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L’Autre vue

L’Autre vue

de Georges Eekhoud

 

L’âme pâtit en tant qu’elle a des idées inadéquates.

Spinoza

 

À Rémy de Gourmont

À l’érudit, au penseur, à l’artiste

en témoignage d’admiration

et de sympathie

G. E.

 

 

Chapitre 1 L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL

 

Hast du die gute Gesellschaft gesehen ?

Gute Gesellschaft habe ich gesehen ; man nennt sie diegute Weil sie zum kleinsten Gedicht keine Gelegenheitgibt.

Gœthe (Venetianische Epigramme)

 

Les papiers publics se sont beaucoup occupésd’une affaire mystérieuse : celle de ce jeune fossoyeurcondamné à six mois de prison pour violation de sépulture etemporté depuis par une fièvre cérébrale. Ils ont mis en cause, sonnom ayant été mêlé aux débats judiciaires, feu M. LaurentParidael, cousin de Régina Dobouziez, ma femme, laquelle avaitépousé en premières noces M. Freddy Béjard qui périt simisérablement avec la plupart de ses ouvriers dans l’explosion desa cartoucherie[1]. Notre parent Laurent Paridael futaussi relevé pour mort sur le terrain de la catastrophe. Plût àDieu qu’il n’en eût pas réchappé. Il n’aurait plus traîné alors unevie déclassée, il se serait épargné de mourir plus piteusementencore par un suicide, après force excentricités. Son honorablefamille n’eut point subi l’humiliation de voir son nom accolé àcelui d’un malfaiteur et sa mémoire exposée aux commentaires d’unepresse friande de scandales.

Sans doute, il me répugne de remuer cessouvenirs, mais il a circulé tant de racontars sur le caractère etla conduite de notre infortuné parent que j’ai jugé indispensablede rectifier les faits.

Ce fut un personnage déconcertant, qui portaun défi aux convenances, mais il s’était fait une idée spéciale del’humanité et de la nature, et en tenant compte de cette visionparticulière, on reconnaîtra qu’il apporta certaine logique dansses écarts et qu’il concilia ceux-ci avec une générositéchevaleresque ressemblant à une manière d’apostolat.

Je l’ai intimement pratiqué, surtout avant monmariage avec sa cousine Mme veuve Béjard. Nos bonsrapports subsistèrent jusqu’à ce que ses anomalies fussent devenuessi flagrantes que sans rompre avec lui, je me vis forcé, par égardpour mon rang et mes relations, de ne plus m’afficher en sacompagnie.

De son côté, il me conserva toujours unecertaine estime. En mourant, il m’a confié le manuscrit de sonjournal, une sorte de confession par laquelle il désirait sejustifier à mes yeux.

La lecture de ces cahiers, jointe à ce que jesavais par expérience de la destinée du pauvre garçon, m’a laisséassez perplexe, partagé entre de la commisération et de larépugnance ; néanmoins, ces confidences, même les plusimprévues, me permettent de conclure à la loyauté et au caractèremagnanime du défunt ; elles révèlent une rare intelligence, debrillantes quoique bizarres facultés, une sensibilité spéciale, dela perversion, mais non de la perversité. Après les avoir lues,tout lecteur de bonne foi partagera ma conviction que Paridael futavant tout un malheureux, à la fois son propre bourreau et sapropre victime. Aussi est-ce pour l’édification des honnêtes gensque je me décide à publier ces feuillets. Ma première intentionavait été de les brûler après en avoir pris connaissance, mais, enprésence des calomnies dont la mémoire de Paridael fut accablée parles gazettes, je me crois un devoir de les produire au grandjour.

Je me suis simplement permis de compléter, parma connaissance du personnage, ce qu’il aura révélé surlui-même.

L’avouerai-je ? En recopiant ces pages,maintes fois troublé plus qu’il n’aurait convenu, j’éprouvais lasensation d’une force vive perdue pour la société et pour lapatrie. Malgré leur ton crispé, ces épanchements dégagent un telcharme que, j’en arrivais à douter de mon bon sens. Est-ce lui oumoi qui vois mal ? me demandais-je, tant il règne deconviction dans ces accents, et tant le dévoyé s’interprète aveccohérence.

En livrant ces mémoires à la publicité, je meflatte aussi de rendre service aux savants qui s’occupent de nospsychoses et qui nous prémunissent contre les écarts de ce que,dans notre infatuation, nous avons qualifié de génie. Le cas deParidael me paraît, certes, de nature à intéresser cesspécialistes. Un problème d’un ordre extrêmement actuel se rattacheà sa fin comme aussi à la mésaventure de cet obscur manœuvre dontje parlais en commençant.

Après ces indispensables prolégomènes, je mereporterai à l’époque où je fis la connaissance de LaurentParidael.

Ce fut lors d’un dîner sans cérémonie chezM. et Mme Dobouziez, les grands industriels, fabricantsde bougies stéariques, mes futurs beaux-parents. Orphelin depuisdeux ans et placé par ses tuteurs, mes amphytrions[2], dans un collège lointain, le jeuneLaurent était venu passer ses vacances au pays.

Nous nous étions mis à table.M. Dobouziez servait le potage. Les domestiques continuaient àréclamer Laurent à cor et à cri, l’un au pied de l’escalier,l’autre à la porte de la rue, un troisième à celle du jardin. Leretardataire accourut enfin essoufflé et tout en nage. C’était ungarçon de figure intéressante, très solide pour ses quatorze ans,un large front offusqué par des broussailles de cheveux châtains,de grands yeux caves et cernés, le regard farouche d’une bêtetraquée, la bouche assez forte plissée par une expression précocede malaise et d’amertume. Des écorchures aux joues et aux mains, uncostume neuf couvert de boue et déjà troué, indiquaient untempérament de casse-cou et un adepte des exercices violents.

En le voyant équipé de cette façon,M. Dobouziez fronça les sourcils et le foudroya duregard :

– Comme vous voilà fait ! Allons,dépêchez-vous de monter à votre chambre et ne revenez que lorsquevous serez présentable !

Mes hôtes profitèrent de son absence pour meconfier les tracas qu’il leur causait. Cet enfant décourageaitleurs meilleures intentions. Malgré son intelligence, il faisait ledésespoir de ses maîtres. Au lieu de s’appliquer à l’étude desconnaissances utiles, il se bourrait la tête de billevesées et demauvaises lectures ; il se chamaillait avec ses camarades,fomentait l’insubordination, se démenait comme un diable,commettait incartade sur incartade.

Depuis son retour, ses tuteurs en étaientencore à attendre une première marque de tendresse. Il se dérobaità leurs avances, affectait de ne leur parler que lorsqu’ilsl’interrogeaient et profitait de toutes les occasions pour leurfausser compagnie. Quand il ne se verrouillait pas dans sa chambre,il polissonnait à la rue ou bien, ce que M. et MmeDobouziez voyaient surtout de mauvais œil, il couraits’encanailler, comme ils disaient, avec les ouvriers de leur usine.Moi qui représente l’opinion démocratique au Parlement et qui suisné dans l’arrière-boutique de tout petits mareyeurs, au fond d’uneimpasse voisine du marché au poisson, je ne partageais pas tout àfait la manière de voir de mes amphytrions au sujet du plaisir queLaurent prenait avec leurs braves travailleurs.

Lorsqu’il reparut à table, après s’êtredébarbouillé et rafistolé, je me mis en frais de conversation aveclui. Il accueillit assez mal mes avances ; mais à notrerencontre suivante il se dégela et j’étais parvenu à l’apprivoiser,quand il reprit le chemin du collège. Je le revis aux vacancesd’après. Le potache était devenu un ferme adolescent. Sesdispositions n’avaient guère changé. Il évitait toujours lesmembres de sa famille et leurs connaissances pour passer tout sontemps avec les chauffeurs et les magasiniers de la fabrique. De sacaste, il boudait jusqu’aux enfants de son âge.

J’étais le seul monsieur qu’il prit pourconfident. La chaleur qu’il mettait à me vanter ses humbles amisflattait mes convictions politiques, favorables à un rapprochemententre capitalistes et salariés.

Voici quelques passages du journal de Laurentoù sa sympathie pour les ouvriers s’exprime en des termespassablement exaltés, mais qui ne dépassent pas la mesure et quis’accordent assez bien avec les propos qu’il me tenait à cetteépoque :

Je ne me lasse pas de contempler les paveursqui travaillent depuis deux jours sous mes fenêtres. J’aime lamusique de leurs « demoiselles », le timbre m’en estcher. Eux-mêmes accordent souverainement le rythme de leurs gestesà la couleur de leurs frusques et de ce que l’on voit de leurchair. Accroupis ou debout, au travail ou au repos, toujours ils meséduisent par leur dégaine plastique et ingénue. Le bleu de leursyeux d’enfants, le corail de leurs lèvres succulentes rehausse sidélicieusement leurs visages hâlés ! Je me délecte à leurscoups de reins, à leurs rejets du torse en arrière, au tortillagede leur feutre, au ratatinement de leur « marronne ».(C’est ainsi qu’en leur parler wallon ces paveurs de Soignies et deQuenast, qui rejoignirent à la grande ville les cadettes descarrières natales, désignent leurs bragues dont la couleur rappelleen effet celle des châtaignes.)

Généralement pour damer ils vont par deux.Après s’être appariés, ils crachent dans leurs mains, empoignentles hies par les manelles, esquissent une sorte de salut d’armes,et les voilà qui partent, accordant leurs gestes, pilant encadence, l’une demoiselle retombant lorsque l’autre se relève.

Parfois ils pivotent sur eux-mêmes, setournent le dos, s’éloignent quelque temps pour pirouetter denouveau, se refaire vis-à-vis et se rapprocher, de la même allureréglée, sur le pas sonore de leur outil. On dirait d’une danse trèslente, d’un menuet du travail.

Il leur arrive de s’arrêter pour reprendrehaleine et échanger quelques puérilités auxquelles leur sourireprête une portée ineffable. Ils rejettent leur coiffe en arrière,se calent, les poings sur les hanches ou les bras croisés, lesjambes un peu écartées, après s’être essuyé le front d’un revers demain ou à la manche de la chemise. Braves gens ! Leur sueurembaume autant que la sève des sapins et des rouvres ; elleest l’encens de cet office agréable au Seigneur. Quelle prière vautleur travail ?

Hier, au tournant d’une rue dans le centre dela ville, j’entrevis un admirable jeune charretier. Il se tenaitdebout sur son tombereau vide, le fouet et la longe à la main, del’air dont il eût conduit un quadrige. Il souriait d’un sourireaussi intrépide que le claquement de son fouet ou le hennissementde son cheval. En somme, pourquoi souriait-il ? Il y avait dusoleil, la vie lui était bonne. Ce petit ouvrier condensait, en sapersonne réjouie, tout le relief et le cachet professionnels. Ilquintessenciait la corporation. Au carrefour suivant, il vira,disparut, fouet claquant, char cahotant, la bouche goulue et lesyeux incendiaires, rosé et ambré, poignant de crânerie et dejeunesse : Antinoüs[3]charretier.

 

Tel chiffonnier, tel mendiant, me fait tomberen arrêt ; je leur demanderais de venir me voir chaque jour,de m’être un régal pour les yeux. Ces pauvres diables ignorent leursplendeur. Nul n’estimerait celle-ci comme je le fais.

Il m’arrivera de m’éprendre d’une simple voix.Un gagne-petit criant son sable, ses fagots, ses moules ;appelant les os et les drilles dans sa hotte ou sa besace, résumeen une intonation toute la navrance d’un adagio. Ces haillons devoix accumulent le pathétisme d’une vie de lutte et de misère.

Je me rappelle une nuit d’été ou deuxgaillards allaient et venaient en se querellant sous ma fenêtre.Réveillé en sursaut et de méchante humeur, je bondis pour envoyerces braillards à tous les diables. M’étant penché au dehors, lecharme de la nuit ou plutôt un autre charme que je ne tardai pas àm’expliquer, m’empêcha d’intervenir. Je ne parvenais pas àdistinguer mes deux querelleurs ; en revanche, je les suivaisdes oreilles. Ils se disaient des injures en une langue que je nesaisissais pas, qui était sans doute au flamand ce que l’argot estau français. De quelles voix ils proféraient ces injures !Sans les voir je me serais pris à les aimer pour leurs voixlyriques ! Étaient-ce des escarpes qui se disputaient un butinou deux amis, rivaux en amour ? L’un accusait l’autre etcelui-ci se défendait avec chaleur. En viendraient-ils auxprises ?

Le diapason auquel ils étaient montés mel’aurait fait craindre. Mais leurs vociférations s’apaisèrent.Leurs allées et venues dans la rue déserte me ménageaient d’inouïseffets de crescendo et de smorzando, auxquels la beauté de la nuitprêtait un fluide de plus. Au lieu d’un hourvari de larrons oud’une attrapade entre galants, ils m’évoquaient plutôt une scène dedéfi dans une arène antique ou les préliminaires d’un jugement deDieu dans une lice médiévale. L’insidieuse voix de l’un avait finipar apaiser la parole incendiaire de l’autre. Bientôt touteirritation cessa des deux parts et après s’être éloignés unedernière fois, mes inconnus tournèrent le coin pour ne plusrevenir. Avec un sentiment de mélancolie je les entendis se perdredans le lointain et me trouvai rendu au repos et au silence.

Ah ! combien je comprends ce trait de lavie de Michel-Ange, rapporté par Benvenuto Cellini dans sesMémoires : « Les chants d’un certain Luigi Pulciétaient si beaux que le divin Buonarotti, dès qu’il savait où letrouver, ne manquait jamais d’aller le guetter. » Et Benvenutoajoute ce détail lancinant : « Le chanteur était fils dece Pulci qui eut la tête tranchée pour avoir abusé de sa proprefille. »

 

Adieu cet automne en lequel mes vingt ans serégalèrent de pommes ! Adieu les lumières d’or qui aviviez lesmétaux des feuillages et auréoliez mes beaux manœuvres vêtus defeuilles mortes !

Crépusculaires et automnaux entre tous sontles terrassiers : Gaillards de la campagne, nippés de velourset de boue, passés à la couleur de la glèbe qu’ils défoncent etbrouettent six jours durant sur les chantiers de la grande ville.Bien découplés, musclés à plaisir avec de ronds visages ambrés oufardés par le hâle ; des blonds avec des yeux clairs et descheveux filasse, des bruns aux prunelles de la nuance de leurshardes, à la tignasse noire et frisée, plus nerveux et aussicharnus que les autres. Ils se ceignent souvent les reins d’unelarge écharpe de flanelle rouge qui leur prête une magnifiquecambrure et qui s’accorde au ton du velours boucané de leursculottes. D’ordinaire, au travail, ils retroussent celles-ci commeleurs manches, mais leur plastique se corse particulièrement quandla visière de leur casquette plate prend la forme et rivalise avecles dimensions du fer de leurs pioches et quand ils usent de ceshautes et lourdes bottes d’égoutier que les Goncourt prisaient aupoint d’en écrire qu’elles « contribuent à l’admirable port ducorps, au style de ceux qui les chaussent, le soulèvement de cesimposantes chaussures amenant un noble soulèvement des épaules,dans la poitrine rejetée en arrière ».

Et les Goncourt ne connaissaient que ceux deParis. S’ils avaient vu les nôtres ! S’ils eussent hanté, àmon exemple, les abords des gares aux heures où ces journaliers desFlandres et des Polders de l’Escaut débarquent chez nous et, depréférence encore, à celle où leurs coteries allongent le pas pourregagner la station et s’enfourner dans les trains après une halteau comptoir des liquoristes. Je me représente leur retour auvillage où leur énervement terrorise la gent paisible, où ilsmanifestent des accès d’humeur camisarde, au point que l’on appela« convoi des sauvages » le train ramenant la horde de cesterrassiers turbulents.

Ils grouillaient il y a des siècles comme ilsbraillent et barbotent à présent, ils avaient la même mine et lemême accoutrement. Mais leurs ancêtres jouèrent rudement de leurspioches pour le salut de la patrie. Évoquons ces terrassiersd’antan :

Hardi les bougres !

Entamons la digue de Farnèse !

Et pour se donner du cœur et rythmer leurtravail, nos pourfendeurs de remparts entonnent les chansons desGueux, pendant que les redoutes espagnoles entretiennent un feuterrible sur leurs équipes.

La canonnade étouffe les voix et balaie leschanteurs. Mais d’autres braves accourent à la place des camaradeset reprennent leur pioche en même temps que leur refrain.

Vivent les Gueux !

Les Espagnols se ruent à l’assaut de la digue.L’étroite bande de terre devient le théâtre de désespérés, corps àcorps. Les Poldériens écrasés sous le nombre et n’ayant que leursoutils pour se défendre semblent devoir succomber. Mais tandis queles uns se battent, de l’eau jusqu’au ventre, les autres continuentà creuser la terre. Des couples roulent le long du talus et vont senoyer dans le fleuve sans lâcher prise. Les Espagnols réparent lesbrèches avec les cadavres des terrassiers. Beaucoup fouirent leurpropre fosse… Les survivants, réduits à une poignée, n’en piochentpas moins allègrement pour cela. Encore un coup, par ici !

Victoire ! L’Escaut roule ses flots dansla plaine. Les terrassiers s’embrassent en pleurant de joie. Unegalère zélandaise chargée de vivres rame vers Anvers.

Vivent les Gueux !

 

Pauvre Laurent ! Que ne persévéra-t-ildans ces sentiments patriotiques et pourquoi s’avisa-t-il d’étendreaux gueux pour de bon son enthousiasme pour les Gueuxhistoriques ?

À la suite d’une fugue qui le brouilla avecles siens, livré à lui-même et maître de son petit patrimoine, ilne tarda pas à satisfaire ses goûts d’encanaillement. Quoiqu’il eûtencouru la disgrâce de sa famille j’avais continué à le voir. Ainsique nos amis communs le peintre Marbol et le musicien Vyvéloy, jeme plaignais même de ne pas le voir assez souvent.

Je ne suis pas le premier venu. Laconsidération dont je jouis sur la place, les suffrages de mes amispolitiques, suffiraient à le prouver. Néanmoins, je vous accordequ’en ma qualité de négociant et d’homme public ma compétence nedépasse guère les questions d’intérêt matériel et d’ordreadministratif. Mais Marbol et Vyvéloy sont de vrais artistes quemon jeune cousin aurait trouvé profit à fréquenter. L’un vend sestableaux avant qu’ils ne soient secs, les opéras de l’autre sejouent sur les scènes du monde entier. Tous les ordres chamarrentleur poitrine. La société les traite sur un pied d’égalité avec lesbanquiers et les armateurs. Ils sont d’ailleurs des habitués de mamaison. Mme Bergmans, mon épouse, abonnée à nosgrands concerts, assidue aux « premières » et aux« vernissages », pianiste, cantatrice, artiste autant quepeut le devenir sans déroger une Dobouziez de la célèbre maisonDobouziez-Saint-Fard et Cie, ma femme, dis-je, tient mesdeux amis pour des maîtres que la postérité ajoutera à notrepanthéon. Nos squares n’attendent plus que leurs statues.

C’est pourtant à la conversation de pareilshommes que Laurent préférait celle de parfaits illettrés, enattendant de s’adresser à des gaillards encore moinsintéressants.

Je lui avais offert un emploi dans mesbureaux, il aima mieux s’embaucher comme marqueur dans unecompagnie de portefaix du port. Un jour que je lui en exprimai mondéplaisir, il me fit un tel éloge de ces occupations tout au plusdignes d’un fruit sec, il les para sous des couleurs si poétiquesque je ne trouvai plus rien à y redire. À l’en croire, iln’existait dans tout Anvers fonctions plus saines que lessiennes : On jouit de la vue et du mouvement de la rade. Lespectacle change tous les jours et même d’heure en heure. Quellevariété d’équipages, de navires et de marchandises, sans parler desprestiges de l’horizon et des flots. Et l’athlétisme des ouvriers,la plastique de leurs opérations. Les émotions des arrivées et desdéparts. Le vol capricieux des mouettes. Que sais-jeencore ?

Ce qui ne l’empêcha pas quelques semainesaprès de renoncer à toutes ces délices. Il était déjà blasé sur cesathlètes et sur leur décor.

– Et que comptez-vous faire ?

– Voir un milieu et des êtres plusvivants.

– Je ne comprends pas.

– Eh oui, pratiquer des gaillards sansvergogne, vivre en marge de la société ! Il y a des types plusoriginaux que les « dockers » sur les quais desbassins…

Je lui avais passé ses débardeurs, je lui enavais passé bien d’autres : bateliers, matelots, loueursd’yoles. De braves gens, des travailleurs ceux-là ! S’ils’accommodait de leur langage saugrenu et de leurs façonstriviales, cela ne tirait pas autrement à conséquence. Mais quandil me parla de descendre encore quelques échelons et d’aller à lacrapule, je l’en dissuadai de toutes mes forces.

La société a ses défauts, j’en convenais aveclui ; il y règne beaucoup de chinoiseries :

– Néanmoins, lui disais-je, les lois et lesrègles sont nécessaires et nous empêchent de retomber dans labarbarie. Les démarcations sociales aussi sont indispensables. Ilimporte que nous nous tenions à notre place et que nous observionsles distances. S’intéresser aux petites gens, les soutenir, leséclairer : rien de mieux. Quant à vivre de leur vie, seravaler à leur niveau, ce serait de l’aberration. Autant sesuicider ! Et tu parles même de plonger au plus bas. Ahfi !…

L’indignation me nouait la gorge, il enprofita pour me répondre :

– Vous en penserez ce que vous voudrez, moncher Bergmans, mais je compte précisément sur ces bas-fonds pour merendre la vie supportable. Plus j’avance en âge, moins je me trouvedans mon élément. Je comprends aussi peu nos bourgeois qu’ils mecomprennent. J’en sais et j’en sens beaucoup plus que tous cesbavards faisant grand étalage de leur savoir et de leursensibilité. Dès mon enfance le milieu familial me parutartificiel. N’allez pas croire à de l’ingratitude. Mes tuteurs mevoulaient du bien ; ils m’en firent qu’ils n’avaient pointprévu. Si je ne tournai point à leur souhait, ils m’aidèrent à medévelopper selon mon propre vœu. Cependant, leur manque desympathie humaine me révolta bien souvent et leur besoin deparaître, de faire figure, leur cabotinage mondain faillit me lesrendre odieux. Nos incompatibilités de vision s’aggravèrentjusqu’au moment de la rupture.

Hélas, je ne tardai pas à découvrir que mestuteurs ne formaient point une exception, mais que toute leurcaste, la mienne, celle dans laquelle je serais appelé à vivre, secalquait sur le même modèle. J’étais sorti de ma famille, jem’évaderais de mon monde.

C’est le moment de tenir parole.

Depuis des années déjà, j’aspire à m’aboucheravec des gens simples jusqu’à en être presque sauvages, qui ne meparleront ni d’art, ni de littérature, ni de politique, ni descience, ni de morale, ni de devoir, ni de philosophie, ni dereligion. Je respirerai mieux auprès de ces brutes qu’au milieu denotre monde diplômé, hostile à l’idée rare et à la sensibilitédifférente.

J’en suis convaincu, l’âme de ces êtresrudimentaires vaut mieux que celle de nos prétendus civilisés. Jem’efforce de lire sous leur rude enveloppe. Ils ignorent lesfaux-fuyants, les capitulations, les impostures. Ils se laissentmieux deviner. Ah, Bergmans, que de nuances et de frissons dansl’homme le plus près de la nature. Rien de frais comme leursimpressions. Leur sensibilité vaut la nôtre, mais parce qu’elle nes’interprète pas avec autant de virtuosité que chez nous, elle n’endevient que plus suave à confesser, je dirai presque à respirer.Là, vrai, je me penche sur ces consciences comme sur un buissond’aubépine ou une floraison de lilas…

Au physique, votre société ne me dégoûte pasmoins qu’au moral. Vos femmes représentent autant de poupées et deperroquets. Si les Grecs revenaient, ils riraient aux larmes àmoins qu’ils ne s’effondrassent d’épouvante. Que diraient Phidiaset même les Renaissants à la vue de vos dames en toilette ?Comment, au surplus, concilier les hautes idées que vous vousfaites de vos compagnes, avec votre galanterie de commande, votreamoureux servage, vos grimaces et vos madrigaux ?

Comment vos mondaines et vos courtisanes, àmoins d’être vraiment aussi bêtes que les dindes et les gruesauxquelles vous les assimilez entre vous, ne prennent-elles pointpour une insolente dérision les extases que vous affectez devantelles ? Vrai, j’étouffe et le cœur me lève dans vossalons…

– Alors que ne vous expatriez-vous ? merécriai-je. Il y a encore des déserts, des sauvages…

– Non, j’aime trop ma contrée natale, et quantà ce que j’appellerais des « primaires », il en existe ungrand nombre, de bien savoureux et de bien libres, parmi noscompatriotes. Je chéris ceux de ma race, les nôtres, mal mis, malembouchés, qui vont presque nus et qui bravent votre manieniveleuse et égalitaire, qui sont comme moi des rueurs dans lesrangs…

– À la bonne heure ! Voilà le grand motlâché ! Tu rêves donc la révolution, l’anarchie. J’aurais dûm’en douter.

– Oh que non ! protesta Laurent. Puisqueje n’envie ni la place, ni le rang, ni la fortune de personne. Jene trouve les gueux adorables que comme tels. Au fond, il n’yaurait même rien de plus orthodoxe et conformiste que mesapparentes subversions et hérésies. Je prêche la pauvretéloqueteuse comme la sanctifièrent le Christ et François d’Assises,comme la chanta Dante dans son Purgatoire, comme l’exaltamême 1e païen Aristophane dans son Plutus.

Seulement, à la différence de ces poètes et deces saints, je ne veux mes pauvres ni baissés, ni serviles. S’ilsse révoltent, j’entends que ce soit isolément, chacun pour soi,sans qu’il entre dans leurs transgressions un esprit derevendication sociale. Les réfractaires selon mon cœurs’insurgeront à un point de vue purement individualiste, sansvisées politiques, sans nourrir l’espoir et l’ambition des’installer à leur tour au sommet de l’échelle et de trôner, des’assouvir et de s’abrutir ineffablement comme les superbesd’aujourd’hui. Je vous le jure, mon bon Bergmans, je ne rêve pasmeilleur état collectif, je ne caresse aucune utopie ; etdussiez-vous aller de surprise en surprise, ces beaux messieurs enfrac et en tuyaux de poêle, ces fières madames couvertes de fleurs,de plumes et de colifichets, ces automates à révérences et àformules toutes faites, que je semblais conspuer tout à l’heure, jeles trouve essentiellement indispensables à l’harmonie de ce monde.Je m’en voudrais de les supprimer ; je les verrais périr àregret dans une jacquerie, car ils feraient place à d’autresandroïdes peut-être encore plus laids et plus absurdes, comme lesguillotinades et les proscriptions de la Terreur créèrent les joliscapitalistes d’à présent.

Encore un coup, j’abhorre tout cataclysme quinous vaudrait un changement de régime. Je trouve ces bourgeois,aussi horripilants qu’ils soient, nécessaires pourtant à mesbesoins esthétiques, en ce sens qu’ils servent de repoussoir à mesdélectables va-nu-pieds. Cette vilaine engeance entretient trèsartistiquement par sa morgue, ses mépris, ses exactions, sesprévarications de toute sorte, mon admirable race de haillonneux etde claque-dents, chéris des poètes, des saints et des dieux mêmesdont se recommandent vos institutions occidentales et votrechrétienté. Il n’y a donc rien en moi d’un boute-feu. Je meproclame même conservateur, comme les pires de vosréactionnaires ; mais pour d’autres motifs, pour des raisonsdiamétralement opposées aux leurs.

Et voici la principale de cesraisons :

Je ne considère comme mes pairs que des êtresextrêmement raffinés, les membres d’une élite, les artistes et lespenseurs ultra-sensitifs, des âmes tragiques et magnanimes,aristocrates absolus ayant puisé au fond de la science, de laphilosophie et de l’esthétique, une règle de vie et des vuespersonnelles, – mais hélas, ces égaux je ne les rencontre que dansleurs œuvres. J’entretiens tout au plus un commerce épistolaireavec ceux d’entre eux qui sont mes contemporains. Avec les autresje ne parviens à communier que sous les espèces de leurs tableaux,de leurs livres, de leurs partitions ou de leurs statues. À défautde ces potentats du cœur et de l’intelligence, je me rabats surleurs antipodes, c’est-à-dire sur des êtres incultes etdépenaillés, beaux de la beauté primordiale, brutes libres etimpulsives, candides dans leur perversité même, farouches comme ungibier perpétuellement traqué.

Ces deux castes-là, celle de tout en haut etcelle de tout en bas sont faites pour s’entendre. Aussi arrive-t-ilà leurs représentants de se joindre à travers les médiocrités etles platitudes intermédiaires, pour le plus grand scandale decelles-ci, qui crient alors à l’iniquité, à l’opprobre, enimaginant à ces conjonctions des mobiles sordides, des turpitudesaussi pouacres que leurs âmes.

Oui, Bergmans, en dehors de l’aristocrate, iln’y a pour moi de sympathique et d’estimable que le francvoyou !

– Le franc voyou ! répétai-je, ahuri.

– Oui, le franc voyou. Parfaitement.

Et comme je me prenais la tête à deux mainspour me boucher les oreilles, Laurent poursuivit imperturbablement.Or, la curiosité l’emportant sur ma réprobation, car je n’avaisjamais entendu rien de semblable, je me repris à l’écouter.

Il ne rapporta point cette scène dans sonjournal. Je l’ai reconstituée le mieux possible, étant donnée labizarre lumière qu’elle projette sur le personnage :

– M. Von Waechter, un savant d’Allemagne,partage avec beaucoup d’autres libres esprits ma prédilection pourla racaille. Il explique comment les natures éminentes souffrent àtel point de la vanité et de la sottise de leurs soi-disant égauxqu’il leur faut se rafraîchir au contact des barbares et dessauvages. Si notre supériorité intellectuelle nous rend implacablespour les tricheurs aux jeux sacrés de la poésie et de l’art,aigrefins qui n’abondent que trop dans notre tripot social ;en revanche, elle nous fait précisément estimer au plus haut prixla candeur et l’ignorance demeurées l’apanage des va-nu-pieds. Delà le rapprochement des extrêmes. Vanité de la science ! vousécrierez-vous. Erreur ! Puisque c’est par notre science quenous apprécions le charme de l’innocence qui s’ignore et que nousparvenons à en déguster l’ineffable saveur. « Aimer, a ditM. Von Waechter, consiste à rechercher ce qui nousmanque. » De là chez ceux des sommets, contraints de vivreisolés ou dans un monde artificiel, le besoin de reprendre contactavec la simple nature. Aussi n’est-ce pas une sensualité vile, unedépravation du goût, un abominable pica qui portera tel personnageillustre vers un infime manœuvre de plein air, obscur mais robuste,de belle santé et de belle mine. Cet aristocrate se sera sentiirrésistiblement conjuré par ce fleur de plante naturelle qu’ungoujat, qu’un terrassier, qu’un valet de charrue, qu’un misérablevoyou exsudent par tous les pores, ainsi que les cerisiers leurgomme, les peupliers leur propolis et les sapins leur résine. Lemythe d’Antée se vérifie encore de nos jours : le Titan neparvenait à se mesurer avec les dieux qu’en descendant parfois deshauteurs sidérales pour reprendre contact avec le limon de laterre.

À entendre Paridael débiter ces sornettes jetombais encore de plus haut que son géant. J’envoyais carrément àtous les diables les rêveurs germaniques, physiciens,métaphysiciens et autres charlatans dont les grimoirescontribuaient à troubler la raison de mon jeune ami.

Quand il fut enfin arrivé au bout de satirade, je lui signifiai sur un ton solennel que je n’étais pasd’humeur à plaisanter, le l’adjurai de rentrer dans la norme deshonnêtes gens. Son discours me révélait l’orgueil ou plutôt lavanité qui le dévorait et, qui devait fatalement l’entraîner à saperte. Il m’avait parlé d’Antée. Je lui rappelai l’exemple desmauvais anges précipités du ciel pour avoir voulu s’égaler à Dieu.« Tu es encore plus fou que Lucifer, lui dis-je, car tu teplonges volontairement dans les abîmes. Éperdu de gloriole, tu nevois plus d’autre moyen de t’élever au-dessus de la société que det’en proscrire toi-même en te mêlant à l’écume qu’elle a vomie deson sein ! »

Après cette objurgation, je me tus quelquesinstants, surpris moi-même par mon éloquence. Jamais je ne m’étaisemballé comme cela. Pas même à la Chambre. Quant à Laurent, monlyrisme parut presque l’avoir démonté. Malheureusement il m’auraitété impossible de continuer sur ce ton. Je descendis du trépiedpour me livrer à des considérations d’un ordre plus prosaïque. Pourla centième fois, je recommandai à Laurent un travail réguliercomme dérivatif à ses lubies ; je lui renouvelai maproposition de le caser dans mes bureaux où il aurait pu appliquer,de façon utile, cette vaste intelligence dont il se targuait et quirisquait de sombrer dans le vertige des songe-creux.

Laurent prit mes avis de très haut et repoussaencore une fois mes avances. Jamais il n’accepterait un emploi debureaucrate. La plus légère dépendance, le moindre contrôle luirépugnait comme une atteinte à son autonomie.

J’aurais rompu pour de bon avec ce dévoyé sinos amis communs ne s’étaient entremis. Le bonhomme exerçait malgrétout une indicible séduction sur eux comme sur moi. Grâce à lui nosconversations s’élevaient au-dessus des ragots et des potins decabaret. D’ailleurs, nous nous flattions de le ramener à desnotions plus saines, et nous attribuions ses erreurs à la fougue deson tempérament et à son inexpérience.

À cette époque, je n’avais pas encore eu sonjournal sous les yeux, sinon je ne me serais pas leurré d’un espoirde guérison et je l’aurais bel et bien abandonné à sa sinistredégringolade.

Des semaines, des mois s’écoulèrent, sansqu’il nous donnât signe de vie. Il vivait tantôt à Anvers, tantôt àBruxelles, vagabondant tour à tour dans les sablons de la Campine,sur les digues de l’Escaut, battant le pavé des banlieuesexcentriques autour de la métropole et de la capitale. Mais ce futà Bruxelles qu’il finit par vadrouiller de préférence. Il ytrouvait, comme on le verra, une racaille plus accueillante etmoins farouche que les rôdeurs du port natal.

Dans les pages suivantes, les progrès quefaisait son engouement pour la populace s’accusent jusqu’àl’hystérie. Maint passage d’une sorte de psychologie du voyoubruxellois ressemble à une agréable boutade, telle observationhumoristique donnerait le change sur les sentiments du pauvregarçon. Mais au milieu d’effusions où il semble railler sa manie,tout à coup la plume se remet à grincer, l’encre reprend une âcretécorrosive, le ton se corse, la confidence s’enfièvre. Dans le toutrègne je ne sais quelle angoisse, quelle nostalgie, quelleintoxication qui fait mal et qui suffoque, comme des sanglots quine parviendraient pas à se résoudre en larmes.

Chapitre 2VOYOUS DE VELOURS

&|160;

Monâme est maternelle ainsi qu’une patrie

Etje préfère au lys un pleur de sacripant.

Saint-Pol Roux

&|160;

Je ne fus jamais plus amoureux de la vie qu’àprésent&|160;; jamais je ne me suis projeté hors de moi avec cettesympathie. Est-ce ma propre maturité qui prête ce charme et cettesaveur de fruit mûr à mes décors et à mes personnages préférés, quime les parfume à cette ambroisie&|160;? Souvent je me dulcifie à enpleurer. Le monde m’est trop sublime.

