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Le Bacille

Le Bacille

d’ Arnould Galopin

À la mémoire de mon père

Le Docteur AUGUSTIN GALOPIN,

Professeur de physiologie, élève de Claude Bernard.

A.G.

Il allait chancelant, comme un enfant, lugubre,

Comme un fou…Devant lui la foule au loin s’ouvrait…

Léon Dierx.

 

Chapitre 1

 

Il venait brusquement d’apparaître au coin de la rue et s’avançait d’un air las, le menton sur la poitrine, le visage enfoui dans un grand cache-nez de laine noire.

Une femme qui faillit le heurter poussa un cri perçant et s’enfuit, affolée…

Presque au même instant, de tous côtés,s’élevèrent des exclamations confuses :

– Lui… encore lui !…

– Oh ! l’horreur !…

– Le monstre !…

Il y eut une longue rumeur, un mouvement de recul et instinctivement tous les visages se détournèrent.

Pendant quelques secondes, il demeura immobile, fixant sur ceux qui l’entouraient deux yeux jaunes,humides et luisants, puis il poussa un long soupir et se remit en marche lentement… sous les huées…

Au moment où il passait près d’un hangar en démolition, quelqu’un lui lança un plâtras qui s’émietta sur ses talons en un nuage de poussière blanche, et un gamin s’enhardit jusqu’à lui tirer son pardessus.

L’homme se retourna et regarda l’enfant qui,terrifié, resta cloué sur place, bouche bée, les doigts ouverts.

La foule s’était amassée, surexcitée,tumultueuse.

– Si nous n’étions pas arrivés, il l’aurait certainement frappé, dit une femme avec un geste de menace.

– Bien sûr, reprit une autre… Tenez, pasplus tard qu’avant-hier, il a couru après mon petit, même qu’enrentrant chez nous le pauvre gosse a été pris de convulsions… Ilavait eu comme qui dirait « les sangs tournés ».

– Mais pourquoi ne l’enferme-t-onpas ?… On a bien enfermé le mendiant de l’avenue d’Orléans,vous savez, celui qui avait la figure brûlée et deux trous rouges àla place des yeux.

– C’est vrai tout de même… pourtant iln’était pas aussi laid que celui-ci… et puis il ne bougeait jamaisde place… il se tenait toujours devant la porte desEnfants-Assistés… Ceux qui ne voulaient pas le voir n’avaient qu’àpasser de l’autre côté du trottoir… tandis que cet individu-là onle rencontre partout.

– Il habite sans doute le quartier ?interrogea quelqu’un.

– Oui… tout près d’ici… à côté dumarchand de fourrages, dans la petite maison qui fait le coin dupassage Tenaille.

– Il faudra bien qu’on nous endébarrasse, grogna un vieux monsieur affligé d’un tic, en ponctuantsa phrase d’un coup de canne et d’un clignement d’œil.

– Le commissaire a dit qu’il n’y pouvaitrien.

– Oh ! par exemple, nous verronsbien… oui, nous verrons… À la fin, c’est scandaleux, vraiment celane peut durer…

**

*

L’homme était déjà loin. Sa longue silhouettevoûtée s’était fondue peu à peu dans la luminosité pâle ducrépuscule, et longtemps après qu’il eut disparu, la foule demeuraencore groupée sur le trottoir, maudissant cet inconnu, dont labrève apparition l’avait si étrangement remuée.

**

*

Depuis environ un mois qu’il s’était fixé àMontrouge, celui que l’on appelait « l’Horreur » sortaitrégulièrement, à la tombée de la nuit, comme leschauves-souris ; il prenait les rues désertes, rasaittimidement les maisons, cherchant le plus possible à se dissimulerdans l’ombre. La première fois qu’on l’avait aperçu, il avaitprovoqué un sentiment de curiosité inquiète, une sorted’indéfinissable malaise comme on en éprouve à la vue de quelquechose d’étrange, d’anormal, qui épouvante et déconcerte. Puis, à lalongue, la crainte avait fait place à l’aversion, l’aversion audégoût. On avait peur de cet homme et on le détestait tout à lafois parce qu’il troublait la quiétude des gens paisibles ets’obstinait à vivre de la vie de tout le monde, quand il semblaitcondamné par la nature à mener l’existence des anciens lépreux.Pour un peu, on eût exigé qu’il se couvrît la tête d’un voile ets’annonçât d’un grincement de crécelle.

Il était devenu une sorte d’ennemipublic ; une rage sourde grondait à son approche et, sans lessergents de ville, peut-être l’eût-on lynché, tant était forte lahaine de tous contre cet homme auquel on ne pouvait cependantreprocher que sa laideur. Il y a de ces misères physiologiques quisurexcitent les nerfs et qui, après avoir donné le frisson,finissent par horripiler. Elles deviennent une obsession et, à leurvue, au lieu d’une exclamation de pitié, c’est un cri de fureur quis’échappe, car le moderne altruisme s’accommode mal de certainescomplications et n’entend pas être soumis à trop rude épreuve. Ilest entendu que chacun aime son prochain, est quelquefois disposé àle secourir et à le consoler, à condition toutefois que ce prochainne force pas les cœurs à des dévouements trop héroïques.

**

*

La nuit était tout à fait venue quand« l’Horreur » réintégra son antre, une petiteconstruction de deux étages, à la façade lézardée, aux voletsdisjoints, située presque en bordure de l’avenue du Maine.

Cette masure qui, à gauche, était protégéecontre l’écroulement par des poutres vermoulues, s’adossait sur ladroite à un hangar sous lequel on apercevait des bottes de pailleet de foin symétriquement étagées. Une cour intérieure faisaitcommuniquer le hangar avec cette pauvre maison, mais, depuis quecelle-ci était habitée, on avait édifié à la hâte une sorte decloison formée de planches disparates et à demi pourries quereliait entre elles par le haut une traverse de sapin toute neuve.Deux fenêtres donnant sur la cour avaient été condamnées au moyende tasseaux et l’on voyait encore la marque noire des volets contrela muraille.

La bicoque appartenait à un marchand defourrages voisin ; elle était abandonnée depuis quelque tempset son propriétaire avait résolu de la démolir, quand un hommed’une cinquantaine d’années, qui se disait médecin, était, un jour,venu la louer et avait même signé un bail de trois ans.

– C’est pour un de mes amis, avait-ildit… un savant qui désire être tranquille…

Il avait fait mettre sur la quittance le nomde Martial Procas, avait payé un an d’avance et s’en étaitallé.

Deux jours après, une grande tapissières’arrêtait devant la masure et les déménageurs ne tardaient pas àencombrer le trottoir de meubles dépareillés, de paquets, deballots et d’une infinité d’objets et d’instruments bizarres, telsqu’on en voit dans les laboratoires : cornues rebondies,retortes au bec recourbé, cloches évasées par le bas, matras à colétroit, sphériques et ovoïdes, aludels piriformes lutés avec del’argile, et emboîtés les uns dans les autres… Puis ce fut uneprofusion d’éprouvettes, de tubes coudés, de tubes en U, decoupelles, de creusets, de flacons, de filtres, d’eudiomètres et desiphons.

Les passants intrigués s’arrêtaient devant untel amas de choses mystérieuses et regardaient d’un œil méfiant cetenvahissement de verrerie.

Enfin, les déménageurs tirèrent encore de lavoiture deux fourneaux de cuivre, un petit lit de fer, une armoirenormande, un divan rouge en velours de lin fané, quelques chaises,une horloge à coffre, une grande table de chêne qui ressemblait àun établi… et ce fut tout.

Les hommes attendaient qu’on vînt leurindiquer où il fallait placer tout cela, et comme le locataire nese montrait pas, ils allèrent s’installer chez un marchand de vin,après avoir recommandé à un gosse de les prévenir « dès que leparoissien arriverait ».

Mais il faut croire que le« paroissien », comme ils l’appelaient, ne semblait guèrepressé d’occuper sa nouvelle demeure, car il ne fit son apparitionqu’au moment où l’on commençait à allumer les réverbères.

Bien que l’on fût en mai et qu’il fît unechaleur lourde, il arriva dans un fiacre fermé, un de ces fiacresarchaïques, comme on en rencontre encore la nuit, dans la cour desgares, et qui sont conduits par des sexagénaires rubiconds etmalpropres. Après avoir payé le cocher, il rabattit sur ses yeuxson chapeau de feutre noir, mit une main devant son visage ets’engouffra rapidement dans le vestibule de la maison. On eût dit,à le voir, un homme qui venait d’être soudainement frappé et qui,étourdi par le coup, s’enfuyait pour échapper à un ennemiinvisible.

Les déménageurs prévenus parurent engrommelant, la démarche lourde et chaloupante.

– Ah ! c’est pas malheureux !fit l’un.

– Ce type-là se paie décidémentnot’tête ! dit un autre. Attends un peu, on va lui ranger saverrerie et proprement encore. Si y a de la casse, tant pis, ças’ra pas d’not’faute puisqu’y fait nuit.

Du vestibule, une voix s’éleva, sèche, un peunasillarde :

– Mes amis, ne cassez rien, je vous enprie. Il y aura un bon pourboire.

Les déménageurs se regardèrent et se mirent àrire bêtement, en se poussant du coude.

Le chef d’équipe, un grand gaillard aux brastatoués, coiffé d’un bonnet rouge, répondit avec un accent traînantde faubourien :

– Soyez tranquille, bourgeois. On aurasoin de votre vaisselle. Du moment qu’il y a un bon pourboire, çava. Allons les gars ! Commençons par les meubles. Après ons’appuiera la verrerie.

Et avec des gestes dont ils s’efforçaientd’atténuer la brusquerie, les hommes chargèrent sur leurs épaulesle pauvre mobilier qui s’étalait pêle-mêle dans la rue.

Cela prit un quart d’heure à peine… puis ils« attaquèrent » la verrerie, mettant à ce travail un soinméticuleux qu’ils exagéraient d’une manière ridicule.

Cependant, le locataire ne s’était pas encoremontré. Dissimulé dans une chambre du premier étage, ilinterrogeait rapidement chaque fois qu’il entendait craquer lesmarches :

– Que montez-vous là ?

– Le lit…

– Bien… au premier… dans la pièce degauche.

Quelques instants après, il demandaitencore :

– Qu’apportez-vous, maintenant ?

– Des bibelots de verre.

– Dans la salle de droite, en bas, aurez-de-chaussée.

Tantôt sa voix semblait toute proche, tantôtelle venait un peu assourdie du fond d’une pièce ou d’un corridoret jamais les déménageurs ne pouvaient apercevoir celui qui leurparlait… Quand ils approchaient de l’endroit où devait se trouverce singulier individu, ils entendaient un rapide glissement,voyaient une ombre qui frôlait les murs et disparaissait derrièreune porte… Un d’entre eux, qui était chaussé d’espadrilles, parvintcependant à dépister « le paroissien » ; maiscelui-ci, surpris, tourna brusquement le dos, et se tint dans unangle, légèrement baissé, comme s’il arrangeait quelque chose.

Quand tout fut monté, placé, fixé, l’hommedemanda encore :

– Et mes microscopes ? Je ne lesvois pas…

– Quoi qu’y dit ? fit l’un desdéménageurs.

– J’sais pas, répondit son camarade…j’crois qu’y d’mande ses « misroscopes ».

– Ils sont dans une caisse de bois noir…reprit l’homme invisible, sans sortir du coin où il s’étaittapi.

– Ah ! oui… j’vois c’que c’est… onva vous monter ça, bourgeois… fit le chef d’équipe… La caisse estrestée en bas dans le vestibule… Pardon ! excuse ! onl’avait oubliée…

On entendit alors tinter des pièces demonnaie, puis le locataire annonça :

– Je dépose votre argent sur la cheminéede la chambre de droite.

Les déménageurs s’avancèrent rapidement, maisquand ils arrivèrent, l’homme avait disparu…

Le chef compta l’argent, fit entendre unclaquement de langue significatif, puis dit, en saluantironiquement :

– Le compte y est… et largement… Mercibien, patron, et au revoir !… Non… j’peux pas dire ça, puisquej’vous ai pas vu… mais c’est égal, vous êtes bien bon tout d’même…Allons ! à une autre fois !

Il y eut dans l’escalier un bruit de souliersferrés, des trébuchements sonores, puis la porte se refermabruyamment.

L’homme écouta quelques instants, immobile, enhaut de l’escalier.

Quand il fut bien sûr que les déménageursétaient partis, il descendit très vite, poussa le verrou de laporte d’entrée, alluma une bougie, puis se jetant sur le vieuxdivan rouge qui gisait au milieu d’un affreux fouillis, il se pritla tête entre les mains et se mit à sangloter…

Chapitre 2

 

Qu’était cet être douloureux ? D’oùvenait-il ? Pourquoi, à son approche, détournait-onbrusquement les yeux ?

Il fallait donc qu’il eût quelque chosed’effrayant, d’épouvantable ?… Oui… Il était laid, atrocementlaid, d’une laideur qui dépassait tout ce que l’on peut imaginer,non point que sa figure fût ravagée par quelque lupus, labourée parun chancre répugnant ou couturée de plaies immondes… Elle n’avaitsubi aucune déformation, nul accident n’en avait bouleversé leslignes, mais ce qui la rendait ignoble, monstrueuse, c’était saseule couleur… Elle était bleue, entièrement bleue, non point d’unbleu apoplectique tirant sur le violet lie de vin, mais de ce bleucru, violent, presque éclatant, qui tient le milieu entre le bleude Prusse et l’outremer.

J’ai vécu longtemps dans les hôpitaux, j’y aivu toutes les difformités, toutes les monstruosités dont la naturese plaît parfois à accabler notre pauvre humanité, mais jamais jen’ai rencontré de monstre plus repoussant que celui dont j’aientrepris de conter la navrante histoire.

Rien n’était impressionnant comme cette face,qui semblait celle d’un cadavre en décomposition et qui étaitcependant éclairée par deux yeux jaunes où se lisait la douleur devivre encore et l’exaspération de ne plus compter parmi lesvivants… La plume d’un Edgar Poe pourrait seule rendre une tellevision d’épouvante… Cela donnait le frisson et fascinait tout à lafois.

Et pourtant, cet homme avait été beau !…Ses longs cheveux bouclés aux reflets d’or fauve, ses yeux veloutéset profonds avaient fait tourner plus d’une tête de femme, alorsqu’il conférenciait à la Sorbonne sur d’arides sujets debactériologie.

Car on avait pris l’habitude d’aller à soncours comme on va à un five o’clock, et sur les gradins du vasteamphithéâtre, le contraste était frappant de ces mondaines auxtoilettes chatoyantes, à côté de piocheurs pâlis par les veilles etd’étudiants russes sanglés dans leurs redingotes de misère.

Gênés par cette invasion féminine, les élèvesde Martial Procas avaient fini par se grouper dans le haut de lasalle, où ils se livraient de temps en temps à d’indécentesplaisanteries, dont les plus anodines consistaient à écraser desampoules de sulfure ou à « souffler » de la poudred’iodoforme sur les chapeaux et les corsages des bellesauditrices.

Ces petites tracasseries ne rebutaient pointles admiratrices de Procas.

Elles avaient parfaitement conscience d’êtredéplacées dans ce milieu intellectuel, mais elles y venaient quandmême, de plus en plus nombreuses, et se coudoyaient comme desharengères pour se trouver le plus près possible de la chaire dujeune maître. Quelques-unes, par contenance, prenaient des notes,et l’on voyait leurs petits doigts chargés de bagues courir avecrapidité sur des cahiers aux plats de toile ; d’autres, plusfranches, un tantinet cyniques, se contentaient de regarder leprofesseur avec des yeux de colombe assoupie et de se pâmerexagérément après quelque démonstration qui eût exigé, pour êtrecomprise, de préalables études scientifiques.

Ces cours, mortels pour les profanes,semblaient ravir les petites femmes de l’auditoire, les« tangentes », comme les appelaient malicieusement lesétudiants, parce qu’elles avaient l’habitude, la leçon terminée, des’approcher de Procas, afin de le « frôler » un peu. Rienne rebutait ces « bactériomanes ». Procas eût professél’hébreu ou l’hindoustani qu’elles eussent été aussi nombreuses àson cours.

Bientôt cela devint de la frénésie et le soir,dans les salons, on ne parlait plus que du jeuneprofesseur :

– Comment, ma chère, vous n’étiez pas audernier cours de M. Procas ?… Oh ! quelle admirableséance vous avez perdue ! Il nous a parlé pendant une heuredes microcoques pathogènes… c’était délicieux ! Jamais jen’aurais cru que l’on pût intéresser de la sorte avec desmicrobes.

Et parmi ces mondaines enthousiastes il ne futbientôt plus question que de colonies et de bacilles ;certaines firent même installer chez elles de petits laboratoires,achetèrent des tubes, des microscopes et des bocaux, mais segardèrent, bien entendu, de toute étude. Seulement elles parlaientbeaucoup bactériologie, comme ces jeunes femmes qui, de nos jours,s’extasient sur Nietzsche et le trouvent « exquis » sansl’avoir jamais lu.

On était devenu « microphile » commeon est nietzschéenne, sans savoir pourquoi, par snobisme.

Toutefois il se glissait autre chose que dusnobisme dans l’admiration que ces femmes professaient à l’égard deProcas. Il n’était pas, comme l’auteur de Zarathustra, unelointaine figure, « brûlée au feu de sa propre pensée »,un passionné d’éthique individualiste, un surhomme cultivantintensément l’énergie vitale et s’efforçant de fonder une morale devolonté. C’était un être visible, palpable, qui n’aurait même paseu besoin d’être un savant pour troubler les cœurs. Et l’on enraffolait d’autant plus qu’il semblait indifférent aux avancesqu’on lui faisait.

Son dernier volume sur les CellulesPhagocytes (700 pages in-octavo jésus, avec planches encouleurs), eut le succès d’un roman d’aventures. La premièreédition fut épuisée en quinze jours et il fallut retirer, à lagrande stupéfaction de l’éditeur, qui n’avait jamais vu un ouvragede science s’enlever de la sorte.

Il fut dès lors de bon goût d’avoir lesCellules Phagocytes sur la table de son salon et leportrait de l’auteur sur le piano.

Si Martial Procas n’avait pas été un timide,il n’eût tenu qu’à lui de posséder, les unes après les autres, lesplus audacieuses de ses admiratrices, celles qui vinrent le trouverpour lui demander une dédicace, car les visites étaient toujoursprécédées d’une petite lettre mauve ou nymphe émue, qui ne laissaitsubsister aucun doute sur les intentions de la signataire ;mais Procas, élevé dans un milieu modeste (son père était un petitopticien du faubourg Saint-Denis) se sentait mal à l’aise enprésence d’une femme du monde, et il affectait toujours unefroideur sous laquelle palpitait cependant une grande émotionintime.

« Je dois, disait-il souvent, passer pourun imbécile aux yeux des femmes, mais que voulez-vous, c’est plusfort que moi. J’ai peu fréquenté le monde, et je suis demeuré unsauvage…

Autant à la Sorbonne, ses bocaux en main, ilse sentait maître de soi, triomphant et supérieur, autant chez lui,dans son appartement de la rue Soufflot, il était hésitant etgauche. Il lui eût suffi de tendre les lèvres pour cueillir desbaisers ; il osait à peine tendre la main et ne semblait mêmepas s’apercevoir de la brutale pression qu’y imprimaient de petitsdoigts tremblants.

Cette timidité que l’on prit pour du dédain nemanqua pas de faire jaser.

Bientôt, ses auditrices crurent toutes avoirune rivale.

Pendant son cours, Procas tournait-il plusfréquemment la tête du côté d’une brune, souriait-il en regardantune blonde, immédiatement des yeux chargés de haine foudroyaient laprivilégiée, et les « bactériomanes » frémissantesmurmuraient entre leurs jolies dents : « C’estcelle-là ! »

Alors, on détaillait celle que l’on croyaitl’élue, des sourires ironiques erraient sur les lèvres et à lasortie, c’étaient dans les couloirs des chuchotements coupésd’éclats de rire insolents, des mines dégoûtées, de petites touxsignificatives.

Au bout de quelques mois, toutes lesauditrices de Procas étaient brouillées à mort… chacune croyantvoir en l’autre une rivale préférée, mais les plus enragées étaientsurtout les femmes sur le déclin, celles qui ne peuvent croire àl’outrage des ans, et qui s’efforcent en vain de cacher sous unhabile maquillage la fâcheuse patte d’oie… Celles-là se montrèrentvraiment intrépides et abandonnèrent même toutes leurs occupations(en admettant qu’elles en eussent) pour se faire détectives…

Malheureusement, comme elles ignoraient lasavante méthode déductive d’Allan Dickson, elles ne purentconstater le moindre « flagrant délit » et en furentréduites à s’espionner entre elles, ce qui donna lieu à desinguliers quiproquos, et amena quelques petits scandales dontrougirent deux ou trois familles.

Et pendant que s’exerçait autour de lui cettesurveillance féminine, Procas continuait tranquillement sesrecherches sur les bacilles pathogènes.

Peut-être même fût-il demeuré inexpugnabledans sa tour d’ivoire s’il n’eût accepté quelques invitations.

Il alla dans deux ou trois salons, toujoursles mêmes, car rien ne lui pesait comme un premier accueil. Desintimités ne tardèrent pas à s’établir ; il retrouva làquelques-unes de ses admiratrices, les flirts commencèrent. Procasétait sur la pente fatale. Du flirt à l’amour il n’y avait qu’unpas à faire, et ce cœur qui n’avait jusqu’alors battu que pour lascience connut enfin le tourment d’aimer.

La femme qui sut captiver ce sauvage était uneAméricaine, miss Margaret, que l’on appelait familièrement la jolieMeg. Nous nous dispenserons de faire son portrait et d’employerpour la peindre ces termes précieux et recherchés qui font toujoursd’une héroïne la plus captivante, la plus suave, la plus idéale descréatures. Nous dirons simplement que Margaret était belle. De pluselle était instruite, ayant fait de fortes études à l’université deBaltimore, et c’était certainement la seule auditrice de Procascapable de comprendre les explications scientifiques du jeuneprofesseur.

Elle était bien la femme qu’il avait toujoursrêvée, la compagne qui peut être une collaboratrice en même tempsqu’une amante, et avec laquelle on peut encore causer quand on afini de rire. Il ne tarda pas à en être amoureux fou et, de peurqu’on ne la lui prît, il l’épousa. Pauvre naïf qui s’imaginaitqu’il suffit d’un « oui » pour enchaîner un cœur defemme !

Pendant un mois, ce fut un triomphe d’amour,une folie de caresses, un enivrement. Procas ne vivait plus quepour Meg et sa passion était d’autant plus vive qu’elle avait étélongtemps contenue. Comme tous les vrais amants, il étaitférocement jaloux. Il lui avait fait un nid luxueux, où ilentendait la garder pour lui seul, loin des tumultes du monde etdes regards de la foule.

Meg accepta tout d’abord ce rôle de déessecaptive qui plaisait à son esprit romanesque. Sceptique paratavisme, comme toutes les Américaines, elle ne s’imaginait pasqu’il pût y avoir dans la réalité des hommes aussi tendres que leshéros de roman. Cela lui sembla amusant d’être choyée, dorlotéecomme une petite fille, puis, à la longue, elle se lassa de cettevie claustrale et du pauvre amoureux toujours agenouillé devantelle.

Elle en arriva même à le trouver parfaitementridicule et lui fit comprendre un beau matin qu’elle voudrait bienremplacer la lune de miel par un peu de soleil ! Procas serésigna, la mort dans l’âme.

Il fut obligé de sortir, de se produire denouveau dans le monde, puis sa femme exigea qu’il reprît sestravaux bactériologiques, sans doute pour mettre fin à untête-à-tête qui devenait gênant.

Nous n’entreprendrons point de raconter icicomment Meg, qui avait d’incessants besoins d’argent et à qui lesressources de son mari ne suffisaient plus, s’y prit pour augmenterson luxe… Cette femme ne doit jouer dans notre récit qu’un rôleépisodique ; elle n’est, en somme, qu’une ombre, une figurequi passe et qui bientôt doit s’enfoncer dans la nuit.

Un jour, Procas qui était toujours très épriset dont le doute n’avait même pas effleuré l’esprit, appritbrusquement l’infamie de Meg… les preuves étaient là, cyniques,accablantes… Cette femme qui était toute sa vie, à laquelle ilavait sacrifié ses ambitions de savant, ses rêves les plus chers,cette femme le trompait odieusement… Des lettres oubliées dans unsecrétaire dont le tiroir était demeuré entr’ouvert lui avaientappris l’atroce, l’affreuse vérité… Une rage sourde monta enlui…

Soudain il demeura immobile, les prunellesdilatées, le regard fixe… Ses lèvres remuaient, mais il n’ensortait qu’un bredouillement vague, des sons inarticulés quiressemblaient au vagissement d’un petit enfant. Il porta les mainsà sa poitrine ; sa respiration était courte, saccadée ;son visage, d’abord pâle, se colora brusquement ; il devintrouge, presque violet, le blanc des yeux s’injecta ; on eûtdit que le sang chassé vers la face par une pression violenteallait jaillir de tous les pores de la peau ; une écume roséecoula de sa bouche, puis, vacillant sur lui-même, comme un arbreque le vent secoue et abat, il eut un dernier tressaillement et, leregard angoissé, tomba à la renverse en poussant un cri sinistrequi ressemblait au râle d’un homme qu’on égorge.

Chapitre 3

 

Au bruit qu’il avait fait en tombant, undomestique était accouru. Il releva Procas et le porta sur sonlit.

Bientôt, toute la maison fut en émoi, et unmédecin, prévenu par téléphone, arriva au bout de quelquesinstants. C’était un jeune homme blond, très myope, qui venait des’établir tout nouvellement dans le quartier. Il s’approcha deProcas et l’examina rapidement. Le malheureux était toujours sansconnaissance et sa figure violacée faisait, sur la blancheur del’oreiller, une tache horrible et sombre…

Aidé du valet de chambre, le docteur soulevalégèrement le malade et lui enleva ses vêtements… Le corps deProcas apparut alors dans sa nudité… de larges taches bleuâtres surla peau… Un râle caverneux s’échappait de sa gorge.

Le jeune praticien réfléchissait :« Voilà qui est singulier… empoisonnement par lecyanure ?… asphyxie par le gaz d’éclairage ?… Non… c’estimpossible… Dans le premier cas, il serait mort depuis longtemps…dans le second il y aurait ici une odeur répandue qui ne laisseraitsubsister aucun doute… C’est plutôt une attaque d’apoplexiequoique, cependant… Enfin, je crois qu’une saignée… »

Et, s’approchant du domestique qui leregardait avec des yeux effarés :

– Vite !… une bande ! unecuvette !

Lorsqu’il eut ce qu’il demandait, il lavasoigneusement le bras de Procas. Le malade eut un hoquet suivi d’unvomissement.

– Comme il est froid ! dit ledomestique.

– Oui… murmura le médecin… et cela estétrange… car dans ces sortes d’attaques, la température s’élèvetoujours, au contraire.

– C’est peut-être qu’il vamourir ?

Le docteur continuait de laver le bras dumoribond. Quand la toilette de la peau lui parut suffisammentcomplète, il enroula la bande au-dessus du coude pour faire saillirles veines de l’avant-bras ; elles apparurent énormes, d’unbleu intense… Alors il flamba sa lancette et s’apprêtait à laplonger dans la chair, lorsque quelqu’un lui mit la main surl’épaule.

Il se retourna et se trouva en face d’un grandvieillard au regard calme et froid.

– Le professeur Viardot !

– Oui… Je passais… On m’a mis au courantde ce qui est arrivé à mon pauvre ami… et je suis monté… Vouspermettez ?

Et l’illustre maître s’approcha du malade.

– C’est une attaque d’apoplexie, n’est-cepas ? demanda le jeune praticien.

– Vous croyez ?

– Dame !

– Vous faites erreur mon ami… et vouspouvez rentrer votre lancette… Aviez-vous remarqué ces tachesbleues ?

– Oui… et j’avoue qu’elles m’avaientsurpris…

– Étaient-elles aussi larges quemaintenant quand vous êtes arrivé ?

– Non… elles avaient tout au plus lediamètre d’une pièce de cinquante centimes et étaient assezrares.

– Ah ! voyez, à présent, elles sontmoins disséminées, elles s’élargissent, se rapprochent, elles ontmême une tendance à se joindre et à se confondre… Dans une heure,elles auront envahi toute la surface cutanée, et le corps de cepauvre garçon sera uniformément teinté d’une coloration bleue biencaractéristique… À présent, voyons les muqueuses…

Le docteur Viardot demanda une cuiller etouvrit les lèvres et les dents de Procas, toujours inerte.

– Regardez… dit-il, à son confrère.

– L’intérieur de la bouche est d’un bleuintense.

– Et la langue donc, et le pharynx !Les paupières aussi se colorent. Avez-vous votrethermomètre ?

– Le voici.

– Bien. Prenez la température.

Il y eut un long silence pendant lequel lesdeux hommes ne quittèrent pas un instant le malade des yeux. Puis,sur un signe du docteur Viardot, le jeune médecin regarda sonthermomètre.

– Trente degrés quatre dixièmes,dit-il.

