L’Autre vue
L’âme pâtit en tant qu’elle a des idées inadéquates.
Spinoza
À Rémy de Gourmont
À l’érudit, au penseur, à l’artiste
en témoignage d’admiration
et de sympathie
G. E.
Chapitre 1 L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL
Hast du die gute Gesellschaft gesehen ?
Gute Gesellschaft habe ich gesehen ; man nennt sie diegute Weil sie zum kleinsten Gedicht keine Gelegenheitgibt.
Gœthe (Venetianische Epigramme)
Les papiers publics se sont beaucoup occupésd’une affaire mystérieuse : celle de ce jeune fossoyeurcondamné à six mois de prison pour violation de sépulture etemporté depuis par une fièvre cérébrale. Ils ont mis en cause, sonnom ayant été mêlé aux débats judiciaires, feu M. LaurentParidael, cousin de Régina Dobouziez, ma femme, laquelle avaitépousé en premières noces M. Freddy Béjard qui périt simisérablement avec la plupart de ses ouvriers dans l’explosion desa cartoucherie[1]. Notre parent Laurent Paridael futaussi relevé pour mort sur le terrain de la catastrophe. Plût àDieu qu’il n’en eût pas réchappé. Il n’aurait plus traîné alors unevie déclassée, il se serait épargné de mourir plus piteusementencore par un suicide, après force excentricités. Son honorablefamille n’eut point subi l’humiliation de voir son nom accolé àcelui d’un malfaiteur et sa mémoire exposée aux commentaires d’unepresse friande de scandales.
Sans doute, il me répugne de remuer cessouvenirs, mais il a circulé tant de racontars sur le caractère etla conduite de notre infortuné parent que j’ai jugé indispensablede rectifier les faits.
Ce fut un personnage déconcertant, qui portaun défi aux convenances, mais il s’était fait une idée spéciale del’humanité et de la nature, et en tenant compte de cette visionparticulière, on reconnaîtra qu’il apporta certaine logique dansses écarts et qu’il concilia ceux-ci avec une générositéchevaleresque ressemblant à une manière d’apostolat.
Je l’ai intimement pratiqué, surtout avant monmariage avec sa cousine Mme veuve Béjard. Nos bonsrapports subsistèrent jusqu’à ce que ses anomalies fussent devenuessi flagrantes que sans rompre avec lui, je me vis forcé, par égardpour mon rang et mes relations, de ne plus m’afficher en sacompagnie.
De son côté, il me conserva toujours unecertaine estime. En mourant, il m’a confié le manuscrit de sonjournal, une sorte de confession par laquelle il désirait sejustifier à mes yeux.
La lecture de ces cahiers, jointe à ce que jesavais par expérience de la destinée du pauvre garçon, m’a laisséassez perplexe, partagé entre de la commisération et de larépugnance ; néanmoins, ces confidences, même les plusimprévues, me permettent de conclure à la loyauté et au caractèremagnanime du défunt ; elles révèlent une rare intelligence, debrillantes quoique bizarres facultés, une sensibilité spéciale, dela perversion, mais non de la perversité. Après les avoir lues,tout lecteur de bonne foi partagera ma conviction que Paridael futavant tout un malheureux, à la fois son propre bourreau et sapropre victime. Aussi est-ce pour l’édification des honnêtes gensque je me décide à publier ces feuillets. Ma première intentionavait été de les brûler après en avoir pris connaissance, mais, enprésence des calomnies dont la mémoire de Paridael fut accablée parles gazettes, je me crois un devoir de les produire au grandjour.
Je me suis simplement permis de compléter, parma connaissance du personnage, ce qu’il aura révélé surlui-même.
L’avouerai-je ? En recopiant ces pages,maintes fois troublé plus qu’il n’aurait convenu, j’éprouvais lasensation d’une force vive perdue pour la société et pour lapatrie. Malgré leur ton crispé, ces épanchements dégagent un telcharme que, j’en arrivais à douter de mon bon sens. Est-ce lui oumoi qui vois mal ? me demandais-je, tant il règne deconviction dans ces accents, et tant le dévoyé s’interprète aveccohérence.
En livrant ces mémoires à la publicité, je meflatte aussi de rendre service aux savants qui s’occupent de nospsychoses et qui nous prémunissent contre les écarts de ce que,dans notre infatuation, nous avons qualifié de génie. Le cas deParidael me paraît, certes, de nature à intéresser cesspécialistes. Un problème d’un ordre extrêmement actuel se rattacheà sa fin comme aussi à la mésaventure de cet obscur manœuvre dontje parlais en commençant.
