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L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

L’Arrabbiata – Le Garde-vignes – Résurrection

de Paul Johann Ludwig von Heyse

Partie 1

L’ARRABBIATA

Le soleil n’était pas encore levé. Une large couche de vapeurs grisâtres s’allongeait sur le Vésuve en descendant sur Naples, et mettait dans l’ombre les petites villes de cette partie de la côte. La mer était tranquille.

Sur la marine qui s’étend le long d’une anse droite, au-dessous des rochers élevés de Sorrente, les pêcheurs étaient déjà en mouvement ; les femmes s’efforçaient de tirer à terre avec de gros câbles les bateaux et les filets qui, la nuit,avaient été tendus pour pêcher au large ; d’autres préparaient les barques, dressaient les voiles et sortaient silencieusement les rames et les vergues des voûtes creusées dans le rocher et fermées de grilles, où ils serrent la nuit leurs agrès. Aucun ne restait.Les plus vieux, qui ne vont plus en mer, se mettaient dans les longues rangées de haleurs et tiraient sur les filets. Çà et là,sur un toit plat, une femme filait, ou s’occupait des enfants pendant que sa fille aidait son mari.

– Vois-tu, Rachel ? Voici M. le curé, dit une vieille femme à une enfant de douze ans qui tournait près d’elle son petit fuseau ; il monte dans la barque ;Antonino va le conduire à Capri. Maria Santissima ! comme le digne homme paraît encore endormi.

Elle lui montrait du doigt un prêtre de petite taille, d’une physionomie bienveillante, qui venait de se placer dans la barque après avoir relevé avec soin sa robe noire et l’avoir étendue sur le banc. Sur le sable, les autres cessaient de travailler pour voir partir le prêtre, qui saluait amicalement de la tête à droite et à gauche.

– Pourquoi va-t-il à Capri, grand-mère ?demanda l’enfant, Est-ce que les gens de là-bas n’ont pas deprêtres, pour nous emprunter les nôtres ?

– Tu es bien sotte, répondit la vieille ;ils en ont bien assez, et de bien belles églises, et un ermite,comme nous n’en n’avons pas. Mais il y a là une excellente signoraqui a habité longtemps à Sorrente ; elle était si malade, quebien souvent le padre lui a porté le bon Dieu, quand on croyaitqu’elle ne passerait pas la nuit. La sainte Vierge l’aprotégée ; elle est redevenue fraîche et bien portante, etprend des bains de mer tous les jours. Lorsqu’elle est partie d’icipour Capri, elle a fait cadeau de beaucoup de ducats à l’Église etaux pauvres gens, et elle n’a pas voulu s’en aller, que le padre nelui ait promis de l’aller voir là-bas, pour qu’elle pût seconfesser à lui. C’est étonnant combien elle l’aime, et c’est unebénédiction qu’un pareil prêtre ; il reçoit des dons comme unarchevêque, et les gens du grand monde le recherchent. La madonesort avec lui – et elle se retourna vers le bateau qui était sur lepoint de démarrer.

– Aurons-nous beau temps, mon fils ?demanda le prêtre en regardant vers Naples.

– Le soleil n’est pas encore levé, répondit legarçon ; il en aura bientôt fait de ces petits nuages.

– C’est bon ! marche que nous arrivionsavant la chaleur.

Antonino saisissait sa longue rame pourpousser la barque dehors, lorsqu’il s’arrêta tout à coup et regardaen haut du sentier escarpé qui conduit de la petite ville deSorrente à la marine.

On pouvait apercevoir, en haut, une jeunefille svelte, qui descendait rapidement les escaliers et faisaitsigne avec un mouchoir. Elle portait un petit paquet sous le bras,et son costume était assez pauvre. Elle avait seulement une façondistinguée, quoique un peu sauvage, de jeter la tête en arrière, etles noires tresses qu’elle portait enroulées sur son front, luifaisaient comme un diadème.

– Pourquoi attendons-nous ? demanda leprêtre.

– Il vient vers la barque quelqu’un qui veutsans doute aller aussi à Capri ; avec votre permission, padre,nous n’irons pas plus lentement, car ce n’est qu’une jeune filled’à peine dix-huit ans.

À ce moment la jeune fille sortit de derrièrele mur qui enserre le chemin sinueux.

– Laurella ! s’écria le prêtre,qu’a-t-elle à faire à Capri ?

Antonino leva les épaules ; la jeunefille arrivait à grands pas, en regardant devant elle.

– Bonjour, l’Arrabbiata, crièrent quelques-unsdes jeunes marins. Ils en auraient sans doute dit plus long, si laprésence du curé ne les avait tenus en respect, car l’attitudehautaine et muette avec laquelle la jeune fille accueillit cesalut, semblait irriter leur grossièreté.

– Bonjour pour Laurella, lui crie à son tourle prêtre, ça va bien ? Veux-tu venir avec nous àCapri ?

– Si vous le permettez, mon père.

– Demande à Antonino qui est le patron de labarque, il est maître chez lui, et Dieu est notre maître àtous.

– Voici un demi-carlin, dit Laurella sansregarder le jeune marin, si je puis aller avec vous pour ceprix.

– Tu en as plus besoin que moi, grommela legarçon en rangeant quelques paniers d’oranges pour lui faire place.Il allait les vendre à Capri, car cette île de rochers n’enrapporte pas assez pour les besoins des nombreux visiteurs.

– Je ne veux pas y aller pour rien, réponditla jeune fille ; et ses yeux noirs brillèrent.

– Viens donc, enfant, dit le prêtre. C’est unbrave garçon, et il ne veut pas s’enrichir de ta pauvreté. Allons,monte, – et il lui tendit la main –, et assieds-toi là près de moi.Vois, il a mis là sa jaquette pour que tu sois mieux assise. Il n’apas pris ce soin pour moi. Mais les jeunes gens n’en font pasd’autres. On fera toujours plus attention à une petite fille qu’àdix prêtres. Bon, bon, tu n’as pas besoin de t’excuser, Tonino.Dieu l’a ordonné ainsi. Les pareils doivent tenir à leurspareils.

Laurella était montée pendant ce temps, ets’était assise après avoir mis de côté la jaquette sans dire unmot. Le jeune marin la laissa par terre et murmura quelque choseentre ses dents, puis il se pencha vivement contre le rivage, et lebateau flotta dans le golfe.

– Qu’as-tu dans ce paquet ? demanda leprêtre, pendant qu’ils avançaient dans la mer, éclairée par lespremiers rayons du soleil.

– De la soie, du fil et un pain, monpère ; je vais vendre la soie à une dame de Capri qui fait desrubans, et le fil à une autre.

– Tu l’as filée toi-même ?

– Oui, mon père.

– Si je me rappelle bien, tu as appris à fairedes rubans ?

– Oui, mais ma mère va de nouveau plus mal, jene puis plus sortir de la maison, et nous ne pouvons pas nousacheter un métier.

– Elle est plus mal… Oh ! quand je suisallé chez vous à Pâques, elle était dans son fauteuil.

– Le printemps est toujours la plus mauvaisesaison pour elle ; depuis que nous avons eu ces grandestempêtes et le tremblement de terre, ses douleurs l’ont forcée àrester toujours couchée.

– Ne cesse pas de prier, mon enfant ; quela sainte Vierge intercède pour elle ! Sois bonne, active,afin que tes prières soient exaucées.

Après une pause, il reprit :

– Quand tu es descendue sur le sable, ilst’ont crié : « Bonjour, la Rabbiata ! »Pourquoi t’appellent-ils ainsi ? Ce n’est pas un beau nom pourune chrétienne, qui doit être douce et bienveillante.

La figure de la jeune fille devint toute rougesous sa peau brune, et ses yeux brillèrent.

– Ils se moquent de moi parce que je ne veuxni danser, ni chanter, ni causer avec eux. Ils devraient me laissertranquille, je ne leur fais rien.

– Tu pourrais, du moins, être aimable avectout le monde ; les autres, à qui la vie est plus légère,peuvent danser et chanter ; mais dire une bonne paroleconvient aux malheureux.

Elle regardait devant elle à ses pieds etfronçait les sourcils, comme si elle voulait cacher ses yeux noirs.Ils restèrent un instant silencieux. Le soleil était alors radieuxau-dessus des montagnes, le sommet du Vésuve sortait des vapeursqui entouraient encore sa base, et les maisons du plateau deSorrente se détachaient en blanc sur la sombre verdure des jardinsd’orangers.

– Tu n’as plus entendu parler de ce peintre,Laurella, ce Napolitain qui voulait t’épouser ? demanda leprêtre.

Elle secoua la tête.

– Il vint dans le temps pour faire tonportrait ; pourquoi le lui as-tu refusé ?

– Qu’est-ce qu’il en voulait faire ? Il yen a d’autres plus belles que moi ; qui sait d’ailleurs cequ’il en eût fait ? Il aurait pu me jeter un sort avec cela,et nuire à mon âme ou même me faire mourir, dit ma mère.

– Ne crois pas ces vilaines choses, dit leprêtre sérieusement. N’es-tu pas toujours dans les mains de Dieu,sans la volonté duquel pas un cheveu ne peut tomber de ta tête.Est-ce qu’un homme, un portrait à la main, peut être plus puissantque Dieu ? Tu as pu voir qu’il te voulait du bien. Est-cequ’il ne t’avait pas demandée en mariage ?

Elle se tut.

– Pourquoi l’as-tu refusé ? C’est unbrave et beau garçon. Il vous aurait soutenues, toi et ta mère,mieux que tu ne le peux en filant et en dévidant la soie.

– Nous sommes de pauvres gens, répondit-ellevivement, et ma mère est malade depuis si longtemps ; nous luiaurions été à charge. Je ne suis pas faite pour un monsieur. Si sesamis étaient venus le voir, il aurait eu honte de moi.

– Comme tu parles ! Je te dis que c’estun brave garçon… et par là-dessus, il voulait s’établir àSorrente ; il n’en reviendra pas un pareil de sitôt. Celui-làétait envoyé tout droit du ciel pour vous aider.

– Oh ! je ne veux pas de mari,jamais ! dit-elle d’un ton bien résolu et presque horsd’elle.

– As-tu fait un vœu, ou veux-tu entrer aucouvent ?

Elle secoua la tête.

– Les gens ont raison de te reprocher tonopiniâtreté, quoique ce nom ne soit pas beau. Oublies-tu que tun’es pas seule sur la terre, et que, par ton opiniâtreté tu rendsplus amères la vie et la maladie de ta mère. Quelles raisons siimportantes peux-tu avoir pour refuser cette main loyalementofferte qui veut vous soutenir, toi et ta mère ? Réponds-moi,Laurella.

– J’ai bien un motif, répondit-elle tout baset en tremblant ; mais je ne puis pas le dire.

– Tu ne peux pas le dire ? pas même àmoi ? pas même à ton confesseur ? Tu lui accorderas biencependant qu’il t’aime ? Est-ce vrai ?

Elle fit un signe de tête.

– Soulage ton cœur, mon enfant ; si tu asraison, je serai le premier à t’approuver ; mais tu es jeune,tu connais peu le monde et tu pourrais regretter un jour d’avoir,par des idées d’enfant, refusé ton bonheur.

Elle jeta cependant un regard craintif sur lejeune marin qui ramait vigoureusement à l’arrière de la barque etqui avait enfoncé sur son front son bonnet de laine. Il tournait latête du côté de la mer, et semblait abîmé dans ses propres pensées.Le prêtre vit son regard, et approcha son oreille plus prèsd’elle.

– Vous n’avez pas connu mon père ?dit-elle tout bas. Et ses yeux devinrent sombres.

– Ton père ? Il est mort, je crois, quandtu avais à peine dix ans. Qu’est-ce que ton père, dont l’âme puisseêtre en paradis, a à faire avec ton entêtement ?

– Vous ne l’avez pas connu, padre ? Vousne savez pas qu’il est l’auteur de la maladie de ma mère ?

– Comment cela ?

– Parce qu’il l’a maltraitée, battue, fouléeaux pieds. Je me rappelle encore les nuits où il rentrait à lamaison en colère. Elle ne lui disait jamais rien et faisait tout cequ’il voulait. Mais lui la battait, que le cœur m’en brisait. Jetirais la couverture sur ma tête et je faisais semblant de dormir,mais je pleurais toute la nuit. Mais quand il la voyait à terre, ilchangeait tout à coup, la relevait, l’embrassait tant qu’ill’étouffait presque. Ma mère m’a défendu d’en jamais parler ;mais il la maltraita tant que depuis qu’il est mort, elle n’a pasencore pu se remettre ; et si elle doit bientôt mourir, cedont le Ciel la préserve, je sais bien qu’il est l’auteur de samort.

Le petit prêtre secoua la tête et semblairrésolu ; jusqu’à quel point devait-il donner raison à sapénitente ? Il dit enfin :

– Pardonne-lui, comme ta mère lui a pardonné.Ne pense plus à ce triste spectacle, Laurella. De meilleurs tempsviendront pour toi, qui te feront tout oublier.

– Je ne l’oublierai jamais, dit-elle enfrissonnant. Et savez-vous, mon père, pourquoi je veux resterfille ? Pour n’être pas soumise à quelqu’un qui me maltraite,et m’aime cependant. Si quelqu’un maintenant veut me frapper oum’embrasser, je sais me défendre. Mais ma mère ne pouvait pas sedéfendre, elle ne pouvait repousser ni les coups ni les baisers,parce qu’elle l’aimait. Je ne veux aimer aucun homme au point dedevenir malade et misérable pour lui.

– Tu n’es encore qu’une enfant ; tuparles comme une enfant qui ne sait pas ce qui se passe sur laterre. Tous les hommes sont-ils comme ton pauvre père pours’abandonner à leurs colères et à leurs passions, et maltraiterleur femme ? N’as-tu pas vu assez de braves gens dans tout levoisinage et des femmes qui vivent en paix et bonne union avecleurs maris ?

– Personne ne sait comment mon père était pourma mère, car elle serait morte mille fois plutôt que d’en parler etde s’en plaindre à quelqu’un. Et tout cela parce qu’ellel’aimait ; si l’amour est tel qu’il ferme les lèvres quand ondevrait crier au secours, s’il nous abandonne sans défense à desmaux pires que ceux que notre plus cruel ennemi pourrait nouscauser, je ne donnerai jamais mon cœur à un homme.

– Je te dis que tu es une enfant, tu parlessans savoir. Tu obéiras à ton cœur, si tu dois aimer, quand letemps sera venu, et tout ce que tu te mets maintenant dans la têtene te servira de rien.

Puis, après un instant de silence :

– Et ce jeune peintre, crois-tu qu’il t’auraitmaltraitée ?

– Il faisait des yeux comme mon père quand ildemandait pardon à ma mère, et voulait la prendre dans ses braspour lui dire de bonnes paroles. Je connais ces yeux-là. Celui-làaussi sait les faire, qui a le cœur de battre la femme qui ne lui ajamais fait de mal. J’en ai le frisson, comme si je le voyais.

Puis elle tomba dans un silence obstiné. Leprêtre se taisait aussi : il réfléchissait aux beaux discoursqu’il aurait pu faire à cette fille. Mais la présence du jeunebatelier, qui était devenu plus agité à la fin de la confession,lui ferma la bouche.

Lorsque après deux heures de voyage ilsarrivèrent dans le petit port de Capri, Antonino porta le prêtrehors de la barque pour lui faire passer les dernières flaquesd’eau, et le déposa respectueusement à terre. Mais Laurella n’avaitpas voulu attendre qu’il revînt la prendre et lui fît passer l’eau.Elle ramena sa jupe, prit ses sabots dans la main droite, sonpaquet dans la gauche, et se mit à l’eau pour gagner vivement laterre.

– Je resterai sans doute longtemps à Capriaujourd’hui, dit le prêtre. Tu n’as pas besoin de m’attendre ;peut-être ne reviendrai-je que demain à la maison. Et toi,Laurella, quand tu rentreras, salue ta mère. J’irai vous voir avantla fin de la semaine. Tu retournes avant la nuit, n’est-cepas ?

– Si j’en ai l’occasion, dit la jeune fille,et elle se mit à arranger ses vêtements.

– Tu sais que je dois aussi retourner, ditAntonino, avec un ton qu’il crut très indifférent. Je t’attendraijusqu’à l’Ave Maria. Mais si tu n’es pas arrivée, cela mesera bien égal.

– Il faut que tu reviennes, Laurella, dit leprêtre ; tu ne peux pas laisser ta mère seule une nuit. Vas-tuloin ?

– À Anacapri, dans une vigne.

– Moi, je vais à Capri. Que Dieu te protège,mon enfant, et toi aussi, mon fils.

Laurella lui baisa la main et murmura un adieuque le prêtre et Antonino pouvaient se partager. Antonino n’en pritrien pour lui ; il tira son bonnet au padre, et ne regarda pasLaurella.

Mais lorsque tous deux lui eurent tourné ledos, ses yeux suivirent un instant le prêtre qui avançaitpéniblement sur un lit de cailloux roulants, puis il regarda ducôté de la jeune fille qui s’était dirigée vers la hauteur àdroite, tenant la main sur ses yeux pour se garantir de l’ardeur dusoleil. Avant que le chemin disparût entre des murs, elle s’arrêtaun instant comme pour respirer et regarda autour d’elle. À sespieds était la marine, tout autour s’élevaient des rochers à pic.La mer était d’un bleu admirable. C’était un spectacle qui méritaitbien qu’on s’arrêtât. Le hasard fit que, son regard tombant sur labarque d’Antonino, elle rencontra ses yeux dirigés vers elle. Tousdeux firent un mouvement comme des gens qui veulent s’excuser d’unacte involontaire, et la jeune fille continua son chemin avec uneexpression de figure plus sombre.

Il était une heure de l’après-midi, et déjàAntonino était assis depuis deux heures sur un banc devantl’auberge des pêcheurs. Une pensée devait lui trotter dans la tête,car toutes les cinq minutes, il se levait, se mettait au soleil etregardait avec inquiétude les chemins qui, à droite et à gauche,conduisent aux deux petites villes de l’île. Il dit alors àl’hôtesse de l’Osterie que le temps l’inquiétait, quoiqu’il fûtclair ; qu’il connaissait cette couleur du ciel et de la mer.Ils avaient cette apparence avant la dernière grande tempêtependant laquelle il avait eu tant de peine à ramener à terre cettefamille anglaise. Elle devait se le rappeler.

– Non, dit la femme.

– Eh bien, pensez à moi, si le temps changeavant la nuit.

– Y a-t-il beaucoup de monde là-bas ?demanda l’hôtesse après une pause.

– Cela commence. Jusqu’ici nous avons eumauvais temps, ceux qui viennent pour les bains se fontattendre ; le printemps est venu tard. Avez-vous gagné plusque nous à Capri ?

– Je n’aurais eu de quoi manger du macaronique deux fois la semaine, si je n’avais eu que ma barque. J’ai eude temps en temps une lettre à porter à Naples ou à promener icimême un monsieur qui voulait pêcher à la ligne. C’était tout. Maisvous savez que mon oncle a de grands jardins d’orangers et qu’ilest riche. « Tonino, dit-il, tant que je vivrai, tu ne seraspas dans le besoin, et après moi, je penserai à toi. » C’estcomme cela que j’ai passé l’hiver, avec l’aide de Dieu.

– A-t-il des enfants, votre oncle ?

– Non. Il n’a jamais été marié, et il estresté longtemps à l’étranger, où il a amassé beaucoup de piastres.Il pense maintenant à prendre une grande pêcherie, et il veut m’encharger, pour que j’aie l’œil à tout.

– Vous êtes maintenant un homme, Antonino. Lejeune batelier haussa les épaules :

– Chacun a son fardeau à porter, dit-il.

En même temps il s’avança de nouveau, etregarda le temps à droite et à gauche, quoiqu’il dût bien savoirqu’on regarde le temps d’un seul côté.

– Je vous apporte encore une bouteille… votreoncle peut payer, dit l’hôtesse.

– Rien qu’un verre, car vous avez là un vinterriblement fort ; j’ai déjà la tête toute chaude.

– Il ne va pas dans le sang ; vous pouvezen boire autant que vous voulez. Voilà mon mari qui revient. Vousallez vous asseoir encore un instant pour bavarder avec lui.

L’élégant patron du cabaret descendait eneffet de la hauteur, un filet sur les épaules, son bonnet rouge surses cheveux frisés. Il avait porté à la ville du poisson frais,commandé par l’excellente dame pour l’offrir au padre de Sorrente.Lorsqu’il aperçut le jeune batelier, il lui fit de la main unbonjour amical, se mit près de lui sur le banc, et commença àraconter et à questionner. Sa femme venait d’apporter une secondebouteille de vrai Capri pur, lorsque le sable du rivage commença àcrier, et Laurella arriva par le chemin d’Anacapri. Elle salualégèrement de la main et s’arrêta avec hésitation, sans dire unmot. Antonino sauta de son banc.

– Il faut que je parte, dit-il, c’est unefille de Sorrente qui est venue ce matin avec le curé, et qui veutretourner pour la nuit auprès de sa mère malade.

– Bon, bon, la nuit est encore loin, dit lepêcheur, vous avez bien le temps de boire un verre de vin. Holà,femme, apporte encore un verre.

– Moi, je ne bois pas, dit Laurella, enrestant un peu à l’écart.

– Apportes-en toujours un, femme, apportes-enun. Elle se laissera faire.

– Laissez-la, dit le batelier. Elle a la têtedure ; quand elle ne veut pas une chose, pas un saint duParadis ne pourrait la persuader. Et en même temps il pritrapidement congé, descendit à sa barque, défit la corde et attenditla jeune fille. Elle dit encore une fois bonsoir à l’hôte ducabaret, et alla vers la barque à pas lents, regardant de touscôtés comme pour trouver d’autres compagnons de route. La marineétait vide. Les pêcheurs dormaient ou étaient en mer avec leurslignes et leurs filets. Quelques femmes et quelques enfants étaientassis sur les portes, dormant ou filant ; et les étrangers quiétaient venus le matin, attendaient la fraîcheur du soir pourretourner.

Elle n’eut pas longtemps à regarder autourd’elle, car avant qu’elle pût s’en défendre Antonino l’avait prisedans ses bras, et la portait comme un enfant dans la barque. Puisil sauta après elle et en quelques coups de rames, ils furentbientôt en pleine mer.

Elle s’était placée devant et lui tournait àmoitié le dos, de sorte qu’il ne pouvait la voir que de profil.

Sa figure était encore plus sérieuse que decoutume. Ses cheveux couvraient son front bas, ses narines finesétaient gonflées par une expression de résolution, et ses lèvrespleines étaient serrées l’une contre l’autre. Lorsqu’ils eurentvogué un temps en silence, elle sentit la chaleur brûlante dusoleil, ôta son pain de son mouchoir, qu’elle mit sur ses cheveux.Puis elle commença à manger son pain sec pour son repas del’après-midi, car elle n’avait rien pris à Capri.

Antonino n’endura pas cela longtemps. Il tiradeux oranges d’une corbeille qui en avait été pleine le matin, etdit :

– Voilà quelque chose pour manger avec tonpain, Laurella. Ne crois pas que je les aie gardées pour toi, ellessont tombées du panier dans la barque et je les ai trouvées quandj’ai remis en place mon panier vide.

– Mange-les, j’ai assez de mon pain.

– Elles sont rafraîchissantes par la chaleur,et tu as couru loin.

– Ils m’ont donné là-haut un verre d’eau, celam’a rafraîchie.

– Comme tu voudras, dit-il, et il les laissaretomber dans le panier.

Nouveau silence, la mer était unie comme unmiroir et bouillonnait. Seulement, autour de la barque, les oiseauxde mer, qui nichent dans les rochers du rivage, volaient eux-mêmessans bruit.

– Tu pourrais porter ces deux oranges à tamère ; à ta mère, reprit Antonino.

– Nous en avons encore à la maison, et quandelles seront finies, j’irai en acheter d’autres.

– Porte-les-lui de ma part.

– Elle ne te connaît pas.

– Tu peux lui dire qui je suis.

– Je ne te connais pas.

Ce n’était pas la première fois qu’elle lereniait ainsi. Un an avant, quand le peintre était venu à Sorrente,il arriva un soir qu’Antonino, avec d’autres garçons du pays,jouait sur une place, près de la rue principale de la Boccia. C’estlà que le peintre rencontra pour la première fois Laurella quiportait une cruche d’eau sur la tête, marchant sans penser à rien.Le Napolitain, saisi à cette vue, s’arrêta, la regarda, quoiqu’ilfût au milieu du jeu et eût pu en deux pas s’en éloigner ; uneboule fort dure en rencontrant sa jambe lui rappela que ce n’étaitpas ici le lieu de se laisser aller à ses pensées. Il regardaautour de lui, et attendit une excuse. Le jeune batelier, qui avaitjeté la boule, était silencieux et résolu au milieu de ses amis.Aussi l’étranger trouva prudent d’éviter une dispute et de s’enaller. On en avait parlé, et on en reparla plus encore lorsque lepeintre se déclara ouvertement pour Laurella. « Je ne leconnais pas », dit-elle involontairement, quand le peintre luidemanda si elle le repoussait à cause de ce gars peu poli. Cetteréponse lui était venue aux oreilles. Et depuis ce temps, quandAntonino la rencontrait, elle faisait semblant de ne pas lereconnaître.

Ils étaient assis dans le bateau comme desennemis acharnés. Le cœur leur tremblait terriblement fort. Lafigure, tout à l’heure bienveillante d’Antonino, était très rouge.Il frappait sur l’eau si fort que l’écume le couvrait, ses lèvrestremblaient comme s’il murmurait de mauvaises paroles. Elle fitsemblant de ne pas s’en apercevoir, prit son visage le plus calme,se pencha sur le bord du bateau et laissa l’eau couler entre sesdoigts. Puis elle renoua son fichu, arrangea ses cheveux comme sielle était seule dans la barque. Seulement ses yeux noirsbrillaient, et ce fut en vain qu’elle mit ses mains mouillées surses joues brûlantes pour les rafraîchir.

Ils étaient maintenant au milieu de la mer eton ne voyait aucune voile à l’horizon, les îles étaient restéesderrière, la côte était loin dans la vapeur du soleil ; pasune mouette ne troublait cette profonde solitude.

Antonino examinait tout autour de lui. Unepensée semblait lui monter au cerveau. Tout à coup ses jouespâlirent, et il laissa tomber ses rames. Involontairement Laurellale regarda, inquiète, mais sans montrer la moindre frayeur.

– Il faut que cela ait une fin, ditimpétueusement le jeune batelier. Il y a trop longtemps que j’ensouffre, et je suis étonné de ne pas en être mort. Tu ne me connaispas, dis-tu. Est-ce que tu ne m’as pas vu assez souvent passantprès de toi comme un insensé, et le cœur gros d’envie de teparler ? Alors tu prenais ta figure en colère et tu metournais le dos.

– Qu’avais-je à causer avec toi ?dit-elle bravement. J’ai bien vu que tu voulais te lier avec moi,mais je ne voulais pas faire parler de moi pour rien au monde, carje ne veux prendre pour mari ni toi ni personne.

– Personne ? Tu ne parleras pas toujoursainsi. Parce que tu as renvoyé le peintre ? Bah ! tuétais alors une enfant. Il viendra un jour où tu seras seule etalors, telle que tu es, tu prendras le premier venu.

– Nul ne connaît son sort. Peut-être mavolonté changera-t-elle : en quoi cela teregarde-t-il ?

– En quoi cela me regarde ? Et en disantces mots, il sauta de son banc si vivement que le bateau chancela.En quoi cela me regarde ? et tu peux me le demander encorequand tu sais où j’en suis ? Puisse-t-il périr le malheureuxque tu traiteras mieux que moi !

– Me suis-je promise à toi ? Le puis-je,si tu as perdu la tête ? Quel droit as-tu sur moi ?

– Oh ! s’écria-t-il, ce n’est pas écrit.Un avocat ne l’a pas mis en latin et scellé. Mais je sais que j’aiautant de droit sur toi que pour mon entrée au ciel, si j’ai été unbrave garçon. Crois-tu que j’aurais la patience de te voir aller àl’église avec un autre, de voir les jeunes filles passer devant moien levant les épaules ? Faut-il que je me fasse moquer demoi ?

– Fais ce que tu veux, je me laisseraid’autant moins fléchir, que tu me menaces. Moi aussi, je veux faireà ma volonté.

– Tu ne parleras pas longtemps comme cela, etil tremblait de tout son corps. Je suis assez homme pour ne paslaisser plus longtemps chagriner ma vie par une tête aussi entêtée.Sais-tu que tu es ici en mon pouvoir, et que tu dois faire ce queje veux ?

Elle se ramassa un peu et le regarda dans lesyeux.

– Tue-moi si tu l’oses, répondit-ellelentement.

– Il ne faut pas faire les choses à moitié, eten disant ces mots, sa voix devint plus sourde. Il y a place pournous deux dans la mer. Je ne puis pas te porter secours, enfant, –il parlait presque avec pitié, comme s’il rêvait –. Mais il fautque nous allions au fond tous les deux ensemble tout de suite,s’écria-t-il avec violence, et il la saisit dans ses bras. Mais aumême moment il retira sa main ; le sang coulait ; ellel’avait mordu très profondément.

– Faut-il que je fasse ce que tu veux ?lui cria-t-elle en s’éloignant de lui rapidement. Tu vas voir si jesuis en ton pouvoir, et elle sauta par-dessus le bord de la barqueet disparut en un moment dans la mer.

Elle reparut bientôt à la surface ; sesvêtements la serraient étroitement, ses cheveux dénoués par lesvagues pendaient lourdement sur son cou, elle faisait allertranquillement ses bras et nageait vigoureusement vers la côte sanspousser un cri. Une frayeur subite semblait avoir paralyséAntonino. Il resta dans la barque, se pencha, le regard fixé surelle, comme si un miracle se passait sous ses yeux. Alors il sesecoua, se saisit de ses rames et la suivit de toutes les forcesqu’il pouvait réunir, pendant que le fond du bateau était rougi parle sang qui coulait toujours. En un instant il fut près d’elle, sivite qu’elle nageât.

– Par la Vierge sainte, lui cria-t-il, reviensdans la barque. J’ai été fou. Dieu sait ce qui m’a obscurcil’esprit. Un coup de tonnerre m’avait frappé le front, je brûlaistout entier, et ne savais ni ce que je faisais, ni ce que jedisais. Ne me pardonne pas, Laurella ; sauve seulement ta vie,et remonte ici.

Elle continuait à nager comme si elle n’eûtpas entendu.

– Tu ne peux pas atteindre la terre, il y aencore deux milles. Pense à ta mère ; s’il t’arrivait malheur,elle mourrait de t’avoir perdue.

D’un regard, elle mesura l’éloignement de lacôte ; puis, sans répondre, elle nagea vers la barque, etsaisit le bord avec ses mains. Comme il s’était levé pour l’aider,sa jaquette qui était sur le banc tomba à la mer au moment où labarque fléchit d’un côté sous le poids de la jeune fille ;elle s’élança lestement dedans, et regagna sa place ;lorsqu’il la vit en sûreté il reprit ses rames. Elle tordit sesvêtements trempés et exprima l’eau de ses tresses.

Alors elle jeta les yeux sur le fond de labarque et y vit du sang, elle regarda rapidement la main qui tenaitla rame, comme si elle n’était pas blessée. « Tiens »,lui dit-elle, et elle lui tendit son fichu. Il secoua la tête etcontinua à ramer. Enfin elle se leva, alla à lui, et bandafortement le fichu sur la profonde blessure ; puis, bien qu’ils’en défendît, elle lui prit une des rames et s’assit à côté de luisans le regarder, ne quittant pas des yeux la rame qui était rougede sang et poussant vigoureusement la barque. Ils étaient tous deuxpâles et silencieux quand ils approchèrent de terre ; ilsrencontrèrent des pêcheurs qui allaient jeter leurs filets pendantla nuit. Ils appelèrent Antonino et se moquèrent de Laurella. Aucunne regarda ni ne répondit un mot.

Le soleil était encore assez haut au-dessus deProcida quand ils atteignirent la marine. Laurella secoua sesvêtements qui étaient presque secs et sauta à terre ; lavieille femme qui l’avait vue s’embarquer le matin, était revenuesur son toit.

– Qu’as-tu à la main, Tonino ? luicria-t-elle d’en haut. Jésus-Christ ! la barque est pleine desang.

– Ce n’est rien, la mère, répondit lebatelier, je me suis déchiré à un clou qui était trop ressorti.Demain ce sera passé, ce damné sang vient de ma main, cela paraîtplus grave que ce n’est en vérité.

– Je vais venir te mettre dessus des herbes,compadre, attends, j’y vais de suite.

– Ne vous donnez pas cette peine, commeare.Tout est arrangé, demain ce sera passé et oublié. J’ai une bonnepeau qui repousse vite sur les blessures.

– Addio, dit Laurella, et elle se dirigea versle sentier qui monte.

– Bonne nuit, lui cria le garçon sans laregarder. Puis il emporta du bateau les agrès et les paniers, etmonta le petit escalier de pierre de sa cabane.

Il était seul dans ses deux chambres où ilallait et venait. Par la fenêtre ouverte que fermaient de simplesvolets en bois, pénétrait un air plus frais que celui de la mertranquille ; il se trouvait bien dans sa solitude. Longtempsil s’arrêta devant une petite image de la Vierge, et considéral’auréole d’étoiles en papier d’argent, collées tout autour ;mais il ne pensa pas à prier.

Qu’avait-il à demander au ciel, puisqu’iln’avait plus d’espérance ?

Il lui semblait que le jour ne voulait pasfinir, et cependant il aspirait à l’obscurité, car il étaitfatigué, et la perte de sang l’avait plus affaibli qu’il ne voulaitse l’avouer. Comme il sentait à la main une vive douleur, ils’assit sur un escabeau et ôta le bandage. Le sang comprimé jaillitde nouveau, la blessure avait fait beaucoup enfler sa main. Il lalava avec soin et la rafraîchit longtemps. Lorsqu’il la regarda denouveau, il vit clairement la marque des dents de Laurella.« Elle avait raison, dit-il ; je lui enverrai demain sonfichu par Giuseppe, car il ne faut pas qu’elle me revoie. » Illava avec soin le fichu, l’étendit au soleil, après avoir bandé denouveau sa main, aussi bien que possible avec la main gauche et lesdents, puis il se jeta sur son lit et ferma les yeux.

La lune brillante et en même temps la douleurde la main le tirèrent d’un demi-sommeil. Il se leva pour calmerdans l’eau l’affluence brûlante du sang, lorsqu’il entendit dubruit à sa porte.

– Qui est là ? demanda-t-il, enouvrant.

Laurella était devant lui. Elle entra sansrien demander, elle jeta le mouchoir qu’elle avait sur la tête,posa sur la table un petit panier et poussa un profond soupir.

– Tu viens chercher ton fichu, dit-il, tuaurais pu t’épargner cette peine, car j’aurais prié, demain matin,Giuseppe de te le rapporter.

– Ce n’est pas pour mon fichu, répondit-ellerapidement. Je suis allée dans la montagne pour chercher des herbesqui sont bonnes contre les blessures. Les voici. Et elle enleva lecouvercle du panier.

– C’est trop de peine, dit-il, sans aucuneamertume ; c’est vraiment trop de peine. Cela va déjà mieux,beaucoup mieux, et si cela allait plus mal, je l’aurais bienmérité. Que veux-tu, ici, à cette heure ? Si quelqu’un terencontrait ! Tu sais combien ils bavardent, quoiqu’ils nesachent pas ce qu’ils disent.

– Je ne me soucie de personne, répondit-ellevivement, je veux voir ta main, mettre dessus ces herbes ; tune pourrais pas y arriver avec ta main gauche.

– Je te dis que c’est inutile.

– Laisse-moi voir.

Elle lui prit sans plus la main qui ne pouvaitpas se défendre, et ôta les linges ; lorsqu’elle vit la grandeinflammation, elle tressaillit et s’écria : « JesusMaria ! »

– C’est un peu diminué, continua-t-il ;cela s’en ira en vingt-quatre heures, – elle secoua la tête, – aveccela ! tu ne peux pas ramer d’une main.

– Après-demain, je pense. Qu’est-ce que celafait, après tout ?

Elle avait, pendant ce temps, pris une cuvettepour laver de nouveau la blessure, ce qu’il souffrit comme unenfant, puis elle mit dessus les feuilles bienfaisantes des herbesqui lui enlevèrent aussitôt la sensation brûlante, et banda la mainavec de fines bandes de toile qu’elle avait apportées. Lorsque cefut fait :

– Je te remercie, lui dit-il, et si tu veux mefaire encore un plaisir, pardonne-moi d’avoir eu une pareille folieen tête, et oublie tout ce que j’ai dit et fait aujourd’hui. Je nesais pas moi-même comment cela est venu. Tu ne m’en as jamais donnéle sujet, jamais, et tu n’entendras plus de moi rien qui puisse techagriner.

– C’est moi qui ai un pardon à te demander,reprit-elle, j’aurais dû être tout autre et meilleure avec toi, etne pas t’irriter par ma stupide conduite ; et encore cettemalheureuse blessure…

– Il était nécessaire, et bien temps, que jerentrasse en moi-même, et comme on dit, il n’y a pas eu demal ; mais ne parle pas de pardon ; tu m’as fait du bienet je te remercie, maintenant va dormir et voici… voici tonmouchoir que tu peux emporter en même temps.

Il le lui tendit. Mais elle était toujoursdebout devant lui, et semblait en proie à un combat intérieur.Enfin, elle lui dit :

– Tu as perdu aussi ta jaquette à cause demoi, et je sais que l’argent des oranges était dedans. Je me suissouvenue de tout cela en chemin. Je ne puis pas t’indemniser toutde suite, parce que nous n’avons rien, et si nous avions quelquechose, cela serait à ma mère. Mais j’ai là une croix d’argent, quele peintre laissa sur la table, la dernière fois qu’il vint cheznous ; depuis ce temps, je ne l’ai jamais regardée et ne puispas la conserver dans le coffre. Vends-la, elle vaut bien encoreune couple de piastres, m’a dit dans le temps ma mère ; tuseras ainsi remboursé, et s’il manquait quelque chose, je tâcheraide le gagner en filant la nuit, quand ma mère dort.

– Je ne la prendrai pas, dit-il bravement enrepoussant la petite croix blanche qu’elle avait sortie de sapoche.

– Il faut que tu la prennes. Qui sait pendantcombien de temps tu ne pourras rien gagner avec ta main ? Jela laisse là et ne veux plus la voir devant mes yeux.

– Jette-la dans la mer.

– Ce n’est pas un cadeau que je te fais, cen’est que ton dû et ce qui te revient.

– C’est bon, je n’ai droit sur rien de ce quit’appartient. Si tu me rencontres jamais, fais-moi le plaisir de nepas me regarder, pour que je ne pense pas que tu te souviens de cedont je suis coupable envers toi, et maintenant bonne nuit. Quetout soit fini !

Il mit dans le panier le mouchoir et la croix,et referma le couvercle. Lorsqu’il leva les yeux sur son visage, ilfut fort étonné : de grosses larmes coulaient sur ses joues,elle les laissait aller.

– Maria santissima ! Es-tu malade ?Tu trembles de la tête aux pieds !

– Ce n’est rien… je m’en vais chez nous.

Et elle se tourna en chancelant vers laporte ; les pleurs l’accablaient à tel point qu’elle heurta laporte du front en sanglotant violemment. Mais avant qu’il se fûtapproché pour la soutenir, elle se retourna tout à coup et s’élançaà son cou.

– Non, je ne puis pas supporter cela !s’écria-t-elle en se pressant contre lui comme une mourante quis’attache à la vie, je ne puis pas entendre que tu me donnes debonnes paroles, et que tu me laisses aller en prenant toute lafaute sur ta conscience. Bats-moi, foule-moi aux pieds, maudis-moi,ou, s’il est vrai que tu m’aimes encore après tout le mal que jet’ai fait, prends-moi, garde-moi, fais de moi tout ce que tuvoudras, mais ne me renvoie pas si vite.

De nouveaux sanglots l’interrompirent.

Il la tint un instant dans ses bras sansparler :

– Si je t’aime encore, dit-il enfin, saintemère de Dieu ! Penses-tu que tout le sang de mon cœur soitparti par ma blessure ? Ne sens-tu pas qu’il saute dans mapoitrine comme s’il voulait en sortir et aller vers toi ? Situ ne dis cela que pour m’éprouver ou parce que tu as peur de moi,va-t’en ; j’oublierai encore cela. Ne crois pas que tu medoives rien, parce que tu sais que je souffre à cause de toi…

– Non, reprit-elle avec violence en levantrapidement ses yeux humides vers lui, je t’aime ! Je te diraiseulement que je l’ai redouté longtemps, j’ai lutté ; maismaintenant je serai tout autre, car je ne puis plus supporter de nepas te regarder quand je te rencontre dans la rue, Maintenant jeveux t’embrasser, pour que tu puisses dire, si tu doutais encore demoi : « Elle m’a embrassé, et Laurella n’embrasse quecelui qu’elle veut pour mari ! »

Elle l’embrassa trois fois, puis se sépara delui en lui disant :

– Bonne nuit, mon bien-aimé ! Va dormirmaintenant et guéris ta main. Ne viens pas avec moi… je n’ai pluspeur de personne maintenant, si ce n’est de toi.

Elle se glissa à travers la porte et disparutdans l’ombre des murs. Longtemps encore il regarda par la fenêtredu côté de la mer, où les étoiles semblaient descendre.

Lorsque le petit curé vint, la fois suivante,au confessionnal où Laurella était restée longtemps à genoux, ilrit silencieusement en lui-même :

– Qui aurait pensé, se disait-il, que Dieusaurait émouvoir si vite cet incroyable cœur ? Je me faisaisdes reproches de n’avoir pas combattu plus vivement le démon encourant vers elle ; mais nos yeux ont la vue courte pour leschemins du ciel. Maintenant, Dieu soit béni ! puisse-t-il melaisser vivre assez longtemps pour que le premier garçon deLaurella me mène une fois dans la barque, à la place de son père.Eh ! eh ! eh ! l’Arrabbiata !

Baden-Baden, dimanche, 24 septembre1865.

 

 

Partie 2
LE GARDE-VIGNES

&|160;

Par une chaude journée de septembre d’uneannée déjà bien loin de nous, un jeune homme était assis au milieudes riches vignobles qui, couvrant les pentes méridionales duKüchelberg, se prolongent jusqu’à la ville de Méran. Les allées depampres dépassaient la hauteur de l’homme, et les ceps étaient sibeaux, si touffus, si chargés de raisins qu’ils interceptaient lesrayons du soleil et faisaient régner partout une sorte decrépuscule. Aucun souffle n’agitait l’air sous ces voûtes defeuillage, aussi la chaleur y était-elle énervante, et si, pourrespirer plus librement, on s’approchait des petits escaliers depierre brute, qui conduisent d’une pièce de vigne à l’autre, onsentait une mer de vapeurs embrasées vous peser lourdement sur latête et la poitrine. Peu de personnes s’aventuraient dans leschemins&|160;; seuls, de nombreux lézards montaient, descendaient,se glissaient à travers les touffes de lierre qui tapissent lessoubassements de chaque vignoble. Les grappes, aux grosses baies decouleur sombre, pendaient pressées les unes contre les autres, etun singulier pétillement était parfois perceptible au milieu duprofond silence de midi, comme si l’oreille entendait la sèvemonter et bouillonner aux feux du soleil, dans la noble plante.

