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Le Calvaire

Le Calvaire

d’ Octave Mirbeau

À MON PÈRE

Témoignage de ma piété filiale,

O.M.

Chapitre 1

 

Je suis né, un soir d’Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg du département de l’Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de Jean-François-Marie Mintié.Pour fêter, comme il convenait, cette entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins du pays, réunis sur les marches de l’église. L’un d’eux, en se battant avec ses camarades,tomba sur le coupant d’une pierre, si malheureusement qu’il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m’a souvent conté ces incidents,avec orgueil et admiration.

Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l’orée d’une grande forêt de l’État, la forêt de Tourouvre. Bien qu’il compte quinze cents habitants, il ne fait pas plus de bruit que n’en font, dans la campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. Une futaie de hêtres géants, qui s’empourprent à l’automne, l’abrite contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours verte, où l’on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière d’Huisne, brillante sous le soleil, festonneet se tord capricieusement dans les prairies, que séparent l’une del’autre des rangées de hauts peupliers. De pauvres tanneries, depetits moulins s’échelonnent sur son cours, clairs, parmi lesbouquets d’aulnes. De l’autre côté de la vallée, ce sont leschamps, avec les lignes géométriques de leurs haies et leurspommiers qui vagabondent. L’horizon s’égaie de petites fermesroses, de petits villages qu’on aperçoit, de-ci, de-là, à traversdes verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, àcause de la proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux etles choucas au bec jaune.

Ma famille habitait, à l’extrémité du pays, enface de l’église, très ancienne et branlante, une vieille etcurieuse maison qu’on appelait le Prieuré, – dépendance d’uneabbaye qui fut détruite par la Révolution et dont il ne restait quedeux ou trois pans de murs croulants, couverts de lierre. Je revoissans attendrissement, mais avec netteté, les moindres détails deces lieux où mon enfance s’écoula. Je revois la grille toutedéjetée qui s’ouvrait, en grinçant, sur une grande cour qu’ornaientune pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés des merles,des marronniers très vieux et si gros de tronc que les bras dequatre hommes – disait orgueilleusement mon père, à chaquevisiteur, – n’eussent point suffi à les embrasser. Je revois lamaison, avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron endemi-cercle où s’étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégalesqui ressemblaient à des trous, son toit très en pente, terminé parune girouette qui ululait à la brise comme un hibou. Derrière lamaison, je revois le bassin où baignaient des arums bourbeux, où sejouaient des carpes maigres, aux écailles blanches ; je revoisle sombre rideau de sapins qui cachait les communs, la basse-cour,l’étude que mon père avait fait bâtir en bordure d’un cheminlongeant la propriété, de façon que le va-et-vient des clients etdes clercs ne troublât point le silence de l’habitation. Je revoisle parc, ses arbres énormes, bizarrement tordus, mangés de polypeset de mousses, que reliaient entre eux les lianes enchevêtrées, etles allées, jamais ratissées, où des bancs de pierre effritée sedressaient, de place en place, comme de vieilles tombes. Et je merevois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à travers cettetristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, tourmenterles bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journéesentières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, devalet de chambre et de cocher.

Les années et les années ont passé ; toutest mort de ce que j’ai aimé ; tout s’est renouvelé de ce quej’ai connu ; l’église est rebâtie, elle a un portail ouvragé,des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent desgueules embrasées de démons ; son clocher de pierre neuve ritgaîment dans l’azur ; à la place de la vieille maison, s’élèveun prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui amultiplié, dans l’enclos, les boules de verre colorié, les cascadesréduites et les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais leschoses et les êtres me restent gravés dans le souvenir, siprofondément, que le temps n’a pu en user l’agate dure.

Je veux, dès maintenant, parler de mesparents, non tels que je les voyais enfant, mais tels qu’ilsm’apparaissent aujourd’hui, complétés par le souvenir,humanisés par les révélations et les confidences, danstoute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d’impressionque redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop prèsconnues, les leçons inflexibles de la vie.

Mon père était notaire. Depuis un tempsimmémorial, cela se passait ainsi chez les Mintié. Il eût semblémonstrueux et tout à fait révolutionnaire qu’un Mintié osâtinterrompre cette tradition familiale, et qu’il reniât lespanonceaux de bois doré, lesquels se transmettaient, pareils à untitre de noblesse, de génération en génération, religieusement. ÀSaint-Michel-les-Hêtres, et dans les contrées avoisinantes, monpère occupait une situation que les souvenirs laissés par sesancêtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout,ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante,indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole,membre de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il nenégligeait aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vieprovinciale qui donnent le prestige et déterminent l’influence.C’était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avaitla manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, uninsecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fût pris aussitôt dudésir étrange de le détruire. Il faisait aux merles, auxchardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasseimpitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était chargé dele prévenir, dès qu’apparaissait un oiseau dans le parc et mon pèrequittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l’oiseau.Souvent, il s’embusquait, des heures entières, immobile, derrièreun arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange àtête bleue. À la promenade, chaque fois qu’il apercevait un oiseausur une branche, s’il n’avait pas son fusil, il le visait avec sacanne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il yétait, le mâtin ! » ou bien : « Pan ! jel’aurais raté, pour sûr, c’est trop loin. » Ce sont les seulesréflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.

Les chats aussi étaient une de ses grandespréoccupations. Quand, sur le sable des allées, il reconnaissait unpiquet de chat, il n’avait plus de repos qu’il ne l’eût découvertet occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il selevait et restait à l’affût jusqu’à l’aube. Il fallait le voir, sonfusil sur l’épaule, tenant par la queue un cadavre de chat,sanglant et raide. Jamais je n’admirai rien de si héroïque, etDavid, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l’air plus enivré detriomphe. D’un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de lacuisinière, qui disait : « Oh ! la salebête ! » et, aussitôt, se mettait à le dépecer, gardantla viande pour les mendiants, faisant sécher, au bout d’un bâton,la peau qu’elle vendait aux Auvergnats. Si j’insiste autant sur desdétails en apparence insignifiants, c’est que, pendant toute mavie, j’ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de monenfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit unetelle impression que, maintenant encore, malgré les années enfuieset les douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n’y songetristement.

Une après-midi, nous nous promenions dans lejardin, mon père et moi. Mon père avait à la main une longue canne,terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilaitles escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au borddu bassin, nous vîmes un tout petit chat, qui buvait ; nousnous dissimulâmes derrière une touffe de seringas.

– Petit, me dit mon père, très bas :va vite me chercher mon fusil… fais le tour… prends bien gardequ’il ne te voie.

Et, s’accroupissant, il écarta, avecprécaution, les brindilles du seringa, de manière à suivre tous lesmouvements du chat qui, arc-bouté sur ses pattes de devant, le colétiré, frétillant de la queue, lapait l’eau du bassin et relevaitla tête, de temps en temps, pour se lécher les poils et se gratterle cou.

– Allons, répéta mon père, déguerpis.

Ce petit chat me faisait grand’pitié. Il étaitsi joli avec sa fourrure fauve, rayée de noir soyeux, sesmouvements souples et menus, et sa langue, pareille à un pétale derose, qui pompait l’eau ! J’aurais voulu désobéir à mon père,je songeais même à faire du bruit, à tousser, à froisser rudementles branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais monpère me regarda avec des yeux si sévères que je m’éloignai dans ladirection de la maison. Je revins bientôt avec le fusil. Le petitchat était toujours là, confiant et gai. Il avait fini de boire.Assis sur son derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants,le corps frissonnant, il suivait dans l’air le vol d’un papillon.Oh ! ce fut une minute d’indicible angoisse. Le cœur mebattait si fort que je crus que j’allais défaillir.

– Papa ! papa ! criai-je.

En même temps, le coup partit, un coup sec quiclaqua comme un coup de fouet.

– Sacré mâtin ! jura mon père.

Il avait visé de nouveau. Je vis son doigtpresser la gâchette ; vite, je fermai les yeux et me bouchailes oreilles… Pan !… Et j’entendis un miaulement d’abordplaintif, puis douloureux, – ah ! si douloureux ! – oneût dit le cri d’un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit,gratta l’herbe et ne bougea plus.

 

D’une absolue insignifiance d’esprit, d’uncœur tendre, bien qu’il semblât indifférent à tout ce qui n’étaitpas ses vanités locales et les intérêts de son étude, prodigue deconseils, aimant à rendre service, conservateur, bien portant etgai, mon père jouissait, en toute justice, de l’universel respect.Ma mère, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dotaucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plusétroites avec la petite aristocratie du pays, ce qu’il jugeaitaussi utile qu’un surcroît d’argent ou qu’un agrandissement deterritoire. Quoique ses facultés d’observation fussent trèsbornées, qu’il ne se piquât point d’expliquer les âmes, comme ilexpliquait la valeur d’un contrat de mariage et les qualités d’untestament, mon père comprit vite toute la différence de race,d’éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S’il enéprouva de la tristesse, d’abord, je ne sais ; en tout cas, ilne la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peulourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate,enthousiaste, il y avait un abîme qu’il n’essaya pas un seulinstant de combler, ne s’en reconnaissant ni le désir ni la force.Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours,que ne rapproche aucune communauté de pensées et d’aspirations, negênait nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, setenait pour satisfait, s’il trouvait la maison bien dirigée, lesrepas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictementrespectées ; en revanche, elle était très pénible, très lourdeau cœur de ma mère.

Ma mère n’était pas belle, encore moinsjolie : mais il y avait tant de noblesse simple en sonattitude, tant de grâce naturelle dans ses gestes, une si grandebonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses yeux qui, tour àtour, se décoloraient comme un ciel d’avril et se fonçaient commele saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, qu’onoubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de cheveuxirrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprèsd’elle, m’a dit souvent un de ses vieux amis, et je l’ai, depuis,bien douloureusement compris, auprès d’elle, on se sentait pénétré,puis peu à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par unsentiment d’étrange sympathie, où se confondaient le respectattendri, le désir vague, la compassion et le besoin de se dévouer.Malgré ses imperfections physiques, ou plutôt à cause de sesimperfections mêmes, elle avait le charme amer et puissant qu’ontcertaines créatures privilégiées du malheur, et autour desquellesflotte on ne sait quoi d’irrémédiable. Son enfance et sa premièrejeunesse avaient été souffrantes et marquées de quelques incidentsnerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le mariage, modifiantles conditions de son existence, rétablirait une santé que lesmédecins disaient seulement atteinte par une sensitivité excessive.Il n’en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que développerles germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité s’exaltaau point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes alarmants, nepouvait supporter la moindre odeur, sans qu’une crise ne sedéclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoisouffrait-elle donc ? Pourquoi ces mélancolies, cesprostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile etfarouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique ?Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, lui secouaient la gorge àl’étouffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluiebrûlante ? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que rien nepouvait vaincre, ni les distractions ni les prières ? Ellen’eût pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleursphysiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui luifaisaient monter du cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle nesavait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant l’âtre, oùbrûlait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible dese rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de laflamme qui l’appelait, la fascinait, lui chantait des hymnesd’amour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autrejour, à la promenade, apercevant, dans un pré à moitié fauché, unhomme qui marchait, sa faux sur l’épaule, elle courut vers lui,tendant les bras, criant : « Mort, ô mort bienheureuse,prends-moi, emporte-moi ! » Non, en vérité, elle ne lesavait pas. Ce qu’elle savait, c’est qu’en ces moments, l’image desa mère, de sa mère morte, était là, toujours devant elle, de samère qu’elle-même, un dimanche matin, elle avait trouvée pendue aulustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillaitlégèrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux toutblancs, sans prunelles, et jusqu’à ce rayon de soleil qui, filtrantà travers les persiennes closes, éclaboussait d’une lumièretragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. Cessouffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie ; c’estau flanc de sa mère qu’elle avait puisé, du sein de sa mère qu’elleavait aspiré le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait sesveines, dont les chairs étaient imprégnées, qui grisait soncerveau, rongeait son âme. Dans les intervalles de calme, plusrares, à mesure que les jours s’écoulaient, et les mois et lesannées, elle pensait souvent à ces choses, et, en analysant sonexistence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures duprésent, en comparant les ressemblances physiques qu’il y avait,entre la mère morte volontairement et la fille qui voulait mourir,elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubrehéritage. Elle s’exaltait, s’abandonnait à cette idée qu’il ne luiétait pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui luiapparaissait alors, ainsi qu’une longue chaîne de suicidés, partiede la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges,pour aboutir… où ? À cette question, ses yeux devenaienttroubles, ses tempes s’humectaient d’une moiteur froide et sesmains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher lacorde imaginaire dont elle sentait le nœud lui meurtrir le cou etl’étouffer. Chaque objet était, à ses yeux, un instrument de lamort fatale, chaque chose lui renvoyait son image décomposée etsanglante ; les branches des arbres se dressaient, pour elle,comme autant de sinistres gibets, et, dans l’eau verdie des étangs,parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière aux longsherbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte delimon.

Pendant ce temps, mon père, accroupi derrièreun massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, oubombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Lesoir, pour toute consolation, il disait doucement : –« Eh bien, ma chérie, cette santé, ça ne va toujourspas ? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin,un verre le soir… Il n’y a que cela. » Il ne se plaignait pas,ne s’emportait jamais. S’asseyant devant son bureau, il passait enrevue les paperasses que lui avait apportées, dans la journée, lesecrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, d’un air dedédain : – « Tiens ! s’écriait-il alors, c’est commecette sale administration, elle ferait bien mieux de s’occuper ducultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires… Envoilà des bêtises ! » Puis, il allait se coucher,répétant d’une voix tranquille : – « Des amers, prendsdes amers. »

Cette résignation la troublait comme unreproche. Bien que mon père fût médiocrement élevé, qu’elle netrouvât en lui aucun des sentiments de tendresse mâle ni la poésiechimérique qu’elle avait rêvés, elle ne pouvait nier son activitéphysique et cette sorte de santé morale que, parfois, elle enviait,tout en en méprisant l’application à des choses qu’elle jugeaitpetites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupableenvers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement gaspilléedans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux affairesde son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses propresdevoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice desdomestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, labonne et vieille Marie, qui l’avait vue naître, était obligéesouvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de lasoigner, de lui donner à manger, comme on fait d’un petit enfant auberceau. En son besoin d’isolement, elle en arriva à ne pluspouvoir supporter la présence de ses parents, de ses amis,lesquels, gênés, rebutés par ce visage de plus en plus morose,cette bouche d’où ne sortait jamais une parole, ce sourirecontraint que crispait aussitôt un involontaire tremblement deslèvres, espacèrent leurs visites et finirent par oubliercomplètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, comme lereste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à l’église, nepriait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu’on la vîts’approcher de la sainte table.

Alors, ma mère se confina dans sa chambre,dont elle fermait les volets et tirait les rideaux, épaississantautour d’elle l’obscurité. Elle passait là ses journées, tantôtétendue sur une chaise longue, tantôt agenouillée dans un coin, latête au mur. Et elle s’irritait, dès que le moindre bruit dudehors, un claquement de porte, un glissement de savates le long ducorridor, le hennissement d’un cheval dans la cour, venaienttroubler son noviciat du néant. Hélas ! que faire à toutcela ? Pendant longtemps, elle avait lutté contre le malinconnu, et le mal, plus fort qu’elle, l’avait terrassée.Maintenant, sa volonté était paralysée. Elle n’était plus libre dese relever ni d’agir. Une force mystérieuse la dominait, qui luifaisait les mains inertes, le cerveau brouillé, le cœur vacillantcomme une petite flamme fumeuse, battue des vents ; et, loinde se défendre, elle recherchait les occasions de s’enfoncer plusavant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte d’exaltationperverse, les effroyables délices de son anéantissement.

Dérangé dans l’économie de son existencedomestique, mon père se décida, enfin, à s’inquiéter des progrèsd’une maladie qui passait son entendement. Il eut toutes les peinesdu monde à faire accepter à ma mère l’idée d’un voyage à Paris,afin de « consulter les princes de la science ». Levoyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, chez lesquels illa conduisit, le premier déclara que ma mère était anémique, etprescrivit un régime fortifiant ; le second, qu’elle étaitatteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.Le troisième affirma « que ce n’était rien » etrecommanda de la tranquillité d’esprit.

Personne n’avait vu clair dans cette âme.Elle-même s’ignorait. Obsédée par le cruel souvenir auquel ellerattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait débrouiller, avecnetteté, ce qui s’agitait confusément dans le secret de son être,ni ce qui, depuis son enfance, s’y était amassé d’ardeurs vagues,d’aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle était pareilleau jeune oiseau qui, sans rien démêler à l’obscur et nostalgiquebesoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se souvientpas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux de lacage. Au lieu d’aspirer à la mort, ainsi qu’elle le croyait, commel’oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim dela vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d’amour, et,comme l’oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elles’était donnée, avec toute l’exagération de sa nature passionnée, àl’amour des choses et des bêtes ; jeune fille, elle s’étaitlivrée, avec emportement, à l’amour des rêves impossibles ;mais ni les choses ne lui furent un apaisement, ni les rêves neprirent une forme consolante et précise. Autour d’elle, personnepour la guider, personne pour redresser ce jeune cerveau, déjàébranlé par des secousses intérieures ; personne pour ouvriraux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà gardée par leschimères aux yeux vides ; personne en qui verser le trop-pleindes pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pasd’issue à leur expansion, s’amoncelaient, bouillonnaient, prêts àfaire éclater l’enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs tropbandés. Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en cesmélancolies qui devaient bientôt la tuer, était incapable d’unedirection intelligente et ferme ; son père, à peu près ruiné,réduit aux expédients, luttait, pied à pied, pour conserver à safamille la maison séculaire menacée, et, parmi les jeunes gens quipassaient, gentilshommes futiles, bourgeois vaniteux, paysansavides, aucun ne portait sur le front l’étoile magique qui laconduirait jusqu’au dieu. Tout ce qu’elle entendait, tout cequ’elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa manière decomprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n’étaient pas assezrouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. Saconception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, lacondamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements del’esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamaisatteint, des désirs qui jamais ne s’achèvent. Et plus tard, sonmariage, qui avait été plus qu’un sacrifice, un marché, uncompromis pour sauver la situation embarrassée de son père !Et ses dégoûts, et ses révoltes de se sentir, morceau de chairavili, la proie, l’instrument passif des plaisirs d’un homme !S’être envolée si haut et retomber si bas ! Avoir rêvé debaisers célestes, d’enlacements mystiques, de possessions idéales,et puis… ce fut fini ! Au lieu des espaces éblouissants delumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d’angespâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre etpesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur descroix et sur des tombes, la corde au cou.

Le Prieuré se fit bientôt silencieux. Onn’entendit plus crier, sur le sable des allées, les roues descharrettes et des cabriolets, amenant les amis du voisinage devantle perron garni de géraniums. On verrouilla la grande grille, afind’obliger les voitures à passer par la basse-cour. À la cuisine,les domestiques se parlaient bas et marchaient sur la pointe dupied, comme on fait dans la maison d’un mort. Le jardinier, d’aprèsl’ordre de ma mère, qui ne pouvait supporter le bruit des brouetteset le grattement des râteaux sur la terre, laissait les sauvageonspomper la sève des rosiers jaunis, l’herbe étouffer les corbeillesde fleurs et verdir les allées. Et la maison, avec le noir rideaude sapins, pareil à un catafalque, qui l’abritait à l’ouest ;avec ses fenêtres toujours closes ; avec le cadavre vivantqu’elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille brique,ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays qui, ledimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus devantle Prieuré qu’avec une sorte de terreur superstitieuse, comme sicette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôtmême, une légende s’établit ; un bûcheron raconta qu’une nuit,rentrant de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié,toute blanche, échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en sefrappant la poitrine à coups de crucifix.

Mon père se renferma davantage dans son étude,évitant, autant qu’il le pouvait, de rester à la maison, où iln’apparaissait guère qu’aux heures des repas. Il prit aussil’habitude des foires lointaines, se multiplia aux comités, auxassociations qu’il présidait, s’ingénia à se créer des distractionsnouvelles, des occupations éloignées. Le conseil général, le comiceagricole, le jury de la cour d’assises lui étaient de grandesressources. Lorsqu’on lui parlait de sa femme, il répondait,hochant la tête :

– Hé ! je suis très inquiet, trèstourmenté… Comment ça finira-t-il ?… Je vous l’avoue, jecrains que la pauvre femme ne devienne folle…

Et comme on se récriait :

– Non, non, je ne plaisante pas… Voussavez bien que, dans la famille, on n’a pas la tête sisolide !

Jamais un reproche, d’ailleurs, bien qu’ilconstatât, tous les jours, le préjudice que cette situation causaità ses affaires, et qu’il ne comprît rien à l’irritante obstinationde ma mère, de ne vouloir rien tenter pour sa guérison.

 

C’est dans ce milieu attristé que je grandis.J’étais venu au monde, malingre et chétif. Que de soins, que detendresses farouches, que d’angoisses mortelles ! Devant lepauvre être que j’étais, animé d’un souffle de vie si faible qu’oneût dit plutôt un râle, ma mère oublia ses propres douleurs. Lamaternité redressa en elle les énergies abattues, réveilla laconscience des devoirs nouveaux, des responsabilités sacrées, dontelle avait maintenant la charge. Quelles nuits ardentes, quelsjours enfiévrés elle connut, penchée sur le berceau où quelquechose, détaché de sa chair et de son âme, palpitait !… De sachair et de son âme !… Ah ! oui !… Je luiappartenais à elle, à elle seule ; ce n’était point de sasoumission conjugale que j’étais né ; je n’avais pas, commeles autres fils des hommes, la souillure originelle ; elle meportait dans ses flancs depuis toujours et, semblable à Jésus, jesortais d’un long cri d’amour. Ses troubles, ses terreurs, sesdétresses anciennes, elle les comprenait maintenant ; c’estqu’un grand mystère de création s’était accompli dans son être.

Elle eut beaucoup de peines à m’élever et, sije vécus, on peut dire que ce fut un miracle de l’amour. Plus devingt fois, ma mère m’arracha des bras de la mort. Aussi quellejoie et quelle récompense, quand elle put voir ce petit corpsplissé se remplir de santé, ce visage fripé se colorer de nacrerose, ces yeux s’ouvrir gaîment au sourire, ces lèvres remuer,avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie au seinnourricier ! Ma mère goûta quelques mois d’un bonheur completet sain. Un besoin d’agir, d’être bonne et utile, de s’occuper sanscesse les mains, le cœur et l’esprit, de vivre enfin, la reprenait,et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de sonménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d’une paixprofonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sanssaccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l’aveniravec confiance, et, bien des fois, elle s’étonna de ne plus songerau passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais :« On le voit pousser tous les jours, » disait la bonne.Et, avec une émotion délicieuse, ma mère suivait le secret travailde la nature, qui polissait l’ébauche de chair, lui donnait desformes plus souples, des traits plus fermes, des mouvements mieuxréglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine sorti du néant,les primitives lueurs de l’instinct. Oh ! comme toutes choseslui semblaient, aujourd’hui, revêtues de couleurs charmantes etlégères ! Ce n’étaient que musiques de bienvenue, bénédictionsd’amour, et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d’effrois et demenaces, étendaient au-dessus d’elle leurs feuilles, comme autantde mains protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé lafemme. Hélas ! cette espérance fut de courte durée.

Un jour, elle remarqua chez moi uneprédisposition aux spasmes nerveux, des contractions maladives desmuscles, et elle s’inquiéta. Vers l’âge d’un an, j’eus desconvulsions qui faillirent m’emporter. Les crises furent siviolentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme paralysée,tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu’au moment descroissances rapides, la plupart des enfants subissent de cesaccidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, lespremiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allaitse continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre lespensées qui revenaient en foule ; elle employa ce qu’elleavait retrouvé d’énergie et d’activité à les dissiper, se réfugianten moi, comme en un asile inviolable, à l’abri des fantômes et desdémons. Elle me tenait serré contre sa poitrine, me couvrant debaisers, disant :

– Mon petit Jean, ce n’est pas vrai,dis ? Tu vivras et tu seras heureux ?… Réponds-moi…Hélas ! tu ne peux parler, pauvre ange !… Oh ! necrie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petitJean !…

Mais elle avait beau m’interroger, elle avaitbeau sentir mon cœur battre contre le sien, mes mains maladroiteslui griffer les mamelles, mes jambes s’agiter joyeusement, hors deslanges dénoués : sa confiance était partie, les doutestriomphaient. Un incident, qu’on m’a conté bien des fois, avec unesorte d’épouvante religieuse, vint ramener le désordre dans l’âmede ma mère.

Elle était au bain. Dans la salle, dallée decarreaux noirs et blancs, Marie, penchée sur moi, surveillait mespremiers pas hésitants. Tout à coup, fixant un carreau noir, jeparus très effrayé. Je poussai un cri, et tout tremblant, comme sij’avais vu quelque chose de terrible, je me cachai la tête dans letablier de ma bonne.

– Qu’y a-t-il donc ? interrogeavivement ma mère.

– Je ne sais pas, répondit la vieilleMarie… on dirait que M. Jean a peur d’un pavé.

Elle me ramena à l’endroit même où ma figureavait si subitement changé d’expression… Mais, à la vue du pavé, jecriai de nouveau ; tout mon corps frissonna.

– Il y a quelque chose, s’écria ma mère…Marie, vite, vite, mon linge… Mon Dieu ! qu’a-t-ilvu ?

Sortie du bain, elle ne voulut pas attendrequ’on l’essuyât, et, à peine couverte de son peignoir, elle sebaissa sur le carreau, l’examina.

– C’est singulier, murmura-t-elle. Etpourtant il a vu !… mais quoi ?… Il n’y a rien.

Elle me prit dans ses bras, me berça.Maintenant, je souriais, bégayais de vagues syllabes, jouais avecles cordons du peignoir… Elle me mit à terre… Marchant de mon pasraide et chancelant, les deux bras en avant, je ronronnais comme unjeune chat. Aucun des pavés devant lesquels je m’arrêtai ne mecausa le moindre effroi. Arrivé devant le pavé fatal, ma figureencore exprima la terreur et, tout agité, tout pleurant, je meretournai brusquement vers ma mère.

– Je vous dis qu’il y a quelque chose,s’écria-t-elle… Appelez Félix… qu’il vienne avec des outils, unmarteau… vite, vite… Prévenez Monsieur aussi…

– C’est tout de même bien curieux,affirmait Marie qui, bouche béante, yeux écarquillés, considéraitle mystérieux pavé… C’est donc qu’il est sorcier !

Félix souleva le carreau, le regarda dans tousles sens, creusa le plâtre en dessous.

– Enlevez l’autre ; commandait mamère… Allons et celui-là, encore, et… tous, tous. Je veux qu’ontrouve… Et Monsieur qui ne vient pas !

Dans l’emportement de ses gestes, oubliantqu’un homme était là, elle se découvrait et montrait la nudité deson corps. À genoux sur les dalles, Félix continuait de lessoulever. Il les prenait une à une dans ses grosses mains, branlaitla tête.

– Si Madame veut que je lui dise…D’abord, Monsieur est dans le fond du parc, en train d’affûter unpic-vert… Et puis, il n’y a rien du tout… les carreaux sont descarreaux, censément des pavés, voilà !… Madame peut être sûre…Seulement, ça se pourrait bien que ça soit dans l’imagination deM. Jean… Madame sait que les enfants c’est pas comme lesgrandes personnes, et que ça voit des choses !… Mais pour cequi est de ces carreaux, c’est des carreaux, ni plus, ni moins.

Ma mère était devenue pâle, hagarde.

– Taisez-vous, ordonna-t-elle, etallez-vous en, tous.

Et, sans attendre l’exécution de son ordre,elle m’emporta. Dans l’escalier et les corridors, ses crisretentissaient, coupés par les claquements de porte.

Elle n’avait pas pensé, la pauvre chèrecréature, à donner de l’incident de la salle de bains uneexplication toute naturelle cependant. On lui eût démontré que cequi m’avait si fort effrayé, c’était peut-être le reflet mouvantd’une serviette sur la surface humide du dallage, peut-être l’ombred’une feuille, projetée du dehors, à travers la croisée, qu’ellen’eût certainement voulu admettre rien de semblable. Son esprit,nourri de rêves, tourmenté par les exagérations pessimistes,instinctivement porté vers le mystérieux et le fantastique,acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les plusvagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imaginaque ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient lesgermes de son mal, que les crises nerveuses dont j’avais faillimourir, les hallucinations qui m’avaient mis, dans les yeux,l’éclair sombre d’une folie, lui étaient comme un avertissement duciel, et, dans cette minute même, la dernière espérance mourut enson cœur.

Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui setordait sur le lit.

– Mon Dieu ! mon Dieu !gémissait-elle, c’est fini… Mon pauvre petit Jean !… Toiaussi, ils te prendront !… Mon Dieu, ayez pitié de lui !…Est-ce que ce serait possible ?… Si petit, sifaible !…

Et, tandis que Marie ramenait sur elle lescouvertures tombées, essayait de la calmer :

– Ma bonne Marie, balbutiait-elle,écoute-moi. Promets-moi, oui, promets-moi de faire ce que je tedemanderai… Tu as vu, tout à l’heure, tu as vu, n’est-cepas ?… Eh bien, prends Jean… élève-le, parce que moi, vois-tu,il ne faut plus… Je le tuerais… Tiens, tu viendras habiter danscette chambre, tout près, avec lui… Tu le soigneras bien, et puis,tu me raconteras ce qu’il aura fait… Je le sentirai là ; jel’entendrai… mais tu comprends, il ne faut pas qu’il me voie… C’estmoi qui le rends comme ça !…

Marie me tenait dans ses bras.

– Voyons, Madame, ça n’est pasraisonnable, disait-elle, et vous mériteriez bien qu’on vousgronde, par exemple !… Mais regardez-le, votre petit Jean… Ilse porte comme une caille… Dites, mon petit Jean, que vous êtesvaillant !… Tenez, le voilà qui rit, le mignon… Allons,embrassez-le, Madame.

– Non, non, s’écria violemment ma mère…Il ne faut pas. Plus tard… Emporte-le…

Et, le visage contre l’oreiller, épouvantée,elle sanglota.

Il fut impossible de lui faire abandonner ceprojet. Marie comprenait bien que, si sa maîtresse avait quelqueschances de revenir à la vie normale, de se guérir « de seshumeurs noires », ce n’était point en se séparant de sonenfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, elle n’avaitqu’une chance de salut, et voilà qu’elle la rejetait, poussée paron ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu’un petit être met dejoies, d’inquiétudes, d’activité, de fièvres, d’oubli de soi-mêmeau cœur des mères, c’était cela qu’il lui fallait, et elledisait :

– Non ! non ! il ne faut pas…Plus tard ! Emporte-le…

En ce familier et rude langage, que son longdévoûment autorisait, la vieille domestique fit valoir à samaîtresse toutes les bonnes raisons, tous les arguments dictés parson esprit pratique et son cœur simple de paysanne ; elle luireprocha même de déserter ses devoirs ; parla d’égoïsme etdéclara qu’une bonne mère qui avait de la religion, qu’une bêtesauvage même, n’agiraient pas comme elle.

– Oui, conclut-elle, c’est mal… vousn’avez point déjà été si tendre avec votre mari, le pauvrehomme ! S’il faut, maintenant, que vous fassiez le malheur devotre enfant !

Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put querépéter :

– Non ! non ! il ne fautpas !… Plus tard… Emporte-le…

 

Ce que fut mon enfance ? Un longengourdissement. Séparé de ma mère que je ne voyais que rarement,fuyant mon père que je n’aimais point, vivant presqueexclusivement, misérable orphelin, entre la vieille Marie et Félix,dans cette grande maison lugubre et dans ce grand parc désolé, dontle silence et l’abandon pesaient sur moi comme une nuit de mort, jem’ennuyais ! Oui, j’ai été cet enfant rare et maudit, l’enfantqui s’ennuie ! Toujours triste et grave, ne parlant presquejamais, je n’avais aucun des emportements, des curiosités, desfolies de mon âge ; on eût dit que mon intelligencesommeillait toujours dans les limbes de la gestation maternelle. Jecherche à me souvenir, je cherche à retrouver une de mes sensationsd’enfant : en vérité, je crois bien que je n’en eus aucune. Jeme traînais, tout vague, abêti, sans savoir à quoi occuper mesjambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit corps quim’importunait comme un compagnon irritant, dont on désire sedébarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaientquelque part. J’eusse voulu être là où je n’étais pas, et lesjouets, aux bonnes odeurs de sapin, s’amoncelaient autour de moi,sans que je songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvaid’un couteau, d’un cheval de bois, d’un livre d’images.Aujourd’hui, lorsque, sur les pelouses des jardins et le sable desgrèves, je vois des babys courir, gambader, se poursuivre, je faisaussitôt un pénible retour vers les premières années mornes de mavie et, en écoutant ces clairs rires qui sonnent l’angelus desaurores humaines, je me dis que tous mes malheurs me sont venus decette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune clarté ne seleva.

J’avais douze ans à peine quand ma mèremourut. Le jour que ce malheur arriva, le bon curé Blanchetière,qui nous aimait beaucoup, me serra contre sa poitrine, puis il meconsidéra longuement, et, des larmes plein les yeux, il murmuraplusieurs fois : « Pauvre petit diable ! » Jepleurai très fort, et c’était surtout de voir pleurer le bon curé,car je ne voulais pas me faire à l’idée que ma mère fût morte etque, plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, onm’avait défendu de pénétrer dans sa chambre et elle était partiesans que je l’eusse embrassée !… Pouvait-elle donc m’avoirainsi quitté ?… Vers l’âge de sept ans, comme je me portaisbien, elle avait consenti à me reprendre davantage dans sa vie.C’est à partir de ce moment, surtout, que je compris que j’avaisune mère et que je l’adorais. Et toute ma mère – ma mèredouloureuse – ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands yeuxronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans unbattement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage etcomme pleure la fontaine. J’avais ressenti, tout d’un coup, unedouleur aiguë aux douleurs de ma mère et c’est par cette douleurque je m’étais éveillé à la vie. Je ne savais de quoi ellesouffrait, mais je savais que son mal devait être horrible, à lafaçon dont elle m’embrassait. Elle avait eu des rages de tendressequi m’effrayaient et m’effraient encore. En m’étreignant la tête,en me serrant le cou, en promenant ses lèvres sur mon front, mesjoues, ma bouche, ses baisers s’exaspéraient et se mêlaient auxmorsures, pareils à des baisers de bête ; à m’embrasser, ellemettait vraiment une passion charnelle d’amante, comme si j’eusseété l’être chimérique, adoré de ses rêves, l’être qui n’étaitjamais venu, l’être que son âme et que son corps désiraient.Était-il donc possible qu’elle fût morte ?

J’implorai, avec ferveur, la belle image de laVierge, à laquelle, tous les soirs, avant de me coucher,j’adressais ma prière : « Sainte Vierge, accordez unebonne santé et une longue vie à ma mère chérie. » Mais, lematin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit lemédecin jusqu’à la grille ; et tous deux avaient une figure sigrave qu’il était facile de voir qu’une chose irréparable s’étaitaccomplie. Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoieussent-ils pleuré, sinon d’avoir perdu leur maîtresse ? Etpuis le curé ne venait-il pas de me dire : « Pauvre petitdiable ! » d’un ton d’irrémédiable pitié ? Et dequoi m’eût-il plaint de la sorte, sinon d’avoir perdu mamère ? Je me souviens, comme si c’était hier, des moindresdétails de l’affreuse journée. De la chambre, où j’étais enferméavec la vieille Marie, j’avais entendu des allées et venues, desbruits inaccoutumés, et, le front contre la vitre, à travers lespersiennes fermées, je regardais les pauvresses s’accroupir sur lapelouse et marmotter des oraisons, un cierge à la main ; jeregardais les gens entrer dans la cour, les hommes en habit sombre,les femmes long voilées de noir : « Ah ! voilàM. Bacoup !… Tiens, c’estMme Provost. » Je remarquai que tous avaientdes figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte,des enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapesnoires, des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dontl’un portait une bannière et l’autre la lourde croix d’argent,riaient en dessous, s’amusaient à se bourrer le dos de coups depoing. Le bedeau, agitant ses tintenelles, refoulait, dans lechemin, les mendiants curieux, et une voiture de foin, qui s’enrevenait, fut contrainte de s’arrêter et d’attendre. En vain, jecherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant estropié, de mon âge,à qui, tous les samedis, je donnais une miche de pain ; je nel’aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout à coup, lescloches, au clocher de l’église, tintèrent. Ding ! deng !dong ! Le ciel était d’un bleu profond, le soleil flambait.Lentement, le cortège se mit en marche ; d’abord les charitonset les chantres, la croix qui brillait, la bannière qui sebalançait, le curé en surplis blanc, s’abritant la tête de sonpsautier, puis quelque chose de lourd et de long, très fleuri debouquets et de couronnes, que des hommes portaient en vacillant surleurs jarrets ; puis la foule, une foule grouillante, quiemplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans laquellebientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui s’épongeaitle crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding ! deng !dong ! Les cloches tintèrent longtemps, longtemps ;ah ! le triste glas ! Ding ! deng ! dong !Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeonsblancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour del’église qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tourd’ardoise, mal d’aplomb au-dessus d’un bouquet d’acacias et demarronniers roses.

La cérémonie terminée, mon père entra dans machambre. Il se promena quelques minutes, de long en large, sansparler, les mains croisées derrière le dos.

– Ah ! mon pauvre monsieur,gémissait la vieille Marie, quel grand malheur !

– Oui, oui, répondait mon père, c’est ungrand, bien grand malheur !

Il s’affaissa dans un fauteuil en poussant unsoupir. Je le vois encore, avec ses paupières boursouflées, sonregard accablé, ses bras qui pendaient. Il avait un mouchoir à lamain et, de temps en temps, il tamponnait ses yeux rougis delarmes.

– Je ne l’ai peut-être pas assez biensoignée, vois-tu, Marie ?… Elle n’aimait point que je fusseprès d’elle… Pourtant, j’ai fait ce que j’ai pu, tout ce que j’aipu… Comme elle était effrayante, toute rigide sur son lit !…Ah ! Dieu ! je la verrai toujours comme ça !… Tiens,elle aurait eu trente et un ans après-demain !…

Mon père m’attira près de lui, et me prit surses genoux.

– Tu m’aimes bien, tout de même, monpetit Jean ? me demanda-t-il en me berçant… Tu m’aimes bien,dis ? Je n’ai plus que toi…

Se parlant à lui-même, il disait :

– Peut-être vaut-il mieux qu’il en soitainsi !… Que serait-il arrivé, plus tard !… Oui, celavaut peut-être mieux… Ah ! pauv’petit, regarde-moibien !…

Et comme si, à cet instant même, dans mes yeuxqui ressemblaient aux yeux de ma mère, il eût deviné toute unedestinée de souffrance, il m’étreignit avec force contre sapoitrine et fondit en larmes.

– Mon petit Jean !… ah ! monpauv’petit Jean !

Vaincu par l’émotion et par la fatigue desnuits passées, il s’endormit, me tenant dans ses bras. Et moi,envahi tout à coup par une immense pitié, j’écoutai ce cœur inconnuqui, pour la première fois, battait près du mien.

 

Il avait été décidé, quelques mois auparavant,qu’on ne m’enverrait pas au collège et que j’aurais un précepteur.Mon père n’approuvait pas ce genre d’éducation, mais il s’étaitheurté à de telles crises, qu’il avait pris le parti de ne plusrésister, et, de même qu’il avait sacrifié sa domination de marisur sa femme, il sacrifia ses droits de père sur moi. J’eus unprécepteur, mon père voulant rester fidèle, même dans la mort, auxdésirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau matin, un monsieurtrès grave, très blond, très rasé, qui portait des lunettes bleues.M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées surl’instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,loin de m’encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l’étude.On lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuseet tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, ils’en tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu’un enfantidiot. Jamais il ne lui vint à l’esprit de pénétrer dans mon jeunecerveau, d’interroger mon cœur ; jamais il ne se demanda si,sous ce masque triste d’enfant solitaire, il n’y avait pas desaspirations ardentes, devançant mon âge, toute une naturepassionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s’était intérieurementet mal développée dans le silence des pensées contenues et desenthousiasmes muets. M. Rigard m’abrutit de grec et de latin,et ce fut tout. Ah ! combien d’enfants qui, compris etdirigés, seraient de grands hommes peut-être, s’ils n’avaient étédéformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveaudu père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, quede vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-ildonc pas continuer l’œuvre de vie en vous donnant la nourritureintellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour ladéfendre ? La vérité est que mon âme se sentait seule,davantage, auprès de mon père qu’auprès de mon professeur.Pourtant, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me plaire, ils’acharnait à m’aimer stupidement. Mais, lorsque j’étais avec lui,il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, desottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de larévolution de 1848, qui lui avait laissé dans l’esprit uneépouvante invincible, ou bien le récit des brigandages d’un nomméLebecq, grand républicain, qui scandalisait le pays par sonopposition acharnée au curé, et son obstination, les jours deFête-Dieu, à ne pas mettre de draps fleuris le long de ses murs.Souvent, il m’emmenait dans son cabriolet, lorsqu’il avait affaireau dehors, et si, troublé par ce mystère de la nature quis’élargissait, chaque jour, autour de moi, je lui adressais unequestion, il ne savait comment y répondre et s’en tiraitainsi : « Tu es trop petit pour que je t’expliqueça ! Quand tu seras plus grand. » Et, tout chétif, à côtédu gros corps de mon père qui oscillait suivant les cahots duchemin, je me rencognais au fond du cabriolet, tandis que mon pèretuait, avec le manche de son fouet, les taons qui s’abattaient surla croupe de notre jument. Et il disait chaque fois :« Jamais je n’ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous auronsde l’orage, c’est sûr. »

 

Dans l’église de Saint-Michel, au fond d’unepetite chapelle, éclairée par les lueurs rouges d’un vitrail, surun autel orné de broderies et de vases pleins de fleurs en papier,se dressait une statue de la Vierge. Elle avait les chairs roses,un manteau bleu constellé d’argent, une robe lilas dont les plisretombaient chastement sur des sandales dorées. Dans ses bras, elleportait un enfant rose et nu, à la tête nimbée d’or, et ses yeuxreposaient, extasiés, sur l’enfant. Pendant plusieurs mois, cetteVierge de plâtre fut ma seule amie, et tout le temps que je pouvaisdérober à mes leçons, je le passais en contemplation devant cetteimage, aux couleurs si tendres. Elle me paraissait si belle, et sibonne, et si douce, qu’aucune créature humaine n’eût pu rivaliserde beauté, de bonté et de douceur avec ce morceau de matière inerteet peinte qui me parlait un langage inconnu et délicieux, et d’oùm’arrivait comme une odeur grisante d’encens et de myrrhe. Prèsd’elle, j’étais vraiment un autre enfant ; je sentais mesjoues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans mesveines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères ; ilme semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, selevait peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s’étaitfaite la complice de mes échappées vers l’église ; elle meconduisait souvent à la chapelle, où je restais des heures àconverser avec la Vierge, tandis que la vieille bonne, à genoux surles marches de l’autel, récitait dévotement son chapelet. Ilfallait qu’elle m’arrachât de force à cette extase, car je n’eussepoint songé, je crois bien, à retourner à la maison, enlevé quej’étais en des rêves qui me transportaient au ciel. Ma passion pourcette Vierge devint si forte, que, loin d’elle, j’étais malheureux,que j’eusse voulu ne la quitter jamais : « Bien sûr quemonsieur Jean se fera prêtre, » disait la vieille Marie.C’était comme un besoin de possession, un désir violent de laprendre, de l’enlacer, de la couvrir de baisers. J’eus l’idée de ladessiner : avec quel amour, il est impossible de vousl’imaginer ! Lorsque, sur mon papier, elle eut pris unsemblant de forme grossière, ce furent des joies sans bornes. Toutce que je pouvais dépenser d’efforts, je l’employai, dans cetravail que je jugeais admirable et surhumain. Plus de vingt fois,je recommençai le dessin, m’irritant contre mon crayon qui ne sepliait point à la douceur des lignes, contre mon papier où l’imagen’apparaissait pas vivante et parlante, comme je l’eusse désiré. Jem’acharnai. Ma volonté se tendait vers ce but unique. Enfin, jeparvins à donner une idée à peu près exacte, et combien naïve, dela Vierge de plâtre. Et brusquement je n’y pensai plus. Une voixintérieure m’avait dit que la nature était plus belle, plusattendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil quicaressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, doraitles herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutesles palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui fontbattre la terre comme un corps de chair.

Les années s’écoulèrent ennuyeuses et vides.Je restais sombre, sauvage, toujours renfermé en dedans demoi-même, aimant à courir les champs, à m’enfoncer en plein cœur dela forêt. Il me semblait que là, du moins, bercé par la grande voixdes choses, j’étais moins seul et que je m’écoutais mieux vivre.Sans être doué de ce don terrible qu’ont certaines natures des’analyser, de s’interroger, de chercher sans cesse le pourquoi deleurs actions, je me demandais souvent qui j’étais et ce que jevoulais. Hélas ! je n’étais personne et ne voulais rien. Monenfance s’était passée dans la nuit, mon adolescence se passa dansle vague ; n’ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantageun jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Millepensées s’agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais ensaisir la forme ; aucune ne se détachait nettement de ce fondde brume opaque. J’avais des aspirations, des enthousiasmes, maisil m’eût été impossible de les formuler, d’en expliquer la cause etl’objet ; il m’eût été impossible de dire dans quel monde deréalité ou de rêve ils m’emportaient ; j’avais des tendressesinfinies où mon être se fondait, mais pour qui et pour quoi ?Je l’ignorais. Quelquefois, tout d’un coup, je me mettais à pleurerabondamment ; mais la raison de ces larmes ? En vérité,je ne la savais pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’avaisde goût à rien, que je n’apercevais aucun but dans la vie, que jeme sentais incapable d’un effort. Les enfants se disent :« Je serai général, évêque, médecin, aubergiste. » Moi,je ne me suis rien dit de semblable, jamais : jamais je nedépassai la minute présente ; jamais je ne risquai un coupd’œil sur l’avenir. L’homme m’apparaissait ainsi qu’un arbre quiétend ses feuilles et pousse ses branches dans un ciel d’orage,sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, quels oiseauxchanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra leterrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale oùj’étais, m’accablait et m’effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœurni à mon père, ni à mon précepteur, ni à personne ; je n’avaispas un camarade, pas un être vivant en état de me comprendre, de mediriger, de m’aimer. Mon père et mon précepteur se désolaient demon « peu de dispositions » et, dans le pays, je passaispour un maniaque et un faible d’esprit. Malgré tout, je fus reçu àmes examens, et, bien que ni mon père ni moi n’eussions l’idée dela carrière que je pourrais embrasser, j’allai faire mon droit àParis. « Le droit mène à tout », disait mon père.

Paris m’étonna. Il me fit l’effet d’un grandbruit et d’une grande folie. Les individus et les foules passaientbizarres, incohérents, effrénés, se hâtant vers des besognes que jeme figurais terribles et monstrueuses. Heurté par les chevaux,coudoyé par les hommes, étourdi par le ronflement de la ville, enbranle comme une colossale et démoniaque usine, aveuglé par l’éclatdes lumières inaccoutumées, je marchais en un rêve inexplicable dedément. Cela me surprit beaucoup d’y rencontrer des arbres. Commentavaient-ils pu germer là, dans ce sol de pavés, s’élever parmicette forêt de pierres, au milieu de ce grouillement d’hommes,leurs branches fouettées par un vent mauvais ? Je fus trèslongtemps à m’habituer à cette existence qui me paraissait lerenversement de la nature ; et, du sein de cet enferbouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisiblesde là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terreremuée et féconde ; à ces coins de bois verdissants, où jen’entendais que le léger frisson des feuilles et, de temps entemps, dans les profondeurs sonores, les coups sourds de la cognéeet la plainte presque humaine des vieux chênes. Cependant, lacuriosité de connaître me chassait de la petite chambre quej’habitais, rue Oudinot, et j’arpentais les rues, les boulevards,les quais, emporté dans une marche fiévreuse, les doigts agacés, lecerveau, pour ainsi dire, écrasé par la gigantesque et nerveuseactivité de Paris, tous les sens en quelque sorte déséquilibrés parces couleurs, par ces odeurs, par ces sons, par la perversion etpar l’étrangeté de ce contact si nouveau pour moi. Plus je mejetais dans les foules, plus je me grisais du tapage, plus jevoyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,indifférentes l’une à l’autre, sans un lien apparent ; puisd’autres surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours… etplus je ressentais l’accablement de mon inexorable solitude. ÀSaint-Michel, si j’étais bien seul, du moins j’y connaissais lesêtres et les choses. J’avais, partout, des points de repère quiguidaient mon esprit ; un dos de paysan, penché sur la glèbe,une masure au détour d’un chemin, un pli de terrain, un chien, unemarnière, une trogne de charme ; tout m’y était familier,sinon cher. À Paris, tout m’était inconnu et hostile. Dansl’effroyable hâte où ils s’agitaient, dans l’égoïsme profond, dansle vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,comment retenir, un seul instant, l’attention de ces gens, de cesfantômes, je ne dis pas l’attention d’une tendresse ou d’une pitié,mais d’un simple regard !… Un jour, je vis un homme qui entuait un autre : on l’admira et son nom fut aussitôt danstoutes les bouches ; le lendemain, je vis une femme qui levaitses jupes en un geste obscène : la foule lui fit cortège.

Étant gauche, ignorant des usages du monde,très timide, j’eus difficulté à me créer des relations. Je ne mispas, une seule fois, les pieds dans les maisons où j’étaisrecommandé, de crainte qu’on ne m’y trouvât ridicule. J’avais étéinvité à dîner chez une cousine de ma mère, riche, qui menait grandtrain. La vue de l’hôtel, les valets de pied dans le vestibule, leslumières, les tapis, le parfum lourd des fleurs étouffées, toutcela me fit peur et je m’enfuis, bousculant dans l’escalier unefemme en manteau rouge, qui montait et se prit à rire de ma mineeffarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens – mes camaradesd’école, – que je rencontrais au cours, au restaurant, dans lescafés, me déplut aussi : la grossièreté de leurs plaisirs meblessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres troppeintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leurtenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé parun rut subit de la chair, j’entrai dans une maison de débauche, etj’en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et lasensation que j’avais de l’ordure sur la peau. Quoi ! c’étaitde cet acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient !À partir de ce moment, je regardai davantage les femmes, mais monregard n’était plus chaste et, s’attachant sur elles, comme sur desimages impures, il allait chercher le sexe et la nudité sousl’ajustement des robes. Je connus alors des plaisirs solitaires quime rendirent plus morne, plus inquiet, plus vague encore. Une sortede torpeur crapuleuse m’envahit. Je restais couché plusieurs joursde suite, m’enfonçant dans l’abrutissement des sommeils obscènes,réveillé, de temps en temps, par des cauchemars subits, par desserrées violentes au cœur qui me faisaient couler la sueur sur lapeau. Dans ma chambre, aux rideaux fermés, j’étais ainsi qu’uncadavre qui aurait eu conscience de sa mort et qui, du fond de latombe, dans le noir effrayant, entend, au-dessus de lui, rouler lepiétinement d’un peuple, et gronder les rumeurs d’une ville.Quelquefois, m’arrachant à cet anéantissement, je sortais. Mais quefaire ? Où donc aller ? Tout m’était indifférent, et jen’avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la têtepesante, le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et jefinissais par m’écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc,sénilement tassé sur moi-même, immobile, pendant de longues heures,sans rien voir, sans rien entendre, sans me demander pourquoi desenfants étaient là qui couraient, pourquoi des oiseaux étaient làqui chantaient, pourquoi des couples passaient… Naturellement, jene travaillais pas et je ne songeais à rien… La guerre vint, puisla défaite… Malgré les résistances de mon père, malgré lessupplications de la vieille Marie, je m’engageai.