Après ces indispensables prolégomènes, je mereporterai à l’époque où je fis la connaissance de LaurentParidael.
Ce fut lors d’un dîner sans cérémonie chezM. et Mme Dobouziez, les grands industriels, fabricantsde bougies stéariques, mes futurs beaux-parents. Orphelin depuisdeux ans et placé par ses tuteurs, mes amphytrions[2], dans un collège lointain, le jeuneLaurent était venu passer ses vacances au pays.
Nous nous étions mis à table.M. Dobouziez servait le potage. Les domestiques continuaient àréclamer Laurent à cor et à cri, l’un au pied de l’escalier,l’autre à la porte de la rue, un troisième à celle du jardin. Leretardataire accourut enfin essoufflé et tout en nage. C’était ungarçon de figure intéressante, très solide pour ses quatorze ans,un large front offusqué par des broussailles de cheveux châtains,de grands yeux caves et cernés, le regard farouche d’une bêtetraquée, la bouche assez forte plissée par une expression précocede malaise et d’amertume. Des écorchures aux joues et aux mains, uncostume neuf couvert de boue et déjà troué, indiquaient untempérament de casse-cou et un adepte des exercices violents.
En le voyant équipé de cette façon,M. Dobouziez fronça les sourcils et le foudroya duregard :
– Comme vous voilà fait ! Allons,dépêchez-vous de monter à votre chambre et ne revenez que lorsquevous serez présentable !
Mes hôtes profitèrent de son absence pour meconfier les tracas qu’il leur causait. Cet enfant décourageaitleurs meilleures intentions. Malgré son intelligence, il faisait ledésespoir de ses maîtres. Au lieu de s’appliquer à l’étude desconnaissances utiles, il se bourrait la tête de billevesées et demauvaises lectures ; il se chamaillait avec ses camarades,fomentait l’insubordination, se démenait comme un diable,commettait incartade sur incartade.
Depuis son retour, ses tuteurs en étaientencore à attendre une première marque de tendresse. Il se dérobaità leurs avances, affectait de ne leur parler que lorsqu’ilsl’interrogeaient et profitait de toutes les occasions pour leurfausser compagnie. Quand il ne se verrouillait pas dans sa chambre,il polissonnait à la rue ou bien, ce que M. et MmeDobouziez voyaient surtout de mauvais œil, il couraits’encanailler, comme ils disaient, avec les ouvriers de leur usine.Moi qui représente l’opinion démocratique au Parlement et qui suisné dans l’arrière-boutique de tout petits mareyeurs, au fond d’uneimpasse voisine du marché au poisson, je ne partageais pas tout àfait la manière de voir de mes amphytrions au sujet du plaisir queLaurent prenait avec leurs braves travailleurs.
Lorsqu’il reparut à table, après s’êtredébarbouillé et rafistolé, je me mis en frais de conversation aveclui. Il accueillit assez mal mes avances ; mais à notrerencontre suivante il se dégela et j’étais parvenu à l’apprivoiser,quand il reprit le chemin du collège. Je le revis aux vacancesd’après. Le potache était devenu un ferme adolescent. Sesdispositions n’avaient guère changé. Il évitait toujours lesmembres de sa famille et leurs connaissances pour passer tout sontemps avec les chauffeurs et les magasiniers de la fabrique. De sacaste, il boudait jusqu’aux enfants de son âge.
J’étais le seul monsieur qu’il prit pourconfident. La chaleur qu’il mettait à me vanter ses humbles amisflattait mes convictions politiques, favorables à un rapprochemententre capitalistes et salariés.
Voici quelques passages du journal de Laurentoù sa sympathie pour les ouvriers s’exprime en des termespassablement exaltés, mais qui ne dépassent pas la mesure et quis’accordent assez bien avec les propos qu’il me tenait à cetteépoque :
Je ne me lasse pas de contempler les paveursqui travaillent depuis deux jours sous mes fenêtres. J’aime lamusique de leurs « demoiselles », le timbre m’en estcher. Eux-mêmes accordent souverainement le rythme de leurs gestesà la couleur de leurs frusques et de ce que l’on voit de leurchair. Accroupis ou debout, au travail ou au repos, toujours ils meséduisent par leur dégaine plastique et ingénue. Le bleu de leursyeux d’enfants, le corail de leurs lèvres succulentes rehausse sidélicieusement leurs visages hâlés ! Je me délecte à leurscoups de reins, à leurs rejets du torse en arrière, au tortillagede leur feutre, au ratatinement de leur « marronne ».(C’est ainsi qu’en leur parler wallon ces paveurs de Soignies et deQuenast, qui rejoignirent à la grande ville les cadettes descarrières natales, désignent leurs bragues dont la couleur rappelleen effet celle des châtaignes.)