Le jeune homme qui était assis sous lespampres, paraissait insensible à ces voix muettes de la nature etabsorbé dans de sombres réflexions. Il portait le costume bizarredes anciens gardes-vignes ou saltners&|160;:la veste decuir – avec de larges épaulettes d’où pendaient des courroies quirattachaient les manchettes de cuir – laissait apercevoir la toileblanche de la chemise&|160;: les culottes et les bretelles,également en cuir, étaient maintenues par une ceinture épaisse d’undoigt, sur laquelle était brodé le nom du propriétaire&|160;;enfin, le saltner avait des bas blancs à jour, et à son cous’étalaient divers ornements, tels que chaînes, défenses desanglier, dents de marmotte, etc. Par terre, à côté du jeune garde,se trouvaient les insignes les plus caractéristiques de sesfonctions&|160;: le haut tricorne surchargé de plumes de coq et depaon, de queues de renard et d’écureuil, ce qui en faisait unecoiffure fort lourde, assez peu commode à cette époque de l’année,et la longue hallebarde avec laquelle ces représentants del’autorité rendaient leur apparition plus formidable encore auxdélinquants surpris dans les vignes.

Le jour et la nuit, sans repos ni trêve, sansque le dimanche même leur apporte une heure de liberté, lessaltners, ces épouvantails vivants des oiseaux, parcourent chacunle district qui lui est assigné, depuis le milieu de juillet où lespremières baies du raisin commencent à devenir douces jusqu’à ceque la dernière grappe soit rapportée au pressoir. Leur pénibleservice, pendant lequel ils n’ont contre la pluie et le soleild’autre abri qu’une misérable hutte en paille de maïs, estcependant une fonction très recherchée, à laquelle sont admisseulement les garçons les plus estimés du pays. Le métier degarde-vignes n’est du reste pas sans compensations&|160;: les nuitssereines et pures, alors que la chaleur du jour reste concentréedans les maisons, ont bien leur charme en cette saison&|160;; à cetavantage, les propriétaires de vignobles en ajoutent un autre mieuxapprécié encore&|160;: pour entretenir la vigilance et la bonnehumeur du saltner, ils le régalent de mets copieux, largementarrosés de leur meilleur vin.

Ce moyen ne semblait pourtant pas avoir réussiauprès du jeune homme que nous avons présenté au lecteur&|160;: lacruche de vin rouge et les épaisses tranches de viande fumée,apportées pour le repas de midi, étaient restées intactes sur lapierre plate qui lui servait de table&|160;; il avait depuislongtemps retiré de sa bouche une petite pipe sculptée, garnied’une chaînette d’argent, et, songeur, il mordillait un morceau debois. Il pouvait avoir environ vingt-trois ans&|160;; une barbebrune, légèrement frisée, encadrait son menton et ses joues&|160;;les traits anguleux de son visage accusaient de précocessouffrances&|160;; néanmoins, les cheveux bouclés qui garnissaientson front et ses tempes et qui retombaient jusque sur son cou,conservaient à sa physionomie la fraîcheur et la grâce de lajeunesse.

Le bruit d’un pas qui s’approchait lentementdans le sentier, au-dessous de la vigne, le fit soudaintressaillir&|160;; il remit son chapeau et saisit sa hallebarde. Cemouvement découvrit les belles proportions de sa taille, sapoitrine large et bombée, sa jambe finement modelée&|160;; la têteseule paraissait un peu trop petite, et les mains avaient ladélicatesse de celles d’une femme. Il se glissa doucement le longdes allées, arriva sans être vu sur une éminence voisine, et duregard parcourut le chemin.

Un promeneur, vêtu d’une longue robe noire,coiffé d’un chapeau de forme haute, dont l’usure attestait leslongs services, suivait à l’ombre des saules la route qui séparaitles vignobles de la prairie&|160;; il tenait à la main un livreouvert dont ses yeux se détachaient de temps en temps pour sefixer, mais sans la moindre expression de convoitise, sur lesbelles grappes qui pendaient aux ceps. Aussi, même s’il n’eût pasporté la soutane, tout le monde aurait reconnu un ecclésiastiquedans ce lecteur paisible et réfléchi. Nous ajouterons même que l’onretrouvait en lui quelques-uns des traits les plus aimables,propres à cette classe si nombreuse et si variée.

Les querelles religieuses étaient encore choseinconnue au Tyrol&|160;: dans cet heureux pays où le lait de la foiet le miel de la docilité coulent si abondamment, nul ne songeait àmettre en doute les anciennes croyances&|160;; la capitale du vieuxcomté de Méran, il est vrai, avait vu son repos un instant troublépar de hardis novateurs, mais leurs efforts téméraires avaientcomplètement échoué, et les esprits jouissaient alors d’une paixprofonde. Les serviteurs de l’Église n’avaient donc aucune raisonpour brandir leur houlette comme une arme menaçante, et ilspouvaient vaquer tranquillement aux paisibles devoirs de leurministère. Aussi n’était-il pas rare de rencontrer parmi eux cesvisages contemplatifs dont la douce gravité semble indiquer ledésir de faire respecter en soi-même la majesté du Dieu dont onporte la livrée, sans pour cela se rendre moins accessible auxhommes.

Le petit abbé que nous venons d’introduiren’était pas, tant s’en faut, une des grandes lumières du clergé. Ildesservait, en qualité de vicaire, l’église paroissiale de Méran,disait sa messe à dix heures et recevait pour tout traitement unflorin par jour, plus une petite chambre dans laLaubengasse. Mais le peuple, qui avait beaucoup deconsidération pour son saint caractère et lui accordait une grandeconfiance, ne perdait aucune occasion de lui prouver sa sympathie.Dès que le Vicaire de dix heures, comme on l’avait surnomméfamilièrement, se présentait dans une maison, la ménagère apportaitaussitôt sur la table un pot de son meilleur vin, et parfois mêmeun petit repas lui était servi. À la longue, ces témoignagesexpressifs de bienveillance avaient quelque peu modifié la maigreurnaturelle du digne homme. Son ventre, légèrement arrondi,contrastait toutefois si fort avec le reste de sa personne osseuse,avec l’expression timide de son visage, qu’un œil profane n’auraitpeut-être pas regardé sans sourire ce bizarre assemblage&|160;;mais une telle pensée ne venait à l’esprit d’aucun des pénitents dubon vicaire&|160;; personne ne songeait à l’accuser d’intempérance,et chacun, au contraire, se hâtait de lui faire accueil, car il n’yavait, disait-on, à dix lieues à la ronde, aucun palais qui fûtcomparable au sien pour apprécier la qualité des différents crus etpour évaluer le temps possible de leur conservation. Le petit abbésavait aussi, au besoin, donner un conseil utile, une recettepratique&|160;; lui ressembler était, à cette époque, l’ambition detous les connaisseurs.

Aux brillantes qualités du brave homme, lanature, il faut le dire, avait oublié de joindre le courage. Bienqu’il fût issu d’une famille de paysans qui avait donné au pays debraves défenseurs, l’honnête vicaire, à chaque épreuve imprévue,devait soutenir un grand combat intérieur avant de savoir s’il sesauverait lui-même, ou bien s’il accomplirait le devoir dicté parsa conscience. Aussi pour ajouter à sa vigueur morale, il avaitsoin de ne jamais laisser vide un petit tonneau de Ternaler blanc,auquel il attribuait des vertus fortifiantes. Ce jour-là cependant,comme il revenait de visiter ses malades au village voisin, sansavoir pris pour se soutenir une seule goutte de la généreuseliqueur, il n’était pas préparé à envisager le péril desang-froid&|160;; il s’effraya donc grandement quand il vit uneforme humaine bondir du mur de la vigne et s’élancer vers lui.

– Que Dieu nous soit en aide&|160;!s’écria-t-il en tremblant de tous ses membres.

– Amen&|160;! répondit legarde-vignes.

– Est-ce toi, André&|160;? Dieu me pardonne,je croyais que l’ennemi qui rôde partout, cherchant à dévorer lesbrebis du Seigneur, me tombait sur le dos. Vois-tu, quand on estplongé dans de profondes méditations et que l’on a oublié leschoses de ce monde, ton chapeau fait penser à la tête cornue del’ange maudit. Enfin, c’est toi. Tu gardes ta vigne, je suppose, oudu moins celle de ta mère&|160;?

Les yeux sombres du jeune homme prirent uneexpression plus sombre, et le sang lui monta au visage.

– Que je meure à l’instant, dit-il, si je metsjamais les pieds dans la vigne de ma mère&|160;! Depuis qu’à laChandeleur, elle m’a frappé au visage, je ne suis plus son fils, etje n’ai pas franchi une fois le seuil de sa maison.

Le prêtre s’aperçut qu’il avait mis le doigtsur une blessure profonde. Secouant la tête d’un air sérieux etplein de compassion&|160;:

– André, répondit-il, de telles paroles nesont pas d’un bon chrétien. Notre-Seigneur n’a-t-il pas pardonnésur la croix à ses plus cruels ennemis&|160;? Un fils gardera-t-ilrancune à sa mère, même quand elle aurait été injuste enverslui&|160;? Je sais qu’un tel langage peut te sembler dur&|160;; cen’était pas la première fois que ta mère te maltraitait, mais nousdevons pardonner septante-sept fois, l’as-tu donc oublié, monami&|160;?

– Non, mon révérend, répliqua le garde avecfermeté. Je me suis promis de ne plus penser à ce jour maudit, etje puis prendre cela sur moi tant que je serai loin de la maison.Si j’y rentrais, ma mère elle-même m’en ferait souvenir, car elleme déteste et ne cherche qu’à me tourmenter. Elle me dépouillera demon héritage par son testament, je le sais et ne m’en plainspas&|160;; j’en suis même bien aise à cause de ma sœur. Mais noussommes séparés pour toujours, personne n’y peut rien, je suis sortide chez nous sans un kreutzer, et je me suis engagé, là-bas, àGratsch, comme premier vigneron chez Steirer. Cette année, me voilàgarde. Quant à ma mère, elle m’enverrait six messagers et quatrechevaux pour me ramener, que je n’irais pas. Tout a une fin.

Le bon vicaire demeura un instant pensif. Ilparut enfin croire plus prudent de faire trêve à ses exhortationsspirituelles, et considérant d’un œil expérimenté les grappesplacées au-dessus du mur&|160;:

– Steirer a bien fait, dit-il, de planter icides Hertlingerau lieu de Bratreben&|160;; ilssont encore jeunes, mais l’année prochaine ils donneront au moinsle double.

– Vous n’êtes ici qu’à l’entrée de la vigne,répondit le jeune homme. Plus loin, presque tous les ceps sont desFarnatsch rouges&|160;; là-bas, de l’autre côté,au-dessous du village, il y a des Ferseilen, mais on lesarrachera, car ils sont presque morts cette année.

– Sur combien de muids comptez-vous, à peuprès&|160;?

– Sur cent quarante ou cent soixante, pour lemoins.

– Et que te semble du métier de garde-vignes,André&|160;? N’est-il pas un peu dur à la longue&|160;?

– Pas trop, mon révérend&|160;; je ne sens pasencore beaucoup la fatigue.

– La nuit, as-tu les yeux ouverts&|160;?

– Mes yeux sont bons, mais je n’en ai quedeux, et il m’en faudrait une douzaine pour voir en même temps detous les côtés. Les habits blancs commencent à rôder la nuit dansles environs&|160;; ils trouvent nos raisins à leur goût et ilsviennent par bandes. Si l’on en attrape un, les autres se sauvent,et cela ne sert de rien&|160;; le capitaine ne veut pas donner laplus petite indemnité.

– La ville devrait se plaindre.

– Ah bien oui&|160;! la ville&|160;! est-cequ’elle ose&|160;? Et puis, il faudrait des témoins, des preuves,que sais-je, moi&|160;? Et pourtant, le matin quand nous voyons lesplus belles grappes volées, et les ceps coupés comme une mauvaiseherbe par le tranchant d’un sabre, qui pourrait dire que ce ne sontpas les soldats qui ont fait cela, par pur amour du désordre et dela destruction&|160;? En prenons-nous un au collet&|160;? Il jurequ’il est aussi innocent qu’un enfant dans le sein de sa mère. Iln’y a d’autre moyen de les punir que de leur donner sur les doigtspour leur ôter l’envie de recommencer. Aussi le premier qui metombe sous la main, je le pends les jambes en l’air afin qu’ilpuisse faire l’exercice jusqu’au jour.

– Allons, André, pas de violence. Ce sont depauvres diables, et la tentation est forte&|160;; il faut avoir unpeu d’humanité.

– Est-ce qu’ils n’agissent pas comme des bêtessauvages&|160;? Regardez, mon révérend, ajouta-t-il, en montrant uncep qui était coupé par le milieu, en sorte que le feuillagependait jaune et flétri sur la tige. Le cœur ne saigne-t-il pas devoir une plante si belle et si bienfaisante, qui n’est au monde quepour remplir le tonneau de son maître, ravagée par de méchantscoquins, uniquement pour le plaisir de nuire&|160;? Si j’en prendsun sur le fait, que Dieu ait pitié de son âme&|160;!

En disant ces mots, il brandit sa hallebarded’un air de menace, puis il l’enfonça violemment dans le sable. Unléger tremblement agita les membres de l’ecclésiastique, mais ilsut conserver sa dignité et reprit&|160;:

– J’irai aujourd’hui même parler aucapitaine&|160;; je lui recommanderai d’exercer une surveillanceplus active et de ne laisser sortir aucun soldat de la caserneaprès la retraite. Quant à toi, André, songe que tu es ici auservice de l’autorité et que tu dois laisser à la justice le soinde punir les coupables. Je vais aussi monter chez Hirzer&|160;;n’as-tu rien à faire dire à Franz et à Rosina&|160;?

– Non, mon révérend. Depuis bien des années,le vieux vigneron a quelque chose contre moi. Il ne veut pasentendre parler de nous, et moi, je ne m’occupe pas de lui. Lesautres sont de braves gens, mais vous leur feriez peut-être duchagrin en leur parlant de moi en présence de leur père. Pourtant,si vous rencontriez ma sœur… non, ne lui dites rien non plus, celavaut mieux.

Il s’inclina précipitamment, comme pour cacherson trouble, vers la main du prêtre qu’il baisa d’un airrespectueux&|160;; puis, s’aidant de sa longue hallebarde, ils’élança par-dessus le mur et disparut derrière les pampresépais.

Le vicaire continua sa route, tout préoccupéde ce qu’il venait d’entendre. Mais l’habitude d’assister auxtempêtes de l’âme, le devoir de prêcher la patience aux malheureuxavaient émoussé en lui ce que la charité, cette seconde vie ducœur, a de plus vif et de plus pénétrant. Il ne devina pasl’angoisse qui agitait l’esprit du jeune homme, il ne se douta pasque l’infortuné, revenu dans sa hutte de paille, se jetait levisage contre terre, comme s’il voulait trouver dans le sein decette Mère bienfaisante un refuge contre l’excès de sa douleur.

Il demeura ainsi pendant plus d’uneheure&|160;; un demi-sommeil venait enfin de l’affranchir de sessombres pensées, quand un rire argentin l’éveilla brusquement. Ilresta d’abord immobile, se demandant s’il n’était pas le jouet d’unrêve. Le même rire frais, mélodieux comme le chant éloigné d’unoiseau, se fit entendre pour la seconde fois&|160;; il partait duchemin qui longeait le bas de la vigne. Le garde fut aussitôtdebout&|160;; appuyé contre une lucarne qui donnait sur la route,il promena autour de lui des regards anxieux. À l’ombre des saulesoù tout à l’heure nous avons vu l’ecclésiastique, venait, du côtéde la ville, une jeune fille âgée de dix-sept ans au plus, blonde,bien prise dans sa petite taille et portant avec grâce le costumedu pays. Ses mouvements étaient si doux et si gracieux que l’œilinvolontairement attiré ne pouvait nullement la quitter. Sa têteronde et fine ne demeurait pas un instant immobile, elle s’agitaitsans cesse sur son cou blanc et bien modelé&|160;; la jolie enfantregardait avec insouciance autour d’elle, puis se tournait vers unjeune homme qui marchait à ses côtés, et dont la conversationdevait sans doute être fort amusante, car chacune de ses parolesétait accueillie par un éclat de rire. Celui-ci, compagnon de bonnemine, portait avec aisance la jaquette de soldat, l’étroite culottebleue et la toque de même couleur placée sur l’oreille. Son visagebrun, ses grands yeux noirs accusaient une origine étrangère, aussiprenait-il beaucoup de peine pour faire comprendre à la jeune filleson allemand incorrect&|160;; malgré ses efforts, il provoquaittoujours un nouvel accès d’hilarité. De temps en temps, il jetaitsur la route des regards circulaires, et apercevant un villageoisqui menait deux veaux à la ville voisine, il avançait avec unelenteur marquée, comme pour se débarrasser d’un témoin importun.Enfin, le paysan disparut au détour du sentier, et le soldat sedisposait à se rapprocher un peu plus de sa compagne, quand sesyeux rencontrèrent tout à coup le visage menaçant dugarde-vignes.

L’étranger s’arrêta, indécis&|160;; la jeunefille leva aussi la tête&|160;: – Bonjour, André&|160;! cria-t-ellesans paraître éprouver aucune émotion. C’est mon frère, dit-elleensuite à l’inconnu, allez-vous-en, car il n’entend pas laplaisanterie.

Mais le soldat, rassuré par la distance qui leséparait de son ennemi, refusa de suivre ce prudentconseil&|160;:

– N’ayez pas peur, cara mia,répondit-il, moi lui donnerai de quoi compraretabacco.

Il fouilla dans sa poche, et tirait déjàquelque menue monnaie, lorsque la voix irritée du garde le frappade stupeur, et le cloua pour ainsi dire au sol.

– Arrière, misérable, ou je t’enfonce ma piquedans la tête pour t’ôter l’idée de revenir&|160;!

L’étranger, un peu remis de son trouble,mesura André d’un regard furieux.

– Ours allemand, murmura-t-il, les dentsserrées, maledetto&|160;!Il ne put cependant se résoudre àbattre en retraite&|160;; il lui semblait déshonorant de fuir ainsien présence de sa belle, d’autant plus que la jeune fille semblaits’amuser beaucoup de son impuissante colère et riait aux éclats. Legarde-vignes ne trouva pas la scène aussi plaisante&|160;; promptcomme la pensée, il sauta par-dessus le mur, et le soldat nes’était pas encore aperçu de son approche, que deux yeux enflammésle regardaient en plein visage.

– As-tu des oreilles, drôle&|160;? cria-t-ild’une voix vibrante, ne sais-tu pas que ce chemin est interdit auxgens de ton espèce&|160;? As-tu oublié des raisins cette nuit etviens-tu maintenant marauder ici pour les prendre&|160;? Faut-ilque je t’arrache ta jaquette pour avoir une preuve contre toi,renard étranger&|160;? Va-t’en à l’instant, ou sinon…

– À bas les mains&|160;! grinça l’étranger,qu’André serrait à la gorge et secouait rudement. Oh&|160;! sij’avais mon sdegena…

– Misérable&|160;! répondit le jeunegarde&|160;; apporte la première fois ton sabre et encore tonfusil&|160;; ce serait une preuve qui en vaudrait bien une autre.Maintenant, par la croix&|160;! va-t’en&|160;! ou je t’embrochecomme une grenouille et je te jette dans la cour de ta caserne,sans te laisser le temps de dire ta prière&|160;!

En parlant ainsi, il poussa si violemment lesoldat que celui-ci, heurtant contre une pierre, tomba sur sesgenoux. Il se releva aussitôt, menaçant son ennemi de ses deuxpoings, vomissant contre lui un flot d’injures dans son patoisétranger&|160;; mais il comprit la nécessité de céder à la force etreprit en boitant le chemin de la ville.

– Tu l’as durement traité, frère, dit la jeunefille en regardant s’éloigner le galant malencontreux. Il parled’une si drôle de manière, que je n’ai pu m’empêcher de rire. Mais,pourquoi es-tu devenu si méchant&|160;?

André, tout entier à sa colère, ne réponditpas.

– Ce n’est pas fini entre nous, murmurait-il.Que je l’y reprenne, et sur mon âme&|160;! je réglerai mon compteavec lui&|160;!

Puis, se tournant brusquement sur sasœur&|160;:

– Eh bien&|160;! Moïdi, c’est donc toujours lavieille chanson&|160;: «&|160;Qu’est-ce qui veut jouer&|160;? jedanserai.&|160;» N’avais-tu pas honte de parler ainsi à ce damnécoquin, et de marcher à côté de lui&|160;? S’il faut te faire rirepour te plaire, éloigne-toi de moi, car tu sais bien que le rireest aussi rare sur mon visage que la neige à la Pentecôte.

La jeune fille était devenuesilencieuse&|160;; elle baissa les yeux d’un air confus, passa sesdeux mains sur son front, et son visage rougit légèrement.

– André, dit-elle enfin sans le regarder,est-ce que tu me renvoies&|160;?

– Non, reste, répondit-il d’une voix brève.Est-ce pour moi que tu es venue&|160;?

– Certainement. Voilà déjà une semaine que jen’ai pu sortir, et l’on ne te voit plus maintenant. La mère étaitendormie (il fait si chaud à la cuisine) alors j’ai pensé que jepouvais courir bien vite jusqu’ici pour savoir comment tu vas.Vois, je t’ai apporté un petit pain que Franz Hirzer m’a donnéhier. Je ne l’ai pas mangé, je ne l’aime pas.

– Franz Hirzer&|160;! qu’est-ce qu’il a donc àte faire des cadeaux&|160;? Si son père le savait, il ne risqueraitrien. T’a-t-il un peu fait rire aussi&|160;?

– Lui&|160;? il n’a le rire que dans sa poche,quand ses florins sonnent les uns contre les autres. Et puis, mamère était là, et tu sais, la gaieté se cache à son approche commeles souris quand elles sentent le chat. Ça m’étonne même que jesois encore gaie. Après ça, si je ne riais pas, je serais mortedepuis longtemps&|160;; c’est bien triste, va, d’être seule avecelle dans notre vieille maison.

Le frère et la sœur gardèrent un instant lesilence.

– Est-ce que tu n’aimes pas le painblanc&|160;? reprit la jeune fille&|160;; il n’est pas rassis, ildoit être bon. Tiens, voici encore deux figues bien mûres que j’aicueillies pour toi dans notre jardin.

– Je te remercie, répondit le jeune homme.Viens, nous les mangerons ensemble là-haut, nous serons mieuxqu’ici.

Il monta le premier l’escalier de la vigne, etsa sœur le suivit en babillant avec toute la vivacité de son âge.Ils s’assirent sous les pampres à la place que venait de quitterAndré&|160;; puis la jeune fille le contraignit doucement à goûterles figues. Le visage taciturne du garde se déridait peu àpeu&|160;; un vent léger rafraîchissait l’air, apportant parfois lejoyeux tic-tac d’un moulin éloigné, ou bien le bruit affaibli d’unedétonation, car c’était l’heure où les carabiniers tiraient à lacible. Encouragée par la tranquillité qui régnait autour d’elle,Moïdi donna bientôt un libre cours à sa pétulance enfantine&|160;;elle mit sur sa tête le lourd chapeau de son frère, retenant d’unemain sous son menton les deux queues de renard dont il était orné,et encadrant ainsi entièrement sa figure, elle s’arma de lahallebarde et se mit à marcher à grands pas dans l’avenue defeuillage&|160;:

– André&|160;! cria-t-elle, n’ai-je pas l’airbien effrayant&|160;? Si ce n’était ma mère, je viendrais toutesles nuits, et je ferais le garde-vignes, pendant que tu tecoucherais pour dormir un peu. Je pourrais tenir en respect lessoldats et les voleurs, n’est-ce pas&|160;?

Pour la première fois, un sourire vinteffleurer les lèvres du jeune homme. Voyant qu’elle avait triomphéde sa tristesse, Moïdi courut auprès de lui, déposa le chapeau, lahallebarde, et s’asseyant à ses côtés sur le gazon&|160;:

– Si tu te voyais, André, tu es mille foisplus gentil quand tu ris ainsi, au lieu de te rider le front et deprendre un air triste comme Notre-Seigneur sur la croix&|160;?N’es-tu pas jeune&|160;? N’as-tu pas devant toi la vie etl’avenir&|160;? Ta querelle avec notre mère doit te chagriner, j’enconviens&|160;; mais tu n’as rien à te reprocher, tout le monde lesait, et moi, frère, je tâche de te consoler de mon mieux. Devantmoi, la mère n’oserait rien dire contre toi, car je quitteraisaussitôt la maison, je le lui ai dit. Qu’as-tu donc pour toujourspencher la tête, comme tu fais, et me regarder moi-même avec desyeux fâchés&|160;? Ne suis-je pas ta petite sœur chérie&|160;? Etpuis dès qu’un garçon me dit un petit mot, on croirait que le feuest à la maison. Voyons, veux-tu faire de moi une religieuse, ou melaisser pendant toute ma vie avec notre mère pour que je devienneune vieille fille maussade&|160;?

Tout en parlant, elle s’était rapprochée deson frère et lui avait passé le bras autour du cou. On eût dit quecette étreinte était celle d’un spectre&|160;: il repoussaviolemment sa sœur, et, la poitrine agitée, le frontpâle&|160;:

– Laisse-moi, s’écria-t-il, ne m’approche pas,ne me demande rien, va-t’en et ne reviens jamais&|160;!

Il s’était levé comme s’il voulait s’enfuir,mais il s’arrêta saisi d’effroi à la vue du spectacle qui s’offrità lui. Moïdi était agenouillée au milieu du gazon, les mainscroisées sur la poitrine, les yeux dilatés, le regard vague&|160;;sa bouche à demi ouverte semblait prête à laisser échapper un cride douleur. Ce n’était pas la première fois qu’André voyait levisage de la pauvre enfant prendre cette expression étrange. Oui,souvent quand elle était saisie d’une émotion soudaine, son rirejoyeux se changeait en une contraction nerveuse qui se terminaitpar une crise violente. Mais, jusqu’ici du moins, André n’avait paseu à se reprocher d’être cause de ces terribles accès&|160;; on lefaisait venir au contraire pour chasser le mauvais esprit, et saprésence suffisait d’habitude à calmer la malade. Aujourd’hui, luiseul était coupable, lui seul avait plongé sa sœur dans l’état oùelle se trouvait. Il se frappa le front avec désespoir, en poussantde profonds gémissements, puis il se pencha vers elle et prit entreles siennes ses mains qui avaient la froideur du marbre.

– C’est moi, Moïdi, c’est André, regarde-moi,écoute-moi. J’étais fou tout à l’heure, mais c’est fini maintenant,pardonne-moi. Tu ne sais pas, vois-tu ce que je souffre, tu nepouvais pas deviner combien tes paroles me faisaient mal.

Il s’était agenouillé auprès d’elle, et ilattendait avec une indicible angoisse que la vie et l’intelligencerevinssent animer ce pâle visage. La jeune fille demeurait toujoursimmobile, un souffle inégal sortait de sa poitrine, ses yeux fixesavaient une expression étrange et effrayante. En ce moment, lescloches de la paroisse commencèrent à sonner lentement la prière dusoir&|160;; le charme parut se rompre, la pauvre enfant soupira,comme si elle se réveillait d’un rêve pénible&|160;; ses paupièresappesanties retombèrent, et quand elle les rouvrit, de grosseslarmes coulèrent sur ses joues. Appuyant alors sa tête sur l’épaulede son frère, elle pleura sans prononcer une parole. Le cœursoulagé, elle prêta l’oreille au tintement cadencé de la cloche, etrécita tout bas quelques prières sans suite. Aussitôt que le venteut emporté la dernière vibration, son frère prit le broc de vinplacé dans un coin de la hutte et le lui tendit&|160;; elle enapprocha ses lèvres, puis elle ferma les yeux et s’endormit,toujours agenouillée, les mains jointes sur sa poitrine.

André, l’entendant bientôt après respirerpaisiblement, la souleva et l’assit commodément sur le solincliné&|160;; il étendit ensuite sa jaquette sous la tête de lajeune fille sans qu’elle se réveillât. Après avoir promené sur lapièce de vigne un regard rapide, il se plaça auprès de sa sœur, latête appuyée sur sa main et contempla, d’un regard ardent et fixe,ce visage endormi dont le doux sourire semblait refléter lesimpressions d’un rêve agréable. Parfois un souffle de la brise, enagitant le feuillage, faisait jouer la lumière sur le front deMoïdi, un faible soupir s’échappait alors de sa poitrine. Néanmoinsla crise touchait évidemment à son terme. Il n’en était pas de mêmepour André&|160;; en proie à un sombre désespoir, agité de penséestumultueuses, il trouvait dans la vue des traits paisibles de lajeune fille, un nouvel aliment à l’angoisse qui le torturait.

Quel sombre mystère planait donc surl’existence du frère et de la sœur&|160;? Nous devons, pourl’éclaircir, remonter assez loin dans le passé, raconter lesévénements d’une époque où la mère des deux jeunes gens, que nousvoyons nourrir contre son fils une haine si étrange, avait à peuprès l’âge de la blonde enfant qui dort sous les pampres. Sesparents possédaient au sommet du Küchelberg une métairie, modeste,il est vrai, mais d’où le regard embrassait toute la vallée, laville de Méran et la campagne voisine jusqu’au Bozner. Le vieilIngram avait reçu cette maison pour sa part de l’héritagepaternel&|160;; peu sensible à la beauté romantique du site, le bonpaysan estimait bien davantage les vastes pièces de vignes quis’étendaient autour de sa demeure, et dont le produit l’aidait àélever sa nombreuse famille. La plus jeune de ses enfants, Maria,qu’on appelait familièrement Moïdi, selon la coutume du Tyrol,était pour le vieillard un continuel sujet de trouble et de souci.Non seulement sa laideur repoussante attirait sur elle tous lesregards quand elle se trouvait au milieu des fraîches et joliesMéraniennes ses compagnes, mais son caractère était encore plusrude et plus âpre que son extérieur. Dès son enfance, elle semontra turbulente et acariâtre, aussi recevait-elle de sa mère peude caresses et force corrections. Plus tard, elle fut traitée avecmoins de rigueur, car son père, homme doux et plein de sens,s’aperçut que les mauvais traitements irritaient cette naturesauvage&|160;; d’ailleurs, et cela était facile à reconnaître, mêmepour l’œil d’un paysan, tout n’était pas en ordre dans sa pauvrecervelle. Le curé, consulté par le vieil Ingram, attribuaitcependant la perversité de la jeune fille à une imaginationfantasque, à un cœur exalté&|160;; en effet, ceux qui nel’observaient pas de trop près ne découvraient aucune lacune dansson intelligence, aucune bizarrerie choquante dans sa conduite.Elle savait au besoin se montrer raisonnable, et trouver desexcuses pour ses fautes. Son travers le plus frappant consistaitdans un amour immodéré de la parure, passion tout à faitinopportune et digne de pitié, car n’importe où elle se trouvait,son costume, sa démarche affectée attiraient l’attention sur unelaideur qu’elle aurait dû plutôt tenir dans l’ombre. Elleprovoquait ainsi le rire et les épithètes moqueuses de sescompagnes&|160;; celles même qui la ménageaient le plus nel’appelaient pas autrement que le «&|160;Paon noir&|160;» ou«&|160;Moïdi la négresse&|160;». Ce dernier surnom s’appliquaitbien à la pauvre fille, qui, outre son teint de bistre, ses yeuxbruns ombragés d’épais sourcils, avait encore d’épais cheveuxcrépus, rebelles à l’action du peigne et aux efforts qu’ellefaisait pour les assouplir en nattes ou en bandeaux. L’un des troisrois mages, que la mère de Moïdi avait imprudemment contemplé dansl’église de Botzen, était-il l’auteur de ce jeu bizarre de lanature, comme plusieurs le prétendaient&|160;? Nous ne saurionsl’affirmer&|160;; toujours est-il que Moïdi la négresse, au lieu dese résigner humblement à sa disgrâce, avait recours aux expédientsles plus ridicules&|160;; elle s’affublait, en dépit de la mode,d’ornements bizarres et de colifichets aux couleurs voyantes,croyant se donner ainsi de la grâce et de la beauté. Tout l’argentqu’elle pouvait se procurer par ruse ou par adresse, était aussitôtemployé à acheter des rubans, des fleurs artificielles dont elleentremêlait sa chevelure laineuse&|160;; puis, le dimanche, elle sepavanait fièrement dans l’église sous cet accoutrement étrange, quiexcitait l’indignation des vieillards et fournissait aux jeunesgens un texte inépuisable de railleries. Sa mère cependant, quandelle la surprenait à se parer de la sorte, lui arrachait aveccolère ses malencontreux atours, et lui faisait expier sacoquetterie par le jeûne et les mauvais traitements. En grandissantMoïdi devint plus sensible aux amers sarcasmes dont elle étaitl’objet&|160;; à mesure que le désir de plaire s’aiguisait en elle,sa toilette était moins singulière et moins extravagante, mais parmalheur une folie plus dangereuse remplaça cette première folieenfantine. Parmi les nombreux garçons qui partageaient les jeux deses frères, elle remarqua justement le plus beau, le mieux tourné,celui qui dès longtemps lui témoignait l’aversion la plus vive.C’était un jeune homme en qui se retrouvaient tous les caractèresde l’ancienne race méranienne&|160;; un cœur un peu mou, un espritun peu faible dans un corps vigoureux et bien proportionné&|160;;du reste, assidu à l’église, habile dans son métier de vigneron, ilfaisait peu de phrases et s’appliquait surtout à mettre en bonordre ses affaires domestiques. Ce n’est pas à dire qu’il neconsacrât quelquefois son temps et son argent à de frivoles amours,mais il était trop positif pour s’engager imprudemment dans unepassion romanesque&|160;: les paysans tyroliens, quand il s’agit dumariage, savent tout aussi bien calculer que les habitants desvilles, et la vue des vallées pittoresques au milieu desquelles ilsvivent, des sites admirables qui font rêver le voyageur, n’exaltenullement leur imagination. Pendant que la brune Moïdi s’éprenaitdu beau vigneron, le père de celui-ci, Aloys Hirzer, avait achetéd’un seigneur endetté un ancien château féodal situé à peu dedistance de la ville, et il n’était pas médiocrement fier d’établirson exploitation vinicole sur les ruines de l’aristocratie déchue.Outre son fils Joseph, il avait une fille qui recevait chez l’un deses parents l’éducation la plus soignée, et se préparait à êtreinstitutrice. Sur ces entrefaites, le vieil Aloys mourutsubitement&|160;; Joseph, pour n’avoir pas à partager le bienpaternel, rappela sa sœur auprès de lui. C’était une jeune filledouce et pâle, aux grands yeux rêveurs et intelligents. Elle avaitquelques années de plus que son frère, et bien des paysansd’alentour n’auraient pas été fâchés d’épouser l’héritière duchâteau&|160;; mais ils n’osaient se déclarer ouvertement, Annaétait trop demoiselle, elle avait des habitudes trop délicates pourdevenir la femme d’un simple vigneron. Bientôt même elle futregardée dans tout le pays comme une véritable sainte, car ellefréquentait assidûment l’église&|160;; on la voyait chez lesmalades et les pauvres, et jamais elle ne rencontrait un petitenfant sans le prendre dans ses bras, lui faire réciter sa prièreet lui donner une image. Joseph la laissait parfaitement libre devivre à sa guise&|160;; il aimait à voir l’ordre et la propretéqu’elle maintenait dans la vieille maison&|160;; peut-être même,car il connaissait l’arithmétique et ne se laissait pas égarer parle sentiment, trouvait-il convenable qu’Anna restât libre. Souvent,appuyé au balcon qui, semblable à un nid d’hirondelles,s’accrochait à la muraille grise de l’antique manoir, le vigneron,vêtu de la Loddenjoppegarnie de rouge, coiffé du largechapeau noir brodé d’une tresse écarlate, promenait autour de luises regards satisfaits et les arrêtait avec complaisance sur lesmonastères dont les croix s’élevaient çà et là dans la campagne.Ces murs, pensait-il, avaient souvent abrité les fils et les fillesdes nobles maîtres du château&|160;; pourquoi sa sœur n’ychercherait-elle pas un refuge contre les dangers et les combats dumonde&|160;? Ce souhait fraternel ne fut cependant pas exaucé, lajeune fille ne paraissait avoir aucun goût pour le couvent. Josephdut se contenter de l’auréole brillante qui, rayonnant autourd’Anna, se reflétait sur lui&|160;; la maison de Goyen avait ungrand renom de sainteté parmi les ecclésiastiques du voisinage, etle jeune vigneron sentait son amour-propre agréablement chatouillélorsque ces révérends personnages, assis autour de sa table,s’entretenaient des affaires de l’Église, tout en buvant à petitesgorgées un verre de vin rouge. Quant à se marier, Hirzer y songeaitpeu&|160;; il ne voulait, en tous cas, épouser qu’une richehéritière, regardant comme un devoir d’augmenter le domaine que luiavait laissé sa famille. Certain de n’éprouver aucun refus, lui, lafine fleur des garçons du village, il passait en revue toutes lesfilles des environs, sans en trouver aucune qui fût digne de fixerson choix. Comme on peut le supposer, il reçut d’abord avec unprofond dédain les marques de sympathie non équivoques de Moïdi lanégresse. Mais à la longue, quand les plaisanteries de sescamarades au sujet de sa ridicule conquête devinrent plus vives etplus piquantes, la colère finit par lui monter à la tête et ilrésolut de se débarrasser des avances compromettantes qui lerendaient la fable du pays.

Un autre que Joseph aurait pu cependant avoircompassion de la pauvre fille, car sa malheureuse inclinations’exprimait seulement par la persévérance avec laquelle ses yeuxs’attachaient sur le beau visage du jeune homme, en dépit de lahaine qui éclatait souvent dans ses regards. Même à l’église,quoique Hirzer eût pris la précaution de se placer derrière elle,Moïdi savait se tourner de manière à l’apercevoir encore&|160;;elle restait ensuite plongée dans une muette contemplation, augrand scandale des simples et honnêtes habitants de ces montagnes.La plupart étaient convaincus que la fille du vieil Ingram nejouissait pas de toute sa raison&|160;; il ne fallait pas,disaient-ils, l’éloigner du lieu saint, si l’on ne voulait lalivrer sans défense au mauvais esprit. Les jeunes gens avaientmoins d’indulgence, ils appelaient Moïdi la Folleamoureuse&|160;; les jeunes filles s’éloignaient d’elle, etc’était un bizarre spectacle de voir la pauvre créature, déjà sidisgraciée, gravir le dimanche, seule et sans compagne, la côte quiconduisait à l’église, fixant ses regards avides sur les hommesrassemblés au milieu de la place, afin de chercher parmi eux l’élude son cœur. Alors, surtout après vêpres, quand les fumées du vincommençaient à monter au cerveau, les plus impitoyables semettaient à chanter la burlesque complainte de la Belleaffligée&|160;:

Que ferai-je donc, moi, pauvre fille,

Pour trouver enfin un mari&|160;?

Les garçons restent insensibles,

Tous s’éloignent de moi.

Le refrain était repris en chœur au milieu durire universel, puis venait la seconde strophe&|160;:

Qui m’enseignera le moyen de les attendrir&|160;?

J’ai déjà fait vingt-cinq pèlerinages,

Nu-pieds, à jeun&|160;; j’étais trop triste pourmanger.

Dans cet état, je demandais avec ardeur

D’être fiancée avant le nouvel an.

Hélas&|160;! hélas, cela ne m’a servi de rien,

Tous les garçons s’éloignent de moi&|160;;

Qui m’enseignera le moyen de les attendrir&|160;?

Joseph se croyait un personnage trop importantpour mêler sa voix à celle de ses camarades, mais il écoutait avecune satisfaction évidente, dans l’espoir que cette humiliante leçonferait évanouir les rêves de la pauvre folle. Il n’en était riencependant&|160;; dès que Moïdi apercevait le jeune vigneron, elledevenait insensible au reste de l’univers, et sourde aux parolesironiques de la complainte, elle ne témoignait ni repentir nidécouragement. Les dures réprimandes de ses frères, lesavertissements sévères du curé n’avaient aucun pouvoir surelle&|160;; autant aurait valu sermonner un morceau de fer pourl’empêcher de rejoindre l’aimant placé auprès de lui.

Une jeune fille compatissante entrepritcependant de redresser cette tête malade. Elle rapporta, nousignorons si c’était un conte fait à dessein, que Hirzer avaitdit&|160;: «&|160;Quand je voudrai avoir pour enfants des canichesnoirs, j’épouserai Maria.&|160;» Ces paroles produisirent sur Moïdiune impression profonde. Depuis ce moment, elle parut complètementchangée&|160;; au lieu de rechercher comme autrefois toutes lesoccasions de rencontrer Joseph, elle partait le dimanche avant lapointe du jour pour assister à la première messe, se tenait cachéedans le coin le plus obscur de l’église, et si, lorsqu’elleretournait chez elle, un garçon lui adressait une apostrophemoqueuse, elle détournait le visage sans répondre. Sa coquetterieavait également disparu&|160;; elle choisissait les étoffes lesplus sombres et les plus communes, et laissait sa chevelure flotterautour de sa tête sans en prendre soin, ce qui, nous devonsl’avouer, n’ajoutait aucun charme à son extérieur.

Du reste, elle accomplissait sans murmurer nise plaindre les plus durs travaux du ménage&|160;; aussi sesparents, satisfaits de son activité, n’objectaient rien à sanouvelle conduite. L’hiver se passa ainsi. Dès que le printemps eutfait reverdir les prairies, l’étrange fille alla trouver son pèreet lui demanda la permission de se retirer seule sur la montagne laplus haute et la plus solitaire des environs. Le vieil Ingram,surpris de ce caprice, ne voulut pas cependant s’y opposer, car ilcraignait, en l’irritant, d’ajouter au désordre de son esprit. Elledisparut donc tout un été&|160;; à l’automne, les troupeauxdescendirent des montagnes, et avec eux revint Moïdi la négresse.Mais quel ne fut pas l’émoi des bons habitants de Passeier enapprenant qu’elle avait rapporté dans ses bras un petit enfantblanc et rosé, dont le visage florissant de santé était entouré decheveux fins et doux comme la soie&|160;! Moïdi, malgré l’opprobrequi rejaillissait sur elle, semblait dans le ravissement&|160;;elle supporta sans se plaindre les mauvais traitements dontl’accabla sa mère indignée, et refusa de faire connaître, même auvieil Ingram, le nom du père de son enfant. Chassée de la maison deses parents, et réfugiée dans un misérable hangar, elle enduraitpatiemment les privations, pourvu qu’elle eût un berceau commode,des couvertures chaudes pour l’innocente créature dont elle ne seséparait ni le jour ni la nuit.

Le dimanche qui suivit son retour, Moïdi, lesyeux brillants d’orgueil maternel, descendit de sa demeure afin deporter son enfant à l’église pour y recevoir le baptême. Si parfoisun passant s’approchait d’elle, curieux de contempler la petitemerveille dont on parlait tant, la mère ramenait sur la figure dunouveau-né un vieux voile de gaze et disait avec ironie&|160;:

– Tu veux regarder le caniche noir, oh&|160;!il n’a rien d’extraordinaire, va&|160;!

Puis elle riait aux éclats, et lorsque lespectateur, charmé de la beauté de l’enfant, ne trouvait rien àrépondre, elle ajoutait&|160;:

– Tu vois, ce n’est qu’un caniche noir, neferait-on pas bien de le jeter dans la Passer&|160;!

