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Le Cas du Docteur Plemen

Le Cas du Docteur Plemen

de Louis-Rene Delmas de Pont-Jest

À LA MÉMOIRE

DU GRAND AVOCAT CRIMINEL DU XIXe SIÈCLE

Le bien regretté maître

CHARLES-ALEXANDRE LACHAUD

Souvenir respectueux

De celui qu’il ne cessa d’honorer de son amitié.

René de PONT-JEST.

Paris, 15 avril 1887.
PROLOGUE – L’HÔTEL DE LA RUE BOISSIÈRE

Il eût été difficile de découvrir dans tout Paris une habitation d’un aspect plus gracieux que celle qui portait le numéro 164 de la rue Boissière, à Passy.

À travers les barreaux de la grille qui la défendait du côté de la voie publique, on apercevait un petit jardin que se disputaient les hortensias et les roses ; puis,au delà, une jolie construction à l’italienne, à un seul étage,dont les murs disparaissaient en partie sous la vigne vierge et le chèvrefeuille.

On eût dit un nid d’amoureux, tant il y régnait de calme, tant les visiteurs y étaient rares.

À l’intérieur de ce mignon hôtel, tout étaitconfortable, non pas de ce confortable anglais, froid, sec,méthodique, qui donne aux plus riches appartements de Londres desairs de chambres garnies et fréquemment inhabitées, mais de cetélégant et chaud confortable parisien, que les étrangers cherchentvainement à imiter.

Le meuble sévère du grand cabinet de travail,au côté gauche du rez-de-chaussée, disait bien que c’était là leséjour d’un homme studieux ; mais les fleurs dont étaitconstamment ornée la salle à manger, ainsi que les albums etbibelots d’art placés sur les tables et les consoles du salon,trahissaient la présence d’une femme jeune et pleine de goût, âmede cette paisible demeure.

En effet, il arrivait parfois que lespassants, qui ne s’étaient arrêtés devant le petit hôtel de la rueBoissière que pour en examiner le jardin, laissaient échapper unmouvement d’admiration à la vue d’une jeune fille dont la têteadorable se montrait, comme au milieu d’un cadre parfumé, à l’unedes fenêtres de la maison.

Tout ce que les voisins savaient de cettejolie enfant, c’est qu’elle se nommait Jane, avait dix-sept oudix-huit ans, était douce et charmante, et demeurait là avec sonpère, quon pensait n’être que son père adoptif,M. William Witson.

Bien que M. Witson et miss Janeparlassent tous deux très purement le français, on les croyaitétrangers, Anglais ou Américains. Les curieux avaient tentévainement d’en apprendre davantage.

Il n’y avait dans la maison que deuxdomestiques : une cuisinière – qui peut-être aurait bavardé,si elle avait eu quelque chose d’intéressant à dire, mais ellen’était entrée au service de M. Witson qu’à l’arrivée decelui-ci rue Boissière – et une femme de chambre, ne connaissantpas un mot de notre langue et ne sortant jamais sans sa jeunemaîtresse.

La maison abritait encore une cinquièmepersonne, mais nul ne se serait hasardé à l’interroger, tant elleétait de physionomie sévère et paraissait peu communicative.C’était mistress Vanwright, qui, après avoir été l’institutrice demiss Jane, qu’elle adorait, était restée près d’elle en qualité degouvernante.

Quant à William Witson, c’était un homme d’unequarantaine d’années, d’apparence robuste, à la tenue correcte, auxtraits fins et distingués. Ne portant pour toute barbe que de longsfavoris blonds, il avait quelque chose de l’officier de marine oudu magistrat.

Très matinal, il se promenait dès la premièreheure du jour dans son jardin, où miss Jane, à son réveil, venaitle rejoindre pour lui donner son front à baiser. Puis il seretirait dans son cabinet de travail, où il se mettait à parcourirfiévreusement les journaux qu’il recevait un peu de tous les paysdu monde, journaux parmi lesquels figuraient de nombreuses feuillesjudiciaires : la Gazette des Tribunaux et leDroit, de Paris ; le Police News, deLondres ; le Juristische Blætter, de Berlin ; leFreischütz, de Francfort ; la Gerichtshalle,de Vienne ; la National Police Gazette et leIllustrated Police News, de New-York.

La rapidité avec laquelle Witson lisait tousces journaux prouvait la connaissance parfaite qu’il avait deslangues étrangères. Il n’abandonnait cette lecture que pour semettre à table à dix heures, en face de miss Jane. Celle-cis’efforçait alors d’arracher celui qu’elle appelait « sonami » aux préoccupations constantes qui semblaientl’obséder.

Mais ses efforts n’avaient, le plus souvent,qu’un succès momentané.

Si Witson acceptait toujours avec unaffectueux sourire les observations de la jeune fille surl’existence trop sévère qu’il menait ; s’il lui promettait devivre moins isolé, de se distraire davantage, son regard se fixaitfréquemment sur sa jolie interlocutrice avec une expression dedouloureuse tendresse.

Il paraissait lui reprocher de si peucomprendre le but de sa vie, de ne pas deviner qu’elle était aussiintéressée que lui-même au résultat de ses travaux.

Et, sans doute pour ne pas se laisser dominerpar l’émotion qui, dans ces moments-là, s’emparait de lui, Williamse remettait à dévorer de nouveau, dans ses feuilles judiciaires,le récit de quelques-uns de ces crimes dont la cause et le butéchappent également au psychologue, crimes qui semblent commis pourle seul amour du mal, et dont les auteurs, monstres moraux, sont,pour ainsi dire, irresponsables.

Ce n’était pas là, probablement, ce quecherchait l’étranger ; car, si les articles de ce genrearrêtaient un instant son esprit, il jetait bientôt loin de lui sesjournaux, avec un mouvement de colère et de déception.

Il ne fallait rien moins qu’un baiser de Janepour le calmer.

Parfois, après avoir déjeuné rapidement,William sortait, presque toujours seul.

Ces jours-là, il se rendait alors au palais dejustice, où il avait les plus honorables relations parmi lesmagistrats, ce qui lui permettait d’être particulièrement assiduaux audiences des grands procès criminels.

À demi caché dans les rangs de la foule, bienqu’il eût une place réservée sur l’estrade, derrière la Cour, ilsuivait les débats avec un vif intérêt.

Évidemment il était là en romancier ou encriminaliste, estimant que, si misérable que soit l’homme quidéfend son honneur ou sa tête, il ne devrait jamais être donné enspectacle aux désœuvrés et aux femmes atteintes de cette forme denévrose : la curiosité malsaine.

Ce qui frappait ceux avec lesquels notremystérieux personnage échangeait ses impressions pendant lessuspensions d’audience, c’était son érudition en jurisprudence, enprocédure, en toutes matières, pour ainsi dire, et son indulgence,sa pitié pour les accusés, si grands, si avoués que fussent leurscrimes.

« On ne sait pas, répétait-il volontiers,on ne sait jamais ! Souvent il n’y a pas plus de raison pourcroire aux aveux d’un prévenu qu’il n’y en a pour accepter sesdénégations. Le travail qui se fait dans l’esprit de celui qu’on abrusquement isolé doit compter pour beaucoup. On ne se représentepas assez les tortures physiques de la prison préventive,non plus que les angoisses morales de l’instructioncriminelle.

« Aux prises avec un magistrat habile,pressé de questions inutiles et cependant répétées sous milleformes différentes, humilié par ce juge, qui, ne cherchant qu’uncoupable et voulant le trouver dans celui qu’il interroge, luiparle sur un ton malveillant, le trouble, lui tend tous les pièges,guette ses moindres paroles pour les dicter à son greffier, endonnant à ces paroles l’interprétation qui lui convient ; auxprises, dis-je, avec cet inquisiteur impitoyable, le prévenu perdsouvent la tête, et la confusion de ses réponses, les rétractationsqu’il tente, les explications nouvelles qu’il donne, tout est mis àsa charge. S’il se défend avec trop d’énergie, c’est qu’il comprendquel danger il court, qu’il s’était préparé à la lutte, qu’il veutégarer la justice. Donc il est coupable. Son indignation n’estqu’une comédie et doit éloigner de lui toute pitié. Si, aucontraire, il balbutie, courbe le front, rougit ou pâlit, ne trouverien à dire, c’est qu’il comprend combien il lui serait impossiblede repousser les faits relevés contre lui. Sa culpabilité est doncévidente. S’il rit, c’est de cynisme ; s’il pleure, c’estd’épouvante. »

Lorsqu’on le mettait sur ce terrain, Witson netarissait pas, son calme ordinaire l’abandonnait, le sang luimontait au visage ; il était visible qu’il ne comprimaitqu’avec peine les sentiments violents qui l’agitaient. Il étaitsurtout d’une sévérité excessive, presque brutale pour les médecinslégistes, ces auxiliaires indispensables, mais si dangereux, de lajustice.

« Ce qu’il y a de terrible,poursuivait-il à ce sujet, c’est quand l’instruction criminelle aappelé à son aide quelques-uns de ces savants prêts à toutsacrifier à un système, ne voyant rien en dehors de leur école,incapables, par orgueil, de revenir sur une erreur. Plutôt que dechanger un iota aux conclusions de leurs rapports, ils laisseraientcondamner dix innocents ; plutôt que de reconnaître qu’ils sesont trompés, ils inventeraient les phénomènes chimiques etphysiologiques les plus opposés à toutes les lois naturellesconnues. »

Et William racontait volontiers, à propos dece point spécial, l’épouvantable erreur judiciaire dont avait étévictime une jeune femme de Douai, quelques années auparavant.

Poursuivie, arrêtée et incarcérée sous laprévention d’infanticide, mise au secret, pressée, torturée pendantdeux mois par son juge d’instruction, menacée de la prolongationindéfinie de son emprisonnement préventif si elle n’avouait pas,cette malheureuse finit par se reconnaître coupable. Traduite encour d’assises, elle fut condamnée à cinq ans de prison, et, moinsde trois mois après sa condamnation, elle accouchait à terme à lamaison centrale de Melun. De sorte qu’en s’en rapportant aux datesfixées par l’instruction même, cette pauvre fille était enceinte dequatre mois au moment précis où on prétendait qu’elle avait mis aumonde et tué son enfant.

Mais cette démonstration matérielle del’innocence ou, mieux encore, de l’impossibilité de la culpabilitéde cette femme ne troubla pas plus le médecin légiste que lesmagistrats qui l’avaient condamnée.

Le docteur que le parquet s’était adjointdémontra par a + b, dans un savant rapport,qu’il s’était trouvé, dans le cas dont il s’agissait, en présenced’une grossesse double, de deux conceptions indépendantes l’une del’autre, ayant des dates différentes, ce qu’on appelle unesuperfétation, phénomène qui n’était pas sans précédent. C’étaitdire une énormité, car si le fait s’est présenté çà et là, chez lesanimaux, en particulier dans la race chevaline, il n’est pasreconnu comme vérité incontestable dans la race humaine, et sansentrer ici dans des développements qui nous conduiraient trop loin,les physiologistes n’admettent la superfétation que dans desconditions particulières que n’avait pas offertes la femme encause. De plus, il était permis de n’avoir qu’une confiance limitéedans l’expérience du docteur auquel cette malheureuse avait euaffaire, puisqu’en constatant son récent accouchement il ne s’étaitpas aperçu qu’elle était enceinte de cinq mois. On le voit,l’accusée aurait dû tout au moins bénéficier du doute. Mais queserait devenue l’infaillibilité de la médecine légale et de lajustice ? Et la condamnation fut bel et bien maintenue.

Le bureau des grâces daigna seulement abrégerla peine de la victime de cette monstrueuse erreur.

Lorsqu’il sortait de l’une de ces audiencesd’assises où il avait eu l’occasion d’émettre ses idées surl’instruction criminelle, Witson rentrait chez lui plus splénétiqueque jamais, et miss Jane, pendant plusieurs jours, tentait de vainsefforts pour le distraire.

Cependant la jolie enfant s’y employait detoute son âme, car l’affection qu’elle avait vouée à son ami étaitprofonde. Elle hésitait parfois à l’exprimer, ayant remarqué cefait étrange : lorsqu’elle se montrait trop empressée auprèsde lui, il devenait plus froid et plus réservé, et quand, aucontraire, elle le négligeait un peu, sa tendresse se faisait plusexpansive. Il semblait craindre par moments d’être trop aimé, etpar d’autres de l’être trop peu.

On eût juré que, dans Jane, tout à la fois iladorait l’enfant et craignait la femme.

La vérité, c’est que William était violemmentépris de cette jeune fille qu’il avait recueillie dix annéesauparavant, et qu’il s’efforçait de dissimuler cet amour comme s’ilétait un crime. Craignant de se trahir, il avait formé plusieursfois le projet de se séparer d’elle ; mais, au moment de luifaire part de sa résolution, le courage lui avait manqué, et rienn’avait été changé à la vie commune.

L’Américain souffrait visiblement de cettelutte ainsi que du silence qu’il s’était imposé ; cependantmistress Vanwright lui avait en vain conseillé d’agirautrement.

En apprenant par l’excellente femme que lecœur de sa fille adoptive lui appartenait tout entier, Williamavait pâli et s’était écrié :

– Non, je n’oserai jamais lui révélerl’horrible secret qui nous sépare. Peut-être memaudirait-elle ! Le mieux est de me taire, lors même que jedevrais souffrir cent fois plus encore. Elle est jeune, belle, bienélevée, et riche, puisque je le suis ; détournez-la demoi ; elle aimera un jour ; ce jour-là, elle seraheureuse ; je disparaîtrai, et ma faute sera expiée.

Quant à miss Jane, qui ne savait rien destourments intimes de son ami, elle mettait ses variations decaractère ainsi que ses accès de taciturnité sur le compte de sestravaux et de ses recherches, dont elle ignorait le but, et ellel’aimait davantage de jour en jour, sans s’interroger, dans sanaïveté, sur la nature de cette affection.

Ce dont elle était certaine, c’est qu’ellen’aurait pu en ressentir aucune autre. William Witson était toutpour elle. Elle se souvenait bien qu’elle n’avait pas toujours vécuauprès de lui ; elle se rappelait vaguement une époquelointaine où, tout à coup, elle s’était trouvée seule, séparéebrusquement d’une jeune femme, sa mère sans doute, qui s’étaitéloignée en pleurant, après l’avoir couverte de baisers.

Dans quel pays et à quelle époque celas’était-il passé ? Sur ce point, sa mémoire lui faisaitdéfaut, et elle avait interrogé inutilement son institutrice à cesujet.

En lui affirmant qu’elle n’était près d’elleque depuis une dizaine d’années, que c’était M. Witson quil’avait chargée de son éducation et que, par conséquent, elleignorait tous les faits antérieurs à son entrée dans la maison,mistress Vanwright avait mis fin aux questions embarrassantes de lajeune fille.

Celle-ci s’était alors hasardée à interrogerWilliam ; mais, à ses premiers mots, il lui avaitrépondu :

– Vous n’avez pas connu votre mère, machère enfant ; vous étiez trop jeune lorsque vous l’avezperdue, et c’est parce que vous étiez sans famille que je vous airecueillie, adoptée, élevée, aimée comme ma fille chérie. Si vousêtes heureuse, ne cherchez pas à en savoir davantage.

Tout cela avait été dit si tristement que Janes’était jetée au cou de son ami en lui demandant pardon de sonindiscrétion, et, depuis cette époque, elle avait renoncé àapprofondir le mystère de son enfance pour être tout entière auprésent, dont un seul point la préoccupait.

Elle se demandait avec une sorte d’épouvanteet une curiosité bien féminine pourquoi son père adoptif allaitainsi d’un pays à un autre, changeant de nom et se mêlant auxaventures les plus dramatiques, au mépris de tout danger, commes’il y fût forcé par le devoir.

Elle se rappelait que, cinq ou six ansauparavant, il s’était absenté de New-York, où il l’avait laisséesous la garde de mistress Vanwright, et qu’elle lui avait écrit àParis, à l’adresse de William Dow ; et l’année précédente,lorsqu’il l’avait emmenée à Boston, il s’était fait appeler CharlesMurray. Aujourd’hui, il était devenu William Witson.

De tous ces noms, quel était véritablement lesien ? Quel était donc le but de cette existence étrange,tourmentée, sombre souvent, toujours mystérieuse ?

La jeune fille ne pouvait le comprendre, et,en raison de cette ignorance, elle vivait dans une inquiétudeincessante, qu’elle s’efforçait toutefois de dissimuler, dans lacrainte de déplaire à celui qui était tout pour elle.

Les choses en étaient là dans le petit hôtelde la rue Boissière, quand, un matin, après le déjeuner, William,qui s’était mis, comme de coutume, à lire ses journaux, jeta tout àcoup un cri de surprise.

– Qu’avez-vous donc ? lui demandaJane en abandonnant l’album qu’elle feuilletait.

– C’est bizarre, répondit l’Américain,dont la physionomie s’était animée. Oh ! cela n’est pas fortintéressant pour vous. C’est un simple fait divers, comme lesfeuilles judiciaires en publient tant chaque jour, que je trouvedans la Gazette des Tribunaux ; mais il arrive que jeconnais le nom d’un des personnages dont il est question. Il s’agitd’une femme qui est notre compatriote.

– Je ne puis pas en savoirdavantage ?

– Si vraiment. Tenez, écoutez !

Et Witson, reprenant son journal, lut à hautevoix :

« On nous écrit de Vermel :« Notre ville, si calme d’ordinaire, est sous le coup d’uneémotion profonde, causée par un événement entouré de mystère. Il ya une quinzaine de jours, le riche manufacturier Raymond Deblain,dont la santé paraissait excellente, a été trouvé mort, le matin,par son valet de chambre. Un des honorables docteurs de notreville, appelé aussitôt, n’a pu que constater ce décès presquesubit, qu’il a attribué à une angine de poitrine, et les obsèquesde M. Deblain ont eu lieu avec le concours d’une fouleconsidérable ; puis soudain, au moment où notre regrettécompatriote était déjà un peu oublié, son exhumation a été ordonnéepar le parquet, et le corps a été transporté à l’amphithéâtre del’École de médecine. Le savant docteur Plemen est chargé d’en fairel’autopsie. On parle d’empoisonnement ; mais on comprend quela plus grande réserve nous est imposée.

« M. Deblain, qui avait à peinequarante-cinq ans, jouissait de l’estime générale. Il avait épousé,il y a trois ans, à Philadelphie, une jeune et jolie Américaine,miss Rhéa Panton, dont l’arrivée produisit à Vermel une vivesensation. C’était un ménage fort uni. La maison des Deblain étaitgaie, constamment pleine d’amis.

« Nous devons nous abstenir de répétertout ce qui se dit à propos de cet événement, aussi bien parrespect pour ceux que frappe un aussi grand malheur que pour ne pasentraver l’action de la justice. »

L’article se terminait là.

– Alors c’est cette dame que vousconnaissez ? demanda miss Jane à William.

– Je l’ai vue souvent, lorsqu’elle étaitenfant, répondit-il ; j’étais très lié avec sa famille.

– À Philadelphie ?

– Oui, à… dans cette ville.

Witson avait rougi en se reprenant pourdire : « Dans cette ville. » au lieu derépéter : « À Philadelphie. »

– Philadelphie ! redit la jeunefille, que l’embarras de son ami n’avait pas frappée ; il mesemble que ce nom-là me rappelle des souvenirs confus.

– Cependant vous n’y êtes jamais allée,observa vivement l’Américain.

Puis, comme pour détourner sa jeuneinterlocutrice des pensées qu’elle semblait suivre, ilreprit :

– Demain ou après, nous en sauronsdavantage. Je vais me faire adresser tous les journaux de Vermel.Pauvre petite femme, déjà veuve ! Elle doit avoir à peinevingt et un ans. C’était la plus ravissante enfant qu’on pût voir.Comment son père l’a-t-il mariée à un Français, et à un homme dudouble de son âge ? Si elle n’a pas d’enfant, elle retournerasans doute en Amérique. Enfin, attendons.

Le surlendemain, William, qui avait reçu lestrois journaux de Vermel, n’y trouva rien de nouveau sur la mort deM. Deblain ; mais, vingt-quatre heures plus tard, il lut,dans l’un d’eux, cette nouvelle, qui lui causa la plus viveémotion :

« À la suite du rapport de l’éminentdocteur Plemen, qui conclut à l’empoisonnement de M. RaymondDeblain par des sels de cuivre, le parquet a ordonné uneperquisition dans l’hôtel de notre infortuné concitoyen, et lerésultat de cette perquisition a été si compromettant pour sa veuveque celle-ci a été arrêtée. La ville entière est dans laconsternation. On ne peut croire à la culpabilité deMme Deblain, que son mari adorait, et qui semblaitvivre avec lui dans d’excellents rapports. On blâme généralement laprécipitation du procureur de la république et de M. Babou, lejuge d’instruction à qui cette affaire est confiée.

« Quant au docteur Plemen, il avait étéchargé d’une mission doublement pénible à remplir pour lui, car ilétait très lié avec la victime de ce drame, et l’un des intimes decette maison si hospitalière, où la jolieMme Deblain régnait en souveraine. Mais un hommetel que l’éminent praticien ne discute pas avec le devoir. Ledocteur Plemen vient de donner là un grand exemple de dévouementprofessionnel.

« Nous n’en dirons pas davantageaujourd’hui, ne voulant pas répéter les bruits romanesques quicirculent à propos de Mme Deblain. Elle est ausecret absolu dans la maison d’arrêt des Carmes ; mais noussuivrons avec soin toutes les phases de l’enquête, pour en fairepart à nos lecteurs. »

Witson avait relu plusieurs fois ce récit ens’interrompant pour s’écrier :

« Ce n’est pas possible, la fille de monvieil ami Panton n’a pu se rendre coupable d’un pareilcrime ! »

Ensuite il s’était levé et, tout en marchant àgrands pas dans son cabinet de travail, il murmurait :

– Quelle étrange chose que lehasard ! Un empoisonnement par des sels de cuivre, affirmé parun toxicologue aussi savant que le docteur Plemen… Et s’il setrompait ! Décidément je veux voir de près cette affaire,quand ce ne serait que pour le père de cette malheureusefemme !

Ces réflexions furent interrompues parl’arrivée de miss Jane.

– Eh bien ! quoi de nouveau àVermel ? demanda-t-elle à Witson.

Celui-ci la mit au courant de ce qu’il venaitd’apprendre et termina en disant :

– Je partirai ce soir.

– Vous allez encore vous éloigner ?fit-elle avec un ton de doux reproche.

– Il le faut ; je dois cela à moncompatriote Panton, dont la fille est accusée par erreur, je lejurerais.

William avait pris dans ses mains celles de safille adoptive et s’efforçait de la rassurer.

– Toutes vos absences me sont sipénibles, lui disait-elle. Il y a quelques années, lorsque vousm’avez laissée en Amérique pour venir à Paris, je n’ai éprouvéqu’un grand chagrin ; mais l’an dernier, quand vous êtes alléchez les Sioux, à la recherche de preuves contre Gobson, monchagrin s’est accru de la terreur que j’avais des dangers que vouspouviez courir. Que deviendrais-je, s’il vous arrivait unmalheur ? Il est vrai que j’en mourrais !

En s’exprimant ainsi, Jane avait appuyé sonadorable tête de vierge sur l’épaule de son ami.

– Chère enfant, répondit l’Américain enfaisant appel à toute son énergie pour paraître calme, il ne s’agitaujourd’hui de rien de semblable. Vermel est à quelques heures deParis. Je n’ai aucun péril à courir, et qui sait si je ne trouveraipas dans cette excursion la fin de ces soucis que je ne vousdissimule pas toujours assez. Ce sera peut-être là ma dernièreépreuve !

– Et la mienne aussi, murmura la jeunefille en rougissant, mais si bas que William ne l’entendit, pourainsi dire, qu’avec son cœur.

Le lendemain, après s’être muni des lettresd’introduction qui pouvaient lui être nécessaires, Witson quittaParis.

Partie 1

Chapitre 1LE CHEF-LIEU DE SEINE-ET-LOIRE

Il yavait trois mois à peine que M. Raymond Deblain, grandfabricant de tissus à Vermel, était parti pour l’Amérique du Nord,dans le but de régler certaines affaires en litige depuis plusieursannées, et aussi pour étendre ses relations commerciales de l’autrecôté de l’Océan, lorsque le bruit se répandit soudain dans sa villenatale qu’il s’était marié à Philadelphie.

Personne ne voulut tout d’abord ajouter foi àcette nouvelle, tant elle était inattendue et paraissaitinadmissible, étant donné ce qu’on savait des idées et deshabitudes de celui dont il s’agissait.

Raymond Deblain avait dépassé la quarantainesans jamais parler de prendre femme, légitimement du moins ;il s’était toujours applaudi d’être resté célibataire, au spectacledes mésaventures conjugales de quelques maris de saconnaissance ; et c’était vainement que les plus jolieshéritières du département lui avaient été offertes ; car ilétait riche, beau cavalier, manquant un peu de distinction dans sonlaisser-aller, mais de caractère facile, plein de cœur etd’entrain.

La Médaille militaire, qu’il avait gagnéependant la guerre franco-allemande – bien qu’il fût alors libéré duservice, il s’était engagé de suite – allait à merveille à satournure d’ancien sous-officier de cavalerie.

C’était enfin le type sympathique du viveur deprovince, élégant et gai, mais sachant, bien que sceptique etvolontiers gouailleur, ne pas froisser ouvertement les préjugés etles idées bourgeoises de ceux qui l’entourent.

Il n’était vraiment pas possible queM. Deblain eût ainsi rompu brusquement avec son passé, cela enfaveur de quelque miss excentrique, comme on se représente tropsouvent en France, en province surtout, les vierges de l’Union.

Ceux de ses amis qui connaissaient ses goûtsd’indépendance, son amour des plaisirs faciles et des liaisons sanslendemain, traitaient donc ce mariage exotique de fableridicule.

Est-ce que, s’il avait jamais l’intentiond’entrer en ménage, le beau Raymond, ainsi qu’on l’appelaittoujours, ne prendrait pas tout simplement pour compagne l’une deses jolies compatriotes ! Est-ce qu’il pourrait jamais oublierqu’il se trouvait à Vermel dix, vingt jeunes filles charmantes, debonnes familles et bien dotées, parmi lesquelles il n’avait qu’àchoisir !

De plus, est-ce qu’il se serait jamais mariésans consulter son intime, son alter ego, le docteur ErikPlemen ; sans lui en demander la permission, ou tout au moinssans le prévenir ?

En effet, depuis plus de dix ans,MM. Deblain et Plemen étaient inséparables ; ce quis’expliquait aisément, car s’ils exerçaient des professionsdifférentes, ils avaient absolument les mêmes goûts, défauts etqualités. Tous deux savaient faire marcher de front le travail etles distractions les plus mondaines.

Ils habitaient, boulevard Thiers – presquetoutes les villes de province ont un boulevard ou une avenue Thiers– deux hôtels contigus derrière lesquels s’étendaient de fort beauxjardins, qui communiquaient par une porte dont Erik et Raymondavaient une clef, de façon à pouvoir aller de l’un chez l’autre,quand cela leur plaisait, à toute heure du jour et de la nuit, sansmême que leurs gens pussent le savoir.

Intelligent et actif, le grand manufacturierne négligeait jamais ses affaires, et quant au docteur Erik Plemen,c’était non seulement un médecin fort habile, dévoué à ses malades,secourable aux malheureux, mais encore un chimiste de premierordre, un toxicologue déjà célèbre.

Ses travaux avaient été couronnés plusieursfois par l’Académie de médecine. Vermel était fier de lui, et ons’étonnait qu’un homme de sa valeur ne fût pas à Paris, où biencertainement il occuperait un des premiers rangs parmi les membresde la Faculté.

On disait que c’était par ambition qu’il étaitresté dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, où il avait été envoyé àl’occasion de la dernière épidémie de choléra.

Pendant plusieurs mois, il avait combattu lefléau avec un véritable héroïsme ; il s’était ainsi attiré lessympathies de tous, et, jugeant sans doute le terrain bon pour lui,il s’était installé dans ce grand centre industriel, où saclientèle était devenue rapidement considérable.

Décoré, chef de service à l’hôpital, membre duconseil général du département, il rêvait d’augmenter encore à laChambre le nombre de ces médecins dont la présence de certains dansle Parlement est peut-être le salut pour les malades de laprovince, mais semble, hélas ! indiquer que la France estvraiment souffrante, puisque tant de docteurs se mêlent de sesaffaires, comme s’ils se groupaient à son chevet pour l’achever àcoups d’ordonnances.

Au physique, Erik Plemen, qui avait trente-sixà trente-sept ans, offrait, avec sa physionomie intelligente, sesregards de feu, ses lèvres sensuelles, son tempérament ardent, unsuperbe spécimen de la race slave, car il était étranger.

Né en Hongrie, mais élevé à Paris, où il avaitété l’un des plus brillants sujets de l’École de médecine, ils’était fait naturaliser et avait été reçu docteur. Nous venons dedire dans quelles circonstances il s’était fixé à Vermel, où,chaque jour, on s’applaudissait d’avoir un praticien aussi expertet aussi dévoué.

Au moral, c’était un ambitieux, un espritvolontaire, dominateur, n’admettant pas aisément qu’un obstaclesoit jamais infranchissable pour celui qui veut vraiment atteindreun but.

Il l’avait maintes fois prouvé, dansl’exercice de sa profession, par des expériences et des opérationsqui, heureusement, jusque-là, avaient toujours donné raison à sahardiesse.

Aussi avait-il un empire absolu sur son amiRaymond, brave garçon d’un caractère assez faible, qui leconsultait en toute occasion, même lorsqu’il s’agissait de sonindustrie.

Mais lorsque le négociant et le médecin enavaient fini, le premier avec ses affaires, le second avec sestravaux professionnels, ils étaient tout au plaisir, ne boudant pasplus l’un que l’autre devant une partie de chasse, une table bienservie, quelques heures de baccara et un sourire de jolie femme.Tout cela sans excès, avec cette petite hypocrisie à laquelle laprovince condamne même ceux qui ne se soucient que médiocrement duqu’en-dira-t-on.

D’ailleurs Vermel n’avait pour ainsi dire quel’écho de leurs fredaines, car M. Deblain, qui avait unesuccursale de sa maison à Paris, y faisait de fréquents voyages, etle docteur Plemen venait souvent le rejoindre dans l’élégantpied-à-terre qu’il habitait au boulevard Haussmann.

De plus, le grand manufacturier possédait, àquatre ou cinq lieues de la ville, une fort belle maison decampagne, bien abritée des regards indiscrets du dehors par lesépais massifs du jardin, au centre duquel s’élevaitl’habitation ; et les époux Ternier, concierges de cettepropriété, qui s’appelait tout simplement la Malle, mais que lesjeunes gens de Vermel avaient surnommée romantiquement « laTour de Nesle », étaient aveugles, muets, incorruptibles.

Tels étaient les deux amis, et on ajoutait,pour rendre plus extravagante encore la nouvelle du mariage de l’unde ces frères siamois, que M. Deblain, fils d’une famillecléricale, avait épousé une protestante.

Personne ne pouvait, ne voulait donc croire àcette union, et le docteur Plemen, questionné par les uns et lesautres, ne répondait qu’en haussant les épaules, car Raymond ne luiavait pas écrit un seul mot à ce sujet. Bien au contraire, dans uneassez longue lettre qu’il lui avait adressée, il s’était étenducomplaisamment, avec son entrain habituel et sa pointe d’ironieaccoutumée, sur la liberté que les mœurs américaines laissent auxjeunes filles et sur sa flirtation avec une certaine miss RhéaPanton, fille d’un grand industriel, son correspondant àPhiladelphie. Puis, cela raconté, il avait terminé sa lettre parune sorte d’évocation à son amour du célibat.

Il lui paraissait donc impossible, non queDeblain n’eût pas changé d’opinion – il connaissait son peud’énergie, son tempérament facile aux entraînements et son espritmalléable – mais qu’il fût allé aussi loin dans son évolutionsociale sans l’en informer, tout au moins aussitôt la sottiseaccomplie.

Aussi attendait-il patiemment et en laissantdire, convaincu qu’un mot de son ami lui permettrait bientôt dedémentir le racontar américain, ou que le voyageur en démontreraitlui-même la fausseté en revenant garçon… comme il était parti.

Ceci dit, ouvrons ici, sans aller plus loin,une parenthèse, pour fixer ceux de nos lecteurs qui, soucieux desreproches d’ignorance géographique que nous adressent si volontiersnos ennemis d’outre-Rhin, comme ils nous accusent d’ailleursd’immoralité, eux, les fabricants de cartes transparentes – Augiasdonnant l’ordre de nettoyer les écuries d’autrui – chercheraient,sur une carte de France, Vermel et le département deSeine-et-Loire.

Ce sont là deux noms de fantaisie, créés àplaisir pour nous laisser liberté entière dans ce récit, où, touten mettant en scène des types provinciaux pris sur le vif, enfaisant le procès à des abus et à des sottises judiciaires, endémasquant des lâchetés et des hypocrisies politiques, nous tenonscependant à échapper à des reproches qui pourraient nous êtreadressés, non sans quelque apparence de raison.

En effet, forcé, par la nature du drame quenous voulons raconter, de lui donner pour théâtre le siège d’unecour d’appel, si nous ne nous transportions pas dans un milieuimaginaire, nous risquerions fort, soit de paraître viser despersonnalités s’agitant réellement dans telle ou telle ville, soitde voir nos appréciations détournées sciemment de leur but,dénaturées et dirigées, par ceux-là mêmes qui pourraient se lesappliquer, contre des hommes que, bien au contraire, nous estimonset aimons. Et, puisque l’occasion nous en est offerte, qu’on nouspermette d’ajouter ceci :

Bien certainement le littérateur ne puise pastoujours dans sa seule imagination ; il s’inspire souventd’une situation sociale qu’il a eue sous les yeux, d’un fait dontil a été témoin ou qu’on lui a raconté, de caractères et deridicules qui se sont manifestés devant lui ; mais cettesituation, ce fait, ces caractères et ces ridicules ne sont que despoints de départ, des matériaux, des embryons qu’il doit établir,classer, rendre logiques, développer et coordonner.

Désireux de créer un type en harmonie parfaiteavec l’aventure qu’il veut mettre en scène, il ne photographie pasplus un individu bon ou mauvais, rencontré par hasard, qu’il necopie textuellement la situation qui, en frappant son esprit, lui adonné l’idée première de son œuvre.

Quels que soient ses vertus ou ses vices,l’homme est rarement complet ; le romancier est forcé, pourles besoins de sa cause, de faire son héros pire ou meilleur qu’ilne lui a apparu ; et il arrive que les événements réels sontsi étrangement conduits par le hasard, ils sont si souvent lapreuve que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, quele lecteur n’ajouterait point foi au récit où les effets – ce quise produit fréquemment dans la nature – ne sembleraient pas laconséquence directe des causes.

L’écrivain qui a un but bien défini et demeuresoucieux de l’atteindre par des moyens logiques prend donc à chacundes modèles qui lui sont offerts quelques-uns de leurs défauts etquelques-unes de leurs qualités, afin de créer des personnages dansle ton des événements qu’il a résolu de peindre.

S’il arrive que, dans ces personnages fictifs,certains individus réellement existants sont reconnus, ce n’estpas, le plus souvent, parce que le romancier a tout simplementphotographié d’après nature, mais parce que la nature s’est plu,une fois par hasard, à faire aussi complet que le rêvait leromancier.

Dans ces cas de rencontres fortuites, lavérité seule y gagne ; tant pis pour ceux qui sont ainsidémasqués !

Revenons maintenant à Vermel et à l’émotionque la seule supposition du mariage américain de Raymond Deblain ycausait.

Ainsi que nous l’avons écrit plus haut, on serefusait obstinément à admettre cet événement, qui renversait tantde croyances et si bon nombre d’espérances matrimoniales, et ledocteur Plemen surtout n’y voulait pas ajouter foi ; mais unbeau jour, le doute ne fut plus possible pour personne, car, moinsd’un mois après l’arrivée de la nouvelle qui avait ainsi troubléses amis, M. Deblain rentra dans sa ville natale en compagniede la jeune femme qu’il avait bel et bien épousée de l’autre côtéde l’Océan, dans les circonstances bizarres que nous allonsraconter.

Chapitre 2MASTER ELIAS PANTON AND C°

Le jouroù il s’était embarqué sur l’un de ces superbes steamers de laCompagnie transatlantique qui font, en moins de neuf jours, latraversée du Havre à New-York, Raymond Deblain n’en était pas à sonpremier voyage en mer. Non point qu’il eût doublé le cap deBonne-Espérance ni traversé le détroit de Magellan ; mais,dans le Sud, il était allé jusqu’à Alger, même en Égypte, et, dansle Nord, il avait visité Stockholm et Copenhague.

Or, si la Méditerranée est généralement assezdouce aux navigateurs, si ce n’est pas précisément à ceux qui laparcouraient de son temps qu’Horace souhaitait un œstriplex – à moins que le poète latin n’ait voulu parler qu’aufiguré, et que le triple airain ne fût un remède de l’époque contrele mal de mer – il n’en est pas de même de la Manche et de la merdu Nord, où les gros temps sont fréquents et aussi durs que dansles parages océaniens réputés les plus dangereux.

L’ami du docteur Plemen avait donc le pied etl’estomac marins, ce qui lui permit de faire excellente figure surle Pereire, d’y vivre confortablement et, par conséquent,d’arriver en Amérique dans de parfaites dispositions de corps etd’esprit.

Après être resté une huitaine de jours àNew-York « l’impériale cité », comme disent les Yankees,sans se laisser trop ahurir par le brouhaha de Broadway, nidemeurer plus stupéfait qu’il n’eût été raisonnable à la vue dufameux pont de Brooklyn, mais sans oublier de visiter le muséeBarnum, ni de faire l’excursion classique à la cascade du Passaïc,il prit le chemin de fer pour Philadelphie.

Il avait annoncé son arrivée à M. Panton,l’important manufacturier pour qui il avait fait tout exprès latraversée.

Il existait depuis fort longtemps de grandesrelations d’affaires entre les Deblain, de Vermel, et les Panton,de Philadelphie. Cela datait du père d’Elias Panton et de celui deRaymond Deblain.

Depuis plus de vingt-cinq ans, les deuxmaisons échangeaient leurs tissus, en vertu de ce principe, faux leplus souvent, mais fort heureusement mis en pratique, car c’est delui que sont nées la plupart des opérations commerciales entre lespeuples : « Il n’y a de bon que ce qui vient del’étranger. »

C’est surtout en France qu’on pense ou tout aumoins qu’on s’exprime ainsi.

Tentez donc de persuader à nos élégants, sisouvent ridicules de mise et de tournure, qu’un tailleur duboulevard des Italiens les habillerait aussi bien qu’untailor de Regent-Street, et qu’un bottier ne leschausserait pas plus mal si son nom ne se terminait point enker, kof ou ky. Faites donc croire à unecocodette qu’il n’est pas indispensable que son chien s’appelleCharly ou Polly pour paraître de race.

Essayez donc de convaincre tous ces épris del’exotique que les gants de Suède se fabriquent en France, toutaussi bien que le papier anglais, les cigares de la Havane, le vinde Madère et tant d’autres produits étiquetés de noms étrangers, etque la belle Fatma est peut-être tout simplement de la tribu desBeni-Batignolles.

Est-ce que le nom d’un ténor pourrait finirautrement qu’en i, lors même qu’il serait né placeMaubert ? Nicolas, Nicolini. Est-ce qu’à Paris, avoir del’accent n’est pas déjà avoir du talent ?

Il y a trois ou quatre ans, à l’époque de lagrande invasion toulousaine, des gens apprenaient à gasconner.Certains mots de la langue d’oc étaient de vrais :« Sézame, ouvre-toi ! »

Les relations des Panton et des Deblainreposaient donc surtout sur ce principe : ne pas être du pays,venir de loin. Alors, cela se conçoit : Master Panton sedisposait à accueillir de son mieux Raymond Deblain, qui venait deFrance.

La famille Panton se composait, à cetteépoque, de cet Elias Panton, chef de la maison ; de sa femmeBertha, née Thompson ; de leurs deux filles, Jenny etRhéa ; du frère de Mme Panton, le révérendJonathan Thompson, et du fils de celui-ci, Archibald Edward, grandgarçon de vingt-cinq à vingt-six ans, apprenti clergyman, par ordrede son père et par vocation.

Jonathan était un grand diable, maigre et longcomme un jour sans pain, invariablement vêtu d’une étroitehouppelande noire, fermée par un seul rang de boutons, ainsi qu’unesoutane, et montant jusqu’au col blanc qui serrait, comme en uncarcan, le cou de héron du personnage.

Au-dessus était un visage blême, toujourssoigneusement rasé, osseux, découpé à la serpe, à l’air béat, auxyeux sans éclat, de couleur indécise, circonflexés d’épais sourcilsen broussailles, et aux lèvres pâles où le sourire était unegrimace.

Ses bras, si longs qu’on eût dit ceux d’unchimpanzé, se terminaient par des mains noueuses, poilues auxphalanges. Ce monument humain d’architecture éclectique avait pourbase des pieds gigantesques, toujours lourdement chaussés, et pourfaîte un haut chapeau, d’où s’échappaient de longues mèches decheveux roux, et qui avait de si larges bords plats que sonpropriétaire était toujours garanti de la pluie ou du soleil.

Cet honorable personnage était un des plusinfatigables commentateurs de la Bible qu’ait jamais fait naître ledroit au libre examen, point de départ et l’une des conséquences duprotestantisme.

Grâce à ce droit et à la recherche du mieux,cet ennemi du bien, le révérend Jonathan en était à son seizièmeavatar dans la religion réformée.

Il avait été tour à tour presbytérien,méthodiste, unitaire, puséyste, mais puséyste au point de fairecroire qu’il finirait par se rallier au catholicisme, puis quakermouillé et particulariste. Au moment où nous le présentons à noslecteurs, il penchait vers le swedenborgisme, car il commençait àraconter qu’à l’imitation du célèbre rêveur suédois il communiquaitdirectement avec Dieu et les anges.

On le voit, la folie ou le doute venaient toutdoucement.

Ainsi que le digne Jonathan, son filsArchibald était haut, maigre, blond filasse, grave et commentateurintrépide des saintes Écritures.

C’était, conséquemment, entre le père et lefils, d’interminables dissertations théologiques. Le révérendaffirmait que son digne héritier deviendrait une des lumières del’Église réformée ; mais, en attendant, il le poussait àépouser sa cousine Rhéa, dont il était amoureux… et qui avait unedot considérable, ce que ne dédaignaient pas les Thompson, toutclergymen qu’ils fussent.

Elias Panton, le chef de cette famille, étaitun gros homme d’une soixantaine d’années, rubicond, solide, nefaisant partie, au désespoir de son beau-frère, d’aucune société detempérance, sceptique, bon vivant, essentiellement pratique, rondet loyal en affaires, ainsi que le sont fort souvent lesAméricains, quoi qu’on en dise, et valant, pour nous exprimer commele font les Yankees lorsqu’ils veulent évaluer la fortune de l’und’eux, un bon million de dollars.

Mme Panton, elle, était unelongue et maigre personne absolument insignifiante. Née dans unefamille puritaine, elle n’avait jamais eu le goût de l’élégance nides plaisirs mondains, mais elle était fort experte dans laconfection des plum-puddings ainsi que dans celle des tartes à larhubarbe, et admirait son frère Jonathan, ce dont celui-ci abusaità chaque instant pour l’enlever aux soins du ménage, dans le seulbut de commenter avec elle quelque verset controversé de la Bible,ou de lui raconter sa dernière vision swedenborgienne.

Quant à misses Jenny et Rhéa, qui avaientl’une dix-neuf et l’autre dix-huit ans, elles étaient bien les pluscomplets et aussi les plus charmants spécimens féminins del’éducation américaine et de cette civilisation à la vapeur àlaquelle les États-Unis doivent leur prodigieux développementdepuis un demi-siècle.

Fort jolies toutes deux, hardies, ne doutantde rien, libres d’allures, tout en restant parfaitement sages, fortpeu surveillées par leur père, qui s’en rapportait entièrement àleur expérience précoce pour se choisir des maris, car Rhéa nevoulait pas entendre parler de son cousin, de même que sa sœurdésespérait par sa froideur un certain colonel BarnabéGould-Parker, soldat ambitieux et bourru, qui avait dix foisdemandé sa main ; laissées libres par leur mère, qui n’osaitleur adresser la moindre observation, bien qu’elles fussentremplies de respect pour elle, et accueillant par des éclats derire les psalmodies mystiques de leur oncle Jonathan, elles avaientà Philadelphie la réputation des plus gaies et des plus intrépidessportswomen qui se pussent rencontrer.

Ce qui complétait les deux charmantes fillesdu gros Elias, c’était l’affection sans bornes qui les unissait, lesouci que chacune avait des moindres joies de l’autre, et leurcommunauté de goûts, malgré leurs différences de caractère et detempérament.

Rhéa surtout, plus folle, plus expansive queJenny, témoignait à celle-ci une véritable adoration. Elle luiaurait certainement sacrifié, non pas seulement tous les Archibaldet tous les colonels de la terre, mais toutes les autresaffections, si cela avait pu contribuer à son bonheur. Quand on sepermettait de lui faire un compliment qui ne s’adressait pas enmême temps à sa sœur, elle tournait lestement les talons aumaladroit.

Mlles Panton avaient bien une sortede gouvernante, dame de compagnie, chargée de les escorter :miss Gowentall, épaisse personne d’une quarantaine d’années etatrocement myope ; mais, le plus souvent, la pauvre femmeperdait de vue les jeunes misses avant qu’elles fussent sorties dela maison paternelle, et c’était presque toujours d’un côtédiamétralement opposé à celui qu’elles avaient pris qu’elle lescherchait, pendant des heures entières, parfois en société durévérend Jonathan et de son fils Archibald, que la conduite deleurs nièces et cousines scandalisait, et qui profitaient del’occasion que leur offrait la solitude de miss Gowentall pourplacer un de leurs sermons.

Très élégantes, Jenny et Rhéa parlaient fortcorrectement le français, adoraient tout ce qui venait de laFrance, en suivaient toutes les modes avec beaucoup de goût, et sielles n’étaient pas mariées depuis déjà longtemps, c’était toutsimplement, – car, indépendamment du grave Archibald et du colonelGould-Parker, les soupirants ne leur manquaient pas, – parcequ’elles rêvaient d’entraîner quelque jour leur père à Paris, oùelles étaient persuadées qu’elles trouveraient aisément des époux àleur choix, grâce à leur beauté et à leur dot, cent mille dollarsau moins.

Malheureusement pour l’ambition de ses filles,Elias Panton demeurait sourd à ce projet, et Jenny, cœur romanesqueet tempérament ardent, commençait à s’impatienter d’attendre,tandis que sa sœur, plus calme et plus pratique, se contentait deguetter l’occasion, en fuyant son trop grave et trop blêmecousin.

C’est précisément à ce moment psychologiqueque le manufacturier américain annonça à ses héritières l’arrivéede Raymond Deblain, son correspondant de Vermel, et son ami, bienqu’il ne l’eût jamais vu.

En vrai Yankee que le souci de ses intérêtsn’abandonne jamais, master Panton ajouta, en s’adressant aussi bienà ses enfants qu’à sa femme, à son beau-frère et à son neveu qu’ilentendait qu’on fit fête à son hôte.

La longue mistress Panton songea de suite àquelque surprise gastronomique pour le Français ; l’honorableJonathan demanda si celui qu’on attendait appartenait à l’Égliseprotestante, ce à quoi le gros Elias ne répondit qu’en haussant lesépaules, et les jolies misses, sans même s’informer si l’ami deleur père était jeune ou vieux, ne pensèrent tout d’abord qu’à luiprouver que les jeunes filles de l’Union n’étaient ni moinscharmantes ni moins élégantes que les plus charmantes et les plusélégantes des Parisiennes.

C’était dans ces dispositions d’esprit que setrouvaient les divers membres de la famille Panton, lorsque lavoiture que Raymond Deblain avait prise à la gare de Wilmington ledéposa devant la porte du fort bel hôtel que le bonhomme Elias etles siens habitaient, dans Walnut street, la rue par excellence duhaut commerce et des banques, à Philadelphie.

Car le chef de la maison Panton and C° avaittélégraphié à M. Deblain, à New-York, que sa chambrel’attendait sous son toit, depuis le jour où il lui avait annoncéson départ du Havre, et l’ami du docteur Plemen, qui en avait déjàassez des hôtels américains, immenses caravansérails où toutétranger peut se croire encore sur la place publique, s’étaitempressé de répondre à son correspondant qu’il acceptait avecreconnaissance son hospitalité.

Introduit dans le grand hall durez-de-chaussée, le manufacturier de Vermel eut bientôt faitconnaissance avec tous les Panton, hommes et femmes, que masterElias lui présenta, après s’être présenté lui-même.

Cette présentation fut faite, d’ailleurs, leplus lestement du monde, à l’américaine, et de façon à mettre desuite Raymond Deblain fort à son aise, tout en le surprenant unpeu.

– Ma femme, dit à peu près le richeYankee, dans un français des plus fantaisistes, une excellentemaîtresse de maison qui, j’en suis certain, ne vous laisseramanquer de rien ; mon beau-frère, le révérend JonathanThompson qui, si vous le lui permettez et peut-être même si vous nelui permettez pas, tentera de vous convertir ; mes fillesJenny et Rhéa, deux têtes folles, dont l’unique souci sera de vousdemander des nouvelles des modes françaises et de vous procurertoutes les distractions possibles ; enfin mon neveu,Archibald-Edward Thompson, une des futures lumières de notreÉglise, d’après ce qu’affirme son père.

Raymond Deblain s’inclina respectueusementdevant Mme Panton, salua avec défiance le révérendet son fils, qui lui rendirent son salut comme l’eussent fait desautomates, sans qu’un muscle de leurs visages glabres trahît leursimpressions, et répondit galamment au vigoureuxshake-hands des deux jeunes filles, qui lui avaient tenduleurs petites mains en souriant.

Le jour même, Elias introduisit son hôte à sonclub, the Union Reform club ; les demoiselles Pantonlui chantèrent, après le dîner, et cela le plus drôlement du monde,une demi-douzaine d’airs, du Petit Duc et de la PetiteMariée, au lieu des cantiques que leur excellent oncle avaitdévotement apportés sur le piano ; et lorsque l’hôte desPanton monta se coucher, il trouva auprès de sa tasse de thé,prévenance de la brave maîtresse de la maison, une jolie petiteBible, premier jalon de conversion posé là par le digne Jonathanlui-même.

Le lendemain et toute la semaine, notre héros,que cela intéressait d’ailleurs beaucoup, visita avec Elias lesmanufactures les plus importantes de Philadelphie, de Berlington etde Camden, les deux cités manufacturières qui s’étendent de l’autrecôté du Delaware, sur la rive gauche, et il fut tout aux affairesqu’il était venu régler en Amérique ; mais bientôt Jenny etRhéa s’emparèrent de lui, et ce ne fut plus alors, pour Raymond,que parties de plaisir, dont surtout la plus jeune des deux sœursétait le boute-en-train.

Presque tous les matins, il montait à chevalavec elles, et il était heureux qu’il fût parfait cavalier, car, àpeine dans Fairmount park ou sur la rive du Wissahickon, lieuxordinaires des promenades des sportsmen de la ville, c’étaientd’intrépides temps de galop, pendant lesquels Rhéa prenait un malinplaisir à l’effrayer par sa hardiesse.

Parfois, mais accompagnées dans cesexcursions-là par miss Gowentall, Mlles Pantons’embarquaient avec M. Deblain sur un léger steamer soit pourdescendre jusqu’à la Pointe, là où la rivière de Schuykill se jettedans le Delaware, et où se termine la grande presqu’île surlaquelle s’étend Philadelphie, avec ses rues de douze kilomètres,orientées nord et sud et coupées à angles droits par d’autres voiess’en allant est et ouest, ses trois cents temples et ses six milleusines ; soit pour se rendre à l’île verdoyante de Windmill,au milieu du fleuve ; soit encore pour remonter le majestueuxcours d’eau jusqu’à Wilmington et revenir par le chemin de fer.

Mais il arrivait alors, la digne gouvernanten’ayant pas moins horreur de l’eau comme moyen de locomotion quecomme breuvage, qu’elle se réfugiait, dès le départ, dansl’intérieur du bâtiment, et que les deux jolies Américaines n’enétaient que mieux seules avec leur compagnon, qu’elles grisaientréellement de leur jeunesse et de leur gaieté.

Puis ce furent les théâtres, tous lesthéâtres, grands et petits, qu’il fallut voir, de succulents dînersqu’Elias Panton donnait en l’honneur de son hôte, des bals ou l’amidu docteur Plemen était le cavalier attitré des deux jeunes filles,des soupers sans fin, à Belmont-Mansion, le café Anglais dePhiladelphie, des distractions incessantes ; si bien queRaymond rentrait le soir, tout à fait charmé, mais brisé de fatigueet se demandant si ses deux charmantes amies étaient d’acier pourrésister à une semblable existence.

Ces jours-là surtout, il s’endormait sanssonger à ouvrir aucune de toutes les petites Bibles noires, rouges,bleues, vertes qui s’amoncelaient dans sa chambre, et dont iltrouvait chaque soir un nouvel exemplaire sous son oreiller, grâceà la ténacité du révérend Jonathan, qui parfois l’arrêtait aupassage, pour lui dire d’un ton prophétique : « Celuiqui n’est pas avec moi est contre moi ; Malheur à l’homme parqui le scandale arrive ; ou bien : C’est par laprière qu’on chasse le démon ; ou encore :Quittez le chemin du vice pour prendre celui de lavertu ; maximes bibliques que M. Deblain trouvaitsans doute fort respectables, mais dont le débit monotone et tropsouvent répété lui faisait comparer, dans ses accès de gaieté, lelong clergyman à l’un de ces hommes-sandwichs qui s’en vont, dansles quartiers les plus mal famés de Londres, cuirassés devant etderrière de larges pancartes, exhortant les pécheurs et pécheressesau repentir.

Aussi l’impitoyable Thompson s’épuisait-il end’inutiles tentatives, et cela tout simplement parce que l’hôte deson beau-frère ne songeait le plus souvent qu’au derniershake-hands ou au dernier sourire de la plus jeune deshéritières du gros Elias.

Car il était arrivé fatalement que, malgré sonexpérience et ses quarante ans, notre héros se sentait fortentraîné vers miss Rhéa, non pas qu’il en fût passionnémentamoureux, mais il la trouvait amusante et prenait un vrai plaisirde vieux garçon, quelque peu vicieux, à cette intimité facile où ilvivait avec cette jolie personne de moins de vingt ans,gaie, spirituelle, troublante, qui le traitait en ami, ne sefâchait pas s’il gardait dans sa main, plus longtemps qu’il n’étaitnécessaire, son petit pied quand il l’aidait à monter à cheval, ous’il la pressait un peu trop contre lui en valsant, et qui riaitmalicieusement, comme une femme qui comprend à demi-mot, lorsqu’illui murmurait à l’oreille quelque galanterie gauloise.

Tous les matins, il faisait porter aux deuxsœurs, par leur femme de chambre, de forts beaux bouquets, etchacune d’elles en détachait une fleur pour la placer à soncorsage ; mais si Jenny se contentait de le remercier par unmot aimable, Rhéa complétait l’expression de sa gratitude enattachant elle-même une rose à sa boutonnière.

Raymond en était arrivé ainsi tout doucement àflirter, et c’est à ce moment qu’il écrivit à son amiPlemen :

« Ces misses américaines sont vraimentles plus adorables créatures du monde. De vraies Parisiennes, avecplus de franchise dans les allures, moins de pose, plus despontanéité ! On dirait qu’elles sont nées uniquement pour leplaisir, et que leur existence joyeuse ne peut avoir que deslendemains sans soucis !

« À la bonne heure, ici, les pères etmères ne sont pas là qui vous surveillent et vous couchent en jouepour faire de vous des gendres. Je vais, viens, pars et reviensavec les filles du brave Elias Panton, sans qu’il y trouve àredire, pas plus que le public, qui voit cela tous les jours, pasplus que leur mère, qui me soigne et me dorlote, comme si j’étaisson fils et n’avais encore que quinze ans.

« Il n’y a d’ombre au tableau qu’unecertaine miss Gowentall, gouvernante de MllesPanton ; mais si tu voyais avec quel sans gêne celles-cil’oublient çà et là, puis un sévère clergyman, le révérendJonathan, leur oncle, qui veut absolument faire de moi un disciplede Swedenborg et me glisse ses petites Bibles dans toutes lespoches, aux éclats de rires, d’ailleurs, de ses jeunes nièces.

« C’est une seconde édition, engrotesque, de ma dévote tante Dusortois, Ah ! pour le coup,celle-ci me jugerait tout à fait damné si elle savait quelleexistence folle je mène ici, au milieu de ces mécréants, entre cesdeux jolies petites parpaillotes.

« L’une d’elles surtout, miss Rhéa, estravissante, et sapristi ! si je n’avais pas fait vœu decoiffer sainte Catherine ! Mais je me contente d’être au mieuxavec cette délicieuse enfant, qui a des yeux de turquoises, deslèvres de carmin, un teint de lis et de roses, des dents de perle,une taille de guêpe, des épaules d’albâtre, des cheveux d’ébène, etde l’esprit comme un démon.

« Tu le vois, mon cher docteur, dans monenthousiasme descriptif, j’appelle tous les régimes à monaide : le minéral, le végétal et l’animal.

« À bientôt cependant, car mes affairessont terminées et, quoique je m’amuse fort à Philadelphie, jen’oublie ni Vermel ni mes amis.

« J’emporterai bien certainement un fortagréable souvenir de miss Rhéa, à qui je ne déplais pas peut-être,malgré ma quarantaine ; mais il ne manque pas dans notre bonneville de jolis minois qui la chasseront vite de mon esprit. Cen’est pas en Amérique qu’on a le droit d’oublier que la liberté estle premier des biens. Hip, hip, hurrah, forliberty ! »

On voit par le ton de cette lettre que RaymondDeblain, tout en trouvant la plus jeune des demoiselles Panton fortà son goût, ne songeait guère à manquer à son vœu de célibat.Aussi, en honnête homme, s’en voulait-il par moments de la courqu’il faisait à la fille de son hôte, mais pour bientôt la luifaire de plus belle, dès que l’occasion s’en présentait.

Les mœurs américaines aidant, cela, pensait-iltrès sincèrement, ne tirait pas autrement à conséquence. De plus,il est vrai, lorsque Rhéa lui tendait sa petite main ou sesuspendait à son bras, il s’enivrait avec sensualité des effluvesde jeunesse de l’adorable enfant, et laissait là toutes ses bonnesrésolutions.

Le jeune Archibald avait vu d’abord avec laplus grande indifférence l’installation de l’étranger chez sononcle, et lorsqu’il était devenu le cavalier servant de ses deuxcousines, il s’était contenté de blâmer cette intimité qui,disait-il, pouvait les compromettre ; mais, quand il s’aperçutdes prévenances de Raymond Deblain pour miss Rhéa, il en devintjaloux, fit très mauvaise mine à celui qu’il considérait comme unrival dangereux, et un beau matin, arrêtant au passage, dans lejardin, la plus jeune des filles de Panton, il lui dit :

– Prenez garde à ce Français ; tousles hommes de son pays sont sans moralité ; il vous perdra deréputation, vous jurera qu’il vous aime et disparaîtra en emportantvotre honneur !

– Êtes-vous fou, Archibald ?répondit en riant l’Américaine. Est-ce que M. Deblain pensemême à me faire la cour ?

– Alors pourquoi êtes-vous si empressées,votre sœur et vous, à faire avec lui toutes ces promenades, toutesces excursions ?

– Tout simplement parce que cela nousamuse, parce que M. Raymond est gai, spirituel, galant, etqu’il n’a pas toujours, comme vous le faites, des observations ànous adresser sur nos toilettes, nos plaisirs, nos excentricités,ainsi que vous dites.

– Moi, ma cousine, je vous aime et n’aiqu’un rêve : faire de vous ma femme.

– Grand merci ! Madame larévérende ! Je n’ai aucun goût pour le genre de vie que vousm’offrez. Je vous l’ai déjà répété cent fois.

– Vous courez à la perte de votreâme.

– Vraiment ! Mais je ne vous croispas du tout ; ou bien, si c’est ainsi qu’on se perd, jereconnais que c’est plus amusant que ce que vous me proposez pourme sauver.

– Alors vous ne m’accorderez jamais votremain ?

– Non, non, mille fois non !

– Et si ce Français damné voulait vousépouser ?

– Lui ! Il est fort aimable, mais ila le double de mon âge ! De plus, je ne crois pas qu’il ysonge le moins du monde. Dans quinze jours, il sera parti et m’auraplus oubliée encore que moi je ne penserai à lui.

– Alors il ne vous plaît pas, il ne vousa jamais dit qu’il vous aimait ?

– Peut-être, mais cela, monsieur moncousin, ne vous regarde pas.

Et, après avoir cérémonieusement saluél’apprenti clergyman, miss Rhéa s’enfuit.

Le long Archibald poussa un soupir, en levantles yeux au ciel, et il rejoignit son père, qui venait d’arriverdans le jardin et dont l’apparition avait très probablementprécipité encore le départ de la jeune fille.

– Eh bien ! demanda le révérend àson fils, quelles explications t’a données ta cousine ?

– Aucune à laquelle je puisse ajouterfoi, répondit tristement le jeune homme. Elle affirme que cetétranger damné ne lui fait pas la cour et qu’elle ne l’aimepas.

– Pourquoi se compromet-elle ainsi aveclui ? Cela ne saurait durer pour l’honneur de la famille.

Le puritain Jonathan n’osaitajouter :

– Et pour notre fortune, ànous !

Puis il prit le bras de son héritier et, luiparlant alors à voix basse comme s’il craignait que la moindre deses paroles ne fût entendue par tout autre que par celui auquel ils’adressait, il provoqua un tel enthousiasme dans l’espritd’Archibald qu’un quart d’heure plus tard, celui-ci, touttransformé, tendait galamment la main à miss Rhéa en luidisant :

– Amusez-vous bien, ma joliecousine ; lorsque votre cavalier habituel sera reparti pour laFrance, nous reprendrons notre entretien de tout à l’heure. Ce serabientôt, je l’espère !

Miss Panton ne répondit qu’en haussantlégèrement les épaules et en plantant là de nouveau le fils deThompson.

Chapitre 3OÙ LE RÉVÉREND JONATHAN SAUVE L’HONNEUR DES PANTON

MissRhéa avait dit vrai : M. Deblain songeait, en effet, àrentrer en Europe, et il avait déjà annoncé son prochain départ àmaster Elias, lorsque, le lendemain même de la dernière exhortationd’Archibald à sa cousine, vers neuf heures du matin, la femme dechambre qui était attachée au service de Raymond vint le prévenirque miss Panton l’attendait pour faire sa promenadequotidienne.

Notre ami était prêt, il descendit de suite,mais, tout surpris de ne trouver dans la cour de l’hôtel, déjà àcheval, que la plus jeune des nièces du digne Jonathan :

– Et miss Jenny ? luidemanda-t-il.

– Ma sœur a une atroce migraine, réponditRhéa ; elle ne vient pas avec nous aujourd’hui. Cela vouseffrayerait-il de sortir seul avec moi ?

Il ne protesta contre cette supposition qu’enbaisant longuement la main que l’Américaine lui tendait ; puisil sauta en selle, en disant :

– Où allons-nous ?

– À Camden place. Cela vousva-t-il ?

– Comment, si loin, au delà duWissahickon ! Parfaitement, mais nous ne serons jamais revenuspour le déjeuner.

– Alors nous déjeuneronslà-bas !

Et, rendant la main à sa monture, Rhéa sortitla première.

M. Deblain la suivit.

Après avoir dépassé le premier square,Kitte-House, ils remontèrent la vingtième rue pour gagner, parl’avenue de Pensylvanie, le parc de Fairmount, qu’il leur fallaittraverser dans toute sa longueur, avant de prendre sous bois laroute de Camden place, lieu charmant de villégiature, à unequinzaine de milles de Philadelphie, en pleine forêt vierge.

Tant qu’ils avaient été dans la ville, où,malgré l’heure matinale, les voies étaient déjà fort encombrées,les deux cavaliers, occupés à se garer des voitures et forcés demarcher, au pas, avaient à peine échangé quelques mots ; mais,une fois sous les grands arbres de cette merveilleuse avenue quiconduit au Wissahickon, la jolie rivière qui termine Fairmountpark, ils se rapprochèrent, et Raymond dit galamment àRhéa :

– Vous ne sauriez croire, miss, combienje suis heureux de cette bonne idée que vous avez eue ce matin demonter à cheval, malgré l’indisposition de votre sœur. C’estadorable ces excursions que nous faisons presque tous les jours àtrois, mais à deux, à nous deux, seuls, ainsi que deux…

Comme il s’était arrêté brusquement, lacoquette Américaine lui demanda en souriant :

– Ainsi que deux… ?

– Ma foi ! deux amoureux, puisquevous me forcez si gentiment à finir ma phrase.

– M’aimez-vous donc, monsieur Deblain, etsupposez-vous que, moi, je vous aime ?

Il serait difficile de rendre l’intonationtout à la fois enfantine et provocante avec laquelle la jolie filledu gros Elias avait prononcé ces mots.

Raymond en demeura un instant interdit ;toutefois, se remettant bien vite, il riposta :

– À la première de vos questions, missRhéa, j’ai le droit de répondre : oui, parce que je n’aijamais rencontré femme plus charmante que vous ; mais je n’aipas la fatuité de croire que je ne vous déplais pas ; je mecontente d’éprouver le vif désir de ne pas vous être indifférent.C’est à vous seule qu’il appartient de me renseigner.

– Est-ce qu’en France les jeunes fillesfont de semblables aveux ?

– Je n’en sais rien, ne leur en ayantjamais demandé.

– Ah bah ! Jamais, mais là,jamais ? Et mon cousin Archibald qui a si mauvaise opinion devous !

– Comment, M. Thompson fils dit dumal de moi ?

– Si c’est dire du mal que d’affirmer quevous êtes, ainsi que tous les Français, un homme dangereux pour lesjeunes filles.

– Propos de jaloux que, malheureusementpour moi, je ne motive guère. Est-ce que ce grave M. Archibaldn’a pas été ou même n’est pas quelque peu votre fiancé ?

– Jamais de la vie ! Oh ! cen’est pas faute de m’avoir offert de partager son existence defuture lumière de l’Église, ainsi que l’appelle son père. Hierencore, il a tenté de me séduire en me jurant que je perdais monâme. Hélas ! je ne me sens aucun penchant à être la femme d’unclergyman, devrait-il devenir illustre et atteindre aux plus hautesdignités !

– En effet, je ne vous vois pas du toutdans ce monde-là, vous si jolie, si gaie… et si bonne écuyère.

M. Deblain avait terminé sa phrase parces mots, parce que, au moment où il parlait, miss Rhéa, d’unvigoureux coup de cravache, avait corrigé sa monture d’un fauxpas.

Ils étaient arrivés au delà du Wissahickon, àla lisière du bois. La route s’étendait devant eux, libre,ombreuse, se déroulant sous les taillis.

– Maintenant, un temps de galop, et quim’aime me suive ! fit la jeune fille, en enlevant son cheval,qui partit à fond de train.

Raymond imita sa compagne et ce fut alors,pendant plus d’une demi-heure une course folle, sous les épaisombrages des arbres centenaires de cette splendide forêt quis’étend au sud de Philadelphie.

Parfois notre ami demeurait quelques pas enarrière, pour admirer tout à son aise la jeune fille, dontl’amazone moulait la taille et les superbes épaules, et qui, biencampée sur sa selle, la chevelure un peu fouettée par la brise,adorable de tournure et de hardiesse, excitait sa bête de lacravache et de la voix.

Puis il la rejoignait et la dépassait un peu,pour la trouver plus troublante encore, avec sa poitrine légèrementsoulevée, son teint brillant de jeunesse, ses lèvres souriantes etses beaux yeux aux regards francs et hardis.

Elle s’arrêta enfin, presque brusquement,comme à la manœuvre, et, pendant que sa monture écumantefrémissait, redressant ses oreilles et secouant sa crinière, ellese tourna à demi vers son compagnon pour lui demander, d’un airvainqueur :

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?Est-ce que, s’il était mon mari, lors même qu’il ne serait encorequ’évêque, mon grave cousin m’en laisserait faire autant ?Ah ! que c’est bon, le mouvement, le grand air, laliberté !

– Je dis que vous êtes tout simplementcharmante. Je n’ai jamais admiré écuyère plus intrépide et femmeplus séduisante que vous. Vous voulez donc donner raison à ce digneM. Archibald ?

– Comment cela ?

– Dame ! chère miss, en faisant ensorte qu’il ait quelque peu le droit d’être jaloux de moi… de moiqui vous aime.

– Monsieur Deblain !

– Ah ! je vous demande pardon. Jesais bien que faire une déclaration à cheval, c’est assez bizarre.Il y a des choses qu’il faut dire tout bas, la main dans la main…et à genoux.

– Oh ! pas en Amérique, fit missPanton en éclatant de rire ; mais décidément, mon cousin n’apas tort : les Français sont gens dangereux. Si vous le voulezbien, causons d’autre chose.

Et, plus émue qu’elle ne voulait le paraître,la coquette héritière du riche Elias remit sa monture au trot.

Un quart d’heure plus tard, les deuxcavaliers, dont la conversation n’avait plus roulé que sur dessujets insignifiants, s’arrêtaient à Camden place, dans lacour de Star Tavern.

