il l’avait prédit. Etce coupable ne pouvait être le prévenu de M. Daburon. Sa confianceen un axiome judiciaire l’avait abusé lorsqu’il avait désignéAlbert.
Voilà, pensait-il, où conduisent les opinions reçues et cesabsurdes phrases toutes faites qui sont comme les jalons du chemindes imbéciles. Livré à mes inspirations, j’aurais creusé plusprofondément cette cause, je ne me serais pas fié au hasard. Laformule « Cherche à qui le crime profite » peut être aussi absurdeque juste. Les héritiers d’un homme assassiné ont en réalité toutle bénéfice du meurtre, tandis que l’assassin recueille tout auplus la montre et la bourse de la victime. Trois personnes avaientintérêt à la mort de la veuve Lerouge : Albert, Mme Gerdy et lecomte de Commarin. Il m’est démontré qu’Albert ne peut êtrecoupable, ce n’est pas Mme Gerdy, que l’annonce inopinée du crimede La Jonchère tue ; reste le comte. Serait-ce lui ?Alors ; il n’a pas agi lui-même. Il a payé un misérable, et unmisérable de bonne compagnie, s’il vous plaît, portant fines bottesvernies d’un bon faiseur et fumant des trabucos avec un boutd’ambre. Ces gredins si bien mis manquent de nerf ordinairement.Ils filoutent, ils risquent des faux, ils n’assassinent pas.Admettons pourtant que le comte ait rencontré un lapin àpoil[3] . Il aurait tout au plus remplacé uncomplice par un autre plus dangereux. Ce serait idiot, et le comteest un maître homme. Donc il n’est pour rien dans l’affaire. Pourl’acquit de ma conscience je verrai cependant de ce côté.
Autre chose : la veuve Lerouge, qui changeait si bien lesenfants en nourrice, pouvait fort bien accepter quantité d’autrescommissions périlleuses. Qui prouve qu’elle n’a point obligéd’autres personnes ayant aujourd’hui intérêt à s’en défaire ?Il y a un secret, je brûle, mais je ne le tiens pas. Ce dont mevoici sûr, c’est qu’elle n’a pas été assassinée pour empêcher Noëlde rentrer dans ses droits. Elle a dû être supprimée pour quelquecause analogue, par un solide et éprouvé coquin ayant les mobilesque je soupçonnais à Albert. C’est dans ce sens que je doispoursuivre. Et avant tout, il me faut la biographie de cetteobligeante veuve, et je l’aurai, car les renseignements demandés àson lieu de naissance seront probablement au parquet demain.
Revenant alors à Albert, le père Tabaret pesait les charges quis’élevaient contre ce jeune homme et évaluait les chances qui luirestaient.
– Au chapitre des chances, murmurait-il, je ne vois que lehasard et moi, c’est-à-dire zéro pour le moment. Quant aux charges,elles sont innombrables. Cependant, ne nous montons pas la tête.C’est moi qui les ai amassées, je sais ce qu’elles valent : à lafois tout et rien. Que prouvent des indices, si frappants qu’ilssoient, en ces circonstances où on doit se défier même dutémoignage de ses sens ? Albert est victime de coïncidencesinexplicables, mais un mot peut les expliquer. On en a vu biend’autres ! C’était pis dans l’affaire de mon petit tailleur. Àcinq heures il achète un couteau qu’il montre à dix de ses amis endisant : « Voilà pour ma femme, qui est une coquine et qui metrompe avec mes garçons. » Dans la soirée, les voisins entendentune dispute terrible entre les époux, des cris, des menaces, destrépignements, des coups, puis subitement tout se tait. Lelendemain, le tailleur avait disparu de son domicile et on trouvela femme morte avec ce même couteau enfoncé jusqu’au manche entreles deux épaules. Eh bien ! ce n’était pas le mari qui l’yavait planté, c’était un amant jaloux. Après cela, quecroire ? Albert, il est vrai, ne veut pas donner l’emploi desa soirée. Cela ne me regarde pas. La question pour moi n’est pasd’indiquer où il était, mais de prouver qu’il n’était point à LaJonchère. Peut-être est-ce Gévrol qui est sur la bonne piste. Je lesouhaite du plus profond de mon cœur. Oui, Dieu veuille qu’ilréussisse ! Qu’il m’accable après des quolibets les plusblessants, ma vanité et ma sotte présomption ont bien mérité cefaible châtiment. Que ne donnerais-je pas pour le savoir enliberté ! La moitié de ma fortune serait un mince sacrifice.Si j’allais échouer ! Si, après avoir fait le mal, je metrouvais impuissant pour le bien !…
Le père Tabaret se coucha tout frissonnant de cette dernièrepensée.
Il s’endormit, et il eut un épouvantable cauchemar.
Perdu dans la foule ignoble, qui, les jours où la société sevenge, se presse sur la place de la Roquette et se fait unspectacle des dernières convulsions d’un condamné à mort, ilassistait à l’exécution d’Albert. Il apercevait le malheureux, lesmains liées derrière le dos, le col de sa chemise rabattu,gravissant appuyé sur un prêtre les roides degrés de l’échelle del’échafaud. Il le voyait debout sur la plate-forme fatale,promenant son fier regard sur l’assemblée terrifiée. Bientôt lesyeux du condamné rencontraient les siens, et, ses cordes sebrisant, il le désignait, lui, Tabaret, à la foule, en disant d’unevoix forte : « Celui-là est mon assassin ! » Aussitôt uneclameur immense s’élevait pour le maudire. Il voulait fuir, maisses pieds étaient cloués au sol ; il essayait de fermer aumoins les yeux, il ne pouvait, une force inconnue et irrésistiblele contraignait à regarder. Puis Albert s’écriait encore : « Jesuis innocent, le coupable est… ! » Il prononçait un nom, lafoule répétait ce nom, et il ne l’entendait pas, il lui étaitimpossible de le retenir. Enfin la tête du condamné tombait…
Le bonhomme poussa un grand cri et s’éveilla trempé d’une sueurglacée. Il lui fallut un peu de temps pour se convaincre que rienn’était réel de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et qu’il setrouvait bien chez lui, dans son lit. Ce n’était qu’un rêve !Mais les rêves, parfois, sont, dit-on, des avertissements du Ciel.Son imagination était à ce point frappée, qu’il fit des effortsinouïs pour se rappeler le nom du coupable prononcé par Albert. N’yparvenant pas, il se leva et ralluma sa bougie ; l’obscuritélui faisait peur, la nuit se peuplait de fantômes. Il n’était pluspour lui question de sommeil. Obsédé par ses inquiétudes, ils’accablait des plus fortes injures et se reprochait amèrement desoccupations qui jusqu’alors avaient fait ses délices. Pauvrehumanité !
Il était fou à lier évidemment le jour où il s’était mis en têted’aller chercher de l’ouvrage rue de Jérusalem. Belle et noblebesogne, en vérité, pour un homme de son âge, bon bourgeois deParis, riche et estimé de tous ! Et dire qu’il avait été fierde ses exploits, qu’il s’était glorifié de sa subtilité, qu’ilavait vanté la finesse de son flair, qu’il tirait vanité de cesobriquet ridicule de Tirauclair ! Vieil idiot !qu’avait-il à gagner à ce métier de chien de chasse ? Tous lesdésagréments du monde et le mépris de ses amis, sans compter ledanger de contribuer à la condamnation d’un innocent. Commentn’avait-il pas été guéri par l’affaire du petit tailleur ?
Récapitulant les petites satisfactions obtenues dans le passé etles comparant aux angoisses actuelles, il se jurait qu’on ne l’yprendrait plus. Albert sauvé, il chercherait des distractions moinspérilleuses et plus généralement appréciées. Il romprait desrelations dont il rougissait, et, ma foi ! la police et lajustice s’arrangeraient sans lui.
Enfin, le jour qu’il attendait avec une fébrile impatienceparut.
Pour user le temps, il s’habilla lentement, avec beaucoup desoin, s’efforçant d’occuper son esprit à des détails matériels,cherchant à se tromper sur l’heure, regardant vingt fois si sapendule n’était pas arrêtée.
Malgré toutes ces lenteurs, il n’était pas huit heures lorsqu’ilse fit annoncer chez le juge, le priant d’excuser en faveur de lagravité des motifs une visite trop matinale pour n’être pasindiscrète.
Les excuses étaient superflues. On ne dérangeait pas M. Daburonà huit heures du matin. Déjà il était à la besogne. Il reçut avecsa bienveillance habituelle le vieux volontaire de la police, etmême le plaisanta un peu de son exaltation de la veille. Qui donclui aurait cru les nerfs si sensibles ? Sans doute la nuitavait porté conseil. Était-il revenu à des idées plus saines, oubien avait-il mis la main sur le vrai coupable ?
Ce ton léger, chez un magistrat qu’on accusait d’être gravejusqu’à la tristesse, navra le bonhomme. Ce persiflage necachait-il pas un parti pris de négliger tout ce qu’il pourraitdire ? Il le crut, et c’est sans la moindre illusion qu’ilcommença son plaidoyer.
Il y mit plus de calme, cette fois, mais aussi toute l’énergied’une conviction réfléchie. Il s’était adressé au cœur, il parla àla raison. Mais, bien que le doute soit essentiellement contagieux,il ne réussit ni à ébranler ni à entamer le juge. Ses plus fortsarguments s’émoussaient contre une conviction absolue comme desboulettes de mie de pain sur une cuirasse. Et il n’y avait à celarien de surprenant.
Le père Tabaret n’avait pour s’appuyer qu’une théorie subtile,des mots. M. Daburon possédait des témoignages palpables, desfaits. Et telle était cette cause, que toutes les raisons invoquéespar le bonhomme pour justifier Albert pouvaient se retourner contrelui et affirmer sa culpabilité.
Un échec chez le juge entrait trop dans les prévisions du pèreTabaret pour qu’il en parût inquiet ou découragé.
Il déclara que pour le moment il n’insisterait pasdavantage ; il avait pleine confiance dans les lumières etdans l’impartialité de monsieur le juge d’instruction ; il luisuffisait de l’avoir mis en garde contre des présomptions quelui-même, malheureusement, avait pris à tâche d’inspirer.
Il allait, ajouta-t-il, s’occuper de recueillir de nouveauxindices. On n’était qu’au début de l’instruction et on ignoraitbien des choses, jusqu’au passé de la veuve Lerouge. Que de faitspouvaient se révéler ! Savait-on quel témoignage apporteraitl’homme aux boucles d’oreilles poursuivi par Gévrol ? Tout enenrageant au fond, et en mourant d’envie d’injurier et de battrecelui qu’intérieurement il qualifiait de « magistrat inepte », lepère Tabaret se faisait humble et doux. C’est qu’il voulait resterau courant des démarches de l’instruction et être informé durésultat des interrogatoires à venir. Enfin, il termina endemandant la grâce de communiquer avec Albert ; il pensait queses services avaient pu mériter cette faveur insigne. Il souhaitaitl’entretenir sans témoins dix minutes seulement.
M. Daburon rejeta cette prière. Il déclara que pour le moment leprévenu continuerait à rester au secret le plus absolu.
En manière de consolation, il ajouta que dans trois ou quatrejours peut-être il serait possible de revenir sur cette décision,les motifs qui la déterminaient n’existant plus.
– Votre refus m’est cruel, monsieur, dit le père Tabaret,cependant je le comprends et je m’incline.
Ce fut sa seule plainte, et presque aussitôt il se retira,craignant de ne plus rester maître de son irritation.
Il sentait qu’outre l’immense bonheur de sauver un innocentcompromis par son imprudence, il éprouverait une jouissanceindicible à se venger de l’entêtement du juge.
– Trois ou quatre jours, murmurait-il, c’est-à-dire trois ouquatre siècles pour l’infortuné qui est en prison. Il en parle bienà l’aise, le cher magistrat ! Il faut que d’ici là j’aie faitéclater la vérité.
Oui, trois ou quatre jours, M. Daburon n’en demandait pasdavantage pour arracher un aveu à Albert, ou tout au moins pour leforcer à se départir de son système.
Le malheur de la prévention était de ne pouvoir produire aucuntémoin ayant aperçu le prévenu dans la soirée du Mardi gras.
Une seule déposition en ce sens devait avoir une importance sicapitale, que M. Daburon, dès que le père Tabaret l’eut laissélibre, tourna tous ses efforts de ce côté.
Il pouvait espérer beaucoup encore ; on était seulement ausamedi, le jour du meurtre était assez remarquable pour préciserles souvenirs, et on n’avait pas eu le temps de procéder à uneenquête en règle.
Cinq des plus habiles limiers de la brigade de sûreté furentdirigés sur Bougival, munis de cartes photographiées d’Albert. Ilsdevaient battre tout le pays entre Rueil et La Jonchère, chercher,s’informer, interroger, se livrer aux plus exactes et aux plusminutieuses investigations. Les photographies facilitaientsingulièrement leur tâche. Ils avaient ordre de les montrer partoutet à tous et même d’en laisser une douzaine dans le pays, puisqu’onen possédait une assez grande quantité. Il était impossible que parune soirée où il y a tant de monde dehors, personne n’eût rencontrél’original du portrait, soit à la gare de Rueil, soit enfin sur undes chemins qui conduisent à La Jonchère, la grande route et lesentier du bord de l’eau.
Ces dispositions arrêtées, le juge d’instruction se rendit auPalais et envoya chercher son prévenu.
Déjà, dans la matinée, il avait reçu un rapport l’informant,heure par heure, des faits, gestes et dires du prisonnierhabilement espionné. Rien en lui, déclarait le compte rendu, nedécelait le coupable. Il avait paru fort triste, mais non accablé.Il n’avait point crié, ni menacé, ni maudit la justice, ni mêmeparlé d’erreur fatale. Après avoir mangé légèrement, il s’étaitapproché de la fenêtre de sa cellule et y était resté appuyé plusd’une grande heure. Ensuite il s’était couché et avait paru dormirpaisiblement.
Quelle organisation de fer ! pensa M. Daburon, quand leprévenu entra dans son cabinet.
C’est qu’Albert n’avait plus rien du malheureux qui la veille,étourdi par la multiplicité des charges, surpris par la rapiditédes coups, se débattait sous le regard du juge d’instruction etsemblait près de défaillir. Innocent ou coupable, son parti étaitpris. Sa physionomie ne laissait aucun doute à cet égard. Ses yeuxexprimaient bien cette résolution froide d’un sacrifice librementconsenti, et une certaine hauteur qu’on pouvait prendre pour dudédain, mais qu’expliquait un généreux ressentiment de l’injure. Enlui on retrouvait l’homme sûr de lui que le malheur fait chanceler,mais qu’il ne renverse pas.
À cette contenance, le juge comprit qu’il devait changer sesbatteries. Il reconnaissait une de ces natures que l’attaqueprovoque à la résistance et que la menace affermit. Renonçant àl’effrayer, il essaya de l’attendrir. C’est une tactique banale,mais qui réussit toujours, comme au théâtre certains effetslarmoyants. Le coupable qui a bandé son énergie pour soutenir lechoc de l’intimidation se trouve sans force contre les patelinagesd’une indulgence d’autant plus grande qu’elle est moins sincère.Or, l’attendrissement était le triomphe de M. Daburon. Que d’aveuxil avait su soutirer avec quelques pleurs ! Pas un comme luine savait pincer ces vieilles cordes qui vibrent encore dans lescœurs les plus pourris : l’honneur, l’amour, la famille.
Pour Albert, il devint doux et bienveillant, tout ému de lacompassion la plus vive. Infortuné ! combien il devaitsouffrir, lui dont la vie entière avait été comme un longenchantement ! Que de ruines tout à coup autour de lui !Qui donc aurait pu prévoir cela, autrefois, lorsqu’il étaitl’espérance unique d’une opulente et illustre maison ?Évoquant le passé, le juge s’arrêtait à ces réminiscences sitouchantes de la première jeunesse et remuait les cendres de toutesles affections éteintes. Usant et abusant de ce qu’il savait de lavie du prévenu, il le martyrisait par les plus douloureusesallusions à Claire. Comment s’obstinait-il à porter seul sonimmense infortune ; n’avait-il donc en ce monde une personnequi s’estimerait heureuse de l’adoucir ? Pourquoi ce silencefarouche ? Ne devait-il pas se hâter de rassurer celle dont lavie était suspendue à la sienne ? Que fallait-il pourcela ? Un mot. Alors il serait, sinon libre, du moins rendu aumonde, la prison deviendrait un séjour habitable, plus de secret,ses amis le visiteraient, il recevrait qui bon lui semblerait.
Ce n’était plus le juge qui parlait, c’était un père qui pourson enfant garde quand même au fond de son cœur des trésorsd’indulgence.
M. Daburon fit plus encore. Il voulut, pour un moment, sesupposer à la place d’Albert. Qu’aurait-il fait après la terriblerévélation ? C’est à peine s’il osait s’interroger. Ilcomprenait le meurtre de la veuve Lerouge, il se l’expliquait, ill’excusait presque. Autre traquenard. C’était un de ces crimes quela société peut, sinon oublier, du moins pardonner jusqu’à uncertain point, parce que le mobile n’a rien de honteux. Queltribunal ne trouverait des circonstances pour une heure de déliresi compréhensible ? Puis, le premier, le plus grand coupablen’était-il pas le comte de Commarin ? N’était-ce pas lui dontla folie avait préparé ce terrible dénouement ? Son fils étaitvictime de la fatalité, et il fallait surtout le plaindre.
Sur ce texte, M. Daburon parla longtemps, cherchant les chosesles plus propres, selon lui, à amollir le cœur endurci d’unassassin. Et toujours la conclusion était qu’il serait saged’avouer. Mais il prodigua sa rhétorique absolument comme le pèreTabaret avait prodigué la sienne, en pure perte. Albert neparaissait aucunement touché ; ses réponses étaient d’unlaconisme extrême. Il commença et finit de même que la premièrefois en protestant de son innocence.
Une épreuve qu’on a vue souvent donner des résultats restait àtenter.
Dans cette même journée du samedi, Albert fut mis en présence ducadavre de la veuve Lerouge. Il parut impressionné par ce lugubrespectacle, mais non plus que le premier venu forcé de contempler lavictime d’un assassinat quatre jours après le crime. Un desassistants ayant dit :
– Ah ! si elle pouvait parler !
Il répondit :
– Ce serait un grand bonheur pour moi. Depuis le matin, M.Daburon n’avait pas obtenu le moindre avantage. Il en était às’avouer l’insuccès de sa comédie, et voilà que cette dernièretentative échouait. L’impassible résignation du prévenu mit lecomble à l’exaspération de cet homme si sûr de son fait. Son dépitfut visible pour tous, lorsque, quittant subitement son patelinage,il donna durement l’ordre de reconduire le prévenu en prison.
– Je saurai bien le contraindre à avouer ! grondait-ilentre ses dents.
Peut-être regrettait-il ces gentils instruments d’instruction dumoyen âge, qui faisaient dire au prévenu tout ce qu’on voulait.Jamais, pensait-il, on n’avait rencontré de coupable de cettetrempe. Que pouvait-il raisonnablement attendre de son système dedénégation à outrance ? Cette obstination, absurde en présencede preuves acquises, agaçait le juge jusqu’à la fureur. Albertconfessant son crime l’aurait trouvé disposé à lacommisération ; le niant, il se heurtait à un implacableennemi.
C’est que la fausseté de la situation dominait et aveuglait cemagistrat si naturellement bon et généreux. Après avoir souhaitéAlbert innocent, il le voulait absolument coupable à cette heure.Et cela pour cent raisons qu’il était impuissant à analyser. Il sesouvenait trop d’avoir eu le vicomte de Commarin comme rival etd’avoir failli l’assassiner. Ne s’était-il pas repenti jusqu’auremords d’avoir signé le mandat d’arrestation et d’être restéchargé de l’instruction ? L’incompréhensible revirement deTabaret était encore un grief.
Tous ces motifs réunis inspiraient à M. Daburon une animositéfiévreuse et le poussaient dans la voie où il s’était engagé.Désormais c’était moins la preuve de la culpabilité d’Albert qu’ilpoursuivait que la justification de sa conduite à lui, juge.L’affaire s’envenimait comme une question personnelle.
En effet, le prévenu innocent, il devenait inexcusable à sespropres yeux. Et à mesure qu’il se faisait des reproches plus vifs,et que grandissait le sentiment de ses torts, il était plus disposéà tout tenter pour convaincre cet ancien rival, à abuser même deson pouvoir. La logique des événements l’entraînait. Il semblaitque son honneur même fût en jeu, et il déployait une activitépassionnée qu’on ne lui avait jamais vue pour aucune autreinstruction.
Toute la journée du dimanche, M. Daburon la passa à écouter lesrapports des agents à Bougival.
Ils s’étaient donnés, affirmaient-ils, beaucoup de mal ;pourtant, ils ne rapportaient aucun renseignement nouveau.
Ils avaient bien ouï parler d’une femme qui prétendait,disait-on, avoir vu l’assassin sortir de chez la veuveLerouge ; mais cette femme, personne n’avait pu la leurdésigner positivement ni leur dire son nom.
Mais tous croyaient de leur devoir d’apprendre au juge qu’uneenquête se poursuivait en même temps que la leur. Elle étaitdirigée par le père Tabaret, qui parcourait le pays en tous sensdans un cabriolet attelé d’un cheval très rapide. Il avait dû agiravec une furieuse promptitude, car partout où ils s’étaientprésentés on l’avait déjà vu. Il paraissait avoir sous ses ordresune douzaine d’hommes dont quatre au moins appartenaient pour sûr àla rue de Jérusalem. Tous les agents l’avaient rencontré, et ilavait parlé à tous. À l’un il avait dit :
– Comment diable montrez-vous ainsi cette photographie ?Dans quatre jours vous allez être accablé de témoins qui, pourgagner trois francs, vous dépeindront à qui mieux mieux votreportrait.
Il avait appelé un autre agent sur la grand-route et s’étaitmoqué de lui.
– Vous êtes naïf ! lui avait-il crié, de chercher un hommequi se cache sur le chemin de tout le monde : regardez donc à côté,et vous trouverez.
Enfin, il en avait accosté deux qui se trouvaient ensemble dansun café de Bougival et il les avait pris à part.
– Je le tiens, leur avait-il dit. Le gars est fin, il est venupar Chatou. Trois personnes l’ont vu, deux facteurs du chemin defer et une troisième personne dont le témoignage sera décisif, carelle lui a parlé. Il fumait.
M. Daburon entra dans une telle colère contre le père Tabaretque, sur-le-champ, il partit pour Bougival, bien décidé à ramener àParis le trop zélé bonhomme, se réservant, en outre, de lui faireplus tard donner sur les doigts par qui de droit. Ce voyage futinutile. Tabaret, le cabriolet, le cheval rapide et les douzehommes avaient disparu ou du moins furent introuvables.
En rentrant chez lui, très fatigué et aussi mécontent quepossible, le juge d’instruction trouva cette dépêche du chef de labrigade de sûreté ; elle disait beaucoup en peu de mots :
Rouen, dimanche.
L’homme est trouvé. Ce soir, partons pour Paris. Témoignageprécieux.
Gévrol
Le lundi matin, dès neuf heures, M. Daburon se disposait àpartir pour le Palais, où il comptait trouver Gévrol et son hommeet peut-être le père Tabaret.
Ses préparatifs étaient presque terminés lorsque son domestiquevint le prévenir qu’une jeune dame, accompagnée d’une femme plusâgée, demandait à lui parler.
Elle n’avait pas voulu donner son nom, disant qu’elle ne ledéclinerait que si cela était absolument indispensable pour êtrereçue.
– Faites entrer, répondit le juge.
Il pensait que ce devait être quelque parente de l’un desprévenus dont il instruisait l’affaire lorsque était arrivé lecrime de La Jonchère. Il se promettait d’expédier bien vitel’importune. Il était debout devant sa cheminée et cherchait uneadresse dans une coupe précieuse remplie de cartes de visite. Aubruit de la porte qui s’ouvrait, un froufrou d’une robe de soieglissant le long de l’huisserie, il ne prit pas la peine de sedéranger et ne daigna même pas tourner la tête. Il se contenta dejeter dans la glace un regard indifférent. Mais aussitôt il reculaavec un mouvement d’effroi, comme s’il eût entrevu un fantôme. Dansson trouble, il lâcha la coupe, qui tomba bruyamment sur le marbredu foyer où elle se brisa en mille morceaux.
– Claire ! balbutia-t-il. Claire !…
Et, comme s’il eût craint également, et d’être le jouet d’uneillusion, et de voir celle dont il prononçait le nom, il seretourna lentement.
C’était bien Mlle d’Arlange.
Cette jeune fille si fière et si farouche à la fois avait pus’enhardir jusqu’à venir chez lui, seule ou autant dire, car sagouvernante, qu’elle laissait dans l’antichambre, ne pouvaitcompter. Elle obéissait à un sentiment bien puissant, puisqu’il luifaisait oublier sa timidité habituelle.
Jamais, même en ce temps où la voir était son bonheur, elle nelui avait paru plus sublime. Sa beauté, voilée d’ordinaire par unedouce mélancolie, rayonnait et resplendissait. Ses traits avaientune animation qu’il ne leur connaissait pas. Dans ses yeux, rendusplus brillants par des larmes récentes mal essuyées encore,éclatait la plus généreuse résolution. On sentait qu’elle avait laconscience d’accomplir un grand devoir et qu’elle le remplissaitnoblement, sinon avec joie, du moins avec cette simplicité qui àelle seule est de l’héroïsme.
Elle s’avança calme et digne, et tendit sa main au magistratselon cette mode anglaise que certaines femmes peuvent faire sigracieuse.
– Nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ? dit-elle avecun triste sourire.
Le magistrat n’osa pas prendre cette main qu’on lui tendaitdégantée. C’est à peine s’il l’effleura du bout de ses doigts commes’il eût craint une commotion trop forte.
– Oui, répondit-il à peine distinctement ; je vous suistoujours dévoué. Mlle d’Arlange s’assit dans la vaste bergère oùdeux nuits auparavant le père Tabaret combinait l’arrestationd’Albert.
M. Daburon demeura debout, appuyé contre la haute tablette deson bureau.
– Vous savez pourquoi je viens ? interrogea la jeunefille.
De la tête il fit signe que oui.
Il ne le devinait que trop en effet, et il se demandait s’ilsaurait résister aux supplications d’une telle bouche.Qu’allait-elle vouloir de lui ? que pouvait-il luirefuser ? Ah ! s’il avait prévu !… Il ne revenaitpas de sa surprise.
– Je ne sais cette horrible histoire que d’hier, poursuivitClaire ; on avait jugé prudent de me la cacher, et sans madévouée Schmidt, j’ignorerais tout encore. Quelle nuit j’aipassée ! D’abord j’ai été épouvantée, mais lorsqu’on m’a ditque tout dépendait de vous, mes terreurs ont été dissipées. C’estpour moi, n’est-ce pas, que vous vous êtes chargé de cetteaffaire ? Oh ! vous êtes bon, je le sais. Commentpourrai-je jamais vous exprimer toute ma reconnaissance…
Quelle humiliation pour l’honnête magistrat que ce remerciementsi plein d’effusion ! Oui, il avait au début pensé à Mlled’Arlange, mais depuis !… Il baissa la tête pour éviter cebeau regard de Claire, si candide et si hardi.