– J’en étais sûr. Lorsque Procas aurarepris connaissance, sa température remontera peut-être à 35 ou 36quelques dixièmes, mais jamais à 37. Pauvre garçon ! S’il enréchappe il ne sera plus que l’ombre de lui-même. Il pourra encoretraîner un an ou deux, trois peut-être, mais il demeurera hideux,repoussant et il souffrira parfois le martyre. Au moindre mouvementun peu brusque, au moindre effort les crises d’étouffement lereprendront, le plus petit exercice lui donnera des vertiges. Il nepourra plus courir ni marcher rapidement sans éprouver uneeffroyable oppression accompagnée de palpitations etd’angoisse.

– Oui, oui, je commence à comprendre.

– Voyez maintenant les lèvres. Elles sontd’un bleu foncé, de même les narines et le lobe des oreilles.Examinez les mains : remarquez cette déformation del’extrémité des doigts. Est-elle assez accusée ? La dernièrephalange est renflée, arrondie, comme étalée, les ongles sontépais, larges, recourbés.

– En effet. Comment n’avais-je pasremarqué tout cela plus tôt ?

– Ces cas de cyanose, mon ami, sontexcessivement rares et les jeunes praticiens sont excusables de nepas les connaître. En général, il s’agit d’affections congénitaleset alors les individus qui en sont atteints meurent en basâge ; il y en a fort peu qui arrivent à la trentaine. Aucontraire, si le rétrécissement de l’artère pulmonaire est acquis,c’est-à-dire fait suite à une maladie de l’âge adulte, comme ici,le mal peut se révéler à n’importe quel âge de la vie. J’ai eul’occasion de soigner Procas pour un rhumatisme aigu ; à cetteépoque, le cœur a été atteint ; une endartérite de l’artèrepulmonaire avait rétréci l’ouverture de ce vaisseau. Je lui disaissouvent : « Faites bien attention, mon ami, votre cœurvous jouera un mauvais tour. » Je ne m’étais malheureusementpas trompé. Depuis, le rétrécissement n’a fait qu’augmenter. Tousces troubles : coloration bleue, dyspnée, apathie,refroidissement, que nous observons maintenant chez luis’expliquent par ce fait qu’il aura dorénavant trop de sang veineuxet pas assez de sang artériel, trop d’acide carbonique et pas assezd’oxygène. Ce sera un éternel asphyxié.

– Mais comment ces accidents n’ont-ilséclaté qu’aujourd’hui ?

– Sans doute, ils auraient pu éclaterhier, n’éclater que demain… C’est sûrement une émotion qui a amenécette crise… une émotion des plus violentes…

Et le professeur Viardot, qui était sans douteau courant de certains détails de la vie de Procas, hocha lentementla tête en regardant le malade d’un air attristé…

Puis, comme il s’apprêtait à partir, le jeunemédecin demanda :

– Que dois-je faire, maître ?

– Rien… Attendre qu’il reprenneconnaissance… Alors, de ma part, vous lui recommanderez le repos,la tranquillité absolue du corps et de l’esprit… Allons ! aurevoir… je repasserai tantôt.

**

*

Procas revint enfin à lui. Cependant, il ne serappelait rien… Il se rendait bien compte qu’il lui était arrivéquelque chose, mais quoi ?…

Il regarda le médecin d’un air hébété, raclales draps avec ses ongles, puis, soudain, ses yeux injectés de sangs’arrêtèrent sur Meg qu’une femme de chambre, très au courant de lavie de sa maîtresse, était allée chercher en auto au fin fond dePassy. Un long soupir s’exhala de sa poitrine, il eut untressaillement, tenta de se lever, mais retomba lourdement engrinçant des dents.

Meg, qui s’était penchée vers lui, se redressapresque aussitôt, glacée d’effroi… Les yeux de Procas se fixaientsur elle, mais de façon si étrange, il y avait dans ce regard untel éclat de haine en même temps que de profonde détresse, qu’elledevina immédiatement ce qui s’était passé… Son mari savaittout !

Alors, lentement, comme médusée, elle reculajusqu’à la porte, l’ouvrit brusquement et s’enfuit comme une follede cette chambre où elle avait un beau soir apporté l’amour avecelle et où elle ne laissait plus maintenant que le désespoir et lahonte…

Pendant huit jours, les médecins ne purent seprononcer sur le sort de Procas, car sa maladie subissait un coursétrange, déroutant. Tantôt le malheureux semblait en pleine voie deguérison, tantôt il retombait dans une inquiétante immobilité,voisine du coma. Enfin, son état parut s’améliorer ; cependantl’affreuse teinte bleue, au lieu de diminuer, devenait, aucontraire, de plus en plus foncée… elle avait même fini par gagnertout le corps, mais c’était la face qui était le plus atteinte.Très fréquemment, il ressentait un grand froid intérieur et latempérature de son corps s’abaissait aussitôt d’une façoneffrayante. Il avait aussi de fréquentes hémorragies et vomissaitquelquefois du sang… Alors, il éprouvait des palpitations atrocesqui se terminaient presque toujours par des convulsionsgénéralisées, ayant beaucoup d’analogie avec de véritables crisesépileptiformes.

Le docteur Viardot, qui venait le voir deuxfois par jour, s’efforçait en vain de le remonter un peu, maisProcas, que le souvenir de Meg obsédait de plus en plus, depuisqu’il pouvait rassembler ses idées, demeurait sourd à touteexhortation. Il était d’ailleurs persuadé qu’il allait mourir etattendait même avec une sorte d’impatience la fatale minute où sesyeux se fermeraient pour toujours, où sa pensée, sans cesse entravail, s’endormirait enfin dans la douceur du néant !…

Pauvre Procas ! il faut croire qu’iln’avait pas encore assez souffert et que sa douloureuse existencene devait pas s’arrêter là.

Son épreuve, hélas ! ne faisait quecommencer !

Un soir qu’il entendait dans une pièce voisineles ronflements réguliers du domestique chargé de le veiller, il seglissa doucement à bas de son lit et gagna à tâtons la chambre deMeg. Une fois entré, il fit jouer le commutateur et se dirigea versle petit secrétaire où il avait trouvé les maudites lettres… Ellesavaient disparu… Procas demeura hébété, se demandant s’il ne venaitpas de faire un rêve affreux, et si sa pauvre imagination de maladen’avait pas créé de toutes pièces cette lamentable histoire detrahison.

Mais non… il était bien certain de les avoirtenues, ces lettres… Il en revoyait une entre autres qui commençaitpar ces mots : « Petite Meg de mon cœur… » Il serappelait qu’elle était un peu froissée et qu’elle portait dans lecoin un chiffre en relief avec des initiales entrelacées… Il yavait aussi un télégramme avec le cachet de l’avenue Friedland, oùil était question d’un rendez-vous manqué, et un autre billetd’amour signé « Robert », au style ridicule etprétentieux.

Il eût voulu les retrouver, ces lettres, afinde les froisser, de les lacérer, de les piétiner, de passer surelles enfin la rage qui lui mordait la chair.

Il se mit à fouiller dans tous les meubles, àjeter les tiroirs pêle-mêle sur le tapis, à briser furieusementcassettes et coffrets…

Le domestique, réveillé, accourutaussitôt.

En l’apercevant, Procas poussa un hurlement defauve, et lui fit signe de sortir. Et il y avait dans son gestequelque chose de si menaçant que le serviteur s’enfuit, en proie àune terreur folle, absolument convaincu que son maître avait perdula raison.

Bientôt, la nouvelle se répandit comme unetraînée de poudre : « Monsieur est fou… fou furieux…certainement il va faire un malheur !… »

En un instant, la maison fut désertée et ceuxdes domestiques qui ne prirent point la fuite s’enfermèrent àdouble tour, et se barricadèrent dans leurs chambres.

Quand Procas n’entendit plus aucun bruit, ilse mit à arpenter la pièce à pas menus, heurtant parfois les débrisqui jonchaient le parquet, se raccrochant aux meubles dès qu’ilsentait ses jambes fléchir sous lui.

Tout à coup il s’arrêta. Un portrait de Megaccroché au mur le regardait de ses grands yeux étonnés. Il lecontempla quelques instants, puis baissa lentement la tête,comprimant de ses deux mains les battements désordonnés de soncœur. Maintenant que sa fureur était calmée, que sa haine avaitfait place à un grand abattement, il se sentait devenir lâche, etsi Meg fût revenue à cet instant, peut-être se serait-il jeté à sespieds comme un coupable.

Il regarda de nouveau le portrait, la poitrinesecouée de petits sanglots convulsifs, puis passa dans le salon,qui s’illumina dès qu’il en ouvrit la porte. Le piano était demeuréouvert et, sur le pupitre, s’étalait encore une berceuse de Grieg,qu’il aimait à entendre et qu’il faisait souvent jouer à Meg, caril trouvait à cette mélodie un charme mélancolique et doux, dontson cœur d’amant était étrangement troublé.

Sur un guéridon, dans un vase de cristal, desfleurs achevaient de mourir. Il en prit une et la porta à seslèvres. À ce moment la petite pendule de la cheminée cessa tout àcoup son tic-tac. On eût dit qu’un cœur avait subitement cessé debattre et un silence lugubre emplit la pièce.

Procas eut un frisson.

Son regard s’était arrêté sur la glace danslaquelle se reflétaient deux ampoules électriques. Il s’approchamachinalement, serrant dans sa main tremblante la pauvre fleurtoute froissée, mais s’arrêta terrifié, comme un homme qui aperçoitdevant lui un fantôme.

C’était la première fois qu’il se voyaitdepuis que la terrible crise l’avait terrassé et il crut être lejouet d’un cauchemar. Il lui semblait impossible que ce fût lui, cemonstre bleu, ridicule et sinistre, plus hideux qu’un masquejaponais. Il ferma les yeux, puis les rouvrit au bout de quelquessecondes. L’affreuse tête était toujours devant lui, grimaçante etmauvaise.

Il se pinça violemment pour s’assurer qu’ilétait bien éveillé et prononça quelques mots sans suite. La glacelui renvoya le mouvement de son bras et celui de ses lèvres.

Alors, il eut peur…

D’un geste hésitant, il appuya sur un boutonélectrique et attendit, angoissé, n’osant plus regarder laglace.

Personne ne répondit.

Il ouvrit une porte et appela. Sa voix sècheet rauque se perdit dans l’obscurité. Il répéta cependant sonappel, frappant même le parquet avec une chaise. Rien ne remua dansla maison.

– Mon Dieu !… mon Dieu !…balbutia-t-il, en tremblant.

Et il s’accroupit dans un angle, recroquevillésur lui-même, s’étreignant le front à deux mains.

Maintenant, il se rendait compte de tout… Desmots prononcés à son chevet lui revenaient à l’esprit :« coloration bleue… il demeurera effrayant…épouvantable !… Pauvre garçon !… » Oui… on avait ditcela… Tout se précisait à présent dans son cerveau meurtri.

Il devina pourquoi les domestiques nerépondaient plus à son appel.

– Je leur fais peur, murmura-t-il… Euxaussi m’ont abandonné !…

Il comprit alors qu’il n’était plus qu’uneépave humaine, une chose horrible et répugnante. Et dansl’atmosphère lourde de la pièce silencieuse, il rêvaitdouloureusement, le regard morne et vague…

Chapitre 4

 

Le lendemain, quand le docteur Viardot vintrendre visite à Procas, le concierge le mit au courant.

– Monsieur est devenu fou à lier… il avoulu tuer ses gens.

– C’est impossible !…

– Je vous assure…

– Avez-vous les clefs del’appartement ?

– Les voici… mais prenez garde, monsieur…il vaudrait peut-être mieux prévenir les sergents de ville.

– C’est inutile.

– Oh ! monsieur !… méfiez-vous…il paraît qu’il est dans un état d’exaltation terrible… toute lanuit on l’a entendu bouleverser les meubles…

Le professeur Viardot monta seul et pénétradans l’appartement. Tout d’abord, il ne vit point son malade, maisil le découvrit enfin.

Il était accroupi dans un coin et semblaitdormir ; à intervalles réguliers ses épaules se levaient ets’abaissaient convulsivement et on entendait claquer ses dents.

Le docteur le toucha légèrement.

Procas tressauta comme une bête surprise, fitentendre un grognement et leva les yeux. En reconnaissant son vieilami, il essaya de se lever et s’arc-bouta des deux mains auparquet, mais il était tellement faible qu’il retomba engeignant.

Le médecin le souleva et le porta jusqu’à sachambre, puis le mit au lit, doucement, comme il eût fait d’un toutpetit enfant.

Procas le regardait avec de grands yeuxtroubles.

– C’est de la folie, mon ami… vous voulezdonc vous tuer ?

Le malade ne répondit pas. Il étreignitfortement la main du docteur et éclata en sanglots…

– Voyons… du courage !…

Mais Procas ne l’entendait déjà plus. Sapauvre tête chavirait, son esprit s’en allait à la dérive et ilprononçait des paroles incohérentes.

– Meg !… Meg !… ce seratoujours ainsi !… toujours… là… près de moi… encore plus près…toujours plus près… Meg !… Meg… oh ! comme vos petitesmains sont froides ! Regardez-moi… répondez !… c’estmoi !… vous savez bien… Meg !… ma jolie Meg !… dusoleil… que c’est beau !… des fleurs !… Meg ! desfleurs… je les veux… pourquoi les cachez-vous ?… Non… non… jene veux plus les voir… je ne veux plus… Oh ! ce portrait… ceslettres… vos yeux mentent… ils mentent… Ils mentent toujours…Est-ce vous que je vois là dans cette glace ?… Meg !…Meg !… êtes-vous morte ?… Parlez-moi… Je veux entendrevotre voix… Oh ! j’ai peur !… j’ai peur !…

Et il essaya de s’élancer hors du lit, mais ledocteur le maintint solidement.

Épuisé par l’effort, Procas demeura immobile,les lèvres frissonnantes… puis les divagations continuèrentconfuses, oppressantes.

– Ma reine… ma petite reine…regardez-moi… souriez encore… ne fuyez pas… Pourquoi mequittez-vous, Meg ?… Oh ! encore ces lettres !… etlà, sur la glace… l’affreux homme ! chassez-le, Meg !chassez-le… Jouez… jouez vite notre jolie berceuse, jouez toujours…Oh ! oui, c’est cela… jouez encore… tra la la la, la la la…tra la la… la la… la… la !…

Ce chant qui ressemblait à un râle mourutlentement sur ses lèvres, puis il s’assoupit, balançant de droiteet de gauche son affreuse figure bleue.

Le professeur Viardot s’était assis près dulit, tenant dans la sienne la main de son ami. Par instants Procasavait des frissons, sa bouche s’entr’ouvrait et il en sortait depetits gémissements aigus qui ressemblaient à la plainte d’un jeunechien.

Cet assoupissement fut d’ailleurs de courtedurée ; le malade ne tarda pas à ouvrir les yeux et parut toutétonné de trouver quelqu’un à côté de lui.

– Vous sentez-vous mieux ? demandale médecin.

– Oui. Tiens, c’est vous ! Mercivous êtes bon.

– Désirez-vous quelque chose ?

Procas eut un geste vague. Que pouvait-ildésirer ?

– Vous ne pouvez demeurer seul ici.

– C’est vrai… je me souviens… je suisseul… ils sont tous partis… ils ont peur de moi…

– Je vais vous emmener.

– Ah ! m’emmener ?

– Oui, dans une maison où j’ai des amis.Ils vous soigneront bien.

– Je leur ferai peur à eux aussi… Je faispeur à tout le monde, même à moi !

– Allons, soyez calme. Me promettez-vousde ne pas bouger de votre lit pendant que je seraiabsent ?

Procas inclina la tête.

– Je vous le promets.

– Bien. Tâchez de ne plus penser à rien.Essayez de dormir. Il n’y a que le sommeil qui puisse vous calmer,vous guérir.

– Guérir ! à quoi bon !

– Ah ! voilà que vousrecommencez !

– Non, non. Je vous écouterai. Je vaistâcher de dormir.

Le docteur alla chercher un peu d’eau dans unverre et y laissa tomber quelques gouttes d’un petit flacon qu’iltira de sa poche.

– Buvez, dit-il, cela vous calmera tout àfait.

Procas but docilement, grimaça un sourire,puis ferma les yeux et laissa retomber sa tête.

Quelques minutes après, il dormait.

Alors le professeur Viardot sortit sans bruit,referma la porte et descendit rapidement l’escalier. Une fois dansla rue, il regarda sa montre. Il était onze heures et demie. Ilavait manqué son cours.

C’était la première fois que cela luiarrivait.

**

*

À midi, une auto d’ambulance emportait lemalade rue Oudinot, dans une maison de santé où le docteur avaitretenu une chambre.

Je ne parlerai pas de la convalescence deProcas. Elle fut longue, douloureuse et coupée de fréquentesrechutes qui firent souvent craindre un brusque dénouement.

Procas retrouva cependant ses forces, et, unmatin, le docteur Viardot vint lui annoncer qu’il pouvaitsortir.

Dans ce pauvre cerveau vide, dont le reposavait fini par apaiser le feu, il se produisit alors un completrevirement. Le passé parut s’être obnubilé, la pensée un momentvacillante, redevint ce qu’elle était avant« l’événement » ; cet homme, qui désormais nepouvait plus vivre parmi les humains, avait cependant renoncé àmourir. Il partit, le cœur un peu rasséréné, la tête pleine deprojets, mais le flot ne tarda pas à renvoyer cette épave etProcas, plus découragé que jamais, échouait un soir chez son vieilami et se jetait dans ses bras en murmurant d’une voixbrisée :

– Ah ! vous auriez mieux fait de melaisser mourir ! La mort est cent fois préférable à l’atroceexistence que je mène. Je suis un objet de dégoût. On me poursuitdans la rue comme une bête malfaisante. J’en ai assez. Je veux enfinir !

Le professeur Viardot lui prit les deuxmains.

– Mon pauvre Procas, je sais combien vousdevez souffrir et quelle doit être votre torture de chaque jour. Àun autre, je conseillerais peut-être le suicide, mais, à vous, jevous ordonne de vivre, il le faut.

Et comme Procas protestait du geste, ledocteur répéta d’une voix vibrante :

– Oui… je vous ordonne de vivre,entendez-vous, car au milieu de votre détresse vous avez une amiequi ne vous abandonnera pas, qui sera votre seul soutien, et cetteamie… c’est la Science… Vous avez déjà doté votre pays deprécieuses découvertes, vous avez, dans une large mesure, augmentél’humanité… Un homme tel que vous ne peut ainsi disparaître ;il se doit à son pays… Vivez en solitaire, mais vivez avec votrepensée… Le travail fait oublier la vie. Installez-vous unlaboratoire dans quelque coin perdu, loin des regards indiscrets dela foule, cherchez, fouillez, redevenez en un mot ce que vous étiezil y a quelques mois… Dès demain, je vous chercherai une petitemaison où vous vivrez tranquille ; j’y ferai transporter vosappareils et vous verrez que vous ne tarderez pas à être repris parvotre ancienne maîtresse… celle qui ne nous trahit jamais… J’irai,d’ailleurs, vous voir de temps en temps, et vous me ferez part devos recherches. Je vous redonnerai du courage, je réchaufferaivotre énergie et je suis certain qu’avant peu vous ne regretterezpas d’avoir suivi mes conseils… On ne disparaît pas ainsi, quediable ! quand on peut faire de grandes choses, quand on sesent encore au cœur cette étincelle sacrée qui peut bouleverser lesmondes en hâtant la marche du progrès… Tant que l’on a ici-bas unetâche à remplir, on ne déserte pas son poste… ce serait unelâcheté !… Écoutez-moi bien, Procas, vous savez que je vousaime comme mon fils, que j’ai été à un moment le seul à voussoutenir contre certains confrères qui critiquaient votre méthode…Si j’ai pour vous rompu des lances, si je me suis attiré deterribles inimitiés, c’est parce que j’avais deviné en vous unhomme capable de faire faire à la science un pas de géant… Ehbien ! aujourd’hui… en souvenir de nos anciennes luttes, jevous en supplie… je vous en conjure… remettez-vous au travail etcontinuez à marcher de l’avant… Au lieu de marcher en plein soleil,vous avancerez dans l’ombre, mais qu’importe ! puisque c’estseulement le résultat que nous cherchons !… La vie n’est rienen elle-même, mon pauvre ami, c’est une étape presque toujoursdouloureuse, mais il faut savoir l’employer utilement… lui arrachertout ce qu’elle peut nous livrer, et c’est seulement à cettecondition qu’elle vaut la peine d’être vécue… Croyez-vous que j’ytienne à la vie, moi ? Non, pas le moins du monde, mais jecherche à la prolonger le plus possible, parce que je crois êtreutile et puis le devenir davantage encore.

Et, en disant ces mots, le docteur Viardotembrassa Procas avec la tendresse d’un aîné qui envoie son jeunefrère au combat.

Chapitre 5

 

Procas s’était réfugié dans la petite maisonde l’avenue du Maine. Il passait ses journées derrière les vitres àregarder. Bien qu’il s’efforçât de réagir, de se dominer, ilsentait une grande tristesse l’envahir. Le passé, tout le passé,lui revenait à l’esprit. Peut-on s’accoutumer du jour au lendemainà oublier ? Longtemps après qu’une pierre est tombée dans unlac elle laisse encore des traces de sa chute. Une vie quis’écroule est semblable à cette pierre. Procas fut plus de troissemaines avant de pouvoir reprendre ses travaux. Enfin, un jour, ilréinstalla comme il put son laboratoire. Il tira d’une boîte sonmicroscope, un excellent appareil avec revolver porte-objectif,d’un grossissement de deux mille diamètres, et l’installa devant safenêtre qui, grâce à un mur blanc, situé juste en face, recevait unéclairage intense et très régulier. Pour ses travaux de nuit (s’ilavait jamais le courage de travailler la nuit comme autrefois) ilse servirait d’une lampe à albo-carbone de Ranvier. Il monta aussiun autoclave Chamberland avec une petite chaudière cylindrique quipouvait donner une température de 120 à 125 degrés. Afin de pouvoirmaintenir ses « cultures » à une température voulue,favorable à leur développement progressif, il prépara une étuve.C’était une caisse métallique protégée contre les variations de latempérature extérieure par une enveloppe de feutre et chauffée parun brûleur. Il rangea ensuite sur des tablettes quantité de tubes àessai, de grands flacons d’Erlenmeyer, de matras Pasteur, de boîtesde Pétri, quelques bistouris, des ciseaux, des pinces, desécarteurs, des seringues de Roux, bref tout l’attirail qui luiétait nécessaire pour préparer ses « milieux » deculture, puis il se fit envoyer par le docteur Viardot uneprovision de peptone, de gélatine et aussi des tubes de gélose, ceproduit exotique qui, comme on sait, provient d’une algue del’Océan Indien, et que l’on nomme agar-agar.

Cependant, il n’avait plus le feu sacré… Cequi l’avait enthousiasmé autrefois le laissait presque froidaujourd’hui. Il allait et venait dans la pièce, indécis, hésitant àrallumer son autoclave. Quelques lignes découvertes dans un ouvrageallemand l’occupèrent, pendant huit jours, car il s’agissait d’unedécouverte assez curieuse, mais il retomba bientôt dans sonhabituelle apathie. Il s’absorbait de plus en plus en sa rêverie.Il songeait à la femme qui avait fait son malheur, et se demandaits’il n’avait pas été coupable envers elle. Il en arrivait même às’imaginer qu’il avait été un détestable mari, puisqu’il n’avaitpas su retenir celle dont il avait voulu faire sa compagne. Peu àpeu cette idée se formulait dans son esprit, de plus en plusprécise… et il s’accusait d’avoir trop négligé Meg. S’il avait sula comprendre, peut-être que la catastrophe ne se serait pasproduite, et qu’il aurait continué de vivre heureux auprès d’elle.Mais il n’avait pas su !… Et c’est pour cela que le chapitrede sa vie s’était arrêté brusquement, sans suite, sans rien !Il se sentait maintenant un pauvre être impuissant, pitoyable, etpar moment l’idée du suicide le hantait. Il y avait sur la cheminéede son laboratoire une petite fiole de cyanure de potassium, et illa regardait souvent, cette fiole. Une fois, il la prit, ladéboucha, mais le souvenir de son vieux maître lui revint àl’esprit. Il avait promis de travailler, il ne pouvait manquer à saparole. Il replaça la fiole et la masqua d’un autre flacon pour neplus l’avoir continuellement devant les yeux, mais il y songeaitsouvent, surtout la nuit, quand il ne parvenait pas à s’endormir etsentait de plus en plus s’exaspérer son mal de vivre, avec lelancinement d’une plaie que nul baume ne peut apaiser.

Il y avait des semaines où il restait desjournées entières étendu sur son divan, les yeux mi-clos, guettantles bruits de la rue, écoutant machinalement sonner les heures.Lorsque venait la nuit, il endossait son pardessus dont il relevaitle col afin de cacher son visage, se coiffait d’un chapeau defeutre aux bords rabattus, et sortait pour acheter son dîner, caril n’osait plus se risquer dans un restaurant, depuis le jour où onavait refusé de le servir dans une affreuse gargote de la rue desPlantes. Il était entré là timidement, s’était assis, mais quand lepatron avait levé le gaz et l’avait aperçu, il lui avait, sans unmot, fait signe de sortir. Et Procas s’en était allé comme un chiengaleux que l’on chasse. Aussi maintenant attendait-il qu’il fîtnuit pour se glisser, en rasant les murailles, jusqu’à l’angle dela rue Gassendi. Il y avait là une petite échoppe où une vieillefemme que l’on appelait « Maman Mélie », vendait despommes de terre frites, des saucisses et des poissons cuits dans lamême graisse. La première fois qu’elle avait vu Procas, ellel’avait, dans le demi-jour, pris pour un nègre. « Tiens, monvieux Sidi, en v’là pour quinze sous. » Et elle avait, avec salouche, versé dans un cornet de papier jaune des saucissesbouillantes. Procas avait payé, sans mot dire, et depuis ilrevenait, chaque soir, chercher sa maigre pitance. Maman Mélieavait pitié de lui (car c’était une brave femme) et le servaittoujours copieusement. Toutefois, elle avouait à ses clients que ceSidi lui faisait peur et qu’elle n’osait pas le regarder.« J’ai jamais vu un monstre pareil, disait-elle. Sûr que c’estpas naturel une figure comme ça. Si vaudrait pas mieux êtremort ! » Et chacun était de son avis. Oui, cet homme-làétait vraiment trop répugnant.

Bientôt des curieux attendirent Procas et lesscènes qu’il avait eu tant de peine à éviter recommencèrent. On leguettait, et quand il faisait son apparition c’étaient desquolibets et des insultes… Souventes fois, le pauvre homme dutrentrer chez lui sans rapporter son maigre repas. Un soir, ilessaya de parler à la foule, d’implorer sa pitié ; ses parolesfurent accueillies par des éclats de rire, et il dut fuir, honteuxet découragé…

Rentré chez lui, il s’assit devant sa table etse mit à pleurer. Il comprenait que jamais il ne remonterait lecourant et que sa vie serait une perpétuelle douleur. Peut-êtreparmi ceux qui le huaient dans la rue, s’en trouvait-il qui eussentété accessibles à un bon mouvement, mais ils se laissaient dominerpar les autres. La foule est facilement influençable. Il suffitd’un homme pour l’entraîner vers le bien ou vers le mal. Un soir,cependant, Procas plus irrité que jamais voulut tenir tête à cesméchantes gens, mais peu s’en fallut qu’on ne l’écharpât. Dès lors,il passa pour un fou furieux, et des bourgeois timorés demandèrentson internement.

Il avait espéré qu’un jour ou l’autrel’apaisement se ferait peut-être autour de lui, mais il se rendaitcompte maintenant que ses ennemis ne désarmeraient pas desitôt.

Il recevait de temps à autre la visite duprofesseur Viardot qui l’interrogeait sur ses travaux, luisuggérait des idées, le tenait au courant des récentescommunications faites à l’Académie de médecine, et cesconversations réconfortaient un peu le pauvre Procas. Il sortait desa léthargie, promettait de se remettre au travail, mais quand ilse retrouvait seul dans sa maison froide, de nouveau ledécouragement s’emparait de lui, et il se sentait plus désabusé quejamais.

Si encore il avait eu quelqu’un auprès de lui,un être vivant qu’il aurait entendu aller et venir, à qui il auraitpu adresser la parole, peut-être eût-il repris goût à la vie, maisjusqu’alors personne n’avait consenti à rester à son service. Unefemme de ménage, que maman Mélie lui avait envoyée, était venuependant une semaine, puis s’était fait payer ses gages, et n’avaitplus reparu. À ceux qui l’interrogeaient, elle répondaitinvariablement : « Ce n’est peut-être pas un méchanthomme, mais il me faisait peur ; rien qu’à voir ses yeuxjaunes, j’en avais le frisson. » Il s’était alors souvenu d’ungarçon de laboratoire qu’il avait employé autrefois, et lui avaitécrit. Aristide (c’était le nom de ce garçon) s’était présenté unmatin, et avait consenti à rester chez Procas, mais Aristide étaitun alcoolique invétéré. Quand il était ivre, il bouleversait toutdans la maison, cassait les cornues, les matras, et injuriait sonmaître. Procas dut le congédier ; il y eut scandale, un agentfut obligé d’intervenir et le bruit courut dans le quartier que« l’homme à la figure bleue » avait voulu tuer sondomestique.