Deblain, qui avait sauté à terre avant quemiss Rhéa fût descendue de cheval, la reçut dans ses bras, où il lagarda peut-être plus qu’il n’était tout à fait utile.

Il serait impossible de rendre l’attitude toutà la fois chaste et abandonnée de la jeune fille pendant les dixsecondes que dura cet enlacement.

Le visage légèrement tourné de côté, leslèvres fermées mais souriantes, la taille un peu renversée enarrière, les yeux à demi clos, elle se laissa emporter, légèrecomme un oiseau, par cet homme qui la dévorait du regard et dontelle pouvait entendre battre le cœur.

Mais à peine eut-elle pris possession du sol,qu’elle frappait de ses petits pieds pour les dégourdir, en mêmetemps qu’elle fouettait son amazone de sa cravache, en la relevantde la main gauche, que, redevenant complètement maîtressed’elle-même, elle s’écria :

– Et maintenant, à déjeuner ; jemeurs de faim !

– Tiens, c’est vrai ! réponditRaymond sur le même ton joyeux, mais tout tiède encore du contactde la belle enfant ; nous allons déjeuner ici… tous lesdeux ?

– À moins que nous n’invitions le bravemaster Booth !

Ce Booth était le maître de Star Tavern, qui,ayant reconnu la fille du grand manufacturier Panton, un de sesbons clients, s’avançait vers elle pour prendre ses ordres, sansparaître le moins du monde étonné de la voir avec un étranger.

– Qu’allez-vous nous donner ? luidemanda Rhéa. Il s’agit de faire en sorte que M. RaymondDeblain, mon cavalier et l’ami de mon père, emporte un bon souvenirde la cuisine du premier hôtel de Camden place.

– Rapportez-vous-en à moi, miss, fit avecassurance master Booth. Déjeunerez-vous dans le jardin ou dans unsalon ?

– Oh ! dans le jardin, réponditvivement la jeune fille. Tenez, là-bas, sous ce bosquet ; nousy serons à merveille.

Elle désignait un massif de chèvrefeuille enfleurs.

– Dans dix minutes, vous serez servis,affirma le patron de la taverne.

Et il rentra bien vite dans la maison pourdonner ses ordres.

Miss Panton revint à M. Deblain, qui n’enétait plus à être surpris de rien, mais n’en demeurait pas moinssous le charme, et elle lui dit, en prenant son bras :

– Quand je pense qu’en ce moment même,s’ils déjeunent à la maison, mon grave oncle Jonathan et son nonmoins grave fils Archibald sont en train de dire du mal de vous ettentent de prouver à mon père que je me compromets en sortant ainsiavec un étranger, un Français, un… Après tout, ils ont un peuraison ! J’ai peut-être eu tort de monter à chevalaujourd’hui, puisque ma sœur ne pouvait nous accompagner ? Etcette bonne miss Gowentall, dans quel état elle doitêtre !

Rhéa disait tout cela à travers d’enfantinséclats de rire, en entraînant son cavalier et en fouettant de sacravache les rosiers et les mimosas.

Ils firent ainsi le tour du jardin jusqu’aumoment où un maître d’hôtel vint les avertir qu’ils étaientservis.

Ils gagnèrent alors le bosquet sous lequelleur couvert était mis, pour prendre place à table, en face l’un del’autre, la fille d’Elias toute souriante, ravie de son équipée,Raymond quelque peu embarrassé au contraire de se trouver seul, entête à tête, avec cette belle enfant, dont il commençait vraiment às’éprendre.

Master Booth avait tenu sa promesse. D’abordla table était élégamment ornée de fleurs ; de plus, ledéjeuner promettait d’être exquis, à en juger par le premierplat : de délicates petites truites de rivière, du plusséduisant aspect. Quant au vin, c’était, rafraîchissant dans unseau de glace, du champagne de l’une des meilleures marques deReims.

Miss Panton s’était débarrassée de sa coiffureet, d’un mouvement coquet de la main, avait relevé ses cheveux.Elle était réellement adorable de grâce, de sans gêne, de jeunesseinsouciante et épanouie.

– Ne mangez-vous pas ? dit-elle toutà coup à son compagnon, qui ne la quittait pas des yeux. Ah !je sais bien que cette bonne miss Gowentall, qui cependant nesaurait vivre de privations, trouve que cela n’est pas poétique,mais j’ai fort bon appétit. Est-ce que cela vous déplaît ?Voyons, faites comme moi ; ces poissons sont délicieux.

– Vous avez raison, miss, réponditRaymond ; mais c’est que vous êtes vraiment si jolie…

– Que vous en perdez le boire et lemanger ! Vous voulez donc devenir maigre et blême comme moncousin Archibald ? Eh bien ! je ne suis pas de même, etje vous conseille de n’en rien faire. Un peu de champagne, je vousprie !

La jeune fille tendait son verre ; cemouvement la forçait à allonger le bras et dessinait les contoursharmonieux de son buste.

Deblain se souleva et, prenant soin de neremplir que doucement, pour ainsi dire goutte à goutte, la coupe demiss Panton, il profitait de ce que sa main était là, tout près delui, pour la baiser longuement, en répétant :

– Rhéa, je vous aime ; vraiment jevous aime !

– Alors, c’est le déjeuner desfiançailles, dit soudain une voix grave.

Stupéfaits, ils levèrent tous deux les yeuxsur l’entrée du bosquet, où venaient d’apparaître Jonathan Thompsonet son fils.

C’était le révérend qui avait prononcé cesétranges paroles, en s’adressant tout à la fois à sa nièce, àM. Deblain et à un troisième personnage que la sœur de Jennyne connaissait pas et qui se tenait derrière les deuxclergymen.

– Tiens, mon oncle et mon cousin !s’écria joyeusement Rhéa, pour qui la phrase du digne presbytérienn’était qu’une plaisanterie, peut-être un peu risquée de sa part.Par quel heureux hasard ?

– Ce n’est pas par hasard que nous sommesici, répondit avec solennité Jonathan, mais par la volonté duTrès-Haut !

– Et pour l’honneur de la famille, ajoutaArchibald, avec non moins de solennité.

– La volonté du Très-Haut, l’honneur dela famille ! dit Raymond, en se levant. Qu’est-ce que tout cecharabia ? En quoi donc l’honneur de miss Panton est-ilcompromis, parce qu’elle est ici à Camden place, en train dedéjeuner avec moi, dans un jardin public, en plein air ?

Toute rougissante, la jeune fille avaitégalement quitté son siège. Son visage trahissait une émotionviolente, une sorte de révolte d’orgueil.

– Il est possible, reprit Jonathan, d’unton monocorde, comme s’il débitait un sermon, que ces sortes dechoses soient sans importance dans votre pays ; mais il n’enest pas de même ici, dans les États de l’Union. Un homme qui, aprèsavoir été le cavalier d’une jeune fille pendant près d’un mois,l’emmène loin du toit paternel et lui dit : « Je vousaime, » cet homme se déclare son fiancé ; il prend ce quenous appelons « un engagement », et doit s’unir à ellepar les liens sacrés du mariage. Devant M. Macdonald, sheriffdu district – le clergyman désignait cet inconnu qui l’accompagnait– j’ai le droit et le devoir, monsieur Deblain, de vous demander sivous avez l’intention de réparer, en l’épousant, le préjudice moralque vous avez fait à ma nièce.

– Mais vous êtes fou, mon oncle !s’écria Rhéa avec indignation.

– Vous manquez de respect à un ministredu Seigneur, miss, observa Jonathan avec componction. C’est àmonsieur que je m’adresse ; c’est à lui de me répondre.

– Oui, c’est à lui de nous répondre,répéta le long Archibald, avec un accent de tristesse et un longregard suppliant à sa cousine.

– Messieurs, dit Raymond, revenu de sonpremier étonnement, je ne comprends pas…

La jeune fille l’arrêta vivement pourriposter :

– Moi, je réponds pour lui : Non,M. Deblain ne m’a jamais rien promis ; c’est moi qui l’aiconduit ici, c’est moi qui l’ai, en quelque sorte, forcé dem’accompagner, ainsi, d’ailleurs, qu’il le fait presque tous lesjours.

– Jusqu’à présent vous sortiez avec votresœur ou miss Gowentall, insinua le révérend. Aujourd’hui vous êtesseule avec monsieur, dans un endroit écarté, et nous sommes arrivésjuste au moment où il vous baisait la main en vous affirmant sonamour. Est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit l’hôte d’Elias,désireux de mettre fin à cette scène ridicule dont miss Pantonsemblait fort humiliée. Eh bien ! oui, j’ai avoué àmademoiselle que je l’aime, et il est également exact que, si ellele veut, je deviendrai son mari. En quoi cela vousregarde-t-il ?

Les deux clergymen levèrent les bras au ciel,comme pour le prendre à témoin du blasphème de l’étranger.

– Est-ce M. Panton qui vousenvoie ? continua Raymond. Si c’est lui, dans une heure, jelui demanderai la main de sa fille ; si ce n’est pas lui,retournez à vos affaires et laissez-nous tranquilles.

– Vous me paraissez ignorer nos lois,monsieur, observa le sheriff. Un gentleman surpris avec une jeunefille dans l’intimité où nous vous avons trouvé avec miss Rhéa doitson nom à cette jeune fille. This is an engagement on hispart ! C’est un engagement qu’il a contracté.

– À moins que cette jeune fille ne refuseelle-même ce nom, dit fièrement la nièce du révérend.

– Oh ! oui, refusez, murmuravivement Archibald à l’oreille de sa cousine, près de qui ils’était avancé. Je n’ai jamais douté de votre pureté, je vous aime,vous serez ma femme et, de cette façon, personne n’aura le moindreblâme à vous adresser.

– Ah ! je comprends maintenant votrepetite combinaison, lui répondit tout haut miss Panton, en serapprochant de Raymond, comme pour se mettre sous saprotection ; vous avez supposé que, comme je refuseraiscertainement d’être votre complice dans ce mariage par surprise, jeserais trop heureuse de me tirer d’embarras en acceptant de devenirvotre femme. Vous vous êtes trompé, mon cousin : je ne veuxpas de vous, parce que je ne vous aime pas, et M. Deblain nem’épousera pas, parce que…

– Si je n’ai pas le bonheur de devenirvotre mari, interrompit l’ami du docteur Plemen, en prenantgalamment la main de Rhéa, ce sera seulement parce que vous nevoudrez pas de moi. Acceptez mon nom et je bénirai l’interventiontout au moins bizarre de ces messieurs.

Sans retirer sa main de celle de Raymond, maisaussi sans prononcer un seul mot, la sœur de Jenny baissait latête.

– Ainsi, vous êtes prêt à épouser missPanton ? demanda Jonathan à M. Deblain.

– Certes, si elle veut bien de moi pourmari !

– Et vous, Rhéa ?

L’adorable enfant leva les yeux sur soncompagnon et, en lui voyant la physionomie souriante ainsi que lesregards affectueux, elle répondit de suite :

Moi, je ferai selon le désir deM. Raymond.

Le blême Archibald devint plus blême encore,le sheriff esquissa une grimace de satisfaction, et quant aurévérend Thompson, tirant des incommensurables profondeurs de l’unede ses poches une Bible, il l’ouvrit lentement, se redressa detoute sa hauteur, ce qui le fit paraître plus grand encore, et ditavec componction :

Alors, tout est selon les vues duSeigneur !

Puis, s’adressant à l’étranger, il psalmodia,en lisant dans son livre :

– Veux-tu avoir cette femme pour ta femmeépouse (to thy wedded wife) ; veux-tu vivre avec elleselon l’ordonnance de Dieu, dans le saint état du mariage ?Veux-tu…

– Pardon, cher monsieur Jonathan,interrompit l’hôte de master Panton, mais pourquoi me dites-voustout cela, puisque je vous ai déjà affirmé que c’était choseconvenue et qu’aussitôt rentré à Philadelphie, je demanderaiofficiellement à votre beau-frère la main de sa fille ?

– Ce sera inutile ; je vousmarie.

– Vous nous mariez, comme ça, sans plusde façon, au milieu d’un déjeuner, en plein air ?

– Le moment et le lieu pour célébrerl’union sainte de deux de ses créatures sont indifférents auTrès-Haut. Je vous prie de ne pas m’interrompre.

M. Deblain haussa légèrement les épauleset se tourna en souriant vers miss Panton, comme pour luidire : Écoutons votre oncle, puisque ça lui fait plaisir.

Debout et les deux mains appuyées sur ledossier de son siège, la jeune fille acquiesça du regard.

Le révérend continua :

– Veux-tu l’aimer, l’entourer de tessoins, la garder en état de maladie comme en bonne santé, et,éloignant de ta pensée toutes les autres, t’en tenir à elle aussilongtemps que vous vivrez tous les deux ?

Puis, parlant à miss Rhéa, il lui lut la mêmeallocution, sauf que le mot « femme » y était remplacépar le mot « époux », et qu’indépendamment de cettephrase : « Veux-tu l’aimer et l’entourer de tessoins », il y avait, de plus : « Veux-tu lui obéir,l’honorer et le servir ? »

Cela fait, il mit dans la main droite de sanièce celle de Raymond et dit à ce dernier, qui ne résistaitplus :

– Veuillez répéter avec moi :« Je te prends pour ma femme épouse et veux te garder et techérir dès aujourd’hui en bien ou en mal, en état de richesse ou depauvreté, en bonne santé ou en maladie, pour t’aimer et t’estimerjusqu’à ce que la mort nous sépare, selon l’ordre de Dieu. Dans cetesprit, je te donne ma foi. »

Ces mots prononcés et redits complaisammentpar M. Deblain, le long Jonathan retira la main de celui-ci decelle de Rhéa, mais pour remettre aussitôt la main de la jeunefille dans celle de celui qu’elle épousait, et il lui fit répéterla même formule, ce qu’exécuta miss Panton d’une voix douce etgrave qui émut singulièrement le Français.

Quand elle eut terminé, le brave Thompson,tirant un anneau d’or de son gousset, le passa, au quatrième doigtde sa nièce, en disant à M. Deblain, qui murmurait :« Sapristi ! le révérend n’a rienoublié ! »

– Répétez encore ces derniers mots :« Avec cette bague, je t’épouse ; avec mon corps, je terévère, et tous mes biens, je te les fais partager, au nom du Père,du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

L’ami du docteur Plemen obéit, pendant que lasœur de Jenny tremblait un peu ; puis le clergyman ferma saBible et, soulevant son chapeau :

– Ma chère nièce, mon cher neveu, dit-il,vous pouvez vous remettre à table.

Et, faisant signe à son fils et au sheriff dele suivre, l’honorable pasteur se retira aussi gravement qu’ilétait venu.

La cérémonie avait duré dix minutes.

– Alors nous sommes donc vraimentmariés ? demanda Raymond à miss Rhéa, dès qu’il se vit seulavec elle.

– J’en ai peur pour vous, répondit missPanton avec un sourire.

– Peur pour moi ! Pour moiseul ? Et pour vous ?

– Oh ! non. Je ne crains qu’unechose, c’est que vous ne pensiez que nous étions d’accord, mononcle, mon cousin et moi, pour vous jouer ce mauvais tour.

– Ce mauvais tour ! Miss, cetteexpression-là mérite un châtiment sévère.

Il l’avait attirée doucement à lui etl’embrassait avec tendresse.

– Monsieur Deblain, fit la jeune fille ense défendant un peu.

– Madame Deblain, répondit gaiementRaymond, vous oubliez bien vite ces mots que vous venez deprononcer : « Je veux lui obéir et l’aimer. »M’aimer, cela viendra peut-être ; mais m’obéir, il faut lefaire de suite.

– Alors vous ne m’en voulezpas ?

– D’être devenue ma femme ?

– Oui, d’être devenue votre femme… un peumalgré vous.

– Le fait est qu’en partant ce matin deWalnut street avec vous, je ne me doutais guère que je reviendraisde ma promenade bel et bien marié. Cependant pourvu que cela nevous fasse pas trop de peine.

– Vous ne le pensez pas ?

La charmante enfant avait mis ses deux petitesmains sur les épaules de son époux et laissait son front à la mercide ses lèvres.

– Mais alors, hurrah ! forthe reverend Jonathan and his son, without forgetting thesheriff. Hip, hip,hurrah !

Il accentuait chacune de ses exclamations parun tendre et long baiser que la jeune femme ne refusait plus.

– Maintenant, dit-il ensuite, comme nousdevons tous deux obéissance à votre digne oncle, remettons-nous àtable, non plus en face l’un de l’autre, cérémonieusement, mais là,tout près. Notre déjeuner des fiançailles est devenu notre repas denoce !

Il plaça son siège à côté de celui de missRhéa, qui s’était assise sans se faire prier, et il lui servit uneaile de perdreau, en ajoutant :

– C’est votre père qui va êtrestupéfait ! Pourvu qu’il ne se fâche pas !

– Il ne se fâcherait que s’il m’avait étéfait violence, répondit coquettement la fille d’Elias.

Vous ne me détestez donc pas trop ?

– Ma foi, non ! J’avais mis dans matête d’épouser un Français ; c’est tant pis pour vous, si vousvous êtes trouvé là.

La glace, bien légère, d’ailleurs, quiexistait entre eux, était rompue.

Cinq minutes après, les deux nouveaux épouxétaient tout à fait d’accord et quand, une demi-heure plus tard,ils remontèrent à cheval pour regagner la ville, ils eussentscandalisé par leur entrain le grave Thompson, s’il avait pu lesentendre.

La vérité, c’est que miss Rhéa était ravied’être devenue Française. Elle allait donc aller à Paris, vivreentièrement à sa guise, elle le pensait du moins, se faire habillerpar les premiers couturiers de la grande ville et ne plus êtreexposée aux jérémiades de miss Gowentall, aux sermons de son oncleJonathan et aux soupirs de son cousin Archibald.

Quant à M. Deblain, s’il s’avouaitsincèrement qu’il n’aurait jamais eu le courage de se marierlui-même, en même temps parce qu’il était accoutumé à sa vie devieux garçon et parce qu’il n’aurait osé affronter lesplaisanteries de son ami Plemen, il était enchanté qu’on lui eûtforcé la main, surtout pour lui faire épouser une adorable créaturequ’il se sentait porté à aimer de tout son cœur.

Aussi Raymond et Rhéa firent-ils la route leplus agréablement du monde. Ce fut seulement lorsqu’ils eurent mispied à terre dans la cour de l’hôtel de Walnut street, que, seregardant tous deux, en se demandant, l’un et l’autre, comment ilsallaient apprendre à M. Panton ce qui s’était passé, ils nepurent retenir, un éclat de rire.

– Ah ! c’est votre affaire, dit lajeune femme ; moi, je vais changer de costume. Vous savez, àcette heure-ci, mon père est toujours dans son bureau !

Elle envoya de la main un baiser à son mari ets’esquiva, pour monter dans son appartement.

– Sapristi ! murmuraM. Deblain, une fois seul, ça n’est pas déjà si commode àraconter, cette histoire-là. Quel singulier pays ! Rhéa estcharmante ainsi que sa sœur ; mais les autres, quelle drôle defamille ! Heureusement que l’oncle Jonathan, car je suis sonneveu à cet original-là, et mon cousin Archibald ne nousaccompagneront pas en France.

Tout en se livrant à cet aparté, l’époux de lajolie miss Panton avait traversé le hall et il était entré dans lecabinet particulier du chef de la maison.

Le bonhomme Elias était à sacorrespondance.

– Tiens, vous voilà déjà, dit-il à sonhôte, en relevant la tête ; mais par Guillaume Peen, vousarrivez fort à propos : j’écris justement à Roubaix pour cetteaffaire de draps dont je vous ai entretenu, vous allez me donnervotre avis.

– Pardon, cher monsieur Panton, observaRaymond, c’est que j’ai, moi, à vous parler d’une chose délicatequi vous intéresse plus directement.

– Ah ! bah ! De quoidonc ?

– Vous n’ignorez pas que je suis sorti cematin à cheval avec votre fille miss Rhéa ; or, là-bas, àCamden place…

– Vous l’avez épousée.

– Comment, vous le savez ?

– Parbleu ! C’est mon beau-frèreJonathan lui-même qui me l’a appris. Pendant que vous terminieztranquillement votre déjeuner, il est revenu par le chemin de feret m’a raconté l’aventure !

– Et vous trouvez cela toutsimple ?

– Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?Vous faisiez la cour à ma fille, vous ne lui déplaisiez pas, ellevous a pris pour mari, vous êtes un brave garçon que j’aimebeaucoup. Ce sont là vos affaires et non pas les miennes. Je saisbien que ça n’a pas dû être d’une gaieté folle d’être marié par monlong beau-frère ; mais j’espère que cela ne vous portera pasmalheur. Estimez-vous bien heureux s’il ne vous a pas débité uninterminable et incompréhensible discours ! Oh ! vous n’yperdez rien pour lui avoir échappé cette fois-ci ; il saurabien vous rattraper ! En attendant, touchez là, mon gendre.Ah ! vous me devez vingt dollars pour la bague que Thompson apassée au doigt de Rhéa. Il m’en a remis la facture ; jeretiendrai ça sur la dot.

Absolument ahuri, mais enchanté, le mari demiss Panton serra cordialement la large main que lui tendait sonbeau-père, puis il courut rejoindre sa femme.

Le lendemain, cette étrange union étaitrégularisée à la légation française. Quinze jours plus tard,M. et Mme Doblain s’embarquaient pour laFrance.

Tout ravi qu’il fût de son sort, Raymondn’avait osé annoncer son mariage au docteur Plemen ; il nevoulait le faire qu’en débarquant au Havre, par une simpledépêche.

Naturellement l’excellenteMme Panton avait beaucoup pleuré en se séparant desa fille, et le digne Jonathan s’était vengé du mariage qu’il avaitfait lui-même, en adressant un long sermon aux deux époux et enbourrant la malle de son neveu Raymond d’une foule de religioustracts.

Quant à Jenny, qui restait seule, livrée àmiss Gowentall, elle avait murmuré à l’oreille de sa sœur, enl’embrassant avec tendresse :

– Que tu es heureuse d’aller en France,de voir Paris ! Ah ! je ne tarderai pas à te rejoindre,même s’il me faut, pour cela, devenir la femme du colonelParker.

Voilà comment, moins de trois mois après avoirquitté Vermel, célibataire endurci, l’ami du docteur Plemen yrentra marié et fort amoureux de celle à laquelle il avait donnéson nom, entre des truites meunières et des perdreaux froids, sousun des bosquets du jardin de Star Tavern, à Camden place, dansl’État de Pensylvanie.

Chapitre 4LUTTES PROVINCIALES

À l’époque où se passaient les événements quenous venons de raconter, Vermel était relié à Paris par un cheminde fer depuis déjà longtemps, mais cependant il n’avait pas perdutout à fait cette physionomie provinciale qui disparaît des villesles plus éloignées du centre, au fur et à mesure que nos réseauxferrés se multiplient.

Car, grâce à la rapidité et à la facilité descommunications, les moindres bourgs se parisianisent. Si, çà et là,dans quelques vieilles cités, tout pittoresque n’a pas cesséd’exister ; si tous les quartiers rappelant, par d’antiquesconstructions, des temps loin de nous, n’y ont pas encore étéremplacés par des « boulevards de la Gare », ou des« avenues de la Station », les habitudes s’y sont dumoins transformées.

En province, la vie a cessé d’avoir le calme,la régularité d’autrefois ; elle est devenue plus chère,conséquemment inquiète, fiévreuse, troublée. L’amour du luxe et lebesoin de paraître se sont glissés dans les ménages les plusmodestes.

Là où, jadis, on était riche avec dix millelivres de rente, on est besogneux, aujourd’hui, avec ce mêmechiffre de revenus.

Tout a augmenté de prix, même le vice.

Les importations parisiennes ont tué lespetites industries locales. Les élégants des sous-préfectures sonthabillés par des tailleurs de Paris, qui visitent deux fois par anleurs clients provinciaux, et la femme du notaire d’un simplechef-lieu d’arrondissement rougirait si elle ne commandait pas detemps en temps une robe chez une couturière de la grande ville.

Les exploitations théâtrales sont ruineuses,grâce aux tournées d’artistes célèbres et à l’impossibilité dejouer les œuvres nouvelles, les auteurs dramatiques, devenuscommerçants habiles, ne faisant plus imprimer leurs pièces etrefusant d’en communiquer les manuscrits.

Paris absorbe tout : les talents réels,les ambitieux, les fruits secs, les déclassés et les joliesfilles.

Il est vrai que, par compensation fâcheuse, ilenvoie dans les départements des avocats sans cause, qu’on y nommedéputés, bien qu’ils ignorent forcément le premier mot des intérêtsde leurs commettants ; de même, d’ailleurs, que Paris se faitreprésenter au Parlement par des maîtres d’écoles, des pharmacienset des mastroquets de province, dont les électeurs, leurscompatriotes, ne voudraient pas entendre parler.

Si, dès le début de leur création,M. Thiers était l’ennemi acharné des chemins de fer, c’estpeut-être parce qu’il pressentait tous ces bouleversements plutôtencore que parce qu’il ne croyait pas à l’utilité pratique del’invention.

De cet état de choses et de l’application dusuffrage universel, il est résulté une fusion de toutes les classesde la société dans les villes où les lignes de démarcation étaientle plus nettement arrêtées autrefois.

Là où noblesse, magistrature, grandeindustrie, bourgeoisie, formaient des castes à part, tout le mondes’est réuni ou à peu près. La lutte contre les difficultés del’existence, chez les uns, l’ambition, chez les autres, ont produitce phénomène social.

La politique divise et groupe tout à la fois.L’amour-propre et la dignité disparaissent devant la chasse auxélecteurs.

Le riche propriétaire foncier fait la cour àses fermiers, membres du conseil municipal ; le grandindustriel compte avec ses chefs d’atelier, qui embrigadent lesouvriers pour le scrutin ; les femmes les plus collet-montéflattent leurs servantes, dont les maris ou les amoureux sont gensinfluents, orateurs dans les réunions publiques.

La moindre préfecture a son champ de coursesavec ses bookmakers, ses joueurs de bonneteau, ses pickpockets,ainsi que deux ou trois cercles où le baccara fait ses victimesplus rapidement encore qu’à Paris.

L’une des conséquences de cettedécentralisation, dans le mauvais sens du mot, c’est que la vie defamille a disparu à peu près de partout. Si un statisticien selivrait à ce curieux travail, il trouverait certainement plus defemmes honnêtes dans le Marais ou tel autre quartier commerçant deParis que dans maints chefs-lieux de cent mille âmes.

Mais si la province s’est ainsi modifiée, ellen’en a pas moins conservé deux vices qui lui sont propres ;l’envie et la médisance. Elle a pris à Paris bon nombre de défautset fort peu de qualités.

La petitesse d’esprit y est restée lamême ; la véritable générosité y est trop souvent inconnue. Ony est rempli de défiance et les nouveaux venus, que leurs fonctionsou leurs affaires y conduisent, sont l’objet de mille inimitiéssecrètes et jalouses. On veut savoir d’où ils sortent, quel estleur passé, quelles sont leurs familles, et quand on ne parvientpas à avoir sur tous ces points des renseignements complets,indiscutables, on invente à leur endroit, les fables les plusinvraisemblables.

À Paris, c’est aux étrangers, pourvu qu’ilssachent jeter un peu de poudre aux yeux, que sont réservés lesmeilleurs accueils, les plus grands crédits, les plus éclatantssuccès, souvent injustes et ridicules. Cela parfois coule cher auxParisiens. En province, au contraire, tout nouvel arrivant estsuspecté, espionné, isolé.

Ce tableau est à peu près celui que présentaitla société de Vermel en 188…

Il n’y restait plus guère qu’un grouperestreint de gens vivant à l’écart, groupe composé de quelquesvieilles familles nobles et de ceux des présidents et conseillersde la cour d’appel qui n’appartenaient pas à cette nouvelle couchede magistrats que la République a si rapidement tirés del’obscurité, dans son besoin d’avoir partout des hommes dévoués àses institutions.

Ces derniers fonctionnaires, qui devaientbientôt se faire plus nombreux, grâce à cette mesure inique que,par antithèse, on appelle l’épuration de la magistrature, n’avaientpas accès dans ces maisons fermées, où régnaient les opinionsconservatrices et religieuses ; ils frayaient, ainsi que leurscollègues du tribunal, avec leurs coreligionnaires politiques desautres groupes de la société de Vermel.

La magistrature elle-même se divisait donc,dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, en deux castes absolumentdistinctes, et il est aisé de comprendre que cette division etl’antagonisme qui en résultait étaient au détriment et au granddanger des justiciables, pour peu que la politique ne restât pascomplètement étrangère aux causes judiciaires.

M. Deblain, qui appartenait à la grandeindustrie, était très estimé de tous, malgré ses succès de vieuxgarçon ; car on le savait honnête et la main toujours ouvertepour les malheureux ; mais il avait peu de rapports avec lahaute société de la ville, bien qu’en raison de ses traditions defamille on dût le supposer d’opinions conservatrices.

À ce monde trop sérieux, il préférait debeaucoup son monde à lui, vivant et gai, peuplé des femmes et desfilles des riches manufacturiers de Vermel, très Parisiennes parleur élégance et leurs goûts, et où il régnait.

Sa famille le gênait peu ; il n’avaitqu’une seule parente qui lui tint de près : une tante, sœur desa mère, Mme Dusortois, restée veuve avec deuxfilles et sans fortune.

Cette Mme Dusortois, personnedévote, excellente mère, mais fort avare, avait toujours espéré queRaymond épouserait sa fille aînée Berthe, assez jolie enfant, àlaquelle son cousin plaisait, par ordre plutôt que par conviction,et pour avoir un gendre selon ses croyances, elle tentait toujours,mais en vain, de ramener son neveu dans le sentier de la vertu etdans le giron de l’Église.

Non pas que M. Deblain fût un athée, nimême un voltairien et se posât en esprit fort ; il étaitcertainement incapable, par éducation et en souvenir de sa mère, dejamais manquer de respect aux choses respectables ; mais ilétait indifférent, pratiquait peu ou point, et cela lui attiraitfréquemment des admonestations de la sévèreMme Dusortois.

– Tu as tort, ne cessait-elle de luirépéter chaque fois qu’elle en avait l’occasion ; on ne tevoit jamais à l’église et tu ne pries guère sans doute.

Ce à quoi son neveu, poussé à bout et agacé,peut-être tout simplement parce qu’il sentait que sa parente avaitun peu raison, lui répondit un jour, avec une graviténarquoise :

– C’est vrai, ma chère tante, c’est vrai,je suis un mécréant ! Eh ! ce n’est pas ma faute, on nese refait pas aisément ! Mais, si vous le voulez, tout pourras’arranger : vous irez à l’église et prierez pour moi, et moi,je donnerai pour vous. De cette manière, Dieu, dans sa bonté, etles pauvres, dans leur misère, seront également satisfaits.

Cette riposte, qui tombait si juste, s’étaitrépétée dans la ville ; cela avait jeté un froid entre latante et le neveu, et la bonne dame n’était plus revenue à lacharge, tout en se promettant, in petto, de reprendre sestentatives de conversion, lorsque le beau Raymond serait songendre. Car elle ne cessait d’avoir cet espoir, ne pouvant admettreque son neveu songerait jamais à épouser une autre jeune fille queBerthe.

Si, par malheur, il restait garçon, ehbien ! ce serait un oncle à héritage pour ses enfants !Elle en prenait dévotement son parti.

Quant au docteur Plemen, il allait partout etpartout était également bien reçu !

Si on le trouvait un peu trop élégant pour unmédecin, si on l’eût aimé plus ennemi des plaisirs mondains, onn’en reconnaissait pas moins son incontestable valeur, sondévouement à ses malades, son tact parfait.

Toujours grave et respectueux chez lesdouairières, érudit avec les conseillers, galant auprès des femmesélégantes et coquettes de la haute industrie, simple avec lesbourgeois, généreux pour les ouvriers, il s’était fait laréputation d’un charmeur. C’était un charmeur, en effet.

Dans une circonstance des plus périlleusespour son ambition politique, il avait donné une preuve de safinesse d’esprit et conquis des sympathies nouvelles.

Cela s’était passé à l’occasion du projet delaïcisation de l’hôpital dont il était le médecin en chef.

Les honorables conseillers municipaux deVermel, jaloux des lauriers de leurs collègues de Paris, avaientdécidé que les Sœurs seraient remplacées par des infirmièreslaïques, et que les prêtres ne pourraient offrir les secours de lareligion aux malades que dans le cas où ceux-ci les feraientdemander.

Consulté à ce sujet, le docteur Plemenrépondit en séance publique :

– Il ne m’appartient pas d’examiner cettequestion au point de vue religieux ou philosophique ; mesopinions n’ont rien à faire ici. On connaît mon respect absolu pourla liberté, or je considère la liberté de conscience comme la plusprécieuse des libertés. Je ne donnerai donc mon avis que commemédecin. Or, comme médecin, je n’hésite point à dire que je préfèrede beaucoup les Sœurs aux infirmières laïques, non parce que jedoute du dévouement que les braves femmes du peuple auraient pourceux qui seraient confiés à leurs soins ; elles sont habituéesà la fatigue et connaissent toutes les misères humaines, pour lesavoir vues de trop près, hélas ! mais ces femmes, heureusementpour elles, n’ont pas renoncé, ainsi que les religieuses, aux joiesde la famille ; elles ont des pères, des mères, des maris, desenfants. Comment peut-on supposer qu’elles oublieront toutes leursaffections en franchissant le seuil d’un hôpital ?

« L’admettre serait faire injure à leurcœur. Qu’arriverait-il alors le jour où l’épidémie sévirait autourd’elles ? Ne seraient-elles pas tout naturellement saisies dela crainte de transmettre le mal à ceux qu’elles aiment ?Pensez-vous que la femme que son enfant appelle à la maison oserase pencher sur un petit être que le croup étrangle ? Ou ellesera une mauvaise mère ou une mauvaise garde-malade ! C’estfatal, parce que c’est humain ! Je n’ai pas besoin dedévelopper davantage cette thèse ; elle frappe directementl’esprit de ceux qui ne jugent les choses qu’au point de vue del’intérêt général.

« Quant aux prêtres, c’est encore àl’aide d’arguments thérapeutiques que je repousse leur exclusionsystématique des hôpitaux. Que vous vous opposiez à ce qu’ilssollicitent, avec une insistance indiscrète, ceux que leur vue peuteffrayer, soit ! je vous l’accorde, car, moi-même, non passeulement à l’hôpital, mais même dans le monde, je ne permets pasqu’on aggrave imprudemment l’état de mes malades par des démarchesprématurées. Si j’ai ordonné le calme, rien ne doit letroubler ! Mais si, au contraire, l’homme qui souffre, celuiqui va mourir a été élevé dans un milieu de foi ; s’il estévident que la vue de l’aumônier ne lui causera aucune terreur,mais le réconfortera, lui donnera espoir et courage, pourquoi lerepousseriez-vous ?

« Il nous est permis, à nous autrespraticiens, d’user du chloroforme, de l’azote, de l’hypnotismemême, à l’exemple des fakirs hindous, de tous les anesthésiquesenfin, pour endormir la douleur, non seulement de ceux que nousopérons, mais aussi de ceux dont la fin est fatale,imminente ; pourquoi priver des consolations du prêtre, dessecours de la religion ceux qui doivent en éprouver dessoulagements moraux et physiques tout aussi certains que si on leuradministrait les anesthésiques les plus puissants ? Lephénomène nerveux de l’insensibilité peut être provoqué parl’exaltation de l’âme ; le courage peut naître de l’espoird’une vie future ; la patience à supporter le mal peut prendresa source dans des croyances que vous ne partagez pas ; lecalme peut être donné par des consolations religieuses que vousniez. Or, le calme, la patience, le courage, l’insensibilité, c’estlà ce que le médecin tente tout d’abord de procurer à ses malades.S’il y parvient, il les sauve souvent dans des cas qui semblaientdésespérés.

« Alors, pourquoi refuser à la scienceces auxiliaires si énergiques lorsqu’il lui est permis, dans lemême but, d’user de tous les agents chimiques qu’elle a à sesordres ? Si l’athéisme pouvait soulager le patient en luidisant : « Il n’y a pas de Dieu ; il n’y a rienaprès nous ; lorsque tu auras succombé au mal qui te torture,lu mourras tout entier, » moi, médecin, dont la mission est deguérir, je laisserais l’athée au chevet de mes malades. Commentvoulez-vous donc que j’en éloigne celui qui leur dit, aucontraire : « Tes douleurs te seront comptées dans unmonde meilleur ! Dieu peut faire un miracle pour tesauver ! La mort est la délivrance et la joieéternelle, » et qui, en leur disant cela, que ce soit vrai oufaux, leur donne le courage, le calme, la patience, l’insensibilitéque nous leur désirons. Voilà pourquoi, comme médecin, je suppliele conseil de ne priver l’hôpital ni de ses Sœurs ni de sesprêtres ! »

Il est aisé de comprendre l’effet considérableque produisit ce discours du docteur Plemen.

Les gens religieux en tirèrent la conclusionque le savant praticien était un croyant, puisque, tout en seservant d’arguments qu’il n’avait sans doute employés que pour lesbesoins de sa cause, il n’en avait pas moins défendu les prêtres etles Sœurs ; et les libres penseurs le jugèrent de leur bord,puisqu’il n’avait demandé le maintien dans les hôpitaux de ceuxqu’ils voulaient en chasser, que dans un intérêt public etabsolument médical.

Quant aux conseillers municipaux de Vermel,qui peut-être craignaient un peu le mauvais effet de la mesurequ’ils avaient proposée, dans un simple but de popularité auprès deleurs électeurs, ils rendirent grâce à celui dont l’habileté leurpermettait de ne pas soutenir leur proposition.

Par ce coup de maître, Erik Plemen avaitadroitement préparé, dans tous les camps, sa candidature à ladéputation.

Tel était le chef-lieu de Seine-et-Loire, avecses défauts et ses qualités de grande ville de province, avec sesdivisions de castes et ses groupes divers, au moment où on n’y putdouter plus longtemps du mariage de M. Deblain, car, endébarquant au Havre, il avait télégraphié son retour à son amiPlemen ; puis il lui avait écrit qu’il ne s’arrêterait à Parisqu’une huitaine de jours et rentrerait bientôt à Vermel avec safemme, charmante et jeune Américaine, née Rhéa Panton.

Raymond terminait sa lettre ainsi :

« Eh ! que veux-tu, mon cher Erik,il paraît qu’il faut toujours en finir par là !

« Tu y arriveras toi-même. D’abord, undocteur marié et père de famille inspire davantage confiance ;de plus, tu trouveras aisément, plus aisément encore que je ne l’aifait, car tu es un savant, un homme célèbre et un beau garçon, unegentille petite femme pour le rendre heureux.

« Je compte donc que tu ne meplaisanteras pas trop ! Ce sera bien assez des sortiesfurieuses de mon honorable tante Dusortois, surtout lorsqu’ellesaura que sa nouvelle nièce est protestante ! C’est pour lecoup qu’elle va désespérer de mon salut !

« Quant à toi, je suis certain que, dèsque tu connaîtras ma femme, tu ne songeras plus qu’à envier monsort. »

À la lecture de ces lignes, Plemen demeura uninstant interdit ; nous n’oserions même affirmer qu’il nemurmura pas le mot : « imbécile », à l’adresse deson ami, mais il se remit rapidement de sa surprise, ce que ne fitpas la terrible tante, lorsqu’elle apprit que son neveu luiéchappait tout à la fois comme gendre et comme oncle à héritagepour ses filles.

– Je savais bien, s’écria-t-elle, que cegarçon-là tournerait mal !

Tourner mal, pour l’honorable dame, c’étaitn’avoir point épousé sa fille !

Dans sa colère, elle s’empressa d’allerraconter partout comment M. Deblain ramenait, du fond del’Amérique, une aventurière, une femme de rien à laquelle il avaitdonné son nom !

Pendant ce temps-là, campée avec son mari dansce coquet appartement du boulevard Haussmann, où le docteur etRaymond avaient si souvent reçu joyeuse compagnie, la fille du grosElias faisait connaissance avec Paris, ses théâtres, sespromenades, ses restaurants, ses grands couturiers, ses modistes enrenom, et elle écrivait à sa sœur :

« Depuis mon arrivée en France ou plutôtà Paris, je mène une adorable existence ; c’est chaque jour unplaisir nouveau. Toi seule me manque, ma chérie. Mon mari a ledouble de mon âge, mais, de caractère, il est aussi jeune que moi.Il n’y a que les Français pour avoir de ces privilèges-là ! EtParis, Paris ! Marie-toi vite avec un brave garçon qui t’yamènera. Maintenant que j’y ai vécu pendant quinze jours, sij’étais jeune fille, j’épouserais même mon cousin Archibald, pour yrester ! »

Cette lettre allait se croiser sur l’Océanavec la correspondance de la famille Elias.

En effet, quelques jours après, Rhéa reçut parJenny des nouvelles de ceux qu’elle avait laissés àPhiladelphie.

« Je ne saurais te dire, chère petitesœur, lui écrivait la jeune fille, combien la maison est tristedepuis ton départ. Notre père et notre mère sont toujours lesmêmes ; le premier, assez indifférent ; la seconde, douceet tendre. Mais maintenant que tu n’es plus là, je suis livrée,sans défense, aux Thompson père et fils et à miss Gowentall.

« Notre oncle Jonathan ne m’épargne aucunsermon ; notre cousin Archibald tourne autour de moi, car sije ne suis pas aussi jolie que toi, ni aussi gaie, ni aussispirituelle, je n’en ai pas moins, comme toi, cent mille dollars dedot ; mais pas plus que tu ne l’as jamais eue, je n’ai l’enviede m’appeler Mme la Révérende.

« Quant à miss Gowentall, ne s’était-ellepas imaginée, dans le but de m’accompagner le matin àFairmount-Park, d’apprendre à monter à cheval ! Heureusementqu’après une demi-douzaine de leçons d’équitation, notre énormegouvernante, prise de peur, a renoncé à devenir une écuyère.

« Alors, pour m’escorter, papa m’a donnéun groom qui a fort bon air, avec son chapeau à cocarde, ses bottesmolles, sa petite jaquette serrée à la taille et une rose à laboutonnière.

« Ce brave garçon, John, me suitgravement à vingt pas, mais cela n’empêche point le terriblecolonel Gould-Parker d’arriver tout à coup comme la foudre pour meprésenter ses hommages. Décidément, il est toujours amoureux demoi ; il compte sur la solitude où tu m’as laissée. Pourquoin’est-il pas simplement capitaine au service de la France !Comme je l’épouserais bien vite… pour aller terejoindre !…

« Ta pauvre Jenny qui t’aime plus encorequ’autrefois. »

– Chère adorée, dit en pleurant Rhéa,après avoir lu et relu cette lettre, si mon père voulait nousl’amener, comme je lui trouverais vite un mari !

Et elle se mit à piller les magasins pourenvoyer à sa sœur tous les spécimens possibles des nouveautésparisiennes, afin de la consoler un peu et lui faire prendrepatience.

Cette existence fiévreuse des deux épouxdurait depuis près d’un mois, quand M. Deblain fit comprendreà Rhéa que ses affaires le rappelaient chez lui, et ils prirentenfin un beau matin le train pour Vermel ; la jeune Américaineun peu craintive, car elle ignorait dans quel milieu elle étaitappelée à vivre ; Raymond avec une certaine frayeur del’accueil qu’allaient lui faire ses amis, le docteur Plemensurtout, qui loin d’être venu le rejoindre au boulevard Haussmann,ainsi qu’il l’y avait invité, s’était excusé de ne pouvoir lefaire, en raison de ses travaux, et avait terminé ainsi la premièrede ses lettres :

« Puisque tu as maintenant un oncleclergyman, il aurait pu te dire, comme saint Paul auxCorinthiens : « Es-tu lié avec une femme, ne cherche pasà t’en séparer ! N’es-tu pas lié avec une femme, ne cherchepas de femme ! Celui qui marie sa fille fait bien ; maiscelui qui ne la marie pas fait mieux. »

« Rabelais et Molière, tu le vois, nesont que de simples plagiaires des apôtres ! »

Or Deblain se souvenait toujours de ces lignesnarquoises, et comme il ne se sentait pas de force à lutter avec lesceptique médecin, il ne comptait que sur les beaux yeux et lessourires de Rhéa pour le dompter.

Chapitre 5LE DOCTEUR PLEMEN S’HUMANISE

ErikPlemen fut la première personne que Raymond aperçut, en descendantde wagon. Il se promenait sur le quai, en attendant l’arrivée dutrain.

– Ma femme, fit Deblain à son ami, aprèsl’avoir embrassé et en lui présentant Rhéa.

Celle-ci tendit la main au docteur et lui ditavec grâce :

– Je vous connais, monsieur, depuislongtemps déjà. Mon mari m’a si souvent parlé de vous et del’affection mutuelle qui vous lie que j’étais certaine de voustrouver ici, pour me souhaiter la bienvenue.

– Madame, répondit Plemen, Raymond auraitpu se dispenser de vous nommer, puisqu’il m’a écrit qu’il avaitépousé la plus jolie des jeunes filles de l’Union. Celasuffisait ; je vous aurais reconnue de suite.

Il avait offert son bras àMme Deblain qu’il conduisit jusqu’à sa voiture, etil ne la quitta qu’en lui baisant galamment la main. Son mari avaitpris place auprès d’elle.

– Est-ce que tu ne retournes pas cheztoi ? demanda le manufacturier au docteur.

– Pas immédiatement, répondit Erik ;il me faut aller faire ma visite à l’hôpital ; mais jerentrerai de bonne heure.

– Tu dîneras avec nous ?

– Oh ! je ne sais trop si je doisaccepter… Un jour d’arrivée.

– Je vous en prie, monsieur, fitl’Américaine en souriant.

– Alors, c’est entendu, comptez surmoi.

Et, saluant respectueusement la jeune femme,il laissa le coupé s’éloigner, pendant qu’il murmurait :

– Si Raymond a fait une sottise, du moinsla cause en est adorable, et même trop adorable, peut-être, enraison de son caractère faible. Voilà une petite étrangère qui vamettre à l’envers toutes les cervelles de Vermel !

Au même instant, Rhéa disait à sonmari :

– Il a l’air charmant, M. Plemen. Àla bonne heure, voilà un docteur comme ils devraient êtretous ; les malades auraient moins peur des médecins !

On voit que M. Deblain avait eu raison decompter sur les sourires et les beaux yeux de sa femme pour dompterson terrible ami.

Le soir même, à table, Rhéa acheva de leséduire. Le lendemain, Erik pardonnait complètement à son anciencompagnon de plaisir de s’être marié, et quinze jours plus tard lafille du gros Elias avait fait la conquête de toutes les personnes,hommes et femmes, auxquelles son mari l’avait présentée.

On s’accordait à la trouver aussi spirituelleque jolie ; on s’attendait à la voir donner un nouvel élan àla société élégante de la ville, et comme elle eut le tact de serendre immédiatement chez le pasteur protestant et chez lesvieilles dames qui étaient à la tête de l’église réformée, pourprendre rang au milieu d’elles, ce ne fut bientôt qu’un concert delouanges à l’adresse de la belle Américaine.

De plus, on ne tarda point à savoir queMme Deblain était la fille du riche manufacturierde Philadelphie, Elias Panton, bien connu à Vermel, où sa maisonfaisait d’importantes affaires depuis longues années, et chacunalors complimenta le beau Raymond de son choix.

Ses anciens amis, vieux garçons, et les femmescoquettes que son mariage privait de ses hommages trouvaientseulement qu’il avait épousé une personne beaucoup trop jeune pourlui, et on lui prédisait charitablement quelque mésaventureconjugale, tôt ou tard. Ne méritait-il pas, d’ailleurs, la peine dutalion ?

Nous n’avons pas besoin de dire que Deblains’était bien gardé de raconter à qui que ce fût, sauf à son intime,dans quelles circonstances par trop américaines il s’était marié.Bien que cette union si lestement prononcée par le révérendJonathan Thompson, sous un bosquet de Star Tavern, eût étérégularisée selon la loi française, la pudibonderie provincialen’aurait jamais voulu prendre ce mariage au sérieux, si on en avaitconnu les bizarres incidents.

Toutefois, l’engouement pour Rhéa était loind’être unanime. D’abord, Mme Dusortois, chez quison mari l’avait conduite, tout à fait par déférence et par acquitde conscience, ne l’avait reçue que d’un air pincé, et elle n’étaitvenue lui rendre sa visite qu’à contre-cœur, sans être accompagnéede ses filles.

L’avare dame ne pouvait pardonner à son neveud’avoir mis si complètement à néant l’espérance qu’elle avaittoujours eue de devenir sa belle-mère, et, logiquement, elle sesentait remplie de haine pour celle qui avait pris la place de safille aînée.

Dans son monde bourgeois et de principessévères ou plutôt étroits, Mme Dusortois trouvaaisément des gens qui firent chorus avec elle, et si ces gens-là setinrent pendant quelque temps dans une réserve prudente, ils nedissimulèrent plus leurs sentiments envieux à l’égard de lanouvelle venue, lorsqu’ils la virent entourée, adulée, et donnantdes fêtes dont on se disputait les invitations.

Pour les femmes des petits rentiers, desfonctionnaires et de certains magistrats, obligées de vivremodestement, Mme Deblain était une coquette, unefolle ; elle ruinerait son mari en le rendant ridicule.Certainement, elle finirait mal.

Selon ces esprits jaloux, il était scandaleuxde voir une étrangère prendre ainsi le haut du pavé et braverl’opinion publique, en important ses mœurs américaines dans uneville jusque-là tranquille et en donnant de mauvais exemples auxjeunes filles.

C’est là ce que se disaient, ce que serépétaient la tante de Raymond et quelques-unes de ses amies, entreautres Mmes Lachaussée et Babou, femmes du procureurgénéral et du juge d’instruction, et d’autres encore qui, jusqu’àl’arrivée de la fille du riche Elias, avaient tenu un certain rang,mais étaient maintenant tout à fait éclipsées.

Il est vrai que la charmanteMme Deblain n’avait rien négligé, mais faisaittout, au contraire, bien inconsciemment, pour s’attirer cesinimitiés et ces jalousies mesquines.

Son mari, qui l’aimait beaucoup et dont nousconnaissons le caractère faible, l’ayant laissée maîtressed’organiser sa maison à sa guise, l’hôtel du manufacturier,seulement confortable avant son mariage, était devenu, grâce à Rhéasi remplie de goût, la plus élégante des habitations.

L’appartement particulier de la jeune femme,contigu avec celui de son époux, au premier étage, eût fait envie àla plus coquette des Parisiennes. Ce n’était partout que bibelotsde prix, objets d’art et tapisseries anciennes qu’elle rapportaitde Paris à chacun de ses voyages. On venait par curiosité visitersa salle de bain, merveille d’installation luxueuse.

Au premier grand dîner que donna Deblain pourinaugurer son hôtel restauré, la table fut semée de fleurs. Jamaison n’avait eu idée de semblable chose à Vermel.

Le jardin, tout simplement entretenu tant queRaymond était resté célibataire, avait été transformé. On y avaitconstruit, communiquant avec le rez-de-chaussée, une grande serre,qui renfermait des plantes tropicales inconnues et les fleurs lesplus rares.

La remise n’abritait plus seulement, commeautrefois, le coupé et le dogcart du maître de la maison, maisencore une calèche et un phaéton que Rhéa conduisaitelle-même ; et l’écurie, qui, jadis, ne s’était jamaiscomposée que de deux bêtes d’attelage et d’un cheval de selle,s’était augmentée de deux demi-poneys pour la voiture deMme Deblain, et d’une superbe jument anglaisequ’elle montait presque tous les matins pour courir les environs,soit avec son mari, soit avec celles de ses amies auxquelles elleavait fait prendre l’habitude de ces promenades équestres ;soit même seule, suivie à distance réglementaire par un groom,correctement vêtu. Tout cela au grand scandale des bourgeoises,qui, ne pouvant en faire autant, affirmaient que ces distractionsétaient du plus mauvais goût.

Puis la jeune femme mit à la mode le crocket,les lawn-tennis, les rallye-papers dans la superbe forêt quis’étendait autour de la Malle, cette maison de campagne que sonmari possédait à trois lieues de Vermel. Elle eut son fîveo’clok et beaucoup l’imitèrent. Elle organisa des kermesses,des fêtes de charité, des représentations théâtrales, des tableauxvivants, et alors la société de la ville se divisa définitivementen deux camps bien tranchés. Dans l’un, on adorait la belleAméricaine, l’âme des fêtes et des plaisirs ; dans l’autre, onla haïssait, on la traitait tout simplement de dévergondée et sonmari d’imbécile.

Cependant Plemen la défendait toujours etpartout, affirmant, ce qui était exact, qu’avec toutes ses alluresquelque peu excentriques, Mme Deblain était la plushonnête des femmes. Il en arriva même si vite à mettre un telempressement à rompre des lances en sa faveur, que bientôt lesbonnes langues ne craignirent pas d’insinuer que le beau docteurétait tout simplement épris de la coquette étrangère.

Et cela, alors qu’elle était mariée depuis sixà huit mois à peine.

La vérité, c’est que Plemen, qui n’avaitjusque-là payé sa dette qu’aux amours faciles, était tombé sous lecharme, qu’il trouvait Rhéa absolument séduisante, et que, vivantdans l’intimité du jeune ménage, il se laissait glisser doucement,peut-être même à son insu, sur la pente d’un de ces amoursdominateurs qui font un esclave de l’homme le plus fort.

Car rien n’avait été changé, pour ainsi dire,dans les rapports des deux amis.

Deblain, tout autant que lorsqu’il étaitgarçon, ne pouvait se passer de Plemen.

La porte du jardin qui mettait encommunication les deux hôtels n’avait pas été condamnée ; rienne se faisait chez le mari de Rhéa sans que le docteur eût étéconsulté, ce qui, parfois, humiliait un peu la fille dePanton ; le couvert d’Erik était toujours mis à la table deRaymond, et ce dernier hésitait même à aller à Paris avec sa femme,voyages qui étaient fréquents, si son inséparable ne pouvait lesaccompagner.

C’était, enfin, honnêtement, une sorte deménage à trois.

Deblain n’était point passionnément épris decelle qui portait son nom, mais il était fier de sa beauté, de sonélégance, du rôle qu’elle jouait et lui faisait jouer àVermel ; il aimait qu’on lui fît des compliments à sonadresse, surtout le docteur, que ce rôle de Gygès, auprès de ceCandaule bourgeois, naïvement vaniteux et confiant, gêna bientôt,car bientôt il fut forcé de s’avouer que la femme de son ami luiplaisait de plus en plus.

Il en était arrivé à trouver que Rhéa avaitfait une sottise en épousant un homme d’une intelligence inférieureà la sienne, d’une distinction médiocre, d’un tempérament sicomplètement opposé au sien, d’une imagination nulle, terre àterre, enfin sans ambition autre que celle d’être le premier dansson industrie.

Pourquoi n’avait-il pas fait avec Deblain levoyage de Philadelphie ? C’est lui bien certainement que lafille du riche Elias aurait choisi, et il n’aurait pas eu besoin durévérend Jonathan pour devenir son mari.

Cette union, telle qu’elle avait étéprononcée, n’était-elle pas ridicule ? Ne prouvait-elle passurabondamment que miss Panton, en se soumettant à l’ultimatum deson oncle, n’avait eu qu’un but : quitter sa famille, échapperà son cousin Archibald et habiter la France ?

Lorsqu’un ami, vivant dans l’intimité d’unménage, se livre à de telles réflexions, c’est que le désir de latrahison n’est pas loin. La pitié pour la femme mariée est souventl’excuse lâche et honteuse que se donne celui qui veut volerl’honneur d’autrui.

Dans son étrange et fatale aberration, Plemenne tarda point à aller jusqu’à se dire qu’il ne ferait, après tout,qu’une action purement humaine en consolant cette adorable créaturesi mal mariée et qui ne pouvait être heureuse.

Or, sur ce dernier point, le docteur étaitabsolument dans le faux. Mme Deblain n’était ni nese trouvait à plaindre. Elle n’avait certes aucune passion pour sonmari, mais il était loin de lui déplaire. Peut-être l’eût-ellepréféré plus jeune, plus distingué, moins prosaïque, plusambitieux ; mais si Raymond manquait de ces qualités, illaissait du moins sa femme maîtresse absolue dans sa maison ;si élevées que fussent ses dépenses, si folles que fussent parfoisses fêtes et ses excursions, jamais rien de tout cela n’était de sapart l’objet de la moindre critique.

Les choses en étaient là, lorsque Rhéa reçutde sa sœur une nouvelle que ses lettres précédentes ne lui avaientpas permis de prévoir.

« Me voilà mariée ; moi aussi, machérie, lui écrivait Jenny ; je suis depuis hier la femme ducolonel Gould-Parker, attaché militaire à l’ambassade desÉtats-Unis à Paris !

« Tu t’expliques maintenant ce mariageinattendu ! Attaché militaire en France ! Commentpouvais-je résister ! Du reste, mon mari m’a tout l’air den’être un peu rude que de forme. Les mœurs françaisesl’assoupliront, si le grand amour qu’il me témoigne ne suffit paspour le transformer.

« Si tu avais vu la figure consternée denotre cousin Archibald, lorsque mon père lui a appris qu’il avaitaccordé ma main à M. Gould ! Il allait et venait dans lamaison en levant les bras au ciel.

« On eût dit qu’il cherchait autour denotre bonne mère s’il n’y avait pas une troisième miss Panton,c’est-à-dire une troisième dot de cent mille dollars.

« Et la pauvre miss Gowentall, queldésespoir ! Elle ne s’est calmée que quand notre père lui aremis un titre de rente viagère de deux cents livres, pour laremercier des bons soins qu’elle nous a donnés. Alors, dans soneffusion de reconnaissance, elle s’est jetée dans les bras de notrevénérable oncle Jonathan, qui se trouvait là fort à propos, et en aperdu l’équilibre.

« Le révérend est veuf et sans fortune.Est-ce que miss Gowentall… ?

« Pardonne-moi tous cesenfantillages ; mais je suis si heureuse d’être mariée ;non, je veux dire, j’éprouve une telle joie à la pensée que je vaiste revoir, car nous nous embarquons dans huit jours. Le colonel al’ordre de se rendre à son poste sans retard.

« Je serai donc bientôt près detoi ; nous allons donc être réunies, chère petite sœur, et,pour comble de bonheur, notre père m’a formellement promis de venirprochainement en France avec maman. J’espère bien qu’il ne songerapas à amener l’oncle Jonathan ni le cousin Archibald !

« Donc, à bientôt, ma chérie Rhéa, car jesuis certaine que tu seras à Paris pour m’en faire les honneurs,quand j’y arriverai.

« En attendant, je t’aime toujours ett’embrasse fort, bien tendrement. J’ai beau êtreMme la colonelle, je n’en reste pas moins, n’est-cepas ? ta bonne sœur, qui n’aimera jamais vraiment quetoi ! »

« JENNY. »

On pense avec quelle joieMme Deblain lut et relut cette lettre. Peu luiimportait que sa sœur eût épousé le colonel Gould ou toutautre ! Elle était en route pour la France, elle allait lavoir, lui prouver combien son affection était restée la même. Celaseulement l’intéressait.

Aussi, dès qu’elle apprit par dépêche queM. et Mme Gould-Parker s’étaient embarqués àNew-York sur l’Amérique, arracha-t-elle Raymond à sesaffaires pour l’entraîner au Havre, où huit jours après, Jenny, dela passerelle du paquebot, reconnut, à l’extrémité de la jetée,Rhéa qui lui envoyait des baisers.

Moins d’une demi-heure plus tard, les deuxsœurs se jetaient dans les bras l’une de l’autre, sur le quai dubassin de l’Eure, pendant que le colonel américain, raide comme unpiquet, sérieux comme un soldat sous les armes, donnait unvigoureux shake-hand à M. Deblain, en lui disant,avec la gaieté qu’il aurait mise a prononcer un DeProfundis :

– Mon cher beau-frère, je suis heureux devous voir.

– Saperlotte ! pensa Raymond, enretirant ses doigts ankylosés de la large main du Yankee, lemariage n’a pas rendu folâtre ce cher colonel.

Le fait est que Gould-Parker, tout ens’efforçant d’être gracieux, ne perdait rien de son air rébarbatifordinaire. Son sourire avait quelque chose du rictus d’unfauve.

C’était un grand gaillard sec, nerveux, d’uneforce musculaire peu commune, toujours militairement boutonné, mêmelorsqu’il était vêtu d’une simple jaquette, de physionomieintelligente, mais dure.

On le disait fort épris du métier des armes,démesurément ambitieux et encore plus jaloux. C’était un de cesterribles maris constamment prêts à tordre le cou, comme à desimples poulets, à ceux qui regardent avec trop d’admiration leursfemmes, et à se rendre veufs, sur un simple soupçon d’infidélité dela part de celles qui ont le bonheur de porter leur nom.

Pendant la traversée, il avait failli avoirdix affaires, mais cependant Jenny ne souffrait pas encore trop desjalousies de cet Othello pensylvanien. Du moins, elle ne paraissaitpas s’en occuper outre mesure.

Le lendemain même, les deux ménages partirentpour Paris ; le colonel et sa femme occupèrent, au boulevardHaussmann, la chambre du docteur Plemen, en attendant qu’ilseussent arrêté et meublé un appartement, et ce fut alors, pendantune quinzaine de jours, de la part des deux sœurs, de follescourses à travers la grande ville.

C’est à peine si M. Gould-Parker pouvaitçà et là enlever Jenny à Mme Deblain pour lesvisites officielles qu’il devait faire aux membres importants de lacolonie américaine.

De guerre lasse, Raymond, que ses affairesrappelaient chez lui, était retourné seul à Vermel. Sa femme nevint le rejoindre que quand Mme Parker fut à peuprès installée dans l’appartement qu’elle avait loué rueDumont-d’Urville, tout près de la légation des États-Unis, et, àpartir de cette époque, les voyages de Rhéa furent de plus en plusfréquents, car si le colonel était venu passer quelques jours àVermel avec Jenny, sa jalousie, que la vie parisienne rendaitencore plus farouche, ne lui permettait pas de l’autoriser àquitter Paris s’il ne pouvait l’accompagner.

Mme Deblain, en véritableAméricaine, était toujours en route. Pour un oui ou pour un non,elle sautait dans le train, seule ou avec son mari, et débarquaitchez sa sœur, le matin, à midi ; le soir, souvent sans mêmes’être fait annoncer par une dépêche. Les trois heures quiséparaient Vermel de Paris par l’express n’étaient pour elle qu’unesimple promenade.

On pense aisément si ces absences continuellesde la jeune femme donnèrent prise aux cancans et aux bavardages deses ennemies, de Mme Dusortois surtout, qui savaitcependant que sa nièce allait tout simplement à Paris pourretrouver sa sœur.

Quant à celle-ci, il lui fallut à peinequelques mois pour devenir une Parisienne accomplie. On ne tardapas à la citer parmi les plus jolies et les plus élégantes desétrangères ; les petits journaux mondains parlèrent de sestoilettes, de sa hardiesse de sportswoman, et elle eut bientôt unsalon fréquenté par ces artistes, ces littérateurs, ces célébritésen tout genre, dont les riches Américains aiment à s’entourer.

Cette existence tourmentait bien un peu lecolonel ; mais son orgueil flatté imposait silence à sesterreurs conjugales. D’ailleurs la conduite de sa femme demeuraitirréprochable, selon même les plus médisants.

C’était un murmure d’admiration lorsque lesdeux sœurs arrivaient ensemble à la Comédie française, à l’Opéra oudans les salons qui s’étaient aussitôt ouverts à leur hautesituation et à leur beauté, et ces succès faisaient vivementregretter à Rhéa de ne pas habiter Paris tout à fait, de n’y passerque comme un météore, au lieu d’en être une des plus brillantesétoiles.

Lorsqu’elle était rentrée à Vermel, elleprenait volontiers Plemen pour confident. Elle lui disait alors,avec un de ces sourires irrésistibles qui étaient un de ses plusgrands charmes :

– De même que les docteurs ordonnent àleurs clientes les mieux portantes toutes les stations balnéairesoù elles ont envie de se rendre, ils devraient aussi découvrir unemaladie pour la guérison de laquelle le séjour de Paris seraitindispensable.

Et le galant praticien s’empressait derépondre en conservant dans la sienne, plus longtemps qu’il n’étaitnécessaire pour lui tâter le pouls, la petite main de la troublantejeune femme :

– Le fait est que la province est indignede vous. Si j’avais le bonheur d’être votre mari, il y a longtempsque vous ne vivriez plus ici, dans ce trou que vous avez cependanttransformé en partie. Quelle idée avez-vous eue d’épouserRaymond ? Il est vrai que cette idée-là est surtout venue àvotre oncle Jonathan ! Mais Deblain, vous aurez beaufaire ; ne sera jamais qu’un bourgeois incapable de comprendreune charmeresse telle que vous.

Parfois Rhéa, avec son esprit léger, prenaiten riant ces sorties du médecin, qui ressemblaient fort à desdéclarations ; parfois, au contraire, toute rougissante, elleretirait vivement sa main, en lui disant avec une certainefermeté :

– Vous oubliez, mon cher Plemen, queRaymond est votre ami… et mon mari.

Riposte d’honnête femme, que le savantaccueillait d’ailleurs avec un parfait cynisme, enrépondant :

– Parbleu ! non, je ne l’oubliepoint, et c’est ce dont j’enrage !

Puis il ajoutait, mais alors sur un ton desimple plaisanterie :

– Heureusement que, grâce à un petitdéputé méridional fort intelligent et des plus spirituels, nousavons le divorce, tout comme en Amérique ! Or, quand une joliefemme divorce en province, ce ne peut être que pour habiter Paris…avec l’époux de son choix.

Lorsque Plemen s’exprimait ainsi, Rhéa étaitbien forcée de rire ; mais comme la grande ville et sesplaisirs hantaient incessamment sa cervelle, elle parisianisait deplus en plus cette société de Vermel, qu’elle menait au gré de sesfantaisies, ce dont Mme Dusortois était de plus enplus scandalisée, mais ce que M. Deblain trouvait toujourscharmant.

Pour lui, sa femme ne pouvait avoir tort, etle jour où elle revint de Paris avec les plans d’une salle despectacle qu’elle voulait faire construire à la Malle, dans le fonddu jardin, à côté de la serre, il applaudit des deux mains à ceprojet, qui, dès qu’il fut connu, souleva les bravos enthousiastesdes commensaux habituels de la séduisante Américaine.

On allait donc pouvoir jouer la comédie sur unvrai théâtre, comme à Paris, chez la duchesse de X… et la marquisede Z… Les amies de Mme Deblain étaient ravies et sedisputaient déjà les rôles dans les pièces à venir.

Quant à Raymond, lorsque Rhéa lui présentaM. Félix Barthey, un peintre de grand talent dont elle avaitfait la connaissance chez sa sœur et à la légation des États-Unis,et qu’il avait souvent rencontré lui-même dans le monde, à Paris,il répondit à l’artiste :

– Arrangez-vous avecMme Deblain ; vous êtes chez vous au châteaucomme ici ; j’approuve par avance tout ce que vous ferezd’accord avec elle. Tâchez cependant de ne pas bouleverser tout monparc et de ne pas dépenser trop d’argent.

Bien qu’il eût à peine dépassé la trentaine,Félix Barthey était déjà classé parmi les artistes à la mode. Sesmoindres toiles se payaient fort cher. Les succès lui avaient étéplus faciles qu’à bon nombre de ses confrères, car il était arrivéà Paris riche de la succession de son père, grand négociant deLyon, de qui son frère aîné, Armand, avait repris la maison ;mais, entraîné par une vocation réelle, il n’en avait pas moinstravaillé assidûment, et, dès ses débuts, le public était venu àlui, à la suite de la médaille qu’il avait enlevée à sa premièreexposition.

De plus, pendant la guerre, il s’étaitbravement engagé, à moins de vingt ans, dans un bataillon de marcheet avait gagné la médaille militaire sur le champ de bataille.

Tout cela faisait que, beau garçon, pleind’esprit et d’entrain, il n’avait que des amis. Son élégant hôtelde la rue d’Offémont était le rendez-vous de toutes les célébritésparisiennes.

On conçoit que Mme Deblain etlui s’étaient rapidement entendus, et, comme la bride leur avaitété mise sur le cou par Raymond, ils s’empressèrent d’arrêter leursplans.

On était alors au mois de juin, etl’impatiente jeune femme, qui devait passer une partie de l’été àTrouville, avec sa sœur, voulait que son théâtre fût prêt pourl’hiver.

Pendant son absence, on ferait le gros œuvre,la charpente ; à son retour de la mer, M. Barthey iraits’installer au château pour peindre le rideau et les décors.

Par acquit de conscience, Rhéa fit part à sonmari de ce qu’elle avait décidé et celui-ci ayant, ainsi qued’habitude, trouvé tout cela parfait, les ouvriers se mirentaussitôt au travail.

Il aurait donc été bien impossible àMme Deblain de n’avoir pas tout au moins del’affection et de la reconnaissance pour un tel mari. Aussi tousses adorateurs, Plemen en tête, perdaient-ils leurs soupirs et leurtemps. Les mauvaises langues de Vermel continuaient à avoirabsolument tort, et Raymond vivait, avec raison, dans la pluscomplète quiétude, toujours heureux et gai, s’apercevant à peinedes changements qui s’étaient faits dans le caractère et lesallures de son ami le docteur.

Sa stupéfaction fut donc complète, lorsquePlemen lui dit brusquement un matin, alors queMme Deblain était déjà depuis plus de quinze joursà Trouville :

– Ta femme est certainementirréprochable, mais tu as tort de la laisser ainsi au bord de lamer avec Mme Gould-Parker. Ces dames sont tropjeunes et trop jolies pour vivre dans un semblable milieu sansdonner prise à la médisance.