Et elle riait de nouveau d’une façon étrangequi montrait clairement que le bonheur maternel n’avait pasamélioré sa pauvre intelligence.

Rarement un baptême attira foule aussinombreuse dans la vieille église de Méran&|160;; néanmoins, quandle curé, se tournant vers les paroissiens, demanda quels étaientles parrains de l’enfant, personne ne se présenta. Moïdi avaitoublié ce point important, et dans toute l’assemblée, nul nesemblait disposé à lui rendre ce service&|160;; ses parentseux-mêmes, honteux de la tache que sa conduite imprimait à leurfamille, avaient refusé de paraître à la cérémonie. Enfin, un cœur,animé depuis longtemps de l’amour du prochain, eut compassion de lamère dédaignée&|160;: la fille du vieil Hirzer s’approcha des fontsbaptismaux et prit le nouveau-né dans ses bras. Il ne vint àl’esprit d’aucun des assistants de trouver cette démarcheétrange&|160;: il appartenait en effet à la pure et pieuse Anna devenir au secours de la pécheresse. Le sacristain, suivant cecharitable exemple, consentit à donner son nom à l’enfant qui futappelé André. Après le baptême, Moïdi, rayonnante de joie, repritson précieux fardeau et regagna la misérable hutte de paillequ’elle partageait avec les animaux domestiques.

Quelques mois se passèrent, puis le scandaleet la surprise causés par ces événements furent oubliés&|160;; lafoule cessa de penser à la fille du vieil Ingram qui, du reste,évitait de sortir et semblait avoir concentré toute l’énergie deson caractère sauvage dans un seul sentiment, son amour pour lepetit André. Elle employait souvent des heures entières à parerl’enfant&|160;; on pouvait la voir, tantôt agenouillée auprès delui, tresser des couronnes de fleurs, tantôt occupée à coudre depetites robes qu’elle avait taillées dans de vieux vêtements desoie. Personne ne songeait à contrarier son innocente folie&|160;;seul, Joseph Hirzer lui témoignait une antipathie si profonde qu’ildéfendit expressément à sa sœur de s’occuper jamais de sonfilleul.

Moïdi s’en inquiéta peu&|160;; elle ne parutmême éprouver aucun chagrin quand, une année après, elle apprit lemariage du jeune vigneron avec la fille d’un riche cultivateur.Tout le passé semblait évanoui de sa mémoire&|160;; la vie necommençait pour elle qu’à la naissance d’André, le reste lui étaitdevenu indifférent.

Vers cette époque, une épidémie terrible quiéclata dans la vallée de Méran, enleva en quelques jours le vieilIngram, sa femme et ses fils. Cet événement changeait le sort deMoïdi&|160;; elle devenait l’unique propriétaire de la vieillemaison et des beaux vignobles qui l’entouraient&|160;; c’était doncdésormais un riche parti, mais par malheur, la difformité de sestraits, jointe au souvenir de sa première passion, suffisait poureffrayer les plus intrépides. Pourtant, comme les idées positivessont très développées chez les paysans, un jeune homme qui habitaitTirol, village situé à peu de distance de la célèbre forteresse dumême nom, finit par réfléchir que les biens considérables de lanoire Moïdi formaient un agréable contrepoids à ses défauts, et,son père encourageant une aussi sage résolution, il la demanda enmariage.

La fille du vieil Ingram, bien qu’elle fûtdemeurée insensible au mépris de ses voisins, n’était pas fâchée dereprendre parmi eux une position honorable. Elle accueillit doncles avances de Franz Wolfhart et reçut ses visites, tout en jouantavec le petit André, alors âgé de quatre ans. Celui-ci, blotti surles genoux de sa mère, regardait l’étranger d’un œil boudeur etjaloux, mais cette aversion enfantine ne tenait pas contre lecornet de bonbons que le jeune paysan avait toujours dans sa poche.La paix étant ainsi rétablie entre André et son futur beau-père,les dernières hésitations de Moïdi furent vaincues. Pourtant sielle comparait son prétendu avec le beau Joseph, le rapprochementn’était nullement à l’avantage de Franz dont le visage plat, lesjoues roses, les cheveux d’un blond pâle rappelaient d’une manièrefrappante les images de madones, œuvres d’artistes naïfs, que l’onvoit en Bavière dans les niches des murailles, sous le porche desmaisons, et surtout dans les églises. À dire vrai, Moïdi étaitassez noire pour deux, et les ombres de son teint pouvaientcontrebalancer l’éclat trop vif de celui de son fiancé. Leur unionétait convenue depuis longtemps déjà, mais Franz paraissait peupressé de la conclure, et les langues charitables commençaient às’exercer sur ce sujet, quand le jeune paysan leur imposa silenceen se décidant enfin à devenir l’heureux propriétaire de la maisonet des vignes de Küchelberg.

Au bout de deux ans, ce mariage donnanaissance à une fille qui, non moins que le petit André, causa lasurprise et l’admiration des voisins. C’était une jolie enfant,blanche et rose comme son père, avec une chevelure blonde etsoyeuse. Rien en elle n’aurait rappelé la brune Moïdi, sans lecaractère fantasque, l’imagination mobile, la coquetterie excessivequ’elle montra dès son plus jeune âge&|160;; ces défauts étaientadoucis par le charme répandu sur toute sa petite personne, par sesmanières aimables et gracieuses, mais ils n’étaient pas moinsdangereux, car il n’y avait pas autour d’elle de main assez fermeet assez prudente pour tenir en bride sa légèreté, pour émondersoigneusement la luxuriante végétation de sa jeune âme.

En effet, à peine l’enfant sut-elle recourir àces gentilles câlineries, si puissantes sur le cœur des mères,qu’elle captiva complètement l’affection de Moïdi, en enleva même àAndré sa part de l’amour maternel. Celui-ci, traité autrefois commeune idole, ne reçut plus que des marques d’indifférence, parfoisd’aversion&|160;; ce sentiment s’accrut avec les années, et prit,malgré les efforts du beau-père qui, naturellement bon,s’intéressait à l’enfant, les proportions d’une haine véritable.Les tentatives de la petite Maria en faveur de son frère ne furentpas plus heureuses&|160;; elle, qui avait un si grand empire sur samère, ne put triompher cependant de cette antipathiedénaturée&|160;; bien au contraire, la tendresse impétueuse que safille témoignait au pauvre déshérité avec toute la fougue de soncaractère, parut augmenter la colère de Moïdi et faire naître dansson âme une jalousie sombre et mauvaise.

L’intervention de sa petite sœur servittoutefois à préserver André des mauvais traitements corporels, car,la première fois que sa mère porta la main sur lui, Maria fut prisede la singulière crise nerveuse que nous avons décrite aucommencement de ce récit. Par bonheur, Franz Wolfhart était à lamaison&|160;; il empêcha les tentatives insensées que sa femmeéperdue allait faire pour guérir l’enfant. À force de la caresserdoucement de ses mains tremblantes, André réussit à calmer sa sœur,qui se mit à sangloter en lui jetant les bras autour du cou, etfinit par s’endormir dans cette position.

Depuis cet accident, qui se renouvela plusd’une fois sous le coup d’émotions violentes, jusqu’au jour fatalde la séparation, la vieille Moïdi ne leva plus la main sur sonfils, mais son aversion n’en resta pas moins vive. Elle paraissaitvouloir oublier l’existence d’André, pour se consacrer tout entièreà la petite Maria. Elle ne se lassait pas de consulter tour à tourmédecins et bonnes femmes, d’accomplir des pèlerinages, de fairedire des messes pour la guérison de sa fille&|160;; enfin, elles’efforçait, par une condescendance sans bornes, de lui épargner lamoindre contrariété. Le père d’un caractère faible et ami du repos,laissait Moïdi élever l’enfant à sa guise&|160;; d’ailleurs, commeil ne se plaisait pas à la maison, il y restait rarement&|160;; laville était si près&|160;! De sa porte, il apercevait les vertsbuissons qui garnissent l’entrée des cabarets, et il ne savait pasrésister à cette muette invitation. Aussi célébrait-ilconsciencieusement les nombreuses fêtes qui surchargent lecalendrier tyrolien, et il racontait même avec un certain orgueilque, depuis cinquante ans, trois membres de sa famille étaientmorts du délire des ivrognes, ce qui n’est pas, disait-il, la plusméchante manière de quitter la vie.

Au reste, quelle que fût sa conduite, sa femmey demeurait parfaitement indifférente. Elle n’aimait au monde quela blonde Maria&|160;; ses relations avec ses parents et sesvoisins devenaient de plus en plus rares, car chacun blâmait soninjustice envers André. La maison étant isolée sur la montagne etassez éloignée de la route, nul n’y entrait en passant&|160;; deson côté, Moïdi n’allait chez personne, et, à l’église, où elle serendait avant le jour, les places voisines de la sienne restaienttoujours vides.

On ne s’étonnait donc pas de voir JosephHirzer fuir tout rapport avec elle&|160;; non seulement il avaitinterdit à sa sœur le chemin de Küchelberg, mais il défendaitencore à ses enfants, qui se trouvaient à l’école auprès d’André etde Maria, de jamais lui parler d’eux. Ses affaires avaientprospéré&|160;; il passait pour un des propriétaires quiadministraient le mieux leurs biens, pour un des vignerons les plusentendus et des hommes les plus honnêtes du pays. Sa sœur, de soncôté, croissait en grâce devant Dieu et devant les hommes&|160;;elle avait laissé par testament toute sa fortune au cloître et àl’église&|160;; aussi les prêtres lui assuraient-ils que son âmemonterait infailliblement au ciel. Son frère n’avait pu mettreobstacle à la pieuse résolution d’Anna, et elle savait que larichesse de leurs parents suffirait amplement au fils et aux troischarmantes filles de Joseph. Et comme leur mère, l’héritièred’Asgund, mourut fort jeune, la tante prit sa place et se consacratout entière à ce devoir d’amour. Aussi le neveu et les nièces,bien qu’ils n’en dussent attendre aucun héritage, avaient pour elleune tendre affection.

Malgré les défenses de leur père et sasévérité envers eux, les enfants étaient loin d’éviter complètementà l’école André et sa sœur. Moïdi, avec son esprit moqueur et unpeu léger, ne semblait éprouver beaucoup d’attachement ni pour eux,ni pour aucun de ceux qui leur témoignaient de l’amitié&|160;;André, sans les rechercher, les supportait pour l’amour de la tanteAnna qu’il savait si bonne et si sainte. C’était du reste, dès sonenfance, un garçon taciturne, réfléchi, facilement irritable, etqui déjà se montrait jaloux à l’excès de l’affection de la petiteMaria. Il ne connaissait pas de plus grand bonheur que de seretirer avec elle loin de leurs jeunes compagnons et de voir Moïdi,dans sa coquetterie naïve, se parer pour lui seul. Ils avaientchoisi pour retraite une grotte sur un rocher fort élevé, oùcroissaient en abondance des baies sauvages, et dont les paroisétaient tapissées d’une épaisse couche de lierre&|160;; là ils nerecevaient d’autre visite que celle des lézards. En été, ils ypassaient la moitié du jour, la petite fille enfilait sans relâcheles grains jaunes et polis du maïs, dont elle formait de longuesguirlandes&|160;; puis André s’agenouillait devant elle, etenlaçait de gracieux anneaux son cou, son front et ses bras. Lasolitude éveillait dans leurs jeunes têtes toute sorte d’idéesconfuses et bizarres. Moïdi trouvait un dangereux plaisir à sesentir admirée. Quant à André, grave et recueilli devant son idole,il aurait probablement mal reçu quiconque se serait présenté dansun tel moment et aurait troublé son hommage. Il en voulait à sasœur chaque fois qu’elle partait d’un soudain éclat de rire, ouque, soit pétulance, soit ennui, elle brisait les guirlandes, dontles grains s’éparpillaient en rebondissant sur la montagne.

Pendant quelques années, la mère les laissajouir paisiblement de leur retraite et de leurs jeux. Mais quandAndré eut grandi, et qu’elle vit ses yeux toujours plus perçants etplus interrogateurs paraître lui reprocher sa haine, elle mit touten œuvre pour l’éloigner de la maison. Elle sut même persuader àson mari de confier au Vicaire de dix heures, pour en faire unecclésiastique, le garçon inutile, qui ne prenait aucun goût autravail. Comme l’enfant paraissait doué d’une vive intelligence etplein du désir de s’instruire, ce plan fut approuvé, et André serendit à la ville. Séparé de sa sœur, il devint silencieux ettriste&|160;; la petite Maria, au contraire, conserva sa gaieté, etcontinua de rire comme auparavant.

Le vicaire habitait au bout de laLaubengasse. Cette rue doit son nom à deux rangéesd’arcades sous lesquelles le soleil ne pénètre jamais&|160;; lesmaisons basses, aux cours étroites, aux vestibules obscurs, sontpour la plupart fort anciennes et tenues avec une propretédouteuse&|160;; d’une grande profondeur, elles touchent, vers lenord, aux vastes vignobles qui s’étendent au pied de lamontagne&|160;; au sud, elles arrivent jusqu’au mur de la ville. Dece côté, l’horizon est moins rétréci, la vue s’étend le long desquais et de la rivière, dans la profonde et large vallée. Lamodeste habitation du prêtre auxiliaire jouissait de cet avantage.Néanmoins, André, habitué à l’air libre du Küchelberg, se regardaitcomme prisonnier dans sa nouvelle demeure. Il aurait certes échangéavec joie sa fenêtre éclairée par le soleil pour une étroite etsombre lucarne au nord, d’où il pût apercevoir la montagne et lagrotte, théâtre de ses jeux. Il devint plus taciturne encore,malgré la bonté paternelle de son instituteur. L’étude lui étaittout à coup devenue pesante, il mangeait peu, ne dormait pas, desorte qu’après quelques semaines, les fraîches couleurs de sonteint avaient disparu. Un jour enfin il dit à son maître que si onle retenait davantage à la ville, il mourrait infailliblement. Iln’avait pas prononcé une seule fois le nom de sa sœur&|160;; maisle compatissant médecin de l’âme devina qu’une nostalgie dévorantel’entraînait vers elle&|160;; consterné de l’état où il voyait lejeune homme, il se chargea de représenter à la mère la nécessité deson retour. La vieille Moïdi s’emporta, cria, ne voulut rienentendre&|160;; le soir pourtant, André frappait à la porte de lachaumière, et après une scène violente qui se termina par une crisenerveuse de la petite Maria, il fut convenu que l’écolier déserteurrentrerait au logis, mais qu’il y remplirait l’office de valet, etcoucherait dans le hangar, derrière la maison.

Sa sœur parut très heureuse de le revoir, etlui-même, pour demeurer auprès d’elle, ne trouvait durs ni lemépris ni les privations. Il s’acquittait avec zèle de tous lestravaux dont le père le chargeait dans les vignes ou dans leschamps, et ne paraissait en présence de la mère qu’à l’heure desrepas, où ils n’échangeaient ensemble aucune parole. Comme il nerecevait pas de gages, et qu’en fait de vêtements on ne lui donnaitque le strict nécessaire, l’entrée du cabaret où se réunissaientles garçons de son âge lui fut interdite, mais il ne semblait passouffrir de son isolement. Les jours de fête, il demeurait assisauprès de sa sœur pendant des heures entières, et bien qu’ilsfussent devenus, lui, un vigoureux jeune homme, elle, une bellejeune fille fort recherchée par les garçons du village, leursrapports restaient enfantins, et leur conversation n’était toujoursqu’un babil folâtre. Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pouradoucir la rude existence d’André, partageait avec lui lesfriandises que lui donnait la mère ou qu’elle achetait à la ville,et bien qu’il n’eût pas grand goût pour les sucreries, il recevaitses présents avec une joie visible. Le dimanche matin, quand lejeune homme, fatigué du travail pénible de la semaine, dormaitencore dans son appentis sans fenêtre, Moïdi entrait sans bruit ets’asseyait près de son grabat, uniquement composé d’un mauvais drapet d’une vieille couverture&|160;; elle lui tiraillait doucementles cheveux, et lui, encore endormi, cherchait à éviter sa main. Ils’éveillait alors, entendait le rire argentin de sa sœur, etfeignait un instant le sommeil pour jouir plus longtemps de sesinnocentes taquineries. Elle venait le chercher pour qu’il laconduisît à l’église, où le pauvre André ressentait dans le cœurune morsure aiguë, car il voyait les jeunes gens s’approcherd’elle, et elle ne semblait nullement désireuse de les éloigner. Ily rencontrait souvent aussi sa marraine, la tante Anna, quil’accueillait d’un regard amical et paisible&|160;; mais JosephHirzer marchait auprès d’elle, et sa contenance disait assez qu’ilvoulait éviter tout commerce avec un garçon dont personne neconnaissait le père. Les enfants du vigneron se bornaient à saluerAndré, mais la rieuse Moïdi assurait à son frère qu’en dépit decette froideur apparente, elle avait vu Rosina, la plus jeune fillede Hirzer, le suivre d’un long regard, indice certain de sessentiments secrets.

Chaque fois que la conversation tombait sur cesujet, ou bien sur le mariage, le jeune homme devenait plus sombreet s’éloignait brusquement. Il regardait avec indifférence toutesles filles du pays, fuyait les propos d’amour, et ne paraissaitavoir aucune intention de se créer une famille. Mais il considéraitle visage de sa sœur avec une expression de profonde angoisse,lorsque ses sombres pensées embrassaient l’avenir et quel’éventualité d’une séparation se présentait à son esprit.

– Tu es une enfant, disait-il alors àMoïdi&|160;; qui pourrait t’épouser&|160;! D’ailleurs, les hommessont trop mauvais, et l’état d’une femme mariée est bien loind’être heureux. Tu resteras auprès de moi, je te ferai l’existencedouce et tranquille. Que parles-tu d’autres hommes&|160;! Avant quej’en aie trouvé un qui soit digne de toi, la Passer pourra bienremonter à sa source.

Ces propos la faisaient sourire, ilsobtenaient même son acquiescement, parce qu’ils la flattaient.Aucune inclination sérieuse ne semblait du reste pouvoir prendreracine dans cette tête frivole, et la mère elle-même faisait toutson possible pour éloigner les amoureux. Les choses durèrentpendant des années, sans que l’on pût prévoir aucun changement.

Un jour cependant Franz Wolfhart succomba àl’influence de cet astre qui avait déjà précipité dans la tombeplusieurs de ses dignes ancêtres&|160;: il mourut du deliriumtremens. À dater de ce moment tous les efforts de la veuvetendirent à faire sortir son fils de la maison. Nous épargnerons aulecteur le récit des scènes odieuses qui l’aidèrent à atteindre cebut. Le frère et la sœur durent se séparer, Moïdi ne se sentant pasle courage d’engager André à endurer plus longtemps les brutalitésde sa mère.

– Va-t’en, lui dit-elle, cela vaut mieux. Jene cesserai pas pour cela de te voir. Tu sais bien que je fais avecelle ce que je veux. Du reste, si elle me fermait la porte jesauterais par la fenêtre pour courir vers toi.

Elle tint parole en effet. Mais c’était bienpeu de la voir une fois chaque semaine, pour lui qui était habituéautrefois à demeurer près d’elle, chaque jour, à toute heure. Lanostalgie qui l’avait éloigné du Vicaire de dix heures le ressaisitavec une force irrésistible&|160;; il en éprouvait surtout lesaccès quand, après une journée de fatigues, il s’asseyait sousl’ombrage des châtaigniers. Incapable de se tenir en repos, ils’élançait alors et gravissait d’un pas fiévreux la pente escarpéede la montagne, au-dessus du village de Gratsch, pour apercevoiravant de s’endormir le toit de la chaumière ou quelque chose enfinqui lui rappelât sa sœur. Il lui arriva même plus d’une fois,quand, les jours de fête, elle n’était pas exacte au rendez-vous,d’épier, avec une ardente jalousie, ce qui se passait sur la routeconduisant à la maison, afin de découvrir quel motif la retenait aulogis. Il restait alors en embuscade&|160;; si par hasard un garçonsurvenait, il feignait de dormir pour mieux observer. En agissantainsi il éprouvait cependant un certain embarras, car il sentaitvaguement que sa conduite n’était ni digne ni honnête. Pourquoirefusait-il à sa sœur un droit qui appartient à toutes les jeunesfilles, celui de se choisir librement un mari&|160;? Il repoussaitavec une douloureuse angoisse cette pensée qui revenait toujoursplus indomptable.

Souvent aussi il se disait qu’en s’éloignantil allégerait ses tortures. Quel obstacle l’arrêtait&|160;? Nullepart la vie ne lui serait plus rude qu’elle ne l’était ici. Quisait, peut-être parviendrait-il à retrouver son père&|160;? Quitterle pays était en tout cas le parti le plus sage&|160;; mais ilfallait avoir la force de s’y résoudre.

Telles étaient les réflexions qui agitaientson esprit pendant qu’il était dans la vigne auprès de la dormeuse,et qu’il suivait du regard le jeu de la lumière sur son front. Lacrise à laquelle avait succédé un repos rafraîchissant, exempt desouvenirs, se manifestait encore par le battement plus précipitédes artères, et la vue de ce visage plein de calme et d’innocenceaugmentait le trouble du jeune homme. Il appelait à son aide touteson énergie pour faire enfin un vœu solennel qui l’arracherait deces lieux, où l’attachaient les liens les plus chers. Près d’elleil comprenait trop bien la nécessité de s’enfuir&|160;; mais quandil se retrouvait seul, il sentait sa résolution l’abandonner.

Il n’effleura pas de ses lèvres le visage deMoïdi, depuis son enfance il ne s’était pas permis de déposer unbaiser sur sa joue rose et fraîche&|160;; mais la timidité aveclaquelle il la contemplait était mêlée d’une douleur sourde etpassionnée, et ce souffle léger qui arrivait jusqu’à lui, faisaitrefluer tout son sang vers le cœur.

En ce moment, la dormeuse s’éveilla, se mitsur son séant au milieu du gazon et promena autour d’elle de grandsyeux étonnés. En apercevant son frère, elle sourit doucement.

– Combien de temps ai-je dormi&|160;?demanda-t-elle. Comment se fait-il que je sois ici&|160;?

– Il faisait chaud, répondit le jeune homme.Maintenant retourne à la maison, Moïdi, il faut que j’aille là-hautvoir si tout est en ordre.

Elle se leva et lui tendit la main.

– Bonne nuit, André, répliqua-t-elle ensuiteavec précipitation, car elle commençait à se souvenir vaguement dece qui s’était passé. C’est après-demain dimanche. Tu viendras àl’église, n’est-ce pas&|160;?

– Non, Moïdi, tu sais que je ne dois pasquitter mon poste, tant que je remplirai les fonctions desaltner.

– C’est vrai, dit-elle d’un air pensif. Àbientôt, bonne nuit. Une lutte intérieure s’éleva en lui, il sedemanda s’il ne fallait pas la prier de ne plus revenir&|160;; maisavant qu’il eût pu prononcer une parole, elle était déjà loin. Illa suivit des yeux, tandis qu’elle gravissait d’un pas rapide lepetit escalier. Elle se retourna pour lui faire signe avec lamain&|160;; il ne répondit pas à ce salut amical&|160;; la barrièrecontre laquelle il s’appuyait tremblait, et un gémissement depuislongtemps contenu s’échappa de sa poitrine.

Tout à coup il entendit un pas rapides’approcher de lui&|160;; en se retournant il aperçut un de sescamarades, vigoureux garçon à longue barbe, coiffé comme lui d’unchapeau d’uniforme, et tenant à la main, au lieu de pique, un grosépieu dont il brandissait, avec des gestes plaisants, la lourdeextrémité.

– Eh bien&|160;! André, dit-il, quand il futassez près, comment nous arrangerons-nous pour cette nuit&|160;?veux-tu que je veille avec toi&|160;? Tu t’es pris de querelle aveccet Italien, je l’ai bien vu. Il ne te tient pas quitte, sois ensûr, et il reviendra avec du renfort. Regarde, j’ai apporté de quoiservir à ce chien un plat qui ne sera pas de son goût&|160;! Et iltira de l’une des poches de sa veste de cuir, un petit pistoletdont il fit jouer la gâchette.

– Merci, Kobel, répondit le jeune homme,l’Italien est poltron comme le péché. Il ne viendra certainementpas seul, et s’il y en a une bande, à deux nous serions encore tropfaibles pour lutter. Dans ce cas, je donnerai le signal, et tu peuxdire aux autres de se tenir prêts. Quant à ceci (et il montrait lepistolet), nous n’en avons pas besoin&|160;; on ne peut pas viserdans l’obscurité, et tu brûlerais ta poudre inutilement. Si nous enattrapons un, des coups bien assenés sur sa casaque vaudront mieuxqu’un trou à la peau, qui pourrait plus tard lui servir detémoignage contre nous.

– Comme tu voudras, répondit son compagnon.Mais j’aimerais à les voir venir, car j’ai un compte à régler aveceux.

André garda le silence, et le saltner à lalongue barbe s’éloigna en lui faisant un signe de tête amical.Chacun connaissait depuis longtemps son caractère taciturne, et onavait pris l’habitude de ne pas s’imposer à lui.

Le soleil était alors descendu derrière lesmontagnes, mais plusieurs heures devaient encore s’écouler avantque la nuit enveloppât la campagne. Car, à droite, on voyait laclarté du jour rayonner depuis le sommet du Wintschgau jusqu’àIfinger, et des vapeurs bleuâtres, traversées par les reflets dusoleil, se balançaient au-dessus de la rivière. Les bergersrassemblaient leurs troupeaux dans les prairies, et toutes lesroutes conduisant aux villages s’animaient de la présence desbelles vaches couleur fauve, qui, depuis le matin, avaient pâturéle long des ruisseaux. Mais, au sud, le Trientiner et leMendelspetz se voilaient sous les vapeurs humides que le siroccopoussait dans les vallées.

La lune ne montra que fort tard dans la soiréeune portion de son disque&|160;; elle jetait une lueur vague dansla vallée silencieuse et ne tarda pas à disparaître derrière lesnuages épais qui s’avançaient lentement vers les hauteurs. Lesderniers bruits de la ville où le travail cessait de bonne heure,les derniers sons des cloches s’éteignaient doucement&|160;;bientôt on ne distingua plus que le bruissement rapide des eaux quidescendaient de la montagne, et le vent du sud dont on entendait lemugissement lointain, tandis qu’il chassait la poussière sur laroute en légers tourbillons et balayait les feuilles séchées parl’automne. Vers onze heures, le silence devint plus profond encore,et la nuit noire, lourde, sans étoiles, sans le moindre souffled’air, étendit ses vapeurs humides et chaudes sur la terre,distribuant à des milliers d’yeux la bienfaisante rosée dusommeil.

Les saltners ne dormaient pas et pour cause.Souvent déjà, pendant les nuits sombres, d’audacieux voleursavaient fait irruption dans les vignes et commis des ravagesconsidérables. André, assis dans sa hutte de paille, fumait unepetite pipe et portait souvent à ses lèvres la cruche de vin queson maître avait fait remplir pour la nuit. La pluie filtraitlentement à travers la toiture, mais il la sentait à peine&|160;;malgré sa rêverie pourtant, il prêtait l’oreille aux bruits de laville, et quand onze heures sonnèrent, il se leva et se glissa ensilence jusqu’à un endroit tout proche de la route, où le feuillageépais de quelques plantes potagères qui grimpaient sur un petit muren saillie, formait un excellent poste d’observation. Il s’yblottit contre une pierre, sa hallebarde à sa portée, et alluma unenouvelle pipe. Son agitation fébrile s’était calmée&|160;; il seréjouissait que le moment d’agir fût venu, car il espérait oublierdans le péril les pensées qui l’obsédaient, et il était bien sûrque le soldat italien profiterait de la nuit pour chercher à sevenger.

Toutefois, l’ennemi ne se pressa pas,peut-être voulait-il endormir la vigilance des gardes. L’horlogeavait sonné minuit, et tout restait calme aux alentours. Le saltnerqui veillait dans la propriété voisine s’arrêta auprès d’André enfaisant sa ronde.

– Ils ne viendront pas aujourd’hui, dit-il, ettu n’as pas besoin de moi pour fumer ta pipe&|160;; adieu, jeremonte dans ma hutte.

– Bonne nuit&|160;! murmura André.

Il était bien aise que son compagnon allâtdormir et le laissât seul régler son compte avec l’Italien.

Une demi-heure s’écoula encore. Tout à coup legarde prêta une oreille attentive. Un rugissement terrible venaitde se faire entendre dans une métairie qui s’élevait à peu dedistance des vignes&|160;; presque aussitôt, une masse sombre, dontla forme n’avait rien d’humain, s’élança au milieu des barrières,qui craquèrent sous son poids. André se leva, son cœur battait avecviolence, il se signa presque involontairement, et, retenant sarespiration, il porta ses regards autour de lui. Un mur et unescalier le séparaient de la pièce de vigne inférieure&|160;;c’était de là que partaient maintenant les grondements furieux,semblables à ceux d’une bête féroce enchaînée&|160;; les pierres sedétachaient de leurs joints, les marches s’écroulaient sous lesefforts du monstre mystérieux qui, se précipitant par cette brèche,vint tomber au milieu des pampres avec un tel fracas que le mur surlequel André s’appuyait fut ébranlé comme par un tremblement deterre.

Tout retomba dans le silence&|160;; seulement,par intervalles, un faible gémissement partait de l’endroit oùl’animal venait de disparaître. Un sombre soupçon fit étinceler lesyeux du garde&|160;; il poussa deux sifflements aigus, puis ils’élança résolument du mur sur la route.

Comme André l’avait pensé, c’était une vachede la ferme voisine qui venait de causer tout ce tapage. La pauvrebête gisait sur le bord du chemin, à demi écrasée par lespierres&|160;; elle avait enfoncé ses cornes dans le sol, mais elleparaissait délivrée de la torture qui tout à l’heure la rendaitfurieuse&|160;; ses mugissements plaintifs semblaient appeler dusecours et ses grands yeux se fixèrent, doux et patients, sur Andréquand il s’approcha.

Trois ou quatre jeunes gars arrivaient dedifférents points&|160;; ils échangèrent à demi-voix quelquesparoles, puis ils s’occupèrent de remettre l’animal sur ses pieds.André, silencieux, examinait attentivement la terre aux alentours.Tout à coup, il rencontra sous sa hallebarde un objet qui fumaitencore.

– C’est cela, dit-il, je m’en doutais. Voilàbien un de leurs tours, regardez plutôt.

Et il montrait à ses camarades un paquetd’allumettes que l’humidité n’avait pu éteindre.

– Les misérables&|160;! continua-t-il avecindignation&|160;; ils ont mis cela dans l’oreille de cette pauvrevache&|160;; si elle n’était pas tombée en voulant s’enfuir, ellese serait brûlée jusqu’à la cervelle et nous n’aurions plusmaintenant qu’à la jeter à la voirie. Elle l’a échappé belle, lefermier peut se vanter d’avoir du bonheur. Mais, par la saintecroix&|160;! si je tenais le lâche coquin qui a fait le coup…

Kobel arma son pistolet.

– Veux-tu venir avec moi, André&|160;?dit-il.

– Non, j’irai seul, répondit le jeune hommed’un air sombre. Tâche seulement de remettre la bête sur ses piedset de la ramener à l’étable.

Quittant alors ses compagnons, il se mit àcourir rapidement et sans bruit à travers les grands saules.L’ardeur de la lutte et de la vengeance brûlait ses veines, il nesentait pas la pluie qui tombait à grosses gouttes, il n’entendaitpas les rafales du vent. Comme il approchait des portes de laville, il crut distinguer sous les arbres un bruit de pas, et ilaperçut à une assez grande distance deux ombres qui marchaient avecprécaution et paraissaient vouloir se cacher. André eut peine àétouffer un cri de joie&|160;; ses yeux perçants avaient reconnu latunique blanche, odieux uniforme de ses ennemis. Une centaine depas tout au plus séparaient les soldats du rempart, mais ilsavançaient lentement&|160;; l’un d’eux (le garde était assez prèsmaintenant pour les observer) s’appuyait en boitant sur le bras deson camarade&|160;; la vache sans doute s’était défendue avec sescornes. Tout en marchant, ils parlaient et riaient de leurprouesse&|160;; la voix du blessé, arrivant aux oreilles d’André,le fit tressaillir, car depuis le matin elle lui était trop connue.Mais l’accès de gaieté du misérable fit subitement place à un cride terreur&|160;; frappé d’un coup de hallebarde, il tomba sur sesgenoux en demandant grâce. Un nouveau coup l’étendit sans voix surle sol. Son compagnon, qui voulait le secourir, se sentit étreintpar deux poignets d’acier. Une lutte sauvage s’engagea au milieudes ténèbres&|160;; les deux adversaires ne prononçaient pas uneparole, leurs dents grinçaient, leurs yeux jetaient des flammes.Ils étaient arrivés sur le bord d’un fossé&|160;; le soldats’aperçut de cette circonstance, il poussa brusquement son ennemi,en sorte que le pied lui glissa sur le sol détrempé par la pluie,et il tomba sur le dos. Avant qu’il se fût relevé, l’habit blancavait pris la fuite, laissant le garde seul auprès des restesinanimés de son camarade.

– C’est bien fini&|160;! dit André à hautevoix après avoir secoué l’étranger pour s’assurer qu’il ne donnaitplus aucun signe de vie. La masse inerte lui glissa des bras et lebruit de ses propres paroles le glaça de terreur.

Tout son passé se dressait devant lui commepour l’accuser&|160;; ce que sa conscience lui reprochaitamèrement, ce n’était pas le meurtre qu’il venait decommettre&|160;; les brigands coupables de tels méfaits méritaientbien, pensait-il, un juste châtiment. Mais s’il avait vu l’autresoldat, le fugitif qui lui était complètement inconnu, étendu dansune mare de sang, le jeune homme n’aurait pu se défendre d’unmouvement de compassion, tandis qu’un sentiment de haine l’avaitpoussé à frapper celui qui gisait maintenant devant lui. Etpourquoi le haïssait-il&|160;? Parce qu’il avait attiré l’attentionde Moïdi, de sa sœur. Pour la première fois, une lumièreimpitoyable l’éclairait sur les motifs de sa conduite. C’était avecdes pensées de sang et de vengeance qu’il avait tenu ses yeux fixéssur la route pendant la journée entière et une partie de la nuit.Que lui importait le dommage causé aux ceps de vigne et àl’innocent animal&|160;? Il avait à punir un tout autre attentat.L’audacieux étranger avait voulu plaire à la jeune fille&|160;;Moïdi s’était amusée de ses propos, elle l’avait défendu contrel’emportement de son frère. Voilà le crime qu’il avait dû expier,voilà pourquoi il était maintenant étendu sans vie, et celui quil’avait frappé n’était pas un défenseur de la loi, mais unmeurtrier, condamné par sa propre conscience.

Kobel arrivait en ce moment&|160;; le bruit deses pas effraya le malheureux André qui, sans répondre à toutes sesquestions, lui fit comprendre d’un geste qu’il fallait soulever lemort et le porter au cloître des capucins, bâti tout auprès desportes de la ville. Quand ils eurent déposé leur triste fardeau surle seuil du couvent&|160;:

– Tire la cloche, Kobel, et attends qu’ilsouvrent, dit le jeune homme d’une voix sourde. Tu peux leurapprendre que c’est moi qui ai tué cet homme. Que le Seigneur teprotège&|160;! Adieu&|160;! tu ne me reverras jamais.

Là-dessus, il s’éloigna brusquement, etdisparut au milieu de l’obscurité.

Il avait hâte d’accomplir son projet, etcependant, dès qu’il fut assez loin pour n’être pas aperçu de soncompagnon, il ralentit le pas sous le poids des pensées fiévreusesqui tourbillonnaient dans son cerveau. Il était alors dans laLangen Lauben, sombre rue dont les arcades le mettaient àl’abri de la pluie&|160;; il s’assit sur un banc de pierre etappuya sa tête appesantie contre un pilier. À cette même place setenait pendant le jour une bonne vieille qui vendait des châtaignesrôties&|160;; les cosses dont la terre était encore couvertecraquaient sous les épais souliers garnis de clous que portaitAndré. Combien de fois était-il venu ici apaiser sa faim, alorsqu’un sentiment de fierté blessée l’empêchait de demander de lanourriture à sa mère&|160;! Et là, quelques maisons plus loin, setrouvait la boutique du confiseur chez lequel Moïdi avaitl’habitude de porter ses petites économies. Il lui semblait voirencore le gros biscuit en forme de cœur, première friandise qu’ellese fût achetée. Elle avait voulu le partager avec lui, et comme ilrefusait, elle avait jeté le gâteau dans la Passer&|160;; la pauvreenfant en aurait pourtant mangé volontiers, elle pleurait enfaisant ce sacrifice. Le souvenir de ces larmes enfantines éveilladans l’âme d’André un sentiment de joie et de triomphe, il étaitfier de la puissance qu’il avait eue sur cet esprit mutin&|160;;puis il s’effraya de cette pensée, et il se leva, en proie à unevive agitation. Il s’avança en tâtonnant au milieu de la ruesilencieuse, jusqu’à ce qu’il reconnût la maison du Vicaire de dixheures&|160;; la porte se trouvait ouverte, mais le vestibule étaitsi obscur, l’escalier si roide et si délabré, qu’à moins deconnaître parfaitement les lieux, tout visiteur courait le risquede se rompre le cou. André monta lentement&|160;; le bruit de sespas effrayait les souris qui se sauvaient en poussant de petitscris aigus, comme pour se plaindre d’être dérangées à pareilleheure. Le jeune homme, arrivé à la mansarde où logeaitl’ecclésiastique, s’arrêta un moment, et prêta l’oreille, maisn’entendant aucun bruit, il prit le parti d’entrer.

La chambre était vide&|160;; le vicaire ne setrouvait pas non plus dans la pièce voisine, celle qu’André avaithabitée en qualité d’élève. Le malheureux se crut abandonné de Dieuet des hommes&|160;; il se laissa tomber sur le lit, qui n’avaitpas été défait, et repassant dans sa mémoire sa triste jeunesse, ilse livra aux plus sombres réflexions.

Une belle chatte, unique gouvernante duprêtre, reconnut le jeune homme, et se glissa doucement auprès delui, en faisant entendre un ronron joyeux. Elle finit par sautersur ses genoux, et frotta son dos moelleux contre la poitrined’André. Celui-ci répondit aux caresses de sa vieille amie encachant son visage dans la fourrure soyeuse de l’animal, puis il semit à verser d’abondantes larmes, et après s’être ainsi soulagé lecœur, il se leva et descendit l’escalier. Une heure sonnait à lavieille église, il ne pouvait plus hésiter, s’il voulait accomplirsa résolution.

Il suivit le chemin que le Vicaire de dixheures avait pris dans la matinée pour se rendre chez Hirzer.L’ecclésiastique était toujours très bien reçu au château deGoyen&|160;; peut-être avait-il été retenu, soit par uneconversation édifiante avec la tante Anna, soit par les instancesdu vigneron pour lui faire goûter de nouvelles pièces de vin. Lefugitif traversa la Laubengasse, sortit de la ville et semit à gravir le sentier rocailleux qui domine la sauvage Passer. Lapluie tombait plus doucement, l’air était moins lourd&|160;; unvent assez vif, qui soufflait du nord, avait déjà chassé une partiedes nuages, en sorte que les pâles rayons de la lune se reflétaientsur les vagues écumantes de la ravine rocheuse. Sur la gauche de lamontagne, à un quart de lieue tout au plus, il aurait pu jeter undernier regard sur la fenêtre auprès de laquelle sa sœur dormait.Non loin de là se trouvait un parapet de pierre… Une prièrefervente, un saut rapide… Et tout serait dit, il serait délivré deses douleurs terrestres. André détourna la tête, essuya la sueurqui couvrait son visage et se mit à marcher d’un pas rapide commepour fuir ces deux tentations.

Plusieurs gardes-vignes l’aperçurent etl’appelèrent&|160;; il échangea un salut avec eux, mais ne s’arrêtapas à leur parler&|160;; ses yeux se fixaient avec une impatiencede plus en plus vive sur la hauteur que dominait le vieux manoir,massif irrégulier de pierres noircies autour duquel bruissaient leshautes cimes des châtaigniers. André n’avait pas mis les pieds surce chemin depuis l’âge de dix-sept ans, un jour que, poussé par ledésir de revoir sa marraine, la douce et pâle tante Anna, il étaitvenu visiter les enfants de Joseph Hirzer. Mais le vigneron, quiétait dans sa cour, l’avait accueilli avec de dures paroles, et luiavait défendu de jamais se montrer au château. Le jeune homme étaitparti, la rage au cœur, en se promettant de ne plus franchir leseuil de cette maison&|160;; aujourd’hui pourtant, le besoin qu’iléprouvait d’aide et de conseil lui faisait oublier son anciennequerelle.

Quand il fut arrivé, après de péniblesdétours, au sommet de la montagne, il s’arrêta indécis, songeantavec tristesse combien la demeure du vieux paysan lui était peufamilière. Il apercevait bien le petit escalier de bois, construità l’extérieur, qui venait s’attacher au mur en ruines, et donnaitaccès dans les chambres encore habitables. Mais il courait lerisque d’éveiller ceux qui lui étaient hostiles&|160;; que répondreà leurs questions&|160;? comment expliquer sa visitenocturne&|160;? Sa tête était si fatiguée, ses idées si confuses,qu’il ne savait quel parti prendre. En cet instant, les aboiementsd’un chien, dont la niche donnait sur l’escalier, firent cesser sonirrésolution.

En effet, à peine le vieux gardien, qui, grâceaux années, était devenu trop paresseux pour quitter sa place,avait-il fait entendre comme à regret des hurlements de mauvaisehumeur, qu’une petite porte s’ouvrit, et une femme parut en haut del’escalier. André l’entendit gronder le chien, qui empêchait latante Anna de dormir.

– Rosine&|160;! s’écria-t-il.

La jeune fille effrayée referma la porte. Puiselle écouta un moment, et le chien demeura silencieux. Quand, pourla seconde fois, son nom fut prononcé, elle s’avança et regardapar-dessus la balustrade de l’escalier.

– Qui est là&|160;? demanda-t-elle d’une voixtremblante. André, est-ce toi&|160;?

– C’est moi, répondit le jeune homme. LeVicaire de dix heures est-il ici&|160;?

Elle ne parut pas entendre cette question.Elle était rentrée dans la maison, laissant le fugitif en proie àune vive anxiété. Elle ressortit bientôt, couverte d’un châle, etdescendit les marches d’un pas agile&|160;:

– André&|160;! Est-il possible&|160;!murmura-t-elle, en se dirigeant précipitamment vers lui. Queviens-tu faire à cette heure&|160;? s’est-il passé quelque choseavec Maria, ou bien…

– Je cherche le Vicaire de dix heures,interrompit le garde-vignes. Est-il ici, ou, s’il n’y est pas,sais-tu où je puis le trouver&|160;?

– Il est ici, répondit vivement la jeunefille. Je vais te mener auprès de lui. Mon père dort en ce moment,et d’ailleurs personne, excepté la tante Anna, ne doit savoir quetu es venu.

– Non, pas même elle, dit résolument le jeunehomme. Je n’ai pas un instant à perdre. Donne-moi la main pour meguider&|160;; je monte et redescends aussitôt.

Ils gravirent l’escalier&|160;; le chienpoussa quelques grognements, mais il les laissa passer sans autrerésistance.