Procas en fut de nouveau réduit à vivre seul.Alors une véritable apathie, un épuisement graduel de sa personne,des crises fréquentes s’emparèrent de lui, et il baissa à vued’œil.

Le professeur Viardot essayait pourtant de luiredonner du courage :

– Voyons, Procas, remettez-vous autravail…

– À quoi bon ?

– Il le faut… Je le veux… Je le veux.Entendez-vous ?

Devant ce ton impératif, le malade semblait seranimer ; il promettait, jurait qu’il allait rallumer sonautoclave, mais dès que le professeur était parti, il retombaitdans un morne abattement.

Rien ne l’intéressait ; une indifférencepour tout ce qui touche aux choses de la vie s’était décidémentancrée en lui. Le monde extérieur n’existait plus ; iléprouvait maintenant pour l’humanité un profond dégoût et n’enviaitplus qu’une chose : l’heure de la sérénité suprême !

**

*

Cependant dans le quartier, on avait fini, àla longue, par ne plus faire attention à lui. On s’était presquehabitué à le voir, et il arriva même que deux ou trois personneslui adressèrent la parole. Le soir, il pouvait sortir pour allerchercher sa nourriture, sans être insulté comme devant.

L’apaisement se faisait. Sans doute avait-oncompris combien il était cruel de persécuter un pauvre êtreinoffensif. La foule a de ces revirements et se sent parfois prisede pitié pour ses victimes.

Procas fut d’abord surpris ; il demeuraun moment hébété, comme un homme qui, après avoir longtemps vécudans les ténèbres, revoit soudain la lumière. Puis il reprit peu àpeu confiance. Une visite du professeur Viardot acheva de leréconforter ; le brouillard au milieu duquel il vivait, depuisdes mois, finit par se dissiper ; il revit plus nettement leschoses, mit un peu d’ordre dans son laboratoire, examina ses tubes,nettoya les verres de ses microscopes et prépara son étuve.

Le bactériologiste renaissait… et quand sonvieux maître revint le voir, il le trouva penché sur ses plaques degélatine.

Chapitre 6

 

Procas s’était remis au travail… Il avaitpresque oublié qu’il était un pauvre homme condamné à vivre seul,comme un lépreux, et dans la petite pièce où flottait une odeur degaz et de collodion, il « ensemençait ses bacilles ». Lesjournées qui, naguère encore, lui paraissaient interminables,s’écoulaient si vite à présent qu’il oubliait parfois d’aller rueGassendi. Il se contentait alors de croquer une croûte de pain, ets’installait de nouveau devant sa table. En feuilletant un vieuxmanuscrit qui contenait la relation d’un de ses voyages dansl’Inde, il avait retrouvé toute une étude sur le bacille de lapeste, et il avait repris avec ardeur ses travaux interrompus. Leprofesseur Viardot, étonné de le voir si actif après une longuepériode de dépression, l’aidait de ses conseils et venaitmaintenant presque tous les jours.

C’étaient alors entre eux de longuesdiscussions ; Procas s’animait comme autrefois, à la Sorbonne,soutenait telle ou telle théorie, citait des textes, et son vieuxmaître l’écoutait, ravi de le retrouver tel qu’il l’avaitconnu.

Mais, pendant que Procas reprenait goût autravail, des événements se préparaient qui allaient encore une foisbouleverser sa vie. C’est souvent à l’heure où l’on se reprend àespérer que survient la catastrophe. Un matin, il reçut la visitedu commissaire de police, accompagné de son secrétaire. Lemagistrat avait une mine sévère, et semblait embarrassé… Il regardaProcas, jeta un coup d’œil dans la pièce, puis :

– Monsieur, dit-il, des plaintes me sontparvenues de divers côtés…

– Des plaintes ?

– Oui… et mon devoir est de faire uneenquête…

– De quoi s’agit-il, monsieur ? Jeme demande ce que l’on peut me reprocher.

Et Procas montra la porte de son laboratoireoù ronflait l’autoclave…

– Vous voyez, dit-il. Je me livre à desrecherches. Je m’occupe de bactériologie… Ne pouvant plusfréquenter le monde, à cause de ma maladie… je tâche d’oublier… entravaillant…

– Vous avez autrefois professé à laSorbonne ?

– Oui…

– Vous ne recevez jamais devisites ?

– Je ne vois que le docteur Viardot, monmaître… J’étais découragé, et je songeais à m’évader del’existence… Il m’a remonté, m’a redonné de l’énergie, et, vous levoyez, j’ai repris mes travaux.

Le commissaire regardait de tous côtés :ses yeux s’arrêtèrent sur l’autoclave, sur l’étuve, et sur lagrande table où s’entassaient de petites lamelles de verre.

– Vous ne sortez jamais ?

– Jamais, monsieur… excepté pour allerfaire quelques provisions dans le quartier, mais je ne vais jamaisbien loin…

Pendant que parlait Procas le secrétaire ducommissaire avait ouvert un placard et en inspectait les tablettes.Il ouvrit aussi un grand coffre de bois où le savant serrait sesmanuscrits.

– Voyons, monsieur, murmura Procas, dequoi m’accuse-t-on ?

Le commissaire ne répondit pas à cettequestion ; il se contenta de demander :

– Vous avez plusieurs pièces ?

– Oui, quatre… celle qui me sert decabinet de travail, cette cuisine que j’ai convertie enlaboratoire, et deux chambres au premier étage…

– Bien. Montons au premier.

– C’est donc une perquisition ?

– Oui, monsieur, et j’agis en vertu d’unmandat du procureur de la République.

– Inspectez tout, monsieur, dit Procas,dont la voix tremblait, mais j’avoue que votre visite me surprend.Que peut-on me reprocher ? Ma vie est nette. Si l’on a déposéune plainte contre moi, elle ne peut provenir que d’ennemis, carj’ai des ennemis. Je suis un objet d’horreur et peut-êtrevoudrait-on me voir quitter ce quartier. Pourtant, je ne fais demal à personne, je suis un malheureux qu’une affreuse maladie adéfiguré. Au lieu d’avoir pitié de moi, on me hait, parce que jefais peur aux enfants. Mais je vous l’ai déjà dit, je ne sors quela nuit et je dissimule mon visage autant que je le puis.

Cela avait été dit d’un ton si triste que lecommissaire eut un regard de pitié pour cet homme au masquedouloureux, lamentable sous son vieux costume noir devenu troplarge pour sa maigre personne.

– S’il me faut un répondant, continuaProcas, vous pouvez interroger le docteur Viardot, 12, rue deSèvres. Il vous dira qui je suis, car il me connaît, lui. Il saitquelle a été ma vie, depuis le jour où j’ai été contraint dem’isoler dans cette maison. J’ai derrière moi, monsieur, tout unpassé d’honneur. Mes anciens confrères pourront, au besoin,témoigner…

– Je suis fixé. Excusez-moi, mais ladémarche que je viens de faire, j’étais forcé de l’accomplir. Jevais, croyez-le, adresser à mes chefs un rapport où je démontrerail’inanité de l’accusation portée contre vous.

– Mais, cette accusation, monsieur,pourrait-on la connaître ?

– Dans ces sortes d’affaires il y atoujours une grande part d’exagération et nous sommes habitués àn’attacher qu’une importance médiocre aux dénonciations qui nousparviennent chaque jour. La plupart du temps nous les négligeons,mais il est des cas où nous sommes obligés de « suivre »,ne serait-ce que pour donner satisfaction à l’opinion publique.Rassurez-vous, cela s’arrêtera là et vous vivrez en paix. Continuezvos recherches. Je comprends que seul le travail puisse vous fairetout oublier et je m’excuse d’être venu vous troubler. Mais nousdevons parfois accomplir de bien pénibles missions.

Et ce disant, le magistrat apitoyé serrait lamain de Procas. C’était la première fois depuis longtemps quequelqu’un lui serrait la main (quelqu’un qui lui était étranger) etil éprouva à ce contact une émotion singulière. Il se crut revenu àla vie normale, oublia pour un instant sa douleur. Il reconduisitle commissaire et son secrétaire jusqu’à la porte, et tel était sontrouble qu’il oublia de poser encore la question qui cependant luibrûlait les lèvres.

Quand les visiteurs furent partis il demeuraimmobile, près de la fenêtre, se demandant de quoi on avait bien pul’accuser. Il vit, dans la rue, des gens qui discutaient avecanimation et tournaient de temps à autre les yeux du côté de sademeure. Il laissa retomber le rideau qu’il avait soulevé et passadans son laboratoire. Bien que les paroles du commissaire l’eussentun moment rassuré, maintenant qu’il était seul, livré à ses proprespensées, il se sentait envahi par une inquiétude étrange. Ilfallait tout de même que l’accusation fût grave puisque l’on étaitvenu perquisitionner chez lui comme chez un malfaiteur. Ses ennemisn’avaient donc pas désarmé ? Et lui qui se croyait maintenantsi tranquille… « On m’accuse peut-être de faire de la faussemonnaie », pensa-t-il.

Et un pâle sourire effleura ses lèvres.

Dans l’après-midi, il attendit en vain lavisite du professeur Viardot qui, depuis une semaine, venait tousles jours, pour suivre ses travaux. Vers le soir, un pneumatiquelui apprenait que son vieux maître était malade. Il eut un momentl’idée de se rendre rue de Sèvres, mais il résolut d’attendre. Cen’était peut-être qu’une légère indisposition. Et puis, à vraidire, il n’osait se présenter dans cette maison où il avait étéreçu autrefois, quand il était un homme comme les autres. Ilcomprenait qu’à présent, quoi qu’il arrivât, il ne pouvait plusquitter sa tanière. Il y a des malheureux qui, à la longue,finissent par oublier leurs infirmités, mais Procas se rendaitcompte, lui, de son état. Sa vie devait s’achever là, dans cettemasure misérable, loin du monde, loin de tout ce qui lui avait étécher. Pourtant, une fois, il avait eu la nostalgie de la grandeville. Il avait voulu revoir les quartiers où il avait vécuheureux, plein de rêves et d’illusions, et, à la nuit tombante, ilavait pris un taxi, s’était fait conduire rue des Écoles, en facedu Collège de France, puis rue Soufflot, devant son anciennedemeure. L’appartement qu’il occupait autrefois, au deuxième étage,était loué maintenant. Les quatre fenêtres qui donnaient sur la rueétaient éclairées. Des ombres allaient et venaient derrière lesrideaux de tulle. Alors tout le passé remonta en lui et il fonditen larmes.

Il passa une nuit affreuse et fut longtemps àse remettre de l’émotion qu’il avait éprouvée.

Il y a des souvenirs qu’il ne faut pointentretenir en soi, car semblables à une plaie qui commence à secicatriser, ils deviennent plus cuisants, si l’on enlève lepansement d’oubli qui les recouvre.

Chapitre 7

 

Il ignorait toujours pourquoi le commissaireétait venu chez lui. Tout en travaillant, il songeait à cettevisite, et se reprochait de ne pas avoir exigé d’explications.

Le pauvre garçon ne se doutait pas qu’à laminute où il croyait enfin la paix revenue, une sourde rumeurgrondait dans le quartier. Des groupes se formaient çà et là, ondiscutait sur le pas des portes, et c’était, à l’adresse de celuiqu’on appelait le « monstre », un concert demalédictions.

Depuis un mois environ, on avait fini par neplus faire attention à lui, lorsqu’il sortait pour se rendre, rueGassendi, à l’échoppe de Maman Mélie. Les gens s’étaient mêmehabitués à coudoyer l’être répugnant qui, le soir, tel qu’unhorrible fantôme, rasait timidement les maisons, recherchant lescoins d’ombre, hâtant le pas lorsqu’il passait sous la lueur d’unréverbère. Le sentiment d’horreur et de dégoût qu’il avait inspirétout d’abord s’était atténué peu à peu, et il entendait parfois surson passage quelques mots de pitié. On commençait à le plaindre,quand un événement était venu brusquement bouleverser les esprits.L’enfant d’une mercière de la rue Liancourt, un gamin de dix ans,avait disparu subitement, il y avait déjà huit jours de cela, etmalgré toutes les recherches, était demeuré introuvable. On avaitcru d’abord à une fugue, le petit étant d’humeur vagabonde, maisles commérages aidant, le mot de crime avait été prononcé. Ladernière fois que l’on avait aperçu l’enfant, il jouait, à latombée de la nuit, au coin du passage Tenaille et de l’avenue duMaine, juste en face de la maison du « monstre ». Lessoupçons se portèrent immédiatement sur Procas. Des gens s’étaientimprovisés détectives, et postés, le soir, devant ses fenêtres,écoutaient ce qui se passait à l’intérieur. Par la fente d’unvolet, on avait aperçu un appareil étrange, semblable à unechaudière dont on entendait le sourd ronronnement.

Une flamme sinistre, de couleur bleuescintillait sous cette chaudière devant laquelle se penchaitparfois la maigre silhouette de Procas. À quelle besognemystérieuse se livrait-il ? À quoi pouvait bien servir cerécipient qui ressemblait à un percolateur ?… Les curieuxdistinguèrent aussi une grande table de bois sur laquelletraînaient des outils bizarres, luisants comme des couteaux.Quelqu’un affirmait même avoir vu du sang sur le parquet. C’étaitplus qu’il n’en fallait pour surexciter l’imagination de genssimples, et le bruit se répandit avec la rapidité d’une traînée depoudre que le « monstre » avait enlevé l’enfant, l’avaitdépecé, puis brûlé dans sa chaudière. Les dénonciations affluèrentau commissariat de la rue Sarrette, et des gens vinrent déposersous la foi du serment, avec cette exagération que mettent toujoursdans leurs témoignages ceux qui s’adressent à la justice. C’estalors que le commissaire, pour donner satisfaction à l’opinionpublique, s’était fait délivrer par le Parquet un mandat deperquisition.

Pendant qu’il était chez Procas, les curieuxmassés sur le trottoir attendaient anxieusement le résultat de laperquisition. Ils étaient tous persuadés que l’on allait arrêter le« monstre », aussi furent-ils désappointés quand ilsvirent reparaître seuls le magistrat et son secrétaire.Quelques-uns se risquèrent à les interroger, avant qu’ilsremontassent en voiture, mais n’obtinrent que des réponses vaguesqu’ils interprétèrent aussitôt dans un sens favorable à leurthèse.

Ce qui surprit, cependant, ce fut de voir quel’on n’établissait aucune surveillance aux abords de la maison dupassage Tenaille. Des voisins se promirent d’épier le« monstre » et n’y manquèrent point. Quand il sortait, ilétait « filé » par le fils du boucher, une brute épaisse,ivre la plupart du temps, ou par un cordonnier du nom de « Batd’Af » qui répétait à tout venant : « Craignezrien…, s’il veut se faire la paire, j’lui tombe su’l’rab, etcomment !… »

Procas se demandait avec angoisse pourquoi cesgens, qui avaient fini par ne plus faire attention à lui, leregardaient maintenant avec des yeux de fauves. Il eût voulu leurparler, mais une crainte le retenait… D’ailleurs que leur eût-ildit ? Et puis, vivant depuis longtemps déjà dans la solitude,il avait perdu l’habitude de la parole. De plus, avec la maladie,sa voix était devenue faible et sans timbre ; quand il parlaitla respiration lui manquait, et il était obligé de s’y reprendre àdeux fois pour achever la phrase commencée. Sous l’empire del’émotion, il avait des étouffements, des quintes de toux suiviesquelquefois de véritables crises épileptiformes. Il lui arrivait dedemeurer prostré sur son divan, pendant des heures, haletant,suffoquant presque, terrassé par la dyspnée. Il ne se dissimulaitpas qu’il serait un jour ou l’autre emporté par une de ces crises,mais il ne s’en effrayait pas, car il s’était habitué à l’idée dela mort. Pourtant il y avait des jours où il souhaitait de vivrequelques mois encore afin de parachever une étude sur les microbessaprophytes à laquelle il travaillait, avant le malheur qui avaitbouleversé sa vie, et qu’il avait reprise sur les conseils de sonami, le professeur Viardot. Un savant danois avait récemment publiéun travail sur les saprophytes, mais ce travail était incomplet,les conclusions par trop incertaines, et Procas entendait démontrerque son confrère étranger n’avait fait que reprendre, en lesamplifiant, les théories de Schlumberger condamnées parDujardin-Beaumetz. Lui, Procas, était sur le chemin d’unedécouverte, une découverte à laquelle il laisserait son nom, et quiprofiterait à la science. Ce n’était point la vanité qui leguidait, mais le seul désir de faire œuvre utile. Chaque jour, ilmettait dans son étuve des tubes ensemencés, les ensemençait denouveau et obtenait peu à peu des résultats différents. Il eûtvoulu tenir son vieux maître au courant de ses recherches, mais leprofesseur Viardot était toujours malade. Procas avait reçu de luideux billets, puis plus rien. Il avait voulu téléphoner, mais aubureau de poste où il s’était présenté, il avait été accueilli detelle façon qu’il avait dû se retirer. Alors, un soir, il avaitpris un taxi et s’était fait conduire rue de Sèvres. N’osantpénétrer chez le concierge, il avait envoyé le chauffeur pour avoirdes nouvelles.

Quelques minutes après, l’hommerevenait :

– Le docteur est mort il y a quatrejours… On l’a enterré hier.

Procas jeta son adresse d’une voix tremblante,et fondit en larmes. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur sondivan, terrassé par la douleur. Ainsi, maintenant il était seul aumonde. Nul ami à qui confier sa peine. La solitude, la froidesolitude ! Quelle raison de vivre avait-il maintenant ?Pendant deux jours et deux nuits, il n’eut pour ainsi dire plusconscience de ce qui se passait autour de lui. Enfin la bête repritle dessus et il s’aperçut qu’il avait faim. Il faisait nuit. Ilsortit. Devant sa porte des gens étaient assemblés. Quand il parut,des cris de haine l’accueillirent ; un grand murmures’éleva.

Procas regarda autour de lui.

– Voyons, mes amis, dit-il, que vousai-je fait ?

– Assassin ! clama une femme, ens’avançant vers lui, le poing tendu.

– Misérable ! grogna un homme.Ah ! tu demandes ce que tu as fait ?

– Il en a un aplomb ! dit unautre.

La foule grossissait.

Procas, comprenant qu’il était impossible defaire entendre raison à ces furieux, eut un haussement d’épaules etse mit en marche, hâtant le pas. Mais on le suivit. Derrière luipleuvaient les menaces et les malédictions. Et c’étaient les femmesqui se montraient le plus excitées. Procas continuait son chemin,rasant les murailles. Quand il eut acheté son modeste repas, ilrevint précipitamment, mais au coin de la rue Liancourt, des gensse jetèrent sur lui, le bousculèrent. Malgré sa maladie, Procasétait resté assez vigoureux ; il se débattit furieusement,parvint à se dégager et s’enfuit, poursuivi par une bande hurlante.Arrivé devant sa porte, il tira sa clef, chercha en tâtonnant laserrure, et au moment où il allait ouvrir, deux yeux se fixèrentsur lui, deux yeux dans lesquels il y avait de l’étonnement et dela bonté. C’était un chien, un pauvre chien tout crotté, pitoyableet frissonnant, qui semblait lui dire, comme le chien deBaudelaire : « Prends-moi avec toi et de nos deux misèresnous ferons peut-être une espèce de bonheur. »

Procas se sentit ému par ce regard qui étaitle reflet d’une âme inférieure sans doute, mais d’une âme douce etbonne, ignorante des humaines hypocrisies. Il laissa entrerl’animal qui, transi, grelottant, lui lécha la main et alla secoucher dans le laboratoire, devant l’autoclave qui répandait dansla pièce une chaleur douce.

Au dehors, les cris redoublaient ; despierres vinrent s’abattre dans les volets. Procas se demandait avecangoisse si l’on n’allait pas enfoncer la porte et envahir samaison, quand une grosse voix, la voix autoritaire d’un sergent deville, lança à deux reprises un « circulez »retentissant. Il y eut des protestations, une discussion s’engagea,puis le bruit mourut dans le lointain.

Alors Procas, après s’être assuré que lesfenêtres étaient bien fermées, alla s’asseoir devant une petitetable, y étala son modeste dîner, puis siffla le chien qui vint,tout frétillant, se coucher à ses pieds.

Chapitre 8

 

Il y a parfois, à travers la vie, desrencontres qui encouragent et raniment. Un chien remplaçaitmaintenant pour Procas l’humanité tout entière. L’âme d’un homme etcelle d’une bête se fondaient en une affection réciproque. Ilfallait une amitié à cet homme que poursuivait la haine de lafoule. Le hasard lui avait envoyé un chien.

Procas se souvint alors qu’il avait étéautrefois un farouche vivisectionniste, qu’il avait tué nombre dechiens pour tâcher de saisir sur leurs pauvres corps frémissantsles mystères de la vie, et cela afin de combattre les maux de sonprochain. Il revoyait maintenant, comme s’il ne l’avait quittée quela veille, la grande salle aux murs blancs où de pauvres bêtes,envoyées par la Fourrière, agonisaient, ligotées sur des planchesou des chevalets, dépouillées, sanglantes, poussant de petitsjappements plaintifs ou des hurlements de douleur. Cela lui fendaitle cœur. Il lui semblait impossible qu’il eût pu froidementdécouper vivantes des bêtes qui sentent, quoi qu’en ait ditMalebranche. Et sa pensée se reportait, malgré lui, vers un pauvrepetit chien blanc qu’il avait torturé pendant près de quinze jours.Il revoyait le regard suppliant de cette bête, dont la mort nevoulait pas et à laquelle il enlevait chaque jour, avec une froideimpassibilité, des lambeaux de chair, des muscles, des tendons. Illui avait aussi enlevé un œil, ce qui faisait dans la tête dupauvre animal un grand trou rouge par lequel on apercevait les os.Il se rappelait encore un autre chien qu’il avait tenu cloué surune table, les pattes écartées, après lui avoir fait au flanc unelarge incision dans laquelle il avait placé un robinet d’argent. Ilavait été un tortionnaire de bêtes, un bourreau, presque sansnécessité, un peu par habitude et parce qu’il croyait que lavivisection était très commode pour expliquer certains phénomènesphysiologiques, réfuter tel ou tel argument, faire preuve d’unsavoir que nul ne contestait.

Il avait sacrifié, pour le soi-disant bien del’humanité, de pauvres créatures et cette humanité qu’il aimaitalors par-dessus tout, c’était elle qui, aujourd’hui, le faisaitmourir à petit feu, tandis que la bête, sœur des sacrifiéesd’autrefois, le consolait dans sa solitude de l’injustice deshommes. Après avoir disséqué sur le mort, il avait disséqué sur levif pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties cachéesde pauvres organismes. Sans la vivisection, avait-il coutume derépéter (peut-être pour son excuse), il n’y a pas de physiologie,de médecine scientifiques possibles et, suivant les paroles deClaude Bernard, il estimait « qu’il fallait voir mourir ungrand nombre d’animaux, parce que les mécanismes de la vie nepeuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance desmécanismes de la mort ».

Et il tuait sans compter, persuadé que l’onpouvait conclure de l’animal à l’homme, bien que, dans nombre decas (et cela a été démontré), les effets de certains poisonsd’ordre psychique tels que la morphine, la cocaïne etl’atropine neproduisent point sur les animaux les mêmes effets que sur les êtreshumains.

Et c’est à tout cela qu’il songeaitmaintenant, en regardant les bons yeux de l’animal qu’il avaitrecueilli. L’intelligence des bêtes l’avait peu préoccupéjusqu’alors ; il les considérait surtout comme des machinesanimées, des automates aux mouvements bien réglés, mais ne serendant que vaguement compte de leurs actes. À présent ilreconnaissait son erreur et s’indignait même de la cruauté deMalebranche. Comment, se disait-il en lui-même, ce philosophea-t-il pu prétendre que les bêtes ne sentent pas ? L’animaln’est-il point organisé de la même manière que l’homme ?N’a-t-il pas les mêmes sens, le même système nerveux ? Nedonne-t-il pas les mêmes signes des impressions reçues ?Pourquoi le cri de l’animal n’exprimerait-il pas la douleur aussibien que le cri de l’enfant ? Lorsque l’homme n’est pointperverti par l’habitude, par la cruauté, il ne peut voir lessouffrances des bêtes sans souffrir également, preuve manifestequ’il y a quelque chose de commun entre elles et nous, car lasympathie est toujours en raison de la similitude.

Procas avait honte de ce qu’il avait faitautrefois. Et il caressait le chien, lui prodiguait des parolesaffectueuses, comme s’il eût voulu se faire pardonner ses crimes delaboratoire.

L’animal dont il avait fait son compagnonétait de la race des barbets. Son pelage gris avait cette couleurterne des bêtes qui n’ont pas été soignées. Une de ses pattes, ladroite, était déformée, légèrement tordue en dedans. Sur le dos sevoyait une longue cicatrice, provenant de quelque coup de bâtonrécent.

Il avait eu naguère un collier, car les poilsde son cou en avaient gardé la trace ; mais sans doute le luiavait-on enlevé pour qu’un passant charitable ne pût le ramener àson propriétaire. Et le pauvre animal avait dû errer longtemps dansles rues, à en juger par la boue dont son ventre et ses pattesétaient maculées. Pourchassé, affolé, lapidé, il avait dû courirlongtemps droit devant lui, évitant les hommes ses bourreaux, netrouvant un peu de tranquillité que lorsque venait le soir, et seremettant à trotter, dès que les boueux venaient enlever lesordures où il cherchait sa vie. Quel instinct l’avait guidé versProcas ?… Comment ce chien rendu à demi-sauvage par laméchanceté des hommes, s’était-il enhardi jusqu’à implorer l’aided’un inconnu qui, semblable aux autres, pouvait le recevoir à coupsde pied avec cette phrase qu’il avait entendue tant de fois :« Tiens, sale bête !… » D’où venait la confiance del’animal abandonné pour un être humain aussi malheureux quelui ? Est-ce qu’il y aurait, entre les êtres qui souffrent,une affinité mystérieuse ?

**

*

Procas qui, depuis des mois, ne proférait plusune parole, parlait maintenant à son chien, comme s’il avait eu enface de lui un confident capable de le comprendre. Il lui avaitdonné un nom : il l’appelait « Mami » (simplediminutif de mon ami) et c’était bien un ami, en effet, qu’il avaitmaintenant près de lui.

Peu à peu Mami se transforma ; ses poils,qui tombaient auparavant en longues mèches sales, devinrent propreset luisants. Dans ses grands yeux tristes, de vrais yeux humains,brillait maintenant une petite flamme. À la voix de Procas, il secouchait sur le dos et jappait doucement. Toutefois, dans lespremiers temps, il demeurait un peu craintif. Chaque caresse étaitpour lui une surprise ; mais peu à peu il se familiarisa avecson nouveau maître.

Procas lui avait fait un lit avec de vieillescouvertures, dans un petit recoin proche de l’étuve. Il régnait làune douce chaleur, et Mami reposait avec béatitude pendant que lepauvre savant travaillait, courbé sur sa table-établi oùs’étageaient de gros volumes et des lamelles de verre protégées pardes étuis de bois.

Et il rêvait sans doute, le bon chien, car parinstants il était agité d’un brusque sursaut, dressait la tête etla laissait retomber avec un petit grognement de satisfaction.Peut-être lui arrivait-il de revivre, en dormant, les heuresdouloureuses de son existence de vagabond, quand il filait, laqueue entre les jambes, criblé de pierres par les enfants, à larecherche d’un endroit où il pût lécher ses plaies et sesblessures, loin de ses ennemis, dans l’ombre protectrice de lanuit.

Cependant, il ne dormait que d’un œil. Dès queProcas faisait un mouvement, il le regardait et ne s’assoupissaitde nouveau que lorsqu’il le voyait penché sur ses livres. Procasétait absorbé maintenant par une nouvelle découverte, et oubliaitsouvent l’heure des repas. Grâce à sa sobriété acquise au cours delongues journées de vie errante et affamée, Mami mangeait peu. Unecroûte de pain, un os à ronger, quelques maigres déchets denourriture et il était satisfait. D’ailleurs, que pouvait-ildésirer de plus ? Il avait un nom, il appartenait à un maîtrequi ne le rudoyait point. N’était-ce pas suffisant pour le bonheurd’un chien ?

Il eût voulu demeurer continuellement blottidans son recoin, sous la douce chaleur de l’étuve, aussi quandProcas s’apprêtait à sortir se montrait-il tout inquiet. La ruel’effrayait. Une fois dehors, il marchait craintivement sur lestalons de Procas, les oreilles basses, le museau à ras du sol,jetant un regard apeuré de côté et d’autre, comme s’il s’attendaità voir surgir tout à coup ses ennemis d’autrefois. Les enfantssurtout lui faisaient peur, et s’il en apercevait un il se serraitcontre son maître. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’onreprenait le chemin de la maison. Dès que Procas avait ouvert laporte, il s’engouffrait rapidement dans le vestibule, et se mettaità sauter en jappant, comme pour dire : « À présent, mevoilà tranquille ; les méchantes gens qui m’ont tant faitsouffrir ne viendront pas me chercher ici… »

Pour Mami, tout passant était un ennemi. S’ilentendait du bruit dans la rue, il grognait sourdement jusqu’à ceque Procas l’eût rassuré. Alors, il lui léchait la main, frétillaitet allait se coucher près de l’étuve, le museau sur ses pattes,l’œil demi-clos, attentif au moindre mouvement de son grand ami quilui parlait de temps à autre, d’une voix douce, comme on parle à untout petit enfant…

Chapitre 9

 

Le pauvre savant avait retrouvé un peu detranquillité ; il recommençait à s’habituer à la vie. Tout entravaillant, il tenait de longues conversations à son chien.