– Es-tu fou ? répondit enfinRaymond. D’abord, Rhéa et Jenny ne sont pas seules. Est-ce que leterrible colonel n’est pas avec elles ! Et quand le colonelest là !…

– Oui ; mais le colonel va bientôtpartir, et s’il emmène sa femme, la tienne restera isolée, à lamerci de tous ces galants… qui ne disparaissent qu’à l’heure del’arrivée du train des maris.

– Le train jaune ! riposta Deblainavec le ton gouailleur que le mariage ne lui avait pasenlevé ; mais sois sans crainte, Gould partira pour le Japonsans sa femme. Il s’y est décidé bien à contre-cœur ;cependant elle restera à Paris, sous ma surveillance.

Craignant peut-être de se trahir, car c’étaitson amour pour Rhéa beaucoup plus que le souci de l’honneur de sonami qui le faisait s’inquiéter des faits et gestes de la jeunefemme, Plemen ne répondit rien. Il se contenta de hausserlégèrement les épaules et de tourner le dos à Raymond, enmurmurant :

– Colonels ou non ! tous lesmêmes !

Chapitre 6LA BELLE MADAME GOULD-PARKER

Lecolonel Gould-Parker était, en effet, à la veille de quitter laFrance. Son séjour à Paris, comme attaché militaire à la légationdes États-Unis, n’avait été qu’une étape pour une mission lointaineet des plus importantes. Il venait d’être chargé par songouvernement de visiter les établissements militaires du Japon etdu nord de la Chine. Il devait également étudier certains pointsdes environs du détroit de Behring.

Le mari de la belle Jenny Panton avait eu toutd’abord la pensée de refuser cette inspection, qui devait durerplus d’une année, car il ne pouvait songer à emmener sa femme aveclui ; mais l’ambition, l’amour de son métier, son patriotismeet aussi la peur d’être ridicule avaient fait taire ses sentimentsjaloux, et il s’était décidé, ainsi que Deblain l’avait affirmé àPlemen, à laisser la colonelle à Paris, non sans avoir fait jurer àson beau-frère et à sa belle-sœur de ne jamais la perdre devue.

Son départ devait s’effectuer à la fin du moisd’août, précisément à l’époque où Mme Deblainrentrerait à Vermel ou plutôt à la Malle, pour y demeurer jusqu’àla fin de la belle saison.

Il avait été convenu que Jenny resterait à lacampagne avec Rhéa jusqu’à l’hiver, – pour l’époux inquiet, cestrois mois passés loin des séductions parisiennes, c’était autantde gagné – et qu’ensuite les deux sœurs se verraient souvent, soiten province, soit à Paris.

Le terrible Yankee ne se doutait guère que lavie était aussi mondaine et peut-être plus dangereuse encore chezsa belle-sœur que partout ailleurs. À Paris, quoi qu’on en dise etmalgré tout ce qu’on suppose, la vertu des femmes court moins dedangers que dans les isolements de certaines petites villes.

D’abord, à Paris, la femme est davantage surses gardes ; elle sait qu’elle peut avoir affaire à cesaudacieux que se plaît à favoriser la fortune. De plus, si elle ade nombreuses relations, si elle reçoit et va beaucoup dans lemonde, le temps lui manque pour faillir, du moins dans desconditions brutales et par trop honteuses.

Est-ce que les couturières, les modistes, lesapparitions obligatoires au Bois, dans les églises, aux fêtes decharité, – la Parisienne fait marcher tout cela de front – luipermettent de passer par les phases d’un amour romanesque,d’écrire, de donner des rendez-vous, et surtout de s’yrendre ?

Les femmes qui tombent, à Paris, dans cetteexistence de fièvre, sont le plus souvent celles dont la vertu n’ajamais été que chancelante. Les autres y sont défendues par lafréquence même des dangers et les fatigues du plaisir.

En province, c’est l’opposé : la ténacitédes soupirants, les lectures, la solitude et le vide de l’espritcombattent contre l’honneur conjugal. Telle femme que huit mois detourbillon parisien n’ont point troublée pense à mal pendant lesquatre mois de villégiature qu’elle passe loin de son milieubruyant accoutumé.

Mais ni Mme Deblain ni sa sœurne paraissaient avoir rien de semblable à craindre, puisqu’ellesavaient, pour ainsi dire, transporté Paris à Vermel.

Quoi qu’il en fût, le colonel, qui, sansdoute, n’était pas de cet avis, ne partit qu’à demi rassuré, et safemme en eut bientôt la preuve, en recevant de lui, datées de Suez,de la Pointe-de-Galles et de Singapour, points de relâche dupaquebot qui le conduisait au Japon, de longues lettres danslesquelles il ne lui parlait, sur un ton de menace, que de laconduite obligatoire pour une épouse honnête dont le mari est auloin.

Rhéa, à laquelle Jenny communiquait cettecorrespondance, en riait comme une folle, etMme Gould-Parker, qui, d’ailleurs peut-être, nerêvait aucune aventure, oubliait bientôt les lettres farouches deson époux pour n’être qu’à l’existence folle qu’elle partageaitavec sa sœur et ses amies.

Le fameux théâtre était construit. FélixBarthey en terminait les décors avec une activité qui ne s’arrêtaitpas.

Lorsqu’elles n’étaient pas à Paris, en villeou à la chasse, les deux filles d’Elias Panton ne quittaient pourainsi dire pas le grand atelier du peintre, – deux serres qu’onavait débarrassées de leurs plantes – où il brossait, effaçait etrefaisait, au gré de la fantaisie des jeunes femmes, au milieud’éclats de rire, des allées et venues des visiteurs, dans uneintimité charmante, où l’artiste, superbe dans son costume demolleton blanc, moucheté ça et là par les couleurs, comme un habitd’arlequin, oubliait complètement ses travaux importants deParis.

Le soir, dans le vaste hall de l’habitation, –on était arrivé à la fin de l’automne – Félix Barthey distribuaitet expliquait les rôles des pièces qu’on devait jouer pendantl’hiver, et M. Deblain était enchanté du bonheur de sa femme,car l’excellent homme, que ses affaires retenaient toute la journéeà Vermel, n’apparaissait jamais à la Malle, sauf le dimanche, qu’àl’heure du dîner.

Plemen, au contraire, venait rarement à lacampagne, malgré les invitations incessantes et pressantes deRaymond.

Il prétextait, pour rester chez lui, du tempsqu’il était forcé de consacrer à un rapport sur les anesthésiques,qu’il destinait à l’Académie de médecine et sur lequel il comptaitpour faire un pas de plus vers l’illustre Société. Car le savantdocteur n’ambitionnait pas moins d’être un des célèbres dans saprofession que de devenir un homme politique, et quand ilapparaissait chez son ami, c’était le plus souvent pour critiquerce qui s’y passait, si gracieuses que se montrassent envers luiRhéa et sa sœur. Ensuite il rentrait en ville, plus sombre encorequ’il n’en était parti.

Deblain, qui avait conservé pour Erik la mêmeamitié qu’autrefois, ne comprenait rien à ces changements decaractère dont il était bien forcé de s’apercevoir ; mais, àcent lieues de supposer qu’il fût amoureux de sa femme, il croyaitqu’il lui en voulait de s’être affranchi de sa domination pour secourber sous une autre, qu’il s’ennuyait de vivre seul et détestaitl’existence plus sérieuse qu’il était obligé de mener, n’ayant plusle compagnon de plaisir, le complice de jadis, avec qui il oubliaitsi volontiers à la Malle et surtout à Paris sa gravitéprofessionnelle.

Le brave cœur se trompait, nous le savons.

Ce qui assombrissait le docteur, c’était sapassion croissante pour Rhéa et la jalousie qu’il éprouvait de sonintimité avec Félix Barthey.

Il était persuadé que le peintre faisait lacour à Mme Deblain ; il l’entendait d’ailleursinsinuer par les malveillants dont le séjour prolongé de ceParisien à la Malle avait éveillé les soupçons. De plus, il luiparaissait impossible, en raison du peu de foi qu’il avait engénéral dans la vertu des femmes, que cet artiste, gai, brillantcavalier, entreprenant, n’eût pas promptement raison de cetteAméricaine légère et coquette, qui ne pouvait aimer son mari.

Il était alors furieux de l’aveuglement deRaymond, qu’il eût trouvé trop clairvoyant, au contraire, s’ilavait été, lui, le seul soupirant à craindre. Cependant, il lesentait bien, il ne pouvait ni devenir délateur ni jouer le rôle deCaton, sans se faire rire au nez ou risquer de se démasquer.

Il arriva alors que, ne pouvant plus y tenir,il résolut d’avoir avec la sœur de Jenny une explicationdécisive.

L’occasion lui en fut bientôt offerte.

On était à la fin d’octobre,Mme Gould-Parker était retournée pour quelquessemaines à Paris, et sa sœur avait repris ses quartiers d’hiver àVermel, mais pour aller tous les jours à la Malle, où Félix Bartheyterminait le rideau du théâtre. L’inauguration de la fameuse salleétait fixée aux fêtes de Noël.

Mme Deblain voulait, ainsi quecela se fait en Angleterre, donner des fêtes à la campagne pendantl’hiver, et toutes ses amies applaudissaient des deux mains à cettenouveauté de grand ton.

La jeune femme était donc constamment sur laroute du château. Souvent elle y déjeunait, pour ne revenir enville qu’à l’heure du dîner, avec celui qu’elle appelaitfamilièrement « son grand artiste ».

Un matin, Plemen entra chez son ami, au momentoù Rhéa, qui venait de monter dans son phaéton, recevait les guidesdes mains de son valet de pied, car elle conduisait elle-même.

Son mari, toujours attentionné, lui faisaitmille recommandations de prudence.

– Comment, vous, docteur ? fit-elleavec un sourire en apercevant son voisin, qu’elle n’avait pas vudepuis plusieurs jours. À pareille heure ! Quelle bonnefortune ?

– Tout simplement, chère madame, réponditErik en serrant la main que Raymond lui tendait, parce que mesmalades et mon cours me laissent aujourd’hui un peu de liberté.

– Alors accompagnez-moi à la Malle. Vousverrez mon théâtre.

Mme Deblain allait au-devantdu désir de Plemen de se trouver seul avec elle.

– Voyons, sois aimable une fois parhasard ! Il fait beau ; ce sera pour toi une promenadecharmante, dit Raymond. De plus, je serai ravi d’avoir ton opinionsur ce que ma femme appelle sa superbe salle de spectacle.

– Soit ! fit Erik, en se demandantsi vraiment son ami n’était point un époux par trop prédestiné.

Et comme Rhéa s’était hâtée de lui faire placeà sa gauche, le docteur monta en voiture.

Le valet de pied sauta sur son siège et lajeune femme, saluant coquettement du fouet son mari, rendit lesmains à son attelage, qui sortit en steppant de la cour del’hôtel.

Cinq minutes après, le phaéton roulait sur lagrande route du château.

Tout en maintenant d’une main ferme seschevaux que le grand air excitait, la charmante Américaine causaitavec son entrain accoutumé ; elle faisait part à son compagnonde ses grands projets de soirées théâtrales ; elle racontaitles surprises qu’elle réservait à ses invités, qui viendraient nonseulement de Vermel, mais même de Paris. Elle se faisait une joiede la fureur de ces idiotes de bourgeoises et de ces ménages depetits magistrats hypocrites et puritains par nécessité, tels queles Lachaussée, Babou et tant d’autres, lorsqu’ils sauraientqu’elle recevait aussi bien les familles de la grande industrie quebon nombre de femmes de la plus vieille aristocratie du pays.

En effet, Mme Deblain avaitfini par séduire toute la haute société de Vermel par son élégance,sa beauté, sa conduite irréprochable, malgré ses allures mondaines,et son inépuisable charité pour les pauvres.

Plemen l’écoutait, ne prenant la parole à sontour que pour l’approuver, un peu machinalement et par galanterie.C’était de tout autre chose qu’il avait projet de l’entretenir.

Malheureusement il avait compté sans levoisinage de ce domestique, qui, de son siège, pouvait toutentendre, et il remettait à un moment plus opportun l’explicationqu’il était décidé à demander à la femme de son ami.

Rhéa ne lui avait jamais paru plus séduisante.Il voyait de profil son visage de camée et sa poitrine quedessinait harmonieusement sa veste de velours grenat, garnie derenard bleu.

Bien campée sur un haut coussin, elle ledominait. Le teint animé, les lèvres d’un rouge vif, des frisons deses cheveux noirs s’échappant çà et là de sa toque de loutre, lesbras gracieusement étendus par l’effort qu’elle était obligée defaire pour maintenir son attelage de ses petites mains nerveuses,mouvement qui rejetait en avant son buste, elle était vraimenttroublante.

Erik s’enivrait de son contact et de sa vue,et quelque hâte qu’il eût de se trouver seul avec elle, il luisembla que quelques minutes seulement s’étaient écoulées depuis sondépart de Vermel, lorsque la voiture, après avoir franchi la grillede la Malle, s’arrêta devant le perron du château. Le valet de piedétait déjà devant les chevaux et Mme Deblain àterre que Plemen demeurait encore sous le charme.

– Eh bien ! docteur, vous ne venezpas, dit Rhéa, en gravissant lestement l’escalier de marbre.

Au lieu de faire le tour de la maison pourgagner le théâtre, au fond du jardin, elle allait traverser legrand hall, qui, coupant le rez-de-chaussée en deux parties,mettait en communication les deux façades de l’habitation.

Fermé de chaque côté par des vestibules àgrandes doubles portes vitrées, ce hall formait ainsi un vastesalon, où il ne régnait, en cette saison, qu’un demi-jour, même enplein midi.

Mme Deblain venait d’y entrerlorsque le docteur la rejoignit.

Ils étaient seuls : le valet de piedaidait le palefrenier à dételer et le concierge, après avoirrefermé la grille, était rentré dans sa loge. La cuisinière etautres domestiques demeurés à la Malle pour le service de FélixBarthey et de ses aides habitaient le sous-sol. Quant au peintre,il était au travail, dans le théâtre, avec ses deux brosseurs.

– Ce monsieur Barthey doit vous fairepayer fort cher tous ses barbouillages, dit soudain Plemen à lajeune femme, en l’arrêtant doucement par le bras.

– Oh ! barbouillages, répondit enriant l’Américaine ; comme vous y allez ! Mon peintre estau contraire un très grand artiste ! C’est ravissant ;vous allez voir !

– Raison de plus pour que le prix de sestravaux soit fort élevé.

– Vous vous trompez :M. Barthey fait tout cela par amitié pour nous. Notre théâtreest devenu le sien.

– C’est par simple amitié qu’il délaissedepuis plusieurs mois ses occupations de Paris, sesrelations ?

– Absolument !

– Je n’en crois rien.

– Pour quel motif, alors ?

La voix de Mme Deblain étaitun peu inquiète. Elle avait fait un pas en avant, mais Erik, dontelle ne voyait point la pâleur, l’arrêta de nouveau, en luirépondant :

– Parce qu’il vous aime !

– M. Barthey ? s’écria-t-elle.Mon cher ami, vous êtes fou !

– Oui, je suis fou, fou d’amour et dejalousie ! Ah ! pardonnez-moi de vous dire cela aussibrusquement, mais il y a six mois que ce secret m’étouffe. Je vousaime et votre intimité avec cet homme me torture.

Plemen avait saisi la main de Rhéa et lasentait trembler dans la sienne. Il craignait que ce ne fût depeur, car elle gardait le silence et tentait d’échapper à sonétreinte.

– Pour qu’un homme tel que moi,reprit-il, en arrive à un semblable aveu avec une femme telle quevous, ne comprenez-vous pas qu’il faut que son amour soit plus fortque sa volonté ? Avant votre présence à Vermel, je n’avaisvécu que pour le travail et l’ambition. Ah ! j’étais loin deme douter qu’un sentiment aussi puissant que celui que vousm’inspirez pût jamais s’emparer de tout mon être. Moi, le chercheurinfatigable, le savant, comme vous m’appelez ; le sceptique,l’invulnérable, ainsi que je me croyais être, j’aime, j’aime à enperdre la raison. Et j’aime une femme dont le corps appartient à unmaître et le cœur à un autre que moi !

– Ah ! cela n’est pas, je vous lejure, répondit-elle enfin, en recouvrant sa liberté par un brusquemouvement en arrière.

– Si M. Barthey n’est pas votreamant, il est donc celui de votre sœur, fit brutalement Erik.

Mme Deblain jeta un crid’horreur et, revenant à Plemen, lui prit elle-même les mains, enlui demandant, avec un accent rempli d’épouvante :

– Qui ose dire cela ? Vous ?Oh ! non, n’est-ce pas, vous ne le croyez point ? Vousn’avez jamais entendu accuser Jenny ? Vous ne pensez donc pasau danger que lui ferait courir une pareille calomnie, si elle serépandait ! Mais son mari la tuerait sur un simplesoupçon ! Pauvre petite sœur ! Voyons, mon ami, à votretour, répondez-moi ! Dites-moi que personne ne doute del’irréprochable conduite de Mme Gould-Parker !Ah ! cela est horrible !

Les beaux yeux de Rhéa se remplissaient delarmes et sa voix était entrecoupée par des sanglots.

Ne comprenant rien à une émotion aussiviolente, Plemen gardait le silence.

– Rassurez-moi, je vous en conjure,répéta Mme Deblain, en mettant avec abandon sesdeux mains sur les épaules du docteur. Jamais, n’est-ce pas, on n’adit devant vous que Jenny trompait son mari ?

– Non, personne n’a jamais tenu unsemblable propos, se décida à répondre Erik, qui frémissait aucontact de la jeune femme, et jamais non plus, je le crois,personne ne l’a pensé. C’est plutôt vous qu’on a soupçonnée… qu’onsoupçonne !

– Moi ?… Oh ! moi, ça m’estégal !

Elle avait jeté ces mots dans un éclat de rirenerveux.

– Comment ! cela vous estindifférent, fit-il, en lui saisissant les deux poignets. Mais, àmoi, à moi qui vous aime !… J’avais donc raison !

– Vous n’avez pas plus raison que nul deceux qui osent soupçonner ma sœur. Tenez, causons comme de bonsamis. Est-ce que vous croyez que je ne me suis pas aperçue del’affection que vous avez pour moi ?

– De l’affection !

– Non, de l’amour, soit ! Les femmesvoient toujours ces choses-là ! Eh bien ! si vous ne vousétiez pas éloigné de nous comme un sauvage ; si vous étiezresté des nôtres comme vous le faisiez jadis ; si vous aviezété de nos fêtes, de nos réunions, de nos travaux, vous auriez bienvu qu’il n’existe entre M. Barthey et moi qu’une bonnecamaraderie, née du même caractère et des mêmes goûts. Est-ce quevous croyez que, si j’aimais mon grand peintre, je serais aussifamilière avec lui ! Vous ne nous connaissez donc pas, nousautres filles d’Ève ? Est-ce que ce n’est pas toujours pourceux qui nous sont chers que nous nous mettons en public un masqued’indifférence sur le visage !

– S’il en était ainsi, je pourrais croireque c’est moi que vous aimez, car il vous serait difficile defaire, à qui que ce fût, un accueil plus glacial qu’est, depuislongtemps, le vôtre pour moi !

On ne saurait rendre l’amertume ironique aveclaquelle le médecin avait prononcé ces mots.

– Vous vous trompez encore, reprit desuite Mme Deblain, redevenant maîtresse d’elle-mêmeet à qui rien n’échappait ; je ne veux ni ne dois vous aimer,et jamais je ne trahirai la confiance ni ne souillerai le nom decelui qui est votre ami et mon époux ; mais je n’hésite pas àvous dire, que si, jeune fille et libre, je vous avais rencontré,nul autre homme que vous n’aurait fait battre mon cœur.

– Rhéa, ma chère Rhéa ! s’écriaErik, ivre de joie et tentant de la prendre dans ses bras.

– Ah ! pardon, fit-elle en échappantà cet enlacement ; si je vous fais cet aveu, c’est que je mesens de force à me défendre, c’est parce que je veux vous calmer,faire taire votre jalousie et demeurer votre amie. Levoulez-vous ?

Elle lui tendait affectueusement la main.

Il la prit dans la sienne et la couvrit debaisers, sans mot dire. Il était dompté !

– Là, c’est bien ! termina-t-elleavec un adorable sourire. Maintenant, votre bras ; allonsvisiter mon théâtre et complimenter Barthey !

Chapitre 7AMBITION SOUDAINE

Lasaison d’hiver avait commencé à Vermel de la façon la plusbrillante, dès les premiers jours de décembre. Jamais on n’avaitautant reçu et dansé dans la préfecture de Seine-et-Loire.

Les maris et les pères grondaient bien un peu,car toutes ces fêtes leur coûtaient fort cher, mais les femmes,ainsi que les jeunes filles, étaient ravies, et les fournisseurs,qui bénéficiaient de ces dépenses inaccoutumées, portaient aux nuesMme Deblain, à laquelle la ville devait cettemultiplicité de plaisirs, si rares avant son arrivée.

L’exemple avait été en quelque sortecontagieux. Certaines grandes familles dont les hôtels étaient àpeu près fermés depuis longtemps avaient ouvert leurs salons, etles fonctionnaires, le préfet, le maire, le receveur générals’étaient empressés, pour ne pas rester en arrière et tropéclipsés, de donner leurs bals officiels.

Rhéa et sa sœur – celle-ci habitait tout aussisouvent Vermel que Paris – étaient les reines de cesréunions ; on leur faisait aussi gracieux accueil chez lacomtesse de Blernay et chez la baronne de Lorge, les deux dames quireprésentaient par excellence l’aristocratie du pays, qu’à lapréfecture, où Mme Gould-Parker avait droit decité, en raison du rang diplomatique de son mari ; mais cesuccès des deux Américaines multipliait encore le nombre de leursennemis dans le monde bourgeois.

Mme Dusortois ne dérageaitpoint, d’abord parce que ses filles ne se mariaient pas, et ensuiteparce qu’elle avait appris, par l’indiscrétion du notaire deM. Deblain, que celui-ci, peu de temps après son retour desÉtats-Unis, avait pris ses dispositions pour laisser à sa femme,lors même qu’elle lui donnerait des enfants, toute la part de safortune dont la loi lui permettait de disposer.

Tout espoir d’héritage pour elle ou les siensétait donc perdu, et, lorsqu’elle parlait de cette déception avecquelques-unes de ses bonnes amies qui partageaient sa haine pourl’étrangère, la tante de Raymond ne se gênait pas pour insinuer quesi sa nièce ne devenait pas mère, c’est que, sans doute, ellepréférait qu’il en fût ainsi, car les amoureux ne lui manquaientpoint.

Le docteur Plemen et le beau Félix Bartheyn’étaient-il pas là !

En effet, il n’y avait pas de fête à Vermelsans que le peintre y assistât. Il semblait ne se plaire que chezles Deblain, avoir oublié Paris, et il était auprès des deux jeunesfemmes, de Rhéa surtout, d’une galanterie et d’un, empressement quipermettaient aux malveillants toutes les suppositions.

Quant au docteur qui, pendant près d’uneannée, avait vécu à l’écart, tout à ses travaux, voyant moinssouvent Raymond, quelles que fussent les avances amicales decelui-ci, il avait repris ses habitudes de voisinage, étaitredevenu gai, causeur, sceptique, plus mondain encorequ’autrefois.

Lorsqu’il avait été question de distribuerFroufrou, qu’on devait représenter à la Malle pourinaugurer le fameux théâtre, il s’était tout spontanément offert etavait accepté le rôle de Sartorys, qui convenait d’ailleurs fortbien à sa physionomie un peu grave ainsi qu’à son caractère.

Son amour pour Rhéa s’était-il calmé ?Craignait-il moins de se trouver près d’elle, ou, plus maître delui-même, savait-il mieux dissimuler et ne tenait-il à vivre dansson intimité et à partager ses plaisirs que pour la surveiller etla défendre, avec un soin jaloux, contre toute faiblesse en faveurd’un autre que lui ?

Personne n’aurait pu le dire, sauf peut-êtrela jeune femme, qui sentait toujours son regard inquiet etpassionné peser sur elle ; mais elle lui était profondémentreconnaissante de borner là la manifestation d’un sentiment dont illui avait exprimé si spontanément la violence, pendant ces quelquesinstants qu’ils avaient été seuls, dans le hall du château.

Pour une femme de la nature deMme Deblain, qui devait à son éducation américaineune expérience précoce, que nul piège ne pouvait surprendre et quiétait incapable, sinon par vertu, du moins par respect pourelle-même aussi bien que par orgueil, de céder à un entraînementbrutal des sens, l’amour d’un homme n’était dangereux, d’abord quesi cet homme lui était supérieur, prêt à tous les dévouements, àtous les sacrifices, sans toutefois se poser ni en héros ni enmartyr, et enfin, de plus, s’il était patient et savait attendrecette heure psychologique, qui sonne tôt ou tard au cœur féminin oùne règne pas, inébranlable, le sentiment du devoir.

Or Rhéa avait été sincère en disant à Erikque, jeune fille, elle l’eût préféré à tout autre, car ce Slave,d’une beauté réelle, d’une intelligence élevée, d’une ambition sansbornes, d’un tempérament de feu, était vraiment l’époux qu’elleavait inconsciemment rêvé.

Cependant elle n’était pas à ce pointentraînée vers lui qu’elle songeât à manquer à la foi jurée ;seulement, elle éprouvait une certaine fierté de cette passionqu’elle avait fait naître, et elle ne pouvait s’empêcher decomparer son mari, bourgeois un peu commun, à cette espèce dedocteur Faust qui, pour elle, redescendait sur la terre et aveclequel, s’il avait été son époux, elle aurait eu toutes lessatisfactions d’orgueil, sur un théâtre plus digne de sa beauté quecette ville de province où elle était condamnée à vivre.

Ces pensées ou plutôt ces sensations, carMme Deblain ne raisonnait pas ce qui se passait enelle, la conduisirent tout naturellement à éveiller l’ambition deRaymond, à lui suggérer l’idée de se présenter à la députation,tout à la fois pour l’élever en quelque sorte dans son estime etpour fuir, en allant habiter Paris, non pas le danger, elle n’ycroyait point et par conséquent n’y arrêtait pas son esprit, maistout simplement l’obsession qu’elle éprouvait parfois de cet amourde Plemen.

Mais lorsque la jeune femme aborda ce sujet,son mari s’écria, avec sa rondeur et sa bonne foiaccoutumées :

– Parbleu ! cette idée m’est venuesouvent, à moi aussi, depuis que je connais ta folle passion pourParis, où, du reste, je ne serais pas fâché non plus de jouer unrôle. Malheureusement il n’y a qu’un siège à prendre ici, et il estréservé à notre ami. Erik est à la tête du parti républicainconservateur, son élection est assurée, nous y travaillons depuisprès de deux ans. Après avoir été son agent électoral le plusactif, je ne puis entrer en lutte avec lui. Sans compter notrevieille liaison qui me défend de tenter de lui couper l’herbe sousle pied ; et sans compter aussi qu’en nous mettant tous lesdeux sur les rangs, nous diviserions les voix de nos électeurs etferions la partie superbe à son adversaire.

Si le docteur se retirait ? dit Rhéa.

Deblain demeura un instant stupéfait.

– Oui, s’il te laissait le champ libre,renonçait à devenir député et se faisait à son tour ton agentélectoral ? continua-t-elle. Est-ce que tu t’imagines qu’ànous deux, Plemen et moi, nous n’enlèverions pas tonélection ? Oh ! je sais comment cela se fait ! ÀPhiladelphie, j’ai souvent assisté à ces luttes-là. Rien nem’amuserait tant que d’y prendre part pour mon propre compte, ouplutôt pour le tien.

– Oui, sans doute, se décida à répondrele manufacturier, que cet enthousiasme politique de sa femmeamusait, en même temps que sa vanité s’éveillait ; oui, sansdoute, je crois que nous pourrions réussir ; mais pourquoicette pensée de faire de moi un homme politique te prend-elle toutà coup ?

– Par orgueil d’abord, parce que tu esplus capable que bien d’autres d’entrer dans le Parlement, et…

– Et puis aussi parce que, si j’étaisdéputé, tu habiterais Paris, auprès de ta sœur.

– C’est vrai !

– Tu as déjà assez de Vermel, dont tu ascependant singulièrement changé les mœurs ? Et tonthéâtre ?

– Nous reviendrions ici tous lesétés.

– Pendant deux mois ! Mais,sapristi ! nous parlons de cela comme si Erik n’existaitpas !

– Si tu m’y autorises, je me charge delui.

– Ah bah ! tu t’imagines que, pourun caprice de femme, car il devinera bien que cette idée-là vientde toi, il renoncera à un projet qu’il caresse depuis dixans ? Tu ne sais donc pas que notre ami n’est resté à Vermelet n’a quitté Paris, où tous les succès l’attendaient, que pourdevenir notre représentant ?

– Je sais cela.

– À cet avenir politique qu’il a rêvépour ainsi dire le lendemain de son arrivée ici, il a sacrifiél’Institut, une chaire à l’École de médecine, la rosette de laLégion d’honneur, une fortune bien certainement, car, à Paris, lesmédecins se font payer fort cher, et, qui sait ? sans douteaussi un grand mariage. Et tu veux que je lui demande d’oublierl’objectif de sa vie entière ! Je ne l’oserai jamais.

– J’en fais mon affaire.

– Soit ! Mais je te préviens que siPlemen m’interroge, je me défendrai comme un beau diable d’avoirjamais eu la pensée de prendre sa place.

– C’est entendu ! Je verrai ledocteur dans un instant. Nous répétons Froufrou et il joueSartorys. Il le joue même à merveille, notre savant ami.

– Parbleu ! c’est le garçon le plusintelligent que je connaisse. Il ferait un député hors ligne,tandis que moi…

– Toi, tu deviendras ministre… si je leveux !

Mme Deblain avait lancé cesmots sur un ton tout à la fois si affirmatif et si drôle que sonmari ne put s’empêcher d’accompagner son départ d’un éclat derire.

On était à la veille de la représentationde Froufrou ; Barthey, chargé du rôle de Valréas,était allé à Paris tout exprès pour en ramener un de ses bons amis,Georges Guillemot, excellent professeur et ancien acteur duGymnase, qui avait vu jouer Desclée et voulait bien mettre la pièceen scène.

Le fameux jour était fixé au lendemain deNoël, le 26 décembre ; aussi tous les artistes amateurs duthéâtre Rhéa, comme on disait en ville, étaient-ils d’uneexactitude admirable aux répétitions, soit qu’elles se fissent à laMalle, généralement, – alors on y courait en break ou à cheval,comme à une partie de chasse, – soit qu’elles eussent lieu enville, dans l’hôtel des Deblain, lorsqu’il ne s’agissait que deredire telles ou telles scènes dont les interprètes n’étaient passuffisamment sûrs.

Pour ces répétitions partielles, on seréunissait dans la serre qui communiquait de plain-pied avec lerez-de-chaussée.

Le docteur avait fait dire par son valet dechambre qu’il viendrait à trois heures. Or trois heures allaientsonner, et la jeune femme savait qu’il serait plutôt en avancequ’en retard.

En effet, au moment même où son mari montaitdans son coupé pour aller à ses affaires,Mme Deblain aperçut son voisin qui, venant de chezlui par le jardin, c’est-à-dire sans être passé par la rue, sedirigeait vers le vestibule.

Elle-même lui en ouvrit la porte.

– Vous voyez, chère madame, dit Erik enlui baisant galamment la main, que Sartorys ne fait pas attendreFroufrou.

– Vous êtes un artiste modèle, réponditcoquettement la jeune femme ; je doublerai vos feux. Mais cen’est pas de Sartorys dont j’ai besoin, c’est de Plemen.

– Du docteur ?

– Non, non ; de l’ami.

– Parlez ! vous savez bien que vousn’avez que des ordres à donner… à celui-là !

Plemen prit le bras de Rhéa sous le sien etils entrèrent dans le grand salon pour gagner la serre, où setrouvaient déjà Jenny, Barthey et le baron de Manby, charmantsexagénaire appartenant à la meilleure société de la ville et grandadorateur de l’Américaine. Le baron s’était chargé du rôle deBrigard, dans lequel il n’était guère inférieur à Ravel, à qui,d’ailleurs, il ressemblait un peu.

– Eh bien ! ditMme Deblain, en s’arrêtant brusquement au milieu dela pièce, voici ce dont il s’agit : Raymond est ambitieux etvoudrait devenir député ; mais comme le siège qui est vacantici vous est réservé, il refuse de poser sa candidature, ne voulantpas entrer en lutte avec vous.

– C’est à votre mari qu’est venue cetteidée-là, à lui seul ? demanda Erik, sans paraître surpris decette étrange confidence, mais en regardant fixement la jeunefemme.

Celle-ci ne put s’empêcher de rougir ;puis, après un moment d’hésitation, elle répondit, dans un éclat derire :

– La vérité, c’est que je ne suis pastout à fait étrangère à cette ambition-là !

– Je m’en doutais. Toujours votre passionfolle pour Paris ! Alors vous voudriez tout simplement que jerenonçasse à ma candidature pour laisser la place à Raymond.

– Je ne vous demande rien ; je vousfais seulement part de mon désir.

– C’est absolument la même chose.Soit ! supposons que je fasse selon votre volonté et que mesélecteurs reportent leurs voix sur Deblain. Le voilà député, vousquittez Vermel. Et moi ?

– Vous ?

– Oui, moi qui, vous le savez bien, nepuis me passer de vous voir ; moi que vous avez ramené à unevie mondaine que j’avais abandonnée dans la crainte de metrahir ; moi qui, pour être quelques moments de plus près devous, joue la comédie comme un désœuvré. Moi, je resterai seulici !

– Je vous ferai observer, mon cher ami,que si c’est vous qui êtes nommé député, c’est vous qui partirez,pendant que, moi, je resterai. Nous n’en serons pas moinsséparés.

– C’est vrai, mais vous allez souvent àParis et si j’entrais à la Chambre, j’y saurais faire tant de bruitet m’élever si haut que votre cœur battrait peut-être un peu enentendant prononcer mon nom. Vous voudriez que j’abandonnasse cetteespérance-là ?

Plemen avait pris les mains de Rhéa ; illes serrait convulsivement et parlait avec une telle animationqu’elle lui dit, effrayée :

– Prenez garde, on nous voit de la serre,on peut nous entendre !

– Votre sœur et ces messieurs, s’ils nousregardent, supposent que je répète mon rôle de Sartorys, de marijaloux, répondit Erik avec amertume. Vous voulez que je cède laplace à Raymond ? Eh bien ! j’y consens ; mais vous,que me donnerez-vous en échange ?

– Oh ! un marché !

La fille de Panton était redevenue maîtressed’elle-même. Après avoir retiré ses mains de celles de Plemen, ellelui avait repris le bras et l’entraînait vers la serre.

– Vous ne répondez pas ? fit ledocteur, en tenant le bouton de la porte queMme Deblain voulait ouvrir.

– Il y a des choses qui ne se vendentpas, parce que ces choses-là se refusent quelque prix qu’on enoffre, ou qu’elles se donnent pour rien. Mon affection est de ceschoses-là !

Après avoir murmuré ces mots avec uninexprimable accent de coquetterie, elle repoussa doucement soncompagnon, s’élança dans la serre et, venant s’asseoir sur un desangles de la table autour de laquelle étaient Jenny, Barthey et lebaron de Manby, elle s’écria, en se faisant un éventail de labrochure qu’elle avait lestement enlevée au vieuxgentilhomme :

– C’est moi, c’est moi !… Voici leMoniteur… Non, pas le Moniteur, maisFroufrou !

Pour oublier peut-être ce qui venait de sepasser entre elle et Plemen, la charmeresse jouait déjà sonrôle.

Chapitre 8 «FROUFROU » CHEZ LES DEBLAIN

Le 26décembre, à partir de sept heures, par une soirée glaciale maissuperbe, sous un ciel scintillant d’étoiles, la grande route quiconduisait de Vermel à la Malle présentait une animationinaccoutumée.

Franchissant les longues ombres des arbresdépouillés que projetaient sur le sol, nettes comme les eût faitesun soleil d’été, les rayons de la lune ; marchant à fond detrain, ainsi qu’en un steeple-chase, éclairant des éclatanteslueurs de leurs lanternes aux vitres bizeautées les moindresaccidents du chemin, ce n’étaient que calèches, landaus, coupés,auxquels s’empressaient de livrer passage les rouliers stupéfaits,en rangeant leurs lourds véhicules sur les revers de lachaussée.

Ces voitures-là emportaient ceux des invitésde Rhéa qui ne venaient à la Malle que pour la représentation. Lesautres, les intimes et ceux qui jouaient dans Froufrou,avaient dîné au château de bonne heure, afin d’être en possessionde tous leurs moyens au moment d’entrer en scène.

Certains, tels que le baron de Manby, avaientpoussé le dévouement à l’art jusqu’à manger à peine.

– L’acteur sérieux, s’était écrié d’unton convaincu l’excellent Brigard, en refusant avec un soupir unegrive du plus savoureux aspect, doit dîner fort peu ; mais ilse rattrape au souper. Les acteurs soupent toujours !

– Oh ! vous souperez, noussouperons, mon cher baron, s’était empressée de répondreMme Deblain, qui jamais n’avait été plus gaie niplus en beauté.

M. de Manby était à sa droite,Plemen à sa gauche. En face d’elle, son mari, ayant près de lui,d’un côté, sa belle-sœur, Mme Parker, chargée durôle de la baronne de Cambri, de l’autre, l’une des meilleuresamies de Rhéa, la jeune et jolie Mme Mortier, femmede l’un des riches usiniers de Vermel, qui jouait Louise ;puis la charmante Mme Langerol, qui avait bienvoulu accepter le rôle de Pauline et dont le mari, l’un despremiers avocats de Vermel, était l’ami d’enfance deM. Deblain.

À sept heures, Mme Deblainavait donné l’exemple à ses artistes en se levant de table.Raymond, que tout cela amusait fort, mais à qui on n’avaitdistribué aucun rôle, était resté dans la salle à manger avec ceuxde ses amis qui, comme lui, ne devaient être que spectateurs,jusqu’au moment où il avait dû payer, lui aussi, de sa personne, enrecevant ses invités, ou plutôt les invités de sa femme.

Le parterre qui s’étendait devant l’habitationétait illuminé a giorno. À droite du premier vestibule setrouvait un vaste et coquet vestiaire réservé aux dames. Ellespouvaient là jeter un dernier coup d’œil à leur toilette et quittermanteaux et fourrures, car le théâtre était réuni à la maison parune longue galerie couverte, bien close, traversant le parc, commeune allée de fleurs de jardin d’hiver.

La représentation devait commencer à huitheures et demie. À huit heures, les premières voitures franchirentla grille au pas de leurs attelages hennissants, que les lumièreseffrayaient, et bientôt les salons du rez-de-chaussée ainsi que lehall offrirent un coup d’œil éblouissant.

Toute la haute société de Vermel étaitreprésentée à la Malle par ses femmes les plus élégantes et lesplus jolies.

On s’était arraché les invitations à cettesoirée sans précédente dans le pays et Rhéa, complètement débordée,avait dû décider, de concert avec les organisateurs de sa fête, queles trois cents places dont elle pouvait disposer dans son théâtreseraient occupées par les dames. Les hommes se caseraient ensuitede leur mieux.

Il n’avait été réservé au premier rang quequelques fauteuils, pour deux ou trois personnes âgées del’aristocratie et certains grands fonctionnaires accompagnés deleurs femmes.

Car Mme Deblain, qui songeaitconstamment à la candidature de son mari, avait profité del’occasion pour se faire des amis dans tous les camps. Sesinvitations s’étaient étendues au monde officiel aussi bien qu’à lamagistrature et à l’armée.

Elle était même allée insister auprès deMme Dusortois pour qu’elle vînt à la Malle avec sesjeunes cousines, et comme Raymond avait appuyé la visite de safemme d’un cadeau de cent louis, afin que la terrible tante ne pûtmettre en avant, pour s’excuser, l’impossibilité où elle setrouvait de donner à ses filles des toilettes convenables, la mèrede Berthe, d’un ton aigre-doux, avait remercié son neveu et elleétait venue, un peu par vanité, beaucoup pour se donner le plaisirde tout critiquer.

Mme Dusortois n’étaithélas ! pas seule dans ces dispositions d’esprit. Elle savaitqu’elle pourrait faire chorus, sinon dans la soirée même, du moinsle lendemain, avec sa meilleure amie, Mme Babou, lafemme du juge d’instruction, que Rhéa avait également invitée. Maiscelle-ci avait refusé, en répondant qu’elle n’avait pas, elle,d’équipage pour se rendre à la campagne, la nuit, en pleinhiver.

La vérité surtout, c’est que l’envieuse épousedu magistrat avait pris en haine toujours croissanteMme Deblain, non seulement parce que, fortcoquette, elle ne pouvait lutter d’élégance avec elle et que,lorsqu’elle s’inscrivait pour cinq francs sur une de ces listes decharité forcée si fréquentes en province, elle trouvait toujours,comme par fatalité, le nom de Rhéa au-dessus du sien, avec cinq oudix louis d’offrande, mais encore parce que son mari, dont elleétait stupidement jalouse et qui était, lui, fort taquin, s’amusaitsouvent à parler devant elle de la beauté et de l’esprit de lamaudite Américaine.

Ainsi, M. Babou, ce soir-là, était venu àla Malle, tout à la fois par curiosité, pour faire pièce à safemme, et aussi pour accompagner son chef hiérarchique, le premierprésident Monsel, ce magistrat tout à la fois sévère et des plusmondains, qui, à l’occasion, tournait galamment autour de la belleétrangère.

Toutefois la grande majorité, l’unanimité pourainsi dire des invités de Rhéa n’avait pour elle que la plus vivesympathie ; aussi fut-elle un peu effrayée lorsqu’elle putprévoir, aux réponses qui lui étaient faites, l’invasion de laMalle le 26 décembre. Mais, en songeant que la représentationserait suivie d’un bal et d’un souper assis pour tout le monde,elle se rassura et se borna, ainsi que nous l’avons dit, à prendreles mesures nécessaires pour que les dames fussent placées lespremières.

Tout se passa selon ses instructions et dansun ordre parfait. À huit heures et demie, il n’y avait plus unfauteuil à donner. En attendant le lever du rideau, les spectateursétaient tout à l’admiration que leur causait le mignon théâtreconstruit sur les plans de Félix Barthey et décoré par lui avec ungoût exquis.

La salle, en fer à cheval, n’avait ni loges nibalcon, mais seulement, sur un plan légèrement incliné, unequinzaine de rangées de fauteuils confortables, espacés au milieuet autour desquels était réservé un passage, comme dans lesorchestres des théâtres en Italie ; de sorte qu’on pouvaitaisément gagner tous les sièges. Puis, indépendamment de cesfauteuils faisant face à la scène, il en existait encore d’autres,adossés à la muraille, dans tout le pourtour de la salle.

La décoration était gaie, sans être éclatante.Le rideau, pastiche du célèbre tableau de Winterhalter,représentait les personnages du Décaméron écoutantFiammetta, à laquelle Félix Barthey avait donné les traits de lamaîtresse de la Malle, ce qui fit pincer les lèvres à la bonneMme Dusortois.

Tout cela, éclairé à l’électricité, était sifrais, si coquet, si pimpant, que les invités des Deblain n’étaientpas encore revenus de leur surprise, lorsque les trois coupsréglementaires leur annoncèrent que la pièce allait commencer.

Le rideau se leva. Deux minutes après,l’entrée de Rhéa était accueillie par des bravos enthousiastes.

La jeune femme était vraiment adorable.

Dans l’amazone qui moulait son buste, avec saphysionomie mutine sous son chapeau de cheval, elle était bien laFroufrou rêvée. Quand, un peu plus émue qu’elle ne voulait leparaître et devant le coloris de son teint à cette émotion plutôtqu’au maquillage ou à la course qu’elle était censée avoir faite,elle s’écria gaiement, plus franchement que quelques semainesauparavant, dans le salon de son hôtel, après avoir échappé àPlemen : « C’est moi, c’est moi, voici leMoniteur ! » les bravos recommencèrent.

Tout y était : les attitudes, le charme,la voix.

Lancée de la sorte, la pièce marcha àmerveille. Chacun des artistes-amateurs interprétait fort bien sonrôle, avec un naturel qui manque souvent aux plus vieuxcomédiens.

Barthey était un Valréas superbe et pleind’entrain ; le baron de Manby, un Brigard amusant, trèsparisien ; Mme Parker, une élégante etremarquablement belle baronne de Cambri, et Plemen, un sombre etsympathique Sartorys.

Au fur et à mesure que les spectateursreconnaissaient leurs amis dans les acteurs, les applaudissementsredoublaient.

On rit beaucoup, au second acte, pendant lascène de la répétition d’Indiana et Charlemagne, queMme Deblain, sa sœur et le peintre jouèrent àravir, et, dans la scène d’amour du troisième acte, Valréas-Bartheyfut si vrai et si tendre pour Rhéa-Froufrou que des souriress’échangèrent entre certains qui n’avaient pas foi absolue dans lavertu de la jolie Américaine.

Le galant premier président, clignant del’œil, murmura à l’oreille de M. Babou, son voisin :

– Elle est vraiment ravissante, cettepetite femme-là. L’artiste parisien ne doit pas s’ennuyer. PauvreM. Deblain !

Pensée un peu leste peut-être de la part d’unmagistrat aussi moral qu’affectait de l’être M. Monsel, maisqu’exprimait en même temps Mme Dusortois, en sedisant :

– Et mon imbécile de cousin croit qu’ilsjouent la comédie !

Puis vinrent le quatrième acte et cette scèneoù Sartorys, résistant aux prières de Gilberte, s’arrache à sonétreinte et, la repoussant jusqu’au canapé, s’enfuit pour aller sebattre avec Valréas.

Plemen y fut réellement fort beau ; unétrange éclair s’échappa de ses yeux à ce cri de désespoir del’épouse adultère : « N’y va pas, jet’aimerai ! » et il lança si brusquement, avec un telmouvement de colère et une telle force, Rhéa jusqu’au divan, que cefut dans l’auditoire comme un frisson d’épouvante, avant lesapplaudissements qui éclatèrent, aussitôt cette émotion calmée.

La scène avait été rendue avec une sipoignante vérité que M. Deblain, craignant que sa femme ne sefût blessée, attendit à peine la fin de l’acte pour accourir dansles coulisses.

Le rideau venait de tomber et Rhéa, plus émuequ’elle ne l’avait été depuis le commencement de la pièce,s’échappait de scène pour aller faire son dernier changement danssa loge, lorsqu’elle se trouva face à face avec Plemen, derrière unportant.

– Vous m’avez fait mal, lui dit-elle, ens’efforçant de sourire et en lui montrant ses poignets cerclés derouge.

– Pardonnez-moi, répondit Erik àdemi-voix et en lui fermant le passage, pardonnez-moi ; maisdepuis le moment où je vous avais entendue dans votre scène avecBarthey, j’étais à moitié fou, et quand vous m’avez dit, tout àl’heure, alors que mon rôle m’ordonnait de vous fuir :« N’y va pas, je t’aimerai ! » j’ai failli resterprès de vous et vous prendre dans mes bras, en face de tout cemonde qui nous regardait. Il me semblait que la raisonm’abandonnait !

– Oh ! mais, il n’est pas prudent dejouer la comédie avec vous. Voyons, laissez-moi passer ! fitMme Deblain, d’un ton léger, bien qu’elletremblât.

– « N’y va pas, jet’aimerai ! » Que ne donnerais-je pour vous entendrem’adresser ces mots-là, dit le docteur en lui saisissant de nouveaules mains.

– Prenez garde, voici mon mari !fit-elle brusquement, en tentant de se dégager.

Raymond, qui cherchait sa femme, venait, eneffet, de l’apercevoir.

Il s’approcha en disant à Plemen, avec son airbon enfant accoutumé :

– Ah ! tu n’es pas un époux commode.Si nous étions tous ainsi ! J’ai cru un instant que tu avaisblessé Froufrou. Je suis sûr qu’elle a les brasmeurtris.

– C’est ce dont je m’excusais, réponditErik, redevenu subitement maître de lui-même et en affectant deregarder de près les poignets de la sœur de Jenny, comme s’il neles eût pris entre ses mains que dans ce but. Un peu de blanc, etil n’y paraîtra plus ! Ta femme prétend qu’il n’est pasprudent de jouer la comédie avec moi. Elle a raison, je suis tropnerveux. Il me semble que c’est arrivé, pour me servir del’expression consacrée !

Mme Deblain n’avait pu retenirun frisson en entendant le docteur s’exprimer avec un semblablesang-froid et elle s’était échappée, pendant que son mari, prenantle bras de son ami, lui disait avec son bon rire d’honnêtehomme :

– Si je n’adorais pas ma femme, je crois,Dieu me pardonne, que j’en deviendrais amoureux aujourd’hui !A-t-elle été assez charmante ! Il n’y a vraiment que lesAméricaines pour avoir ainsi le diable au corps ! C’est latante Dusortois qui n’en revient pas ! Je parierais qu’elle secroit damnée parce qu’elle a une nièce qui joue la comédie.

Quelques instants après, le rideau se levapour le dernier acte, où Rhéa, absolument touchante, émut à cepoint son auditoire que, après l’avoir applaudie et rappelée avecenthousiasme, ainsi que tous les autres artistes, on trouva quec’était un dénouement bien triste pour une fête qui allait secontinuer par un bal.

Mais moins d’une demi-heure plus tard, lorsqueles danses commencèrent, on ne se rappelait plus la scène deFroufrou que pour complimenter Mme Deblainqui, dans une toilette adorable, plus jolie, plus gaie, plus folleque jamais, faisait son entrée dans les salons, au bras de FélixBarthey.

– Ils continuent la pièce, ditmalicieusement M. Monsel au juge d’instruction. Comme ceserait amusant d’avoir à interroger une petite femme commecelle-là, en son cabinet, sans greffier, dans une simple affaired’adultère !

M. Babou, magistrat prudent, se contentade répondre par un sourire prétentieux à cette plaisanteriegauloise de son premier président.

À quatre heures du matin, on servit le souper,et trois heures plus tard, alors que le petit jour commençait àpoindre, la route de la Malle à Vermel était encore sillonnée parles voitures qui ramenaient en ville ceux des invités de Rhéa qu’ilavait fallu pour ainsi dire mettre à la porte du château, tant ilss’y trouvaient bien.

Pendant qu’on s’amusait ainsi chez sonbeau-frère et que sa femme se consolait aisément de son absence, leterrible colonel Gould-Parker, torturé par la jalousie, visitaitconsciencieusement les établissements militaires du Japon, où ilétait arrivé depuis déjà plusieurs semaines.

Chapitre 9LES AVEUX DE JENNY

Pendanttout un mois, il ne fut question à Vermel que de cettereprésentation de Froufrou à la Malle ; mais si cettefête, donnée en plein hiver, à la campagne, ce que bon nombre degens du monde s’efforcent de mettre à la mode en Franceaujourd’hui, augmenta encore l’enthousiasme des adorateurs deMme Deblain, elle eut aussi pour résultat deprovoquer, plus vives que jamais, les critiques ainsi que leshaines des envieux.

En même temps que les véritables amis deRaymond faisaient chorus pour applaudir à la distinction de safemme, à l’affabilité qu’elle apportait à recevoir, à son éléganceet à son esprit, le clan bourgeois et collet-monté trouvait sesfaçons de faire tout simplement scandaleuses, et les deux sœursétaient l’objet des insinuations les plus malveillantes de la partde ces bonnes âmes qu’excitait Mme Dusortois.

C’était là sa manière à elle de reconnaîtrel’accueil que lui avait fait Rhéa, et de remercier son neveu descent louis qu’il lui avait donnés pour que ses filles pussentfigurer au château parmi les plus élégantes.

– N’est-il pas honteux de jeter ainsil’argent par les fenêtres ! répétait l’excellente tante à quivoulait l’entendre et même à qui ne le voulait pas. Ah ! monneveu est en de bonnes mains ! Il a beau gagner de l’argent,il sera bientôt ruiné ! Pauvre Raymond, est-il assezaveugle ! Sa femme doit-elle se moquer de lui avec ce Barthey,ce barbouilleur parisien ! Et sa sœur, cetteMme Gould-Parker, dont le mari est on ne sait où.En voilà encore un ménage ! Il est vrai qu’elle n’estpeut-être pas mariée. Ces Américaines, quelles mœurs ! Et direque le docteur Plemen n’ouvre pas les yeux à son ami ! Il estvrai que celui-là aussi !…

Mme Dusortois s’arrêtait làavec un tel sourire ironique que chacun comprenait ce qu’ellen’osait ajouter.

Certains de ses auditeurs volontaires ouforcés haussaient bien les épaules, mais toutes ces calomnies n’enfaisaient pas moins leur chemin à l’insu de Raymond et de Rhéa, quicontinuaient à recevoir, à donner des fêtes, des dîners et desreprésentations théâtrales, auxquelles Plemen se contentaitd’assister sans y prendre part en qualité d’acteur, sinon fortrarement, mais dont Rhéa et Barthey étaient toujours lesorganisateurs infatigables.

Le savant avait probablement cessé d’êtrejaloux de l’artiste, car ils vivaient tous deux dans d’excellentsrapports. Le premier ne s’inquiétait plus, comme il l’avait faitjadis, des séjours fréquents du second à la Malle, où le peintre,il est vrai, était plus souvent que dans son atelier de la rued’Offémont, à Paris.

Cet hiver-là fut donc, pour Vermel, une saisonabsolument folle.

Au mois de mars, les femmes et les jeunesfilles tenaient encore bon, grâce à cette force de résistance auxfatigues des plaisirs dont la nature a doué le sexe faible ;mais les hommes : maris, frères et cousins, étaient rompus etaspiraient à un peu de repos, tout en reconnaissant que les Deblainétaient les hôtes les plus charmants et Rhéa la plus adorablemaîtresse de maison qu’on pût voir.

Cette aspiration au calme, de la part de biendes gens, eut pour conséquence logique de leur faire accueillir,avec une faveur croissante, la candidature de M. Deblain à ladéputation.

Avec une femme telle que la sienne, le grandmanufacturier ferait bien certainement excellente figure àParis ; il acquerrait vite une grande influence au Parlement,et Vermel en retirerait des avantages sérieux ; sans compterl’honneur d’être représenté par un homme riche, brillant et marid’une créature irrésistible à laquelle les ministres ne pourraientrien refuser.

Rhéa, qui se rendait parfaitement compte del’état des esprits, était enchantée, et Raymond, que l’ambitioncommençait à talonner, n’était pas loin de croire qu’il avait eu,le premier, l’idée de devenir un homme politique.

Est-ce qu’il n’était pas plus apte à faire undéputé que son ami Plemen ? Est-ce que le pays n’avait pasdéjà bien assez de médecins et d’avocats à la Chambre ? Est-ceque les grands industriels comme lui ne comprenaient pas mieux quetous ces savants et tous ces bavards les vrais intérêts dupays ?

M. Deblain était reconnaissant au docteurde lui céder la place, mais il pensait consciencieusement qu’enagissant ainsi, Erik ne se montrait pas moins bon patriote qu’amidévoué.

L’excellent homme, absolument entraîné, sevoyait déjà personnage important, à la tête de l’oppositionconservatrice.

Ah ! messieurs les ministres n’auraientqu’à bien se tenir. Il faudrait en terminer avec les expéditionslointaines, le gaspillage de l’argent, le népotisme – lui, iln’avait ni fils ni neveux, – les sinécures, les gros traitements,les administrations où paressent trois cents employés lorsque centsuffiraient à la besogne, tous les abus enfin !

Il lui tardait surtout d’avoir un salonpolitique dont Rhéa ferait si bien les honneurs avecMme Gould-Parker.

Cette dernière semblait tout au contraire peupressée de retourner à Paris. Elle n’y allait plus que de loin enloin et s’était installée tout à fait à la Malle.

Il est vrai qu’à la fin de l’hiver, la santéde la jeune femme paraissait moins bonne et que son caractèren’était plus aussi gai qu’à l’époque où elle avait fait une entréesi brillante dans la haute société de Vermel. On supposait que laprolongation de l’éloignement de son mari lui causait un vifchagrin. Cela pouvait être.

C’était du moins ce que disait le plussérieusement du monde Mme Deblain, quoique,peut-être, elle n’en pensât point un traître mot.

Cependant le colonel n’allait pas tarder àrentrer en France. Il avait annoncé lui-même à sa femme que samission touchait à son terme. Dans sa dernière lettre datée deYeddo, le 1er mars, il écrivait à Jenny :

« J’aurai terminé mon inspection ici dansune quinzaine de jours et je partirai pour Shanghaï, mais j’espèrene pas rester en Chine plus d’un mois. Je n’aurai plus besoin alorsque de six semaines pour visiter, ainsi que j’en ai l’ordre, nosstations du Nord.

« Je compte donc reprendre la route del’Europe vers le milieu de juillet, c’est-à-dire être en Francedans les derniers jours de septembre.

« J’aurai été absent plus d’une année,mais je crains que ce temps ne vous ait pas paru bien long ;car, avec votre sœur, si légère, si folle, si ardente au plaisir,vous devez vivre fort agréablement.

« Les journaux m’ont déjà appris que Rhéaet vous aviez été les reines des ventes de charité organisées parnotre colonie à Paris. Il était évidemment de votre devoir de nepas vous abstenir en ces circonstances, mais peut-être aurait-ilété plus convenable, en raison de votre veuvage momentané, de jouerun rôle moins brillant.

« Des amis m’ont écrit que vous étiez, àParis, de toutes les fêtes, et que Mme Deblainbouleversait par ses excentricités la ville de Vermel. Je regrettede vous avoir confiée à elle ; j’aurais dû vous emmener avecmoi. La place d’une femme honnête est auprès de son mari,lorsqu’elle ne sait pas vivre dans la retraite pendant sonabsence.

« Pardonnez-moi de vous parler aussifranchement, mais vous connaissez mes sentiments pour vous et lesouci que j’ai de mon honneur. Je ne doute pas un seul instant dela régularité de votre conduite ; je déplore seulement qu’elleait peut-être manqué de la réserve qui vous aurait mise à l’abrinon pas de soupçons injurieux, mais même des moindres critiques.J’estime que vous pourrez aisément dissiper ces inquiétudes dont jesuis saisi au loin, et qu’à mon retour tout me prouvera que vousavez su porter dignement le nom de celui qui vous embrasseaffectueusement. »

On était au 15 avril et Jenny venait de relirepour la dixième fois peut-être ces lignes, sur lesquelles ses yeuxsemblaient fixés avec épouvante, lorsque sa sœur entra brusquementdans sa chambre.

– Qu’as-tu donc encore ? luidit-elle, en s’apercevant de son émotion.

Mme Gould-Parker lui tendit lalettre de son mari.

– Comment ! c’est toujours le sermondu colonel qui te préoccupe à ce point ? Oh ! je leconnais ! Dieu me préserve de le savourer de nouveau. Qu’ilrevienne quand il voudra, ton Othello ! Qu’est-ce que celapeut te faire ! À nous deux, nous parviendrons bien à lerassurer. S’imaginait-il donc que tu allais te couvrir la tête decendre et le corps d’un cilice pendant son absence !

– Ah ! ne ris pas ! Si tusavais !

Elle s’était jetée au cou de Rhéa, qui avaitpris place auprès d’elle, sur une chaise-longue.

– Si je savais ! Et quoi donc ?Est-ce que…

Jenny se leva brusquement, courut à un petitsecrétaire en bois de rose, l’ouvrit convulsivement et y prit unpaquet de lettres, qu’elle vint placer, en rougissant, sur lesgenoux de Mme Deblain.

– Oh ! oh ! s’écria celle-cid’un ton de gravité comique, après avoir jeté un coup d’œil sur cesfeuilles, dont il était aisé de deviner le contenu. Oh ! sœurchérie ! Comment, ce pauvre colonel ! Mais aussi, on n’apas l’idée d’aller au Japon, quand on a une jolie petite femmetelle que toi !

Elle riait comme une folle, aspiraitvoluptueusement de ses narines roses et mobiles les parfumsqu’exhalaient ces lettres, les lisait avec des moues adorables et,s’interrompant çà et là, s’écriait :

– Mais c’est charmant, ravissant,enivrant ! On ne m’en a jamais écrit autant, pas même lecousin Archibald qui, cependant, se prétendait fou de moi.Ah ! je suis sûre que c’est un Français qui s’exprimeainsi ! Tiens ! ça n’est pas signé et on ne t’appellejamais par ton nom. Il est vrai que : « Mon adorée, machérie, ma bien-aimée, mon âme », c’est encore plus doux àlire que Jenny.

– Il comprenait sans doute que jevoudrais garder tout cela, fit avec un inexprimable accent d’amourMme Gould-Parker.

– Eh bien ! qui t’en empêche ?Lorsque ton mari sera sur le point d’arriver, tu me confieras cesprécieuses épîtres ; je les enfermerai chez moi, au fond d’untiroir secret de mon bahut italien ; et, de temps en temps, tuviendras les relire à ton aise… si tu aimes encore et si tu estoujours aimée.

– Oh ! ne crois pas au moins…

– Oui, un amour éternel qui ne vit que desacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme. Je connaisça… par ouï-dire ! Hein ! suis-je une sœur assez dévouée,assez tendre, assez indulgente ? Car c’est fort mal ce que jefais là ! Si l’oncle Jonathan et cette bonne mistressGowentall le savaient !

– Rhéa, ma chère Rhéa ! Mais, j’ypense, si ton mari trouvait un jour ces lettres ?

– D’abord Raymond ne se permet jamais defouiller dans mes meubles ; de plus, les trouverait-il et leslirait-il, qu’il ne supposerait pas une seconde qu’elles m’ont étéadressées. Ah ! mon mari n’est pas jaloux de sa femme !Ça n’est point un colonel ! Il n’est pas au Japon !D’ailleurs, il sait bien qu’on ne me fait pas la cour !

– Oh ! oh ! petite sœur !Et le docteur Plemen ?

– Ah ! tu as vu cela ?

– Parbleu ! Comme il ne s’est pastrahi dix fois, cent fois !

– Oui, mais notre grand savant perd sontemps.

– Je ne te demande pas d’aveux.

– Plemen est certainement un hommeremarquable par son intelligence et son esprit ; c’est, deplus, un cavalier d’une beauté étrange, fatale, comme disent lespoètes ; mais si je n’ai pour M. Deblain qu’uneaffection… tempérée, j’ai pris Vermel et ses habitants jaloux enhorreur ; je n’aspire qu’à habiter Paris, presque tout à fait,et ce désir m’a donné de l’ambition. Voilà pourquoi je suis un peucoquette avec le docteur, qui certainement m’aime beaucoup,beaucoup trop, je le crains. J’ai obtenu de lui qu’il retire sacandidature pour les élections prochaines, et c’est mon mari qui seprésentera à sa place. Raymond réussira, ça n’est pasdouteux ; il sera député…, mais il ne sera que cela.

La jeune femme avait terminé ces derniers motsdans un éclat de rire.

Sa sœur la fixait de ses beaux yeux auxregards étonnés.

– Qu’as-tu donc ? reprit-elle alors.Tu sembles ne me croire qu’à demi ?

– Je pense, ma chérie, réponditMme Gould-Parker avec tendresse, que tu me disaisil n’y a qu’un instant, en te moquant de moi : « Oui, unamour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun àl’objet de sa flamme ! »

Et comme, à cette malicieuse riposte,Mme Deblain n’avait pu s’empêcher de rougir un peu,Jenny la prit entre ses bras et se mit à l’embrasser fiévreusement,en lui répétant :

– Oh ! pardon, petite sœur,pardon ! Mais puisqu’on m’aime, comment pourrait-on ne past’adorer !

Partie 2

Chapitre 1UNE CANDIDATURE EN PROVINCE

On étaitaux premiers jours de septembre et la période électorale ne devaits’ouvrir officiellement à Vermel que le 15 du mois, mais les agentsdes candidats et les candidats eux-mêmes n’en avaient pas moinscommencé leur campagne depuis longtemps.

Il s’agissait de remplacer l’un des députés dela ville, élu sénateur, et comme ce vide dans la représentation deSeine-et-Loire était prévu depuis deux ans, les républicainsconservateurs avaient réservé ce siège au savant dont ils étaientfiers, au médecin qui avait donné aux pauvres mille preuves dedévouement, au docteur Plemen.

Devant un adversaire aussi redoutable, estiméde tous, qui avait su se faire des amis dans le peuple et mêmeparmi les bourgeois, malgré sa liaison avec les Deblain, le partiradical révolutionnaire avait à peu près désarmé. Ce n’était plusque pour la forme et pour ne point avoir l’air de déserter la luttequ’il s’était décidé à présenter un candidat, sans nulleimportance, il est vrai, son échec étant assuré.

Quant aux légitimistes et aux bonapartistes,s’il en existait un certain nombre à Vermel, ils ne comptaient pasau point de vue électif, mais ceux d’entre eux qui pensaient, avecraison, que s’abstenir en politique est une faute, votaienttoujours, en attendant mieux, pour le candidat républicainconservateur, par haine du radicalisme.

Les élections allaient donc se passer ainsiqu’à l’ordinaire, sans grand bruit, et personne ne s’en préoccupaitbeaucoup, lorsqu’on apprit que le docteur Plemen se retirait pourlaisser la place à M. Raymond Deblain.

D’abord, on n’en voulut rien croire. Le maride la belle étrangère n’avait jamais manifesté l’intention ni ledésir de devenir un homme politique. Bien au contraire, il s’étaittoujours fait remarquer par son indifférence en semblable matière,plaisantant même avec son sans-gêne gaulois ceux qui étaient assezsimples – il employait un mot encore plus court et plus net – poursacrifier leurs affaires, leur repos, leurs plaisirs à la vanitéd’être appelé « monsieur le député » et à la certitude defaire des ingrats.

Rien n’était plus vrai, cependant, nous lesavons, que ce changement de front du riche industriel, que cetteambition subite, œuvre de sa femme. On en eut bientôt la preuve,car Plemen, sans même attendre d’être interrogé, fit paraître, dansles journaux de la localité, une lettre par laquelle il annonçaitqu’il abandonnait toute candidature au profit de M. Deblain,sur qui il invitait chaudement ses électeurs à reporter leurssuffrages.

« Si je renonce, disait-il, à l’honneurde devenir le représentant d’une ville où je m’imagine volontiersêtre né, tant ses moindres intérêts me sont chers, c’est parce queje ne m’arroge pas le droit de m’éloigner pendant plusieurs mois,chaque année, des malades confiés à mes soins ; c’est que lascience m’attire plus que la politique, et c’est aussi parce quej’ai la conviction qu’un grand manufacturier tel queM. Deblain, enfant du pays et dont les opinions bien connues,le dévouement, la connaissance des affaires sont une garantie pourtous, sera pour Vermel le plus utile, le plus influent desmandataires au sein du Parlement. »

Si cette nouvelle ne reçut pas trop mauvaisaccueil dans le haut commerce, où le mari de Rhéa comptait denombreux amis prêts à soutenir sa candidature, il n’en fut pas demême dans le monde bourgeois, dont la haine pourMme Deblain rejaillissait un peu sur sonmari ; et les radicaux révolutionnaires se remuèrent aussitôtpour opposer au remplaçant de Plemen un adversaire de quelquepoids.

Ce n’était pas chose facile à découvrir àVermel même, mais le comité de Paris y suppléa bien vite, enenvoyant aux électeurs intransigeants du chef-lieu deSeine-et-Loire le citoyen Rabul, petit journaliste de troisièmeordre, dont le gouvernement avait eu la sottise de faire un héroset un martyr en le condamnant à quelques mois de prison pour délitde presse.

Cet inconnu, qui ne savait pas le premier motdes intérêts qu’il serait appelé à défendre et n’avait peut-êtrejamais entendu parler de Vermel, allait pouvoir lutter sansinfériorité contre un homme tel que M. Deblain, toutsimplement parce qu’il était une victime du pouvoir et débiterait àde pauvres diables, qui n’y comprendraient rien, un tas de vieuxclichés démagogiques, au nom de la République en péril.

Bientôt, en effet, la campagne électorale,commencée par Raymond et son ami sous les plus heureux auspices,devint rude à soutenir.

D’abord les républicains conservateurs, quiseraient allés tous à Plemen, se refroidirent, se divisèrent, etDeblain, souffrant depuis le commencement de l’été et n’ayant pasd’ailleurs le feu sacré, sentit son ambition s’amoindrir.

Pour répondre au citoyen Rabul qui, enattendant les réunions publiques, multipliait les réunions privées,il lui fallait étudier préalablement sa leçon avec le docteur, etcomme, sans être un sot, il n’était qu’un orateur médiocre, sesdiscours ne portaient pas toujours heureusement. Il le voyait bienet, ces jours-là, il rentrait chez lui harassé, prêt à envoyer lapolitique à tous les diables.

Il est vrai que Plemen prenait souvent laparole et que son éloquence entraînante, son ardeur, sa conviction,enlevaient son auditoire ; mais au lieu d’avancer les affairesde Raymond, ces succès de son ami lui nuisaient en quelque sorte,au contraire, car il en résultait qu’on faisait entre eux unparallèle, tout à l’avantage du médecin.