– Ne me remerciez pas, mademoiselle, balbutia-t-il, je n’ai pasles droits que vous croyez à votre gratitude.
Claire avait été tout d’abord trop troublée elle-même pourremarquer l’agitation du magistrat. Le tremblement de sa voixattira son attention ; seulement elle ne pouvait en soupçonnerla cause. Elle pensa que sa présence réveillait les plus douloureuxsouvenirs ; que sans doute il l’aimait encore et qu’ilsouffrait. Cette idée l’affligea et la rendit honteuse.
– Et moi, monsieur, reprit-elle, je veux vous bénir quand même.Qui sait si j’aurais pu prendre sur moi d’aller voir un autre juge,de parler à un inconnu ? Puis, quel compte, cet autre ne meconnaissant pas, aurait-il tenu de mes paroles ? Tandis quevous, si généreux, vous allez me rassurer, me dire par quel affreuxmalentendu il a été arrêté comme un malfaiteur et mis enprison.
– Hélas ! soupira le magistrat si bas que Claire l’entendità peine et ne comprit pas le sens terrible de cetteexclamation.
– Avec vous, continua-t-elle, je n’ai pas peur. Vous êtes monami, vous me l’avez dit. Vous ne repousserez pas ma prière.Rendez-lui la liberté bien vite. Je ne sais pas au juste de quoi onl’accuse, mais je vous jure qu’il est innocent.
Claire parlait en personne sûre de soi, qui ne voit nul obstacleau désir tout simple et tout naturel qu’elle exprime. Une assuranceformelle, donnée par elle, devait suffire amplement. D’un mot, M.Daburon allait tout réparer. Le juge se taisait. Il admirait cettesainte ignorance de toute chose, cette confiance naïve et candidequi ne doute de rien. Elle avait commencé par le blesser, sans lesavoir, il est vrai ; il ne s’en souvenait plus.
Il était vraiment honnête entre tous, bon entre les meilleurs,et la preuve, c’est qu’au moment de dévoiler la fatale réalité ilfrissonnait. Il hésitait à prononcer les paroles dont le soufflepareil à un tourbillon allait renverser le fragile édifice dubonheur de cette jeune fille. Lui humilié, lui dédaigné, il allaitavoir sa revanche et il n’éprouvait pas le plus légertressaillement d’une honteuse mais trop explicablesatisfaction.
– Et si je vous disais, mademoiselle, commença-t-il, quemonsieur Albert n’est pas innocent !
Elle se leva à demi, protestant du geste. Il poursuivit :
– Si je vous disais qu’il est coupable !…
– Oh ! monsieur, interrompit Claire, vous ne le pensezpas !
– Je le pense, mademoiselle, prononça le magistrat d’une voixtriste, et j’ajouterai que j’en ai la certitude morale.
Claire regardait le juge d’instruction d’un air de stupeurprofonde. Était-ce bien lui qui parlait ainsi ? Entendait-ellebien ? Comprenait-elle ? Certes, elle en doutait.Répondait-il sérieusement ? Ne l’abusait-il pas par un jeuindigne et cruel ? Elle se le demandait avec une sorted’égarement, car tout lui paraissait possible, probable, plutôt quece qu’il disait.
Lui, n’osant lever les yeux, continuait d’un ton qui exprimaitla plus sincère pitié :
– Je souffre cruellement pour vous, mademoiselle, en ce moment.Pourtant, j’aurai le désolant courage de vous dire la vérité, etvous celui de l’entendre. Mieux vaut que vous appreniez tout de labouche d’un ami. Rassemblez donc toute votre énergie, affermissezvotre âme si noble contre le plus horrible malheur. Non, il n’y apas de malentendu ; non, la justice ne se trompe pas. Monsieurle vicomte de Commarin est accusé d’un assassinat, et tout,m’entendez-vous, tout prouve qu’il l’a commis.
Comme un médecin qui verse goutte à goutte un breuvagedangereux, M. Daburon avait prononcé lentement, mot à mot, cettedernière phrase. Il épiait de l’œil les conséquences, prêt às’arrêter si l’effet en était trop fort. Il ne supposait pas quecette jeune fille craintive à l’excès, d’une sensibilité presquemaladive, pût écouter sans faiblir une pareille révélation. Ils’attendait à une explosion de désespoir, à des larmes, à des crisdéchirants. Peut-être s’évanouirait-elle, et il se tenait prêt àappeler la bonne Schmidt.
Il se trompait. Claire se leva comme mue par un ressort,admirable d’énergie et de vaillance. La flamme de l’indignationempourprait sa joue et avait séché ses larmes.
– C’est faux ! s’écria-t-elle, et ceux qui disent cela ontmenti. Il ne peut pas… non, il ne peut pas être un assassin. Ilserait là, monsieur, et lui-même il me dirait : « C’est vrai !» que je refuserais de le croire, je crierais encore : « C’estfaux !… »
– Il n’a pas encore avoué, continua le juge, mais il avouera. Etquand même !… Il y a plus de preuves qu’il n’en faut pour lefaire condamner. Les charges qui s’élèvent contre lui sont aussiimpossibles à nier que le jour qui nous éclaire…
– Eh bien ! moi, interrompit Mlle d’Arlange d’une voix oùvibrait toute son âme, je vous affirme, je vous répète que lajustice se trompe. Oui, insista-t-elle en surprenant un geste dedénégation du juge, oui, il est innocent. J’en serais sûre et je leproclamerais alors même que toute la terre se lèverait pourl’accuser avec vous. Ne voyez-vous donc pas que je le connais mieuxqu’il ne peut se connaître lui-même, que ma foi en lui est absoluecomme celle que j’ai en Dieu, que je douterais de moi avant dedouter de lui !…
Le juge d’instruction essaya timidement une objection. Clairelui coupa la parole.
– Faut-il donc, monsieur, dit-elle, que pour vous convaincrej’oublie que je suis une jeune fille, et que ce n’est pas à ma mèreque je parle, mais à un homme ? Pour lui je le ferai. Il y aquatre ans, monsieur, que nous nous aimons et que nous nous lesommes dit. Depuis ce temps, je ne lui ai pas dissimulé une seulede mes pensées, il ne m’a pas caché une des siennes. Depuis quatreans, nous n’avons pas eu l’un pour l’autre de secret ; ilvivait en moi comme je vivais en lui. Seule, je puis dire combienil est digne d’être aimé. Seule, je sais tout ce qu’il y a degrandeur d’âme, de noblesse de pensée, de générosité de sentimentsen celui que vous faites si facilement un assassin. Et je l’ai vubien malheureux cependant, lorsque tout le monde enviait son sort.Il est comme moi, seul en ce monde ; son père ne l’a jamaisaimé. Appuyés l’un sur l’autre, nous avons traversé de tristesjours. Et c’est à cette heure que nos épreuves finissent qu’ilserait devenu criminel ! Pourquoi, dites-le-moi,pourquoi ?
– Ni le nom ni la fortune du comte de Commarin ne luiappartenaient, mademoiselle, et il l’a su tout à coup. Seule, unevieille femme pouvait le dire. Pour garder sa situation, il l’atuée.
– Quelle infamie ! s’écria la jeune fille, quelle calomniehonteuse et maladroite ! Je la sais, monsieur, cette histoirede grandeur écroulée ; lui-même est venu me l’apprendre. C’estvrai, depuis trois jours ce malheur l’accablait. Mais, s’il étaitconsterné, c’était pour moi bien plus que pour lui. Il se désolaiten pensant que peut-être je serais affligée quand il m’avoueraitqu’il ne pouvait plus me donner tout ce que rêvait son amour. Moiaffligée ! Eh ! que me font ce grand nom et cette fortuneimmense ! Je leur ai dû le seul malheur que je connaisse.Est-ce donc pour cela que je l’aime ! Voilà ce que j’airépondu. Et lui, si triste, il a aussitôt recouvré sa gaieté. Ilm’a remerciée disant : « Vous m’aimez, le reste n’est plus rien. »Je lui ai fait alors une querelle pour avoir douté de moi. Et aprèscela il serait allé assassiner lâchement une vieille femme !Vous n’oseriez le répéter.
Mlle d’Arlange s’arrêta, un sourire de victoire sur les lèvres.Il signifiait, ce sourire : « Enfin, je l’emporte, vous êtesvaincu ; à tout ce que je viens de vous dire, querépondre ? »
Le juge d’instruction ne laissa pas longtemps cette rianteillusion à la malheureuse enfant. Il ne s’apercevait pas de ce queson insistance avait de cruel et de choquant. Toujours la mêmeidée ! Persuader Claire, c’était justifier saconduite !
– Vous ne savez pas, mademoiselle, reprit-il, quels vertigespeuvent faire chanceler la raison d’un honnête homme. C’est àl’instant où une chose nous échappe que nous comprenons bienl’immensité de sa perte. Dieu me préserve de douter de ce que vousme dites ! mais représentez-vous la grandeur de la catastrophequi frappait monsieur de Commarin. Savez-vous si, en vous quittant,il n’a pas été pris du désespoir, et à quelles extrémités il l’aconduit ! Il peut avoir eu une heure d’égarement et agir sansla conscience de son action… Peut-être est-ce ainsi qu’il fautexpliquer le crime.
Le visage de Mlle d’Arlange se couvrit d’une pâleur mortelle etexprima la plus profonde terreur. Le juge put croire que le douteeffleurait enfin ses nobles et pures croyances.
– Il aurait donc été fou ! murmura-t-elle.
– Peut-être, répondit le juge, et cependant les circonstances ducrime dénotent une savante préméditation. Croyez-moi donc,mademoiselle, doutez. Attendez en priant l’issue de cette affreuseaffaire. Écoutez ma voix, c’est celle d’un ami. Jadis vous avez euen moi la confiance qu’une fille accorde à son père, vous me l’avezdit : ne repoussez pas mes conseils. Gardez le silence, attendez.Cachez à tous votre légitime douleur, vous pourriez plus tard vousrepentir de l’avoir laissée éclater. Jeune, sans expérience, sansguide, sans mère, hélas ! vous avez mal placé vos premièresaffections…
– Non, monsieur, non, balbutia Claire. Ah ! ajouta-t-elle,vous parlez comme le monde, ce monde prudent et égoïste que jeméprise et que je hais.
– Pauvre enfant ! continua M. Daburon, impitoyable avec sacompassion, malheureuse jeune fille ! Voici votre premièredéception. On n’en saurait imaginer de plus terrible ; peu defemmes sauraient l’accepter. Mais vous êtes jeune, vous êtesvaillante, votre vie ne sera point brisée. Plus tard, vous aurezhorreur du crime. Il n’est pas, je le sais par moi-même, deblessure que le temps ne cicatrise…
Claire avait beau prêter toute son attention aux paroles dujuge, elles arrivaient à son esprit comme un bruit confus, et lesens lui en échappait.
– Je ne vous comprends plus, monsieur, interrompit-elle ;quel conseil me donnez-vous donc ?
– Le seul que dicte la raison et que me puisse inspirer monaffection pour vous, mademoiselle. Je vous parle en frère tendre etdévoué. Je vous dis : courage, Claire, résignez-vous au plusdouloureux, au plus immense sacrifice que puisse exiger l’honneurd’une jeune fille. Pleurez, oui, pleurez votre amour profané, maisrenoncez-y. Priez Dieu qu’Il vous envoie l’oubli. Celui que vousavez aimé n’est plus digne de vous.
Le juge s’arrêta un peu effrayé. Mlle d’Arlange était devenuelivide.
Mais, si le corps ployait, l’âme tenait bon encore.
– Vous disiez tout à l’heure, murmura-t-elle, qu’il n’a pucommettre ce forfait que dans un moment d’égarement, dans un accèsde folie…
– Oui, cela est admissible.
– Mais alors, monsieur, n’ayant su ce qu’il faisait, il neserait pas coupable.
Le juge d’instruction oublia certaine question inquiétante qu’ilse posait un matin, dans son lit, après sa maladie.
– Ni la justice ni la société, mademoiselle, répondit-il, nepeuvent apprécier cela. À Dieu seul, qui voit au fond des cœurs, ilappartient de juger, de décider ces questions qui passentl’entendement humain. Pour nous, monsieur de Commarin est criminel.Il se peut qu’en raison de certaines considérations on adoucisse lechâtiment, l’effet moral sera le même. Il se peut qu’on l’acquitte,et je le désire sans l’espérer, il n’en restera pas moins indigne.Toujours il gardera la flétrissure, la tache du sang lâchementversé. Résignez-vous donc.
Mlle d’Arlange arrêta le magistrat d’un regard qu’enflammait leplus vif ressentiment.
– C’est-à-dire ! s’écria-t-elle, que vous me conseillez del’abandonner à son malheur ! Tout le monde va s’éloigner delui et votre prudence m’engage à faire comme tout le monde. Lesamis agissent ainsi, m’a-t-on dit, quand un de leurs amis esttombé, les femmes non. Regardez autour de vous ; si humilié,si malheureux, si déchu que soit un homme, près de lui voustrouverez la femme qui soutient et console. Quand le dernier desamis s’est enfui courageusement, quand le dernier des parents s’estretiré, la femme reste.
Le juge regrettait de s’être laissé entraîner un peu loinpeut-être : l’exaltation de Claire l’effrayait. Il essaya, mais envain, de l’interrompre.
– Je puis être timide, continuait-elle avec une énergiecroissante, je ne suis pas lâche. J’ai choisi Albert entre tous,librement ; quoi qu’il advienne, je ne le renierai pas. Non,jamais je ne dirai : « Je ne connais pas cet homme. » Il m’auraitdonné la moitié de ses prospérités et de sa gloire, je prendrais,qu’il le veuille ou non, la moitié de sa honte et de sesmalheurs ! À deux, le fardeau sera moins lourd. Frappez ;je me serrerai si fortement contre lui que pas un coup nel’atteindra sans m’atteindre moi-même. Vous qui me conseillezl’oubli, enseignez-moi donc où le trouver ! Moil’oublier ! Est-ce que je le pourrais, quand je levoudrais ? Mais je ne le veux pas. Je l’aime ; il n’estpas plus en mon pouvoir de cesser de l’aimer que d’arrêter par leseul effort de ma volonté les battements de mon cœur. Il estprisonnier, accusé d’un assassinat, soit : je l’aime. Il estcoupable ! qu’importe ? je l’aime. Vous le condamnerez,vous le flétrirez : flétri et condamné, je l’aimerai encore. Vousl’enverrez au bagne, je l’y suivrai, et au bagne, sous la livréedes forçats, je l’aimerai toujours. Qu’il roule au fond de l’abîme,j’y roulerai avec lui. Ma vie est à lui, qu’il en dispose. Non,rien ne me séparera de lui, rien que la mort, et, s’il faut qu’ilmonte sur l’échafaud, je mourrai, je le sens bien, du coup qui lefrappera.
M. Daburon avait caché son visage entre ses mains ; il nevoulait pas que Claire pût y suivre la trace des émotions qui leremuaient.
Comme elle l’aime ! se disait-il, comme ellel’aime !
Il était certes à mille lieues de la situation présente. Sonesprit s’abîmait dans les plus noires réflexions. Tous lesaiguillons de la jalousie le déchiraient.
Quels ne seraient pas ses transports, s’il était l’objet d’unepassion irrésistible comme celle qui éclatait devant lui ? Quene donnerait-il pas en retour ? Il avait, lui aussi, une âmejeune et ardente, une soif brûlante de tendresse. Qui s’en étaitinquiété ? Il avait été estimé, respecté, craint peut-être,non aimé, et il ne le serait jamais. N’en était-il donc pasdigne ? Pourquoi tant d’hommes traversent-ils la viedéshérités d’amour, tandis que d’autres, les êtres les plus vils,parfois, semblent posséder un mystérieux pouvoir qui charme,séduit, entraîne, qui inspire ces sentiments aveugles et furieuxqui, pour s’affirmer, vont au-devant du sacrifice etl’appellent ? Les femmes n’ont-elles donc ni raison nidiscernement ?
Le silence de Mlle d’Arlange ramena le juge à la réalité.
Il leva les yeux sur elle. Brisée par la violence de sonexaltation, elle était retombée sur son fauteuil et respirait avectant de difficulté que M. Daburon crut qu’elle se trouvait mal. Ilallongea vivement la main vers le timbre placé sur son bureau pourdemander du secours. Mais, si prompt qu’eût été son mouvement,Claire le prévint et l’arrêta.
– Que voulez-vous faire ? demanda-t-elle.
– Vous me paraissiez si souffrante, balbutia-t-il, que jevoulais…
– Ce n’est rien, monsieur, répondit-elle. On me croirait faibleà me voir, il n’en est rien ; je suis forte, sachez-le bien,très forte. Il est vrai que je souffre comme je n’imaginais pasqu’on pût souffrir. C’est qu’il est cruel pour une jeune fille defaire violence à toutes ses pudeurs. Vous devez être content,monsieur, j’ai déchiré tous les voiles et vous avez pu lirejusqu’au fond de mon cœur. Je ne le regrette pourtant pas, c’étaitpour lui. Ce dont je me repens, c’est de m’être abaissée jusqu’à ledéfendre. Votre assurance m’avait éblouie. Il me pardonnera cetteoffense à son caractère. On ne défend pas un homme comme lui, onprouve son innocence. Dieu aidant, je la prouverai.
Mlle d’Arlange se leva à demi comme pour se retirer ; M.Daburon la retint d’un signe.
Dans son aberration, il pensait qu’il serait mal à lui delaisser à cette pauvre jeune fille l’ombre d’une illusion. Ayanttant fait que de commencer, il se persuadait que son devoir luicommandait d’aller jusqu’au bout. Il se disait de bonne foiqu’ainsi il sauvait Claire d’elle-même et lui épargnait pourl’avenir de cuisants regrets. Le chirurgien qui a commencé uneopération terrible ne la laisse pas inachevée parce que le maladese débat, souffre et crie.
– Il est pénible, mademoiselle…, commença-t-il.
Claire ne le laissa pas achever.
– Il suffit, monsieur, dit-elle ; tout ce que vous pouvezdire encore est inutile. Je respecte votre malheureuseconviction ; je vous demande en retour quelques égards pour lamienne. Si vous étiez vraiment mon ami, je vous dirais : «Aidez-moi dans la tâche de salut à laquelle je vais me dévouer. »Mais vous ne le voudriez pas, sans doute.
Il était dit que Claire ferait tout pour irriter le malheureuxmagistrat. Voici maintenant que sa passion arrivait à s’exprimercomme la logique du père Tabaret. Les femmes n’analysent ni neraisonnent, elles sentent et croient. Au lieu de discuter, ellesaffirment. De là, peut-être, leur supériorité. Pour Claire, M.Daburon ne sentait pas comme elle devenait son ennemie, et elle letraitait comme tel.
Le juge d’instruction ressentit vivement l’injure. Tiraillé parles scrupules d’une conscience étroite d’un côté, par sesconvictions de l’autre, ballotté entre le devoir et la passion,entortillé dans le harnais de sa profession, il était incapable dela réflexion la plus simple. Il agissait depuis trois jours commeun enfant qui s’entête dans sa sottise. Pourquoi cette obstinationà ne pas convenir qu’Albert pouvait être innocent ? Lesinvestigations dans tous les cas arrivaient au même but. Lui,toujours favorable aux prévenus, il n’admettait pas la possibilitéd’une erreur à l’égard de celui-ci.
– Si vous connaissiez les preuves que j’ai entre les mains,mademoiselle, dit-il de ce ton froid qui annonce la déterminationde ne pas se laisser aller à la colère, si je vous les exposais,vous n’espéreriez plus.
– Parlez, monsieur, fit impérieusement Claire.
– Vous le voulez, mademoiselle ? soit ! Je vousdétaillerai, si vous l’exigez, toutes les charges recueillies parla justice ; je vous appartiens entièrement, vous le savez.Mais à quoi bon énumérer ces présomptions ! Il en est une qui,à elle seule, est décisive. Le meurtre a été commis le soir duMardi gras, et il est impossible au prévenu de déterminer l’emploide cette soirée. Il est sorti, cependant, et il n’est rentré chezlui qu’à deux heures du matin, ses vêtements souillés et déchirés,ses gants éraillés…
– Oh ! assez, monsieur, assez ! interrompit Claire,dont les yeux rayonnèrent tout à coup de bonheur. C’était,dites-vous, le soir du Mardi gras ?
– Oui, mademoiselle.
– Ah ! j’en étais bien sûre ! s’écria-t-elle avecl’accent du triomphe. Je vous disais bien, moi, qu’il ne pouvaitêtre coupable !
Elle joignit les mains, et au mouvement de ses lèvres il futfacile de voir qu’elle priait.
L’expression de la foi la plus vive, rencontrée par quelquespeintres italiens, illuminait son beau visage, pendant qu’ellerendait grâce à Dieu dans l’effusion de sa reconnaissance.
Le magistrat était si décontenancé qu’il oubliait d’admirer. Ilattendait une explication.
– Eh bien ? demanda-t-il, n’y tenant plus.
– Monsieur, répondit Claire, si c’est là votre plus fortepreuve, elle n’existe plus. Albert a passé près de moi toute lasoirée que vous dites.
– Près de vous ? balbutia le juge.
– Oui, avec moi, à l’hôtel.
M. Daburon fut abasourdi. Rêvait-il ? Les bras luitombaient.
– Quoi ? interrogea-t-il, le vicomte était chez vous ;votre grand-mère, votre gouvernante, vos domestiques l’ont vu, luiont parlé ?
– Non, monsieur, il est venu et s’est retiré en secret. Iltenait à n’être vu de personne, il voulait se trouver seul avecmoi.
– Ah !… fit le juge avec un soupir de soulagement. Ilsignifiait, ce soupir : « Tout s’explique. C’était aussi par tropfort. Elle veut le sauver, au risque de compromettre sa réputation.Pauvre fille ! Mais cette idée lui est-elle venuesubitement ? » Ce « Ah ! » fut interprété biendifféremment par Mlle d’Arlange. Elle pensa que M. Daburons’étonnait qu’elle eût consenti à recevoir Albert.
– Votre surprise est une injure, monsieur, dit-elle.
– Mademoiselle !…
– Une fille de mon sang, monsieur, peut recevoir son fiancé sansdanger, sans qu’il se passe rien dont elle puisse avoir àrougir.
Elle disait cela, et en même temps elle était cramoisie, dehonte, de douleur et de colère. Elle se prenait à haïr M.Daburon.
– Je n’ai point eu l’offensante pensée que vous croyez,mademoiselle, dit le magistrat. Je me demande seulement commentmonsieur de Commarin est allé chez vous en cachette, lorsque sonmariage prochain lui donnait le droit de s’y présenter ouvertementà toute heure. Je me demande encore comment dans cette visite il apu mettre ses vêtements dans l’état où nous les avons trouvés.
– C’est-à-dire, monsieur, reprit Claire avec amertume, que vousdoutez de ma parole !
– Il est des circonstances, mademoiselle…
– Vous m’accusez de mensonge, monsieur. Sachez que, si nousétions coupables, nous ne descendrions pas jusqu’à nous justifier.On ne nous verra jamais ni prier ni demander grâce.
Le ton hautain et méchant de Mlle d’Arlange ne pouvaitqu’indigner le juge. Comme elle le traitait ! Et cela parcequ’il ne consentait pas à paraître sa dupe…
– Avant tout, mademoiselle, répondit-il sévèrement, je suismagistrat et j’ai un devoir à remplir. Un crime est commis, tout medit que monsieur Albert de Commarin est coupable, je l’arrête. Jel’interroge et je relève contre lui des indices accablants. Vousvenez me dire qu’ils sont faux, cela ne suffit pas. Tant que vousvous êtes adressée à l’ami, vous m’avez trouvé bienveillant etattendri. Maintenant c’est au juge que vous parlez, et c’est lejuge qui vous répond : prouvez !
– Ma parole, monsieur…
– Prouvez !…
Mlle d’Arlange se leva lentement, attachant sur le juge unregard plein d’étonnement et de soupçons.
– Seriez-vous donc heureux, monsieur, demanda-t-elle, de trouverAlbert coupable ? Vous serait-il donc bien doux de le fairecondamner ? Auriez-vous de la haine contre cet accusé dont lesort est entre vos mains, monsieur le juge ? C’est qu’on ledirait presque… Pouvez-vous répondre de votre impartialité ?Certains souvenirs ne pèsent-ils pas lourdement dans votrebalance ? Est-il sûr que ce n’est pas un rival que vouspoursuivez armé de la loi ?
– C’en est trop ! murmurait le juge, c’en esttrop !
– Savez-vous, poursuivait Claire froidement, que notre situationest rare et périlleuse en ce moment ? Un jour, il m’ensouvient, vous m’avez déclaré votre amour. Il m’a paru sincère etprofond ; il m’a touchée. J’ai dû le repousser parce que j’enaimais un autre, et je vous ai plaint. Voici maintenant que cetautre est accusé d’un assassinat, et c’est vous qui êtes sonjuge ; et je me trouve moi entre vous deux, vous priant pourlui. Accepter d’être juge, c’était consentir à être tout pour lui,et on dirait que vous êtes contre !
Chacune des phrases de Claire tombait sur le cœur de M. Daburon,comme des soufflets sur sa joue.
Était-ce bien elle qui parlait ? D’où lui venait cetteaudace soudaine qui lui faisait rencontrer toutes ces paroles quitrouvaient un écho en lui ?
– Mademoiselle, dit-il, la douleur vous égare. À vous seule jepuis pardonner ce que vous venez de dire. Votre ignorance deschoses vous rend injuste. Vous pensez que le sort d’Albert dépendde mon bon plaisir, vous vous trompez. Me convaincre n’est rien, ilfaut encore persuader les autres. Que je vous croie, moi, c’esttout naturel, je vous connais. Mais les autres ajouteront-ils foi àvotre témoignage quand vous arriverez à eux avec un récit vrai, jele crois, très vrai, mais enfin invraisemblable ?
Les larmes vinrent aux yeux de Claire.
– Si je vous ai offensé injustement, monsieur, dit-elle,pardonnez-moi, le malheur rend mauvais.
– Vous ne pouvez m’offenser, mademoiselle, reprit le magistrat,je vous l’ai dit, je vous appartiens.
– Alors, monsieur, aidez-moi à prouver que ce que j’avance estexact. Je vais tout vous conter.
M. Daburon était bien convaincu que Claire cherchait àsurprendre sa bonne foi. Cependant son assurance l’étonnait. Il sedemandait quelle fable elle allait imaginer.