Il ne se sentait plus seul ; un êtrevivant allait et venait autour de lui, animait la maison. Quand ilavait ensemencé ses bouillons de culture et qu’il les avaitdisposés dans son étuve, il s’asseyait sur son divan et lisait. Ilrecevait régulièrement des revues scientifiques qu’il ne manquaitjamais de parcourir. En général elles l’intéressaient peu ; iln’y trouvait que des communications banales ou des étudesembryonnaires sur des sujets tant soit peu fantaisistes. Par-cipar-là, cependant, son attention était retenue par l’annonce d’unedécouverte ou quelque expérience de laboratoire faite par un savantétranger, qui ne livrait de ses recherches que des détailsincomplets, exempts de formules et de précisions. Un jour,cependant, il eut, en lisant une de ces communications, unmouvement de colère. Un bactériologiste anglais s’attribuait, dansun long article, tout le mérite d’une découverte sur le Proteusvulgaris. Or, c’était Procas qui, le premier, avait démontréla puissance nocive de ce bacille, qu’il avait cultivé avec succèsdeux années auparavant. Cela avait même fait l’objet d’un de sescours, à la Sorbonne, et le docteur Roux l’avait, à cette époque,vivement félicité. Le plagiat était flagrant et Procas, sous lecoup de l’indignation, s’était mis aussitôt à rédiger uneprotestation dans laquelle il prenait violemment à partie celui quiavait eu l’impudence de s’attribuer son propre travail. Il couvritde sa petite écriture dix grandes feuilles de papier, mais, aumoment d’envoyer sa protestation, il se dit : À quoibon ?

Était-il donc utile d’appeler de nouveau surlui l’attention de ses confrères, de réveiller les jalousies quicouvaient sous la cendre ? Et il se rappela les paroles de sonvieux maître, le professeur Viardot : « Travaillez dansl’ombre, sans souci du monde extérieur. Notre vie à nous autressavants ne nous appartient pas : elle est àl’humanité. »

L’exaltation de Procas tomba tout à coup. Ileut un sourire désabusé et jeta au feu sa lettre. Néanmoins, bienqu’il eût renoncé à la gloire, qu’il ne pouvait plus recueillir deson vivant, il éprouva une amère tristesse, à la pensée qu’un autreallait peut-être bénéficier de son travail, à lui, Procas.Ah ! s’il avait été comme autrefois, s’il avait pu se montrer,parler en public, avec quelle joie il eût cloué au pilori ce savantanglais sans scrupules, ce spoliateur sans vergogne, qui pillaitles modestes travailleurs ! Pour épancher sa bile, ildiscourait, en se promenant de long en large, la face tournée versdes auditeurs invisibles, semant dans le vide des paroles inutiles,s’exaltant, enflant la voix, au grand effroi du pauvre Mami quis’imaginait sans doute que ces imprécations s’adressaient àlui ; il regardait Procas avec de grands yeux effarés, n’osantpoint bouger de sa place, s’attendant peut-être à se voir chassé decette maison où il se trouvait si bien, après tant de journées demisère. Il ne fut complètement rassuré que lorsque son maître sepencha vers lui pour le caresser.

Ce fut ensuite le calme. Procas se remit autravail, mais il était dit que le malheureux ne pourrait pointvivre en paix dans son ermitage. La haine de ses voisins quicouvait toujours, depuis cette mystérieuse histoire de disparitiond’enfant, s’était réveillée de plus belle.

Après la visite du commissaire, les genss’étaient tenus cois pendant quelques jours, mais dans lesboutiques, dans les ateliers, les commentaires allaient leur train.Tout le monde était persuadé que le petit Maurice (c’était leprénom du fils de la mercière) avait été enlevé par le« monstre » et que celui-ci, après avoir assouvi surl’enfant une passion bestiale, l’avait coupé en morceaux et brûlédans sa « cuisinière ». Comme il arrive toujours enpareil cas, le nombre des accusateurs grossissait chaque jour. Lesuns prétendaient avoir vu, quelques instants avant sa disparition,le petit Maurice jouant devant la porte de Procas. Les autresaffirmaient que le lendemain ils avaient très bien senti une odeurde chair grillée sortant de la maison du passage Tenaille. Lesimaginations s’échauffaient. Certains parlaient déjà de pénétrerchez le « monstre » et de lui « faire sonaffaire ».

Un matin, le gros Nestor, le fils du boucherdont la demeure était contiguë à celle de Procas, se rendit chez lecommissaire en compagnie de deux commerçants qui passaient pourgens posés, et appartenaient au comité de M. Jacassot, députédu quartier. Reçus immédiatement par le commissaire, ils s’assirentgravement dans le bureau, et ce fut Barouillet (l’un descommerçants) qui, en sa qualité d’orateur de réunion publique, pritseul la parole :

– Monsieur le commissaire, mon nom vousest sans doute connu, et vous devez savoir que j’ai la réputationd’être un homme sérieux.

Le commissaire eut un signe de têteindulgent.

– Si je me suis décidé à venir voustrouver avec ces messieurs, c’est que j’ai estimé qu’il était demon devoir de citoyen de vous mettre au courant de certains faitsqui jettent la perturbation dans notre quartier. Or, vous savezcomme moi que le premier soin de la justice est de surveiller lesagissements des gens suspects…

– Au but, je vous prie, fit lecommissaire, que ce préambule agaçait.

– J’y arrive, monsieur, j’y arrive. Unenfant a disparu, le petit Maurice Pinchon, et malgré toutes lesrecherches, il est jusqu’à ce jour demeuré introuvable…

– Oui, je comprends, c’est encore l’hommedu passage Tenaille que vous accusez ?…

– C’est-à-dire que tout est contre lui.C’est une sorte de fou, de maniaque capable de tout, sur lequel ona les plus mauvais renseignements…

– Ah ! et quels sont cesrenseignements ?

– D’abord, il a emménagé passage Tenaillepour ainsi dire clandestinement. Un soir, des individus de mauvaisemine ont amené dans une voiture un tas d’objets bizarres, parmilesquels on a remarqué une sorte de poêle, ou plutôt de fourneauqui n’avait pas une forme ordinaire. Et puis, avec ça, il y avaitdes outils comme on n’en voit nulle part, des manières de pinces etde couteaux recourbés, bref des engins qui ne sont pas catholiques.Une fois emménagé, l’homme s’est enfermé chez lui, et n’est plussorti qu’à la nuit tombante, comme un malfaiteur qui craint d’êtrereconnu. Est-ce que vous trouvez ça naturel, monsieur lecommissaire ?… Voyons, est-ce qu’on n’a pas raison desoupçonner cet individu-là ? Il est plus que suspect, et si lapolice ne se décide pas à agir, je crains que les gens qui sonttrès montés contre lui ne lui fassent un mauvais parti…

– Cet homme est un malheureux qu’uneaffreuse maladie a défiguré, c’est ce qui explique pourquoi il semontre le moins possible en public…

– C’est un fou, un maniaque et vous savezmieux que moi, monsieur le commissaire, de quoi sont capables cesmalades-là. Il y a des fous inoffensifs, mais celui-là estdangereux.

– Rassurez-vous, s’il était dangereux, jen’aurais pas hésité à le faire enfermer. J’ai été perquisitionnerchez lui. Je l’ai interrogé longuement, et j’ai pu me convaincrequ’il était inoffensif. C’est un savant, un bactériologiste, dontle nom a été célèbre.

Le gros Nestor crut devoir risquer uneremarque :

– Les savants, quand ils se mettent àêtre criminels, sont plus dangereux que les autres.

– Certes, approuva Barouillet, nous enavons eu souvent la preuve. Et tenez, monsieur le commissaire, sivous voulez bien m’écouter encore un instant, je vais vous dire unechose qui vous donnera peut-être à réfléchir. Vous vous rappelez ladate à laquelle « l’homme » est venu s’installer passageTenaille ?

– Ma foi… non… je crois qu’il y a sixmois environ…

– Cinq mois et quatorze jours exactement.C’était le 23 mai au soir…

– La date importe peu…

– Je vous demande pardon, c’est trèsimportant, au contraire. Si je vous parle ainsi, c’est que, moiaussi, je me suis livré à une enquête avec Parizot, le marchand decouleurs de l’avenue du Maine, et tous deux nous avons fait unedécouverte que vous ne pourrez négliger.

– Je n’ai pas pour habitude, répliqua lecommissaire d’un ton sec, de négliger quoi que ce soit, quand ils’agit d’éclairer la justice.

– Oh ! je sais, je sais ! vousm’avez mal compris. Ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulaissimplement vous dénoncer un fait qui peut avoir son intérêt.Remarquez que je n’affirme rien. Non, loin de là, je tiensseulement à vous signaler une coïncidence. Oui, c’est bien le mot,une coïncidence… qui nous a frappés, Parizot et moi. Voici :onze jours exactement après l’installation passage Tenaille decelui que vous appelez un savant, on a découvert, au ciné Carillo,sous la cabine de l’opérateur, le cadavre d’une fillette, la petiteSoubiroux, que l’assassin avait coupée en morceaux. Vous voussouvenez de cette affaire. Les bras, les jambes et le tronc de lapauvre petite avaient été empilés avec soin les uns sur les autreset la tête surmontait ce sanglant assemblage. Il n’y a qu’un fouqui ait pu commettre un crime pareil, un fou sadique, car lemédecin a certifié que la petite avait été violée avec unebrutalité inouïe…

– Je sais tout cela, mais je ne vois pasquel rapport…

– Bien sûr, monsieur le commissaire, maisle plus grave, c’est qu’on a aperçu, le soir même du crime, notreindividu qui rôdait aux abords du ciné Carillo…

– Qui l’a vu ?

– Oh ! plusieurs personnes…

– Donnez-moi leurs noms, je lesconvoquerai à mon bureau…

– Leurs noms, je ne les sais pas. Vouscomprenez, on entend raconter quelque chose, on écoute, mais on nepense pas à demander aux gens comment ils s’appellent… Tout cequ’il y a de sûr, c’est que j’ai entendu plus de dix personnesaffirmer la même chose… C’est assez troublant, n’est-ce pas ?Rapprochez tout cela de la disparition du petit Maurice, et vousavouerez qu’il y a bien de quoi s’émouvoir… Deux crimes presquecoup sur coup, et quels crimes !… ça donne à réfléchir… Etpuis, vous avez dit vous-même que l’homme du passage Tenaille étaitun savant, un bactériologiste, autant dire un médecin… et il n’y aqu’un médecin qui puisse si habilement découper un cadavre…

– Ou un boucher…

Le gros Nestor protesta avecindignation :

– Oui, je sais, fit-il, quand un assassina découpé proprement sa victime, on dit tout de suite que c’est unboucher qui a fait le coup. Mais c’est stupide, oui, tout à faitstupide. Ce n’est pas une raison parce que l’on sait découper unmouton ou un veau pour qu’on soit capable de charcuter un êtrehumain. Parbleu ! les bouchers ont bon dos, mais voulez-vousme dire si on peut penser qu’ils soient plus criminels qued’autres ? Moi j’avoue que je serais bien embarrassé s’il mefallait hacher, sectionner, tailler dans de la chair de chrétien.Ça, c’est l’affaire des carabins. Chacun son métier.

Le commissaire, qui désirait se débarrasser auplus vite de ces visiteurs, prolixes comme tous les gens du peuplelorsqu’ils entrent dans les détails de quelque histoire, promit desurveiller étroitement la petite maison du passage Tenaille.

– C’est cela, dit Barouillet, ayez l’œilsur cet individu, et vous verrez qu’avant peu vous apprendrez dunouveau. De notre côté, Nestor et moi nous allons l’épier. Il abeau être malin, nous parviendrons bien à le prendre en défaut.Quand il se croira tout à fait tranquille, il tentera encorequelque chose sans doute, mais nous serons là et je vous garantisqu’on n’hésitera pas à l’empoigner et à le conduire ici.

– Pas d’imprudence, conseilla lecommissaire. Prévenez-moi avant de faire quoi que ce soit, car,vous savez, une erreur pourrait vous coûter cher.

Chapitre 10

 

Depuis quelques jours, Procas ne se sentaitpas bien. Il avait généralement la nuit des crises atroces qui lelaissaient dans un abattement tel, que le lendemain il lui étaitimpossible de se lever. Cela commençait par un brusque frisson etune douleur cuisante à la base de la poitrine. La chaleur de lapeau, la fréquence du pouls, l’anorexie, la soif, une vivecéphalalgie l’avertissaient toujours de la crise. Sa respirationétait courte, anxieuse, fréquente. Bientôt il avait une petite touxsèche, ressentait une saveur salée sur la langue, et il était alorsobligé de se lever, car il savait que ces symptômes amenaienttoujours une hémoptysie. À ce moment, il éprouvait le besoin derespirer largement et allait dans la petite cour située derrière samaison. Il ne tardait pas à rendre du sang, et la souffrance qu’iléprouvait alors lui faisait pousser des gémissements étouffés.

Il redoutait ces crises dont il était toujoursaverti, et, ces jours-là, s’arrangeait de façon à ne pas sortir. Ilrestait confiné dans son laboratoire, les jambes entourées d’unecouverture de laine, réduit à une immobilité presque complète. Sonpauvre chien, qui ne comprenait rien à tout cela, venait de tempsen temps lui lécher la main et Procas lui parlait doucement, d’unevoix sans timbre, une voix qui semblait sortir d’une caisse remplied’ouate. Afin de se réchauffer, il s’asseyait près de sonautoclave, et se levait de temps à autre, en s’appuyant à sa table,pour surveiller les lamelles de verre qu’il avait placées dans unpetit dressoir. Car il continuait de travailler, mais ne se faisaitguère illusion sur l’issue de sa maladie. Il savait bien qu’une deces crises l’emporterait un jour, qu’elle serait brusque,foudroyante. Son cœur s’arrêterait net et il tomberait comme unhomme que l’on fusille. La mort ne l’effrayait point, il y étaitdepuis longtemps préparé. Quelques semaines auparavant, il l’avaitmême souhaitée, mais aujourd’hui un souci le hantait : Quedeviendrait le pauvre Mami, quand lui ne serait plus là ?… Àcette pensée une grande tristesse le prenait, et il regrettaitpresque d’avoir recueilli cet animal. Il se souvint alors d’unedame Romieu, une farouche antivivisectionniste qui l’avait, unjour, attendu à la porte de son laboratoire, et lui avait brisé sonombrelle sur le dos en l’appelant « assassin ». Qui mieuxque cette farouche amie des bêtes pouvait s’intéresser à un pauvrechien qu’on lui recommanderait ? Procas savait que madameRomieu était la présidente de la Ligue contre la vivisection et ilse rappelait l’adresse de cette ligue dont les membres l’avaient sisouvent pris à partie dans les journaux et les revues. Il écrivitdonc à cette ancienne ennemie une longue lettre qui ne manqueraitpas de l’émouvoir, mais il n’osa point donner son vrai nom ;il le dénatura légèrement et signa : Procan… En même temps, ilpria le notaire, chez lequel il avait encore quelques fonds, devouloir bien passer chez lui.

Il y avait près d’un an que les deux hommes nes’étaient vus. Quand ils se trouvèrent en présence l’un de l’autre,dans la petite maison du passage Tenaille, ils se serrèrent lamain, mais l’étreinte du notaire fut plutôt molle. Procas,évidemment, lui inspirait une invincible répugnance. Peut-êtrecraignait-il aussi que le mal ne fût contagieux, car il ne demeuraque quelques instants avec son client. Procas avait d’ailleurs peude chose à lui dire. Il s’enquit brièvement de la somme qu’il avaitdéposée à l’étude, somme dont on lui servait les intérêts (ce quilui permettait de vivre) et il remit au notaire une enveloppecachetée, en disant :

– Quand vous apprendrez ma mort, vouspréviendrez immédiatement la personne dont vous trouverez le nomdans ce pli et que j’institue ma légataire universelle.

– Ce sera fait.

– Bien. Mais il faudra vous hâter del’avertir, car je la charge, dans mon testament, de… enfin, d’unechose grave et urgente…

– Vous pouvez compter sur moi. Maissouhaitons que j’aie à m’occuper de cette affaire le plus tardpossible.

Procas eut un geste vague et le notaire, quiavait refusé de s’asseoir, s’esquiva rapidement, comme un homme quicraint d’être contaminé.

Quand il fut parti, Procas haussa lesépaules :

– Tu vois, mon pauvre Mami, dit-il, leshommes me fuient comme la peste. Je suis pour eux un objetd’horreur. Il n’y a que toi, mon bon chien, qui aies de l’amitiépour moi.

Mami vint lécher la main de son maître.

– Oui… tu es bon, toi… et peut-êtrecomprends-tu que je suis malheureux ; mais il faudra bientôtnous séparer, Mami ; je sens que je n’en ai plus pourlongtemps, que la fin approche. Les journées que je vis en cemoment sont des journées de grâce ; chaque heure qui s’écoulem’avertit que je m’achemine vers la tombe… Ah ! la vie !elle était pourtant bien belle, et je m’étais pris à l’aimer. J’aiété trop heureux ; je m’étais figuré que cela dureraittoujours !… Que c’est bête tout de même d’avoir des idéespareilles !

Une quinte de toux lui coupa la parole, unfilet de sang tacha ses lèvres ; il se leva, fit quelques pasdans la pièce, puis se laissa tomber sur le vieux divan qui luiservait maintenant de lit, car il n’avait plus la force de monterdans sa chambre située au premier étage. Le moindre effort lelaissait haletant, angoissé. L’asphyxie le guettait, et il lesavait bien, car il avait maintenant étudié son mal ; ils’était procuré, parmi les études parues sur la cyanose, celles desdocteurs Debove et Vaquez, de Constantin Paul et de Variot. Iléprouvait même une curiosité de savant à suivre les progrès de samaladie.

Cependant, les crises devinrent plus rares,son cœur se remit à fonctionner d’une façon presque normale, et ilput enfin goûter un peu de repos.

Comme un malade qui entre en convalescence, ilreprit goût à la vie et se remit à ses travaux interrompus.Bientôt, courbé sur son établi, son chien à ses pieds, ilensemençait ses cultures. La science le tenait encore une fois. Oneût pu frapper à sa porte, s’introduire dans sa maison, qu’il n’eûtrien entendu, mais parfois il retombait dans son apathie habituelleet demeurait des journées étendu sur son divan, l’esprit perdu enune rêverie vague.

Dans ces moments-là, tout le passé refluait àson esprit. Il revoyait la grande salle de la Sorbonne où lesfemmes se pressaient pour suivre ses cours ; il se rappelaitjusqu’aux moindres détails de ses débuts de conférencier. Puis sonidylle avec Meg, les premiers mots qu’ils avaient échangés, l’aveuqu’il avait, un jour, osé faire, lui revenaient à la mémoire.

Et il éprouvait une sorte de « plaisirdouloureux » à évoquer ces instants trop brefs, à remâcher sonbonheur défunt, comme ces vieillards qui revivent par le souvenirle temps heureux de leur jeunesse. Parfois, il se demandait ce queMeg était devenue. Il avait conservé son portrait et le regardaitsouvent ; il oubliait le mal que lui avait fait cette femme,et souhaitait de la revoir, sans que toutefois elle l’aperçût, caril comprenait bien qu’il ne pouvait plus se montrer à elle. Unattendrissement le prenait dans lequel il se complaisait de longuesheures, puis, brusquement, il remettait le portrait dans unearmoire, et s’efforçait de ne plus songer à la disparue. Mais onn’arrache pas ainsi de son cœur un premier amour.

L’homme à bonnes fortunes peut rire des femmesqui ont occupé sa vie, mais Procas, lui, n’avait aimé qu’une fois,et tout son être vibrait encore, quand il se remémorait les heurestrop brèves qu’il avait vécues avec Meg. C’était un sentimentalplutôt qu’un sensuel et l’on sait combien sont malheureux ceux quiaiment surtout par le cœur…

Un jour il eut l’idée d’écrire à Meg. Ilignorait son adresse, mais était sûr qu’en envoyant sa lettre àMrs Reading, sa confidente, celle-ci la lui remettrait. Iln’espérait point attirer chez lui son ancienne femme, mais il luieût été doux de lui confier sa détresse, d’obtenir une réponse etde correspondre avec elle comme avec une amie invisible qui prendpart à vos peines et vous console par de jolies phrases, qui nesont peut-être pas autre chose que de la littérature, mais dont ladouceur est un baume délicieux pour une âme souffrante. Il rédigeaune longue lettre, dans laquelle il se gardait bien de faiteallusion au passé. Simplement il parlait de son malheur, racontaitsa vie, ses travaux depuis que la maladie l’avait forcé à s’isolerdu monde.

Cependant, il réfléchit. Meg, cédant à unmouvement de pitié, était bien capable de se renseigner, dedécouvrir son adresse et alors elle viendrait peut-être, elle leverrait. Non, non, cela n’était pas possible !

Il déchira la lettre et recommença àtravailler, il voulait profiter de ce que la maladie lui laissaitquelque répit pour mettre au point des recherches qui, malgré tout,le passionnaient et lui faisaient oublier pour un temps sessouffrances. Il avait remarqué que certains bacilles que, jusqu’àprésent, on croyait inoffensifs, étaient, au contraire, trèsdangereux lorsqu’on les isolait. Alors ils se développaientrapidement et ne tardaient pas à produire des milliers de colonies.Il s’agissait de les combattre en les faisant absorber par d’autresmicrobes saprophytes beaucoup mieux adaptés à leur milieunutritif.

Toutefois le travail assidu auquel il selivrait le fatiguait beaucoup, et il éprouvait de temps à autre lebesoin d’aller prendre l’air. Il attendait que la nuit fût venue,et, accompagné de Mami, sortait de sa maison. Il prenait l’avenuedu Maine, la rue Gassendi, puis la rue Froidevaux qui longe lecimetière Montparnasse, et est presque toujours déserte, le soir.Il regagnait ensuite sa demeure après avoir fait quelquesprovisions chez les commerçants où il se fournissait encore, maisqui, depuis quelques jours, se montraient envers lui de plus enplus hostiles. Au lieu de le servir rapidement comme ils lefaisaient autrefois, ils le laissaient poser dans la boutique, etne se gênaient plus pour le rudoyer. Bien qu’il payât, et fortcher, on lui donnait les bas morceaux, et un jour qu’il avaithasardé une timide observation, il s’était vu vertement rabrouer.Récemment encore il s’approvisionnait chez un petit débitant de larue du Lunain, qui avait consenti à venir à domicile. Le lundi, ilapportait des provisions pour la semaine et déposait son paquetdans l’antichambre.

– Combien ? demandait Procas.

Le livreur passait sa note sous la porte, etProcas payait, sans se montrer, en allongeant le bras dansl’entre-bâillement. Il donnait toujours un fort pourboire.Cependant un jour le livreur ne revint plus.

Il alla s’informer et le patron réponditbrutalement qu’il ne voulait pas servir des « individus commelui ».

Chapitre 11

 

Procas avait cru que l’on finirait parl’oublier, et voilà que, tout à coup, il sentait de nouveau lahaine gronder autour de sa demeure.

Le soir, ouvrait-il une fenêtre, il voyait desgens plantés devant sa porte ; sortait-il, il apercevait desombres qui se glissaient à sa suite, le long des maisons. Ilentendait des craquements bizarres dans la petite cour, derrièreson laboratoire, et, une nuit, il avait cru apercevoir un homme quiescaladait la cloison de planches donnant sur le passage. Vraimentcette vie n’était plus tenable et le malheureux, continuellementdans les transes, se demandait à chaque instant si on n’allait pasvenir l’attaquer dans sa maison. Il songeait à déménager, à allerdemeurer ailleurs, dans quelque coin perdu de banlieue. Mais quivoudrait de lui ? Toutes les portes se fermaient dès qu’onl’apercevait. Et puis, en admettant qu’il trouvât un local,pourrait-il y installer, comme passage Tenaille, son autoclave, sonétuve et tous les objets qui garnissaient sonlaboratoire ?

Pour la première fois un sentiment de révoltes’empara de lui. À l’intense recueillement de cette âme douce etrésignée, succéda une colère sourde contre ces gens qu’il neconnaissait point et qui prenaient une joie féroce à letorturer.

« Dire, songeait-il, que personne n’aurapitié de moi ! S’ils savaient cependant ce que jesouffre ! »

Une nuit que le sommeil le fuyait, il avaitouvert la fenêtre donnant sur l’avenue, car ses crisesd’étouffement le reprenaient. Accoudé à la barre d’appui, illaissait errer ses regards sur la chaussée luisante où les autosglissaient rapides, projetant devant elles un long cône lumineux.Quelques passants attardés se hâtaient vers leurs demeures. Univrogne monologuait assis sur un banc. Les douze coups de minuits’envolèrent à l’église Saint-Pierre de Montrouge, et Procass’apprêtait à refermer sa fenêtre, quand un homme se dressa, sur letrottoir éclairé par un bec de gaz, et s’avança, le poing tendu, encriant :

– Assassin !… assassin !…

Procas crut d’abord que c’était l’ivrogne quivenait à lui, mais il ne tarda pas à reconnaître son voisin, lefils du boucher…

– Oui… assassin !… si la police teprotège, nous nous ferons justice nous-même !

– Voyons, mon ami, prononça Procas…est-ce bien moi que…

– Oui… oui… c’est bien toi, canaille…Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta vilainefigure…

Et le gros Nestor, en disant cela, cherchait àatteindre l’entablement de la fenêtre.

Procas, comprenant qu’il n’y avait pas àparlementer avec ce forcené, ramena vivement les volets à lui et enassujettit le crochet.

Le boucher, qui était pris de boisson, necessait point de vociférer, mais quelqu’un dut l’emmener, car il yeut un bref colloque et Procas n’entendit plus rien. Il se couchaet fut longtemps à s’endormir.

« Ce garçon était ivre, se dit-il. Maism’appeler assassin, moi ! »

Pourtant il était inquiet. Cette scène l’avaittroublé. Il se rappela la visite que lui avait faite lecommissaire, la perquisition à laquelle on s’était livré chez lui,et une foule de pensées l’assaillirent. Il ignorait toujours ladisparition de l’enfant de la mercière, sans quoi il eût compris.Il s’arrêta à cette idée que sa laideur seule était cause de tout,et se demanda, un moment, si on ne cherchait pas à l’effrayer pourqu’il débarrassât le quartier de sa présence.

Il n’eût pas demandé mieux, mais oùaller ?

« Bah ! murmura-t-il, ils finirontbien par se calmer. D’ailleurs, ils me voient si peu. Je sortiraile moins possible. »

**

*

Le lendemain, à son réveil, il entendit desgens qui causaient devant sa porte.

– On a des preuves maintenant, disait unevoix qu’il reconnut pour celle du garçon boucher. Oui, on a despreuves. On verra que nous ne nous étions pas trompés.

Procas entr’ouvrit doucement sa fenêtre, maisle groupe s’était éloigné et il ne perçut plus que quelques bribesde phrases qui, pour lui, ne signifiaient rien.

S’il avait pu entendre ce qui se disait il eûtété terrifié, le pauvre Procas !

En effet, depuis leur visite chez lecommissaire de police, le gros Nestor et Barouillet, secondés parun ancien agent d’affaires qui faisait de la police pardilettantisme, avaient épié sournoisement Procas. Chaque soir cestrois hommes se réunissaient dans un petit café situé à l’angle dela rue Liancourt et de l’avenue du Maine, et se communiquaient lesrenseignements qu’ils avaient pu recueillir de côté et d’autre.

Bezombes (c’était le nom de l’agentd’affaires) apportait dans cette collaboration l’acquis de vingtans de police privée et se faisait fort de pincer le« coupable », car, disait-il, il avait mené des enquêtesautrement difficiles. En réalité, Bezombes était un présomptueux,un homme à l’esprit étroit, mais qui avait beaucoup lu les romanspoliciers et se figurait avoir les talents d’un détective.

Un soir que Nestor et Barouillet se montraientun peu sceptiques sur le résultat de ses recherches, il leur ditd’un ton de confidence :

– Demain, il y aura du nouveau…

Et, en effet, le lendemain, il alla lesretrouver au café.

– Nous voulions des preuves, leur dit-il,eh bien, j’en ai. Vous pensez bien qu’un vieux limier comme moisait suivre une piste. Suivre une piste, c’est l’enfance de l’art,mais il ne faut jamais l’abandonner. Souvent, elle ne conduit àrien ; c’est alors qu’intervient ce que l’on nomme communémentle flair et que moi j’appelle la déduction. On s’engage sur uneroute, on croit que c’est la bonne, et, tout à coup, on arrive à uncarrefour où s’ouvrent plusieurs chemins. Lequel choisir ? Ilfaut souvent reprendre toute l’enquête, procéder pour ainsi diremathématiquement, dégager l’inconnue, et c’est là qu’est ladifficulté. Les policiers ordinaires, lorsqu’ils arrivent à pincerun malfaiteur, ont été, la plupart du temps, secondés par desindicateurs bénévoles, mais moi, je fais fi de ces dénonciationssouvent intéressées, qui n’ont souvent d’autre résultat que de toutembrouiller. Je vais droit au but, armé seulement desrenseignements que j’ai recueillis, et j’obtiens presque toujoursun indice. Vous allez peut-être dire que c’est là une question deveine ? Non… La veine est un mot qui n’a pas de sens. Pourmoi, c’est la conséquence logique d’une longue méditation et d’unesuite de déductions.