Généralement pour damer ils vont par deux.Après s’être appariés, ils crachent dans leurs mains, empoignentles hies par les manelles, esquissent une sorte de salut d’armes,et les voilà qui partent, accordant leurs gestes, pilant encadence, l’une demoiselle retombant lorsque l’autre se relève.
Parfois ils pivotent sur eux-mêmes, setournent le dos, s’éloignent quelque temps pour pirouetter denouveau, se refaire vis-à-vis et se rapprocher, de la même allureréglée, sur le pas sonore de leur outil. On dirait d’une danse trèslente, d’un menuet du travail.
Il leur arrive de s’arrêter pour reprendrehaleine et échanger quelques puérilités auxquelles leur sourireprête une portée ineffable. Ils rejettent leur coiffe en arrière,se calent, les poings sur les hanches ou les bras croisés, lesjambes un peu écartées, après s’être essuyé le front d’un revers demain ou à la manche de la chemise. Braves gens ! Leur sueurembaume autant que la sève des sapins et des rouvres ; elleest l’encens de cet office agréable au Seigneur. Quelle prière vautleur travail ?
Hier, au tournant d’une rue dans le centre dela ville, j’entrevis un admirable jeune charretier. Il se tenaitdebout sur son tombereau vide, le fouet et la longe à la main, del’air dont il eût conduit un quadrige. Il souriait d’un sourireaussi intrépide que le claquement de son fouet ou le hennissementde son cheval. En somme, pourquoi souriait-il ? Il y avait dusoleil, la vie lui était bonne. Ce petit ouvrier condensait, en sapersonne réjouie, tout le relief et le cachet professionnels. Ilquintessenciait la corporation. Au carrefour suivant, il vira,disparut, fouet claquant, char cahotant, la bouche goulue et lesyeux incendiaires, rosé et ambré, poignant de crânerie et dejeunesse : Antinoüs[3]charretier.
Tel chiffonnier, tel mendiant, me fait tomberen arrêt ; je leur demanderais de venir me voir chaque jour,de m’être un régal pour les yeux. Ces pauvres diables ignorent leursplendeur. Nul n’estimerait celle-ci comme je le fais.
Il m’arrivera de m’éprendre d’une simple voix.Un gagne-petit criant son sable, ses fagots, ses moules ;appelant les os et les drilles dans sa hotte ou sa besace, résumeen une intonation toute la navrance d’un adagio. Ces haillons devoix accumulent le pathétisme d’une vie de lutte et de misère.
Je me rappelle une nuit d’été ou deuxgaillards allaient et venaient en se querellant sous ma fenêtre.Réveillé en sursaut et de méchante humeur, je bondis pour envoyerces braillards à tous les diables. M’étant penché au dehors, lecharme de la nuit ou plutôt un autre charme que je ne tardai pas àm’expliquer, m’empêcha d’intervenir. Je ne parvenais pas àdistinguer mes deux querelleurs ; en revanche, je les suivaisdes oreilles. Ils se disaient des injures en une langue que je nesaisissais pas, qui était sans doute au flamand ce que l’argot estau français. De quelles voix ils proféraient ces injures !Sans les voir je me serais pris à les aimer pour leurs voixlyriques ! Étaient-ce des escarpes qui se disputaient un butinou deux amis, rivaux en amour ? L’un accusait l’autre etcelui-ci se défendait avec chaleur. En viendraient-ils auxprises ?
Le diapason auquel ils étaient montés mel’aurait fait craindre. Mais leurs vociférations s’apaisèrent.Leurs allées et venues dans la rue déserte me ménageaient d’inouïseffets de crescendo et de smorzando, auxquels la beauté de la nuitprêtait un fluide de plus. Au lieu d’un hourvari de larrons oud’une attrapade entre galants, ils m’évoquaient plutôt une scène dedéfi dans une arène antique ou les préliminaires d’un jugement deDieu dans une lice médiévale. L’insidieuse voix de l’un avait finipar apaiser la parole incendiaire de l’autre. Bientôt touteirritation cessa des deux parts et après s’être éloignés unedernière fois, mes inconnus tournèrent le coin pour ne plusrevenir. Avec un sentiment de mélancolie je les entendis se perdredans le lointain et me trouvai rendu au repos et au silence.
