Categories: Romans

Le Château dangereux

Le Château dangereux

de Sir Walter Scott

Lorsque je m’arrêtai près de la tour sans toiture, où la fleur sauvage parfume l’air humide, où le hibou se plaint dans son berceau de lierre, et dit l’heure de minuit à la clarté de la lune ; les vents dormaient, l’air était assoupi,les étoiles brillaient immobiles dans les cieux ; le renard hurlait sur la colline, et les échos lointains du vallon répétaient ses cris.

ROBERT BURNE

Chapitre 1 Les Deux Voyageurs.

On a vu des armées prendre la fuite à ce terrible nom : oui, le nom de Douglas mort a gagné des batailles.

John Home.
C’était à la fin d’un des premiers jours d’automne, où la nature, dans une froide province d’Écosse, se réveillait de son sommeil de l’hiver, et où l’air du moins, sinon encore la végétation, donnait cette promesse d’un adoucissement dans la rigueur de la saison. On vit deux voyageurs dont l’apparence, à cette époque reculée, annonçait suffisamment la vie errante qui, en général, assurait un libre passage à travers un pays même dangereux. Ils venaient du sud-ouest, à peu de milles du château de Douglas, et faisaient route, à ce qu’il semblait, dans la direction de la rivière de ce nom, dont la petite vallée facilitait l’approche de cette fameuse forteresse féodale. Ce cours d’eau, petit en comparaison de l’étendue de sa renommée, servait comme d’égout aux campagnes du voisinage, et en même temps procurait les moyens d’arriver, quoique par une voie difficile, auvillage et au château. Les hauts-seigneurs à qui ce château avaitappartenu durant des siècles auraient pu sans doute, s’ilsl’avaient voulu, rendre cette route plus unie et pluscommode ; mais ils n’avaient encore que bien peu brillé cesgénies qui, par la suite, ont appris à tout le monde qu’il vautmieux prendre le chemin le plus long en faisant un circuit autourdu pied de la montagne, que la gravir en ligne droite d’un côté, etla descendre directement de l’autre, sans s’écarter d’un seul paspour suivre un chemin plus aisé ; moins encore songeait-on àces merveilles qui sont dernièrement sorties du cerveau de MacAdam. Mais, à dire vrai, comment les anciens Douglas auraient-ilspu appliquer ses théories, quand même ils les eussent connues aussiperfectionnées qu’elles le sont aujourd’hui ? Les machinesservant au transport des objets et munies de roues, excepté dugenre le plus grossier et pour les plus simples opérations del’agriculture, étaient absolument inconnues. La femme même la plusdélicate n’avait pour toute ressource qu’un cheval, ou, en cas degrave indisposition, une litière. Les hommes se servaient de leursmembres vigoureux ou de robustes chevaux pour se transporter d’unlieu dans un autre ; et les voyageurs, les voyageusesparticulièrement, n’éprouvaient pas de petites incommodités dans lanature raboteuse du pays. Parfois un torrent grossi leur barrait lepassage et les forçait d’attendre que les eaux eussent diminué deviolence. Souvent la rive d’une petite rivière était emportée parsuite d’une tempête, d’une grande inondation ou de quelque autreconvulsion de la nature ; et alors il fallait s’en remettre àsa connaissance des lieux, ou prendre les meilleures informationspossibles pour diriger sa route de manière à surmonter desobstacles si terribles.

Le Douglas sort d’un amphithéâtre de montagnesqui bornent la vallée au sud-ouest, et c’est de leurs tributs ainsiqu’à l’aide des orages qu’il entretient son mince filet d’eau.L’aspect général du pays est le même que celui des collinespastorales du sud de l’Écosse, formant comme d’ordinaire de pâleset sauvages métairies, dont la plupart ont été, à une époque encoreplus éloignée de la date de cette histoire, recouvertes d’arbres,comme plusieurs d’entre elles l’attestent encore en portant le nomde Shaw, c’est-à-dire forêt naturelle. Sur les bords mêmedu Douglas le terrain était plat, capable de produire d’abondantesmoissons d’avoine et de seigle, et permettait aux habitans de tirertout l’usage possible de ces productions. À peu de distance desbords de la rivière, si l’on en exceptait quelques endroits plusfavorisés, le sol susceptible de culture était de plus en plusentrecoupé de prairies et de bois, qui, bois et prairies, venaientse terminer par de tristes marécages en partie inaccessibles.

C’était surtout une époque de guerre, etnécessairement il fallait bien que toute circonstance de simplecommodité cédât au sentiment exclusif du péril ; c’est,pourquoi les habitans, au lieu de chercher à rendre meilleures lesroutes qui les mettaient en communication avec d’autres cantons,étaient charmés que les difficultés naturelles qui les entouraientne les missent pas dans la nécessité de construire desfortifications, et d’empêcher qu’on arrivât chez eux des pays moinsdifficiles à parcourir. Leurs besoins, à peu d’exceptions près,étaient complétement satisfaits, comme nous l’avons déja dit, parles chétives productions qu’ils arrachaient par le travail et àleurs montagnes et à leurs holms[1], cesespèces de plaines leur permettant d’exercer leur agriculturebornée, tandis que les parties les moins ingrates des montagnes etles clairières des forêts leur offraient des pâturages pour leursbestiaux de toute espèce. Comme les profondeurs de ces antiquesforêts naturelles, qui n’avaient été pas même explorées jusqu’aufond, étaient rarement troublées, surtout depuis que les seigneursdu district avaient mis de côté, durant cette période guerrière,leur occupation jadis constante, la chasse, différentes sortes degibier s’étaient considérablement multipliées, au point que, entraversant les parties les plus désertes du pays montagneux ettriste que nous décrivons, on voyait parfois non seulementplusieurs variétés de daims, mais encore ces troupeaux sauvagesparticuliers à l’Écosse, ainsi que d’autres animaux qui indiquaientla grossièreté et même la barbarie de l’époque. On surprenaitfréquemment le chat sauvage dans les noirs ravins ou dans leshalliers marécageux, et le loup, déja étranger aux districts pluspopuleux du Lothian, se maintenait dans cette contrée contre lesempiétemens de l’homme, et était encore une terreur pour ceux quiont fini par l’expulser complétement de leur île. Dans l’hiversurtout ces sauvages animaux (et l’hiver n’était encore qu’à peineécoulé) étaient ordinairement poussés par le manque de nourriture àune extrême hardiesse, et avaient coutume de fréquenter par bandesnombreuses les champs de bataille, les cimetières abandonnés, mêmequelquefois les habitations humaines, pour y guetter des enfans,proie, hélas ! sans défense, avec autant de familiarité que lerenard s’aventure de nos jours à rôder autour du poulailler de lafermière[2].

De ce que nous avons dit, nos lecteurs, s’ilsont fait (car qui ne l’a point fait aujourd’hui ?) leur tourd’Écosse, pourront se former une idée assez exacte de l’étatsauvage où était encore la partie supérieure de la vallée deDouglas, pendant les premières années du XIVe siècle. Lesoleil couchant jetait ses rayons dorés sur un pays marécageux quiprésentait vers l’ouest des nappes d’eau plus larges, et étaitborné par les monts que l’on nommait le grand Cairntable et lepetit. Le premier de ces deux monts était, pour ainsi dire, le pèredes montagnes du voisinage, source de plus de cent rivières, etsans contredit le plus élevé de toute la chaîne, conservant encoresur sa sombre crête et dans les ravins dont ses flancs étaientsillonnés, des restes considérables de ces antiques forêts donttoutes les éminences de cette contrée étaient jadis couvertes, etsurtout les collines dans lesquelles les rivières, tant celles quicoulent vers l’est que celles qui s’en vont à l’ouest se déchargerdans la Solway, cachent comme autant d’ermites leur source premièreet peu abondante.

Le paysage était encore éclairé par laréflexion du soleil couchant, tantôt renvoyé par des marais ou descours d’eau, tantôt s’arrêtant sur d’énormes rochers grisâtres quiencombraient alors le sol, mais que le travail de l’agriculture adepuis fait disparaître, et tantôt se contentant de dorer les bordsd’un ruisseau, prenant alors successivement une teinte grise, verteou rougeâtre, suivant que le terrain lui-même présentait des rocs,du gazon et de la bruyère, ou formait de loin comme un rempart deporphyre d’un rouge foncé. Parfois aussi l’œil s’arrêtait sur lavaste étendue d’un marécage brunâtre et sombre, tandis que lesjaunes rayons du soleil étaient renvoyés par un petit lac, avec unenappe d’eau claire, dont le brillant, comme celui des yeux dans lafigure humaine, donne la vie et le mouvement à tous les traitsd’alentour.

Le plus âgé et le plus robuste des deuxvoyageurs dont nous avons parlé était un homme bien et mêmerichement habillé, par rapport aux modes du temps, et portait surson dos, suivant la coutume des ménestrels ambulans, une caisse quirenfermait une petite harpe, une guitare, une viole ou quelqueautre instrument de musique propre à l’accompagnement de lavoix ; la caisse de cuir l’annonçait d’une manièreincontestable, quoique sans indiquer la nature exacte del’instrument. La couleur du pourpoint de ce voyageur était bleue,celle de ses chausses, ou culotte, était violette, avec destaillades qui montraient une doublure de même couleur que lajaquette. Un manteau aurait dû, suivant la coutume ordinaire,recouvrir ce costume, mais la chaleur du soleil, quoique la saisonnouvelle fût encore si peu avancée, avait forcé le ménestrel de leplier aussi mince que possible, et d’en former un paquet long qu’ilavait attaché autour de ses épaules, comme la redingote militairedes soldats d’infanterie de nos jours. La netteté avec laquelle cemanteau était arrangé dénotait la précision d’un voyageur quiconnaissait depuis long-temps et par expérience toutes lesressources nécessaires contre les changemens de temps. Une grandequantité de rubans étroits ou aiguillettes, formant les ganses aveclesquelles nos ancêtres attachaient leur pourpoint et leurschausses, constituait une espèce de cordon tout composé de nœuds,bleus et violets, qui entourait le corps du voyageur, et setrouvait ainsi correspondre pour la couleur avec les deux partiesde l’habillement que ces cordons étaient destinés à réunir. Latoque ordinairement portée avec ce riche costume était de l’espèceavec laquelle Henri VIII et son fils Édouard VI sonthabituellement représentés. Elle était plus propre, vu la richeétoffe dont elle était faite, à briller dans un lieu public qu’àgarantir d’un orage ou d’une averse. On y remarquait deux couleurs,car elle était composée de différentes taillades bleues etviolettes ; et l’homme qui la portait, sans doute pour sedonner un certain air de distinction, l’avait ornée d’une plume dedimension considérable, et aussi des couleurs favorites. Les traitsau dessus desquels se balançait cette espèce de panache n’avaientabsolument rien de remarquable pour l’expression ; cependant,dans un pays si triste que l’ouest de l’Écosse, il aurait étédifficile de passer près de cet individu sans lui accorder plusd’attention qu’il en aurait excitée si on l’eût rencontré dans unlieu où la nature du paysage aurait été plus propre à captiver lesregards des passans.

Un œil vif, un air sociable qui semblaitdire : « Oui, regardez-moi, je suis un homme qui vaut lapeine d’être remarqué et qui mérite bien votre attention, »donnaient néanmoins de l’individu une idée qui pouvait êtrefavorable ou défavorable, suivant le caractère des personnes querencontrait le voyageur. Un chevalier ou un soldat aurait pus’imaginer simplement qu’il avait rencontré un joyeux gaillard,bien capable de chanter une chanson, de conter une histoire un peuleste, et de boire sa part d’un flacon, doué enfin de toutes lesqualités qui constituent un gai camarade d’hôtellerie, sinon quepeut-être il ne mettait pas trop d’empressement à payer un écot.D’un autre côté, un ecclésiastique aurait trouvé que le personnagehabillé de bleu et de violet avait des mœurs un peu trop relâchées,et ne savait pas assez contenir sa gaîté dans les justes bornespour que sa compagnie pût convenir à un ministre des autels.Cependant on voyait sur la physionomie de l’homme de chant unecertaine assurance, d’où il était permis de conclure qu’il n’auraitpas été plus déplacé dans des scènes sérieuses que dans des partiesde plaisir. Un riche voyageur (et le nombre n’en était pasconsidérable à cette époque) aurait pu redouter en lui un voleur deprofession, ou un homme capable de profiter de l’occasion pourdevenir tel ; une femme aurait craint d’être maltraitée parlui, et un jeune homme, une personne timide, eût songé tout desuite à un meurtre ou à de coupables violences. Néanmoins, s’il neportait pas d’armes cachées, le ménestrel était mal équipé pourentreprendre aucune voie de fait. Sa seule arme visible était unpetit sabre recourbé, semblable à ce que nous appelons aujourd’huiun coutelas ; et l’époque aurait justifié tout le monde, sipacifiques que fussent les intentions, de s’armer ainsi contre lesdangers de la route. Si un regard lancé à cet homme pouvait sousquelque rapport donner une mauvaise idée de lui à ceux qui lerencontraient en chemin, un coup d’œil jeté sur son compagnon,autant qu’il était possible de conjecturer quel il était, car sonmanteau lui cachait une partie du visage, aurait pleinementdisculpé et même garanti son camarade.

Le plus jeune voyageur paraissait être de lapremière jeunesse, doux et gentil garçon, qui portait la robed’Esclavonie, vêtement ordinaire du pèlerin, plus serrée autour deson corps que la rigueur du temps semblait l’exiger ou même lepermettre. Sa figure, vue imparfaitement sous le capuchon de soncostume de pèlerin, était prévenante au plus haut degré, etquoiqu’il portât aussi une épée, il était facile de voir quec’était plutôt pour se conformer à l’usage que pour s’en servirdans un but criminel. On pouvait remarquer des traces de chagrinsur son front, et de larmes sur ses joues ; telle était mêmesa tristesse, qu’elle semblait exciter la sympathie de soncompagnon plus indifférent, qui d’ailleurs ressentait aussi sa partde la douleur qui laissait de pareilles traces sur une si aimablephysionomie. Ils causaient ensemble, et, le plus âgé des deux, touten prenant l’air respectueux qui convient à l’inférieur parlant àson supérieur, semblait, par le ton et les gestes, témoigner à soncamarade de route autant d’intérêt que d’affection.

« Bertram, mon ami dit le jeune voyageur,de combien sommes-nous encore éloignés du château de Douglas ?Nous avons déja parcouru plus de trente milles ; et c’étaitlà, disais-tu, la distance de Cammock au château… ou commentappelles-tu la dernière hôtellerie que nous avons quittée à lapointe du jour ?

– « Cumnock, ma très chère dame… Jevous demande dix mille fois pardon, mon gracieux jeuneseigneur. »

« Appelle-moi Augustin, lui répliqua soncamarade, si tu veux parler comme il convient le mieux pour lemoment. »

« Oh ! pour ce qui est de cela, ditBertram, si votre seigneurie peut condescendre jusqu’à mettre decôté sa qualité, mon savoir vivre ne m’est si solidement cousu aucorps, que je ne puisse le quitter et le reprendre ensuite sans enperdre quelque lambeau ; et puisque votre seigneurie, à quij’ai juré obéissance, a bien voulu m’ordonner que j’eusse à voustraiter comme mon pauvre fils, il serait honteux à moi de ne pasvous témoigner l’affection d’un père, d’autant plus que je puisbien jurer mes grands dieux que je vous dois des attentions toutespaternelles, quoique je n’ignore pas qu’entre nous deux ce soit lefils qui ait joué le rôle du père, le père qui ait été contenu parla tendresse et la libéralité du fils ; car quand est-ce quej’ai eu faim ou soif, et que la grande table de Berkely[3] n’a point satisfait tous mesbesoins ? »

« Je voudrais, répliqua la jeunepersonne, dont le costume de pèlerin était arrangé de manière à luidonner l’air d’un homme, je voudrais qu’il en eût toujours étéainsi. Mais que servent les montagnes de bœuf et les océans debeurre que produisent, dit-on, nos domaines, s’il y a un cœuraffamé parmi nos vassaux, et surtout si c’est toi, Bertram, toi quias servi pendant plus de trente ans comme ménestrel dans notremaison, qui dois éprouver un pareil mal ? »

« Assurément, madame, répondit Bertram,ce serait une catastrophe semblable à celle qu’on raconte du baronde Fastenough, lorsque sa dernière souris mourut de faim dans lapapeterie même ; et si j’échappe à ce voyage sans une tellecalamité, je me croirai pour le reste de ma vie hors d’atteinte dela soif ou de la faim. »

– « Tu as déja souffert une ou deuxfois de pareils dangers, mon pauvre ami. »

– « Ce que j’ai pu souffrir jusqu’àprésent n’est rien en comparaison ; et je serais un ingrat sije donnais un nom si sérieux à l’inconvénient de manquer undéjeûner ou d’arriver trop tard pour dîner. Mais je ne comprendspas en vérité que votre seigneurie puisse endurer si long-temps unaccoutrement si lourd. Vous devez sentir aussi que ce n’est pas uneplaisanterie que de voyager dans ces montagnes, dont les Écossaisnous donnent si bonne mesure dans leurs milles : et quant auchâteau de Douglas, ma foi, il est encore éloigné de cinq millesenviron, pour ne rien dire de ce qu’on appelle en Écosse unbittock, ce qui équivaut bien a un mille de plus. »

« Il s’agit alors de savoir, dit la jeunepersonne en potassant un soupir, ce que nous ferons quand, aprèsêtre venus de si loin, nous trouverons fermées les portes duchâteau, car elles le seront bien avant notre arrivée. »

« J’en donnerais ma parole, réponditBertram. Les portes de Douglas, confiées à la garde de sir John deWalton, ne s’ouvrent pas si aisément que celles de la dépense denotre château lorsqu’elles sont bien huilées ; et si votreseigneurie veut suivre mon conseil, nous retournerons vers le sud,et en deux jours au plus tard nous serons dans un pays où l’on peutsatisfaire les besoins de son estomac dans le plus bref délaipossible, comme le proclament toutes les enseignes desauberges ; et le secret de ce petit voyage ne sera connu depersonne en ce monde que de nous, aussi vrai que je suis unménestrel juré et un homme d’honneur. »

– « Je te remercie du conseil, monhonnête Bertram, mais je ne puis en profiter. Si ta connaissance dece triste pays pouvait t’indiquer quelque maison décente, qu’elleappartînt à des gens riches ou pauvres, je m’y établiraisvolontiers ; si l’on voulait me le permettre, jusqu’à demainau matin. Les portes du château de Douglas seront alors ouvertespour des étrangers d’une apparence aussi pacifique que la nôtre,et… et… je l’espère, nous trouverons bien le temps de faire à notretoilette les changemens qui pourront nous assurer un bon accueil,de passer le peigne dans nos cheveux, vous comprenezenfin. »

« Ah ! madame, s’il ne s’agissaitpas de sir John de Walton, il me semble que je me hasarderais àvous répondre qu’une figure non lavée, une chevelure en désordre,et un air plus effronté que ne l’est d’ordinaire et que ne peutl’être celui de votre seigneurie, seraient un déguisement plusconvenable pour le rôle de fils d’un ménestrel que vous désirezremplir dans la fête qui se prépare. »

– « Comment souffrez-vous en effetque vos jeunes élèves ; soient si malpropres et si effrontés,Bertram ? Quant à moi, je ne les imiterai pas en cepoint ; et que sir John soit actuellement au château deDouglas ou n’y soit pas ; je me présenterai devant les soldatsqui remplissent les honorables fonctions de portier, le visagepropre et la chevelure quelque peu en ordre. Quant à m’en revenirsans avoir vu un château qui m’apparaît presque dans tous mesrêves… Bref, Bertram, tu peux t’en aller, mais je ne te suivraipas. »

– « Et si jamais je quitte votreseigneurie dans une pareille situation, à présent surtout que votrefantaisie est presque satisfaite, il faudra que ce soit le diablelui-même, le diable en personne, ni plus ni moins, qui m’arrache devotre côté. Quant à un logement, il y a non loin d’ici la maisond’un certain Tom Dickson de Hazelside, une des plus honnêtes gensde la vallée, et qui, quoique simple cultivateur, occupait commeguerrier, lorsque j’étais dans ce pays, un rang aussi haut que tousles nobles gentilshommes qui combattaient autour deDouglas. »

– « Il est doncsoldat ? »

– « Lorsque son pays, ou sonseigneur, a besoin de son épée… et, à vrai dire, ils jouissentrarement des douceurs de la paix ; mais d’ailleurs il n’ad’ennemis que les loups qui viennent attaquer sestroupeaux. »

– « Mais n’oublie pas, mon fidèleguide, que le sang qui coule dans nos veines est anglais, et quepar conséquent nous devons redouter tous ceux qui se proclamentennemis de la Croix-Rouge.

– « Que la foi de cet homme ne vouseffraie pas. Vous pouvez vous fier à lui comme au plus dignechevalier et gentilhomme du monde. Il nous sera facile de ledécider à nous recevoir avec un air ou une chanson ; et cecipeut vous rappeler que j’ai la résolution, pourvu que votreseigneurie le veuille bien, de temporiser un peu avec les Écossais,pauvres gens qui aiment tant la musique et qui, n’eussent-ils qu’unsou d’argent[4], le donneraient volontiers pourencourager la gaie science ; je vous promets, dis-je,qu’ils nous accueilleront aussi bien que si nous étions nés surleurs sauvages montagnes ; et pour toutes les commodités quepourra fournir la maison de Dickson, le fils de l’homme-joie, majolie maîtresse n’exprimera pas un désir en vain. Maintenantvoulez-vous être assez bonne pour dire à votre ami dévoué, à votrepère adoptif, ou plutôt à votre fidèle serviteur, à votre loyalguide, quel est votre bon plaisir dans cette affaire ?

