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Le Capitaine Pamphile

Le Capitaine Pamphile

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1
Introduction à l’aide de laquelle le lecteur fera connaissance avec les principaux personnages de cette histoire et l’auteur qui l’a écrite.

Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j’aperçus, dans la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une tortue qu’il marchandait avec l’intention d’en faire, aussitôt qu’elle serait devenue sa propriété, une turtle soup.

L’air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha. Il me prit une envie soudaine de l’arracher à la marmite, dans laquelle étaient déjà plongées ses pattes de derrière ; j’entrai dans le magasin, où j’étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l’œil à madame Beauvais, je lui demandai si elle m’avait conservé la tortue que j’avais retenue, la veille, en passant.

Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d’intelligence qui distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la regardait la bouche béante :

– Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce matin.

– Ah ! me dit en très bon français le milord improvisé, c’est à vous, monsieur, qu’appartient cette charmante bête ?

– Yes, yes, milord, répondit madameBeauvais.

– Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avezlà un petit animal qui fera d’excellente soupe ; je n’ai qu’unregret, c’est qu’il soit le seul de son espèce que possède en cemoment madame la marchande.

– Nous have la espoir d’en recevoird’autres demain matin, répondit madame Beauvais.

– Demain, il sera trop tard, réponditfroidement l’Anglais ; j’ai arrangé toutes mes affaires pourme brûler la cervelle cette nuit, et je désirais, auparavant,manger une soupe à la tortue.

En disant ces mots, il me salua et sortit.

– Pardieu ! me dis-je après un moment deréflexion, c’est bien le moins qu’un aussi galant homme se passe undernier caprice.

Et je m’élançai hors du magasin en criant,comme madame Beauvais :

– Milord ! milord !

Mais je ne savais pas où milord étaitpassé ; il me fut impossible de mettre la main dessus.

Je revins chez moi tout pensif : monhumanité envers une bête était devenue une inhumanité envers unhomme. La singulière machine que ce monde, où l’on ne peut faire lebien de l’un sans le mal de l’autre ! Je gagnai la rue del’Université, je montai mes trois étages, et je déposai monacquisition sur le tapis.

C’était tout bonnement une tortue de l’espècela plus commune : testudo lutaria, sive aquarumdulcium ; ce qui veut dire, selon Linné chez les anciens,et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue d’eaudouce.

Or, la tortue de marais ou la tortue d’eaudouce tient à peu près, dans l’ordre social des chéloniens, le rangcorrespondant à celui que tiennent chez nous, dans l’ordre civil,les épiciers, et, dans l’ordre militaire, la garde nationale.

C’était bien, du reste, le plus singuliercorps de tortue qui eût jamais passé les quatre pattes, la tête etla queue par les ouvertures d’une carapace. À peine se sentit-ellesur le plancher, qu’elle me donna une preuve de son originalité enpiquant droit vers la cheminée avec une rapidité qui lui valut àl’instant même le nom de Gazelle, en faisant tous ses efforts pourpasser entre les branches du garde-cendre, afin d’arriver jusqu’aufeu, dont la lueur l’attirait ; enfin, voyant, au bout d’uneheure, que ce qu’elle désirait était impossible, elle prit le partide s’endormir, après avoir préalablement passé sa tête et sespattes par l’une des ouvertures les plus rapprochées du foyer,choisissant ainsi, pour son plaisir particulier, une température decinquante à cinquante-cinq degrés de chaleur, à peu près ; cequi me fit croire que, soit vocation, soit fatalité, elle étaitdestinée à être rôtie un jour ou l’autre, et que je n’avais faitque changer son mode de cuisson en la retirant du pot-au-feu de monAnglais pour la transporter dans ma chambre. La suite de cettehistoire prouvera que je ne m’étais pas trompé.

Comme j’étais obligé de sortir et que jecraignais qu’il n’arrivât malheur à Gazelle, j’appelai mondomestique.

– Joseph, lui dis-je, lorsqu’il parut, vousprendrez garde à cette bête.

Il s’en approcha avec curiosité.

– Ah ! tiens, dit-il, c’est une tortue…Ça porte une voiture.

– Oui, je le sais ; mais je désire qu’ilne vous en prenne jamais l’envie d’en faire l’expérience.

– Oh ! ça ne lui ferait pas de mal,reprit Joseph, qui tenait à déployer devant moi ses connaissancesen histoire naturelle ; la diligence de Laon passerait sur sondos, qu’elle ne l’écraserait pas.

Joseph citait la diligence de Laon, parcequ’il était de Soissons.

– Oui, lui dis-je, je crois bien que la grandetortue de mer, la tortue franche, testudo mydas, pourraitporter un pareil poids ; mais je doute que celle-ci, qui estde plus petite espèce…

– Ça ne veut rien dire, reprit Joseph :c’est fort comme un Turc, ces petites bêtes-là ; et,voyez-vous, une charrette de roulier passerait…

– C’est bien, c’est bien ; vous luiachèterez de la salade et des escargots.

– Tiens ! des escargots ?… Est-cequ’elle a mal à la poitrine ? Le maître chez lequel j’étaisavant d’entrer chez monsieur prenait du bouillon d’escargots parcequ’il était physique ; eh bien, ça ne l’a pas empêché…

Je sortis sans écouter le reste del’histoire ; au milieu de l’escalier, je m’aperçus que j’avaisoublié mon mouchoir de poche : je remontai aussitôt. Jetrouvai Joseph, qui ne m’avait pas entendu rentrer, faisantl’Apollon du Belvédère, un pied posé sur le dos de Gazelle etl’autre suspendu en l’air, afin que pas un grain des cent trentelivres que le drôle pesait ne fût perdu par la pauvre bête.

– Que faites-vous là, imbécile ?

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, réponditJoseph tout fier de m’avoir prouvé en partie ce qu’il avançait.

– Donnez-moi un mouchoir, et ne touchez jamaisà cette bête.

– Voilà, monsieur, me dit Joseph enm’apportant l’objet demandé… Mais il n’y a aucune crainte à avoirpour elle… un wagon passerait dessus…

Je m’enfuis au plus vite ; mais jen’avais pas descendu vingt marches, que j’entendis Joseph quifermait ma porte en marmottant entre ses dents :

– Pardieu ! je sais ce que je dis… Etpuis, d’ailleurs, on voit bien, à la conformation de ces animaux,qu’un canon chargé à mitraille pourrait…

Heureusement, le bruit qu’on faisait dans larue m’empêcha d’entendre la fin de la maudite phrase.

Le soir, je rentrai assez tard, comme c’est macoutume. Aux premiers pas que je fis dans ma chambre, je sentis quequelque chose craquait sous ma botte. Je levai vitement le pied,rejetant tout le poids de mon corps sur l’autre jambe : lemême craquement se fit entendre de nouveau ; je crus que jemarchais sur des œufs. Je baissai ma bougie… Mon tapis étaitcouvert d’escargots.

Joseph m’avait ponctuellement obéi : ilavait acheté de la salade et des escargots, avait mis le tout dansun panier au milieu de ma chambre ; dix minutes après, soitque la température de l’appartement les eût dégourdis, soit que lapeur d’être croqués se fût emparée d’eux, toute la caravane s’étaitmise en route, et elle avait même déjà fait passablement dechemin ; ce qui était facile à juger par les traces argentéesqu’ils avaient laissées sur les tapis et sur les meubles.

Quant à Gazelle, elle était restée au fond dupanier, contre les parois duquel elle n’avait pu grimper. Maisquelques coquilles vides me prouvèrent que la fuite des Israélitesn’avait pas été si rapide, qu’elle n’eût mis la dent surquelques-uns avant qu’ils eussent le temps de traverser la merRouge.

Je commençai aussitôt une revue exacte dubataillon qui manœuvrait dans ma chambre, et par lequel je mesouciais peu d’être chargé pendant la nuit ; puis, prenantdélicatement de la main droite tous les promeneurs, je les fisrentrer, les uns après les autres, dans leur corps de garde, que jetenais de la main gauche, et dont je fermai le couvercle sureux.

Au bout de cinq minutes, je m’aperçus, que, sije laissais toute cette ménagerie dans ma chambre, je courais lerisque de ne pas dormir une minute ; c’était un bruit, commesi on eût enfermé une douzaine de souris dans un sac de noix :je pris donc le parti de transporter le tout à la cuisine.

Chemin faisant, je songeai qu’au train dontallait Gazelle je la trouverais morte d’indigestion le lendemain sije la laissais au milieu d’un magasin de vivres aussicopieux ; au même moment et comme par inspiration, j’avisaidans mon souvenir certain baquet placé dans la cour et dans lequelle restaurateur du rez-de-chaussée mettait dégorger sonpoisson : cela me parut une si merveilleuse hôtellerie pourune testudo aquarum dulcium, que je jugeai inutile de mecasser la tête à lui en chercher une autre, et que, la tirant deson réfectoire, je la portai directement au lieu de sadestination.

Je remontai bien vite et m’endormis, persuadéque j’étais l’homme de France le plus ingénieux en expédients.

Le lendemain, Joseph me réveilla dès lematin.

– Oh ! monsieur, en voilà unefarce ! me dit-il en se plantant devant mon lit.

– Quelle farce ?

– Celle que votre tortue a faite.

– Comment ?

– Eh bien, croiriez-vous qu’elle est sortie devotre appartement, ça, je ne sais pas comment… qu’elle a descendules trois étages, et qu’elle a été se mettre au frais dans levivier du restaurateur ?

– Imbécile ! tu n’as pas deviné quec’était moi qui l’y avais portée ?

– Ah bon !… Vous avez fait là un beaucoup, alors !

– Pourquoi cela ?

– Pourquoi ? Parce qu’elle a mangé latanche, une tanche superbe qui pesait trois livres.

– Allez me chercher Gazelle, et apportez-moides balances.

Pendant que Joseph exécutait cet ordre,j’allai à ma bibliothèque, j’ouvris mon Buffon à l’articletortue ; car je tenais à m’assurer si ce chélonien étaitichtyophage, et je lus ce qui suit :

« Cette tortue d’eau douce, testudoaquarum dulcium c’était bien cela, aime surtout les marais etles eaux dormantes ; lorsqu’elle est dans une rivière ou dansun étang, alors elle attaque tous les poissons indistinctement,même les plus gros : elle les mord sous le ventre, les yblesse fortement, et, lorsqu’ils sont épuisés par la perte du sang,elle les dévore avec la plus grande avidité et ne laisse guère queles arêtes, la tête des poissons, et même leur vessie natatoire,qui remonte quelquefois à la surface de l’eau. »

– Diable ! diable ! dis-je ; lerestaurateur a pour lui M. de Buffon : ce qu’il ditpourrait bien être vrai.

J’étais en train de méditer sur la probabilitéde l’accident, lorsque Joseph rentra, tenant l’accusée d’une mainet les balances de l’autre.

– Voyez-vous, me dit Joseph, ça mangebeaucoup, ces sortes d’animaux, pour entretenir leurs forces, et dupoisson surtout, parce que c’est très nourrissant ; est-ce quevous croyez que, sans cela, ça pourrait porter une voiture ?…Voyez, dans les ports de mer, comme les matelots sontrobustes ; c’est parce qu’ils ne mangent que du poisson.

J’interrompis Joseph.

– Combien pesait la tanche ?

– Trois livres : c’est neuf francs que legarçon réclame.

– Et Gazelle l’a mangée toutentière ?

– Oh ! elle n’a laissé que l’arête, latête et la vessie.

– C’est bien cela !M. de Buffon est un grand naturaliste. Cependant,continuai-je à demi-voix, trois livres… cela me parait fort.

Je mis Gazelle dans la balance ; elle nepesait que deux livres et demie avec sa carapace.

Il résultait de cette expérience, non pointque Gazelle fût innocente du fait dont elle était accusée, maisqu’elle devait avoir commis le crime sur un cétacé d’un plusmédiocre volume.

Il paraît que ce fut aussi l’avis dugarçon ; car il parut fort content de l’indemnité de cinqfrancs que je lui donnai.

L’aventure des limaçons et l’accident de latanche me rendirent moins enthousiaste de ma nouvelleacquisition ; et, comme le hasard fit que je rencontrai, lemême jour, un de mes amis, homme original et peintre de génie, quifaisait à cette époque une ménagerie de son atelier, je le prévinsque j’augmenterais le lendemain sa collection d’un nouveau sujet,appartenant à l’estimable catégorie des chéloniens, ce qui parut leréjouir beaucoup.

Gazelle coucha cette nuit dans ma chambre, oùtout se passa fort tranquillement, vu l’absence des escargots.

Le lendemain, Joseph entra chez moi, commed’habitude, roula le tapis de pied de mon lit, ouvrit la fenêtre,et se mit à le secouer pour en extraire la poussière ; maistout à coup il poussa un grand cri et se pencha hors de la fenêtrecomme s’il eût voulu se précipiter.

– Qu’y a-t-il donc, Joseph ? dis-je àmoitié éveillé.

– Ah ! monsieur, il y a que votre tortueétait couchée sur le tapis, je ne l’ai pas vue…

– Et… ?

– Et, ma foi ! sans le faire exprès, jel’ai secouée par la fenêtre.

– Imbécile !…

Je sautai à bas de mon lit.

– Tiens ! dit Joseph, dont la figure etla voix reprenaient une expression de sérénité tout à faitrassurante, tiens ! elle mange un chou !

En effet, la bête, qui avait rentré parinstinct tout son corps dans sa cuirasse, était tombée par hasardsur un tas d’écailles d’huîtres, dont la mobilité avait amorti lecoup, et, trouvant à sa portée un légume à sa convenance, elleavait sorti tout doucement la tête hors de sa carapace, ets’occupait de son déjeuner aussi tranquillement que si elle nevenait pas de tomber d’un troisième étage.

– Je vous le disais bien, monsieur !répétait Joseph dans la joie de son âme, je vous le disais bien,qu’à ces animaux rien ne leur faisait. Eh bien, pendant qu’ellemange, voyez-vous, une voiture passerait dessus…

– N’importe, descendez vite et allez me lachercher.

Joseph obéit. Pendant ce temps, je m’habillai,occupation que j’eus terminée avant que Joseph reparût ; jedescendis donc à sa rencontre et le trouvai pérorant au milieu d’uncercle de curieux, auxquels il expliquait l’événement qui venaitd’arriver.

Je lui pris Gazelle des mains, sautai dans uncabriolet, qui me descendit faubourg Saint-Denis, n° 109 ; jemontai cinq étages, et j’entrai dans l’atelier de mon ami, quiétait en train de peindre.

Il y avait autour de lui un ours couché sur ledos, et jouant avec une bûche ; un singe assis sur une chaiseet arrachant, les uns après les autres, les poils d’unpinceau ; et, dans un bocal, une grenouille accroupie sur latroisième traverse d’une petite échelle, à l’aide de laquelle ellepouvait monter jusqu’à la surface de l’eau.

Mon ami s’appelait Decamps, l’ours Tom, lesinge Jacques Ier, et la grenouille mademoiselleCamargo.

Chapitre 2Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à proposd’une carotte.

Mon entrée fit révolution.

Decamps leva les yeux de dessus ce merveilleuxpetit tableau des Chiens savants que vous connaissez tous,et qu’il achevait alors.

Tom se laissa tomber sur le nez la bûche aveclaquelle il jouait, et s’enfuit en grognant dans sa niche, bâtieentre les deux fenêtres.

Jacques Ier jeta vivement sonpinceau derrière lui et ramassa une paille qu’il porta innocemmentà sa bouche avec sa main droite, tandis qu’il se grattait la cuissede la main gauche et levait béatement les yeux au ciel.

Enfin, mademoiselle Camargo montalanguissamment un degré de son échelle ; ce qui, dans touteautre circonstance, aurait pu être considéré comme un signe depluie.

Et moi, je posai Gazelle à la porte de lachambre, sur le seuil de laquelle je m’étais arrêté endisant :

– Cher ami, voilà la bête. Vous voyez que jesuis de parole.

Gazelle n’était pas dans un momentheureux : le mouvement du cabriolet l’avait tellementdésorientée, que, pour rassembler probablement toutes ses idées etréfléchir à sa situation le long de la route, elle avait rentrétoute sa personne sous sa carapace ; ce que je posais parterre avait donc l’air tout bonnement d’une écaille vide.

Néanmoins, lorsque Gazelle sentit, par lareprise de son centre de gravité, qu’elle adhérait à un terrainsolide, elle se hasarda de montrer son nez à l’ouverture supérieurede son écaille ; pour plus de sûreté, cependant, cette partiede sa personne était prudemment accompagnée de ses deux pattes dedevant ; en même temps, et comme si tous les membres eussentunanimement obéi à l’élasticité d’un ressort intérieur, les deuxpattes de derrière et la queue parurent à l’extrémité inférieure dela carapace. Cinq minutes après, Gazelle avait mis toutes voilesdehors.

Elle resta cependant encore un instant enpanne, branlant la tête à droite et à gauche comme pours’orienter ; puis tout à coup ses yeux devinrent fixes, etelle s’avança, aussi rapidement que si elle eût disputé le prix dela course au lièvre de la Fontaine, vers une carotte gisant auxpieds de la chaise qui servait de piédestal à JacquesIer.

Celui-ci regarda d’abord avec assezd’indifférence la nouvelle arrivée s’avancer de son côté ;mais, dès qu’il s’aperçut du but qu’elle paraissait se proposer, ildonna des signes d’une inquiétude réelle, qu’il manifesta par ungrognement sourd, qui dégénéra, au fur et à mesure qu’elle gagnaitdu terrain, en cris aigus interrompus par des craquements de dents.Enfin, lorsqu’elle ne fut plus qu’à un pied de distance du précieuxlégume, l’agitation de Jacques prit tout le caractère d’undésespoir réel ; il saisit, d’une main, le dossier de sonsiège, et, de l’autre, la traverse recouverte de paille, et,probablement dans l’espoir d’effrayer la bête parasite qui venaitlui rogner son dîner, il secoua la chaise de toute la force de sespoignets, jetant ses deux pieds en arrière comme un cheval qui rue,et accompagnant ses évolutions de tous les gestes et de toutes lesgrimaces qu’il croyait capables de démonter l’impassibilitéautomatique de son ennemi. Mais tout était inutile ; Gazellen’en faisait pas pour cela un pas moins vite que l’autre. JacquesIer ne savait plus à quel saint se vouer.

Heureusement pour Jacques qu’il lui arriva, ence moment, un secours inattendu. Tom, qui s’était retiré dans saloge à mon arrivée, avait fini par se familiariser avec maprésence, et prêtait, comme nous tous, une certaine attention à lascène qui se passait ; étonné d’abord de voir se remuer cetanimal inconnu, devenu, grâce à moi, commensal de son logis, ill’avait suivi dans sa course vers la carotte avec une curiositécroissante. Or, comme Tom ne méprisait pas non plus les carottes,lorsqu’il vit Gazelle près d’atteindre le précieux légume, il fittrois pas en trottant et, levant sa grosse patte, il la posalourdement sur le dos de la pauvre bête, qui, frappant la terre duplat de son écaille, rentra incontinent dans sa carapace et restaimmobile à deux pouces de distance du comestible qui mettait en cemoment en jeu une triple ambition. Tom parut fort étonné de voirdisparaître, comme par enchantement, tête, pattes et queue. Ilapprocha son nez de la carapace, souffla bruyamment dans lesouvertures ; enfin, et comme pour se rendre plus parfaitementcompte de la singulière organisation de l’objet qu’il avait sousles yeux, il le prit, le tournant et le retournant entre ses deuxpattes ; puis, comme convaincu qu’il s’était trompé enconcevant l’absurde idée qu’une pareille chose fût douée de la vieet pût marcher, il la laissa négligemment retomber, prit la carotteentre ses dents, et se mit en devoir de regagner sa niche.

Ce n’était point là l’affaire deJacques : il n’avait pas compté que le service que lui rendaitson ami Tom serait gâté par un pareil trait d’égoïsme ; mais,comme il n’avait pas pour son camarade le même respect que pourl’étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était prudemmentresté pendant la scène que nous venons de décrire, et, saisissantd’une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait parla racine, il se raidit de toutes ses forces, grimaçant, jurant,claquant des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre,il allongeait force soufflets sur le nez de son pacifiqueantagoniste, qui, sans riposter, mais aussi sans lâcher l’objet enlitige, se contentait de coucher ses oreilles sur son cou, defermer ses petits yeux noirs chaque fois que la main agile deJacques se mettait en contact avec sa grosse figure ; enfin lavictoire resta, comme la chose arrive ordinairement, non pas auplus fort, mais au plus effronté. Tom desserra les dents, etJacques, possesseur de la bienheureuse carotte, s’élança sur uneéchelle, emportant le prix du combat, qu’il alla cacher derrière unplâtre de Malagutti, sur un rayon fixé à six pieds de terre ;cette opération finie, il descendit plus tranquillement, certainqu’il n’y avait ni ours ni tortue capables de l’aller dénicherlà.

Arrivé au dernier échelon, et lorsqu’il s’agitde remettre pied à terre, il s’arrêta prudemment, et, jetant lesyeux sur Gazelle, qu’il avait oubliée dans la chaleur de sa disputeavec Tom, il s’aperçut qu’elle se trouvait dans une position quin’était rien moins qu’offensive.

En effet, Tom, au lieu de la replacer avecsoin dans la situation où il l’avait prise, l’avait, comme nousl’avons dit, négligemment laissée tomber à tout hasard, de sortequ’en reprenant ses sens, la malheureuse bête, au lieu de seretrouver dans sa situation normale, c’est-à-dire sur le ventre,s’était retrouvée sur le dos, position, comme chacun le sait,antipathique au suprême degré à tout individu faisant partie de larace des chéloniens.

Il fut facile de voir à l’expression deconfiance avec laquelle Jacques s’approcha de Gazelle, qu’il avaitjugé au premier abord que son accident la mettait hors d’état defaire aucune défense. Cependant, arrivé à un demi-pied dumonstrum horrendum, il s’arrêta un instant, regarda dansl’ouverture tournée de son côté, et se mit, sous un air denégligence apparente, à en faire le tour avec précaution,l’examinant à peu près comme un général fait d’une ville qu’il veutassiéger. Cette reconnaissance achevée, il allongea la maindoucement, toucha du bout du doigt l’extrémité de l’écaille ;puis aussitôt, se rejetant lestement en arrière, il se mit, sansperdre de vue l’objet qui le préoccupait, à danser joyeusement surses pieds et ses mains, accompagnant ce mouvement d’une espèce dechant de victoire qui lui était habituel toutes les fois que, parune difficulté vaincue ou un péril affronté, il croyait avoir à seféliciter de son habileté ou de son courage.

Cependant cette danse et ce chants’interrompirent soudainement ; une idée nouvelle traversa lecerveau de Jacques, et parut absorber toutes ses facultéspensantes. Il regarda attentivement la tortue, à laquelle sa main,en la touchant, avait imprimé un mouvement d’oscillation querendait plus prolongé la forme sphérique de son écaille, s’enapprocha, marchant de côté comme un crabe ; puis, arrivé prèsd’elle, se leva sur ses pieds de derrière, l’enjamba comme fait uncavalier de son cheval, la regarda un instant se mouvoir entre sesdeux jambes ; enfin, complètement rassuré, à ce qu’il paraît,par l’examen approfondi qu’il venait d’en faire, il s’assit sur cesiège mobile, et lui imprimant, sans cependant que ses piedsquittassent la terre, un mouvement rapide d’oscillation, il sebalança joyeusement, se grattant le côté et clignant les yeux,gestes qui, pour ceux qui le connaissent, étaient l’expressiond’une joie indéfinissable.

Tout à coup Jacques poussa un cri perçant, fitun bond perpendiculaire de trois pieds, retomba sur les reins, ets’élançant sur son échelle, alla se réfugier derrière la tête deMalagutti. Cette révolution était causée par Gazelle, qui, fatiguéed’un jeu dans lequel le plaisir n’était évidemment pas pour elle,avait enfin donné signe de vie en éraflant de ses pattes froides etaiguës les cuisses pelées de Jacques Ier, qui futd’autant plus bouleversé de cette agression, qu’il ne s’attendait àrien moins qu’une attaque de ce côté.

En ce moment, un acheteur entra, et Decamps mefit signe qu’il désirait rester seul. Je pris mon chapeau et macanne, et m’éloignai.

J’étais sur le palier, lorsque Decamps merappela.

– À propos, me dit-il, venez donc demainpasser la soirée avec nous.

– Que faites-vous donc demain ?

– Nous avons souper et lecture.

– Bah !

– Oui, mademoiselle Camargo doit manger uncent de mouches, et Jadin lire un manuscrit.

Chapitre 3Comment mademoiselle Camargo tomba en la possession de M.Decamps.

Malgré l’invitation verbale que Decampsm’avait faite, je reçus le lendemain une lettre imprimée. Ce doubleemploi avait pour but de me rappeler la tenue de rigueur, lesinvités ne devant être admis qu’en robe de chambre et pantoufles.Je fus exact à l’heure et fidèle à l’uniforme.

C’est une curieuse chose à voir, que l’atelierd’un peintre, lorsqu’il a coquettement pendu à ses quatremurailles, pour faire honneur aux invités, ses joyaux des grandsjours, fournis par les quatre parties du monde. Vous croyez entrerdans la demeure d’un artiste, et vous vous trouvez au milieu d’unmusée qui ferait honneur à plus d’une ville préfectorale de France.Ces armures, qui représentent l’Europe au Moyen Âge, datent dedivers règnes et trahissent, par leur forme, l’époque de leurfabrication. Celle-ci, brunie sur les deux côtés de la poitrine,avec son arête aiguë et brillante et son crucifix gravé, aux piedsduquel est une Vierge en prière avec cette légende : MaterDei, ora pro nobis, a été forgée en France et offerteau roi Louis XI, qui la fit appendre aux murs de son vieux châteaude Plessis-les-Tours. Celle-là, dont la poitrine bombée porteencore la marque des coups de masse dont elle a garanti son maître,a été bosselée dans les tournois de l’empereur Maximilien, et nousarrive d’Allemagne. Cette autre, qui représente en relief lesrobustes travaux d’Hercule, a peut-être été portée par le roiFrançois Ier, et sort certainement des ateliersflorentins de Benvenuto Cellini. Ce tomahawk canadien et ce couteauà scalper viennent d’Amérique : l’un a brisé des têtesfrançaises et l’autre enlevé des chevelures parfumées. Ces flècheset ce krid sont indiens ; le fer des unes et la lame del’autre sont mortels, car ils ont été empoisonnés dans le suc desherbes de Java. Ce sabre recourbé a été trempé à Damas. Ce yatagan,qui porte sur sa lame autant de crans qu’il a coupé de têtes, a étéarraché aux mains mourantes d’un Bédouin. Enfin, ce long fusil à lacrosse et aux capucines d’argent, a été rapporté de la Casaubah parIsabey peut-être, qui l’aura troqué avec Yousouf contre un croquisde la rade d’Alger ou un dessin du fort l’Empereur.

Maintenant que nous avons examiné, les unsaprès les autres, ces trophées dont chacun représente un monde,jetez les yeux sur ces tables où sont épars, pêle-mêle, milleobjets différents, étonnés de se trouver réunis. Voici desporcelaines du Japon, des figurines égyptiennes, des couteauxespagnols, des poignards turcs, des stylets italiens, despantoufles algériennes, des calottes de Circassie, des idoles duGange, des cristaux des Alpes. Regardez : il y en a pour unjour.

Sous vos pieds, ce sont des peaux de tigre, delion, de léopard, enlevées à l’Asie et à l’Afrique ; sur vostêtes, les ailes étendues et comme douées de la vie, voilà legoéland, qui, au moment où la vague se courbe pour retomber, passesous sa voûte comme sous une arche ; le margat, qui, lorsqu’ilvoit apparaître un poisson à la surface de l’eau, plie ses ailes etse laisse tomber sur lui comme une pierre ; le guillemot, qui,au moment où le fusil du chasseur se dirige contre lui, plonge,pour ne reparaître qu’à une distance qui le met hors de saportée ; enfin le martin-pêcheur, cet alcyon des anciens, surle plumage duquel étincellent les couleurs les plus vives del’aigue marine et du lapis-lazuli.

Mais ce qui, un soir de réception chez unpeintre, est surtout digne de fixer l’attention d’un amateur, c’estla collection hétérogène de pipes toutes bourrées qui attendent,comme l’homme de Prométhée, qu’on dérobe pour elle le feu du ciel.Car, afin que vous le sachiez, rien n’est plus fantasque et pluscapricieux que l’esprit des fumeurs. L’un préfère la simple pipe deterre, à laquelle nos vieux grognards ont donné le nom expressif debrûle-gueule ; celle-là se charge tout simplement avec letabac de la régie, dit tabac de caporal. L’autre ne peut approcherde ses lèvres délicates que le bout ambré de la chibouque arabe, etcelle-là se bourre avec le tabac noir d’Alger ou le tabac vert deTunis. Celui-ci, grave comme un chef de Cooper, tire méthodiquementdu calumet pacifique des bouffées de maryland ; celui-là, plussensuel qu’un nabab, tourne comme un serpent autour de son bras letuyau flexible de son hucca indien, qui ne laisse arriver à sabouche la vapeur du latakieh que refroidie et parfumée de rose etde benjoin. Il y en a qui, dans leurs habitudes, préfèrent la piped’écume de l’étudiant allemand, et le vigoureux cigare belge hachémenu, au narghilé turc, chanté par Lamartine, et au tabac du Sinaï,dont la réputation hausse et baisse selon qu’il a été récolté surla montagne ou dans la plaine. D’autres sont enfin qui, paroriginalité ou par caprice, se disloquent le cou pour maintenirdans une position perpendiculaire le gourgouri des nègres, tandisqu’un complaisant ami, monté sur une chaise, essaye, à grandrenfort de braise et de souffle pulmonique, de sécher d’abord etd’allumer ensuite l’herbe glaiseuse de Madagascar.

Lorsque j’entrai chez l’amphitryon, tous leschoix étaient faits et toutes les places étaient prises ; maischacun se serra à ma vue ; et, par un mouvement qui auraitfait honneur par sa précision à une compagnie de la gardenationale, tous les tuyaux, qu’ils fussent de bois ou de terre, decorne ou d’ivoire, de jasmin ou d’ambre, se détachèrent des lèvresamoureuses qui les pressaient, et s’étendirent vers moi. Je fis, dela main, un signe de remerciement, tirai de ma poche du papierréglisse, et me mis à rouler entre mes doigts le cigarillo andalouavec toute la patience et l’habileté d’un vieil Espagnol.

Cinq minutes après, nous nagions dans uneatmosphère à faire marcher un bateau à vapeur de la force de centvingt chevaux.

Autant que cette fumée pouvait le permettre,on distinguait, outre les invités, les commensaux ordinaires de lamaison, avec lesquels le lecteur a déjà fait connaissance. C’étaitGazelle, qui, à dater de ce soir-là, avait été prise d’unepréoccupation singulière : c’était celle de monter le long dela cheminée de marbre, afin d’aller se chauffer à la lampe, et quise livrait avec acharnement à cet incroyable exercice. C’était Tom,dont Alexandre Decamps s’était fait un appui, à peu près comme onfait d’un coussin de divan, et qui, de temps en temps, dressaittristement sa bonne tête sous le bras de son maître, soufflaitbruyamment pour repousser la fumée qui lui entrait dans lesnarines, puis se recouchait avec un gros soupir. C’était JacquesIer, assis sur un tabouret à côté de son vieil ami Fauqui, à grands coups de cravache, avait mené son éducation au pointde perfection où elle était parvenue, et pour lequel il avait lareconnaissance la plus grande et surtout l’obéissance la pluspassive. Enfin, c’était, au milieu du cercle, et de son bocal,mademoiselle Camargo, dont les exercices gymnastiques etgastronomiques devaient plus particulièrement faire les délices dela soirée.

Il est important, arrivés au point où nous ensommes, de jeter un coup d’œil en arrière, et d’apprendre à noslecteurs par quel concours inouï de circonstances mademoiselleCamargo, qui était née dans la plaine Saint-Denis, se trouvaitréunie à Tom, qui était originaire du Canada, à Jacques, qui avaitvu le jour sur les côtes d’Angola, et à Gazelle, qui avait étépêchée dans les marais de Hollande.

On sait quelle agitation se manifeste à Paris,dans les quartiers Saint-Martin et Saint-Denis, lorsque le mois deseptembre ramène le retour de la chasse ; on ne rencontrealors que bourgeois revenant du canal, où ils ont été se faire lamain en tirant des hirondelles, traînant chiens en laisse, portantfusil sur l’épaule, se promettant d’être cette année moins mazettesque la dernière, et arrêtant toutes leurs connaissances pour leurdire : « Aimez-vous les cailles, les perdrix ? –Oui. – Bon ! je vous en enverrai le 3 ou le 4 du moisprochain… – Merci. – À propos, j’ai tué cinq hirondelles sur huitcoups. – Très bien. – C’est pas mal tiré, n’est-ce pas ? –Parfaitement. – Adieu. – Bonsoir. »

Or, vers la fin du mois d’août 1829, un de ceschasseurs entra sous la grande porte de la maison du faubourgSaint-Denis, n° 109, demanda au concierge si Decamps était chezlui, et, sur sa réponse affirmative, monta, tirant son chien,marche par marche, et cognant le canon de son fusil à tous lesangles du mur, les cinq étages qui conduisent à l’atelier de notrecélèbre peintre.

Il n’y trouva que son frère Alexandre.

Alexandre est un de ces hommes spirituels etoriginaux qu’on reconnaît pour artiste rien qu’en les regardantpasser ; qui seraient bon à tout, s’ils n’étaient tropprofondément paresseux pour jamais s’occuper sérieusement d’unechose ; ayant en tout l’instinct du beau et du vrai, lereconnaissant partout où ils le rencontrent, sans s’inquiéter sil’œuvre qui cause leur enthousiasme est avouée d’une coterie ousignée d’un nom ; au reste, bon garçon dans toute l’acceptiondu mot, toujours prêt à retourner ses poches pour ses amis, et,comme tous les gens préoccupés d’une idée qui en vaut la peine,facile à entraîner non par faiblesse de caractère, mais par ennuide la discussion et par crainte de la fatigue.

Avec cette disposition d’esprit, Alexandre selaissa facilement persuader par le nouvel arrivant qu’il trouveraitgrand plaisir à ouvrir la chasse avec lui dans la plaineSaint-Denis, où il y avait, disait-on, cette année, des cailles parbandes, des perdrix par volées et des lièvres par troupeaux.

En conséquence de cette conversation,Alexandre commanda une veste de chasse à Chevreuil, un fusil àLepage et des guêtres à Boivin : le tout lui coûta six centsoixante francs, sans compter le port d’armes, qui lui fut délivréà la préfecture de police, sur la présentation du certificat debonnes vie et mœurs, que lui octroya sans conteste le commissairede son quartier.

Le 31 août, Alexandre s’aperçut qu’il ne luimanquait qu’une chose pour être chasseur achevé : c’était unchien. Il courut aussitôt chez l’homme qui, pour le tableau desChiens savants, avait posé, avec sa meute, devant sonfrère, et lui demanda s’il n’aurait pas ce qu’il lui fallait.

L’homme lui répondit qu’il avait, sous cerapport, des bêtes d’un instinct merveilleux, et, passant de sachambre dans le chenil, avec lequel elle communiquait deplain-pied, il ôta en un tour de main le chapeau à trois cornes etl’habit qui décoraient une espèce de briquet noir et blanc, rentraimmédiatement avec lui, et le présenta à Alexandre comme un chiende pure race. Celui-ci fit observer que le chien de race avait lesoreilles droites, pointues, ce qui était contraire à toutes leshabitudes reçues ; mais à ceci l’homme répondit que Love étaitanglais, et qu’il était du suprême bon ton chez les chiens anglaisde porter les oreilles ainsi. Comme, à tout prendre, la chosepouvait être vraie, Alexandre se contenta de l’explication etramena Love chez lui.

Le lendemain, à cinq heures du matin, notrechasseur vint réveiller Alexandre, qui dormait, comme unbienheureux, le tança violemment sur sa paresse, et lui reprocha unretard, grâce auquel il trouverait, en arrivant, toute la plainebrûlée.

En effet, au fur et à mesure que l’onapprochait de la barrière, les détonations devenaient plus vives etplus bruyantes. Nos chasseurs doublèrent le pas, dépassèrent ladouane, enfilèrent la première ruelle qui conduisait à la plaine,se jetèrent dans un carré de choux et tombèrent au milieu d’unevéritable affaire d’avant-garde.

Il faut avoir vu la plaine Saint-Denis un jourd’ouverture, pour se faire une idée du spectacle insensé qu’elleprésente. Pas une alouette, pas un moineau franc ne passe, qu’il nesoit salué d’un millier de coups de fusil. S’il tombe, trentecarnassières s’ouvrent, trente chasseurs se disputent, trentechiens se mordent ; s’il continue son chemin, tous les yeuxsont fixés sur lui ; s’il se pose, tout le monde court ;s’il se relève, tout le monde tire. Il y a bien par-ci par-làquelques grains de plomb adressés aux bêtes et qui arrivent auxgens : il n’y faut pas regarder ; d’ailleurs, il y a unvieux proverbe à l’usage des chasseurs parisiens qui dit que leplomb est l’ami de l’homme. À ce titre, j’ai pour mon compte troisamis qu’un quatrième m’a logés dans la cuisse.

L’odeur de la poudre et le bruit des coups defusil produisirent leur effet habituel. À peine notre chasseureut-il flairé l’une et entendu l’autre, qu’il se précipita dans lamêlée et commença immédiatement à faire sa partie dans le sabbatinfernal qui venait de l’envelopper dans son cercled’attraction.

Alexandre, moins impressionnable que lui,s’avança d’un pas plus modéré, religieusement suivi par Love, dontle nez ne quittait pas les talons de son maître. Or, chacun saitque le métier d’un chien de chasse est de battre la plaine et nonde regarder s’il manque des clous à nos bottes : c’est laréflexion qui vint tout naturellement à Alexandre au bout d’unedemi-heure. En conséquence, il fit un signe de la main à Love etlui dit :

– Cherche !

Love se leva aussitôt sur ses pattes dederrière et se mit à danser.

– Tiens ! dit Alexandre en posant lacrosse de son fusil à terre et regardant son chien, il paraît queLove, outre son éducation universitaire, possède aussi des talentsd’agrément. Je crois que j’ai fait là une excellenteacquisition.

Cependant, comme il avait acheté Love pourchasser et non pour danser, il profita du moment où celui-ci venaitde retomber sur ses quatre pattes pour lui faire un second signeplus expressif, et lui dire d’une voix plus forte :

– Cherche !

Love se coucha de tout son long, ferma lesyeux et fit le mort.

Alexandre prit son lorgnon, regarda Love.L’intelligent animal était d’une immobilité parfaite ; pas unpoil de son corps ne bougeait ; on l’eut cru trépassé depuisvingt-quatre heures.

– Ceci est très joli, reprit Alexandre ;mais, mon cher ami, ce n’est point ici le moment de nous livrer àces sortes de plaisanteries ; nous sommes venus pour chasser,chassons. Allons, la bête, allons !

Love ne bougeait pas.

– Attends, attends ! dit Alexandre tirantde terre un échalas qui avait servi à ramer les pois, et s’avançantvers Love avec l’intention de lui en caresser les épaules,attends !

À peine Love avait-il vu le bâton dans lesmains de son maître, qu’il s’était remis sur ses pattes et avaitsuivi tous ses mouvements avec une expression d’intelligenceremarquable. Alexandre, qui s’en était aperçu, différa donc lacorrection, et pensant que, cette fois, il allait enfin lui obéir,il étendit l’échalas devant Love, et lui dit pour la troisièmefois :

– Cherche !

Love prit son élan et sauta par-dessusl’échalas.

Love savait admirablement trois choses :danser sur les pattes de derrière, faire le mort et sauter pour leroi.

Alexandre, qui, pour le moment, n’appréciaitpas plus ce dernier talent que les autres, cassa l’échalas sur ledos de Love, qui se sauva en hurlant du côté de notre chasseur.

Or, comme Love arrivait, notre chasseurtirait, et, par le plus grand hasard, une malheureuse alouette, quis’était trouvée sous le coup, tombait dans la gueule de Love. Loveremercia la Providence qui lui envoyait une pareillebénédiction ; et sans s’inquiéter si elle était rôtie ou non,il n’en fit qu’une bouchée.

Notre chasseur se précipita sur le malheureuxchien avec les imprécations les plus terribles, le saisit à lagorge et la lui serra avec tant de force, qu’il le força d’ouvrirla gueule, quelque envie qu’il eût de n’en rien faire. Le chasseury plongea frénétiquement la main jusqu’au gosier, et en tira troisplumes de la queue de l’alouette. Quant au corps, il n’y fallaitplus penser.

Le propriétaire de l’alouette chercha dans sapoche un couteau pour éventrer Love, et rentrer par ce moyen enpossession de son gibier ; mais, malheureusement pour lui, etheureusement pour Love, il avait prêté le sien, la veille au soir,à sa femme pour tailler d’avance les brochettes qui devaientenfiler ses perdrix, et sa femme avait oublié de le lui rendre.Forcé, en conséquence, de recourir à des moyens de punition moinsviolents, il donna à Love un coup de pied à enfoncer une portecochère, mit soigneusement dans sa carnassière les trois plumesqu’il avait sauvées, et cria de toutes ses forces àAlexandre :

– Vous pouvez être tranquille, mon cher ami,jamais je ne chasserai avec vous, à l’avenir. Votre gredin de Lovevient de me dévorer une caille superbe ! Ah ! reviens-y,drôle !…

Love n’avait garde d’y revenir. Il se sauvait,au contraire, tant qu’il avait de jambes, du côté de sonmaître ; ce qui prouvait qu’à tout prendre, il aimait encoremieux les coups d’échalas que les coups de pied.

Cependant l’alouette avait mis Love enappétit, et, comme il voyait de temps en temps se lever devant luides individus qui paraissaient appartenir à la même espèce, il seprit à courir en tous sens dans l’espoir, sans doute, qu’ilfinirait par rencontrer une seconde aubaine pareille à lapremière.

Alexandre le suivait à grand-peine et sedamnait en le suivant : c’est que Love quêtait d’une manièretoute contraire à celle adoptée par les autres chiens, c’est-à-direle nez en l’air et la queue en bas. Cela dénotait qu’il avait unevue meilleure que l’odorat ; mais ce déplacement de facultésphysiques était intolérable pour son maître, à cent pas duquel ilcourait toujours, faisant lever le gibier à deux portées de fusilde distance et le chassant à voix jusqu’à la remise.

Ce manège dura toute la journée.

Vers les cinq heures du soir, Alexandre avaitfait à peu près quinze lieues, et Love plus de cinquante :l’un était exténué de crier et l’autre d’aboyer ; quant auchasseur, il avait accompli sa mission et s’était séparé de tousdeux pour aller tirer des bécassines dans les marais de Pantin.

Tout à coup Love tomba en arrêt.

Mais un arrêt si ferme, si dur, qu’on auraitdit que, comme le chien de Céphale, il était changé en pierre. Àcette vue, si nouvelle pour lui, Alexandre oublia sa fatigue,courut comme un dératé, tremblant toujours que Love ne forçât sonarrêt avant qu’il fût arrivé à portée. Mais il n’y avait pas dedanger : Love avait les quatre pattes rivées en terre.

Alexandre le rejoignit, examina la directionde ses yeux, vit qu’ils étaient fixés sur une touffe d’herbe, et,sous cette touffe d’herbe, aperçut quelque chose de grisâtre. Ilcrut que c’était un jeune perdreau séparé de sa compagnie ;et, se fiant plus à sa casquette qu’à son fusil, il coucha son armeà terre, prit sa casquette à sa main, et, s’approchant à pas deloup comme un enfant qui veut attraper un papillon, il abattit lasusdite sur l’objet inconnu, fourra vivement la main dessous, etretira une grenouille.

Un autre aurait jeté la grenouille à trentepas : Alexandre, au contraire, pensa que, puisque laProvidence lui envoyait cette intéressante bête d’une manière simiraculeuse, c’est qu’elle avait sur elle des vues cachées etqu’elle la réservait à de grandes choses.

En conséquence, il la mit soigneusement dansson carnier, la rapporta religieusement chez lui, la transvasa,aussitôt rentré, dans un bocal dont nous avions mangé, la veille,les dernières cerises, et lui versa sur la tête tout ce qui restaitd’eau dans la carafe.

Ces soins pour une grenouille auraient puparaître extraordinaires de la part d’un homme qui se la seraitprocurée d’une manière moins compliquée que ne l’avait faitAlexandre ; mais Alexandre savait ce que cette grenouille luicoûtait, et il la traitait en conséquence.

Elle lui coûtait six cent soixante francs,sans compter le port d’armes.

Chapitre 4Comment le capitaine Pamphile, commandant le brick de commerce laRoxelane fit, sur le bord de la rivière Bango, une meilleure chasseque n’avait fait Alexandre Decamps, dans la plaineSaint-Denis.

– Ah ! ah ! fit le docteur Thierryen entrant, le lendemain, dans l’atelier, vous avez un nouveaulocataire.

Et, sans faire attention au grognement amicalde Tom et aux grimaces prévenantes de Jacques, il s’avança vers lebocal qui contenait mademoiselle Camargo et y plongea la main.

Mademoiselle Camargo, qui ne connaissait pasThierry pour un médecin très savant et pour un homme fortspirituel, se mit à ramer circulairement le plus vite qu’elleput ; ce qui ne l’empêcha pas d’être saisie, au bout d’uninstant, par l’extrémité de la patte gauche, et de sortir de sondomicile la tête en bas.

– Tiens ! dit Thierry en la faisanttourner à peu près comme une bergère fait tourner un fuseau, c’estla rana temporaria, voyez : ainsi nommée à cause deces deux taches noires qui vont de l’œil au tympan ; qui vitégalement dans les eaux courantes et dans les marais ; quequelques auteurs ont nommée la grenouille muette, parce qu’ellecoasse au fond de l’eau tandis que la grenouille verte ne peutcoasser qu’au dehors. Si vous en avez deux cents comme celle-ci, jevous donnerai le conseil de leur couper les cuisses de derrière, deles assaisonner en fricassée de poulet, d’envoyer chercher chezCorcelet deux bouteilles de bordeaux-mouton, et de m’inviter àdîner ; mais, n’en ayant qu’une, nous nous contenterons, avecvotre permission, d’éclaircir sur elle un point de science encoreobscur, quoique soutenu par plusieurs naturalistes : c’est quecette grenouille peut rester six mois sans manger.

À ces mots, il laissa retomber mademoiselleCamargo, qui se mit incontinent à faire deux ou trois fois, avec lasouplesse joyeuse dont ses membres étaient capables, le périple deson bocal ; après quoi, apercevant une mouche qui était tombéedans son domaine elle s’élança à la surface de l’eau etl’engloutit.

– Je te passe encore celle-là, ditThierry ; mais fais bien attention qu’en voilà pour centquatre-vingt-trois jours.

Car, malheureusement pour mademoiselleCamargo, l’année 1831 était bissextile : la science gagnaitdouze heures à cet accident solaire.

Mademoiselle Camargo ne parut nullements’inquiéter de cette menace et resta gaillardement la tête hors del’eau, les quatre pattes nonchalamment étendues sans mouvementaucun, et avec le même aplomb que si elle eût reposé sur un terrainsolide.

– Maintenant, dit Thierry faisant glisser untiroir, pourvoyons à l’ameublement de la prisonnière.

Il en tira deux cartouches, une vrille, uncanif, deux pinceaux et quatre allumettes. Decamps le regardaitfaire en silence et sans rien comprendre à cette manœuvre, àlaquelle le docteur prêtait autant de soin qu’aux préparatifs d’uneopération chirurgicale ; puis il vida la poudre dans unporte-mouchette, et garda les balles, jeta la plume et le blaireauà Jacques, et garda les entes.

– Quelle diable de bricole faites-vouslà ? dit Decamps arrachant à Jacques ses deux meilleurspinceaux ; mais vous ruinez mon établissement !

– Je fais une échelle, dit gravementThierry.

En effet, il venait de percer, à l’aide de lavrille, les deux balles de plomb, avait assujetti dans les trousles entes des pinceaux, et, dans ces entes, destinées à faire lesmontants, il assujettissait transversalement les allumettes quidevaient servir d’échelons. Au bout de cinq minutes, l’échelle futterminée et descendue dans le bocal, au fond duquel elle restafixée par le poids des deux balles. Mademoiselle Camargo fut àpeine propriétaire de ce meuble, qu’elle en fit l’essai, comme pours’assurer de sa solidité, en montant jusqu’au dernier échelon.

– Nous aurons de la pluie, dit Thierry.

– Diable ! fit Decamps, vouscroyez ? Et mon frère qui voulait retourner aujourd’hui à lachasse !

– Mademoiselle Camargo ne lui donne pas ceconseil, répondit le docteur.

– Comment ?

– Je viens de vous économiser un baromètre,cher ami. Toutes et quantes fois mademoiselle Camargo grimpera àson échelle, ce sera signe de pluie ; lorsqu’elle endescendra, vous serez sûr d’avoir du beau temps ; et, quandelle se tiendra au milieu, ne vous hasardez pas sans parasol ousans manteau : variable ! variable !

– Tiens, tiens, tiens ! dit Decamps.

– Maintenant, continua Thierry, nous allonsboucher le bocal avec un parchemin, comme s’il contenait encore sescerises.

– Voici, dit Decamps en lui présentant cequ’il demandait.

– Nous allons l’assujettir avec uneficelle.

– Voilà !

– Puis je vous demanderai de la cire !bon… une lumière ! c’est ça… et, pour m’assurer de monexpérience – il alluma la cire, cacheta le nœud et appuya le chatonde sa bague sur le cachet – là, en voilà pour un semestre.Maintenant, continua-t-il en perçant, à l’aide du canif, quelquestrous dans le parchemin, maintenant, une plume et de l’encre ?Avez-vous jamais demandé une plume et de l’encre à unpeintre ?

– Non.

– Eh bien, ne lui en demandez pas ; caril ferait ce que fit Decamps : il vous offrirait uncrayon.

Thierry prit le crayon et écrivit sur leparchemin :

2 septembre 1830.