– Monsieur, commença Claire, vous savez quels obstacles arencontrés mon mariage avec Albert. Monsieur de Commarin ne voulaitpas de moi pour fille parce que je suis pauvre ; je n’ai rien.Il a fallu à Albert une lutte de cinq années pour triompher desrésistances de son père. Deux fois le comte a cédé, deux fois ilest revenu sur une parole qui lui avait été, disait-il, extorquée.Enfin, il y a un mois il a donné de son propre mouvement sonconsentement. Cependant ces hésitations, ces lenteurs, ces rupturesinjurieuses avaient profondément blessé ma grand-mère. Vous savezson caractère susceptible ; je dois reconnaître qu’en cettecirconstance elle a eu raison. Bien que le jour du mariage fûtfixé, la marquise déclara qu’elle ne me compromettrait, ni ne nousridiculiserait davantage en paraissant se précipiter au-devantd’une alliance trop considérable pour qu’on ne nous ait pas souventaccusées d’ambition. Elle décida donc que, jusqu’à la publicationdes bans, Albert ne serait plus admis chez elle que tous les deuxjours, deux heures seulement, dans l’après-midi, et en sa présence.Nous n’avons pu la faire revenir sur sa détermination. Telle étaitla situation lorsque le dimanche matin on me remit un mot d’Albert.Il me prévenait que des affaires graves l’empêcheraient de venir,bien que ce fût son jour. Qu’arrivait-il qui pût le retenir ?J’appréhendai quelque malheur. Le lendemain je l’attendais avecimpatience, avec angoisse, quand son valet de chambre apporta àSchmidt une lettre pour moi. Dans cette lettre, monsieur, Albert meconjurait de lui accorder un rendez-vous. Il fallait, me disait-il,qu’il me parlât longuement, à moi seule, sans délai. Notre avenir,ajoutait-il, dépendait de cette entrevue. Il me laissait le choixdu jour et de l’heure, me recommandant bien de ne me confier àpersonne. Je n’hésitai pas. Je lui répondis de se trouver le mardisoir à la petite porte du jardin qui donne sur une rue déserte.Pour m’avertir de sa présence, il devait frapper quand neuf heuressonneraient aux Invalides. Ma grand-mère, je le savais, avait pource soir-là invité plusieurs de ses amies ; je pensais qu’enfeignant d’être souffrante il me serait permis de me retirer, etqu’ainsi je serais libre. Je comptais bien que madame d’Arlangeretiendrait Schmidt près d’elle…
– Pardon ! mademoiselle, interrompit M. Daburon, quel jouravez-vous écrit à monsieur Albert ?
– Le mardi dans la journée.
– Pouvez-vous préciser l’heure ?
– J’ai dû envoyer cette lettre entre deux et trois heures.
– Merci ! mademoiselle ; continuez, je vous prie.
– Toutes mes prévisions, reprit Claire, se réalisèrent. Le soirje me trouvai libre et je descendis au jardin un peu avant lemoment fixé. J’avais réussi à me procurer la clé de la petiteporte ; je m’empressai de l’essayer. Malheur ! il m’étaitimpossible de la faire jouer, la serrure était trop rouillée ;j’employai inutilement toutes mes forces. Je me désespérais quandneuf heures sonnèrent. Au troisième coup Albert frappa. Aussitôt jelui fis part de l’accident et je lui jetai la clé pour qu’ilessayât, d’ouvrir. Il le tenta vainement. Je ne pouvais que leprier de remettre notre entrevue au lendemain. Il me répondit quec’était impossible, que ce qu’il avait à me dire ne souffrait pasde délai. Depuis deux jours qu’il hésitait à me communiquer cetteaffaire il endurait le martyre, il ne vivait plus. Nous nousparlions, vous comprenez, à travers la porte. Enfin il me déclaraqu’il allait passer par-dessus le mur. Je le conjurai de n’en rienfaire, redoutant un accident. Il est assez haut, le mur, vous leconnaissez, et le chaperon est tout garni de morceaux de verrecassé ; de plus les branches des acacias font comme une haiedessus. Mais il se moqua de mes craintes et me dit qu’à moins d’unedéfense expresse de ma part il allait tenter l’escalade. Je n’osaispas dire non, et il se risqua. J’avais bien peur, je tremblaiscomme la feuille. Par bonheur, il est très leste ; il passasans se faire mal. Ce qu’il voulait, monsieur, c’était m’annoncerla catastrophe qui nous frappait. Nous nous sommes assis d’abordsur le petit banc, vous savez, qui est devant le bosquet ;puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes réfugiés sous lepavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m’aquittée, tranquille et presque gai. Il s’est retiré par le mêmechemin, seulement avec moins de danger, parce que je l’ai forcé deprendre l’échelle du jardinier, que j’ai couchée le long du murquand il a été de l’autre côté.
Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel,confondait M. Daburon. Que croire ?
– Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencélorsque monsieur Albert a franchi le mur ?
– Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombéeslorsque nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parcequ’il a ouvert son parapluie et que j’ai pensé à Paul etVirginie.
– Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge. Il s’assitdevant son bureau et rapidement écrivit deux lettres. Dans lapremière il donnait des ordres pour qu’Albert fût amené tout desuite au Palais de Justice, à son cabinet.
Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de setransporter immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l’hôteld’Arlange, pour y examiner le mur du fond du jardin et y releverles traces d’une escalade, si toutefois elles existaient. Ilexpliquait que le mur avait été franchi deux fois, avant et pendantla pluie. En conséquence, les empreintes de l’aller et du retourdevaient être différentes.
Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grandecirconspection et de chercher un motif plausible pour expliquer sesinvestigations.
Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, quiparut.
– Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter àConstant, mon greffier. Vous le prierez de les lire et de faireexécuter à l’instant, vous comprenez, à l’instant, les ordresqu’elles contiennent. Courez, prenez une voiture, allez vite.Ah ! un mot : si Constant n’est pas dans mon cabinet,faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, ilm’attend. Partez, dépêchez-vous.
M. Daburon revint alors à Claire :
– Auriez-vous conservé, mademoiselle, la lettre où monsieurAlbert vous demande un rendez-vous ?
– Oui, monsieur, je dois même l’avoir sur moi.
Elle se leva, chercha dans sa poche et en sortit un papier trèsfroissé.
– La voici !
Le juge d’instruction la prit. Un soupçon lui venait. Cettelettre compromettante se trouvait bien à propos dans la poche deClaire. Les jeunes filles d’ordinaire ne promènent pas ainsi lesdemandes de rendez-vous. D’un regard il parcourut les dix lignes dece billet.
– Pas de date, murmura-t-il, pas de timbre, rien…
Claire ne l’entendit pas ; elle se torturait l’esprit àchercher des preuves de cette entrevue.
– Monsieur, dit-elle tout à coup, c’est souvent lorsqu’on désireet qu’on pense être seul qu’on est observé. Mandez, je vous prie,tous les domestiques de ma grand-mère et interrogez-les, il se peutque l’un d’eux ait vu Albert.
– Interroger vos gens !… y songez-vous,mademoiselle !
– Quoi ! monsieur, vous vous dites que je serai compromise…Qu’importe, pourvu qu’il soit libre !
M. Daburon ne pouvait qu’admirer. Quel dévouement sublime chezcette jeune fille, qu’elle dît ou non la vérité ! Il pouvaitapprécier la violence qu’elle se faisait depuis une heure, lui quiconnaissait si bien son caractère.
– Ce n’est pas tout, ajouta-t-elle ; la clé de la petiteporte que j’ai jetée à Albert, il ne me l’a pas rendue ; je mele rappelle bien, nous l’avons oubliée. Il doit l’avoir serrée. Sion la trouve en sa possession, elle prouvera bien qu’il est venudans le jardin…
– Je donnerai des ordres, mademoiselle.
– Il y a encore un moyen, reprit Claire ; pendant que jesuis ici, envoyez vérifier le mur…
Elle pensait à tout.
– C’est fait, mademoiselle, continua M. Daburon. Je ne vouscacherai pas qu’une des lettres que je viens d’expédier ordonne uneenquête chez votre grand-mère, enquête secrète, bien entendu.
Claire se leva rayonnante, et pour la seconde fois tendit samain au juge.
– Oh merci ! dit-elle, merci mille fois ! Maintenantje vois bien que vous êtes avec nous. Mais voici encore une idée :ma lettre du mardi, Albert doit l’avoir.
– Non, mademoiselle, il l’a brûlée.
Les yeux de Claire se voilèrent, elle se recula.
Elle croyait sentir de l’ironie dans la réponse du juge. Il n’yen avait pas. Le magistrat se rappelait la lettre jetée dans lepoêle par Albert dans l’après-midi du mardi. Ce ne pouvait être quecelle de la jeune fille. C’était donc à elle que s’appliquaient cesmots : « Elle ne saurait me résister. » Il comprit le mouvement etexpliqua la phrase.
– Comprenez-vous, mademoiselle, demanda-t-il ensuite, quemonsieur de Commarin ait laissé s’égarer la justice, m’ait exposé,moi, à une erreur déplorable, lorsqu’il était si simple de me diretout cela ?
– Il me semble, monsieur, qu’un honnête homme ne peut pas avouerqu’il a obtenu un rendez-vous d’une femme tant qu’il n’en a pasl’autorisation expresse. Il doit exposer sa vie plutôt quel’honneur de celle qui s’est confiée à lui. Mais croyez qu’Albertcomptait sur moi.
Il n’y avait rien à redire à cela, et le sentiment exprimé parMlle d’Arlange donnait un sens à une phrase de l’interrogatoire duprévenu.
– Ce n’est pas tout encore, mademoiselle, reprit le juge, toutce que vous venez de me dire là, il faudra venir me le répéter dansmon cabinet, au Palais de Justice. Mon greffier écrira votredéposition et vous la signerez. Cette démarche vous sera pénible,mais c’est une formalité nécessaire.
– Eh ! monsieur, c’est avec joie que je m’y rendrai. Quelacte peut me coûter avec cette idée qu’il est en prison ?N’étais-je pas résolue à tout ? Si on l’avait traduit en courd’assises, j’y serais allée. Oui, je m’y serais présentée, et là,tout haut, devant tous, j’aurais dit la vérité. Sans doute,ajouta-t-elle d’un ton triste, j’aurais été bien affichée, onm’aurait regardée comme une héroïne de roman, mais que m’importel’opinion, le blâme ou l’approbation du monde, puisque je suis sûrede son amour !
Elle se leva, rajustant son manteau et les brides de sonchapeau.
– Est-il nécessaire, demanda-t-elle, que j’attende le retour desgens qui sont allés examiner le mur ?
– C’est inutile, mademoiselle.
– Alors, reprit-elle de la voix la plus douce, il ne me resteplus, monsieur, qu’à vous prier – elle joignit les mains –, qu’àvous conjurer – ses yeux suppliaient – de laisser sortir Albert dela prison.
– Il sera remis en liberté dès que cela se pourra, je vous endonne ma parole.
– Oh ! aujourd’hui même, cher monsieur Daburon,aujourd’hui, je vous en prie, tout de suite. Puisqu’il estinnocent, voyons, laissez-vous attendrir, puisque vous êtes notreami… Voulez-vous que je me mette à genoux ?
Le juge n’eut que le temps bien juste d’étendre les bras pour laretenir. Il étouffait, le malheureux ! Ah ! combien ilenviait le sort de ce prisonnier !
– Ce que vous me demandez est impossible, mademoiselle, dit-ild’une voix éteinte, impraticable, sur mon honneur ! Ah !si cela ne dépendait que de moi !… je ne saurais, fût-ilcoupable, vous voir pleurer et résister…
Mlle d’Arlange, si ferme jusque-là, ne put retenir unsanglot.
– Malheureuse ! s’écria-t-elle, il souffre, il est enprison, je suis libre et je ne puis rien pour lui ! GrandDieu ! inspire-moi de ces accents qui touchent le cœur deshommes. Aux pieds de qui aller me jeter pour avoir sagrâce !…
Elle s’interrompit, surprise du mot qu’elle venait deprononcer.
– J’ai dit sa grâce, reprit-elle fièrement, il n’a pas besoin degrâce. Pourquoi ne suis-je qu’une femme ! Je ne trouverai doncpas un homme qui m’aide ! Si, dit-elle, après un moment deréflexion, il est un homme qui se doit à Albert, puisque c’est luiqui l’a précipité là où il est : c’est le comte de Commarin. Il estson père et il l’a abandonné ! Eh bien ! moi, je vaisaller lui rappeler qu’il a un fils.
Le magistrat se leva pour la reconduire, mais déjà elles’enfuyait, entraînant la bonne Schmidt.
M. Daburon, plus mort que vif, se laissa retomber dans sonfauteuil. Ses yeux étaient brillants de larmes.
– Voilà donc ce qu’elle est ! murmurait-il. Ah ! jen’avais pas fait un choix vulgaire. J’avais su deviner etcomprendre toutes ses grandeurs.
Jamais il ne l’avait tant aimée, et il sentait que jamais il nese consolerait de n’avoir pu s’en faire aimer. Mais au plus profondde ses méditations, une pensée aiguë comme une flèche traversa soncerveau.
Claire avait-elle dit vrai ? n’avait-elle pas joué un rôleappris de longue main ? Non, certainement, non.
Mais on pouvait l’avoir abusée, elle pouvait être la dupe dequelque fourberie savante.
Alors la prédiction du père Tabaret se trouvait réalisée.
Tabaret avait dit : « Attendez-vous à un irrécusable alibi.»
Comment démontrer la fausseté de celui-ci, machiné à l’avance,affirmé par Claire abusée ?
Comment déjouer un plan si habilement calculé que le prévenuavait pu sans danger attendre les bras croisés, sans s’en mêler,les résultats prévus ?…
Et si pourtant le récit de Claire était exact, si Albert étaitinnocent !…
Le juge se débattait au milieu d’inextricables difficultés, sansun projet, sans une idée.
Il se leva.
– Allons ! dit-il à haute voix, comme pour s’encourager, auPalais tout se débrouillera.
M. Daburon avait été surpris de la visite de Claire.
M. de Commarin le fut bien davantage lorsque son valet dechambre, se penchant à son oreille, lui annonça que Mlle d’Arlangedemandait à monsieur le comte un instant d’entretien.
M. Daburon avait laissé choir une coupe admirable ; M. deCommarin, qui était à table, laissa tomber son couteau sur sonassiette.
Comme le juge encore, il répéta :
– Claire !
Il hésitait à la recevoir, redoutant une scène pénible etdésagréable. Elle ne pouvait avoir, il ne l’ignorait pas, qu’unetrès faible affection pour lui qui l’avait si longtemps repousséeavec tant d’obstination. Que lui voulait-elle ? Sans douteelle venait pour s’informer d’Albert. Que répondrait-il ? Elleaurait probablement une attaque de nerfs, et sa digestion, à lui,en serait troublée. Cependant il songea à l’immense douleur qu’elleavait dû éprouver, et il eut un bon mouvement. Il se dit qu’ilserait mal et indigne de son caractère de se celer pour celle quiaurait été sa fille, la vicomtesse de Commarin. Il donna l’ordre dela prier d’attendre un moment dans un des petits salons durez-de-chaussée.
Il ne tarda pas à s’y rendre, son appétit ayant été coupé par laseule annonce de cette visite. Il était préparé à tout ce qu’il y ade plus fâcheux.
Dès qu’il parut, Claire s’inclina devant lui avec une de cesbelles révérences de dignité première qu’enseignait madame lamarquise d’Arlange.
– Monsieur le comte…, commença-t-elle.
– Vous venez, n’est-il pas vrai, ma pauvre enfant, chercher desnouvelles de ce malheureux ? demanda M. de Commarin.
Il interrompait Claire et allait droit au but pour en finir auplus vite.
– Non, monsieur le comte, répondit la jeune fille, je viens vousen donner au contraire. Vous savez qu’il est innocent ?
Le comte la regarda bien attentivement, persuadé que la douleurlui avait troublé sa raison. Sa folie, en ce cas, était fortcalme.
– Je n’en avais jamais douté, continua Claire, mais maintenantj’en ai la preuve la plus certaine.
– Songez-vous bien à ce que vous avancez, mon enfant ?interrogea le comte, dont les yeux trahissaient la défiance.
Mlle d’Arlange comprit les pensées du vieux gentilhomme. Sonentretien avec M. Daburon lui avait donné de l’expérience.
– Je n’avance rien qui ne soit de la dernière exactitude,répondit-elle, et facile à vérifier. Je sors à l’instant de chez lejuge d’instruction, monsieur Daburon, qui est des amis de magrand-mère, et après ce que je lui ai révélé, il est persuadéqu’Albert n’est pas coupable.
– Il vous l’a dit, Claire ! s’exclama le comte. Mon enfant,en êtes-vous sûre, ne vous trompez-vous pas ?
– Non, monsieur. Je lui ai appris une chose que tout le mondeignorait ; qu’Albert, qui est un gentilhomme, ne pouvait luidire. Je lui ai appris qu’Albert a passé avec moi, dans le jardinde ma grand-mère, toute cette soirée où le crime a été commis. Ilm’avait demandé un rendez-vous…
– Mais votre parole ne peut suffire.
– Il y a des preuves, et la justice les a maintenant.
– Est-ce bien possible, grand Dieu ! s’écria le comte horsde lui.
– Ah ! monsieur le comte, fit amèrement Mlle d’Arlange,vous êtes comme le juge, vous avez cru l’impossible. Vous êtes sonpère et vous l’avez soupçonné. Vous ne le connaissez doncpas ! Vous l’abandonniez sans chercher à le défendre !Ah ! je n’ai pas hésité, moi !
On croit aisément à la vraisemblance de ce qu’on désire de touteson âme. M. de Commarin ne devait pas être difficile à convaincre.Sans raisonnements, sans discussion, il ajouta foi aux assertionsde Claire. Il partagea son assurance sans se demander si cela étaitsage et prudent.
Oui, il avait été accablé par la certitude du juge, il s’étaitdit que l’invraisemblance était vraie et il avait courbé le front.Un mot d’une jeune fille le ramenait. Albert innocent ! Cettepensée descendait sur son cœur comme une rosée céleste.
Claire lui apparaissait ainsi qu’une messagère de bonheur etd’espoir. Depuis trois jours seulement, il avait mesuré la grandeurde son affection pour Albert. Il l’avait tendrement aimé, puisquejamais, malgré ses affreux soupçons sur sa paternité, il n’avait puse résigner à l’éloigner de lui.
Depuis trois jours, le souvenir du crime imputé à ce malheureux,l’idée du châtiment qui l’attendait le tuaient. Et il étaitinnocent !
Plus de honte, plus de procès scandaleux, plus de boue surl’écusson ; le nom de Commarin ne retentirait pas devant lestribunaux.
– Mais alors, mademoiselle, demanda le comte, on va lerelâcher ?
– Hélas ! monsieur, je demandais, moi, qu’on le mît enliberté à l’instant même. C’est juste, n’est-ce pas, puisqu’iln’est pas coupable ? Mais le juge m’a répondu que ce n’étaitpas possible, qu’il n’est pas le maître, que le sort d’Albertdépend de beaucoup de personnes. C’est alors que je me suis décidéeà venir vous demander assistance.
– Puis-je donc quelque chose ?
– Je l’espère, du moins. Je ne suis qu’une pauvre fille bienignorante, moi, et je ne connais personne au monde. Je ne sais pasce qu’on peut faire pour qu’on ne le retienne plus en prison. Ildoit cependant y avoir un moyen de se faire rendre justice. Est-ceque vous n’allez pas tout tenter, monsieur le comte, vous qui êtesson père ?
– Si, répondit vivement M. de Commarin, si, et sans perdre uneminute.
Depuis l’arrestation d’Albert, le comte était resté plongé dansune morne stupeur. Dans sa douleur profonde, ne voyant autour delui que ruines et désastres, il n’avait rien fait pour secouerl’engourdissement de sa pensée. Cet homme, si actif d’ordinaire,remuant jusqu’à la turbulence, avait été stupéfié. Il se plaisaitdans cet état de paralysie cérébrale qui l’empêchait de sentir lavivacité de son malheur. La voix de Claire sonna à son oreillecomme la trompette de la résurrection. La nuit affreuse sedissipait, il entrevoyait une lueur à l’horizon, il retrouval’énergie de sa jeunesse.
– Marchons, dit-il.
Mais soudain sa physionomie rayonnante se voila d’une tristessemêlée de colère.
– Mais encore, reprit-il, où ? À quelle porte frappersûrement ? Dans un autre temps, je serais allé trouver le roi.Mais aujourd’hui !… Votre empereur lui-même ne saurait semettre au-dessus de la loi. Il me répondrait d’attendre la décisionde ces messieurs du tribunal, et qu’il ne peut rien.Attendre !… Et Albert compte les minutes avec une mortelleangoisse ! Certainement on obtient justice, seulement, se lafaire rendre promptement est un art qui s’enseigne dans des écolesque je n’ai pas fréquentées.
– Essayons toujours, monsieur, insista Claire, allons trouverles juges, les généraux, les ministres, que sais-je, moi !Conduisez-moi simplement, je parlerai, moi, et vous verrez si nousne réussissons pas !
Le comte prit entre ses mains les petites mains de Claire et lesretint un moment, les pressant avec une paternelle tendresse.
– Brave fille ! s’écria-t-il, vous êtes une brave etcourageuse fille, Claire ! Bon sang ne peut mentir. Je ne vousconnaissais pas. Oui, vous serez ma fille, et vous serez heureux,Albert et vous… Mais nous ne pouvons pourtant pas nous lancer commedes étourneaux. Il nous faudrait, pour m’indiquer à qui je doism’adresser, un guide quelconque, un avocat, un avoué. Ah !s’écria-t-il, nous tenons notre affaire, Noël !…
Claire leva sur le comte ses beaux yeux surpris.
– C’est mon fils, répondit M. de Commarin, visiblementembarrassé, mon autre fils, le frère d’Albert. Le meilleur et leplus digne des hommes, ajouta-t-il, rencontrant fort à propos unephrase toute faite de M. Daburon. Il est avocat, il sait son Palaissur le bout du doigt, il nous renseignera.
Ce nom de Noël, ainsi jeté au milieu de cette conversationqu’enchantait l’espérance, serra le cœur de Claire. Le comtes’aperçut de son effroi.
– Soyez sans inquiétude, chère enfant, reprit-il. Noël est bon,et je vous dirai plus, il aime Albert. Ne hochez pas la tête ainsi,jeune sceptique, Noël m’a dit ici même qu’il ne croyait pas à laculpabilité d’Albert. Il m’a déclaré qu’il allait tout faire pourdissiper une erreur fatale, et qu’il voulait être son avocat.
Ces affirmations ne semblèrent pas rassurer la jeune fille. Ellese disait : qu’a-t-il donc fait pour Albert, ce Noël ?Pourtant elle ne répliqua pas.
– Nous allons l’envoyer chercher, continua M. de Commarin ;il est en ce moment près de la mère d’Albert, qui l’a élevé et quise meurt.
– La mère d’Albert !
– Oui, mon enfant. Albert vous expliquera ce qui peut vousparaître une énigme. En ce moment le temps nous presse. Mais j’ypense…
Il s’arrêta brusquement. Il pensait qu’au lieu d’envoyerchercher Noël chez Mme Gerdy il pouvait s’y rendre. Ainsi ilverrait Valérie ; et depuis si longtemps il désirait larevoir !
Il est de ces démarches auxquelles le cœur pousse, et qu’onn’ose risquer cependant, parce que mille raisons subtiles ouintéressées arrêtent.
On souhaite, on a envie, on voudrait, et pourtant on lutte, oncombat, on résiste. Mais vienne une occasion, on est tout heureuxde la saisir aux cheveux. Alors, vis-à-vis de soi, on a uneexcuse.
Tout en cédant à l’impulsion de sa passion, on peut se dire : cen’est pas moi qui l’ai voulu, c’est le sort.
– Il serait plus court, observa le comte, d’aller trouverNoël.
– Partons, monsieur.
– C’est que, ma chère enfant, dit en hésitant le vieuxgentilhomme, c’est que je ne sais si je puis, si je dois vousemmener. Les convenances…
– Eh ! monsieur, il s’agit bien de convenances !répliqua impétueusement Claire. Avec vous et pour lui, ne puis-jepas aller partout ? N’est-il pas indispensable que je donnedes explications ? Envoyez seulement prévenir ma grand-mèrepar Schmidt, qui reviendra ici attendre notre retour. Je suisprête, monsieur.
– Soit ! dit le comte.
Et sonnant à tout rompre, il cria :
– Ma voiture !…
Pour descendre le perron, il voulut absolument que Claire prîtson bras. Le galant et élégant gentilhomme du comté d’Artoisreparaissait.
– Vous m’avez ôté vingt ans de dessus la tête, disait-il, il estbien juste que je vous fasse hommage de la jeunesse que vous merendez.
Lorsque Claire fut installée…
– Rue Saint-Lazare, dit-il au valet de pied, et vite !
Quand le comte disait en montant en voiture : « Et vite !», les passants n’avaient qu’à bien se garer. Le cocher était unhabile homme, on arriva sans accident. Aidés des indications duportier, le comte et la jeune fille se dirigèrent versl’appartement de Mme Gerdy. Le comte monta lentement, se tenantfortement à la rampe, s’arrêtant à tous les paliers pour respirer.Il allait donc la revoir ! L’émotion lui serrait le cœur commedans un étau.
– Monsieur Noël Gerdy ? demanda-t-il à la domestique.
L’avocat venait de sortir à l’instant. On ne savait où il étaitallé, mais il avait dit qu’il ne serait pas absent plus d’unedemi-heure.
– Nous l’attendrons donc, dit le comte.
Il s’avança, et la bonne s’effaça pour le laisser passer ainsique Claire. Noël avait formellement défendu d’admettre qui que cefût, mais l’aspect du comte de Commarin était de ceux qui fontoublier aux domestiques toutes leurs consignes. Trois personnes setrouvaient dans le salon où la bonne introduisit le comte et Mlled’Arlange. C’était le curé de la paroisse, le médecin et un hommede haute stature, officier de la Légion d’honneur, dont la tenue etla tournure trahissaient l’ancien soldat. Ils causaient, deboutprès de la cheminée, et l’arrivée d’étrangers parut les étonnerbeaucoup.
Tout en s’inclinant pour répondre au salut de M. de Commarin etde Claire, ils s’interrogeaient et se consultaient du regard.
Ce mouvement d’hésitation fut court.
Le militaire dérangea un fauteuil qu’il roula près de Mlled’Arlange.
Le comte crut comprendre que sa présence était importune.
Il ne pouvait se dispenser de se présenter lui-même etd’expliquer sa visite.
– Vous m’excuserez, messieurs, dit-il, si je suis indiscret. Jene pensais pas l’être en demandant à attendre Noël, que j’ai leplus pressant besoin de voir. Je suis le comte de Commarin.
À ce nom, le vieux soldat lâcha le fauteuil dont il tenaitencore le dossier et se redressa de toute la hauteur de sa taille.Un éclair de colère brilla dans ses yeux, et il eut un gestemenaçant. Ses lèvres se remuèrent pour parler, mais il se contintet se retira, la tête baissée, près de la fenêtre.
Ni le comte ni les deux autres hommes ne remarquèrent ces diversmouvements. Ils n’échappèrent pas à Claire.
Pendant que Mlle d’Arlange s’asseyait, passablement interdite,le comte, assez embarrassé lui-même de sa contenance, s’approcha duprêtre et à voix basse demanda :
– Quel est, je vous prie, monsieur l’abbé, l’état de madameGerdy ?
Le docteur, qui avait l’oreille fine, entendit la question ets’avança vivement.
Il était bien aise de parler à un personnage presque célèbrecomme le comte de Commarin et d’entrer en relation avec lui.