Ah ! combien je comprends ce trait de lavie de Michel-Ange, rapporté par Benvenuto Cellini dans sesMémoires : « Les chants d’un certain Luigi Pulciétaient si beaux que le divin Buonarotti, dès qu’il savait où letrouver, ne manquait jamais d’aller le guetter. » Et Benvenutoajoute ce détail lancinant : « Le chanteur était fils dece Pulci qui eut la tête tranchée pour avoir abusé de sa proprefille. »
Adieu cet automne en lequel mes vingt ans serégalèrent de pommes ! Adieu les lumières d’or qui aviviez lesmétaux des feuillages et auréoliez mes beaux manœuvres vêtus defeuilles mortes !
Crépusculaires et automnaux entre tous sontles terrassiers : Gaillards de la campagne, nippés de velourset de boue, passés à la couleur de la glèbe qu’ils défoncent etbrouettent six jours durant sur les chantiers de la grande ville.Bien découplés, musclés à plaisir avec de ronds visages ambrés oufardés par le hâle ; des blonds avec des yeux clairs et descheveux filasse, des bruns aux prunelles de la nuance de leurshardes, à la tignasse noire et frisée, plus nerveux et aussicharnus que les autres. Ils se ceignent souvent les reins d’unelarge écharpe de flanelle rouge qui leur prête une magnifiquecambrure et qui s’accorde au ton du velours boucané de leursculottes. D’ordinaire, au travail, ils retroussent celles-ci commeleurs manches, mais leur plastique se corse particulièrement quandla visière de leur casquette plate prend la forme et rivalise avecles dimensions du fer de leurs pioches et quand ils usent de ceshautes et lourdes bottes d’égoutier que les Goncourt prisaient aupoint d’en écrire qu’elles « contribuent à l’admirable port ducorps, au style de ceux qui les chaussent, le soulèvement de cesimposantes chaussures amenant un noble soulèvement des épaules,dans la poitrine rejetée en arrière ».
Et les Goncourt ne connaissaient que ceux deParis. S’ils avaient vu les nôtres ! S’ils eussent hanté, àmon exemple, les abords des gares aux heures où ces journaliers desFlandres et des Polders de l’Escaut débarquent chez nous et, depréférence encore, à celle où leurs coteries allongent le pas pourregagner la station et s’enfourner dans les trains après une halteau comptoir des liquoristes. Je me représente leur retour auvillage où leur énervement terrorise la gent paisible, où ilsmanifestent des accès d’humeur camisarde, au point que l’on appela« convoi des sauvages » le train ramenant la horde de cesterrassiers turbulents.
Ils grouillaient il y a des siècles comme ilsbraillent et barbotent à présent, ils avaient la même mine et lemême accoutrement. Mais leurs ancêtres jouèrent rudement de leurspioches pour le salut de la patrie. Évoquons ces terrassiersd’antan :
Hardi les bougres !
Entamons la digue de Farnèse !
Et pour se donner du cœur et rythmer leurtravail, nos pourfendeurs de remparts entonnent les chansons desGueux, pendant que les redoutes espagnoles entretiennent un feuterrible sur leurs équipes.
La canonnade étouffe les voix et balaie leschanteurs. Mais d’autres braves accourent à la place des camaradeset reprennent leur pioche en même temps que leur refrain.
Vivent les Gueux !
Les Espagnols se ruent à l’assaut de la digue.L’étroite bande de terre devient le théâtre de désespérés, corps àcorps. Les Poldériens écrasés sous le nombre et n’ayant que leursoutils pour se défendre semblent devoir succomber. Mais tandis queles uns se battent, de l’eau jusqu’au ventre, les autres continuentà creuser la terre. Des couples roulent le long du talus et vont senoyer dans le fleuve sans lâcher prise. Les Espagnols réparent lesbrèches avec les cadavres des terrassiers. Beaucoup fouirent leurpropre fosse… Les survivants, réduits à une poignée, n’en piochentpas moins allègrement pour cela. Encore un coup, par ici !
Victoire ! L’Escaut roule ses flots dansla plaine. Les terrassiers s’embrassent en pleurant de joie. Unegalère zélandaise chargée de vivres rame vers Anvers.
Vivent les Gueux !
Pauvre Laurent ! Que ne persévéra-t-ildans ces sentiments patriotiques et pourquoi s’avisa-t-il d’étendreaux gueux pour de bon son enthousiasme pour les Gueuxhistoriques ?