Or, le soir de la réunion dont nous avonsessayé de donner une idée à nos lecteurs, il y avait juste centquatre-vingt-trois jours, c’est-à-dire six mois et douze heures quemademoiselle Camargo indiquait invariablement, et sans s’êtredérangée une minute, la pluie, le beau temps et le variable :régularité d’autant plus remarquable, que, pendant ce laps detemps, elle n’avait pas ingurgité un atome de nourriture.

Aussi, lorsque Thierry, tirant sa montre, eutannoncé que la dernière seconde de la soixantième minute de ladouzième heure était écoulée, et qu’on eut apporté le bocal, unsentiment général de pitié s’empara de l’assemblée en voyant à quelétat misérable était réduite la pauvre bête qui venait, aux dépensde son estomac, de jeter sur un point obscur de la science une sigrande et si importante lumière.

– Voyez, dit Thierry triomphant, Schneider etRoesel avaient raison !

– Raison, raison, dit Jadin en prenant lebocal et en le portant à la hauteur de son œil ; il ne m’estpas bien prouvé que mademoiselle Camargo ne soit point défunte.

– Il ne faut pas écouter Jadin, ditFlers ; il a toujours été très mal pour mademoiselleCamargo.

Thierry prit une lampe et la maintint derrièrele bocal.

– Regardez, dit-il, et vous verrez battre lecœur.

En effet, mademoiselle Camargo était devenuesi maigre, qu’elle était transparente comme un cristal, et que l’ondistinguait tout l’appareil circulatoire ; on pouvait mêmeremarquer que le cœur n’avait qu’un ventricule et qu’uneoreillette ; mais ces organes faisaient leur office sifaiblement, et Jadin s’était trompé de si peu, que ce n’étaitvraiment pas la peine de le démentir, car on n’aurait pas donné àla pauvre bête dix minutes à vivre. Ses jambes étaient devenuesgrêles comme des fils, et le train de derrière ne tenait à lapartie antérieure du corps que par les os qui forment le ressort àl’aide duquel les grenouilles sautent au lieu de marcher. Il luiétait poussé en outre, sur le dos, une espèce de mousse qui, àl’aide du microscope, devenait une véritable végétation marine,avec ses roseaux et ses fleurs. Thierry, en sa qualité debotaniste, prétendit même que cette imperceptible pousseappartenait à la famille des lentisques et des cressons. Personnen’entama de discussion là-dessus.

– Maintenant, dit Thierry, lorsque chacun àson tour eut bien examiné mademoiselle Camargo, il faut la laissersouper tranquillement.

– Et que va-t-elle manger ? ditFlers.

– J’ai son repas dans cette boîte.

Et Thierry, soulevant le parchemin,introduisit dans l’espace réservé à l’air, une si grande quantitéde mouches auxquelles il manquait une aile, qu’il était évidentqu’il avait consacré sa matinée à les prendre et son après-midi àles mutiler. Nous crûmes que Mademoiselle Camargo en avait pour sixautres mois : l’un de nous alla même jusqu’à émettre cetteopinion.

– Erreur, répondit Thierry ; dans unquart d’heure, il n’y en aura plus une seule.

Le moins incrédule de nous laissa échapper ungeste de doute. Thierry, fort d’un premier succès, reportamademoiselle Camargo à sa place habituelle, sans même daigner nousrépondre.

Il n’avait point encore repris sa place,lorsque la porte s’ouvrit, et que le maître du café voisin entra,portant un plateau sur lequel étaient un théière, un sucrier et destasses. Il était immédiatement suivi de deux garçons qui portaient,dans une manne d’osier, un pain de munition, une brioche, unesalade et une multitude de petits gâteaux de toutes les formes, detoutes les espèces.

Ce pain de munition était pour Tom, la briochepour Jacques, la salade pour Gazelle, et les petits gâteaux pournous. On commença par servir les bêtes, puis on dit aux gens qu’ilsétaient libres de se servir eux-mêmes comme ilsl’entendaient : ce qui me paraît, sauf meilleur avis, être lameilleure manière de faire les honneurs de chez soi.

Il y eut un instant de désordre apparentpendant lequel chacun s’accommoda à sa fantaisie et selon saconvenance. Tom emporta en grognant son pain dans sa niche ;Jacques se réfugia, avec sa brioche, derrière les bustes deMalagutti et de Rata ; Gazelle tira lentement la salade sousla table ; quant à nous, nous primes, ainsi que cela sepratique assez généralement, une tasse de la main gauche et ungâteau de la main droite, et vice versa.

Au bout de dix minutes, il n’y avait plus nithé ni gâteaux.

On sonna, en conséquence, le maître du café,qui reparut avec ses acolytes.

– D’autres ! dit Decamps.

Le maître de café sortit à reculons et ens’inclinant pour obéir à cette injonction.

– Maintenant, messieurs, dit Flers enregardant Thierry d’un air goguenard et Decamps d’un airrespectueux, en attendant que mademoiselle Camargo ait soupé et quel’on nous apporte d’autres gâteaux, je crois qu’il serait bon deremplir l’intermède par la lecture du manuscrit de Jadin. Il traitedes premières années de Jacques Ier, que nous avons tousl’honneur de connaître assez particulièrement, et auquel nousportons un intérêt trop cordial pour que les moindres détailsrecueillis sur lui n’acquièrent pas une grande importance à nosyeux. Dixit.

Chacun s’inclina en signe deconsentement ; une ou deux personnes battirent même desmains.

– Jacques, mon ami, dit Fau, lequel, en saqualité de précepteur, était celui de nous tous qui était le plusintime avec le héros de cette histoire, vous voyez qu’on parle devous : venez ici.

Et, immédiatement après ces deux mots, il fitentendre un sifflement particulier si connu de Jacques, quel’intelligent animal ne fit qu’un bond de sa planche sur l’épaulede celui qui lui adressait la parole.

– Bien, Jacques ; c’est très beau d’êtreobéissant, surtout lorsqu’on a ses bajoues pleines de brioches.Saluez ces messieurs.

Jacques porta la main à son front à la manièredes militaires.

– Et, si votre ami Jadin, qui va lire votrehistoire, tenait sur votre compte quelques propos calomnieux,dites-lui que c’est un menteur.

Jacques hocha la tête de haut en bas, en signed’intelligence parfaite.

C’est que Jacques et Fau étaient véritablementliés d’une amitié harmonique. C’était, de la part de l’animalsurtout, une affection comme on n’en trouve plus chez leshommes ; et à quoi cela tenait-il ? Il faut l’avouer, àla honte de l’espèce simiane, ce n’était pas en ornant son espritcomme Fénelon avait fait pour le grand dauphin, c’était en flattantses vices, comme l’avait fait Catherine à l’égard de Henri III, quele précepteur avait acquis sur l’élève cette déplorable influence.Ainsi Jacques, en arrivant à Paris, n’était qu’un amateur de bonvin : Fau en avait fait un ivrogne ; ce n’était qu’unsybarite à la manière d’Alcibiade : Fau en avait fait uncynique de l’école de Diogène ; il n’était que recherché,comme Lucullus : Fau l’avait rendu gourmand comme Grimod de laReynière. Il est vrai qu’il avait gagné à cette corruption moraleune foule d’agréments physiques qui en faisaient un animal trèsdistingué. Il connaissait sa main droite de sa main gauche, faisaitle mort pendant dix minutes, dansait sur la corde comme madameSaqui, allait à la chasse un fusil sous le bras et une carnassièresur le dos, montrait son port d’armes au garde champêtre et sonderrière aux gendarmes. Bref, c’était un charmant mauvais sujet,qui n’avait eu que le tort de naître sous la Restauration au lieude naître sous la Régence.

Aussi, Fau frappait-il à la porte de la rue,Jacques tressaillait ; montait-il l’escalier, Jacques lesentait venir. Alors il jetait de petits cris de joie, sautait surses pattes de derrière comme un kangourou ; et, quand Fauouvrait la porte, il s’élançait dans ses bras, comme on le faitencore au Théâtre-Français dans le drame des Deux Frères. Bref,tout ce qui était à Jacques était à Fau, et il se serait ôté labrioche de la bouche pour la lui offrir.

– Messieurs, dit Jadin, si vous voulez vousasseoir et allumer les pipes et les cigares, je suis prêt.

Chacun obéit. Jadin toussa, ouvrit lemanuscrit, et lut ce qui suit :

Chapitre 5Comment Jacques Ier fut arraché des bras de sa mère expirante etporté à bord du brick de commerce la Roxelane (capitainePamphile).

« Le 24 juillet 1827, le brick laRoxelane faisait voile de Marseille, et allait charger du café àMoka, des épiceries à Bombay, et du thé à Canton ; il relâcha,pour renouveler ses vivres, dans la baie de Saint-Paul-de-Loanda,située, comme chacun sait, au centre de la Guinée inférieure.

« Pendant que les échanges se faisaient,le capitaine Pamphile, qui en était à son dixième voyage dans lesIndes, prit son fusil, et, par une chaleur de soixante et dixdegrés, s’amusa à remonter les rives de la rivière Bango. Lecapitaine Pamphile était, depuis Nemrod, le plus grand chasseurdevant Dieu qui eût paru sur la terre.

« Il n’avait pas fait vingt pas dans lesgrandes herbes qui bordent le fleuve, qu’il sentit que le pied luitournait sur un objet rond et glissant comme un troc d’un jeunearbre. Au même instant, il entendit un sifflement aigu, et, à dixpas devant lui, il vit se dresser la tête d’un énorme boa, sur laqueue duquel il avait marché.

« Un autre que le capitaine Pamphile eûtcertes ressenti quelque crainte, en se voyant menacé par cette têtemonstrueuse dont les yeux sanglants brillaient, en le regardant,comme deux escarboucles ; mais le boa ne connaissait pas lecapitaine Pamphile.

« Tron de Diou de répétile ! esséqué tu crois me fairé peur ? dit le capitaine.

« Et, au moment où le serpent ouvrait lagueule, il lui envoya une balle qui lui traversa le palais etsortit par le haut de la tête. Le serpent tomba mort.

« Le capitaine commença par rechargertranquillement son fusil ; puis, tirant son couteau de sapoche, il alla vers l’animal, lui ouvrit le ventre, sépara le foiedes entrailles, comme avait fait l’ange de Tobie, et, après uninstant de recherche active, il y trouva une petite pierre bleue dela grosseur d’une noisette.

« – Bon ! dit-il.

« Et il mit la pierre dans une bourse oùil y en avait déjà une douzaine d’autres pareilles. Le capitainePamphile était lettré comme un mandarin : il avait lu lesMille et Une Nuits et cherchait le bézoard enchanté duprince Caram-al-aman.

« Dès qu’il crut l’avoir trouvé, il seremit en chasse.

« Au bout d’un quart d’heure, il vits’agiter les herbes à quarante pas devant lui et entendit unrugissement terrible. À ce bruit, tous les êtres semblèrentreconnaître le maître de la création. Les oiseaux, qui chantaient,se turent ; deux gazelles, effarouchées, bondirent ets’élancèrent dans la plaine ; un éléphant sauvage, qu’onapercevait à un quart de lieue de là, sur une colline, leva satrompe pour se préparer au combat.

« – Prrrou ! prrrou ! fit lecapitaine Pamphile, comme s’il se fût agi de faire envoler unecompagnie de perdreaux.

«À ce bruit, un tigre, qui était resté couchéjusqu’alors, se leva, battant ses flancs de sa queue : c’étaitun tigre royal de la plus grande taille. Il fit un bond et serapprocha de vingt pieds du chasseur.

« – Farceur ! dit le capitaine Pamphile,tu crois qué jé vais té tirer à cetté distance, pour té gâter tapeau ? Prrrou ! prrrou !

« Le tigre fit un second bond qui lerapprocha de vingt pieds encore ; mais, au moment où iltouchait la terre, le coup partit, et la balle l’atteignit dansl’œil gauche. Le tigre boula comme un lièvre, et expiraaussitôt.

« Le capitaine Pamphile rechargeatranquillement son fusil, tira son couteau de sa poche, retourna letigre sur le dos, lui fendit la peau sous le ventre, et ledépouilla comme une cuisinière fait d’un lapin. Ensuite ils’affubla de la fourrure de sa victime, comme l’avait fait, quatremille ans auparavant, l’Hercule néméen, dont, en sa qualité deMarseillais, il avait la prétention de descendre ; puis il seremit en chasse.

« Une demi-heure ne s’était pointécoulée, qu’il entendit une grande rumeur dans les eaux du fleuvedont il suivait les rives. Il courut vivement sur le bord, etreconnut que c’était un hippopotame qui allait contre le cours del’eau, et qui, de temps en temps, montait à la surface poursouffler.

« – Bagasse ! dit le capitaine Pamphile,voilà qui va t’épargner pour six francs de verroteries.

« C’était le prix courant des bœufs àSaint-Paul-de-Loanda, et le capitaine Pamphile passait pour êtreéconome.

« En conséquence, guidé par les bullesd’air qui dénonçaient l’hippopotame en venant crever à la surfacede la rivière, il suivit la marche de l’animal, et, lorsquecelui-ci sortit son énorme tête, le chasseur, choisissant le seulpoint qui soit vulnérable, lui envoya une balle dans l’oreille. Lecapitaine Pamphile aurait, à cinq cents pas, touché Achille autalon.

« Le monstre tournoya quelques secondes,mugissant effroyablement et battant l’eau de ses pieds. Un instant,on eût cru qu’il allait s’engloutir dans le tourbillon que luicreusait son agonie ; mais bientôt ses forces s’épuisèrent, ilroula comme un ballot ; puis, peu à peu, la peau blanchâtre etlisse de son ventre apparut, au lieu de la peau noire et pleine derugosités de son dos, et, dans son dernier effort, il vints’échouer, les quatre pattes en l’air, au milieu des herbes quipoussaient au bord de la rivière.

« Le capitaine Pamphile rechargeatranquillement son fusil, tira son couteau de sa poche, coupa unpetit arbre de la grosseur d’un manche à balai, l’aiguisa par lebout, le fendit par l’autre, planta le bout aiguisé dans le ventrede l’hippopotame, et introduisit, dans le bout fendu, une feuillede son agenda, sur laquelle il écrivit au crayon :

« Au cuisinier du brick de commerce laRoxelane, de la part du capitaine Pamphile, en chasse sur les rivesde la rivière Bango. »

« Puis il poussa du pied l’animal, quiprit le fil de l’eau et descendit tranquillement la rivière,étiqueté comme le portemanteau d’un commis voyageur.

« – Ah ! fit le capitaine Pamphile,lorsqu’il vit les provisions en bonne route vers son bâtiment, jecrois que j’ai bien gagné que je déjeunasse.

« Et, comme c’était une vérité que luiseul avait besoin de reconnaître pour que toutes ses conséquencesen fussent déduites à l’instant même, il étendit par terre sa peaude tigre, s’assit dessus, tira de sa poche gauche une gourde derhum qu’il posa à sa droite, de sa poche droite une superbe goyavequ’il posa à sa gauche, et de sa gibecière un morceau de biscuitqu’il plaça entre ses jambes, puis il se mit à charger sa pipe pourn’avoir rien de fatigant à faire après son repas.

« Vous avez vu parfois Debureau, faireavec grand soin les préparatifs de son déjeuner pour que Arlequinle mange ? Vous vous rappelez sa tête, n’est-ce pas, lorsqu’ense tournant, il voit son verre vide et sa pomme chippée ? –Oui. – Eh bien, regardez le capitaine Pamphile, qui trouve sagourde de rhum renversée, et sa goyave disparue.

« Le capitaine Pamphile, à qui leprivilège du ministre de l’intérieur n’a point interdit la parole,fit entendre le plus merveilleux « Tron de Diou ! »qui soit sorti d’une bouche provençale depuis la fondation deMarseille ; mais, comme il était moins crédule que Debureau,qu’il avait lu les philosophes anciens et modernes, et qu’il avaitappris, dans Diogène de Laerce et dans M. de Voltaire,qu’il n’est point d’effet sans cause, il se mit immédiatement àchercher la cause dont l’effet lui était si préjudiciable, maiscela sans faire semblant de rien, sans bouger de la place où ilétait, et tout en ayant l’air de grignoter son pain sec. Sa têteseule tourna, cinq minutes à peu près, comme celle d’un magot de laChine, et cela infructueusement, lorsque tout à coup un objetquelconque lui tomba sur la tête et s’arrêta dans ses cheveux. Lecapitaine porta la main à l’endroit percuté et trouva la pelure desa goyave. Le capitaine Pamphile leva le nez et aperçut,directement au-dessus de lui, un singe qui grimaçait dans lesbranches d’un arbre.

« Le capitaine Pamphile étendit la mainvers son fusil, sans perdre de vue son larron ; puis, appuyantla crosse à son épaule, il lâcha le coup. La guenon tomba à côté delui.

« – Pécaïre ! dit le capitaine Pamphileen jetant les yeux sur sa nouvelle proie, j’ai tué un singebicéphale.

« En effet, l’animal gisant aux pieds ducapitaine Pamphile avait deux têtes bien séparées, bien distinctes,et le phénomène était d’autant plus remarquable, que l’une des deuxtêtes était morte et avait les yeux fermés, tandis que l’autreétait vivante et avait les yeux ouverts.

« Le capitaine Pamphile, qui voulaitéclaircir ce point bizarre d’histoire naturelle, prit le monstrepar la queue et l’examina avec attention ; mais, à sa premièreinspection, tout étonnement disparut. Le singe était une guenon, etla seconde tête celle de son petit, qu’elle portait sur son dos aumoment où elle avait reçu le coup, et qui était tombé de sa chutesans lâcher le sein maternel.

« Le capitaine Pamphile, à qui ledévouement de Cléobis et de Biton n’aurait pas fait verser unelarme, prit le petit singe par la peau du cou, l’arracha du cadavrequ’il tenait embrassé, l’examina un instant avec autant d’attentionqu’aurait pu le faire M. de Buffon ; et, pinçant leslèvres d’un air de satisfaction intérieure :

« – Bagasse ! s’écria-t-il, c’est uncallitriche ; cela vaut cinquante francs comme un liard, rendusur le port de Marseille.

« Et il le mit dans sa gibecière.

« Puis, comme le capitaine Pamphile étaità jeun par suite de l’incident que nous avons raconté, il se décidaà reprendre la route de la baie. D’ailleurs, quoique sa chassen’eût duré que deux heures environ, il avait tué, dans cet espacede temps, un serpent boa, un tigre, un hippopotame, et rapportaitvivant un callitriche. Il y a bien des chasseurs parisiens qui secontenteraient d’une pareille chance pour toute la journée.

« En arrivant sur le pont du brick, ilvit tout l’équipage occupé autour de l’hippopotame, qui étaitheureusement parvenu à son adresse. Le chirurgien du navire luiarrachait les dents, afin d’en faire des manches de couteau pourVillenave et de faux râteliers pour Désirabode ; lecontremaître lui enlevait le cuir et le découpait en lanières, afind’en confectionner des fouets à battre les chiens et des garcettesà épousseter les mousses ; enfin, le cuisinier lui taillaitdes bifteks dans le filet et des grillades dans l’entre-côtes pourla table du capitaine Pamphile : le reste de l’animal devaitêtre coupé par quartiers et salé à l’intention de l’équipage.

« Le capitaine Pamphile fut si satisfaitde cette activité, qu’il ordonna une distribution extraordinaire derhum et fit remise de cinq coups de garcette à un mousse qui étaitcondamné à en recevoir soixante et dix.

« Le soir, on mit à la voile.

« Vu ce surcroît de provisions, lecapitaine Pamphile jugea inutile de relâcher au cap deBonne-Espérance, et laissant à droite les îles du prince Édouard,et à sa gauche la terre de Madagascar, il s’élança dans la mer desIndes.

« La Roxelane marchait donc bravementvent arrière, filant ses huit nœuds à l’heure, ce qui, au dire desmarins, est un fort joli train pour un bâtiment de commerce,lorsqu’un matelot des vigies cria des huniers :

« – Une voile à l’avant !

« Le capitaine Pamphile prit sa lunette,la braqua sur le bâtiment signalé, regarda à l’œil nu, rebraqua denouveau sa lunette ; puis après, un instant d’examen attentif,il appela le second et lui remit silencieusement l’instrument entreles mains. Celui-ci le porta aussitôt à son œil.

« – Eh bien, Policar, dit le capitaine,lorsqu’il crut que celui auquel il adressait la parole avait eu letemps d’examiner à son aise l’objet en question, que dis-tu decette patache ?

« – Ma foi, capitaine, je dis qu’elle a unedrôle de tournure. Quant à son pavillon – il reporta la lunette àson œil – le diable me brûle si je sais quelle puissance ilreprésente : c’est un dragon vert et jaune, sur un fondblanc.

« – Eh bien, saluez jusqu’à terre, monami ; car vous avez devant vous un bâtiment appartenant aufils du soleil, au père et à la mère du genre humain, au roi desrois, au sublime empereur de la Chine et de la Cochinchine ;et, de plus, je reconnais, à sa couronne arrondie et à sa marche detortue, qu’il ne rentre pas à Pékin le ventre vide.

« – Diable ! diable ! fit Policar ense grattant l’oreille.

« – Que penses-tu de la rencontre ?

« – Je pense que ce serait drôle…

« – N’est-ce pas ?… Eh bien, moi aussi,mon enfant.

« – Alors, il faut… ?

« – Monter la ferraille sur le pont etdéployer jusqu’au dernier pouce de toile.

« – Ah ! il nous a aperçus à sontour.

« – Alors, attendons la nuit, et, jusque-là,filons honnêtement notre câble, afin qu’il ne se doute de rien.Autant que je puis juger de sa marche, avant cinq heures, nousserons dans ses eaux ; toute la nuit, nous naviguerons bord àbord, et, demain, dès le matin, nous lui dirons bonjour.

« Le capitaine Pamphile avait adopté unsystème. Au lieu de lester son bâtiment avec des pavés ou desgueuses, il mettait à fond de cale une demi-douzaine de pierriers,quatre ou cinq caronades de douze et une pièce de huitallongée ; puis, à tout hasard, il y ajoutait quelquesmilliers de gargousses, une cinquantaine de fusils, et unevingtaine de sabres d’abordage. Une occasion semblable à celle danslaquelle on se trouvait se présentait-elle, il faisait montertoutes ces bricoles sur le pont, assujettissait les pierriers etles caronades sur leurs pivots, traînait la pièce de huit surl’arrière, distribuait les fusils à ses hommes, et commençait àétablir ce qu’il appelait son système d’échange. Ce fut dans cesdispositions commerciales que le bâtiment chinois le trouva lelendemain.

« La stupéfaction fut grande à bord dunavire impérial. Le capitaine avait reconnu, la veille, un naviremarchand, et s’était endormi là-dessus en fumant sa pipe àopium ; mais voilà que, dans la nuit, le chat était devenutigre, et qu’il montrait ses griffes de fer et ses dents debronze.

« On alla prévenir le capitaineKao-Kiou-Koan de la situation dans laquelle on se trouvait. Ilachevait un rêve délicieux : le fils du soleil venait de luidonner une de ses sœurs en mariage, de sorte qu’il se trouvaitbeau-frère de la lune.

« Aussi eut-il beaucoup de peine àcomprendre ce que lui voulait le capitaine Pamphile. Il est vraique celui-ci lui parlait en provençal et que le nouveau mariérépondait en chinois. Enfin, il se trouva, à bord de la Roxelane,un Provençal qui savait un peu de chinois, et, à bord du bâtimentdu sublime empereur, un chinois qui parlait passablement provençal,de sorte que les deux capitaines finirent par s’entendre.

« Le résultat du dialogue fut que lamoitié de la cargaison du bâtiment impérial capitaine Kao-Kiou-Koanpassa immédiatement à bord du brick de commerce la Roxelanecapitaine Pamphile.

« Et, comme cette cargaison se composaitjustement de café, de riz et de thé, il en résulta que le capitainePamphile n’eut besoin de relâcher ni à Moka, ni à Bombay, ni àPékin ; ce qui lui fit une grande économie de temps etd’argent.

« Cela le rendit de si bonne humeur,qu’en passant à l’île Rodrigue, il acheta un perroquet.

« Arrivé à la pointe de Madagascar, ons’aperçut qu’on allait manquer d’eau ; mais, comme la relâchedu cap Sainte-Marie n’était pas sûre, pour un bâtiment aussi chargéque l’était la Roxelane, le capitaine mit son équipage à lademi-ration, et résolut de ne s’arrêter que dans la baie d’Algoa.Comme il procédait au chargement des barriques, il vit s’avancervers lui un chef de Gonaquas, suivi de deux hommes qui portaientsur leurs épaules, à peu près comme les envoyés des Hébreux lagrappe de raisin de la terre promise, une magnifique dentd’éléphant : c’était un échantillon que le chef Outavari, cequi veut dire, dans la langue gonaquas, fils de l’orient, apportaità la côte, espérant obtenir une commande dans la partie.

« Le capitaine Pamphile examina l’ivoire,le trouva de première qualité, et demanda au chef gonaquas ce quelui coûteraient deux mille dents d’éléphant pareilles à celle qu’illui montrait. Outavari répondit que cela lui coûterait au justetrois mille bouteilles d’eau-de-vie. Le capitaine voulutmarchander ; mais le fils de l’orient tint bon, en soutenantqu’il n’avait point surfait ; de sorte que le capitaine futobligé d’en venir où le nègre voulait l’amener ; ce qui, aureste, ne lui coûta pas extrêmement, attendu qu’à ce prix il yavait à peu près dix mille pour cent à gagner. Le capitaine demandaquand pourrait se faire la livraison ; Outavari exigea deuxans ; ce délai cadrait admirablement avec les engagements ducapitaine Pamphile ; aussi les deux dignes négociants seserrèrent la main et se séparèrent enchantés l’un de l’autre.

« Cependant, ce marché, tout avantageuxqu’il était, tourmentait la conscience mercantile du dignecapitaine ; il réfléchissait, à part lui, que, s’il avait eul’ivoire à si bon marché à la pointe orientale de l’Afrique, ildevait le trouver à moitié prix à la pointe occidentale, puisquec’était surtout de ce côté que les éléphants étaient en si grandnombre, qu’ils avaient donné leur nom à une rivière. Il voulut doncen avoir le cœur net, et, arrivé sous le 30e degré delatitude, il ordonna de mettre le cap sur la terre ;seulement, s’étant trompé de quatre ou cinq degrés, il aborda àl’embouchure de la rivière d’Orange, au lieu de celle desÉléphants.

« Le capitaine Pamphile ne s’en inquiétapoint autrement ; les distances étaient si rapprochées,qu’elles ne devaient produire aucune variété dans le prix ; enconséquence, il fit mettre la chaloupe en mer et remonta le fleuvejusqu’à la ville capitale des petits Namaquois, située à deuxjournées dans l’intérieur des terres. Il trouva le chef Outavarorevenant d’une grande chasse où il avait tué quinze éléphants. Leséchantillons ne manquaient donc pas, et le capitaine put seconvaincre qu’ils étaient encore supérieurs à ceux d’Outavari.

Il en résulta entre Outavaro et le capitaineun marché beaucoup plus avantageux encore pour ce dernier que celuiqu’il avait passé avec Outavari. Le fils de l’occident donnait aucapitaine Pamphile deux mille défenses pour quinze cents bouteillesd’eau-de-vie ; c’était un tiers meilleur marché que sonconfrère ; mais, comme lui, il demandait deux ans pourconfectionner sa fourniture. Le capitaine Pamphile n’apporta pointde discussion à propos de ce délai ; au contraire, il ytrouvait une économie, c’était de ne faire qu’un voyage pour lesdeux chargements. Outavaro et le capitaine se serrèrent la main ensigne de marché fait, et se quittèrent les meilleurs amis du monde.Et le brick la Roxelane reprit sa route vers l’Europe. »

À ce moment de l’histoire de Jadin, la pendulesonna minuit, heure militaire pour presque tous ceux qui logeaientau-dessus du cinquième étage. Chacun se levait donc pour seretirer, lorsque Flers rappela au docteur Thierry qu’il restait unedernière vérification à faire. Le docteur prit le bocal, l’exposa àla vue de tous. Il n’y restait pas une seule mouche ; enrevanche, mademoiselle Camargo avait acquis le volume d’un œuf dedinde, et semblait sortir d’un pot à cirage. Chacun s’éloigna enfélicitant Thierry sur son immense érudition.

Le lendemain, nous reçûmes une lettre ainsiconçue :

« MM. Eugène et Alexandre Decampsont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ilsviennent de faire de mademoiselle Camargo, morte d’indigestion,dans la nuit du 2 au 3 mars. Vous êtes invité au repas funèbre quiaura lieu dans la maison mortuaire, le 6 du courant, à cinq heuresprécises du soir. »

Chapitre 6Comment Jacques Ier commença par plumer des poules et finit parplumer un perroquet.

Aussitôt après le dîner funéraire, qui finitsur les sept ou huit heures du soir, Jadin, dont le récit dans laprécédente séance avait inspiré le plus vif intérêt, fut invité àle continuer. Mademoiselle Camargo tout intéressante qu’elle était,n’avait pu, vu l’existence claustrale qu’elle avait menée pendantles six mois et un jour qu’elle avait habité l’atelier de Decamps,laisser de profonds souvenirs ni dans l’esprit ni dans le cœur deshabitués. Thierry était celui de nous avec lequel elle avait eu leplus de relations : encore ces relations étaient-ellespurement scientifiques ; il en résulta que les regrets causéspar sa mort furent de courte durée et effacés bientôt par l’immenseavantage qu’en avait retiré la science. On comprendra doncfacilement ce retour rapide à la curiosité que nous inspiraient lesaventures de notre ami Jacques, racontées par un narrateur aussifidèle, aussi consciencieux et aussi habile que Jadin, dont laréputation était déjà faite comme peintre par son beau tableau desVaches et, comme historien par son Histoire du princeHenry, ouvrage composé en collaboration avec M. Dauzats,et qui même avant sa publication, jouit déjà dans le monde de toutela réputation qu’il mérite. Jadin tira donc sans se faire prier sonmanuscrit de sa poche, et reprit l’histoire où il l’avaitlaissée.

« Le perroquet qu’avait acheté lecapitaine Pamphile était un cacatois de la plus belle espèce, aucorps blanc comme la neige, au bec noir comme l’ébène, et à lacrête jaune comme du safran, crête qui se relevait ou s’abaissaitselon qu’il était de bonne ou de mauvaise humeur, et lui donnaittantôt l’air paterne d’un épicier coiffé de sa casquette, tantôtl’aspect formidable d’un garde national orné de son bonnet à poils.Outre ces avantages physiques, Catacoua avait une foule de talentsd’agrément ; il parlait également bien l’anglais, l’espagnolet le français, chantait le God save the king comme lordWellington, le Pensativo estaba el cid comme don Carlos,et la Marseillaise comme le général La Fayette. Oncomprend qu’avec de pareilles dispositions philologiques, il netarda point, tombé qu’il était entre les mains de l’équipage de laRoxelane, à étendre rapidement le cercle de sesconnaissances ; si bien qu’à peine se trouva-t-on, au bout dehuit jours, en vue de l’île Sainte-Hélène, qu’il commençait à jurertrès proprement en provençal, à la grande jubilation du capitainePamphile, qui, comme les anciens troubadours, ne parlait que lalangue d’oc.

« Aussi, quand le capitaine Pamphileavait passé en se réveillant l’inspection de son bâtiment, regardési chaque homme était à son poste et chaque chose à sa place ;lorsqu’il avait fait distribuer la ration d’eau-de-vie aux matelotset les coups de garcette aux mousses ; lorsqu’il avait examinéle ciel, étudié la mer et sifflé le vent ; lorsqu’il arrivaitenfin avec cette sérénité de l’âme que donne la certitude d’avoirrempli ses devoirs, il allait à Catacoua, suivi de Jacques, quigrossissait à vue d’œil, et qui partageait avec son rival emplumétoute l’affection du capitaine Pamphile, et lui donnait sa leçon deprovençal ; puis, s’il était content de son élève, ilintroduisait un morceau de sucre entre les barreaux de la cage,récompense à laquelle Catacoua paraissait très sensible, et dontJacques se montrait fort jaloux ; aussi, dès qu’un incidentimprévu attirait le capitaine Pamphile d’un autre côté, Jacquess’approchait de la cage, et faisait si bien, que le morceau desucre changeait habituellement de destination, au grand désespoirde Catacoua, qui, la patte en l’air et la crête dressée, faisaitalors retentir l’air de ses chants les plus formidables ou de sesjurons les plus terribles ; quant à Jacques, il restait d’unair innocent auprès de la prison où le volé faisait rage, fourrant,lorsqu’il n’avait pas le temps de le croquer, dans les poches deses joues le corps du délit, qui y fondait tout doucement, tandisqu’il se grattait le côté, clignait béatement les yeux, forcé qu’ilétait, pour toute punition, de boire son sucre au lieu de lemanger.

« On comprend que cette atteinte à lapropriété mobilière était des plus désagréables à Catacoua, et,sitôt que le capitaine Pamphile s’approchait de lui, il défilaittout son répertoire. Malheureusement, aucun de ses instituteurs nelui avait appris à crier au voleur, de sorte que son maître prenaitcette sortie, qui n’était autre chose qu’une dénonciation en forme,pour le plaisir que lui causait sa présence, et, convaincu qu’ilavait mangé son dessert, se contentait de lui gratter délicatementla tête ; ce que Catacoua appréciait jusqu’à un certain point,mais infiniment moins cependant que le morceau de sucre enquestion. Catacoua comprit donc qu’il fallait qu’il s’en remît àlui seul du soin de sa vengeance, et, un jour qu’après lui avoirvolé le morceau, Jacques repassait la main à travers la cage pouren ramasser les miettes, Catacoua se laissa pendre par une patte,et, tout en ayant l’air de s’occuper de gymnastique, attrapa lepouce de Jacques et le mordit outrageusement. Jacques jeta un criperçant, s’accrocha aux cordages, monta tant qu’il trouva duchanvre et du bois ; puis, s’arrêtant sur le point le plusélevé du navire, il resta là piteusement cramponné de ses troispattes au mât, et secouant la quatrième comme s’il eût tenu ungoupillon.

«À l’heure du dîner, le capitaine Pamphilesiffla Jacques : mais Jacques ne répondit pas ; cesilence était si contraire à ses habitudes hygiéniques, que lecapitaine Pamphile commença à s’en inquiéter ; il siffladerechef, et, cette fois, il entendit une espèce de grondement quisemblait lui répondre des nuages ; il leva les yeux et aperçutJacques, qui donnait la bénédiction urbi et orbi :alors il s’établit entre Jacques et le capitaine Pamphile unéchange de signaux, dont le résultat fut que Jacques refusaitobstinément de descendre. Le capitaine Pamphile, qui avait forméson équipage à une obéissance passive, et qui ne voulait pas queses mesures de discipline fussent faussées par un singe, prit sonporte-voix et appela Double Bouche. L’individu interpellé apparutincontinent, montant à reculons l’échelle de la cuisine, ets’approcha du capitaine à peu près comme le chien qu’on dresse,s’approche du garde qui le châtie ; le capitaine Pamphile, quine se prodiguait pas avec ses inférieurs, montra au mousse lerécalcitrant qui grimaçait sur la pointe de son mâtereau ;Double-Bouche comprit à l’instant même ce qu’on demandait de lui,s’accrocha à l’échelle qui conduisait aux haubans, et se mit àgrimper avec une agilité qui indiquait que le capitaine Pamphile,en honorant Double-Bouche de cette mission hasardeuse, avait faitun choix des plus judicieux.

« Un autre point, mais qui reposait toutentier, je ne dirai pas sur l’étude du cœur, mais sur laconnaissance de l’estomac, avait encore influencé la déterminationdu capitaine Pamphile ; Double-Bouche était spécialementemployé à la cuisine, fonctions honorables appréciées de toutl’équipage, et notamment de Jacques, qui affectionnait surtoutcette partie du bâtiment ; il s’était donc lié d’une amitiésympathique avec le nouveau personnage que nous venons d’introduireen scène, lequel devait le nom expressif qui avait remplacé sonappellation patronymique, à la facilité que lui donnait son postede dîner avant les autres ; ce qui ne l’empêchait pas de dînerencore après les autres. Jacques avait donc compris Double-Bouche,de même que Double-Bouche avait compris Jacques, et il résulta, decette appréciation mutuelle, qu’au lieu de chercher à fuir, cequ’il n’eût pas manqué de faire si tout autre que Double-Bouche luieut été envoyé, Jacques fit la moitié du chemin, et que les deuxamis se rencontrèrent sur la barre du grand perroquet, etredescendirent immédiatement, l’un portant l’autre, sur le pont, oùle capitaine Pamphile les attendait.

« Le capitaine Pamphile ne connaissaitqu’un remède aux blessures, de quelque nature qu’ellesfussent : c’était une compresse d’eau-de-vie, de tafia ou derhum ; il trempa donc un linge dans le liquide précité et enenveloppa le doigt du blessé ; au contact de l’alcool et de lachair vive, Jacques commença par faire une grimace atroce ;mais, comme il vit, pendant que le capitaine Pamphile avait le dostourné, Double-Bouche avaler vivement ce qui était resté du liquidedans le verre où l’on avait trempé le linge, il comprit que laliqueur, douloureuse comme médicament, pouvait être bienfaisantecomme boisson ; en conséquence, il approcha la langue del’appareil, lécha délicatement la compresse, et, peu à peu, prenantgoût à la chose, finit tout bonnement par sucer son pouce ; ilen résultat que, comme le capitaine Pamphile avait recommandé quel’on imbibât le bandage de dix minutes en dix minutes, et que l’onexécutait ponctuellement ses ordres, au bout de deux heures,Jacques commença à cligner des yeux et à dodeliner la tête, et que,comme le traitement allait toujours son train, et que Jacquesappréciait de plus en plus le traitement, il finit par tomberivre-mort entre les bras de son ami Double-Bouche, qui descendit leblessé dans la cabine et le coucha dans son propre lit.

« Jacques dormit douze heures desuite : et, lorsqu’il se réveilla, la première chose quifrappa ses yeux fut son ami Double-Bouche occupé à plumer unepoule. Ce spectacle n’était pas nouveau pour Jacques ;cependant, il parut, cette fois, y donner une attentionsingulière ; il se leva doucement, s’approcha les yeux fixes,examina le mécanisme à l’aide duquel le travailleur procédait, etdemeura immobile et préoccupé pendant tout le temps que dural’opération ; la poule plumée, Jacques, qui se sentait la têteencore un peu lourde, monta sur le pont afin de prendre l’air.

« Le vent continuait d’être favorable lelendemain, de sorte que le capitaine Pamphile, voyant que toutmarchait au gré de ses vœux, et jugeant inutile de transporter àMarseille les poules qui restaient à bord et qu’il n’avait pointd’ailleurs achetées dans un but de spéculation, donna ordre, sousprétexte que sa santé commençait à se déranger, qu’on lui servîttous les jours, outre sa tranche d’hippopotame et sa bouillabaisse,une volaille fraîche, bouillie ou rôtie. Cinq minutes après cesordres donnés, les cris d’un canard que l’on égorgeait se firententendre.

À ce bruit, Jacques descendit de la grandevergue si rapidement, que quelqu’un qui n’aurait point connu soncaractère égoïste, aurait cru qu’il courait au secours de lavictime, et se précipita dans la cabine. Il y trouva Double-Bouche,qui remplissait consciencieusement son office de marmiton, enplumant la volaille jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus le moindreduvet sur le corps ; cette fois comme l’autre, Jacques parutprendre le plus grand intérêt à la chose ; puis il remonta surle pont, lorsqu’elle fut finie, s’approcha pour la première foisdepuis son accident de la cage de Catacoua, tourna plusieurs foisautour de lui, tout en ayant soin de se tenir hors de la portée deson bec ; puis enfin, saisissant le moment favorable, ilattrapa une plume de sa queue, et la tira tant et si bien, malgréles battements d’ailes et les jurements de Catacoua, qu’elle finitpar lui rester dans les mains. Cette expérience, si peu importantequ’elle parut au premier abord, sembla cependant faire grandplaisir à Jacques ; car il se mit à danser sur ses quatrepieds, s’élevant et retombant à la même place, ce qui était de sapart la manifestation du plus suprême contentement.

« Cependant on avait perdu de vue laterre, et l’on voguait à pleines voiles dans l’océanAtlantique ; partout le ciel et l’eau, et, derrière l’horizon,le sentiment de l’immensité. De temps en temps, des oiseaux de merau long vol, mais ceux-là seulement, passaient à perte de vue serendant d’un continent à l’autre ; aussi le capitainePamphile, se fiant à l’instinct animal qui devait apprendre àCatacoua que ses ailes étaient trop faibles pour se hasarder dansun long voyage, ouvrit-il la prison de son pensionnaire et luidonna-t-il liberté entière de voltiger dans les cordages. Catacouaen profita aussitôt pour monter jusqu’au mât de perroquet, et,arrivé là, joyeux jusqu’au ravissement, il se mit, à la grandesatisfaction de l’équipage, à défiler tout son répertoire, faisantautant de bruit à lui tout seul que les vingt-cinq matelots qui leregardaient.

« Pendant que cette parade se passait surle pont, une scène d’un autre genre s’accomplissait dans la cabine.Jacques selon son habitude, s’était approché de Double-Bouche aumoment de la plumaison ; mais, cette fois, le mousse, quiavait remarqué l’attention de son camarade à le regarder faire,avait cru reconnaître en lui une vocation inconnue jusqu’alors pourl’office qu’il exerçait. Il en résulta qu’une pensée des plusheureuses vint à l’esprit de Double-Bouche : c’étaitd’employer désormais Jacques à plumer ses poules et ses canards,tandis que, changeant de rôle, lui se croiserait les bras et leregarderait faire. Double-Bouche était un de ces esprits décidésqui mettent le moins d’intervalle possible entre l’idée etl’exécution ; aussi s’avança-t-il doucement vers la portequ’il ferma, se munit-il à tout hasard d’un fouet qu’il passa dansla ceinture de sa culotte, en ayant soin d’en laisser le mancheparfaitement visible, et, revenant immédiatement à Jacques, luimit-il entre les mains le canard qui devait se déplumer dans lessiennes, lui montrant du bout de l’index le manche du fouet qu’ilcomptait, en cas de discussion, prendre pour tiers arbitre.

« Mais Jacques ne lui donna même pas lapeine de recourir à cette extrémité ; soit que Double-Boucheeut deviné juste, soit que le nouveau talent qu’il mettait Jacquesà même d’acquérir parût à ce dernier le complément obligé de touteéducation, il prit le canard entre ses deux genoux, comme il avaitvu faire à son instituteur, et il se mit à la besogne avec uneardeur qui dispensa Double-Bouche de toute voie de fait enverslui ; vers la fin même, et lorsqu’il vit que les plumesdisparaissaient, faisant place au duvet et le duvet à la chair, lesentiment qui l’animait s’éleva jusqu’à l’enthousiasme ; sibien que, lorsque la besogne fut entièrement terminée, Jacques semit à danser, comme il avait fait la veille à côté de la cage deCatacoua.

De son côté, Double-Bouche était dans lajoie ; il ne se faisait qu’un reproche, c’était de ne pasavoir profité plus tôt des dispositions de son acolyte ; maisil se promit bien de ne pas les laisser refroidir ; aussi, lelendemain, à la même heure, dans les mêmes circonstances, et lesmêmes précautions prises, il recommença la seconde représentationde la pièce de la veille ; elle eut le même succès que lapremière ; de sorte que, le troisième jour, Double-Bouche,reconnaissant Jacques comme son égal, lui noua son tablier decuisine à la ceinture et lui confia entièrement la partie desdindons, des poules et des canards ; Jacques se montra dignede sa confiance, et, au bout d’une semaine, il avait laissé sonprofesseur bien loin derrière lui en promptitude et enhabileté.

« Cependant le brick marchait comme unnavire enchanté : il avait dépassé la terre natale de Jacques,laissé à sa gauche et hors de vue les îles de Sainte-Hélène et del’Ascension, et s’avançait à pleines voiles vers l’équateur ;c’était pendant une de ces journées des tropiques où le ciel pèsesur la terre : le pilote seul était à la barre, la vigie dansles haubans, et Catacoua sur son mâtereau : quant au reste del’équipage, il cherchait le frais partout où il croyait pouvoir letrouver, tandis que le capitaine Pamphile lui-même, étendu dans sonhamac et fumant son gourgouri, se faisait éventer par Double-Boucheavec une queue de paon. Cette fois, par extraordinaire, Jacques, aulieu de plumer sa poule, l’avait reposée intacte sur une chaise,s’était dépouillé de son tablier de cuisine et paraissait commetout le monde, ou accablé par la chaleur ou perdu dans sesréflexions. Cependant cette atonie fut de courte durée : iljeta autour de lui un regard rapide et intelligent ; puis,comme effrayé de sa hardiesse, il ramassa une plume, la porta à sagueule, la laissa retomber avec indifférence, se gratta le côté enclignant de l’œil, et, d’un bond où l’observateur le plusméticuleux n’aurait pu voir que l’effet d’un caprice, il sauta surle premier bâton de l’échelle : là, il s’arrêta encore uninstant, regardant le soleil par les écoutilles, puis il se mit àmonter nonchalamment sur le pont, comme un flâneur qui ne sait quefaire, et qui s’en va cherchant des distractions sur le boulevarddes Italiens.

« Arrivé au dernier échelon, Jacques vitle pont abandonné : on eût dit un navire vide qui flottait auhasard. Cette solitude parut satisfaire Jacques au dernierdegré ; il se gratta le côté, fit claquer ses dents, clignales yeux et exécuta deux petits sauts perpendiculaires, tout enayant soin de chercher des yeux Catacoua, qu’il aperçut enfin à saplace accoutumée, battant des ailes et chantant à plein bec leGod save the king. Alors Jacques parut ne plus s’occuperde lui ; il monta sur les bastingages les plus éloignés du mâtd’artimon, au haut duquel son ennemi était perché, gagna lesvergues, s’arrêta un instant dans les huniers, grimpa au mât demisaine, se hasarda sur le cordage isolé qui conduit au mâtd’artimon ; arrivé au milieu de ce chemin tremblant, il sesuspendit par la queue lâcha les quatre pattes et se balança latête en bas, comme s’il ne fût venu que pour jouer àl’escarpolette. Puis, convaincu que Catacoua ne faisait aucuneattention à lui, il s’en approcha doucement, tout en ayant l’air depenser à autre chose, et, au moment où son rival était au plus fortde sa chanson et de sa joie, criant à tue-tête et battant l’air deses bras emplumés, comme un cocher qui se réchauffe, Jacques rompitson ariette et sa jubilation, en le saisissant vigoureusement de lamain gauche par l’endroit où les ailes s’attachent au corps.Catacoua jeta un cri de détresse ; mais personne n’y fitattention, tant l’équipage entier était accablé par la chaleurétouffante que versait à flots le soleil à son zénith.

« – Tron de l’air ! dit tout à coup lecapitaine Pamphile, en voilà un de phénomène, de la neige sousl’équateur…

« – Eh non ! dit Double-Bouche, ça n’estpas de la neige ; c’est… Ah ! bagasse !

« Et il s’élança dans l’escalier.

« – Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit lecapitaine Pamphile se soulevant de son hamac.

« – Ce que c’est, cria Double-Bouche du hautde son échelle, c’est Jacques qui plume Catacoua.

« Le capitaine Pamphile fit retentir leséchos de son bâtiment d’un des plus magnifiques jurons qui aientjamais été entendus sous l’équateur, et monta lui-même sur le pont,tandis que tout l’équipage réveillé en sursaut comme parl’explosion de la sainte-barbe, grimpait à son tour par tout ce quela carcasse du brick présentait d’ouvertures.

« – Eh bien, drôle ! cria le capitainePamphile saisissant un épissoir, et s’adressant à Double-Bouche,qu’est-ce que tu fais donc ? Alerte ! alerte !

« Double-Bouche s’accrocha aux cordageset grimpa comme un écureuil ; mais plus il mettait depromptitude, plus Jacques mettait d’activité : les plumes deCatacoua formaient un véritable nuage et tombaient comme la neigeau mois de décembre ; de son côté, Catacoua, en voyants’approcher Double-Bouche, redoubla de cris ; mais, au momentoù son sauveur étendait le bras vers lui, Jacques, qui n’avait,jusqu’alors, paru faire aucune attention à ce qui se passait sur lenavire, jugea que sa besogne habituelle était suffisamment faite,et lâcha son ennemi, auquel il ne restait plus que les plumes desailes. Catacoua, troublé au plus haut degré par la douleur et parla crainte, oublia que le contre-poids de sa queue lui manquait,voleta un instant d’une manière grotesque, et finit par tomber à lamer, où il se noya, n’ayant point les pieds palmés. »

– Flers, dit Decamps interrompant le lecteur,toi qui as une belle voix, crie donc à la petite fille de laportière de nous monter de la crème, nous n’en avons plus.

Chapitre 7Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait de lacrème, et quelle décision fut prise à propos de cet événement.

Flers ouvrit la porte et s’avança surl’escalier, afin de réclamer la chose demandée ; puis ilrentra sans s’apercevoir que Tom, qui l’avait suivi, était restédehors ; alors Jadin, qui s’était interrompu à la mort deCatacoua, fut prié de continuer sa lecture.

– Ici, messieurs, dit-il en montrant lemanuscrit terminé, la simple narration va se substituer auxmémoires écrits, en raison du peu d’importance des événements qu’ilnous reste à raconter ; l’offrande faite par Jacques aux dieuxde la mer les rendit favorables au bâtiment du capitaine Pamphile,de sorte que le reste de la traversée s’accomplit sans autresaventures que celles que nous avons rapportées ; un seul jour,on craignit un accident funeste pour Jacques. Voici à quelleoccasion :

« Le capitaine Pamphile, en passant à lahauteur du cap des Palmes, en vue de la Guinée supérieure, avaitattrapé dans sa chambre un magnifique papillon, véritable fleurvolante des tropiques, aux ailes diaprées et étincelantes comme lagorge d’un colibri. Le capitaine, ainsi que nous l’avons vu, nenégligeait rien de ce qui pouvait avoir une valeur quelconque à sonretour en Europe ; en conséquence, il avait pris son hôteimprudent avec les plus grandes précautions, afin de ne pointmiroiter le velours de ses ailes, et l’avait cloué avec une épinglecontre le lambris de l’appartement. Il n’y a pas un de vous quin’ait vu l’agonie d’un papillon, et qui, entraîné par le désir deconserver, dans une boîte ou sous un verre, ce gracieux enfant del’été, n’ait étouffé sous ce désir la sensibilité de son cœur. Voussavez donc combien de temps lutte, en tournant sur le pivot qui luitraverse le corps, la pauvre victime qui meurt de sa beauté. Lepapillon du capitaine Pamphile vécut ainsi plusieurs jours, battantdes ailes comme s’il eût sucé le suc d’une fleur ; cemouvement attira l’attention de Jacques, qui le regarda du coin del’œil sans faire semblant de rien voir, mais qui, profitant d’unmoment où le capitaine Pamphile avait le dos tourné, sauta contrela boiserie, et, jugeant de la bonté de l’animal par l’excellencede ses couleurs, le dévora avec sa gloutonnerie accoutumée. Lecapitaine Pamphile se retourna aux bonds et aux culbutes quefaisait Jacques ; en avalant le papillon, il avait avalél’épingle ; l’arête de cuivre lui était demeurée dans lagorge ; le malheureux étranglait.