– « Oh ! assurément nousaccepterons l’hospitalité de l’Écossais, puisque vous engagez votreparole de ménestrel que c’est un homme digne de confiance… Vousl’appelez Tom Dickson, n’est-ce pas ? »

– « Oui, tel est son nom ; etla vue de ce troupeau m’indique que nous sommes en ce moment surses propriétés. »

– « Vraiment ? dit la jeunefemme avec quelque surprise ; et comment êtes-vous assezhabile pour le savoir ? »

– « J’aperçois la première lettre deson nom marqué sur ces brebis. Ah ! le savoir est ce qui mèneun homme par le monde, aussi bien que s’il avait l’anneau par lavertu duquel les vieux ménestrels disent qu’Adam comprenait lelangage des bêtes dans le paradis. Ah ! madame, il y a plusd’esprit sous une blouse de berger que ne se l’imagine une dame quicoud deux morceaux de belle étoffe dans un pavillond’été. »

– « Soit, bon Bertram. Et quoique jene sois pas si profondément versée dans la connaissance du langageécrit que tu l’es, toi, il m’est impossible d’en reconnaître jamaisl’utilité plus qu’en ce moment. Rendons-nous donc par le courtchemin à la maison de Tom Dickson, que ce troupeau indique êtredans le voisinage. J’espère que nous n’avons pas loin à aller,quoique l’idée de savoir que notre voyage est abrégé de quelquesmilles m’a tellement remise de ma fatigue, qu’il me semble que jepourrais faire le reste de la route en dansant. »

Chapitre 2Les Archers.

Rosalinde. Ehbien ! voici la forêt des Ardennes.

Touchstone.Hélas ! à présent, que je suis dans les Ardennes, jesuis plus insensé. Quand j’étais à la maison, j’étais dans unendroit meilleur ; mais des voyageurs doivent être toujourscontens.

Rosalinde. Sois-ledonc, bon Touchstone. Vois-tu, qui vient là ?… Un jeune hommeet un vieux, d’un pas solennel.

SHAKSPEARE. Comme il vous plaira. Sc. IV, acteII.

Tandis que les voyageurs causaient ensemble,ils atteignirent un détour du sentier d’où le pays se développaitplus au loin qu’au milieu des terrains brisés qu’ils avaientjusqu’alors parcourus. Une vallée à travers laquelle coulait unpetit ruisseau tributaire présentait tous les traits sauvages, maisnon déplaisans, d’un vallon solitaire et verdoyant, planté çà et làde bouquets d’aunes, de noisetiers et de chênes taillis, quiavaient maintenu leur position dans le creux de la vallée,quoiqu’ils eussent disparu des flancs plus rapides et plus exposésde la montagne. La ferme ou la maison seigneuriale (car, à en jugerpar la grandeur et l’apparence de l’édifice, ce pouvait être l’unou l’autre) était un bâtiment large, mais bas, dont les murailleset les portes étaient assez solides pour résister à toutes lesbandes de voleurs ordinaires. Il n’y avait rien pourtant qui pût ladéfendre contre une force majeure ; car, dans un pays ravagépar la guerre, le fermier était, alors comme aujourd’hui ;obligé de souffrir sa part des grands maux qui accompagnent un telétat de choses ; et sa condition, qui ne fut jamais digned’envie, devenait bien pire encore en ce qu’elle ne présentaitaucune sécurité. À un demi-mille plus loin environ, on voyait unbâtiment gothique de très petite étendue, d’où dépendait unechapelle presque ruinée : le ménestrel prétendait que c’étaitl’abbaye de Sainte-Bride. « Autant que je puis savoir, dit-il,on a toléré l’existence de ce couvent, de même qu’on permet à deuxou trois vieux moines ainsi qu’à autant de nonnes qui y demeurentd’y servir Dieu et quelquefois de donner asile à des voyageursécossais. Ils ont en conséquence contracté des engagemens avec sirJohn de Walton, et accepté pour supérieur un ecclésiastique surlequel il croit pouvoir compter. Mais quand il arrive aux voyageursde laisser échapper quelques secrets, on croit qu’ils finissenttoujours par arriver d’une manière ou d’une autre aux oreilles dugouverneur anglais : c’est pourquoi, à moins que votreseigneurie ne le veuille absolument, je pense que nous ferons biende ne pas aller leur demander l’hospitalité. »

– « Certainement non, si tu peux meprocurer un logement où nous aurons des hôtes plusdiscrets. »

En ce moment deux formes humaines furent vuess’approchant aussi de la ferme, mais dans une direction opposée àcelle de nos deux voyageurs, et parlant si haut, car ilsparaissaient se disputer, que le ménestrel et sa compagne purentdistinguer les voix, quoique la distance fût considérable. Aprèsavoir regardé quelques minutes en plaçant sa main au dessus de sesyeux, Bertram s’écria enfin : « Par Notre-Dame !c’est mon vieil ami Tom Dickson, j’en suis sûr… Pourquoi doncest-il de si mauvaise humeur contre ce jeune garçon qui peut bienêtre, je crois, ce petit bambin éveillé, son fils Charles, qui nefaisait que courir et tresser du jonc, il y a quelque vingtans ? Il est heureux néanmoins que nous trouvions nos amisdehors ; car, j’en réponds, Tom a une bonne pièce de bœuf danssa marmite, avant de s’aller mettre au lit, et il faudrait qu’ileût bien changé pour qu’un vieil ami n’en eût point sa part ;et qui sait, si nous étions arrivés plus tard, à quelle heure ilspourraient avoir jugé convenable de tirer leurs verrous et dedébarder leurs portes si près d’une garnison ennemie ? car, àdonner aux choses leurs véritable nom, c’est ainsi qu’il fautappeler une garnison anglaise dans le château d’un nobleécossais. »

« Imbécile, répliqua la jeune dame, tujuges sir John de Walton comme tu jugerais quelque grossier paysanpour qui l’occasion de faire ce qu’il veut est une tentation et uneexcuse de se montrer cruel et tyran. Mais je puis te donner maparole que, laissant de côté la querelle des royaumes qui, bienentendu, se videra loyalement de part et d’autre sur des champs debataille, tu reconnaîtras que les Anglais et les Écossais, sur cedomaine et dans les limites de l’autorité de sir John de Walton,vivent ensemble comme fait ce troupeau de moutons et de chèvressous un même chien : ennemi que ces animaux fuient encertaines occasions, mais autour duquel néanmoins ils viendraientaussitôt chercher protection si un loup venait à semontrer. »

« Ce n’est pas à votre seigneurie,répliqua Bertram, que je me permettrais d’exposer mon opinion surce point ; mais le jeune chevalier, lorsqu’il est recouvertdes pieds à la tête de son armure, est bien différent du jeunehomme qui se livre au plaisir dans un riche salon au milieu d’uneréunion de belles ; et quand on soupe au coin du feu d’unautre, quand votre hôte de tous les hommes du monde se trouve êtreDouglas-le-Noir, on a raison de tenir ses yeux sur lui pendantqu’on fait son repas… Mais il vaudrait mieux que je cherchasse ànous procurer des vivres et un abri pour ce soir, que de rester icià bâiller et à parler des affaires d’autrui. » À ces mots, ilse mit à crier d’une voix de tonnerre : « Dickson !holà ! hé ! Thomas Dickson ! ne veux-tu pasreconnaître un vieil ami qui est si bien disposé à mettre tonhospitalité à contribution pour son souper et son logement de lanuit ? »

L’Écossais, dont l’attention fut excitée parces cris, regarda d’abord le long de la rivière, puis il leva lesyeux sur les flancs nus de la montagne, et enfin les abaissa surles deux personnes qui en descendaient.

Comme trouvant la soirée trop froide lorsqu’illaissa la partie abritée du vallon pour aller à leur rencontre, lefermier du vallon de Douglas s’enveloppa plus étroitement dans leplaid grisâtre qui, dès une époque très reculée, avait été mis enusage par les bergers du sud de l’Écosse, dont la forme donne unair romanesque aux paysans et aux classes moyennes, et qui, quoiquemoins brillant et moins fastueux de couleurs, est aussi pittoresquedans son arrangement que le manteau plus miliaire, le manteau detartan des montagnards. Quand ils approchèrent l’un de l’autre, ladame put voir que l’ami de son guide était un homme vigoureux etathlétique, lequel avait déja passé le milieu de la vie et montraitdes marques de l’approche mais non des infirmités de l’âge sur unvisage qui avait été exposé à de nombreuses tempêtes. Des yeuxvifs, qui semblaient tout observer, donnaient des signes de lavigilance dont avait acquis l’habitude un homme qui avaitlong-temps vécu dans un pays où il avait toujours eu besoin deregarder autour de lui avec précaution. Ses traits étaient encoregonflés de colère, et le beau jeune homme qui l’accompagnaitparaissait aussi mécontent qu’un fils qui a reçu des preuvessévères de l’indignation paternelle, et qui, à en juger par lasombre expression mêlée à une apparence de honte sur saphysionomie, semblait en même temps dévoré de colère et deremords.

« Ne vous souvenez-vous pas de moi, monvieil ami, demanda Bertram, lorsqu’ils furent assez près pours’entendre ; ou les vingt années qui ont passé sur nos têtesdepuis que nous nous sommes vus ont-elles emporté avec elles, toutsouvenir de Bertram, le ménestrel anglais ? »

« En vérité, répondit l’Écossais, cen’est pas que je n’aie vu assez de vos compatriotes pour mesouvenir de vous, et je n’ai jamais pu entendre quelqu’un d’entreeux siffler seulement,

Là !maintenant le jour se lève,

sans songer à quelque air de votre joyeuseviole[5] ; et cependant faut-il que noussoyons bêtes pour que j’aie oublié jusqu’à la mine de mon vieilami, et que je l’aie à peine reconnu de loin. Mais nous sommes enpeine depuis un certain temps : il y a un millier de voscompatriotes qui tiennent garnison dans le château périlleux deDouglas qu’on aperçoit d’ici, aussi bien que dans d’autres placesde la vallée, et ce n’est qu’un bien triste spectacle pour unvéritable Écossais… ma pauvre maison n’a pas même échappé àl’honneur d’une garnison d’hommes d’armes, outre deux ou troiscoquins d’archers, un ou deux méchans galopins qu’on nomme pages,et gens de cette espèce, qui ne permettront jamais à un homme dedire : Ceci est à moi, même au coin de son propre feu. Neprenez donc pas mauvaise opinion de moi, vieux camarade, si je vousfais accueil un peu plus froid que celui que vous auriez droitd’attendre d’un ami d’autrefois ; car, par Sainte-Bride deDouglas ! il me reste bien peu de chose avec quoi je puissesouhaiter la bienvenue… »

« Souhaitée avec peu, elle sera aussibonne, répliqua Bertram. Mon fils, fais ta révérence au vieil amide ton père. Augustin commence son apprentissage de mon joyeuxmétier, mais il aura besoin de quelque exercice avant de pouvoir ensupporter les fatigues. Si vous pouvez lui faire donner quelquechose à manger, et lui procurer ensuite un lit où il pourra dormiren repos, nous aurons certainement tous les deux ce qu’il nousfaut ; car j’ose dire que, quand vous voyagiez avec mon amiCharles dans ce pays, si ce grand jeune homme est bien maconnaissance Charles, vous n’aviez plus vous-même besoin de rienquand il avait ce qu’il lui fallait. »

« Oh ! que le diable m’emporte si jerecommencerais à présent ! répliqua le fermier écossais ;je ne sais pas de quoi les garçons d’aujourd’hui sont faits… cen’est pas de la même étoffe que leurs pères assurément… ils sontengendrés non de la bruyère qui ne craint ni vent ni pluie, mais dequelque plante délicate d’un pays lointain, qui ne poussera que sivous l’élevez sous un verre : la peste puisse la fairemourir ! Le brave seigneur de Douglas, dont j’ai été lecompagnon d’armes [6] (et je puisle prouver) ne désirait pas, du temps qu’il était page, d’êtrenourri et logé comme il faudrait que le fût aujourd’hui votre amiCharles pour être content. »

« Voyons, dit Bertram, ce n’est pas quemon Augustin soit délicat, mais, pour d’autres raisons, je vousprierai encore de lui donner un lit, et un lit séparé, car il a étédernièrement malade. »

« Oui, je comprends, répliqua Dickson,votre fils a un commencement de cette maladie qui se termine sisouvent par cette mort noire dont vous mourez vous autres Anglais.Nous avons beaucoup entendu parler des ravages qu’elle a exercésdans le sud. Vient-elle par ici ? »

Bertram répondit affirmativement par un signede tête.

« Eh bien, la maison de mon père,continua le fermier, a plus d’une chambre ; et votre fils enaura une des mieux aérées et des plus commodes. Quant au souper,vous mangerez votre part de celui qu’on a préparé pour voscompatriotes ; quoique je voudrais plutôt avoir leur chambreque leur compagnie ; mais, puisqu’il faut que j’en nourrisseune vingtaine, ils ne s’opposeront pas à la requête d’un aussihabile ménestrel que toi, demandant l’hospitalité pour une nuit. Jesuis honteux de dire qu’il faut que je fasse ce qu’ils veulent dansma propre maison. Ventrebleu ! si mon brave seigneur était enpossession de ses biens, j’ai encore assez de cœur et de force pourles chasser tous de chez moi comme… comme… »

« Pour parler franchement, ajoutaBertram, comme cette bande d’Anglais vagabonds venus de Redesdaleque je vous ai vu expulser de votre maison, telle qu’une portée depetits chiens aveugles, si bien qu’aucun d’entre eux ne retourna latête pour voir qui leur faisait cette politesse, avant qu’ils nefussent à mi-chemin de Cairntable. »

« Oui, répliqua l’Écossais en seredressant et en grandissant d’au moins six pouces ; alorsj’avais une maison à moi, un motif et un bras pour ladéfendre ; maintenant je suis… Qu’importe qui je sois !le plus noble seigneur d’Écosse est aussi à plaindre quemoi. »

« Vraiment, mon ami, reprit Bertram, vousconsidérez maintenant la chose sous le juste point de vue. Je nedis pas qu’en ce monde l’homme le plus sage, le plus riche ou leplus fort a le droit de tyranniser ses voisins, parce qu’il est leplus faible, le plus ignorant, le plus pauvre ; mais encore,s’il s’engage dans une pareille dispute, il faut qu’il se soumetteau cours des choses : or, dans une bataille, ce sera toujoursla richesse, la force, la science, qui triompheront. »

« Avec votre permission cependant,répondit Dickson, le parti le plus faible, s’il réunit tous sesefforts et tous ses moyens, peut à la longue exercer contrel’auteur de ses maux une vengeance qui le dédommagera du moins desa soumission temporaire ; et il agit bien simplement commehomme, bien sottement comme Écossais, soit qu’il endure cesinjustices avec l’insensibilité d’un idiot, soit qu’il cherche às’en venger avant que le temps marqué par le ciel soit arrivé… Maissi je vous parle ainsi, je vous empêcherai comme j’en ai déjaempêché plusieurs de vos compatriotes, d’accepter une bouchée depain et un logement pour la nuit dans une maison où vous pourriezne vous éveiller au matin que pour vider avec du sang une querellenationale. »

« Ne craignez rien, répliqua Bertram, ily a longtemps que nous nous connaissons, et je ne redoute pas plusde rencontrer de la haine dans votre maison que vous ne pensez àm’y voir venir dans l’intention d’aggraver encore les maux dontvous vous plaignez. »

« Soit ! c’est pourquoi vous êtes,mon vieil ami, le bienvenu dans ma demeure, tout comme quand leshôtes que j’y recevais jadis n’y entraient que sur mon invitation…Quant à vous, mon jeune ami monsieur Augustin, nous prendronsautant soin de vous que si vous arriviez avec un front serein etdes joues roses, comme il convient mieux aux doctes de la gaiescience.

« Mais pourquoi, si je puis vous fairecette question, dit Bertram, étiez-vous donc tout à l’heure sifâché contre mon jeune ami Charles ?

Le jeune homme répondit avant que son père eûtle temps de parler, « Mon père, mon cher monsieur, peutcolorer la chose comme bon lui semblera, toujours est-il que latête des gens fins et sages faiblit beaucoup dans ces temps detroubles. Il a vu deux ou trois loups se jeter sur trois de nosplus beaux moutons, et, parce que j’ai crié pour donner l’alarme àla garnison anglaise, il s’est mis en colère contre moi, mais dansune colère a m’assassiner, parce que j’ai arraché ces pauvresbêtes, aux dents qui allaient les dévorer. »

« Voici une étrange histoire sur votrecompte, mon vieil ami, dit Bertram. Êtes-vous donc de connivenceavec les loups pour qu’ils vous volent votretroupeau ? »

« Allons, parlons d’autre chose, si vousm’aimez vraiment, répondit le cultivateur. Cependant Charles auraitpu dans son récit se rapprocher un peu davantage de la vérité s’ilavait voulu ; mais parlons d’autre chose. »

Le ménestrel s’apercevant que l’Écossais étaitvexé et embarrassé d’une pareille anecdote, n’insista pointdavantage.

Au moment où ils passaient le seuil de lamaison de Thomas Dickson, ils entendirent deux soldats anglais quicausaient à l’intérieur. « En repos, Anthony, disait une voix,en repos ! pour l’amour du sens commun, sinon des manièrescommunes et des usages ; Robin Hood lui-même ne se mettaitjamais à table avant que le rôti fût prêt. »

« Prêt ! répliqua une autre grossevoix ; c’est un rôti d’un méchant bout de viande, et encore cecoquin de Dickson ne nous aurait-il servi que petite part de saméchante viande, si le digne sir John de Walton n’eût donné l’ordreexprès aux soldats qui occupent les avant-postes d’apporter à leurscamarades les provisions qui ne leur sont pas nécessaires pour leurpropre subsistance. »

« Silence, Anthony, silence, gare àtoi ! répliqua le compagnon ; car si jamais j’ai entenduvenir notre hôte, je l’entends à présent : cesse donc degrogner, puisque notre capitaine, comme nous le savons tous, adéfendu, sous des peines sévères, toute querelle entre ses hommeset les gens du pays.

« À coup sûr, répliqua Anthony, je n’airien fait qui puisse en occasionner une ; mais je voudraisêtre également certain des bonnes intentions de ce sombre ThomasDickson à l’égard des soldats anglais, car je vais rarement mecoucher dans cette maudite maison sans m’attendre à avoir la boucheaussi large ouverte qu’une huître altérée avant de me réveiller aulendemain. Le voilà qui vient cependant, ajouta Anthony en baissantde ton, et j’espère être excommunié s’il n’amène pas avec lui cetanimal furieux, son fils Charles, avec deux autres étrangers dontla faim sera assez grande, j’en répondrais, pour avaler tout lesouper, s’ils ne nous font pas d’autre mal. »

« Fi, fi donc Anthony ! murmura lecamarade ; jamais archer meilleur que toi ne porta l’uniformevert, et cependant tu affectes d’avoir peur de deux voyageursfatigués, et tu t’alarmes de l’invasion que leur appétit pourrafaire sur le repas du soir. Nous sommes quatre ou cinq de nousici ; nous avons nos arcs et nos flèches[7] ànotre portée, et nous ne craignons pas que notre souper nous soitravi ou que notre part nous soit disputée par une douzained’Écossais établis ou vagabonds. Comment dites-vous ?ajouta-t-il en se tournant vers Dickson, que nous dites-vous donc,quartier-maître ? Vous savez bien que, d’après des ordresprécis qui nous ont été donnés, nous devons nous enquérir du genred’occupations des hôtes que vous pouvez recevoir outre nous, quin’habitons pas votre maison de notre plein gré ; vous êtesaussi prêt pour le souper, je parie, que le souper l’est pour vous,et je vous retarderai seulement vous et mon ami Anthony, quicommence terriblement à s’impatienter, jusqu’à ce que vousrépondiez aux deux ou trois questions d’usage. »

« Bande-l’arc[8], réponditDickson, tu es un honnête garçon ; et quoiqu’il soit un peudur d’avoir à conter l’histoire de ses amis, parce qu’ils viennentpar hasard passer une nuit ou deux dans votre maison ;cependant je me soumettrai aux circonstances, et je ne ferai pasune inutile opposition. Vous noterez donc sur votre journal quevoici, que, le quatorzième jour avant le dimanche des Rameaux,Thomas Dickson a amené dans sa maison d’Hazelside, où vous tenezgarnison par ordre du gouverneur anglais sir John de Walton, deuxétrangers auxquels ledit Thomas Dickson a promis desrafraîchissemens et un lit jusqu’au lendemain, s’il n’y a là riend’illégitime. »

« Mais que sont-ils cesétrangers ? » demanda Anthony un peu vivement.

« Il ferait beau voir, murmura ThomasDickson, qu’un honnête homme fût forcé de répondre à toutes lesquestions de tout méchant vaurien !… » Mais il changea deton et continua. « Le plus âgé de mes hôtes se nomme Bertram,ancien ménestrel anglais, qui a mission particulière de se rendreau château de Douglas, et qui communiquera les nouvelles dont ilest porteur à sir John de Walton lui-même. Je l’ai connu pendantvingt ans, et je n’ai jamais rien entendu dire sur soncompte ; sinon que c’était un digne et brave homme. Le plusjeune étranger est son fils, à peine rétabli de la maladie anglaisequi a fait rage des pieds et des mains dans le West-Moreland etdans le Cumberland. »

« Dis-moi, demanda Bande-l’arc, ce mêmeBertram n’était-il pas depuis une année environ au service dequelque noble dame de votre pays ? »

« Je l’ai entendu dire, » répliquaDickson.

