Categories: Romans d'aventures

L’Appel de la forêt

L’Appel de la forêt

de Jack London

Chapitre 1 LA LOI PRIMITIVE

L’antique instinct nomade surgit,

Se ruant contre la chaîne de l’habitude ;

Et de son brumeux sommeil séculaire

S’élève le cri de la race.

Buck ne lisait pas les journaux et était loin de savoir ce qui se tramait vers la fin de 1897, non seulement contre lui, mais contre tous ses congénères. En effet, dans toute la région qui s’étend du détroit de Puget à la baie de San Diégo on traquait les grands chiens à longs poils, aussi habiles à se tirer d’affaire dans l’eau que sur la terre ferme…

Les hommes, en creusant la terre obscure, y avaient trouvé un métal jaune, enfoncé dans le sol glacé des régions arctiques, et les compagnies de transport ayant répandu la nouvelle à grand renfort de réclame, les gens se ruaient en foule vers le nord. Et il leur fallait des chiens, de ces grands chiensrobustes aux muscles forts pour travailler, et à l’épaisse fourrurepour se protéger contre le froid.

Buck habitait cette belle demeure, située dansla vallée ensoleillée de Santa-Clara, qu’on appelle « leDomaine du juge Miller ».

De la route, on distingue à peine l’habitationà demi cachée par les grands arbres, qui laissent entrevoir lalarge et fraîche véranda, régnant sur les quatre faces de lamaison. Des allées soigneusement sablées mènent au perron, sousl’ombre tremblante des hauts peupliers, parmi les vertes pelouses.Un jardin immense et fleuri entoure la villa, puis ce sont lescommuns imposants, écuries spacieuses, où s’agitent une douzaine degrooms et de valets bavards, cottages couverts de plantesgrimpantes, pour les jardiniers et leurs aides ; enfinl’interminable rangée des serres, treilles et espaliers, suivis devergers plantureux, de gras pâturages, de champs fertiles et deruisseaux jaseurs.

Le monarque absolu de ce beau royaume était,depuis quatre ans, le chien Buck, magnifique animal dont le poidset la majesté tenaient du gigantesque terre-neuve Elno, son père,tandis que sa mère Sheps, fine chienne colley de pure raceécossaise, lui avait donné la beauté des formes et l’intelligencehumaine de son regard. L’autorité de Buck était indiscutée. Ilrégnait sans conteste non seulement sur la tourbe insignifiante deschiens d’écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le mexicainIsabel, étrange créature sans poil dont l’aspect prêtait à rire,mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui. Majestueuxet doux, il était le compagnon inséparable du juge, qu’il suivaitdans toutes ses promenades, il s’allongeait d’habitude aux pieds deson maître, dans la bibliothèque, le nez sur ses pattes de devant,clignant des yeux vers le feu, et ne marquant que par unimperceptible mouvement des sourcils l’intérêt qu’il prenait à toutce qui se passait autour de lui. Mais apercevait-il au-dehors lesfils aînés du juge, prêts à se mettre en selle, il se levait d’unair digne et daignait les escorter ; de même, quand les jeunesgens prenaient leur bain matinal dans le grand réservoir cimenté dujardin, Buck considérait de son devoir d’être de la fête. Il nemanquait pas non plus d’accompagner les jeunes filles dans leurspromenades à pied ou en voiture ; et parfois on le voyait surles pelouses, portant sur son dos les petits-enfants du juge, lesroulant sur le gazon et faisant mine de les dévorer, de ses deuxrangées de dents étincelantes. Les petits l’adoraient, tout en lecraignant un peu, car Buck exerçait sur eux une surveillance sévèreet ne permettait aucun écart à la règle. D’ailleurs, ils n’étaientpas seuls à le redouter, le sentiment de sa propre importance et lerespect universel qui l’entourait investissant le bel animal d’unedignité vraiment royale.

Depuis quatre ans, Buck menait l’existenced’un aristocrate blasé, parfaitement satisfait de soi-même et desautres, peut-être légèrement enclin à l’égoïsme, ainsi que le sonttrop souvent les grands de ce monde. Mais son activité incessante,la chasse, la pêche, le sport, et surtout sa passion héréditairepour l’eau fraîche le gardaient de tout alourdissement et de lamoindre déchéance physique : il était, en vérité, le plusadmirable spécimen de sa race qu’on pût voir. Sa vaste poitrine,ses flancs évidés sous l’épaisse et soyeuse fourrure, ses pattesdroites et formidables, son large front étoilé de blanc, son regardfranc, calme et attentif, le faisaient admirer de tous.

Telle était la situation du chien Buck,lorsque la découverte des mines d’or du Klondike attira vers lenord des milliers d’aventuriers. Tout manquait dans ces régionsneuves et désolées ; et pour assurer la subsistance et la viemême des émigrants, on dut avoir recours aux traîneaux attelés dechiens, seuls animaux de trait capables de supporter unetempérature arctique.

Buck semblait créé pour jouer un rôle dans lessolitudes glacées de l’Alaska ; et c’est précisément ce quiadvint, grâce à la trahison d’un aide-jardinier. Le misérableManoël avait pour la loterie chinoise une passion effrénée ;et ses gages étant à peine suffisants pour assurer l’existence desa femme et de ses enfants, il ne recula pas devant un crime pourse procurer les moyens de satisfaire son vice.

Un soir, que le juge présidait une réunion etque ses fils étaient absorbés par le règlement d’un nouveau clubathlétique, le traître Manoël appelle doucement Buck, qui le suitsans défiance, convaincu qu’il s’agit d’une simple promenade à labrume. Tous deux traversent sans encombre la propriété, gagnent lagrande route et arrivent tranquillement à la petite gare deCollège-Park. Là, un homme inconnu place dans la main de Manoëlquelques pièces d’or, tout en lui reprochant d’amener l’animal enliberté. Aussitôt Manoël jette au cou de Buck une corde assez fortepour l’étrangler en cas de résistance. Buck supporte cet affrontavec calme et dignité ; bien que ce procédé inusité lesurprenne, il a, par habitude, confiance en tous les gens de lamaison, et sait que les hommes possèdent une sagesse supérieuremême à la sienne. Toutefois, quand l’étranger fait mine de prendrela corde, Buck manifeste par un profond grondement le déplaisirqu’il éprouve. Aussitôt la corde se resserre, lui meurtrissantcruellement la gorge et lui coupant la respiration. Indigné, Buck,se jette sur l’homme ; alors celui-ci donne un tour de poignetvigoureux : la corde se resserre encore ; furieux,surpris, la langue pendante, la poitrine convulsée, Buck se tordimpuissant, ressentant plus vivement l’outrage inattendu quel’atroce douleur physique ; ses beaux yeux se couvrent d’unnuage, deviennent vitreux… et c’est à demi mort qu’il estbrutalement jeté dans un fourgon à bagages par les deuxcomplices.

Quand Buck revint à lui, tremblant de douleuret de rage, il comprit qu’il était emporté par un train, car sesfréquentes excursions avec le juge lui avaient appris à connaîtrece mode de locomotion.

Ses yeux, en s’ouvrant, exprimèrent la colèreet l’indignation d’un monarque trahi. Soudain, il aperçoit à sescôtés l’homme auquel Manoël l’a livré. Bondir sur lui, ivre derage, est l’affaire d’un instant ; mais déjà la corde seresserre et l’étrangle… pas sitôt pourtant que les mâchoirespuissantes du molosse n’aient eu le temps de se refermer sur lamain brutale, la broyant jusqu’à l’os…

Un homme d’équipe accourt au bruit :

– Cette brute a des attaques d’épilepsie,fait le voleur, dissimulant sa main ensanglantée sous sa veste. Onl’emmène à San Francisco, histoire de le faire traiter par unfameux vétérinaire. Ça vaut de l’argent, un animal comme ça… sonmaître y tient…

L’homme d’équipe se retire, satisfait del’explication.

Mais quand on arrive à San Francisco, leshabits du voleur sont en lambeaux, son pantalon pend déchiré àpartir du genou, et le mouchoir qui enveloppe sa main est teintd’une pourpre sombre. Le voyage, évidemment, a été mouvementé.

Il traîne Buck à demi mort jusqu’à une tavernelouche du bord de l’eau, et là, tout en examinant ses blessures, ilouvre son cœur au cabaretier.

– Sacré animal !… En voilà unenragé !… grommelle-t-il en avalant une copieuse rasade degin ; cinquante dollars pour cette besogne-là !… Par mafoi, je ne recommencerais pas pour mille !

– Cinquante ? fait le patron. Etcombien l’autre a-t-il touché ?

– Hum !… il n’a jamais voulu lâchercette sale bête pour moins de cent… grogne l’homme.

– Cent cinquante ?… Pardieu, il lesvaut ou je ne suis qu’un imbécile, fait le patron, examinant lechien.

Mais le voleur a défait le bandage grossierqui entoure sa main blessée.

– Du diable si je n’attrape pas larage ! exclame-t-il avec colère.

– Pas de danger !… C’est la potencequi t’attend… ricane le patron. Dis donc, il serait peut-être tempsde lui enlever son collier…

Étourdi, souffrant cruellement de sa gorge etde sa langue meurtries, à moitié étranglé, Buck voulut faire face àses tourmenteurs. Mais la corde eut raison de sesrésistances ; on réussit enfin à limer le lourd collier decuivre marqué au nom du juge. Alors les deux hommes lui retirèrentla corde et le jetèrent dans une caisse renforcée de barreaux defer.

Il y passa une triste nuit, ressassant sesdouleurs et ses outrages. Il ne comprenait rien à tout cela. Quelui voulaient ces hommes ? Pourquoi le maltraitaient-ilsainsi ? Au moindre bruit il dressait les oreilles, croyantvoir paraître le juge ou tout au moins un de ses fils. Maislorsqu’il apercevait la face avinée du cabaretier, ou les yeuxlouches de son compagnon de route, le cri joyeux qui tremblait danssa gorge se changeait en un grognement profond et sauvage.

Enfin tout se tut. À l’aube, quatre individusde mauvaise mine vinrent prendre la caisse qui contenait Buck et laplacèrent sur un fourgon.

L’animal commença par aboyer avec fureurcontre ces nouveaux venus. Mais s’apercevant bientôt qu’ils seriaient de sa rage impuissante, il alla se coucher dans un coin desa cage et y demeura farouche, immobile et silencieux.

Le voyage fut long. Transbordé d’une gare àune autre, passant d’un train de marchandises à un express, Bucktraversa à toute vapeur une grande étendue de pays. Le trajet duraquarante-huit heures.

De tout ce temps il n’avait ni bu ni mangé.Comme il ne répondait que par un grognement sourd aux avances desemployés du train, ceux-ci se vengèrent en le privant denourriture. La faim ne le tourmentait pas autant que la soifcruelle qui desséchait sa gorge, enflammée par la pression de lacorde. La fureur grondait en son cœur et ajoutait à la fièvreardente qui le consumait ; et la douceur de sa vie passéerendait plus douloureuse sa condition présente.

Buck, réfléchissant en son âme de chien à toutce qui lui était arrivé en ces deux jours pleins de surprises etd’horreur, sentait croître son indignation et sa colère, augmentéespar la sensation inaccoutumée de la faim qui lui tenaillait lesentrailles. Malheur au premier qui passerait à sa portée en cemoment ! Le juge lui-même aurait eu peine à reconnaître en cetanimal farouche le débonnaire compagnon de ses journéespaisibles ; quant aux employés du train, ils poussèrent unsoupir de soulagement en débarquant à Seattle la caisse contenant« la bête fauve ».

Quatre hommes l’ayant soulevée avec précautionla transportèrent dans une cour étroite et noire, entourée dehautes murailles, et dans laquelle se tenait un homme court ettrapu, la pipe aux dents, le buste pris dans un maillot de lainerouge aux manches roulées au-dessus du coude.

Devinant en cet homme un nouvel ennemi, Buck,le regard rouge, le poil hérissé, les crocs visibles sous la lèvreretroussée, se rua contre les barreaux de sa cage avec un véritablehurlement.

L’homme eut un mauvais sourire : il posasa pipe, et s’étant muni d’une hache et d’un énorme gourdin, il serapprocha d’un pas délibéré.

– Dis donc, tu ne vas pas le sortir, jepense ? s’écria un des porteurs en reculant.

– Tu crois ça ?… Attends unpeu ! fit l’homme, insérant d’un coup sa hache entre lesplanches de la caisse.

Les assistants se hâtèrent de se retirer, etreparurent au bout de peu d’instants, perchés sur le mur de la couren bonne place pour voir ce qui allait se passer.

Lorsque Buck entendit résonner les coups dehache contre les parois de sa cage, il se mit debout, et mordantles barreaux, frémissant de colère et d’impatience, ilattendit.

– À nous deux, l’ami !… Tu me ferasles yeux doux tout à l’heure !… grommela l’homme au maillotrouge.

Et, dès qu’il eut pratiqué une ouverturesuffisante pour livrer passage à l’animal, il rejeta sa hache et setint prêt, son gourdin bien en main.

Buck était méconnaissable ; l’œilsanglant, la mine hagarde et farouche, l’écume à la gueule, il serua sur l’homme, pareil à une bête enragée… Mais au moment où sesmâchoires de fer allaient se refermer en étau sur sa proie, un coupsavamment appliqué en plein crâne le jeta à terre. Ses dentss’entrechoquent violemment ; mais se relevant d’un bond, ils’élance, plein d’une rage aveugle ; de nouveau il estrudement abattu. Sa rage croît. Dix fois, vingt fois, il revient àla charge, mais, à chaque tentative, un coup formidable, appliquéde main de maître, arrête son élan. Enfin, étourdi, hébété, Buckdemeure à terre, haletant ; le sang dégoutte de ses narines,de sa bouche, de ses oreilles ; son beau poil est souilléd’une écume sanglante ; la malheureuse bête sent son cœurgénéreux prêt à se rompre de douleur et de rage impuissante…

Alors l’Homme fait un pas en avant, etfroidement, délibérément, prenant à deux mains son gourdin, ilassène sur le nez du chien un coup terrible. L’atroce souffranceréveille Buck de sa torpeur : aucun des autres coups n’avaitégalé celui-ci. Avec un hurlement fou il se jette sur son ennemi.Mais sans s’émouvoir, celui-ci empoigne la gueule ouverte, etbroyant dans ses doigts de fer la mâchoire inférieure de l’animal,il le secoue, le balance et, finalement, l’enlevant de terre à boutde bras, il lui fait décrire un cercle complet et le lance à toutevolée contre terre, la tête la première.

Ce coup, réservé pour la fin, lui assure lavictoire. Buck demeure immobile, assommé.

– Hein ?… Crois-tu… qu’il n’a passon pareil pour mater un chien ?… crient les spectateursenthousiasmés.

– Ma foi, dit l’un d’eux en s’en allant,j’aimerais mieux casser des cailloux tous les jours sur la route,et deux fois le dimanche, que de faire un pareil métier… Celasoulève le cœur…

Buck, peu à peu, reprenait ses sens, mais nonses forces ; étendu à l’endroit où il était venu s’abattre, ilsuivait d’un œil atone tous les mouvements de l’homme au maillotrouge.

Celui-ci se rapprochait tranquillement.

– Eh bien, mon garçon ? fit-il avecune sorte de rude enjouement, comment ça va-t-il ?… Un peumieux, hein ?… Paraît qu’on vous appelle Buck, ajouta-t-il enconsultant la pancarte appendue aux barreaux de la cage. Bien.Alors, Buck, mon vieux, voilà ce que j’ai à vous dire : Nousnous comprenons, je crois. Vous venez d’apprendre à connaître votreplace. Moi, je saurai garder la mienne. Si vous êtes un bon chien,cela marchera. Si vous faites le méchant, voici un bâton qui vousenseignera la sagesse. Compris, pas vrai ?…Entendu !…

Et, sans nulle crainte, il passa sa rude mainsur la tête puissante, saignant encore de ses coups. Buck sentitson poil se hérisser à ce contact, mais il le subit sans protester.Et quand l’Homme lui apporta une jatte d’eau fraîche, il butavidement ; ensuite il accepta un morceau de viande crue quel’Homme lui donna bouchée par bouchée.

Buck, vaincu, venait d’apprendre une leçonqu’il n’oublierait de sa vie : c’est qu’il ne pouvait riencontre un être humain armé d’une massue. Se trouvant pour lapremière fois face à face avec la loi primitive, envisageant lesconditions nouvelles et impitoyables de son existence, il perdit lamémoire de la douceur des jours écoulés et se résolut à souffrirl’Inévitable.

D’autres chiens arrivaient en grand nombre,les uns dociles et joyeux, les autres furieux comme lui-même ;mais chacun à son tour apprenait sa leçon. Et chaque fois que serenouvelait sous ses yeux la scène brutale de sa propre arrivée,cette leçon pénétrait plus profondément dans son cœur : sansaucun doute possible, il fallait obéir à la loi du plus fort…

Mais, quelque convaincu qu’il fût de cettedure nécessité, jamais Buck n’aurait imité la bassesse de certainsde ses congénères qui, battus, venaient en rampant lécher la maindu maître. Buck, lui, obéissait, mais sans rien perdre de sa fièreattitude, en se mesurant de l’œil à l’Homme abhorré…

Souvent il venait des étrangers qui, aprèsavoir examiné les camarades, remettaient en échange des piècesd’argent, puis emmenaient un ou plusieurs chiens, qui nereparaissaient plus. Buck ne savait ce que cela signifiait.

Enfin, son tour vint.

Un jour, parut au chenil un petit homme sec etvif, à la mine futée, crachant un anglais bizarre panachéd’expressions inconnues à Buck.

– Sacrrré mâtin !… cria-t-il enapercevant le superbe animal. V’là un damné failli chien !… Lediable m’emporte !… Combien ?

– Trois cents dollars. Et encore !C’est un vrai cadeau qu’on vous fait, répliqua promptement levendeur de chiens. Mais c’est l’argent du gouvernement qui danse,hein, Perrault ? Pas besoin de vous gêner ?

Perrault se contenta de rire dans sa barbe.Certes, non, ce n’était pas trop payer un animal pareil, et legouvernement canadien ne se plaindrait pas quand il verrait lescourriers arriver moitié plus vite que d’ordinaire. Perrault étaitconnaisseur. Et dès qu’il eut examiné Buck, il comprit qu’il nerencontrerait jamais son égal.

Buck, attentif, entendit tinter l’argent quele visiteur comptait dans la main de son dompteur. Puis Perraultsiffla Buck et Curly, terre-neuve d’un excellent caractère, arrivédepuis peu, et qu’il avait également acheté. Les chiens suivirentleur nouveau maître.

Perrault emmena les deux chiens sur lepaquebot Narwhal, qui se mit promptement en route ;et tandis que Buck, animé et joyeux, regardait disparaître àl’horizon la ville de Seattle, il ne se doutait guère que ses yeuxcontemplaient pour la dernière fois les terres ensoleillées duSud.

Bientôt Perrault descendit les bêtes dansl’entrepont et les confia à un géant à face basanée qui répondaitau nom de François. Perrault était un Franco-Canadien suffisammentbronzé ; mais François était un métis indien franco-canadienbeaucoup plus bronzé encore.

Buck n’avait jamais rencontré d’hommes du typede ceux-ci ; il ne tarda pas à ressentir pour eux une estimesincère, bien que dénuée de toute tendresse ; car, s’ilsétaient durs et froids, ils se montraient strictement justes ;en outre, leur intime connaissance de la race canine rendait vaintout essai de tromperie et leur attirait le respect.

Buck et Curly trouvèrent deux autrescompagnons dans l’entrepont du Narwhal. L’un, fort mâtind’un blanc de neige, ramené du Spitzberg par le capitaine d’unbaleinier, était un chien aux dehors sympathiques, mais d’uncaractère faux. Dès le premier repas, il vola la part de Buck.Comme celui-ci, indigné, s’élançait pour reprendre son bien, lalongue mèche du fouet de François siffla dans les airs et venantcingler le voleur, le força de rendre le butin mal acquis. Buckjugea que François était un homme juste et lui accorda sonestime.

Le second chien était un animal d’un caractèremorose et atrabilaire ; il sut promptement faire comprendre àCurly, qui multipliait les avances, sa volonté d’être laissétranquille. Mais lui, du moins, ne volait la part de personne. Davesemblait penser uniquement à manger, bâiller, boire et dormir. Rienne l’intéressait hors de lui-même.

Quand le paquebot entra dans la baie de laReine-Charlotte, Buck et Curly pensèrent devenir fous de terreur ensentant le bateau rouler, tanguer et crier comme un être humainsous les coups de la lame. Mais Dave, témoin de leur agitation,levant la tête, les regarda avec mépris ; puis il bâilla et,se recouchant sur l’autre côté, se rendormit tranquillement.

Les jours passèrent, longs et monotones. Peu àpeu la température s’abaissait. Jamais Buck n’avait eu si grandfroid.

Enfin l’hélice se tut ; et le naviredemeura immobile ; mais aussitôt une agitation fébriles’empara de tous les passagers. François accoupla vivement leschiens et les fit monter sur le pont. On se bousculait pourfranchir la passerelle ; et tout à coup Buck se sentitenfoncer dans une substance molle et blanche, semblable à de lapoussière froide et mouillée. Il recula en grondant ; d’autrespetites choses blanches tombaient et s’accrochaient à son poil.Intrigué, il en happa une au passage et demeura surpris :cette substance blanche brûlait comme le feu et fondait commel’eau…

Et les spectateurs de rire.

Buck était excusable pourtant de manifesterquelque surprise en voyant de la neige pour la première fois de savie.

Chapitre 2LA LOI DU BÂTON ET DE LA DENT

La première journée de Buck sur la grève deDyea fut un véritable cauchemar. Toutes les heures lui apportaientune émotion ou une surprise. Brutalement arraché à sa vieparesseuse et ensoleillée, il se voyait sans transition rejeté ducœur de la civilisation au centre même de la barbarie. Ici, nipaix, ni repos, ni sécurité ; tout était confusion, choc etpéril, de là, nécessité absolue d’être toujours en éveil, car lesbêtes et les hommes ne reconnaissaient que la loi du bâton et de ladent. Des chiens innombrables couvraient cette terre nouvelle, etBuck n’avait jamais rien vu de semblable aux batailles que selivraient ces animaux, pareils à des loups ; son premiercontact avec eux lui resta à jamais dans la mémoire. L’expériencene lui fut pas personnelle, car elle n’aurait pu luiprofiter ; la victime fut Curly. Celle-ci, fidèle à soncaractère sociable, était allée faire des avances à un chiensauvage de la taille d’un grand loup, mais moitié moins grosqu’elle. La réponse ne se fit malheureusement pas attendre :un bond rapide comme l’éclair, un claquement métallique des dents,un autre bond de côté non moins agile et la face de Curly étaitouverte de l’œil à la mâchoire.

Le loup combat ainsi : il frappe etfuit ; mais l’affaire n’en resta pas là. Trente ou quarantevagabonds accoururent et formèrent autour des combattants un cercleattentif et muet. Buck ne comprenait pas cette intensité de silenceet leur façon de se lécher les babines. Curly se relève, seprécipite sur son adversaire qui de nouveau la mord et bondit plusloin. À la troisième reprise, l’animal arrêta l’élan de la chienneavec sa poitrine, de telle façon qu’elle perdit pied et ne put serelever. C’était ce qu’attendait l’ennemi. Aussitôt, la meutebondit sur la pauvre bête, et elle fut ensevelie avec des cris dedétresse sous cette masse hurlante et sauvage. Ce fut si soudain etsi inattendu que Buck en resta tout interdit. Il vit Spitz sortirsa langue rouge – c’était sa façon de rire – et François balançantune hache, sauter au milieu des chiens. Trois hommes armés debâtons l’aidèrent à les disperser, ce qui ne fut pas long. Deuxminutes après la chute de Curly, le dernier de ses assaillantss’enfuyait honteusement ; mais elle restait sans vie sur laneige piétinée et sanglante, tandis que le métis hurlait deterribles imprécations. Buck conserva longtemps le souvenir decette terrible scène.