Chapitre 2

 

 

Notre régiment était ce qu’on appelait alorsun régiment de marche. Il avait été formé au Mans, péniblement, detous les débris de corps, des éléments disparates qui encombraientla ville. Des zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardesforestiers, des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, desEspagnols et des Valaques ; il y avait de tout, et ce toutétait commandé par un vieux capitaine d’habillement promu, pour lacirconstance, au grade de lieutenant-colonel. En ce temps-là, cesavancements n’étaient point rares ; il fallait bien boucherles trous creusés dans la chair française par les canons deWissembourg et de Sedan. Plusieurs compagnies manquaient decapitaine. La mienne avait à sa tête un petit lieutenant demobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si peurobuste, qu’après quelques kilomètres, il s’essoufflait, tirait lajambe et terminait l’étape dans un fourgon d’ambulance. Le pauvrepetit diable ! Il suffisait de le regarder en face pour lefaire rougir, et jamais il ne se fût permis de donner un ordre,dans la crainte de se tromper et d’être ridicule. Nous nousmoquions de lui, à cause de sa timidité et de sa faiblesse, et sansdoute aussi parce qu’il était bon et qu’il distribuait quelquefoisaux hommes des cigares et des suppléments de viande. Je m’étaisfait rapidement à cette vie nouvelle, entraîné par l’exemple,surexcité par la fièvre du milieu. En lisant les récits navrants denos batailles perdues, je me sentais emporté comme dans uneivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l’idée de la patriemenacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, àfaire l’exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachementssans chefs, de volontaires vagabonds, mal équipés, mal nourris – etle plus souvent, pas nourris du tout, – sans cohésion, sansdiscipline, chacun ne songeant qu’à soi, et poussés par unsentiment unique d’implacable, de féroce égoïsme ; celui-ci,coiffé d’un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée d’unfoulard, d’autres vêtus de pantalons d’artilleurs et de vestes detringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à unebrigade de formation récente, nous roulions à travers la campagne,affolés, et pour ainsi dire, sans but. Aujourd’hui à droite, demainà gauche, un jour fournissant des étapes de quarantekilomètres, le jour suivant, reculant d’autant, nous tournions sanscesse dans le même cercle, pareils à un bétail débandé qui auraitperdu son pasteur. Notre exaltation était bien tombée. Troissemaines de souffrances avaient suffi pour cela. Avant que nouseussions entendu gronder le canon et siffler les balles, notremarche en avant ressemblait à une retraite d’armée vaincue, hachéepar les charges de cavalerie, précipitée dans le délire desbousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois j’ai vu dessoldats se débarrasser de leurs cartouches qu’ils semaient au longdes routes !

– À quoi ça me sert-il ? disait l’und’eux, je n’en ai besoin que d’une seule pour casser la gueule ducapitaine, la première fois que nous nous battrons.

Le soir, au camp, accroupis autour de lamarmite, ou bien allongés sur la bruyère froide, la tête sur lesac, ils pensaient à la maison d’où on les avait arrachésviolemment. Tous les jeunes gens, aux bras robustes, étaient partisdu village : beaucoup déjà dormaient dans la terre, là-bas,éventrés par les obus ; les autres, les reins cassés,erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait quedes vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L’airedes granges où l’on bat le blé était muette et fermée ; dansles champs déserts où poussaient les herbes stériles, onn’apercevait plus, sur la pourpre du couchant, la silhouette dulaboureur qui rentrait à la ferme, au pas de ses chevaux fatigués.Et des hommes, avec de grands sabres, venaient, qui prenaient, unjour, les chevaux, qui, un autre jour, vidaient l’étable, au nom dela loi ; car il ne suffisait pas à la guerre qu’elle segorgeât de viande humaine, il fallait qu’elle dévorât les bêtes, laterre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du travail etde l’amour… Et au fond du cœur de tous ces misérables soldats, dontles feux sinistres du camp éclairaient les figures amaigries et lesdos avachis, une même espérance régnait, l’espérance de la batailleprochaine, c’est-à-dire la fuite, la crosse en l’air et laforteresse allemande.

Pourtant, nous préparions la défense des paysque nous traversions et qui n’étaient point encore menacés. Nousimaginions pour cela d’abattre les arbres et de les jeter sur lesroutes ; nous faisions sauter les ponts, nous profanions lescimetières à l’entrée des villages, sous prétexte de barricades, etnous obligions les habitants, baïonnettes aux reins, à nous aiderdans la dévastation de leurs biens. Puis nous repartions, nelaissant derrière nous que des ruines et que des haines. Je mesouviens qu’il nous fallut, une fois, raser, jusqu’au dernierbaliveau, un très beau parc, afin d’y établir des gourbis que nousn’occupâmes point. Nos façons n’étaient point pour rassurer lesgens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, lespaysans enterraient leurs provisions : partout des visageshostiles, des bouches hargneuses, des mains vides. Il y eut entrenous des rixes sanglantes pour un pot de rillettes découvert dansun placard, et le général fit fusiller un vieux bonhomme qui avaitcaché, dans son jardin, sous un tas de fumier, quelques kilogrammesde lard salé.

Le 1er novembre, nous avions marchétoute la journée et, vers trois heures, nous arrivions à la gare dela Loupe. Il y eut d’abord un grand désordre, une inexprimableconfusion. Beaucoup, abandonnant les rangs, se répandirent dans laville, distante d’un kilomètre, se dispersèrent dans les cabaretsvoisins. Pendant plus d’une heure, les clairons sonnèrent leralliement. Des cavaliers furent envoyés à la ville pour en ramenerles fuyards et s’attardèrent à boire. Le bruit courait qu’un trainformé à Nogent-le-Rotrou devait nous prendre et nous conduire àChartres, menacé par les Prussiens, lesquels avaient, disait-on,saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. Un employé, interrogé parnotre sergent, répondit qu’il ne savait pas, qu’il n’avait entenduparler de rien. Le général, petit vieux, gros, court etgesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait dedroite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur samonture et, la face violette, la moustache colère, répétait sanscesse :

– Ah ! bougre !… Ah !bougre de bougre !…

Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance,s’embarrassa les jambes dans les courroies de son sabre quitraînait sur le sol, et, appelant le chef de gare, il engagea uncolloque des plus animés avec celui-ci dont la physionomies’ahurissait.

– Et le maire ? criait le général…Où est-il, ce bougre-là ? qu’on me l’amène !… Est-cequ’on se fout de moi, ici ?

Il soufflait, bredouillait des motsinintelligibles, frappait la terre du pied, invectivait le chef degare. Enfin, tous les deux, l’un la mine très basse, l’autrefaisant des gestes furieux, finirent par disparaître dans le bureaudu télégraphe qui ne tarda pas à nous envoyer le bruit d’unesonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée de temps en tempspar les éclats de voix du général. On se décida enfin à nous faireranger sur le quai, par compagnies, et on nous laissa là, sacs àterre, immobiles, devant les faisceaux formés. La nuit était venue,la pluie tombait, lente et froide, achevant de traverser noscapotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la voies’éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres lesmagasins et la masse des wagons que des hommes poussaient augarage. Et le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante,profila dans le ciel son long cou de girafe effarée.

À part le café, rapidement avalé, le matin,nous n’avions rien mangé de la journée et bien que la fatigue nouseût brisé le corps, bien que la faim nous tenaillât le ventre, nousnous disions, consternés, qu’il faudrait encore se passer de soupeaujourd’hui. Nos gourdes étaient vides, épuisées nos provisions debiscuit et de lard, et les fourgons de l’intendance, égarés depuisla veille, n’avaient pas rejoint la colonne. Plusieurs d’entre nousmurmurèrent, prononcèrent à haute voix des paroles de menace et derévolte ; mais les officiers qui se promenaient, mornes aussi,devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent pas y faire attention.Je me consolai, en pensant que le général avait peut-êtreréquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir ! Lesminutes s’écoulaient ; la pluie toujours chantait sur lesgamelles creuses, et le général continuait d’injurier le chef degare, qui continuait à se venger sur le télégraphe, dont lessonneries devenaient de plus en plus précipitées et démentes… Detemps en temps, des trains s’arrêtaient, bondés de troupes. Desmobiles, des chasseurs à pied, débraillés, tête nue, la cravatependante, quelques-uns ivres et le képi de travers, s’échappaientdes voitures où ils étaient parqués, envahissaient la buvette, oubien se soulageaient en plein air, impudemment. De ce fourmillementde têtes humaines, de ce piétinement de troupeau sur le plancherdes wagons partaient des jurons, des chants deMarseillaise, des refrains obscènes qui se mêlaient auxappels des hommes d’équipe, au tintement de la clochette, àl’essoufflement des machines. Je reconnus un petit garçon deSaint-Michel, dont les paupières enflées suintaient, qui toussaitet crachait le sang. Je lui demandai où ils allaient ainsi. Ilsn’en savaient rien. Partis du Mans, ils étaient restés douze heuresà Connerré, à cause de l’encombrement de la voie, sans manger, troptassés pour pouvoir s’allonger et dormir. C’était tout ce qu’ilsavait. À peine s’il avait la force de parler. Il était allé à labuvette afin de tremper ses yeux dans un peu d’eau tiède. Je luiserrai la main, et il me dit qu’à la première affaire, il espéraitbien que les Prussiens le feraient prisonnier… Et le trains’ébranlait, se perdait dans le noir, emmenant toutes ces figureshâves, tous ces corps déjà vaincus, vers quelles inutiles etsanglantes boucheries ?

Je grelottais. Sous la pluie glacée qui mecoulait sur la peau, le froid m’envahissait, il me semblait que mesmembres s’ankylosaient. Je profitai d’un désarroi causé parl’arrivée d’un train pour gagner la barrière ouverte et m’enfuirsur la route, cherchant une maison, un abri, où je pusse meréchauffer, trouver un morceau de pain, je ne savais quoi. Lesauberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés par dessentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne… Àtrois cents mètres de là, j’aperçus des fenêtres qui luisaientdoucement dans la nuit. Ces lumières me firent l’effet de deux bonsyeux, de deux yeux pleins de pitié qui m’appelaient, me souriaient,me caressaient… C’était une petite maison isolée à quelquesenjambées de la route… J’y courus… Un sergent, accompagné de quatrehommes, était là qui vociférait et sacrait. Près de l’âtre sansfeu, je vis un vieillard, assis sur une chaise de paille trèsbasse, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains. Unechandelle, qui brûlait dans un chandelier de fer, éclairait lamoitié de son visage, creusé, raviné par des rides profondes.

– Nous donneras-tu du bois, enfin ?cria le sergent.

– J’ons point d’bouè, répondit levieillard… V’la huit jours qu’la troupe passe, j’vous dis… M’onttout pris.

Il se tassa sur sa chaise et, d’une voixfaible, il murmura :

– J’ons ren… ren… ren !…

Le sergent haussa les épaules :

– Ne fais donc pas le malin, vieillecanaille… Ah ! tu caches ton bois pour chauffer lesPrussiens ! Eh bien, je vais t’en fiche, moi, des Prussiens…attends !

Le vieillard branla la tête.

– Pisque j’ons point d’bouè…

D’un geste colère, le sergent commanda auxhommes de fouiller la maison. Du cellier au grenier, ils passèrenttout en revue. Il n’y avait rien, rien que des traces de violence,des meubles brisés. Dans le cellier, humide de cidre répandu, lestonneaux étaient défoncés, et partout s’étalaient de hideuses etpuantes ordures. Cela exaspéra le sergent, qui frappa le carreau dela crosse de son fusil.

– Allons, s’écria-t-il, allons, vieuxsalaud, dis-nous où est ton bois ?

Et il secoua rudement le vieillard, quichancela et faillit tomber la tête contre le landier de fer de lacheminée.

– J’ons point d’bouè, répéta simplementle pauvre homme.

– Ah ! tu t’entêtes !…Ah ! tu n’as point de bois !… Eh bien, tu as des chaises,un buffet, une table, un lit… si tu ne me dis pas où est ton bois,je fais une flambée de tout ça.

Le vieillard ne protesta pas. Il répéta denouveau, hochant sa vieille tête blanche :

– J’ons point d’bouè.

Je voulus m’interposer, et balbutiai quelquesmots ; mais le sergent ne me laissa pas achever, ilm’enveloppa des pieds à la tête d’un regard méprisant.

– Et qu’est-ce tu fous ici, toi, espècede galopin ? me dit-il… qu’est-ce qui t’a permis de quitterles rangs, sale morveux !… allons, demi-tour, et au pas degymnastique !… Ta ra ta ta ra, ta ta ra !…

Alors, il donna un ordre. En quelques minutes,chaises, table, buffet, lit, furent mis en pièces. Le bonhomme seleva avec effort, se rencogna dans le fond de la chambre et pendantque flambait le feu, pendant que le sergent, dont la capote et lepantalon fumaient, se chauffait en riant devant le brasiercrépitant, le vieux regardait brûler ses derniers meubles, d’un œilstoïque, et ne cessait de répéter avec obstination.

– J’ons point d’bouè !

Je regagnai la gare.

Le général était sorti du bureau dutélégraphe, plus animé, plus rouge, plus colère que jamais. Ilbredouilla quelque chose, et aussitôt il se fit un grand remuement.On entendait des cliquetis de sabre ; des voix s’appelaient,se répondaient ; des officiers couraient dans toutes lesdirections. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à cecontre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil surl’épaule.

– En avant !… arche !…

Les membres raidis par l’immobilité, la têtebourdonnante, nous heurtant l’un à l’autre, nous reprîmes notrecourse haletante, sous la pluie, dans la boue, à travers la nuit… Àdroite et à gauche, des champs s’étendaient, noyés d’ombre, d’oùs’élevaient des tignasses de pommiers, qui semblaient se tordre surle ciel. Parfois, très loin, un chien aboyait… Puis c’étaient desbois profonds, de sombres futaies, qui montaient, de chaque côté dela route, comme des murailles. Puis des villages endormis où nospas résonnaient plus lugubrement, où, par les fenêtres viteouvertes et vite refermées, apparaissait la vision vague d’uneforme blanche, terrifiée… Et encore des champs, et encore des bois,et encore des villages… Pas une chanson, pas une parole, un silenceénorme rythmé par un sourd piétinement. Les courroies du sacm’entraient dans la chair, le fusil me faisait l’effet d’un ferrouge sur l’épaule… Un moment, je crus que j’étais attelé à unegrosse voiture embourbée, chargée de pierres de taille et que descharretiers me cassaient les jambes à coups de fouet. M’arc-boutantsur mes pieds, l’échine pliée en deux, le cou tendu, étranglé parle licol, la poitrine sifflante, je tirais, je tirais… Il arrivabientôt que je n’eus plus conscience de rien. Je marchais,machinalement, engourdi, comme dans un rêve… D’étrangeshallucinations passaient devant mes yeux… Je voyais une route delumière, qui s’enfonçait au loin, bordée de palais et d’éclatantesgirandoles… De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l’espace,leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeusechantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et defruits délicieux… Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient,dansaient sur les pelouses illuminées, au son d’une multituded’orchestres, tapis dans des bosquets, aux feuilles retombantes,étoilées de jasmins, rafraîchies par les jets d’eau.

– Halte ! commanda le sergent.

Je m’arrêtai et, pour ne point m’écrouler surle sol, je dus me cramponner au bras d’un camarade… Je m’éveillai…Tout était noir. Nous étions arrivés à l’entrée d’une forêt, prèsd’un petit bourg où le général et la plupart des officiers allèrentse loger… La tente dressée, je m’occupai de panser mes piedsécorchés, avec de la chandelle que je gardais en réserve dans mamusette et, comme un pauvre chien exténué, je m’allongeai sur laterre mouillée et m’endormis profondément. Pendant la nuit, descamarades, tombés de fatigue sur la route, ne cessèrent de rallierle camp. Il y en eut cinq dont on n’entendit plus jamais parler. Àchaque marche pénible, cela se passait toujours ainsi :quelques-uns, faibles ou malades, s’abattaient dans les fossés etmouraient là : d’autres désertaient…

Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever del’aube. La nuit avait été très froide ; il n’avait cessé depleuvoir et, pour dormir, nous n’avions pu nous procurer la moindrelitière de paille ou de foin. J’eus beaucoup de difficulté à sortirde la tente ; un moment, je dus me traîner sur les genoux, àquatre pattes, les jambes refusant de me porter. Mes membresétaient glacés, raides ainsi que des barres de fer ; il me futimpossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes yeux,qu’on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, nediscontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais auxépaules et dans les reins une douleur vive, lancinante,intolérable. Je remarquai que les camarades n’étaient pas mieuxpartagés que moi. Les traits tirés, le teint terreux, ilss’avançaient, les uns boitant affreusement, les autres courbés etvacillants, buttant[1] à chaquepas contre les touffes de bruyère : tous écloppés, lamentableset boueux. J’en vis plusieurs qui, en proie à de violentescoliques, se tordaient et grimaçaient en se tenant le ventre à deuxmains. Quelques-uns, secoués par la fièvre, claquaient des dents.Autour de soi, on entendait des toux sèches, déchirant despoitrines, des respirations haletantes, des plaintes, des râles. Unlièvre détala de son gîte, s’enfuit effaré, les oreilles couchées,mais personne ne songea à le poursuivre, comme nous faisionsautrefois… L’appel terminé, il y eut distribution de vivres, carl’intendance avait fini par retrouver la brigade… Nous fîmes lasoupe, que nous mangeâmes aussi gloutonnement que des chiensaffamés.

Je souffrais toujours. Après la soupe, j’avaiseu un étourdissement, bientôt suivi de vomissements, et jegrelottais la fièvre. Tout, autour de moi, tournait… les tentes, laforêt, la plaine, le petit bourg, là-bas, dont les cheminéesfumaient dans la brume et le ciel où roulaient de gros nuagescrasseux et bas. Je demandai au sergent la permission d’aller à lavisite.

Les tentes s’alignaient sur deux rangs,adossées à la forêt, de chaque côté de la route de Senonches, quidébouche dans la campagne par une magnifique trouée dans leschênes, traverse, à trois cents mètres de là, la route de Chartres,et plus loin, le bourg de Bellomer, pour continuer son cours versla Loupe. Au carrefour formé par ces deux routes, une petite maisons’élevait, misérable et couverte de chaume, sorte de hangarabandonné, qui servait d’abri aux cantonniers, pendant la pluie.C’est là que le chirurgien avait établi une ambulance improvisée,reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente de mur,qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une longuefile d’êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands yeuxfixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées etpointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti sonhorrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, cesmembres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présencede ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m’attendris.Ainsi, trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes,domptés au travail et aux fatigues pourtant !… Troismois ! Et ces jeunes gens qui aimaient la vie, ces enfants dela terre qui avaient grandi, rêveurs, dans la liberté des champs,confiants en la bonté de la nature nourricière, c’était finid’eux !… Au marin qui meurt, on donne la mer poursépulture ; il descend dans le noir éternel, au balancement deses vagues musiciennes… Mais eux !… Encore quelques jours,peut-être, et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, laface contre le sol, dans la boue d’un fossé, charognes livrées aucroc des chiens rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J’éprouvaiun sentiment de si fraternelle et douloureuse commisération, quej’eusse voulu serrer tous ces tristes hommes contre ma poitrine,dans un même embrassement, et je souhaitai – ah ! avec quelleferveur je souhaitai ! – d’avoir, comme Isis, cent mamelles defemme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvresexsangues… Ils entraient un par un dans la maison, et ils enressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par unjuron… D’ailleurs, le chirurgien ne s’occupait pas d’eux. Très encolère, il réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne quin’avait pas été retrouvée parmi les bagages.

– Ma pharmacie, nom de Dieu !criait-il. Où est ma pharmacie ? Et ma trousse ?…Qu’est-ce que j’ai fait de ma trousse ?… Ah ! nom deDieu !

Un petit mobile, qui souffrait d’un abcès augenou, s’en retourna à cloche-pied, pleurant, s’arrachant lescheveux de désespoir. On n’avait pas voulu le visiter. Quand ce futmon tour de passer, je tremblais très fort. Dans le fond de lapièce, sombre, quatre malades râlaient, couchés sur la paille, enchien de fusil, un cinquième gesticulait, prononçant, dans ledélire, des mots incohérents ; un autre encore, à demi levé,la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait à boired’une voix faible, d’une voix d’enfant. Accroupi devant lacheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d’unebaguette de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l’odeur degraisse brûlée empuantissait la chambre… L’aide-major ne me regardamême pas. Il vociféra :

– Qu’est-ce que c’est encore quecelui-là ?… Tas de flemmards !… Dix lieues dans lesguibolles, clampin, ça te remettra… Allons, arche !demi-tour.

Je croisai sur le seuil une paysanne, qui medemanda :

– C’est-y ben icite qu’estl’sérûgien ?

– Des femmes, maintenant ! grognal’aide-major… Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

– Pardon, excuse, mossieu l’sérûgien,reprit la paysanne, qui s’avança, très intimidée. J’viens pour monfi qu’est soldat.

– Dites donc, la vieille, est-ce que jesuis chargé de garder votre fils, moi ?…

Les deux mains croisées sur le manche de sonparapluie, toute craintive, elle examina la pièce, autourd’elle.

– Paraît qu’il est ben malade, mon fi,ben, ben malade… Pour lors, j’venais vouêr si vous l’aviez point àquant à vous, mossieu l’sérûgien.

– Comment vous appelez-vous ?

– J’m’appelle la femme Riboulleau.

– Riboulleau… Riboulleau !… C’estpossible… Voyez dans le tas, là.

L’infirmier, qui faisait griller son boudin,tourna la tête.

– Riboulleau ?… dit-il. Mais il estmort, il y a trois jours…

– Comment qu’vous dites ça ? cria lapaysanne, dont la figure hâlée, tout à coup pâlit… Où ça qu’il estmô ?… Pourquoi qu’il est mô, mon p’tit gâs ?…

L’aide-major intervint, et poussant la vieillevers la porte, d’un geste brutal…

– Allons, cria-t-il, allons, pas de scèneici, hein ?… Il est mort, eh bien, voilà tout…

– Mon p’tit gâs ! mon p’titgâs ! gémissait la paysanne à fendre l’âme !

Je m’éloignai, le cœur gros, et si découragéque je me demandais s’il ne valait pas mieux en finir tout desuite, en me pendant à une branche d’arbre ou en me faisant sauterla cervelle d’un coup de fusil. Tandis que je regagnais la tente,trébuchant, roulant dans ma tête les plus noirs projets, à peine sije fis attention au petit mobile qui, s’étant arrêté au pied d’unpin, avait lui-même ouvert son abcès avec son couteau et, toutblanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie d’où le sangcoulait.

La matinée me fut meilleure que je l’auraispensé. J’eus la chance de ne faire partie d’aucune corvée et, aprèsavoir astiqué mon fusil, rouillé par la pluie, je goûtai quelquesheures de bon repos. Étendu sur ma couverture, le corps toutengourdi dans un demi-sommeil délicieux, où je percevaisdistinctement les bruits du camp – les sonneries du clairon, lehennissement d’un cheval, au loin – je songeai aux êtres et auxchoses que j’avais quittés. Mille figures et mille paysagesdéfilèrent rapidement devant mes yeux… Je revis le Prieuré, ma mèremorte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et le petitmendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans lesplates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Jerevis ma chambre d’étudiant, mes camarades de l’école, et, dominantle tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvrespourpres, son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurslascives, des jupes soulevées par la danse. Puis l’image d’unefemme inconnue, en robe mauve, que j’avais aperçue un soir, authéâtre, dans l’ombre d’une loge, me revint, obstinée et doucevision !

Pendant ce temps, les plus valides d’entrenous étaient allés rôder dans la campagne, autour des fermes. Ilsrentrèrent gaîment, chargés de bottes de paille, de poulets, dedindes, de canards. L’un poussait devant lui, à coups de gaule, ungros cochon qui grognait, l’autre balançait un mouton sur sesépaules ; celui-ci traînait au bout d’une hart, tordue encorde, un veau qui résistait comiquement, secouait son mufle enmeuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre d’avoirété volés : on les hua et on les chassa.

Le général, accompagné de notrelieutenant-colonel qui se tenait à sa droite, très raide, l’œilrond, vint nous passer en revue, l’après-midi. Son regard luisant,son teint de braise, sa voix pâteuse disaient qu’il avaitcopieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de cigare éteint,crachait, s’ébrouait, maugréait on ne savait contre qui et contrequoi, car il ne s’adressait à personne, directement. Devant notrecompagnie, il regarda le lieutenant-colonel d’un air sévère, et jel’entendis qui grommelait :

– Sales gueules, vos hommes, ah !bougre !

Puis, il s’éloigna, pesant de tout le poids deson ventre, sur ses jambes courtes, chaussées de bottes jaunes,au-dessus desquelles la culotte rouge bouffait et plissait commeune jupe.

Le reste de la journée fut consacré à desflâneries dans les auberges de Bellomer. Il y avait partout un telencombrement, un tel tapage ; d’ailleurs, je connaissais tropbien ces prises d’assaut des cabarets, ces poussées violentes del’alcool qui dégénéraient souvent en mêlées générales, que jepréférai m’en aller, avec quelques camarades paisibles, sur laroute, loin des bagarres. Justement, le temps s’était embelli, unsoleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous nousassîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voiturespassaient, passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux,carrioles coiffées de leurs bâches, tombereaux traînés par desbardots. C’étaient des paysans de la plaine de Chartres quifuyaient les Prussiens. Affolés par les récits, colportés devillage en village, des incendies, des viols, des massacres, desatrocités diverses dont les Allemands affligeaient les territoiresenvahis, ils avaient emporté à la hâte ce qu’ils possédaient deplus précieux, abandonné champs et maison et, tout effarés, ilsallaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, ilss’arrêtaient, au hasard du chemin, près d’un bourg, quelquefois enrase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l’herbedes berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, àla garde des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froiduredes nuits brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeauxde bêtes et troupeaux d’hommes se succédèrent interminablement. Ilspassaient et, sur la grand’route jaune, l’on voyait s’allonger lafile noire et dolente des fuyards, jusqu’à la montée fermantl’horizon. On eût dit l’exode d’un peuple. J’interrogeai un vieuxbonhomme qui conduisait une voiture à âne au fond de laquelle, dansla paille, au milieu de paquets noués avec des mouchoirs, decarottes et de choux, grouillaient une paysanne à nez camus, deuxporcs roses et des couples de volaille, liés par les pattes.

– Vous avez donc les Prussiens chezvous ? demandai-je.

– Oh ! les brigands ! réponditle vieux… N’m’en parlez point !… Y sont arrivés un matin, eunebande avé des chapiaux à plume… Ils ont fait un vacarme !Oh ! Jésus-Guieu ! Et pis y prenaient tout… D’abord j’onscru qu’c’étaient les Prussiens… J’ons su d’pis que c’étaient desfrancs-tireux…

– Mais les Prussiens ?

– Les Prussiens !… Pour ce qui estdes Prussiens, j’ons point cor vu d’Prussiens, censément… Y doiventêtre cheuz nous, à c’te heure, t’nez !… La Jacqueline craitqu’all en a évu un, l’aut’jou, d’rière eune hae !… Il étaithaut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme l’diable… C’estdonc des enragés, des sauvages, des r’venants ?… Enfin, quoiqu’c’est au juste ?

– Ce sont des Allemands, bonhomme, commenous nous sommes des Français.

– Des Armands ?… J’entends ben… Maisquoi qui nous v’laut, ces sacrés Armands-là, dites, mossieul’militaire ?… J’ons tout d’même ensauvé nos deux cochons, etnout’fille, et pis d’la volaille itout… Bédame !

Et le paysan continua son chemin, en serépétant :

– Des Armands ! des Armands !…Quoi qu’y nous v’laut, ces sacrés Armands-là ?

Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, lesfeux s’allumèrent et les bonnes marmites, pleines de viandefraîche, chantèrent joyeusement, au-dessus des fourneaux improvisésde terre et de cailloux. Ce fut pour nous une heure de détenteexquise et de délicieux oubli. Un apaisement semblait venir duciel, tout bleu de lune, et tout brillant d’étoiles ; leschamps, qui s’étendaient avec de molles ondulations de vague,avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétraitl’âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins âcre et desforces nouvelles. Peu à peu, s’effaçait le souvenir, pourtant siproche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,et le besoin d’agir nous reprenait, en même temps que s’éveillaiten nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait aucamp. Chacun s’empressait à quelque besogne volontaire. Les unscouraient, un tison à la main pour rallumer les feux éteints,d’autres soufflaient sur les braises, afin de les aviver, ou bienépluchaient des légumes, et coupaient des morceaux de viande. Descamarades, formant une ronde autour de débris de bois fumants,entonnèrent d’une voix gouailleuse : « As-tu vuBismarck ? » La révolte, fille de la faim, se fondait auronron des marmites, au cliquetis des gamelles.

 

Le jour suivant, quand le dernier d’entre nouseût répondu : « Présent ! » à l’appel de sonnom :

– Formez le cercle, arche ! commandale petit lieutenant.

Et d’une voix ânonnante, brouillant les mots,sautant des phrases, le fourrier lut un pompeux « ordre dujour » du général. Il était dit, en ce morceau de littératuremilitaire, qu’un corps d’armée prussien, affamé, mal vêtu, sansarmes, après avoir occupé Chartres, s’avançait sur nous, à marchesforcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque sousles murs de Paris où le vaillant Ducrot n’attendait plus que nouspour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Legénéral rappelait les victoires de la Révolution, l’expéditiond’Égypte, Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nousmontrer dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. Enconséquence, il donnait des instructions stratégiques précises pourla défense du pays : établir une barricade infranchissable àl’entrée Est du bourg, une autre plus infranchissable encore sur laroute de Chartres, en avant du carrefour, créneler les murs ducimetière, abattre le plus d’arbres qu’on pourrait dans la forêt,de façon que les cavaliers ennemis et même les fantassins fussentdans l’impossibilité de nous tourner par Senonches, en s’égaillantdans les futaies ; se défier des espions ; enfin, ouvrirl’œil et le bon… La patrie comptait sur nous… Vive laRépublique !

Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenantqui se promenait en rond, les mains croisées derrière le dos, l’œilobstinément fixé à la pointe de ses bottes, ne leva pas la tête.Nous nous regardions, ahuris, avec une sorte d’angoisse au cœur, desavoir que les Prussiens étaient si près, que la guerre allaitcommencer pour nous demain, aujourd’hui peut-être, et j’eus lavision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, debout sur un charque traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous,en balançant sa faux. Tant que la bataille était loin, nousl’avions désirée, d’abord par enthousiasme patriotique, ensuite parfanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, commedénoûment à nos misères. Maintenant qu’elle s’offrait, nous enavions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mesyeux se portèrent vers l’horizon, dans la direction de Chartres. Etla campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, uninconnu formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveauxd’inexorabilité. Là-bas, au-dessus de la ligne bleuissante desarbres, je m’attendais à voir, tout à coup, des casques surgir,étinceler des baïonnettes, s’embraser la gueule tonnante descanons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fitl’effet d’une mare de sang ; les haies se déployaient, serejoignaient, s’entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissésd’armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommierss’effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.

– Rompez le cercle… arche ! cria lelieutenant.

Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmeslongtemps sur place, en proie à un malaise vague, essayant defranchir par la pensée, cette terrible ligne d’horizon, au delà delaquelle s’accomplissait le secret de notre destinée. Seuls, en cetinquiétant silence, en cette immobilité sinistre, voitures ettroupeaux passaient sur la route, plus nombreux, plus pressés, sehâtant davantage. Un vol de corbeaux qui venait de là-bas, noireavant-garde, tacha le ciel, grossit, s’enfla, s’allongea, tournoya,flotta au-dessus de nous comme un voile funéraire, puis disparutdans les chênes.

– Enfin, nous allons donc les voir, cesfameux Prussiens ? dit, d’une voix mal assurée, un granddiable qui était très pâle et qui, pour se donner l’air crâne d’unvieux reître, rabattit son képi sur l’oreille.

Aucun ne répondit et plusieurs s’éloignèrent.Pourtant, notre caporal haussa les épaules. C’était un tout petithomme, effronté, au visage grêlé et rempli de boutons.

– Oh moi !… fit-il.

Il expliqua sa pensée dans un geste cynique,s’assit sur la bruyère, bourra sa pipe lentement, l’alluma.

– Et puis… merde ! conclut-il, enlançant une bouffée de fumée qui s’évanouit dans l’air.

 

Tandis qu’une compagnie de chasseurs étaitdirigée vers le carrefour, afin d’y établir « lesinfranchissables barricades », mon régiment pénétrait dans laforêt, afin d’y abattre « le plus d’arbres qu’onpourrait ». Toutes les cognées, serpes, hachettes du paysavaient été réquisitionnées d’urgence : on faisait outil den’importe quoi. Durant la journée entière, les coups retentirent etles arbres tombèrent. Pour nous exciter davantage, le généralvoulut assister au massacre.

– Ah bougre ! criait-il à toutpropos, en frappant dans ses mains ; ah ! ah ! hardiles enfants !… secouez-moi ça !

Il désignait lui-même, parmi les arbres, lesplus hauts de tronc, ceux qui avaient poussé droits et lisses commedes colonnes de temple. C’était une folie de destruction criminelleet bête, une joie de brute, chaque fois que les arbres s’abattaientles uns sur les autres dans un grand fracas. La futaies’éclaircissait : on eût dit qu’elle avait été fauchée par unegigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent tués par lachute d’un chêne.

– Hardi les enfants !

Et les quelques arbres restés debout,farouches au milieu des troncs écrasés, couchés à terre, et desbranches tordues qui se dressaient vers eux pareilles à des brassuppliants, montraient de larges blessures, des entailles profondeset rouges, par où la sève pleurait.

Le conservateur des forêts, prévenu par ungarde, accourut de Senonches et, d’un œil navré, constata cetteinutile dévastation. J’étais près du général, quand il l’abordarespectueusement, le képi à la main.

– Pardon, mon général, dit-il… que vousabattiez des arbres sur les bordures des routes, que vousbarricadiez les lignes, je le comprends… Mais que vous rasiez lecœur des futaies, cela me semble un peu…

Mais le général l’interrompit.

– Hein ? quoi ? cela voussemble ?… qu’est-ce que vous fichez ici, vous ?… Je faisce qui me plaît… Est-ce vous qui commandez ou moi ?

– Mais enfin… balbutia le forestier.

– Il n’y a pas de mais enfin, Monsieur…Et vous m’embêtez, c’est clair ça !… Et vous savez, rentrezvite à Senonches ou je vous fais fourrer au bloc… Hardi lesenfants !

Le général tourna le dos au fonctionnaireahuri, et partit, en chassant devant lui, du bout de sa canne, desfeuilles mortes et des brindilles de bois.

De leur côté, pendant que nous profanions laforêt, les chasseurs ne chômaient point, et la barricade s’élevait,formidable et haute, coupant la route, en avant du carrefour. Celane s’était pas exécuté sans difficulté, et surtout sans gaîté.Subitement arrêtés par une tranchée qui leur barrait la fuite, lespaysans protestèrent. Leurs voitures et leurs troupeauxs’agglomérant dans le chemin, très encaissé à cet endroit, il y eutd’abord un indescriptible brouhaha. Ils se lamentaient, les femmesgémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats riaient de toutesles mines effarées des hommes et des bêtes, et le capitaine quicommandait le détachement ne savait quelle résolution prendre.Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les paysansà coups de baïonnette, mais ceux-ci s’entêtaient, voulaient passer,invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé son tourdans la forêt, le général vint visiter les travaux de la barricade.Il demanda ce que c’était que « ces sales pékins » et cequ’ils désiraient. On le mit au fait.

– C’est bien, s’écria-t-il. Empoignez-moitoutes ces voitures, et fourrez-moi tout ça dans la barricade.Allons, chaud ! Allons, hardi, les enfants !…

Les soldats, heureux de ces algarades, seruèrent sur les premières voitures qui furent abandonnées, avec cequ’elles contenaient, et brisées en quelques coups de pioche… Alorsla panique s’empara des paysans. L’encombrement devenait tel qu’illeur était impossible d’avancer ou de reculer. Fouettant leurschevaux à tour de bras, et tâchant de dégager leurs charrettesaccrochées, ils vociféraient, se bousculaient, s’injuriaient, sansparvenir à faire un pas en arrière. Les derniers arrivés avaientrebroussé chemin, et fuyaient au galop de leurs chevaux excités parla clameur, les autres, désespérant de sauver voitures etprovisions, prirent le parti d’escalader le talus, et de s’en allerà travers champs, en poussant des cris d’indignation, poursuivispar les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On entassales voitures brisées, l’une sur l’autre, on boucha les creux avecdes sacs d’avoine, des matelas, des paquets de hardes et despierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d’un timon qui sedressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseurarbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.

Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivantde Chartres, très en désordre, se répandirent dans Bellomer et dansle camp. Ils firent des récits épouvantants. Les Prussiens étaientplus de cent mille, tout une armée. Eux, deux mille à peine, sanscavaliers et sans canon, avaient dû se replier. Chartres brûlait,les villages alentour fumaient, les fermes étaient détruites. Legros du détachement français qui soutenait la retraite, ne pouvaittarder. On interrogeait les fuyards, on leur demandait s’ilsavaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, insistant surles détails des uniformes. De quart d’heure en quart d’heure,d’autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou quatre,pâles, épuisés de fatigue. La plupart n’avaient pas de sac,quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoiresplus terribles les unes que les autres. Aucun d’ailleurs n’étaitblessé. On se décida à les loger dans l’église, au grand scandaledu curé qui levait les bras au ciel, s’exclamait :

– Sainte Vierge !… dans monéglise !… Ah ! ah ! ah !… des soldats dans monéglise !

Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisiesde destruction, le général n’avait point eu le temps de songer àfaire garder le camp, autrement que par un petit poste établi à unkilomètre de Bellomer, sur la route de Chartres, dans un bouchonfréquenté des rouliers. Ce poste, commandé par un sergent, n’avaitreçu aucune instruction précise, et les hommes ne faisaient rien,sinon qu’ils flânaient, buvaient et dormaient. Pourtant, lefactionnaire qui se promenait, nonchalant, le fusil sur l’épauledevant l’auberge, arrêta un médecin du pays, comme espion allemand,à cause de sa barbe qu’il avait blonde, et de ses lunettes quiétaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de profession,« se moquant du tiers comme du quart », il s’amusait àtendre des collets aux lapins, dans les haies voisines.

L’arrivée des mobiles, la menace desPrussiens, avaient jeté le désarroi parmi nous. Les cavaliers sesuccédaient, de minute en minute, porteurs de plis cachetés,d’ordres et de contre-ordres. Les officiers couraient, affairés,sans savoir pourquoi, perdaient la tête. Trois fois, on nouscommanda de lever le camp, et trois fois on nous fit dresser lestentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes et clairons sonnèrent,et de grands feux brûlèrent, autour desquels, dans une rumeur deplus en plus grandissante, passaient et repassaient des ombresétrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des patrouillesfouillaient la campagne en tous sens, s’enfonçaient dans lestraverses, sondaient la lisière de la forêt. L’artillerie, parquéeen deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais ellevint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage auxcanons, il fallut la démolir pièce à pièce, et combler latranchée.

Au petit jour, ma compagnie partit engrand’garde. Nous rencontrâmes des mobiles, des francs-tireurségaillés, qui tiraient la jambe lamentablement. Plus loin, legénéral, accompagné de son escorte, surveillait les manœuvres del’artillerie. Il tenait, dépliée sur le cou de son cheval, unecarte d’état-major, et cherchait en vain le moulin de Saussaie. Ense penchant sur la carte que les mouvements de tête du chevaldéplaçaient à chaque instant, il criait :

– Où est-il ce sacré moulin-là ?…Pongouin… Courville… Courville… Est-ce qu’ils s’imaginent que jeconnais tous leurs sacrés moulins, moi ?…

Le général nous ordonna de faire halte, et ilnous demanda :

– Quelqu’un de vous est-il dupays ?… Quelqu’un de vous sait-il où se trouve le moulin deSaussaie ?

Personne ne répondit.

– Non ?… Eh bien, que le diablel’emporte !

Et il jeta la carte à son officierd’ordonnance, qui se mit à la replier soigneusement. Nouscontinuâmes notre chemin.

On installa la compagnie dans une ferme et jefus posté en sentinelle, tout près de la route, à l’entrée d’unboqueteau, d’où je découvrais la plaine, immense et rase comme unemer. De-ci, de-là, des petits bois émergeaient de l’océan de terre,semblables à des îles ; des clochers de village, des fermes,estompés par la brume, prenaient l’aspect de voiles lointaines.C’était, dans l’énorme étendue, un grand silence, une grandesolitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant sur leciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans l’âmeune angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,c’étaient les corbeaux ; là-bas, sur la terre, des pointsnoirs qui s’avançaient, grossissaient, passaient, c’étaient lesmobiles fuyards ; et, de temps en temps, l’aboi éloigné deschiens qui se répondaient de l’ouest à l’est, du nord au sud,semblait la plainte des champs déserts. Les factions devaient êtrerelevées toutes les quatre heures, mais les heures et les heuress’écoulaient, lentes, infinies, et personne ne venait me remplacer.Sans doute, on m’avait oublié. Le cœur serré, j’interrogeaisl’horizon du côté des Prussiens, l’horizon du côté desFrançais ; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacableet dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuislongtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir.Un moment, j’aperçus une charrette qui se rapprochait du bois oùj’étais, mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avecle gris du terrain… Pourquoi me laissait-on ainsi ? J’avaisfaim et j’avais froid ; mon ventre criait, mes doigtsdevenaient gourds… Je me hasardai à faire quelques pas sur laroute ; à plusieurs reprises, j’appelai… Pas un être ne merépondit, pas une chose ne bougea… J’étais seul, bien seul, toutseul en cette plaine abandonnée et vide… Un frisson courut dans mesveines, et des larmes montèrent à mes yeux… J’appelai encore… Rien…Alors, je rentrai dans le bois et je m’assis au pied d’un chêne,mon fusil en travers de mes cuisses, l’oreille au guet, attendant…Hélas ! le jour baissa peu à peu ; le ciel jaunit,s’empourpra légèrement, puis il s’éteignit dans un silence de mort.Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, tandisqu’une brume glacée se levait de l’ombre.

Depuis que nous étions partis, brisé par lesfatigues, toujours occupé à quelque chose, jamais seul, je n’avaispas eu le temps de réfléchir. Pourtant, devant les étranges etcruels spectacles que j’avais sans cesse sous les yeux, je sentaiss’éveiller en moi la notion de la vie humaine jusqu’ici endormiedans les engourdissements de mon enfance et les torpeurs de majeunesse. Oui, cela s’était éveillé confusément, comme au sortird’un long et douloureux cauchemar. Et la réalité m’était apparueplus effrayante encore que le rêve. Transposant du petit grouped’hommes errants que nous étions, à la société tout entière, nosinstincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, rappelantles visions si rapides et seulement physiques que j’avais eues àParis, des foules sauvages, des bousculades des individus, jecomprenais que la loi du monde, c’était la lutte ; loiinexorable, homicide, qui ne se contentait pas d’armer les peuplesentre eux, mais qui faisait se ruer, l’un contre l’autre, lesenfants d’une même race, d’une même famille, d’un même ventre. Jene retrouvais aucune des abstractions sublimes d’honneur, dejustice, de charité, de patrie dont les livres classiquesdébordent, avec lesquelles on nous élève, on nous berce, on noushypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les mieuxasservir, les mieux égorger. Qu’était-ce donc que cette patrie, aunom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,qui nous avait arrachés, remplis d’amour, à la nature maternelle,qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur laterre marâtre ?… Qu’était-ce donc que cette patriequ’incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard quis’acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et cechirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyaitles pauvres vieilles mères en deuil de leur fils ? Qu’était-cedonc que cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marquéd’une fosse, à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille desfleuves pour la changer en sang, et qui s’en allait toujours,creusant, de place en place, des charniers plus profonds oùviennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ? Etj’éprouvai un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour lapremière fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et lesacclamés qui avaient le plus pillé, le plus massacré, le plusincendié. On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passantd’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette sontronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui abrûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute lalâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavoismonstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe,des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, lesfoules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbrebénit que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieucharmé !… Avec quels remords, je me repentis d’avoir,jusqu’ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grossed’énigmes inexpliquées !… Jamais je n’avais ouvert un livre,jamais je ne m’étais arrêté, un seul instant, devant ces pointsd’interrogation que sont les choses et les êtres ; je nesavais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, lebesoin d’arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, metourmentaient ; je voulais connaître la raison humaine desreligions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, dessociétés qui tuent ; il me tardait d’en avoir fini avec cetteguerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiqueset absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d’impossiblesphilosophies d’amour, des folies de fraternité inextinguible. Tousles hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants,semblables au petit mobile de Saint-Michel, dont les yeuxsuintaient, qui toussait et crachait le sang, et sans riencomprendre à la nécessité des lois supérieures de la nature, destendresses me montaient à la gorge en sanglots comprimés. J’airemarqué que l’on ne s’attendrit bien sur les autres que lorsqu’onest soi-même malheureux. N’était-ce point sur moi seul que jem’apitoyais ainsi ? Et si, dans cette nuit froide, tout prèsde l’ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,j’aimais tant l’humanité, n’était-ce point moi seul que j’aimais,moi seul que j’eusse voulu soustraire aux souffrances ? Cesregrets du passé, ces projets d’avenir, cette passion subite del’étude, cet acharnement que je mettais à me représenter, plustard, dans ma chambre de la rue Oudinot, au milieu de livres et depapiers, les yeux brûlés par la fièvre du travail, n’était-ce pointseulement pour écarter de moi les menaces de l’heure présente, poureffacer d’autres images terribles, des images de mort qui, sanscesse, passaient, livides, dans l’horreur des ténèbres ?

La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous leciel qui les couvait d’un regard avare et mauvais, les champss’étendaient, pareils à une vaste mer d’ombre. De loin en loin, desblancheurs sourdes, de longues traînées de brume flottaientau-dessus, rasant le sol invisible, où les bouquets d’arbresapparaissaient, çà et là, plus noirs dans ce noir. Je n’avais pointbougé de la place où je m’étais assis, et le froid m’engourdissaitles membres, me gerçait les lèvres. Péniblement, je me levai etcontournai le bois. Mes propres pas, sur le sol,m’effrayèrent ; il me semblait toujours que quelqu’un marchaitderrière moi. J’avançais avec prudence, sur la pointe des pieds,comme si j’eusse craint de réveiller la terre endormie, etj’écoutais, et j’essayais de sonder l’obscurité, car je n’avais pasencore, malgré tout, perdu l’espoir qu’on vînt me relever. Aucunfrisson, aucun souffle, aucune lueur, aucune forme précise, danscette nuit sans yeux et sans voix. Cependant, par deux fois,j’entendis distinctement un bruit de pas, et le cœur me battaittrès fort… Mais le bruit s’éloigna, diminua peu à peu, cessa, et lesilence redevint plus pesant, plus redoutable, plus désespéré… Unebranche me frôla le visage ; je reculai, saisi d’épouvante.Plus loin, un renflement de terrain me fit l’effet d’un homme qui,bombant le dos, aurait rampé vers moi ; je chargeai mon fusil…À la vue d’une charrue abandonnée, dont les deux bras se dressaientdans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle memanqua et je faillis tomber à la renverse… J’avais peur de l’ombre,du silence, du moindre objet qui dépassait la ligne d’horizon etque mon imagination affolée animait d’un mouvement de vie sinistre…Malgré le froid, la sueur me coulait en grosses gouttes sur lapeau. J’eus l’idée de quitter mon poste, de retourner au camp, mepersuadant par d’ingénieux et lâches raisonnements, que lescamarades m’avaient oublié et qu’ils seraient très heureux de meretrouver… Évidemment, puisque je n’avais pas été relevé de mafaction, puisque je n’avais vu passer aucune ronde d’officier,c’est qu’ils étaient partis !… Et si, par hasard, je metrompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçulà-bas ?… Aller à la ferme, où ma compagnie s’était arrêtée lematin, et y demander des renseignements ?… J’y songeai… Mais,dans mon trouble, j’avais perdu le sentiment de l’orientation, etje me serais infailliblement égaré, en cette plaine immense et sinoire… Alors, une abominable pensée me traversa l’esprit… Oui,pourquoi ne pas me tirer un coup de fusil dans le bras, et m’enfuirensuite, sanglant et blessé, et raconter que j’avais été assaillipar les Prussiens ?… Je fis un violent effort sur moi-même,pour ressaisir ma raison qui s’envolait, je rassemblai tout ce quirestait en moi de force morale, afin de me soustraire à cette lâcheet odieuse suggestion, à cette ivresse maudite de la peur, et jem’acharnai à retrouver des souvenirs d’autrefois, à évoquer dedouces et souriantes images, au souffle embaumé, aux ailesblanches… Images et souvenirs m’arrivaient, ainsi qu’en un songepénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur les mettaitaussitôt en déroute… La Vierge de Saint-Michel, aux chairs siroses, au manteau bleu, constellé d’argent, je la revoyaisimpudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldatsivres ; les coins préférés de la forêt de Tourouvre, sipaisibles, où j’aimais tant à demeurer, des journées entières,étendu sur de la mousse, se bouleversaient, s’enchevêtraient,brandissaient sur moi leurs arbres géants ; puis, dans l’air,se croisaient des obus figurant des visages connus quiricanaient ; l’un de ces projectiles déploya soudain degrandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi,m’enveloppa… Je poussai un cri… Mon Dieu ! allais-je doncdevenir fou ? Je me tâtai la gorge, la poitrine, les reins,les jambes… Je devais être d’une pâleur de cadavre, et je sentaisun petit froid me monter du cœur au cerveau comme une vrilled’acier… « Voyons, voyons ! » me disais-je touthaut, pour bien m’assurer que je ne dormais pas, que j’existais…« Allons, allons ! » J’avalai en deux gorgées lereste d’eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite,écrasant les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflantl’air d’une chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pourtromper la longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêneet battis la semelle, à coups précipités, contre le tronc. J’avaisbesoin de ce bruit et de ce mouvement… Et voilà que je pensai à monpère, si seul dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semainesque je n’avais reçu de lettre de lui. Ah ! comme la dernièreétait triste et navrante !… Il ne se plaignait de rien, maison y sentait un découragement profond, un ennui d’être dans cettegrande maison vide, et un effroi de me savoir errant, sac au dos, àtravers le hasard des batailles… Pauvre père ! Il n’avait pasété heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui ne l’aimaitpas et ne pouvait supporter sa présence près d’elle… Et jamais, auplus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de colère,jamais un mot de reproche !… Il courbait le dos, ainsi qu’unbon chien, et s’en allait… Ah ! comme je me repentais de nel’avoir pas assez aimé. Peut-être ne m’avait-il pas élevé comme ilaurait dû. Mais qu’importe ! Il avait fait ce qu’il avaitpu !… Lui-même était sans expérience de la vie, sans forcecontre le mal, d’une bonté timide et peureuse. Et à mesure que lestraits de mon père se représentaient à moi, jusque dans leursmoindres détails, le visage de ma mère s’embrumait, s’effaçait, etje ne pouvais plus en rappeler les contours chéris. Dans cetinstant, toutes les tendresses que j’avais données à ma mère, jeles reportai sur mon père. Je me souvenais avec attendrissementquand, le jour de la mort de ma mère, me prenant sur ses genoux, ilme dit : « Cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et jecomprenais aujourd’hui tout ce que cette phrase résumait dedouleurs passées et d’épouvantement dans l’avenir. C’était pourelle qu’il disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à mamère, et non pour lui, le malheureux homme, qui s’était résigné àtout souffrir… Depuis trois ans, il avait bien vieilli : sahaute taille se cassait, son visage, si rouge de santé, jaunissaitet se ridait, ses cheveux devenaient presque blancs. Il ne guettaitplus les oiseaux du parc, laissait les chats brousser dans leslianes et laper l’eau du bassin ; à peine s’il s’intéressaitencore à son étude, dont il abandonnait la direction au premierclerc, homme de confiance qui le volait ; il ne s’occupaitplus de ses petites affaires d’ambition locale. Il ne fût pointsorti, n’eût point bougé de son fauteuil à oreillettes, – qu’ilavait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul, –sans Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.

– Allons, Monsieur, il faut remuer unpeu. Vous êtes tout ubi, là, dans vot’ coin…

– Bien, bien, Marie, je vais remuer… Jevais aller au bord de la rivière, si tu veux.

– Non, Monsieur, c’est dans la forêtqu’il faut que vous alliez… L’air vous vaut mieux là…

– Bien, bien, Marie, je vais aller dansla forêt.

Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, ellelui frappait sur l’épaule :

– Pourquoi qu’vous prenez pas vot’ fusil,Monsieur ? Il y a joliment des pinsons, dans le parc.

Et mon père, la regardant d’un air dereproche, murmurait :

– Des pinsons !… Les pauv’bêtes !

Pourquoi mon père ne m’écrivait-il plus ?Mes lettres lui parvenaient-elles, seulement ?… Je mereprochai d’y avoir mis jusqu’ici trop de sécheresse, et je mepromis bien de lui écrire le lendemain, dès que je le pourrais, unelongue, affectueuse lettre, dans laquelle je laisserais débordertout mon cœur.