– Je rêvais de toi, juste au moment où tu esarrivé, dit Rosine tandis qu’elle allumait une petite lampe, et monrêve était effrayant. Je te voyais étendu mort sur le quai&|160;;on t’avait retiré de la Passer, et l’on voulait te rappeler à lavie, mais je répétais toujours&|160;: «&|160;Laissez-le, vos soinsne servent à rien.&|160;» Je me sentais glacée dans tous mesmembres, ma voix me faisait peur, pourtant je continuais àdire&|160;: «&|160;Laissez-le, vos soins ne servent à rien, il estmort&|160;!&|160;» Là-dessus le chien s’est mis à aboyer, et tu esvivant, tu es auprès de moi, André. Dieu soit béni&|160;!

– Les rêves sont vrais quelquefois, murmura legarde entre ses dents. Mais il ne voulut pas effrayer la jeunefille, et il ajouta&|160;: Oui, Rosine, je suis en vie, mais ilfaut que je quitte Méran, que je m’en aille bien loin, tu saurasassez tôt pourquoi. Je partirai cette nuit même, dès que j’auraiparlé au Révérend.

Le visage pâle et délicat de la jeune fille secolora d’une vive rougeur&|160;; ses beaux yeux bruns exprimèrentl’étonnement et le trouble.

– Partir, André&|160;! s’écria-t-elle. Est-cepossible&|160;? Voudrais-tu abandonner Moïdi, nous quittertous&|160;? Et quand reviendras-tu&|160;? Qu’est-il doncarrivé&|160;? Ta mère aurait-elle encore…

– Ne parle pas de la mère, dit-il d’une voixbrève. Ne m’en demande pas davantage, plus tard tu sauras tout. Etmaintenant, montre-moi la chambre de mon révérend maître, car letemps presse.

Rosine, silencieuse et découragée, prit lapetite lampe et marcha devant lui&|160;; ils traversèrent levestibule dont les murs, blanchis à la chaux, faisaient ressortirdeux figures de saints, brunies par le temps, et que la brosse dubadigeonneur avait épargnées&|160;; un étroit escalier de pierreconduisait à l’étage supérieur, partout on respirait le parfumpénétrant de belles pommes mûres, qui étaient rangées dans uncoin&|160;; le balancier d’une vieille horloge faisait entendre sonbattement sonore, et les souris, effrayées par le bruit des pas,s’enfuyaient pêle-mêle dans leurs trous.

– C’est ici, dit la jeune fille, en s’arrêtantdevant une haute porte délabrée.

Elle remit la lampe entre les mains du garde,et resta dans le corridor jusqu’à ce qu’il fût entré. Un moment,elle éprouva la tentation d’appliquer son oreille au trou de laserrure, mais elle fit un effort sur elle-même, et, secouant latête, elle redescendit rapidement dans la cuisine pour y attendrele retour d’André.

Celui-ci demeura quelques instants immobiledans l’immense pièce lambrissée de bois sombre, où un lit avait étépréparé pour le bon vicaire. André ne pouvait se résoudre àéveiller le paisible dormeur. Pour la première fois, il eut levague pressentiment que son pasteur et maître n’aurait pas lepouvoir d’apaiser la tempête qui se déchaînait dans son âme. Undésir anxieux de trouver quelque secours pour calmer les reprochesde sa conscience, l’avait poussé ici&|160;; mais la paix empreintesur ce visage légèrement coloré, au souffle si doux et si calme,n’était pas faite pour lui. Pourquoi dévoilerait-il la cause de sonangoisse, puisque personne ne pouvait le secourir&|160;?

Il se retirait à pas silencieux, quand levicaire, troublé par la lumière de la petite lampe, fit un légermouvement et sans ouvrir les yeux, dit&|160;:

– Le vin de cette année est bon&|160;; maiscelui de la récolte précédente était meilleur. Fais-y bienattention, André, le Farnatsch rouge…

– Mon vénéré maître, dit le jeune homme à voixhaute, je suis ici et je vous prie de me pardonner si je troublevotre repos. Cependant je ne voudrais pas partir sans prendre congéde vous.

Le dormeur effrayé promena sur le visiteurinattendu ses yeux tout grands ouverts.

– Bonté divine&|160;! s’écria-t-il, qu’est-ildonc arrivé&|160;? Est-ce bien toi, André, ici, dans le château deGoyen, au milieu de la nuit et avec un visage plus mort quevif&|160;?

– J’ai quelque chose sur la conscience, monRévérend, répliqua le jeune homme. Je dois fuir comme Caïn, j’aitué un homme, et il n’est plus pour moi de repos sur la terre.

– André&|160;! s’écria le vicaire effrayé. Tuas…

La parole expira sur ses lèvres&|160;; levisage presque hagard, il se mit sur son séant, et croisamachinalement les mains sur la couverture à carreaux rouges. Lesaltner lui apprit en peu de mots ce qui s’était passé&|160;: quantà sa sœur, il n’en dit pas un mot.

Il ajouta en finissant qu’il voulait avanttout chercher asile dans un cloître, et qu’il priait son chermaître de lui donner une recommandation afin qu’on ne le repoussâtpas, s’il se présentait sans être muni de tous les papiersnécessaires. Il se tut alors et attendit avec impatience la réponsede son confesseur.

Mais celui-ci, absorbé par ses réflexions,regardait fixement devant lui.

– Cela ne vaut rien, mon fils, dit-il enfind’un air soucieux. Les tribunaux obtiendront ton extradition, etcomme tu n’as encore reçu aucune consécration, tu seras ramenédevant eux. Et d’ailleurs, que peut-il t’arriver de sifâcheux&|160;? Tu n’as pas été l’agresseur, tu as frappé dans lesténèbres, et la pauvre âme de ce misérable soldat ne peut t’accuserdevant le trône de Dieu. Ainsi je pense que tu dois te rendretranquillement auprès du magistrat, lui faire ta déclaration etattendre. Songes-y, si tu t’exilais, que deviendrait ta sœur&|160;?Elle n’aura d’autre protecteur que toi quand la mère aura fermé lesyeux.

Le rouge monta au visage du jeune homme, et ildétourna la tête pour cacher son trouble.

– Rien ne changera ma résolution, dit-il d’unevoix sourde. Je ne resterai pas ici pour y être l’objet de tous lescommentaires, pour me voir condamner et pour exciter une pitiéhumiliante. Plutôt aller en enfer&|160;! Que Dieu me pardonne mespéchés&|160;! Si Votre Révérence refuse de me secourir, je n’enpoursuivrai pas moins mon chemin&|160;; car il y a, reprit-il pluslentement, une chose que je ne puis vous dire, et c’est pour celaque je pars. Il me semble que j’étoufferais ici, si je ne cherchaispas au milieu de ces montagnes un lieu où je puisse respirer pluslibrement. Quand bien même tout se terminerait sans encombre avecla justice, je ne resterais pas dans le pays, j’irais au couvent.C’est le seul parti qu’il me reste à prendre, puisque Dieu nousdéfend de sortir autrement de ce monde, ce que je ferais pourtantavec joie. Mais n’importe où je serai, je serai mort aux yeux detous, je veux oublier moi-même qu’il existe encore des hommes surla terre. De cette façon, je pourrai peut-être supporterl’existence&|160;; sans cela, je n’y parviendrais pas, aussi vraique je suis devant vous.

Le prêtre fronça ses noirs sourcils et hochala tête en le regardant avec attention.

– Qu’est-ce que ces secrets et cesmystères&|160;? dit-il sévèrement&|160;; ne les avoueras-tu pas àton confesseur&|160;?

– À lui, soit, répliqua le jeune hommeintimidé et rougissant sous l’œil du vicaire, mais seulement quandje serai dans le cloître. Voilà pourquoi, mon Révérend, je voussupplie de m’aider à retrouver un peu de calme et de ne pas melaisser partir sans recommandation.

– Prends courage, mon pauvre enfant, dit leprêtre avec compassion. Tu as déjà bien commencé tes étudesecclésiastiques, et quant au latin, il t’en est, je pense, restéquelque chose dans la tête. Je puis te recommander au PèreBénédictus. Et il lui nomma un couvent de capucins, situé au sommetdu Wintschgau, qui, à cause de l’air âpre qu’on y respirait,recevait peu de visiteurs. Salue-le de ma part&|160;; dans lamatinée, j’enverrai une lettre qui lui apprendra quelle est tasituation. En attendant, je te remets à la sainte protection deNotre-Seigneur Jésus et de sa Mère pleine de grâces. Si ton cœuréprouve le besoin de se décharger de sa peine secrète, tu sais quetu peux m’écrire et qu’en tout temps tu trouveras en moi un ami.Que Dieu soit avec toi, mon enfant.

Visiblement ému, il tendit une main que, pourtoute réponse, le jeune homme pressa respectueusement sur seslèvres. Puis il se retira, l’âme moins oppressée, et ferma derrièrelui la porte massive.

Mais si légèrement qu’il eût traversé lecorridor voûté, car il appréhendait de rencontrer le vieuxvigneron, son pas fit battre deux cœurs. Une petite main pâle etdélicate ouvrit une chambre située à côté de la cuisine, et unvisage vieilli par le chagrin plutôt que par les années se tournavers l’étroit escalier de pierre. C’était la tante Anna qui avaitentendu Rosine aller et venir autour du foyer, et l’avait appeléeauprès d’elle.

– Il ne veut voir personne que le Révérend,avait dit la jeune fille.

– Il faudra qu’il me voie aussi, avait réponduAnna d’une voix douce et ferme.

Aidée de sa nièce, elle s’était habillée à lahâte, et sans ajouter une parole, elle avait attendu sur sonfauteuil que le fugitif redescendît. Les pâles rayons de la lune,qui pénétraient à travers les vitres, éclairaient seuls la pièce oùse trouvaient les deux femmes. Le Christ d’ivoire placé au-dessusdu lit, le prie-Dieu, les meubles rangés symétriquement le long desmurs, tout dans cette chambre respirait un calme mélancolique,comme si la pauvre fille qui l’habitait voulait éloigner d’elle lebruit et l’agitation du monde, puisqu’elle n’en connaissait plusles espérances. Cette retraite avait vu couler plus d’une larme etentendu s’exhaler plus d’une ardente prière. Rosine pouvait encoreen ce moment même voir les lèvres de sa tante s’agiter en silence,et elle n’osait la troubler.

Bientôt un pas retentit à l’étagesupérieur&|160;; la pieuse fille se leva et s’avança vers laporte&|160;: «&|160;André&|160;!&|160;» appela-t-elle àdemi-voix.

Le jeune homme s’arrêta irrésolu&|160;; ilaurait voulu continuer sa marche, mais il n’eut pas la force depasser outre, d’autant plus qu’il pensait ne jamais revoir en cemonde les yeux calmes et pleins de bonté de la tante Anna.

– On vous a réveillée, marraine, dit-il enfin.J’avais cependant prié Rosine…

– Je me suis réveillée de moi-même,répondit-elle. Mais viens ici, André, continua-t-elle enl’entraînant dans la chambre, et maintenant apprends-moi ce quit’est arrivé et ce que tu projettes, pour être venu ici à cetteheure. N’es-tu plus saltner&|160;? Comment se fait-il que tu aiesquitté ton poste&|160;?

Elle avait pris sa main et prononcé cesparoles à la hâte, comme pour étouffer une angoisse intérieure. Lejeune homme regardait à terre d’un air troublé, et s’interrogeaitsur le degré de confiance qu’il pouvait avoir dans la tante Anna.Depuis des années, il n’avait pas échangé un mot avec samarraine&|160;; mais il avait beaucoup pensé à elle, et il avaitvivement souhaité de la rencontrer une fois seule pour lui direcombien il lui était attaché du fond du cœur, et combien il luiétait pénible de se voir contraint à l’éviter. Il sentait que sijamais il pouvait avouer à quelqu’un sa souffrance secrète, ce neserait à personne d’autre qu’elle. Malheureusement Rosine setrouvait là, près de la fenêtre, le temps pressait, et d’ailleursquelle aide pouvait-il recevoir&|160;? Cette sainte elle-même nesaurait lui rendre la paix.

– Marraine, dit-il, le révérend Père vous dirademain ce qui me force à m’éloigner du pays. J’ai été malheureuxdès ma naissance&|160;; sans père ni mère, je n’ai jamais connu lebonheur et l’espoir. Mieux vaut que je meure au monde avant deperdre courage tout à fait&|160;; voilà pourquoi je veux aller dansun couvent. Il m’est doux de vous avoir vue avant de partir, car detout temps j’ai eu pour vous un grand amour et un grand respect. Leciel sait que j’aurais été meilleur si j’avais pu vous voir et vousparler plus souvent&|160;; près de vous seule, mon âme a trouvé ducalme et de la paix. Je vous remercie, marraine, de m’avoir tenusur les fonts de baptême alors que j’étais un enfant abandonné, etje vous supplie de vouloir prier pour moi, afin que le Seigneur meprenne en pitié, car véritablement j’en ai besoin.

En achevant ces paroles, il lui serra lesmains et voulut s’enfuir, mais la tante le retint en luidisant&|160;:

– Au couvent&|160;! Et je ne te reverraijamais&|160;! Je veux tout savoir, André. Laisse-nous, Rosine, valui tirer un verre de vin&|160;; il est pâle et froid comme lamort. Sainte Mère de Dieu&|160;! qu’est-il donc arrivé&|160;?

– Ne renvoyez pas Rosine, marraine,répliqua-t-il avec anxiété, car il sentait que s’il restait seulavec Anna, ses lèvres ne pourraient retenir son secret, tantavaient sur lui de puissance cette douce voix et ces grands yeuxcompatissants. Ne m’en voulez pas, continua-t-il, vous ne pourriezrien changer à ma résolution, et si je pensais que vous souffrez dema misère, je serais encore plus malheureux. Mais si vous voulez medonner une preuve de tendresse, posez votre main sur ma tête etbénissez-moi, parce que notre séparation doit être éternelle.

Il se mit à genoux, et elle fit ce qu’ildemandait. Quand elle le releva, il avait le visage inondé delarmes&|160;; elle l’attira dans ses bras, et l’embrassa longuementet passionnément sur la bouche et sur les yeux, de sorte qu’iléclata en sanglots. Ils restèrent ainsi quelques instants,subjugués par l’émotion et la douleur.

– Marraine, reprit-il enfin, je n’oublieraijamais combien vous avez été bonne pour moi&|160;; ne m’oubliez pasnon plus, c’est tout ce que je demande. Le coq va bientôt chanter,je ne puis m’arrêter davantage.

– André… mon pauvre enfant&|160;! s’écria latante Anna.

Et elle retomba sans force sur le siège en levoyant s’avancer sur le seuil. Tout à coup elle se leva, une penséesoudaine traversait son esprit. Elle appela le jeune homme, maisson regard tomba sur l’image du Christ, et elle s’arrêta, comme sicette vue lui rappelait un danger imminent. Secouant tristement latête, elle s’avança d’un pas défaillant vers la fenêtre, pourchercher à suivre André du regard au milieu des ténèbres. «&|160;Aucouvent&|160;! murmurait-elle. Dieu miséricordieux, que ta volontésoit faite&|160;!&|160;»

Rosine, qui s’était retirée sans bruit de lachambre, attendait en dehors, sous la porte de la maison.

– André, dit-elle, quand le jeune hommes’approcha, tu es tête nue et tu as encore ta casaque de garde.J’ai été te chercher des habits de mon frère, et un vieux chapeauqui vient aussi de lui. Il est à Innsbrück et n’en aura plusbesoin.

Le fugitif prit à la hâte laLoddenjoppe et la mit à la place de sa tunique decuir.

– Je te remercie, Rosel, tu es bonne, turessembles à ta tante. Pense à moi quand je serai parti.

La jeune fille se tut&|160;; elle n’aurait puparler sans laisser jaillir ses larmes.

– Moïdi sait-elle ce que tu vas faire&|160;?demanda-t-elle enfin.

– Non, tu le lui apprendras, Rosel. Salue-laencore une dernière fois et… adieu pour toujours, Rosel.

Pressant à la hâte les mains tremblantes de lajeune fille, il traversa la cour et disparut dans la nuitsilencieuse qui s’étendait maintenant, claire et froide, sur lesmontagnes et les vallées.

Le lendemain, dès le point du jour, le Vicairede dix heures descendait à la hâte du château de Goyen&|160;; ilétait accompagné de Rosine qui devait rapporter à la tante Anna desdétails plus circonstanciés sur l’aventure sanglante de la nuit ettransmettre à Moïdi le dernier adieu du fugitif. Une grandeagitation régnait à Méran quand ils y arrivèrent&|160;; lespaysans, réunis dans la rue, échangeaient des paroles hostiles avecles soldats&|160;; le nom d’André était sur toutes les lèvres, etdès qu’un uniforme se montrait, les regards devenaient plussombres, et les poings se levaient en signe de menace.

L’homme de paix poursuivait sa route avec uneinquiétude croissante&|160;; son visage s’éclaircit cependant quandil apprit des capucins que l’étranger n’était pas mort&|160;; aprèsun long évanouissement, il avait rouvert les yeux et le médecinespérait le remettre promptement sur pied. Les renseignements qu’ilobtint à l’état-major ne furent pas moins satisfaisants&|160;; onparaissait disposé à laisser tomber l’affaire si le fugitif seretirait au couvent, et l’on promettait qu’à l’avenir unediscipline plus sévère préviendrait le retour de semblablesquerelles. Le complice du soldat avait été mis aux arrêts, lepropriétaire de la vigne dévastée devait recevoir undédommagement&|160;; ainsi, tout faisait espérer uneréconciliation. L’apôtre de la charité pouvait donc consoler latante Anna par de bonnes nouvelles, et il adressa au Wintschgaudeux lettres, l’une destinée au prieur, l’autre à son pénitent. Ilconjurait ce dernier, au nom de son avenir et de sa conscience, delui révéler le secret qui pesait sur son cœur.

Des semaines et des mois se passèrentcependant sans qu’il reçût aucune réponse de son ancien élève. Leprieur seul lui fit savoir qu’André Ingram était effectivementarrivé au Wintschgau, et qu’il avait déjà endossé le froc desfrères lais, car il exprimait de la manière la plus énergique soninébranlable résolution de vivre et de mourir dans le cloître. Unelettre postérieure, datée de Noël, mentionnait brièvement que laconduite du novice André donnait toute satisfaction&|160;; ilaccomplissait ses devoirs en silence et avec ponctualité, ilemployait à l’étude ses heures de loisir, mais il ne se décidaitpas à écrire aux siens. Il va sans dire que le prieur ne parlaitnullement des secrets du pénitent.

À cette lecture, le vicaire secoua la têted’un air pensif, et la tante Anna se tint renfermée tout le jourdans sa chambre afin de pouvoir, par le jeûne et la prière, appelersur son filleul les miséricordes célestes. Rosine, les yeux rougeset l’air préoccupé, allait et venait dans la maison&|160;; la mèreelle-même, Moïdi la négresse, montra que son cœur n’était pasencore complètement endurci&|160;; quelques paroles firent voirqu’elle se reprochait ses mauvais traitements et sa dureté enversle pauvre banni. Sa sœur seule, la blonde Maria, celle qui pourtantperdait le plus au départ d’André, manifesta très peu d’inquiétude.Avec sa légèreté habituelle, elle prétendait qu’elle mourrait derire si elle voyait le jeune homme avec le froc et latonsure&|160;; elle ne pouvait se persuader qu’il habitâtréellement le cloître&|160;; il n’avait aucune sorte de vocationreligieuse, et sa disparition n’était qu’un stratagème inventé pourendormir le tribunal militaire. Il n’était allé au Wintschgau,disait-elle, que pour tirer des chamois et boire du bon vin.

Les nouvelles que le prieur donna vers Noëlcommencèrent à lui causer de l’étonnement. Pendant deux jours, lesourire disparut de ses lèvres&|160;; elle se mit à écrire à sonfrère une lettre pleine de moqueries piquantes, mais qui contenaità la fin la pressante prière de revenir bientôt, car, «&|160;ellene pouvait supporter plus longtemps son absence&|160;». Elle montracette épître à Rosine, qu’elle voyait plus souvent alors, lechâtelain de Goyen ayant permis à ses enfants, maintenant qu’Andréétait éloigné, d’entretenir des relations avec la jeune fille.Rosine lut en silence&|160;; elle songeait combien le fugitifs’était montré indifférent pour elle.

– Si après cela il ne revient pas, ajoutaMoïdi, il faudra qu’il ait trouvé un trésor dans les montagnes duWintschgau.

– Où penses-tu qu’il soit&|160;? demanda sonamie. Le messager d’Algund l’a vu de ses propres yeux revêtu dufroc.

Maria devint pâle&|160;:

– Si cela était, je mourrais de chagrin, et ilfaudrait en accuser… sa mère, voulait-elle dire, mais elle n’achevapas, car elle entendit tousser et gémir dans la chambre voisine. Laveuve de Franz Wolfhart avait pris le lit à la suite d’une chutegrave sur la glace&|160;; la rigueur du temps augmentait son mal,et chaque nuit, une fièvre violente lui arrachait des parolesincohérentes que Moïdi, plongée dans le sommeil de la jeunesse,n’entendait heureusement pas. Le Vicaire de dix heures visitaitsouvent la malade, et la bonne tante Anna vint aussi s’asseoir àson chevet quand, vers la fin de l’hiver, son état parut empirer.Parfois, Franz Hirzer, qui était de retour d’Innsbrück,accompagnait la pieuse fille, mais il s’arrêtait à l’entrée de lamaison et entamait une conversation enjouée avec la blonde Moïdi.Celle-ci riait des galanteries et des propos du jeune homme,affectant de ne pas voir combien il était sérieusement épris.

– Maria, lui dit un jour Rosine, est-il vraique tu encourages Franz&|160;? Il prétend que tu le reçois bien, etcertainement je le désirerais&|160;; pourtant, je ne sais pourquoi,je ne puis le croire.

– Pourquoi pas&|160;? répliqua Moïdi pendantqu’elle lissait ses cheveux d’un air de parfaite indifférence. Ilfaudra bien que je me marie, autant vaut Franz qu’un autre. Mais jen’ai pas encore dit mon dernier mot&|160;; tu comprends, Rosel, jene puis quitter la mère. Du reste, cela ne presse pas. Seulement jem’ennuie depuis le départ d’André, et quand Franz vient, qu’il meconte les nouvelles, ou bien qu’il s’assied là sur le banc et meregarde d’un air langoureux en se brûlant presque le nez avec sapipe, cela m’amuse et me fait rire.

Rosine l’écoutait sans répondre. Elle neconcevait pas comment on parlait d’amour avec une tellelégèreté.

Le printemps était revenu, les prés avaientrepris leur verdure, les châtaigniers se couvraient de fraisbourgeons, et la Passer, grossie par la fonte des neiges, mugissaitavec un si grand fracas qu’on pouvait l’entendre de la métairie duKüchelberg. Ce grondement était triste et effrayant, aussi lesdernières nuits de Moïdi la négresse se passèrent sans sommeil pourelle et pour sa fille. Celle-ci restait seule auprès de la malade,elle n’avait pas mandé son frère, sachant trop qu’il ne viendraitpas&|160;; la mère ne témoignait non plus aucun désir de revoirencore une fois son fils, bien que dans le délire de la fièvre elleprononçât souvent son nom. Ce fut la dernière parole qui s’échappade ses lèvres quand, au milieu d’une orageuse nuit d’avril, ellemourut après une longue et cruelle agonie.

La jeune fille ne se sentit pas le courage derester seule avec la morte. Elle lui ferma les yeux, récita uneprière et sortit, le cœur gros&|160;; elle s’arrêta sur le sommetdu Küchelberg, plongea ses regards dans la longue vallée de l’Adigeoù la tempête se déchaînait dans toute sa fureur, et se sentit simalheureuse, si seule au monde, qu’elle fondit en larmes. Unecolère violente contre André s’empara d’elle. Comment pouvait-il secacher dans la cellule de son couvent et laisser sa sœur sansappui, sans consolation, au milieu des dangers et des terreurs quil’assiégeaient&|160;? La pluie tombait plus fort, un vent frais etâpre soufflait sur le versant de la montagne. L’orphelinetremblante se traîna le long des murs jusqu’à l’appentis qui avaitservi de gîte à André. Là, dans l’obscurité, elle se mit à la placequ’il occupait autrefois&|160;; ses pleurs redoublèrent à cesouvenir et elle s’endormit, en sanglotant, sur sa couche de maïs,assiégée par mille craintes superstitieuses que lui causait levoisinage de sa mère morte.

Le sommeil réparateur de la jeunesse apaisason chagrin&|160;; mais quand elle se réveilla le lendemain asseztard dans la matinée, la triste réalité revint à sa mémoire. Ellehésita longtemps avant d’ouvrir la porte de la maison, et elle setrouva soulagée quand elle aperçut le Vicaire de dix heures et sonamie Rosine.

Le jour même, après l’enterrement, elles’asseyait au soleil sur un banc placé à l’entrée de sa demeure, etelle riait aux éclats des gambades de trois jeunes chats qui seroulaient sur le sol en jouant avec un épi. Quinze jours plus tard,elle montait avec Rosine dans une voiture légère que Franzconduisait d’un air de triomphe. Ils suivirent la route qui conduitau Wintschgau, attirant tous les regards sur leur passage, carchacun s’arrêtait pour contempler la jolie blonde dont la fraîchefigure et le rire joyeux contrastaient si fort avec les vêtementsde deuil qu’elle portait.

Mais dès qu’elle aperçut le vieux cloître quis’élève au sommet de la montagne, sur un cône de granit sombre etnu, autour duquel une maigre végétation laisse apercevoir leprécipice béant et terrible, semblable à une porte de l’enfer, sonvisage prit une expression sérieuse&|160;; à partir de ce moment,elle n’adressa plus une seule parole à Rosine qui, elle aussi,regardait le monastère d’un air pensif. Au pied du Wintschgau,s’étendait un pauvre village, entouré, comme tous les hameauxvoisins de Méran, de figuiers, de vignobles et de magnifiqueschâtaigniers. Moïdi ne s’était jamais éloignée du Küchelberg, ellese représentait le monde avec son imagination de dix-huitans&|160;; aussi, quand elle descendit de voiture, toute timide ettout attristée, et qu’elle se trouva devant la porte d’une salle decabaret de campagne, elle refusa d’entrer, préférant graviraussitôt avec Rosine le chemin de la montagne, afin de voir sonfrère avant la nuit. Franz resta pour s’occuper des chevaux&|160;;il était d’ailleurs bien aise d’éviter la présence d’André.

Les deux jeunes filles s’avançaient du paségal et facile des paysannes&|160;; elles se tenaient par la main,baissant la tête et n’échangeant pas une parole. Quand elles furentarrivées près du monastère, et qu’elles purent apercevoir la moussequi croissait sur le toit, Moïdi s’arrêta tout à coup et regardantavec effroi les murailles nues&|160;:

– Pourrais-tu demeurer là, Rosine&|160;?dit-elle. Son amie secoua la tête.

– Le cœur me saignerait, je n’en aurais pas lecourage, reprit Maria&|160;; pas la moindre verdure autour de cecouvent, pas de vignes, pas de champs de blé. Tu verras que j’avaisraison&|160;; il n’a pas passé l’hiver ici, nous ne le trouveronscertainement pas. Qui sait où il se cache&|160;?

Rosine ne répondit pas&|160;; elle savait tropqu’il habitait cette sombre demeure. Quand elles sonnèrent à laporte du cloître, et demandèrent André Ingram, le frère portierregarda les jolies filles d’un œil scrutateur. «&|160;Il faut qu’ilvienne, ajouta précipitamment Maria&|160;; dites-lui que c’est unmessage de Méran, mais ne lui faites pas savoir quil’apporte.&|160;»

Elles s’assirent sur un banc de pierre à côtéde la porte et attendirent.

– C’est bien vrai, Rosel, il est ici. Maiscomment a-t-il supporté une telle existence&|160;? s’écria la sœurd’André. Elle passa sa main sur son front qui était brûlant, etrajusta sa coiffure pour cacher son trouble. Rosine demeurait ensilence, appuyée au mur, les mains sur son sein, les yeuxfermés&|160;; on eût dit qu’elle ne pouvait supporter la vue deslueurs rougeâtres qui apparaissaient au-dessus du sommet de lamontagne.

La lourde porte cria de nouveau sur ses gonds.«&|160;André, c’est moi&|160;!&|160;» s’écria Moïdi en se jetant aucou de celui qui entrait. Mais au même instant elle se recula touteffrayée. C’était bien lui, et cependant elle hésitait à lereconnaître. Un seul hiver l’avait vieilli de plus de dix ans. Ilrestait devant elle, la regardant fixement avec des yeux sombres etpleins d’angoisse, comme si elle eût été un spectre, ou comme silui-même eût été plongé dans un rêve terrible. La jeune filles’était promis de le taquiner, mais maintenant elle était plus prèsde pleurer que de rire.

– André, reprit-elle enfin, comme tu meregardes d’un air farouche&|160;! Ai-je mal fait de venir&|160;?Voilà aussi Rosel, ne lui diras-tu rien&|160;? C’est Franz qui nousa amenées, et nous devons repartir demain. Que tout ici est tristeet désert&|160;! Comment as-tu pu y rester&|160;? En vérité, à tevoir si maigre et si pâle, on croirait que tu reviens de l’autremonde. L’air est si âpre sur cette montagne&|160;! Il faut que tureviennes avec nous à Méran&|160;; le vicaire se chargera d’écrireà M.&|160;le prieur, il en est temps encore, l’année n’est pasrévolue. Tu habiteras au Küchelberg, dans notre maisonnette, car tune sais pas, André, la mère est morte&|160;!

Tandis qu’elle parlait, son émotion s’étaitcalmée, ses traits avaient repris leur expression enfantine, et,chose étrange, elle prononça les dernières paroles, celles quiannonçaient la mort de sa mère, avec une bouche presque souriante.Son frère parut aussi rappelé au sentiment de la réalité, et il luirépondit du même ton qu’autrefois&|160;:

– Je te remercie d’être venue, Moïdi, et toiaussi, Rosine. Mais ce que tu viens de m’apprendre ne change rien àma résolution&|160;; je ne retournerai pas à Méran, il faut plutôtque je m’éloigne davantage, que j’aille dans un couvent d’Italie oude France, car tu as raison, l’air d’ici ne me convient pas.

En disant ces mots, il abaissait son regardsombre sur les dalles qui formaient le sol.

– André&|160;! s’écria Moïdi, ne me parle pasainsi&|160;; tu me fais du chagrin. J’ai été bien triste sans toipendant l’hiver&|160;; si j’avais pu, j’aurais tout quitté pourvenir à toi. Et maintenant tu parles d’aller dans des paysétrangers&|160;! Est-ce que tu ne m’aimes plus&|160;? Je suistentée de croire que la mère disait vrai, lorsque dans sa fièvreelle répétait que tu n’étais pas son fils, qu’elle t’avait reçud’une autre femme. Non, tu n’es pas mon frère, puisque tu as pourmoi un cœur si dur.

André avait fait involontairement un pas enarrière, et il la regardait avec des yeux dilatés parl’émotion&|160;:

– Moïdi&|160;! balbutia-t-il enfin, celaest-il possible&|160;? Pourrais-tu jurer que tu as bienentendu&|160;?

Elle voulut s’emparer de sa main, mais il laretira précipitamment, s’adressant à Rosine, qui était restéedebout à quelque distance, afin de les laisser libres des’entretenir ensemble&|160;: «&|160;Rosel, dit-il, j’ai besoin deparler à Moïdi, nous reviendrons dans un instant.&|160;» Puisfaisant signe à sa sœur de le suivre, il se dirigea vers une portequi donnait dans le potager. Une métamorphose complète semblaits’opérer en lui, son visage avait pris une animation soudaine, lavigueur et l’éclat de la jeunesse brillaient de nouveau sur sestraits. Quand ils furent seuls&|160;:

– Maria, commença-t-il d’une voix tremblante,répète encore une fois les paroles de la mère&|160;; si mon bonheurt’est cher, dis-moi bien tout&|160;; ma vie et ma mort endépendent.

Il avait saisi ses mains, et il les serraitpar un mouvement fiévreux.

– Voilà un étrange discours&|160;!répondit-elle tranquillement. Quand même la mère aurait dit cela,et elle l’a dit en effet, mot pour mot, à plusieurs reprises,qu’est-ce que cela prouverait&|160;? Tu sais qu’elle ne t’aimaitpas, peut-être croyait-elle ainsi te priver de ta partd’héritage&|160;; ou bien peut-être se repentait-elle du malqu’elle t’avait fait pendant sa vie et voulait-elle faire entendrepar là que tu avais été pour elle un étranger, puisqu’elle net’avait jamais traité comme son fils.

– Cherche à te rappeler, reprit-il avecinsistance. N’a-t-elle pas nommé la personne qui lui avait amenél’enfant&|160;? Ces paroles lui sont-elles échappées dans le délirede la fièvre, ou bien la nuit, quand elle croyait que tu nel’entendais pas&|160;?

– La personne qui t’avait remis entre sesmains&|160;! Non, elle n’en a jamais parlé, répliqua la jeune fillequi devenait sérieuse et s’efforçait de rassembler ses souvenirs.Mais attends… je me rappelle qu’un jour le Vicaire de dix heuresétait à son chevet&|160;; elle avait le délire et il cherchait à lacalmer, alors elle s’est jetée brusquement hors de son lit, disantqu’elle voulait aller trouver M.&|160;le Curé, les juges,l’empereur même, afin de déclarer que tu n’étais pas son fils.J’entrai dans la chambre et j’aperçus le Révérend qui, touteffrayé, se tenait près d’elle. En me voyant approcher, il sepencha pour murmurer à son oreille des choses que je ne pusentendre, mais qui parurent la décider à garder le silence. Etmaintenant que tout cela soit un effet de la fièvre, ou un jeu deson imagination, qu’est-ce que cela te fait, André&|160;! Sic’était vrai, m’en aimerais-tu moins&|160;? N’avons-nous pastoujours été l’un pour l’autre un frère et une sœur&|160;?Pourrions-nous jamais l’oublier&|160;? Pour moi, André, je nesaurais changer ainsi tout à coup, et l’empereur aurait beaupublier un décret pour nous séparer, comme la mère le demandait, tun’en serais pas moins mon frère, et la petite maisont’appartiendrait, et les vignes, et tout. D’ailleurs, je n’ai plusbien longtemps à demeurer au Küchelberg, car, il faut que tu lesaches, je suis fiancée à Franz Hirzer&|160;; l’automne prochainest fixé pour le mariage, et demain j’irai à Goyen. Tu ne m’en veuxpas de ne point t’avoir consulté à ce sujet, dis, André&|160;?

Elle était troublée sans savoir pourquoi etn’osait le regarder&|160;; il lui semblait en ce moment qu’elleavait mal agi en engageant sa parole à Franz, car elle n’ignoraitpas que son frère et lui étaient en désaccord. Elle baissait latête, confuse et tremblante comme un écolier pris en faute. Elles’attendait à être grondée&|160;; elle espérait se défendre etobtenir son pardon, mais André se taisait, et le cœur de la pauvrefille se serrait douloureusement&|160;; enfin, de grosses larmesjaillirent de ses yeux et roulèrent sur son frais visage.

– Moïdi, as-tu fait cela de ton pleingré&|160;? dit alors le jeune homme&|160;; ou bien as-tu cédéseulement parce que tu étais fatiguée de leurssollicitations&|160;?

Elle tourna vers lui ses yeux pleins delarmes&|160;:

– Ah&|160;! André, répondit-elle,pardonne-moi. Je ne sais pas moi-même comment cela est arrivé. Ilsm’ont emmenée à Goyen lorsque la mère est morte&|160;; je couchaisavec Rosel et j’étais comme l’enfant de la maison. La tante Anna merépétait toujours que Franz était un brave garçon, et que si jel’agréais je n’aurais pas à me repentir. Et puis, il a l’air detant m’aimer&|160;! Si tu avais été là, André, je n’auraispeut-être pas consenti, mais tu étais bien loin, je ne pouvais tedemander conseil.

– Et si je t’avais défendu de l’épouser,est-ce que tu en aurais du chagrin&|160;? dit-ilprécipitamment.

Elle passa son bras autour du cou du jeunehomme et le regarda avec une expression touchante d’enjouement etd’affection.

– Je ne l’aime pas autant que toi,répondit-elle, et j’ai plus de plaisir à suivre tes avis qu’àécouter ses prières. Mais la chose est faite, il n’y a plus à yrevenir. Si je refusais maintenant, ce serait réveiller la hainequi a si longtemps existé entre les deux familles. Pardonne-moi etaccompagne-nous au château. La tante Anna s’informe souvent detoi&|160;; elle désire te voir, car elle a beaucoup de choses à tedire. Elle qui est une sainte, elle serait pourtant bien joyeuse situ jetais aux orties ce vilain froc avec lequel tu ne seras jamaisnotre gentil André d’autrefois. Fais cela pour l’amour demoi&|160;; je ne pourrai jamais être heureuse avec la pensée que tuvis dans cette triste maison, et que si tu venais à être malade, jene serais pas là pour te soigner. Promets-moi du moins, mon bonAndré, que tu assisteras à mon mariage et que tu parleras à latante.

En achevant ces mots, elle lui caressaitdoucement le visage, et il la laissait faire en baissant la tête,tandis que le léger tremblement de ses lèvres trahissait seul salutte intérieure.

– Pas un mot de plus maintenant, reprit-ilavec effort&|160;; je descendrai demain de bonne heure pour te voirencore une fois, et je te dirai ce qu’il faudra faire. Prendscourage, Moïdi&|160;; remettons toutes choses entre les mains deDieu. Bonne nuit.

Il s’éloigna rapidement, traversa le petitjardin pour rentrer dans le cloître, et referma la porte sans avoirjeté un regard vers la jeune fille qui le suivait des yeux avecinquiétude. Elle songeait au peu de paroles qu’il lui avaitadressées, se demandait quels sentiments l’agitaient, quels projetsil pouvait nourrir&|160;; en proie à une grande tristesse, elleretourna auprès de Rosel. Celle-ci n’avait pas quitté le parloir etcommençait à être fort inquiète&|160;; son cœur se brisa quand ellevit sa compagne revenir seule&|160;: André n’avait donc pas mêmepensé à lui dire un mot d’adieu&|160;!

– Je savais bien, dit Maria, qu’il ne seraitpas content de mon mariage. Comment faire, pourtant&|160;? Demainmatin, il m’apprendra ce qu’il a décidé. Il me regardait à peine,et je n’ai pu obtenir qu’il revienne avec nous. Si du moins j’étaissûre d’avoir eu raison d’accepter Franz, si j’avais bien le désird’être sa femme, je pourrais ne pas m’inquiéter d’André, et agir àma guise sans lui demander conseil. Mais du plus loin que je mesouvienne, j’ai été habituée à l’écouter&|160;; il a toujours étési bon pour moi&|160;! Ah&|160;! pourquoi tout cela est-ilarrivé&|160;!

En s’entretenant ainsi, les jeunes fillesdescendirent la montagne, et le reste de la journée se passa pourelles dans la contrainte et le silence. Franz n’avait jamais étégrand parleur&|160;; il ne se préoccupait pas le moins du monde dece qui s’était passé avec André&|160;; il ne s’étonna pas de laréserve de Rosel et de Maria, et resta gaiement à boire et à fumer,en compagnie de quelques paysans, jusqu’à une heure assez avancéede la nuit.

Le jour commençait à peine à poindre quandRosine, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, entendit des pasrésonner dans la cour et s’arrêter sous la fenêtre basse de leurchambre à coucher. Les chiens aboyèrent, mais ils furent bientôtapaisés. Le cœur de la jeune fille battit avec violence&|160;; ellese leva en toute hâte, agitée d’un triste pressentiment. Mariadormait d’un sommeil paisible.

Une main frappa légèrement auxvitres&|160;:

– Moïdi&|160;! cria une voix bien connue.

– Moïdi dort encore, répondit Rosine à voixbasse. Faut-il l’éveiller&|160;?

– Oui, Rosel, réveille-la&|160;; qu’elle sedépêche et s’habille au plus vite&|160;; j’ai à lui parler debeaucoup de choses avant son départ.

Au bout d’un quart d’heure, la porte s’ouvritdoucement et Maria parut, tournant vers son frère un visage quiexprimait la crainte et la curiosité.

– Bonjour, dit-elle, tu es venu bienmatin&|160;; est-ce au moins pour m’apporter une bonne nouvelle etme rendre ma gaieté&|160;?

– Prends ton manteau, reprit-il pour touteréponse. Il fait frais, et tu n’es pas accoutumée à un air aussivif. Viens, nous ferons ensemble quelques pas.

Elle y consentit et s’avança vers lui ensouriant. Le silence qui les environnait, l’étrangeté du lieu, lasolitude de la montagne, le froc qui couvrait son frère, tout luisemblait bizarre, tout charmait son imagination enfantine. Elleretrouva son espièglerie, ramena sur sa tête un pan de son manteauen disant&|160;: «&|160;Vois-tu, frère, je suis ta capucine&|160;».Mais André lui prit la main et sortit avec elle en silence. Leschevaux s’agitaient dans les écuries&|160;; les oiseaux secouaientleurs ailes&|160;; un jeune coq saluait joyeusement le matin. Toutle monde néanmoins dormait encore dans la maison, hormis une pauvrefille qui, de la fenêtre, regardait dans la cour, et qui, brûlanteà la fois et glacée par la fièvre, se remit au lit pour attendre lelever du soleil.

La matinée s’avançait, et ni le frère ni lasœur n’étaient de retour. Franz Hirzer, le front plissé, assis dansla chambre de l’auberge près d’une bouteille, sortait à chaqueinstant pour voir s’il n’apercevrait pas sa fiancée. Enfin il fitavancer la carriole en proférant contre André mille malédictions.Rosine ne disait pas une parole, mais son cœur était triste àmourir&|160;; la vie désormais lui semblait vide de joie etd’espérance.

Vers dix heures, un des religieux du monastèreapporta une lettre qu’André avait écrite dans la nuit et parlaquelle il annonçait à Rosine son intention d’aller faire unpèlerinage pour le repos de l’âme de sa mère. Comme il comptaitemmener Maria, il engageait Rosine et son frère à retourner sanselle à Méran, où Moïdi arriverait en même temps qu’eux.

Quand Franz apprit cette nouvelle, ilfrappa sur la table un coup si violent que les verres faillirent sebriser&|160;; dans le premier mouvement de sa colère, il voulait semettre à la poursuite d’André, mais il ignorait le lieu depèlerinage, et le messager ne savait rien à cet égard, sinon que leprieur avait accordé au frère André la permission nécessaire. Lejeune homme dut alors refouler sa fureur et sa haine, en attendantune occasion de leur donner un libre cours.

Le voyage fut pénible pour la pauvre Rosine,qui, placée près de son frère furieux, l’entendait continuer sesimprécations contre le perfide ravisseur et jurer, si Mariadevenait un jour sa femme, de fermer sa porte à André, comme JosephHirzer, son père, l’avait toujours fait. «&|160;Il avait,disait-il, repoussé de toutes ses forces le projet de cette visiteau misérable enfant trouvé qui jamais, aux yeux de la loi, neserait son légitime beau-frère. Cependant les femmes, surtout latante Anna, s’étaient mis cette idée en tête, et il avait eu lafolie d’y consentir. Mais, sans Rosine, il n’aurait pas cédé à latante&|160;; c’était elle qui avait fait le mal&|160;; ellen’aurait pas dû souffrir, le matin, qu’André sortît avecMaria.&|160;» Puis il vomissait un flot d’injures qui, à la vérité,faisaient peu d’impression sur sa sœur, car le chagrin plus violentdont son âme était remplie la rendait insensible à toute autredouleur.