« En ce cas, nous courrons, je pense, peude risque, répartit Bande-l’arc, en permettant à ce vieillard et àson fils, de continuer leur route vers le château. »

« Vous êtes mon aîné en âge et enadresse, répliqua Anthony ; mais je puis vous rappeler que cen’est pas tout-à-fait notre devoir que de laisser un jeune homme,qui a été si récemment attaqué d’une maladie contagieuse, pénétrerdans une garnison de mille hommes de tout rang ; et je doutesi notre commandant n’aimerait pas mieux apprendre queDouglas-le-Noir, avec cent diables aussi noirs que lui, puisquetelle est sa couleur, a pris possession de l’avant-posted’Hazelside à coups de sabre et de hache d’armes, que de savoirqu’une personne infectée de cette maladie infernale est entréepaisiblement et par la porte grande ouverte du château. »

« Il y a quelque chose dans ce que tu dislà, Anthony, répliqua son camarade ; et considérant que notregouverneur, puisqu’il s’est chargé de la maudite besogne dedéfendre un château qui est regardé comme beaucoup plus périlleuxqu’aucun autre d’Écosse, est devenu un des hommes les plus jalouxet les plus circonspects qui soient au monde, nous ferionsmieux ; je crois, de l’informer du fait et de prendre sesordres pour savoir ce qu’il nous faut faire de ce jeunegarçon. »

« Me voilà content, dit l’archer ;et, d’abord, ce me semble, je voudrais un peu, afin de montrer quenous savons comment se pratiquent les choses en pareil cas,adresser certaines questions au jeune homme… combien de temps aduré sa maladie, par quels médecins il a été soigné, depuis quandil est guéri, et comment sa guérison peut être certifiée ?etc.

« C’est vrai, confrère, dit Bande-l’arc.Tu entends, ménestrel, nous voudrions demander certaines choses àton fils… Qu’est-il donc devenu ?… il était ici tout àl’heure ! »

« Avec votre permission, messieurs,répondit Bertram, il n’a fait que passer dans cette pièce. MaîtreThomas Dickson, à ma prière, aussi bien que par respect et parégard pour la santé de vos honneurs, lui a fait promptementtraverser cette pièce, pensant que sa propre chambre à coucherétait l’endroit qui convenait le mieux à un jeune homme relevantd’une grave maladie et après une journée de grandefatigue. »

« Eh bien ! répliqua le vieilarcher, quoiqu’il soit peu ordinaire de voir des hommes qui, commenous, ne vivent que pour bander leurs arcs et lancer leurs flèches,se mêler d’interrogatoires et d’instructions criminelles,cependant, vu la gravité des circonstances, il faut que nousadressions certaines demandes à votre fils avant de lui permettrede se rendre au château de Douglas où l’appelle, dites-vous, unemission. »

« C’est plutôt moi, noble archer, dit leménestrel, plutôt moi que ce jeune homme, qui suis chargé d’unemission. »

« En ce cas, répondit Bande-l’arc, nouspouvons suffisamment faire notre devoir en vous envoyant, vous, àla pointe du jour au château, et en faisant rester votre fils aulit, car c’est, je crois, la place qui lui convient le mieuxjusqu’à ce que sir John de Walton nous donne ordre de le laisserpasser outre ou de le retenir. »

« Et nous pouvons aussi bien, ditAnthony, puisque nous devons avoir la compagnie de cet homme àsouper, lui faire connaître les règles de la garnison qui estmomentanément établie dans cette ferme. » En parlant ainsi, iltira de sa poche de cuir un morceau de parchemin, et dit« Ménestrel, sais-tu lire ? »

« C’est le point essentiel de maprofession, » répondit le ménestrel.

« Peu m’importe à moi cependant, répliqual’archer ; mais lis donc à haute voix ce règlement ; car,attendu que je ne comprends pas ces caractères à la simple vue, jene perds jamais l’occasion de me les faire lire aussi souvent quepossible, afin de m’en fixer le sens dans la mémoire. Songe doncqu’il te faut lire chaque ligne mot à mot, sans y changer une seulelettre ; car ce serait au péril de tes jours, sir ménestrel,que tu ne lirais pas en homme loyal. »

« Je vous en donne ma parole deménestrel, » dit Bertram. Et il se mit à lire avec une extrêmelenteur, car il désirait trouver le temps de réfléchir à ce qu’illui fallait faire pour n’être point séparé de sa maîtresse,séparation qui devait probablement lui causer beaucoup d’inquiétudeet de peine. Il commença donc ainsi : « Avant-postesd’Hazelside, habitation du fermier Thomas Dickson. »Bien ! Thomas mais, est-ce que ta maison s’appelleainsi ? »

« C’est l’ancien nom de l’habitation,répondit l’Écossais, car elle est entourée d’un bouquet de hazels,autrement dit de noisetiers. »

« Retenez votre babillarde de langue,ménestrel, dit Anthony et continuez, pour peu que vous en fassiezcas, ainsi que de vos oreilles dont vous paraissez disposé à moinsfaire usage. »

« La garnison placée chez lui, continuale ménestrel lisant, consiste en une lance avec sonéquipage… » Ah ! c’est donc une lance en d’autres termes,un chevalier armé qui commande cette garnison ? »

« Ceci ne te regarde pas, » ditl’archer.

« Si vraiment, répliqua leménestrel ; nous avons droit d’être interrogés par le plushaut en grade des soldats ici présens. »

« Je le montrerai, coquin, dit l’archeren se levant, que je suis assez lance pour que tu veuilles bien merépondre, et je te casserai la tête si tu ajoutes un seuilmot. »

« Prends garde, frère Anthony, dit soncamarade, nous devons traiter les voyageurs avec politesse, etsortant, avec ta permission, les voyageurs qui viennent de notrepays natal. »

« C’est ce qui vous est recommandéici, » ajoute le ménestrel, et il reprit sa lecture.

« La garde dudit poste d’Hazelsidearrêtera et interrogera tous les voyageurs qui passeront par lesusdit endroit leur permettant de continuer leur route vers laville ou vers le château de Douglas, toujours les traitant aveccivilité, mais les détenant et leur faisant rebrousser chemin, sile moindre soupçon s’élève sur leur compte ; du reste seconduisant en toutes choses avec politesse et courtoisie à l’égarddes gens du pays et des personnes qui y voyagent… » Vousvoyez, excellent et très brave archer, ajouta le commentateurBertram, que la courtoisie et la politesse sont surtoutrecommandées votre seigneurie pour la conduite que vous devez tenirenvers les habitans et les voyageurs qui, comme nous, se trouventêtre soumis aux règles qui vous sont tracées. »

« Ce n’est, pas en cette heure du jour,dit l’archer, que je me laisserai dire comme je dois me conduiredans l’accomplissement de mes devoirs. Je vous conseille donc, sirménestrel, d’être franc et sincère dans vos réponses à nosquestions, et vous n’aurez pas lieu, de vous plaindre denous. »

« J’espère, en tout cas, reprit leménestrel, que vous aurez de l’indulgence pour mon fils qui n’estencore qu’un pauvre garçon timide, et peu habitué à jouer un rôledans l’équipage qui habite le grand navire du monde. »

« Eh bien ! continua le plus poli etle plus âgé des deux archers, si ton fils est novice dans cettenavigation terrestre, je te réponds que toi, mon ami, à en jugerpar ton air et ton langage, tu es assez habile pour bien diriger tabarque. Pour te rassurer, quoiqu’il faille que tu répondes, toi,aux questions de notre gouverneur ou député-gouverneur, afin qu’ilpuisse voir que tes intentions ne sont pas mauvaises, je croisqu’il est possible de permettre à ton fils de rester dans lecouvent ici près, où, soit dit en passant, les nonnes sont aussivieilles que les moines, et ont presque d’aussi longues barbes, desorte que tu peux être certain de la moralité de ton fils, jusqu’àce que tu aies terminé tes affaires au château de Douglas, et quetu sois prêt à te remettre eu route. »

« Si une telle permission peut êtreobtenue, dit le ménestrel, je préférerai laisser mon fils àl’abbaye, et aller moi-même, en premier lieu, prendre les ordres devotre officier commandant. »

« À coup sûr, répondit l’archer, c’est làle parti le plus sage et le meilleur ; et avec une pièce oudeux d’argent, tu peux t’assurer la protection del’abbé. »

« Tu dis bien, répliqua leménestrel ; j’ai connu la vie, j’ai connu pendant quelquestrente ans les usages, les issues, les sentiers, les détours dudésert que nous habitons ; et quand on ne peut y dirigerheureusement sa course en habile marin, après avoir fait un pareilapprentissage, il est difficile qu’on s’instruise jamais, dût-onavoir tout un siècle pour cela. »

« Puisque tu es un marin si expérimenté,répliqua l’archer Anthony, tu as, j’en réponds, contracté dans tesvoyages l’habitude de boire ce qu’on appelle le coup du matin, coupque d’ordinaire ceux qui sont conduits par d’autres là où ilsmanquent eux-mêmes d’expérience, paient à ceux qui se chargent deleur servir de guides en pareille occasion. »

« Je vous comprends, sire archer,répondit le ménestrel, et quoique l’argent ou le pourboire[9], comme disent les Flamands, soit unemarchandise assez rare dans la bourse d’un homme de ma profession,néanmoins, suivant mes faibles moyens, tu n’auras point à teplaindre que tes yeux ou ceux de tes camarades aient été endommagéspar un brouillard d’Écosse, tant que nous pourrons trouver unepièce d’argent anglaise pour payer la bonne liqueur qui les doitéclaircir. »

« À merveille ! dit l’archer ;maintenant nous nous entendons, et si durant la route il s’élevaitquelques difficultés, l’assistance d’Anthony ne te manquerait paspour en sortir triomphant. Mais tu ferais bien d’avertir dès cesoir ton fils de la visite que nous irons demain rendre à l’abbé,car tu dois bien penser que nous ne pouvons ni n’osons retarderd’une minute notre départ pour le couvent, après que le ciel acommencé à rougir vers l’Orient ; et entre autres infirmités,les jeunes gens sont souvent portés à la paresse et à l’amour deleurs aises. »

« Tu reconnaîtras que tu ne dois paspenser ainsi, répliqua le ménestrel ; car l’alouetteelle-même, quand elle est éveillée par les premiers rayons du jourdorant les sombres nuages, ne s’élance pas plus légèrement vers leciel, que mon Augustin ne répondra demain au brillant avis que luidonnera l’aurore. Et maintenant que nous sommes parvenus à nousentendre, il ne me reste plus qu’à vous prier de mesurer un peu vosparoles tant que mon fils sera dans votre compagnie… c’est ungarçon innocent et timide dans la conversation. »

« Oh ! oh ! joyeux ménestrel,dit le vieil archer, tu nous donnes là un exemple trop grossier deSatan se refusant à pécher. Si tu as exercé ta profession pendantvingt années, comme tu le prétends, ton fils, en ne te quittant pasdepuis son enfance, doit être devenu capable d’ouvrir un asile pourenseigner aux diables eux-mêmes la pratique des sept péchésvéniels, dont personne ne connaît la théorie, si les poursuivans dela gaie science l’ignorent. »

« Vraiment camarade, tu parles bien,répliqua Bertram ; et je reconnais que, nous autresménestrels, nous sommes beaucoup trop blâmables sur ce chapitre.Néanmoins, en bonne conscience, ce n’est pas une faute dont je soisparticulièrement coupable : au contraire, je pense que l’hommequi voudrait qu’on honorât ses cheveux lorsque l’âge les a parsemésd’argent, devrait retenir sa gaîté lorsqu’il est en présence dejeunes gens, pour montrer combien il respecte l’innocence. Je vaisdonc aller, avec votre permission, dire un mot à Augustin, pour quedemain nous puissions être sur pied de bonne heure. »

« Va, mon ami, dit le soldat anglais, etreviens d’autant plus vite que notre souper attend que tu sois prêtà le partager avec nous. »

« C’est une chose pour laquelle, je te lepromets, répliqua Bertram, je ne suis pas disposé à occasioner lemoindre délai. »

« Suis-moi donc, dit Thomas Dickson, etje vais te montrer où ton jeune oiseau a son nid. »

L’hôte monta, en conséquence, un escalier debois, et frappa à une porte qu’il indiqua ainsi être celle du jeuneétranger.

« Votre père, continua-t-il ;lorsque a porte s’ouvrit, voudrait vous parler, maîtreAugustin. »

« Excusez-moi, mon cher hôte, réponditAugustin, mais la vérité est que cette chambre est directement audessus de votre salle à manger, que les planches du parquet ne sontpas jointes aussi bien que possible, et qu’il m’a bien fallu jouerle triste rôle d’écouteur, de sorte que je n’ai pas laissé échapperun seul mot de tout ce qu’on a dit relativement à mon séjourprojeté dans le couvent, à notre voyage de demain au matin, et àl’heure un peu incommode à laquelle il me faudra secouer maparesse, et, suivant ta propre expression, descendre duperchoir. »

« Et comment trouves-tu, ajouta Dickson,le projet qu’on a conçu de te laisser avec l’abbé du petit troupeaude Sainte-Bride ? »

« Ma foi, pas mauvais, répondit le jeunehomme, si l’abbé est un homme aussi respectable que le demande saprofession, et non un de ces ecclésiastiques rodomonts qui tirentl’épée et se conduisent comme des soldats enrégimentés dans cestemps de troubles. »

« Parbleu ! mon jeune maître,répliqua Dickson, si vous consentez à lui laisser mettre la mainassez avant dans votre bourse, il ne vous cherchera pas la moindrequerelle. »

« Je le laisserai donc s’arranger avecmon père, » dit Augustin, qui ne lui refusera rien, tant queses demandes seront raisonnables. »

« En ce cas, répartit l’Écossais, vouspouvez être sûr que notre abbé vous traitera bien… ainsi donc, toutle monde est content. »

« C’est bien, mon fils, dit Bertram quise mêla alors à la conversation ; et pour que tu sois prêt debonne heure à faire ton petit voyage, je vais tout de suite priernotre hôte de t’envoyer quelque nourriture ; et, après tonsouper, tu devrais t’aller mettre au lit pour chasser la fatigued’aujourd’hui, puisque demain nous en réserve encore. »

« Quant aux engagemens que vous avez prisenvers ces honnêtes archers, reprit Augustin, j’espère que vousserez à même de payer tout ce qui pourra faire plaisir à nosguides, s’ils sont disposés à être polis et fidèles. »

« Dieu te bénisse, mon enfant !répliqua Bertram, tu sais déja quel serait le moyen d’attirer à toitous les archers anglais qui ont été à Crécy et à Poitiers. Necraignez pas qu’ils songent à décocher leurs flèches bardées deplumes d’oie grise, quand vous leur chantez un réveillon semblableà celui qui retentissait tout à l’heure dans le nid de soie despauvres petits chardonnerets d’or que vous m’avez mis dans lamain. »

« Comptez donc que je serai prêt, dit leprétendu jeune homme, quand vous jugerez bon de partir demain. Jepeux, j’imagine, entendre d’ici les cloches de la chapelle deSainte-Bride, et je ne crains pas, malgré ma paresse, de vous faireattendre, vous et votre compagnie. »

« Bonne nuit, et que Dieu te bénisse, monenfant, répéta le ménestrel ; rappelle-toi que ton père reposenon loin de toi, et qu’à la moindre alarme, il ne manquera pointd’accourir près de son fils. Cependant, je crois qu’il n’est pasnécessaire que je t’avertisse de te recommander au grand être quiest notre père et notre ami à tous. »

Le pèlerin remercia son père supposé de labénédiction qu’il venait de recevoir, et les deux amis seretirèrent sans ajouter un seul mot, abandonnant la jeune dame àces frayeurs exagérées qui, vu la nouveauté de sa situation et latimidité ordinaire de son sexe, vinrent naturellementl’assaillir.

Un galop de cheval retentit bientôt près del’habitation d’Hazelside, et le cavalier fut accueilli par lagarnison avec des marques de respect. Bertram parvint à comprendre,d’après la conversation des deux soldats, que le nouvel arrivéétait Aymer de Valence, le chevalier qui commandait le petitdétachement stationné en cet endroit. C’était à l’équipage de salance, pour nous servir de l’expression technique, qu’appartenaientles archers avec qui nous avons déja fait connaissance, un hommed’armes ou deux, un nombre proportionné de pages et devarlets : bref, c’était à ses ordres que devait obéir lagarnison établie chez Thomas Dickson, outre qu’il occupait le postede député-gouverneur du château de Douglas.

Pour prévenir tout soupçon relativement àlui-même et à sa compagne, aussi bien que pour empêcher qu’on allâttroubler son repos, le ménestrel jugea convenable de se présenter àl’inspection de ce chevalier, la grande autorité de ce petitendroit. Il le trouva faisant son souper des restes du bœuf rôtiavec aussi peu de scrupule qu’en avaient montré les archerseux-mêmes.

Ce jeune chevalier fit donc subir à Bertram uninterrogatoire, tandis qu’un vieux soldat tâchait de coucher parécrit les renseignemens que la personne interrogée jugeait à proposde donner dans ses réponses. Il l’interrogea sur les détails de sonvoyage, sur ceux, de l’affaire qui l’amenait au château de Douglas,et sur la route qu’il prendrait quand cette affaire seraitterminée : bref, il fut examiné beaucoup plus minutieusementqu’il ne l’avait encore été par les archers, et qu’il ne lui étaitsans doute agréable de l’être ; car il était au moinsembarrassé de la connaissance d’un secret, sinon de plusieurs. Noncependant que ce nouvel examinateur fût sombre dans son air, ousévère dans ses questions ; car, pour les manières, il étaitdoux, aimable et modeste comme une fille ; il avait exactementcette courtoisie que notre père Chaucer donne au jeune élève dechevalerie dont il esquisse le portrait dans son pèlerinage àCantorbéry. Mais malgré toute sa douceur, le jeune Aymer de Valencemettait beaucoup de finesse et d’habileté dans ses demandes ;et ce fut avec une bien vive satisfaction que Bertram vit le jeunechevalier ne pas insister pour voir son prétendu fils, quoiquemême, en ce cas, son esprit fertile en expédiens lui eût suggéré,comme au marin au milieu de la tempête, la résolution de sacrifierune partie du tout pour conserver le reste. Il n’eut pas cependantbesoin d’en venir à ce moyen extrême, car sir Aymer le traita avecce degré de courtoisie auquel, dans ce siècle, les hommes de chantétaient, en général, censés avoir droit. Le chevalier consentitsans peine, et même de grand cœur, à ce que le jeune homme demeurâtau couvent, lieu tranquille et partant très convenable pour unjeune convalescent, jusqu’à ce que le gouverneur, sir John deWalton, fît connaître quel était son bon plaisir à ce sujet ;et sir Aymer accéda d’autant plus volontiers à cet arrangement,qu’il détournait tout danger possible d’introduire la contagiondans la garnison anglaise.

Par ordre du jeune chevalier, tout le mondedans la maison de Dickson alla se coucher plus tôt qu’àl’ordinaire, les premiers sons des cloches de la chapelle voisinedevant être le signal de leur réunion le lendemain à la pointe dujour. Ils se réunirent en effet, et se mirent en marche pourSainte-Bride où ils entendirent la messe ; après quoi eutlieu, entre l’abbé Jérôme et le ménestrel Bertram, un entretien àla suite duquel le premier consentit, avec la permission de sirAymer de Valence, à recevoir le jeune Augustin dans son abbaye pourquelques jours, soit plus, soit moins, et, en reconnaissance decette hospitalité, Bertram promit, à titre d’aumône, unegratification qui satisfit pleinement le supérieur.

« Adieu donc, dit Bertram en prenantcongé de son prétendu fils, et compte que je ne resterai au châteaude Douglas que le temps absolument nécessaire pour y terminerl’affaire qui m’y amène, et qui est relative au vieux livre que tusais bien ; et je reviendrai promptement te reprendre àl’abbaye de Sainte-Bride pour m’en retourner avec toi dans notrepays. »

« Ô mon père, répliqua le jeune hommeavec un sourire, je crains, si une fois vous entrez dans une belleet antique bibliothèque, que là, entouré de romans et dechroniques, vous n’oubliiez le pauvre Augustin et tout ce qui leconcerne. »

« Ne redoute pas un pareil oubli,Augustin, dit le vieillard en faisant un mouvement comme pourdonner un baiser à son fils, tu es bon et vertueux, et le ciel nete négligerait pas si ton père était assez dénaturé pour le faire.Crois-moi, toutes les vieilles chansons, même depuis l’époque deMerlin, ne parviendraient pas à faire que jet’oubliasse. »

Ils se séparèrent donc, le ménestrel ainsi quele chevalier anglais et sa suite, pour se diriger vers le château,et le jeune homme, pour suivre respectueusement le vénérable abbéqui fut ravi de reconnaître que les pensées de son hôte étaientplutôt tournées vers des choses spirituelles que vers le repas dumatin, dont il ne pouvait lui-même s’empêcher de sentirl’approche.

Chapitre 3Le Ménestrel et le Chevalier.

Cette nuit, ce me semble, est un jourmalade : c’est un jour un peu pâle ; c’est un jour sombrecomme le jour l’est quand le soleil se cache.

SHAKSPEARE Le Marchand de Venise.