De son côté, Rhéa n’épargnait rien. Pendantque son infortuné mari préparait quelque allocution sur l’économiepolitique, le libre-échange, les emprunts départementaux, les voiesde grande communication, les moyens d’équilibrer le budget et devenir en aide aux classes pauvres, toutes choses dont il avait bienentendu parler, mais qu’il ne comprenait que sommairement,Mme Deblain, escortée de Félix Barthey, venu toutexprès à Vermel, courait les faubourgs, visitait les ménagesd’ouvriers, vidait sa bourse dans les taudis, embrassait desenfants sales et déguenillés, serrait des mains calleuses,s’égarait parfois jusque chez des repris de justice – il y en avaitbeaucoup à Vermel – qu’elle prenait pour des électeurs et qui luidébitaient des grivoiseries cyniques, entraînée enfin par la fièvreélectorale et l’ambition qui la dévoraient.

L’Américaine voyait bien que les chances deRaymond n’augmentaient pas. Elle en était fort aigrie et s’enprenait à lui, surtout lorsqu’elle entendait dire, après l’une desréunions où Plemen avait défendu la candidature de son ami :« Quel admirable orateur, quel représentant Vermel aurait eulà ! Six mois après son entrée à la Chambre, il serait devenuministre. »

Plus qu’elle ne l’avait encore fait, ellecomprenait alors la différence qui existait entre ces deux hommes,et comme elle ne pouvait s’empêcher de manifester sa reconnaissanceà Erik, celui-ci lui répondait :

– Si nous échouons, vous n’aurez pas ledroit de vous en prendre à moi ; mais, pour satisfaire à votredésir, j’aurai sacrifié inutilement mon avenir politique, puisquevous serez condamnée à rester à Vermel, où on ne me pardonnera pas,je le crains, l’abandon de ma candidature.

Cependant Mme Deblain ne sedécourageait pas et, pour être soir et matin sur la brèche, elle neretournait pas coucher à la Malle, où était toujours installée sasœur, Mme Gould-Parker. Fatiguée sans doute desplaisirs de l’hiver, celle-ci n’avait pas songé cette année-là àaller à Trouville : elle se reposait à la campagne.

Depuis le printemps, Jenny n’était venue enville que deux ou trois fois à peine, mais Rhéa allait la voirpresque tous les jours, avant le dîner.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, le22 septembre, Raymond, qui depuis quelque temps était sujet à deviolentes névralgies, revint d’une réunion publique dans un étatd’exaltation incroyable. Forcé de répondre aux interpellations deson concurrent, le citoyen Rabul, il s’était à ce point embrouilléque Plemen avait dû venir à son secours. Toutefois, si habilementqu’il eût repêché son ami, son concurrent radical était resté à peuprès maître du terrain.

Deblain, qui, à défaut d’éloquence et descience politique, avait du bon sens, se rendait bien compte de sonéchec. Aussi, en arrivant chez lui, brisé de fatigue, selaissa-t-il tomber dans un fauteuil, en s’écriant :

– Ah ! sapristi ! je le jurebien, si j’avais prévu ce qu’est le métier d’aspirant député, je meserais tenu tranquille. Mes yeux papillotent devant toutes cesaffiches multicolores où mon nom s’étale en grosses lettres, commecelui d’un acteur en représentation. Lorsque j’entre dans une deces satanées salles de réunions publiques, il me semble qu’on va medemander de faire des tours comme Robert Houdin ou du trapèze commeLéotard. J’ai absolument la tête à l’envers !

– Et ça n’est pas fini, lui répondit enriant Erik, qui l’avait accompagné ; tu n’es qu’au début de tacarrière.

Au même instant Mme Deblainentra dans le fumoir, où les deux amis attendaient qu’on servît lethé. Elle était fort pâle, bien évidemment sous le coup d’uneviolente émotion.

Elle s’approcha de son mari et, mettant sousses yeux un billet qu’elle venait de recevoir, elle lui parla toutbas, car le maître d’hôtel allait et venait pour son service.

Raymond lut la lettre, eut un mouvement destupeur, échangea quelques mots avec sa femme, en lui désignantPlemen, puis il dit tout haut :

– Ma foi, je ne veux pas de thé ; jepréfère aller me coucher. Mon cher docteur, tu devrais bien medonner quelque drogue pour me calmer. J’ai des crampes d’estomacatroces et la tête absolument en feu.

– Ça ne sera rien, répondit le médecin,après avoir pris le pouls de son ami. Un peu de fièvrecependant ! Décidément la politique ne te vaut pasgrand’chose. Avant de t’endormir, double la dose de chloral que jet’ai ordonnée. Tu peux même te faire une petite piqûre de morphine,puisque tu es devenu un praticien fort habile. Une bonne nuit parlà-dessus et, en te réveillant, tu seras frais et dispos. Jeviendrai te voir demain de très bonne heure, ou peut-être seulementaprès-demain matin, car demain, je prends le premier train pourParis, où je dois présenter un travail important à l’Académie demédecine. Je ne sais si je pourrai revenir le soir même.

– Ah ! c’est vrai !Heureusement que nous n’avons pas de réunion électorale !Alors, à après-demain. Je te laisse avec Rhéa. Elle a à te parleret ne te dira rien que je ne connaisse ! Bonsoir, mesenfants !

Et après avoir embrassé sa femme et serré lesmains de Plemen, Raymond, qui avait sonné son valet de chambre,remonta chez lui.

Mme Deblain et le docteurétaient seuls ; le maître d’hôtel s’était retiré et Pierreavait suivi son maître.

– Qu’avez-vous à me dire ? fitaussitôt Erik en se rapprochant de Rhéa, dont seulement alors ilremarqua la physionomie bouleversée.

– J’ai besoin de vous, mon ami.

– Besoin de moi ?

– Il s’agit d’une chose des plusgraves.

Et mettant la main sur l’épaule de Plemen,pour le forcer de baisser la tête, elle lui fit à l’oreille uneconfidence sans doute complètement inattendue, car le docteur,toujours si maître de lui-même, tressaillit. Puis, après uneseconde de réflexion, il répondit avec un sourire étrange, quiéchappa à la jeune femme :

– Le temps de monter chez moi et je suisà vous !

– Je vais passer par votre jardin etsortir par la porte de la ruelle. Vous, venez me rejoindre àl’extrémité du boulevard. Il ne faut pas qu’on nous voie partirensemble. Je vous attendrai là-bas en voiture. Je laisserai notreporte de communication ouverte, afin de pouvoir rentrer à l’hôtelsans être vue de personne.

– C’est entendu !

Cinq minutes plus tard, le docteur Plemenprenait place auprès de Mme Deblain dans un coupédont le cocher avait sans doute des ordres, car il lança aussitôtson attelage à fond de train, bien que la nuit fût sombre et laroute à peine éclairée.

Chapitre 2LE MYSTÈRE

Lelendemain, vers huit heures du matin, au moment où le cocher Dumontet les palefreniers, leur travail terminé, rentraient les voituresdans les remises et les chevaux aux écuries, en même temps queNicolas, le maître d’hôtel, aidé du valet de pied, rangeaient dansla salle à manger, on entendit un cri d’horreur au premier étage,puis des pas précipités dans le grand escalier, et le valet dechambre de M. Deblain apparut au rez-de-chaussée, pâle, lesyeux hagards, se soutenant à la rampe.

– Monsieur… ah ! monsieur,bégayait-il, en s’adressant aux domestiques que le bruit avaitattirés dans le vestibule, monsieur est mort, on l’aassassiné ! Vite, bien vite ! Allez chercherM. Plemen !

Sans demander nulle autre explication, carRaymond était adoré de ses gens, Nicolas, épouvanté, s’élança àtravers le jardin pour gagner plus rapidement l’hôtel voisin ;mais il revint aussitôt sur ses pas.

Par un hasard malencontreux, la porte decommunication était fermée. Il se fit alors ouvrir la porte de larue et s’en fut chez le docteur.

Là, on lui répondit que M. Plemen étaitparti pour Paris par le train de sept heures vingt, c’est-à-diredepuis déjà près d’une heure. On ignorait s’il reviendrait le jourmême.

Un instant interdit, le maître d’hôtel hésita,puis pensant qu’il ne pouvait rentrer à la maison sans un médecinet se souvenant d’avoir vu souvent à l’hôtel le docteur Magnier,l’un des praticiens les plus honorables de Vermel, il courut chezlui.

Justement M. Magnier ne demeurait qu’àquelques pas plus loin, sur le même boulevard.

Pendant ce temps-là, Pauline, la femme dechambre, effrayée par les cris de Pierre, était allée réveiller samaîtresse, sans oser lui répéter toutefois ce qu’elle avaitentendu, et la jeune femme, après avoir jeté un peignoir sur sesépaules, s’était hâtée de passer chez son mari, en traversant lescabinets de toilette qui séparaient leurs appartementsrespectifs.

Mais, arrivée dans la chambre deM. Deblain et près de son lit, Rhéa fut saisie d’une telleépouvante, que, pendant quelques secondes, elle demeura commeparalysée.

Les yeux éteints, la face à peine convulsée,les lèvres entr’ouvertes, les bras étendus sur sa couverture desoie, le malheureux était couché sur le dos, le buste à demi horsdu lit, la tête penchée sur sa poitrine. On eût dit qu’il n’étaitqu’endormi.

Cependant, surmontant son émotion,l’Américaine souleva son mari pour le replacer la tête sur lesoreillers et prit sa main ; mais, en la sentant glacée, ellela laissa retomber et, jetant un cri d’angoisse, s’affaissa sur unsiège, tremblante et répétant d’une voix étranglée :

– Raymond, mon pauvre Raymond !Qu’on aille chercher M. Plemen ! Tout de suite,courez ! Où est Pierre ?

– Pierre doit être parti chez le docteur,madame, répondit la femme de chambre.

– Mais non, j’y pense, M. Plemendevait s’absenter aujourd’hui. Envoyez chez un autre médecin,n’importe lequel ! Tout n’est pas fini peut-être !Oh ! non, ne me laissez pas seule ! Sonnez le maîtred’hôtel.

Pauline, que la peur affolait, obéit.

Au même instant, le valet de chambre apparutsur le seuil de la pièce en disant :

– M. Plemen n’était pas chezlui ; mais voici M. Magnier, que Nicolas est alléchercher.

La jeune femme s’élança au-devant du docteuret lui montra de la main M. Deblain. Elle ne pouvait plusprononcer un mot.

M. Magnier s’approcha vivement du lit, sepencha sur celui qui y était étendu ; puis se redressantpresque aussitôt, après seulement quelques secondes d’examen, il seretourna, la physionomie douloureusement émue, versMme Deblain et lui dit :

– Vous devriez rentrer chez vous,madame.

– Comment ! fit d’une voix gutturalel’Américaine qui n’avait pas quitté des yeux le médecin et,défaillante, s’appuyait sur le dossier d’un fauteuil.

– Votre mari a succombé à une congestionou à une angine de poitrine, il y a déjà quelques heures, réponditle praticien.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria Rhéa, en se jetant à genoux auprès du lit.

Et, saisissant une des mains du défunt, elle yimprima tendrement ses lèvres.

– Je vous en conjure, reprit le médecinen la relevant doucement, épargnez-vous ce triste spectacle. Venez.Hélas ! vous n’y pouvez plus rien !

– Est-ce donc possible ? Mort !mort ! mon pauvre Raymond, répétaitMme Deblain pendant que M. Magnier, son brassous le sien, la conduisait dans sa chambre à coucher.

Là, s’affaissant dans un fauteuil, elle éclataen sanglots.

– Voyons, madame, fit le docteur, ducalme, je vous en supplie. Oh ! pleurez, cela vous soulagera,mais restez chez vous, ne vous occupez de rien. Je vais donner lesordres nécessaires.

– Merci, cher monsieur, merci, réponditRhéa à travers ses larmes. Faites télégraphier, je vous prie, àM. Plemen. Il est parti pour Paris ce matin. Quelle douleurpour lui aussi ! Il l’aimait tant ! Ah ! c’esthorrible ! horrible ! Je veux l’embrasser encore unefois !

Elle s’était brusquement levée, mais lesforces lui manquèrent. Elle retomba aussitôt suffoquant, semblantprès de défaillir.

De sa main tremblante, elle soulevait sesbeaux cheveux que les pleurs plaquaient sur son visage. Sondésespoir était navrant !

M. Magnier ne la quitta que lorsqu’il lavit plus calme et après avoir recommandé à Pauline de veiller surelle et de l’envoyer chercher de suite, si cela lui paraissaitutile. Il avait à remplir le devoir d’indiquer au valet de chambrequels derniers services il devait rendre à son maître.

Moins d’une heure plus tard, toute la villeconnaissait la mort de M. Deblain et cet événement y causaitla plus vive émotion. Non seulement le grand industriel était fortestimé à Vermel, mais il n’y comptait que des amis, pour ainsidire, malgré les critiques dont sa faiblesse envers sa femme étaitl’objet, malgré même les jalousies qu’avait fait naître le luxe desa maison depuis son mariage.

Encore sans détails sur les causes d’une finaussi subite, on l’attribuait à une attaque d’apoplexie, à larupture d’un anévrisme, à une congestion, accidents qui avaient dûêtre amenés par les fatigues excessives que supportait, depuis unequinzaine de jours, M. Deblain, déjà souffrant avantl’ouverture de cette campagne électorale dans laquelle il s’étaitlancé un peu malgré lui. Personne n’ignorait qu’en posant sacandidature, il n’avait fait que céder à l’ambition de celle quiportait son nom.

De là, pour les ennemis de celle-ci, àl’accuser d’avoir causé la mort de son mari, par sa folle conduiteet ses excentricités, il n’y avait qu’un pas.

Il devait être rapidement franchi, surtout parMme Dusortois. En arrivant à l’hôtel, vers dixheures et demie, celle-ci ne songea pas un instant à demanderMme Deblain, mais courut à la chambre de son neveu,se jeta en pleurant sur son corps glacé, déjà paré pour le tombeau,et s’écria, devant la Sœur de la Compassion qui, appelée à la hâte,priait agenouillée :

– Mon cher Raymond ! mort sans lesecours de la religion ! Ah ! j’avais bien dit que cetteAméricaine lui porterait malheur ! Que Dieu ait pitié de sonâme !

– Madame, lui observa timidement lareligieuse, M. le curé de la paroisse a béni le corps dudéfunt. On ne doit jamais douter de la miséricorde divine. Prenezgarde, sa pauvre veuve qui est là, chez elle, désespérée, pourraitvous entendre.

Ces mots suffirent sans doute pour fairecomprendre à Mme Dusortois qu’elle devait tout aumoins mesurer ses paroles dans cette maison d’où, malgré saparenté, elle pouvait être chassée par celle qui en était lamaîtresse plus que jamais, car elle prit dévotement la branche debuis qui trempait dans le vase rempli d’eau bénite et en aspergeale corps, d’ailleurs avec la conviction de remplir un saintdevoir.

Si acariâtre que fût la tante deMme Deblain, sa religion était sincère ; on nepouvait, du moins, l’accuser d’hypocrisie en semblable matière.

Cela fait, s’armant de courage pour dissimulerses sentiments réels, elle fit dire à sa nièce qu’elle désirait lavoir.

Rhéa, toute à sa douleur, ne se souvenait pasou ne voulait plus se souvenir, en un pareil moment, des mauvaisprocédés dont elle avait toujours été victime de la part de latante de son mari ; elle lui fit répondre qu’elle étaittouchée de sa visite et vint à sa rencontre jusque sur le seuil desa chambre à coucher.

Le visage de la jeune femme était à ce pointdéfait, le chagrin s’y lisait si grand, si profond, queMme Dusortois eut un instant de remords.

– Ma chère enfant, ma pauvre nièce !lui dit-elle en l’embrassant avec une sorte d’affection. Quelhorrible malheur !

– Épouvantable ! réponditMme Deblain d’une voix entrecoupée et en faisantasseoir sa tante auprès d’elle, sur une chaise-longue. Raymondétait souffrant depuis quelques jours, mais qui aurait pus’attendre !… Et seul, mourir seul, au milieu de lanuit !

– Comment, seul ! fit la vieilledame toute surprise. Vous n’étiez pas près de lui, il n’a pasappelé à son secours ?

– Non. C’est ce matin seulement, à huitheures, que Pauline, en m’éveillant…

– Hier soir, à quelle heure avez-vousdonc quitté Raymond ?

– À quelle heure ? À… à neuf ou dixheures, je crois.

– Vous ne vous couchez jamais si tôt.

– C’est vrai ; mais nous étions toustrès fatigués.

– Tous ?

– Oui, le docteur Plemen était rentréavec Raymond de la réunion publique…

– M. Barthey, sans doute, étaitégalement avec vous ?

– M. Barthey ? Non. PourquoiM. Barthey ? Il a dû partir hier matin pour Paris.

Mme Deblain avait siétrangement bégayé cette dernière phrase que sa tante s’étaitaperçue de son embarras.

– Et M. Plemen, dit-elle, lui aussiest absent, à ce qu’il paraît ?

– Malheureusement ! S’il avait étélà, il aurait sauvé son ami… Ah ! vraiment, il me semble queje fais un horrible rêve !

En proie à une nouvelle crise nerveuse, elleavait laissé tomber sa tête sur l’épaule deMme Dusortois et pleurait à chaudes larmes.

– Allons, du courage, mon enfant, ducourage, dit, après un instant de silence, la mère de Berthe ;mais vous avez raison, c’est horrible ! Mourir ainsi, seul, aumilieu de la nuit, sans personne, sans une main amie pour luifermer les yeux, sans un prêtre à son chevet ! Si rapidementque la mort l’ait frappé, quelles angoisses ont dûl’étreindre ! Et vous n’avez rien entendu ?

– Rien ! Nos chambres, vous lesavez, sont séparées par deux cabinets de toilette ; lesportes en étaient peut-être fermées. Mais, s’il avait jeté un cri,un seul, est-ce que je ne serais pas allée à son secours !Est-ce que je l’aurais laissé mourir !

– Enfin, il faut vous résigner.Voulez-vous que je m’occupe de tout, de régler les obsèques,d’envoyer les lettres de faire part ?

– Oh ! oui, je vous en prie !Je n’en aurais pas le courage. Que vous êtes bonne !Pardonnez-moi si je n’ai pas toujours été pour vous ce que j’auraisdû être.

– Ne parlons pas de tout cela, maiscomptez sur moi. Surtout ne perdez pas courage. Je vais m’installerici pour vous épargner des soins trop pénibles. Ne suis-je pasvotre plus proche parente, la propre sœur de la mère de notrepauvre Raymond ?

En s’exprimant ainsi,Mme Dusortois embrassait Rhéa avec tous les dehorsd’une véritable tendresse.

La jeune femme en était vraiment touchée. Sesentant moins seule, moins abandonnée, elle remerciait sa tante, àtravers ses sanglots.

Celle-ci se fit, en effet, dès ce moment, lamaîtresse de la maison. Lorsque le médecin de la mairie vintconstater le décès de M. Deblain, c’est elle qui reçut sadéclaration, et, le soir, vers sept heures, quand sa nièce voulutdire, à celui qui n’était plus, un suprême adieu, ce fut avec elleque la veuve s’agenouilla pour prier.

La malheureuse était là depuis déjà unedemi-heure, refusant de rentrer chez elle, lorsque la porte de lachambre s’ouvrit brusquement.

Elle se releva, ainsi queMme Dusortois.

Le docteur Plemen était sur le seuil de lapièce, tête nue, livide, n’osant faire un pas en ayant.

Rhéa étendit la main vers lui.

Après avoir hésité quelques secondes, ils’avança brusquement, répondit à son étreinte, s’accouda sur lechevet du lit, y demeura quelques instants, ses yeux semblant nepouvoir se détacher du défunt, puis tout à coup il se redressa et,saisissant sa tête à deux mains, comme pour y retenir la raisonprête à s’en échapper, il poussa un cri guttural et s’enfuit.

– Ah ! il l’aimait bien ! gémitl’Américaine en retombant à genoux.

Quarante-huit heures plus tard, deux millepersonnes accompagnaient M. Deblain à sa dernière demeure, etces obsèques d’un homme riche, honoré, heureux, mort subitementdans la force de l’âge, causèrent une émotion d’autant plus viveque, sur tout le parcours du convoi, les grandes affiches posées envue de sa candidature rappelaient son nom et semblaient dire, parune ironie amère, combien chacun ici-bas a peu droit de compter surle lendemain.

Tout naturellement cette disparition ducandidat conservateur réveilla le courage des radicaux, surtoutlorsqu’ils surent que le docteur Plemen, sollicité par ses amis,avait repoussé avec une sorte d’horreur l’idée de remplacer celuipour qui il s’était effacé.

Ceux que la politique n’aveuglait pasapprouvèrent cette délicatesse de l’éminent praticien que ladouleur accablait à ce point qu’il ne voulait plus sortir de chezlui que pour l’accomplissement de ses devoirs professionnels.

Quant à Rhéa, le soir même de l’enterrement deson mari, elle s’était retirée à la Malle, où elle était décidée àpasser les premiers mois de son deuil.

Chapitre 3OÙ M. LE JUGE D’INSTRUCTION BABOU ENTRE EN SCÈNE

Quinzejours s’étaient écoulés depuis les obsèques de M. Deblain et,grâce au refus du docteur Plemen de se porter candidat, le partiradical avait été victorieux aux élections, dans la personne ducitoyen Rabul, lorsque le bruit courut à Vermel que le procureur dela République, M. Duret, ému des lettres anonymes qui luiétait parvenues, avait ordonné une enquête sur les circonstancesdont avait été précédée et accompagnée la mort du richemanufacturier.

On disait que le défunt avait laissé toute safortune, près de deux millions, à sa veuve, à la seule charge pourelle de donner une dot de cent mille francs à chacune de sesnièces, les deux filles de Mme Dusortois.

Quant à celle-ci, M. Deblain ne lui avaitconstitué en tout et pour tout qu’une rente viagère de dix millefrancs, dont le capital devait, à son décès, retourner à sesenfants.

Par un codicille à ce testament, daté del’année même de son mariage, Raymond faisait quelques legs à sesgens, ainsi qu’aux établissements de bienfaisance de la ville. Deplus, il donnait ses tableaux et ses armes à son ami Plemen.

C’étaient là les dernières dispositions d’unhonnête homme, dispositions prises évidemment en pleine affectionpour celle qui portait son nom, mais cela ne faisait pas le comptede Mme Dusortois. Celle-ci affirmait que son neveun’avait écrit ce testament que sous la pression de sa femme et que,bien certainement, il en avait fait un autre, plus tard, lorsqu’ilavait un peu craint de ne pas devenir père. Il était impossiblequ’il eût aussi peu songé à ceux qui étaient ses héritiersnaturels.

Qu’était devenu ce second testament ? Onl’avait détruit. Qui ? Tout simplement celle qui étaitdirectement intéressée à sa disparition.

Les gens de sens droit et tous ceux quisavaient combien les rapports s’étaient refroidis entreMme Dusortois et M. Deblain, depuis le retourde ce dernier d’Amérique, haussaient les épaules ; mais lesinsinuations de la mère de Berthe n’en faisaient pas moins leurchemin et si bien, grâce aux jalousies que Rhéa avait suscitéesjadis, jalousies qui grandissaient en raison de la fortuneconsidérable dont elle héritait, que bientôt, on dit touthaut : « Ce pauvre M. Deblain, sa femme semoquait-elle assez de lui ! L’a-t-elle assez mené à sa guisejusqu’à ses derniers moments ! »

Ces bruits préparèrent si dangereusement leterrain que quand on apprit tout à coup que, sur les ordres du juged’instruction Babou, il avait été procédé à l’exhumation du corpsde M. Deblain, il y eut bien un mouvement de stupeur dans laclasse élevée, mais bon nombre de bourgeois n’éprouvèrent aucunesurprise.

Certainement, il y avait quelque chose,murmuraient-ils.

Les malveillants avaient raison sans doute defaire cette supposition, car moins de six jours après cette lugubreopération, les événements les plus inattendus se succédèrent.

Tout d’abord le procureur de la Républiquen’avait pas attaché grande importance aux lettres anonymes qui luiétaient arrivées, accusant Mme Deblain desoustraction de testament. Cette accusation lui semblait un peuvague, si prévenu qu’il fût contre celle qui en étaitl’objet ; mais, un jour, il en reçut une autre plusprécise.

Selon cette nouvelle dénonciation, la veuve duriche négociant, maîtresse de M. Félix Barthey, après avoirété celle du docteur Plemen, avait empoisonné son mari, decomplicité avec son second amant.

« En attendant que la justice se soitprocuré les preuves matérielles de ce crime, par les moyens quisont en son pouvoir, écrivait le correspondant inconnu du paquet,les preuves morales sont nombreuses. Mme Deblainsavait que, par un premier testament rédigé peu de temps après sonmariage, son mari lui avait laissé toute sa fortune, et ellen’ignorait pas non plus que, ne la voyant pas devenir mère, ilétait revenu sur ses premières dispositions, pour donner une grandepart de son bien à ses proches parentes, sa tante et ses cousines,qui sont sans fortune. Or ce second testament n’a pas ététrouvé.

« De plus, M. Deblain s’était assurésur la vie au profit de sa femme et à la demande de celle-ci pourune somme de deux cent mille francs. Enfin, les relations coupablesde Mme Deblain, qui n’avait qu’un rêve : vivreà Paris, et de Félix Barthey sont de notoriété publique.

« Pendant que ce peintre habitait laMalle, elle y allait constamment et même y passait parfois la nuit,alors que M. Deblain couchait dans son hôtel, en ville.

« C’est absolument à l’obsession de safemme que M. Deblain a cédé en se présentant à la députation,au lieu du docteur Plemen, qui, probablement, n’a osé refuser à sonancienne maîtresse de se retirer pour faire place à son ami. SiM. Deblain était nommé député, sa femme pourrait ne plusdemeurer qu’à Paris, auprès de son amant Barthey, et c’est biencertainement quand elle a pressenti l’échec de son mari queMme Deblain s’est décidée à se défaire de celui quine pouvait réaliser son rêve ambitieux. »

Le dénonciateur anonyme écrivaitensuite :

« En effet, le jour même qui aprécédé la mort subite de M. Deblain, ce malheureux avaitvainement défendu sa candidature dans une réunion électorale ;il était rentré chez lui convaincu de sa défaite ; il estresté seul avec sa femme et, le lendemain matin, Pierre, son valetde chambre, l’a trouvé inanimé dans son lit.

« Le docteur Magnier, appelé aussitôt,car le docteur Plemen était parti ce matin-là pour Paris, aconstaté que le décès de M. Deblain remontait déjà à quatre oucinq heures au moins. Sa fin avait été foudroyante, en quelquesorte.

« Cependant, malgré la position de soncorps et l’aspect de sa physionomie, tout indiquait qu’il avaitcruellement souffert, lutté, qu’il avait appelé. Néanmoins safemme, dont l’appartement est contigu avec le sien, n’était pasvenue à son secours. Elle prétend n’avoir rien entendu.

« Puis, coïncidence inexplicable,M. Félix Barthey, l’ami intime de la maison, l’agent électoralde M. Deblain, M. Barthey, qui ne quittait pasMme Deblain depuis plusieurs mois, avait disparu.Il était justement retourné à Paris, d’où il n’est revenu à Vermelque pour les obsèques de celui dont la mort lui livrait tout à lafois la veuve et la fortune. »

Cette horrible dénonciation, rédigée, on levoit, avec une perfide habileté de déduction, se poursuivait encorepar quelques détails secondaires ; mais ce que nous venonsd’en citer suffit pour enflammer le zèle du procureur de laRépublique. Il en conféra, pour la forme, avec son procureurgénéral, M. Lachaussée ; celui-ci accueillit avecempressement les perspectives d’une affaire qui allait attirer lesregards de tous vers la cour de Vermel, et, l’ordre d’instruireayant été donné aussitôt à M. Babou, ce magistrat s’était hâtéde faire exhumer le corps de M. Deblain.

Quand ces tristes restes eurent ététransportés à l’amphithéâtre de l’hôpital, le juge d’instructionfit appeler le docteur Plemen, auxiliaire accoutumé de la justicedans les causes criminelles.

Depuis la mort du mari de Rhéa Panton, ErikPlemen vivait dans un isolement absolu ; il ne sortait de chezlui que pour faire son cours et visiter ses malades. Deux foisseulement, il s’était absenté de la ville pour se rendre à laMalle.

La première fois qu’il y était venu, six àsept jours après l’enterrement de M. Deblain, la jeune veuvel’avait immédiatement reçu, mais dans la chambre de sa sœur, quiétait assez souffrante pour garder le lit, et le docteur n’étaitresté que quelques instants, pendant lesquels l’émotion violentequi semblait le paralyser ne lui avait permis de prononcer quequelques paroles témoignant de sa douleur de la perte de son ami etde son affection pour celle qu’une si grande infortuneaccablait.

Puis, bientôt et brusquement, comme s’il eûtcraint de trahir tous ses sentiments en présence deMme Gould-Parker, il s’était retiré.

La seconde fois que Plemen s’était présenté auchâteau, une semaine plus tard, Mme Deblain étaitseule. Alors il s’était jeté à ses genoux et avait saisi ses mainsen lui disant, dans une sorte d’égarement fiévreux :

– Rhéa, avez-vous donc oublié déjàcombien je vous aime ? Ne vous éloignez pas ainsi demoi ; fuyons tous les deux ce pays pour un théâtre plus dignede nous !

Mais la jeune femme lui avait répondu tout àla fois avec douceur et fermeté, en le repoussant :

– Si je n’ai jamais eu d’amour pour monmari et si j’ai commis la faute de ne pas vous le cacher, je veuxdu moins respecter sa mémoire. Oubliez ma légèreté d’autrefois, monami. Laissez le temps faire son œuvre, sinon d’oubli, du moins decalme. Je suis résolue à passer tout mon deuil dans la plusprofonde retraite. Je dois bien cela à celui qui a été si bon pourmoi.

Le docteur était rentré à Vermel aussitôt,plus sombre encore ; mais personne ne s’étonnait de ceschangements qui s’étaient faits en lui, et cette douleur profondequ’il trahissait de la perte de son ami n’avait fait qu’augmenterles sympathies de tous pour son caractère.

C’est ainsi que vivait l’adorateur de Rhéa,lorsqu’il reçut un matin, de M. Babou, un mot le priant devenir le trouver de suite à son cabinet, au palais de justice.Plemen ignorait que la bière renfermant le corps de M. Deblainfût à l’amphithéâtre, ce transport ayant eu lieu la veille au soir,aussi secrètement que possible.

Il se rendit aussitôt chez le juged’instruction.

– Mon cher docteur, lui dit le magistrat,qui était en excellents rapports avec lui depuis longtemps, lajustice aurait besoin de toute votre science ; mais je ne saissi vous pourrez lui donner votre concours. C’est seulement pardéférence pour vous et par acquit de conscience que, sur l’avisconforme de M. le procureur de la République, fort souffranten ce moment, je vous ai prié de venir me trouver.

– De quoi s’agit-il ? répondit lesavant praticien, un peu surpris de ces préliminaires.

– D’une autopsie.

– Ne suis-je pas toujours à ladisposition de la justice !

– C’est que, cette fois, l’examenmédico-légal dont nous avons besoin vous sera peut-être biendouloureux à faire.

– Je ne vous comprends pas.

– Nous avons tout lieu de croire queM. Deblain a été victime d’un crime et…

Plemen était devenu fort pâle. Ses deux mainsse crispaient sur les bras du fauteuil dans lequel il étaitassis.

– Vous voyez, reprit le juged’instruction, que j’aurais mieux fait de m’abstenir. Votre émotionest toute naturelle. Le malheureux ! Vous étiez si intimementliés. Excusez-moi ! Je vais faire prévenir M. Magnier outout autre de vos confrères.

– Non, attendez ! fit le docteuravec un effort surhumain pour reprendre un peu de calme.M. Deblain victime d’un crime ! Qui vous le faitsupposer ?

– Quantité de présomptions morales.

– Qui soupçonnez-vous ?

– Personne encore ; c’est seulementlorsque je saurai à quel genre de mort a succombé M. Deblainque je pourrai me lancer sur une piste. Or, vous le comprenez, sij’ai pensé à vous avant nul autre, c’est parce que votre rapport nepourra donner lieu à aucune critique, sauf peut-être dans le cas oùvous affirmeriez que M. Deblain n’a succombé qu’à une maladienaturelle, bien déterminée. Dans ce cas seulement, l’accusation ouplutôt les accusateurs, se rappelant vos relations avec la familleDeblain et craignant votre désir d’étouffer l’affaire, pourraientprovoquer une contre-expertise, dont le résultat serait nul, votrescience excluant la possibilité de toute erreur ; tandis quesi vous reconnaissez que la mort de M. Deblain est une mortviolente, due à telle ou telle cause criminelle, tout sera dit surla question expérimentale. Il ne restera plus à la justice qu’àchercher les coupables. Mais je n’insiste pas, je comprendstrop…

– Cette fois, comme cela m’est arrivésouvent, interrompit vivement Plemen, qui n’avait pas perdu uneseule des phrases de M. Babou, je suis aux ordres duparquet.

Le savant médecin était redevenu complètementmaître de lui-même.

– Comment ! vous voulez bien ?fit le juge instructeur.

– La mission sera pénible, maisj’accomplirai un double devoir, répondit le médecin avec fermeté.Je suis prêt.

Le magistrat s’inclina, sans dissimuler sonadmiration pour une semblable énergie.

Il comprenait que c’était évidemment dans lesouvenir même de son affection pour M. Deblain que son amipuisait un pareil courage, ne voulant pas, lui non plus, que lesassassins de celui qu’il avait tant aimé échappassent au châtiment,et il lui dit, en serrant affectueusement ses mainsglacées :

– Alors je vais donner de suite mesinstructions à M. Berton ; il nous accompagnera àl’hôpital pour que la bière qui renferme les restes deM. Deblain soit ouverte en notre présence et que procès-verbalsoit dressé de la livraison du corps. Vous n’aurez plus ensuitequ’à procéder à votre examen, en vous adjoignant tels auxiliairesque vous jugerez convenables. Il va de soi que l’analyse chimiquene vous est pas moins confiée que l’autopsie. À quel toxicologueplus habile que vous la justice pourrait-elle s’adresser !C’est moi qui suis à vos ordres.

Moins d’une heure plus tard, dans la salle desautopsies, en présence du commissaire de police, après que celui-cieut reconnu que la bière qui lui était présentée était bien celleque lui avait livrée le greffier du cimetière comme renfermant lecorps de M. Raymond Deblain, la triste cérémonie del’ouverture du coffre eut lieu, et le cadavre, dans un état dedécomposition déjà avancé, fut placé sur une table de marbre où ildevait être fouillé dans l’intérêt de la vérité.

Plemen avait assisté à cette terribleopération sans prononcer une parole, sans qu’un muscle de sonvisage trahît l’émotion douloureuse qu’il devait ressentir à la vuedes restes presque méconnaissables de celui qui avait été pour luicomme un frère.

Ce fut seulement lorsque tout fut terminéqu’il ordonna au gardien du sinistre lieu de placer au dessus ducadavre l’appareil d’arrosement à l’eau phéniquée, et le prévintque, sans tarder, il viendrait procéder à son examen.

Cela fait, MM. Babou et Berton s’étaientretirés et le même jour, vers sept heures, alors que la nuitcommençait à tomber, le docteur vint s’enfermer avec le seulgardien des morts dans la salle des autopsies.

Quatre jours plus tard, le juge d’instructionreçut du médecin légiste un long rapport, d’une admirable clarté,concluant à la mort de Raymond Deblain, non par une maladieorganique de l’estomac, ni par une angine diphthérique, ni aucunedes causes naturelles indiquées par le docteur Magnier, mais bienpar un empoisonnement par des sels de cuivre. L’analyse chimiquelui avait permis de constater la présence de ce toxique dans lefoie, le cœur et les poumons du défunt.

La remise au parquet de ces organes, dans desbocaux hermétiquement clos et scellés à la cire, était accompagnéede l’envoi d’une lame de cuivre portant cette étiquette, de la mainmême du docteur Plemen : « Cuivre extrait des organes dunommé Raymond Deblain. »

Pour M. Babou, un crime avait donc étécommis, ce n’était pas douteux. Quant au coupable, en vertu del’axiome légal : Is fecit cui prodest, il ne pouvaitêtre que Mme Deblain, probablement avec lacomplicité de son amant, le peintre Félix Barthey.

Ce magistrat ambitieux, à l’esprit étroit, quidepuis qu’il était juge d’instruction n’avait eu à suivre que desaffaires insignifiantes, vulgaires, tenait donc enfin sa causecélèbre, à laquelle il rêvait depuis si longtemps, dans l’espoir desortir de l’obscurité où il végétait.

Une femme du grand monde empoisonneuse !Mais cela allait rappeler le procès Lafarge, attirer l’attentionsur lui et, pour peu qu’il sût s’y prendre, ne rien laisser dansl’ombre, faire le plus de bruit possible et surtout obtenir unebonne condamnation, qui sait ? capitale peut-être, malgré larépugnance du jury à envoyer des femmes à l’échafaud, sa carrièreétait assurée.

C’était la croix tout au moins et bientôtaprès une présidence de chambre.

Ce Barthey était un conservateur, légitimisteou bonapartiste, puisqu’il avait été l’agent électoral deM. Deblain. Quelle bonne fortune de tenir entre ses mains unde ces vils réactionnaires, ennemis de la République, et cetteétrangère éhontée, qui était venue donner de si mauvais exemplesaux familles de Vermel !

En se livrant à ces réflexions, M. Babouredressait sa tête hirsute, boutonnait militairement sa redingoterâpée et louchait, comme pour s’assurer, par avance, du bon effetque ferait le ruban rouge à sa boutonnière.

Néanmoins, comme il était homme fort prudent,le juge d’instruction ne voulait pas, quelque désir qu’il en eût etquoique ce fût son droit strict, agir de sa propre autorité. Dansle but de n’engager qu’en partie sa responsabilité, il passa chezle procureur de la République pour lui communiquer le rapport dudocteur Plemen et arrêter, d’accord avec lui, les mesures àprendre.

M. Duret était dans son cabinet, encompagnie du procureur général.

Mis au courant des choses, les deux magistratseurent tout d’abord un mouvement de surprise : ils nes’attendaient pas à un résultat aussi prompt ni surtout aussidécisif de l’expertise médico-légale. Toutefois, en face del’assurance que leur donnait cette expertise qu’un crime avait étécommis, ils n’hésitèrent pas : ils adoptèrent les soupçons dujuge d’instruction et furent d’avis qu’il fallait agirrapidement.

Cependant ils pensaient qu’à l’égard deM. Barthey, il était sage d’attendre la découverte de quelquecirconstance permettant de démontrer sa complicité, car il sepouvait qu’il eût été ou même fût encore l’amant deMme Deblain sans pour cela l’avoir aidée dansl’accomplissement de son forfait.

On verrait quelle serait son attitude ;on devait, en attendant, se contenter de le faire surveiller, afinde s’assurer de sa personne dans le cas où, à la nouvelle del’arrestation de sa maîtresse, il tenterait de passer àl’étranger.

Fort de cet appui, M. Babou retourna àson cabinet, remplit et signa contre Mme Deblain,« conformément aux conclusions du ministère public », unmandat d’arrêt qu’il fit porter au commissaire central avec ordrede le mettre à exécution sans retard, le jour même ; et,aussitôt après, il écrivit au procureur de la République à Paris,dans le sens indiqué par MM. Lachaussée et Duret.

Le juge d’instruction n’avait pas manquéd’ordonner à M. Berton de procéder, à la Malle, à uneperquisition sommaire et de clore les appartements avec desscellés, dont l’un de ses agents serait le gardien. Il se réservaitde se livrer, lui, à la même opération dans l’hôtel Deblain, enville, et de reprendre les perquisitions au château lorsque laprévenue serait prisonnière.

Tout cela terminé, M. Babou sortit dupalais de justice, la tête haute, le front sévère, convaincu, commeTitus lorsqu’il avait fait une bonne action, qu’il n’avait pasperdu sa journée, et il rentra chez lui, où sa femme, aux premiersmots de la confidence qu’il se hâta de lui faire, l’embrassa, enlui disant :

– Ah ! cette Américaine, je laméprisais d’instinct ; j’avais le pressentiment qu’ellen’était qu’une misérable ! Comme j’avais raison !J’espère bien que tu ne vas pas l’épargner. Jérôme, ton avancementne dépend plus que de toi !

Et ce digne couple se mit à table, rêvantavancement et décoration, pendant que le commissaire central,quelque stupéfaction que lui eût causée la lecture du mandatd’arrêt, se rendait à la Malle pour remplir son devoir.

Il avait emmené avec lui son secrétaire etdeux de ses agents.

Il était sept heures du soir.

Chapitre 4SECRET PROFESSIONNEL

Depuisle matin, Mme Deblain était dans un état detristesse et d’énervement inexprimable. Sa sœur ne pouvait lacalmer.

Il est vrai qu’une lettre, qu’elle avait reçueau moment de son déjeuner, était bien de nature à lui causer unedouloureuse et longue émotion.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Ma bien chère amie, je voudrais vouscacher la terrible découverte que je viens de faire, mais il est demon devoir et de mon affection de ne pas garder le silence enversvous, bien qu’en vous écrivant, je viole le secret professionnel.Qu’est cela auprès des sentiments que je vous ai voués !

« Je vous en conjure, restez maîtresse devous. Votre mari n’a pas succombé à une maladie naturelle, mais àune mort violente, à un accident encore inexplicable pour moi.

« Qui a pu le faire supposer au procureurde la République ? je l’ignore ; mais le juged’instruction a été chargé de suivre l’affaire ; il a ordonnél’exhumation du corps de Raymond, et c’est moi qui ai reçu laterrible mission de fixer la justice sur les causes de son décèssubit. Or, j’ai constaté que Deblain a succombé à un empoisonnementpar le cuivre. Comment cela est-il arrivé ? Peut-êtreseulement par le fait de quelque négligence de votre cuisinier, carla pensée d’un crime ne saurait venir à personne.

« Vous le comprenez, n’est-ce pas ?si je n’ai point reculé devant l’horrible examen qui m’étaitdemandé, c’est d’abord parce que j’avais la conviction que lessuppositions du parquet, dont j’ai toujours été le médecin légiste,étaient erronées ; c’est parce que, si je m’étais récusé,cette triste opération aurait été confiée à l’un de mesconfrères ; enfin, si ensuite j’ai dit la vérité, c’est quebien certainement, dans le cas où j’aurais affirmé que le décès deRaymond n’était dû qu’à des causes naturelles, une secondeexpertise eût été ordonnée, dans le doute qu’on aurait pu avoir demon impartialité, et les causes réelles de la mort de votre marieussent été déterminées. Alors quelles suppositions n’aurait-on pasfaites !

« Il est impossible que la clef de cemystère ne nous soit pas donnée par l’examen des ustensiles decuisine ou de table dont on se sert dans votre hôtel.

« Quoi qu’il en soit, aussitôt aprèsavoir lu cette lettre, brûlez-la ; qu’il n’en reste pasl’ombre de traces, et comptez toujours sur l’aveugle dévouement decelui qui vous appartient tout entier.

« ERIK. »

Après avoir communiqué cette lettre à sa sœur,Rhéa, pour se conformer à la recommandation de Plemen, l’avaitdétruite ; mais, ne pouvant se remettre de l’émotion que luiavait causée l’horrible révélation du docteur, elle allait etvenait dans le parc, agitée, nerveuse, désespérée. Il fallut quePauline, sa femme de chambre, vînt la prévenir que le maîtred’hôtel avait sonné déjà deux fois pour le dîner.

Seulement alors, prenant le bras de Jenny,Mme Deblain se dirigea lentement vers le perron.Elle venait à peine d’en gravir l’escalier, lorsqu’elle entendit leroulement d’une voiture sur le sable des allées du parterre.

Fort intriguée, car elle n’attendait aucunevisite et ne voulait recevoir personne, elle traversa le hall, etau moment où elle en atteignait la porte vitrée, elle aperçutplusieurs individus qui pénétraient au rez-de-chaussée par l’entréede la façade.

Elle fit de suite quelques pas en arrière pouréchapper à ces visiteurs inattendus, dont elle ne s’expliquait pasla présence ; mais l’un d’eux, qui l’avait vue sans doute,ouvrit brusquement la porte, se dirigea vivement vers elle et luidit, en la saluant :

– Pardon, madame, mais c’est à vous quej’ai affaire.

– À moi ? répondit la jeune femmepour qui cet homme n’était pas tout à fait un inconnu ;seulement, dans la demi-obscurité du hall, elle ne parvenait pas àmettre son nom sur son visage. Qui êtes-vous ?

– Le commissaire central de Vermel.

– Ah ! oui, c’est vrai :M. Berton. Je ne vous reconnaissais pas. Excusez-moi. Que mevoulez-vous ?

– Madame, j’ai un mandat d’arrêt àexécuter contre vous. Le voici !

Le fonctionnaire, fort ému, présentait àMme Deblain une feuille de papier imprimée qu’ilavait tirée de la poche intérieure de son vêtement. Dans cemouvement, il avait découvert l’écharpe tricolore qu’il portaitautour de la taille.

– Un mandat d’arrêt ? Je necomprends pas !

– Cela veut dire, madame, que je vousarrête, au nom de la loi !

– Vous m’arrêtez, moi ! s’écriaRhéa, devenue d’une pâleur livide. Pourquoi ? Ah ! est-cequ’on croit que c’est moi qui ai empoisonnéM. Deblain ?

Elle s’était rapprochée de sa sœuratterrée.

Stupéfait de cette exclamation qui ressemblaitpour lui à un aveu, car l’Américaine n’avait pas même jeté les yeuxsur le mandat d’arrêt où, conformément à l’article 96 du Coded’instruction criminelle, le motif de l’arrestation était énoncé,le magistrat ne répondit qu’en ajoutant :

– Veuillez demander à votre femme dechambre un chapeau et un vêtement, car vous devez me suivre.

– Vous suivre ! Comment, desuite ?

– C’est impossible ! fit Jenny, enentourant Rhéa de ses bras.

– Il le faut, madame, répétaM. Berton.

– Permettez-moi, tout au moins, de monterchez moi, de m’habiller !

– Soit ! mais je dois vousaccompagner. Mes ordres sont formels ; ne me rendez pas mamission plus pénible en résistant.

Le secrétaire et les agents, qui étaientrestés jusque-là sur le seuil du vestibule, se rapprochèrent deleur chef.

– C’est bien, monsieur ! c’est bien,fit Mme Deblain en éloignant du geste ces hommes,je ne résiste pas. M’arrêter, moi ! Ah ! je vous le jure,cela coûtera cher à ceux qui m’infligent une semblable humiliation.Pauline, un chapeau, un manteau !

La femme, de chambre qui, sans oser prononcerune parole, assistait à cette triste scène, disparut pourobéir.

La veuve de Raymond avait retrouvé un peu decalme ; elle disait à sa sœur qui pleurait :

– Rassure-toi, ma Jenny ; je telaisse le soin de prévenir nos amis de l’acte odieux dont je suisla victime. Attends quelques jours avant de télégraphier à notrepère ; mais va toi-même à Paris pour faire part à notreambassadeur de ce qui se passe. Moi ! la fille d’EliasPanton ! Me soupçonner capable d’un crime !

En s’exprimant ainsi, la jeune femme selaissait coiffer par Pauline, et lorsqu’elle eut jeté un manteausur ses épaules, elle dit au commissaire de police, d’une voixferme, en se dirigeant vers la porte de sortie :

– Je suis prête, monsieur ;allons !

Le fonctionnaire paraissait plus embarrasséque sa prisonnière et moins pressé de partir. Aussi Rhéa luidemanda-t-elle :

– Eh bien ! monsieur,qu’attendez-vous ?

– Pardonnez-moi, madame, observa alorsM. Berton ; mais, avant de quitter cette maison, je doisy faire une perquisition en votre présence et apposer les scelléssur les pièces et les meubles que je n’aurai pas le temps devisiter.

– Faites !

– Veuillez m’accompagner.

– Par où voulez-vous commencer ?

– Par votre appartement particulier.

Mme Deblain prit le bras de sasœur et gagna le premier étage.

Le commissaire de police la suivait, avec sonsecrétaire et l’un de ses agents.

L’appartement de Rhéa se composait d’unboudoir, d’une chambre à coucher et d’un vaste cabinet de toiletteouvrant sur une salle de bain. Le tout meublé avec un grandluxe.

– Vous êtes chez moi, monsieur, dit-elle,après avoir pénétré dans la première de ces pièces.

Le magistrat l’examina rapidement. Il ne s’ytrouvait que des sièges, un piano, des consoles chargées d’objetsd’art, des jardinières remplies de fleurs et une grande table devieux laque, sur laquelle étaient une écritoire en argent niellé,tous les ustensiles nécessaires à la correspondance et un buvardouvert. Pas un seul meuble fermant à clef.

Après avoir feuilleté le buvard et s’êtreassuré qu’il ne contenait, ainsi que le tiroir de la table, quequelques papiers insignifiants, M. Berton priaMme Deblain de passer dans sa chambre àcoucher.

Rhéa obéit, mais sans réprimer un mouvement dedégoût à cette sorte de profanation de son domicile intime par desétrangers.

– Oh ! quelle honte !gémit-elle, en serrant fiévreusement les mains deMme Gould-Parker.

Le meuble de cette pièce était du plus purLouis XVI, en vieil acajou à filets de cuivre doré. Leslourdes tentures du lit, des portières et des fenêtres avaient étéfabriquées à Lyon sur des modèles du dix-huitième siècle. Les épaistapis venaient de Smyrne. C’était un adorable nid de femmeélégante. Mais M. Berton ne s’arrêta point à admirer toutcela ; il se dirigea de suite vers un merveilleux bahutitalien de la Renaissance, incrusté d’ivoire, aux tiroirs et auxcompartiments de toutes les formes.

En voyant le commissaire de police ouvrir cemeuble, Mme Deblain se rapprocha vivement de lui,en disant :

– Il n’y a là, monsieur, que des papiersde famille, des lettres de mon père et d’amis. Personne n’a ledroit de les lire.

– Aussi, madame, ne me le permettrai-jepas ; mais si vous ne m’autorisez point à m’assurer parmoi-même de l’importance de ces lettres, relativement auxrecherches que je dois faire, je les mettrai sous scellés et lesporterai à M. le juge d’instruction, qui n’en prendraconnaissance qu’en votre présence.

Tout en répondant ainsi, poliment, mais avecfermeté, le commissaire de police rassemblait les papiers qu’iltrouvait dans chacun des compartiments du meuble.

Les deux jeunes femmes le suivaientanxieusement du regard.

Soudain Jenny étouffa un cri et dit rapidementà l’oreille de sa sœur :

– Oh ! ses lettres, seslettres !

M. Berton venait de tirer de l’un destiroirs du bahut un paquet de lettres réunies par un fil d’or.

– Tais-toi, répondit rapidementMme Deblain ; tu sais bien qu’elles ne portentni adresse ni nom.

– Pouvez-vous me confier, madame, uneboîte dans laquelle j’enfermerai tout cela ? demanda lecommissaire de police.

– Tenez, faites, monsieur.

Rhéa avait vidé sur une table un coffret àbijoux d’où s’était échappée une fortune en bagues, bracelets etcolliers, et elle le tendait au magistrat.

Il y plaça toutes les lettres, le referma, enremit la clé à sa prisonnière et lui dit :

– Ce coffre ne sera ouvert que devantvous, je vous l’affirme. Maintenant, poursuivons.

Il passa dans le cabinet de toilette, maispour ordonner aussitôt à son secrétaire, qui avait jeté un coupd’œil sur les flacons de toutes formes qui garnissaient lestablettes de marbre :

Vous allez sceller les portes de cettepièce.

Et, priant Mme Deblain de lesuivre, il sortit pour redescendre au rez-de-chaussée.

Une demi-heure plus tard, après avoir faitapposer également les scellés sur l’appartement qui avait été celuide M. Deblain et aussi, à la stupéfaction deMme Gould-Parker, sur la chambre que Félix Bartheyoccupait lorsqu’il venait à la Malle, M. Berton fit monter saprisonnière en voiture et prit place, ainsi que son secrétaire, enface d’elle, après avoir commandé au cocher :

– Où vous savez.

Le magistrat laissait un de ses agents auchâteau comme gardien des scellés ; l’autre avait sauté sur lesiège.

Le fiacre contourna les massifs, franchit lagrille et reprit la route de Vermel.

La nuit était complètement tombée.

Les gens de la maison qui, tous, adoraientleur maîtresse, étaient douloureusement émus ; ils necomprenaient rien à ce qu’ils venaient de voir. Lorsque Pauline leseut mis au courant des causes probables de l’arrestation deMme Deblain, ils jetèrent des cris de colère etd’indignation.

– Ah ! si j’avais su ce que cesgens-là venaient faire ici, répétait le vieux concierge Ternier, jeles aurais écrasés contre ma grille au lieu de les laisser passer.Notre bonne dame, une empoisonneuse ! Les imbéciles !

Quant à Jenny, elle avait immédiatement donnél’ordre d’atteler un coupé. Elle voulait se rendre à Vermel pourvoir le docteur Plemen et télégraphier à M. Barthey qu’ellepartait par le premier train pour Paris et le priait de venirl’attendre à la gare.

Trois quarts d’heure après, la voiture étaitdevant la porte du savant médecin. Il reçut immédiatementMme Gould-Parker.

– Rhéa vient d’être arrêtée, luidit-elle, en entrant dans le cabinet de travail où le valet dechambre l’avait introduite.

Le médecin, qui était venu au-devant de lajeune femme, s’arrêta brusquement pour s’appuyer contre unmeuble.

– Mme Deblainarrêtée ! balbutiait-il. Pourquoi donc ?

– Je l’ignore, mais il me semble, carvous pensez si j’ai cru devenir folle, qu’on l’accuse d’avoirempoisonné son mari !

Erik jeta un cri d’horreur ! Puis, selaissant tomber sur un siège, il gémit :

– Et c’est moi, moi !

– C’est vrai, reprit Jenny, en serapprochant du docteur ; c’est vous qui avez constaté que monbeau-frère… Car j’ai lu votre lettre… Ah ! cela estaffreux !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?

Plemen se releva brusquement, les yeux égarés,méconnaissable.

– Et ma lettre, qu’est-elledevenue ?… demanda-t-il.

– Rhéa l’a brûlée.

– Attendez-moi ici, je cours chez leprocureur de la République.

– Ce n’est pas tout : M. Bertona fait une perquisition à la Malle et a emporté les papiers qu’il atrouvés dans l’appartement de ma sœur, après avoir mis les scelléssur l’appartement de M. Deblain et même sur la chambre deM. Barthey.

– Sur la chambre deM. Barthey ? Dans quel but ?

– Je l’ignore.

– Ah ! il faut que je sache ce quetout cela signifie.

– Je voudrais télégraphier à Paris pourannoncer mon arrivée à M. Barthey. Je prendrai le train denuit, afin d’être demain matin à la première heure chez notrechargé d’affaires.

– Vous avez le temps ; le traindirect ne passe à Vermel qu’à une heure et il en est neuf à peine.Faites votre dépêche ; je vais l’envoyer par un de mesgens.

Il avait conduitMme Gould-Parker à son bureau. Elle y rédigearapidement ce télégramme :

« Félix Barthey, 46, rue d’Offémont,Paris.

« Événement des plus graves. Venezm’attendre à la gare à cinq heures du matin. – JENNY. »

– Là, c’est bien, dit, en s’emparant dela dépêche, le docteur qui avait sonné, Bernard va la porterlui-même.

Et comme son valet de chambre était venu desuite à son appel, il lui remit le télégramme en ordonnant de lefaire expédier sans retard.

– Quant à nous, madame, dit-il ensuite àJenny, du courage, ne perdons pas la tête ! Il n’y a, danstout ceci, qu’une erreur absurde. Comptez sur moi. Je sais oùtrouver M. Duret.

Au même instant, la porte de la pièce s’ouvritbrusquement pour livrer passage à Pauline.

– Madame ! s’écria cette femme, lapolice est dans l’hôtel. Au moment où j’allais y entrer, j’aireconnu M. Babou et le commissaire de police, celui qui étaittout à l’heure au château.

– M. Babou, le juged’instruction ? fit Plemen. Oui, c’est lui que celaregarde ; c’est lui alors que je vais voir le premier.

Il s’élança hors de son cabinet de travail,pour courir sonner à l’hôtel voisin. On lui ouvrit aussitôt.

– Où sont ces messieurs ?demanda-t-il au concierge qui, la physionomie bouleversée, setenait sur le pas de sa loge.

– Là-haut, répondit le brave homme, avecNicolas. Quelle aventure !

Le maître d’hôtel et le concierge étaient lesseuls domestiques que Mme Deblain eût en villedepuis la mort de son mari. Après avoir reçu une généreusegratification, Pierre, le valet de chambre de Raymond, avait étécongédié.

Plemen gravit rapidement l’escalier et trouvade suite celui qu’il cherchait.

Arrêté dans le fumoir qui précédait l’anciennechambre à coucher de M. Deblain, le juge d’instructiondemandait à Nicolas des renseignements sur la topographie del’appartement.

– Pardon, monsieur Babou ; un mot,je vous prie, lui dit Erik.

– Vous, docteur ! fit le magistrattout surpris de cette apparition et se laissant entraîner àl’écart ; savez-vous donc quelque chose de nouveau ?

– Je ne connais que l’arrestation deMme Deblain, répondit le savant ; on vient deme l’apprendre à l’instant, en même temps que votre présence ici,et j’accours bien vite pour vous prémunir contre quelque mépriseépouvantable.

– Une méprise ? Je ne vous comprendspas !

– On me dit que vous accusezMme Deblain d’avoir empoisonné son mari ?

– Oh ! je ne l’accuse pasencore.

– Alors, pourquoi…

– Permettez ! Vous avez constatévous-même que M. Deblain a succombé à un empoisonnement.

– C’est vrai ; mais non pas à uncrime !

– C’est là un point qui regarde lajustice seule.

– Songez donc que j’étais l’ami de cemalheureux, que je suis resté celui de sa veuve. Vous soupçonniezcette malheureuse femme, et c’est moi que vous avez chargé… Vous mefaites jouer là un rôle affreux ! Je vous avoue que si j’avaissu…

– Veuillez vous rappeler que je vous aiproposé de confier l’expertise à votre confrèreM. Magnier.

– C’est vrai ! Ah ! tout celaest épouvantable ! Voyons, monsieur Babou, attendez, n’allezpas plus loin. Mme Deblain n’est pas coupable, ellene saurait l’être.

– Qu’en savez-vous ? Croyez-moi,docteur, vous avez fait votre devoir, laissez-moi remplir lemien.

Et comme le juge d’instruction, après avoirprononcé ces mots d’un ton assez sec, avait fait un mouvement pourrejoindre ses auxiliaires, Plemen lui dit, en le retenant par lebras :

– Encore un instant je vous en conjure.Alors Mme Deblain est arrêtée, mais oùest-elle ?

– À la maison d’arrêt.

– Aux Carmes ?

– Sans doute.

– Cela est horrible ! Comment, surde simples soupçons, cette pauvre femme accoutumée au bien-être, auluxe, va être soumise au régime de la prison !

– La loi ne fait pas de distinction entreles prévenus. Si rien ne confirme mes présomptions, je mettraiMme Deblain en liberté ; dans le cascontraire, elle subira le sort commun. Je n’ai aucun motif pour latraiter avec plus de ménagements que qui que ce soit.

– Je crains, au contraire, que vousn’ayez quelque raison pour être tout particulièrement sévère enverselle.

– Docteur, je ne saurais, commemagistrat, admettre de pareilles insinuations… Vouspermettez ?

Ces mots dits avec morgue, M. Babouquitta brusquement Plemen, qui, après l’avoir suivi quelquesinstants d’un regard de mépris, redescendit l’escalier enmurmurant :

– Et c’est moi qui la leur ai livrée,moi, qui l’aime à donner ma vie pour elle ! Mais commentpeut-on la supposer coupable ? Rhéa en prison !

Et, rentrant chez lui, il se hâta de rejoindreMme Gould-Parker, après avoir donné l’ordre à sonvalet de chambre de faire atteler.

– Je viens de voir le juge d’instruction,dit-il à Jenny ; mais je n’ai rien obtenu de lui. J’ai peurqu’il ne soit ravi de l’occasion qui lui est offerte d’humilier unefemme telle que Mme Deblain. M. Babou n’estpas un malhonnête homme, mais il est vaniteux et sot. De plus, ilne doit pas agir de sa propre autorité ; il est trop prudentpour cela. Il a dû prendre les instructions du procureur général etdu premier président, ou du moins se mettre d’accord avec eux. Ilest évident qu’après avoir interrogé une seule fois votre sœur, ilsera bien forcé de lui rendre la liberté. Il n’y a donc rien àfaire ce soir, si ce n’est de nous assurer queMme Deblain ne manque de rien à la prison desCarmes. Je vais y courir. Je suis très lié avec le directeur de laprison. Il s’empressera, j’en suis certain, de veiller à ce quevotre sœur soit traitée avec tous les égards possibles. Etvous ?

– Moi, réponditMme Gould-Parker, je vous demande l’hospitalitéjusqu’à minuit. Vous pensez bien que je ne veux pas aller à l’hôtelpour rencontrer ces gens-là. Je serai à Paris demain matin, à cinqheures ; je trouverai M. Barthey à la gare, grâce à madépêche, et, dans la matinée, je verrai notre chargé d’affaires.C’est un ami de mon mari ; je lui raconterai ce qui se passe.Je ne doute pas qu’il ne se rende immédiatement chez votre ministrede la justice. Rhéa une empoisonneuse !

– Alors à tout à l’heure.

– Je vous attends.

Ainsi surnommée parce qu’elle avait étéconstruite sur les terrains occupés jadis, avant le décret du 18août 1792, par un couvent, la prison des Carmes était contiguë avecle palais de justice. Les deux édifices communiquaient, ce quiépargnait au moins aux prévenus le hideux transport dans lesvoitures cellulaires et rendait le service plus rapide.

La prison était tout à la fois une maison dedépôt, d’arrêt et d’internement pour les condamnés à des peines demoins de trois mois. De plus, l’une de ses divisions, complètementséparée des autres, était affectée aux femmes, sous la surveillancede sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La laïcisation n’avait pasencore passé par là.

Les magistrats de l’ordre judiciaire et lesdirecteurs des prisons savent, en effet, quelle confiance on peutavoir dans les religieuses. Quelle que soit l’humanité aveclaquelle ces saintes filles remplissent leurs fonctions sipénibles, elles sont à l’abri de toute séduction. Les prévenues lestrouvent toujours douces et compatissantes, mais muettes etincorruptibles. Il est sans exemple que l’une d’elles ait jamaismanqué à ses devoirs. Ces devoirs sont pour les Sœurs affectées auservice des prisons un nouvel acte de foi. On sait s’il en est demême pour les surveillantes laïques !

Le directeur des Carmes, M. Crosnier,ancien officier, était un vieux fonctionnaire, excellent homme, queles divers changements de ministère n’avaient pas atteint. Il étaitlà depuis déjà une douzaine d’années et connaissait toutVermel.

Aussi n’avait-il pu revenir de sa surprise,lorsque le commissaire central lui avait amenéMme Deblain, en lui transmettant l’ordre deM. Babou de la tenir au secret le plus absolu. Il n’en avaitpas moins obéi, mais il s’y était pris avec toute l’humanitépossible, et il venait à peine de rentrer dans son cabinet, aprèsavoir veillé lui-même à l’installation de sa nouvelle pensionnaire,quand on lui annonça Plemen, qu’il connaissait de longue date.

Il le reçut immédiatement et lui dit, envenant à sa rencontre :

– Je me doute bien, mon cher docteur, dece qui me vaut l’honneur de votre visite. Vous étiez très lié avecles Deblain ; que se passe-t-il donc ? Certains bruitsétaient venus jusqu’à moi, mais-je ne m’attendais certes pas àl’arrestation de la veuve de votre ami.

– Cette arrestation, mon cher directeur,ne m’a pas moins étonné que vous-même, répondit Erik, et, demain,la ville tout entière en éprouvera une vive indignation.M. Babou, que je viens de voir, soupçonneMme Deblain d’avoir empoisonné son mari.

– Il est réellement mortempoisonné ?

– J’en ai la certitude, puisque c’est moiqui ai eu le malheur, ne soupçonnant guère quelles seraient lesconséquences de mon expertise, de constater cet empoisonnement.Mais est-ce à dire pour cela que Mme Deblain estcoupable ? À moins que Deblain ne se soit suicidé, sa mort nepeut être que le fait d’une imprudence de l’un de ses gens.L’instruction éclaircira facilement ce mystère ; mais, enattendant, voilà cette malheureuse en prison préventive, peut-êtrepour longtemps. Comment supportera-t-elle les tortures morales etphysiques de cette détention ?

– Rassurez-vous tout d’abord et rassurezles siens en ce qui touche le côté matériel.Mme Deblain sera traitée ici avec tous les égardset tous les ménagements que mes devoirs me permettent d’avoir pourelle. Je me suis gardé de la soumettre aux mesures blessantes dontje suis souvent contraint d’user à l’égard des prévenus. Je lui aiépargné l’humiliation de la fouille, et je l’ai conduite moi-mêmedans une chambre de l’infirmerie, qui justement était libre et oùelle ne manquera de rien.

– Je vous remercie sincèrement.

– De plus, Mme Deblaincommandera elle-même ses repas et fera venir le linge et lesvêtements qu’elle voudra. Enfin, je l’ai spécialement recommandée àcelle de nos religieuses que j’ai commise à sa garde : sœurSainte-Anne. C’est une femme intelligente et bien élevée ;elle couchera dans une pièce voisine, afin de pouvoir accourir àson premier appel, et nul de mes surveillants, sauf aux heuresréglementaires de l’inspection, ne pénétrera dans sa cellule. Sadétention, d’ailleurs, ne pourra durer bien longtemps.

– Je ne sais comment vous exprimer toutema gratitude.

– Je ne fais que mon devoir.

– Dans quel état d’esprit étaitMme Deblain ?

– Elle m’a paru plus humiliée, plusindignée qu’affectée. Lorsque je l’ai laissée aux mains de sœurSainte-Anne, il n’y a que quelques instants, elle étaitparfaitement calme.

– Allons, il est encore heureux que cettepauvre amie ait affaire à un homme tel que vous ! Oh !c’est une femme énergique et qui ne se laissera pas abattre. Encoremerci, cher monsieur Crosnier ! Si vos fonctions vous lepermettent, faites savoir à Mme Deblain que sesamis ne l’abandonnent pas.

Et, après avoir serré dans ses mains brûlantescelles du directeur de la prison, le docteur Plemen en prit congépour rejoindre bien vite Mme Gould-Parker.

Au moment où son coupé s’arrêtait devant saporte, il reconnut le juge d’instruction et ses auxiliaires quisortaient de l’hôtel Deblain.

Après une perquisition sommaire dans lesappartements du premier étage, perquisition qui n’avait donné aucunrésultat intéressant, M. Babou s’était contenté de faireapposer les scellés sur toutes les ouvertures de ces appartements,ainsi que sur les portes et les fenêtres de la cuisine et surcelles de la salle à manger.

Il se promettait de poursuivre cette opérationd’une façon plus complète après avoir interrogéMme Deblain, ce que la loi lui commandait de fairedans les vingt-quatre heures.

À une heure du matin, un peu rassurée sur lesort de sa sœur, Jenny prit le train-poste pour Paris. Quelquesinstants plus tard, Plemen, qui l’avait conduite à la gare,rentrait chez lui, où, seul, ne craignant plus sans doute de trahirses impressions, il s’écriait d’une voix étranglée, en se jetantdans un fauteuil :

– Et c’est moi qui suis la cause de toutle mal ! Ah ! je le jure bien, ils ne la condamnerontpas, dussé-je payer son salut de ma vie. Si cela arrive, ilsn’auront pas un docteur Plemen pour découvrir le poison dont je meserai servi !

Chapitre 5PRISON PRÉVENTIVE

Si laphysionomie de Mme Deblain exprimait encore plusd’indignation que de douleur, au moment où le commissaire de policel’avait remise entre les mains du directeur de la prison, c’estqu’il s’était fait tout un travail dans son esprit, pendant que lavoiture de M. Berton la transportait de la Malle à Vermel.

Sous le coup de l’horrible accusation dontelle était l’objet, et profondément humiliée de l’effet qu’allaitproduire son arrestation dans cette ville où elle avait été aupremier rang, Rhéa s’était tout d’abord affaissée dans le fond dufiacre, en face de ces deux hommes qui, du moins, respectaient sasituation en gardant le silence, et peut-être s’était-elle imaginé,par instants, qu’elle faisait un épouvantable rêve ; maisbientôt sa nature énergique avait repris le dessus.

Elle s’était dit alors qu’elle devait mettresur son visage un masque impénétrable, qu’une femme de son rang nepouvait solliciter la pitié de qui que ce fût par le spectacle deson désespoir, et elle s’était rapidement armée de tant de calmeque, quand la grille de la prison s’ouvrit pour laisser rouler lavoiture sous la voûte sonore, elle eut la force de ne pastressaillir. Le commissaire de police ne sentit pas sa maintrembler, lorsqu’elle s’appuya sur son bras pour mettre pied àterre.

Ce fut même d’une voix assurée que, quelquesminutes plus tard, elle répondit aux questions que lui adressaM. Crosnier, dans le but de constater son identité, avant del’inscrire sur son registre d’écrou.

C’est également d’un pas ferme que lamalheureuse gagna la petite chambre qui allait lui servir decellule, et d’un mouvement gracieux de la tête, elle accepta lagarde de sœur Sainte-Anne, puis salua le directeur de la prison,lorsqu’il disparut avec la religieuse.

