C’est un homme qui me force de
reconnaître que, manquant moi-même de bien des
choses essentielles, je néglige mes propres affaires pour
me charger de celles des Athéniens. Il me faut donc
malgré moi m’enfuir bien vite en me bouchant les
oreilles comme pour échapper aux sirènes , si je ne
veux pas rester jusqu’à la fin de mes jours assis à la
même place auprès de lui. Pour lui seul dans le
monde, j’ai éprouvé ce dont on ne me croirait guère
capable, de la honte en présence d’un autre homme: or
il est en effet le seul devant qui je rougisse. J’ai la
conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils, et
pourtant de n’avoir pas la force, quand je l’ai quitté, de
résister à l’entraînement de la popularité; je le fuis donc;
mais quand je le revois, j’ai honte d’avoir si mal tenu ma
promesse, et souvent j’aimerais mieux, je crois,
qu’il ne fut pas au monde, et cependant si cela arrivait,
je suis bien convaincu que j’en serais plus malheureux
encore; de sorte que je ne sais comment faire avec cet
homme-là.
Tels sont les prestiges qu’exerce, et sur moi et sur bien
d’autres, la flûte de ce satyre. Sachez maintenant
combien ma comparaison est juste et de quelles
merveilleuses qualités il est doué. Je puis vous assurer
que personne ici ne sait ce qu’est Socrate; mais,
puisque j’ai commencé, je veux vous le faire connaître.
Vous voyez combien Socrate montre d’ardeur pour les
beaux jeunes gens, comme il est constamment auprès
d’eux, et à quel point il en est épris; vous voyez aussi
que c’est un homme qui ignore toutes choses, et
n’entend rien à quoi que ce soit; il en a l’air au moins.
Tout cela n’est-il pas d’un Silène? tout-à fait. Mais ce
n’est là que l’enveloppe, c’est le Silène qui couvre le
dieu. Ouvrez-le: quels trésors de sagesse, mes chers
convives, n’y trouverez-vous pas renfermés! Il faut que
vous sachiez qu’il lui importe fort peu que l’on soit beau:
il méprise cela à un point qu’on ne saurait croire: il
ne se soucie pas plus qu’on soit riche, ou qu’on possède
aucun des avantages enviés du vulgaire. Il regarde tous
ces biens comme de nulle valeur, et nous-mêmes
comme rien; il passe sa vie à se moquer de tout le
monde et dans une ironie perpétuelle. J’ignore si d’autres
ont vu, quand il parle sérieusement et qu’il s’ouvre enfin,
les trésors sacrés de son intérieur; mais je les ai vus moi,
et je les ai trouvés si précieux, si divins, si
ravissants, qu’il m’a paru impossible de résister à
Socrate.
M’imaginant qu’il en voulait à ma beauté, je crus
m’aviser d’une heureuse pensée et d’un admirable projet:
je me flattai qu’avec de la complaisance pour ses désirs,
il ne manquerait pas de me communiquer toute sa
science. Aussi bien étais-je excessivement prévenu en
faveur des agréments de ma personne. Dans cette idée,
renonçant à l’usage où j’étais de ne me trouver avec lui
qu’en présence de l’homme chargé de m’accompagner,
je renvoyai ce dernier, et nous nous trouvâmes
seuls ensemble. Il faut ici que je vous dise la vérité tout
entière: prêtez-moi donc toute votre attention, et toi,
Socrate, reprends-moi si je mens.
Je me trouvai donc en tête à tête avec lui: je
m’attendais qu’il ne tarderait guère à engager ce genre
de propos que tout amant adresse à son bien-aimé
quand il est seul avec lui, et je m’en réjouissais déjà.
Mais il n’en fut rien absolument. Socrate demeura toute
la journée, s’entretenant avec moi à son ordinaire, et
puis il se retira. Après cela, je le provoquai à des
exercices de gymnastique: je m’essayai avec lui,
espérant gagner par là quelque chose. Nous nous
exerçâmes souvent, et nous luttâmes ensemble sans
témoins. Que vous dirai-je, mes amis? je n’en étais pas
plus avancé. Voyant qu’ainsi je n’obtenais rien, je me
décidai à l’attaquer vivement, à ne point lâcher prise
ayant une fois commencé, et à savoir enfin à quoi m’en
tenir. Je l’invitai à souper comme font les amants qui
tendent un piège à leurs bien-aimés. Il ne se rendit pas
d’abord à mes instances: mais avec le temps il finit
par céder. Il vint, mais aussitôt après le repas, il voulut
s’en aller. Je le laissai sortir par une sorte de pudeur.
Mais une autre fois je lui tendis un nouveau piège, et,
après qu’il eut soupé, je prolongeai notre entretien assez
avant dans la nuit.