Pour que la petite troupe se rendît plusaisément et plus vite au château de Douglas, le chevalier deValence offrit au ménestrel un cheval que les fatigues de la veillelui firent joyeusement accepter. Toutes les personnes quiconnaissent l’équitation par expérience savent qu’aucun moyen dedélassement ne réussit mieux à faire disparaître le sentiment de lafatigue d’avoir trop marché que celui de continuer la route àcheval ; car ainsi on met en exercice une autre espèce demuscles, et l’on permet au contraire à ceux qui sont restés tendustrop long-temps de se reposer au moyen d’un changement de mouvementplus complétement qu’ils n’auraient pu le faire dans un reposabsolu. Sir Aymer de Valence était revêtu de son armure et montaitson cheval de guerre ; deux archers, un varlet de ranginférieur et un écuyer qui aspirait à l’honneur de devenir un jourchevalier lui-même, complétaient ce détachement qui paraissaitainsi pouvoir aussi bien empêcher toute tentative d’évasion de lapart du ménestrel que le protéger contre toute violence. « Nonqu’il soit ordinairement, dit le jeune chevalier en s’adressant àBertram, plus dangereux de voyager dans ce pays que dans tout autredistrict plus tranquille de l’Angleterre, mais certains troublesdont vous pouvez avoir entendu parler ont eu lieu dans ces environsdepuis l’année dernière, et ont forcé la garnison du château deDouglas à faire plus rigoureusement le service. Mais avançons, carla couleur du jour se rapporte à merveille avec l’étymologie qu’ondonne au nom de ce pays, et la description qu’on nous fait deschefs qui en étaient possesseurs… Sholto Dhu Glass. (Voyezcet homme d’un noir gris), et notre route sera ce matin d’un grisnoir, mais heureusement elle n’est pas longue. »

En effet, la matinée était, suivant le sensvéritable des mots gaéliques, brumeuse, noire, humide ; lebrouillard avait envahi les montagnes et se déroulait sur lesrivières, les clairières et les marais ; la brise du printempsn’était pas assez forte pour soulever le voile, quoique, à en jugerpar les sons aigus qui retentissaient de temps à autre le long desflancs des collines ou à travers les vallons, on pût cependantcroire qu’il déplorait son impuissance. La route que suivaient lesvoyageurs était marquée par le cours que la rivière s’était frayédans le vallon, et ses eaux présentaient en général cette livréegris-noir que sir Aymer de Valence prétendait être la teinteprédominante du pays. Le soleil, tentant à plusieurs reprisesd’infructueux efforts pour paraître, lançait de temps à autre unrayon qui allait dorer la cime des montagnes ; mais il nepouvait pas activer la lenteur du lever du jour, et la lumière, àune heure encore si peu avancée, produisait une variété d’ombresplutôt que des flots de splendeur du côté de l’orient. Le spectaclede la nature était monotone et attristant, et le bon chevalierAymer paraissait chercher à se distraire en causant parfois avecBertram qui, comme d’ordinaire les gens de sa profession, possédaitun fonds de connaissances et un charme de conversation très propresà faire passer bien vite une ennuyeuse matinée. Le ménestrel, avidede recueillir tous les renseignemens possibles sur l’état présentdu pays, saisissait toutes les occasions d’entretenir ledialogue.

« Je serais charmé de causer avec vous,sir ménestrel, dit le jeune chevalier. Si vous ne craignez pas quel’air un peu vif de cette vilaine matinée ne vous gâte la voix, jevous prierai de me dire franchement quel motif a pu vous porter,vous, homme de sens, à ce qu’il me paraît, à vous jeter dans unpays aussi sauvage que celui-ci, et dans un pareil temps… Et vous,camarades, dit-il en s’adressant aux archers et au reste de latroupe, il me semble qu’il serait aussi convenable et aussi décentque vous restassiez tant soit peu en arrière de nous ; carj’imagine que vous pouvez bien suivre votre route sans avoir besoind’un ménestrel pour vous distraire. » Les archers obéirent enralentissant le pas de leurs chevaux ; mais, comme il fut aiséde l’apercevoir, d’après certaines observations qu’ils murmurèrentà demi-voix, ils n’étaient nullement satisfaits qu’on leur ôtât,pour ainsi dire, le peu de chance qu’ils avaient d’entendre laconversation qui allait avoir lieu entre le jeune chevalier et leménestrel : or, voici quelle elle fut.

« Je dois donc comprendre, bon ménestrel,dit le chevalier, que vous, qui avez, dans votre temps, porté lesarmes et même avez suivi jusqu’au Saint-Sépulcre la bannière desaint George, la bannière représentant la Croix-Rouge, vous voussentez irrésistiblement attiré, mais sans aucune raison positive,vers les régions où l’épée, quoique toujours renfermée dans lefourreau, est prête à en sortir à la moindreprovocation. »

« Il serait dur, répliqua le ménestreld’un ton brusque, de répondre par l’affirmative à une semblablequestion ; et cependant, si vous considérez combien laprofession de l’homme qui célèbre les hauts faits d’armes touche deprès à celle du chevalier qui les exécute, votre honneur tombera jepense, d’accord avec moi qu’un ménestrel, jaloux de remplir sondevoir, doit, comme un jeune chevalier, chercher la vérité desnobles aventures là où il peut seulement la trouver, et visiterplutôt les pays où l’on garde le souvenir de grandes et noblesactions que ces royaumes paresseux et paisibles où les hommesvivent dans l’indolence, et meurent ignoblement de leur belle mortou par sentence de la loi. Vous et vos pareils, sir de Valence, quin’estimez rien la vie en comparaison de la gloire, vous dirigezvotre barque dans ce monde d’après le même principe qui attirevotre humble serviteur, le ménestrel Bertram, du fond d’uneprovince de la joyeuse Angleterre vers le noir canton de laraboteuse Écosse, qu’on nomme la vallée de Douglas. Vous, vousbrûlez du désir de rencontrer de glorieuses aventures, et moi…pardon, si j’ose ainsi me nommer après vous, je cherche à gagnerune existence malheureuse et précaire, mais honorable du moins, enpréparant pour l’immortalité, aussi bien que je puis, les détailsde ces exploits, surtout les noms de ceux qui ont été les héros deces belles actions. Chacun de nous suit donc sa vocation ; etil n’est pas juste d’admirer l’un plus que l’autre, attendu que,s’il y a quelque différence dans les degrés du péril auquel lehéros et le poète sont exposés, le courage, la force, les armes etl’adresse du vaillant chevalier font qu’il court moins de risque,en s’exposant au danger, que le pauvre rimeur. »

« Vous avez raison, répliqua leguerrier ; et quoique ce soit une espèce de nouveauté pour moique d’entendre mettre pour ainsi dire sur un même pied votreprofession et mon genre de vie, néanmoins il serait honteux de direque le ménestrel, qui travaille tant pour transmettre à lapostérité les exploits des braves chevaliers, ne préférerait paslui-même la renommée à l’existence, et un seul acte de valeur àtout un siècle de vie sans gloire ; et l’on ne peut prétendrequ’il suit une profession basse et peu honorable. »

« Votre seigneurie reconnaîtra donc, ditle ménestrel, que j’ai un but légitime, moi qui, homme si simpleque je sois, ai cependant pris régulièrement mes grades parmi lesprofesseurs de la gaie science, dans la capitale d’Aiguemort, pourvenir à grand’peine jusque dans ce district du nord, où doivent,j’en suis convaincu, s’être passés bien des événemens que lesfameux ménestrels des anciens jours ont chantés sur la harpe, etqui sont devenus des sujets de lais, déposés sans doute dans labibliothèque du château de Douglas où ils courent risque d’êtreperdus pour la postérité, quoi qu’ils puissent contenir pourl’agrément ou l’édification, à moins d’être transcrits par deshommes qui comprennent le vieux langage de notre pays. Si cestrésors enfouis étaient déterrés et rendus au public par l’art d’unpauvre ménestrel comme moi et quelques autres, il y aurait bien làde quoi me dédommager du risque que j’ai couru en recevant deségratignures de sabre ou des coups de balai pour venir rechercherces trésors ; et je serais indigne du nom d’homme, à plusforte raison de celui de trouvère ou de troubadour[10], si je mettais en balance la perte dela vie, chose toujours si incertaine, contre la chance de cetteimmortalité qui survivra dans mes vers après que ma voix cassée etma harpe déjointe ne pourront ni faire entendre un air niaccompagner un chant. »

« À coup sûr, dit sir Aymer, puisquevotre ame vous permet de sentir un pareil aiguillon, vous avez ledroit inattaquable d’émettre une semblable idée ; et jen’aurais été nullement disposé à en douter si j’avais rencontrébeaucoup de ménestrels portés comme vous à préférer la renommée àla vie elle-même que la plupart des hommes estiment biendavantage. »

« Il y a, il est vrai, noble guerrier,répliqua Bertram, des ménestrels, et, avec votre permission, deschevaliers même, qui n’attachent pas une valeur suffisante à larenommée qui s’acquiert au péril de la vie. Il nous faut laisser àces hommes misérables la récompense qu’ils ambitionnent :abandonnons-leur la terre et les choses de la terre, puisqu’ils nepeuvent aspirer à cette gloire qui est la meilleure récompense desautres hommes. »

Le ménestrel prononça ces derniers mots avecun tel enthousiasme que le chevalier, tirant la bride pour arrêterson cheval, se mit à contempler Bertram avec une physionomieenflammée d’un même désir d’illustration ; et, après un courtsilence, il exhala tout ce qu’il éprouvait.

– « Gloire, gloire à ton cœur, gaicompagnon ! Je m’estime heureux de voir qu’il existe encore unpareil enthousiasme dans le monde. Tu as dignement gagné tonsalaire de ménestrel[11] ;et si je ne puis te payer aussi chèrement que tu mériterais selonmoi, ce sera la faute de dame fortune, qui n’a récompensé mesfatigues, dans ces guerres écossaises, que par une mesquine paied’argent écossais[12]. Il doitme rester une pièce d’or ou deux de la rançon d’un chevalierfrançais que le hasard a fait tomber entre mes mains ; et cetor, mon ami, passera assurément entre les tiennes. Et, écoute bien,moi Aymer de Valence qui te parle, je suis né de la noble maison dePembrocke ; et, quoique je ne possède aujourd’hui aucundomaine, j’aurai un jour, avec l’aide de Notre-Dame, des terres etun château où je trouverai bien la place de loger un ménestrelcomme toi, si tes talens ne t’ont pas d’ici là trouvé un meilleurpatron. »

– « Merci, noble chevalier, aussibien pour tes intentions présentes que pour les promesses parlesquelles tu t’engages envers moi ; mais je puis dire avecvérité que je n’ai pas l’inclination sordide de beaucoup de mesconfrères. »

– « L’homme qui ressent la véritablesoif de la renommée ne peut avoir de place dans son cœur pourl’amour de l’or. Mais tu ne m’as point encore dit, ménestrel monami, quels sont en particulier les motifs qui ont attiré tes paserrans vers ce sauvage pays. »

« Si je te les disais, » répliquaBertram qui désirait plutôt éluder la question qu’y répondre,attendu qu’elle touchait d’un peu trop près au but sacré de sonvoyage, « tu pourrais croire, sir chevalier, que je te débiteun panégyrique étudié de tes propres exploits et de ceux de tescompagnons d’armes ; et tout ménestrel que je suis, je détesteune telle adulation autant qu’une coupe vide aux lèvres d’un ami.Mais permets-moi de te dire en peu de mots que le château deDouglas et les actes de valeur dont il a été témoin ont retenti partoute l’Angleterre ; et il n’est pas de brave chevalier ni devéritable ménestrel dont le cœur n’ait tressailli au nom d’uneforteresse où jadis un Anglais ne mit jamais le pied que pour yrecevoir l’hospitalité. Il y a une espèce de magie dans les nomsmêmes de sir John de Walton et de sir Aymer de Valence, bravesdéfenseurs d’une place si souvent reconquise par ses ancienspossesseurs, et avec de telles circonstances de courage et decruauté que nous l’appelons en Angleterre le Châteaudangereux. »

– « Mais encore je voudrais vousentendre raconter à votre manière ces légendes qui vous ont porté,pour l’amusement des siècles à venir, à visiter un pays qui, àcette époque, est si troublé et si périlleux. »

– « S’il vous est possible d’endurerun récit de ménestrel dans toute sa longueur, moi qui trouvaitoujours du plaisir à exercer ma profession, je consens à vousraconter une histoire de ma façon, pourvu que vous me promettiez del’écouter avec patience. »

– « Oh ! quant à cela, vousaurez en moi un auditeur parfait ; et si ma récompense doitêtre légère, du moins mon attention sera grande. »

« C’est un bien pauvre troubadour,répliqua Bertram, que celui qui ne s’estime pas mieux récompensépar de l’attention que par de l’or et de l’argent, quand même lespièces seraient des nobles roses d’Angleterre. À cette conditiondonc, je commence une longue histoire, qui, dans certaines parties,pour certains détails, aurait pu prêter davantage au talent deménestrels plus habiles que moi, et être encore écoutée par desguerriers tels que vous dans une centaine d’années. »

Chapitre 4L’Histoire

Tandis que de joyeux lais et de joyeuseschansons égayaient la triste route, nous souhaitions que la tristeroute fut longue ; mais alors la triste route revenant surelle-même était témoin de leur impatience, car ce n’était plusqu’une véritable campagne de fée.

JOHNSON.

« C’était vers l’an de grâce 1285, dit leménestrel, où Alexandre III, roi d’Écosse, perdit sa filleMarguerite, dont l’unique enfant de même nom, et appelée aussi laVierge de Norwége, attendu que son père était roi de ce pays,hérita du royaume d’Écosse aussi bien que de la couronne de sonpère. Ce fut une mort bien douloureuse pour Alexandre, qui setrouvait n’avoir plus que sa petite-fille pour plus prochehéritière. Elle aurait sans doute pu réclamer son royaume par droitde naissance ; mais la difficulté de faire valoir une telleprétention à cet héritage dut être pressentie par tous ceux à quien vint l’idée. Le roi écossais tâcha donc de réparer la pertequ’il avait faite en remplaçant sa première épouse, qui était uneprincesse anglaise, sœur de notre Édouard Ier, parJuletta, fille du comte de Dreux. Les solennités de la cérémonienuptiale, qui fut célébrée dans la ville de Jedburgh, furent trèspompeuses et très remarquables, surtout en ce que, au milieu d’unefête qui fut donnée à l’occasion, apparut un véritable spectre sousla forme d’un squelette, forme sous laquelle on représented’ordinaire le roi des terreurs… Votre seigneurie peut rire, sielle trouve qu’il y ait là quelque chose de risible ; mais ilexiste encore des hommes qui l’ont vu de leurs propres yeux, etl’événement n’a que trop bien prouvé de quels malheurs cetteapparition était le singulier présage. »

« J’ai entendu parler de cette histoire,dit le chevalier, mais le moine qui me l’a racontée pensait que cespectre était peut-être un personnage, quoique malheureusementchoisi, qu’on avait à dessein introduit dans le spectacle.

« Je n’en sais rien, répliqua leménestrel sèchement, mais une chose certaine, c’est que peu aprèscette apparition le roi Alexandre mourut, au grand chagrin de sonpeuple. La vierge de Norwége, son héritière, suivit promptement songrand-père au tombeau, et notre roi anglais, sir chevalier, se mità réclamer une soumission et un hommage qui, disait-il, lui étaientdus par l’Écosse, mais dont ni les jurisconsultes, ni les nobles,ni les seigneurs, ni même les ménestrels de l’Écosse n’avaientencore jamais entendu parler. »

« Malédiction ! interrompit sirAymer de Valence, ceci n’est pas dans notre marché. J’ai promisd’écouter avec patience votre récit, mais je ne me suis pas engagéà l’entendre au cas où il serait un prétexte d’adresser desreproches à Édouard Ier, de bienheureusemémoire ; et je ne souffrirai pas que son nom soit prononcédevant moi sans le respect dû à son haut rang et à ses noblesqualités. »

« Oh ! dit le ménestrel, je ne suisni un joueur de cornemuse, ni un généalogiste montagnard, pourporter le respect dont mon art est digne suivant moi jusqu’àchercher querelle à un homme titré, qui m’arrête au commencementd’un air. Je suis Anglais, et je souhaite à mon pays tout le bienpossible ; et surtout je dois dire la vérité : maisj’éviterai les sujets qui prêtent matière à dispute. Votre âge,seigneur chevalier, quoiqu’il ne soit pas des plus mûrs, m’autoriseà penser que vous pouvez avoir vu la bataille de Falkirk, etd’autres combats sanguinaires, dans lesquels les prétentions deBruce et de Baliol ont été courageusement disputées, et vous mepermettrez de dire que, si les Écossais n’ont pas eu la bonne causede leur côté, ils ont du moins défendu la mauvaise de tous leursefforts, et en hommes aussi braves que fidèles. »

« Quant à la bravoure, je vous l’accorde,dit le chevalier, car je n’ai jamais vu de lâches parmi eux ;mais pour ce qui est de la fidélité, j’en fais juge quiconque saitcombien de fois ils ont juré soumission à l’Angleterre, et combiende fois aussi ils ont manqué de parole. »

« Je ne veux pas compliquer la question,répliqua le ménestrel ; c’est pourquoi je laisserai votreseigneurie déterminer quel est le plus coupable, de celui qui forceun plus faible que soi à prêter un serment injuste, ou de celui quicontraint par la nécessité, prête le serment qu’on lui impose, sansl’intention de tenir sa parole. »

« Voyons, voyons, dit de Valence, gardonschacun pour nous nos opinions, car il est probable que nous neparviendrions pas à changer l’un ou l’autre notre manière de voir àce sujet. Mais écoute un conseil : tant que tu voyageras sousune bannière anglaise, songe à ne pas tenir une pareilleconversation ni dans la grand’salle, ni dans la cuisine, oùpeut-être le soldat serait moins endurant que l’officier ; etmaintenant, en un mot, récite-moi ta légende sur ce châteaudangereux. »

« Il me semble, répliqua Bertram, quevotre seigneurie pourra aisément en trouver une édition meilleureque la mienne, car moi, je ne suis point venu dans ce pays depuisplusieurs années ; mais il ne me convient pas d’entamer undébat d’opinion avec un chevalier tel que vous. Je vais donc vousconter la légende telle qu’on me l’a dite. Je n’ai pas besoin, jepense, de rappeler à votre seigneurie que les lords de Douglas, quiont bâti ce château, ne le cèdent à aucune famille d’Écosse pourl’ancienneté de leur race ; ils prétendent même que leursancêtres ne sont comptés, comme ceux des autres grandes familles,que du moment où ils se sont distingués par un certain degréd’illustration. « Vous pouvez nous voir en arbre, disent-ils,vous ne pouvez nous découvrir en simple rejeton. Vous pouvez nousvoir en rivière, vous ne pouvez nous découvrir en simplesource. » En un mot, ils nient que les historiens ou lesgénéalogistes puissent désigner le premier homme non célèbre,appelé Douglas, qui fut la souche première de leur famille ;et la vérité est, si reculée que soit l’époque à laquelle remontecette race, que nous la voyons toujours se distinguer par lecourage et les hautes entreprises, ainsi que par la puissance quien assure le succès. »

« Assez, dit le chevalier ; j’ai ouïparler de l’orgueil et de la puissance de cette grande famille, etje n’ai pas le moindre intérêt à nier ou à combattre leurs vastesprétentions à la gloire sous ce rapport. »

– « Vous avez sans doute dû aussiavoir beaucoup entendu parler, noble seigneur, de Jacques,l’héritier actuel de la maison de Douglas ? »

– « Oui, plus qu’il ne faut. Il estconnu pour avoir vigoureusement soutenu ce traître mis hors la loi,ce William Wallace ; et encore, dès que cet infâme RobertBruce, qui prétend être roi d’Écosse, lèvera la bannière de larévolte, ce jeune freluquet, ce bambin de James Douglas, devranécessairement se mêler aussi de rébellion. Il vole à son oncle,l’archevêque de Saint-André, une somme d’argent considérable, pourremplir le trésor de l’usurpateur, qui n’est jamais bien lourd,débauche les serviteurs de son parent, prend les armes, et quoiquechâtié maintes fois sur les champs de bataille, ne rabat rien deses fanfaronnades, et menace de son courroux ceux qui, au nom deleur très légitime souverain, défendent le château de Douglas.