« Le capitaine, qui ne connaissait pointla cause de ses grimaces et de ses contorsions, le crut en gaieté,et s’amusa un instant de sa folie ; mais, voyant qu’elle seprolongeait indéfiniment, que la voix du sauteur imitait de plus enplus l’accent de Polichinelle, et qu’au lieu de sucer son poucecomme il avait coutume de le faire depuis son traitement, il sefourrait jusqu’au coude la main dans le gosier, il se douta qu’il yavait dans toutes ces gambades quelque chose de plus pressant quele désir de lui être agréable, et alla vers Jacques ; lepauvre diable roulait des yeux qui ne laissaient aucun doute sur lanature des sensations qu’il éprouvait, de sorte que le capitainePamphile, voyant que décidément son singe bien-aimé allait passerde vie à trépas, appela le docteur de toute la force de sespoumons : non qu’il crût beaucoup à la médecine, mais afin den’avoir rien à se reprocher.

« La voix du capitaine Pamphile avaitpris, en raison de l’intérêt qu’il portait à Jacques, un telcaractère de détresse, que non seulement le docteur, mais encoretous ceux qui l’entendirent, accoururent aussitôt ; parmi lesplus empressés se trouva Double-Bouche, qui, occupé de sesfonctions habituelles, en avait été tiré par l’appel du capitaineet était accouru tenant à la main un poireau et une carotte qu’ilétait en train d’éplucher ; le capitaine n’eut pas besoind’expliquer la cause de ses cris ; il n’eut qu’à montrerJacques, qui continuait de donner, au milieu de la chambre, lesmêmes signes d’agitation et de douleur. Chacun s’empressa autour dumalade, le docteur déclara qu’il était atteint d’une congestioncérébrale, maladie à laquelle était particulièrement fort sujettel’espèce des callitriches, qui, ayant pris l’habitude de sesuspendre par la queue, est naturellement exposée à ce que le sanglui porte à la tête, qu’il fallait, en conséquence, saigner Jacquessans retard, mais que, dans tous les cas, comme il n’avait pas étéappelé dès les premiers symptômes de l’accident, il ne répondaitpas de le sauver ; après ce préambule, il tira sa trousse,apprêta sa lancette, et recommanda à Double-Bouche de maintenir lepatient, pour qu’il ne lui ouvrit pas une artère au lieu d’uneveine.

Le capitaine et l’équipage avaient grandeconfiance dans le docteur ; aussi écoutèrent-ils avec unprofond respect la dissertation scientifique dont nous avonsrapporté le principal argument : il n’y eut que Double-Bouchequi secoua la tête en signe de doute. Double-Bouche avait unevieille haine contre le docteur : un jour que des prunesconfites dont le capitaine Pamphile faisait le plus grand cas,attendu qu’elles lui venaient de son épouse, un jour donc que cesprunes, renfermées dans une armoire particulière avaientvisiblement diminué de nombre, il avait rassemblé son équipage pourconnaître les voleurs capables de porter la dent sur les provisionsparticulières du chef suprême de la Roxelane : chacun avaitnié, et Double-Bouche comme les autres ; cependant, commecelui-ci était coutumier du fait, le capitaine avait pris sadénégation pour ce qu’elle valait, et avait demandé au docteur s’iln’y avait pas quelque moyen d’arriver à la vérité. Le docteur, dontla devise était celle de Jean-Jacques, vitam impenderevero, avait répondu que rien n’était plus facile, et qu’il yavait pour cela deux moyens infaillibles : le premier et leplus prompt était d’ouvrir le ventre à Double-Bouche, opération quipouvait se faire en sept secondes ; le second était de luidonner un vomitif qui, selon son gré de force entraînerait un délaiplus ou moins long, mais qui, dans tous les cas, ne dépasserait pasune heure ; le capitaine Pamphile, qui était l’homme desmoyens doux, opta pour le vomitif ; sa médecine futimmédiatement et de force administrée, puis le délinquant remis auxmains de deux matelots, qui eurent ordre précis de le garder àvue.

« Trente-neuf minutes après, montre enmain, le docteur entra avec cinq noyaux de prune, que, pour plusgrande sûreté, Double-Bouche avait cru devoir avaler avec le reste,et qu’il venait de restituer à son corps défendant. Les preuves dudélit étaient palpables, Double-Bouche ayant positivement déclarén’avoir mangé depuis huit jours que des bananes et des figuesd’Inde ; aussi la punition ne se fit pas attendre ; lecoupable fut condamné à quinze jours de pain et d’eau, puis aprèschaque repas, à recevoir, à titre de dessert, vingt-cinq coups degarcette qui lui furent administrés régulièrement par lecontremaître. Il était résulté de ce petit événement queDouble-Bouche, comme nous l’avons dit, détestait cordialement ledocteur, et ne laissait jamais, depuis cette époque, échapper uneoccasion de lui être désagréable.

Aussi Double-Bouche fut-il le seul qui ne crutpas un mot de ce que disait le docteur : il y avait dans lamaladie de Jacques des symptômes que Double-Bouche connaissaitparfaitement pour les avoir éprouvés lui-même, lorsqu’il lui étaitarrivé, surpris au moment où il goûtait à la bouillabaisse ducapitaine, d’avaler un morceau de poisson, sans prendre le tempsd’en extraire les arêtes. Ses yeux se portèrent doncinstinctivement autour de lui pour chercher, par analogie, ce quiavait pu tenter la gourmandise de Jacques. Le papillon et l’épingleavaient disparu ; il n’en fallut pas davantage à Double-Bouchepour lui révéler la vérité tout entière : Jacques avait lepapillon dans le ventre et l’épingle dans le gosier.

« Aussi, lorsque le docteur, la lancetteà la main, s’approcha de Jacques, que Double-Bouche tenait entreses bras, celui-ci déclara-t-il, à la grande stupéfaction et augrand scandale du capitaine et de l’équipage, que le docteurs’était trompé ; que Jacques n’était pas le moins du mondemenacé d’apoplexie, mais bien de strangulation, et qu’il n’avaitpas pour le moment le moindre épanchement au cerveau, mais uneépingle qui lui barrait l’œsophage, employant pour Jacques leremède qu’il pratiquait ordinairement sur lui-même, lui enfonça, àplusieurs reprises, dans le gosier le poireau qu’il tenait parhasard à la main lorsqu’il était accouru aux cris du capitaine, demanière à faire glisser vers des voies plus larges le corpsétranger qui était resté dans les voies étroites ; puis,certain que l’opération avait réussi à son honneur, il posa aumilieu de la chambre le moribond, qui, au lieu de continuer lesgambades exagérées auxquelles tout l’équipage l’avait vu se livrercinq minutes auparavant, resta assis un instant dans unetranquillité parfaite, comme pour s’assurer que la douleur avaitbien disparu ; puis cligna des yeux, puis se mit à se gratterle ventre d’une main, puis à danser sur ses pattes dederrière ; ce qui était, comme nos lecteur le savent, le signechez Jacques du parfait contentement. Mais ce n’était pas toutencore, Double-Bouche, pour porter le dernier coup à la réputationdu docteur, tendit au convalescent la carotte qu’il avait apportée,de sorte que Jacques, qui était on ne peut plus friand de celégume, s’en empara immédiatement, et donna la preuve en legrignotant sans retard et sans interruption, que les voiesnutritives étaient parfaitement débarrassées, et ne demandaient pasmieux que de reprendre leur service. L’opérateur était triomphant.Quant au docteur, il se promit de prendre sa revanche, siDouble-Bouche tombait malade ; mais, pendant le reste de laroute, Double-Bouche n’eut malheureusement, à la hauteur desAçores, qu’une petite indigestion qu’il traita lui-même à lamanière des anciens Romains, en s’introduisant le doigt dans labouche.

« Le brick la Roxelane, capitainePamphile, après une heureuse traversée, arriva donc, le 30septembre, dans le port de Marseille, où il se défitavantageusement du café, du thé et des épiceries qu’il avaitéchangés, dans l’archipel Indien, avec le capitaineKao-Kiou-Koan ; quant à Jacques Ier, il fut vendu,pour la somme de soixante et quinze francs, à Eugène Isabey, qui lecéda pour une pipe turque à Flers, qui le troqua contre un fusilgrec avec Decamps.

« Et voilà comment Jacques passa desbords de la rivière Bango à la rue du faubourg Saint-Denis, n° 109où son éducation acquit, grâce aux soins paternels de Fau, le degréde perfection que vous lui connaissez. »

Jadin s’inclinait modestement au milieu desapplaudissements de l’assemblée, lorsqu’un grand cri se fitentendre du côté de la porte : nous nous précipitâmes versl’escalier, et nous trouvâmes la petite fille de la portière àmoitié évanouie entre les bras de Tom, qui, effrayé de notre sortieinattendue, se mit à descendre l’escalier au galop. Au mêmeinstant, nous entendîmes un second cri plus perçant encore que lepremier ; une vieille marquise, qui demeurait depuistrente-cinq ans au troisième étage, attirée par le bruit, étaitsortie, son bougeoir à la main, s’était trouvée face à face avec lefugitif et s’était évanouie tout à fait. Tom remonta quinzemarches, trouva la porte du quatrième ouverte, entra comme chezlui, et tomba au milieu d’un repas de noces. Pour le coup, cefurent des hurlements ; les convives, mariés en tête, seprécipitèrent sur l’escalier. Toute la maison, de la cave auxmansardes, se trouva en un instant échelonnée de palier en palier,chacun parlant à la fois, et, comme il arrive en pareillecirconstance, personne ne s’entendant plus.

Enfin, on remonta à la source : la petitefille qui avait donné l’alarme, raconta qu’elle grimpait sanslumière, la crème demandée à la main, lorsqu’elle s’était sentiprendre la taille ; croyant que c’était quelque locataireimpertinent qui se permettait cette familiarité, elle avait ripostéà la déclaration par un vigoureux soufflet ; Tom avait réponduau soufflet par un grognement qui avait à l’instant même révélé sonincognito ; la petite fille, épouvantée de se trouver dans lesgriffes d’un ours, quand elle se croyait saisie par les bras d’unhomme, avait jeté le cri qui nous avait fait sortir ; notresortie, comme nous l’avons dit avait effrayé Tom et l’effroi de Tomavait amené les événements subséquents, c’est-à-direl’évanouissement de la marquise et la déroute de la noce.

Alexandre Decamps, qui était plusparticulièrement lié avec lui, se chargea de l’excuser auprès de lasociété, et, comme preuve de sa sociabilité, il offrit d’allerchercher Tom partout où il serait et de le ramener comme sainteMarthe avait ramené la tarasque avec une simple faveur bleue ourose : un petit drôle de douze à quinze ans s’avança alors etlui présenta la jarretière de la mariée, qu’il venait de prendresous la table pour en décorer les convives lorsque l’alerte avaitété donnée. Alexandre prit le ruban, entra dans la salle à manger,et trouva Tom qui se promenait avec une adresse merveilleuse sur latable toute servie : il en était à son troisième baba.

Ce nouveau délit le perdit : le mariéavait malheureusement les mêmes goûts que Tom ; il fit appelaux amateurs de baba ; de violents murmures s’élevèrentaussitôt, que ne put calmer la docilité avec laquelle le pauvre Tomsuivit Alexandre. À la porte, il rencontra le propriétaire, à quila marquise venait de signifier qu’elle donnait congé ; lemarié, de son côté, déclara qu’il ne resterait pas un quart d’heurede plus dans la maison, si on ne lui faisait pas justice ; lereste des locataires fit chorus. Le propriétaire pâlit en voyantd’avance sa maison vide ; il signifia, en conséquence, àDecamps que, quel que fût son désir de le garder chez lui, celadevenait impossible, s’il ne se défaisait immédiatement d’un animalqui donnait, à pareille heure et dans une maison honnête, de sigraves sujets de scandale. De son côté, Decamps, qui commençait àse dégoûter de Tom, ne fit de résistance que juste ce qu’il enfallait pour qu’on lui sût gré de céder. Il engagea sa paroled’honneur que, le lendemain, Tom quitterait le logement, et, pourrassurer les locataires qui demandaient que l’expropriation se fîtà l’heure même, déclarant que, s’il y avait retard, ils necoucheraient pas chez eux, il descendit dans la cour, fit, bon grémal gré, entrer Tom dans une niche à chien, tourna l’ouverturecontre une muraille, et chargea la niche de pavés.

Cette promesse, qui venait de recevoir uncommencement d’exécution si éclatant, parut suffisante auxplaignants ; la petite fille de la portière essuya ses larmes,la marquise s’en tint à sa troisième attaque de nerfs, et le mariédéclara magnanimement qu’à défaut de baba, il mangerait de labrioche. Chacun rentra chez soi, et, deux heures après, latranquillité se trouva parfaitement rétablie.

Quant à Tom, il essaya d’abord, commeEncelade, de se débarrasser de la montagne qui pesait surlui ; mais, voyant qu’il ne pouvait y réussir, il fit un trouau mur, et passa dans le jardin de la maison voisine.

Chapitre 8Comment Tom démit le poignet d’un garde municipal, et d’où venaitla frayeur que lui inspirait cette respectable milice.

Le locataire du rez-de-chaussée du n° 111 nefut pas médiocrement surpris de voir le lendemain matin, un ours sepromener dans ses plates-bandes : il referma vivement la portede son perron, qu’il avait ouverte à l’effet de se livrer au mêmeexercice, et essaya de reconnaître, à travers les carreaux, parquelle voie ce nouvel amateur d’horticulture avait pénétré dans sonjardin ; malheureusement, l’ouverture était cachée par unmassif de lilas, de sorte que l’inspection, si prolongée qu’ellefût, n’amena aucun résultat satisfaisant. Alors, comme le locatairedu rez-de-chaussée du n° 111 avait le bonheur d’être abonné auConstitutionnel, il se rappela avoir lu, quelques jours auparavant,sous la rubrique de Valenciennes, que cette ville avait été lethéâtre d’un phénomène fort singulier : une pluie de crapaudsétait tombée avec accompagnement de tonnerre et d’éclairs, et celaen telle quantité, que les rues de la ville et les toits desmaisons en avaient été couverts. Immédiatement après, le ciel, qui,deux heures auparavant, était gris de cendre, était devenu bleuindigo. L’abonné du Constitutionnel leva les yeux en l’air, et,voyant le ciel noir comme de l’encre et Tom dans son jardin, sanspouvoir se rendre compte de la manière dont il était entré, ilcommença à croire qu’un phénomène pareil à celui de Valenciennesétait sur le point de se renouveler, avec cette seule différencequ’au lieu de crapauds, il allait pleuvoir des ours. L’un n’étaitpas plus étonnant que l’autre ; la grêle était plus grosse etplus dangereuse : voilà tout. Préoccupé de cette idée, il seretourna vers son baromètre, l’aiguille indiquait pluie ettempête ; en ce moment, le roulement de la foudre se fitentendre. La flamme bleuâtre d’un éclair pénétra dansl’appartement ; l’abonné du Constitutionnel jugea qu’il n’yavait pas un instant à perdre, et, pensant qu’il allait y avoirconcurrence, il envoya chercher par son valet de chambre lecommissaire de police, et par sa cuisinière un caporal et neufhommes, afin de se mettre à tout événement sous la protection del’autorité civile et sous la garde de la force militaire.

Cependant les passants, qui avaient vu sortirdu n° 111 la cuisinière et le valet de chambre effarés, s’étaientassemblés devant la grande porte et se livraient aux conjecturesles plus incohérentes ; ils interrogèrent le portier ;mais le portier, à son grand désappointement, n’en savait pas plusque les autres ; tout ce qu’il put leur dire, c’est quel’alerte, quelle qu’elle fût, venait du corps de logis situé entrecour et jardin. En ce moment, l’abonné du Constitutionnel parut àla porte du perron qui donnait sur la cour, pâle, tremblant, etappelant à son aide ; Tom l’avait aperçu à travers lescarreaux, et, habitué à la société des hommes, il était arrivé entrottant, afin de faire connaissance avec lui ; mais l’abonnédu Constitutionnel, se méprenant à ses intentions, avaitvu une déclaration de guerre dans ce qui n’était qu’une démarche depolitesse, et avait prudemment battu en retraite. Arrivé à la portede la cour, il avait entendu craquer les carreaux de la porte dujardin ; alors la retraite s’était changée en véritabledéroute, et le fuyard était apparu, comme nous l’avons dit, auxyeux des curieux et des badauds, donnant des signes visibles de laplus grande détresse et appelant au secours de toute la force deses poumons.

Or, il arriva ce qui arrive en pareillecirconstance c’est qu’au lieu de répondre à l’appel qui lui étaitfait, la foule se dispersa ; seul, un garde municipal, qui setrouvait dans les rangs, resta solide au poste, et, s’avançant versl’abonné du Constitutionnel, il porta la main à sonschako, et lui demanda en quoi il pouvait lui être agréable ;mais celui auquel il s’adressait n’avait plus ni voix niparole : il montra la porte qu’il venait d’ouvrir et le perronqu’il avait descendu avec tant de précipitation. Le garde municipalcomprit que le danger venait de là, tira bravement son briquet,monta le perron, franchit la porte et se trouva dansl’appartement.

La première chose qu’il aperçut en entrantdans le salon fut la figure bonasse de Tom, qui, debout sur sespieds de derrière, avait passé la tête et les pattes de devant àtravers une vitre, et qui, appuyé sur la traverse de bois,regardait curieusement l’intérieur de l’appartement qui lui étaitinconnu.

Le garde municipal s’arrêta court, ne sachant,tout brave qu’il était, s’il devait avancer ou reculer ; maisà peine Tom l’eut-il aperçu, que, fixant sur lui des yeux hagards,et soufflant bruyamment comme un buffle effrayé, il retiraprécipitamment sa tête du vasistas et se mit à fuir de toute lavitesse de ses quatre jambes vers le coin le plus reculé du jardin,en donnant des signes manifestes de terreur que lui inspiraitl’uniforme municipal.

Or, jusqu’à cette heure, nous avons présenté ànos lecteurs notre ami Tom comme un animal plein de raison et desens il faut donc qu’ils nous permettent de nous interrompre uninstant, malgré l’intérêt de la situation, pour leur raconter d’oùlui venait cet effroi, que l’on pourrait croire prématuré,puisqu’il n’avait encore été provoqué par aucune démonstrationhostile, et qui, par conséquent, pourrait nuire à la réputationirréprochable qu’il a laissée après lui.

C’était un soir de carnaval de l’an de grâce1831. Tom habitait Paris depuis six mois à peine, et déjà cependantla société artistique au milieu de laquelle il vivait l’avaitcivilisé au point que c’était un des ours les plus aimables quel’on pût voir : il allait ouvrir la porte quand on sonnait,montait la garde des heures entières debout sur ses pieds dederrière, une hallebarde à la main, et dansait le menuetd’Exaudet, en tenant, avec une grâce infinie, un manche à balaiderrière sa tête. Il avait passé la journée à se livrer à cesexercices innocents, à la grande satisfaction de l’atelier, etvenait de s’endormir du sommeil du juste dans l’armoire qui luiservait de niche, lorsque l’on frappa à la porte de la rue. Au mêmeinstant, Jacques donna des signes de joie si manifestes, queDecamps devina que c’était son instituteur bien-aimé qui lui venaitfaire visite.

En effet, la porte s’ouvrit : Fau parut,habillé en paillasse, et Jacques, selon son habitude, s’élança dansses bras.

– C’est bien, c’est bien !… dit Fau enposant Jacques sur la table et en lui mettant sa canne entre lesmains : vous êtes une charmante bête. Portez armes !présentez arme ! en joue, feu ! À merveille ! Jevous ferai faire un uniforme complet de grenadier, et vous monterezla garde à ma place. Mais ce n’est pas à vous que j’ai affaire dansce moment-ci, c’est à votre ami Tom. Où est l’animaldemandé ?

– Mais dans sa niche, je crois, réponditDecamps.

– Tom, ici, Tom ! cria Fau.

Tom fit entendre un grognement sourd, quiindiquait qu’il avait parfaitement compris que c’était de lui qu’ils’agissait, mais qu’il n’était nullement pressé de se rendre àl’invitation.

– Eh bien, dit Fau, est-ce comme cela que l’onobéit quand je parle ? Tom, mon ami, ne me forcez pasd’employer des moyens violents.

Tom allongea une patte, qui sortit de sonarmoire sans qu’on aperçut aucune autre partie de sa personne, etse mit à bailler d’une manière plaintive et prolongée, comme unenfant qu’on réveille, et qui n’ose pas protester autrement contrela tyrannie de son professeur.

– Où est le manche à balai ? dit Fau endonnant à sa voix l’accent de la menace, et en remuant avec fracasles arcs sauvages, les sarbacanes et les lignes à pêcher entassésderrière la porte.

– Présent ! cria Alexandre en montrantTom, qui, à ce bruit bien connu, s’était vivement levé ets’approchait de Fau en se dandinant d’un air innocent etpaterne.

– À la bonne heure ! dit Fau ; soyezdonc aimable, quand on vient exprès pour vous du café Procope aufaubourg Saint-Denis.

Tom secoua la tête de haut en bas et de bas enhaut.

– C’est cela. Maintenant, donnez une poignéede main à vos amis. À merveille.

– Est-ce que tu l’emmènes ? ditDecamps.

– Un peu, répondit Fau, et que nous allons luiprocurer de l’agrément encore.

– Et où allez-vous ensemble ?

– Au bal masqué, rien que cela… Allons, allonsTom, en route mon ami. Nous avons un fiacre à l’heure.

Et comme si Tom eût comprit la valeur de cedernier argument, il descendit les escaliers quatre à quatre, suivide son introducteur. Arrivé au fiacre, le cocher ouvrit laportière, abaissa le marchepied, et Tom, guidé par Fau, monta dansl’équipage comme s’il n’avait pas fait autre chose toute savie.

– Ah ben, en v’là un drôle dedéguisement ! dit le cocher ; c’est qu’on dirait un ourstout de même. Où faut-il vous conduire, mes bourgeois ?

– À l’Odéon, répondit Fau.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit lecocher ; quoiqu’il y ait une trotte, on y arrivera, c’estbon.

En effet, une demi-heure après, le fiacres’arrêtait à la porte du théâtre. Fau descendit le premier et payale cocher ; puis il donna la main à Tom, prit deux billets aubureau, et entra dans la salle sans que le contrôleur fît lamoindre observation.

Au deuxième tour de foyer, on commença àsuivre Tom. La vérité avec laquelle le nouveau venu imitaitl’allure de l’animal dont il portait la peau avait frappé quelquesamateurs d’histoire naturelle. Les curieux s’approchèrent donc deplus en plus, et, voulant s’assurer que son talent d’observations’étendait jusqu’à la voix, il lui tirèrent les poils de la queueou lui pincèrent la peau de l’oreille.

– Grrrooon ! fit Tom.

Un cri d’admiration s’éleva dans lasociété : c’était à s’y méprendre.

Fau conduisit Tom au buffet, lui offritquelques petits gâteaux, dont il était très friand, et qu’ilabsorba avec une voracité si bien imitée, que la galerie en pouffade rire ; puis il lui versa un verre d’eau que Tom prit avecdélicatesse entre ses pattes, ainsi qu’il avait l’habitude de lefaire quand Decamps lui accordait par hasard l’honneur del’admettre à sa table, et l’avala d’un trait. Alors l’enthousiasmefut à son comble.

C’est au point que, lorsque Fau voulut quitterle buffet, il se trouva enfermé dans un cercle si serré, qu’ilcommença à craindre qu’il ne prit envie à Tom, pour en sortir,d’appeler à son secours ses dents et ses griffes, ce qui auraitcompliqué la chose ; il le conduisit, en conséquence, dans uncoin, lui appuya le dos dans l’angle et lui ordonna de se tenirtranquille jusqu’à nouvel ordre. C’était, comme nous l’avons dit,un genre d’exercice très familier à Tom, que celui de monter sagarde, en ce qu’il était parfaitement approprié à l’indolence deson caractère. Aussi, plus fidèle observateur de sa consigne quebeaucoup de gardes nationaux de ma connaissance, faisait-il en cecas patiemment sa faction jusqu’à ce qu’on vînt le relever. Unarlequin offrit alors sa batte pour compléter la parodie, et Tomposa gravement sa lourde patte sur son fusil de bois.

– Savez-vous, dit Fau à l’obligeant enfant deBergame à qui vous venez de prêter votre batte ?

– Non, répondit l’arlequin.

– Vous ne devinez pas ?

– Pas le moins du monde.

– Voyons, regardez bien. À la grâce de cesmouvements, à son cou systématiquement penché sur l’épaule gauche,comme celui d’Alexandre le Grand, à l’imitation parfaite del’organe… comment !… vous ne reconnaissez pas ?

– Parole d’honneur, non !

– Odry, dit mystérieusement Fau ; Odry,avec son costume de l’ours et le Pacha.

– Mais non, il joue l’ourse blanche.

– Justement ! il a pris la peau de Vernetpour se déguiser.

– Oh ! farceur ! dit l’arlequin.

– Grrrooon ! fit Tom.

– Maintenant, je reconnais sa voix, ditl’interlocuteur de Fau ; oh ! c’est étonnant que je n’aiepas deviné plus tôt. Dites-lui de la déguiser davantage.

– Oui, oui, répondit Fau en se dirigeant versla salle ; mais il ne faudrait pas trop l’ennuyer pour qu’ilfût drôle. Je tâcherai qu’il danse le menuet.

– Oh ! vraiment ?

– Il me l’a promis. Dites cela à vos amis,afin qu’on ne lui fasse pas de mauvaises farces.

– Soyez tranquille.

Fau traversa le cercle, et l’arlequin,enchanté, alla de masque en masque annoncer la nouvelle et répéterles recommandations : alors chacun s’éloigna discrètement. Ence moment, le signal du galop se fit entendre, et le foyer toutentier se précipita dans la salle ; mais, avant de suivre sescompagnons, le facétieux arlequin s’avança vers Tom, sur la pointedu pied, et, se penchant à son oreille :

– Je te connais, beau masque, lui dit-il.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Oh ! tu as beau faire gron gron, tudanseras le menuet : n’est-ce pas que tu danseras le menuet,Marécot de mon cœur ?

Tom fit aller sa tête de haut en bas et de basen haut, selon son habitude lorsqu’on l’interrogeait, etl’arlequin, satisfait de cette réponse affirmative, se mit en quêted’une Colombine pour danser lui-même le galop.

Pendant ce temps, Tom était resté entête-à-tête avec la limonadière, immobile à son poste, mais lesyeux invariablement fixés sur le comptoir, où s’élevaient enpyramides des piles de gâteaux. La limonadière remarqua cetteattention continue, et, voyant un moyen de placer sa marchandise,elle prit une assiette et avança la main : Tom étendit lapatte, prit délicatement un gâteau, puis un second, puis untroisième ; la limonadière ne se lassait pas d’offrir, Tom nese lassait pas d’accepter, et il résulta de cet échange de procédésqu’il entamait sa seconde douzaine lorsque le galop finit et queles danseurs rentrèrent dans le foyer. Arlequin avait recruté unebergère et une pierrette, et il amenait ces dames pour danser lemenuet.

Alors, en sa qualité de vieille connaissance,il s’approcha de Tom, lui dit quelques mots à l’oreille ; Tom,que les gâteaux avaient mis d’une humeur charmante, répondit par unde ses plus aimables grognements. L’arlequin se tourna vers lagalerie et annonça que le seigneur Marécot se rendait avec le plusgrand plaisir à la demande de la société. À ces mots, lesapplaudissements éclatèrent, les cris « Dans la salle !dans la salle ! » se firent entendre ; la pierretteet la bergère prirent Tom chacune par une patte ; Tom, de soncôté, en cavalier galant, se laissa conduire, regardant tour à touret d’un air étonné ses deux danseuses, avec lesquelles il se trouvabientôt au milieu du parterre. Chacun prit place, les uns dans lesloges, les autres aux galeries ; la plus grande partie faisaitcercle ; l’orchestre commença.

Le menuet était le triomphe de Tom, et lechef-d’œuvre chorégraphique de Fau. Aussi le succès se déclara-t-ildès les premières passes et alla-t-il croissant ; auxdernières figures, c’était du délire. Tom fut emporté en triomphedans une avant-scène ; puis la bergère détacha sa couronne deroses et la lui posa sur la tête ; toute la salle battit desmains et une voix alla jusqu’à crier dans sonenthousiasme :

– Vive Marécot Ier !

Tom s’appuya sur la balustrade de sa loge avecune grâce toute particulière ; au même instant, les premièresmesures de la contredanse se firent entendre, chacun se précipitavers le parterre, à l’exception de quelques courtisans du nouveauroi, qui restèrent près de lui, dans l’espérance de lui accrocherun billet de spectacle ; mais, à toutes leurs demandes, Tom nerépondit pas autre chose que son éternel grooonnn.

Comme la plaisanterie commençait à devenirmonotone, on s’éloigna peu à peu de l’obstiné ministre du grandSchahabaham, en reconnaissant ses talents pour la danse de corde,mais en le déclarant fort insipide dans la conversation. Bientôttrois ou quatre personnes à peine s’occupèrent de lui ; uneheure après, il était complètement oublié : ainsi passe lagloire du monde.

Cependant l’heure de se retirer étaitvenue ; le parterre s’éclaircissait, les loges étaient vides.Quelques rayons blafards de jour se glissaient dans la salle àtravers les fenêtres du foyer, lorsque l’ouvreuse, en faisant satournée, entendit sortir de l’avant-scène des premières unronflement qui dénonçait la présence de quelque masqueattardé ; elle ouvrit la porte et trouva Tom, qui, fatigué dela nuit orageuse qu’il avait passée, s’était retiré dans le fond desa loge et se livrait aux douceurs du sommeil. La consigne sur cepoint est sévère, et l’ouvreuse est esclave de la consigne ;elle entra donc, et, avec la politesse qui caractérise cette classeestimable de la société à laquelle elle avait l’honneurd’appartenir, elle fit observer à Tom qu’il était près de sixheures du matin, heure raisonnable pour rentrer chez soi.

– Grooonnn ! fit Tom.

– J’entends bien, répondit l’ouvreuse :vous dormez, mon brave homme ; mais vous serez encore mieuxdans votre lit ; allez, allez. Votre femme doit être inquiète.Il n’entend pas, ma parole d’honneur ! A-t-il le sommeildur !

Elle lui frappa sur l’épaule.

– Grooonnn !

– C’est bon, c’est bon. Ce n’est plus lemoment d’intriguer ; d’ailleurs, on vous connaît, beau masque.Tenez, voilà qu’on baisse la rampe et qu’on éteint le lustre.Voulez-vous qu’on aille chercher un fiacre ?

– Grooonnn !

– Allons, allons, allons, la salle de l’Odéonn’est pas une auberge ; en route ! Ah ! c’est commecela que vous le prenez ? oh ! monsieur Odry, fidonc ! À une ancienne artiste ! Eh bien, monsieur Odry,je vais appeler la garde ; le commissaire de police n’est pascouché encore. Ah ! vous ne voulez pas vous conformer auxrèglements ? vous me donnez des coups de poing ?… Vousbattez une femme ? Ah ! nous allons voir. Monsieur lecommissaire ! monsieur le commissaire !

– Qu’est-ce qu’il y a ? répondit lepompier de garde.

– À moi, monsieur le pompier ! àmoi ! cria l’ouvreuse.

– Ohé ! les municipaux !…

– Qu’est-ce ? dit la voix du sergent quicommandait la patrouille.

– C’est la mère Chose qui appelle au secours,à l’avant-scène des premières.

– On y va.

– Par ici, monsieur le sergent ! parici ! cria l’ouvreuse.

– Voilà, voilà, voilà. Où êtes-vous,l’amour ?

– N’ayez pas peur, il n’y a pas de marches.Par ici là ! par ici ! Il est dans le coin, contre laporte de communication du théâtre. Oh ! le bandit ! c’estqu’il est fort comme un Turc.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Tenez, l’entendez-vous ? Je vousdemande un peu si c’est une langue de chrétien.

– Allons, mon ami, dit le sergent, dont lesyeux habitués à l’ombre commençaient à distinguer Tom dansl’obscurité. Nous savons tous ce que c’est d’être jeune, et, tenez,moi comme un autre, j’aime à rire, n’est-ce pas la petitemère ? mais je suis esclave des règlements ; l’heure derentrer au corps de garde paternel ou conjugal est arrivée ;pas accéléré, en avant, marche ! et vivement du piedgauche.

– Grooonnn !

– C’est très joli, et nous imitons à merveillele cri des animaux ; mais passons à un autre genre d’exercice.Allons, allons, camarade, sortons de bonne volonté. Ah ! nousne voulons pas ? nous faisons le méchant ? Bon, bon, bon,nous allons rire. Empoignez-moi ce gaillard-là, et à la porte.

– Il ne veut pas marcher, sergent.

– Eh bien, mais pourquoi avons-nous descrosses à nos fusils ? Allons, allons, dans les reins et dansle gras des jambes.

– Grooonnn ! grooonnn !grooonnn !

– Tapez dessus, tapez dessus.

– Dites donc, sergent, dit un des municipaux,m’est avis que c’est un ours véritable : je viens del’empoigner au collet et la peau tient à la chair.

– Alors, si c’est un ours, les plus grandsménagements pour l’animal : son propriétaire nous le feraitpayer. Allez chercher la lanterne du pompier.

– Grooonnn !

– C’est égal, ours ou non, dit un des soldats,il a reçu une bonne volée, et, s’il a de la mémoire, il sesouviendra de la garde municipale.

– Voilà l’objet demandé, dit un membre de lapatrouille en apportant la lanterne.

– Approchez la lumière du visage duprévenu.

Le soldat obéit.

– C’est un museau, dit le sergent.

– Jésus, mon Dieu ! dit l’ouvreuse en sesauvant, un vrai ours !

– Eh bien, oui, un vrai ours. Faut voir s’il ades papiers, et le reconduire à son domicile ; il y auraprobablement récompense ; cet animal se sera égaré, et, commeil aime la société il sera entré au bal de l’Odéon.

– Grooonnn !

– Voyez-vous, il répond à la chose.

– Tiens, tiens, tiens, fit un des soldats.

– Qu’y a-t-il ?

– Il a un petit sac pendu au cou.

– Ouvrez le sac.

– Une carte !

– Lisez la carte.

Le soldat prit et lut :

« Je m’appelle Tom ; je demeure ruedu Faubourg-Saint-Denis, n° 109 ; j’ai cent sous dans mabourse, quarante sous pour le fiacre, trois francs pour ceux qui mereconduiront. »

– En vérité Dieu, voilà les cent sous !s’écria le municipal.

– Ce citoyen est parfaitement en règle, dit lesergent. Deux hommes de bonne volonté pour le reconduire à sondomicile politique.

– Voilà, dirent en chœur les municipaux.

– Pas de passe-droit. Tout à l’ancienneté. Queles deux plus chevronnés jouissent du bénéfice de la chose. Allez,mes enfants.

Deux gardes municipaux s’avancèrent vers Tom,lui passèrent au cou une corde à laquelle ils firent faire, pourplus grande précaution, trois tours autour du museau. Tom ne fitaucune résistance : les coups de crosse l’avaient rendu souplecomme un gant. Arrivé à quarante pas de l’Odéon :

– Bah ! dit un des gardes, le temps estbeau ; si nous ne prenions pas le fiacre, ça promènerait lebourgeois.

– Et puis nous aurions chacun quarante sous aulieu de trente.

– Une demi-heure après, ils étaient à la portedu n° 109. Au troisième coup, la portière vint ouvrir elle-même, àmoitié endormie.

– Tenez, la mère l’Éveillée, dit un des gardesmunicipaux, voilà un de vos locataires. Reconnaissez-vous leparticulier comme faisant partie de votre ménagerie ?

– Tiens, je crois bien, dit la portière ;c’est l’ours de M. Decamps.

Le même jour, on porta au domicile d’Odry unenote de petits gâteaux, se montant à sept francs cinquantecentimes. Mais le ministre de Schahabaham Ier prouvafacilement son alibi ; il était de garde aux Tuileries.

Quant à Tom, il avait gardé, à compter de cejour, une grande frayeur de ce corps respectable qui lui avaitdonné des coups de crosse dans les reins, et qui l’avait faitmarcher à pied, quoiqu’il eût payé son fiacre.

On ne s’étonnera donc pas qu’en voyantapparaître, à la porte d’entrée du salon, la figure du municipal,il ait à l’instant battu en retraite jusqu’au plus profond dujardin. Rien ne donne du cœur à un homme comme de voir reculer sonennemi. D’ailleurs, ainsi que nous l’avons dit, le garde municipalne manquait pas de courage : il se mit donc à la poursuite deTom, qui, acculé dans son coin, essaya d’abord de grimper contre lemur, et, voyant, après deux ou trois essais, que la tentative étaitillusoire, il se dressa sur ses pattes de derrière et se prépara àfaire bonne défense, utilisant en cette circonstance les leçons deboxing que lui avait données son ami Fau.

Le municipal, de son côté, se mit en garde etattaqua son adversaire dans toutes les règles de l’art. À latroisième passe, il fit feinte du coup de tête et porta le coup decuisse ; Tom arriva à la parade de seconde. Le municipalmenaça Tom d’un coup droit ; Tom revint en garde, fit un coupésur les armes, et, attrapant de toute la force de son poing lagarde du sabre de son ennemi, il lui renversa si violemment lamain, qu’il lui luxa le poignet. Le municipal laissa tomber sonsabre, et se trouva à la merci de son adversaire.

Heureusement pour lui et malheureusement pourTom, le commissaire arrivait en ce moment ; il vit l’acte derébellion qui venait d’avoir lieu contre la force armée, tira de sapoche son écharpe, la roula trois fois autour de son ventre, et, sesentant soutenu par la garde, fit descendre le caporal et les neufhommes dans le jardin, leur ordonna de se ranger en bataille, etdemeura sur le perron pour commander le feu. Tom préoccupé de cesdispositions, laissa le municipal battre en retraite, portant samain droite dans sa main gauche, et resta debout et immobile contrele mur.

Alors l’interrogatoire commença : Tom,accusé de s’être introduit nuitamment avec effraction dans unemaison habitée et d’avoir commis sur la personne d’un agent publicune tentative de meurtre qui n’avait échoué que par descirconstances indépendantes de sa volonté, n’ayant pu produire detémoin à décharge, fut condamné à la peine de mort ; enconséquence, le caporal fut invité à procéder à l’exécution, etdonna l’ordre aux soldats de préparer leurs armes.

Alors il se répandit dans la foule accourue àla suite de la patrouille un grand silence, et la voix seule ducaporal se fit entendre : il commanda les unes après lesautres toutes les évolutions de la charge en douze temps.Cependant, après le mot en joue, il crut devoir se retourner unedernière fois vers le commissaire ; alors un murmure decompassion circula parmi les assistants, mais le commissaire depolice, qu’on avait dérangé au milieu de son déjeuner, futinexorable ; il étendit la main en signe de commandement.

– Feu ! dit le caporal.

Les soldats obéirent, et le malheureux Tomtomba percé de huit balles.

En ce moment, Alexandre Decamps rentrait avecune lettre de M. Cuvier, qui ouvrait à Tom les portes duJardin des Plantes, et qui lui assurait la survivance deMartin.

Chapitre 9Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du brickla Roxelane, et de ce qui s’ensuivit.

Tom était originaire du Canada : ilappartenait à cette race herbivore, habituellement circonscritedans les montagnes situées entre New-York et le lac Ontario, etqui, l’hiver, lorsque la neige la chasse de ses pics glacés, sehasarde à descendre parfois en bandes affamées jusque dans lesfaubourgs de Portland et de Boston.

Maintenant, si nos lecteurs tiennent à savoircomment, des bords du fleuve Saint-Laurent, Tom était passé sur lesrives de la Seine, qu’ils aient la bonté de se reporter à la fin del’année 1829 et de nous suivre jusqu’à l’extrémité de l’océanAtlantique, entre l’Islande et la pointe du cap Farewell. Là, nousleur montrerons, marchant avec cette allure honnête qu’ils luiconnaissent, le brick de notre ancien ami le capitaine Pamphile,qui, dérogeant cette fois à son goût pour l’orient, a remonté versle pôle, non pas afin d’y chercher, comme Ross ou Parry, un passageentre l’île Melvil et la terre de Banks, mais dans un but plusutile et surtout plus lucratif : le capitaine Pamphile ayantdeux années d’attente encore pour que son ivoire fût prêt, en avaitprofité pour essayer de naturaliser dans les mers du Nord lesystème d’échange que nous lui avons vu pratiquer avec tant desuccès vers l’archipel Indien. Ce théâtre de ses anciens exploitsdevenait plus stérile, attendu ses fréquents colloques avec lesnavires en croisière sous cette latitude, et, d’ailleurs, il avaitbesoin de changer d’air. Seulement, cette fois, au lieu de chercherdes épiceries ou du thé, c’était à l’huile de baleine que lecapitaine Pamphile avait particulièrement affaire.

Avec le caractère donné de notre braveflibustier, on comprend qu’il ne s’était pas amusé à recruter sonéquipage de matelots baleiniers, ni à surcharger son bâtiment dechaloupes, de cordages et de harpons. Il s’était contenté devisiter, au moment de se mettre en mer, les pierriers, lescaronades et la pièce de huit qui, comme nous l’avons dit, luiservaient de lest ; il avait passé l’inspection des fusils etfait donner le fil aux sabres d’abordage, s’était muni de vivrespour six semaines, avait franchi le détroit de Gibraltar, et, versle mois de septembre, c’est-à-dire au moment où la pêche est enpleine activité il était arrivé vers le 60e degré delatitude, et avait incontinent commencé à exercer sonindustrie.

Comme nous l’avons vu, le capitaine Pamphileaimait fort la besogne faite. Aussi c’était particulièrement auxbâtiments qu’il reconnaissait, à leur marche, pour êtreconvenablement chargés, qu’il s’adressait de préférence. Noussavons quelle était sa manière de traiter dans ces circonstancesdélicates ; il n’y avait apporté aucun changement, malgré ladifférence des localités : il est donc inutile de la rappelerà nos lecteurs ; nous nous contenterons, en conséquence, deleur faire part de sa parfaite réussite. Aussi revenait-il avec unecinquantaine, tout au plus, de tonneaux vides, lorsqu’en passant àla hauteur du banc de Terre-Neuve, le hasard fit qu’il rencontra unnavire qui revenait de la pêche de la morue. Le capitaine Pamphile,tout en se livrant aux grandes spéculations, ne méprisait pas,comme nous l’avons vu, les petites. Il ne négligea donc point cetteoccasion de compléter son chargement. Les cinquante tonneaux videspassèrent à bord du bâtiment pêcheur, qui, en échange, se fit unplaisir d’envoyer au capitaine Pamphile cinquante tonneaux pleins.Policar fit observer que les tonneaux pleins portaient trois poucesde hauteur de moins que les tonneaux vides ; mais le capitainePamphile voulut bien passer sur cette irrégularité, en faveur de ceque la morue venait d’être salée la veille même ; seulement,il examina les tonneaux les uns après les autres, pour s’assurerque le poisson était de bonne qualité ; puis, les faisantclouer à mesure, il ordonna qu’on les transportât à fond de cale, àl’exception d’un seul qu’il garda pour son usage particulier.

Le soir, le docteur descendit près de lui aumoment où il allait se mettre à table. Il venait, au nom del’équipage, demander l’abandon de trois ou quatre tonneaux de moruefraîche. Depuis près d’un mois, les vivres étaient épuisés, et lesmatelots ne mangeaient que des tranches de baleine et descôtelettes de phoque. Le capitaine Pamphile demanda au docteur siles provisions manquaient ; le docteur répondit qu’il y enavait encore une certaine quantité de celles que nous venons dedire, mais que cette sorte de nourriture, déjà exécrable étantfraîche, ne se bonifiait aucunement par la salaison. Le capitainePamphile répondit qu’il était bien désolé, mais qu’il avaitjustement, de la maison Beda et compagnie, de Marseille, unecommande de quarante-neuf tonneaux de morue salée, et qu’il nepouvait manquer de parole à une si bonne pratique ;d’ailleurs, que, si son équipage voulait de la morue fraîche, iln’avait qu’à en pêcher, ce dont il était parfaitement libre, lui,capitaine Pamphile, ne s’y opposant aucunement.

Le docteur sortit.

Au bout de dix minutes, le capitaine Pamphileentendit un grand bruit sur la Roxelane.

Plusieurs voix disaient :

– Aux piques ! aux piques !

Et un matelot cria :

– Vive Policar ! à bas le capitainePamphile !

Le capitaine Pamphile pensa qu’il était tempsde se montrer. Il se leva de table, passa une paire de pistolets àsa ceinture, alluma son brûle-gueule, ce qu’il ne faisait que dansles grandes tempêtes, prit une espèce de martinet d’honneur,confectionné avec un soin tout particulier, et duquel il ne seservait que dans les circonstances mémorables, et monta sur lepont. Il y avait émeute.

Le capitaine Pamphile s’avança au milieu del’équipage, divisé par groupes, regardant à droite et à gauche pourvoir s’il y aurait, parmi tous ces hommes, un insolent qui osât luiadresser la parole. Pour un étranger, le capitaine Pamphile auraitparu faire une ronde ordinaire ; mais, pour l’équipage de laRoxelane, qui le connaissait de longue main, c’était tout autrechose. On savait que le capitaine Pamphile n’était jamais si prèsd’éclater que lorsqu’il ne disait pas une parole ; et, pour lemoment, il avait adopté un silence effrayant. Enfin, après avoirfait deux ou trois tours, il s’arrêta devant son lieutenant, quiparaissait, comme les autres, n’être pas étranger à la révolte.

– Policar, mon brave, demanda-t-il,pouvez-vous me dire à quoi est le vent ?

– Mais, capitaine, dit Policar, le vent est à…Vous dites… le vent ?

– Oui, le vent… à quoi est-il ?

– Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

– Eh bien, je vais vous le dire,moi !

Et le capitaine Pamphile examina avec unsérieux imperturbable le ciel, qui était sombre ; puis,étendant la main dans la direction de la brise, il siffla selonl’habitude des matelots ; en se tournant vers sonlieutenant :

– Eh bien, Policar, mon brave, je vais vous ledire, moi, à quoi est le vent ; il est à la schlague.

– Je m’en doutais, dit Policar.

– Et maintenant, Policar, mon brave,voulez-vous me faire l’amitié de me dire ce qui vatomber ?

– Ce qui va tomber ?

– Oui, comme une grêle.

– Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

– Eh bien, des coups de garcette, mon brave,des coups de garcette. Ainsi donc, Policar, mon camarade, si tu aspeur de la pluie, rentre vivement dans la cabine, et n’en sors pasque je ne te le dise, entends-tu, Policar ?

– J’entends, capitaine, dit Policar descendantl’escalier.

– Ce garçon est plein d’intelligence, continuale capitaine Pamphile.

Puis il fit de nouveau deux ou trois tours surle pont et s’arrêta devant le maître charpentier, qui tenait unepique.

– Bonjour, Georges, lui dit lecapitaine ; qu’est-ce que ce joujou, mon ami ?

– Mais, capitaine…, balbutia lecharpentier.

– Dieu me pardonne, c’est mon jonc àépousseter.

Le charpentier laissa tomber la pique ;le capitaine la ramassa et la cassa en deux, comme il eût faitd’une baguette de saule.

– Je vois ce que c’est, continua le capitainePamphile ; tu voulais battre tes habits. Bien, mon ami,bien ! la propreté est une demi-vertu, comme disent lesItaliens.

Il fit signe à deux aides de s’approcher.

– Venez ici, vous autres ; prenez chacuncette badine, et tapez ferme sur la veste de ce pauvre Georges, et,toi, Georges, mon enfant, laisse le corps dessous, je te prie.

– Combien de coups, capitaine ? direntles aides.

– Mais vingt-cinq chacun.

L’exécution commença, les deux aides opérantchacun à leur tour avec la régularité des bergers de Virgile ;le capitaine comptait les coups. Au treizième, Georgess’évanouit.

– C’est bien, dit le capitaine, emportez-ledans son hamac. On lui donnera le reste demain : à chacun sondû.

On obéit au capitaine ; il se remit àfaire trois autres tours, puis il s’arrêta une dernière fois prèsdu matelot qui avait crié : « Vive Policar ! à basle capitaine Pamphile ! »

– Eh bien, lui dit-il, comment va cette jolievoix, Gaetano, mon enfant ?

Gaetano voulut répondre ; mais, quelqueeffort qu’il fît, il ne sortit de son gosier que des sonsindistincts et inarticulés.

– Bagasse ! dit le capitaine, nous avonsune extinction. Gaetano, mon enfant, ceci est dangereux, si l’onn’y porte pas remède. Docteur, envoyez moi quatre carabins.

Le docteur désigna quatre hommes quis’approchèrent de Gaetano.

– Venez ici, mes amours, dit le capitaine, etsuivez bien mon ordonnance : vous allez prendre unecorde ; vous l’assujettirez à une poulie, vous en passerez unbout, en guise de cravate, autour du cou de cet honnête garçon,vous tirerez l’autre bout jusqu’à ce que vous ayez élevé notrehomme à une hauteur de trente pieds ; vous l’y laisserez dixminutes, et, quand vous le descendrez, il parlera comme un merle,et sifflera comme un sansonnet. Faites vite, mes amours.