À la suite d’une fugue qui le brouilla avecles siens, livré à lui-même et maître de son petit patrimoine, ilne tarda pas à satisfaire ses goûts d’encanaillement. Quoiqu’il eûtencouru la disgrâce de sa famille j’avais continué à le voir. Ainsique nos amis communs le peintre Marbol et le musicien Vyvéloy, jeme plaignais même de ne pas le voir assez souvent.
Je ne suis pas le premier venu. Laconsidération dont je jouis sur la place, les suffrages de mes amispolitiques, suffiraient à le prouver. Néanmoins, je vous accordequ’en ma qualité de négociant et d’homme public ma compétence nedépasse guère les questions d’intérêt matériel et d’ordreadministratif. Mais Marbol et Vyvéloy sont de vrais artistes quemon jeune cousin aurait trouvé profit à fréquenter. L’un vend sestableaux avant qu’ils ne soient secs, les opéras de l’autre sejouent sur les scènes du monde entier. Tous les ordres chamarrentleur poitrine. La société les traite sur un pied d’égalité avec lesbanquiers et les armateurs. Ils sont d’ailleurs des habitués de mamaison. Mme Bergmans, mon épouse, abonnée à nosgrands concerts, assidue aux « premières » et aux« vernissages », pianiste, cantatrice, artiste autant quepeut le devenir sans déroger une Dobouziez de la célèbre maisonDobouziez-Saint-Fard et Cie, ma femme, dis-je, tient mesdeux amis pour des maîtres que la postérité ajoutera à notrepanthéon. Nos squares n’attendent plus que leurs statues.
C’est pourtant à la conversation de pareilshommes que Laurent préférait celle de parfaits illettrés, enattendant de s’adresser à des gaillards encore moinsintéressants.
Je lui avais offert un emploi dans mesbureaux, il aima mieux s’embaucher comme marqueur dans unecompagnie de portefaix du port. Un jour que je lui en exprimai mondéplaisir, il me fit un tel éloge de ces occupations tout au plusdignes d’un fruit sec, il les para sous des couleurs si poétiquesque je ne trouvai plus rien à y redire. À l’en croire, iln’existait dans tout Anvers fonctions plus saines que lessiennes : On jouit de la vue et du mouvement de la rade. Lespectacle change tous les jours et même d’heure en heure. Quellevariété d’équipages, de navires et de marchandises, sans parler desprestiges de l’horizon et des flots. Et l’athlétisme des ouvriers,la plastique de leurs opérations. Les émotions des arrivées et desdéparts. Le vol capricieux des mouettes. Que sais-jeencore ?
Ce qui ne l’empêcha pas quelques semainesaprès de renoncer à toutes ces délices. Il était déjà blasé sur cesathlètes et sur leur décor.
– Et que comptez-vous faire ?
– Voir un milieu et des êtres plusvivants.
– Je ne comprends pas.
– Eh oui, pratiquer des gaillards sansvergogne, vivre en marge de la société ! Il y a des types plusoriginaux que les « dockers » sur les quais desbassins…
Je lui avais passé ses débardeurs, je lui enavais passé bien d’autres : bateliers, matelots, loueursd’yoles. De braves gens, des travailleurs ceux-là ! S’ils’accommodait de leur langage saugrenu et de leurs façonstriviales, cela ne tirait pas autrement à conséquence. Mais quandil me parla de descendre encore quelques échelons et d’aller à lacrapule, je l’en dissuadai de toutes mes forces.
La société a ses défauts, j’en convenais aveclui ; il y règne beaucoup de chinoiseries :
– Néanmoins, lui disais-je, les lois et lesrègles sont nécessaires et nous empêchent de retomber dans labarbarie. Les démarcations sociales aussi sont indispensables. Ilimporte que nous nous tenions à notre place et que nous observionsles distances. S’intéresser aux petites gens, les soutenir, leséclairer : rien de mieux. Quant à vivre de leur vie, seravaler à leur niveau, ce serait de l’aberration. Autant sesuicider ! Et tu parles même de plonger au plus bas. Ahfi !…
L’indignation me nouait la gorge, il enprofita pour me répondre :
– Vous en penserez ce que vous voudrez, moncher Bergmans, mais je compte précisément sur ces bas-fonds pour merendre la vie supportable. Plus j’avance en âge, moins je me trouvedans mon élément. Je comprends aussi peu nos bourgeois qu’ils mecomprennent. J’en sais et j’en sens beaucoup plus que tous cesbavards faisant grand étalage de leur savoir et de leursensibilité. Dès mon enfance le milieu familial me parutartificiel. N’allez pas croire à de l’ingratitude. Mes tuteurs mevoulaient du bien ; ils m’en firent qu’ils n’avaient pointprévu. Si je ne tournai point à leur souhait, ils m’aidèrent à medévelopper selon mon propre vœu. Cependant, leur manque desympathie humaine me révolta bien souvent et leur besoin deparaître, de faire figure, leur cabotinage mondain faillit me lesrendre odieux. Nos incompatibilités de vision s’aggravèrentjusqu’au moment de la rupture.