Le ciel s’éclaircissait légèrement, là-bas, àl’horizon dont le contour se découpait plus net sur une lueur plusbleue. C’était toujours la nuit, les champs restaient sombres, maison sentait que l’aube se faisait proche. Le froid piquait plus dur,la terre craquait plus ferme sous les pas, l’humidité secristallisait aux branches des arbres. Et, peu à peu, le ciels’illumina d’une lueur d’or pâle, grandissante. Lentement, desformes sortaient de l’ombre, encore incertaines etbrouillées ; le noir opaque de la plaine se changeait en unviolet sourd que des clartés rasaient, de distance en distance…Tout à coup, un bruit m’arriva, faible d’abord, comme le roulementtrès lointain d’un tambour… J’écoutai, le cœur battant… Un moment,le bruit cessa et des coqs chantèrent… Au bout de dix minutes,peut-être, il reprit plus fort, plus distinct, se rapprochant…Patara ! patara ! c’était sur la route de Chartres, ungalop de cheval… Instinctivement, je bouclai mon sac sur mon dos,et m’assurai que mon fusil était chargé… J’étais très ému ;les veines de mes tempes se gonflaient… Patara ! patara !Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il me semblait queje percevais le souffle du cheval et des tintements clairs d’acier…Patara ! patara !… À peine avais-je eu le temps dem’accroupir derrière le chêne qu’à vingt pas de moi, sur la route,une grande ombre s’était dressée, subitement immobile, comme unestatue équestre de bronze. Et cette ombre, qui s’enlevait presqueentière, énorme, sur la lumière du ciel oriental, étaitterrible ! L’homme me parut surhumain, agrandi dans le cieldémesurément !… Il portait la casquette plate des Prussiens,une longue capote noire, sous laquelle la poitrine bombaitlargement. Était-ce un officier, un simple soldat ? Je nesavais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le sombreuniforme… Les traits, d’abord indécis, s’accentuèrent. Il avait desyeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure depuissante jeunesse ; son visage respirait la force et labonté, avec je ne sais quoi de noble, d’audacieux et de triste quime frappa. La main à plat sur la cuisse, il interrogeait lacampagne devant lui, et, de temps en temps, le cheval grattait lesol du sabot et soufflait dans l’air, par les naseaux frémissants,de longs jets de vapeur… Évidemment, ce Prussien était là enéclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, del’état du terrain ; toute une armée grouillait, sans doute,derrière lui, n’attendant pour se jeter sur la plaine, qu’un signalde cet homme !… Bien caché dans mon bois, immobile, le fusilprêt, je l’examinais… Il était beau, vraiment ; la vie coulaità plein dans ce corps robuste. Quelle pitié ! Il regardaittoujours la campagne, et je crus m’apercevoir qu’il la regardaitplus en poète qu’en soldat… Je surprenais dans ses yeux uneémotion… Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et selaissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal ettriomphant. Le ciel était devenu tout rouge ; il flambaitglorieusement ; les champs, réveillés, s’étiraient, sortaientl’un après l’autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, quiflottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées pard’invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient detout ce rose et de tout ce bleu ; le pigeonnier d’une grandeferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller,dressait son cône blanchâtre dans l’ardeur pourprée de l’orient…Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s’était arrêté,ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jourrenaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise àl’Amour.

– C’est un poète, peut-être, medisais-je, un artiste ; il est bon, puisqu’il s’attendrit.

Et, sur sa physionomie, je suivais toutes lessensations de brave homme qui l’animaient, tous les frissons, tousles délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé… Il nem’effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertigem’attirait vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour nepas aller auprès de cet homme. J’aurais désiré lui parler, lui direque c’était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l’aimaisde ses extases… Mais son visage s’assombrit, une mélancolie voilases yeux… Ah ! l’horizon qu’ils embrassaient était si loin, siloin ! Et par delà cet horizon, un autre ; et derrièrecet autre, un autre encore !… Il faudrait conquérir toutcela !… Quand donc aurait-il fini de toujours pousser soncheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un cheminà travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujourstuer, de toujours être maudit !… Et puis, sans doute, ilsongeait à ce qu’il avait quitté ; à sa maison, qu’emplissaitle rire de ses enfants, à sa femme, qui l’attendait en priant Dieu…Les reverrait-il jamais ?… Je suis convaincu, qu’à cetteminute même, il évoquait les détails les plus fugitifs, leshabitudes les plus délicieusement enfantines de son existence delà-bas… une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avaitorné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand ilétait parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un chevalde bois, un arbre, un coin de rivière, un coupe-papier… Tous lessouvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cettepuissance de vision qu’ont les exilés, il embrassait, d’un seulregard découragé, tout ce par quoi, jusqu’ici, il avait étéheureux… Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,reculant, encore plus loin, le lointain horizon… Cet homme, j’avaispitié de lui, et je l’aimais ; oui, je vous le jure, jel’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Unedétonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu àtravers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’unecapote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien,j’avais entendu, le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps,le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et dela fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… Étais-je lejouet d’une hallucination ?… Mais non !… De la grandeombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statueéquestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre,tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je merappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de sesyeux charmés, il suivait dans l’espace, le vol d’un papillon… moi,stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme, un homme quej’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un hommequi, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves lesplus purs de sa vie !… Je l’avais peut-être tué à l’instantprécis où cet homme se disait : « Et quand je reviendrailà-bas… » Comment ? pourquoi ?… Puisque je l’aimais,puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui,lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près del’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avaittraversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’uneveine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en mare rouge,poissait déjà à sa barbe… De mes mains tremblantes, je le soulevailégèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante… Je luitâtai la poitrine, à la place du cœur : le cœur ne battaitplus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mesgenoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs,qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche,ses deux yeux qui semblaient vivants !… Je crus que j’allaisdéfaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,j’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contremoi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaientde longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…

À partir de ce moment, je ne me souviens pasbien… Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et deruines qui brûlaient sans cesse ; toujours des fuites mornes,des marches hallucinantes, dans la nuit ; des bousculades, aufond des chemins creux, encombrés par les fourgons desmunitionnaires, où des dragons, la latte en l’air, poussaient surnous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à traversles voitures ; je revois des carrioles funèbres, pleines decadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit jour dansla terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour lelendemain ; je revois, près des affûts de canon, émiettés parles obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, surlesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportionsjusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorionsen grognant, en montrant les crocs, comme des loups !… Et jerevois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, lapipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à lalueur fumeuse d’un oribus, le pied d’un petit soldat, encorechaussé de ses godillots !… Mais je revois surtout le Prieuré,quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, tout meurtri parces navrements de la défaite, j’y rentrai un jour de clair soleil…Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les persiennesmises partout… Félix, plus courbé, ratissait l’allée, et Marie,assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de bas,en dodelinant de la tête.

– Eh bien ! Eh bien ! criai-je,c’est comme cela qu’on me reçoit ?

Dès qu’ils m’eurent aperçu, Félix s’en allacomme effaré, et Marie, toute blanche, poussa un cri.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, lecœur serré… Et mon père ?

La vieille fille me regarda fixement.

– Comment, vous ne saviez pas ?…Vous n’aviez rien reçu ?… Ah ! mon pauv’ MonsieurJean ! mon pauv’Monsieur Jean !

Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit lebras dans la direction du cimetière.

– Oui ! Oui ! c’est là qu’ilest, maintenant, avec Madame, fit-elle d’une voix sourde.

Chapitre 3

 

 

– Toc, toc, toc !

Et, en même temps, dans l’entre-bâillement dela porte, une petite capote de loutre se montra, puis deux yeuxsouriants, sous une voilette, puis un long manteau de fourrure, quidessinait un corps mince de jeune femme.

– Je ne vous dérange pas ?… On peutentrer ?

Le peintre Lirat leva la tête.

– Ah ! c’est vous, Madame !dit-il d’un ton bref, presque irrité, en secouant ses mains saliesde pastel… mais oui, certainement… Entrez donc !

Il quitta son chevalet, offrit un siège.

– Charles va bien ?demanda-t-il.

– Très bien, je vous remercie.

Elle s’assit, toujours souriante, et sonsourire vraiment était charmant et triste. Quoique voilés de gaze,ses yeux clairs, d’un bleu rose, ses yeux très grands quil’illuminaient toute, me parurent d’une douceur infinie… Elle étaitmise fort élégamment, sans recherches prétentieuses. Un peu tropparfumée pourtant… Il y eut un moment de silence.

L’atelier du peintre Lirat, situé dans unecité tranquille du faubourg Saint-Honoré, la cité Rodrigues, étaitune vaste pièce nue, aux murs gris, aux charpentes visibles, sansmeubles. Lirat l’appelait familièrement « son hangar ».Un hangar, en effet, où la bise soufflait, où la pluie tombait dutoit par de petites crevasses. Deux longues tables, en bois blanc,supportaient des boîtes de pastel, des cahiers, des blocs, desmanches d’éventails, des albums japonais, des moulages, un fouillisd’objets inutiles et bizarres. Près d’une armoire-bibliothèque,tapissée de vieux journaux, dans un coin, beaucoup de cartons, detoiles, d’études qui montraient le châssis. Un divan fort délabré,rendant des sons de piano désaccordé, dès qu’on faisait mine de s’yasseoir ; deux fauteuils bancroches, une glace sans cadre,constituaient le seul luxe de l’atelier, qu’un jour très vibrantéclairait. L’hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son petitpoêle de fonte, dont le tuyau coupé d’angles brusques, maintenu pardes fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de lapièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit.Hormis ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçaitle feu du poêle par une vieille pelisse d’astrakan, usée, pelée,galeuse, qu’il endossait, chaque fois, avec une ostentationmanifeste. Lirat avait la vanité – une vanité enfantine – de cetatelier pauvre, et il se parait de sa nudité, comme les autrespeintres de leurs peluches brodées et de leurs tapisseriesinvariablement historiques. Même, il l’eût désiré plus misérableencore, il en voulait au plancher de n’être pas en terre battue.« C’est à mon atelier que je reconnais les vrais amis,disait-il souvent ; ceux-ci reviennent, les autres nereviennent pas. C’est très commode. » Il en revenait fortpeu.

La jeune femme était joliment assise sur sachaise, le buste à peine incliné en avant, les mains enfouies dansson manchon ; de temps en temps, elle en retirait un mouchoirbrodé qu’elle portait, d’un geste lent, à sa bouche que je nevoyais pas, à cause de la bordure plus épaisse de la voilette quila cachait, mais que je devinais très belle, très rouge, d’unecourbe exquise. De toute sa personne, élégante et fine, d’où,malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se dégageait ungrand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais bien queces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme desrayons d’astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher auxcharpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silencecontinuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause decette gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirats’écria :

– Ah ! pardon !… J’avaisoublié… Chère madame, permettez-moi de vous présenter M. JeanMintié, mon ami.

Elle me salua d’un gracieux et câlin mouvementde tête et, d’une voix très douce, qui me remua délicieusement,elle dit :

– Enchantée, Monsieur… mais, je vousconnais beaucoup.

Pendant que, très rouge, je balbutiaisquelques paroles confuses et bêtes, Lirat, narquois, intervint.

– Vous n’allez peut-être pas lui fairecroire que vous avez lu son livre ?

– Je vous demande pardon, M. Lirat…Je l’ai lu… Il est très bien.

– Oui, comme mon atelier et comme mapeinture, n’est-ce pas ?

– Ah ! non, par exemple !

Elle dit cela franchement, d’un rire quis’éparpilla dans la pièce, ainsi qu’un égosillement d’oiseau.

Ce rire m’avait déplu. Bien que le timbre enfût sonore et hardi, il tintait faux. Je ne le trouvais pas enharmonie avec l’expression si délicatement triste de cettephysionomie, et puis, il me blessait à l’égal d’une insulte, dansmon admiration pour le génie de Lirat. Je ne sais pourquoi, ilm’eût été doux qu’elle s’enthousiasmât pour ce grand artisteméconnu ; qu’elle montrât, à cette minute même, un jugementhautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. Enrevanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d’amèrehostilité me choquèrent vivement, je lui en voulais de cetteimpolitesse affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui lediminuaient à mes yeux, il me semblait. J’étais mécontent et trèsgêné. J’essayai de parler de choses indifférentes ; il ne mevint à l’esprit aucune idée de conversation.

La jeune femme s’était levée. Elle fitquelques pas dans l’atelier, s’arrêta devant les études entasséesl’une sur l’autre, en examina deux ou trois d’un air de dégoût.

– Mon Dieu ! monsieur Lirat,dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à peindre des femmes aussilaides, aussi drôlement bâties ?

– Si je vous le disais, répliqua Lirat,vous ne comprendriez pas.

– Merci !… Et quand faites-vous monportrait ?

– Il faut demander ça à M. Jacquet,ou bien au photographe.

– Monsieur Lirat ?

– Madame !

– Savez-vous pourquoi je suisvenue ?

– Pour me débiter des tendresses, jesuppose.

– D’abord !… Et puis ?

– Alors nous jouons aux petits jeuxinnocents ? C’est fort délicat.

– Pour vous prier de venir dîner, chezmoi, vendredi. Voulez-vous ?

– Vous êtes très aimable, chère madame.Mais, vendredi, précisément, cela m’est tout à fait impossible…C’est mon jour d’Institut !

– Que vous avez donc de l’esprit !…Charles sera très chagrin de votre refus.

– Vous lui ferez toutes mes excuses,n’est-ce pas ?

– Eh bien, adieu, monsieur Lirat !…On gèle chez vous.

En passant devant moi, elle me tendit lamain.

– Monsieur Mintié, je suis chez moi tousles jours, de cinq à sept… Je serai charmée de vous voir…charmée…

Je m’inclinai en remerciant ; et ellepartit, laissant dans mes oreilles un peu de la musique de savoix ; dans mes yeux, un peu de la douceur de sonregard ; et, dans l’atelier, le parfum violent de ses cheveux,de son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.

Lirat s’était remis à travailler, sansprononcer une parole ; moi, je feuilletais un livre que je nelisais point, et, sur les pages remuées, passait et repassait sanscesse l’image de la jeune visiteuse. Je ne me demandais certes pasquelle impression j’avais gardée d’elle, ni si j’en avais gardé uneimpression ; mais, bien qu’elle se fût en allée, elle n’étaitpas partie tout entière. Il me restait de cette brève apparitionquelque chose d’indécis, comme une vapeur qui aurait pris sa forme,où je retrouvais le dessin de la tête, l’inclinaison de la nuque,le mouvement des épaules, l’ondulation de la taille, et ce quelquechose me hantait… Sur la chaise qu’elle venait de quitter, je larevoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,lumineux, qui rayonnait d’elle, et lui faisait un halo d’amour.

– Qui donc est cette femme ? fis-jetout d’un coup et d’un ton que je m’efforçai de rendreindifférent.

– Quelle femme ? dit Lirat.

– Mais celle qui sort d’ici,parbleu !

– Ah ! oui !… mon Dieu !c’est une femme comme les autres.

– Je pense bien… Cela ne me dit pascomment elle s’appelle, ni qui elle est…

Lirat fouillait dans sa boîte de pastels… Ilrépondit négligemment :

– Ça vous intéresse donc, vous, de savoircomment une femme s’appelle ?… Drôle de curiosité !… Elles’appelle Juliette Roux… quant à des renseignements biographiques,la police des mœurs vous en fournira autant que vous voudrez,j’imagine… Je présume que Mlle Juliette Roux selève tard, qu’elle se fait tirer les cartes, qu’elle trompe etqu’elle ruine, le plus qu’elle peut, ce pauvre Charles Malterre, unbrave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et dont elleest la maîtresse pour l’instant… Enfin, elle est comme les autres,avec cette aggravation qu’elle est plus jolie que beaucoup, parconséquent plus bête et plus malfaisante… Tenez, ce divan, là, oùvous êtes, c’est Charles qui l’a démoli, à force de se coucherdessus et d’y pleurer des journées entières, en me racontant sesmalheurs, comprenez-vous ? Un jour, il l’avait surprise avecun croupier de cercle ; un autre jour avec un cabot desBouffes… Il y avait aussi une histoire de lutteur de Neuilly, à quielle donnait vingt francs et les vieux pantalons de Charles. C’estplein d’idylles, ainsi que vous voyez… J’aime beaucoup Malterre,parce qu’il est bon et que sa bêtise m’attendrit… Il me faisaitpitié vraiment… Mais que dire à des gens comme ça, dont l’amour estla grande affaire de la vie, et qui ne peuvent voir un dos de femmesans y coudre des ailes de rêve, et le lancer aux étoiles ?…Rien, n’est-ce pas ?… D’autant que le malheureux, au milieu deses colères et de ses sanglots, tirait vanité de ce que Julietteeût reçu une bonne éducation… Il se vantait, en se tordant les brasde douleur, qu’elle fût sortie, non de la cuisse d’un concierge,mais de celle d’un médecin… Et il montrait des lettres d’elle, eninsistant sur la correction de l’orthographe et le tour élégant desphrases !… Il semblait me dire : « Comme je souffre,mais comme c’est bien écrit. » Quelle pitié !

– Ah ! vous les aimez, les femmes,vous ! m’écriai-je, quand il eut fini sa tirade.

Et bêtement, j’ajoutai :

– On dirait que vous en avez beaucoupsouffert !

Lirat haussa les épaules et sourit.

– Vous parlez comme M. Delaunay, dela Comédie-Française… Non, mon bon ami, je n’en ai passouffert ; j’en ai vu souffrir les autres et cela m’a suffi…comprenez-vous ?

Soudain, sa voix s’enfla ; une lueurpresque farouche brilla dans ses yeux. Il reprit :

– Des gens, des pauvres diables commeCharles Malterre, on leur met le pied sur la gorge, ilsdisparaissent dans le sang, dans la boue, dans cette boue atrocepétrie des mains de la femme ; c’est malheureux, sans doute…Pourtant, l’humanité ne réclame pas ; on ne lui a rien volé…Ils disparaissent, et tout est dit… Mais des artistes, des hommesde notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus,étouffés, vidés, tués !… Comprenez-vous ?

Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur latoile.

– J’en ai connu trois, trois admirables,trois divins ; deux sont morts pendus ; l’autre, monmaître, à Bicêtre, dans un cabanon !… De ce pur génie, il nereste qu’un paquet de chair pâle, une sorte d’animal hallucinant,qui grimace et qui hurle, l’écume aux dents !… Et dans letroupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sousles serres de la bête de proie ! Comptez-les donc, leslamentables, les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient desailes, et qui se traînent sur leurs moignons ; ceux-là quigrattent la terre et mangent leurs ordures ! Vous-même, tout àl’heure… cette Juliette, vous la regardiez avec extase… vous étiezprêt à tout, pour un baiser d’elle… Ne dites pas non, je vous aivu… Oh ! tenez, sortons ; c’est fini, je ne peux plustravailler.

Il se leva, marcha dans l’atelier avecagitation. Gesticulant et colère, il bousculait les chaises, lescartons, éventrait les études à coups de pied, je crus qu’ildevenait fou. Ses yeux, injectés de sang, s’égaraient ; ilétait tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par saccades, desa bouche qui se contracta.

– Être nés de la femme, deshommes !… quelle folie ! Des hommes, s’être façonnés dansce ventre impur !… Des hommes, s’être gorgés des vices de lafemme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits féroces, avoiraspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates !… Lamère !… Ah ! oui, la mère !… La mère divinisée,n’est-ce pas ?… La mère qui nous fait cette race de malades etd’épuisés que nous sommes, qui étouffe l’homme dans l’enfant, etnous jette sans ongles, sans dents, brutes et domptés, sur lecanapé de la maîtresse et le lit de l’épouse…

Lirat s’arrêta un instant ; ilsuffoquait. Puis, rassemblant ses mains et nouant ses doigtscrispés, dans l’espace, autour d’un cou imaginaire, follement,terriblement, il cria :

– Voilà ce qu’on devrait leur faire, àtoutes, à toutes… Comprenez-vous ?… hein… dites !… àtoutes.

Et il recommença à marcher, de long en large,jurant, frappant du pied. Mais ce dernier cri de colère l’avaitvisiblement soulagé.

– Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je,calmez-vous… Que c’est bête de vous faire du mal, et à propos dequoi, je vous prie ?… Voyons, vous n’êtes pas une femme…

– C’est vrai, aussi, vous m’avez agacéavec cette Juliette… Qu’est-ce que cela vous regardait, cetteJuliette ?…

– N’était-il pas naturel que je désirassesavoir le nom d’une personne à qui vous m’aviez présenté !… Etpuis, franchement, en attendant qu’on ait inventé une machine autreque la femme pour fabriquer les enfants…

– En attendant, je suis une brute,interrompit Lirat, qui se rassit un peu honteux, devant sonchevalet, et d’une voix tout à fait apaisée, me demanda :

– Mon petit Mintié, voulez-vous me donnerun mouvement pour mon bonhomme ?… Ça ne vous ennuiepas ?… Dix minutes seulement.

 

Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Jel’avais connu, un soir, par hasard, je ne sais plus où ; et,bien qu’il ne fût pas ordinairement expansif, bien qu’il eût laréputation d’être misanthrope, insociable et méchant, il me prit,tout de suite, en affection. N’est-il point affolant de penser quenos meilleures amitiés, qui devraient être le résultat d’une lentesélection ; que les événements les plus graves de notre vie,qui devraient n’être amenés que par un enchaînement logique descauses, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané duhasard ? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet,tranquillement assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris,l’air froid : il pleut, le vent souffle, la rue est morose etboueuse ; par conséquent, vous avez toutes les bonnes raisonsdu monde de ne point bouger de votre fauteuil… Vous sortez,cependant, poussé par un ennui, par un désœuvrement, par vous nesavez quoi, par rien… et voilà qu’au bout de cent pas vous avezrencontré l’homme, la femme, le fiacre, la pierre, la pelured’orange, la flaque d’eau qui vont bouleverser votre existence, defond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j’ai souventpensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quelques amersregrets ! « Pourtant, si le soir où je rencontrai Liratdans cet endroit oublié où je n’avais que faire assurément, jefusse resté chez moi à travailler, rêver ou dormir, je seraispeut-être, aujourd’hui, l’homme le plus heureux de la terre, etrien de ce qui m’est arrivé ne serait arrivé. » Et cetteminute d’hésitation banale, cette minute où j’ai dû me demander,indifférent : « Voyons, sortirai-je ? ne sortirai-jepas ? » cette minute a contenu l’acte le plusconsidérable de ma vie ; ma destinée tout entière a été régléeen cette minute brève, qui, dans mes souvenirs, n’a pas laissé plusde traces que n’en laisse au ciel le coup de vent qui abat lamaison et qui déracine le chêne ! Je me souviens des plusinsignifiants détails de mon existence… Tenez, je me souviens d’uncostume de velours bleu, se laçant par devant, que je portais, ledimanche, étant tout petit ; je pourrais, oui, je pourrais, jevous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, lestaches de graisse, ou bien les grains de tabac qu’il laissaittomber en humant sa prise. Chose folle et déconcertante ; trèssouvent, même quand je pleure, même en regardant la mer, même encontemplant le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, jerevois par un retour odieux de l’ironie qui est au fond de nosidéals, de nos rêves et de nos souffrances, je revois, sur le nezd’un vieux garde que nous avions, le père Lejars, une grosseverrue, grumeleuse et comique, avec ses quatre poils qui servaientde perchoir aux mouches… Eh bien, cette minute qui a décidé de mavie, qui m’a coûté le repos, l’honneur, et m’a fait pareil à unchien galeux ; cette minute, j’ai beau vouloir lareconstituer, la rétablir, à l’aide d’indications physiques etd’impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il s’estpassé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, unseul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m’échappeabsolument !… J’en ignore l’instant, le lieu, lescirconstances, la raison déterminante… Alors, que sais-je demoi ?… que peuvent savoir les hommes d’eux-mêmes, s’ils sontvraiment dans l’impuissance de remonter jusqu’à la source de leursactions ? Rien, rien, rien ! Et faudra-t-il doncexpliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre cerveau etles manifestations de notre soi-disant volonté, par la poussée decette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine ?…Mais il ne s’agit point de cela.

J’ai dit que j’avais rencontré Lirat, un soir,par hasard, je ne sais plus où, et que, tout de suite, il me priten affection… C’était le plus original des hommes… Par sa tenuesévère, d’une raideur mécanique et magistrale, ayant, dans sesallures, quelque chose d’officiel, il donnait, au premier abord, lasensation d’une sorte de fonctionnaire articulé, de marionnetteorléaniste, telle qu’on en fabrique, dans les parlottes, pour lesguignols des parlements et des académies. De loin, il avaitpositivement l’air de distribuer des décorations, des bureaux detabac et des prix de vertu. Cette impression se dissipaitvite ; il suffisait, pour cela, d’entendre, ne fût-ce que cinqminutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante d’idéesrares, et, surtout, de subir la domination de son regard, un regardextraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à qui toutesles choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré vous, commeune vrille, profondément. Je l’aimais beaucoup, moi aussi ;seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucunetendresse ; je l’aimais avec crainte, avec gêne, avec cesentiment pénible que j’étais tout petit à côté de lui, et, pourainsi dire, écrasé par la grandeur de son génie… Je l’aimais commeon aime la mer, la tempête, comme on aime une force énorme de lanature. Lirat m’intimidait ; sa présence paralysait le peu demoyens intellectuels qui étaient en moi, tant je redoutais delaisser échapper une sottise, dont il se serait moqué. Il était sidur, si impitoyable à tout le monde ; il savait si bien, chezdes artistes, des écrivains que je jugeais supérieurs à moi,infiniment, découvrir le ridicule, et le fixer par un trait juste,inoubliable et féroce, que je me trouvais, vis-à-vis de lui, dansun état de perpétuelle méfiance, de constante inquiétude. Je medemandais toujours : « Que pense-t-il de moi ? quelssarcasmes dois-je lui inspirer ? » J’avais cettecuriosité féminine, qui m’obsédait, de connaître son opinion surmoi ; j’essayais, par des allusions lointaines, par descoquetteries absurdes, par des détours hypocrites, de la surprendreou de la provoquer, et je souffrais si Lirat se taisait, et jesouffrais plus encore, s’il me jetait un compliment bref, comme onjette deux sous à un mendiant dont on désire se débarrasser ;du moins, je l’imaginais ainsi. En un mot, je l’aimais bien, jevous assure, je lui étais entièrement dévoué ; mais, danscette affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitudequi en rompait le charme ; il y avait aussi une rancune quiles rendait presque douloureux, la rancune de moninfériorité : jamais je n’ai pu, même au meilleur temps denotre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide orgueil,jamais je n’ai pu jouir en paix d’une liaison que j’estimais à sonplus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très raresamis, j’étais le seul dont il recherchait la société.

Comme tous les contempteurs de la tradition,comme tous ceux-là qui se rebellent contre les préjugés del’éducation routinière, contre les formules imbécillisantes del’École, Lirat était très discuté, – je me trompe, – très insulté.Il faut avouer aussi que sa conception de l’art, libre et hautaine,choquait toutes les conventions professées, toutes les idéesreçues, et que, par leur puissante synthèse, d’une scienceprodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient lesamateurs du joli, de la grâce quand même, de la correctionglacée des ensembles académiques. Le retour de la peinture modernevers le grand art gothique, voilà ce qu’on ne lui pardonnait pas.Il avait fait de l’homme d’aujourd’hui, dans sa hâte de jouir, undamné effroyable, au corps miné par les névroses, aux chairssuppliciées par les luxures, qui halète sans cesse sous la passionqui l’étreint et lui enfonce ses griffes dans la peau. En cesanatomies, aux postures vengeresses, aux monstrueuses apophyses,devinées sous le vêtement, il y avait un tel accent d’humanité, untel lamento de volupté infernale, un emportement si tragique, que,devant elles, on se sentait secoué d’un frisson de terreur. Cen’était plus l’Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s’en va pâmé,une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa guitaresous les balcons ; c’était l’Amour barbouillé de sang, ivre defange, l’Amour aux fureurs onaniques, l’Amour maudit, qui colle surl’homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à sespersonnages une plus grande intensité d’horreur, pour faire pesersur eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetaitdans des décors apaisés, souriants, d’une clarté souveraine, despaysages roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloiresde soleil, des enfoncées de mer radieuse. Autour d’eux, la natureresplendissait de toute la magie de ses couleurs délicates etchangeantes… La première fois qu’il consentit à paraître, avec ungroupe d’amis, dans une exposition libre, la critique, et la foulequi mène la critique, poussèrent des clameurs d’indignation. Maisla colère dura peu – car il y a une sorte de noblesse, degénérosité dans la colère, – et l’on se contenta de rire. Bientôt,la blague, qui exprime toujours l’opinion moyenne, dans unjet d’immonde salive, la blague vint remplacer très vitela menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes deLirat, l’on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Lesgens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord descadres, comme on fait dans la sébile d’un cul-de-jatte, et ce sport– car c’était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût etdu meilleur monde – fut trouvé charmant. Dans les journaux, dansles ateliers, dans les salons, les cercles et les cafés, le nom deLirat servit de terme de comparaison, d’étalon obligatoire, dèsqu’il s’agissait de désigner une chose folle, ou bien uneordure ; il semblait même que les femmes – les filles aussi –ne pussent prononcer qu’en rougissant ce nom réprouvé. Les revuesde fin d’année le traînèrent dans les vomissures de leurscouplets ; on le chansonna au café-concert. Puis, de« ces centres de l’intelligence parisienne », ildescendit jusque dans la rue, où on le revit, fleur populacière,fleurir aux lèvres bourbeuses des cochers, aux bouches crispées desvoyous : « Va donc, hé ! Lirat ! » Cepauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularitécharivarique… On se lasse de tout, même de l’outrage. Parisdélaisse aussi vite les fantoches qu’il hisse sur le pavois, queles martyrs qu’il jette aux gémonies ; dans son caprice deposséder de nouveaux joujoux, il ne s’acharne pas longtemps aprèsle bronze de ses héros et le sang de ses victimes. Maintenant, lesilence se faisait pour Lirat. À peine si, de loin en loin, dansquelques journaux, revenait un écho du passé, sous la forme d’uneanecdote déplaisante. Il avait pris, d’ailleurs, le parti de neplus exposer, disant :

– Laissez-moi donc tranquille !…Est-ce que c’est fait pour être vu, la peinture… la peinture,hein !… dites !… comprenez-vous ?… On travaille poursoi, pour deux ou trois amis vivants, et pour d’autres qu’on n’apas connus et qui sont morts… Poë, Baudelaire, Dostoiewsky,Shakespeare… Shakespeare !… comprenez-vous ?… Lereste !… Eh bien ! quoi, le reste ?… c’est àBouguereau.

Ayant dû restreindre ses besoins aunécessaire, il vivait de peu, avec une admirable et touchantedignité. Pourvu qu’il gagnât de quoi acheter des brosses, descouleurs et des toiles, payer ses modèles et son propriétaire,faire, chaque année, un voyage d’étude, il n’en demandait pas plus.L’argent ne le tentait point et je suis convaincu qu’il necherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers lui, jesuis convaincu aussi que Lirat n’eût pu résister à la joie sihumaine d’en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu’il ne voulûtpas en convenir, quoiqu’il affectât de braver gaiement l’injustice,il la ressentait plus qu’un autre, et, dans le fond, il ensouffrait cruellement. De même qu’il avait souffert de l’insulte,il souffrit aussi du silence. Une seule fois, un jeune critiquepublia sur lui, dans un journal très lu, un article enthousiaste etronflant. L’article était rempli de bonnes intentions, de banalitéset d’erreurs ; on voyait que son auteur n’était pas trèsfamilier avec les choses de l’art, et qu’il ne comprenait rien autalent du grand artiste.

– Vous avez lu ?… s’écriaLirat ; vous avez lu, hein, dites ?… Ces critiques, quelscrétins !… à force de parler de moi, vous verrez qu’ilsm’obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous ?… Est-cequ’ils me prennent pour un vulgarisateur ?… Et puis, qu’est-ceque ça le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, desbottes ou des chaussons de lisière ?… C’est de la vie privée,ça !

Pourtant, il avait rangé l’article,précieusement, dans un tiroir et, plusieurs fois, je le surpris, lerelisant… Il avait beau dire, avec un suprême détachement, quandnous nous emportions contre la bêtise du public : « Ehbien, quoi ?… vous voudriez peut-être que le peuple fît unerévolution, parce que je peins en clair ?… » ce dédain dela notoriété, cette résignation apparente masquaient de sourdesrancœurs. Au fond de cette âme très tendre, très généreuse,s’étaient accumulées des haines formidables, qui débordaient enverve terrible et méchante sur tout le monde. Si son talent y avaitgagné en force, en âpreté, son caractère y avait perdu un peu de sanoblesse originelle, son esprit critique de sa pénétration et de sanetteté. Il lui arrivait de se livrer à des énormités dedébinage, qui risquaient de le rendre odieux ;parfois, c’étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointede ridicule. Les grands esprits ont presque toujours de petitesfaiblesses, c’est une loi mystérieuse de la nature, et Liratn’échappait point à cette loi. Il tenait, avant toutes choses, à saréputation bien établie d’homme méchant. Il supportait très bienqu’on lui déniât le talent, mais qu’on lui contestât la propriétéde faire trembler l’humanité, d’un coup de langue, voilà ce qu’iln’eût jamais toléré. Pour se venger des mots sanglants dont il lesmarquait, les ennemis de Lirat lui attribuaient des vices contrenature ; d’autres, simplement, le disaient épileptique, et cescalomnies grossières et lâches, fortifiées chaque jour decommentaires ingénieux, entretenues d’histoires« certaines » qui faisaient le tour des ateliers,trouvaient des bonnes volontés admirablement disposées, celle-cipar sa propre rancune, celle-là par les seules inconséquences dulangage du peintre, à les accueillir et à les répandre.

– Vous savez, Lirat ?… Il a euencore une attaque hier, dans la rue, cette fois.

Et l’on citait les noms de personnes graves,de membres de l’Institut qui avaient assisté à la scène, et quil’avaient vu, barbouillé d’écume, se rouler dans la boue, enaboyant.

Je dois confesser que moi-même, au début demes relations avec lui, j’étais fort troublé par tous ces récits.Je ne pouvais considérer Lirat, sans me représenter aussitôt lescrises épouvantables dans lesquelles on racontait qu’il s’étaitdébattu. Victime du mirage que fait naître l’obsession de l’idée,il me semblait, souvent, découvrir en lui des symptômes del’horrible maladie ; il me semblait qu’il devenait livide toutà coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps se contractaitdans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, striés derouge, fuyaient la lumière et cherchaient l’ombre des trousprofonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Etj’ai regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, danscet atelier tout plein de son génie ; là, sous mon regardavide, qui le guettait et qui espérait !… Pauvre Lirat !Et pourtant je l’aimais !…

La journée finissait… Le long de la citéRodrigues, on entendait les portes claquer, des pas s’éloignervite, sur la chaussée ; et, dans les ateliers, des voixs’élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. Depuis qu’ils’était remis à son dessin, Lirat ne m’avait adressé la parole quepour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.

– La jambe plus par ici… Encore,voyons !… La poitrine moins effacée !… Pardon, mais vousposez comme un cochon, mon cher Mintié !

Il travaillait, un peu fébrile, un peuhaletant, mâchonnant sans cesse sa moustache, laissant parfoiséchapper un juron. Son crayon mordait la toile avec une sorte dehâte inquiète, de nervosité colère.

– Et zut ! cria-t-il, en repoussantson chevalet d’un coup de pied… Je ne fais que des saloperiesaujourd’hui !… Le diable m’emporte, on dirait que je concourspour la médaille d’honneur.

Reculant sa chaise, il examina son dessin d’unair agacé, et grommela :

– Quand il vient des femmes ici, c’esttoujours la même histoire… Les femmes, je crois qu’elles vouslaissent, en partant, l’âme de Boulanger, dans la belle patted’Henner… d’Henner, comprenez-vous ?… Allons-nous-en.

Comme nous nous trouvions au bas de lacité :

– Venez donc dîner avec moi, Lirat ?lui dis-je.

– Non, me répondit-il, d’un ton sec, enme tendant la main.

Et il s’éloigna raide, compassé, solennel, del’allure administrative d’un député qui vient de discuter lebudget.

 

Ce soir-là, je ne sortis point et restai,seul, chez moi, à rêvasser. Allongé sur un divan, les yeux mi-clos,le corps engourdi par la chaleur, sommeillant presque, j’aimais àretourner dans le passé, à ranimer les choses mortes, à battre lerappel des souvenirs enfuis. Cinq années s’étaient écoulées depuisla guerre, cette guerre où j’avais commencé l’apprentissage de lavie, par le désolant métier de tueur d’hommes… Cinq annéesdéjà !… C’était d’hier, pourtant, cette fumée, ces plainescouvertes de neige rougie et de ruines, ces plaines où, spectres desoldats, nous errions, les reins cassés, lamentablement… Cinqannées seulement !… Et, quand je rentrai au Prieuré, la maisonétait vide, mon père était mort !…

Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, àde longs intervalles, et c’étaient, chaque fois, des lettrescourtes, sèches, écrites à la hâte sur le coin de mon sac. Uneseule fois, après la nuit de terrible angoisse, j’avais été tendre,affectueux ; une seule fois, j’avais laissé déborder tout moncœur, et cette lettre qui lui eût apporté une douceur, uneespérance, un réconfort, il ne l’avait pas reçue !… Tous lesmatins, m’avait conté Marie, il allait à la grille, une heure avantl’arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, ilattendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcheronspassaient, se rendant à la forêt ; mon père lesinterpellait :

– Hé ! père Ribot, vous n’avez pointrencontré le facteur, par hasard ?

– Pargué ! non, m’sieu Mintié… C’estcor d’bonne heure, aussite…

– Mais non, père Ribot… Il est enretard…

– Ça se peut ben, m’sieu Mintié, ça sepeut ben.

Lorsqu’il apercevait le képi et le colletrouge du facteur, il devenait pâle, révolutionné par la terreurd’une mauvaise nouvelle. À mesure que celui-ci s’approchait, lecœur de mon père battait à se rompre.

– Rien que les journaux, aujourd’hui,m’sieu Mintié !

– Comment !… pas de lettres,encore ?… Tu dois te tromper, mon garçon… Cherche… cherchebien…

Il obligeait le facteur à fouiller dans saboîte, à déficeler les paquets, à les retourner…

– Rien !… mais c’estincompréhensible !

Et il rentrait à la cuisine, s’affaissait dansson fauteuil, en poussant un soupir.

– Songe, disait-il à Marie, qui luitendait alors un bol de lait ; songe, Marie, si sa pauvre mèreavait vécu !

Dans la journée, au bourg, il visitait lesgens qui avaient des fils à la guerre, les conversations étaienttoujours les mêmes.

– Eh bien ? avez-vous des nouvellesdu p’tit gars.

– Mais non, m’sieu Mintié… Et vous-même,de M. Jean ?

– Moi non plus.

– C’est ben curieux, tout d’même… Commentqu’ça s’fait, dites ?… Voyez-vous ça ?…

Qu’ils n’eussent point de lettres, eux, ils nes’en étonnaient qu’à demi ; mais que M. Mintié,M. le maire, n’en reçût pas davantage, cela les surprenaitbeaucoup. On faisait les suppositions les plusextraordinaires ; on se livrait à des commentaires ahurissantsdes informations données par le journal ; on consultait lesanciens soldats, qui racontaient leurs campagnes avec des détailsextravagants et prodigieux ; au bout de deux heures, on seséparait, l’esprit plus tranquille.

– Ne vous tourmentez point, m’sieu lemaire… Vot’fi reviendra pour sûr colonel.

– Colonel, colonel ! disait monpère, en secouant la tête… Je n’en demande pas tant… Qu’il revienneseulement !…

Un jour, – on ne sut jamais comment cela étaitarrivé, – Saint-Michel se trouva plein de soldats prussiens. LePrieuré fut envahi ; il y eut de grands sabres qui traînèrentdans notre vieille demeure. À partir de ce moment, mon père devintplus souffrant ; la fièvre le prit, il s’alita, et, dans sondélire, il répétait sans cesse : « Attelle, Félix,attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher desnouvelles de Jean. » Il se figurait qu’il partait, qu’il étaiten route : « Allez, allez, Bichette, allez, psitt !…Nous aurons ce soir des nouvelles de Jean… Allez, allez,psitt… » ! Et mon pauvre père, doucement, s’éteignitentre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de Mariequi sanglotaient !…

Après six mois passés dans ce Prieuré, plustriste que jamais, je m’ennuyais à périr… La vieille Marie,habituée à conduire la maison à sa fantaisie, m’étaitinsupportable, en dépit de son dévouement ; ses maniesm’exaspéraient, et c’étaient, à toutes les minutes, des discussionsoù je n’avais pas toujours le dernier mot. Pour unique société, lebon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, et dont lessermons radoteurs m’agaçaient. Du matin au soir, il me chapitraitainsi :

– Ton grand-père était notaire, ton père,tes oncles, tes cousins, toute ta famille enfin… Tu te dois àtoi-même, mon cher enfant, de ne pas déserter ce poste… Tu serasmaire de Saint-Michel, tu peux même espérer de remplacer ton pauvrepère au conseil général, dans quelques années… Sapristi, c’estquelque chose, cela ? Et puis, je t’en réponds, les temps vontdevenir diablement durs aux braves gens qui aiment le bon Dieu… Tuvois, ce brigand de Lebecq, le voilà du conseil municipal… Il nerêve que de piller et d’assassiner, cette canaille-là… Nous avonsbesoin, à la tête du pays, d’un homme bien pensant, qui soutiennela religion et défende les bons principes… Paris, Paris !…Oh ! ces têtes folles de jeunes gens !… Mais veux-tu medire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris ?… L’airest malsain, par là !… Regarde le grand Maugé… il est de bonnefamille, pourtant… Ça ne l’a pas empêché d’en revenir avec un béretrouge ?… Ne voilà-t-il pas une belle affaire ?

Et il continuait de la sorte, pendant desheures, reniflant sa prise, agitant le spectre rouge du béret dugrand Maugé, qui lui paraissait plus redoutable que les cornes dudémon.

Que faire à Saint-Michel ?… Personne àqui communiquer mes idées, mes rêves ; pas un foyer de vieardente où dépenser cette activité intellectuelle, ce désirimpérieux de savoir et de créer que la guerre, en développant mesmuscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, et que deslectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. Jecomprenais que Paris seul, qui m’avait tant effrayé jadis, pouvaitfournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j’étaistourmenté, et les affaires de la succession terminées, l’étudevendue, brusquement, j’étais parti, laissant le Prieuré à la gardede Félix et de Marie… Et me voici de retour à Paris !…

Depuis cinq années, qu’y ai-je fait de bon,suivant l’expression du curé ?… Porté par des enthousiasmesvagues, par des exaltations confuses, qui mêlaient je ne sais quelart chimérique à je ne sais quel impossible apostolat, où doncsuis-je arrivé ?… Je ne suis plus l’enfant timide que lesvalets de pied, dans un vestibule plein de lumières, mettaient endéroute. Si je n’ai pas acquis beaucoup d’aplomb, du moins, je saisme tenir dans le monde, sans y paraître trop ridicule. Je passe àpeu près inaperçu, ce qui est la meilleure condition que puissesouhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède aucun des agrémentset qualités extérieures qu’il faut pour y briller. Très souvent, jeme demande ce que je fais là, en ce milieu qui n’est pas le mien,où l’on n’a de respect que pour le succès, si charlatanesque qu’ilsoit ; que pour l’argent, de quelques sentines qu’ilvienne ; où chaque parole dite m’est une blessure dans ce quej’aime le mieux, dans ce que j’admire le plus… D’ailleurs, l’hommen’est-il pas le même partout, avec des différences d’éducation quis’accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer,dans le plus ou moins de liberté d’allures !… Quoi, c’étaitcela, ces fiers artistes, ces admirables écrivains, dont on chantela gloire, dont on célèbre le génie… cela, ces êtres petits,vulgaires, affreusement cuistres, singeant les façons des mondainsqu’ils raillent, d’une vanité burlesque, d’une jalousieféroce ; à plat ventre, eux aussi, devant l’argent ;adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, cette vieillegueuse, qu’ils hissent sur des peluches extravagantes… Oh !que j’aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et leursporcs, oui, ces porcs, ronds, roses, qui s’en vont, fouillant laterre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage quipasse !… J’ai lu énormément, sans discernement, sans méthode,et, de ces lectures dépareillées, il ne m’est resté dans l’espritqu’un chaos de faits tronqués et d’idées incomplètes, au milieuduquel je ne saurais me débrouiller… J’ai tenté de m’instruire detoutes les façons, et je m’aperçois que je suis aussi ignorantaujourd’hui qu’autrefois… J’ai eu des maîtresses que j’ai aiméeshuit jours, des blondes sentimentales et romanesques, des brunesfarouches, impatientes du baiser, et l’amour ne m’a montré que levide effroyable du cœur de l’homme, le trompe-l’œil des tendresses,le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir… Croyant m’être arrêtéà la formule d’art définitive, par laquelle j’allais étreindre mesaspirations, fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l’épingle desmots, j’ai publié un livre dont on a parlé avec éloges et quis’est bien vendu. Certes, j’ai été flatté de ce petitsuccès ; moi aussi, je m’en suis paré orgueilleusement, commed’une chose rare, moi aussi, j’ai pris des airs supérieurs afin demieux tromper les autres. Et, voulant me tromper moi-même, souvent,chez moi, je me suis regardé dans la glace avec une complaisance decomédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon front, dans le portauguste de ma tête, les signes certains du génie. Hélas ! lesuccès m’a rendu plus pénible encore l’intime constatation de monimpuissance. Mon livre ne vaut rien ; le style en est torturé,la conception enfantine : une déclamation violente, unephraséologie absurde y remplacent l’idée. Parfois, j’en relis despassages applaudis par la critique, et j’y retrouve de tout, del’Herbert Spencer et du Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et duCommerson, du Victor Hugo, du Poë et de l’Eugène Chavette. De moi,dont le nom s’étale en tête du volume, sur la couverture jaune, jene retrouve rien. Suivant les caprices de ma mémoire, les hantisesde mes souvenirs, je pense avec la pensée de l’un, j’écris avecl’écriture de l’autre ; je n’ai ni pensée ni style quim’appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, dont lejugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,l’imprévu et le raffinement de mes sensations ! Que cela estdonc triste !… Où je vais ? Je l’ignore aujourd’hui,comme je l’ignorais hier. J’ai cette conviction que je ne puis êtreun écrivain, car l’effort dont j’étais capable, tout l’effort, jel’ai donné en cette œuvre misérable et décousue… Si j’avais, aumoins, une ambition bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles,les seuls qui ne laissent pas de remords : l’amour del’argent, des honneurs officiels, de la débauche !… Mais non.Une seule chose me tente à laquelle je n’atteindrai jamais :le talent… Me dire, ah ! oui… me dire : « Ce livre,ce sonnet, cette phrase sont de toi ; tu les as arrachés deton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière yfrémit ; elle secoue sur les pages douloureuses des morceauxde ta chair et des gouttes de ton sang ; tes nerfs yrésonnent, comme les cordes du violon sous l’archet d’un divinmusicien. Ce que tu as fait là est beau, est grand ! »Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais ma fortune, masanté, ma vie ; je tuerais !… Et jamais je ne me diraicela, jamais !… Ah ! l’impassible sérénité !Ah ! l’éternel contentement de soi-même des médiocres, que jeles ai enviés !… Maintenant, il me vient des rages furieusesde retourner à Saint-Michel. Je voudrais pousser la charrue dans lesillon brun, me rouler dans les jeunes luzernes, sentir les bonnesodeurs des étables, et puis, surtout, me perdre, ah ! meperdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,toujours !…

Le feu s’était éteint, et ma lampecharbonnait ; un froid, léger comme une caresse, m’envahissaitles jambes, courait sur mes reins avec de petits frissonsdélicieux. Du dehors, aucun bruit ne m’arrivait ; la ruedevenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n’entendais plus leslourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deuxheures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan : àêtre ainsi étendu, je jouissais d’un grand bien-être physique, dansun grand accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pourm’arracher à cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me futimpossible de m’endormir. À peine avais-je clos les paupières,qu’il me semblait que j’étais précipité dans un trou noir trèsprofond, et brusquement, je me réveillai, haletant, la sueur aufront. Je rallumai malampe, essayai de lire… Mon attention ne parvenait pas à sefixer sur les lignes du livre qui se dérobaient,s’entre-croisaient, se livraient, sous mes yeux, à une dansefantastique.

– Quelle vie stupide que la mienne !pensai-je… Les jeunes gens de mon âge rient, chantent, ils sontheureux, insouciants… Pourquoi donc suis-je ainsi, rongé pard’odieuses chimères ? Qui donc m’a mis au cœur cette plaiemortelle de l’ennui et du découragement ? Devant eux, un vastehorizon, illuminé de soleil ! Moi, je marche dans la nuit,arrêté sans cesse par des murs qui me barrent la route et contrelesquels je me cogne en vain le front et les genoux… C’est qu’ilsont l’amour, peut-être !… Aimer, ah ! oui. Si je pouvaisaimer !

Et je revis, qui descendait du ciel, la bellevierge de Saint-Michel, la radieuse vierge de plâtre, avec sonmanteau constellé d’argent, et son nimbe d’or… Tout autour d’elle,les astres tournaient, s’inclinaient, pareils à des fleurscélestes, et des colombes, ivres de prières, volaient en la frôlantde leurs ailes… Je me rappelai les extases, les transportsd’adoration mystique où elle me ravissait ; toutes les joies,si douces, que j’avais éprouvées, rien qu’à la contempler. Ne meparlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle ? Et celangage inexprimé, qui coulait dans mon âme d’enfant des tendressesineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et lechant des harpes d’or, ce langage plus parfumé que le parfum desroses, ce langage n’était-il point le langage divin del’amour ? À mesure que j’écoutais, de tous mes sens, celangage qui était une musique, j’étais enlevé dans un monde inconnuet merveilleux ; une féerique vie nouvelle germait, éclatait,florissait autour de moi. L’horizon se reculait jusqu’à l’infini dumystère : l’espace resplendissait comme un intérieur desoleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,d’un seul embrassement, j’étreignais sur ma poitrine tous lesêtres, toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né duregard d’amour qu’avaient échangé une vierge de plâtre et un petitenfant.

– Vierge, bonne Vierge, m’écriai-je…Parle-moi, parle-moi encore, comme jadis tu me parlais dans lachapelle… Et redonne-moi l’amour, puisque l’amour, c’est la vie, etque je meurs de ne pouvoir plus aimer.

Mais la Vierge ne m’entendait plus. Elleglissa dans la chambre en faisant des révérences, grimpa sur leschaises, fureta dans les meubles, en chantant des airs étranges.Une capote de loutre remplaçait maintenant son nimbe doré, ses yeuxétaient ceux de Juliette Roux, des yeux très beaux, très doux, quime souriaient dans une face de plâtre, sous un voile de gaze fine.De temps en temps, elle s’approchait de mon lit, balançaitau-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un parfumviolent.

– Monsieur Mintié, disait-elle, je suischez moi, tous les jours, de cinq à sept… Et je serai charmée devous voir, charmée !

– Vierge, bonne Vierge, implorai-je denouveau, parle-moi, je t’en prie, parle-moi comme autrefois dans lachapelle !

– Tu, tu, tu, tu ! chantonnait laVierge, qui, faisant bouffer sa robe lilas, écartant, du bout deses doigts effilés et chargés de bagues, son manteau constelléd’argent, se mit à tourner lentement, avec des mouvements de valse,la tête renversée sur les épaules.

– Bonne Vierge ! répétai-je d’unevoix irritée, mais parle-moi donc !

Elle s’arrêta, se campa devant moi, fittomber, un à un ses vêtements de plâtre, et, toute nue, impudiqueet superbe, la gorge secouée d’un rire clair, sonore,précipité :

– Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chezmoi, tous les jours, de cinq à sept… Et je vous donnerai les vieuxpantalons de Charles.

Et elle me lança sa capote de loutre à lafigure.

Je m’étais dressé sur mon lit… Les yeuxhébétés, la poitrine sifflante, je regardai. Mais la chambre étaitcalme, la lampe continuait de brûler mélancoliquement, et mon livregisait sur le tapis, les pages en l’air.