L’exécution commença en silence et s’accomplitde point en point sans qu’un seul murmure se fît entendre. Lecapitaine Pamphile y donna une si grande attention, qu’il laissaéteindre son brûle-gueule. Dix minutes après, le cadavre du matelotrebelle retombait sur le pont sans mouvement. Le docteur s’approchade lui et s’assura qu’il était bien mort ; alors on luiattacha un boulet au cou, deux aux pieds, et on le jeta à lamer.

– Maintenant, dit le capitaine Pamphile entirant son brûle-gueule éteint de sa bouche, allez me rallumer mapipe tous ensemble, et qu’il n’y en ait qu’un qui me larapporte.

Le matelot le plus proche du capitaine prit,avec les marques du plus profond respect, la vénérable relique quelui présentait son supérieur, et descendit l’échelle del’entrepont, suivi de tout l’équipage, laissant le capitaine seulavec le docteur. Au bout d’un instant, Double-Bouche parut, tenantle brûle-gueule rallumé.

– Ah ! c’est toi, brigand ! dit lecapitaine. Et que faisais-tu pendant que ces honnêtes gens sepromenaient sur le pont en devisant de leurs affaires ?Réponds, petite canaille !

– Ma foi, dit Double-Bouche voyant à l’air ducapitaine qu’il n’avait rien à craindre, je trempais mon pain dansle pot-au-feu pour voir si le potage serait bon, et mes doigts dansla casserole pour m’assurer que la sauce était bien salée.

– Eh bien, drôle, prends le meilleur bouillondu pot-au-feu et le meilleur morceau de la casserole, et fais avecle reste de la soupe à mon chien ; quant aux matelots, ilsmangeront du pain et ils boiront de l’eau pendant troisjours ; cela les assurera contre le scorbut. Allons dîner,docteur.

Et le capitaine descendit dans sa chambre, fitapporter un couvert pour son convive, et se remit à manger de lamorue fraîche comme si rien ne s’était passé entre le premier et lesecond service.

En sortant de table, le capitaine remonta surle pont pour faire son inspection du soir ; tout était dansl’ordre le plus parfait : le matelot de quart à son poste, lepilote à son gouvernail, et la vigie à son mât. Le brick marchaitsous toutes ses voiles, et filait bravement ses huit nœuds àl’heure, ayant à sa gauche le banc de Terre-Neuve et à sa droite legolfe Saint-Laurent ; le vent soufflait ouest-nord-ouest, etpromettait de tenir ; de sorte que le capitaine Pamphile,après un jour orageux, comptant sur une nuit tranquille, descenditdans sa cabine, ôta son habit, alluma sa pipe et se mit à safenêtre, suivant des yeux tantôt la fumée du tabac, tantôt lesillage du vaisseau.

Le capitaine Pamphile, comme on a pu en juger,avait plus d’originalité dans l’esprit que de poésie et depittoresque dans l’imagination ; cependant, en véritable marinqu’il était, il ne pouvait voir la lune brillante, au milieu d’unebelle nuit, argenter les flots de l’océan sans se laisser aller àcette rêverie sympathique qu’éprouvent tous les hommes de mer pourl’élément sur lequel ils vivent ; il était donc penché ainsidepuis deux heures à peu près, le corps à moitié sorti de safenêtre, n’entendant rien que le clapotement des vagues, ne voyantrien que la pointe de Saint-Jean, qui disparaissait à l’horizoncomme une vapeur marine, lorsqu’il se sentit saisir vigoureusementpar le collet de sa chemise et par le fond de sa culotte ; enmême temps, les deux mains qui se permettaient cette familiaritéagirent en opérant un mouvement de bascule, l’une pesant, l’autrelevant, de sorte que les pieds du capitaine Pamphile, quittant laterre, se trouvèrent immédiatement plus élevés que sa tête. Lecapitaine voulut appeler au secours, mais il n’était plustemps ; au moment où il ouvrait la bouche, la personne quifaisait sur lui cette étrange expérience, ayant vu que le corpsétait arrivé au degré d’inclinaison qu’elle désirait lui donner,lâcha à la fois la culotte et le collet de l’habit, de sorte que lecapitaine Pamphile, obéissant malgré lui aux lois de l’équilibre etde la pesanteur, piqua une tête presque verticale et disparut dansle sillage de la Roxelane, qui continua sa route, gracieuse etrapide, sans se douter qu’elle fût veuve de son capitaine.

Le lendemain, à dix heures du matin, comme lecapitaine Pamphile, contre son habitude, n’avait point encore faitsa tournée sur le pont, le docteur entra dans sa chambre et latrouva vide ; à l’instant, le bruit se répandit dansl’équipage que le patron avait disparu ; le commandement dunavire revenait de droit au lieutenant ; on alla, enconséquence, tirer Policar de la cabine où il gardaitreligieusement ses arrêts, et on le proclama capitaine.

Le premier acte de pouvoir du nouveau chef futde faire distribuer à chaque homme une portion de morue, deuxrations d’eau-de-vie, et de remettre à Georges les vingt coups debâton qui lui restaient à recevoir.

Trois jours après l’événement que nous venonsde rapporter, il n’était plus question du capitaine Pamphile, àbord du brick la Roxelane, que si ce digne marin n’eut jamaisexisté.

Chapitre 10Comment le capitaine Pamphile, croyant aborder sur une île, abordasur une baleine, et devint le serviteur du Serpent-Noir.

Lorsque le capitaine Pamphile revint surl’eau, le brick la Roxelane était déjà hors de la portée de lavoix ; aussi ne jugea-t-il pas à propos de se fatiguer en crisinutiles : il commença par s’orienter pour voir quelle terreétait la plus proche, et, ayant avisé que ce devait être le capBreton, il se dirigea vers lui au moyen de l’étoile polaire, qu’ilmaintint soigneusement à sa droite.

Le capitaine Pamphile nageait comme unphoque ; cependant, au bout de quatre ou cinq heures de cetexercice, il commençait à être un peu fatigué ; d’ailleurs, leciel se couvrait, et le fanal qui dirigeait sa marche avaitdisparu ; il pensa donc qu’il ne ferait pas mal de prendrequelque repos ; en conséquence, il cessa de tirer samarinière, et commença à faire la planche.

Il resta à peu près une heure dans cetteposition, ne faisant que le mouvement strictement nécessaire pourse maintenir à fleur d’eau, et voyant s’effacer les unes après lesautres toutes les étoiles du ciel.

De quelque philosophie que fût doué lecapitaine Pamphile, on comprend que la situation était peurécréative ; il connaissait à merveille le gisement des côtes,et il savait qu’il devait être encore à trois ou quatre lieues detoute terre. Sentant ses forces revenues par le repos momentanéqu’il avait pris, il venait de se remettre à nager avec unenouvelle ardeur, lorsqu’il aperçut, à quelques pas devant lui, unesurface noire qu’il n’avait pu remarquer plus tôt, tant la nuitétait sombre. Le capitaine Pamphile crut que c’était quelque îlotou quelque rocher oublié par les navigateurs et les géographes, etse dirigea de ce côté. Il l’atteignit bientôt ; mais il eutpeine à prendre terre, tant la surface du sol, lavée incessammentpar les vagues, était devenue glissante ; il y parvintcependant après quelques efforts, et se trouva sur une petite îlebombée, de vingt à vingt-cinq pas de longueur et élevée de sixpieds à peu près au-dessus de la surface de l’eau ; elle étaitcomplètement inhabitée.

Le capitaine Pamphile eut bientôt fait le tourde son nouveau domaine ; il était nu et stérile, à l’exceptiond’une espèce d’arbre de la grosseur d’un manche à balai, long dehuit à dix pieds et entièrement dépourvu de branches et defeuilles, et de quelques herbes mouillées encore, qui indiquaientque, dans les grosses mers, la vague devait couvrir entièrement lerocher. Le capitaine Pamphile attribua cette circonstance à l’oubliincroyable des géographes, et se promit bien, une fois de retour enFrance, d’adresser à la Société des voyages un mémoire scientifiquedans lequel il relèverait l’erreur de ses devanciers.

Il en était là de ses plans et de ses projets,lorsqu’il crut entendre parler à quelque distance de lui. Ilregarda de tous côtés ; mais, comme nous l’avons dit, la nuitétait si sombre, qu’il ne put rien apercevoir. Il écouta denouveau, et, cette fois, il distingua parfaitement le son deplusieurs voix ; quoique les paroles lui demeurassentinintelligibles, le capitaine Pamphile eut d’abord l’idée d’appelerà lui ; mais, ne sachant si ceux qui s’approchaient dansl’obscurité étaient amis ou ennemis, il résolut d’attendrel’événement. En tout cas, l’île où il avait abordé n’était pastellement éloignée de la terre, que, dans le golfe si fréquenté duSaint-Laurent, il eût la crainte de mourir de faim. Il résolut doncde se tenir coi jusqu’au jour, à moins qu’il ne fût découvertlui-même ; en conséquence de cette résolution, il gagnal’extrémité de son île la plus éloignée du point où il avait cruentendre ces paroles humaines que, dans certaines circonstances,l’homme craint plus encore que le rugissement des bêtesféroces.

Le silence s’était rétabli, et le capitainePamphile commençait à croire que tout se passerait sans encombre,lorsqu’il sentit le sol se mouvoir sous ses pieds. Sa première idéefut celle d’un tremblement de terre ; mais, dans toutel’étendue de son île, il n’avait point aperçu la moindre montagneayant l’apparence d’un volcan ; il se rappela alors ce qu’ilavait entendu souvent raconter de ces formations sous-marines quiapparaissent tout à coup à la surface de l’eau, y demeuraientquelquefois des jours, des mois, des années, donnaient à descolonies le temps de s’y établir, d’y semer leurs moissons, d’ybâtir leurs cabanes, puis qui, à un moment, à une heure donnés,détruites comme elles s’étaient formées, sans cause apparente,disparaissaient tout à coup, entraînant avec elles la tropconfiante population qui s’était établie sur elles. En tous cas,comme le capitaine Pamphile n’avait eu le temps ni de semer ni debâtir, et qu’il n’avait à regretter ni son blé ni ses maisons, ilse prépara à continuer son excursion à la nage, trop heureux encoreque son île miraculeuse eût apparu à la surface de la mer assez detemps pour qu’il s’y reposât. Il était donc parfaitement résigné àla volonté de Dieu, lorsqu’à son grand étonnement, il s’aperçut quele terrain, au lieu de s’enfoncer, semblait marcher en avanttraçant derrière lui un sillage à la manière de la poupe d’unvaisseau. Le capitaine Pamphile était sur une île flottante ;le prodige de Latone se renouvelait pour lui et il voguait, surquelque Délos inconnue, vers les rivages du nouveau monde.

Le capitaine Pamphile avait vu tant de chosesdans le cours de sa vie nomade si aventureuse, qu’il n’était pashomme à s’étonner de si peu ; il remarqua seulement que sonîle, avec une intelligence qu’il n’aurait pas osé exiger d’elle, sedirigeait directement vers la pointe septentrionale du cap Breton.Comme il n’avait pas de prédilection pour un point plutôt que pourun autre, il résolut de ne pas la contrarier et de la laisser allertranquillement où elle avait affaire, et de profiter de lacirconstance pour cheminer avec elle. Mais, comme la natureglissante du terrain était rendue plus dangereuse encore par lemouvement, le capitaine Pamphile, quoiqu’il eût le pied marin, n’enremonta pas moins vers la région élevée de son île ; et, sesoutenant à l’arbre isolé et sans feuillage qui semblait en marquerle centre, il attendit les événements avec patience etrésignation.

Cependant le capitaine Pamphile, qui était,comme on le comprendra facilement, devenu tout yeux et toutoreilles, dans les intervalles moins sombres où le vent chassant unnuage laissait briller quelque étoile comme un diamant de la parurecéleste, croyait apercevoir, pareille à un point noir, une petiteîle qui servait de guide à la grande, marchant à la distance decinquante pas d’elle, à peu près ; et, quand la vague quivenait battre les flancs de son domaine était moins bruyante, cesmêmes voix qu’il avait entendues passaient de nouveau à sesoreilles emportées sur un souffle de brise, incertaines etinintelligibles comme le murmure des esprits de la mer.

Ce fut lorsque le crépuscule commença deparaître à l’orient, que le capitaine Pamphile parvint à s’orientercomplètement, et s’étonna, avec l’intelligence qu’il s’accordait àlui-même, de ne s’être pas rendu compte plus tôt de sa situation.La petite île qui marchait la première était une barque montée parsix sauvages canadiens ; la grande île où il se trouvait, unebaleine que les anciens alliés de la France traînaient à laremorque ; et l’arbre privé de branches et de feuilles contrelequel il était appuyé, le harpon qui avait donné la mort au géantde la mer, et qui entré dans la blessure à la profondeur de quatreou cinq pieds, en sortait encore de huit ou neuf.

Les Hurons, de leur côté, en voyant la doublecapture qu’ils avaient faite, laissèrent échapper une exclamationde surprise. Mais, jugeant aussitôt qu’il était au-dessous de ladignité de l’homme de paraître étonné de quelque chose, ilscontinuèrent à ramer silencieusement vers la terre sans s’occuperdavantage du capitaine Pamphile, qui, voyant que les sauvages,malgré leur insouciance apparente, ne le perdaient pas de vue,affecta la plus grande tranquillité d’esprit, quelle que fût lapréoccupation réelle que lui inspirait son étrange situation.

Lorsque la baleine fut arrivée à un quart delieue à peu près de l’extrémité nord du cap Breton, la chaloupes’arrêta ; mais l’énorme cétacé, continuant à suivre lemouvement d’impulsion qui lui était donné, s’approchainsensiblement du petit bateau, qu’il finit par joindre. Alorscelui qui paraissait le maître de l’équipage, grand gaillard decinq pieds huit pouces, peint en bleu et en rouge, avec un serpentnoir tatoué sur la poitrine, et qui portait sur sa tête rasée unequeue d’oiseau de paradis, implantée dans la seule mèche qu’il eûtconservée de sa chevelure, passa un grand couteau dans son pagne,prit son tomahawk dans sa main droite, et s’avança lentement etavec dignité vers le capitaine Pamphile.

Le capitaine Pamphile, qui de son côté avaitvu tous les sauvages du monde connu, depuis ceux qui descendent dela Courtille le matin du mercredi des cendres, jusqu’à ceux desîles Sandwich, qui tuèrent traîtreusement le capitaine Cook, lelaissa tranquillement approcher sans paraître faire la moindreattention à lui.

Arrivé à trois pas de distance de l’Européen,le Huron s’arrêta et regarda le capitaine Pamphile ; lecapitaine Pamphile, décidé à ne pas reculer d’une semelle, regardaalors le Huron avec le même calme et la même tranquillité quecelui-ci affectait ; enfin, après dix minutes d’inspectionréciproque :

– Le Serpent-Noir est un grand chef, dit leHuron.

– Pamphile, de Marseille, est un grandcapitaine, dit le Provençal.

– Et pourquoi mon frère, continua le Huron,a-t-il quitté son vaisseau pour s’embarquer sur la baleine duSerpent-Noir ?

– Parce que, répondit le capitaine Pamphile,son équipage l’a jeté à la mer, et que, fatigué de nager, il s’estreposé sur le premier objet venu sans s’inquiéter de savoir à quiil appartenait.

– C’est bien, dit le Huron ; leSerpent-Noir est un grand chef, et le capitaine Pamphile sera sonserviteur.

– Répète un peu ce que tu dis là, interrompitle capitaine d’un air goguenard.

– Je dis, reprit le Huron, que le capitainePamphile ramera dans la barque du Serpent-Noir quand il sera surl’eau, portera sa tente d’écorce de bouleau lorsqu’il voyagera parterre, allumera son feu quand il fera froid, chassera les mouchesquand il fera chaud, et raccommodera ses mocassins quand ils serontusés ; en échange de quoi, le Serpent-Noir donnera aucapitaine Pamphile les restes de son dîner et les vieilles peaux decastor dont il ne pourrait pas se servir.

– Ah ! ah ! fit le capitaine ;et, si ces conventions ne plaisent pas à Pamphile et que Pamphileles refuse ?

– Alors le Serpent-Noir enlèvera la chevelurede Pamphile et la pendra devant sa porte, avec celles de septAnglais, de neuf Espagnols et de onze Français qui y sont déjà.

– C’est bien, dit le capitaine, qui vit qu’iln’était pas le plus fort : le Serpent Noir est un grand chefet Pamphile sera son serviteur.

À ces mots, le Serpent-Noir fit un signe à sonéquipage, qui débarqua à son tour sur la baleine et entoura lecapitaine Pamphile. Le chef dit quelques mots à ses hommes, quitransportèrent aussitôt sur l’animal plusieurs petites caisses, uncastor, deux ou trois oiseaux qu’ils avaient tués à coup de flèche,et tout ce qu’il fallait pour faire du feu. Alors le Serpent-Noirdescendit dans la pirogue, prit une pagaie de chaque main, et semit à ramer dans la direction de la terre.

Le capitaine était occupé à regarder avec laplus grande attention s’éloigner le grand chef, admirant avecquelle rapidité la petite barque glissait sur l’eau, lorsque troisHurons s’approchèrent de lui ; l’un lui détacha sa cravate,l’autre lui enleva sa chemise et le troisième le débarrassa de sonpantalon, dans lequel était sa montre ; puis deux autres luisuccédèrent, dont l’un tenait un rasoir, et l’autre une espèce depalette composée de petites coquilles remplies de couleur jaune,rouge et bleue ; ils firent signe au capitaine Pamphile de secoucher, et, tandis que le reste de l’équipage allumait le feucomme il aurait pu le faire sur une île véritable, plumait lesoiseaux et dépouillait le castor, ils procédèrent à la toilette deleur nouveau camarade : l’un lui rasa la tête, à l’exceptionde la mèche que les sauvages ont l’habitude de conserver ;l’autre lui promena son pinceau imprégné de différentes couleurspar tout le corps et le peignit à la dernière mode adoptée par lesfashionables de la rivière Outava et du lac Huron.

Cette première préparation terminée, les deuxvalets de chambre du capitaine Pamphile allèrent ramasser, l’un unbouquet de plumes arraché à la queue du wipp-poor-will quel’on flambait en ce moment, et l’autre la peau de castor quicommençait à rôtir, et revinrent à leur victime ; ils luifixèrent le bouquet de plumes à l’unique mèche qui restait de sonancienne chevelure, et lui attachèrent la peau de castor autour desreins. Cette opération terminée, un des Hurons présenta un miroirau capitaine Pamphile : il était hideux !

Pendant ce temps, le Serpent-Noir avait gagnéla terre et s’était acheminé vers une habitation assez considérableque l’on voyait de loin s’élever blanchissante au bord de lamer ; puis bientôt il en était sorti accompagné d’un hommevêtu à l’européenne, et l’on avait pu juger à ses gestes quel’enfant du désert montrait à l’homme de la civilisation la capturequ’il avait faite en pleine mer et amenée pendant la nuit à la vuedes côtes.

Au bout d’un instant, l’habitant du cap Bretonmonta à son tour dans une barque avec deux esclaves, rama vers labaleine, en fit le tour afin de la reconnaître, mais sans cependanty aborder ; puis, après avoir probablement reconnu que leHuron lui avait dit la vérité, il reprit le chemin du cap, où lechef l’avait attendu assis et immobile.

Un instant après, les esclaves de l’hommeblanc portèrent différents objets que le capitaine Pamphile ne putdistinguer, à cause de la distance, dans la pirogue de l’hommerouge, le chef huron reprit ses pagaies et se mit à ramer denouveau vers l’île provisoire où l’attendaient son équipage et lecapitaine Pamphile.

Il y aborda au moment où le castor et leswipp-poor-will étaient cuits à point, mangea la queue ducastor et les ailes des wipp-poor-will, et, selon lesconventions arrêtées, donna le reste de son repas à ses serviteursau nombre desquels il parut enchanté de retrouver le capitainePamphile.

Alors les Hurons apportèrent le butin fait surleur prisonnier, afin qu’il choisît comme chef, parmi lesdépouilles opimes, celles qui lui plairaient le mieux.

Le Serpent-Noir examina avec assez de dédainla cravate, la chemise et le pantalon du capitaine ; enrevanche, il donna une attention toute particulière à la montre,dont il est évident qu’il ne connaissait pas l’usage ;cependant, après l’avoir tournée et retournée en tous sens,suspendue par la petite chaîne, balancée par la grande, convaincuqu’il avait affaire à un être animé, il la porta à son oreille,écouta avec attention le mouvement, la tourna et la retourna encorepour tâcher d’en découvrir le mécanisme, mit une main sur son cœur,tandis que, de l’autre, il reportait une seconde fois lechronomètre à son oreille ; et, convaincu que c’était unanimal, puisqu’il avait un pouls qui battait à l’instar du sien, illa coucha avec le plus grand soin auprès d’une petite tortue largecomme une pièce de cinq francs et grosse comme la moitié d’unenoix, qu’il conservait précieusement dans une boîte qu’à larichesse de son incrustation en coquillages, on devinait facilementavoir fait partie de son trésor particulier ; puis, commesatisfait de la part qu’il s’était appropriée, il poussa du pied lacravate, la chemise et le pantalon, les laissant généreusement à ladisposition de son équipage.

Le déjeuner terminé, le Serpent-Noir, lesHurons et le prisonnier passèrent de la baleine sur la pirogue. Lecapitaine Pamphile vit alors que les objets apportés par les Huronsétaient deux carabines anglaises, quatre bouteilles d’eau-de-vie etun baril de poudre : le Serpent-Noir, jugeant au-dessous de sadignité d’exploiter lui-même la baleine qu’il avait tuée, l’avaittroquée avec un colon contre de l’alcool, des munitions et desarmes.

En ce moment, l’habitant du cap Breton reparutsur le rivage, accompagné de cinq ou six esclaves, descendit dansun canot plus grand que celui qu’il avait choisi pour sa premièrecourse, et se mit de nouveau en mer. Au moment où il quittait lerivage, le Serpent-Noir, de son côté, donna l’ordre de quitter labaleine, afin de n’inspirer aucune crainte à son nouveaupropriétaire. Alors commença l’apprentissage du capitaine Pamphile.Un Huron, croyant l’embarrasser, lui mit une pagaie entre lesmains ; mais, comme il avait passé par tous les grades, depuiscelui de mousse jusqu’à celui de capitaine, il se servit del’instrument avec tant de force, de précision et d’adresse, que leSerpent-Noir, pour lui témoigner toute sa satisfaction, lui donnason coude à baiser.

Le même soir, le chef huron et son équipages’arrêtèrent sur un grand rocher qui s’étend à quelque distanced’un plus petit, au milieu du golfe Saint-Laurent. Les unss’occupèrent aussitôt à dresser la tente d’écorce de bouleau queles sauvages de l’Amérique septentrionale portent presqueconstamment avec eux lorsqu’ils vont en voyage ou en chasse ;les autres se répandirent autour du roc et se mirent à chercher,dans les anfractuosités, des huîtres, des moules, des oursins etautres fruits de mer, dont ils apportèrent une telle quantité, que,le Grand-Serpent rassasié, il en resta encore pour tout lemonde.

Le souper fini, le Grand-Serpent se fitapporter la boîte où il avait renfermé la montre, afin de voir s’ilne lui était arrivé aucun accident. Il la prit, comme le matin,avec la plus grande délicatesse ; mais à peine l’eût-il entreles mains, qu’il s’aperçut que son cœur avait cessé debattre ; il la porta à son oreille, et n’entendit aucunmouvement ; alors il essaya de la réchauffer avec sonsouffle ; mais, voyant que toute tentative étaitinutile :

– Tiens, dit-il la rendant à son propriétaireavec une expression de profond dédain, voilà ta bête, elle estmorte.

Le capitaine Pamphile, qui tenait beaucoup àsa montre, attendu que c’était un cadeau de son épouse, ne se lefit pas dire deux fois, et passa la chaîne à son cou, enchanté derentrer en possession de son bréguet, qu’il se garda bien deremonter.

Au jour naissant, ils repartirent, continuantde s’avancer vers l’occident ; le soir, ils débarquèrent dansune petite anse isolée de l’île Anticoste, et, le lendemain, versquatre heures de l’après-midi, après avoir doublé le cap Gasoée,ils s’engagèrent dans le fleuve Saint-Laurent, qu’ils devaientremonter jusqu’au lac Ontario, d’où le grand chef comptait gagnerle lac Huron, sur les rives duquel était situé sonwigwam.

Chapitre 11Comment le capitaine Pamphile remonta le fleuve Saint-Laurentpendant cinq journées, et échappa au Serpent-Noir vers la fin de lasixième.

Le capitaine Pamphile avait, comme nousl’avons vu, pris son parti avec plus de promptitude et derésignation qu’on aurait dû l’attendre d’un homme aussi violent etaussi absolu. C’est que, grâce aux différentes situations danslesquelles il s’était trouvé pendant le cours d’une vie des plusorageuses, et dont nous n’avons montré à nos lecteurs que le côtébrillant, il avait pris l’habitude de résolutions promptes etdécisives ; or, comme nous l’avons dit, voyant qu’il n’étaitpas le plus fort, il avait à l’instant même puisé, dans un vieuxfond de philosophie qu’il tenait toujours en réserve pour lesoccasions semblables, une résignation apparente dont leSerpent-Noir, quelque rusé qu’il fût, avait été la dupe.

Il est vrai d’ajouter que le capitainePamphile, amateur comme il l’était du grand art de la navigation,ne se trouve pas, sans un certain plaisir à même d’étudier le degréoù cet art était arrivé chez les nations sauvages du hautCanada.

La membrure du canot dans lequel le capitainePamphile était embarqué, lui sixième, était faite d’un bois trèsfort mais pliant, uni par des pièces d’écorce de bouleau cousuesles unes aux autres, et recouvertes sur leurs coutures d’une fortecouche de goudron. Quant à l’intérieur, il était doublé de planchesde sapin très minces, placées l’une sur l’autre, comme les tuilesd’un toit.

Notre observateur était trop impartial pour nepas rendre justice aux ouvriers qui avaient construit le véhicule,grâce auquel il était transporté, bien malgré lui, du septentrionau sud ; il avait donc, d’un seul signe, mais d’un signed’amateur, indiqué qu’il était satisfait de la légèreté ducanot ; cette légèreté, en effet, lui donnait deux avantagesimmenses : le premier de dépasser, en supposant un nombre derameurs égal, en moins de cinq minutes et d’une distanceconsidérable, le canot anglais le plus fin et le mieuxconstruit ; le second, et qui était tout local, d’êtrefacilement tiré à terre et transporté à l’aise par deux hommes,quand les rapides dont le fleuve est semé forcent les navigateurs àsuivre la rive, quelquefois pendant l’espace de deux ou troislieues. Il est vrai que ces deux avantages sont compensés par uninconvénient : un seul mouvement faux le fait chavirer àl’instant même. Mais cet inconvénient cesse d’en être un pour deshommes qui, comme les Canadiens, vivent autant dans l’eau que surterre ; quant au capitaine Pamphile, nous avons vu qu’il étaitde la famille des phoques, des lamentins et autres amphibies.

Le soir du premier jour de navigationintérieure, la barque s’arrêta dans une petite anse de la rivedroite : l’équipage la tira aussitôt à terre, et se prépara àpasser la nuit sur le sol du Nouveau-Brunswick.

Le Serpent-Noir avait été si content del’intelligence et de la docilité de son nouveau serviteur pendantles quarante-huit heures qu’ils avaient passées ensemble, qu’aprèslui avoir laissé, comme la veille, une part très confortable de sonsouper, il lui donna une peau de buffle à laquelle il restaitencore quelques poils, pour lui servir de matelas. Quant à lacouverture, force fut au capitaine Pamphile de s’en priver. Or,comme nos lecteurs se rappelleront, s’ils ont bonne mémoire, qu’iln’avait pour tout vêtement qu’une peau de castor qui lui prenait aubas des côtes et lui retombait jusqu’à moitié des jambes, ils nes’étonneront pas que ce digne négociant, habitué comme il l’était àla température de la Sénégambie et du Congo, ait passé la nuitpresque entière à changer de place sa peau de castor, afin deréchauffer successivement les différentes parties de sonindividu ; cependant, comme toute chose a son bon côté, soninsomnie servit à lui prouver qu’il était, de la part de sescompagnons, l’objet d’une défiance assidue ; à chaquemouvement, si léger qu’il fût, il voyait une tête se soulever etdeux yeux brillant dans l’obscurité comme ceux d’un loup se fixer àl’instant sur lui. Le capitaine Pamphile comprit qu’il étaitobservé, et sa prudence en redoubla.

Le lendemain, avant le jour, les navigateursse mirent en route ; ils étaient encore dans cette partie del’embouchure du fleuve si large qu’elle semble un lac se rendant àla mer. Rien ne s’opposait donc à leur marche, le courant étaitpresque insensible ; le vent, favorable au contraire, avaitpeu de prise sur la petite embarcation, et de chaque côté sedéroulait aux yeux un paysage sans bornes, perdu dans un horizonbleu, au milieu duquel les maisons apparaissaient comme des pointsblancs ; de temps en temps, dans les profondeurs où le regardperdu cessait de rien distinguer, on apercevait la cime neigeuse dequelques montagnes appartenant à cette chaîne qui s’étend du capGapsi aux sources de l’Ohio ; mais la distance était sigrande, qu’il était impossible de reconnaître si cette fugitiveapparition appartenait au ciel ou à la terre.

La journée se passa au milieu de ces aspects,auxquels le capitaine Pamphile parut donner une attention continueet accorder une admiration parfaite ; cependant ce doublesentiment, si puissant qu’il parût, ne le détourna pas un instantde ses devoirs comme matelot ; de sorte que le Serpent-Noir,doublement flatté de son bon goût et de son bon service, lui passa,dans un moment de repos, une pipe toute bourrée, faveur que lecapitaine Pamphile apprécia d’autant mieux, qu’il était privé de ceplaisir depuis le moment où Double-Bouche avait été rallumer sonbrûle-gueule éteint pendant la révolte de la Roxelane. Aussis’inclina-t-il aussitôt en disant :

– Le Serpent-Noir est un grand chef !

Politesse à laquelle le Serpent-Noir réponditen disant à son tour :

– Le capitaine Pamphile est un fidèleserviteur.

La conversation en resta là, et chacun se mità fumer.

Le soir, on aborda dans une île ; lacérémonie du souper se passa, comme d’habitude, à la satisfactiongénérale. Mais la nuit précédente ne laissait pas le capitainePamphile sans inquiétude sur la manière dont il pourrait combattrele froid, plus intense encore, on le sait, sur les îles à fleurd’eau que sur un continent boisé, lorsqu’en déroulant sa peau debuffle, il y trouva une couverture de laine ; décidément, leSerpent-Noir était un assez bon diable de maître, et, si lecapitaine Pamphile n’avait eu d’autres projets d’avenir, il seraitprobablement resté à son service ; mais si bien qu’il setrouvât sur une île du fleuve Saint-Laurent, entre son matelas depeau de buffle et sa couverture de laine, il avait la faiblesse depréférer son lit à bord de la Roxelane ; cependant, quelqueinférieure que fût sa couche momentanée, le capitaine n’en dormitpas moins tout d’un trait jusqu’au jour.

Vers les onze heures de la troisième journée,on commença d’apercevoir Québec. Le capitaine avait quelque espoirque le Serpent-Noir relâcherait dans cette ville ; aussi, dumoment qu’il l’aperçut, se mit-il à ramer avec une ardeur qui luivalut un supplément notable de considération dans l’esprit du grandchef, et qui ne lui permit pas d’accorder à la cascade deMontmorency toute l’attention qu’elle mérite. Mais il se trompaitdans ses conjectures ; la barque passa devant le port, doublale cap du Diamant, et s’en alla aborder en face de la cascade de laChaudière.

Comme il faisait grand jour encore, lecapitaine Pamphile put admirer alors cette magnifique chute d’eauqui tombe d’une hauteur de cent cinquante pieds sur une largeur dedeux cent soixante, se déployant comme une nappe de neige sur untapis de verdure, et, à travers des rives merveilleusement boisées,au milieu desquelles, de place en place, des masses de rocherss’élèvent, montrant leurs têtes chauves et blanches comme desfronts de vieillards. Le souper et la nuit se passèrent commed’habitude.

Le lendemain, la barque fut remise à flot aupoint du jour ; malgré sa philosophie, le capitaine Pamphilecommençait à éprouver quelque inquiétude. Il ne se dissimulait pasqu’à mesure qu’il s’enfonçait dans l’intérieur des terres, ils’éloignait de Marseille, et que son évasion devenait plusdifficile : il ramait donc avec une nonchalance que le grandchef ne lui avait pas encore vue, mais qu’il lui pardonnait enfaveur de ses antécédents, lorsque tout à coup ses yeux se fixèrentsur l’horizon, sa pagaie resta immobile ; de sorte que, commele matelot qui lui était opposé, continuait de ramer, le canot fitdeux tours sur lui-même.

– Qu’y a-t-il ? dit le Serpent-Noir sesoulevant du fond de la barque où il était couché, et ôtant soncalumet de sa bouche.

– Il y a, répondit le capitaine Pamphile enétendant la main vers le sud, ou que je ne me connais plus ennavigation, ou que nous allons avoir un orage un peu drôle.

– Et où mon frère voit-il quelque signe queDieu ait dit à la tempête : « Souffle etdétruis ? »

– Pardieu ! répondit le capitaine, dansce nuage qui nous arrive noir comme de l’encre.

– Mon frère a des yeux de taupe, reprit lechef ; ce qu’il aperçoit n’est point un nuage.

– Farceur ! dit le capitainePamphile.

– Le Serpent-Noir a des yeux d’aigle, réponditle chef ; que l’homme blanc attende, et il jugera.

En effet, ce prétendu nuage s’avançait avecune promptitude et une intensité que le capitaine n’avait jamaisremarquée dans aucun nuage véritable, quel que fût le vent qui lepoussât ; au bout de trois secondes, notre digne marin, siconfiant dans son expérience, en était venu à douter de lui-même.Enfin, une minute ne s’était pas écoulée, que tous ses doutesfurent fixés et qu’il reconnut que le Serpent Noir avait euraison : ce nuage n’était rien autre chose qu’une bandeinnombrable de pigeons qui émigraient vers le nord.

D’abord le capitaine Pamphile fut un instantsans en croire ses yeux : les oiseaux venaient avec un telbruit et faisaient une telle masse, qu’il était impossible decroire que tous les pigeons du monde réunis pussent former unpareil nuage. Le ciel, qui au nord demeurait encore d’un bleu azur,était entièrement couvert au sud, et aussi loin que le regardpouvait s’étendre, d’une espèce de nappe grise dont on ne voyaitpas les extrémités ; bientôt cette nappe, s’étant répandue surle soleil, en intercepta les rayons à l’instant même ; desorte qu’on eut dit un crépuscule qui s’avançait au-devant desnavigateurs. À l’instant, une espèce d’avant-garde, composée dequelques milliers de ces animaux, passa au-dessus de la barque,emportée avec une rapidité magique ; puis, presque aussitôt,le corps d’armée la suivit, et le jour disparut comme si l’aile dela tempête se fût déployée entre le ciel et la terre.

Le capitaine Pamphile regardait ce phénomèneavec un étonnement qui tenait de la stupeur, tandis que lesIndiens, au contraire, habitués à ce spectacle, qui se renouvellepour eux tous les cinq ou six ans, poussaient des cris de joie etpréparaient leurs flèches afin de profiter de la manne ailée que leSeigneur leur envoyait. De son côté, le Serpent-Noir chargeait sonfusil avec une tranquillité et une lenteur qui prouvaient uneconviction profonde dans l’étendue du nuage vivant qui passait sursa tête ; enfin, il le porta à son épaule, et, sans se donnerla peine de viser, il lâcha le coup ; à l’instant même, uneespèce d’ouverture pareille à celle d’un puits laissa passer unrayon de jour qui disparut aussitôt ; une cinquantaine depigeons, compris dans la circonférence embrassée par le plomb,tomba comme une pluie dans la barque et autour de la barque ;les Indiens les ramassèrent jusqu’au dernier, au grand étonnementdu capitaine Pamphile, qui ne voyait aucune raison de se donnertant de mal, tandis qu’avec un ou deux coups de fusil encore, etsans prendre la peine de s’écarter à droite ou à gauche, le canoten pouvait recueillir un nombre suffisant à l’approvisionnement del’équipage ; mais, en se retournant, il vit que le chefs’était recouché, avait posé son arme à côté de lui et repris soncalumet.

– Le Serpent-Noir a-t-il déjà fini sachasse ? dit le capitaine Pamphile.

– Le Serpent-Noir a tué d’un seul coup tout cequ’il lui fallait de pigeons pour son souper et celui de sasuite ; un Huron n’est point un homme blanc pour détruireinutilement les créatures du Grand Esprit.

– Ah ! ah ! fit le capitainePamphile se parlant à lui-même, ceci n’est pas mal raisonné pour unsauvage ; mais je n’aurais pas été fâché de voir faire encoretrois ou quatre trouées dans ce linceul emplumé qui est étendu surnotre tête, ne fût-ce que pour être sûr que le soleil est encore àsa place.

– Regarde et tranquillise-toi, répondit lechef en étendant la main vers le sud.

En effet, à l’horizon méridional, une lumièredorée commençait à se répandre, tandis qu’au contraire, en seretournant vers le nord, on apercevait tout le paysage plongé dansl’obscurité ; alors la tête de la colonne devait être au moinsparvenue à l’embouchure de la rivière Saint-Laurent. Elle avaitfait en un quart d’heure le chemin que la barque avait parcouru enquatre jours. Au reste, la nappe grise continuait de passer commesi les génies du pôle l’eussent tirée à eux, tandis que le jour,rapide à son tour, ainsi que l’avait été la nuit, venait à grandecourse, descendant à flots sur les montagnes, ruisselant dans lesvallées et s’étendant à la surface des prairies. Enfin,l’arrière-garde volante passa ainsi qu’une vapeur sur le visage dusoleil, qui, ce dernier voile disparu, continua de sourire à laterre.

Si brave que fût le capitaine Pamphile, etquelque peu de danger qu’il y eût dans les phénomènes qu’il venaitde voir s’accomplir, il n’en avait pas moins été mal à l’aise toutle temps qu’avait duré cette nuit factice. Ce fut donc avec unejoie véritable qu’il salua la lumière, reprit sa pagaie et se mit àramer, tandis que les autres serviteurs du Serpent-Noir plumaientles pigeons qu’il avait abattu avec son fusil et eux avec leursflèches.

Le lendemain, la barque passa devant Montréalcomme elle avait passé devant Québec, sans que le Serpent-Noirmanifestât le moins du monde l’intention de s’arrêter dans cetteville ; il fit, au contraire, un signe aux rameurs, et ilss’avancèrent vers la rive droite du fleuve ; elle étaithabitée par une tribu d’Indiens Cochenonegas, dont le chef,accroupi et fumant sur la rive, échangea avec le Serpent-Noirquelques paroles dans une langue que le capitaine ne putcomprendre. Un quart d’heure après, on rencontra les premiersrapides ; mais, au lieu d’essayer de les franchir à l’aide descrochets placés à cet effet au fond de la barque, le Serpent-Noirordonna d’aborder, et sauta à terre ; le capitaine Pamphile lesuivit. Les bateliers prirent le canot sur leurs épaules,l’équipage se fit caravane, et, au lieu de remonter laborieusementle fleuve, suivit tranquillement la rive. Au bout de deux heures,et les rapides étant franchis, la barque fut remise à flot et volade nouveau sur la surface de la rivière.

Elle voguait ainsi depuis trois heures, à peuprès, lorsque le capitaine Pamphile fut tiré de ses réflexions parun cri de joie qu’à l’exception du chef poussèrent en même tempsses compagnons de voyage. Cette exclamation était produite par lavue d’un nouveau spectacle presque aussi curieux que celui de laveille ; seulement, cette fois, le miracle, au lieu de sepasser en l’air, s’accomplissait sur l’eau. Une bande d’écureuilsnoirs émigrait à son tour de l’est à l’ouest, comme les pigeonsavaient émigré l’avant-veille du sud au nord, et traversait leSaint-Laurent dans toute sa largeur ; sans doute, depuisplusieurs jours, elle était réunie sur la rive et attendait un ventfavorable, car le courant ayant en cet endroit près de quatremilles de large, si bons nageurs que soient ces animaux, ilsn’auraient pu le franchir sans l’aide que Dieu venait de leurenvoyer : en effet, une charmante brise soufflait depuis uneheure des montagnes de Boston et de Portland, de sorte que toute laflottille s’était mise à l’eau, étendant sa queue en guise devoile, et traversait tranquillement le fleuve vent arrière, ne seservant de ses pattes qu’autant qu’il lui était strictementnécessaire pour se maintenir dans sa direction.

Comme les sauvages sont encore plus friands dela chair des écureuils que de celle des pigeons, l’équipage ducanot s’apprêta aussitôt à donner la chasse aux émigrants ; legrand chef lui-même ne parut pas mépriser ce genre de délassement.En conséquence, il prit une sarbacane, ouvrit une petite boîted’écorce de bouleau merveilleusement brodée avec des poils d’élan,et en tira une vingtaine de petites flèches longues de deux poucesà peine et minces comme des fils de fer, dont l’une des extrémitésétait armée d’une pointe et l’autre garnie de duvet de chardon demanière à remplir la capacité du tube au moyen duquel elle devaitêtre lancée. Deux Indiens en firent autant, deux autres furentdésignés comme rameurs. Quant au capitaine Pamphile, il eut, avecle dernier, la charge de ramasser les morts et d’extraire de leurscadavres les petits instruments à l’aide desquels les Indienscomptaient les faire passer de vie à trépas. Au bout de dixminutes, la barque se trouva à portée et la chasse commença.

Le capitaine Pamphile était stupéfait, iln’avait jamais vu une adresse pareille à trente et quarante pas,les Indiens atteignaient l’animal qu’ils visaient, et presquetoujours dans la poitrine, de manière qu’au bout de dix minutes, lefleuve, dans une circonférence assez étendue, se trouva couvert demorts et de blessés ; lorsqu’il y en eut une soixantaine, àpeu près, couchés sur le champ de bataille, le Serpent-Noir, fidèleà ses principes, fit signe de cesser le carnage. Il fut obéi parses hommes avec une soumission qui eût fait honneur à la disciplined’une escouade prussienne, et les fuyards qui, cette fois, necroyaient pas avoir trop de leurs pattes et de leur queuecombinées, gagnèrent hâtivement la terre sans que les Indienssongeassent à les poursuivre.

Cependant, si peu de temps qu’eût duré cettechasse, elle avait suffi pour qu’un orage, que les Indiensn’avaient pas remarqué, s’amassât au ciel ; de sorte que lecapitaine Pamphile n’en était encore qu’à moitié de sa besogne,lorsqu’il fallut l’interrompre pour prendre sa part de lamanœuvre ; elle était on ne peut plus simple, et consistait àramer, lui quatrième, vers la terre où le Serpent-Noir espéraitaborder avant que l’ouragan eût éclaté ; malheureusement,comme nous l’avons dit, le vent soufflait de la rive même qu’ilfallait atteindre, et les vagues se soulevaient avec tant derapidité, qu’au bout d’un instant on eût pu se croire en pleinemer.

Pour comble d’embarras, la nuit survint et lefleuve ne fut plus éclairé que par la lueur de la foudre ; lapetite barque était emportée comme une coquille de noix, tantôt ausommet d’une vague, et tantôt précipitée dans les profondeurs dufleuve ; de sorte qu’à chaque instant elle était sur le pointde chavirer. Cependant on approchait de la rive, et déjà, malgrél’obscurité de la nuit, on commençait à l’apercevoir, pareille àune ligne sombre, lorsque tout à coup le canot, lancé avec larapidité d’une flèche, descendit d’une vague sur un rocher, et sebrisa comme s’il eût été de verre.

Chacun alors oublia ses compagnons pour nes’occuper que de soi et tira vers la terre. Le Serpent-Noir futcelui qui y aborda le premier ; aussitôt, il frotta l’uncontre l’autre deux morceaux de bois sec et alluma un grand feu,afin que ses compagnons pussent le rejoindre ; cetteprécaution ne fut pas inutile, et, dix minutes après, guidé par lephare sauveur, tout l’équipage – à l’exception du capitainePamphile – était réuni autour du grand chef.

Chapitre 12Comment le capitaine Pamphile passa deux nuits fort agitées, l’unesur un arbre, l’autre dans une hutte.

Première nuit :

Grâce au soin que nous avons pris de présenterà nos lecteurs le capitaine Pamphile comme un nageur de premierordre, nous espérons qu’ils n’auront pas conçu une trop viveinquiétude en le voyant tomber à l’eau avec ses compagnons devoyage ; en tout cas, nous nous empressons de les rassurer, enleur disant qu’au bout de dix minutes d’une coupe acharnée il gagnasain et sauf le rivage.

À peine s’était-il secoué, opération qui nefut pas longue vu l’exiguïté du costume auquel il était réduit,qu’il aperçut la flamme que le Serpent-Noir avait allumée pourrallier ses camarades. Son premier soin fut de tourner le dos à cesignal et de s’en éloigner au plus vite.

Malgré les soins délicats que le grand chefavait eus de lui pendant les six journées qu’ils étaient restésensemble, le capitaine Pamphile avait constamment nourri l’espoirqu’une occasion se présenterait un jour ou l’autre de s’enséparer ; aussi, de peur que le hasard ne lui en envoyât pasune seconde il résolut de profiter de la première ; et, malgrél’obscurité et la tempête, il s’enfonça dans les forêts quis’étendent des rives du fleuve à la base des montagnes.

Après deux heures de marche à peu près, lecapitaine Pamphile, pensant qu’il avait mis une distance suffisanteentre lui et ses ennemis, se décida à faire une pause et à songeraux moyens de passer la meilleure nuit possible.

La position n’était rien moins queconfortable ; le fugitif se retrouvait avec sa peau de castorpour vêtement, et il fallait qu’elle lui tînt lieu, pour le momentde matelas et de couverture ; il frissonnait d’avance à l’idéede la nuit qu’il allait passer, lorsqu’il entendit, de trois ouquatre côtés différents, des hurlements lointains qui détournèrentsa pensée de cette première préoccupation pour la reporter sur uneautre perspective bien autrement inquiétante ; dans ceshurlements, le capitaine Pamphile avait reconnu le cri nocturne etaffamé des loups, si communs dans les forêts du Canada, qu’ilsdescendent parfois, lorsque la nourriture leur manque, jusque dansles rues de Portland et de Boston.

Il n’avait pas encore eu le temps de prendreune résolution, lorsque de nouveaux hurlements retentirent plusrapprochés ; il n’y avait pas un instant à perdre : lecapitaine Pamphile, dont l’éducation gymnastique avait étésoigneusement développée, comptait parmi ses talents les plusdistingués celui de monter aux arbres comme un écureuil ; ilavisa donc un chêne d’une grosseur tout à fait raisonnable,l’empoigna corps à corps, comme s’il eût voulu le déraciner, etatteignit les premières branches au moment où les cris qui luiavaient donné l’éveil retentissaient pour la troisième fois, àcinquante pas à peine de lui ; le capitaine Pamphile nes’était pas trompé, une bande de loups dispersés dans lacirconférence d’une lieue à peu près l’avaient éventé, etrevenaient au grand galop vers le centre où ils espéraient trouverà souper. Ils arrivèrent trop tard : le capitaine Pamphileétait perché.

Cependant les loups ne se tinrent pas pourbattus ; rien n’est entêté comme un estomac vide ; ils serassemblèrent au pied de l’arbre et commencèrent à se plaindre silamentablement, que le capitaine Pamphile, tout brave qu’il était,ne fut pas, en entendant ce cri triste et prolongé, à l’abri detoute terreur, quoique, de fait, il fût à l’abri de toutdanger.

La nuit était sombre, mais pas si sombrecependant qu’il n’aperçût dans l’obscurité, pareils aux flots d’unemer moutonneuse, les dos fauves de ses ennemis ; d’ailleurs,chaque fois que l’un d’eux levait la tête, le capitaine Pamphilevoyait luire dans l’ombre deux charbons ardents, et, comme ledésappointement était général, il y avait des moments où ces têtesse dressant à la fois, la terre semblait semée d’escarbouclesmouvantes qui, en se croisant, enlaçaient des chiffres étranges etdiaboliques…

Mais bientôt, à force de regarder fixement lemême point, ses yeux se troublèrent ; aux formes réellessuccédèrent des formes fantastiques ; son intelligenceelle-même, tant soit peu brouillée par l’effet d’un trouble qui luiavait été jusqu’alors à peu près inconnu, cessa de se rendre comptedu danger réel pour rêver des dangers surhumains. Une foule d’êtresqui n’étaient ni hommes ni animaux, lui apparurent en place desquadrupèdes bien connus qui s’agitaient au-dessous de lui ; illui sembla voir surgir des démons aux regards de flamme, qui setenaient par la main et dansaient autour de lui la dansesatanique ; à cheval sur sa branche comme une sorcière sur sonmanche à balai, il se voyait le centre d’un sabbat infernal où ilétait appelé à jouer son rôle.

Le capitaine sentit instinctivement que levertige l’attirait en bas, et que, s’il obéissait à cetteattraction, il était perdu ; il rassembla toutes ses forces decorps et d’esprit dans un dernier acte d’intelligence, se liafortement au tronc de l’arbre avec la corde qui maintenait autourde ses reins la peau de castor, et, se cramponnant de ses deuxmains à la branche supérieure, il renversa la tête en arrière etferma les yeux.

Alors la folie et le délire triomphèrentcomplètement ; le capitaine Pamphile sentit d’abord son arbrese mouvoir, se courbant et se relevant comme les mâts d’un vaisseaupendant la tempête ; puis il lui sembla qu’il faisait, pourarracher ses racines du sol, des efforts pareils à ceux que tenteun homme dont les pieds sont enfoncés dans un marais ; aprèsquelques instants de lutte, le chêne réussit, et, de cette blessurequ’il avait faite à la terre sortirent des flots de sang que lesloups se mirent à boire ; l’arbre profita de leur avidité pours’éloigner d’eux et fuir, mais seulement par secousse, et comme uninvalide qui sautille sur une jambe de bois. Bientôt, leur pâtureépuisée, les loups, les démons, les vampires, dont croyait êtredébarrassé le brave capitaine, se mirent à sa poursuite ; ilsétaient conduits par une vieille femme dont on ne pouvaitapercevoir la figure, et qui tenait un couteau à la main ; ettout cela courait d’une course insensée.