Hélas, je ne tardai pas à découvrir que mestuteurs ne formaient point une exception, mais que toute leurcaste, la mienne, celle dans laquelle je serais appelé à vivre, secalquait sur le même modèle. J’étais sorti de ma famille, jem’évaderais de mon monde.
C’est le moment de tenir parole.
Depuis des années déjà, j’aspire à m’aboucheravec des gens simples jusqu’à en être presque sauvages, qui ne meparleront ni d’art, ni de littérature, ni de politique, ni descience, ni de morale, ni de devoir, ni de philosophie, ni dereligion. Je respirerai mieux auprès de ces brutes qu’au milieu denotre monde diplômé, hostile à l’idée rare et à la sensibilitédifférente.
J’en suis convaincu, l’âme de ces êtresrudimentaires vaut mieux que celle de nos prétendus civilisés. Jem’efforce de lire sous leur rude enveloppe. Ils ignorent lesfaux-fuyants, les capitulations, les impostures. Ils se laissentmieux deviner. Ah, Bergmans, que de nuances et de frissons dansl’homme le plus près de la nature. Rien de frais comme leursimpressions. Leur sensibilité vaut la nôtre, mais parce qu’elle nes’interprète pas avec autant de virtuosité que chez nous, elle n’endevient que plus suave à confesser, je dirai presque à respirer.Là, vrai, je me penche sur ces consciences comme sur un buissond’aubépine ou une floraison de lilas…
Au physique, votre société ne me dégoûte pasmoins qu’au moral. Vos femmes représentent autant de poupées et deperroquets. Si les Grecs revenaient, ils riraient aux larmes àmoins qu’ils ne s’effondrassent d’épouvante. Que diraient Phidiaset même les Renaissants à la vue de vos dames en toilette ?Comment, au surplus, concilier les hautes idées que vous vousfaites de vos compagnes, avec votre galanterie de commande, votreamoureux servage, vos grimaces et vos madrigaux ?
Comment vos mondaines et vos courtisanes, àmoins d’être vraiment aussi bêtes que les dindes et les gruesauxquelles vous les assimilez entre vous, ne prennent-elles pointpour une insolente dérision les extases que vous affectez devantelles ? Vrai, j’étouffe et le cœur me lève dans vossalons…
– Alors que ne vous expatriez-vous ? merécriai-je. Il y a encore des déserts, des sauvages…
– Non, j’aime trop ma contrée natale, et quantà ce que j’appellerais des « primaires », il en existe ungrand nombre, de bien savoureux et de bien libres, parmi noscompatriotes. Je chéris ceux de ma race, les nôtres, mal mis, malembouchés, qui vont presque nus et qui bravent votre manieniveleuse et égalitaire, qui sont comme moi des rueurs dans lesrangs…
– À la bonne heure ! Voilà le grand motlâché ! Tu rêves donc la révolution, l’anarchie. J’aurais dûm’en douter.
– Oh que non ! protesta Laurent. Puisqueje n’envie ni la place, ni le rang, ni la fortune de personne. Jene trouve les gueux adorables que comme tels. Au fond, il n’yaurait même rien de plus orthodoxe et conformiste que mesapparentes subversions et hérésies. Je prêche la pauvretéloqueteuse comme la sanctifièrent le Christ et François d’Assises,comme la chanta Dante dans son Purgatoire, comme l’exaltamême 1e païen Aristophane dans son Plutus.
Seulement, à la différence de ces poètes et deces saints, je ne veux mes pauvres ni baissés, ni serviles. S’ilsse révoltent, j’entends que ce soit isolément, chacun pour soi,sans qu’il entre dans leurs transgressions un esprit derevendication sociale. Les réfractaires selon mon cœurs’insurgeront à un point de vue purement individualiste, sansvisées politiques, sans nourrir l’espoir et l’ambition des’installer à leur tour au sommet de l’échelle et de trôner, des’assouvir et de s’abrutir ineffablement comme les superbesd’aujourd’hui. Je vous le jure, mon bon Bergmans, je ne rêve pasmeilleur état collectif, je ne caresse aucune utopie ; etdussiez-vous aller de surprise en surprise, ces beaux messieurs enfrac et en tuyaux de poêle, ces fières madames couvertes de fleurs,de plumes et de colifichets, ces automates à révérences et àformules toutes faites, que je semblais conspuer tout à l’heure, jeles trouve essentiellement indispensables à l’harmonie de ce monde.Je m’en voudrais de les supprimer ; je les verrais périr àregret dans une jacquerie, car ils feraient place à d’autresandroïdes peut-être encore plus laids et plus absurdes, comme lesguillotinades et les proscriptions de la Terreur créèrent les joliscapitalistes d’à présent.