Avant d’être remis de la mort tragique deCurly, il eut à supporter une nouvelle épreuve. François lui mitsur le corps un attirail de courroies et de boucles ; c’étaitun harnais, semblable à ceux qu’il avait vu tant de fois mettre auxchevaux ; et, comme eux, il lui fallut tirer un traîneauportant son maître jusqu’à la forêt qui bordait la vallée, pour enrevenir avec une charge de bois. Mais quoique sa dignité fûtprofondément blessée de se voir ainsi transformé en bête de trait,il était devenu trop prudent pour se révolter ; il se mitrésolument au travail et fit de son mieux, malgré la nouveauté, etl’étrangeté de cet exercice. François était sévère, exigeant uneobéissance absolue que lui obtenait d’ailleurs la puissance de sonfouet. Tandis que Dave, limonier expérimenté, plantait la dent, àchaque erreur, dans l’arrière-train de Buck, Spitz en tête, très aucourant de son affaire, ne pouvant atteindre le débutant, luigrognait des reproches sévères, ou pesait adroitement de tout sonpoids dans les traits pour lui faire prendre la direction voulue.Buck apprit vite et fit en quelques heures de remarquables progrès,grâce aux leçons combinées de ses deux camarades et de François.Avant de revenir au camp, il en savait assez pour s’arrêter à« Ho ! », repartir à « Mush ! »,s’écarter du traîneau dans les tournants, et l’éviter dans lesdescentes.

– Ce sont trois très bons chiens, ditFrançois à Perrault. Ce Buck tire comme le diable ; il aappris en un rien de temps.

Dans l’après-midi, Perrault, qui était presséde partir avec ses dépêches, ramena deux nouveaux chiens résistantset vigoureux. Billee et Joe, tous deux fils de la même mère,différaient l’un de l’autre comme le jour et la nuit. Le seuldéfaut de Billee était l’excès de mansuétude ; tandis que Joe,grincheux, peu sociable, l’œil mauvais, et grognant toujours, étaittout l’opposé de ce caractère. Buck les reçut en bon camarade, Daveles ignora et Spitz se mit en devoir de les rosser tour à tour.Billee, pour l’apaiser, remua la queue ; mais ses intentionspacifiques n’eurent aucun succès, et il se mit à gémir en sentantles dents pointues de Spitz labourer ses flancs. Quant à Joe, dequelque façon que Spitz l’attaquât, il le trouva toujours prêt àlui faire face. Les oreilles couchées en arrière, le poil hérissé,la lèvre retroussée et frémissante, la mâchoire prête à mordre, etdans l’œil une lueur diabolique, c’était une véritable incarnationde la peur belliqueuse. Son aspect était si redoutable que Spitzdut renoncer à le corriger, et, pour couvrir sa défaite, il seretourna sur le pauvre et inoffensif Billee et le chassa jusqu’auxconfins du camp.

Le soir venu, Perrault ramena encore un autrechien, un vieux husky[1], long,maigre, décharné, couvert de glorieuses cicatrices récoltées enmaint combat, et possesseur d’un œil unique, mais cet œil brillaitd’une telle vaillance qu’il inspirait aussitôt le respect. Ils’appelait Sol-leck, ce qui veut dire le Mal-Content. Semblable àDave, il ne demandait rien, ne donnait rien, n’attendait rien, et,quand il s’avança lentement et délibérément au milieu des autres,Spitz lui-même le laissa tranquille. On put bientôt remarquer qu’ilne tolérait pas qu’on l’approchât du côté de son œil aveugle. Buckeut la malchance de faire cette découverte et de l’expier rudement,car Sol-leck, d’un coup de dent, lui fendit l’épaule sur unelongueur de trois centimètres. Buck évita avec soin à l’avenir derépéter l’offense, et tous deux restèrent bons camarades jusqu’à lafin. Sol-leck semblait, comme Dave, n’avoir d’autre désir que latranquillité, et pourtant Buck découvrit plus tard que l’un etl’autre nourrissaient au fond du cœur une passion ardente dont ilsera parlé plus loin.

Cette nuit-là, Buck dut résoudre le grandproblème du sommeil. La tente, éclairée par une chandelle,projetait une lueur chaude sur la plaine blanche : mais quandtout naturellement il y entra, Perrault et François le bombardèrentde jurons, et d’ustensiles de cuisine qui le firent s’enfuir,consterné, au froid du dehors. Il soufflait un vent terrible qui leglaçait et rendait la blessure de son épaule particulièrementcuisante. Il se coucha sur la neige et tenta de dormir, mais lefroid le contraignit bientôt à se relever ; misérable etdésolé, il errait au hasard, cherchant en vain un abri ou un peu dechaleur. De temps à autre, les chiens indigènes tentaient del’attaquer, mais il grognait en hérissant les poils de son cou(défense qu’il avait vite apprise) et montrait un front siformidable que les maraudeurs se désistaient bientôt, et ilcontinuait sa route sans être inquiété.

Soudain, Buck eut l’idée de chercher commentses compagnons de trait se tiraient de cette difficulté. À sagrande surprise, tous avaient disparu ; il parcourut denouveau tout le camp, puis revint à son point de départ sansparvenir à les trouver. Convaincu qu’ils ne pouvaient être sous latente, puisqu’il en avait été chassé lui-même, il en refit le tour,grelottant, la queue tombante et se sentant très malheureux. Tout àcoup la neige céda sous ses pattes et il s’enfonça dans un trou aufond duquel remuait quelque chose ; redoutant l’invisible etl’inconnu, il gronda et se hérissa avec un bond en arrière. Unpetit gémissement amical lui ayant répondu, il revint poursuivreses investigations, et, en même temps qu’un souffle d’air chaud luiparvenait à la face, il découvrait Billee roulé en boule sous laneige. Celui-ci gémit doucement, se mit sur le dos afin de prouversa bonne volonté et ses intentions pacifiques, et alla même, pourfaire la paix, jusqu’à passer sa langue chaude et mouillée sur lemuseau de l’intrus.

Autre leçon pour Buck, qui choisitimmédiatement un emplacement, et après beaucoup d’efforts inutilesparvint à se creuser un trou. En un instant la chaleur de son corpsremplissait ce petit espace, et il trouvait enfin un repos biengagné.

La journée avait été longue et pénible, et sonsommeil, quoique profond, fut entremêlé de luttes et de batailleslivrées à des ennemis chimériques.

Buck n’ouvrit les yeux qu’au bruit du réveildu camp. Il ne comprit pas d’abord en quel lieu il se trouvait. Laneige de la nuit l’avait complètement enseveli et ce mur glacél’enserrait de toutes parts. La peur le saisit, celle de la bêtesauvage prise au piège : indice du retour de sa personnalité àcelle de ses ancêtres, car étant un chien civilisé, trop civilisépeut-être, il ignorait les pièges. Tous les muscles de son corps secontractèrent instinctivement ; les poils de sa tête et de sesépaules se hérissèrent, et avec un hurlement féroce, Buck apparutau grand jour, au milieu de la neige qui volait de toutesparts.

Avant de retomber sur ses pattes, il avait vule camp devant lui, et s’était, rappelé dans un éclair tout ce quis’était passé, depuis la promenade avec Manoël, jusqu’au trou qu’ils’était creusé la nuit précédente. Une exclamation de Françoissalua son apparition.

– Qu’est-ce que je disais ?criait-il à Perrault. Ce Buck est plus malin qu’un singe ! Ilapprend avec une rapidité surprenante.

Perrault hocha la tête d’un air de graveapprobation. Courrier du gouvernement canadien, et porteurd’importantes dépêches, il était désireux de s’assurer lesmeilleures bêtes, et l’acquisition de Buck le satisfaisaitpleinement.

En moins d’une heure, trois autres chiensfurent ajoutés à l’attelage, formant ainsi un total de neufanimaux ; et un quart d’heure plus tard, tous étant attelés,filaient dans la direction de Dyea Cannon. Buck était content departir et quoique la tâche fût dure, elle ne lui parut pointméprisable. Il fut frappé de l’ardeur qui animait tout l’attelageet qui le saisit à son tour, mais plus encore du changement de Daveet de Sol-leck que le harnais transformait. Toute leur indifférenceavait disparu ; alertes, actifs, désireux que l’ouvrage se fîtbien, ils s’irritaient de tout ce qui pouvait les retarder, dumoindre désordre ou d’une erreur quelconque.

L’expression de leur être semblait se réduireà bien tirer dans les traits, but suprême pour lequel ils vivaientet qui seul pouvait les satisfaire. Dave était limonier dutraîneau ; devant lui étaient Buck et le Mal-Content ; lereste venait en file indienne, derrière le conducteur Spitz.

Buck avait été placé entre Dave et Sol-leckpour parachever son éducation. Quelque bon élève qu’il se montrât,il avait encore beaucoup à apprendre, et il acquit beaucoup de sesdeux maîtres qui ne le laissaient jamais longtemps dans l’erreur,et appuyaient leurs leçons de leurs dents acérées. Dave était justeet modéré. Il ne mordait jamais Buck sans cause, mais à la moindrefaute, il ne manquait pas de le serrer ; et comme le fouet deFrançois le secondait toujours, Buck trouva plus profitable de secorriger que de riposter. Pendant une courte halte, s’étant empêtrédans les traits, et, par suite, ayant retardé le départ del’attelage, il reçut une correction à la fois de Dave et deSol-leck. Le désordre qui en résulta fut plus grand encore, maisdésormais, Buck évita soigneusement d’emmêler les traits ; et,avant la fin du jour, il avait si bien compris son travail, que sescamarades cessèrent de le reprendre. Le fouet de François claquamoins souvent, et Perrault lui-même fit à Buck, pendant la halte,l’honneur de lui examiner soigneusement les pattes.

Ce fut une rude journée de marche ; ilstraversèrent le Cannon, Sheep-Camp, les Scales et la limite desbois, franchirent des glaciers et des amas de neige de plusieurscentaines de pieds de profondeur passèrent enfin le Chilcoot-Dividequi sépare l’eau salée de l’eau fraîche, et garde avec un soinjaloux le Nord triste et solitaire. La caravane descenditrapidement la chaîne des lacs qui remplissent les cratères devolcans éteints ; la soirée était déjà avancée, lorsqu’elles’arrêta dans le vaste camp situé à la tête du lac Bennette, où desmilliers de chercheurs d’or construisaient des bateaux en prévisionde la fonte des glaces au printemps. Comme la veille, Buck ayantfait son trou dans la neige, s’y endormit du sommeil du juste, pouren être, le lendemain, déterré à la nuit noire, et reprendre leharnais avec ses compagnons.

Ce jour-là, ils firent quarante milles, car lavoie était frayée ; mais le lendemain, et bien des joursencore, ils durent, pour établir leur propre piste, travailler plusdur tout en avançant plus lentement. En général, Perrault précédaitl’attelage, tassant la neige avec ses patins pour lui faciliter laroute. François maintenait la barre du traîneau et changeaitrarement de place avec son compagnon. Perrault était pressé et setarguait de bien connaître la glace, science indispensable, car lacouche nouvelle était peu épaisse et sur l’eau courante il n’y enavait pas du tout. Pendant de longs jours Buck tira dans lestraits. On levait toujours le camp dans l’obscurité, et lespremières lueurs de l’aube retrouvaient les voyageurs en marche,ayant déjà un certain nombre de milles à leur actif. D’habitudeaussi, on dressait le camp à la nuit noire, les chiens recevaientune ration de poisson et se couchaient dans la neige ; Buckaurait voulu avoir plus à manger ; la livre et demie de saumonséché qui était sa pitance journalière ne semblait pas lui suffire.Il n’avait jamais assez, et souffrait sans cesse de la faim ;toutefois les autres chiens qui pesaient moins et étaient faits àcette vie, ne recevaient qu’une seule livre de nourriture, et semaintenaient en bon état. Buck perdit vite sa délicatesse de goût,fruit de son éducation première. Mangeur friand, il s’aperçut queceux de ses congénères qui avaient fini les premiers lui volaientle reste de sa ration, sans qu’il pût la défendre contre leursentreprises, car tandis qu’il écartait les uns, les autres avaientvite fait de happer le morceau convoité. Pour remédier à cet étatde choses, il se mit à manger aussi vite qu’eux, et la faim lepoussant, il n’hésita pas à prendre comme eux le bien d’autruiquand l’occasion se présenta.

Ayant vu Pike, un des nouveaux chiens, voleurhabile, faire disparaître une tranche de jambon derrière le dos dePerrault, il répéta l’opération et la perfectionna dès lelendemain, emportant le morceau tout entier. Il s’ensuivit un grandtumulte, mais le coupable échappa aux soupçons, tandis que Dub,maladroit étourdi qui se faisait toujours pincer, fut puni pour lafaute que Buck avait commise.

L’ensemble de qualités ou de défauts quedéploya notre héros en ce premier acte de banditisme semblaitdémontrer qu’il triompherait de tous les obstacles de sa vienouvelle ; il marquait la disparition de sa moralité, choseinutile et nuisible dans cette lutte pour l’existence ;d’ailleurs Buck ne volait pas par goût, mais seulement par besoin,en secret et adroitement, par crainte du bâton ou de la dent.

Son développement physique fut complet etrapide, ses muscles prirent la dureté du fer, il devint insensibleà la douleur ; son économie interne et externe se modifia. Ilpouvait manger sans inconvénient les choses les plus répugnantes etles plus indigestes. Chez lui, la vue et l’odorat devinrentextrêmement subtils, et l’ouïe acquit une telle finesse que, dansson sommeil, il percevait le moindre bruit et savait en reconnaîtrela nature pacifique ou dangereuse. Il apprit à arracher la glaceavec ses dents quand elle s’attachait à ses pattes ; et quandil avait soif et qu’une croûte épaisse le séparait de l’eau, ilsavait se dresser pour la casser en retombant avec ses pattes dedevant. Sa faculté maîtresse était de sentir le vent, et de leprévoir une nuit à l’avance. Quelle que fût la tranquillité del’air, le soir, quand il creusait son nid près d’un arbre ou d’untalus, le vent qui survenait ensuite le trouvait chaudement abrité,le dos à la bise.

L’expérience ne fut pas son seul maître, cardes instincts endormis se réveillèrent en lui tandis que lesgénérations domestiquées disparaissaient peu à peu.

Il apprit sans peine à se battre comme lesloups, que ses aïeux oubliés avaient combattus jadis. Dans lesnuits froides et calmes, quand, levant le nez vers les étoiles, ilhurlait longuement, c’étaient ses ancêtres, aujourd’hui cendre etpoussière, qui à travers les siècles hurlaient en sa personne.Siennes étaient devenues les cadences de leur mélopée monotone, cechant qui signifiait le calme, le froid, l’obscurité !

C’est ainsi que la vie isolée de l’individuétant peu de chose, en somme, et les modifications de l’espècelaissant intacte la continuité de la race, avec ses traitsessentiels, ses racines profondes et ses instincts primordiaux,l’antique chanson surgit soudain en cette âme canine et le passérenaquit en lui.

Et cela parce que des hommes avaient découvertdans une région septentrionale certain métal jaune qu’ils prisentfort, et parce que Manoël, aide-jardinier, recevait un salaire quin’était pas à la hauteur de ses besoins.

Dans les dures conditions de sa nouvelleexistence, si des instincts anciens et oubliés reparaissaient chezBuck, ils croissaient en secret ; car son astuce nouvellesavait les équilibrer et les restreindre. Trop neuf encore à cettevie si différente de l’ancienne pour s’y trouver à l’aise, ilévitait les querelles ; aucune impatience ne trahissait doncla haine mortelle qu’il avait vouée à Spitz, et il se gardaitsoigneusement de prendre l’offensive avec lui.

D’un autre côté et peut-être par cela mêmequ’il devinait en Buck un rival dangereux, Spitz ne perdait pas uneoccasion de lui montrer les dents. Il l’attaquait même sans raison,espérant ainsi faire naître la lutte qui se terminerait par ladisparition de l’un d’eux. Presque au début du voyage, entre lesdeux chiens faillit se produire un conflit mortel, que seul vintprévenir une complication inattendue. À la fin d’une journée demarche, le campement avait été établi sur les bords du lac LeBarge. L’obscurité, la neige qui tombait, et le vent coupant commeune lame de rasoir avaient forcé les voyageurs à chercher en hâteet à tâtons leur refuge pour la nuit. L’endroit était fort malchoisi ; derrière eux s’élevait un mur de rochers abrupts, etles hommes se virent obligés de faire du feu et d’étendre leurssacs fourrés sur la surface même du lac ; ils avaientabandonné leur tente à Dyea pour alléger le paquetage. Quelquesmorceaux de bois de dérive leur fournirent un feu qui fit fondre laglace en s’y enfonçant et ils durent manger leur soupe dansl’obscurité.

Buck avait organisé son lit au pied desrochers ; il y faisait si chaud qu’il eut peine à le quitterquand François vint distribuer le poisson, dégelé au préalabledevant le feu. Or, lorsque, ayant mangé, il revint à son nid, il letrouva occupé. Un grognement l’avertit que l’offenseur était Spitz.Buck avait évité jusqu’ici une querelle avec son ennemi, mais cettefois c’était trop. La bête féroce qui dormait en lui sedéchaîna ; il sauta sur Spitz avec une furie qui surpritcelui-ci, habitué à considérer Buck comme un chien très timide,dont la suprématie n’était due qu’à sa forte taille et à son grospoids.

François fut surpris, lui aussi, en les voyanttous deux bondir du trou, mais il devina le sujet de ladispute.

– Ah ! cria-t-il à Buck, vas-y monvieux, et flanque une rossée à ce sale voleur !

Spitz était prêt à se battre. Hurlant de rageet d’ardeur, il tournait autour de Buck, guettant le momentfavorable pour sauter sur lui. Buck, non moins ardent, mais pleinde prudence, cherchait aussi à prendre l’offensive ; mais à cemoment, survint l’incident qui remit à un avenir éloigné lasolution de la querelle.

Un juron de Perrault, un coup de massue surune échine osseuse et un cri de douleur déterminèrent tout à coupune épouvantable cacophonie.

Le camp était rempli de chiens indigènesaffamés, au nombre d’une soixantaine, venus sans doute d’un villageindien et attirés par les provisions des voyageurs. Ils s’étaientglissés inaperçus pendant la bataille de Buck et de Spitz et quandles deux hommes avec leurs massues s’élancèrent au milieu desenvahisseurs, ceux-ci montrèrent les dents et leur résistèrent.L’odeur des aliments les avait affolés. Perrault, en ayant trouvéun la tête enfouie dans une caisse de vivres, fit tomber lourdementson gourdin sur les côtes saillantes, et la caisse fut renversée àterre. À l’instant même, sans crainte du bâton, une vingtaine decréatures faméliques se ruaient sur le pain et le jambon, hurlantet criant sous les coups, mais ne s’en disputant pas moinsavidement les dernières miettes de nourriture. Pendant ce temps,les chiens d’attelage, étonnés, avaient sauté hors de leurs trouset une lutte terrible s’engageait entre eux et les maraudeurs. Desa vie, Buck n’avait rien vu de pareil à ces squelettes recouvertsde cuir, à l’œil étincelant, à la lèvre baveuse ; la faim lesrendait terribles et indomptables.

Au premier assaut, les chiens de trait sevirent repoussés au pied des rochers. Buck fut attaqué par troisd’entre eux, et, en un clin d’œil, sa tête et ses épaules étaientouvertes et saignantes. Le bruit était effroyable. Billee gémissaitcomme à son ordinaire, Dave et Sol-leck, perdant leur sang parplusieurs blessures, combattaient courageusement côte à côte ;Joe mordait comme un diable ; une fois, ses mâchoires serefermèrent sur la jambe d’un des maraudeurs et l’on entenditcraquer l’os. Pike, le geignard, sauta sur un animal estropié etlui cassa les reins d’un coup de dent. Buck saisit par la gorge unadversaire écumant, lui planta les dents dans la jugulaire, et legoût du sang dont il fut inondé surexcitant sa vaillance, il sejeta sur un autre ennemi avec une fureur redoublée ; mais aumême moment il sentit des crocs aigus s’enfoncer dans sagorge : c’était Spitz qui l’attaquait traîtreusement decôté.

Perrault et François, ayant réussi àdébarrasser le camp, se précipitèrent à son secours, et Buckparvint à se délivrer. Mais les deux hommes furent rappelés du côtédes caisses de conserves, menacées de nouveau ; et cette fois,les envahisseurs, réduits en nombre, mais désespérés, montraient unfront si féroce que Billee, puisant du courage dans l’excès même desa terreur, s’élança hors du cercle menaçant, et s’enfuit sur laglace au risque de l’effondrer ; Pike et Dub le suivirent deprès, ainsi que le reste de l’attelage. Au moment où Buck prenaitson élan pour les rejoindre, il vit du coin de l’œil Spitz sepréparant à sauter sur lui pour le terrasser. Une fois par terre,au milieu de cette masse de fuyards, c’en était fait de lui :mais il put résister au choc de Spitz, et rejoindre ses camaradessur le lac.

Les neufs chiens d’attelage, n’étant pluspoursuivis, se réunirent et cherchèrent un abri dans la forêt. Ilsoffraient un piteux aspect, chacun avait cinq ou six blessures,dont quelques-unes étaient profondes. Dub était grièvement blessé àune jambe de derrière ; Dolly, le dernier chien acheté à Dyea,avait une large plaie au cou ; Joe avait perdu un œil, et ledoux Billee, ayant une oreille déchiquetée et mangée, ne cessa degémir et de geindre tout le reste de la nuit. À l’aube, chacunregagna péniblement le camp, pour trouver les maraudeurs en fuiteet les deux hommes de fort mauvaise humeur, car la moitié de leursprovisions avaient disparu. Rien de ce qui pouvait se mangern’avait échappé aux indigènes.

Ils avaient dévoré les courroies du traîneauet des bâches, avalé une paire de mocassins en cuir de buffleappartenant à Perrault, des fragments de harnais de cuir, et plusde soixante centimètres de la mèche du fouet de François. Celui-cicontemplait tous ces dégâts avec tristesse, lorsque arrivèrent seschiens blessés.

– Ah ! mes amis, fit-il avectristesse, peut-être allez-vous devenir tous enragés avec cesmorsures… Qu’en pensez-vous, Perrault ?

Le courrier hocha la tête, soucieux. Quatrecents miles le séparaient de Dawson, et l’hypothèse de François lefaisait frémir. Deux heures de jurons et d’efforts remirent leschoses en place, et l’attelage raidi par ses blessures repartitpour affronter la course la plus dure qu’il devait fournir jusqu’àDawson. La rivière de Thirty-Mile, défiant la gelée, roulaitlibrement ses eaux agitées, et la glace ne portait que dans lespetites baies et les endroits tranquilles. Il fallut six jours d’untravail opiniâtre et d’un péril constant pour couvrir ces terriblestrente miles. Une demi-douzaine de fois, Perrault, qui marchait enéclaireur, sentit la glace céder sous son poids, et ne fut sauvéque par le long bâton qu’il portait de façon à le placer en traversdu trou fait dans la glace par son corps. Le froid était terrible,le thermomètre marquait 50 degrés au-dessous de zéro, et Perraultdevait, après chaque bain involontaire, allumer du feu et sécherses vêtements.

Mais rien ne l’arrêtait, et il justifiait bienle choix fait de lui comme courrier du gouvernement. Avec sa petitefigure ratatinée et vieillotte, on le voyait toujours au poste leplus dangereux, s’aventurant résolument sur les berges où la glacecraquait parfois à faire frémir, toujours maître de soi, inlassableet incapable de découragement. Une fois, le traîneaus’enfonça : Dave et Buck, étaient gelés et presque noyéslorsqu’on réussit à les sortir de l’eau. Il fallut, pour lessauver, allumer le feu habituel ; une carapace de glace lesrecouvrait, et les deux hommes, pour les dégeler et les réchauffer,durent les faire courir si près du feu que leurs poils en furentroussis.