 

Je me réveillai tard, le lendemain, ayant maldormi, poursuivi, dans mon sommeil coupé de cauchemars, par lapensée de Juliette. Durant cette fin de nuit troublée, fiévreuse,elle ne m’avait pas un instant quitté, prenant les formes les plusextravagantes, se livrant aux plus déplorables fantaisies, et voilàqu’au matin je la retrouvais encore et telle, cette fois, que jel’avais rencontrée, la veille, chez Lirat, avec son air décent, sesmanières discrètes et charmantes. J’éprouvai même de la tristesse,– non pas de la tristesse, un regret, le regret qu’on a, à la vued’un rosier dont toutes les roses seraient fanées et dont lespétales joncheraient la terre boueuse – car je ne pouvais penser àJuliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes deLirat : « … Il y avait aussi l’histoire d’un lutteur deNeuilly, à qui elle donnait vingt francs… » Queldommage !… Quand elle était entrée dans l’atelier, j’auraisjuré que c’était la plus vertueuse des femmes… Rien que sa façon demarcher, de saluer, de sourire, d’être assise, disait la bonneéducation, la vie calme, heureuse, sans hâtes mauvaises, sansremords salissant. Son chapeau, son manteau, sa robe, tous sesajustements étaient d’une élégance délicate, intime, faite pour lajoie d’un seul, pour la gaîté d’une maison solidement verrouillée,fermée aux quêteurs de proies impures… Et ses yeux tout emplis detendresses permises, ses yeux d’où rayonnait tant de candeur, tantd’ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, ses yeux, plusbeaux que des lacs hantés de la lune !… « Charles vabien ?… » avait demandé Lirat… Charles ?… son mari,parbleu !… Et, naïvement, je me faisais l’idée d’un intérieurrespectable, avec de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampefamiliale, groupant autour de sa douce clarté des êtres simples etbons, un lit pudique, protégé par le crucifix et la branche de buisbénit !… Tout à coup, tombant dans cette paix, le cabot desBouffes, le croupier de cercle, et Charles Malterre qui démolissaitle divan de Lirat, à force de s’y rouler en pleurant derage !… J’évoquai la physionomie du comédien, une face pâle,plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres ignobles,un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, aux pliscrapuleux… J’étais énervé, irrité… Que m’importait, aprèstout ?… Est-ce que la vie de cette femme me regardait,m’appartenait ?… Est-ce que j’avais l’habitude de m’attendrirsur la destinée des filles que le hasard jetait sur monchemin ?… Qu’elle fût ce qu’elle voudrait,Mlle Juliette Roux !… Elle n’était ni ma sœur,ni ma fiancée, ni mon amie ; elle ne se rattachait à moi paraucun lien… Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme un deces mille êtres vagues que l’on frôle, chaque jour, et qui s’envont et qui s’effacent, elle était déjà retournée au grandtourbillon de l’oubli… et, plus jamais, je ne la reverrais… SiLirat se trompait ?… me disais-je tout en déjeunant… Jeconnaissais ses exagérations, le besoin qu’il avait d’être méchant,son horreur et son mépris de la femme… Ce qu’il racontait deJuliette, il le racontait de toutes les autres… Oui, peut-être quece comédien, ce croupier, tous les détails de cette existenceinfâme, où sa verve amère s’était complue, n’existaient que dansson imagination… Et Charles Malterre ?… Sans doute, j’eussepréféré qu’elle fût mariée ; il m’eût été agréable qu’elle pûts’appuyer au bras d’un homme, librement, respectée, enviée des plushonnêtes !… Mais elle l’aimait, ce Malterre, elle vivait aveclui, décemment, elle lui était dévouée : « Charles seratrès chagrin de votre refus. » J’avais encore dans l’oreillela voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces mots…Elle s’inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire à ceMalterre… Et à la pensée que Lirat, abusant d’une situation fausse,la calomniait odieusement, j’eus le cœur serré, une grande pitiém’envahit, je me surpris à dire tout haut : « Pauvrefille ! »… Cependant, ce Malterre s’était roulé sur ledivan, il avait pleuré, il avait fait des confidences à Lirat,montré des lettres… Et puis, après ?… Est-ce que je laconnaissais, moi, cette femme ?… Qu’elle eût tous leschanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs !… audiable !… Et je sortis, fredonnant un air gai, de l’alluredégagée d’un monsieur qui n’a aucun souci dans l’esprit… Etpourquoi en aurais-je eu, je vous le demande ?…

Je descendis les boulevards, m’arrêtant auxboutiques, flânant, malgré le soleil, un avare et pâle sourire dedécembre encore imprégné de brume ; l’air était froid, piquaitdur. Sur le trottoir, des femmes passaient, frileuses, enveloppéesde longs manteaux de loutre, quelques-unes coiffées de petitescapotes de fourrures, pareilles à celle de Juliette, et, chaquefois, j’étais intéressé par ce manteau et par cette capote. Je lesregardais vraiment avec plaisir, j’aimais à les suivre de l’œiljusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans la foule. Au coin de la rueTaitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, mince, jolieet ressemblant à Juliette, au point que je mis la main à monchapeau, prêt à saluer. J’eus une émotion, – oh ! ce n’étaitpas le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casseles veines et vous étourdit ; c’était un effleurement, unecaresse, quelque chose de très doux, qui amène un sourire sur leslèvres, et dans les yeux un épanouissement… Mais cette femmen’était pas Juliette… J’en eus une sorte de dépit, et je me vengeaid’elle en la trouvant très laide… Déjà deux heures !… Sij’allais voir Lirat ?… À quoi bon ?… Le faire parler deJuliette, l’obliger à m’avouer qu’il avait menti, à m’apprendre destraits d’elle, poignants, sublimes, des histoires touchantes dedévouement, de sacrifice, cela me tentait… Je réfléchis que Liratse fâcherait, qu’il se moquerait de moi, d’elle, et je redoutaisses sarcasmes, et j’entendais déjà les mots sinistres, les phrasesabominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses lèvres… Dansles Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai vers leBois… Pourquoi le dissimuler ?… Là, j’espérais rencontrerJuliette… Certes, je l’espérais, et, en même temps, je lecraignais. De ne point la voir, je concevais que ce me serait unedéception ; mais qu’elle s’étalât, comme les autresdemoiselles, régulièrement, en cette foire de la galanterie, jesentais aussi que ce me serait une peine, et je ne savais ce quil’emportait en moi, de l’espérance de l’apercevoir, ou de lacrainte de la rencontrer… Il y avait peu de monde au Bois. Dans lagrande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une assezgrande distance l’une de l’autre, les cochers hauts sur leurssièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable saitoù, un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, desbouts d’étoffe violente, rapidement entrevus par la glace desportières… Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, uneimpatience m’exaspérait le bout des doigts ; à force detoujours regarder dans la même direction, de sonder l’ombre desvoitures, mon cou se fatiguait, s’endolorissait ; jemâchonnais anxieusement un cigare que je ne me décidais pas àallumer, dans la peur de laisser passer une voiture où elle se fûttrouvée… Un moment, je crus l’avoir aperçue, au fond d’un coupé quiallait en sens contraire de mon fiacre.

– Tournez, tournez, criai-je au cocher…et suivez ce coupé.

Je ne fis point réflexion que c’était agirbien légèrement envers une femme à qui j’avais été présenté laveille, par hasard, et que je voulais à tout prix réhabiliter. Lecorps à demi penché sur la glace baissée de la portière, je neperdais pas la voiture de vue. Et je me disais : « Ellem’a peut-être reconnu… peut-être va-t-elle s’arrêter, descendre, semontrer. » Oui, je me disais cela, sans m’attribuer la moindreidée de conquête galante ; je me disais cela comme si c’eûtété une chose toute simple, et toute naturelle… Le coupé filait,preste et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peineà le suivre.

– Plus vite ! commandai-je… plusvite donc et dépassez !

Le cocher fouetta son cheval qui prit legalop, et, en quelques secondes, les deux voitures, roue contreroue, se touchaient. Alors une tête de femme, dont les cheveuxs’ébouriffaient sous le chapeau très large, dont le nez seretroussait drôlement, dont les lèvres, fracassées de rouge,saignaient comme une blessure à vif, apparut dans l’encadrement dela portière… D’un coup d’œil méprisant, elle inventoria le cocher,le fiacre, le cheval et moi-même, tira la langue, puis se rencognadans sa voiture… Ce n’était pas Juliette !… Je ne rentrai chezmoi qu’à la nuit tombée, très désappointé et, pourtant, ravi de moninutile promenade !

Je n’avais pas de projets pour le soir.Cependant, je m’habillai plus longuement que de coutume. Je mis unsoin extrême à ma toilette et, pour la première fois, le nœud de macravate me parut une chose grave ; je m’absorbai dans saconfection avec complaisance. Cette révélation soudaine en amenad’autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai que meschemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d’une façondisgracieuse, à l’ouverture du gilet ; que mon habit affectaitune forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je metrouvais assez ridicule, et me promis de changer cela dansl’avenir. Sans faire de l’élégance une loi obligée et tyrannique dema vie, il m’était bien permis d’être comme tout le monde, cesemble. Parce que l’on se mettait bien, on n’était pasforcément un imbécile. Ces préoccupations me conduisirent jusqu’àl’heure du dîner. D’habitude, je mangeais chez moi, mais, cesoir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop silencieux,trop morose ; il m’étouffait, et j’avais besoin d’espace, debruit, de gaîté. Au restaurant, je m’intéressai à tout, auva-et-vient des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glacesqui répétaient, jusqu’à l’infini, les salles, les garçons, lesglobes de lumière, les fleurs des chapeaux, le buffet oùs’étalaient des viandes parées, où des pyramides de fruitsmontaient, rouges et dorées, parmi les verdures et les étincelantesverreries. J’examinais les femmes, surtout, j’étudiais leur façonde manger en quelque sorte aérienne, le jeu de leurs prunelles, lemouvement de leurs bras dégantés que des bracelets lourdscerclaient d’or et d’éclairs vifs, l’angle de chair du cou, sidélicate et fine, qui s’enfonçait dans les corsages, sous lecouvert rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait commeune chose tout à fait nouvelle, comme le paysage d’un payslointain, subitement entrevu. Il me venait des émerveillements,ainsi qu’à un très jeune homme. Porté, par une disposition chagrinede mon esprit, à faire prédominer, dans l’être humain, l’intime viemorale, c’est-à-dire à le marquer d’une laideur ou d’unesouffrance, en ce moment, au contraire, je m’abandonnais à lasatisfaction d’en goûter, sans réserves, le seul charmephysique : je me réjouissais le regard de ce qu’une bellefemme peut dégager de grâce autour d’elle ; même chez les pluslaides, je retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dansles yeux, une souplesse dans les mains, n’importe quoi, qui mecontentait, et je me reprochai d’avoir si mal arrangé mon existencejusque-là, de m’être cantonné, en sauvage, au fond d’un appartementtriste et sombre, de ne pas vivre enfin, alors que Paris m’offrait,à chaque pas, des joies si faciles à prendre et si douces àsavourer.

– Monsieur attend peut-êtrequelqu’un ? me demanda le garçon.

Quelqu’un ? Mais non, je n’attendaispersonne. La porte du restaurant s’ouvrit, et, vivement, je meretournai. Je compris alors pourquoi il m’adressait cette question,le garçon… Chaque fois que la porte s’ouvrait, il m’arrivait de meretourner ainsi, avec hâte, et je dévisageais anxieusement lespersonnes qui entraient, comme si, en effet, je savais quequelqu’un devait venir, et que je l’attendais… Quelqu’un !… Etqui donc eus-je attendu ?

J’allais très rarement au théâtre ; ilfallait, pour cela, une occasion, une obligation, un entraînement.Je crois bien que, de moi-même, jamais je n’eusse songé à y mettreles pieds… j’affectais même, pour la littérature qui se vend en cesdéballages de médiocrité, un mépris souverain. Concevant lethéâtre, non comme une distraction futile, mais comme un art grave,il me répugnait d’y voir, dans un mécanisme de scènes toujourspareilles, la passion humaine rossignolant la même romancesentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de lamême basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, mefaisait l’effet d’un dévoyé ; il était au poète ce que ledéfroqué est au prêtre, le déserteur au soldat. Et j’avais souvent,dans la mémoire, un mot de Lirat, d’une concision formidable, d’unjugement profond. Nous avions été aux obsèques du grand peintreM… ; D…, l’auteur dramatique célèbre, conduisait le deuil. Aucimetière, il prononça un discours. Cela n’avait étonnépersonne ; M… et D… n’étaient-ils pas égaux en renommée ?La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous rentrâmes àpied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé en desréflexions pénibles, gardait le silence… Brusquement, il s’arrêta,croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à forcede gravité, qu’il avait, il s’exclama : « Mais qu’est-ceque D… fichait là, hein, dites ? » Et c’était juste.Qu’est-ce qu’il fichait là, vraiment ? Venaient-ils donc de lamême race, et allaient-ils à la même gloire, le fier artiste, auxpensées grandioses, aux immortelles œuvres, et l’autre, dont toutl’idéal était d’amuser, le soir, de ses plates sornettes, uneassemblée de bourgeois enrichis et repus ?… Oui, en vérité,qu’est-ce qu’il fichait là ?

Que j’étais loin de ces sentiments hargneuxquand, après le dîner, ayant piaffé sur les boulevards, heureuxd’un bien être physique qui donnait à mes mouvements une légèreté,une élasticité particulières, je m’asseyais dans une stalle duthéâtre des Variétés, où l’on jouait une opérette à succès. Levisage délicieusement fouetté par l’air froid du dehors, le cœurtout entier conquis à l’indulgence universelle, je jouissaisvéritablement. De quoi ? Je ne le savais, et peu m’importaitde le savoir, n’étant pas d’humeur à me livrer, sur moi-même, à desinvestigations psychologiques. Justement j’étais arrivé pendant unentr’acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante.Après avoir remis mon pardessus à l’ouvreuse, j’avais fait le tourdes baignoires avec cette impatience douce, cette caressanteangoisse, déjà éprouvée au Bois, et, monté à l’étage supérieur,j’avais continué le même scrupuleux examen des loges.« Pourquoi ne serait-elle pas ici ? » pensais-je.Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la physionomied’une femme, soit qu’elle fût penchée, soit qu’elle fût noyéed’ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais :« C’est Juliette ! » Et chaque fois, ce n’était pasJuliette. La pièce m’amusa ; je ris franchement aux lourdesplaisanteries qui en constituaient l’esprit : toute cetteineptie sinistre, toute cette grossièreté canaille me charmèrent,et j’y trouvai, le plus sérieusement du monde, une ironie qui nemanquait pas de littérature. Aux scènes d’amour, je m’attendris. Jerencontrai, durant le dernier entr’acte, un jeune homme que jeconnaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu’un cequi s’amassait en moi de banalités communicatives, je m’accrochai àlui.

– Épatante, cette pièce ! me dit-il…renversante, mon cher.

– Oui, elle n’est pas mal.

– Pas mal ! pas mal !… maisc’est un chef-d’œuvre, mon cher, un chef-d’œuvre épatant !…Moi, ce que je préfère, c’est le second acte… Il y a une situation…non, là… une situation d’une force !… C’est de la hautecomédie, vous savez !… Et les toilettes !… Et cetteJudic ; ah ! cette Judic !

Il se frappa la cuisse et claqua de lalangue.

– Ce qu’elle m’excite, mon cher !…C’est épatant !

Nous discutâmes ainsi le mérite des diversactes, des diverses scènes, des divers acteurs… Au moment de nousséparer :

– Dites-moi, lui demandai-je… est-ce quevous ne connaissez pas une certaine Juliette Roux ?

– Attendez donc !…Parfaitement !… une petite brune, très chic ?… Non, jeconfonds… attendez donc !… Juliette Roux !… Connaispas.

Une heure après, je m’attablais devant unsoda-water, au café de la Paix, où avaient accoutumé de se réunir,à la sortie des théâtres, les plus beaux spécimens du monde galant.Beaucoup de femmes entraient, sortaient, insolentes, tapageuses,recrépies d’une couche de poudre de riz, les lèvres à nouveaubadigeonnées de rouge ; à la table voisine de la mienne, unepetite blonde, déjà vieille, très animée, racontait je ne saisquoi, d’une voix cassée par la noce ; une autre, plus loin,brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de lamême main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, ellemaniait l’éventail, tandis que l’homme qui l’accompagnait, affalésur une chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambesécartées, suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincibledégoût me monta du cœur aux lèvres ; j’eus honte d’être là, etje comparai aux allures ridicules et bruyantes de ces femmes, latenue si réservée de la douce Juliette, là-bas, dans l’atelier deLirat. Ces voix rauques ou perçantes rendaient plus suave encore lafraîcheur de sa voix, de cette voix que j’entendais encore, medisant : « Enchantée, monsieur… Mais, je vous connaisbeaucoup. » Je me levai…

– Quelle canaille, tout de même, que ceLirat ! m’écriai-je en me mettant au lit, furieux de ce qu’ileût traité de la sorte une femme que je n’avais rencontrée, ni dansla rue, ni au Bois, ni au restaurant, ni au théâtre, ni au cabaretnocturne.

Chapitre 4

 

 

– Madame Juliette Roux, je vousprie ?

– Si monsieur veut entrer ?… me ditla domestique…

Sans demander mon nom, sans attendre maréponse, elle me fit traverser une petite antichambre, très sombre,et me conduisit dans une pièce, où je ne distinguai, tout d’abord,qu’une lampe habillée de son grand abat-jour rose, qui brûlaitdoucement dans un coin. La domestique remonta la lampe, emporta unmanteau de loutre, jeté sur un divan.

– Je vais prévenir madame, fit-elle.

Et elle disparut, me laissant seul.

Ainsi, j’étais chez elle !… Depuis huitjours, l’idée de cette visite me tourmentait… Je n’avais aucunplan, aucun projet, je désirais voir Juliette, voilà tout ;quelque chose comme une curiosité très vive, que je n’analysaispas, m’attirait vers elle… Plusieurs fois, j’étais allé dans la ruede Saint-Pétersbourg, avec l’intention bien arrêtée de me présenterchez elle ; mais, au dernier moment, le courage m’avaitmanqué, et j’étais parti sans avoir pu me décider à franchir laporte de sa maison… Maintenant, j’étais l’homme le plus embarrassédu monde, et regrettais fort ma sottise, car c’était une sottise,évidemment… Comment me recevrait-elle ?… Que luidirais-je ?… Sans doute, elle m’avait engagé à venir… sesouviendrait-elle de moi ?… Ce qui m’inquiétait surtout, c’estque j’avais beau faire appel à mon intelligence, je ne trouvais pasla moindre phrase, pas le moindre mot, pour aborder laconversation, quand Juliette serait là !… Si j’allais restercourt, la bouche ouverte, quel ridicule !… J’examinai la pièceoù Juliette entrerait tout à l’heure !… Cette pièce était uncabinet de toilette, servant en même temps de salon. L’impressionque j’en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement,avec ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Lesmurs et le plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles enpeluche brodée, les portières compliquées, des bibelots très cherset très laids, posés çà et là sur les meubles ; des tablesbizarres, sans destination, des consoles chargées de lourdsornements, tout cela disait un goût vulgaire. Je remarquai,occupant le milieu de la cheminée, entre deux massifs vases d’onyx,un Amour, en terre cuite, qui bombait la poitrine, souriait avecune moue spirituelle, et offrait une fleur, du bout de ses doigtsécartés. Chaque détail révélait, ici, l’amour du luxe cher etgrossier, là, une tendance regrettable à la romance, àl’attendrissement bébête. C’était à la fois navrant etsentimental. Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je nerencontrais pas le disparate, le fugitif, le heurté desappartements de filles, ces appartements où l’on sent l’existencehagarde, où l’on peut, au nombre des bibelots entassés, compter lenombre des amants qui ont passé là, amants d’une heure, d’une nuit,d’une année ; où chaque siège vous crie une impudeur et unetrahison ; où l’on voit sur une vitrine l’agonie d’unefortune, sur un marbre les traces encore chaudes d’une larme, surun lustre des gouttes encore chaudes de sang… La porte s’ouvrit, etJuliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante,apparut… Je tremblais… le rouge me montait à la figure ; maiselle me reconnut, et, souriant de ce sourire qu’enfin jeretrouvais, elle me tendit la main :

– Ah ! monsieur Mintié !dit-elle… que c’est gentil à vous de ne m’avoir pas oubliée !…Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet original deLirat ?

– Mais oui, Madame ; pas depuis lejour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez lui…

– Ah ! mon Dieu, je croyais que vousne vous quittiez jamais !…

– Il est vrai, répondis-je, que je levois beaucoup… mais j’ai travaillé tous ces jours-ci.

Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix,une intention ironique, j’ajoutai, en matière de défi :

– Quel grand artiste, n’est-cepas ?

Juliette laissa passer cetteexclamation :

– Vous travaillez donc toujours ?reprit-elle… Du reste, on m’a dit que vous viviez en vraichartreux… Le fait est qu’on ne vous aperçoit nulle part, monsieurMintié.

La conversation prit un tour excessivementbanal ; le théâtre en fit presque tous les frais. À une phraseque je dis, elle s’étonna, un peu scandalisée.

– Comment, vous n’aimez pas lethéâtre ?… Est-il possible, vous, un artiste ?… Moi, j’enraffole… c’est si amusant le théâtre !… Nous retournons, cesoir, aux Variétés pour la troisième fois, figurez-vous…

On entendit un faible jappement derrière laporte.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaJuliette en se levant avec précipitation… Mon Spy que j’ai laissédans ma chambre !… Il faut que je vous présente mon Spy,monsieur Mintié… vous ne connaissez pas mon Spy ?

Elle avait ouvert la porte, écartait lestentures, toutes grandes.

– Allons, Spy ! disait-elle, d’unevoix câline… Où êtes-vous, Spy ? Venez, pauvre Spy !…

Et je vis un minuscule animal, au museaupointu, aux longues oreilles, qui s’avançait, dansant sur despattes grêles semblables à des pattes d’araignée, et dont tout lecorps, maigre et bombé, frissonnait comme s’il eût été secoué parla fièvre. Un ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté,lui entourait le cou, en guise de collier.

– Allons, Spy, dites bonjour à monsieurMintié !

Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes etcruels, à fleur de tête, et aboya hargneusement.

– C’est bien, Spy… Donnez la patte,maintenant… voulez-vous bien donner la patte… Spy, voulez-vousbien… ?

Juliette s’était penchée, et le menaçait dudoigt, sévèrement… Spy finit par mettre la patte dans la main de samaîtresse qui l’enleva, le caressa, l’embrassa.

– Oh ! amour, va !… Oh !le bon chien !… Oh ! petit amour de Spy chéri !

Elle se rassit, le tenant toujours dans sesbras, ainsi qu’un enfant, frottant sa joue contre le museau del’affreux animal, lui soufflant dans l’oreille des choses douces etberceuses.

– Maintenant, faites voir que vous êtescontent, Spy !… Faites voir à votre petite mère !…

Spy aboya de nouveau ; puis, il vintlécher les lèvres de Juliette qui s’abandonnait, réjouie, à cesodieuses caresses.

– Ah ! que vous êtes gentil,Spy !… Oui, que vous êtes bien, bien, bien gentil !

Et s’adressant à moi, qui semblaiscomplètement oublié depuis la malencontreuse entrée de Spy, tout àcoup, elle me demanda :

– Vous aimez les chiens, monsieurMintié ?

– Beaucoup, Madame, répondis-je.

Alors, elle me raconta, en un luxe de détailsenfantins, l’histoire de Spy, ses habitudes, ses exigences, sesdrôleries, les scènes dont il était la cause, avec la concierge quine pouvait le souffrir.

– Mais, c’est couché qu’il faut le voir,affirma-t-elle… Si vous saviez, il a un lit, des draps, un édredon,comme une personne… Chaque soir, je le borde… Et sa petite tête estsi amusante, toute noire, là dedans… N’est-ce pas que vous êtesbien, bien drôlet, monsieur Spy ?

Spy se choisit une place commode sur la robede Juliette et, après avoir tourné, tourné, tourné, il se roula enboule, disparaissant presque entièrement, dans les plis soyeux del’étoffe.

– C’est ça !… Dodo, Spy, dodo, monpetit loulou !…

Durant cette longue conversation avec Spy,j’avais pu examiner Juliette à mon aise… Elle était vraiment trèsbelle, plus belle encore que je l’avais rêvée sous la voilette. Sonvisage rayonnait réellement. Il était d’une telle fraîcheur, d’unetelle clarté d’aurore que l’air, alentour, s’en trouvait toutilluminé. Lorsqu’elle se détournait, ou se penchait, je voyais sescheveux lourds, très noirs, descendre le long de sa robe, en unenatte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus virginal et deplus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu’un pli droit, volontaire,se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, mais iln’était visible que dans certaines lumières, et l’éclatante douceurdes yeux, l’excessive bonté de la bouche en tempéraient la dureté.Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantesétreintes ; ce qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, desmains subtiles et adroites, d’une agilité surprenante, et dontchaque mouvement, même indifférent, même colère, était une caresse.Il m’eût été difficile de porter sur elle un jugement précis. Il yavait, en cette femme, un mélange d’innocence et de volupté, definesse et de bêtise, de bonté et de méchanceté, qui medéconcertait. Chose curieuse ! à un moment, j’avais vu sedessiner, près d’elle, l’horrible image du chanteur des Bouffes. Etcette image formait, pour ainsi dire, l’ombre de Juliette. Loin dese dissiper, à mesure que je la regardais, l’image incarnait, enquelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça,vire-volta, bondit avec des contorsions infâmes ; ses lèvress’allongèrent, immondes, obscènes, vers Juliette qui l’attirait,dont la main plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, toutle long du corps, heureuse de se souiller à d’impurs contacts. Etl’ignoble pitre dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans lasplendeur maudite du péché !… Je dus fermer les yeux, fairedes efforts douloureux pour chasser cette abominable vision, et,l’image évanouie, Juliette reprit aussitôt son expression detendresse énigmatique et candide.

– Et surtout revenez me voir souvent,très souvent, me disait-elle, en me reconduisant, tandis que Spy,qui l’avait suivie dans l’antichambre, aboyait et dansait sur sespattes grêles d’araignée.

À peine dehors, j’eus un retour d’affectionsubite et violente pour Lirat, et, me reprochant de l’avoir quelquepeu boudé, je résolus d’aller lui demander à dîner, le soir même.Durant le trajet de la rue Saint-Pétersbourg au boulevard deCourcelles, où Lirat demeurait, je fis d’amères réflexions. Cettevisite m’avait désenchanté, je n’étais plus sous le charme du rêveet, rapidement, je retournais à la vie désolée, au nihilisme del’amour. Ce que j’avais imaginé de Juliette était bien vague… Monesprit, s’exaltant à sa beauté, lui prêtait des qualités morales,des supériorités intellectuelles, que je ne définissais pas, et queje me figurais extraordinaires ; de plus, Lirat, en luiattribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûtshonteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s’étaitému. Poussant plus loin la folie, je pensais que, par uneirrésistible sympathie, elle me confierait ses peines, les graveset douloureux secrets de son âme ; je me voyais déjà laconsolant, lui parlant de devoir, de vertu, de résignation. Enfin,je m’attendais à une série de choses solennelles et touchantes… Aulieu de cette poésie, un affreux chien qui m’aboyait aux jambes, etune femme comme les autres, sans cervelle, sans idées, uniquementoccupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés etaux caresses de son Spy, son Spy !… ah ! ah !ah ! son Spy, cet animal ridicule qu’elle aimait avec destendresses et des mots de concierge ! Et, tout en marchant, jedonnais des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et jedisais, parodiant la voix de Juliette : « Oh !amour, va !… Oh ! le bon chien !… Oh ! petitamour de Spy chéri. » Faut-il l’avouer, je lui en voulaisaussi de ne m’avoir pas dit un mot de mon livre. Qu’on ne m’enparlât pas dans la vie ordinaire, cela m’était à peu prèsindifférent ; mais, d’elle, un compliment m’eût charmé !Savoir qu’elle avait été émue à une page, indignée à une autre, jel’espérais. Et rien !… pas même une allusion ! Cependant,je me rappelais, je lui avais adroitement fourni l’occasion decette… politesse.

– Décidément, c’est une grue !m’écriai-je, en sonnant à la porte de Lirat…

Lirat me reçut les bras ouverts.

– Ah ! mon petit Mintié,s’exclama-t-il, c’est très chic, de venir dîner avec moi… Et vousarrivez bien, je vous le dis… nous avons la soupe aux choux.

Il se frottait les mains, semblait toutheureux… Il voulut me débarrasser de mon pardessus et de monchapeau, et, m’entraînant dans la petite pièce qui lui servait desalon, il répéta :

– Mon petit Mintié, je suis jolimentcontent de vous voir… Viendrez-vous demain à l’atelier ?

– Certainement.

– Eh bien, vous verrez !… vousverrez !… D’abord, je lâche la peinture,comprenez-vous ?…

– Vous entrez dans le commerce ?

– Écoutez-moi… La peinture, c’est de lablague, mon petit Mintié !

Il s’anima, tourna dans la pièce, en agitantles bras.

– Giotto ! Mantegna !…Velasquez !… Rembrandt ! Eh bien ! quoi,Rembrandt !… Watteau ! Delacroix !… Ingres !…Oui, et puis après ?… Non, ça n’est pas vrai, la peinture nerend rien, n’exprime rien, c’est de la blague !… c’est bonpour les critiques d’art, les banquiers, et les généraux qui fontfaire leur portrait, à cheval, avec un obus qui éclate au premierplan… Mais un coin de ciel, le ton d’une fleur, le frisson del’eau, l’air… comprenez-vous ?… l’air !… toute la natureimpalpable et invisible, avec de la pâte !… avec de lapâte ?

Lirat haussa les épaules.

– De la pâte qui sort des tubes, de lapâte fabriquée par les sales mains des chimistes, de la pâtelourde, opaque, et qui colle aux doigts, comme de laconfiture !… Hein, dites, la peinture… quelle blague !…Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague !… Ledessin, l’eau-forte… deux tons… à la bonne heure !… Ça netrompe pas, c’est honnête… et puis les amateurs s’en moquent, neviennent pas vous embêter… ça ne tire pas de feux d’artifice dansleurs salons !… L’art vrai, l’art auguste, l’art artiste… levoilà !… La sculpture, oui… quand c’est beau, ça vous fichedes coups dans les entrailles… Et puis le dessin… le dessin, monpetit Mintié, sans bleu de Prusse, le dessin tout bête !…Viendrez-vous demain à l’atelier ?

– Certainement.

Il continua, coupant les phrases, heurtant lesmots, se grisant de bruit et de paroles…

– Je commence une série d’eaux-fortes…vous verrez… Une femme toute nue, qui sort d’un trou d’ombre, etqui monte, portée sur les ailes d’une bête… Renversée, les cuissesmafflues, avec des plis gras, des bourrelets de chair ignoble… unventre qui s’étale et qui déborde, un ventre avec des accentsterribles, un ventre hideux et vrai… une tête de mort, mais unetête de mort vivante, comprenez-vous ?… avide, goulue, tout enlèvres… Elle monte, devant une assemblée de vieux messieurs, enchapeau haute-forme, en pelisse et cravate blanche… Elle monte, etles vieux messieux se penchent sur elle, haletants, la bouchependante et baveuse, les yeux convulsés… toutes les faces de laluxure, toutes !…

Se campant devant moi, avec un air de défi, ilpoursuivit :

– Et savez-vous comment j’appelleça ?… le savez-vous, dites ?… J’appelle çal’Amour, mon petit Mintié. Hein ! qu’enpensez-vous ?…

– Cela me paraît trop symbolique,hasardai-je.

– Symbolique !… interrompit Lirat…Vous dites une bêtise, mon petit Mintié… Symbolique !… Maisc’est la vie !… Allons dîner.

Le dîner fut gai. Lirat y déploya un espritcharmant, tout rempli d’aperçus originaux sur l’art et sur lalittérature, sans outrance, sans paradoxes. Il avait retrouvé saverve saine, comme aux meilleurs jours de sa vie. À plusieursreprises, j’eus l’idée de lui avouer que j’avais été voir Juliette…Une sorte de honte me retint, je n’osai pas.

– Travaillez, travaillez, mon petitMintié, me dit-il, en nous quittant… Produire, toujours produire…tirer, de ses mains ou de son cerveau, n’importe quoi… ne fût-cequ’une paire de bottes… il n’y a encore que ça, allez !…

Six jours après, j’étais retourné chezJuliette, et j’avais pris l’habitude d’y venir, régulièrement,passer une heure, avant mon dîner. L’impression désagréable,ressentie lors de ma première visite, s’était effacée. Peu à peu,et sans que je m’en doutasse, je m’étais si bien accoutumé auxtentures rouges du salon, à l’Amour en terre cuite, aux bavardagesenfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, que,lorsque j’avais passé une journée sans les voir, il me semblaitqu’un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie… Nonseulement, les choses qui m’avaient tant choqué ne me choquaientplus, elles m’attendrissaient au contraire, et, chaque fois queJuliette conversait avec son chien, ou prenait de lui des soinsexagérés, cela m’était véritablement une douceur, et comme uneaffirmation répétée de la naïveté et des qualités aimantes de soncœur. Je finis par parler, moi aussi, ce langage de chien… Un soirque Spy était souffrant, je m’inquiétai et, délicatement, écartantles couvertures et les ouates qui l’enveloppaient, jemurmurai : « Il a du bobo, le petit Spy… Où ça, il a dubobo ? » Seule, l’image du chanteur surgissant, tout àcoup, auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de cesréunions, mais je n’avais qu’à fermer les yeux, un instant, ou àtourner la tête, et elle disparaissait aussitôt.

Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elleavait toujours résisté, jusque-là.

– Non, non ! disait-elle.

Et elle ajoutait, avec un soupir, en meregardant de ses grands yeux tristes.

– À quoi bon, mon ami ?

J’insistai, suppliai.

– C’est un devoir pour vous de me larévéler, et un devoir pour moi de la connaître.

Enfin, vaincue par ce raisonnement que je neme lassais pas de réitérer, sous des formes multiples etconvaincantes, elle consentit… Ah ! quelletristesse !

Elle habitait Liverdun. Son père étaitmédecin, et sa mère, qui menait une mauvaise conduite, avait quittéson mari… Quant à elle, Juliette, on l’avait mise en demi-pensionchez les sœurs… Le père buvait et, chaque soir, rentrait ivre…alors, c’étaient des scènes terribles, car il était fort méchant.Le scandale devint tel que les sœurs, renvoyèrent Juliette, nevoulant pas garder chez elles la fille d’une mauvaise femme et d’univrogne… Ah ! quelle misérable existence ! Toujoursenfermée dans sa chambre, n’osant pas sortir, et quelquefoisbattue, sans raison, par son père !… Une nuit, très tard, lepère entra dans la chambre de Juliette et… (Comment vous exprimercela ! disait Juliette rougissante… Oui, enfin, vouscomprenez ?…) elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre… maisle père prend peur et s’en va… Le lendemain, Juliette partait pourNancy, espérant vivre en travaillant… C’est là qu’elle avait connuCharles.

Tandis qu’elle parlait, d’une voix douce ettoujours pareille, je lui avais pris la main, sa belle main, que jeserrais avec émotion, aux endroits douloureux du récit. Et jem’emportais contre le père infâme… Et je maudissais la mèreabandonnant son enfant !… Je sentais s’agiter en moi deformidables dévouements, gronder de sourdes vengeances… Quand elleeut fini, je pleurais à chaudes larmes… Ce fut une heureexquise !

Juliette recevait peu de monde ; des amisde Malterre, et deux ou trois femmes, amies des amis de Malterre.L’une d’elles, Gabrielle Bernier, grande blonde, très jolie,entrait toujours de la même façon.

– Bonjour, Monsieur… bonjour, petite… Nevous dérangez pas, je me sauve.

Et elle s’asseyait sur un bras de fauteuil, enlissant son manchon, par gestes brusques.

– Figurez-vous que j’ai encore eu unescène, tantôt, avec Robert… Quel type, si vous saviez !… Ils’amène chez moi et me dit en pleurnichant : « Ma petiteGabrielle, il faut que je te quitte, ma mère me l’a déclaré cematin, elle ne me donnera plus d’argent. » – « Tamère ! que je lui réponds… Eh bien ! tu peux lui dire àta mère, et de ma part, que le jour où elle quittera ses amants, jete quitterai par la même occase… D’ici là, elle peut se fouiller,ta mère… » C’est-il pas vrai aussi, une vieille saleté commeça !… Ce que Robert a pouffé !… Dites donc, nous allons àl’Ambigu, ce soir… Y venez-vous ?

– Merci.

– Alors, je me sauve !… Ne vousdérangez pas… Bonjour, Monsieur, bonjour, petite…

Cette Gabrielle Bernier m’irritaitbeaucoup.

– Pourquoi recevez-vous des femmes commeça ? disais-je à Juliette.

– Quel mal, mon ami ?… Ellem’amuse.

Les amis de Malterre, eux, parlaient courses,vie élégante, avaient toujours des histoires de cercles et defemmes à raconter, ne tarissaient pas sur les choses de théâtre. Ilme semblait que Juliette prenait plaisir, plus que de raison, à cesconversations ; mais je l’excusais, mettant ces complaisancessur le compte de la politesse. Jesselin, un jeune homme très riche,dont on vantait le sérieux, était le boute-en-train de labandeet tous s’inclinaient devant son évidentesupériorité : « Qu’en pensera Jesselin ? Il fautdemander à Jesselin… Ce n’est pas l’avis de Jesselin… » On lecourtisait fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissaitmieux que personne les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant étéen Afghanistan, il n’avait retenu, de tout un voyage à traversl’Asie centrale, que cette particularité, c’est que l’émir deCaboul, avec qui il eut, un jour, l’honneur de faire une partied’échecs, jouait aussi vite que les Français : « Non, cequ’il m’a épaté, cet émir ! » Il répétait aussi,volontiers : « Vous savez si je m’en suis payé desvoyages… Eh bien, je puis le dire… en sleeping, en cabine, enrelègue, n’importe où et n’importe comment, à sept heures et demie,tous les soirs… en habit ! »

Malterre ne m’aimait pas, bien qu’il se fûtlié avec moi. D’une nature douce et timide, il n’osait me marquerson aversion, dans la crainte de déplaire à Juliette ; mais jela voyais sourdre dans son sourire de bon chien étonné ; maisje la sentais s’impatienter dans sa poignée de main.

Je n’étais heureux que seul avec Juliette. Là,dans le salon rouge, sous l’égide de l’Amour en terre cuite, nousrestions parfois de longs temps sans prononcer une parole. Je laregardais ; elle baissait la tête, et, songeuse, jouait avecles effilés de sa robe, ou les dentelles de son corsage. Souvent,mes yeux s’emplissaient de larmes, sans que je sussepourquoi : des larmes très douces, qui coulaient sur moi commeun parfum, m’inondaient l’âme d’une liqueur magique. Etj’éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et dedélicieux engourdissement.

– Ah ! Juliette !Juliette !

– Voyons, mon ami, voyons, soyezsage !

C’étaient les seuls mots d’amour qui nouséchappassent…

À quelque temps de là, Juliette donnait ungrand dîner pour célébrer la fête de Charles. Pendant toute lasoirée, elle se montra nerveuse, agacée. À Charles, qui lui adressaune observation timide, elle répondit durement, d’un ton bref queje ne lui connaissais pas. Il était deux heures du matin, quandtout le monde prit congé. J’étais demeuré seul, dans le salon. Prèsde la porte, Malterre me tournait le dos, causant avec Jesselin quipassait sa pelisse dans l’antichambre. Et je vis Juliette, accoudéeau piano, qui me regardait fixement. Un éclair de passion farouchetraversait ses yeux devenus graves tout à coup, presque terribles,les barrait comme d’une flamme nouvelle. Le pli de son fronts’accentuait, sa narine battante et gonflée frémissait ; je nesais quoi d’impudique errait sur ses lèvres. Je m’élançai. Et mesgenoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant à son ventre, mabouche sur sa bouche, je l’enlaçai d’une étreinte furieuse.

Elle s’abandonna, et d’une voix très basse,étranglée :

– Viens demain ! dit-elle.

Chapitre 5

 

 

Je voudrais, oui, je voudrais ne paspoursuivre ce récit, m’arrêter là… Ah ! je le voudrais !À la pensée que je vais révéler tant de hontes, le couragem’abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté me prend, toutà coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts… Et je me suisdemandé grâce à moi-même… Hélas ! je dois gravir, jusqu’aubout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y resteaccrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent surles cailloux et sur les rocs ! Des fautes comme les miennes,que je ne tente pas d’expliquer par l’influence des fatalitésataviques, et par les pernicieux effets d’une éducation sicontraire à ma nature, ont besoin d’une expiation terrible, etcette expiation que j’ai choisie, elle est dans la confessionpublique de ma vie. Je me dis que les cœurs nobles et bons mesauront gré de mon humiliation volontaire ; je me dis aussique mon exemple servira de leçon… Si, en lisant ces pages, un jeunehomme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d’effroi et tant dedégoût, qu’il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salutde cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis,j’espère, quoique je ne croie plus en Dieu, j’espère qu’au fond deces asiles de paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices,monte, vers le ciel, le chant triste et consolateur de ceux-là quiprient pour les morts, j’espère que j’aurai ma part des pitiés etdes pardons chrétiens.

Je possédais vingt deux mille francs derente ; de plus, j’étais convaincu qu’en travaillant jepouvais gagner, dans la littérature, une somme égale, au moins…Plus rien ne me paraissait difficile ; la route était tracéedevant moi sans un obstacle, et je n’avais plus qu’à marcher…Ah ! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le travailhaletant, l’angoisse, il n’en était plus question. Un roman, deuxromans par an, des pièces de théâtre même… Qu’était-ce, je vousprie, pour un homme amoureux, comme moi ?… Ne disait-on pasque X… et que Z…, des imbéciles irréparables et notoires, avaientfait, en quelques années, des fortunes énormes ?… Des idées deroman, de comédie, de drame, me venaient en foule, et je lesindiquais d’un geste large et hautain… Je me voyais déjà accaparanttoutes les librairies, tous les théâtres, tous les journaux,l’attention universelle… Aux heures d’inspiration pénible, jeregarderais Juliette et les chefs-d’œuvre naîtraient de ses yeux,ainsi que les royaumes d’une féerie… Je n’hésitai pas à exiger ledépart de Malterre, et à me charger de l’existence de Juliette.Malterre écrivit des lettres désespérées, pria, menaça ;finalement, il partit. Plus tard, Jesselin, avec le bon goût etl’esprit qu’il avait, nous raconta que Malterre, bien triste,voyageait en Italie.

– Je l’ai accompagné jusqu’à Marseille,nous dit-il… Il voulait se tuer, pleurait tout le temps… Voussavez, je ne suis pas un gobeur, moi ; mais, vraiment il mefaisait de la peine… Non là, vrai !

Et il ajouta :

– Vous savez ?… Il était résolu à sebattre avec vous… C’est son ami, monsieur Lirat, qui l’en aempêché… Moi aussi, du reste, parce que je ne comprends que lesduels à mort.

Juliette écoutait ces détails, silencieuse,d’un air, en apparence, indifférent. Elle passait, de temps entemps, sa langue sur sa bouche ; il y avait dans ses yeuxcomme le reflet d’une joie intérieure. Pensait-elle àMalterre ? Était-elle heureuse d’apprendre que quelqu’unsouffrît à cause d’elle ? Hélas ! je n’étais déjà plus enétat de me poser ces points d’interrogation.

Une vie nouvelle commença.

Le quartier où demeurait Juliette ne meplaisait pas ; il y avait, dans sa maison, des voisinages quim’étaient pénibles, et puis, surtout, l’appartement renfermait dessouvenirs qu’il me convenait d’effacer. Dans la crainte que cescombinaisons n’agréassent point à Juliette, je n’osais les luidévoiler trop brusquement ; mais, aux premiers mots que j’endis, elle exulta.

– Oui, oui ! s’écria-t-elle joyeuse…J’y avais songé, mon chéri. Et puis, sais-tu à quoi j’ai songéencore ?… Dis-le, dis-le vite, à quoi ta petite femme asongé ?

Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, etsouriante :

– Tu ne sais pas ?… Vrai, tu ne saispas ?… Eh bien ! elle a songé que tu viendrais habiteravec elle… Oh ! ce serait si gentil, un joli petitappartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à nous aimer,dis, mon Jean ?… Toi, tu travaillerais ; moi, pendant cetemps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie et,de temps en temps, je t’embrasserais, pour te donner de bellesidées… Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,si je soignerai bien toutes tes petites affaires… D’abord, c’estmoi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras unefleur nouvelle… Et puis, Spy aura aussi une belle niche… pas, monSpy ?… une belle niniche, toute neuve, avec des pomponsrouges… Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais… et puis,nous nous coucherons de bonne heure… Et puis, et puis… Oh !comme ça sera bon !

Redevenant sérieuse, elle dit, d’une voix plusgrave :

– Sans compter que ça sera bien moinscher, la moitié moins cher, juste !

Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac,et il fallut nous occuper de l’aménager. Ce fut une grosse affaire.Toute la journée, nous courions les marchands, examinant des tapis,choisissant des tentures, discutant des projets et des devis.Juliette eût voulu acheter tout ce qu’elle voyait ; mais elleallait de préférence aux meubles compliqués, aux étoffeséclatantes, aux broderies massives. L’éclaboussement de l’or neuf,le papillotage des tons heurtés l’attiraient et la retenaientcharmée. Si je tentais de lui adresser une observation, ellerépondait aussitôt :

– Est-ce que les hommes connaissent ceschoses-là ?… les femmes, ça sait bien mieux.

Elle s’entêta dans le désir de posséder unesorte de bahut arabe, effroyablement peinturluré, incrusté denacre, d’ivoire, de pierres fausses, et qui était immense.

– Tu vois bien qu’il est trop grand,qu’il ne pourrait pas entrer chez nous, lui disais-je.

– Tu crois ?… Mais en lui sciant lespieds, mon chéri ?

Et, plus de vingt fois par jour, elles’interrompait dans une conversation, pour me demander :

– Alors, tu crois qu’il est trop grand,le beau bahut ?

Dans la voiture, en rentrant, Juliette sepressait contre moi, me tendait ses lèvres, me couvrait decaresses, heureuse, rayonnante.

– Ah ! le vilain qui ne disait rien,et qui restait à me regarder, toujours, avec ses beaux yeuxtristes… oui, vos beaux yeux tristes que j’aime, vilain !… Ila fallu que ce soit moi, pourtant !… Oh ! jamais tun’aurais osé, toi !… Je te faisais peur, pas ? Tu terappelles, quand tu m’as prise dans tes bras, le soir ?… Je nesavais plus où j’étais, je ne voyais plus rien… j’avais la gorge,la poitrine… c’est drôle… comme quand on a bu quelque chose de tropchaud… J’ai cru que j’allais mourir, brûlée… brûlée de toi… C’étaitsi bon, si bon !… D’abord, je t’ai aimé, dès le premier jour…Non, je t’aimais avant… ah ! tu ris !… Tu ne crois pasqu’on puisse aimer quelqu’un, sans le connaître et sans l’avoirvu ?… Moi, je crois que si !… Moi, j’en suissûre !…

J’avais le cœur si gonflé, ces choses étaientsi nouvelles pour moi, que je ne trouvais pas une parole ;j’étouffais dans la joie. Je ne pouvais qu’étreindre Juliette,balbutier des mots inachevés, pleurer, pleurer délicieusement.Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli de son fronts’accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je craignis del’avoir froissée.

– Qu’as-tu, ma Juliette ?… luidemandai-je… Pourquoi es-tu comme ça ?… T’ai-je fait de lapeine ?

Et Juliette, désolée, navrée,gémissait :

– L’encoignure, mon chéri !…l’encoignure du salon que nous avons oubliée.

Elle passait d’un rire, d’un baiser, à unegravité subite, mêlait les tendresses et les mesures des plafonds,embrouillait l’amour avec la tapisserie. C’était adorable.

Dans notre chambre, le soir, tous ces jolisenfantillages disparaissaient. L’amour mettait sur le visage deJuliette je ne sais quoi d’austère, de recueilli, et de faroucheaussi ; il la transfigurait. Elle n’était pas dépravée ;sa passion, au contraire, se montrait robuste et saine, et, dansses embrassements, elle avait la noblesse terrible, l’héroïsmerugissant des grands fauves. Son ventre vibrait comme pour desmaternités redoutables.

Mon bonheur dura peu… Mon bonheur !…C’est une chose extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, jen’aie pu jouir d’une joie complètement, et qu’il ait fallu quel’inquiétude en vînt toujours troubler les courtes ivresses.Désarmé et sans force contre la souffrance, incertain et peureuxdans le bonheur, tel j’ai été, durant toute ma vie. Est-ce unetendance particulière de mon esprit ?… une perversion étrangede mes sens ?… ou bien le bonheur ment-il réellement à tout lemonde, comme à moi, et n’est-il qu’une forme plus persécutrice etraffinée de la souffrance universelle ? Tenez… Les lueurs dela veilleuse tremblotent légèrement sur les rideaux et sur lesmeubles, et Juliette, au matin, s’est endormie, – au matin de notrepremière nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap ;l’autre, nu aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autourde son visage qui reflète les pâleurs du lit, de son visagemeurtri, aux yeux, d’un grand cerne d’ombre, ses cheveux noirs,dénoués, s’éparpillent, ondulent, roulent. Avidement, je lacontemple… Elle dort, près de moi, d’un sommeil calme et profondd’enfant. Et pour la première fois, la possession ne me laisseaucun regret, aucun dégoût ; pour la première fois, je puis,le cœur attendri et reconnaissant, la chair encore vibrante dedésirs, regarder une femme qui vient de se donner à moi. Exprimermes sensations, je ne le saurais. Ce que j’éprouve, c’est quelquechose d’indéfinissable, quelque chose de très doux, de très graveaussi et de très religieux, une sorte d’extase eucharistique,semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve lemême mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée ;c’est dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconderévélation de Dieu… Il me semble que Dieu est descendu en moi, pourla deuxième fois… Elle dort, dans le silence de la chambre, labouche à demi entr’ouverte, la narine immobile, elle dort d’unsommeil si léger, que je n’entends pas le souffle de sarespiration… Une fleur, sur la cheminée, est là qui se fane, et jeperçois le soupir de son parfum mourant… De Juliette, je n’entendsrien ; elle dort, elle respire, elle est vivante, et jen’entends rien… Doucement, plus près, je me penche, l’effleurantpresque de mes lèvres, et, tout bas, je l’appelle.

– Juliette !

Juliette ne bouge pas. Mais je sens sonhaleine plus faible que l’haleine de la fleur, son haleine toujourssi fraîche, où se mêle en ce moment, comme une petite chaleur fade,son haleine toujours si odorante, où pointe comme une imperceptibleodeur de pourriture.

– Juliette !

Juliette ne bouge pas… Mais le drap qui suitles ondulations du corps, moule les jambes, se redresse aux pieds,en un pli rigide, le drap me fait l’effet d’un linceul. Et l’idéede la mort, tout d’un coup, m’entre dans l’esprit, s’y obstine.J’ai peur, oui, j’ai peur que Juliette ne soit morte !

– Juliette !

Juliette ne bouge pas. Alors tout mon êtres’abîme dans un vertige et, tandis qu’à mes oreilles résonnent desglas lointains, autour du lit je vois les lumières de mille ciergesfunéraires vaciller sous le vent des de profundis. Mescheveux se hérissent, mes dents claquent, et je crie, jecrie :

– Juliette ! Juliette !

Juliette enfin remue la tête, pousse unsoupir, murmure comme en rêve :

– Jean !… mon Jean !

Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis,comme pour la défendre ; je l’attire contre moi, et,tremblant, glacé, je supplie :

– Juliette !… ma Juliette !… nedors pas… Oh ! je t’en prie, ne dors pas !… Tu me faispeur !… Montre-moi tes yeux, et parle-moi, parle-moi… Et puisserre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien fort… Mais ne dors plus,je t’en conjure.

Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote desmots inintelligibles, se rendort, la tête sur mon épaule… Maisl’évocation de la mort, plus puissante que la révélation del’amour, persiste, et bien que j’écoute le cœur de Juliette qui batcontre le mien, régulièrement, elle ne s’évanouit qu’au jour.

Que de fois, depuis, dans ses baisers deflamme, à elle, j’ai ressenti le baiser froid de la mort !…Que de fois aussi, en pleine extase, m’est apparue la soudaine etcabriolante image du chanteur des Bouffes !… Que de fois sonrire obscène est-il venu couvrir les paroles ardentes deJuliette !… Que de fois l’ai-je entendu qui me disait, enbalançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante :« Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé,profané par moi… Va ! va !… où que tu poses tes lèvres,tu respireras l’odeur impure de mes lèvres ; où que tescaresses s’égarent sur cette chair prostituée, elles se heurterontaux ordures des miennes… Va ! va !… baigne-la, taJuliette, baigne-la, toute, dans l’eau lustrale de ton amour…Frotte-la de l’acide de ta bouche… Arrache-lui la peau avec lesdents, si tu veux ; tu n’effaceras rien, jamais, carl’empreinte d’infamie dont je la marquai est ineffaçable. » Etj’avais une envie violente d’interroger Juliette sur ce chanteur,dont l’image m’obsédait. Mais je n’osais pas. Je me contentais deprendre des détours ingénieux pour savoir la vérité : souvent,dans la conversation, je jetais un nom, subitement, espérant, oui,espérant que Juliette aurait un petit sursaut, une rougeur, setroublerait et que je me dirais : « C’estlui ! » J’épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs detous les théâtres, sans que l’impénétrable attitude de Juliette medonnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plusà lui.