– « Il peut vous plaire de parlerainsi, sir chevalier ; cependant je suis convaincu que, sivous étiez Écossais, vous me laisseriez, avec patience, vous direce que racontent de ce jeune homme ceux qui l’ont connu, et lerécit de ses aventures, fait par ces personnes, montre combien lamême histoire peut être différemment racontée. Ces personnesparlent de l’héritier actuel de cette ancienne famille, comme d’unhomme tout-à-fait capable de soutenir et même d’augmenter laréputation de ses ancêtres ; prêt sans doute à affronter tousles périls dans la cause de Robert Bruce, parce qu’il le regardecomme son légitime souverain ; engagé par serment, et nesongeant, avec les troupes peu nombreuses qu’il peut réunir, qu’àse venger de ces Anglais[13] qui sesont depuis plusieurs années, à ce qu’il pense, injustement emparésdes biens de son père. »

– « Oh ! nous avons beaucoupentendu parler de ses projets de vengeance et de ses menaces contrenotre gouverneur et contre nous-mêmes ; nous pensons cependantqu’il n’est guère probable que sir John de Walton abandonne lavallée de Douglas sans l’ordre du roi, quoique ce jeune Douglas,qui n’est qu’un enfant, paraisse vouloir se fausser la voix encriant comme un coq qui en combat un autre. »

– « Sir chevalier, il y a bien peude temps que nous avons fait connaissance, et cependant j’ai déjatant gagné à vous connaître, qu’il n’y a, je l’espère, aucun mal àsouhaiter que vous ne puissiez jamais, James Douglas et vous-même,vous trouver en présence l’un de l’autre, avant que l’état de cesdeux royaumes permette que la paix puisse régner entrevous. »

– « Ami, voilà d’excellentesintentions, et je ne doute pas de ta sincérité. Vraiment, tu meparais sentir, comme il le faut, tout le respect qu’on doit à cejeune chevalier, quand on parle de lui, dans sa vallée natale deDouglas. Quant à moi, je ne suis que le pauvre Aymer de Valence,sans un acre de terre, sans grande espérance d’en jamais posséderun seul, à moins qu’avec mon large sabre je ne me taille un domaineau milieu de ces montagnes. Seulement, bon ménestrel ; si tuvis assez pour conter un jour mon histoire, puis-je te prier d’êtrefidèle à ta scrupuleuse habitude de rechercher la vérité ? etque je vive long-temps ou meure bientôt, tu ne découvriras jamais,je pense, que ta vieille connaissance d’une matinée de printempsait plus ajouté aux lauriers de James Douglas que la mort d’aucunhomme ne doit en donner à celui dont le bras plus robuste ou plusheureux l’aura fait tomber sous ses coups. »

– « Je ne redoute rien de vous,seigneur chevalier, car le ciel vous a doué de cet heureux espritqui, chaleureux dans la jeunesse comme il convient à un jeunechevalier, est, dans un âge plus mûr, une heureuse source deprudence dont je ne voudrais pas qu’une mort prématurée privât sonpays. »

– « Est-ce donc si simple que desouhaiter à la vieille Angleterre les sages avis de la prudence,quoique tu prennes dans la guerre actuelle le parti del’Écosse ? »

– « Assurément, sir chevalier,puisque, en souhaitant que l’Angleterre et l’Écosse connaissentchacune leur véritable intérêt, je suis tenu à souhaiter aussiqu’elles soient également heureuses ; et je crois qu’ellesdésirent vivre ensemble en bonne intelligence. Occupant chacuneleur portion de la même île, vivant sous les mêmes lois, en paixl’une avec l’autre, elles pourraient, sans crainte de défaite,s’attaquer au monde entier. »

– « Si ta croyance est si large (ettout honnête homme doit penser comme toi) il te faut nécessairementdemander à Dieu, sire ménestrel, qu’il fasse triompher les Anglaisdans une guerre qui seule peut mettre fin, par une paix solide, auxsanguinaires inimitiés des peuples du nord. Les rébellions de cepeuple obstiné ressemblent absolument aux vains efforts du cerflorsqu’il est blessé : le pauvre animal devient de plus enplus faible, plus il cherche à se défendre, jusqu’à ce qu’enfin lamain de la mort rende toute tentative inutile. »

– « Non pas, sir chevalier, si je neme trompe, nous ne devons pas adresser au ciel cette prière. Nouspouvons, sans offenser Dieu, dire, quand nous prions, le but quenous voudrions atteindre ; mais ce n’est pas à nous, pauvresmortels, de désigner à la Providence, qui voit tout, la manièreprécise dont nos vœux doivent être accomplis, ni souhaiter la ruined’un pays pour fin aux révolutions qui le tourmentent, de même quele coup de grace termine l’agonie du cerf blessé. Soit que jeconsulte mon cœur ou ma raison, il me semble qu’on ne doit demanderau ciel que ce qui est juste et équitable ; et si je redoutepour toi, sir chevalier, une rencontre avec James de Douglas, c’estuniquement parce qu’il me paraît combattre pour la bonne cause, etque des puissances plus que terrestres lui ont présagé qu’ilréussirait. »

« Osez-vous bien me parler de la sorte,sire ménestrel, s’écria de Valence d’un ton menaçant, lorsque voussavez qui je suis, quel poste j’occupe ? »

« Votre dignité personnelle et votreautorité, répliqua Bertram, ne peuvent changer le bien en mal, niempêcher que les décrets de la Providence ne s’exécutent. Voussavez, je le présume, que Douglas, au moyen de différensstratagèmes, est déja parvenu à s’emparer trois fois du château deDouglas ; et que sir John de Walton, le gouverneur actuel,l’occupe avec une garnison triple en forces, et avec la promesseque si, sans se laisser surprendre, il peut s’y maintenir malgréles efforts des Écossais pendant une année et un jour, il obtiendrapour récompense la libre propriété de la baronnie de Douglas avecle vaste apanage qui en dépend ; tandis qu’au contraire si,pendant ce même espace de temps, il laisse reprendre cetteforteresse, soit par ruse soit par force ouverte, comme la choseest successivement arrivée à tous les gouverneurs du Châteaudangereux, il pourra être dégradé comme chevalier, et proscritcomme sujet : en outre, les officiers qui se renfermeront aveclui dans le château, et qui serviront sous ses ordres, partagerontaussi son crime et son châtiment. »

– « Je sais tout cela ; et jem’étonne seulement que, pour être devenues publiques, cesconditions soient néanmoins répétées avec tant d’exactitude. Maisquel rapport a tout ceci avec l’issue du combat, si le hasard veutque Douglas et moi nous nous rencontrions ? Je ne seraicertainement pas disposé à combattre avec moins d’ardeur, parce queje porte ma fortune à la pointe de mon épée, ni à devenir un lâcheparce que je combats pour une partie des domaines de Douglas, aussibien que pour la renommée et la gloire ; mais aprèstout. »

– « Écoutez : un ancienménestrel a dit que dans une injuste querelle il n’était pas devéritable courage, et que l’illustration qui en revient,lorsqu’elle est mise en balance avec une honnête renommée, n’a pasplus de valeur qu’une chaîne simplement faite de cuivre, comparée àune autre chaîne d’or pur. Mais je vous prie de croire que je negarantis rien dans cette importante question. Vous n’ignorez pascomment James de Thirlwall, le dernier commandant anglais, avantsir John de Walton, fut surpris dans le château, et le châteausaccagé au milieu des actes de la plus révoltantebarbarie. »

– « En vérité, je crois que toutel’Écosse et toute l’Angleterre ont entendu parler de cetteboucherie et de l’infâme conduite du chef écossais, lorsqu’il fittransporter au milieu d’une forêt l’or, l’argent, les munitions,les armes et tout ce qu’il était possible d’enlever, détruisit tantde provisions d’une manière aussi horrible qu’inouïe. »

– « Peut-être, sir chevalier,avez-vous été témoin oculaire de cette aventure qui a fait tant debruit, et qu’on appelle le gardemanger deDouglas. »

– « Je n’ai pas précisément vu lesbrigands accomplir leur honteuse destruction, du moins je ne les aipas vus tandis qu’ils l’accomplissaient ; mais je n’ai quetrop bien pu voir leurs traces, pour ne jamais oublier legardemanger de Douglas, et en garder toujours un souvenird’horreur et d’abomination. Je vais vous raconter ce fait avecvérité, par la main de mon père et par mon honneur, commechevalier ! Je vous laisserai à juger ensuite si c’était uneaction propre à concilier la faveur du ciel à ceux qui en furentles auteurs. Voici comment je conte cette histoire.

« Une grande quantité de provisions avaitété, pendant deux années ou environ, réunies de différens points,et le château de Douglas, nouvellement réparé, et, comme on lecroyait, soigneusement défendu, fut désigné comme l’endroit ou lessusdites provisions devaient être mises en magasin pour le servicedu roi d’Angleterre ou de lord Clifford, du premier enfin quientrerait dans les marches occidentales avec une armée anglaise etse trouverait avoir besoin de recourir à ces magasins. Cette arméedevait aussi nous prêter assistance, je veux dire porter dessecours à mon oncle, le comte de Pembroke qui, quelque tempsauparavant, était campé avec des forces considérables dans la villed’Ayr, près la vieille forêt calédonienne, où nous avions dechaudes escarmouches avec les Écossais insurgés. Eh bien !sire ménestrel, il arriva comme la chose arrive souvent, queThirlwall, tout brave et tout hardi soldat qu’il était, fut surprisdans le château de Douglas, pendant la sainte messe, par ce mêmedigne jeune homme, ce James Douglas. Il n’était nullement de bonnehumeur, comme vous pouvez croire, car son père, qu’on nommaitWilliam-le-Hardi, ou William Longues-Jambes, pour avoir refusé dereconnaître le roi d’Angleterre à quelque condition que ce fût,avait été légalement fait prisonnier, et il était mort comme tel,enfermé dans une étroite prison à Berwick, ou, suivant d’autres, àNewcastle. La nouvelle de la mort de son père n’avait pas mis lejeune Douglas dans une petite rage, et contribua, je crois, à luisuggérer ce qu’il fit dans son ressentiment, embarrassé desimmenses provisions qu’il trouva dans le château, et que, vu lesforces supérieures qu’avaient les Anglais dans le pays, il nepouvait ni emporter ni faire consommer à son monde. Le diable luiinspira, je crois, un moyen de les rendre inutiles et incapables deprofiter à personne. Vous jugerez par vous-même si une pareilleidée lui fut plus probablement suggérée par le bon esprit ou par lemauvais.

« Suivant son horrible idée, après quel’or, l’argent et tous les effets précieux qu’on pouvait emportereurent été conduits en lieu sûr, Douglas ordonna qu’on descendîtles provisions de bouche, la viande, le blé, l’orge et les autresgrains dans la cave du château, vida le contenu des sacs pêle-mêle,ce qui forma un énorme monceau, puis ôta les bondes des barils etdes poinçons, de manière que les boissons se mêlassent avec laviande, le grain et les autres provisions qu’il avait amoncelées.Les bœufs qu’on avait amenés au château pour y être tués furent demême éventrés dans la cave, et leur sang alla se mêler aussi au vinet aux provisions. Enfin, il fit couper les bœufs par quartiers, etles jeta également dans ce hideux mélange, ainsi que les cadavresdes défenseurs du château qui, tous immolés impitoyablement,payèrent bien cher le tort de n’avoir pas fait meilleure garde. Lemélange qui résulta de cette ignoble et indigne manière de détruiredes provisions destinées à nourrir des hommes, outre qu’il nemanqua point de faire jeter dans la fontaine du château descadavres d’hommes et de chevaux, ainsi que d’autres ordures propresà souiller l’eau, a été depuis ce temps appelé legardemanger de Douglas. »

« Je ne prétends pas, bon sir Aymer, ditle ménestrel, défendre une action que vous flétrissez trèsjustement, et je ne conçois pas quel moyen on pouvait employer pourrendre mangeables à des chrétiens ces provisions dugardemanger de Douglas. Cependant ce pauvre jeune hommen’a été peut-être poussé à tenir une pareille conduite que par unressentiment naturel qui rend son singulier exploit plus excusablequ’il peut le paraître d’abord. Songez-y, si votre noble père àvous venait de mourir dans une longue captivité, si votre châteauétait pris et occupé par une garnison d’ennemis, d’étrangers, tousces malheurs ne pourraient-ils pas vous pousser à un mode devengeance que ; de sangfroid et en songeant uniquement qu’il aété employé par un ennemi, votre honneur peut considérer avec unehorreur bien naturelle et même louable ? Respecteriez-vous,dites-moi, des objets qui n’ont ni vie ni sentiment, que personnene vous blâmerait de prendre pour en faire votre profit ? etmême auriez-vous scrupule de refuser quartier à des captifs, chosequi arrive si souvent dans des guerres qu’on appelle néanmoinsloyales et humaines ? »

« Vous me pressez vivement, ménestrel,répliqua Aymer de Valence. Moi, du moins, je ne puis avoir grandintérêt à excuser Douglas en cette affaire, puisque lesconséquences ont été que moi-même et le reste des troupes de mononcle, nous avons travaillé avec Clifford et son armée à rebâtir lemême Château dangereux, et que, ne nous sentant aucun appétit pourle ragoût que Douglas nous avait laissé, nous souffrîmes un peu dela faim, quoique je reconnaisse ici que nous n’hésitâmes point ànous approprier le peu de moutons et de bœufs que ces misérablesÉcossais avaient oubliés autour de leurs fermes ; et je neplaisante pas, sire ménestrel, quand je reconnais et tropsérieusement, hélas ! que, nous autres gens de guerre, nousdevons demander pardon au ciel avec un repentir tout particulier,quand nous réfléchissons aux misères diverses que la nature denotre état nous force à nous infliger les uns auxautres. »

« Il me semble, répondit le ménestrel,que, lorsqu’on est tourmenté par les remords de sa propreconscience, on devrait parler avec plus d’indulgence des méfaitsd’autrui : ce n’est pas d’ailleurs que j’ajoute entièrementfoi à une prophétie qui fut délivrée, pour me servir del’expression consacrée dans ce pays montagneux, au jeune lordDouglas par un homme qui, suivant le cours de la nature, aurait dûêtre mort depuis long-temps, laquelle lui promettait une longuesuite de succès contre les armées anglaises, parce qu’il avaitsacrifié son propre château de Douglas pour empêcher qu’on y plaçâtune garnison. »

« Vous avez bien le temps de me contercette histoire, dit sir Aymer, et il me semble qu’un pareil sujetconviendrait mieux à un chevalier et à un ménestrel que la graveconversation que nous avons tenue jusqu’à présent, et qui auraitété fort bien placée, Dieu me pardonne ! dans la bouche dedeux moines voyageant ensemble. »

« Soit, répliqua le ménestrel ; laviole et la harpe peuvent aisément varier de mesure et changerd’air. »

Chapitre 5Thomas-le-Rimeur.

C’est une triste histoire qui peut fairepleurer vos yeux, une horrible histoire qui peut vous faire crisperles nerfs, une merveilleuse histoire qui vous fera froncer lessourcils, qui fera frémir vos chairs, si vous la lisez comme ilfaut.

Vieille Comédie.

Il faut que votre honneur sache, beau sirAymer de Valence, que j’ai entendu conter cette histoire à unegrande distance du pays où elle est arrivée, par un ménestrel juré,ancien ami et serviteur de la maison des Douglas, un des pluscélèbres, dit-on, qui appartinrent jamais à cette noble famille. Ceménestrel, qui se nommait Hugo Hugonnet, accompagnait son jeunemaître, suivant sa coutume, lorsque James Douglas accomplitl’exploit dont nous parlions tout à l’heure.

« Le château était dans un tumultegénéral : dans un coin les hommes de guerre s’occupaient àsaccager et à détruire les provisions ; dans un autre, ilstuaient hommes, chevaux, bœufs et moutons ; et cette besognene se faisait pas sans être accompagnée de cris convenables. Lesbestiaux en particulier avaient pressenti le sort qui les menaçait,et par une résistance gauche, par de piteux mugissemens,témoignaient cette répugnance instinctive avec laquelle ces pauvresanimaux approchent d’un abattoir. Les gémissemens et les sanglotsdes hommes qui recevaient ou allaient recevoir le coup mortel, etles hurlemens des pauvres chevaux livrés à l’agonie de la mort,formaient un chœur épouvantable. Hugonnet voulut se soustraire à cehideux spectacle, à ce lugubre concert ; mais son maître,Douglas le père, avait été un homme de quelque instruction ;et le vieux serviteur désirait ardemment sauver un livre de poésieauquel ce Douglas attachait jadis beaucoup de valeur. Il contenaitles chants d’un ancien barde écossais qui, s’il ne parut êtrequ’une simple créature humaine tant qu’il demeura en ce monde, nedoit peut-être pas porter aujourd’hui le simple nomd’homme. »

« Bref, c’était ce Thomas, surnommé leRimeur, et dont l’intimité, dit-on, était devenue si grande avecces êtres surnaturels qu’on nomme fées, qu’il pouvait, comme elles,prédire les choses futures bien long-temps avant qu’ellesarrivassent, et qui réunissait dans sa personne la qualité de bardeà celle de devin. Mais depuis plusieurs années il avait presqueentièrement disparu de la scène de ce monde, et quoique l’époque etle genre de sa mort n’eussent jamais été publiquement connus,cependant la foi générale était qu’il n’avait pas été ravi à laterre des vivans, mais transporté dans le pays des fées, d’où ilfaisait parfois des excursions, ne s’occupant plus que des chosesqui devaient arriver par la suite. Hugonnet était d’autant plusjaloux de préserver de la destruction les œuvres de cet ancienbarde, que la plupart de ses prédictions et de ses poèmes étaientseulement conservés dans le château, disait-on, et supposéscontenir des choses qui intéressaient d’une manière touteparticulière l’antique maison de Douglas, aussi bien que d’autresfamilles d’origine ancienne, qui avaient servi de sujets auxprophéties du vieillard : il était donc résolu à sauver à toutprix ce volume de la destruction qui l’attendait dans l’incendiegénéral auquel l’édifice venait d’être condamné par l’héritier deses anciens possesseurs. Ce fut avec cette intention qu’il pénétradans la vieille petite chambre voûtée qu’on nommait la bibliothèquede Douglas, et qui pouvait contenir quelques douzaines de ces vieuxlivres écrits par les anciens chapelains, en ce que les ménestrelsappellent le caractère noir. Il découvrit aussitôt lecélèbre lai, intitulé Sir Tristrem, qui avait été si souvent altéréet abrégé, qu’il ne ressemblait plus guère à l’original. Hugonnet,connaissant tout le prix que les anciens propriétaires du châteauattachaient à ce poème, tira ce volume en parchemin des rayons dela bibliothèque, et le posa sur un petit pupitre qui se trouvaitlà, près du fauteuil du baron. Après avoir fait tout ce qu’ilcroyait pouvoir faire pour le sauver, il tomba dans une courterêverie que le jour qui baissait et les préparatifs dugardemanger de Douglas, mais surtout l’idée qu’il voyaitpour la dernière fois des objets qui avaient été si familiers à sesyeux, qu’il les voyait à l’instant où ils allaient être détruits,étaient bien propres à lui inspirer alors.

« Le barde songeait donc en lui-même ausingulier mélange des caractères de savant mystique et de guerrierréunis dans son vieux maître, quand tout à coup, abaissant les yeuxsur le livre du vieux Rimeur, il remarqua avec surprise qu’il étaitlentement entraîné du pupitre où il l’avait posé, par une maininvisible. Le vieillard regarda avec horreur le mouvement spontanédu livre à la sûreté duquel il était si intéressé, et eut lecourage de se rapprocher un peu de la table, afin de découvrir parquel moyen il disparaissait.

« Je vous ai dit que la chambrecommençait déja à s’obscurcir, de manière qu’il n’était pas facilede distinguer qu’il y eût quelqu’un dans le fauteuil, mais onpouvait cependant voir en regardant avec plus d’attention qu’uneespèce d’ombre ou de vapeur ayant forme humaine y étaitassise ; mais elle n’avait rien d’assez précis pour qu’on pûten saisir exactement l’ensemble, ni d’assez détaillé pour qu’onaperçût distinctement son mode d’action. Le barde de Douglasregardait donc l’objet de ses frayeurs comme si quelque chose desurhumain se fût présenté à ses yeux. Cependant, à force deregarder, il parvint à découvrir un peu mieux l’objet qui s’offraità sa vue, et sa vue devint même par degrés plus claire et pluscapable de discerner ce qu’il contemplait. Une grande forme maigre,habillée ou plutôt recouverte d’une longue robe traînante pleine depoussière, dont la figure était tellement ombragée de cheveux et laphysionomie si étrange qu’on pouvait à peine croire qu’ellesappartinssent à un homme, étaient les seuls traits du fantôme qu’onpût saisir ; et en l’examinant avec plus d’attention, Hugonnetremarqua encore deux autres formes qui avaient la tournure d’uncerf et d’une biche, et qui paraissaient presque se cacher derrièrele corps et sous la robe de cette apparitionsurnaturelle. »

« Voilà une histoire bien vraisemblable,dit le chevalier, pour que vous, sire ménestrel, homme de senscomme vous paraissez l’être, vous la racontiez si gravement. Dequelle respectable autorité tenez-vous cette histoire, qui, ensupposant quelle puisse passer après boire, doit être absolumentconsidérée comme apocryphe durant les heures plus sobres de lamatinée ? »

« Sur ma parole de ménestrel, sirechevalier, répliqua Bertram, ce n’est pas moi qui répands cettefable, si c’en est une ; Hugonnet, le joueur de viole, aprèss’être retiré dans un cloître près du lac de Rembelmere dans lepays de Galles, m’a communiqué l’histoire que je vous raconte en cemoment. C’est pourquoi, comme je parle d’après l’autorité d’untémoin oculaire, je ne m’excuserai pas de vous la raconter,puisqu’il m’était impossible d’aller chercher la vérité à unesource plus directe. »

« Soit, sire ménestrel, dit lechevalier ; continue ton récit, et puisse ta légende échapperaux critiques des autres aussi bien qu’auxmiennes ! »

« Hugonnet, sir chevalier, continuaBertram, fut un saint homme, et posséda sa vie durant une bonneréputation, bien que son genre de profession puisse être regardécomme un peu scabreux. La vision lui parla une langue antique,semblable à celle qui fut jadis parlée dans le royaume deStrates-Clyde, espèce d’écossais ou de gaélique, que peu de gensauraient comprise.

« Vous êtes un homme savant, ditl’apparition, et non absolument étranger aux dialectes qui furentautrefois en usage dans votre pays, quoiqu’ils soient aujourd’huioubliés et qu’il faille pour être compris les traduire en saxonvulgaire, tel qu’on le parle dans le Deira ou leNorthumberland ; mais un ancien barde anglais doit aimertendrement l’homme qui, après tant d’années, attache encore assezde prix à la poésie de son pays natal pour songer à en conserverdes fragmens, malgré la terreur qui domine un soir commecelui-ci.

« C’est en effet une terrible nuit,répliqua Hugonnet, que celle qui fait sortir les morts du tombeauet les envoie pour pâles et affreux compagnons aux vivans… Quies-tu, au nom de Dieu ? qui es-tu, toi qui brises lesbarrières qui séparent les vivans des morts et reviens siétrangement visiter un monde auquel tu as depuis si long-temps ditadieu ?