Ici, Bezombes s’interrompit pour siroterlentement son apéritif. Le gros Nestor et Barouillet leregardaient, surpris ; ils ne savaient pas encore ce qu’ilallait leur révéler, mais ils s’attendaient à un coup dethéâtre.

– De déduction en déduction, repritBezombes en caressant sa barbiche grisonnante, je suis arrivé aubut, c’est-à-dire à la preuve. Jusqu’alors nous n’avions que desprésomptions, graves, il est vrai, mais insuffisantes pour motiverl’arrestation du coupable. Aujourd’hui, j’ai une certitude.

– Ah ! enfin ! fit le grosNestor, nous allons donc prouver au commissaire que nous ne sommespas des imbéciles.

– Grâce à moi, fit modestementBezombes.

– Oh ! certes, grâce à vous.

– Et cette certitude ?… demandaBarouillet un peu vexé de ne plus jouer le principal rôle danscette enquête.

– Je vais, répondit emphatiquementBezombes, vous la faire toucher du doigt, si vous le désirez.

– Mais comment donc ! s’écria legros Nestor, sans se demander comment il est possible de toucher dudoigt une certitude.

– Eh bien ! venez.

– Où ça ? Loin d’ici ?

– Vous allez voir.

Tous trois se levèrent et Nestor régla lesconsommations. C’était toujours lui qui payait, mais il neregrettait pas son argent, heureux qu’il était de se trouver mêlé àune affaire sensationnelle.

Le patron du café arrêta Bezombes sur le pasde la porte. Il n’avait pas osé se mêler à la conversation destrois hommes, mais, en prêtant l’oreille, il avait entendu quelquesmots qui l’avaient intrigué.

Il eut, à l’adresse de l’agent d’affaires, unpetit coup d’œil interrogateur.

– Ça va, répondit Bezombes ; ça vamême très bien.

– Vous le « tenez » ?

– Parbleu !

– C’est pas trop tôt. Ah ! sacrémonsieur Bezombes, va ! les assassins n’ont qu’à bien segarder avec lui.

– Bah ! ça ne serait pas la peined’avoir été vingt ans dans le métier.

– Oh ! c’est pas une raison. Y a desgens qui font de la police depuis longtemps et qui n’arriventjamais à pincer un criminel. Exemple : notre commissaire depolice, M. Morisseau.

– On va lui en boucher une surface àM. Morisseau, lança le gros Nestor.

Ils sortirent. Bezombes marchait en tête,comme il sied à un chef. Mais Nestor et Barouillet l’encadrèrentbientôt pour rétablir entre eux l’égalité.

Quelques instants après ils pénétraient dansla cour du marchand de fourrages, dont la maison, nous l’avons dit,était voisine de celle de Procas.

Le marchand, un gros Auvergnat que, dans lequartier, on appelait le « Grinchu », était dans le petitappentis qui lui servait de bureau. En reconnaissant Bezombes, ilne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

– Encore vous ! dit-il.

– Oui, monsieur, encore moi. Je regrettede vous déranger, mais dans l’intérêt de la justice…

– C’est bon, c’est bon, qu’est-ce quevous désirez ?… Vous voulez encore pénétrer dans la petitecour de mon voisin ? Mais laissez-le donc ce pauvre diable, ilest bien assez malheureux comme ça.

– Monsieur, vous ignorez ce qu’est votrelocataire, si vous le saviez…

– Je sais que c’est un pauvre homme,voilà tout, et qu’il ne faut pas avoir de cœur pour s’acharnerainsi contre un être inoffensif.

– Inoffensif ?… Ah ! vouscroyez cela ?

– Bien sûr que je le crois.

– Vous ne le croirez pas longtemps, etlorsqu’il sera arrêté, que les journaux raconteront ce qu’il afait, vous ne tiendrez pas le même langage.

– C’est que vous ne savez pas de quoi onl’accuse, hasarda Barouillet.

– C’est toujours facile d’accuser.

– Aujourd’hui, nous pouvons prouver.

Le marchand de fourrages eut un haussementd’épaules :

– Ah ! tenez, laissez-moi donctranquille avec toutes vos histoires. Êtes-vous envoyés par lecommissaire de police ? Non, n’est-ce pas ? ehbien ! décampez.

– Mais monsieur… fit Bezombes…

– Il n’y a pas de monsieur quitienne.

– Vous refusez de nous laisser pénétrerdans la cour de votre locataire ?

– Qu’est-ce que vous voulez y faire danscette cour ? Vous l’avez vue hier, n’est-ce pas ? Ehbien ! cela suffit.

– Je voulais montrer à ces messieurs…

– Ces messieurs ne sont pas de la police,je suppose ?…

– Non, mais ils ont intérêt, comme moi, àdécouvrir et confondre un assassin.

– Un assassin !… Ah !laissez-moi rire. Je crois, ma parole, que vous êtes tous fous.Rentrez chez vous, cela vaudra mieux…

– Alors, vous refusez ?…

– Oui…

– Vous n’avez pas le droit, quand ils’agit de…

– Pas le droit ?… pas ledroit ?… Qu’est-ce que vous me chantez ? Suis-je lemaître chez moi, oui ou non ?…

– Cependant hier vous aviez consenti à melaisser…

– Possible, mais aujourd’hui, je ne veuxpas… Est-ce compris ? Ça deviendrait une procession ici, à lafin…

– Monsieur, fit Barouillet, d’une voix depère noble, l’intérêt supérieur de la justice, la sécurité…

– Vous, allez brailler dans vos réunionspubliques et f…-moi la paix.

Il n’y avait rien à faire. Le père Grinchuétait de ces vieux bonshommes entêtés et coléreux qui ne craignentpas au besoin de se flanquer un coup de torchon. Et il étaitsolide, l’Auvergnat. Il commençait à perdre patience et devenaitviolet comme une aubergine. Bezombes et ses deux amis jugèrentprudent de battre en retraite.

– Quelle brute ! dit Barouillet,lorsqu’ils furent dans la rue.

– J’avais envie de sauter d’sus, grognale gros Nestor, qui parlait toujours d’étriper les gens, maisétait, au fond, poltron comme un lièvre.

Chapitre 12

 

Le plus vexé était certainement Bezombes, quine s’attendait pas à semblable réception. Il croyait étonner sesamis et recevait un camouflet. Pouvait-il se douter aussi que cetanimal de Grinchu, qui s’était, la veille, montré presque aimable,se comporterait, le lendemain, comme un goujat ? Ilsretournèrent au petit café de l’avenue du Maine, et là, tinrentconseil. Le gros Nestor et Barouillet ne savaient toujours pas ceque Bezombes avait découvert dans la cour de Procas, car l’agentd’affaires ne leur avait encore rien dit qui pût éclairer cemystère. Bezombes, comme tous les gens prétentieux et vides,ménageait ses effets avant de presser le ressort qui devait fairejaillir le diable de sa boîte.

– Qu’allons-nous faire maintenant ?demanda le gros Nestor.

Bezombes, les coudes sur la table, le sourcilfroncé, semblait plongé dans une laborieuse méditation. Il nesortit de sa rêverie que pour porter à ses lèvres le raphaël-citronque Nestor avait commandé. Il but son verre d’un trait, s’essuyales lèvres d’un revers de main et consentit enfin àrépondre :

– Ce que nous allons faire, ce que nousallons faire ? Mais, parbleu, nous allons demander aucommissaire de nous accompagner chez Grinchu.

– Oh ! le commissaire, ditBarouillet, il ne faut guère compter sur lui. Il nous raconteraencore qu’il va faire une enquête et ce sera tout. Il laisseratomber l’affaire. Ce que nous pourrons lui apprendre ne leconvaincra pas. Son siège est fait. J’ai vu cela quand je suis alléle trouver avec Nestor. Il nous a bien reçus, je le reconnais, maisn’a pas eu l’air de prendre au sérieux ce que nous lui disions. Cesgens-là n’aiment pas beaucoup que de simples particuliers se mêlentde police. Ils ont toujours une tendance à croire que les témoinsmentent ou exagèrent.

– Cependant, fit Bezombes, quand on leurapporte des preuves…

– Oui. Je ne dis pas. Mais en avez-vousvraiment ?

Bezombes eut un imperceptible haussementd’épaules, prit un temps et répondit :

– J’en ai.

Le gros Nestor et Barouillet se regardèrent.Au fond, ils n’étaient pas très convaincus, bien qu’ils eussentconfiance en leur ami.

– J’en ai, répéta Bezombes en regardantd’un air étonné son verre vide. Je voulais vous mettre à même devous renseigner sur place, mais puisque ce butor de Grinchu n’a pasvoulu nous laisser pénétrer dans sa cour, je vais tout vous dire.Écoutez-moi et vous allez voir que je ne m’appuie pas sur dessemblants de preuves. Je ne suis pas de ces détectives fantaisistesà la Sherlock Holmes qui échafaudent suppositions sur suppositionset émettent des hypothèses dont l’une doit fatalement conduire à ladécouverte de l’assassin. Moi, je suis un homme précis,méthodique ; je ne crois que ce que je vois. Or, j’ai vu.

Ici Bezombes s’arrêta pour jouir de l’effetque produisait son affirmation. Ses deux auditeurs, conquis par sonassurance, attendaient avec anxiété, penchés vers lui, guettant lesmots qui allaient sortir de ses lèvres.

– Oui, j’ai vu ; ce qui s’appellevu. Il faut d’abord que vous sachiez comment je m’y suis pris pourarriver à mes fins. L’affaire était délicate. Un enfant avaitdisparu, les soupçons se portaient sur l’homme du passage Tenaille,mais c’était tout. Rien ne prouvait que le malheureux gosse eût étéassassiné. Quelque vagabond pouvait très bien l’avoir emmené aveclui. D’après ce que j’ai appris, le petit n’était pas trèsintelligent ; au dire de sa mère elle-même, c’était un êtrenaïf et confiant, très influençable. La dernière fois qu’on l’aaperçu, il jouait seul, à l’angle de l’avenue du Maine, presque enface de la maison de notre homme. Tout cela était bien vague, etrien ne venait préciser mes soupçons, quand Barouillet m’a rappelél’assassinat de la petite Soubiroux, assassinat qui a eu lieu peude jours après l’installation du monstre dans le quartier. D’autrepart, des renseignements que j’avais recueillis venaient bientôtétayer ma conviction. On avait vu, à deux reprises, l’ignobleindividu du passage Tenaille suivre des enfants dans la rueGassendi.

– Ça c’est vrai, fit le gros Nestor… Il ya huit jours le petit Cheuret, le fils de la concierge du 44, estrentré chez lui tout effaré, en disant qu’un homme l’avaitpourchassé jusqu’au coin de la rue Liancourt.

– Vous voyez, fit Bezombes, mesrenseignements sont donc exacts. Vous comprenez, avant d’accuser lesolitaire du passage Tenaille, il fallait être documenté sur soncompte. Quand je le fus suffisamment, je me mis à le suivre, et jeremarquai qu’il regardait en effet les enfants avec un drôle d’air,surtout les petites filles qui sortaient de l’école à la nuittombante. Il se tenait debout sous une porte, dans une attitudebizarre. Bref, je passe sur certains détails. Notre individu devaitêtre un satyre, et il cherchait sans doute quelque nouvellevictime. Dès lors, je me suis tenu ce raisonnement :« Puisque l’enfant de la mercière a disparu au moment où il setrouvait en face de la maison du passage Tenaille, il a dû êtreattiré dans cette maison, et comme il n’a pas reparu, on l’acertainement assassiné. » Vous voyez que tout s’enchaîne àmerveille.

– En effet, accorda Barouillet, mais vousverrez que notre imbécile de commissaire de police ne se laisserapas convaincre.

– Attendez… tout cela c’est deshors-d’œuvre. J’arrive au plat de résistance. Puisque le petitMaurice était entré dans la maison du solitaire, et qu’il n’enétait pas ressorti, son corps devait se trouver quelque part. Ordes témoignages de gens sérieux m’avaient appris que, le lendemainde la disparition de l’enfant, on avait vu de la fumée sortir de lacheminée de notre individu. Pourquoi, par ce temps plutôt doux,avait-il allumé du feu, si ce n’est pour incinérer savictime ?… Plusieurs passants ont d’ailleurs senti, cejour-là, une odeur de caoutchouc brûlé, comme il s’en dégage descorps humains que l’on fait rôtir sur un brasier.

– Parfaitement, fit le gros Nestor, j’ai,moi aussi, senti cette odeur-là, même que j’ai dit à monpère : « Qu’est-ce qu’on brûle donc par ici, ça fouettejoliment. »

– C’était là, ce me semble, continuaBezombes en élevant la voix (car il s’était aperçu que desconsommateurs l’écoutaient), c’était là un commencement depreuve : un détective ordinaire s’en serait contenté, maiscela ne me suffisait pas. Il me fallait une preuve visible, quelquechose qui affermît ma conviction et me permît de dire à lajustice : « Vous cherchiez le coupable, eh bien, moi quisuis ni commissaire, ni inspecteur de police, je l’aitrouvé. » Or, j’ai poursuivi mes recherches. Un assassin, sihabile qu’il soit, ne découpe pas un corps en morceaux sans quecette funèbre opération laisse des traces. Deux fois, en escaladantle mur, j’ai pénétré dans la petite cour que vous connaissez, etlà, muni d’une lanterne sourde, j’ai soigneusement examiné lamuraille, la porte, le dallage. Et c’est sur le dallage que j’aitrouvé ce que je puis appeler « la pièce àconviction ».

Tous les auditeurs étaient haletants etregardaient Bezombes avec admiration.

– C’est cette pièce à conviction que j’aivoulu vous montrer et que vous auriez pu voir comme moi dans lacour du satyre, si cet idiot de Grinchu ne nous avait pas refusél’entrée de sa maison.

– Mais, demanda timidement quelqu’un,cette pièce à conviction ?

– Ces pièces, devrais-je dire, réponditBezombes, car il y en a plusieurs, oui, plusieurs : de grandestaches de sang encore très visibles, larges comme des pièces decent sous, plus larges même. Le doute n’est plus possible. C’estbien dans cette cour que le misérable a découpé savictime !

Les consommateurs s’étaient peu à peurapprochés pour écouter Bezombes, qui élevait la voix au fur et àmesure qu’il voyait grossir son auditoire. Tous furent unanimes àreconnaître que l’agent d’affaires avait l’âme d’un grandpolicier.

Bezombes, tout en savourant ces éloges,répondait d’un petit air modeste à ceux qui lefélicitaient :

– Mais non, mais non, vous exagérez. Ilsuffisait pour mener à bien cette enquête, d’avoir un peu dejugement ; le reste est affaire de métier. Avec les élémentsque j’avais en main, je devais fatalement réussir. Le tout était dene pas lâcher une seconde le fil que je tenais et surtout de ne passe laisser influencer par l’opinion de l’un ou de l’autre. Droit aubut : telle est ma manière. J’hésite d’abord, je jette descoups de sonde de-ci de-là, puis, quand une fois je sens que leterrain est assez ferme sous mes pieds, je m’avance hardiment.

Nestor ne cessait de répéter, en écarquillantses gros yeux de bovidé :

– Ça, par exemple, c’est épatant, ouiépatant !

Barouillet, lui, un peu confus de n’avoir riendécouvert, se montrait plus réservé, se contentant de hocherlentement la tête, en signe d’approbation, mais le plusenthousiaste de tous était un vieux rentier du quartier, le pèreCorbineau, un bonhomme au menton de galoche, avec des yeux de lapinblanc, qui hurlait d’une petite voix cassée : « Un banpour Bezombes ! Un ban pour Bezombes ! »

On eut toutes les peines du monde à lui fairecomprendre qu’il ne s’agissait point d’une poule au gibier, maisd’une affaire qui, jusqu’à nouvel ordre, devait être tenueabsolument secrète.

Chacun promit de ne rien dire, mais une heureaprès, depuis le Lion de Belfort jusqu’à la rue de la Gaîté, on nes’abordait plus que par ces mots : « Eh bien ! ça yest !… hein ? Il paraît qu’il estpincé !… »

Chapitre 13

 

Le lendemain, dans la matinée, le gros Nestoret Barouillet sonnaient à la porte de Bezombes, qui habitait unmodeste rez-de-chaussée, rue Boulard, dans le fond d’une cour. Surune porte vitrée on voyait une pancarte avec ces mots tracés enbelle ronde :

MARIUS BEZOMBES

Avocat-conseil

Défense devant la justice de paix

Enquêtes pour divorces

Recherches dans l’intérêt des familles, etc.

Bezombes les attendait. Il était assis devantune petite table encombrée de dossiers poudreux. Sur la cheminée demarbre noir, entre un réveil et une carafe, trônait un buste enplâtre représentant la Justice avec ses plateaux, dont l’un étaitcassé. Dans un angle était placée une commode en acajou qui avaitété transformée en cartonnier.

– Ah ! vous voilà, dit Bezombes. Uneminute ; asseyez-vous. Le temps de signer quelques pièces etje suis à vous.

Barouillet se laissa tomber sur un vieuxfauteuil de reps rouge, d’où s’éleva un nuage de poussière. Quantau gros Nestor, il avait pris une chaise, la seule qui se trouvâtdans la pièce, mais comprenant que s’il s’y asseyait ill’écraserait sous son poids, il demeurait debout, adossé à lacloison, se mirant de loin dans la glace de la cheminée.

– Ah ! fit enfin Bezombes, en ôtantses grosses lunettes de celluloïd, j’ai fini. Parlons un peu denotre affaire.

Et, pivotant sur son siège, qui rendit ungrincement sec, il se tourna vers les visiteurs.

– Aujourd’hui, dit-il, nous entrons dansla période d’action, la période décisive. Il faut que ce soir,demain au plus tard, notre individu soit sous les verrous.

– Dommage que nous ne puissions pasl’arrêter nous-mêmes, grogna le gros Nestor. Ce que j’aurais eu duplaisir à empoigner ce vilain coco-là !

– Cela, c’est l’affaire de la police, ditBezombes. Notre rôle, à nous autres, se borne à livrerl’assassin.

– Est-ce que l’on saura au moins quec’est nous, pardon ! vous, qui l’avez découvert ?

– Peut-être. Mais il ne faut pas trop ycompter, car les gens de police ont l’habitude de toujours tirer lacouverture à eux. Du moment qu’on n’est pas de la« boîte », on ne compte pas. Vous allez voir que lecommissaire ne nous félicitera même pas.

– Le commissaire, fit Barouillet avec unhaussement d’épaules, il est capable de ne pas prendre notre visiteau sérieux. Quand Nestor et moi sommes allés le trouver, c’est àpeine s’il nous a écoutés. Moi, à votre place, Bezombes, ce n’estpas au commissaire que je m’adresserais.

– Au chef de la Sûreté, alors ?

– Peut-être, mais il y a quelque chosequi vaudrait encore mieux.

– Ah ! et quoi donc ?

– Ce serait de s’adresser à un journal…Si la presse se mêle de l’affaire…

– Ma foi, vous avez peut-être raison,comme cela les policiers ne pourraient pas s’attribuer tout lemérite de l’enquête, et on parlerait un peu de nous. Ce n’est pasque je tienne à la réclame… non… je suis un homme modeste, et sij’avais voulu faire comme certains !… Enfin, votre idée n’estpas mauvaise. Vous connaissez quelqu’un dans un journal ?

– Oui, un rédacteur de l’Égalitéqui est venu plusieurs fois à nos réunions, au moment de lacampagne électorale. C’est aussi un ami de M. Jacassot, notredéputé.

– Eh bien, allons le voir. Nous luiexposerons l’affaire, et si c’est un garçon intelligent, il pourrafaire avec nos renseignements un article sensationnel. Je vois déjàle titre : « Le satyre de Montrouge… Horriblesdétails. » C’est le commissaire qui en fera unetête !

– Oh ! comme vous y allez, Bezombes.Ne croyez pas que les journalistes marchent si facilement queça ! Et les procès, vous n’y songez pas ?

– C’est vrai. Mais là il n’y a pasmatière à procès. N’avons-nous pas des preuves ?

– Évidemment… toutefois, il vaut mieuxagir avec prudence. Allons rendre visite à mon ami, nous verronsbien ce qu’il dira. Les journalistes sont habiles, et trouventsouvent le moyen de dire beaucoup de choses, tout en ne disantrien.

Et comme Bezombes semblait ne pascomprendre :

– Mais oui, expliqua Barouillet, quand onne veut pas avancer un fait, de peur de se compromettre, on procèdepar insinuations, par sous-entendus. Vous verrez, Oscar Phinots’entend à ces sortes d’articles. C’est par des insinuations et dessous-entendus qu’il a démoli Taupin, le concurrent de notredéputé.

– Ah ! votre journaliste s’appellePhinot ? J’ai déjà vu ce nom-là quelque part.

– Possible. Il écrit beaucoup et commencemême à avoir une certaine réputation. Allons le trouver. Sil’affaire ne l’intéresse pas, nous nous rabattrons sur le chef dela Sûreté.

– Quand le trouve-t-on ?

– L’après-midi généralement. Je vaisd’ailleurs lui téléphoner pour annoncer notre visite.

– C’est cela. Pour bien faire, ilfaudrait que l’article parût demain matin. Je vais d’ailleurs jetersur le papier quelques notes qui pourront lui servir. Je vousattendrai ici, passez me prendre, dès que vous aurez obtenu unrendez-vous. Mais dites donc, je pense à une chose… Il ne faudraitpas laisser filer notre « homme » hein ? Voyez-vousqu’au moment de l’arrêter, on trouve la maison vide ?

– Pas de danger, répondit le garçonboucher, je l’ai à l’œil.

Nestor et Barouillet serrèrent la main àBezombes, et se retirèrent.

Aux gens qu’ils rencontraient, et qui lesinterrogeaient d’un petit signe de tête, ils répondaient avec unsourire énigmatique :

– Avant peu, il y aura du nouveau.

Comme des groupes commençaient déjà à seformer devant la petite maison du passage Tenaille, Barouillet sefâcha.

– Vous voulez donc nous faire toutmanquer, dit-il. Si vous demeurez plantés là comme des piquets, ilva se douter de quelque chose, et nous glissera entre les mains.Rentrez chez vous et attendez… Avant vingt-quatre heures, nousserons débarrassés de cet individu-là.

– Oui… y a longtemps qu’on dit ça,murmura un petit homme affligé d’une tache de vin sur la jouedroite, et cependant il est toujours là !

À ce moment, Procas avait soulevé un rideau desa fenêtre.

– Tenez, vous voyez bien, il nous écoute,dit Barouillet. Décidément vous allez tout compromettre. C’est bienla peine de se donner tant de mal.

Les curieux se dispersèrent lentement, pendantque Procas se demandait anxieux :

– Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ?Que me veulent-ils ? Je ne comprends plus rien à ce qui sepasse.

Chapitre 14

 

Quand la foule s’est liguée contre un homme,il faut que cet homme succombe, à moins qu’il ne puisse s’imposerpar l’audace et la violence.

Or, le pauvre Procas n’avait rien de ce qu’ilfaut, lui, pour tenir tête à la meute déchaînée, qui grossissaitchaque jour.

Pendant qu’il cherchait en vain les raisons dela guerre sourde qu’on lui avait déclarée, les meneursrecueillaient contre lui des preuves (ou des semblants de preuves)qui faisaient boule de neige, et que l’imagination déformait àl’envi avec cette exagération dont le peuple est coutumier.

Bezombes continuait de dresser ce qu’ilappelait « son plan de campagne », et chacun, dans lequartier maintenant en révolution, s’attendait à un coup dethéâtre.

Accompagné du gros Nestor et du solennelBarouillet, il s’était rendu aux bureaux de l’Égalité,boulevard Montmartre. Reçu par Phinot, que Barouillet avait prévenupar téléphone, il avait, avec sa verve de Méridional, exposé aurédacteur les « raisons » sur lesquelles il s’appuyaitpour accuser Procas. Ces raisons paraissaient plausibles, etPhinot, qui cherchait justement un sujet d’article sensationnelpour rentrer en grâce auprès de son directeur, lequel luireprochait certains « ratages », avait accueilli avecenthousiasme les révélations de Bezombes. Toutefois, rendu prudentpar une gaffe récente, qui avait valu au gérant del’Égalité une assez forte amende, et deux mois de prison,il ne s’engagea pas à fond dans cette affaire. Il se contenta delancer un ballon d’essai. Dans un filet de première page,transparent pour les seuls initiés, il avait assez habilementamorcé le scandale.

Le lendemain, dans tout Montrouge, ons’arrachait l’Égalité.Le brûlot avait porté. Ceux quidoutaient encore de la culpabilité de « l’Homme du passageTenaille » le considérèrent dès lors comme un affreux criminelet s’étonnèrent que la police ne l’eût pas encore arrêté. Bezombes,flanqué du gros Nestor et de Barouillet, faisait de fréquentesstations dans les cafés, où il pérorait intarissablement,expliquant pour la centième fois comment il s’y était pris pourdécouvrir le coupable.

Ce soir-là, lorsque Procas sortit, à la brune,pour aller chercher son dîner, il se vit suivi par une dizained’individus, dont le nombre grossit peu à peu, et, quand il rentrachez lui, une clameur s’éleva, sinistre, menaçante :

– À mort ! À mort !

Effrayé, il s’engouffra avec son chien dans levestibule, referma vivement la porte et se mit à écouter derrièreun volet, se demandant si ces forcenés n’allaient pas pénétrer chezlui. Il ne comprenait toujours pas ce qui avait pu déchaîner leurcolère, mais il se rendait compte maintenant que la vie n’étaitplus tenable et qu’il serait obligé peut-être de fuir ce quartieroù son apparition soulevait une telle haine. Il perçut quelquesbribes de phrases qui ne firent qu’augmenter son trouble, sansl’éclairer toutefois sur le motif de ce brusque revirement. Il serendait compte enfin que sa laideur n’était point seule en cause,qu’il devait y avoir autre chose, mais il était loin de se douter,le malheureux, de la terrible accusation qui pesait sur lui.

Un moment il eut l’idée d’écrire aucommissaire, de lui demander de le protéger, mais il y renonça,espérant que la fureur de ces gens finirait par s’apaiser, commeelle s’était déjà apaisée quelques mois auparavant…

La foule, haranguée par Bezombes, qui étaitdevenu l’homme du jour, s’abstint, pendant une semaine, de toutemanifestation.

– C’est à la justice d’agir, ne cessaitde répéter Bezombes… Attendons… Il est impossible que ce misérablejouisse longtemps encore de l’impunité. Une enquête est ouverte, jele sais… Nous allons bientôt assister à l’arrestation del’assassin.

Bezombes se trompait ; une enquête avaitété ouverte, en effet, mais avait eu pour résultat de le faireconvoquer chez le commissaire, qui lui avait demandé, en termesplutôt vifs, de quoi il se mêlait. Bezombes voulut le prendre dehaut, mais on lui rappela certaine affaire de prêts sur titres quin’avait jamais été bien éclaircie, et dans laquelle il avait jouéun rôle plus que louche. On l’engagea même dans son intérêt à setenir tranquille à l’avenir, et à ne pas empiéter sur lesattributions de la police.

Bezombes sortit tout penaud. Le soir, ilretrouvait au café le gros Nestor et Barouillet, mais se gardaitbien de leur apprendre comment il avait été reçu par lecommissaire.

– Voyez-vous, leur dit-il, il esttoujours dangereux de s’occuper de ces sortes d’affaires. La policene veut pas qu’il soit dit qu’elle est d’une maladresse insigne.Elle aime mieux laisser échapper un coupable que d’avouerfranchement son incapacité. Moi, vous l’avez vu, j’ai fait tout ceque j’ai pu, dans l’intérêt de notre quartier. Je me suis efforcéde démasquer un malfaiteur, et il me semble que j’y ai réussi, maisla police voit tout cela d’un mauvais œil. Bientôt, si ça continue,ce sont les accusateurs qui seront les coupables. Je renonce àm’occuper de l’affaire. Que d’autres me remplacent, mais moi, jesuis écœuré.

Le gros Nestor protesta :

– Eh quoi ! monsieur. Bezombes, vousparlez de tout lâcher ?… non, vous ne ferez pas ça ?

– J’ai dit, fit Bezombes d’un tonpéremptoire.

Barouillet intervint :

– Voyons, voyons, vous n’allez pas jeterainsi le manche après la cognée. La police, devons-nous nous enpréoccuper ? Le devoir nous commande de demeurer sur labrèche. Est-ce au moment où l’on a tous les atouts en main que l’onabandonne la partie ? Que va-t-on penser de nous ?Puisque notre commissaire est un incapable, c’est à nous d’agir. Jevais aller trouver Phinot, et il va lui servir quelque chose aucommissaire.