Enfin l’arbre, lassé, haletant, essoufflé,parut manquer de force, et se coucha comme un homme éperdu ;alors, les loups, les démons, toujours conduits par la vieillefemme, s’approchèrent avec leurs yeux brûlants et leurs languessanglantes ; le capitaine jeta un cri et voulut étendre lesbras, mais aussitôt un sifflement aigu se fit entendre derrière satête, une impression glacée courut par tout son corps : il luisembla sentir que de froids anneaux l’étouffaient enl’enlaçant ; puis cette impression diminua graduellement, lesfantômes disparurent, les hurlements s’éteignirent, l’arbre éprouvaencore quelques secousses, et tout rentra dans le silence etl’obscurité.

Peu à peu, grâce au silence, les nerfs ducapitaine Pamphile se calmèrent ; son sang, qui bouillonnait,enflammé par le délire, se refroidit, et ses esprits, plustranquilles, rentrèrent des domaines fantastiques où ils s’étaientégarés dans la nature positive et réelle ; il jeta les yeuxautour de lui, et se retrouva au milieu de sa forêt sombre,solitaire et silencieuse. Il se tâta pour voir si c’était bienlui-même, et finit par reconnaître sa situation telle qu’elleétait ; attaché à son arbre, à cheval sur sa branche, ilétait, non pas aussi bien que dans son hamac de la Roxelane ou quesur la peau de buffle du grand chef, mais au moins en sûreté contreles attaques des loups, qui, au reste, avaient disparu. Enreportant les yeux vers le bas du chêne, le capitaine crut bienencore distinguer une masse informe et mouvante qui paraissaitrouler autour du tronc de l’arbre ; mais, comme bientôt lesplaintes qu’il avait cru entendre cessèrent, et comme l’objet surlequel il avait les yeux fixés devint immobile, le capitainePamphile crut que c’était un reste du songe infernal qu’il venaitde faire, et, haletant, couvert de sueur, écrasé de fatigue, ilfinit par s’endormir d’un sommeil aussi tranquille et aussi profondque le permettait la situation précaire dans laquelle il se livraitau repos.

Le capitaine Pamphile fut éveillé aucommencement du jour par le caquetage de mille oiseaux dedifférentes espèces qui voltigeaient joyeusement sous le dômetouffu de la forêt. Il ouvrit les yeux, et la première chose qu’ilaperçut fut l’immense voûte de verdure qui s’étendait au-dessus desa tête, et à travers les intervalles de laquelle glissaientobliquement les premiers rayons du soleil. Le capitaine Pamphilen’était pas dévot de sa nature ; cependant, comme tous lesmarins, il avait ce sentiment de la grandeur et de la puissance deDieu que développe la vue éternelle de l’océan au fond de l’âme deceux qui labourent incessamment ses immenses solitudes ; sonpremier mouvement fut donc une action de grâces à celui qui tientle monde dans sa main, que le monde s’endorme ou s’éveille :puis, après un instant de contemplation instinctive, il abaissa sesregards du ciel vers la terre, et, au premier coup d’œil, toutesles impressions de la nuit lui furent expliquées.

À vingt pas autour du chêne, la terre étaitécorchée par les griffes impatientes des loups, comme si unecharrue y eût passé, tandis qu’au pied de l’arbre, un de cesanimaux, brisé et sans forme, sortait aux deux tiers de la gueuled’un immense boa, dont la queue s’enroulait autour du tronc del’arbre, à la hauteur de sept ou huit pieds. Le capitaine Pamphiles’était trouvé entre deux dangers qui s’étaient détruits l’un parl’autre : sous ses pieds les loups, sur sa tête unserpent ; ce sifflement qu’il avait entendu, ce froid qu’ilavait ressenti, ces anneaux qui l’avaient étouffé, c’était lesifflement, le froid et les anneaux du reptile, dont l’aspect avaitfait fuir les animaux carnassiers qui l’assiégeaient ; unseul, arrêté par les étreintes mortelles du monstre, avait étébroyé dans ses replis ; ce mouvement de l’arbre qu’avait sentile capitaine, c’étaient les secousses de son agonie ; puis leserpent vainqueur avait commencé d’engloutir son adversaire, et,selon l’habitude des reptiles constricteurs, il en digérait unemoitié, tandis que l’autre exposée encore à l’air, attendait sontour d’être engloutie.

Le capitaine Pamphile resta un instantimmobile et les regards fixés sur le spectacle qu’il avait à sespieds ; plusieurs fois, en Amérique et dans l’Inde, il avaitvu des serpents semblables, mais jamais dans des circonstancesaussi propres à l’impressionner : aussi, quoiqu’il sûtparfaitement que, dans la position où il était, le reptile étaitincapable de lui faire aucun mal, il avisa au moyen de descendreautrement qu’en se laissant glisser le long du tronc ; enconséquence, il commença par dénouer la corde quil’attachait ; puis, avançant à reculons sur la branche,jusqu’à ce qu’il la sentit plier, il se confia à sa flexibilité, etalors, la courbant sous son poids, il se suspendit par les deuxmains et se trouva si près du sol, qu’il pensa qu’il pouvait sansinconvénient abandonner son soutien. L’événement seconda sesespérances : le capitaine lâcha sa branche et se trouva àterre sans accident.

Il s’éloigna aussitôt, non sans regarder plusd’une fois derrière lui ; il marcha au-devant du soleil.Aucune route n’était tracée dans la forêt ; mais avecl’instinct du chasseur et la science du marin, il n’eut qu’à jeterun coup d’œil sur la terre et le ciel pour s’orienter àl’instant ; il s’avança donc sans hésitation, comme s’il eûtété familier avec cette immense solitude ; plus il pénétraitdans la forêt, plus elle prenait un caractère grandiose et sauvage.Peu à peu la voûte feuillée s’épaissit au point que le soleil cessad’y pénétrer ; les arbres poussaient rapprochés les uns desautres, droits et élancés comme des colonnes, et comme des colonnessupportant un toit impénétrable à la lumière. Le vent lui-mêmepassait sur ce dôme de verdure, mais sans se glisser dans ce séjourdes ombres : on eût dit que, depuis la création, toute cettepartie de la forêt avait sommeillé dans un crépuscule éternel.

À la lueur blafarde de ce demi-jour, lecapitaine Pamphile voyait de grands oiseaux dont il lui semblaitimpossible de distinguer l’espèce, des écureuils ailés sauterlégèrement et voler en silence d’une branche à l’autre ; dansces espèces de limbes, tout paraissait avoir perdu sa couleurnaturelle et primitive pour prendre la teinte cendrée des papillonsnocturnes ; un daim, un lièvre et un renard qui se levèrent aubruit des pas de celui qui troublait leur demeure, tout en gardantdes formes différentes, semblaient avoir revêtu la livrée monotoneet uniforme de la mousse sur laquelle ils couraient sans bruit.

De temps en temps, le capitaine Pamphiles’arrêtait les yeux fixes : des champignons fauves etgigantesques, appuyés les uns aux autres comme des boucliers,formaient des groupes si ressemblants par leur couleur et leurdimension à des lions couchés, que, quoiqu’il sût parfaitement quece roi de la création n’habitait pas cette partie de son empire, iltressaillait au témoignage de ses yeux.

De grandes plantes grimpantes et parasites, àqui la respiration semblait manquer, se tordaient autour desarbres, montaient avec eux, s’accrochant aux branches, et passantcomme des festons de l’une à l’autre, jusqu’à ce qu’ellesarrivassent à la voûte ; là, elles se glissaient comme desserpents pour aller épanouir au soleil leurs corolles écarlates etparfumées, tandis que celles qui étaient forcées de s’ouvrir enchemin fleurissaient pâles, inodores, maladives et comme jalousesdu bonheur de leurs amies, qui s’échauffaient à la clarté du jouret sous le sourire de Dieu.

Sur les deux heures, le capitaine Pamphilesentit vers la région de l’estomac des tiraillements qui luiannoncèrent qu’il n’avait pas soupé la veille, et que l’heure deson déjeuner était passée depuis longtemps. Il regarda autour delui : des oiseaux voletaient toujours d’arbre en arbre, desécureuils ailés sautaient incessamment de branche en branche, commes’ils eussent fait la même route que lui ; mais il n’avait nifusil ni sarbacane pour les atteindre. Il essaya bien de leur jeterquelques pierres ; mais il comprit bientôt que cet exerciceajouterait encore à son appétit sans amener de résultat propre à lecalmer ; en conséquence, il résolut de chercher d’autresressources et de se rabattre sur les végétaux. Cette fois, sa quêtefut plus heureuse : après quelques instants d’une rechercheattentive, rendue difficile par cette demi-obscurité, il trouvadeux ou trois racines de la famille des souchets, et quelques-unesde ces plantes appelées vulgairement choux caraïbes.

C’était à peu près tout ce qu’il fallait pouramuser son estomac ; mais le capitaine Pamphile était homme deprécaution : il pensa qu’il n’aurait pas plus tôt calmé safaim, qu’il allait avoir soif ; alors il chercha un ruisseaucomme il avait cherché des racines. Par malheur, la chose étaitplus rare.

Il écouta avec attention : aucun murmuren’arriva jusqu’à lui ; il aspira l’air pour tâcher d’y saisirquelque faible émanation ; mais il n’y avait pas d’air souscette voûte, toute gigantesque qu’elle était : il n’y régnaitqu’une atmosphère lourde et épaisse, que les animaux et les plantescondamnés à ramper sur la terre respiraient avec effort, et quisemblait insuffisante à la vie.

Alors le capitaine Pamphile prit sonparti ; il ramassa un caillou aigu ; puis, au lieu decontinuer une quête inutile, il s’en alla d’arbre en arbre,examinant chaque tige avec attention ; enfin il parut avoirtrouvé ce qu’il cherchait : c’était un magnifique érable,jeune, lisse et vigoureux. Il le prit alors dans son bras gauche,tandis que, de la main droite, il lui enfonça le caillou aigu dansl’écorce ; quelques gouttes de ce sang végétal et précieuxavec lequel les Canadiens font un sucre plus beau que celui de lacanne s’en échappa aussitôt comme d’une blessure ; lecapitaine Pamphile, satisfait de l’expérience, s’assittranquillement au pied de sa victime et commença sondéjeuner ; puis, lorsqu’il eut fini, il appliqua sa bouchealtérée à la plaie dont la sève sortait alors comme d’une fontaine,et se remit en route plus frais, plus dispos et plus vigoureux quejamais.

Vers les cinq heures du soir, à peu près, lecapitaine Pamphile crut voir quelques rayons du jour se glisser àtravers les ténèbres : sa marche en reprit une nouvelleardeur, et il parvint aux limites de cette forêt pareille à cellede Dante, qui semblait n’appartenir ni à la vie ni à la mort, maisà une puissance intermédiaire et sans nom. Alors il lui semblaentrer dans un océan de lumière ; il se précipita au milieu deses vagues dorées par les rayons du soleil couchant, pareil à unplongeur qui, retenu longtemps au fond de la mer, accroché àquelque branche de corail, ou enlacé par quelque polype, se dégagede l’obstacle mortel, remonte à la surface de l’eau et respire.

Il était arrivé à un de ces vastes steppesjetés comme des lacs de verdure et de lumière au milieu desimmenses forêts du nouveau monde ; de l’autre côté de cetteclairière, une nouvelle ligne d’arbres s’étendait comme unemuraille sombre et opaque, tandis qu’au-dessus d’elle on voyaitcapricieusement onduler dans les derniers flots du jour le sommetneigeux des montagnes dont la chaîne tortueuse sépare toute lapresqu’île.

Le capitaine jeta avec satisfaction sesregards autour de lui ; car il voyait qu’il ne s’était pasécarté de sa route.

Enfin ses yeux s’arrêtèrent sur une colonneblanchâtre et tortueuse qui se détachait sur le fond et montait enflottant vers le ciel : il ne lui fallut pas une longueinspection pour reconnaître la fumée d’une hutte, et presqueaussitôt, amie ou ennemie, il se détermina à marcher vers elle, lesouvenir de la nuit qu’il venait de passer ayant influé d’unemanière prompte et décisive sur sa détermination.

Seconde nuit :

Le capitaine Pamphile trouva un petit sentierqui paraissait conduire de la forêt à la hutte. Il le prit, quoiquece ne fut pas sans quelque inquiétude des boquiéros et des serpentscuivrés, si communs dans ces cantons, qu’il marcha au milieu desherbes hautes et touffues.

À mesure qu’il approchait de la fumée qui luiservait de guide, il voyait s’élever la hutte, située à la lisièrede la plaine et de la forêt ; la nuit vint avant qu’il l’eûtjointe, mais sa route n’en fut que plus facile et mieux tracée.

La porte s’ouvrait du côté du voyageur, et, enface de la porte, au fond de la hutte, brillait un feu qui semblaitun phare allumé tout exprès pour le guider dans la solitude. Detemps en temps, devant la flamme passait et repassait une figurequi se détachait en noir sur le foyer.

Parvenu à quelque distance, il reconnut quec’était une femme, et en reprit une nouvelle confiance ;enfin, arrivé sur le seuil, il s’arrêta et demanda s’il y avaitplace pour lui au foyer qu’il voyait briller de si loin, et qu’ildésirait depuis si longtemps.

Une espèce de grognement, que le capitaineinterpréta à sa guise, lui répondit. En conséquence, il entra sanshésiter, et alla s’asseoir sur un vieil escabeau qui semblaitl’attendre à une distance convenable de la flamme.

De l’autre côté du foyer, les coudes sur lesgenoux et la tête dans ses mains, immobile et sans souffle commeune statue, était accroupi un jeune Indien rouge de la tribu desSioux ; son grand arc de bois d’érable était près de lui et àses pieds gisaient plusieurs oiseaux de l’espèce des colombes etquelques petits quadrupèdes percés de flèches. Ni l’arrivée nil’action de Pamphile ne parurent le tirer de cette apathieapparente sous laquelle les sauvages cachent la défiance éternellequ’ils éprouvent à l’approche de l’homme civilisé ; car, auseul bruit de ses pas, le jeune Sioux avait reconnu le voyageurpour un Européen. Le capitaine Pamphile, de son côté, le regardaavec l’attention profonde d’un homme qui sait que, pour une chancede rencontrer un ami, il y en a dix de trouver un ennemi. Puis,comme cet examen ne lui apprit rien autre chose que ce qu’ilvoyait, et que ce qu’il voyait le laissait dans son incertitude, ilse décida à lui adresser la parole.

– Mon frère est-il endormi, demanda-t-il,qu’il ne lève même pas la tête à l’arrivée d’un ami ?

L’Indien tressaillit ; et, sans répondreque par l’action même, il souleva son front et montra du doigt aucapitaine un de ses yeux sorti de son orbite, et pendant à un nerf,tandis que de la cavité qu’il avait occupée coulait sur le bas desa figure et sur sa poitrine une rigole de sang ; puis, sansdire une seule parole, sans pousser une seule plainte, il laissaretomber sa tête dans ses mains.

Une flèche s’était cassée au moment où lacorde de son arc était tendue, et un des fragments du roseau briséétait revenu crever l’œil de l’Indien ; le capitaine Pamphilecomprit tout cela du premier regard et ne poussa pas plus loin sesquestions, respectant la force d’âme de ce sauvage héros du désert.Alors il se retourna vers la femme.

– Le voyageur est las et a faim ; sa mèrepeut-elle lui donner un repas et un lit ?

– Il y a sous les cendres un gâteau et dans cecoin une peau d’ours, dit la vieille ; mon fils peut mangerl’un et se coucher sur l’autre.

– N’avez-vous donc rien autre chose ?continua le capitaine Pamphile, qui, après le dîner frugal qu’ilavait fait dans la forêt, n’eût pas été fâché de trouver un souperplus substantiel.

– Si fait, j’ai autre chose, dit la vieille serapprochant d’un mouvement rapide, et fixant ses yeux avides sur lachaîne d’or qui soutenait, au cou du capitaine Pamphile, la montreque lui avait rendue le grand chef. J’ai… Mon fils a une bien bellechaîne !… J’ai de la chair de buffle salé et de bonnevenaison. Je serais bien heureuse d’avoir une chaîne pareille.

– Eh bien, apportez votre buffle salé et votrepâté de daim, répondit le capitaine Pamphile évitant de répondre audésir de la vieille, ni par une promesse, ni par un refus ;puis, si vous aviez, dans quelque coin, une bouteille d’eau-de-vied’érable, elle ne serait pas déplacée, je crois, en si bonnecompagnie.

La vieille s’éloigna, tournant de temps entemps la tête pour regarder encore le bijou qui lui faisait sivisiblement envie ; puis enfin, soulevant une natte deroseaux, elle passa dans une autre partie de la hutte. À peineeut-elle disparu, que le jeune Sioux releva vivement la tête.

– Mon frère sait-il où il est ? dit-il àvoix basse au capitaine.

– Ma foi, non, répondit celui-ci avecinsouciance.

– Mon frère a-t-il quelque arme pour sedéfendre ? continua-t-il en baissant encore la voix.

– Aucune, répondit le capitaine.

– En ce cas, que mon frère prenne ce couteauet ne s’endorme pas.

– Et toi ? dit le capitaine Pamphilehésitant à accepter l’arme qu’on lui offrait.

– Moi, j’ai mon tomahawk. Silence !

À ces mots, le jeune sauvage laissa retombersa tête dans ses mains et rentra dans son immobilité, la vieillesoulevant la natte : elle apportait le souper. Le capitainePamphile passa le couteau à sa ceinture, la vieille jeta de nouveaules yeux sur la montre.

– Mon fil, dit-elle, a rencontré un hommeblanc sur le sentier de la guerre ; il a tué l’homme blanc etlui a pris cette chaîne, puis il l’a frottée pour en effacer lesang. Voilà pourquoi elle est si brillante.

– Ma mère se trompe, dit le capitaine Pamphilecommençant à soupçonner le danger inconnu dont l’avait prévenul’Indien : j’ai remonté la rivière Outava jusqu’au lacSupérieur, pour chasser le buffle et le castor ; puis, quandj’ai eu beaucoup de peaux, j’ai été à la ville, et j’en ai échangéla moitié contre de l’eau-de-feu, et l’autre moitié contre cettemontre.

– J’ai deux fils, continua la vieille enposant la viande et l’eau-de-vie sur la table, qui chassent depuisdix ans le buffle et le castor, et jamais ils n’ont porté assez depeaux à la ville pour revenir avec une chaîne pareille. Mon fils adit qu’il avait faim et soif, continua-t-elle, mon fils peut boireet manger.

– Mon frère des prairies ne soupe-t-ilpas ? dit le capitaine Pamphile s’adressant au jeune Sioux etapprochant son escabeau de la table.

– La douleur nourrit, répondit le jeunechasseur sans faire un seul mouvement ; je n’ai ni faim nisoif ; j’ai sommeil et je vais dormir ; que le GrandEsprit garde mon frère !

– Combien mon fils a-t-il donné de peaux decastors pour cette montre ? interrompit la vieille revenant àson sujet favori.

– Cinquante, répondit à tout hasard lecapitaine Pamphile en attaquant bravement un filet de buffle.

– J’ai ici dix peaux d’ours et vingt peaux decastor ; je les donne à mon fils rien que pour la chaîne.

– La chaîne tient à la montre, répondit lecapitaine, on ne peut pas les séparer ; d’ailleurs, je désirene me défaire ni de l’une ni de l’autre.

– C’est bien, dit la vieille avec un sourirede sorcière, que mon fils les garde !… Tout homme vivant estmaître de son bien. Il n’y a que les morts qui n’ont rien àeux.

Le capitaine Pamphile jeta un coup d’œilrapide sur le jeune Indien ; mais il paraissait profondémentendormi ; il revint donc à son souper, auquel il fit à touthasard le même honneur que s’il se fût trouvé dans une situationmoins précaire ; puis, le repas fini, il jeta une brassée debois sur le feu et alla se coucher sur la peau de buffle étenduedans un coin de la hutte, non pas dans l’intention de dormir, maispour ne donner aucun soupçon à la vieille, qui était rentrée dansle second compartiment et avait disparu.

Un instant après que le capitaine Pamphile futcouché, la natte se souleva doucement, et l’horrible tête de lamégère reparut, fixant tour à tour ses petits yeux ardents surchacun des dormeurs ; ne leur voyant faire aucun mouvement,elle entra dans la chambre, alla à la porte de la hutte qui donnaità l’extérieur, et écouta comme si elle attendait quelqu’un ;mais, aucun bruit n’étant parvenu à son oreille, elle se retourna,et, comme pour ne pas perdre son temps, elle alla détacher desparois de la hutte un long couteau de cuisine, et, se mettant àcheval sur une meule à repasser, elle la fit tourner avec le piedet commença d’aiguiser soigneusement son arme. Le capitainePamphile voyait l’eau tomber goutte à goutte sur la pierre, et neperdait pas un de ces mouvements qu’éclairait la lueur tremblantedu foyer ; les préparatifs étaient parlants ; lecapitaine Pamphile tira son couteau de sa ceinture, l’ouvrit, enessaya la pointe avec le doigt, passa son pouce sur le tranchant,et, satisfait de l’examen, il attendit l’événement, immobile etsimulant le sommeil le plus calme et le plus profond.

La vieille continuait toujours son opérationinfernale ; cependant elle s’interrompit tout à coup et prêtal’oreille. Le bruit qu’elle avait entendu se renouvela plusrapproché ; elle se leva vivement comme si l’ardeur du meurtreeût rendu à ses membres toute leur souplesse, replaça le couteau àla muraille et alla de nouveau à la porte ; cette fois, ceuxqu’elle attendait arrivaient sans doute, car elle leur fit de lamain un geste silencieux de se presser, et rentra dans la huttepour jeter encore un coup d’œil sur ses hôtes. Pas un d’eux n’avaitfait un mouvement, et ils paraissaient toujours plongés dans leplus profond sommeil.

Presque aussitôt deux jeunes gens de hautetaille et de forte stature parurent sur le seuil de la hutte :ils portaient sur leurs épaules un daim qu’ils venaient de tuer.Ils s’arrêtèrent pour regarder silencieusement et d’un air sinistreles hôtes qu’ils trouvaient dans leur chaumière, puis l’un d’euxdemanda en anglais à sa mère pourquoi elle avait reçu chez elle ceschiens de sauvages. La vieille lui fit signe du doigt de setaire : les chasseurs vinrent alors jeter le daim mort auxpieds du capitaine Pamphile. Ils disparurent derrière lanatte ; la vieille les suivit, emportant la bouteilled’eau-de-vie d’érable à laquelle avait à peine touché son hôte, etla hutte ne se trouva plus occupée que par les deux dormeurs.

Le capitaine Pamphile resta un instant encoresans mouvement ; on entendait pour tout bruit la respirationcalme et égale de l’Indien ; ce sommeil était si parfaitementsimulé, que le capitaine Pamphile commença à croire que, tout enfaisant semblant de dormir, il s’était endormi réellement. Alors,tâchant d’imiter le modèle qu’il avait sous les yeux, il seretourna, comme agité par un de ces mouvements capricieuxcommuniqués au corps endormi par le cerveau qui veille, et, decette manière, au lieu d’avoir le visage tourné contre le mur, ilse trouva en face de l’Indien.

Il demeura un instant immobile dans cettenouvelle position puis il entrouvrit ses paupières : il vitalors le jeune Sioux dans la même position où il l’avaitlaissé ; seulement, sa tête n’était plus supportée que par samain gauche ; l’autre était retombée pendante auprès de lui etreposait près de son tomahawk.

En ce moment, on entendit un légerbruit ; les doigts de l’Indien se crispèrent aussitôt autourdu manche de sa massue, et le capitaine vit que, comme lui, ilveillait et s’apprêtait à faire face au danger commun.

Bientôt la natte se souleva et donna passageaux deux jeunes gens, qui se glissèrent dessous, l’un aprèsl’autre, rampant sans bruit comme des serpents, derrière eux etaprès eux apparut la tête de la vieille, dont le corps resta cachédans l’obscurité de l’autre chambre, et qui, pensant qu’il étaitinutile qu’elle prît part à la scène qui allait se passer, voulaitdu moins, si besoin était, exciter les assassins de la voix et dugeste.

Les jeunes gens se relevèrent lentement ensilence, et sans perdre de vue l’Indien et le capitainePamphile ; l’un d’eux tenait à la main une espèce de serperecourbée et tranchante en dedans : il voulut s’avancerimmédiatement vers l’Indien, mais son frère lui fit signed’attendre qu’il se fût armé à son tour. En effet, il s’approcha dela muraille sur la pointe du pied et détacha le couteau ;alors ils échangèrent un dernier regard d’intelligence, puisreportèrent les yeux sur leur mère comme pour l’interroger.

– Ils dorment, dit la vieille à voix basse,allez.

Les deux jeunes gens obéirent, s’approchantchacun de la victime qu’il avait choisie ; l’un leva le braspour frapper l’Indien, l’autre se pencha pour poignarder lecapitaine Pamphile.

Au même instant, les deux assassins reculèrentpoussant chacun un cri : le capitaine avait plongé à l’un soncouteau jusqu’au manche dans la poitrine, et le jeune Indien avaitfendu la tête de l’autre avec son tomahawk. Tous deux restèrentencore debout un instant, oscillant sur leurs jambes comme s’ilsétaient ivres, tandis que les voyageurs, d’un mouvement instinctifet spontané, s’étaient rapprochés l’un de l’autre ; puis lesdeux jeunes gens tombèrent, pareils à des arbres déracinés par unetempête. Alors la vieille poussa une imprécation et le jeune Siouxun cri de triomphe : puis, prenant la corde de son arc, ils’élança dans le second compartiment, en ressortit bientôt traînantla vieille par les cheveux, et, la tirant hors de la hutte, il allala garrotter à un jeune bouleau distant de la cabane d’une dizainede pas. Puis il rentra bondissant comme un tigre, ramassa lecouteau que l’un des assassins avait laissé tomber, tâta de lapointe s’ils étaient encore vivants ; mais voyant que ni l’unni l’autre ne remuaient, il fit signe au capitaine Pamphile desortir ; puis lorsque celui-ci eut obéi machinalement, lejeune Sioux prit au foyer une branche de sapin tout enflammée, mitle feu aux quatre coins de la cabane, sortit sa torche à la main,et commença d’exécuter autour de la hutte une danse étrangeaccompagnée d’un chant de victoire.

Quelque habitué que fût le capitaine Pamphileaux scènes violentes, il ne put s’empêcher de donner à celle-ci sonattention tout entière. En effet, le lieu, l’isolement, le dangerqu’il venait de courir, tout donnait à l’acte de justice quis’accomplissait un caractère de vengeance sauvage ; il avaitbien entendu dire parfois que, des chutes du Niagara aux rives del’Atlantique, c’était une vieille législation établie que de brûlerl’habitation des meurtriers ; mais il n’avait jamais assisté àune exécution de ce genre.

Appuyé contre un arbre et immobile comme s’ileût été garrotté lui-même, il vit d’abord une fumée noire etépaisse sortir par toutes les ouvertures, puis des langues deflamme traversèrent le toit, pareilles à des fers de lancerouges ; bientôt de tous côtés, des colonnes de feu surgirent,suivant des ondulations de la brise, tantôt se tordant comme desserpents, tantôt flottant comme des banderoles.

Pendant ce temps, et pareil au démon del’incendie, le jeune Indien tournait, dansant et chantant toujours.Au bout d’un instant, toutes ces flammes se réunirent et formèrentun immense foyer qui jeta sa lueur à une demi-lieue à la ronde,s’étendant d’un côté sur l’immense steppe de verdure, plongeant del’autre sous le dôme sombre de la forêt ; enfin, la chaleurdevint si violente, que la vieille, quoiqu’à dix pas de l’incendie,poussa des cris de douleur. Tout à coup le toit s’abîma, unecolonne de flammes s’éleva, comme lancée par le cratère d’unvolcan, poussant au ciel des milliers d’étincelles ; puissuccessivement chaque paroi s’abattit, et, à chaque chute, le foyerdiminua de chaleur et de lumière. L’obscurité reconquit peu à peule terrain qu’elle avait perdu ; enfin il ne resta bientôt dela hutte maudite qu’un amas de charbons brûlants amoncelés sur lescadavres des meurtriers.

Alors le sauvage cessa sa danse et ses chants,alluma à sa torche une seconde branche de sapin, et la présenta aucapitaine.

– Maintenant, dit-il, de quel côté va monfrère ?

– À Philadelphie, répondit le capitaine.

– Eh bien, que mon frère me suive, et je vaislui servir de guide jusqu’à ce qu’il ait atteint l’autre côté de laforêt.

À ces mots, le jeune Sioux s’enfonça dans lesprofondeurs du bois, laissant la vieille à moitié brûlée près desdébris fumants de sa cabane.

Le capitaine Pamphile jeta un dernier regardsur cette scène de désolation et suivit son jeune et courageuxcompagnon de voyage. Au point du jour, ils arrivèrent à la lisièrede la forêt et au pied des montagnes ; là, le Siouxs’arrêta.

– Mon frère est arrivé, dit-il ; du hautde ces montagnes, il verra Philadelphie. Maintenant, que le GrandEsprit garde mon frère !

Le capitaine Pamphile chercha ce qu’il pouvaitdonner au sauvage pour le récompenser du dévouement qu’il lui avaitmontré ; et, ne possédant rien que sa montre, il s’apprêta àla détacher, mais son compagnon l’arrêta.

– Mon frère ne me doit rien, dit-il :après un combat avec les Hurons, le jeune élan fut fait prisonnieret emmené sur les bords du lac Supérieur. Il était déjà attaché aupoteau : les hommes apprêtaient leurs couteaux à scalper, etles femmes et les enfants dansaient autour de lui en chantant lachanson de mort, lorsque des soldats qui étaient nés comme monfrère de l’autre côté de la rivière salée dispersèrent les Huronset délivrèrent le jeune élan. Je leur devais ma vie, j’ai sauvé latienne. Lorsque tu rencontreras ces soldats, tu leur diras que noussommes quittes.

À ces mots, le jeune sauvage s’enfonça dans laforêt ; le capitaine Pamphile le suivit des yeux tant qu’ilpût le voir ; puis, lorsqu’il eut disparu, notre digne marincassa un jeune ébénier, qui pouvait lui servir à la fois de canneet de défense, et commença à escalader la montagne.

Le jeune élan n’avait point menti :arrivé au sommet il aperçut Philadelphie s’élevant, pareille à unereine entre les eaux vertes de la Delawarre et les flots bleus del’océan.

Chapitre 13Comment le capitaine Pamphile fit la rencontre de la mère de Tomsur les bords de la rivière Delawarre, et de ce quis’ensuivit.

Quoiqu’il y eût à vue d’œil deux bonnesjournées de chemin de l’endroit où était parvenu le capitainePamphile jusqu’à Philadelphie, il n’en continua pas moins sa routeavec une ardeur merveilleuse, ne s’arrêtant que pour chercher desœufs d’oiseau ou des racines ; quant à l’eau, il avait bientôtrencontré les sources de la Delawarre, et la rivière, qui coulait àplein bord, lui avait enlevé toute inquiétude à cet égard.

Il cheminait donc joyeusement, voyant le reposau bout de tant de fatigues, admirant le paysage merveilleux qui sedéroulait à sa vue, et dans cette heureuse disposition d’esprit oùle voyageur solitaire ne regrette qu’une chose, celle de n’avoirpas un compagnon à qui communiquer le trop plein de sespensées ; lorsqu’en arrivant au sommet d’une petite montagne,il crut apercevoir, à une demi-lieue devant lui un point noir quis’avançait à sa rencontre. Il chercha un instant à reconnaîtrequelle chose ce pouvait être ; mais, la distance étant tropgrande, il se remit en marche, continuant sa route sans s’inquiéterdavantage de l’objet, qu’il perdit bientôt de vue, le terrain surlequel il marchait étant très accidenté. Il allait donc devant lui,sifflotant un air fort en vogue sur la Cannebière et faisant lemoulinet avec son bâton, lorsque le même objet s’offrit de nouveauà ses yeux, rapproché de quelques centaines de pas ; cettefois, le capitaine était, de la part du nouveau personnage que nousintroduisons sur la scène, l’objet du même examen que celui-ciétait occupé à faire ; le capitaine Pamphile se fit une espècede longue-vue avec sa main, regarda un instant à travers le tubeimprovisé et reconnut que c’était un nègre.

Cette rencontre tombait d’autant mieux que lecapitaine Pamphile, peu curieux de passer une troisième nuitpareille aux deux nuits précédentes, comptait lui demander desrenseignements sur la couchée : il doubla donc le pas,regrettant que les ondulations du terrain le forçassent de perdrede nouveau de vue celui qui pouvait lui donner de si précieuxrenseignements, mais qu’il espérait retrouver sur la cime d’unpetit monticule qui formait à peu près le milieu du chemin àparcourir. Le capitaine Pamphile ne s’était pas trompé dans sescalculs stratégiques : au sommet de la montagne, il se trouvaface à face avec ce qu’il cherchait ; seulement, la couleuravait trompé le capitaine : ce n’était pas un nègre. C’étaitun ours.

Le capitaine Pamphile mesura du premier coupd’œil l’étendue du danger qui le menaçait ; mais nousn’apprendrons rien de nouveau à nos lecteurs en leur disant que, enpareil cas, le digne marin était homme de ressource : il jetaun regard autour de lui pour examiner la topographie du terrain, etvit qu’il n’y avait pas moyen d’éviter l’animal. À gauche, lefleuve encaissé dans ses rives profondes, et trop rapide pour êtretraversé à la nage, sans que l’on s’exposât à un péril plus grandpeut-être que celui qu’on fuyait ; à droite, des rochers àpic, praticables pour les lézards, mais inaccessibles à tout autreanimal ; derrière et devant soi, une route ou plutôt unsentier large comme celui où Oedipe rencontra Laïus.

De son côté, l’animal avait fait halte à unedizaine de pas du capitaine Pamphile, paraissant tout examinerlui-même avec une attention très particulière.

Le capitaine Pamphile, qui avait rencontrédans sa vie une foule de poltrons déguisés en braves, en augura quel’ours avait peut-être aussi peur de lui qu’il avait peur del’ours. Il marcha donc à sa rencontre, l’ours en fit autant ;le capitaine Pamphile commença à croire qu’il s’était trompé dansses conjectures, et s’arrêta ; l’ours continua de marcher. Lachose devenait claire comme le jour : ce n’était pas l’oursqui avait peur. Le capitaine Pamphile pivota sur le talon gauche,de manière à laisser le passage libre à son adversaire, et commençaà battre en retraite. Il n’avait pas reculé de trois pas, qu’iltrouva les rochers à pic ; il s’y adossa pour n’être passurpris par derrière, et attendit l’événement.

L’attente ne fut pas longue ; l’ours, quiétait de la plus grosse espèce, s’avança sur la route jusqu’àl’endroit où l’avait quittée le capitaine Pamphile ; puis,arrivé là, il dessina le même angle qu’avait tracé l’habilestratégiste auquel il avait affaire, et s’avança droit sur lui. Lasituation était critique ; le lieu était désert ; lecapitaine Pamphile n’avait de secours à attendre de personne ;il ne possédait pour toute arme que son bâton, moyen de défenseassez médiocre : l’ours n’était qu’à deux pas de lui, il levason bâton… À ce geste, l’ours se dressa sur ses pattes de derrièreet se mit à danser.

C’était un ours apprivoisé, qui avait rompu sachaîne et s’était sauvé de New-York, où il avait eu l’honneur defaire ses exercices devant M. Jackson, président desÉtats-unis.

Le capitaine Pamphile, rassuré par lesdispositions chorégraphiques de son ennemi, s’aperçut alors quecelui-ci était muselé, et qu’un bout de chaîne brisée pendait à soncou : il calcula aussitôt le parti que pouvait tirer d’unepareille rencontre un homme réduit à la pénurie dans laquelle il setrouvait ; et, comme ni sa naissance ni son éducation ne luiavaient donné ces fausses idées aristocratiques dont tout autre àsa place eut été peut-être préoccupé, il pensa que le métier deconducteur d’ours était fort honorable, relativement à une fouled’autres métiers qu’il avait vu exercer par quelques-uns de sescompatriotes, en France et à l’étranger. En conséquence, il prit lebout de la corde du danseur, lui appliqua un coup de bâton sur lemuseau pour lui expliquer qu’il était temps de terminer son menuet,et continua sa route vers Philadelphie, le conduisant en laissecomme il eût fait d’un chien de chasse.

Le soir, comme il traversait la prairie, ils’aperçut que son ours s’arrêtait devant certaines plantes qui luiétaient inconnues ; la vie nomade qu’il avait menée l’avaitmis à même de faire de profondes études sur l’instinct des animaux.Il présuma que ces haltes renouvelées, quoique sans succès, avaientun motif quelconque ; en effet, à la première démonstration dumême genre que fit l’animal, le capitaine Pamphile s’arrêta et luidonna tout le temps de développer son attention. Les résultats nese firent pas attendre : l’ours creusa la terre ; puis,au bout de quelques secondes, il mit à nu un groupe de tuberculestout à fait appétissants à voir ; le capitaine Pamphile ygoûta ; ils tenaient à la fois de la truffe et de lapatate.

La découverte était précieuse ; aussilaissa-t-il toute liberté à son ours d’en chercher denouvelles ; au bout d’une heure, il y en avait une moissonsuffisante au souper de l’homme et de l’animal. Le repas terminé,le capitaine Pamphile avisa un arbre isolé, et, après s’être assuréque son feuillage ne recélait point le plus petit reptile, ilattacha son ours au tronc, et se servit de lui comme une courteéchelle pour atteindre les premières branches. Arrivé là, il s’yétablit comme il avait déjà fait dans la forêt ; seulement, sanuit fut parfaitement tranquille, les loups ayant été tenus àdistance par l’odeur de l’ours.

Le lendemain matin, le capitaine Pamphile seréveilla tout à fait calme et reposé. Son premier coup d’œil futpour son ours : il dormait tranquillement au pied de l’arbre.Le capitaine Pamphile descendit et le réveilla ; puis tousdeux reprirent amicalement le chemin de Philadelphie, où ilsarrivèrent à onze heures du soir.

Le capitaine Pamphile avait marché commel’ogre du petit Poucet.

Il se mit en quête d’une auberge ; maisil ne trouva pas un seul hôtelier qui voulût loger à pareille heureun ours et un sauvage ; il commençait donc à être plusembarrassé au milieu de la capitale de la Pensylvanie qu’il nel’avait été au centre des forêts du fleuve Saint-Laurent, lorsqu’ilvit une taverne chaudement éclairée, et d’où sortait un tel mélangede bruits de verres, d’éclats de rire et d’imprécations, qu’ilétait évident qu’il y avait là quelque équipage qui venait detoucher sa paye. L’espoir revint aussitôt au capitaine : ou ilavait oublié ce que c’est qu’un marin, ou il y avait là pour lui duvin, de l’argent et un lit, trois choses de première nécessité danssa situation ; il s’approchait donc avec confiance, lorsquetout à coup il s’arrêta comme s’il était cloué à sa place.

Au milieu du tapage, des cris et desjurements, il avait cru reconnaître un air provençal chanté par undes buveurs : il demeura donc le cou tendu et l’oreilleouverte, doutant encore, tant la chose lui paraissaitinvraisemblable ; mais bientôt, à un refrain repris en chœur,il ne lui resta plus aucune incertitude : il avait là descompatriotes. Il fit alors et de nouveau quelques pas en avant ets’arrêta encore ; mais, cette fois, sa figure prit uneexpression d’étonnement qui tenait de la stupidité : nonseulement ces hommes étaient des compatriotes non seulement cettechanson, c’était une chanson provençale, mais encore celui qui lachantait, c’était Policar ! L’équipage de la Roxelane mangeaitson chargement à Philadelphie.

Le capitaine Pamphile n’hésita pas un instantsur le parti qui lui restait à prendre ; grâce au barbier etau peintre du Serpent-Noir, il était déguisé de manière à ne pasêtre reconnu de son meilleur ami ; il ouvrit hardiment laporte de la taverne et entra avec son ours. Un hourra généralaccueillit les nouveaux venus.

Un doute restait au capitaine Pamphile :il avait oublié de faire faire une répétition à son ours, de sortequ’il ignorait absolument ce dont il était capable ; maisl’intelligent animal se chargea lui-même de son prospectus. À peineentré dans le cabaret, il commença de trotter en rond pour faireformer le cercle ; les matelots montèrent sur les chaises etsur les bancs ; Policar s’assit sur le poêle, et le spectaclecommença.

Tout ce qu’il est possible d’apprendre à unours, l’ours du capitaine Pamphile le savait ; il dansait lemenuet comme Vestris, montait à cheval sur un manche à balai niplus ni moins qu’un sorcier, et désignait le plus ivrogne de lacompagnie, à rendre jaloux l’âne savant ; aussi, la séanceterminée, il n’y eut qu’un cri tellement unanime, que Policardéclara que, quelque prix que le maître de l’ours demandât de sonélève, il le lui achetait pour en faire cadeau à l’équipage ;cette décision fut accueillie par un vivat général. L’offre futdonc renouvelée d’une manière formelle ; le capitaine Pamphiledemanda dix écus de sa bête. Policar, qui était en générosité, luien offrit quinze ; moyennant quoi, il entra immédiatement enpossession de l’animal. Quant au capitaine Pamphile, il sortit aupremier exercice de la seconde représentation, sans que personnefît attention à lui, sans qu’aucun des matelots eût conçu lemoindre soupçon.

Nos lecteurs sont trop intelligents pourn’avoir pas deviné la cause de la disparition du capitainePamphile ; cependant, comme quelques-uns pourraient n’être pascertains du fait, nous donnerons une explication courte et préciseà l’usage des esprits paresseux ou ennemis des conjectures.

Le capitaine Pamphile n’avait point perdu sontemps ; une fois entré dans la taverne, il avait suivi d’unœil les exercices de son ours, et, de l’autre, il avait compté lesmatelots ; tous étaient au cabaret depuis le premier jusqu’audernier ; il était donc évident que pas un n’était à bord.Double-Bouche seul manquait à la réunion ; le capitainePamphile en augura qu’on l’avait laissé sur la Roxelane, de peurqu’il ne prît au bâtiment l’envie de retourner tout seul àMarseille. En conséquence de ce raisonnement tout mathématique, lecapitaine Pamphile se dirigea vers la rade, en suivantWater-Street, qui se prolonge parallèlement aux quais.

Arrivé sur le port, il jeta un coup d’œilrapide sur tous les bâtiments au mouillage, et, malgré l’obscurité,il reconnut à cinq cents pas de lui la Roxelane, qui se balançaitgracieusement, bercée par la marée montante. Au reste, pas unelumière à bord, rien qui indiquât que le bâtiment fût habité :le capitaine Pamphile avait deviné juste. Sans perdre un instant,il piqua une tête dans la rivière et se mit à nager en silence versle navire.

Le capitaine Pamphile fit deux fois le tour dela Roxelane pour s’assurer que personne ne veillait à bord ;puis, satisfait de son examen, il se glissa sous le beaupré, gagnal’échelle de corde, et commença son ascension, s’arrêtant à chaquedegré pour écouter s’il n’entendait aucun bruit. Tout restamuet ; le capitaine fit une dernière enjambée et se trouva surle pont de son navire ; là, il commença de respirer, il étaitenfin chez lui.

Le premier besoin du capitaine Pamphile étaitde changer de costume : celui qu’il portait était troprapproché de la nature, et pouvait nier son identité. Il descenditdonc à son ancienne cabine et retrouva tout à la même place, commesi rien ne s’était passé. Le seul changement opéré, c’est quePolicar y avait fait apporter ses effets, et, en homme soigneux,avait rangé ceux du capitaine Pamphile dans une malle. Ce respectdu mobilier avait été porté à un tel point, que le capitainePamphile n’eut qu’à tendre la main vers l’endroit où il plaçaitordinairement son briquet phosphorique, pour le retrouver à la mêmeplace, de sorte que, la neuvième allumette essayée, le capitainePamphile avait de la lumière.

Il procéda aussitôt à sa toilette ;c’était beaucoup d’avoir repris possession de son bâtiment, mais cen’était pas assez : il lui fallait encore rentrer dans safigure ; la chose fut plus difficile. Le peintre du grand chefavait fait les choses en conscience ; le capitaine Pamphilefaillit laisser à sa serviette la peau de son visage. Enfin lesornements étrangers disparurent, et, à force de frotter, notredigne marin se trouva réduit à ses ornements personnels ; ilse regarda alors dans une petite glace, et, si peu amoureux qu’ilfût de sa personne, il éprouva un certain plaisir à se revoir telqu’il s’était toujours connu.

Cette première transformation accomplie, lereste devint la chose la plus facile du monde : le capitainePamphile ouvrit sa malle, enfila son pantalon rayé en long, passason gilet rayé en travers, endossa sa redingote de bouracan rayéeen croix, décrocha son chapeau de paille du champignon où il étaitsuspendu, roula sa ceinture rouge autour de son corps, passa sespistolets garnis en argent dans sa ceinture, éteignit la lumière,et remonta sur le pont ; il le retrouva dans la même solitudeet le même silence. Double- Bouche était toujours invisible, commes’il eût possédé l’anneau de Gigès, et qu’il en eût tourné lechaton en dedans.

Heureusement que le capitaine Pamphileconnaissait les habitudes de son subordonné, et qu’il savait où letrouver lorsqu’il n’était pas où il devait être. En effet, ils’avança sans hésitation vers l’escalier de la cuisine, descenditavec précaution les marches criardes, et, à travers la porteentrouverte, aperçut Double-Bouche occupé des préparatifs de sonsouper, et se faisant cuire un morceau de morue fraîche à la maîtred’hôtel.

Il paraît qu’au moment où le capitaine arriva,le poisson était arrivé à un degré de cuisson convenable ; carDouble-Bouche acheva de mettre son couvert, fit passer sa morue dela casserole sur une assiette, posa l’assiette sur la table, secouason bidon, s’aperçut qu’il était entamé, et, craignant de manquerau milieu de son repas, sortit par la porte qui donnait sur lacambuse, afin d’aller chercher un supplément de liquide ; lesouper était tout dressé, le capitaine Pamphile avait faim, ilentra et se mit à table.

Soit que le capitaine, depuis quinze jours,n’eût pas goûté de cuisine européenne, soit qu’effectivementDouble-Bouche possédât un talent distingué dans un art qu’ilexerçait cependant comme amateur, celui qui profitait du souper,quoiqu’il n’eut pas été fait pour lui, le trouva excellent etprocéda en conséquence. Il était au moment le plus brillant de sonexécution, lorsqu’il entendit un cri ; il retourna aussitôt latête et aperçut Double-Bouche sur le seuil de la porte, stupéfait,pâle et immobile : il prenait le capitaine Pamphile pour unfantôme, quoique ledit capitaine se livrât à une occupation quiappartient exclusivement aux habitants de ce monde.

– Eh bien, petit drôle, dit le capitaine sanss’interrompre, voyons, qu’est-ce que tu fais là ? ne vois-tupas bien que j’étrangle de soif ? Allons, vite àboire !

Les genoux de Double-Bouche commencèrent àtrembler et ses dents claquèrent.

– À qui est-ce que je parle ? continua lecapitaine Pamphile tendant son verre. Eh bien, un peu, nousdécidons-nous ?

Double-Bouche s’approcha avec la mêmerépugnance que s’il s’avançait vers un gibet, et essayad’obéir ; mais, dans sa terreur, il versa le vin moitié dansle verre, moitié à côté. Le capitaine ne fit pas semblant des’apercevoir de cette maladresse, et porta son verre à ses lèvres.Puis, après avoir goûté au contenu, il fit claquer sa langue.

– Bagasse ! dit-il, il paraît que tuconnais le bon endroit. Et d’où avez-vous tiré ce vin, dites-moi unpeu, monsieur le sommelier ?

– Mais, répondit Double-Bouche arrivé audernier degré de la terreur, mais au troisième tonneau àgauche.

– Ah ! ah ! du bordeaux-laffitte. Tuaimes le bordeaux-laffitte ?… Je demande si tu aimes lebordeaux-laffitte. Réponds un peu, voyons !

– Certainement, répondit Double-Bouche,certainement, capitaine… Seulement…

– Seulement, il ne supporte pas l’eau,n’est-ce pas ? Eh bien, bois-le pur, mon enfant.

Il prit le bidon des mains de Double-Bouche,versa un second verre de vin et le lui présenta. Double-Bouche leprit, hésita encore un instant ; puis, adoptant enfin unerésolution désespérée :

– À votre santé, capitaine ! dit lemousse.

Et il avala la rasade sans perdre de vue celuiqui la lui avait versée ; l’effet du tonique fut rapide ;Double-Bouche commença à se rassurer.

– Eh bien, dit le capitaine, à qui cetteamélioration dans les facultés physiques et morales deDouble-Bouche n’avait point échappé, maintenant que je sais tongoût pour la morue à la maître d’hôtel et ta préférence pour lebordeaux-laffitte, parlons un peu de nos petites affaires. Ques’est-il passé depuis que j’ai quitté le bâtiment ?

– Eh bien, capitaine, ils ont nommé Policar àvotre place.

– Voyez-vous !

– Puis ils ont décidé de faire voile pourPhiladelphie, au lieu de revenir directement à Marseille, et d’yvendre la moitié de la cargaison.

– Je m’en doutais.

– De sorte qu’ils l’ont vendue, et, depuistrois jours, ils en mangent ce qu’ils ne peuvent pas boire, et ilsen boivent ce qu’ils ne peuvent pas manger.

– Oui, oui, répondit le capitaine, je les aivus à l’œuvre.

– Voilà tout, capitaine.

– Bagasse ! mais il me semble que c’estbien assez. Et quand doivent-ils partir ?

– Demain.

– Demain ? oh ! oh ! il étaitun peu temps que je revinsse ! Écoute, Double Bouche, mon ami,tu aimes la bonne soupe ?

– Oui, capitaine.

– Le bon bœuf ?

– Encore.

– La bonne volaille ?

– Toujours.

– Et le bon bordeaux-laffitte ?

– À mort !

– Eh bien, Double-Bouche mon ami, je te nommemaître coq de la Roxelane, avec cent écus de fixe par an et unvingtième dans les prises.

– Vraiment ? dit Double-Bouche, en véritéDieu ?

– Parole d’honneur.