Une autre fois, Spitz s’enfonça, suivi d’unepartie de l’attelage, jusqu’à Buck, qui se rejetant de toute saforce en arrière, crispait ses pattes sur le rebord glissant,tandis que la glace tremblait. Derrière lui était Dave, faisantaussi des efforts pour retenir le traîneau que François tirait à sefaire craquer les tendons. Un jour enfin, la glace du bord serompit tout à fait, et leur seule chance de salut fut d’escaladerla muraille de rochers. Perrault y réussit par un miracle queFrançois implorait du ciel ; puis on réunit les lanières, lescourroies du traîneau, et jusqu’au dernier morceau de harnais pourfaire une longue corde, qui servit à hisser les chiens un à un ausommet de la falaise. François vint le dernier après le traîneau etson chargement. Il fallut ensuite trouver un autre endroit propiceà la descente qui fut opérée aussi à l’aide de la corde, et la nuitretrouva, sur le bord de la rivière, les malheureux à un quart demile de leur point de départ. Parvenus à Hootalinqua et à la glacerésistante, Buck était anéanti, et les autres ne valaient guèremieux ; mais l’inflexible Perrault exigea, pour réparer letemps perdu, un effort de plus de son attelage. Il fallut partirtôt et s’arrêter tard. Ils firent, le premier jour, trente-cinqmiles jusqu’au Big-Salmon, et le deuxième, trente miles, ce qui lesamena tout près de Five-Fingers.

Les pattes de Buck n’étaient pas aussiendurcies et résistantes que celles des autres chiens ; elless’étaient amollies par l’effet des siècles de civilisation quipesaient sur lui, et toute la journée le chien boitillait ensouffrant horriblement. Le camp une fois dressé, il se laissaittomber comme mort, sans pouvoir même, malgré sa faim, venirchercher sa ration que François était obligé de lui apporter.Celui-ci, touché de pitié, avait pris l’habitude de lui frictionnerles pattes tous les jours pendant une demi-heure après son souper,et il finit par sacrifier une paire de mocassins pour faire quatrechaussures à l’usage de Buck. Ce lui fut un grandsoulagement ; et la figure renfrognée de Perrault se dérida unjour en voyant Buck, dont François avait oublié les mocassins, secoucher sur le dos et agiter désespérément ses quatre pattes enl’air sans vouloir bouger. À la longue, elles s’endurcirent à laroute, et les chaussures usées furent abandonnées.

À Pelly, au moment d’atteler, un matin Dolly,jusque-là très calme, donna tout à coup des signes de rage. Elleannonça son état par un long hurlement si plein de désespoir etd’angoisse, que chaque chien s’en hérissait d’effroi ; puiselle bondit sur Buck. Celui-ci n’avait jamais vu de cas derage ; toutefois il sembla deviner la hideuse maladie, ets’enfuit poussé par une panique effroyable. Il filait bon train, lachienne écumante le suivant de tout près, car il n’arrivait pas àla distancer, malgré la terreur qui lui donnait des ailes. Il sefraya un passage à travers les bois, jusqu’à l’autre extrémité del’île, traversa un chenal plein de glace pour atterrir dans uneautre île, puis dans une troisième, fit un retour vers le fleuveprincipal et, en désespoir de cause, allait le traverser, car sansla voir, il entendait la bête gronder derrière lui. François lerappela de très loin, et il revint sur ses pas, haletant,suffoquant, mais plein de confiance dans son maître. Celui-citenait à la main une hache, et lorsque Buck passa devant lui commeun éclair, il vit l’outil s’enfoncer dans le crâne de la bêteenragée. Chancelant, il s’arrêta près du traîneau, à bout desouffle et sans forces. Ce fut le moment choisi par Spitz poursauter sur lui, deux fois, ses dents s’enfoncèrent dans la chair del’ennemi sans défense, la déchirant jusqu’à l’os. Mais le fouet deFrançois s’abattit sur le traître, et Buck eut la satisfaction delui voir subir une correction des plus sévères.

– Ce Spitz est un diable incarné, fitPerrault ; il finira par nous tuer Buck, si l’on n’yveille.

– Buck vaut deux diables à lui seul,répondit François ; quelque beau jour, vous pouvez m’encroire, il avalera Spitz tout entier pour le recracher sur laneige.

À partir de ce moment, en effet, ce fut laguerre ouverte entre les deux chiens. Spitz, comme chef de file,maître reconnu de l’attelage, sentait sa suprématie diminuer devantcet animal si peu semblable aux nombreux chiens du Sud qu’il avaitconnus. Bien différent de ces animaux délicats et fragiles, Bucksupportait les privations sans en souffrir ; il rivalisait deférocité et d’astuce avec le chien du pays. Plein de finesse soussa forte charpente, il savait attendre son heure avec une patiencedigne des temps primitifs.

Buck désirait un conflit au sujet de ladirection suprême, car il était dans sa nature de vouloirdominer ; de plus, il avait été saisi de cette passionincompréhensible du trait, qui fait tirer les chiens jusqu’à leurdernier souffle, les pousse à mourir joyeusement sous le harnais etleur fend le cœur s’ils en sont éloignés. C’était la passion deDave comme limonier ; de Sol-leck tirant de toute saforce ; passion qui les saisissait le matin au lever du camp,et les transformait, de brutes moroses et maussades, en créaturesardentes, alertes et généreuses. C’était cette même passion quipoussait Spitz à corriger sévèrement toute faute dans le service, àdresser en conscience les nouvelles recrues, mais qui lui faisaiten même temps pressentir et combattre toute supériorité capable delui susciter un rival.

Buck en vint à menacer effrontément l’autoritéde Spitz, s’interposant entre lui et ceux qu’il voulait punir. Unenuit, il y eut une épaisse tombée de neige et le matin venu, Pikele geignard n’apparut pas ; il restait blotti dans son trousous un blanc matelas. François l’appela et le chercha en vain.Spitz était fou de rage. Il arpentait le camp, reniflant etgrattant partout, et grognant si furieusement que le coupable entremblait d’effroi dans sa cachette.

Quand il fut enfin déterré et que Spitz,exaspéré, sautait sur lui pour le corriger, Buck, égalementfurieux, s’élança entre les deux. Ce fut si inattendu et sihabilement accompli que Spitz, étonné, retomba en arrière. Pike,jusque-là tremblant de peur, rassembla son courage, fondit sur sonchef renversé, et Buck, oublieux de toute loyauté, s’élançait luiaussi, pour l’achever. Mais François défenseur de la justice,intervint avec son fouet. Il lui fallut d’ailleurs employer lemanche pour réussir à faire lâcher à Buck son rival terrassé. Lerévolté, étourdi par le coup, abandonna son ennemi et fut corrigésans merci, tandis que Spitz, de son côté, punissait vigoureusementPike le geignard.

Pendant les jours qui suivirent, et qui lesrapprochaient de Dawson, Buck continua à s’interposer entre Spitzet les coupables ; mais, toujours rusé, il le faisait hors dela vue de François. Cette secrète mutinerie encourageaitl’insubordination générale, à laquelle Dave et Sol-leck seulséchappaient ; ce n’était que querelles, luttesincessantes ; et François, toujours inquiet de ce terribleduel, qu’il savait bien devoir se produire tôt ou tard, dut plusd’une nuit, au bruit des batailles, quitter ses couvertures defourrure, pour intervenir entre les combattants. L’occasionfavorable ne se présenta pas, et ceux-ci arrivèrent à Dawson sansavoir vidé leur différend. Ils y trouvèrent beaucoup d’hommes etd’innombrables chiens, qui, selon l’habitude, travaillaient sansrelâche. Tout le long du jour, les attelages infatigablessillonnaient la rue principale, et la nuit, leurs clochettestintaient encore. Ils tiraient des chargements de bois deconstruction ou de bois à brûler, rapportaient les produits desmines, faisaient, en un mot, tous les travaux exécutés par deschevaux dans la vallée de Santa-Clara. Buck, de temps à autre,rencontrait des chiens du Sud, mais en général c’étaient des métisde loups et de chiens du pays. Chaque nuit, à neuf heures, àminuit, à trois heures du matin, ils faisaient entendre un chantnocturne, étrange et fantastique, auquel Buck était heureux de sejoindre. Quand l’aurore boréale brillait froide et calme aufirmament, que les étoiles scintillaient avec la gelée, et que laterre demeurait engourdie et glacée sous son linceul de neige, cechant morne, lugubre et modulé sur le ton mineur, avait quelquechose de puissamment suggestif, évocateur d’images et de rumeursantiques. C’était la plainte immémoriale de la vie même, avec sesterreurs et ses mystères, son éternel labeur d’enfantement et saperpétuelle angoisse de mort ; lamentation vieille comme lemonde, gémissement de la terre à son berceau ; et Buck, ens’associant à cette plainte, en mêlant fraternellement sa voix auxsanglots de ces demi-fauves, Buck franchissait d’un bond le gouffredes siècles, revenait à ses aïeux, touchait à l’origine même deschoses.

Sept jours après son entrée à Dawson, lacaravane descendait les pentes abruptes des Barraks, sur les bordsdu Yukon, et repartait pour Dyea et Salt-Water. Perrault emportaitdes dépêches plus importantes encore que les premières ; lapassion de la route l’avait saisi à son tour, et il voulait cetteannée-là battre le record des voyages. Plusieurs circonstances luiétaient favorables : le bagage était léger, la semaine derepos avait remis les chiens en état, la voie tracée était battuepar de nombreux voyageurs et, de plus, la police avait établi deuxou trois dépôts de provisions pour les hommes et les chiens. Ilsfirent dans leur première étape Sixty-Mile, ce qui est une coursede soixante miles, et le second jour franchirent le Yukon dans ladirection de Pelly. Mais cette course rapide ne s’accomplit passans beaucoup de tracas et d’ennuis pour François. La révolteinsidieusement fomentée par Buck avait détruit l’esprit desolidarité dans l’attelage, qui ne marchait plus comme un seulchien.

L’encouragement sourdement donné aux rebellesles poussait à toutes sortes de méfaits. Spitz n’était plus un chefà redouter ; il n’inspirait plus le respect, et son autoritéétait discutée.

Pike lui vola un soir la moitié d’un poissonet l’avala sous l’œil protecteur de Buck. Une autre nuit, Dub etJoe se battirent avec Spitz et lui firent subir le châtiment qu’ilsméritaient eux-mêmes à juste titre ; Billee le pacifiquedevenait presque agressif, et Buck lui-même ne montrait pas toutela magnanimité désirable. Fort de sa supériorité, il insultaitouvertement l’ennemi qui naguère le faisait trembler, et, pour toutdire, agissait un peu en bravache.

Le relâchement de la discipline influait mêmesur les rapports des chiens entre eux. Ils se disputaient et sequerellaient sans cesse. Seuls, Dave et Sol-leck ne changeaientpas, tout en subissant le contre coup de ces luttes perpétuelles.François avait beau jurer comme un diable en sa langue barbare,frapper du pied, s’arracher les cheveux de rage et faireconstamment siffler son fouet au milieu de la meute ; sitôtqu’il avait le dos tourné, le désordre recommençait. Il appuyaitSpitz de son autorité, mais Buck soutenait de ses dents le reste del’attelage. François devinait qu’il était au fond de tout cedésordre, et Buck se savait soupçonné, mais il était trop habilepour se laisser surprendre. Il travaillait consciencieusement, carle harnais lui était devenu très cher ; mais il éprouvait unbonheur plus grand encore à exciter ses camarades et à semer ainsile désordre dans les rangs.

À l’embouchure de la Tahkeena, un soir aprèssouper, Dub fit lever un lapin et le manqua. Aussitôt la meuteentière partit en chasse. Cent mètres plus loin, cinquante chiensindigènes se joignirent à la bande. Le lapin se dirigea vers larivière et tourna dans un petit ruisseau dont il remonta rapidementla surface gelée ; il courait léger sur la neige, tandis queles chiens enfonçaient à chaque pas. La forme superbe de Buck sedétachait en tête de la bande sous la clarté pâle de la lune, maistoujours devant lui bondissait le lapin, semblable à un spectrehivernal.

Ces instincts anciens, qui à des périodesfixes poussent les hommes à se rendre dans les bois et les plainespour tuer le gibier à l’aide de boulettes de plomb, ces instinctsvibraient en Buck, mais combien plus profonds ! Poursuivre unebête sauvage, la tuer de ses propres dents et plonger son museaujusqu’aux yeux dans le sang âcre et chaud, tout cela constituaitpour lui une joie intense, quintessence de sa vie même. À la têtede sa horde, il faisait résonner le cri de guerre du loup ens’efforçant d’atteindre la forme blanche qui fuyait devant lui auclair de lune.

Mais Spitz, calculateur méthodique, au plusfort même de ses ardeurs, abandonna la meute et coupa à travers uneétroite bande de terrain que le ruisseau enserrait d’un longdétour. Buck ne s’en aperçut pas, et lorsqu’il parvint à quelquesmètres du lapin, il vit surgir une autre forme blanche quibondissait du haut du talus et venait lui prendre sa proie. Lelapin ne pouvait plus tourner, et quand les dents acérées luibrisèrent les reins, il poussa un cri perçant comme celui d’unhumain. La meute, sur les talons de Buck, hurla de joie enentendant ce signal de mort.

Seul, Buck demeura muet, et sans arrêter sonélan, se précipita sur Spitz, épaule contre épaule, si violemmentqu’ils roulèrent ensemble dans la neige pulvérisée. Spitz, seretrouvant sur ses pattes aussitôt, entailla l’épaule de Buck d’uncoup de dent et bondit plus loin. Deux fois, ses mâchoires serefermèrent sur lui comme les ressorts d’acier d’un piège ;deux fois, il recula pour reprendre son élan, et sa lèvre amaigriese retroussait en un rictus formidable : l’heure décisiveétait venue !

Tandis qu’ils tournaient autour l’un del’autre, les oreilles en arrière, cherchant l’endroit vulnérable,Buck eut comme le ressouvenir d’une scène familière, déjà vécue. Ilen reconnaissait tous les détails : la terre et les bois toutblancs, le clair de lune et la bataille elle-même. Un calmefantastique régnait sur cette pâleur silencieuse. Rien neremuait ; dans les airs montait toute droite l’haleine deschiens qui, les yeux étincelants, entouraient les deux combattantsd’un cercle muet. Spitz était un adversaire expérimenté. DuSpitzberg au Canada, il avait combattu toutes espèces de chiens ets’en était rendu maître. Sa fureur n’était jamais aveugle ;car le désir violent de mordre et de déchirer ne lui laissait pasoublier chez son ennemi une passion semblable à la sienne. Jamaisil ne s’élançait le premier et n’attaquait qu’après s’être défendu.En vain, Buck tentait de le mordre ; chaque fois que ses dentscherchaient à s’enfoncer dans le cou du chien blanc, ellesrencontraient celles de Spitz. Les crocs s’entrechoquaient, leslèvres saignaient, mais Buck ne pouvait arriver à surprendre sonrival. Il s’échauffa, l’enveloppa d’un tourbillon d’attaques ;mais toujours Spitz ripostait d’un coup de dent et bondissait decôté. Buck fit alors mine de s’élancer à hauteur de museau de sonennemi, puis, rentrant soudain la tête, il se servit de son épaulecomme d’un bélier pour en battre l’adversaire, ce qui lui valut unnouveau et terrible coup de dent, tandis que Spitz bondissaitlégèrement au loin. Celui-ci restait sans blessure en face de Buckhors d’haleine et ruisselant de sang. La bataille approchait dudénouement ; et le cercle des chiens-loups en attendaitl’issue pour achever le vaincu. Voyant Buck à bout de souffle,Spitz prit l’offensive, lui livra assaut sur assaut et le fitchanceler sur ses pattes. Il tomba même et les soixante chiens sedressèrent ; mais avec la rapidité de l’éclair il se releva,terrible, et le cercle affamé dut se résigner à attendre. Buckavait de l’imagination, qualité qui peut doubler la force. Tout encombattant, sa tête travaillait. Il s’élança comme pour atteindreson ennemi à l’épaule, et rasant terre au dernier moment, ses dentsse refermèrent sur la patte droite de Spitz ; on entendit lesos craquer ; cependant, malgré sa blessure, le chien blancréussit à repousser plusieurs assauts de Buck. Celui-ci alorsrenouvela sa tactique et broya la seconde patte de devant. Réduit àl’impuissance, Spitz s’efforçait de lutter contre sa douleur et dese tenir debout. Il voyait le cercle silencieux, aux yeuxétincelants, aux langues pendantes, se refermer lentement sur lui,comme il en avait vu d’autres le faire autour de ses victimes.Aujourd’hui, il se savait perdu irrémissiblement, car Buck seraitinexorable.

L’assaut final était proche ; le cercledes chiens-loups se resserrait à tel point que leur haleine chaudesoufflait sur les flancs des combattants. Buck les voyait derrièreSpitz et à ses côtés, les yeux fixés sur lui, prêts à bondir. Il yeut un instant d’arrêt ; chaque animal restait immobile commeune figure de pierre ; seul, Spitz, frissonnant et chancelant,hurlait comme pour éloigner la mort prochaine. Puis Buck fit unbond et sauta de côté, mais dans ce mouvement il avait avec sonépaule renversé l’ennemi. Le cercle rétréci devint un point sombresur la neige argentée par la lune, et Spitz disparut sous la hordeaffamée, tandis que Buck resté debout contemplait la curée… bêteprimitive qui, ayant tué, jouissait de cette mort qu’elle avaitdonnée.

Chapitre 3BUCK PREND LE COMMANDEMENT

– Hein ! qu’est-ce que j’avaisprévu ? L’avais-je dit que Buck valait deux diables ?

Ainsi parlait François, quand le matinsuivant, ayant constaté la disparition de Spitz, il attira Buckprès du feu, pour compter ses blessures.

– Ce Spitz s’est battu comme un démon,dit Perrault, en examinant les nombreuses déchirures béantes.

– Et ce Buck comme l’enfer tout entier,répondit François. Maintenant nous allons bien marcher… Plus deSpitz, plus d’ennuis !

Tandis que Perrault emballait les effets decampement et chargeait le traîneau, François s’occupait d’attelerles chiens. Buck vint à la place qu’occupait Spitz comme chef defile, mais François, sans faire attention à lui, installa à ceposte tant désiré Sol-leck, qu’il jugeait le plus apte àl’occuper ; Buck furieux sauta sur le Mal-Content, le chassaet se mit à sa place.

– Hé, hé ! cria François en frappantjoyeusement des mains, regardez ce Buck ! Il a tué Spitz, etmaintenant il croit faire l’affaire comme chef.

– Va-t’en ! hors de là !…cria-t-il.

Mais Buck refusa de bouger. François prit lechien par la peau du cou malgré ses grognements menaçants, le mitde côté et replaça Sol-leck dans les traits. Cela ne faisait pas dutout l’affaire du vieux chien, terrifié par l’attitude menaçante deBuck. François s’entêta, mais dès qu’il eut le dos tourné, Buckdéplaça Sol-leck qui ne fit aucune difficulté de s’en aller. Fureurde François :

– Attends un peu, je vaist’apprendre !… cria-t-il, revenant armé d’un lourd bâton.

Buck, se rappelant l’homme au maillot rouge,recula lentement, sans essayer de nouvelle charge, lorsque Sol-leckfut pour la troisième fois à la place d’honneur ; mais,grognant de colère, il se mit à tourner autour du traîneau, hors deportée du bâton et prêt à l’éviter si François le lui avait lancé.Une fois Sol-leck attelé, le conducteur appela Buck pour le mettreà sa place ordinaire, devant Dave. Buck recula de deux ou troispas ; François le suivit, il recula encore. Après quelquesminutes de ce manège, François lâcha son bâton, pensant que lechien redoutait les coups. Mais Buck était en pleine révolte. Cen’était pas seulement qu’il cherchât à éviter une correction, ilvoulait la direction de l’attelage qu’il estimait avoirgagnée et lui appartenir de droit.

Perrault vint à la rescousse ; pendantprès d’une heure, les deux hommes s’évertuèrent à courir aprèsBuck, lui lançant des bâtons qu’il évitait avec adresse. Il futalors maudit ainsi que son père et sa mère et toutes lesgénérations qui procéderaient de lui jusqu’à la fin dessiècles ; mais il répondait aux anathèmes par des grognementset toujours échappait. Sans tenter de s’enfuir, il tournait autourdu camp, pour bien prouver qu’il ne voulait aucunement se dérober,et qu’une fois son désir satisfait, il se conduirait bien.

François s’assit et se gratta la tête ;Perrault regarda sa montre derechef, se mit à sacrer etjurer : le temps passait, il y avait déjà une heure de perdue.François fourragea de plus belle dans ses cheveux ; puis ilhocha la tête, ricana d’un air assez penaud en regardant lecourrier qui haussa les épaules comme pour constater leur défaite.François s’approcha de Sol-leck tout en appelant Buck ;celui-ci rit comme savent rire les chiens, mais il conserva sesdistances. François détacha les traits de Sol-leck et le remit à saplace habituelle. L’attelage prêt à partir formait une seule lignecomplète sauf la place de tête qui attendait Buck. Une fois encoreFrançois l’appela, mais une fois encore Buck fit l’aimable sanss’approcher de lui.

– Jetez le bâton, ordonna Perrault.

François ayant obéi, Buck trotta jusqu’à lui,frétillant et glorieux, et se plaça de lui-même à la tête del’attelage. Les traits une fois attachés, le traîneau démarra, lesdeux hommes prirent le pas de course et tous se dirigèrent vers larivière gelée. Avant la fin du jour, Buck prouvait qu’il étaitdigne du poste si orgueilleusement revendiqué. D’un seul coup, ilavait acquis l’autorité d’un chef ; et dans les circonstancesnécessitant du jugement, une réflexion prompte, ou une action plusrapide encore, il se montra supérieur à Spitz, dont Françoisn’avait jamais vu l’égal.

Buck excellait à imposer la loi et à la fairerespecter de ses camarades. Le changement de chef ne troubla niDave ni Sol-leck ; leur seule pensée étant de tirer de toutesleurs forces, pourvu que rien ne vînt les en empêcher, ils nedemandaient pas autre chose. Le placide Billee aurait pu être misen tête qu’ils l’auraient accepté s’il avait maintenu l’ordre. Maisles autres chiens, indisciplinés dans les derniers jours de Spitz,furent grandement surpris quand Buck se mit en devoir de leur fairesentir son autorité. Pike, qui venait derrière lui et qui jamais netirait une once de plus qu’il ne fallait, fut si véhémentementrepris de son manque de zèle, qu’avant la fin du premier jour iltirait plus fort qu’il ne l’avait jamais fait encore. Joe legrincheux, ayant essayé de désobéir, apprit dans la même journée àconnaître son maître.

La tactique de Buck fut simple et efficace.Profitant de son poids supérieur, il s’installa sur son camarade,le harcela et le mordit jusqu’à ce qu’il criât grâce en gémissant.Le ton général de l’attelage se releva tout aussitôt ; ilreprit son ensemble, et les chiens tirèrent de nouveau comme unseul. Aux rapides Rinks, deux chiens du pays, Teek et Koona furentajoutés à la meute, et la promptitude avec laquelle Buck les dressastupéfia François.

– Il n’y a jamais eu un chien comme Buck,non jamais ! Il vaut mille dollars comme un cent !N’est-ce pas, Perrault ?

Et Perrault approuvait. Non seulement il avaitregagné le temps perdu, mais il prenait tous les jours de l’avancesur le dernier record. La voie, en excellente condition, était bienbattue et durcie ; et il n’y avait pas de neige nouvellementtombée pour entraver la marche. Le froid n’était pas tropvif : le thermomètre se maintint à cinquante degrés au-dessousde zéro, pendant tout le voyage. Les hommes se faisaient porter etcouraient à tour de rôle, et les chiens étaient tenus en haleinesans arrêts fréquents.

La rivière de Thirty-Mile était à peu prèsgelée, ce qui leur permit au retour de faire en une seule journéele trajet qui leur en avait pris dix en allant. D’une seule traiteils firent les soixante miles qui vont du pied du lac Le Barge auxrapides de White-Horse ; et parvenus à la région de Marsh,Tagish et Benett, les chiens prirent une allure si vertigineuse quecelui des deux hommes dont c’était le tour d’aller à pied dut sefaire remorquer par une corde à l’arrière du traîneau. La dernièrenuit de la seconde semaine, on atteignit le haut de White-Pass, lesvoyageurs dévalaient la pente vers la mer, ayant à leurs pieds leslumières de Skagway et des navires de la rade. Durant quatorzejours, ils avaient fait une moyenne journalière de quarantemiles ! Perrault et François se pavanèrent pendant troisjours, dans la grande rue de Skagway, et furent comblésd’invitations à boire, tandis que l’attelage était environné d’unefoule admirative. Après quoi, trois ou quatre chenapans de l’Ouest,ayant fait une tentative de vol dans la ville, furent canardés sansmerci, et l’intérêt du public changea d’objet.