– Non, non, protesta Bezombes, n’entronspas en lutte avec le commissaire. Nous n’aurions pas gain de cause.Ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Ces gensde police sont vindicatifs en diable, et capables de toutes lescanailleries.

– Qu’avons-nous à craindre ?repartit Barouillet. Notre conscience ne nous reproche rien,n’est-ce pas ? On peut fouiller dans notre vie. Moi, je m’enf… du commissaire, et s’il persiste à faire la sourde oreille, et àprotéger l’assassin… eh bien, je le ferai révoquer… oui… révoquer,vous entendez. Je m’adresserai, pas plus tard que demain, àM. Jacassot, notre député. Il ira trouver, s’il le faut, lepréfet de police, et vous verrez comme il la dansera votrecommissaire. Il faudra qu’il s’exécute ou qu’il dise pourquoi.

Bezombes ne se sentait point tranquille àcause de cette vieille affaire de prêts sur titres qui menaçait derevenir sur l’eau. Aussi se montrait-il opposé à ce qu’il appelaitune « action directe ». Il ne pouvait cependant point,sous peine de passer pour un lâcheur, renoncer brusquement à tout.Il s’en tira de façon assez habile :

– Je n’ai malheureusement pas assez derelations, dit-il, pour soutenir une lutte contre des gens quidisposent d’influences secrètes et appartiennent à cettefranc-maçonnerie policière aussi puissante que l’ordre desJésuites. Mais vous, Barouillet, qui êtes au mieux avec notredéputé, M. Jacassot, et qui avez vos entrées àl’Égalité, vous pouvez arriver à un résultat. Moi, j’aifait une enquête ; elle a abouti à la découverte d’unassassin, mais la police refuse de marcher. Il faut l’y forcer, etvous seul pouvez le faire.

Barouillet était piqué au vif. Il serengorgea, fronça le sourcil, eut l’air de se faire prier, puis,très grave, laissa tomber ces mots :

– Puisqu’il le faut, j’agirai, bien qu’ilm’en coûte de me mettre en avant.

– Songez que vous travaillez dansl’intérêt de tous et les mères de famille vous serontreconnaissantes de les avoir débarrassées d’un individu qui estpour elles un objet d’horreur et de crainte… qui est devenu undanger public.

– Mais vous continuerez, mon cherBezombes, à m’aider de vos conseils, je suppose ?

– Pouvez-vous en douter ?

Barouillet offrit une tournée, le gros Nestorune autre, et l’on se sépara, en se donnant rendez-vous pour lelendemain.

Maintenant Bezombes était à peu prèstranquille ; l’affaire suivrait son cours, mais lui n’y seraitpour rien. Ce serait cet outrecuidant Barouillet qui endosseraittoutes les responsabilités, en compagnie du gros Nestor.

Cependant, si Bezombes demeurait dans l’ombre,il n’en continuait pas moins à mener une sourde campagne.Barouillet, lui, heureux de ne plus être sous la tutelle de l’hommed’affaires, parlait haut et disait à qui voulait l’entendre que« bientôt il forcerait la main à la police ». Quand ilpassait, les boutiquiers l’appelaient, l’accablaient de questionset sa réponse était invariablement la même.

– J’ai fait une tournée dans lesjournaux. Vous allez voir le joli scandale qui va éclater.

On l’écoutait avec ravissement, on buvait sesparoles, on le félicitait. Cependant l’homme du passage Tenaille,le « satyre », comme on l’appelait maintenant, continuaitd’aller et venir à la tombée de la nuit, suivi par une bande degens qui l’injuriaient lâchement, et l’accompagnaient jusqu’à saporte. Le gros Nestor faisait toujours partie de cette meute, car,d’accord avec Barouillet, il s’était institué le« surveillant » de Procas, dont on redoutait la brusquedisparition. Des gamins se joignaient au cortège, et l’un d’euxayant voulu, un soir, s’approcher du « satyre », avait dûbattre promptement en retraite devant les crocs menaçants de Mamique les cris des enfants rendaient furieux.

– Ce sale cabot, dit le gros Nestor, jele saignerai avant peu, vous verrez ça… En attendant qu’on nousdébarrasse de l’homme, je ferai toujours passer au clebs le goût dupain.

Chapitre 15

 

Dans tout Montrouge on attendait chaque jourle fameux coup de théâtre, mais il tardait à se produire. Quinzejours s’étaient écoulés depuis que Bezombes avait « passé lamain » à Barouillet, quinze jours pendant lesquels les espritsde plus en plus surexcités étaient graduellement arrivés à un étatd’exaspération tel que tout était à craindre. Prudemment,Barouillet, qui n’avait point réussi dans ses démarches, demeuraitcalfeutré chez lui, en proie à une maladie probablement simulée.Quant à Bezombes, il ne se montrait plus au petit café de la rueLiancourt. Seul le gros Nestor, avec sa ténacité de brute,continuait d’épier Procas, et quand le malheureux sortait, ilabandonnait son étal et se mettait à « filer » le satyre.Des vauriens et des désœuvrés, ainsi que quelques mégères sejoignaient à lui et emboîtaient le pas au pauvre homme.

Pour échapper à ces ennemis qui grondaientderrière lui, Procas tournait vivement le coin d’une rue et seblottissait sous quelque porche, mais il était toujours dénoncé parles grognements de Mami. Alors la foule l’entourait, menaçante, etil s’enfuyait en rasant les murailles. Dès qu’il pénétrait dansquelque boutique pour y acheter du pain ou un peu de viande, unattroupement se formait devant la porte et des voix irritéeségrenaient tout un chapelet d’injures. Certains commerçantsrefusèrent de le servir et il fut bientôt obligé d’aller jusqu’à larue de la Tombe-Issoire pour se procurer quelques maigresprovisions.

Un soir, près du réservoir de Montsouris,juste à l’angle de l’avenue Reille, il fut pris à partie par ungroupe dans lequel se trouvait le gros Nestor. On l’empoignabrutalement, on lui déchira ses habits et on l’eût probablementécharpé si les agents n’étaient accourus.

Procas à demi-fou rentra chez lui, en courant,mais arrivé devant sa porte il n’aperçut point Mami. Il le siffla,l’appela : le chien ne répondit pas. Procas l’appela encore,et, pris d’un sinistre pressentiment, se mit à sa recherche…

Il refit le chemin qu’il avait déjà parcouru,sifflant toujours, redoutant un malheur. Le chien demeuraitintrouvable. Procas crut que l’animal affolé par la scène quis’était passée ou poursuivi à coups de pierres par les gamins avaitfui du côté du parc Montsouris. Durant toute la nuit, il battit lequartier, retourna plus de dix fois devant sa porte, espérant queMami serait peut-être revenu.

Au matin, dès le petit jour, il regagnaittristement sa demeure, conservant peu d’espoir de retrouver soncher compagnon quand, au coin de la rue Saint-Yves, il aperçut dansle ruisseau une grosse boule grise. Il s’approcha, se pencha etreconnut son chien, son pauvre Mami qui gisait, la tête écrasée,dans une mare de sang.

Procas poussa un cri déchirant, son poing setendit dans le vide en un geste de menace, puis, il ramassa la bêteet la prit dans ses bras. Ceux qui virent passer cet homme horribleavec ce cadavre de chien qu’il portait comme un enfant demeurèrentétonnés et quelques-uns s’étant permis de rire, Procas les regardad’un air si terrible qu’ils reculèrent, médusés par ces yeux jaunesqui semblaient ceux d’un démon.

**

*

Rentré chez lui, Procas déposa le cadavre deMami sur la table de son laboratoire et se mit à fondre enlarmes.

Ainsi maintenant il était seul, bien seul. Iln’avait plus qu’un ami : ce chien, et on l’avait tué.

Pourquoi ?

Était-il responsable, le pauvre animal ?Était-il aussi l’ennemi de ces brutes ? Il ne gênait personne,cependant. C’était un pauvre chien très doux, très craintif, et siparfois il avait montré les dents, c’était plutôt pour se défendreque pour attaquer. Bien souvent les gamins l’avaient taquiné,harcelé, et jamais il n’en avait mordu aucun. Il semblait, commeson maître, résigné à souffrir. Il ne demandait qu’un peu de pitié,voilà tout. Et ils l’avaient tué, sans motif, ou plutôt si… parcequ’il était son chien à lui, Procas, le chien du maudit. Pourquoine s’étaient-ils pas attaqués à l’homme au lieu d’assommer une bêteinoffensive ?

Et Procas sanglotait, tenant dans une de sesmains la patte froide du pauvre Mami. Longtemps, il demeura devantce cadavre éclaboussé de sang, dont l’œil triste, voilé par lamort, conservait encore une infinie tendresse, et où il y avait,comme une expression humaine.

Tout à coup, il y eut au dehors un bruit devoix qui le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, illeva la tête, regarda vers la fenêtre et distingua entre lesrideaux mal joints des ombres mouvantes que grossissaitdémesurément la lueur d’un réverbère. À l’inertie et la torpeursuccéda brusquement chez Procas une colère sourde. Il s’approcha dela fenêtre, l’ouvrit et s’écria d’une voix terrible :

« Allez-vous-en !… allez-vous-en,misérables !… »

Une bordée d’injures l’accueillit, mais il fitface à l’orage. Ce n’était plus le pauvre être effacé, craintif,qui cherchait, dans la rue, à passer inaperçu. C’était maintenantun homme résolu, prêt à l’attaque, un homme affolé que le désespoiret la colère rendaient capable de tout. Sous la lumière crue du becde gaz qui le frappait en plein visage, il avait quelque chose desi terrifiant que les voix qui l’injuriaient se turent.

– Misérables !… misérables !hurlait-il en tendant le poing…

Mais une oppression le saisit, le sang luimonta à la gorge. C’est à peine s’il eut la force de refermer lafenêtre, et il s’abattit, haletant, suffoquant, terrassé par unesyncope.

**

*

Quand il revint à lui, le soleil éclairait enplein sa chambre où dansait dans un rayon conique une finepoussière d’or pareille à un essaim d’insectes minuscules. Toujoursétendu sur le parquet, il éprouvait une vive sensation de froid. Ilgrelottait, ses dents claquaient. Il promena autour de lui unregard étonné, mais l’idée de se lever ne lui venait pas àl’esprit. Il demeurait étendu, toujours frissonnant, la gorgesèche, et les membres si las qu’il ne se sentait pas le courage defaire un mouvement. Le bruit de la rue lui arrivait atténué, àpeine perceptible, tant ses oreilles bourdonnaient. Tout étaitvague dans son esprit… il crut un moment qu’il avait eu, durant sacrise, un affreux cauchemar, comme cela lui arrivait souvent, maisun doute affreux le saisit… Il se leva péniblement en s’arc-boutantsur les coudes et sur les genoux. Le premier objet qu’il vit fut latable sur laquelle reposait son chien, et alors il se rappela tout.Il s’approcha, titubant comme un homme ivre, passa sa main sur lepelage terne de l’animal et demeura immobile, le front plissé,l’œil fixe. Il paraissait très calme ; on devinait qu’ilpoursuivait une idée qui, peu à peu, prenait corps dans son esprit.Soudain, sa figure s’illumina, il se tourna vers la fenêtre d’unair de défi, comme pour menacer des êtres invisibles, puis laissatomber ces mots :

« Pauvre Mami, ils t’ont tué, mais avantpeu, tu seras vengé… et c’est toi qui serviras à mavengeance. »

Chapitre 16

 

Le lendemain, dans le petit café de la rueLiancourt, le gros Nestor et Barouillet causaient à voixbasse ; un événement s’était produit qui ne laissait pas deles troubler un peu.

Bezombes avait disparu sans prévenirpersonne.

– Décidément, dit Barouillet, c’est à n’yrien comprendre. Bezombes nous aurait avertis s’il avait dûs’absenter. J’avais bien remarqué qu’il semblait préoccupé, maisj’étais loin de prévoir qu’il filerait ainsi à l’anglaise.

– Il est peut-être parti en province pourune affaire, émit le gros Nestor.

– Non. Il doit y avoir autre chose.

– Mais quoi ?

– Ah ! voilà !

– Si on l’avait assassiné ? L’hommedu passage Tenaille a peut-être appris que Bezombes l’avaitdémasqué. Peut-on savoir ? Cet horrible individu est capablede tout. Lui qui ne se montrait jamais, maintenant il ouvre safenêtre, regarde les gens, faut voir, et il a continuellementl’injure à la bouche. L’autre soir, il nous a traités demisérables, et nous a montré le poing. Je vous garantis que s’ilavait pu empoigner l’un de nous, il lui aurait fait passer unmauvais quart d’heure. Il est comme un fou furieux.

– C’est la mort de son chien qui le metdans cet état.

– Alors, il en verra bien d’autres, car,tant qu’on ne se décidera pas à l’arrêter, nous lui ferons laconduite, chaque fois qu’il sortira. Enfin, voyons, m’sieurBarouillet, pourquoi qu’on ne le coffre pas, cetindividu-là ?

– Je n’y comprends rien.

– Vous avez pourtant saisi de l’affairedes personnages influents ?

– Oui, notre député a vu le commissaire,mais il lui a fait la même réponse qu’à nous. Selon lui, l’homme dupassage Tenaille n’est pas dangereux.

– Mais les preuves recueillies parM. Bezombes ?

– Le commissaire dit que c’est del’enfantillage.

– Ah ! par exemple !… qu’est-cequ’il lui faut alors ?

– Moi, je renonce à m’occuper de cetteaffaire. J’y perds mon temps, et je n’aboutis à rien.

– Et les journaux ?

– Le rédacteur de l’Égalité ditmaintenant comme le commissaire.

– Ça ! c’est trop fort. Eh bien,moi, je n’abandonne pas la partie, et nous verrons si l’on ne sedécide pas bientôt à arrêter le satyre. C’est très joli de direqu’il n’est pas dangereux, mais en attendant le gosse de lamercière n’a pas reparu, et on n’a pas retrouvé non plus l’assassinde la petite du cinéma. Maintenant, v’là que ça se complique.M’sieu Bezombes a disparu lui aussi. Vous direz ce que vousvoudrez, mais tout ça n’est pas naturel… Ah ! si je pouvaisseulement pénétrer, pendant cinq minutes, dans la maison du passageTenaille, j’vous garantis bien…

Et le gros Nestor hocha la tête d’un airentendu.

Barouillet, pensif, sirotait lentement sonvermouth-cassis. Lui non plus ne comprenait rien à tout cela. Ils’était à corps perdu lancé dans cette malheureuse affaire, mais ilse rendait compte maintenant que l’influence dont il jouissait dansle quartier, en qualité d’agent électoral, n’arriverait point àcontre-balancer celle du commissaire. Où Jacassot avait échoué ilne pouvait qu’échouer lui aussi ; il valait mieux abandonnerla partie, mais discrètement, habilement, car il craignait dedevenir suspect à ceux qu’il avait entraînés à sa suite.

Nestor, plus combatif, était, comme il seplaisait à le répéter, décidé à « foncer dans le tas ».Sa conviction était faite. La police protégeait un assassin, maislui, il saurait bien démêler la vérité.

– Une tournée, m’sieuBarouillet ?

– Non, merci, ce sera pour une autrefois.

– Vous savez, c’est de bon cœur… Allons,encore un petit apéro, ça n’a jamais fait de mal.

Barouillet se laissa fléchir.

– Père Chevassu, remettez-nous ça,commanda le gros Nestor, en montrant les verres vides.

Le patron, un gros homme chauve et pâle, auxmoustaches d’un noir d’ébène, arriva aussitôt avec deux bouteilles.Tout en versant, il souriait. On voyait qu’une question lui brûlaitles lèvres.

Enfin, il demanda :

– Et m’sieu Bezombes ? On ne le voitplus…

– Il a disparu, répondit le grosNestor.

– Vous voulez dire sans doute qu’il esten voyage ?

– Disparu, que je vous dis. Personne nesait ce qu’il est devenu. Y a que du mystère dans le quartierdepuis quelque temps.

Le père Chevassu devint soucieux.

– Vraiment, fit-il, on ne sait pas cequ’il est devenu ?

– Combien qu’y faut vous le répéter defois ?

– Diable ! diable !… C’estennuyeux. Oui, très ennuyeux… c’est que… c’est que ça ne fait pasmon affaire… mais pas du tout… J’ai eu confiance en lui, vouscomprenez… et…

– Il vous doit quelque chose ?demanda Barouillet.

– Mais justement.

– Beaucoup ?

– J’vous crois… quinze cents balles.

– Pas possible ?

– C’est la vérité.

– Et il vous a emprunté ça d’uncoup ?

– Non… en trois fois… Vous comprenez,c’était pour l’affaire, et… je n’ai pas cru pouvoir lui refuser,d’autant plus qu’il se recommandait de vous.

– Ah ! c’est trop fort, s’exclamaBarouillet, mais il ne nous a jamais parlé de ça.

– Il est venu me trouver plusieurs fois…Il avait l’air très agité… L’affaire le préoccupait beaucoup, et ilétait, paraît-il, obligé de faire certaines dépenses pour obtenirdes renseignements… Bref, je me suis laissé tomber de quinze centsfrancs. S’il ne revient pas, je suis « vert ».

– Bah ! il reviendra. Bezombes est,je crois, un honnête homme…

– Mais s’il était un honnête homme, il nese serait pas recommandé de vous. Ça, c’est une leçon. On ne m’yreprendra plus…

Et le père Chevassu, que sa femme venaitd’appeler, se dirigea vers son comptoir.

– C’est louche, c’t’histoire-là, fit legros Nestor.

– Oui, plutôt, murmura Barouillet…

Il y eut un silence.

– Moi, reprit le garçon boucher,voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, je m’étais toujoursméfié de Bezombes. D’ailleurs de quoi vivait-il ?… Il nevenait jamais personne à son cabinet… Et puis quand donc qu’il seserait occupé de ses affaires ? Il était toujours au café. Ilbavardait, c’est tout… Enfin, qu’il revienne ou non, cela ne nousempêchera pas de continuer ce que nous avons commencé,s’pas ?

– Oh ! moi, je vous l’ai déjà dit,je renonce à tout.

– Sérieusement ?

– Sérieusement.

– Ah ! c’est pas chouette ce quevous faites là, m’sieu Barouillet. Lâcher ainsi les amis, non,c’est pas bien. Qu’est-ce qu’on va penser dans le quartier ?Nous aurons l’air de farceurs.

– Mais mon ami, que voulez-vous que jefasse ? Vous voyez bien que nous nous heurtons à desdifficultés insurmontables. Nous avons contre nous la police ;elle ne veut pas qu’il soit dit que nous avons été plus malinsqu’elle… et vous savez, quand on s’attaque à la police, on nerécolte rien de bon.

– Bah ! vous et moi n’avons rien àcraindre, n’est-ce pas ?… On ne nous coffrera tout de mêmepas, parce que nous voulons qu’on nous débarrasse d’un individudangereux. Je voudrais bien voir que le commissaire me dise quelquechose, je le recevrais de la belle façon. J’suis un honnête homme,moi, je n’ai rien à me reprocher, par conséquent je suistranquille. Puisque tout le monde me plaque, je travaillerai seul,et je donne ma tête à couper si avant quinze jours je n’ai pasréussi à faire empoigner l’individu du passage Tenaille.D’ailleurs, y a une chose bien simple… Si on ne l’arrête pas, lesgens du quartier l’estourbiront, un beau soir, comme on a estourbison chien. On est trop monté contre lui, et j’connais des gars quin’hésiteront pas à le « buter »…

– Oh ! pas de ça, hein ? fitBarouillet, car ce serait grave, et pourrait vous coûter cher.

Le gros Nestor eut un haussementd’épaules :

– C’est des choses qui se raisonnent pas.Tout le monde lui en veut à c’t’homme-là, et, tôt ou tard, ilfinira bien par attraper un mauvais coup.

Chapitre 17

 

Procas conserva pendant vingt-quatre heures lecorps de son chien auquel il enleva quelques fragments de moelle –on verra plus loin pourquoi – puis, un soir, il alla l’enterrer surle talus des fortifications.

À partir de ce jour, il ne fut plus le même.Il se laissait aller, malgré lui, à de criminelles méditations. Envain essayait-il de chasser les atroces pensées qui l’assaillaient,il ne pouvait y parvenir. L’idée de vengeance finit par secristalliser dans son cerveau.

Ordinairement, sous l’influence d’une colèreviolente, l’homme rêve de mille projets de vengeance, puis, petit àpetit, reprend possession de lui-même. Un coup de foudre abouleversé tout son être, mais la commotion éteinte, il retrouveenfin son calme.

Chez Procas, une suite de commotions (carchaque jour il doit faire face à la fureur de la foule) amènegraduellement une dépression psychique, destructive de toutemorale, subjective, presque hypnotique. Ce n’est pas encore un foupuisqu’il agit délibérément, mais son cerveau n’est déjà plus celuid’un homme sain. Sous l’effet de la douleur, son moi s’esttransformé, et il en arrive aux conceptions les plus monstrueuses.Une sorte d’entraînement va le conduire au crime sans qu’il tenterien pour se ressaisir…

Cet état pourrait paraître explicable chez unêtre primitif, mais chez un intellectuel comme Procas, il sembleune monstruosité. Pour s’éclairer sur la psychologie de cemalheureux, descendre dans les ténèbres de son âme, il fautremonter à la genèse du mal. Procas est un névropathe aux méningessurexcitées ; il y a chez lui des lésions anatomiques. Sessensations atteignent à présent le paroxysme de la violence. Leurintensité a fini par étouffer la voix de la conscience.

Il ne raisonne plus, il agit, en proie à uneidée fixe. Toutes ses forces mentales se concentrent sur un seulobjet : la vengeance. Il ne voit plus qu’elle et dans sasolitude, il rumine les plus terribles choses.

À un tel être il eût fallu le calme, mais lafoule hostile qu’il sent autour de lui, les cris de haine qui luiparviennent, chaque jour, à travers les murailles, tout celal’exaspère de plus en plus.

**

*

Il réinstalla son laboratoire et se remit àses travaux, mais, cette fois, ce n’était plus pour doterl’humanité d’une découverte… C’était pour semer la mort parmi sessemblables.

Et ce serait la moelle qu’il avait prélevéesur son chien qui recèlerait le poison. Il se rappelait que, lorsde précédents travaux, il avait fait quantité d’expériences deculture de microbes sur des milieux contenant des substancesextraites de la moelle et de l’encéphale des chiens. Il en avaitmême extrait une matière qu’il appelait « médullose » etqui, additionnée dans des doses minimales aux milieux nutritifs,avait la propriété d’augmenter considérablement la virulence desmicrobes pathogènes. Mais il lui fallait choisir, parmi cesderniers, celui qui pourrait le mieux donner la mort. Il seremémorait alors toutes les maladies infectieuses qu’il avaitétudiées autrefois, consultait des traités de bactériologie, maisne trouvait rien.

Pour des raisons que l’on comprendra bientôt,c’est dans l’eau qu’il voulait propager le microbe. Le virus de lapeste bubonique, auquel il songea un instant, est sans contredit unvirus des plus actifs, mais de récentes expériences n’ont-elles pasdémontré que l’eau ne joue qu’un rôle tout à fait secondaire danssa propagation ? Pour susciter une épidémie, il fallaittrouver un poison nouveau, redoutable. Où chercher ce germeinconnu, ce petit être invisible qui, sournoisement, pénètre dansles entrailles et tue plus sûrement qu’une balle derevolver ?

Et Procas était en proie à une rage sourde.Jamais il n’arriverait à se venger de ceux qui l’avaient tant faitsouffrir, et continuaient, chaque jour, à le torturer.

Cependant, en feuilletant un vieux manuscrit,il avait été frappé par des notes qu’il avait prises dans l’Indesur certaine épizootie de rats. Il avait remarqué que des milliersde ces rongeurs périssaient en vingt-quatre heures, et qu’en mêmetemps les habitants de certain petit village voisin de Maduraétaient atteints d’une maladie jusqu’alors inconnue. Il s’étaitlivré à de minutieuses recherches, avait isolé et cultivé unbacille extrêmement ténu, difficile à colorer et qui, inoculé auxrats et aux souris, opérait chez eux les mêmes ravages que ceuxproduits par l’épizootie mystérieuse. Il avait longuement, à sonretour en France, étudié cette question et fait un rapport détailléde sa découverte, mais ne s’était jamais décidé à publier cetravail auquel il avait donné le titre de : Recherches sur le« Bacillus murinus[1]. »

Plus tard, à Marseille, où il avait été envoyépar le ministre de l’Intérieur afin d’étudier les mesuresprophylactiques à employer contre la peste, qui avait fait quelquesvictimes, il avait, en disséquant un cadavre, recueilli et isolé lemême bacillus murinus, qu’il avait découvert dans l’Inde.Maintenant qu’il se rappelait tous ces détails, il eut une idéesoudaine. Il rechercha dans sa collection de microbes et retrouvaun tube à essai contenant une culture de ce bacille, mais elleétait presque desséchée. Sa virulence, c’est-à-dire son aptitude àse développer dans un corps animal et à y sécréter des poisonsbactériens, devait être maintenant sans effet. Il fallait doncretrouver ce bacille, l’isoler, et le cultiver de nouveau.

À partir de ce jour, on eût pu le voir, tousles soirs, soulever une planche de la palissade qui séparait de sademeure le hangar à fourrage. Une petite lanterne sourde à la main,il disposait des pièges, puis scrutait le sol, dans l’espoir d’ydécouvrir un rat mort. Il y avait beaucoup de rats dans le hangar,et il ne désespérait pas de trouver ce qu’il cherchait.

En une semaine, il captura une douzaine derongeurs, mais une nuit il en découvrit deux qui étaient morts. Ilprocéda immédiatement à leur autopsie, et prit le sang du cœur,après avoir, au préalable, brûlé la surface de ce viscère, pouréviter toute contagion possible.

Ensuite il ensemença le sang sur des milieuxnutritifs, préparés d’avance, et, après vingt-quatre heures, obtintdes cultures différentes.

Dans la plupart de ces cultures, il trouva lebacille bien connu de Danysz, qui produit chez les rats une maladieà peu près semblable à la fièvre typhoïde de l’homme. Quelquesjours se passèrent dans ce travail fiévreux. Avec une patienceminutieuse, Procas disséquait un à un les cadavres de rats,ensemençait avec leur sang quantité de tubes à essai, mais lebacillus murinus n’apparaissait toujours pas.

Une nuit, cependant, il trouva dans le magasinà fourrage plus de rats morts que d’habitude. Il en recueillitjusqu’à cinq. Plus de doute, une épizootie venait de se déclarer,et ce qui tendait à le prouver, c’est que les pièges qu’il tendaitchaque nuit étaient maintenant vides. On sait que lorsqu’éclate uneépidémie, les rats, qui ne sont pas moins intelligents que lesautres animaux, fuient le foyer d’infection et émigrent en d’autreslieux.

Quelle ne fut pas la joie de Procas lorsqu’ilreconnut sur les rats, qu’il venait de trouver morts, des lésionstout à fait semblables à celles qu’il avait observées dans l’Inde.Il fit sur ces bêtes divers prélèvements de sang, et, vingt-quatreheures après, il pouvait observer sur la gélose une strieblanchâtre avec des ramifications latérales trèscaractéristiques.

Le doute n’était plus possible : iltenait enfin son Bacillus murinus ! Alors, il pritune lamelle de verre, y déposa une goutte de culture, l’étala avecl’extrémité d’une pipette, colora la préparation avec une substancepréparée par lui, et l’examina ensuite au microscope. Sur le champde l’appareil il constata la présence de bacilles minces etcourts…

C’était bien le bacille cherché, il lereconnaissait parfaitement. Il ne lui restait plus qu’à accomplirce que l’on appelle la « triade de Koch », qui consiste àinoculer le microbe à un animal réceptif. À trois rats vivants, ilinocula le virus sous la peau, à trois autres il l’introduisit dansl’intestin sous forme de boulettes. Les premiers succombèrent entrente-six heures ; les trois autres ne moururent qu’au boutde quatre jours. Le virus semblait déjà assez violent, mais ilétait faible, si on le comparait à celui trouvé sur les rats duvillage indien. Procas ne se décourageait pas cependant. Il savaitbien que, grâce aux procédés de la bactériologie moderne, on peutconsidérablement augmenter la virulence des microbes pathogènes ettransformer un microbe presque inoffensif pour telle ou telleespèce animale, en un virus mortel pour la même espèce. D’autrepart, son chien, son pauvre Mami devait, dans ce cas, lui rendre undernier service… La médullose pourrait entrer en jeu et concourir àl’augmentation de nocivité du Bacillus murinus. Il employadès lors une méthode très efficace inventée par Metchnikoff, Rouxet Salimbeni dans leurs savantes recherches sur la toxinecholérique. Il introduisit dans le péritoine des rats de petitssacs de collodion remplis de bouillon de culture et de médulloseensemencés de Bacillus murinus. Il opérait avec toutes lesprécautions aseptiques, afin d’éviter l’infection du péritoine, cequi aurait pu nuire aux résultats de l’expérience. Deux ou troisjours après, il sacrifiait l’animal et enlevait le sac pourensemencer la culture dans un nouveau sachet de collodion, etl’introduire ensuite dans le péritoine d’un autre rat. Lorsque levirus eut passé alternativement dans les organismes de plusieursrongeurs, il devint beaucoup plus actif.

