Categories: Romans

L’Autre Alceste

L’Autre Alceste

 

d’ Alfred Jarry

Partie 1

Récit du vizir Assaf

 

L’ange de la mort est apparu à mon maître avec six visages, avec lesquels il recueille les âmes des habitants de l’Orient, de l’Occident, du ciel, de la terre, des pays de Jadjudi et Madjudi etdu pays des croyants. Et il a tourné vers mon maître son sixième visage. Or, les djinns qui travaillent au temple en coupant les métaux sans bruit avec la pierre samur procurée par le corbeau,entendront la chute du corps du prophète sur le parquet de sa salle de cristal, et ne voudront point achever de construire. Ils voient mon maître debout entre les murailles transparentes, appuyé sur son bâton de cèdre ; et si l’ange lui enlève son âme dans cette posture, le parquet lumineux ne vibrera, heurté par le corps terrestre, qu’après la rupture du bâton, rongé par les vers. Et peut-être le temple sera-t-il achevé. J’ai conseillé à mon maître de soutenir ses paumes avec une verge d’or incorruptible, afin que les djinns le sachent éternellement debout dans la salle de cristal. Mais le prophète ne veut point empêcher que les vers démentent un éternel mensonge, et l’ange a préparé l’enveloppe de soie verte où sera insufflée son âme, confiée à un oiseau vert qui la portera au tribunal des deux anges Ankir et Menkir. Mais j’ai élevé mes regards vers le ciel, et la reine Balkis, femme de Salomon, qui a pour lui abjuré le culte du soleil, consentira à confier son âme à elle à l’ange qui l’insufflera dans l’enveloppe de soie verte, et l’ange de la mort, sous quelque forme qu’il apparaisse, recevra une âme enveloppée pour l’offrir à l’oiseausimurg, car l’âme doit parvenir au paradis des croyants par la région de l’air et du feu ; et un corps astral pour le batelier monstrueux, qui le transportera par le pays des marais.Ainsi Salomon vivra en corps et âme jusqu’à l’achèvement dutemple.

Partie 2
Récit de Doublemain

J’ai vu le vizir Assaf errer, son cimeterre à la main, autour dela salle de cristal, car la salle a trois cent
soixante-cinq portes, et il ne sait par laquelle j’entrerai pouraller vers son maître. Je ne veux pas tout de suite prendre l’âmede Salomon, mais je voudrais quelque chose qui émane de lui etparticipe de sa sagesse et de la splendeur de son corps. Je veuxavec mes ciseaux verts cueillir une touffe de la candeur de sabarbe, du moins : puisque son crâne ferme comme une voûte polie lecellier de son cerveau, où des djinns savants brassent sonintelligence. Mais quand j’aurai avec mes ciseaux tranché cetentacule visible de l’esprit du roi des prophètes, la feuille delaquelle pend le principe de sa vie croulera de l’arbreSidrat-Almuntaha, l’oiseau vert absorbera son âme et son corpsastral naviguera à l’ombre de mes rames sur les eaux calmes quiencorbellent le paradis des croyants. Plaise à Dieu que cettesatisfaction me soit laissée, et que je ne trouve pas en frappant àl’une des portes de la salle de cristal – je préférerais croisermes ciseaux minuscules contre le cimeterre circulaire du vizir – lecadavre étendu sur le parquet transparent, l’âme envolée vers leshauteurs où perche le simurg, et le corps astral flottant dansl’air mobile pour venir s’asseoir à l’avant de ma barque, derrièremoi, m’avertissant par son poids léger mais sur ma barque encoreplus frêle, qu’il faut que je rame vers la justice d’Ankir et deMenkir.