« Je suis, répondit la vision, ce célèbreThomas-le-Rimeur, quelquefois appelé Thomas d’Erceldoune, ou Thomasle véridique parleur. Comme d’autres sages, j’obtiens de temps àautre la permission de visiter les scènes de ma première vie, et jesuis toujours capable de soulever les nuages épais, et de dissiperl’obscurité qui pèse sur l’avenir. Et toi, homme affligé, sache queles désastres auxquels tu vois ce malheureux pays en butte ne sontpas un présage de l’état dont il jouira par la suite : aucontraire, autant les Douglas souffrent aujourd’hui dans la pertede leurs biens, dans la destruction de leur château, infortunes quileur viennent de leur fidélité à l’héritier légitime du royaumed’Écosse, autant est grande la récompense que leur destine leciel ; et, comme ils n’ont pas hésité à brûler et à renverserleur propre maison et celle de leurs pères dans l’intérêt de lacause de Bruce, le ciel a décrété qu’aussi souvent que lesmurailles du château de Douglas seront brûlées et mises au niveaudu sol, elles seront rebâties avec encore plus de solidité et demagnificence qu’auparavant.

« Un cri poussé par une multitude réuniedans la grande cour se fit alors entendre, cri de joie et detriomphe. En même temps une grande lueur rouge sembla s’élancer descombles et des solives du toit ; suivirent bientôt desétincelles aussi nombreuses que celles qui s’échappent de dessousle marteau d’un forgeron ; et peu après, le feu gagnant deproche en proche, l’incendie se fraya un passage par milleouvertures.

« Vois-tu ? dit la vision endirigeant ses regards vers la fenêtre et en disparaissant ;pars ! éloigne-toi ! l’heure voulue pour enlever ce livren’est pas encore arrivée, et tes mains ne sont pas prédestinéespour cette œuvre ; mais il sera en sûreté dans le lieu où jel’ai placé, et le temps où l’on pourra l’y prendre viendra. »La voix se faisait encore entendre que la forme avait disparu, etla tête d’Hugonnet lui tournait presque par suite de l’horriblespectacle dont il était témoin. Ce fut à peine s’il trouva assez deforces pour s’arracher à ce lieu de terreur ; et dans la nuitle château de Douglas s’évanouit en cendres et en fumée pourreparaître peu après plus redoutable et plus fortqu’auparavant. » Le ménestrel s’arrêta, et son auditeur, lechevalier anglais, garda quelques minutes de silence avant derépliquer.

« Il est vrai, ménestrel, répondit doncsir Aymer, votre histoire est inattaquable sur ce point que lechâteau, trois fois brûlé par l’héritier de la maison et de labaronnie, a jusqu’à présent été autant de fois relevé par Henrilord Clifford, et d’autres généraux anglais qui ont toujourscherché à le reconstruire plus solide et plus fort qu’il n’était,attendu qu’il occupe une position trop importante à la sûreté denotre frontière du côté de l’Écosse pour permettre que nousl’abandonnions : je l’ai vu moi-même rebâtir en partie. Maisje ne puis croire que, parce que le château a été ainsi renversé,il doive toujours être aussi nécessairement relevé, attendu que lesexploits des Douglas sont toujours accompagnés de barbaries quiassurément ne peuvent obtenir l’approbation du ciel. Mais je voisque tu es décidé à ne pas changer d’opinion, et je ne puis t’enblâmer ; car les merveilleux revers de fortune qui ontsuccessivement assailli tous les possesseurs de cette forteresseautorisent suffisamment les hommes à s’attendre à ce qu’ilsregardent comme l’indication manifeste de la volonté du ciel ;mais tu peux croire, bon ménestrel, que la faute n’en sera point àmoi si le jeune Douglas trouve encore l’occasion d’exercer sontalent culinaire par une seconde édition de son Garde-manger defamille, et s’il peut profiter des prédictions deThomas-le-Rimeur. »

« Je ne révoque en doute ni votrecirconspection ni celle de sir John de Walton, répliqua Bertram,mais je puis dire sans crime que le ciel mène toujours à fin sesprojets. Je regarde pour ainsi dire le château de Douglas comme unlieu prédestiné, et je brûle du désir de voir quels changemens letemps a pu y opérer dans un espace de vingt ans ; jedésirerais surtout m’emparer, s’il était possible, du volume de ceThomas d’Erceldoune, qui contient un fonds si riche de poésiesoubliées et de prophéties qui intéressent à un si haut point lesdestinées futures du royaume britannique, des royaumes du nord etdu midi. »

Le chevalier ne répondit rien, mais marcha unpeu, en avant, et dévia de quelques pas du bord de la rivière, lelong de laquelle la route semblait être trop escarpée. Lesvoyageurs parvinrent enfin au sommet d’une montée très haute ettrès longue. De ce point, et derrière un énorme roc qui paraissaitavoir été, pour ainsi dire, mis de côté et disposé comme unedécoration de théâtre pour que la vue plongeât dans la partie bassede la vallée, ils aperçurent dans son ensemble le val immense dontles parties avaient déja été vues en détail, mais qui sedéveloppait alors, attendu que la rivière devenait plus étroite encet endroit, dans toute sa profondeur et sa largeur, et montraitdans son enceinte, à peu de distance du cours de la rivière, lesuperbe château seigneurial qui lui donnait son nom. Le brouillard,qui emplissait toujours la vallée de ses nuages laineux, nelaissait voir qu’imparfaitement les fortifications grossières quiservaient de défense à la petite ville de Douglas, assez solidespour repousser une tentative d’attaque, mais non pour résister à cequ’on appelait alors un siége en règle. L’objet qui attiraitprincipalement les regards était l’église, ancien monument gothiqueconstruit sur une éminence au centre de la ville, et qui alorstombait presque en ruines. À gauche, et s’effaçant pour ainsi diredans l’éloignement, on pouvait distinguer d’autres tours etd’autres créneaux ; enfin, séparé de la ville par une pièced’eau artificielle qui l’entourait presque, s’élevait le châteaudangereux de Douglas.

Il était solidement fortifié à la mode dumoyen-âge, avec donjon et créneaux déployant au dessus de toutesles autres la haute tour qui portait le nom de Tour de lord Henriou de Tour de Clifford.

« Voici le château, dit Aymer de Valence,en étendant le bras avec un sourire de triomphe ; tu peuxjuger par toi-même si les défenses qu’on y a ajoutées sous lesordres de Clifford doivent faire qu’à la première fois il seraencore plus facile de le prendre qu’à la dernière. »

Le ménestrel secoua simplement la tête, etemprunta au psalmiste la citation suivante : Nisicustodiet Dominus. Et il n’ajouta rien de plus, quoique deValence, répliquât avec vivacité : « Je pourrais, encitant ce texte, y appliquer le même sens que tu y appliques ;mais il me semble que tu as l’esprit un peu plus mystique que nel’ont ordinairement les ménestrels voyageurs. »

« Dieu sait, dit Bertram, que, si moi oumes pareils nous oublions que le doigt de la Providence accomplittoujours ses desseins dans ce bas monde, nous méritons le blâmeplus que tous les autres, puisque nous sommes continuellementappelés, dans l’exercice de notre profession imaginative, à admirerles coups du destin qui font sortir le bien du mal, et qui rendentles hommes, dont l’unique pensée est leurs propres passions etleurs propres desseins, exécuteurs de la volonté duciel. »

« Je me soumets à ce que vous dites, sireménestrel, répliqua le chevalier, et je n’ai pas le droit d’énoncerle moindre doute sur les vérités que vous établissez sisolennellement, moins encore sur la bonne foi avec laquelle vousles exposez. Permettez-moi d’ajouter que je crois avoir assez decrédit dans cette garnison pour que vous y soyez le bienvenu ;et sir John de Walton, je l’espère ne refusera point le libre accèsde la grande salle du château et de la chambre du chevalier à unepersonne de votre profession, lorsque nous pouvons retirer certainprofit de vos entretiens. Je ne puis cependant vous faire espérerla même indulgence pour votre fils, vu l’état actuel de sasanté ; mais si j’obtiens pour lui la permission de séjournerau couvent de Sainte-Bride, il y demeurera tranquille et en sûretéjusqu’à ce que vous ayez renouvelé connaissance avec la vallée deDouglas et son histoire, et que vous soyez prêt à continuer votrevoyage. »

« J’accède à la proposition de votrehonneur, d’autant plus volontiers, dit le ménestrel, que je puisrécompenser l’hospitalité du père abbé. »

« Point essentiel avec de saints hommesou de saintes femmes, répliqua de Valence, qui ne subsistent, entemps de guerre, qu’en fournissant aux voyageurs qui viennentvisiter leurs reliques les moyens de passer quelques jours dansleurs cloîtres. »

La petite troupe approchait des sentinelles,alors en faction sur les différens points du château, et quiétaient postées à peu de distance les unes des autres : ellesadmirent respectueusement sir Aymer de Valence, comme premiercommandant après sir John de Walton. Fabian, car tel était le nomdu jeune écuyer qui accompagnait de Valence, fit savoir que le bonplaisir de son maître était qu’on laissât aussi entrer leménestrel.

Cependant un vieil archer regarda le ménestrelde travers lorsqu’il entra, suivant sir Aymer. « Il ne nousappartient pas, dit-il, ni à nous ni à personne de notre rang, denous opposer au bon plaisir de sir Aymer de Valence, oncle ou neveudu comte de Pembroke, en pareille circonstance ; et quant ànous, maître Fabian, nous déclarerons que vous êtes parfaitementlibre de faire de ce barde votre compagnon de là et de table pourune semaine ou deux au château de Douglas, aussi bien que de lerecevoir comme une simple visite ; mais votre honneur saitbien quels ordres sévères nous sont donnés pour la consigne ;et si Salomon, roi d’Israël, nous arrivait comme un ménestrelambulant, je n’oserais pas lui ouvrir la porte sans y êtrepositivement autorisé par sir John Walton. »

« Doutez-vous, coquin, dit sir John Aymerde Valence, qui revint sur ses pas en entendant l’altercation entreFabian et l’archer ; doutez-vous que j’aie le droit nécessairepour recevoir un hôte, ou oseriez-vous me lecontester ? »

« À Dieu ne plaise, répliqua levieillard, que j’aie la présomption de mettre mon propre désir enopposition avec celui d’un homme tel que vous, qui avez sirécemment et si honorablement gagné vos éperons ; mais danscette affaire je dois songer quel sera le désir de sir John deWalton, qui est votre gouverneur, sir chevalier, aussi bien que lemien : je crois donc qu’il ne serait pas mal que votre hôteattendît le retour de sir John, qui est allé visiter, à cheval, lespostes extérieurs du château ; et comme tel est, je crois, mondevoir, votre seigneurie ne s’en offensera point, jel’espère. »

« Il me semble, répondit le chevalier,qu’il est bien téméraire à toi de supposer que mes ordres puissentêtre inconvenans ou contradictoires avec ceux de sir John de Waltontu peux du moins être convaincu qu’il ne t’en reviendra aucun mal.Retiens cet homme dans le corps-de-garde, fais-lui donner à boireet à manger, et quand sir John de Walton reviendra, avertis-le quec’est une personne introduite à ma demande ; et s’il fautquelque chose de plus pour le faire justifier auprès du gouverneur,je ne manquerai pas de lui parler moi-même. »

L’archer fit un signe d’obéissance avec lapique qu’il tenait à la main, et reprit l’air grave et solenneld’une sentinelle en faction. Mais auparavant il introduisit leménestrel, et lui procura des rafraîchissemens, ne cessant pas unseul instant de causer avec Fabian qui était demeuré en arrière.Cet actif jeune homme était devenu très fier depuis peu, par suitede son élévation au grade d’écuyer de sir Aymer, et de ce premieravancement vers le titre de chevalier, attendu que sir Aymerlui-même avait passé plus vite que de coutume au rang de chevalierde simple écuyer qu’il était.

« Je t’assure, Fabian, » disait levieil archer, que la gravité, la sagacité et l’adresse même aveclesquelles il remplissait son devoir, tout en lui gagnant laconfiance de toutes les personnes du château, exposaient parfois,comme il le disait lui-même, aux railleries des jeunes freluquets,et qui, en même temps, nous pouvons l’ajouter, le rendaient quelquepeu doctoral et pointilleux à l’égard des gens que leur naissanceou leur grade mettait au dessus de lui ; « je t’assure,Fabian, que tu rendras à ton maître, sir Aymer, un bon service, situ peux lui donner à entendre qu’il devrait toujours permettre à unvieil archer, à un homme d’armes, à tout soldat vétéran, de luifaire une réplique honnête et polie quand il lui donne unordre ; car assurément ce n’est pas dans les premières vingtannées de sa vie qu’un homme apprend à connaître les différentesobligations du service militaire ; et sir John de Walton, cevéritable commandant par excellence, est un homme qui s’appliquestrictement à ne jamais dévier de la ligne du devoir, et,crois-moi, il sera aussi rigoureusement sévère à l’égard de tonmaître qu’à l’égard de toute personne inférieure ; tel estmême son zèle pour son devoir, qu’il n’hésite pas à réprimander,lorsque la plus petite occasion s’en présente, Aymer de Valencelui-même, quoique son oncle, le comte de Pembroke, ait été lebienveillant patron de sir John de Walton, et l’ait mis en route defaire fortune. C’est donc en élevant son neveu d’après la véritablediscipline des armées françaises que sir John Walton a choisi lameilleure manière de se montrer reconnaissant envers le vieuxcomte. »

« Comme il vous plaira, vieux GilbertFeuille-Verte, répondit Fabian ; vous savez que je ne me fâchejamais de vos sermons ; reconnaissez donc que je me soumets àvos résignations : à vos réprimandes et à celles de sir Johnde Walton. Mais vous poussez les choses trop loin, si vous nepouvez laisser passer un jour sans me donner, pour ainsi dire, lefouet. Croyez-moi, sir John de Walton ne vous remerciera point sivous lui dites qu’il est trop vieux pour se rappeler qu’il a jadiseu lui-même de la sève verte dans les veines. Oui, telles sont leschoses, le vieillard n’oubliera point qu’il a été jeune autrefois,et le jeune homme qu’il doit un jour devenir vieux : aussil’un quitte-t-il ses manières vives pour prendre les allures lentesde l’âge mûr ; mais l’autre reste comme un torrent du milieude l’été gonflé par la pluie, où chaque goutte d’eau résonne, écumeet déborde. Voilà une maxime pour vous, Gilbert. En avez-vousjamais entendu une meilleure ? Colloquez-la parmi vos axiomesde sagesse, et voyez si elle ne sera point à leur égard commequinze est à l’égard de douze. Elle vous servira à vous tirerd’affaire, brave homme, quand la cruche au vin… c’est ton seuldéfaut, bon Gilbert, te mettra parfois dans l’embarras. »

« Tu ferais mieux de garder ta maximepour toi, bon sire écuyer, répliqua le vieillard ; il mesemble qu’elle pourra t’être plus utile qu’à moi. A-t-on jamais ouïdire qu’un chevalier, ou le bois dont les chevaliers se font,c’est-à-dire un écuyer, ait été jamais châtié corporellement commeun pauvre vieux archer ou un valet d’écurie ? Vos plus grandesfautes, vous les réparerez par quelque bon mot, et vos meilleursservices, on ne les récompensera guère plus généreusement qu’envous donnant le nom de Fabian-le-Fabuliste, ou quelque autre surnomaussi spirituel. »

Après avoir exhalé cette longue répartie, levieux Feuille-Verte reprit ce certain air d’aigreur qui caractérised’ordinaire les hommes dont l’avancement peut être considéré commenul, tant il a été lent et peu considérable, et qui témoignenttoujours de la mauvaise humeur contre ceux qui sont montés engrade, ce à quoi tout le monde travaille plus vite et, comme ils lesupposent, avec moins de mérite qu’eux-mêmes. De temps à autre, lesyeux de la vieille sentinelle quittaient le haut de sa pique, et sedirigeaient avec un air de triomphe sur le jeune Fabian, comme pourvoir s’il était profondément blessé du trait qu’il lui avait lancé,tandis qu’en même temps il se tenait toujours prêt à s’acquitter dudevoir mécanique que lui imposait sa faction. Mais Fabian et sonmaître étaient tous deux à cette heureuse époque de la vie où unmécontentement tel que celui du vieil archer ne les affectaitguère, et au pire n’était considéré que comme la plaisanterie d’unvieillard et d’un brave soldat, d’autant plus qu’il était toujoursdisposé à faire le devoir de ses camarades et qu’il avait toute laconfiance de sir John de Walton, qui, quoique beaucoup plus jeune,avait été comme Feuille-Verte élevé au milieu des guerresd’Édouard Ier, et était sévère à maintenir unediscipline stricte, qui pourtant, depuis la mort de ce grandmonarque, avait été considérablement négligée par la jeune etchaude valeur de l’Angleterre.

Cependant l’idée vint à sir Aymer de Valenceque, quoiqu’en accueillant Bertram avec l’hospitalité qu’onmontrait toujours aux gens de sa profession, il n’avait faitqu’agir comme il convenait à son rang, puisqu’il avait déja méritéles plus grands honneurs de la chevalerie. Ce voyageur, qui sedisait ménestrel, pouvait en réalité ne pas exercer une professiondont il se donnait le titre. Il y avait incontestablement dans saconversation quelque chose de plus grave, sinon de plus austère,que dans celle des autres bardes ; et quand il réfléchit à laprudence minutieuse de sir John de Walton, il commença à douter sile gouverneur l’approuverait d’avoir introduit dans le château unindividu tel que Bertram, qui pouvait examiner les points fortifiésde la citadelle et occasioner ensuite pour la garnison beaucoup defatigues et de dangers. Il regrettait donc en secret de n’avoir pashonnêtement donné à entendre au barde ambulant que son admission oucelle de tout autre étranger dans le Château Dangereux étaitempêchée pour le moment par les circonstances de l’époque. En cecas, il se serait justifié par l’obligation où il se trouvait defaire son devoir, et au lieu de s’attirer le blâme et les reprochesdu gouverneur, il aurait peut-être mérité ses éloges et sonapprobation.

Outre ces pensées qui le tourmentaient, sirAymer conçut la crainte tacite d’un refus de la part de sonofficier commandant ; car cet officier, malgré sa rigueur, ilne l’aimait pas moins qu’il ne le redoutait. Il se rendit donc aucorps-de-garde du château, sous prétexte de voir si les règles del’hospitalité avaient été convenablement observées à l’égard de soncompagnon de route. Le ménestrel se leva respectueusement, et, à enjuger d’après la manière dont il présenta ses respects à sir Aymer,il parut, sinon s’être attendu à cette marque de politesse de lapart du sous-gouverneur, du moins n’en être nullement surpris. D’unautre côté, sir Aymer prit à l’égard de Bertram un air plus réservéque celui qu’il avait pris jusqu’alors, et en revenant sur sapremière invitation il alla jusqu’à dire que le ménestrel savaitqu’il ne commandait qu’en second, et que la permission réelled’entrer dans le château devait être sanctionnée par sir John deWalton.

Il y a une manière honnête de paraître croireaux excuses dont certaines gens viennent nous payer, sans allégueraucun soupçon sur leur validité. Le ménestrel lui offrit donc sesremercîmens pour la politesse qu’on lui avait déja témoignée.« Si je désirais loger dans ce château, dit-il, ce n’étaitqu’une simple envie, une curiosité passagère ; si on ne m’enaccorde pas la permission, il ne m’en reviendra ni désagrément nidéplaisir. Thomas d’Erceldoune était, suivant les triadesgalloises, un des trois bardes de la Grande-Bretagne qui ne teignitjamais une lance de sang, qui ne fut jamais coupable d’avoir prisou repris des châteaux et des forteresses ; il s’en faut doncde beaucoup qu’on doive le soupçonner, après sa mort, d’êtrecapable d’accomplir de tels exploits. Mais il m’est aisé deconcevoir que sir John de Walton ait laissé les droits ordinairesde l’hospitalité tomber en désuétude, et j’avoue qu’un homme d’uncaractère public comme moi ne doit pas désirer prendre de lanourriture ni loger dans un château qui est réputé pourdangereux ; et personne ne doit être surpris que le gouverneurne permette pas même à ce digne jeune lieutenant de lever unedéfense si sévère et si peu habituelle. »

Ces mots prononcés très sèchement avaient pourbut d’insulter le jeune chevalier, comme donnant à entendre qu’iln’était pas regardé comme suffisamment digne de confiance par sirJohn de Walton, avec qui pourtant il avait vécu sur le pied del’affection et de la familiarité, quoique le gouverneur eût atteintsa trentième année et au delà, et que son lieutenant ne fût pasencore arrivé à sa vingt-unième ; car, malgré l’âge fixé pourla chevalerie, on lui avait accordé une dispense par suite desexploits qu’il avait accomplis dès sa jeunesse. Avant qu’il eûtcomplétement calmé les mouvemens de colère qui s’élevaient dans sonesprit, le son d’un cor de chasse se fit entendre à la porte, et, àen juger par l’espèce de remuement général qu’il opéra dans toutela garnison, il fut évident que le gouverneur était de retour auchâteau. Chaque sentinelle, comme ranimée par sa présence, tenaitsa pique plus droite, échangeait le mot d’ordre avec plus deprécaution, et paraissait mieux comprendre et mieux remplir sondevoir. Après avoir mis pied à terre, sir John de Walton demanda àFeuille-Verte ce qui était arrivé durant son absence. Le vieilarcher se crut obligé à dire qu’un ménestrel, qui avait l’air d’unÉcossais ou d’un habitant vagabond des frontières, avait été admisdans le château, tandis que son fils, garçon malade de la contagionqui avait tant fait de bruit, avait été momentanément laissé àl’abbaye de Sainte-Bride. Il donna tous ces détails d’après Fabian.L’archer ajouta que le père était un homme qui, par ses chansons etses histoires, pourrait amuser toute la garnison sans lui laisserle temps de songer à ses affaires.