– Il est à croire, monsieur le comte, répondit-il, qu’elle nepassera pas la journée.
Le comte appuya sa main sur son front comme s’il y eût ressentiune douleur. Il hésitait à interroger encore. Après un moment desilence glacial, il se décida pourtant.
– A-t-elle repris connaissance ? murmura-t-il.
– Non, monsieur. Depuis hier soir cependant nous avons de grandschangements. Elle a été fort agitée ; toute la nuit, elle a eudes moments de délire furieux. Il y a une heure, on a pu supposerque la raison lui revenait, et on a envoyé chercher monsieur lecuré.
– Oh ! bien inutilement, répondit le prêtre, et c’est ungrand malheur. La tête n’y est plus du tout. Pauvre femme ! Ily a dix ans que je la connais, je venais la voir presque toutes lessemaines, il est impossible d’en imaginer une plus excellente.
– Elle doit souffrir horriblement, dit le docteur.
Presque aussitôt, et comme pour donner raison au médecin, onentendit des cris étouffés partant de la chambre voisine, dont laporte était restée ouverte.
– Entendez-vous ? dit le comte en tressaillant de la têteaux pieds.
Claire ne comprenait rien à cette scène étrange. De sinistrespressentiments l’oppressaient ; elle se sentait commeenveloppée par une atmosphère de malheur. La frayeur la prenait.Elle se leva et s’approcha du comte.
– Elle est sans doute là ? demanda M. de Commarin.
– Oui, monsieur, répondit d’une voix dure le vieux soldat, quis’était avancé, lui aussi.
À tout autre moment le comte aurait remarqué le ton de cevieillard et s’en serait choqué. Il ne leva pas même les yeux surlui. Il restait insensible à tout. N’était-elle pas là, à deux pasde lui ! Sa pensée anéantissait le temps. Il lui semblait quec’était hier qu’il l’avait quittée pour la dernière fois.
– Je voudrais bien la voir, demanda-t-il presque timidement.
– Cela est impossible, répondit le militaire.
– Pourquoi ? balbutia le comte.
– Au moins, reprit le soldat, laissez-la mourir en paix,monsieur de Commarin !
Le comte se recula comme s’il eût été menacé. Ses yeuxrencontrèrent ceux du vieux soldat ; il les baissa ainsi qu’uncoupable devant son juge.
– Mais rien ne s’oppose à ce que monsieur entre chez madameGerdy, reprit le médecin, qui voulut ne rien voir. Elle nes’apercevra probablement pas de sa présence, et quand même…
– Oh ! elle ne s’apercevra de rien, appuya le prêtre, jeviens de lui parler, de lui prendre la main, elle est restéeinsensible.
Le vieux soldat réfléchissait profondément.
– Entrez, dit-il enfin au comte, peut-être est-ce Dieu qui leveut.
Il chancelait à ce point que le docteur voulait le soutenir. Ille repoussa doucement.
Le médecin et le prêtre étaient entrés en même temps quelui ; Claire et le vieux soldat restaient sur le seuil de laporte placée en face du lit.
Le comte fit trois ou quatre pas et fut contraint de s’arrêter.Il voulait, mais il ne pouvait aller plus loin.
Cette mourante, était-ce bien Valérie ?
Il avait beau fouiller ses souvenirs, rien dans ces traitsflétris, rien sur ce visage bouleversé ne lui rappelait la belle,l’adorée Valérie de sa jeunesse. Il ne la reconnaissait pas.
Elle le reconnut bien, elle, ou plutôt elle le devina ;elle se dressa, découvrant ses épaules et ses bras amaigris. D’ungeste violent, elle repoussa le bandeau de glace pilée posé sur sonfront, rejetant en arrière sa chevelure abondante encore, trempéed’eau et de sueur, qui s’éparpilla sur l’oreiller.
– Guy ! s’écria-t-elle, Guy !
Le comte frémit jusqu’au fond de ses entrailles.
Il demeurait plus immobile que ces malheureux qui, selon lacroyance populaire, frappés de la foudre, restent debout, maistombent en poussière dès qu’on les touche.
Il ne put apercevoir ce que virent les personnes présentes : latransfiguration de la malade. Ses traits contractés se détendirent,une joie céleste inonda son visage, et ses yeux creusés par lamaladie prirent une expression de tendresse infinie.
– Guy, disait-elle d’une voix navrante de douceur, te voici doncenfin ! Comme il y a longtemps, mon Dieu, que jet’attends ! Tu ne peux pas savoir tout ce que ton absence m’afait souffrir. Je serais morte de douleur, sans l’espérance de terevoir qui me soutenait. On t’a retenu loin de moi ?Qui ? Tes parents, encore ? Les méchantes gens ! Tune leur as donc pas dit que nul ici-bas ne t’aime autant quemoi ! Non, ce n’est pas cela ; je me souviens… N’ai-jepas vu ton air irrité lorsque tu es parti ? Tes amis ont voulute séparer de moi ; ils t’ont dit que je te trahissais pour unautre. À qui donc ai-je fait du mal pour avoir des ennemis ?C’est que mon bonheur blessait l’envie. Nous étions siheureux ! Mais tu ne l’as pas crue, cette calomnie absurde, tul’as méprisée, puisque te voici !
La religieuse, qui s’était levée en voyant tout le monde envahirla chambre de sa malade, ouvrait de grands yeux ahuris.
– Moi te trahir ! continuait la mourante, il faudrait êtrefou pour le croire. Est-ce que je ne suis pas ton bien, tapropriété, quelque chose de toi ! Pour moi tu es tout, et jene saurais rien attendre ni espérer d’un autre que tu ne m’aiesdonné déjà. Ne t’ai-je pas appartenu corps et âme dès le premierjour ! Je n’ai pas lutté, va, pour me donner à toi toutentière ; je sentais que j’étais née pour toi, Guy ! tesouviens-tu de cela ? Je travaillais pour une dentellière etje ne gagnais pas de quoi vivre, toi tu m’avais dit que tu faisaiston droit et que tu n’étais pas riche. Je croyais que tu te privaispour m’assurer un peu de bien-être. Tu avais voulu faire arrangernotre petite mansarde du quai Saint-Michel. Était-elle jolie avecce frais papier à bouquets que nous avions collénous-mêmes !
» Comme elle était gaie ! De la fenêtre, on apercevait cesgrands arbres des Tuileries, et en nous penchant un peu, nouspouvions voir sous les arches des ponts le coucher du soleil. Lebon temps ! La première fois que nous sommes allés à lacampagne ensemble, un dimanche, tu m’avais apporté une belle robecomme je n’osais en rêver et des bottines si mignonnes que jetrouvais qu’il était dommage de les mettre pour marcherdehors ! Mais tu m’avais trompée !
» Tu n’étais pas un pauvre étudiant. Un jour, en allant portermon ouvrage, je te rencontrai dans une voiture superbe, derrièrelaquelle se tenaient de grands laquais chamarrés d’or. Je nepouvais en croire mes yeux. Le soir, tu m’as dit la vérité, que tuétais noble, immensément riche. Oh ! mon bien-aimé !Pourquoi m’avoir avoué cela ?…
Avait-elle sa raison, était-ce le délire qui parlait ?
De grosses larmes roulaient sur le visage ridé du comte deCommarin, et le médecin et le prêtre étaient émus de ce spectaclesi douloureux d’un vieillard qui pleure comme un enfant.
La veille encore, le comte croyait son cœur bien mort, et ilsuffisait de cette voix pénétrante pour lui rendre les fraîches etfortes sensations de la jeunesse. Combien d’années pourtants’étaient écoulées depuis ?…
– Alors ! poursuivait Mme Gerdy, il fallut abandonner lequai Saint-Michel. Tu le voulais ; j’obéis malgré mespressentiments. Tu me dis que, pour te plaire, je devais ressemblerà une grande dame. Tu m’avais donné des maîtres, car j’étais siignorante qu’à peine je savais signer mon nom. Te rappelles-tu ladrôle d’orthographe de ma première lettre ? Ah ! Guy, quen’étais-tu, en effet, un pauvre étudiant ? Depuis que je tesais si riche, j’ai perdu ma confiance, mon insouciance et magaieté. Si tu allais me croire avide ? si tu allais imaginerque ta fortune me touche ?
» Les hommes qui, comme toi, ont des millions doivent être bienmalheureux ! Je comprends qu’ils soient incrédules et pleinsde soupçons. Sont-ils sûrs jamais si c’est eux qu’on aime ou leurargent ? Ce doute affreux qui les déchire les rend défiants,jaloux et cruels. Ô mon unique ami, pourquoi avons-nous quitténotre chère mansarde ? Là nous étions heureux. Que ne m’as-tulaissée toujours où tu m’avais trouvée ? Ne savais-tu donc pasque la vue du bonheur blesse et irrite les hommes ? Sages,nous devions cacher le nôtre comme un crime. Tu croyais m’élever,tu m’as abaissée. Tu étais fier de notre amour, tu l’as affiché.Vainement je te demandais en grâce de rester obscure etinconnue.
» Bientôt toute la ville a su que j’étais ta maîtresse. Iln’était bruit dans ton monde que de tes prodigalités pour moi.Combien je rougissais de ce luxe insolent que tu m’imposais !Tu étais content parce que ma beauté devenait célèbre ; jepleurais, moi, parce que ma honte le devenait aussi. On parlait demoi comme de ces femmes qui font métier d’inspirer aux hommes lesplus grandes folies. N’ai-je pas vu mon nom dans un journal ?Tu allais te marier, c’est par ce journal que je l’ai appris.Malheureuse ! je devais te fuir ; je n’ai pas eu cecourage.
» Je me suis lâchement résignée au plus humiliant, au pluscoupable des partages. Tu t’es marié, et je suis restée tamaîtresse. Oh ! quel supplice, quelle soirée affreuse !J’étais seule, chez moi, dans cette chambre toute palpitante detoi, et tu en épousais une autre ! Je me disais : à cetteheure, une chaste et noble jeune fille va se donner à lui. Je medisais : quels serments fait cette bouche qui s’est si souventappuyée sur mes lèvres ? Souvent, depuis l’horrible malheur,je demande au bon Dieu quel crime j’ai commis pour être siimpitoyablement châtiée : le crime, le voilà ! Je suis restéeta maîtresse, et ta femme est morte. Je ne l’ai vue qu’une fois,quelques minutes à peine, mais elle t’a regardé, et j’ai comprisqu’elle t’aimait autant que moi, Guy, c’est notre amour qui l’atuée.
Elle s’arrêta épuisée, mais aucun des assistants ne se permit unmouvement.
Ils écoutaient religieusement, avec une émotion fiévreuse, ilsattendaient.
Mlle d’Arlange n’avait pas eu la force de rester debout ;elle s’était laissée glisser à genoux et elle pressait son mouchoirsur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Cette femme n’était-ellepas la mère d’Albert ?
Seule la digne religieuse n’était point émue : elle avait vu,ainsi qu’elle se le disait, bien d’autres délires. Rien, elle necomprenait absolument rien à cette scène.
Ces gens-ci sont fous, pensait-elle, de donner tant d’attentionaux divagations d’une insensée.
Elle crut qu’elle devait avoir de la raison pour tous.S’avançant vers le lit, elle voulait faire rentrer la malade sousses couvertures.
– Allons, madame, couvrez-vous, vous allez attraper froid.
– Ma sœur, murmurèrent en même temps le médecin et leprêtre.
– Tonnerre de Dieu ! s’écria le vieux soldat, laissez-ladonc parler !
– Qui donc, reprit la malade, insensible à tout ce qui sepassait autour d’elle, qui donc a pu te dire que je tetrahissais ? Oh ! les infâmes ! On m’a faitespionner, n’est-ce pas ? et on a découvert que souvent ilvenait chez moi un officier. Eh bien ! mais cet officier estmon frère, mon cher Louis ! Comme il venait d’avoir dix-huitans et que l’ouvrage manquait, il s’est engagé soldat en disant àma mère : « Ce sera toujours une bouche de moins à la maison. »C’est un bon sujet, et ses chefs l’ont aimé tout de suite. Il atravaillé au régiment ; il s’est instruit, et on l’a faitmonter bien vite en grade. On l’a nommé lieutenant, capitaine, ilest devenu chef d’escadron. Il m’a toujours aimée, Louis ;s’il était resté à Paris, je ne serais pas tombée. Mais notre mèreest morte, et je me suis trouvée toute seule au milieu de cettegrande ville. Il était sous-officier quand il a su que j’avais unamant. J’ai cru qu’il ne me reverrait jamais. Pourtant il m’apardonné, en disant que la constance à une faute comme la mienneest sa seule excuse. Va, mon ami, il était plus jaloux de tonbonheur que toi-même. Il venait, mais en se cachant. Je l’avais misdans cette position affreuse de rougir de sa sœur. Je m’étais, moi,condamnée à ne jamais parler de lui, à ne pas prononcer son nom. Unnoble soldat pouvait-il avouer qu’il était le frère d’une femmeentretenue par un comte ? Pour qu’on ne le vît pas, je prenaisles plus minutieuses précautions. À quoi ont-elles servi ?Hélas ! à te faire douter de moi. Quand il a su ce qu’ondisait, il voulait, dans son aveugle colère, te provoquer en duel.Et alors il m’a fallu lui prouver qu’il n’avait même pas le droitde me défendre. Quelle misère ! Ah ! j’ai payé bien chermes années de bonheur volé ! Mais te voici, tout est oublié.Car tu me crois, n’est-il pas vrai, Guy ? J’écrirai à Louis :il viendra, il te dira que je ne mens pas, et tu ne douteras pas desa parole, à lui, un soldat !…
– Oui, sur mon honneur, prononça le vieux soldat, ce que ma sœurdit est la vérité.
La mourante ne l’entendit pas ; elle continuait d’une voixque la lassitude faisait haleter :
– Comme ta présence me fait du bien ! Je sens que jerenais. J’ai failli tomber malade. Je ne dois pas être jolie,aujourd’hui, n’importe, embrasse-moi…
Elle tendait les bras et avançait les lèvres comme pour donnerdes baisers.
– Mais c’est à une condition, Guy, tu me laisseras mon enfant.Oh ! je t’en supplie, je t’en conjure, ne me le prends pas,laisse-le-moi ! Une mère sans son enfant, que veux-tu qu’elledevienne ? Tu me le demandes pour lui donner un nom illustreet une fortune immense ; non ! Tu me dis que ce sacrificefera son bonheur ; non ! Mon enfant est à moi, je legarderai. La terre n’a ni honneurs ni richesses qui puissentremplacer une mère veillant sur un berceau. Tu veux, en échange, medonner l’enfant de l’autre ; jamais ! Quoi ! c’estcette femme qui embrasserait mon fils ! C’estimpossible ! Retirez d’auprès de moi cet enfant étranger, ilme fait horreur, je veux le mien. Malheureux ! n’insiste pas,ne me menace pas de ta colère, de ton abandon, je céderais et jemourrais après. Guy, renonce à ce projet fatal, la pensée seule estun crime. Quoi ! mes prières, mes pleurs, rien net’émeut ! Eh bien ! Dieu nous punira. Tremble pour notrevieillesse. Tout se sait. Un jour viendra où les enfants nousdemanderont des comptes terribles. Ils se lèveront pour nousmaudire. Guy ! j’entrevois l’avenir. Je vois mon filsjustement irrité s’avancer vers moi. Que dit-il, grand Dieu !Oh ! ces lettres, ces lettres, cher souvenir de nosamours ! Mon fils ! Il me menace, il me frappe ! Àmoi ! À l’aide ! Un fils frapper sa mère… Ne le dites àpersonne, au moins ! Dieu ! que je souffre ! Il saitpourtant bien que je suis sa mère, il feint de ne pas me croire.Seigneur, c’est trop souffrir. Guy ! pardon ! ô monunique ami ! je n’ai ni la force de résister ni le couraged’obéir.
À ce moment, la seconde porte de la chambre donnant sur lepalier s’ouvrit, et Noël parut, pâle comme à l’ordinaire, maiscalme et tranquille.
La mourante le vit et éprouva comme un choc électrique.
Une secousse terrible ébranla son corps ; ses yeuxs’agrandirent démesurément, ses cheveux se dressèrent.
Elle se souleva sur ses oreillers, roidissant son bras dans ladirection de Noël, et d’une voix forte, elle cria :
– Assassin !…Une convulsion la rabattit sur son lit. Ons’approcha, elle était morte.
Un grand silence se fit.
Telle est la majesté de la mort et la terreur qui s’en dégage,que devant elle les plus forts et les plus sceptiques courbent lefront et s’inclinent.
Pour un moment, les passions et les intérêts se taisent.Involontairement nous nous recueillons, lorsqu’en notre présences’exhale le dernier soupir d’un d’entre nous.
Tous les assistants, d’ailleurs, étaient profondément émus decette scène déchirante, de cette confession suprême arrachée audélire et à la douleur.
Mais ce mot « assassin », le dernier de Mme Gerdy, ne surpritpersonne. Tous, à l’exception de la sœur, savaient l’affreuseaccusation qui pesait sur Albert.
À lui s’adressait la malédiction de cette mère infortunée.
Noël paraissait navré. Agenouillé près du lit de celle qui luiavait servi de mère, il avait pris une de ses mains et la tenaitcollée sur ses lèvres.
– Morte ! gémissait-il, elle est morte !
Près de lui, la religieuse et le prêtre s’étaient mis à genouxet récitaient à demi-voix les prières des morts. Ils imploraient deDieu, pour l’âme de la trépassée, sa paix et sa miséricorde. Ilsdemandaient un peu de bonheur au Ciel pour celle qui avait tantsouffert sur cette terre. Renversé sur un fauteuil, la tête enarrière, le comte de Commarin était plus défait et plus livide quecette morte, sa maîtresse, autrefois si belle.
Claire et le docteur s’empressaient autour de lui.
Il avait fallu retirer sa cravate et dénouer le col de sachemise, il suffoquait. Avec l’aide du vieux soldat, dont les yeuxrouges et gonflés disaient la douleur comprimée, on avait roulé lefauteuil du comte près de la fenêtre entrouverte pour lui donner unpeu d’air. Trois jours auparavant, cette scène l’aurait tué. Maisle cœur s’endurcit au malheur comme les mains au travail.
– Les larmes l’ont sauvé, dit le docteur à l’oreille deClaire.
M. de Commarin, en effet, reprenait peu à peu ses sens, et avecla netteté de la pensée la faculté de souffrir lui revenait.L’anéantissement suit les grandes secousses de l’âme ; ilsemble que la nature se recueille pour soutenir le malheur ;on n’en sent pas d’abord toute la violence, c’est après seulementqu’on sonde l’étendue et la profondeur du mal.
Les regards du comte s’arrêtaient sur ce lit où gisait le corpsde Valérie. C’était donc là tout ce qui restait d’elle. L’âme,cette âme si dévouée et si tendre, s’était envolée.
Que n’eût-il pas donné pour que Dieu rendît à cette infortunéeun jour, une heure seulement de vie et de raison ! Avec quelstransports de repentir il se serait jeté à ses pieds pour luidemander grâce, pour lui dire combien il avait horreur de saconduite passée ! Comment avait-il reconnu l’inépuisable amourde cet ange ! Sur un soupçon, sans daigner s’informer, sansl’entendre, il l’avait accablée du plus froid mépris. Que nel’avait-il revue ? Il se serait épargné vingt ans de doutesaffreux au sujet de la naissance d’Albert. Au lieu d’une existenced’isolement, il pouvait avoir une vie heureuse et douce.
Alors il se rappelait la mort de la comtesse. Celle-là aussil’avait aimé, et jusqu’à en mourir.
Il ne les avait pas comprises, il les avait tuées toutesdeux.
L’heure de l’expiation était venue, et il ne pouvait pas dire :« Seigneur, le châtiment est trop grand. »
Et quelle punition, cependant ! Que de malheurs depuis cinqjours !
– Oui, balbutia-t-il, oui, elle me l’avait prédit ; que nel’ai-je écoutée !
Le frère de Mme Gerdy eut pitié de ce vieillard siimpitoyablement éprouvé. Il lui tendit la main.
– Monsieur de Commarin, dit-il d’une voix grave et triste, il ya longtemps que ma sœur vous a pardonné, si toutefois elle vous ena jamais voulu ; aujourd’hui c’est moi qui vous pardonne.
– Merci ! monsieur, balbutia le comte, merci !…
Et il ajouta :
– Quelle mort, grand Dieu !
– Oui, murmura Claire, elle a rendu le dernier soupir avec cetteidée que son fils a commis un crime. Et n’avoir pu ladétromper !…
– Au moins ! s’écria le comte, faut-il que son fils soitlibre pour lui rendre les derniers devoirs ; oui, il le faut…Noël !…
L’avocat s’était rapproché de son père et avait entendu.
– Je vous ai promis, mon père, répondit-il, de le sauver.
Pour la première fois Mlle d’Arlange envisagea Noël, leursregards se croisèrent, et elle ne fut pas maîtresse d’un mouvementde répulsion qui fut vu de l’avocat.
– Albert est maintenant sauvé, dit-elle fièrement. Ce que nousdemandons, c’est qu’on nous fasse prompte justice, c’est qu’il soitremis en liberté à l’instant. Le juge sait maintenant lavérité.
– Comment, la vérité ? interrogea l’avocat.
– Oui ! Albert a passé chez moi, avec moi, la nuit ducrime.
Noël la regarda d’un air surpris ; un aveu si singulierdans une telle bouche, sans explications, avait bien de quoisurprendre.
Elle se redressa magnifique d’orgueil.
– Je suis mademoiselle Claire d’Arlange, monsieur, dit-elle.
M. de Commarin raconta alors rapidement tous les incidentsrapportés par Claire. Quand il eut terminé :
– Monsieur, répondit Noël, vous voyez ma situation en ce moment,dès demain…
– Demain ! interrompit le comte d’une voix indignée ;vous parlez, je crois, d’attendre à demain ! L’honneurcommande, monsieur, il faut agir aujourd’hui même, à l’instant. Lemoyen, pour vous, d’honorer cette pauvre femme, n’est pas de prierpour elle… délivrez son fils.
Noël s’inclina profondément.
– Entendre votre volonté, monsieur, dit-il, c’est obéir. Jepars. Ce soir, à l’hôtel, j’aurai l’honneur de vous rendre comptede mes démarches. Peut-être me sera-t-il donné de vous ramenerAlbert.
Il dit, et, embrassant une dernière fois la morte, ilsortit.
Bientôt le comte et Mlle d’Arlange se retirèrent.
Le vieux soldat était allé à la mairie faire sa déclaration dedécès et remplir les formalités indispensables. La religieuse restaseule en attendant le prêtre que le curé avait promis d’envoyerpour « garder le corps ». La fille de Saint-Vincent n’éprouvait nicrainte ni embarras. Tant de fois elle s’était trouvée dans descirconstances pareilles ! Ses prières dites, elle s’étaitrelevée, et déjà elle allait et venait dans la chambre, disposanttout comme on doit le faire quand un malade a rendu le derniersoupir. Elle faisait disparaître les traces de la maladie, cachaitles fioles et les petits pots, brûlait du sucre sur une pellerougie, et sur une table recouverte d’une serviette blanche, à latête du lit, elle allumait des bougies et plaçait un crucifix avecun bénitier et la branche de buis bénit.
Aussi troublé, aussi préoccupé que possible des révélations deMlle d’Arlange, M. Daburon gravissait l’escalier qui conduit auxgaleries des juges d’instruction, lorsqu’il fut croisé par le pèreTabaret. Sa vue l’enchanta et tout aussitôt il l’appela :
– Monsieur Tabaret !… Mais le bonhomme, qui donnait tousles signes de l’agitation la plus vive, n’était rien moins quedisposé à s’arrêter, à perdre une minute.
– Vous m’excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m’attendchez moi.
– J’espère cependant…
– Oh ! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J’aidéjà quelques indices, et avant trois jours… Mais vous allezentendre l’homme aux boucles d’oreilles de Gévrol. Il est trèsmalin, Gévrol, je l’avais mal jugé.
Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautanttrois marches à la fois, au risque de se rompre le cou.
M. Daburon, désappointé, hâta le pas.
Dans la galerie, devant la porte de son cabinet, sur le banc debois grossier, Albert assis près d’un garde de Paris attendait.
– On va vous appeler à l’instant, monsieur, dit le juge auprévenu en ouvrant sa porte.
Dans le cabinet, Constant causait avec un petit homme à figurechafouine qu’on aurait pu prendre à sa tenue pour un petit rentierdes Batignolles, sans l’énorme épingle « en faux » qui constellaitsa cravate et trahissait l’agent de la sûreté.
– Vous avez reçu mes lettres ? demanda M. Daburon à songreffier.
– Monsieur, vos ordres sont exécutés, le prévenu est là, etvoici monsieur Martin qui arrive à l’instant du quartier desInvalides.
– Tout est donc pour le mieux, fit le magistrat d’un tonsatisfait.
Et se retournant vers l’agent :
– Eh bien ! monsieur Martin, demanda-t-il, qu’avez-vousvu ?
– Monsieur, il y a eu escalade.
– Y a-t-il longtemps ?
– Cinq ou six jours.
– Vous en êtes sûr ?
– Non moins que je le suis de voir en ce moment monsieurConstant tailler une plume.
– Les traces sont visibles ?
– Autant, monsieur, que le nez au milieu du visage, si j’osem’exprimer ainsi. Le voleur – il s’agit d’un voleur, je suppose,continua M. Martin qui était un beau parleur – a pénétré avant lapluie et s’est retiré après, ainsi que l’avait conjecturé monsieurle juge d’instruction. Cette circonstance est facile à déterminerquand on compare, le long du mur, du côté de la rue, les empreintesde la montée et celles de la descente. Ces empreintes sont deséraillures faites par le bout des pieds. Les unes sont nettes, lesautres boueuses. Le gaillard – il est leste, ma foi ! – estentré à la force du poignet, mais, pour sortir, il s’est donné leluxe d’une échelle qu’il aura jetée à terre une fois en haut. Onvoit très bien où elle a été appliquée : en bas, à cause des trous,creusés par les montants ; en haut, parce que la chaux estdégradée.
– Est-ce là tout ? demanda le juge.
– Pas encore, monsieur. Ainsi, trois culs de bouteille quigarnissent la crête du mur ont été arrachés. Plusieurs branches desacacias qui s’étendent au-dessus du même mur ont été tortillées oubrisées. Même, aux épines de l’une de ces branches, j’ai recueilliun petit fragment de peau grise que voici, et qui me paraîtprovenir d’un gant.
Le juge prit ce fragment avec empressement.
C’était bien un petit morceau de gant gris.
– Vous vous êtes arrangé, je l’espère, monsieur Martin, dit M.Daburon, pour ne point éveiller l’attention dans la maison où vousavez fait cette enquête ?