Ah&|160;! Ceux d’ici&|160;! Lespauvrets&|160;! Depuis combien d’années je les scrute. Il me tardede frayer avec eux. Je sais, je jure qu’il n’existe en nul autrepays gaillards de ce galbe, de ce geste et de cette vêture&|160;!Peut-être dans vingt ans n’en germera-t-il plus de pareils, mêmechez nous, même en ce terreau gavé d’engrais&|160;? Les étalages deleurs boutiques à frusques, où piloux et dimittes se litsur l’enseigne, fourniront-ils encore l’habillement à clientèleaussi topique&|160;? Les miséreux de l’avenir seront-ils voués auvelours comme aujourd’hui&|160;? En outre, parleront-ils le mêmelangage, se tailleront-ils la même dégaine, les ruffians dedemain&|160;? Les mots prendront-ils dans leur gorge et leur boucheun marinage si épicé&|160;? S’amuseront-ils aux mêmes jeux, auxidentiques turlupinades&|160;? Peut-être la physionomie desaborigènes se transformera-t-elle comme celle de leurs masures. Lesraces disparaissent ou du moins elles se renouvellent et subissentde fatals métissages…

Pensée à la fois mélancolique et consolante,car il m’est doux d’être venu en ce moment et non en un autre, iciplutôt qu’ailleurs, et de les avoir analysés à loisir, cespolissons décoratifs et capiteux.

À en croire les tableaux italiens, les statuesde Florence et de la Grèce, tels mendiants ou pouilleux deVelasquez ou de Murillo, il y en eut de très plastiques à d’autresépoques et sous d’autres cieux. Hélas, nous n’eûmes presque jamaisici que des peintres de laideurs et de grotesques. À part quelquesjeunes bergers de Jordaens ou certains faurillons ou aide-bourreauxde Rubens, les tableaux anciens ne présentent que magots et cagots.Van Dyck dédaigna nos adolescents pour les juveigneurs del’Angleterre. Il n’en va pas mieux aujourd’hui. Les jolis typesd’ici se faneront-ils donc toujours sans avoir rencontré despinceaux appréciateurs et fervents&|160;? En attendant, moi quiaurais tant voulu les peindre, je leur sais gré, à mes jeunesvoyous, de me béatifier à ce point, de m’imprégner et de mesuggestionner si intensément. Ils auront fait partie de masubstance, ces drôles dégingandés, onctueux et âcres, balsamiqueset rêches, qui s’épanouissent en ce moment sur notre pavé. Je meles assimile, je les consomme, je les hume esthétiquement. À tourde rôle, ils se surpassent, ils trouvent leur expression, leursignification suprême. Aucun d’eux n’eut son pareil dans le passéet ne l’aura dans l’avenir, et cela malgré leur ressemblance etleur air de famille. Savourons cette crispantecontemporanéité&|160;; dégustons l’heure présente avec lesmeilleurs de ceux qui la peuplent&|160;; avec ceux qui étoffent etqui pathétisent ce moment. Je veux m’en repaître les regards, m’ensaturer la fantaisie… Et c’est mon patriotisme à moi, cela&|160;;et nul plus que moi n’est attaché à un terreau qui produit detelles pousses humaines&|160;; j’en suis par toutes mes attaches,par tous les sens, par tous les pores, par le jeu de mes papilleset de mes moindres muqueuses, par mes sécrétions les plusintimes…

«&|160;J’avoue, dirait Bergmans – il me semblel’entendre d’ici – que cette façon de chérir son terroir et sonpeuple dépasse toute mesure. Et cependant je me flatte d’être bonpatriote. Je me réjouis au chiffre des naissances et des mariagesen pays belge, je ne m’intéresse pas moins à celui de nosimportations et de nos exportations commerciales, à la hausse denos fonds publics, au développement et à l’expansion de notreindustrie&|160;; je me sens, pour ainsi dire, chatouillé par leshonneurs que les produits belges remportent dans les expositionsuniverselles&|160;; c’est avec un certain orgueil que je voisdéfiler nos soldats poudreux et basanés au retour des grandesmanœuvres ou même nos orphéonistes revenant, chargés de lauriers etde médailles, d’un festival à l’étranger&|160;; je me redresse etmon cœur bat aux accents de la Brabançonne, les trois couleurs dudrapeau national flattent agréablement mes yeux. Malgré messentiments démocratiques, je porte un intérêt filial à notresouverain. À la Chambre des Représentants, la dynastie ne comptepas de partisan plus chaleureux que moi. Mais quant à me préoccuperde la figure de mes compatriotes, surtout de la physionomie desgens de condition infime, du rebut de nos populations, l’idée deles dévisager de si près, de les jauger avec cette persistance nem’était pas encore venue. Ne voilà-t-il pas de beaux sujetsd’extase et de méditation que ces pendards&|160;! Surtout qu’il yen a des milliers&|160;! Et Laurent les trouve aussi précieux quele sel de la terre. Et c’est pour l’amour de ces espèces et de cesépices-là qu’il chérit sa copieuse patrie&|160;! Certes, cesva-nu-pieds seraient étonnés les tout premiers du culte que leurporte mon exalté parent. Ils seraient même gênés de se voirreluqués ainsi et se formaliseraient de tant deprédilection&|160;!&|160;»

Tu crois, cousin&|160;?

&|160;

Beaucoup n’ont qu’un temps, une saison debeauté. Ils passent comme une fleur, un insecte rare. Précoces, ilsmûrissent trop vite. Rien de plus intensif que l’atmosphère de leurmilieu. Aussi se fanent-ils prématurément. Leur vie n’est qu’uneaube, qu’une adolescence. Heureusement, ils sont aussi prolifiquesqu’éphémères et leur progéniture leur ressemble bientôt pour messuprêmes délices.

L’âge auquel je les préfère&|160;? Auxapproches de la conscription et parfois, plus tôt encore, dèsl’époque où l’apprentissage d’un métier et les premières escapadescommencent à leur donner du roux, à l’heure du déniaisage, du duvetà la lèvre et du poil follet au menton&|160;; au moment de cettepuberté si irritante chez les gamins élevés à la grâce de Dieu,puis entrepris par des initiateurs sans vergogne&|160;; à la minuteclimatérique où la mue rogue et dyscole, fanfaronne de vice et decynisme, prodigue aussi de câlines gaucheries et de naïvesdétentes&|160;; à la saison où ils jettent leurs gourmes ens’abandonnant en toute licence à leurs postulations de moineauxfrancs, pillards, batailleurs et voluptueux.

&|160;

L’accoutrement de mes voyous subit descaprices et des modes tout comme celui des mondains&|160;;fluctuations lentes et moins radicales qu’en haut de l’échelle,mais caractéristiques. S’ils ne vont pieds nus – et combien cespauvres paturons[4], calleux et poudreux, émergentpathétiquement des penaillons[5] et desfranges de leur «&|160;folzar[6]&|160;» –ils chaussent des sabots blancs ou jaunes, très pâles ou orangéscomme les fromages de la Hollande. On en trouve à la pointe relevéecomme un crochet de patin frison ou une proue de gondole, peints dediverses couleurs, ciselés et taillés, même dorés, historiés defigures et d’attributs, le tout d’une fantaisie délicieusementbarbare.

Parfois mes favoris connaissent des saisons deluxe durant lesquelles ils porteront des chaussures de cuir. Onn’en voit que la pointe à cause de la guêtre ou du pied d’éléphantformé par le bas de la «&|160;culbute&|160;» (que l’argot a de nomssuggestifs pour le vêtement bifurqué&|160;!) dont il importé que lehaut bride les fesses et les cuisses. D’autres jours, ilstraîneront des savates et des espadrilles qu’ils s’amusent àquitter et à reprendre&|160;; ils laceront des bottines jaunes surleurs chaussettes lie de vin ou feront sonner de lourdes bottes àgros clous – un luxe que ces clous&|160;!

Généralement ils vont habillés de ce velourscôtelé appelé piloux qui – sans préjudice des autres tons&|160;:mastic, réséda ou vert bouteille – parcourt toute la gamme desbruns, depuis le jaune d’or ou le roux flamboyant jusqu’au havaneou au chocolat. S’ils ne parviennent à se fendre de tout le completde velours, leurs jambes au moins sont culottées de cetteragoûtante étoffe aussi caressante à l’œil que douillette autoucher, de ces velours tirant sur le pelage des félins, tièdescomme une fourrure, électrisés, dirait-on, par les réactions de lamarche, les manœuvres, les jeux et les rixes de leurspropriétaires. Avec le temps ces velours se bonifient comme le vinet les cigares. Au relief des coudes, des fesses et des genoux,l’étoffe se met à luire, puis à se râper, jusqu’à ce qu’enfin sousles guenilles rapiécées à outrance, la chair montre sa couleur depain bis ou de poisson fumé. Le plus souvent sans veste, sansbourgeron, sans vareuse de gros bleu marine, ils endossent desjerseys bleus aussi, mais parfois de différentes couleurs, zébrés àla façon des maillots de canotiers ou d’acrobates. Ces tricotséchancrés dégagent la rude et ferme encolure comme chez lesmatelots. Combien mes lurons portent beau et se moulentavantageusement dans ces gaines élastiques&|160;! S’ilss’appliquent une chemise, ils la choisissent de flanelle et decouleur. Ils ne se prêteront que rarement au supplice du carcanempesé et ils se passent presque autant de cravate, à moins queleur limace assez décolletée n’ait un collet rabattu sous lequelils glissent une voyante lavallière, une écharpe nouée à la marineou une cordelière à glands multicolores.

Jamais de paletot, ou bien ils n’ont que celasur le corps. Mais l’hiver tous s’emmitouflent la gorge et la nuquejusqu’au nez dans un de ces larges cache-misère dont ils rejettentles deux bouts sur le dos&|160;; tandis que les jambes grelottentsous des chausses presque réduites en charpie.

De l’habillement du voyou c’est la casquettequi change le plus souvent de mode. Une saison, ils la demandaientà visière jaune comme le bec des merles, ce qui accentua lecaractère effronté et gouailleur de tant de physionomies. Puis ilsvoulurent la casquette de laine verte ou écossaise des joueurs aucricket, ou la toque du jockey, tirée sur les oreilles. Mais unmodèle persiste, le plus coquet d’ailleurs, et ils y reviennentd’instinct, pour peu qu’ils s’avisent d’en adopter un autre&|160;:c’est la casquette marine, à large visière plate et le plus souventvernie, dite «&|160;klipson&|160;». Il sied que cette coiffure soitrenversée dans le cou et posée sur l’oreille, la visière crânementrelevée vers le ciel, un peu parallèle donc au fréquent retroussisde leur nez, à leurs narines quêteuses. C’est le genre.Fréquemment, nos farauds portent le feutre mou à larges bordsretroussés ou rabattus, coiffure prêtant à la fantaisie et à ladésinvolture et que les renfoncements et les coups de poingassortissent et pétrissent à l’humeur du compagnon qui s’enaffuble.

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Dans ses Confessions d’un fumeurd’opium, Thomas de Quincey préconise une expérience quiconsiste, le samedi soir, lorsque les ouvriers ont touché leurpaie, à se mêler à leur multitude, à prendre un bain de foule et às’égarer dans ces problèmes de rues sans issues, dans cespouilleries où la gent turbinante s’entasse, parquée et refoulée,ainsi que dans les antiques ghettos et léproseries. Là, il s’agitde pénétrer à leur suite au sein des tavernes et des musicos oùtous ces peinards se rassemblent pour dépenser leur salaire et sedonner un peu de bon temps. Ce coude à coude est fort agréable etmême réconfortant, et cette descente dans les enfers sociauxrecommandée par Quincey partant éminemment d’un excellent naturel.Mais dans ces rapprochements des distances il se bornait à donnerde platoniques conseils aux familles indigentes embarrassées parune baisse de salaire, un chômage inopiné ou l’enchérissement del’une ou l’autre denrée indispensable à leur nutrition. Moi, j’aitrouvé mieux que ça, soit dit sans me vanter.

Par les après-midi de froidure, nos muséesservent d’asiles et de chauffoirs à des traînées de claque-dents etde court-vêtus. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans cettehospitalité que les sanctuaires de l’art accordent à cesmisérables&|160;? En se sentant imprégnés de la chaleur égale etfrôleuse qui règne dans ce lieu, sous les bouffées caressantes queles bouches des calorifères leur soufflent à travers les haillonset qu’ils sentent monter le long de leurs jambes comme l’ascensionchatouilleuse de leurs parasites, mes pauvrets ne subiraient-ilspeu à peu l’enchantement et le prestige de ces siècles dechefs-d’œuvre&|160;?

Je me faisais cette réflexion l’autre jour aumusée d’art moderne où j’errai à la remorque d’une banded’apprentis. Leur aîné les pilotait de salle en salle, en leurlaissant à peine le temps d’accorder un regard aux compositionshistoriques, pour les mener directement devant des nudités qu’ilsfouillaient de leurs yeux aiguisés, en s’esclaffant. Parfois ilsrigolaient tellement que, se poussant l’un l’autre, ils allaients’affaler sur le glorieux velours rouge des divans auquel ilsinfligeaient le contact outrageant du velours rogneux de leursfonds de culottes. Les huissiers qui les surveillaient d’un airrogue et dont leur irruption bruyante avait troublé la sieste, leurenjoignaient continuellement, sous peine d’expulsion, de mettre unesourdine à leurs éclats de voix et de refréner leur gesticulation.La menace semblait produire son effet&|160;; ils décanillaient à lafile, tête baissée et tout penauds, mais pour courir s’affrioler etse trémousser de plus belle dans la salle voisine.

Cependant, arrivés tout au bout de l’enfilade,dans un dernier salon après lequel il faut retourner sur ses pas,l’exubérance de mes garnements tomba tout à coup, à la vue de lasplendide perspective qu’un intelligent architecte a ménagée àtravers de larges verrières sur les bas-fonds du vieux Bruxelles.C’était leur ville, leur quartier, cela&|160;! Ces briques et cescheminées leur parlaient autrement que la toile peinte. Le nezcollé à la vitre qu’ils embuaient de leur haleine alliacée etqu’ils frottaient ensuite du revers de leur manche trouée au coude,la turbulente ribambelle s’éternisa, fascinée par cetà-vol-d’oiseau de bicoques à toits rouges dans l’enchevêtrement etla débandade desquelles ils essayaient de s’orienter et de démêlerapproximativement la lucarne du galetas paternel. Quelque miséreuxqu’ils me semblassent, au moins tous ces pierrots-là se savaientquelques tuiles de la cité excentrique sous lesquelles ilspourraient se blottir la nuit prochaine.

Tel ne devait pas être le cas d’un autre petitpauvre auquel je n’avais pas pris garde jusque-là, requis tout letemps par les espiègleries des premiers. Comparés à celui-ci cesgueusillons montraient la mine florissante et l’habillement desenfants de bourgeois. S’il se tenait à l’écart de leur bande,c’était sans doute à cause de son dénuement plus manifeste et pluscriard. S’il ne s’arrêta point comme eux devant le panorama de laville, c’était assurément parce qu’aucun gîte ne lui était ménagédans ce fouillis de pénates. Il pouvait avoir de quinze à seizeans, l’âge des autres polissons&|160;; mais, de taille chétive, lamisère contrariait sa croissance, et leur teint hâlé et blafardparaissait rosé à côté de la pâleur livide du sien. Dès que jel’eus aperçu, les autres cessèrent de m’intéresser. Les abandonnantà leur extase, je m’engageai à la suite du gamin solitaire dans lessalles qu’il lui restait à visiter. Malgré la faim qui luitiraillait le ventre, le pauvret s’arrêtait devant maint jolitableau et le considérait avec une curiosité naïve que je n’avaispas vue aux apprentis tapageurs. Je m’étais rapproché de lui aupoint de le frôler et je réglai mes mouvements sur les siens, nebougeant que lorsque lui-même avançait d’un pas. Surprit-il monmanège et chercha-t-il à m’éviter, gêné par un voisinage trophumiliant pour ses haillons&|160;? À un moment, il traversa lasalle et se mit à parcourir les tableaux de la rampe opposée àcelle que nous avions longée jusque-là. Je le rejoignis de façon siostensible, qu’il tourna son blême visage de mon côté et me regardad’un air ombrageux, appréhendant peut-être en moi un traqueur devagabonds, un de ces tristes veneurs qui galopent les batteurs depavés pour les entasser dans les pourrissoirs des dépôts. Mais monregard lubrifié par la sympathie, un sourire où je mis le plus depersuasion et de caresse possible le rassurèrent en partie sansencore l’édifier toutefois sur la nature de l’intérêt que je luiportais, et peut-être ne fut-il pas loin, le pauvre enfant exsangueet décharné, de méconnaître ma sollicitude, car une rougeur teignitfurtivement ses pommettes. Comme je redoublai de muette, mais enquelque sorte magnétique conjuration, à la longue il se décida àson tour à m’interroger du regard.

La faim, hélas, aurait eu raison de sesrépugnances, celles-ci eussent-elles même été légitimes.

– Veux-tu sortir avec moi, petit&|160;? luichuchotai-je. Et comme il s’effarouchait de nouveau, je le pris parle bras et l’entraînai au dehors, suivi, je n’en doute pas, par lesregards scandalisés des respectables huissiers. Arrivé dans la rue,je conduisis le pauvret qui se laissait mener, docile comme unchien, jusqu’à la taverne la plus proche où, au dégoût à peinedéguisé du garçon et de la caissière, je lui fis servir de l’ale etplusieurs sandwiches. Il dévora cette pitance et vida sa pinte sansprononcer une parole, avec une voracité dont la vue me faisaitpresque autant de mal que de bien, car elle ne me révélait que tropà quel jeûne avait été condamné ce pauvre être. Après avoir réglé,je sortis non sans le faire passer devant moi&|160;; puis sur leseuil, je lui tendis la main et, tandis qu’il la serrait après unpeu d’hésitation, je lui coulai entre les doigts une pièce de centsous, tout ce qui me restait. Non, il n’y a rien de plusbéatifiant, je vous le jure, que la surprise de mon bonhomme, sonineffable confusion à ce moment. Aussi me suis-je bien promis derenouveler l’expérience. Mais si vous étiez tentés de m’imiter,hâtez-vous de vous dérober aux remerciements du cher petiot. Restezplutôt sous l’impression de cette gratitude qui n’a pu s’exhaler,tant il suffoquait d’émotion. Les mots ou les gestes qu’il croiraitdevoir ajouter à son trouble pour exprimer sa reconnaissancecompromettraient le délice que vous aura procuré l’ébranlementnerveux communiqué à toute sa personne par vos largesses. Ce n’estqu’un spasme de la durée d’un éclair, une grimace plutôt qu’unsourire. Mais que c’est beau et que c’est bon&|160;!…

Aujourd’hui, pourtant, je m’en veux de nepoint m’être ménagé le moyen de le revoir. Ne m’aurait-il pasfourni le sujet d’études tant cherché, le moyen de pénétrer dansson monde et de m’instruire sur le compte de cette engeance verslaquelle je me sens si vertigineusement aiguillé&|160;?Espérons.

&|160;

Il m’arrivait, il y a quinze jours, decontempler le panorama dont on jouit de ce plateau que domine lepalais de justice de Bruxelles surplombant de sa masse lagrouilleuse ville basse, la cité par excellence de notrecattiva gente. Accoudé à la balustrade, j’embrassaisl’immensité de la perspective suburbaine. Par delà le fouillis deruelles et de culs-de-sac, je goûtai cet horizon houleux fouettépar un vent sadique, qui faisait fuir les nuées sanguinolentescomme la panique échevelée des ribaudes et des colporteurs devantla meute des argousins. Ce qui se passait dans le ciel me fitsonger à l’atmosphère de terrorisme et de contravention habituelleà ces sentines s’entrecroisant à mes pieds. Sous l’impression decette synesthésie, je dévalai la rampe à lacets aboutissant à uncarrefour formé par les rues de l’Épée, des Minimes etNotre-Dame-de-Grâce. Arrivé au bas, je tombai sur un groupe d’unedemi-douzaine de gueux renforcés, au cachet local et loqueteux, desvoyous de grand style enfin. Ils portaient leur vêture dérisoireavec ce dégingandement et ce débraillé qui leur siéent si bien etdont je raffole.

Un des plus grands s’acharnait sur un desjuniors qui se laissait molester avec une certaine complaisance. Letourmenteur le vautrait à terre et lui allongeait de légers coupsde pied dans les reins ou, couché sur lui, il lui prenait la tête àdeux mains et lui faisait toucher à plusieurs reprises la borduredu trottoir, mais sans lui faire grand mal, car l’autre geignaitpour la frime et s’esclaffait tout en feignant de pleurnicher.Leurs camarades formaient le cercle autour des lutteurs ets’ébaudissaient en attendant de s’agripper à leur tour. Et comme jem’étais arrêté, à la fois anxieux et émoustillé, partagé entre leplaisir que me procuraient les mouvements agiles, les effortsmusculaires de ces gamins et la crainte de voir leurs jeux finirpar une empoignade pour de bon, l’un des regardants, peut-êtrevaguement averti de ce bizarre sentiment de solidarité et decamaraderie qui me posséda de tout temps pour ces fauves espèces etqui est allé en s’exaspérant, m’interpella en ces termes&|160;:«&|160;Quels voyous, n’est-ce pas, Monsieur&|160;? Toujours entrain de se battre comme des chiens&|160;?&|160;»

Et un autre des baguenaudiers montrant legamin terrassé en proie aux brimades de son robustevainqueur&|160;: «&|160;Voyez donc comme il est arrangé&|160;! toutcouvert de boue&|160;!&|160;»

Pourquoi le respect humain, dont je me croyaisaffranchi, m’empêcha-t-il de répondre au polisson&|160;:«&|160;Détrompe-toi, loin de me dégoûter, tes camarades meragoûtent&|160;; car je les aime, les voyous&|160;!&|160;» Non,intimidé, je poursuivis mon chemin sans souffler mot, mais jem’étais à peine éloigné, on ne peut plus digne, avec une moueréchigneuse de bourgeois, que j’aurais voulu revenir sur mespas&|160;: «&|160;Bah, me dis-je, ce sera partie remise&|160;; jeprendrai parfois le chemin de ce carrefour&|160;; les pendardsdoivent s’y donner rendez-vous, car l’endroit se prête on ne peutmieux à leurs ébats, et ce serait vraiment jouer de malheur, si jene les retrouvais. D’ailleurs, leurs pareils ne manquent pas de cecôté. À leur défaut, je m’aboucherais avec leurs congénères. Lesvomitoires du palais de justice refoulent et dégorgent sans doute,dans les ruelles d’alentour, des flopées de ces vauriens durant lasuspension des audiences de la correctionnelle qu’ils fournissentd’accusés, de plaignants, de témoins, de galerie et de claqueurs,car les prétoires ont leurs chevaliers du lustre tout comme lessalles de spectacle.&|160;»

Le hasard m’a servi. À deux jours de là, j’airetrouvé mes cinq drôles, les mêmes. De nouveau ils se battaient ouplutôt le même patient pantelait sous le poids du même bourreau. Àun moment, ils firent la brouette&|160;: le grand soulevait lepetit par les pieds et le forçait à marcher sur les mains.

Celui qui m’avait apostrophé l’avant-veille mereconnut et s’enhardit de nouveau à me lancer son&|160;:«&|160;Quels voyous, hein, Monsieur&|160;?&|160;» en s’appliquantfort humblement, sans aucune restriction, le sobriquet que leurinfligent les gens propres.

C’était un jeune ribaud, nerveux et membru,déhanché et frétilleur, jaune de teint, au visage chiffonné etmobile, aux vifs yeux noirs, aux cheveux crépus, la veste relevéeau-dessus des reins par le mouvement des mains logées dans lespoches de la culotte.

Cette fois je répondis, et cela sur le tondont les premiers chrétiens devaient confesser leur Dieu, non sansressentir un frisson d’avant-goût du martyre&|160;: «&|160;Moi jeles aime, les voyous, et de tout mon cœur&|160;!&|160;» Je répétaimême cette déclaration, car le jeune drôle me regardait toutébaubi, n’en croyant pas ses oreilles ou ne comprenant pas. Puis,de cette voix traînarde et éraillée dont le timbre est aux sons ceque le graillon est aux odeurs, de cette voix modulante qu’ilscontractent à force de se chamailler ou de crier leurmarchandise&|160;: «&|160;Hé, vous autres&|160;! Entendez-vouscelui-là&|160;?&|160;» clama-t-il. «&|160;Il dit aimer lesvoyous&|160;!&|160;»

À cette révélation inouïe, les deux lutteursdénouèrent leurs étreintes qui me rappelaient les tortillements desanguilles que brouettent les poissonniers ambulants et, encorehaletants, sans cesser de me considérer comme une bête curieuse,ils se rajustaient de leur mieux, renfonçant leur chemise et leurjersey dans leur culotte et époussetant leur casquette en labattant contre leurs fesses, auxquelles ils frottent aussi leursallumettes. Peut-être me croyaient-ils fou&|160;? Certes, je lesavais interloqués. J’étais vêtu sans recherche mais encore tropbourgeoisement tout de même. Observateurs déliés, ceux de leursorte vous ont tout de suite jaugé un quidam. Leur examen me fut-ilfavorable&|160;? Avais-je vaincu leurs préventions, leur méfiancechronique, cette frousse qui les agite autant que le souffle leplus imperceptible inquiète les peupliers&|160;? Ils serapprochèrent peu à peu ainsi que des chiens sans maîtres que l’ona flattés de la voix. À brûle-pourpoint, je les invitai à meconduire dans un estaminet de leur façon, afin, disais-je, de lierplus amplement connaissance, le verre en main, et de leur prouverla sincérité de mes sentiments. Après s’être consultés une secondesur le choix du caboulot, car ceux-ci ne manquent point dans cesparages, ils finirent par me désigner celui formant le coin desdeux ruelles. Je commandai de petits verres de genièvre que nousbûmes au comptoir. À la première tournée, mes polissons semontraient encore circonspects, mais la glace se rompit dès quej’eus fait renouveler la consommation. C’était donc sérieux&|160;?Je les gobais&|160;? On trinqua, et le plus grand, celui qui lescommandait, ayant proposé de s’asseoir pour causer plus à l’aise,nous nous attablâmes comme d’anciens camarades. Ils sefamiliarisaient, travaillés par ce besoin d’expansion et desociabilité qui caractérise les êtres infimes. C’était à qui serapprocherait de moi, s’installerait à mes côtés, ou me feraitvis-à-vis, coude à coude, leurs genoux collés aux miens. Leurhaleine me chatouillait la nuque et les oreilles. Les langues sedégourdirent&|160;; ils parlaient presque tous à la fois,rivalisant d’épate, faisant assaut de drôleries pour se rendreintéressants&|160;; ils auraient voulu s’ouvrir entièrement, sefaire connaître dans leur tréfonds, m’édifier en deux mots surtoute leur vie. À la différence des petits jeunets et des mijaurésde la bourgeoisie, un généreux désir de sympathie et d’effusionressortait de leurs façons et de leurs discours. Bientôt, ils sepermirent à mon égard ces privautés, intervenant constamment dansleurs rapports et que j’encourageai en leur rendant lapareille&|160;: ils me tâtèrent le biceps, me tapèrent la cuisse,éprouvèrent ma résistance musculaire, et le plus fort d’entre euxpesa avec une telle insistance de ses deux poignes sur mes palettesqu’il me fit presque chavirer. Somme toute, je me comportairondement et je ne leur semblai ni un méchant diable, ni un faquin.Dans tous les cas, ils avaient leurs apaisements sur un pointcapital&|160;: je n’étais point de la rousse. Leur flair les auraitinfailliblement avertis. L’argousin, le mouchard, l’agent des mœursse marquent d’un pli indélébile qui ne trompe jamais lesintéressés.

À un moment, je subis un véritableinterrogatoire&|160;; ces drilles m’auscultaient le moral comme lephysique.

– Et que fait Monsieur&|160;?

Par un reste d’amour-propre, je répugnai àleur avouer battre le pavé tout comme eux, et je me fis passer pourjournaliste. Journaliste&|160;? Cela ne leur disait pasgrand’chose.

– Mais oui, journaliste, écrivain,quoi&|160;!

– Cependant, une gazette, cela s’imprime, celane s’écrit pas&|160;!

– Est-il bête, celui-là&|160;! Écoute, tu vascomprendre…

Et suppléant à mes explications trop savantes,c’était à qui ferait saisir aux autres ce que représentait cetoiseau rare, le journaliste. Chacun y allait de sa définition.Lorsqu’il n’en sortait pas plus que les autres et se mettait àbredouiller, il se faisait rabrouer et clouer le bec par lagalerie. Ils finirent par parler tous à la fois&|160;; ilstrépignaient, se bousculaient, s’égosillaient, se criaientmutuellement dans le visage, et leur charnure s’échauffant avecleur langage réveillait la moiteur de leurs haillons etcommuniquait à leurs dessous de flanelle et de là à toutel’atmosphère ces effluves de force adolescente comparables auxfragrances des arbres séveux.

– Moi je sais&|160;! Laissez-moi dire&|160;!…interrompit au plus fort du brouhaha un grand garçon élancé etnerveux, bien jambé, de jolie figure, aux yeux bruns pailletésd’or, le teint mat, un pinceau de moustache, des cheveux châtainqu’il pommadait en conscience, le type de l’adonis de barrière, dunoceur voluptueux et bon enfant, sans fatuité, avec pourtantquelque chose de cruel et d’inquiétant dans le sourire et dans leregard.

On l’appelait Dolf Torlemyn ou Tourlamain.

– Un journaliste, disait-il, voilà…

Mais au lieu de définir le folliculaire pourlequel je me donnais, il s’embarquait dans une description assezvivante des abords du journal en vogue à l’heure du tirage.

Il s’y était sans doute rencontré souvent avecceux de sa sorte en quête d’un emploi. La cohue des sans-travail yest telle que l’on croirait à une émeute. Dès que les rotatives semettent à gémir, de terribles bousculades s’engagent devant lesportes. Ils débordent les vendeurs, happent au passage les feuillesencore humides, se les arrachent des mains au risque de lesdéchirer. Ceux qui tiennent leur numéro le déploient enl’appliquant sur le dos d’un camarade. Ils se hâtent de consulterles colonnes de petit texte où sont renseignées les offresd’emploi. Les illettrés se font aider des lumières de ceux quisavent lire. Puis c’est une débandade et une course folle commes’il y avait le feu. Il s’agit d’arriver premier.

Zwolu ou Mémène, le brunet déluré, lafrimousse chiffonnée comme un pruneau, celui-là même qui m’avaitinterpellé, se rappela avoir rencontré des gens de mon genre, laplume à l’oreille, dans les imprimeries des journaux à l’heure ducoup de feu et des dépêches télégraphiques, un jour où il apportaittout essoufflé la première nouvelle d’un écrabouillement dont ilavait été témoin et pour laquelle il touchait dix sous. Zwolu sefaisait donc une idée approximative de ce que pouvait être ungazetier.

Devant le mal que se donnent mes braves typespour me débrouiller, je me repens de les avoir induits en erreur,mais je me promets bien par la suite de les édifier sur ma positionréelle.

– Alors moi aussi, je suisjournaliste&|160;!

Celui qui revient à la charge est JefCampernouillie, un vigoureux rousseau, aux frisons d’or et à lachair blonde et rose, aux gros yeux réjouis, aux allures et auparler rogues, une sorte de garçon boucher ou d’abatteur en ruptured’étal, habitué des concours athlétiques, gaillard solide maisdébonnaire, ne déployant jamais sa force que dans des luttes et desassauts courtois. C’est celui-là même par qui Palul Cassisme, unpetit blondin à mine de premier communiant, aux yeux bleus, auxcheveux de soie écrue, à la voix flûtée, prenait plaisir à se fairevautrer par terre.

Campernouillie aura été embauché d’occasion,pour la vente d’un numéro à sensation, un jour qu’il fallait durenfort aux équipes ordinaires. Depuis il se croit journaliste. Ildispose d’ailleurs de solides poumons pour crier la marchandise etil nous fournit un échantillon de sa tonitruance en braillant àtue-tête le titre d’un journal français, titre que l’accent duterroir écorche d’ailleurs au point de le rendre inintelligible.Campernouillie vociférerait encore si leur chef à tous ne l’avaitbâillonné en lui appliquant sa large main sur la bouche.

Jef prend bien la chose. Tout est d’ailleurspermis à Tich Bugutte.

Virilement beau, à la fois aussi grand, aussinerveux, aussi bien découplé que Tourlamain et d’aussi florissantecharnure que Campernouillie, râblé et croupé comme un bourreau deRubens, ce garçon de vingt-quatre ans réunit les deux typesflamands du brun et du blond.

Rien de fier et de noble comme l’ensemble decette physionomie de simple voyou. Il a la face pleine, les joues àpeine duvetées, le front large et bombé, le menton impérieux, lescheveux d’un noir de jais plantés drus et taillés en brosse, lesgrands yeux bleus tirant parfois sur le bleu des ténèbres,profondément enfoncés dans les orbites et ombragés d’épais sourcilset de longs cils. Son teint agréablement basané mêle un ton orangeau rouge vif des pommettes. Les oreilles menues et un peu écartéesrappellent celles d’un jeune faune. Les ailes du nez extrêmementmobiles, les narines reniflantes et fendues comme des naseauxaccusent une sensualité exigeante que mitige le sourire attendri etun peu triste, et surtout la caresse veloutée du regard. SiCampernouillie se bat pour la parade dans les loges de lutteurs oules baraques foraines, si Tourlamain excelle dans les exercicesd’adresse, le saut, la course, les feintes et les perfidies de lasavate française, Bugutte, lui, représente le gladiateur, lepugiliste pour de bon, le batailleur incorrigible, la bête noire dela police. Bugutte a le casier judiciaire tellement encombré qu’ilne compte même plus les peines d’emprisonnement qu’il a purgéespour coups et blessures, rébellions contre les sergots. À part celale meilleur enfant de la terre, le plus taciturne et le moinsturbulent des cinq. Quand il ne fournit pas de muscle, il rêve à lafaçon des grands fauves au repos. D’ailleurs, il cogne rarementpour son propre compte&|160;; très endurant en ce qui le concerne,très malléable, il faut des provocations excessives pour le pousserà bout. En revanche, il pousse la camaraderie jusqu’à l’abnégationet à l’héroïsme. Il suffit que l’on s’en prenne à l’un de ses amisou seulement à quelqu’un de sa coterie pour qu’il s’interpose et serue sur l’offenseur. Souvent son intervention fut plutôtintempestive et fit dégénérer une attrapade anodine en une tuerieféroce. Aussitôt lâché, plus moyen de le retenir. Il tape enaveugle et en furieux, sans mesurer ses coups. Sa spécialitéconsiste à secourir les camarades emballés par la police. Fût-il àl’autre bout de la paroisse, il se ruera à la rescousse.«&|160;Bugutte, ils viennent de pincer un tel&|160;!&|160;»Bugutte&|160;! s’écrie-t-il. (Bugutte, son juron familier, est unecorruption de bij God, pardieu&|160;! De là son sobriquet,Bugutte&|160;!) Et le voilà parti. Si les policiers n’ont pasencore conduit leur capture au poste, Tich réussit toujours àl’arracher de leurs mains. Mais ses exploits lui coûtent cher.N’importe&|160;; il recommencera. C’est plus fort que lui.

Aussi merveilleux nageur que redoutablepugiliste, il a sauvé presque autant de monde qu’il en a démoli. Ensomme, ce gueusard mériterait encore plus de médailles de sauvetageet de croix civiques qu’il a encouru de condamnations. Sesviolences défraient aussi souvent les journaux que ses actes dedévouement. Les mauvaises langues prétendent qu’il lui arriva delancer à l’eau des passants attardés ou des paysans se rendant aumarché matinal, pour se ménager l’occasion et l’honneur de lesrepêcher. N’en croyez rien. Bugutte ne verserait jamais dans pareilcabotinage. S’il jetait quelqu’un à l’eau ce serait pour venger uncamarade, et alors le macchabée n’aurait qu’à se débrouiller.

Tandis que Campernouillie et Tourlamain memettaient au courant des prouesses et du caractère de leurcapitaine, celui-ci, un peu confus, me souriait de ses grands beauxyeux et protestait par des «&|160;bugutte&|160;» réitérés contre ceflux d’éloges.

Je ne cessais de renouveler les consommations.À force de boire, l’entretien prenait un tour de plus en plussentimental et confidentiel.

Sensibles, étrangement impressionnables, cesirréguliers dont les jours se passent dans des transes et des aboisperpétuels, ces brutes me rendaient effusion pour effusion, serécriant parfois avec incrédulité comme pour m’arracher desprotestations de sympathie encore plus véhémentes, et se demandantavec un bon rire à pleines lèvres ce que je trouvais de si aimableet de si avenant en eux, pauvres bougres mal nippés et mal famés,moi un monsieur à faux-col, à manchettes et à manières.