Mais quand, après avoir entendu la porte de saprison se refermer, elle se vit seule dans cette pièce auxmurailles blanchies à la chaux, meublée seulement d’un lit de fer,véritable couche d’hôpital, d’une table, de deux chaises de paille,et éclairée par un bec de gaz qu’un épais verre lenticulairedéfendait à l’intérieur et qu’on pouvait éteindre du dehors, toutse révolta en elle : ses instincts de femme élégante, sonorgueil, sa terreur de l’isolement !

Elle ne put retenir un cri de dégoût autantque d’épouvante.

À ce cri, sœur Sainte-Anne, qui veillait dansle couloir, ouvrit le guichet de la porte et lui demanda si elleavait besoin de quoi que ce fût ; maisMme Deblain, faisant un nouvel appel à son énergie,lui répondit non, et elle s’étendit tout habillée sur le litsordide, pour étouffer ses sanglots.

Elle était là depuis déjà plus d’une heure,s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans ses idées, se demandantpourquoi elle était prisonnière, car elle ne pouvait supposerqu’elle fût soupçonnée d’avoir commis un crime. Sonexclamation : « Est-ce qu’on croit que c’est moi qui aiempoisonné M. Deblain ! » lorsque le commissaire depolice s’était présenté devant elle à la Malle, n’avait été qu’uncri d’indignation. Elle ignorait que, sur le mandat d’arrêt exécutécontre elle, figurait, conformément à la loi, l’énonciation desmotifs de son arrestation : elle ne l’avait pas lu.

Elle était donc là, disons-nous, ne se rendantcompte que vaguement de sa situation, sentant, en quelque sorte, laraison lui échapper, la tête enfoncée dans ses bras croisés,lorsqu’elle sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule, pendantqu’une douce voix lui disait :

Ayez du courage, madame.

Elle se redressa brusquement.

C’était la religieuse, entrée sans qu’elle eûtentendu ouvrir la porte.

Sœur Sainte-Anne était une femme d’unecinquantaine d’années, sur les traits émaciés de laquelle il étaitaisé de lire toute une existence de sacrifices et de bonté.

– Vous ? s’écria la prisonnière.Oh ! merci ! merci ! J’ai peur !

– Ne vous laissez pas abattre, repritavec bienveillance la sainte fille. Vous devez être brisée defatigue. Couchez-vous, Oh ! vous le pouvez sans crainte, c’estmoi-même qui ai tout préparé ici, et je ne vous laisserai manquerde rien. Dieu ne veut pas que ses créatures s’abandonnent jamais audésespoir ! Priez-le et vous serez consolée.

Sans mot dire, Mme Deblainfixait son interlocutrice de ses grands yeux pleins de larmes.

– Voulez-vous que nous priionsensemble ? demanda sœur Sainte-Anne.

– Je suis protestante, murmura la jeunefemme.

– Il ne m’appartient pas de juger votrefoi. Notre Dieu n’est-il pas le même, plein de miséricorde,écoutant toujours celui qui l’implore ? Prions !

La religieuse prit la main de Rhéa ;elles s’agenouillèrent toutes deux.

Peu d’instants après, la veuve de Raymond,calme et reconnaissante, se releva, puis, aidée de sa gardienne,elle se mit au lit pour sa première nuit de prison.

Les heures, hélas ! allaient se succéderpour elle sans lui apporter le repos.

Dès que la malheureuse se vit seule denouveau, elle ferma les yeux, appelant le sommeil, mais en vain.Les moindres événements de cette atroce journée hantaient sonesprit avec une telle obsession qu’elle ne pouvait les oublier.

Elle se demandait ce qu’était devenue sa sœur,ce qu’allaient penser ses amis, quel serait le désespoir de sonpère et de son excellente mère à la nouvelle de son arrestation,quel était enfin le rôle du docteur Plemen ?

Est-ce qu’on allait l’abandonner dans soninfortune ?… De quoi l’accusait-on ? D’avoir tué sonmari, peut-être ! Oui, ce devait être de ce crime, puisqueM. Deblain était mort empoisonné. Empoisonné !Comment ? par qui ? Il n’avait pas d’ennemis. Unaccident, sans doute ! Mais si on ne pouvait découvrir lescauses de cette fin subite, comment se défendrait-elle ? Quiavait osé la soupçonner ?

Elle cherchait et ne trouvait pas.Mme Dusortois ? Elle savait bien que sa tantene l’avait jamais aimée, mais de là à la croire coupable d’uneaussi monstrueuse action, il y avait loin ! Est-ce que lafortune dont elle était l’héritière avait encore augmenté toutesces jalousies mesquines qui l’entouraient depuis son arrivée àVermel ? Ah ! cette fortune, elle n’en voulait riengarder ! Est-ce qu’elle ne devait pas être un jour plus richeque ne l’avait jamais été M. Deblain ? Ne le savait-onpas ?

Pourquoi lui voulait-on autant de mal, à ellequi n’avait jamais fait que du bien à tout le monde ?

Elle pressentait qu’on lui reprocherait sonélégance, son luxe, ses fêtes, dont tout Vermel s’était disputé lesinvitations, et cela lui rappelait ses triomphes, sa courd’adorateurs, son existence de plaisirs et la bonté de sonmari.

C’est vrai, Raymond était mort dans la chambrevoisine de la sienne ; il avait dû crier, demander du secours.Croirait-on jamais qu’elle ne l’avait pas entendu, qu’elle n’avaitpu l’entendre ! Que répondrait-elle ? Alors elle étaitperdue ! Ah ! cela était horrible !

Et des heures interminables se passèrentainsi, soit qu’elle fût éveillée, soit que, succombant à lafatigue, elle sommeillât !

Si elle ne dormait point, la réalité sedéroulait devant elle, terrible, inexorable ; si elles’assoupissait, le cauchemar l’oppressait de sesépouvantements.

Cependant, vers la fin de la nuit, elle finitpar trouver un peu de repos, mais pour jeter un cri d’horreurquand, ouvrant les yeux au point du jour et se retrouvant danscette chambre misérable, elle se souvint.

Heureusement que sœur Sainte-Anne arrivaaussitôt.

Après l’avoir rassurée, calmée, la religieusel’aida à s’habiller et la força, vers dix heures, de prendre unléger repas ; puis elle se chargea de faire demander à l’hôtelDeblain ou à la Malle tout ce qui lui était nécessaire.

Ces détails de la vie matérielle enlevèrent unpeu la pauvre femme aux angoisses de sa situation et, cédant auxavis de sa consolatrice, elle commençait à reprendre courage,lorsque le directeur de la prison entra dans sa chambre, aprèsavoir frappé discrètement, et lui dit :

– Madame, M. le juge d’instructionm’envoie l’ordre de vous faire conduire près de lui.

– Ah ! tant mieux, s’écria-t-elle,tant mieux ! Tout, plutôt que cette incertitude qui me rendfolle !

Elle se coiffa rapidement, s’enveloppa dans unmanteau et suivit M. Crosnier au greffe.

Là, le directeur des Carmes la confia augendarme qui attendait, en recommandant à cet homme d’être remplid’égards pour sa prisonnière.

Quelques instants plus tard, après avoir suivile couloir qui mettait en communication la prison et le palais dejustice, Mme Deblain arriva au premier étage, surle seuil d’une espèce de vestibule qui servait d’antichambre aucabinet de M. Babou.

Il s’y trouvait une demi-douzaine d’individus,hommes et femmes, gens du peuple, assis sur des bancs de bois. Desprévenus, sans doute, dont les regards curieux et moqueurs sefixèrent aussitôt sur elle.

Rhéa hésitait à avancer.

– Voulez-vous que nous restions ici,madame ? lui demanda le gendarme, en s’apercevant de sontrouble.

Oui, je vous en prie, répondit-elle ;merci !

La malheureuse s’appuya sur la balustrade depierre de l’escalier, pendant que son gardien allait et venait,faisant résonner ses talons sur les dalles du palier.

La veuve de Raymond attendait ainsi depuisprès d’une heure, sa voilette baissée sur son visage, et ellecomprenait que c’était là une première humiliation queM. Babou lui infligeait bien gratuitement, lorsqu’elleentendit une voix qui appelait :

– La femme Deblain !

À cette façon grossière de la désigner,l’Américaine sentit le rouge lui monter au front ; néanmoins,s’avançant d’un pas assez ferme, elle franchit le seuil du cabinetdu juge d’instruction.

Le gendarme était resté dehors. La porte de lapièce se referma aussitôt.

Elle était en présence de celui qui tenait sonsort entre ses mains.

Renversé dans son fauteuil, les jambescroisées, roulant entre ses gros doigts, aux ongles en deuil, sachaîne de montre, la physionomie railleuse, le magistrat daignasaluer à peine, légèrement, de la tête, en disant à cette femmechez laquelle il était allé en visiteur, qu’il avait vue entouréed’hommages :

Vous pouvez vous asseoir. Ôtez votrevoile.

Rhéa obéit et prit un siège. Le dégoût et lacolère lui soulevaient le cœur. Elle pressentait que cet hommen’était pas seulement un juge mais encore un ennemi.

Sa prisonnière assise et le visage découvert,M. Babou la fixa pendant quelques secondes, comme pourexpérimenter sur elle la toute-puissance de son regard mauvais etfaux ; mais, la jeune femme ne se troublant pas, il se décidaà lui demander :

– Votre nom, vos prénoms, votreâge ?

– Je suis née à Philadelphie et j’aivingt-deux ans, répondit-elle sèchement. Quant à mon nom, vous nepouvez l’ignorer puisque vous m’avez fait arrêter. J’ai hâte desavoir pour quels motifs.

– Vous êtes ici pour me répondre et nonpour m’interroger. Je vous préviens que mon greffier transcrittextuellement vos moindres paroles.

– Je m’appelle Marie-Rhéa Panton.

– À quelle époque êtes-vous devenueMme Deblain ?

– Il y a près de trois ans, pendant unséjour que M. Deblain a fait chez mon père, àPhiladelphie.

– M. Deblain est tombé dans unguet-apens que vous lui avez tendu de complicité avec votre oncle,un certain clergyman Jonathan Thompson.

– Je ne comprends pas ce que vous voulezdire. M. Deblain m’a épousée parce qu’il m’aimait. Il n’ajamais été contraint de me donner son nom. Ceux qui racontent celasont des calomniateurs et des sots.

– Je vous engage à ménager vosexpressions ! Ah ! votre réponse ne m’étonne pas. Vousdevez tenir fort peu à ce qu’on connaisse les circonstances danslesquelles s’est fait votre mariage, en plein air, dans le jardind’une auberge, et que vous avez dû régulariser à la légation deFrance pour qu’il ait quelque valeur. Il n’en est pas moins acquispour la justice que M. Deblain a donné dans un piège. Il s’estensuite conduit en galant homme. Quelle est la situation de fortunede votre père ?

– M. Panton est plus riche qu’aucundes négociants de Vermel. Ainsi que ma sœur, femme du ColonelGould-Parker, attaché militaire à notre ambassade en France, j’aieu un demi-million de dot.

– Vous avez toujours manifesté le désird’habiter Paris, et c’est pour atteindre ce but que vous avezpoussé votre mari à se présenter à la députation. M. Deblain acédé à cette fantaisie comme il avait obéi, par faiblesse, à toutesvos fantaisies précédentes. Cette dernière devait lui être fatale,car c’est lorsque vous avez prévu son échec que vous avez songé àvous défaire de celui qui ne pouvait réaliser votre rêve d’ambitionet de liberté.

– Alors vous m’accusez d’avoir tué monmari ?

– C’est de ce crime dont vous êtesprévenue. Vous avez avoué vous-même votre culpabilité en vousécriant, lorsque M. Berton s’est présenté à la Malle pour vousmettre en état d’arrestation : « Croit-on que c’est moiqui ai empoisonné M. Deblain ! » Or, puisque vousn’aviez pas lu mon mandat d’arrêt, comment saviez-vous à quel genrede mort votre mari avait succombé ?

À cette question Rhéa baissa la tête. Nepouvant parler de la lettre que lui avait écrite le docteur Plemen,elle comprenait que ses paroles, rapportées par le commissaire depolice au juge d’instruction, étaient accablantes.

– Ah ! vous ne répondez pas ?reprit d’un ton narquois M. Babou.

– J’ai jeté ce cri au hasard !balbutia la pauvre femme.

– Et il s’est trouvé que le hasard vous afait dire la vérité. Le jury appréciera. Nous trouverons là,probablement, bien d’autres preuves.

Le magistrat pianotait de ses gros doigts surle coffret où, la veille, M. Berton avait placé les papierssaisis à la Malle, dans la chambre à coucher deMme Deblain.

– Ce coffret ne renferme que des lettresintimes, observa Rhéa ; M. le commissaire de police m’aaffirmé que vous ne l’ouvririez qu’en ma présence et avec monautorisation.

– Sans doute ; mais, si vous nem’autorisez pas à lire ces papiers, j’en référerai à qui de droitet la justice passera outre. Vous feriez mieux de compléter vosaveux involontaires en nommant votre complice.

– Mon complice !

– Oui, votre complice :M. Félix Barthey.

– M. Félix Barthey ! D’abordcomment aurais-je un complice puisque je n’ai rien à mereprocher ? Ensuite, pourquoi M. Barthey ?

– Je n’ignore rien de votre conduitedepuis votre arrivée à Vermel. Votre mari était faible,aveugle ; vous ne l’aimiez pas et vous avez débuté par fairedu docteur Plemen un serviteur soumis ; puis bientôtM. Barthey, qui habitait Paris, Paris où vous vouliez vivre, aremplacé…

– Ah ! monsieur, j’hésitais à vouscomprendre. Ce que vous dites là est une infamie ! Je necroyais pas qu’il existât un pays où la loi permît à un homme,quelles que fussent ses fonctions, d’insulter une femme !

Mme Deblain s’était levée, deséclairs d’indignation dans les yeux.

À ce mouvement M. Babou demeura uninstant interdit et son greffier, ébahi, cessa d’écrire.

Mais le juge d’instruction, se remettant bienvite, reprit :

– Toute cette comédie-là ne me surprendpas, je m’y attendais. Oui, M. Barthey, votre amant !

– Assez, monsieur, s’écria l’Américaine,assez ! Je ne suis pas aussi étrangère que vous le pensez auxlois de la France ; je sais que la torture y est abolie depuislongtemps, Alors pourquoi m’infliger le supplice d’être interrogéeainsi que vous le faites ?

– Madame !

– Je vous jure, monsieur, que ces parolessont les dernières que je vous adresserai. Désormais, vous mequestionneriez vainement, je ne vous répondrais plus. Faites de moice que vous voudrez. Mon ambassadeur est peut-être en ce momentmême chez votre ministre de la justice. Un jour viendra où vousaurez à rendre compte de votre conduite envers une femme sansdéfense que vous avez le droit de poursuivre, puisque vous lacroyez coupable, mais à laquelle il était de votre devoird’épargner les outrages. C’est seulement devant mes juges que jem’expliquerai ou qu’on s’expliquera pour moi. À vous, plus un mot,plus un seul !

Rhéa avait dit tout cela avec une telledignité, la résolution était si énergiquement peinte sur sonvisage, que M. Babou en demeurait confondu ; non pasqu’il pensât, dans son esprit étroit et vaniteux, qu’il eût lemoindre tort, mais tout simplement parce qu’il ne s’attendait pas àune semblable révolte.

– Ah ! vous ne me répondrez plus,dit-il enfin, de son ton nasillard. Eh bien ! nous verrons. Laprison préventive et le secret en ont réduit d’autres que vous.Dois-je continuer votre interrogatoire ?

Mme Deblain fit, de la tête,un mouvement négatif.

– Soit ! dit le juged’instruction.

Et, s’adressant à son greffier, ilcommanda :

– Faites signer la prévenue.

La jeune femme s’approcha de la table duscribe et, après avoir jeté un coup d’œil sur les feuilles que cethomme lui tendait, elle traça rapidement ces mots au bas de l’uned’elles :

« Lorsque cet interrogatoire mentionneraexactement toutes mes réponses, je le signerai. »

Cela fait, elle se dirigea vers la porte de lapièce.

M. Babou, furieux,sécria :

– Je vous défends de sortir. Ah !vous ne voulez pas parler !

Il s’était mis à écrire et, lorsqu’il eutterminé, il ordonna à son greffier d’appeler le gendarme qui avaitamené Mme Deblain.

Cet homme entra immédiatement.

– Reconduisez la prévenue en prison, luidit-il, et remettez cette lettre à M. Crosnier. Ah ! vousne voulez pas parler !

Rhéa affecta de ne point entendre cette phrasemenaçante et sortit en baissant son voile.

Chapitre 6DE L’INFLUENCE JUSQU’ALORS IGNORÉE DU VERT VÉRONÈSE SUR L’HONNEURD’UN PEINTRE

SiM. Babou n’avait été que ce qu’il était réellement : unhonnête homme et un magistrat incapable de manquer sciemment à laprobité professionnelle, il est certain que l’indignation deMme Deblain l’aurait ému ; malheureusement,enfant du peuple, élève besogneux, n’ayant franchi chacune desstations de sa carrière que pas à pas, à force de travail ;sans autre fortune que ces émoluments ridicules qu’on donne enFrance à ceux qui doivent rendre la justice, et d’un tempéramentnaturellement envieux, il avait la haine aveugle de tous lesparvenus pour les gens nés dans une condition supérieure. De plus,bien que laborieux et suffisamment érudit comme légiste, il étaitd’une intelligence moyenne et, avec cela, jaloux de son autorité,entêté et d’une ambition sans bornes.

Comme juge, il avait été à peu près à saplace ; pour les fonctions délicates qu’il remplissait, ilmanquait tout à la fois de finesse, de coup d’œil et desavoir-vivre.

Aussi ne vit-il dans la révolte deMme Deblain qu’une comédie commune à tous lesprévenus ; dans ses paroles, qu’un outrage à son caractère, etdans son serment de ne plus lui répondre, qu’une menace sansportée, qui ne tiendrait pas devant l’isolement de la prison.

C’est dans cette conviction qu’il avaitimmédiatement écrit au directeur des Carmes, pour lui renouvelerl’ordre de tenir sa pensionnaire au secret le plus rigoureux.

Néanmoins, la conscience un peu troublée,M. Babou crut devoir se rendre chez son procureur général pourlui faire part de ce qui venait de se passer entreMme Deblain et lui.

– Oh ! l’attitude de cette femmeétait à prévoir, répondit M. Lachaussée ; elle devaitavoir toutes les audaces. C’est une raison pour mener rondementvotre instruction, qu’elle se refuse à parler ou qu’elle se décideà répondre. Ne perdez pas un instant pour faire chez elle toutesles perquisitions nécessaires. Si vous apprenez quelque chose denouveau, vous me télégraphierez à Paris, car j’y suis appelé par legarde des sceaux, très probablement à la suite de quelque visite duministre des États-Unis, à la sollicitation deMme Gould-Parker. Je partirai ce soir et profiteraide ce voyage pour m’assurer que toutes les mesures de surveillanceont été prises à l’égard de ce Félix Barthey, dont la complicité nefait pas un doute pour moi.

Tout à fait rassuré par cette communautéd’idées entre son chef hiérarchique et lui, M. Babou fit direà M. Crosnier qu’il enverrait prendreMme Deblain le lendemain matin vers dix heures,pour assister aux perquisitions qu’il voulait opérer en sa présenceà la Malle ; mais Rhéa répondit au directeur de la prisonqu’il faudrait alors l’emmener de force, car elle se refusait àaccompagner le juge d’instruction, et celui-ci dut se décider à serendre au château sans elle.

Il partit le jour suivant avec son greffier,le commissaire de police et un serrurier qu’il avait requis,prévoyant qu’il pourrait avoir besoin de ses services.

Arrivé à la Malle et après s’être fait ouvrirau nom de la loi, car le brave concierge du château avait fait lesourd, résolu qu’il était à laisser sa grille fermée, M. Babouvisita d’abord l’appartement de Mme Deblain ;mais rien ne lui ayant paru mériter là un long examen, il fitenlever les scellés posés la veille sur la chambre deM. Barthey et la fouilla soigneusement.

C’était une grande pièce coquettement tenduede cretonne granitée à fleurs multicolores, avec un large lit decuivre et des meubles d’érable : une armoire à glace à troispanneaux, une bibliothèque composée, en majeure partie, de livressur la chasse, la pêche, le canotage et de romans nouveaux, puisune table chargée de brochures et de croquis. Vraie chambre d’ami àla campagne, toujours prête à recevoir son hôte.

Cette pièce était suivie d’un cabinet detoilette où le juge d’instruction remarqua de suite, sur l’un dessièges, un costume en molleton blanc, qui, bien certainement,devait être le vêtement de travail du peintre, car il portait, çàet là, quelques taches de diverses couleurs.

– Décidément, se dit le juged’instruction, M. Barthey était bien là comme chez lui.

Mais, ni dans les tiroirs de la toilette niailleurs, rien d’intéressant au point de vue de l’instruction, etle magistrat se retirait, assez déconfit de l’inutilité de sesrecherches, lorsqu’en revenant sur ses pas et en traversant lapremière des deux chambres, il eut l’idée de soulever le tapisrecouvrant la table de travail.

Il s’aperçut alors qu’il existait à ce meubleun large tiroir. Comme il était fermé à clef, il donna l’ordre auserrurier de l’ouvrir, ce que cet homme n’exécuta pas sans quelquesdifficultés, car il avait affaire à une serrure de sûreté.

Cependant il y parvint, et M. Babou sehâta de fouiller ce tiroir, au fond duquel, sous des lettres et desnotes qu’il réunit pour les emporter, il découvrit une boîte demétal, ronde, de dix centimètres de diamètre et haute de cinqcentimètres, sur la couverture de laquelle était une étiquette àdemi déchirée, mais où on pouvait encore lire, sur la partiedemeurée intacte : « Vert Véronèse. »

– Vert Véronèse, épela le magistrat,ignorant comme une carpe à propos de tout ce qui touchait aux arts.Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il avait ouvert la boîte. Elle était à moitiéremplie d’une poudre verte.

– Cela lui sert peut-être pour faire unecouleur spéciale, se dit-il. Enfin, nous verrons. Eh !eh ! qui sait ?

Il joignit cette boîte aux divers papiersqu’il avait trouvés dans le tiroir, et comme cette découverte luirappelait que Barthey était peintre, il demanda au conciergel’endroit où l’artiste travaillait ordinairement.

Contraint d’obéir, le père Ternier fittraverser le parc à ses hôtes forcés, pour les conduire derrière lethéâtre, dans une salle qui servait tout à la fois de foyer etd’atelier.

C’était une grande pièce dont l’ameublement,fort élégant, trahissait sa double destination.

Contre les murs, trois ou quatre grandesarmoires à glace, des toilettes de marbre, des paravents japonais,de larges et bas divans ; sur le sol, d’épais tapis ; surles murailles, de superbes tentures ; puis des consoles et desbahuts chargés d’objets d’art, une immense volière pleine d’oiseauxdes colonies qui vivaient là dans l’atmosphère de leurs forêtsvierges, et enfin deux ou trois chevalets avec des tableauxrecouverts d’étoffes légères pour les préserver de lapoussière.

M. Babou s’empressa de faire enlever cesétoffes, et l’une de ces toiles le frappa aussitôt.

C’était un portrait deMme Deblain, de grandeur naturelle. La tête étaitcomplètement terminée et d’une ressemblance frappante ; maisle peintre semblait être revenu sur une idée première à l’égard duton de la toilette, car, malgré le grattage qui avait été fait, ilétait facile de reconnaître que la robe avait d’abord dû être rougeet que l’artiste avait laissé là son travail. Pourquoi ?

Le juge d’instruction pensa que c’était sansdoute la mort de M. Deblain qui l’avait interrompu, et aprèsavoir ouvert et fouillé tous les meubles, où il ne découvrit riend’intéressant, il se décida à quitter la Malle sans pousser plusloin ses perquisitions.

Il était trois heures de l’après-midi.

Moins d’une heure plus tard, M. Babouentrait dans le cabinet du procureur de la République et luidisait, en ouvrant la petite boîte de métal qu’il avait rapportéede la Malle :

– Je crois maintenant queMme Deblain sera moins arrogante.

– Qu’est-ce que cela ? fitM. Duret, en prenant un peu de la poudre verte au bout dudoigt.

– Tout simplement de l’arséniate decuivre, ainsi que vient de le reconnaître sans une seconded’hésitation M. Planat, le pharmacien, un chimiste de premierordre, selon le docteur Plemen lui-même. De l’arséniate de cuivre,un poison foudroyant ! Et c’est au fond d’un tiroir, dans lachambre de M. Barthey, à la Malle, que je l’ai trouvé. Vouscomprenez ?

– C’est assez clair. Quedécidez-vous ?

– L’arrestation de ce Félix Barthey, etje vous prie de prendre des réquisitions dans ce sens.

– Elles sont toutes prises ; je vousapprouve complètement.

– Je vais lancer contre lui un mandatd’arrêt qui sera exécuté demain, au point du jour.

Au moment où le juge d’instruction prononçaitces mots, le garçon de bureau attaché au cabinet de M. Duretouvrit la porte de cette pièce et remit au magistrat la carte d’unvisiteur qui demandait à le voir pour affaire urgente.

– M. Félix Barthey ! fit leprocureur de la République, après avoir jeté les yeux sur cettecarte et en la passant à M. Babou.

– Ah ! par exemple, s’écria cedernier, voilà qui est audacieux !

– Non pas, c’est tout naturel, aucontraire. M. Barthey ignore vos soupçons et sait queMme Deblain est arrêtée ; il ne pouvait doncfaire autrement que d’accourir. En ne donnant pas à sa maîtressecette preuve d’intérêt, il se serait en quelque sorte dénoncélui-même.

– Vous avez raison. Eh bien !recevez-le et gardez-le seulement quelques minutes.

– Puis je vous l’enverrai.

– Oh ! ce sera inutile !

Et M. Babou, qui avait souligné cetteréponse de l’un de ses mauvais sourires, s’empressa de sortir pourse rendre dans son cabinet.

Dans le vestibule, il croisa l’artisteparisien, mais il passa si vite que celui-ci ne le reconnut mêmepas. D’ailleurs, l’huissier lui annonçait en même que le procureurde la République avait donné l’ordre de l’introduire chez lui.

Dès qu’il fut en présence de M. Duret,qui s’inclina en lui offrant du geste un siège, M. Barthey luidit :

– Monsieur, j’ai été informé ce matin àParis par Mme Gould-Parker de l’arrestation deMme Deblain, et je viens vous demander, à propos decet événement inexplicable, les renseignements que vous croirezpouvoir me donner. Vous devez penser quelle est l’émotion de tousles amis de cette charmante femme ! De quel crime lasuppose-t-on coupable ?

– Mais, monsieur, de l’empoisonnement deson mari, répondit sèchement le magistrat.

– Oh ! non, j’ai mal entendu, malcompris ! Mme Deblain, uneempoisonneuse !

– Une instruction est ouverte, et je puisvous dire que le résultat des perquisitions faites à l’hôtelDeblain, en ville, et à la Malle, est accablant pour elle et soncomplice.

– Son complice !Mme Deblain a tué son mari et elle a uncomplice ! Véritablement, je crois rêver. Quel est donc cecomplice ?

– Sur ce point, je dois garder lesilence. L’affaire est entre les mains de M. le juged’instruction. Si vous voulez le voir, peut-être vous en dira-t-ildavantage.

– Je l’espère et vous demande lapermission de vous quitter.

– Faites, monsieur.

Le peintre salua et se hâta de sortir pour serendre chez M. Babou ; mais, au moment où il se dirigeaitvers le cabinet de ce magistrat, que venait de lui indiquer l’undes gardes du palais, il se trouva tout à coup en face d’unbrigadier de gendarmerie qui lui demanda :

– Monsieur Félix Barthey ?

– Oui, répondit-il.

– Alors, monsieur, au nom de la loi, jevous arrête ! Voici le mandat d’arrêt que je suis chargéd’exécuter contre vous.

Ah ! le complice, c’est moi !Voyons.

Il avait pris des mains du sous-officier lafeuille de papier que cet homme lui tendait. Lorsqu’il l’eutparcourue, il la lui rendit en disant :

– Oui, c’est bien moi ! Décidément,tous ces gens-là sont fous ou stupides. Est-ce que je ne puis voirle juge d’instruction de suite ?

– J’ai l’ordre de m’assurer de votrepersonne et de vous conduire à la prison des Carmes.

– Alors, à la prison ! J’ai étésoldat, moi aussi, comme vous voyez – il montrait à sa boutonnièrele ruban de la médaille militaire, – et je comprends que vousn’obéissiez qu’à votre consigne.

Et comme, sans doute pour faire du zèle, legendarme qui accompagnait son chef semblait disposé à le prendre aucollet, l’artiste parisien ajouta, en haussant lesépaules :

– Oh ! ne craignez rien, mon brave,je n’ai pas l’intention de vous échapper. C’est vraiment tropodieux et surtout trop bête ! Vous pouvez répéter cela à quivous voudrez. Allons, en route !

Cinq minutes plus tard, Félix Barthey étaitécroué ainsi que l’avait été, l’avant-veille,Mme Deblain.

En prenant possession de la chambre à peu prèshabitable du quartier des hommes, où M. Crosnier l’avait faitconduire, le peintre, une fois seul, demeura bien un peu abattu,mais cela ne dura qu’un instant.

C’était un garçon énergique dans toutel’acception du mot ; de plus, il ne pouvait supposer que sadétention durerait longtemps. Il lui suffirait, pensait-il, decomparaître devant le juge d’instruction pour lui prouver sonerreur. Or il connaissait assez la loi pour savoir qu’il seraitinterrogé dès le lendemain. Il ne s’agissait donc que d’unemauvaise nuit à passer. Pendant la guerre, il en avait vu de plusterribles.

De l’humiliation, il n’en éprouvait aucune,sachant bien qu’à la nouvelle de son arrestation, ses amis nedouteraient pas un seul instant de lui. Ce juge d’instruction étaitvraiment trop idiot, et il serait suffisamment puni par laconfusion que lui causeraient les suites de cette étrangeaventure.

Quant au procureur de la République, quis’était joué de lui en le gardant dans son cabinet, comme il eûtagi envers un visiteur, tandis que M. Babou prenait sesmesures pour s’assurer de sa personne, Barthey se promettait de nepas l’oublier.

Ce qui seulement tourmentait l’artiste,c’était de songer que Mme Deblain était sous lesverrous, elle aussi. Comment acceptait-elle cette horriblesituation ? Comment cette jeune femme, accoutumée aubien-être, au luxe le plus raffiné, à toutes les délicatesses del’existence, allait-elle supporter cet emprisonnement ?

Ces pensées seules ne lui permirent que derares moments de repos, et le lendemain, vers midi, lorsque ledirecteur des Carmes lui apprit qu’il allait être conduit chez lejuge d’instruction, il fut prêt en une seconde. Il hâta même sibien le pas, une fois en route pour le palais de justice, que legendarme qui l’escortait put croire un moment qu’il voulaitfuir.

Le brave homme ne fut rassuré que quand laporte du cabinet de M. Babou se fut refermée derrière sonprisonnier.

– J’étais impatient, monsieur, decomparaître devant vous, dit Barthey, en saluant le magistrat qui,l’air rogue, était, ainsi que d’habitude, à demi renversé sur sonfauteuil de cuir.

– La loi m’ordonne d’interroger lesprévenus dans les vingt-quatre heures qui suivent leur arrestation,répondit le juge d’instruction, et je ne connais que la loi.

– Ah ! c’est vrai, je suis unprévenu. Néanmoins, permettez-moi de prendre un siège. Je n’ai pasl’habitude de rester debout lorsque je cause avec une personneassise.

Et s’emparant d’une chaise, il y prit place,pendant que M. Babou lui disait, avec un accentironique :

– À votre aise ; mais vous n’êtesici qu’un prévenu, ne l’oubliez pas.

– Je l’oublie si peu que je vous seraisreconnaissant de me faire savoir de quel crime vous me soupçonnezcoupable ; car vous pensez bien que je ne puis prendre ausérieux la mention que porte votre mandat d’arrêt : prévenu decomplicité d’empoisonnement sur la personne de M. RaymondDeblain. Vous ne croyez pas plus à ma culpabilité qu’à celle deMme Deblain.

– Je n’ai pas à tenir conversation avecvous, mais seulement à vous interroger. Quels sont vos nom,prénoms, âge, profession et domicile ?

– Raoul-Félix Barthey, trente-quatre ans,artiste peintre, ancien sous-officier au 102e de marche,demeurant à Paris, 46, rue d’Offémont.

– Quelle est cette décoration que vousportez ?

– C’est une décoration qu’on ne gagne quesur le champ de bataille, en risquant sa vie pour son pays. C’estcelle que quelques-uns de vos collègues s’honorent d’avoirvaillamment conquise, lorsque, dépouillant leur robe, ils sontdevenus soldats.

M. Babou, qui, lui, n’était entré dans lamagistrature que pour échapper à l’impôt du sang, ne put s’empêcherde rougir.

– Quels sont vos moyensd’existence ? reprit-il d’un ton haineux.

– J’ai vingt mille livres de rente etj’en gagne le double tous les ans.

– En faisant de la peinture ?

– Parfaitement !

– Vous êtes prévenu d’avoir fourni àMme Deblain le poison dont elle s’est servie contreson mari.

– Pauvre femme ! Elle, uneempoisonneuse !

– Elle a avoué son crime.

– Elle a avoué ? Je n’en crois rien,ou c’est qu’elle est devenue folle.

– Votre attitude n’est pas de nature àrendre votre situation meilleure.

– Je n’ai pas à tenter d’améliorer masituation ; je la trouve ridicule, voilà tout.

– Vous niez que vous ayez été le complicede la prévenue ?

– Avec autant d’énergie que j’ai deconviction à l’égard de son innocence.

– Alors, qu’est-ce que cela ?

Le magistrat plaçait sur la rallonge de sonbureau, près de laquelle se trouvait Barthey, la petite boîte demétal saisie par lui à la Malle.

– Ça ! fit l’artiste, c’est del’arséniate de cuivre. Ah ! vous avez forcé mestiroirs ?

– C’était mon droit, ainsi que mondevoir.

– Soit !

– Eh bien ! M. Deblain a étéempoisonné par des sels de cuivre. Vous entendez : par dessels de cuivre.

– Et vous pensez que… Ah ! c’estvraiment trop bête !

– Vous outragez la magistrature en mapersonne. Prenez garde !

– Mais, monsieur, vous outragez bien, enla mienne, le bon sens depuis dix minutes. Vous pensez à tortm’effrayer. Je ne suis ni un enfant ni un sot, mais un honnêtehomme et un soldat.

Barthey parlait sans colère, mais avec uneétrange fermeté, ce qui rendait furieux M. Babou, si bienaccoutumé à voir tout le monde trembler devant lui.

– Et ceci, est-ce encore trop bête ?dit-il d’un ton narquois.

Il montrait au peintre la liasse de lettrestrouvées dans le meuble italien de la chambre deMme Deblain.

Le peintre ne put, cette fois, dissimuler uneémotion douloureuse, qui n’échappa point au juge d’instruction.Cependant, après une seconde de réflexion, il répondit avecindifférence :

– Ces lettres, en quoim’intéressent-elles ?

– Tout simplement parce que ce sont deslettres de vous, de vous à Mme Deblain.

– De moi àMme Deblain ; c’est faux !

– Vous vous fiez à ce qu’elles ne sontpas signées. Nous verrons ce que diront les experts en écriture.Quant à leur destinataire, il n’est pas possible de se tromper,puisque je les ai saisies à destination.

Et le fils de l’huissier se mit à grimacer sonvilain sourire. Il avait la conviction qu’il venait d’être fortspirituel.

– Comment ! vous supposez quej’étais en correspondance avec Mme Deblain ?fit le jeune homme dont la gêne était visible.

– En correspondance des plus tendres. Jene le suppose pas, j’en suis sûr. Il est facile alors de toutexpliquer.

– Ah ! si facile que cela !

– C’est mon opinion, et j’estime que cesera celle du jury.

– Celle du jury ?

– Oui, du jury, lorsqu’il saura que, dansle même tiroir où j’ai découvert, soigneusement caché, cetarséniate de cuivre, ce poison violent, j’ai trouvé la facture dumarchand de produits chimiques qui vous l’a vendu. M. Deblaina été empoisonné par sa femme dans la nuit du 22 au 23 septembre,et cette facture est datée du 18 du même mois, quelques joursauparavant.

– C’est dans la nuit du 22 au 23septembre qu’est mort M. Deblain, c’est vrai, je ne m’ensouvenais plus ! Et vous accusez sa femme de cecrime ?

– Ce sont les circonstances mêmes quil’accusent. Vous êtes trop intelligent pour ne pas voir combientout cela est clair.

Accoudé sur le dossier de son siège, Bartheytenait son front dans une de ses mains, en répétant :

– Dans la nuit du 22 au 23 septembre.

– Vous ne niez plus ? lui ditM. Babou.

– Non, monsieur, je ne me donne même plusla peine de nier, car vraiment, je vous demande pardon de merépéter, tout cela est trop absurde ; et, comme vous meparaissez tout à fait convaincu, je trouve inutile de vous répondredavantage.

L’artiste ne se doutait pas qu’il imitait ence moment la conduite tenue par Mme Deblainl’avant-veille.

– Vous avez le droit de garder lesilence, fit le juge d’instruction ; j’en sais suffisamment.Signez votre interrogatoire.

– Pas du moins avant d’en avoir prisconnaissance.

– Mon greffier n’écrit que ce qu’ilentend.

C’est possible, mais je préfère m’enassurer.

Il prit les deux grandes feuilles manuscritesque le scribe lui tendait et les lut soigneusement.

Oui, c’est à peu près exact, dit-il, lorsqu’ileut terminé.

Et il signa.

Cela fait, il s’inclina légèrement devantM. Babou, qui avait sonné, et il sortit pour regagner lesCarmes, entre les deux gendarmes que le magistrat avait cru prudentde lui donner pour escorte.

Rentré dans sa cellule, Barthey se laissatomber sur un siège, en murmurant :

– La pauvre Rhéa et moi avons affaire àun sot honnête et convaincu. Dieu seul sait comment nous allonsnous tirer de là !

Après avoir vu le garde des sceaux, qui luiavait recommandé d’être extrêmement prudent dans toute cetteaffaire dont le ministre des États-Unis était venu l’entretenir,M. Lachaussée était revenu à Vermel dans l’après-midi. Mis aucourant par le juge d’instruction de ce que celui-ci appelait lesaveux de Mme Deblain, ainsi que des découvertesqu’il avait faites à la Malle, il s’empressa d’écrire le soir mêmeà la Chancellerie.

« Les preuves recueillies depuisvingt-quatre heures contre Mme Deblain et FélixBarthey sont à ce point accablantes que la justice n’a plus qu’àsuivre son cours. Le parquet de la cour de Vermel ne faillira pas àson devoir. Vous n’aurez, monsieur le ministre, qu’à vous applaudirde la fermeté et du zèle de vos respectueux subordonnés. »

Pendant ce temps-là, la ville, qui avaitappris l’arrestation de l’artiste parisien, était en proie à uneémotion indescriptible, et Mme Dusortois se disait,en se frottant les mains :

– Je connais la loi : cetteAméricaine empoisonneuse sera déchue de ses droitsd’héritière ; alors, les deux millions de mon pauvre neveu mereviendront.

Chapitre 7LES DÉBUTS DE WITSON À VERMEL

Leschoses en étaient là quand William Witson, le mystérieux personnageque nous avons présenté à nos lecteurs dans le prologue de cerécit, arriva à Vermel.

À l’hôtel du Lion-d’Or, où il était descendu,on ne parlait que de l’empoisonnement de M. Deblain, del’arrestation de sa femme et de son complice et des charges siaccablantes relevées contre eux.

M. Babou, le juge d’instruction, était unhomme trop habile pour se tromper, affirmaient quelques personnes.Il est vrai que d’autres, par contre, traitaientirrévérencieusement ce magistrat d’imbécile et d’entêté, qui,plutôt que de revenir sur une erreur, était homme à faire condamnerdix innocents.

La ville était donc partagée en deux campsbien distincts. Dans l’un, on croyait à la culpabilité de la jolieveuve et à celle de Félix Barthey, par conséquent ; dansl’autre, on ne voulait pas y ajouter foi, tout en reconnaissant cequ’il y avait de grave pour les prévenus dans le résultat desperquisitions et dans le rapport médico-légal du docteur Plemen,dont la science ne pouvait pas être plus suspectée quel’honorabilité.

On plaignait l’éminent praticien d’avoir étéforcé de prêter son concours à la justice en si terriblecirconstance, et on admirait son courage d’avoir poussé ledévouement professionnel, l’amour de la vérité, le respect à laloi, jusqu’à fouiller le corps de celui dont il avait été, pendantplus de dix ans, l’ami dévoué.

Ce qui paraissait surtout inexplicable auxdéfenseurs de Mme Deblain, c’était la promptitudeavec laquelle M. Babou lui donnait comme compliceM. Félix Barthey, que personne, sauf peut-être quelquesjaloux, n’avait jamais soupçonné d’être l’amant de la jeune femme,et qui, conséquemment, n’avait eu aucun intérêt à la mort de sonmari.

Mais, on le comprend, ces racontars et cescancans de province n’avaient qu’une importance relative pourWilliam Witson ; il voulait se livrer lui-même à une enquêtesérieuse, et comme il fallait, avant tout, qu’il pût agir enliberté, sans provoquer ni les étonnements ni les suspicions, sonpremier soin fut de faire usage de quelques-unes des lettresd’introduction dont il s’était muni avant son départ de Paris.

Il était prudent que, pour les autorités duchef-lieu de Seine-et-Loire, il ne fût pas un inconnu.

L’une de ces lettres, qui lui avait été donnéepar l’un des savants conseillers de la cour de cassation, lerecommandait très chaudement à M. de la Marnière, l’undes magistrats les plus estimés de la cour d’appel de Vermel ;une autre, qu’il tenait de l’un des hauts fonctionnaires duministère de l’intérieur, le présentait à M. Berton,commissaire central de la ville, et une troisième enfin, de sonbanquier de Paris, l’introduisait auprès de M. Meursan, leplus grand financier du pays, en le créditant sur sa maison d’unesomme importante.

La première visite de William fut pourM. de la Marnière, après lui avoir fait remettrepréalablement la lettre de son collègue de la cour decassation.

L’éminent conseiller le reçut tout de suite,et il ne fallut qu’un instant à l’Américain pour comprendre qu’ilétait en présence de l’un de ces magistrats de vieille roche commeles voulait d’Aguesseau : intègres, dignes et irréprochables,aussi bien dans leur vie privée que dans leur vie publique.

M. de la Marnière venait à peine dedépasser la cinquantaine. D’une distinction parfaite, laphysionomie pleine de finesse, il était le fils d’un homme qui,après avoir été pendant vingt ans premier président de la cour deVermel, en était resté le président honoraire ; mais, comme ils’était prononcé très courageusement contre les décretsd’expulsion, il figurait en tête de cette liste de proscription quise préparait au ministère de la justice.

On allait suspendre l’inamovibilité de lamagistrature pour procéder à ce qu’on appellerait, par antithèse,sans doute, son épuration ; mesure qui avait pour double but,de la part du gouvernement de se défaire de magistrats peu disposésà rendre des services au lieu de rendre des arrêts, et de créer desplaces pour tous ces avocassiers sans talent et sans cause, quiencombraient les antichambres ministérielles.

Après avoir appris de Witson ce qui motivaitson arrivée à Vermel, M. de la Marnière lui répondit,avec la réserve et la discrétion que lui commandaient ses fonctionsaussi bien que son caractère :

– Il est certain que les poursuites dontMme Deblain est l’objet ont surpris non seulementceux qui la connaissent, mais encore les gens du monde dontl’esprit sérieux ne se laisse pas entraîner par les apparences.Supposer qu’une femme de vingt-deux ans, un peu légère d’allurespeut-être mais dont rien ne prouve la mauvaise conduite, car cejeune Parisien qu’on affirme maintenant avoir eu avec elle desrelations coupables n’avait certes pas l’air de jouer ce rôleauprès d’elle ; supposer, dis-je, qu’une telle femme estdevenue tout à coup une misérable empoisonneuse, c’est aller bienvite ! Le parquet s’est peut-être un peu trop hâté, mais,quoique je ne partage aucune des idées politiques de M. leprocureur de la République ni de M. le juge d’instruction, jedois croire qu’au point de vue professionnel ce sont d’honnêtesgens qui sauront, s’ils se sont trompés, revenir loyalement surleur erreur.

– Je n’ai pas l’honneur de connaîtreM. Babou et suis sans lettre d’introduction auprès delui ; j’ai cependant l’intention d’aller lui demanderl’autorisation de voir Mme Deblain.

– Je crains qu’il ne vous le permettepas. Elle est au secret le plus rigoureux, ainsi que M. FélixBarthey.

– Comment, cette jeune femme accoutuméeau luxe et sur qui ne pèsent encore que des soupçons est enferméedans une cellule, avec impossibilité de recevoir qui que cesoit !

– Vous n’ignorez pas que les jugesd’instruction sont les maîtres absolus en semblable matière. C’estla loi.

– Loi inhumaine, inique, monstrueuse, quifait de la prison préventive un supplice plus terrible encore quela torture, qui livre un malheureux, innocent peut-être, àl’isolement, au désespoir, à la folie ! Quand il s’agit d’unefemme, comment qualifier cette mesure ?

Witson était là sur son terrain. Nous savonsquelle était son indignation à l’égard du pouvoir sans limite etsans contrôle que le Code donne aux juges d’instruction, magistratssouvent trop jeunes, sans expérience, infatués de leur puissance,ne voyant tout d’abord que des criminels dans ceux qu’ils sontchargés de poursuivre, craignant toujours que l’acquittement d’unprévenu ne soit une mauvaise note pour eux, tandis qu’unecondamnation, qui prouve leur habileté, peut les faire inscrire surle tableau d’avancement ou les désigner pour la croix.

– Hélas ! vous avez peut-êtreraison, fit l’honorable conseiller ; mais les choses sontainsi, et jusqu’à ce que le Code d’instruction criminelle ait étél’objet d’une réforme, non pas radicale mais sage et humaine, iln’y aura rien à faire.

– Si je trouve M. Babou aussisévère, reprit l’Américain, je pourrai toujours m’adresser à sessupérieurs hiérarchiques : au procureur général et au premierprésident.

– Dans ce cas spécial, ainsi d’ailleursque dans tout ce qui concerne la marche de l’instruction, le jugequi en est chargé n’a d’ordres à recevoir de personne, pas même dugarde des sceaux.

– C’est vrai, je l’oubliais.

– J’ajouterai ceci, cher monsieur, avecla franchise dont je dois user à l’égard d’un homme qui m’est aussiaffectueusement adressé par l’un des magistrats les plus distinguésde notre époque, c’est que bien certainement, vous ne serez pas enodeur de sainteté auprès du chef du parquet et du premier présidentde notre cour, lorsqu’ils sauront que vous êtes venu ici en quelquesorte comme ennemi ou du moins comme adversaire, puisque vous vousintéressez à Mme Deblain.

– Je suis un vieil ami de son père, jel’ai connue enfant, je ne puis croire à sa culpabilité. Elle estétrangère, seule, sans défenseur ; je suis son compatriote.N’est-ce pas mon devoir de la protéger, jusqu’à l’arrivée deM. Panton, qu’on a informé sans doute par dépêche de laterrible accusation qui pèse sur sa fille ? Il est impossibleque votre premier président et votre procureur général, si prévenusqu’ils soient contre cette malheureuse, prennent ombrage de monintervention toute officieuse. Je ne connais point ces messieurs,mais on n’arrive pas en France à ces hautes situations, sans avoirfait ses preuves de capacité, de caractère, d’indépendance. J’aitoute confiance dans l’accueil que je recevrai d’eux, ainsi quedans celui que me feront MM. Duret et Babou.

– Je ne veux pas vous décourager ;permettez-moi seulement de vous donner un conseil : ne dites àaucun de ces messieurs que vous m’avez fait l’honneur de votrepremière visite.

– Pourquoi donc ?

Ne me forcez pas à m’expliquer davantage.

M. de la Marnière avait, en hochantla tête, appuyé ces mots d’un sourire d’une telle finesse, queWilliam Witson comprit aussitôt. La magistrature de la cour deVermel était partagée en deux camps, et c’était précisément auprèsde ceux qui pouvaient réellement lui être utiles qu’il était sansaccès.

– J’ai saisi, monsieur le conseiller,fit-il en se levant pour prendre congé de son hôte, qu’il avaitcomplètement séduit par sa franchise et sa distinction. Ehbien ! si ces messieurs me reçoivent mal ou refusent de merecevoir, j’agirai seul. Peut-être leur prouverai-je que je suis unadversaire avec lequel on doit compter !

Et saluant l’éminent magistrat, qui ne lelaissa partir qu’après l’avoir prié de considérer sa maison commela sienne, Witson s’en fut chez M. Berton, le commissairecentral.

Pour l’ami de la famille Panton, il nes’agissait, par cette démarche, que d’établir son identité, afin dene point passer pour un intrus auprès des autorités de Vermel, quin’allaient pas manquer de s’inquiéter du rôle que venait jouer cetétranger dans une affaire dont toute la ville se préoccupait à sijuste titre.

À la présentation de la lettre d’introductionde l’Américain auprès de lui, M. Berton se mit entièrement àsa disposition, mais Witson lui dit, après l’avoir remercié de sesoffres de service :

– Je vous suis fort obligé, monsieur, devotre bon vouloir, néanmoins je n’en abuserai pas, tout simplementpour ne pas vous embarrasser ni vous compromettre.

Tout stupéfait, le commissaire de police fitun mouvement.

– Sans doute, monsieur, poursuivitWilliam ; vous êtes naturellement l’auxiliaire du parquet, etje ne suis venu dans votre ville que par intérêt pourMme Deblain.

– Mme Deblain,l’empoisonneuse de son mari ! s’écria M. Berton.

– Vous voyez, déjà vous affirmez laculpabilité de cette pauvre femme, tandis que moi, qui ne sais riende l’affaire, il est vrai, j’en doute encore. Je ne puis doncsolliciter de vous aucun service ; je veux seulement vousprier, lorsqu’on vous demandera qui je suis, ce qui ne tardera pas,j’en suis certain, de répondre qu’un des fonctionnaires les plushauts placés de votre administration vous a complètement assuré demon honorabilité.

– Oh ! monsieur, je n’y manqueraipas. Maintenant, permettez-moi une simple question. Pourquoicroyez-vous à l’innocence de Mme Deblain ?

– J’avoue que je n’obéis là qu’à unpressentiment. Je puis me tromper, mais en apprenant, à Paris, lesmotifs de l’arrestation de cette jeune femme, Américaine, ainsi quemoi, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de ne pas la laisser sansprotecteur, puisque son père n’est pas auprès d’elle.

– M. Panton ne peut tarder àarriver. Le parquet l’a prévenu par un télégramme.

– Et M. Félix Barthey, ce complicesupposé de Mme Deblain ?

– Il appartient à une famille des plushonorables de Lyon ; son frère est ici depuis hier.

– Il n’a pu le voir encore ?

– Non, pas plus que personne n’a pu voirMme Deblain. Par ordre de M. le juged’instruction, les deux prévenus sont au secret.

– Ils n’ont pas même reçu la visite desdéfenseurs qu’ils ont choisis ?

– Je ne crois pas qu’ils aient encoremanifesté le désir de conférer avec aucun avocat. Je dois vousavouer d’ailleurs que M. Babou est d’une réserve extrême surtout ce qui touche à son instruction. Depuis que mon rôle estterminé, il ne m’a pas fait demander une seule fois.

– Ah ! c’est juste, c’est vous quiavez été appelé à faire les premières constatations, lesarrestations peut-être ?

M. Berton, excellent homme, hésitait unpeu à avouer à cet ami de Mme Deblain que c’étaitlui, en effet, qui avait exécuté contre elle le mandat d’arrêt deM. Babou ; cependant il répondit :

– Je n’ai pas fait autre chose. Je doisajouter que sous peu de jours, je le crois, votre compatriote etM. Barthey seront autorisés à communiquer avec leurs conseils,car le rapport médico-légal si affirmatif, si accablant deM. le docteur Plemen a permis de hâter la marche del’instruction. Elle est sur le point d’être terminée. D’après cequi se dit au Palais, personne ne doute que les conclusions deM. Babou seront pour le renvoi des prévenus en cour d’assises,et que la chambre des mises en accusation se prononcera égalementdans ce sens.

– Pauvre femme ! quelles doiventêtre ses angoisses, même si, comme j’en ai la conviction, elle estinnocente. Et ce docteur Plemen, que je connais de nom et deréputation, affirme que M. Deblain est mort empoisonné par dessels de cuivre ?

– Il l’affirme, et il a rempli là la plusdouloureuse des missions, lui, l’ami de M. Deblain, l’ami desa femme. Pensez s’il a dû appeler toute sa science à son aide pourne pas se tromper.

– Il n’a pas dit toutefois queMme Deblain fût coupable.

– M. le docteur Plemen n’avait pas àaller aussi loin ; il la défend au contraire avecénergie ; mais il a démontré que M. Deblain a étéempoisonné, il a armé la justice ; c’est à elle de trouver lesassassins. Or j’ai peur que votre intérêt pour la prévenue ne vousaveugle, car sans trahir, moi non plus, le secret professionnel, jepuis vous apprendre que les perquisitions faites dans l’hôtel deM. Deblain et dans son château, à la Malle, ont eu un résultatterrible pour ceux que le parquet poursuit.

– Les perquisitions ? Ah !c’est vrai ! C’est vous sans doute qui les avez faites. Je necommettrai pas alors l’indiscrétion de vous demander en quoiconsistent ces preuves que vous avez découvertes de la culpabilitéde Mme Deblain ; vous ne me répondriezpas.

– Il est de mon devoir de garder lesilence, vous le comprenez.

– Oui, mais il est de mon devoir, à moi,de faire mon enquête officieuse, personnelle ; je vais m’ylivrer sans retard. Il y a au fond de toute cette horrible aventureun mystère que je saurai découvrir par mes seulesinvestigations.

– Je souhaite sincèrement que vousréussissiez, car, je n’ai pas besoin de vous l’affirmer, je n’aiaucun motif de vouloir du mal à Mme Deblain.J’avais l’honneur d’être en excellents termes avec son mari. Quantà elle, je l’ai toujours trouvée charmante et la main ouvertelorsque je me suis adressé à sa charité pour le soulagement desmalheureux.

– Eh bien ! nous nous reverrons. Jene vous prie pas de garder le secret de ma visite ; je vousquitte pour me rendre chez M. le procureur de la République etchez M. le juge d’instruction. J’espère qu’ils me ferontl’honneur de me recevoir, bien que je sois sans lettred’introduction auprès d’eux.

– Oh ! j’en suis certain ; maisce dont je doute, c’est qu’ils vous renseignent plus que je ne puisle faire.

– Alors je me renseignerai moi-même.

En quittant, sur ces mots, le commissaire depolice, William Witson s’en fut au palais de justice. C’étaitl’heure où devaient s’y trouver ceux qu’il désirait voir.

MM. Duret et Babou étaient, en effet, àleurs cabinets.

Reçu tout de suite par le premier de cesmagistrats, à qui il avait fait passer sa carte, l’Américain luidit :

– Je n’ai pas l’honneur d’être connu devous, monsieur, mais je suis un vieil ami deMme Deblain ; ma visite a donc lieu de moinsvous surprendre.

M. Duret s’inclina légèrement, en pinçantles lèvres.

C’était un homme de quarante à cinquante ans,d’un blond roux, au visage blafard, à la physionomie dure maisintelligente, d’assez bonne tenue, affectant cette raideur quipasse, aux yeux de certaines gens, pour de la distinction et n’est,en réalité, qu’une sorte de masque comme en portent, même chez eux,les comédiens confinés dans un seul et même rôle.

William continua :

– Je n’ai pas eu le temps de me procurerune lettre de présentation auprès de vous, ce qui m’eût été facile,car je suis lié avec quelques-uns des magistrats les plus éminentsde la cour de Paris, mais M. Berton, le commissaire central,pourra vous dire qui je suis ; le chef du personnel auministère de l’intérieur m’a adressé à lui. De plus, mon arrivéeici a été annoncée à M. Meursan, l’une des sommitésfinancières du département.

Le procureur de la République s’inclina denouveau, un peu moins sèchement, mais sans répondre un seulmot.

Nous savons que notre mystérieux personnagen’était pas homme à se démonter facilement ; aussi, sansparaître froissé de cet accueil glacial, poursuivit-il :

– Compatriote deMme Deblain, lié depuis de longues années avec safamille, je n’ai pu apprendre sans une vive émotion les poursuitesdont elle est l’objet, et j’ai pensé qu’il était de mon devoir devenir me mettre à son service, tout au moins jusqu’à ce que sonpère, mon vieil ami Elias Panton, soit auprès d’elle. Je viens doncvous demander, monsieur, l’autorisation de voir cette malheureusefemme, à la culpabilité de laquelle je ne puis croire.

– Monsieur, se décida à répondre, de savoix cassante, M. Duret, je n’ai pas pouvoir pour accueillirfavorablement votre requête. Vous ignorez que, lorsqu’une affaireest entre les mains d’un juge d’instruction, ce magistrat seul a ledroit d’autoriser les prévenus à recevoir telles ou tellespersonnes.

– Je le sais ; je connaisparfaitement les lois françaises, bien que je sois étranger ;mais, avant de me rendre chez M. le juge d’instruction, j’aicru devoir, par déférence, m’adresser d’abord à vous.

Tout cela était dit d’un ton si net, si ferme,si correct, que le procureur de la République en était frappé.Aussi répondit-il avec une politesse relative :

– Voyez M. Babou, je m’en rapporteabsolument à ce qu’il jugera bon de faire.

Et daignant se soulever de son fauteuil,M. Duret salua son visiteur, lui indiquant ainsi que sonaudience était terminée.

Witson comprit et se retira.

Un quart d’heure après, il était introduitauprès du juge d’instruction, magistrat jeune encore, – quaranteans peut-être, – très brun, au teint jaunâtre, le visage orné delongs favoris noirs, les traits communs, les lèvres pincées, le nezfort, les yeux aux regards durs, d’un aspect complètementantipathique. L’étranger vit tout cela d’un seul coup d’œil.

M. Babou tournait dans ses gros doigts lacarte par laquelle l’Américain s’était fait précéder.

– Monsieur Witson ? demanda-t-il,avec un accent de terroir, chantant et traînard, comme celui decertains paysans.

– Oui, monsieur, répondit William.

– Que me voulez-vous ?

– Je désirerais vous le dire enparticulier, fit-il, en désignant du regard un famélique personnageassis devant une table, en face du juge d’instruction, et qui leregardait en dessous, d’un œil curieux, en rongeant sa plume.

C’était le greffier de M. Babou.

Le magistrat hésita quelques secondes, pendantlesquelles il inspecta son visiteur, pour ainsi dire, des pieds àla tête ; puis, rassuré sans doute par cet examen, il fit unsigne et le greffier sortit, enchanté de prendre un peu deliberté.

– Pardonnez-moi mon indiscrétion,monsieur, dit aussitôt Witson, mais j’ai à vous adresser unerequête d’une telle nature que vous l’accueillerez peut-être plusfavorablement si elle est confidentielle.

– Une requête ? dit M. Babou ense rejetant en arrière, dans son fauteuil, avec le mouvement d’unsupérieur qui veut bien écouter un subalterne. De quois’agit-il ?

– Mon nom vous a déjà indiqué que je nesuis pas Français.

– En effet ! Anglais,probablement ?

– Américain.

– Anglais, Américain, c’est la mêmechose !

– À l’égard de l’idiome. Or, monsieur,non seulement je suis Américain, mais, de plus, je suis dePhiladelphie.

– De Philadelphie !… Alors, vousvenez me parler de Mme Deblain ?

– Vous l’avez deviné. Vieil ami de safamille et l’ayant connue, elle, toute jeune, vous comprenezaisément l’émotion pénible avec laquelle j’ai appris, à Paris, lasituation douloureuse qui lui est faite. Je n’ai pas hésité à venirici pour remplacer ses parents absents.

– Son père ne peut tarder àarriver ; on m’a annoncé qu’il s’était embarqué à New-Yorkavant-hier.

– J’en suis heureux, car M. EliasPanton est un homme considérable dont la présence sera pour safille un grand soulagement. Bon nombre des premiers industriels decette ville le connaissent ; il est en rapports d’affairesavec eux depuis plus d’un quart de siècle.

– Je le sais, mais cela ne m’explique pasle but de votre visite.

– Je viens vous demander l’autorisationde voir Mme Deblain.

– Voir Mme Deblain !Vous ! Pourquoi ?

– J’ai eu soin, monsieur, de me munir,avant de quitter Paris, de lettres de recommandation prouvant quije suis. M. Berton, votre commissaire central, etM. Meursan, le banquier, vous renseigneront à mon sujet. Quantà mon désir de visiter Mme Deblain, il est toutnaturel : je voudrais que cette pauvre femme fût assuréequ’elle n’est pas seule, isolée, sans défenseur.

Ce dernier mot sonna probablement fort mal auxoreilles de M. Babou ; car, sans hésiter, il réponditbrusquement :

– C’est impossible ! La prévenue estau secret ; personne ne la verra tant que mon instruction nesera pas close.

– Je regrette profondément cettesévérité.

– Je n’agis jamais par sévérité, mais pardevoir.

– Alors M. Elias Panton lui-même nepourra pas communiquer avec sa fille ?

– Pas plus lui que qui que ce soit, si,lors de son arrivée ici, je ne le juge pas à propos.

– Pouvez-vous tout au moins prévoir quandvous lèverez ce secret, isolement si pénible déjà à subir pour unhomme et qui, pour une femme telle que Mme Deblain,est certainement le plus cruel des supplices ?

– Je l’ignore.

En prononçant ces mots d’un ton autoritaire etnasillard, le juge d’instruction avait appuyé sur un timbre, et, unhuissier étant venu de suite à son appel, il luicommanda :

– Dites à mon greffier de rentrer.

C’était faire comprendre à son visiteur queleur entretien ne devait pas se prolonger plus longtemps.

Witson se leva, salua M. Babou, qui luirépondit à peine, et sortit.

– Prétentieux et sot ! se ditl’Américain en descendant l’escalier. Malheureuse enfant ! Jepréférerais qu’elle eût affaire à un méchant plus intelligent.

Et il reprit lentement le chemin duLion-d’Or, en songeant à l’épouvantable situation de celleque la fatalité rendait justiciable de semblables gens.

En franchissant le seuil de l’hôtel, Williamétait encore tout à ses pensées lorsqu’il se trouva soudain, dansle vestibule, en présence d’une jeune femme, qui, pâle ettremblante, disait à un homme d’une quarantaine d’années, sur lebras duquel elle s’appuyait :

– Ils l’ont arrêté, lui aussi. Quefaire ?

– Ne pas perdre la tête, d’abord, luirépondit affectueusement cet étranger. Mon frère est unsoldat ; tous les juges d’instruction du monde nel’effrayeront pas. Votre sœur est encore plus à plaindre quelui !

Witson comprit aussitôt que l’un desinterlocuteurs était le frère aîné de M. Barthey et l’autre lasœur de Mme Deblain.

Il lui suffit, en effet, de regarder Jennyattentivement pour la reconnaître, bien qu’il l’eût quittée toutejeune fille, à Philadelphie, il y avait déjà près de dix ans.

Il s’avança vivement vers elle etMme Gould-Parker, le reconnaissant à son tour,après quelques secondes à peine d’hésitation, lui tendit la main ens’écriant :

– Vous, docteur, vous ! Quelépouvantable événement ! Comment êtes-vous ici ?

– Je vous le dirai, répondit William enanglais ; mais ne m’appelez ni par mon nom ni« docteur », pas encore du moins. Nous sauverons votresœur, rassurez-vous. Présentez-moi, je vous prie, à M. ArmandBarthey.

Ce dernier s’inclina un peu surpris.

– Oh ! je vous connais, monsieur,fit l’étranger, en répondant au salut du négociant lyonnais, car jesuis déjà au courant de tout ce qui intéresse la situation deMme Deblain et de votre frère. Ne tentez pas de levoir ; vous feriez auprès du juge d’instruction une démarcheinutile. Si vous voulez bien tous deux m’accorder quelquesinstants, je vais vous dire tout ce qu’il vous importe de savoirsur cette odieuse aventure.

Et, priant du geste M. Armand Barthey dele suivre, il offrit son bras à Mme Gould-Parker,pour se rendre à l’appartement qu’il occupait au premier étage del’hôtel.

Chapitre 8LE LECTEUR RETROUVE LE GROS ELIAS PANTON ET LE RÉVÉRENDJONATHAN

Moins dehuit jours plus tard, William Witson n’ignorait rien des inimitiésque Mme Deblain s’était créées dès le lendemain,pour ainsi dire, de son arrivée à Vermel, des jalousies qu’elleavait suscitées, des imprudences qu’elle avait commises, et ilcomprit alors l’empressement avec lequel ce monde bourgeois,rancunier et méchant, acceptait l’accusation dont la jeune femmeétait l’objet, aussi bien que la joie misérable qu’éprouvaient cesfemmes à l’esprit envieux et mesquin de l’abaissement de celle quiles avait dominées si longtemps par sa fortune, son élégance et sabeauté.

Le compatriote de la pauvre Rhéa savaitégalement quelle déception le mariage de M. Deblain avaitcausée à sa tante Mme Dusortois, qui avait silongtemps espéré que son neveu deviendrait son gendre ou, tout aumoins, resterait, pour ses filles, un oncle à héritage.

Cette triste parente s’était toujours si peugênée pour exprimer ses sentiments que la ville entière connaissaitla haine qu’elle avait vouée à sa nièce, et William, procédant paranalyse et déduction, fut bientôt persuadé que cette mère de deuxfilles sans dot était sinon l’auteur, du moins l’instigatrice del’infâme dénonciation anonyme qui avait été adressée au procureurde la République.

Ce que l’Américain s’expliquait moinsaisément, c’était la façon dont l’idée d’accuser Rhéad’empoisonnement avait pu naître dans l’esprit deMme Dusortois.

Cette misérable femme avait-elle lancé cela auhasard, dans le seul but de calomnier, par vengeance,Mme Deblain, sans espérer que la justice ajouteraitfoi à cette calomnie, ou, puisque l’examen médico-légal avaitconstaté la mort violente de M. Deblain, sa tante avait-elleeu réellement connaissance de cet acte criminel avant même quepersonne l’eût soupçonné ?

Mais pourquoi cette pensée était-elle venue àMme Dusortois, qui fréquentait peu l’hôtel Deblainet n’y avait fait qu’une courte apparition, quelques jours avant lamort de son neveu, tandis que nul des serviteurs ni des intimes decelui-ci n’avait jamais eu de semblables soupçons ?

C’était là un problème qu’il ne pouvaitrésoudre. Il en était réduit, sur ce point spécial, à espérer queles événements ne tarderaient pas à lui donner la clef del’énigme.

En attendant, comme les investigations deWitson s’étaient également étendues sur le personnel de la cour deVermel, il savait aussi tout ce qu’il lui importait de connaître dece côté-là, tout ce que lui avait déjà fait supposer son entrevueavec MM. Duret et Babou.

Les magistrats du chef-lieu de Seine-et-Loireétaient divisés en deux camps, nous devrions dire plutôt en deuxcastes bien distinctes : ceux qui, soit qu’ils appartinssent àla cour ou au tribunal, étaient de famille de robe et avaient faitrégulièrement, hiérarchiquement leur carrière, et ceux qui,nouveaux venus, devaient leur situation et leur avancement rapide àleurs opinions politiques, ou tout au moins aux opinions politiquesque, par ambition, ils affichaient.

Parmi ces derniers figurait au premier rang leprocureur général, M. Lachaussée, un ancien bonapartiste.Après avoir écrit de nombreuses brochures, aussi indigestes queréactionnaires, il avait changé son fusil d’épaule si à propos ets’était prononcé si nettement pour les décrets d’expulsion que laRépublique, sans s’inquiéter de son passé, de son incapaciténotoire et de son manque d’éloquence, n’avait pas hésité àl’envoyer à la tête du parquet de Vermel, convaincue qu’elle auraittoujours là, en ce renégat, l’instrument le plus docile.

Venait ensuite le premier président Monsel, unhomme d’une incontestable valeur, dont les débuts dans lamagistrature avaient été remarqués jadis et qui était du moins unrépublicain de la veille ; mais la politique, où il avaittenté vainement de jouer un rôle actif, dirigeait tous ses actes,et sa vie privée avait été semée de si galantes aventures, que sanomination à la tête de la cour de Vermel avait semblé à tous leshonorables magistrats du ressort, aussi bien qu’aux gens du monde,une sorte de défi jeté à l’opinion publique.

Il est vrai que, depuis son arrivée à Vermel,en qualité de premier président, M. Monsel affichait la plusgrande sévérité de mœurs, quoi qu’il lui en coûtât ; car, bienqu’il eût dépassé depuis longtemps la cinquantaine, il était restégrand ami du beau sexe.

Nous avons dit qu’il trouvaitMme Deblain tout à fait charmante.

Quoi qu’il en fût, ou plutôt peut-être enraison même de ce qui en était, il se montrait toujours impitoyablepour les erreurs amoureuses d’autrui. Toute femme adultère étaitindigne de pitié, toute liaison irrégulière ne devait soulever quele mépris des honnêtes gens.

On voit que la fille d’Elias Panton, siaccablée déjà par l’instruction, ne devait rien espérer de labienveillance de ces deux magistrats.