Bientôt, il arriva à tuer les rats en trois ouquatre heures. Enfin, en multipliant le passage des cultures surplusieurs rats, Procas obtint un virus des plus nocifs.

Chapitre 18

 

Il en était là de ses travaux quand unenouvelle crise le terrassa. Un soir qu’il avait veillé très tard,il eut soudain un éblouissement ; une lueur rouge passa devantses yeux et il s’abattit sur la table de son laboratoire. Quand ilreprit la notion des choses, il faisait grand jour. Autant qu’il enput juger il devait être près de midi. La circulation était plusactive sur les trottoirs et, dans le restaurant qui se trouvaitsitué tout près de sa demeure, il entendait un bruit d’assiettes etde verres entre-choqués.

Il essaya d’aller jusqu’à la fenêtre pour entirer les rideaux et intercepter un rayon de soleil quil’aveuglait, mais il fut incapable de faire un pas. Il tomba surles genoux et c’est tout juste s’il eut la force de se traînerjusqu’à son divan sur lequel il se coucha avec beaucoup depeine.

Cependant, il lui fut impossible de demeurerétendu et il dut s’asseoir ; son cœur semblait à tout momentprès de s’arrêter et, de ses mains froides, Procas comprimait sapoitrine. Sa tête était vide de pensées, il ne songeait qu’à sonmal, dont il suivait les phases avec angoisse. Il demeura longtempsplié en deux, le regard fixe, comme un homme qui redoute unecatastrophe, puis il éprouva une sensation étrange. Sa vues’obscurcit, ses idées devinrent imprécises ; il lui semblaqu’il avait été soudain transporté dans un monde irréel, loin de lavie consciente. Il avait l’impression que son être spirituel avaitdéserté son corps, qu’il voguait dans l’espace, et il se demanda sice n’était pas cela la mort. Et pourtant non, car lorsqu’iltouchait l’un de ses membres, qu’il le pinçait, il avait consciencede la douleur.

**

*

Il était toujours là, cloué sur son divan,immobile et froid comme un personnage de cire. Quand il se croyaitun peu mieux il formait le projet d’aller jusqu’à la fenêtre et del’ouvrir pour aspirer une bouffée d’air, mais il appréhendait lemoment où il se lèverait, car il savait bien que le moindre effortpouvait de nouveau provoquer une crise. Si, au moins, il avait pudormir ! Au prix de douloureux efforts, il était parvenu à serenverser en arrière et à appuyer sa tête contre la muraille. Iléprouva d’abord quelque soulagement et ferma les yeux. Ils’ensuivit un bien-être relatif qui dura peu, car la nouvelleposition qu’il venait de prendre tendait par trop ses musclesthoraciques et comprimait sa respiration. Il fut obligé de secourber encore en avant, les coudes sur les genoux, et de resterainsi, sans faire un mouvement. Une soif ardente lui brûlait lagorge, il grelottait, ses dents claquaient et il sentait le froidgagner ses extrémités, courir le long de ses bras et de ses jambes,monter jusqu’à sa poitrine. Est-ce la fin ? pensait-il. Cetteperspective ne l’effrayait point. Il l’envisageait, au contraire,avec sérénité, s’étonnait même d’être encore en vie. Le bruissementde la rue lui parvenait assourdi et il souhaitait presque de neplus rien entendre, de fuir à jamais ce monde où il n’avaitrencontré nulle pitié, ces gens dont il entendait les pas sur letrottoir, les voix enrouées, les éclats de rire, et qui étaienttous pour lui des bourreaux.

Après une nouvelle crise, moins violente queles autres, et qui le tint prostré sur son divan, il retrouva unpeu de tranquillité physique, et put faire quelques pas dans lapièce. Il but un grand verre d’eau, mais comme ses jambesflageolaient, il fut obligé de s’asseoir. Cela faisait trois joursqu’il n’avait pas mangé, mais, toujours en proie à la fièvre, iln’avait pas faim… un peu d’eau lui suffisait.

La secousse qu’il avait éprouvée, avait amenédans son esprit une certaine détente. Il ne songeait plus à rien,mais à mesure que la vie reprenait en lui, le souvenir lui revenaitde tout ce qui s’était passé. Une insurmontable agitation lepénétrait graduellement, et d’ailleurs, eût-il voulu oublier quecela lui aurait été impossible.

Quand il put enfin sortir pour aller faire sesprovisions, il retrouva devant lui la même foule hostile, et ledésir de vengeance qui sommeillait dans son cœur se réveilla plusviolent que jamais.

Le gros Nestor, qui n’avait point désarmé, semontrait plus acharné que jamais. Il avait pris de l’importance,depuis la défection de Bezombes et de Barouillet, et c’était luiqui maintenant « menait la danse ». Il s’était improvisédétective. Le soir, il se mettait en observation à la petitelucarne qui donnait sur la maison du passage Tenaille et sur lehangar à fourrage.

Avec une patience qui ne faiblissait jamais,il guettait, pendant des heures, celui qu’il appelait le« satyre ». Il s’imaginait que celui-ci se préparait àfuir, et ce qui l’entretenait dans cette idée, c’est qu’il n’avaitpas été sans remarquer les allées et venues de Procas, quand il selivrait, avec sa petite lanterne sourde, à la chasse aux rats.Nestor en avait conclu qu’il faisait ses malles et cherchait desplanches pour confectionner des caisses afin d’y loger tout sonmatériel. Il avait même cru devoir prévenir le propriétaire, lepère Grinchu, qui avait haussé les épaules, et lui avait fermé saporte au nez.

Nestor, furieux, s’était, dès le lendemain,répandu en calomnies sur le compte du marchand de fourrage, qu’ilaccusait « d’être de mèche » avec« l’assassin »… L’affaire prenait, on le voit, desproportions, et la foule, si facile à convaincre, était maintenantà la remorque du gros Nestor, lequel, tout fier du rôle dejusticier qu’il croyait jouer (et en cela il était sincère),attisait chaque jour la haine de ses partisans.

Il tenait des discours dans la rue, et onl’écoutait avec complaisance, car ce qu’il disait correspondaitexactement à ce que nombre de gens pensaient dans le quartier.

Le peuple a une fâcheuse tendance, on le sait,à voir partout du mystère, et à s’imaginer qu’il y a, pour certainsprivilégiés, des grâces d’état. Il croit dur comme fer que lajustice est impitoyable pour les humbles, tandis qu’elle réservetoute son indulgence à ceux qui appartiennent à une certainecatégorie sociale.

On en vint à chuchoter que « l’homme dupassage Tenaille » avait dû jouer autrefois un rôle politiquequi l’avait mis au courant de certains secrets, et que c’était pourcela que la police le ménageait. « Si c’était un pauvre diablecomme nous, ne cessait de répéter le gros Nestor, il y a longtempsqu’il serait coffré. »

Chaque jour, dans les ateliers, sur le pas desportes, dans les boutiques, c’étaient des parlotesmystérieuses ; chacun voulait paraître renseigné ;certaines commères, qui ne manquaient pas d’imagination, brodaientà qui mieux mieux, et quelques-unes d’entre elles avaient tellementmonté la tête à la mère du petit disparu, que la pauvre femme,voyant en Procas l’assassin de son enfant, était, chaque soir,parmi les manifestants, quand le « satyre » quittaitfurtivement sa demeure.

À quoi tout cela devait-il aboutir ?Nestor, lui, était persuadé que la police, devant ce mouvementpopulaire, qui prenait de jour en jour plus d’importance, finiraitpar agir.

Mais la haine de Procas grandissait en mêmetemps que celle de ces énergumènes et un soir que, poursuivi parune bande hurlante, il avait été de nouveau injurié, molesté,frappé, il était rentré chez lui dans un état d’exaspération telque l’idée de vengeance qui couvait en lui, mais se seraitpeut-être atténuée, s’était réveillée plus farouche que jamais.

« Ce sont eux qui l’auront voulu !s’écria-t-il d’une voix rauque… »

Et le lendemain, il reprenait son affreusebesogne.

Chapitre 19

 

Il n’était pas sûr encore que le virus qu’ilavait découvert pût agir efficacement sur un être humain, mais,pourtant, il en avait l’intuition. Les expériences qu’il avaitfaites lui semblaient concluantes. Cependant, il n’était pas aubout de sa tâche. S’il avait réussi à « isoler » un agentinfectieux des plus violents, qui devait produire de terribleseffets, il fallait que le virus pût se propager dans l’eau, afinque celle-ci contînt une proportion x de germes nocifs.C’était une condition sine qua non pour obtenir uneépidémie qui ne se bornât à quelques cas isolés.

Là surgit une difficulté.

L’eau, comme on le sait, n’est pointd’ordinaire stérile. Elle contient toujours une quantité assezconsidérable de bactéries qui ne se développent pas dansl’organisme vivant, mais se développent aux dépens des matièresmortes[2].Et cette quantité dépend desconditions très variables du climat, de la proximité de quelquesource contaminée.

Dans l’eau de Seine n’a-t-on pas trouvé415 000 microbes pour un centimètre cube ? Et dans leseaux qui alimentent Paris jusqu’à 6 680 ? Il s’ensuit queles eaux les plus pures recèlent une faune microbienne nombreuse etassez de matière organique pour nourrir, pendant un certain temps,des milliers de bacilles.

Dans l’eau stérilisée, les microbes sepropagent encore plus. L’eau fortement envahie par les bactéries nepermet pas le facile développement des bacilles qui l’habitent, demême qu’elle ne permet point l’évolution d’un nouveau microbe, saufdans le cas où celui-ci est beaucoup plus fort que les premiershabitants du même élément. C’est l’éternelle loi de la lutte pourl’existence qui gouverne les relations entre ces invisibles, commeelle gouverne les relations entre les hommes : le plus fortmange le plus faible.

En se basant sur ce fait quelques savants ontémis cette opinion : que l’eau la plus pure, au point de vuebactériologique, est souvent la plus dangereuse, quand il estimpossible de la protéger contre la contamination provenant dequelque foyer infectieux du voisinage.

Que l’on nous pardonne ces quelques détailsscientifiques, mais ils sont nécessaires à la compréhension de cequi va suivre et servent à expliquer le terrible drame qui sejouera bientôt.

La plupart des microbes pathogènes sedéveloppent assez bien dans l’eau stérilisée, mais mis en présencedes autres microbes saprophytes qui sont beaucoup mieux adaptés àce milieu nutritif, il leur faut soutenir une lutte acharnée pourl’existence, et ils finissent, la plupart du temps, par êtrevaincus. La manière de vivre des microbes pathogènes dans l’élémentliquide dépend de nombreux facteurs. C’est tout d’abord lacomposition chimique de l’eau, principalement sa richesse enmatières organiques ; c’est ensuite sa température plus oumoins élevée, l’absence de lumière et de mouvement. Enfin il y aencore d’autres conditions qui dépendent des microbeseux-mêmes : la vitalité, la résistance de ceux-ci dans leurlutte avec leurs ennemis.

Quand le microbe pathogène commence à prendrele dessus dans cette lutte pour la vie, et que les autrespérissent, il se produit alors dans l’eau une augmentation dematières nutritives aux dépens des cadavres et le microbe vainqueurpeut se développer beaucoup plus abondamment.

Procas avait prélevé chez lui de l’eau de laville et l’avait soumise à la méthode de Koch. Après avoir faitchauffer à une température de 40 degrés des tubes contenant de lagélatine préparée avec du bouillon de viande, il« ensemençait » avec une certaine quantité d’eau. Lagélatine fondue était ensuite coulée dans des cristallisoirs enverre, dits boîtes de Pétri. D’ordinaire, les colonies de microbesapparaissent au bout de vingt-quatre heures ou de trente-sixheures, sous forme de petits points blancs. Et la numération de cescolonies donne le nombre total de microbes contenus dans laquantité d’eau prise pour l’ensemencement.

L’eau de la ville analysée par Procas n’étaitpas riche en microbes ; leur nombre ne dépassait pas dix-huitcents par centimètre cube. Il était évident que cette eau pourraitoffrir un milieu favorable au bacillus murinus : lalutte pour l’existence ne lui serait point trop difficile. Pourvérifier ce fait, Procas ensemença un centimètre cube debacillus murinus dans un ballon de cinq litres remplid’eau de la ville. Toutes les six heures, il étendait leséchantillons de cette eau sur la gélatine, et comptait le nombre decolonies apparues, après un séjour de vingt-quatre heures àl’étuve. La deuxième expérience révéla une diminution notable descolonies du bacillus, et en trente heures, ellesdisparurent presque complètement. Le bacille du rat, qui était sipuissant, si vivace dans l’organisme animal, était vaincu par desêtres invisibles.

Mais Procas ne se décourageait pas. Aucontraire la difficulté le stimulait. Il savait fort bien que l’onpeut habituer chaque bactérie à des conditions nouvelles de vie, enchangeant peu à peu ces conditions. Il ensemença son bacillusmurinus dans un bouillon contenant moins de viande et plusd’eau stérilisée, et se livra à une série de cultures, en diminuantgraduellement la quantité de matières organiques. Cependant, lebacille ensemencé dans l’eau non stérilisée disparaissait au boutde quelque temps. D’autre part, l’inoculation de cette culture surles rats démontrait que sa virulence s’atténuait très sensiblement,puis finissait par ne plus avoir de force.

Cette fois, Procas perdit tout courage, etpeut-être eût-il renoncé à continuer ses expériences si les crishostiles qu’il entendait au dehors n’avaient stimulé son énergie,et entretenu son idée de vengeance.

Il continua ses recherches, et arriva à sedemander si, par suite d’une coopération entre deux ou plusieursespèces microbiennes, il n’arriverait pas à une sorte d’unionbacillaire.

La science fournit plusieurs exemples de cette« symbiose », de cette association de microbes quiapparaît comme des plus utiles et même nécessaire à la vie d’untype déterminé.

Metchnikoff n’a-t-il pas constaté que lacombinaison du vibrion du choléra avec quelques autres espèces,comme par exemple la sarcine, parasite inoffensif de l’intestin del’homme, est des plus virulentes ?

Il fallait trouver un type microbien qui pûtaugmenter la force de résistance du bacillus murinus. Ilse livra à nombre d’essais, mais les résultats étaient toujours lesmêmes. Le bacille s’atténuait dans l’eau et sa virulence ydisparaissait presque complètement.

Allait-il donc renoncer à sa vengeance ?La science serait-elle impuissante à lui procurer le poison quidevait anéantir des centaines de vies humaines ?

Chaque jour il se monte davantage. Ils’absorbe de plus en plus dans son idée de vengeance ; il enarrive à ne plus songer qu’à cela. C’est un homme exaspéré, undemi-fou…

Lorsque les cris et les injures des gensmassés devant sa porte parviennent à ses oreilles, au lieu d’êtreeffrayé, comme devant, il a un ricanement sinistre, soulèvedoucement son rideau, regarde fixement tous ces individus quil’insultent et songe que s’il parvient à isoler et à multiplier lebacille qu’il cherche, bientôt on verra reparaître le spectre de laMort Noire, qui, aux siècles lointains, parcourait les valléesd’Europe en semant sur sa route la terreur et la ruine…

Et il se réjouissait à la pensée que pour tousces êtres qui le faisaient souffrir, ce serait avant peu lesténèbres du tombeau. Nul regret, nulle pitié ne trouvaient placedans son âme. Il envisageait froidement les conséquences de sonacte, et attendait avec impatience le jour où il pourrait, d’unsimple geste, supprimer ses ennemis.

Dans son laboratoire, à la lueur d’un bec degaz clignotant, jusqu’à une heure avancée de la nuit, ilaccomplissait son œuvre de mort avec la fièvre d’un savant quitravaille uniquement pour la science.

Chapitre 20

 

Jusqu’alors aucun de ses essais n’avaitréussi ; il se heurtait toujours aux mêmes difficultés et lesmicrobes qu’il « ensemençait » perdaient leur virulenceune fois qu’ils étaient plongés dans l’eau.

Un jour il eut l’idée de puiser de l’eau à unvieux puits très profond qui se trouvait dans sa cour. Iln’augurait rien de bon de cette nouvelle expérience quand, à sagrande surprise, il remarqua que le bacillus murinus sedéveloppait très abondamment dans cette eau non stérilisée.

Au bout de vingt-quatre heures, le nombre desmicrobes contenus dans le liquide diminua, tandis que son bacillese développait de plus en plus. Nul doute : la cause initialede cette augmentation de virulence était due à l’un des microbeshabitant le puits et les mêmes résultats pouvaient être obtenusavec la culture pure de ces microbes dans l’eau stérilisée. Il lesisola, les cultiva à part et ensuite les développa avec lemurinus adapté à la vie dans l’eau du puits et dans cellede la ville.

Le problème était résolu ! Procas tenaitenfin sa vengeance : deux microbes qui, coopérant l’un avecl’autre, allaient devenir d’une virulence extrême.

Il prépara soigneusement une culture de cesdeux bacilles dans un ballon de deux litres, puis se laissa tombersur son divan en poussant un profond soupir.

Il ne lui restait plus qu’à accomplir l’actedécisif, celui qu’il ruminait depuis si longtemps !

**

*

Tout était prêt. Et pourtant, il hésitait.Pendant de longues heures, il demeura immobile, la tête entre lesmains. « Allons, se disait-il intérieurement, il faut sedécider. Est-ce qu’ils ont eu pitié de moi, eux ? »

Il se levait, s’approchait du bocal, lemettait sous son bras, comme s’il était prêt à l’emporter, etfaisait quelques pas dans la pièce. Une lutte affreuse se livraiten lui. Il reposait le bocal, allait se rasseoir, puis songeait denouveau… Il revivait alors ses jours de misère, les tortures quelui faisait endurer cette foule sauvage qui ne lui laissait plus uninstant de repos : Il se remit à marcher, ouvrit tout à coupla fenêtre et respira largement, plongeant ses regards dansl’obscurité.

À Saint-Pierre-de-Montrouge, l’heure sonna,grave, frémissante. Il pleuvait. Des nuages couraient dans le cielavec, par places, de grands tons blafards.

Son poing se tendit du côté de la rue ;vivement il endossa son pardessus, se coiffa de son chapeau et,dissimulant son bocal sous son bras gauche, ouvrit sa porte etsortit.

Dans les maisons, ses ennemis dormaient,tranquilles et confiants.

Procas remonta l’avenue du Maine jusqu’àl’église de Montrouge, prit la rue d’Alésia, tourna à droite dansla rue de la Tombe-Issoire et gagna la rue Saint-Yves. Arrivé àl’endroit où il avait découvert, quelques semaines auparavant, lecadavre de son pauvre Mami, il s’arrêta, essoufflé, car il avaitmarché très vite et suait à grosses gouttes. Se rappelant latragique soirée où l’on avait voulu le lyncher, il revoyait sonchien qui se serrait contre lui en grognant, puis tout s’effaçaitdans son esprit. Il ne gardait plus que le souvenir de l’angoissequ’il avait éprouvée ensuite, lorsqu’il courait à la recherche deMami, et qu’il le retrouvait, au petit jour, pantelant dans leruisseau.

« Les misérables !… Lesmisérables !… » ne cessait-il de répéter, en proie à unecolère sourde qui allait en s’accentuant. À cette minute, touts’exaspérait en lui. Il ne raisonnait plus, et ne songeait qu’à unechose : se venger.

Il se remit en marche, avançant d’un pasfurtif, comme un malfaiteur qui se sent épié. Il était presquecertain que personne ne l’avait aperçu, cependant il tremblait etconvulsivement cherchait à se rapetisser.

La pluie continuait de tomber avec un bruitlas. Les lumières de Paris formaient au loin, au-dessus desmaisons, une grande buée vacillante.

Parvenu à l’angle de l’avenue Reille et de larue Saint-Yves, il s’orienta. Devant lui, le réservoir deMontsouris avait l’aspect d’un énorme tumulus recouvert d’un épaisgazon, d’une de ces sépultures gigantesques comme on en voit dansquelques villes d’Asie… Sur un des côtés s’élevaient de petitsédicules vitrés et, à l’angle nord-ouest, une construction enmaçonnerie surmontée d’un kiosque métallique qui faisait l’effetd’une passerelle de paquebot.

Il se rappelait être venu là, quelques annéesauparavant, avec une délégation de conseillers municipaux et dechimistes, pour examiner ce qu’on appelle les « bâchesd’arrivée », où débouchent les siphons de la Vanne, du Lunainet du Loing. Il s’agissait alors d’une enquête du comitéd’hygiène.

En sa qualité de bactériologiste, Procas avaitété désigné pour étudier sur place les dangers de contamination deseaux par la poussière que le vent pourrait chasser dans lescuvettes d’adduction, et il avait été frappé, à cette époque, de lafacilité avec laquelle on pouvait pénétrer dans le réservoirmaintenant protégé par de solides travaux. Il longea l’avenueReille, puis la rue de la Tombe-Issoire et la rue Saint-Yves,laquelle encadre de deux côtés le grand tumulus gazonné, et compritqu’il n’arriverait jamais à escalader ces murs… Il essaya d’ouvrirune petite porte encastrée dans la pierre, mais n’y put parvenir.Il eût fallu en forcer la serrure (et Procas n’eût pas hésité à lefaire), mais il n’avait sur lui qu’un petit couteau dont la lame seserait brisée au moindre effort.

Pendant qu’il réfléchissait, noyé dans un coind’ombre, la silhouette d’un sergent de ville se profila le long desmaisons voisines. Il attendit que cette silhouette eût disparu,puis fit encore une fois le tour du réservoir. Celui-ci était aussibien défendu qu’une forteresse. La rage au cœur il reprit le cheminde sa demeure.

La pluie avait cessé, un vent bas faisaitcliqueter les vitres des réverbères : de grands nuages,pareils à de l’ouate saupoudrée de suie, s’effilochaient dans leciel, éclairés, de temps à autre, par un rayon de lune.

Procas était tellement troublé qu’il s’égara.Au lieu de tourner à gauche pour rejoindre la rue d’Alésia parl’avenue du Parc-de-Montsouris, il s’engagea à droite et se trouvadans la rue de la Glacière.

Après une assez longue hésitation, il reconnutenfin son chemin, mais il était tellement fatigué qu’il duts’asseoir sur un banc. Une torpeur l’envahit, et peut-être seserait-il laissé aller au sommeil quand un agent l’interpella d’unevoix rude :

– Vous n’avez pas de domicile ?

– Si, monsieur, répondit Procas, l’airégaré, comme un homme qui sort d’un rêve…

– Alors, allez vous coucher… on ne dortpas sur les bancs…

Procas se leva. Il s’éloigna, la démarchelourde, sous l’œil méfiant du sergent de ville… Lorsqu’il arrivachez lui, il vit une feuille de papier collée contre sa porte. Ilessaya de lire, mais ne pouvant y parvenir, la détacha. Il entradans son laboratoire, fit de la lumière, et ces mots, tracés engros caractères par une main malhabile, apparurent sous le halo dela lampe :

« Canaille !… assassin !…Puisque la police ne veut pas t’arrêter, avant peu nous te feronston affaire. »

Procas ne s’indigna même pas ; il eut unhaussement d’épaules, froissa le papier et le jeta dans uncoin.

Il savait bien, parbleu ! qu’il n’avaitrien de bon à attendre de cette populace surexcitée, dont la hainegrondait autour de lui. Les menaces ! Elles ne l’émouvaientguère…

Son bocal posé devant lui sur la tablescintillait à la lumière… Et il songeait : « C’est moiqui vais vous faire votre affaire, tas de misérables !… etvous l’aurez bien cherché… »

Il se déshabilla lentement et s’étendit surson divan, qu’il avait maintenant converti en lit… un lit sansdraps avec deux mauvaises couvertures de soldat. Il avait laissé salampe allumée, car, depuis quelque temps, l’obscurité l’effrayait.Au dehors, la pluie s’était remise à tomber. Procas s’assoupit,puis, brisé de fatigue, finit par s’endormir.

Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Salampe charbonnait, répandant dans la pièce une petite fumée noire.Cependant, il n’avait pas le courage de se lever… La perspectived’une nouvelle journée à vivre l’écœurait… Son échec de la veillel’avait découragé, mais il ne renonçait point pourtant à son projetde vengeance. Cette idée s’était ancrée dans son esprit avec unetelle force, qu’il la regardait comme une chose nécessaire, unesorte d’obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il selaissa glisser à bas de son divan, revêtit ses habits encore touttrempés, et se dirigea vers la cuisine où il avait installé sonautoclave.

Là, il ouvrit le tiroir d’une vieille table,fouilla parmi les objets qui s’y trouvaient, et prit une tigemétallique terminée à son extrémité par un double crochet. C’étaitavec cela qu’il retirait autrefois du feu les tubes qu’il faisaitrougir à blanc pour les stériliser. Il chercha une lime qu’il finitpar découvrir sur une étagère, et, revenant dans son laboratoire,se mit à râper doucement le morceau de fer.

Ce travail dura près de trois heures, et,quand il fut terminé, Procas se rejeta sur son divan.

Il semblait très tranquille, et, par instants,un sourire crispait son hideux visage.

Chapitre 21

 

Ce matin-là, le gros Nestor, contrairement àson habitude, négligea de heurter à la porte de Procas en proférantdes menaces. Il avait reçu la visite de Barouillet, qui venait delui apprendre une chose grave.

Bezombes avait été arrêté et conduit aucommissariat de la rue Sarrette.

– C’est la police qui se venge, grogna legros Nestor…

– Peut-être, fit Barouillet, mais cequ’il y a de certain, c’est que Bezombes est accuséd’escroquerie…

– Le père Chevassu a déposé uneplainte ?

– Oh ! des plaintes… il y en aplusieurs, à ce qu’on dit. Ce Bezombes ne valait pas cher…

– Possible, mais il nous a quand mêmerendu un fier service.

Barouillet eut un geste vague.

– Oui, tout de même… les preuves qui nousmanquaient, il nous les a fournies.

– Qui sait ?

– Quoi, vous doutez ?

– Bezombes exagérait tout… C’est unvaniteux qui ne cherche qu’à se faire valoir… En tout cas, qu’ilait exagéré ou non, ce qui est certain c’est que c’est unmalhonnête homme. Il a profité de « l’affaire » pourescroquer plusieurs commerçants du quartier, et il est fortregrettable que nous l’ayons fréquenté car enfin, nous avons étéses amis… On ne voyait que nous et lui… si l’on allaitsupposer…

– Voyons, monsieur Barouillet, on nousconnaît dans tout Montrouge. Nous avons un commerce, une situation…Nous ne devons rien à personne… Quand les garçons de banqueviennent chez nous ils ne laissent jamais de fiches…

– Je ne dis pas… Mais les gens sont siméchants…

– Bah ! ne nous occupons pas decela. Que Bezombes se débrouille.

– On nous citera peut-être commetémoins.

– Eh bien, nous dirons ce que noussavons. On ne pourra tout de même pas nous coffrer parce que nousavons fréquenté un escroc. C’est des choses qui arrivent. On faitla connaissance d’un homme, on le croit honnête, et on apprend plustard que c’est une fripouille, on n’est pas compromis pour cela.Bezombes nous a trompés, voilà tout, mais on ne m’ôtera pas del’idée qu’il était sincère, quand il pistait le satyre…

– À quoi cela nous a-t-ilavancés ?

– Ah ! monsieur Barouillet, sauf lerespect que je vous dois, vous nous avez « plaqués » etvous avez eu tort…

– Mais non, mon ami… Je n’ai pas eu tort.J’avais compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Notre homme,pour une raison que j’ignore, dispose sans doute de grandesprotections, puisque malgré toutes les preuves accumulées contrelui, il est toujours en liberté. Mon opinion, – ai-je besoin devous le dire ? – n’a pas varié… Je le crois coupable d’uncrime… peut-être de plusieurs, mais tant qu’on ne le prendra passur le fait…

– Pour le prendre sur le fait, comme vousdites, il faut le surveiller… l’épier… et c’est ce que je fais,chaque jour, ou plutôt, chaque soir… Ordinairement, il ne sortaitque pour aller chercher son dîner… et une fois rentré il ne mettaitplus les pieds dehors… Eh bien, hier, il est sorti vers minuit… Jel’ai entendu ouvrir sa porte… Je me suis mis à la fenêtre et l’aivu qui se dirigeait du côté de l’église de Montrouge… Mais quand jesuis descendu il était déjà loin…

– Vous êtes sûr de l’avoir vusortir ?…

– Aussi sûr que vous êtes là devant moi…Je l’ai guetté… car moi, j’ai de la patience, et quand je m’occuped’une affaire, je vais jusqu’au bout… Oui… je l’ai guetté et jel’ai vu rentrer. Il pouvait être environ deux heures du matin. D’oùvenait-il ?… Croyez-vous que c’est naturel, cessorties-là ?… Un de ces jours nous allons encore apprendre quequelqu’un a été assassiné, et on n’en parlera plus… Ah ! N. deD… Je le pincerai le satyre, ou je veux perdre mon nom… À partir dece soir, je vais encore me tenir en faction…

– Mais, malheureux, vous ne pourrez pasveiller toutes les nuits…

– Je dormirai le jour, mon père meremplacera à l’étal, mais faudra bien que j’aboutisse…

– J’admire votre énergie, et surtoutvotre persévérance… mais je crois que vous en serez pour votrepeine.