Attendri, je redoublai de fraternellesavances&|160;:

– Oui, je vous aime, vous les voyous, vous lesinfâmes et les pouacres, devant qui les gens de ma caste affectentde se boucher le nez, pour qui les messieurs n’ont pas de mouesassez dégoûtées, quoique leurs madames les guignent peut-être à ladérobée. Oui, je vous trouve plus près de la nature, plus francs,plus libres, plus généreux, plus beaux et plus crânes… Ah, je suishorriblement fatigué des faussetés, de la bégueulerie, des coupsfourrés du monde d’en haut. Foin de leur art et de leur littératurequi mentent autant que leur religion, leur honneur et leurmorale&|160;! Tous ces gens-là parlent et écrivent trop bien&|160;;cela va tout seul, on n’a qu’à les remonter, les voilà partis. Pasplus d’âme que leurs phonographes. Et leur implacable, leursinistre politesse&|160;! Tas de rhéteurs et de sophistes,va&|160;! Ils n’ont jamais tant parlé de Dieu que depuis qu’ils n’ycroient plus. Tandis que vous autres, au moins, mes pauvrescoureurs de rues, vous vous donnez pour ce que vous valez, ni plusni moins, sans nous en faire accroire. Vous êtes loyaux etrafraîchissants comme les plantes, les fontaines et lesoiseaux&|160;; fraternels comme les loups&|160;! Ô mesbien-aimés&|160;!

Et ne voilà-t-il pas que je m’oublie à leurconter une vieille pièce espagnole, le Damné faute de foidu moine Tellez, en rapportant à leur propre situation, le cas dumécréant qui fut sauvé parce qu’il possédait la grâce des élus. Jeleur parlai longtemps sur ce ton apologétique.

Ils ne me comprenaient pas toujours, mais ilsm’écoutaient avec bienveillance, ils me regardaient pour lire mespensées plutôt dans mes yeux que sur mes lèvres, puis lesintonations de ma voix les caressaient et ne leur laissaient aucundoute sur mes sentiments.

Pourtant, afin de me faire comprendre de cesêtres frustes au parler indigent, au vocabulaire suggestif maisréduit, trop souvent je recourais à la phraséologie des beauxcauseurs. Comment aller jusqu’à leur âme, à ces ruffians&|160;? Jen’avais d’autres ressources que de leur répéter un grand nombre defois&|160;: «&|160;je vous aime&|160;» en jurant comme eux, en leurallongeant des bourrades dans le dos, en les secouant par le brasen guise d’épanchements. Ils me prodiguaient les mêmes marques detendresse ou ils se bornaient à me sourire bénévolement&|160;;leurs yeux et leurs voix avaient quelque chose d’exquis que je n’aivu qu’aux chiens que l’on caresse, aux mendiants que l’on aumône,aux mioches pauvres à qui l’on coule quelques bonbons dans lamain.

Ah&|160;! le sourire de leurs grosses lèvresrouges un peu flétries par l’usage de la pipe, mais surtout parl’âcre jus de la chique, ces lèvres qui s’écartent pour montrer dejolies dents de louveteaux. Je goûtais un plaisir inouï à voirs’adoucir l’expression de leurs physionomies farouches ethargneuses comme celles de Bugutte et de Campernouillie&|160;; ougouailleusement effrontées comme chez Tourlamain et Zwolu&|160;; oucraintive et frileuse comme chez le petit Palul. Mais il y avait unreste de rancune aussi, de vague bouderie dans l’air dont cesréprouvés sociaux se laissaient amadouer par un transfuge de leurspersécuteurs&|160;; en s’entreregardant, ils semblaient sedire&|160;: «&|160;Tout cela n’est-il pas trop beau pour ycroire&|160;?… Mais, non, ce n’est pas un méchant garçon aprèstout. Nous le dresserons à notre image. Peut-être y aura-t-il mêmequelque chose à tirer de lui&|160;!&|160;»

Ils n’auraient qu’à me mettre à l’épreuve. Jeme vouais à leur bon plaisir, je me faisais leur homme lige&|160;:«&|160;À vous pour la vie&|160;! balbutiai-je, le cœur gros. Desparoles ou du silence. Peu importe. Des gestes ou del’immobilité&|160;: à votre aise. L’essentiel pour moi, c’est votreprésence. Livrez-vous à vos passe-temps. Ne faites pas attention àmoi. Que je ne sois ni l’indiscret, ni l’intrus. Je ne demande quede pouvoir vous contempler à loisir, d’être votre témoin, votrecaution, et même votre complice le jour où vous m’en trouverezdigne… Tolérez-moi, je ne serai pas encombrant. Puis libre à vousde me rabrouer pour peu que je vous embarrasse, comme je vous ai vutraiter un cabot qui s’empêtrait dans vos jambes. Bref, usez de moicomme de vos bons chiens. Collé à vos talons, le nez quêteur,l’oreille ouverte, l’œil vigilant, je prendrai part à vos équipées.En vos accès de sympathie, il vous arrive d’empoigner votreinséparable toutou, de le secouer cordialement et de vous frotterle nez à son museau…

– Qu’à cela ne tienne&|160;! ricanaTourlamain, et il me retint fraternellement dans ses bras. Dessiens je passai dans ceux des autres, et quand tous m’eurentbarbouillé de leur baiser, il ne nous resta plus que d’allersceller ce pacte d’alliance dans une gargote voisine où je payai mabienvenue sous forme de moules, de harengs, de pommes de terrefrites et de force pintes de faro.

&|160;

Depuis que je les ai rencontrés, ces cinqgaillards, je ne les quitte presque plus. Ils m’incarnent la jeunefleur miséreuse de la capitale&|160;; ils résument la faune de nosquartiers interlopes&|160;; ils sont les plus beaux de mes voyousde velours. Ils me permettront de fixer,d’historiographier, pour ainsi dire, le type duréfractaire entre seize et vingt-cinq ans. Si j’étais assez richepour acheter un appareil photographique, je les prendrais danstoutes leurs poses sans me lasser de les revoir et de lesreproduire, tant leurs moindres attitudes comportent de naturel etd’imprévu. Combien de fois ne m’arrive-t-il pas de fermer les yeuxet de m’évoquer leur contour, leur modelé, leur couleur et leurpatine, afin de me graver plus intensément encore leur portraitdans la mémoire&|160;!

Non contents de m’agréer dans leur petitgroupe, mes cinq m’affilièrent par la suite à toute leur bande. Jeconnus une centaine au moins d’autres garnements presque aussicorsés et montés de ton. Tout ce qui les concerne me tenant à cœur,j’ai voulu savoir où ils gîtent, d’où ils proviennent, comment onles éleva et comment ils subsistent.

&|160;

En contrebas des coteaux et des futaies duchâteau royal s’étale une banlieue excentrique où les parents dupetit Palul occupent une masure qu’on dirait faite, ainsi quetoutes les autres, de gravats hourdis à la diable. Le talus surlequel se dresse cette bicoque trempe son pied dans un riveletboueux, digne cours d’eau de cette vallée sardonique.

Ce n’est point sous les traits d’une naïadeque je me représente ce ruisselet, mais bien sous la figure d’unManneken-Pis sculpté par Jérôme, le plus païen des deux Duquesnoy.Le Maelbeek, mieux vaudrait dire le Malbec, le mal embouché,participe en effet de l’humeur sournoise et dévastatrice de nosgavroches. Sous ses dehors malingres et stagnants, il n’est pas detour qu’il ne joue aux riverains. Il fait le désespoir desingénieurs. Pour ma part je l’ai surpris maintes fois aucrépuscule, barbotant dans le fumet de sa vase ou, accroupi sousl’arche minuscule d’un petit pont, en train de ruminer quelquegredinerie. Sans parler des miasmes qu’il dégage, ce filet de fangevous a des crues subites qui le font sortir de son lit, submergerles prairies, cambrioler les caves et ruiner les provisions. Aprèsavoir beaucoup crié et vociféré contre lui, les inondés, sesvictimes, finissent par rire de ses frasques. Le gamin les désarme.N’est-il pas des leurs&|160;? Mais les autorités ne badinent pas.Pour corriger le polisson les édiles ne trouvent rien de mieux quede lui infliger le même traitement qu’à sa grande sœur laSenne&|160;: on l’emmurera tout vif comme un vulgaire égout.L’enfant se laisse faire, non sans pleurnicher et pester ensourdine, mais il tient sa vengeance. Aux premières guilées, ils’arcboute, fait le gros dos, joue si bien de la croupe et desépaules, qu’il finit par démolir son in-pace et parrenverser des maisons.

&|160;

Un saule, à peu près déraciné par les farcesde ce lutin, étira ses branches effeuillées au-dessus du toit natalde notre Palul. Ses parents se donnent pour des maraîchers&|160;;c’est du moins leur gagne-pain avouable, leur métier alibi, car ilsen exercent un tas d’autres, clandestins mais lucratifs. Ilsengraissent un porc, cultivent leur provision de pommes de terre etquelques raves. Mais, ainsi que leurs voisins, ils s’adonnentplutôt à l’élève des récidivistes qu’à la culture des choux et desnavets. Les vieux menèrent leurs premiers-nés à la maraude&|160;;puis les aînés se chargèrent de débaucher les cadets. Ilscommencent par la mendicité anodine. Le petit Palul fut de cesgalopins qui trottinent aux portières des voitures après avoir faitla roue et des cumulets dans le sable. Ils tendent la main entournant vers vous leur minois rondelet dont l’expression déluréeet le regard en dessous démentent l’humilité de leurs appels àvotre charité.

La dégaine fluette, les yeux limpides de Palulinduisirent ses vieux à l’exploiter autrement. Ils tentèrentl’effet de sa mine séraphique sur le curé de la paroisse. Le bonprêtre mordit à l’amorce. Il se l’attacha comme enfant de chœur,lui fit faire sa première communion, parla de l’envoyer auséminaire. De là ce sobriquet de Cassisme, corruption decatéchisme, qui devait rester au petit Palul. Sous prétexte que legosse ne leur rapportait encore rien, ses parents soutiraient forcepièces blanches au digne pasteur qui se flattait de les ramenertous au bien par l’exemple de l’un d’eux.

Mais il présumait trop de la vocation dunéophyte. Palul épris de plein air et de mouvement rongeait sonfrein. À la soutane il eût préféré le froc d’un ordre mendiant. Lesdimanches après midi, été comme hiver, il lui fallait demeurerentre quatre murs, marmotter des litanies, nasiller des psaumes,défiler des chapelets. Il lui arriva de manquer à ces exercicespour courir la pretantaine avec des mécréants de son âge. Avertipar le curé, son père lui donna de la discipline avec une telleconviction qu’après sa troisième escapade le congréganiste malgrélui prit la clef des champs. Plutôt que de recommencer cette vie deraton d’église et de souffre-douleur il se serait jeté dans lecanal&|160;; mais une pierre au cou car il nageait trop bien. Sesparents n’osèrent le réclamer, il les aurait vendus. Ils luilaissèrent donc la volée. Échappé du nid paternel, il s’agissaitpour l’oisillon de ne pas se faire encager par les oiseleurs de lapolice.

Cassisme mena des aveugles, ramassa deschiffons&|160;; en tournant la manivelle de pianos mécaniques pourdes Italiens, il se découvrit des dispositions musicales et il envint, sachant lire, à apprendre par cœur des complaintes qu’ilchantait en s’accompagnant sur l’accordéon. Un soir, de mauvaisplaisants, dont il avait escorté la ribote de bouge en bouge, lesoûlèrent et lui flibustèrent son instrument qu’il tenait de lagénérosité d’un Mécène du trottoir. Puis il hérita du singe d’unforain auquel il avait servi de pitre. La bestiole se mourait de lapoitrine. Cassisme l’avait dressée à tendre la main aux badauds, etjusqu’au dernier jour il la promenait frileusement blottie sous unpan de sa veste. Quand elle creva il se fit aide-montreur demarionnettes dans un de ces guignols souterrains ménagés au fondd’une impasse. Ces fantoches pèsent autant que des hommes. Palulles laissait tomber ou bien il embrouillait les ficelles. Lesloustics huaient et houspillaient l’imprésario qui talochait sonmanœuvre et finit par lui donner congé. Palul stationnait auxportes des salles de vente et aidait à déménager des meubles surdes charrettes à bras. Il rôdait autour des chantiers pour se faireembaucher par les maçons qu’il servait en montant aux échelles,chargé de mortier et de briques. Le temps se mit à la gelée&|160;:Palul courut aux rendez-vous des patineurs où il aidait lesélégantes à chausser leurs patins. Il débitait aussi du petit bois– huit fagots pour dix centimes – qu’il criait d’une voixlamentable. Les ménagères, apitoyées en le voyant tout bleu defroid, le réchauffaient d’une tasse de café. Il allait tomberd’inanition dans la rue quand il fut ramassé par JefCampernouillie.

&|160;

L’abatteur le prit sous sa protection etl’enfant, nature exaltée et même religieuse, voua à son robustenourricier une affection sans bornes. On ne les voyait plus l’unsans l’autre.

Malgré sa mine de dur à cuire et sabrusquerie, pas de garçon plus simple et plus doux que notre Jef.Il répugne tellement à verser le sang, même celui des bœufs et desmoutons, qu’il s’est fait hercule de foire. Quand le métier ne vapas, il recourt au cambriolage. Toutefois, il s’arrange pour qu’iln’y ait jamais personne dans la cambuse où il opère, car il lui encoûterait de jouer du surin. Il a dressé l’élastique Palul à seglisser entre deux barreaux de fenêtre ou par une imposte, unvasistas, un soupirail. Il ne volera jamais que par nécessité,histoire de se procurer le droit à la paresse. Ce bougre, taillépour les plus rudes besognes, cache une âme de rêveur. Tout commePalul il adore bucoliser par les sentiers à la belle saison. Jepassai sans doute plus d’une fois devant leur groupe sans lesconnaître. Allongés, au flanc d’un talus, ils se vautrent le nezdans l’herbe et leur croupe saillante ajoute des mamelons vivantsaux ondulations du terrain. Ils se rendent d’une kermesse àl’autre. Palul fait de nouveau le chanteur ambulant, Campernouilliedéfie les valets de charrue à la lutte, soulève des poids ou jongleavec son petit satellite&|160;; ils ne rentrent à la ville que pourvenir s’y débarrasser des poules volées dans les fermes et desoiseaux chanteurs pris à la pipée.

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De mes cinq inséparables c’est peut-être DolfTourlamain qui couve les instincts les plus inquiétants. Il y a dufélin dans ce grand garçon rieur et polisson, brun et sec comme unmatelot espagnol, habile à passer la jambe, prompt à jouer ducouteau, condimenté par excellence, voluptueux, égrillard, mêmeraffiné dans ses plaisirs et capable, à ce que me firent entendreles autres, d’introduire de la cruauté dans ses amours et derépandre le sang par boutades, sans haine et sans raison, histoirede se divertir à des jeux nouveaux.

On dirait le plus régulier de la bande. Ilexerce presque continuellement le métier de mécanicien ajusteur.Après sa journée il nous rejoint souvent en bourgeron, les mainsencore noires, sentant la sueur et la limaille. Mais il aura desaccès de paresse et de sensualité, il chômera des quinzainesentières durant lesquelles, friand d’élégances, il s’affichera avecdes femmes mieux parées que ses ordinaires bonnes fortunes, ou l’unde nous l’aura signalé pilotant quelque touriste équivoque.Autrefois, aidé du petit Zwolu, il pratiquait le vol à la tire, leplus artiste de tous les larcins. À présent, il trouve plus faciled’exploiter ses grâces d’androgyne et lui-même nous donne àentendre qu’il n’est guère de prostitution à laquelle il ne se soitlivré. Après s’être passé ses fantaisies érotiques qui ne durentjamais plus de deux semaines, un matin, il retournera bravement àl’usine et un beau soir, il nous relancera en l’un de noscarrefours de ralliement.

Le Cadol, le faubourg excentrique d’où sortitCampernouillie, est aussi le berceau de Tourlamain. Pour l’amour deses fringants aborigènes je raffole de cette banlieue bruxelloise,dérision de la campagne et parodie de la grande ville où lesfumiers rustiques luttent contre les miasmes urbains, où l’herbe etles arbres sont brûlés par les chimies industrielles, mais oùfleurissent de si croustillantes plantes humaines&|160;!

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Bugutte et Zwolu naquirent et continuent àvivre au cœur de la cité même. Zwolu, autrement dit l’Hirondelle,prend son vol tous les matins du fond de ce Coin du Diable dont lessentes rivalisent de noms délicieux et de fermentation subversive.La poétique adresse que celle de notre petit benjamin&|160;: voisindes hirondelles qui s’appellent comme lui, il loge au N° 30 del’impasse du Sorbier, dans la rue Notre-Dame-du-Sommeil. À ladifférence de son camarade Palul, il vit toujours en bonneintelligence avec les siens&|160;; il supporte même une partie desfrais du ménage composé des parents et d’une dizaine d’enfants plusou moins incestueux et dont il serait, dans tous les cas, fort ardud’établir le véridique état civil. Tout ce monde se répartit tantbien que mal dans deux chambres et dort pêle-mêle, voué à lapromiscuité la plus patriarcale. Par les étouffantes nuits d’été,hommes et garçons cèdent le galetas aux femmes et vont s’allongercôte à côte sous le porche de l’impasse.

De cet humus sortit une fleur charmante, unpetit voyou fait au tour, le plus mignon de la bande, subtil etgourmand, le larcin fait dieu, toujours en train de patrouiller etde grignoter des fruits ou des sucreries dérobées à un éventaire.Combien, de fois à la vue du petit Mémène, ne me suis-je pasdit&|160;: «&|160;Regarde-le bien, grave sa ligne et son ton dansta mémoire&|160;; tu ne retrouveras sans doute plus, dans uneposture si avantageuse, ce polisson aux grands yeux noirs, auxpommettes saillantes, affriolant à croquer, valant, déluré etprécoce, dix mille gosses de riches, quoiqu’il porte souvent unpantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses etque les loques pendillent autour. Marque sa frimousse chiffonnée,un peu narquoise, plissée par un rire sonore où tinte la blague duvoyou puéril et profond qui a jugé la misère sociale et qui saitque le mieux est de s’en gausser pour s’y résigner. Et n’oublie passon haussement d’épaules accompagné d’une moue&|160;; ce pli dansle renfoncement de ses reins et son veston trop court qui se relèveau-dessus de sa ceinture et de son bourrelet de chemise, lorsqu’ilplonge les mains dans les poches de sa culotte. Et son sifflementperpétuel et son nez quêteur et carlin, et la courroie jaune quiretient ses grègues et qui lui sert de fronde à l’occasion ou defouet, voire de laisse, quand il a volé quelque chien.&|160;»

Comme Tourlamain il excelle dans le vol à latire. Il s’en acquitte en virtuose&|160;; il recherche le frissondu risque. Encore choisit-il ses victimes. Il s’en voudrait dedévaliser un pauvre. En revanche, il dépouillera sans remords lescocottes ou les matrones arborant leur pretintaille de métal jauneet les gros messieurs à la bedaine sonnante de breloques. Il n’ajamais été pincé, pas plus, d’ailleurs, que Dolf Tourlamain qui futson maître et avec qui il opéra parfois de conserve. À l’exemple deDolf, il juge bon, pour endormir la vigilance de la rousse,d’exercer par intermittences un semblant de métier avouable. Ainsi,on l’a connu employé comme chasseur dans un des grands cafés duboulevard. Jamais, de mémoire de garçon, on n’avait vusaute-ruisseau si débrouillard, si vif-argent. À telle enseigne quele gérant s’avisa de vouloir se l’attacher à des conditionsinespérées pour un morveux de son âge. L’hirondelle aimait trop lechangement et la vie buissonnière&|160;! Il n’y eut pas moyen de laretenir. Zwolu a de l’honneur à sa manière&|160;: il ne s’estjamais livré au moindre détournement chez ses patrons d’occasion.Aux approches de la Saint-Nicolas et de la quinzaine des étrennes,il dépense des trésors d’ingéniosité et de grâce bouffonne à lancerle dernier cri, le jouet à deux sous du jour. Les camelots sel’arrachent.

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Bugutte, lui, occupe une chambre dans la ruede l’Épée, en pleines Marolles, avec sa bonne vieille mère et deuxenfants qu’il eut d’une maîtresse&|160;; il a reconnu les mômesmais il s’est méfié de la fille avec laquelle il ne consentitjamais à vivre maritalement et qui le quitta, au surplus, pourcourir à d’autres appareillages.

À la différence de ses copains, Bugutte aimetravailler honnêtement et aucune besogne ne lui répugne. Il turbinacomme terrassier, cureur d’égouts, balayeur de rues. Un long tempsil fut attaché à la ferme des boues&|160;; il vous soulevait commeplume les baquets et les hottes d’ordures et vous les chavirait surle tombereau avec une aisance d’athlète et une désinvolturephilosophique, qui faisaient l’ébahissement de son compagnon decorvée. Débardeur, il aida à charger des bateaux&|160;; il en halad’autres au bord du canal, jusqu’à ce que la cincenelle lui eûtdurillonné l’épaule comme à un galérien. Malheureusement il luiarrive de boire, surtout les jours de paie. Sous prétexte dedéfendre les intérêts d’un camarade, il cherche misère au patron ettape dessus, après quoi il ne lui reste plus qu’à louer ses brasailleurs. En dernier lieu, il croyait avoir trouvé ce qu’il luifallait. Le propriétaire d’une salle de danse l’engagea pourmaintenir l’ordre et mettre le holà quand se produisait unebagarre&|160;; mais Bugutte prenait son rôle tellement au sérieuxque, sous prétexte d’expulser les perturbateurs, il les démolissaitaux trois quarts et attirait ainsi d’onéreux procès à son employeurqui finit par se priver de ses services.

Brave et beau Bugutte, victime de saforce&|160;: Hercule sans Travaux&|160;!

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Je me rappellerai ce jour de janvier, dans untemps de brouillard et de neige fondue, sa culotte de velours roux,une culotte d’or rutilant, aux cassures de brocard et de moire, untissu comme du bronze fluide, dont l’obsession fut telle quen’osant lui proposer un troc, je flânai devant les étalages defrusques ouvrières pour y retrouver l’équivalent de la magnifiquevêture du pauvre diable, mais aucune n’avait ce brio ni ces éclairsphosphorescents, ni ce ragoût. D’ailleurs pour qu’elle vécût etqu’elle sortit tout son prestige, ne fallait-il pas qu’elle fûtportée par l’unique Bugutte&|160;? Je ne rapproche de cetteimpression causée par un vêtement somptueux et bien adapté, quecette autre, un jour de spleen, sur les quais de l’Escaut, enavisant un pantalon de velours, mais mauve celui-ci, rapetassé deteintes dans la gamme des violets et de la pourpre, aux jambes d’unterrassier qui flânait avec des camarades. Caresse, voluptévisuelle&|160;! Pour voir chatoyer et déferler plus longtemps lesplis de ces bragues magiques au rythme de la marche du chômeur quis’en était affublé, je le filai et finis par m’éterniser et megriser à sa suite au comptoir d’un musico.

Mais Bugutte se culotte peut-être plusdécorativement encore. Depuis qu’il sait mon enthousiasme pourcette pièce de sa toilette, il ne s’en sépare presque plus. Debelle qu’elle était, elle est devenue superbe, pathétique comme unchamp de bataille ou une «&|160;maison du crime&|160;».

Ah&|160;! si elle pouvait parler&|160;! maisque dis-je&|160;? elle parle et avec quelle éloquence. Demandezplutôt à la mère du fort garçon. Elle vous en racontera l’odyssée.À chaque raccroc, à chaque rapiéçage, la bonne vieille serécapitule sans doute les péripéties traversées par ce velourscullier. Toutes les fois qu’elle fait courir l’aiguille dansl’étoffe élimée, elle ajoute un nouveau couplet à lacomplainte.

Ici cette culotte de haut goût, saurette etcomme enfumée, fut trouée dans une rixe, lors du tirage ausort&|160;; là, son propriétaire étant ivre, se la déchira augenou&|160;; ici, le gaillard éméché ayant logé sa pipe encoreallumée dans sa poche, le velours prit comme de l’amadou et le garsfaillit rôtir ses jambons&|160;; une autre fois, la pauvrebokse, comme il appelle ses glorieuses bragues en sonflamand bruxellois, fut mordue par la chaux vive dans laquelle onl’avait poussé&|160;; ici, on la poissa de bière&|160;; cette tacheest de la graisse, celle-ci du vin, celle-là du sang&|160;! La mèreBugutte ne tarirait pas à vous redire les aventures que lui narrecette vétérane de la défroque du rude garçon. Ainsi, à propos decette genouillère rouge, elle vous racontera comment son Tick étanten train de scier des pierres, l’outil dévia et lui mordit la chairen trois endroits. Le blessé regagna les Marolles en traînant lapatte et en ayant toutes les peines à écarter les roquets alléchéspar sa culotte imbibée de sang.

Certes, les ruines m’intéressent, mais moinsque les haillons. Il m’aura été doux de suivre les ravages du tempset des événements sur cette bokse de mon Bugutte&|160;; de la voirroussir, s’effriter, se lézarder et s’ébrécher sur son corps commeun castel sur les mamelons d’une montagne.

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Ils ont beau gîter comme Tourlamain, Cassismeet Campernouillie, dans le fond des faubourgs, mes voyous tendent àse relancer les uns les autres dans ces cloaques de la Marollie oùrègne leur chef. C’est là leur véritable centre. Ils y acquièrenttout leur galbe&|160;; ils viennent y prendre leur mot d’ordre. Ilsy sévissent et ils y pâtissent à la fois. Ils attendent toujoursleur peintre. Marbol les aurait interprétés dans un mode troprassis. À peine eut-il attrapé les détrempes, les bavochures, lesplis à contre-rythme, les cassures à contre-geste et àrebrousse-poil de leurs guenilles. Mais qui rendra les membrescambrés et fuselés, les reins ondoyants, les déhanchements et lestortillements de mes drôles&|160;; leurs mouvements trides depoulains en prairie, ces contorsions qui font crever leurs nippescomme les brugnons leur pelure&|160;?

Je les cultive et les exprime de monmieux&|160;; je leur fais rendre toute leur originalité en cescarrefours où ils prennent le plus de fleur, de modelé etd’accent.

Ils ne trouveront pas plus leur sculpteur queleur peintre. Et cependant, fallacieusement couverts, presque nus,ou bien bridés dans des frusques patinées par les glissades àécorche-cul, aussi assorties à leur personne que la fourrure de lachenille ou le pelage du renard, beaucoup semblent déjà coulés enbronze ou pétris en terre-cuite. Après l’homme domestique oul’ouvrier, il m’aurait plu voir un nouveau Barye s’attaquer àl’homme fauve, préférer le truand au peinard, comme il célébra letigre et le loup plutôt que le bœuf et le chien.

Et quel musicien transposerait en son artleurs insidieuses modulations, le timbre de leurs voix gutturales,ces intonations imprévues, cette façon de redoubler, en s’appelantles uns les autres, la dernière voyelle de leurs noms, par un coupde gosier semblable à un sanglot et qui me donne chaque fois lachair de poule&|160;: Palu…hul, Bugu…hutte&|160;!Zwolu…hue&|160;!

Mais le verbe lui-même parviendrait-il às’assimiler le fluide de ces enfants de la libre aventure&|160;; lefumet de cette venaison humaine&|160;? Par exemple, à certainesheures où ils me paraissent tellement saturés de vie et dejeunesse, que je m’évoque jusqu’au graillon de leur baiser et lasaumure de leur salive&|160;!

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L’autre jour, je m’imaginais être cet artisteabsolu&|160;: poète, sculpteur, peintre et musicien, le tout à lafois. Que dis-je&|160;? Un instant, je crus même avoir usurpé lasuprême béatitude réservée aux seuls dieux.

La force physique, l’adresse, la résistancemusculaire fournissent le thème principal des causeries de mesinséparables et le prétexte à leurs jeux. Ce jour donc, ilsm’entraînèrent dans leur gymnase, pompeusement intitulé Arènesathlétiques. Représentez-vous, au fond d’un étroit boyau duquartier des Marolles, ironiquement appelé rue de la Philanthropie,un assez vaste hangar, ancien atelier de charron ou magasin dechiffonniers, dans lequel on pénètre par un bouge ne différant desautres taudis de la ruelle que par les photographies des célébritésforaines accrochées aux parois. Sur la lice jonchée de tan et desciure de bois, dont l’odeur résineuse se mêle à celle desémanations humaines, s’éparpillent des haltères et des poids. Àtravers la buée opaque et rousse, à peine combattue par une fumeuselampe à pétrole, je démêle les habitués de l’endroit, des apprentispour la plupart, venus en grand nombre à cause du samedi soir. Dansles coins, j’en vois qui se déshabillent avec de jolis gestesfrileux&|160;: ils sortent de leurs nippes comme papillons de leurschrysalides, et le ton laiteux de leur chair fait aussi songer àdes cuisses de noix extraites de leur coquille. Il y en a de nusjusqu’à la ceinture&|160;; d’autres ne gardent que le caleçontraditionnel. La plupart se trémoussent et batifolent dans unemêlée confuse. Leurs enchevêtrements suggèrent les ébats de jeuneschiens qui se mordillent et se reniflent. Ils s’abandonnent à lavolupté du mouvement&|160;; ils se réjouissent du ressort de leursmuscles&|160;; ils ne savent, dirait-on, à quels tortillements selivrer pour assouvir leur fringale d’activité&|160;; ilss’empoignent et se manient au hasard comme de vivants engins degymnastique. Et avec les haleines et les sueurs, l’atmosphères’enfièvre aussi de rires, de défis et d’appels.

«&|160;Jeux de mains, jeux devilains&|160;!&|160;» proclamèrent nos éducateurs. Je t’enfiche&|160;! Rien de plus sain et de plus glorieux au contraire. Oùest le temps des Henri VIII et des François Ier,s’essayant comme des charretiers et, oublieux de leurs beaux habitset de l’étiquette, préludant par une partie de lutte auxconférences du Drap d’Or&|160;?

Ce grouillis de nos jeunes Marolliens me faitsonger à la cacophonie des instruments, qui s’accordent avantd’entamer la musique pour de bon. Campernouillie, le maître del’endroit et l’arbitre des jeux, met fin à la confusion et faitdéblayer la palestre afin de permettre aux amateurs de se mesurer,deux par deux en des assauts d’entraînements. Les juniorscommencent. Leurs camarades qui se bousculent derrière la palissadefont une entrée à chaque nouveau couple. Une pluie de lazzi etd’interpellations saugrenues. Les loustics exécutent en paroles lacaricature des copains du monde, tous sont connaisseurs et experts,appréciateurs de leurs mérites mutuels. L’hiver, ces séances deluttes et, l’été, les baignades dans les canaux de batelage, leshabituèrent à se voir souvent in naturalibus etcontribueront à développer chez eux cette ostentation de leursavantages. À force de s’être comparés, ils se connaissent dans lesmoindres recoins de leurs académies. Leurs mœurs sont d’ailleursaussi publiques que possible. Véritables dynamomètres, j’entendsmes voisins évaluer entre eux la force et la résistance desconcurrents. Ils savent ce qu’un tel fournit de muscle et de nerf,ceux que celui-ci tomberait sans peine, et ceux à qui il ne feraitpas bon pour lui de se frotter.

Les luttes devenant de plus en plusintéressantes, la turbulence et l’humeur blagueuse des spectateurss’apaisent graduellement. Avant de s’empoigner, les lutteursprennent la précaution de s’oindre de sable les paumes et lesphalanges. On se piète, on tend le cou pour mieux voir, mes voisinsne tardent pas à haleter et à ahaner avec la respiration descombattants. Ils se balancent et palpitent, au rythme des attaqueset des feintes. Moi-même, je monte au diapason, au fluide del’assemblée. Je m’affriole et je trépigne, comme la galerie, auxpéripéties de la joute. J’y prends autant de plaisir qu’aux pluspoignants spectacles. Je sens mes reins se bomber, mes jambess’allonger et se rétracter en étroite sympathie avec les mouvementsdes athlètes.

Après un assaut entre Campernouillie etTourlamain ou plutôt une jolie parade montrant la force aux prièresavec l’adresse, et dans laquelle l’un compère faisait valoirl’autre, un mouvement se produit parmi les regardants et le nom deTich Bugutte court de bouche en bouche.

Il s’est déshabillé à son tour, et enattendant un partenaire digne de lui, il se prélasse autour del’arène, les bras croisés, un bout de paille entre les dents,prenant une joie naïve à étaler sa chair adolescente. Ce n’est pasla première fois, tant s’en faut, que ses copains ont l’occasion dele voir au naturel et, pourtant, un murmure d’admiration s’élève detoutes parts. Quant à moi, il vient de me révéler la beauté mâle.J’éprouve en face de ce corps irréprochable, alliant l’élégance etla cambrure de Tourlamain aux reliefs charnus de Campernouillie,l’enthousiasme que Gœthe exprime si bien par la bouche de sonWilhelm Meister quand celui-ci voit surgir des eaux d’un étang lesformes eurythmiques de son compagnon de baignade. Le sculpteurflorentin Ghiberti aurait dit, en parlant d’une statue grecque,qu’il était impossible d’en exprimer la perfection avec des mots etque l’œil seul ne suffisant pas pour en apprécier les suavitésinfinies, il fallait suppléer à la vue par le toucher. Eh bien, àce moment, comme cet artiste fanatique, je me sentais l’envie depromener les mains sur cette admirable statue de chair et de lamodeler de ferveur. L’objet de mon extase la devina-t-il&|160;?Mais ses regards ayant parcouru l’assemblée, soudain il m’avise,s’approche de moi et me tape sur l’épaule&|160;:

– Voilà, mon homme&|160;! dit-il avec son bonsourire. Allons, aboule, Lorr, que je te donne une leçon.

– Moi&|160;! m’écriai-je, en reculant, et surun ton de surprise qui doit ressembler à de la terreur.

– Hé, oui&|160;! Sois tranquille. Je ne tecasserai pas.

Et prestement il m’empoigne, me tire à lui pardessus les autres qui ne se font pas faute d’applaudir et dejubiler.

Il m’arrache la veste et le gilet, me pousseau milieu du champ-clos. Je n’ai ni le temps ni la conscience deprotester&|160;: je suis étourdi. Il me prend les mains, lesapplique lui-même l’une sur son épaule, l’autre à sa ceinture, dansune des poses réglementaires.

– Allons&|160;! y sommes-nous&|160;?Partons.

Moi, je n’ai garde de bouger. Mon vœu de toutà l’heure se réalise. Je resterais éternellement dans cetteposture, oubliant mes doigts aux courbes de ce torse.

– Eh bien&|160;? s’écrie Bugutte quis’impatiente et qui me secoue en riant.

Je réagis contre mon émoi et me résigne àl’entreprendre. Mais je n’y mets aucune énergie, je palpe le reliefdes muscles, je me régale au toucher de ces méplats et de cescambrures élastiques quoique fermes. J’oublie le reste et n’en veuxpas davantage. À quoi comparer cette sensation&|160;? Elle n’a riende la volupté amoureuse et cependant, elle imprime à mon être je nesais quel sentiment fort, quelle reconnaissance éperdue envers leCréateur. Quel besoin de religion et de foi&|160;! J’adorai Dieudans un de ses chefs-d’œuvre.

– Dis, Lorr&|160;!… as-tu fini de mechatouiller&|160;?

Les autres rient de plus belle.

Alors, confus, je me décide à l’empoigner pourde bon.

– À la bonne heure&|160;!

Le solide garçon se borne à m’opposer unemolle résistance. Mais celle-ci suffit pour m’irriter. Je mepassionne graduellement pour la lutte même – c’est comme si lemodèle disparaissait pour laisser à l’artiste la fièvre de réaliserl’œuvre, l’art qu’il lui inspire. Un nouvel enthousiasme, peut-êtreplus intense encore, se joint à ma première ferveur. Je veuxvaincre&|160;: la lutte de Jacob contre l’Ange. Et si j’éprouveencore une joie à pétrir ces muscles, c’est la joie d’un Prométhéesculpteur des hommes, d’un statuaire de la Vie.

– Bravo, Lorr&|160;! me crient Tourlamain etles autres, en me voyant prendre goût au sport.