– Certes, monsieur. J’ai d’abord examiné l’extérieur à mon aise.Après quoi, déposant mon chapeau chez le marchand de vins du coin,je me suis présenté chez la marquise d’Arlange, en me donnant pourl’intendant d’une duchesse du voisinage, au désespoir d’avoirlaissé échapper un perroquet adoré et éloquent, si je puis employerce terme. On m’a donné de très bonne grâce la permission defouiller le jardin, et comme j’ai dit le plus grand mal de maprétendue maîtresse, on m’aura indubitablement pris pour undomestique…
– Vous êtes un homme adroit et expéditif, monsieur Martin,interrompit le juge, je suis très satisfait de vous et je le feraisavoir à qui de droit.
Il sonna pendant que l’agent, fier des éloges reçus, gagnait laporte à reculons et courbé en arc de cercle.
Albert fut introduit.
– Vous êtes-vous décidé, monsieur, demanda sans préambule lejuge d’instruction, à donner l’emploi de votre soirée demardi ?
– Je vous l’ai donné, monsieur.
– Non, monsieur, non, et je regrette d’être obligé de vous direque vous m’avez menti.
Albert, à cette injure, devint pourpre, et ses yeuxétincelèrent.
– Ce que vous avez fait ce soir-là, continua le juge, je lesais, parce que la justice, je vous l’ai déjà dit, n’ignore rien dece qu’il lui importe de connaître.
Il chercha le regard d’Albert, le rencontra, et lentement dit:
– J’ai vu mademoiselle Claire d’Arlange.
À ce nom, les traits du prévenu, contractés par une fermevolonté de ne pas se laisser abattre, se détendirent. On eût ditqu’il éprouvait une immense sensation de bien-être, comme un hommequi, par miracle, échappe à un péril imminent qu’il désespérait deconjurer. Pourtant il ne répondit pas.
– Mademoiselle d’Arlange, reprit le magistrat, m’a dit où vousétiez mardi soir.
Albert hésitait encore.
– Je ne vous tends pas de piège, ajouta M. Daburon, je vous endonne ma parole d’honneur. Elle m’a tout dit,entendez-vous ?
Cette fois, Albert se décida à parler. Ses explicationsconcordaient de point en point avec celles de Claire, pas un détailde plus. Désormais le doute devenait impossible. La bonne foi deMlle d’Arlange ne pouvait avoir été surprise. Ou Albert étaitinnocent, ou elle était sa complice. Pouvait-elle être sciemment lacomplice de ce crime odieux ? Non, elle ne pouvait même êtresoupçonnée. Mais alors, où chercher l’assassin ? Car à lajustice, lorsqu’elle découvre un crime, il faut un criminel.
– Vous le voyez, monsieur, dit sévèrement le juge à Albert, vousm’aviez trompé. Vous risquiez votre tête, monsieur, et ce qui estbien autrement grave, vous m’exposiez, vous exposiez la justice àune déplorable erreur. Pourquoi n’avoir pas dit d’abord lavérité ?
– Monsieur, répondit Albert, mademoiselle d’Arlange, enacceptant de moi un rendez-vous, m’avait confié son honneur…
– Et vous seriez mort plutôt que de parler de cetteentrevue ? interrompit M. Daburon avec une nuanced’ironie ; cela est beau, monsieur, et digne des anciens joursde la chevalerie…
– Je ne suis pas le héros que vous supposez, monsieur, ditsimplement le prévenu. Si je vous disais que je ne comptais pas surClaire, je mentirais. Je l’attendais. Je savais qu’en apprenant monarrestation elle braverait tout pour me sauver. Mais on pouvait luicacher ce malheur, et c’est là ce que je redoutais. En ce cas,autant qu’on peut répondre de soi, je crois que je n’aurais pasprononcé son nom.
Il n’y avait là nulle apparence de bravade. Ce qu’Albert disait,il le pensait et le sentait. M. Daburon regretta son tonironique.
– Monsieur, reprit-il d’une voix bienveillante, on va vousreconduire en prison. Je ne puis rien vous dire encore, cependantvous ne serez plus au secret. On vous traitera avec tous les égardsdus à un prisonnier dont l’innocence peut paraître probable.
Albert s’inclina et remercia. Son gardien revint le prendre.
– Qu’on fasse venir Gévrol, maintenant, dit le juge à songreffier.
Le chef de la sûreté était absent, on venait de le mander à lapréfecture, mais son témoin, l’homme aux boucles d’oreilles,attendait dans la galerie.
On lui dit d’entrer chez le juge. C’était un de ces hommescourts et ramassés sur eux-mêmes, robustes comme les chênes, bâtisà chaux et à sable, qui peuvent porter jusqu’à trois pochées de blésur leurs épaules bombées. Ses cheveux et ses favoris blancsfaisaient paraître plus dur et plus foncé son teint hâlé, grillé,tanné par les intempéries des saisons, par le vent de la mer et parle soleil des tropiques. Il avait de larges mains, noires, dures,calleuses, avec de gros doigts noueux qui devaient avoir lapuissance de pression d’un étau.
À ses oreilles, de grandes boucles d’oreilles pendaient,soutenant un découpage en forme d’ancre.
Il portait le costume des pêcheurs aisés de la Normandie,lorsqu’ils s’habillent pour aller à la ville ou au marché.
L’huissier fut obligé de le pousser dans le cabinet.
Ce loup de la côte était intimidé et interdit.
Il s’avança en se balançant d’une jambe sur l’autre avec cettedémarche déhanchée des matelots qui, rompus au roulis et autangage, sont surpris de trouver sous leurs pieds l’immobileplancher des vaches.
Pour se donner une contenance, il tracassait son chapeau defeutre souple, décoré de petites médailles de plomb, ni plus nimoins que l’auguste casquette du roi Louis XI, de dévote mémoire,et orné encore d’une de ces ganses de laine rondes, que fabriquentles filles de campagne sur un métier primitif composé de quatre oucinq épingles fichées dans un bouchon percé.
M. Daburon le détailla et l’évalua d’un coup d’œil. On nepouvait s’y tromper, c’était bien l’homme à figure de briquedépeint par le petit témoin de La Jonchère.
Impossible également de méconnaître l’honnête homme. Saphysionomie respirait la franchise et la bonté.
– Votre nom ? demanda le juge d’instruction.
– Marie-Pierre Lerouge.
– Êtes-vous donc parent de Claudine Lerouge ?
– Je suis son mari, monsieur.
Quoi ? le mari de la victime vivait, et la police ignoraitson existence ?
Voilà ce que pensa M. Daburon.
À quoi donc servent les surprenants progrès de l’industriehumaine ?
Aujourd’hui, lorsque la justice hésite, il lui faut, tout commeil y a vingt ans, une énorme perte de temps et d’argent pourobtenir le moindre renseignement. Il faut la croix et la bannière,en beaucoup de cas, pour se procurer l’état civil d’un témoin oud’un prévenu.
Le vendredi, dans la journée, on avait écrit pour demander ledossier de Claudine, on était au lundi, et la réponse n’était pasarrivée.
Cependant la photographie existe, on a le télégraphe électrique,on dispose de mille moyens jadis inconnus et on ne les utilisepas.
– Tout le monde, reprit le juge, la croyait veuve ;elle-même prétendait l’être.
– C’est que, de cette manière, elle excusait un peu sa conduite.C’était d’ailleurs comme convenu entre nous. Je lui avais dit queje n’existais plus pour elle.
– Ah !… Vous savez qu’elle est morte victime d’un crimeodieux ?
– Le monsieur de la police qui est venu me chercher me l’a dit,monsieur, répondit le marin dont le front se plissa. C’était unemalheureuse ! ajouta-t-il d’une voix sourde.
– Comment ! c’est vous, un mari, qui l’accusez ?
– Je n’en ai que trop le droit, monsieur. Ah ! défunt monpère, qui s’y connaissait au temps, m’avait averti. Je riais, quandil me disait : « Prends garde, elle nous déshonorera tous. » Ilavait raison. J’ai été, moi, à cause d’elle, poursuivi par lapolice, ni plus ni moins qu’un voleur qui se cache et qu’oncherche. Partout où on me demandait avec une citation, les gensdevaient se dire : tiens ! il a donc fait un mauvaiscoup ! Et me voici devant la justice. Ah ! monsieur,quelle peine ! C’est que les Lerouge sont honnêtes de père enfils depuis que le monde est monde. Informez-vous dans le pays, onvous dira : « Parole de Lerouge vaut écrit d’un autre. » Oui,c’était une malheureuse, et je lui avais bien dit qu’elle feraitune mauvaise fin.
– Vous lui aviez dit cela ?
– Plus de cent fois, oui, monsieur.
– Et pourquoi ? Voyons, mon ami, rassurez-vous, votrehonneur n’est point en jeu ici, personne n’en doute. Quandl’aviez-vous avertie si sagement ?
– Ah ! il y a longtemps, monsieur, répondit le mari, plusde trente ans, pour la première fois. Elle était ambitieuse jusquedans le sang, elle a voulu se mêler des affaires des grands, c’estce qui l’a perdue. Elle disait qu’on gagne de l’or à garder dessecrets ; moi, je disais qu’on gagne de la honte, et voilàtout. Prêter la main aux grands pour cacher leurs vilenies encomptant que ça portera bonheur, c’est rembourrer son matelasd’épines avec l’espoir de bien dormir. Mais elle n’en faisait qu’àsa tête.
– Vous étiez son mari, pourtant, objecta Daburon, vous aviez ledroit de commander.
Le mari hocha la tête et poussa un gros soupir.
– Hélas ! monsieur, c’était moi qui obéissais.
Procéder par brefs interrogatoires avec un témoin lorsqu’on n’amême pas idée des renseignements qu’il apporte, c’est perdre dutemps en cherchant à en gagner. On croit l’approcher du faitimportant, on l’en écarte. Mieux vaut lui lâcher la bride et serésigner à l’écouter, quitte à le remettre sur la voie lorsqu’ils’en éloigne trop. C’est encore le plus sûr et le plus court. C’està ce parti que s’arrêta M. Daburon, tout en maudissant l’absence deGévrol, qui, d’un mot, aurait abrégé de moitié cet interrogatoire,dont le juge ne soupçonnait pas encore l’importance.
– De quelles affaires s’était donc mêlée votre femme ?demanda le magistrat. Allons, mon ami, contez-moi cela bienexactement. Ici, vous le savez, on doit dire non seulement lavérité, mais encore toute la vérité.
Lerouge avait posé son chapeau sur une chaise. Alternativementil se détirait les doigts, les faisait craquer à les briser, ou segrattait la tête de toutes ses forces. C’était sa manière d’aller àla rencontre des idées.
– C’est pour vous dire, commença-t-il, qu’il y aura de celatrente-cinq ans à la Saint-Jean. Je devins amoureux de Claudine.Dame ! c’était une jolie fille, propre, avenante, avec unevoix plus douce que le miel. C’était la plus belle du pays, droitecomme un mât, souple comme l’osier, fine et forte comme un canot decourse. Ses yeux pétillaient comme du vieux cidre ; elle avaitdes cheveux noirs, les dents blanches, et son haleine était plusfraîche que la brise du large. Le malheur est qu’elle n’avait rien,tandis que nous étions à l’aise. Sa mère, une veuve de trente-sixmaris, était, sauf votre respect, une pas grand-chose et mon pèreétait l’honnêteté vivante. Quand je parlai au bonhomme d’épouser laClaudine, il jura son grand juron, et huit jours après ilm’embarquait pour Porto sur la goélette d’un voisin à nous,histoire de changer d’air. Je revins au bout de six mois, plusmaigre qu’un tolet, mais plus amoureux qu’avant. Le souvenir deClaudine me desséchait à petit feu. C’est que j’en étais fou àperdre le boire et le manger, et sans vous commander m’est avisqu’elle m’aimait un brin, vu que j’étais un solide gars et que plusd’une fille me reluquait. Pour lors le père, voyant que rien n’yfaisait, que je dépérissais sans dire ouf et que je m’en allaistout doucettement rejoindre ma défunte mère au cimetière, se décidaà me laisser passer ma folie. Un soir, comme nous revenions de lapêche et que je ne touchais pas au souper, il me dit : « Épouse-ladonc, ta carogne, et que ça finisse ! » Je me rappelle biencela, parce que, en entendant le vieux traiter mon amoureuse de cenom, j’eus comme un éblouissement. J’aurais voulu le tuer. Ça neporte pas bonheur de se marier malgré ses parents.
Le brave marin s’égarait au milieu de ses souvenirs. Il necausait plus, il dissertait.
Le juge d’instruction essaya de le faire rentrer dans le bonchemin.
– Arrivons à l’affaire, dit-il.
– J’y suis, monsieur le juge, mais il fallait bien commencer parle commencement. Je me mariai donc. Le soir, après la noce, lesparents et les invités partis, j’allais rejoindre ma femme quandj’aperçus mon père tout seul dans un coin qui pleurait. Ça me serrale cœur et j’eus un mauvais pressentiment. Il passa vite. C’est sibeau, les six premiers mois qu’on a une femme qu’on aime ! Onla voit comme à travers ces brouillards qui changent en palais eten églises les rochers de la côte, si bien que les novices s’ytrompent.
Pendant deux ans, sauf quelques castilles de rien, tout allabien. Claudine me manœuvrait comme un youyou. Ah ! elle étaitfutée ! elle m’aurait pris, lié, porté au marché et vendu, queje n’y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c’était d’êtrecoquette. Tout ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort,elle se le mettait sur le dos. C’étaient tous les dimanches parurenouvelle, robes, joyaux, bonnets, des affiquets du diable que lesmarchands inventent pour la perdition des femmes. Les voisins enjasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le baptême du filsqu’elle m’avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom de mon père,j’avais, pour lui plaire, donné la volée à mes économies de garçon,plus de trois cents pistoles que je destinais à acheter un pré quim’endiablait parce qu’il était enclavé dans des parcelles nousappartenant.
M. Daburon bouillait d’impatience, mais que faire ?
– Allez, allez donc ! disait-il toutes les fois que Lerougefaisait seulement mine de s’arrêter.
– Donc, poursuivit le marin, j’étais content assez,lorsqu’un matin je vis tourner autour de chez nous un domestique dechez monsieur le comte de Commarin, dont le château est à un quartde lieue de chez nous, de l’autre côté du bourg. C’était unparticulier qui ne me revenait pas du tout, un nommé Germain. Onprétendait comme cela qu’il s’était mêlé de la faute de laThomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu au jeunecomte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que luivoulait ce propre à rien ; elle me répondit qu’il était venului proposer de prendre un nourrisson. D’abord je ne voulais pasentendre de cette oreille. Notre bien permettait à Claudine degarder tout son lait pour notre fils. Mais la voilà qui se met àdire les meilleures raisons. Elle se repentait, soi-disant, de sacoquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de l’argent,ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elledemandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pasobligé plus tard d’aller à la mer. On lui offrait un très bon prixque nous pouvions mettre de côté pour rattraper en peu de temps lestrois cents pistoles. Le chien de pré dont elle me parla finit parme décider.
– Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission onvoulait la charger ?
Cette question stupéfia Lerouge. Il pensa que c’est avec raisonqu’on affirme que la justice voit tout et sait tout.
– Pas encore, répondit-il. Mais vous allez voir. Huit joursaprès, le piéton lui apporte une lettre où on lui demandait devenir à Paris chercher l’enfant. C’était un soir. « Bon, dit-elle,je partirai demain par la diligence. » Moi, je ne souillaimot ; seulement au matin, quand elle fut parée pour le passagede la diligence, je déclarai que je l’accompagnerais. Elle ne parutpas fâchée, au contraire. Elle m’embrassa, et je fus ravi. À Paris,ma femme devait aller prendre le petit chez une madame Gerdy quidemeurait sur le boulevard. Nous convînmes avec Claudine qu’elle seprésenterait seule et que je l’attendrais à notre auberge. Mais,elle partie, je me mangeais le foie dans cette chambre. Je sortisau bout d’une heure et j’allai rôder aux environs de la maison decette dame. Je m’informai à des domestiques, à des gens quisortaient, et j’appris qu’elle était la maîtresse du comte deCommarin. Cela me déplut si fort que, si j’avais été le maître, mafemme serait revenue sans ce bâtard. Je ne suis qu’un pauvre marin,moi, et je sais bien qu’un homme peut s’oublier. On est monté parla boisson. Quelquefois on est entraîné par les camarades, maisqu’un homme ayant femme et enfants fasse ménage avec une autre etlui donne le bien des siens, je trouve cela mal, très mal. N’est-ilpas vrai, monsieur ?
Le juge d’instruction se démenait rageusement sur son fauteuil.Il pensait : cet homme n’en finira donc pas !
– Oui ! vous avez raison mille fois, répondit-il, maistrêve de réflexions, avancez, avancez !…
– Claudine, monsieur, était plus entêtée qu’une mule. Aprèstrois jours de discussions elle m’arracha un Amen entredeux baisers. Alors elle m’annonça que nous ne retournerions paschez nous par la diligence. La dame, qui craignait pour son petitla fatigue du voyage, avait arrangé qu’on nous reconduirait àpetites journées dans sa voiture, et avec ses chevaux. C’estqu’elle était entretenue dans le grand genre ! J’eus la bêtisede me réjouir parce que cela me permettrait de voir le pays à monaise. Nous voilà donc bien installés, avec les enfants, le mien etl’autre, dans un beau carrosse, attelé de bêtes superbes, conduitpar un cocher en livrée. Ma femme était folle de joie. Ellem’embrassait comme du pain et faisait sonner des poignées de piècesd’or. Moi, j’étais sot comme un honnête mari, qui trouve dans sonménage de l’argent qu’il n’y a pas apporté. C’est en voyant ma mineque Claudine, espérant me dérider, se risqua à me découvrir lavérité vraie. « Tiens », me dit-elle…
Lerouge s’interrompit, et, changeant de ton :
– Vous comprenez, dit-il, que c’est ma femme qui parle.
– Oui, oui… Poursuivez.
– Elle me dit donc en secouant sa poche : « Tiens, mon homme,nous en aurons comme ça jusqu’à plus soif, et voici pourquoi :monsieur le comte, qui a un fils légitime en même temps quecelui-ci, veut que ce soit ce bâtard qui porte son nom. Cela sepeut, grâce à moi. En route nous allons trouver dans l’auberge oùnous coucherons monsieur Germain et la nourrice à qui on a confiéle fils légitime. On nous mettra dans la même chambre, et, pendantla nuit, je dois changer les petits qu’on a exprès habillés l’uncomme l’autre. Monsieur le comte donne pour cela huit mille francscomptant et une rente viagère de mille francs. »
– Et vous ! s’écria le juge, vous qui vous dites un honnêtehomme, vous avez souffert un tel crime lorsqu’il suffisait d’un motpour l’en empêcher !
– Monsieur, de grâce, supplia Lerouge, monsieur, laissez-moifinir…
– Soit, allez !
– Je n’eus pas, d’abord, la force de rien dire, tant la colèrem’étranglait. Je devais être effrayant. Mais elle, qui pourtantavait peur de moi quand je me montais, partit d’un éclat de rirequi me déconcerta. « Que tu es bête, me dit-elle ; écoute-moidonc avant de t’enlever comme une soupe au lait. C’est le comte,entends-tu, qui enrage d’avoir son bâtard chez lui, c’est le comtequi paye pour le changer. Sa maîtresse, la mère de celui-ci, neveut pas de ça. Si elle a eu l’air de consentir à la chose, cettefemme, c’est qu’elle tenait à ne pas se brouiller avec son amant etqu’elle avait son plan. Elle m’a prise à part, dans la chambre, etaprès m’avoir fait jurer le secret sur un crucifix, elle m’a ditqu’elle ne pouvait pas s’habituer à l’idée de se séparer pourtoujours de son enfant et d’élever l’enfant d’une autre. Elle aajouté que si je consentais à ne pas changer les nourrissons sansen rien dire au comte, elle me donnerait à l’instant dix millefrancs et me garantirait une rente égale à celle du père. Elle m’aencore déclaré qu’elle saurait bien si je tenais ma parole, ayantfait faire à son petit un signe de reconnaissance ineffaçable. Ellene me l’a pas montré, ce signe, et j’ai eu beau le chercher, je nel’ai pas trouvé. Comprends-tu maintenant ? Je garde simplementce petit bourgeois que voici ; j’affirme au comte que j’aifait l’échange, nous empochons des deux côtés, et voilà Jacquesriche. Embrasse ta petite femme qui a plus d’esprit que toi, monhomme ! »Voilà, monsieur, mot pour mot, ce que me ditClaudine.
Le rude matelot tira de sa poche un immense mouchoir à carreauxbleus et se moucha à faire trembler les vitres. C’était sa façon depleurer.
M. Daburon restait confondu. Depuis le commencement de cettemalheureuse affaire, il marchait d’étonnements en étonnements. Àpeine avait-il mis ordre à ses idées sur un point que toute sonattention était appelée sur un autre. Il se sentait dérouté.Qu’était-ce que ce nouvel incident si grave ? qu’allait-ilapprendre ? Il brûlait d’interroger vivement, mais Lerouge, onle voyait, contait péniblement, démêlant laborieusement sessouvenirs ; un fil bien ténu le guidait, la moindreinterruption pouvait rompre ce fil et embrouiller l’écheveau.
– Ce que me proposait Claudine, continua le marin, était uneabomination, et je suis un honnête homme. Mais cette femme mepétrissait à volonté, comme la pâte du pétrin. Elle me chavirait lecœur. Elle me faisait voir blanc comme neige ce qui était noircomme de l’encre. Je l’aimais, quoi ! Elle me prouva que nousne faisions de tort à personne et que nous assurions la fortune deJacques, je me tus. Le soir, nous arrivions à un village, et lecocher nous dit, en arrêtant la voiture devant une auberge, quec’est là que nous coucherons. Nous entrons et nous voyonsqui ? Cette canaille de Germain avec une femme portant unnourrisson si exactement habillé comme le nôtre que j’eus peur. Ilsvoyageaient comme nous dans une voiture du comte. Un soupçon mevint. Qui m’assurait que Claudine n’avait pas inventé la secondehistoire pour me calmer ? Elle en était certes capable.J’étais fou. Je consentais à une chose qui était mal, mais non àune certaine autre. Je me promis bien de ne pas perdre de vue notrepetit bâtard, me jurant bien qu’on ne me l’escamoterait pas. Eneffet, je le gardai toute la soirée sur mes genoux, et, pour plusde sûreté, je lui avais noué mon mouchoir autour des reins en guisede remarque. Ah ! le coup avait été bien monté. Après souper,on parla de se coucher, et il se trouve qu’il n’y a dans cetteauberge que deux chambres à deux lits. C’était à croire qu’onl’avait fait bâtir exprès. L’aubergiste dit que les deux nourricescoucheront dans une de ces chambres et Germain et moi dans l’autre.Comprenez-vous, monsieur le juge ? Ajoutez que toute la soiréej’avais surpris des signes d’intelligence entre ma femme et cegredin de domestique. J’étais furieux.
» C’était la conscience qui parlait et que je faisais taire deforce. Je sentais que j’agissais très mal et je m’en voulais à lamort. Pourquoi n’y a-t-il que les coquines pour faire virer commeune girouette à tous les vents de leurs coquineries l’esprit d’unhonnête homme ?
M. Daburon répondit par un coup de poing à démolir son bureau.Lerouge poursuivit plus vite :
– Moi, je repoussai cet arrangement, feignant d’être trop jalouxpour lâcher ma femme une minute. Il fallait en passer par où jevoulais. La nourrice étrangère monta se coucher la première ;nous y allâmes, Claudine et moi, un moment après. Ma femme défitses hardes et se coucha dans les draps avec notre fils et lenourrisson ; moi, je ne me déshabillai pas. Sous prétextequ’en me couchant j’exposerais les nourrissons, je m’installai surune chaise devant le lit, décidé à ouvrir l’œil et à monter unquart un peu solide. J’avais soufflé la chandelle afin de laisserles femmes dormir ; moi, je n’y songeais guère ; mesidées m’ôtaient le sommeil ; je pensais à mon père et à cequ’il dirait, s’il apprenait jamais ma conduite. Vers minuit, voilàque j’entends Claudine faire un mouvement. Je retiens mon souffle.Elle se levait. Voulait-elle changer les enfants ? Maintenantje sais que non, alors je crus que oui. Je me dressai hors de moiet, la saisissant par le bras, je commençai à taper, et rudement,tout en lâchant ce que j’avais sur le cœur. Je parlais à pleinevoix, comme sur mon bateau, quand le temps est gros, je juraiscomme un damné, je menais un tapage affreux. L’autre nourricepoussait des cris à faire croire qu’on l’égorgeait. À ce vacarmeGermain accourt avec une chandelle allumée. Sa vue m’acheva. Nesachant ce que je faisais, je tirai de ma poche un couteau catalandont je me servais d’habitude, et empoignant le maudit bâtard, jelui traversai le bras avec la lame en disant : « Au moins, commecela, on ne le changera pas sans que je le sache : il est marquépour la vie. »
Lerouge n’en pouvait plus.
De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, glissaientle long de ses joues et s’arrêtaient dans les rides profondes deson visage.
Il haletait, mais le regard impérieux du juge le pressait, leharcelait, comme le fouet qui cingle les reins du nègre écrasé defatigue.
– La blessure du petit était terrible, poursuivit-il ; ellesaignait affreusement, il pouvait en mourir. Je ne m’inquiétais quede l’avenir, de ce qui arriverait peut-être plus tard. Je déclaraique j’allais écrire ce qui venait de se passer et que noussignerions tous. Ce fut fait. Nous savions écrire tous quatre.Germain n’osa pas résister, je parlais mon couteau à la main. Ilmit son nom le premier, me conjurant seulement de ne rien dire aucomte, jurant que pour sa part il ne souillerait mot, faisantpromettre à l’autre nourrice de se taire.
– Et vous avez gardé cette déclaration ? demanda M.Daburon.
– Oui, monsieur, et comme l’homme de la police à qui j’ai toutavoué m’a recommandé de la prendre avec moi, je suis allé laretirer de l’endroit où je l’avais cachée, et je l’ai là.
– Donnez.
Lerouge sortit de la poche de sa veste un vieux portefeuille deparchemin attaché avec une lanière de cuir, et en tira un pli jaunipar les années et soigneusement cacheté.
– Voici, dit-il. Le papier n’a pas été ouvert depuis cette nuitmaudite.
En effet, lorsque le juge le déplia, il vit tomber la cendrejetée sur les caractères fraîchement tracés pour les empêcher des’effacer.
C’était bien le récit bref de la scène décrite par le vieuxmarin. Les quatre signatures y étaient.
– Que sont devenus, murmura le juge, se parlant à lui-même, lestémoins qui ont signé cette déclaration ? Lerouge crut qu’onl’interrogeait.
– Germain est mort, répondit-il, on m’a dit qu’il s’était noyédans une partie de plaisir. Claudine vient d’être assassinée, maisl’autre nourrice vit encore. Même je sais qu’elle a parlé de lachose à son mari, car il m’en a touché un mot. C’est un nomméBrossette, qui demeure au village de Commarin même.
– Et ensuite ? demanda le juge qui avait pris le nom etl’adresse de cette femme.
– Le lendemain, monsieur, Claudine parvint à me calmer et àm’extorquer le serment de garder le silence. L’enfant fut à peinemalade, mais il garda une énorme cicatrice au bras.
– Madame Gerdy a-t-elle été avertie de ce qui s’étaitpassé ?