Partie 3
Récit de Balkis

Mon guide m’attendait dans la barque pareille à la carapace d’unescarbot desséché. Et je n’ai point vu d’abord le marais, semblableà la robe d’un paon vert, à cause des myriades pressées des yeuxdes lentilles, et je n’ai point vu la face de mon guide, non plusqu’il n’a vu la mienne. Son dos m’est apparu lamé de bronze, oucouvert d’écailles très semblables à des feuilles de myrte, commesont celles de la couleuvre. Et ses bras très longs se perdaientdans l’eau latérale, comme si le grand escarbot des marais dont lacarapace était notre barque, eût ramé avec la paire médiane etvelue de ses pattes. Et après la vision de son dos vert, des hommesrouges à figure d’oiseau et aux robes droites passèrent successifsdevant mes yeux des deux côtés de la barque, et par plusieurs foisils l’appelèrent DOUBLEMAIN.
Et avec le mouvement je perçus l’eau et la fin de la croûte deslentilles, à quoi succéda une glace plus mobile.
Des êtres tels que des oeufs de mercure solide écrivaient etdécrivaient tous les nombres et le signe de l’infini, glissantleurs éclairs sur la tôle de sable. Je détournai vers eux mesregards du rameur, et réapparurent les hommes rouges. L’un dit : «Doublemain ! que portes-tu dans ta barque rongée ?N’est-ce pas Salomon ? Quoi de plus beau que l’utile et despots de terre superbement rangés ? » Et cet être encore nonsorti des limbes dit que son nom d’homme serait dans le futurXénophon. « Paix ! s’écria mon guide, parlant aux hommesrouges ou avertissant les patineurs d’hydrargyre précédant labarque ; paix ! ou l’eau polie à ma voix va devenirboueuse et mobile, et vos pieds d’acier s’enliseront aux os de laterre. » Ayant dit, il rame.
« Quoi de plus beau, dit Xénophon, que des plats géométriquementdisposés ? » Et il s’écarte, chassé par un grand insecte longmarchant sur l’eau avec des membres en forme de fils.
Aux voix et aux bruits, les oeufs de mercure gyrants éclatèrent surl’eau en déployant des ailes de viande et saignèrent dans l’air lesang des pins ; des êtres plats semblables à des pieds cornustraînant des talonnières déplumées se soulevèrent vers la face del’eau comme les écailles de la vase. Doublemain murmura qu’il étaittemps qu’il plongeât ses bras jusqu’au Livre et feuilletâtHydrophilus.
Et il exhuma du profond un escarbot monstrueux, couleur de poix, leventre triangulaire vitré comme une fenêtre sur son coeur,l’établit dans la barque sur le chevalet de ses pattes, et, ouvrantà deux battants les élytres, feuilleta les ailes dépliées.Détournant ma vue vers le marais, je vis réapparaître la formerouge, et Xénophon ricana : « Tu n’inscriras pas Salomon. »Doublemain penché sur le vivant triptyque le souleva aveccourroux ; et il sembla qu’il tînt sur l’avant de la barqueune proue, et au milieu de la barque une voile claquante et sonore,et par-dessus la voile une oriflamme déroulée, et parmi unelanterne rougeoyante. Et il crucifia au mât le grand escarbot, lesailes ouvertes flottantes, les côtes triangulaires et vitréesluisant roses. La barque vogua plus vite et s’enfonça dans lesbrouillards gris parmi des formes cendrées. Et au momentd’abandonner la région claire, Xénophon dit : « Quoi de plus beau,ô Doublemain, que des paires de chaussures alignées selon l’ordremilitaire ? Tu portes Salomon, ha, ha, et son âme. » Et nousfûmes sur une eau déserte, le carrousel de métal gyrant toujours,derrière nous maintenant, sous le ciel bas. Des bulles crevaientavec une petite fumée. Contre nous vrombissait le supplice del’escarbot.
Et nous revînmes au milieu de la fuite dispersée des êtres del’eau, Doublemain retourné dans la barque pointue aux deux boutsqui n’avait pas viré, ramant face à ma face, et disant : «Hydrophilus, pardon ! je me prosterne devant ton dos courbe etl’angle dièdre de ton ventre. Permets que je m’approche sans peuret te décloue. Le bourdonnement de tes ailes autour de ton corpsstrident est épouvantable. Livre, ferme tes feuillets où j’aifailli inscrire la hideur sans âme. Hélène ! Hélène !Voici le corps étranglé artificiellement au milieu qui a laprétention de figurer le signe de l’infini quand il estcouché ; à la partie supérieure, les deux glandes meurtries etexcoriées au centre qui se décomposent et se dissolvent quand unêtre inconscient, avant d’avoir acquis la noblesse de broyer desos, doit commencer à vivre de putréfaction, après être éclos dusang et de la sanie d’une tumeur percée, parce qu’un homme ainconsidérément uriné vers la touffe de moisissure qui dissimule lahonte et la plaie toujours suppurante de la bouffissure inférieure.Hélène ! l’homme ne peut plagier l’usage de cette plaie qu’enoffrant comme simulacre l’issue condamnée par Dieu à excréter lesimmondices du corps. Hydrophilus ! toi qui te repais, commetous en enfer, d’excréments, emporte celui-ci (peut-être alorsexcuseras-tu ma récente violence) et emporte aussi sur ton ventreet contre tes trachées de l’air respirable parmi la vase du marais,car (Hydrophilus disparut sous l’eau, vers le pays des vivants, mepétrissant entre ses pattes) je ne vois point s’élever vers lasurface de l’eau la petite bulle qui éclate en fumée et prouve quele corps sait expirer une âme. »
Quand il eut dit, sur notre fuite glauque plana le vol brisé dureflet de ses rames.