À plusieurs reprises, j’ébranle mon adversairequi ne cesse de m’encourager, lui aussi, de son sourire magnanime.Il continue à me ménager, quoiqu’il ait à faire à partie plus rudequ’il ne l’eût cru.

Enfin, il juge la leçon assez longue pour lapremière fois. Mon amour-propre de novice ne court aucun risque.Bugutte me soulève par un mouvement irrésistible et m’étaleensuite, les épaules bien marquées dans le sable.

– Ouf&|160;! dit-il, en me relevant aussitôtaprès. Il me tend la main, dans laquelle je fais claquer lamienne&|160;:

– Tope-là&|160;!… Vrai ce n’a pas été sanspeine&|160;!

Nous nous rhabillons et courons nousrafraîchir au comptoir du bouge.

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Je suis retourné aux arènes athlétiques, maisje n’ai plus voulu lutter, malgré les instances deBugutte&|160;:

– Viens, donc&|160;?… Ça allait sibien&|160;!

– Non, Tich.

– Et pourquoi pas&|160;?

– Je me connais… Nous sommes amis, grandsamis, n’est-ce pas&|160;?… Eh bien, je craindrais de m’énerver etde me fâcher à ce jeu, d’y prendre trop de goût et de vouloir tetomber pour de bon… L’autre soir, à la fin, je me sentais devenirmauvais…

Il m’a regardé d’un air intrigué&|160;:

– Ah bah&|160;! Tu es un singulier pistolet. Àta guise, Lorr… Tu dois mieux savoir que moi… Mais là, vrai, c’estdommage. Comme élève, tu m’aurais fait honneur…

Je lui ai menti, désespérant de me fairecomprendre&|160;; surtout que je ne parviens à me définir àmoi-même ce que j’éprouve.

Tout ce que je sais, c’est que cet exercicem’exalte trop. Une seule expérience m’a suffi. On ne se fait pasenlever une seconde fois au ciel. Ce serait tenter Dieu. Enretombant sur la terre, ne descendrait-on plus bas&|160;?

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Notre Dolf tire au sort.

– Vous en serez, n’est-ce pas, Lorr&|160;? m’adit le fringant garçon, il y a quelques mois.

– De quoi&|160;?

– Mais des nôtres&|160;; de la vadrouille dejour de la conscription, et le lendemain, et le surlendemainencore…

La conscription même ne lui importe guère.Qu’il tire un bon ou un mauvais numéro, cela lui est parfaitementégal. Il ne voit dans cet événement que la bamboche de quatre joursqui l’accompagne.

– Par exemple&|160;! lui objecté-je. J’ai tiréau sort depuis longtemps…

– Qu’à cela ne tienne&|160;! fait Tourlamain.Bugutte et Campernouillie sont dans le même cas… Quant à Cassismeet à Zwolu leur tour ne viendra que dans deux ans… Cela ne lesempêchera pas de s’entraîner dès maintenant, n’est-ce pas, lesgosses&|160;?

– Un peu, Dolf&|160;! ratifient les deuxbenjamins.

– Entendu&|160;! Nous nous amuserons, Lorr, tuverras&|160;!…

Pas moyen de me dérober. Non seulementl’invitation m’est faite de tout cœur et de la meilleure grâce,mais elle prévient un de mes désirs.

Ainsi que tous les autres garçons de saparoisse du Cadol, depuis deux ans, en prévision du grand jour,Dolf prélève, chaque semaine, quelques sous sur son salaire ou surses profits pour les verser dans une cagnotte, confiée au patron dubouge où les gaillards se réunissent les samedis. La premièreannée, la cotisation hebdomadaire était de vingt-cinq centimes partête, les premiers six mois de la seconde, elle s’éleva àcinquante, et enfin les six derniers mois, à un franc. Au bout duterme&|160;: le total de ces versements représente une sommerondelette qui passera jusqu’au dernier centime en beuveries et encavalcades. Comme les autres, je verse mon écot à la caisse…

Le jour est venu, un de ces jours gris dejanvier, durant lesquels il ne cesse de pleuviner et de tomber duspleen. Depuis huit heures du matin, nous nous morfondons sur laplace de Koukelberg – le faubourg d’où dépend le Cadol – au milieude la foule des parents, des connaissances et des badauds.

Les miliciens s’amènent, par coteries ouisolément, braillards ou hébétés, rieurs mais déjà lassés tout demême, fiévreux, pâlots, les yeux vagues et les pommettes allumées.Plus d’un porte, sans qu’il s’en doute, cousue dans la doublure desa veste par sa bonne vieille, quelque amulette achetée à latireuse de cartes ou au thaumaturge du quartier&|160;: champignoncueilli pendant la nuit des Saints Innocents, dent de chat noir,marron ramassé à la Toussaint de la dernière année bissextile, etsur lequel sont gravés au couteau trempé dans l’eau bénite cinqchiffres cabalistiques.

Quelque sceptiques qu’ils soient, les durs àcuire se prêtent généralement à ces pratiques pour complaire à lasollicitude féminine. Aussi, Campernouillie me raconte que le matinfatal il consentit à se passer le scapulaire de sa bonne amied’alors, sur la poitrine, entre la peau et la chemise. Pour la mêmeraison, le rude Bugutte permit à sa mère de lui entortillerl’avant-bras de son chapelet. Et, riez tant que vous voudrez, tousdeux tirèrent un bon numéro. Aussi, la brave receleuse qui donna lejour au petit Zwolu fera-t-elle le pèlerinage de Montaigu, à laPentecôte précédant le tirage au sort de son fils.

Il n’y a que ce mécréant de Tourlamain quin’ait rien voulu entendre. Il se moque bien de ces mômeries&|160;!Puis, arrive qui plante&|160;! Il marchera s’il le faut. Ou plutôtnon, il ne marchera pas, il montera à cheval. Une belle arme que lacavalerie&|160;! Et l’uniforme&|160;!

Neuf heures. La loterie a commencé. Des remousse produisent. Les conscrits qui ont tiré leur numéro dégringolentdes escaliers de la maison communale et s’empressent de rejoindreles leurs en se trémoussant comme des frénétiques. La traditionveut que l’on se présente crânement. Veinard ou malchanceux, ils’agit de faire bonne figure. Ils se préparent à ce moment comme unacteur soigne son entrée. C’est à qui enjambera le plus de marcheset sera le plus vite en bas. Nous en voyons qui sautent et quiplongent, en piquant presque une tête dans la foule.

Mais notre Dolf l’emporte sur tous les autres.Un vrai singe, ce garçon-là. Je me rappelais, le jour où j’étaisallé le relancer et où il ne fit qu’un bond, de sa soupentejusqu’au pied de l’escalier dans la rue. Surpris à faire la grassematinée, en reconnaissant mon sifflet, il n’avait passé que saculotte&|160;; et sa chemise de flanelle rouge, fermée aux poignetspar des boutons de corne, s’entrebâillait sur son torseélastique.

Aujourd’hui – ou plutôt hier – il se montraplus leste encore. Aucun acrobate n’eut fait mieux.

Nous le voyons surgir sur le palier. Une maintient le numéro, le 42, un des plus bas&|160;; l’autre agite sonchapeau. Il jette un cri qui n’en finit pas. Quand il se décide àfermer la bouche, c’est pour prendre entre ses dents le bout decarton. De là haut, encore, il nous lance son feutre que Palulattrape au vol. Et avant que nous nous soyons doutés de ce qu’ilmijote, il fait le poirier, applaudit des jambes, se remet uninstant sur ses pieds, mais pour reprendre aussitôt sa posture têteen bas. Comment descendit-il&|160;? J’en suis encore à me ledemander. Un vertige. Il tourna plusieurs fois sur lui-même commeune roue, mais une roue sans jantes&|160;; s’arrêta net à sixmarches du sol, et arrivé là, ne se retrouva d’aplomb que pourrebondir et venir se projeter, en décrivant je ne sais quelletrajectoire, sur les têtes, les épaules et les mains de ses amis.Il nous écrase, il nous éborgne, il nous rompt la nuque et nousfait presque crouler&|160;; nous l’accueillons moitié pestant,moitié riant. Enfin, Bugutte le juche à califourchon sur sespalettes et prend sa course à travers la foule encore toutébranlée. Qui l’aime, le suive&|160;! Nous gagnons le cabaret ducoin de la place où stationnent nos équipages. En attendant que lacoterie soit au complet, premier puis second verre à la consolationdu milicien.

Tourlamain prend la chose trèsphilosophiquement. Bâti et taillé comme l’est notre ami, le conseilde révision n’aura garde de le réformer.

Personne ne manque plus à l’appel. La bandes’installe dans les voitures et les breaks. Le cortèges’ébranle&|160;; les musiciens – clarinette, piston, tuba, bugle etcornet – à la tête.

Tous, même ceux qui n’ont pas tiré au sort,arborent un numéro à leur coiffure. Je me suis procuré le mien dansune petite boutique de la place, où m’ont conduit Bugutte etCampernouillie.

Nous sommes cinquante gaillards de la mêmetrempe, Bruxellois invétérés, résolus, comme ils disent, à s’endonner pour leur argent.

Une seule chose me les gâte. Pour lacirconstance ils ont cru devoir s’endimancher et, sous prétexte dese faire beaux, ils s’affublent de complets, de paletots-sacs, dechapeaux-boules enchérissant encore sur la laideur de la défroquebourgeoise. Rien ne leur va moins. Ils en perdent tout cachet ettoute plastique. Il me peine de voir Bugutte mannequiné ainsi.Seul, Tourlamain se distingue par des vêtements appropriés à sapersonne. Il porte un costume d’un joli ton mordoré, fait surmesure et qui se façonne à son corps aussi bien que ses hardesordinaires&|160;; l’étoffe stricte et moulante dénonce, comme leferait un maillot, les lignes de son torse et de ses jambesd’éphèbe…

Et la bacchanale de commencer. Au début, toussont en verve et en voix. Mais après quelques haltes, la bière faitsentir ses effets&|160;; on ne parle plus, on s’égosille&|160;; onne chante plus, on braille, on vocifère&|160;; on ne danse plus, ongigote. Les langues s’empâtent, les yeux se vitrent&|160;; et avecun rire hébété, on se soulève à moitié sur les banquettes ensaluant du chapeau.

Je renonce à compter les estaminets devantlesquels s’arrête notre cavalcade. Partout c’est le mêmemanège&|160;: invasion de la salle, en-avant deux, tournée aucomptoir&|160;; après quoi, on règle les verres bus et cassés.Cochers et musiciens ne tardent pas à être aussi saouls que leursclients.

À la longue, pour gagner du temps et épargnerses jambes, on ne met plus pied à terre, on boit dans lavoiture.

J’observe et je me surveille le plus longtempspossible. Je vois les yeux tourner dans les têtes, béer au vide, selubrifier, perdre toute expression&|160;; les visages changerplusieurs fois de couleur. Quoiqu’ils fassent et contrairement àleur habitude, mes amis me semblent horriblement tristes et il meprend une immense pitié à leur endroit. De ce train, nous roulons àl’épilepsie et au délire.

À quelles extravagances nous sommes-nouslivrés&|160;? Je me rappelle confusément des bagarres, desréconciliations, des épanchements.

Puis ce fut la nuit opaque sans une lueur deraison. Je me réveillai dans un galetas où nous avions échoué, dumoins les cinq, sans souci des autres. Après des cauchemars je mesuis levé, somnambulique, la tête vide et endolorie, sousl’impression d’une descente en des enfers ou plutôt en des paradisdéfendus.

Ah, ce Dolf&|160;!…

Cette première journée me suffit. Je renonce àprendre ma part de ce qu’il leur reste à boire et à s’étourdir. Jeleur abandonne mon écot.

&|160;

Périodiquement, sans doute sous l’empire demystérieuses climatéries, nous entrons en ébullition. Des bandesrousses défilent dans les rues paisibles où l’on ne les rencontreguère. Au lieu de scies graveleuses, ils braillent des coupletsbelliqueux. À l’approche de la colonne subversive les boutiquiersbâclent leurs vitrines. Ces truands vont-ils donner l’assaut auxbanques et aux hôtels de la ville haute, élever des barricades,piller les bazars et les magasins de la cité commerciale&|160;?Erreur. En dépit du proverbe qui veut que les loups ne se mangentpas entre eux, ces truculents polissons, armés de gourdins, debarres de fer, de frondes et de lanières de cuir, se sont croiséscontre leurs pareils d’un autre quartier populeux. Le casusbelli&|160;? L’une ou l’autre Hélène, marchande de citrons oucoupeuse de poils, enlevée par quelque Pâris&|160;; garçon abatteurou colporteur de moules, aborigène de la paroisse rivale. Il arriveque l’origine de ces discordes soit plus futile encore&|160;; mieuxvaudrait dire que le prétexte n’existe même pas, à moins qu’iln’ait existé toujours et que ces échauffourées ne proviennent d’unantagonisme immémorial. Peut-être y a-t-il pour nos coureurs derues la saison des coups de poing, comme il y a celle de la toupie,de la balle, de la marelle et des billes&|160;? Simple jeu.Histoire de dépenser son athlétisme et de voir de quel côtéfleurissent les tape-le-plus-dur.

Après des hostilités légendaires, on croyaitdu moins la paix assurée entre deux des faubourgs ennemis&|160;:Molenbeek et la rue Haute s’étaient réconciliés. Flupi Kassul etTich Bugutte vivaient en frères, régnant chacun sur leur territoirerespectif, entretenant des relations de bon voisinage et prêts à seprêter secours contre les malintentionnés des autres paroisses àgueux.

Or, l’autre lundi de la kermesse de Molenbeek,après avoir erré comme d’habitude en bande et de bastringue enbastringue, nous avions fini par échouer au Mouton bleu,chez César Bolpap. Quatre sous d’entrée, et on a droit gratis àdeux sous de bière ou d’alcool. Manquant de danseuses, nousdansions entre nous. D’ailleurs, les voyous raffolent de cetexercice et comme tous ballent on ne peut mieux, la plupart dutemps ils se trémoussent pour le plaisir de tricoter des jambes,appariés presque aussi complaisamment avec un camarade qu’avecquelque particulière. De même, leurs amoureuses ne valsent pasmoins volontiers l’une avec l’autre. Ce jour-là, Tich Buguttes’amusait de tout cœur en grand enfant qu’il est. Il fringuait sansinterruption, ne laissant passer aucune danse, empoignant tantôtDolf, tantôt Campernouillie, ou l’un des petiots, ou se rabattantsur moi qui manque cependant de leur diable au corps. En veine delargesse, il s’entêtait à payer de sa poche les quatre centimes pardanse et par couple. Du train dont il y allait, il aurait bientôtle gousset vide. À peine a-t-on tourné deux ou trois fois autour dela salle que l’orchestrion s’arrête court. Intermède de promenade,durant lequel l’huissier circule à reculons, la main tendue, decouple en couple, pour recueillir le numéraire. Quand il a soncompte, la musique reprend&|160;; on vire quelques fois encore.Puis, crac, c’est fini. En place pour une autre danse. Àrecommencer&|160;!

Tich dansait de préférence avec Dolf. De mêmetaille, ils s’accordaient à merveille, rivalisaient de virtuosité,prodiguaient les ronds de jambe, les contre-temps et lesjetés-battus, agrémentaient le thème chorégraphique de fiorituresimprévues. Tout intrépide qu’il soit, Dolf commençait à en avoirassez, mais Bugutte insistait&|160;: «&|160;Une encore… La toutedernière&|160;!&|160;» Et force était à Dolf de s’exécuter.

Nous nous flattions d’avoir fait enfindémarrer de là notre infatigable Bugutte et nous nous retirions enchantant, à la file, les mains posées sur les épaules de celui quinous précédait, quand, dans l’étroit couloir menant à la rue, nousnous heurtâmes à une bande de filles en cheveux, pimpantes,éveillées, l’air à la fête, qui ne nous eurent pas plutôt avisésqu’elles simulèrent un affolement extrême et éclatèrent en giries,semblables à ces anguilles du dicton qui crient avant qu’on lesécorche. Comme de juste, on ne se fit pas faute de répondre à leursprovocations en les chatouillant et en les chiffonnant au passage,puis, mis en appétit, sur la proposition de notre chef, nous nousdécidâmes de rentrer avec la ribambelle qui n’en attendait pasmoins de notre ardeur.

– Ouf&|160;! On s’en va&|160;! Et pour de bon,cette fois&|160;! proposa Tourlamain après que nous eûmes payéquelques sous de danse à ces cascadeuses.

– Pas si vite&|160;! Attends au moins quej’aie engagé celle-là&|160;! réclama Bugutte.

Et il lui désignait une petite blonde potelée,assez fraîche et agréable, trahissant des rondeurs prometteusessous la mousseline de son corsage, et un ruban vert dans lechignon, le teint rose moucheté de roux, des yeux gris bleu auregard un peu dur, des lèvres minces dont le sourire ne rachetaitpas certaine expression pincée, un joli nez aux narines pincées,aussi. Elle s’était assise à l’écart, sur une banquette, feignantla réserve et l’indifférence mais en décochant de temps en tempsune œillade à Bugutte. Le candide garçon fut pris au manège de lacoquette. Il repoussa Dolf qui voulait l’entraîner, se plantadélibérément à quelques pas devant elle, recourut à son air le plusavantageux, les reins cambrés, le poing à la hanche, et l’appelasimultanément de la tête, d’un rond de bras et d’un irrésistibleclaquement des lèvres.

Ainsi conjurée, la belle se leva&|160;; ilss’abordèrent sans plus de façons et se mirent à tournoyer, avant des’être parlé autrement que par le sourire, les yeux et l’étreintede leurs mains.

Après cette danse, ce fut une autre, puis uneautre encore&|160;: Bugutte ne lâchait plus la boulotte aux yeuxgris.

Tourlamain revint à la charge&|160;:

– Ah ça, Tich. Nous déclanchons,hein&|160;?

– Un tour, rien qu’un pauvre petit tour, degrâce, Dolf… La musique est si bonne ici&|160;!

Il disait vrai&|160;: l’orchestrion duMouton bleu est célèbre parmi les habitués desguinguettes. Il n’y en a pas de plus carabiné, de plus prodigue entrompettes et en cymbales&|160;; ses implacables tonitruances vousexaspèrent le sang et les moelles, à telle enseigne qu’au sortir duMouton bleu il n’est extravagance ou gageure à laquelle onne se livre à corps perdu&|160;: on abuserait de la première venueet on saignerait le premier venu&|160;!

Mais l’admiration de Tich parut impayable àDolf&|160;:

– Farceur&|160;! lui dit-il à mi-voix. Ils’agit bien de la musique&|160;! Avoue plutôt que tu en pinces pourcette courtaude grêlée (Tourlamain dépréciait le morceau)… En cecas, bonne chance, car le reste de cette volaille n’a rien pournous tenter&|160;! Adieu&|160;!

Cependant, nous n’avions pas été les seuls àremarquer la bonne entente de Tich et de son irritante boulotte.D’ailleurs, la présence de notre clan et de son chef révolutionnaitle quartier. Quelque paroisse que nous hantions, nous ne passonsjamais inaperçus, car les types des Marolles renchérissent encoresur la crânerie et la désinvolture des autres faubouriens. Aussi,l’attention du bal s’était-elle concentrée sur Tich et sa conquête.Les femmes jalousaient sans doute l’accapareuse du fier garçon. Or,Blonte-Mie – c’est ainsi qu’on la surnommait – passant pour lamaîtresse d’un des coqs de l’endroit, l’une d’elles courut avertirl’intéressé qui jouait à la manille dans un caboulot voisin.

Ralliés par Dolf, nous allions abandonner Tichà sa bonne fortune, quand un mouvement se produisit dans lagalerie.

On faisait une entrée à Flupi Kassul, l’ancienantagoniste du champion des Marolles, et précisément, à ce que nousallions apprendre, l’amant attitré de Blonte-Mie.

– Diable&|160;! nous dit Campernouillie. Cen’est pas le moment de nous retirer&|160;!

Flapi Kassul, un gaillard presque aussi bienbâti que Tich, fendit la presse&|160;; se posta au premier rang descurieux, sur le passage des danseurs, et quand notre couple vint àle frôler, sa main s’abattit assez rudement sur l’épaule deBlonte-Mie.

– Halte-là&|160;!… En voilà assez&|160;!

– Eh bien, quoi&|160;? se rebiffa Bugutte.

– Mille regrets, camarade. Tu viens un peutard. La place est prise&|160;! nasilla Kassul sur un ton traînardet presque bon enfant.

– Pas si bien prise que l’on ne puisse t’endéloger.

– Tu crois&|160;?

– J’en suis sûr.

– C’est ce que nous verrons&|160;!

Et repoussant Blonte-Mie, ainsi que le garçonde salle, les rivaux jettent leur casquette, se débarrassent deleur veste et retroussent leurs manches de chemise. MaisCampernouillie s’interpose&|160;:

– Un instant, clame-t-il. Garçons, je vousprends tous à témoin&|160;; Kassul a-t-il reconnu, oui ou non,Bugutte pour son maître après une épreuve loyale etsolennelle&|160;?

– Oui, oui&|160;! attestent les autres.

– Dans ces conditions, il n’y a plus de luttepossible entre eux… C’est la loi&|160;!

En effet, dans ce monde, du jour où unbatailleur s’est avoué définitivement vaincu par un autre, toutecompétition de muscle cesse désormais entre les deux champions.

– Qu’à cela ne tienne&|160;! déclare Bugutte.S’il veut une revanche, je suis encore son homme&|160;!

– Non&|160;! Non&|160;! protesteCampernouillie, et les autres bougres font chorus avec lui, aussibien du clan de Kassul que du nôtre. «&|160;Battu restebattu&|160;!&|160;»

À présent, c’est une querelle entreparoisses&|160;: Molenbeek contre les Marolles. Au lieu d’un duel,nous aurons la guerre.

Mais le conflit en restera là pour ce soir. Ilne faut pas troubler la fête. Se battre pendant la kermesse, fidonc&|160;! C’est bon pour des paysans&|160;! On se retrouvera unautre soir de la semaine. Dans notre métier nous avons toujours letemps.

&|160;

Le sentiment n’intervient guère dans la viesexuelle de nos frustes garçons. Leurs amours se bornent à desaventures galantes. La plupart, de tempérament pléthorique,s’assouvissent et voilà tout. Jusqu’à présent Tich Bugutte nefaisait pas exception&|160;: bourdon goulu, voire insatiable, ilbutinait de fleur en fleur, au hasard des rencontres. Sestendresses et ses assiduités, il les réservait pour ses camarades.Il n’est rendez-vous d’amour qui lui eût fait négliger une partiede maraude ou de débauche. D’ailleurs, en général, malgré leurcynisme et leur débraillé, les voyous apportent certaine pudeurdans leurs bonnes fortunes. Ils s’affichent bien moins que nosgodelureaux et, très expéditifs, s’ils ne font point languir leurssoupirantes, ils se gardent de se mettre en frais de marivaudageset de pâmoisons.

Dolf et les autres s’imaginaient donc que,cette fois encore, il ne s’agirait entre Tich et Blonte-Mie qued’une simple passade, après laquelle tous reprendraient leurliberté.

Notre ami fut-il piqué au jeu par la jalousiede Kassul&|160;? Blonte-Mie déploya-t-elle des séductions plusirrésistibles que ses devancières&|160;? Mais Tich a quitté sa mèreet ses deux enfants pour se mettre en ménage avec la transfuge deMolenbeek, qui est venue le rejoindre aux Marolles.

La mère de notre chef se désole, les gossespleurnichent et redemandent leur père, les amis hochent la tête etn’augurent rien de bon, Dolf surtout, de ce collage. On nous achangé notre Tich.

Cependant, Flupi Kassul ayant invité ceux desa coterie à venger son offense, Bugutte a levé le ban etl’arrière-ban de ses vassaux de la rue Haute et des impassesaffluentes, auxquels se joignent ses féaux des autres paroissesalliées. Force horions ont déjà été échangés depuis huit jours. EnMarollie, les maquilleuses d’yeux pochés se voient débordées par laclientèle. Leur échoppe ne désemplit plus. On s’y écrase comme lesamedi chez le barbier.

Il y a deux soirs, notre colonne, forte decinquante «&|160;cadets&|160;», commandée par Campernouillie,s’engagea sur le territoire de Molenbeek. Après avoir annoncé notreprésence par une bordée de sifflets, il se produisit une accalmie,dont Zwolu profita pour entonner une sorte de péan ou de bardit queje transpose de mon mieux&|160;:

Vivent les gars des Marolles&|160;!

Ceux de Molenbeek, à bas&|160;!

Car ils ne valent pas

Même une rôle

De tabac&|160;!

Faisons leur, à coups de trique,

Avaler leur chique.

Ils la tiennent molle en bec

Ceux de Molenbeek&|160;!

La muse de Zwolu ne rappelle que de loin cellede Sophocle, mais il s’en faut que le petit manque de plastique. Jevis le moment où il se serait mis nu comme le poèted’Antigone après Salamines, moins pour se faire admirerque pour renchérir d’effronterie et de mépris à l’adresse del’ennemi. Exagérant d’ailleurs l’ordinaire décousu de sa tenue,pour épargner ses meilleures nippes il avait réduit sonaccoutrement à sa plus simple expression&|160;: son tricot et sabokse, et c’est à peina si celle-ci lui tenait au corps.

Les Marolliens ayant repris à tue-têtel’insultant refrain, faute d’un chant de guerre analogue lesMolenbeekois répondirent par des vociférations et des siffletsenragés qui couvrirent les voix de leurs ennemis.

Après quoi, il n’y avait plus qu’à mettre lebal en train. En un clin d’œil s’engagent des corps à corpsfuribonds. Ferrailles et bâtons de s’entrechoquer.

Gourmades de pleuvoir. Le sang coule.Chaussures et couvre-chef jonchent le sol. L’apparition deplusieurs escouades de police met fin à la bataille dont l’issuedemeurait incertaine, mais dans laquelle on s’est assez vilainementécrabouillé des deux parts. Pas mal de nos héros logèrent au poste,un plus grand nombre à l’hôpital. Beaucoup de femmes assistèrent àl’action, ne se bornant pas, comme les Germaines de Tacite, àexciter le zèle de leurs chéris, mais se ruant, ongles en l’air,les unes sur les autres, afin de se crêper le chignon. D’autrestraînaient à leurs jupons leur marmaille geignarde, graine de hérosfuturs, ou, réduites par leur maternité au rôle de simplesspectatrices, trompaient leur impatience en donnant le sein audernier-né de leur petit homme.

&|160;

La bonne intelligence règne de nouveau entrela Marollie et Molenbeek.

L’honneur de Kassul ayant été déclarésatisfait par ses pairs, les deux rivaux se sont réconciliés. Flupicède même la belle à son ravisseur. Il aurait poussé la courtoisiejusqu’à souhaiter beaucoup de bonheur à Bugutte.

– Ces félicitations me font bigrement l’effetd’une ironie&|160;! me confiait tout à l’heure le subtilTourlamain. On ne me fera pas sortir de la tête qu’il y a du louchelà-dessous. Veux-tu que je te dise mon sentiment, Lorr&|160;? Danstoute cette affaire, Kassul s’est formalisé pour la frime. Au fond,il s’estime bien heureux d’avoir endossé son crampon à notre bonTich. On la dit méchante comme la gale. Qui vivra verra&|160;!…

&|160;

Me promenant au Cadol, je marchais derrièredeux polissons qu’à leur allure dégingandée j’eus bientôt reconnupour Palul Cassaisme et Jef Campernouillie. De loin, j’observe leurmanège. Le plus grand, le bras fraternellement passé au cou del’autre et la bouche collée à son oreille, l’émoustille par descharges qui le font rire et s’affrioler. À un moment, ilss’arrêtent. L’aîné se tenant à cloche-pied et toujours appuyé surson camarade, enlève un de ses sabots qu’il secoue pour en fairesortir le gravier, puis, avant de remettre sa chaussure, de sonpied nu il se gratte l’autre jambe qui lui démange au mollet. Cetteposture de Campernouillie n’a rien de celle du discobole ni decelle du jeune athlète du Capitole qui racle avec son strigile lasueur et la poussière collées sur sa peau. Et pourtant, elle mepince par je ne sais quoi d’énervé et de disloqué s’accordant avecleurs loques qui s’effilochent et que bavochent les souillures duvagabondage.

Je les rattrape comme ils se remettent enmarche et, leur faisant à mon tour un collier de chacun de mesbras, nous cheminons de conserve et sans but, quand nous tombonssur un quatrième de notre bande, un revenant&|160;: Dolf Tourlamainque nous n’avions plus vu depuis son enrôlement dans un régiment deguides. On se récrie sur la bonne mine du cavalier dans sa tenue.Et il y a de quoi&|160;! C’est toujours le capon aux yeuxà la fois câlins et cruels, admirablement fait&|160;! Le dolman,très sanglé, accentuant la cambrure de ses reins, met une tacheverte et son lasalle une rouge fessure dans la grisaille del’après-midi. Le croustilleux débraillé du voyou reparaît sousl’uniforme voyant du soldat. Son bonnet de police, campé surl’oreille, et relevé par un marron de cheveux, lui donne un airplus luron encore qu’autrefois. Les fauves guenilles des deuxautres sympathisent avec le dolman vert galonné de jaune etl’amaranthe du pantalon militaire, ce rouge irritant qu’exaspèreune odeur de crottin et de cuir échauffé. C’est bien le moins quece beau guerrier nous paie une tournée. Palul et Campernouillie dele cajoler. Il ne se fait pas tirer l’oreille. En trinquant, à tourde rôle nous essayons son bonnet de police. Il nous raconte que,depuis son entrée à la caserne, il subit consigne sur consigne,mais lorsqu’on ne l’enferme pas à la salle de police ou au cachot,le soir venu, il escalade les murs avec d’autres soudrilles qui sefont la courte échelle et il court grediner jusqu’à l’aube enreprenant, pour rentrer, le chemin des chats. Si on les pince,c’est la correction… Voilà huit jours qu’il manque à l’appel.

Il y a deux mois, le grand Bugutte est venu lerelancer aux abords de la caserne. Ils se sont livrés ensemble àdes prouesses sur lesquelles Dolf ne croit pas devoir s’expliquer,mais au clin d’œil, au claquement de langue et au geste plussuggestif encore dont le galant accompagne son allusion, nouscomprenons qu’il s’agit de certains attentats auxquels les deuxamis avaient déjà coutume de se livrer autrefois sur desparticulières attardées.

Et en nous intriguant par ses réticences, legaillard se tortillait.

C’était au crépuscule, à l’heure où le soleilallait accomplir le viol des belles nuées d’or et de pourpre etéparpiller, comme d’autant de volailles, leur duvet dans les airséclaboussés d’un sang tiède…

Et comme les autres insistent, affriolés, pouravoir des détails, le pendard nous évoque les violateurs à l’affûtdans les taillis des parcs publics, derrière les bancs sur lesquelss’abandonnent les amoureux dominicaux. Ils surgissent au momentpropice, démolissent l’amoureux, s’assouvissent sur la belle.D’autres fois, ils guettent aux abords des casernes les petitespayses qui reconduisent une recrue, à l’heure où la retraite pleurecomme si le clairon sanglotait dans son instrument.

– Il nous arrive d’opérer sur les talus duchemin de fer, raconte Tourlamain. On n’y est pas dérangé, puis sila victime avait été par trop détériorée, il nous resterait laressource de la dégringoler sur les rails pour faire croire à unaccident…

Tourlamain se vante évidemment, il nepousserait pas la férocité jusqu’à cet excès, surtout quand lebrave Bugutte est de la partie. Et comme l’un de nous a prononcé lenom de celui-ci&|160;:

– À propos, dit notre beau guide, quedevient-il Bugutte&|160;? Il y a longtemps que je n’ai braconné legibier féminin avec lui. Si nous le relancions&|160;?

– Moi, je sais où le trouver, déclareCassisme. Il vend des fleurs aux terrasses des cafés.

– C’est sa rosse de Blonte-Mie qui lui imposece gagne-pain, ajoute Campernouillie. Ah&|160;! Dolf, tu n’avaisque trop bien prédit ce qui arriverait… Elle lui fait une vied’enfer. C’est à peine s’il peut sortir avec les camarades, et s’ils’avise d’accoster un jupon…

– Oui, je sais. Il m’a conté ses misères. Maisil est trop bon. À sa place…

Et Dolf exprime sa pensée en brandissant lepoing.

– Oh, il lui en donne&|160;! constateCampernouillie qui comprend.

– Pas assez, alors&|160;!… En route&|160;!

Comme nous passons près d’une bâtisse, sur lechantier de laquelle un aide-maçon joue de la doloire en sedandinant pour corroyer le plâtre, Dolf, qui nous expliquaitl’escrime, la seule chose, avec l’équitation, à quoi il morde aurégiment, s’empare, à défaut de latte, de l’outil du petitgoujat.

L’enfant proteste mais se résigne par craintedes coups.

Le guide rompt ou se fend en dessinant desparades et en décrivant des moulinets. Le manœuvre le regarde avecune malveillance ébaubie, partagé entre de la rancune et del’admiration. À un moment, pour étayer sa démonstration, le soldats’avise de prendre le gamin pour plastron et il le fait se répandreen «&|160;aïe&|160;! aie&|160;!…&|160;» aigus, par un simulacreassez rude des fameux coups de flanc et de banderolle.

Notre hâte de rejoindre Tich et Zwolu met finà la brimade du petit qui, rentré en possession de sa doloire etenhardi par notre retraite, agonit le cul-rouge d’injurespimentées, auxquelles l’autre, de belle humeur, réplique dans lamême gamme et en tirant presque vanité des dissidences érotiquesque la malignité conformiste attribue aux jolis piaffeurs de sonrégiment.

Et moins vergogneux que jamais, Dolf nousferait part de ses expériences, personnelles si nous n’avions aviséBugutte et Mémène devant un grand café, circulant entre lestablées, à la suite d’autres camelots, avec la flopée des petitsva-nu-pieds, ramasseurs de mégots, butineurs de fonds de verres,grignoteurs de morceaux de sucre mendiés aux consommateurs ouchipés quand le garçon n’est point là pour les brider de coups deserviette.

&|160;

Oui, il s’est fait bouquetier, le rudeBugutte&|160;!

Il vend des chrysanthèmes à la Toussaint, desmimosas et des violettes durant tout l’hiver, des jacinthes et deslilas au printemps, et plus tard, comme en cette saison, des roses,de pleines panerées de roses. Impayable Bugutte&|160;! Lui,bouquetier&|160;! Quelle cachoterie&|160;! Mince d’alibi&|160;!

Avant de l’aborder, nous nous amusons à sonmanège, à ses mines.

Il dépose sa corbeille sur une table et tendl’un après l’autre ses bouquets aux bourgeois&|160;; il fait valoirla marchandise d’un boniment puéril et d’un geste en rond de brasqui s’efforce de gracieuser et qui fait pouffer de rire l’espiègleMémène. Pour se donner une contenance, le petit se frotte à unréverbère comme si le dos lui démangeait. Il nous a vus. D’un signenous l’engageons à nous rejoindre sans encore avertir Bugutte denotre présence.

Les madames rechignent en comparant lesbouquets. Elles font des mines dégoûtées comme si les fleurspuaient au lieu d’embaumer&|160;; et les messieurs marchandent.L’air piteux de notre Bugutte, du bougre plutôt bâti pour assommerdes bœufs que pour fleurir de petites grues&|160;! S’il s’agissaitde les déflorer, à la bonne heure.

Tout en pestant intérieurement, il se résigneau bas prix et ses doigts gourds palpent la monnaie qu’il faittrébucher pièce par pièce dans la poche de son folzar, toujours lemême. J’observais ces grosses mains d’étrangleur, ses bonnes mainspourtant si loyales aux amis, si solidaires. La peine qu’il sedonnait – parole&|160;! il suait à grosses gouttes&|160;! – pour nepoint froisser les pétales de satin et dévelouter sa marchandise,et peut-être pour ne pas se laisser induire à cogner la clientèle,pour empêcher son naturel de reprendre le dessus, – tous ces fraisde douceur et d’endurance m’humiliaient presque moi-même.

Aussi, comme il s’apprêtait à détaler versd’autres tablées, jugeai-je le moment venu de lui révéler notreprésence.

– Holà, Bugutte.

– Lorr&|160;! Dolf&|160;! qui voilà&|160;!