Puis vinrent des ordres officiels :François appela Buck près de lui, et l’entoura de ses bras enpleurant ; ce fut leur dernière entrevue, et François avecPerrault, comme bien d’autres, passèrent pour toujours hors de lavie de Buck.

Ses camarades et lui furent alors confiés à unmétis écossais, et reprirent, en compagnie d’une douzaine d’autresattelages, la pénible route de Dawson. Il ne s’agissait plus cettefois de fournir une course folle et de battre un record à la suitede l’intrépide Perrault. Ils faisaient le service de la poste,passant constamment par la même route, traînant éternellement lamême lourde charge. Ce métier ne plaisait pas autant à Buck,néanmoins il mettait son orgueil à le bien faire, comme Dave ouSol-leck et s’assurait que ses camarades, contents ou non, lefaisaient bien aussi.

C’était une vie monotone et réglée comme lemouvement d’une machine. Les jours étaient tous semblables entreeux. Le matin, à heure fixe, les cuisiniers apparaissaient,allumaient les feux, et on déjeunait. Puis, tandis que les unss’occupaient de lever le camp, les autres attelaient les chiens, etle départ avait lieu une heure avant la demi-obscurité qui annoncel’aurore. À la nuit, on établissait le camp ; les unspréparaient les tentes, les autres coupaient du bois et des rameauxde sapins pour les lits, ou apportaient de l’eau et de la glacepour la cuisine. On donnait alors aux chiens leur nourriture, cequi était pour eux le fait principal de la journée ; puis unefois leur poisson mangé, ils allaient flâner dans le camp pendantune heure ou deux, faisant connaissance avec les autres chiens, engénéral au nombre d’une centaine. On comptait parmi ceux-ci defarouches batailleurs, mais trois victoires remportées sur les plusredoutables acquirent à Buck la suprématie, et tous s’éloignaientquand il se hérissait en montrant les dents.

Son plus grand plaisir était de se coucherprès du feu, les pattes allongées, les membres postérieurs repliéssous lui, la tête levée, les yeux clignotants à la flamme. Buckpensait alors parfois à la maison du juge Miller, dans la valléeensoleillée, à la piscine cimentée, à Ysabel, le Mexicain sanspoils, ou au Japonais Toots ; mais le plus souvent il serappelait l’homme au maillot rouge, la mort de Curly, la grandebataille avec Spitz, et les bonnes choses qu’il avait mangées ouaimerait à manger. Il n’avait pas le mal du pays : et le Sudlui était devenu vague et lointain. Bien plus puissante était chezlui l’influence héréditaire qui allait s’affirmant chaque jourdavantage, lui présentant comme familières des choses jamaisvues ; appelant impérieusement à la surface les instinctsprimitifs qui sommeillaient au fond de son être.

Parfois, étendu devant le feu en regardantdanser les flammes, immobile mais non endormi, il lui semblaitavoir veillé jadis près d’un autre homme tout différent du métisécossais. Cet homme-là, couvert de poils, les cheveux longs,proférait des sons inintelligibles en scrutant l’obscurité d’un œilinquiet. Puis il cédait au besoin de repos, et il semblait à Buckqu’il protégeait encore le sommeil de cet homme, accroupi près dufeu, la tête sur les genoux, contre des bêtes féroces dont ilvoyait les yeux danser dans la nuit.

Ces visions disparaissaient à la voix brutaledu métis, et Buck se levait et bâillait pour feindre d’avoirdormi.

Le convoi de la poste, travail éreintant pourles chiens, les avait mis en piteux état lorsqu’ils arrivèrent àDawson. Il leur aurait fallu là un repos d’une dizaine de jours oud’une semaine au moins. Mais deux jours plus tard, la caravanechargée de lettres pour le dehors redescendait les pentes duYukon.

Les chiens étaient fatigués, les conducteursgrognons, et, pour comble de malchance, il neigeait tous les jours,ce qui rendait la voie plus difficile, les patins plus glissants,et imposait aux chiens une fatigue plus grande, malgré les soinsque leur prodiguaient les hommes. Chaque soir, les bêtes étaientpansées les premières, mangeaient avant les hommes, et aucunconducteur ne se couchait avant d’avoir examiné et soigné lespattes de son attelage ; mais toutes ces précautionsn’empêchaient pas leurs forces de diminuer. Depuis le commencementde l’hiver, tirant de lourds traîneaux, ils avaient fait plus dedix-huit cents miles, et ce travail forcené aurait eu raison duplus vigoureux. Buck résistait malgré sa fatigue, et tâchait demaintenir la discipline parmi ses camarades épuisés ; Billeegeignait et gémissait toute la nuit dans son sommeil ; Joeétait plus grincheux que jamais, et Sol-leck devenait inabordablede l’un ou de l’autre côté. Dave souffrait plus que les autres,étant atteint d’une maladie intérieure qui le rendait morose etirritable. Lorsque le camp était établi, il se hâtait de creuserson nid dans la neige, et son conducteur devait lui apporter sanourriture sur place. Une fois hors du harnais il ne bougeait quepour le reprendre le lendemain matin. La douleur lui arrachait descris, si dans les traits il lui arrivait de recevoir un choc, parsuite d’un arrêt brusque, ou de se donner un effort en démarrant.Son maître l’examinait sans pouvoir trouver la cause du mal ;bientôt tous les autres hommes s’intéressèrent à son état. Ils enparlaient aux repas, le discutaient en fumant les dernières pipesde la veillée, et enfin tinrent une consultation sur son cas. Davefut apporté près du feu, et on se mit à le palper et tâter jusqu’àlui arracher des cris perçants. On ne trouvait rien de cassé, maisil existait sûrement un désordre interne impossible à découvrir.Quand on atteignit Cassiar-Bar, le malheureux chien était si faiblequ’il tomba plusieurs fois dans les traits. Le métis fit arrêter leconvoi et détacha le malade de l’attelage, pour mettre Sol-leckprès du traîneau afin de laisser Dave se reposer en marchant dansla voie tracée par les véhicules. Mais celui-ci, malgré safaiblesse, furieux d’être écarté de son poste, grondait pendant quel’on détachait ses traits et se mit à hurler douloureusement envoyant Sol-leck à la place qu’il avait occupée si longtemps avechonneur. La passion du trait et de la route le tenait, et malade àla mort, il ne voulait pas qu’un autre chien prît sa place.

Quand le traîneau démarra, Dave s’élança dansla neige qui bordait la piste, essayant de mordre Sol-leck, sejetant contre lui pour le faire rouler dans la neige et s’efforçantde se glisser près du traîneau, pleurant de chagrin et desouffrance tout à la fois. Le métis tenta de le chasser avec sonfouet, mais le chien restait insensible à la mèche, et l’homme nese sentait pas le cœur de frapper fort. Dave refusa de marcherderrière le traîneau, dans un chemin facile, et persistant à courirsur les côtés que la neige molle lui rendait plus pénibles, achevade s’épuiser. Il tomba, et resta à la même place, hurlantlugubrement, tandis que la longue file des véhicules ledépassait.

Par un dernier effort il réussit cependant àse relever, et à les suivre en chancelant jusqu’à un arrêt qui luipermît de revenir à son traîneau, aux côtés de Sol-leck. Leconducteur, s’étant arrêté pour emprunter du feu à un de sescamarades et allumer sa pipe, voulut à son tour faire repartir seschiens. Ceux-ci démarrèrent avec une remarquable facilité ettournèrent la tête, en s’arrêtant tout surpris. L’homme le futaussi : le traîneau n’avait pas bougé. Il appela alors lesautres pour leur faire constater que Dave avait rongé les deuxtraits de Sol-leck et se tenait devant le traîneau, à sa placehabituelle ; ses yeux imploraient la permission d’y rester.L’Écossais était embarrassé ; on répétait autour de lui qu’unchien pouvait très bien succomber au chagrin de se voir refuser letravail qui l’a épuisé ; chacun citait des exemples de chiensblessés ou trop vieux pour tirer et réduits au désespoir dans cettecondition ; tous ajoutaient qu’il était charitable, Dave étantsûrement près de mourir, de lui donner la joie de finir ses jourssous le harnais.

Il fut donc attelé de nouveau et s’efforça,tout fier, de tirer comme avant, mais sa douleur intérieure luiarrachait des cris involontaires ; il tomba plusieurs fois, etretenu par les traits, reçut le traîneau sur le corps, ce qui lefit boiter. Mais il tint bon jusqu’au camp où son conducteur luifit une place à côté du feu. Le lendemain matin, il était tropfaible pour marcher. À l’heure de l’attelée il arriva par desefforts convulsifs à se remettre sur pied, chancela et tomba denouveau, son arrière-train étant paralysé ; il tenta derejoindre en rampant ses camarades qu’on harnachait, et fit ainsiquelques mètres. Puis ses forces l’abandonnèrent tout à fait ;et quand ses compagnons le virent pour la dernière fois, il étaitétendu sur la neige, haletant et cherchant encore à les suivrepuis, on l’entendit hurler tristement quand les arbres de la bergeles dérobèrent à ses yeux.

On arrêta alors le convoi. Le métis écossaisretourna lentement sur ses pas, jusqu’au campement récemmentquitté. Les hommes cessèrent de parler. On entendit un coup derevolver. Le conducteur revint rapidement. Les fouets claquèrent,les clochettes tintèrent gaiement, les traîneaux battirent laneige : mais Buck et les autres chiens savaient ce qui s’étaitpassé derrière les arbres de la rivière.

Chapitre 4LES FATIGUES DU HARNAIS ET DE LA ROUTE

Trente jours après avoir quitté Dawson, lecourrier de Salt-Water entrait à Skagway. Les chiens étaient enpiteux état, traînant la patte et à peu près fourbus. Buck avaitperdu trente-cinq livres de son poids, et ses compagnons avaientsouffert plus encore. Pike le geignard, qui si souvent dans sa vieavait feint d’être blessé à la jambe, l’était pour tout de boncette fois, Sol-leck boitait, et Dub souffrait d’une omoplatefoulée ; ils avaient perdu toute énergie et tout ressort, etleurs pattes dessolées s’enfonçaient lourdement dans la neige. Cen’était pas chez eux cette lassitude extrême que produit un effortcourt et violent, et qui disparaît après quelques heures de repos,mais la dépression complète due à un labeur excessif et tropprolongé.

En moins de cinq mois, l’attelage avait faitdeux mille cinq cents miles et durant les huit cents derniersn’avait pris que cinq jours de repos. En arrivant à Skagway, leschiens pouvaient à peine tendre les traits du traîneau ou éviterd’être frappés par son avant dans les descentes.

– Hardi ! mes pauvres vieux !leur disait le conducteur pour les encourager. C’est la fin. On vase reposer pour de bon à présent…

Et certes les hommes eux-mêmes avaient biengagné leur repos, car ils ne s’étaient arrêtés que deux jourspendant ce voyage de douze cents miles. Mais l’exode vers leKlondike avait été si considérable que les lettres adressées auxmineurs formaient des montagnes et le gouvernement n’admettaitaucun retard : il fallait arriver à temps, quitte à remplacerpar des équipes fraîches de chiens de la baie d’Hudson, lesattelages éreintés.

Trois jours après leur arrivée à Skagway, Bucket ses compagnons n’étaient pas encore remis de leurs fatigues. Lematin du quatrième jour, deux citoyens des États-Unis répondant auxnoms de Hal et de Charles vinrent examiner l’attelage etl’achetèrent pour une bagatelle, harnais compris.

Charles était un homme d’âge moyen, auxcheveux blonds, aux yeux faibles et larmoyants, à la bouche molleet sans caractère ornée d’une moustache audacieusement retroussée.Hal était un garçon de dix-neuf à vingt ans ; on le voyaittoujours armé d’un revolver Colt et d’un couteau de chasse passésdans sa ceinture hérissée de cartouches.

La présence dans le Nord de ces deux hommesclairement dépaysés était un mystère incompréhensible. Buck, lesayant vus remettre de l’argent à l’agent du gouvernement, devinaaussitôt que le métis écossais et ses compagnons allaientdisparaître de sa vie, comme Perrault, François et tant d’autres.Amené avec ses camarades chez ses nouveaux propriétaires, il vit uncamp mal tenu où s’agitait, devant une tente à peine fixée au sol,une jeune femme aux cheveux ébouriffés, sœur de Hal et épouse deCharles, qui répondait au nom de Mercédès.

Buck regarda avec appréhension ses nouveauxmaîtres charger le traîneau ; tous les trois se donnaientbeaucoup de mal, mais procédaient sans aucune méthode. La tente futroulée en un paquet maladroit et encombrant ; les assiettesd’étain qui gisaient éparses sur le sol furent emballées sans mêmeêtre lavées.

Mercédès gênait les mouvements des hommes,tout en leur prodiguant les remontrances et les avis. Aucun colisn’était placé à sa satisfaction et il fallait constamment rouvrirles sacs pour y remettre des objets oubliés.

Trois hommes sortis d’une tente voisine lesregardaient faire en ricanant.

– Vous avez déjà un fort chargement, ditl’un d’eux ; certes, je n’ai pas à vous donner de conseils,mais à votre place, je ne m’embarrasserais pas de cette tente.

– Que dites-vous ? s’écria Mercédès,froissée. Me passer de tente ?… Et comment ferais-je lanuit ?

– Voici le printemps, les froids sontfinis, répliqua l’homme.

Mais la jeune femme repoussa avec indignationl’idée de se coucher à la belle étoile.

Cependant Charles et Hal achevaient dedisposer les derniers paquets au sommet d’une véritable montagne decolis.

– Vous croyez que cela tiendra ? fitl’un des spectateurs.

– Pourquoi pas ? demanda Charlesd’un ton sec.

– Oh ! bien, bien, repritpromptement son interlocuteur, j’en doutais, voilà tout, car celame paraît diablement lourd par le haut.

Mais Charles lui tourna le dos et se mit endevoir d’attacher tant bien que mal les courroies du traîneau.

– Les chiens n’auront aucune peine àmarcher une journée tout entière avec ce catafalque derrière eux,affirma le second des assistants d’une voix sarcastique.

– Bien sûr, répondit froidement Hal.

Et prenant la barre du traîneau d’une main etson fouet de l’autre :

– Allons !… Hardi !… Enavant ! cria-t-il.

Les chiens s’élancent, tirant de toutes leursforces, pressant de la poitrine contre les bricoles ; mais ilssont forcés de s’arrêter, impuissants à faire bouger seulement letraîneau.

– Ah ! brutes de paresseux !C’est moi qui vais vous faire marcher ! crie Hal furieux,faisant claquer son fouet.

Mais Mercédès s’interpose soudain et le luiarrache des mains.

– Je ne veux pas qu’on les batte !s’écrie-t-elle avec une moue enfantine. Les pauvres chéris !…les chers mignons !… Hal, il faut me promettre de ne pas lestoucher du bout du fouet de tout le voyage, sans quoi je ne parspas…

– Oui-da ; on voit que vous vousentendez à mener les chiens, fait son frère avec ironie.Laissez-moi tranquille, voulez-vous ? Je vous dis que ce sontdes paresseux et qu’il faut les rouer de coups pour en obtenirquelque chose. C’est le seul moyen, tout le monde vous le dira.Demandez plutôt à ces hommes.

Mais Mercédès, par son expression boudeuse,exprima la vive répugnance que lui inspiraient ces grossiersprocédés.

– Voulez-vous que je vous dise ?reprit un des hommes. Vos bêtes sont faibles à ne pas tenir debout.Elles sont fourbues. C’est un bon repos qu’il leur faudrait.

– Au diable le repos ! fit Hal avechumeur.

Et Mercédès se rangeant aussitôt à sonavis :

– Laissez-les dire ; ne faites pasattention à eux. C’est à vous de mener vos bêtes comme vousl’entendez, s’écria-t-elle d’un air de dédain.

Le fouet de Hal s’abattit de nouveau sur leschiens ; ils pesèrent de toutes leurs forces sur les bricoles,s’arc-boutèrent dans la neige, et déployèrent toute l’énergie quileur restait ; mais le traîneau semblait ancré dans le soldurci.

Après plusieurs tentatives inutiles,l’attelage s’arrêta brusquement, haletant ; le fouet claquaitsans merci, et Mercédès jugea le moment venu d’intervenir denouveau : s’agenouillant devant Buck les larmes aux yeux, ellelui jeta les bras autour du cou, procédé familier qu’il goûta fortpeu.

– Oh ! mon pauvre chéri !s’écria-t-elle avec un gracieux désespoir, pourquoi ne voulez-vouspas tirer ?… Méchantes bêtes !… Vous ne seriez pasbattus, alors !…

Un des spectateurs, qui jusque-là serrait lesdents pour ne pas exprimer trop vertement son opinion, prit alorsla parole :

– Je me fiche pas mal de ce qui peut vousarriver, déclara-t-il, mais à cause des chiens, je tiens à vousdire que vous les aideriez rudement en ébranlant le traîneau. Lespatins sont complètement gelés. Appuyez fortement sur le gouvernailà droite et à gauche et la glace cédera.

Hal ayant daigné suivre ce conseil, leschiens, sous une grêle de coups, firent un effort héroïque, lespatins glissèrent sur le sol et le traîneau surchargé s’élançabrusquement.

Mais au bout de cent mètres le chemin faisaitun coude et s’amorçait à la rue principale par une descenteabrupte. Pour maintenir en équilibre à ce passage une masse aussilourde, il aurait fallu un conducteur plus expérimenté que Hal. Letraîneau versa, comme on pouvait s’y attendre ; mais leschiens irrités par les coups ne s’arrêtèrent pas. Buck prit legalop, suivi de tous ses camarades, et le traîneau allégé lessuivit en rebondissant, couché sur le côté.

En vain Hal furieux s’égosillait-il àcrier : aucun des chiens ne l’écoutait ; son pied se pritdans un des traits et il s’abattit à terre. Tout l’attelage luipassa sur le corps. Et les chiens continuèrent leur course,ajoutant à la gaieté de Skagway en semant, dans la grande rue, lereste de leur chargement.

De charitables citoyens arrêtèrent enfinl’attelage emballé et ramassèrent les objets épars, tout enprodiguant des conseils aux voyageurs. Il fallait réduire le nombrede leurs paquets et augmenter celui de leurs chiens.

Hal, sa sœur et son beau-frère, les écoutantde mauvaise grâce, se décidèrent enfin à remettre leur départ et àpasser en revue leur équipement, pour la plus grande joie desspectateurs.

– Vous avez là assez de couvertures pourmonter un hôtel, leur disait-on. Laissez-en les trois quarts etvous en aurez encore trop… Et tous ces plats qui ne serontcertainement jamais lavés !… Grand Dieu, vous figurez-vousvoyager dans un train de luxe !

Mercédès fondit en larmes quand il fallutprocéder au choix des vêtements à garder.

Elle protesta qu’elle ne ferait plus un pas sion la privait de ses robes. Mais irritée par les railleries desspectateurs elle finit, dans son dépit, par rejeter même lesvêtements indispensables, non seulement pour elle, mais pour leshommes.

Quand on eut fini le triage, malgré lamultitude des objets écartés, les bagages formaient encore unemasse imposante.

Charles et Hal se décidèrent à acquérir sixchiens de renfort, ce qui, ajouté à l’attelage primitif augmentédes deux indigènes, Teek et Koona achetés aux Rapides, forma unensemble de quatorze bêtes. Mais les chiens surnuméraires, quoiquedressés depuis leur arrivée dans le pays, n’étaient pas bons àgrand-chose. Il y avait trois pointers à poil court, un terre-neuveet deux métis de race non définie ; et aucun d’eux ne semblaitrien savoir.

Buck, qui les considérait avec mépris, ne putréussir à leur apprendre leur métier ; ils paraissaient ahuriset déprimés par les mauvais traitements. Les métis n’avaient aucunevolonté ; leurs os semblaient être les seules partiesrésistantes de leurs individus.

Il n’y avait rien de bon à attendre de cesnouveaux venus dans le marasme, adjoints à un attelage éreinté pardeux mille cinq cents miles de route ininterrompue. Les deux hommesse montraient pourtant fort gais et s’enorgueillissaient de leursquatorze chiens, car on voyait bien des traîneaux partir pourDawson ou en revenir, mais aucun n’avait une équipe aussiconsidérable.

S’ils s’étaient doutés de ce qu’est un voyagearctique, ils auraient compris qu’un seul traîneau ne pouvantsuffire à porter la nourriture nécessaire à un pareil nombred’animaux, il fallait savoir se réduire. Mais comme ils s’étaientlivrés à de savants calculs pour équilibrer le poids des rationssur la durée probable du voyage, ils se croyaient certains deréussir.

La matinée du lendemain était déjà fortavancée lorsque, enfin, le long attelage se mit en marche.

Les bêtes ne montraient aucun entrain. Buck,comprenant qu’il allait recommencer pour la cinquième fois la routede Dawson, sentait le cœur lui manquer ; les nouvelles bêtesétaient timides et épeurées, les anciennes n’éprouvaient aucuneconfiance envers leurs maîtres. En effet, ceux-ci ignoraient toutde leur métier : à mesure que les jours s’écoulaient, on puts’assurer qu’ils n’en apprendraient rien. Négligents etdésordonnés, sans discipline, il leur fallait la moitié de la nuitpour établir leur camp tout de travers ; la plus grande partiede la matinée se passait ensuite à lever ce camp et à charger leurtraîneau, avec si peu d’habileté qu’on devait s’arrêter sans cesse,en cours de route, pour rajuster les ballots et les cordes.Certains jours, l’on faisait à peine dix miles. D’autres fois même,on n’arrivait pas à se mettre en route. Et comme, en aucun cas, ilsne réussirent à accomplir seulement la moitié de la distance surlaquelle ils s’étaient basés pour faire des provisions, les vivresdevaient fatalement se trouver épuisés avant la fin du voyage.

Ce résultat fut d’ailleurs avancé par la fautede Hal ; voyant que les chiens manquaient de force, il jugeaque cela tenait à la ration trop faible, et la doubla. (Pour combled’imprévoyance, Mercédès volait tous les jours du poisson dans lessacs pour le donner en cachette à ses favoris.) Les chiensnouveaux, dont l’estomac ne demandait pas une alimentationabondante, habitués qu’ils étaient à un jeûne chronique, firentpreuve cependant d’une grande voracité ; les autresjouissaient d’un bel appétit ; de sorte qu’au bout de peu dejours, la famine menaça.

Hal s’aperçut au quart de la route que plus dela moitié des provisions avait disparu ; et dansl’impossibilité absolue de s’en procurer de nouvelles, il diminuabrusquement la ration journalière, tout en proclamant la nécessitéd’allonger les heures de marche.

Ses compagnons l’approuvaient en principe.Mais comme ils refusaient de rien faire pour l’aider, le projettomba à vau-l’eau. Rien de plus facile assurément que de priver leschiens de nourriture. Mais comment avancer plus vite, alors que pasune seule fois les voyageurs ne surent se décider à partir uneminute plus tôt que d’habitude.

Les souffrances des bêtes devinrent cruelles.Dub fut le premier à disparaître : pauvre larron maladroit,toujours pincé et toujours puni, il s’était néanmoins montréserviteur fidèle. Sa blessure à l’omoplate, négligée, s’enflamma,et Hal dut se décider à l’achever avec son revolver. Le terre-neuvemourut ensuite, puis les trois pointers ; les deux métisrésistèrent un peu plus longtemps, mais ils finirent par succomberà leur tour.