– C’est dit, j’accepte ; que faut-il queje fasse pour cela ?

– Il faut te taire.

– Facile.

– Ne dire à personne que je ne suis pasmort.

– Bon !

– Et, dans le cas où ils ne partiraient pasdemain, m’apporter où je serai caché un peu de bonne morue et decet excellent laffitte.

– À merveille ! Et où serez-vous caché,capitaine ?

– Dans la sainte-barbe, afin d’être à même devous faire sauter tous, si cela ne va pas à ma guise.

– C’est bien, capitaine, on tâchera que vousne soyez pas trop mécontent.

– Ainsi, c’est chose dite ?

– Oui capitaine.

– Et tu m’apporteras deux fois par jour dubordeaux et de la morue ?

– Oui, capitaine.

– Eh donc, bonsoir.

– Bonsoir, capitaine ! bonne nuit,capitaine ! dormez bien, capitaine !

Ces trois souhaits étaient à peu prèsinutiles ; notre digne marin, tout robuste qu’il était,tombait de sommeil ; aussi, une fois entré dans lasainte-barbe, et la porte fermée en dedans, à peine se donna-t-ille temps de se faire une espèce de lit entre deux tonneaux et derouler un baril sous sa tête pour lui servir de traversin ;après quoi, il tomba dans un sommeil aussi profond que s’il n’avaitpas été obligé de quitter momentanément son navire par lescirconstances que nous avons dites : le capitaine dormit douzeheures tout d’un trait et les poings fermés.

Lorsqu’il se réveilla, il sentit, au mouvementde la Roxelane, qu’elle s’était remise en marche ; pendant sonsommeil, le navire avait effectivement levé l’ancre et descendaitvers la mer, ne se doutant pas du surcroît d’équipage qu’il avait àbord. Au milieu du bruit et de la confusion qui accompagnenttoujours un départ, le capitaine entendit gratter à la porte de sacachette : c’était Double-Bouche qui lui apportait saration.

– Eh bien, mon enfant, dit le capitaine, nousvoilà donc partis ?

– Vous voyez, cela marche.

– Et où allons-nous ?

– À Nantes.

– Et où sommes-nous ?

– À la hauteur de Reedy-Island.

– Bon ! ils sont tous à bord ?

– Oui, tous.

– Et ils n’ont recruté personne ?

– Si fait, un ours.

– Bon ! et quand serons-nous enmer ?

– Oh ! ce soir ; nous avons pournous la brise et le courant, et, à Bombay Hook, nous trouverons lamarée.

– Bon ! et quelle heure est-il ?

– Dix heures.

– Je suis parfaitement satisfait de tonintelligence et de ton exactitude, et j’ajoute cent livres à tesappointements.

– Merci, capitaine.

– Et maintenant file vivement et apporte-moimon dîner à six heures.

Double-Bouche fit signe qu’il serait exact etsortit enchanté des manières du capitaine. Dix minutes après, etcomme le capitaine venait de finir son déjeuner, il entendit lescris de Double-Bouche ; il reconnut aussitôt à leur régularitéqu’ils étaient occasionnés par des coups de garcette. Il en comptavingt-cinq, non pas sans une certaine inquiétude ; car ilavait le pressentiment qu’il n’était pas étranger à la correctionque recevait son pourvoyeur. Cependant, comme les cris cessèrent,que rien n’indiqua un événement quelconque à bord, et que laRoxelane continua de marcher avec la même rapidité, son inquiétudefut bientôt calmée. Une heure après, il sentit au roulis du navirequ’il devait être à la hauteur de Bombay-Hook, le mouvement de lamarée ayant succédé à celui du courant. La journée se passa ainsi.Sur les sept heures du soir, on gratta de nouveau à la porte de lasainte-barbe, le capitaine Pamphile ouvrit, et Double-Bouche entrapour la seconde fois.

– Ah ! ah ! mon enfant, dit lecapitaine, qu’y a-t-il de nouveau à bord ?

– Rien, capitaine.

– Il me semble que je t’ai entendu chanter unair que je connais.

– Ah ! ce matin ?

– Eh ! oui.

– Ils m’ont donné vingt-cinq coups degarcette.

– Et pourquoi cela ? Conte-moi lachose.

– Pourquoi ? Parce qu’ils m’ont vu entrerdans la sainte-barbe, et qu’ils m’ont demandé ce que j’y allaisfaire.

– Ils sont bien curieux ! Et que leuras-tu répondu, à ces indiscrets ?

– Ah ! que j’allais voler de la poudrepour faire des fusées.

– Et ils t’ont donné pour cela vingt-cinqcoups de garcette ?

– Bah ! ça n’est rien ; il fait duvent, c’est déjà séché.

– Cent livres de plus par an pour les coups degarcette.

– Merci, capitaine.

– Et maintenant, fais-toi une petite frictionintérieure et extérieure avec du rhum, et va te coucher. Je n’aipas besoin de te dire où est le rhum ?

– Non, capitaine.

– Bonsoir, mon brave.

– Bonne nuit, capitaine.

– À propos, où sommes-nous ?

– Nous passons entre le cap May et le capHeulopin.

– Bon ! bon ! murmura le capitaine,dans trois heures nous serons en mer.

Et Double-Bouche referma la porte, le laissantdans cette espérance.

Quatre heures s’écoulèrent encore sansapporter de changement dans la situation respective des différentsindividus qui formaient l’équipage de la Roxelane ; seulement,les dernières s’écoulèrent plus lentes et remplies d’anxiété pourle capitaine Pamphile. Il écouta avec une attention croissante lesdifférents bruits qui lui annonçaient ce qui se passait autour etau-dessus de lui ; il entendit les matelots se coucher dansleurs hamacs, il vit à travers les fentes de la porte les lumièress’éteindre ; peu à peu le silence s’établit ; puis lesronflements commencèrent, et le capitaine Pamphile, convaincu qu’ilpouvait se hasarder à sortir de sa cachette, entrouvrit la porte dela sainte-barbe et passa la tête dans l’entrepont : il étaittranquille comme un dortoir de religieuses.

Le capitaine Pamphile monta les six marchesqui conduisaient à la cabine, et s’avança sur la pointe du piedjusqu’à la porte ; il la trouva entrouverte, s’arrêta uninstant pour respirer, puis jeta un coup d’œil dans l’intérieur. Iln’était éclairé que par quelques rayons obliques de la lune, quiglissaient par la fenêtre de l’arrière : ils tombaient sur unhomme accroupi à cette fenêtre et regardant si attentivement unobjet qui paraissait absorber toute son attention, qu’il n’entenditpas le capitaine Pamphile qui ouvrait la porte et la refermait auverrou derrière lui. Cette préoccupation de celui à qui il avaitaffaire et qu’il avait parfaitement reconnu pour Policar, quoiqu’illui tournât le dos, parut amener un changement dans les intentionsdu capitaine ; il repoussa dans sa ceinture son pistolet,qu’il en avait déjà à moitié tiré, s’approcha lentement etsilencieusement de Policar, s’arrêtant à chaque pas, et retenantson souffle, afin de ne pas le distraire ; puis enfin,lorsqu’il se trouva à portée, instruit de la manœuvre dont lui-mêmeavait été victime en pareille circonstance, il saisit Policar d’unemain par le collet de l’habit, de l’autre par le fond de laculotte, opéra le même mouvement de bascule qu’il avait sentiexécuter sur lui-même, et l’envoya, avant qu’il eût eu temps defaire la moindre résistance ou de pousser le plus petit cri,examiner de plus près l’objet qu’il regardait avec une si grandeattention.

Alors, voyant que l’événement qui venait des’accomplir n’avait troublé en rien le sommeil de l’équipage, etque la Roxelane continuait de filer ses dix nœuds à l’heure, lecapitaine se coucha tranquillement dans son hamac, dont il sentitd’autant mieux le prix, qu’il en avait été momentanément dépossédé,et s’y endormit bientôt du sommeil du juste.

Or, ce que Policar regardait avec une sigrande attention, c’était un requin affamé qui suivait le sillagedu vaisseau, dans l’espérance qu’il en tomberait quelque chose.

Le lendemain, au point du jour, le capitainePamphile se leva, alluma son brûle-gueule et monta sur le pont. Lematelot qui était de quart, et qui se promenait de long en largepour combattre le froid du matin, vit sortir successivement satête, ses épaules, sa poitrine et ses jambes de l’escalier, ets’arrêta, croyant qu’il rêvait ; c’était justement Georges,dont le capitaine Pamphile avait fait, il y avait une quinzaine dejours, épousseter les habits avec le manche d’une pique.

Le capitaine passa près de lui sans avoirl’air de remarquer son étonnement, et alla s’asseoir, selon sonhabitude, sur le capot du gaillard d’arrière. Il y était depuis unedemi-heure à peu près, lorsqu’un autre matelot monta pour relevercelui qui était de garde ; mais à peine fut-il sorti del’écoutille, qu’il s’arrêta à son tour en apercevant lecapitaine : on eût dit que le brave marin possédait, commePersée, la tête de Méduse.

– Eh bien, dit le capitaine Pamphile après unmoment de silence, qu’est-ce que tu fais donc, Baptiste ? Tune relèves pas ce brave Georges, qui est tout gelé de froid, depuistrois grandes heures qu’il est de quart. Qu’est-ce que c’est quecela ? Allons, dépêchons-nous un peu !

Le matelot obéit machinalement, alla prendrela place de son camarade.

– À la bonne heure ! continua lecapitaine Pamphile ; chacun son tour, c’est de toute justice.Maintenant, viens ici, Georges, mon ami ; prends ma pipe, quiest éteinte, va me la rallumer, et que tout le monde me larapporte !

Georges prit la pipe en tremblant, descendit,en chancelant comme un homme ivre, l’escalier de l’entrepont, etreparut un instant après, le brûle- gueule allumé à la main. Ilétait suivi par tout le reste de l’équipage, silencieux etstupéfait : les matelots se rangèrent sur le tillac sansprononcer une seule parole.

Alors le capitaine Pamphile se leva et sepromena d’une extrémité à l’autre du bâtiment, tantôt en long,tantôt en large, comme si rien ne s’était passé ; à chaquealler et retour, les matelots s’écartaient devant lui comme si sonseul contact eût été mortel, et cependant il n’avait aucunearme ; il était seul, tandis que ces hommes étaient soixanteet dix et avaient à leur disposition tout l’arsenal de laRoxelane.

Au bout d’un quart d’heure de cetteinspection, le capitaine s’arrêta à la rampe du commandant, jeta unregard autour de lui, descendit l’escalier, rentra dans sa cabineet demanda son déjeuner.

Double-Bouche lui apporta une tranche de morueà la maître d’hôtel et une bouteille de bordeaux-laffitte. Il étaitentré en fonctions de maître coq.

Ce fut le seul changement qui fut fait à bordde la Roxelane pendant la traversée de Philadelphie au Havre, oùelle aborda après trente-sept jours d’une heureuse navigation,ramenant un homme de moins et un ours de plus.

Or, comme, par hasard, cet ours était unefemelle, et que, par miracle, cette femelle se trouva pleine aumoment où le capitaine Pamphile la rencontra sur les bords de laDelawarre, elle mit bas en arrivant à Paris, où son maître l’avaitconduite pour en faire hommage à M. Cuvier.

Aussitôt, le capitaine Pamphile songea à tirerparti de cet événement, et, malgré le peu de défaite de samarchandise, il finit par vendre un de ses oursons au propriétairede l’hôtel de Montmorency, sur le balcon duquel nos lecteurs ont pule voir se promener jusqu’au moment où un Anglais l’acheta etl’emmena à Londres ; et l’autre à Alexandre Decamps, qui lebaptisa du nom de Tom, et le confia à Fau, lequel, comme nousl’avons dit, lui donna une éducation qui eût fini par en faire unours supérieur, même à la grande ourse de la mer Glaciale, sansl’événement malheureux que nous avons raconté, et auquel ilsuccomba à la fleur de l’âge.

Et voilà comment Tom était passé des bords dufleuve Saint-Laurent sur les rives de la Seine.

Chapitre 14Comment Jacques Ier, n’ayant pu digérer l’épingle du papillon, futatteint d’une perforation de la péritonite.

« Les malheurs vont par troupe »,dit un proverbe russe qui mérite de devenir français tant il estjuste : quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis lamort de Tom, que Jacques Ier donna des signesd’indisposition auxquels il n’y avait point à se tromper, et quialarmèrent toute la colonie, à l’exception de Gazelle, qui, retiréedans sa carapace les trois quarts de la journée, paraissait fortinsouciante à tout ce qui ne la touchait pas personnellement, etqui, d’ailleurs, nous le savons, n’était pas des plus intimes amiesde Jacques.

Les premiers symptômes de la maladie furentune somnolence continue, accompagnée de lourdeurs de tête ; endeux jours, l’appétit disparut entièrement et fit place à une soifqui devint de plus en plus ardente ; vers le troisième jour,les coliques légères qu’il avait éprouvées jusque-là prirent uneintensité si grande et amenèrent une douleur tellement permanente,qu’Alexandre Decamps monta en cabriolet et alla chercher le docteurThierry. Celui-ci reconnut à l’instant même la gravité de lamaladie, sans cependant pouvoir la caractériser positivement,flottant qu’il était entre une invagination d’entrailles, uneparalysie d’intestins, ou une inflammation de la péritonite. Entout cas, il pratiqua une saignée de deux palettes de sang, promitde revenir le même soir en pratiquer une seconde, et ordonna, dansl’intervalle qui devait s’écouler entre elles, l’application detrente sangsues sur la région abdominale ; de plus, Jacquesdevait être mis aux boissons délayantes et à tout ce que letraitement antiphlogistique peut offrir de plus énergique. Jacquesse prêta à tout avec une complaisance indiquant qu’il comprenaitlui-même la gravité de la maladie.

Le soir, lorsque le docteur revint, il trouvaque la maladie, loin de céder au traitement, avait fait de nouveauxprogrès ; il y avait augmentation de soif, inappétencecomplète, ballonnement du ventre et rougeur de la langue ; lepouls était petit, serré, concentré et fréquent, et les yeuxenfoncés dans leur orbite dénotaient la souffrance que le pauvreJacques éprouvait.

Thierry pratiqua une seconde saignée de deuxautres palettes, à laquelle Jacques se prêta avecrésignation ; car le matin, après pareille opération, ils’était senti momentanément soulagé. Le docteur ordonna decontinuer les boissons délayantes pendant toute la nuit ; onenvoya chercher une garde pour les lui administrer d’heure enheure ; bientôt vint une petite vieille qui avait l’air de lafemelle de Jacques, et qui demanda, en voyant le malade, uneaugmentation au salaire qu’on lui donnait ordinairement, sous levain prétexte qu’elle était habituée à soigner les hommes et nonpas les singes, et que, comme elle dérogeait, il fallaitl’indemniser de sa complaisance : cela s’arrangea comme avectout ce qui déroge, en payant le double.

La nuit fut mauvaise : Jacques empêcha lavieille de dormir, et la vieille battit Jacques ; le bruit dela lutte parvint jusqu’à Alexandre, qui se leva et entra dans lachambre du malade. Jacques, exaspéré de la conduite déloyale de lavieille à son égard, avait rappelé toutes ses forces, et, au momentoù elle se baissait vers lui pour le frapper, il lui avait arrachéson bonnet et le mettait en morceaux.

Alexandre arrivait à temps pour mettre leholà ; la vieille exposa ses raisons, Jacques mima lessiennes ; Alexandre comprit que les torts étaient du côté dela vieille ; elle voulut se défendre, mais la bouteillepresque pleine, quoique la nuit fût aux deux tiers écoulée, emportasa condamnation.

La vieille fut payée et renvoyée malgrél’heure indue, et Alexandre, à la grande joie de Jacques, continuaauprès du lit la veille commencée par la sorcière infâme qu’ilvenait de renvoyer. Alors à l’énergie qu’avait un instant déployéele malade, succéda une prostration complète. Jacques retomba commeexpirant. Alexandre crut que le moment fatal était arrivé ;mais, en se penchant vers Jacques, il vit que c’était del’accablement et non de l’agonie.

Vers les neuf heures du matin, Jacquestressaillit et se souleva sur sa couche, donnant quelques signes dejoie ; aussitôt on entendit des pas, et la sonnette futagitée ; à l’instant, Jacques tenta de se lever, mais ilretomba sans force ; aussitôt la porte s’ouvrit et Fau parut.Il avait été prévenu à l’instant même par le docteur Thierry de lamaladie de Jacques, et il venait faire une visite à son élève.

Ce fut un moment d’émotion pour Jacques,pendant lequel il parut oublier ses douleurs ; mais bientôt laforce morale céda aux accidents physiques ; des nauséesaffreuses se déclarèrent, qui furent, au bout d’une demi-heure,suivies de vomissements.

Le docteur arriva sur ces entrefaites :il trouva le malade couché sur le dos, ayant la langue blanchâtre,sèche et couverte d’un enduit muqueux. La respiration étaitfréquente et saccadée ; la scène entre Jacques et la vieilleavait fait faire des progrès effrayants à la maladie. Thierryécrivit aussitôt à un de ses confrères, le docteur Blasy, et fitporter la lettre par un rapin de Decamps. Une consultation étaitdevenue nécessaire : Thierry ne répondait pas du malade.

Vers midi, le docteur Blasy arriva ;Thierry l’introduisit près de Jacques, lui détailla les accidents,et lui exposa ses ordonnances. Le docteur Blasy reconnut la sagesseet l’aptitude du traitement ; puis, ayant examiné à son tourle malheureux Jacques, son avis, comme celui de Thierry, fut qu’ilétait atteint d’une paralysie d’intestins occasionnée par laquantité de blanc de plomb et de bleu de Prusse que Jacques avaitdévorée.

Le malade était si faible, que l’on n’osapoint pratiquer une nouvelle saignée, et que les hommes de lascience s’en remirent aux ressources de la nature. La journée sepassa ainsi, accidentée à tout moment par des crises ; lesoir, Thierry revint et n’eut besoin que de jeter un seul coupd’œil sur Jacques pour s’apercevoir que la maladie avait faitencore de nouveaux progrès. Il secoua tristement la tête, neprescrivit rien de nouveau, et dit que, si le malade manifestaitquelque caprice, on pouvait lui donner tout ce qu’ildemanderait : même chose arrive pour les condamnés, la veilledu jour où on les mène à la guillotine. Cette déclaration deThierry jeta tout le monde dans la consternation.

Le soir, Fau arriva, déclarant que personneautre que lui ne veillerait Jacques. En conséquence de la décisiondu docteur, il avait bourré ses poches de dragées, de pralines etd’amandes fraîches ; ne pouvant sauver Jacques, il voulait aumoins adoucir ses derniers moments.

Jacques le reçut avec une suprême expressionde joie : lorsqu’il le vit s’établir à la place où s’étaitassise la vieille, il comprit le dévouement de son maître, et l’enremercia par un petit grognement amical. Fau commença à lui donnerun verre de la potion commandée par Thierry ; Jacques,visiblement pour ne pas contrarier Fau, fit des efforts inouïs pourl’avaler ; mais presque aussitôt il la rendit avec des effortssi violents, que Fau crut qu’il allait lui passer entre lesbras ; cependant, au bout de quelques minutes, lescontractions de l’estomac cessèrent, et Jacques, quoiquetremblotant encore de tous ses membres, tant la crise avait étéforte, retrouva un instant non pas de repos, maisd’accablement.

Vers les deux heures du matin, les premiersaccidents cérébraux se manifestèrent ; ne sachant que donner àJacques pour le calmer, on lui présenta des pralines et desamandes : le malade reconnut aussitôt ces objets, qui tenaientun rang des plus distingués parmi ses souvenirs gastronomiques.Huit jours auparavant, il se serait fait fouetter et pendre pourdes pralines et des amandes. Mais la maladie est une durecorrection. Elle avait laissé à Jacques le désir et lui avaitenlevé la possibilité : Jacques choisit tristement lespralines qui contenaient des amandes et qui avaient le sucre enplus, et, ne pouvant avaler, il les fourra dans les poches que lanature lui avait octroyées de chaque côté de la mâchoire : desorte qu’au bout d’un instant ses joues s’abaissèrent sur sapoitrine, comme faisaient les favoris de Charlet avant qu’il ne leseût coupés.

Cependant, quoique Jacques ne pût, à son grandregret, avaler les pralines, il éprouva un certain plaisir dansl’opération intermédiaire qu’il venait d’accomplir : humectépar la salive, le sucre qui enveloppait les amandes fondaitdoucement, ce qui n’était pas sans douceur pour le moribond ;et, à mesure que le sucre fondait, le volume des provisionsdiminuait et laissa bientôt place dans les poches pour introduirede nouvelles pralines. Jacques étendit la main ; Fau compritJacques, lui présenta une pleine poignée de dragées parmilesquelles le malade choisit celles qu’il trouvait le plus à saconvenance, et les poches reprirent une rotondité tout à faitrespectable ; quant à Fau, il retrouva quelque espoir à cedésir, car, ayant vu les poches diminuer, il avait attribué à lamastication le phénomène de la fusion, et en avait auguré un mieuxsensible dans l’état du malade, qui mangeait maintenant et qui toutà l’heure ne pouvait même pas boire.

Malheureusement, Fau se trompait : versles sept heures du matin, les accidents cérébraux devinrenteffrayants ; c’est ce qu’avait prévu Thierry ; car,lorsqu’il entra, il ne s’informa point comment allait Jacques, maisdemanda si Jacques était mort. Sur la réponse négative, il parutfort étonné, et entra dans la chambre où étaient déjà réunis Fau,Jadin, Alexandre et Eugène Decamps : le malade était àl’agonie. Alors, ne pouvant plus rien pour le sauver, et voyant quedans les deux heures il aurait cessé d’exister, il envoya ledomestique chez Tony Johannot avec injonction de ramener JacquesII, afin que Jacques Ier mourant entre les bras d’unindividu de son espèce, pût au moins lui communiquer ses suprêmesvolontés et ses derniers désirs.

Le spectacle était déchirant ; tout lemonde aimait Jacques, qui, à part les défauts inhérents à sonespèce, était ce qu’on appelle entre garçons un bon vivant :il n’y avait que Gazelle qui, comme pour insulter au moribond,était passée de l’atelier dans la chambre, traînant une carottequ’elle se mit à manger sous une table avec une impassibilité quiindiquait un excellent estomac, mais un fort mauvais cœur ;Jacques la regarda plusieurs fois de côté avec une expression quipeut-être eut fait peu d’honneur à un chrétien, mais qui était toutà fait excusable chez un singe. Sur ces entrefaites, le domestiquerentra : il apportait Jacques II.

Jacques II n’était aucunement prévenu duspectacle qui l’attendait, de sorte que son premier mouvement futtout à la crainte. Cette couche mortuaire sur laquelle était étenduun de ses semblables, ces animaux d’une autre espèce que la siennequi entouraient le moribond, et dans lesquels il reconnut deshommes, c’est-à-dire une race habituée à persécuter la sienne, toutcela l’impressionna de telle façon, qu’il se mit à trembler de tousses membres.

Mais aussitôt Fau alla vers lui, une praline àla main ; Jacques II prit le bonbon, le tourna et le retournapour voir s’il n’y avait pas de surprise, le goûta du bout desdents, puis, convaincu par le témoignage de ses sens qu’on ne luivoulait aucun mal, revint peu à peu de son effroi.

Alors le domestique le déposa près de lacouche de son compatriote, qui, faisant un dernier effort, seretourna de son côté, la mort empreinte sur le visage. Jacques IIcomprit alors ou du moins parut comprendre la mission qu’il étaitappelé à remplir ; il s’approcha du moribond, que les pochesde ses bajoues pleines d’amandes rendaient méconnaissable ;puis enfin, lui prenant la patte et le plaignant doucement, ilparut l’inviter à lui confier ses dernières pensées. Le malade fitun effort visible pour rappeler toute son énergie, parvint à semettre sur son séant ; puis, marmottant dans sa languematernelle quelques paroles à l’oreille de son ami, il lui montraGazelle toujours impassible, avec un geste pareil à celui quefaisait, dans le beau drame d’Alfred de Vigny, la maréchale d’Ancremontrant à son fils, au moment de mourir, Albert de Luynes, lemeurtrier de son père. Jacques II fit un signe de tête, indiquantqu’il avait compris, et Jacques Ier retomba sansmouvement.

Dix minutes après, il porta les deux mains àsa tête, regarda encore une fois ceux qui l’entouraient, comme pourleur adresser un dernier adieu, se souleva par un effort suprême,jeta un cri et retomba entre les bras de Jacques II.

Jacques Ier était mort.

Il y eut parmi les assistants un instant destupeur profonde que parut d’abord partager Jacques II. Les yeuxfixes, il regardait son ami qui venait de trépasser, immobile commele cadavre lui-même ; puis, lorsque, après cinq minutesd’examen, il se fut bien assuré qu’il ne restait plus l’ombred’existence dans le corps qu’il avait sous les yeux, il porta lesdeux mains à la bouche du mort, la lui ouvrit en tirant lesmâchoires en sens inverse, introduisit sa main dans les bajoues, entira les amandes des pralines et les fourra immédiatement dans lessiennes ; ce que l’on avait pris pour le dévouement d’un amin’était rien autre chose que la cupidité d’un héritier !…

Fau arracha le cadavre de JacquesIer des bras de son indigne exécuteur testamentaire, etle remit à Thierry et à Jadin, qui le réclamaient, le premier aunom de la science, le second au nom de l’art : Thierry voulaitouvrir le corps pour voir de quelle maladie il était mort ;Jadin voulait mouler la tête afin de conserver son masque etd’enrichir la collection des masques célèbres : la prioritéfut accordée à Jadin, afin qu’il accomplit son opération avant quela mort eût altéré les traits du visage, puis il fut convenu qu’ilremettrait le cadavre à Thierry, qui procéderait à l’autopsie.

Comme l’opération du moulage donnait une bonneheure à Thierry, il en profita pour aller chercher Blasy, aveclequel il devait se rendre chez Fontaine, où le corps allait êtretransporté, et serait remis à la disposition des deux docteurs.

Ces dispositions prises, Jadin, Fau, Alexandreet Eugène Decamps montèrent aussitôt en fiacre pour se rendre chezFontaine, emportant Jacques Ier avec eux et laissantJacques II et Gazelle maîtres absolus de la maison.

L’opération, faite avec le plus grand soin,réussit à merveille, et l’empreinte fut prise avec une justesse quidonna au moins la consolation aux amis de Jacques de garder saressemblance.

Ils venaient de remplir cette triste etdernière fonction lorsque les deux docteurs entrèrent : l’artavait fait son œuvre, la science demandait à commencer la sienne.Jadin seul eut le courage de rester à cette secondeopération ; Fau, Alexandre et Eugène Decamps se retirèrent, nepouvant prendre sur eux d’assister à ce triste spectacle.

Autopsie faite, on trouva le péritoinefortement enflammé, présentant çà et là de légères taches blanches,puis épanchement d’un liquide séroso-sanguinolent ; tout celaétait l’effet et non la cause. Les deux docteurs poursuivirent doncleur investigation ; enfin, vers le milieu à peu près del’intestin grêle, ils découvrirent une légère ulcération livrantpassage à la pointe d’une épingle, dont la tête était restée cachéedans l’intestin ; ils se rappelèrent alors la fatalecirconstance du papillon, et tout leur fut expliqué. La mort étaitdonc inévitable, et les deux docteurs eurent la consolation de voirque, bien qu’ils eussent commis une légère erreur sur la cause dela maladie, celle de Jacques était mortelle, et que toutes lesressources de l’art ne pouvaient le sauver de l’accident causé parla gourmandise.

Quant à Fau, à Alexandre et à Eugène Decamps,ils remontaient fort tristes l’escalier du n° 109, lorsque, arrivésau second étage, ils commencèrent à sentir une odeur de frituresingulière ; à mesure qu’ils montaient, l’odeur devenait plusforte, et, parvenus au palier de leur appartement, ils s’aperçurentque cette exhalaison venait de chez eux : ils ouvrirent laporte avec empressement, car, n’ayant pas laissé la cuisinière aulogis, ils ne pouvaient se rendre compte de ces préparatifsculinaires ; l’odeur venait de l’atelier.

Ils y entrèrent vivement ; on entendaitfrire quelque chose dans le poêle et une grande fumée en sortait.Alexandre en ouvrit vivement la porte et trouva sur la tôle rougieGazelle retournée sur le dos, et cuisant à l’étouffée dans sacarapace.

La vengeance de Jacques Ier avaitété accomplie par Jacques II.

On lui pardonna en faveur de l’intention, eton le renvoya chez son maître.

Chapitre 15Comment Tony Johannot, n’ayant pas assez de bois pour passer sonhiver, se procura une chatte, et comment, cette chatte étant morte,Jacques II eut la queue gelée.

Quelque temps après les événements que nousvenons de raconter, l’hiver était survenu, et chacun avait fait,selon sa fortune ou ses prévisions, des arrangements pour le passerle plus confortablement possible ; cependant, comme MatthieuLaensberg annonçait pour l’année un hiver peu rigoureux, beaucoupde personnes avaient assez médiocrement garni leur bûcher, et dunombre de ces personnes était Tony Johannot, soit qu’il eûtconfiance dans les prédictions de Matthieu Laensberg, soit partoute autre raison que nous avons été assez discret pour ne pasapprofondir. Il résultait de cette négligence que, vers le 15janvier, le spirituel illustrateur du Roi de Bohême et ses septchâteaux, allant chercher lui-même une bûche pour mettre dans sonpoêle, s’aperçut que, s’il continuait à faire du feu à la fois dansson atelier et dans sa chambre à coucher, il n’aurait plus decombustible que pour une quinzaine de jours à peine.

Or, depuis une semaine, on patinait sur lecanal, la rivière charriait comme au temps de Julien l’Apostat, etM. Arago, mal d’accord avec le chanoine de Saint-Barthélemy,annonçait, du haut de l’observatoire, que le froid, qui étaitarrivé à 15 degrés, continuerait de monter ainsi jusqu’à 23 ;c’était, à six degrés près, le froid qu’il fit pendant la retraitede Moscou. Et, comme le passé servait d’exemple à l’avenir, tout lemonde commençait à croire que c’était M. Arago qui avaitraison, et qu’une fois par hasard Matthieu Laensberg avait bien puse tromper.

Tony sortit du bûcher, très préoccupé de lacertitude douloureuse qu’il venait d’acquérir : c’était àchoisir, de geler le jour ou de geler la nuit. Cependant, aprèsavoir profondément réfléchi, tout en bléreautant un tableau del’Amiral de Coligny pendu à Montfaucon, il crut avoir trouvé unmoyen d’arranger la chose : c’était de transporter son lit desa chambre dans son atelier. Quant à Jacques II, une peau d’ourspliée en quatre ferait l’affaire. En effet, le même soir, le doubledéménagement fut accomplit ; et Tony s’endormit caressé parune douce chaleur et se félicitant d’avoir reçu du ciel uneimagination aussi fertile en ressources.

Le lendemain, en se réveillant, il chercha uninstant où il était, puis, reconnaissant son atelier, ses yeux,dirigés par la préoccupation paternelle qu’éprouve l’artiste pourson œuvre, se tournèrent vers son chevalet ; Jacques II étaitassis sur le dossier d’une chaise, juste à la hauteur et à laportée du tableau. Tony crut, au premier coup d’œil, quel’intelligent animal, à force de voir la peinture, était décidémentdevenu connaisseur, et que, comme il paraissait regarder la toilede très près, il admirait le fini de l’exécution. Mais bientôt Tonys’aperçut qu’il était tombé dans une erreur profonde : JacquesII adorait le blanc de plomb, et, comme le tableau de Coligny étaità peu près terminé, et que Tony avait fait toutes ses lumières aveccet ingrédient, Jacques passait sa langue partout où il en pouvaittrouver.

Tony sauta à bas de son lit, et Jacques à basde sa chaise ; mais il était trop tard, tous les nus exécutésau moyen de cette couleur avaient été léchés jusqu’à la toile, desorte que le cadavre de l’amiral était déjà avalé ; il y avaitencore la potence et la corde, mais il n’y avait plus de pendu.C’était une exécution à refaire.

Tony commença par se mettre dans une atrocecolère contre Jacques ; puis, réfléchissant qu’à tout prendre,c’était sa faute, puisqu’il n’aurait eu qu’à l’attacher, il allachercher une chaîne et un crampon, scella le crampon dans le mur, yfixa un bout de la chaîne, et, ayant ainsi tout préparé pour lanuit suivante il se remit d’ardeur à son Coligny, qui se retrouva àpeu près rependu vers les cinq heures du soir. Alors, pensant quec’était bien assez de besogne comme cela pour une journée, il allafaire un tour sur le boulevard, revint dîner à la taverne anglaise,puis s’en alla au spectacle, où il resta jusqu’à onze heures etdemie.

En entrant dans son atelier, qu’il trouvatiède encore de la chaleur de la journée, Tony vit avecsatisfaction que rien n’avait été dérangé en son absence et queJacques dormait sur son coussin : il se coucha donc à son tourdans une quiétude parfaite et s’endormit bientôt du sommeil dujuste.

Vers minuit, il fut réveillé par un bruit devieilles ferrailles : on eût dit que tous les revenants d’AnneRadcliffe traînaient leurs chaînes dans l’atelier ; Tonycroyait peu aux fantômes, et, pensant qu’on venait lui voler lereste de son bois, il étendit sa main vers une vieille hallebardedamasquinée, et ornée d’une houppe qui faisait partie d’un trophéependu au mur.

Son erreur fut courte.

Au bout d’un instant, il reconnut la cause detout ce vacarme et enjoignit à Jacques de se recoucher. Jacquesobéit, et Tony reprit, avec l’ardeur d’un homme qui a bientravaillé toute la journée, son sommeil momentanément interrompu.Au bout d’une demi-heure, il fut réveillé par des plaintesétouffées.

Comme Tony demeurait dans une rue écartée, ilcrut qu’on assassinait quelqu’un sous ses fenêtres, sauta à bas deson lit, prit une paire de pistolets et courut ouvrir la croisée.La nuit était calme, la rue tranquille ; pas un bruit netroublait la solitude du quartier, si ce n’est le murmure sourd quiveille incessamment, planant au-dessus de Paris, et qui semble larespiration d’un géant endormi. Alors il referma sa fenêtre ets’aperçut que les plaintes venaient de la chambre même.

Comme il n’y avait que lui et Jacques dans lachambre et que lui n’avait d’autre raison de se plaindre que d’êtreréveillé, il alla à Jacques ; Jacques ne sachant que faire,s’était amusé à tourner au pied de la table sous laquelle il étaitcouché ; mais, au bout de cinq ou six tours, sa chaîne s’étaitrétrécie ; Jacques n’en avait tenu compte et avait continuéson manège, de sorte qu’il avait fini par se trouver arrêté par lecollet, et, comme il poussait toujours en avant sans penser àretourner en arrière, il s’étranglait davantage à chaque effortqu’il faisait pour se dégager. De là les plaintes que Tony avaitentendues.

Tony, pour punir Jacques de sa stupidité,l’eût volontiers laissé dans la situation où il s’étaitplacé ; mais, en condamnant Jacques à la strangulation, il sevouait à l’insomnie : il détourna donc la corde autant de foisque Jacques l’avait tournée, et Jacques, satisfait de se trouverles voies respiratoires dégagées, se recoucha humblement et sansbruit. Tony, de son côté, en fit autant, espérant que rien netroublerait son sommeil jusqu’au lendemain matin ; Tony setrompait, Jacques avait été dérangé dans ses habitudes de sommeilet avait empiété sur sa nuit, de sorte que, maintenant qu’il avaitdormi ses huit heures, c’était le chiffre de Jacques, il ne pouvaitplus fermer l’œil ; il en résulta qu’au bout de vingt minutes,Tony sauta une troisième fois à bas de son lit ; seulement,cette fois, ce ne fut ni une hallebarde, ni un pistolet qu’il prit,mais une cravache.

Jacques le vit venir, reconnut ses intentionset se blottit sous son coussin ; mais il était trop tard. Tonyfut impitoyable et Jacques reçut une correction consciencieusementmesurée au délit. Cela le calma pour le reste de la nuit, maisalors ce fut à Tony qu’il fut impossible de se rendormir ; ceque voyant, il se leva bravement, alluma sa lampe, et, ne pouvantpeindre à la lumière, il commença un de ces bois délicieux quil’ont fait le roi des illustrations.

On comprend que, malgré le bénéfice pécuniaireque Tony trouvait à son insomnie, cela ne pouvait durer dans lesmêmes conditions ; aussi, le jour venu, pensa-t-ilsérieusement à trouver un moyen qui conciliât les exigences de sonsommeil et les intérêts de sa bourse : il était au plusabstrait de ses méditations, lorsqu’il vit entrer dans son atelierune jolie chatte de gouttière, nommée Michette, que Jacques aimaitparce qu’elle faisait tout ce qu’il voulait, et qui, de son côté,aimait Jacques parce que Jacques lui cherchait ses puces.

Tony ne se fut pas plus tôt rappelé cettedouce intimité, qu’il pensa à en tirer parti. La chatte, avec safourrure hivernale pouvait parfaitement remplacer le poêle. Enconséquence, il mit la main sur la chatte, qui, ignorant lesdispositions que l’on venait de prendre à son égard, ne fit aucunetentative pour fuir, l’introduisit dans la niche grillée deJacques, y poussa Jacques derrière elle, et rentra dans l’atelierafin de regarder par le trou de la serrure comment les chosesallaient se passer.

D’abord les deux captifs cherchèrent tous lesmoyens de sortir de leur prison, employant ceux qui leur étaientsuggérés par leurs différents caractères : Jacques sautaalternativement contre les trois parois de sa niche, et revintsecouer les barreaux, puis recommença vingt fois le même manègesans s’apercevoir qu’il était parfaitement inutile ; quant àMichette, elle resta où on l’avait mise, regarda autour d’elle sansremuer autre chose que la tête, puis, revenant aux barreaux, elleles caressa doucement avec un côté, ensuite avec l’autre, enfaisant le gros dos et en pliant sa queue en arc ; puis, à latroisième fois, elle essaya, tout en ronronnant, de passer la têteentre chaque barreau ; enfin, lorsque la chose lui futdémontrée impossible, elle fit entendre deux ou trois petitsmiaulements plaintifs ; mais, voyant qu’ils demeuraient sansrésultat, elle alla faire son nid dans un coin de la niche, seroula dans le foin, et présenta bientôt l’apparence d’un manchond’hermine vu par l’une de ses extrémités.

Quant à Jacques, il demeura un quart d’heure,à peu près, sautant, cambriolant et grognant ; puis, voyantque toutes ses gambades étaient inutiles, il alla se blottir dansle coin opposé à celui de la chatte : animé par l’exercicequ’il venait de prendre, il demeura un instant accroupi etconservant un geste d’indignation, puis bientôt, le froid legagnant, il se mit à grelotter de tous ses membres.

Ce fut alors qu’il avisa son amie chaudementroulée dans sa fourrure, et que son instinct égoïste lui donna lesecret du parti qu’il pouvait tirer de sa cohabitation forcée avecsa nouvelle compagne ; en conséquence, il s’approcha doucementde Michette, se coucha près d’elle, lui passa un de ses bras sousle corps, introduisit l’autre dans l’ouverture supérieure dumanchon naturel qu’elle formait, roula sa queue en spirale autourde la queue de sa voisine, qui ramena complaisamment le tout entreses jambes, et parut aussitôt parfaitement rassuré sur sonavenir.

Cette persuasion gagna Tony, qui, satisfait dece qu’il avait vu, retira son œil de la serrure, sonna sa ménagèreet lui ordonna, outre les carottes, les noix et les pommes de terrede Jacques une pâtée pour Michette.

La ménagère suivit à la lettre cetteinjonction ; et tout se serait honorablement passé pourl’ordinaire de Michette et de Jacques, si ce dernier, par sagourmandise, ne fût venu tout bouleverser. Dès le premier jour, ilavait remarqué, dans les deux repas qu’on lui servaitrégulièrement, l’un à neuf heures du matin, l’autre à cinq heuresdu soir, et qui, grâce à la complaisance de ses voies digestives,durait toute la journée, l’introduction d’un nouveau mets. Quant àMichette, elle avait parfaitement reconnu le matin sa pâtée aulait, et le soir sa pâtée à la viande, de sorte qu’elle s’étaitmise à manger l’une et l’autre, quoique parfaitement satisfaite duservice, avec cette délicatesse dédaigneuse que tous lesobservateurs ont remarquée chez les chattes de bonne maison.

D’abord, préoccupé de l’aspect descomestibles, Jacques l’avait regardée faire ; puis, commeMichette, en chatte bien élevée, avait laissé de la pâtée au laitdans son assiette, Jacques était venu derrière elle, l’avaitgoûtée, et, la trouvant excellente avait achevé le plat. À dîner,il avait fait la même expérience et, trouvant la pâtée à la viandeégalement à son goût, il avait, toujours chaudement accolé àMichette, passé la nuit à se demander pourquoi on lui donnait, àlui, commensal de la maison, des carottes, des noix, des pommes deterre et autres légumes crus, qui lui agaçaient les dents, tandisqu’on offrait à une étrangère tout ce qu’il y avait de plus veloutéet de plus délicat en pâtée.

Le résultat de cette veille fut que Jacquestrouva la conduite de Tony souverainement injuste et résolut derétablir les choses dans leur ordre naturel en mangeant la pâtée,et en laissant à Michette les carottes, les noix et les pommes deterre.

En conséquence, le lendemain matin, au momentoù la femme de charge venait de servir le double déjeuner deJacques et de Michette, et où Michette s’approchait en ronronnantde sa soucoupe, Jacques la prit sous son bras, la tête tournée ducôté opposé à la soucoupe, et la maintint dans cette position toutle temps qu’il y resta quelque chose à manger ; puis, la pâtéeachevée, et Jacques satisfait de son repas, il lâcha Michette, lalaissant libre de déjeuner à son tour avec les légumes ;Michette alla flairer successivement carottes, noix et pommes deterre ; puis, mécontente de l’examen, elle revint, en miaulantavec tristesse, se coucher près de Jacques, qui, l’estomacconfortablement garni, s’occupa immédiatement d’étendre la doucechaleur qu’il ressentait vers la région abdominale, à ses pattes età sa queue, extrémités beaucoup plus sensibles au froid que tout lereste du corps.

Au dîner, la même manœuvre se renouvela ;seulement, cette fois, Jacques se félicita davantage encore de sonchangement de régime, et la pâtée à la viande lui parut aussisupérieure à la pâtée au lait que la pâtée au lait l’étaitelle-même aux carottes, aux noix et aux pommes de terre. Grâce àcette nourriture plus confortable et à la fourrure de Michette,Jacques passa une nuit excellente, sans le moins du monde faireattention aux plaintes de la pauvre Michette, qui, l’estomac videet affamé, miaula piteusement depuis le soir jusqu’au matin, tandisque Jacques ronflait comme un chanoine, et faisait des rêvesd’or : cela dura trois jours ainsi, à la grande satisfactionde Jacques et au détriment de Michette.

Enfin, le quatrième jour, lorsqu’on apporta ledîner, Michette n’eût plus même la force de faire sa démonstrationaccoutumée, et elle resta couché dans son coin, de sorte queJacques, plus libre de ses mouvements, depuis qu’il n’était plusobligé de comprimer ceux de Michette, dîna mieux qu’il ne l’avaitjamais fait ; son dîner fini, il alla, selon son habitude, secoucher près de sa chatte, et, la sentant plus froide qu’àl’ordinaire, l’enlaça plus étroitement que d’habitude de ses patteset de sa queue, grognant maussadement de ce que son calorifère serefroidissait.

Le lendemain, Michette était morte et Jacquesavait la queue gelée.

Ce jour-là, ce fut Tony qui, inquiet du froidcroissant de la nuit, alla visiter en se réveillant ses deuxprisonniers, il trouva Jacques victime de son égoïsme et enchaîné àun cadavre ; il prit la morte et le vivant, à peu près aussiimmobiles, aussi froids l’un que l’autre, et les transporta dansson atelier. Il n’y avait pas de redoublement de chaleur capable deréchauffer Michette ; quant à Jacques, comme il n’étaitqu’engourdi, peu à peu le mouvement lui revint dans tout le corps,excepté vers la région de la queue, qui demeura gelée, et qui,ayant été gelée pendant qu’elle était roulée en spirale autour decelle de Michette, conserva la forme d’un tire-bouchon, formeinouïe et inusitée jusqu’à ce jour dans l’espèce simiane, et quidonna dès lors à Jacques la tournure la plus fabuleusementchimérique qui se puisse imaginer.

Trois jours après, le dégel arriva ; or,le dégel amena un événement que nous ne pouvons passer soussilence, non pas à cause de son importance elle-même, mais à causedes suites désastreuses qu’il eut pour la queue de Jacques, déjàpassablement hypothéquée par l’accident que nous venons deraconter.

Tony avait reçu, pendant la gelée, deux peauxde lion qu’un de ses amis, qui pour le moment chassait dansl’Atlas, lui avait envoyées d’Alger. Ces deux peaux de lion,fraîchement écorchées, avaient été saisies par le froid en arrivanten France, ce qui leur avait fait perdre leur odeur, etattendaient, déposées dans la chambre de Tony, qui comptait lesfaire tanner un jour ou l’autre et en orner son atelier. Or, comme,le dégel était arrivé, toute chose dégela, excepté la queue deJacques, les peaux, en s’amollissant, reprirent cette odeur âcre etfauve qui annonce de loin aux animaux épouvantés la présence dulion. Il résultat de cette circonstance que Jacques, qui, vul’accident qui lui était arrivé, avait obtenu la permission dedemeurer dans l’atelier, éventa, avec cette subtilité d’odoratparticulière à sa race, l’odeur terrible qui se répandait peu à peudans l’appartement, et donna des signes d’inquiétude visible, queTony prit d’abord pour un malaise occasionné par le retranchementd’un de ses membres les plus essentiels.

Cette inquiétude durait depuis deuxjours ; depuis deux jours, Jacques, éternellement préoccupéd’une même idée, aspirait tous les courants d’air qui arrivaientjusqu’à lui, sautait des chaises sur les tables et des tables surles rayons, mangeait à la hâte et en regardant avec crainte autourde lui, buvait à grande gorgée et s’étranglait en buvant, enfinmenait une vie des plus agitées, lorsque par hasard je vins faireune visite à Tony.

Comme j’étais un des bons amis de Jacques, etque je ne me présentais jamais à l’atelier sans lui apporterquelques friandises, dès que Jacques m’aperçut, il accourut à moipour s’assurer que je ne perdais pas mes bonnes habitudes ;or, la première chose qui me frappa, en offrant à Jacques un cigarede la Havane dont il était fort friand – non pas pour le fumer à lamanière de nos élégants, mais pour le chiquer tout bonnement, àl’imitation des matelots de la Roxelane – la première chose,dis-je, qui me frappa, fut cette queue fantastique que je ne luiavais jamais connue ; puis, ensuite, ce tremblement nerveux,cette agitation fébrile que je n’avais point encore remarquée enlui. Tony me donna l’explication du premier phénomène, mais ilétait aussi ignorant que moi sur le second ; il se proposaitd’envoyer chercher Thierry pour le consulter à ce sujet.

Je le quittai en l’affermissant dans cetteintention, lorsqu’en traversant la chambre à coucher je fus frappéde l’odeur sauvagine que l’on y respirait. J’en demandai la cause àTony, qui me montra les deux peaux de lion. Tout me fut expliquépar ce seul geste : il était évident que c’étaient ces peauxde lion qui tourmentaient Jacques. Tony n’en voulait rien croire,et, comme il continuait de penser que Jacques était sérieusementindisposé, je lui proposai de tenter une expérience qui luidémontrerait jusqu’à l’évidence que, si Jacques était malade,c’était de peur. Cette expérience était des plus simples et desplus faciles à exécuter ; elle consistait purement etsimplement à appeler ses deux rapins, qui profitaient de notresortie momentanée pour jouer aux billes, à leur mettre à chacun unpeau de lion sur les épaules, et à les faire entrer dans l’atelierà quatre pattes et vêtus en Hercules Néméens.

Déjà, depuis que la porte de la chambre àcoucher était ouverte et que l’odeur des lions pénétrait plus forteet plus directe jusqu’à lui, l’inquiétude de Jacques avaitsensiblement augmenté : il s’était élancé sur une échelledouble, et, monté sur le dernier échelon, tournait la tête de notrecôté, aspirant l’air et poussant de petits cris d’effroi, indiquantqu’il sentait le péril s’approcher et qu’il devinait de quel côtéil devait venir.

En effet, au bout d’un instant, un des rapins,suffisamment caparaçonné, se mit à quatre pattes et marcha versl’atelier, immédiatement suivi de son camarade ; l’agitationde Jacques fut à son comble. Enfin il vit apparaître à la porte latête du premier lion, et cette agitation devint de laterreur ; mais une terreur insensée, sans calcul, sansespérance ; cette terreur de l’oiseau qui se débat sous leregard du serpent ; cette terreur qui brise les forcesphysiques, paralyse les facultés morales ; cette terreur duvertige, qui fait qu’aux yeux effrayés le ciel tourne et la terrevacille, et que, toutes les forces s’anéantissant à la fois, ontombe haletant comme dans un songe, sans jeter un seul cri ;voilà ce qu’avait produit le seul aspect des lions.

Ils firent un pas vers Jacques, Jacques tombade son échelle.

Nous courûmes à lui, il était évanoui ;nous le relevâmes : il n’avait plus de queue ! la geléel’avait rendue fragile comme du verre, de sorte que, dans sa chute,elle s’était brisée.

Nous ne voulions pas pousser la plaisanterieaussi loin ; aussi renvoyâmes-nous les peaux de lion augrenier, et, cinq minutes après, les rapins rentrèrent sous leurfigure naturelle. Quant à Jacques, au bout d’un instant, il rouvrittristement les yeux, poussant de petites plaintes ; et,reconnaissant Tony, il lui jeta les bras autour du cou et se cachala tête dans sa poitrine.

Pendant ce temps, je préparais un verre de vinde Bordeaux pour rendre à Jacques le courage qu’il avaitperdu ; mais Jacques n’avait le cœur ni à boire ni àmanger : au moindre bruit, il frémissait de tous ses membres,et cependant, petit à petit, et tout en humant l’air, ils’apercevait que le danger s’était éloigné.