Notre installation dura quatre mois, à peuprès. Les tapissiers n’en finissaient pas, et les caprices deJuliette nécessitaient souvent des changements très longs. Ellerevenait de ses courses quotidiennes avec des idées nouvelles pourla décoration du salon, du cabinet de toilette. Il fallut refaire,trois fois, entièrement, les tentures de la chambre qui ne luiplaisaient plus… Enfin, un beau jour, nous prîmes possession del’appartement de la rue de Balzac… Il était temps… Cette existencetoujours en l’air, cette fièvre continue, ces malles ouvertes,béantes ainsi que des cercueils, cet éparpillement brutal deschoses familières, ces piles de linge croulant, ces pyramides decartons que l’on renverse, ces bouts de ficelles coupées quitraînent partout, ce désordre, ce pillage, ce piétinement sauvagedes souvenirs les plus chers, les plus regrettés, et, surtout, cequ’un départ contient d’inconnu, de terreur, dégage de réflexionstristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à desmélancolies, et, le dirai-je ? à des remords… Pendant queJuliette tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandaissi je n’avais pas commis une irréparable folie ? Je l’aimais.Ah ! certes, je l’aimais de toutes les forces de monâme ; et je ne concevais rien au delà de cet amour, quim’envahissait chaque jour davantage, me prenait dans des fibresinconnues de moi, jusqu’ici… Pourtant, je me repentais d’avoircédé, avec tant de légèreté et si vite, à un entraînement, gros deconséquences fâcheuses, peut-être, pour elle et pour moi ;j’étais mécontent de n’avoir pas su résister au désir qu’avaitexprimé Juliette, d’une si caressante façon, de cette vie encommun… N’aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,moi chez moi ; éviter les froissements possibles de cettesituation qu’on appelle d’un mot ignoble : le collage ?…Et tandis que l’éclat de toutes ces peluches, l’insolence de tousces ors dans lesquels nous allions vivre, m’effrayaient,j’éprouvais pour mes pauvres meubles de pitchpin dispersés, pourmon petit appartement austère et tranquille, aujourd’hui vide, latendresse douloureuse qu’on a pour les choses aimées et qui sontmortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et charmante,m’embrassait au vol d’un baiser doux, et puis, il y avait en elleune joie si vive, traversée d’étonnements, de désespoirs si naïfs,à propos d’un objet qu’elle ne retrouvait pas, que mes penséesmoroses s’en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s’envont les nocturnes hiboux.

Ah ! les bonnes journées qui suivirent ledépart de la rue Saint-Pétersbourg !… Il fallut, d’abord, toutde suite, visiter chaque pièce en détail. Juliette s’asseyait surles divans, les fauteuils et les canapés, en faisant craquer lesressorts qui étaient souples et moelleux.

– Toi aussi, disait-elle, essaye, monchéri…

Elle examinait chaque meuble, palpait lestentures, faisait jouer les cordons de tirage des portières,déplaçait une chaise, rectifiait le pli d’une étoffe. Et c’étaient,à tous les moments, des cris d’admiration, des extases !

Elle voulut recommencer l’examen del’appartement, les fenêtres closes, afin de se rendre compte del’effet, aux lumières, ne se lassant jamais de regarder lemême objet, courant d’une pièce dans l’autre, notant sur un bout depapier les choses qui manquaient… Ensuite ce furent les armoires oùelle rangea son linge, le mien, avec un soin méticuleux, desraffinements compliqués, l’adresse d’une étalagiste consommée. Jela grondais, parce qu’elle gardait les meilleurs sachets pourmoi…

– Non ! non ! non !… jeveux avoir un petit homme qui embaume.

De ses anciens meubles, de ses bibelots,Juliette n’avait conservé que l’Amour en terre cuite, qui reprit saplace d’honneur sur la cheminée du salon ; moi, je n’avaisapporté que mes livres et deux très belles études de Lirat, que jem’étais mis en devoir d’accrocher dans mon bureau. Juliette poussades cris, scandalisée.

– Que fais-tu là, mon chéri ?… Deshorreurs pareilles dans un appartement tout neuf !… Je t’enprie, cache ces horreurs-là !… Oh ! cache-les…

– Ma chère Juliette, répondis-je, un peupiqué, tu as bien ton Amour en terre cuite ?

– Sans doute, j’ai mon Amour en terrecuite… quel rapport ça a-t-il ?… Il est très, très, très joli,mon Amour en terre cuite… Tandis que ça, vraiment !… Et puisça n’est pas convenable !… D’abord, moi, chaque fois que jeregarde de la peinture de ce fou de Lirat, ça me donne mal àl’estomac !

J’avais autrefois la fierté de mes admirationsartistiques, et je les défendais jusqu’à la colère. Cela m’eût parutrès puéril d’engager avec Juliette une discussion d’art, et je mecontentai d’enfouir les deux tableaux, au fond d’un placard, sanstrop de regrets.

Il arriva, un jour, que tout se trouva dans unordre admirable ; chaque chose à sa place, les menus objetscoquettement disposés sur les tables, les consoles, lesvitrines ; les pièces décorées de plantes aux larges feuilles,les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy dans sa nicheneuve, et partout des fleurs… Rien ne manquait, rien, pas même, surune table de travail, une rose dont la tige baignait en un vase deverre, effilé… Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait de medire :

– Regarde, regarde encore, comme tapetite femme a bien travaillé !

Et penchant la tête sur mon épaule, les yeuxattendris, la voix émue sincèrement, elle murmura :

– Oh ! mon Jean adoré, nous sommeschez nous, maintenant, chez nous, tu entends bien… Comme nousallons être heureux, là, dans notre joli nid !…

Le lendemain, Juliette me dit :

– Il y a bien longtemps que tu n’es alléchez M. Lirat… Je ne voudrais pas qu’il pût croire que c’estmoi qui t’empêche de le voir.

C’était vrai, pourtant ! Depuis plus decinq mois, je l’oubliais, ce pauvre Lirat !…L’oubliais-je ?… Hélas ! non… La honte me retenait… Lahonte seule m’éloignait de lui… J’aurais, je vous assure, crié à laterre tout entière : « Je suis l’amant deJuliette ! » mais prononcer ce nom devant Lirat, jen’osais pas !… D’abord, j’avais pensé à lui tout confier, aurisque de ce qu’il en résulterait de fâcheux pour notre amitié… Jem’étais dit : « Voyons, demain, j’irai chez Lirat… »Je m’affermissais même dans cette résolution… Et lelendemain : « Non, pas encore… rien ne presse…demain ! » Demain, toujours demain !… Et les jours,les semaines, les mois s’écoulaient… Demain !… Maintenantqu’il avait été tenu au courant de ces choses par Malterre, qui,avant de partir, était revenu faire gémir son divan, commentl’aborder ?… Que lui dire ?… Comment supporter sonregard, ses mépris, ses colères… Ses colères, oui !… Mais sesmépris, mais ses silences terribles, mais le ricanementdéconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de seslèvres ?… Non, en vérité, je n’osais pas !… L’attendrir,lui prendre la main, lui demander pardon de mon manque deconfiance, faire appel à toutes les générosités de son cœur !…non !… Je jouerais mal ce rôle, et puis, d’un mot, Lirat meglacerait, arrêterait l’effusion… Eh bien ! chaque jour quifuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin l’un del’autre… quelques mois encore, et il ne serait plus question deLirat dans ma vie !… J’aimerais mieux cela que de franchir ceseuil, que d’affronter ces yeux… Je répondis à Juliette :

– Lirat ?… Oui, oui… Un de cesjours, j’y pense !

– Non, non ! insista Juliette… C’estaujourd’hui… Tu le connais, tu sais comme il est méchant… Ah !il doit en fabriquer des potins sur nous !

Il fallut bien me décider. De la rue de Balzacà la cité Rodrigues, le trajet est court. Afin de reculer le momentde cette entrevue pénible, je fis de longs détours, flânant auxétalages du faubourg Saint-Honoré. Et je songeais : « Sije n’allais pas chez Lirat !… Je dirais, en rentrant, que jel’ai vu, que nous nous sommes fâchés, j’inventerais une histoirequi me sauverait à tout jamais de cette visite. » J’eus hontede cette pensée gamine… Alors j’espérai que Lirat ne serait paschez lui !… Avec quelle joie je roulerais ma carte et laglisserais dans le trou de la serrure !… Réconforté par cetteidée, je m’engageai enfin dans la cité Rodrigues, m’arrêtai devantla porte de l’atelier… Et cette porte me parut effrayante.Néanmoins, je frappai, et, aussitôt, de l’intérieur, une voix, lavoix de Lirat, répondit :

– Entrez !

Mon cœur battait, une barre de feu metraversait la gorge… Je voulus m’enfuir.

– Entrez ! répéta la voix.

Je tournai le bouton :

– Ah ! c’est vous, Mintié !s’écria Lirat… Entrez donc…

Lirat, assis devant sa table, écrivait unelettre.

– Vous permettez que j’achève ?… medit-il. Deux minutes, et je suis à vous.

Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peude ne pas sentir sur moi le froid de son regard. Je profitai de cequ’il me tournait le dos, pour parler, pour me soulager vite dufardeau qui m’oppressait l’âme.

– Comme il y a longtemps que je ne vousai vu, mon bon Lirat !

– Mais oui, mon cher Mintié.

– J’ai déménagé…

– Ah !

– J’habite rue de Balzac.

– Beau quartier !…

J’étranglais… Je fis un suprême effort,rassemblai toutes mes forces… mais, par une étrange aberration, jecrus devoir prendre une tournure dégagée… Ma paroled’honneur ! je raillai, oui, je raillai.

– Je vais vous apprendre une nouvelle quivous amusera… ah ! ah !… qui vous amusera, j’en suis sûr…je… je vis… avec Juliette… Ah ! ah ! avec Juliette Roux…Juliette, enfin… ah ! ah !…

– Mes compliments !…

« Mes compliments ! » Il avaitprononcé cela : « Mes compliments ! » d’unevoix parfaitement calme, indifférente !… Comment ! pas unsifflement, pas une colère, pas un bondissement !… Mescompliments !… Comme il aurait dit : « Qu’est-ce quevous voulez que cela me fasse ?… » Et son dos, courbévers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, sans unfrisson !… Sa plume ne lui était pas tombée des doigts ;il continuait d’écrire !… Ce que je lui apprenais là, il lesavait depuis longtemps… Mais l’entendre de ma bouche !…J’étais stupéfait, et – dois-je l’avouer ? – froissé que celane l’indignât pas !… Lirat se leva, et se frottant lesmains :

– Eh bien ! quoi de nouveau ?me dit-il.

Je n’y pus tenir davantage. Je me précipitaivers lui, les larmes aux yeux.

– Écoutez-moi, criai-je en sanglotant…Lirat, par grâce, écoutez-moi… j’ai mal agi envers vous… je lesais, et je vous en demande pardon… J’aurais dû tout vous dire… Jen’ai pas osé… Vous me faites peur… Et puis, vous vous souvenez deJuliette, ici… de ce que vous m’avez raconté d’elle… vous voussouvenez… c’est cela qui m’en a empêché… Comprenez-vous ?

– Mais, mon cher Mintié, interrompitLirat… je ne vous en veux pas du tout… Je ne suis ni votre père nivotre confesseur… Vous faites ce qui vous plaît, et cela ne meregarde en rien…

Je m’exaltais :

– Vous n’êtes pas mon père, c’est vrai…mais vous êtes mon ami, mon seul ami, et je vous devais plus deconfiance… Pardonnez-moi !… Oui, je vis avec Juliette, et jel’aime, et elle m’aime !… Est-ce donc un crime que de chercherun peu de bonheur ?… Juliette n’est pas la femme que vouspensez… on l’a odieusement calomniée… Elle est bonne, honnête…Oh ! ne souriez pas… oui, honnête !… Elle a des naïvetésd’enfant qui vous attendriraient, Lirat… Vous ne l’aimez point,parce que vous ne la connaissez pas !… Si vous saviez toutesles gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu’elle apour moi !… Juliette veut que je travaille… Elle a la fiertéde ce que je pourrai créer de bon… Tenez, c’est elle qui m’a forcéà venir vous voir… moi, j’avais honte, je n’osais pas… C’estelle !… Oui, Lirat ; ayez un peu pitié d’elle… Aimez-laun peu, je vous en supplie !

Lirat était devenu grave. Il mit sa main surmon épaule, et me regardant tristement :

– Mon pauvre enfant ! me dit-ild’une voix émue… Pourquoi me dites-vous tout cela ?

– Mais, parce que c’est la vérité, moncher Lirat !… parce que je vous aime et que je veux restervotre ami… Prouvez-moi que vous êtes toujours mon ami !…Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme autrefois chezmoi ? Oh ! je vous en prie, venez !

– Non ! fit-il.

Et ce non était impitoyable,définitif, bref ainsi qu’un coup de pistolet.

Lirat ajouta :

– Venez, vous, souvent !… Et quandvous aurez envie de pleurer… vous savez… le divan est là… Leslarmes des pauvres diables, ça le connaît…

Lorsque la porte se referma, il me sembla quequelque chose d’énorme et de lourd se refermait avec elle sur monpassé, que des murs plus hauts que le ciel et plus profonds que lanuit me séparaient, pour toujours, de ma vie honnête, de mes rêvesd’artiste. Et j’éprouvai, dans tout mon être, comme un déchirement…Pendant une minute, je demeurai là, hébété, les bras ballants, lesyeux ouverts démesurément sur cette porte fatidique, derrièrelaquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir.

Chapitre 6

 

 

Juliette ne tarda pas à s’ennuyer dans ce belappartement où elle s’était promis tant de calme, tant de bonheur.Ses armoires rangées, ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sutque faire et elle s’étonna. La tapisserie l’agaça, la lecture nelui procura aucune distraction. Elle allait d’une pièce dansl’autre, sans savoir à quoi occuper ses mains, son esprit,bâillant, s’étirant les bras. Elle se réfugiait en son cabinet detoilette, où elle passait de longues heures à s’habiller, à essayerdes coiffures nouvelles devant sa glace, à faire jouer les robinetsde la baignoire, ce qui l’amusait un instant ; à épucer Spy,et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec les vieilles brides deses chapeaux. La direction de sa maison eût pu emplir le vide deses journées, mais je m’aperçus vite, avec chagrin, que Julietten’était pas la femme de ménage qu’elle se vantait d’être. Elle neprenait de soin, n’avait de goût, n’exerçait de surveillance quepour sa lingerie de corps et pour son chien ; le reste luiimportait peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ouplutôt comme voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelése composait d’une cuisinière, vieille fille sale, avide,grincheuse, dont les talents en cuisine ne s’étendaient pas au delàdu tapioca, de la blanquette de veau, de la salade ; d’unefemme de chambre, Célestine, effrontée, vicieuse, qui n’avaitd’estime que pour les gens qui dépensaient beaucoup d’argent ;enfin d’une femme de charge, la mère Sochard, qui prisait sanscesse, se saoulait effroyablement, afin d’oublier ses malheurs,disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille quiavait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre tabletrès mauvaise, le reste à l’avenant. Si, par hasard, nous avions dumonde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et trèsprétentieux. Je vis avec déplaisance des familiaritésinconvenantes, une sorte de liaison amicale s’établir entreJuliette et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle luicontait des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait lesintimités malpropres des maisons où elle avait passé, donnait desconseils… Chez Mme K… on faisait comme ci ;chez Mme V… comme ça. Aussi, c’étaient des« chouettes places », on peut le dire. Souvent, Juliettese rendait à la lingerie où Célestine cousait, et elle restait là,des heures entières, assise sur une pile de draps, à écouter lesinépuisables « potins » de la bonne… De temps en temps,des discussions s’élevaient à propos d’un objet dérobé, d’unmanquement au service. Célestine s’emportait, lançait les plusgrossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voixesquintée :

– Ah ben !… merci !… En v’làune sale baraque ! Des grues pareilles, ça se permet de vousaccuser !… Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de toi, et puisde ton nigaud, là-bas… qu’a l’air d’un melon !…

Juliette la renvoyait, ne voulait pas mêmequ’elle fît ses huit jours.

– Oui, oui !… tout de suite vospaquets, vilaine fille… tout de suite.

Elle venait se blottir près de moi, tremblanteet pâle.

– Ah ! mon chéri, l’indignecréature, la vilaine fille !… Moi qui étais si gentille pourelle !

Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessusles rires qui recommençaient de plus belle, la voix de Célestinebraillait.

– Bien sûr que c’était une rude salopeque Mme la comtesse ! Ah ! la salope.

Un jour, Juliette me dit :

– Ta petite femme n’a plus rien à semettre… Elle est nue comme un ver, la pauvre !

Alors, ce furent des courses nouvelles, chezla couturière, la modiste, la lingère ; et elle redevint gaie,vive, plus aimante. L’ombre d’ennui qui avait assombri son visage,se dissipa… Au milieu des étoffes, des dentelles, parmi les plumeset les fanfreluches, elle se trouvait vraiment dans son élément,s’épanouissait, resplendissait. Ses doigts passionnés éprouvaientdes jouissances physiques à courir sur les satins, à toucher lescrêpes, à caresser les velours, à se perdre dans les flots laiteuxdes fines batistes. Le moindre bout de soie, à la façon dont ellele chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chosevivante ; des soutaches et des passementeries, elle savaittirer les plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet detoutes ces fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser àJuliette, et je me laissais aller au bonheur de la savoir siheureuse, au charme de la voir si charmante, elle dont la beautéembellissait les objets inertes autour d’elle, elle qui animaittout ce qu’elle touchait d’une vie de grâce !

Pendant plus d’un mois, tous les soirs, onapporta chez nous des paquets, des cartons, des gaines étranges… Etles robes succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Lesombrelles, les chemises brodées, les plus extravagantes lingeriess’entassaient, s’amoncelaient, débordaient des tiroirs, desplacards, des armoires.

– Tu comprends, mon chéri, m’expliquaitJuliette, surprenant dans mes regards un étonnement ; tucomprends… je n’avais plus rien… Ça, c’est un fonds… Je n’auraimaintenant qu’à l’entretenir… Oh ! ne crains rien, va !Je suis très économe… Ainsi, regarde… j’ai fait faire à toutes mesrobes un corsage montant, pour la ville, et puis un corsagedécolleté, pour quand nous irons à l’Opéra !… Compte ce quecela m’économise de costumes… Un… deux… trois… quatre… cinq… cinqcostumes, mon chéri !… Tu vois bien.

Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fitsensation. Tant que dura cette mortelle soirée, je fus le plusmalheureux des hommes… Je sentais les convoitises de ces regards detoute une salle braqués sur Juliette, de ces regards qui ladévisageaient, qui la déshabillaient, de ces regards qui laissenttomber tant d’ordures autour de la femme qu’on admire. J’auraisvoulu cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle unvoile de laine sombre et grossière ; et, le cœur mordu par lahaine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s’effondrât dansun cataclysme ; qu’il broyât, en une chute formidable de sonlustre et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun unpeu de la pudeur de Juliette, qui m’emportaient chacun un peu deson amour. Elle, triomphante, semblait dire : « Je vousaime bien, Messieurs, de me trouver belle ainsi, et vous êtes debraves gens. »

À peine rentrés chez nous, j’attirai Juliettecontre moi, et longtemps, longtemps, je la tins pressée sur moncœur, répétant sans cesse : « Tu m’aimes bien, maJuliette ?… » mais déjà le cœur de Juliette nem’entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cilsdes larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mesbras, et, un peu fâchée, me dit :

– Comment ! j’ai été la plus bellede toutes, de toutes !… et tu n’es pas content ?… Et tupleures ?… Ce n’est pas gentil !… Qu’est-ce qu’il tefaut, alors ?

Notre première fâcherie eut lieu à propos desamis de Juliette. Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autrespersonnages amenés par Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg,revenaient, sans que je les en eusse priés, nous poursuivre, rue deBalzac… Et cela ne me convenait pas, j’entendais séparer mamaîtresse de tout son passé. Je le déclarai nettement à Juliette,qui parut d’abord très étonnée.

– Qu’as-tu contre M. Jesselin ?me demanda-t-elle.

Elle appelait les autres par leur petit nom…Mais elle disait Monsieur Jesselin avec un grandrespect.

– Je n’ai rien contre lui, positivement,ma chérie… Il me déplaît, il m’agace… il est absurde… Voilà, jepense, de bonnes raisons pour ne point désirer voir cetimbécile…

Juliette fut fort scandalisée… Que j’aie putraiter d’imbécile un homme de l’importance et de la réputation deM. Jesselin, cela ne lui entrait pas dans la tête. Elle meregardait avec effroi, comme si je venais de proférer un abominableblasphème.

– Imbécile, M. Jesselin !… Lui,un homme si comme il faut, si sérieux !… qui est allé dans lesIndes !… Mais tu ne sais donc pas qu’il est de la Société deGéographie ?

– Et Gabrielle Bernier ?… Est-elleaussi de la Société de Géographie ?

Juliette ne s’emportait jamais. Seulement,quand elle se fâchait, ses yeux devenaient subitement plus durs, lepli de son front se creusait davantage, sa voix perdait un peu desa douce sonorité. Elle répondit simplement :

– Gabrielle est mon amie.

– C’est bien cela que je luireproche !

Il y eut un moment de silence. Juliette,assise dans un fauteuil, tortillait les dentelles de sa robe dechambre, réfléchissait. Un sourire ironique erra sur seslèvres.

– Alors, il faut que je ne voiepersonne ?… C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?… Hébien, ça va être amusant !… Nous ne sortons jamais,déjà !… Nous vivons comme de vrais loups !…

– Il n’est point question de cela, machérie… J’ai des amis… je leur dirai de venir…

– Oui, je les connais, tes amis… je lesvois d’ici !… des littérateurs, des artistes !… des gensqu’on ne comprend pas quand ils vous parlent… et qui nousemprunteront de l’argent !… Merci !…

Je fus blessé, et répondis vivement :

– Mes amis sont d’honnêtes garçons, tuentends, et qui ont du talent… Tandis que ce crétin et cette salefille !…

– Assez, n’est-ce pas ! commandaJuliette… Tu veux ? c’est bien ! Je leur fermerai maporte… Seulement, quand tu as exigé de vivre avec moi, tu auraisbien dû me prévenir que tu voulais m’enterrer vivante… J’aurais vuce que j’avais à faire…

Elle se leva… Je ne pensai point à lui direque c’était elle, au contraire, qui avait désiré cette existence àdeux, comprenant que ce serait aggraver la discussion inutilement.Je lui pris la main.

– Juliette ! suppliai-je.

– Eh bien, quoi ?

– Tu es fâchée ?

– Moi ? au contraire, je suis trèscontente…

– Juliette !

– Allons, laisse-moi… finis… tu me faismal.

Juliette me bouda toute la journée ;lorsque je lui adressais la parole, elle ne me répondait pas, ou secontentait d’articuler, d’une voix brève, des monosyllabesirritants. J’étais malheureux et colère ; j’eusse voulul’embrasser et la battre, la couvrir de baisers et de coups depoings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme offensée, leslèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je tentai del’attendrir par des allures humbles, des regards repentants etdouloureux ; son masque demeurait impitoyable, son front avaittoujours cette barre d’ombre qui m’inquiétait. Le soir, couchée,elle prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuqueparfumée où mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissaitplus obstinée qu’un mur de pierre… De sourdes impatiencess’agitaient en moi, et je m’efforçais de les dompter. À mesure quela colère m’envahissait, ma voix cherchait des intonations pluscaressantes, se faisait plus douce, plus suppliante.

– Juliette ! ma Juliette !…Parle-moi, je t’en prie !… Parle-moi !… Je t’ai fait dela peine, j’ai été trop dur ?… c’est vrai… Je me repens, je tedemande pardon… Mais parle-moi.

On eût dit que Juliette ne m’entendait pas.Elle coupait les feuillets de son livre, et le sifflement ducouteau sur le papier m’agaçait horriblement.

– Ma Juliette !… Comprends-moi…C’est parce que je t’aime que je t’ai dit cela… C’est parce que jete veux si pure, si respectée !… Et qu’il me semble que cesgens sont indignes de toi… Si je ne t’aimais pas, quem’importerait ?… Et puis, tu crois que je ne veux pas que tusortes !… Mais non… Nous sortirons souvent, tous les soirs…Ah ! ne sois pas ainsi !… J’ai eu tort !…Gronde-moi, bats-moi… Mais parle, parle donc !…

Elle continuait de tourner les pages du livre…Les mots s’étranglaient dans ma gorge :

– C’est mal, Juliette, ce que tu fais là…Je t’assure que c’est mal d’être comme tu es… Puisque je merepens !… Ah ! quel plaisir éprouves-tu donc à metorturer de la sorte ?… Puisque je me repens !… Voyons,Juliette, puisque je me repens !…

Aucun muscle de son corps ne tressaillait àmes prières. Sa nuque surtout m’exaspérait. Entre des mèches decheveux follets, j’y voyais maintenant une tête de bête ironique,des yeux qui me raillaient, une bouche qui me tirait la langue. Etj’eus la tentation d’y porter la main, de la labourer avec mesdoigts, d’en faire jaillir du sang.

– Juliette ! criai-je.

Et mes doigts crispés, écartés, crochus commedes serres, s’avançaient, malgré moi, prêts à s’abattre sur cettenuque, impatients de la déchirer.

– Juliette !

Juliette retourna légèrement la tête, meregarda avec mépris, sans terreur.

– Que veux-tu ? me dit-elle.

– Ce que je veux ?… Ce que jeveux ?…

J’allais proférer des menaces… Je m’étaislevé, à demi, hors des draps, je gesticulais… Et, tout à coup, macolère tomba… Je me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle,tout honteux, et baisant cette belle nuque parfumée :

– Ce que je veux, ma chérie, c’est que tusois heureuse… Que tu reçoives tes amis… C’était si bête ce quej’exigeais de toi !… N’es-tu donc pas la meilleure des femmes…Ne m’aimes-tu pas ?… Ah ! je n’aurai plus d’autre volontéque la tienne, je te le promets !… Et tu verras comme je seraigentil avec eux… Tiens… pourquoi n’inviterais-tu pas Gabrielle àdîner ?… Et Jesselin aussi ?…

– Non ! non !… Tu dis celamaintenant, et demain tu me le reprocherais… Non, non !… Je neveux pas t’imposer des gens que tu détestes… Des sales filles, etdes crétins !…

– Je ne sais où j’avais la tête… Je neles déteste pas… au contraire, ils me plaisent beaucoup…Invite-les, tous les deux… Et j’irai prendre une loge auVaudeville.

– Non !

– Je t’en conjure !

Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.

– Eh bien ! nous verrons demain.

Sincèrement, à cette minute, j’aimaisGabrielle, Jesselin, Célestine… Je crois même que j’aimaisMalterre.

Je ne travaillais plus. Non que l’amour dutravail m’eût abandonné, mais je n’avais plus la faculté créatrice.Tous les jours je m’asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc,cherchant des idées, n’en trouvant pas, et retombant fatalementdans les inquiétudes du présent, qui était Juliette, dans leseffrois de l’avenir qui était Juliette encore !… De même qu’univrogne presse la bouteille tarie pour en exprimer une dernièregoutte de liqueur, de même je pressais mon cerveau dans l’espoird’en faire gicler des gouttes d’idées !… Hélas ! moncerveau était vide !… Il était vide, et il me pesait sur lesépaules, autant qu’une boule énorme de plomb !… Monintelligence avait toujours été lente à s’ébranler ; il luifallait l’excitation, le cinglement du coup de fouet. En raison dema sensibilité mal réglée, de ma passivité, je subissais facilementdes influences intellectuelles et morales, bonnes ou mauvaises.Aussi l’amitié de Lirat m’était-elle très utile, autrefois. Mesidées se dégelaient à la chaleur de son esprit ; saconversation m’ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés ;ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une formemoins indécise que je m’efforçais de transcrire : ilm’habituait à voir, à comprendre, me faisait descendre avec luidans le mystère de la vie profonde… Maintenant, jour par jour, et,pour ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaientles horizons de lumière où j’avais tendu, et la nuit venait, unenuit épaisse, qui non seulement était visible, mais qui étaittangible aussi, car je la touchais réellement, cette nuitmonstrueuse ; je sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux,s’agglutiner à mes doigts, s’enrouler autour de mon corps, enanneaux visqueux…

Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôtsur un petit jardin que décoraient deux grands platanes, et quelimitait un mur, tapissé d’un treillage et couronné de lierre. Pardelà ce mur, au fond d’un autre jardin, une façade de maisonmontait grise et très haute, dardant sur moi cinq rangées defenêtres ; au troisième étage, contre la croisée quil’encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. Ilavait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée surla poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais quedes angles de chair jaune et ridée, des trous d’ombre et des mèchesde barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent surles troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme sepenchait sur lui, sinistrement ; et ce profil avait l’aird’une chouette posée sur l’épaule du vieillard ; jedistinguais son bec recourbé et ses yeux ronds, cruels, avides,sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le jardin, la croisées’ouvrait, et j’entendais une voix aigre, pointue, colère, qui necessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme se tassaitdavantage, sa tête avait un léger mouvement d’oscillation, puis ilredevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa robe dechambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je restaisdes heures à regarder le malheureux, et j’imaginais des dramesterribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée,perdue, broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavrevivant, je me le représentais beau, jeune et fort… C’étaitpeut-être jadis un artiste, un savant, ou simplement un hommeheureux et bon… Et il marchait, la taille haute, les yeux pleins deconfiance, il marchait vers la gloire ou vers le bonheur… Un jour,il avait rencontré cette femme, chez un ami ; et cette femme,elle aussi, avait une voilette parfumée, un petit manchon, unetoque de loutre, un sourire céleste, un air d’angélique douceur… Ettout de suite, il l’avait aimée… Je le suivais pas à pas, dans sapassion, je comptais ses faiblesses, ses lâchetés, ses chutes deplus en plus profondes, jusqu’à l’effondrement dans ce fauteuil degâteux et de paralytique… Et ce que j’imaginais de lui, c’était mavie à moi : c’étaient mes propres sensations, mes terreurs del’avenir, mes angoisses… Peu à peu, l’hallucination prenait uncaractère seulement physique, et c’était moi, que je voyais, souscette calotte de velours, dans cette robe de chambre, avec ce corpsdélabré, cette barbe sale, et Juliette qui se posait sur monépaule, comme un hibou…

Juliette !… Elle rôdait dans le cabinet,le corps lassé, la figure toute barbouillée d’ennui, laissantéchapper des bâillements et des soupirs. Elle ne savait qu’inventerpour se distraire. Le plus souvent, près de moi, elle installaitune table de jeu et s’absorbait dans les combinaisons d’unepatience compliquée ; ou bien elle s’allongeait sur le divan,étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menusinstruments d’écaille, de microscopiques pots d’onguent, etbrossait ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait àêtre plus brillants que de l’agate. Toutes les cinq minutes, elleles examinait, cherchant son image reflétée, comme en un miroir,sur les surfaces polies.

– Regarde, mon chéri !… sont beaux,pas ? Et toi aussi, Spy, regarde les jolis nononglesà ta maîtresse.

Ce frottement léger de la brosse de peau, cetimperceptible craquement du divan, les réflexions de Juliette, sesconversations avec Spy, suffisaient à mettre en déroute le peud’idées que je tentais de rassembler. Ma pensée revenait aussitôtaux préoccupations ordinaires, et je rêvais des rêves pénibles, jevivais des vies douloureuses… Juliette !… L’aimais-je ?…Bien des fois cette question se dressait devant moi, grosse d’undoute affreux ? N’avais-je point été dupe d’un étonnement dessens ?… Ce que j’avais pris pour de l’amour, n’était-ce pointl’éphémère et fugitive révélation d’un plaisir non encoregoûté ?… Juliette !… Certes, je l’aimais… Mais cetteJuliette que j’aimais, n’était-ce point celle que j’avais créée,qui était née de mon imagination, sortie de mon cerveau, celle àqui j’avais donné une âme, une flamme de divinité, celle quej’avais pétrie impossiblement, avec la chair idéale desanges ?… Et encore ne l’aimais-je point comme on aime un beaulivre, un beau vers, une belle statue, comme la réalisation visibleet palpable d’un rêve d’artiste !… Mais l’autreJuliette !… celle qui était là ?… Ce joli animalinconscient, ce bibelot, ce bout d’étoffe, ce rien ?… Je laconsidérais avec attention, tandis qu’elle lissait sesongles !… Oh ! j’aurais voulu déboîter ce crâne et ensonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer le néant ! Et jeme disais : « Quelle existence sera la mienne avec cettefemme qui n’a de goût que pour le plaisir, qui n’est heureuse quedans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgréson apparence chaste, va au vice instinctivement ; qui, dusoir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté cemisérable Malterre ; qui me quittera demain, peut-être ;cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mesadmirations ; qui jamais, jamais, n’entrera dans ma vieintellectuelle ; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur monintelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, surtout moi comme un crime ? »… J’avais des enviesde fuir, de dire à Juliette : « Je sors, mais je serairevenu dans une heure, » et de ne pas rentrer dans cettemaison où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couverclesde cercueil, où l’air m’étouffait, où les choses elles-mêmessemblaient me dire : « Va-t’en. » Eh bien,non !… Je l’aimais ! Et c’était cette Juliette quej’aimais, non l’autre, qui était allée où vont les chimères !…Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance, je l’aimais deson inconscience, de ses futilités, de ce que je soupçonnais enelle de perverti ; je l’aimais de ce torturant amour des mèrespour leur enfant malade, pour leur enfant bossu… Avez-vousrencontré, par un jour glacé d’hiver, avez-vous rencontré, accroupidans l’angle d’une porte, un pauvre être dont les lèvres sontgercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous lesguenilles déchirées ?… Et si vous l’avez rencontré,n’avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et n’avez-vouspas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer contre vous, delui donner à manger, de couvrir ses membres frissonnants devêtements chauds ? J’aimais Juliette ainsi ; je l’aimaisd’une pitié immense… ah ! ne riez pas !… d’une pitiématernelle, d’une pitié infinie !…

– Est-ce que nous n’allons pas sortir,mon chéri ?… Ce serait si gentil de faire un tour de Bois.

Et jetant les yeux sur le papier blanc, où jen’avais pas écrit une ligne :

– C’est tout ça ?… Vrai !… tune t’es pas foulé la rate… Et moi qui suis restée pour te fairetravailler !… Oh ! d’abord, je sais que tu n’arriverasjamais à rien… Tu es bien trop mou !…

Bientôt, tous les jours et tous les soirs noussortîmes. Je ne résistais pas, presque heureux d’échapper auxmortels dégoûts, aux réflexions désespérées que me suggérait notreappartement, à la vision symbolique du vieil homme, à moi-même…Ah ! surtout à moi-même. Dans la foule, dans le bruit, danscette hâte fiévreuse de l’existence de plaisir, j’espérais trouverun oubli, un engourdissement, dompter les révoltes de mon esprit,faire taire le passé dont j’entendais, au fond de mon être, la voixgémir et pleurer. Et, puisque j’étais dans l’impossibilité d’éleverJuliette jusqu’à moi, j’allais m’abaisser jusqu’à elle. Leshauteurs sereines où trône le soleil, que j’avais gravieslentement, au prix de quels efforts ! je les redescendraisd’un coup, d’une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans laboue profonde. Il n’était plus question de m’enfuir. Si, parhasard, cette idée venait encore traverser les brumes de moncerveau, si, dans l’égarement de ma volonté j’apercevais, toujoursplus lointaine, une route de salut, où le devoir semblaitm’appeler, pour me soustraire à l’idée, pour ne pas m’élancer surcette route, je m’accrochais à de faux semblants d’honneur…Pouvais-je quitter Juliette ! moi qui avais exigé qu’ellequittât Malterre ? Moi parti, que deviendrait-elle ?…Mais non ! mais non ! je mentais… Je ne voulais pas laquitter, parce que je l’aimais, parce que j’avais pitié d’elle,parce que… N’était-ce point moi que j’aimais, de moi que j’avaispitié ?… Ah ! je ne sais plus ! je ne saisplus !… Aussi ne croyez point que l’abîme où j’ai roulé m’aitsurpris brusquement… Ne le croyez pas ! Je l’ai vu de loin,j’ai vu son trou noir et béant horriblement, et j’ai couru à lui…Je me suis penché sur les bords pour respirer l’odeur infecte de safange, je me suis dit : « C’est là que tombent, ques’engouffrent les destinées perverties, les vies perdues ; onn’en remonte jamais, jamais ! » Et je m’y suisprécipité…

 

Malgré les menaces du ciel chargé de nuages,la terrasse du café est grouillante de monde. Pas une table qui nesoit occupée ; les cafés concerts, les cirques, les théâtres,ont vomi là « le gratin » de leur public. Partout destoilettes claires et des habits noirs ; des demoisellesempanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, malsaines etblafardes ; des gommeux ahuris, dont la tête se penche sur laboutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs cannes,avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les jambescroisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées defleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,sifflotent un air à la mode, – le refrain que, tout à l’heure, ilsont chanté aux Ambassadeurs, en s’accompagnant avec des assiettes,des verres et des carafes… La dernière lumière s’est éteinte à lafaçade de l’Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles etdes tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d’enfer.Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remises’alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Lescochers dormaillent, couchés sur leurs sièges ; d’autres,réunis en groupe, comiques sous des livrées de hasard, causent enmâchonnant des bouts de cigare et se racontent, avec de gros rires,les gaillardes histoires de leurs clientes. On entend sans cesse lavoix criarde des vendeurs de journaux, qui passent et repassent,jetant, au milieu d’un boniment croustillant, le nom d’une femmeconnue, la nouvelle d’un scandale, tandis que des gamins crapuleuxet sournois, glissant comme des chats entre les tables, offrent desphotographies obscènes, qu’ils découvrent à demi, pour fouetter lesdésirs qui s’endorment, rallumer les curiosités qui s’éteignent. Etdes petites filles, dont le vice précoce a déjà flétri les maigresvisages d’enfant, viennent présenter des bouquets en souriant, d’unsourire équivoque, en mettant dans leurs œillades la savante ethideuse impureté des vieilles prostituées. À l’intérieur du café,toutes les tables sont prises… Pas une place vide… On boit du boutdes lèvres un verre de champagne, on grignote une sandwich du boutdes dents. Toutes les minutes, des curieux entrent, avant de monterau club ou d’aller se coucher, par habitude, ou par« chic » et pour voir aussi s’il n’y a pas « quelquechose à faire ». Lentement, et se dandinant, ils font le tourdes groupes, s’arrêtent pour causer avec des amis, envoient unrapide bonjour de la main, de-ci, de-là, se regardent dans lesglaces, remettent en ordre la cravate blanche qui déborde lepardessus clair ; puis s’en vont, l’esprit orné d’une nouvelleexpression d’argot demi-mondain, plus riches d’un potin cueilli aupassage et dont leur désœuvrement vivra pendant tout un jour. Lesfemmes, accoudées devant un soda-water, leur tête veule – quevergettent de petites hachures roses – appuyée sur la main longgantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes etrêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisinesdes clignements d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires,tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat,frappe, à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. Laréunion est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et dedentelles, de passequilles et de pompons, de plumes teintées et defleurs épanouies, de boucles blondes, de tresses brunes, et delueurs de diamants. Et tous sont à leur poste de combat, les jeuneset les vieux, les débutants au visage imberbe, les chevronnés auxcheveux blanchis, les dupes naïves et les hardis écumeurs :irrégularités sociales, situations fausses, vices déréglés, bassescupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues quinaissent, se confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleurdu fumier parisien.

C’est dans cette atmosphère, chargée d’ennuis,d’inquiétude et de parfums lourds, que nous venions, tous lessoirs, désormais. Dans la journée, les stations chez lescouturières, le Bois, les Courses ; la nuit, les restaurants,les théâtres, les réunions galantes. Partout où ce monde spécials’étale, on était certain de nous voir apparaître ; nousétions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont oncommençait à parler, et de ses robes qui excitaient l’envie,l’émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous.Notre appartement ne nous servait plus guère que de cabinet detoilette. Quand Juliette s’habillait, elle devenait dure, presqueféroce. Le pli de son front lui coupait la peau comme unecicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se fâchait, semblaitemportée vers des buts de destruction. Autour d’elle, le cabinetétait au pillage : les tiroirs ouverts, des jupons gisant surle tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur leschaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselinesbouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougiesde fard, des gants, des bas, des voilettes pendues aux branches desflambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, effrontée,cynique, évoluait, bondissait, glissait, s’agenouillait aux piedsde sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des plis,nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites pourtripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Julietteavec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observationsvives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d’une flammede vice canaille, s’attachaient sur moi, obstinément ironiques. Cen’est qu’en public, à l’éclat des lumières, sous le feu croisé desregards d’homme, que Juliette retrouvait son sourire, etl’expression de joie un peu étonnée et candide qu’elle conservaitjusque dans ces milieux répugnants de la débauche. Et nous venions,en ce cabaret, avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gensrencontrés on ne sait où, présentés on ne sait par qui, desimbéciles, des escrocs, des princes, toute unechiennerieinternationale et boulevardière que noustraînions à nos trousses. On disait généralement : « Labande Mintié ».

– Que faites-vous ce soir ?

– Je vais avec la bande Mintié.

Jesselin nous donnait des renseignements surle personnel de l’endroit ; il n’ignorait rien des dessous dela vie galante ; il en parlait, d’ailleurs, avec une sorted’admiration, en dépit de tous les détails honteux ou tragiquesqu’il nous révélait.

« Cet homme très entouré et qu’on écouterespectueusement ?… Il avait été valet de chambre. Son maîtrele chassa, pour vol. Mais il se fit croupier, exploita tous lesbouges clandestins, devint caissier de cercle, puis, habilement,pendant quelques années, disparut. Aujourd’hui, il possédait desintérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries decourses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et unhôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de l’argent, à centpour cent, à des demoiselles dans l’embarras et dont il avait, aupréalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à sesheures, avec esclandre ; achetant des tableaux très chers, ilpassait pour un homme honorable et un protecteur des arts. Dans lesjournaux, on citait son nom, dévotieusement.

« Et cet autre, énorme, joufflu, dont levisage gras et plissé est éternellement fendu d’un rired’idiot ?… Un enfant !… Dix-huit ans, à peine. Il a unemaîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au Bois, lelundi, et un professeur-abbé qu’il conduit au lac, le mardi, dansla même voiture. Sa mère a ainsi compris l’éducation de ce fils,voulant qu’il menât de front les saintes croyances et les galantesaventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant savieille folle de mère. « Un vrai type ! » résumaitJesselin.

« Un duc, celui-là, un duc porteur d’ungrand nom de France !… Ah ! le joli duc ! Le roi despique-assiettes ! Il entre timidement, comme un chien peureux,regarde à travers son monocle, flaire un souper, s’installe etdévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n’a peut-être pasdîné, le duc ; il est sans doute revenu bredouille de sesquotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chezBignon, en quête d’un ami et d’un menu. Très bien avec les petitesdames et les marchands de chevaux, il fait les commissions desunes, monte les bêtes des autres. Chargé de dire, partout où ilva : « Ah ! quelle femme charmante !… Ah !quelle admirable bête ! » Il reçoit, en échange de cesservices, quelques louis avec lesquels il paie son valet dechambre.

« Encore un grand nom, peu à peu etirrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects etdes proxénétismes cachés. Celui-ci fut brillant, autrefois ;il garde encore, malgré l’embonpoint qui est venu, malgré labouffissure des chairs, une allure élégante, et un parfum de bonnecompagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où ilopère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a cinquante ans,les majors dans les tables d’hôte. Sa politesse et son éducationlui sont un capital qu’il exploite en perfection. Il sait tirerparti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, carnul, mieux que lui, ne s’entend à mettre ses malheurs conjugaux encoupe réglée.

« Ce visage livide, encadré de favorisgrisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint ?… On ne savaitpas !… Longtemps des bruits sinistres avaient couru sur cepersonnage, des histoires de sang… D’abord, on eut peur et ons’éloigna… Un vieux souvenir, après tout !… D’ailleurs, ildépensait beaucoup d’argent… Qu’importe quelques gouttes rouges quiroulent sur des piles d’or !… Les femmes en étaientfolles…

« Ce jeune homme si joli, à la moustachesi galamment retroussée ?… Un jour, n’ayant plus le sou, et safamille lui coupant les vivres, il eut l’ingénieuse pensée de fairecroire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtressequ’il avait, et s’en revint à la maison paternelle. Une jeunefille, compagne de son enfance, l’adorait. Elle était riche. Ill’épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait la dot etretrouvait la vieille maîtresse. « Elle est bonne !ajoutait Jesselin, non là vrai ! Elle est trèsbonne ! »

« Et les complaisants, et les chassés desclubs, et les expulsés des Courses, et les exécutés de la Bourse,et les étrangers venus, le diable sait d’où, qu’un scandale apporteet que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi etl’estime bourgeoise, qui s’adjugent des royautés parisiennes,devant lesquelles on s’incline ! Tous ils grouillaient là,superbes, impunis et tarés ! »

Juliette écoutait, amusée par ces récits,attirée par cette boue et par ce sang, flattée des hommagesignobles qu’elle sentait lui arriver des regards de ces crétins etde ces bandits. Mais elle gardait sa tenue décente, son charme devierge, ses allures à la fois hautaines et abandonnées, pourlesquelles un jour, chez Lirat, je m’étais damné !…

Voilà que les figures pâlissent, les traitss’étirent… la fatigue gonfle et rougit les paupières… Un à un, ilsquittent le cabaret, las et inquiets… Savent-ils ce que demain leurréserve, ce qui les attend chez eux ; quelle ruine lesguette ; au fond de quel gouffre de misère et d’infamie ilssombreront, les pauvres diables ?… Quelquefois un coup depistolet creuse un vide dans la bande… Ne sera-ce pas leur tour,demain ?… Demain !… Ne sera-ce pas mon tour aussi ?Ah ! demain !… toujours la menace de demain !… Etnous rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.

Le boulevard était désert. Un grand silences’appesantissait sur la ville. Seules, les fenêtres des tripotsluisaient, pareilles à des yeux de bêtes géantes, tapies dans lanuit.

 

Sans connaître exactement ma situation defortune, je sentais la ruine proche. J’avais payé des sommesconsidérables, les dettes s’accumulaient sur les dettes et, loin dediminuer, les fantaisies de Juliette devenaient plus nombreuses,plus extravagantes : l’or coulait de ses doigts, comme l’eaud’une fontaine, en un ruissellement continu. « Elle me croitsans doute plus riche que je ne le suis, pensais-je, voulant metromper moi-même : je devrais l’avertir, peut-être semontrerait-elle plus réservée dans ses désirs. » La vérité estque j’écartais systématiquement toute idée de ce genre, que jeredoutais les conséquences probables d’une pareille révélation,plus que n’importe quel malheur dans le monde. En mes raresinstants de lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenaisque, sous son air de douceur, sous ses naïvetés d’enfant gâtée,sous la passion robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachaitune volonté terrible d’être belle toujours, adulée, courtisée, uneffroyable égoïsme qui n’eût reculé devant aucune cruauté, devantaucun crime moral… Je m’apercevais qu’elle m’aimait moins que ledernier de ses chiffons, qu’elle m’eût sacrifié pour un manteau,pour une cravate, pour une paire de gants… Entraînée dans cetteexistence, elle ne s’arrêterait point… Et alors ?… Alors ungrand froid me secouait de la tête aux pieds… Qu’elle me quittât,non, non, voilà ce que je ne voulais pas !… Le moment le pluspénible pour moi, c’était le matin, au réveil. Les yeux fermés,ramenant les couvertures par-dessus ma tête, le corps tassé enboule, je réfléchissais à ma situation, avec d’épouvantablestortures… Et plus elle me paraissait compromise, plus je meraccrochais à Juliette, désespérément. J’avais beau me dire quel’argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines,l’agonie de mes espérances, me serait retiré ; je m’entêtais,je m’acharnais en d’impossibles combinaisons… Je me voyais abattantdes besognes formidables en huit jours… Je rêvais de trouver desmillions dans des fiacres… Des héritages prodigieux me tombaient duciel… Le vol me hantait… Peu à peu, toutes ces folies prenaient uncorps dans mon cerveau détraqué… Je donnais à Juliette des palais,des châteaux ; je l’écrasais sous le poids des diamants et desperles ; l’or, autour d’elle, coulait, flambait ; et,par-dessus la terre, je la hissais sur des pourpres vertigineuses…Puis, la réalité revenait brusquement… Je m’enfonçais davantagedans le lit… Je cherchais des néants au fond desquels j’auraisdisparu… je m’efforçais de dormir… Et, tout d’un coup, haletant, lasueur au front, les yeux hagards, je me collais à Juliette,l’étreignais de toutes mes forces, sanglotant.

– Tu ne me quitteras jamais, maJuliette !… dis, dis que tu ne me quitteras jamais… Parce que,vois-tu, j’en mourrais… j’en deviendrais fou… je me tuerais !…Juliette, je te jure que je me tuerais !

– Mais, qu’est-ce qui te prend ?…Pourquoi trembles-tu ? Non, mon chéri, je ne te quitterai pas…Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?… Et puis, je t’aimetant !… quand tu es bien gentil, comme maintenant !

– Oui, oui, je me tuerais !… je metuerais !…

– Es-tu drôle, mon chéri !… Pourquoime dis-tu cela ?…

– Parce que…

J’allais tout lui révéler… Je n’osai pas. Etje repris :

– Parce que je t’aime !… parce queje ne veux pas que tu me quittes… parce que je ne veuxpas !…

Il fallut bien, cependant, en arriver à cetteconfidence… Juliette avait vu, à la vitrine d’un bijoutier de larue de la Paix, un collier de perles dont elle parlait sans cesse.Un jour que nous nous trouvions dans le quartier :

– Viens voir le beau bijou, medit-elle.

Et le nez contre la glace, les yeux luisants,longtemps elle contempla le collier qui arrondissait, sur levelours grenat de l’écrin, son triple rang de perles roses. Jesentais des frissons lui courir sur la peau.

– Pas, qu’il est beau ?… Et pas cherdu tout ! J’ai demandé le prix… cinquante mille francs… C’estune occasion unique.

Je cherchai à l’entraîner plus loin. Mais,câline, se penchant à mon bras, elle me retint. Et ellesoupira :

– Ah ! comme il ferait bien sur lecou de ta petite femme !

Elle ajouta, avec un air de désolationprofonde :

– C’est vrai, aussi !… Toutes lesfemmes ont des tas de bijoux… Moi, je n’ai rien… Si tu étais biengentil, bien gentil !… tu le donnerais à ta pauvre petiteJuliette… Voilà !

Je balbutiai :

– Certainement, je veux bien… mais plustard… dans huit jours !…

Le visage de Juliette s’assombrit.

– Pourquoi dans huit jours ?…Oh ! je t’en prie, tout de suite, tout de suite !

– C’est que vois-tu, maintenant, je suisgêné… très gêné…

– Comment ? déjà ?… Tu n’asplus le sou ?… Ah bien, vrai !… Où ça passe-t-il donc,tout ton argent ?… Tu n’as plus le sou ?

– Mais si… Mais si ! seulement jesuis gêné, momentanément.

– Eh bien, alors ? qu’est-ce que çafait ?… J’ai demandé aussi pour le paiement… On secontenterait de billets… Cinq billets de dix mille francs… Ce n’estpas une affaire d’État !

– Sans doute… Plus tard ! je tepromets… Viens !

– Ah ! fit Juliette simplement.

Je la regardai, le pli de son front meterrifia ; je vis passer en ses yeux une flamme sombre… Et,dans l’espace d’une seconde, tout un monde de sensationsextraordinaires, et non encore éprouvées, m’envahit. Trèsnettement, avec une lucidité parfaite, avec un implacablesang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je me posaicette double question : « Juliette et ledéshonneur ; Juliette et la prison ? » Je n’hésitaipas.

– Entrons, dis-je.

Elle emporta le collier.

Le soir, parée de ses perles, elle s’assit surmes genoux, radieuse, et, les bras noués autour de mon cou, elleresta longtemps à me bercer de sa douce voix.

– Ah ! mon pauvre chéri,disait-elle… Je n’ai pas toujours été sage !… Oui, je me rendscompte… je suis un peu folle quelquefois… Mais c’est finimaintenant !… Je veux être une femme bonne, sérieuse… Et puis,tu travailleras bien… tu feras un beau roman, une belle pièce dethéâtre… Et puis nous serons riches, très riches… Et puis, quand tuseras trop gêné, nous vendrons le beau collier !… Parce queles bijoux, c’est pas comme les robes ; c’est de l’argent, lesbijoux… Embrasse-moi fort…

Ah ! comme elle s’envola vite, cettenuit-là ? Comme les heures s’enfuirent, effarées sans douted’entendre hurler l’amour avec la voix maudite des damnés.

Les désastres se multipliaient, seprécipitaient. Des billets, souscrits aux fournisseurs de Juliette,restèrent impayés, et c’est à peine si je pouvais, en empruntantpartout, trouver l’argent nécessaire à notre existence quotidienne.Mon père avait laissé quelques créances à Saint-Michel. Généreux etbon, il aimait à obliger les petits cultivateurs dans l’embarras.Je lançai les huissiers, sans pitié, contre ces pauvres diables,faisant vendre leur masure, leur bout de champ, ce par quoi ilsvivaient misérablement, en se privant de tout. Dans les maisons oùje possédais encore du crédit, j’achetais des choses que jerevendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque dans lesbrocantes les plus véreuses… Des projets de chantage inouïsgermaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuellesdemandes d’argent. Enfin, une fois, j’allai chez Lirat. Il mefallait cinq cents francs pour le soir, et j’allai chez Lirat,délibérément, effrontément ! Pourtant, en sa présence, danscet atelier tout plein de souvenirs regrettés, mon assurance tomba,et j’eus une sorte de pudeur tardive… Je tournai autour de Lirat,pendant un quart d’heure, sans parvenir à lui expliquer ce quej’attendais de son amitié… De son amitié !… Et je me disposaisà partir.