Et les voyageurs, aigris par l’infortune,perdaient peu à peu toute ombre d’aménité ou de douceur. Le voyagearctique, dépouillé de son charme imaginaire, devenait pour eux uneréalité trop rude. Ils manquaient totalement de cette merveilleusepatience propre aux hommes de ces climats, qui, tout en peinantdur, et en souffrant, cruellement, savent rester compatissants etdoux. Mercédès cessa de plaindre les chiens pour pleurer surelle-même, et se disputer avec son frère et son mari qui sechamaillaient toutes les fois qu’elle leur en laissait l’occasion.Chacun croyait bonnement se donner cent fois plus de peine que lesautres, et ne perdait aucune occasion de se glorifier touthaut.

Mercédès, elle, avait un griefpersonnel : jolie, séduisante et délicate elle s’était vuetoute sa vie traiter avec douceur et indulgence. Mais aujourd’huison mari et son frère, exaspérés de sa paresse et de son incurie,se montraient rudes et grossiers envers elle. De sorte qu’absorbéepar la pitié pour son propre sort, elle perdit toute compassionpour les chiens ; et comme elle se sentait lasse etcourbaturée, elle s’entêtait à se faire traîner sur le traîneau,ajoutant ainsi cent vingt livres au poids formidable duchargement.

Lorsque les malheureuses bêtes tombaient defatigue dans les traits, Charles et Hal la conjuraient demarcher ; mais elle ne répondait que par des larmes à leursraisonnements, prenant le ciel à témoin de leur cruauté.

Un jour, l’enlevant de force du traîneau, ilsla déposèrent à terre ; elle s’assit sur la neige et refusa debouger. Ils firent mine de continuer leur route, mais force leurfut, trois miles plus loin, de décharger le traîneau pour revenirla prendre et l’y placer. Jamais ils ne renouvelèrent cetteexpérience.

D’ailleurs, l’excès de leur propre misèrerendait ces malheureux insensibles aux souffrances de leursbêtes.

Aux Five-Fingers, la provende des chiens étantdéfinitivement épuisée, on obtint d’une vieille Indienne quelqueslivres de cuir de cheval congelé, en échange du revolver qui sebalançait à la ceinture de Hal, tenant fidèle compagnie au grandcouteau de chasse. Mais ce fut une nourriture pauvre et indigesteque ce cuir, levé depuis six mois sur la carcasse d’un animal mortde faim.

Buck, à la tête de l’attelage, croyait marcheren un affreux cauchemar. Il tirait tant qu’il le pouvait, etlorsque ses forces étaient épuisées, il se laissait tomber sur lesol et ne se relevait que sous une grêle de coups de fouet ou debâton. Sa belle fourrure avait perdu tout son lustre et sasouplesse ; le poil traînait dans la boue, emmêlé et durci parle sang coagulé, et sa peau flottait en plis vides et lamentables.Ses camarades étaient dans le même état, squelettes ambulants,réduits au nombre de sept, insensibles à la morsure du fouet ou auxcontusions du bâton. Aux arrêts, ils se laissaient tomber dans lestraits, comme morts, et la petite étincelle de vie qui tremblaitencore en eux pâlissait et semblait près de s’éteindre. Elle seravivait sous le bâton et le fouet : les malheureux serelevaient alors en chancelant pour se traîner un peu plusloin.

Billee, le bon caractère, tomba un jour pourne plus se relever ; Hal ayant cédé son revolver dut prendresa hache pour l’achever d’un coup sur la tête, puis il défit lestraits et jeta la carcasse de côté.

Et Buck et ses camarades, voyant cette chose,comprirent combien elle les touchait de près.

Le jour suivant, ce fut Roona, dont la mortréduisit encore le triste attelage. Les cinq survivantsétaient : Joe, trop épuisé pour se montrer grincheux ;Pike, estropié et boiteux, sans force même pour geindre ;Sol-leck, le borgne, fidèle au travail du trait, le cœur brisé dese sentir faible et impuissant ; Teek, d’autant plus épuiséqu’il s’était moins entraîné pendant l’hiver précédent ; etenfin Buck, qui n’était plus que l’ombre de lui-même. Il gardait saplace en tête de l’attelage, mais il avait renoncé à y maintenir ladiscipline ; aveuglé par la fatigue, il ne se dirigeait plusqu’en se fiant à la sensation du sol sous ses pattes.

Le printemps commençait, mais ni les hommes niles chiens ne s’en apercevaient. L’aube pointait dès trois heuresdu matin, et le crépuscule durait jusqu’à neuf heures du soir. Lajournée entière n’était qu’un rayon de soleil. Le sommeil del’hiver avait cédé sa place au murmure printanier de la nature,frémissant de la joie de vivre. La sève montait dans les pins,tandis qu’éclataient les bourgeons du saule et du tremble, et quebuissons et lianes se paraient d’une jeune verdure. La nuit, lesgrillons chantaient, et le jour, toutes sortes de gentillesbestioles sortaient de leurs petits antres pour s’ébattre ausoleil. Les perdrix couraient dans la plaine ; les oiseaux etles piverts chantaient et tapaient dans la forêt et tout en haut legibier d’eau arrivait du Sud, décrivant d’immenses cercles dansl’espace. La chanson de l’eau courante et la musique des fontainesreparues descendaient des collines. Le Yukon rongeait sa prison deglace dont le soleil amincissait la surface semée de poches d’airet sillonnée de fissures qui allaient s’élargissant jusqu’au litmême de la rivière. Et devant la grâce du renouveau sous les rayonsdu soleil, parmi les brises embaumées, la troupe lamentable setraînait en gémissant, pareille à une caravane de mort…

Les bêtes fourbues, Mercédès dolente sur sontraîneau, Hal jurant copieusement, Charles larmoyant atteignirentenfin le camp d’un certain John Thornton, situé à l’embouchure deWhite-River. À l’arrêt, les chiens se laissèrent tomber, commemorts, Mercédès sécha ses yeux pour les fixer sur Thornton, etCharles avisa un tronc d’arbre sur lequel il s’assit avecprécaution, car chacun de ses os était douloureux, tandis que Halportait la parole.

John Thornton achevait de peler une branche debouleau pour en faire un manche de hache ; il continua sontravail, ne répondant à son interlocuteur que par quelquesmonosyllabes, car il connaissait par expérience cette race devoyageurs, et savait que ses conseils ne serviraient pas àgrand-chose. Cependant, pour l’acquit de sa conscience, il engageaHal à se méfier de la glace pourrie et rongée en dessous. Sur quoicelui-ci de déclarer qu’on l’avait déjà prévenu que la débâcleétait proche et qu’il valait mieux attendre.

– Mais, ajouta-t-il, d’un air triomphant,on nous disait aussi que nous n’arriverions pas à White-River etnous y voici tout de même !

– On ne vous a pourtant pas avertis sansraison, reprit John Thornton. La glace est à la veille dedisparaître, et il faudrait avoir une chance de pendu poureffectuer le passage. Pour moi, je ne risquerais pas ma peau surcette glace, quand on me promettrait tout l’or del’Alaska !…

– C’est probablement que vous n’êtes pasdestiné à périr par la corde, fit Hal. Mais nous, nous voulonsarriver à Dawson, et nous y arriverons, quand le diable yserait !…

Et déroulant son fouet :

– Allons, Buck !… Debout !… Enroute ! cria-t-il. Vas-tu obéir, grand paresseux ?…

Thornton continua son travail sansrépliquer.

Les chiens n’avaient pas obéi aucommandement ; depuis longtemps les coups seuls parvenaient àles faire lever. Le fouet commença à cingler, de-ci de-là, setordant comme une vipère, tandis que Thornton serrait les lèvres.Sol-leck, le premier, se remit péniblement debout ; Teek lesuivit ; Joe vint ensuite, tout en hurlant de douleur. Pikefit de pénibles efforts pour se relever ; après être retombédeux fois, il réussit, la troisième, à se tenir sur ses pattes.Seul Buck demeurait immobile, étendu à la place où il s’étaitaffalé, insensible en apparence au fouet cruel qui le cinglait sansmerci. À plusieurs reprises, Thornton, les yeux humides, essaya deparler, puis il se leva, nerveux, et fit quelques pas de long enlarge.

Pour la première fois Buck manquait à sondevoir, – raison suffisante pour exaspérer Hal. Il échangea sonfouet contre un fort gourdin ; mais Buck refusa de bouger,malgré la grêle de coups qui s’abattait sur lui. Outre qu’il étaità peu près incapable de se lever, son instinct pressentaitconfusément une catastrophe prochaine. Le mauvais état de la glacecraquante et amincie qu’il avait foulée tout le jour, lui faisaitredouter cette rivière où son maître voulait le pousser. D’ailleurssa faiblesse était telle qu’il sentait à peine les coups ; etcette correction sauvage allait achever d’éteindre la petiteétincelle de vie subsistant encore en son misérable corps. Tout àcoup, John Thornton, d’un bond, s’élança sur l’homme, lui arrachale bâton, et le fit violemment reculer en arrière ; Mercédèspoussa un cri, et Charles, sans bouger (il était à demi ankylosé),essuya ses yeux larmoyants. Debout près de Buck étendu, sondéfenseur, furieux, essayait vainement de parler.

– Si vous touchez encore à ce chien, jevous tue ! parvint-il à dire enfin, d’une voix étranglée.

– Il est à moi, répliqua Hal, essuyant lesang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il faut qu’il nousmène à Dawson ou qu’il dise pourquoi !… Arrière, ou je vousfais votre affaire !…

Voyant que Thornton ne faisait pas mine dereculer, Hal saisi son couteau de chasse. À cette vue, Mercédèspoussa des cris perçants et se prépara, en tombant dans les bras deson frère, à donner le spectacle d’une attaque de nerfs en règle.Mais Thornton, d’un coup sec, fit sauter l’arme, et la ramassant,se mit délibérément à couper les traits de Buck avec la lame bienaffilée.

Hal, embarrassé de sa sœur et n’ayant plus deforce pour résister, jugeant d’ailleurs que Buck était trop près desa fin pour lui être encore de quelque utilité, renonça à fairevaloir ses droits sur le chien, et le laissant étendu à la mêmeplace, s’éloigna avec ses compagnons. Quelques minutes plus tard,ils quittaient la berge pour s’engager sur la rivière, Pike entête, Sol-leck aux brancards, Joe et Teek entre eux ; Mercédèsétait sur le traîneau, Hal à la barre, et Charles suivaitpéniblement derrière.

Tandis que Buck, qui avait relevé la tête enentendant partir ses camarades, les suivait du regard, Thorntons’agenouillait près de lui, et de sa main rude, plus douce en cemoment que celle d’une mère, il chercha si la bête avait quelque oscassé.

Il ne put découvrir que des contusionsnombreuses, plus un pitoyable état de maigreur et de faiblesse.

Pendant ce temps, le traîneau avançaitlentement sur la glace ; il avait fait un quart de milelorsque l’homme et le chien qui le suivaient des yeux virent tout àcoup l’arrière s’enfoncer comme dans une ornière profonde, et labarre, que Hal tenait toujours, se projeter dans les airs.

Le cri de Mercédès parvint jusqu’à eux,Charles bondit pour revenir en arrière ; mais une énormesection de glace s’enfonça ; bêtes et gens disparurent avecl’attelage dans un trou béant et profond : la glace s’étaitrompue sous leur poids.

John Thornton et Buck seregardèrent :

– Pauvre diable ! dit Thornton.

Et Buck lui lécha la main.

Chapitre 5AMITIÉ

Au mois de décembre précédent, John Thornton,ayant eu les pieds gelés, s’était vu forcé de demeurer au camp,attendant sa guérison, tandis que ses camarades remontaient lefleuve afin de construire un radeau chargé de bois à destination deDawson. Il boitait encore un peu, mais le temps chaud fitdisparaître cette légère infirmité ; tandis que Buck,mollement étendu au soleil, retrouvait par degrés sa force perdueen écoutant l’eau couler, les oiseaux jaser et tous les bruitsharmonieux du printemps, accompagnés du murmure profond de la forêtséculaire qui bornait l’horizon au loin.

Un peu de repos est chose légitime après unvoyage de trois mille lieues, et il faut confesser que notre chiens’adonna pleinement aux douceurs de la paresse pendant ce temps deconvalescence. D’ailleurs, autour de lui, chacun en faisait autant.John Thornton flânait, Skeet et Nig flânaient – en attendant quesonnât l’heure de donner un coup de collier.

Skeet était une petite chienne setterirlandaise qui, dès le début, avait marqué beaucoup d’amitié àBuck, trop malade alors pour se formaliser de la familiarité de sesavances. Elle avait ce goût de soigner, propre à certains chiens ettout de suite, comme une mère chatte lèche ses petits, elle se mità lécher et à panser assidûment les plaies du pauvre Buck. Tous lesmatins, aussitôt qu’il avait déjeuné, elle se mettait à sa tâched’infirmière, et tel fut le succès de ses soins, que Buck en vintrapidement à les priser autant que ceux de Thornton lui-même.

Nig, également amical, quoique plus réservé,était un grand chien noir, moitié limier, moitié braque, avec desyeux rieurs et la plus heureuse humeur qui se pût voir.

Ces animaux, qui semblaient participer enquelque sorte de la bonté d’âme de leur maître, ne montrèrentaucune jalousie du nouveau venu – ce qui surprit Buckconsidérablement. Aussitôt qu’il fut en état de se mouvoir, ils lecaressèrent, l’entraînèrent dans toutes sortes de jeux, lui firentenfin mine si hospitalière, qu’il eût fallu être bien ingrat pourne pas se sentir touché d’un si généreux accueil ; et Buck,qui n’était point une nature basse, leur rendit large mesured’amitié et de bons procédés.

Cette heureuse période de paix fut pour luicomme une renaissance, l’entrée dans une autre vie. Mais la bonnecamaraderie, les jeux, la fraîche brise printanière, le sentimentdélicieux de la convalescence, tout cela n’était rien auprès dusentiment nouveau qui le dominait. Pour la première fois, un amourvrai, profond, passionné s’épanouissait en lui.

Là-bas, dans le « home » luxueux deSanta-Clara, Buck avait certes donné et reçu des témoignagesd’affection. Qu’il accompagnât solennellement le juge Miller en sespromenades, qu’il s’exerçât avec ses fils à la course ou à lachasse, ou qu’il veillât jalousement sur les tout petits, ils’était fait partout, entre eux et lui, un échange d’estime solideet d’excellents procédés.

Mais qu’il y avait loin de ces sentimentspaisibles à la passion qui l’animait aujourd’hui ! L’amourflambait en lui, ardent et fiévreux, l’amour profond, puissant,exclusif, cet admirable attachement du chien pour l’homme, qui aété tant de fois célébré et que jamais on n’admirera assez.

Non seulement John Thornton lui avait sauvé lavie – c’était peu de chose en regard du bienfait quotidien qu’ilrecevait de lui – mais cet homme comprenait l’âme canine, iltraitait ses chiens comme s’ils eussent été ses propres enfants,leur donnait une portion de son cœur. Jamais il n’oubliait de lessaluer du bonjour amical ou du mot affectueux qu’ils prisent sifort. Il jouait, s’entretenait avec eux comme avec des égaux ;et Buck, tout spécialement, sentait le prix d’une pareille faveur.Thornton avait une manière de lui prendre les joues à deux mains etde lui secouer la tête rudement, en faisant pleuvoir sur lui (parmanière de flatterie) une avalanche d’épithètes injurieuses, quiplongeait le bon chien dans un délire de joie et d’orgueil. Au sonde ces jurons affectueux, au milieu de ce rude embrassement, Bucknageait en plein bonheur. Et lorsque revenu de son extase, ilbondissait autour du maître adoré, l’œil éloquent, les lèvresrieuses, la gorge vibrante de sons inarticulés, mais si expressifs,John Thornton, pénétré d’admiration, murmurait la phrase cent foisredite :

– Il ne lui manque que laparole !

Parfois – l’amour l’emportant au-delà desbornes – Buck happait la main de son maître, la serraitpassionnément entre ses dents. De cet étau formidable, la mainsortait bien un peu meurtrie ; mais de même que Buckinterprétait les jurons de Thornton comme paroles flatteuses,Thornton savait bien que cette morsure était une caresse, et nes’en fâchait pas.

D’ailleurs, ces manifestations plutôt gênantesétaient rares ; quoique le molosse se sentît devenir presquefou de bonheur quand son maître lui parlait ou le touchait, unedignité innée lui interdisait de rechercher trop fréquemment cesfaveurs.

À l’encontre de Skeet, qui sans cérémoniefourrait son petit nez sous la main du maître, et la poussaitjusqu’à ce qu’elle eût obtenu de vive force une caresse, ou de Nig,qui se permettait de poser sa grosse tête sur ses genoux, Bucksavait adorer à distance.

S’il voyait Thornton occupé, son bonheur étaitde se tenir à ses pieds, le regard levé vers lui, immobile,attentif, scrutant son visage, suivant avec une intense fixité lemoindre changement d’expression, la plus petite variation de laphysionomie aimée. Et souvent, tel était le pouvoir magnétique dece regard fidèle qu’il attirait l’autre regard, le forçait à sedétourner du travail commencé. Et les yeux de l’homme communiaientfraternellement avec ceux du noble animal.

Pendant un temps assez long, Buck ne put serésoudre à perdre de vue son dieu un seul instant. Les changementsde maîtres qu’il avait subis au cours de la dernière année avaientengendré chez lui la crainte assez justifiée de voir se renouvelerces douloureuses séparations, et il vivait dans la terreur queThornton disparût de sa vie comme en avaient disparu Perrault etFrançois. Hanté de cette appréhension, il le suivait constamment del’œil, tendait l’oreille avec anxiété s’il venait à s’écarter, etparfois, la nuit, se glissait jusqu’au bord de la tente pourécouter sa respiration. Ses craintes ne s’apaisèrent quegraduellement.

Mais en dépit de cette noble passion, quisemblait attester chez Buck un retour aux influencescivilisatrices, le fauve réveillé au contact de son entouragebarbare grandissait au fond de lui, la bête féroce devenaitprépondérante.

En voyant au foyer de Thornton un chienmajestueux, à la vaste poitrine, à la tête superbe, à la fourruresplendide, à l’œil calme et puissant, dernière et admirableexpression d’une immense lignée d’ascendants lentement affinés, quise serait douté que sous cette enveloppe élégante revivait lechien-loup de jadis ? Et pourtant il en était ainsi. Une àune, les empreintes superficielles de la civilisation s’effaçaientde son être, et l’animal primitif s’affirmait énergiquement. Laruse, le vol, la violence étaient devenus ses armes habituelles. Lapersonne de Thornton lui était sacrée, cela va sans dire, et Skeetet Nig étant la chose du maître bénéficiaient de cette exception.Mais eux mis à part, tout être vivant qui le rencontrait devait serésigner à livrer combat, et satisfaire ainsi à la loi inexorablede la lutte pour la vie. Une fois affranchi de la terreur de perdreson maître, il se mit à errer au hasard en de longuescourses ; et dès lors, son existence devint une batailleininterrompue.

Tous les jours, il revenait chargé deblessures ; aucun ennemi ne lui paraissait tropredoutable ; ni la taille ni le nombre ne l’arrêtaient. Et ilse montrait sans merci comme sans peur ; il fallait tuer ouêtre tué, manger ou être mangé : c’était la loi primitive, età cet ordre sorti des entrailles du temps, Buck obéissait.

D’autres voix lui parlaient encore. Desprofondeurs de la forêt, il entendait résonner tous les jours plusdistinctement un appel mystérieux, insistant, formel ; sipressant que parfois, incapable d’y résister, il avait pris sacourse, gagné la lisière du bois. Mais là où finissaient lesvestiges de vie, près de fouler la terre vierge, un sentiment pluspuissant encore que cet appel, l’amour pour son maître, arrêtait sacourse impétueuse, le forçait à retourner sur ses pas, à venirreprendre sa place parmi les humains.

Hans et Peter, les deux associés de Thornton,étaient enfin revenus avec leur radeau et vivaient aujourd’hui enbons termes avec Buck. Mais l’entrée en matière n’avait pas étéchose facile. Le chien s’était d’abord jalousement refusé à leurlaisser prendre place au foyer ; et lorsque les patientesexplications du maître lui eurent fait comprendre qu’ils étaient dela famille, il les toléra, daigna accepter leurs avances, mais sansleur accorder jamais la moindre parcelle de l’affection profondequ’il avait vouée à Thornton. Seul, Thornton obtenait de luiobéissance, et il n’était pas de limite à ce qu’il pouvait exigerde lui.

Un jour de halte, ayant abandonné le camp (onremontait aux sources de la Tanana), les trois chercheurs d’orétaient arrêtés sur la crête d’une falaise abrupte qui surplombe lefleuve d’une hauteur de trois cents pieds ; Buck reposaitcomme d’habitude aux côtés de son maître, guettant son regard,attendant un ordre, un signe, image éloquente de la fidélitécanine. Les yeux de l’homme tombèrent sur lui tendrement, puissoudain une idée bizarre, comme un besoin de vantardise, un désird’étonner ses camarades, de leur montrer toute l’étendue de sonpouvoir, s’empara de l’âme habituellement placide et réservée deThornton.

– Vous allez voir !… Saute,Buck ! fit-il étendant le bras sur le gouffre béant.

À peine avait-il parlé que sans unehésitation, sans un retard, le chien prit son élan vers l’abîme,tandis que l’homme, mesurant en un clin d’œil sa folie, se jetait àson secours au risque de périr mille fois, et que les deuxcamarades, se précipitant à leur tour, avaient fort à faire pourles arracher tous deux à la mort.

– Il ne faudrait pas recommencer cetteplaisanterie tous les jours, remarqua Hans le silencieux lorsquetous eurent repris haleine.

– Non, dit laconiquement Thornton,partagé entre la honte d’avoir cédé à un mouvement de si cruellevanité et l’orgueil bien légitime que lui inspirait l’attitude deson chien.

– Je ne voudrais pas être dans lessouliers de l’homme qui vous attaquerait, lui présent, ajoutaPeter, après un temps ; on ne risque rien de parier quecelui-là passerait un mauvais quart d’heure.

Les pronostics de Peter ne tardèrent pas à seréaliser.

Avant la fin de l’année, les trois compagnons,étant arrêtés à Circle-City, se trouvaient dans un bar avec nombred’autres chercheurs d’or. Buck, accroupi dans un coin, la tête surses pattes, surveillait comme toujours chaque mouvement de sonmaître.

Soudain, une querelle éclate. C’est un certainBurton le Noir, bravache et mauvais diable, qui cherche noise sansraison à un consommateur inoffensif. Thornton, homme juste etsensé, essaye de calmer le braillard ; mais celui-ci, irritépar cette intervention, tourne sur lui sa colère, ettraîtreusement, sans crier gare, lui décoche un coup de poing quil’oblige à se cramponner à la barre du buffet pour ne pastomber.

Du fond de la salle, un véritable hurlement deloup se fait entendre ; et à travers l’atmosphère enfumée ondistingue comme un énorme projectile qui passe par-dessus toutesles têtes. C’est Buck qui, d’un bond prodigieux, a franchil’espace, est tombé sur l’agresseur, le crin hérissé, l’œilsanglant, la gueule ouverte, prêt à dévorer. Le brutal n’eut que letemps d’enfoncer le poing dans cette gueule pour sauver sa face.Mais Buck, lâchant aussitôt le bras, se jette sur l’homme de toutson poids, le renverse et, avant que la foule précipitée ait pul’en empêcher, lui ouvre la gorge d’un maître coup de dent.

On réussit enfin à l’écarter, à lui arrachersa proie – la voix seule de Thornton peut d’ailleurs obtenir cemiracle ; mais tandis qu’un médecin examine le blessé, unremous de colère fait onduler toute sa peau, et le grondementcontinu qui résonne dans sa vaste poitrine dit assez qu’il brûled’achever sa victime.

Un « conseil » de mineurs réunisur-le-champ jugea gravement l’affaire. On reconnut unanimement quel’attaque était plus que motivée ; Buck fut acquitté et sonnom devint fameux dans tous les camps de l’Alaska. Il ne se passaitguère de jour où il ne fit preuve de force, de courage ou dedévouement.