Il court remiser ses fleurs et Mémène sesallumettes. Ils sont à nous. Nous regagnons les boulevardsfaubouriens. La beuverie recommence de plus belle.

Devant je ne sais plus quelle terrasse decafé, voilà que notre Zwolu et Palul improvisent un quadrilleinénarrable avec culbutes, fesses par dessus têtes, sautspérilleux, poiriers, déhanchements, cavalier seul ou en-avant-deuxaussi scabreux que la cordace antique.

Ils demeurent souvent croupe en l’air, la têteencadrée entre les jambes de leur culotte terreuse, et s’envoyantainsi des pieds de nez ou des pétarades simulées avec la bouche.Puis, après s’être claqué la cuisse, ils se redressent d’unmouvement tride comme des ressorts, ils s’accolent plusfrénétiquement que des frères qui se retrouvent après une longueabsence, et ils tournent vertigineusement, ne formant plus qu’unemasse étroitement serrée.

Ils se détachent en toupillant sur le cielvespéral, dans la mélancolie d’un lundi désœuvré et dedemi-kermesse.

Au plus fort de leur chorégraphie, un agent deville les fait cesser. Son intervention indispose lesconsommateurs, que cette gigue polissonne semblait désopilerénormément et qui s’apprêtaient à faire pleuvoir force monnaie dansla casquette que le petit Zwolu, tout en nage, leur tend à laronde.

L’agent veut aussi s’opposer à la collecte.L’enfant s’obstine encouragé par les sympathies du public. Lepolicier s’avise de mettre la main au collet du petit. Il n’en fautpas plus pour que Tich, d’un coup de poing, envoie le trouble-fêterouler par terre. Deux argousins accourent à la rescousse de leurconfrère. Nous détalons. À trois ils se mettent à notrepoursuite.

Zwolu profite de notre avance sur eux pour lesnarguer à sa façon&|160;: il se dessangle, rabat son fond deculotte jusqu’au bas de ses jumelles de manière à leur exposer sonfaux visage&|160;; puis, sans cesser de jouer des jambes, tenantses bragues à deux mains, il se rajuste et serre la courroie. Cettepantomime a été exécutée avec je ne sais quelle grâce flegmatiquede jeune satyre, rappelant les boutades de l’espiègle flamand parexcellence, le légendaire Tyl Ulenspiegel.

Les policiers semblaient avoir renoncé à lapoursuite. Aussi, ralentissant notre allure, nous étions nousengagés dans une rue latérale où nous nous arrêtâmes pour roulerune cigarette. Mais nous comptions sans la rancune des argousins.Ils n’avaient pu digérer l’affront du petit Zwolu. Au débouché dela ruelle, avisant des uniformes suspects, nous retournons sur nospas. Même déconvenue. La rue est barrée des deux côtés. Celas’appelle une souricière. C’est décidément à Mémène qu’ils en ont,les sbires. Ils le somment de les accompagner au bureau et, sur sonrefus, ils le prennent au collet.

– À bas les pattes&|160;! s’écrie Bugutte. Enun rien de temps, il dégage le petit que nous masquons derrièrenous. L’escouade entière, une dizaine d’hommes au moins, s’acharneà présent contre Tich, et comme s’ils n’étaient pas encore asseznombreux, l’un d’eux sonne du cornet d’alarme. Il s’en précipiteune demi-douzaine d’autres. Le fort garçon lutte contre une meuteentière. Sûrement, ils se préparaient à cet exploit. Tandis que sespoings tiennent le gros de la bande en respect, d’autres leprennent traîtreusement par derrière et, parvenus à le maîtriser,lui passent les menottes et le cabriolet. Nous ne restions pas lesbras croisés. Nous le délivrerions ou nous nous ferions prendreavec lui. Tich ne l’entend pas ainsi.

– Vite… Filez avec Zwolu&|160;!

– Mais toi&|160;?

– Ça me regarde. C’est assez d’un. Filez, vousdis-je… Je le veux…

Nous obéissons à regret. Maîtres de leurredoutable ennemi, les policiers ne daignent même plus nousinquiéter.

&|160;

Mais nous n’étions pas au bout des péripétiesde la journée. Comme nous battons en retraite, à un tournant de ruenous tombons sur une patrouille de cavaliers du régiment de Dolfchargés de pratiquer des battues dans les bouges interdits auxmilitaires. Le gradé qui conduit l’expédition n’a pas plutôt aviséTourlamain qu’il s’écrie&|160;: «&|160;Ah, voilà notredéserteur&|160;!&|160;» et qu’il donne ordre à ses hommes del’empoigner. Notre ami se débat et leur glisse entre les mains. Euxà ses trousses et nous à sa suite.

Nous nous étions rapprochés du quartier de larue Haute. En deux bonds Dolf gagne la région familière, enfile lapremière allée venue, s’élance sous un porche noir, dans leraidillon qui mène aux combles. Sur l’ordre du sous-officier lessoldats font la même ascension, non sans rechigner. Dolf ne lesattend pas. Une tabatière se soulève. La tête délurée émerge del’entrebâillement. D’un saut, le voilà sur le toit.

Aux clameurs, les ménages grouillant dans lespouilleries voisines s’ameutent au dehors. La sympathie vanaturellement au déserteur. Les camarades chargés de le rattraperne mettent guère de zèle à prendre le chemin des gouttières. Lemaréchal des logis a beau sacrer et trépigner de rage. Que n’yvole-t-il lui-même, le chef&|160;? ricanent les drilles narquois.Tourlamain profite du répit qu’on lui accorde. Il s’assied sur lebord de la corniche. Pour être plus leste, il se débarrasse de sondolman, de ses sous-pieds, de son lasalle, de ses bottes à éperons.Il ne garde que le caleçon et la chemise. Son bonnet de police, ille perdit dans la première bagarre. Si l’on rigole dans larue&|160;! Et les mains tendues des voyous d’attraper toutes lespièces de l’équipement à la volée&|160;!

Les soldats se décident enfin à enjamber latabatière.

Alors commence une chasse inoubliable. Dolf sefaufile dans les gouttières, saute de toit en toit, rampe à quatrepattes, s’aplatit contre les tuiles. Parfois une cheminée nous ledérobe, l’instant d’après on l’aperçoit de nouveau. Le nez levé,nous le suivons comme un aérostat. Les traqueurs se traînent à saremorque, cahin-caha, en suant sang et eau, empêtrés dans leuréquipement, car ils n’ont pu imiter le fuyard et jeter du lest. Deplus, ils ne se sont jamais entraînés à cette gymnastique quiréclame un sang-froid de couvreur et une souplesse de matou. Depuislongtemps, ils lui auraient envoyé une balle de leur carabine s’ilsne craignaient de le descendre sur la tête des badauds.

Un instant la chance leur sourit. Parvenu à latoiture du bout de la rue, Dolf s’aperçoit tout à coup qu’il nepourra plus avancer. Le vide s’ouvre devant lui. Jamais il nefranchira la largeur de la rue. Il y à bien un intervalle de deuxmètres entre les deux rangées de maisons. Le sous-off exulte etstimule ses hommes qui redoublent de jambes. Déjà, ils croient letenir. L’angoisse étreint nos cœurs.

Mais Dolf a vite pris son parti. Il recule dequelques pas, il se ramasse, il bande ses muscles, il va s’élancer.Je ferme les yeux. Aux acclamations formidables de la foule je lesrouvre. Dolf, bien d’aplomb de l’autre côté de l’abîme, fait despieds de nez à ses camarades de régiment.

Force leur est d’abandonner la partie.

L’évadé poursuit son chemin, mais en flâneur.Nous le voyons disparaître une dernière fois derrière un pignon.Son éclipse se prolonge. Il aura trouvé un asile.

Les ténèbres règnent. Plus moyen de faire desperquisitions aujourd’hui. Le maréchal des logis se résigne donc àrappeler ses hommes et à reprendre piteusement le chemin de lacaserne, reconduit par les huées et les sifflets. La foule sedisperse. De notre côté, nous nous abstiendrons aussi de nousmettre à la recherche du copain. S’il a besoin de nous, il saurabien où nous trouver.

&|160;

Notre joie n’a guère duré&|160;: au milieu dela nuit, une pauvresse, une étrangère au quartier, une intruse –soit dit pour l’honneur des Marolles – s’en fut révéler la cachettede Tourlamain à la garde. Il dormait d’un lourd sommeil de bêtetraquée et rendue, dans le galetas même de la traîtresse. Quatregendarmes le cueillirent et le garrottèrent. Il se débattait,poussait des cris à fendre l’âme. Mais, à cette heure, les Marollesaussi se vautraient dans le repos. Quand les camarades accoururent,les pandores avaient déjà transporté leur proie en lieu sûr…

&|160;

Le conseil de guerre ne lui a pas octroyémoins de trois ans de séjour dans une compagnie de discipline.

Bugutte, lui, a fait un mois de prison. Ilnous revient la mine aussi florissante, le corps aussi vigoureuxque jamais. Il plaisante&|160;:

– Enfer pour enfer, je préférais presque mesgeôliers à mon crampon. Avec eux au moins pas de scènes et decriailleries&|160;!

Cependant, on ne l’épargna point. Lesreprésailles commencèrent le soir même de sa capture. Derrière lesmurs du commissariat les policiers lui firent subir un passage àtabac carabiné, après l’avoir, au préalable, bouclé dans lacamisole de force. Il n’est point d’avanie qu’ils ne luiinfligèrent. Devant les juges de la correctionnelle il comparutencore tout meurtri et tout contusionné. Il languit plusieurs joursà l’infirmerie de la prison.

– Ils me revaudront cela&|160;! dit-il d’unton où la rancune ne perce qu’à peine.

Ah&|160;! c’est un solide bougre&|160;! Jedoute qu’il en naisse encore de pareils, même sur cette plantureuseterre de Brabant&|160;!

&|160;

Ce matin, Palul et Campernouillie fontirruption chez moi, me surprenant au saut du lit, et sans me donnerle temps de m’écarquiller les yeux et de leur demander le motif decette intrusion, ils me foudroient de ces mots sinistres&|160;:

– Tich est mort&|160;!

Je crois avoir mal entendu et merécrie&|160;:

– Tich, mort&|160;? Vous voulez rire. Àd’autres.

– C’est comme nous te le disons.

– Quoi&|160;! Tich Bugutte&|160;! Ce chêne, ceroc… Pas possible…

– Foutu&|160;!

– Alors ce n’est pas de maladie… de mortnaturelle.

– Tu l’as deviné. Il s’agit d’un meurtre.

– Assassiné&|160;! Lui&|160;! Mais quidonc…

– Elle…

– Elle&|160;! Qui ça, elle&|160;?

– Blonte-Mie. Sa gigolette. L’ancienne àKassul, pour qui nous sommes même allés nous battre contre ceux deMolenbeek, comme si les caresses de pareille garse[7] valaient la peine de semer la brouilleentre des copains.

Et voilà que mes deux braves truandsbrandissant le poing, tapant du pied, les larmes aux yeux, entamentun récit qu’ils sont obligés d’interrompre pour se mordre leslèvres et ne pas éclater en sanglots. Leur émotion me gagne. À unmoment, nous pleurions tous trois. Quand je me représente ce beau,ce franc et solide Bugutte livré au scalpel des carabins&|160;!

– Hier, à ce que nous rapportèrent leslogeurs, ses voisins, il rentra un peu tard et un peu gris, maispas méchant, selon sa coutume. Blonte-Mie l’accabla de sottises,lui reprochant de prétendues sorties avec d’autres femmes. Commeelle lui réclamait l’argent de ses fleurs et qu’il refusait, elle amenacé de le fouiller. Il l’a repoussée, elle a osé lefrapper&|160;; il a tanné dessus pour avoir la paix. Puis il s’estendormi… Elle a profité de son sommeil pour lui verser dansl’oreille tout le contenu d’une bouteille de vitriol, plus d’unlitre. Aux rugissements du martyr les voisins sont intervenus.Blonte-Mie paie d’audace&|160;: Tich serait sujet à des attaques dedelirium tremens. Mais on découvre la bouteille. L’odeur trahit lagaupe. Tandis que les uns emportent Bugutte à Saint-Pierre où ilsuccomba quelques instants après dans les convulsions&|160;;d’autres se hâtent d’avertir la police.

Demeurée seule, Blonte-Mie en profite pourfermer la porte de la rue et remonte se barricader dans sa chambre.La nouvelle s’est répandue. Nous accourons et trouvons la rue sensdessus dessous.

Du vivant de Tich, lorsque le ménage sequerellait, les commères d’alentour se divisaient en deux camps etvous savez, Lorr, les batailles, les peignées, les crêpages dechignons. Cette fois, tout le voisinage s’est rangé du côté dupauvre mort. On passait l’éponge sur ses torts, vrais ou supposés,pour ne se souvenir que de ses mérites. C’était à qui rappelleraitl’un ou l’autre de ses exploits. Et à mesure que l’on s’apitoyaitsur notre ami, l’indignation contre l’assassine montait comme laitbouillant. Les femmes se montraient le plus enragées. Le charivaridevint épouvantable. Casseroles et bidons ne furent jamais àpareille fête, mais il s’agit bien de conspuer la furie. «&|160;Àmort&|160;! La déchiqueter, oui&|160;! Non&|160;! La traînerd’abord sur la claie&|160;! À mort&|160;!&|160;» On veut enfoncerla porte de la rue. Cette porte résiste. On casse les carreaux durez-de-chaussée&|160;: les fenêtres sont défendues par des barresde fer. On applique des échelles pour arriver jusqu’à la mansarde.Palul et moi, nous nous élançons les premiers. Parvenus au toitnous pénétrons par la tabatière.

Je te jure bien, Lorr, que nous lui aurionsréglé son compte à la rosse, ou non, nous l’aurions chiffonnée lemoins possible afin de faire durer le plaisir et de la livrerintacte et toute vive à ceux qui attendaient en bas en hurlant eten dansant d’impatience. Les plus pressés étaient même alléschercher de la paille et parlaient d’enfumer la carogne pour lafaire sortir plus vite. Malheureusement la police, mieux au courantdes aîtres de la bâtisse, s’était introduite par une porte del’impasse voisine, et quand Palul et moi nous sautâmes dans laplace, Blonte-Mie en avait déjà été extraite… Avec un cri de ragenous nous jetons dans les escaliers, à la piste des argousins. Nousne débouchons dans la rue que juste à temps pour voir emballer labougresse comme un ballot de linge sale dans le panier à salade.Nous nous empressons de tourner le coin afin de donner l’alarme àla foule qui fait rage dans l’autre rue. Avec deux ou trois autres,nous parvenons à rattraper la patache menée au triple galop,escortée par des gendarmes. Ceux-ci nous distribuent des coups deplats de sabre. Il nous faut bien lâcher prise. Ah, s’il s’étaitagi d’un fiacre ordinaire&|160;; nous tenions notre proie, jet’assure. Elle n’aurait plus coûté un centime au gouvernement. Maisces voitures cellulaires sont construites trop solidement&|160;!Blonte-Mie vivra de ses rentes à Bruges&|160;!… Pour nous consolernous nous attardons devant les comptoirs. Personne ne regagne songrabat. C’est pis qu’un lundi de nouvel an. Ah, Lorr, queldeuil&|160;! Les Marolles répandent tellement de larmes que, depuisla triste nouvelle, elles se croient obligées de boire et dereboire pour se remettre de l’humidité dans le corps. Que sera-cele jour des funérailles&|160;!…

Et, après une pause, le digne Campernouillieajoute&|160;:

– Hélas, c’est nous qui perdons le plus… Lorr,tu en penseras ce que tu voudras, mais je te dis, moi, que la mortde Bugutte c’est la fin de notre bande. Qui reste-t-il pour nousconduire et nous commander&|160;?… Dolf&|160;? Le pauvre en aurapour la vie à la compagnie de discipline…

– Pour la vie&|160;? Je pensais qu’il enserait quitte pour trois ans.

– Non, il y a eu du neuf depuis. Une de sesvictimes a fait du pétard. Le signalement qu’elle donnait de l’undes «&|160;castards&|160;» correspondait à celui de Dolf. Confrontéavec la babillarde, elle l’a reconnu. Un instant il avait espéré sefaire chasser de l’armée en avouant d’autres fredaines. Mais celan’a pas pris. Il a eu beau se déclarer indigne de porterl’uniforme, ils l’estiment encore assez propre pour la tenue ducorrectionnaire à Vilvorde. Pauvre Dolf&|160;! Nous ne le reverronsplus. Peut-être Bugutte est-il le moins à plaindre desdeux&|160;?

– Et je ne suis pas encore au bout de monrouleau, poursuit Campernouillie… Notre Mémène a été cueilli dansune rafle et interné à Ruysselède jusqu’à sa majorité…

– Quoi, notre gentil Zwolu&|160;? Luiaussi&|160;!

– Le même sort attend celui-ci, ajoute-t-il enprenant par le cou Palul, notre autre junior… «&|160;Quant à moi,Lorr, je suis désigné pour le prochain train de plaisir deMerxplas… Il fait décidément fort malsain pour nous à Bruxelles.Aussi Flupli Kassul songe-t-il sérieusement à se vendre à unrecruteur pour les Indes Hollandaises&|160;! Adieu le bon temps.Fini de rire&|160;!&|160;»

Moi-même, le cœur fendu, je ne trouve rien àlui dire pour le consoler.

Pauvres voyous de velours&|160;!

&|160;

Cependant, si quelque chose était de nature àrépandre un peu de baume sur ma plaie, ce seraient les obsèques quenous venons de faire à notre chef, et quand je dis nous, j’entendsla légion des voyous au grand complet.

Bruxelles n’aura même jamais rien vu desemblable. Le prestige que cet excellent mauvais garçon exerçaitsur ses pareils dépasse ce que nous nous imaginions. Sa popularitéavait grossi en raison directe de ses démêlés avec la justice.

Comme celles d’un grand citoyen, lesfunérailles du pauvre diable se seront faites par souscriptionpublique. La région marollienne a commencé par se cotiser pourpayer son cercueil, son escorte de croque-morts, des fleurs àprofusion, de la musique à tout casser et même les absoutes àl’église, l’eau bénite et le requiescat sur la fosse, car ils ontvoulu le plus de cérémonie et de tralala.

Puis, ce fort garçon ne posa jamais pourl’esprit fort et, s’il sacrait plus qu’il ne priait, c’étaitpeut-être sa façon à lui d’invoquer la divinité et ses bordées dejurons ne représentaient-elles que des hymnes un peu plusintempestifs que les autres, mais au moins aussi candides etchaleureux que bien des patrenôtres&|160;!

Les Marolliens ont obtenu aussi que le convoifunèbre parcourrait dans toute sa longueur le quartier illustré parle défunt.

Il a fait un vrai temps d’apothéose, du soleilà ressusciter les morts… Ce que les bas-fonds, les sentines, lescours, les impasses, les culs-de-sac de la Marollie hébergentd’humanité valide fut sur pied dès l’aube. La population des autresfaubourgs ne tarda pas à se mettre en branle pour renforcer lesMarolliens proprement dits. Voyous de tout âge et de tout sexedéferlant comme une marée vers l’hôpital où repose leur capitaineou bien se massent déjà pour former la haie. Le reste grouille auxlucarnes, grimpe sur les toits, s’accroche aux réverbères.

Campernouillie, Cassisme et moi, nous nousmêlons à la cohue&|160;; cent fois nous sommes séparés, chassés àla dérive. Il semble, à démêler les physionomies, que l’on aitconvoqué jusqu’au ban et l’arrière-ban de la truandaille, queprisons, chauffoirs, asiles, pénitenciers, maisons de correctionaient dégorgé leurs populations tragiques. Mais, hélas, où restentalors notre Zwolu, et ce fringant Dolf&|160;?…

Les escaliers du Palais, cette rampe au piedde laquelle je vis Bugutte pour la première fois avec ses quatreféaux, tous florissants de force exigeante et de jeunesse débridée,disparaissent aussi sous la fourmilière des badauds ou plutôt desmanifestants, car il y a plus que de la curiosité dans le sentimentqui déloge ces hordes d’irréguliers de leurs repaires et de leurspouilleries.

Mystérieuse solidarité de cette plèbe avec cetape dur qui les vengea si souvent sur le dos de leur ennemie àtous&|160;: la Rousse. Si on m’avait laissé faire, une couronneaurait porté sur ses rubans violets cette dédicace en lettresd’or&|160;: À Tich Bugutte, providence des passés à tabac,tombeur des valets de justice.

Aux abords de l’hôpital Saint-Pierre, ons’écrase à se tuer, aussi sommes-nous allés attendre le cortègeplus loin, sur la place de la Chapelle.

– Il arrive&|160;!… Le voilà&|160;!…

Sonnerie de clairons. Un piquet de gendarmes àcheval ouvre la marche.

– Il fut même question, nous dit un copain, deconsigner les troupes.

– Mieux que ça, l’interrompt un autre, de lesmobiliser comme pour un deuil royal.

– À l’hôtel de ville ils avaient tellementperdu la tête, ricane un troisième, qu’ils parlèrent de faireprocéder la nuit à l’enfouissement du bon Tich dans la fossecommune, histoire d’éviter des bagarres… Fichue idée&|160;! C’estalors qu’il y en aurait eu du grabuge. Les Marolles se seraientsoulevées.

– Et Molenbeek&|160;!

– Et le Cadol&|160;!

Je n’en doute pas, à voir ce qu’il faut déjàde policiers pour refouler les manifestants et ménager un passageau corbillard.

Celui-ci, disparaissant sous les fleurs,débouche sur la place.

Campernouillie et d’autres solides gaillardss’étaient proposés pour porter le cercueil sur les épaules en serelayant jusqu’au cimetière. Mais les autorités craignirent queTich n’arrivât jamais à destination.

Devant le mal que se donne la police, je mefais cette réflexion que les derniers honneurs sont rendus aurécidiviste par ceux auxquels il causa le plus de tablature. Aprèsles avoir tenus toute sa vie sur les dents, son cadavre leur vautune corvée supplémentaire.

Les deux petits garçons du défunt, deux amoursde gosses, dont Rik, l’aîné, chasse de race, conduisent le deuil.Bugutte est mort&|160;! Vive Bugutte&|160;!

Après eux vient Kassul aussi atterré que nouslorsqu’il apprit la mort de son loyal vainqueur, de son rival,hélas, trop préféré par cette carne de Blonte-Mie.

Nous nous faufilons jusqu’à lui. Il nous serrela main, tout marri, car il se considère non sans raison comme lacause indirecte de la catastrophe. Que n’assomma-t-il la femelleplutôt que d’en empêtrer Bugutte&|160;! Nous le réconfortons denotre mieux et parlons d’autre chose&|160;:

– Est-il vrai que tu te sois vendu au marchandd’âmes&|160;?

– Oui, l’affaire est dans le sac. J’ai signéle papier et même empoché une partie de la prime.

Et en faisant tinter les écus de centsous&|160;:

– À propos, je vous invite au retour ducimetière. Une… deux… toutes les tournées d’adieu. Je compteabsolument sur vous… Demain je m’embarque à Anvers…

&|160;

À mesure que le corbillard s’avance, ilsoulève de formidables acclamations. D’abord je trouve ces clameurspeu compatibles avec le caractère de ce convoi, mais je m’expliquebientôt l’attitude rien moins que lugubre de la foule.Inconsciemment panthéiste, la Marollie a raison. C’est par destransports d’allégresse que l’on honorera le mieux celui qui donnaun si fier exemple de libre et large vie. Une gaieté énorme netarde pas à s’emparer de ce populaire aux yeux rougis et aux jouespoissées par les larmes. Les visages se dérident, les allures sedébrident. La réaction, partie de l’entourage même du cercueil, sepropage d’un rang à l’autre. Les partisans du défunt se mettent àrire, à chanter, même à chahuter bras dessus bras dessous en secognant du coude et de la croupe.

Comme les jours de processions et decavalcades, des échelles, des estrades, des tréteaux chargés àcrouler sous le poids se dressent sur les trottoirs, adossés auxfaçades. Les buveurs, juchés par tas sur les tables des cabaretstirées au dehors, trinquent à la mémoire du défunt. Au passage ducorbillard, ils élèvent et tendent vers le cercueil leurs pintesqu’ils vident ensuite d’un trait et en manière de salut.

Profitant d’un moment d’arrêt, Palul,subitement sérieux, lâche mon bras, se détache de notre groupe et,avant que je me sois douté de ses intentions, il happe au passageune chope sur le plateau qu’une serveuse promenait au-dessus destêtes, et, revenant auprès de nous, il en répand le contenumousseux sur le cercueil du soiffard. Incapables de comprendre cequ’il y a d’opportun et de touchant dans cette libation, lespoliciers menacent de traiter notre blondin en profanateur, et ilsvous l’auraient happé et conduit au poste sans les protestations dela foule plus intelligente qui applaudit, au contraire, à ce beaugeste renouvelé des rites de l’Hellade.

– Bravo, Palul&|160;! C’est bien, ça,petit&|160;!

Et tous de l’imiter, si le convoi ne seremettait en marche, au milieu d’une recrudescence de tourmentefalote qui le dépouille de tout ce qu’il lui restait de funèbre.Les petits Bugutte eux-mêmes s’ébaudissent en se tenant par lamain. Scurrilités, couplets scabreux, licence de la parole et dugeste, si chère à tout Marollien, flattent les mânes du trépassé,l’enveloppent d’ambiances adaptées à ses façons, à son humeur, à saphysionomie.

Le soleil active la fermentation de cettepopulace en liesse, fauve et rutilante comme un sauve-qui-peut degrosses fourmis rousses, et d’où montent une buée à la fois grasseet surette, des émanations de friture et de fruiterie.

Dominant les chants patriotiques et autres,retentissent, comme par rafales, des bordées, de ces aigressifflets particuliers à notre monde du pavé. Pas plus que lesclameurs et la gaudriole, ces stridences n’impliquent une insulteau vitriolé. C’est un rappel de la musique qui lui était familièreet dans laquelle lui-même excellait, lorsqu’il s’agissait de nousrallier d’un carrefour à l’autre par dessus les vagues d’une cohuede carnaval ou d’émeutes.

– Bugu…utte&|160;! Ah, nous aurions beaul’appeler à présent&|160;!

Ivres de vacarme les survivants du cher garçonne s’en tiennent même plus à ces sifflets. Se mettent de la partieles bruits plus canailles et plus topiques encore qu’ils produisenten soufflant de certaine façon dans la paume de la main, bruitsauxquels ils donnent le nom de bouquets et que Bugutte nourrissaiten virtuose. S’il parlait peu, il se rabattait sur le tapage. Ilaimait brailler et vociférer.

Cette cacophonie qui, en tout autre moment,eût équivalu au pire des tollés, représente ici un suprêmetémoignage de solidarité, un énorme et pantagruélique adieu. Fautede salves militaires, les camarades de Bugutte lui auront tiré deces bouquets autrement formidables que celui d’un feud’artifice.

Campernouillie a donné le signal. Les autressont partis avec un merveilleux ensemble. Jusqu’au cimetière, cen’a plus été qu’un feu roulant, qu’un tonnerre de bouquets couvrantde leurs explosions les fanfares et les harmonies du cortèges’exaspérant toutes à la fois.

Ainsi le crâne Tich aura été mené à sadernière demeure aux accords de la musique qui lui était la mieuxvoulue et qui représentait l’accompagnement obligé des frasques etdes équipées de son régiment de réfractaires. Il s’entendait mêmemieux à faire crépiter bouquets pareils qu’à débiter ceux pour devrai&|160;!

Désormais, en ma mémoire, cette kermessemacabre avec sa couleur fauve et rutilante, sa cuvée de chair malvêtue, son encens forain, ses bousculades, son paroxysme de cris etde gestes, sa bacchanale sardonique, nimbera l’image à la foisviolente et débonnaire de mon pauvre Tich Bugutte.

Bugu…hutt&|160;!

&|160;

Sans doute, afin de se consoler de la mise àl’ombre temporaire pour quatre de ses chers voyous de velours, etéternelle pour leur capitaine, Paridael quitta quelque tempsBruxelles et se décida à faire des excursions à la campagne, entreautres à Trémeloo où l’appelait l’invitation d’un receveur descontributions, vieil ami de son père. Loin de le calmer, cettevillégiature acheva au contraire de l’énerver, ainsi que ledémontrent les pages suivantes de son journal. Ses obsessions s’ytraduisent sous des couleurs encore plus corrosives que dans lesprécédentes confidences.

Chapitre 3TRÉMELOO

 

Trémeloo

Sans morale,

Sans mœurs,

Très couleur locale…

L’inceste

Etle reste.

G.E.

 

À l’orient de Malines, la Campine anversoiseet le Hageland brabançon, les deux indigentes et nobles régions, serejoignent, s’embrassent comme des amants fidèles etdéshérités ; et de leur conjonction naît un pays subversif,participant, en l’intensifiant encore, de leur affectivedétresse.

Hallucinante et capiteuse contrée !Entourée de pacages fertiles, elle fait l’effet d’un désert dansune oasis. Elle ne couvre pas une importante superficie, mais telest son caractère abrupt qu’elle produit une impression grandioseet soufflette, par son attachante frustesse, la banale et grassecocagne d’alentour.

Rien ne m’est plus cher, dans son âcre etrêche saveur, que cette étendue de garigues mamelonnées çà et là dedunes sablonneuses, aux horizons drapés de sapinières dont le vertjaspé tranche sur le gris uniforme de la plaine. Des laies droiteset kilométriques traversent ces futaies rigides, s’enfoncent àperte de vue et se coupent de lieue en lieue pour ménagerd’imprévus et mystérieux carrefours, où le poète errant est tentéde s’agenouiller comme le fidèle au centre de la croix formée parla nef et le transept des cathédrales.

Ces landes d’une présence si mélancoliqueprédisposent à la rêverie, au recueillement, aux visionsrétrospectives. Au milieu de cette nature inviolée, on évoque lepassé, on s’assimile des fastes historiques.

Ici, à Rymenam, les gueux du XVIesiècle, ou plutôt les troupes des États révoltés contre l’Espagne,défirent l’armée de Don Juan d’Autriche, durant une journée sicaniculaire que les arquebusiers écossais de Robert Stuart, quicombattaient en chantant des psaumes, s’étaient mis complètementnus. De Schotten vechten mœdenaecks, est-il renseigné surun vieux plan de la bataille.

Ce même terroir fut, il y a cent ans, le foyerle plus intense de l’insurrection des paysans contre les Jacobins.Le sol est demeuré réfractaire comme les esprits. Les sillons serebiffent et refusent de produire des céréales à l’endroit où lesgenêts burent la sève rouge des paysans.

Souvent, au coucher du soleil, la bruyères’avive, scintille, rougeoie ; la nappe fleurie déferle commeun lac tragique, et les religieuses améthystes se convertissent enrubis sanglants…

Les âmes y demeurent frustes, libres etsauvages. Les anciens brigands ont fait souche de braconniers, demaraudeurs, de bûcherons clandestins perpétuellement en délicatesseavec cet ordre bourgeois issu des spoliations jacobines.

Des héros d’autrefois descendent de trèssavoureux criminels. Je conjure sans cesse l’image de Sus Diriksqui tua un gendarme dans une bagarre de kermesse. Ce Susressemblait sous tous les rapports à notre pauvre Bugutte, d’aprèsle portrait que m’en fit une vachère de Bonheyden, sa paroisse,« un si brave garçon ! » me disait-elle en menarrant l’équipée du malchanceux. « Et un beau garçon, pardessus le marché ! Et fort, donc ! » Longtemps ilnargua les pandores qui le traquèrent aux quatre coins de lacontrée. Non seulement son village, mais tout le pays, tenait pourle coupable. Il fallut une brigade entière de bonnets à poils pours’assurer de ce Sus Diriks, et encore ne fut-il pris que grâce à latrahison d’un cabaretier chez qui il s’était réfugié et qui leurindiqua une futaille vide sous laquelle il se cachait. Il marcha àla prison du chef-lieu, sans menottes, escorté triomphalement partous ceux de Bonheyden. Quant au judas, il fut mis en quarantaine,affamé et enfin proscrit par le cri public. « Les frères deSus auraient fini par lui trouer la paillasse comme augendarme ! » me confiait la digne vachère et, dans sonton, perçait le regret que le traître eut échappé. Hélas ! Etla vieille qui vendit Dolf Tourlamain !

La vachère de Bonheyden devinait-elle monintime partialité envers les beaux transgresseurs, les hommesfauves de ce pays ? Avait-elle reconnu par la seconde vue dela sympathie que j’étais de leur couleur, de leur sang, et que jeconcertais avec leurs passions ? Me savait-elle l’amiinconsolable des Bugutte, des Dolf, des Zwolu et desautres ?

J’ai reporté sur les vagabonds ruraux, avecl’ardeur d’une passion in extremis, l’affection vouée aux voyous develours de la grande ville. Ah, rien qu’en prononçant les noms deces villages aux sonorités gutturales et bellement barbares, cesnoms pour ainsi dire synthétiques et évocateurs : Bonheyden,Rymenam, Keerberghe, Wavre, Schriek et Trémeloo, mon essence senavre de nostalgie et ma cervelle se grise de fanatisme.

Trémeloo ! Ce nom, particulièrement, mecommunique un frisson de petite mort. Trémeloo ! Nombatailleur et mouillé, nom rouge et humide de sang ! En lesyllabant, mon cœur fait le trémolo.

Jamais je ne goûtai plus totalement le délicede comprendre et de sentir ces voyous des champs ; jamais jene m’incorporai plus intimement leur être irréductible, qu’en descirconstances très anodines en apparence et dont je fus seul,naturellement, à goûter l’intensité secrète et le paroxysmelatent.

En quelques heures inoubliables, maprédilection pour ces déshérités s’exacerba à raison même du mépriset de l’aversion en lesquels les tenait un notable habitant de cescampagnes, fonctionnaire éduqué, pas trop méchant, que jerencontrai peu de temps après la mort de Bugutte et l’arrestationdes autres, et qui, mis au courant d’une partie au moins de monintérêt pour l’humanité soi-disant sordide, m’avait invité à venirlà-bas, où il aurait à m’en produire des échantillons fieffés.

Le programme de la journée comportait unplantureux repas de kermesse suivi d’une promenade jusqu’au Ninde,l’écart le plus mal famé de ce turbulent Trémeloo.

À table, je mis naturellement la conversationsur le monde à part que nous explorerions l’après-midi.

– Ces campagnes sont-elles vraiment sifarouches, si dévergondées qu’on le prétend dans lesgazettes ? demandai-je à mon amphytrion.

– Tout ce qu’on en écrit reste en dessous dela vérité… Il y a surtout ce hameau du Ninde, l’endroit même que jevous montrerai tout à l’heure. Au mépris du cadastre et du fisc,une tribu de va-nu-pieds, noirs comme des Bohémiens, quoiqueFlamands, se sont avisés de construire leurs huttes et leurscabanes de torchis dans les sapinières du comte de S… Nonseulement, lorsque les gens du propriétaire les ont sommés dedéguerpir et de raser leurs bicoques, ils ont reçu ces larbins àcoups de pierres, mais depuis ils ont même refusé d’acquitter lemoindre loyer ou toute espèce de contributions. Ils exercent desmétiers vagues, mais vivent principalement de larcins et derapines. Pour le quart d’heure, presque tous les hommes valides dela colonie étant en prison, ce serait peut-être le moment d’envoyerde la troupe au Ninde pour procéder à une éviction en règle de cespeu intéressants ménages et balayer leurs pouilleries.

Croiriez-vous, poursuivit mon hôte, que cesmauvais citoyens, ces hors la loi s’avisèrent récemment de se mêlerdes affaires publiques et prétendirent avoir leur mot à dire dansles conseils de la commune ? Aucun n’est électeur, cela va desoi, et pourtant ils ambitionnaient de mettre l’un d’eux commebourgmestre à la tête du village. Comme bien vous le pensez, ilssont à couteaux tirés – c’est le cas de le dire – avec tout lereste de la bourgade. Les soirs de kermesses, quand ils descendenten bande vers le gros du bourg, les habitants s’avertissent deporte en porte : « Voilà ceux du Ninde. »Et lescabaretiers paisibles se claquemurent, par peur de la casse et destueries.