En ce moment, la porte se rouvrit, et Jacquesne fit qu’un bond des bras de Tony sur l’échelle double ;mais, au lieu des monstres qu’il attendait par cette porte, Jacquesvit paraître sa vieille amie la cuisinière ; cette vue luirendit un peu de sécurité. Je profitai de ce moment pour lui mettresous le nez une soucoupe pleine de vin de Bordeaux. Il la regardaun instant avec défiance, reporta les yeux sur moi pour s’assurerque c’était bien un ami qui lui présentait le breuvage tonique, ytrempa languissamment sa langue, la ramena dans sa bouche commepour me faire plaisir ; mais, s’étant aperçu, avec la finessede dégustation qui le caractérisait, que le liquide inconnu avaitun arôme des plus estimables, il y revint de lui-même ; à latroisième ou quatrième lapée, ses yeux se ranimèrent, il fitentendre de petits grognements de plaisir qui indiquaient sonretour vers des sensations plus joyeuses ; enfin, la soucoupevide, il se redressa sur ses pieds de derrière, regarda autour delui pour voir où était la bouteille, l’aperçut sur une table,s’élança près d’elle avec une légèreté qui prouvait que ses musclescommençaient à reprendre leur élasticité première, et, se dressantdevant la bouteille qu’il prit comme un joueur de clarinette prendson instrument, il introduisit sa langue dans le goulot.Malheureusement, elle se trouva de quelques pouces trop courte pourlui rendre le service qu’il attendait d’elle ; alors Tony eutpitié de Jacques et lui versa une seconde soucoupe de vin.

Cette fois, Jacques ne se fit pas prier ;il y porta au contraire si vivement les lèvres, qu’il en avalad’abord autant par le nez que par la bouche, et qu’il fut obligé des’arrêter pour éternuer. Mais cette interruption fut rapide commela pensée. Jacques se remit immédiatement à l’œuvre, et, au boutd’un instant, la soucoupe était nette comme si on l’eût essuyéeavec une serviette ; Jacques, en échange, commençait à êtresingulièrement aviné ; toute trace de frayeur avait disparupour faire place à un air crâne et vainqueur : il regarda denouveau la bouteille, que Tony avait changée de place et qui setrouvait sur un autre meuble, voulut faire quelques pas debout pouraller à elle ; mais, presque aussitôt, sentant qu’il y avaitplus de sécurité pour lui en doublant ses points d’appui, il seremit à quatre pattes et s’achemina, avec la fixité de l’ivressenaissante, vers le but qu’il se proposait ; il avait parcourudéjà les deux tiers, à peu près, de l’espace qui séparait son pointde départ de la bouteille, lorsque, sur la route, il rencontra saqueue.

Ce spectacle le tira momentanément de sapréoccupation. Il s’arrêta devant elle pour la regarder, agita lebout de fouet qui lui restait ; et, après quelques secondesd’immobilité, il en fit le tour pour l’examiner plus endétail ; l’examen fini, il la ramassa négligemment, la tournaet retourna entre ses mains comme une chose qui lui inspirait uneassez médiocre curiosité, la flaira une dernière fois, y goûta dubout des dents, et, la trouvant d’un goût assez insipide, il lalaissa tomber avec un profond dédain, et reprit sa route vers labouteille.

C’est le plus beau trait d’ivrognerie quej’aie vu faire de ma vie, et je le livre à l’admiration desamateurs.

Jamais, depuis, Jacques ne reparla de saqueue ; mais il ne se passa point un jour qu’il ne demandât sabouteille. De sorte qu’aujourd’hui, ce dernier héros de notrehistoire est non seulement affaibli par l’âge, mais encore abrutipar la boisson.

Chapitre 16Comment le capitaine Pamphile proposa un prix de deux mille francset la croix de la Légion d’honneur, afin de savoir si le nom deJeanne d’Arc s’écrivait par un Q ou par un K.

Pour peu que nos lecteurs n’aient pas perdu,par suite du vif intérêt qu’ils ont dû prendre à la mort de JacquesIer, la mémoire des événements antérieurs à ceux quenous venons de raconter, ils se rappelleront sans doute qu’enrevenant de son onzième voyage dans l’Inde après avoir fait sonchargement de thé, d’épices et d’indigo aux dépens du capitaineKao-Kiou-Koan, et avoir acheté un perroquet aux îles Rodrigue, lerespectable marin dont nous décrivons la véridique histoire avaitsuccessivement relâché dans la baie d’Algoa et à l’embouchure de larivière orange.

Sur chacune de ces deux côtes, il avait, on sele rappelle encore, fait marché, d’abord avec un chef cafre nomméOutavaro, et ensuite avec un chef namaquois nommé Outavari, pourquatre mille défenses d’éléphant. Or, c’était, comme nous l’avonsdit, pour donner le temps à ses deux estimables commanditaires dese mettre en mesure de faire honneur à leur engagement, que lecapitaine avait tenté cette fameuse spéculation de la pêche à lamorue pendant laquelle il avait été soumis à de si terriblestribulations, et qui cependant s’était terminée à sa plus grandegloire, grâce à son courage et à sa présence d’esprit, secondé parle dévouement de Double-Bouche, qui avait été, à cette occasion,comme on se le rappelle, élevé au grade éminent de maître coq dubrick de commerce la Roxelane.

Aussi, le premier soin du capitaine Pamphile,après s’être défait avantageusement de sa morue au Havre et de sesoursons à Paris, avait-il été de recommencer ses apprêts pour untreizième voyage qui lui présentait des chances non moins sûres queles douze premiers. En conséquence, fidèle à ses antécédents dontil avait pu apprécier les bons résultats, il avait pris la voitured’Orléans, rue de Grenelle-Saint-Honoré, était descendu à l’hôteldu Commerce, et, aux questions habituelles de l’aubergiste, ilavait répondu qu’il était un membre de l’Institut, section dessciences historiques, et qu’il venait dans le chef-lieu dudépartement du Loiret faire des recherches sur la véritableorthographe du nom de Jeanne d’Arc, que les uns écrivent par un Qet les autres par un K, sans compter ceux qui, comme moi,l’écrivent avec un C.

Dans un moment où tous les esprits graves sonttournés vers les études historiques, un semblable prétexte devaitparaître parfaitement plausible aux habitants d’Orléans, ladiscussion était assez importante, en effet, pour que l’Académiedes inscriptions et belles-lettres s’en occupât sérieusement, etenvoyât un de ses membres les plus distingués pour approfondircette importante question ; en conséquence, le jour même deson arrivée, l’illustre voyageur fut présenté par son hôte à unmembre du conseil municipal, qui le présenta le lendemain àl’adjoint, qui le présenta le surlendemain au maire, lequel, avantla fin de la semaine, le présenta à son tour au préfet ;celui-ci, flatté de l’honneur que recevait en sa personne la villetout entière, invita le capitaine à dîner afin d’arriver plus viteet plus sûrement à la solution de ce grand problème, avec ledernier descendant de Bertrand de Pelonge, lequel, comme chacunsait, conduisit Jeanne la Pucelle de Domrémy à Chinon, et de Chinonà Orléans, où, ayant pris femme, sa race s’était perpétuée jusqu’ànos jours, et brillait de toute sa splendeur en la personne deM. Ignace Nicolas Pelonge, liquoriste en gros, place duMartroy, sergent-major de la garde nationale et membrecorrespondant des académies de Carcassonne et deQuimper-Corentin ; quant à la suppression du « de »qui, comme Cassius et Brutus, brille par son absence, c’était unsacrifice que M. de Pelonge père avait fait à la cause dupeuple pendant la fameuse nuit où M. de Montmorency brûlases lettres de noblesse, et où M. de la Fayette renonça àson titre de marquis.

Le hasard servait le digne capitaine au delàde ses souhaits : ce qu’il estimait, comme on peut bien lepenser, dans le citoyen Ignace Nicolas Pelonge, sergent-major de lagarde nationale et liquoriste en gros, c’était, non pasl’illustration qu’il tenait de ses ancêtres, mais celle qu’ils’était acquise par lui-même : le citoyen Ignace NicolasPelonge étant connu pour faire, non seulement en France, maisencore à l’étranger, des envois considérables de vinaigres etd’eau-de-vie. Or, on sait le besoin qu’éprouvait le capitainePamphile d’une partie assez considérable d’alcool, engagé qu’ilétait, avec Outavari et Outavaro, à leur en livrer, à l’un quinzecents, et à l’autre deux mille cinq cents bouteilles en échanged’un nombre égal de défenses d’éléphant ; aussi accepta-t-ilavec reconnaissance l’invitation que lui faisait M. lepréfet.

Le dîner fut véritablement académique. Lesconvives, qui savaient à quel homme ils avaient affaire, étaientarrivés avec tous les trésors de l’érudition locale, et chacunpossédait une telle masse de preuves irrécusables en faveur de sonopinion, que, lorsque arriva le dessert, les uns ayant pris partipour Guillaume le Cruel, et les autres pour Pierre de Fenin, onallait se jeter les assiettes du gouvernement à la tête, si lecapitaine Pamphile n’avait concilié toutes les opinions, eninvitant leurs représentants à envoyer chacun un mémoire àl’Institut, promettant de faire distraire deux mille francs du prixMotyon, et une croix d’honneur de la distribution des 27, 28 et 29juillet, pour les accorder à celui dont l’opinion prévaudrait.

Cette offre fut accueillie avec enthousiasme,et le préfet, se levant, proposa un toast en l’honneur du corpsrespectable qui faisait à la ville d’Orléans cette grâce, de luienvoyer un de ses membres les plus distingués pour puiser auxsources locales un des rayons de cette lumière dont le soleilparisien éclaire le monde.

Le capitaine Pamphile se leva, les larmes auxyeux, et, d’une voix qui trahissait son émotion, répondit, au nomdu corps dont il faisait partie, que, si Paris était le soleil dela science, Orléans, grâce aux renseignements qui venaient de luiêtre donnés et qu’il s’empresserait de transmettre à ses illustrescollègues, ne pouvait manquer avant peu d’en être déclaré la lune.Les convives jurèrent en chœur que c’était là toute leur ambition,et que le jour où cette ambition serait comblée, le département duLoiret serait le département le plus fier des quatre-vingt-sixdépartements ; sur quoi, le préfet mit la main sur sapoitrine, dit à ses convives qu’il les portait tous dans son cœur,et les invita à passer au salon pour prendre le café.

C’était le moment que chacun attendait pourséduire le capitaine Pamphile ; on n’ignorait pas l’influencequ’un membre si distingué, et qui avait fait preuve, pendant ledîner, d’une si vaste érudition, devait avoir sur les décisions deses collègues ; d’ailleurs, il avait adroitement insinué qu’ilserait probablement nommé rapporteur de la commission, et, à cetitre, sa voix était d’un grand poids ; aussi, son voisin dedroite, au lieu de le laisser continuer sa route vers la porte dusalon, l’attira-t-il dans le premier angle de la salle à manger,et, là, il lui demanda comment il avait trouvé le raisin sec. Lecapitaine, qui n’avait rien contre cet estimable fruit, en fit leplus grand éloge ; en raison de quoi, le voisin de droite luiprit la main, la lui serra en signe d’intelligence et lui demandason adresse. Le digne savant répondit que son domicile scientifiqueétait à l’Institut, mais que sa résidence réelle était au Havre, oùil l’avait transportée pour être plus à même de faire desobservations sur le départ et le retour des marées, et qu’onpouvait lui faire en ce port tous les envois possibles, à l’adressedu capitaine Pamphile, son frère, commandant le brick de commercela Roxelane.

Même chose arriva pour le voisin de gauche,qui guettait le moment où le rapporteur de la commission seraitlibre ; celui-là était un confiseur fort estimable, lequels’informa avec le même intérêt qu’avait fait son voisin l’épicier,du goût qu’avait le capitaine Pamphile pour les sucreries et lesconfitures. Le capitaine répondit qu’il était généralement reconnuque l’Académie était un corps très friand, et qu’en preuve de cequ’il avançait, il voulait bien lui avouer que cette honorableassemblée, qui se rassemblait tous les jeudis sous le prétexteostensible de discuter des questions de science ou de littératuren’avait d’autre but dans ces réunions à huis clos que de s’assurer,en mangeant de la conserve de rose et en buvant du sirop degroseille, des progrès que faisait l’art des Millelot et desTanrade, que, depuis quelque temps, au reste, elle s’était aperçuede l’abus de la centralisation, sous le rapport de la confiserie,et que les pâtes d’Auvergne et le nougat de Marseille avaient étéreconnus dignes des encouragements académiques ; quant à lui,il était heureux d’avoir appris par expérience que les confituresd’Orléans, dont il n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce jour,ne le cédaient en rien à celles de Bar et de Châlons : c’étaitune découverte dont il ne manquerait pas de faire part à l’Académiedans une de ses plus prochaines séances. Le voisin de gauche serrala main du capitaine Pamphile et lui demanda son adresse, et lecapitaine Pamphile, lui ayant fait la même réponse qu’au voisin dedroite, se trouva libre enfin d’entrer dans le salon, où le préfetl’attendait pour prendre le café.

Quoique le capitaine fût un digne appréciateurde la fève d’Arabie, et que celle dont il savourait la flammeliquide lui parût venir directement de Moka, il réserva tous seséloges pour le petit verre d’eau-de-vie qui l’accompagnait et qu’ilcompara au meilleur cognac qu’il eût jamais dégusté. À cet éloge,le descendant de Bertrand de Pelonge s’inclina : c’était lefournisseur ordinaire de la préfecture, et la flèche de laflatterie, décochée par le capitaine Pamphile, était allée frapperen plein but.

Il s’ensuivit une longue conférence, entre lecitoyen Ignace Nicolas Pelonge et le capitaine Amable DésiréPamphile, dans laquelle le liquoriste montra une grande habitudepratique et l’académicien une profonde connaissance de la théorie.Le résultat de cette conversation, dans laquelle la question desliquides avait été profondément débattue, fut que le capitainePamphile apprit ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire que lecitoyen Ignace Nicolas Pelonge était sur le point d’envoyercinquante pipes de cette même eau-de-vie, contenant cinq centsbouteilles, à la maison Jackson et Williams, de New-York, aveclaquelle il était en relation d’affaires, et que cet envoi,actuellement en charge sur le quai de l’Horloge, devait descendrela Loire jusqu’à Nantes, où il serait placé à bord du trois-mâts leZéphir, capitaine Malvilain, en partance pour l’Amérique duNord : le tout dans le délai de quinze à vingt jours.

Il n’y avait pas une minute à perdre, si lecapitaine Pamphile voulait arriver en temps opportun. Aussiprit-il, le même soir, congé des autorités d’Orléans, sous leprétexte que la lucidité des éclaircissements qu’il avait acquisrendait inutile un plus long séjour dans la capitale du départementdu Loiret : il serra donc encore une fois la main à l’épicieret au confiseur, embrassa le liquoriste, et quitta la même nuitOrléans, laissant les esprits les plus prévenus contre l’Académieentièrement revenus sur le compte de cet estimable corps.

Chapitre 17Comment le capitaine Pamphile, ayant abordé sur la côte d’Afrique,au lieu d’un chargement d’ivoire qu’il venait y chercher, fut forcéde prendre une partie de bois d’ébène.

Le lendemain de son arrivée au Havre, lecapitaine Pamphile reçut un demi-quintal de raisins secs et sixdouzaines de pots de confiture, qu’il ordonna à Double-Bouche defaire amarrer dans son office particulier ; puis il s’occupades préparatifs d’appareillage qui ne furent pas longs, attendu quele digne marin naviguait presque toujours sur son lest, et, commeon l’a déjà vu, ne faisait ordinairement ses chargements qu’enpleine mer ; si bien qu’au bout de huit jours il doublait lapointe de Cherbourg, et qu’au bout de quinze, il croisait entre le47e et le 48e degré latitude, juste entravers de la route que devait suivre le trois-mâts le Zéphir pourse rendre de Nantes à New-York. Il résulta de cette savantemanœuvre qu’un beau matin que le capitaine Pamphile, moitiéassoupi, moitié éveillé, rêvait paresseusement dans son hamac, ilfut tiré tout à coup de ce demi-sommeil par le cri du matelot envigie qui signalait une voile.

Le capitaine Pamphile descendit de son hamac,sauta sur une longue-vue, et, sans prendre le temps de passer saculotte, monta sur le pont de son bâtiment. Cette apparition tantsoit peu mythologique aurait pu paraître inconvenante, peut-être, àbord d’un navire plus régulier que ne l’était la Roxelane ;mais il faut avouer, à la honte de l’équipage, que pas un de sesmembres ne fit la moindre attention à cette notable infraction auxrègles de la pudeur, tant ils étaient habitués aux bizarreries ducapitaine ; quant à celui-ci, il traversa tranquillement lepont, grimpa sur le bastingage, enjamba quelques enfléchures deshaubans, et, avec le même flegme que s’il eût été couvert d’unvêtement plus régulier, il se mit à examiner le navire en vue.

Au bout d’un instant, il n’avait plus dedoute : c’était bien celui qu’il attendait ; aussi lesordres furent-ils immédiatement donnés pour placer les caronadessur leurs pivots et la pièce de huit sur son affût ; puis,voyant que ses recommandations allaient être exécutées avec lapromptitude ordinaire, le capitaine Pamphile ordonna au timonier detenir toujours la même route, et descendit dans sa cabine, afin dese présenter devant son confrère le capitaine Malvilain d’unemanière plus décente.

Lorsque le capitaine remonta sur le pont, lesdeux bâtiments étaient à peu près à une lieue l’un de l’autre, etl’on pouvait reconnaître dans le nouvel arrivant l’honnête et gravedémarche d’un navire marchand, qui, chargé, de toutes ses voiles etpar une bonne brise, file décemment ses cinq ou six nœuds àl’heure ; il en résultait que même eût-il tenté de prendrechasse, le Zéphir eut été rejoint au bout de deux heures par lavive et coquette Roxelane ; mais il ne l’essaya même pas,confiant qu’il était dans la paix jurée par la Sainte-Alliance etdans l’extinction de la piraterie, dont il avait lu, huit joursencore avant son départ, la nécrologie dans le Constitutionnel. Ilcontinua donc de s’avancer sur la foi des traités, et il n’étaitplus qu’à une demi-portée de canon du capitaine Pamphile, lorsqueces mots retentirent à bord de la Roxelane, et, portés par le vent,allèrent frapper les oreilles étonnées du capitaine duZéphir :

– Ohé ! du trois-mâts ! mettez uneembarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Il y eut une pose d’un instant, puis ces mots,partis du bord du trois-mâts, parvinrent à leur tour jusqu’à laRoxelane :

– Nous sommes le bâtiment de commerce leZéphir, capitaine Malvilain, chargé d’eau-de-vie, et faisant routede Nantes à New-York.

– Feu ! dit le capitaine Pamphile.

Un sillon de lumière accompagné d’untourbillon de fumée, et suivi d’une détonation violente, partitaussitôt de l’avant de la Roxelane, et en même temps, on aperçutl’azur du ciel par un trou de la voile de misaine de l’innocent etinoffensif trois-mâts, qui, croyant que le bâtiment qui tirait surlui avait mal entendu ou mal compris, répéta de nouveau et plusdistinctement encore que la première fois :

– Nous sommes le bâtiment de commerce leZéphir, capitaine Malvilain, chargé d’eau-de-vie, et faisant routede Nantes à New-York.

– Ohé ! du trois-mâts ! répondit laRoxelane, mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous lecapitaine.

Puis, voyant que le trois-mâts hésitait encoreà obéir, et que la pièce de huit était rechargée :

– Feu ! dit une seconde fois lecapitaine.

Et l’on vit le boulet égratigner le sommet desvagues et aller se loger en plein bois, à dix-huit pouces au-dessusde l’eau.

– Au nom du ciel, qui êtes-vous et quedemandez-vous donc ? cria une voix rendue encore pluslamentable par l’effet du porte-voix.

– Ohé ! du trois-mâts ! réponditl’impassible Roxelane, mettez une embarcation à la mer, etenvoyez-nous le capitaine.

Cette fois, que le brick eût bien ou malcompris, qu’il fût réellement sourd, ou qu’il fît semblant del’être, il n’y avait pas moyen de ne pas obéir : un troisièmeboulet au-dessous de la flottaison, et le Zéphir était coulé ;aussi le malheureux capitaine ne se donna-t-il point le temps derépondre, mais il fut visible à tout œil un peu exercé que sonéquipage se mettait en devoir de descendre la chaloupe à lamer.

Au bout d’un instant, six matelots selaissèrent glisser les uns après les autres par un cordage ;le capitaine les suivit, s’assit sur l’arrière, et la chaloupe, sedétachant des flancs du trois-mâts, comme un enfant qui quitte samère, fit force de rames pour franchir la distance qui séparait leZéphir de la Roxelane, et s’avança vers tribord ; mais unmatelot monté sur la muraille fit signe aux rameurs de passer àbâbord, c’est-à-dire du côté d’honneur. Le capitaine Malvilainn’avait rien à dire, il était reçu avec les égards dus à sonrang.

Au bout de l’échelle, le capitaine Pamphileattendait son confrère ; or, comme notre digne marin était unhomme qui savait vivre, il commença par s’excuser auprès ducapitaine Malvilain, sur la manière dont il l’avait prié de luirendre visite ; puis il lui demanda des nouvelles de sa femmeet de ses enfants, et, une fois rassuré sur leur santé, il invitale commandant du Zéphir à entrer dans sa cabine, où il avait,disait-il, à traiter avec lui d’une affaire importante.

Les invitations du capitaine Pamphile étaienttoujours faites d’une manière si irrésistible, qu’il n’y avait pasmoyen de les refuser. Le capitaine Malvilain se rendit donc debonne grâce aux désirs de son confrère, qui, après l’avoir faitpasser le premier, malgré les difficultés de politesse qu’il opposaà cet honneur, referma la porte derrière lui, en ordonnant àDouble-Bouche de se distinguer, afin que le capitaine Malvilainemportât une idée honnête de la chère que l’on faisait à bord de laRoxelane.

Au bout d’une demi-heure, le capitainePamphile entrouvrit la porte, et remit à Georges, qui était deplanton dans la salle à manger, une lettre adressée par lecapitaine Malvilain à son lieutenant : cette lettre contenaitl’ordre de faire passer à bord de la Roxelane douze des cinquantepipes d’eau-de-vie enregistrées à bord du Zéphir, sous la raisonIgnace Nicolas Pelonge et compagnie. C’était juste deux millebouteilles de plus que le capitaine Pamphile n’en avait strictementbesoin ; mais, en homme de précaution, le digne marin avaitpensé au déchet qu’une navigation de deux mois pouvait apporter àsa cargaison ; d’ailleurs, il pouvait tout prendre, et, ensongeant à part lui à cette omnipotence dont son hôte usait sisobrement, le capitaine Malvilain rendit grâce à Notre-Dame deGuerrande de ce qu’il en était quitte à si bon marché.

Au bout de deux heures, le transport étaitachevé, et le capitaine Pamphile, fidèle à son système de civilité,avait eu la politesse de faire exécuter son emménagement pendant ledîner, de manière à ce que son collègue ne vît rien de ce qui sepassait. On en était aux confitures et aux raisins secs, lorsqueDouble-Bouche, qui s’était surpassé dans l’exécution du repas, vintdire un mot à l’oreille du capitaine : celui-ci fit de la têteun signe de satisfaction et demanda le café. On le lui apportaaussitôt, accompagné de deux bouteilles d’eau-de-vie, que lecapitaine reconnut, au premier petit verre, pour être la même qu’ilavait dégustée chez le préfet d’Orléans ; cela lui donna unehaute idée de la probité du citoyen Ignace Nicolas Pelonge, quifaisait ses envois si fidèles aux échantillons.

Le café pris et les douze pipes d’eau-de-viearrimées, le capitaine Pamphile n’ayant plus aucun motif de retenirson collègue à bord de la Roxelane, le reconduisit avec la mêmepolitesse qu’il l’avait reçu jusqu’à l’escalier de bâbord, oùl’attendait sa chaloupe, et où il prit congé de lui, mais non sansle suivre des yeux jusqu’au Zéphir, avec tout l’intérêt d’uneamitié naissante ; puis, lorsqu’il le vit remonter sur sonpont et qu’à la manœuvre il reconnut qu’il allait se remettre enroute, il emboucha de nouveau son porte-voix, mais, cette fois,pour lui souhaiter bon voyage.

Le Zéphir, comme s’il n’eût attendu que cettepermission, étendit alors toutes ses voiles, et le navire, cédant àl’action du vent, s’éloigna aussitôt dans la direction de l’ouest,tandis que la Roxelane mettait le cap vers le midi. Le capitainePamphile n’en continua pas moins de faire des signaux d’amitié,auxquels répondit le commandant Malvilain, et il n’y eut que lanuit qui, en succédant au jour, interrompit cet échange de bonnesrelations. Le lendemain, au lever du soleil, les deux naviresétaient hors de la vue l’un de l’autre.

Deux mois après l’événement que nous venons deraconter le capitaine Pamphile mouillait à l’embouchure de larivière Orange et remontait le fleuve, accompagné de vingt matelotsbien armés, pour faire sa visite à Outavari.

Le capitaine Pamphile, qui était observateur,remarqua avec étonnement le changement qui s’était opéré dans lepays depuis qu’il l’avait quitté. Au lieu de ces belles plaines deriz et de maïs qui trempaient leurs racines jusque dans la rivièreau lieu des troupeaux nombreux qui venaient, en bêlant et enmugissant, se désaltérer sur ses bords, il n’y avait plus que desterres en friche et une solitude profonde. Il crut un instants’être trompé et avoir pris la rivière des Poissons pour la rivièreOrange ; mais, ayant pris hauteur, il vit que son estime étaitjuste : en effet, au bout de vingt heures de navigation, ilarriva en vue de la capitale des Petits-Namaquois.

La capitale des Petits-Namaquois n’étaitpeuplée que de femmes, d’enfants et de vieillards, lesquels étaientdans la plus profonde désolation, car voici ce qui étaitarrivé :

Aussitôt après le départ du capitainePamphile, Outavaro et Outavari alléchés, l’un par les deux millecinq cents et l’autre par les quinze cents bouteilles d’eau-de-viequ’ils devaient toucher en échange de leur fourniture d’ivoire,s’étaient mis chacun de son côté en chasse ; malheureusement,les éléphants se tenaient dans une grande forêt qui séparait lesÉtats des Petits-Namaquois de ceux des Cafres, espèce de terrainneutre qui n’appartenait ni aux uns ni aux autres, et sur lequelles deux chefs ne se furent pas plus tôt rencontrés, que, voyantqu’ils venaient pour la même cause et que la spéculation de l’unnuirait nécessairement à celle de l’autre, les levains de vieillehaine, qui ne s’étaient jamais bien éteints entre le fils del’orient et le fils de l’occident se rallumèrent. Chacun étaitparti pour une chasse ; tous, par conséquent, se trouvaientarmés pour un combat, de sorte qu’au lieu de travailler de concertà réunir les quatre mille défenses, et de partager à l’amiable leurprix, ainsi que quelques vieillards à tête blanche le proposaient,ils en vinrent aux mains, et, dès le premier jour, quinze Cafres etdix-sept Petits-Namaquois restèrent sur le champ de bataille.

Dès lors, il y eut entre les hordes une guerreacharnée et inextinguible, dans laquelle Outavaro avait été tué etOutavari blessé ; mais les Cafres avaient nommé un nouveauchef, et Outavari s’était refait ; de sorte que, se trouvantsur le même pied qu’auparavant, la lutte avait recommencé de plusbelle, chaque pays s’épuisant de guerriers pour renforcer sonparti ; enfin un dernier effort avait été tenté par les deuxpeuples pour soutenir chacun son chef : tous les jeunes gensau-dessus de douze ans, et tous les hommes au-dessous de soixante,avaient rejoint leur armée respective, et les deux forces réuniesdes deux nations, devant sous peu de jours se trouver en face, unebataille générale allait décider du sort de la guerre.

Voilà pourquoi il n’y avait plus que desfemmes, des enfants et des vieillards dans la capitale desPetits-Namaquois ; encore étaient-ils, comme nous l’avons dit,dans la désolation la plus profonde ; quant aux éléphants, ilsse battaient joyeusement les flancs avec leur trompe, etprofitaient de ce que personne ne s’occupait d’eux pour venirjusqu’aux portes des villages manger le riz et le maïs.

Le capitaine Pamphile vit à l’instant même leparti qu’il pouvait tirer de sa position ; il avait traitéavec Outavaro et non avec son successeur ; il était donc déliéavec celui-ci de tout engagement, et son allié naturel étaitOutavari. Il recommanda à sa troupe de faire une visite sévère desfusils et des pistolets, afin de s’assurer que le tout était en bonétat ; puis, ayant ordonné à chaque homme de se munir dequatre douzaines de cartouches, il demanda un jeune Namaquois assezintelligent pour lui servir de guide et mesurer la marche demanière à ce qu’il arrivât au camp en pleine nuit.

Tout cela fut exécuté avec la plus grandeintelligence, et, le surlendemain, sur les onze heures du soir, lecapitaine Pamphile était introduit sous la tente d’Outavari, aumoment où, ayant décidé de livrer le combat le lendemain, celui-citenait conseil avec les premiers et les plus sages de lanation.

Outavari reconnut le capitaine Pamphile aveccette certitude et cette rapidité de souvenirs qui distinguent lesnations sauvages ; aussi, à peine l’eût-il aperçu, qu’il seleva, vint au-devant de lui, en mettant une main sur son cœur etl’autre sur sa bouche, pour lui exprimer que sa pensée et sa paroleétaient d’accord dans ce qu’il allait dire ; or, ce qu’ilallait dire et ce qu’il lui dit en mauvais hollandais étaitqu’ayant manqué à l’engagement pris avec le capitaine Pamphile,puisqu’il ne pouvait tenir le marché convenu, sa langue qui avaitmenti et son cœur qui avait trompé étaient à sa disposition, etqu’il n’avait qu’à couper l’une et arracher l’autre, pour lesdonner à manger à ses chiens, comme on doit faire de la langue etdu cœur d’un homme qui ne tient pas sa parole.

Le capitaine, qui parlait le hollandais commeGuillaume d’orange, répondit qu’il n’avait que faire du cœur et dela langue d’Outavari, que ses chiens étaient rassasiés, ayanttrouvé la route semée de cadavres de Cafres, et qu’il venait offrirun marché bien autrement avantageux à l’un et à l’autre que celuique lui proposait avec tant de loyauté et de désintéressement sonfidèle ami et allié Outavari : c’était de le seconder dans saguerre contre les Cafres, à la condition que tous les prisonniersfaits après la bataille lui appartiendraient en toute propriété,pour, par lui ou ses ayant cause, en faire ce que bon leursemblerait : le capitaine Pamphile, comme on le voit à sonstyle, avait été clerc d’avoué avant que d’être corsaire.

La proposition était trop belle pour êtrerefusée ; aussi fut-elle reçue avec acclamation, non seulementpar Outavari, mais encore par le conseil tout entier ; le plusvieux et le plus sage des vieillards tira même sa chique de sabouche et sa coupe de ses lèvres, pour offrir l’une et l’autre auchef blanc ; mais le chef blanc dit majestueusement quec’était à lui de régaler le conseil, et il ordonna à Georgesd’aller chercher dans ses bagages deux aunes de carotte de Virginieet quatre bouteilles d’eau-de-vie d’Orléans, qui furent reçues etdégustées avec une profonde reconnaissance.

Cette collation achevée, et comme il était uneheure du matin, Outavari envoya chacun se coucher à son poste, etresta seul avec le capitaine Pamphile, afin d’arrêter avec lui leplan de la bataille du lendemain.

Le capitaine Pamphile, convaincu que lepremier devoir d’un général est de prendre une parfaiteconnaissance des localités sur lesquelles il doit opérer, etn’ayant aucun espoir de se procurer une carte du pays, invitaOutavari à le conduire sur le point le plus élevé des environs, lalune jetant une lumière assez vive pour que l’on pût distinguer lesobjets avec autant de lucidité que par un crépuscule d’occident.Justement, une petite colline s’élevait sur la lisière de la forêt,à laquelle était appuyée l’aile droite des Petits-Namaquois.Outavari fit signe au capitaine Pamphile de le suivre en silence,et, marchant le premier, il le conduisit par des chemins où tantôtils étaient obligés de bondir comme des tigres, tantôt forcés deramper comme des serpents. Heureusement que le capitaine Pamphileavait passé, dans le courant de sa vie, par bien d’autresdifficultés, tant dans les marais que dans les forêts vierges del’Amérique ; de sorte qu’il bondit et rampa si bien, qu’aubout d’une demi-heure de marche, il était arrivé avec son guide ausommet de la colline.

Là, si habitué que fût le capitaine Pamphileaux grands spectacles de la nature, il ne put s’empêcher des’arrêter un instant et de contempler avec admiration celui qui sedéroulait sous ses yeux. La forêt formait un immense demi-cercledans lequel était enfermé le reste des deux peuples : c’étaitune masse noire qui projetait son ombre sur les deux camps, et danslaquelle l’œil eût cherché en vain à pénétrer, tandis qu’au delà decette ombre, réunissant un bout du demi-cercle à l’autre, etformant la corde de l’arc, la rivière orange brillait comme unruisseau d’argent liquide, en même temps qu’au fond le paysage seperdait dans cet horizon sans bornes visibles et au delà duquels’étend le pays des Grands-Namaquois.

Toute cette immense étendue, qui conservait,même pendant la nuit, ses teintes chaudes et tranchées, étaitéclairée par cette lune brillante des tropiques, qui seule sait cequi se passe au milieu des grandes solitudes du continentafricain ; de temps en temps, le silence était troublé par lesrugissements des hyènes et des chacals qui suivaient les deuxarmées, et au-dessus desquels s’élevait, comme le roulement dutonnerre, le rauquement lointain de quelque lion. Alors tout setaisait, comme si l’univers eût reconnu la voix du maître, depuisle chant du bengali qui racontait ses amours, balancé dans lecalice d’une fleur, jusqu’au sifflement du serpent qui, dressé sursa queue, appelait sa femelle en élevant sa tête bleuâtre au-dessusde la bruyère ; puis le lion se taisait à son tour, et tousles bruits divers qui lui avaient cédé l’espace s’emparaient denouveau de la solitude et de la nuit.

Le capitaine Pamphile resta un instant, commenous l’avons dit, sous le poids de l’impression que devait produireun pareil spectacle ; mais, comme on le sait, le digne marinn’était pas homme à se laisser longtemps détourner par desinfluences bucoliques d’une affaire aussi sérieuse que celle quil’avait amené là. Sa seconde pensée le reporta donc de plein sautau milieu de ses intérêts matériels ; alors il vit, de l’autrecôté d’un petit ruisseau qui s’échappait de la forêt et allait sejeter dans l’orange, toute l’armée des Cafres campée et endormie,sous la garde de quelques hommes qu’à leur immobilité on eût prispour des statues : comme les Petits-Namaquois, ilsparaissaient être décidés à livrer la bataille le lendemain, etattendaient de pied ferme leurs ennemis.

D’un coup d’œil, le capitaine Pamphile eutmesuré leur position et calculé les chances d’une surprise ;et, comme son plan était suffisamment arrêté, il fit signe à soncompagnon qu’il était temps de regagner le camp ; ce qu’ilsfirent avec les mêmes précautions qu’ils l’avaient quitté.

À peine de retour, le capitaine réveilla seshommes, en prit douze avec lui, en laissa huit à Outavari, et,accompagné d’une centaine de Petits-Namaquois, auxquels leur chefordonna de suivre le capitaine blanc, il s’enfonça dans la forêt,fit un grand détour circulaire, et vint s’embusquer, avec satroupe, sur la lisière de la forêt qui longeait le camp desCafres.

Arrivé là, il plaça quelques-uns de sesmatelots de distance en distance, de manière à ce qu’entre deuxmarins il y eût dix ou douze Namaquois ; puis il fit couchertout le monde et attendit l’événement.

L’événement ne se fit pas attendre : aupoint du jour, de grands cris annoncèrent au capitaine Pamphile età sa troupe que les deux armées en venaient aux mains. Bientôt unefusillade activement nourrie se mêla à ces clameurs ; aux mêmeinstant, toute l’armée ennemie fit volte-face dans le plus granddésordre, et essaya de regagner la forêt. C’était ce qu’attendaitle capitaine Pamphile, qui n’eut qu’à se montrer, lui et seshommes, pour compléter la défaite.

Les malheureux Cafres, cernés en tête et enqueue, enfermés, d’un côté, par la rivière, et, de l’autre, par laforêt, n’essayèrent même plus de fuir : ils tombèrent àgenoux, croyant que leur dernière heure était arrivée, et, eneffet, pas un seul n’en eût probablement réchappé, à la manièredont y allaient les Petits-Namaquois, si le capitaine Pamphilen’avait rappelé à Outavari que ce n’étaient point là leursconventions. Le chef interposa son autorité, et, au lieu de frapperde la massue et du couteau, les vainqueurs se contentèrent de lierles mains et les pieds aux vaincus ; puis, cette opérationterminée, on ramassa, non pas les morts, mais les vivants. On donnadu jeu à la corde qui leur entravait les jambes, et on les fit, degré ou de force, marcher vers la capitale des Petits-Namaquois.Quant à ceux qui s’étaient échappés, on ne s’en inquiéta pasdavantage, leur nombre étant trop faible pour causer désormais lamoindre inquiétude.

Comme cette grande et dernière victoire étaitdue à l’intervention du capitaine Pamphile, il eut tous leshonneurs du triomphe. Les femmes vinrent au-devant de lui avec desguirlandes. Les jeunes filles effeuillèrent des roses sous ses pas.Les vieillards lui décernèrent le titre de Lion blanc, et tousensemble lui donnèrent un grand repas ; puis, cesréjouissances terminées, le capitaine, après avoir remercié lesPetits-Namaquois de leur hospitalité, déclara que le temps qu’ilpouvait accorder aux plaisirs était écoulé, et qu’il fallaitmaintenant revenir aux affaires ; en conséquence, il priaOutavari de lui faire délivrer ses prisonniers. Celui-ci reconnutla justesse de cette prétention, et le conduisit dans le grandhangar où on les avait entassés, le jour même de leur arrivée, etoù on les avait oubliés depuis ce moment : or, trois jourss’étaient écoulés ; les uns étaient morts de leurs blessures,les autres de faim, quelques-uns de chaud ; si bien qu’ilétait temps, comme on le voit, que le capitaine Pamphile pensât àsa marchandise, car elle commençait à s’avarier.

Le capitaine Pamphile parcourut les rangs desprisonniers, accompagné du docteur, touchant lui-même les malades,examinant les blessures, assistant au pansement, séparant lesmauvais des bons, comme fera l’ange au jour du jugementdernier ; puis, cette visite faite, il passa aurecensement : il restait deux cent trente nègres en excellentétat.

Et ceux-là, on pouvait le dire, c’étaient deshommes éprouvés : ils avaient résisté au combat, à la marcheet à la faim. On pouvait les vendre et les acheter de confiance, iln’y avait plus de déchet à craindre : aussi le capitaine futsi content de son marché, qu’il fit cadeau à Outavari d’une piped’eau-de-vie et de douze aunes de tabac en carotte. En échange decette civilité, le chef des Petits-Namaquois lui prêta huit grandesbarques pour conduire tous ses prisonniers ; et, montantlui-même avec sa famille et les plus grands de son royaume dans lachaloupe du capitaine, il voulut l’accompagner jusqu’à sonbâtiment.

Le capitaine fut reçu par les matelots restésà bord avec une joie qui donna au chef des Petits-Namaquois unehaute idée de l’amour qu’inspirait le digne marin à sessubordonnés ; puis, comme le capitaine était, avant tout, unhomme d’ordre, qu’aucune émotion ne pouvait distraire de sesdevoirs, il laissa le docteur et Double-Bouche faire les honneursde la Roxelane à ses hôtes, et descendit avec les charpentiers dansla cale.

C’est que là se présentait une gravedifficulté qui ne demandait rien moins que l’intelligence ducapitaine Pamphile pour être résolue. En partant du Havre, lecapitaine avait compté sur un échange ; or, les objetséchangés prenaient tout naturellement la place les uns des autres.Mais voilà que, par un concours de circonstances inattendues, nonseulement le capitaine Pamphile emportait, mais encore rapportait.Il s’agissait donc de trouver le moyen de loger en plus, dans unnavire déjà passablement chargé, deux cent trente nègres.

Heureusement que c’était des hommes ; sic’eût été des marchandises, la chose était physiquementimpossible ; mais c’est une si admirable machine que lamachine humaine, elle est douée d’articulations si flexibles, ellese tient si facilement sur les pieds ou sur la tête, sur le côtédroit ou sur le côté gauche, sur le ventre ou sur le dos, qu’ilfaudrait être bien maladroit pour n’en pas tirer parti ; aussile capitaine Pamphile eut bientôt trouvé moyen de toutconcilier : il fit transporter ses onze pipes d’eau-de-viedans la fosse aux lions et dans la soute aux voiles ; car iltenait à ne pas mêler ses marchandises, prétendant avec raison, ouque les nègres feraient tort à l’eau-de-vie, ou que l’eau-de-vieferait tort aux nègres ; puis il mesura la longueur de lacale. Elle avait quatre-vingts pieds : c’était plus qu’il n’enfallait. Tout homme doit se trouver satisfait lorsqu’il occupe unpied de surface sur le globe, et, au compte du capitaine Pamphile,chacun aurait encore une ligne et demie de jeu. Comme on le voit,c’était du luxe, et le capitaine aurait pu embarquer dix hommes deplus.

Or, le maître charpentier, d’après les ordresdu capitaine, procéda de la manière suivante.

Il établit à tribord et à bâbord une planchede dix pouces de hauteur, qui formait un angle avec la carène dubâtiment et qui devait servir à appuyer les pieds ; de cettemanière et grâce à ce soutien, soixante-dix-sept nègres pouvaientfort bien tenir adossés de chaque côté du navire, d’autant plusque, pour les empêcher de rouler les uns sur les autres, en cas degros temps, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver, on plaça entrechacun un anneau de fer qui devait servir à les amarrer. Il estvrai que l’anneau prenait un peu de la place sur laquelle avaitcompté le capitaine Pamphile, et qu’au lieu d’avoir une ligne etdemie de trop, chaque homme se trouvait avoir trois lignes demoins ; mais qu’est-ce que trois lignes pour un homme !trois lignes ! il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pourchicaner sur trois lignes, surtout lorsqu’il vous en reste centquarante-deux.

Même opération avait été établie pour lefond : les nègres, ainsi disposés sur deux rangs, laissaientvide un espace de douze pieds. Le capitaine Pamphile fit, au milieude cet espace, pratiquer une espèce de lit de camp de la mêmelargeur que les adossoirs ; mais, comme il ne devait y avoirque soixante-seize nègres pour le remplir, chaque homme gagnait unedemi-ligne trois douzièmes : aussi le maître charpentierappela-t-il très judicieusement le banc du milieu le banc despachas.

Comme ce banc avait six pieds de longueur, illaissait de chaque côté un intervalle de trois pieds pour leservice et la promenade. C’était, comme on le voit, plus qu’il n’enfallait ; d’ailleurs, le capitaine ne dissimulait pas qu’enpassant deux fois sous les tropiques, le bois d’ébène ne pouvaitpas manquer de jouer un peu, ce qui, malheureusement, ferait de laplace pour les plus difficiles ; mais toute spéculation a seschances, et un négociant qui est doué de quelque prévoyance doittoujours compter sur le déchet.

Ces mesures une fois prises, leur exécutionregardait le maître charpentier ; aussi, le capitaine Pamphileayant accompli son devoir en philanthrope, remonta-t-il sur le pontpour voir comment on y faisait les honneurs à ses hôtes.

Il trouva Outavari, sa famille et les grandsde son royaume à même d’un magnifique festin présidé par ledocteur. Le capitaine prit sa place au haut bout de la table,certain qu’il était de pouvoir entièrement se reposer sur l’adressede son fondé de pouvoirs ; en effet, à peine le repas était-ilfini et avait-on reporté dans leur pirogue le chef desPetits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son royaume,que le maître charpentier vint dire au capitaine Pamphile que toutétait fini à fond de cale, et qu’il pouvait y descendre pourvisiter l’arrimage ; ce que fit aussitôt le dignecapitaine.

On ne l’avait pas trompé : tout étaitmerveilleusement en ordre, et chaque nègre, fixé à la membrure demanière à croire qu’il faisait partie du bâtiment, semblait unemomie qui n’attendait plus que l’heure d’être mise dans soncoffre ; on avait même sur ceux du fond gagné quelques pouces,de manière qu’on pouvait circuler autour de l’espèce de grilgigantesque sur lequel ils étaient étendus, si bien que lecapitaine Pamphile eut un instant l’idée d’ajouter à sa collectionle chef des Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands deson royaume. Heureusement pour Outavari qu’à peine avait-il étéreporté dans la pirogue royale, que ses sujets, qui n’avaient pasdans le Lion blanc la même confiance que leur roi, avaient profitéde la liberté qui leur était laissée pour ramer de toutes leursforces ; de sorte que, lorsque le capitaine Pamphile remontasur le pont avec la mauvaise pensée qui lui était venue dans lacale, la pirogue disparaissait à un angle de la rivière orange.

À cette vue, le capitaine Pamphile poussa unsoupir : c’était quinze à vingt mille francs qu’il perdait làpar sa faute.

Chapitre 18Comment le capitaine Pamphile, s’étant défait avantageusement de sacargaison de bois d’ébène à la Martinique, et de son alcool auxgrandes Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir caciquedes Mosquitos, et acheta son caciquat pour une demi-piped’eau-de-vie.

Après deux mois et demi d’une heureusetraversée pendant laquelle, grâce aux soins paternels que lecapitaine prit de son chargement, il ne perdit que trente-deuxnègres, la Roxelane entra dans le port de la Martinique.

C’était un excellent moment pour se défaire desa cargaison ; grâce aux mesures philanthropiques prises d’uncommun accord par les gouvernements civilisés, la traite, exposéeaujourd’hui à des dangers ridicules, laisse manquer lescolonies.

La marchandise du capitaine Pamphile étaitdonc en grande hausse lorsqu’il aborda àSaint-Pierre-Martinique : aussi n’y en eut-il que pour lesplus riches. Il faut avouer aussi que tout ce qu’apportait lecapitaine était de véritables échantillons de choix. Tous ceshommes pris sur un champ de bataille étaient les plus braves et lesplus robustes de leur nation ; puis ils n’avaient pas la facestupide et l’apathie animale des nègres du Congo ; leursrelations avec le Cap les avait presque civilisés ; cen’étaient que des demi sauvages.

Aussi le capitaine les vendit-il millepiastres l’un dans l’autre, ce qui lui fit un total de neuf centquatre-vingt-dix mille francs ; or, en sa qualité decapitaine, comme il avait moitié part, il encaissa à lui seul, tousfrais prélevés, quatre cent vingt-deux mille francs ; ce qui,comme on le voit, était un assez joli denier.

Puis une circonstance inattendue donna encoremoyen au capitaine Pamphile de tirer avantageusement parti d’uneautre portion de son chargement. Au lieu de cinquante pipesd’eau-de-vie qu’elle attendait de la maison Ignace Nicolas Pelonge,d’Orléans, la maison Jackson et compagnie, de New-York, n’en ayantreçu que trente-huit, elle avait été, malgré sa fidélité ordinaireà remplir ses engagements, forcée de manquer de parole àquelques-unes de ses pratiques. Or, le capitaine Pamphile apprit, àSaint-Pierre, que les grandes Antilles manquaient entièrementd’alcool, et, comme il lui restait, si l’on se souvient, onze pipestrois quarts de cette liqueur dont il n’avait pas trouvé l’emploi,il résolut de faire voile pour la Jamaïque.

On n’avait pas trompé le capitainePamphile ; les Jamaïquois tiraient effroyablement la langue àl’endroit de l’eau-de-vie, dont ils manquaient depuis troismois ; aussi le digne capitaine fut-il reçu comme unevéritable providence. Or, comme on ne marchande pas avec laprovidence, le capitaine vendit ses pipes sur le pied de vingtfrancs la bouteille ; ce qui ajouta à son premier dividende dequatre cent vingt-deux mille francs une nouvelle part de cinquantemille livres, laquelle additionnée au-dessous de la première, donnaun total de quatre cent soixante et douze mille francs ; aussile capitaine Pamphile, qui, jusque-là, n’avait jamais désiré quel’aurea mediocritas d’Horace, résolut-il de mettreimmédiatement à la voile pour Marseille, où, en réunissant tous lesfonds qu’il avait épars sur les différentes parties du globe, ilpouvait réaliser une petite fortune de soixante et quinze àquatre-vingt mille livres de rente.

L’homme propose et Dieu dispose. À peine lecapitaine Pamphile était-il sorti de la baie de Kinston, qu’un coupde vent le poussa vers la côte des Mosquitos, située au fond dugolfe du Mexique, entre la baie de Honduras et la rivièreSaint-Jean.

Or, comme la Roxelane avait subi quelquesavaries et qu’elle avait besoin d’un mât de perroquet et d’unboute-hors de clinfoc, le capitaine résolut de descendre à terre,quoique les naturels du pays fussent accourus en foule sur lerivage, et que quelques-uns, armés de fusils, parussent disposés àfaire résistance : aussi, ayant fait appareiller la chaloupe,et ordonné qu’on y transportât à tout hasard une petite caronade dedouze qui avait son pivot sur l’avant, il y descendit avec vingthommes, et, sans s’inquiéter des démonstrations hostiles desindigènes, il rama vigoureusement vers la côte, résolu à seprocurer un mât de perroquet et un boute-hors de clinfoc, à quelqueprix que ce fût.

Le capitaine avait calculé juste en comptantsur cette démonstration franche et précise de sa volonté ;car, à mesure qu’il avançait vers le rivage, les naturels, quipouvaient parfaitement distinguer à l’œil nu les dispositionsguerrières du capitaine, reculaient dans l’intérieur des terres, aufond desquelles on apercevait quelques chétives cabanes, dont laplus haute était surmontée d’un drapeau trop éloigné pour qu’on pûten reconnaître les armes. Il en résulta qu’au moment où lecapitaine aborda, les deux troupes, toujours séparées par le mêmeespace, se trouvaient à mille pas, à peu près, l’une de l’autre,distance à laquelle il était difficile de se parler autrement quepar signes ; c’est ce que fit, au reste, immédiatement lecapitaine Pamphile, qui, à peine débarqué, planta en terre un bâtonau bout duquel flottait une serviette blanche ; ce qui, danstous les pays du monde, veut dire qu’on se présente avec desdispositions amies.