– Eh bien, au revoir, Lirat.

– Au revoir, mon ami.

– Ah ! j’oubliais… Ne pourriez-vouspas me prêter cinq cents francs ? Je comptais sur mesfermages… Ils sont en retard.

Et rapidement, j’ajoutai :

– Je vous les rendrai demain… demainmatin.

Lirat fixa un instant ses yeux sur moi… Jerevois encore ce regard… En vérité, il était douloureux.

– Cinq cents francs !… me dit-il… Oùdiable voulez-vous que je les prenne ?… Est-ce que j’ai jamaiseu cinq cents francs ?

J’insistai, répétant :

– Je vous les rendrai demain… demainmatin.

– Mais je ne les ai pas, mon pauvreMintié !… Il me reste deux cents francs… Si cela peut vousêtre utile ?

Je pensai que ces deux cents francs qu’ilm’offrait, c’était le pain de tout un mois. Je répondis, le cœurdéchiré :

– Eh bien, oui !… Tout demême !… Je vous les rendrai demain… demain matin.

– C’est bon, c’est bon !…

J’aurais voulu, à ce moment, me jeter au coude Lirat, lui demander pardon, lui crier : « Non, non, jene veux pas de cet argent ! » Et, comme un voleur, jel’emportai.

Mes propriétés, le Prieuré lui-même, lavieille et familiale demeure, couverts d’hypothèques, furentvendus !… Ah ! le triste voyage que je fis à cetteoccasion !… Il y avait bien longtemps que je n’étais retournéà Saint-Michel ! Et cependant, aux heures de dégoût et delassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petitpays tranquille m’était une douceur, un apaisement. Les soufflespurs qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveaucongestionné, calmaient ma poitrine, brûlée par les acidescorrosifs que charrie l’air empesté des villes, et je m’étaispromis souvent, quand je serais fatigué de toujours poursuivre deschimères, de me réfugier là, dans la paix, dans la sérénité deschoses maternelles. Saint-Michel !… Jamais il ne m’avait étécher autant que depuis que je l’avais quitté ; il me semblaitcontenir des beautés et des richesses dont je n’avais pas su jouirencore, et que je découvrais subitement… J’aimais à en rappeler lessouvenirs, j’aimais surtout à évoquer la forêt, la belle forêt où,tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m’étais perdu…Délicieusement, humant l’arome des puissantes sèves, l’oreillecharmée par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis etles futaies, ainsi que des harpes et des violoncelles, jem’enfonçais dans les grandes allées aux voûtes tremblantes defeuillage, les grandes allées droites qui, très loin, là-bas,finissaient brusquement et s’ouvraient comme une baie d’église, surla clarté d’un pan de ciel ogival et radieux… Dans ces rêves, jevoyais les branches des chênes tendre vers moi leurs bouquets plusverts, heureuses de me retrouver ; les jeunes baliveaux mesaluaient, au passage, avec un bruissement joyeux ; ils medisaient : « Regarde comme nous avons grandi, comme notretronc est lisse et vigoureux, comme l’air est bon où nous étendonsnos fines ramures balancées, comme la terre est charitable où nouspoussons nos racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants. »Les mousses et les bruyères m’appelaient : « Nous t’avonsfait un bon lit, petit, un bon lit parfumé, et tel qu’il n’y en apas dans les maisons avares et dorées des grandes villes…Allonge-toi, et roule-toi ; si tu as trop chaud, la fougèreagitera sur ta tête ses légers éventails ; si tu as tropfroid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer unrayon de soleil qui te réjouira. » Hélas ! depuis quej’aimais Juliette, peu à peu ces voix s’étaient tues. Ces souvenirsne revenaient plus, comme des anges gardiens, bercer mon sommeil,et secouer leurs ailes blanches, dans l’azur détruit de messonges !… Le passé s’éloignait de moi, honteux demoi !…

Le train filait ; il avait franchi lesplaines de la Beauce, plus mélancoliques encore à regarder qu’auxjours poignants de la guerre… Et je reconnaissais mes petits champsbossus, et leurs haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mesvallées étroites, mes peupliers à la cime penchée en forme decapuchon, qui ressemblent, dans la campagne, à d’étrangesprocessions de pénitents bleus, mes fermes au toit haut et moussu,mes chemins de traverse encaissés et rocailleux, qui dévalent,bordés de trognes de charme, sous des verdures robustes ; maforêt là-bas, noire dans le soleil couchant… Il faisait nuit quandj’arrivai à Saint-Michel. J’aimais mieux cela. Traverser la rue, enplein jour, sous les regards curieux de tous ces braves gens quim’avaient vu enfant, cela m’eût été pénible… Il me semblait qu’il yavait sur moi tant de hontes, qu’ils se seraient détournés avechorreur, comme d’un chien galeux… Je hâtai le pas, relevant lecollet de mon pardessus… L’épicière, qu’on appelaitMme Henriette, et qui, jadis, me bourrait degâteaux, était devant sa boutique, à causer avec des voisines. Jetremblai qu’elles ne parlassent de moi, je quittai le trottoir etpris la chaussée… Heureusement qu’une charrette passa, dont lebruit couvrit les paroles de ces femmes… Le presbytère… la maisondes sœurs… l’église… le Prieuré !… À cette heure, le Prieurén’était rien qu’une masse noire, énorme, dans le ciel… Et pourtant,le cœur me manqua… Je dus m’appuyer contre un des piliers de lagrille, reprendre haleine… À quelques pas de moi, la forêtgrondait, sa grosse voix s’enflait, colère, et pareille à la voixdéchaînée des brisants…

Marie et Félix m’attendaient… Marie, plusvieille, plus ridée ; Félix, plus courbé, dodelinant de latête davantage…

– Ah ! monsieur Jean ! monsieurJean !

Et, tout de suite, Marie, s’emparant de mavalise :

– Vous devez avoir joliment faim,monsieur Jean !… Je vous ai fait une soupe, comme vousl’aimiez, et puis j’ai mis un bon poulet à la broche.

– Merci ! dis-je… Je ne dîneraipas.

J’aurais voulu les embrasser tous les deux,leur ouvrir mes bras, pleurer sur leurs vieilles facesparcheminées… Eh bien, ma voix était dure, cassante. J’avaisprononcé : « Je ne dînerai pas », sur un ton demenace. Ils m’examinaient, un peu effarés, ne cessaient derépéter :

– Ah ! monsieur Jean !… Commeil y a longtemps !… Ah ! monsieur Jean !… Comme vousêtes beau garçon !…

Alors Marie, pensant qu’elle m’intéresserait,commença de me débiter les nouvelles du pays.

– Ce pauvre monsieur le curé est mort,vous avez su cela !… Le nouveau ne prend point ici ;c’est trop jeune, ça veut faire du zèle… Baptiste a été tué par unarbre…

Je l’interrompis :

– Bien, bien, Marie… Vous me contereztout cela demain…

Elle me conduisit à ma chambre, et medemanda :

– Faudra-t-il vous porter votre bol delait, monsieur Jean ?

– Comme vous voudrez !

Et, la porte refermée, je m’abattis dans unfauteuil, et longtemps, longtemps, je sanglotai.

Le lendemain je me levai dès l’aube… LePrieuré n’avait pas changé ; il y avait seulement un peu plusd’herbes dans les allées, de mousse sur le perron, et quelquesarbres étaient morts. Je revis la grille, les pelouses teigneuses,les sorbiers chétifs, les marronniers vénérables ; je revis lebassin où baignaient les arums, où le petit chat avait été tué, lerideau de sapins qui cachait les communs, l’étude abandonnée ;je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs de pierre pareilsà de vieilles tombes… Dans le potager, Félix binait uneplate-bande… Ah ! comme il était cassé, le pauvrehomme !

Il me montra une épine blanche, et medit :

– C’est là que vous veniez avec défuntvot’ pauv’ père, pour guetter le merle… Vous rappelez-vous ben,monsieur Jean ?

– Oui, oui, Félix.

– Et pis la grive, itou, dame !

– Oui, oui, Félix…

Je m’éloignai. Je ne pouvais supporter la vuede ce vieillard, qui pensait mourir au Prieuré, et que j’allaischasser, et qui s’en irait où ?… Il nous avait servis avecfidélité, il était presque de la famille, pauvre, incapable degagner sa vie désormais… Et j’allais le chasser !… Ah !comment ai-je fait cela ?

Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elletournait autour de ma chaise avec une agitation inaccoutumée.

– Faites excuse, monsieur Jean, medit-elle enfin… Faut que j’en aie le cœur net… C’est-y vrai quevous vendez le Prieuré ?…

– Oui, Marie.

La vieille fille écarquilla les yeux,stupéfaite, et posant ses deux mains sur la table, ellerépéta :

– Vous vendez le Prieuré ?

– Oui, Marie.

– Le Prieuré où toute votre famille estnée… Le Prieuré où votre père et votre mère sont morts ?… LePrieuré, Seigneur Jésus !

– Oui, Marie.

Elle se recula comme effrayée :

– Mais vous êtes donc un méchant enfant,monsieur Jean ?

Je ne répondis rien. Marie sortit de la salleà manger et ne m’adressa plus la parole.

Deux jours après, mes affaires terminées, lesactes signés, je repartais… De ma fortune, il me restait de quoivivre un mois, à peine. C’était fini, bien fini !… Des dettesécrasantes, des dettes ignobles, et rien !… Ah ! si letrain avait pu m’emporter loin, toujours plus loin, n’arriverjamais ! C’est à Paris que je m’aperçus seulement que jen’avais pas été m’agenouiller sur les tombes de mon père et de mamère.

Juliette me reçut tendrement. Ellem’embrassait avec passion.

– Ah ! mon chéri, mon chéri !…J’ai cru que tu ne reviendrais plus !… Cinq jours ! pensedonc ! D’abord, si tu refais encore des voyages, je veux alleravec toi…

Elle se montrait si affectueuse, sivéritablement émue, ses caresses me donnaient tant de confiance, etpuis ce que j’avais de gros sur le cœur me semblait si lourd àporter, que je n’hésitai pas à lui tout avouer. Je la pris dans mesbras et l’assis sur mes genoux.

– Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je,écoute-moi bien… Je suis perdu, ruiné… ruiné, tu entends :ruiné !… Nous n’avons plus que quatre mille francs !…

– Pauvre mignon ! soupira Juliette,en posant sa tête sur mon épaule, pauvre mignon !

J’éclatai en sanglots, et jem’écriai :

– Tu comprends qu’il faut que je tequitte… Et j’en mourrai !

– Allons, tu es fou de parler ainsi…Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans toi, monchéri ?… Voyons, ne pleure pas, ne te désole pas…

Elle essuya mes yeux humides, et continua desa voix, à chaque instant plus douce :

– D’abord nous avons quatre mille francs…nous pouvons vivre quatre mois avec cela… Pendant ces quatre mois,tu travailleras… Voyons, en quatre mois, si tu n’as pas le temps defaire un beau livre !… Mais ne pleure plus… parce que si tupleures, je ne te dirai pas un gros secret… un gros, gros, grossecret… Sais-tu ce qu’elle fait, ta petite femme qui se doutaitbien un peu de cela ?… le sais-tu ?… Eh bien !depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçonsd’équitation… et, l’année prochaine, comme elle sera très forte,Franconi l’engagera… Sais-tu ce que gagne une écuyère de hauteécole ?… Deux mille, trois mille francs par mois… Ainsi, tuvois qu’il n’y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon !

Toutes les déraisons, toutes les foliesm’étaient bonnes. Je m’y accrochais désespérément, comme le marinperdu s’accroche aux épaves incertaines que la vague pousse. Pourvuqu’elles me soutinssent un instant, je ne me demandais pas versquels plus dangereux récifs, vers quelles profondeurs plus noires,elles m’entraîneraient. Je conservais aussi cet espoir absurde ducondamné à mort qui, jusque sur la sanglante plate-forme, jusquesous le couteau, attend un événement impossible, une révolutioninstantanée, une catastrophe planétaire, qui le délivreront de lamort. Je me laissai bercer par le joli ronron des paroles deJuliette !… Des résolutions de travail héroïque me venaient àl’esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés…J’entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres ;des théâtres où des messieurs graves et maquillés s’avançaient,lançant mon nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu parla fatigue, brisé par l’émotion, je m’endormis…

 

Nous finissons de dîner… Juliette a été plustendre encore qu’au moment de mon retour. Pourtant, je vois en elleune inquiétude, une préoccupation. Elle est triste et gaie, tout àla fois : qu’y a-t-il donc derrière ce front où des nuagespassent ? Malgré ses protestations, est-elle décidée à mequitter, et veut-elle rendre moins pénible notre séparation, en meprodiguant tous les trésors de ses caresses ?…

– Que c’est donc ennuyeux, monchéri ! dit-elle… Il faut que je sorte.

– Comment, il faut que tu sortes ?…Maintenant ?

– Mais oui, figure-toi… Cette pauvreGabrielle est très malade… Elle est seule… j’ai promis d’aller lavoir. Oh ! je ne serai pas longtemps… Une heure à peine…

Juliette parle très naturellement… Et je nesais pas pourquoi, je pense qu’elle ment, qu’elle ne va pas chezGabrielle… et je suis mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux…Je lui dis :

– Ne pourrais-tu attendredemain ?

– Oh ! c’est impossible !… Tucomprends, j’ai promis !

– Je t’en prie !… demain…

– C’est impossible !… Cette pauvreGabrielle !

– Eh bien !… Je vais avec toi… Jeresterai à la porte, je t’attendrai !

Sournoisement, je l’examine… Son visage n’apas frémi… Non, en vérité, elle n’a pas eu la moindre surprise desnerfs. Elle répond avec douceur :

– Ça n’est pas raisonnable !… Tu esfatigué, mon chéri… Couche-toi !

Déjà j’ai vu glisser, comme une couleuvre, latraîne de sa robe, derrière la portière retombée… Juliette est dansson cabinet de toilette… Et moi, les yeux obstinément fixés sur lanappe, où danse le reflet rouge d’une bouteille de vin, jeréfléchis que, dans ces temps derniers, des femmes sont venues ici,des femmes grasses, louches, des femmes qui avaient l’air dechiennes, flairant des ordures… J’ai demandé à Juliette :« Qui sont ces femmes ? » Juliette m’a répondu, unefois : « C’est la corsetière », une autrefois : « C’est la brodeuse… » Et je l’ai cru !…Un jour, sur le tapis, j’ai ramassé une carte de visite quitraînait… Madame Rabineau, 114, rue de Sèze… « Qui ça,Mme Rabineau ? » Juliette m’arépondu : « Ce n’est rien, donne… » Et elle adéchiré la carte… Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue deSèze, pour savoir !… Je me souviens de tout cela… Ah !comment n’ai-je pas compris ?… Comment ne leur ai-je pas sautéà la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine ?…Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, leventre sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs !…Juliette est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, encostume sombre… avec une voilette épaisse qui lui cache la figure…L’ombre de sa main court sur la nappe, elle s’allonge, s’élargit,se rétrécit, disparaît et revient… Toujours je verrai cette ombrediabolique, toujours !…

– Embrasse-moi bien, mon chéri.

– Ne sors pas, Juliette ; ne sorspas, je t’en conjure.

– Embrasse-moi… bien fort… plus fortencore…

Elle est triste… À travers la voiletteépaisse, je sens sur ma joue l’humidité d’une larme.

– Pourquoi pleures-tu, Juliette ?…Juliette, par pitié, reste près de moi !

– Embrasse-moi… Je t’adore, mon Jean… Jet’adore !…

Elle est partie… Des portes s’ouvrent, sereferment… Elle est partie… Dehors, j’entends le bruit d’unevoiture qui roule… Le bruit s’éloigne, s’éloigne et meurt… Elle estpartie !…

Et me voilà dans la rue, moi aussi… Un fiacrepasse.

– 114, rue de Sèze !

Ah ! ma résolution a été vite prise… J’airéfléchi que j’avais le temps d’arriver avant elle… Elle a biencompris que je n’étais pas dupe de la maladie de Gabrielle… Matristesse, mon insistance lui ont sans doute inspiré la crainted’être espionnée, suivie, et vraisemblablement, elle ne se sera pasdirigée, tout droit, là-bas… Mais pourquoi cette abominable penséeest-elle tombée sur moi, tout à coup, comme la foudre ?…Pourquoi cela, et pas autre chose ? J’espère encore que mespressentiments m’ont trompé, que Mme Rabineau« ce n’est rien », que Gabrielle est malade…

Une sorte de petit hôtel étranglé entre deuxhautes maisons ; une porte étroite, creusée dans le mur,au-dessus de trois marches ; une façade sombre, dont lesfenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière… C’estlà !… C’est là qu’elle va venir, qu’elle est venuepeut-être !… Et des rages me poussent vers cette porte, jevoudrais mettre le feu à cette maison ; je voudrais, dans uneflambée infernale, faire hurler et se tordre toutes les chairsdamnées qui sont là… Tout à l’heure, une femme, les mains dans lespoches de sa jaquette claire, les coudes écartés, est entrée enchantant et se dandinant… Pourquoi ne lui ai-je pas craché à lafigure ?… Un vieillard est descendu de son coupé… Il a passéprès de moi, s’ébrouant, soufflant, soutenu aux aisselles par sonvalet de chambre… Ses jambes tremblantes ne pouvaient leporter ; entre ses paupières bouffies, molles, luisait uneflamme de débauche sanguinaire… Pourquoi n’ai-je pas balafré laface hideuse de ce vieux faune ataxique ?… Il attend peut-êtreJuliette !… La porte d’enfer s’est refermée sur lui… et, uninstant, mes yeux ont plongé dans le gouffre… Je croyais voir desflammes rouges, de la fumée, des enlacements abominables, desdégringolades d’êtres affreusement emmêlés… Non, c’est un couloirtriste, désert, éclairé par la clarté pâle d’une lampe, puis aufond quelque chose de noir, comme un trou d’ombre, où l’on sentgrouiller des choses impures… Et les voitures s’arrêtent, vomissantleur provision de fumier humain, dans cette sentine de l’amour… Unepetite fille, de dix ans à peine, me poursuit : « Lesbelles violettes !… les belles violettes ! » Je luidonne une pièce d’or : « Va-t’en, petite, va-t’en !…Ne reste pas là. Ils te prendraient !… » Mon cerveaus’exalte, j’éprouve au cœur la douleur de mille crocs, de millegriffes qui le fouillent, le déchirent, s’acharnent… Des désirs demeurtre s’allument en moi et mettent dans mes bras les gestes detuer… Ah ! me précipiter, le fouet en main, au milieu de cespriapées, et zébrer ces corps d’ineffaçables plaies, éparpiller descoulées de sang chaud, des morceaux de chair vive, sur les glaces,sur les tapis, les lits… Et à la porte de la maison infâme, ainsiqu’une chouette aux portes des granges campagnardes, clouer laRabineau, nue, éventrée, les entrailles pendantes !… Un fiacres’est arrêté : une femme en sort ; j’ai reconnu lechapeau, la voilette, la robe.

– Juliette !

En me voyant, elle pousse un cri… Mais elle seremet vite… Ses yeux me bravent :

– Laisse-moi, crie-t-elle… que fais-tulà ?… Laisse-moi !

Je lui broie les poignets, et d’une voix quis’étrangle, qui râle :

– Écoute-moi… Si tu fais un pas, si tudis un mot… je te renverse sur le trottoir et je t’écrase la têtesous le talon de mes souliers.

– Laisse-moi !

Lourdement, je plaque une main sur son visage,et de mes ongles, furieux, je laboure son front, ses joues, d’où lesang jaillit.

– Jean ! oh ! Jean !…Pitié, je t’en prie !… Jean, grâce ! grâce !… Soisbon !… Tu me tues…

Je la conduis brutalement vers la voiture… etnous rentrons… Pliée en deux, elle est là, près de moi, quisanglote… Que vais-je faire ?… Je n’en sais rien… En vérité,je n’en sais rien… Je ne me demande rien, je ne pense à rien… Il mesemble qu’une montagne de rochers s’est abattue sur moi… J’ai cettesensation de blocs lourds sous lesquels mon crâne s’est aplati, machair s’est écrasée… Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoices murs hauts et blafards fuient-ils dans le ciel ? Pourquoides oiseaux sombres volent-ils dans des clartés subites ?…Pourquoi une chose, affaissée près de moi, pleure-t-elle ?…Pourquoi ? Je l’ignore…

Chapitre 7

 

 

Je vais la tuer… Elle est dans sa chambre,sans lumière, couchée… Moi, dans le cabinet de toilette, je marche,je marche… Je marche haletant, la tête en feu, les poings crispés,impatients de justice… Je vais la tuer !… De temps en temps,je m’arrête près de la porte et j’écoute… Elle pleure… Et, tout àl’heure, j’entrerai… J’entrerai et je l’arracherai du lit, je latraînerai par les cheveux, je m’acharnerai sur son ventre, je luifrapperai le crâne contre les angles de marbre de la cheminée… Jeveux que la chambre soit rouge de son sang… Je veux que son corpsne soit plus qu’un paquet de chair pilée, que je jetterai auxordures et que le tombereau, demain, ramassera… Pleure,pleure !… Dans une minute, tu hurleras, ma mie !… Ai-jeété stupide ?… Penser à tout, excepté à cela !… Avoirpeur de tout, excepté de cela !… Me dire à chaqueinstant : « Elle me quittera, » et jamais,jamais : « Elle me trompera. »… N’avoir pas devinéce bouge, ce vieux, toute cette fange !… Non, en vérité, jen’y songeais pas, aveugle brute que j’étais… Elle devait bien rire,quand je la suppliais de ne pas me quitter !… Me quitter,ah ! oui, me quitter !… Elle ne le voulait pas… Jecomprends maintenant… Je lui suis non pas une pudeur, non pas unehonorabilité, mais bien une enseigne, une marque de fabrique… uneplus-value !… Oui, qu’on la voie à mon bras, et elle vautdavantage, elle peut se vendre plus cher que si, goule nocturne,elle s’en allait, rôdant sur les trottoirs et fouillant l’ombreobscène des rues… Ma fortune, elle l’a dévorée d’un coup de dent…Mon intelligence, ses lèvres, d’un trait, l’ont tarie… Alors, ellespécule sur mon honneur, c’est logique… Sur mon honneur !…Comment saurait-elle qu’il ne m’en reste plus ?… Vais-je doncla tuer ? Être mort, et puis, après, c’est fini !… On sedécouvre devant le cercueil d’un bandit, on salue le cadavre de laprostituée… Dans les églises, les fidèles s’agenouillent et prientpour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché… Dans lescimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix lesprotège… Mourir, c’est être pardonné !… Oui, la mort estbelle, sainte, auguste !… La mort, c’est la grande clartééternelle qui commence… Oh ! mourir !… s’allonger sur unmatelas plus moelleux que la plus moelleuse mousse des nids… Neplus penser… Ne plus entendre les bruits de la vie… Sentirl’infinie volupté du néant !… Être une âme !… Je ne latuerai pas… Je ne la tuerai pas, parce qu’il faut qu’elle souffre,abominablement, toujours… qu’elle souffre dans sa beauté, dans sonorgueil, dans son sexe étalé de fille vendue !… Je ne latuerai pas, mais je la marquerai d’une telle laideur, je la rendraisi repoussante que tous, à sa vue, s’enfuiront, épouvantés… Et, lenez coupé, les yeux débordant les paupières ourlées de cicatrices,je l’obligerai, tous les jours, tous les soirs, à se montrer sansvoile, dans la rue, au théâtre, partout !

Tout à coup, les sanglots m’étouffent… Je meroule sur le divan, mordant les coussins, et je pleure, jepleure !… Les minutes s’envolent, les heures passent et jepleure !… Ah ! Juliette, infâme Juliette ! Pourquoias-tu fait cela ?… Pourquoi ? Ne pouvais-tu me dire« Tu n’es plus riche, et c’est de l’argent que je veux de toi…Va t’en ! » Cela eût été atroce ; j’en seraispeut-être mort… Qu’importe ? Cela eût mieux valu… Commentest-il possible que maintenant, je te regarde en face… Que nosbouches jamais se rejoignent ?… Nous avons, entre nous,l’épaisseur de cette maison maudite !… Ah !Juliette !… Malheureuse Juliette !…

Je me souviens, quand elle est partie… Je mesouviens de tout !… Je la revois, avec sa toilette, sa robegrise, l’ombre de sa main, qui dansait, bizarre, sur la nappe… Jela revois aussi nettement, plus nettement même, que si elle étaitdevant moi, en cette minute… Elle était triste, elle pleurait… Jen’ai pas rêvé… elle pleurait… puisque ses larmes ont mouillé majoue !… Pleurait-elle sur moi, sur elle ?… Ah ! quisait ?… Je me souviens… Je lui disais : « Ne sorspas, ma Juliette ! »… Elle me répondait :« Embrasse-moi fort, bien fort, plus fort ! »… Etses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, une crispation,une peur, comme si elle eût voulu s’accrocher à moi ;chercher, tremblante, une protection dans mes bras… Je revois sesyeux, ses yeux suppliants… Ils m’imploraient : « Quelquechose d’infernal me pousse… Retiens-moi… Je suis sur ton cœur… Neme laisse pas partir ? »… Et, au lieu de la prendre, del’emporter, de la cacher, de la tant aimer qu’elle en fût étourdiede bonheur, j’ai ouvert les bras et elle est partie !… Elle seréfugiait en mon amour, et mon amour l’a rejetée… Elle m’acrié : « Je t’adore, je t’adore ! »… Et je suisresté là, bête, aussi étonné que l’enfant à qui l’oiseau captifvient d’échapper, dans un bruit d’ailes imprévu… À cette tristesse,à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus tendres, à cesfrissonnements, je n’ai rien compris… Et c’est maintenant,seulement, que je l’entends, ce langage muet et simélancolique : « Mon cher Jean, je suis une pauvre petitefemme, un peu folle, et si faible !… Je n’ai pas la notion degrand-chose… Qui donc m’eût appris ce que c’est que la pudeur, ledevoir, la vertu !… Tout enfant, le spectacle du vice m’asalie, et le mal m’a été révélé par ceux-là mêmes qui avaientcharge de veiller sur moi… Je ne suis pas méchante, pourtant, et jet’aime… Je t’aime plus encore que je ne t’ai jamais aimé !…Mon Jean adoré, tu es fort, toi ; tu sais de belles choses quej’ignore… Eh bien, défends-moi !… Un désir plus impérieux quema volonté m’attire là-bas… C’est que j’ai vu des bijoux, desrobes, des riens charmants et très chers que tu ne peux plus medonner, et qu’on m’a promis tout cela !… J’ai l’instinct quec’est mal et que tu en auras de la peine… Eh bien,dompte-moi !… Je ne demande pas mieux que d’être bonne etvertueuse… Apprends-moi… Si je te résiste… bats-moi. » PauvreJuliette !… Il me semble qu’elle est près de moi, agenouillée,les mains jointes… Les larmes coulent de ses yeux, de ses grandsyeux humiliés et doux, les larmes coulent sans cesse, comme,autrefois, elles coulaient des yeux de ma mère… Et, à la pensée quej’ai voulu la tuer, que j’ai voulu, par des mutilations horribles,défigurer ce visage délicieux et repentant, des remordsm’assaillent, la colère s’évanouit dans la pitié… Ellecontinue : « Pardonne-moi !… Oh ! mon Jean, tudois me pardonner… Ce n’est pas de ma faute, je t’assure…Réfléchis… M’as-tu avertie, une seule fois ?… Une seule fois,m’as-tu montré le chemin que je devais suivre… Par mollesse, parcrainte de me perdre, par une complaisance exagérée et criminelle,tu t’es courbé à tous mes caprices, même les plus mauvais… Commentétait-il possible que je comprisse que cela était mal, puisque tune me disais rien… Au lieu de m’arrêter sur les bords de l’abîme oùje courais, c’est toi-même qui m’as précipitée… Quels exemplesm’as-tu mis sous les yeux ?… Où donc m’as-tu conduite ?…M’as-tu, un jour, arrachée à ce milieu inquiétant de ladébauche ?… Pourquoi n’as-tu pas chassé de chez nous Jesselin,Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence était unencouragement à mes folies ?… Me souffler un peu de ton âme,faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilàce qu’il fallait !… Oui, il fallait me redonner la vie, mecréer une seconde fois !… Je suis coupable, mon Jean !…Et j’ai tant de honte que je n’espère pas, par toute une existencede sacrifice et de repentir, racheter l’infamie de cette heuremaudite… Mais toi !… As-tu bien la conscience d’avoir rempliton devoir ? Je ne redoute pas l’expiation… Je l’appelle aucontraire, je la veux… Mais toi ?… Peux-tu t’ériger enjusticier d’un crime qui est mien, oui, et qui est tien aussi,puisque tu n’as pas su l’empêcher !… Mon cher amour,écoute-moi… Ce corps que j’ai tenté de souiller, il te faithorreur ; tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère etsans déchirement… Eh bien, qu’il disparaisse !… Qu’il s’enaille pourrir dans l’oubli d’un cimetière !… Mon âme terestera, elle t’appartient, car elle ne t’a pas quitté, car ellet’aime… Vois, elle est toute blanche… » Un couteau brille dansles mains de Juliette… Elle va se frapper… Alors, je tends lesbras, je crie : « Non, non, Juliette, non je ne veux pas…Je t’aime !… Non, non, je ne veux pas ! »… Mes brasse referment et je n’étreins que l’espace… Je regarde, épouvanté…autour de moi, la pièce est vide !… Je regarde encore… Le gazbrûle, plus jaune, aux appliques de la toilette… sur le tapis, desjupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour,très pâle, glisse entre les lamelles des volets… J’ai peur queJuliette, vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision seserait-elle dressée devant moi ?… Sur la pointe des pieds,doucement, je me dirige vers la porte, et j’écoute… Un soupirfaible m’arrive, puis une plainte, puis un sanglot… Et, comme unfou, je me précipite dans la chambre… Une voix me parle dansl’ombre, la voix de Juliette :

– Ah ! mon Jean ! mon pauvrepetit Jean !

Et, sur son front, chastement, ainsi que leChrist baisa Magdeleine, je l’embrassai.

Chapitre 8

 

 

– Lirat !… Ah ! enfin, c’estvous !… Depuis huit jours, je vous cherche, je vous écris, jevous appelle, je vous attends… Lirat, mon cher Lirat,sauvez-moi !

– Hé ! mon Dieu !… Qu’ya-t-il ?

– Je veux me tuer.

– Vous tuer !… Je connais ça…Allons, ça n’est pas dangereux.

– Je veux me tuer… je veux metuer !

Lirat me regarda, cligna de l’œil et marchadans le bureau, à grands pas.

– Mon pauvre Mintié ! dit-il, sivous étiez ministre, agent de change…, je ne sais pas moi… épicier,critique d’art, journaliste, je vous dirais : « Vous êtesmalheureux et vous en avez assez de la vie, mon garçon !… Ehbien, tuez-vous ! »… Et là-dessus je m’en irais… Comment,vous avez cette chance rare d’être un artiste, vous possédez ce dondivin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres nevoient, ne comprennent et ne sentent !… Il y a, dans lanature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que lesautres n’entendront jamais… Les seules joies de la vie, les nobles,les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes etvous rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes… Et,parce qu’une femme vous a trompé, vous allez renoncer à toutcela ?… Elle vous a trompé ; c’est évident qu’elle vous atrompé… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ?… Et vous,qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

– Ne raillez point, je vous enprie !… Vous ne savez rien, Lirat… Vous ne soupçonnez rien… Jesuis perdu, déshonoré !

– Déshonoré, mon ami ?… En êtes-voussûr ?… Vous avez de sales dettes ?… Vous lespaierez !

– Il ne s’agit pas de cela !… Jesuis déshonoré ! déshonoré, comprenez-vous ?… Tenez, il ya quatre mois que je n’ai donné d’argent à Juliette… quatremois !… Et je vis ici, j’y mange, j’y suis entretenu !…Tous les soirs… avant le dîner… tard… Juliette rentre… Elle estrompue, pâle, dépeignée… De quels bouges, de quelles alcôves, dequels bras sort-elle ? Sur quels oreillers sa tête s’est-elleroulée !… Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,effrontées, à la pointe de ses cheveux… Elle ne se gêne plus, neprend même plus la peine de mentir… on dirait que c’est affaireconvenue entre nous… Elle se déshabille, et je crois qu’elleéprouve une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés,son corset délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de sesdessous défaits qui tombent autour d’elle, s’étalent, emplissant lachambre de l’odeur des autres !… Des rages me secouent, et jevoudrais la mordre ; des colères s’allument, grondent, et jevoudrais la tuer… et je ne dis rien !… Souvent, même, jem’approche pour l’embrasser… mais elle me repousse :« Non, laisse-moi, je suis éreintée ! » Dans lescommencements de cette abominable existence, je l’ai battue… car ilne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les ai épuisées,– oui, je l’ai battue !… Elle courbait le dos… à peine si ellese plaignait… Un soir, je lui sautai à la gorge, je la renversaisous moi… Oh ! j’étais bien décidé à en finir… Pendant que jelui serrais le cou, dans la crainte d’être attendri, je détournaisla tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, pour ne rienentendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des mots sanssuite comme un possédé… Combien de temps suis-je restéainsi ?… Bientôt elle ne se débattit plus… ses musclescontractés se détendirent… je sentis, sous mes doigts, sa vies’étouffer… encore quelques frissons… puis rien… elle ne bougeaitplus… et tout à coup, j’aperçus son visage violet, ses yeuxconvulsés, sa bouche ouverte, toute grande, son corps rigide, sesbras inertes… Ainsi qu’un fou, je me précipitai dans toutes lespièces de l’appartement, appelant les domestiques, criant :« Venez, venez, j’ai tué Madame ! J’ai tuéMadame ! » Je m’enfuis, dégringolant l’escalier, sanschapeau, j’entrai dans la loge du concierge : « Montezvite, j’ai tué Madame ! » Et me voilà, dans la rue,éperdu… Toute la nuit, j’ai couru, sans savoir où j’allais,enfilant d’interminables boulevards, traversant des ponts,m’échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,machinalement, devant notre maison… Il me semblait qu’à travers lesvolets fermés, des cierges tremblotaient ; des soutanes deprêtres, des surplis, des viatiques, passaient, effarés ; quedes chants funèbres, que des bruits d’orgues, que des sifflementsde cordes sur le bois d’un cercueil, m’arrivaient. Je mereprésentais Juliette, étendue sur son lit, parée d’une robeblanche, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine, des fleurstout autour d’elle… Et je m’étonnais qu’il y n’eût point encore, àla porte, des draperies noires et, sous le vestibule, un catafalqueavec des bouquets, des couronnes, des foules en deuil, se disputantl’aspergeoir… Ah ! Lirat, quelle nuit !… Comment je ne mesuis pas jeté sous les voitures, fracassé la tête contre lesmaisons, élancé dans la Seine !… Je n’en sais rien !… Lejour parut… J’eus l’idée de me livrer au commissaire depolice ; j’avais envie d’aller au-devant des sergents de villeet de leur dire : « J’ai tué Juliette…Arrêtez-moi ! »… Mais les pensées les plus extravagantesnaissaient dans ma cervelle, s’y bousculaient, faisaient place àd’autres… Et je courais, je courais, comme si une meute aboyante dechiens m’eût poursuivi… C’était un dimanche, je me rappelle… il yavait beaucoup de monde dans les rues ensoleillées… J’étaisconvaincu que tous les regards s’attachaient sur moi, que tous cesgens, en me voyant courir, clamaient avec horreur :« C’est l’assassin de Juliette ! » Vers le soir,exténué, prêt à m’abattre sur le trottoir, je rencontraiJesselin : « Hé ! dites donc, me cria-t-il, vous enfaites de belles, vous ! – Vous savez déjà ?… »demandai-je, tremblant… Jesselin riait, il répondit :« Si je le sais ?… Mais tout Paris le sait, cher ami…Tantôt, aux courses, Juliette nous montrait son cou, et les marquesque vos doigts y ont laissées. Elle disait : « C’est Jeanqui m’a fait cela… » Sapristi ! vous allez bien,vous ! »… Et, en me quittant, il ajouta :« D’ailleurs, elle n’a jamais été plus jolie… Et unsuccès ! »… Ainsi, je la croyais morte, et elle sepavanait aux courses !… J’étais parti, elle pouvait penserque, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux courses…plus jolie !…

Lirat, très grave, m’écoutait… Il ne marchaitplus, s’était assis et balançait la tête… Il murmura :

– Qu’est-ce que vous voulez que je vousdise ?… Il faut vous en aller…

– M’en aller ? repartis-je… m’enaller ? Mais je ne veux pas !… Une glu, chaque jour plusépaisse, me retient à ces tapis ; une chaîne, chaque jour pluspesante, me rive à ces murs… Je ne peux pas !… Tenez, en cemoment, je rêve d’héroïsmes fous… je voudrais, pour me laver detoutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueulesembrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de messeuls poings, des armées formidables… Quand je me promène dans lesrues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n’importequoi de terrible où je puisse me dévouer… il n’est pas une actiondangereuse et surhumaine que je n’aie le courage d’accomplir… Ehbien, ça !… je ne peux pas !… D’abord, je me suis donnéles excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons… Jeme suis dit que si je m’en allais, Juliette tomberait plus basencore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur,que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue oùelle se vautre… Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et dusacrifice… Mais je mentais !… Je ne peux pas !… Je nepeux pas, parce que je l’aime, parce que, plus elle est infâme, etplus je l’aime… Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat ?…Et si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages,de quelles ignominies, de quelles tortures ?… Si vous saviezau fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriezépouvanté !… Le soir, alors qu’elle est couchée, je rôde dansle cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendresde la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées,flairant le linge qu’elle vient de quitter, me livrant à desespionnages plus vils, à des examens plus ignobles !… Il ne mesuffit pas de savoir, il faut que je voie !… Enfin, je ne suisplus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexedésordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part dechair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur desnuits sanglantes.

J’étais épuisé… les paroles ne sortaient plusde ma gorge qu’en sons sifflants… néanmoins, jepoursuivis :

– Ah ! c’est à n’y riencomprendre !… Parfois, il arrive à Juliette d’être malade… sesmembres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir ; sonorganisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte… Elles’alite… Si vous la voyiez alors ?… Une enfant, Lirat, uneenfant attendrissante et douce ! Elle ne rêve que de campagne,de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves :« Oh ! mon chéri, s’écrie-t-elle, avec dix mille francsde rente, comme nous serions heureux ! »… Elle forme desprojets virgiliens et délicieux… Nous devons nous en aller loin,bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres… elleélèvera des poules qui pondront des œufs qu’elle-même dénichera,tous les matins ; elle fera des fromages blancs et desconfitures… et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elleportera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça,trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu’elle appelleraJoseph… « Hue ! Joseph, hue !… Ah ! que ceserait gentil ! » Moi, en l’écoutant, je sens l’espoirqui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impossible d’uneexistence champêtre avec Juliette, déguisée en bergère. Despaysages calmes comme des refuges, enchantés comme des paradis,défilent devant nous… Et nous nous exaltons, et nous nousextasions… Juliette pleure : « Mon pauvre mignon, je t’aicausé bien de la peine, mais c’est fini, maintenant, va ; jete le promets… Et puis, j’aurai un mouton apprivoisé, pas !…Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d’un nœudrouge, pas !… Et qui me suivra partout, avec Spy,pas ! »… Elle exige que je dîne, près de son lit, sur unepetite table ; et elle a pour moi des câlineries de nourrice,des attentions de mère… elle me fait manger ainsi qu’un enfant, necessant de répéter d’une voix émue : « Pauvremignon !… Pauvre mignon !… » À d’autres moments,elle devient songeuse et grave : « Mon chéri, je voudraiste demander une chose qui me tracasse depuis longtemps… jure que tula diras. – Je te le jure. – Eh bien ?… quand on est mort,dans le cercueil, est-ce qu’on a les pieds appuyés contre laplanche ? – Quelle idée !… Pourquoi parler de cela ?– Dis, dis, dis, je t’en prie ! – Mais je ne sais pas, mapetite Juliette. – Tu ne sais pas ?… C’est vrai, aussi, tu nesais jamais, quand je suis sérieuse… parce que, vois-tu ?… moije ne veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche…Lorsque je serai morte… tu me mettras un coussin… et puis une robeblanche… tu sais… avec des fleurs roses… ma robe du GrandPrix !… Tu auras un gros chagrin, pauvre mignon ?…Embrasse-moi… viens là, tout près, plus près… jet’adore !… » Et je souhaitais que Juliette fût malade,toujours !… Aussitôt rétablie, elle ne se souvient derien ; ses promesses, ses résolutions s’évanouissent, et lavie d’enfer recommence, plus emportée, plus acharnée… Et moi, de cepetit coin de ciel où j’ai fait halte, je retombe, pluseffroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cetamour !… Ah ! ce n’est pas tout, Lirat !… Je devraisrester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n’est-cepas !… Je devrais entasser sur moi tant d’ombre et tantd’oubli, qu’on pût me croire mort ?… Ah ! bienoui !… Allez au Bois, et vous m’y verrez tous les jours… Authéâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, lefrac correct, la boutonnière fleurie… moi partout !… Juliette,elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux… Elleest charmante, elle a une robe nouvelle qu’on admire, des souriresde plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n’ai paspayé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusementet sans remords… Et je n’ai pas un sou, pas un !… Et je suis àfin de dettes, de carottages, d’escroqueries !…Souvent, je frissonne… C’est qu’il m’a semblé que la main lourded’un gendarme s’appesantissait sur moi… Déjà, j’entends deschuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés demépris… peu à peu, le vide s’élargit, se recule autour de moi,comme autour d’un pestiféré… Des anciens amis passent, détournentla tête, m’évitent pour ne pas me saluer… Et, malgré moi, je prendsles allures sournoises et serviles des gens tarés qui vont, l’œillouche, l’échine craintive, en quête d’une main tendue !… Cequi est horrible, voyez-vous, c’est que je me rends compte trèsnettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont lesdésirs qu’elle excite, c’est sa bouche, c’est le mystère dévoilé etprofané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d’unefausse estime, d’une apparence menteuse de considération… Unepoignée de main, un regard obligeant, cela veut dire :« J’ai couché avec ta Juliette, et je te dois bien cela… Tuaimerais peut-être mieux de l’argent… En veux-tu !… »Oui, que je quitte Juliette, et, d’un coup de pied, je serai rejetéhors de ce milieu même, de ce milieu facile, complaisant etperverti, et j’en serai réduit à l’amitié borgne des croupiers etdes souteneurs !… »

J’éclatai en sanglots… Lirat ne remua pas… neleva pas la tête sur moi… Immobile, les mains croisées, ilregardait je ne sais quoi… rien sans doute… Je continuai, aprèsquelques minutes de silence :

– Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dansl’atelier, de nos causeries ?… Je vous écoutais, et c’était sibeau ce que vous me disiez !… Sans vous en douter peut-être,vous éveilliez en moi des désirs nobles, des enthousiasmessublimes… Vous me souffliez un peu des croyances, des ambitions,des élans hautains de votre âme… vous m’appreniez à lire dans lanature, à en comprendre le langage passionné, à ressentir l’émotionéparse dans les choses… vous me faisiez toucher du doigt la beautéimmortelle… vous me disiez : « L’amour, mais il est dansla cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Unesensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, unelumière, un frisson, n’importe quoi de fugitif qui ait été de lavie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou dessons, c’est aimer !… L’amour, c’est l’effort de l’homme versla création ! »… Et j’ai rêvé d’être un grandartiste !… Ah ! mes rêves, mes ivresses de voir, mesdoutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous ?… Voilàdonc ce que j’ai fait de tout cela !… J’ai voulu l’amour, etje suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais parti, avec desailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté !… Et je ne suis plusqu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, lesflancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien, Lirat, que je suisperdu, perdu, perdu !… et qu’il faut que je me tue !…

Alors, Lirat s’approcha de moi et posa sesdeux mains sur mes épaules.

– Vous êtes perdu, dites-vous !…Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu’une vie d’hommeest jamais perdue ?… Il faut vous tuer ?… Est-ce qu’unmalade qui a la fièvre typhoïde crie : « Il faut metuer »… Il dit : « Il faut me guérir »… Vousavez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-vous…Perdu !… mais il n’existe pas un crime, entendez-vous bien, uncrime, si monstrueux et si bas soit-il, que le pardon ne puisseracheter… non pas le pardon de Dieu, non pas le pardon des hommes,mais le pardon de soi-même, qui est autrement difficile et meilleurà obtenir… Perdu !… Je vous écoutais, mon cher Mintié, etsavez-vous à quoi je pensais ?… Je pensais que vous avez l’âmela plus belle et la plus noble que je connaisse… Non, non… un hommequi s’accuse comme vous faites… non, un homme qui met dans laconfession de ses fautes les accents déchirants que vous y avezmis… non, celui-là n’est pas un homme perdu… Il se retrouve aucontraire, et il est près de la rédemption… L’amour a passé survous, et il y a laissé d’autant plus de boue que votre nature étaitplus généreuse et plus délicate… Eh bien ! il faut vous laverde cette boue… et je sais où est l’eau qui l’efface… Vous allezpartir d’ici… quitter Paris…

– Lirat ! suppliai-je… ne medemandez pas de partir ! Vingt fois je l’ai tenté et je n’aipas pu.

– Vous allez partir, répéta Lirat, dontle visage, tout à coup, s’assombrit… Sinon, je me suis trompé, etvous êtes une canaille !

Il reprit :

– Il y a, au fond de la Bretagne, unvillage de pêcheurs qui s’appelle Le Ploc’h… L’air y est pur, lanature superbe, l’homme rude et bon. C’est là que vous allez vivre…trois mois, six mois, un an, s’il le faut… Vous marcherez à traversles grèves, les landes, les bois de pin, les rochers ; vousbêcherez la terre, vous pêcherez le goémon, vous soulèverez desblocs, vous gueulerez dans le vent… Enfin, mon ami, vous dompterezce corps, empoisonné, affolé par l’amour… Dans les commencements,cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, desnostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses deretour… Ne vous rebutez pas, je vous en supplie… Aux jours pesants,marchez davantage… passez des nuits en mer avec les braves gens delà-bas… Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez… Surtout,pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nomécrit sur les rocs et tracé sur le sable… Ne pensez pas, ne pensezà rien !… En ces occasions-là, la littérature et l’art sont demauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener àl’amour… Une activité incessante des membres, des besognes decharretier, la chair brisée par l’écrasement des fatigues, lecerveau fouetté, étourdi par le vent, par la pluie, par lesrafales… Je vous le dis, vous reviendrez de là, non seulementguéri, mais plus fort que jamais, mieux armé pour la lutte… Et vousaurez payé votre dette au monstre… Vous l’aurez payée de votrefortune ?… Qu’est-ce que c’est, cela ?… Ah ! tenez,je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous… Allons, moncher Mintié, un peu de courage !… Venez !

– Oui, Lirat, vous avez raison… il fautque je parte…

– Eh bien, venez !

– Je partirai demain, je vous lejure !

– Demain ?… Ah ! demain !Elle va rentrer, n’est-ce pas ?… Et vous vous jetterez dansses bras… Non, venez !

– Laissez-moi lui écrire !… Je nepeux pourtant pas la quitter comme ça, sans un mot, sans un adieu…Lirat, songez donc !… Malgré les souffrances, malgré leshontes, il y a des souvenirs heureux, des heures bénies… Elle n’estpas méchante… elle ne sait pas, voilà tout… mais elle m’aime… Jem’en irai, je vous promets que je m’en irai… Accordez-moi un jour…un seul jour !… Ce n’est pas beaucoup, un jour, puisque je nela reverrai plus ! Ah ! un seul jour !

– Non, venez !

– Lirat !… mon bon Lirat !…

– Non !…

– Mais je n’ai pas d’argent !…Comment, voulez-vous que je parte, sans argent ?

– Il m’en reste assez pour votre voyage…Je vous en enverrai là-bas… Venez !

– Que je fasse une valise aumoins !

– J’ai des tricots de laine et desbérets… ce qu’il vous faut… Venez !

Il m’entraîna. Sans rien voir, presque sanscomprendre, je traversai l’appartement, me butant aux meubles… Jene souffrais pas, car je n’avais conscience de rien ; jemarchais derrière Lirat de ce pas lourd, de cette allure passivedes bêtes que l’on conduit à l’abattoir…

– Eh bien, et votre chapeau ?

C’est vrai ! je sortais sans chapeau… Ilne me semblait pas que j’abandonnais, que je laissais derrière moiune partie de moi-même ; que les choses que je voyais, aumilieu desquelles j’avais vécu, mouraient l’une après l’autre, àmesure que je passais devant elles…

Le train partait à huit heures, le soir… Liratne me quitta pas du reste de la journée. Voulant, sans doute,occuper mon esprit et tenir en haleine ma volonté, il me parlait enfaisant de grands gestes ; mais je n’entendais rien qu’unbruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes oreilles, comme un volde mouches… Nous dinâmes dans un restaurant, près de la gareMontparnasse. Lirat continuait de parler, m’abrutissant de gesteset de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des lignesgéographiques et bizarres.

– Vous voyez bien, c’est là !… Alorsvous suivrez la côte, et…

Il me donnait, je crois bien, des explicationsrelatives à mon voyage, à mon exil, là-bas… citait des noms devillage, de personnes… Ce mot : la mer, revenait sans cesse,avec des froissements de galets que la vague remue.

– Vous vous rappellerez ?

Et, sans savoir exactement de quoi il étaitquestion, je répondais :

– Oui, oui, je me rappellerai.

Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare,emplie de bousculades, que j’eus véritablement conscience de masituation… Et j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais doncpartir ! C’était donc fini !… Plus jamais je ne reverraisJuliette, plus jamais !… En ce moment, j’oubliais lessouffrances, les hontes, ma ruine, l’irréparable conduite deJuliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur,et je me révoltai contre l’injustice qui me séparait de mabien-aimée… Lirat disait :

– Et puis, si vous saviez, quelle douceurc’est de vivre parmi les petits… d’étudier leur existence pauvre etdigne, leur résignation de martyrs, leurs…

Je songeais à tromper sa surveillance, àm’enfuir tout à coup… Une espérance folle me retint… Je merépétais : « Célestine aura averti Juliette que Lirat estvenu, qu’il m’a emmené de force… elle devinera tout de suite qu’ilse passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que jevais partir… et elle accourra »… Sérieusement, je le croyais…Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes,j’examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes,interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant lesguichets… Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais,prêt à m’élancer vers elle… Lirat poursuivait :

– Et il y a des gens qui les ont traitésde brutes, ces héros… Ah ! vous les verrez, ces brutesmagnifiques, avec leurs mains calleuses, leurs yeux tout pleinsd’infini, et leurs dos qui font pleurer…

Même sur le quai, j’espérais encore la venuede Juliette… Certainement que, dans une seconde, elle serait là,pâle, défaite, suppliante, me tendant les bras : « MonJean, mon Jean, j’étais une mauvaise femme, pardonne-moi !… Nem’en veux pas, ne m’abandonne pas… Que veux-tu que je devienne sanstoi ?… Oh ! reviens, mon Jean, ouemmène-moi ! » Et des silhouettes s’effaraient,s’engouffraient dans les wagons… des ombres fantastiques rampaient,se cassaient aux murs ; de longues fumées s’échevelaient,blanchâtres, sous la voûte…

– Embrassez-moi, mon cher Mintié…Embrassez-moi…

Lirat m’étreignit sur sa poitrine… Ilpleurait.

– Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé…Adieu !

Il me poussa dans un wagon, referma laportière…

– Adieu !…

Un sifflet, puis un roulement sourd… puis deslumières qui se poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien,qu’une nuit noire… Pourquoi Juliette n’est-elle pas venue ?…Pourquoi ?… et, distinctement, au milieu des jupons étalés surles tapis, dans son cabinet de toilette, devant sa glace, lesépaules nues, je l’aperçois qui secoue sur son visage une houppettede poudre de riz… Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud,au col d’un corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que jene connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées,regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit… Le gaz brûle, lesbougies flambent, une botte de roses, qu’on vient d’apporter, mêleson parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette !Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse lesfeuilles et la pique à la boutonnière de l’homme, tendrement, ensouriant… Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane auhaut d’un candélabre.

Et le train marche, souffle, halète… La nuitest toujours noire, et je m’enfonce dans le néant.