Imaginez-vous alors la rage de ces gaillards,trop impulsifs, à la nouvelle de l’échec de leur candidat. Troisdes leurs, les frères Sprangael, marchands de sable, repris dejustice, batailleurs incorrigibles, se distinguèrent par leurfurie. « Il faut absolument que j’en saigne un cesoir !… » disait Tybaert Sprangael parlant des partisansdu magistrat élu. Tybaert s’était armé d’un tranchet de faux, Rikusd’une fourche et Cosyn d’une canne en fer. Les deux partis,échauffés par les libations, se rencontrèrent près du champ desmorts. Une bataille s’engagea. Quoique inférieurs en nombre, ceuxdu Ninde eurent l’avantage. Leurs adversaires avaient fui. L’und’eux, leur chef, Lugie Berlaer fut rejoint par les vainqueurs.Deux coups de couteau dans la nuque le font tomber la face contreterre. Puis les trois marchands de sable se mettent à le larder decoups. Le grand Lugie pousse des cris déchirants :« Assez… Grâce !… Je meurs ! » Les autresripostent : « Nous te tenons, mon petit homme, tu nesortiras pas vivant de nos mains. » Suivant la déposition d’untémoin au tribunal, ils étaient couchés sur lui comme des chiensqui se battent. Le frère de la victime voulut intervenir. Rikus,Tybaert et Cosyn le menacèrent de leurs eustaches en luicriant : « À ton service ! Si le cœur t’endit ! » Quand ils virent que Lugie ne bougeait ni necriait plus, ils l’abandonnèrent comme une voirie et regagnèrentleurs tanières dans les bois. Ses vêtements étaientdéchiquetés ; la carotide presque tranchée…

– Peuh ! mœurs rousses et rouges !fis-je rêveur, me suggérant cette boucherie. Il y a semblablecouleur dans quelques paysanneries de nos bons maîtres peintres,les Breughel par exemple, mais à ces tons croustilleux j’ajoute desformes modelées et patinées comme des reliefs de médaille.

Le récit de mon fonctionnaire m’avait plongédans de perverses dispositions d’esprit. Certes je ne pouvais direque le narrateur fût un méchant garçon. Personnellement, je n’avaisqu’à me louer de lui : il m’avait traité royalement et ilm’accablait de prévenances. Et cependant, il m’ennuyait, il finitmême par me déplaire, par m’irriter. Je lui en voulais pour sonbien-être égoïstement étalé, pour son bonheur à l’abri de toutesurprise, pour sa « respectabilité » solidement établie,pour son existence médiocre assurée contre les aléas et lestraverses. Son insupportable bon sens, ses préjugés, son prosaïsmeadministratif et civique m’horripilaient particulièrement.

Aussi éprouvais-je des envies folles de lecontredire. Je souffrais dans mes affinités. Le ton de supérioritéet de dégoût, avec lequel il avait parlé des pauvres hères du Nindedurant tout le dîner, aurait suffi à me les rendre souverainementsympathiques, n’eussé-je même pas été prédisposé à les chérir.J’étais prêt à épouser la cause de ces sanglants Sprangael contrel’opinion des gens d’ordre et de symétrie.

Il en résulta d’abord, en mon for intérieur,une sorte de mépris pour leur détracteur ; je l’écoutais avecironie, prenant la contre-partie de toutes ses appréciations,vivement tenté de lui rire au nez et de le scandaliser par ce qu’iln’eût manqué, comme Bergmans et les autres, de qualifier deparadoxes et de sophismes. Mais comme je me réfrénais, cetteindignation concentrée tourna en un crispant sardonisme, en un deces humours corrosifs qui nous rendraient fous s’ils seprolongeaient, en quelque chose d’imprécatoire et de convulsifcomme l’éclat de rire d’un torturé.

Mon homme ne soupçonna jamais les ravagesauxquels fut livrée ma conscience.

Tout haut, par contenance, je plaçai de tempsen temps un mot poli et stéréotypé, suffisamment banal ;j’avais l’air, pour adopter son langage, d’abonder dans sonsens.

Il ne se doutait guère qu’à mesure qu’ilphilistisait et pharisianisait, une complainteextravagante dissonnait, discordait en moi, une charge en un nombreillimité de couplets, dans laquelle je mettais des larmes et dusang, des baisers et des rires, des grincements de dents et deséclairs de spasmes.

– Vous connaissez la Campine… Vous leconstaterez encore tout à l’heure, elle est la même partout,promulguait mon amphytrion. Je me demande bien ce que les artistesy découvrent de si rare et de si beau. La plaine et l’horizon…Peuh ! Et quels gens, quelle race !…

– Il serait difficile de vous expliquer lecharme que pareils coins, ravagés exercent sur certainesâmes ! hasardai-je poliment, en feignant de plaider lescirconstances atténuantes.

Mais, tout bas :

Le pays n’est pas beau,

Encor’ moins comme il faut !

Après le dîner, quand nous fûmes sortis et quemon homme me pilota vers ce hameau de vauriens, ces dispositionss’aggravèrent devant la communiante pitié du paysage et la chairmal nippée et terreuse, pourtant si saine, des âpres rustauds. Monmonologue rimé et scandé se faisait tour à tour fervent etsarcastique, suivant que je m’entretenais en esprit avec les pariasou que je donnais mentalement la réplique à leur contempteur. Monâme se projetait vers le Ninde en élans jaculatoires comme desprières, et elle se livrait, par contre, à une atroce caricaturedes opinions judicieuses de mon compagnon.

Quelle route et quelles péripéties durantnotre marche dans l’après-midi dominicale, parmi les arbres noirset sous un ciel fuligineux. Quel cadre pour les passionsrouges !

Et l’odieux anachronisme de la société de cetêtre qui ne comprend point la poignante nature dans laquelle il mepromène !

Nous passions devant une mare. Des corbeauxcroassaient au-dessus ; une pierre que leur jeta un gamincaché dans le bois fit sangloter cette eau.

– Ne nous aurait-il pas visés, nous, lespassants bien mis, plutôt que les oiseaux noirs ? fit leMonsieur non sans inquiétude.

– C’est fort possible.

Et je fredonnai à bouche fermée sans lamoindre rancune contre le lapideur :

Hallo !

Des corbeaux

Croassent au-dessus de l’eau

Blême
De Trème…

De l’eau

De très molle eau

De Trémeloo.

S’étant remis de son moment de frousse, ilparla sentencieusement et cadastralement de la sécheresse et del’aridité du pays :

– La Dyle n’est pas loin pourtant et le canalnon plus ; on ne s’explique pas la provenance de tout ce sablesans la moindre alluvion.

Comme je n’avais aucune explicationscientifique à lui fournir, je me tus en psalmodiant à part moi,tandis que le passeur nous faisait traverser la rivière dans sonbac :

J’aime l’eau

Trémeloo

De la Dyle !

Je m’exile

Au bord de l’eau

De la Dyle

Très molle

À Trémeloo !

Et tout haut :

– Si nous reparlions des habitants ?proposai-je, toujours sollicité par les personnages et n’exaltantle décor que parce qu’il s’y quintessenciait de si attachanteracaille.

– Comme je vous l’ai dit, presque tous leshommes et même les jeunes garçons de cet écart du Ninde sontécroués en ce moment.

Aussitôt, cette strophe ricana :

Piteux pitauds,

Rustres falots,

C’est par hameaux

Qu’on les écroue,

Acres comme broues

Dans les amigos

Et les cachots

De la maligne

Malines !

– Et leurs mœurs ? m’informai-je.

– Détestables ! Comment voudriez-vousqu’il en fût autrement ?

Je fis la moue, tout en ayant envie de claquerde la langue, et fredonnai du bout des lèvres :

Tremeloo

Sans morale,

Sans mœurs.

Très couleur locale.

L’inceste

Et le reste…

– Les gendarmes de Haecht ne s’aventurent dece côté qu’en nombre… Dame ! il leur faut faire attention.

– Nous en ferions autant…

Haecht,

Attention !

Ceux-ci aiment l’action.

Cette étrange surexcitation cérébrale, enlaquelle s’invétérait, aurait-on dit, toute ma fièvre d’amour pources rebuts de notre monde, ne fit que s’exaspérer aux approches duNinde.

Les premiers naturels que nous rencontrionsétaient de petits ramasseurs de pommes de pins, qu’ils charriaientdans des brouettes.

Ils étaient assis en travers desbrancards ; le seul bruit qui se mêlât à celui de notreapproche était le grignotement d’un écureuil. Les enfants, jolissous leur barbouillage de crasse, suivaient les bonds de labestiole d’un œil futé ou paresseusement félin ; leur paupièrefrangée de longs cils frémissait, rythmant les gestes de labête.

Après avoir soufflé, ils se relevèrent ens’étirant.

Ils remontèrent les bretelles à leurs épaules,avant de reprendre les brancards… L’instant d’après, la roue seremettait à grincer dans l’ornière.

– Graine de voleurs ! fit moncompagnon.

Tandis que je les trouvais

Du paysage

Élément fort sage…

Et tous mes effluves affectifs semblaiententrer en fermentation ; c’était un afflux de penséesfraternelles, un tourbillon de pantelantes effusions à grand’peinecomprimées.

À l’entrée du Ninde, nous croisons un grouped’adolescents plantés sur un mamelon de dunes :

– Tiens, tiens ! constate lefonctionnaire, avec une sorte de déception, ils ne se sont donc pastous fait coffrer !

Ah, j’aurais bien étranglé en ce moment.

Les beaux petits gars ! Deux brunets etun blondin culottés de mon velours favori, du velours de mes aimésde Bruxelles. Ils avaient des sarraux bleus noirâtres, aux plisgodronnés, qui bouffaient dans le dos et qui leur donnaient un airgauche et poupard. Ces sarraux encore immaculés, je les voyaispollués plus tard dans les rixes, les amours et les orgies.

Et la couleur du ciel, celle des tuiles, celledes sarraux du Ninde s’harmonisaient admirablement – et c’étaitnavrant de beauté et de caresse comme toutes les couleurs agrestesfondues en ce crépuscule ; le ciel semblait un immense sarrauvaguement ensanglanté et la bruyère rouilleuse rappelait le veloursdes culottes :

Enténébrés.

Enfunébrés.

Des sarraux sur lesquels passait un peu du noir,

Un peu du rouge aussi de ce dimanche soir.

Et je célébrais les grègues mordorées etfeuille-morte avec le même lyrisme que les sarraux :

Velours côtelés

Des voyous cauteleux

Qui, jouant du couteau, mettent à nu les côtes !

On les dit bons catholiques

Et fanatiques

Comme le sont d’ailleurs tous contempteurs de codes.

Pour entretenir la conversation, tandis quej’étais tombé en arrêt devant les petits rustres aussicontemplatifs et béats que moi-même :

– Et à quel métier se livrent ces jeunesdrôles ? Sont-ils apprentis, gardent-ils les vaches,poussent-ils la charrue ?

– Leurs métiers avouables ? Tourneurs desabots, lieurs de balais, oiseleurs, ramasseurs de crottin !répondit mon cicérone avec son imperturbable air de supériorité. Oubien encore, marchands de sable, comme les Sprangael, marchands deleur terre natale, puisqu’à Trémeloo tout est sable !

Et glorieux de cette plaisanterie, il ricanagrassement. Puis :

– Dès le berceau, invariablement, tous ontmaille à partir avec le garde champêtre, en attendant qu’ils soientcueillis par les gendarmes et mûrs pour la prison.

Nous nous remîmes en marche.

Des enfants pieds nus se roulaient dans lapoussière, des gamins plus grands se prenaient à la ceinture, et,haletants, luttaient, cambrés et ramassés en de ragoûtantespostures. Et je me souvins de ma seule leçon de lutte dans les« arènes athlétiques » avec Tich Bugutte…

– Ce sont tous les mêmes ! sentencia lepublicain, en trépignant pour me décider à passer outre.

– Rude et copieuse engeance : du moelleuxdans la force, violents et lascifs. Tout de suite, ils se prennentà bras le corps. Ils seront aussi prodigues de sang que de sève.Aucune force ne leur manque ! rêvais-je, tandis que je lesoignais et les pétrissais de mes regards. Et je me rappelai lepuéril chant de guerre du petit Zwolu :

Vivent les gars des Marolles…

Mon compagnon m’entraîna plus loin.

Au flanc d’une maisonnette de torchis,d’autres polissons jouaient aux quilles avec des planchettes debois piquées dans le sable.

L’un d’eux, un garçon de seize ans, adossé aumur, regardait le jour tomber et toute la mélancolie de cette chutelubrifiait ses grands yeux noirs.

– Le petit drôle rumine sans doute quelquemauvais coup ! grommela l’autre.

– Dans tous les cas, il rêve bienplastiquement ! ne pus-je m’empêcher de dire à haute voix.

Figure à la fois attendrie et farouche, lepetiot avait une grosse bouche, des lèvres qui devaient altérer defièvre amoureuse les lieuses de balais et les vagabondes. Saressemblance avec Zwolu et Tich me tordait les fibres.

La cloche de Trémeloo angélusa dans lelointain. L’enfant répondit quelques mots à un joueur quil’interpellait. La belle voix au timbre grave et rare comme celuide la cloche ! Les cloches aussi parlent rarement :

Grosse bouche

Farouche,

Lèvres

Aux saintes fièvres !

– Mais je ne me trompe point ! constatamon hôte, en toisant de plus près le rêveur à la voix de bronze.C’est le fils de Tybaert Sprangael, un des marchands de sable quituèrent Lugie Berlaer. Tel que vous le voyez, le petiot mendie etvole pour sa mère, il est vrai que sa mère a longtemps volé pourlui. Au début de l’emprisonnement de son père et de ses oncles,quand il ne rapportait par force monnaie à la marâtre, elle letenaillait jusqu’au sang ; mais c’est à présent au galopin debattre la gueuse, qui lui a donné trois frères et sœurs depuis lemeurtre de Lugie et la mise à l’ombre du papa. Perkyn trouve laplaisanterie mauvaise. Il est encore un enfant lui-même et le voilàchef de tribu. Jusqu’à présent, il n’a tué personne…

Ces derniers mots trahirent de nouveau unesorte de déconvenue. L’honnête homme ajouta, non sansadmiration :

– Ah ! quelle famille que cesSprangael ! Au demeurant, de superbes gaillards. C’est un beausang que celui de Trémeloo, mais c’est au Ninde et chez lesSprangael qu’il est le plus rouge et le plus promptementversé !

À quoi pouvait bien songer le jeune PerkynSprangael. Rêvait-il à sa déniaiseuse ou à son ennemi ?

Sang qui s’écoule,

Ô sang qui saoule !

Dommage ! Un si beau moule !

Quelle goule

S’en regoule

À Trémeloo ?

J’avais peine à détacher mes regards du filsde Tybaert Sprangael. Tich, le chef voyou mort, et ceux enfermésrevenaient en lui. Un banc était adossé au mur du cabaret, prèsduquel les gars jouaient aux quilles.

– Buvons un verre et faisons boire ces jeunesgens ?

– Y songez-vous ? Au Ninde ?Trinquer avec les vagabonds du Ninde !

– Bah ! Nous avons trinqué dans le mondeavec bien d’autres coquins.

J’insistai et mon homme céda.

Le fils de l’assassin cogna son verre contrele nôtre ; mais, ainsi que ses compagnons, il refusa des’attabler avec nous, trop humble ou plutôt trop fier.

Aux paroles engageantes que je lui adressai,il répondit à peine, mais poliment, avec une souveraine noblesse,avec cet accent mâle et quasi léonin transposant dans le timbre desa voix le bronze lumineux de ses prunelles. Et pourtant sa boucheme souriait, imperceptiblement, comme à un ami très lointain, maissûr.

Mon compagnon me rapportait tout bas àl’oreille, pour ne pas être entendu du petiot, des détailscomplémentaires sur le fameux massacre de Lugie.

– Lugie était venu de Wavre Sainte-Catherine,la partie fertile de ce côté de Malines… Les médecins légistesétablirent que le corps, celui d’un homme sain et bien constitué,avait subi une mutilation sacrilège.

Je me chantonnais, en admirant le jeunePerkyn, ce couplet en l’honneur de son père Tybaert et de sesoncles Rikus et Cosyn, tous trois homicides et marchands desable :

Ils ne l’ont point fait exprès.

Écoutez, ce décès

Provient d’un excès

De vie

Chez ces assassins que froissait

L’insuccès

De leur bourgue

De leur bougre…

Mestre !

Et me rappelant cette phrase dunarrateur : « ils se vautraient sur lui comme des chiensqui se battent », j’ajoutai encore ce couplet à ma complaintesecrète :

Mais tu l’embrasses,

Lui, l’homme des terres grasses,

Tu l’embrasses et le suffoques

Comme tes loques,

Oh ! point baroques !

Je bus mon verre, j’en redemandai un autre etfis encore remplir ceux des joueurs aux quilles et celui de Perkyn.Mon receveur refusa ; mais cette abstention ne me rappelapoint à une conscience plus bourgeoise de la situation. Mon hommen’osait me sermonner, il se contentait de me lancer des regardsscandalisés voulant dire :

– Comment peut-on s’acoquiner avec dessacripants qui ne paient ni loyer, ni contributions, et qui volentle moindre pain qu’ils mangent !

Peut-être aussi gagnait-il peur en ces paragesdiffamés et aspirait-il à la sécurité de ses pénates ?

Je brûlais d’envie de lui chanter aunez :

Ces naturels ?

Problème

Pour toi, publicain.

Moi, je les aime.

Ah ! s’ils voulaient de moi-même !

Je préfère à ta Cocagne

Leur bagne ;

À ton carnaval,

Leur âpre et lancinant carême !

Toujours chanter sur ce thème

Triste comme la brème

Tréme…

Trémeloo !

Oh ! me disais-je, vivre mon rêve, moninstinct, m’accoupler à leur geste, fût-il sanguinaire et pireencore ! Venger Bugutte, venger les autres !

Pays sombre, il me tardait d’y pâtir et d’ycommunier avec ces âmes primordiales, obscures et chaotiques qui,parce qu’elles y voient trop clair, éprouvent de temps en temps lebesoin de se faire mettre à l’ombre :

Et si je fais le mal, c’est comme eux, sans y croire,

Pas plus qu’eux, je ne crois le bien si épatant !

J’essayai encore de faire parler Perkyn. Unepudeur m’empêcha de lui demander le récit des désagréments de sonpère et de ses oncles.

– C’est à peine s’ils nous comprennent !me dit encore le fonctionnaire. Entre eux, ces vauriens parlent uneespèce d’argot, dit bargoensch, sans doute une corruptiondu français baragouin, et qu’on croit avoir été importé par lesBourguignons.

Insensible à cette érudition, je murmuraiencore :

Langue borgne

De Bourgogne

Souvent morne.

Argot ou bigorne.

Plutôt cautère

Que baume

Aux oreilles timorées,

Langue qui râle et qui corne.

Moi-même, je me sentais agoniser de regret etde deuil. Les rares paroles, les yeux bruns de Perkyn, sa voix debronze, me conjuraient si passionnément les bien-aimésdisparus :

Langue qui râle et qui corne…

Et, comme leurs regards, d’un triste amour sansbornes.

– Partons, dis-je, à haute voix, énervé, rompujusqu’à la mort, prêta fondre bêtement en sanglots, n’en pouvantplus.

Nous sortîmes du Ninde.

Ô ce fracas des quilles laissé derrièrenous ! Et une note encore de la voix pathétique de Perkynimposant silence à ses camarades, qui nous huaient en manièred’adieu. Devinait-il tous ceux que j’avais aimés en lui ? Uninstant je me ravisai. Ceux-ci me remplaceraient les cinq… Maisnon, retournons à la ville…

Je parvins à me faire violence, à écouter moncompagnon me parler de choses sérieuses et même à lui répondre surle même ton, quoiqu’il me fût devenu aussi odieux qu’un juge et quej’eusse voulu le livrer aux massacreurs de Lugie. Je le suivaismachinalement, soumis comme un chien, dévoyé, sans rien comprendreà ce que je faisais avec lui, loin de mes élus et de mon élément,oh ! très correct, très raisonnable.

Il y a tout lieu de supposer que, depuis cemoment, et peut-être même avant cette malencontreuse promenade àTrémeloo, Paridael nous assimilait tous tant que nous étions,Marbol, Vyveloy et moi-même, à ce pauvre fonctionnaire qu’il citaiten toutes lettres dans son journal, mais dont j’ai tu le nom. Sansdoute, notre fantasque ami dût-il se livrer plus d’une fois aumilieu de nous à des commentaires semblables à ceux dont ilbafouait, en catimini, les réflexions pleines de bon sensde ce brave homme. Il devenait de plus en plus irritable etagressif, et ne souffrait aucune contradiction. Je le vois debout,gesticulant, pleurant presque de rage, la voix rauque de sanglots,le visage convulsé. Son état s’expliquait par la mort et ladisparition de ses « amis » de Bruxelles, sur lesquels ilne nous avait jamais touché un mot. Une visite à une maisonpénitentiaire de la Campine, où il croyait retrouver sans douteJef, Cassisme et Zwolu, aggrava encore son hypéresthésie. Jetranscris une partie de la relation qu’il nous fit de cettedescente aux enfers sociaux, et qu’il rapporte dans son journalavec la vive discussion à laquelle elle donna lieu entre Marbol etlui.

 

À Merxplas, l’émotion la plus fortem’attendait dans un atelier où, par équipes de vingt à trente, lescolons attelés aux rais d’une énorme roue sans jantes, font tournerla meule d’un moulin et broient eux-mêmes le grain du pain destinéà leur consommation.

Quand je fus arrivé à distinguer assezclairement les visages dans le clair-obscur de cette salle noire etbasse, saturée de sueur volatilisée et retentissante de soupirs etde cris d’ahan, le directeur de l’établissement attira monattention sur deux de ses pensionnaires. On les appelait Appol etBrouscard[8], et ils donnaient l’exemple d’une amitiécomme on n’en rencontra que chez les Grecs. Brouscard était un brunvigoureux, dont le sourire de bravoure, en tournant crânement lameule, me parut plutôt triste. L’autre, Appol, un blondin, lecontemplait avec une sorte d’admiration anxieuse, ne perdant pas undes mouvements du fort garçon. J’appris que celui-ci prenait à soncompte la corvée du gringalet et lui en abandonnait le salaire,c’est-à-dire la poignée de monnaie fictive au moyen de laquelle lesprisonniers se procurent quelque douceur : tabac, fruits,bière et laitage.

– N’est-ce pas bizarre et humiliant pour leshonnêtes gens, me fit observer le directeur, que ces drôles donnentun pareil exemple de dévouement ? Plus d’une fois, j’assistaientre eux à des combats de générosité qui m’eussent touchéjusqu’aux larmes, si j’avais ignoré la tare de mes héros. Une mèren’a pas plus de soins pour son enfant malingre que ce robustebougre n’en prodigue à son protégé débile. Hélas ! que nesont-ils accouplés pour le bien comme pour le mal ! Car, ilimporte de le constater, si, chez les Hellènes, les amis luttaientde civisme et de courage au service de la patrie ou du bien public,tombaient ensemble dans la bataille, ou s’ils risquaient leur viepour frapper le tyran de leur cité, ceux-ci scellèrent un pactemoins honorable, et ils ne sortiront d’ici que pour rivaliserd’exploits criminels et s’entraîner réciproquement aux piresforfaitures !

Je trouvai en ce moment le bravegarde-chiourme un peu prud’hommesque, et, comme la légende lerapporte de Denys de Syracuse, j’aurais voulu retourner sur mespas, me présenter à ces deux inséparables et leur demander, ainsique le tyran à la fin de la célèbre ballade de Schiller, à faire letroisième dans le mariage fraternel de ces Damon et Phytias dupénitencier :

Nehmt auch mich zum Genossen

Ich sei gewährt mir die Bitte

In Eurem Bunde der Dritte.

– De mieux en mieux ! se récria lepeintre Marbol. Quelle sympathie déplacée ! S’il t’entendait,le noble poète serait médiocrement flatté du rapprochement que tuétablis entre ses héros et tes pendards… Voyons, est-ce du romanque tu nous fais ? En ce cas, il faut le dire… Au fait,pourquoi n’écris-tu point cela ? Ce serait original. Etinédit, donc ! Tu attribuerais ces élucubrations à unpersonnage inventé par toi. La chose passerait à titre de boutade,caprice un peu risqué de la fantaisie d’un artiste !

– Ah, voilà bien l’artiste, le prétenduartiste ! m’écriai-je. Ainsi, l’art ne serait que mensonge.Nous ne le vivrions jamais. Nous n’interviendrions en rien dans nosœuvres ! Un joli aveu ! Mais j’aurais dû m’en douter.As-tu souffert pour ton art, toi, Marbol ? Ou ton art t’a-t-iltourmenté comme le fruit humain torture les entraillesmaternelles ? As-tu seulement sacrifié le moindre préjugé aucri de ta conscience ? Ne t’en déplaise, Marbol, c’est encorelà-bas, à Merxplas, que nous trouverions l’art vrai comme lavéritable amitié.

– Décidément, ce dépôt de vagabonds est uneacadémie, le foyer d’une élite. Et moi qui le tenais pour unenfer.

– Un enfer dont les damnés valent mieux queles justes de ton espèce.

Marbol ricana. Bergmans et Vyveloyprotestèrent : « Vraiment, Paridael, tu dépasses lesbornes ! Tu deviens inabordable. »

Je pris mon chapeau, et sortis me plonger dansle dédale du quartier maritime.

 

À la suite de cette incartade, je crus bien neplus revoir Laurent. En effet, des mois s’écoulèrent sans qu’ildonnât signe de vie. Ma surprise fut grande de recevoir sa visitebien longtemps après, dans mes bureaux.

Il ne fit pas la moindre allusion à la scènepénible de la dernière fois, mais il me rappela les conversationsque nous avions eues, des années auparavant, à propos de sondésœuvrement et de ses fréquentations équivoques.

Comme je me demandais où il voulait en venir,il conclut sur un ton modeste et contrit que je ne lui connaissaispas :

– J’ai sérieusement réfléchi à vos sévèresparoles d’alors. Vous me prémunissiez contre la paresse etl’orgueil, vous me citiez l’exemple de Lucifer et des mauvaisanges, transformés en monstres pour avoir prétendu détrôner Dieu…Oui, vous aviez raison : le désœuvrement et la rêverie ne mevalent rien. Je reviens de mes erreurs, je suis décidé à réagir… Etpour commencer, je me suis trouvé une vocation, un emploi conformeà mes goûts… M’est-il permis de recourir aujourd’hui à l’appui quevous m’offrîtes à différentes reprises ? Je vous demanderais,simplement, de me faire entrer par votre crédit dans une maison decorrection ou une colonie de jeunes insoumis…

Il s’arrêta, et comme j’allais me récrier, ilpoursuivit avec un mélancolique sourire :

– Oui, mais comme instituteur, ou même commesimple surveillant.

Après son excursion à Merxplas et le récitqu’il nous en avait fait, j’aurais dû me méfier. Le poste qu’il seflattait d’obtenir par mon influence était le dernier auquel ilaurait fallu le nommer. En l’envoyant là bas en qualité desurveillant, on lui procurerait l’occasion d’alimenter soninclination morbide vers les bas-fonds. Mais j’ignorais encore àcette époque son intimité avec les « voyous de velours »,dont plusieurs étaient internés précisément dans ces pénitenciersde la Campine. Puis, je me réjouissais surtout de lui voirreprendre goût au travail ; à une occupation et à un emploirégulier ; je fis donc les démarches nécessaires. Ellesaboutirent sans obstacle, grâce à mon crédit dans les Bureaux, etil me suffit d’une couple de semaines pour décrocher sa nominationdont je lui envoyai moi-même la nouvelle. Il accourut me remercieravec l’effusion de quelqu’un que j’aurais rappelé à la vie. Àl’entendre, il me devait le salut. Je mettais le comble à sesvœux.

Hélas, on verra par ce qui suit que le pauvregarçon était de bonne foi. Il tenterait loyalement l’expérience. Ilcroyait avoir fermement rompu avec le passé, avec le vieil homme.Seulement, il s’illusionnait sur ses forces, sur son caractère, sursa guérison morale.

Je le perdis de vue tant qu’il resta àPoulderbauge, et je n’appris que par son journal la crise qu’iltraversa là-bas et les péripéties du drame auquel il fut mêlé.

Chapitre 4LE PÉNITENCIER DE POULDERBAUGE

 

Deux vagabonds,

Filous en fleur,

Meschers, mes bons.

Paul Verlaine

 

J’aurai trouvé ma voie. Il y en a quideviennent gardes-malades, frères cellites, sœurs de charité dansles hôpitaux : moi je me suis fait nommer infirmier dans unemaladrerie morale. J’ai le grade de major ou de surveillant dedeuxième classe (douze cents francs de salaire) dans l’École deBienfaisance de Poulderbauge. Cet euphémisme administratif désigneune prison pour de tout jeunes détenus : orphelins sans feu,sans gîte, enfants naturels trouvés ou abandonnés, apprentischômards réduits à la mendicité, au vagabondage, au vol, et mis parles juges à la disposition du gouvernement jusqu’à leur vingt etunième année, en tout six cents enfants, et adolescents.

Quelle consolation de me rendre socialementutile ! Sois béni, mon digne Bergmans qui m’obtins cet emploique je qualifierai de sacerdotal, tant je me sens la vocation d’unrebouteur d’âmes juvéniles. Désormais, mes efforts tendront àmoraliser ces jeunes détenus, à les amender, à les faire rentrerdans la norme et le droit chemin. Je me serais fait envoyer aRuysselède, afin de commencer mon œuvre de conversion par lespetits Zwolu et Cassisme, mais ils auraient peut-être compromis mesprojets en révélant mon passé à mes chefs. Attendons pour lesrevoir et les entreprendre que je sois plus aguerri et que j’aiefait une sorte de stage ici, à Poulderbauge.

– Voyez, leur dirai-je, à ces petiots, je saismoi-même par expérience, ce qu’il en coûte de regimber contrel’ordre et la règle. Combien j’en ai vu mal finir de pauvrets devotre âge ! Soumettez-vous, c’est ce que nous avons de mieux àfaire. Apprenez un bon métier et devenez plus tard des ouvrierslaborieux, sobres, économes, pacifiques, bons serviteurs de lasociété tutélaire.

Ah, je me réjouis à l’idée d’apprivoiser et dedomestiquer ces jeunes fauves, pour leur plus grand bien et pour mapropre rédemption.

D’ailleurs, ici, je me retrouve dans monélément, les figures me rappellent en plus corsé mes faubouriens deBruxelles. Mais si ces jeunes colons me sont chers comme mes élusou, plutôt, mes anathèmes d’autrefois, je travaillerai à leur salutà présent et je les arracherai à la perdition. C’est de grand cœurque je partage la captivité de cette trouble adolescence. Je neregretterai aucun des plaisirs et des spectacles de la vie libre.Jamais je ne me blaserai sur les distractions mélancoliques et lesdevoirs sévères qui m’attendent en ces ateliers, ces chauffoirs etces préaux.

 

Si quelque chose était fait pour m’inquiéter,ce serait précisément ce beau zèle dont je me sens enflammé, cettesorte de volupté que je puise dans l’expiation de mes erreurs.

Est-ce bien une expiation ?…

Aussi, chaque matin, en me levant, je meformule mon programme et je prie :

« Mon Dieu, dispensez-moi la force deremplir mon rôle piaculaire ; ne m’induisez plus en tentation,Seigneur ! Faites que j’abjure pour toujours cet espritd’insubordination et de vanité qui perdit les plus beaux de vosanges ! Accordez-moi, ô Providence, de contempler désormais lacréation et les créatures par les yeux de la commune sagesse !Amen. »

 

Poulderbauge est un vieux château historiqueconverti en pénitencier comme beaucoup d’autres habitationsseigneuriales ou d’abbayes de ce pays. Le corps de bâtimentprincipal, reconstruit au XVIIe siècle, présente encorede jolis morceaux dans le style Louis XIV, notamment son ample toità la Mansard et deux élégants pavillons. De la constructionmédiévale, il ne subsiste qu’un donjon isolé, asile des corbeaux etdes rats, servant parfois de prison à nos pensionnaires dans lescas très graves. À l’ancien manoir se sont ajoutées, à mesure quela colonie florissait (non, plus d’ironie, n’est-ce pas ?),des annexes et des dépendances. L’ensemble de ces édificess’entoure de fossés alimentés par les eaux du Démer. En un endroit,derrière le château, ces fossés s’élargissent jusqu’à représenterun vaste bassin au milieu duquel flotte ce qu’ils appellent unnavire-école. À bord de ce trois-mâts, une centaine d’élèvesmousses s’initient à la manœuvre sous la direction d’un anciencontre maître de la marine royale.

Malgré le vandalisme administratif,l’architecture du château préserve en partie son grand airaristocratique. De l’intérieur, il n’y a rien à dire. Leséternelles salles blanches ou ocres des casernes, des hôpitaux etdes prisons. Le même mobilier sommaire et banal, sans caprice etsans imprévu. Des ergastules à peine plus viciés que les ateliersdes travailleurs libres. Ni tableau, ni gravure. Parfois un Christen plâtre, un Sacré-Cœur en chromo.

Quelques jours avant mon arrivée, aux caissonset aux trumeaux d’un salon décoré autrefois par un élève de Boucheret devenu un réfectoire, la blondeur rosée des déesses et desamours risquait de timides provocations et souriait à travers leshaillons de leur linceul de chaux. Nos polissons reluquaient cesjoliesses. Vite on a requis les badigeonneurs.

Mais la vivante quoique prisonnière jeunessepassionne les maussades locaux, comme elle attendrit et humanise enquelque sorte la solennité du pays d’alentour. Sans nos petitscorrectionnaires, la contrée serait à peu près déserte. Elle devrasa fertilité future à ces défricheurs malgré eux. Et pourtant, noussemblons faire le vide autour de nous. La quarantaine, l’interditse prolonge même au-delà de la tombe : morts, les colons nevont point jusqu’au cimetière du village dont les premiers feux necommencent à s’éparpiller qu’à deux lieues du château. Nos pauvrespetits défunts continuent à être parqués entre eux, comme de leurvivant, dans un coin isolé de la plaine indiqué par unedemi-douzaine de croix noires. Mais la bruyère se charge de fleuriropulemment cette sépulture des jeunes parias et, en toute saison,elle la drape de violet comme pour le deuil des rois[9] !

C’est Anvers et Bruxelles, surtout Bruxelles,qui fournissent le plus de pensionnaires à Poulderbauge. Il nous enarrive de telles rafles qu’on semble les avoir« pressés » dans leurs sentines, comme on recrutaitautrefois les matelots. La brusque métamorphose de ces enfants dupavé en de petits paysans contribua pour beaucoup à l’impressionétrange que j’éprouvai en arrivant ici. La physionomie malicieuseet les allures dégingandées de ces citadins endurcis contrastentavec leur accoutrement de valet de ferme. Même lorsque le plein airles a un peu halés et lorsque le farineux régime alimentaire les alégèrement bouffis, ils ont toujours la mine de paysans plusprécoces et plus raffinés que ne le seraient de véritablesvillageois à leur âge.

En dévisageant les nouveaux venus, jem’attends à voir surgir, parmi ces têtes chiffonnées et pourtant siexpressives et si prenantes, les frimousses de Zwolu et deCassisme. C’est ainsi qu’ils doivent être attifés à Ruysselède. Ilme semble retrouver mes voyous bruxellois un jour de Mardi-Gras oùon me les aurait déguisés en palefreniers, en porchers, en garçonsde charrue, voire en mousses et en pasteurs, d’autant plus que leurchapeau de paille à ruban leur donne un faux air bucolique deberger d’opéra.

Les jours de la semaine, ils portent la mêmeblouse bleue lâche et flottante comme le sarrau desCampinois ; le dimanche, lorsqu’ils en endossent une propre,ils la serrent d’une ceinture noire à boucle de cuivre. Les moussesrenfoncent leur blouse dans leur pantalon. Pour tous, celui-ci estde drap noir les jours de fête et de coutil les autres jours.Généralement, ils ont un foulard rouge au cou.

Leur uniforme, qui n’est pas laid en somme etqui se façonne et s’assouplit assez vite à leurs mouvements, meplaît presque autant aujourd’hui que leurs guenilles de veloursd’autrefois.