Il restait à savoir, et c’est ce quiintéressait tout particulièrement Witson, si sa compatriote pouvaittout au moins compter sur l’intelligence et l’impartialité des deuxautres fonctionnaires de qui dépendait, non pas son sort futur,cela regarderait le jury, si la chambre des mises en accusationl’envoyait en cour d’assises, mais tout au moins la manière dontelle serait traitée pendant que durerait sa prison préventive.

Ces deux fonctionnaires étaient ce procureurde la République Duret et ce juge d’instruction Babou, que noslecteurs ne connaissent encore que sommairement.

Le premier de ces hommes était un magistratqui ne manquait pas d’un certain mérite, mais il étaithypocondriaque, d’une sévérité excessive et d’une telle paresseque, lorsqu’il avait remis le soin de poursuivre entre les mains dujuge d’instruction, il ne voulait plus s’occuper de rien.

Une ordonnance de non-lieu était une sorted’échec ; il s’enorgueillissait de n’en avoir jamais rendu uneseule. Aussi bon nombre des affaires qu’il avait fait suivre quandmême s’étaient-elles terminées par des acquittements, ce dont leministère de la justice avait fini par s’émouvoir.

C’était après lui avoir fait observer qu’ilallait parfois trop vite en besogne qu’on l’avait envoyé d’untribunal du département de Seine-et-Loire au siège de la cour, dansl’espoir que sous la main d’un procureur général, il apporterait unpeu plus de circonspection dans sa façon d’agir.

Malheureusement, à Vermel, avec un chef deparquet aussi peu capable que M. Lachaussée, M. Duretétait vraiment le maître. On racontait de lui certains actesd’omnipotence si étranges qu’on se serait refusé à y croire si onn’en avait eu la preuve.

Quant à M. Babou, nous l’avons vu àl’œuvre. C’était bien ce qu’on pouvait appeler un magistrat de lanouvelle couche, à tous les points de vue.

Fils d’un petit huissier de la campagne quiavait fait suer sang et larmes à de pauvres diables pour que sonhéritier devînt avocat, Jérôme Babou n’avait conquis ses diplômesqu’à force de piocher, car son intelligence était médiocre ;puis, après le Quatre Septembre, préférant de beaucoup la robe aufusil, il était entré dans la magistrature, où il avait fait sonchemin peu à peu, à force d’obséquiosité et de souplesse, jusqu’aujour où il avait été choisi parmi les membres du tribunal de Vermelpour remplir les fonctions de juge d’instruction ; non pointqu’on le supposât le plus capable de ses collègues, mais parcequ’il était travailleur et qu’on savait qu’en questions politiques,on le trouverait disposé, par ambition, à suivre aveuglément lesordres de ses chefs hiérarchiques.

Néanmoins, bien qu’il exerçât depuis déjàplusieurs années, le fils de l’huissier n’était pas dégrossi :il était resté paysan, commun, d’un esprit étroit, de vue courte,de ton vulgaire, n’ayant rien acquis au contact des gensde distinction qu’il fréquentait au Palais.

Il n’allait pas dans le monde, d’abord parceque nul des vrais salons de Vermel ne lui était ouvert, et ensuiteparce que sa femme, extrêmement avare et aussi peu distinguée quelui, ne voulait faire aucun frais de toilette et que, de plus, fortjalouse, elle permettait rarement à son mari de sortir seul.

Il résultait de l’existence qu’avait toujoursmenée Jérôme Babou qu’il était, à quarante ans, aussi ignorant deschoses de la vie que s’il ne s’était jamais éloigné de l’étudepoussiéreuse de son père, et qu’il avait une haine instinctive pourtout ce qui était jeune, élégant et riche.

Quant à sa femme, foncièrement bourgeoise etenvieuse, nous avons vu qu’elle avait été des plus acharnées àcritiquer et à blâmer la jolie Mme Deblain, lorsquecelle-ci était arrivée de Philadelphie pour donner un élan nouveauà la société de Vermel.

On conçoit donc aisément siMme Babou s’était empressée de croire à laculpabilité de l’Américaine, et si elle poussait son mari à user derigueur à son égard, à ne pas se laisser attendrir par lesdémarches qu’on ne cessait de faire auprès de lui en faveur decelle qu’elle appelait, avec un accent d’horreur impossible àrendre : l’empoisonneuse adultère.

Le juge d’instruction était certainement unhonnête homme au point de vue de la probité, ne suivant d’ailleursen cette façon d’être que l’exemple de ses collègues conservateursou républicains, car il est une justice qu’il faut rendre aussibien aujourd’hui qu’on l’a fait de tout temps à la magistraturefrançaise : l’honneur professionnel y est au-dessus de toutetentation d’argent. La prévarication y est une de ces exceptionsqui prouvent la règle générale. Tel homme dont la vie privée estremplie de désordres et d’erreurs n’en est pas moins un juge dontla conscience n’est à vendre à aucun prix.

Toutes les fois que la politique n’est pas enjeu, ce n’est que par erreur ou sottise qu’un magistrat françaisjuge contre le bon sens et l’équité.

M. Babou était donc un honnête homme,mais il était surtout un infatué de son pouvoir, un jaloux de sonautorité, un fonctionnaire qui n’admettait pas qu’il pût setromper. C’était donc pire d’avoir affaire à lui que s’il eût étémoins probe, mais plus intelligent.

Ces renseignements étaient bien de nature àeffrayer Witson sur la situation deMme Deblain.

Il comprenait qu’elle était entre les mains demagistrats prévenus contre elle et qui peut-être, alors même que lasuite de l’instruction leur permettrait de douter de saculpabilité, ne voudraient jamais reconnaître qu’ils avaient ététrompés par les apparences.

Ils s’étaient, les uns et les autres, beaucouptrop avancés pour ne pas pousser les choses jusqu’au bout. Ilfallait que Mme Deblain et Félix Barthey passassenten cour d’assises, quand même le jury devrait les déclarerinnocents.

Un verdict négatif peut être discuté ;l’opinion publique peut ne pas l’accepter. Il arrive que desaccusés, manifestement coupables, sont acquittés, et cesacquittements ne nuisent en rien à la réputation d’habileté desmagistrats qui les ont poursuivis. Mais une ordonnance de non-lieuest tout autre chose. Elle est souvent l’aveu, la démonstrationforcée d’un manque de coup d’œil, d’une trop grande précipitation àmettre la justice en mouvement, et c’est parfois une mauvaise notepour ceux qui ont du moins la probité professionnelle dereconnaître leur erreur.

Lorsqu’il n’eut plus rien à apprendre àl’égard des membres du parquet, le compatriote de Rhéa songea toutnaturellement au docteur Plemen, dont la situation d’honorabilitéétait si grande à Vermel, et, après avoir demandé àM. Meursan, le banquier, un mot d’introduction auprès dusavant médecin, il se présenta chez lui.

Plemen s’empressa de le recevoir, et Williamfut frappé de l’accent de douleur avec lequel l’éminent praticienlui répondit, lorsqu’il se fut fait connaître et lui eut dit le butde sa visite :

– Je subis en ce moment une des épreuvesles plus pénibles de notre profession. Ah ! si j’avais pupressentir ce qui se passe, je me serais certainement récusé. Je necomprends rien à l’empressement avec lequel le juge d’instructionveut voir un crime où il n’y a, c’est bien certain, qu’unaccident.

– Vous ne doutez donc pas qu’il y a euempoisonnement ?

– Est-ce que je puis me tromper !D’ailleurs l’analyse était, hélas ! trop facile à faire.

– C’est vrai, monsieur, vous êtes nonseulement un docteur habile, mais encore un de nos savantstoxicologues, et je dois m’incliner devant votre rapportmédico-légal, bien qu’il renverse l’une de mes croyances, ou plutôtune simple idée que j’avais conçue, mais que je n’ai pas raisonnée,je dois l’avouer.

– Laquelle ?

– Il me semblait avoir lu, je ne saisplus où, que les sels de cuivre n’étaient pas des poisons assezviolents pour causer la mort et que leur absorption ne pouvaitdonner lieu qu’à des accidents auxquels il était toujours aisé deporter remède.

– C’est là une opinion que quelques-unsde mes confrères ont émise, plutôt pour attirer l’attention sur euxque par conviction scientifique. Ils discutent sur les mots. Lessels de cuivre n’agissent pas comme les poisons végétaux, c’estcertain, ni comme quelques autres toxiques minéraux ; mais lesdésordres qu’ils causent n’en sont pas moins des plus graves etsouvent mortels.

– Vous croyez qu’ils peuvent, danscertains cas, provoquer une fin presque foudroyante ?

– Non, mais il peut arriver que lepatient qui absorbe un de ces sels soit tout à la fois dans detelles dispositions morbides et soumis à un traitement de tellenature que sa mort semble avoir été foudroyante. C’est, selon moi,ce qui s’est produit chez M. Deblain. Il était atteint d’unemaladie d’estomac, que j’ai mal diagnostiquée, mal reconnue,peut-être mal traitée, et, de plus, il tentait d’endormir lesdouleurs qu’il éprouvait avec des injections de morphine. La crisequi l’a enlevé l’a pris sans doute au moment où il était sousl’influence de ce stupéfiant ! C’est ce qui explique pourquoiil n’a pas lutté et n’a point appelé à son secours.

– Oui, oui, je saisis ; mais vousdirez cela, n’est-ce pas ?

– Certainement, et j’attends avecimpatience que le juge d’instruction me fasse appeler, non pluscomme médecin légiste, mais comme docteur ayant soigné.M. Deblain. Oh ! il faudra bien que M. Babou finissepar comprendre que celle qu’il accuse est innocente. Lamalheureuse ! Et c’est moi, moi !

L’accent de profond chagrin avec lequels’exprimait Plemen ne permettait pas à Witson de prolonger savisite. Il n’ignorait pas, d’ailleurs, les bruits qui avaient coururelativement aux relations du docteur et de Rhéa, et, bien qu’iln’y crût pas ou plutôt qu’il n’y crût qu’à demi, il se rendaitaisément compte de la situation épouvantable que la fatalitéfaisait à ce galant homme.

Après avoir constaté, par probitéprofessionnelle, la mort violente de son ami, il avait jeté dansles bras de la justice la femme de cet ami, une femme qu’il nepouvait pas ne point aimer, lors même qu’il n’y aurait eu entreelle et lui que des relations avouables. C’était vraimenthorrible !

Quant aux explications de Plemen, ellesétaient si claires, si démonstratives, qu’elles ne laissaient pointplace à l’ombre d’un doute.

Oui, M. Deblain était réellement mortempoisonné, mais l’Américain admettait moins nettement que sa morteût été à ce point foudroyante qu’il n’avait pu ni se lever nicrier, et que sa femme, dont l’appartement était contigu avec lesien, ne l’eût pas entendu.

Ce point qui, pour lui, restait obscur, lepréoccupait vivement et il osait à peine y arrêter son esprit, dansla conviction qu’il avait et voulait conserver de l’innocence deMme Deblain.

C’est en songeant à toutes ces choses quenotre mystérieux personnage reprit le chemin de son hôtel, où ilapprit que M. Elias Panton venait d’arriver, non pas seul,mais accompagné de l’un de ses amis ou parents.

Le père de Mme Deblain savaitdéjà, grâce à Mme Gould-Parker, la présence de soncompatriote à Vermel et les motifs qui l’y avaient conduit ;aussi courut-il au-devant de lui, quand, après s’être faitannoncer, il franchit le seuil de son appartement.

– Mon ami, mon cher Maxwell !s’écria-t-il en lui tendant les deux mains. Comprenez-vouscela ? Oser accuser ma fille, ma chère Rhéa, d’être uneempoisonneuse ! Lorsque j’ai reçu cette nouvelle là-bas, àPhiladelphie, j’ai pensé devenir fou ! Mais me voilà ;nous allons bien voir ! Notre ambassadeur a entretenu leministre de la justice à Paris de cette odieuse affaire. Ah !ceux qui ont emprisonné ma pauvre enfant le payeront cher, je lejure !

– Du calme, mon cher Elias, du calme,répondit Witson, sans s’émouvoir que le grand manufacturieraméricain l’eût appelé de ce nom « Maxwell », qui étaitréellement le sien, ainsi que le verront bientôt noslecteurs ; nous aurons raison de cette accusationinepte ; je me suis déjà rendu compte de bien des choses.

– Et la main de Dieu s’appesantira surles méchants, cher docteur, ajouta d’une voix inspirée le compagnond’Elias Panton, en offrant à son tour ses deux mains à l’ami demiss Jane.

– Le révérend Jonathan ! fitWilliam, en reconnaissant le clergyman à qui le chagrin n’enlevaitni sa tournure ridicule ni son langage mystique.

– Moi-même ! Ma sœur, trèssouffrante et désespérée, n’a pu accompagner son mari, et moi, jen’ai pas voulu le laisser venir seul dans ce pays demécréants ; mais…

– Avant tout, je veux voir mafille ! interrompit Panton.

– On ne vous le permettra pas, réponditWitson.

– On ne me le permettra pas ! Onm’empêchera d’embrasser mon enfant ! Et qui donc ?

– Ceux qui l’accusent et usentrigoureusement du droit que leur donne la loi française de ne lalaisser communiquer avec personne.

– Mais c’est horrible, monstrueux !Comment, à notre époque, une semblable loi peut-elle exister chezun peuple civilisé ?

– Que voulez-vous ? cela est ainsi.Mais ce secret auquel est condamnée votre fille depuis déjà troissemaines ne pourra être maintenu longtemps, quelques jours au plus,car la loi n’autorise à garder les prévenus au secret que pendantdix jours. Il est vrai qu’elle donne également, comme par ironie,le droit à leurs geôliers de renouveler cette mesure cruelle parune nouvelle période. Toutefois, soyons patients, nous lasauverons. Je ne suis venu à Vermel que dans ce but.

– Ah ! c’est vrai,pardonnez-moi ! Je ne songeais pas même à vous demandercomment il se fait que je vous rencontre ici, vous qui avez disparubrusquement de Philadelphie, il y a déjà tant d’années.

– Je vous expliquerai cela et biend’autres choses encore. Ne songeons en ce moment qu’à votre chèreenfant.

– Pourquoi Rhéa n’a-t-elle pas vouluépouser mon digne fils Archibald ? gémit Jonathan en levantles yeux au ciel.

– Il est certain, riposta Witson avecimpatience, que si elle était devenue Mme ArchibaldThompson, elle ne pourrait être accusée que d’avoir empoisonnévotre fils et non M. Deblain.

– Heureusement que, dans satoute-puissance, le Très-Haut…

– Pardon, mon cher révérend, je suis loind’être un athée ; ma foi, au contraire, n’est pas moindre quela vôtre ; cependant j’estime qu’il y a des circonstances où,tout en demeurant plein de confiance en Dieu, il faut commencer pars’aider soi-même. Priez pour votre pauvre nièce, c’estparfait ; mais unissez aussi vos efforts aux nôtres pour latirer de cette horrible aventure.

– Oui, Jonathan, oui, le docteur araison, fit Elias les yeux pleins de larmes. Ah ! pourquoi machère fille s’est-elle mariée à un Français !

– Comment donc s’est fait cemariage ? demanda William.

– Thompson peut vous le dire. Cetteunion-là, c’est son œuvre.

Au ton bourru de son beau-frère, le révérendavait baissé la tête, mais il lui fallut bien cependant raconter àson compatriote ce qui s’était passé un matin, grâce à sonintervention subite, à Star Tavern, Camden place.

– Alors votre fille n’aimait pas sonmari ? interrogea Witson, lorsque le clergyman eut terminé sonrécit, qu’il avait émaillé tout naturellement de force citationsbibliques.

– D’amour, certes non, réponditPanton ; mais lorsqu’elle est partie de la maison, elleparaissait enchantée d’être devenue Mme Deblain,et, dans toutes ses lettres, elle ne nous a jamais parlé de sonmari que dans les termes les plus affectueux. Elle se trouvait siheureuse qu’elle conseillait à sa sœur de se marier bien vite pourvenir la rejoindre en France. C’est ce qui a décidé Jenny àaccorder sa main au colonel Gould-Parker.

– Je ne comprenais pas, en effet, quevous eussiez fait votre gendre de ce brutal personnage.

– Que voulez-vous ! je ne l’ai pasplus choisi que je n’avais choisi M. Deblain ; mais Jennyavait, elle aussi, une envie folle d’habiter Paris. Elle n’a épouséle colonel que parce qu’il était nommé notre attaché militaire enFrance. Du reste, son mari ne l’a pas gênée longtemps : voilàun an qu’il est en mission au Japon et, depuis cette époque, safemme a vécu presque toujours auprès de sa sœur.

– Elle y était au moment de la mort deM. Deblain ?

– Je l’ignore, mais c’est probable ;car Parker, qui est fort jaloux, avait confié sa femme à Rhéa, laplus jeune des deux cependant. Voulez-vous que je la prie demonter ? Elle doit être chez elle.

Mme Gould-Parker n’avait passongé un instant à habiter la Malle ou l’hôtel des Deblain, enville ; elle s’était installée au Lion-d’Or, ainsique M. Armand Barthey.

– Non, je l’interrogerai moi-même. J’aibesoin qu’elle me renseigne bien exactement sur la vie intime de sasœur, car c’est peut-être d’un détail en apparence insignifiant quejaillira la lumière. En attendant, prenez courage, ne désespérez derien. Cette accusation terrible, qui semble reposer sur des basessérieuses, ne tient qu’à un fil, j’en ai la conviction. Ce fil-là,je saurai le découvrir.

– Oh ! mon cher Maxwell, que votreassurance me fait de bien ! Ma fille, ma pauvre fille !Comment reconnaîtrons-nous jamais un semblable service ?

– En me rouvrant votre porte, là-bas, àPhiladelphie, où j’espère retourner bientôt avec vous. Ce n’est passeulement au salut de votre enfant que je travaille, c’est aussi àma propre délivrance.

– À votre délivrance ?

– Oui, mon cher et vieil ami ; maisne m’interrogez pas : je ne dois pas, en ce moment, vous endire davantage. Évitez seulement de faire savoir qui je suisréellement ; appelez-moi, comme tout le monde, William Witson.C’est moi qui aurai un jour à remercier votre fille, puisqu’ellem’aura permis de redevenir ce que j’étais autrefois.

Et, serrant les mains du malheureux Panton,qui ne comprenait pas plus que le révérend ce que cela voulaitdire, le défenseur inattendu que le ciel avait envoyé àMme Deblain prit congé de ses deux compatriotes,les laissant pleins de confiance en lui.

Chapitre 9L’INSTRUCTION

Pendantque William Witson se livrait à l’enquête personnelle dont nousvenons de raconter sommairement les résultats, M. Baboupoursuivait son instruction avec une ardeur qu’il n’avait jamaisapportée à nulle autre affaire, si zélé qu’il fût toujours.

Très ferré sur le Code d’instructioncriminelle, il usait et abusait des droits exorbitants que luidonnait la loi.

Il commença par prendre connaissance de tousles papiers saisis par lui à la Malle et, à la lecture des lettrestrouvées dans la chambre à coucher de Mme Deblain,il bondit de joie.

Ces lettres d’amour adressées à la jeunefemme, cela ne faisait pour lui aucun doute, bien que son nom n’yfigurât point une seule fois, étaient de Barthey.

Quoique le peintre ne les eût signées qued’une sorte d’hiéroglyphe, son écriture, dont le juge d’instructions’était procuré un spécimen, était reconnaissable, et certaines deces épîtres amoureuses donnaient une force terrible àl’accusation.

« Que n’êtes-vous tout à fait libre, machère âme, avait écrit l’amant entre autres choses passionnées.Nous ne pourrons donc jamais vivre à notre guise à Paris, que vousaimez tant ! Devrai-je toujours ne vous adorer qu’en secret,toujours craindre de vous compromettre et de vous perdre ?

« Je laisse à d’autres les ambitions defortune et d’honneurs ; moi, je n’en ai qu’une seule :être éternellement aimé de vous, dont je n’ai pas besoin dereproduire les traits adorables sur la toile, tant ils sontprofondément gravés dans mon cœur. »

Il était impossible d’être plus clair :M. Deblain, c’était l’un de ces autres ambitieux de gloire etd’honneurs. La femme aimée, c’était bien celle qu’on ne pouvaitvoir que furtivement, en secret, au lieu de la posséder à Paris, àParis que Rhéa eût habité presque toujours si son mari avait étéélu député. Donc, logiquement, selon. M. Babou, le jour oùl’échec de M. Deblain était devenu certain, ce jour-là, ilavait été condamné par ceux dont il gênait les amoursadultères.

Une autre lettre, découverte, celle-là, dansle tiroir de la table de travail du peintre, n’avait pas semblémoins démonstrative au magistrat instructeur. Elle était du princede Linar, qui disait à son ami :

« Est-ce que vous ne nous reviendrez pasbientôt, cher grand artiste ? Il est vrai que si j’étais àvotre place, je ne quitterais pas votre paradis pour l’enferparisien. Que vous êtes heureux et combien je vous envie !

« Il serait d’ailleurs impossible d’avoirune plus adorable hôtesse que celle qui vous garde. Rappelez-moirespectueusement à son souvenir ainsi qu’à celui de sa toutecharmante sœur. »

Ainsi, les amis de M. Barthey eux-mêmesconnaissaient sa liaison avec Mme Deblain.

À ces deux pièces, si probantes pour lui,M. Babou s’empressa de joindre la facture du marchand decouleurs, Tronsin, facture sur laquelle figurait une quantitéconsidérable d’arséniate de cuivre et qui était datée du 10septembre, c’est-à-dire de moins de quinze jours avantl’empoisonnement du riche manufacturier de Vermel.

Est-ce que jamais accusation s’était élevéesur des bases plus solides ?

Puis le magistrat entendit les docteursMagnier et Plemen.

Le premier de ces médecins, qui n’avait jamaissoigné M. Deblain et n’était venu près de lui que pour, enquelque sorte, constater son décès, ne put que redire au juged’instruction quelle avait été son impression immédiate, enexaminant le mort.

Tout lui avait permis de croire à unesuffocation par une angine de poitrine ou à tout autre accidentnaturel. La pensée d’un crime n’était pas venue une seconde à sonesprit, sachant l’existence que menait le défunt, comment il étaitentouré et quel savant praticien lui donnait ses soins les plusaffectueux.

Ce dont M. Magnier était certain, c’estque rien surtout ne lui avait permis de supposer un empoisonnement,par des sels de cuivre du moins, ni le facies du cadavre,ni le désordre du lit, ni des traces de déjection sur les draps ousur les tapis.

La mort avait dû être foudroyante, aprèsquelques minutes à peine de lutte et peut-être quelques crisétouffés du malheureux.

Quant au docteur Plemen, après avoir maintenules conclusions de son rapport médico-légal, il affirma, avec uneconviction énergique, qu’il ne s’agissait pas d’un crime, mais d’unaccident, et que c’était de ce côté que devaient se porter lesrecherches de l’instruction.

Malheureusement, nous l’avons vu, l’opinion deM. Babou était fixée, grâce aux lettres de Félix Barthey et àla découverte de l’arséniate de cuivre.

Aussi répondit-il au savant toxicologue, avecun sourire ironique :

– Oh ! sur ce point, j’en sais plusque vous, malgré toute votre science, à moins que vous ne voussoyez trompé.

Est-ce que cela est possible, hélas !

Après avoir lancé cette exclamation avec uninexprimable accent de douleur, Plemen se retira désespéré, pendantque le magistrat entêté se disait :

– Pauvre docteur ! sa situation est,en effet, bien pénible. Livrer à la justice une ancienne maîtresse,qu’on aime peut-être encore, il y a là de quoi troubler plussceptique que lui ! Comme il nous aurait joués touspar-dessous la jambe, s’il avait pu prévoir qui je soupçonnais.Allons, décidément, je ne suis pas un sot !

Ces premières dépositions reçues et aprèss’être informé des relations des prévenus, le juge d’instructionavait dressé une liste interminable de témoins à entendre et envoyédes commissions rogatoires à Paris. Pour un rien, s’il l’eût osé,il aurait expédié des agents spéciaux en Amérique.

Il avait ensuite fait dresser un plan, non dupremier étage de l’hôtel Deblain, ce qui se serait compris, mais dela maison tout entière, sans souci des frais considérables que celacoûtait. Peu lui importait, puisque ces frais devaient être à lacharge de ceux qu’il regardait déjà comme condamnés.

Quand le moment de faire comparaître lestémoins fut venu, ce furent d’abord les domestiques des Deblain quidéfilèrent devant M. Babou ; mais leurs dépositions seressemblèrent toutes, à peu près.

Mme Deblain avait toujours étépour eux une maîtresse douce, bonne, généreuse ; jamais ilsn’avaient entendu, entre elle et son mari, la plus légèrediscussion. Les époux vivaient dans le meilleur accord ; aucund’eux ne se souvenait du moindre fait de nature à permettre desupposer que la jeune femme imposait ses volontés et queM. Deblain la blâmait de quoi que ce fût. Ils avaient toujoursvu leur maître heureux et gai, sauf dans les deux derniers mois desa vie, lorsqu’il avait commencé à s’occuper de politique. Sa femmes’était constamment montrée remplie de prévenances et d’égards pourlui.

Interrogés sur la liaison coupable queMme Deblain devait avoir eue, d’abord avec ledocteur Plemen et ensuite avec M. Barthey, ces gensrépondirent qu’ils n’avaient jamais rien surpris de semblable.

Si la jeune femme, ainsi que n’hésitèrent pasà le reconnaître les époux Ternier, les concierges de la Malle,passait parfois la nuit à la campagne, alors que son mari couchaiten ville, cela n’était arrivé que quandMme Gould-Parker était au château. M. Deblainn’avait jamais fait, à ce sujet, la moindre observation. Bien aucontraire, il était le premier à conseiller à sa femme de tenir leplus souvent possible compagnie à sa sœur, dont la santé laissaitbeaucoup à désirer et que la prolongation de l’absence de son marisemblait affecter de plus en plus.

M. Babou n’obtint pas de renseignementsplus satisfaisants de Pauline, la femme de chambre deMme Deblain.

Il eut beau la questionner pendant des heuresentières, la menacer de la faire arrêter, lui dire sévèrement queson silence l’autorisait à supposer qu’elle était la complice de samaîtresse, qu’elle en savait certainement plus qu’elle ne voulaiten avouer, cette fille répondit toujours sur le même ton :

– Madame aimait le plaisir et le luxe,mais c’est une honnête femme ; elle n’avait avecM. Barthey que des relations de camaraderie ; jamais cejeune homme n’a pris aucune familiarité avec elle. Il m’est arrivévingt fois, ainsi d’ailleurs qu’à tout le monde, d’entrer sans êtreappelée dans l’atelier où M. Félix faisait le portrait demadame, et jamais ma présence ou celle des autres domestiques n’aparu la contrarier.

Interrogée sur ce queMme Deblain avait fait dans la soirée du 22septembre, la brave fille ajouta :

– J’étais un peu malade ce soir-là etmadame m’avait forcée de remonter dans ma chambre aussitôt après ledîner. Je ne l’ai revue que le lendemain matin, lorsque je suisentrée chez elle pour lui annoncer l’événement. Une seule chose m’afrappée : son désespoir.

– Les portes des cabinets de toilette quiséparent la chambre de M. Deblain de celle de sa femmeétaient-elles restées ouvertes ? demanda M. Babou.

– Je n’en sais rien, puisque je n’ai pasaidé, ce jour-là, madame à se mettre au lit.

– C’était votre habitude ?

– Certainement, je ne me retirais quequand madame n’avait plus besoin de moi.

– Oui, mais, ce soir-là, le 22 septembre,elle vous a renvoyée plus tôt que d’ordinaire !

Et dix fois, vingt fois, le juge d’instructionadressa les mêmes questions à Pauline, mais pour en recevoir lesmêmes réponses.

Quant à Pierre, le valet de chambre, il avaitaccompagné son maître chez lui, vers dix heures, laissantMme Deblain et le docteur au fumoir, et il s’étaitretiré après avoir fait son service. M. Deblain, qui s’étaitcouché immédiatement, lui avait fait mettre à la portée de sa mainla potion qu’il prenait tous les soirs depuis quelque temps et leflacon où il puisait lui-même pour se faire une piqûre de morphine.Il était très agité et se plaignait de fortes douleurs dansl’estomac ainsi qu’à la tête.

Le lendemain matin, vers huit heures et demie,lorsqu’il était entré doucement dans la chambre de son maître, pourvoir s’il dormait, Pierre l’avait trouvé inanimé. Alors, sans rienexaminer de l’état dans lequel était le lit, saisi d’horreur etd’épouvante, il n’avait fait qu’un bond jusqu’au rez-de-chaussée,en appelant au secours.

De tout ce dont on accusaitMme Deblain, le pauvre garçon ne savait rien, sonservice le retenant constamment auprès de son maître. Il ne voyaitguère la maîtresse de la maison qu’aux heures des repas ; maisce qu’il pouvait jurer, c’est que jamais il n’avait entenduM. Deblain se plaindre de sa femme.

M. Babou n’en apprit pas davantage desautres domestiques. Jamais il n’avait rencontré des serviteursaussi discrets, aussi respectueux pour leurs maîtres.

Le cocher Dumont affirma queMme Deblain n’était pas une seule fois revenueseule de la Malle avec M. Barthey, en voiture fermée. Lorsquele peintre et la jeune femme faisaient cette route ensemble,c’était toujours dans une victoria ou en phaéton que la jeune femmeconduisait elle-même.

Il ne fut pas plus heureux avec le prince deLinar, ni avec le marchand de couleurs, M. Tronsin, qu’ilavait fait interroger tous deux à Paris par commissionrogatoire.

Le prince repoussa énergiquement le sens qu’ondonnait à sa correspondance avec son ami Barthey. Il n’avait pasvoulu dire que le peintre fût retenu à la Malle par une passionsatisfaite, mais seulement par le plaisir qu’il trouvait à vivrelà, près de deux femmes charmantes, qu’il jugeait, lui, dignes detous les respects.

Quant au marchand de couleurs, il necomprenait rien à tout ce qui se passait. Il avait envoyé àM. Barthey de l’arséniate de cuivre avec autant d’indifférencequ’il lui aurait fait parvenir tout autre produit. C’était lapremière fois, il est vrai, que M. Barthey lui avait demandéde l’arséniate de cuivre, mais cette commande ne l’avait en riensurpris ; il lui était arrivé souvent d’en livrer à d’autresartistes qui, demeurés dans les vieilles traditions, broienteux-mêmes leurs couleurs.

En faisant saisir à l’hôtel Deblain lesustensiles en cuivre de la cuisine, le juge d’instruction s’étaitimaginé qu’il trouverait là quelques indices de nature à expliquerla possession de sels de cuivre par Mme Deblain, etl’étamage récent auquel avaient été soumis ces ustensiles lui avaittout d’abord semblé un commencement de preuve à l’appui de sonhypothèse ; mais la découverte d’arséniate de cuivre chezBarthey lui avait fait ensuite abandonner ce point spécial de sesinvestigations.

Néanmoins, par acquit de conscience et parcequ’il ne voulait rien négliger, il interrogea à ce sujet Nicolas,le maître d’hôtel, qui lui répondit :

– Madame n’est jamais entrée dans lacuisine. Après la mort de monsieur, j’ai pris sur moi de tout fairemettre en état, puisque nous quittions la ville pour nous installerà la campagne.

Et comme le quincaillier auquel avaient étélivrés tous ces objets affirma qu’aucun d’eux ne portait de tracesde vert de gris ni de grattage, au moment où ils lui avaient étéconfiés, M. Babou s’applaudit doublement d’avoir mis la mainsur le poison dont les assassins s’étaient bien évidemment servis,car il avait le sentiment inconscient du ridicule de ses premièressuppositions.

Le seul témoin qui vint réellement en aide aumagistrat, ce fut Mme Dusortois.

Ah ! celle-là ne se fit pas prier, elleen raconta dix fois plus qu’il n’en fallait pour que la culpabilitéde sa nièce devint indiscutable.

Selon cette excellente parente, tout ce quiétait arrivé, elle l’avait prévu dès les premiers mois de mariagede son pauvre neveu. Deblain était d’une faiblesse extrême ;sa femme le dominait complètement ; il n’osait lui résister.C’est ainsi que cette étrangère avait séparé son mari de toute safamille et s’était fait donner sa fortune entière partestament.

Que de fois, elle avait surpris Raymondnerveux, fatigué, désespéré de l’existence folle de sa femme !Que de fois, il avait été sur le point de tout lui dire, à elle, lasœur de sa mère ! Mais l’Américaine l’effrayait, il en avaitpeur. Il n’osait pas non plus faire ses confidences à son amiPlemen, non seulement parce qu’il craignait que celui-ci ne semoquât de lui, mais aussi peut-être parce qu’il soupçonnait lesrapports qui existaient entre Rhéa et lui.

– C’est précisément pour en finir avecces soupçons et s’étourdir, ajouta un jourMme Dusortois, que Deblain se lança dans lapolitique. S’il était nommé député, comme il l’espérait, ilenlèverait sa femme à l’influence du docteur, car il ne reviendraitque rarement en province. Il ignorait bien certainement alors queM. Barthey avait remplacé M. Plemen dans le cœur de Rhéa,et il ne se doutait guère qu’en quittant Vermel, il agirait toutsimplement selon les désirs de celle qui le trompait, et lalivrerait lui-même à l’homme qu’elle aimait. Le malheureux étaitaveugle !

Au cours d’une autre déposition, la misérabletante raconta les impressions qu’elle avait ressenties le matin où,avertie de la mort de son neveu, elle était accourue à l’hôtel.

– En entrant dans la chambre de Raymond,dit-elle, lorsque je le vis inanimé, ayant, depuis longtemps déjà,rendu le dernier soupir, j’éprouvai d’abord une grande douleur,puis, à cette douleur se joignit aussitôt un profond désespoir. Nonseulement il avait succombé seul, sans une main amie pour luifermer les yeux, mais encore il n’avait pas reçu les secours de lareligion. Cette pensée m’était si pénible qu’elle me conduisitimmédiatement à me demander comment il pouvait se faire que safemme ne l’eût pas entendu se plaindre, car bien certainement ilavait appelé à son secours. On pouvait encore lire sur son visageune horrible expression de souffrance, et, bien que tout eût étédéjà rangé dans sa chambre, il régnait néanmoins un certaindésordre autour de son lit. Je me suis empressée alors de passerchez Mme Deblain. Elle pleurait, mais il ne mesembla point qu’elle eût un aussi grand chagrin qu’elle le voulaitexprimer, et quand je lui demandai comment les plaintes de Raymondne l’avaient pas réveillée, ses réponses furent embarrassées. Decela j’ai gardé fidèlement la mémoire.

Ce qu’il y avait de terrible dans tous cesdétails donnés par Mme Dusortois, c’est quecelle-ci était d’aussi bonne foi que peut l’être une personneaveuglée par la haine ; c’est qu’elle était absolumentconvaincue.

Par conséquent, M. Babou ne douta pas uninstant de tout ce qu’il plut à la terrible parente de luiraconter ; c’est surtout sur ses dépositions que l’accusations’affermit, et elles donnèrent au magistrat l’idée de faire uneexpérience d’acoustique pour s’assurer siMme Deblain avait pu réellement ne pas entendre sonmari.

Dans ce but, en compagnie du procureur de laRépublique, il se transporta un matin à l’hôtel du boulevardThiers, avec son greffier, et là, en présence des domestiques de lamaison, il fit coucher le greffier dans le lit de M. Deblain,avec ordre de se débattre, de pousser des gémissements et même descris, pendant que lui, enfermé dans la chambre à coucher del’épouse coupable, il se rendrait compte de la façon dont cesbruits divers pouvaient parvenir d’un appartement dans l’autre, àtravers les deux cabinets de toilette qui les séparaient.

L’épreuve fut décisive : le juged’instruction perçut distinctement les moindres plaintes de sonscribe. Cependant on était en plein jour.

Comment admettre alors que, dans le silence dela nuit, M. Deblain avait appelé à son aide sans que sa femmel’entendît.

Sur ce point spécial, il n’était pas permis deconserver l’ombre d’un doute. Si Mme Deblainn’était pas venue au secours de celui qui mourait, à quelques pasd’elle, dans d’atroces douleurs, c’est qu’il lui avait convenu des’abstenir, soit par cruauté, soit par terreur, parce qu’ellen’avait osé affronter les derniers regards de sa victime.

Ce fut également l’opinion de M. Duret,et le procès-verbal de cette terrible constatation vint encoreaugmenter la série des preuves qui s’accumulaient contre les deuxcomplices.

Toutes ces opérations terminées, son dossiermis en ordre et n’ayant plus qu’à rédiger ses conclusions tendantau renvoi des prévenus en cour d’assises par la chambre des misesen accusation, M. Babou voulut bien enfin autoriserMme Deblain et Félix Barthey à communiquer avecleurs conseils et à recevoir la visite de leurs parents.

Il y avait près d’un mois que la jeune femmeet le peintre étaient au secret, et déjà quinze jours queM. Panton, le révérend Jonathan et M. Armand Bartheyétaient arrivés à Vermel, où l’opinion publique était toujoursviolemment surexcitée.

Si muet qu’eût été M. Babou, certainsépisodes de son instruction étaient connus. On savait, entre autreschoses, que la veuve de Raymond, après avoir comparu une seule foisdevant lui, avait refusé de revenir à son cabinet et même de luirépondre, lorsqu’il s’était présenté à la prison des Carmes pourl’interroger.

On n’ignorait pas non plus que M. FélixBarthey avait à peu près agi de la même façon, et le dossier dumagistrat instructeur étant ainsi forcément incomplet, en ce quitouchait les interrogatoires, on en préjugeait logiquement que lesdébats donneraient lieu à des révélations inattendues.

On n’en trouvait pas moins que M. Babouavait été bien dur et bien sévère en isolant aussi longtempsMme Deblain.

Il lui avait à peine permis de recevoirquelques lignes de son père et de lui répondre, à la conditionqu’il prendrait connaissance de ces lettres avant qu’elles fussentremises à leurs destinataires.

Profondément humiliée de cette mesure, lajeune femme n’avait jamais adressé à M. Panton et àMme Gould-Parker que quelques mots chaque matin,pour leur donner de ses nouvelles et les assurer de satendresse.

Quant à l’Américain, il était à bout depatience ; il ne parlait de rien moins que d’étrangler tout leparquet de Vermel, lorsqu’il reçut enfin l’autorisation de voir sonenfant.

Le gros Elias, accompagné seulement durévérend, car sa fille aînée était allée passer quarante-huitheures à Paris, ne fit qu’un bond de l’hôtel du Lion-d’Orà la prison des Carmes. Il est aisé de comprendre ce que fut lapremière entrevue de ce père indigné avec sa fille prisonnière.

Le brave Panton, qui, nous le savons, n’étaitrien moins qu’expansif, éclata en sanglots lorsque la jeune femmese jeta dans ses bras ; puis, couvrant de baisers son visageamaigri, il la garda contre son cœur en murmurant :

– Rhéa ! ma petite Rhéa !Oh ! les misérables ! les coquins ! T’emprisonner,t’accuser, toi !

Jamais le Yankee n’avait senti à ce pointcombien sa fille lui était chère.

Il l’éloignait un peu de lui, mais à lalongueur des bras seulement, pour lire sur ses traits fatiguéstoutes les souffrances qu’elle supportait depuis un mois ;puis il la ramenait de nouveau sur sa poitrine, ens’écriant :

– Voyez donc, Thompson, dans quel étatils l’ont mise ! Ah ! les sauvages, les Sioux, lesPeaux-Rouges ! Je les tuerai tous, les lâches !

La veuve de Raymond répondait à son père parmille caresses.

Quant au révérend, dont l’émotion étaitprofonde, car il aimait réellement sa nièce, il pouvait à peineprononcer une parole. Il se contentait de murmurer, en levant lesyeux au ciel :

– Le Très-Haut est avec nous, il saurabien séparer l’ivraie du bon grain !

Master Panton finit enfin par céder auxprières de Rhéa, qui, le voyant un peu maître de lui-même, luiraconta tout ce qui s’était passé depuis le moment de sonarrestation. Elle termina ce triste récit en disant :

– Soyez sans crainte, il ne me sera pasdifficile de prouver mon innocence, et bientôt nous retourneronstous ensemble à Philadelphie, auprès de ma bonne mère, que jen’aurais jamais dû quitter. Je verrai aujourd’huiMe Langerol. C’est un des premiers avocats de laville ; j’étais fort liée avec sa femme, qui estcharmante ; je l’ai choisi pour défenseur.

– Tu en as encore un autre, fitElias.

– Qui donc ?

– Un de mes anciens amis de là-bas, donttu te souviens peut-être : le docteur Maxwell, qui a disparusi subitement jadis.

– Stephan Maxwell ! Je crois bienque je me souviens de lui. Comment est-il à Vermel ?

– Uniquement à cause de toi. Il estaccouru de Paris dès qu’il a su ce qui se passait ici. Quant auxmotifs de sa longue disparition, on ne les connaît pas.

– Je vais le voir ?

– S’il n’est pas venu ce matin avec nous,c’est par discrétion ; mais je suis sûr de lui, il n’a pasperdu son temps. Ah ! les gredins ! Te tenir ainsiprisonnière, dans celle horrible chambre, privée de tout ! Ilssont donc fous, ces gens-là !

Le gros Panton, pris d’un nouvel accès decolère, parcourait de ses regards furieux cette pièce sordide, oùson enfant était condamnée à vivre pendant plusieurs semainesencore.

Il ne fallut rien moins que de nouveauxbaisers de sa fille pour le calmer, car les exhortations de sonbeau-frère Jonathan à la patience le mettaient au contraire hors delui.

Au même instant, Félix Barthey recevait lavisite de son frère et de l’un de ses amis de Paris,Me Leblanc, l’un des jeunes maîtres les plus connusdu barreau de la grande ville.

Depuis l’arrestation du peintre, il se tenaità sa disposition, ayant compris de suite qu’il n’y avait, dans laterrible aventure dont l’artiste parisien était la victime, qu’unestupide erreur.

Prévenu, par dépêche, que le prisonnier deM. Babou pouvait enfin communiquer avec ses parents et sesconseils, Me Leblanc n’avait pas perdu une secondepour se rendre à Vermel. Il y était arrivé juste à temps pouraccompagner M. Armand Barthey à la maison d’arrêt desCarmes.

Georges Leblanc avait, à cette époque,trente-cinq ans à peine, mais il était déjà presque célèbre, silourd que fût à porter le nom illustre que lui avait laissé sonpère, le plus grand avocat criminel du siècle. Le jeune maîtreétait un de ces Parisiens de race, qui savent faire marcher defront les travaux sérieux et les distractions mondaines.

De taille moyenne, blond, élégant, distingué,très lancé dans la haute société, familier avec toutes lesillustrations de l’époque, de relations sûres, il était àl’occasion publiciste politique de premier ordre ou romancierrempli d’humour.

Devant la justice, il devenait un adversaireredoutable. On ne craignait pas moins sa logique que ses répartiessanglantes comme un coup de fouet de Juvénal. Barthey et luiétaient liés depuis près de dix ans. Ils avaient fait ensemble,pour ainsi dire, leurs débuts à Paris. Ils savaient ce qu’ilsvalaient l’un et l’autre.

Aussi le peintre, qui avait compté sur lejeune avocat, le reçut-il comme un ami impatiemment attendu. Il luisuffit de quelques mots pour le mettre au courant des choses.Me Leblanc avait en quelque sorte tout deviné.

– Il n’est pas moins vrai, répondit-il àl’artiste, que te voilà accusé d’empoisonnement. C’est idiot, maistout est grave en semblable matière, surtout lorsqu’on professeainsi que toi, et que moi, des opinions politiques qui transformentaisément, sans même qu’ils s’en doutent, les juges les plushonnêtes en ennemis irréconciliables. Je dois une visite à cesmessieurs, c’est l’usage ; je la leur rendrai demain et sauraide suite à quels hommes nous avons affaire. J’ai acceptél’hospitalité de mon charmant confrère,Me Langerol, le défenseur deMme Deblain. Nous aurons dans les vingt-quatreheures communication du dossier et l’étudierons ensemble. Pauvrepetite femme, ce qui se passe est autrement douloureux pour elleque pour toi !

Quant à M. Armand Barthey, il s’étaitcontenté d’embrasser son frère qu’il devait désormais visiter tousles jours. Moins encore que personne, il n’avait jamais douté del’innocence de celui qui portait le même nom que lui.

Le soir même, Georges Leblanc fut mis enrapport avec William Witson, que M. Panton avait présenté àMe Langerol, car ce dernier s’était empressé derendre visite au père de Mme Deblain, aussitôtqu’il avait été informé de son arrivée à Vermel, et tous ces amiset défenseurs des prisonniers se préparèrent à lutter contreM. Babou.

Le lendemain, Mme Gould-Parkerrevint de Paris et courut à la prison. L’entrevue des deux sœursfut touchante. Tendrement enlacées, elles demeurèrent pendant delongs instants sans pouvoir prononcer un seul mot, n’échangeant quedes soupirs et des baisers.

Rhéa, la première, revint au calme pour diretout à coup à Jenny :

– As-tu été appelée chez le juged’instruction ?

– Non, et j’en suis fort surprise. Dixfois, vingt fois, j’ai voulu aller le trouver ; maisMe Langerol s’y est énergiquement opposé.

– Dieu soit loué ! Alors,écoute-moi ; écoute-moi attentivement, pour ne pas oublier lamoindre de mes paroles.

– Parle ! parle ! Tum’épouvantes !

– Tu m’aimes toujours bien ?

– Si je t’aime !… Oh ! machérie !

La jeune femme saisit de nouveau sa sœur entreses bras.

Mme Deblain se dégageadoucement de cette affectueuse étreinte et reprit :

– Tu sais qu’on a saisi chez moi leslettres que tu m’avais confiées. Or, le juge d’instruction lesprétend écrites par M. Barthey et y voit la preuve que cebrave garçon est mon complice.

– Cela est affreux, je dois dire lavérité ! Il faut qu’on sache que ces lettresm’appartiennent.

– Moi, je ne le veux pas, ou plutôt je tesupplie de garder le silence, non seulement à propos de ceslettres, mais même s’il t’est jamais adressé quelque question, quece soit à l’égard de mon existence à la Malle, des excursions quej’y faisais, des motifs qui m’y amenaient. Jure-moi de répondretoujours : « Je ne sais rien. »

– Si mon silence allait te compromettre,te perdre !

– Il y a des choses qui doivent demeurersecrètes entre nous. Un mot de toi, un seul, serait peut-être plusimprudent que ton refus de parler. On donnerait à tes paroles uneinterprétation dangereuse pour nous deux. Ma Jenny bien-aimée,promets-moi, sur la vie de notre bonne mère, de m’obéiraveuglément.

– Explique-moi au moins…

– Non ! Si on te demande, et celaqui que ce soit, fût-ce même notre père : « Votre sœuravait-elle un amant, cet amant n’était-il pas M. FélixBarthey ? » contente-toi de répondre : « Je nele crois pas, rien ne m’a jamais permis de le supposer. » Sion te pose cette question : « Mme Deblainest-elle venue à la Malle dans la soirée du 22 septembre, ya-t-elle passé la nuit ? » Dis seulement : « Àcette époque, j’étais très souffrante et il est arrivé plusieursfois à ma sœur de ne pas rentrer en ville ou de venir me rejoindrele soir, mais je ne puis me souvenir si cela lui est arrivé à telleou telle date. »

– Rhéa ! ma chère Rhéa !

Mme Gould-Parker s’étaitlaissée tomber sur un siège. Le visage voilé de ses deux mains,elle sanglotait.

La veuve de Raymond se mit à ses genoux,l’entoura tendrement de ses bras, but en quelque sorte ses larmesdans ses baisers et lui dit :

– D’ailleurs, maintenant, on net’interrogera pas ; on l’eût fait déjà depuis longtemps. Si tuas toujours pour moi la même affection, jure-moi de m’obéir.

– Tu le veux ?

– Je t’en supplie, pour ton bonheur etpour le mien.

– Eh bien ! soit ! il en serafait ainsi que tu l’ordonnes, je te le jure ! Tu sais biencependant que je suis prête à donner pour toi mon honneur et mavie !

– Ah ! merci, merci ! L’heurede comparaître devant mes juges peut maintenant sonner ; elleme trouvera forte et sans peur.

Les deux filles d’Elias Panton, unies par cepacte mystérieux, le scellèrent d’un dernier baiser.

Moins de huit jours plus tard,Mes Langerol et Leblanc avaient vu tous les témoinscités par le juge d’instruction, moinsMme Dusortois, et leur enquête était terminée.

Ils firent alors savoir immédiatement au chefdu parquet qu’ils avaient choisi comme médecin expertM. Stephan Maxwell, docteur de la Faculté de Paris, et qu’ilsdemandaient, conformément à la loi, que la partie réservée desorganes examinés par le docteur Plemen fût mise à la disposition deson confrère, afin que celui-ci pût se livrer à unecontre-expertise, s’il la jugeait nécessaire.

Cette requête des défenseurs deMme Deblain et de Félix Barthey fit hausser lesépaules à M. Babou.

Douter de la science du docteur Plemen,vouloir contrôler son examen, discuter son rapport médico-légal,c’était là, pour le juge d’instruction, le comble del’outrecuidance et, en quelque sorte, une preuve nouvelle que lesconseils des prévenus ne savaient comment s’y prendre pour luttercontre l’instruction.

Néanmoins il donna l’ordre au commissaire depolice, M. Berton, de satisfaire à la demande de la défense.Il apprit alors que cela allait nécessiter une exhumation nouvelle,car non seulement le docteur Plemen avait omis de faire deux partsdes fractions d’organes enlevées par lui au cadavre de la victimeet c’était la totalité de ces fractions qu’il avait soumise à sonanalyse chimique, mais on n’avait pas même suivi les prescriptionsaccoutumées, ordonnant de replacer le corps dans une bière scelléequi doit rester à la disposition de la justice.

Certainement il y avait là un oubli fâcheux dela part du grand praticien de Vermel ; mais M. Babou nesongea pas un instant à l’en rendre responsable. Jamais, dans lescauses criminelles précédentes, et cela depuis une dizained’années, une contre-expertise n’avait été demandée.

Le commissaire de police fut donc obligé deprocéder à une seconde exhumation ; le corps du malheureuxépoux de Rhéa sortit une seconde fois de sa bière et fut étendu denouveau sur la table de marbre de la salle d’autopsie, pour êtreexaminé par le docteur Maxwell, auquel, sous le prétexte qu’ilétait étranger, le juge d’instruction imposa le concours,c’est-à-dire la surveillance du docteur Magnier.

Mais M. Magnier était aussi galant hommeque médecin de valeur. Il ne lui fallut que quelques instants deconversation avec Maxwell pour comprendre qu’il avait affaire à unconfrère du plus haut mérite, et ils furent immédiatementd’accord.

Par déférence et aussi par ironie contre sesadversaires, M. Babou avait informé le docteur Plemen de cequi se passait, car l’ancien ami de Raymond ne sortait plus de chezlui que pour visiter ses malades. Il avait même, pour raisons desanté, abandonné momentanément la direction de l’hôpital. Il secontenta de répondre au magistrat :

– La défense use de son droit ; sil’expert qu’elle a choisi peut prouver que j’ai commis une erreur,personne n’en sera plus heureux que moi.

Ces quelques mots avaient exaspéré le jugeinstructeur, dont l’orgueil professionnel était déjà dans uninexprimable état de surexcitation.

Depuis un mois, il avait été fait, près delui, une foule de démarches dans l’intérêt de ceux qu’il croyaitcoupables.

Le général Sauvière, auquel Félix Bartheydevait sa médaille militaire, était venu lui-même chezM. Babou, et, dans sa rudesse loyale de soldat, il lui avaitdit qu’il était prêt à répondre du peintre sur son proprehonneur.

Les gens les plus considérables de Paris luiavaient écrit dans le même sens. Le premier secrétaire del’ambassade américaine, ami du colonel Gould-Parker, avait faitplusieurs fois le voyage de Paris pour voirMme Deblain et les membres du parquet, et, de laChancellerie, on avait recommandé de nouveau au procureur généralde mener cette affaire avec la plus grande circonspection, de nemarcher en quelque sorte qu’à coup sûr.

Mais au lieu de troubler la conscience du juged’instruction, toutes ces marques de sympathie pour les prévenusavaient eu un résultat diamétralement opposé.

Devant les dénégations des autres, saconviction s’était faite plus profonde, et il hâta si bien leschoses, il mena à ce point le procureur général – carM. Duret, le procureur de la République, s’était effacé, ainsid’ailleurs que le premier président – que bientôt le dossier del’affaire fut remis à la chambre des mises en accusation ; etmoins de huit jours plus tard, conformément aux conclusions deM. Lachaussée, cette chambre rendit un arrêt qui renvoyait encour d’assises, sous l’accusation d’empoisonnement, Rhéa Deblain etFélix Barthey.

Cette terrible nouvelle, qui atterra le braveElias Panton, le révérend Jonathan etMme Gould-Parker, ne surprit ni la jeune femme nile peintre.

Mes Langerol et Leblanc neleur avaient pas fait espérer un seul instant que M. Babouconclurait à une ordonnance de non-lieu.

Il s’était trop avancé, non pas pour ne pointrevenir en arrière, si sa conscience le lui avait commandé, – nousl’avons dit, ce n’était pas un malhonnête homme, – mais pour voirnettement les choses.

Sans s’en rendre compte, sans se l’avouer, ilpensait son honneur engagé ; et sa femme lui disait tropsouvent, depuis les débuts de l’affaire : « Jérôme, tutiens ta présidence de chambre entre les mains ! » pourqu’il ne demeurât pas absolument convaincu de son coup d’œil, de sahaute intelligence et du dénouement selon ses vues de ce dramejudiciaire, dont il avait, avec tant d’indépendance et sihabilement, dénoué tous les fils. Il le pensait, du moins.

Quant au docteur Maxwell, après avoir étudiéle rapport médico-légal de son confrère Plemen et terminé sonanalyse chimique, il avait dit à Mes Langerol etLeblanc :

– Le parquet de Vermel ne se doute pasdes surprises que je lui réserve.

Il s’était transporté ensuite à la maison desCarmes, où, en embrassant la pauvre Rhéa et en serrant les mains del’artiste, il leur avait juré que toute cette horrible aventure seterminerait à la confusion de leurs accusateurs.

L’affaire était inscrite au rôle pour la finde la seconde quinzaine de décembre.

L’heure de la flétrissure ou de laréhabilitation allait enfin sonner pour ces deux infortunés quisubissaient, depuis près de trois mois, les tortures morales de ladétention préventive.

Conformément aux usages, la veille del’ouverture des débats, M. le conseiller de la Marnière,président des assises pour la session, interrogea successivementles deux accusés. Il ne sortit pas moins ému de la cellule deMme Deblain que de celle de M. Barthey.

– Triste et mystérieuse affaire !murmura l’éminent magistrat en rentrant chez lui ; si cesmalheureux sont innocents, comme je le crois, je ferai mon devoiret tenterai du moins de sauver la dignité de la justice, siimprudemment compromise.

Chapitre 10AVANT L’AUDIENCE

Lelendemain, 26 décembre, anniversaire, jour pour jour, par uneétrange rencontre, de cette représentation de Froufrou quiavait attiré à la Malle toute la haute société de Vermel, lesportes de la cour d’assises devant laquelle allait comparaîtreMme Deblain étaient ouvertes au public à dix heuresdu matin.

La foule, qui attendait impatiente, depuisl’aube, malgré la température glaciale, foule composée en majeurepartie, selon les expressions énergiques deM. de Cormenin, de piliers de cabarets, de souteneurs defilles, de voleurs émérites ou apprentis, se précipita dansl’enceinte réservée, à l’extrémité de la salle, aux spectateursdebout des drames de la justice.

Les banquettes occupant le milieu de l’immenseparallélogramme aux grandes boiseries de chêne, où se tenaient lesaudiences criminelles, étaient envahies depuis déjà près d’uneheure par les privilégiés munis de cartes. Il n’en restait que deuxde libres, celles où les témoins devaient prendre place après avoirdéposé.

Quant aux sièges disposés en avant de cesbanquettes, dans le prétoire, jusqu’à la barre, à toucher latribune des jurés et le banc des avocats, et même sur l’estrade dela cour, laissant à peine aux magistrats un espace suffisant, ilsattendaient ces invités de première catégorie qui n’avaient pasbesoin d’arriver d’avance, puisqu’ils étaient titulaires, comme àune première représentation, de places gardées.

On était tout surpris que M. de laMarnière eût ainsi réglé les choses, car on l’avait souvent entendus’élever avec indignation contre la transformation en théâtre del’enceinte de la justice, et dans les affaires qu’il avaitprécédemment présidées, il n’avait accordé d’entrées de faveur àl’audience qu’aux personnes qu’un intérêt avouable y appelait.

Pourquoi ce changement dans la façon de fairede l’éminent conseiller ? Ne pouvant s’en rendre compte, bonnombre de gens de son milieu l’en blâmaient.

N’offrent-ils pas, en effet, le plus écœurantdes spectacles, ces curieux qui viennent à la cour d’assises commeils vont chez les dompteurs, espérant la révolte des fauves, oudans les cirques, guettant la chute des acrobates ?

Pour ces blasés, avides d’émotions violentes,il n’y a, dans les débats des causes criminelles, ni exemple nihaute leçon de moralité, mais seulement, entre l’accusé qui sedéfend et l’accusateur qui accable, une lutte dont l’honneur et latête sont le prix. Ils se soucient aussi peu de l’éloquence duministère public que de celle des avocats. Ce qui seulement lesintéresse et les émeut, ce sont les côtés dramatiques ou scandaleuxde l’affaire.

Et ces femmes du monde qui sont là, pêle-mêleavec des filles – car si tel magistrat a donné une place àMme la comtesse de X…, tel autre a fait entrer samaîtresse – cette promiscuité ne les froisse pas, cette atmosphèrelourde et viciée ne les étouffe point.

Élégantes, quelques-unes en noir, comme si,par avance, elles portaient le deuil de l’accusé – il y a destoilettes d’audience, comme il y a des toilettes de bal, de dîneret d’académie – grignotant des friandises et respirant des sels,jouant de l’éventail, les larmes aux yeux ou les lèvres souriantes,selon les phases des débats ; névrosées, hypnotisées par leurcuriosité malsaine, les plus délicates, les plus honnêtessupportent tout sans rougir : les voisinages honteux, lesdétails grossiers, parfois obscènes des rapports médico-légaux, lesréponses ordurières ou cyniques des accusés, la vue des pièces deconviction : armes teintes de sang, linges maculés, flaconsempoisonnés, débris humains renfermés dans des bocaux après avoirservi aux analyses chimiques.

Le teint un peu pâle et le lorgnon aux yeux,elles examinent ces horribles choses du plus près possible. Pourpeu, elles les toucheraient de leurs mains finement gantées.

Et tout cela, ces mères de famille que desprostituées coudoient, avec lesquelles elles échangent dessensations, tout cela en face du Christ, que la laïcisation n’a pasencore chassé des salles d’audience et dont le soir, dévotement,pleines de foi en sa miséricorde, elles feront baiser les pieds àleurs enfants, avant de les étendre doucement dans leberceau !

Ce n’est pas seulement à la dignité de lajustice que porte atteinte la présence de ce public choisi, c’estencore parfois à son équité, à sa liberté d’appréciation.

Parmi ces spectatrices – quel autre nom leurdonner ? – les magistrats et les jurés ont toujours desparentes leur tenant de fort près : femmes, filles ou sœurs.Est-ce qu’il serait humain d’admettre que leurs impressions, leursraisonnements, leurs observations, leurs sentiments divers, soit depitié, soit d’horreur, sont sans effet sur ceux qui les suivent desyeux pendant les débats et les retrouvent durant les suspensionsd’audience ou le soir, dans l’intimité de la famille ?

Et lorsque les juges reprennent possession deleurs sièges, en même temps que les membres du jury rentrent à leurbanc, ils voient les choses tout autrement qu’ils ne les avaientappréciées d’abord. Des criminels ont dû la vie à cette influencede l’auditoire. Peut-être d’autres, ce qui est plus atroce àpenser, lui ont dû la mort.

Un exemple entre tous.

C’était à l’affaire Moyaux, cet horribleassassin de sa petite fille ; Me Demangel’avait défendu avec cette éloquence entraînante, cette habiletéd’analyse et de déduction qui font de lui l’un des meilleursavocats d’assises de notre temps ; mais la condamnationcapitale du misérable n’en paraissait pas moins certaine.

Quelles circonstances atténuantes pouvait-onaccorder à un semblable forfait ? À moins d’assimiler Moyaux àMédée et d’avoir la hardiesse de dire : « De même quel’épouse de Jason a poignardé ses fils pour ne pas les laisser dansles bras de Creuse, sa rivale, de même Moyaux, dans un accès defolie, a tué sa fille, plutôt que de la rendre à safemme. »

Cette femme était venue à l’audience ; sadéposition accablante avait moins exprimé sa douleur de mère que sahaine d’épouse ; l’auditoire l’avait bien compris, et desmurmures de réprobation l’avaient accompagnée lorsqu’elle étaitallée s’asseoir, au banc des témoins, auprès de celui dont on ladisait la maîtresse.

Qu’arriva-t-il ? C’est qu’au moment oùles jurés, en se retirant dans leur salle des délibérations,entraient dans le couloir grillé qui longe l’estrade de la cour, undes publicistes, un des moralistes et des auteurs dramatiques lesplus célèbres de notre époque, qui était adossé contre cetteséparation, se retourna et, voyant passer ces honnêtes gens, cespères de famille qui allaient décider de la vie ou de la mort del’accusé, il dit à haute voix :

– Si on fait tomber la tête de cet homme,sa veuve épousera son amant ; ce sera tout simplementmonstrueux !

Et Moyaux obtint le triste bénéfice descirconstances atténuantes. Il ne fallait pas que sa femme pût seremarier !

Qui sait si, dans d’autres cas, lesimpressions de la foule n’ont pas envoyé à l’échafaud quelquemisérable que le jury, laissé aux seules appréciations de saconscience, aurait pris en pitié ?

Voilà ce qui résulte, plus souvent qu’on ne lesuppose, du contact trop immédiat de ces privilégiés, de cesspectateurs des premières, avec ceux qui tiennent entre leurs mainsl’honneur et la vie des accusés.

C’était devant un auditoire ainsi composé,trié sur le volet, que la pauvre Mme Deblain allaitcomparaître !

Non seulement elle aurait à se défendre del’odieuse accusation relevée contre elle, mais il lui faudrait lefaire en présence de ces gens de son monde, qui avaient été seshôtes, ses amis, les courtisans de sa fortune et de sabeauté ; en face de ces femmes dont elle n’ignorait pas lahaine, dont les basses jalousies l’avaient toujours surveillée,dont les regards ironiques allaient lui dire toute leur joiehideuse de son abaissement.

Comment M. de La Marnière n’avait-ilpas hésité à donner ainsi la malheureuse en spectacle ?

Certains disaient que le président des assisesn’avait osé faire autrement ; mais d’autres insinuaient que,s’il avait agi de la sorte, c’est que les débats devaient peut-êtretourner à la confusion de ceux qui les avaient provoqués, et qu’ilespérait la réhabilitation de Mme Deblain aussiéclatante que l’accusation était imméritée.

Il est alors aisé de comprendre si lacuriosité de tous avait atteint son paroxysme, et avec quel soucide ne pas arriver après le lever du rideau, les personnes que leurssièges réservés attendaient vinrent en prendre possession dès dixheures du matin, bien que l’audience ne dût être ouverte qu’uneheure plus tard.

Mmes Lachaussée et Babou,arrogantes et plus vulgaires encore dans leurs toilettes de mauvaisgoût, furent des premières.

L’huissier de la cour, par ordre biencertainement, leur avait donné les meilleures places, au premierrang, contre le banc des avocats, le plus près possible desaccusés. N’étaient-elles pas avides de ne rien perdre des angoissesde cette étrangère qui, pendant deux ans, les avait humiliées de sajeunesse, de sa beauté, de son élégance et de sa générosité pourles pauvres ?

Leurs amies, animées des mêmes sentimentsmauvais, parurent ensuite les unes après les autres, échangeant dessourires, des saluts de la main, comme si elles se rencontraientdans un salon, hochant la tête, levant les yeux au ciel, comme pourdire : « Hein ! quelle aventure ! Cela devaitfinir ainsi ! »

D’autres femmes les suivaient, plus discrètes,moins expansives, bien évidemment dans des dispositions d’esprittout autres.

C’étaient, celles-là, des personnesappartenant au vrai et meilleur monde, restées fidèles àMme Deblain, n’admettant pas sa culpabilité etconvaincues que leur présence et leurs regards sympathiques luirendraient du courage.

On reconnaissait, au milieu, d’elles, la jolieMme Mortier, qui avait joué, à la Malle, le rôle deLouise dans Froufrou, et la charmanteMme Langerol, la femme du courageux et dévouédéfenseur de la fille d’Elias Panton.

Puis, çà et là, les amis de FélixBarthey : le prince de Linar, le peintre Robert Blaise, lesromanciers Duprat et Bernès, les sculpteurs David et Thirion,braves cœurs, honnêtes gens et célébrités parisiennes, qui nedissimulaient ni leur indignation, ni leur mépris pour ceux dont lasottise, la passion politique ou le zèle aveugle avaient silestement transformé en empoisonneur le loyal garçon qu’ilssavaient incapable même d’une mauvaise pensée.

Enfin, sur l’estrade, occupant déjà les siègesqui leur étaient réservés en arrière de la cour, les autorités dudépartement : le préfet, un de ces fonctionnaires républicainssceptiques, intelligents et de bonne société, comme on en rencontreencore quelques-uns, qui s’était sagement abstenu de jouer aucunrôle dans l’affaire, se souvenant que sa femme et lui avaient étéfréquemment les hôtes des Deblain, et ne croyant peut-êtrequ’officiellement à la culpabilité de la jolie veuve ; lemaire de Vermel, ridicule et prétentieux personnage, qui venait defaire enlever de l’une des places de la ville la statue de saintLouis, dans l’espoir que cet acte de vandalisme historique etartistique lui vaudrait la décoration après laquelle il couraitavec un tel acharnement, qu’on appelait les actes de sonomnipotence : « les stations de la croix de monsieur lemaire » ; le receveur général, informé par le richebanquier, M. Meursan, que l’un des compatriotes deMme Deblain, venu tout exprès à Vermel pour ladéfendre, lui avait été recommandé d’une façon toute particulièrepar l’une des sommités financières les plus honorables deParis ; le général de division Sauvière, vaillant soldat qui,ayant eu Félix Barthey sous ses ordres pendant la guerre, nedoutait pas de son innocence ; et enfin, sur le devant de lascène, ou plutôt sur le devant de l’estrade, à droite, à proximitédu siège du ministère public, MM. Duret et Babou : lepremier, raide et froid comme toujours ; le second, rasé defrais, au teint verdâtre, endimanché dans sa redingote, noirefrippée comme un vêtement sortant du monts-de-piété, et s’efforçanten vain de faire entrer ses grosses mains dans des gants à un seulbouton, bruns, aux coutures blanchâtres et trop courts.

C’était leur œuvre, à ces deux personnages,qui allait se jouer sur ce terrible théâtre, et ils n’avaient gardede manquer à la représentation !

Pendant ce temps-là,Mme Deblain et Félix Barthey attendaient, entourésde leurs parents et de leurs défenseurs, non pas dans la petitegeôle sombre, aux bancs de bois, où d’ordinaire étaient gardés lesaccusés jusqu’à l’ouverture des débats et pendant les suspensionsd’audience, mais, par ordre de M. de la Marnière, dansune pièce éclairée, chauffée et meublée de sièges convenables, quifaisait suite à la chambre du conseil.

Les deux gendarmes chargés de la surveillancedes prisonniers se tenaient discrètement à l’écart.

Rhéa était douloureusement changée. Malgrétous les appels qu’elle avait faits à son énergie, malgré lessympathies dont elle se sentait entourée, la présence de ceuxqu’elle aimait, le calme de sa conscience et la confiance qu’elleavait aussi bien dans la bonté de sa cause que dans le talent deson avocat, ces trois mois de détention préventive l’avaientbrisée.

Son teint n’était plus chaud comme autrefois,ses lèvres se crispaient dans un rictus nerveux. Entourés d’uncercle bleuâtre, ses yeux, aux regards si doux jadis, lançaient deséclairs fiévreux et paraissaient démesurément agrandis. Sa beautérayonnante avait disparu ; mais la malheureuse était peut-êtreplus belle encore qu’autrefois, avec sa pâleur de victime et sarésignation de martyre.

Ah ! c’est que, pour elle, nous l’avonsdit, les jours avaient été longs et les nuits horribles dansl’isolement de sa cellule ; et à cette heure dernière, àtoucher le dénouement de cet épouvantable drame dont elle étaitl’héroïne, certaines pensées qui l’avaient obsédée dans sesinsomnies lui revenaient encore.

Elle ne pouvait surtout s’expliquer laconduite du docteur Plemen. Comment, cet homme qui lui avait avouéson amour, c’était à lui qu’elle devait d’être accuséed’empoisonnement ! Et il n’était venu la voir que deuxfois ; il ne lui avait écrit que quelques ligues deconsolations banales, depuis le jour où il lui avait fait parvenircette lettre terrible pour lui apprendre la mort violente de sonmari. La croyait-il donc coupable ?

Ah ! comme elle se reprochait sescoquetteries avec lui. Dans son orgueil féminin, ce souvenir luicausait de vifs remords et une profonde humiliation.

Cependant elle n’avait autour d’elle, à cemoment suprême, que des amis : son père, sa sœur, son avocatsi dévoué, Me Langerol, dont la confiancecommunicative aurait dû la rassurer un peu, et son oncle Jonathan,dont l’affection, si ridicule parfois dans ses manifestations, n’enétait pas moins sincère.