Ce signal fut sans doute compris desMosquitos ; car, à peine l’eurent-ils aperçu, que celui quiparaissait leur chef, et qui, en cette qualité, était revêtu d’unvieil habit d’uniforme, qu’il portait sans chemise et sanspantalon, probablement à cause de la chaleur, déposa à terre sonfusil, son tomahawk et son poignard, et, élevant les deux mains enl’air pour indiquer qu’il était sans armes, s’avança vers lerivage. Cette démonstration apparut à l’instant même au capitainedans toute sa clarté ; car, ne voulant pas rester en arrière,il déposa de son côté son fusil, son sabre et ses pistolets sur lerivage, éleva les mains en l’air à son tour, et s’avança vers lesauvage avec la même confiance que celui-ci montrait.

Arrivé à cinquante pas du chef des mosquitosle capitaine Pamphile s’arrêta pour le regarder avec une plusgrande attention ; il lui semblait que cette figure ne luiétait pas inconnue, et que ce n’était pas la première fois qu’ilavait l’honneur de la contempler. De son côté, le sauvage semblaitfaire des réflexions à peu près pareilles, et le capitaineparaissait éveiller aussi dans sa mémoire quelques souvenirs confuset incertains ; enfin, comme ils ne pouvaient se regarderéternellement, ils se remirent en route ; puis, arrivés à dixpas l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent de nouveau en poussant chacunune exclamation de surprise.

– Heng ! dit gravement le Mosquitos.

– Sacredié ! s’écria en riant lecapitaine.

– Le Serpent-Noir est un grand chef !continua le Huron.

– Pamphile est un grand capitaine !reprit le marin.

– Que vient chercher le capitaine Pamphile surles terres du Serpent-Noir ?

– Deux misérables baguettes de saule, l’unepour faire un mât de perroquet et l’autre pour faire un boute-horsde clinfoc.

– Et que donnera en échange le capitainePamphile au Serpent-Noir ?

– Une bouteille d’eau-de-feu.

– Le capitaine Pamphile est le bien venu, ditle Huron après un moment de silence en tendant la main en signed’adhésion.

Le capitaine prit la main du chef et la luiserra de manière à la lui broyer en signe que c’était un marchéfait. Le Serpent-Noir supporta la torture en véritable Indien, lecalme dans les yeux et le sourire sur les lèvres ; ce quevoyant les marins d’un côté et les Mosquitos de l’autre, ilspoussèrent trois grandes exclamations en signe de joie.

– Et quand le capitaine Pamphile donnera-t-ill’eau-de-feu ? demanda le Huron en dégageant ses doigts.

– À l’instant même, répondit le marin.

– Pamphile est un grand capitaine, dit leHuron en s’inclinant.

– Le Serpent-Noir est un grand chef, réponditle marin en lui rendant son salut.

Puis tous deux, se tournant le dos avec lamême gravité, retournèrent d’un pas égal chacun vers sa troupe,afin de lui rendre compte de ce qui s’était passé.

Une heure après, le Serpent-Noir tenait labouteille d’eau-de-feu. Le même soir, le capitaine Pamphile avaitavisé deux palmiers qui faisaient justement son affaire.

Cependant, comme le maître charpentierdemandait huit jours pour mettre son mâtereau et son boute-hors enétat, le capitaine, jugeant que la bonne intelligence pouvait êtreinterrompue pendant cet intervalle entre son équipage et lesindigènes, fit tirer sur le rivage une ligne que ne pouvaient sousaucun prétexte dépasser les matelots. Le Serpent-Noir, de son côté,fixa aussi certaines limites que ses gens reçurent l’ordre de nepoint franchir, puis, au milieu de l’espace qui séparait les deuxcamps, on dressa une tente qui devait servir de salon de conférenceaux deux chefs, lorsque leurs affaires respectives exigeraientqu’ils s’abouchassent.

Le lendemain, le Serpent-Noir s’achemina versla tente, le calumet à la main. Le capitaine Pamphile, voyant lesdispositions pacifiques du chef des Mosquitos, s’avança de soncôté, le brûle-gueule à la bouche.

Le Serpent-Noir avait avalé sa bouteilled’eau-de-feu, et il en désirait une autre. Le capitaine Pamphile,sans être autrement curieux, n’était point fâché d’apprendrecomment il retrouvait à l’isthme de Panama, et chef des Mosquitos,un homme qu’il avait quitté sur le fleuve Saint-Laurent, et chefdes Hurons.

Or, comme tous deux étaient disposés à fairequelques concessions pour obtenir ce qu’ils désiraient, ilss’abordèrent ainsi que deux amis enchantés de se revoir ;puis, comme preuve de fraternité complète, le Serpent-Noir prit lebrûle-gueule du capitaine Pamphile, le capitaine Pamphile lecalumet du Serpent-Noir, et tous deux se poussèrent gravement desbouffées de fumée au visage ; puis, après un instant desilence :

– Le tabac de mon frère le visage pâle estbien fort, dit le Serpent-Noir.

– Ce qui veut dire que mon frère la peau rougedésire se rafraîchir la bouche avec de l’eau-de-feu, répondit lecapitaine Pamphile.

– L’eau-de-feu est le lait des Hurons, repritle chef avec une dignité méprisante qui prouvait qu’il sentait, dece côté-là, toute sa supériorité sur les Européens.

– Que mon frère boive donc, dit le capitainePamphile en tirant une gourde de sa poche, et, quand le biberonsera vide, on le remplira.

Le Serpent-Noir prit la gourde, la porta à sabouche, et, de la première gorgée, en but à peu près le tiers.

Le capitaine la prit ensuite, la secoua pouren calculer à peu près le déficit, et, la portant à ses lèvres, illui donna une accolade qui ne le cédait en rien à celle de sonconvive. Celui-ci voulut la reprendre à son tour.

– Un instant, dit le capitaine en plaçantentre ses jambes la gourde vide aux deux tiers ; causons unpeu de ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes vus.

– Que désire savoir mon frère ? demandale chef.

– Ton frère désire savoir, reprit le capitainePamphile, si tu es venu ici par mer ou par terre.

– Par mer, répondit laconiquement leHuron.

– Et qui t’y a conduit ?

– Le chef des habits rouges.

– Que le Serpent-Noir délie sa langue etraconte son histoire à son frère le visage pâle, reprit lecapitaine Pamphile en présentant de nouveau la gourde au Huron, quila vida d’un trait.

– Mon frère écoute-t-il ? demanda lechef, dont les yeux commençaient à s’animer.

– Il écoute, répondit le capitaine employantpour la réponse le même laconisme qui avait dicté la demande.

– Quand mon frère m’eut quitté au milieu de latempête, dit le chef, le Serpent-Noir continua de remonter lefleuve aux grandes eaux, non plus dans sa barque, qui était brisée,mais en suivant à pied les rives. Il marcha ainsi cinq joursencore, et il se trouva sur les bords du lac Ontario ; puis,le traversant à York, il eut bientôt gagné le lac Huron, où étaitson wigwam ; mais, en son absence, de grands événementsétaient arrivés.

« Les Anglais, à force de repousserdevant eux les peaux rouges, étaient parvenus peu à peu jusqu’auxbords du lac Supérieur : le Serpent-Noir trouva son villagehabité par des visages pâles et sa place prise par des étrangers aufoyer de ses ancêtres.

« Alors il se retira dans les montagnesoù l’Otalawa prend sa source, et appela ses jeunes guerriers :ils déterrèrent le tomahawk et accoururent autour de lui, aussinombreux que l’étaient les élans et les daims avant que les visagespâles eussent paru aux sources de la Delawarre et du Susquehennah.Alors les visages pâles eurent peur, et ils envoyèrent au nom dugouverneur une ambassade au Serpent-Noir. On lui offrait sixfusils, deux barils de poudre et cinquante bouteilles d’eau-de-feu,s’il voulait vendre le toit de ses pères et le champ de sesaïeux ; et en échange de ce toit et de ces champs, on luidonnait la terre des Mosquitos, qui venait d’être cédée par larépublique de Guatimala aux visages pâles. Le Serpent-Noir résistalongtemps, quelque tentantes que fussent ces offres ; mais ileut le malheur de goûter à l’eau-de-feu, et dès lors tout futperdu : il consentit au traité et l’échange fut fait. LeSerpent-Noir jeta une pierre derrière son dos, en disant :

« – Que le Manitou me jette loin de lui commeje fais de cette pierre, si jamais je remets le pied dans lesforêts, dans les prairies ou sur les montagnes qui s’étendent dulac Érié à la mer d’Hudson, et du lac Ontario au lac Supérieur.

« Aussitôt on le conduisit àPhiladelphie, on le fit monter sur un vaisseau et on le transportaà Mosquitos ; alors le Serpent-Noir et les jeunes guerriersqui l’avaient accompagné bâtirent les huttes que mon frère peutvoir d’ici. Lorsqu’elles furent achevées, le chef des visages pâlesplanta sur la plus grande le drapeau de l’Angleterre, et remontasur son vaisseau, en laissant au Serpent-Noir un papier écrit dansune langue inconnue. »

À ces mots, le Serpent-Noir tira en soupirantun parchemin de sa poitrine et le déroula devant les yeux ducapitaine Pamphile : c’était l’acte de cession qui lui étaitfait de tous les terrains situés entre la baie de Honduras et lelac de Nicaragua, sous la protection de l’Angleterre, et avec letitre de cacique des Mosquitos.

Le gouvernement britannique se réservait lafaculté de faire bâtir un ou plusieurs forts, en tels endroitsqu’il lui plairait de choisir, sur les terres du caciquat.

L’Angleterre est la nation de prévoyance parexcellence : présumant qu’un jour ou l’autre on perceraitl’isthme de Panama, soit à Chiapa, soit à Carthago, elle avait rêvéd’avance entre l’océan Atlantique et l’océan Boréal un Gibraltaraméricain.

En lisant cet acte, il vint au capitainePamphile une singulière idée ; il avait spéculé sur tout, thé,indigo, café, morue, singes, ours, eau-de-vie et Cafres ; illui restait à acheter un royaume.

Seulement, celui-là lui coûta plus cher qu’ilne s’y était attendu d’abord, non pas à cause de la merpoissonneuse qui en baignait les côtes, non point à cause des hautscocotiers qui en ombrageaient le rivage, non point encore à causedes vastes forêts qui couvraient la chaîne de montagnes qui coupel’isthme en deux et sépare les Guatimalais des Mosquitos :non, tout cela était assez indifférent au Serpent-Noir ; mais,en revanche, il tenait énormément au cachet rouge qui décorait lebas de son parchemin. Malheureusement, il n’y avait pas d’acte sanscachet, car ce cachet était celui de la chancellerie deLondres.

Le cachet coûta au capitaine cent cinquantebouteilles d’eau-de-feu ; mais il eut le parchemin par-dessusle marché.

Chapitre 19Comment le cacique des Mosquitos donna une constitution à sonpeuple, pour se faciliter un emprunt de douze millions.

Quatre mois environ après les événements quenous venons de raconter, un joli brick, portant un pavillon tiercéen fasce de sinople, d’argent et d’azur, abaissé au-dessous dupavillon royal d’Angleterre, qui se déployait fièrement au-dessusde lui en signe de suzeraineté, saluait de vingt coups de canon laforteresse de Portsmouth, qui lui rendait sa politesse par unnombre de coups égal !

C’était le Soliman, navire fin voilier,détaché de la nombreuse marine militaire du cacique des Mosquitos,et qui amenait à Londres et à Édimbourg les consuls de Son Altesse,lesquels venaient, munis de l’acte de cession fait par legouvernement anglais à leur maître, se faire reconnaître de SaMajesté Guillaume IV.

La curiosité avait été grande dès qu’on avaitsignalé dans la rade de Portsmouth un pavillon inconnu ; maiscette curiosité augmenta encore lorsque l’on sut quels importantspersonnages il annonçait. Chacun se précipita aussitôt sur le portpour voir descendre les deux illustres envoyés du nouveau souverainque la Grande-Bretagne venait de ranger au nombre de ses vassaux.Il semblait aux Anglais, si avides de choses nouvelles, que lesdeux consuls devaient avoir quelque chose d’étrange, et qui sentitl’état sauvage dont allait les tirer le bienfaisant patronage del’Angleterre. Mais, sur ce point, les prévisions des curieux furentcomplètement trompées : la chaloupe mit à terre deux hommes,dont l’un, déjà âgé de cinquante à cinquante-cinq ans, court,replet et haut en couleur, était le consul d’Angleterre ;l’autre, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans, grand et sec, étaitle consul d’Édimbourg ; tous deux étaient revêtus d’ununiforme de fantaisie qui tenait le milieu entre le costumemilitaire et l’habit civil. Au reste, leur teint bruni par lesoleil, leur accent méridional fortement accentué, indiquaient dupremier coup, à l’œil et à l’oreille, des enfants del’équateur.

Les nouveaux débarqués s’informèrent de lademeure du commandant de place, auquel ils firent leur visite, quidura une heure, à peu près ; puis ils retournèrent à bord duSoliman, toujours accompagnés de la même affluence. Le même soir,le bâtiment remit à la voile, et, huit jours après, on apprit parle Times, le Standard et le Sund leur heureuse arrivée à Londres,où ils avaient produit, disaient ces journaux, une grandesensation. Cela ne surprit point le gouverneur de Portsmouth, quiavait été étonné, disait-il à qui voulait l’entendre, del’instruction variée des deux envoyés du cacique des Mosquitos, quitous deux parlaient un français fort passable, et dont l’un, leconsul d’Angleterre, possédait d’excellentes idées commerciales etmême une légère teinte de médecine, tandis que l’autre, le consuld’Édimbourg, brillait surtout par un esprit très vif et uneconnaissance approfondie de la science culinaire des différentspeuples du monde, que, tout jeune qu’il était, ses parents luiavaient fait parcourir, dans la prévision, sans doute, des hautescharges auxquelles la Providence l’avait appelé.

Les deux consuls mosquitos avaient eu le mêmesuccès auprès des autorités de Londres qu’auprès du gouverneur dePortsmouth. Les ministres auxquels ils s’étaient présentés avaientremarqué en eux, il est vrai, une ignorance complète des usages dumonde ; mais cette absence de fashion, qu’on ne pouvaitconsciencieusement pas exiger d’hommes nés sous le 10edegré de latitude, était bien rachetée par les connaissancesdiverses qu’ils possédaient, et qui sont quelques fois parfaitementétrangères aux agents des nations les plus civilisées.

Par exemple, le lord chancelier étant revenu,un soir, très enroué d’une séance de la chambre basse, où il avaitété obligé de discuter contre O’Connell un nouveau projet d’impôtssur l’Irlande, le consul de Londres, qui se trouvait là par hasardà son retour, demanda à milady un jaune d’œuf, un citron, un petitverre de rhum et quelques clous de girofle, prépara de ses propresmains une boisson agréable au goût et fort en usage, dit-il, àComayagua pour ces sortes d’indispositions, boisson qu’ayant avaléde confiance le lord chancelier, il se trouva radicalement guéri lelendemain. Cette aventure fit, du reste, tant de bruit dans lemonde diplomatique, que, depuis ce temps, on n’appelle plus leconsul de Londres que le docteur.

Une autre chose, non moins extraordinaire,arriva à M. le consul d’Édimbourg, sir Édouard Twomouth. Unjour que l’on causait chez le ministre de l’instruction publiquedes différents mets des différentes nations, sir Édouard Twomouthdéploya une si vaste connaissance de la matière, depuis la carrickà l’indienne, fort en usage à Calcutta, jusqu’au pâté de bosse debison, si généralement apprécié à Philadelphie, qu’il en fit venirl’eau à la bouche à toute l’honorable assemblée ; ce quevoyant le consul, il offrit avec une obligeance sans égale àM. le ministre de l’instruction publique de diriger un de cesprochains dîners dans lequel on ne servirait aux convives que desplats parfaitement inconnus en Europe. Le ministre de l’instructionpublique, confus de tant de bonté, refusa longtemps d’accepter unepareille offre ; mais sir Édouard Twomouth insista de tellefaçon et avec une si grande franchise, que Son Excellence finit parcéder et invita tous ses collègues à cette solennité culinaire. Eneffet, au jour dit, le consul d’Édimbourg, qui avait donné lasurveille à ses ordres pour les achats, arriva dès le matin, et,sans morgue, sans fierté, descendant à la cuisine, il se mit enchemise, au milieu des cuisiniers et des marmitons, qu’il dirigeacomme s’il n’avait pas fait autre chose de toute sa vie. Puis, unedemi-heure avant le dîner, il détacha la serviette qu’il avaitnouée autour de ses reins, reprit son habit de consul, et, avec lasimplicité du mérite réel, il entra au salon avec la mêmetranquillité que s’il descendait de son équipage.

C’est ce dîner, lequel fit révolution dans lecabinet anglais, qui fut comparé au festin de Balthasar par leConstitutionnel, dans un article foudroyant intitulé PerfideAlbion.

Aussi, sir Édouard Twomouth souleva-t-il lesplus vifs regrets dans le club gastronomique de Piccadilly,lorsque, impérieusement appelé par son devoir, il fut forcé dequitter Londres pour Édimbourg. Le docteur resta donc seul àLondres. Au bout de quelque temps, il notifia au corps diplomatiquel’arrivée prochaine de son auguste maître, Son Altesse don Gusman yPamphilos, ce qui produisit une grande sensation dans le mondearistocratique.

En effet, un matin, on signala un bâtimentétranger qui remontait la Tamise, portant à sa corne le pavillonmosquitos, et, à son mât d’artimon, l’étendard de laGrande-Bretagne ; c’était le brick le Mosquitos, du même portet de la même force que le Soliman, mais tout éclatant de dorures,et, le même jour, il mouilla dans les Docks. Il amenait à LondresSon Altesse le cacique en personne.

Si l’affluence avait été déjà considérable audébarquement des consuls, on comprend ce qu’elle dut être audébarquement du maître. Londres tout entier était dans ses rues, etce fut à grand-peine si le corps diplomatique parvint à se faireplace, tant la foule était pressée, pour venir recevoir le nouveausouverain.

C’était un homme de quarante-cinq àquarante-huit ans, chez lequel on reconnut à l’instant même levéritable type mexicain, avec ses yeux vifs, son teint hâlé, sesfavoris noirs, son nez aquilin et ses dents de chacal. Il étaitvêtu d’un habit de général mosquitos, et portait pour tout ornementla plaque de son ordre ; il parlait passablement l’anglais,mais avec un accent provençal très prononcé. Cela tenait à ce quele français était la première langue qu’il eût apprise, et qu’ill’avait apprise d’un maître marseillais ; au reste, ilrépondit aux compliments avec aisance, parla à chaque ministre et àchaque chargé d’affaires dans sa langue : Son Altesse lecacique étant polyglotte au premier degré.

Le lendemain, Son Altesse fut reçue par SaMajesté Guillaume IV.

Huit jours après, les murs de Londres setapissèrent de lithographies représentant les différents uniformesde l’armée de terre et de mer du cacique des Mosquitos ; puisde paysages représentant la baie de Carthago et le cap Garcias àDios, à l’endroit où la rivière d’or se jette à la mer.

Enfin parut une vue exacte de la placepublique de la ville capitale, avec le palais du cacique au fond,le théâtre sur un côté et la bourse sur l’autre.

Tous les soldats étaient gras et bienportants, et l’on expliquait ce phénomène par une note placée aubas des gravures et qui indiquait la paye que recevait chaquemilitaire ; c’était trois francs par jour pour les simplessoldats, cinq francs pour les caporaux, huit francs pour lessergents, quinze francs pour les sous-officiers, vingt-cinq francspour les lieutenants et cinquante francs pour les capitaines. Quantà la cavalerie, elle touchait double paye, parce qu’elle étaitobligée de nourrir ses chevaux ; cette magnificence, qu’on eûttraitée de prodigalité à Londres et à Paris, était toute simple àMosquitos, l’or roulant dans les fleuves et germant littéralementsous terre ; de sorte qu’on n’avait qu’à se baisser et à leprendre.

Quant aux paysages, c’étaient bien les plusriches points de vue qui se pussent voir : l’ancienne Sicilequi nourrissait Rome et l’Italie du superflu de ses douze millionsd’habitants n’était qu’un désert auprès des plaines de Panamakas,de Caribania et de Tinto ; c’étaient des champs de maïs, deriz, de cannes à sucre et de café, au milieu desquels les cheminsétaient à peine tracés pour la circulation des exploitants ;toutes ces terres rapportaient naturellement, et sans que l’hommes’en occupât le moins du monde. Cependant les naturels leslabouraient, parce qu’il arrivait souvent qu’avec le soc de leurcharrue, ils découvraient des lingots d’or de deux ou trois livres,et des diamants de trente à trente-cinq carats.

Enfin, autant qu’on pouvait en juger par lestrois magnifiques palais qui s’élevaient sur la place principaledes Mosquitos, la ville était bâtie dans un style mélangé, quiparticipait à la fois de l’antique simplicité grecque, de lacapricieuse ornementation du moyen âge et de la noble impuissancemoderne ; ainsi le palais du cacique était fait sur le modèledu Parthénon, le théâtre avait une façade dans le goût de celle dudôme de Milan, et la bourse ressemblant à l’église Notre-Dame deLorette. Quant à la population, elle était vêtue d’habitsmagnifiques, tout resplendissants d’or et de pierreries. Desnégresses suivaient les femmes avec des parasols de plumes detoucan et de colibri ; les laquais faisaient l’aumône avec despièces d’or, et il y avait dans un coin du tableau un pauvre quinourrissait son chien avec des saucisses.

Quinze jours après l’arrivée du cacique àLondres, il n’était bruit, depuis Dublin jusqu’à Édimbourg, que del’Eldorado mosquitos ; le peuple s’arrêtait devant cesmagnifiques prospectus en telle affluence, que la baguette duconstable devint insuffisante pour dissiper lesattroupements : ce que voyant le cacique, il alla trouver lelord maire, en le priant de défendre l’exposition d’aucune gravureou gouache représentant quoi que ce soit de son royaume. Le lordmaire, qui, jusqu’à présent, ne l’avait pas fait dans la seulecrainte de désobliger Son Altesse don Gusman y Pamphilos, ordonna,le jour même, la saisie des objets désignés chez tous les marchandsde gravures ; mais, s’ils étaient loin de la vue, ilsn’étaient pas hors de la mémoire, et, le lendemain de cetteexécution sans exemple dans un pays aussi libre que l’est laGrande-Bretagne, plus de cinquante personnes se présentèrent chezle consul, déclarant qu’elles étaient prêtes à émigrer, si lesrenseignements qu’elles venaient chercher étaient en harmonie avecce qu’elles attendaient.

Le consul leur répondit qu’il y avait aussiloin de l’idée qu’elles avaient pu prendre de cette bienheureuseterre, à ce qu’elle était en effet, qu’il y a loin de la nuit aujour et de la tempête au beau temps ; que la lithographieétait, comme chacun sait, un moyen très impuissant de traduire lanature, puisqu’elle n’avait qu’un ton gris et terne pour rendre nonseulement toutes les couleurs, mais encore les milliers de nuancesqui font le charme et l’harmonie de la création ; que, parexemple, les oiseaux qui voltigeaient dans les paysages et quiavaient sur ceux de l’Europe l’avantage inappréciable de se nourrird’insectes malfaisants, et de ne pas sentir le grain, semblaienttous sous les crayons du lithographe des moineaux francs ou desalouettes, tandis qu’ils brillaient en réalité de couleurs sifraîches et si vives, qu’ils semblaient des rubis animés et destopazes vivantes ; que, d’ailleurs, s’ils voulaient se donnerla peine de passer dans son cabinet, il leur montrerait ces mêmesoiseaux, qu’ils reconnaîtraient, non pas à leur plumage, mais à laforme de leur bec et à la longueur de leur queue, et qu’en lescomparant à l’ignoble ressemblance que le peintre avait cruatteindre, ils pourraient juger de tout le reste sur un seuléchantillon.

Les braves gens entrèrent dans le cabinet, et,comme le docteur, grand amateur d’histoire naturelle, avait, dansses différentes courses, réuni une collection précieuse de toutesles fleurs volantes qu’on appelle des colibris, des oiseaux-moucheset des bengalis, ils en sortirent parfaitement convaincus.

Le lendemain, un bottier se présenta chez leconsul et demanda si, à Mosquitos, les industries étaient libres.Le consul répondit que le gouvernement y était si paternel, quel’on n’y payait même pas de patente ; ce qui établissait uneconcurrence qui tournait à la fois au profit des industriels et desconsommateurs, attendu que tous les peuples environnants venaients’approvisionner dans la capitale du caciquat, où ils trouvaientchaque chose tellement au-dessous du cours de leur paye, que rienque par cette différence ils étaient défrayés et au delà desdépenses de leur voyage ; que les seuls privilèges qui dussentexister, car ils n’existaient pas encore, et c’était ce qu’il avaitvu en Angleterre qui en avait donné l’idée au cacique, était lafourniture spéciale de sa personne sérénissime et de sa maison. Lebottier demanda aussitôt s’il y avait à Mosquitos un bottier de lacouronne. Le consul répondit que beaucoup de demandes avaient étéfaites, mais qu’aucune n’avait encore été distinguée ; qued’ailleurs, le cacique comptait soumissionner les charges, ce quiépargnerait toujours un grand embarras, attendu que cette mesuredéjouait toutes les brigues et tuait la vénalité, ce vicefondamental des gouvernements européens. Le bottier demanda à queltaux était cotée la charge de bottier de la couronne. Le docteurconsulta ses registres et répondit que la charge de bottier de lacouronne était cotée à deux cent cinquante livres sterling. Lebottier bondit de joie : c’était pour rien ! puis, tirantde sa poche cinq billets de banque qu’il présenta au consul, il lepria dès ce moment de le considérer comme seul et uniquesoumissionnaire, ce qui était d’autant plus juste qu’il y avaitrempli la condition demandée, c’est-à-dire le paiement comptant etintégral de la soumission. Le consul trouva la demande siéminemment raisonnable, qu’il n’y répondit qu’en remplissant unbrevet qu’il remit séance tenante au pétitionnaire, signé de samain et revêtu du sceau de Son Altesse. Le bottier sortit duconsulat sûr de sa fortune et enchanté d’avoir fait pour l’assurerun si mince sacrifice.

Dès lors il y eut queue au bureau duconsulat ; au bottier succéda un tailleur, au tailleur unpharmacien ; au bout de huit jours, chaque branche del’industrie, du commerce ou de l’art eut son représentant breveté.Puis ensuite vinrent les achats de grades et de titres ; lecacique fit des colonels et créa des barons, vendit des titres denoblesse personnelle et de la noblesse héréditaire. Un monsieur,qui avait déjà l’Éperon d’or et l’ordre d’Hohenlohe, lui fit mêmedes propositions pour acheter l’Étoile de l’équateur, qu’il avaitfondée pour récompenser le mérite civil et le couragemilitaire ; mais le cacique répondit que, sur ce pointseulement, il s’écarterait de l’exemple donné par les gouvernementseuropéens, et qu’il faudrait gagner sa croix pour l’obtenir. Malgréce refus, qui lui fit, au reste, le plus grand honneur dansl’esprit des radicaux anglais, le cacique encaissa dans son moisune recette de soixante mille livres sterling.

Vers ce temps, et après un dîner à la cour, lecacique se hasarda à parler d’un emprunt de quatre millions. Lebanquier de la couronne, qui était un juif prêtant de l’argent àtous les souverains, sourit de pitié à cette demande et répondit aucacique qu’il ne trouverait pas à emprunter moins de douzemillions, toute affaire commerciale au-dessous de ce chiffre étantabandonnée aux carotteurs et aux courtiers marrons. Le caciquerépondit que ce n’était pas cela qui empêcherait la chose de sefaire, et que, quant à lui, il prendrait aussi bien douze millionsque quatre. Le banquier lui dit alors de passer dans son bureau, etqu’il y trouverait son commis qui était chargé des empruntsau-dessous de cinquante millions ; qu’il aurait reçu desordres, et qu’il pourrait traiter avec ce jeune homme ; que,quant à lui, il ne s’occupait que des spéculations qui dépassaientun milliard.

Le lendemain, le cacique passa au bureau dubanquier ; tout avait été préparé comme celui-ci l’avait dit.L’emprunt se faisait à six pour cent ; M. Samuel émettaitd’abord tous les fonds ; puis il se chargeait ensuite detrouver des soumissionnaires. Cependant c’était à une conditionsine qua non. Le cacique frémit et demanda quelle était cettecondition. Le commis répondit que cette condition était de donnerune constitution à son peuple.

Le cacique resta étourdi de la demande, nonpas qu’il rechignât le moins du monde sur la constitution ; ilconnaissait la valeur de ces sortes d’écrits et en aurait donnédouze pour mille écus, à plus forte raison une pour douzemillions ; mais il ne savait pas que M. Samuel entreprîtla liberté des peuples en partie double : il lui avait mêmeentendu professer dans son patois, moitié allemand, moitiéfrançais, une profession de foi politique qui était si peu enharmonie avec la demande qu’il lui faisait faire à cette heure,qu’il ne put s’empêcher d’en manifester son étonnement au troisièmecommis.

Celui-ci répondit au cacique que Son Altessene s’était point trompée à l’endroit des opinions de sonpatron ; mais que, dans les gouvernements absolus, c’était leprince qui répondait des dettes de l’État, tandis que, dans lesgouvernements constitutionnels, c’était l’État qui répondait desdettes du prince, et que, quelque fonds que fit M. Samuel surla parole des rois, il avait encore plus de confiance dans lesengagements des peuples.

Le cacique, qui était un homme de jugement,fut forcé d’avouer que ce que lui disait ce troisième commis nemanquait pas de raison, et que M. Samuel, qu’il avait prispour un turcaret, était, au contraire, un homme fort sensé :il promit, en conséquence, de rapporter le lendemain uneconstitution aussi libérale que celles qui avaient cours en Europe,et dont le principal article serait conçu en ces termes :

De la dette publique

« Les dettes qui, jusqu’au jour de laprochaine convocation du parlement, ont été contractées par SonAltesse le cacique, sont déclarées dettes de l’État, et garantiespar tous les revenus et toutes les propriétés de l’État.

Une loi sera présentée à la prochaine cessiondu parlement, pour déterminer la portion des revenus publics quisera affectée au service des intérêts et au rachat successif ducapital de la dette actuelle. »

C’était la rédaction même deM. Samuel.

Le cacique n’y changea point une virgule, et,le lendemain, il rapporta la constitution entière, telle qu’on peutla voir aux pièces justificatives : elle était signée de samain et scellée de son sceau. Le troisième commis la jugeaconvenable et la porta à M. Samuel. M. Samuel mit aubas : Bon à tirer, déchira un feuillet de son agenda, écrivitau-dessous : « Bon pour douze millions payables fincourant », et signa Samuel.

Huit jours après, la constitution de la nationmosquitos avait paru dans tous les journaux anglais, et étaitreproduite par tous les journaux européens ; ce fut à cetteoccasion que le Constitutionnel fit cet article remarquable qui estencore dans tous les souvenirs, intitulé Noble Angleterre.

On comprend qu’une pareille largesse de lapart d’un prince à qui on ne la demandait pas, redoubla laconfiance qu’on avait en lui et tripla le nombre des émigrants. Lenombre s’éleva à seize mille six cent trente-neuf, et le consulsignait le seize mille six cent trente-neuvième passeport, lorsque,remettant le susdit papier au seize mille six cent trente-neuvièmeémigrant, le consul lui demanda quel argent lui et ses compagnonsemportaient. L’émigrant répondit qu’ils emportaient des billets debanque et des guinées. À ceci le consul répondit qu’il croyaitdevoir prévenir l’émigrant que les bank-notes perdaient à la banquemosquitos six pour cent, et l’or deux schellings par guinée, etcette perte était une chose qui se devait comprendre, à cause del’éloignement des deux pays et de la rareté des relations, tout lecommerce se faisant en général à Cuba, Haïti, la Jamaïque,l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud.

L’émigrant, qui était un homme de sens,comprit parfaitement cette raison ; mais, désolé du déficitque devait produire dans sa petite fortune le change qu’il seraitobligé de subir une fois arrivé au lieu de sa destination, ildemanda à Son Excellence le consul si, par faveur spéciale, il nepourrait pas lui donner de l’argent ou de l’or mosquitos en échangede ses guinées et de ses bank-note. Le consul répondit qu’ilgardait son or et son argent, parce qu’étant purs de tout alliage,ils gagnaient sur l’argent et sur l’or anglais, mais qu’il pouvaitlui donner, moyennant une simple commission d’un demi pour cent,des billets de la banque du cacique, qui, une fois arrivé àMosquitos, lui seraient échangés sans retenue contre de l’or et del’argent du pays. L’émigrant demanda à embrasser les pieds duconsul ; mais celui-ci lui répondait avec une dignité vraimentrépublicaine que tous les hommes étaient égaux, et lui donna samain à baiser.

Dès ce jour, le change commença. Il dura unesemaine. Au bout d’une semaine, le change avait produitquatre-vingt mille livres sterling, sans compter l’escompte.

Vers le même temps, sir Édouard Twomouth,consul à Édimbourg, prévint son collègue de Londres qu’il avaitencaissé, par des moyens à peu près analogues à ceux qui avaientété mis en usage dans la capitale des trois royaumes, une somme decinquante mille livres sterling. Le docteur trouva d’abord quec’était bien peu ; mais il réfléchit que l’Écosse était unpays pauvre qui ne pouvait pas rendre comme l’Angleterre.

De son côté, Son Altesse le cacique don Gusmany Pamphilos, toucha, fin courant, les douze millions du banquierSamuel.

Conclusion

Les émigrants partirent sur huit bâtimentsfrétés à frais communs, et, après trois mois de navigation,arrivèrent en vue de la côte que vous savez, et jetèrent l’ancredans la baie de Carthago.

Ils y trouvèrent, pour toute ville, lescabanes que nous avons décrites, et, pour toute population, lesgens du Serpent-Noir, qui les conduisirent à leur chef, lequel leurdemanda s’ils lui apportaient de l’eau-de-feu.

Une partie de ces malheureux, n’ayant plusaucune ressource en Angleterre, prirent le parti de rester àMosquitos ; les autres résolurent de revenir en Angleterre. Enroute, la moitié de cette moitié mourut de faim et de misère.

Le quart qui revint à Londres n’eut pas plustôt mis pied à terre, qu’il courut au palais du cacique et àl’hôtel du consul. Le cacique et le consul avaient disparu depuishuit jours, et l’on ignorait complètement ce qu’ils étaientdevenus.

Quant à nous, nous croyons que le cacique estincognito à Paris, et nous avons des raisons de penser qu’il n’estpas étranger à une grande partie des entreprises industrielles quis’y font depuis quelque temps.

Si nous en apprenons quelque nouvelle pluspositive, nous nous empresserons d’en faire part à noslecteurs.

Au moment où nous mettons sous presse, nouslisons dans la Gazette médicale :

« Jusqu’à présent, on n’avait constaté lefait de combustion instantanée que sur les hommes ; un caspareil vient, pour la première fois, d’être signalé par le docteurThierry sur un animal appartenant à l’espèce simiane. Depuis cinqou six ans, cet individu, par suite de la perte douloureuse qu’ilavait faite de l’un de ses amis, avait pris l’habitude de se livrerà une intempérance journalière à l’endroit du vin et des liqueursfortes ; le jour même de l’accident, il avait bu trois petitsverres de rhum et s’était retiré, selon son habitude, dans un coinde l’appartement, lorsque, tout à coup, on entendit de son côté unpétillement pareil à celui que produisent les étincelles quis’échappent d’un foyer. La ménagère, qui faisait sa chambre, seretourna vivement du côté d’où venait le bruit, et vit l’animalenveloppé d’une flamme bleuâtre pareille à celle del’esprit-de-vin, sans que cependant il fît le moindre mouvementpour échapper à l’incendie. La stupéfaction dans laquelle laplongea ce spectacle lui ôta la force d’aller à son secours, et cene fut que lorsque le feu fut éteint qu’elle osa s’approcher del’endroit où il avait apparu ; mais alors il était trop tard,l’animal était complètement mort.

« Le singe sur lequel s’est accompli cetétrange phénomène appartenait à notre célèbre peintre, M. TonyJohannot. »

Pièces justificatives

Constitution de la nation desMosquitos dans l’Amérique centrale :

Don Gusman y Pamphilos, par la grâce de Dieu,cacique des Mosquitos, etc.

Le peuple héroïque de cette contrée, ayantdans tous les temps conservé son indépendance par son courage etses sacrifices, en jouissait paisiblement à l’époque où toutes lesautres parties de l’Amérique gémissaient encore sous le joug dugouvernement espagnol. À la grande et mémorable époque del’émancipation du nouvel hémisphère, les peuples de cette vasterégion n’avaient été soumis par aucun peuple européen ;l’Espagne n’avait exercé sur eux aucune autorité réelle, et avaitété forcée de se borner à de chimériques prétentions contrelesquelles la bravoure et la constance des indigènes n’avaientcessé de protester. La nation des Mosquitos avait conservé intactecette liberté primitive qu’elle tenait de son Créateur.

Dans la vue de consolider son existence, pourdéfendre sa liberté, le premier de tous les biens d’un peuple, etpour guider ses progrès vers le bonheur de l’état social, cettecontrée a bien voulu nous choisir pour la gouverner déjà, danscette immortelle lutte de la liberté américaine, nous avions montréaux peuples de ce continent que nous n’étions pas indigne decontribuer à l’affranchissement de cette noble moitié de l’espècehumaine.

Pénétré des devoirs que la Providence nousimposait en nous appelant, par le choix d’un peuple libre, augouvernement de cette belle contrée, nous avions cru devoirdifférer, jusqu’à ce jour, la création des institutions qui doiventhâter son bonheur ; nous jugions nécessaire de bien connaîtreauparavant les besoins de la nation à laquelle ces institutionsdevaient s’appliquer.

Cette époque est enfin venue. Nous sommesheureux de pouvoir nous acquitter de ce devoir, dans un temps où lavictoire vient de consacrer à jamais les destinées de ce continent,et de terminer, après quinze années, une lutte où nous avons, parmiles premiers, arboré l’étendard de l’indépendance et scellé denotre sang les droits imprescriptibles des peuples américains. Àces causes, nous avons décrété et ordonné, décrétons et ordonnonsce qui suit :

Au nom de Dieu tout-puissant etmiséricordieux :

Article premier :

Toutes les portions de ce pays, quelles quesoient actuellement leurs dénominations, ne composeront à l’avenirqu’un seul État qui restera à jamais indivisible, sous ladénomination de l’État de Poyais.

Les titres divers sous lesquels nous avonsjusqu’à ce jour exercé notre autorité seront, à l’avenir, confonduset réunis dans celui de cacique de Poyais.

Art. 2 :

Tous les habitants actuels de ce pays, et tousceux qui, à l’avenir, recevront des lettres de naturalisation, neferont qu’une seule nation, sous le nom de Poyaisiens, sansdistinction d’origine, de naissance et de couleur.

Art. 3 :

Tous les Poyaisiens sont égaux en devoirs eten droits.

Art. 4 :

L’État de Poyais se divisera en douzeprovinces, savoir :

L’île de Boatan,

L’île de Guanaja,

Province de Caribania,

Province de Romanie,

Province de Tinto,

Province de Carthago,

Province de Neustrie,

Province de Panamakar,

Province de Towkas,

Province de Cacheras,

Province de Wolwas,

Province de Ramas.

Chaque province se divise en districts, chaquedistrict en paroisses ; les limites de chaque province sontréglées par la loi.

Dans chaque province, il y a un intendantnommé par le cacique.

L’intendant s’occupera de l’administrationparticulière de la province ; il sera assisté par un conseilde notables, choisi et organisé par une loi.

Dans chaque district, il y a unsous-intendant, et dans chaque paroisse un maire.

La nomination des sous-intendants et desmaires, et leurs attributions, seront réglées par une loi.

Du cacique :

Le cacique est le commandant en chef de toutesles forces de terre et de mer.

Il est chargé de les lever, armer, organiser,suivant ce qui sera disposé par la loi.

Il nomme à tous les emplois civils etmilitaires que la constitution n’a pas réservés à la nomination dupeuple.

Il est administrateur général de tous lesrevenus de l’État, en se conformant aux lois, sur la nature,l’assiette, le recouvrement et la comptabilité.

Il est chargé spécialement du maintien del’ordre intérieur, fait les traités de paix, déclare la guerre.Toutefois, les traités sont soumis à l’approbation du sénat.

Il envoie et reçoit les ambassadeurs et toutesorte d’agents diplomatiques.

Il a seul le droit de proposer les lois auparlement et de les approuver ou de les rejeter, après la sanctiondu parlement.

Les lois ne sont exécutoires qu’après sasanction et sa promulgation.

Il peut faire des règlements pour l’exécutiondes lois.

Sont déclarés domaines du cacique toutes lesterres qui n’appartiennent pas à des particuliers.

Leur revenu et le produit de leur vente sontaffectés à l’entretien de Son Altesse le cacique, de sa famille etde sa maison civile et militaire.

Le cacique pourra, en conséquence, disposerdesdits domaines, à tel titre qu’il avisera.

À son avènement, le cacique prête serment à laconstitution, entre les mains du parlement.

Le cacique a le droit de grâce.

La personne du cacique est inviolable ;ses ministres sont seuls responsables.

En cas de mauvaise santé, ou dans le casd’absence, pour quelque raison grave, le cacique pourra choisir unou plusieurs commissaires qui gouverneront en son nom.

Notre fils aîné, issu de notre mariage avecdona Josepha-Antonia-Andrea de Xérès de Aristequicta y Lobera, né àCarracas, dans la république de Colombie, est déclaré héritierprésomptif de la dignité de cacique des Mosquitos.

Dans une des prochaines cessions du parlement,il sera pourvu par une loi au cas de la minorité du cacique.

Du parlement :

Le parlement exerce le pouvoir législatif,concurremment avec le cacique.

Aucun emprunt ne pourra être fait à l’avenir,aucun impôt direct ni indirect ne peut être levé, sans avoir étédécrété par le parlement.

À l’ouverture de chaque session, les membresdes deux chambres du parlement prêtent serment de fidélité aucacique et à la constitution.

Le parlement détermine la valeur, le poids, letype et le titre des monnaies ; fixe les poids et lesmesures.

Chaque chambre du parlement fait un règlementpour l’ordre de ses travaux, et a la police de ses séances.

Chacune des deux chambres du parlement peutsupplier le cacique de présenter un projet de loi sur tel ou telobjet déterminé.

Le parlement se compose de deuxchambres : le sénat et la chambre des représentants.

Du sénat :

Le sénat se compose de cinquantesénateurs.

Quatre ans après la promulgation de laprésente constitution, ce nombre pourra être augmenté par uneloi.

Les cinquante sénateurs qui vont composer lesénat seront nommés par le cacique, pour la première foisseulement.

Les sénateurs sont nommés à vie.

À l’avenir, lorsqu’il viendra à vaquer quelqueplace dans le sein du sénat, le sénat nommera à la place vacante,parmi les trois candidats qui lui seront présentés par lecacique.

Pour être sénateur, il faudra être âgé detrente et un ans au moins, avoir résidé au moins trois ans dans lepays, et posséder une propriété foncière de trois mille acresd’étendue.

Le sénat est présidé par le chancelier.

L’évêque ou les évêques de Poyais seront dedroit membres du sénat.

Les séances du sénat sont publiques.

Chambre des représentants :

La chambre des représentants se composera desoixante députés cinq par province, jusqu’à ce qu’une loiultérieure en ait augmenté le nombre.

Pour être représentant du peuple de Poyais, ilfaut avoir vingt-cinq ans, et posséder une propriété foncière demille acres d’étendue.

La chambre des représentants vérifie lespouvoirs de ses membres.

Chaque province nommera cinq députés, pourformer la première session de la chambre.

Dans la prochaine session du parlement, ilsera pourvu par une loi à la répartition dudit nombre de soixantedéputés, entre les diverses provinces, suivant la force de leurpopulation.

De plus, dans la même prochaine session, leparlement pourra attribuer le droit d’avoir une représentationspéciale à celles des villes de notre État qu’il croira, à raisonde leur importance, devoir élever à la dignité de cité.

Pour l’élection des députés des districts,tous les habitants, nés ou naturalisés citoyens de cet État, quipayeront une contribution directe quelconque, et qui, étant âgés devingt et un ans, ne seront ni domestiques, ni esclaves, niinterdits, ni faillis, ni repris de justice, se réuniront auchef-lieu du district, au jour qui sera indiqué par nos lettrespatentes, et nommeront les députés parmi les personnes ayant lesqualités nécessaires à cet effet.

Les députés sont nommés pour quatre ans, et lachambre se renouvelle en entier.

Le cacique nomme le président de la chambredes députés, sur une liste de trois candidats, qui lui estprésentée par cette chambre.

Les assemblées électorales sont présidées parun de leurs membres, choisi dans leur sein par le cacique.

Les lois sur les douanes et les autres impôtsdirects ou indirects ne peuvent être proposées que dans le sein dela chambre des représentants, et ce n’est qu’à son approbationqu’elles peuvent être portées au sénat.

Le cacique détermine, par une ordonnance,l’ouverture et la clôture de la session du parlement, qui doit êtreconvoqué au moins une fois par an.

Le cacique peut dissoudre la chambre desreprésentants, à la charge par lui d’en convoquer une nouvelle dansles trois mois.

La chambre des représentants a le droitd’accuser les ministres devant le sénat, pour cause de concussionou de trahison, malversation, mauvaise conduite ou usurpation depouvoirs.

Les séances de la chambre des représentantssont publiques.

De la religion :

La religion catholique, apostolique et romaineest la religion de l’État.

Ses ministres sont dotés, et le territoire oùils doivent exercer leur ministère est déterminé par la loi.

Toutes les religions sont protégées parl’État.

La différence de croyance ne peut servir demotif ni de prétexte d’admission ou d’exclusion d’aucune charge ouemploi public.

Les personnes professant une religion autreque la religion catholique, qui voudront élever un temple à leurusage, seront tenues d’en faire la déclaration à l’autorité civile,en assignant en même temps un fonds pour entretenir le ministre quidevra être attaché au service de ce temple.

De la dette publique :

Les dettes qui, jusqu’au jour de la prochaineconvocation du parlement, ont été contractées par Son Altesse lecacique, sont déclarées dettes de l’État et garanties par tous lesrevenus et toutes les propriétés de l’État.

Une loi sera présentée à la prochaine sessiondu parlement, pour déterminer la portion des revenus publics quisera affectée au service des intérêts et au rachat successif ducapital de la dette actuelle.

Pouvoir judiciaire :

Les juges sont nommés par le cacique, sur laprésentation de trois candidats par sénat.

Il y aura six juges de l’État, lesquelsparcourront successivement les provinces, pour y tenir des assisesoù s’administrera la justice civile et criminelle.

Une loi ultérieure organisera l’application dujury en matière criminelle.

Il sera établi, dans chaque district, un jugede paix chargé de concilier les procès, et, à défaut deconciliation, de mettre les procès en mesure d’être jugés par lejuge de l’État, dans la tenue des assises.

Les appels de jugements rendus par les assisesde chaque province seront jugés par le sénat.

Les recours en cassation contre les arrêts dela cour suprême seront portés devant le parlement.

Aucun habitant ne peut être arrêté qu’en vertud’un ordre d’un juge, portant implicitement la mention du motif,lequel ne pourra être qu’une accusation d’un crime ou délitqualifié par la loi.

Aucun geôlier ne pourra, sous peine d’êtrepoursuivi pour détention arbitraire, recevoir ou détenir unprisonnier sans mandat d’arrestation, dans la forme ci-dessus.

Il sera procédé, le plus prochainementpossible, à la rédaction d’un code de lois civiles et d’un code delois criminelles, uniformes pour le pays.

La présente constitution sera soumise àl’acceptation du parlement, qui est convoqué à cet effet le1er septembre prochain.

Fait à Londres, le 20 mars de l’an de grâce1837, et de notre règne le premier.

Signé : Don Gusman y Pamphilos.

Lettre de M. AlphonseKarr :

« Mon cher Alexandre,

Permettez-moi de vous adresser uneréclamation.

Il y a en France trente-deux millionsd’habitants ; si chacun occupe l’attention publique pendant untemps égal, c’est-à-dire si la gloire leur est équitablementpartagée, ils auront chacun une minute et un tiers de minute entoute leur vie, que je suppose de quatre-vingts ans, à être l’objetde cette précieuse attention.

C’est ce qui fait que l’on s’accroche de sonmieux à tout ce qui fait du bruit et que l’on veut être quelquechose dans ce qui paraît, que bien des gens portent un peu envie aucriminel que l’on guillotine, et n’ont de consolation qu’endisant : Je l’ai beaucoup connu ou J’ai passédans la rue le lendemain de l’assassinat.

Je ne connais rien de plus amusant que ceslivres si pleins d’humour et de malicieuse naïveté que vous publiezquelquefois quand vous ne faites pas de beaux drames ou despirituelles comédies.

En voilà un qui va absorber l’attentionuniverselle pendant quinze jours, ici où on fait une révolution entrois jours ; c’est donc, au compte que je faisais tout àl’heure, à peu près treize mille personnes dont on ne parlerajamais.

J’ai le droit d’être dans votre livre, et j’enuse : Jacques II m’a appartenu avant d’être à Tony Johannot.Notre bon et spirituel Tony pourrait vous dire comment un jour, ilme montra un singe et comment ce singe me sauta au cou, me prit parla tête et m’embrassa sur les deux joues de la façon la plusattendrissante.

Jacques II avait vécu un an avec moi quand jele perdis ; je craignais à chaque instant de le rencontrer surles boulevards, habillé en troubadour d’opéra-comique, devenusavant et se livrant au métier ignominieux de bateleur. Je fus bienheureux de le retrouver chez Tony, qui a beaucoup trop d’espritpour en vouloir donner aux bêtes.

Donc, mon cher Alexandre, je vous prie et aubesoin vous somme, comme disent les journaux, d’insérer la présenteréclamation dans vos pièces justificatives.

Tout à vous.

Alphonse Karr.

 

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