– Je ne le crois pas, monsieur, cependant j’aime mieux dire queje l’ignore.
– Comment, vous l’ignorez !
– Oui, je vous le jure, monsieur le juge ; cela vient de cequi est arrivé après.
– Qu’est-il donc arrivé ?
Le marin hésita.
– C’est que, monsieur, dit-il, c’est des affaires à moi, et…
– Mon ami, interrompit le juge, vous êtes un honnête homme, jele crois, j’en suis sûr. Mais une fois en votre vie, poussé par unemauvaise femme, vous avez failli, vous êtes devenu le compliced’une bien coupable action. Réparez votre faute en parlantsincèrement. Tout ce qui se dit ici, et qui n’a pas traitdirectement au crime, reste secret ; moi-même je l’oublieaussitôt. Ne craignez donc rien, et si vous éprouvez quelquehumiliation, dites-vous que c’est la punition du passé.
– Hélas ! monsieur le juge, répondit le marin, j’ai étébien puni déjà, et il y a longtemps que ma peine a commencé. Argentmal acquis ne porte pas profit. En arrivant chez nous, j’achetai lemalheureux pré plus cher que sa valeur. Le jour où je me suispromené dessus en me disant : il est à moi, j’ai eu mon derniercontentement. Claudine était coquette mais elle avait encore biend’autres vices. Quand elle nous vit tant d’argent, ils éclatèrenttous comme un incendie qui couve à fond de cale quand on ouvre unpanneau. D’un peu gourmande qu’elle était, elle devint portée sursa bouche, sauf votre respect, à faire horreur. C’était chez nousune ripaille qui n’avait ni fin ni cesse. Dès que j’embarquais,elle s’attablait avec les plus mauvaises gredines du pays, et iln’y avait rien de trop bon ni de trop cher pour elles. Elle seprenait de boisson au point qu’il fallait la coucher. Là-dessus,voilà qu’une nuit qu’elle me croyait à Rouen, je reviens sans êtreattendu. J’entre, et je la trouve avec un homme. Et quel homme,monsieur ! Un méchant gringalet honni de tout le pays, laid,sale, puant : enfin le clerc de l’huissier du bourg. J’aurais dû letuer, c’était mon droit, comme une vermine qu’il était ; il mefit pitié. Je l’empoignai par le cou et je le jetai par la fenêtresans l’ouvrir. Il n’en est pas mort. Alors, je tombai sur ma femme,et quand je cessai de frapper elle ne bougeait plus.
Lerouge parlait d’une voix rauque, et de temps à autre enfonçaitsur ses yeux ses poings crispés.
– Je pardonnai, continua-t-il, mais l’homme qui a battu sa femmeet qui lui a fait grâce est perdu. Désormais, elle prit mieux sesprécautions, elle devint plus hypocrite, et voilà tout. Dansl’intervalle, madame Gerdy retira son petit. Claudine ne fut plusretenue par rien. Protégée et conseillée par sa mère, qu’elle avaitprise avec nous et qui était censée soigner notre Jacques, elle putme tromper pendant plus d’un an. Je la croyais revenue à demeilleurs sentiments, et pas du tout, elle menait une vieeffroyable. Ma maison était devenue le mauvais lieu du pays, etc’est chez moi que les vauriens se rendaient après boire. Ils ybuvaient pourtant encore, car ma femme faisait venir des paniers devin et d’eau-de-vie, et tant que j’étais à la mer, on se soûlaitpêle-mêle. Quand l’argent lui manquait, elle écrivait au comte ou àsa maîtresse, et ses orgies continuaient. Quelquefois j’avais desdoutes qui me travaillaient ; alors, sans raison, pour un non,pour un oui, je la battais jusqu’à plus soif, puis je pardonnaisencore, comme un lâche, comme un imbécile. C’était une existenced’enfer. Je ne sais pas ce qui me procurait le plus de plaisir : del’embrasser ou de la rouer de coups. Tout le monde, dans le bourg,me méprisait et me tournait le dos ; on me croyait complice ouinvolontairement dupe. J’ai su plus tard qu’on supposait que jetirais profit de la conduite de ma femme, tandis qu’au contraireelle payait ses amants. En tout cas, on se demandait d’où venaittout l’argent qui se dépensait chez nous. Pour me distinguer d’unde mes cousins nommé Lerouge, on avait joint à mon nom un motinfâme. Quelle honte, monsieur ! Et je ne savais rien de tantde scandales, non, rien ! N’étais-je pas le mari ! Parbonheur, mon père était mort.
M. Daburon eut pitié.
– Reposez-vous, mon ami, dit-il, remettez-vous.
– Non, répondit le marin, j’aime mieux faire vite. Un homme eutla charité de me prévenir : le curé. Si jamais celui-là a besoin deLerouge !… Sans perdre une minute, j’allai trouver un homme deloi, lui demandant comment doit agir un honnête marin qui a eu lemalheur d’épouser une gourgandine. Il me dit qu’il n’y a rien àfaire. Plaider, c’est publier à son de trompe son déshonneur, etune séparation n’arrange rien. « Quand une fois on a donné son nomà une femme, me dit-il, on ne peut plus le reprendre, il luiappartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d’endisposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner demusicos en musicos, le mari n’y peut rien. » Cela étant, mon partifut vite pris. Le jour même, je vendis le fatal pré et j’en fisporter l’argent à Claudine, ne voulant rien garder du pain de lahonte. Je fis ensuite dresser un acte qui l’autorisait àadministrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de levendre, ni d’emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où jelui marquais qu’elle n’entendrait plus parler de moi, que jen’étais plus rien pour elle et qu’elle pouvait se regarder commeveuve. Et dans la nuit, je partis avec mon fils.
– Et que devint votre femme, après votre départ ?
– Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu’elle quittale pays un an après moi.
– Vous ne l’avez jamais revue ?
– Jamais.
– Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant lecrime ?
– C’est vrai, monsieur, mais c’est qu’il le fallait absolument.J’ai eu bien de la peine à la retrouver, personne ne savait cequ’elle était devenue. Heureusement mon notaire a pu se procurerl’adresse de madame Gerdy, il lui a écrit, et c’est comme cela quej’ai su que Claudine habitait La Jonchère. J’étais pour lors àRouen ; le patron Gervais, qui est mon ami, m’offrit de meremonter à Paris sur son bateau, et j’acceptai. Ah !monsieur ! quel saisissement lorsque je suis entré chezelle ! Ma femme ne me reconnaissait pas. À force de dire àtout le monde que j’étais mort, elle avait sans doute fini par s’enpersuader. Quand j’ai dit mon nom, elle est tombée à la renverse.La malheureuse ! elle n’avait pas changé. Elle avait prèsd’elle un verre et une bouteille d’eau-de-vie…
– Tout cela ne m’apprend pas ce que vous veniez faire chez votrefemme.
– C’est pour Jacques, monsieur, que j’y allais. Le petit estdevenu homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait leconsentement de la mère. J’ai donc porté à Claudine un acte que lenotaire avait préparé et qu’elle a signé. Le voici.
M. Daburon prit l’acte et sembla le lire attentivement. Au boutd’un moment :
– Vous êtes-vous demandé, interrogea-t-il, qui pouvait avoirassassiné votre femme ?
Lerouge ne répondit pas.
– Avez-vous eu des soupçons sur quelqu’un ? insista lejuge.
– Dame ! monsieur, répondit le marin, que voulez-vous queje vous dise ! J’ai pensé que Claudine avait fini par lasserles gens de qui elle tirait de l’argent comme de l’eau d’un puits,ou bien qu’étant soûle elle avait parlé trop.
Les renseignements étaient aussi complets que possible. Daburoncongédia Lerouge en lui recommandant d’attendre Gévrol qui leconduirait à un hôtel où il se tiendrait jusqu’à nouvel ordre à ladisposition de la justice.
– Vous serez indemnisé de vos dépenses, ajouta le juge.
Lerouge avait à peine tourné les talons qu’un fait grave,prodigieux, inouï, sans précédent se produisit dans le cabinet dujuge d’instruction. Constant, le sérieux, l’impassible, l’immobile,le sourd-muet Constant se leva et parla. Il rompit un silence dequinze années, il s’oublia jusqu’à émettre une opinion. Il dit:
– Voilà, monsieur, une surprenante affaire !
Bien surprenante, en effet, pensait M. Daburon, et bien faitepour dérouter toutes les prévisions, pour renverser toutes lesopinions préconçues. Pourquoi, lui juge, avait-il agi avec cettedéplorable précipitation ? Pourquoi, avant de rien risquer,n’avait-il pas attendu de bien posséder tous les éléments de cettegrave affaire, de tenir tous les fils de cette tramecompliquée ? On accuse la justice de lenteur, mais c’est cettelenteur même qui fait sa force et sa sûreté, qui constitue sapresque infaillibilité.
On ne sait pas assez tout le temps que les témoignages mettent àse produire.
On ignore ce que peuvent révéler de faits des investigationsinutiles en apparence.
Les drames de la cour d’assises n’observent pas les troisunités, il s’en manque de beaucoup.
Quand l’enchevêtrement des passions et des mobiles sembleinextricable, un personnage inconnu, venu on ne sait d’où, seprésente, et c’est lui qui apporte le dénouement.
M. Daburon, le plus prudent des hommes, avait cru simple la pluscomplexe des affaires. Il avait agi comme pour un cas de flagrantdélit dans un crime mystérieux qui réclamait les plus grandesprécautions. Pourquoi ? C’est que ses souvenirs ne lui avaientpas laissé la liberté de délibération, de jugement et de décision.Il avait craint également de paraître faible et de se montrerviolent. Se croyant sûr de son fait, l’animosité l’avait emporté.Et cependant bien des fois il s’était dit : où est le devoir ?Mais, quand on en est réduit à ne plus distinguer clairement ledevoir, c’est qu’on fait fausse route.
Le singulier dans tout cela, c’est que les fautes du juged’instruction provenaient de son honnêteté même. Il avait été égarépar une trop grande délicatesse de conscience, les scrupules qui letracassaient lui avaient rempli l’esprit de fantômes et l’avaientpoussé à l’animosité passionnée par lui déployée à un certainmoment.
Devenu plus calme, il examinait sainement les choses. En somme,grâce à Dieu ! rien n’était irréparable. Il ne s’en adressaitpas moins les plus dures admonestations. Le hasard seul l’avaitarrêté. En ce moment même, il se jurait bien que cette instructionserait pour lui la dernière. Sa profession lui inspirait désormaisune invincible horreur. Puis, son entretien avec Claire avaitrouvert toutes les blessures de son cœur, et elles saignaient plusdouloureuses que jamais. Il reconnaissait avec accablement que savie était brisée, finie. Un homme peut se dire cela quand toutesles femmes ne lui sont rien, hormis une seule qu’il ne peut espérerposséder.
Trop religieux pour songer au suicide, il se demandait avecangoisse ce qu’il deviendrait plus tard, quand il aurait jeté auxorties sa robe de juge.
Puis il revenait à l’affaire présente. Dans tous les cas,innocent ou coupable, Albert était bien le vicomte de Commarin, lefils légitime du comte. Mais était-il coupable ? Évidemmentnon.
– J’y songe ! s’écria tout à coup le juge, il faut que jeparle au comte de Commarin. Constant, faites passer à son hôtel,qu’il vienne à l’instant ; s’il n’est pas chez lui, qu’on lecherche.
M. Daburon allait avoir un moment difficile. Il allait êtreforcé de dire à ce vieillard : « Monsieur, votre fils légitimen’est pas celui que je vous ai dit, c’est l’autre. » Quellesituation ! non seulement pénible, mais voisine du ridicule.Le correctif, c’est que cet autre, Albert, était innocent.
À Noël aussi il faudrait apprendre la vérité, le précipiter àterre après l’avoir élevé jusqu’aux nues. Quelle désillusion !Mais sans doute le comte trouverait pour lui quelque compensation,il la lui devait bien.
– Maintenant, murmurait le juge, quel serait lecoupable ?
Une idée traversa son cerveau, qui d’abord lui parutinvraisemblable. Il la rejeta, puis la reprit. Il la tourna, laretourna, l’examina sous toutes ses faces. Il s’y était presquearrêté lorsque M. de Commarin entra.
Le messager de M. Daburon lui était arrivé comme il allaitdescendre de voiture, revenant avec Claire de chez Mme Gerdy.
Le père Tabaret parlait, mais il agissait aussi.
Abandonné par le juge d’instruction à ses seules forces, il seremit à l’œuvre sans perdre une minute et ne prit plus un moment derepos.
L’histoire du cabriolet attelé d’un cheval rapide étaitexacte.
Prodiguant l’argent, le bonhomme avait recruté une douzained’employés de la police en congé ou de malfaiteurs sans ouvrage,et, à la tête de ces honorables auxiliaires, secondé par son séideLecoq, il s’était transporté à Bougival.
Il avait littéralement fouillé le pays, maison par maison, avecl’obstination et la patience d’un maniaque qui voudrait retrouverune aiguille dans une charretée de foin.
Ses peines ne furent pas absolument perdues.
Après trois jours d’investigations, voici ce dont il était à peuprès certain :
L’assassin n’avait pas quitté le chemin de fer à Rueil comme lefont tous les gens de Bougival, de La Jonchère et de Marly. Ilavait poussé jusqu’à Chatou.
Tabaret pensait le reconnaître dans un homme encore jeune, brunet avec d’épais favoris noirs, chargé d’un pardessus et d’unparapluie, que lui avaient dépeint les employés de la station.
Ce voyageur, arrivé par le train qui part de Paris àSaint-Germain à huit heures trente-cinq du soir, avait paru fortpressé.
En quittant la gare, il s’était élancé au pas de course sur laroute qui conduit à Bougival. Sur la chaussée, deux hommes de Marlyet une femme de La Malmaison l’avaient remarqué à cause de sesallures rapides. Il fumait tout en courant.
Au passage du pont qui, à Bougival, joint les deux rives de laSeine, il avait été mieux observé encore.
On paye pour traverser ce pont, et l’assassin présumé avait sansdoute oublié cette circonstance.
Il avait passé franc, toujours au pas de gymnastique, les coudesau corps, ménageant son haleine, et le gardien du pont avait étéobligé de s’élancer à sa poursuite en le hélant, pour se fairepayer.
Il avait paru très contrarié de cette circonstance, avait jetéune pièce de dix sous et avait continué sa route sans attendre lesquarante-cinq centimes qui lui revenaient.
Ce n’est pas tout.
Le contrôleur de Rueil se souvenait que deux minutes avant letrain de dix heures et quart, un voyageur s’était présenté, trèsému et si essoufflé qu’à peine il pouvait se faire comprendre endemandant son billet, un billet de seconde, pour Paris.
Le signalement de cet homme répondait exactement au portraitdécrit par les employés de Chatou et par le gardien du pont.
Enfin, le bonhomme se croyait sur la trace d’un individu quiavait dû monter dans le même compartiment que ce voyageuressoufflé.
On lui avait indiqué un boulanger d’Asnières auquel il avaitécrit en lui demandant un rendez-vous.
Tel était le bilan du père Tabaret, quand le lundi matin il seprésenta au Palais de Justice afin de voir si on n’aurait pas reçule dossier de la veuve Lerouge.
Il ne trouva pas ce dossier, mais dans la galerie il rencontraGévrol et son homme.
Le chef de la sûreté triomphait, et triomphait sans pudeur. Dèsqu’il aperçut Tabaret, il l’appela.
– Eh bien ! illustre dénicheur, quoi de neuf ?Avons-nous fait couper le cou à quelque scélérat depuis l’autrejour ? Ah ! vieux malin, je vois bien que c’est à maplace que vous en voulez !
Hélas ! le bonhomme était cruellement changé. La consciencede son erreur le rendait humble et doux. Ces plaisanteries quijadis l’exaspéraient ne le touchaient pas. Bien loin de serebiffer, il baissa le nez d’un air si contrit que Gévrol en futétonné.
– Raillez-moi, mon bon monsieur Gévrol, répondit-il, moquez-vousde moi impitoyablement, vous aurez raison, je l’ai bien mérité.
– Ah çà ! reprit l’agent, nous avons donc fait quelquenouveau chef-d’œuvre, vieux passionné ?
Le père Tabaret branla tristement la tête.
– J’ai livré un innocent, dit-il, et la justice ne veut plus mele rendre.
Gévrol était ravi, il se frottait les mains à s’enleverl’épiderme.
– C’est très fort ; cela, chantonnait-il, c’est trèsadroit. Faire condamner des coupables, fi donc ! c’estmesquin. Mais faire raccourcir des innocents, bigre ! c’est ledernier mot de l’art. Papa Tirauclair, vous êtes pyramidal, et jem’incline.
Et en même temps il ôta ironiquement son chapeau.
– Ne m’accablez pas, reprit le bonhomme. Que voulez-vous, malgrémes cheveux gris, je suis jeune dans le métier. Parce que le hasardm’a servi trois ou quatre fois, j’en suis devenu bêtementorgueilleux. Je reconnais trop tard que je ne suis pas ce que jecroyais ; je suis un apprenti à qui le succès a fait tournerla cervelle, tandis que vous, monsieur Gévrol, vous êtes notremaître à tous. Au lieu de me railler, de grâce, secourez-moi,aidez-moi de vos conseils et de votre expérience. Seul, je n’ensortirai pas, au lieu qu’avec vous !…
Gévrol est superlativement vaniteux. La soumission de Tabaret,qu’au fond il estimait très fort, chatouilla délicieusement sesprétentions policières. Il s’humanisa.
– J’imagine, dit-il d’un ton protecteur, qu’il s’agit del’affaire de La Jonchère ?
– Hélas ! oui, cher monsieur Gévrol, j’ai voulu marchersans vous, et il m’en cuit.
Le vieux finaud de Tabaret gardait la mine contrite d’unsacristain surpris à faire gras le vendredi, mais, au fond, ilriait, il jubilait.
Niais vaniteux, pensait-il, je te casserai tant d’encensoirs surle nez que tu finiras bien par faire tout ce que je voudrai.
M. Gévrol se grattait le nez, tout en avançant la lèvreinférieure et en faisant : « Euh ! euh ! » Il feignaitd’hésiter, heureux de prolonger la délicate jouissance que luiprocurait la confusion du bonhomme.
– Voyons, dit-il enfin, déridez-vous, papa Tirauclair ; jesuis bon garçon, moi, je vous donnerai un coup d’épaule. C’estgentil, hein ? Mais aujourd’hui je suis trop pressé, on medemande là-bas. Venez me voir demain matin, nous causerons.Cependant, avant de nous quitter, je vais vous allumer une lanternepour chercher votre chemin. Savez-vous qui est le témoin quej’amène ?
– Dites, mon bon monsieur Gévrol.
– Eh bien ! ce gaillard sur ce banc qui attend monsieur lejuge d’instruction est le mari de la victime de La Jonchère.
– Pas possible ! fit le père Tabaret stupéfié.
Et réfléchissant :
– Vous vous moquez de moi, ajouta-t-il.
– Non, sur ma parole. Allez lui demander son nom, il vous diraqu’il s’appelle Pierre Lerouge.
– Elle n’était donc pas veuve ?
– Il paraîtrait, répondit Gévrol goguenardant, puisque voilà sonheureux époux.
– Oh !… murmura le bonhomme. Et sait-il quelquechose ?
En vingt phrases le chef de la sûreté analysa à son collèguevolontaire le récit que Lerouge allait faire au juged’instruction.
– Que dites-vous de cela ? demanda-t-il en finissant.
– Ce que je dis, balbutia le père Tabaret, dont la physionomiedénotait une surprise voisine de l’hébétement, ce que jedis ?… je ne dis rien. Je pense… mais non, je ne penserien.
– Une tuile, quoi ! fit Gévrol radieux.
– Dites un coup de massue, plutôt, répliqua Tabaret.
Mais subitement il se redressa, se donnant sur le front unfurieux coup de poing.
– Et mon boulanger ! s’écria-t-il. À demain, monsieurGévrol.
Il est fêlé ! pensa le chef de la sûreté.
Le bonhomme était fort sain d’esprit, seulement il s’était toutà coup souvenu du boulanger d’Asnières, qu’il avait prié de passerchez lui. L’y trouverait-il encore ?
Dans l’escalier, il rencontra M. Daburon ; c’est à peines’il daigna lui répondre.
Bientôt il fut dehors et s’élança le long du quai, trottantcomme un chat maigre.
Là, causons, se disait-il ; voilà mon Noël redevenu,Gros-Jean comme devant. Il ne va pas rire, lui qui était si heureuxd’avoir un nom. Bast ! s’il le veut, je l’adopterai. Tabaretne sonne pas comme Commarin, mais enfin, c’est un nom. N’importe,l’histoire de Gévrol ne modifie en rien la situation d’Albert nimes convictions. Il est le fils légitime, tant mieux pourlui ! Cela ne m’affirmerait en rien son innocence, si j’endoutais. Évidemment, non plus que son père, il ne connaissait riende ces circonstances si surprenantes. Il devait, aussi bien que lecomte, croire à une substitution. Ces faits, madame Gerdy lesignorait aussi, on aura inventé quelque histoire pour expliquer lacicatrice. Oui, mais madame Gerdy savait à n’en pas douter que Noëlétait bien son fils à elle. En le reprenant, elle a dû vérifier lessignes. Quand Noël a trouvé les lettres du comte, elle se seraempressée de lui expliquer…
Le père Tabaret s’arrêta aussi court que si son chemin eût étébarré par le plus effroyable reptile.
Il était épouvanté de sa conclusion, qui disait : « Noël auraitdonc assassiné la femme Lerouge pour l’empêcher de confesser que lasubstitution n’avait pas eu lieu, et il aurait brûlé les lettres etles papiers qui le prouvaient ! »
Mais il repoussa avec horreur cette probabilité, comme unhonnête homme chasse une détestable pensée qui, par hasard,sillonne son esprit.
– Vieux crétin que je suis ! exclamait-il en reprenant sacourse, voilà pourtant la conséquence de l’affreux métier que je mefaisais gloire d’exercer ! Soupçonner Noël, mon enfant, monlégataire universel, la vertu et l’honneur incarnés ici-bas !Noël, que dix ans de relations constantes, de vie presque commune,m’ont appris à estimer, à admirer au point que je répondrais de luicomme de moi-même ! Il faut de terribles passions pourpousser, à verser le sang, les hommes d’une certaine condition, etje n’ai jamais connu à Noël que deux passions : sa mère et letravail. Et j’ose effleurer d’un soupçon ce caractère sinoble ! Je devrais me battre ! Vieille bête ! tu netrouves sans doute pas assez terrible la leçon que tu viens derecevoir ! Que faut-il donc pour te rendre pluscirconspect ?
Il raisonnait ainsi, s’efforçant de refouler ses inquiétudes,contraignant ses habitudes d’investigation, mais au fond delui-même une voix taquinante murmurait : « Si c’était Noël ?»
Le père Tabaret était arrivé rue Saint-Lazare. Devant sa portestationnait le plus élégant coupé bleu attelé d’un chevalmagnifique. Machinalement il s’arrêta.
– Bel animal ! dit-il ; mes locataires reçoivent desgens bien…
Ils recevaient des gens mal aussi, car il formulait à peinecette réflexion qu’il vit sortir M. Clergeot, l’honnête M.Clergeot, dont la présence dans une maison y trahit une ruine aussisûrement que la présence des employés des pompes funèbres y annonceune mort.
Le vieux policier, qui connaît toute la terre, connaissaitadmirablement l’honnête banquier. Même il avait eu des relationsavec lui, autrefois, lorsqu’il collectionnait des livres. Ill’arrêta.
– Vous voilà ! vieux crocodile, lui dit-il, vous avez doncdes pratiques dans ma maison ?
– Il paraît, répondit sèchement Clergeot, qui n’aime pas à êtretraité familièrement.
– Tiens ! tiens ! fit le père Tabaret.
Et, poussé par une curiosité bien naturelle chez un propriétairequi doit avant tout redouter de loger des gens gênés, il ajouta:
– Qui diable êtes-vous en train de me ruiner ?
– Je ne ruine personne, riposta M. Clergeot d’un air de dignitéoffensée. Avez-vous eu à vous plaindre de nos relations ? Jene le pense pas. Parlez de moi, s’il vous plaît, au jeune avocatqui fait des affaires avec moi, il vous dira s’il a lieu deregretter de me connaître.
Tabaret fut péniblement impressionné. Quoi ! Noël, le sageNoël était le client de Clergeot ! Que voulait direcela ? Peut-être n’y avait-il aucun mal ? Cependant lesquinze mille francs de jeudi lui revenaient à la mémoire.
– Oui, dit-il, désireux de se renseigner, je sais que monsieurGerdy mène l’argent assez rondement.
Clergeot a la délicatesse de ne jamais laisser attaquer sespratiques sans les défendre.
– Ce n’est pas lui personnellement, objecta-t-il, qui faitdanser les écus, c’est sa petite femme chérie. Elle est grossecomme le pouce, mais elle mangerait le diable, ongles, cornes ettout.
Quoi ! Noël entretenait une femme, une créature queClergeot lui-même, l’ami des petites dames, trouvaitdépensière ! Cette révélation, en ce moment, atteignait lebonhomme en plein cœur. Pourtant il dissimula. Un geste, un regardpouvaient éveiller la défiance de l’usurier et lui fermer labouche.
– On sait cela, reprit-il du ton le plus dégagé qu’il put.Bast ! il faut que jeunesse se passe. Que croyez-vous doncqu’elle lui coûte par an, cette coquine ?
– Ma foi, je ne sais pas. Il a eu le tort de ne pas lui assignerun fixe. À mon calcul, elle doit bien, depuis quatre ans qu’il l’a,lui avoir avalé dans les environs de cinq cent mille francs.
Quatre ans ! cinq cent mille francs !
Ces mots, ces chiffres éclatèrent comme des obus dans lacervelle du père Tabaret. Un demi-million ! En ce cas Noëlétait ruiné de fond en comble. Mais alors…
– C’est beaucoup, dit-il, réussissant, grâce à d’héroïquesefforts, à cacher sa souffrance, c’est énorme même ! Il fautremarquer cependant que monsieur Gerdy a des ressources…
– Lui ! interrompit l’usurier en haussant les épaules.Tenez, pas ça ! ajouta-t-il en faisant claquer sous ses dentsl’ongle de son pouce. Il est nettoyé à fond. Cependant, s’il vousdoit de l’argent, soyez sans crainte. C’est un malin. Il va semarier. Tel que vous me voyez, je viens de lui renouveler desbillets pour vingt-six mille francs. Au revoir, monsieurTabaret.
L’usurier s’éloigna d’un pas leste, laissant le pauvre bonhommeplanté comme une borne au milieu du trottoir.
Il ressentait quelque chose de pareil à la douleur immense quidoit briser le cœur d’un père lorsqu’on lui laisse entrevoir queson fils bien-aimé est peut-être le dernier des scélérats.
Et, pourtant, telle était sa croyance en Noël qu’il violentaitsa raison pour repousser encore les soupçons qui le poignaient.Pourquoi cet usurier n’aurait-il pas calomnié l’avocat ?
Ces gens qui prêtent à plus de dix pour cent sont capables detout. Évidemment il avait exagéré le chiffre des folies de sonclient.