« Nous n’avons pas besoin de pareilsexpédiens pour passer le temps, répondit le gouverneur, et nousaurions été plus satisfait si notre lieutenant avait eu la bonté denous trouver d’autres hôtes, et surtout des gens avec lesquels onpuisse avoir des relations plus directes et plus franches, qu’avecun homme qui par sa profession ne cherche qu’à offenser Dieu et àtromper ses semblables. »

« Cependant, répliqua le vieux soldat quine pouvait pas même écouter son commandant sans se laisser aller àson humeur de contredire, j’ai entendu votre honneur dire que laprofession de ménestrel, quand on s’en acquittait convenablement,était aussi honorable que la chevalerie même. »

« Il peut en avoir été ainsi jadis,répliqua le chevalier, mais chez les ménestrels modernes le but deleur art, qui est d’exciter à la vertu, a été complétementoublié : encore est-il heureux que la poésie qui enflammaitnos pères et les poussait à de nobles actions ne porte pasaujourd’hui leurs fils à se conduire d’une manière basse etindigne. Mais j’en parlerai à mon ami Aymer, qui, parmi tous lesjeunes gens que je connais, n’a son pareil ni en bonté ni engrandeur d’ame. »

Tout en discourant ainsi avec l’archer, sirJohn de Walton, homme grand et bien fait, s’était avancé sous levaste manteau de la cheminée du corps-de-garde où il se tenaitdebout, et était écouté avec un respectueux silence par le fidèleGilbert, qui remplissait, avec des signes et, des mouvemens detête, comme un auditeur attentif, les intervalles de laconversation. La conduite d’un autre individu qui écoutait aussi cequ’on disait n’était pas également respectueuse, mais il étaitplacé de manière à ne pas attirer sur lui l’attention.

Cette tierce personne n’était autre quel’écuyer Fabian qu’on ne pouvait apercevoir à cause de sa positionderrière l’avancement que formait la vaste cheminée de modeantique, et qui tâcha de s’effacer encore plus soigneusementlorsqu’il entendit la conversation du gouverneur et de l’archertourner, à ce qu’il crut, au désavantage de son maître. L’écuyers’occupait alors du soin un peu servile de fourbir les armes de sirAymer, travail dont il s’acquittait plus aisément en faisantchauffer, sur l’espèce d’avancement que formait le foyer, lesdifférentes pièces de l’armure d’acier pour les recouvrir d’unmince vernis. Il ne pouvait donc, au cas où il aurait étédécouvert, être regardé comme coupable d’impertinence ou de manquede respect. Il était d’autant mieux caché qu’une fumée épaisses’élevait d’une grande quantité de boiseries en chêne surlesquelles étaient ciselés en beaucoup d’endroits le chiffre et lesarmoiries de la famille des Douglas, et qui, se trouvant être lescombustibles qu’on avait sous la main, noircissaient et fumaientdans la cheminée avant de pouvoir produire de la flamme.

Le gouverneur, ignorant tout-à-fait cetteaugmentation de son auditoire, poursuivait la conversation avecGilbert Feuille-Verte : « Je n’ai pas besoin de vousdire, ajoutait-il, que je suis intéressé à en finir promptementavec ce siége ou ce blocus dont Douglas continue à nous menacer.Mon propre honneur et mes affections sont engagés à ce que jeconserve le Château Dangereux à la cause de l’Angleterre, mais jesuis tourmenté de l’admission de cet étranger ; et le jeune deValence aurait plus strictement rempli son devoir s’il avait refuséà ce vagabond toute communication avec nos gens, sans mapermission. »

« C’est pitié de voir, répliqua le vieuxFeuille-Verte en secouant la tête, qu’un jeune chevalier si bon etsi brave se laisse quelquefois aller aux conseils de son écuyer, cebambin de Fabian qui a de la bravoure, mais aussi peu d’aplombqu’une bouteille de petite bière fermentée. »

« Que la peste te crève ! pensaFabian en lui-même, vieille relique de guerre, farcie deprésomption et de termes guerriers, semblable au soldat qui, pourse garantir du froid, s’est entortillé si étroitement dans uneenseigne déguenillée, qu’à l’extérieur il ne montre plus rien quehaillons et armoiries. »

« Je ne songerais pas deux fois à cetteaffaire, si le coupable m’était moins cher, répliqua sir John deWalton, mais je veux rendre service à ce jeune homme, quand même jedevrais risquer, pour lui apprendre à connaître la disciplinemilitaire, de lui causer un peu de peine. L’expérience devrait,pour ainsi dire, être gravée avec un fer chaud dans l’esprit desjeunes gens, et il ne faudrait pas se contenter simplement d’écrireles préceptes de la charte avec de la craie. Je me rappellerai,Feuille-Verte, le conseil que vous me donnez, et je ne manqueraipas la première occasion de séparer ces deux jeunes gens ; etquoique j’aime l’un fort tendrement, quoique je sois loin desouhaiter à l’autre le moindre mal, néanmoins à présent, comme vousdites fort bien, l’aveugle conduit l’aveugle, et le jeune chevaliera pour conseiller et pour aide un chevalier trop jeune : c’estun mal que nous réparerons. »

« Corbleu ! que le diable t’emporte,vieille chenille ! se dit le page en lui-même ; je teprends sur le fait cette fois, me calomniant moi et mon maîtrecomme il est dans ta nature de calomnier tous les jeunes aspirans àla chevalerie qui sont pleins d’espérance. Si ce n’était que jedusse souiller mes armes d’élève-chevalier en me mesurant avec unhomme de ton rang, je pourrais t’honorer d’une invitation à mesuivre en champ-clos, tandis que les médisances que tu viens dedébiter sont encore au bout de ta langue ; mais, quoi qu’il ensoit, tu ne tiendras pas publiquement tel langage dans le château,et puis tel autre en présence du gouverneur, sous prétexte que tuas servi avec lui sous la bannière deLongues-Jambes[14]. Jeredirai à mon maître les bonnes intentions dont tu es animé pourlui, et quand nous nous serons concertés ensemble, on verra si cesont les jeunes courages ou les barbes grises qui doivent êtrel’espérance et la protection de ce château de Douglas. »

Il suffira de dire que Fabian exécuta cedessein en rapportant à son maître, et de fort mauvaise humeur, laconversation qui avait eu lieu entre sir John de Walton et le vieuxsoldat. Il réussit à faire envisager l’incident comme une offenseformelle faite à sir Aymer de Valence, tandis que tous les effortsdu gouverneur, pour dissiper les soupçons conçus par le jeunechevalier, ne purent réussir à lui persuader que son commandantn’avait à son égard que d’excellentes intentions. Il conserval’impression qu’avait produite sur son esprit le rapport de Fabian,et crut ne point faire injustice à sir John de Walton en supposantqu’il désirait s’appliquer la plus grande partie de la gloireacquise dans la défense du château, et qu’il éloignait à desseinceux de ses compagnons qui pouvaient raisonnablement prétendre àleur bonne part d’honneur.

La mère de la discorde, dit un proverbeécossais, n’est pas plus grosse qu’une aile de moucheron. Dans laquerelle dont il s’agit dans notre histoire, le jeune homme et levieux chevalier ne s’étaient ni l’un ni l’autre donné un justemotif d’offense. De Walton, était observateur rigide de ladiscipline militaire, dans laquelle il avait été élevé dès sonextrême jeunesse, et qui le dirigeait presque aussi absolument queson caractère naturel ; en outre, sa situation présenterenforçait son éducation première.

La rumeur publique avait même exagéré lestalens militaires, l’esprit entreprenant et le génie fécond enruses de guerre attribués à James, le jeune seigneur de Douglas. Ilpossédait, aux yeux de cette garnison d’hommes du sud, les facultésd’un démon plutôt que celles d’un simple mortel ; car si lessoldats anglais maudissaient l’ennui de la garde et de lasurveillance perpétuelles que leur imposait le Château Dangereux,surveillance qui ne leur permettait jamais de se relâcher d’uneextrême rigueur, ils convenaient tous qu’une grande ombre leurapparaissait avec une hache d’armes à la main, et, entrant enconversation avec eux de la manière la plus insinuante, ne manquaitjamais, avec une éloquence et une ingéniosité égales à celles d’unesprit déchu, d’indiquer à la sentinelle mécontente quelque moyengrace auquel, en se prêtant à trahir les Anglais, il se remettraiten liberté. La diversité de ces expédiens et la fréquence de leurretour tenaient l’inquiétude de sir John de Walton si constammenten haleine qu’il ne se croyait jamais exactement hors de l’atteintede Douglas, plus que le bon chrétien se suppose hors de la portéedes griffes du diable ; tandis que toute nouvelle tentation,au lieu de confirmer ces espérances de salut, semble annoncer quela retraite immédiate du malin esprit sera suivie par quelquenouvelle attaque encore plus habilement combinée. Sous l’influencede cet état continuel d’anxiété et d’appréhension, le caractère dugouverneur ne changea point en bien, comme on doit le penser ;et ceux qui le chérissaient le plus regrettaient beaucoup qu’ils’acharnât sans cesse à se plaindre d’un manque de diligence de lapart de ceux qui, ne se trouvant ni investis d’une responsabilitécomme la sienne, ni animés par l’espérance de récompenses aussisplendides, ne pouvaient pas entretenir des soupçons si continuelset si exagérés. Les soldats murmuraient que la vigilance de leurgouverneur dégénérait en sévérité ; les officiers et leshommes de rang, qui étaient en assez grand nombre attendu que lechâteau était une célèbre école militaire, et qu’il y avait uncertain mérite rien qu’à servir dans l’enceinte de ses murs, seplaignaient en même temps que sir John de Walton eût interrompu sesparties de chasse aux chiens et aux faucons, et ne songeât plusuniquement qu’à maintenir l’exacte discipline du château. D’unautre côté, il faut arguer en général qu’un château-fort esttoujours bien tenu quand le gouverneur observe strictement ladiscipline ; et quand il survient dans une garnison desdisputes et des querelles personnelles, les jeunes gens sontd’ordinaire plus en faute que ceux qu’une plus grande expérience aconvaincus de la nécessité de prendre les plus rigoureusesprécautions.

Un esprit généreux… et tel était celui de sirJohn de Walton, est souvent sous ce rapport changé et corrompu parl’habitude d’une vigilance excessive, et entraîné hors des bornesnaturelles de la sincérité. Sir Aymer de Valence n’était pas exemptnon plus d’un pareil changement : les soupçons, quoiqueprovenant d’une cause différente, semblaient aussi menacerd’exercer une funeste influence sur son caractère noble et franc,et de détruire ces qualités qui l’avaient distingué jusque là. Cefut en vain que sir John de Walton rechercha avec empressement lesoccasions d’accorder à son jeune ami toutes les licences et faveurscompatibles avec les devoirs qu’il avait à remplir dans l’intérieurde la place : le coup était frappé ; l’alarme avait étédonnée des deux parts à un naturel fier et hautain, et, tandis quede Valence se croyait injustement soupçonné par un ami qui souscertains rapports lui devait beaucoup, de l’autre côté sir deWalton était conduit à penser qu’un jeune homme, à l’éducationduquel il avait veillé comme s’il eût été son propre fils, quidevait à ses leçons toutes les connaissances militaires qu’il avaitacquises et tous les succès qu’il avait obtenus dans le monde,s’était offensé pour des bagatelles, et se considérait commemaltraité sans aucun motif de l’être. Les germes de mésintelligenceainsi répandus entre eux ne manquèrent pas ; comme l’ivraiesemée par le démon au milieu du bon grain, de se propager d’unepartie de la garnison à une autre ; les soldats, quoique sansmeilleure raison que de passer simplement le temps, prirent partipour leur gouverneur et son jeune lieutenant ; et une fois quela balle de discorde fut lancée parmi eux, il ne manqua jamais debras ni de mains pour la tenir en mouvement.

Chapitre 6Mésintelligence.

Hélas ! ils avaient été amis dansleur jeunesse ; mais des langues qui parlent bas peuventempoisonner la vérité, et la constance n’existe que dans le royaumedes cieux. La vie est épineuse, et la jeunesse est vaine ; etquand on se brouille avec une personne aimée, il semble que lafolie se soit emparée du cerveau…… Chacun prononce des mots deprofond mépris et insulte le cher frère de son cœur ; mais ilsne retrouvèrent ni l’un ni l’autre un être dans le cœur duquel ilspurent épancher leurs peines… Ils restèrent loin l’un de l’autreavec les cicatrices de leurs blessures, comme deux pointes d’unrocher qui s’est fendu : une mer affreuse s’étend entre eux.Mais ni chaud, ni froid, ni tonnerre ne fera jamais disparaîtreentièrement, je pense, les traces de ce qui a jadisexisté.

Christabel de Coleridge.

Pour exécuter la résolution qui, lorsqu’ilavait été de sang-froid, lui avait paru la plus sage, sir John deWalton se détermina à traiter avec toute l’indulgence possible sonlieutenant et ses jeunes officiers, à leur procurer tous les genresd’amusemens possibles que permettait l’endroit et à les rendrehonteux de leur mécontentement en les accablant de politesse. Lapremière fois donc qu’il vit Aymer de Valence après son retour auchâteau, il lui parla avec une affabilité extrême, soit réelle soitsupposée.

« Qu’en pensez-vous, mon jeune ami, ditde Walton, si nous essayions de quelques unes de ces chassespropres, dit-on, à ce pays ? Il y a encore dans notrevoisinage de ces troupeaux sauvages de race calédonienne qu’on netrouve plus ailleurs que dans les marécages qui forment la noire ettriste frontière de ce qu’on appelait anciennement le royaume deStrates-Clyde ; nous avons parmi nous des chasseurs qui ontl’habitude de cet exercice et qui assurent que ces animaux sont lesplus fiers et les plus redoutables de tous ceux qu’on peut chasserdans l’île de la Grande-Bretagne. »

« Vous ferez ce qu’il vous plaira,répondit sir Aymer froidement, mais ce n’est pas moi, sir John, quivous donnerai le conseil, pour le plaisir d’une partie de chasse,d’exposer toute la garnison à un très grand danger. Vous connaissezparfaitement la responsabilité à laquelle vous soumet le poste quevous occupez ici, et sans doute vous en avez long-temps pesé lepoids avant de nous faire une proposition de cettenature. »

« Je connais, à la vérité, mon propredevoir, répliqua de Walton offensé à son tour, et je puis bienpenser aussi au vôtre sans assumer néanmoins plus que ma part deresponsabilité ; mais il me semble vraiment que le gouverneurde ce Château Dangereux, entre autres difficultés de sa position,est, comme disent les vieilles gens de ce pays, soumis à un charme,et à un charme qui le met dans l’impossibilité de diriger saconduite de manière à procurer du plaisir à ceux qu’il désire leplus obliger. Il n’y a pas encore plusieurs semaines, quels yeuxeussent brillé plus que ceux de sir Aymer de Valence à laproposition d’une chasse générale où l’on aurait dû poursuivre unenouvelle espèce de gibier ? et maintenant quelle est saconduite quand on lui propose une partie de plaisir, uniquement, jepense, pour s’opposer à mon désir de lui être agréable !… unconsentement froid tombe à demi formulé de ses lèvres, et il sedispose à venir courre ces bestiaux sauvages avec un air degravité, comme s’il allait entreprendre un pèlerinage à la tombed’un martyr.

« Non pas, sir John, répondit le jeunechevalier. Dans notre situation présente nous devons veillerconjointement sur plus d’un point, et quoique la plus grandeconfiance et la direction supérieure des opérations vous aient étésans nul doute accordées, comme au chevalier qui de nous deux estle plus âgé et le plus capable, néanmoins je sens encore que j’aiaussi ma part de sérieuse responsabilité : j’espère donc quevous écouterez avec indulgence mon avis et que vous en tiendrezcompte, quand même il vous paraîtrait porter sur cette partie denotre charge commune qui est plus spécialement dans vosattributions. Le grade de chevalier que j’ai eu l’honneur derecevoir comme vous, l’accolade que le royal Plantagenetm’a donnée sur l’épaule, me mettent bien en droit, je pense, deréclamer une pareille faveur. »

« Je vous demande humblement pardon,répliqua le vieux chevalier ; j’oubliais l’importantpersonnage que j’avais devant moi, moi simplement fait chevalierpar le roi Édouard lui-même, qui sans doute n’avait aucune raisonparticulière de me conférer un si grand honneur ; et jereconnais que je sors manifestement de mon devoir quand je viensproposer une chose qui peut ne paraître qu’un vain amusement à unindividu qui élève si haut ses prétentions. »

« Sir John de Walton, repartit deValence, nous en avons déja trop dit sur ce sujet, restons-en là.Tout ce que j’ai voulu dire, c’est que, préposé à la garde duchâteau de Douglas, ce ne sera point avec mon consentement qu’unepartie de plaisir, qui évidemment infère un relâchement dediscipline, sera faite sans nécessité, surtout quand il faudraitréclamer l’assistance d’un grand nombre d’Écossais, dont lesmauvaises dispositions à notre égard ne sont que trop bienconnues ; et je ne souffrirai pas, quoique mon âge ait pum’exposer à un pareil soupçon, qu’on m’impute aucune chose de cetteespèce. Et si malheureusement, quoique à coup sûr j’ignorepourquoi, nous devons à l’avenir rompre ces liens de familiaritéamicale qui nous unissaient l’un l’autre, je ne vois pas le motifqui nous empêcherait de nous comporter dans nos relationsnécessaires comme il convient à des chevaliers et à desgentilshommes, et d’interpréter l’un l’autre nos motifs dans lesens le plus favorable, puisqu’il n’existe pas de raison pourpenser mal des mesures qui peuvent provenir ou de vous ou demoi. »

« Vous pouvez avoir raison, sir Aymer deValence, répliqua le gouverneur s’inclinant d’un air raide ;et puisque vous dites qu’il ne doit plus exister d’amitié entrenous, vous pouvez être certain pourtant que je ne permettrai jamaisà un sentiment haineux, dont vous soyez l’objet, d’entrer dans moncœur. Vous avez été long-temps, et non, je l’espère, sans enretirer quelque fruit, mon élève à l’école de la chevalerie ;vous êtes le plus proche parent du comte de Pembroke, mon cher etconstant protecteur ; et si on pèse bien toutes cescirconstances, elles forment entre nous une relation qu’il seraitbien difficile, pour moi du moins, de rompre à tout jamais… Si vouscroyez être, comme vous le donnez à entendre, moins strictement liépar d’anciennes obligations, il vous faut régler comme il vousplaira nos rapports de l’avenir l’un à l’égard del’autre. »

« Je ne puis que répondre, dit deValence, que ma conduite sera naturellement réglée d’après lavôtre ; et vous ne pouvez, sir John, souhaiter plus ardemmentque moi que nous puissions remplir convenablement nos devoirsmilitaires, sans songer aux relations d’amitié qui existèrent entrenous. »

Les chevaliers se séparèrent alors après uneconférence qui avait failli une ou deux fois se terminer par unefranche et cordiale explication ; mais il fallait encore quel’un ou l’autre prononçât un de ces mots qui partent du cœur pourrompre, si on peut s’exprimer ainsi, la glace qui se formait sivite entre leurs deux amitiés, et ni l’un ni l’autre ne voulut êtrele premier à faire les avances nécessaires avec une cordialitésuffisante, quoique chacun d’eux l’eût fait volontiers, s’il eûtpressenti que l’autre s’avancerait de son côté avec la mêmeardeur ; mais leur orgueil fut trop grand et les empêcha dedire des choses qui auraient pu les remettre tout de suite sur lepied de la franchise et de la bonne intelligence. Ils se séparèrentdonc sans qu’il fût davantage question de la partie de plaisirprojetée, jusqu’à ce que sir Aymer de Valence reçût un billet dansles règles où il était prié de vouloir bien accompagner lecommandant du château de Douglas à une grande partie de chasse oùl’on devait attaquer les bestiaux sauvages.

L’heure du rendez-vous était fixée à sixheures du matin, et le lieu de réunion était la porte de labarricade extérieure. La chose fut annoncée comme devant finir dansl’après-midi, lorsque le rappel serait sonné, sous le grand chêneconnu par le nom de massue de Sholto, arbre remarquablequi s’élevait à un endroit où la limite de la vallée de Douglasétait marquée par de chétifs arbrisseaux qui bordaient le pays deforêts et de montagnes. L’avertissement d’usage fut envoyé auxvassaux ou paysans du district ; et, malgré leur sentimentd’antipathie, ils le reçurent en général avec plaisir, d’après legrand principe d’Épicure… carpe diem… c’est-à-dire qu’enquelque circonstance qu’on se trouve placé, il ne faut jamaislaisser échapper l’occasion de se divertir. Une partie de chasseavait encore ses attraits, alors même qu’un chevalier anglaischerchait son plaisir dans les bois des Douglas.