La belle saison était revenue&|160;; les cepsde vigne avaient depuis longtemps fleuri sur le Küchelberg&|160;;les grappes de raisin se gonflaient et rougissaient&|160;; lapremière récolte des figues était proche, et les deux pèlerinsn’avaient pas encore reparu. Quand la vendange se fut passée sansaucune nouvelle des fugitifs, presque tout le monde pensa qu’on neles reverrait jamais. Comme on ne pouvait deviner quel motif avaitpoussé André à s’enfuir du couvent, et qu’en général ons’intéressait médiocrement à lui, il ne fut bientôt plus questionde cette histoire. Mille conjectures avaient d’abord été faites. Leplus étrange de l’aventure n’était pas le pèlerinage simulé, carles Tyroliens ont un goût particulier pour ces sortes d’excursions,mais comment expliquer qu’une heure seulement après la sortie ducloître, toute trace des jeunes gens eût pu être complètementperdue&|160;? Le chevrier du village les avait encore aperçus aumoment où, s’entretenant avec animation, ils suivaient lentement unsentier de montagne. Le couple était assez remarquable, en effet,pour attirer l’attention, car le pâle novice au visage sérieuxformait un singulier contraste avec la blonde et fraîche enfant quimarchait à ses côtés. Et cependant, quelques semaines après, quand,sur les instances du Vicaire de dix heures, on fit des recherchesdans les villages les plus voisins, aucun aubergiste, aucuncultivateur ne se souvint de les avoir vus. La police du paysintervint sans obtenir de résultat plus satisfaisant. Un mystèreimpénétrable continua d’envelopper la disparition du frère et de lasœur&|160;; on eût dit que la montagne s’était entrouverte pour lesrecevoir dans ses retraites souterraines et les dérober aux regardsdes hommes.

Ces étonnantes nouvelles, apportées au châteaude Goyen par le prêtre auxiliaire, y firent naître des émotions quiavaient leur source dans les sentiments les plus opposés. Le vieuxHirzer avala tranquillement un verre de vin et dit qu’il seréjouissait fort de n’avoir plus à entendre parler de la mauditeengeance des Ingram. «&|160;Quant à Moïdi, si cette écervelées’avisait de franchir désormais le seuil de sa maison, elleapprendrait qu’on ne se jouait pas ainsi de lui.&|160;» Ilaccompagna ces menaces d’imprécations que d’habitude il ne sepermettait pas devant le Vicaire de dix heures&|160;; puis ilenjoignit à son fils de partir dès le matin suivant pour allerfaire sa cour à une riche veuve du voisinage dont les terres,situées près de Goyen, pouvaient arrondir agréablement le domaine.Franz ne prit pas la chose avec autant de calme&|160;; Marial’avait véritablement ensorcelé&|160;; le sentiment qu’il éprouvaitpour l’espiègle jeune fille était la seule passion qui eût jamaisporté la flamme dans son indolente nature. Il répondit d’abord parun brusque refus à l’ordre de son père, épancha sa mauvaise humeursur tout ce qui l’entourait, et chacun dans la maison eut beaucoupà souffrir de ses emportements. La tante Anna se retira pendantplusieurs semaines dans sa chambre et prit des vêtements de deuil,car elle était convaincue que les deux jeunes gens avaient péri,puisqu’ils ne s’étaient pas adressés à elle. Elle pleurait jour etnuit, et ne voulait voir personne, à l’exception du vicaire et deRosine. Avec sa résignation silencieuse, elle passait les heures enprière, égrenant un chapelet entre ses doigts pâles etamaigris&|160;; sa nièce seule croyait fermement au retour desfugitifs, et elle s’efforçait, mais en vain, de lui faire partagersa conviction.

Quant au bon ecclésiastique, malgré sonattachement pour son ancien élève, il paraissait fort calme&|160;;on eût dit que le bannissement volontaire d’André soulageait soncœur d’un grand poids. Il allait toujours assidûment à Goyen,écoutait chacun, répondait à tous avec bonté et finissaitordinairement par amener la conversation sur un terrain moinsdangereux&|160;: les espérances des vignerons, la manière dont seprésentaient les récoltes, sujets qui l’intéressaient vivement etqu’il traitait avec une science profonde.

Le mois de novembre s’avançait. La maison duKüchelberg restait toujours vide au milieu des vignobles&|160;; àses pieds, dans la ville de Méran, le mouvement animé du marchéannuel de bestiaux remplissait les rues étroites de bruit et defoule&|160;; les derniers tintements de la sonnerie du samediexpiraient dans le clocher de la vieille église, et le Vicaire dedix heures, qui n’avait plus l’intention de sortir, venait deprendre son violon pour improviser un morceau à la faible lueur ducrépuscule, en attendant que la servante lui apportât de la lumièreen servant le repas du soir. Le chat faisait commodément son ronrondans un fauteuil, le feu pétillait dans le foyer pour la premièrefois de la saison, car la nuit semblait devoir être froide&|160;;deux beaux pots de géraniums, placés près de la fenêtre, exhalaientun doux parfum que l’ecclésiastique aspirait avec délices. Ilmarchait en mesure dans sa petite chambre, tirant du vieilinstrument des sons plus mélodieux que ceux dont les oiseaux fontretentir les bois&|160;; son cœur débordait de reconnaissanceenvers Dieu qui lui rendait la vie si douce, et sa pensée sereportait avec satisfaction sur un présent que les religieux deSaint-Valentin lui avaient envoyé le matin même&|160;; c’étaientquelques bouteilles d’un vin généreux que les pieux solitairesrecueillaient sur leurs coteaux ensoleillés et dont le vicaire seproposait d’arroser son modeste repas.

En ce moment on frappe à la porte, et,persuadé que c’est la servante avec la précieuse liqueur,l’ecclésiastique s’écrie joyeusement&|160;: «&|160;Entrez&|160;»sans interrompre son improvisation musicale. Mais l’archet luitombe des mains, car dans l’ombre qui s’avance lentement ilreconnaît cet André que depuis longtemps on croyait mort.

– N’ayez pas peur, mon Révérend, c’est moi,dit le jeune homme. Vous le voyez, le chat ne m’a pas oublié&|160;;son poil se hérisserait si je n’étais qu’une apparition. J’auraisbien écrit pour annoncer mon retour, mais dans l’endroit d’où nousvenons, il n’y a pas de poste aux lettres.

Il se pencha, pour cacher son émotion, versl’animal qui le caressait&|160;; son visage, son attituderespiraient une tendresse, une douceur mélancolique qui semblaientle transformer complètement.

Le vicaire était resté debout au milieu de lachambre&|160;; l’émotion couvrait ses tempes d’une sueur froide, etsa stupeur était si grande que d’abord il garda le silence.

– Et Moïdi&|160;? demanda-t-il enfin.

– Elle est ici. Vous saurez tout, monRévérend, car je n’ai d’autre ami que vous, et si vous ne pouviezm’aider de vos conseils, je serais perdu dans ce monde et dansl’autre.

Les pas de la servante se firent alorsentendre dans l’escalier, et tandis que la vieille femme, quireconnaissait André avec une frayeur mêlée de joie, mettait lecouvert, allumait la bougie et témoignait son étonnement par desexclamations incohérentes, les deux hommes avaient eu le temps dese recueillir et de se préparer à la conversation qui allaitsuivre. La servante tardait à se retirer, elle aurait voulu fairebien des questions, mais elle était retenue par l’expression degravité sévère qu’elle lisait sur le visage de son maître&|160;; ilavait pris place à table, s’essuyait le front avec son mouchoir, seversait un verre de vin qu’il oubliait de porter à ses lèvres, caril sentait l’avant-goût amer des paroles irritantes qui allaientêtre prononcées.

André rompit le premier le silence.

– Vous m’excuserez, mon Révérend, si je prendsla liberté de m’asseoir. Nous avons marché aujourd’hui quatorzeheures dans les montagnes&|160;; ajoutez à cela mon angoisse et madétresse en voyant la pauvre femme exténuée de fatigue et debesoin. Mes genoux ne veulent plus me porter. Si vous saviez ce quenous avons souffert, vous ne détourneriez pas vos regards avec tantde sévérité, car vous n’avez jamais renvoyé aucun pécheur repentantsans encouragement ni sans consolation.

Le vicaire parut ému de ces humbles paroles.Il leva son verre, en fit miroiter la couleur vermeille devant labougie, avala lentement une gorgée, puis tendit le verre à sonélève qu’il se hasardait pour la première fois à regarder enface.

– Goûte ce vin, André, dit-il, cela te fera dubien. C’est du Valentiner de choix&|160;; je l’ai reçu cematin même.

André prit le verre, et s’inclinant avecrespect il le vida d’un trait.

– Je vous remercie, mon Révérend, dit-il en lereposant sur la table. Mais la question que je viens vous adresseret à laquelle vous devez me répondre comme si nous étions devantDieu, est celle-ci&|160;: Maria Ingram, le Seigneur ait pitié deson âme&|160;! est-elle oui ou non ma mère&|160;?

En prononçant ces mots, il s’était levé, carmalgré son état d’épuisement, il ne pouvait tenir en place&|160;;de ses deux poings fermés il s’appuyait sur la table&|160;; et sesyeux interrogeaient avec anxiété le vicaire qui ne s’agitait pasdans son fauteuil avec moins d’inquiétude.

– Mon fils, reprit-il enfin, si tu me prometsde ne pas m’interroger davantage, je répondrai à ta demande. MariaIngram n’a mis au monde qu’une seule enfant, sa fille Moïdi.Maintenant, tu as appris ce que tu désirais savoir, tiens-toi enpaix sur tout le reste, car mon obédience ecclésiastique me défendde rien révéler de plus, et d’ailleurs cela te serait inutile.

Les traits du jeune homme prirent uneexpression de désespoir.

– Je vous remercie, répliqua-t-il&|160;; maisje savais déjà cela, je l’aurais deviné quand personne ne mel’aurait dit, je sentais bien que cette femme ne pouvait être mamère, et je me consolais de ne pas avoir de famille&|160;; car simes parents se passent de moi, je suis en état de me passer d’eux.Mais Moïdi, mon Révérend, n’a de repos ni le jour ni la nuit&|160;;elle croit que tout cela est une pure invention de la mère, qui m’atoujours détesté parce que j’aimais ma sœur. Non, non, vos parolesne me servent pas plus qu’une lettre cachetée&|160;; pourtant ilfaut sauver la pauvre femme, elle se consume de chagrin, et si celadurait, elle n’en aurait pas pour longtemps. Sa tête a toujours étéun peu faible, vous le savez, et elle ne veut rien entendre.

André paraissait profondément découragé&|160;;le vicaire mangeait et buvait d’une manière machinale, moins parappétit que pour cacher son trouble.

– Raconte-moi tout au long, dit-il, commentles choses se sont passées&|160;; nous verrons ensuite le parti quenous devons prendre. Qu’as-tu fait depuis que tu nous as quittésavec tant de mystère&|160;?

– J’ai commencé par rejeter le froc, réponditle jeune homme dont les traits s’éclaircirent un peu à ce souvenir.Voyez-vous, mon Révérend, quand Maria m’apprit que j’étais unorphelin apporté Dieu sait d’où, ce fut pour moi comme une vienouvelle&|160;; il me sembla que j’étais tout à coup délivré deschaînes et des liens brûlants qui me torturaient, et que j’avaistraînés jusque dans ma cellule&|160;; car, même au tribunal de lapénitence, ma langue n’a jamais pu exprimer ce que j’ai souffertpendant plusieurs années à cause de Moïdi&|160;; si un autrel’avait épousée, je n’y aurais pas survécu. Je savais fort bien quepour moi, son frère, cet amour était un péché mortel, et pourtantje ne pouvais l’arracher de mon cœur&|160;; il était plus fort quema volonté, plus fort que ma religion, que le souvenir de ce quevous m’aviez enseigné, de ce que j’avais lu moi-même dans leslivres saints. Mais quand je sus qu’elle n’était pas ma sœur, unejoie folle s’empara de moi&|160;; je me dis qu’elle deviendrait mafemme quand bien même l’empereur voudrait nous séparer. Après sondépart, je me mis à sangloter, puis à chanter si fort que l’onaurait dû m’entendre de Méran. J’avais à régler des affaires,j’écrivis aussi à Rosine, et enfin la nuit se passa. Dès que lejour parut, je descendis et j’emmenai la pauvre enfant qui ne sedoutait de rien. Pendant les premières heures de marche, jeconservai tout mon calme et ne lui parlai d’autre chose que denotre prétendu pèlerinage&|160;; mais comme nous arrivions en hautde la montagne, et qu’elle me demandait avec une curiositécroissante dans quelle église nous devions nous rendre, je la fisasseoir sur la mousse, je me retirai derrière un rocher, et lorsqueje revins auprès d’elle, je portais, non plus la robe de capucin,mais les vêtements avec lesquels j’avais quitté Goyen, car je neles avais pas encore renvoyés à Franz. Elle rit de bon cœur,prétendit que je lui plaisais beaucoup mieux ainsi, et nousmangeâmes ensemble les petites provisions que j’avais emportées.Cependant ma joie et le changement de mes manières l’étonnaient,elle devint d’abord silencieuse, puis elle me pressa de questions,et je lui avouai que notre pèlerinage avait pour but, non unechapelle, mais un pays éloigné où je l’emmenais comme ma femme.Elle fut alors saisie d’un grand effroi, et fondit en larmes. Je lacalmai par de bonnes paroles, m’efforçant de garder moi-même monsang-froid, car je craignais le retour de ses anciennes crisesnerveuses. Je lui expliquai qu’il n’était pas possible de retournerà Méran, qu’on s’opposerait à notre mariage, et qu’on nousrenverrait de Pilate à Hérode sans faire droit à nos demandes.Notre disparition causerait beaucoup moins de scandale et derumeur, et si plus tard le mal du pays nous prenait, si nousrevenions dans notre maisonnette, il faudrait bien que chacunacceptât les choses comme elles seraient. «&|160;Pense, ajoutai-je,au vieux Hirzer et à Franz qui t’a demandée en mariage&|160;;quelle sera leur fureur quand je me présenterai devant eux endisant&|160;: «&|160;Moïdi est à moi et je ne la rendraijamais&|160;! Pense à la tante Anna, à la ville entière qui silongtemps nous a regardés comme frère et sœur&|160;; ons’indignera, on fera appel à l’autorité, à tous les diables.&|160;»Enfin, pour achever de la convaincre, je lui demandais si déjà iln’était pas trop tard, quand bien même Franz lui plairait plus quemoi, pour retourner sur nos pas et nous séparer à jamais. Elle nerésista pas davantage, se jeta dans mes bras, et me répondit, aumilieu de ses rires et de ses larmes, qu’elle n’avait pas d’autrevolonté que la mienne&|160;; elle m’aida ensuite elle-même à fairerouler de grosses pierres sur le froc, afin que personne ne pût ledécouvrir et suivre nos traces. Ravis de notre solitude, nouspassâmes le reste de la journée à errer dans les montagnes&|160;;nous tournions souvent nos regards vers le point de l’horizon oùdevait être Méran, et nous songions avec un plaisir malin à ladéconvenue de Franz, qui regagnait son logis sans fiancée et allaitêtre l’objet des railleries de tous. Je pensai aussi à vous, monRévérend, qui me blâmeriez peut-être, et à ma marraine, et à Rosel,qui ont toujours été si bienveillantes pour moi. Mais la tristesseque me causait ce souvenir ne dura pas longtemps&|160;: je voyaisprès de moi Maria&|160;; je pouvais la chérir, lui consacrer mavie&|160;; et elle ne repoussait pas ma tendresse&|160;! Si voussaviez, mon Révérend, ce qu’éprouve celui qui erre tout seul avecson trésor sous le ciel libre, si vous aviez pu goûter cette joie,surtout après de longues souffrances, vous ne seriez pas un jugeimpitoyable et vous nous pardonneriez notre bonheur qui n’a pasduré longtemps.

Il se tut de nouveau et regarda tristementdevant lui, car il n’osait porter ses regards sur le vicaire.Celui-ci éloigna son assiette, poussa un profond soupir et remplitde nouveau le verre pour le présenter à son pénitent. Après avoirbu, André continua du même ton monotone et découragé&|160;:

– Nous passâmes la première nuit dans unchalet&|160;; le pâtre nous offrit à souper et ne nous demanda pasqui nous étions, car il devinait facilement ce qu’il y avait entrenous. Il nous promit aussi de ne dire à âme qui vive qu’il nousavait reçus dans sa cabane. Le lendemain, nous nous dirigeâmes versles hautes montagnes, toujours plus épris, toujours plus heureux.Le pays m’était complètement étranger&|160;; je savais seulementqu’en allant vers l’ouest nous arriverions en Suisse, et que là,chacun a la liberté de vivre à sa guise. Je ne craignais pas nonplus qu’on nous demandât notre passeport à la frontière&|160;; noussuivions la crête des montagnes, dont l’escarpement est si rapideque les chasseurs eux-mêmes n’osent s’y aventurer. Le troisièmejour, nous atteignîmes un rocher à pic sur lequel on avait dresséune croix avec l’image du Sauveur. La sculpture étaitgrossière&|160;; un pâtre, sans doute, l’avait faite avec soncouteau, mais cela importait peu. Pendant que Moïdi, silencieuse etsatisfaite, contemplait la vue qui de là s’étendait devant elle, jelui pris la main et m’agenouillai avec elle devant la croix. Nouspriâmes d’abord ensemble, puis elle voulut se relever, mais je laretins&|160;: «&|160;Reste encore à genoux, lui dis-je, ce n’estpas fini.&|160;» Alors je commençai à réciter en latin les formulesdu mariage, je lui retirai du doigt son anneau d’argent et je misle mien à la place&|160;; je posai aussi la main sur sa têtependant que je prononçai la bénédiction nuptiale. «&|160;Il fautbien s’aider soi-même, pensais-je&|160;; on peut ondoyer un enfantlorsqu’il y a danger de mort, pourquoi ne pourrait-on faire aussides mariages d’urgence qui seraient plus tard ratifiés àl’église&|160;?&|160;» Moïdi le croyait sans doute comme moi, carelle resta dévotement agenouillée, murmurant avec ferveur quelquesprières tout le temps que dura la cérémonie. Quand je fus au boutde mon latin, je l’embrassai tendrement et lui dis&|160;:«&|160;Maintenant, je suis ton mari, tu es «&|160;ma femme, et lamort seule doit nous séparer.&|160;» Elle me répondit par un signede tête&|160;; son cœur souriait dans ses yeux&|160;; nous nousrelevâmes singulièrement émus par le silence solennel qui nousentourait&|160;; un immense horizon s’ouvrait devant nous&|160;;nous apercevions au loin des villes, des villages, des rivières, etpersonne n’était auprès de nous, personne, que le bon Dieu enprésence de qui nous nous étions juré fidélité jusqu’au tombeau.Vous connaissez Moïdi, mon Révérend, vous savez qu’elle rit plusvolontiers qu’elle ne pleure, et que, pour son âge, elle apeut-être dans l’esprit un peu trop de folies enfantines&|160;; ehbien&|160;! pendant toute la journée de nos noces, nous n’avonspresque pas ri&|160;; nous nous promenions sous le clair soleilaussi sérieusement que si la montagne avait été une grandeéglise&|160;; seulement Moïdi cueillait des fleurs en marchant,elle me mit un bouquet à la boutonnière et tressa pour elle unepetite guirlande. Comme nous avions encore de l’argent, nousallâmes dans le chalet le plus proche et nous demandâmes au pâtrede nous servir ce qu’il avait de meilleur. Rien ne vint troubler lebonheur de cet heureux jour&|160;; ni elle ni moi ne pensions à ceque nous avions souffert, à ce que l’avenir nous réservaitpeut-être.

«&|160;Tout cela nous revint à l’esprit quandnotre argent fut près de s’épuiser. Nous étions encore loin de laSuisse, car nous errions à l’aventure, ne suivant aucune route. Lepremier soir où nous trouvâmes nos poches vides, fort embarrassésde nous procurer un gîte pour la nuit, j’aperçus une ferme et, aufond de la cour, un fenil&|160;; j’y grimpai avec Moïdi&|160;; maisau lieu de repartir le lendemain, nous restâmes six mois. La fermeappartenait à une veuve qui la faisait valoir avec deux valets etdeux servantes&|160;; quelque temps auparavant elle avait épouséson garçon, mais il s’était tué en fendant du bois, et la fermièreportait son deuil, comme elle avait fait pour son premier mari. Jelui contai que, ayant blessé un Italien, j’avais dû m’enfuir, etque ma sœur – je donnai Maria pour telle, parce que la fermièreaurait refusé de prendre des gens mariés – n’avait pas voulu melaisser partir seul. J’ajoutai qu’il ne nous restait pas unkreutzer. La veuve nous offrit d’entrer tous deux à son service.Rien en ce moment ne pouvait venir plus à propos&|160;; nous nousempressâmes d’accepter. Seulement Moïdi me reprocha plus tard den’avoir pas avoué qu’elle était ma femme, et j’eus grand-peine àobtenir mon pardon. Nous demeurâmes cependant, et l’été se passa.Nous étions bien traités, car la fermière avait jeté les yeux surmoi, comme il me fut facile de le remarquer en plusieurs occasions.Elle me choisit pour son premier valet, afin de me favoriser par lasuite encore davantage. Je la laissai faire, me réservant de direnon quand il le faudrait. Mais Moïdi devint tout à coup si triste,que je n’eus plus un instant de repos. Je fauchais depuis unesemaine environ dans une prairie située assez loin de la maison,quand je vis venir ma femme qui, le visage bouleversé, se jette àgenoux et me conjure, les mains levées au ciel, d’avoir pitié de sadouleur. Elle me dit qu’elle ne peut vivre avec le péché qui chargesa conscience, qu’elle porte un enfant dans son sein et que, cettenuit même, sa mère lui est apparue en lui adressant ces parolesterribles&|160;: «&|160;André est cependant «&|160;mon fils, et sonenfant, qui est aussi le tien, sera maudit pour toutel’éternité.&|160;»

«&|160;Vous pouvez vous imaginer, monRévérend, combien je fus effrayé&|160;; tandis qu’elle restait là,immobile et glacée, une affreuse angoisse s’empara de moi, car jen’avais aucune preuve positive que les choses étaient comme nousl’avions cru jusqu’alors, et que son rêve provenait seulement d’unjeu de l’imagination. «&|160;Grand Dieu&|160;! pensai-je, sipourtant c’était vrai&|160;!&|160;» Un frisson glacial parcourutmes membres, ma raison se troubla, et, considérant la pauvre femmequi se tordait les mains avec désespoir, je me dis un moment&|160;:«&|160;Le mieux serait peut-être de t’en aller bien loin, et arrivédevant un précipice, de t’y jeter avec elle en fermant lesyeux.&|160;» Je me calmai bientôt, car en réfléchissant je fusconvaincu que Moïdi ne pouvait être ma sœur. Mais cela ne suffisaitpas pour consoler la pauvre femme&|160;; elle ne demandait plus àmourir, cela aurait été un double crime à cause de l’enfant&|160;;elle voulait retourner au Küchelberg afin d’éclaircir les doutesqui la rongeaient. Cette solution me causa un amer chagrin, car jesavais bien que notre retour dans le pays causerait bien du bruitet du scandale. Mais chaque jour le regard de Moïdi devenait pluségaré, et comme la fermière, qui se doutait de quelque chose,parlait de renvoyer ma sœur, il ne nous restait d’autre parti àprendre que de quitter la métairie et de suivre le rude chemin dela pénitence&|160;; l’expiation allait commencer pour nous.

«&|160;Je ne vous fatiguerai pas, monRévérend, du récit de nos souffrances pendant la route&|160;; nousrepassâmes par les endroits qui, six mois auparavant, semblaientsourire à notre bonheur&|160;; et maintenant, la pauvre femme, danschaque souffle de l’air, croyait entendre des voix qui lamaudissaient. Si nous avions péché en devenant mari et femme sansdemander la bénédiction de l’Église, nous en étions biencruellement punis, moi surtout qui l’avais entraînée et devaisrépondre pour elle. Nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne,près du rocher qui, au printemps, avait été témoin de notre union.La croix n’y était plus. Une tempête l’avait sans doute renversée.Mais ce fut pour Moïdi un coup cruel. Elle pensait que la sainteimage n’était qu’une illusion diabolique, au moyen de laquellel’esprit des ténèbres nous avait précipités dans le crime. Elletomba dans mes bras sans connaissance, et pendant plus d’une heureje m’efforçai inutilement de la rappeler à elle…&|160;»

André se tut, et l’on pouvait voir le frissonde la fièvre agiter ses membres au souvenir des angoisses qu’ilavait ressenties dans ce moment terrible. L’ecclésiastique s’étaitlevé, il parcourait la chambre à pas lents et puisait de plus enplus fréquemment dans sa tabatière d’écorce de bouleau. Il garda ladernière prise entre le pouce et l’index, et contempla longtempsune gravure, seul ornement de sa pauvre demeure, qui représentaitla Madeleine dans le désert. Il ne se sentait pas le courage de setourner vers le malheureux qui lui demandait protection, carl’affaire était grave, et il avait peu d’espoir de la mener à bonnefin.

– Où est-elle, à cette heure&|160;?demanda-t-il enfin avec hésitation.

– Dans notre maison du Küchelberg. Nous sommesarrivés il y a deux heures au village de Tirol&|160;; les paysansnous ont reconnus et nous ont montrés du doigt. La nouvelle denotre retour s’est vite répandue&|160;; tandis que je descendaisseul la Laubengasse, chacun se détournait de moi commed’une bête venimeuse. Moïdi est là-haut, elle attend que je vousl’amène&|160;; si vous n’avez aucune bonne parole à lui dire, toutest fini pour nous, le désespoir et la folie se montrent déjà dansses regards, et sa pauvre intelligence ne tient plus qu’à un filbien léger&|160;; encore une secousse, et rien ne pourra la sauver,vous vous en apercevrez peut-être trop tard, mon Révérend.

Il se leva, comme pour engagerl’ecclésiastique à prendre une décision&|160;; celui-ci, néanmoins,demeurait silencieux devant la gravure, dont l’obscurité de lapièce, faiblement éclairée par la petite lampe, ne lui permettaitguère cependant d’apercevoir les traits. La cloche de l’église, quisonnait lentement huit heures, parut seule lui rappeler qu’il yavait péril à tarder davantage. Il se tourna vers André, lui fitsigne qu’il allait revenir aussitôt, et emportant la lumière, ildescendit l’escalier. Quelques minutes après, le digne vicairerevint tout essoufflé, tenant sous son bras une bouteille de vinpaillet&|160;; il était suivi de la servante qui apportait denouveaux verres.

– Vois, dit-il à André qui le regardait d’unair impatient et préoccupé, c’est là le véritableconsolateur&|160;; avant de chercher à relever autrui, il convientde raffermir notre propre courage. Bois, mon pauvre enfant&|160;;tu n’as pas oublié ce cru-là, j’en suis sûr&|160;; depuis dix ans,il est devenu un peu sec, mais il n’est pas moins bon pourcela.

Le visage plus calme, il éleva la liqueurdorée à la hauteur de la lampe, pour en mieux admirer le limpideéclat, puis il choqua cordialement son verre contre celui de sonpénitent.

– Gaudete in Domino semper,reprit-il, car la vue de la généreuse boisson exerçait déjà sur luison action réconfortante. Ainsi bois, mon ami, et nous remplironsaprès un flacon pour la malheureuse femme, car elle doit en avoirbesoin.

André ne répondit rien&|160;; le vicaireallait et venait dans la chambre, comme un général qui, sous latente, médite le plan d’une bataille. De temps en temps, il avalaitune copieuse gorgée de son vin favori, et chaque fois faisaitretentir bruyamment le verre en le reposant sur la table. Quand labouteille fut à demi vidée, il saisit le violon suspendu à lamuraille et commença une vieille cantate italienne, brodée denombreuses fioritures, qu’il avait invariablement coutume de jouerdans les jours mémorables&|160;; ce morceau avait aussil’approbation du chat, qui sauta sur la table en faisant entendrede joyeux ronrons, tourna autour de la lampe en regardant Andréavec ses grands yeux verts, comme pour l’engager à jouir aussi decette belle musique. Mais l’impatience brûlait le sang du jeunehomme, et s’il n’eût été retenu par le respect et par la consciencede sa faute, il aurait interrompu l’ecclésiastique pour luirappeler que Maria comptait les minutes en attendant sesconsolations.

Enfin l’ecclésiastique déposa son instrument,essuya son front avec le revers de sa manche, et endossa rapidementsa soutane. La servante arriva, versa rapidement le reste duTerlaner dans un petit flacon qu’elle remit à André, et les deuxhommes sortirent ensemble. Le silence s’était fait dans laLaubengasse&|160;; on n’entendait plus que les chants etles rires des journaliers italiens attablés dans le cabaret, riresentremêlés parfois d’imprécations et de querelles&|160;; lesveilleurs étaient assis auprès de leurs guérites, enveloppés dansleurs manteaux. Lorsqu’ils arrivèrent sur la place où s’élèvel’église, le vicaire dit à son compagnon&|160;:

– Va en avant, mon fils&|160;; j’ai àentretenir M.&|160;le Doyen d’une affaire pour laquelle ta présenceest inutile. Je te rejoindrai dans une demi-heure&|160;; rassure,en attendant, Maria, et annonce-lui de ma part que tout irabien.

Il tendit à André sa main que celui-ci baisarespectueusement. Quand le jeune homme se fut éloigné,l’ecclésiastique s’arrêta quelques minutes devant la porte dupresbytère avant de se résoudre à entrer. Mais le Terlaner lui vinten aide, et si son cœur battait en arrivant dans la chambre de sonsupérieur, c’était seulement à cause de la pente roide del’escalier.

Ce qu’il dit au curé ce soir-là et ce qui luifut répondu, personne n’a jamais pu le savoir. Seulement, lorsqu’ilredescendit, un quart d’heure plus tard, son attitude avait bienchangé. L’influence du Terlaner avait fait place à un extrêmeabattement, et il poussait de profonds soupirs, tout en gravissantla rue tortueuse, pour se rendre au Küchelberg. Une faible lueurs’échappait de la maisonnette&|160;; le vicaire soupira plusprofondément encore et fut tenté de retourner sur ses pas. Maiss’il ne pouvait secourir les pauvres jeunes gens, il voulait aumoins ne pas les laisser seuls dans leur affliction&|160;; ilouvrit donc sans frapper la petite porte basse et franchit leseuil.

Maria était assise sur le lit, dans la cuisineoù la mère avait rendu le dernier soupir. André agenouillé devantle foyer, soufflait le feu afin de faire cuire la polenta. La jeunefemme, silencieuse et en apparence insensible, gardait encore sonmanteau de voyage, comme si elle n’était pas dans sa propredemeure, et ne pouvait trouver nulle part ni repos ni patrie. Quandl’ecclésiastique s’approcha, elle parut vouloir rassembler sessouvenirs, fit un mouvement pour se lever, retomba sans force etcacha son visage dans ses mains, sans prononcer une parole.

– Maria, dit le Vicaire, est-ce que tu ne mereconnais pas&|160;? Elle répondit par un signe de têteaffirmatif.

– Ne veux-tu pas me regarder&|160;? n’as-tuplus de confiance en moi&|160;?

Elle restait toujours silencieuse, mais sesmembres étaient agités d’un tremblement convulsif.

– André, reprit le prêtre, va dans la piècevoisine&|160;; j’ai besoin d’être seul avec Moïdi.

Le jeune homme obéit aussitôt&|160;; mais aulieu de se retirer dans la chambre, il sortit pour respirer pluslibrement&|160;; il étouffait dans cette maison où il avait tantsouffert.

– Maintenant, ma fille, continual’ecclésiastique, prends courage, et écoute ce que j’ai à te dire.Vous avez, en effet, péché l’un et l’autre, et, si vous êtesrudement frappés, vous devez vous soumettre au châtiment que leSeigneur vous inflige. Mais votre faute n’est pas si grave que lepardon soit impossible, et, quant au doute qui te tourmente, ilm’est permis, – le ciel en soit loué&|160;! – il m’est permis d’endélivrer ton âme. Je te l’affirme sur mon salut éternel, Andrén’est pas le fils de ta mère&|160;; l’Église, peut, en vousbénissant, faire de vous des époux chrétiens. Ainsi, console-toi,relève la tête et n’attriste plus André de tes follesterreurs&|160;; elles ne servent qu’à envenimer le mal et sontinspirées par le mauvais esprit.

Il pensait que ces paroles allaient la calmer,et qu’enfin elle sortirait de sa torpeur&|160;; mais elle demeuraimmobile comme si elle n’avait rien entendu. Il s’approcha d’elleplus près encore, et, avec une douce violence, écarta de son visageses mains qui étaient froides et humides. Il vit alors que sestraits enfantins et doux avaient subi, dans l’espace de quelquesmois, une altération profonde&|160;; ses yeux étaient fermés, sessourcils contractés par l’effet d’une lutte intérieure, ses lèvresà demi ouvertes, et ses joues d’une pâleur mortelle.

Pendant que le vicaire la contemplait aveccompassion, une subite rougeur remplaça la blancheur mate de safigure.

– Réponds-moi, Maria, je t’en prie. Je ne puiste venir en aide si j’ignore la cause de ton chagrin. Ne tesuffit-il pas de savoir qu’André n’est pas ton frère&|160;?

Elle secoua la tête et ouvrit les yeux d’unair hagard qui effraya le prêtre.

– Je sais bien qu’il l’est, répliqua-t-elled’une voix sourde. La mère est sortie de son tombeau pour le dire.Elle nous trompait, quand elle parlait de s’adresser au tribunal, àl’empereur même&|160;; mais on ne trompe pas le Seigneur. Vousprétendez qu’André n’est pas mon frère&|160;! Mais alors, où doncest sa mère&|160;? Comment ne se montre-t-elle pas aujourd’huiqu’il est malheureux&|160;? Non, non, personne ne peut noussecourir, personne ne nous unira que la mort. Maintenant,laissez-moi&|160;; que venez-vous faire ici&|160;? Je voudraisseulement que l’enfant…

Elle s’arrêta et se mit à trembler de nouveau.Tout à coup, frappée d’une idée subite&|160;:

– Est-il vrai, dit-elle avec un rireeffrayant, que je doive aller à l’église pour recevoir votrebénédiction&|160;? S’il en est ainsi, la fête sera belle, vousverrez. Quand vous élèverez la voix pour demander si personne neconnaît d’empêchement au mariage d’André avec Moïdi, la mèreapparaîtra devant le grand autel et déclarera, en se moquant,qu’elle vous a trompé et que vous ne devez pas nous unir. Oh&|160;!cela arrivera, je le sais bien.

– Maria, répondit l’ecclésiastique d’un tond’autorité, tu n’es qu’une enfant ignorante, et tout ce que tudébites là est une illusion du malin esprit pour t’entraîner à despéchés plus grands encore. Je connais le père et la mère d’André,et je te les nommerais si cela ne m’était pas défendu par ceux àqui je dois obéissance.

Elle fixa sur lui ses yeux dilatés parl’émotion, et remua les lèvres sans parvenir à prononcer uneparole. Mais on lisait sur son visage une supplication sidouloureuse qu’il se sentit profondément troublé et détourna latête pour ne pas fléchir. La jeune femme fit entendre un éclat derire plein d’amertume et de dédain.

– Vous voyez bien, s’écria-t-elle, vous n’osezpas me regarder en face. André vous aura supplié de me dire cesmensonges, il voudrait tant me voir heureuse comme autrefois&|160;!Mais personne ne saurait nous venir en aide. Si vous connaissiezses parents, vous iriez les trouver et vous leur diriez qu’on nousmontre du doigt, que nous sommes malheureux et désespérés. Vous nepouvez pas faire cela, je le sais, car je connais, moi, la mèred’André, elle m’a parlé en rêve, et l’on ne me trompera pas…

Le vicaire vit bien que tout raisonnementserait superflu.

– Écoute, dit-il, je n’ai pas le courage de telaisser plus longtemps dans un si misérable état. Je vaist’apprendre ce que je sais, ce qui est vrai, aussi vrai qu’il y adans le ciel un Dieu miséricordieux. Mais jure-moi d’abord de nerépéter mes paroles à personne, à André moins qu’à toutautre&|160;; car en te confiant ce secret, je manque à mon devoir,à mon obéissance ecclésiastique&|160;; mais si je me taisais, tonesprit qui est profondément troublé, deviendrait plus maladeencore. Veux-tu me promettre par le saint sacrement, de garder surcette révélation, un silence absolu&|160;?

Elle fit trois fois un signe de têteaffirmatif, et ses yeux s’éclairèrent pour la première fois d’unefaible lueur d’espérance.

– André n’a aucun besoin d’une telleconfidence, continua le prêtre, sa conscience n’est pas troublée,il te conduira sans crainte à l’église. Et sa mère aussi seraprésente à votre mariage, elle implorera en silence sur vos têtesla bénédiction céleste&|160;; mais ce ne sera pas le spectre deMaria Ingram, ce sera – et il se pencha tout près de son oreille –la tante de Rosine, Anna Hirzer, qui a tenu André sur les fonts dubaptême&|160;; c’est elle, mon enfant, qui priera pour vous, etqui, certes, ne s’opposera pas à votre union.

Il avait murmuré ces paroles à la hâte, commeeffrayé du son de sa propre voix. Moïdi resta silencieuse et leregard fixe&|160;; on eût dit que la révélation de ce secret nefaisait aucune impression sur elle.

– Puisque je t’en ai tant appris, ma fille,continua le vicaire, il faut que tu saches aussi comment les chosessont arrivées&|160;; sans quoi tu ne croirais peut-être pas à maparole. Tu te souviens que ta mère rapporta le petit André après unséjour de plusieurs mois qu’elle fit dans un chalet sur lamontagne&|160;; c’était là qu’Anna Hirzer l’avait mis au monde. Unan auparavant, un officier, blessé dans une campagne contreNapoléon, avait quitté l’Allemagne pour se rendre à Innsbrück, etde là au village de Tirol, dont l’air pur devait, pensait-il,achever sa guérison. Il rencontrait souvent la tante Anna dans larue&|160;; il lui parla et parvint à lui plaire, car c’était unenature vive, chevaleresque, et de plus il n’abandonnait pasaisément ce qu’il avait une fois résolu, exactement comme André dèsson enfance. Mais cette liaison avait un côté dangereux, –l’étranger… Tu m’écoutes, Maria&|160;? demanda-t-il en voyant latranquillité singulière de la jeune femme.

Elle fit signe que oui, puis elle leva lesdeux mains d’un air suppliant comme pour le prier de continuer sonrécit.

– Cet officier du reste était brave, noble etriche&|160;; il voulait épouser celle qu’il aimait&|160;;malheureusement il appartenait à la religion luthérienne, ilrefusait d’entendre parler de notre sainte Église, et la tante Annapleurait nuit et jour, en pensant qu’il serait damné. Voyant queses larmes et ses prières ne pouvaient le fléchir, elle allatrouver son confesseur qui lui donna le conseil d’offrir à Dieu lesacrifice de son amour et de se dérober par la fuite à sonséducteur. Elle a l’âme naturellement droite et pure, aussiquitta-t-elle Innsbrück dans le plus grand secret, et quandl’étranger apprit son départ, elle était déjà chez son frère auchâteau de Goyen. Joseph approuva beaucoup sa conduite, car, tu lesais, les Hirzer ont été de tout temps pleins de zèle pour la foi,et le vieil Aloys avait coutume de dire qu’il aimerait mieux secouper la main droite que de laisser un membre de sa famille seperdre avec les hérétiques et les ennemis du Christ. Mais lesforces d’Anna ne répondaient pas à son courage&|160;; au bout dequelques jours, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, mangeaità peine, errait silencieusement dans la vieille maison, et jepensais qu’elle allait s’éteindre comme une lampe sans huile. Dieusait ce que j’aurais donné pour que les pauvres gens puissent êtreunis&|160;; j’en parlais avec M.&|160;le Doyen, mais l’étrangervoulait que ses enfants fussent luthériens, on ne devait passacrifier le salut de ces innocents petits êtres, et Anna elle-mêmereconnut la nécessité de rompre pour toujours. Une semaine environse passa ainsi. Un matin, Joseph arrive, rouge de fureur etd’indignation&|160;; il m’apprend que l’hérétique maudit adécouvert la retraite d’Anna et qu’il habite dans le voisinage lemanoir de Trautmannsdorf, dont le seigneur est un de ses amis.Qu’allait-il se passer&|160;? Je retourne chez M.&|160;le Doyen, jevais chez Anna, je vais chez l’officier.

«&|160;Toute ma vie, je me rappellerai cesjours de fatigue et d’angoisse. Nous donnions à chacun nos soins,nos consolations et nos conseils, et j’espérais presque, d’aprèsl’accueil respectueux de l’étranger, que nous ramènerions àl’Église cette brebis égarée. Hélas&|160;! je me trompaisgrandement. Cet homme audacieux et hautain sut pénétrer au châteaude Goyen et malgré la vigilance de Joseph, il revit sa fiancée.Leurs entrevues demeurèrent secrètes pendant près d’un mois&|160;;mais un matin, comme l’étranger voulait profiter des dernièresombres de la nuit pour se retirer et qu’il descendait par lafenêtre, s’aidant des rameaux épais d’un pin qui s’élevait près dela muraille, Hirzer, levé plus tôt que de coutume, l’aperçut etcomprit tout. Une lutte sauvage s’engagea entre eux&|160;; de safenêtre, la tante Anna dut voir son frère terrasser son amant et lefouler aux pieds dans un transport de rage. L’étranger avait, entombant, heurté contre une pierre et s’était blessé si grièvement,qu’il eut bien de la peine, quand vint le jour, à se traînerjusqu’au village de Trautmann. Il s’évanouit en arrivant chez lecomte&|160;; quand il eut repris ses sens, il voulut être conduit àVenise, et trois semaines ne s’étaient pas écoulées, que l’on reçutla nouvelle de sa mort.

Le vicaire garda quelques instants le silence,puisa dans sa tabatière de bouleau une large prise de tabac etreprit comme en se parlant à lui-même&|160;:

– Paix soit à son âme&|160;! c’était un hardicavalier, un noble caractère, beau de taille et de visage. Andrélui ressemble&|160;; il est seulement un peu plus petit et il a lesyeux de sa mère. Hélas&|160;! pourquoi faut-il qu’il y ait entreles hommes une telle diversité de croyance&|160;! Pourquoi les unsnaissent-ils dans l’erreur, tandis que les autres jouissent deslumières et des bienfaits de la vraie religion&|160;? Mais leschoses sont ainsi, et les hommes dont la vue est si courte, doiventse soumettre sans murmure. On me chargea de porter à Anna la lettrede Venise, et ce fut une triste démarche, je t’assure, ma fille.Aucune mauvaise parole ne fut échangée néanmoins entre le frère etla sœur&|160;; tous deux étaient coupables, tous deux avaientbesoin de pardon. Lorsque l’été arriva, la tante Anna dit qu’elleallait partir pour Botzen, mais elle se rendit secrètement auchalet, près de ta mère, et à l’exception de nous cinq, personnen’a jamais su ce qui était arrivé. Personne à Trautmannsdorf nedécouvrit jamais le nom de la jeune fille que l’étranger avait étévoir pendant cette nuit fatale. Quand Maria Ingram ramena l’enfantavec elle à la maison du Küchelberg, Anna fit son testament&|160;;elle légua la moitié de son bien à notre église, l’autre à celled’Innsbrück, où elle avait pour la première fois rencontré sonfiancé, et où l’on dit chaque année un grand nombre de messes pourle repos de son âme. Voilà, mon enfant, ce que j’avais àt’apprendre&|160;; mais comme on ne saurait rien changer à ce quiest passé, il vaut mieux aujourd’hui ne pas réveiller ces tristessouvenirs. André ne peut d’ailleurs avoir la pensée d’attaquer letestament, et de priver son père des prières de l’Église&|160;; ilest donc préférable qu’il ne connaisse rien de cette histoire. Tute rappelleras, mon enfant, que tu m’as promis le secret.Maintenant, aie bon courage, la sainte Mère de Dieu priera pourvous, et vous obtiendrez, après tant d’épreuves, le pardon de vospéchés, une vie paisible et agréable au Seigneur. Amen&|160;!