Et quand même ! Combien d’hommes n’ont pas fait pour desfemmes les plus grandes insanités sans cesser d’êtrehonnêtes !
Il voulut entrer.
Un tourbillon de soie, de dentelles et de velours, lui barra lepassage.
C’était une jolie jeune femme brune qui sortait.
Elle s’élança, légère comme l’oiseau, dans le coupé bleu.
Le père Tabaret était gaillard, la jeune femme était ravissante,pourtant il n’eut pas un regard pour elle.
Il entra, et sous la voûte il trouva son portier debout, sacasquette à la main, considérant d’un œil attendri une pièce devingt francs.
– Ah ! monsieur, lui dit cet homme, la jolie dame, etcombien elle est comme il faut ! Que n’êtes-vous arrivé cinqminutes plus tôt ?
– Quelle dame ?… pourquoi ?
– Cette dame si distinguée qui sort, elle venait, monsieur,chercher des renseignements sur monsieur Gerdy. Elle m’a donnévingt francs pour répondre à ses questions. Il paraîtrait quemonsieur Gerdy se marie. Elle avait l’air tout à fait vexée.Superbe créature ! J’ai dans l’idée que ce doit être samaîtresse. Je comprends maintenant pourquoi il sortait toutes lesnuits.
– Monsieur Gerdy ?
– Mais oui, monsieur, je n’en ai jamais parlé à monsieur, vuqu’il avait l’air de se cacher. Il ne me demandait pas le cordon,non, pas si bête ! Il filait par la petite porte de la remise.Moi je me disais : c’est peut-être pour ne pas me déranger, cequ’il en fait, cet homme, c’est très délicat de sa part, et puisqueça lui plaît…
Le portier parlait, l’œil toujours attaché sur sa pièce.Lorsqu’il leva la tête pour interroger la physionomie de sonseigneur et maître, le père Tabaret avait disparu. En voilà bienune autre ! se dit le portier. Cent sous que le patron courtaprès la superbe créature ! Joue des flûtes, va, vieuxroquentin, on t’en donnera un petit morceau, pas beaucoup, maisc’est très cher. Le portier ne se trompait pas. Le père Tabaretcourait après la dame au coupé bleu.
Il avait pensé : celle-là me dira tout ; et d’un bond ilfut dans la rue.
Il y arriva juste à temps pour voir le coupé bleu tourner lecoin de la rue Saint-Lazare.
– Ciel ! murmura-t-il, je vais la perdre de vue, etcependant la vérité est là. Il était dans un de ces états desurexcitation nerveuse qui enfantent des prodiges. Il franchit lebout de la rue Saint-Lazare aussi rapidement qu’un jeune homme devingt ans. Ô bonheur ! À cinquante pas, dans la rue du Havre,Il vit le coupé bleu arrêté au milieu d’un embarras de voitures. Jel’aurai ! se dit-il.
Ses regards parcouraient les alentours de la gare de l’Ouest,cette rue où rôdent presque constamment des cochers marrons : pasune voiture !
Volontiers, comme Richard III, il aurait crié : « Ma fortunepour un fiacre ! » Le coupé bleu s’était dégagé et filait bontrain vers la rue Tronchet. Le bonhomme suivait. Il semaintenait ; le coupé ne gagnait pas trop.
Tout en courant sur le milieu de la chaussée, cherchant de l’œilune voiture où se jeter, il se disait : en chasse ! bonhomme,en chasse ! Quand on n’a pas de tête, il faut des jambes. Ethop ! et hop ! Pourquoi n’as-tu pas songé à demander àClergeot l’adresse de cette femme ? Plus vite que ça, monvieux, plus vite ! Quand on veut se mêler d’être mouchard, onse munit des qualités de l’emploi, le mouchard doit avoir lesfuseaux du cerf.
Il ne pensait qu’à rejoindre la maîtresse de Noël, et pas àautre chose. Mais il perdait, bien évidemment il perdait.
Il n’était pas au milieu de la rue Tronchet, et il n’en pouvaitplus ; il sentait que ses jambes ne le porteraient pas centmètres plus loin, et le maudit coupé allait atteindre laMadeleine.
Ô Fortune ! Une remise découverte, marchant dans le mêmesens que lui, le dépassa.
Il fit un signe plus désespéré que celui de l’homme qui se noie.Le signe fut vu. Il rassembla ses dernières forces et d’un bonds’élança dans la voiture sans le secours du marchepied.
– Là-bas, dit-il, ce coupé bleu, vingt francs !
– Compris ! répondit le cocher en clignant de l’œil.
Et il enveloppa sa maigre rosse d’un vigoureux coup de fouet enmurmurant :
– Un bourgeois jaloux qui suit sa femme. Connu ! Huecocotte !
Pour le père Tabaret, il était temps de s’arrêter, ses forcesexpiraient. Après une bonne minute, il n’avait pas repris haleine.On était sur le boulevard. Il se dressa dans la voiture, s’appuyantau siège du cocher.
– Je n’aperçois plus le coupé, dit-il.
– Oh ! je le vois bien, moi, bourgeois ; c’est qu’il aun fameux cheval.
– Le tien doit être meilleur ! j’ai dit vingt francs, cesera quarante.
Le cocher tapa comme un sourd, et tout en frappant il grommelait:
– Il n’y a pas à dire, il faut la rejoindre. Pour vingt francsje la manquais : j’aime les femmes, moi, je suis de leur côté. Maisdame ! deux louis… Peut-on être jaloux quand on est aussi laidque ça ?
Le père Tabaret se donnait mille peines pour occuper son espritde choses indifférentes.
Il ne voulait pas réfléchir avant d’avoir vu cette femme, de luiavoir parlé, de l’avoir habilement questionnée.
Il était sûr que d’un mot elle allait perdre ou sauver sonamant.
Quoi ! perdre Noël ! Eh bien ! oui.
Cette idée de Noël assassin le fatiguait, le harcelait,bourdonnait dans son cerveau comme la mouche agaçante qui mille etmille fois vient, revient se heurter à la vitre où brille unrayon.
On venait de dépasser la Chaussée-d’Antin, le coupé bleu n’étaitguère qu’à une trentaine de pas. Le cocher de remise se retourna:
– Bourgeois, notre coupé s’arrête.
– Arrête aussi et ne le perds pas de l’œil, pour repartir enmême temps que lui. Le père Tabaret se pencha tant qu’il put horsde sa voiture.
La jeune femme descendait du coupé, traversait le trottoir etentrait dans un magasin où on vend des cachemires et desdentelles.
Voilà donc, pensait le père Tabaret, où vont les billets demille francs ! Un demi-million en quatre ans ! Que fontdonc ces créatures de l’argent qu’on leur jette à pleinesmains ; le mangent-elles ? Au feu de quels capricesfondent-elles les fortunes ? Elles ont des philtres endiablés,bien sûr, qu’elles donnent à boire aux imbéciles qui se ruinentpour elles. Il faut qu’elles possèdent un art particulier decuisiner et d’épicer le plaisir, puisque une fois qu’elles tiennentun homme il sacrifie tout avant de les abandonner.
La remise se remit en route, mais bientôt s’arrêta.
Le coupé faisait une nouvelle pause devant un magasin decuriosités.
Cette créature veut donc acheter tout Paris ! se disaitavec rage le bonhomme. Oui, c’est elle qui a poussé Noël, si Noël acommis le crime. C’est mes quinze mille francs qu’elle fricasse ence moment. Combien de jours dureront-ils ? Ce serait pouravoir de l’argent que Noël aurait tué la femme Lerouge. Oh !alors il serait le dernier, le plus infâme des hommes. Quel monstrede dissimulation et d’hypocrisie ! Et penser que si je mouraisici de fureur, il serait mon héritier ! Car c’est écrit entoutes lettres : « Je lègue à mon fils Noël Gerdy… » Si ce garçonétait coupable, il n’y aurait pas d’assez grands supplices pourlui… Mais cette femme ne rentrera donc pas !
Cette femme n’était pas pressée, le temps était beau, satoilette était ravissante, elle se montrait. Elle visita trois ouquatre magasins encore, et en dernier lieu s’arrêta chez unpâtissier, où elle resta plus d’un quart d’heure.
Le bonhomme, dévoré d’angoisses, bondissait et trépignait danssa voiture.
Être séparé du mot d’une énigme terrible par le caprice d’unedrôlesse, quelle torture ! Il mourait d’envie de s’élancer surses pas, de la prendre par le bras et de lui crier : « Rentre donc,malheureuse ! rentre donc chez toi ! Que fais-tulà ? Ne sais-tu pas qu’à cette heure ton amant, celui que tuas ruiné, est soupçonné d’un assassinat ! Rentre donc que jete questionne, que je sache de toi s’il est innocent oucoupable ! Car tu me le diras, sans t’en douter. Je t’aipréparé un traquenard où tu te prendras. Rentre donc, l’anxiété metue ! »
Elle rentra.
Le coupé bleu reprit sa course, remonta la rue duFaubourg-Montmartre, tourna dans la rue de Provence, déposa lajolie promeneuse à sa porte et repartit.
– Elle demeure là, dit le père Tabaret avec un soupir desoulagement.
Il descendit de voiture, donna au cocher les deux louis en luiordonnant de l’attendre, et s’élança sur les traces de la jeunefemme.
Il est patient, le bourgeois, pensa le cocher, mais la petitedame brune est pincée. Le bonhomme avait ouvert la porte de la logedu concierge.
– Le nom de cette dame qui vient de rentrer ?demanda-t-il.
Le portier ne parut rien moins que disposé à répondre.
– Son nom ? insista le vieux policier.
Le ton était si bref, si impérieux que le portier futébranlé.
– Madame Juliette Chaffour, répondit-il.
– À quel étage ?
– Au second, la porte en face.
Une minute après, le bonhomme attendait dans le salon de MmeJuliette. Madame se déshabillait, lui avait répondu la femme dechambre, et allait venir à l’instant.
Le père Tabaret était stupéfié du luxe de ce salon. Il n’avaitrien d’insolent pourtant, ni de brutal, ni même de mauvais goût. Onne se serait jamais cru chez une femme entretenue. Mais lebonhomme, qui s’y connaissait en beaucoup de choses, jugea bien quetout dans cette pièce était de grand prix. La seule garniture decheminée valait, au bas mot, une vingtaine de mille francs.
Clergeot, pensait-il, n’a pas exagéré.
L’entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avaitretiré sa robe et passé à la hâte un peignoir très ample, noir,avec des garnitures de satin cerise. Ses admirables cheveux un peudérangés par son chapeau retombaient en cascades sur son cou etbouclaient derrière ses délicates oreilles. Elle éblouit le pèreTabaret. Il comprit bien des folies.
– Vous avez demandé à me parler, monsieur ?interrogea-t-elle en s’inclinant gracieusement.
– Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, sonmeilleur ami, je puis le dire, et…
– Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit lajeune femme.
Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied sesmules pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenaitplace dans un fauteuil.
– Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votreprésence chez monsieur Gerdy…
– Quoi ! s’écria Juliette, il sait déjà ma visite ?Mâtin ! il a une police bien faite.
– Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret…
– Bien ! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vousêtes chargé par Noël de me gronder. Il m’avait défendu d’aller chezlui, je n’ai pu y tenir. C’est embêtant, à la fin, d’avoir pouramant un rébus, un homme dont on ne sait rien, un logogriphe enhabit noir et en cravate blanche, un être lugubre etmystérieux…
– Vous avez commis une imprudence.
– Pourquoi ? parce qu’il va se marier ? Que nel’avoue-t-il alors ?
– Si ce n’est pas !
– Ça est. Il l’a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l’arépété. En tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête ;depuis un mois il est tout chose, il est changé au point que je nele reconnais plus.
Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s’étaitpas ménagé un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était lagrande question. Oui ; il était coupable certainement.Non ; il pouvait encore être innocent. Mme Juliette devait, iln’en doutait pas, l’éclairer sur ce point décisif.
En conséquence, il était arrivé avec sa leçon toute préparée,son petit traquenard tendu. La vivacité de la jeune femme ledérouta un peu ; pourtant il poursuivit, se fiant aux hasardsde la conversation :
– Empêcheriez-vous donc le mariage de Noël ?
– Son mariage ! s’écria Juliette en éclatant de rire ;ah ! le pauvre garçon ! s’il ne rencontre pas d’autreobstacle que moi, son affaire est conclue. Qu’il se marie, ce cherNoël, au plus vite, et que je n’entende plus parler de lui.
– Vous ne l’aimez donc pas ? demanda le bonhomme un peusurpris de cette aimable franchise.
– Écoutez, monsieur, je l’ai beaucoup aimé, mais tout s’use.Depuis quatre ans, je mène, moi qui suis folle de plaisirs, uneexistence intolérable. Si Noël ne me quitte pas, c’est moi qui lelâcherai. Je suis excédée, à la fin, d’avoir un amant qui rougit demoi et qui me méprise.
– S’il vous méprise, belle dame, il n’y paraît guère, réponditle père Tabaret en promenant autour du salon un regard des plussignificatifs.
– Vous voulez dire, riposta la dame en se levant, qu’il dépensebeaucoup pour moi. C’est vrai. Il prétend qu’il s’est ruiné pourmoi, c’est fort possible. Qu’est-ce que cela me fait ? Je nesuis pas une femme intéressée, sachez-le. J’aurais préféré moinsd’argent et plus d’égards. Mes folies m’ont été inspirées par lacolère et le désœuvrement. Monsieur Gerdy me traite en fille,j’agis en fille. Nous sommes quittes.
– Vous savez bien qu’il vous adore…
– Lui ! Puisque je vous dis qu’il a honte de moi. Il mecache comme une maladie secrète. Vous êtes le premier de ses amis àqui je parle. Demandez-lui s’il m’a jamais sortie ! On diraitque mon contact est déshonorant. Tenez, mardi dernier, pas plustard, nous sommes allés au théâtre. Il avait loué une loge entière.Vous croyez qu’il est resté près de moi ? Erreur, monsieurs’est esquivé et je ne l’ai plus revu de la soirée.
– Comment ! vous avez été forcée de revenirseule ?
– Non. À la fin du spectacle, vers minuit, monsieur a daignéreparaître. Nous devions aller au bal de l’Opéra et de là souper.Ah ! ce fut amusant ! Au bal, monsieur n’a osé ni releverson capuchon, ni retirer son masque. Au souper, j’ai dû, à cause deses amis, le traiter comme un étranger.
L’alibi préparé en cas de malheur apparaissait.
Moins emportée, Juliette aurait remarqué l’état du père Tabaretet certainement se serait tue.
Il était devenu livide et tremblait comme une feuille.
– Bast ! reprit-il en faisant un effort surhumain pourarticuler ses mots, le souper n’en a pas été moins gai.
– Gai ! répéta la jeune femme en haussant les épaules, vousne connaissez guère votre ami. Si vous l’invitez jamais à dîner,gardez-vous bien de le laisser boire. Il a le vin réjouissant commeun convoi de dernière classe. À la seconde bouteille, il était plusgris qu’un bouchon, si gris qu’il a perdu toutes ses affaires :paletot, parapluie, porte-monnaie, étui à cigares…
Le père Tabaret n’eut pas la force d’en écouter davantage : ilse dressa sur ses pieds avec des gestes de fou furieux.
– Misérable ! s’écria-t-il, infâme scélérat… C’est lui,mais je le tiens !
Et il s’enfuit, laissant Juliette si épouvantée qu’elle appelasa bonne.
– Ma fille, lui dit-elle, je viens de faire quelque affreuseboulette, de casser quelque carreau. Pour sûr, j’ai causé unmalheur, je le devine, je le sens. Ce vieux drôle n’est pas un amide Noël, il est venu pour m’entortiller, pour me tirer les vers dunez, et il a réussi… Sans m’en douter j’aurai parlé contre Noël.Qu’ai-je pu dire ? J’ai beau chercher, je ne le voispas ; mais c’est égal, il faut le prévenir. Je vais lui écrireun mot ; toi, cours chercher un commissionnaire.
Remonté en voiture, le père Tabaret galopait vers la préfecturede police. Noël assassin ! Sa haine était sans bornes commeautrefois sa confiante amitié.
Avait-il été assez cruellement joué, assez indignement pris pourdupe par le plus vil et le plus criminel des hommes ! Il avaitsoif de vengeance ; il se demandait quel châtiment ne seraitpas trop au-dessous du crime.
Car non seulement il a assassiné Claudine, pensait-il, mais il atout disposé pour faire accuser un innocent. Et qui dit qu’il n’apas tué sa pauvre mère !…
Il regrettait alors l’abolition de la torture, les raffinementsdes bourreaux du moyen âge, l’écartèlement, le bûcher, la roue.
La guillotine va si vite que c’est à peine si le condamné a letemps de sentir le froid de l’acier tranchant les muscles, ce n’estplus qu’une chiquenaude sur le cou.
À force de vouloir adoucir la peine de mort, on en a fait uneplaisanterie, elle n’a plus de raison d’être.
Seule la certitude de confondre Noël, de le livrer à la justice,de se venger soutenait le père Tabaret.
– Il est clair, murmura-t-il, que c’est au chemin de fer, danssa hâte de rejoindre sa maîtresse au théâtre, que ce misérable aoublié ses effets. Les retrouvera-t-on ? S’il a eu la prudenced’être assez imprudent pour aller les retirer sous un faux nom, jen’aperçois plus de preuves. Le témoignage de cette madame Chaffourn’en est pas un pour moi. La drôlesse, voyant son amant menacé,reviendra sur ce qu’elle a dit ; elle affirmera que Noël l’aquittée bien après dix heures.
Mais il n’aura pas osé aller au chemin de fer !
Vers le milieu de la rue de Richelieu, le père Tabaret fut prisd’un éblouissement.
Je vais avoir une attaque, pensa-t-il. Si je meurs, Noël échappeet il reste mon héritier… Quand on a fait un testament, on devraitbien le porter toujours sur soi pour le déchirer au besoin.
Vingt pas plus loin, apercevant la plaque d’un médecin, il fitarrêter la voiture et s’élança dans la maison.
Il était si défait, si hors de soi, ses yeux avaient une telleexpression d’égarement, que le docteur eut presque peur de cesingulier client qui lui dit d’une voix rauque :
– Saignez-moi !
Le médecin essaya une objection mais déjà le bonhomme avaitretiré sa redingote et relevé une des manches de sa chemise.
– Saignez-moi donc ! répéta-t-il ; voulez-vous metuer ?…
Sur cette instance, le médecin se décida et le père Tabaretdescendit, rassuré et soulagé. Une heure plus tard, muni despouvoirs nécessaires et suivi d’un officier de paix, il procédait,au bureau des objets perdus au chemin de fer, aux recherchesindiquées.
Ses perquisitions eurent le résultat qu’il avait prévu.
Bientôt il sut que le soir du Mardi gras on avait trouvé dans uncompartiment de seconde du train 45 un paletot et un parapluie. Onlui représenta ces objets et il les reconnut pour appartenir àNoël. Dans une des poches du paletot se trouvait une paire de gantsgris perle éraillés et déchirés, et un billet de retour de Chatouqui n’avait pas été utilisé.
En s’élançant à la poursuite de la vérité, le père Tabaret nesavait que trop ce qu’elle était.
Sa conviction, involontairement formée lorsque Clergeot luiavait révélé les folies de Noël, s’était depuis fortifiée de millecirconstances ; chez Juliette il avait été sûr, et pourtant, àce dernier moment, lorsque le doute devenait absolument impossible,en voyant éclater l’évidence, il fut atterré.
– Allons ! s’écria-t-il enfin, il s’agit maintenant de leprendre !
Et sans perdre une minute, il se fit conduire au Palais deJustice où il espérait rencontrer le juge d’instruction. Malgrél’heure, en effet, M. Daburon n’avait pas encore quitté soncabinet.
Il causait avec le comte de Commarin, qu’il venait de mettre aufait des révélations de Pierre Lerouge, que le comte croyait mortdepuis plusieurs années.
Le père Tabaret entra comme un tourbillon, trop éperdu pourfaire attention à la présence d’un étranger.
– Monsieur ! s’écria-t-il, bégayant de rage, monsieur, noustenons l’assassin véritable ! C’est lui, c’est mon filsd’adoption, mon héritier, c’est Noël !
– Noël !… répéta M. Daburon en se levant.
Et plus bas il ajouta :
– Je l’avais deviné.
– Ah ! il faut un mandat bien vite, continua lebonhomme ; si nous perdons une minute, il nous file entre lesdoigts ! Il se sait découvert, si sa maîtresse l’a prévenu dema visite. Hâtons-nous, monsieur le juge, hâtons-nous !
M. Daburon ouvrit la bouche pour demander une explication, maisle vieux policier poursuivit :
– Ce n’est pas tout encore : un innocent, Albert, est enprison…
– Il n’y sera plus dans une heure, répondit le magistrat ;un moment avant votre arrivée, j’ai pris toutes mes dispositionspour sa mise en liberté ; occupons-nous de l’autre.
Ni le père Tabaret ni M. Daburon ne remarquèrent la disparitiondu comte de Commarin. Au nom de Noël, il avait gagné doucement laporte et s’était élancé dans la galerie.
Noël avait promis de faire toutes les démarches du monde, detenter l’impossible pour obtenir l’élargissement d’Albert.
Il visita en effet quelques membres du parquet et sut se fairerepousser partout.
À quatre heures, il se présentait à l’hôtel Commarin pourapprendre au comte le peu de succès de ses efforts.
– Monsieur le comte est sorti, lui dit Denis, mais si monsieurveut prendre la peine de l’attendre…
– J’attendrai, répondit l’avocat.
– Alors, reprit le valet de chambre, je prierai monsieur devouloir bien me suivre, j’ai ordre de monsieur le comted’introduire monsieur dans son cabinet.
Cette confiance donnait à Noël la mesure de sa puissancenouvelle. Il était chez lui, désormais, dans cette magnifiquedemeure ; il y était le maître, l’héritier. Son regard, quiinventoriait la pièce, s’arrêta sur le tableau généalogiquesuspendu près de la cheminée. Il s’en approcha et lut.
C’était comme une page, et des plus belles, arrachée au livred’or de la noblesse française. Tous les noms qui dans notrehistoire ont un chapitre ou un alinéa s’y retrouvaient. LesCommarin, avaient mêlé leur sang à toutes les grandes maisons. Deuxd’entre eux avaient épousé des filles de familles régnantes.
Une chaude bouffée d’orgueil gonfla le cœur de l’avocat, sestempes battirent plus vite, il releva fièrement la tête enmurmurant :
– Vicomte de Commarin !
La porte s’ouvrit ; il se retourna, le comte entrait.
Déjà Noël s’inclinait respectueusement : il fut pétrifié par leregard chargé de haine, de colère et de mépris de son père. Unfrisson courut dans ses veines, ses dents claquèrent, il se sentitperdu.
– Misérable ! s’écria le comte.
Et redoutant sa propre violence, le vieux gentilhomme jeta sacanne dans un coin. Il ne voulait pas frapper son fils, il lejugeait indigne d’être frappé de sa main. Puis il y eut entre euxune minute de silence mortel qui leur parut à tous deux durer unsiècle. L’un et l’autre, en un instant, furent illuminés deréflexions qu’il faudrait un volume pour traduire. Noël osa parlerle premier.
– Monsieur…, commença-t-il.
– Ah ! taisez-vous, au moins, fit le comte d’une voixsourde, taisez-vous ! Se peut-il, grand Dieu ! que voussoyez mon fils ? Hélas ! je n’en puis douter, maintenant.Malheureux, vous saviez bien que vous étiez le fils de madameGerdy ! Infâme ! Non seulement vous avez tué, mais vousavez mis tout en œuvre pour faire retomber votre crime sur uninnocent ! Parricide ! vous avez tué votremère !
L’avocat essaya de balbutier une protestation.
– Vous l’avez tuée, poursuivit le comte avec plus d’énergie,sinon par le poison, du moins par votre crime. Je comprends toutmaintenant. Elle n’avait plus le délire, ce matin… Mais vous savezaussi bien que moi ce qu’elle disait. Vous écoutiez, et si vousavez osé entrer lorsqu’un mot de plus allait vous perdre, c’est quevous aviez caché l’effet de votre présence. C’est bien à vous ques’adressait sa dernière parole : « Assassin ! »
Peu à peu Noël s’était reculé jusqu’au fond de la pièce, et ils’y tenait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté enarrière, les cheveux hérissés, l’œil hagard. Un tremblementconvulsif le secouait. Son visage trahissait l’effroi le plushorrible à voir, l’effroi du criminel découvert.
– Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je nesuis pas le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d’arrêtest décerné contre vous.
Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine del’avocat. Ses lèvres, que la terreur faisait affaissées etpendantes, se crispèrent. Foudroyé au milieu du triomphe, il seroidissait contre l’épouvante. Il se redressa avec un regard dedéfi.
M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s’approchade son bureau et ouvrit un tiroir.
– Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vousattend. Je veux bien me souvenir que j’ai le malheur d’être votrepère. Asseyez-vous ! écrivez et signez la confession de votrecrime. Vous trouverez ensuite des armes dans ce tiroir. Que Dieuvous pardonne !…
Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir. Noël l’arrêtad’un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups :
– Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il ; mesprécautions, vous le voyez, sont prises ; on ne m’aura pasvivant. Seulement…
– Seulement ? interrogea durement le comte.
– Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l’avocat,que je ne veux pas me tuer… au moins en ce moment.
– Ah ! s’écria M. de Commarin d’un ton de dégoût, il estlâche !
– Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu’il mesera bien démontré que toute issue m’est fermée, que je ne puis pasme sauver.
– Misérable ! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc quemoi-même ?…
Il s’élança vers le tiroir, mais Noël le referma d’un coup depied.
– Écoutez-moi, monsieur, dit l’avocat de cette voix rauque etbrève que donne aux hommes l’imminence du danger, ne perdons pas enparoles vaines le moment de répit qui m’est laissé. J’ai commis uncrime, c’est vrai, et je ne cherche pas à me justifier, mais quidonc l’avait préparé, sinon vous ? Maintenant vous me faitesla faveur de m’offrir un pistolet : merci ! je refuse. Cettegénérosité n’est pas à mon adresse. Avant tout, vous voulez éviterle scandale de mon procès et la honte qui ne manquera pas derejaillir sur votre nom.
Le comte voulut répliquer.
– Laissez donc ! interrompit Noël d’un ton impérieux. Je neveux pas me tuer. Je veux sauver ma tête, s’il est possible.Fournissez-moi les moyens de fuir, et je vous promets que je seraimort avant d’être pris. Je dis : fournissez-moi les moyens, parceque je n’ai pas vingt francs à moi. Mon dernier billet de milleétant flambé le jour où… vous m’entendez. Il n’y a pas chez ma mèrede quoi la faire enterrer. Donc, de l’argent !
– Jamais !
– Alors je vais me livrer, et vous verrez ce qui en résulterapour ce nom qui vous est si cher.
Le comte, ivre de colère, bondit jusqu’à son bureau pour yprendre une arme. Noël se plaça devant lui.
– Oh ! pas de lutte, dit-il froidement, je suis le plusfort.