Partie 4
Récit de Salomon

C’est en vain que j’ai un anneau formé de quatre pierres medonnant toute autorité sur les mondes des esprits, des animaux, dela terre et des vents. Je ne me souviens plus des devises inscritessur les quatre pierres, mais de la maxime de l’aigle, que, silongue que soit la vie, elle n’est qu’un long retard de la mort. Etje me souviens aussi de la sentence du coq : Pensez à Dieu, ôhommes légers. Mais la plus belle maxime de toutes est celle dufaucon, qu’il faut avoir pitié des autres hommes. Pour obéir auxdeux maximes du faucon et du coq, je voudrais avoir achevé montemple, afin que Dieu soit dignement glorifié après moi parmi leshommes. Après ma mort, aucun homme ne pourra manier mon anneau sansêtre réduit en cendre, et les esprits qui à mon commandementédifient le temple se disperseront dans un tourbillon.
Il ne serait point injuste, comme me l’a conseillé mon vizir Assaf,que quelqu’un prît ma place devant l’envoyé de l’ange de la mort. Ôsi j’avais imité ce petit homme, qui mourut en ma présence aprèsavoir fait voeu de vivre, à la vue d’une étoile filante, jusqu’à larencontre du plus grand prophète ! Mon père David estmort ; et j’ai demandé à Dieu qu’il fût possible de déjouer lepieux subterfuge de ma femme Balkis : car on ne doit point donnerune âme de femme en échange de l’âme d’un prophète ; et je mesouviens qu’avant de l’épouser je la fis entrer dans une salleparquetée de miroirs, pour voir si elle n’avait point des piedsd’âne.
Roboam, mon fils, est dans la force de l’âge du corps et del’esprit ; et j’ai pour lui un amour qu’il serait sacrilège deprostituer à une femme, car en lui je me remire en mon passé ;j’observe avec ma sagesse centenaire la croissance de mon corps etde mon esprit de vingt ans ; et peut-être est-il assez pénétrédu reflet d’amour de ma sagesse pour – après s’être offert enrançon de la vie terrestre de mon âme – oser lutter par le fercontre l’envoyé de l’ange de la mort, et reprendre, au-dessous dela mienne, sa feuille vitale à la branche de Sidrat-Almuntaha.