Encore un coup, j’abhorre tout cataclysme quinous vaudrait un changement de régime. Je trouve ces bourgeois,aussi horripilants qu’ils soient, nécessaires pourtant à mesbesoins esthétiques, en ce sens qu’ils servent de repoussoir à mesdélectables va-nu-pieds. Cette vilaine engeance entretient trèsartistiquement par sa morgue, ses mépris, ses exactions, sesprévarications de toute sorte, mon admirable race de haillonneux etde claque-dents, chéris des poètes, des saints et des dieux mêmesdont se recommandent vos institutions occidentales et votrechrétienté. Il n’y a donc rien en moi d’un boute-feu. Je meproclame même conservateur, comme les pires de vosréactionnaires ; mais pour d’autres motifs, pour des raisonsdiamétralement opposées aux leurs.
Et voici la principale de cesraisons :
Je ne considère comme mes pairs que des êtresextrêmement raffinés, les membres d’une élite, les artistes et lespenseurs ultra-sensitifs, des âmes tragiques et magnanimes,aristocrates absolus ayant puisé au fond de la science, de laphilosophie et de l’esthétique, une règle de vie et des vuespersonnelles, – mais hélas, ces égaux je ne les rencontre que dansleurs œuvres. J’entretiens tout au plus un commerce épistolaireavec ceux d’entre eux qui sont mes contemporains. Avec les autresje ne parviens à communier que sous les espèces de leurs tableaux,de leurs livres, de leurs partitions ou de leurs statues. À défautde ces potentats du cœur et de l’intelligence, je me rabats surleurs antipodes, c’est-à-dire sur des êtres incultes etdépenaillés, beaux de la beauté primordiale, brutes libres etimpulsives, candides dans leur perversité même, farouches comme ungibier perpétuellement traqué.
Ces deux castes-là, celle de tout en haut etcelle de tout en bas sont faites pour s’entendre. Aussi arrive-t-ilà leurs représentants de se joindre à travers les médiocrités etles platitudes intermédiaires, pour le plus grand scandale decelles-ci, qui crient alors à l’iniquité, à l’opprobre, enimaginant à ces conjonctions des mobiles sordides, des turpitudesaussi pouacres que leurs âmes.
Oui, Bergmans, en dehors de l’aristocrate, iln’y a pour moi de sympathique et d’estimable que le francvoyou !
– Le franc voyou ! répétai-je, ahuri.
– Oui, le franc voyou. Parfaitement.
Et comme je me prenais la tête à deux mainspour me boucher les oreilles, Laurent poursuivit imperturbablement.Or, la curiosité l’emportant sur ma réprobation, car je n’avaisjamais entendu rien de semblable, je me repris à l’écouter.
Il ne rapporta point cette scène dans sonjournal. Je l’ai reconstituée le mieux possible, étant donnée labizarre lumière qu’elle projette sur le personnage :
– M. Von Waechter, un savant d’Allemagne,partage avec beaucoup d’autres libres esprits ma prédilection pourla racaille. Il explique comment les natures éminentes souffrent àtel point de la vanité et de la sottise de leurs soi-disant égauxqu’il leur faut se rafraîchir au contact des barbares et dessauvages. Si notre supériorité intellectuelle nous rend implacablespour les tricheurs aux jeux sacrés de la poésie et de l’art,aigrefins qui n’abondent que trop dans notre tripot social ;en revanche, elle nous fait précisément estimer au plus haut prixla candeur et l’ignorance demeurées l’apanage des va-nu-pieds. Delà le rapprochement des extrêmes. Vanité de la science ! vousécrierez-vous. Erreur ! Puisque c’est par notre science quenous apprécions le charme de l’innocence qui s’ignore et que nousparvenons à en déguster l’ineffable saveur. « Aimer, a ditM. Von Waechter, consiste à rechercher ce qui nousmanque. » De là chez ceux des sommets, contraints de vivreisolés ou dans un monde artificiel, le besoin de reprendre contactavec la simple nature. Aussi n’est-ce pas une sensualité vile, unedépravation du goût, un abominable pica qui portera tel personnageillustre vers un infime manœuvre de plein air, obscur mais robuste,de belle santé et de belle mine. Cet aristocrate se sera sentiirrésistiblement conjuré par ce fleur de plante naturelle qu’ungoujat, qu’un terrassier, qu’un valet de charrue, qu’un misérablevoyou exsudent par tous les pores, ainsi que les cerisiers leurgomme, les peupliers leur propolis et les sapins leur résine. Lemythe d’Antée se vérifie encore de nos jours : le Titan neparvenait à se mesurer avec les dieux qu’en descendant parfois deshauteurs sidérales pour reprendre contact avec le limon de laterre.