M. de Commarin recula. En parlant de jugement, de scandale, dehonte, l’avocat avait frappé juste. Pendant un moment, pris entrele respect de son nom et le désir brûlant de voir punir cemisérable, le vieux gentilhomme demeura indécis. Enfin le sentimentde la noblesse l’emporta.
– Finissons, prononça-t-il d’une voix frémissante et empreintedu plus atroce mépris, finissons cette discussion ignoble…Qu’exigez-vous ?
– Je vous l’ai dit, de l’argent, tout ce que vous avez ici, maisdécidez-vous vite !
Dans la journée du samedi le comte avait fait prendre chez sonbanquier des fonds destinés à monter la maison de celui qu’ilcroyait son fils légitime.
– J’ai quatre-vingt mille francs ici, reprit-il.
– C’est peu, fit l’avocat, cependant donnez. Je vous préviensque j’ai compté sur vous pour cinq cent mille francs. Si je réussisà déjouer les poursuites dont je suis l’objet, vous aurez à tenir àma disposition quatre cent vingt mille francs. Vous engagez-vous àme les donner à ma première réquisition ? Je trouverai unmoyen de vous les faire demander sans risque pour moi. À ce prix,jamais vous n’entendrez parler de moi.
Pour toute réponse le comte ouvrit un petit coffre de fer scellédans le mur et en tira une liasse de billets de banque qu’il jetaaux pieds de Noël.
Un éclair de fureur brilla dans les yeux de l’avocat ; ilfit un pas vers son père :
– Oh ! ne me poussez pas, menaça-t-il, les gens qui commemoi n’ont plus rien à perdre sont dangereux. Je puis me livrer…
Il se baissa cependant et ramassa le paquet.
– Me donnez-vous votre parole, continua-t-il, de me faire tenirle reste ?
– Oui.
– Alors, je pars. Soyez sans crainte, je serai fidèle à notretraité ; on ne m’aura pas vivant. Adieu, mon père ! entout ceci vous êtes le vrai coupable, seul vous ne serez pas puni.Le Ciel n’est pas juste. Je vous maudis…
Quand, une heure plus tard, les domestiques pénétrèrent dans lecabinet du comte, ils le trouvèrent étendu à terre, la face contrele tapis, donnant à peine signe de vie.
Cependant Noël était sorti de l’hôtel Commarin et remontait larue de l’Université, chancelant sous le souffle du vertige.
Il lui semblait que les pavés oscillaient sous ses pas et quetout autour de lui tournait.
Il avait la bouche sèche, les yeux lui cuisaient, et de temps àautre une nausée soulevait son estomac.
Mais en même temps, phénomène étrange, il ressentait unsoulagement incroyable, presque du bien-être.
La théorie de l’honnête M. Balan avait raison.
C’en était donc fait, tout était fini, perdu. Plus d’angoissesdésormais, de transes inutiles, de folles terreurs, plus dedissimulation, de luttes. Rien, il n’y avait plus rien à redouterdésormais. Son horrible rôle achevé, il pouvait retirer son masqueet respirer à l’aise.
Un irrésistible affaissement succédait à l’exaltation enragéequi devant le comte soutenait, transportait sa cynique arrogance.Tous les ressorts de son organisation, bandés outre mesure depuisune semaine, se détendaient et fléchissaient. La fièvre qui,pendant huit jours, l’avait galvanisé tombait, et il sentait avecla fatigue un impérieux besoin de repos. Il éprouvait un videimmense, une indifférence sans bornes pour tout.
Son insensibilité avait quelque analogie avec celle des gensanéantis par le mal de mer, que rien ne touche plus, que nulsentiment n’est capable d’émouvoir, qui n’ont plus ni la force nile courage de penser et que l’imminence d’un grand péril, de lamort même, ne saurait tirer de leur morne insouciance.
On serait venu l’arrêter en ce moment, qu’il n’aurait songé ni àrésister ni à se débattre ; il n’aurait pas fait une enjambéepour se cacher, pour fuir, pour sauver sa tête.
Bien plus, il eut un moment comme l’idée d’aller se constituerprisonnier, pour avoir la paix, pour être tranquille, pour sedélivrer de l’inquiétude du salut.
Mais son énergie se révolta contre cette morne hébétude. Laréaction vint, secouant ces défaillances de l’esprit et du corps.La conscience de la situation et du danger lui revint, il entrevitavec horreur l’échafaud comme on aperçoit l’abîme aux lueurs de lafoudre.
Il faut défendre sa vie, pensa-t-il. Mais comment ?
Les transes mortelles qui ôtent aux assassins jusqu’au plussimple bon sens le faisaient frissonner.
Il regarda vivement autour de lui et crut remarquer que trois ouquatre passants l’examinaient curieusement. Son effroi s’enaccrut.
Il se mit à courir dans la direction du quartier latin, sansprojet, sans but, courant pour courir, pour s’éloigner, comme leCrime, que la peinture représente fuyant sous le fouet desFuries.
Il ne tarda pas à s’arrêter, frappé de cette idée que cettecourse désordonnée devait éveiller l’attention.
Il lui semblait que tout en lui dénonçait le meurtre ; ilcroyait lire le mépris et l’horreur sur tous les visages, lesoupçon dans tous les yeux.
Il allait, se répétant instinctivement : « Il faut prendre unparti. »
Mais dans son horrible agitation, il était incapable de rienvoir, de délibérer, de comparer, de résoudre, de décider.
Lorsqu’il hésitait encore à frapper, il s’était dit : je puisêtre découvert. Et dans cette prévision il avait bâti tout un planqui devait le mettre sûrement à l’abri des recherches. Il devaitfaire ceci et cela, il aurait recours à cette ruse, il prendraittelle précaution. Prévoyance inutile ! Rien de ce qu’il avaitimaginé ne lui semblait exécutable. On le cherchait, et il nevoyait nul endroit » du monde entier où il pût se croire ensûreté.
Il était près de l’Odéon, quand une réflexion plus rapide quel’éclair illumina les ténèbres de son cerveau.
Il songea que sans aucun doute on le cherchait déjà, sonsignalement devait être donné partout ; sa cravate blanche etses favoris si bien soignés le trahissaient comme une affiche.
Avisant la boutique d’un coiffeur, il s’avança jusqu’à la porte,mais au moment de tourner le bouton, il eut peur.
Ne trouverait-on pas singulier qu’il fit couper sa barbe ?Si on allait le questionner !
Il passa outre.
Il vit une autre boutique, les mêmes hésitationsl’arrêtèrent.
Peu à peu la nuit était venue, et avec l’obscurité Noël sentaitrenaître son assurance et son audace.
Après cet immense naufrage au port, l’espérance surnageait.Pourquoi ne se sauverait-il pas ?
On sait d’autres exemples. On passe à l’étranger, on change denom, on se refait un état civil, on entre dans la peau d’un autrehomme. Il avait de l’argent c’était le principal.
Un homme dans sa situation, au milieu de Paris, avecquatre-vingt mille francs en poche, est un imbécile, s’il se laisseprendre.
Et encore, ces quatre-vingt mille francs épuisés, il avait lacertitude d’en avoir, au premier signe, cinq ou six foisautant.
Déjà il se demandait quel déguisement prendre et vers quellefrontière se diriger, quand le souvenir de Juliette, pareil à unfer rouge, traversa son cœur.
Allait-il s’éloigner sans elle, partir avec la certitude de nela revoir jamais !
Quoi ! il fuirait, poursuivi par toutes les polices dumonde civilisé, traqué comme une bête fauve, et elle resteraitpaisiblement à Paris ! Était-ce possible ! Pour qui lecrime avait-il été commis ? Pour elle. Qui en eût recueilliles bénéfices ? Elle. N’était-il pas juste qu’elle portât sapart du châtiment !
Elle ne m’aime pas, pensait l’avocat avec amertume, elle ne m’ajamais aimé, elle serait ravie d’être délivrée de moi pourtoujours. Elle n’aurait pas un regret pour moi, je ne lui suis plusnécessaire ; un coffre vide est un meuble inutile. Julietteest prudente, elle a su se mettre à l’abri une petite fortune.Riche de mes dépouilles, elle prendra un autre amant, ellem’oubliera, elle vivra heureuse, tandis que moi !… Et jepartirais sans elle !…
La voix de la prudence lui criait : « – Malheureux !traîner une femme après soi, et une jolie femme, c’est attirer àplaisir les regards sur soi, et rendre la fuite impossible, c’estse livrer de gaieté de cœur ! – Qu’importe ! répondait lapassion, nous nous sauverons ou nous périrons ensemble. Si elle nem’aime pas, je l’aime, moi ; il me la faut ! Elleviendra, sinon… »
Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider !
Aller chez elle, c’était s’exposer beaucoup. La police y étaitdéjà, peut-être.
Non, pensa Noël, personne ne sait qu’elle est ma maîtresse, onne le saura pas avant deux ou trois jours de recherches, etd’ailleurs, écrire serait plus dangereux encore.
Il s’approcha d’une voiture de place, non loin du carrefour del’Observatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cettemaison de la rue de Provence si fatale pour lui.
Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahotsmonotones, Noël ne songeait point à interroger l’avenir ; ilne se demandait même pas ce qu’il allait dire à Juliette. Non.Involontairement il repassait les événements qui avaient amené etprécipité la catastrophe, comme un homme qui, près de mourir,revoit le drame ou la comédie de sa vie.
Il y avait de cela un mois, jour pour jour.
Ruiné, à bout d’expédients, sans ressources, il était déterminéà tout pour se procurer de l’argent, pour garder encore MmeJuliette, quand le hasard le rendit maître de la correspondance ducomte de Commarin, non seulement des lettres lues au père Tabaretet communiquées à Albert, mais encore de celles qui, écrites par lecomte lorsqu’il croyait la substitution accomplie, l’établissaientévidemment.
Cette lecture lui donna une heure de joie folle.
Il se crut le fils légitime. Bientôt sa mère le détrompa, luiapprit la vérité, la lui prouva par vingt lettres de la femmeLerouge, la lui fit attester par Claudine, la lui démontra par lesigne qu’il portait.
Mais un homme qui se noie ne choisit pas les branches auxquellesil se raccroche. Noël songea à utiliser ces lettres quand même.
Il essaya d’user de son ascendant sur sa mère, pour la décider àlaisser croire au comte que l’échange avait eu lieu, se chargeantd’obtenir une forte compensation. Mme Gerdy repoussa cetteproposition avec horreur.
Alors l’avocat fit l’aveu de toutes ses folies, mit à nu sasituation financière, se montra tel qu’il était, perdu de dettes,et conjura sa mère d’avoir recours à M. de Commarin.
Cela aussi, elle le refusa, et prières et menaces échouèrentcontre sa résolution. Pendant quinze jours ce fut entre la mère etle fils une lutte horrible dans laquelle l’avocat fut vaincu.
C’est à ce moment qu’il s’arrêta à l’idée de tuer Claudine.
La malheureuse n’avait pas été plus franche avec Mme Gerdyqu’avec les autres, Noël devait la croire et la croyait veuve. Sontémoignage supprimé, qui avait-il contre lui ? Mme Gerdy etpeut-être le comte. Il les redoutait peu.
À Mme Gerdy parlant, il pouvait toujours répondre : « Aprèsavoir donné mon nom à votre fils, vous faites tout au monde pourqu’il le garde. »
Mais comment se défaire de Claudine sans danger ?
Après de longues réflexions, l’avocat s’avisa d’un stratagèmediabolique.
Il brûla toutes les lettres du comte établissant la substitutionet conserva seulement celles qui la laissaient soupçonner.
Ces dernières, il alla les montrer à Albert en se disant que, sila justice arrivait à pénétrer quelque chose des causes de la mortde Claudine, naturellement elle soupçonnerait celui qui paraîtraity avoir tant d’intérêt.
Ce n’est pas qu’il songeât à faire retomber le crime sur Albert…C’était une simple précaution qu’il prenait. Il comptait agir detelle sorte que la police perdrait ses peines à la poursuite d’unscélérat imaginaire.
Il ne pensait pas non plus à se substituer au vicomte deCommarin.
Son plan était simple : son crime commis il attendrait ;les choses traîneraient en longueur, il y aurait des pourparlers,enfin il transigerait au prix d’une fortune.
Il se croyait sûr du silence de sa mère, si jamais elle lesoupçonnait d’un assassinat.
Ces mesures prises, il s’était résolu à frapper le jour du Mardigras.
Pour ne rien négliger, il avait ce soir-là même conduit Julietteau théâtre et de là à l’Opéra. Il fondait ainsi, en cas de malheur,un alibi irrécusable.
La perte de son paletot ne l’avait inquiété que sur le premiermoment. À la réflexion, il s’était rassuré, se disant : bast !qui saura jamais ?
Tout avait réussi selon ses calculs ; ce n’était dans sonopinion qu’une affaire de patience.
Quand le récit du meurtre tomba sous les yeux de Mme Gerdy, lamalheureuse femme devina la main de son fils, et dans le premiertransport de sa douleur, elle déclara qu’elle allait ledénoncer.
Il eut peur. Un délire affreux s’était emparé de sa mère, un motpouvait le perdre. Payant d’audace, il prit les devants et joua letout pour le tout.
Mettre la police sur la trace d’Albert, c’était se garantirl’impunité, c’était s’assurer, en cas de succès probable, le nom etla fortune du comte de Commarin.
Les circonstances et la frayeur firent sa hardiesse et sonhabileté.
Le père Tabaret arriva à point nommé.
Noël savait ses relations avec la police ; il comprit quele bonhomme serait un merveilleux confident.
Tant que vécut Mme Gerdy, Noël trembla. La fièvre est indiscrèteet ne se raisonne pas. Quand elle eut rendu le dernier soupir, ilse crut sauvé ; il avait beau chercher, il ne voyait plusd’obstacles, il triompha.
Et voilà que tout avait été découvert comme il touchait au but.Comment ? Par qui ? Quelle fatalité avait ressuscité unsecret qu’il croyait enseveli avec Mme Gerdy ?
Mais à quoi bon, quand on est au fond de l’abîme, savoir quellepierre a fait trébucher, se demander par quelle pente on y aroulé ?
Le fiacre s’arrêta rue de Provence.
Noël allongea la tête à la portière, explorant les environs,sondant du regard les profondeurs du vestibule de la maison.
Ne découvrant rien, il paya la course sans sortir de la voiture,par le carreau du devant, et, franchissant d’un bond le trottoir,il s’élança dans l’escalier.
Charlotte, à sa vue, eut une exclamation de joie.
– C’est monsieur ! s’écria-t-elle ; ah ! madameattendait monsieur avec une fameuse impatience, elle était jolimentinquiète !
Juliette attendre ? Juliette inquiète ? L’avocat nesongeait pas à interroger. Il semblait qu’en touchant ce seuil ileût subitement recouvré tout son sang-froid. Il mesurait sonimprudence, il sentait la valeur exacte des minutes.
– Si on sonne, dit-il à Charlotte, n’ouvrez pas. Quoi qu’onfasse ou qu’on dise, n’ouvrez pas !
À la voix de Noël, Mme Juliette était accourue. Il la repoussabrusquement dans le salon et l’y suivit en refermant la porte.
Là seulement la jeune femme put voir le visage de son amant. Ilétait si changé, sa physionomie était à ce point bouleverséequ’elle ne put retenir un cri :
– Qu’y a-t-il ?
Noël ne répondit pas ; il s’avança vers elle et lui prit lamain.
– Juliette, demanda-t-il d’une voix rauque en la fixant avec desyeux enflammés, Juliette, sois sincère, m’aimes-tu ?
Elle devinait, elle sentait qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire, elle respirait une atmosphère de malheur ;cependant elle voulut minauder encore.
– Méchant, répondit-elle en allongeant ses lèvres provocantes,vous mériteriez bien…
– Oh ! assez ! interrompit Noël en frappant du piedavec une violence inouïe. Réponds, poursuivit-il en serrant à lesbriser les jolies mains de sa maîtresse, un oui ou un non,m’aimes-tu ?
Cent fois elle avait joué avec la colère de son amant, seplaisant à l’exciter jusqu’à la fureur pour savourer le plaisir del’apaiser d’un mot, mais jamais elle ne l’avait vu ainsi.
Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n’osait seplaindre de cette brutalité, la première.
– Oui, je t’aime ! balbutia-t-elle ; ne le sais-tupas ? pourquoi le demander ?
– Pourquoi ? répondit l’avocat qui abandonna les mains desa maîtresse, pourquoi ? C’est que si tu m’aimes, il s’agit deme le prouver. Si tu m’aimes, il faut me suivre à l’instant, toutquitter, venir, fuir avec moi, le temps presse…
La jeune femme avait décidément peur.
– Qu’y a-t-il donc, mon Dieu ?
– Rien ! Je t’ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour oùje n’ai plus eu d’argent pour toi, pour ton luxe, pour tescaprices, j’ai perdu la tête. Pour me procurer de l’argent, j’ai…j’ai commis un crime, entends-tu ? On me poursuit, je fuis,veux-tu me suivre ?
La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait.
– Un crime, toi ! commença-t-elle.
– Oui, moi ! Veux-tu savoir ce que j’ai fait ? J’aitué, j’ai assassiné ! C’était pour toi.
Certes l’avocat était convaincu que Juliette à ces mots allaitreculer d’horreur. Il s’attendait à cette épouvante qu’inspire lemeurtrier, il y était résigné à l’avance. Il pensait qu’elle lefuirait d’abord. Peut-être essayerait-elle une scène… Elle aurait,qui sait ? une attaque de nerfs, elle crierait, elleappellerait au secours, à la garde, à l’aide… Il se trompait.
D’un bond, Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant soncou de ses deux mains, l’embrassant à l’étouffer comme jamais ellene l’avait embrassé.
– Oui ! je t’aime, disait-elle, oui ! Tu as fait unmauvais coup pour moi, toi ! c’est que tu m’aimais. Tu as ducœur ; je ne te connaissais pas.
Il en coûtait cher pour inspirer une passion à Mme Juliette,mais Noël ne réfléchit pas à cela.
Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rienn’était désespéré.
Pourtant il eut la force de dénouer les bras de samaîtresse.
– Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d’oùvient le danger. Qu’on ait pu découvrir la vérité, c’est encore unmystère pour moi…
Juliette se rappela l’inquiétante visite de l’après-midi ;elle comprit tout.
– Malheureuse ! s’écria-t-elle, se tordant les mains dedésespoir, c’est moi qui t’ai livré ! C’était mardi, n’est-cepas ?
– Oui, c’était mardi.
– Ah ! j’ai tout dit, sans m’en douter, à ton ami, à cevieux que je croyais envoyé par toi, monsieur Tabaret.
– Tabaret est venu ici ?
– Oui, tantôt.
– Oh ! viens alors ! s’écria Noël ; vite, bienvite, c’est un miracle qu’il ne soit pas encore arrivé !
Il lui prit le bras pour l’entraîner ; elle se dégagealestement.
– Laisse, dit-elle, j’ai une somme en or, des bijoux, je veuxles prendre…
– C’est inutile, laisse tout, j’ai une fortune, Juliette,fuyons…
Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetaitdans un petit sac de voyage tout ce qu’elle possédait, tout ce quiavait de la valeur.
– Ah ! tu me perds, répétait Noël, tu me perds !
Il disait cela, mais son cœur était inondé de joie.
Quel dévouement sublime ! Elle m’aimait vraiment, sedisait-il ; pour moi elle renonce sans hésiter à sa vieheureuse, elle me sacrifie tout !… Juliette avait fini sespréparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau ; un coup desonnette retentit.
– Eux ! s’écria Noël, devenant, s’il est possible, pluslivide.
La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deuxstatues, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue.
Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième.Charlotte parut, s’avançant sur la pointe des pieds.
– Ils sont plusieurs, dit-elle à mi-voix, j’ai entendu qu’on seconsultait.
Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu’ausalon ; on distingua le mot « loi ».
– Plus d’espoir ! murmura Noël.
– Qui sait ! s’écria Juliette, l’escalier deservice ?
– Sois tranquille, on ne l’a pas oublié.
En effet, Juliette revint l’air morne, consternée.
Elle avait surpris sur le palier des piétinements de pas lourdsqu’on cherchait à étouffer.
– Il doit y avoir un moyen ! fit-elle avec fureur.
– Oui, reprit Noël, c’est une seconde de courage. J’ai donné maparole. On crochète la serrure… fermez toutes les portes et laissezenfoncer, cela me fera gagner du temps.
Juliette et Charlotte s’élancèrent. Alors, Noël, s’adossant à lacheminée du salon, sortit son revolver et l’appuya sur sapoitrine.
Mais Juliette, qui rentrait déjà, aperçut le mouvement ;elle se jeta sur son amant à corps perdu, si vivement qu’elle fitdévier l’arme. Le coup partit et la balle traversa le ventre deNoël. Il poussa un effroyable cri.
Juliette faisait de sa mort un supplice affreux ; elleprolongeait son agonie.
Il chancela, mais il resta debout, toujours appuyé à latablette, perdant du sang en abondance.
Juliette s’était cramponnée à lui et s’efforçait de lui arracherle revolver.
– Tu ne te tueras pas, disait-elle, je ne veux pas, tu es à moi,je t’aime ! Laisse-les venir. Qu’est-ce que cela tefait ? S’ils te mettent en prison, tu te sauveras. Jet’aiderai, nous donnerons de l’argent aux gardiens. Va, nousvivrons tous deux bien heureux, n’importe où, bien loin, enAmérique, personne ne nous connaîtra…
La porte d’entrée avait cédé ; on crochetait maintenant laporte de l’antichambre.
– Finissons ! râla Noël, il ne faut pas qu’on m’aitvivant.
Et dans un effort suprême, triomphant d’une souffrance horrible,il se dégagea et repoussa Juliette qui alla tomber près du canapé.Puis, armant son revolver, il l’appuya de nouveau à l’endroit où ilsentait les battements de son cœur, lâcha la détente et roula àterre.
Il était temps, la police entrait.
La première pensée des agents fut que Noël, avant de se frapper,avait frappé sa maîtresse.
On sait des gens qui tiennent à quitter ce bas monde encompagnie. N’avait-on pas entendu deux explosions ? Mais déjàJuliette était debout.
– Un médecin, disait-elle, un médecin, il ne peut êtremort !
Un agent sortit en courant, tandis que les autres, sous ladirection du père Tabaret, transportaient le corps de l’avocat surle lit de Mme Juliette.
– Puisse-t-il ne pas s’être manqué ! murmurait le bonhomme,dont la colère ne tenait pas devant ce spectacle ; je l’aiaimé comme mon fils, après tout, son nom est encore sur montestament.
Le père Tabaret s’interrompit. Noël venait de laisser échapperune plainte, il ouvrait les yeux.
– Vous voyez bien qu’il vivra ! s’écria Juliette.
L’avocat fit un faible signe de tête, et pendant un moment, ils’agita péniblement sur son lit, promenant sa main droitealternativement sous sa redingote et sous l’oreiller. Il réussitmême à se tourner à demi du côté du mur, puis à se retourner. Surun signe qui fut compris, on glissa sous sa tête un oreiller.
Alors, d’une voix entrecoupée et sifflante, il prononça quelquesparoles.
– Je suis l’assassin, dit-il ; écrivez, je signerai, çafera plaisir à Albert ; je lui dois bien cela.
Pendant qu’on écrivait, il attira la tête de Juliette jusqu’à sabouche.
– Ma fortune est sous l’oreiller, murmura-t-il, je te la donne.Un flot de sang monta à sa bouche, et on crut qu’il allaitpasser.
Pourtant, il eut encore la force de signer sa déclaration et dedécocher une raillerie au père Tabaret.
– Eh bien ! vieux papa, dit-il, on se mêle donc depolice ! C’est agréable de pincer soi-même ses amis !Ah ! j’ai eu une belle partie, mais avec trois femmes dans sonjeu on perd toujours…
Il entra en agonie et, quand le médecin arriva, il ne put queconstater le décès du sieur Noël Gerdy, avocat.
Quelques mois plus tard, un soir, chez la vieille Mlle deGoëllo, madame la marquise d’Arlange, rajeunie de dix ans,racontait aux douairières, ses amies, les détails du mariage de sapetite-fille Claire, laquelle venait d’épouser monsieur le vicomteAlbert de Commarin.
– Le mariage, disait-elle, s’est fait dans nos terres deNormandie, sans tambour ni trompette. Mon gendre l’a voulu ainsi,en quoi je l’ai désapprouvé fortement. L’éclat de la méprise dontil a été victime appelait l’éclat des fêtes. C’est mon sentiment,je ne l’ai pas caché. Bast ! ce garçon est aussi têtu quemonsieur son père, ce qui n’est pas peu dire ; il a tenu bon.Et mon effrontée petite-fille, obéissant à son mari paranticipation, s’est mise contre moi. Du reste, peu importe, jedéfie aujourd’hui de trouver un individu ayant le courage d’avouerqu’il a douté une seconde de l’innocence d’Albert. J’ai laissé mesjeunes gens dans l’extase de la lune de miel, plus roucoulantsqu’une paire de tourtereaux. Il faut avouer qu’ils ont acheté leurbonheur un peu cher. Qu’ils soient donc heureux et qu’ils aientbeaucoup d’enfants, ils ne seront embarrassés ni pour les nourrirni pour les doter. Car, sachez-le, pour la première fois de sa vieet sans doute la dernière, monsieur de Commarin s’est conduit commeun ange. Il a donné toute sa fortune à son fils, toute absolument.Il veut aller vivre seul dans une de ses terres. Je ne crois pasque le pauvre cher homme fasse de vieux os. Je ne voudrais pasjurer même qu’il a bien toute sa tête depuis certaine attaque…Enfin ! ma petite-fille est établie, et bien. Je sais ce qu’ilm’en coûte, et me voici condamnée à une grande économie. Mais jemésestime les parents qui reculent devant un sacrifice pécuniairequand le bonheur de leurs enfants est en jeu.
Ce que la marquise ne racontait pas, c’est que, huit jours avant« la noce », Albert avait nettoyé sa situation passablementembarrassée et liquidé un respectable arriéré.
Depuis elle ne lui a emprunté que neuf mille francs ;seulement elle compte lui avouer un de ces jours combien elle esttracassée par un tapissier, par sa couturière, par trois marchandsde nouveautés et par cinq ou six autres fournisseurs.
Eh bien ! c’est une digne femme : elle ne dit pas de mal deson gendre.
Réfugié en Poitou après l’envoi de sa démission, M. Daburon atrouvé le calme ; l’oubli viendra. On ne désespère pas,là-bas, de le décider à se marier.
Mme Juliette, elle, est tout à fait consolée. Les quatre-vingtmille francs cachés par Noël sous l’oreiller n’ont pas été perdus.Il n’en reste plus grand-chose. Avant longtemps on annoncera lavente d’un riche mobilier.
Seul, le père Tabaret se souvient.
Après avoir cru à l’infaillibilité de la justice, il ne voitplus partout qu’erreurs judiciaires.
L’ancien agent volontaire doute de l’existence du crime etsoutient que le témoignage des sens ne prouve rien. Il fait signerdes pétitions pour l’abolition de la peine de mort et organise unesociété destinée à venir en aide aux accusés pauvres etinnocents.