Elle savait de plus que la haute société de laville lui portait le plus réel intérêt, et, néanmoins, elletremblait.

Quant à Félix Barthey, depuis sa riposte sivigoureuse à M. Babou, lors de sa première comparution devantlui, il n’avait pas eu un seul instant de colère ni dedéfaillance.

Si parfois, çà et là, il s’était senti le cœurserré par une douloureuse angoisse, c’est à la pensée que lamalheureuse Mme Deblain subissait, comme lui,l’atroce supplice de la prison préventive et de l’isolement.

Il est aisé de comprendre que, de sa propreinnocence, le peintre en avait conclu à l’innocence de celle dontl’accusation le prétendait l’amant et le complice.

Le jour où il avait pu le lui faire savoir,par l’intermédiaire de ceux qui les visitaient tous deux, ils’était empressé de l’assurer de son respect, de son affection, deson entier dévouement.

Il ignorait alors sur quoi reposaient lescharges relevées contre elle, et, lorsque Rhéa lui avait fait jurerde ne jamais tenter de la défendre auprès du juge d’instruction, dene pas répondre aux questions qu’on pourrait lui adresserrelativement à ses excursions à la Malle, au moment de la mort deson mari, il avait sans doute compris pourquoi l’infortunéeexigeait ce silence, car il l’avait religieusement gardé.

M. Babou avait eu beau faire, il s’étaittoujours refusé à parler. Au moment de comparaître devant le jury,il était aussi calme que son défenseur, Me GeorgesLeblanc, dont l’esprit effrayait si justement par avance leprocureur général.

En retrouvant Mme Deblain danscette petite pièce que le président des assises avait assignée àses accusés, Félix Barthey s’était empressé de courir à elle pourlui baiser la main, et cet hommage spontané avait réconforté lapauvre femme.

Le peintre avait ensuite échangé un sourireavec Mme Gould-Parker, puis il était revenu auprèsde son frère et de son défenseur, lorsque, tout à coup, la portes’ouvrit pour livrer passage à William Witson, ou plutôt au docteurMaxwell, puisque notre personnage avait dû renoncer à sonincognito.

La physionomie d’ordinaire si grave, siimpénétrable de l’Américain exprimait une satisfactionintime ; ses yeux rayonnaient d’un étrange orgueil.

Tout, dans sa démarche, dans sa voix,trahissait une assurance absolue, une joie profonde. Chacun s’enaperçut.

– Voici le grand moment arrivé, ma chèrecompatriote, dit-il en s’approchant de Mme Deblain,qui lui tendit son front. Je ne vous demande que du calme ; lereste regarde votre défenseur et moi. Dans quelques heures, j’en aila conviction, ici les rôles seront intervertis. N’oubliez aucunede nos recommandations.

– Oui, du courage, ma fille, ducourage ! supplia le gros Elias, embrassant son enfant plustendrement qu’il ne l’avait jamais fait ; prouve à tous cesgens-là que les femmes de notre pays sont vigoureusementtrempées ; ne donne à personne la satisfaction de te voirtrembler.

– Vous avez raison, père, répondit Rhéaen se levant brusquement avec une expression de révolte etd’énergie sur ses traits fatigués. J’ai honte de ne pas mieuxsuivre l’exemple que me donne M. Barthey. Ah !pardonnez-moi tous !

Elle allait des uns aux autres, leur serrantles mains, les embrassant, leur souriant et répétant d’une voixardente :

– Ah ! je suis uneempoisonneuse ! Eh bien ! nous allons leur prouver,n’est-ce pas ? qu’ils en ont menti, qu’ils sont tout à la foisdes calomniateurs et des sots !

– Dieu soit loué ! psalmodiamystiquement l’oncle Jonathan ; la nuit dernière, les yeux demon homme intérieur se sont ouverts, j’ai assisté au combatvictorieux de la vérité contre l’erreur, et…

Mais le révérend fut subitement interrompu parune voix nasillarde qui glapissait du seuil de la pièce :

– Monsieur le président donne l’ordre defaire entrer les accusés !

Mme Deblain embrassa unedernière fois son père et sa sœur ; puis, d’un pas ferme,escortée du gendarme commis à sa garde et suivie de Félix Barthey,elle se dirigea vers la porte qui mettait en communication lecouloir avec cette loge, sorte de pilori, où prennent place,innocents ou coupables, les malheureux qui comparaissent devant lajustice.

M. le conseiller La Marnière venait, eneffet, de prononcer les mots sacramentels :

– L’audience est ouverte ; faitesentrer les accusés !

Chapitre 11DEVANT LE JURY

Lorsquele garde eut ouvert toute grande la porte du compartiment assignéaux accusés, qui était juste en face des larges fenêtres de lasalle des assises, le jour, en pénétrant dans le couloir obscur, yprojeta, sur le gris de la muraille, une sorte de panneau lumineux.Mme Deblain s’arrêta brusquement.

Cette porte lui faisait l’effet d’un cadre oùelle allait se placer comme pour fixer plus complètement encore lesregards avides de tous.

Les forces lui manquaient à ce point qu’ellemit inconsciemment sa main sur le bras du gendarme, qui, la voyanthésiter à le suivre, s’était rapproché d’elle.

Toutefois, cette faiblesse ne dura qu’uninstant. En entendant M. Barthey lui dire :« Courage ! » elle se redressa et, d’un pas ferme,franchit le seuil maudit.

Mais, arrivée d’un élan au milieu de la loge,frappée au visage par les rayons du soleil, qui venait de percerles nuages, comme pour saluer ironiquement son entrée au bancd’infamie et la mettre en pleine lumière, à la vue de cettebarrière de chêne qui la séparait de cet espace, gouffre oùs’agitait la foule, monstre à mille têtes, dont les yeux ladévoraient, le sang lui afflua au cœur, elle porta les mains à sonvisage comme pour en arracher le voile qui obscurcissait sa vue etelle s’affaissa lourdement, au hasard, sur l’un des sièges qui setrouvaient là.

Ce fut dans tout l’auditoire un mouvement depitié, à l’apparition de cette veuve en grand deuil du mari dont onla disait l’empoisonneuse, puis les cris répétés de :« Assis ! assis ! » s’adressant à quelquesfemmes, Mmes Lachaussée et Babou entre autres. Pourmieux voir la pauvre Rhéa, elles s’étaient levées.

Du banc des avocats, où il venait de prendreplace à côté de Mes Langerol et Leblanc, WilliamWitson s’élança contre la balustrade sur laquelleMme Deblain demeurait appuyée.

Il lui dit quelques mots à demi-voix, lui fitrespirer des sels, et l’Américaine releva bientôt la tête, pour neplus offrir à la curiosité publique qu’une physionomie où onpouvait lire, il est vrai, les douleurs de deux mois de torture,mais qui n’exprimait plus que l’énergie !

Quant à Félix Barthey, après s’être inclinédevant la cour, il avait, du regard, salué ses amis et, rassuré parla nouvelle attitude de celle dont l’accusation le faisait lecomplice, il s’était assis à l’autre extrémité du compartiment,laissant ainsi, entre sa coaccusée et lui, deux sièges que lesgardes se préparaient à occuper, lorsque le président de la courleur commanda :

– Placez-vous en arrière.

Ces hommes obéirent et adossèrent leurschaises à la muraille.

Sévèrement vêtu de noir, le ruban de lamédaille militaire à la boutonnière, Barthey était parfaitementcalme.

Sur les avis réitérés de l’huissier, lesilence s’était fait dans la foule. Pendant qu’on procédait autirage au sort des jurés, Elias Panton, le révérend Jonathan et lesamis de Félix Barthey prenaient place sur la première desbanquettes qui leur avait été réservée.

Lorsque les jurés furent à leur poste,M. de La Marnière leur lit l’allocution accoutuméerelativement à leurs devoirs, puis il adressa aux accusés lesquestions d’usage pour constater leur identité.

L’honorable magistrat avait dit« madame », en parlant à Rhéa, et s’était dispensé defaire précéder le nom de Barthey du mot :« accusé ».

Mme Deblain était dans un telétat de prostration que Me Langerol dut la rappelerà elle en lui touchant la main.

Alors, la malheureuse, se soulevant à demi,dit d’une voix étranglée :

– Marie-Rhéa Panton, veuve Deblain, née àPhiladelphie, en 1862.

Et, d’une pâleur de morte, elle s’affaissa denouveau sur son siège.

L’artiste parisien, debout, la tête haute, leregard droit devant lui, sans viser à l’effet, mais simplement etavec fermeté, répondit :

– Raoul-Félix Barthey, né à Lyon en 1848,peintre, demeurant à Paris, rue d’Offémont, 46, décoré de lamédaille militaire pendant le siège de Paris.

Cette phrase, dont les moindres motsparvinrent jusqu’au fond de la salle, fut suivie d’une sorte demurmure sympathique du public, et les magistrats composant la courpurent entendre derrière eux, sur l’estrade, le général Sauvièrequi grondait avec colère :

– Il ne l’a pas volée, cettedécoration-là, le brave garçon !

– Soyez attentifs à ce que vous allezentendre, dit aussitôt le président aux accusés.

Et, sur son ordre, après avoir donnéconnaissance de l’arrêt de la cour, le greffier commença, au milieud’un profond silence, la lecture de l’acte d’accusation.

Ce document était-il bien l’œuvre deM. Lachaussée ?

Il est probable, au contraire, que leprocureur général avait appelé à son aide ses collaborateursaccoutumés : MM. Duret et Babou, pour le rédiger, carc’était un exposé rapide et clair, sans phrases dramatiques nidétails inutiles, des faits constatés par l’instruction, depuis lamort inattendue de M. Deblain jusqu’aux preuves recueilliessur les causes de cette mort violente et celles qui avaient étérelevées ensuite contre ceux qui s’étaient rendus coupables de cecrime.

Cet acte se terminait par ces mots, qui firentcourir un frisson dans l’auditoire :

« En conséquence, Marie-Rhéa Panton,veuve Deblain, et Félix Barthey sont accusés d’avoir commis, sur lapersonne de Raymond Deblain, un empoisonnement ayant causé la mort,avec cette circonstance aggravante de la préméditation, crime prévupar les articles 296, 297, 301 et 302 du Code pénal. »

– Voilà de quoi vous êtes accusés, dit leprésident à la jeune femme et à l’artiste, sans revenir sur aucunpoint de la lecture qui venait d’être faite ; vous allezentendre les charges qui seront produites contre vous.

Il ne restait plus, avant d’entrer dans le vifdes débats, qu’à procéder à l’appel des témoins. Le greffier le fità haute voix. La plupart étaient des domestiques des Deblain.

Mme Dusortois, dont on serappelle les explications si graves devant M. Babou, avait misen avant sa proche parenté avec l’accusée pour solliciter la faveurde ne pas paraître à l’audience. Non sans quelque hésitation, leprésident la lui avait accordée. On lirait sa déposition écrite.L’honorable M. de La Marnière avait également décidé que,puisqu’ils n’en exprimaient pas le désir, M. Elias Panton etle révérend Jonathan ne seraient pas entendus.

Nous pensons inutile d’affirmer que si l’onclede la malheureuse Rhéa allait ainsi rester dans l’ombre, c’étaitbien malgré lui.

En effet, depuis un mois, le clergymanpréparait un discours sur lequel il fondait les plus bellesespérances, non pour démontrer l’innocence de sa nièce –l’excellent homme n’en doutait pas – mais pour convertir quelquesâmes aux doctrines mystiques de Swedenborg ; et il n’avait pasété facile de lui persuader que, tout en faisant partie du« temple » de la justice, une salle d’audiencescriminelles n’est rien moins qu’une chaire ouverte aux controversesreligieuses.

Aucun témoin à décharge n’était cité par FélixBarthey, à la grande surprise du procureur général ; maisMe Langerol avait informé ce magistrat, trois joursavant l’ouverture des débats, conformément à la loi, qu’il feraitentendre Dumont, le cocher de Mme Deblain, et unsieur Adrien Millet, employé de l’octroi à Vermel.

Dès que les témoins se furent retirés, pour neplus revenir que dans l’ordre où ils seraient appelés, l’honorableM. de La Marnière commença l’interrogatoire.

Ce fut d’abord à Mme Deblainqu’il s’adressa :

– Vous savez de quoi vous êtes accusée,lui dit-il. Vous avez refusé de répondre au cours de l’instruction.Peut-être pensiez-vous qu’il en est en France ainsi que dans votrepays, où les accusés ne doivent pas être interrogés. Votreintention est-elle de garder le même silence en face deMM. les jurés ? Vous en avez le droit. Si vous éprouvezquelque peine à vous lever, vous pouvez rester assise.

La pauvre femme, qui avait repris un peu decalme, inclina légèrement la tête pour remercier le président decette marque de bienveillance et, après s’être recueillie pendantquelques secondes, elle répondit avec une certaine fermeté, sanstrop s’émouvoir de tous les regards fixés sur elle :

– Je suis prête à donner les explicationsnécessaires sur celles de mes actions que la justice a le droit deconnaître. Si j’ai agi autrement à l’égard de M. le juged’instruction, c’est que, dès les premiers moments de macomparution devant lui, il m’a interrogée comme s’il ne doutait pasde ma culpabilité. Or, je jure sur mon salut éternel que, si monmari a été empoisonné, nous sommes étrangers, M. Barthey etmoi, à cet horrible crime.

– Vous n’ignoriez pas que M. Deblainavait fait un testament par lequel il vous laissait toute safortune.

– Je le savais parce qu’il me l’avaitdit, et je ne pouvais en douter, car je connaissais son affectionpour moi. J’avais refusé de prendre connaissance de cet acte. Àcette époque, c’était six mois après notre mariage, je devaisd’ailleurs espérer que je deviendrais mère. Je considérais parconséquent ce testament comme fait en faveur des enfants que jepourrais avoir. Je ne fis à ce sujet qu’une observation à monmari : ce fut pour lui rappeler que je devais être richemoi-même un jour, et que cela lui permettait donc de ne pas oubliersa tante et ses cousines dans ses dernières volontés.

– C’est sans doute à cette observationque se rendit M. Deblain, en ajoutant à son testament lecodicille par lequel il a laissé une rente viagère àMme Dusortois et une dot de cent mille francs àchacune de ses filles.

– Peut-être M. Deblain, qui aimaitbeaucoup ses parentes, aurait-il pensé à écrire ce codicille, lorsmême que je ne lui aurais parlé de rien.

– Votre mari a fait aussi, à votreprofit, une assurance sur la vie de deux cent mille francs. Vous lesaviez ?

– Je n’ai connu l’existence de ce contratqu’une année après sa signature ; mais cela m’a peu étonnée,étant d’un pays où cet acte de prévoyance est fréquent, même de lapart des chefs de famille les moins fortunés.

– À ce sujet, je me permettrai de faireremarquer à la cour, dit le défenseur deMme Deblain, que la compagnie d’assurances croît sipeu à la culpabilité de ma cliente qu’elle ne se porte pas partiecivile !

– Cet argument fera partie de votreplaidoirie, maître Langerol, observa le président.

Ce point spécial des débats avait sans douteréveillé quelque souvenir douloureux dans l’esprit deWilson-Maxwell, car il avait rougi en regardant Rhéa.

M. de La Marnièrecontinua :

– Ce sont toutes ces dispositions envotre faveur qui ont conduit le parquet, après la constatation del’empoisonnement de votre mari, à soupçonner que vous n’étiez pasétrangère à ce crime. Vous savez quelles sont les charges relevéescontre vous par l’instruction. Je dois cependant vous les rappeler,pour que vous puissiez leur opposer les explications que vousjugerez utiles. Je ne vous parlerai pas des circonstances danslesquelles vous êtes devenue la femme de M. Deblain. Nousn’avons pas à faire ici la critique des mœurs américaines ;mais quand on connut à Vermel, en France, où le mariage estprononcé par la loi et béni par la religion, quelle que soitl’Église à laquelle on appartienne, la rapidité avec laquelle votreunion avait été faite, cela donna aisément prise à lamalveillance ; et lorsque l’on vous vit entraîner votre maridans une existence de fièvre et de luxe qui n’est pas dans nosusages, on en tira, trop aisément peut-être, des conclusionfâcheuses pour vos sentiments d’épouse et pour votreréputation.

– J’avais une affection très sincère pourM. Deblain ; je le savais riche et j’avais moi-même de lafortune. Il semblait prendre plaisir aux fêtes que nousdonnions ; nos dépenses ont toujours été inférieures à nosrevenus ; je n’ai jamais cessé de respecter le nom françaisque j’ai encore l’honneur de porter.

Rhéa avait articulé ces mots, les dernierssurtout, avec une telle énergie, qu’un murmure de sympathie lesaccueillit aussitôt.

– J’arrive maintenant, reprit l’honorableconseiller, à l’accusation même. La santé de M. Deblain avaittoujours été fort bonne ; c’est seulement à la fin du dernierhiver qu’il parut souffrir. Son ami, le savant docteur Plemen, lesoignait pour une maladie nerveuse de l’estomac. Lorsque lesinsomnies de son malade étaient trop prolongées et ses douleursnévralgiques trop vives, il lui ordonnait des potions opiacées etdes piqûres hypodermiques de morphine. Était-ce là le seultraitement que suivit votre mari ?

– Je le crois, mais je ne pourraisl’affirmer. M. Deblain n’aimait pas que je m’occupasse trop desa santé. Il mettait un grand amour-propre à dissimuler sessouffrances à tout le monde, surtout à moi ; et commeM. le docteur Plemen m’avait dit qu’il ne s’agissait que d’uneaffection sans gravité, je n’avais aucune inquiétude.

– L’état de votre mari ne vous a-t-il passemblé s’aggraver au fur et à mesure que la campagne électoralequ’il poursuivait se faisait plus fatigante et plus indécise dansle sens d’un résultat favorable ?

– Il est certain qu’il était devenunerveux, impressionnable, et je dois reconnaître qu’à ce sujet jene suis pas sans reproche, puisque c’est moi qui ai excitél’ambition de M. Deblain, au lieu de le laisser vivre del’existence tranquille qui avait toujours été la sienne.

La jeune femme avait fait cet aveu avec uneexpression véritablement touchante ; ses yeux étaient remplisde larmes !

– Dans la soirée du 22 septembre,poursuivit M. de la Marnière, M. Deblain ne vous a-t-ilpas semblé plus souffrant encore que les joursprécédents ?

– Il avait parlé longtemps dans uneréunion publique, répondit la malheureuse fille d’Elias Panton, etaprès le dîner, bien qu’il eût mangé de fort bon appétit, il seplaignit de violentes douleurs à l’estomac et dans la tête. Nousétions seuls à la maison, avec le docteur Plemen. Celui-ci constataque mon mari avait un peu de fièvre et lui conseilla de se coucherde bonne heure.

– Il lui ordonna aussi de doubler la dosede chloral qu’il prenait d’ordinaire et de se faire une piqûre demorphine. M. Deblain avait l’habitude de ces petitesopérations. Est-ce qu’il en usait fréquemment ?

– Non ! assez rarement, aucontraire. De plus, le docteur m’avait affirmé que cette solutionde morphine était très légère et ne présentait aucuninconvénient.

– C’est, en effet, ce que l’instruction arelevé, en consultant les ordonnances de M. le docteur Plemen.Alors, ce soir-là, M. Deblain est remonté chez lui plus tôtque de coutume ?

– Il était dix heures à peine. Après nousavoir souhaité le bonsoir, à son ami et à moi, il s’est retiré avecson valet de chambre.

– Vous, qu’avez-vous fait ?

– Je suis restée assez longtemps dans monsalon avec M. Plemen ; puis, après qu’il m’eût quittée,je suis rentrée chez moi à mon tour.

– Sans passer par l’appartement de votremari ?

– Oui, monsieur. Je l’ai déjà dit :M. Deblain n’aimait pas qu’on parût inquiet de sa santé. Jel’aurais peut-être contrarié en entrant chez lui. D’ailleurs jedevais supposer, puisqu’il avait certainement suivi les conseils deson médecin, qu’il dormait déjà.

– Ce soir-là, votre femme de chambrePauline ne vous a pas donné ses soins habituels ?

– Non. Elle était malade et je l’avaisengagée à remonter chez elle aussitôt après le dîner.

– Vous devez comprendre quelle forceprend l’accusation dans cet isolement où vous vous êtes trouvéeprécisément ce soir-là. Personne ne peut dire ce que vous êtesdevenue ni ce que vous avez fait après le départ de M. ledocteur Plemen. D’un côté, le valet de chambre de votre mari lequitte à onze heures et ne rentre plus chez lui, ce qu’il nefaisait, du reste, que quand son maître le sonnait ; del’autre, votre femme de chambre ne vous a pas vue depuis dix heuresdu soir jusqu’au lendemain matin. Les portes des cabinets detoilette qui séparent votre appartement de celui de votre mariétaient-elles fermées d’ordinaire ? Je veux dire fermées àclef ou à l’aide de verrous ?

– Ces portes n’étaient jamais quepoussées, de façon que, M. Deblain et moi, nous pussionstoujours passer de l’un chez l’autre.

– Dans cette nuit du 22 septembre, vousavez donc pu vous rendre auprès de votre mari ?

– Je l’aurais pu du moins, mais,hélas ! je ne l’ai pas fait.

– Vous n’ignorez pas qu’il a été prouvépar une expérience que, de votre chambre, on entend distinctementles cris poussés dans la chambre de M. Deblain, malgré lesdeux pièces qui les séparent, même quand les portes de ces piècessont fermées.

– Je le crois, et j’ai la conviction queles cris de mon mari seraient venus jusqu’à moi, s’il avait demandédu secours ; d’autant plus que je laissais toujours la portede mon cabinet de toilette ouverte et que M. Deblain, sansdoute, en faisait autant chez lui. Par conséquent, une seule portenous séparait.

– Et aucun bruit, aucune plainte ne sontarrivés jusqu’à vous ?…

– Est-ce que si j’avais entendu quoi quece fût, je n’aurais pas volé au secours de mon mari ?

– M. Deblain est mort empoisonné parun sel qu’on nomme l’arséniate de cuivre, et ce toxique violentvous a été fourni, selon l’accusation, par celui qui est ici commecomplice du crime dont vous êtes accusée. Cette complicité prend sabase principale dans une correspondance saisie chez vous, à laMalle, dans un tiroir à secret d’un meuble placé dans votre chambreà coucher. Ces lettres ne laissent aucun doute sur la nature desrelations qui existaient entre celui qui les a écrites et celle quiles a reçues. Or ces lettres sont de Félix Barthey ; il ne lenie pas. Il n’aurait pu d’ailleurs le faire, car son écriture estfacile à reconnaître. Je ne lirai aucune de ces lettres, mais jedois vous rappeler qu’au milieu des expressions d’une passionardente se trouvent, fréquemment répétées, des pensées quitrahissent le désir de l’amant d’être le seul possesseur de samaîtresse, de la voir devenir libre, pour vivre en commun, à Paris,avec elle, sur un théâtre digne de sa beauté.

« L’écrivain maudit les liens légaux quiattachent celle qu’il aime à un autre. Cet autre est ambitieux,tandis que lui, il n’a qu’un seul objectif : être toujours etuniquement aimé. Par une précaution assez rare, mais qui s’expliquepar le danger auquel cela vous aurait exposée, votre nom ne figurepas dans ces lignes si compromettantes, mais vous y êtes désignéepar des qualificatifs d’adoration qu’il est trop facile detraduire. Quelles explications pouvez-vous donner à l’égard decette correspondance, que vous avez si soigneusement gardée, commeles femmes conservent presque toujours les lettres qui doivent lesperdre ?

Mme Deblain ne réponditpas.

Très pâle, plus profondément émue encorequ’aux premiers moments de son interrogatoire, elle baissait latête. Il était visible que mille sentiments divers l’agitaient.

Mais l’auditoire, qui attendait avecimpatience ce point scandaleux des débats, ayant fait entendre unmurmure désapprobateur, car le silence de la prévenue semblait unaveu, la jeune femme se redressa, et, suivant sans doute le conseilque venait de lui donner Me Langerol, ellerépondit :

– Ce n’est pas à moi que ces lettres ontété adressées. C’est un dépôt qui m’a été confié.

– Messieurs les jurés, observa leprésident, ne pourront peut-être admettre cette explication que sivous faites connaître le nom de la personne qui vous a remis ceslettres.

– Je ne puis ni ne dois prononcer cenom !

– Prenez garde ! votre refuspourrait être interprété d’une façon dangereuse pour vous.

– Il arrivera de moi ce qu’il plaira àDieu ; je ne trahirai pas un secret qui n’est pas lemien !

L’Américaine avait retrouvé toute son énergiepour jeter ces derniers mots, et, comme si elle eût prévu l’accueilqui devait leur être fait par la foule, les mouvements qui semanifestèrent aussitôt ne la troublèrent pas.

Les uns approuvaient hautement la conduite del’étrangère : elle donnait là une nouvelle preuve de sonhonnêteté et de son mépris pour l’accusation dont elle étaitl’objet. Selon les autres, elle se perdait ; sa culpabilitéétait évidente.

Tout à Mme Deblain, on n’avaitpas remarqué l’attitude de Félix Barthey.

Pendant l’interrogatoire de la jeune femme,son visage était resté impassible ; il avait, pour ainsi dire,évité de la regarder, tandis que quand elle en était arrivée à cesexplications à propos des lettres, il s’était, au contraire,vivement retourné de son côté, comme s’il eût craint de sa partquelque acte de faiblesse, et, à ses derniers mots, il avaitrépondu par un sourire exprimant tout à la fois son admiration etsa reconnaissance.

M. de La Marnière ayant, du geste,indiqué à la veuve de Raymond que son interrogatoire était terminé,celle-ci s’était assise.

Le peintre, au contraire, comprenant que sontour était arrivé, s’était levé.

La tenue et l’attitude de l’artiste étaientabsolument correctes. Il eût été difficile d’offrir aux regardsavides des habitués de la cour d’assises un héros criminel d’unephysionomie plus sympathique.

Il était aisé de comprendre que le jury avaiten face de lui un accusé qui ne se troublerait pas et auquel rienn’arracherait des aveux ou des renseignements qu’il avait résolu detaire.

– Ainsi que Mme Deblain,lui dit de suite M. de La Marnière, vous avez refusé derépondre à M. le juge d’instruction sur les faits principauxde la prévention. Votre intention est-elle de garder également lesilence ici ?

– Non, monsieur le président, répondit lejeune homme d’une voix ferme, claire, bien timbrée ; si j’aimis fin brusquement à mon interrogatoire chez M. le juged’instruction, c’est après m’être entendu appeler empoisonneur dèsmon arrivée dans le cabinet de ce magistrat ; et cela sur unton si convaincu que j’ai supposé toute explication inutile ;mais je suis prêt à vous répondre avec autant de déférence que defranchise.

– Vous savez la gravité des faits relevésà votre charge. Accusé d’avoir fourni à Mme Deblainle sel de cuivre avec lequel elle a empoisonné son mari, vous êtes,selon l’instruction, devenu son complice parce qu’il existait entreelle et vous des relations coupables, relations prouvées par voslettres saisies chez celle que vous aimiez, et parce que vousvouliez faire disparaître celui dont la présence était un obstacleà la liberté de votre passion adultère.

– Tout d’abord, j’affirme, je jure qu’iln’y a jamais eu entre Mme Deblain et moi que desrelations amicales. Ces malheureuses lettres sont de moi, en effet,mais elles ne lui ont pas été adressées ; j’ignorais mêmequ’elles lui eussent été confiées. Si je l’avais su, je l’auraissuppliée de ne pas les garder ; j’aurais insisté, avec respectmais fermeté, pour qu’elle les brûlât. Je ne dirai pas plus queMme Deblain à qui ces lettres ont étéécrites : ce serait, de ma part, une lâcheté. Je ne lacommettrais pas, lors même que l’accusation qui pèse sur moi et surcette femme, irréprochable dans sa conduite, reposerait sur desbases plus sérieuses que celles qui la soutiennent à peine.

« Voilà pour ces lettres, sicompromettantes, je le reconnais. Quant à ma complicité dans uncrime qui n’existe pas, ou qui, s’il existe, n’a pas été commis parMme Deblain, je dois laisser le soin de larepousser à mon défenseur et ami Me Leblanc. Aussine dirai-je à ce sujet que quelques mots. J’étais l’ami dumalheureux qu’on m’accuse d’avoir fait empoisonner et je n’avaisaucun intérêt à sa mort, quoi qu’en prétende l’accusation,puisqu’il n’existait pas, entre sa femme et moi, de relationscoupables. Ces lettres, adressées à une autre personne, nedisent-elles pas assez que ma liberté était enchaînée ? Maisquand bien même – je demande pardon à ma coaccusée de faire uninstant cette supposition – quand bien même j’aurais été aimé parMme Deblain, pourquoi cet amour aurait-il fait demoi un assassin ? Pour la rendre veuve et l’épouser ?Ceux qui ont ainsi raisonné ignorent le premier mot des passionshumaines et l’égoïsme qui, le plus souvent, les dirige.

« Comment ! j’ai une maîtressejeune, belle, riche, élégante, que couvre un pavillon honorable,qu’un mari laisse libre ; et moi, qui suis également jeune etriche, ami de ma liberté, de nature indépendante, vous supposez uneseconde que j’ai pu commettre un crime dans le seul but de faireune chaîne de fer de ces liens de fleurs que la bonne fortunem’avait donnés ! Si j’avais, non pas agi, mais seulement eul’intention d’agir ainsi, ce n’est pas en cour d’assises qu’ilaurait fallu me traduire, c’est à Charenton que vous auriez eu àm’envoyer ! Laissez donc la pensée de ces crimes et leurexécution à de pauvres diables que la misère ou l’avariceaffolent ; mais n’en accusez pas un homme tel que moi, que sonintelligence et son passé défendent également, lors même que vousresteriez convaincus de ses relations coupables avec la veuve de lavictime.

« Mais on a trouvé chez moi, ditl’accusation, de l’arséniate de cuivre et M. Deblain a étéempoisonné par des sels de cuivre. D’abord, M. Deblain est-ilréellement mort empoisonné et l’a-t-il été par l’absorption de l’unde ces sels ? J’ai lieu de croire que, dans quelques instants,vous changerez d’avis. Mais soit ! le médecin légiste ne s’estpas trompé, et l’instruction en a conclu aussitôt que, parce quej’avais eu en ma possession de l’arséniate de cuivre, je devais enavoir fourni à Mme Deblain pour empoisonner sonmari. Elle dit même plus : je n’ai acheté ce produit que dansce seul but.

« Le magistrat qui s’est ainsi prononcé aoublié que je suis peintre ; il ignore que bon nombred’artistes aiment à broyer certaines des couleurs dont ils seservent ; il ne savait pas sans doute alors que l’arséniate decuivre est la base des verts Véronèse et Mitis, et dans saperquisition, si minutieuse cependant, il n’a donc pas faitattention à une robe de soie verte, qui se trouve certainementencore dans l’une des grandes armoires de l’atelier, à la Malle,robe qui devait me servir de modèle pour terminer le portrait deMme Deblain.

« Voilà pourquoi, messieurs, je m’étaisfait envoyer de l’arséniate de cuivre, par mon marchand de couleurshabituel. Voilà comment, de peintre de quelque réputation, honoré,aimé, estimé de ses nombreux amis de Paris, de soldat médaillé surle champ de bataille, je suis devenu subitement empoisonneur enprovince. J’aurais honte de prolonger davantage cesexplications ; mais je n’en suis pas moins prêt à répondre àtoutes les autres questions que M. le président croira devoirm’adresser.

À ces derniers mots de Félix Barthey,l’auditoire ne put se contenir plus longtemps, et la majorité de cepublic, qui avait un peu le droit de se croire au théâtre, éclataen applaudissements.

On eût dit que bon nombre de gens avaienthonte, pour leur ville, de l’accusation dont cet étranger étaitl’objet et qu’ils voulaient, en Vermelois intelligents, protestercontre la sottise des juges auxquels l’artiste parisien avait euaffaire.

M. Babou comprit si bien ce qui sepassait qu’il en devint verdâtre, pendant que sa femme etMme Lachaussée, pour cacher leur embarras et leurrougeur, affectaient de causer tout bas entre elles, et tandis queM. Duret répondait par des sourires narquois et deshaussements d’épaules à ce qu’il venait d’entendre.

Quelques instants après, l’honorable présidentdes assises poursuivit les débats par l’audition des témoins.

Ces témoins, nous le savons, étaient peunombreux, puisque la défense n’en avait fait citer qu’un seul,l’employé de l’octroi Millet, qui n’avait pas été entendu dansl’instruction, et que M. de La Marnière avait autorisé ledocteur Plemen ainsi que Mme Dusortois à ne pascomparaître. La lecture de leurs dépositions écrites devaitsuffire.

Aussi l’audition des témoins allait-elle sefaire rapidement et sans soulever aucun incident nouveau.

C’étaient, on se le rappelle, les domestiquesdes Deblain.

Ils répétèrent devant la cour ce qu’ilsavaient dit à M. Babou : rien, dans la conduite de leurmaîtresse, n’avait jamais éveillé leur critique ni, à plus forteraison, leurs soupçons, et ces affirmations de gens du peuple,restés dévoués à celle qu’ils avaient servie, redoubla encore lessympathies de ceux qui restaient fidèles aux accusés.

Mais l’espoir revint aux ennemis de la pauvreRhéa dès que le greffier commença la lecture de la déposition deMme Dusortois.

On se souvient avec quelle fermeté, onpourrait dire avec quelle conviction, la terrible tante s’étaitexprimée devant M. Babou. Or, comme celui-ci n’avait rien omisdes affirmations malveillantes de ce témoin, le seul qui eut parléde façon à venir en aide à la prévention, et que, de plus,Mme Dusortois jouissait d’une grande réputationd’honnêteté et de probité, sa déposition causa une viveimpression.

Il devint immédiatement visible que la partiejusque-là hésitante de la foule se rangeait du côté des adversairesirréconciliables de Mme Deblain.

Est-ce qu’il était possible qu’une digne etsainte femme, telle que la tante de l’infortuné Raymond, osâtavancer le moindre fait sans en avoir la preuve certaine ?Est-ce que, bien au contraire, pour peu que sa conscience le luieût permis, elle n’aurait pas gardé le silence, ne fût-ce que pourl’honneur du nom de son neveu ?

Tant que dura cette lecture, Rhéa garda latête baissée et ne put retenir ses larmes. On en augura de suitequ’elle se sentait perdue devant des témoignages aussiindiscutables de ses torts d’épouse.

L’émotion de l’auditoire devint encore plusgrande à l’audition du rapport médico-légal du docteur Plemen. Ledoute n’était plus possible : M. Deblain était réellementmort empoisonné.

On savait bien que la défense allait faireentendre un médecin, un inconnu, un Américain, c’est-à-dire uncompatriote de l’accusée, ce qui autorisait déjà à n’avoir en luiqu’une confiance médiocre, et que ce contre-expert se proposait decombattre les conclusions du célèbre toxicologue. Mais n’était-cepas là de l’outrecuidance de la part de cet étranger ?Discuter avec le savant Plemen ! Il fallait êtrefou !

Cependant, lorsque le président invita ledocteur Maxwell à prendre la parole et que l’on vit s’avancerjusqu’à la barre cet homme à la physionomie intelligente et fine, àl’attitude correcte et distinguée, le silence se fitsubitement ; tout le monde redevint attentif.

On semblait pressentir que l’heure de quelquesurprise étrange ne tarderait pas à sonner.

Mme Deblain avait relevé latête et n’allait plus quitter des yeux son défenseur ; EliasPanton, la face congestionnée par l’indignation, paraissaitretrouver un peu de calme ; le révérend Jonathan murmuraitdévotement : « Enfin, le Seigneur va parler par la voixde l’un des siens ! » et Félix Barthey, tourné vers Rhéa,semblait lui dire du regard :

– Encore quelques instants decourage ; bientôt, nous serons vengés tous deux !

Après avoir salué la cour et le jury, ledocteur américain commença en ces termes, d’une voix nette,distincte, qui devait parvenir jusqu’au fond de la salle :

– Chargé par M. le juged’instruction Babou des recherches médico-légales tendant à fixerles causes de la mort de M. Deblain, décédé depuis vingtjours, M. le docteur Plemen, après avoir pratiqué l’autopsiedu corps du défunt et soumis les organes qu’il en avait enlevés àl’analyse chimique, a conclu à un empoisonnement par des sels decuivre, sulfates, acétates ou arséniates.

« Eh bien ! j’affirme, moi qui mesuis également livré au même examen, que, si ces organescontiennent en effet du cuivre, ils n’en renferment pas unequantité suffisante pour avoir pu occasionner la mort de celui quela justice pense avoir été empoisonné par l’un de ces sels. Et celad’autant plus que des indices certains démontrent scientifiquementqu’il se pourrait que ce corps, au moment où la vie l’a abandonné,renfermât moins de cuivre que vingt jours plus tard.

Un mouvement de stupeur et d’incrédulités’étant produit à ces mots, dans l’auditoire, et le procureurgénéral, ainsi que le procureur de la République et le juged’instruction, les ayant accueillis par un sourire narquois,Maxwell fixa ces messieurs, tour à tour, de son regard incisif, enrépétant, comme à leur adresse :

– Ce que je dis là, je l’affirme ;je le prouverai dans un instant.

Et, se retournant vers les jurés, ilpoursuivit :

– Permettez-moi de vous faire observer,messieurs, et j’appelle toute votre attention sur ce fait qui nesera pas contesté : M. Deblain n’a pas succombé à uneabsorption répétée, continue, de sels de cuivre, à ce qu’on appelleun empoisonnement lent, car pendant, les quelques semaines desouffrance et non pas de maladie bien caractérisée qui ont précédésa mort, il n’a pas eu de vomissements, sa santé n’a présenté aucundes phénomènes morbides bien connus qui sont les conséquences del’ingestion du cuivre, lorsqu’il ne s’assimile pas auxorganes ; ce qui arrive parfois, assurent les praticiens lesplus érudits, ce que l’expérience a démontré, ce que M. ledocteur Plemen ne peut ignorer.

« Si M. Deblain avait été soumis àcet empoisonnement lent, ou il s’en serait aperçu et la justicen’aurait eu à s’en occuper que si la victime elle-même avait portéplainte, ou il y aurait succombé, mais après de telles crises etdans des conditions si démonstratives que son médecin et ami,M. le docteur Plemen, l’aurait constaté, ainsi que toutes lespersonnes qui l’approchaient. Or, rien de semblable ne s’estproduit.

« Il faut donc repousser cette premièrehypothèse d’un empoisonnement lent, parce que tout la rendinadmissible : la science aussi bien que le plus simple bonsens.

« Reste l’absorption brutale d’une dosefoudroyante d’arséniate de cuivre. C’est là, évidemment, selonl’accusation, le moyen employé par l’assassin. Vous ignorezpeut-être, messieurs, ce qu’est l’arséniate de cuivre, dontquelques grammes doivent se trouver là, sur cette table, parmi cespièces à conviction que M. le président des assises a bienvoulu faire recouvrir d’un voile, par un sentiment d’humanité quil’honore. L’arséniate de cuivre, composé d’acide arsénieux et decuivre, est, sous la forme d’une poudre extrêmement fine, un sel decouleur verte fréquemment employé dans l’industrie. Les peintress’en servent pour obtenir le vert Mitis et le vert Véronèse, demême qu’on se sert de l’arséniate de cuivre pur, c’est-à-dire noncristallisé et ne renfermant pas d’acide acétique, pour obtenir levert de Scheele, poison plus terrible encore, puisqu’il suffîtqu’une chambre soit tendue d’un papier peint avec cette couleurpour occasionner les accidents les plus graves.

« Cet arséniate de cuivre est unpoison violent, c’est incontestable, mais M. Deblain a-t-ilsuccombé à son ingestion ? Ce ne serait point impossible.Toutefois il aurait fallu d’abord pour cela que le malheureux à lavie duquel on attentait fût dans un état d’insensibilité complète,sans quoi il n’eût pas absorbé de bon gré et on n’aurait pu luifaire absorber, sans qu’il s’en aperçût, la potion renfermant cepoison. Il faudrait supposer qu’il eût perdu tout à la fois la vueet le goût, car l’arséniate de cuivre teint en vert éclatant toutliquide, et le palais le moins délicat n’en pourrait supporter lasaveur horrible, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne supporte celle desautres composés de cuivre.

« Mais soit, admettons un instant queM. Deblain, assoupi, plongé dans une espèce d’anesthésie aitbu ce liquide empoisonné. Est-ce que son estomac ne se serait pasrévolté et n’en aurait pas rejeté une partie ? Est-ce que lesdouleurs atroces qu’il aurait immédiatement ressenties n’auraientpas provoqué ses plaintes, ses appels ? Est-ce que, en quelquesorte galvanisé par la souffrance, il ne se serait pas levé on dumoins n’aurait pas tenté de le faire pour trouver du secours ?Or, rien de pareil n’a eu lieu. La victime de cet étrangeempoisonnement n’a jeté aucun cri, elle a été trouvée dans son lità peine en désordre, son visage ne trahissait aucune lutte avec lamort. M. Deblain paraissait au contraire avoir passé dusommeil au dernier repos comme si la mort l’avait surpris pendantqu’il dormait, et, autour de lui, ni sur son linge, ni sur sesdraps, ni sur les tapis, nulles traces de vomissements, rien enfinde nature à éveiller l’attention de l’éminent praticienM. Magnier, appelé à son chevet quelques heures plus tard.

« Donc, on le voit, aucun phénomènepathologique externe ne permet d’admettre que M. Deblain asuccombé à un empoisonnement en quelque sorte foudroyant par dessels de cuivre, pas plus qu’à un empoisonnement lent.

« Si je passe à l’autopsie et à l’analysechimique des organes, je me vois en présence des contradictions lesplus inexplicables, scientifiquement. Dans les viscères et lesdiverses parties du corps que j’ai soumis, à l’aide de tous lesmoyens connus, à une analyse minutieuse, j’ai trouvé, il est vrai,quelques traces appréciables de cuivre, mais dans une proportion sirestreinte que son absorption n’aurait pu causer la mort, selontous les toxicologues qui se sont spécialement occupés de cettequestion ; mais nulle part, là où la présence du cuivre causedes désordres faciles à constater par son action corrosive, je n’airien découvert de semblable : pas de taches gangréneuses dansl’estomac, pas d’ulcération de l’intestin, rien, rien !

« L’arséniate de cuivre ou tous autressels qu’on prétend avoir été absorbés par M. Deblain seraientdonc allés droit aux organes qu’ils devaient affecter, sans laissertrace de leur passage. C’est inadmissible, parce que c’estimpossible !

« Ce qui n’est pas moins démonstratif, cequi permet de repousser avec une égale conviction scientifique lemode d’empoisonnement déclaré par le rapport dont je combats lesformules et les conclusions, c’est que ce corps dont la vie auraitété chassée par l’ingestion d’un composé de cuivre, n’importelequel, c’est que ces organes, supposés saturés de poison, m’ontété livrés dans un état de décomposition telle que l’examen le plussimple, le plus superficiel pour ainsi dire, ne permettait pas des’arrêter à l’hypothèse d’un empoisonnement par aucun de cestoxiques. »

« N’est-il pas avéré, n’est-ilpas scientifiquement prouvé que le cuivre et ses composésconservent les corps, et cela a fortiori s’il s’agit d’uncomposé de cuivre et d’arsenic, puisque l’arsenic jouit de cettemême propriété ? Car, sinon d’après le rapport médico-légal,du moins d’après les déductions singulièrement fantaisistes del’accusation, c’est à l’absorption d’arséniate de cuivre queM. Deblain a succombé d’une façon foudroyante. Le rapport,lui, ne constate que la présence du cuivre, acétate ou sulfate,dans les organes de la victime ; il ne parle pas de l’arsenicdont des parcelles infinitésimales sont aujourd’hui faciles àdécouvrir, longtemps même après leur absorption, grâce aux progrèsde la chimie.

« Or, en adoptant cette supposition del’accusation elle-même, je suis encore armé plus vigoureusementpour affirmer, sur l’honneur, dans ma conviction profonde en monâme et conscience, que la justice n’est pas en présence d’unempoisonnement par des sels de cuivre, quels qu’ils soient.

« Permettez-moi, messieurs, de vousinviter à bien graver dans votre mémoire cet axiome, par lequel jerésume ce point spécial de mon examen.

« Je n’ai trouvé, dans les différentesparties du corps dont il s’agit, que du cuivre normal ; mais,en revanche, j’y ai découvert une grande proportion d’alcaloïdes,ptomaïnes, alcaloïdes cadavériques, qu’on ne peut confondre avecles alcaloïdes végétaux. Si M. Deblain avait été empoisonnépar le cuivre, comme les sels de cuivre sont de puissantsantiseptiques, ils se seraient opposés au développements de cesalcaloïdes cadavériques, d’autant plus que, de l’aveu même dudocteur Plemen et ainsi que l’a constaté le docteur Magnier, lemalade a succombé rapidement et n’a présenté les symptômes de nullemaladie infectieuse.

« C’est à Me Leblanc, ledéfenseur de M. Barthey, qu’il appartiendra spécialement devous demander pourquoi l’accusation a choisi l’arséniate de cuivrede préférence à tous les autres composés de ce métal, que l’onrencontre le plus souvent dans les statistiques criminelles, parceque ce sont là des toxiques qu’il est aisé de faire soi-même ou dese procurer ; mais, moi, je demande que la cour ordonne unetroisième analyse par l’un des experts jurés de Paris. C’est ledroit de la défense de l’exiger, comme c’est également le droit del’accusation ; c’est le devoir de la justice de l’accorder, etje termine en exprimant tout mon étonnement que l’instruction,contrairement à ce qui a toujours lieu en semblable matière, aitconfié l’analyse chimique au même opérateur qui avait pratiquél’autopsie.

« Ah ! je sais ce que vous répondrasans doute M. le procureur général : il vous dira quel’instruction a agi de la sorte parce que M. le docteur Plemenest un des savants toxicologues de notre époque et que son rapportne pouvait être que celui d’un impeccable. Eh bien ! jel’affirme de nouveau, votre savant impeccable s’est trompé, et cequ’il y a d’étrange, d’incompréhensible, d’inexplicable, c’estqu’il s’est trompé grossièrement et qu’il n’y a qu’une seule choseà admirer dans son rapport : l’habileté avec laquelle il adissimulé ses erreurs, erreurs qu’un élève en pharmacie de premièreannée n’aurait pas commises.

« Ce n’est pas seulement à une analysechimique qu’il fallait, qu’il faut demander les causes de la mortde M. Deblain, c’est à une analyse physiologique, ce queM. le docteur Plemen a négligé de faire. Peut-être au cours deces débats m’expliquerai-je plus complètement encore ; mais,en attendant, allant au-devant de la requête que présenteront à lacour les défenseurs des accusés, j’insiste pour qu’une troisièmeexpertise soit ordonnée et, surtout et avant tout, pour queM. le docteur Plemen soit entendu, ici, par MM. lesjurés. J’ai la conviction que, lorsque mon éminent confrèreconnaîtra dans quels termes j’ai combattu son rapport, iln’hésitera point à venir défendre ses conclusions médico-légales,quelle que puisse être sa répugnance à comparaître dans une affaireoù il n’est question que de la mort de son ami, quel que soit mêmeson état de santé. »

Ces derniers mots prononcés avec une grandefermeté, Maxwell salua de nouveau la cour et le jury, puis ilreprit sa place au banc de la défense, où maîtres Leblanc etLangerol l’accueillirent en lui serrant les mains, pendant queMme Deblain et Félix Barthey lui exprimaient leurreconnaissance par d’affectueux regards.

Au même instant, sortant peu à peu del’émotion poignante qui l’avait tenu silencieux tant quel’Américain avait gardé la parole, l’auditoire éclata enbravos.

Il était évident qu’il se faisait, dans lafoule, un revirement complet, qu’elle doutait, maintenant, de laculpabilité des accusés, plus encore qu’elle n’y avait cru après lalecture de la déposition de Mme Dusortois.

Quant à Elias Panton et au révérend Jonathan,fiers de leur compatriote, il ne fallait rien moins que la craintede se faire expulser de l’audience pour qu’ils ne lançassent pointde retentissants hurrahs !

Néanmoins le silence se fit brusquement,lorsque M. de La Marnière demanda à l’avocat deMme Deblain :

– N’avez-vous pas cité deux témoins, lesnommés Dumont et Millet ?

– Oui monsieur le président, réponditmaître Langerol, mais, si l’audience doit être suspendue, monconfrère maître Leblanc et moi prions la cour de vouloir bien nousautoriser à ne les faire entendre qu’à la reprise des débats, carpeut-être renoncerons-nous à leur audition, tout à la fois pour nepas abuser de la bienveillante attention de la cour et pour abrégerle martyre des accusés. J’ajouterai que nous nous joignons à notreéminent auxiliaire, M. le docteur Maxwell, pour demanderinstamment que M. le docteur Plemen soit invité à comparaître.Nous attachons une importance capitale à sa comparution devantMM. les jurés.

– Nous n’avons pas le droit de forcerM. le docteur Plemen à comparaître, répondit l’honorableconseiller ; mais nous allons tout tenter pour le décider à serendre ici, et nous l’entendrons à la reprise des débats.L’audience est suspendue pour une demi-heure.

La cour passa dans la chambre du conseil, lesjurés gagnèrent leur salle des délibérations et la majeure partiedu public se répandit dans les escaliers et les couloirs, tandisque quelques personnes, au contraire, ne songeaient pas à sortir,dans la crainte de ne plus retrouver, à la reprise de l’audience,les places privilégiées qu’elles occupaient.

Quelques minutes plus tard,Mme Deblain et Félix Barthey étaient de nouveauentourés de leurs amis, dans la pièce que leur avait assignéeM. de La Marnière.

Mme Gould-Parker, qui n’avaitpas assisté aux débats, s’était jetée au cou de sa sœur. Celle-cine cessait de lui répéter :

– Sois rassurée, ma Jenny, bientôt jeserai vengée !

Puis elle passait des bras de son père, quel’indignation rendait cramoisi, dans ceux du révérend qui, lui,tout au contraire, paraissait plus blême que jamais et vouait à ladamnation éternelle les accusateurs de sa nièce, en les accablantde toutes les maximes bibliques que lui fournissait sa mémoire.

Quant au docteur Maxwell, après avoir échangéquelques mots à voix basse avec MM. Langerol et Leblanc, ilavait disparu.

Chapitre 12ENTRE DOCTEURS

Aprèsavoir traversé la salle des pas-perdus, où la foule, surexcitée,commentait les incidents de l’audience et les phases des débats,Maxwell sortit rapidement du palais de Justice pour sauter dans unevoiture de place, en donnant au cocher l’adresse du docteurPlemen.

Cinq minutes après, le fiacre s’arrêtaitboulevard Thiers, à la porte de l’hôtel du savant praticien.

L’Américain sonna ; on lui ouvritaussitôt. Un valet de pied se tenait devant la loge du concierge.Il lui remit sa carte, le chargeant de la porter de suite à sonmaître.

– Monsieur est malade et ne reçoitpersonne, répondit le domestique.

– Je sais que mon confrère est souffrant,en effet, reprit l’ami d’Elias Panton, mais j’ai une communicationdes plus importantes à lui faire, et je ne doute pas que, pour moi,il ne lève la consigne.

Le mot « confrère » ne permettaitpas au serviteur d’hésiter à obéir. Il s’agissait sans doute d’uneconsultation urgente. Or, dans ce cas particulier, Plemen, alorsmême qu’il reposait ou travaillait, était toujours à la dispositionde ceux qui demandaient son concours. Tous ses gens lesavaient.

Le valet de chambre introduisit alorsl’étranger dans un grand salon, au rez-de-chaussée, et, le priantd’attendre, il passa dans le cabinet du médecin.

La pièce où se trouvait Maxwell prenait joursur le jardin ; de la fenêtre dont il s’était approché, ilaperçut, dans le mur mitoyen, la petite porte qui mettait encommunication l’hôtel du docteur avec celui des Deblain. Enexaminant cette issue, il hocha la tête et ses lèvres esquissèrentun sourire étrange.

Il était là depuis quelques minutes,impatient, la physionomie plus grave que jamais, quand le valet depied revint et lui dit :

– Si monsieur veut bien prendre la peined’entrer.

Redevenant aussitôt complètement maître delui-même, Maxwell franchit en quelque sorte d’un bond les doublesportes qui séparaient le salon de la pièce où son confrèrel’attendait ; mais, lorsqu’il eut refermé ces portes derrièrelui, il ne put réprimer un mouvement de stupeur, en reconnaissantErik Plemen dans l’homme livide, amaigri, aux regards fiévreux, quise tenait debout, auprès de sa table de travail, s’appuyant sur ledossier d’un siège, comme s’il allait défaillir.

Le docteur, en effet, était horriblementchangé. Depuis un mois, il avait vieilli de dix ans. Ses yeuxétaient caves, ses traits tirés, ses pommettes saillantes.

– C’est bien moi, monsieur, dit-il, d’unevoix gutturale, en s’apercevant de la surprise qu’éprouvait sonvisiteur ; c’est bien moi, si méconnaissable que je sois. Jevous attendais. Une seule chose m’étonnait, c’était de ne pasencore vous avoir vu.

– Vous savez donc, monsieur, ce quim’amène ? demanda Maxwell.

– Puisque je viens d’avoir l’honneur devous dire que je vous attendais. Néanmoins, je vous écoute.

Et, lui faisant signe de prendre place dans unfauteuil, il s’assit lui-même, lourdement.

Après s’être recueilli pendant quelquessecondes, l’étranger prit la parole :

– Monsieur, dit-il d’une voix ferme, sije ne suis pas venu vous voir plus tôt, c’est que j’espérais quecette visite serait inutile. Il me paraissait impossible quel’instruction ouverte contre Mme Deblain ne seterminât point par une ordonnance de non-lieu. Tout au contraire,vous le savez, la veuve de celui qui était votre ami a été envoyéeen cour d’assises, ainsi que l’homme qu’on accuse d’être soncomplice. On les juge en ce moment et malgré les preuves multiplesde l’innocence de Mme Deblain, malgré l’éloquencede son défenseur, il se pourrait qu’elle fût condamnée. Sacondamnation entraînerait celle de M. Félix Barthey.

« Si, au contraire, ces innocents sontacquittés, il restera toujours un doute dans l’esprit descalomniateurs, peut-être même dans l’esprit de leurs juges.Lorsqu’un crime a été commis, l’opinion publique veut un coupable,et lorsque celui qui a été traduit devant la justice en raison dece crime est renvoyé indemne, il n’en reste pas moins flétri auxyeux de bon nombre de gens, si le véritable criminel demeureinconnu. Vous me comprenez.

– Continuez, je vous prie, fitPlemen.

– Vous seul pouvez sauverMme Deblain. Vous savez bien que cette malheureusefemme, que vous avez aimée, n’a pas empoisonné son mari. Votre amin’a point succombé à l’absorption de sels de cuivre, car le cuivreque nous avons retrouvé, vous et moi, dans ses organes soumis àl’analyse, n’existait pas en quantité assez considérable pour avoirpu causer sa mort, en supposant même que ces sels soient un poisonassez violent pour jamais foudroyer. Quant à de l’arsenic, ni vousni moi n’en avons pu découvrir que ce qui se trouve dans tout corpshumain.

« L’empoisonnement par des sels de cuivreet de l’arsenic n’a donc pas eu lieu. La preuve, c’est quelorsqu’il vous a été livré, le corps était déjà dans l’état dedécomposition où je l’ai vu moi-même, trois semaines plus tard, etqu’il contenait, au moment où je l’ai examiné, de nombreusesptomaïnes cadavériques. Or, vous le savez mieux que moi, laformation de ces alcaloïdes humains ne peut se produire dans uncadavre saturé d’arsenic et de cuivre, qui le préservent, pendantun certain temps, d’une décomposition rapide. Et cependant ce corpsrenfermait du cuivre, puisque, comme vous, j’en ai découvert. Maisen renfermait-il au moment où la vie l’a abandonné ? Vous seulpourriez me le dire. Quant à moi, j’affirme que, vivant,M. Deblain n’avait dans ses organes que le cuivre qu’onrencontre dans tous les corps, à l’état normal.

Jusque-là, le docteur Plemen, les regardsvoilés, était demeuré impassible ; mais, à ces derniers mots,il sembla sortir brusquement de sa torpeur, et ses yeux se fixèrentsur son confrère, intelligents, interrogateurs, comme pour le prierde poursuivre.

Maxwell reprit :

– M. Deblain, toutefois, n’en estpas moins mort empoisonné. Par quel toxique ? C’est vous-mêmequi m’avez mis sur la trace de ce poison !

Erik ne put réprimer un mouvement desurprise.

– Vous-même, répéta le défenseur de Rhéa.Le 23 septembre, vous avez présenté à l’Académie de médecine untravail des plus complets et des plus savants sur les anesthésiqueset les ptomaïnes. Dans ce travail, dont je me suis procuré unecopie, car il n’est pas encore imprimé, vous démontrezsuccessivement, avec l’autorité de votre immense savoir, lesconditions dans lesquelles se forment les alcaloïdes, leurspropriétés toxiques et le moyen d’en découvrir les traces dans lescorps où ils ne seraient pas nés, mais où ils auraient agi commepoison, après avoir été absorbés durant la vie. De plus, vousajoutez que quelques gouttes d’une solution de ces ptomaïnespeuvent causer une mort rapide, à peine douloureuse, agissant commecertains poisons végétaux, le curare, par exemple, en déterminanten quelques minutes la paralysie du cœur. Et cette fin sera plusfoudroyante encore si le poison a été administré à l’aide d’uneinjection hypodermique. Or, M. le docteur Magnier, appelé le23 septembre au matin, n’a constaté aucune trace de souffrance surles traits de M. Deblain, qui était mort depuis plus de sixheures. On n’a pas retrouvé l’instrument de Luër, avec lequel lemalade se faisait des piqûres de morphine. Le malheureux n’a doncpas lutté, n’a pas appelé à son secours et, conséquemment, safemme, dont l’appartement est contigu avec le sien, n’a pu êtreréveillée par ses plaintes.

– Mme Deblain !Peut-être n’était-elle pas à l’hôtel, s’écria Plemen, comme malgrélui.

– Je sais qu’elle était absente. Victimeà la Malle d’un accident qui pouvait avoir des suites graves,Mme Gould-Parker l’avait envoyé chercher, et vousêtes parti avec elle, pour le château, vers dix heures. Vous enêtes revenu, vous, après minuit, tandis queMme Deblain n’est rentrée chez elle qu’au point dujour. Tout cela est affirmé par plusieurs témoins, mais tous cestémoins, sauf un seul, sont ses domestiques, et il se peut que lejury ne croie pas à leurs déclarations. Ce n’est donc point unalibi, qui peut être repoussé, que la défense veut opposer àl’accusation, mais une preuve indiscutable de l’innocence de cettemalheureuse femme. Cette preuve, je l’ai déjà faitescientifiquement, en démontrant que M. Deblain n’a pu êtreempoisonné par des sels de cuivre ni par de l’arsenic, et c’est àvous que je viens demander de fournir une preuve juridique, en menommant le coupable. Ce coupable, vous le connaissez, puisque lerapport médico-légal que vous avez remis au parquet n’a été rédigéque dans le but d’égarer la justice. Est-ce qu’un savant tel quevous, à moins qu’il n’y ait intérêt, peut se tromper ainsi que vousl’avez fait ! Est-ce vrai, tout cela, monsieur le docteurPlemen, l’auteur de ce travail sur les anesthésiques et lesptomaïnes, dont la lecture a si justement émerveillé l’Académie demédecine, dans sa séance du 23 septembre dernier ?

– Oui, tout cela est exact, tout cela estvrai, répondit, d’une voix stridente, l’ancien ami de Raymond, enquittant brusquement son siège.

Son visage était empreint d’une sorted’énergie sauvage.

– Le coupable, alors ? fitMaxwell.

– Vous pensez bien que je ne vouscacherai pas son nom, puisque je vous ai laissé parler et que vousêtes ici, vivant, seul avec moi, c’est-à-dire en face d’un hommequi vous attendait et pouvait, en vous brûlant la cervelle, sedéfaire de vous.

L’Américain, les bras croisés sur sa poitrine,n’accueillit ces mots que par un sourire ironique.

– Mais vous êtes brave, repritPlemen ; vous êtes venu sans crainte ; vous avez bienfait. Vous ne supposez pas que j’aurais laissé condamnerMme Deblain ou qu’après sa condamnation, si ceuxqui la jugent avaient été assez aveugles pour la prononcer, jen’aurais pas rendu sa réhabilitation éclatante. Mais j’attendaislâchement ; j’espérais que les débats se poursuivraient à lahonte de ses accusateurs. Toutefois, vous avez raison, il ne fautpas que l’ombre d’un soupçon puisse jamais la souiller. Alors,écoutez-moi. Oh ! cela est épouvantable, mais je veux toutvous dire ! Oui, tout ! Cet horrible secret m’oppressedepuis trop longtemps !

Impassible comme un inexorable justicier,Maxwell s’appuya contre un des corps de la bibliothèque et ledocteur poursuivit, en précipitant ses paroles :

– Six mois à peine après l’arrivée deMme Deblain à Vermel, je l’aimais déjà ; maisje croyais que j’aurais la force d’étouffer en moi cette passiondoublement coupable, puisque son mari était mon ami. Il n’en futrien, je luttai vainement ! Vainement je me réfugiai dans letravail et dans l’isolement. Par une implacable fatalité, c’étaitRaymond lui-même qui m’attirait chez lui, c’était sa femmeelle-même qui me reprochait de les négliger tous deux. Je résistaiainsi pendant une année tout entière ; mais le jour où je crusque Mme Deblain en aimait un autre, que cet autre,Félix Barthey, était son amant, ce jour-là je voulus espérerqu’elle serait également à moi ; je devins jaloux et lacherchai avec plus d’ardeur encore que je n’en avais mis à la fuir.Elle m’avait dit : « Si, jeune fille et libre, je vousavais rencontré, jamais un autre homme que vous n’aurait faitbattre mon cœur. » J’interprétai ces paroles comme une sorted’aveu et je me pris à haïr, moi qui l’avais aimé ainsi qu’unfrère, celui qui nous séparait. Ah ! je n’essayerai pas devous peindre les horribles tortures que je dus à cette passionfatale. Rhéa me demanda de sacrifier à son mari mon ambitionpolitique. Je n’hésitai pas : je croyais l’acheter à ce prix.Mais elle n’était pas femme à se vendre et, chaque jour, bienqu’elle restât avec moi affectueuse, coquette, troublante, jecraignais davantage qu’elle ne fût pas non plus femme à sedonner.

« Mon existence était un supplice sansnom. Deblain n’était plus qu’un larron qui m’avait volé monbonheur ! C’était pour moi que Rhéa avait été créée et nonpour lui ! C’était à moi seul qu’elle devait être ! Je leprônais et le portais aux nues auprès de ses électeurs et, letrouvant si inférieur à moi en intelligence, au lieu de n’envouloir qu’à moi-même du honteux et lâche marché que j’avais faiten me retirant pour lui céder la place, je ne m’en prenais qu’àlui, à lui qui allait m’enlever, dans le monde politique, lasituation à l’aide de laquelle j’aurais su monter si haut que celleque j’aimais aurait été fière de se donner à moi.

« Que de fois j’ai franchi la porte quisépare nos deux hôtels pour me glisser furtivement chez la terriblecharmeresse, avec la volonté formelle d’obtenir par la violence cequ’elle refusait à ma passion folle. Une nuit, que je savaisRaymond à Paris, je suis arrivé jusqu’à la porte de la chambre desa femme, mais je n’ai point osé en franchir le seuil. Ah !j’aurais mieux fait d’aller jusqu’au bout ! Ou j’aurais été leplus fort et elle m’eût appartenu ; ou j’aurais été chassécomme un laquais, comme un lâche, mais je ne serais pas devenu unassassin ! Vous savez bien que l’empoisonneur, c’estmoi !

– Je le savais, répondit Maxwell, qui,malgré toute sa force de volonté, ne pouvait dissimulercomplètement l’émotion que lui causait cet étrange récit, débitépar Plemen avec un accent de douleur et de passion impossible àrendre.

– Eh bien ! maintenant, car il fautque vous n’ignoriez rien, reprit le docteur, laissez-moi vous direcomment cela s’est passé. Peut-être trouverez-vous quelquescirconstances atténuantes à mon crime.

L’étranger inclina la tête.

– Je viens de vous dire que j’aimais à lafolie cette femme, à laquelle j’avais sacrifié mon ambitionpolitique, cette charmeresse que, par moments, je devais croireprête à tomber dans mes bras et qui m’échappait toujours, sanscesser, hélas ! de m’enivrer de ses coquetteries, de sesregards où je voulais lire ses regrets de ne pas se donner, de sesserrements de mains et de ses sourires que je traduisais enpromesses d’abandon. Pour mon cœur enfiévré, pour mon cerveau quela raison fuyait, pour mes sens surexcités par le désir, si ellen’était pas à moi depuis longtemps, c’était seulement, medisais-je, dans ma volonté de la posséder, parce que l’occasion desa chute ne s’était pas présentée ; c’était seulement parceque je n’avais pas osé la prendre. Ah ! quand je me souviensque, pendant si longtemps, j’ai vécu de la sorte, depuis ce jouroù, me faisant cabotin, moi l’homme grave, j’avais pu lui direcombien je l’adorais.

« C’est dans cet état de vertige quej’étais lorsque, le 22 septembre, dans la soirée, elle me pria del’accompagner immédiatement à la Malle. Un exprès, envoyé duchâteau, venait de lui apprendre que sa sœur s’était blesséegrièvement. Raymond, très souffrant, était remonté chez lui. Nouspartîmes, sa femme et moi. Dix heures venaient de sonner ; lanuit était obscure. Nous étions l’un près de l’autre, dans un coupéétroit. À chaque élan nouveau de l’attelage, qui dévorait l’espace,son corps frôlait le mien ; l’atmosphère que je respiraisétait tiède de son haleine. Les effluves de son corps de vingt ansme grisaient. Alors je la pris dans mes bras, mes lèvrescherchèrent les siennes ; mais elle se dégagea avec unevigueur que je ne lui connaissais pas et me dit, avec un accentinexprimable, tout à la fois de prière, de tendresse et demenace : « Je vous en conjure, laissez-moi. Ne songeonsqu’à ma pauvre Jenny, qui est peut-être en danger de mort. EtRaymond qui lui-même est souffrant et m’a confiée à vous ! Quese passerait-il, si demain je lui disais que vous avez tenté de luiprendre sa femme, vous, son ami ? Soyez fort et ne me faitespas lâche et coupable. – Mais ne m’aimerez-vous donc jamais ?lui demandai-je… – Qui sait ? Peut-être. » murmura-t-elled’un ton à me rendre fou tout à fait. Était-elle sincère, ouavait-elle peur ? N’importe ! Ah ! elle savait bienme dompter par ces fausses espérances qu’elle semblait me permettred’avoir ! Lorsque nous arrivâmes à la Malle, j’avais toujoursses mains dans les miennes, mais je n’avais plus osé dire un seulmot.

« La situation deMme Gould-Parker était, en effet, fort grave ;il était temps que je vinsse. Je vous fais grâce de l’accident dontelle avait été victime et des soins que je lui donnai. Deux heuresplus tard, elle était complètement hors de danger et Rhéa medisait, en m’accompagnant jusqu’à la voiture qui allait me rameneren ville et en me laissant baiser fiévreusement ses mains :« Vous avez sauvé la vie de Jenny, je ne l’oublierai pas, jene l’oublierai jamais ! » Elle ne rentrait pas à Vermelavec moi ; sa sœur l’avait suppliée de passer la nuit auprèsd’elle. Je revins seul dans cette voiture pleine de son souvenir,parfumée de ses émanations enivrantes. Quand j’arrivai chez moi, jen’avais plus ma raison ! Que se passa-t-il alors ? J’aipeine à m’en souvenir ! Il le faut cependant, pour vous ledire !

« J’étais rentré dans ma maison par cetteissue qui ouvre sur une ruelle déserte ; je traversai monjardin et fus bientôt auprès de cette petite porte qui met encommunication les deux hôtels. Pourquoi en ai-je franchi leseuil ? Comment, quelques minutes plus tard, étais-je dans lachambre à coucher de Mme Deblain, où je m’étaisintroduit dans le silence et l’obscurité de la nuit, ainsi qu’unvoleur ! Non, ainsi qu’un amant attendu ! Une lamperecouverte d’un abat-jour rose éclairait faiblement la pièce. Sonlit était là, entr’ouvert, prêt à recevoir son corps adoré. Il mesemblait l’y voir, me tendant les bras. Dans mon hallucination, jem’élançai pour la saisir.

« À ce moment, je perçus de faiblesgémissements. Je m’arrêtai épouvanté. Ces plaintes partaient del’appartement de Raymond. Mon premier mouvement fut pour me sauveren prenant le chemin par lequel j’étais venu ; mais, commemalgré moi, fatalité horrible ! je me dirigeai au contraire,en traversant les deux cabinets de toilette, vers la chambre de monami. De mon ami ! Je fus bientôt au chevet de son lit. Ilavait les yeux ouverts et me reconnut immédiatement, sans paraîtresurpris de me voir. « Je souffre comme un malheureux, medit-il, et justement je n’ai plus de morphine. J’allais sonnerPierre pour l’envoyer chez le pharmacien. » Je ne sais ce queje lui répondis, peut-être même n’osai-je parler. Dans maprécipitation à rejoindre Mme Deblain lorsqu’ellem’attendait pour aller à la Malle, je ne m’étais pas débarrassé desdeux flacons que j’avais rapportés de mon laboratoire àl’hôpital.