À entendre Paridael débiter ces sornettes jetombais encore de plus haut que son géant. J’envoyais carrément àtous les diables les rêveurs germaniques, physiciens,métaphysiciens et autres charlatans dont les grimoirescontribuaient à troubler la raison de mon jeune ami.
Quand il fut enfin arrivé au bout de satirade, je lui signifiai sur un ton solennel que je n’étais pasd’humeur à plaisanter, le l’adjurai de rentrer dans la norme deshonnêtes gens. Son discours me révélait l’orgueil ou plutôt lavanité qui le dévorait et, qui devait fatalement l’entraîner à saperte. Il m’avait parlé d’Antée. Je lui rappelai l’exemple desmauvais anges précipités du ciel pour avoir voulu s’égaler à Dieu.« Tu es encore plus fou que Lucifer, lui dis-je, car tu teplonges volontairement dans les abîmes. Éperdu de gloriole, tu nevois plus d’autre moyen de t’élever au-dessus de la société que det’en proscrire toi-même en te mêlant à l’écume qu’elle a vomie deson sein ! »
Après cette objurgation, je me tus quelquesinstants, surpris moi-même par mon éloquence. Jamais je ne m’étaisemballé comme cela. Pas même à la Chambre. Quant à Laurent, monlyrisme parut presque l’avoir démonté. Malheureusement il m’auraitété impossible de continuer sur ce ton. Je descendis du trépiedpour me livrer à des considérations d’un ordre plus prosaïque. Pourla centième fois, je recommandai à Laurent un travail réguliercomme dérivatif à ses lubies ; je lui renouvelai maproposition de le caser dans mes bureaux où il aurait pu appliquer,de façon utile, cette vaste intelligence dont il se targuait et quirisquait de sombrer dans le vertige des songe-creux.
Laurent prit mes avis de très haut et repoussaencore une fois mes avances. Jamais il n’accepterait un emploi debureaucrate. La plus légère dépendance, le moindre contrôle luirépugnait comme une atteinte à son autonomie.
J’aurais rompu pour de bon avec ce dévoyé sinos amis communs ne s’étaient entremis. Le bonhomme exerçait malgrétout une indicible séduction sur eux comme sur moi. Grâce à lui nosconversations s’élevaient au-dessus des ragots et des potins decabaret. D’ailleurs, nous nous flattions de le ramener à desnotions plus saines, et nous attribuions ses erreurs à la fougue deson tempérament et à son inexpérience.
À cette époque, je n’avais pas encore eu sonjournal sous les yeux, sinon je ne me serais pas leurré d’un espoirde guérison et je l’aurais bel et bien abandonné à sa sinistredégringolade.
Des semaines, des mois s’écoulèrent, sansqu’il nous donnât signe de vie. Il vivait tantôt à Anvers, tantôt àBruxelles, vagabondant tour à tour dans les sablons de la Campine,sur les digues de l’Escaut, battant le pavé des banlieuesexcentriques autour de la métropole et de la capitale. Mais ce futà Bruxelles qu’il finit par vadrouiller de préférence. Il ytrouvait, comme on le verra, une racaille plus accueillante etmoins farouche que les rôdeurs du port natal.
Dans les pages suivantes, les progrès quefaisait son engouement pour la populace s’accusent jusqu’àl’hystérie. Maint passage d’une sorte de psychologie du voyoubruxellois ressemble à une agréable boutade, telle observationhumoristique donnerait le change sur les sentiments du pauvregarçon. Mais au milieu d’effusions où il semble railler sa manie,tout à coup la plume se remet à grincer, l’encre reprend une âcretécorrosive, le ton se corse, la confidence s’enfièvre. Dans le toutrègne je ne sais quelle angoisse, quelle nostalgie, quelleintoxication qui fait mal et qui suffoque, comme des sanglots quine parviendraient pas à se résoudre en larmes.