Chapitre 9

 

 

À plat ventre sur la dune, les coudes dans lesable, la tête dans les mains, le regard perdu au loin, je rêve… lamer est devant moi, immense et glauque, rayée de larges ombresviolettes, labourée par des vagues profondes, dont les crêtes,balancées çà et là, blanchissent. Et les brisants de la Gamellequi, de temps en temps, découvre les pointes sombres de ses rocs,m’envoient des bruits sourds de lointaine canonnade. Hier, latempête était déchaînée ; aujourd’hui, le vent a molli, maisla mer ne se résigne pas encore au calme. La houle s’avance,s’enfle, roule, monte, secoue ses crinières d’écume tordue, crèveen bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,l’azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, etles goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ontquitté le port, elles s’en vont, une à une, penchant leursvoiles : elles s’en vont, diminuent, se dispersent,s’effacent, disparaissent… À ma droite, dominée par les dunescroulantes, la grève fuit jusqu’au Ploc’h, dont on aperçoit,derrière un repli du terrain, sur un fond de verdure triste, letoit des premières maisons, le clocher de pierre ajourée, puis lajetée, énorme remblai de granit, à l’extrémité duquel le phare sedresse… Par delà la jetée, l’œil devine des espaces incertains, desplages roses, des criques argentées, des falaises d’un bleu doux,poudrées d’embrun, si légères qu’elles semblent des vapeurs, et lamer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, là-bas, dansun mystérieux et poignant évanouissement des choses… À ma gauche,la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de fleurspourprées, brusquement finit ; le terrain s’élève, s’escarpe,et des roches s’entassent, dégringolent, ouvrent des gueules degouffres mugissants, ou bien s’enfoncent dans la mer, la fendentviolemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus degrève ; la mer resserrée contre la côte bat le flanc desrochers, s’acharne, bondit, sans cesse furieuse et blanche d’écume.Et la côte continue, déchiquetée, entaillée, minée par l’effortéternel des vagues, s’éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, seredressant et découpant sur le ciel des silhouettes inquiétantes.Au-dessus de moi volent des bandes de linots, et le vent m’apporte,par-dessus la colère des flots, la plainte des avrilleaux et descourlis.

C’est là que tous les jours je viens… Qu’ilvente, qu’il pleuve, que la mer hurle ou bien qu’elle chante,qu’elle soit claire ou sombre, je viens là… Ce n’est pas cependantque ces spectacles m’attendrissent et qu’ils m’impressionnent, queje reçoive de cette nature horrible et charmante une consolation.Cette nature, je la hais ; je hais la mer, je hais le ciel, lenuage qui passe, le vent qui souffle, l’oiseau qui tournoie dansl’air ; je hais tout ce qui m’entoure, et tout ce que je vois,et tout ce que j’entends. Je viens là, par habitude, poussé parl’instinct des bêtes qui les ramène à l’endroit familier. Comme lelièvre, j’ai creusé mon gîte sur ce sable et j’y reviens… Sur lesable ou sur la mousse, à l’ombre des forêts, au fond des trous, ouau grand soleil des grèves solitaires, il n’importe !… Où doncl’homme qui souffre pourrait-il trouver un abri ?… Où donc estla voix qui apaise ! Où donc la pitié qui sèche les yeux quipleurent ?… Ah ! je les connais, les aubes chastes, lesgais midis, les soirs pensifs et les nuits étoilées !… Leslointains où l’âme se dilate, où les douleurs se fondent. Ah !je les connais !… Au delà de cette ligne d’horizon, au delà decette mer, n’y a-t-il pas des pays comme les autres !… N’ya-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits ?… Nulle part lerepos, et nulle part le silence !… Mourir !… mais qui medit que la pensée de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pourme dévorer ?… Un jour de tempête, j’ai vu la mort, face àface, et je l’ai suppliée. Mais elle s’est détournée… Elle m’aépargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui lavie est plus torturante que le carcan de fer du condamné et que leboulet du forçat, et elle est allée prendre un homme robuste,courageux et bon, que de pauvres êtres attendaient !… Oui, lamer, une fois, m’a saisi, elle m’a roulé dans ses vagues, et puis,elle m’a revomi, vivant, sur un coin de la plage, comme si j’étaisindigne de disparaître en elle…

Les nuages s’émiettent, plus blancs ; lesoleil tombe en pluie brillante sur la mer, dont le vert changeants’adoucit, se dore par places, par places s’opalise, et, près durivage, au-dessus de la ligne bouillonnante, se nuance de tous lestons du rose et du blanc. Les reflets du ciel que la vague divise àl’infini, qu’elle coupe en une multitude de petits tronçons delumière, miroitent sur la surface tourmentée… Derrière le môle, lamâture fine d’un cotre, que des hommes remorquent en halant sur labouline, glisse lentement, puis la coque se montre, les voileshissées s’enflent, et peu à peu le bateau s’éloigne, dansant sur lalame… Au long de la grève que le jusant découvre, un pêcheur deberniques se hâte, et des mousses arrivent, en courant, les jambesnues, barbotent dans les flaques, soulèvent les pierres tapisséesde goémon, à la recherche des loches et des cancres… Bientôt lecotre n’est plus qu’une tache grisâtre, à l’horizon, dont la lignes’attendrit, s’enveloppe d’une brume nacrée… On dirait que la mers’apaise.

Et voilà deux mois que je suis là !… deuxmois !… J’ai marché dans les chemins, dans les champs, dansles landes ; tous les brins d’herbe, toutes les pierres,toutes les croix qui veillent aux carrefours des routes, je lesconnais… Comme les vagabonds, j’ai dormi dans les fossés, lesmembres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond des roches,sur des lits de feuilles humides ; j’ai parcouru les grèves etles falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l’embrun, étourdipar le vent ; les mains saignantes, les genoux déchirés, j’aigravi des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seulscormorans ; j’ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dansl’épouvante de la mort, j’ai vu les marins se signer ; j’airoulé des blocs énormes, et, de l’eau jusqu’au ventre, dans lescourants dangereux, j’ai pêché le goémon ; je me suis colletéavec les arbres, et j’ai remué la terre profondément, à coups depioche. Les gens disaient que j’étais fou… Mes bras sont rompus. Machair est toute meurtrie… Et bien ! pas une minute, pas uneseconde, l’amour ne m’a quitté… Non seulement, il ne m’a pasquitté, mais il me possède davantage… Je le sens qui m’étrangle,qui m’écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge le cœur, mebrûle les veines… Je suis ainsi que la bestiole, sur laquelle s’estjeté le putois ; j’ai beau me rouler sur le sol, me débattredésespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, et ilne me lâche pas… Pourquoi suis-je parti ?… Ne pouvais-je mecacher au fond d’une chambre d’hôtel meublé ?… Juliette seraitvenue de temps en temps, personne n’aurait su que j’existais, etdans cette ombre, j’aurais goûté des joies abominables et divines…Lirat m’a parlé d’honneur, de devoir, et je l’ai cru !… Il m’adit : « La nature te consolera. »… Et je l’aicru !… Lirat a menti… La nature est sans âme. Tout entière àson œuvre d’éternelle destruction, elle ne me souffle que despensées de crime et de mort. Jamais elle ne s’est penchée sur monfront brûlant pour le rafraîchir, sur ma poitrine haletante pour lacalmer… Et l’infini m’a rapproché de la douleur !… Maintenant,je ne résiste plus, et vaincu, je m’abandonne à la souffrance, sanstenter désormais de la chasser… Que le soleil se lève dans lesaubes vermeilles, qu’il se couche dans la pourpre, que la merdéroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, jeveux ne rien voir, ne rien entendre… ne voir que Juliette dans laforme fugitive du nuage, n’entendre que Juliette dans la plainteerrante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans leschoses !… Je la vois au Bois, souriante, heureuse de saliberté ; je la vois, paradant dans les avant-scènes desthéâtres ; je la vois surtout, la nuit, dans sa chambre. Leshommes entrent et sortent, d’autres viennent et s’en vont, tousgavés d’amour ! À la lueur de la veilleuse, des ombresobscènes dansent et grimacent autour de son lit ; des rires,des baisers, des spasmes sourds s’étouffent dans l’oreiller, et,les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes lesluxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu,enfonçant les ongles dans ma gorge, je crie :« Juliette ! Juliette ! » comme si cela étaitpossible que Juliette m’entendît, à travers l’espace :« Juliette ! Juliette ! » Hélas ! le crides goëlands et la voix grondante des vagues qui brisent sur lesrochers, seuls me répondent : « Juliette !Juliette ! »

Et le soir vient… Des brumes s’élèvent, toutesroses et légères, noyant la côte, le village, tandis que la jetée,presque noire, semble la coque d’un grand navire démâté ; lesoleil incline vers la mer son globe de cuivre enflammé qui trace,sur l’étendue immense, une route de lumière clapoteuse etsanglante. De chaque côté, l’eau s’assombrit, et des étincellesdansent à la pointe des flots. C’est l’heure mélancolique où jerentre par la campagne, rencontrant toujours les mêmes charrettesque traînent les bœufs enchemisés de lin gris, apercevant, courbéesvers la terre ingrate, les mêmes silhouettes de paysans quiluttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et sur les hauteursde Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la clarté du ciel,leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses brassuppliciés…

J’habitais, à l’extrémité du village, chez lamère Le Gannec, une brave femme qui me soignait du mieux qu’ellepouvait. La maison, qui avait vue sur la rade, était propre, bientenue, garnie de meubles luisants et neufs. La pauvre vieilles’ingéniait à me plaire, se tourmentait l’esprit pour inventerquelque chose qui déridât mon front, qui amenât un sourire sur meslèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, le matin, jedescendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de tricoterdes bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque joliesous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de sergeverte…

– Nostre Mintié, s’écriait-elle, j’vasvous fricasser de bonnes coquilles de Saint-Jacques, pour votresouper… Si vous aimez mieux une bonne soupe au congre, je vousferai une bonne soupe au congre…

– Comme vous voudrez, mère LeGannec !

– Mais vous dites toujours la même chose…Ah ! bé, Jésus !… Nostre Lirat n’était point commevous : « Mère Le Gannec, je veux des palourdes… mère LeGannec, je veux des bigorneaux… » Ah ! dame, on lui endonnait des palourdes et des bigorneaux ! Et puis, il n’étaitpoint triste comme vous êtes !… Ah ! dame, non !

Et la mère Le Gannec me contait des histoiresde Lirat, qui avait passé chez elle tout un automne…

– Et dégourdi ! et intrépide !…Par la pluie, par le vent, il s’en allait « prendre desvues »… Ça ne lui faisait rien… Il rentrait trempé jusqu’auxos, mais toujours gai, toujours chantant !… Fallait voir aussicomme il mangeait, lui ! Il aurait dévoré la mer, lemâtin !

Parfois, pour me distraire, elle me faisait lerécit de ses malheurs, simplement, sans se plaindre, répétant avecune sublime résignation :

– Ce que le bon Dieu veut, il faut bienle vouloir… Quand on serait là, à pleurer tout le temps, çan’avance point les affaires.

Et, de la voix chantante qu’ont les Bretonnes,elle disait :

– Le Gannec était le meilleur pêcheur duPloc’h, et le plus intrépide marin de toute la côte. Aucun dont lachaloupe fût mieux armée, aucun qui connût comme lui les bassespoissonneuses. Lorsque, par les gros temps, une chaloupe sortait,on pouvait être sûr que c’était la Marie-Joseph.Tout lemonde l’estimait, non seulement parce qu’il avait du courage, maisparce que sa conduite était irréprochable et digne. Il fuyait lecabaret comme la peste, détestait les soulauds, et c’étaitun honneur que d’être de son bord… Faut vous dire aussi qu’il étaitpatron du bateau de sauvetage… Nous avions deux gars, nostreMintié, forts, bien découplés, hardis, l’un de dix-huit ans,l’autre de vingt, que le père avait dressés à être, comme lui, debraves marins… Ah ! si vous les aviez vus, mes deux jolisgars, nostre Mintié !… Et ça marchait bien, les affaires, sibien, qu’avec les économies, nous avions bâti cette maison etacheté ce mobilier… Enfin, nous étions contents !… Une nuit,il y a deux ans, le père et les gars ne rentrent point !… Jene m’étonne pas… Ça lui arrivait quelquefois d’aller loin, jusqu’auCroisic, aux Sables, à l’Herbaudière… Dame ! il suivait lepoisson, n’est-ce pas ?… Mais les jours passent, etpersonne !… Et voilà que les jours passent encore. Personne,tout de même !… Alors, chaque matin et chaque soir, j’allaissur le môle, et je regardais la mer… Je demandais aux marins :« T’as point vu la Marie-Joseph, donc ? – Non,la patronne. – Comment que ça se fait qu’elle n’est pointrentrée ? – Je ne sais pas. – N’y serait-il point arrivé unmalheur ? – Dame, ça se peut bien, la patronne ! »Et en disant cela, ils se signaient… Alors, j’ai brûlé troiscierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage !… Enfin, un jour, ilsrevinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer…Morts, quoi… Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mesdeux jolis gars… Le gardien du phare de Penmarc’h les avait trouvésroulés dans les rochers.

Je n’écoutais pas et pensais à Juliette… Oùest-elle ?… Que fait-elle ?… Éternellesquestions !

La mère Le Gannec continuait :

– Je ne connais pas vos affaires, nostreMintié, et je ne sais pas de quoi vous êtes malheureux !… Maisvous n’avez point perdu, d’un coup, votre homme et vos deux gars,vous !… Et si je ne pleure pas, nostre Mintié, ça ne m’empêchepas d’avoir du chagrin, allez !

Et si le vent sifflait, si la mer, au loin,grondait, elle ajoutait, d’une voix grave :

– Sainte Vierge ! ayez pitié de nospauvres enfants, là-bas, sur la mer…

Moi, je songeais :

– Elle s’habille peut-être… Peut-êtredort-elle encore, lassée de sa nuit !

Je sortais, traversais le village, allaism’asseoir sur une borne de la route de Quimper, au bas d’une longuemontée, attendant que le courrier arrivât. La route, creusée dansle roc, est bordée, d’un côté, par un haut talus, que couronnentdes sapins et de maigres cépées de chêne ; de l’autre côté,elle domine un petit bras de mer qui contourne la lande, rase etplate, au milieu de laquelle des flaques d’eau miroitent. Des cônesde pierre grise s’élèvent, de distance en distance, et quelquespins ouvrent dans le ciel brumeux leur bleu parasol. Les corbeauxpassent, passent sans cesse, passent, en files interminables etnoires, se hâtant vers on ne sait quelles carnassières ripailles,et le vent apporte le tintement triste des clochettes pendues aucou des vaches qui paissent, égaillées, l’herbe avare de la lande…Sitôt que j’apercevais les deux petits chevaux blancs et la voitureà caisse jaune qui descendaient la côte, dans un bruit de ferrailleet de grelots, mon cœur battait… « Il y a peut-être une lettred’elle, dans cette voiture ! » me disais-je… Et le vieuxvéhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait plussplendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sacasquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l’effet d’unlibérateur… Comment Juliette aurait-elle pu m’écrire puisqu’elleignorait où j’étais ?… Mais j’espérais toujours en desmiracles… Je rentrais alors au village, d’un pas rapide, mepersuadant, par une suite d’irréfutables raisonnements, que, cejour-là, je recevrais une longue lettre, dans laquelle Juliettem’annoncerait sa venue au Ploc’h, et, par avance, je lisais lesmots attendris, les phrases passionnées, les repentirs ; jevoyais, sur le papier, des traces encore humides de larmes, car, ences moments-là, je me figurais que Juliette passait son temps àpleurer… Hélas ! rien : quelquefois une lettre de Lirat,admirable, paternelle, et qui m’ennuyait… Le cœur gros, sentantdavantage le poids écrasant de mon abandon, l’esprit sollicité parmille projets, plus fous les uns que les autres, je m’en retournaisà ma dune… De cette espérance courte, je retombais dans une douleurplus aiguë, et la journée s’écoulait à invoquer Juliette, àl’appeler, à la demander aux pâles fleurs des sables, à l’écume desvagues, à toute la nature insensible qui me la refusait et qui merenvoyait son image incomplète, effacée par les baisers detous !

– Juliette ! Juliette !

 

Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeunefille qu’un vieux monsieur accompagnait. Grande, svelte, ellesemblait jolie sous le voile de gaze blanche qui lui couvrait levisage et dont les bouts, noués derrière le chapeau de feutre gris,flottaient dans le vent. Ses mouvements souples et gracieuxrappelaient ceux de Juliette. Vraiment, dans le port de la tête,dans la courbure délicate de la taille, dans la tombée des bras,dans le balancement aérien de la robe, je retrouvais un peu deJuliette !… Je la regardai avec émotion, et deux larmesroulèrent sur ma joue… Elle alla jusqu’à l’extrémité du môle ;moi, je m’étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de lajeune fille, pensif et charmé… À mesure qu’elle s’éloignait, jem’attendrissais… Pourquoi ne l’avais-je pas connue plus tôt, avantl’autre ?… Je l’aurais aimée peut-être !… Une jeune fillequi, jamais, n’a senti souffler sur elle l’haleine empestée deshommes, dont les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorentles sales baisers ; que ce serait délicieux de l’aimer, del’aimer ainsi qu’aiment les anges !… Le voile blanc battaitau-dessus d’elle, semblable aux ailes d’une mouette… Et tout àcoup, derrière le phare, elle disparut… Au bas de la jetée, la merremuait, comme un berceau d’enfant, qu’une nourrice, en chantant,bercerait, et le ciel était sans nuage ; il s’épandait sur lasurface immobile des flots, pareil à un grand voile traînant demousseline claire… La jeune fille ne tarda pas à revenir, passa siprès de moi que sa robe me frôla presque. Elle était blonde ;je l’eusse préférée brune, comme était Juliette… Elle s’éloigna,quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je ne visplus que le voile blanc qui me disait : « Adieu,adieu ! ne sois plus triste, je reviendrai. »

Le soir, je m’informai auprès de la mère LeGannec.

– C’est la demoiselle de Landudec, merépondit-elle… Une bien brave enfant, et bien méritante, nostreMintié. Le vieux monsieur, c’est son père… Ils habitent ce grandchâteau sur la route de Saint-Jean… Vous savez, vous y avez étébien des fois…

– Comment se fait-il que je ne les aiejamais vus ?

– Ah ! Jésus !… C’est que lepère est toujours malade, et que la demoiselle reste à le soigner,la pauvre petite ! Sans doute qu’il va mieux aujourd’hui, etelle le promène un peu.

– Elle n’a plus sa mère ?

– Non ! voilà déjà bien longtempsqu’elle est morte.

– Ils sont riches ?

– Riches !… Point tant, allez !Ça donne à tout le monde ! Si seulement vous alliez ledimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la bonnedemoiselle.

Ce soir-là, je m’attardai à causer avec lamère Le Gannec.

Plusieurs fois je la revis, la bonnedemoiselle, sur la jetée, et, ces jours-là, la pensée de Julietteme fut moins lourde. Je rôdai autour du château, qui me parut aussidésolé que le Prieuré ; l’herbe poussait dans la cour, lespelouses étaient mal entretenues, les allées du parc défoncées parles charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de pierregrise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussitriste que les gros blocs de granit qu’on voit dans les landes… Ledimanche suivant, j’allai à la messe, et j’aperçus la demoiselle deLandudec, parmi les paysans et les marins, qui priait… Agenouilléesur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des viergesprimitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur…Qui sait ?… Elle avait peut-être compris que j’étaismalheureux, et, peut-être, me mêlait-elle à ses prières ?… Ettandis que le prêtre chevrotait des oraisons, tandis que la nef del’église s’emplissait du bruit des sabots sur les dalles et duchuchotement des lèvres pieuses, tandis que l’encens des encensoirsmontait vers la voûte, avec la voix grêle des enfants de chœur,tandis que la jeune fille priait, comme eût prié Juliette, siJuliette avait prié, je rêvais… J’étais dans un parc, et la jeunefille s’avançait vers moi, toute baignée de lune. Elle me prenaitpar la main, et nous marchions sur les pelouses, et sous les arbresqui chantaient.

– Jean, me disait-elle, vous souffrez etje viens à vous… J’ai demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieume l’a permis… Je t’aime !

– Vous êtes trop belle, trop pure, tropsainte pour m’aimer !… Il ne faut pas m’aimer !

– Je t’aime !… Penche ton bras surle mien… Appuie ta tête sur mon épaule, et allons ainsitoujours !…

– Non, non ! Est-ce que l’hirondellepeut aimer le hibou ?… Est-ce que la colombe qui vole dans leciel peut aimer le crapaud qui se cache dans la bourbe des eauxcroupies ?

– Tu n’es pas le hibou, et tu n’es pas lecrapaud, puisque je t’ai choisi… L’amour que Dieu permet effacetous les péchés et console de toutes les douleurs… Viens avec moiet je te rendrai ta pureté… Viens avec moi et je te donnerai lebonheur.

– Non ! non !… mon cœur estgangrené, et mes lèvres ont bu le poison qui tue les âmes, lepoison qui damne les vierges comme toi… Ne t’approche pas ainsi, jete flétrirais ; ne me regarde pas ainsi, mes yeux tesaliraient, et tu serais pareille à Juliette !…

La messe était finie, la vision s’évanouit… Ilse fit, dans l’église, un grand bruit de chaises remuées et de paslourds, et les enfants de chœur éteignirent les cierges de l’autel…Toujours agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je nedistinguais qu’un profil perdu dans l’ombre douce de la voiletteblanche… Elle se leva, après s’être signée… Je dus écarter machaise pour la laisser passer… Elle passa… Et j’éprouvai unevéritable satisfaction, comme si, en refusant l’amour que la jeunefille m’offrait en rêve, je venais d’accomplir un grand devoir.

Elle m’occupa une semaine. J’avais recommencémes courses acharnées, dans les landes, sur les grèves, et jevoulais guérir. Pendant que je marchais, excité par le vent,emporté dans cette ivresse particulière que vous donne la pluiefouettante des rivages, j’imaginais des conversations romanesquesavec la demoiselle de Landudec, des aventures nocturnes qui sedéroulaient en des paysages féeriques et lunaires. Tous deux, commedes personnages d’opéra, nous luttions de pensées sublimes, desacrifices héroïques, de dévouements prodigieux ; nousreculions, sur des rythmes passionnés et des ritournellesémouvantes, les bornes de l’abnégation humaine. Un orchestresanglotant se mêlait au déchirement de nos voix.

– Je t’aime ! je t’aime !

– Non ! non ! il ne faut pasm’aimer !

Elle, en robe blanche très longue, les yeuxégarés, les bras tendus… Moi, sombre, fatal, les mollets houlantsous le maillot de soie violette, les cheveux en coup de vent…

– Je t’aime ! je t’aime !

– Non ! non ! il ne faut pasm’aimer !

Et les violons avaient des plaintes inouïes,les hautbois gémissaient, tandis que les contrebasses et lestympanons grondaient comme des vents d’orage et des roulements detonnerre.

Ô cabotinisme de la douleur !

Chose curieuse ! la demoiselle deLandudec et Juliette ne faisaient plus qu’une ; je ne lesséparais plus, je les confondais dans le même rêve extravagant etmélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, toutes lesdeux.

– Non ! non ! je suis unlépreux, laissez-moi !

Elles s’acharnaient à baiser mes plaies,parlaient de mourir, criaient :

– Je t’aime ! je t’aime !

Et vaincu, dompté, racheté par l’amour, jetombais à leurs pieds. Le vieux père, mourant, étendait les mainssur nous et nous bénissait tous les trois !

Cette folie dura peu, et, bientôt, je meretrouvai, sur la dune, face à face avec Juliette.

– Juliette ! Juliette !

Il n’y avait plus de violons, plus dehautbois ; il n’y avait qu’un hurlement de douleur et derévolte, le cri du fauve captif, qui réclame sa proie.

– Juliette ! Juliette !

Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai,le cerveau hanté de folies sombres, les bras et les mains enquelque sorte poussés par des rages de tuer, d’étouffer… J’auraisvoulu sentir, sous la pression de mes doigts, des existences setordre, râler et mourir. La mère Le Gannec était sur le pas de laporte, inquiète, tricotant son éternelle paire de bas… Elle medit :

– Comme vous êtes en retard, nostreMintié, aujourd’hui !… Je vous ai préparé une belle écrevissede mer !

– Fichez-moi la paix, vieilleradoteuse ! criai-je… Je n’en veux pas de votre écrevisse demer, je ne veux rien, entendez-vous ?

Et bredouillant des paroles colères,brutalement, je l’obligeai à se déranger, pour me laisser passer…La pauvre bonne femme, stupéfaite, levait les bras au ciel,geignait :

– Ah ! ma Doué ! Ah béJésus !

Je gagnai ma chambre où je m’enfermai…D’abord, je me roulai sur le lit, brisai deux chaises, me cognai lefront contre les murs, et, tout d’un coup, je me mis à écrire àJuliette une lettre exaltée, folle, remplie de menaces terribles etd’humbles supplications ; une lettre dans laquelle, en phrasesincohérentes, je parlais de la tuer, de lui pardonner, je lasuppliais de venir, avant que je ne mourusse, lui décrivant, avecdes raffinements tragiques, un rocher d’où je me jetterais dans lamer… Je la comparais à la dernière des filles de maison publique,deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de vingt fois, jerecommençai la lettre, m’emportant, pleurant, tour à tour furieuxjusqu’au délire, attendri jusqu’à la pâmoison… À un moment,j’entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement desouris. J’allai ouvrir… La mère Le Gannec était là, tremblante,toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.

– Que faites-vous ici ? m’écriai-je…Pourquoi m’espionnez-vous ?… Allez-vous-en !

– Nostre Mintié, gémit la sainte femme,nostre Mintié, ne vous fâchez pas !… Je vois bien que vousêtes malheureux, et je venais voir si je pouvais vous être utile àquelque chose.

– Eh bien, oui, je suis malheureux,là !… Est-ce que cela vous regarde ? Tenez, portez cettelettre à la poste, et laissez-moi tranquille.

Pendant quatre jours, je ne sortis pas… Lamère Le Gannec venait dans ma chambre, pour faire mon lit et servirmes repas, humble, craintive, redoublant de soins,soupirant :

– Ah ! quel malheur !… MaDoué ! quel malheur !

Je comprenais que j’avais mal agi envers elle,qui était si tendre pour moi, et j’aurais voulu lui demander pardonde mes brutalités… Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figuretriste de vieille mère affligée, m’attendrissaient. Mais une sortede fierté imbécile glaçait l’effusion prête à s’échapper… Elletrottinait autour de moi, résignée, avec un air d’infinie, dematernelle commisération, et, de temps en temps, ellerépétait :

– Ah ! quel malheur !… MaDoué ! quel malheur !

Le jour finissait. Tandis que la mère LeGannec, ayant enlevé le couvert, balayait la chambre, je m’étaisaccoudé à l’appui de la fenêtre ouverte. Le soleil avait disparuderrière la ligne d’horizon, ne laissant au ciel, de sa gloireirradiante, qu’une clarté rougeâtre, et la mer, tassée, lourde,sans un reflet, se plombait tristement. La nuit arrivait,silencieuse et lente, et l’air était si calme, qu’on percevait lebruit rythmique des avirons battant l’eau du port et le crilointain des drisses au haut des mâts… Je vis le phare s’allumer,son feu rouge tourner dans l’espace, comme un astre fou… Et je mesentais bien malheureux !…

Juliette ne me répondait pas !… Juliettene viendrait pas !… Ma lettre, sans doute, l’avait effrayée,elle s’était rappelé les scènes de colère, d’étranglement sauvage…Elle avait eu peur, et elle ne viendrait pas !… Et puis, n’yavait-il pas des courses, des fêtes, des dîners, des files d’hommesimpatients, à sa porte, qui l’attendaient, la réclamaient, quiavaient payé d’avance la nuit promise ?… Pourquoi serait-ellevenue, d’ailleurs ?… Pas de Casino sur cette grèvedésolée ; dans ce coin perdu de l’Océan, personne à qui ellepût vendre son corps ?… Moi, elle m’avait tout pris, monargent, mon cerveau, mon honneur, mon avenir, tout !… quepouvais-je lui donner encore ?… Rien. Alors pourquoiviendrait-elle ?… J’aurais dû lui dire qu’il me restait dixmille francs, et elle serait accourue !… À quoi bon ?…Ah ! qu’elle ne vienne pas !… qu’elle ne viennepas !… Ma colère était calmée et un dégoût de moi-même laremplaçait, un dégoût épouvantable !… Comment cela était-ilpossible qu’en si peu de temps, un homme qui n’était pas méchant,dont les aspirations, autrefois, ne manquaient ni de fierté ni denoblesse, comment cela était-il possible que cet homme fût tombé sibas, dans une boue si épaisse, qu’aucune force humaine n’étaitcapable de l’en retirer !… Ce dont je souffrais, à cetteheure, ce n’était pas tant de mes folies, de mes bassesses, de mescrimes, que des malheurs que j’avais causés autour de moi… Lavieille Marie !… Le vieux Félix ! Ah ! les pauvresgens !… Où étaient-ils ?… Que faisaient-ils ?…Avaient-ils seulement de quoi manger ?… Ne les avais-je pasobligés, en les chassant, à mendier leur pain, eux si vieux, sibons, si confiants, plus faibles et plus abandonnés que des chienssans maître !… Je les voyais, courbés sur des bâtons,affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le soir dans desgîtes de hasard ! Et cette sainte mère Le Gannec, qui mesoignait comme une mère son enfant, qui me berçait de cestendresses réchauffantes qu’ont les petites gens !… Au lieu dem’agenouiller devant elle, de la remercier, ne l’avais-je pasbrutalisée, presque battue !… Ah ! non ! qu’elle nevienne pas !… qu’elle ne vienne pas !…

La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je medisposais à refermer la fenêtre, quand j’entendis, dans le chemin,des grelots, puis le roulement d’une voiture… Machinalement, jeregardai… Une voiture, en effet, montait la rampe très raide à cetendroit, une sorte d’omnibus qui me parut haut, et chargé demalles… Un marin passait… Le postillon l’interpella :

– Hé ! la maison deMme Le Gannec, s’il vous plaît ?

– C’est là, en face toi, répondit lemarin, qui indiqua la maison d’un geste de la main et continua saroute.

J’étais devenu tout pâle… et je vis, éclairéepar la lumière de la lanterne, une petite main gantée se poser surle bouton de la portière.

– Juliette ! Juliette !criai-je, éperdu… mère Le Gannec, c’est Juliette !… vite,vite… c’est Juliette !

Courant, dégringolant l’escalier, je meprécipitai dans la rue.

– Juliette ! ma Juliette !

Des bras m’enlacèrent, des lèvres se collèrentà ma joue, une voix soupira :

– Jean ! mon petit Jean !

Et je défaillis dans les bras de Juliette.

Je ne tardai pas à revenir de monévanouissement. On m’avait couché sur le lit, et Juliette, penchéesur moi, m’embrassait, m’appelait, pleurait :

– Ah ! pauvre mignon !… Commetu m’as fait peur !… Comme tu es blanc encore !… C’estfini, dis !… Parle-moi, mon Jean !

Sans rien dire, je la contemplais… Il mesemblait que tout mon être, inerte et glacé, détruit d’un coup, parune grande souffrance ou par un grand bonheur, – je ne savais, –refoulait dans mon regard la vie qui s’en allait, s’égouttait demes membres, de mes veines, de mon cœur, de mon cerveau… Je lacontemplais !… Elle était toujours belle, un peu plus pâleencore qu’autrefois, et je la retrouvais toute, avec ses yeuxbrillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusementenfantine, au timbre clair… Je cherchais sur son visage, dans sesgestes, dans l’habitude de son corps, dans ses paroles, jecherchais des traces douloureuses de son existence inconnue, uneflétrissure, une déformation, quelque chose de nouveau et de plusfané !… Non, en vérité, elle était un peu plus pâle, et voilàtout… Et je fondis en larmes…

– Encore, que je te voie, ma petiteJuliette !

Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, metenait embrassé.

– Mon Jean !… Ah ! mon Jeanadoré !

La mère Le Gannec vint frapper à la porte dela chambre… Elle ne s’adressa pas à Juliette, affecta même de nepas la regarder.

– Qu’est-ce qu’il faut faire des malles,nostre Mintié ? demanda-t-elle.

– Il faut les faire monter, mère LeGannec !

– On ne peut pas monter toutes ces mallesici, répliqua durement la vieille femme.

– Tu en as donc beaucoup, machérie ?

– Beaucoup, mais non !… il y en asix… Ces gens sont stupides !

– Eh bien, mère Le Gannec, dis-je,gardez-les en bas, pour ce soir… Nous verrons demain…

Je m’étais levé, et Juliette furetait dans lachambre, s’exclamait à chaque instant :

– Mais c’est gentil ici… C’est drôle toutplein, mon chéri… Et puis, tu as un lit, un vrai lit… Moi quicroyais qu’on couchait dans des armoires, en Bretagne… Ah !…qu’est-ce que c’est que ça ?… Ne bouge pas, Jean, ne bougepas.

Elle avait pris sur la cheminée un groscoquillage, l’appliquait contre son oreille.

– Tiens ! disait-elle désappointée…Tiens ! ça ne fait pas : chuuu ! dans tescoquillages !… Pourquoi, dis ?

Puis brusquement, elle se jetait dans mesbras, me couvrait de baisers.

– Ah ! ta barbe !… Ah ! tulaisses pousser ta barbe, vilain !… Et comme tes cheveux sontlongs ! Et comme tu as maigri ! Est-ce que je suischangée, moi ?… Est-ce que je suis belle autant ?

Nouant ses mains autour de mon cou, penchantsa tête sur mon épaule :

– Raconte ce que tu fais ici, comment tupasses tes journées, à quoi tu penses… Raconte à ta petite femme…Et ne mens pas… Dis-lui bien tout, tout, tout !…

Alors, je lui parlai de mes marches acharnées,de mes abattements sur la dune, de mes sanglots, d’elle que jevoyais sans cesse, d’elle que j’appelais, comme un fou, dans levent, dans la tempête…

– Pauvre petit ! soupirait-t-elle…Et je parie que tu n’as pas même un caoutchouc ?…

– Et toi ? et toi ? maJuliette, as-tu pensé à moi seulement ?

– Ah ! moi, quand je ne t’ai plustrouvé à la maison, j’ai cru que j’allais mourir… Célestine m’avaitdit qu’un homme était venu te prendre ! J’ai tout de mêmeattendu… Il rentrera, il rentrera… Et tu ne rentrais pas… Et j’aicouru chez Lirat, le lendemain !… Ah ! si tu savais commeil m’a reçue !… comme il m’a traitée !… Et je demandais àtout le monde : « Savez-vous où est Jean ? » Etpersonne ne pouvait me répondre… Oh ! méchant ! partircomme ça… sans un mot !… Tu ne m’aimais donc plus ?…Alors, tu comprends, j’ai voulu m’étourdir… Je souffraistrop !…

Sa voix prit une intonation brève :

– Quant à Lirat !… sois tranquille,mon chéri, je me vengerai de lui… Et tu verras !… Ça serafarce !… Quelle crapule que ton ami Lirat !… Mais tuverras, tu verras.

Une chose me tourmentait : combien dejours, de semaines Juliette passerait-elle avec moi ?… Elleavait apporté six malles ; donc, elle avait l’intention dedemeurer au Ploc’h un mois au moins, peut-être davantage… À la joiesi grande de la posséder, sans trouble, sans crainte, se mêlait unevive inquiétude… Je n’avais pas d’argent… et je connaissais tropJuliette pour ne point ignorer qu’elle ne se résignerait pas àvivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que je n’étais pas enétat de supporter… Or comment faire ?… N’osant l’interrogerdirectement, je répondis :

– Nous avons le temps de songer à cela,ma chérie, dans trois mois, quand nous rentrerons à Paris…

– Dans trois mois… Mais, mon pauvremignon, je repars dans huit jours… Ça m’ennuie tant !

– Reste, ma petite Juliette, je t’ensupplie, reste tout à fait… plus longtemps… quinze jours !

– C’est impossible, tu comprends…Oh ! ne sois pas triste, mon chéri… Ne pleure pas… parce que,si tu pleures, je ne te dirai pas une chose, une belle chose.

Elle se fit plus tendre encore, se pelotonnacontre moi, et reprit :

– Écoute-moi bien, mon chéri… Je n’aiqu’une pensée, une seule pensée, vivre avec toi !… Nousquitterons Paris, nous nous en irons dans une petite maison, sibien cachés, vois-tu, que personne ne saura plus si nous existons…Seulement, il nous faut vingt mille francs de rente.

– Où donc veux-tu que je les prennemaintenant ? m’écriai-je découragé.

– Écoute-moi donc ! poursuivitJuliette… Il nous faut vingt mille francs de rente… Oh ! j’aitout calculé !… Eh bien, dans six mois, nous les aurons…

Juliette me regarda d’un air mystérieux… ellerépéta :

– Nous les aurons !…

– Je t’en supplie, ma chérie, ne parlepas ainsi… Tu ne sais pas le mal que tu me fais…

Juliette éleva la voix ; le pli de sonfront devint dur :

– Alors, tu aimes mieux que je sois àd’autres toujours ?…

– Ah ! tais-toi, Juliette !…tais-toi !… Ne parle jamais comme cela, jamais !…

– Es-tu drôle !… Allons, soisgentil, et embrasse-moi !…

Le lendemain, pendant qu’au milieu des mallesouvertes, des robes étalées partout, elle s’habillait, trèsdéconcertée de l’absence de sa femme de chambre, elle forma unequantité de projets pour la journée… Elle voulait se promener surla jetée, monter au phare, pêcher, aller à la dune, et s’asseoir àla place où j’avais tant pleuré… Elle se réjouissait d’apercevoirde jolies Bretonnes, en costume soutaché et brodé, comme authéâtre, de boire du lait, dans des fermes !

– Il y a des bateaux ici ?

– Mais oui.

– Beaucoup ?

– Mais oui.

– Ah ! quelle chance, j’aime tantles bateaux !

Puis elle me contait les nouvelles de Paris…Gabrielle n’était plus avec Robert… Malterre se mariait… Jesselinvoyageait… Il y avait eu des duels… Et des anecdotes sur tout lemonde !… Toute cette mauvaise odeur de Paris me ramenait à desmélancolies, à des souvenirs poignants… Me voyant triste, elles’interrompait, m’embrassait, prenait des airs navrés :

– Ah ! tu crois peut-être que cetteexistence me plaît ! gémissait-elle… que je ne songe qu’àm’amuser, à être coquette !… Si tu savais !… Tucomprends, il y a des choses que je ne peux pas te dire… Mais si tusavais quel supplice c’est pour moi !… Tu es malheureux,toi !… Eh bien, moi ?… Tiens, si je n’avais pas l’espoirde vivre avec mon Jean, souvent, j’ai tant de dégoût que je metuerais.

Et, rêveuse, câline, elle revenait à sesbergeries, à ses petits sentiers de verdure, au calme del’existence douce et cachée, avec des fleurs, des bêtes, et del’amour… Ah ! de l’amour dévoué, soumis, de l’amour éternel,de l’amour qui nous illuminerait, jusqu’à la mort, ainsi qu’unchaud soleil.

Nous sortîmes après le déjeuner, que la mèreLe Gannec nous servit sévèrement, sans desserrer les lèvres uneseule fois. À peine dehors, comme la brise fraîchissait et luidéfrisait les cheveux, Juliette désira rentrer.

– Ah ! le vent, mon chéri !… Levent, vois-tu, je ne peux pas supporter ça… Il me décoiffe et merend malade !…

Elle s’ennuya toute la journée, et nos baisersne suffirent pas à en remplir le vide… De même qu’autrefois, dansmon cabinet, elle étendit une serviette sur sa robe, sur laserviette posa de menues brosses et des limes et, grave, se mit àlisser ses ongles. Je souffrais cruellement, et la vision du vieuxhomme, à la fenêtre, m’obsédait.

Le jour suivant, Juliette me déclara qu’elleétait obligée de partir le soir même.

– Ah ! quel malheur, monchéri !… J’avais oublié !… vite, vite, commande unevoiture… Oh ! quel malheur !

Je n’essayai pas de la retenir… Affalé sur unechaise, immobile, sombre, la tête dans les mains, j’assistai auxpréparatifs du départ, sans prononcer une parole, sans laisseréchapper une prière… Juliette allait, venait, pliant ses robes,rangeant son nécessaire, refermant ses malles, et je n’entendaisrien, je ne voyais rien, je ne savais rien… Des hommes entrèrent,dont les pas pesants faisaient craquer le plancher… Je comprisqu’ils emportaient les malles. Juliette s’assit sur mes genoux.

– Mon pauvre chéri, pleurait-elle, celate fait de la peine que je m’en aille ainsi… Il le faut… sois sage…Et puis, bientôt, je reviendrai… pour longtemps… Ne sois pas ainsi…Je reviendrai… Je te le promets… J’emmènerai Spy… J’emmènerai uncheval aussi, pour me promener, tu veux, pas ?… Tu verrascomme ta petite femme monte bien… Embrasse-moi donc, monJean !… Pourquoi ne m’embrasses-tu pas ?… Jeanvoyons !… Adieu ! Je t’adore !… Adieu !

** *

Il faisait nuit quand la mère Le Gannecpénétra dans ma chambre. Elle alluma la lampe et, doucement,s’approcha de moi.

– Nostre Mintié ! nostreMintié !

Je levai les yeux vers elle, et elle était sitriste, il y avait en elle tant de miséricordieuse pitié, que je meprécipitai dans ses bras.

– Ah ! mère Le Gannec ! mère LeGannec !… sanglotai-je. Et c’est de ça que je meurs… Deça !

Et tendrement, la mère Le Gannecmurmura :

– Nostre Mintié, pourquoi que vous nepriez pas le bon Dieu ?… Ça vous soulagerait !

Chapitre 10

 

 

Voilà huit jours que je ne puis dormir. J’ai,sur le crâne, un casque de fer rougi. Mon sang bout, on dirait quemes artères tendues se rompent, et je sens de grandes flammes quime lèchent les reins. Ce qui restait d’humain en moi, ce que ladouleur morale avait laissé, sous les ordures entassées, de pudeur,de remords, de respect, d’espoirs vagues, ce qui me rattachait, parun lien, si faible fût-il, à la catégorie des êtres pensants, toutcela a été emporté par une folie de brute forcenée… Je n’ai plus lanotion du bien, du vrai, du juste, des lois inflexibles de lanature. Les répulsions sexuelles d’un règne à l’autre quimaintiennent les mondes en une harmonie constante, je n’en ai plusconscience : tout se meut, se confond en une fornicationimmense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve qued’impossibles embrassements… Non seulement l’image de Julietteprostituée ne m’est plus une torture, elle m’exalte au contraire…Et je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer pard’ineffaçables traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythesmonstrueux, et, moi-même, je la conduis à des débauchescriminelles, fouettée par des verges de fer… Juliette n’est plus laseule dont l’image me tente et me hante… Gabrielle, la Rabineau, lamère Le Gannec, la demoiselle de Landudec défilent toujours, devantmoi, dans des postures infâmes… Ni la vertu, ni la bonté, ni lemalheur, ni la vieillesse sainte ne m’arrêtent et, pour décors àces épouvantables folies, je choisis de préférence les endroitssacrés et bénits, les autels des églises, les tombes descimetières… Je ne souffre plus dans mon âme, je ne souffre plus quedans ma chair… Mon âme est morte dans le dernier baiser deJuliette, et je ne suis plus qu’un moule de chair immonde etsensible, dans lequel les démons s’acharnent à verser des couléesde fonte bouillonnante !… Ah ! je n’avais pas prévu cechâtiment !

L’autre jour, sur la grève, j’ai rencontré unepêcheuse de palourdes… Elle était noire, sale, puante, semblable àun tas de goémon pourrissant. Je me suis approché d’elle avec desgestes fous… Et, subitement, je me suis enfui, car j’avais latentation infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser,parmi les galets et les flaques d’eau… À travers la campagne, jemarche, je marche, les narines au vent, flairant, comme un chien dechasse, des odeurs de femelles… Une nuit, la gorge en feu, lecerveau affolé par des visions abominables, je m’engage dans lesruelles tortueuses du village, frappe à la porte d’une fille àmatelots… Et je suis entré dans ce bouge… Mais sitôt que j’ai sentisur ma peau cette peau inconnue, j’ai poussé un cri de rage… etj’ai voulu partir… Elle me retenait.

– Laisse-moi ! ai-je crié.

– Pourquoi t’en vas-tu ?

– Laisse-moi.

– Reste… Je t’aimerai… Sur la côte,souvent, je t’ai suivi… Souvent, près de la maison que tu habites,j’ai rôdé… Je voulais de toi… Reste !

– Mais laisse-moi donc ! Tu ne voispas que tu me dégoûtes !…

Et comme elle se penchait à mon cou, je l’aibattue… Elle gémissait :

– Ah ! ma Doué ! il estfou !

Fou !… Oui, je suis fou !… Je mesuis regardé dans la glace et j’ai eu peur de moi… Mes yeuxagrandis s’effarent au fond de l’orbite qui se creuse ; les ospointent, trouant ma peau jaunie ; ma bouche est pâle,tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques…Mes gestes s’égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secoussesnerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide…

Fou !… Oui, je suis fou !… Lorsquela mère Le Gannec tourne autour de moi, lorsque j’entends glisserses chaussons sur le plancher, lorsque sa robe me frôle, despensées de crime me viennent, m’obsèdent, me talonnent et jecrie :

– Allez-vous-en !… mère Le Gannec,allez-vous-en !

Fou !… Oui, je suis fou !… Souventla nuit j’ai passé des heures à la porte de sa chambre, la main surla clef de la serrure, prêt à me précipiter dans l’ombre… Je nesais ce qui m’a retenu… La peur, sans doute ; car je medisais : « Elle se débattra, criera, appellera, et jeserai forcé de la tuer !… » Une fois, surprise par lebruit, elle s’est levée… Me voyant en chemise, les jambes nues,elle est restée un moment stupéfaite.

– Comment !… c’est vous, nostreMintié !… Qu’est-ce que vous faites ici ?… Êtes-vousmalade ?

J’ai balbutié des mots incohérents, et je suisremonté…

Ah ! que l’on me chasse, que l’on metraque, que l’on me poursuive avec des fourches, des pieux et desfaux, comme on fait d’un chien enragé !… Est-ce que des hommesn’entreront pas, là, tout à l’heure, qui se jetteront sur moi, mebâillonneront et m’emporteront dans l’éternelle nuit ducabanon !

Il faut que je parte !… Il faut que jeretrouve Juliette !… Il faut que j’épuise sur elle cette ragemaudite !…

Quand l’aube paraîtra, je descendrai, et jedirai à la mère Le Gannec :

– Mère Le Gannec, il faut que jeparte !… Donnez-moi de l’argent… Je vous le rendrai plus tard…Donnez-moi de l’argent… il faut que je parte !…

Chapitre 11

 

 

Juliette m’avait choisi, dans le faubourgSaint-Honoré, tout près de la rue de Balzac, une chambre, au secondétage d’un petit hôtel meublé. Les meubles étaient de guingois, lestapisseries, les tiroirs s’ouvraient en grinçant, une odeur aigrede bois suri, de poussière ancienne, imprégnait les rideaux desfenêtres et les draperies du lit ; mais elle avait su donner,en plaçant çà et là quelques bibelots, un aspect plus intime àcette pièce banale et froide où tant d’existences inconnues avaientpassé sans laisser de trace aucune. Juliette avait tenu aussi àranger elle-même mes affaires, dans l’armoire, qu’elle bourrait depaquets d’iris.

– Tu vois, mon chéri… ici leschaussettes… là les chemises de nuit… j’ai mis tes cravates dans letiroir… tes mouchoirs sont là… J’espère qu’elle a de l’ordre, tapetite femme… Et puis, tous les jours, je te porterai une fleur quisent bon… Allons ne sois pas triste… Dis-toi bien que je t’aime,que je n’aime que toi, que je viendrai souvent… Ah ! tescaleçons que j’ai oubliés !… Je te les enverrai par Célestine,avec ma photographie dans le beau cadre en peluche rouge… Net’ennuie pas, pauvre mignon !… Tu sais, si ce soir, à minuitet demi, je ne suis pas là, ne m’attends pas… Couche-toi… Dorsbien… Tu me promets ?

Et jetant un dernier coup d’œil sur lachambre, elle était partie.

Tous les jours, en effet, Juliette revenait,en allant au Bois, et en rentrant chez elle, avant le dîner. Ellene restait que deux minutes, fiévreuse, agitée par une hâte d’êtredehors ; le temps de m’embrasser, le temps d’ouvrir l’armoire,pour se rendre compte si les choses étaient dans le même ordre.

– Allons ! je m’en vais… Ne sois pastriste… je vois que tu as encore pleuré… Ça n’est pas gentil !Pourquoi me faire de la peine ?

– Juliette ! te verrai-je cesoir ?… Oh ! je t’en prie, ce soir !

– Ce soir ?

Elle réfléchissait un instant.

– Ce soir, oui, mon chéri… Enfin, nem’attends pas trop… Couche-toi… Dors bien… Surtout, ne pleure pas…Tu me désespères !… Vraiment, on ne sait comment être avectoi !

Et je vivais là, vautré sur le canapé, nesortant presque jamais, comptant les minutes qui, lentement,lentement, goutte à goutte, tombaient dans l’éternité del’attente.

À l’exaltation furieuse de mes sens avaitsuccédé un grand accablement… Je demeurais des après-midi entiers,sans bouger, la chair battue, les membres pesants, le cerveauengourdi, comme au lendemain d’une ivresse. Ma vie ressemblait à unsommeil lourd, que traversent des rêves pénibles, coupés par debrusques réveils, plus pénibles encore que les rêves, et dansl’anéantissement de ma volonté, dans l’effacement de monintelligence, je ressentais plus vive encore l’horreur de madéchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me jetait en desangoisses perpétuelles… Comme autrefois, sur la dune du Ploc’h, ilne m’était pas possible de chasser l’image de boue, quigrandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes pluscruelles… Perdre un être qu’on aime, un être de qui toutes vosjoies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu’à dessouvenirs de bonheur, cela vous est une douleur déchirante… Mais oùil y a une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrances’endort en quelque sorte bercée par sa tendresse même… Moi, jeperdais Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaqueminute, et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je nepouvais rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures…J’avais beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cœurs, unefleur, une toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer leparfum, je ne la trouvais pas… Et cependant, je ne concevais riensans Juliette. Toutes mes pensées avaient Juliette pour point dedépart, Juliette pour aboutissement ; et plus ellem’échappait, plus je m’acharnais dans l’idée absurde de lareconquérir. Je n’espérais pas, emportée, comme elle l’était, danscette existence de plaisirs mauvais, qu’elle s’arrêtâtjamais ; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais desprojets d’avenir meilleur. Je me disais : « Il n’est paspossible qu’un jour le dégoût ne la prenne, qu’un jour la douleurn’éveille en son âme un remords, une pitié ; et elle mereviendra. Alors, nous nous en irons dans un appartement d’ouvrier,et moi, comme un forçat, je travaillerai… J’entrerai dans lejournalisme, je publierai des romans, j’implorerai des besognes decopiste… » Hélas ! je m’efforçais de croire à tout cela,afin d’atténuer l’état d’abjection où j’étais descendu. Avec leproduit de la vente des deux études de Lirat, des quelques bijouxque je possédais, de mes livres, j’avais réalisé une somme dequatre mille francs que je gardais précieusement, pour cettechimérique éventualité… Une fois que Juliette était songeuse etplus tendre qu’à l’ordinaire, j’osai lui communiquer ce projetadmirable… Elle battit des mains.

– Oui ! oui !… Ah ! ceserait si amusant !… Un tout petit appartement, tout petit,tout petit !… Je ferais le ménage, j’aurais de jolis bonnets,un joli tablier !… Mais c’est impossible avec toi ! Queldommage !… C’est impossible !

– Pourquoi donc est-ceimpossible ?

– Mais parce que tu ne travailleras pas,et que nous mourrons de faim… C’est ta nature, comme ça !…As-tu travaillé au Ploc’h !… Travailleras-tumaintenant ?… Jamais tu n’as travaillé !…

– Le puis-je ?… Tu ne sais donc pasque ta pensée ne me quitte pas un seul instant ?… C’est toutl’inconnu de ta vie, c’est la douleur atroce de ce que je sens, dece que je devine de toi, qui me ronge, qui me dévore, qui me videles moelles !… Quand tu n’es pas là, j’ignore où tu es, etpourtant je suis là, où tu es, toujours !… Ah ! si tuvoulais !… Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loinde ce qui salit et de ce qui torture… Mais j’aurais la force d’unDieu !… De l’argent !… De l’argent ! mais je t’engagnerais par pelletées, par tombereaux !… Ah ! Juliette,si tu voulais ! si tu voulais !…

Elle me regardait, excitée par ce grand bruitd’or que mes paroles faisaient tinter à ses oreilles.