« L’un contenait un anesthésique à basede morphine, composé par moi-même, et l’autre, ah ! l’autre…Je les avais sur moi, dans l’une des poches de mon vêtement. Jepris l’un de ces flacons, j’emplis de la solution qu’il renfermaitl’instrument qui était sur la table, près de la veilleuse, et,penché sur Raymond, je lui fis une injection hypodermique au brasqu’il me tendait, dans son désir d’être soulagé. Aussitôt, bégayantun « merci », il ferma les paupières, mais, moi,j’étouffai un cri d’horreur. En reprenant le flacon dans lequelj’avais puisé, il me sembla que ce n’était pas de la morphine quis’y trouvait, mais ce poison terrible, extrait des alcaloïdesauxquels j’avais consacré ce travail que je devais présenter lelendemain même à l’Académie de médecine.

– Ah ! c’est épouvantable, s’écriaMaxwell, pendant que Plemen voilait de ses mains tremblantes sonvisage inondé d’une sueur glacée.

– Ah ! oui, épouvantable, horrible,plus monstrueux encore que vous ne le pensez, reprit Erik d’unevoix stridente, car j’ignore si je me suis trompé ou si ma volontén’était pas d’empoisonner cet homme dont je voulais la femme à toutprix !

– Vous pouviez le secourir !

– Je ne l’ai point fait ! Je n’étaispas certain d’être un misérable, car les phénomènes extérieurs dece toxique que j’avais peut-être employé sont identiques à ceux queproduisent les stupéfiants. Et puis, j’étais lâche, je ne voulaispas savoir ! Je retournai rapidement sur mes pas. Je mesouviens que je fermai les portes des cabinets de toilette et queje traversai de nouveau cette chambre parfumée dont l’atmosphèreavait achevé de m’affoler, mais je la traversai en courant.Peut-être craignais-je d’y revoir Rhéa, non plus me tendant lesbras, mais me criant : « Assassin !empoisonneur ! » Je rentrai chez moi. À sept heures,j’étais encore, le front glacé, contre la fenêtre qui donne sur monjardin, lorsque je vis passer Mme Deblain. Ellerevenait de la Malle. Je descendis bien vite et repoussai, pourainsi dire derrière elle, la porte de communication de nos hôtels.Une demi-heure plus tard, je partis pour Paris. Vous savez ce quis’est passé ensuite.

– Et vous avez eu le courage d’accepterles fonctions de médecin légiste ! dit Maxwell.

– Pouvais-je faire autrement ?Est-ce que tout, par une juste volonté de là-haut, ne s’enchaînepas dans les mauvaises actions humaines ? Est-ce que, si jerefusais mon concours à la justice, elle n’appellerait pas à sonaide quelque savant de premier ordre, un homme tel que vous, parexemple, qui lui démontrerait que M. Deblain avait été victimed’un crime. J’acceptai alors l’épouvantable mission que vous savez,et si je conclus à un empoisonnement par des sels de cuivre, c’estque ce malheureux avait tenté d’un traitement empirique par despilules de sulfate de cuivre et que, d’ailleurs, on trouve ducuivre à l’état normal dans tous les corps, vous le savez bien.

– Dans les organes que j’ai soumis àl’analyse chimique, il…

– Il s’en trouvait plus encore qu’il nedevait y en avoir. C’est vrai ! Ah ! c’est que j’ai eupeur d’une seconde expertise et qu’au moment où ce corps m’a étélivré, je l’ai saturé moi-même d’une solution de cuivre pourarrêter la décomposition. Elle était déjà plus que suffisante pouravoir fait disparaître toute trace d’empoisonnement par lesalcaloïdes cadavériques.

L’Américain n’avait pu retenir, à ces derniersmots, un mouvement d’orgueil. Il ne s’était donc pas trompé.

– Un empoisonnement par le cuivre, repritErik, pouvait provenir d’un abus de ces sels commemédicament ; il pouvait être considéré comme un accident. Lajustice devait s’arrêter là, ne pas chercher des coupables quin’existaient pas. Est-ce qu’il était possible de supposer qu’onsoupçonnerait jamais cette pauvre femme dont les heures de prisonont été moins douloureuses que n’ont été pour moi les heures deliberté. Je comptais sans les haines de province, les dénonciationsanonymes, la sottise, l’ardeur ambitieuse de ce juged’instruction ! Je comptais aussi sans votre savoir… et sansDieu !

Plemen n’avait plus, en prononçant cesderniers mots, l’accent tour à tour sceptique, exalté, ironique oupassionné, avec lequel il avait fait cet épouvantable récit. Savoix était ferme et grave, sa physionomie était empreinte d’unerésolution énergique, ses yeux fixaient avec franchise celui qui sedemandait encore s’il avait devant lui un monstre ou une victime dela fatalité.

– Et maintenant, monsieur, terminal’ancien ami de Raymond, que justice soit faite ! Vous neseriez pas venu, pendant cette suspension d’audience, que je meserais fait représenter devant la cour par cette lettre. Elle estadressée à M. de La Marnière. Veuillez vous en charger.Elle dit tout ce que les juges de Mme Deblaindoivent connaître pour regretter de l’avoir soupçonnée un seulinstant. Qu’elle me pardonne, ainsi que M. FélixBarthey ! Moi, je me suis condamné ! Avant même que voussoyez sorti de cette maison, je serai digne de votre pitié :j’aurai cessé de vivre.

D’une main, Plemen tendait à Maxwell un largepli ; de l’autre, il désignait un petit instrument de cristalà aiguille d’acier, qui était là, tout prêt, sur sa table detravail.

Profondément ému, l’Américain saisit la lettreet, s’inclinant sans prononcer une parole, il allait se retirer,lorsque, l’arrêtant du geste, son confrère lui dit, avec un calmeeffrayant :

– Vous n’ignorez pas que les poisonsvégétaux, sauf la strychnine, disparaissent avec la décompositiondes corps ; celui dont je vais me servir est plus subtil. Demême qu’il ne cause aucune douleur, il ne laisse aucune trace, àmoins d’une analyse physiologique immédiate. Retenez cela, et quema mort volontaire fasse faire un pas en avant à la science,puisque je l’ai déshonorée pendant ma vie. Adieu, monsieur,hâtez-vous ! On vous espère là-bas. Moi, on m’attendlà-haut !

Maxwell s’inclina de nouveau et s’enfuit, enfrémissant au bruit des portes du cabinet de travail d’Erik Plemen,qui semblaient s’être refermées derrière lui comme celles d’untombeau.

Chapitre 13DÉNOUEMENT INATTENDU

Aumoment même où Maxwell sortait de l’hôtel du docteur Plemen, unescène touchante se passait entre les deux filles d’Elias Panton,dans cette pièce où les accusés attendaient la reprise del’audience.

Enlevée pendant quelques minutes à sa sœur,par le concierge du palais de justice qui était entré porteur d’unedépêche, Mme Gould-Parker avait pris connaissancede ce télégramme ; puis, toute pâle, profondément troublée,elle était revenue de suite auprès de Rhéa et l’avait attirée àl’écart, dans l’embrasure d’une fenêtre, en lui disant :

– Tiens, lis !

Mme Deblain prit la feuille depapier bleu, la parcourut et, vivement émue elle-même, répondit àJenny :

– Pauvre colonel ! Mais tu devaist’attendre un peu à quelque nouvelle de ce genre. Dans cesexpéditions lointaines, on court de si grands dangers.

– Est-ce que je pensais à quoi que cefût ! Est-ce que ta situation ne m’absorbait pas toutentière ! Ah ! maintenant, tu ne saurais m’imposer lesilence. Je puis, je veux parler !

– Dans quel but ?

– Rhéa, ma sœur bien-aimée !

– Tu m’as promis de rester étrangère àces odieux débats ; tu me l’as juré sur ton affection pournotre mère, sur ta tendresse pour moi. Je ne te rends pas taparole.

– Cela est horrible ! Sais-tu bienque, si tu étais condamnée, je me tuerais !

– Je ne serai pas condamnée et tu vivras,pour que je t’aime… pour qu’on t’aime toujours !

– Consulte au moins M. Langerol.

– Je ne consulte que mon cœur. Je tedéfends de dire un mot. D’ailleurs, tu n’es pas citée comme témoinet il est trop tard pour que tu sois entendue.

– Laisse-moi montrer cette dépêche à tondéfenseur.

– Je vais la lui communiquer moi-même.Nous verrons dans quelle mesure il jugera utile de s’en servir.

Et, laissant làMme Gould-Parker, Rhéa rejoignitMes Leblanc et Langerol, les prit à part et leurdonna à lire le télégramme en question. Elle échangea ensuite aveceux, à voix basse, quelques paroles rapides.

Bientôt, sans doute, la jeune femme et lesdeux avocats furent d’accord, car Mme Deblainrevint auprès de sa sœur pour lui dire :

– Allons, sois rassurée, cette dépêchen’aura pas été tout à fait inutile. Nous venons d’arrêter notreplan. Quant à toi, garde le silence.

– Ne puis-je informer M. Bartheyde…

– Il est préférable que tu n’en fassesrien… Cela le troublerait trop et peut-être commettrait-il quelqueimprudence !

Rhéa avait prononcé ces mots avec un adorablesourire et en embrassant Jenny.

Tout à coup, Maxwell apparut. Sa physionomietrahissait si ouvertement l’état de son esprit queMes Langerol et Leblanc ne purent se défendre d’unmouvement de crainte. D’où venait-il ? Qu’allait-il leurapprendre ?

Mais, après quelques minutes d’entretien avecleur mystérieux auxiliaire, les deux jeunes maîtres étaient tout àfait édifiés, et c’est avec une expression d’admiration qu’ilspressaient ses mains.

L’huissier annonça au même instant quel’audience était reprise.

Les amis de Barthey se décidèrent seulementalors à se séparer de lui. Rhéa embrassa une dernière fois son pèreet Jenny, et les deux accusés, après avoir échangé un amicalregard, regagnèrent leurs places, en face de la foule houleuse etplus impatiente que jamais.

Cependant, à la première invitation del’honorable président, le silence se fit.

– Maître Langerol, dit M. de LaMarnière, d’accord avec M. le procureur général, j’ai faitinviter M. le docteur Plemen à venir défendre lui-même sonrapport médico-légal. Le docteur n’était pas chez lui, mais on letrouvera facilement et je ne doute pas qu’il ne se rende à l’appelde la cour. Vous convient-il, en attendant, de faire déposer lesdeux témoins à décharge que vous avez cités ?

– Oui, monsieur le président, réponditl’avocat de Mme Deblain. L’un de ces témoins a déjàété entendu, c’est le cocher Dumont ; il est dans cette salle.L’autre, c’est le sieur Millet, employé de l’octroi ; il setient à vos ordres, dans la pièce réservée aux témoins.

– Nous allons entendre d’abord lepremier. Dumont, approchez.

Ce serviteur des Deblain se présentaimmédiatement à la barre.

– Monsieur le président, dit alorsMe Langerol, voudriez-vous être assez bon, je vousprie, pour demander à Dumont à quelle heure, dans la nuit du 22 au23 septembre, il est parti de Vermel, à quelle heure il est rentréen ville, et qui était dans le coupé qu’il conduisait ?

– Dumont, dit le président au témoin,vous avez entendu et bien compris cette question ? Parlez envous tournant du côté de MM. les jurés.

Le cocher obéit et répondit :

– Le 22 septembre, j’ai quitté la maisonà neuf heures et demie ou dix heures, avec madame et M. ledocteur Plemen, que j’ai conduits tous deux à la Malle. J’en suisrevenu, vers une heure du matin, avec le docteur. Puis, selon lesordres que j’avais reçus de madame, je suis retourné au château oùj’ai dételé. À six heures et demie, le concierge Ternier m’aréveillé. J’ai remis alors ma bête au coupé et j’ai ramené madame àl’hôtel.

– Mme Deblain est doncrestée toute la nuit à la Malle ?

– C’est certain, à moins que madame n’aitfait la route à pied ; car je suis sûr, ma chambre estau-dessus des écuries, qu’on n’a pas attelé pendant la nuit.

– Qu’avez-vous pensé en voyantMme Deblain rester à la campagne au lieu de reveniren ville ?

– J’ai supposé queMme Gould-Parker était très malade, puisqueM. le docteur Plemen avait été demandé par un exprès, et quemadame ne voulait pas laisser sa sœur toute seule.

– Avez-vous d’autres questions à adresserau témoin, maître Langerol ? fit l’éminent conseiller.

– Aucune, monsieur le président, réponditle défenseur de Rhéa.

– Nous allons entendre le second témoin.Huissier, appelez le sieur Millet.

Cet homme, ancien soldat médaillé, futintroduit, prêta serment, et M. de La Marnière luidit :

– Vous êtes employé del’octroi ?

– Oui, monsieur le président.

– Faites votre déposition.

– J’avais pris mon service à la porte dufaubourg de Mars, le 23 septembre, à six heures du matin, quand,une demi-heure plus tard à peu près, je vis, sur le siège d’unevoiture qui se présentait à l’octroi, le cocher Dumont, que jeconnais depuis dix ans au moins. Je m’approchai du coupé plutôt parplaisanterie que pour obéir à mes instructions, car nous savonsbien que les gens de Mme Deblain ne font pas lafraude ; mais, au moment où j’allais ouvrir la portière de lavoiture, je m’aperçus qu’il s’y trouvait quelqu’un que je reconnusde suite. C’était Mme Deblain. Alors je saluai, enfaisant signe à Dumont qu’il pouvait partir.

– Vous êtes certain que c’étaitMme Deblain qui se trouvait dans cecoupé ?

– Je l’affirme. Non seulement j’ai vutrès souvent Mme Deblain passer devant l’octroi,conduisant elle-même, mais encore elle est venue plusieurs foischez moi, l’an dernier, avec M. le docteur Plemen, pendant lamaladie qui a emporté ma pauvre femme.

– Vous pouvez vous retirer, siMe Langerol n’a pas d’autres questions à vousadresser.

– Non, monsieur le président, répondit ledéfenseur de l’Américaine. Je voulais tout simplement faireconstater que ma cliente, dont le mari a été empoisonné, dit lerapport médico-légal, vers minuit, à Vermel, a passé toute cettenuit-là à cinq lieues de son hôtel, là où le crime aurait étécommis.

– Pourquoi n’avez-vous pas fait constaterplus tôt cet alibi ?

– Parce que nous ne pouvions supposer, nimon confrère ni moi, que l’accusation qui pèse surMme Deblain et sur M. Barthey demeureraitdebout après l’audition des témoins ; que ce n’est pas à unalibi que nous voulions devoir un acquittement dont nous ne doutonspas, mais à une conviction profonde de MM. les jurés del’innocence de nos clients, et enfin parce que nous avions toutlieu d’espérer que M. le docteur Plemen, à qui il a été donnéconnaissance des réfutations de son adversaire, viendrait icireconnaître son erreur, ou combattre du moins son savantcontradicteur.

– M. le docteur Plemen se présenteracertainement ; mais comme il est peut-être retenu en ce momenthors de chez lui par ses devoirs professionnels, si M. leprocureur général désire prendre la parole, nous la lui donneronsde suite. Notre éminent praticien sera entendu après leréquisitoire et les plaidoiries, avant les répliques. Sesexplications viendront encore en temps opportun.

– Nous sommes aux ordres de la cour,répondit Me Leblanc.

– Alors M. le procureur général a laparole, s’il croit devoir la prendre sans attendre davantage. Dansle cas contraire, nous serons forcé de suspendre l’audience denouveau.

À cette proposition de M. de LaMarnière, un murmure de déception s’éleva dans la foule. Lesdépositions du cocher et du douanier Millet avaient causé uneimpression profonde. Pour quelques-uns, ces témoignages tardifs etpeut-être complaisants étaient une preuve que la défense était auxabois ; pour la plupart, au contraire, l’accusations’écroulait. Pour tous, le dénouement était proche. L’angoisseétait générale ; personne ne voulait plus attendre.

M. Lachaussée comprit sans doute ce quise passait dans les esprits, car, bien que les affirmations deDumont et Millet l’eussent singulièrement troublé, il répondit auprésident qu’il était prêt à prononcer son réquisitoire.

– La parole est à M. le procureurgénéral, dit alors M. de La Marnière.

Le public manifesta sa satisfaction et, denouveau, devint attentif. La curiosité de tous était vivementsurexcitée. On se demandait comment allait se tirer de sa tâchedifficile le procureur général, dont le manque d’éloquence étaitconnu. Des sourires narquois s’échangeaient déjà.

Quant à M. Lachaussée, après s’êtrerecueilli un instant, avoir rangé ses notes, toussé, humecté seslèvres, il se leva et se tourna vers les jurés, dans une poseétudiée longtemps d’avance ; puis, d’une voix qui, malgré lui,trahissait son émotion, il commença en ces termes :

– Messieurs, j’ai éprouvé le besoin demonter sur le siège…

À cet étrange début, un murmure ironique sefit entendre et le procureur général, qui ne s’expliquait pas cemouvement, promena ses regards stupéfaits sur l’auditoire, mais,n’y découvrant rien de nature à le renseigner, il redit de plusbelle, en enflant sa voix :

– J’ai éprouvé le besoin…

Il ne put aller plus loin. À la répétition deces mots malencontreux, un rire général avait éclaté, surexcitéencore par cette observation triviale d’un mauvais plaisant, qui,du fond de la salle, s’était écrié :

On ne monte pas sur un siège, on s’yassoit.

C’était un accès d’inénarrable gaieté, quigagnait même les privilégiés de l’estrade.

Comprenant enfin ce qui se passait,M. Lachaussée devint cramoisi et, se tournant, furieux, versla cour, il s’écria :

– Je prie monsieur le président de fairerespecter l’organe du ministère public.

– C’est mon devoir, monsieur le procureurgénéral, répondit gravement M. de La Marnière, et, si telest votre désir, je vais faire évacuer la salle.

À cette expression consacrée « évacuer lasalle », que l’honorable conseiller n’avait certes passoulignée, mais qui semblait si bien empruntée à l’exorde deM. Lachaussée, ce fut un véritable délire. Les femmes sevoilaient le visage de leurs éventails ; les magistratseux-mêmes avaient peine à garder leur sérieux.

Il ne fallut rien moins que la grande autoritéde l’honorable président pour faire cesser ce scandale, qu’ilregrettait profondément, car il ne voyait pas dansM. Lachaussée un ennemi politique, mais un fonctionnaireremplissant, peut-être avec conviction, un devoir professionnel, etque son impartialité lui commandait de défendre contre desmanifestations peut-être méritées, mais indignes néanmoins durespect dû à la justice.

Aussi le calme se fit-il de nouveau, et leprocureur général put alors prononcer son réquisitoire, sinon aumilieu d’une attention soutenue de ses auditeurs, du moins dans unsilence convenable.

Ce réquisitoire ne fut, d’ailleurs, qu’undéveloppement, sans détails nouveaux, de l’acte d’accusation, desdépositions des témoins et du rapport du docteur Plemen ;puis, surtout, une série d’attaques des plus violentes contre lamoralité des accusés et l’outrecuidance de ce médecin étranger qui,osant contredire le savant toxicologue dont Vermel était justementfier, s’était plu à accumuler, dans son discours, les expressionstechniques, les termes scientifiques, les suppositions aussisouvent incompréhensibles qu’inadmissibles, dans le seul butd’égarer messieurs les jurés.

Il espérait bien, lui aussi, que l’illustresavant qui était la gloire de la ville allait se présenter pourdémontrer les erreurs, involontaires il voulait le croire, de cetexpert, de cet auxiliaire, que la défense n’avait pu trouver qu’enAmérique.

Le procureur général, on s’y attendait bien,ne manqua point ensuite de lire les plus passionnées des lettres deFélix Barthey à sa maîtresse, et il eut la satisfaction de ramenerà lui, pendant cette lecture, l’intérêt de tous : ce qui luifournit l’occasion d’une nouvelle charge contre Barthey, ce peintred’ordre secondaire, que son défenseur ne manquerait pas de fairemonter au Capitole, en le mettant au nombre des premiers artistesde l’époque et des héros de la dernière guerre, parce que, àl’heure où chacun était prêt à donner sa vie pour sauver la patrieen danger, il avait tout simplement fait son devoir.

Quant à ces témoins, les sieurs Dumont etMillet, appelés in extremis, M. Lachaussée ne jugeaitpas même utile de réfuter leurs dépositions. Bien au contraire, illes acceptait comme l’expression de la vérité.

Oui, Dumont avait ramené l’accusée à Vermel àsept heures du matin ; oui, Millet avait reconnuMme Deblain ; oui, c’était peut-être exact.Mais, est-ce que cela prouvait que cette femme, excellente écuyère,n’était pas revenue seule en ville, après le départ du docteurPlemen du château ? Il est probable qu’elle n’avait, aucontraire, rien omis dans le but de se préparer un alibi, pour lecas où son système de défense deviendrait insuffisant.

Est-ce que, s’il n’en était pas ainsi,Mme Deblain n’aurait pas invoqué tout d’abord sonabsence de son hôtel à l’heure présumée où le crime avait étécommis ? Est-ce qu’elle n’aurait pas appelé immédiatement entémoignage ces serviteurs dévoués, le docteur Plemen et sa sœurelle-même, cette Mme Gould-Parker, qui s’esttrouvée si à propos victime d’un accident d’une telle gravité queMme Deblain n’a pu la quitter de la nuit ? Sicela était vrai, pourquoi s’éloigner au lever du soleil, si cen’est afin d’être bien reconnue, à son retour à la ville, au lieude rester toute la journée auprès de cette sœur en danger demort ? Machination adroite, trop adroite même, puisqu’elleservait à la démonstration de la vérité.

Et comme le procureur général s’aperçut, avecson flair professionnel, de l’effet que produisait sur sonauditoire cette argumentation qui ne manquait pas d’habileté, iltermina de suite en adressant aux jurés cette phrase banale,péroraison forcée de tout réquisitoire :

– Sans vous laisser séduire par la paroledes éloquents défenseurs des accusés, mais vous souvenant seulementdes dépositions accablantes que vous avez entendues, ainsi que despreuves indiscutables que nous venons de mettre sous vos yeux,preuves morales, matérielles, scientifiques, vous prononcerez selonvotre conscience et rendrez le calme, par un verdict sévère, àcette ville troublée par le plus lâche et le plus monstrueux descrimes.

M. Lachaussée comptait certainement surce vieux cliché pour prendre sa revanche et obtenir quelquesapplaudissements à son tour ; mais, sauf par quelques murmurescomplaisants, le silence ne fut pas troublé, et l’honorableprésident donna aussitôt la parole àMe Langerol.

Le défenseur de Mme Deblain,l’un des plus brillants avocats du barreau de Vermel, était en mêmetemps journaliste et homme politique d’une grande valeur. Chef duparti réactionnaire dans le département, il portait ses opinions enquelque sorte gravées sur son visage, car il avait un peu le masqued’un Bonaparte.

C’était, de plus, un causeur d’infinimentd’esprit, impitoyable pour ses adversaires qu’il terrassait souventd’un mot, cela d’un air de bonhomie, en souriant. Toutnaturellement, il vivait en état d’hostilité constante avec leprocureur général ; car, s’il l’excusait d’être peu éloquent,si même, comme avocat, ayant souvent à le combattre, ils’applaudissait qu’il fût aussi peu redoutable, il ne luipardonnait pas d’avoir passé a la République après avoir été leserviteur dévoué de l’Empire.

Le procès actuel n’était pas fait pourrapprocher ces deux irréconciliables. Aussi attendait-on avec uneimpatience visible la plaidoirie du défenseur de la pauvre Rhéa,dans cette conviction que chacun avait qu’il ne ménagerait pasl’accusateur acharné de sa cliente.

Me Langerol se leva, pourdébuter en ces termes :

– Messieurs, après avoir entendu tous cestémoins qui vous ont affirmé avec tant d’énergie que la conduite deMme Deblain a toujours été irréprochable, qu’elleétait pour eux la plus douce des maîtresses et, pour son mari, lameilleure des épouses ; après ces explications saisissantes,démonstratives du savant docteur Maxwell, qui vous a prouvé queM. Deblain n’a pas été empoisonné par des sels de cuivre, quesa femme, conséquemment, ne peut être soupçonnée de lui avoir ôtéla vie, je me suis demandé ce qu’il me restait à vous dire pour ladéfendre de l’accusation d’un crime qu’elle ne pouvait avoircommis. Assuré que votre conviction était faite, je ne craignaisplus qu’une seule chose : l’éloquence de mon éminentadversaire.

« Peut-être sa logique puissante et sesdéductions habiles allaient-elles réédifier l’accusation croulanteet m’entraîner sur un terrain tout nouveau. Je n’ai donc pointperdu une seule de ses paroles. Je l’ai suivi attentivement danschacune des phases de son habile réquisitoire, me préparant à lalutte ; mais maintenant, tout à fait rassuré, je n’hésitepoint à déposer les armes, puisque je n’ai plus rien à combattre.Je vous rappellerai seulement ce que vous avez entendu, même, ducôté de l’accusation, surtout de ce côté : car c’est surtouten accusant Mme Deblain ainsi qu’elle vient d’êtreaccusée, qu’on l’a défendue plus éloquemment que je n’aurais pu lefaire.

« En effet, n’est-il pas démontré jusqu’àl’évidence que ma cliente n’a jamais manqué à ses devoirs ?Or, pour M. le procureur général, elle demeure une femmeadultère. N’est-il pas scientifiquement prouvé que Deblain n’a pasété empoisonné par des sels de cuivre, c’est-à-dire par le poisonque Mme Deblain aurait reçu de son complice ?Or, pour l’éminent organe du ministère public, elle reste uneempoisonneuse. Il faudrait tout au moins que mon honorablecontradicteur nous fît connaître le toxique dont elle s’est servie.L’arséniate de cuivre lui échappe, mais le champ des poisons est,hélas ! trop fertile. Nous sommes en face d’une accusationdont la bizarrerie est complète : un homme est mort d’un coupde feu, et on nous accuse de l’avoir tué d’un coup depoignard ; un malheureux a succombé presque subitement,emporté par une cause inconnue, et nous lui avons arraché la vie àl’aide du seul poison que nous aurions pu nous procurer ; maisce poison n’existe pas dans les organes du défunt, ou, du moins, ilne s’y trouve pas dans l’état où il y serait découvert si on enavait fait un usage criminel. Enfin le crime, s’il y a eu crime, aété commis à une heure où l’accusée était loin ; et M. leprocureur général, à bout d’arguments, est obligé de faire de macliente une amazone, enfourchant je ne sais quel fantastiquehippogriffe, au milieu de la nuit, sans être vue de personne, pourvenir accomplir son forfait et disparaître. Est-ce que vraimenttout cela est sérieux ?

« J’ai presque honte de discuter devantdes hommes graves de pareilles fables. SiMme Deblain n’est revenue à Vermel qu’à sept heuresdu matin, c’est que sa sœur n’avait plus besoin d’elle, maisqu’elle, Mme Deblain, avait besoin de repos ;et si les témoins dont mon éloquent adversaire n’accepte lesdépositions qu’avec ironie n’ont pas dit plus tôt ce qu’ils ontaffirmé tout à l’heure, sous la foi du serment, c’est toutsimplement parce que l’instruction avait négligé de les interrogersur ce point spécial. De plus, pouvions-nous supposer qu’il nousserait utile d’invoquer un incontestable alibi pour repousser uneaccusation que rien ne justifie, ni au moral, ni dans lamatérialité des faits. Mme Deblain est une honnêtefemme dans toute l’acception du mot, et ce n’est pas au nom del’humanité, ni en invoquant un doute possible que je compte survotre verdict d’acquittement, mais tout simplement au nom de lajustice et du bon sens. »

Me Langerol avait à peineprononcé ces derniers mots qu’une longue salve d’applaudissementséclatait, étouffant les murmures de ceux dont la haine pour lesaccusés semblait augmenter en raison directe des probabilités deleur acquittement.

Mais cette manifestation sympathique en faveurde l’éloquent défenseur de Mme Deblain prit finbrusquement, lorsqu’on vit que Me Georges Leblancse levait à son tour.

Ce dont personne ne s’était aperçu dansl’auditoire ; mais ce qui n’avait pas échappé à MM. Duretet Babou, placés sur l’estrade, on s’en souvient, c’est l’émotionviolente qu’avait éprouvée le président de la cour à la lectured’une lettre qu’était venu lui apporter l’huissier de service.

Il semblait que l’éminent magistrat eût hésitéun instant à donner la parole au défenseur de Barthey, et qu’il nes’y fût décidé qu’après avoir consulté rapidement sesassesseurs.

C’était la première fois qu’on allait entendreGeorges Leblanc à Vermel, où l’avait précédé une réputationd’esprit des plus fins, de même qu’on l’y connaissait déjà par sesbrochures politiques et ses romans humoristiques.

– Messieurs, dit l’élégant avocat, jesuis plus embarrassé encore que ne l’était, en commençant saplaidoirie, mon éloquent ami et confrère, car il a si habilement etsi complètement fait justice de l’accusation tout entière, qu’il nem’a rien laissé à discuter. Je ne puis en effet tenter de vousprouver que M. Félix Barthey n’est pas coupable d’unempoisonnement qui n’a pas été commis. Je ne puis le défendre d’uncrime qui n’existe pas ! Que l’honorable organe du ministèrepublic veuille bien nous présenter une victime des sels de cuivre,et je lui démontrerai aisément que mon client, tout en ayant eu ensa possession de l’arséniate de cuivre, n’aurait pu être unassassin ; mais, la preuve scientifique de la mort deM. Deblain par une autre cause étant faite, j’ai simplement àrépondre à mon honorable contradicteur : cherchez le coupablesi vous croyez à un empoisonnement, mais n’en accusez pas unhonnête et galant homme tel que mon client et ami. On a vraimentfait trop bon marché du passé, du talent et de l’honneur deM. Félix Barthey, que nous n’avons jamais eu l’intention defaire monter au Capitole ! Nous savons bien, monsieur leprocureur général, que vous vous seriez trouvé là pour vous yopposer !

À ces mots, il y eut dans l’auditoire unesorte de mouvement de surprise. On se demandait si on avait biencompris ; puis, la finesse du trait, lancé comme malgré luipar le brillant défenseur, fut saisie, et un rire généraléclata.

On pensait qu’il était vraiment difficile dedire plus spirituellement à quelqu’un, sans qu’il eût le droit dese fâcher : Vous êtes une oie !

M. Lachaussée n’avait peut-être pasentendu, ou, s’il avait entendu, peut-être n’avait-il pas voulucomprendre. Le nez dans son dossier, il prenait des notes, pour saréplique, sans doute, et M. de La Marnière semblaitprofondément absorbé. Depuis qu’il avait reçu la lettre dont nousavons parlé, sa physionomie avait pris une expression presquedouloureuse.

Quant au jeune avocat de Barthey, comme pourne pas permettre à l’effet qu’il avait produit de s’accentuerdavantage, il poursuivit aussitôt :

– Oui, monsieur le procureur général,quoi que vous en ayez dit, celui que votre accusation a conduit iciest devenu un grand artiste, après avoir été un vaillant soldat. Ilvous eût suffi, pour vous en convaincre, de jeter un regard dansles rangs des éminents fonctionnaires qui, de l’estrade où siège lacour, suivent ces débats, et vous auriez vu, sur le visage de l’und’eux, l’émotion poignante dont il était oppressé, pendant que l’ontraînait aux gémonies celui qu’il a décoré lui-même sur le champ debataille.

« En ce qui concerne le talent de FélixBarthey, dont vous ne faites pas plus grand cas que de sa valeurmilitaire, vous me permettrez de ne pas le discuter ici, mais dem’en rapporter de préférence à son juge naturel : le public,qui se dispute ses œuvres charmantes, qu’il y emploie ou n’yemploie pas du vert Véronèse. Ah ! vous ne vous doutiez guère,mon cher grand artiste, qu’en vous faisant adresser, par votremarchand de couleurs, de l’arséniate de cuivre, cela ferait de vousun empoisonneur, au lieu de vous laisser un peintre passionné pourles verts éclatants. Il est vrai que, si vous habilliez de rougevos personnages ; si, comme Vibert, vous peigniez descardinaux, le parquet de Vermel vous aurait accusé, sans doute,d’avoir empoisonné M. Deblain avec du sulfure ou du biodure demercure, toxiques plus terribles encore que l’arséniate de cuivre.Que voulez-vous, monsieur le procureur général, nous ne sommes plussoumis à l’ordonnance royale du 29 octobre 1846 ; lesfabricants de produits chimiques, sans le consigner sur un registread hoc, ce qui était une entrave à la liberté du commerce,peuvent aujourd’hui vendre aux artistes tous les sels que ceux-citransforment en couleurs, en les délayant, en les broyantsimplement avec un peu d’huile d’œillette. Vous ne saviez donc riende tout cela au parquet de Vermel ?

« Eh bien ! mon éloquent adversaire,vous le savez maintenant, et j’ai la conviction que, désormais,vous ferez moins rapidement un Desrues d’un Félix Barthey, deM. Félix Barthey que messieurs les jurés vont bien viterenvoyer à son atelier, avec toute liberté d’user à sa guised’arséniate de cuivre, dont il ne se sert que pour donner la vie àses tableaux et non pour mettre à mort ses amis. »

Me Leblanc avait à peineprononcé ces derniers mots, qu’il avait accentués de son fin etspirituel sourire, qu’une triple salve d’applaudissementsretentissait. La foule entière était convaincue ;M. Lachaussée ne savait plus quelle contenance prendre.

Quant à M. Babou, il avait prudemmentdisparu, sans doute dans la crainte de quelque éclaboussureoratoire du brillant avocat parisien.

M. de La Marnière, dont laphysionomie était restée grave, demanda alors à l’organe duministère public :

– Monsieur le procureur général a-t-ill’intention de répliquer ?

– Oui, monsieur le président, réponditaussitôt M. Lachaussée.

– J’aurai l’honneur de vous donner laparole dans quelques instants ; mais je dois d’abord faireconnaître à messieurs les jurés l’événement inattendu dont j’ai étéinformé au moment où Me Leblanc commençait saplaidoirie : M. le docteur Plemen ne pourra se présenterdevant la cour, il est mort subitement, il y a moins d’unedemi-heure.

Il est aisé de comprendre l’effet queproduisit cette nouvelle sur l’auditoire. Ce fut de la part de tousun cri de stupeur.

– Et j’ai le devoir, poursuivitM. de la Marnière, de donner publiquement lecture de ladéclaration que vient de me faire remettre M. le docteurMaxwell. Cette déclaration lui a été confiée par M. le docteurPlemen lui-même, pendant la suspension de l’audience. Voici cedocument :

« Je soussigné, docteur Erik Plemen,reconnais m’être entièrement trompé dans l’analyse chimique àlaquelle je me suis livré sur les organes de M. RaymondDeblain. Celui dont j’ai été l’ami pendant dix ans n’a pas succombéà un empoisonnement par des sels de cuivre, mais à une injectionhypodermique d’un extrait d’alcaloïdes cadavériques, que je lui aifaite moi-même par erreur, vers une heure du matin, dans la nuit du22 au 23 septembre dernier, alors que sa femme, qui m’avaitaccompagné à la Malle à dix heures du soir, était encore auprès desa sœur, qu’elle n’a quittée qu’au point du jour. C’est par orgueilprofessionnel que j’ai masqué cette horrible méprise dans monrapport médico-légal.

« Je ne pouvais croire que cette fauteinexplicable conduirait en cour d’assises deux innocents. J’endemande pardon à la justice, à Mme Deblain et àM. Félix Barthey. Au moment où je fais cette déclaration, jen’ai plus que quelques minutes à vivre, et il suffira de fairel’autopsie de mon cadavre pour y reconnaître les mêmes phénomènesde l’intoxication foudroyante à laquelle a succombéM. Deblain. »

Nous renonçons à peindre l’impression souslaquelle demeurait la foule. C’était tout à la fois de lastupéfaction et de l’épouvante. Elle osait à peine manifester sajoie de la preuve qui lui était donnée de la monstrueuse erreurjudiciaire qui avait failli se commettre.

Quant aux ennemis acharnés deMme Deblain, ils étaient altérés, muets, etbaissaient la tête.

Cependant M. Lachaussée s’étaitbrusquement levé.

– Monsieur le président, dit-il, enprésence de ce qui se passe, je pose des conclusions tendant aurenvoi de l’affaire à une autre session pour un complémentd’instruction.

L’auditoire fit aussitôt entendre un murmurede blâme.

– Nous prions la cour, s’écriaMe Langerol, de repousser les conclusions deM. le procureur général.

– La cour va en délibérer, messieurs,répondit l’honorable président.

Et, après avoir consulté ses assesseurs,l’éminent magistrat reprit de suite :

– La cour rejette les conclusions deM. le procureur général et ordonne la continuation desdébats.

Puis, gardant la parole, M. de LaMarnière poursuivit :

– Dans l’état des choses, messieurs lesjurés, je ne crois pas devoir faire le résumé de ces émouvantsdébats. Tous les incidents de cette audience sont bien certainementprésents à votre esprit. Je ne vous rappellerai pas même vosdevoirs, ce serait, pour ainsi dire, douter de votre caractère. Jeveux laisser à votre seule conscience le soin de vous dicter votreverdict. Voici la liste des questions auxquelles vous avez àrépondre. Vous pouvez vous retirer dans votre salle desdélibérations. L’audience est suspendue.

Toutefois, personne ne songeait à user decette autorisation de s’éloigner. On se doutait bien que les jurésne seraient absents que quelques instants. C’était pour ainsi direà demi-voix que les impressions s’échangeaient.

Seuls, conformément à la loi,Mme Deblain et Félix Barthey s’étaient retirés,mais pour trouver dans le couloir Mme Gould-Parker,qui s’était jetée au cou de sa sœur en s’écriant :

– Ah ! maintenant, tu nem’empêcheras plus de parler !

Et sans attendre la réponse de Rhéa, Jennytendit la main à Barthey en lui disant :

– Je suis veuve depuis plus de quatremois, mon ami ; je l’ai appris, il y a une heure à peine, parune dépêche de notre ministre à Paris. Mon mari est mort àShanghaï, après seulement quelques jours de maladie. Et vous,depuis près de trois mois, vous êtes en prison, ainsi que ma sœur,sous les tortures d’une accusation odieuse que j’aurais pu fairedisparaître d’un seul mot. Me pardonnerez-vous jamais malâcheté ? Rhéa m’avait fait jurer de garder lesilence !

L’artiste attira la jeune femme contre soncœur et lui répéta, d’une voix passionnée :

– Je t’aime ! je t’aime !

Heureusement que le vertueux premier présidentMonsel n’assistait pas à cette scène.

Ils étaient là ainsi, tous les trois, depuisquelques minutes seulement, la main dans la main, échangeant destendresses et des sourires, lorsque, tout à coup, ils entendirentde longs applaudissements que répétaient les échos de la salle desassises.

Puis, au même instant, l’huissier vint prierpoliment « Mme Deblain etM. Barthey » de reprendre leurs places dans lecompartiment des accusés.

Ils obéirent, mais, à peine eurent-ils franchile seuil de la boxe maudite, que les applaudissements et les bravoséclatèrent de nouveau, dominés par les hurrahs retentissants demaster Elias et du révérend Thompson.

Les huissiers ne pouvaient obtenir lesilence.

Cependant, il se fit enfin. Alors, s’adressantau greffier de la cour, M. de La Marnière luidit :

– Donnez connaissance aux accusés duverdict de MM. les jurés.

– La réponse du jury est : Non, àl’unanimité, sur toutes les questions, les accusés ne sont pascoupables ! prononça d’une voix ferme le greffier.

– En conséquence, vu le verdict du jury,reprit immédiatement l’honorable conseiller, la cour prononcel’acquittement de Mme Deblain et de M. FélixBarthey, et ordonne qu’ils soient mis en liberté, s’ils ne sont pasretenus pour d’autres causes. L’audience est levée.

Et saluant avec son exquise distinction, commes’il les quittait dans un salon de son monde, les victimes deMM. Lachaussée, Duret et Babou, M. de La Marnière secouvrit et se retira, suivi de ses assesseurs.

Ce fut aussitôt une inexprimable explosion dejoie dans la foule, qui ne voulait pas s’éloigner et témoignait sasatisfaction par de frénétiques acclamations.

Jamais dénouement de débats judiciairesn’avait aussi complètement soulagé la conscience publique.

Les amis, les simples connaissances de Rhéa etde Barthey s’étaient élancés vers eux et pressaient affectueusementleurs mains. Le général Sauvière avait quitté l’estrade avec uneagilité de jeune homme, pour venir embrasser son ancien engagévolontaire.

C’était une scène indescriptible.

Mme Deblain et sonpseudo-complice n’étaient plus retenus au banc d’infamie par uneaccusation aussi odieuse que stupide, mais par les témoignagesd’affection et de respect de tous.

C’est vraiment alors que l’éloquent procureurgénéral aurait pu dire qu’on élevait ses accusés au Capitole, maisil n’était plus là pour s’y opposer. Il avait disparu, ainsi queM. Duret, peut-être pour aller se consoler ensemble, et avecM. Babou, de leur honteux échec.

Mme Deblain et M. Bartheypurent enfin se retirer. Pour échapper à l’ovation de la foule, ilsdurent quitter la prison, après la levée de leur écrou, par uneporte dérobée.

Mais ce n’était, pour le public enthousiaste,que partie remise ; car, dans la soirée, jusqu’à près deminuit, devant le Lion-d’Or, ce ne furent que nouveauxapplaudissements et retentissants bravos.

Mme Deblain et le brave Eliasne réussirent qu’avec peine à empêcher le révérend Jonathan de seprésenter au balcon pour haranguer les manifestants.

Le digne clergyman voulait absolument profiterde cette excellente occasion pour débiter un de ses longs etmystiques discours.

Le lendemain, avant midi, plus de deux millepersonnes s’étaient inscrites à l’hôtel.

Lorsque le docteur Maxwell en sortit pour serendre à la gare, car il n’avait pas voulu retarder son départ d’unseul jour, il fut reconnu et on lui fit une véritable ovation.

La victoire du parquet de Vermel étaitvraiment complète !

ÉPILOGUE – LE SECRET DE WILLIAM

Le trainqui emportait Witson, – son rôle étant joué jusqu’au bout, ledocteur Maxwell n’existait plus – était à peine sorti de la gare deVermel, que la physionomie de l’Américain se transforma subitement,du tout au tout.

L’expression de joie avec laquelle il avaitadressé à ses amis un dernier « au revoir », car ceux-cin’avaient voulu le quitter qu’à la dernière minute, disparut de sestraits pour faire place à cet air préoccupé, sombre, inquiet, quemiss Jane, sa fille adoptive, ne pouvait s’expliquer.

On eût dit qu’un masque était brusquementtombé de son visage.

Blotti dans un des angles du compartiment oùil était seul, William ne songeait plus guère à tout ce qu’ilvenait de faire pour sauver sa compatriote ; il était toutentier de nouveau à ces douleurs intimes, à ce passé mystérieux,qui le condamnaient depuis déjà tant d’années à une existenceétrange et l’avaient fait, tour à tour, en France et en Amérique,l’auxiliaire ou l’adversaire de la justice, soit qu’elle ne pûttrouver un coupable, soit qu’elle poursuivit un innocent.

Pendant de longs instants, il demeuraimmobile, plongé dans ses tristes pensées ; puis, soudain,comme si son esprit jusqu’alors indécis eût adopté définitivementun parti, il s’écria :

– Enfin, j’ai tenu mon serment et faitmon devoir. Maintenant, à la grâce de Dieu ! Ce soir même,elle saura tout ; demain, je serai le plus misérable ou leplus heureux des hommes.

Le soir même, Witson arrivait à Paris, où,prévenue par dépêche, sa pupille l’attendait impatiemment, depuissurtout qu’elle connaissait le dénouement de ce drame judiciaireauquel il avait été mêlé.

En entendant la voiture qui ramenait son amis’arrêter devant la grille de l’hôtel, miss Jane s’élança à traversle jardin, et l’Américain ne franchit le seuil de sa porte que pourrecevoir l’adorable enfant dans ses bras.

– Vous, vous enfin ! luirépétait-elle en l’entraînant vers le perron. En est-ce bien finicette fois avec ces excursions qui me laissent seule etm’épouvantent ? Jamais votre absence ne m’a été aussipénible ! Ah ! pendant ce long mois, j’ai bien tourmentécette bonne mistress Vanwright. Comme vous devez être heureux etfier d’avoir sauvé cette pauvre femme ! Que vous êtessavant ! Quel monstre que ce docteur !

Ils étaient entrés dans la salle à manger oùle couvert était mis, et William n’avait pu encore placer uneparole. Il s’efforçait bien de sourire à toutes ces tendresses deJane, mais son sourire était contraint, quels que fussent sesefforts pour paraître heureux.

Mais mistress Vanwright vint prendre à tablesa place accoutumée, et sa présence, en rendant la jeune fillemoins tendre, permit au défenseur de Mme Deblain dedissimuler plus complètement l’état de son esprit.

La jeune fille était insatiable. Ce que lesjournaux, qu’elle avait dévorés, lui avaient appris ne suffisaitpas à son affectueuse curiosité. Son père adoptif dut lui raconterles moindres épisodes de ce drame criminel dont son intelligence,son savoir et sa puissance d’analyse avaient si bien débrouillétous les fils.

C’était, à chaque détail nouveau, un crid’admiration de la charmante enfant.

L’excellente gouvernante, qui semblaitsouffrir elle-même de l’embarras évident de son compatriote,s’efforçait de calmer son élève et de mettre fin à sesinterminables questions ; mais celle-ci était impitoyable, etbientôt, quel que fût l’empire que Witson eût sur lui-même, ilparut succomber à l’émotion qui le torturait, car, laissant tout àcoup tomber sa tête entre ses mains, il murmura :

– Mon Dieu, donnez-moi ducourage !

Miss Jane l’entendit et, toute pâle, s’élançavers lui, en demandant :

– Mon ami, par grâce, qu’avez-vous ?Vous ai-je donc fait de la peine ?

Elle avait écarté les mains de William et, levoyant livide, les yeux remplis de larmes, elle ajouta, ens’agenouillant devant lui :

– Oh ! je vous en prie,pardonnez-moi !

Et comme, sans lui répondre, il la fixait d’unregard douloureux, elle se tourna vers mistress Vanwright ets’écria :

– Assurez-le donc, je vous en conjure,que si j’ai fait ou dit quelque sottise, c’est inconsciemment. Jen’aime que lui au monde, vous le savez bien !

Elle avait repris entre les siennes les mainsde son ami et les couvrait de baisers.

– Ah ! c’en est trop, gémit alorsWitson, en s’arrachant brusquement à cette affectueuse étreinte eten se levant. C’était fatal, l’heure est venue !

Puis aussitôt il ajouta, en la suppliant dugeste de ne pas se rapprocher de lui :

– Mon enfant, écoutez-moi. Dans uninstant, vous connaîtrez le secret qui me torture depuis dix ans.Si terrible que sera pour vous cette révélation, jurez-moi de nepas me maudire ; promettez-moi que, si nous devons nousséparer, vous vous souviendrez un peu de celui qui vous a élevée etvous aime de toute son âme.

– Mon ami ! supplia la jeunefille.

Mais l’Américain s’était élancé hors de lasalle à manger, et Jane n’était pas encore remise de sa stupeurlorsqu’il revint et dit, en lui tendant un large pli :

– Lisez cela et, quand vous aurez lu, nedemandez conseil qu’à votre cœur pour prendre une résolution. Je nevous verrai pas avant demain ; j’ai beaucoup à écrire, jerentre chez moi. Bonsoir, mon enfant chérie, à demain !

Il la serrait convulsivement contre sapoitrine et couvrait son front de baisers. Enfin, s’armant decourage, il la repoussa doucement et disparut.

Mistress Vanwright et son élève l’entendirentrentrer dans son cabinet de travail et fermer la porte à doubletour derrière lui.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda à sa gouvernante miss Jane dont les yeux étaient pleins delarmes. Qu’y a-t-il donc sous cette enveloppe ?

– Je l’ignore, répondit la brave femme,qui ne pouvait dissimuler son émotion ; obéissez à sirWilliam, rentrez chez vous, lisez et vous le saurez, bientôt.

– Allons ! soit ! À demain,mistress Vanwright !

Et, la tête basse, le cœur oppressé, la jolieAméricaine quitta la salle à manger pour gravir lentementl’escalier, qui conduisait au premier étage, où se trouvait soncoquet appartement.

Lorsqu’elle fut seule, dans sa chambre àcoucher, la pupille de Witson hésita un instant ; puis, selaissant tomber dans un fauteuil, près d’une petite table éclairéepar une lampe, elle déchira d’une main tremblante l’enveloppemystérieuse.

Elle contenait une douzaine de pages couvertesde l’écriture élégante et ferme de William. Elle la reconnutaussitôt. En tête de ces pages se trouvait un litre et unedate : « Une erreur criminelle. Philadelphie,1er mai 187… »

– Une erreur criminelle ;Philadelphie, répéta-t-elle ; Philadelphie ?

Ce dernier mot réveillait de nouveau dans sonesprit de lointains souvenirs, car elle resta longtemps songeuse,avant de murmurer :

– Puisqu’il le veut, obéissons !

Elle commença alors la lecture de ce manuscritdont les dernières lignes seulement allaient lui révéler leterrible secret de celui auquel elle avait donné toute satendresse.

« Le docteur Maxwell était en 187… un despremiers médecins de Philadelphie, bien qu’il fût encore trèsjeune. Mais il avait terminé ses études en France, il était docteurde la Faculté de Paris, où il avait été interne dans les hôpitauxet lauréat de l’Académie de médecine.

« De plus, on savait que, seul, l’amourde la science lui avait fait embrasser cette carrière, car safortune, dont il faisait le plus noble usage, était considérable.Toutes ces raisons, auxquelles s’ajoutait une valeur réelle,l’avaient placé à la tête du corps médical de la ville. Iljouissait de l’estime publique. On ne lui reprochait qu’unechose : c’était de rester garçon ; mais, lorsqu’on luioffrait quelque jeune, jolie et riche héritière, il répondait ensouriant que, pendant quelques années encore, il voulait être toutentier à ses devoirs professionnels.

« Le docteur Maxwell, en effet, aurait eubien peu de temps à donner aux affections de famille. Il étaitprofesseur à l’École de médecine et directeur de l’hospice desenfants. Aux heures de ses consultations gratuites, sa maison étaitassiégée par les malheureux qui entendaient parler chaque jour etpartout de son savoir et de sa générosité ; et on le demandaitfréquemment dans les principales villes de l’Union. Enfin, lajustice avait souvent recours à son savoir. Il était le médecinlégiste de toutes les grandes affaires criminelles.

« C’est à ce dernier titre qu’il futappelé un jour chez le coroner du quartier des docks, chargé del’instruction relative à un crime d’empoisonnement commis sur lapersonne d’un nommé Jack Summer, de son vivant contremaître dansune importante usine de construction.

« Après une assez courte maladie, quiavait paru sans gravité, Summer était mort brusquement, au milieud’atroces douleurs. Cette fin n’avait cependant fait naître aucunsoupçon et l’inhumation avait eu lieu dans les délais légaux ;mais, quarante-huit heures plus tard, une plainte et une demanded’exhumation étaient parvenues à la justice. La Compagnied’assurances sur la vie the Star, avec laquelle Summeravait passé un contrat de deux mille dollars au bénéfice de safemme, refusait de payer cette somme à la veuve et demandait uneenquête sur les causes de la maladie et de la mort de sonclient.

« Le solicitor de la Compagnie affirmaitque, d’après les renseignements qu’il avait recueillis, Summeravait été empoisonné par sa femme, ce qui constituait à l’égard decette dernière un cas de déchéance prévu par les statuts duStar.

« L’enquête, immédiatement ordonnée,releva des charges si graves contre mistress Summer, qu’elle futarrêtée, malgré ses larmes, sa douleur, ses protestationsd’innocence et son mauvais état de santé.

« Mistress Margy Summer était une jeunefemme un peu maladive dont la conduite avait toujours été parfaite.On avait seulement remarqué que, depuis quelques années, elle étaitdevenue irascible et jalouse. Il est vrai que la conduite de sonmari était un peu cause de cette transformation. Bien que très bonouvrier, Summer, jeune, robuste, beau garçon, était quelque peucoureur de cabarets et de mauvais lieux. Il était, néanmoins, unexcellent mari, et quand, parfois, il rentrait gris, sa femmen’était jamais victime d’aucun mauvais procédé de sa part. Sansriposter par nul mot blessant, il acceptait les reproches de Margyet restait, au milieu de ses écarts, le père le plus tendre pour sapetite Mary, adorable fillette de six à sept ans.

« Il n’avait eu à propos de cette enfantqu’une discussion sérieuse avec sa femme :Mme Summer, catholique fervente – elle étaitd’origine irlandaise, – avait voulu élever sa fille dans sareligion, mais l’ouvrier s’y était opposé et l’enfant allait ledimanche au temple avec son père.

« C’est ainsi que vivait le ménage,lorsque le contremaître était mort si brusquement, et c’est à lasuite des bruits propagés par les voisins de Margy Summer, quil’aimaient peu, que la Compagnie d’assurances the Star,accueillant avec empressement les soupçons d’empoisonnementrépandus dans le quartier, avait demandé l’enquête, dont l’une desconséquences fut l’appel à la science du docteur Maxwell, pourfaire l’autopsie du corps de Jack Summer.

« Le médecin légiste n’avait pas à sepréoccuper de la réputation de celle que la rumeur publiqueaccusait ; il n’avait qu’un devoir à remplir, sans s’arrêter ànulles considérations étrangères. C’est ce que fit Stephan Maxwellet, sans entrer ici dans les détails techniques de l’examen auquelil se livra, son rapport fut écrasant pour la veuve de Summer, ence sens qu’il conclut à l’empoisonnement du défunt par des sels decuivre. Une quantité appréciable de cuivre avait été trouvée dansles organes de la victime, et le docteur affirmait que ce cuivre nepouvait exister dans le corps humain que par le fait d’uneingestion.

« Armé de ce rapport, le coronerpoursuivit son instruction ; il découvrit dans la maisonqu’avait habitée le ménage Summer deux vases de cuivre rouge surles parois desquels existaient des traces de vert-de-gris naturel,qui avait été gratté avec la pointe d’un couteau, et un flacon depickles au vinaigre dans lequel trempait une aiguille àtricoter en acier, que son séjour dans ce flacon avait transforméeen aiguille de cuivre.

« C’était là plus de preuves qu’il n’enfallait à l’appui de l’empoisonnement de Summer, empoisonnement quine pouvait avoir été commis que par une personne ayant accèscontinuel auprès de lui, et, en vertu de l’axiome : Isfecit cui prodest, que par la femme de l’ouvrier, puisque lamort de ce dernier devait lui rapporter deux mille dollars, enraison de son contrat d’assurances sur la vie.

« De plus enfin, le docteur Sterton, quiavait soigné Summer pour une inflammation gastro-intestinale,provenant d’écarts de régime avoués par le malade, reconnaissaitqu’il avait été frappé de la fréquence des vomissements de sonclient et que si, au moment de sa mort, il ne s’était pas arrêté àl’idée d’un crime, les conclusions du rapport du savantmédecin-légiste lui faisaient craindre de s’être trompé dans sondiagnostic. En se rappelant les phases diverses de la maladie dudéfunt, il reconnaissait qu’il pouvait avoir succombé àl’absorption lente et continue de sels de cuivre.

« En présence de ces diversesaffirmations, la justice ne pouvait hésiter ; elle décida lerenvoi de Margy Summer devant la cour criminelle, comme inculpéed’empoisonnement sur la personne de son mari.

« Mais ce drame ne devait pas avoir dedénouement judiciaire. À peine incarcérée, Margy, dont la santéétait fort ébranlée, tomba gravement malade et, le jour même où ladate de sa comparution devant la cour avait été fixée, ellesuccomba dans sa prison, emportée tout autant par le désespoir quepar la phtisie galopante qui s’était emparée d’elle.

« Ce décès inattendu provoqua, dans lequartier qu’avaient habité les Summer, une réaction subite. On criaà la calomnie, on faillit faire un mauvais parti à ceux qui avaientdéposé contre la malheureuse femme, et les bureaux de la Compagniethe Star n’échappèrent au pillage et à l’incendie quegrâce aux policemen chargés de les protéger.

« Puis on se souvint que Margy avaitlaissé une petite fille de six à sept ans, que des voisinscharitables avaient recueillie et on fit, pour cette pauvre enfant,une quête, dont le montant fut destiné à la faire entrer dans unemaison d’éducation jusqu’à sa majorité ; car, bien que laculpabilité de sa mère n’eût pu être prouvée, les frais de justicen’avaient pas moins dévoré le patrimoine de la fillette. Lemobilier du ménage avait été vendu pour couvrir les frais duprocès.

« Lorsque le docteur Maxwell fut informéde ces événements, il ressentit la plus vive émotion. Sa consciencene lui reprochait certes rien ; il avait accompli sa missionde médecin légiste avec le soin qu’il apportait à tous ses devoirsprofessionnels ; mais il ne regardait pas moins comme trèsfâcheux que Margy Summer n’eût pas été jugée : car si sonexamen avait constaté la présence de sels de cuivre dans lesorganes du défunt, il n’en résultait pas fatalement que la coupablede cet empoisonnement fut sa veuve, et la mort de cette malheureusefemme ne permettait plus à la vérité de se faire jour. La mémoirede l’inculpée était à jamais déshonorée. Malgré la protestationpopulaire, sa fille n’en resterait pas moins celle d’uneempoisonneuse et, armée des présomptions qui existaient dans cesens, la Compagnie the Star se considérerait certainementcomme dégagée des obligations de son contrat, en sorte que cetteenfant était vouée non seulement à la honte, mais encore à lamisère.

« N’était-ce pas là une injusticecriante ? Jack Summer s’était assuré sur la vie, au bénéfice,non pas seulement de sa veuve, mais encore à celui de sa fille, sila mère de celle-ci mourait la première. Or, puisque l’indignité deMargy Summer n’avait pas été confirmée par un jugement, nedevait-elle pas, à ce point de vue spécial de l’assurance, êtreconsidérée comme innocente, c’est-à-dire comme étant morte enpleine jouissance de ses droits d’héritière, droits dont sa filledevenait la bénéficiaire légale ?

« Cette question toute nouvelle préoccupasi vivement le docteur Maxwell, que, s’intéressant au sort de cettefillette abandonnée, il fit une démarche personnelle àl’administration du Star ; mais le directeur de cetteCompagnie le reçut si mal et rejeta si énergiquement touteproposition d’arrangement, qu’il résolut de s’adresser auxtribunaux, dès qu’il aurait retrouvé l’enfant de Margy chez lesvoisins qui l’avaient prise avec eux.

« Les choses en étaient là lorsque lesjournaux américains reproduisirent, le débat scientifique quis’était élevé à la suite de la condamnation à mort d’un nomméMoreau, pharmacien à Saint-Denis, près de Paris.

« Cet homme avait comparu devant la courd’assises de la Seine sous l’accusation d’avoir empoisonné ses deuxfemmes par des sels de cuivre, et, depuis son exécution, certainsmédecins des plus honorables affirmaient que si Moreau s’étaitdéfait de ses femmes par un crime, il ne les avait pas, du moins,empoisonnées à l’aide des sels de cuivre que les expertsprétendaient avoir découverts dans les organes des victimes.

« Un savant praticien, M. le docteurV. Galippe, alla plus loin. S’appuyant sur les travaux dequelques-uns de ses très éminents confrères, travaux de beaucoupantérieurs à l’affaire Moreau, il démontra d’une façon victorieuseque si l’absorption des sels de cuivre est, dans une certainemesure, nuisible à la santé, ces sels ne peuvent en aucun casoccasionner la mort par le fait de leurs seules propriétéstoxiques.

« Cette discussion était bien de nature àtroubler la conscience de Stephan Maxwell. Il en suivit toutes lesphases avec un intérêt croissant, et lorsqu’il eut prisconnaissance de tous les rapports et de toutes les brochurespubliés à cette occasion, quand il se fut livré à une analysenouvelle des organes de Jack Summer, il acquit la conviction que,lui aussi, comme les experts qui avaient conclu à l’empoisonnementpar des sels de cuivre dans l’affaire Moreau, il s’était trompé ense prononçant dans le même sens à propos de la mort du mari demistress Summer.

« Maxwell était désespéré. L’infortunéelivrée, par son erreur, à la justice, n’avait pas été condamnée, ilest vrai ; mais elle était morte en prison, emportée par unmal terrible que le désespoir, la honte et les privations avaientprovoqué ; sa mémoire était flétrie ; sa fille, réduite àla misère et déshonorée.

« Et c’était lui, le docteur éminent, lesavant estimé, l’honnête homme, c’était lui qui avait commis cetteépouvantable erreur ! C’était donc à lui de la réparer, autantqu’il était en son pouvoir.

« Celle résolution prise, Stephan sedonna entièrement à l’œuvre qu’il s’était imposée.

« Tout d’abord, sacrifiant sa réputationde praticien impeccable, il fit paraître un rapport dans lequel ilreconnaissait franchement s’être trompé, et dont la publicité eutpour résultat la réhabilitation complète de Margy Summer ;puis il fit élever à cette pauvre femme un monument funèbreconvenable et adopta sa fille.

« Enfin, abandonnant sa haute situation àPhiladelphie, il se condamna à consacrer plusieurs années de sa vieà soigner gratuitement les malheureux et à suivre les grands procèscriminels, toujours prêt à combattre les médecins légistes et àdémasquer les erreurs judiciaires.

« C’est ainsi que le docteur Maxwell vitdepuis huit ans, fidèle à son serment : mais il ignore s’il asuffisamment expié sa faute, car il a près de lui la fille deMargy, et il ne peut savoir que de cette enfant elle-même si ellelui pardonne la mort de sa mère.

« Alors seulement, celui qui a étésuccessivement William Dow, Charles Murray et William Witson, secroira le droit de redevenir Stephan Maxwell, en même temps quemiss Jane, sa fille adoptive, reprendra son nom de MarySummer. »

Ces mots terminaient le manuscrit, et l’élèvede mistress Vanwright ne les avait lus qu’à travers ses larmes, carelle n’avait pas eu besoin d’aller jusqu’à la fin de ce douloureuxrécit pour comprendre quels en étaient les personnages réels.

– Pauvre mère ! gémit-elle dans unsanglot, en s’efforçant de se rappeler les traits de celle dontelle avait été si cruellement séparée jadis.

Puis, s’agenouillant, elle adressa au ciel uneardente prière et, calmée, soupira, cette fois dans unsourire :

– Comme il a dû souffrir, luiaussi ! Est-ce que ma mère, elle-même, si elle vivait encore,ne me permettrait pas de l’aimer !

Et, se souvenant tout à coup que William, enla quittant, lui avait dit avec tristesse : « Àdemain ! » elle s’écria :

– J’attendrais aussi longtemps pour lerassurer, pour l’arracher au désespoir, car il m’aime, je le savaisbien ! Oh ! non, jamais !

S’élançant alors en dehors de sa chambre, ellefranchit d’un bond l’escalier et vint frapper à la porte du cabinetde travail de Witson, en répétant :

– C’est moi, mon ami, c’estmoi !

La porte s’ouvrit aussitôt, et Jane s’élançadans les bras de William qui tremblait.

– Je ne sais plus qu’une chose du passé,Stephan Maxwell, lui dit-elle, avec un inexprimable accent detendresse : c’est votre dévouement, vos douleurs, votreaffection pour moi, pour moi qui vous aime plus encore que vous nem’aimez vous-même. Quand vous le voudrez, nous partirons pourPhiladelphie, où nous irons prier tous deux, la main dans la main,sur la tombe de la pauvre Margy Summer, ma mère adorée !

L’Américain, le visage rayonnant, ne réponditqu’en serrant l’adorable enfant sur son cœur.

**

*

Un mois après les événements que nous venonsde raconter, les principaux personnages de ce récit étaient groupéssur la dunette du Pereire.

Le splendide steamer venait de sortir desjetées du Havre et de larguer ses remorques pour gagner lelarge.

C’étaient master Panton, ses deux filles, lerévérend Jonathan, Félix Barthey, Stephan Maxwell et miss Jane. Ilss’en allaient tous en Amérique.

Le gros Elias avait retrouvé son teint fleuriet sa gaieté d’autrefois ; le clergyman, toujours aussi maigreet aussi blême, levait à chaque instant les yeux au ciel, commepour le remercier de lui permettre de quitter enfin un pays demécréants, où il n’avait pu convertir personne aux doctrines deSwedenborg ; Rhéa, accoudée sur la lise, semblait jeter aucontraire un regard de regret sur les côtes de France, où cependantelle avait tant souffert, et Barthey était tout entier à Jenny, quis’appuyait affectueusement sur son bras, de même que miss Jane sesuspendait à celui de Maxwell.

Le docteur américain et sa fille adoptive, quidevait bientôt devenir sa femme, n’étaient arrivés à bord qu’à ladernière heure, mais on pense avec quelle joie les avaientaccueillis ceux qui lui devaient tant.

Les phares de la Hève disparurent rapidement àl’horizon. Chacun songea alors à s’installer à bord de son mieux,et Panton, en Yankee pratique, que la poésie de la mer ne faisaitpoint rêver, descendit, en compagnie de Jonathan, pour s’assurerqu’il serait confortablement dans sa cabine.

Au même instant, Maxwell se rapprocha deMme Gould-Parker, que Rhéa avait rejointe, et, enapercevant entre les deux sœurs une nourrice qui allaitait un bébéblanc et rose, que Jenny enveloppait avec un soin tout materneld’une pelisse brodée, il ne put réprimer un mouvement de surprisequi n’échappa point à la veuve du colonel.

Aussi lui dit-elle aussitôt, avec un sourireet en rougissant :

– Mon fils Maurice !

– Votre fils ? fit le docteur…Pardonnez, j’ignorais…

Et comme Félix Barthey, lui aussi, souriait,Stephan s’écria :

– Ah ! je crois que je saisis enfin.Ma chère enfant, excusez-moi !

– Et s’il s’appelle Maurice, reprit lajeune femme, c’est parce qu’il est né dans cette terrible nuit du22 au 23 septembre, pendant laquelle Rhéa ne m’a pas quittée unseul instant. Mais la véritable cause de son séjour au château,explication qui aurait aussitôt fait éclater son innocence, elle atoujours refusé de la révéler à qui que ce fût, même à vous,risquant ainsi son propre honneur pour sauver le mien ainsi que mavie !

Et Jenny, se jetant dans les bras de la veuvede Raymond, couvrit son front et ses yeux de baisers, enrépétant :

– Rhéa, ma sœur bien-aimée !

Rempli d’admiration pour la conduite deMme Deblain, Maxwell s’inclina devant elle, prit samain, l’effleura respectueusement de ses lèvres et luidit :

– Vous êtes bien une digne fille de notrerace, que rien n’épouvante, que tous les dévouements attirent.Ah ! je comprends mieux encore que ce malheureux vous aitaimée à en perdre la raison.

À ces derniers mots, qui lui rappelaient tantde choses, Rhéa ne put retenir un frisson.

Par un sentiment d’humanité et d’orgueilprofessionnel, son compatriote lui avait affirmé que la mort de sonmari était due à une épouvantable erreur et non point à un forfaitodieux, et Mme Deblain emportait de France unsouvenir de compassion, peut-être plus encore, pour celui qui,décidé à donner sa vie en expiation de son crime, avait si biengardé le secret de la naissance de cet enfant dont il avaitlui-même délivré la mère.

Six mois plus tard, Jenny Panton devenaitMme Barthey.

Il y avait déjà longtemps que miss Janes’appelait mistress Stephan Maxwell et que les pauvres bénissaientle retour du savant docteur à Philadelphie.

**

*

Il ne nous reste plus, pour terminer, qu’àfaire savoir à nos lecteurs ce qu’étaient devenus les membres de lacour de Vermel qui figurent dans ce drame judiciaire, pendant quenotre détective par expiation trouvait en Amérique le bonheur qu’ilavait si vaillamment conquis.

Depuis longtemps compris dans le nombre desmagistrats destinés à être frappés par le décret d’épuration,M. de La Marnière avait été l’une des premières victimesde cette mesure inique. Le savoir, la distinction, la fièreindépendance dont il avait donné de nouvelles preuves pendantl’affaire Deblain ; c’était là plus qu’il n’en fallait pourqu’on se souvînt de lui tout d’abord.

L’éminent conseiller était donc rentré dans lavie privée. Il est vrai qu’il y était rentré, grandi encore dansl’opinion publique.

Quant à nos autres personnages, ils avaient eudes sorts divers.

M. le président Monsel était toujours àla tête de la cour de Vermel, où il demeurait le défenseur sévèredes bonnes mœurs et de l’honneur conjugal ; M. Lachausséeavait totalement cessé d’éprouver « le besoin de monter sur lesiège » ; il laissait ce soin à ses avocatsgénéraux, pour le grand malheur des accusés qu’il savait, lui, sibien défendre dans ses éloquents et foudroyantsréquisitoires ; M. Duret n’était plus procureur de laRépublique, et l’ambitieux Babou, dont l’élégance restait la même,attendait toujours, mais avec un moins grand espoir que jadis, unsiège à la cour ou la croix.

Place Vendôme, où, quelle que soit lapolitique en cours, on n’estime pas moins le tact et l’absence depassion chez les magistrats que la probité professionnelle, on nepardonnait pas à MM. Duret et Babou leur maladresse dansl’affaire Deblain.

Or, si les ministres passent, les dossiersrestent !

FIN

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