– Nous verrons, monsieur Barouillet, nousverrons… Jusqu’alors nous ignorions que le satyre sortait la nuit…maintenant nous tâcherons de savoir à quoi il emploie son temps…pas à quelque chose de propre, bien sûr…

– Je vous souhaite bonne chance… En toutcas n’oubliez pas que vous pouvez toujours compter sur moi.

Le gros Nestor éclata de rire.

– Ah ! fit-il, en frappantfamilièrement sur l’épaule de Barouillet, vous vous ravisez… alors,on pourrait s’entendre et partager la besogne. Nous filerions leparticulier à tour de rôle…

– Ce serait avec plaisir, mais nousallons avoir les élections municipales, et, vous comprenez, toutesmes soirées sont prises… Je fais campagne pour Malavaux, et…

– Tiens, je croyais que vous souteniez leconseiller sortant…

– Non… Bellerive n’a pas tenu sesengagements… il en a pris trop à son aise avec les électeurs… ilnous faut un homme qui s’occupe activement du quartier… Ah !si ç’avait été dans un autre moment, je vous aurais secondé degrand cœur, mais vous le voyez, c’est impossible…

– Alors, je « travaillerai »seul, et m’efforcerai de réussir… Ça arrivera peut-être plus tôtque vous ne le pensez… et je pourrai dire que moi aussi, je prendsles intérêts du quartier.

– On vous en sera reconnaissant.

Les deux hommes se serrèrent la main, et seséparèrent. Le gros Nestor sortit sur le seuil de sa porte où ildemeura immobile, imposant et superbe… À ceux qui passaient, ilfaisait un petit signe de tête, ou envoyait un salut de lamain.

Le rôle qu’il avait assumé le posait dansl’avenue du Maine, et il prenait, comme Bezombes, des airsmystérieux quand on lui parlait de « l’affaire ».

Tout le monde était persuadé qu’il savaitquelque chose, mais ne voulait encore rien dire. Cependant, àl’heure de l’apéritif, dans le petit café de la rue Liancourt, ilfit quelques confidences à deux ou trois amis qui s’empressèrentd’aller répéter partout que Nestor allait bientôt étonner tout lemonde, et ceux qui jusqu’alors l’avaient considéré comme un parfaitimbécile, commencèrent à le prendre au sérieux.

C’était lui, en somme, qui entretenait dans lequartier la haine de tous contre Procas, haine qui se seraitpeut-être atténuée, puis apaisée, comme s’apaisent les grandesfureurs populaires. On continuait à épier le malheureux savant, età lui « faire la conduite », quand il allait chercherquelques maigres provisions qu’il n’obtenait pas toujours, car laplupart des commerçants avaient fait alliance avec la foule. Ilétait souvent obligé de descendre jusqu’à la rue de la Gaîté et larue d’Odessa où il trouvait fatalement de nouveaux ennemis quifaisaient chorus avec les autres.

Il est juste de reconnaître que, depuisquelques jours, Procas, qui était sûr de se venger de tous cesgens, avait une attitude provocante. Autrefois il fuyait comme unepauvre bête que l’on poursuit à coups de cailloux, mais à présent,il tenait tête à la bande hurlante qui l’escortait. Souvent, ils’arrêtait, croisait les bras, et regardait fixement la foule… Ilétait certain que cela allait mal finir et qu’un jour ou l’autre,on l’attaquerait encore, car il devenait de plus en plusodieux.

La veille, on avait cloué une feuille à saporte : ce soir-là il trouva un autre chiffon de papier surlequel était grossièrement représentée une guillotine avec cesmots : « Deibler t’attend ! »

Il sourit, et rentra chez lui. Il paraissaittrès calme. Il mangea une croûte de pain et un peu de charcuterieet se jeta tout habillé sur son divan, après avoir mis la petiteaiguille de son réveil sur minuit.

**

*

Quand la sonnerie grêle se mit à vibrer,Procas se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, s’approcha de lafenêtre, écouta, puis jetant son manteau sur ses épaules, demeuraquelques instants immobile. Enfin il mit son chapeau, dont ilrabattit les bords, prit son bocal et sortit doucement après avoiréteint sa lampe.

À peine était-il dehors qu’il entendit des pasderrière lui. Il se retourna et vit une ombre qui rasait les murs.À la lueur d’un bec de gaz il reconnut son ennemi et s’ingénia à ledépister.

Au lieu de suivre l’avenue du Maine, ils’enfonça dans le passage de la Tour-de-Vanves, où l’obscuritéétait presque complète, tourna rapidement dans la rue Asseline etse blottit sous un porche.

Le gros Nestor (car c’était lui), s’arrêta,indécis, puis, ne voyant personne, parcourut la rue dans toute salongueur. Il passa près de Procas sans l’apercevoir, revint dans lepassage et s’avança jusqu’à l’avenue, mais déjà Procas, par la rueDidot, gagnait la rue d’Alésia, l’avenue d’Orléans, puis la rueBeaunier, qui débouche en face de l’entrée principale du réservoirde Montsouris.

Il s’engagea aussitôt dans l’avenue Reille ets’arrêta devant une petite porte de fer encastrée dans lamuraille.

La nuit était noire, un peu brumeuse. Les feuxdes réverbères semblaient miroiter dans de l’eau trouble. Posantsur le sol son bocal, Procas, au moyen du crochet qu’il avaitfaçonné la veille, se mit à fourrager doucement dans la serrure. Ily eut enfin un petit déclic, et la porte s’ouvrit sans bruit.

Il était dans la place.

Une effarante tranquillité régnait autour delui. Il monta quelques marches et atteignit la grande plate-formede gazon qui recouvre le réservoir. S’agenouillant sur l’herbehumide, il écouta un instant, puis se releva, et, courbé en deux,se glissa vers l’édicule vitré qu’il apercevait vaguement devantlui.

Il tremblait de tous ses membres, et sentaitson cœur battre à coups précipités dans sa poitrine. L’horriblerésolution qu’il avait prise faiblissait de minute en minute, etpeut-être allait-il revenir en arrière, quand l’aboiement lointaind’un chien le fit tressaillir.

C’est ainsi qu’aboyait le pauvre Mami, quandil sentait derrière lui la foule hostile qui poursuivait sonmaître. Cet aboiement avait quelque chose de plaintif et montaitdans la nuit à intervalles réguliers.

Procas eut un tressaillement. En quelquessecondes ses souvenirs se succédèrent… il revit la bande hurlantede ses ennemis, leurs figures farouches, leurs gestes de menace… Ilcrut sentir sur son épaule la poigne brutale du garçon boucher,entendre Mami qui grognait à ses côtés, Mami dont il devait bientôtretrouver la dépouille sanglante, le long du ruisseau… Et celaétouffa son rêve de pardon. D’un pas furtif, il continua d’avancer,serrant contre lui son bocal… « Pourquoi aurais-je pitiéd’eux », songeait-il.

Il était arrivé devant le kiosque oùdébouchent les doubles siphons de la Vanne et du Loing. Il n’eutqu’à crocheter une porte vitrée qui céda facilement. Parvenu prèsd’une rampe de fer, il vit un trou noir où l’eau entrait enbouillonnant… Ses mains qui tenaient le bocal étaient devenuesfroides et, au moment d’accomplir le geste fatal qui allait semerla mort, ses jambes vacillèrent. Pourtant, il se ressaisit, étenditle bras, hésita encore quelques secondes, puis d’un geste brusque,lança le poison. Il y eut un petit bruissement, quelque chose commeun léger susurrement de feuillage… et ce fut tout.

Procas s’était vengé… L’irréparable étaitaccompli.

Un frisson de douleur et de volupté parcouruttout son être, et il s’enfuit, en proie à une terreur folle,croyant voir autour de lui des êtres aux bras décharnés, pitoyableset suppliants.

Il retrouva difficilement la petite porte parlaquelle il était entré, la referma sans bruit, et se lança dansles rues ténébreuses, marchant d’un pas inégal et lourd. Il avaitconservé son bocal… il le jeta dans un terrain vague où il sebrisa.

Toute la nuit, il erra comme un chien perdu,et ne rentra chez lui qu’à l’aube. Au moment où il mettait sa clefdans la serrure, un homme surgit tout à coup :

– Ah ! canaille… Nous aurons tapeau !

Procas se retourna et reconnut le garçonboucher. Il le regarda fixement, eut un sourire ironique et refermasa porte.

Chapitre 22

 

Le quartier s’éveillait. Procas qui, malgré salassitude, n’avait pas envie de dormir s’était assis sur son divan,la tête entre les mains… À présent qu’un peu de netteté se faisaitdans son esprit, il songeait.

Ce qu’il avait fait était horrible, il s’enrendait compte. Demain, après-demain au plus tard, les ambulancesurbaines fileraient par les rues, les hôpitaux s’empliraient demoribonds ; tous ces gens qui maintenant allaient gaiement àleur travail seraient bientôt terrassés par un mal étrange dont onchercherait en vain la cause. La mort surprendrait les hommes, lesfemmes et les enfants… Les enfants !… À cette pensée, Procaseut un serrement de cœur. Pour se venger, il tuerait des innocents,de pauvres petits êtres qui ne savaient pas, qui ne comprenaientrien encore aux souffrances humaines. Et pourtant ne l’avaient-ilspas torturé, eux aussi ? n’avaient-ils point poussé sur sonpassage des cris de haine, des clameurs farouches ? Nefaisaient-ils point partie de la multitude barbare qui le harcelaitchaque jour ? Un d’entre eux avait-il eu seulement un geste,un mot de pitié pour lui ?

Procas, on le voit, à force de méditer savengeance, de la ressasser, en était arrivé à la trouver juste,presque naturelle. Il est vrai que la souffrance et lespersécutions dont il était l’objet avaient peu à peu, comme nousl’avons expliqué, troublé sa conscience. Il n’était plus un êtrenormal.

Pour le moment, il ne voyait qu’unechose : il allait, à son tour, lire, sur les visages, ladouleur et l’angoisse. Quand il se sentait envahir par un sentimentde pitié, il se rappelait aussitôt tout ce qu’on lui avait fait, etla colère concentrée dans son cœur entrait de nouveau enébullition. Il entretenait autour de lui une ambiance de souvenirset il évitait de s’interroger de peur d’avoir à se condamner.

Quand vint le soir, il sortit. Commed’habitude, ce fut autour de lui la même horde déchaînée,gouailleuse et mauvaise. Il semblait insensible aux injures ;ce n’était plus un homme irritable et furieux comme devant, mais unêtre inconscient, comme en état d’hypnose pour qui le mondeextérieur n’existe plus.

– Il est joliment sage ce soir, s’écriaune femme qui suivait la foule en tenant son petit par la main.

– Oh ! vous y fiez pas, dit uneautre… n’approchez pas trop… prenez garde !

Cependant la nouvelle attitude de l’homme à lafigure bleue étonnait, et l’on se demandait si ce calme étaitnaturel. Certains eussent voulu le voir regimber, et l’agaçaient,le bousculaient même, comme ces dompteurs qui fouaillent un fauvepour le faire rugir.

Procas était toujours impassible.

Il se disait « à quoi bon ? demain,ils ne s’occuperont plus de moi… car ils auront un ennemi autrementredoutable. »

Et, à cette pensée, une lueur mauvaise passaitdans ses yeux.

Il put ce soir-là acheter quelques provisions.Quand il rentra chez lui, il remarqua que son escorte étaittoujours aussi nombreuse. Il s’enferma, mangea lentement à la lueurde sa petite lampe à pétrole, puis, comme il sentait bien qu’il nepourrait pas dormir, prit un livre de bactériologie et s’absorbadans la lecture d’un chapitre pris au hasard.

Par instants, le roulement d’une voiture, unbruit de pas pressés, un murmure de voix, le faisaient tressaillir.Il écoutait, puis se replongeait aussitôt dans son livre, enmurmurant : « Non… pas encore… c’est trop tôt. » Ilcalculait que l’eau du réservoir ne s’était pas encore répanduedans les canalisations… il fallait au moins quarante-huit heurespour que la contamination fût complète. Et il suivait enimagination le développement de ses bacilles dont les coloniesdevaient se multiplier à l’infini. Il se les représentait, commes’il les voyait réellement au microscope grouillant sur la plaquede verre.

Soudain, sa tête se pencha en avant ; ildormait. Et alors sa pensée transformée, dénaturée, amplifiée parle rêve, lui fit voir des bacilles énormes, monstrueusementgrossis, avec des antennes gigantesques, des tentacules depieuvres, des yeux étincelants… Tout cela se mouvait, se tordait enconvulsions lentes, et il sentait sur son corps le glissementgluant de ces monstres qui peu à peu l’enserraient, luicomprimaient la poitrine, l’étouffaient… Il poussa un cri et seréveilla…

Il alla ouvrir la fenêtre. Un homme étaitdebout près de sa porte. C’était le gros Nestor qui le guettait.Procas le reconnut et, au lieu de refermer la fenêtre, demeuraaccoudé à la barre d’appui. Le garçon boucher s’esquiva et alla secacher plus loin. Peut-être croyait-il que son ennemi allait sortiret qu’il jetait un coup d’œil dans la rue avant de quitter samaison. « S’il y a une justice, pensa Procas, c’est celui-làqui devrait être frappé le premier. » Et il se mit à marchercar il craignait de s’endormir et d’avoir encore quelque affreuxcauchemar.

Cependant la fatigue finit par le terrasser etil s’abattit sur son divan où un sommeil de brute ne tarda pas às’emparer de lui. Au matin, il s’éveilla avec une affreusemigraine ; il se trempa le front dans une cuvette et commel’eau avait rejailli sur son visage, il s’essuya avec soin,craignant que cette eau ne fût déjà contaminée. Maintenant, iln’oserait plus boire… Ne fallait-il pas qu’il pût jouir de sontriomphe, voir souffrir ceux qui l’avaient poussé à commettre sonacte ?

D’ordinaire, il ne sortait jamais le matin,mais ce jour-là il alla acheter les journaux. Une bande de gaminsl’assaillit dès qu’il eut mis le pied dans la rue et les commèresqui causaient sur le pas des portes l’accablèrent d’injures, maisProcas allait droit devant lui, la tête penchée en avant, les yeuxmi-clos, comme un homme qui rêve. Ce calme persistant, quicontrastait avec son état de fureur habituel, ne manqua pas desurprendre. On en conclut qu’il ne se sentait pas la consciencetranquille et qu’il s’attendait sans doute à être arrêté. Pendantqu’on l’observait à la dérobée, il revenait, en lisant un journal,ce qui parut singulier.

Que pouvait-il bien chercher dans lesjournaux ?

Ceux qui n’avaient pas encore eu le temps dejeter les yeux sur les feuilles du matin s’empressèrent de serendre au kiosque voisin et, séance tenante, se mirent à parcourirles colonnes de première, de deuxième et de troisième page,espérant y découvrir une indication, mais ils en furent pour leurpeine. Pourtant, un vieux rentier décoré qui s’était mêlé auxgroupes fit remarquer un fait-divers qui n’avait point frappél’esprit des curieux. Il était question dans ce fait-divers d’unefemme qui, la veille, avait été étranglée dans un hôtel borgne dela rue de la Tombe-Issoire. Elle était rentrée vers minuit, encompagnie d’un individu qui cherchait à dissimuler son visage etqui avait disparu avant l’aube. Ce fut alors pour les gensrassemblés autour du kiosque comme si un voile se déchirait devanteux…

– Parbleu ! dit quelqu’un, voilà cequ’il cherchait dans le journal.

– Bien sûr, fit un autre… c’est lui, y apas d’erreur… Depuis quelques jours, il sortait, le soir… oùallait-il ?…

– Vous verrez, dit le vieux rentier, toutfier d’avoir fait preuve de sagacité, vous verrez que ce crime-làrestera impuni, comme les autres. Ah ! il est habile legaillard… Il n’en est pas à son coup d’essai…

Toute la journée le crime de la rue de laTombe-Issoire fit l’objet des conversations. Le gros Nestor écumaitde rage.

– Je l’ai manqué avant-hier, disait-il…Je le suivais, mais il m’a échappé… Si j’avais pu lui emboîter lepas, ça y était, je « l’avais »… Sûr que c’est lui qui afait le coup !…

Personne n’en doutait, quand les journaux dusoir firent la lumière sur ce drame. L’assassin avait été arrêté.C’était un nommé Mohamed Ben Agha, manœuvre dans une usine duboulevard de la Gare. On avait trouvé sur lui la montre-bracelet desa victime, et il avait fait des aveux. Ce fut une consternationgénérale, mais on n’en demeura pas moins persuadé que « lesatyre » ne valait pas mieux que ce Mohamed, et qu’un jour oul’autre on finirait bien par le prendre en flagrant délit.

Chapitre 23

 

Procas attendait toujours. Il ne se souciaitplus de la foule qui grondait sur son passage. Une idéel’obsédait : ce bacille sur lequel il avait compté, dont lanocivité lui avait paru évidente, aurait-il perdu de ses propriétésquand il s’était trouvé en contact avec une immense étendued’eau ? Le réservoir, il le savait, contenait, avec saréserve, environ deux cent mille mètres cubes. Est-ce que cettemasse ne renfermait pas un élément qu’il n’avait point prévu ?Non, pourtant, son bacille devait anéantir tous les autres, car lesexpériences qu’il avait faites sur cinq ou dix litres d’eau luiavaient suffisamment prouvé la virulence et la combativité de ses« colonies ». Elles devaient être en train de sedévelopper, mais n’étaient pas encore parvenues dans lescanalisations.

Parfois un remords le prenait et il souhaitaitpresque de voir échouer sa tentative, mais quand il retrouvaitdevant lui les regards de haine de ses ennemis, qu’il entendaitleurs imprécations, leurs injures, il sentait s’évanouir sa pitié.Certes, il n’entendait pas jouir longtemps de son triomphe, car lavie lui pesait comme un fardeau. Une fois sa vengeance accomplie,il disparaîtrait.

Dans l’après-midi, il sortit. Il remarquaqu’on le regardait, mais sans colère, et crut même lire surcertains visages une sorte de compassion. Sur l’avenue du Maine, aucoin du passage de la Tour-de-Vanves, des gens causaient d’un airmystérieux. Quand il passa, ils ne l’accueillirent point par ceshabituelles clameurs qui, autrefois, le rendaient fou furieux. Ileût voulu cependant qu’on l’injuriât, qu’on le frappât même, celaeût entretenu dans son cœur la colère qu’il sentait peu à peus’apaiser. Il rentra chez lui, ouvrit sa fenêtre, regarda surl’avenue. Ordinairement dès qu’il paraissait, c’étaient des crisfarouches, des gestes de menace… Aujourd’hui, rien… Le silence…Toute la journée, il demeura prostré devant sa table de travail, enproie à une tristesse noire… Ainsi, au moment même où il l’avaitcondamnée à mort, la foule s’humanisait… Et il cherchait en vain lacause de cet apaisement. Il finit par se persuader que ce calmen’était qu’apparent et que l’on méditait encore quelque chosecontre lui. Cela s’était déjà produit… Il avait cru souventretrouver un peu de tranquillité, et le lendemain il s’était vu denouveau assailli par une bande de furieux.

La nuit était venue, et il demeurait devant satable, sans même songer à allumer sa lampe, quand on frappa à laporte. Il tressaillit. Qui donc pouvait venir chez lui ?… Ilhésita un instant, puis fit de la lumière.

On l’appelait maintenant :« Monsieur !… Monsieur !… »

Il se décida à aller ouvrir, et se trouva enface de deux hommes, mais recula en reconnaissant l’un d’eux, cegarçon boucher qui avait été pour lui un tortionnaire, unbourreau.

– Que me voulez-vous ?… Que mevoulez-vous ? s’écria-t-il.

– Monsieur, répondit le gros Nestor, nousvoulons vous parler.

– Me parler ? Qu’avez-vous à medire ?… Vous venez probablement pour m’assassiner,misérable !

– Calmez-vous, dit le second visiteur,qui n’était autre que Barouillet, nous venons pour éclaircir unmalentendu.

La phrase était peut-être mal choisie, mais onsait que Barouillet dont la tête était bourrée de clichésélectoraux, employait volontiers des termes de réunionpublique.

– Oui, reprit-il, un malentendu… unregrettable malentendu.

Procas avait reculé.

– Entrez, dit-il, comprenant qu’il nepourrait tenir tête à ces deux hommes. Il pénétra dans sonlaboratoire, ils le suivirent.

– Monsieur, dit Barouillet, nous avonsdes excuses à vous faire.

– Oui… parfaitement, des excuses, appuyale gros Nestor, en s’inclinant gauchement… Tout le monde peut setromper, s’pas ?…

– Et nous nous sommes trompés…grossièrement trompés, appuya Barouillet… Tout cela aussi c’est lafaute d’un individu qui a maintenant maille à partir avec lajustice… Il prétendait savoir… Il nous a pour ainsi direconvaincus… Nous l’avons cru, car ce qu’il disait était si préciset concordait si bien avec les faits, qu’il était impossible de nepas vous accuser…

Procas ne comprenait toujours pas. Il étaitprès de croire à une mystification, et regardait avec inquiétudeces deux hommes, dont l’un était son plus mortel ennemi, celui quiavait à maintes reprises déchaîné contre lui la colère de lafoule.

– Expliquez-vous, dit-il, quels sont lesfaits dont vous parlez ?

– Vous le savez bien, réponditBarouillet.

– Tout ce que je sais c’est que je suisun objet d’horreur et qu’au lieu de me plaindre vous vous êtes tousacharnés contre moi. Vous m’avez injurié, frappé. Je n’avais plusau monde qu’un ami, un chien, une pauvre bête à demi infirme, etvous l’avez tué ! Pourquoi ? Que vous avais-jefait ?

– Nous avons eu bien des torts enversvous. Je le reconnais, Mais votre façon de vivre, vos mystérieuxtravaux nocturnes, tout cela nous avait paru louche et le jour oùle petit Maurice a disparu, nous avons cru…

– Qu’avez-vous cru ?

– Que vous l’aviez tué !…

– Mais c’est horrible ! Ainsi vousavez pu me croire coupable d’un meurtre, moi ?

Le gros Nestor et Barouillet courbèrent latête sans répondre. Ils avaient maintenant conscience de l’infamiede leur conduite et ne trouvaient plus rien à dire.

– Voyons, reprit Procas, parlez. Pourquoivenez-vous aujourd’hui me présenter des excuses, à moi que vousconsidérez peut-être encore comme un assassin ?

– Non, balbutia Barouillet, nous savonsmaintenant que vous n’êtes pas coupable. L’enfant a reparu. Ilavait été enlevé, à la fête du Lion de Belfort, par dessaltimbanques. Mais il est parvenu à leur échapper et, hier, desagents l’ont ramené chez lui. Vous comprenez à présent pourquoinous sommes ici. Nous sommes d’honnêtes gens et nous savonsreconnaître nos torts. On nous avait monté la tête et puis toutvous accusait. On avait relevé des traces de sang dans la petitecour de votre maison. L’enfant jouait devant votre porte quelquesinstants avant sa disparition. Mettez-vous à notre place,qu’auriez-vous pensé ?

Procas s’était assis ; la tête entre lesmains, il sanglotait… Ainsi on l’avait pris pour un assassin et ilne s’en doutait pas. Il croyait que c’était sa seule laideur quiameutait la foule contre lui. S’il avait su ! Pourquoi aussine lui avait-on rien dit ? Ah ! il comprenait toutmaintenant : la visite du commissaire, la perquisition, leshurlements de rage qui s’élevaient à son approche, la fureur de cesgens qui le croyaient coupable.

– Monsieur, dit le gros Nestor, en luifrappant doucement sur l’épaule, ne vous tracassez pas… Maintenanttout est fini, on sait que vous êtes un brave homme… Vous n’avezplus d’ennemis, je vous assure… On est déjà renseigné dans lequartier… et on vous, plaint.

Procas n’osait lever la tête, regarder cethomme qui lui parlait, cet ennemi qu’il exécrait naguère et quivenait aujourd’hui s’excuser… qui prononçait enfin les paroles depitié qu’il avait attendues en vain et qui l’eussent peut-êtreencouragé à vivre…

Et il songeait : « À l’heure où jen’ai plus d’ennemis, où ceux qui me persécutaient viennent metendre la main, le poison est en marche, il circule dans lescanalisations, il a peut-être déjà fait des victimes. »

Il se leva brusquement, regarda les deuxhommes, et s’écria d’une voix rauque :

– Non… Non… si vous saviez !… aussij’ai trop souffert !… j’ai trop souffert !…

Et il s’enfuit en courant.

– Pauvre type, murmura le gros Nestor, ilest fou… Pas étonnant après des émotions pareilles ! Ah !il en a vu de dures et peu s’en est fallu qu’on ait sa peau. Quec’est bête tout de même !… Et tout ça c’est la faute de cettecrapule de Bezombes… Aussi pourquoi l’avons-nous écouté ? Lepère Grinchu avait raison… lui seul avait vu clair dans toutcela !…

Barouillet ne répondit pas. Il prit le garçonboucher par le bras, et l’entraîna dehors.

Les vendeurs de journaux parcouraient lesrues, s’arrêtaient, distribuaient quelques feuilles encore humides,et repartaient en hurlant :

La maladie mystérieuse… détails complets…les décès de la journée !…

**

*

Il arrive qu’une vengeance porte parfois àfaux et qu’elle atteigne des innocents. C’est ce qui était arrivé…Procas avait voulu se venger de ceux qui l’avaient rendu simalheureux, et la fatalité qui l’avait toujours poursuivi semblaits’attacher à lui. Son bacille faisait maintenant des victimes, leshôpitaux se remplissaient de malades, mais ce n’était point dans lequartier de Montrouge qu’avait éclaté la terrible épidémie. Procasétait persuadé, comme beaucoup de Parisiens, que le réservoir deMontsouris distribue l’eau de la Vanne et du Loing aux habitants duquatorzième, et c’étaient ceux du centre qu’il avait atteints. Lepremier, le deuxième, le troisième et le quatrième avaient reçul’eau empoisonnée, et l’on comptait déjà de nombreux casd’intoxication. Aux terrasses des cafés, dans les restaurants, dansles maisons, des hommes, des femmes, des enfants tombaient entournoyant comme pris de vertige. Les ambulances urbaines passaientet repassaient sous l’œil terrifié de la population. La maladiecommençait brusquement par un frisson violent et des vomissements.La température s’élevait très vite et atteignait, en deux ou troisheures, 41 et même 42 degrés. Le pouls montait jusqu’à centcinquante pulsations à la minute. Les phénomènes nerveux étaientaussi très accentués ; beaucoup de malades étaient pris deconvulsions, la peau se couvrait d’une sueur visqueuse ; surle visage et sur les membres apparaissaient des bulles rempliesd’un liquide trouble. Et les gens qui avaient jusqu’alors échappéau fléau attendaient leur tour, angoissés, tremblants. Leshabitants de l’antique Pompéi, en voyant descendre la lave quiallait les engloutir ne durent pas être plus effrayés que le furentles Parisiens en ces heures tragiques.

**

*

Procas errait maintenant par les rues, affolé.La visite du gros Nestor et de Barouillet l’avait bouleversé. Leremords lui broyait le cœur. Pouvait-il laisser mourir des gens quiavaient cessé d’être des ennemis, qui avaient reconnu leurs torts àson égard, et ne demandaient qu’à se les faire pardonner ? Ilallait tout dire, tout révéler au commissaire, faire arrêter leseaux dans les canalisations. Peut-être en était-il tempsencore ? Oui, mais une fois qu’il aurait avoué son crime, ilfallait qu’il disparût. Sa résolution fut vite prise ! Ilallait retourner chez lui et prendre, sur la petite étagère, lafiole de cyanure de potassium qu’il avait eu souvent idée de porterà ses lèvres… Il confesserait son crime… et en finirait aussitôtavec la vie.

Les cris des camelots avaient soudain attiréson attention… Un tremblement le prit. Il acheta un journal, lut àla lueur d’un réverbère, et sentit ses jambes se dérober sous lui…Ainsi, voilà à quoi il avait abouti… à tuer des innocents !des gens qu’il n’avait jamais vus… qui l’ignoraient !… Un longsanglot monta à ses lèvres, il voulut courir jusqu’à sonlaboratoire, mais cette fois la secousse avait été trop forte pourcet homme dont la vie ne tenait plus qu’à un fil. Une crised’étouffement le prit, son cœur cessa brusquement de battre, et ils’abattit comme une masse, foudroyé.

**

*

Cependant les médecins avaient enfin reconnuque c’était l’eau qui portait la mort dans Paris, et l’épidémieavait été enrayée. On ignora toujours qu’un homme, pour se venger,avait empoisonné le réservoir de Montsouris, et l’on discutalongtemps encore sur les causes de la contagion.

Procas, ramassé sur la voie publique, futtransporté passage Tenaille et, le surlendemain, tout Montrougesuivait le pauvre corbillard qui l’emmenait vers sa dernièredemeure.

L’assassin était devenu une victime, et lafoule, qui ne savait pas, jeta des fleurs sur satombe…

La pitié s’était éveillée troptard !…

FIN

Le récit que l’on vient de lire est unrécit rétrospectif. Il est maintenant tout à fait impossibled’empoisonner un réservoir dont, chaque jour, l’eau est analyséeavec le plus grand soin par les chimistes de la Ville.

Que les Parisiens serassurent !

A. G.

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