Partie 5
V. Récit de Roboam

Doublemain viendra avec des ciseaux de barbier ou l’arêtecoupante de ses avant-bras, et détachera une boucle de ma chevelurepour la consacrer à l’ange de la mort, et ainsi il ne touchera pasun poil de la barbe de Salomon mon père, et l’ange qui veille lesyeux fixés sur l’arbre Sidrat-Almuntaha ne verra point jaunir et serecroqueviller la feuille qui a germé quand s’est animée la semencede David.
Plein de ces pensées, je suis venu vers le marais, et, comme dansles songes d’été, on court, dans un spasme douloureux ou amoureux,sur le sable sec, vers le reflux à qui le flux ne fait pluséquilibre de la mer, et l’on chasse devant soi la déroute despetites vagues blanches murmurant sauve-qui-peut, je n’ai point vule marais, mais un peu d’eau dans une prairie près d’un petitrocher entre des herbes desséchées et la lubricité au fond de cetteeau du volume cylindrique des livres de mon père et de mon aieul,ébranlé sur place par les bêtes luisantes des mares, qui lesoulevaient par instants, portées vers la surface par la bullequ’elles respirent, et l’abandonnaient pour un peu d’air vital.J’ai voulu prendre le livre, alors la mare s’est desséchée, laglace a palmé les intervalles fourchus des glaïeuls, les bêtes del’eau ont foui la terre. Et Doublemain est venu sans marcher, lespieds unis formant la figure des deux nageoires caudales d’unpoisson dressé, glissant tout droit avec le bruissement des petitscristaux du givre écrasé. Et pas plus que la femme de mon père,Balkis, je n’ai vu sa face. On dit qu’on ne voit point sa face avecles yeux du corps. Il avait un visage feint de velours vert, et moij’ai senti, comme une toile d’araignée, un masque de velours blancse tisser jusqu’à mes tempes, avec un prurit délicieux, selon uneligne qui partait du haut et du milieu du front, et par la tempedroite titillait l’aile de la narine droite. Ce fut si voluptueux,descendant au contact horizontal de mes lèvres où la peau rouge estplus mince, que je grinçai des dents, et vis que nos deux masquesétaient deux masques d’escrime, le mien tissu des poilsembabouineurs des chats, ou des plumes circumorbitaires des oiseauxnocturnes, ou plus exactement des poils pareils à des plumes dupoitrail des chiens du pays de Sin, qui sont comestibles.Doublemain avait un toit sur le visage, et c’est à quoi je lereconnus pleinement, d’écailles de bronze pareilles à des feuillesde myrte. Et nous engageâmes nos épées de si près que nous nepouvions parer sur les lames, mais sur nos avant-bras. Je vis aussique Doublemain avait les bras doublement coudés, un second brasnaissant des os de son poignet ; et selon qu’il levait oubaissait les coudes, de chacune de ses épaules naissait un M ou unW. Il ripostait en étendant l’extrémité de son bras, qui était toutun bras déjà ; et quand il me sentait rompre, sans écarter sesjambes soudées, il développait les quatre os de son bras doubledans l’horizontalité sinueuse d’un éclair vert triplementbrisé.
Et je parai le premier coup en fauchant d’un coup de taille, prèsdu coude, la main qui tenait l’épée ; et il me sembla voirtrouble comme si une deuxième toile d’araignée s’étendait sur lesoeillères de mon masque, grillage non protecteur ; etDoublemain tentait de parer avec les trois os de son moignon ;et d’un deuxième coup du tranchant de ma lame je frappai son bras àson second humérus, et crus avoir la satisfaction de voir réduitsau normal ses membres extraordinaires. Mais mon masque se fit plusobscur et je vis la nuit peuplée d’hommes rouges, et tenant monestoc vers l’adversaire de la main droite, j’ôtai mon faux visagede la gauche, regardant les oeillères qui comme les yeux de ma facese fermaient, et collaient et soudaient leurs cils ; et jefrappai une troisième fois en gémissant et tremblant de tout moncorps. Et sur la silhouette verdâtre du souvenir du moignon d’unseul os rouge, la taie orbiculaire se referma très lente, unissanten une épaisse membrane les deux barbes de cils blancs. Et j’erreaveugle dans la barque du rameur manchot, dont le bras droit saigneà ma gauche pour nourrir les bêtes métalliques du marais mort, etDoublemain rame puissamment de sa main sénestre, et pendant queSalomon, mon père, surveille les djinns qui achèveront le temple,la barque tourne dextrorsum, comme un gyrin gigantesque dont onaurait ôté la moitié gauche du cerveau.

(23 août 1896)

Share
Tags: Alfred Jarry