Il avait prononcé ces dernières paroles d’unevoix plus haute et d’un ton solennel&|160;; il attendait que lajeune femme lui adressât une question ou lui fît des excuses. Maiselle demeurait complètement immobile, les yeux fermés, la têteappuyée contre la muraille, les mains croisées sur son sein.L’expression de douleur et de sombre désespoir qui contractait sonvisage quelques instants auparavant, avait disparu, ses blondscheveux se jouaient sur son front éclairci, un souffle paisibles’échappait de sa poitrine. Bientôt, sa tête alourdie s’inclina surson épaule, et ses mains entrelacées retombèrent sur ses genoux. Lerécit du vicaire, en dissipant ses angoisses, avait bercé la pauvreenfant comme un chant de nourrice, et pour la première fois, depuisbien des jours de fatigue et de maladie, elle goûtait un sommeilréparateur.

L’ecclésiastique se leva désappointé&|160;; iln’avait pas prévu que ses paroles produiraient un tel effet, il nelui vint pas à l’esprit que ce repos sauvait la raison deMaria&|160;; une seule crainte le préoccupait&|160;: il avaitconfié son secret à une pauvre créature incapable d’en comprendrel’importance, et il ne lui avait même pas fait jurer de se taire,il s’était contenté d’un signe de tête et d’un vague regard, indicedu trouble de son intelligence. Mais s’il avait commis une faute,le mal était irréparable, et pour cette nuit du moins, puisqu’elledormait, il n’y avait à craindre aucun malheur. «&|160;Nousaviserons demain&|160;; à chaque jour suffit sa peine&|160;», sedit le bon vicaire.

Il sortit doucement et franchit le seuil.André était assis sur le banc devant la porte&|160;; mais il ne seleva pas quand le prêtre passa près de lui. Sachant sa pauvre femmesous la protection de cet ami dévoué, il avait cessé de luttercontre l’épuisement et la fatigue, et le sommeil, doux médecin dela jeunesse, s’était emparé de ses sens.

Une scène bien différente se passait à la mêmeheure au château de Goyen.

Un jeune homme du village de Tirol, qui avaitautrefois fait la cour à Moïdi, était venu trouver Franz assez tarddans la soirée&|160;; il lui avait appris le retour des deuxfugitifs, les liens qui paraissaient les unir et que la situationde la jeune fille rendait assez visibles. «&|160;Chacun, avait-ilajouté, était saisi d’indignation, on s’écriait que l’autoritéecclésiastique devait faire prompte justice et purger le pays, parl’exil ou par la mort, des monstres qui le souillaient.&|160;»

Franz était justement dans un accès d’humeurnoire&|160;; il avait eu une querelle avec la riche veuve, safiancée, et il saisit avidement l’occasion de décharger sa colère.Il entra dans la chambre où son père, assis devant une table,lisait tranquillement la gazette en buvant un verre de vin&|160;;auprès de lui Rosine et Anna s’occupaient à filer. Franz leurraconta l’histoire des voyageurs en l’ornant des épithètes les plusénergiques, et il eut la satisfaction de voir sa tante devenir pâlecomme la mort, tandis que Rosel, tremblante, laissait tomber sesbras d’étonnement et d’effroi. Elles avaient toujours pris ladéfense d’André&|160;; mais que pouvaient-elles diremaintenant&|160;? Il était perdu, perdu de la manière la plushonteuse et la plus misérable. Il leur souhaita le bonsoir d’unevoix railleuse, ferma la porte derrière lui et descendit par unétroit sentier jusqu’à la ville, où il se proposait de passer lanuit et de tout disposer pour mettre à exécution ses projets devengeance.

Restés seuls, les trois hôtes de Goyendemeurèrent silencieux au moins pendant un quart d’heure&|160;; latante Anna s’était promptement remise, elle paraissait prier avecferveur&|160;; Rosel, incapable de penser, regardait son père quitenait toujours ses yeux fixés sur le journal et aspirait avecénergie la fumée de sa pipe. Enfin il se leva, secoua soigneusementles cendres du tabac et donna l’ordre à sa fille de se retirer.Quand elle fut partie, il s’avança tout près d’Anna&|160;:

– Laisse là ta prière&|160;; c’est un pauvremoyen de surmonter les obstacles que le diable met sur notre route.Tu as entendu que ce vagabond – je ne puis l’appeler autrement –est revenu dans le pays&|160;; peut-être se doute-t-il de quelquechose au sujet de ses parents et veut-il faire un esclandre pournous forcer à le tirer d’embarras. Mais, je te le répète, il nefranchira pas le seuil de la maison, ni lui, ni son effrontée deMoïdi. Je n’aurai pas mené quarante ans une vie honorable pourvoir, sur mes vieux jours, un misérable enfant trouvé, le fils d’unhérétique, couvrir de honte notre famille. Je ne veux pas que lasœur de Joseph Hirzer passe par la langue des médisants&|160;; sites prières, si ta sainteté n’avaient servi qu’à te rendre au boutde vingt ans l’objet de la risée publique, il aurait mieuxvalu…

Il s’arrêta, et retint la malédiction quiétait sur ses lèvres, car il venait de rencontrer le regard de sasœur, et l’attitude calme et fière d’Anna lui imposaitinvolontairement le respect.

– En voilà assez, continua-t-il d’un tonradouci, je n’ai pas besoin de t’en dire davantage&|160;; tu saisaussi bien que moi ce qui arriverait si tu manquais de jugement etde fermeté. Demain de bonne heure, je ferai atteler le cheval et jete conduirai à Lana auprès de notre cousin&|160;; il y a foire dansle pays, tu y resteras jusqu’à ce que l’air de Goyen soit devenumeilleur&|160;; je pense que ce ne sera pas long. Je mettrai, s’ille faut, la main à la poche et je lui offrirai une somme ronde à lacondition qu’il s’éloigne pour toujours. On pourrait aussi acheterla maison et les terres du Küchelberg, on lui donnerait la fillepar-dessus le marché&|160;; de cette façon nous serions débarrassésde lui, et nous n’aurions aucun reproche à nous faire. J’yréfléchirai. La matinée suffit pour notre voyage&|160;; à midi jeserai de retour, et je m’entendrai avec le vicaire&|160;; car c’estlui, je crois, qui a le plus d’empire sur ce tapageur sanscervelle. Mais si tu t’opposes à ma volonté, je t’en préviens, masœur, tu t’en repentiras. Je ne te donnerai pas un kreutzer de tonhéritage, je plaiderai plutôt jusqu’au tombeau&|160;; dans toutesles occasions tu trouveras en moi un ennemi. Tu es avertiemaintenant, sois donc raisonnable&|160;; ne me parle plus de cetteaffaire et ne cherche ni ruse ni détour, ce serait peineperdue.

Il sortit sans attendre sa réponse, mais ellel’entendit descendre à la cave&|160;; sans doute, malgrél’assurance qu’il avait montrée, l’excitation du vin lui étaitencore nécessaire pour fortifier sa résolution. Rosine rentra etvit sa tante les yeux remplis de larmes.

– Viens avec moi dans ma chambre, lui ditAnna, j’ai à te parler.

Elle se leva d’un air calme&|160;; sa main netremblait pas en tenant la lumière pour traverser le vestibule.Pendant que Joseph lui faisait connaître son impitoyable volonté,elle avait, elle aussi, pris une décision irrévocable. Le sang desHirzer coulait dans ses veines, et son frère le savait bien, aussipressentait-il une révolte. Le regard d’Anna l’avait profondémenttroublé&|160;; il n’avait jamais lu dans ses yeux cette expressionfière, triste, presque menaçante, jamais depuis le jour où il avaitparu devant elle après sa lutte sanglante avec l’étranger.

Le vin chassa de son esprit ses sombrespensées. Quand, le lendemain, les cloches de Méran sonnèrent lapremière messe, le maître du château de Goyen était encore plongédans un sommeil profond&|160;; aussi n’entendit-il pas lesaboiements du chien de garde, et le bruit de sa chaîne, quesecouaient ses bonds joyeux. Le fidèle animal avait reconnu lesdeux femmes qui, enveloppées de leurs vêtements d’hiver,descendaient en silence l’escalier de bois, et disparaissaientbientôt au milieu des brumes du matin.

Elles avaient veillé pendant la nuit entièreet vu poindre le jour. Anna venait de raconter à sa nièce lamélancolique histoire dont la jeune fille avait un vaguepressentiment, d’après quelques paroles échappées à son pèrependant l’ivresse. Les cachettes les plus mystérieuses de la grandearmoire avaient été ouvertes&|160;; des lettres d’amour, un petitportrait, quelques présents pieusement conservés, furent alors,pour la première fois, étalés devant d’autres yeux que ceux quiavaient répandu tant de larmes en les contemplant. Mais, cettenuit-là, un éclat extraordinaire les animait&|160;: le visage de latante Anna semblait rajeuni, ses joues s’étaient colorées, et ellemarchait d’un pas si rapide que Rosine avait peine à la suivre.

Un brouillard épais s’étendait sur la vallée,enveloppait le Küchelberg et les pics aigus des montagnesvoisines&|160;; on entendait le bouillonnement de la Passer qui seprécipitait en mugissant sur son lit rocailleux&|160;; de temps entemps, sur les chemins qui menaient à l’église, les deux femmesentendaient, sans les voir, plusieurs paysans s’entretenir avecanimation&|160;; au milieu de leurs paroles revenait sans cesse unnom qui faisait battre le cœur d’Anna Hirzer et de sa nièce. Commeelles approchaient de l’église, un groupe d’hommes les saluarespectueusement et s’ouvrit pour leur livrer passage. Mais ellesne se dirigèrent pas, comme à l’ordinaire, vers la porte du temple,où une foule nombreuse était déjà réunie&|160;; chacun les vit avecétonnement tourner vers la droite et prendre les sentiers escarpésqui conduisent au Küchelberg. Qu’allait chercher Anna, la pieusefille, dans ce lieu maudit&|160;? Que dirait-elle au coupleégaré&|160;? Voulait-elle protéger, par sa sainteté, les pauvrespécheurs, ou bien lancer elle-même contre eux l’arrêt deréprobation&|160;?

Voilà ce que les paysans se disaient les unsaux autres, mais Anna ne s’inquiétait ni de leurs chuchotements, nide leur nombre&|160;; elle ne remarquait pas que les routes,solitaires d’habitude, étaient ce jour-là pleines de monde&|160;; àpeine répondait-elle par un léger mouvement de tête aux salutsqu’on lui adressait. Elle gravissait le chemin raboteux comme si,dégagée des liens du corps, insensible aux paroles humaines, elleeût acquis en même temps la force de surmonter tous les obstaclesterrestres. Derrière elle venait Rosine, dont le calme et douxvisage était aujourd’hui si pâle, que les femmes se la montraientdu doigt, d’un air de compassion. Elles ne prirent pas le temps dese reposer à mi-chemin, sur le banc adossé aux rochers&|160;; ellessemblaient poussées par le pressentiment qu’il n’y avait pas uneminute à perdre.

Et en effet, pendant la nuit, la haine et lavengeance avaient accompli leur œuvre de ténèbres et amoncelé surla petite maison une redoutable tempête.

Un peu après minuit, André, réveillé par lefroid, entra doucement dans la chambre, et voyant que la pauvreMaria dormait d’un sommeil paisible, il s’étendit devant le foyerpour prendre encore quelques heures de repos. Dès les premièreslueurs de l’aube, il entendit avec inquiétude un bruit de voixdevant la fenêtre, et aperçut des ombres confuses qui semblaientépier ce qui se passait dans l’intérieur. Il avait heureusementfermé la porte au verrou&|160;; il s’approcha de la serrure, prêtal’oreille et en entendit assez pour ne conserver aucun doute sur ledanger qui le menaçait. Il jeta au-dehors un regard furtif, et lascène qu’il découvrit, au milieu du brouillard froid et tristecomme un linceul, lui fit dresser les cheveux sur la tête.

La moitié de la population des villages deTirol, de Gratsch et d’Algund, qu’il avait traversés, la veille,dans un état si misérable, s’était rassemblée autour de la maison,sans songer à la messe du dimanche qui allait bientôt sonner. Dansquel but ces hommes entouraient-ils la petite métairie&|160;? Aucund’eux peut-être ne le savait bien clairement, mais tous pensaientque les coupables avaient mérité une punition terrible. Lesentiment d’intérêt et de compassion que Moïdi aurait inspirépeut-être, était complètement étouffé par la malveillanceuniverselle qui s’attachait au taciturne et fier André. Aussin’entendait-on dans les groupes de curieux que des parolessinistres, et ne voyait-on que des visages animés par la colère.Les habitants de Méran étaient venus en grand nombre&|160;; parmieux les tuniques blanches, qui n’avaient pas oublié l’aventure deleur camarade, ne se montraient pas les moins hostiles. À mesureque la cloche de l’église appelait les fidèles à l’office divin,les paysans des villages de la Passer gravissaient en foule lessentiers escarpés de la montagne, car, de mémoire d’homme, nuln’avait été témoin d’un scandale aussi monstrueux.

Les murmures et le tumulte augmentaienttoujours, mêles à la grande voix du clocher qui semblait, elleaussi, accuser les pécheurs. Alors un homme, dont les traitsavaient une hideuse expression de fureur sauvage, s’élança hors desgroupes en criant&|160;:

– Qu’on mette le feu à la porte&|160;! jesaurai bien le faire sortir de sa tanière, le scélérat&|160;! lemisérable&|160;! Je veux le traîner moi-même sur la place&|160;;là, nous le mettrons en pièces&|160;; il sera écartelé par quatrechevaux et nous jetterons ses membres dans la Passer&|160;; je l’aijuré, moi, Franz Hirzer&|160;! c’est le seul supplice qui convienneà ce chien, à ce fils de Satan, et je ne conseille à personne des’y opposer.

Pendant ce discours, la foule était restéemuette et immobile&|160;; tous les regards se dirigeaient du côtéde Franz qui s’avançait vers la maison, accompagné des camaradesavec lesquels il avait passé la nuit à boire et à fumer. Il étaitsans chapeau, son visage enluminé portait encore les traces del’orgie, mais ni sa démarche, ni son accent n’annonçaientl’ivresse&|160;; la jalousie, la haine, l’orgueil de jouer un rôleimportant, l’avaient complètement dégrisé.

Le prisonnier entendit ces paroles furieuses,il entendit les acclamations qui répondirent à Franz Hirzer,l’encourageant à se faire l’exécuteur de la justice du peuple. Letumulte de la foule se rapprochait, André sentit un frisson mortelparcourir ses membres&|160;; peu lui importait sa propre vie, ellelui était devenue odieuse dès sa jeunesse, mais commentsauverait-il la pauvre créature qui reposait si paisiblement soussa garde&|160;? La verrait-il subir, à cause de lui, un martyreterrible&|160;? Devait-il essayer de s’offrir seul en sacrifice etprendre sur lui toute la faute&|160;? Mais qui l’écouterait&|160;?qui voudrait le croire&|160;? Cependant, il fallait prendre unparti, car le bruit et l’agitation croissaient de minute en minute.En ce moment son ancien compagnon, le garde-vignes Kobel, tenta des’interposer en sa faveur&|160;; il fallait, disait-il, attendre ladécision de l’autorité, appeler M.&|160;le Doyen ou le Vicaire dedix heures qui avait confessé Maria Ingram sur son lit demort&|160;; peut-être pourrait-il donner des détails sur cettetriste affaire&|160;; dans tous les cas, nul n’avait le droit des’ériger en juge. Il fut interrompu par les imprécations de lamultitude, au milieu desquelles on distinguait les clameurs dessoldats, les paroles conciliatrices de quelques vieillards, leslamentations et les cris des femmes.

André se croyait perdu. Il se demandait s’iln’éveillerait pas Moïdi, s’il ne saisirait pas sa carabine pour latuer et se tuer ensuite lui-même, afin d’éviter une mort pluscruelle, quand tout à coup un grand calme se fit au-dehors&|160;;plusieurs voix s’élevèrent pour demander le silence&|160;; Franzseul continuait ses vociférations, mais il se tut bientôt, et leprisonnier entendit la tante Anna qui, d’un accent doux et ferme,disait à son neveu&|160;:

– Tu devrais avoir honte, Franz, de blasphémeret de maudire en ce saint jour de dimanche. C’est toi qui as excitéce tumulte et entraîné tes compagnons, dont aucun peut-être nesavait ce qu’il venait faire en arrivant ici. Retourne à la maisonsur-le-champ, va mettre d’autres habits, puis reviens à l’églisesupplier à genoux notre Sauveur de ne pas punir plus sévèrement tesfautes que celles d’André et de Maria. Tu veux être leur juge, toi,misérable créature, et tu n’es qu’un pécheur ignorant, comme nousle sommes tous. Allons, poursuivit-elle d’une voix plus haute, nereste pas davantage, et vous qui êtes rassemblés ici, regagnezaussi vos demeures. Moi seule, j’ai le droit de frapper à cetteporte&|160;; car, sachez-le tous, là se trouve mon fils, mon filsbien-aimé que j’ai enfanté dans la douleur et que j’ai remispendant de longues années en des mains étrangères&|160;; j’aiconsenti à cela parce que j’étais faible et que je redoutaisl’opinion du monde, mais maintenant je le déclare en présence deDieu le Père, de notre Sauveur Jésus et du Saint-Esprit, en face detous ceux qui m’écoutent, il est mon fils. Avant donc de l’accuser,commencez par m’accuser moi-même&|160;; s’il est tombé dans lahonte et le péché, c’est moi qui suis coupable&|160;; je ne l’aipas conduit par la main comme une mère doit conduire son enfant, jel’ai livré à une autre femme qui ne pouvait l’aimer. À présent quevous savez ces choses, descendez à l’église et priez pour unepauvre pécheresse, pour celle que vous avez honorée pendant silongtemps, et qui sera la dernière, la plus misérable descréatures, si Dieu ne prend en pitié son repentir et sessouffrances.

Quand elle eut achevé ces paroles, la fouledemeura silencieuse, étonnée&|160;; Franz, interdit, se retiralentement, et Anna s’avança vers la porte de la maison qui s’ouvritaussitôt. André, debout sur le seuil, se croyait le jouet d’unrêve&|160;; mais il vit le visage de sa mère inondé de larmes, ilvit ses genoux chanceler, alors il se précipita pour la soutenir etl’étreignit avec amour dans ses bras. Les paysans se dispersaientsans bruit, les femmes s’essuyaient les yeux avec leur mouchoir,les hommes émus reprenaient en silence la route de Méran&|160;;beaucoup demeuraient en arrière pour regarder par la porteentrouverte la scène qui allait se passer dans l’intérieur de lamaison.

Peu d’instants après, André, sa mère et Mariareparaissaient, se tenant par la main. Une sérénité tranquille selisait sur leurs traits transfigurés par le bonheur&|160;; quandMoïdi aperçut Rosine, elle quitta un moment Anna pour se jeter aucou de sa fidèle amie&|160;; puis ces quatre personnes, siétroitement unies l’une à l’autre, traversèrent les groupesimmobiles et prirent la route qui conduisait à l’église.

La grande nouvelle les avait précédés&|160;;dans les rues, à toutes les fenêtres, on voyait des bourgeois, desvignerons, des artisans attendre le passage d’Anna Hirzer, de cellequ’ils avaient crue sainte et qui aujourd’hui montrait son fils àla ville entière, se déclarant elle-même une pécheresse indigne dela miséricorde divine.

Ce matin-là même, à la messe de dix heures,l’humble pénitente s’agenouillait près du chœur, sur les froidesdalles&|160;; le prêtre l’aperçut de l’autel, sa voix trembla enprononçant les premières prières, mais bientôt elle retentit pleineet joyeuse dans la vaste nef, et quand l’orgue se fit entendre, illeva ses regards vers le ciel, invoquant avec ferveur lesbénédictions d’en haut sur la tête d’Anna et sur celle des deuxjeunes gens qui se tenaient à ses côtés.

Partie 3
RÉSURRECTION

 

I

Au sud du Tyrol, à l’endroit où le lac deGarde prolonge jusque dans les montagnes ses rives pittoresques, unvieux château se dresse fièrement sur une pointe de rocher, pareilà un nid de mouettes accroché à un écueil ; il est sifavorablement situé à l’endroit où la vallée tourne et se rétrécit,qu’une poignée d’hommes résolus pourraient, avec quelques bouches àfeu, le défendre contre une armée entière. Les antiques murscrénelés, qui s’élèvent à une hauteur considérable, portent encorela trace des blessures qu’ils ont reçues dans maint combat dont lesouvenir s’est depuis longtemps effacé de la mémoire des habitants.On ignore même le nom de la famille baronniale qui habitaitautrefois ces lieux, et si un étranger avait, il y a trente ans,cherché quelques renseignements dans les maisonnettes éparses aufond du vallon sous les noyers et les châtaigniers, il n’aurait purien apprendre sur la mystérieuse demeure, sinon qu’on la nommait« la Citadelle » et qu’elle appartenait à un marquis donton ignorait le nom.

La Lombardie était alors, comme chacun sait,province autrichienne ; bien peu de gens, même parmi les plusardents patriotes italiens, s’attendaient à voir ce riche fleuronse détacher aussi promptement de la couronne des Habsbourg. Cen’est pas cependant, que, dans les districts des frontières, lesdeux races eussent fait alliance et fraternisé. Une méfianceinhospitalière, parfois même une hostilité ouverte, était toutl’accueil auquel dût s’attendre un voyageur allemand, appelé parses affaires dans les vallées du lac de Garde, et il ne se passaitguère d’années sans que des meurtres, dont la justice impériale neparvenait jamais à découvrir les auteurs, vinssent ensanglanter cesbelles régions.

On ne s’étonnera donc pas de la froideursilencieuse que gardaient l’un vers l’autre les deux hommes qui,par un chaud après-midi du mois d’août, gravissaient ensemble laroute mal entretenue de la Citadelle. Cependant, le jeune hommeauquel le paysan italien servait de guide avait échangé à Riva sonuniforme de capitaine autrichien contre un habit bourgeois et unchapeau de paille à larges bords. Il parlait en outre la langue dupays aussi couramment que s’il eût été baptisé dans les eaux dulac. Mais, en dépit de lui-même, sa démarche avait quelque chose demartial qui décelait l’officier, et les vêtements qu’il avait prissemblaient, aux yeux défiants de son compagnon, trahir de secretset dangereux desseins. Le jeune Allemand ne parvint à tirer de songuide taciturne que les détails qui lui avaient déjà été donnés auvillage : depuis deux ans, un étranger, un marquis habitait laCitadelle avec un petit nombre de serviteurs ; il était fortmisanthrope et ne voyait personne, à l’exception du religieux qui,chaque dimanche, descendait du monastère situé au sommet de lamontagne, pour dire la messe dans la chapelle du manoir. Quant à laroute que suivait notre voyageur, elle était seulement foulée à derares intervalles, par les voitures qui, tous les quinze jours outous les mois, apportaient au château les approvisionnementsnécessaires. L’officier s’informa du caractère du marquis, demandas’il était bienfaisant, comment il traitait ses domestiques, etc.Il ne put rien apprendre, sinon que le nouveau propriétaire de laCitadelle distribuait aux paysans le gibier qu’il tuait sur lamontagne.

Voyant que son compagnon était décidé à n’enpas dire davantage, l’étranger cessa de lui adresser aucunequestion ; il marchait le long du chemin sillonné d’ornièresprofondes, réfléchissant aux conséquences probables de la démarchequ’il allait faire. Quoiqu’il fût jeune, il avait trop souventaffronté le danger pour manquer d’énergie virile ; cependant,à mesure qu’il approchait du but de son voyage, il ne pouvait sedéfendre d’une vague inquiétude, d’une impatience anxieuse. Lechâteau avait un aspect sombre et menaçant ; ses raresfenêtres étaient fermées par d’épais volets, comme si les habitantseussent voulu rompre avec le monde extérieur ; ses tourelles,garnies de créneaux, ombragées de châtaigniers touffus, semblaientse cacher pour épier d’un œil soupçonneux la campagnevoisine ; enfin, ce qui ajoutait encore à l’étrangeté lugubrede cette scène, trois antiques cyprès étendaient leurs rameauxfunèbres de chaque côté de la porte principale, et donnaient aunoir édifice l’air d’un mausolée.

Quand le voyageur eut gravi les derniersescarpements qui conduisaient à la Citadelle, le crépuscule étaitdéjà venu et les oiseaux de nuit commençaient à décrire leurscercles fantastiques. L’officier jeta son cigare qui s’était depuislongtemps éteint sans qu’il s’en fût aperçu, puis il s’avança versla porte massive. Mais il dut frapper à plusieurs reprises avantqu’on parût l’entendre. Un volet de bois, placé devant une sorte demeurtrière, s’ouvrit comme à regret et laissa voir un visage àl’expression peu bienveillante. Les traits annonçaient encore lajeunesse, mais ils étaient horriblement défigurés par la petitevérole ; la maladie ou peut-être une blessure, avait enlevél’un des yeux, dont l’orbite rouge, enflammée, disparaissait à demisous une touffe de poils noirs. La souffrance et une sorte decolère sourde contre le destin donnaient à la physionomie quelquechose de sinistre. D’un ton bref et rude :

– Que demandez-vous ? dit l’homme ;le château n’est pas une auberge.

– Puis-je parler au marquis ? demandasèchement le visiteur, blessé de la brutalité du cerbère.

– Non, répondit le borgne.

Et il allait refermer le volet, quand deuxmots, murmurés par le guide de façon à n’être pas compris del’officier, changèrent tout à coup sa résolution. Il demanda le nomdu jeune homme, et dix minutes après, la lourde porte tournait surses gonds.

– Monsieur le marquis recevra Monsieur lecapitaine, dit d’un air renfrogné le gardien de la Citadelle. Toi,reste dehors, ajouta-t-il en s’adressant au paysan.

– Et les bagages ? demanda celui-ci, quiavait provisoirement déposé sur le pont-levis la valise duvoyageur.

– Apporte-les dans la cour, reprit l’officier,tu viendras ensuite m’attendre à l’entrée du château.

Il trouvait étrange qu’on défendît au guide dele suivre, mais cet homme ne lui inspirait pas assez de confiancepour qu’il laissât les effets à sa garde.

Précédé du borgne, qui avait refermésoigneusement les verrous, il traversa la cour solitaire où ses pasréveillaient des échos mélancoliques.

L’ombre des hauts créneaux cachait lesderniers rayons du jour ; le ciel même était voilé par unlarge platane dont les rameaux touffus formaient une sombre voûteau-dessus d’un puits. D’innombrables oiseaux, tirés de leur sommeilpar le bruit insolite qu’ils avaient entendu, voletaient effarésautour des deux hommes. Parvenu à l’extrémité de la cour,l’officier aperçut une antique grille de fer qui fermait un petitjardin, où croissaient pêle-mêle des roses et des cyprès, maiscette porte n’avait pas été ouverte depuis bien longtemps, car unfiguier étendait ses branches chargées de fruits le long desbarreaux, ainsi transformés en espalier.

Une porte basse donnait accès dans l’intérieurde la maison ; l’étranger s’attendait à y trouver partout ledésordre et le délabrement ; il fut surpris de voir lesmarches de l’escalier balayées avec soin ; les pièces, quoiquefort simples, étaient confortables ; les vitres des fenêtres,d’une irréprochable netteté, disparaissaient à demi derrière destentures de soie aux couleurs vives et fraîches.

Tournant les yeux vers le serviteur borgne, ils’aperçut aussi qu’il portait une livrée de chasseur et que lapoignée de son couteau était ornée d’incrustations de nacre. Ilstraversèrent deux ou trois antichambres situées au premier étage,puis le domestique ouvrit une porte, et, se tenant respectueusementsur le seuil, il fit signe au voyageur d’entrer.

Un homme de haute taille était assis devant unbureau couvert de papiers et de livres, qui remplissait l’embrasured’une fenêtre et recevait encore les dernières lueurs du jour. Lechâtelain se tourna vers le visiteur, et, s’inclinant légèrement,attendit qu’il parlât. Ce mouvement permit de distinguer sestraits ; le front, haut et large, entouré de cheveuxgrisonnants, révélait la pensée profonde, la volontéinébranlable ; les yeux, beaux et calmes, semblaient avoir,par une longue habitude, appris à tout voir et à ne rien trahir.Quelle âme se cachait sous cette froide apparence ? C’était unproblème sur lequel le reste du visage, immobile et impénétrable,ne jetait aucune lumière.

– J’ai à m’excuser, Monsieur le marquis, ditle jeune homme, de me présenter aussi tard. Mon domestique esttombé malade à Riva ; il m’a fallu prendre un guide étranger,ce qui m’a fait perdre quelques heures. Quand j’ai su que jen’arriverais point ici avant la nuit, j’ai cherché à me procurer unlogement dans le village, afin de remettre ma visite àdemain ; mais j’ai trouvé partout des visages si malveillantset surtout une malpropreté si repoussante que, tout soldat que jesuis, j’ai reculé devant la perspective d’une hospitalité simaussade. Je me suis donc hasardé…

Le marquis s’était levé pour lui offrir unsiège. Il reprit ensuite sa place près de la table, les yeuxtournés vers son interlocuteur.

– Je serai bref, continua celui-ci. Ce n’estpoint une affaire personnelle qui m’amène, je viens par un ordresupérieur. Je me nomme Eugène de R…, et je fais partie del’état-major du feld-maréchal Radetsky dont le quartier général està Vérone, vous le savez sans doute. Depuis longtemps on songe àélever un fort sur cette rive du lac, afin de s’assurer despassages qui conduisent vers le nord. La vallée où nous sommes,réunit toutes les conditions désirables, elle offre un sûr pointd’appui aux opérations militaires. Vous avez servi avec distinctiondans l’armée piémontaise, Monsieur le marquis, il n’est donc pasbesoin de longues explications pour vous faire comprendrel’importance stratégique de ce défilé, la situation avantageuse devotre château. J’ai été chargé par le maréchal de réviser la cartetopographique du canton, et aussi de vous demander si vousconsentiriez à céder votre domaine au gouvernement impérial. Vousvoyez que je vais droit au but ; les ruses diplomatiques mesont étrangères, et je n’aurais point accepté cette mission si l’onne m’avait autorisé à vous parler en toute sincérité.

Il y eut un moment de silence troubléseulement par le bruit lent et monotone des pas du serviteur qui setenait près de la porte.

– Je vous remercie de votre franchise,Monsieur le capitaine, répliqua le marquis ; permettez-moi devous répondre aussi sans détour. Je suis complètement résolu à nejamais vendre ce château à qui que ce soit, pour quelque motif quece soit. Je ne connais pas assez les lois autrichiennes pour savoirsi le gouvernement impérial peut me déposséder de ma demeure, mais,je vous le déclare, je ne céderai qu’à la violence.

Une légère rougeur couvrit le visage del’officier.

– Vous vous trompez, Monsieur le marquis,reprit-il en se levant ; on estime trop votre nom et votrepersonne pour user contre vous des droits que l’expropriationconfère peut-être à l’État. Je dis peut-être, car j’ignore lesdispositions précises du décret. Si votre refus devait êtreirrévocable, le maréchal renoncerait à ce château, mais iln’abandonnerait pas pour cela ses plans stratégiques. On peuttrouver au-dessus de vos terres un endroit approprié à laconstruction d’un fort. Vous vous êtes retiré depuis plusieursannées dans cette solitude, Monsieur le marquis ; aura-t-ellepour vous le même charme quand le silence en sera troublé par lebruit d’une garnison ? Dans le cas où une mûre réflexionchangerait votre dessein, je suis chargé de vous faire savoir quel’État accepterait votre évaluation sans en discuter le prix, caril est juste de vous indemniser d’un déplacement qui vous seraitaussi désagréable.

Il se tut et chercha, mais en vain, àdécouvrir sur le visage impassible du marquis l’impression que sesparoles avaient produite. D’une voix un peu sourde, mais toujourscalme, celui-ci répondit :

– Je vous serais reconnaissant, Monsieur, dem’épargner toute discussion nouvelle à ce sujet. Je suis déterminéà rester ici, quoi qu’il arrive. Du reste, si je puis vous rendrepersonnellement quelque service…

– Je vous remercie de cette offre, Monsieur lemarquis, et dans la situation où je me trouve, je serai heureux del’accepter. Pour exécuter les ordres que j’ai reçus, il me fautétudier la montagne, lever les plans ; je vous ai avoué déjàcombien il me serait pénible de loger dans le village ; jesais qu’ici non plus ma présence n’est pas très souhaitée ;mais puisque vous voulez bien oublier les fonctions que je remplispour ne voir en moi que l’homme, j’oserai vous demanderl’hospitalité pendant quelques jours. Je n’ai pas besoin d’ajouterque mon séjour ne troublera en rien les habitudes de votremaison ; tout ce dont j’ai besoin, c’est un gîte pour la nuit,et je me contenterai du coin le plus retiré du château.

En ce moment le borgne entra. S’efforçant decacher sous un air d’indifférence l’émotion visible qui l’agitait,il dit à son maître :

– Le paysan qui a conduit ici Monsieur lecapitaine refuse d’attendre plus longtemps. Il doit être de retourau village avant minuit.

« Ce drôle n’a pas bougé del’antichambre, pensa le jeune Allemand. Il voudrait me voir dehors,et ce qu’il nous débite là n’est qu’un impudent mensonge. » Ilfut d’autant plus touché d’entendre le marquis répondre après uninstant de silence :

– Renvoie-le, Taddeo. Monsieur le capitainereste avec nous. Tu vas le conduire dans la chambre de la tour etlui faire un lit. Surtout, qu’il n’ait pas à se plaindre de toi. Jeréclame votre indulgence, Monsieur, ajouta-t-il en se tournant versEugène : ma maison n’est pas organisée pour recevoir deshôtes, et vous manquerez, je le crains, de beaucoup de choses. Jevous prie aussi de ne pas m’en vouloir si mes habitudes de retraitene me permettent pas de vous faire moi-même les honneurs duchâteau. Je me réjouis, croyez-le bien, de pouvoir rendre service àun brave et loyal officier tel que vous. Bonne nuit, Monsieur lecapitaine !

À ces mots, il salua le jeune homme, sanstoutefois prendre la main que lui offrait celui-ci. S’adressantensuite au serviteur stupéfait, qui tantôt regardait son maître, ettantôt regardait l’étranger, il lui dit à demi-voix quelquesmots : le visage de Taddeo s’éclaircit, il toussa, cligna sonœil unique, et d’un pas qui rappelait celui du chat-tigre, ilcourut ouvrir la porte. Après avoir allumé une petite lanterne, carla nuit était tout à fait venue, il conduisit l’officier allemandvers la vieille tour. Une porte bardée de fer cria sur sesgonds ; et la lumière douteuse éclaira un escalier tournant,aux marches hautes et roides. Eugène recula d’un pas, regrettantpresque de n’avoir pas demandé l’hospitalité aux vignerons duvillage, dont les chétives cabanes lui semblaient maintenantpréférables à ce donjon solitaire, à ces murailles froides et nuescomme celles d’un cachot.

Cette impression disparut néanmoins quand,arrivé au deuxième étage, il entra dans la chambre qui lui étaitdestinée. Un lit et des tentures du meilleur style Renaissance, unetable, un fauteuil, un bahut en bois sculpté de la même époque,garnissaient la pièce, qui était de forme octogonale et percée dedeux fenêtres ; une boiserie brune recouvrait les murs ;le plafond arrondi en coupole, représentait un ciel d’azur, parseméde nuages pourpres au milieu desquels voltigeaient des oiseaux ets’ébattaient des Amours qui versaient des roses à pleines mains.Rien dans cette élégante retraite ne sentait la prison. Le jeunehomme s’avança vers la fenêtre qu’ombrageaient les branches d’unchâtaignier chargées de leurs fruits épineux ; l’air pur de lanuit vint rafraîchir son visage et porter dans son cœur unbien-être profond. Taddeo allait et venait apportant les bagages,préparant le lit, mettant toutes choses en ordre. Eugène demeuraune heure au moins immobile dans l’étroite embrasure, absorbé parla contemplation de la vallée que baignaient les rayons de la lune.Au-delà des vignes et des jardins d’oliviers, s’étendaient, pareilsà une nappe d’argent, les flots limpides du lac ; un silencesolennel enveloppait la campagne ; nulle lumière ne brillaitdans les blanches maisonnettes à demi cachées par les arbres ;le ruisseau desséché qu’il avait côtoyé pendant le jour empruntaitune apparence de vie à la blanche clarté qui se jouait sur son litpierreux ; on eût dit un large courant aux ondes de cristal.La paisible magnificence de cette nuit étoilée avait un si grandcharme que l’étranger n’en pouvait détacher ses yeux.

Ce fut seulement quand il entendit fermer laporte que, sortant de sa rêverie, il s’aperçut des préparatifsfaits par Taddeo. Une lampe de bronze à trois branches, déposée surla table, éclairait un souper succulent, de la venaison froide, desolives, du pain, un flacon de vin. Des draps d’une blancheuréclatante couvraient le lit, la valise avait été déposée sur unsiège, et l’on n’avait rien négligé pour donner à l’hôte inattendutout le confort qu’il était possible d’improviser dans un châteauperdu au milieu des montagnes. Eugène néanmoins ne put s’empêcherde trouver étrange la conduite de cet hôte mystérieux qui lelaissait seul, tandis que peut-être au même instant il s’asseyaitlui-même à une table solitaire. Bien que toute curiosité indiscrètefût éloignée de son esprit loyal et franc, uniquement occupé dessérieuses études de sa profession, il se souvint d’avoir entenduprononcer le nom du marquis, dont la disparition subite avait donnélieu dans le monde à plus d’un commentaire. Il faisait d’ordinairepeu d’attention aux propos des oisifs ; le récit des aventuresde gens qu’il ne connaissait pas le trouvait fort indifférent, et,tandis qu’il prêtait à ses compagnons une oreille distraite, il luiarrivait souvent de repasser en lui-même un problème ardu demathématiques. Aussi était-il bien mieux instruit des moindresdétails topographiques de la vallée que des bruits qui circulaientsur le maître du château. Mais en ce moment, après l’entretienqu’il venait d’avoir avec son hôte, il se sentait attiré vers luipar une sympathie réelle ; il aurait donné beaucoup pour êtreprès de lui et le remercier avec toute la chaleur de son âme del’accueil fait à un étranger, qui devait à ses yeux être presque unennemi.

Il avait, sans y songer, vidé la bouteille, etle capiteux vin de la Lombardie commençait à enflammer ses veines.Il chercha de l’eau ; n’en trouvant pas, il finit par saisirla carafe pour descendre la remplir au puits. Quel ne fut pas sonétonnement de voir que l’on avait fermé la lourde porte de latour ! Il eut beau frapper, appeler, personne ne répondit.Était-il donc prisonnier ? Les égards dont on l’entouraitn’avaient-ils d’autre objet que d’endormir sa défiance ? Ilrejeta bien vite ce soupçon, et, rentré chez lui, il se confirmadans sa sécurité en constatant que sa chambre était munie àl’intérieur d’un verrou. Cependant il ne crut pas inutile devisiter avec soin l’endroit où il allait passer la nuit. Il nedécouvrit d’abord rien de suspect, mais tout à coup l’idée lui vintde tirer le grand bahut de chêne. Derrière le meuble il aperçut uneporte ; la clef, il est vrai, se trouvait dans la serrure.Eugène ouvrit d’une main fiévreuse et pénétra dans une salle basseet longue, à laquelle conduisaient quelques marches de pierre.

Cette pièce n’avait d’autre issue que sapropre chambre ; les murailles, complètement nues, n’offraientaucune ouverture, sauf trois lucarnes couvertes de poussière. Lesboiseries étaient vermoulues, et la salle, qui semblait n’avoir pasété habitée depuis fort longtemps, exhalait une telle odeur demoisissure que l’officier s’empressa d’ouvrir une desfenêtres ; l’air de la nuit s’engouffrant par l’étroitpassage, éteignit sa lampe. La lucarne donnait sur la cour ;il regarda le platane qui cachait sous son ombre le puits où ilaurait si vivement souhaité d’étancher sa soif ; un peu plusloin, le petit jardin étalait à la pâle clarté de la lune sescyprès et ses massifs de roses. Tous les objets semblaient revêtusd’un aspect lugubre ; le jeune homme allait se retirer de lafenêtre lorsqu’il aperçut, à travers les branches des arbres, unrayon de lumière qui sortait d’une des pièces du rez-de-chaussée.Les volets étaient fermés, mais une ouverture, pratiquée dans lehaut pour laisser pénétrer l’air, permettait au regard de plongerdans la chambre ; un couvert était disposé sur une petitetable ronde, près de laquelle se trouvait une chaise de jonc ;une vieille femme parut, tenant une carafe d’eau et une assietteremplie de figues ; elle coupa un morceau de pain qu’elle mitdans une corbeille, puis elle apporta un plat fumant et sortit denouveau, sans doute pour annoncer que le repas était servi.

Eugène profita de cet intervalle pour tirerune longue-vue qu’il portait toujours sur lui. Il l’avait à peinedirigée vers la cour, que la duègne rentra, mais cette fois ellen’était plus seule. Une jeune femme, vêtue d’une robe grise, lasuivait d’un pas lent et triste ; son abondants chevelureblonde, partagée sur le front en simples bandeaux, se réunissaitpar-derrière pour former un chignon épais ; le visage et lesmains, d’une admirable pureté de lignes, avaient une blancheurtransparente qui attestait les ravages du chagrin ou de la maladie.Un souvenir, rapide comme l’éclair, traversa l’esprit du jeuneofficier ; il avait déjà vu cette femme, mais quel changementprofond s’était fait en elle ! Elle brillait alors du pleinépanouissement de la vie ; maintenant il la retrouvait pâliepar la souffrance ; son attitude exprimait une résignationmorne sans espoir ; son regard, las et rêveur, semblaitvouloir se détacher des objets terrestres pour considérer d’autreshorizons ; rien dans sa physionomie ne laissait soupçonnerqu’elle entendît ce que la vieille lui disait avec force gestes etmouvements de tête. Elle s’était mise machinalement à table etsuivait d’un œil distrait la servante qui lui présentait du potage,la polenta nationale, autant qu’Eugène en pouvait juger àla distance où il se trouvait. La duègne paraissait inviter samaîtresse à manger, mais à la première cuillerée la jeune femmerepoussa l’assiette. Elle prit alors une figue avec un peu de pain,tandis que son regard se fixait sur la flamme de la lampe poséedevant elle. Ses yeux se remplirent de larmes, elle passa ses mainsamaigries sur son front et se leva précipitamment. En face d’elleun prie-Dieu, surmonté d’un crucifix de bois noir, se dressaitcontre le mur. Elle se jeta à genoux, et demeura longtemps absorbéedans la prière.