 

J’étais à peine installé de quelques joursqu’une première déception m’attendait. Moi qui sollicitai comme unefaveur le droit d’instruire ces pauvrets et qui accourais ici lecœur gros de sympathie et vibrant d’enthousiasme, je m’imaginaisrencontrer parmi mes collègues des êtres disposés aussicharitablement que moi, des sortes d’illuminés et d’apôtres. Pasmoyen de tomber sur des fonctionnaires plus étroitementprofessionnels ! S’ils n’étaient que nuls et apathiques !Mais il y en a de malfaisants et de féroces. D’ancienssous-officiers, épaves et rebuts de l’armée, échouèrent ici aprèsun stage de gardes-chiourme dans les compagnies disciplinaires.Ratés, ils se vengent de leur disgrâce sur le dos des colons.Souvent, à les voir, plus mornes et plus lugubres que leurssouffre-douleurs, j’ai l’impression de me trouver dans unpénitencier de fonctionnaires. Leur uniforme rappelle celui desgabelous. Ils prisent ! Il y en a qui tricotent !…

 

De la gare de Poulderbauge, les boues de lagrande ville sont transportées comme engrais à la colonie par lestombereaux de l’établissement. Nos jeunes gens se disputent leplaisir d’aller prendre livraison de la pouacre marchandise. Celaleur fait quelques heures de liberté. Ils sifflotent gaîment toutle long de la route, car au village ils verront d’autres figures.L’autre matin, un de mes pupilles, que sa bonne conduite avait faitenvoyer là-bas, est abordé à la station par un voyageur élégant quine voyant en lui qu’un petit paysan ordinaire, mais à la mine plusouverte et plus intelligente que celle de la plupart des naturelsde la contrée, lui demande la distance et le chemin jusqu’auchâteau d’un des gros propriétaires. Le jeune homme s’offre àmarcher de conserve avec ce monsieur jusqu’à certain carrefour,d’où il lui sera facile alors de trouver sa route. L’étranger, àqui la physionomie et l’allure du petit reviennent de plus en plus,s’empresse d’accepter, quoique mon gaillard ait cru devoir leprévenir en riant du rebutant charroi qu’il leur faudra escorter.Qu’à cela ne tienne ! Il fait beau ! Excellentepromenade ! C’est aussi l’avis de la noble dame qui accompagnele voyageur. Les voilà prêts à partir, quand arrive dare dare lacalèche armoriée envoyée à la rencontre des hôtes dedistinction ; l’équipage arrête et il en dégringole un larbinqui, tout essoufflé, s’excuse de son retard. Le gentilhommetémoigne le désir de cheminer en profitant de l’obligeance de cejeune paysan qu’il désigne au domestique. Celui-ci reconnaîtl’uniforme pourtant peu saillant du pénitencier dePoulderbauge ; il sent toute l’horreur de la situation et,prenant à part les invités de son maître, il leur explique à quelcicerone ils allaient se confier.

Mine dégoûtée de la dame, confusion dumonsieur, regards distants lancés au réprouvé qui faillit abuser deleur confiance et leur imposer la souillure de son voisinage. Sousses airs de sainte nitouche, Dieu sait quel attentat le polissonmijotait, et ce qu’il aurait entrepris dès qu’ils se seraienttrouvés loin des habitations ! Navrance du petiot frustréd’une occasion de prouver sa gentillesse et son urbanité. Navrancequi me gagne moi-même quand je lui entendis, au retour, le cœurtout gros, la gorge nouée, faire part à ses camarades de l’affrontqui lui avait été infligé. D’aucuns se moquèrent. Cela luiapprendrait à cajoler les bourgeois ! Mais d’autresl’écoutèrent avec commisération et un air de solidarité qui medonna beaucoup à réfléchir. En somme, ce petit fait me confirmedans la bonne opinion que j’entretiens depuis si longtemps sur lefond de cette engeance rebutée. Ces cyniques sont des sensitives.Si l’on se donnait la peine de démêler leur véritable nature, on ypercevrait des nuances d’une telle subtilité, des scrupules siinattendus, des réactions si raffinées qu’à côté d’eux lesreprésentants de notre prétendue élite paraîtraient les butors etles goujats…

 

– Bon. Voilà que ça lui reprend ! diraitBergmans, s’il lisait ceci par dessus mon épaule.

Mieux vaut ne pas me plonger dans cesentrevisions, ne pas y voir trop clair… Ne me suis-je pasprématurément cru guéri ? N’assumais-je pas une tâcheau-dessus de mes forces ? Je me sens plus isolé que jamais. Onne me comprenait point quand je vivais de la vie desvauriens ; on ne comprendrait pas davantage mon ardeur à lesarracher à cette vie subversive. Nul ne les aime, sauf moi qui lesaime trop peut-être. Quoique je me contraigne, une grande partd’indulgence et de sympathie se mêle à la rigide et protectricesollicitude que je devrais leur témoigner…

 

Non, je n’aurais pas dû venir ici. Les raisonsplausibles que je me donnais pour entrer dans cette place d’unetempérature si troublante me cachaient à moi-même des postulationsmomentanément endormies. Moi qui avais peur des brûlures, je mesuis rapproché du feu. Je l’attise en voulant l’éteindre.

Que faire ? Démissionner ? Il en esttemps.

Mieux valait les voir en liberté. Ils metentaient moins.

 

En rêve j’ai revu mes voyous de Bruxelles. Ilsme faisaient des reproches muets que je lisais dans leurs beauxyeux tristes : « Tu te mets donc du côté destourmenteurs ! » me disait Tourlamain. « Parjure…Infidèle ! Judas ! » ajoutaient Zwolu et Cassisme.Et tous étaient aussi morts pour moi que Bugutte.

Leurs tares m’attirent comme certaines bellesplaies intéressent tellement le médecin qu’il les entretiendrait aulieu de les panser. Aussi, quand il m’arrive à présent de leurfaire de la morale, mon cœur ne monte plus à mes lèvres :I cannot heave my heart into my mouth.

 

Ô Jésus, qui frayais de préférence avec leshommes et les femmes de mauvaise vie, viens, ah viens à monaide !… Mais n’est-ce pas blasphémer ton fils, ô mon Dieu, quede me recommander ainsi de son exemple et de lui attribuer mesprédilections ? N’importe, Seigneur, entendez-moi. Je vouscrie pitié et au secours !

 

Le Ciel se montre sourd à ma détresse. Mamorale redevient conforme à mon esthétique et rien de ce qui meparaît beau ne me paraît mal.

 

Retournant à mes convictions premières, j’enarrive à me dire qu’en s’améliorant dans le sens souhaité par lanorme tous ces sauvageons dégénéreraient et seraient diminués. Jepense et je vois de nouveau comme autrefois. Cessai-je jamais devoir ainsi ? Ne voulus-je m’en faire accroire àmoi-même ?

 

Oui, c’est autrefois que j’étais dans le vrai,du moins en ce qui me concerne ; oui, j’avais raison contreBergmans et les autres. Il aurait fallu un miracle pour me guérirde mon prétendu daltonisme et me donner leurs yeux et leurs sens.Dieu m’a refusé cette grâce : il ne me reste donc qu’àdemeurer loyalement tel qu’il me créa.

 

Pour commencer, ne songeons plus à convertirmes pupilles malgré eux et surtout malgré moi.

Leur conversion équivaudrait à une déchéance.D’un loup on ne tirera jamais un chien. Je fuyais toujours lescirques et les ménageries où la foule se moque des animaux sauvagescontraints à imiter nos simagrées. C’est cependant à pareilsexercices que nous dressons les voyous encagés !

 

Au commencement de mon séjour à Poulderbauge,j’enviais l’aumônier. J’aurais voulu prendre sa place au prône etleur raconter de balsamiques paraboles. Mais jamais je ne luientendis prononcer la parole appropriée à ces souffrantes ouailles.Ce pasteur n’est pas méchant, bien au contraire ; mais ici, ilfaudrait mieux qu’un bonhomme. Il lui manque le feu sacré,l’étincelle d’amour divin qui réchaufferait et illuminerait cesexistences troubles et honnies.

 

Puisque Dieu ne leur parle pas, c’est donc audiable à les aimer !

 

Autre vue, autre vie ? Oui et non. Autrevie intérieure, soit, mais pour le reste il me faut consentir auxgestes du nombre. Ce n’est même qu’à ce prix qu’il me sera permisde vivre, de voir !

 

Jusqu’à présent, je me garde de laisserparaître à mes élèves ce qui se passe en moi. Je continue à leurinculquer des préceptes conformes aux intentions du législateur. Jeme ménage un continuel alibi.

Plus d’une fois cependant, je fus sur le pointde me trahir et de me moquer à haute voix de ce que je suis tenu deleur enseigner.

Si je m’écoutais, en fait de théorie, je mebornerais à les prémunir contre la raison du plus fort ; jeleur inspirerais la peur salutaire du magistrat et dugendarme ; je leur apprendrais à éluder la loi et à endormirla vigilance de la police. Ainsi les louves dressent leurslouveteaux à dépister les traqueurs, à reconnaître les pièges, à nemarauder qu’a la faveur des ténèbres. Machiavel écrivit son livredu Prince, le livre du Voyou est encore àécrire.

 

C’en est fait. Il m’a été impossible defeindre plus longtemps ; du moins avec ceux de ma race.

L’un de mes élèves, le petit Warrè, unespiègle bruxellois de dix-sept ans, qui m’est encore plus cher queles autres à cause de sa ressemblance avec le pauvre Zwolu et quifut le héros de l’aventure de l’autre jour à la gare, s’amusait àlâcher des hannetons dans la classe pendant la leçon de géographie.Ayant pris mon farceur sur le fait, je me bornai pour le moment àouvrir les fenêtres et à rendre la volée aux bourdonnantesbestioles. Après le cours, je fis toutefois comparaître le coupabledevant moi :

– Ah ! vous voilà ! l’interpellai-jed’un ton bourru. Que diriez-vous si je vous faisais mettre aucachot et au pain sec ?… Vous connaissez les autrescorrections plus cruelles encore prévues par le règlement ?…En vous croyant très fort et très malin, vous avez agi on ne peutplus sottement. Avouez-le donc. Tout cela pour poser devant lagalerie, pour faire le crâne afin que les camarades se trémoussenten disant : « Quel gaillard, hein ? » Eh bienil est propre à présent, le gaillard !

Je le considérais quelque temps en silencecomme pour jouir de sa confusion, puis je repris :

– À propos, ne faisais-tu point partie l’autrejour du piquet de punition qui était en train d’écobuer la bruyèrede l’autre côté du village ?… Oui, plus je te regarde et plusje suis certain de mon fait… Tu te souviendras alors que tout àcoup notre attention à tous fut attirée par cet épervier qui, aprèsavoir décrit des cercles concentriques de plus en plus étroits ense rapprochant d’un de nos malheureux pigeons que son essorsurplombait, finit par s’abattre sur sa victime qu’il emportavictorieusement dans ses serres à l’autre bout de l’horizon où ildécrut jusqu’à ne plus représenter qu’un point imperceptible avantde disparaître pour de bon !

Hein, avec quelle adresse, quelle grâcemajestueuse notre rapace avait procédé ? Il enveloppait lapitoyable bestiole dans ses spirales comme dans des passes demagnétiseur.

Vous autres, vous aviez abandonné vos brûliset, appuyés sur la poignée de vos bêches, le nez levé, vous neperdiez pas une des péripéties de ce drame aérien.

Un instant, m’étant avisé de vous observer, ettoi, tout particulièrement, je vis tes narines frétiller et tesyeux s’illuminer sous l’influence de je ne sais quelle convoitise.Ma parole, il y avait aussi de l’oiseau de proie dans tesregards ! Oh, ne fais pas signe que non. Pourquoi, sinon,t’aurais-je associé dans ma pensée à ce déprédateur ?…Conviens plutôt, mon garçon, que tu aurais été déçu de voir lepigeon échapper à son ennemi.

Imagine-toi qu’un des soldats qui vous gardenttoujours, le fusil chargé, quand vous travaillez aux champs, ait eula fantaisie d’envoyer une balle à l’épervier et qu’il l’eûtatteint, ton admiration pour le brigand se serait aussitôt changéeen un vague mépris. Avec tes camarades tu te serais gaussé duravisseur maladroit gisant sur le sol et battant lamentablement desailes, sans parvenir à s’enlever jusqu’à ce que, de sa crosse ou desa bêche, l’un de vous lui eut porté le coup de grâce… Ah, cetépervier risquait gros en venant exercer ses ravages sous le canonde nos fusils, alors que la fumée aromatique des feux d’essartsaurait dû l’avertir de notre présence… N’importe, il a échappé… Queson adresse te serve d’exemple, petit. Sois courageux, soistéméraire, mais sois adroit !… Assure-toi l’impunité ou soisprêt, sinon à supporter stoïquement les conséquences de tesincartades… En d’autres termes, il est beau d’être le rebelle, lelarron, l’oiseau de proie – beaucoup ne sauraient même cesser del’être ! – mais à la condition d’échapper au chasseur… Ne passe faire pincer !… Tout est là !… Allons, va-t’en, et nerecommence plus !… »

Au début de ma mercuriale, le garçon avait eula mine penaude et farouche qu’ils ont tous lorsque, pris endéfaut, ils ne peuvent compter sur aucun ménagement de la part deleurs gardiens.

Instinctivement, Warrè se tenait à distanceplus que respectueuse, cherchant à se garer et à s’effacer de sonmieux, se tortillant à l’avance sous la dégelée, flageolant desjambes, rentrant la tête entre les épaules, portant l’avant-bras etla main crispée devant le visage, afin de parer les coups quipleuvraient sur sa brune tête frisée, posture qui m’avait navrébien des fois, lorsqu’un de mes collègues s’était acquitté devantmoi, avec, une sorte de forfanterie et je ne sais quel sadisme, deses odieuses fonctions de bourreau d’enfants.

Toutefois, aujourd’hui, à mesure que jel’admonestais, le petit se rassura peu à peu ; il se remitd’aplomb, se cala sur ses jambes, releva la tête, se risqua à meregarder entre ses doigts écartés, puis, laissant retomber les brasle long du corps, dans la position dite d’ordonnance, il medévisagea pour de bon, ouvrant même des yeux à la fois lurons etébahis, et un étrange sourire illumina son visage.

Ravi de cette métamorphose graduelle etjouissant de sa surprise, j’avais même prolongé ma harangue et, merappelant l’épervier de l’autre jour, j’avais improvisé cemirifique apologue. (Oh, les évangéliques paraboles, quedeveniez-vous ?)

Quand j’eus fini de parler, l’enfant demeurasur place, me considérant toujours bouche bée, comme s’il neparvenait à en croire ses oreilles, et vaguement penaud, ne sachants’il devait se méfier de mon ironie ou me remercier pour maclémence.

– Eh bien ? lui dis-je encore. Tu m’asentendu… Décampe ! Et plus de gamineries, hein ? Dis-toibien que tous les maîtres ne pensent pas comme moi, ici, sur laportée d’une peccadille et qu’à ma place un autre t’eût étrillé etsavonné de la belle façon… Ne me mets donc jamais dans la péniblealternative de devoir te punir ou d’être frappé moi-même.

Me trompai-je ? Mais il me sembla que lesgrosses lèvres de mon gosse faisaient cette grimace des gens qui seretiennent de pleurer, et je vis, sinon une larme, du moins uncertain brouillard passer devant les claires prunelles de monpreneur de hannetons – ces yeux de la couleur des faînes à lasaison où elles tombent des hêtres, et dont la nuance rappelleaussi celle des élytres des insectes auxquels il devait cetteremontrance ?…

J’eus la délicatesse de me détourner moi-même,pensant avec raison qu’après ce que je lui avais dit de la fiertéet du stoïcisme des aigles, il m’en aurait voulu de l’avoir vu sousl’empire d’un attendrissement.

Quand Warrè s’en fut allé en sifflant et enbattant un entrechat, je fus un peu effrayé de ce que j’avais osélui dire. Mais c’avait été plus fort que moi. Depuis longtemps jesuffoquais. Il fallait me débonder.

Pareille semonce était tout à fait neuve dansce milieu peu favorable au libre examen et à la discussion.

Ébruitées parmi mes collègues mes paroleseussent fait scandale et, en apprenant de quelle façon jecatéchisais mes vauriens, le directeur m’aurait infligé un de cesavertissements après lesquels, en cas de récidive, il n’y a plusque la mise à pied.

Aussi comme je tiens maintenant à rester icicoûte que coûte, je fus sur le point de rappeler mon polisson pourlui recommander le silence.

Mais Warrè était déjà loin et lorsque je lerelançai au préau, il formait le centre d’un rassemblement decamarades avides de connaître ce qui s’était passé entre nous, etqu’il stupéfiait sans doute en leur faisant part des choses inouïesque je lui avais dégoisées.

– Mon affaire est claire, pensais-je. Tout àl’heure, le chef saura de quelle façon je comprends mon rôled’éducateur !

Et je me préparais à la catastrophe.

À ma grande surprise, la journée s’écoula sansque le directeur m’eût mandé auprès de lui.

 

Le lendemain, lorsque j’entrepris ma rondehabituelle dans les ateliers, je me vis l’objet d’une curiositégénérale de la part des apprentis.

Ma première apparition n’avait point provoquésensation pareille. Généralement, il suffit de l’entrée d’unsurveillant pour que tous affectent de coller le nez sur leurouvrage et, s’ils se risquent à regarder l’importun, c’est d’endessous, quitte à le narguer et à échanger entre eux des œilladesmoqueuses et des gestes d’exécration quand il aura le dostourné.

Or, cette fois toutes les têtes penchées surles métiers ou les établis se relevèrent presque simultanément,tous les yeux cherchèrent les miens.

Cette façon de me dévisager avec une certainecrânerie mais sans malveillance, ces centaines de prunelles aiguësou moelleuses braquées sur moi me causèrent d’abord un certainmalaise ; Mais devinant aussitôt la raison de cette apparenteeffronterie, loin d’en être intimidé, j’en ressentis au contraireune réelle satisfaction.

Cependant, le rouge devait m’être monté auvisage, mais ce n’était pas la honte ou la pudeur qui chassaient lesang à mon front ; non, c’était bel et bien une boufféed’orgueil comme d’un vin très cordial et très capiteux.

Je vivrais cent ans que je n’oublierai jamaisl’expression, la caresse de toutes ces physionomies. Elles étaientattachantes, quoique un peu sinistres, et me rappelaient autantd’archanges déchus célébrés par Dante, Milton ou Vondel. Mais neleur ressemblais-je pas ?

Et je ne sais quelle énervante moiteur, quelletitillante onction, se mêlait à la buée formée de ces sueurs et deces haleines, quelle électricité, quel magnétisme me pénétrait etm’imprégnait de toutes parts. Je crus défaillir…

Mes jeunes gens se gardèrent de mecompromettre en insistant de façon plus explicite sur l’incidentqui me valait leur muette apologie : ils se dispensèrent mêmeplus tard de faire la moindre allusion en ma présence à ce quis’était passé entre leur camarade et moi. À plus forte raison setinrent-ils à carreau pour n’en rien laisser transpirer dans lecercle des surveillants. Aussi, les aimais-je de plus en plus enraison de leur intelligence, de leur tact et de leur subtilité.

Dès ce moment, nous nous entendîmesimplicitement. À peine un sourire furtif, échangé entre nous,indiquait que nous étions de connivence.

Cette entente tacite ne me suffisant plus, jene tardai pas à leur tenir en cachette des propos aussiincendiaires que mes ouvertures à l’« Espiègle auxHannetons » ; j’en arrivai à provoquer leurs confidenceset à me faire avouer leurs antécédents aussi bien que leursaspirations, leurs projets pour l’avenir, leurs penséesintimes.

Puisqu’ils avaient deviné que j’étais presquedes leurs, que j’embrassais leur cause et prenais leur parti, je memis à les confesser, à extraire leurs professions de foi,m’oubliant dans d’insidieuses conversations et prenant à cesentretiens où tous cherchaient à briller et où, pour ma part, jerenchérissais encore sur leur subversion, le plaisir que Socrategoûtait à faire dialoguer les Charmide, les Lysis, et les Phèdresuspendus, comme nous les montre Platon, aux lèvres de leurprofesseur.

 

C’est donc entre mes deux cents disciples etmoi une sorte de franc-maçonnerie.

Je ne cesse de me dire que cela finira mal. Ilme revient des scrupules. N’est-ce pas un abus de confiance que jecommets ? la loyauté me commanderait de fuir.

Mais, l’instant d’après, je m’absous et ne mereconnais de devoirs qu’envers ces malheureux. Ils me touchentd’autrement près que ceux qui les gardent. Ils ont raison. Leursvues sont les miennes. Partir, serait déserter.

Les ombres de Bugutte et des autres me sontredevenues fraternelles.

 

Puis, me dis-je non sans une joie perverse, dequoi leurs éducateurs (parlons-en !) auraient-ils à seplaindre ? Mes pupilles travaillent et se tiennent cois. Quevoudrait-on de plus ? Jamais aucun désordre ne se produit enma présence. Ils se chargent eux-mêmes de la police, il en cuiraitau fauteur de troubles.

Ce calme ne fait pas le compte de mescollègues.

Rien ne rend clairvoyant comme la malveillanceet quoique je ne leur offre aucune prise, ils doivent se douter enpartie de ma position vis-à-vis des jeunes internés.

Les premières semaines, le directeur, unancien capitaine de l’armée, à la fois un braque et un maniaque,routinier et têtu, ne jurant que par la discipline et lesrèglements, constatait avec un certain plaisir l’ordre quej’obtenais dans mes classes. Mes bons collègues ne tardèrent pas àme desservir auprès de lui et à me mettre en suspicion. L’unsurtout, un certain Dobblard, le major ou surveillant de premièreclasse, mon supérieur direct, le type du sous-officier nul, àdemi-lettré, péroreur, bel esprit de cabaret, tranchant detout.

La tête en as de pique, des cheveux plats, uneforte moustache rousse, camard, des yeux en boule de loto, lespattes velues, bancroche, plus rébarbatif encore que les autresdans son uniforme pisseux : la première fois que je le vis ilm’inspira une antipathie définitive. Je ne tardai pas à m’en faireun ennemi, n’étant point parvenu à dissimuler mon dégoût pour sesfanfaronnades, ses gueulées, sa fausse bonhomie, son étalaged’ordures, son composé de goujat et de pleutre, de cynique et decafard. Sous des dehors paternes, il n’existe pas de tortionnaireplus ingénieux.

Il me hait, mais je ne laisse pas de luiimposer par mon flegme et ma politesse ; je l’exaspère, maisje le tiens à distance. N’osant s’en prendre directement à moi, ilme dénigre et, s’étant aperçu que je ménageais mes pupilles, pourm’atteindre il redouble de brimades et de brutalités à leurégard.

– Je les ferai crever ! ne cesse-t-il derépéter en me lançant des regards menaçants.

 

Ah, le cœur me saigne à entendre les cris etles pleurs qui m’arrivent des cachots ; le bruit étouffé, larumeur sourde et mate comme de ballots qui s’écroulent, tapagesuggestif qui fait dire aux autres surveillants : « Bon,notre tapissier bat ses matelas ! » De là, cesobriquet : le Tapissier.

Et je songe à ces épaules lacérées, à cescroupes mises à sang. Le hideux sourire, quand il retrousse sesmanches, qu’il ôte sa tunique ou qu’il la remet, avec le soupir desoulagement du peinard qui a fini la corvée ! Il pousse laprovocation jusqu’à se rajuster et se prélasser devant moi, en sepourléchant presque les lèvres, à la façon des félins momentanémentassouvis. Il s’amuse aussi à me renvoyer les patients aprèsl’exécution. Ils m’arrivent les yeux cernés et injectés, aphones àforce d’avoir crié, et ils se traînent en se tâtant aux endroitsendoloris.

 

Si j’ai pensé intervenir ! Eux-mêmesm’engagent à n’en rien faire. Ce serait infailliblement les vouer àplus de sévices, outre que je me ferais flanquer à la porte, car ila soin de toujours mettre le règlement de son côté : il nedépasse point la mesure, il sait jusqu’à quel point il peutopérer ; d’ailleurs le directeur lui donne carte blanche.

Mes élèves me calment donc et, réciproquement,je les exhorte au stoïcisme. Toutefois, il y a des moments où jeles vois changer de couleur : ils m’interrogent des yeux,battent des paupières, se mordent les lèvres, crissent desdents ; ils cillent d’inquiétante façon ; je les sensbouillir ; la même buée rouge passe devant nos yeux, le mêmetocsin bourdonne à nos oreilles.

Un mot, un signe et ils se rueraient.

– Non, non, leur dis-je. Pas de ça ! Vousvous feriez fusiller ! Plus tard ! quand vous serezlibres ! Et soyez plus malins alors que Bugutte etDolf !…

 

Ayant conscience de ma sollicitude plus grandepour Warrè, c’est lui surtout que « cherche » ceDobblard. Toutefois, il n’ose le molester et il se borne àl’accabler de corvées. S’il poussait les brutalités aussi loinqu’avec les autres, je répondrais plus de moi !

Hier, au moment de l’entrée dans ma classe, leTapissier se présente de son air important et renfrogné :

– Où est le 118 ? (le numéro de Warrè),j’ai besoin de lui.

Et ayant avisé mon garçon dans la file, ill’aborde, le saisit par le bras, non sans le pincer, selon sonhabitude.

Cette fois je m’interpose :

– C’est l’heure de la leçon d’arithmétique. Le118 restera avec nous.

– On demande un vidangeur pour transporter destinettes. Ça le connaît.

– Pardon, je le retiens. Si l’équipe de laferme ne suffit pas, réquisitionnez le peloton de corvée.

– Quand je vous dis que c’est le 118 qu’il mefaut. Vas-tu t’amener, toi ? Allons… Houste !

– Reste ici, petit !

En me plaçant entre Dobblard et Warrè, jepousse même l’adolescent dans la classe. Il ne ferait pas bon pourle garde-chiourme de recourir à la force. Il s’en doute.

– Petit !… Petit !… chantonne-t-il,blême de colère rentrée. Ne dirait-on pas, ma parole, que Monsieurs’adresse à des chouchous de bonne famille qu’on élève à labrochette ?

La mine trigaude du drôle indiquait mêmel’envie d’expectorer des propos ignobles. Il a la gorge et le becfaits à cela. Mais la peur le retient et il se contente de remâcherses ordures avec sa chique. Je ne devais pas avoir l’air des plusendurants et il me savait homme à lui faire rentrer sesinsinuations dans la gorge. Puis, certain article du règlementporte : « toute parole déshonnête tenue par unsurveillant devant les colons entraîne la privation d’un mois detraitement. »

La brute jugea donc prudent de filer doux etde se mettre en quête d’un autre gadouard.

 

Le soir, après le coucher des pensionnaires,se tient une réunion sous la présidence de M. Toussaint, ledirecteur. Les surveillants lui présentent leur rapport sur lajournée et lui soumettent les punitions.

Les autres avaient lu leurs martyrologesrespectifs. Mon tour arriva.

– Monsieur Laurent Paridael ? (monsupérieur et mes égaux me donnent du Monsieur long comme lebras.)

– Néant, monsieur le Directeur.

– Néant ? Que voulez-vous dire ?

– Mon carnet est vierge de punitions.

– Comment ! Quand la journée d’hier a étéparticulièrement effervescente dans toutes les classes, la vôtrequi compte les plus fieffés garnements aurait faitexception ?… Pas possible !

– C’est pourtant comme j’ai l’honneur de vousle dire, monsieur le Directeur.

Le Toussaint pince une moue incrédule etdésobligée. Un regard qu’il échange avec Dobblard ne m’échappepoint. Toutefois, il passa outre pour le moment et l’on abordad’autres sujets.

Mais, après la séance, il me retint quand lesautres se furent retirés.

– Ah çà, monsieur Paridael, ne seriez-vous pastrop bon ? N’oubliez-vous pas où vous vous trouvez ?…Tenez-vous les yeux bien ouverts et faites-vous preuve desuffisamment de vigilance et d’autorité ?… Voyons, là, entrenous, vous ne prétendrez pas que, dans une section de deux centsvauriens, il ne se soit pas produit de toute la journée un seul casd’insubordination ou un autre manquement. Nous avons affaire à desnatures vicieuses que les temps d’orage énervent toutparticulièrement… N’avez-vous rien surpris ?… Pas de gestes,de chuchotements ?… Hum ! Hum !

Il se passa les doigts dans ses côtelettestaillées à l’anglaise et il baissa la voix :

– Savez-vous bien que votre prédécesseurdécouvrit un jour que les polissons s’arrangeaient pour manger dansla gamelle l’un de l’autre ?

– Manger dans la gamelle l’un de l’autre,Monsieur ! me récriai-je en gardant mon sérieux. Quelleindécence !

– N’est-ce pas ! Vous voyez donc de quoiils sont capable !… Êtes-vous sûr qu’ils ne correspondentpoint entre eux… Nos archives contiennent des liasses de lettres…Effroyables !…

– Absolument rien, monsieur le Directeur.

– Vraiment ?

Après une pause, M. Toussaint reprit surun ton sévère et dépité :

– Permettez-moi, Monsieur, de douter d’uneconduite si irréprochable de la part de vos élèves. Ce serait àcroire, ma parole, que nous ne nous trouvons plus dans unpénitencier, mais bien dans un pensionnat ordinaire ! Pas unepunition de toute la semaine ! Ouais ! De ce train nouspourrons bientôt fermer boutique et licencier notre monde…Voyez-vous les petits saints ! Comme ils parviennent à vousdonner le change… Mais je les connais mieux, mon jeune ami.Fiez-vous en à ma vieille expérience. Ils sont capables de tout.Aussi, je vous engage à redoubler de surveillance et desévérité !

D’ailleurs, depuis qu’ils vous sont confiés,je leur trouve un air dispos, presque guilleret qui ne me dit rienqui vaille et qui détonne absolument dans le cadre de cette maison…Attention, monsieur Paridael, vos élèves se montrent tropgais ! Il n’est pas admissible que l’on se réjouisse à cepoint dans un pénitencier.

Après un autre arrêt, ayant toussoté ettourmenté de nouveau ses favoris de maître d’hôtel :

– Il m’est revenu aussi, Monsieur…,c’est-à-dire j’ai eu l’occasion de constater moi-même que vousétiez trop familier avec cette graine de larrons…

Quoiqu’il se fût repris, je devinais d’oùpartait le coup :

– Trop familier, monsieur leDirecteur ?

– Mais oui. Encore une fois, mettez-vous biendans la tête que nous avons affaire à des malfaiteurs précoces, àdes natures perverses, affligées déjà d’un casier judiciaire, à devéritables récidivistes, et, dans ces conditions, il importe des’adresser à eux de façon à les rappeler à l’exacte conscience deleur situation. Les désigner par leur nom, en admettant qu’ils enaient un, c’est déjà leur témoigner trop de condescendance ;il suffit de les désigner par leur numéro matricule. « Numéroun tel, ici ! Numéros vingt, vingt-quatre, attention ! Ousimplement vingt… vingt-quatre… » Vous ne sauriez être troplaconique… À plus forte raison ; Monsieur, vous m’obligerez,dorénavant, en ne caressant plus ces jeunes drôles d’uneappellation familière telles que : mon garçon, mon petit, monami, mon enfant… Je passe cette manière de leur parler, tout auplus à l’aumônier, quand ils vont à confesse ou lorsqu’il luiarrive de les prendre à part pour les catéchiser. Mais en public,devant leurs camarades, jamais ! Vous m’entendez, Monsieur.Entretenez votre prestige ! Il s’agit de leur inspirer durespect et même de la crainte ! Pour peu qu’on les yencourage, ces pierrots viendraient bientôt vous manger dans lamain. Ma parole, ils finiraient par vous prendre pour un desleurs !…

Brave Monsieur Toussaint, si je vous disaisqu’ils me prennent depuis longtemps pour un des leurs !

 

M. Toussaint est enragé pêcheur à laligne.

Les fossés et le bassin très poissonneux luifournissent largement de quoi satisfaire sa passion.

La semaine dernière, par de merveilleusesjournées automnales, il a fallu procéder au curage de ces piècesd’eau, opération indispensable que le pêcheur avait toujours remisepar crainte de troubler ses intéressants cyprins.

Ce fut une partie de plaisir pour les colonschargés de ce travail. D’abord, à l’aide de râteaux et de gaffesils extirpèrent les nénufars. Puis ils séparèrent des autres lapartie du fossé à curer en premier lieu, par un batardeau établi aumoyen de sacs remplis de terre calés entre deux cloisonnages et despiquets enfoncés dans le lit de l’étang. Ensuite, pour faire passerles eaux de l’autre côté du barrage, ils s’attelaient par équipes àune pompe à bras qu’ils manœuvraient en chantant afin des’agaillardir et de mieux garder la mesure, et quand le niveaudescendit assez bas, ils achevèrent le vidage en se servantd’écopes ; enfin, leurs outils rencontrant la fange, ilsrecoururent à leurs bêches.

Ils se tenaient, à vingt, pieds nus dans lelit du fossé, de l’eau jusqu’aux mollets. Le pantalon de coutilretroussé par dessus les cuisses ; la vase leur faisait delongs bas noirs et les chemises mouillées collées à leurs torses enmodelaient les pectoraux. Ils piochaient allègrement avec des rireset s’amusaient à envoyer les paquets de bourbe s’abattre sur lesdeux rives avec un bruit de fessées.

Dès la première pompée les poissons avaientémigré dans les eaux voisines, mais il en restait beaucoup, lesplus grosses pièces, qui s’affolaient et sautelaient désespérémentdans cette eau dérisoire. Anxieux pour ses chers poissons,M. Toussaint ordonna de les jeter dans le bief voisin.

La partie devenait de plus en plus amusante.Mes gaillards guettaient les poissons, les cueillaient à la pelleet, d’un coup sec, ils les lançaient par dessus le batardeau,auprès du reste de leur tribu. Mais il fallait de l’œil, del’adresse et surtout de la dextérité. Neuf fois sur dix, labestiole replongeait dans la boue.

Warrè qui se distinguait comme toujours atrouvé mieux. Il renonce à se servir de sa bêche.

– Assez pêché, c’est chasser qu’il faut !Qui veut voir prendre le poisson à la course ?

Ses yeux scrutent la vase. Un bouillonnementrévèle la présence d’un animal en détresse.

– Une carpe !… Et de taille !Là ! Là !

En quelques enjambées, le petit se porte de cecôté. La bête embourbée détale et file tant bien que mal. Warrè lapoursuit dans ses randonnées et ses zigzags : « Viens, macommère… Viens, ma mignonne… Viens, gentil poisson… parici ! »

Il la câline comme il appellerait des poussinset des canetons. Il barbotte, ployé, la croupe en l’air, les mainstrempées dans l’eau, presque à quatre pattes. À tout instant iltrébuche et menace de s’étaler dans la crasse. Un cri de triomphe.« Je la tiens ! » Il ramène en effet sa proie àlui.

Pour mieux s’en assurer, il la presse contresa blouse qu’elle nacre de viscosités. Elle se débat si fort et ils’esclaffe tellement, qu’elle lui glisse entre les doigts au grandébaudissement des camarades.

C’est à recommencer. Courage ! Il lui afallu s’y reprendre à quatre fois avant de s’en emparer pour debon.

Je ne me lassais pas de suivre ses attitudessculpturales. Un moment, une énorme anguille au poing, il mesuggéra quelque jeune jongleur de l’Inde ; surtout que lesoleil couchant brunissait encore son teint hâlé.

J’oublie l’endroit où je me trouve ;l’allégresse a même gagné le Directeur et son entourage degeôliers.

Un seul résiste au charme de cette adorablesuite de gestes athlétiques : Dobblard.

Ne voyant plus de poisson, Warrè se résigne àreprendre sa bêche. Comme il projette une pelletée de margouillisvers la benne, il plaque cet odoriférant tourteau sur la poitrinedu Tapissier. Tout le monde rit. Warrè s’enhardit à partager cettehilarité.

« Je l’ai fait exprès ! » meconfiait-il le lendemain.

Quel atroce regard lui avait lancé legarde-chiourme !

 

C’était le soir, en décembre, il gelait ;je lisais au coin du feu, sous la douce lueur de ma lampe, lorsquedes éclats d’un vilain rire et un bruit d’impétueux arrosagem’appelèrent au dehors.