Vers la fin de l’année, les compagnons, ayantdepuis longtemps quitté Circle-City, se trouvèrent dans une passedifficile. Il s’agissait de faire franchir à leur bateau une sériede rapides extrêmement violents. Hans et Peter, placés sur laberge, tiraient le canot au moyen d’une corde qu’ils enroulaientd’arbre en arbre pour ne pas être emportés par la force du courant,tandis que Thornton, resté dans l’embarcation, la dirigeait àl’aide d’une perche au milieu des récifs. Buck, anxieux etattentif, se tenait sur le bord, ne quittant pas son maître del’œil, avançant pas à pas en même temps que lui.

Tout marcha bien pour un temps ; puis ilfallut relâcher la corde afin de permettre au canot de franchir uneligne de rochers pointus qui se hérissaient à la surface del’eau ; la manœuvre réussit ; mais quand vint la minutede resserrer la corde, le mouvement fut mal calculé ;l’embarcation se retourna brusquement la quille en l’air etThornton se trouva violemment projeté au-dehors, entraîné avec uneviolence inouïe vers la partie la plus dangereuse des rapides.

Sa chute ne fit qu’une avec celle de Buck.Plongeant hardiment au milieu des eaux tumultueuses, effrayantescomme une chaudière en ébullition, il nage droit à son maître qu’ilvoit lutter là-bas, parvient à le rejoindre à trois cents mètresenviron de la place où il est tombé.

Sentant que Thornton l’avait saisi par laqueue, le brave chien vire de bord immédiatement et se dirige versla berge, mais, hélas ! en dépit d’efforts géants, désespérés,il demeure vaincu ; la force aveugle du courant est pluspuissante que son courage et que son dévouement.

Un peu plus bas, l’eau se déchirait en écumesur les pierres aiguës comme les dents d’une énorme scie, et safureur était effroyable avant ce dernier élan. Presque épuisé parla lutte démesurée, Thornton réussit à saisir des deux mains une deces roches pointues, à s’y cramponner ; puis, d’une voixdéfaillante, il ordonna à Buck d’aller retrouver Hans et Peter.L’intelligent animal comprit ; levant un peu sa belle têtehors de l’eau comme pour puiser des forces dans le regard de sonmaître, il se mit à nager vigoureusement et, délesté cette foisd’un poids écrasant, il parvint enfin à la berge. Les deux hommes,eux aussi, avaient compris la pensée de Thornton, et, sans perdreune minute, ils passèrent une corde autour du cou et des épaules deBuck, ayant soin toutefois de lui laisser la liberté de sesmouvements, puis ils le lancèrent à l’eau.

Intrépide, le chien affronte une seconde foisle courant ; il nage avec vigueur, dévore la distance, maisvoilà que, dans sa hâte fiévreuse, il manque le but, passe un peutrop loin du maître, le dépasse malgré lui, et, essayantpéniblement de revenir en arrière, se trouve entraîné, ballotté,englouti par les eaux furieuses, disparaît de la surface. AussitôtHans et Peter tirent sur la corde, le retirent à demi noyé sur laberge, se jettent sur lui, le pressent de toutes leurs forces pourramener la respiration et lui faire rendre l’eau avalée. Il serelève en chancelant, retombe foudroyé sur le sol, et les deuxhommes pensent le voir expirer au moment même où la voix deThornton leur parvient de loin, lasse et indistincte, en un suprêmeappel.

Mais cette voix si faible semble posséder lepouvoir de se faire entendre jusqu’au-delà du royaume des vivants.Du fond de son évanouissement, Buck en a reçu le choc ; il serelève comme galvanisé, et d’un bond revient au point de départ,guéri, dispos, montrant par une mimique éloquente l’ardent désir departir vite, sans perdre une seconde.

La corde est de nouveau enroulée autour de soncorps, et, rendu prudent par la précédente méprise, il sait cettefois dominer son impatience, modérer son ardeur, viser son but etle toucher. Il coupe d’abord le courant en travers, et arrivéau-dessus de Thornton, se laisse tomber adroitement. Thornton levoit arriver sur lui comme la foudre et le saisit par le cou. Tousdeux sont entraînés, roulés, submergés dix fois ; finalementla corde a le dessus : étranglés, meurtris, mais vivants, ilssont ramenés sur la berge.

Lorsque les rudes soins de ses camaradesrappelèrent l’homme à la vie, son premier regard fut pour la bêtedont le corps inerte inspirait déjà à Nig le lamentable hurlementde mort, tandis que Skeet, plus avisée, léchait avec ardeur lemuseau mouillé et les yeux fermés du pauvre Buck.

Au mépris de ses plaies, de ses meurtrissureset de l’immense fatigue qui l’accablait, Thornton se mitimmédiatement à masser, à frictionner et à panser son héroïque ami.On lui trouva trois côtes brisées, ce qui détermina les mineurs àcamper en cet endroit jusqu’à son complet rétablissement.

Il accomplit ce même hiver un autre exploit,moins héroïque peut-être, mais extrêmement profitable au point devue pécuniaire, et qui vint fort à propos permettre à nos mineursde s’outiller convenablement et de pousser une pointe vers certainerégion de l’Est, encore non exploitée, qu’ils avaient en vue.

Un jour, à l’Eldorado Saloon lieu deréunion bien connu des chercheurs d’or de l’Alaska, les hommesbuvant et fumant vantaient les mérites de leurs chiensrespectifs.

– Le mien est capable de traîner à luiseul un poids de six cents livres, disait l’un, ne mentant que demoitié.

– Et le mien en tirerait bien sept cents,dit Matthewson, un des nababs de l’endroit.

– Sept cents ? fit Thornton. Buck entraînerait mille !

– Oui-da ? ricana le nabab jaloux.Il est si fort que ça ? Et sans doute il serait capable defaire démarrer mon traîneau qui est là fixé dans la neige,peut-être même de le tirer à lui seul sur un parcours de centmètres ?

– Tout à fait capable, répétatranquillement Thornton.

– Eh bien, dit Matthewson, en articulanttrès haut sa proposition, afin que chacun pût l’entendre, je pariemille dollars qu’il ne le fait pas ; et les voilà !

Il déposait en même temps sur le bar un sac depoudre d’or roulé et gonflé comme une saucisse.

Il y eut un silence. Thornton se sentitrougir : sa langue l’avait trahi.

Très sincèrement, il estimait que son chienétait de force à traîner un poids semblable, mais il n’avait jamaismis sa vigueur à pareille épreuve. De plus, les trois associésétaient loin de posséder la somme engagée. Il fallait pourtant sedécider ; on attendait sa réponse.

– Mon traîneau est à la porte avec vingtsacs de farine de cinquante livres chacun, dit Matthewson avec unrire brutal. Ne vous gênez donc pas !

Thornton gardait un silence préoccupé,cherchant une excuse, quand ses yeux errants s’arrêtèrent sur levisage d’un vieux camarade, Jim O’Brien, un autre roi de l’or de larégion. Cette vue lui rendit tout son sang-froid, et, se dirigeantvers lui :

– Pouvez-vous me prêter milledollars ? lui demanda-t-il.

– Sûr, répondit O’Brien en déposant prèsdu sac de Matthewson un autre sac non moins rebondi. Mais je crainsbien, John, que la bête ne réussisse pas.

En un clin d’œil, les occupants del’Eldorado se répandirent dans la rue pour assister àl’épreuve ; les tables furent désertées, joueurs et croupierssortaient en masse pour voir le résultat de la gageure et pariereux-mêmes. Quantité d’hommes couverts de fourrures entourèrent letraîneau, chargé de ses mille livres de farine, qui stationnaitdepuis deux heures devant la porte, avec un froid de soixantedegrés au-dessous de zéro.

Les patins avaient gelé sur la neigedurcie ; on pariait deux contre un que Buck ne l’ébranleraitpas. Une contestation s’éleva sur le mot« démarrer » ; O’Brien prétendait que c’était ledroit de Thornton de dégeler d’abord les patins, laissant Bucktirer ensuite ; Matthewson affirmait avoir compris dans sonpari le brisement de la glace sous les patins gelés. La majoritédes hommes présents lui ayant donné raison, les paris contre Buckmontèrent de un à trois, personne ne le croyant capable d’un pareiltour de force. Thornton, en voyant le traîneau attelé de dix chiensque Buck devait remplacer tout seul, se repentait de plus en plusd’avoir parlé si vite. Matthewson triomphait.

– Trois contre un ! criait-il. Jevous donnerai un autre billet de mille à ce compte-là, Thornton.Voulez-vous ?

Mais ce défi avait réveillé en Thorntonl’esprit de combat, et il était décidé à tenter l’impossible. Ilappela Hans et Peter, dont les bourses réunies n’arrivèrent qu’àformer un total de deux cents dollars : cette sommeconstituait tout leur avoir, mais ils n’hésitèrent pas à l’engagercontre les six cents dollars de Matthewson.

Les dix chiens furent dételés, et Buck toutharnaché les remplaça au traîneau. On eût dit qu’il avait saisiquelque chose de la surexcitation générale, qu’il se sentait à laveille de tenter un grand effort pour le maître adoré. Des murmuresd’admiration s’élevèrent à la vue de ses formes superbes. Il étaitmerveilleusement « en forme » ; pas une once dechair superflue ; son poil lustré reluisait comme dusatin ; sur son cou et ses épaules, sa crinière se hérissait,ondulant à chaque mouvement ; sa large poitrine et ses fortespattes étaient proportionnées au reste du corps. Et lesconnaisseurs ayant palpé les muscles qui saillaient sous la peau enfibres serrées, et les ayant trouvés durs comme du fer, les parisredescendirent à deux contre un.

– Pardieu, monsieur, dit à Thornton unrichard de Shookum-Bench, je vous en offre huit cents dollars avantl’épreuve, huit cents tel qu’il est là.

Thornton secoua la tête et vint se placer prèsde Buck.

– Vous ne devez pas être à côté de lui,protesta Matthewson. Franc jeu, et de la place !

La foule se tut ; on n’entendait que lesvoix des parieurs offrant Buck à deux contre un ; mais lesvingt sacs de farine pesaient trop lourd pour que les assistants sedécidassent à délier les cordons de leur bourse.

Thornton s’agenouilla près de Buck, lui saisitla tête à deux mains, pressant sa joue contre la sienne, et, toutbas, il murmura :

– Fais cela pour moi, Buck, pour l’amourde moi !…

Et Buck gémit d’ardeur réprimée.

La foule les examinait curieusement ;l’affaire devenait mystérieuse, cela tenait de la sorcellerie.Quand Thornton se releva, Buck saisit avec ses dents la main de sonmaître, et la mordit légèrement : c’était une réponse muetteet un message d’amour. Thornton recula lentement.

– Maintenant, Buck ! dit-il.

Buck tendit les traits, puis les relâcha dequelques centimètres, ainsi qu’il avait appris à le faire.

– Haw !…

La voix de Thornton résonna dans le silenceintense.

Buck, obliquant vers la droite, fit unmouvement en avant, et un bond qui tendit soudain les traits, puisil arrêta net son élan. Le chargement trembla, et sous les patinson entendit un pétillement sonore.

– Gec !… commandaThornton.

Buck recommença la manœuvre à gauche. Lepétillement devint un craquement, le traîneau remua, les patinsgrincèrent et glissèrent de quelques centimètres. La glace étaitbrisée ! Les hommes retenaient leur respiration.

Alors vint le commandement final :

– Mush !

La voix de Thornton retentit comme un coup declairon. Buck fit un pas en avant, raidissant les traits, son corpstout entier tendu dans un effort désespéré ; sous la fourruresoyeuse, les muscles se tordaient et se nouaient comme des êtresvivants ; la large poitrine rasait la terre, les pattes secrispaient fiévreusement, les griffes creusaient dans la neigedurcie des rainures profondes. Le traîneau oscilla, trembla, paruts’ébranler. Une des pattes de l’animal ayant glissé, un desspectateurs jura tout haut ; puis le traîneau, par petitessecousses, fit un mouvement en avant et ne s’arrêta plus, gagnantun centimètre… deux… dix !

Sous l’impulsion donnée, la lourde masses’équilibrait, avançait visiblement. Les hommes, haletantsd’émotion, se reprenaient à respirer ; Thornton couraitderrière le traîneau, encourageant Buck par de petits motsbrefs.

La distance à parcourir avait étésoigneusement mesurée, et quand le bel animal approcha de la pilede bois qui marquait le but, une acclamation se fit entendre qui sechangea en clameur, lorsque, ayant dépassé les bûches, il s’arrêtanet au commandement de son maître. Les hommes enthousiasmés, ycompris Matthewson, jetaient en l’air chapeaux et gantsfourrés.

Agenouillé près de Buck, Thornton, rayonnant,avait pris à deux mains la tête du molosse, et, la secouantrudement, lui administrait la suprême récompense, accompagnée d’unevolée de ses meilleurs jurons.

– Monsieur, bégayait le nabab deShookum-Bench, je vous en donne mille dollars, monsieur,entendez-vous ? Mille dollars… douze cents !

Thornton se releva ; ses yeux étaientmouillés de larmes qu’il ne songeait pas à cacher.

– Non, monsieur, non, répondit-il au roide Shookum-Bench. Allez au diable, monsieur ; c’est tout ceque j’ai à vous répondre.

Buck ayant saisi entre ses dents la main deThornton penché sur lui, la pressait avec tendresse ; et lesspectateurs, discrets, se retirèrent pour ne pas troubler letête-à-tête des deux amis.

Chapitre 6L’APPEL RÉSONNE

John Thornton ayant, grâce à Buck, gagné sixcents dollars en cinq minutes, se trouva en mesure de payercertaines dettes gênantes, et de réaliser un projet depuislongtemps caressé avec ses camarades. Il s’agissait d’un voyagedans l’Est, à la recherche d’une mine fabuleuse dont le souvenirremontait aux origines mêmes de l’histoire du pays.

Bien des aventuriers étaient partis à sarecherche ; peu étaient revenus ; des milliers avaientdisparu sans laisser de trace. L’histoire de cette mine eut étéféconde en tragédies mystérieuses. On ignorait le nom du premierqui l’avait découverte. Rien de précis ne se racontait, à vraidire ; mais on prétendait que l’emplacement en était marquépar une cabane en ruine.

Ceux qui revenaient épuisés et mourantsl’avaient décrite, montrant à l’appui de leurs dires des pépitesd’or d’une grosseur surprenante telle que les autres n’en avaientjamais vu.

Personne ne s’attribuant la possession de cestrésors, que les morts ne réclameraient plus, John Thornton, Hanset Peter, accompagnés de Buck et d’une demi-douzaine d’autreschiens, se dirigèrent vers l’est, cherchant sur une piste inconnuedes richesses peut-être chimériques.

Ayant remonté en traîneau, pendantsoixante-dix miles, le Yukon glacé, ils tournèrent dans la rivièreStewart, passèrent le Mayo et le Mac-Question, et continuant leurroute jusqu’à la source du Stewart, ils gravirent des pics quisemblaient l’épine dorsale même du continent.

John Thornton, au cours de ses expéditions,comptait peu sur l’homme, mais beaucoup sur la nature, et neredoutait aucune solitude. Avec une poignée de sel et un rifle, ilpouvait s’enfoncer dans les pays les plus sauvages, et se tirerd’affaire aussi facilement qu’il lui plaisait. N’étant jamaispressé par le temps, il chassait sa nourriture, à l’instar desIndiens, tout en marchant ; si le gibier manquait, ilpoursuivait son chemin sans se troubler, sûr d’en retrouver tôt outard. L’ordinaire, pendant ces longs voyages, devant être la viandefraîche, les munitions et les outils constituaient la principalecharge du traîneau.

Ce fut, pour Buck, un temps de liesse et dejoie perpétuelle que cette vie de chasse, de pêche, de vagabondageinfini dans des pays inconnus.

Pendant des semaines entières, on marchait dumatin au soir ; pendant d’autres, au contraire, on semblaitvouloir prendre racine en quelque lieu solitaire, on dressait lecamp ; les chiens flânaient, et les hommes, pratiquant destrous dans la terre ou le gravier gelé, lavaient près du feu degrandes écuelles de boue dorée. Tantôt on avait faim, tantôt onfaisait bonne chère, suivant les hasards de la chasse et lescaprices du gibier.

L’été arriva ; alors hommes et chienstraversèrent en radeau les lacs bleus des montagnes, remontèrent oudescendirent des rivières inconnues, sur de frêles barques tailléesdans les arbres des forêts environnantes. Les mois passaient,tandis qu’ils erraient ainsi dans la vaste étendue dont nulle mainn’avait tracé la carte pour les guider, mais que des pas humainsavaient foulée jadis, si la tradition disait vrai.

Ils subirent de violents orages, tourmentes deneige en plein été, vents cinglants, éclairs aveuglants ;souvent ils virent tomber la foudre à leurs côtés ; ilsfrissonnèrent au soleil de minuit sur les hautes cimes, à la limitedes neiges éternelles ; redescendirent dans les chaudesvallées infestées de moustiques ; cueillirent à l’ombre desglaciers des fruits comparables aux plus beaux de ceux qu’on goûtedans le Sud.

Vers la fin de l’année, les voyageurspénétrèrent dans une région triste et fantastique, coupée de lacs,où le gibier d’eau avait vécu, mais dont le silence n’était plustroublé que par le souffle glacé du vent et le brisementmélancolique des vagues sur des grèves solitaires.

Pendant tout un hiver encore, les explorateurssuivirent les traces à demi effacées de ceux qui les avaientprécédés. Ce fut d’abord une voie pratiquée dans la forêt, et quisemblait devoir aboutir à la cabane perdue ; mais cette route,sans commencement et sans but, demeura mystérieuse comme ladestinée et la pensée de celui qui l’avait tracée.

Une autre fois, ils découvrirent une hutte dechasseur, et parmi des lambeaux de couvertures pourries, Thorntondénicha un fusil à pierre datant des premières années de laCompagnie de la baie d’Hudson. Aucune autre trace de l’hommeinconnu qui avait bâti cet abri et respiré en ce lieu à cetteépoque lointaine.

Le retour du printemps mit un terme à cesvagabondages, car les aventuriers découvrirent non point, il estvrai, la cabane perdue, mais, dans le creux d’une large vallée, unplacer profond, dont l’or reluisait comme du beurre jaune au fonddes tamis à laver.

Ils ne cherchèrent pas plus loin, car chaquejour de travail leur rapportait des milliers de dollars en poudreou en pépites. On fabriqua des sacs en peau d’élan, dans lesquelscet or fut renfermé par tas de cinquante livres.

Les jours passaient rapidement à ce travailformidable. Les chiens n’avaient rien à faire que de rapporter aucamp de temps à autre le gibier tué par Thornton, et en cettepériode, Buck passa de longues heures à rêver au coin du feu à ceschoses primitives dont il avait la confuse nostalgie.

Alors, aux visions troubles des époqueslointaines, venait se joindre l’appel qui résonnait au fond de laforêt, éveillant en lui une foule de désirs indéfinissables etd’étranges sensations. Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté,il partait en quête, cherchant obscurément à découvrir l’origine del’écho qui résonnait en lui. Errant dans la forêt, il humait avecivresse la senteur de la mousse fraîche et des herbes longuescouvrant le sol noir, parmi l’humus séculaire ; et ces odeurssalubres le remplissaient d’une joie mystérieuse déjà ressentie,lui semblait-il.

Alors le souvenir de l’Homme aux longs bras,couvert de poils, qu’il suivait jadis, lui revenait plus vif ;il s’attendait presque à le trouver, au détour du sentier marquédans les taillis par le passage fréquent des bêtes sauvages, et ilquêtait plus ardemment-Parfois, il demeurait des journées entièresblotti derrière un tronc d’arbre, guettant patiemment, avec uneinlassable curiosité, tout ce qui bougeait autour de lui, lemouvement des multiples petites vies abritées par les grandsarbres, insectes ou bestioles au poil fauve.

Puis il rentrait au camp et s’étendait denouveau près du feu pour rêver.

Mais soudain, il levait la tête, dressait lesoreilles, écoutait, plein d’attention. Obéissant à l’appel entendude lui seul, il bondissait sur ses pieds et filait droit devantsoi, pendant des heures, sous les voûtes fraîches de la forêt, aufond du lit desséché des torrents, dans les grands espacesdécouverts et fleuris. Mais, par-dessus tout, il se plaisait àcourir ainsi dans la pénombre odorante des nuits d’été, alors quela forêt murmure dans son sommeil, et que ce qu’elle dit est claircomme une parole articulée. À cette heure, plus profond, plusmystérieux, plus proche aussi, résonnait l’Appel – la Voix quiincessamment l’attirait, du fond même de la nature.

Une nuit, il fut réveillé tout à coup ensursaut : alerte, les yeux brillants, les narinesfrémissantes, le poil hérissé en vagues… L’Appel se faisaitentendre, et tout près cette fois. Jamais il ne l’avait distinguési clair et si net. Cela ressemblait au long hurlement du chienindigène.

Et, dans ce cri familier, il reconnut cetteVoix, entendue jadis, qu’il cherchait depuis des semaines, et desmois…

Traversant, rapide et silencieux comme uneombre, le camp endormi, il s’élança sous bois. Mais comme il serapprochait de l’Être qui l’appelait, il ralentit par degrés sonallure et s’avança, prudent et rusé.

Et tout à coup, au cœur d’une clairière, ilvit, assis sur ses hanches et hurlant à la lune, un loup de forêt,long, gris et maigre.

Bien que le chien n’eût fait aucun bruit, labête l’éventa et cessa soudain son chant. Buck s’avança, la queuedroite, les oreilles hautes, prêt à bondir. Pourtant tout dans sonallure marquait, en même temps que la menace, le désir de faireamitié. Mais le fauve, sourd à ces avances, prit soudain lafuite.

Buck le suivit à grands bonds, plein d’undésir fou de l’atteindre. Longtemps ils coururent, presque côte àcôte. Enfin, le loup s’engagea dans le lit desséché d’un torrentbarré par un fouillis inextricable de branchages et de bois mort.Alors la bête sauvage, se trouvant acculée, fit volte-face par unmouvement familier à Joe et aux chiens indigènes aux abois ;et, grinçant des dents, claquant avec bruit des mâchoires, elleattendit.

Buck, au lieu de l’attaquer, tournait autourdu loup avec un petit murmure amical, remuant la queue et riant àbelles dents. Mais le loup se méfiait, car sa tête arrivait à peineà l’épaule du chien, et il avait peur. Et tout à coup, d’unmouvement souple et furtif, il s’échappa et reprit sa course.

La poursuite recommença. Encore une fois, leloup faillit être pris, pour de nouveau s’échapper et recommencer àfuir. La bête était en mauvaise condition, sans quoi Buck n’auraitpu l’égaler à la course ; ils couraient presque côte à côte,jusqu’au moment où le loup s’arrêtait, montrait les dents etrecommençait à fuir de plus belle.

Enfin, reconnaissant que Buck ne lui voulaitpas de mal, la bête s’arrêta et laissa le chien lui flairer lemuseau. Sur quoi ils devinrent amis et se mirent à jouer ensemble,de cette façon nerveuse et timide qui semble démentir la férocitédes bêtes sauvages.

Quelques instants plus tard, le loup se remiten marche, d’une allure aisée, indiquant un but définitif. Il fitcomprendre à Buck qu’il devait l’accompagner, et, côte à côte, ilsse mirent à courir dans la pénombre. Ils suivirent le lit dutorrent à travers la gorge aride qui lui donnait naissance, et surle versant opposé de la cascade, ils atteignirent une contrée deplaines et de forêts étendues, que traversaient de nombreuxruisseaux. Ils galopèrent des heures entières à travers cesespaces, tandis que le soleil s’élevait sur l’horizon.

Buck était infiniment joyeux : il sesentait répondre à l’Appel ; les souvenirs anciens luirevenaient en foule sur cette terre vierge et sous ces cieuximmenses, tandis qu’il courait aux côtés de son frère le fauve.

Mais les deux coureurs s’étant arrêtés pourboire à un clair ruisseau, l’onde froide dissipa cetteivresse ; le souvenir de John Thornton étreignit soudain lecœur de Buck. Il s’assit brusquement.

Le loup continua sa route, puis revint à lui,le poussant avec son nez, l’encourageant à le suivre.