La servante la considéra d’un air attristé,puis se mit en devoir de desservir. Elle avait fini depuislongtemps et avait pris un ouvrage de couture, quand sa maîtressese leva, le visage plus abattu encore qu’auparavant. La vieille luidit quelques paroles, désignant du doigt la tourelle à plusieursreprises. Évidemment elle lui apprenait qu’un hôte était arrivé auchâteau, événement qui semblait avoir pour elle une grandeimportance ; mais la jeune femme parut à peine l’entendre,elle ne tourna pas la tête et ne répondit rien. Peu après, toutesdeux quittaient la chambre. Eugène, le cœur ému, attendit vainementpendant une heure le retour des mystérieuses apparitions, il ne vitplus rien et dut se décider à quitter son poste.

La lune répandait une telle clarté qu’il étaitinutile de rallumer la lampe. Il regagna son appartement, mais sonesprit agité se refusait au sommeil. Le front brûlant, il se tintdebout devant la fenêtre, le regard perdu dans la vallée profonde.« Si belle ! si jeune ! pourquoi est-elle enferméedans cette triste prison ? » se disait-il. Puis il sereportait à l’époque où il l’avait vue pour la première fois ;c’était quatre ans auparavant, chez un général français qui passaitl’hiver à Venise et avait réuni dans une fête splendide l’élite dela société italienne. Elle avait alors dix-sept ans au plus etvenait au bal avec sa mère, noble Milanaise fort considérée dans legrand monde. La jeune fille avait tant de grâce, une voix siharmonieuse, des yeux noirs si souriants et si doux que l’officierallemand, malgré son indifférence habituelle pour le beau sexe,n’avait pu, de toute la soirée, détacher ses yeux de ce charmantvisage. Il ne réussit cependant à danser qu’une seule fois avecelle ; un comte, son cousin, jeune fat tout rempli de sapropre importance, s’était fait son cavalier et ne la quittaitguère ; elle-même, du reste, semblait préférer à tout autre,l’hommage de son élégant compatriote. Eugène avait échangé avecelle peu de paroles ; néanmoins, pendant plusieurs semaines,la musique de cette voix avait retenti sans cesse à ses oreilles.Quelques jours après, il rencontra la jeune fille assise dans unegondole, entre sa mère et l’inévitable cousin ; il la saluarespectueusement, elle s’inclina d’un air surpris comme si elle nel’eût pas reconnu. La semaine suivante, elle quittait Venise.

Quels événements, depuis lors, avaient raviles roses de ses joues et dérobé à ses yeux leur éclat ?Comment se trouvait-elle dans cette solitude ? Qu’était pourelle le marquis ? Pourquoi la cachait-il avec ce soinjaloux ? Était-il son mari, ou bien, cédant à la fureur d’unamour méprisé, l’avait-il enfermée dans ce château fort pour briserson orgueil et vaincre sa résistance ? Mais il se rappelal’air noble, le maintien plein de dignité de son hôte, et ilrepoussa la pensée d’un crime si odieux.

II

Eugène s’était mis au lit, l’âme oppressée detristesse ; la fatigue de la route qu’il avait faite pendantle jour lui donna enfin quelques heures d’un sommeil agité, pleinde rêves douloureux. Il vit la belle jeune femme couchée dans unebière, ayant auprès d’elle la vieille servante qui lui offrait dela polenta. Mais comme la morte ne bougeait pas, la duègne poussaune plainte déchirante ; ses cris retentissaient toujours plussonores et plus perçants, jusqu’à ce qu’enfin le dormeurs’éveillât. Tout n’était pas illusion dans le songe qu’il venaitd’avoir. Il faisait déjà grand jour, et au pied de la tourelle, unefemme chantait d’une voix aiguë des paroles qu’il ne comprit pas.Il s’élança d’un bond vers la fenêtre et aperçut la vieilleservante qui, un panier au bras, gravissait le chemin escarpé de lamontagne. Elle s’interrompait parfois, puis, se tournant vers lechâteau, reprenait son refrain avec l’intention évidente d’êtreentendue de l’étranger. Quand elle le vit, elle répéta d’un tonplus accentué encore son improvisation monotone, dont il ne putdistinguer que le mot « couvent ». Elle mit ensuite undoigt sur ses lèvres, en signe de prudence, et disparut derrière unrocher.

Eugène, fort surpris, se retira de la fenêtre.Derrière lui se tenait Taddeo, dont l’œil scrutateur suivait tousses mouvements. Il affecta aussitôt l’indifférence et demanda d’unton respectueux si M. le capitaine avait des ordres à luidonner. Eugène cependant remarqua que, tout en parlant, il écoutaitattentivement la voix de la vieille, qui retentissait encore dansle lointain.

– Monsieur le marquis vous prie de l’excuser,ajouta-t-il, tandis qu’il se disposait à emporter les vêtements del’étranger ; il est obligé de sortir aujourd’hui et nereviendra que tard. Demain matin, si Monsieur le capitaine prolongeson séjour, il compte lui rendre visite.

Eugène répondit en peu de mots et d’un airdistrait. Puis il demanda s’il n’y avait pas au château d’autredomestique, car il avait besoin de quelqu’un pour porter sesinstruments d’arpentage.

– Il n’y a personne qu’une vieille femme quifait la cuisine, répondit vivement Taddeo, mais elle a la tête unpeu dérangée, elle pourrait perdre ou casser quelque chose. Quant àmoi, continua-t-il en s’approchant du bahut, il m’est défendu dequitter le château en l’absence de mon maître. Sans cela, je metrouverais fort honoré d’accompagner Monsieur le capitaine. Mais ily a près d’ici des petits bergers qui rendraient volontiers tousles services dont on aurait besoin.

L’officier n’entendit pas ces dernièresparoles. Le but principal de son séjour dans le pays étaitmaintenant si loin de sa pensée que, sortant une demi-heure aprèsde la Citadelle pour explorer les environs, il oublia de prendreses cartes. Il ne tarda pas à s’en apercevoir, et continualentement sa marche, l’esprit préoccupé de la sombre énigme de lanuit. Arrivé au sommet de la chaîne de collines qui enserre lavallée, il s’arrêta et porta ses regards sur le chemin qu’il venaitde parcourir. À une centaine de pieds au-dessous de lui, le châteaudressait ses murailles grisâtres ; du point où Eugène étaitplacé, il pouvait embrasser l’ensemble de l’édifice et plonger sonregard dans le petit jardin qui, malgré ses rosiers en fleur,éveillait des pensées lugubres comme la vue d’une tombe. Aucuneforme humaine ne se montrait dans la cour, et les fenêtres quidonnaient sur la montagne étaient fermées par d’épaisses jalousies.On aurait cru la maison inhabitée, sans la légère colonne de fuméequi s’élevait au-dessus des arbres, seul signe de vie que l’on pûtobserver dans cette demeure entourée de cyprès.

Un sentiment voisin de la haine s’alluma dansle cœur d’Eugène contre le maître du château. Quelle joien’aurait-il pas, en cas de guerre, à s’emparer de la citadelle, àen briser les portes et à mettre au jour les secrets quis’abritaient derrière ces murs ? Il demanderait à la pâleprisonnière quel était l’homme qui avait flétri sa jeunesse, et iltirerait vengeance de l’oppresseur.

Mais il était seul, impuissant, il n’avaitd’autre arme à employer que la patience. Il laissa échapper unsoupir, et, s’arrachant à la contemplation de la vallée, ils’avança vers le plateau qui surmonte les derniers escarpements dela montagne. Une dépression rocheuse du sol s’étendait au milieudes buissons dans la direction de l’ouest ; à l’extrémité, unmonastère élevait son modeste clocher au-dessus d’un petit bois depins. Il n’avait pas besoin de lever le plan de ce lieu, puisque lesentier de la vallée tournait au contraire à l’est ; il sedirigea néanmoins vers le cloître, poussé par le vague espoird’obtenir quelque information sur les habitants du château. Songuide lui avait appris, la veille, que tous les dimanches un moinese rendait à la Citadelle pour y dire la messe ; sans doute cereligieux devait avoir vu la triste recluse.

Il avait à peine fait la moitié du chemin,qu’une forme humaine se leva tout à coup, près de lui, derrière lesbuissons. C’était la vieille servante dont le chant l’avait éveilléle matin. Elle avait couvert son visage d’une mante aux couleurssombres qui empêcha d’abord Eugène de la reconnaître ; ellefit signe au jeune homme de la suivre, et, repliant sa tête dansses épaules avec un mouvement d’oiseau de nuit effarouché par lalumière, elle se glissa silencieusement au milieu des rochers etdes broussailles vers une cabane abandonnée.

– Jurez-moi, par la Madone, que vous ne metrahirez pas, lui dit-elle. Vous paraissez bon et loyal, mais je neprononcerai pas une parole avant que vous ayez prêté ceserment.

L’officier prit sans hésiter l’engagementqu’elle demandait.

– Qu’attendez-vous de moi ?ajouta-t-il ; je suis prêt à faire tout ce qui peut seconcilier avec l’honneur d’un soldat.

Elle ne répondit pas sur-le-champ. Elles’était assise sur une pierre au fond de la cabane et semblaittrouver une amère jouissance à verser en liberté des larmes que,sans doute, elle était souvent contrainte de cacher. Eugène luitoucha l’épaule ; elle tressaillit et parut chercher à serappeler quel motif l’avait amenée en ce lieu.

– Dites-moi d’abord qui vous êtes et ce quevous venez faire au château, reprit-elle en l’examinant avecdéfiance de la tête aux pieds, malgré le serment qu’elle avaitexigé de lui. Comment a-t-il pu vous recevoir dans la Citadelle, oùpersonne n’habite, excepté nous et le désespoir ? Si vous êtesson ami, la vieille Barberine n’a rien à vous dire.

Il lui donna, en termes brefs, desexplications qui parurent la satisfaire. Le regard de la vieillefemme devint plus paisible ; elle tira de sa poche unetabatière d’écorce de bouleau, dont elle aspira une prise, puiselle ajouta :

– Connaissez-vous Milan, monsieur ?

– Un peu, répliqua Eugène. Cette ville a étéma première garnison, et j’y suis demeuré une année entière.

– Y retournerez-vous ? Il faudrait que cefût bientôt, sans quoi, il serait trop tard.

– Dites-moi ce que je dois y faire. Si lachose est importante…

– Si elle est importante ! réponditBarberine en levant les yeux au ciel. Hélas ! il y va de lavie ou de la mort ! Avez-vous entendu parler du comteT… ? L’avez-vous connu ? Du reste, que vous l’ayez connuou non, cela est égal ; si vous êtes réellement un hommed’honneur, un chrétien, si vous avez pitié du malheur, vous nerefuserez pas de porter une lettre à la comtesse. Voilà tout ce quej’avais à vous demander ; faites-le, et le ciel vousbénira.

– Donnez-moi cette lettre ; avant huitjours, elle sera remise fidèlement.

– Huit jours, murmura-t-elle, c’est long. Lalampe peut s’éteindre d’ici là ; mais s’il faut qu’il en soitainsi, Dieu sans doute sera miséricordieux. N’avez-vous pas survous du papier ?

– Pour quoi faire ?

– Pour écrire la lettre. Moi, pauvre femmeignorante, je n’en suis pas capable ; tout au plus ai-jeappris à lire. Et ma maîtresse n’aurait jamais voulu tracer uneligne ; si elle savait même que je vous ai parlé, je n’oseraisplus me présenter devant elle. C’est pour cela que, après avoirattendu bien longtemps, je me décide à demander votre aide. Mesvieilles jambes m’auraient bien portée à Milan, mais Monsieurm’aurait tuée, comme il l’a dit un jour. Et pourtant elle auraitété sauvée ! Je craignais d’agir contre sa défense, j’espéraisqu’elle changerait d’avis ; aujourd’hui les choses en sontvenues à un tel point qu’il est impossible d’attendredavantage.

Des sanglots éteignirent sa voix ;l’égarement se peignit de nouveau dans ses yeux, et elle parut neplus songer à la présence d’Eugène. Celui-ci avait tiré son carnet,dont il détacha une feuille.

– Que faut-il écrire ? demanda-t-il.

– Ah ! oui ! dit la vieille ens’essuyant les yeux du revers de la main. Voyons, commenceztoujours : « Chère Madame la comtesse ». – Je puisbien la nommer ainsi, sans ajouter gentilissima etillustrissima. Je suis entrée dans la maison à lanaissance de son premier enfant ; j’y étais quand le jeunecomte est mort ; puis la petite Giovanna est venue aumonde : « Barberine, me dit Madame la comtesse, tu n’aspas de lait pour la chère petite ; mais tu donnerais pourelle, je le sais, le sang de ton cœur ; ainsi tu resteras avecnous, je la confie à tes soins ». Hélas ! mon douxSauveur ! si j’avais pu savoir tout ce qui devait arriver,j’aurais mieux aimé mourir aux galères que d’élever l’enfant et dela voir ensuite se consumer de désespoir.

– Expliquez-vous plus vite, s’écria Eugèneavec impatience, le temps est précieux.

– Vous avez raison, Monsieur, mais vousconnaissez le proverbe : « La patience et l’argenttriomphent du monde entier. » Un autre dit aussi :« Celui qui supporte tout sans murmure est un saint ou unâne ». Écrivez donc ce que je vais vous dicter, car je ne puissouffrir plus longtemps et garder le silence.

– « Chère Madame la comtesse »,reprit l’officier.

– « La personne qui vous fait écrire estvotre fidèle Barberine. Elle veut vous apprendre que vous êtestrompée d’une manière infâme par quelqu’un, – que Dieu luipardonne ! – qui se conduit envers votre fille comme un Turcet un païen. Il vous a promis, à vous et au Seigneur Dieu, d’êtrepour elle un appui, de la porter sur ses mains, comme il est ditdans l’Évangile, de peur que son pied ne heurte contre quelquepierre. » – Avez-vous écrit ? Bien. Maintenant,continuez : « Au lieu de cela, il fait courir le bruitque ma jeune maîtresse est devenue folle, et qu’à cause de son mal,il la retient ici, où elle ne veut voir personne, pas même son pèreet sa mère. Mais c’est un odieux mensonge ; elle a sa raison,tout aussi bien que moi et Votre Seigneurie, soit dit avec lerespect que je vous dois. Elle a été enlevée de la ville etenfermée dans la Citadelle. Voilà ce qu’il a fait, celui que je nenommerai pas, car il m’a menacée de me tuer comme une bête enragéesi je révélais son crime. Mais je souffrirais mille morts plutôtque de garder le silence ; cela me brise le cœur de voir majeune maîtresse refuser de boire et de manger, passer les nuitssans dormir, comme si elle voulait être bientôt sous terre. Cela nedurera pas longtemps ainsi ; mon pauvre ange mourra ou perdraréellement la raison ; il le sait bien celui qui est coupablede tout le mal, mais il veut que les choses arrivent ainsi, et ilferme son cœur à la pitié. C’est pourquoi, ma gracieuse et chèredame, si vous voulez sauver votre enfant… » – Avez-vous miscela ? Nous arrivons maintenant au plus difficile ; je nesais moi-même que faire. Si j’écris, les parents viendront pourenlever ma maîtresse ; voudra-t-elle les suivre ? Car, ilfaut vous le dire, Monsieur le capitaine, elle ne parle que depénitence et de mort ; elle prétend qu’elle ne reverra jamaisle monde, et qu’il n’y a plus de bonheur pour elle sur la terre.Ah ! il a bien réussi, le cruel ! Un chagrin noir commela tombe la dévore lentement ; il aurait mieux valu pour ellequ’il lui plongeât un couteau dans le cœur que de la faire ainsimourir à petit feu.

Elle croisa les mains sur sa poitrine et semit à pleurer. Eugène entendit au-dehors un troupeau s’approcher dela cabane : c’étaient des chèvres que le berger poursuivait àgrands cris ; un moment, il parut sur le seuil, puis ils’éloigna aussitôt avec les bêtes indociles. L’officier, caché dansl’ombre, ne sut pas s’il avait été vu du paysan, mais la vieilledevait avoir été remarquée.

– Apprends-moi tout, Barberine, parle vite,reprit-il, on pourrait nous troubler ici, et je ne serais plus enétat de te venir en aide. Que s’est-il passé entre le marquis et tamaîtresse ? Il paraît impossible qu’un homme soit assezbarbare pour ensevelir vivante une femme jeune et belle, si elle asa raison et si elle est innocente.

La vieille le regarda et parut hésiter à luirépondre. Enfin, saisissant de nouveau avec ses doigts noueux uneprise de tabac, elle dit, après s’être avancée vers la porte pours’assurer que le berger ne revenait point :

– Innocente ! qui est-ce qui estinnocent, mon cher monsieur ? Le juste pèche sept fois parjour, et le châtiment suit la faute d’un pas boiteux, mais nul n’yéchappe. Est-il possible qu’une jeune fille de dix-sept ans, quel’on force à épouser un homme qu’elle n’aime pas, étouffe lesbattements de son cœur ? Ajoutez à cela que la pauvre enfantavait déjà donné le sien. Je crois encore l’entendre me dire :« Barberine, s’il faut que je devienne la femme du marquis,sois sûre qu’il arrivera un malheur ! » Comme je laconnaissais et comme je savais aussi que rien ne changerait lavolonté de son père, je pris le parti de m’éloigner pour ne pasvoir ce triste mariage. « Ma chérie, mon unique tendresse, luidis-je, la vieille Barberine n’a pas le courage d’être témoin deton malheur. Je retournerai dans le village où je suis née ;là je prierai pour toi nuit et jour. » Ainsi disais-je, et jene me laissai point retenir, car la noce était proche. Le cousinque ma pauvre Giovanna aimait depuis son enfance, Gino, étaitlieutenant de marine ; il ne pouvait venir à Milan ; levieux comte ne m’aurait pas permis d’ouvrir la bouche en faveur dupauvre garçon ; la comtesse elle-même appuyait le marquis, àcause de son titre et de ses richesses ; c’était, du reste, unhonnête homme, fort considéré, et qui méritait de l’être. Maisest-ce là ce que demande un cœur de dix-sept ans ? « Lepremier amour est le meilleur », dit le proverbe. Je partisdonc et je demeurai dans mon pays une année entière, vivant commes’il n’y avait pas eu au monde de comtesse Giovanna. Pourtant jesentais bien, à la tristesse de mon pauvre cœur, que les chosesn’allaient pas bien.

« Jugez de mon saisissement, quand, unjour, je reçois une lettre dans laquelle on me demande de me rendresur-le-champ à la villa du marquis, parce que ma jeune maîtresse abesoin de moi. Une espérance joyeuse me remplit d’abord :« Si elle avait un petit enfant ! pensais-je, son mariagea peut-être tourné mieux que je ne croyais. » Mais ce n’étaitpas Giovanna qui avait écrit la lettre, c’était lui, et la crainteme revint. J’arrivai le lendemain, à la nuit tombante. Ce futTaddeo qui me reçut : il avait alors l’œil caché par unbandeau : du reste, il était aussi laid qu’à présent. Sans melaisser seulement secouer la poussière qui me couvrait, il m’amena,non pas auprès de ma maîtresse, mais à la chambre du marquis. Je nel’avais encore vu que deux fois ; cependant, je remarquai unegrande altération sur son visage, et, à coup sûr, il n’y avaitaucune trace de joie paternelle.

« – Barberine, me dit-il, je vous ai faitvenir afin que vous teniez compagnie à la marquise ; elle estmalade, d’esprit, du moins, et je sais que vous lui êtesdévouée.

« – Bonté divine ! m’écriai-je, quem’apprenez-vous là, Monsieur le marquis ! ma petite Giovanna,qui était si gaie et qui remplissait toute la maison de sesrires !

« Il soupira si profondément que j’en euscompassion. Il me raconta ensuite qu’un voleur avait pénétré, lanuit, dans l’appartement de la marquise, que lui et Taddeol’avaient poursuivi, et qu’il en était résulté une lutte danslaquelle le serviteur avait perdu un œil. La frayeur et l’émotionavaient fait sur ma jeune maîtresse une impression si profonde, quedepuis ce temps elle refusait de voir personne et voulait s’enfuirdans un lieu où elle fût plus en sûreté que dans la villa. Il avaitsongé à son château du lac de Garde ; il se proposait de s’yrendre dès le lendemain matin, et d’y rester jusqu’à ce quel’agitation de sa femme fût calmée.

« Il me disait cela d’un ton si triste eten même temps si ferme, si résolu, qu’il ne me vint pas à l’espritle moindre doute. Il me congédia d’un signe et donna l’ordre à sondomestique de me conduire chez ma maîtresse. Dans quel état jetrouvai le pauvre ange ! Elle n’était pas reconnaissable. Jela vois encore, pâle et muette, assise sur un fauteuil ; pasune larme dans ses yeux, pas une parole à ses lèvres. Je fusbouleversée, car on dit, et on a raison : « Qui renfermeson mal en lui-même ne guérira pas ». Croiriez-vous qu’elle netourna seulement pas la tête pour me regarder ? À tous mestémoignages d’affection, elle ne répondait rien ; enfin elleme donna l’ordre de la laisser seule. Sainte Mère de Dieu !combien cela me brisa le cœur ! Le lendemain, nouspartîmes ; nous étions, la marquise et moi, dans lavoiture ; Taddeo conduisait ; à côté de lui avait prisplace la cuisinière Martina, que tout le monde croit simpled’esprit, parce qu’elle ne parle guère, mais cela ne l’empêche pasd’être plus avisée que bien d’autres. Le marquis nous suivait àcheval. Après avoir marché de la sorte nuit et jour, nous arrivâmesà ce cachot maudit ; la voiture roula sur le pont, et il mesembla entendre le bruit des pelletées de terre que l’on jette surun cercueil. Ma maîtresse paraissait insensible à tout ce qui sepassait autour d’elle. Dès qu’elle fut entrée dans sa chambre, ellese jeta sur un canapé où elle demeura comme une morte. Pas un motne fut échangé entre elle et son mari. La porte s’était à peinefermée sur nous que le marquis repartit à cheval, nous laissantseules avec l’affreux Taddeo, qui devint notre maître et notregeôlier.

« Quand j’y réfléchis davantage, toutcela, vous le pensez bien, ne me parut pas clair. J’interrogeaiTaddeo : autant eût valu questionner le mur que voilà. Je nefus pas plus heureuse avec ma maîtresse ; mais le soir, commej’étais auprès de Martina, car la marquise m’avait encore éloignéed’elle, je parvins à connaître la vérité. Je puis comprendre lelangage de Martina, quoiqu’elle bégaie beaucoup et mette du temps às’exprimer. Quel était, croyez-vous, le voleur qui avait si forteffrayé Madame ? Ah ! mon cher monsieur, personne autreque Gino, et la prétendue frayeur ressemblait à la joie comme unegoutte de lait à une autre. Il faut vous dire que ma jeunemaîtresse dépérissait à Milan ; elle faisait de son mieux pourcacher sa tristesse, mais elle tomba malade, il fallut la conduireà la campagne. Que voulez-vous, Monsieur le capitaine ? on n’aqu’une fois dix-sept ans et il n’y a qu’un premier amour. Unesemaine se passe ainsi à la villa. Un soir, Martina voit entrerdans la cuisine un paysan, une lettre à la main. Il met le doigtsur ses lèvres, et voyant qu’elle est seule, il glisse le billetdans la poche de son tablier, puis le voilà parti. Martina regardel’adresse, c’était le nom de la marquise, elle lui porte la lettre.En la lisant, elle devient rouge de joie, la pauvre chérie ;elle écrit à la hâte quelques lignes et dit à Martina de les donnerau paysan quand il se présentera. Il ne reparut que deux joursaprès ; sans doute, il avait peur de Taddeo. Il aurait bienmieux fait de ne pas revenir, car il n’y a pas en enfer de démonplus rusé que ce misérable borgne, et alors, il avait encore sesdeux yeux.

« Que vous dirai-je ? Monsieur lecapitaine. Le soir, Gino entra dans la villa ; il croyaitn’avoir été vu de personne, mais déjà tout était connu. Il avait àpeine eu le temps d’échanger quelques mots avec son amie quand laporte de la maison s’ouvre avec fracas ; le marquis, queTaddeo avait fait prévenir, passe devant Martina, pareil à un angevengeur et armé de la foudre ; c’était son épée qui lançaitdes éclairs. Elle pense qu’il va tuer sa maîtresse, et elle montepour la secourir. Seigneur ! que pouvait la pauvre créaturecontre un tel furieux ! Le marquis était debout, immobile aumilieu de la chambre ; il cherchait à se contenir, mais latempête intérieure qui grondait en lui était si violente, que lalame de son épée tremblait dans sa main comme une flamme agitée parle vent. Il ne prononçait pas une parole, ni sa femme non plus.Elle s’était laissée tomber sur une chaise placée près du lit. Ellene semblait pas avoir peur, on eût dit une morte qui n’a plus rienà craindre en ce monde. Martina voyait tout cela, car on ne l’avaitpas entendue venir, et elle se tenait cachée dans l’ombre d’unearmoire.

« Soudain il se fit au-dehors un grandbruit. La fenêtre était restée ouverte, on distinguait la voix deTaddeo. « Au « meurtre ! criait-il, ausecours ! » Le marquis s’avança vers sa femme, et levason épée ; mais elle tourna les yeux vers lui, d’un air quisemblait dire : « Frappe, si tu en as lecœur ! » Il ne put supporter ce regard. Saisissant sonépée, il en appuya la pointe contre le plancher, la brisa et jetaau loin les tronçons. En ce moment Taddeo entra, le sang inondaitson visage et il tenait, – chose horrible à voir, – dans une de sesmains, l’œil que le fugitif lui avait arraché pendant la lutte. Ilprésenta au marquis une montre avec une petite chaîne.« Voici, Excellence, dit-il, tout ce que j’ai pu avoir. Il m’aéchappé, le misérable assassin. » Il sortit aussitôt, et sescris de douleur retentirent dans la maison. La bonne Martina courutpanser sa blessure, mais il la jugeait trop bornée pour lui parlerde cette affaire. Il écumait de rage et proférait d’épouvantablesmalédictions. Personne ne dormit dans la villa ; ce que nosmaîtres se dirent l’un à l’autre, Dieu seul le sait, Martinaentendit Monsieur le marquis entrer dans sa chambre, et s’yenfermer, Madame en fit autant. Elle n’ouvrit ni ne répondit quandMartina vint lui offrir ses services ; mais sa lumière brûlatoute la nuit.

« Le lendemain, le marquis dit à Martinaqu’un voleur s’était introduit dans la maison, et il la chargea deporter au village voisin, où se trouvait un poste de gendarmerie,la déclaration qu’il venait d’écrire. Puis il envoya Taddeo, lafigure encore toute sanglante, chez le chirurgien le plus proche.La plaie se guérit vite, mais aucun docteur au monde ne pouvait luirendre un œil, voilà pourquoi il a tant de haine contre mamaîtresse. J’en savais assez maintenant. Le matin de très bonneheure j’allai chez Madame, quoiqu’elle ne m’eût pas appelée. Elleétait éveillée déjà, et je vis bien qu’elle n’avait guère reposé.Je lui dis que je savais tout, mais qu’elle ne devait pass’affliger de la sorte, la pauvre chère âme ; que ce n’étaitpas un si grand péché d’avoir adressé quelques paroles à soncousin, et que, pour moi, si l’on m’avait contrainte d’épouser unvieillard, j’aurais fait encore pis. « Bien sûr, ajoutai-je,si M. Gino savait « où vous êtes, ni le ciel ni l’enferne l’empêcheraient de vous délivrer, dût-il pour cela mettre le feuaux quatre coins de la Citadelle, ou s’ouvrir un passage à traversles rochers. » Mais si vous croyez, Monsieur, que tous mesdiscours l’aient consolée, vous vous trompez grandement, c’étaitcomme si j’avais parlé à un sourd. Enfin, par manière deconversation, je lui dis que le marquis avait quitté le château.« Où est-il allé ? » demanda-t-elle en se levantprécipitamment. Et comme je ne le savais pas, elle se mit àtrembler de tous ses membres. « Il va le chercher,disait-elle, il n’aura point de repos qu’il ne l’ait rejoint, etalors, c’en est fait de lui. » – « Ou de votre tyran,dis-je pour la calmer ; dans ce cas, vous seriez libre. »Elle ne m’entendait pas ; jusqu’au retour du marquis elle futinquiète et agitée comme une âme en peine. Il apportait des lettresde ses parents qui la calmèrent un peu. Ces lettres disaient qu’ilétait demeuré tout le temps à la ville pour mettre ordre à sesaffaires, et qu’il avait donné sa démission afin de se consacrerentièrement aux soins qu’exigeait la santé de sa femme. Madame lacomtesse recommandait à sa fille de chasser les idées noires, ellel’assurait de sa tendresse et du chagrin qu’elle avait d’êtreempêchée de venir au château. Puis elle apprenait toutes sortes denouvelles de la ville, entre autres que son cousin Gino s’étaitembarqué à Gênes pour aller en Afrique avec la flotte. Ce fut lameilleure consolation. Il était à l’abri de la vengeance dumarquis. Elle me donna la lettre à lire, mais elle ne me dit rien,car elle n’ouvrait guère la bouche, si ce n’est pour prier.Ah ! Monsieur le capitaine, un tigre pleurerait des larmes desang, s’il la voyait, mais ce monstre, son mari…

– Le marquis vit-il tout à fait séparé de safemme ? demanda Eugène, qui avait écouté avec une attentioncroissante le récit de la nourrice.

– Il ne lui parle jamais, répondit Barberine,et il ne la rencontre que le dimanche à la chapelle, où ilsviennent tous les deux entendre la messe. Il s’agenouille à sescôtés, mais il ne la regarde pas ; en sortant, il s’inclinedevant elle sans prononcer un mot, puis il retourne à sa chambre.Du reste, il ne la laisse manquer de rien ; il lui envoie deslivres, des ouvrages d’aiguille, et j’ai reçu l’ordre de lui servirpour ses repas tout ce qu’il y a de plus délicat. Mais vous lesavez : « Mieux vaut du pain bis avec le contentement quedes chapons avec le cœur chagrin », et « une demi-once deliberté est préférable à dix livres d’or » ; c’est aumoins mon idée. Aussi après avoir passé plusieurs mois dans cetteaffreuse prison, voyant les jours raccourcir et l’hiver approcher,je pris mon courage à deux mains. J’allai trouver Monsieur, je luidis que les choses ne pouvaient pas durer ainsi, que Madame nevivrait pas longtemps si cela continuait, qu’il y avait honte àfaire souffrir la pauvre créature et que s’il croyait de la sortegagner son amour, il en était à deux cents lieues, car onapprivoise mieux un chien avec des caresses qu’avec la chaîne.« Je sais très bien, ajoutai-je, qu’elle n’est pas aussi follequ’on le dit, c’est pour autre chose que vous la retenez dans cechâteau, mais cela ne m’étonnerait pas si elle perdait à la fin laraison. » J’ignore aujourd’hui comment j’ai pu prendre sur moid’avoir tant d’audace ; il me laissait aller, et un motamenait l’autre. Quand j’eus fini, il me répondit d’une voix aussitranquille que s’il m’eût dit bonjour : « Je vous ferairemarquer, Barberine, que j’ai toujours dans mon cabinet des armeschargées ; je vous engage donc à ne parler de tout ceci ni àmoi ni à d’autres, sans cela je serais obligé de vous tuer comme unchien. Maintenant sortez, et répétez à Martina ce que je viens devous dire, dans le cas où ce serait elle qui vous aurait mis cesidées dans la tête. » Sainte Mère de Dieu ! quelle fut mafrayeur ! Je ne sais pas comment je gagnai la porte, tant ilétait terrible avec son air calme ! Depuis ce temps, je ne mesuis plus jamais senti le courage de revenir là-dessus avec lui.Six mois se passèrent encore. Un jour, Madame reçut une lettre desa mère ; elle ne me la montra pas, mais je la lus encachette. Il y avait là-dedans que son cousin était venu à Paris,qu’il avait eu un duel avec un officier parce que tous les deuxfaisaient la cour à une danseuse, qu’il avait reçu une balle aucœur et qu’il était mort sur le coup. La comtesse écrivait cela,sans se douter de l’effet que cette nouvelle devait produire sur safille. La lettre arriva un vendredi ; Madame eut un accès defièvre qui dura jusqu’au dimanche. Je lui conseillai de ne pasaller à la chapelle, mais il n’y avait pas moyen de la retenir.Elle part donc. Après la messe, quand au moment de sortir elle setrouve près du marquis, elle commence à lui parler d’une voix sibasse que je n’entendais rien.

« Il l’écoute d’abord en silence, puis iltire de sa poche une montre, celle-là même que Taddeo lui avaitremise ; l’aiguille était sur la douzième heure :« Il est minuit, signora Marchesa », dit-il.Là-dessus, il la salue respectueusement et sort si vite que j’ai àpeine le temps de m’élancer pour recevoir dans mes bras Madame, quiperdait connaissance.

« Que dites-vous de cela, Monsieur lecapitaine ? Un chrétien peut-il croire que ses péchés luiseront pardonnés s’il ne pardonne pas ? Est-ce qu’elle neméritait pas l’indulgence ? Elle était si jeune ! Et puiselle avait donné son cœur à Gino, dès qu’elle avait commencé às’occuper d’autre chose que de ses poupées. D’ailleurs,n’était-elle pas assez cruellement punie, puisque son cousinl’avait sacrifiée et s’était sacrifié lui-même pour unedanseuse ? »

La vieille aspira violemment une prise detabac et parut attendre qu’Eugène éclatât en malédictions contre lemarquis ; mais il demeura pensif, enfonçant dans la terre lebout de sa canne.

– Et depuis cette époque ? dit-ilenfin.

– Depuis, nous avons vécu comme si nous avionsvolé au ciel le soleil, la lune et les étoiles. Oui, mon chermonsieur, quand on se promène dans les montagnes, et que l’onaperçoit de loin la Citadelle au milieu des arbres, on peut trouvercela très joli. Plusieurs fois des étrangers sont venus s’asseoirsur le pont et dessiner le château. Mais plus d’une belle noisettea une amande noire, émiettée par les vers. Personne ne pense quenous étouffons entre ces murs et que le chagrin nous ronge. Aprèsle jour où il lui avait fait voir la montre, ma maîtresse eutpendant plusieurs semaines des accès de fièvre. Frère Ambroise, quise connaît aux maladies, venait chaque jour lui tâter le pouls, etil allait ensuite chez Monsieur pour lui donner des nouvelles. Lemarquis a le cœur bien dur, n’est-ce pas ? Cependant, une foisque j’entrais dans sa chambre sans être attendue, j’ai vu qu’ilavait pleuré. Quelques instants après, comme Madame se trouvaitmieux, je lui conseillai de faire une nouvelle tentative. Ellem’envoya le remercier de ses attentions et lui demander s’ilconsentirait à la recevoir. Il me regarda avec son grand air froidet répondit qu’il regrettait de ne pouvoir lui parler, mais que desoccupations pressantes l’en empêchaient. Que dites-vous de cela,Monsieur le capitaine ? On venait à peine de l’arracher à lamort. Oh ! le meurtrier, le Caraïbe ! Elle ne laissaéchapper aucune plainte, aucun murmure ; elle était toujoursplus muette et plus résignée, comme quelqu’un qui ne vit que pourmourir. Même envers Taddeo qui lui veut tant de mal, elle est ladouceur même. Elle m’a dit, il n’y a pas longtemps, que ses yeux nepouvaient plus supporter la lumière du soleil. Je le crois bien,elle pleure tant quand elle est seule ! Maintenant, elleveille la nuit et se couche le jour ; j’ai beau lui répéterque les ténèbres la rendent plus triste, lui enfoncent son chagrinplus avant dans le cœur, elle ne m’écoute pas et nous vivons commedes chauves-souris. Monsieur ne paraît guère s’occuper denous ; à la messe, il est toujours le même : il portesans cesse sur lui la montre, on peut le voir à la chaîne, de sortequ’elle n’a pas le cœur de lui adresser la parole. Pauvreâme ! À quoi pense-t-elle ? Uniquement à descendre dansla tombe, et c’est un mot bien vrai que celui qui dit :« Perdre son argent, c’est beaucoup, mais perdre l’espoir,c’est tout perdre ». Par la Madone ! cher monsieur, sirien ne lui vient en aide, la vie se tarira en elle comme leruisseau de notre vallée pendant les grandes chaleurs. Le chagrinsèche son sang dans ses veines, et un matin il faudra que j’ailletrouver Monsieur pour lui dire : « Vous avezréussi ; notre pauvre ange est dans un monde où nos péchésseront pardonnés par un Sauveur miséricordieux. Et maintenant,tuez-moi comme vous m’en avez menacée, sans cela, j’irai à Milan etje crierai dans toutes les rues que vous êtes unassassin ».

En parlant ainsi, elle se mit à sangloter.

– Calme-toi, bonne Barberine, ditl’officier ; nous n’en sommes pas là ; tout ce qu’il serapossible de faire pour empêcher ce malheur affreux, je le ferai, jete le promets, comme si ta maîtresse était ma propre sœur. Mais àquoi servira-t-il de porter cette lettre à Milan ? Je crainsque cela n’aggrave le mal au lieu d’y remédier. Selon touteapparence, Madame la marquise ne songe point à chercher l’appui deses parents. C’est chose délicate que de se mêler des affaires defamille ; il est indispensable que je voie ta maîtresse pourm’assurer de son consentement. Tu pourrais m’ouvrir, cette nuit, lagrille du jardin ; de mon côté, j’aurai soin de ne pas laisserfermer celle de la tour.

– Y pensez-vous ? dit la vieille d’un aird’effroi. Vous ne savez pas comme on nous surveille. Nous neprenons pas l’air un moment, sans que Taddeo nous épie. Il a peurque nous nous sauvions, comme des chats, par-dessus les murs dujardin ; et que deviendrait-il s’il n’avait plus personne àtourmenter ? D’ailleurs, Madame ne consentirait pas à vousvoir.

– Mais tu peux lui dire, Barberine, que c’estun ami qui voudrait, avant de partir pour Milan, lui demander sielle n’aurait pas à lui confier quelque message pour sa mère. Tusauras que je ne suis pas un étranger pour ta maîtresse ; j’aidansé avec elle à Venise, lorsqu’elle n’était encore qu’une belleet rieuse jeune fille.

– Serait-il vrai ? dit la vieille, en leregardant d’un air de surprise mêlé de joie. Oui, cela est, je n’endoute pas ; on ne saurait mentir avec un visage honnête etbeau comme le vôtre. C’est le ciel même qui vous envoie pour nousdélivrer, j’en suis sûre maintenant. Si donc vous croyez ne pouvoiragir autrement, je ferai de mon mieux pour vous aider. Tenez, moncher monsieur, j’ai dit en quittant le château que j’allais aucouvent demander de la poudre pour faire dormir Madame, qui n’a pasfermé l’œil depuis trois jours : ce n’était qu’un prétextepour vous parler ; ma maîtresse ne prend presque pas de cettedrogue, et nous en avons encore beaucoup. Eh bien ! ce soir,je mettrai le tout dans la bouteille de vin que Martina va chercherau cellier pour ce brigand de Taddeo. Nous sommes obligées depasser par sa chambre pour entrer dans le jardin, car la grille nes’ouvre jamais. Une fois qu’il sera endormi, je viendrai vousouvrir, et je m’arrangerai de façon à conduire Madame prendrel’air ; le bon Dieu fera le reste. Ah ! si vous lavoyiez, Monsieur, vous auriez d’elle une si grande compassion que,pour la sauver, vous couperiez votre main droite !

– À quelle heure m’ouvriras-tu ?demanda-t-il.

– Je ne puis pas vous le dire encore ;Madame dormira peut-être. Dans tous les cas je viendrai puiser del’eau dans la cour, et en même temps je chanterai ; écoutezbien mes paroles, elles vous feront connaître l’heure. Maintenant,que la Mère de bénédiction vous protège, mon cher monsieur !Restez ici jusqu’à ce que je sois loin, car si ce démon de Taddeoflairait la moindre chose, il serait capable de ne pas boireaujourd’hui une seule goutte de vin, pour mieux tenir ouvert sonméchant œil. Moi, je vais aller au couvent, car dimanche, il nemanquera pas de s’informer si l’on m’a vue. Adieu, Monsieur lecapitaine, que le ciel vous bénisse mille fois !

Elle reprit son panier, serra autour d’elleles plis de son manteau, et quitta la cabane d’un pas furtif,regardant sans cesse autour d’elle si personne ne l’épiait.

III

Il faisait une chaleur suffocante ; lesrayons du soleil, tombant sur le sol rocailleux, le rendaient sibrûlant qu’Eugène se hâta de descendre dans la vallée chercher unpeu d’ombre et de fraîcheur. Afin de n’avoir pas à se reprocher denégliger entièrement sa mission officielle, il suivit le litdesséché du ruisseau dans la direction du nord, sautant de rocheren rocher, prenant note des divers accidents du terrain, sansparvenir à calmer par le travail les pensées qui agitaient sonesprit. Quelques heures après, il fit halte dans une maisonnette enruines dont l’aspect suspect annonçait qu’elle devait servir d’abrià des contrebandiers plutôt qu’à d’honnêtes voyageurs. Une femme enhaillons lui offrit du pain de maïs, un morceau de fromage et unverre de mauvaise piquette. Quand il eut terminé ce maigre repas,il s’enfonça dans le taillis, marchant à l’aventure et suivant d’unœil pensif les capricieuses spirales de la fumée de son cigare.Vaincu enfin par la fatigue, il s’étendit au pied d’un arbre ets’endormit. Les derniers rayons du soleil qui, avant dedisparaître, illuminaient la vallée, le tirèrent de son sommeil. Ileut peine d’abord à se rappeler les événements de ce jour si pleinsd’émotions ; bientôt la mémoire de ce qu’il avait promis àBarberine lui revint, et il s’achemina en toute hâte vers lechâteau.

Il faisait déjà nuit noire lorsqu’il y arriva.Un quart d’heure plus tard, le marquis rentrait, chargé d’unepesante gibecière, et regagnait son appartement, suivi de Taddeo.Celui-ci, après avoir déchargé son maître et lui avoir ôté sesguêtres de chasse, dit du ton bourru qui lui étaithabituel :

– L’Allemand a dérangé le bahut hier au soir,il est allé dans la salle d’à côté, car la fenêtre du milieu estrestée ouverte, et j’ai trouvé sur le plancher une goutted’huile.

– De quoi t’inquiètes-tu ? répondit lemarquis en taillant une plume.

Taddeo toussa légèrement.

– C’est que de là, répliqua-t-il, on peut voirdans l’appartement de Madame. Si Monsieur le marquis trouve quecela ne fait rien, je n’ai pas à m’en occuper. On n’a pas demandémon avis pour recevoir cet officier, et peut-être bien que tout luiest permis, même de bavarder pendant deux heures sur la montagneavec Barberine…

– Qui a dit cela ? qui l’a vu ?

– Dominique, le berger. La vieille etl’Allemand s’étaient cachés dans la cabane, il a chassé sontroupeau de ce côté-là, et c’est lui qui m’a tout raconté.

– Pourquoi Barberine était-ellesortie ?

– Pour aller demander à frère Ambroise del’opium ; il paraît que Madame en a besoin, d’autres aussipourront en profiter.