Et voici ce que je vis à la clarté lunaired’un temps de gel :

Dans le préau, blanc de neige, un adolescentétait nu comme un Saint Jean de l’école italienne. Je reconnusWarrè. Il avait les mains liées derrière le dos. Une cordeentravait ses chevilles.

Dobblard l’avait traîné près d’une bouched’eau et il le tenait sous la douche. Le Tapissier me rappelait cesbourreaux que peignirent Gérard David, Quentin Massys et ThierryBouts. Il promenait méthodiquement, avec sadisme, le jet d’eau surtoutes les parties du corps, à la nuque, aux fossettes du ventre etdes hanches, en s’arrêtent aux endroits les plus sensibles. Iljouissait du frisson, de l’effroi, de la détresse, de cette jeunechair :

– À ton tour de frétiller à présent !… Oùsont-elles les tanches et les carpes gentilles de l’autrefois !… Viens, petit, petit poisson !…

Le misérable parodiait les cajoleries quel’enfant adressait l’autre jour aux poissons deM. Toussaint.

L’eau glaciale devait causer une sensation debrûlure à Warrè. Son corps d’éphèbe se convulsait des pieds à latête. Il claquait des dents, mais il ne poussait pas une plainte.Il regardait son bourreau dans les yeux ; il le bravait, et ily avait encore plus de mépris que d’agonie dans ce regard.

Le Tapissier s’absorbait si voluptueusementdans son œuvre de tortionnaire qu’il ne m’avait pas entendu venir.L’horreur me figeait et je fus quelque temps avant de pouvoirbouger. Puis la foudre ne fulmine pas plus vite que je ne me ruaisur Dobblard. Je le tenais, renversé sous moi, par la gorge ;je lui donnai deux ou trois fois du poing dans le visage ;j’allais l’étrangler, il râlait… En ce moment, je me sentis tiré enarrière par un pan de ma veste. Malgré ses liens, Warrè s’étaittraîné jusqu’à moi ; saisissant l’étoffe entre ses dents, illa secouait afin de me faire lâcher prise :

– Arrêtez, maître… Arrêtez !gémissait-il.

Le pauvre garçon, qui n’avait pas exhalé unsoupir tant que le monstre s’était acharné sur lui, s’alarmait pourson libérateur.

Je devinai ce qui se passait en lui, rien qu’àl’intonation de sa voix : Warrè me voyait jugé, perdu, encagépour la vie !

– De grâce, ne faites pas cela !

Je laissai Dobblard qui gisait sur le sol etqui s’était évanoui de terreur, pour m’occuper de Warrè ; jetranchai ses liens, je ramassai ses vêtements et l’aidai à serhabiller, car il était transi au point de ne plus pouvoir seservir de ses membres.

Et tandis que je n’avais de pensée que pourlui, il continuait à ne se préoccuper que de moi :

– Maître… Maître… Quel malheur ! Vousavez eu tort !

– Devais-je te laisser mourir ?

– Nous sommes habitués à pareils jeux !…Vrai, j’aurais préféré subir cette douche une heure encore que devous savoir compromis à cause de moi… Oui, j’irais au devant d’unetorture triple pour vous garder auprès de nous, vous si bon, vousnotre seul ami. Vous nous réconfortiez tellement que nous enarrivions à ne plus sentir le mal. On vous fera partir à présent…Que deviendrons-nous ?

– Oui, c’est la séparation !… Dieu saitce que ces forcenés se permettront quand je n’y serai plus… Warrè,viens, fuyons ensemble !

Je l’entraînai, il titubait ; je comprisque nous n’irions jamais loin. De désespoir, j’allais le souleveret le prendre sur mon dos mais des gardiens, toute une escouade,étaient accourus aux cris de Dobblard.

Tandis que les uns relevaient leur collèguequi était revenu à lui et qui hurlait comme un chien écrasé, lesautres me maîtrisaient et s’étaient saisis du jeune homme. Jevoulus leur raconter ce qui s’était passé, mais je m’arrêtai courtdès les premiers mots. À quoi bon ? Leur religion était faite.Ils nous lançaient des regards de réprobation et hochaient la tête.N’étais-je pas l’ennemi ?

– Demain, je m’expliquerai devant ledirecteur ! leur dis-je, et, me rapprochant deWarrè :

– En attendant allons nous coucher, monenfant !

Je m’offris de le conduire jusqu’à lachambrée. Ils ne l’entendirent pas ainsi. Malgré mes protestations,ils s’obstinèrent à le rejeter dans le cachot d’où le Tapissier nel’avait extrait que pour le soumettre à ses inventionsd’inquisiteur.

Ils nous entraînèrent chacun de notre côté. Unmême pressentiment nous étreignit le cœur. Nous reverrions-nousencore ? Nous aurions tant voulu nous embrasser, une première,une fois suprême. Nos lèvres se voulaient. Les miennes surtoutaspiraient à déposer sur la bouche du jeune réprouvé mon baiserd’adieu à toute la prisonnée.

Nous nous tendions les bras. Les guichetiersemportèrent rapidement Warrè sous le porche menant au quartiercellulaire. Nous avions échangé un regard dans lequel nous mîmestout ce que nous éprouvions de dévorante solidarité humaine.

Le lendemain, dès la première heure, avant ledéjeuner et les ablutions je fus appelé par M. Toussaint.

L’affaire n’a pas fait un pli. On me révoque,on me chasse. Ils m’inquiéteraient même s’ils ne craignaient unpublic, un scandale qui attirerait l’attention de la presse surcette colonie de… bienfaisance.

– Ah ! Monsieur, combien je me suistrompé sur votre compte, me dit le Directeur. Vous partirezimmédiatement. Votre bagage a été chargé sur ma carriole qui vousconduira à la gare.

Il tira sa montre :

– Le train part à dix heures ; il esttemps.

– J’aurais voulu prendre congé des enfants,…pardon des numéros…

– Il ne manque plus que ça ! Sans douteafin de les encourager dans cet esprit d’insubordination hypocriteque vous leur avez inculqué et, peut-être même, pour jouer votreva-tout et les exciter ouvertement à des extrémités.

– Au contraire, Monsieur, pour les exhorter àl’obéissance… Peut-être cette démarche ne serait-elle pas inutilesi j’en crois un vague pressentiment.

– Non, mille fois non. Brisons là !

J’allais, me retirer, lorsqu’un gardien faitirruption, sans frapper, dans le parloir, et toutessoufflé :

– Monsieur le Directeur… Monsieur !…Vite ! Vite !… Les grands se sont révoltés. Ils ont misle feu aux portes des cachots pour délivrer le 118… L’incendiemenace l’aile du château de château… et votre maison… Les banditsse retranchent dans le réfectoire… Ils parlent de tout brûler et detout massacrer si on ne leur rend pas… celui-ci… ce monsieur. Ilshurlent à tue tête : « C’est Paridael qu’il nousfaut !… »

En effet, par dessus les stridences desclairons d’alarme, j’entends mon nom mêlé à des vivats alternantavec des huées et des vociférations.

M. Toussaint, pâle ou plutôt vert, medévisage d’un regard auquel il voudrait sans doute prêter la vertudu couperet de la guillotine :

– C’est ce que nous verrons ! dit-il.

Comme tous les poltrons, il recourra d’embléeaux mesures extrêmes.

– Bien. Les soldats sont déjà sur leslieux ! Leurs fusils sont chargés… Qu’ils y aillentrondement !… Qu’on tire dessus, ferme, dans le tas…

– Monsieur, m’écriai-je, vous n’y pensezpas ! Massacrer ces enfants ! Ah ! ce seraithorrible. Pour l’amour du ciel permettez-moi de me rendre auprèsd’eux. Je réponds de leur soumission. Après, vous ferez de moi ceque vous voudrez.

– Vous ! siffle-t-il. (Quelle menace il ya dans ce vous !) Plût à Dieu que vous n’eussiez jamais misles pieds à Poulderbauge… Allez, hâtez-vous de déguerpir avant quel’on ne songe à vous demander des comptes… Le sang versé retombesur votre tête !

– Plutôt sur la vôtre !

Je me précipite vers la porte, résolu àprofiter de ma liberté pour me joindre à Warrè et à ses camarades,tenter de les sauver ou périr à leur tête.

Mais au moment où je franchis le seuil, leDirecteur, devinant sans doute mes intentions, se ravise, etl’arrivée des autres surveillants lui rendant un peud’audace :

– Arrêtez cet individu ! leurordonne-t-il en me désignant. Il répondra de l’état auquel il aréduit notre pauvre Dobblard, et aussi des malheurs qui vontarriver…

Et avant que je me sois préparé à leuragression, les gardes-chiourme me poussent dans une chambre voisinedont ils verrouillent la porte sur moi.

De là, j’entends redoubler le tumulte. Lescris se rapprochent. Les mutins ne cessent de m’appeler. Il mesemble distinguer la voix de Warrè. Les clairons exécutent unefanfare précipitée comme un hennissement. Un silence. Dessommations.

– Rendez-vous !

– Jamais !

Un crépitement de fusillade. Des cris. Unerecrudescence de furie. Quelques coups de feu encore. Une plainteprolongée. Puis le calme absolu…

Aux détonations, je clame, je crie, je bondiscomme une panthère furieuse contre la porte de chêne massif :elle résisterait au choc d’un bélier ; je ne fais que m’yarracher les ongles et me mettre les doigts en sang. Je me rabatssur la fenêtre ; je casse une vitre, derrière il y a lesbarreaux : toutes ces chambres sont fortifiées comme descellules.

Alors, convaincu de mon impuissance, je melaisse choir, je m’étale de mon long, je me vautre sur les dalles,je mords mon mouchoir, je le réduis en charpie que je mouille delarmes et d’écume.

Quelque chose d’irréparable s’estaccompli.

Ainsi que je l’appris plus tard, serrés deprès par les flammes, sur le point de périr asphyxiés etcarbonisés, les révoltés, au nombre d’une trentaine, se décidèrentà sortir du réfectoire armés de tout ce qui leur tombait sous lesmains : outils, pieds de bancs et d’escabeaux, barres de fer,ferrailles déboulonnées. Ils s’étaient jetés en avant pour forcerles rangs des soldats. Les fusils en descendirent quatre. Warrè, lepremier…

Beaucoup parvinrent aux fossés, lesfranchirent à la nage, et gagnèrent la clef des champs.

Tous furent rattrapés. Au lieu de lesrecueillir, les paysans les livrèrent à Dobblard qui s’était mis àla tête des traqueurs, et à qui cette chasse à l’homme procurait lavolupté de ces bloodhounds ou dogues de sang dressés autrefois parles planteurs à rattraper les nègres fugitifs. Le Directeur ne serésigna à m’élargir que quand tout était fini :

– L’ordre règne, me dit-il avec un sourirepatelin… Vous pouvez partir… Estimez-vous heureux d’avoir étéenfermé. Nous vous avons rendu service !

Et comme je me rebiffe :

– Oh, doucement, du calme ! Il vous enfaudra, Monsieur. Vous le voyez, la violence ne mène à rien de bon.Soumettez-vous, tenez-vous coi, afin que l’on vous oublie… C’est ceque vous avez de mieux à faire !

Et il ajoute :

– Dans leur intérêt autant que dans levôtre !

Malgré mon mépris pour ce valet de la loi, jesens qu’il a raison.

Un instant je rêvais des représaillesformidables. À quoi bon ?

Ils seront toujours les plus forts.

Or, il importe avant tout de vivre ;vivre en marge de la société, mais vivre tout de même. Vivre etvoir ! Voir autrement. Voir à tout prix !…

Chapitre 5ABOUTISSEMENT DU TERRASSIER AU FOSSOYEUR

 

There is no ancient gentlemen, but gardeners, ditchers

Andgrave-makers ; they hold up Adam’s profession !

(Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1)

 

Trois mois se sont écoulés et je reprends cesconfidences. Je ne parviens pas à m’habituer à la mort ou à ladisparition des malheureux que j’aimai : ils m’entourent, jeme sens enveloppé de leur présence comme s’ils étaient encore envie et plus près de moi que jamais. Plus on en tue, plus il ennaît. Je les embrasse dans une formidable communion panthéistique,chacun dans tous et tous dans un.

Depuis quelques jours, après me les êtrerappelés, après les avoir revus entièrement par l’imagination et lesouvenir : apprentis, voyous, correctionnaires, je m’analyseet me note moi-même.

Ma passion pour les jeunes pauvres mal vêtuss’étendit toujours en s’exaspérant. Mon fanatisme a parcouru lecycle de toute l’humanité calleuse et fruste. Je me sentis capabled’englober des millions de jeunes et beaux êtres dans ma religiond’amour. Ils me furent chers l’un autant que l’autre et lesnouveaux venus ne me rendirent pas infidèles à mes extases et à mesdévotions passées.

Mais cette sensibilité aux extériorités despetits pauvres, au pathétisme de la souffrance combinée avec lajeunesse, est devenue excessive. À la longue j’éclaterais desympathie, je me projetterais hors de moi-même.

Dans un conte des Mille et une Nuits,les vaisseaux approchant des roches noires de la Montagne d’Aimant,voient soudain tous leurs clous s’envoler pour aller adhérer àcette montagne. Le navire disloqué se désagrège en épaves. Ainsi demon foyer d’amour.

Il existe trop d’êtres de beauté quis’imposent à mon idolâtrie. Que me voulez-vous, jeunes hommesrudoyés et honnis, que me voulez-vous, mes beaux pâtiras, à quij’aspire de tous mes effluves, vers qui je tends de toutes mesfibres, qui tordez à les rompre les ressorts de ma sollicitude, quim’affolez de lyrisme ?… Oh, venez, tous à la fois, pour enfinir…

Mais non, que me voulez-vous à moi qui nesaurais vous peindre, ou vous modeler, ou vous dire en vers et enmusique, aussi beaux, aussi suaves, aussi éblouissants etbalsamiques que je vous sens et que je vous vois !

Loué et béni le Créateur tout-puissant !Grâces lui soient même rendues pour ces épreuves sans lesquelles jen’aurais jamais connu ces cuisantes dilections et sans lesquellesje n’aurais jamais été aveuglé par la sombre splendeur de sespauvres créatures… Mais à présent, mon Père, je veux retournerauprès de vous, porté sur leurs haleines confondues !

 

Où donc ai-je lu cette pensée ?« Dans certaines îles sans annales où les foyerspréhistoriques demeurent encore à fleur de terre, l’eau, le lait,les œufs, tout est cru, sans saveur. Sur ce sol trop neuf que n’ontpoint fait des cadavres, l’homme ne peut rien trouver qued’insipide. Il faut le goût de la cendre dans la coupe du plaisir.Pour m’arrêter au plus beau paysage j’y veux des tombes parlantes.Tout être vivant naît d’un sol, d’une race, d’une atmosphère, et legénie ne se manifeste tel qu’autant qu’il se relie étroitement à laterre et à ses morts. Le cimetière c’est la patrie. Une nationc’est la possession en commun d’un antique cimetière et la volontéde faire valoir cet héritage indivis. Avec une chaired’enseignement et un cimetière on a l’essentiel d’unepatrie. »

Ces lignes profondes[10] memettent sur la piste de ce que je ressens moi-même ; ellesm’édifient sur mes postulations ; elles me révèlent mesattaches et ma raison d’être.

Or, fut-il cimetière plus riche, humus oucompost humain plus fait, plus concentré que dans ces terreaux deBrabant, de Flandre et d’Anvers, mes provinces préférées ?Voilà pourquoi les êtres si beaux m’y touchèrent de plus prèsqu’ailleurs.

Il y a mieux : en partant de cettedécouverte je m’analyse plus profondément encore, je me suis initiéà moi-même, je me saisis.

Je m’explique enfin, Seigneur, le prestigedéraisonnable – au point de vue de mes contemporains et de la norme– que ces jeunes terrassiers aux frusques de velours fauvesexercèrent sur ma sensibilité. Ils sont faits à l’image de laterre, ils portent la livrée de la glèbe ; elle les graisse,elle les enduit, elle les oint et les pétrit sans cesse, elle lesimprègne, elle les flatte ; elle les encrasse provisoirementen attendant que, jalouse et insatiable, après s’être jouée d’euxet les avoir éclaboussés de sa boue, saupoudrés de sa poussière,elle les reprenne tout à fait dans sa gueule dévorante et qu’elleles engloutisse et les fasse fondre dans ses entrailles. Elle estla terre, la mort, la fin à laquelle j’aspire.

Ceux que j’aimais sont ses aliments, sesengrais préférés, ceux qui sont le plus près d’elle. Ils luiressemblent, ils portent sa couleur, ils lui sont voués. Leursthéories terreuses m’entraînent depuis longtemps avec eux vers lafosse.

Je comprends aujourd’hui la tendresse apitoyéequi me prit depuis ma naissance, devant les manouvriers, lesgoujats, désignés plutôt que les autres, par les accidents, lesgrèves, la famine et les fusillades, aux convoitises de la terre etde la mort. Je me rends compte de cette partialité qui me poussaitvers les rôdeurs et les vagabonds, les malfaiteurs allant au-devantdes vindictes, les prisonniers brutalisés, les voyous tout bleus decontusions, écorchés, meurtris et passés à tabac ; leshomicides sans malice, les conscrits destinés à des aventuresviolentes et à des fins prématurées.

Et nos marins, nos copieux marins, quoique lamer les ensevelisse dans des linceuls plus souples, eux aussi sontpassés à la couleur dominante de la terre, les bruns plus ou moinsdorés de la glèbe devenus le hâle, l’iode et le brome de la mer,ces bruns préférés des gens du peuple, la couleur de la nature, lacouleur primordiale…

Humanité ! Pauvres diables ! Le plusfurtif et le plus navrant des sourires de la Terre ! Chairplus rose et plus satinée que la corolle de la fleur. Chair quiretourne au limon, mais que forme aussi le limon ; pulpesavoureuse qui se décompose en végétations, en sucs et en gazintermédiaires – en attendant de redevenir chair un jour ! Lesfleurs les plus belles ont aussi leurs pieds dans la tombe. La houedu jardinier est la même que celle du fossoyeur !

 

Je m’explique les suggestions qui melancinèrent toute la vie : c’était déjà le fossoyeur que jechérissais dans les terrassiers.

« Homme, tu es poussière et turetourneras en poussière ! » avait dit la Genèse. Nousallons tous, tant que nous sommes, vers ce cimetière dont parlaitle penseur, vers cet engrais, vers ce compost de la patrie. Lesplus proches en paraissent souvent les plus éloignés. D’où lecharme tragique que dégagent certains êtres prédestinés à êtremangés et bus par la mort comme d’humaines primeurs, dans leurfleur et dans leur sève. De là l’empire qu’exercent sur moi toutesces florissantes brutes, ces candides barbares qui travaillent dela bêche, ces éventreurs de la terre, ceux qui l’ensèment, ceux quila violent, ceux qui l’accouchent ; ces paysans, cesjournaliers qui la retournent sans cesse, ces briquetiers, cespotiers qui la cuisent, en attendant qu’ils soient consumés parelle… La terre les flatte, elle se mêle à leur sueur, elle lespatine, elle les prend peu à peu. Ô mort, tu me parais aimabledepuis ce moment. Je répudie toute idée funèbre. On n’est jamaisplus près du moule et de la source de beauté et d’immortalité qu’ens’approchant de la tombe. Les germes de notre trépas sont les mêmesque ceux de notre résurrection !

 

Décidé à mourir, une autre douceur, une autreperspective me béatifie. La dispersion de mes élémentsn’entraînera-t-elle pas leur fusion avec toutes les ambiancesaimées ? Ne finirai-je point par m’incorporer, atome par atomeet cellule par cellule, en toutes ces jeunes adolescences, éternelprintemps de ma patrie ! Je passerai, parcelle infinitésimale,en chacun de mes radieux favoris. Triomphe ! Faire partie deleur chair active et chaude, de leur souffle, de leur sueur, émanerd’eux, m’en exhaler après m’y être inhalé. Fondu dans l’ambroisiede leurs effluves ! Connaître mon univers, connaître monDieu !

Procédons avec méthode et choisissons leterrain où se désagrégera ma personne physique. Tel endroit seprêterait mieux qu’un autre à l’éparpillement de mes atomes. Etceci me rappelle une conversation que nous eûmes, il y a déjà bien,bien longtemps, à l’époque de ma camaraderie avec ces artistestimorés et conformes que j’ai fuis.

On parlait de la sépulture préférée.

– Moi, disait Marbol, la tombe chrétienne mesemble répondre le mieux à la poésie dont nous ne parvenons point ànous départir même quand il faudra consentir à ne plus être. Lesrites catholiques, nobles et touchants, consolent les aimés quinous survivent.

– Quant à moi, déclara Bergmans, j’ai horreurde la pourriture. La crémation me paraît bien autrement poétique etdécente que vos charniers. Les urnes, le columbarium desRomains : voilà l’appareil funéraire auquel il nous faudraitretourner.

Vyvéloy, le musicien, né sur les côtes de laFlandre, se souhaitait cousu dans un sac, puis jeté à la mer. Unpoids attaché aux pieds ; une planche qui bascule, et ça yest ! Mieux vaut nourrir les poissons que les vers.

Mais Marbol interrompit :

– Non, rien ne prime le tertre dans uncimetière de village. J’ai déjà choisi mon coin. Ce champ de reposne renferme aucun monument, il circonscrit une églisette mignonneoù la cloche prie d’une voix si douce qu’on ne se lasserait pas del’entendre. L’herbe y pousse grasse et drue…

Moi, je ne disais rien, je rêvais, loin,absent, selon mon habitude, peut-être déjà mort pour eux.

Ils me réveillèrent pour me demander commentet où j’espérais dormir mon somme suprême :

– Ma foi, leur dis-je, je n’ai pas encoredéfinitivement choisi l’endroit ; mais ce serait, si je lepouvais, la pelouse rogneuse d’un terrain vague dans la banlieue.Vous savez : un de ces champs tristes comme un préau, unchantier d’équarrissage ou une fourrière, où viennent s’allonger etse vautrer, parmi les gravats, aux heures lourdes et troubles, lesfaubouriens saurets en appétit de gredineries, aussi fripés quel’enclave même qu’ils dégradent.

Connaissez-vous leurs têtes inoubliables,marquées au sceau tourmenté de nos temps, au galbe de la misèreaventurière, leurs physionomies où se déchiffrent des choses encoreplus fugaces et mystérieuses que dans le ciel et dans la nappe deseaux ; leurs bouches inquiétantes, leurs yeux cernés,sinistrés, mais aussi poignants que les vacillements du papillon degaz dans le réverbère d’une rue à peine tracée ?…

Je voudrais reposer sous ce sol, théâtre deleurs scabreux ébats, leur palestre favorite. Leur chaleur mepénétrerait, leur velours me frôlerait encore, j’entendrais leurflamand imprécatoire et graveleux qui gratte comme le rogomme etrâpe l’oreille, comme la langue du chat la main qu’elle lèche. Ilsaimeraient par à coups, en bande : une pour tous. Le reste dutemps, l’été, jusque très tard, de peur de regagner le galetassurchauffé au fond de leurs impasses, ils danseraient oulutteraient aux sons d’un accordéon ou d’un fifre et je prendrais àleurs performances le même plaisir que goûtaient les mânes dePatrocle, sur le tertre de qui l’inconsolable Achille faisaitcombattre et s’enlacer les plus beaux de leurs compagnons…

Et comme tous se récriaient à cette nouvellesingularité, je me plus à renchérir et j’ajoutai, enpince-sans-rire :

– À moins qu’on ne m’enfouisse dans un champde suppliciés, où les cadavres des moines de l’abbaye de Monte àRegret attendent le dernier jugement, leur tronche posée entreleurs jambes.

 

Faute d’un pareil cimetière, il faudra bien merabattre sur les nécropoles autorisées. À cette fin, je hante denouveau ma banlieue favorite, dans le rayon où des jardinsmortuaires font une ceinture à la cité des vivants. Elle me paraîtparticulièrement corsée vers le hameau natal du petit Palul.

De ce côté, travaillent en ce moment descentaines de manœuvres rapportant des terres ; superbescastors amphibies plantureux, pataugeant au fond des tranchées.Dans les dispositions où je me trouve, ces travaux me semblent ceuxd’un immense cimetière et ces terrassiers autant de fossoyeurs. Ilsmanient d’ailleurs la même bêche que leurs confrères, et certainesde leurs brouettes semblent des cercueils sur roues.

 

Le cimetière proprement dit, celui où je veuxdormir est proche de là. À présent que je l’ai choisi, il s’agit detrouver un enfouisseur.

Dame ! je n’ai que l’embarras du choixparmi ces journaliers. Ils me conviendraient presque tous. Jeprésume qu’un fossoyeur au moins du cimetière attenant doit s’êtreembauché dans leurs brunes coteries. Je me mets à sarecherche ; je m’attarde souvent, principalement le samedi,dans le bouge voisin, à l’enseigne macabre et saugrenue :Ici on est mieux qu’en face – où les manœuvres vont boireaprès avoir touché leur paie. La plupart venus de loin, descampagnes de Flandre, ne font que passer, s’arrêtent au comptoir etregagnent ensuite la gare à larges enjambées, à moins qu’ils nepréfèrent manquer le train pour vider à coups de pioches lesquerelles qui se sont émues sur le chantier. D’autres, les voisins,s’attablent et jouent aux cartes. Certains soirs, il en vient, qui,colombophiles, apportent leurs pigeons participant au lâcher dulendemain, et les dimanches matin on les voit béer, le nez enl’air, à peine débarbouillés, les yeux bouffis, sur le pas de leursportes. Leur conversation est enfantine ou cynique à souhait. Monhomme doit se trouver parmi ceux-ci. Un de ces jours, je me mêleraià leurs parlotes.

 

En attendant, tout me plaît dans cesambiances. Elles représentent la synthèse de mes paysages et de mescoins de ville préférés. Le chemin de fer dessert cette région, et,périodiquement, entre deux de ces talus où opéraient Bugutte etTourlamain, des équipes de piocheurs, aussi bruns que mesterrassiers, travaillent à la réfection de la voie et renouvellentle ballast. Les hommes se redressent et se garent, les brascroisés, rangés au passage des trains qui les sifflent et qui lesétourdissent de leur fracas. Ils clignotent des yeux au déplacementd’air de l’express, et le voyageur qui les apprécierait comme moin’a que le temps de les embrasser d’un regard mélancolique.

Des masures de torchis, des taudissavoureusement interlopes, se clairsèment comme des champignonsautour du champ des morts. Un bal de barrière fait rage de tous sesrouleaux d’orchestrion ; cependant, beaucoup des danseurspréfèrent se trémousser dans le bouge d’en face si exigu que leurscouples y trépignent sur place.

 

J’ai mis la main sur celui qui m’enterrera.C’est un manœuvre de terrassier qui travaille avec son père auxgrands travaux d’excavation entrepris non loin du cimetière. Lefils a l’âge adorable et fringant entre tous, l’âge auquel j’aiconnu Zwolu, Cassisme et le trop furtif Perkyn Sprangael, et moninoubliable Warrè.

Rose et poupin comme une fille, mais râblé etfessu comme un lutteur, avec des bras d’acier, encore plus beau queles autres fleurs humaines de sa saison, jeune dieu que seshaillons de velours rapiécés affublent de feuilles mortes etd’écorce moussue.

Père et fils sont à la fois terrassiers etfossoyeurs. Nouvel Hamlet, je m’entretiens avec eux.Conversations anodines, comme toutes celles que j’engageai durantma vie avec les chers êtres, dépourvus de rhétorique. Pas de fraisd’esprit ; de grosses bourdes, force coq-à-l’âne, mais surtoutde ces poignants, doucereux et très saturés silences…

 

Je le tiens enfin, mon dernier élu quicreusera ma fosse et rejettera les pelletées de terre sur moncercueil.

Mon testament stipule qu’on m’enterrera unjeudi, soit le jour où le jeune homme supplée le plus souvent levieux dans sa besogne au cimetière. Pendant le reste de la semaine,le garçon exerce son métier de manœuvre terrassier. En cettesaison, il lui arrive aussi d’aider à la récolte des pommes deterre, car nous voici engagés dans la dernière quinzaine deseptembre. Il est terreux à souhait. À certains moments, il faitmême l’effet d’une nerveuse et plastique terre cuite. C’est bienlui qu’il me fallait. Tous les travaux de la terre l’ont pouradepte.

Hélas ! vous est-il arrivé, mon Dieu, depardonner à ceux qui veulent et savent trop bien ce qu’ilsfont ?… N’importe. Plus moyen de reculer. Votre création tropcapiteuse m’a saoulé et j’en tombe ivre-mort…

Lundi prochain, je me logerai une balle dansla tête. La cérémonie sera donc pour le jeudi suivant. Mon jeuneami ignorera toujours quel particulier il aura descendu, cejour-là, dans une belle fosse fraîchement creusée. Jamais je ne mesuis ouvert de mes projets auprès de lui.

D’avance, je reconstitue la scène, car j’y aidéjà assisté plusieurs fois, ainsi qu’à une répétitiongénérale :

Avec son garçon, le vieux fossoyeur a commencéà rejeter la terre sur le cercueil, puis, soiffard incorrigible, ilsonge à regagner l’Ici on est mieux qu’en face.

– Allez toujours, père, je ferai bien le restetout seul !

En se retirant, le vieux lui jette la clef dela grille :

– N’oublie pas de fermer, quand tu t’eniras.

– Soyez tranquille. Je vous rejoins àl’instant, je n’en ai plus que pour quelques minutes.

– Tu crois, mon garçon ? (Ici, c’est moi,le mort, qui fais cet aparté.)

J’ai voulu mon enterreur gai et mutin. Il fautque sur ma fosse sa voix puérile de jeune merle me chante unedernière sérénade, une suprême berceuse ; oui, tel un merle,car la visière jaune de la casquette du gars me rappelle le bec ducandide oiseau.

– Bon ! voilà que je me surprendsmoi-même à fredonner le pont-neuf que l’aide-fossoyeur gazouillerasur ma tombe. Il le rabâche depuis huit jours, cet inepte refrainsorti d’un théâtre de bas étage où mon jeune manœuvre n’a sansdoute jamais mis les pieds, refrain canaille jeté sur le pavé où ilest ramassé et repris de voix en voix, d’oreille en oreille,sifflé, fredonné, transposé à satiété, épuisé comme un bout decigare, que les gavroches se passent de bouche en bouche.

Mais quand mon homme le chante, jamais jen’ouïs rien de plus beau.

Cependant, il a ôté sa veste et il l’accrocheavec indolence aux bras d’une croix voisine. Tout à l’heure, quandil aura fini, pressé d’aller boire, il rejettera sa vareuse surl’épaule, sans prendre le temps de passer ses manches ; gesteque j’aime comme tous ses gestes.

Avant de commencer, il a retiré du bissac unetartine dans laquelle il mord à belles dents ; il en vientmême rapidement à bout. Il s’étire, empoigne la bêche, se met autravail et reprend sa chanson, la bouche encore pleine de sadernière bouchée. Il ploie parfois un peu sur ses reins et sedéhanche en enfonçant la houe dans la terre ; il plie lajambe, le pied pesant sur l’outil pour mieux le faire entrer, puisil ramène à lui la pelletée qui s’émotte sur la caisse avec unbruit sourd. Après avoir rejeté assez de terre pour couvrir lebois, il s’arrête et se tait. Il a chaud, il transpire, unelangueur l’envahit. Subit-il la tiédeur accablante de ce crépusculede septembre ? Il s’éponge le front du revers de sa manche deflanelle.

Comme il tarde à en finir, à me séparer de luipar les six pieds d’argile réglementaires ! Il se recueille,le talon appuyé sur la bâche, accoudé à la paume et le menton surses mains. Se doute-t-il de mon admiration posthume ? Il pose,ma parole ! Le bonheur et le ragoût de ses altitudes ! Ilme ferait ressusciter pour mieux voir.

Il a repris sa chanson et sa tâche. Desincantations que ses mouvements rythmiques.

Ah ! le pauvret, le simple, il me résumela beauté des innombrables parias, devant lesquels je me suis pâmé,fondu, dissous, tant était brûlante mon extase. Il est le dernierde ceux qui donnaient le fouet à mes nerfs, et qui firent entrermon sang en ébullition. Un coup de bêche, encore, dis ! lecoup de grâce !…

Mais il a cessé de chanter et de piocher. Sajoie est tombée. Pourquoi ? Contrairement à mes prévisions, unaccès de tristesse s’empare de cet innocent en train d’inhumer àson insu l’idéologue qui ne se lassait pas de le contempler. Pourla première fois, le petit fossoyeur songe, s’attendrit, oubliel’heure, les siens, le cabaret, sa maison, son foyer et sabesogne…

 

Ici s’arrête le journal de LaurentParidael.

Mon malheureux cousin se fit sauter lacervelle au jour dit, et ayant pris ses dernières dispositions avecbeaucoup de prescience, il fut enterré le jeudi suivant dansl’après-midi par celui qu’il avait élu à cet effet.

Mais avait-il prévu les désagréments que cettepréférence devait valoir au petit fossoyeur ?

Les camarades de celui-ci finirent par letrouver le vendredi matin, au bord de la fosse béante et près ducercueil ouvert dans lequel reposait mon parent.

Le manœuvre ne parvint jamais à expliquerd’une façon admissible à ses juges pourquoi il avait déterré cemort et ouvert sa bière. Le garçon était simple, à ce quetémoignèrent ses parents et les autres terrassiers. Quoique tailléen hercule, il était demeuré doux et puéril comme un enfant. Ilservait même de souffre-douleurs à ses compagnons. Il n’auraitjamais fait qu’un manœuvre : aide-jardinier, aide-terrassier,aide-fossoyeur.

Devant le tribunal, il déposa à peu prèsainsi :

– Je ne sais ce qui m’arriva. J’ai entenduquelqu’un qui m’appelait d’une voix de commandement et de prière.Mon premier mouvement fut de fuir, mais les jambes me refusaientleur service.

La voix se faisant de plus en plus pressanteet plaintive, l’idée me vint que c’était peut-être mon dernier mortqui se lamentait ainsi ; et je me figurai qu’il était trèsaffligé, qu’il avait besoin de moi. À la longue, j’éprouvai de moncôté l’envie de voir le visage de celui que j’avais enterré. Sansréfléchir davantage, je me mis à enlever la terre, je retirai lacaisse et je la défonçai. L’homme que contenaient les cinq planchesétait bel et bien un trépassé. Mais en regardant ce cadavre de plusprès, je reconnus le monsieur qui m’avait copieusement payé à boirequelques jours auparavant. Aussitôt je me sentis plus ivre que jene l’ai jamais été. Je vous le jure, monsieur le juge, c’étaitcomme si tout l’alcool ingurgité l’autre fois avec le défunt meremontait d’un bloc à la tête et m’assommait avec la violence d’uncoup de pioche ! »

Cette histoire parut trop louche au tribunalqui condamna le pauvre diable à trois mois de prison pour violationde sépulture. Peu s’en fallut qu’on ne le poursuivit, du chef devampirisme et de nécrophilie. Heureusement, son avocat parvint àécarter ces préventions majeures et les magistrats tinrent comptedes bons antécédents et de la faiblesse mentale du sujet.

Moi, Bergmans, à leur place, je l’auraiscomplètement absous, surtout si j’avais eu connaissance du journalde son malencontreux admirateur.

Quelque peu enclin que je sois àm’émerveiller, je crois à l’existence de ces forces dont les loiséchappèrent jusqu’à présent aux physiciens, mais dont on a constatéplus d’une fois de stupéfiantes manifestations. Or, l’aventure dontfut victime le fossoyeur de Laurent Paridael ne me paraîtexplicable que par l’intervention d’une de ces forces mystérieuses.C’est de bonne foi que le petit terrassier raconta comment, aprèsavoir reconnu le mort, il se sentit comme sous l’influence d’unexcès de boisson. En effet, un alcool autrement capiteux que celuidu cabaret l’avait renversé et étourdi comme une masse.

Lorsqu’il traçait les dernières lignes de sonjournal ou même au moment de mourir, Laurent suggestionna-t-il,pour ainsi dire, malgré lui et par le fluide d’une sympathiedésespérée, le pauvre garçon qui devait le coucher dans latombe ? Ou bien, mort, désira-t-il revoir son ami, se faireconnaître au préféré de ses dernières heures ?

Parmi ceux qui liront ces pages, il setrouvera peut-être un savant capable de résoudre cet irritantproblème dont je n’ai su que poser l’équation.

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