Mais Buck retournait lentement sur ses pas, etpendant une heure, son frère sauvage l’accompagna, gémissantdoucement. Puis il s’assit à son tour, et, pointant le museau enl’air, poussa un long hurlement. Tandis que le chien poursuivait saroute, cette plainte lugubre continua de déchirer l’air, résonnantlongtemps encore dans le lointain. Elle s’éteignit enfin…

Thornton achevait de dîner lorsque Buck tombadans le camp comme une bombe, sautant sur son maître, lui léchantla figure et les mains, criant de joie, renversant tout sur sonpassage, dans sa folle expansion de tendresse ; jamaisThornton ne l’avait vu si exubérant…

Pendant deux jours et deux nuits, Buck restaau camp, semblant garder son maître à vue ; puis l’inquiétudele reprit ; de nouveau il fut hanté par le souvenir de cettecourse à deux à travers un pays souriant et sauvage…

Il se remit à courir les bois, mais sanspouvoir retrouver son farouche compagnon ; la plainte lugubrene se faisait plus entendre.

Son orgueilleuse confiance en soi éclataitdans tous les mouvements du chien et communiquait à son êtrephysique une sorte de plénitude gracieuse et terrible.

Il eût semblé un loup gigantesque, sans lestaches fauves de son museau et de ses yeux, et l’étoile blanche quimarquait son front et sa large poitrine. Par l’astuce, il tenait duloup ; par la force et le courage, de son père le chiengéant ; par la beauté et l’intelligence, de sa mère la finecolley ; ces qualités, jointes à une expérience acquise à laplus dure des écoles faisaient de lui une créature superbe etredoutable entre toutes.

– Jamais on ne vit chien pareil !répétait Thornton avec une juste fierté, en le regardant marcherdans le camp, orgueilleux et fort, roi de tout ce quil’entourait.

Nul ne soupçonnait la transformation quis’opérait en lui aussitôt qu’il pénétrait dans la solitude de laforêt. Il ne marchait plus alors ; il devenait un animalsauvage, silencieux et léger, ombre à peine entrevue glissant parmid’autres ombres. Il savait tirer parti du moindre abri, se traînersur le ventre comme un serpent, et comme lui bondir et frapper. Ilpouvait saisir la perdrix sur son nid, surprendre le lapin à songîte, et attraper au vol les petits écureuils agiles. Toutefois ilne tuait pas par plaisir, mais seulement pour vivre et se nourrirdu produit de sa chasse.

Comme l’hiver approchait, les élansdescendaient en grand nombre pour venir passer la saison rigoureusedans les vallées basses et mieux abritées. Buck avait déjà réussi àprendre un jeune d’assez forte taille ; mais il aspirait às’emparer d’une proie plus digne de lui ; cette chance luiéchut enfin dans un défilé solitaire.

Une vingtaine de ces animaux, conduits par unvieux chef, descendaient à petites journées de la région des boiset des sources. Le chef était une bête d’aspect farouche, dominantle sol de six pieds, et dont la tête formidable était ornée de boisimmenses, portant au moins quatorze andouillers, et mesurant septpieds d’une pointe à l’autre. Ses petits yeux brillaient d’unelueur verte et cruelle, et il parut à Buck lui-même un adversaireredoutable.

Il mugit de fureur en apercevant lechien ; cette fureur s’augmentait sans nul doute de la douleurque lui causait une flèche dont le penne lui sortait àmi-flanc.

Guidé par l’instinct inné du chasseur – héritéde ses ancêtres qui pratiquaient déjà cette tactique aux premierstemps du monde –, Buck se mit tout d’abord en devoir de séparer saproie du reste du troupeau. Ce n’était pas là une mince besogne,car le vieux mâle était aussi méfiant et rusé que féroce. Le chiendansait en aboyant devant l’élan, l’exaspérant par ses clameurs,tout en ayant bien soin de se tenir à distance respectueuse desandouillers formidables et des terribles pieds plats qui l’eussentécrasé d’une foulée.

L’animal, furieux, fonçait sur Buck quifeignait de fuir pour l’entraîner à sa poursuite. Mais à peine levieux faisait-il mine de s’écarter du troupeau, que deux ou troisjeunes élans chargeaient le chien à leur tour, ce qui permettait auchef blessé de rejoindre le gros de la troupe.

Les bêtes sauvages savent déployer unepatience entêtée, inlassable et tenace comme leur vie même. Et Buckpossédait cette patience tout entière. Il demeurait sur les flancsdu troupeau, harcelant les femelles et les petits, enveloppant latroupe d’un cercle hostile, rendant l’animal blessé fou de rageimpuissante. Cela dura toute la journée. Au coucher du soleil, lesjeunes se montraient déjà moins ardents à venir au secours de leurchef obsédé. L’approche de l’hiver, obscurément pressenti, lesentraînait vers des pâturages mieux abrités, et leur instinct lespoussait à sacrifier une tête unique pour le salut du troupeauentier.

Quand la nuit tomba, le vieux mâle se tenaitla tête basse, regardant s’éloigner les compagnons qu’il ne pouvaitplus suivre ; les vaches qu’il avait protégées, les-veaux dontil était le père, les jeunes audacieux qu’il avait vaincus, tousdisparaissaient, d’une allure se faisant toujours plus rapide, dansla lumière expirante du soir.

Il allait terminer sa longue carrière deluttes et de victoires sous la dent d’un animal dont la têten’arrivait pas à la hauteur de ses lourds genoux. Dès cet instantBuck ne lâcha sa proie ni nuit ni jour, l’empêchant de dormir, deboire ou de brouter l’herbe et les jeunes pousses de saule et debouleau. Dans son désespoir, l’élan piquait des galops furieux etsans but ; Buck le suivait d’une allure facile, se couchantquand sa victime s’arrêtait, mais l’attaquant dès qu’elle faisaitmine de manger ou de boire.

La lourde tête s’abaissait de plus en plussous ses bois énormes, et le trot traînant se ralentissait ;pendant de longs moments, l’animal demeurait immobile, le nezbaissé vers la terre, les oreilles pendantes et molles ;l’implacable chasseur pouvait alors se reposer et boirelui-même.

Et dans ces instants de répit, quand Buckdemeurait couché, haletant, sa langue rouge allongée sur ses dentsblanches, il lui semblait pressentir un changement subtil dans lacontrée. On eût dit que des êtres nouveaux y avaient pénétré, enmême temps que les élans descendaient des hauteurs : la forêt,l’onde et l’air décelaient leur présence qu’un sens mystérieux luirévélait ; et il résolut, sa chasse terminée, d’approfondircette étrange et attirante énigme.

Le soir du quatrième jour de chasse, ilterrassa enfin le grand élan, et pendant vingt-quatre heures ildemeura près de sa proie, mangeant et dormant tour à tour. Puis,reposé, rafraîchi, et vigoureux, il reprit le chemin du camp deThornton. Il allait d’un long galop aisé qui durait des heuresentières, sans jamais se tromper, se dirigeant avec une sûretéhumiliante pour l’homme et son aiguille magnétique.

Tout en marchant, ce changement pressentis’affirmait à lui de plus en plus. Il y avait dans le pays uneprésence nouvelle ; et cette conviction ne venait plusseulement de son instinct propre ; le témoignage des autresanimaux, celui de la brise même la confirmait en lui. Plusieursfois il s’arrêta pour respirer l’air frais du matin et déchiffrerun message qui lui faisait reprendre sa course avec plus d’ardeur,car il sentait le drame tout proche – une calamité imminente, sinondéjà consommée. Aussi, après avoir traversé la dernière cascade,descendit-il vers le camp en redoublant de circonspection.

Au bout de trois miles, il rencontra une pistefraîche, menant droit au camp de John Thornton. Buck se hâtait, lepoil hérissé, les nerfs tendus, attentif à mille détails qui luiconfirmaient certains faits, sans lui en donner la conclusion.

Son odorat lui révélait le passage d’êtresvivants sur les traces desquels il courait. Le silence absolu de laforêt le frappa ; les oiseaux avaient fui et les écureuils secachaient au creux des arbres.

Tandis que Buck glissait, rapide et furtifcomme une ombre, une senteur irrésistible le prit soudain à lagorge et le détourna de sa route. Cette nouvelle piste l’amena dansun taillis où il trouva son camarade Nig, gisant sur le flanc,traversé de part en part par une flèche barbelée. Cent mètres plusloin, Buck, sans s’arrêter, vit un des chiens indigènes achetés àDawson qui se tordait dans les dernières convulsions del’agonie.

Il entendit alors s’élever du camp une sortede mélopée sauvage et monotone. Rampant à plat ventre au bord de laclairière, il découvrit le cadavre de Hans, couché sur la face, lecorps hérissé de flèches comme un porc-épic. Mais au même instant,il aperçut par les interstices des branches un spectacle qui luifit hérisser le poil et le remplit d’une rage aveugle. La présencepressentie prenait corps ; elle était visible sous la formed’une troupe de Peaux-Rouges Yeehats, dansant la danse de guerreautour de la cabane en ruine de John Thornton…

Un grondement féroce s’échappe de la poitrineconvulsée de Buck ; la passion détruit soudain les conseils dela prudence et de la ruse si chèrement acquises ; il s’élance,tombe comme un tourbillon sur les Yeehats ahuris et épouvantés.Ivre de carnage et de mort, l’animal bondit de l’un à l’autre,saute sur le chef, lui ouvre la gorge d’un coup de dent qui tranchela carotide, et sans s’attarder à l’achever, tourne sa rage sur lesecond guerrier qui subit un sort pareil. En vain les hommesveulent résister ; la bête est partout à la fois. Elle sedérobe à leurs coups et sème sur son passage la destruction et laterreur. Les sauvages veulent l’abattre à coups de flèches ;ils se blessent les uns les autres sans atteindre leur ennemi, l’und’eux essaye de transpercer de sa lance le démon agile qui bonditau milieu d’eux ; l’arme pénètre dans la poitrine d’un de sescompagnons qui s’abat avec un cri affreux.

Alors la panique s’empare des Yeehats. Ilss’enfuient terrifiés dans la forêt, proclamant à grands crisl’apparition de l’Esprit du Mal.

Buck, à la poursuite de ses ennemis, semblaitla personnification de la Vengeance infernale. Altéré de leur sang,il les terrasse dans les taillis, les déchire sans pitié ;affolés, décimés, ils se dispersent dans toutes les directions etce ne fut qu’une semaine plus tard que les survivants de la luttepurent se réunir dans une vallée écartée, pour compter leurs mortset chanter leurs louanges.

Quand Buck, las de poursuivre ses misérablesennemis, revint au camp dévasté, il trouva le corps de Peter, roulédans ses couvertures, là où la mort l’avait surpris dès la premièreattaque. L’état du sol, autour de la hutte, décelait la résistancedésespérée de Thornton.

Buck, le nez à terre, poussant des crisardents et plaintifs, suivit jusqu’au bord d’un étang profondtoutes les péripéties de la lutte que son maître avait livrée. Là,sur la berge, fidèle jusque dans la mort, Skeet était couchée, latête et les pattes de devant baignant dans les flots rougis desang… Les eaux troubles et profondes cachaient à jamais le corps deJohn Thornton.

Buck passa le jour entier à errer autour del’étang, poussant des gémissements lugubres ou des hurlementsdésolés. La disparition de son maître adoré creusait en son cœur unvide profond, impossible à combler. Seule, la vue de ses victimesportait quelque adoucissement à sa peine. Fier d’avoir tué desHommes, le plus noble des gibiers, il reniflait curieusement lescadavres, surpris d’avoir triomphé si facilement de ceux quisavaient se rendre redoutables à l’occasion.

Désormais il ne connaîtrait plus la crainte del’Homme.

La lune parut dans les cieux, baignant laterre d’une lumière sépulcrale, et Buck sentit avec la nuit monterdans la forêt l’éveil d’une vie nouvelle.

Il se dressa, humant l’air. Des aboislointains retentissaient, se rapprochant rapidement. Il reconnut eneux une part de ce passé qui ressuscitait en lui. S’avançant dansla clairière, il écouta sans trouble et sans remords la voix quidepuis longtemps le sollicitait…

Désormais il était libre – libre de luirépondre et de lui obéir. John Thornton mort, plus rien nerattachait Buck à l’Humanité.

Comme un flot argenté, la meute des loupsdéboucha dans la clairière où Buck, immobile comme un chien depierre, attendait leur venue. Son aspect était si imposant qu’ilss’arrêtèrent un instant, interdits ; mais un plus hardi queles autres sauta sur le chien qui lui tordit le cou, rapide commel’éclair. Puis il reprit sa pose majestueuse, sans se préoccuper dela bête qui râlait à terre. Trois autres tentent l’attaque et seretirent en désordre, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.

Enfin, la horde entière se rue sur l’ennemi.Mais la merveilleuse agilité de Buck, sa force sans pareille luipermettent de déjouer toutes les attaques.

Pour empêcher les assaillants de le prendrepar derrière, il vient s’adosser à un talus, et protégé de troiscôtés, réussit à se défendre si vaillamment que les loupsdécouragés reculent enfin. Les uns demeurent couchés, la languependante, saignant par vingt blessures ; les autres jappent,montrant leurs crocs étincelants, sans quitter de l’œil le terribleadversaire ; d’autres boivent avidement l’eau de l’étang.

Tout à coup un loup grand et maigre se détachede la troupe et s’approche du chien avec précaution mais engémissant doucement. Buck reconnaît soudain son frère sauvage, soncompagnon d’une nuit et d’un jour, leurs deux museaux se touchent,et le chien sent son cœur battre d’une émotion nouvelle.

À son tour, un vieux loup décharné, couvert decicatrices, se rapproche. Buck, tout en retroussant les lèvres, luiflaire les narines et remue doucement la queue. Sur quoi, le vieuxguerrier s’assied et, pointant son museau vers la lune, pousse unhurlement mélancolique et prolongé. Les autres le reprennent enchœur.

Buck reconnaît l’Appel… Il s’assied et hurlede même. Alors la meute l’entoure en le reniflant, sans plus luitémoigner aucune hostilité.

Et tout à coup, les chefs, poussant le cri dechasse, s’élancent dans la forêt ; la bande entière les suit,donnant de la voix, tandis que Buck, au côté du frère sauvage,galope hurlant, comme elle.

Et ceci est la fin de l’histoire de Buck.

Mais les Indiens, au bout de peu d’années,remarquèrent une modification dans la race des loups de forêt. Deplus forte taille, certains des jeunes montrent des taches fauvesaux yeux et sur le museau, une étoile blanche au front ou à lapoitrine. Et aujourd’hui encore, parmi les Yeehats, on parle d’unChien-Esprit qui mène la bande des loups, et qui est plus ruséqu’aucun d’eux. Les hommes le redoutent, car il ne craint pas devenir voler jusque dans leurs camps, renversant leurs pièges, tuantleurs chiens et s’attaquant aux guerriers eux-mêmes.

Parfois, ces chasseurs ne reviennent plus dela forêt, où l’on retrouve leur corps sans vie, la gorge béante. Etla légende de l’Esprit du Mal s’accroît d’un épisode de plus. Lesfemmes pleurent et les hommes s’assombrissent en y pensant.

Tous évitent la vallée du bord de l’étang, caren ce lieu apparaît périodiquement un visiteur sorti de la régiondes grands bois et des sources, dont la présence jette partoutl’épouvante.

C’est, dit-on, un loup géant, à la superbefourrure, à la mine hautaine et dominatrice. Il descend jusqu’à uneclairière où des sacs en peau d’élan à moitié pourris dégorgent surle sol un flot de métal jaune, à demi recouvert déjà par lesdétritus végétaux et les souples herbes sauvages.

Le grand loup s’arrête et semble rêver ;puis, avec un long hurlement, dont la tristesse glace le sang, ilreprend sa course vers la forêt profonde qui est désormais sademeure.

Alors, quand viennent les longues nuitsd’hiver et que les loups sortent du bois pour chasser le gibierdans les vallées basses, on le voit courir en tête de la horde,sous la pâle clarté de la lune, ou à la lueur resplendissante del’aurore boréale. De taille gigantesque, il domine ses compagnons,et sa gorge sonore donne le ton au chant de la meute, à ce chantqui date des premiers jours du monde.

Chapitre 7ÉPILOGUE LE CHIEN, CE FRÈRE DIT « INFÉRIEUR » (The OtherAnimals)

Aux États-Unis, le journalisme a ses criseshystériques et quand elles se déchaînent l’honnête homme doit seréfugier dans sa tour d’ivoire et laisser passer la tourmente. Il ya quelque temps, lorsqu’on inventa l’expression de maquilleurs dela nature, je m’empressai, pour mon compte, de grimper à ma tourd’ivoire et de n’en plus bouger. Je me trouvais alors àHawaii : un journaliste d’Honolulu m’arracha l’aveu que je mefélicitais de ne faire autorité en aucune matière. Cettedéclaration fut aussitôt câblée en Amérique à la Presseassociée : là-dessus, les journaux américains m’accusèrent defaire ma publicité par câble à raison d’un dollar le mot.

L’orage s’étant apaisé, raisonnons ensemble.Je suis coupable d’avoir publié deux histoires de bêtes, deuxlivres sur les chiens[2]. En réalitéces deux romans étaient une protestation contre le procédé quiconsiste à humaniser les animaux et dont il me semblait quecertains écrivains avaient trop abusé. À maintes reprises j’aiécrit à propos de mes héros-chiens. « Ils ne réfléchissent pasà leurs actes, ils se bornent à les exécuter etc. » J’aiemployé souvent cette phrase, ce qui retardait l’action etcontrariait mes règles artistiques : je le faisais pour mieuxfaire comprendre à mes lecteurs que mes personnages n’étaient pasdirigés par des raisonnements abstraits mais par l’instinct, lasensation, l’émotion et le raisonnement simple. De plus, jem’efforçais d’accorder mes écrits avec les principes de l’évolutionet en conformité avec les données scientifiques. Et un beau jour jeme vis classé parmi les maquilleurs de la nature.

Le président Roosevelt[3], dansun article de revue, prétendait en effet me condamner sur deuxchefs d’accusation.

1° J’avais fait rosser un chien-loup parun vigoureux bouledogue.

2° J’avais permis à un lynx de tuer unchien-loup dans une bataille rangée.

En ce qui concerne le second point, lePrésident s’est trompé dans ses notes prises au cours de la lecturede mon livre. Il doit l’avoir parcouru trop hâtivement car, dans letexte, mon chien-loup a raison du lynx : et non seulement ille tue, mais il le mange.

Reste le premier point pour me convaincred’erreur et je n’y suis pas accusé de m’écarter de faits admis. Ils’agit d’une simple divergence d’opinion. Le Président ne croit pasqu’un bouledogue puisse battre un chien-loup ; je pense lecontraire. Voilà tout. Les courses de chevaux reposent sur desdifférences d’appréciations. Je ne vois pas pourquoi il n’en iraitpas de même pour un combat de chiens. Mais ce qui me surprend,c’est qu’une divergence d’opinion concernant la combativité d’unchien-loup et d’un bouledogue fasse de moi un maquilleur de lanature et du président Roosevelt un savant incontestable ettriomphant.

Puis M. John Burroughs vint confirmer lesjugements du Président. Ces deux hommes abondent dans le même sens.Que Roosevelt ne puisse se tromper et l’avis de Burroughs :que Burroughs ait toujours raison, est celui de Roosevelt. Tousdeux affirment d’un commun accord que les animaux ne raisonnentpas. Ils soutiennent que tous les animaux inférieurs à l’homme sontdes automates et accomplissent seulement deux sortes d’actes,mécaniques et réflexes, dans lesquels n’intervient aucunraisonnement. Pour eux, l’homme est le seul animal capable deraisonner. Cette affirmation, qui n’a rien de moderne, fait sourirele savant du XXe siècle. Elle appartient au Moyen Âge.Les deux alliés en la mettant en avant se montrent homocentriquesau même titre que les pédants des époques lointaines et ignorantes.Si la rotondité de la terre n’avait été démontrée qu’après lanaissance du président Roosevelt et celle de John Burroughs,ceux-ci fussent aussi bien demeurés géocentriques dans leursthéories de l’Univers. Ils n’auraient pu changer de croyance :telle est la structure de leurs cerveaux. Ils parlent le jargon del’évolution, alors qu’ils ne comprennent pas plus son essence et saportée qu’un indigène des mers du Sud ne comprend le principe de laradio-activité.

Allons ! le président Roosevelt n’estqu’un amateur. Il connaît sans doute quelque chose à la politiqueet à la chasse au gros gibier : il est peut-être capabled’abattre un daim à l’occasion et ensuite de le mensurer et de lepeser : il peut, à la rigueur, observer, avec conscience etexactitude, les actes et gestes des mésanges et des bécasses :puis, après étude approfondie, rédiger un rapport important etdéfinitif traitant de la manière dont le premier écureuil, en telleannée, sous tels degrés de longitude et de latitude, s’est réveilléau printemps et s’est mis à jacasser et à gambader – mais qu’il luisoit possible, comme observateur isolé, d’analyser toute vieanimale, de synthétiser et d’assimiler tout ce que l’on sait desméthodes et des buts de l’évolution, avaler cela exigerait de votrepart et de la mienne une naïveté autrement considérable qu’il nenous en faudrait pour ajouter foi au mensonge le plus formidablelancé par un véritable maquilleur de la nature. Non, le présidentRoosevelt n’entend rien à l’évolution et il ne semble même pass’être beaucoup donné la peine de la comprendre.

Reste John Burroughs, qui se proclameévolutionniste accompli. Il est pénible pour un homme jeune, des’attaquer à un vieillard. Les jeunes sont d’ordinaire plusréservés en ces questions, tandis que les vieillards, se targuantd’une sagesse que l’on associe souvent à tort avec le grand âge, semontrent agressifs. Dans le cas qui nous occupe, le vieillard futl’agresseur et moi, le jeune, j’observai longtemps le silence. Maistout à une fin.

Tout d’abord, essayons, par des extraits deses écrits, de déterminer la position prise parM. Burroughs.

« Pourquoi attribuer de la raison à unanimal, quand la théorie de l’instinct suffit pour expliquer soncomportement ? »

Rappelons-nous ces mots, nous aurons à nous yreporter.

« De nombreuses personnes semblent avoiracquis la conviction que les animaux raisonnent… Mais l’instinctsuffit aux animaux… ils se tirent fort bien d’affaire sansraisonner… Darwin s’est efforcé de se persuader qu’en certainescirconstances les animaux témoignent d’un raisonnementrudimentaire ; mais Darwin était meilleur naturaliste quepsychologue. »

Cette dernière citation équivaut, de la partde M. Burroughs, à refuser nettement aux animaux même unraisonnement rudimentaire et à affirmer, d’accord avec la premièrecitation, que l’instinct peut expliquer tous les actes des animauxqu’un observateur maladroit ou étourdi attribuerait auraisonnement.

Après avoir détaché ce succulent morceau,M. Burroughs se met en devoir, avec une calme et admirablesatisfaction, de le mastiquer de la manière suivante. Il rapportequantité d’exemples d’actes purement instinctifs chez des animauxet demande triomphalement si ce sont là des actes de raison. Ilnous parle d’un rouge-gorge qui, jour après jour, se battait contreson image reflétée dans une vitre ; d’oiseaux de l’Amérique duSud, coupables de percer de part en part un mur de torchis, qu’ilsprenaient pour un talus d’argile solide ; d’un castor quicoupa un arbre à quatre hauteurs différentes parce qu’il setrouvait retenu à la cime par les branches des arbresvoisins ; d’une vache qui léchait la peau de son veau empailléavec tant d’affection qu’elle finit par la crever, alors elle semit à manger le foin dont elle était bourrée. Il cite un phoebé quirend plus apparent son nid sous un porche en s’évertuant à ledissimuler avec de la mousse à l’instar de ceux qui nichent dansles rochers. Puis, un pic qui perce en plusieurs endroits lesvolets d’une maison inoccupée, cherchant en vain une épaisseur debois suffisante pour y forer son nid. Il nous donne encorel’exemple des marmottes migratrices de Norvège qui plongent dans lamer et s’y noient en grand nombre parce que leur instinct lespousse à traverser à la nage les lacs et les cours d’eau lors deleurs exodes.