Il y eut un instant de silence. Le marquiss’était jeté en arrière dans son fauteuil, il avait repoussé laplume et fermé les yeux. Taddeo, qui savait lire dans laphysionomie de son maître, parut content de l’effet que ses parolesavaient produit.

– Je dois ajouter encore, reprit-il en mettantdans l’armoire la poire à poudre et en plaçant sur son épaule lefusil qu’il allait emporter pour le nettoyer au-dehors, queMonsieur le capitaine m’a défendu de fermer la porte de la tour. Jelui ai dit que c’était l’habitude ; il m’a répondu qu’ilaimait à boire de l’eau fraîche et que s’il avait besoin, la nuit,de remplir sa carafe dans la cour, il ne voulait pas être comme unprisonnier, enfermé derrière des verrous. Qu’est-ce que Monsieur lemarquis m’ordonne de faire ?

Le marquis se leva brusquement. Les brascroisés, l’œil sombre, il marchait à grands pas dans la chambre.Puis il s’approcha de la fenêtre et regarda la vallée remplie deténèbres.

– Agis comme tu voudras, dit-il enfin àTaddeo, qui semblait fort occupé de frotter avec son mouchoir lecanon du fusil. Je crois qu’à force de regarder les choses de tropprès, tu finis par juger mal, mais j’ai confiance en ta fidélité.Fais ce que l’étranger te demande, et tâche de paraître sourd etaveugle, c’est le meilleur moyen de tout voir et de tout entendre.Va maintenant ; tu diras au capitaine que, fatigué de lachasse, je me suis mis au lit, mais que demain, je compte luirendre visite.

Taddeo sortit. À peine avait-il franchi leseuil, qu’il rentra précipitamment sur la pointe des pieds, enlaissant derrière lui la porte ouverte.

– Entendez-vous ? fit-il très bas.

Une voix de femme, glapissante et monotone,retentissait dans la cour.

– Qu’est-ce que cela ? demanda lemarquis. Barberine chante ?

– Et que dit-elle ? ajouta le borgne.

– Je ne puis comprendre un seul mot, reprit lemarquis après avoir un instant prêté l’oreille. Que m’importe aprèstout sa vieille romance ? Retire-toi, j’ai besoin d’êtreseul.

– Voilà le refrain, répliqua Taddeo en fermantl’œil comme s’il eût aiguisé de la sorte le sens de l’ouïe,écoutez, écoutez, Monsieur.

Dans le jardin, derrière notre maison,

Rampe un serpent, rampe un serpent.

– Ah ! dit le marquis, cette fois, j’aientendu. C’est la ballade de la Donna Lombarda, quechantent toutes nos paysannes.

– Attendez. Vous souvenez-vous des paroles quiviennent ensuite ? Il y a, si je me rappelle bien :

Écrasez dans un mortier la tête du serpent ;

Écrasez-la, écrasez-la.

– Pourquoi la maudite sorcière chante-t-elleautre chose ? Au même instant la voix reprenait :

Après le lever de la lune,

Attendez-moi, attendez-moi ;

J’aurai alors dans le jardin

Endormi le serpent, endormi le serpent.

Le maître et le serviteur se regardèrent, etl’œil perçant de Taddeo remarqua que le marquis tremblait defureur. Il fit un mouvement comme pour se précipiter sur lachanteuse. Mais il redevint aussitôt maître de lui-même :

– Va, reprit-il d’une voix calme, souviens-toide ce que je t’ai dit.

Quand Taddeo se fut retiré, le marquis se jetasur un siège et cacha son visage dans ses mains.

La lune parut tard cette nuit-là. Eugène étaitdepuis longtemps à la fenêtre, attendant qu’elle montrât sa pâlelumière. Quand ses premiers rayons vinrent éclairer le sommet de lacolline, il ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’effroi.Mille sentiments divers combattaient en lui ; tantôt, pleind’une vive pitié pour la jeune maîtresse de Barberine, il eût vouluhâter l’instant de l’entrevue ; tantôt il se représentait aucontraire le visage grave et triste du marquis, et il souhaitait den’avoir jamais mis le pied dans cette maison. Il se rendit denouveau dans la salle déserte dont les fenêtres ouvraient sur lacour. L’obscurité la plus profonde régnait partout. Il pensa ausombre drame qui se cachait dans ce château, au rôle qu’il allaitlui-même y jouer, et son cœur battit avec force. Le moment convenuavec la vieille nourrice était venu, il descendit à tâtonsl’escalier de la tour, tenant à la main un verre pour puiser del’eau, afin de pouvoir motiver sa sortie nocturne, s’il rencontraitle borgne. Mais il ne vit personne dans la cour, et l’air de lanuit, qui agitait le platane, était le seul bruit qu’il pûtentendre. La clarté de la lune se répandait dans le petit jardin,dessinant les noirs contours des cyprès, se réfléchissant sur lesfeuilles lisses du figuier, prêtant un aspect fantastique au murblanchâtre, surmonté de créneaux argentés.

Tout à coup une porte s’ouvrit, une formehumaine se dirigea de son côté. C’était Barberine qui lui dit àvoix basse :

– Venez !

Il la suivit, marchant avec précaution pourétouffer le bruit de ses pas sur les dalles de la cour. La nourricecontinua :

– Tout va bien. Par bonheur, Taddeo avait soifcomme une éponge. Il est au lit maintenant, et il ronfle si fortqu’un régiment passerait, musique en tête, près de lui sansl’éveiller. Ainsi, nous pouvons traverser sa chambre, il n’y a rienà craindre. Voyez plutôt.

Et elle introduisit son compagnon dans unepièce étroite, éclairée par une lucarne qui laissait pénétrerquelques rayons de la lune. Sur une couchette basse reposait unhomme qui, surpris sans doute par le sommeil, n’avait pas pris letemps d’ôter ses vêtements. « Grand bien luifasse ! » murmura Barberine, et elle montra le poing àl’objet de sa haine. « Je lui ai fait avaler la moitié denotre poudre, et il dort d’un bon somme ; je voudrais qu’ilfût étouffé par un chat sauvage, et que son œil infernal ne serouvrît jamais ! Venez par ici, Monsieur lecapitaine ! » Et elle entra dans l’appartement où, laveille, il avait aperçu la marquise. « Madame est dans lachambre d’à côté ; depuis deux heures, elle écrit, elle écrit,Dieu sait quoi, sur un gros cahier qu’elle ferme aussitôt quej’approche. La porte que voici mène à ce jardin, je vais vous yconduire, puis j’engagerai ma maîtresse à venir respirer l’air.Tenez-vous dans l’ombre, et ne vous montrez pas avant de m’avoirentendue tousser, car elle ne se doute de rien encore. »

Là-dessus elle le fit entrer dans le petitjardin. Il était si étroit, si hautes étaient les murailles quil’enfermaient, qu’il semblait à Eugène être au fond d’un puitsdesséché où un reste de fraîcheur avait fait pousser une végétationchétive. Il ne pouvait se défendre d’une douleur poignante à lapensée qu’une jeune et belle existence, cachée à la lumière dujour, se flétrissait dans cette morne retraite. Quelques minutesauparavant, il se reprochait de violer les lois de l’hospitalité ens’immisçant dans les secrets d’une union malheureuse, mais alorsses scrupules s’effacèrent. Il frémissait d’indignation etcherchait dans son esprit comment il serait possible d’escaladerles murailles, s’il n’y avait pas d’autres moyens de délivrance. Lavoix de la nourrice le tira de ses réflexions ; il gagnal’ombre de deux cyprès qui croissaient près du mur ; au mêmeinstant la porte s’ouvrit.

Au lieu de descendre dans le jardin, la jeunefemme se tenait debout, pareille à une statue, sur les marches depierre ; ses grands yeux noirs étaient fixés, avec uneindicible expression de mélancolie, sur le ciel étoilé, quen’assombrissait aucun nuage ; elle portait une robe grise,dépourvue de tout ornement, et une petite croix d’or, retenue parun ruban noir, pendait sur sa poitrine. À l’invitation deBarberine, elle fit quelques pas dans l’étroit enclos, mais samarche semblait incertaine, chancelante. Eugène se sentit ému.Était-ce bien la brillante jeune fille, légère et vive comme unoiseau, qu’il avait tenue à son bras dans la salle debal ?

Elle paraissait prêter peu d’attention à ceque lui disait Barberine. Elle s’était arrêtée auprès d’un buisson,et elle effeuillait une rose. Soudain, à une parole de la nourrice,elle tressaillit et jeta autour d’elle un regard effaré. En cemoment, la vieille toussa. L’officier, qui avait eu grand-peine àse contenir, sortit de sa cachette, mais il s’arrêta effrayé envoyant l’expression d’angoisse mortelle du visage de la jeunefemme. Une rougeur brûlante couvrit ses joues ; elle voulutparler, ses lèvres s’agitèrent sans articuler aucun son, elleavança les deux mains, comme pour repousser une apparitionterrible. Eugène fit un pas vers elle ; d’un ton de profondrespect, il s’excusa de l’audace qu’il avait eue de tenter unepareille démarche. Il obéissait au sentiment le plus pur, et sonunique but était de lui offrir ses services. Qu’elle consentîtseulement à dire une parole, et il n’hésiterait pas à risquer savie pour la sauver.

– Je ne suis pas tout à fait un inconnu pourvous, Madame la marquise, ajouta-t-il en terminant. Je vous ai vueil y a quelques années ; vous m’avez oublié sans doute ;moi, j’ai toujours gardé votre souvenir, et maintenant…

– Allez, interrompit-elle, sans le regarder,retirez-vous Monsieur… Où es-tu, Barberine ? Dis-lui…

– Écoutez-le, ma chère maîtresse, supplia lavieille. Tout ce qu’il vous demande, c’est de l’autoriser à serendre près de Madame votre mère pour l’instruire de ce qui sepasse ici. Cela lui fait de la peine, comme à moi, de voir que vousvous laissez mourir.

– Si je le veux, qui m’en empêchera ?reprit la marquise en se redressant avec une dignité fière quidécontenança Eugène et l’obligea de baisser les yeux. Laissez-moi,Monsieur, et ne tentez jamais de vous introduire dans ma vie. Vosintentions sont droites, personne donc ne saura ce que vous avezosé faire ; mais si vous risquiez une nouvelle tentative, jeme verrais forcée de tout dire à celui qui est le maître de monsort. Ne revenez jamais, jamais… vous entendez… Vous connaissezmaintenant ma volonté.

Elle se dirigea rapidement vers la maison, et,avant qu’il pût répondre, elle avait disparu.

– Ô Mère de miséricorde ! s’écria lanourrice en joignant les mains. Il n’y a pas moyen de lui parler.Seigneur ! faudra-t-il que je vive assez pour la voir sebriser la tête contre la muraille, si la mort ne vient pas assezvite à son gré ? Elle finira, cela est sûr, par perdre laraison. « Si je le veux, qui m’en empêchera ? » Ya-t-il ombre de bon sens à s’exprimer ainsi quand on n’a quevingt-deux ans et qu’on est belle, riche, noble ? Pour l’amourde Dieu, Monsieur le capitaine, répondez quelque chose ; sanscela, le désespoir me déchirera le cœur. Je ne puis renfermer enmoi tant de souffrance.

– Nous nous sommes grandement trompés,Barberine, dit-il, les yeux fixés sur le sol d’un air sombre etpensif. Nous aurions dû penser que depuis deux ans elle n’a jamaisvu de figure étrangère, et que la crainte de rendre sa destinéeplus terrible encore doit l’obliger à repousser toute offre dedélivrance. Hélas, nous n’y avons pas songé ! Combien de tempsfaudra-t-il pour la réconcilier avec la pensée de la lumière et dela liberté ?

Il se tut, les larmes étouffaient sa voix.

– Reconduis-moi, reprit-il ensuite ; nedésespère de rien ; je veux faire une autre tentative. Insenséque je suis, de n’avoir pas d’abord commencé par là ! Crois-tuque, si je lui envoyais une lettre, elle la refuserait ? Danstous les cas, tu pourrais la prendre, et, qu’elle le veuille ounon, tu lui en lirais le contenu. À la longue, elle se laisseraitpeut-être convaincre.

– Oui, oui, Monsieur le capitaine, faitescela, répondit la nourrice, tandis qu’ils traversaient ensemblel’obscur appartement. Tenez, il dort toujours, le misérablecoquin ; j’ai peur qu’il ne se doute qu’on ait mis quelquechose dans sa bouteille, et alors, gare à moi ! Aussi faut-ilque je redouble de prudence. Je n’oserai plus vous approcher, maissi vous glissez la lettre sous la pierre qui est devant le puits,personne que moi n’ira la prendre. Parlez-lui de sa mère, cela luidonnera du courage, car après son Gino, c’est elle qu’elle aimaitle plus au monde, et si elle ne m’avait si sévèrement défendu…

En disant ces mots, elle entrait dans la cour.À peine avait-elle franchi le seuil de la porte, que le dormeur seleva, et se glissa en rampant jusqu’à la lucarne pour regarderau-dehors. Quand Barberine revint, il avait repris sa premièreposition comme s’il ne l’eût jamais quittée.

Un quart d’heure après, Taddeo frappait à laporte de son maître, et de son air habituel, moitié rusé, moitiésimple, il s’avança dans la chambre où le marquis était assis, unlivre à la main. Mais qu’il y eût jeté les yeux, c’est ce que leborgne ne crut pas un instant.

– Mes soupçons ne me trompaient pas. Aprèsavoir laissé la porte de la tour ouverte, j’ai demandé mon vin àMartina. Il était assaisonné d’une bonne dose d’opium ; alors,je me suis laissé tomber sur mon lit comme une souche, la vieilleBarberine est venue, m’a enlevé la clef, puis le temps seulement dedire un Pater, elle reparaît avec l’Allemand, qu’elleconduit dans le jardin.

Le marquis avait fait un mouvement, mais il semordit les lèvres et garda le silence.

– Il m’a fallu rester tranquille encorequelques minutes. Quand tous les trois ont été ensemble, j’ai ôtémes bottes pour gagner l’appartement de Madame.

– Pouvais-tu les entendre ?

– Oui, Monsieur le marquis. Il racontait leschoses à sa manière, mais au fond, c’était à peu près la vérité.Tout à coup Madame part comme une flèche, et passe près de la porteoù je me tenais, de sorte que je me dis à moi-même :« Pour sûr, elle t’a vu ». Mais non. Elle se précipitevers sa chambre à coucher, et je l’entends qui s’enferme. Jeretourne à mon lit où je fais de plus belle semblant de dormir.J’apprends alors que le capitaine veut écrire à Madame la marquiseet que cette entremetteuse de Barberine ira prendre la lettre sousla pierre du puits. La damnée vieille ne mérite-t-elle pas qu’onlui torde le cou ?

Sans répondre à cette question, le marquis seleva, en proie à l’agitation la plus vive. Il parcourut plusieursfois la chambre, laissa échapper des mots entrecoupés, puis sesouvenant qu’il n’était pas seul :

– Tu n’as rien de plus à m’apprendre ?dit-il. Et il fixa sur Taddeo un regard pénétrant.

– N’est-ce pas assez comme cela ? fit leborgne avec un mauvais sourire. Mais rencontrant l’œil sévère deson maître, il ajouta d’un ton respectueux :

– Monsieur le marquis m’ordonne-t-il deprendre la lettre ?

Après un moment de silence, le marquisrépondit :

– Va te reposer, Taddeo, et continue àm’instruire de tout ce qui arrivera. Quant à la lettre, je ne veuxpas la voir… tu me diras seulement si elle a été reçue. Bonnenuit.

– Dormez bien, Monsieur le marquis.

Le serviteur quitta la chambre peu satisfait.Il ne pouvait comprendre la conduite de son maître.

« C’est égal, maudite empoisonneuse,murmura-t-il, tu ne perdras rien pour attendre ! Ah !Ah ! Monsieur le marquis n’est pas curieux de lire la lettre,eh bien, moi, je veux prendre le crabe dans son trou, dût-il medéchirer les mains. »

La lumière d’une lampe brilla longtemps à lafenêtre de la tour. Eugène, assis devant une table, écrivait aucrayon sur une page arrachée de son carnet. Il avait longtempshésité à le faire, non qu’il fût effrayé de la menace de lamarquise et qu’il craignît ses révélations ; mais il avaitpeur de déplaire à la jeune femme, de perdre son estime. Pourtants’il se taisait, saurait-elle jamais ce qu’il avait voulu tenterpour elle ? car, dans l’émotion du moment, il se rappelait àpeine les explications qu’il lui avait données. Peut-être nel’avait-elle pas bien compris et il lui était insupportable depenser qu’en quittant le château, il y laisserait le mêmedésespoir, faute d’avoir eu assez de persévérance dans sarésolution. Il se mit donc à écrire avec toute l’effusion d’un cœurloyal, avec la mâle simplicité d’un soldat, la pressant de ne passacrifier à jamais sa vie. Il connaissait peu, disait-il, lescauses qui l’avaient poussée à rechercher cette morne solitude,mais il ne pouvait la voir s’éteindre dans une lente agonie avantd’être convaincu qu’il n’y avait aucun remède au chagrin qui latuait. Il l’assurait qu’en s’offrant à la servir, il n’était pointguidé par une passion égoïste ; tout ce qu’il souhaitait,c’était de l’arracher au tombeau où elle s’ensevelissait vivante.Si l’espérance était morte dans son cœur, si elle refusait de rienentendre, il ne lui resterait, à lui, autre chose à faire qued’agir selon sa propre inspiration, au risque d’empirer encore unesituation déjà si pénible. Il la priait de lui permettre de parlerà sa mère ; elle avait des devoirs aussi envers la comtesse,n’y avait-il point de cruauté à la priver de son enfant ? Lalettre achevée, il signa, plia la feuille du mieux qu’il put, puiscomme il n’avait pas de cire, il alluma une bougie dont il fittomber quelques gouttes sur le billet pour le fermer, et il y mitl’empreinte de son cachet. Avant l’aube, il se rendit près dupuits, souleva la pierre avec précaution et plaça la lettredessous. La fraîcheur de l’air calmait le trouble de son âme, ilpuisa de l’eau qu’il but à longs traits. Il s’assit ensuite sur lamargelle, considérant avec tristesse la grille qui fermait le petitjardin. Il repassa dans sa mémoire ce qu’il avait écrit, pesachaque parole ; il n’y en avait pas une qu’il regrettât ;cependant, il fut tenté plus d’une fois de reprendre le billet etde le déchirer. Pour mettre fin à cette lutte intérieure, ilregagna sa chambre et s’efforça de trouver dans le sommeil quelquesinstants d’oubli.

IV

Le lendemain, le jour se leva triste etorageux ; un vent sourd poussait dans la montagne les vapeursdu lac que le soleil était impuissant à percer. Sous le platane dela cour, près du puits, régnait une obscurité presque complète.

– Déjà debout, vieille mégère, dit à BarberineTaddeo, qui descendait de la tour, tenant à la main les bottes ducapitaine. Pourtant tu t’es promenée assez tard, hier soir.

– Qu’en sais-tu ? grommela la nourrice.Tu ronflais à faire crouler les murailles.

– Grâce au ciel, répondit le borgne avec unrire haineux, mon sommeil est profond comme celui du juste. Pourcelui qui a une mauvaise conscience, le duvet même se change enépine.

– On te connaît, répliqua la vieille, uncharbon ardent n’aurait pas de prise sur toi, tison d’enfer que tues. Va, va, passe ton chemin ; de bonnes paroles n’écorchentpas la bouche, mais j’aimerais mieux appeler la mort et la tempêtemon père et ma mère que de te dire un mot d’amitié.

Elle remplit rapidement son seau et rentradans la maison. « Aurait-il vu la lettre ? sedemanda-t-elle ; je ne l’avais pas encore mise dans ma pochelorsqu’il est sorti de la tour. D’ailleurs, je ne vais pasd’habitude si matin puiser de l’eau. N’importe, si le ciel s’enmêle, il faudra bien que le diable se retire, l’oreille basse.Hélas ! pauvre âme ! Elle s’agite toujours sans repos nisommeil. »

La vieille était arrivée devant la porte del’appartement de sa maîtresse, elle frappa doucement :« Madame la marquise ! – Rien. Elle tâche de me fairecroire qu’elle dort, mais Barberine ne s’y trompe pas. Elle ne veutpas me voir, je le sais bien. Que va-t-elle me dire ? Elle estfâchée contre moi parce que j’ai laissé entrer Monsieur lecapitaine ; cependant personne au monde ne lui est plusattaché que sa pauvre vieille nourrice. Mais comment lui donner lalettre ? Si je la glissais sous la porte ? Oui, c’estcela ; maintenant, qu’elle la prenne ou non, je m’en lave lesmains. »

La fente était large ; Barberine putlancer le billet assez loin pour qu’il fût impossible de ne pas levoir. Cela fait, la nourrice vint d’un air de satisfaction seplacer auprès de la fenêtre dont les volets laissaient pénétrerquelque lueur de jour. Elle reprit alors la ballade de la DonnaLombarda :

Écrasez dans un mortier la tête du serpent,

Écrasez-la, écrasez-la.

Mettez cette poussière dans le vin de l’époux,

Et qu’il boive, et qu’il boive,

Quand il reviendra le soir de la chasse,

Ayant grand soif, ayant grand soif.

La porte de la chambre de la marquise s’ouvrittout à coup.

– Barberine, dit la jeune femme, dont lesbeaux yeux noirs brillaient d’indignation, je m’étais promis de nepas t’adresser un mot de reproche au sujet de ta folle conduited’hier soir ; un dévouement sincère, quoique mal inspiré,t’avait poussée à cette démarche et je te la pardonnais. Mais quetu aies l’audace de persister malgré ma défense, c’est ce que je nepuis souffrir ; s’il t’arrive une fois encore de désobéir àmes ordres, nous serons séparées pour toujours. Quant à cecapitaine, il m’inspire plus de compassion que de colère ; jeveux donc ignorer sa lettre et n’en rien dire au marquis ; ilne sortirait pas vivant du château si mon mari en avaitconnaissance. Les choses cependant ne peuvent continuer ainsi. Tuvas aller au couvent demander à frère Ambroise de venir ; ilfaut qu’il apprenne ma volonté à l’audacieux étranger et qu’il luiconseille de quitter le château. Le plus tôt sera le mieux. Tu m’asentendue ?

La vieille femme, bouche béante, regardait samaîtresse.

– Madame, pour l’amour de Dieu, à quoi bonappeler le frère Ambroise ? Ne pourrais-je moi-même…

– Silence ! fit la marquise d’un tond’autorité. Je te le répète, si tu échanges seulement une paroleavec l’étranger, ne te présente plus devant moi. Hâte-toi d’amenerle bon frère, j’ai à l’entretenir de différentes choses.

Elle rentra sans attendre la réponse de lanourrice et s’enferma de nouveau. La vieille la connaissait troppour ne pas savoir qu’elle n’avait d’autre parti à prendre quecelui d’obéir, mais jamais elle ne s’y était résignée avec autantd’amertume. Son chagrin était si vif qu’avant de partir, elleoublia sa tabatière. Comme elle ne pouvait sortir sans que Taddeolui ouvrît, elle dut lui apprendre la commission pressante dontelle était chargée. À son air de trouble, le borgne jugea que lalettre n’avait pas produit l’effet qu’en attendait Barberine ;mais il se creusa inutilement la tête pour deviner ce que lereligieux viendrait faire au château. N’y réussissant pas, il serésolut à porter simplement la nouvelle à son maître.

Le marquis était debout, l’œil impatient etinquiet, comme s’il l’eût attendu depuis longtemps. Il écouta ensilence le récit du domestique ; une résolution fermementarrêtée se lisait sur ses traits rigides :

– Taddeo, dit-il en mettant dans une petitecassette des lettres et des billets de banque, je pars dans uneheure et cette fois tu m’accompagnes. Va de ma part trouver Madamela marquise, et annonce-lui que mon absence sera peut-êtrelongue ; si elle a un désir que je puisse satisfaire, si j’aieu envers elle un tort que je puisse réparer, je lui demandeaujourd’hui de les faire connaître. Pourquoi restes-tu là deboutdevant moi et as-tu l’air si surpris ?

– Comment, monsieur, balbutia Taddeo quidoutait que son maître eût toute sa raison, vous voudriez… vouspourriez… mais c’est impossible !

– C’est décidé. Va préparer ma malle, tu laporteras avec Martina au bord du lac, où nous trouverons un bateau.Ne prends pour toi-même que le strict nécessaire, et surtout ne mefais pas attendre.

Quand Taddeo fut sorti, le marquis se laissatomber dans un fauteuil, d’un air d’accablement profond. Il demeuraainsi longtemps, les yeux fixés sur la porte, écoutant ce qui sepassait au-dehors. Rien ne troublait le silence de la chambre quele bruit monotone de la montre de Gino, posée sur la table près dela cassette. Enfin, des pas lents et craintifs se firent entendredans le vestibule ; il tressaillit, puis de la main droite ils’appuya sur le bras de son fauteuil avec une indifférenceaffectée, tandis que de la gauche il comprimait les battements deson cœur, qui semblait près de rompre sa poitrine. On frappatimidement.

– Entrez, dit le marquis d’une voix à peinedistincte. Au même instant, sa femme parut sur le seuil.

Depuis deux ans il ne l’avait vue que dansl’ombre de la chapelle ; maintenant que la lumière du jourl’éclairait, il s’effraya de la pâleur de son visage. Elle s’avançatremblante ; tout à coup une vive rougeur envahit ses joues,peut-être avait-elle aperçu la montre à côté de la cassette.

Elle fit involontairement un pas en arrière,mais elle appuya sa main à la boiserie et rassembla soncourage.

– Vous voulez partir, dit-elle d’une voixaltérée, en pressant dans ses doigts amaigris la croix suspendue àson cou. Il ne m’appartient pas de vous demander où vous allez nipourquoi vous quittez le château. Mais une crainte m’a saisie. Unmalheur est peut-être arrivé à ma mère, elle vous appelle à Milan.J’ai fait un rêve affreux ; je la voyais mourante. Dites-moipar pitié si je me trompe.

– Je pense que la comtesse se porte bien,répliqua-t-il sans trahir aucune émotion ; du moins je n’aipas reçu de nouvelle qui m’apprenne le contraire. Des raisonsdifférentes m’obligent à voyager. J’ai voulu auparavant m’assurersi l’air, peut-être trop vif, de la montagne ne vous est pasdéfavorable. Je crains aussi que la tristesse de cette retraitenuise à votre santé. Dites-le moi franchement. Je m’arrangerais defaçon à vous faire passer l’hiver à Venise, où sans aucun doutevous seriez mieux que dans ce château.

– Je vous remercie, dit-elle ; et sa voixtremblait. Je ne mérite ni tant de bontés, ni tant d’égards.Laissez-moi où je suis. Je ne voudrais mourir nulle part ailleursque dans cette solitude. Cependant, si vous me permettez de vousadresser une prière, ne partez pas aujourd’hui, attendez àdemain…

– Et pour quelle raison ?

– J’aimerais mieux ne pas vous la dire. Sivous vouliez consentir à ma demande sans exiger d’explication… Maisvotre confiance serait une trop grande faveur pour moi…

Il ne répondit rien et tint ses regardsattachés sur sa femme, qui demeurait debout devant lui, immobile etles yeux baissés.

– Il faut donc que je parle, reprit-elle. Monintention était de consulter auparavant frère Ambroise, car il nes’agit pas seulement de vous et de moi, – je n’aurais alors aucunbesoin de conseil, – un tiers est intéressé aussi, et j’ai peur…Mais vous partez si vite qu’il faut prendre une décision et meconfier à votre générosité.

– Que voulez-vous dire, Giovanna ?

Elle ferma la porte derrière elle et serapprocha du marquis.

– Il y a au château, répondit-elle, unétranger qui, à mon insu et contre ma volonté, a été instruit qu’ilse trouvait ici une femme dont l’existence n’est plus qu’une longuemisère. Il a réussi à s’introduire la nuit dans le jardin. J’airefusé de l’entendre et je lui ai déclaré que je ne luipardonnerais pas s’il essayait une seconde fois d’intervenir dansma vie. Une compassion opiniâtre, presque insensée pour unesituation dont il juge mal, la connaissant trop peu, lui a inspirél’audace de m’écrire… Voici sa lettre, lisez-la. Elle vousconvaincra que je ne serais peut-être pas ici en sûreté, si j’ydemeurais seule. Je voulais demander à frère Ambroise d’exiger delui le serment de ne parler à âme qui vive de ce qu’il a vu. Maisvous agirez en tout cela comme vous l’entendrez. Laissez-moiseulement vous supplier à genoux de ne faire tomber votre colère nisur lui ni sur personne. Ils ont eu de bonnes intentions, ils nesavent pas que je ne désire nulle autre chose que de resterici.

Elle lui tendit la lettre et hasarda de leregarder. Son empire sur lui-même était si absolu que pas un musclede son visage ne trahissait la moindre émotion. Il lut le billet,puis d’un ton impassible :

– Ce jeune homme a tout à fait raison ;il voit les choses de sang-froid, et il en juge mieux ; il nemérite pas que vous l’accusiez de folie. La pensée m’est venue plusd’une fois de vous engager à changer votre manière de vivre ;je ne trouve aucun plaisir à me charger la conscience d’un meurtre,alors que je ne l’ai pu dans l’emportement de la colère ;c’est cependant ce qui arrivera si les choses continuent de lasorte.

– Certainement, dit-elle, je mourrai, maisvous n’en êtes pas coupable, et quand même vous le seriez, je vousremercierais au lieu de me plaindre, car je n’ai plus rien àespérer de la vie.

– Vous êtes jeune, Giovanna ; l’ombre quivous enveloppe s’éclaircira. Le souvenir de ce qui vous est arrivés’évanouira enfin, et vous vous étonnerez d’être restée silongtemps dans ce deuil. Moi, qui suis de beaucoup plus âgé, jelaisserai peut-être bientôt libre cette main que je n’aurais jamaisdû souhaiter, car je n’ignorais pas que votre cœur se détournait demoi…

– Cessez de vous accuser, interrompit-elle, jene vous avais point dit que j’eusse aimé avant de vousconnaître.

– Mais je le savais. Seulement, je me laissaisaveugler par la passion ; je me flattais, quand vous seriez àmoi, de vous faire, à force de tendresse, oublier mon rival. Jen’avais pas pensé qu’une première inclination dans une âme comme lavôtre, jette toujours de profondes racines. Il est arrivé ce que laplus vulgaire prudence devait prévoir.

– Non, dit-elle. Et son visage s’anima, et unéclair passa dans son regard ; vous êtes injuste enversvous-même en parlant ainsi. J’étais jeune, il est vrai, mais pasassez pour être incapable d’apprécier votre valeur, si je nem’étais pas abandonnée à un regret insensé. Plus vous avez éténoble et bon, plus j’ai été coupable de vous rester étrangère et demettre entre nous l’abîme d’une faute mortelle, que nul repentir nepeut effacer. Si ces choses arrivent dans le monde, s’il étaitpossible de les prévoir, je ne le sais point ; mais vous avezagi comme bien peu l’eussent fait à votre place ; cela, j’enai la conviction profonde. Vous aviez le droit de m’envoyer, et luiaussi, dans la nuit éternelle ; personne ne vous eût appelémeurtrier. Mais vous auriez couvert de honte mon nom, celui de mafamille ; une généreuse compassion a retenu votre main. Plustard, au lieu de m’abandonner comme l’opprobre de mon sexe, de melaisser seule, livrée à mes remords, vous avez consenti à respirerle même air que moi, vous m’avez mise en état de rentrer enmoi-même, de me connaître et de sentir combien je suis au-dessousde vous. Revenir dans le monde, moi ! Mais j’éprouve uninsurmontable dégoût pour toutes les joies auxquelles j’avais eu lafolie d’attacher mon cœur. Que m’offrirait la vie, maintenant queje ne puis plus vivre pour vous ? Cependant, puisque nousavons touché à cette blessure, puisque vous avez bien voulum’entendre, et je vous en remercie du fond de l’âme, vous nerepousserez pas la prière que je vous adresse dans cette heurebénie. Quand je serai sur mon lit de mort, ce qui ne tardera guère,si je vous fais appeler, venez, je vous en conjure. Peut-être nepourrai-je plus parler, mais mon dernier regard vouscherchera ; vous saurez qu’il vous supplie de poser votre mainsur mon front, et de dire : « Je t’aipardonné ! »

Il garda un instant le silence, en proie à laplus violente lutte intérieure.

– Non, s’écria-t-il enfin, c’estimpossible !

– Quoi ? demanda-t-elle effrayée.

– Que j’attende ta mort pour te dire cetteparole !

Il se précipita vers elle, tandis qu’untorrent de larmes jaillissait de ses yeux.

– Ma femme ! ma pauvre Giovanna !viens sur mon cœur !… pardonne-moi d’avoir été cruel… Dieu demiséricorde ! vivre une heure comme celle-ci et puis mourir,c’est assez pour te remercier toute l’éternité !

Il allait lui saisir les mains, mais, briséepar la violence de son émotion, elle tomba sans connaissance. Ils’agenouilla près d’elle, appuya contre sa poitrine la têteinsensible de la jeune femme, couvrit de baisers et de larmes sonfront et ses lèvres.

– Éveille-toi, ma bien-aimée, lui disait-il,nous commençons seulement à vivre ! Nous avons achetéchèrement le bonheur, jouissons de ces instants si doux !Éveille-toi, ma Giovanna, éveille-toi !

Enfin, ses paupières s’ouvrirent lentement,mais elle ne pouvait encore parler. Elle restait immobile dans sesbras, les regardant de ses grands yeux fixes, comme si elle eûtcraint d’être le jouet d’un rêve.

– Laisse-moi, reprit-il, te donner le baiserdes fiançailles. Tu as beaucoup souffert, Giovanna, mais l’amourchassera ces nuages. Le passé n’existe plus, et je bénis Dieu quit’a fait pour moi une âme nouvelle. Lève-toi. Non, attends unmoment que je te prenne dans mes bras.

Il la replaça doucement dans sa positionpremière, lui ferma les yeux avec ses lèvres, puis il prit à lahâte sur la table quelque chose qu’il lança dans la vallée.

– L’air est pur, dit-il, viens, ma bien-aimée,nous allons nous entretenir ensemble comme deux fiancés qui fontleurs plans d’avenir.

Il la souleva doucement, la conduisit à unfauteuil près de la fenêtre, s’assit et l’attira sur sesgenoux ; elle se laissa faire, écoutant sa voix comme onécoute une douce musique. Il lui disait sa tendresse et sonbonheur, et elle se taisait, craignant de perdre une parole decette bouche aimée. Lui, de temps en temps, s’interrompait pourprendre sa main, qu’il baisait avec passion.

V

Après une pluie légère, le temps s’étaitéclairci. Eugène erra longtemps au milieu des rochers où, pour lapremière fois il avait rencontré Barberine. Mais c’était en vainque le soleil brillait, la tempête n’avait point cessé dans sonâme, et ses yeux que nul sommeil n’était venu visiter pendant lanuit, erraient tristement sur l’aride plateau.

Il avait vu le matin la nourrice passer sur lepont-levis et prendre le chemin qui conduit au couvent. Elle nechanta pas et ne fit aucun signe. Bien plus, lorsque, se détournantpar hasard, elle l’avait aperçu à la fenêtre, elle avait ramené samante sur son visage avec un mouvement d’effroi. Que devait-ilpenser ? Sa lettre avait-elle été repoussée avec colère, oubien un danger menaçait-il, et Barberine voulait-elle l’attirer surla montagne pour soulager son cœur ? Il avait inutilementattendu pendant une heure entière. Le soleil, perçant les nuages,l’obligea à chercher dans la cabane un abri contre ses rayonsbrûlants. Il se dit d’ailleurs que la vieille saurait l’y trouversi elle avait quelque chose à lui apprendre.

La cabane lui parut encore plus triste que lapremière fois. Pas une chèvre ne s’égara dans les environs ;l’araignée qui avait suspendu sa toile aux noires solives, reposaitparesseuse, attendant que le soleil eût achevé de boire des gouttesde pluie que la toiture mal jointe avait laissées filtrer sur lefragile réseau. Eugène se retira dans le coin le plus sombre,l’oreille attentive au moindre bruit ; mais gagné par le calmeprofond du milieu du jour, il ne tarda pas à s’endormir.

Un violent orage le réveilla en sursautquelques heures plus tard. Il se leva, le cœur allégé, résolu desortir au plus vite de la situation fausse où il se trouvait ;debout sur le seuil de la cabane, où il attendait que le temps luipermît de se remettre en marche, il prit en lui-même un partidécisif. La volonté si formellement énoncée par le marquis de nepoint vendre son château, mettait fin à la mission dont le maréchalRadetzky avait chargé le jeune officier ; car, malgré sespréoccupations de la veille, son œil exercé avait vite reconnu quetoute fortification qui ne comprendrait point la Citadelle, seraitcomplètement inutile. Il décida donc d’attendre jusqu’au lendemainla réponse de la marquise ; si la jeune femme gardait lesilence, il n’avait point le droit d’agir en dépit d’elle ; ildevait se résoudre à laisser à la destinée le soin de dénouer celugubre drame.

La pluie avait cessé ; il quitta lacabane d’un pas ferme, s’arrêtant toutefois de temps à autre pourregarder si la vieille ne paraîtrait pas derrière un buisson, desorte qu’il lui fallut plus d’une heure pour regagner le château. Àsa grande surprise, il trouva la porte ouverte et le pont-levisencombré par une foule de femmes et d’enfants qui plongeaient dansl’intérieur des regards curieux ; l’officier se fraya unpassage avec peine et vit dans la cour une carriole dans laquelleétaient entassés des paquets, des malles, des bagages de toutesorte. Barberine et une autre servante à la mine maussade allaientet venaient d’un air effaré ; sans cesse elles apportaient denouveaux objets, qu’elles rangeaient avec soin. Quand la nourriceaperçut Eugène, elle murmura quelques mots inintelligibles, courutà sa rencontre et l’entraîna dans la maison, où elle se laissatomber sur le lit de Taddeo, suffoquant de joie, faisant millegestes auxquels son interlocuteur étonné ne comprenait absolumentrien.

– En croiriez-vous vos yeux, Monsieur lecapitaine ? Et elle aspira une forte prise de tabac pours’éclaircir les idées. « Sainte Mère de miséricorde ! Quipouvait s’y attendre ? Ce matin encore, je pensais que vous etmoi nous n’échangerions plus jamais un mot ensemble, car elle avaitmenacé de me chasser si seulement je vous disais bonjour. Toutcela, Monsieur, à cause de votre lettre. Le Seigneur Dieu, qui m’acréée, sait combien je pleurais en gravissant la montagne pouraller chercher frère Ambroise. Je croyais qu’elle se sentaitmourir, et qu’elle voulait se confesser pour la dernière fois.Aussi, tout le long de la route, que de mal j’ai senti dans le côtégauche, à l’endroit dont je souffre toutes les fois que j’ai duchagrin. Frère Ambroise tâchait de me consoler, mais ses paroles nefaisaient pas plus d’effet sur moi que la limonade sur un homme quia le froid de la fièvre. Enfin nous arrivons. Je demande àTaddeo : « Où est Madame ? » Il me répond avecla mine de quelqu’un qui annoncerait le jugement dernier :« Elle est chez Monsieur. » Je lui dis : « Tute moques de moi, menteur, c’est impossible. » Ilreprend : « Impossible ou non, cela est, vieille ;nous allons partir et j’espère ne plus voir ton vilainmuseau. » Je grimpe quatre à quatre l’escalier, suivie defrère Ambroise. Qui pensez-vous que nous voyons près de Monsieur,et se laissant tout doucement cajoler ? C’était elle, ouivraiment c’était bien elle. Au bruit que nous faisons en entrant,elle saute sur ses pieds, rouge comme une fillette que l’on auraitsurprise en amoureuse conversation. Comment tout cela était arrivé,je ne puis pas vous le dire, je ne le sais pas ; mais jevivrais cent ans, que je ne verrais jamais un pareil jour.

« J’essayai d’interroger Martina ;pour les bonnes nouvelles, elle est sourde et muette. Je voulusfaire parler Taddeo ; il est bien discret et bien rusé, lecoquin ! J’ai deviné cependant qu’il n’avait pu rien entendre,et c’est ce qui le mettait en si méchante humeur. Alors Madame estdescendue dans la cour, elle est allée à lui, a dit quelques mots àvoix basse et lui a tendu sa main qu’il s’est efforcé de retenir etde baiser, mais elle n’a pas voulu. Il avait l’air d’être toutretourné. Il sifflait, il chantait, il n’était que miel et sucre. Àmoi, au contraire, Madame ne dit rien, ni à Martina ; elle futpourtant très bonne et nous donna les vêtements qu’elle a portésdepuis qu’elle est ici. Puis elle alla chercher au fond de sonarmoire une robe blanche qui n’avait pas vu le jour depuis deuxans. Et comme sa toilette était finie : « Sur mon âme,m’écriai-je, on vous prendrait pour une fiancée ! » –« Je le suis aussi, répondit-elle, viens avec moi,Barberine. » Je montai à la chapelle, où étaient déjà lemarquis et Taddeo ; frère Ambroise fit agenouiller Monsieur etMadame au pied de l’autel afin de leur donner sa bénédiction, commes’ils étaient unis pour la première fois. Je pleurais decontentement, et Taddeo lui-même, le pécheur endurci, grimaçaitd’une manière affreuse avec sa bouche et son œil.

« Ah ! cher Monsieur, combien leschoses ont tourné autrement que nous croyions hier à pareilleheure ! À peine le frère avait-il fini que Monsieur se leva,embrassa Madame et sortit avec elle. Il ne regarda pas une seulefois de mon côté, mais je voyais bien qu’il n’était pas en colèrecontre moi. Madame s’appuyait sur son bras et ils allaientensemble, tantôt marchant, tantôt s’arrêtant. Taddeo me dit alorsde tout emballer, parce que nous devons partir demain matin avecles maîtres. « Voici un billet, ajouta-t-il, que tu remettrasau capitaine. » Il courut ensuite retrouver Monsieur qui étaitsur le pont-levis avec frère Ambroise. C’est là tout ce que jesais, peut-être y en a-t-il davantage dans cette lettre. »

Le papier qu’Eugène déplia d’une main fébrile,contenait seulement ces mots tracés au crayon par le marquis :« Vous êtes un homme d’honneur, n’oubliez pas à l’avenir ceque l’on doit à l’hospitalité. Adieu. »

L’ombre du soir enveloppait déjà la valléequand une heure plus tard Eugène traversa le pont-levis, accompagnéd’un jeune garçon qui portait ses bagages. Il n’avait pu serésoudre, malgré les instances de Barberine, à passer la nuit auchâteau, et il descendait lentement le sentier, plongé dans sesrêveries. Tout à coup il aperçut au milieu des rochers blanchâtresdu ruisseau quelque chose de brillant qui attira son attention. Ildit au montagnard de l’attendre, et se glissant avec précautionentre les broussailles, il se dirigea vers l’objet de sa curiosité,c’était une montre, celle-là même – il n’en douta pas un instant –qui avait marqué tant d’heures amères depuis ce fatal minuit oùTaddeo l’avait apportée à son maître. Maintenant elle était pourtoujours silencieuse, car le choc en avait brisé les rouages.

Le jeune officier la mit machinalement dans sapoche ; elle lui rappellerait, pensait-il avec tristesse, lesouvenir de ce voyage. Mais au moment où le bateau qui devait leconduire à Riva quittait le bord du lac, il tira brusquement lamontre et la jeta dans l’eau profonde.

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