– Eh bien, gagnes-en tout de suite, monchéri… Oui, beaucoup, des tas !… Et ne pense pas à cesvilaines choses qui te font du mal… Les hommes, est-cedrôle !… Ça ne veut pas comprendre !

Tendrement, elle s’assit sur mes genoux.

– Puisque je t’adore, mon chermignon !… Puisque les autres, je les déteste, et qu’ils n’ontrien de moi, tu entends, rien… Puisque je suis bienmalheureuse !…

Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à sefaire toute petite contre moi, et répétait : « Oui, bien,bien malheureuse !… » J’en avais horreur et pitié…

– Ah ! il croit que c’est parplaisir ! s’écria-t-elle en sanglotant, il croit cela !…Mais si je n’avais pas mon Jean pour me consoler, mon Jean pour mebercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais plus… jene pourrais plus… J’aimerais mieux mourir.

Brusquement, changeant d’idée, et d’une voixoù il me sembla entendre les regrets gémir :

– D’abord, pour ça… pour le petitappartement… il faudrait de l’argent, et tu n’en as pas !

– Mais si, ma chérie… Mais si, clamai-jetriomphalement, j’ai de l’argent !… Nous avons de quoi vivredeux mois, trois mois, en attendant que je conquière unefortune !

– Tu as de l’argent ?… Faisvoir.

J’étalai devant elle les quatre billets demille francs. Juliette les saisit dans sa main, un à un, âprement,les compta, les examina. Ses yeux luisaient, étonnés etcharmés.

– Quatre mille francs, mon chéri !…Comment, tu as quatre mille francs ?… Mais tu es riche !…Alors…

Elle se pendit à mon cou, caressante.

– Alors, reprit-elle, puisque tu es trèsriche… J’ai envie d’un petit nécessaire de voyage que j’ai vu, ruede la Paix !… Tu veux me l’acheter, mon chéri ; tu veux,pas ?

Je reçus au cœur un coup si douloureux que jefaillis tomber sur le plancher ; et un flot de larmesm’aveugla. Pourtant, j’eus le courage de demander :

– Qu’est-ce qu’il vaut, tonnécessaire ?

– Deux mille francs, mon chéri.

– C’est bien !… Prends deux millefrancs… Tu l’achèteras toi-même.

Juliette me baisa au front, prit deux billetsqu’elle enfouit précipitamment dans la poche de son manteau, et sonregard attaché sur les deux qui restaient et qu’elle regrettaitsans doute de ne pas m’avoir demandés, elle dit :

– Vrai ?… Tu veux bien ?…Ah ! c’est gentil !… Cela fait que si tu retournes auPloc’h, j’irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.

Quand elle fut partie, je m’abandonnai à uneviolente colère contre elle, contre moi surtout, et, la colèreapaisée, tout d’un coup, je m’étonnai de ne plus souffrir… Oui, envérité, je respirais plus librement, j’étendais les bras avec desgestes forts, j’avais dans les jarrets une élasticiténouvelle ; enfin, on eût dit que quelqu’un venait de m’enleverle poids écrasant que je portais depuis si longtemps sur lesépaules… J’éprouvais une joie très vive à détendre mes membres, àfaire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi qu’ilarrive, le matin, au saut du lit… Ne me réveillais-je pas, eneffet, d’un sommeil aussi pesant que la mort ? Ne sortais-jepas d’une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avaitconnu les cauchemars horribles du néant ?… J’étais comme unenseveli qui retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne unmorceau de pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce…J’allai à la fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupaitd’un angle doré les maisons en face de moi ; sur le trottoir,des gens passaient vite, affairés, avec des figuresheureuses ; des voitures se croisaient sur la chaussée,joyeusement… Le mouvement, l’activité, le bruit de la vie megrisaient, m’enthousiasmaient, m’attendrissaient, et jem’écriai :

– Je ne l’aime plus ! Je ne l’aimeplus !

Dans l’espace d’une seconde, j’eus la visiontrès nette d’une existence nouvelle de travail et de bonheur. Melaver de cette boue, reprendre le rêve interrompu, j’en avaishâte ; non seulement je voulais racheter mon honneur, mais jevoulais conquérir la gloire, et la conquérir si grande, siincontestée, si universelle, que Juliette crevât de dépit d’avoirperdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans la postérité,en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des piédestauxsymboliques, emplissant les siècles futurs de mon imageimmortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c’était de penserque Juliette n’aurait pas une parcelle de gloire, et que je larepousserais impitoyablement, hors de mon soleil.

Je descendis et, pour la première fois depuisplus de deux ans, je ressentis un plaisir délicieux à me trouverdans la rue… Je marchais rapidement, les reins souples, l’allurevictorieuse, intéressé par les spectacles les plus simples qui mesemblèrent nouveaux. Et je me demandais avec stupeur commentj’avais pu être malheureux aussi longtemps, comment mes yeux nes’étaient pas ouverts plus vite à la vérité… Ah ! laméprisable Juliette !… Comme elle avait dû rire de messoumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mesinconcevables folies !… Sans doute, elle racontait à sesamants de hasard mes douleurs imbéciles, et ils s’excitaient àl’amour en se moquant de moi !… Mais j’aurais ma revanche, etcette revanche serait terrible !… Bientôt Juliette seroulerait à mes pieds, suppliante ; elle implorerait sonpardon.

– Non, non, misérable, jamais !…Quand j’ai pleuré, m’as-tu consolé ?… M’as-tu épargné unesouffrance, une seule ?… Un seul instant, as-tu consenti àaccepter ma misère, à vivre de ma vie ?… Tu n’es pas digne departager ma gloire… Non… va-t’en !

Et pour lui marquer mon méprisirrémédiablement, je lui jetterai des millions à la figure.

– Tiens des millions !… En veux-tudes millions ?… Tiens, encore !

Juliette se tordra les bras dedésespoir ; elle criera :

– Pitié, Jean !… pitié !…Oh ! de l’argent, je n’en veux pas !… Ce que je veux,c’est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse si unseul des rayons de la lumière qui t’entoure vient, un jour, seposer sur ta pauvre Juliette… Pitié !

– As-tu eu pitié de moi, quand je t’aidemandé grâce !… Non !… Les filles comme toi, on lesassomme à coups d’or !… Tiens ! en voilà encore !…Tiens ! en voilà toujours !

Je marchais à grandes enjambées, parlant touthaut, faisant avec la main le geste de jeter des millions à traversl’espace.

– Tiens, misérable ;tiens !

Pourtant, mon impassibilité devant la penséede Juliette n’était point si farouche, que la moindre femme aperçuene me donnât une inquiétude, et que je ne sondasse, d’un coup d’œilimpatient, l’intérieur des voitures qui, sans cesse, passaient dansla rue… Sur le boulevard, mon assurance tomba, et l’angoisse meressaisit tout entier. De nouveau, je sentis une pesanteurintolérable sur mes épaules, et la bête dévorante, un instantchassée, s’abattit sur moi, plus féroce, enfonçant plusprofondément ses griffes dans ma chair… Il avait suffi pour celaque je visse des théâtres, des restaurants, ces endroits maudits,pleins du mystère de la vie de Juliette… Les théâtres medisaient : « Cette nuit elle était là, ta Juliette ;pendant que tu gémissais, l’appelant, l’attendant, elle se pavanaitdans une loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une penséepour toi. » Les restaurants me disaient : « Cettenuit elle était là, ta Juliette… les yeux ivres de débauche, elles’est vautrée sur nos divans disloqués, et des hommes qui puaientle vin et le cigare, l’ont possédée »… Et tous les jeunes gensque je rencontrais, fringants, superbes, me disaient aussi :« Ta Juliette, nous la connaissons… Est-ce qu’elle t’apporteun peu de l’argent qu’elle nous coûte ? » Chaque maison,chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avecd’affreux ricanements : « Juliette !Juliette ! » La vue des roses, chez les fleuristes,m’était une torture, et j’éprouvais des rages, rien qu’à regarderles boutiques et leurs étalages de choses provocantes. Il mesemblait que Paris ne dépensait toute sa force, n’usait toute saséduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voirdisparaître dans une catastrophe, et je regrettais les tempsjusticiers de la Commune, où l’on versait dans les rues le pétroleet la mort ! Je rentrai…

– Il n’est venu personne ?demandai-je au concierge.

– Personne, monsieur Mintié.

– Pas de lettre, non plus ?

– Non, monsieur Mintié.

– Vous êtes sûr qu’on n’est pas montéchez moi, pendant mon absence ?

– La clef n’a pas bougé de là, monsieurMintié.

Je griffonnai, sur ma carte, ces mots aucrayon : « Je veux te voir. »

– Portez cela rue de Balzac…

J’attendis dans la rue, impatient,nerveux ; le concierge ne tarda pas à reparaître.

– La bonne m’a dit que Madame n’était pasencore rentrée.

Il était sept heures… Je gagnai ma chambre etje m’allongeai sur le canapé.

– Elle ne viendra pas… Oùest-elle ?… Que fait-elle ?

Je n’avais pas allumé de bougies… Lesfenêtres, éclairées par les lumières de la rue, glissaient dans lapièce un jour sombre, projetaient sur le plafond une clarté jaune,où l’ombre des rideaux se dessinait et tremblait… Et les heuress’écoulèrent, lentes, infinies, si infinies et si lentes qu’on eûtdit que le temps, subitement, avait cessé de marcher.

– Elle ne viendra pas !

De la rue, m’arrivait le bruit ininterrompudes voitures ; les omnibus roulaient lourdement, les fiacresfatigués ferraillaient, les coupés passaient, plus légers et plusrapides… Quand l’un d’eux rasait le trottoir ou ralentissait sonallure, je me précipitais à la fenêtre, que j’avais laisséeentr’ouverte, et je me penchais vers la rue… Aucun nes’arrêtait.

– Elle ne viendra pas !

Et, tout en disant : « Elle neviendra pas ! » j’espérais bien que Juliette serait làdans quelques minutes… Que de fois je m’étais roulé sur le canapé,en criant : « Elle ne viendra pas ! » etJuliette était venue !… Toujours, au moment où je désespéraisle plus, j’entendais une voiture s’arrêter, puis des pas dansl’escalier, puis un craquement dans le couloir, et Julietteapparaissait souriante, empanachée, emplissant la chambre d’unparfum violent, et d’un froufrou de soie remuée.

– Allons, prends ton chapeau, monchéri.

Irrité par ce sourire, par ces toilettes, parce parfum, exaspéré par l’attente, souvent, je la traitaisdurement.

– Où as-tu été ? dans quels bougest’es-tu traînée ?… Dis, dans quels bouges ?

– Oh ! si c’est une scène,merci !… Je m’en vais… Bonsoir !… Moi qui ai eu toutesles peines du monde à me rendre libre, pour te retrouver ?

Alors, tendant les poings, tous les musclescrispés, je hurlais :

– Eh bien, va-t’en !… Va-t’en audiable !… Et ne reviens jamais, jamais !

La porte à peine refermée sur Juliette, jecourais après elle.

– Juliette ! Juliette !

Elle descendait l’escalier.

– Juliette !… remonte, je t’enprie !… Juliette… attends, je vais avec toi.

Elle descendait toujours sans détourner latête. Je la rattrapais.

Près d’elle, près de cette robe, de cesplumes, de ces fleurs, de ces bijoux, la fureur me reprenait.

– Allons, remonte, ou je te casse la têtesur ces marches.

Et, dans la chambre, je tombais à sespieds.

– Oui, ma petite Juliette, j’ai tort,j’ai tort… Mais je souffre tant !… Aie un peu pitié demoi !… Si tu savais dans quel enfer je vis !… Si tupouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma poitrine etvoir ce qu’il y a dans mon cœur !… Juliette !… Ah !je ne peux plus, je ne peux plus vivre comme ça !… Une bêteaurait pitié de moi, je t’assure… Oui, une pauvre bête auraitpitié !

Je lui pressais les mains, j’embrassais sarobe…

– Ma Juliette !… je ne t’ai pastuée… j’en avais le droit pourtant, je te le jure… je ne t’ai pastuée !… Tu devrais me tenir compte de cela… C’est del’héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu’un homme qui souffre et quiest seul, toujours, peut concevoir de choses terribles etvengeresses… Je ne t’ai pas tuée !… J’espérais, j’espèreencore !… Reviens à moi… j’oublierai tout, j’effacerai tout,mes douleurs et nos hontes… tu seras pour moi la plus pure, la plusradieuse des vierges… Nous nous en irons très loin… où tu voudras…Je t’épouserai !… Tu ne veux pas ?… Ce que je te dis, tucrois que c’est pour t’avoir à moi, davantage ? Jure que tuchangeras d’existence, ou je me tue là, devant toi !… Écoute,je t’ai tout sacrifié, moi !… Je ne parle pas de ma fortune…mais ce qui faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneurd’homme, mes rêves d’artiste, j’ai tout abandonné, sans un regret,pour toi… Tu peux bien me sacrifier quelque chose à ton tour… Etqu’est-ce que je te demande ? Rien… la joie d’être honnête etbonne… Se dévouer, ma Juliette, se dévouer, mais, c’est si grand,si noble !… Ah ! si tu connaissais la volupté dusacrifice ?… Tiens !… Malterre, il est riche, lui… C’estun brave garçon, meilleur que les autres, il t’a aimée !…J’irai chez lui, je lui dirai : « Vous seul pouvez sauverJuliette, la retirer du monde où elle vit… Revenez à elle… et necraignez rien de moi… je partirai… » Veux-tu ?…

Juliette me regardait, étonnéeprodigieusement. Un sourire inquiet errait sur ses lèvres… Ellemurmura :

– Allons, mon chéri, tu dis des bêtises…Ne pleure pas, viens !

M’en allant, je continuais de gémir :

– Une bête aurait pitié !… Oui, unebête…

D’autres fois, elle envoyait Célestine pour mechercher, et je la trouvais couchée dans son lit, fraîche, tristeet lasse. Je comprenais que quelqu’un était là, tout à l’heure, quivenait de partir ; je le comprenais au regard plus tendre deJuliette, à tout ce qui m’entourait, au lit qui avait été refait, àla toilette rangée avec un soin trop méticuleux, à toutes lestraces effacées, et que je voyais reparaître dans leur réalitéhorrible et douloureuse. Je m’attardais dans le cabinet detoilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les objets,descendant à un examen ignoble des choses familières… De temps entemps, de la chambre, Juliette m’appelait :

– Viens donc, mon chéri !… qu’est-ceque tu fais ?

Oh ! reconstituer son image, percevoirune odeur de lui !… Je humais l’air, dilatant mes narines,croyant saisir des senteurs fortes de mâle, et il me semblait quel’ombre de torses puissants s’allongeait sur les tentures, que jedistinguais des carrures d’athlète, des bras héroïques, des cuissesnerveuses et velues, aux muscles bombants.

– Viens-tu ?… disait Juliette…

Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d’âme,que de ciel, que d’oiseaux ; elle avait un besoin d’idéal, derêveries célestes… Toute petite dans mes bras, chaste comme uneenfant, elle soupirait.

– Oh ! qu’on est bien ainsi !…Dis-moi de belles choses, mon Jean, des choses douces ainsi quedans les vers… J’aime tant ta voix… elle a des sons d’harmonium…parle-moi longtemps… Tu es si bon ; tu me consoles sibien !… Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, nepas bouger, et t’entendre !… Sais-tu aussi ce que jevoudrais ?… Ah ! j’en rêve !… Avoir de toi unepetite fille qui serait comme un chérubin, toute rose etblonde !… Je la nourrirais… et tu lui chanterais des chansonstrès jolies, pour l’endormir !… Mon Jean, quand je seraimorte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit cahier rose,avec des dorures… C’est pour toi… tu le prendras… J’ai écrit là mespensées, et tu verras si je t’aimais bien !… tu verras !…Ah ! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui !…Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme… monâme !…

Et elle s’endormait ; et elle était siblanche, si pure, que les rideaux du lit lui faisaient comme deuxailes.

La nuit s’avançait ; le faubourgredevenait calme… De loin en loin, des voitures attardéesrentraient, et, sur le trottoir, deux sergents de ville marchaientd’un pas lourd et traînant, toujours pareil !… Plusieurs fois,la porte de l’hôtel s’était ouverte et refermée ; j’avaisentendu des craquements, des glissements de robe, des voixchuchotantes dans le couloir… Mais ce n’était pas Juliette !…Et, depuis longtemps, l’hôtel silencieux semblait dormir… Jequittai le canapé, allumai une bougie, regardai la pendule ;elle marquait trois heures.

– Elle ne viendra pas !… Maintenant,c’est fini… elle ne viendra pas !

Je me mis à la fenêtre… La rue était déserte,le ciel, au-dessus, tout sombre, pesait sur les maisons, comme uncouvercle de plomb… Là-bas, dans la direction du boulevardHaussmann, de grosses voitures descendaient, ébranlant la nuit deleurs cahots sonores… Un rat courut d’un trottoir à l’autre, etdisparut par un caniveau… Je vis un pauvre chien, tête basse, laqueue entre les jambes, passer, s’arrêter aux portes, flairer leruisseau, s’en aller, l’échine dolente… J’avais la fièvre, moncerveau brûlait, mes mains étaient moites, et je ressentais, dansla poitrine, comme un étouffement.

– Elle ne viendra pas !… Oùest-elle ?… Est-elle rentrée ?… Ou bien dans quel coin decette grande ombre impure se vautre-t-elle ?

Ce qui m’indignait surtout, c’est qu’elle nem’eût pas averti… Elle avait reçu ma carte… elle savait qu’elle neviendrait pas… et elle ne m’avait pas envoyé un seul mot !…J’avais pleuré, je l’avais suppliée, je m’étais traîné à sesgenoux… et pas un mot !… Quelles larmes, quel sang fallait-ildonc verser pour attendrir cette âme de pierre ?… Commentpouvait-elle courir au plaisir, les oreilles encore pleines dubruit de mes sanglots, la bouche encore humide de mesprières ?… Les filles les plus perdues, les créatures les plusdamnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche etde proie ; il y a des moments où elles laissent le soleilpénétrer leur cœur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel,elles implorent l’amour qui pardonne et qui rachète !…Juliette ! jamais !… quelque chose de plus insensible quele destin, de plus impitoyable que la mort, la poussait,l’emportait, la roulait éternellement, sans un répit, sans unehalte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de ce quidéshonore à ce qui tue !… Plus les jours s’écoulaient, plus ladébauche marquait sa chair de flétrissures. À sa passion, jadisrobuste et saine, se mêlaient aujourd’hui des curiositésabominables, et cet inassouvissement farouche, cetalcoolismede l’amour inextinguible, que donnent lesplaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où l’épuisementrevêtait les formes imprévues de l’idéal le plus pur, on sentaitsur elle l’empreinte de mille corruptions différentes et raffinées,de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. Il luiéchappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,brusquement, des horizons de fange enflammée ; et, bienqu’elle m’eût communiqué l’ardeur dévorante de ses dépravations,bien que j’y goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle,je ne pouvais, souvent, regarder Juliette sans frissonner deterreur !… En sortant de ses bras, honteux, dégoûté, j’avaisce besoin qu’ont les réprouvés de contempler des spectaclestranquilles, reposants, et j’enviais, avec quels cuisantsregrets ! j’enviais les êtres supérieurs qui ont fait de lavertu et de la pureté les lois inflexibles de leur vie !… Jerêvais de couvents où l’on prie, d’hôpitaux où l’on se dévoue… Undésir fou s’emparait de moi d’entrer dans les bouges afind’évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans levice, sans une bonne parole ; je me promettais de suivre, lanuit, les prostituées dans l’ombre des carrefours, et de lesconsoler, et de leur parler de vertu, avec une telle passion, avecdes accents si touchants, qu’elles en seraient émues, pleureraientet me diraient : « Oui, oui, sauvez-nous »… J’aimaisà rester des heures entières, dans le parc Monceau, regardant jouerles enfants, découvrant des paradis de bonheur, en l’œil des jeunesmères ; je m’attendrissais à reconstituer ces existences, silointaines de la mienne ; à revivre, près d’elles, ces joiessaintes, à jamais perdues pour moi… Le dimanche j’errais dans lesgares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits employés etles ouvriers qui s’en allaient, en famille, chercher un peu d’airpur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu de forcepour supporter les fatigues de la semaine. Et je m’attachais auxpas d’un ouvrier dont la physionomie m’intéressait ; j’auraisvoulu avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par letravail rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue…Hélas ! j’aurais voulu avoir tout ce que je n’avais pas, êtretout ce que je n’étais pas !… Ces promenades, qui me rendaientplus pénible encore la constatation de mon abaissement, mefaisaient pourtant du bien, et j’en revenais, chaque fois, avec desrésolutions courageuses… Mais, le soir, je revoyais Juliette, etJuliette, c’était l’oubli de l’honneur et du devoir…

Au-dessus des maisons, le ciel s’éclairaitd’une faible lueur, annonçant l’aube prochaine ; et,j’aperçus, au bout de la rue, dans l’ombre, deux points brillants,deux lanternes de voiture qui vacillaient, se balançaient,s’avançaient, pareilles à deux becs de gaz errants… J’eus unespoir, un instant d’espoir… la voiture approchait, dansant sur lespavés, les lumières grandissaient, le bruit s’accélérait… Il mesembla que je reconnaissais le roulement familier du coupé deJuliette !… Mais non !… Tout à coup, la voiture obliquasur sa gauche, disparut… Et, dans une heure, ce serait lejour !

– Elle ne viendra pas !… Cette fois,c’est bien fini, elle ne viendra pas !

Je fermai la fenêtre et me recouchai sur lecanapé, les tempes battantes, tous les membres endoloris… En vain,j’essayai de dormir… Je ne pus que pleurer, sangloter,crier :

– Oh ! Juliette !Juliette !

Ma poitrine était en feu, j’avais dans la têtecomme un bouillonnement de lave… Mes idées s’égaraient, tournaienten hallucinations… Le long des murs de ma chambre, des belettes sepoursuivaient, bondissaient, se livraient à des jeux obscènes… Etj’espérai que la fièvre m’abattrait, me coucherait dans mon lit,m’emporterait… Être malade !… Oh ! oui, être malade,longtemps, toujours !… Juliette s’installait près de moi, elleme veillait, me soulevait la tête pour me faire boire des remèdes,elle reconduisait le médecin en disant des choses à voixbasse ; et le médecin avait un air grave :

– Mais non ! mais non ! Madame,tout n’est pas désespéré… Calmez-vous.

– Ah ! docteur, sauvez-le, sauvezmon Jean !

– C’est vous seule qui pouvez le sauver,puisque c’est de vous qu’il meurt !

– Ah ! que puis-je faire ?…Dites, docteur, dites !

– Il faut l’aimer, être bonne…

Et Juliette se jetait dans les bras dumédecin…

– Non ! C’est toi que j’aime…viens !

Elle l’entraînait, pendue à ses lèvres… et,dans la chambre, ils cabriolaient, sautaient au plafond etretombaient sur mon lit, enlacés.

– Meurs, mon Jean, meurs, je t’enprie !… Ah ! pourquoi tardes-tu tant à mourir ?…

Je m’étais assoupi… Quand je me réveillai, ilfaisait grand jour… Les omnibus, de nouveau, roulaient dans larue ; les marchands ambulants glapissaient leurs ritournellesmatinales ; contre ma porte, dans le couloir où des gensmarchaient, j’entendais le grattement d’un balai.

Je sortis, et je me dirigeai vers la rue deBalzac… Vraiment, je n’avais pas d’autres projets que de voir lamaison de Juliette, de regarder ses fenêtres et peut-être derencontrer Célestine ou la mère Sochard… Sur le trottoir, en face,plus de vingt fois, je passai et repassai… Les fenêtres de la salleà manger étaient ouvertes, et je distinguais les cuivres du lustrequi luisaient dans l’ombre… Au balcon, un tapis pendait… Lesfenêtres de la chambre étaient fermées… Qu’y avait-il derrière lesvolets clos, derrière ce pan de mur blanc, impénétrable ?… Unlit pillé, saccagé, des odeurs lourdes d’amour, et deux corpsvautrés qui dormaient… Le corps de Juliette… et l’autre ?… Lecorps de tout le monde. Le corps que Juliette avait ramassé, auhasard, sous une table de cabaret, dans la rue !… Ilsdormaient, saoulés de luxures !… La concierge vint secouer destapis sur le trottoir ; je m’éloignai, car depuis que j’avaisquitté l’appartement j’évitais le regard ironique de cette vieillefemme, je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avecses deux petits yeux bouffis et méchants qui avaient l’air de semoquer de mes malheurs… Quand elle eut fini, je retournai sur mespas, et je restai longtemps à m’irriter contre ce mur derrièrelequel une chose épouvantable se passait et qui gardait la cruelleimpassibilité d’un sphinx accroupi dans le ciel… Subitement, commesi la foudre était tombée sur moi, une colère folle me remua de latête aux pieds, et sans raisonner ce que j’allais faire, sans lesavoir même, j’entrai dans la maison, montai l’escalier, sonnai àla porte de Juliette… Ce fut la mère Sochard qui m’ouvrit.

– Dites à Madame, criai-je, dites àMadame que je veux la voir, tout de suite, lui parler… Dites-luiaussi que si elle ne vient pas, c’est moi qui irai la trouver, quil’arracherai du lit, entendez-vous !… Dites-lui…

La mère Sochard, toute pâle, tremblante,balbutiait :

– Mais, mon pauvre monsieur Mintié,Madame n’est pas là… Madame n’est pas rentrée…

– Prenez garde, vieille sorcière !…Ne vous foutez pas de moi, hein !… et faites ce que jecommande… Ou, sinon, Juliette, vous, les meubles, la maison, jecasse tout, je tue tout…

La vieille domestique levait les bras auplafond, d’un geste effaré…

– En vérité du bon Dieu !s’exclama-t-elle… Puisque je vous dis que Madame n’est pas rentrée,monsieur Mintié !… Allez dans sa chambre, vous verrezbien !… puisque je vous le dis !

En deux bonds, je me précipitai dans lachambre… la chambre était vide… le lit n’avait pas été défait. Lamère Sochard me suivait pas à pas, répétant :

– Voyons, monsieur Mintié !…Voyons !… Puisque vous n’êtes plus ensemble, àc’t’heure !…

Je passai dans le cabinet de toilette… Tout yétait en ordre, comme lorsque nous rentrions, le soir, tard… Lesaffaires de Juliette rangées sur le divan, la bouillotte pleined’eau, posée sur le fourneau à gaz…

– Et où est-elle ? demandai-je.

– Ah ! Monsieur ! répondit lamère Sochard… Est-ce qu’on sait où va Madame ?… Il est venu,ce matin, une espèce de valet de chambre qui a causé à Célestine,et puis Célestine est partie avec une robe de rechange pour Madame…Voilà tout ce que je sais !

En rôdant, dans le cabinet, je trouvai lacarte que, la veille, je lui avais envoyée.

– Est-ce que Madame a lu ça ?

– Probablement que non, allez !…

– Et vous ne savez pas où elleest ?

– Ah ! dame, non ! ben sûr…Madame ne me conte point ses affaires !

Je rentrai dans la chambre, m’assis sur lachaise longue.

– C’est bien, mère Sochard… Je vaisl’attendre… Et je vous avertis que ça va être drôle !…Ha ! ha !… À la fin, voyez-vous, mère Sochard, il fautque ça éclate !… J’ai eu de la patience… j’ai eu… Ehbien ! en voilà assez !…

Je brandissais mes poings dans le vide.

– Et ça va être drôle, mèreSochard !… et vous pourrez vous vanter d’avoir assisté à unspectacle drôle, que vous n’oublierez jamais, jamais !… Et lanuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu !

– Ah ! monsieur Mintié !…monsieur Mintié !… supplia la vieille femme. Pour l’amour dubon Dieu, calmez-vous… Allez-vous-en !… Vous commettrez unmalheur, c’est sûr !… Et qu’est-ce que vous ferez, monsieurMintié ?… Qu’est-ce que vous ferez ?…

En ce moment, Spy, sorti de sa niche,s’avançait vers moi, bombant le dos, dansant sur ses pattes grêlesd’araignée… Et je regardai Spy, obstinément… Et je pensai que Spyétait le seul être qu’aimât Juliette, que tuer Spy serait la plusgrande douleur qu’on pût infliger à Juliette… Le chien allongeaitses pattes vers moi, essayait de grimper sur mes genoux. Ilsemblait me dire :

– Si tu souffres tant, je n’en suis pasla cause… Te venger sur moi, si petit, si faible, si confiant, ceserait lâche… Et puis, tu crois qu’elle m’aime tant que ça !…Je l’amuse comme un joujou, je lui suis une distraction d’uneminute et voilà tout… Si tu me tues, ce soir, elle aura un autrepetit chien comme moi, qu’elle appellera Spy comme moi, qu’ellecomblera de caresses comme moi, et il n’y aura rien dechangé !

Je n’écoutais pas Spy, de même que jen’écoutais jamais aucune des voix qui me parlaient, lorsque lecrime me poussait à quelque mauvaise action… Brutalement,férocement, je saisis le petit chien par les pattes dederrière.

– Ce que je ferai, mère Sochard !m’écriai-je… Tenez !…

Et faisant tournoyer Spy dans l’air, de toutesmes forces, je lui écrasai la tête contre l’angle de la cheminée.Du sang jaillit sur la glace et sur les tentures, des morceaux decervelle coulèrent sur les flambeaux, un œil arraché tomba sur letapis…

– Ce que je ferai, mère Sochard ?…répétai-je en lançant le chien au milieu du lit, sur lequel unemare rouge s’étala… Ce que je ferai ?… Ha, ha !… Vousvoyez ce sang, cet œil, cette cervelle, ce cadavre, ce lit !…Ha, ha !… Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je ferai deJuliette !… de Juliette, entendez-vous, vieillepocharde !…

– Oh ! de ma vie ! bégaya lamère Sochard terrifiée !… De ma vie du bon Dieu, je…

Elle n’acheva pas… Les yeux tout grands, labouche ouverte démesurément, dans une horrible grimace, elle fixaitle cadavre du chien, noir sur le lit, et le sang que les drapspompaient, et dont la tache pourprée s’élargissait…

Chapitre 12

 

 

Quand la raison me revint, le meurtre de Spyme parut une action monstrueuse, et j’en eus horreur, comme sij’avais assassiné un enfant. De toutes les lâchetés commises, jejugeai celle-là la plus lâche et la plus odieuse !… TuerJuliette !… C’eût été un crime, assurément, mais peut-êtreétait-il possible de trouver, dans la révolte de mes souffrances,sinon une excuse, du moins une explication à ce crime… TuerSpy !… Un chien… une pauvre bête inoffensive !…Pourquoi ?… Ah ! oui, pourquoi ? … À moins d’êtreune brute, d’avoir en soi l’instinct sauvage et irrésistible dumeurtre !… Pendant la guerre, j’avais tué un homme, bon, jeuneet fort ; je l’avais tué au moment précis où, les yeuxcharmés, le cœur ému, il s’attendrissait à regarder le soleillevant !… Je l’avais tué, caché derrière un arbre, protégé parl’ombre, lâchement !… C’était un Prussien ?…Qu’importe !… C’était un homme aussi, un homme comme moi,meilleur que moi… De son existence dépendaient des existencesfaibles de femmes et d’enfants ; quelque part des créaturesangoissées priaient pour lui, l’attendaient ; il y avaitpeut-être en cette puissante jeunesse, dans ces reins robustes, desgermes de vies supérieures que l’humanité espérait ! Et d’uncoup de fusil imbécile et peureux, j’avais détruit tout cela…Maintenant, voilà que je tuais un chien !… et que je le tuaisalors qu’il venait à moi, et qu’il essayait, avec ses petitespattes, de grimper sur mes genoux !… J’étais doncvéritablement un assassin !… Ce petit cadavre mepoursuivait ; toujours je voyais cette tête hideusementécrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la chambre, etle lit, taché de sang ineffaçablement !…

Ce qui me tourmentait aussi, c’était de penserque Juliette ne me pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devaitavoir horreur de moi… Je lui écrivis des lettres repentantes,l’assurant que désormais j’accepterais d’elle tout ce qu’ellevoudrait, que je ne me plaindrais pas, que je ne lui adresseraisplus de reproches sur sa conduite ; des lettres si humiliées,si basses, d’une soumission si vile, qu’une autre que Juliette eûteu, en les lisant, le cœur soulevé de dégoût… Je les faisais porterpar un commissionnaire dont je guettais le retour, anxieux, au coinde la rue de Balzac.

– Il n’y a pas de réponse !

– Vous ne vous êtes pas trompé ?…C’est bien au premier que vous avez remis la lettre ?

– Oui, Monsieur… Même que la bonne m’adit : « Il n’y a pas de réponse ! »

Je me présentai chez elle. La porte nes’ouvrit que de la longueur d’une chaîne de sûreté, que Juliette,par peur de moi, avait fait poser, dès le soir de l’horrible scène…et, dans l’entrebâillement, j’aperçus le visage railleur et cyniquede Célestine.

– Madame n’y est pas !

– Célestine, ma bonne Célestine,laissez-moi entrer !

– Madame n’y est pas !

– Célestine !… Ma chère petiteCélestine… Laissez-moi l’attendre… Et je vous donnerai beaucoupd’argent !…

– Madame n’y est pas !

– Célestine, je vous en prie !…Allez dire à Madame que je suis là… que je suis bien calme… que jesuis très malade… que je vais mourir !… Et vous aurez centfrancs, Célestine… deux cents francs !

Célestine m’examinait en dessous, d’un airnarquois, heureuse de me voir souffrir, heureuse surtout de voir unhomme se ravaler jusqu’à elle, l’implorer servilement.

– Une toute petite minute, Célestine… queje la voie seulement, et je partirai !

– Non, non, Monsieur !… je seraisgrondée…

La sonnette d’un timbre retentit ;j’entendis ses drins drins se précipiter.

– Vous voyez, Monsieur, onm’appelle !

– Eh bien !… Célestine, dites-luique si, à six heures, elle n’est pas venue chez moi ; si ellene m’a pas écrit à six heures, dites-lui que je me tue !… Àsix heures, Célestine !… N’oubliez pas… dites-lui que je metue !

– Bien, Monsieur !

Et la porte se referma sur moi, avec un bruitde chaîne balancée.

L’idée me vint d’aller voir Gabrielle Bernier,de lui conter mes malheurs, de lui demander conseil, de l’employerà une réconciliation. Gabrielle finissait de déjeuner avec uneamie, petite femme maigre, noire, à museau pointu de rongeur etqui, quand elle parlait, semblait toujours grignoter des noisettes.En matinée de foulard blanc, sale et fripée, les cheveux retenussur le haut de la tête par un peigne mis de travers, les coudes surla table, Gabrielle fumait une cigarette et sirotait unverre de chartreuse.

– Tiens, Jean !… Vous êtes doncrevenu ?

Elle me fit passer dans son cabinet detoilette, très en désordre. Aux premiers mots que je dis deJuliette, Gabrielle s’écria :

– Comment !… Vous ne savezpas ?… Mais nous sommes fâchées depuis un mois… depuis qu’ellem’a chipé un consul, mon cher, un consul d’Amérique, qui me donnaitcinq mille par mois !… Oui, elle me l’a chipé, cettepeau-là !… Eh bien, et vous ?… Vous l’avez lâchée d’uncran, j’espère ?

– Oh ! moi ! fis-je… je suisbien malheureux !… Ainsi, c’est un consul qui est son amant,aujourd’hui ?

Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussales épaules.

– Son amant !… Est-ce que ça peutgarder un amant, des femmes comme ça ?… Elle aurait le bonDieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n’y tiendrait pas !…Ah ! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, c’est moiqui vous le dis !… Ça vient un jour, et puis le lendemain, çafiche le camp !… Ah bien ! merci !… C’est bon de lesplumer, mais encore faut-il mettre des gants, hein ?… Et vousêtes toujours amoureux d’elle, pauvre garçon ?

– Toujours, plus que jamais !… J’aifait tout pour me guérir de cette passion honteuse, qui me rend leplus vil des hommes, qui me tue… et je n’ai pas pu !… Alors,elle mène une abominable conduite, n’est-ce pas ?

– Ah ! bien vrai !… s’exclamaGabrielle, en lançant un jet de fumée en l’air… Vous savez, je nesuis pas bégueule, moi… je rigole comme tout le monde… mais là,parole d’honneur !… sur la tête de ma mère, je rougirais defaire ce qu’elle fait !

La tête renversée, elle poussait des ronds defumée qui montaient en vibrant, vers le plafond… Et pour accentuerce qu’elle venait de dire :

– Ah ! bien, vrai !répéta-t-elle.

Quoique je souffrisse cruellement, quoiquechacune des paroles de Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu’uncoup de couteau, je pris un air câlin, m’approchai d’elle.

– Voyons, ma petite Gabrielle,suppliai-je… racontez-moi.

– Vous raconter !… vousraconter !… Tenez !… vous connaissez les deuxBorgsheim ?… ces deux sales Allemands !… Eh bien,Juliette était avec eux en même temps !… Ça, vous savez, jel’ai vu !… En même temps, mon cher !… Un soir, elledisait à l’un : « Ah ! bien, c’est toi quej’aime. » Et elle l’emmenait. Le lendemain, elle disait àl’autre : « Non, décidément, c’est toi ! »… Etelle l’emmenait… Et si vous aviez vu ça !… Deux ignoblesPrussiens qui chipotaient toujours sur les additions !… Etpuis un tas de choses… Mais je ne veux rien vous dire, parce que jevois que je vous fais de la peine !

– Non, criai-je… non, Gabrielle…racontez… parce que, vous comprenez, à la fin, le dégoût… ledégoût…

Je suffoquais… J’éclatai en sanglots.

Gabrielle me consolait :

– Allons ! allons… Ne pleurez doncpas, pauvre Jean !… Est-ce qu’elle mérite que vous vousretourniez les sangs de cette façon ?… Un gentil garçon commevous !… Si c’est possible ?… Je lui disaistoujours : « Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l’asjamais compris… c’est une perle, un homme comme ça ! »…Ah ! j’en connais des femmes qui seraient joliment heureusesd’avoir un petit homme comme vous… et qui vous aimeraient bien,allez !…

Elle s’assit sur mes genoux, voulut essuyermes yeux tout humides. Sa voix était devenue caressante, et sonregard luisait :

– Ayez donc un peu de courage…Lâchez-la !… prenez-en une autre… une bonne, une douce, unequi vous comprendrait… Tiens !…

Et subitement, elle m’entoura de ses bras,colla sa bouche sur la mienne… Son sein, qui sortit nu hors desdentelles du peignoir, s’écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cettechair étalée, me firent horreur. Je me dégageai de son étreinte,brutalement je repoussai Gabrielle, qui se redressa un peudéconcertée, répara le désordre de sa toilette, et medit :

– Oui, je comprends !… J’ai éprouvéça aussi… Mais tu sais, mon petit… Quand tu voudras… Viens mevoir…

Je m’en allai… Mes jambes étaient molles,j’avais, autour de ma tête, comme des cercles de plomb ; unesueur froide m’inondait le visage, roulait en goutteschatouillantes le long de mes reins… Afin de pouvoir marcher, jedus m’appuyer aux murs des maisons… Comme j’étais près dedéfaillir, j’entrai dans un café, avalai quelques gorgées de rhum,avidement… Je ne puis dire que je souffrisse beaucoup… C’était unestupeur qui m’alourdissait les membres, un anéantissement physiqueet moral, où la pensée de Juliette glissait, de temps en temps, unedouleur aiguë, lancinante… Et dans mon esprit égaré, Juliettes’impersonnalisait ; ce n’était plus une femme ayant sonexistence particulière, c’était la Prostitution elle-même, vautrée,toute grande, sur le monde ; l’Idole impure, éternellementsouillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à traversdes nuits tragiques, éclairées par les torches de baphometsmonstrueux… Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, latête dans les mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur unpanneau où des fleurs étaient peintes… Je quittai enfin le café, etje marchai devant moi, sans savoir où j’allais, je marchai, jemarchai… Après une course longue, sans que j’eusse projeté de venirlà, je me trouvai dans l’avenue du Bois-de-Boulogne, près de l’Arcde Triomphe… Le jour commençait de baisser… Au-dessus des coteauxde Saint-Cloud qui se violaçaient, le ciel s’empourpraitglorieusement, et de petits nuages roses erraient dans l’espaced’un bleu très pâle… Le bois se tassait, plus sombre : unepoussière fine, rouge des reflets du soleil mourant, s’élevait del’avenue, noire de voitures… Et les voitures compactes, serrées enfiles interminables, passaient sans cesse, traînant les filles deproie aux nocturnes carnages… Étendues sur leurs coussins,indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs flasques,nourries d’ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles, que jereconnaissais Juliette en chacune d’elles… Le défilé me parut pluslugubre que jamais… En regardant ces chevaux, ces panaches, cesoleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voiturescomme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d’étoffes rouges,jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent,j’eus l’impression que je voyais des régiments ennemis, desrégiments de la conquête s’abattre, ivres de pillage, sur Parisvaincu… Et, sincèrement, je m’indignai de ne pas entendre tonnerles canons, de ne pas entendre les mitrailleuses cracher la mort etbalayer l’avenue… Un ouvrier, qui s’en revenait du travail, s’étaitarrêté au bord du trottoir… Ses outils sur l’épaule, le dos rond,il contemplait ce spectacle… Non seulement, il n’y avait pas dehaine dans ses yeux, mais on y sentait une sorte d’extase… Lacolère me prit… J’avais envie d’aller à lui, de le saisir aucollet, de lui crier :

– Que fais-tu là, imbécile ?Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi ?… Ces femmes qui sontune insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras brisés de fatigue,à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances quotidiennes… Auxjours de révolution, tu crois te venger de la société qui t’écrase,en tuant des soldats et des prêtres, des humbles et des souffrantscomme toi ?… Et jamais tu n’as songé à dresser des échafaudspour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te volent deton pain, de ton soleil… Regarde donc !… La société quis’acharne sur toi, qui s’efforce de rendre toujours plus lourdesles chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société lesprotège, les enrichit ; les gouttes de ton sang, elle lestransmute en or pour en couvrir les seins avachis de cesmisérables… C’est pour qu’elles habitent des palais que tut’épuises, que tu crèves de faim, ou qu’on te casse la tête sur lesbarricades… Regarde donc !… Lorsque, dans la rue, tu vasréclamant du pain, les sergents de ville t’assomment, toi, pauvrediable !… Vois, comme ils font la route libre à leurs cocherset à leurs chevaux ! Regarde donc !… Ah ! les bellesvendanges pourtant !… Ah ! les belles cuvées desang !… Et comme le bon blé pousserait, haut et nourricier,dans la terre où elles pourriraient !…

Tout à coup, j’aperçus Juliette… Je l’aperçus,une seconde, de profil… Elle avait un chapeau rose, était fraîche,souriante, semblait heureuse, répondait, par de légèresinclinaisons de tête, aux saluts qu’on lui adressait… Juliette neme vit pas… Elle passa.

– Elle va chez moi !… Elle s’estrappelée… Elle va chez moi.

Je n’en doutais pas… Un fiacre revenait àvide… Je montai dedans… Juliette avait déjà disparu…

– Pourvu que j’arrive en même tempsqu’elle !… Car elle va chez moi !… Vite, cocher, vitedonc !

Aucune voiture devant la porte de l’hôtel…Juliette était déjà partie ! Je me précipitai dans la loge duconcierge.

– On est venu me demander àl’instant ? Une dame ?… Mme JulietteRoux ?

– Mais non, monsieur Mintié.

– Alors, j’ai une lettre ?

– Rien, monsieur Mintié.

Je pensai :

– Tout à l’heure elle sera là !

Et j’attendis, marchant fiévreusement sur letrottoir, répétant à haute voix, pour me rassurer :

– Tout à l’heure elle sera là !

J’attendis… Personne !… J’attendisencore… Personne !… Le temps fuyait… Personnetoujours !

– La misérable !… Et ellesouriait !… Et son visage était gai !… Et elle savait queje devais me tuer à six heures !

Je courus rue de Balzac… Célestine m’assuraque Madame venait de sortir.

– Écoutez-moi, Célestine… vous êtes unebrave fille… Je vous aime bien… Vous savez où elle est ?…Allez la trouver, et dites-lui que je veux la voir.

– Mais je ne sais pas où est Madame.

– Si, Célestine, si, vous le savez… Jevous en supplie… Allez ! Je souffre trop !

– Parole d’honneur !… Monsieur, jene sais pas.

J’insistai.

– Elle est peut-être chez sonamant ?… au restaurant ?… Oh ! dites-lemoi !

– Puisque je ne sais pas !

L’impatience me gagnait.

– Célestine… je vous dis des chosesgentilles… Ne m’irritez pas… parce que…

Célestine se croisa les bras, balança la tête,et d’une voix traînante de voyou :

– Parce que quoi ?… Ah ! vouscommencez par m’embêter, espèce de panné !… Et si vous nedécanillez pas, à la fin, je vais appeler la police, vousentendez ?…

Et me poussant vers la porte, rudement, elleajouta :

– Ah ! bien, vrai !… Cessaligauds-là, c’est pire que des chiens !

J’eus assez de raison pour ne pas engager unedispute avec Célestine et, tout honteux, je redescendisl’escalier.

Il était minuit quand je revins rue de Balzac…J’avais rôdé autour des restaurants, cherchant Juliette du regard,à travers les glaces, entre les fentes des rideaux… J’étais entrédans plusieurs théâtres… À l’Hippodrome, où elle allait, les joursd’abonnement, j’avais fait le tour des loges… Ce grand espace, ceslumières aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un airlanguissant et triste, tout cela avait détendu mes nerfs, etj’avais pleuré !… Je m’étais rapproché des groupes d’hommes,pensant qu’ils parleraient de Juliette, que je saurais quelquechose. Et de tous les élégants en habit je disais :

– C’est peut-être celui-là, sonamant !

Que faisais-je ici ?… Il semblait que madestinée fût de courir, partout, toujours, de vivre sur lestrottoirs, à la porte des mauvais lieux, d’y attendre la venue deJuliette !… Épuisé de fatigue, la tête bourdonnante, netrouvant Juliette nulle part, je m’étais échoué, de nouveau, dansla rue. Et j’attendais !… Quoi ?… En vérité jel’ignorais… J’attendais tout et je n’attendais rien… J’étais làpour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre uncrime… J’espérais que Juliette rentrerait seule… Alors, j’irais àelle, je l’attendrirais… Je craignais aussi de la voir avec unhomme… Alors, je la tuerais peut-être… Je ne préméditais rien…J’étais venu, voilà tout !… Pour la mieux surprendre, je medissimulai dans l’angle de la porte de la maison voisine de lasienne.

De là, je pourrais tout observer, sans êtreaperçu, s’il me convenait de ne pas me montrer… L’attente ne futpas longue. Un fiacre, débouchant du faubourg Saint-Honoré,s’engagea dans la rue de Balzac, obliqua de mon côté et, rasant letrottoir, il s’arrêta devant la maison de Juliette !… Jehaletais… Tout mon corps tremblait, secoué par un frisson… Juliettedescendit d’abord… Je la reconnus… Elle traversa le trottoir encourant, et je l’entendis qui tirait le bouton de la sonnette… Puisun homme descendit à son tour, il me sembla que je reconnaissaiscet homme aussi… Il s’était approché de la lanterne, fouillait dansson porte-monnaie, en retirait des pièces d’argent, maladroitement,qu’il examinait à la lumière, le coude levé… Et son ombre, sur lesol, s’étalait anguleuse et bête !… Je voulus me précipiter…Une lourdeur me retenait cloué à ma place… Je voulus crier… Le sons’étrangla dans ma gorge… En même temps, un froid me monta du cœurau cerveau… J’eus la sensation que la vie m’abandonnait… Je fis uneffort surhumain, et, chancelant, je m’avançai vers l’homme… Laporte s’était ouverte et Juliette avait disparu, endisant :

– Allons !… Venez-vous ?

L’homme fouillait toujours dans sonporte-monnaie…

C’était Lirat !… Les maisons, le ciel meseraient tombés sur la tête, que je n’aurais pas été plusstupéfait !… Lirat rentrant avec Juliette !… Cela ne sepouvait pas !… J’étais fou… J’avançai encore.

– Lirat !… criai-je,Lirat !…

Il avait fini de payer le cocher et meregardait terrifié !… Immobile, la bouche béante, les jambesécartées, il me regardait, sans mot dire…

– Lirat !… Est-ce vous ?… Cen’est pas possible… Ce n’est pas vous, n’est-ce pas ?… Vousressemblez à Lirat, mais vous n’êtes pas Lirat !…

Lirat se taisait…

– Voyons, Lirat !… Vous ne ferez pascela… ou alors je dirai que vous m’avez envoyé au Ploc’h pour mevoler Juliette !… Vous, ici, avec elle !… Mais c’est dela folie !… Lirat ! rappelez-vous ce que vous m’avez ditd’elle… rappelez-vous les belles choses dont vous aviez nourri monesprit… les belles choses que vous aviez mises dans moncœur !… Cette misérable fille !… C’est bon pour moi, quisuis perdu… Mais vous !… Vous êtes généreux, vous êtes ungrand artiste !… Est-ce pour vous venger de moi ?… Unhomme comme vous ne se venge pas de la sorte… Il ne se salitpas !… Si je n’ai pas été vous voir, Lirat, c’était parce queje n’osais pas, pour ne pas encourir votre colère !… Voyons,parlez-moi, Lirat… Répondez-moi !…

Lirat se taisait. Juliette dans le corridor,l’appelait :

– Allons, venez-vous ?…

Je saisis les mains de Lirat.

– Tenez, Lirat… elle se moque de vous…Vous ne comprenez donc pas ?… Un jour, elle m’a dit :« Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, de ses rigueurshautaines… et ce sera farce ! » Elle se venge… vous allezentrer chez elle, n’est-ce pas ?… et demain, ce soir, tout àl’heure, elle vous chassera honteusement !… Oui, c’est celaqu’elle veut, je vous le jure !… Ah ! je me rendscompte !… Elle vous a poursuivi… Si bête, si effroyablementstupide, si lointaine de vous qu’elle soit… elle vous a affolé…Elle a le génie du mal, et vous, vous êtes un chaste !… Elle aversé le poison dans vos veines… Mais vous êtes fort !… Aprèsce qui s’est passé entre nous, vous ne pouvez pas !… Ou vousêtes un mauvais homme, ou vous êtes un sale cochon, vous quej’admire !… Un sale cochon, vous !… Allons donc.

Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte,et m’écartant de ses deux poings crispés :

– Eh bien, oui ! s’écria-t-il, jesuis un sale cochon !… Laissez-moi !

Il se fit un bruit sourd qui résonna dans lanuit comme un coup de tonnerre… C’était la porte qui se refermaitsur Lirat… Les maisons, le ciel, les lumières de la rue,tournèrent, tournèrent… Et je ne vis plus rien. J’étendis les brasen avant, et je m’abattis sur le trottoir… Alors, au milieu deschamps apaisés, j’aperçus une route, toute blanche, sur laquelle unhomme bien las, cheminait… L’homme ne cessait de contempler lesbelles moissons qui mûrissaient au soleil, les grands prés que lestroupeaux réjouis paissaient, le mufle enfoui dans l’herbe… Lespommiers tendaient vers lui leurs branches chargées de fruitspourprés, et les sources chantaient au fond de leurs nichesmoussues… Il s’assit sur la berge, fleurie à cet endroit de petitesfleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine deschoses… De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, desvoix qui tombaient du ciel, des voix très douces,murmuraient : « Viens à nous, toi qui as souffert, toiqui as péché… Nous sommes les consolatrices qui rendons aux pauvresgens le repos de la vie et la paix de la conscience… Viens à nous,toi qui veux vivre ! »… Et l’homme, les bras au ciel,supplia : « Oui, je veux vivre !… Que faut-il que jefasse pour ne plus souffrir ? Que faut-il que je fasse pour neplus pécher ? » Les arbres s’agitèrent, les blésfroissèrent leurs chaumes : un bruissement sortit de chaquebrin d’herbe ; les fleurettes balancèrent, au bout de leurstiges, leurs corolles menues, et de toutes les choses une voixunique s’éleva : « Nous aimer ! » dit la voix…L’homme reprit sa route… Autour de lui les oiseauxtourbillonnaient…

Le lendemain, j’achetai un vêtementd’ouvrier…

– Alors, Monsieur s’en va ?… me ditle garçon de l’hôtel, à qui je venais de donner mes vieilleshardes.

– Oui, mon ami !

– Et où Monsieur s’en va-t-il ?

– Je ne sais pas…

Dans la rue, les hommes me firent l’effet despectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient,dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle,tombaient sur le pavé, avec d’étranges résonnances. Je voyais lescrânes osciller, au haut des colonnes vertébrales rompues, pendresur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, lestroncs abandonner leurs rangées de côtes… Et tous ces lambeaux decorps humains, décharnés par la mort, se ruaient l’un sur l’autre,toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par leplaisir, et ils se disputaient d’immondes charognes…

 

Noirmoutier, novembre 1886.

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