Après avoir exposé quelques autres cas du mêmegenre, il demande, tout fier : « Où en est maintenant leraisonnement chez les animaux inférieurs ? »

Aucun collégien n’oserait argumenter avec unetelle mauvaise foi.

Non ! Non ! M. Burroughs, vousne sauriez prouver que les animaux sont dénués de raisonnement endémontrant qu’ils possèdent des instincts.

Les actes que M. Burroughs présente commeprovoqués par l’instinct le sont certainement. En employant la mêmelogique on pourrait attribuer à l’instinct une foule d’actionshumaines et en conclure que l’homme est un animal privé deraisonnement. Pourtant l’homme accomplit des actes des deux genres.Entre lui et les animaux inférieurs, M. Burroughs découvre unabîme : l’homme agit sous l’impulsion de sa propre volonté,l’animal n’est qu’un automate. Le rouge-gorge se bat contre sonimage dans la vitre parce que tel est son instinct et que,incapable de raisonner sur les lois physiques, il prend son refletpour une réalité. L’animal est un mécanisme qui fonctionne suivantdes règles préalablement établies. Il possède la faculté derépondre par réflexes aux mobiles éternels. Ces réflexes ont étéacquis par l’espèce à la suite de son adaptation à son milieu.M. Burroughs prétend impossible que l’animal s’adapte demanière efficace à des circonstances qui lui sont étrangères etpour lesquelles son hérédité n’a pas prévu une solutionautomatique. Ce serait un acte non instinctif et, selonM. Burroughs, l’animal n’est mû que par l’instinct.

Tout enfant, je possédais un chien du nom deRollo. D’après les théories de M. Burroughs, Rollo était unautomate répondant mécaniquement aux influences extérieures, ainsique l’y poussaient ses instincts. Maintenant, comme chacun sait,l’acquisition d’une habitude instinctive chez les animaux est trèslente. Il n’existe aucun cas connu de l’apparition d’un seulinstinct chez nos animaux familiers dans toute l’histoire de leurdomestication. Les instincts qu’ils possèdent, ils les ont acquisau cours des milliers d’années d’existence à l’état sauvage. Parconséquent tous les actes de Rollo consistaient en réflexesprovoqués mécaniquement par les instincts développés et acquis parson espèce des milliers d’années auparavant. Fort bien ! Ilest donc évident que, dans nos jeux, il devait agir suivant lamanière ancienne s’adaptant aux facteurs physiques et moraux de sonentourage suivant les procédés d’adaptation acquis dans la viesauvage et transmis par l’hérédité.

En général, nos ébats étaient plutôt violents.Nous nous poursuivions à tour de rôle. Il mordillait mes jambes,mes bras, mes mains, assez fort parfois pour me faire crier :de mon côté, je le roulais par terre, lui faisais faire la culbuteet le traînais assez brutalement. Nous introduisions quelquevariété dans nos exercices. Il m’arrivait de m’asseoir par terre etde faire semblant de pleurer. Plein de repentir et d’inquiétude, ilagitait la queue et me léchait le visage : alors, je lui riaisau nez. Il détestait cela et aussitôt s’élançait sur moi joyeuxmais les crocs menaçants et les jeux recommençaient. Je marquais unpoint. Alors lui-même inventa un tour à sa façon.

Un jour que je le poursuivais dans le bûcher,je le trouvai dans un coin en train de bouder. Pourtant ilaffectionnait ce jeu et ne s’en lassait jamais. Mais cette fois-là,il me trompa. Je me figurai que j’avais de manière quelconqueoffusqué, ses sentiments et m’agenouillant près de lui, je me mis àle caresser en lui adressant des mots amicaux. Aussitôt, il sedressa d’un bond, me renversa sur le sol et partit comme un fouautour de la cour. À lui de marquer un point, cette fois.

Au bout de quelque temps, nous arrivâmes àrivaliser de ruses. Je raisonnais mes actes, bien entendu, tandisque le chien n’obéissait qu’à l’instinct… Un jour qu’il feignaitencore de bouder dans son coin, je me plantai sur le seuil dubûcher et simulant le plaisir sur mon visage, dans mes paroles etmes intonations, je fis le simulacre de saluer un de mes compagnonsde classe. Immédiatement, Rollo changeant d’attitude se précipitadehors à sa rencontre et ne vit personne. À son tour d’êtreridicule : il s’en rendit compte, et je le lui fis biensentir. Je le bernai de cette façon à deux ou trois reprises, puisil ne se laissa plus prendre.

Un jour, je tentai une variante. Regardanttout à coup dans le jardin, je fis comme si mes yeux suivaient unepersonne en marche et je dis posément, du ton d’un enfant dressé àéconduire les encaisseurs : « Non, papa n’est pas à lamaison. » Comme une flèche, Rollo jaillit de la porte etdescendit l’allée, cherchant vainement le visiteur à qui je m’étaisadressé. Puis il revint, tout penaud, pour se faire moquer etreprendre nos ébats.

Maintenant contrôlons les faits. Je trompaiRollo, mais comment la possibilité m’en fut-elle donnée ? Quese passa-t-il exactement dans son espèce de cerveau ? Si nousen croyons M. Burroughs, qui conteste aux animaux inférieurstout raisonnement même rudimentaire, Rollo agissait d’instinct etrépondait automatiquement au stimulant externe, par moi fourni, quilui laissait croire à une présence humaine hors de la maison.Puisqu’il agissait par instinct et que tous les instincts remontentà une période très reculée antérieure à la domestication del’espèce, nous ne pouvons en conclure qu’une chose : lesancêtres sauvages de Rollo, au temps où cet instinct particulier sefixa dans l’hérédité de l’espèce, ont dû se trouver en contactétroit et prolongé avec l’homme ; la voix de l’homme et lesexpressions de son visage. Mais si l’instinct a dû se former dansles temps précédant la domestication, de quelle manière lesancêtres sauvages de Rollo ont-ils fréquenté l’homme ?

M. Burroughs prétend que« l’instinct suffit aux animaux… qui se tirent fort biend’affaire sans le raisonnement ». Mais je maintiens, et tousles malheureux maquilleurs de la nature partageront mon avis, queRollo raisonnait. À son arrivée au monde, il représentait un paquetd’instincts et une pincée de matière cérébrale, le tout renfermédans une carcasse faite d’os, de chair et de toison. En même tempsqu’il s’adaptait à son ambiance, il acquérait des élémentsd’expérience. Il apprit, entre autre, qu’il ne fallait pas couriraprès le chat, tordre le cou aux poulets, ni se pendre après lesjupes des fillettes. Il sut que les petits garçons ont descompagnons de jeux ; que des gens pénètrent dans les cours dederrière ; que l’animal humain est enclin à saluer, par desparoles ou des expressions de visage, ceux de sa race qu’ilrencontre ; qu’un garçon accueille son camarade d’une certainefaçon. Tout cela il l’apprit et ne l’oublia plus. Autantd’observations de sa part, autant de problèmes, si vous voulezbien. Alors que se passa-t-il derrière ces yeux bruns, dans cettepincée de matière cérébrale quand, me tournant brusquement vers laporte, je m’adressai à une personne imaginaire ?Instantanément, parmi les milliers d’observations emmagasinées dansson cerveau, se présentèrent celles qui étaient associées aveccette situation particulière. Ensuite, il établit un rapprochemententre ces observations, ce qui détermina, comme en conviendra toutpsychologue, une réaction des cellules de sa matière grise. Du faitque son maître se tournait brusquement vers la porte, du fait quela voix de son maître, l’expression de son visage et toute sonattitude exprimaient la surprise et le plaisir, Rollo conclut à laprésence d’un ami. Il établit un rapprochement entre certainesobservations et cet acte constitue un raisonnement rudimentaire,d’accord, mais quand même un acte de raison.

Certes, il fut berné. Mais nous ne sommesguère qualifiés pour tirer vanité de ce résultat. Combien de foischacun d’entre nous n’a-t-il pas été attrapé de manière exactementsemblable par quelqu’un qui se détournait et interpellait tout àcoup un personnage fictif ? Voici un fait qui se produisitdans l’Ouest : un brigand s’était introduit dans une voiturede chemin de fer. Il se tenait dans l’allée centrale entre lesbanquettes, son revolver braqué sur le conducteur qui lui faisaitface. Le conducteur était à sa merci. Mais, tout à coup, portantses regards par-delà l’épaule du malfaiteur, il s’écria,s’adressant à un personnage imaginaire : « Ne tirepas. » Rapide comme l’éclair, l’homme se retourna pouraffronter ce danger nouveau et aussitôt le conducteurl’abattit.

Montrez-moi, M. Burroughs, en quoi leprocessus mental du voleur différait, si peu que ce fût, de celuide Rollo et je cesse de maquiller la nature pour me retirer à laTrappe. À coup sûr, quand le processus mental d’un homme et celuid’un chien se ressemblent tellement, l’abîme imaginé parM. Burroughs se trouve comblé du même coup.

À Oakland, je possédais un chien appelé Glen.Son père était un chien-loup, ramené de l’Alaska, et sa mère unechienne de berger des montagnes, à demi sauvage : aucun desdeux n’avait jamais vu d’automobile. Glen arriva de la campagne àdemi adulte pour demeurer à Oakland. Immédiatement, il se prit depassion pour une automobile. Il était au comble du bonheur quand onlui permettait de s’installer sur le siège à côté du chauffeur. Ilaurait passé une journée entière à se griser d’auto, quitte à sepriver de manger. Parfois, la voiture partait directement du garageet disparaissait. À plusieurs reprises, Glen resta ainsi à lamaison. Il fut alors convenu que si l’un de nous prenait l’auto, ilactionnerait la trompe avant de partir. Glen comprit vite lesignal. Où qu’il se trouvât et quoi qu’il fît, lorsqu’ill’entendait, il s’élançait vers le garage et sautait sur le siègeavant.

Un matin, comme il dégustait sous le porchearrière sa bouillie de maïs, le chauffeur corna. Tout joyeux, Glendégringola les degrés et courut prendre sa place, la bouilliedégoulinant de ses babines. Remarquons en passant que le fait derenoncer à son déjeuner pour monter dans l’auto témoignait de sonlibre arbitre, apanage magnifique, qui, selon M. Burroughs,n’appartient qu’à l’homme. Pourtant Glen sut choisir entre lanourriture et le plaisir. Non point qu’il dédaignât sa bouillie,mais il lui préférait la promenade. Hélas, le coup de trompen’était qu’une plaisanterie. La voiture ne démarra pas. Glenattendait, perplexe. Sans doute ne discerne-t-il aucun indice d’undépart immédiat, car il sauta à bas de la voiture et retourna verssa gamelle : il se remit à manger avec une hâte gloutonne,comme un homme qui craint de manquer son train. Tout à coup, latrompe retentit de nouveau et Glen quitta de nouveau sa pâtée,monta sur le siège et attendit en vain le départ. Son déjeunerfaillit s’en trouver gâté, car le pauvre chien fut un certain tempsmaintenu en alerte entre sa gamelle et la voiture. Mais il devintcirconspect. Nous eûmes beau klaxonner bruyamment et avecinsistance, il ne quitta plus son repas avant de l’avoir toutavalé. Une fois de plus, il venait de faire preuve de libre arbitreet par surcroît de contrôle sur lui-même, car à chaque coup detrompe il se retenait de bondir vers le garage.

Un maquilleur de la nature analyserait de lafaçon suivante ce qui se passait dans le cerveau de Glen.

Le chien avait, dans sa courte vie, acquis desexpériences qu’aucun de ses ancêtres n’avait jamais connues. Ilsavait que l’auto se déplace rapidement, que le bruit de la trompelui est particulier et qu’une fois en marche il lui étaitimpossible d’y accéder. Autant de propositions bien définies. Or leraisonnement peut être considéré comme le processus mental au moyenduquel de propositions admises on peut passer à de nouvelles. Despropositions acquises par Glen grâce à sa propre observation, ainsique je l’ai déjà indiqué, il en déduisit ceci : dès quecornait la trompe, le moment était venu pour lui de sauter dans lavoiture.

Mais ce matin-là, le chauffeur trompa Glen. Àson grand déplaisir, Glen constata que son raisonnement étaiterroné : la voiture ne partit pas. Mais raisonner de manièreincorrecte est très humain. La grande difficulté, dans tous lesactes de raisonnement, consiste à n’omettre aucune donnée duproblème sous tous ses détails. Glen n’en avait négligéqu’une : l’humeur taquine du chauffeur. À plusieurs reprisesil fut berné. Il accomplit alors un nouvel acte mental dans lequelil tint compte du facteur humain et il en arriva à cette conclusionnouvelle ; quand il entendait la trompe, la voiture n’allaitpas partir. Fort de cette conviction, il demeura sous leporche et termina sa pâtée. Vous et moi, et même M. Burroughs,exécutons dans notre vie quotidienne des actes raisonnésparfaitement identiques. Je ne sais comment s’y prendraM. Burroughs pour expliquer par la théorie de l’instinctl’acte de Glen. Je refuse à suivre M. Burroughs dans la forêtprimitive où les obscurs ancêtres de Glen fixaient dans l’héréditéde leur race, au vacarme des klaxons, l’instinct particulier quidevait permettre à Glen, quelques millénaires plus tard, des’adapter à l’automobile.

Le Dr C. J. Romanes cite l’exempled’une femelle de chimpanzé à laquelle on avait appris à compter desbrins de paille jusqu’à cinq. Elle les tenait dans sa main et leslaissait dépasser jusqu’au nombre voulu. Si c’était trois, elle enmontrait trois ; quatre, elle en montrait quatre. Tout celan’est qu’une banale question de dressage. Mais remarquez,M. Burroughs, ce qui suit. Quand on lui demandait cinq fétus,alors qu’elle n’en possédait que quatre, elle en pliait un etfaisait voir ses deux extrémités, obtenant ainsi le nombre requis.Ce petit stratagème ne se réalisa pas seulement une fois parhasard. Elle le répétait chaque fois qu’on lui réclamait unequantité de brins supérieure à celle dont elle disposait.Accomplissait-elle là un acte de raisonnement ? ou n’était-ceque la manifestation d’un instinct aveugle ? SiM. Burroughs ne peut fournir une réponse satisfaisante, libreà lui de traiter le Dr Romanes de « maquilleur dela nature » et de bannir cet incident de sa mémoire.

C’est là une façon de s’en tirer actuellementfort en honneur aux États-Unis. C’est à coup sûr la tactique deM. Burroughs dont il se rend coupable avec une fréquenceaffligeante. Si un pauvre diable d’écrivain s’avise de noter cequ’il a vu et que ses déductions s’opposent aux théoriesmoyenâgeuses de M. Burroughs, il s’entend traiter par celui-cide « maquilleur ». Quand se présente un homme de lavaleur de M. Hornaday, M. Burroughs introduit unevariante au procédé.

M. Hornaday s’est livré à une étudeapprofondie de l’orang-outang en captivité et dans son milieunaturel. De plus il a observé de près beaucoup d’autres espècesd’animaux supérieurs. Sous les Tropiques il a voulu connaître lesspécimens inférieurs de l’humanité. Ce grand savant jouit d’uneréputation mondiale. Lorsqu’on lui demanda s’il croyait auraisonnement chez les animaux, il répondit, dans la plénitude de sascience du sujet, qu’autant vaudrait lui demander si les poissonsnageaient. M. Burroughs, soit dit en passant, ne s’est guèrepenché sur les types inférieurs de l’humanité pas plus que sur lesanimaux supérieurs. Il habite un district rural de l’État de NewYork, se consacre principalement aux oiseaux vivant dans cet espacerestreint et n’a pu y rencontrer ni animaux supérieurs, ni hommesinférieurs.

Pourtant, la réplique de M. Hornadayinflige à sa théorie homocentrique un tel camouflet qu’il lui fautréagir de quelque façon. Voici sa réponse : « Jesoupçonne M. Hornaday d’être meilleur naturaliste quepsychologue judicieux. » Là-dessus, M. Hornaday n’a plusqu’à disparaître. Qu’est-ce après tout que ce Monsieur ? Lesage de Slabsides a parlé. Quand Darwin conclut que les animauxsont capables d’un raisonnement rudimentaire, M. Burroughsl’élimine de la même manière : « Darwin valait mieuxcomme naturaliste que comme psychologue », et cela au méprisde la longue vie de laborieuses recherches de Darwin qui, lui, nese confina pas dans un district rural comme M. Burroughs danssa résidence de l’État de New York.

Arrivons-en maintenant aux processus mentauxde M. Burroughs – à la psychologie de son moi, si vous voulezbien. Pour lui, malgré la bonté protectrice qu’il leur témoigne,les animaux dits inférieurs le sont à un degré répugnant. Il jugeodieuse toute idée d’affinité et de parenté entre eux et lui. Imbude son importance, il voit un abîme infranchissable qui lessépare.

Après les exemples que j’ai relatés d’actesaccomplis par des animaux et où l’instinct n’a rien à voir,M. Burroughs pourrait me répondre : « Vos exempless’expliquent à la rigueur par les lois de l’association desidées. »

D’abord, lui objecterais-je, pourquoi refuseraux animaux un raisonnement rudimentaire ? Et pourquoiaffirmer tout net que « l’instinct leursuffit » ?

Alors, bien à contrecœur et plein de modestievu ma jeunesse, je me permets d’insinuer que vous ne connaissez pasexactement la valeur de ces mots : « Les simples lois del’association des idées. »

Les définitions doivent s’accorder non avecles individus, mais avec la vie. M. Burroughs part de ceprincipe qu’une définition est quelque chose d’absolu etd’immuable. Il oublie que l’univers entier est à l’état changeantet que, par suite, les définitions sont arbitraires etéphémères ; qu’elles fixent, pour un espace de temps fugitif,des choses qui n’existaient pas dans le passé et ne seront pas dansl’avenir. On ne peut régler la vie sur des définitions, ni élaborerdes définitions permettant de régler la vie.

M. Burroughs ne fait qu’effleurerl’évolution de la raison. Il la définit sans tenir compte de sonhistoire. La raison humaine, telle que nous la connaissons de nosjours, n’a pas été créée, elle s’est formée. Son origine remonte aulimon primitif ; elle commence au premier atome inorganiquequi a reçu la vie, se continue par les échelons de son ascension dela boue à l’homme ; réflexe simple, réflexe composé, mémoire,habitude, raison rudimentaire, raison abstraite. Au cours de ceperfectionnement, grâce à la sélection naturelle, se développal’instinct. L’habitude est une création de l’individu. L’instinctest une coutume commune à une race. Il est aveugle, irraisonné,mécanique. Il représente les différences de buts dans lesaspirations de la vie en progrès. Nous le rencontrons à son plushaut degré dans la fourmilière et dans la ruche. Il a abouti à uneimpasse : mais l’autre route, celle de la raison, est parvenuepeu à peu, même à M. Burroughs, à vous et à moi.

Il n’existe pas d’abîme infranchissable, àmoins que l’on ne décide, comme M. Burroughs, d’ignorer lestypes d’humanité inférieure et les types d’animaux supérieurs et decomparer le cerveau de l’homme avec celui de l’oiseau. Leraisonnement abstrait demeura impossible jusqu’au développement dulangage. Bref, armé de pied en cap, avec l’outil de la pensée, lelent progrès de la faculté de raisonner dans l’abstrait sepoursuivit. Les humains inférieurs possèdent peu cette faculté oupas du tout. Avec chaque mot inventé, avec chaque extension de lacomplexité de la pensée, avec chaque acquisition de faits reconnusse continuèrent les actions et les réactions dans la matière grisede l’auteur du langage et lentement, pas à pas, sur des centainesde milliers d’années, la faculté de raisonner se perfectionna.

Mettez une abeille dans une bouteille deverre, que vous tournerez vers une lampe allumée de façon que legoulot ouvert en soit au point le plus éloigné de la flamme. Sanscesse, à mille reprises, insensible à la déception et à la couleur,l’abeille se lancera vainement contre le fond de la bouteille dansses efforts pour sortir vers la lumière. Voilà de l’instinct.

Enfermez votre chien dans la cour de derrièreet allez-vous en. C’est votre chien. Il vous aime. Il aspire àvotre présence, comme l’abeille aspire à la lumière. Il écoute lebruit de vos pas qui s’éloignent. Mais la clôture est trop haute.Alors il tourne le dos à la direction que vous avez prise ets’élance autour de la cour. Il est éperdu d’affection et de désir.Mais il voit clair et observe. Il cherche un trou sous la clôtureoù à un endroit elle soit moins élevée. Il aperçoit une caissed’emballage dressée contre elle. Hop ! il bondit sur lacaisse, puis par-dessus la clôture et sa course forcenée pour vousrejoindre soulève la poussière de la rue. N’est-ce là que del’instinct ?

Dans la maison où j’écris ces lignes vit unpetit domestique tahitien. Il croit fermement qu’un lutin habitedans la boîte de mon phono et que c’est lui qui parle et chante.M. Burroughs lui-même n’oserait prétendre que cet enfant estvenu instinctivement à cette conclusion. Bien certainement, ilraisonne sur la présence du génie dans la boîte. Sinon, comment laboîte ferait-elle pour parler et chanter ? Dans son expériencerestreinte, ce gamin n’a jamais connu de cas où la parole et lechant se produisissent autrement que par l’intervention directe del’homme.

Je ne doute pas que le chien ne soitconsidérablement surpris quand il entend la voix de son maîtresortir d’une boîte.

Le sauvage adulte, la première fois qu’on luiprésente un téléphone, court dans la pièce voisine pensant ytrouver l’homme qui parle à travers la cloison. Cet acte est-ilinstinctif ? Non. D’après son expérience et sa connaissancerudimentaire de la physique, pour lui la seule explication possibleest qu’un homme se trouve dans la pièce adjacente et parle àtravers la cloison.

Mais ce sauvage ne sera pas la dupe d’unmiroir à main. Il faut descendre plus bas dans l’échelle animale,jusqu’au singe. Celui-ci s’aperçoit vite que le second singen’habite pas le verre, et il tâte avec précaution par-derrière lemiroir. Est-ce là de l’instinct ? Non, mais un embryon deraisonnement. Plus bas que le singe dans la qualité de cerveau,citons le rouge-gorge qui se bat contre son reflet dans lavitre.

Remontons maintenant ensemble. L’abîmeinfranchissable se trouve-t-il entre le rouge-gorge et le singe ouplutôt entre le singe et le petit Tahitien ? Faut-il lechercher entre l’enfant et le sauvage qui cherche l’homme derrièrela cloison ou mieux encore entre le sauvage et les milliers decivilisés dupes d’escrocs financiers ?

Restons humbles. Nous autres, humains, sommestrès près de l’animal. La parenté de race avec les autres animauxne répugne pas plus à M. Burroughs que la théoriehéliocentrique offusquait les évêques qui forcèrent Galilée à serétracter. Ce n’est pas la raison de l’homme, et pas davantagel’évidence du fait acquis qui expliquent cette antipathie, maisl’orgueil du moi.

Dans son orgueil obstiné, M. Burroughscourt un risque plus humiliant que ne lui ferait subir un degréquelconque de parenté avec les autres animaux. Quand un chien faitpreuve de libre arbitre, de maîtrise de soi et de raisonnement,lorsqu’il est démontré que certains processus mentaux de ce chiense reproduisent exactement dans le cerveau humain ; si aprèscela, M. Burroughs nous prouve que tous les actes de cetanimal sont automatiques, alors en lui servant les mêmes arguments,on peut lui rétorquer que les actes similaires de l’homme ne sontque mécaniques et automatiques.

M. Burroughs, bien que vous soyez ausommet de l’échelle de la vie, vous auriez tort de repousser dupied cette échelle. Ne reniez pas vos ancêtres les animaux. Leurhistoire est aussi la vôtre et si vous les précipitez au fond del’abîme vous y roulerez inévitablement. Ce que vous leur refusez,vous le refusez à vous-même… beau spectacle, en vérité, que celuid’un animal supérieur s’efforçant de répudier la matière vitale delaquelle il est issu et cherchant à employer la raison mêmedéveloppée par l’évolution, à nier cette évolution même. L’égoïsmepeut y trouver son compte, mais la science ne saurait s’enaccommoder.

Papeete, Tahiti, mars 1908.

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Tags: Jack London