Il était sans doute affligeant pour cesfidèles vassaux de reconnaître un autre seigneur que le redoutableDouglas, et de traverser forêts et rivières sous les ordresd’officiers anglais et dans la compagnie de leurs archers qu’ilsregardaient comme leurs ennemis naturels : encore c’était leseul genre d’amusement qui leur eût été permis depuis longtemps, etils n’étaient pas disposés à omettre la rare occasion d’en jouir.La chasse au loup, au sanglier, ou même au cerf, timide,nécessitait des armes ; celle aux bestiaux sauvages exigeaitencore davantage qu’on fût muni d’arcs et de flèches de guerre,d’épieux et d’excellens coutelas, ainsi que des autres armessemblables à celles qu’on emploie pour se battre réellement. Par cemotif, il était rare qu’on permît aux Écossais de suivre leschasses, à moins qu’on déterminât leur nombre et leurs armes, etsurtout qu’on prît la précaution de déployer plus de force du côtédes soldats anglais qui étaient fort odieux aux habitans :encore la plus grande partie de la garnison était mise sur pied, etplusieurs détachemens, formés suivant l’ordre du gouverneur,étaient stationnés en différens endroits, en cas qu’il survîntquelque querelle soudaine.

Chapitre 7La Chasse.

Les piqueurs couraient à travers lesbois pour faire lever les cerfs ; les archers rivalisaientd’ardeur avec leurs grands arcs tendus.

Le bruit courait à travers les bois,battus dans tous les sens ; les chiens pénétraient dans lestaillis pour tuer les cerfs.

Ballade de Chavy Chase, vieilleédition.

La matinée du jour fixé pour la chasse étaitfroide et sombre ; le temps était gris comme il l’est toujoursdans la Marche écossaise. Les chiens criaient, aboyaient etglapissaient ; les chasseurs, quoique animés et joyeux parl’attente d’un jour de plaisir, tiraient sur leurs oreilles leurmauds, ou manteaux des basses terres, et regardaient d’unœil mécontent les brouillards qui flottaient à l’horizon, tantôtmenaçant de s’affaisser sur les cimes et sur les flancs des hautesmontagnes, et tantôt d’aller occuper d’autres positions sousl’influence de ces bouffées de vents incertains qui, s’élevant,puis tombant aussitôt, balayaient la vallée.

Cependant, au total, comme il arrived’ordinaire dans tous les départs de chasse, c’était un gai etamusant spectacle. Une courte trève semblait avoir été conclueentre les deux nations, et les paysans de l’Écosse paraissaientplutôt montrer en amis les exercices de leurs montagnes auxchevaliers accomplis et aux braves archers de la vieille Angleterreque s’acquitter d’un service féodal qui n’était ni si agréable nisi honorable à l’instigation de voisins usurpateurs. Les cavaliers,que tantôt l’on apercevait seulement à demi, que tantôt on voyaitcomplétement, forcés de déployer ; au milieu de ces routespérilleuses et de ces terrains brisés, toutes les ressources deleur art, attiraient l’attention des piétons, qui, conduisant leschiens ou battant les taillis, délogeaient les pièces de gibierqu’ils rencontraient, dans les buissons, et tenaient toujours leursyeux fixés sur leurs compagnons, qui, sur leurs chevaux, étaientplus faciles à distinguer, et qui se faisaient remarquer encore parla vitesse de leur course et par un mépris ; pour toutaccident possible, aussi complet que celui dont peuvent seglorifier aujourd’hui les chasseurs de Melton Mowbray ou de touteautre bande fameuse.

Les règles qui présidaient aux chassesanciennes et modernes sont pourtant aussi différentes que possible.De nos jours, on regarde un renard ou un lièvre comme récompensantbien la peine que se sont donnée, pendant tout un jour, quarante oucinquante chiens, et environ autant d’hommes et de chevaux ;mais les chasses anciennes, lors même qu’elles ne se terminaientpas par une bataille, comme il arrivait souvent, présentaienttoujours une bien plus grande importance et un intérêt beaucoupplus vif. S’il est un genre d’exercice qu’on puisse citer commegénéralement plus propre que d’autres à divertir et amuser, c’est àcoup sûr celui de la chasse. Le pauvre souffre-douleur, qui a serviet travaillé toute sa vie, qui a usé toute son énergie à servir sessemblables… l’homme qui a été pendant de longues années l’esclavede l’agriculture, ou, qui pis est, des manufactures… qui tous lesans ne recueille qu’une chétive mesure de grains, ou est cloué surun pupitre par un travail monotone… peuvent difficilement restersourds à la joie générale, lorsque la chasse passe près d’eux avecles chiens et les cors, et pour un moment ils ressentent toutel’ardeur du plus hardi cavalier qui fait partie de la troupe. Queles personnes qui ont assisté à ce spectacle rappellent à leurimagination l’ardeur et l’intérêt qu’elles ont vu se répandre dansun village au passage d’une chasse, depuis le plus vieux jusqu’auplus jeune des habitans. Alors aussi qu’on se souvienne des vers deWordsworth :

Debout, prends ton bâton, en avant,Timothée,

Pas une ame au village à présent n’estrestée ;

Le lièvre a d’Hamilton déserté lecoteau,

Et la meute en émoi va courir leskidau.

Mais comparez ces sons inspirateurs au vacarmede toute une population féodale se livrant à un tel exercice, d’unepopulation dont la vie, au lieu de s’écouler dans les travauxmonotones des professions modernes, a été continuellement agitéepar les hasards de la guerre et par ceux de la chasse, qui n’endiffère guère, et il faudra nécessairement que vous supposiez quel’élan se communique comme un incendie dévorant des bruyèressèches. Pour nous servir de l’expression commune, empruntée à unautre amusement, tout est poisson, qui vient dans le filet enpareilles occasions. Une ancienne partie de chasse, sauf la naturedu carnage, ressemblait presque à une bataille moderne, lorsquel’engagement a lieu sur un terrain inégal et varié dans sa surface.Tout un district versait ses habitans, qui formaient un anneaud’une grande étendue ; puis, avançant et rétrécissant leurcercle par degrés, ils chassaient devant eux toute espèce degibier. Tous ces animaux, lorsqu’ils s’élançaient d’un taillis oud’un marécage, étaient attaqués à coups de flèches, de javelines,et d’autres projectiles dont les chasseurs étaient armés tandis qued’autres étaient poursuivis et lassés par d’énormes chiens, ou plussouvent mis aux abois quand les personnages les plus importans quihonoraient la chasse de leur présence réclamaient pour eux-mêmes leplaisir de porter le coup mortel, voulant courir le dangerpersonnel qui résulte toujours d’un combat à mort, même avec ledaim timide lorsqu’il est réduit à la dernière extrémité, et qu’iln’a plus de choix qu’entre renoncer à la vie, ou se mettre sur ladéfensive à l’aide de son bois élevé et, avec tout le courage dudésespoir.

La quantité de gibier qu’on trouva en cetteoccasion dans la vallée de Douglas fut considérable ; car,comme nous l’avons déja remarqué, il y avait long-temps qu’unegrande chasse n’avait été faite par les Douglas eux-mêmes, dont lesinfortunes avaient commencé, quelques années auparavant, aveccelles de leur pays. La garnison anglaise ne s’était pasjusqu’alors jugée en nombre et en forces pour exercer ces grandspriviléges féodaux. Cependant le gibier s’était considérablementmultiplié. Les cerfs, les bestiaux sauvages, les sanglierss’étaient établis au pied des montagnes, et faisaient de fréquentesirruptions à la partie basse de la vallée, qui, dans la vallée deDouglas, ressemblait beaucoup à une oasis entourée de bois tailliset de marécages, de landes et de rochers, montrant des tracesmanifestes de la domination humaine, à laquelle les animauxsauvages sont contens d’échapper lorsqu’ils sont pressés par levoisinage de l’homme.

Tandis que les chasseurs traversaient leslieux qui séparaient la plaine du bois, il y avait toujours unestimulante incertitude pour savoir quelle espèce de gibier onallait rencontrer, et les tireurs, avec leurs arcs tendus d’avance,leurs javelines mises en arrêt, leurs bons chevaux bien bridés ettoujours aiguillonnés de manière à partir soudain, observaientattentivement les pièces qui allaient s’élancer du couvert, desorte qu’ils fussent toujours prêts, soit qu’un sanglier, un loup,un taureau sauvage, ou toute autre espèce de gibier, vînt à leurpasser sous les yeux.

Le loup, qui, à cause de ses ravages, est leplus nuisible des animaux de proie, ne présentait cependant pastoujours le degré de plaisir que son nom promettait ; ils’enfuyait ordinairement au loin, quelquefois à plusieurs milles,avant de trouver assez de courage pour attaquer ses ennemis, et,quoique redoutable alors, quoique donnant la mort aux chiens et auxhommes par ses terribles morsures, parfois cependant on leméprisait plutôt à cause de sa lâcheté. Le sanglier, au contraire,était un animal beaucoup plus irascible et plus courageux.

Les taureaux sauvages, les plus formidables detous les habitans des antiques forêts calédoniennes, n’étaientcependant pas les pièces que les cavaliers anglais poursuivaientavec le plus de plaisir[15].D’ailleurs les fanfares des cors de chasse, le retentissement dugalop des chevaux, les mugissemens et les hurlemens furieux desbestiaux de la montagne, les soupirs du cerf pressé par les chienshaletans, et les cris sauvages, les cris de triomphe des hommes,formaient un vacarme qui s’étendait bien au delà du théâtre de lachasse, et semblait menacer tous les habitans de la vallée jusquedans les plus profondes retraites.

Pendant le cours de la chasse, souventlorsqu’on s’attendait à voir partir un daim ou un sanglier, c’étaitun taureau sauvage qui s’élançait, renversant les jeunes arbres,brisant les branches dans sa course, et en général renversant tousles obstacles qui lui étaient opposés par les chasseurs. Sir Johnde Walton fut le seul des chevaliers présens qui, sans être secondépar personne, réussit à terrasser un de ces terribles animaux.Comme un tauréador espagnol, il abattit et tua de sa lance untaureau furieux ; deux veaux déja grands et trois vachespérirent aussi accablés sous le nombre des flèches, des javelineset des autres projectiles que leur lancèrent les archers et lespiqueurs ; mais beaucoup d’autres, en dépit de tous lesefforts tentés pour arrêter leur fuite, gagnèrent leur sombreretraite au pied de la montagne de Cairntable, les flancs toutdéchirés des marques de l’inimitié des hommes.

Une grande partie de la matinée se passa decette manière, jusqu’à ce qu’un air de cor particulier, donné parle chef de la chasse, annonçât qu’il n’avait pas oubliél’excellente coutume du repas, qui, en pareille occasion, étaitpréparé sur une échelle proportionnée à la multitude réunie pourparticiper au divertissement.

Une fanfare de cor propre à la circonstanceréunit donc tous les chasseurs dans une clairière du bois, où toutle monde trouva place pour s’asseoir à l’aise sur l’herbeverte ; les pièces de gibier qu’on avait abattues devant,lorsqu’elles seraient rôties et grillées, suffire à tous lesappétits, besogne dont s’occupèrent immédiatement tous lessubalternes, tandis que des tonneaux et des barils, qu’on trouvasur place et qui furent habilement ouverts, versèrent en abondancele vin de Gascogne et la bonne ale, au gré de ceux qui venaientleur rendre visite.

Les chevaliers, à qui leur rang ne permettaitpas de s’asseoir parmi la multitude, formèrent un cercle à part etfurent servis par leurs écuyers et leurs pages, à l’égard desquelsces fonctions domestiques étaient non comme basses, mais commefaisant partie de leur éducation. Au nombre des personnages demarque qui s’assirent en cette occasion à la table du pavillon,comme on appelait cet endroit, à cause d’un dôme de verdure quil’ombrageait, étaient sir John de Walton, sir Aymer de Valence, etplusieurs révérends frères consacrés au service de Sainte-Bride,qui, quoique ecclésiastiques écossais, furent traités avec lerespect convenable par les soldats anglais. Deux ou trois simplespaysans écossais, montrant, peut-être par prudence, toute ladéférence désirable à l’égard des chevaliers anglais, s’assirent àl’extrémité de la table, et autant d’archers anglais,particulièrement estimés de leurs chefs, furent invités, suivant laphrase moderne, à l’honneur de dîner avec eux.

Sir John de Walton occupait le haut bout de latable. Ses yeux, quoiqu’ils semblassent ne rien regarderpositivement, n’étaient cependant jamais immobiles, maiss’arrêtaient successivement sur toutes les physionomies des hôtesqui formaient un cercle autour de lui, quoiqu’il lui eût étédifficile de dire sur quels motifs il avait fondé ses invitations,et même paraissait ne pas pouvoir s’imaginer, à l’égard d’un ou dedeux, la raison qui lui procurait l’honneur de leur présence.

Un individu surtout attirait les regards desir Walton : il avait l’air d’un formidable homme d’armes,quoiqu’il semblât que la fortune n’eût pas depuis long-temps sourià ses entreprises. Il était grand et membru, d’une physionomieextrêmement rude, et sa peau, qu’on apercevait à travers les trousnombreux de ses vêtemens, avait une couleur indiquant qu’il avaiteu à endurer toutes les vicissitudes d’une vie de proscrit, qu’ilavait, pour nous servir de la phrase consacrée, épousé la cause deRobin Bruce, en d’autres termes, qu’il s’était réfugié avec luidans les marais comme insurgé. Assurément une pareille idée seprésenta à l’esprit du gouverneur. Cependant la froideur apparenteet l’absence complète de toute crainte avec laquelle l’étrangerétait assis à la table d’un officier anglais, où il étaitabsolument en son pouvoir, ne paraissaient guère conciliables avecun pareil pressentiment. De Walton et quelques unes des personnesqui l’entouraient avaient remarqué pendant toute la matinée que cecavalier en haillons, qui n’avait de remarquable dans son costumequ’une vieille cotte de mailles, et dans son armure qu’une lourdepertuisane rouillée, longue de huit pieds environ, avait déployé untalent de chasseur bien supérieur à celui de toutes les autrespersonnes qui suivaient la chasse. Le gouverneur, après avoirregardé ce personnage suspect jusqu’à ce qu’il eût fait comprendreà l’étranger l’attention toute particulière dont il était l’objet,remplit un gobelet de vin choisi et le pria, comme un des meilleursélèves de sir Tristrem qui eussent accompagné la chasse du jour, delui faire raison avec un breuvage supérieur à celui dont lamultitude se désaltérait.

« Je suppose cependant, sire cavalier,ajouta de Walton, que vous ne refuserez pas de répondre à mes défisquand je vous en porterai le verre en main, jusqu’à ce que vouspuissiez me faire raison avec du vin de Gascogne qui a mûri dans lepropre domaine du roi, a été pressé pour ses lèvres, et qui enconséquence est très propre à être bu à la santé et à la prospéritéde sa majesté. »

« Une moitié de l’île de laGrande-Bretagne, répliqua le chasseur avec le plus grand calme,sera de l’opinion de votre honneur ; mais comme j’appartiens àl’autre moitié, le vin même le plus choisi de la Gascogne nepourrait me faire boire à cette santé. »

Un murmure de désapprobation parcourut lecercle des guerriers présens ; les prêtres baissèrent la tête,devinrent d’une pâleur mortelle, et marmottèrent leurs Paternoster.

« Étranger, répliqua de Walton, vousvoyez que vos paroles indignent toute la compagnie. »

« C’est fort possible, repartit l’hommeavec le même ton bourru, et cependant il peut se faire qu’il n’yait pas de mal dans les paroles que j’ai prononcées. »

« Songez-vous que c’est à moi que vousparlez ? » répliqua de Walton.

– « Oui, gouverneur. »

– « Et avez-vous réfléchi à ce quepourrait vous attirer une semblable insolence ? »

« Je n’ignore nullement ce que jepourrais avoir à craindre, si le sauf-conduit et la paroled’honneur que vous m’avez donnés en m’invitant à cette chasseméritaient moins de confiance que je me suis persuadé qu’ils enméritent réellement. Mais je suis votre hôte, je viens de mangerles mets servis sur votre table, et de vider en partie votre coupequi est remplie de fort bon vin, en vérité… aussi maintenant neredouterais-je pas le plus terrible infidèle s’il s’agissait d’envenir aux coups, et moins encore un chevalier anglais. Je vousdirai en outre, sire chevalier, que vous n’estimez pas à sa justevaleur le vin que nous venons de sabler. Le fumet exquis et lecontenu de votre coupe me donnent, en advienne ce qui pourra, lecourage de vous informer d’une circonstance ou deux qu’une sobriétéfroide et circonspecte m’aurait empêché de vous communiquer dans unmoment comme celui-ci. Vous désirez sans doute savoir qui jesuis ? mon nom de baptême est Michel, mon surnom est Turnbull.Ainsi s’appelle un clan redoutable, à la réputation duquel j’aibien contribué pour ma part, soit dans les parties de chasse, soitsur les champs de bataille. Je demeure au bas de la montagne deRubieslaw, près des belles ondes du Teviot. Vous êtes surpris queje sache chasser les bestiaux sauvages, moi qui me suis exercé dèsmon enfance à les poursuivre dans les forêts solitaires de Jed etde South-Dean, et qui en ai tué un plus grand nombre que vous n’enavez vu vous et tous les Anglais de votre armée, y compris même lessuperbes exploits de la journée. »

L’habitant de la frontière fit cettedéclaration avec cette espèce de froideur insultante qui dominaitdans toutes ses manières, qui même était son principal attribut.Son effronterie ne manqua point de produire son effet violent sursir John de Walton, qui s’écria soudain : « Auxarmes ! aux armes ! assurez-vous, de ce traître, de cetespion ! Holà ! Pages et archers, William, Anthony,Bande-l’arc, et Feuille-Verte, saisissez ce traître et attachez-leavec vos cordes d’arc et vos lesses à chiens ; attachez-le,vous dis-je, et serrez si fort que le sang lui sorte de dessous lesongles ! »

« Voilà ce qui s’appelle parler, ditTurnbull avec une espèce de gros rire. Si j’étais aussi sûr depouvoir être entendu par une vingtaine d’hommes que je pourraisnommer, nous ne disputerions pas long-temps les honneurs de lajournée. »

Les Anglais entourèrent le chasseur en grandnombre, mais ne mirent pas la main sur lui, personne ne voulantêtre le premier à rompre la paix si nécessaire à lacirconstance.

« Dis-moi, lui demanda de Walton, traîtreque tu es, pourquoi tu te trouves ici ? »

« Uniquement et simplement, réponditl’habitant de la forêt de Jed, afin de pouvoir livrer à Douglas lechâteau de ses ancêtres, et vous payer ce que nous vous devons,sire Anglais, en réduisant au silence ce gosier à l’aide duquel tufais un pareil tapage. »

En même temps, s’apercevant que les archers serassemblaient, derrière lui pour mettre les ordres de leur chef àexécution aussitôt qu’ils seraient réitérés, le chasseur seretourna brusquement vers ceux qui semblaient vouloir l’empoigner àl’improviste ; et les forçant, par cette évolution soudaine, àreculer d’un pas, il reprit : « Oui, John de Walton, monbut en venant ici était de te mettre à mort comme un homme que jetrouve en possession du château et des domaines de mon maître, plusdigne chevalier que toi ; mais je ne sais pourquoi j’aihésité ; peut-être la raison en est-elle que tu m’as donné àmanger quand je mourais de faim depuis vingt-quatre heures. Je n’aidonc pas eu le cœur de te payer, comme je l’aurais pu faire, lasomme qui t’était due : quitte ce lieu et cette contrée, etprofite de l’avertissement d’un ennemi. Tu t’es constitué l’ennemimortel de ce peuple, et parmi ce peuple sont des gens qu’on n’ajamais pu insulter ni défier impunément. Ne prends pas la peine deme faire chercher, ce serait peine inutile, à moins que je ne terencontre un autre jour qui viendra au gré de mon désir, et non autien. Ne pousse pas tes perquisitions jusqu’à la cruauté pourdécouvrir comment je t’ai trompé, car il est impossible que tu ledécouvres. Après cet avis tout amical, regarde-moi bien, puiséloigne-toi ; car, quoique nous devions nous revoir un jour,il se passera bien du temps avant que ce jour arrive. »

De Walton gardait le silence, espérant que soncaptif, car il ne pensait pas qu’il pût s’échapper, pourrait, dansson humeur communicative, laisser échapper quelques nouveauxrenseignemens sur son compte, et il ne désirait nullementprécipiter une querelle qui devait probablement terminer une scènesemblable, ne se doutant pas, pendant ce temps, de l’avantage qu’ildonnait à l’audacieux chasseur.

Eu effet, comme Turnbull achevait sa dernièrephrase, il s’élança tout à coup en arrière et sortit du cercle quil’environnait ; avant qu’on pût s’imaginer quel était sondessein, il avait déja disparu à travers les bois.

« Arrêtez-le ! arrêtez-le !s’écria de Walton ; il faut absolument nous rendre maîtres dece coquin, à moins qu’il ne soit entré sous terre. »

La chose ne paraissait pas absolumentinvraisemblable, car près de l’endroit d’où Turnbull s’était élancése trouvait un ravin profond dans lequel il se précipita,descendant à l’aide de branches, de racines et de broussailles,jusqu’à ce qu’il fût arrivé au fond, d’où il put gagner les bois ets’échapper ensuite, mettant tout-à-fait en défaut les paysans mêmesqui connaissaient le mieux les localités, car il était impossiblede suivre ses traces.

Chapitre 8Le Ménestrel.

Cet incident empêcha de continuer la chasseavec autant d’ardeur qu’elle avait commencé, interrompue sisoudainement par l’apparition de Michel Turnbull, partisan armé etavoué de la maison de Douglas, espèce d’homme qu’on ne devait guères’attendre à rencontrer sur un territoire où son maître passaitpour rebelle et bandit, et où lui-même aurait pu être reconnu partous les paysans présens. Cette circonstance produisit une forteimpression sur tous les chevaliers anglais. Sir John paraissaitgrave et inquiet. Il ordonna aux chasseurs de se réunir aussitôt,et chargea ses soldats du soin d’examiner toutes les personnes quiavaient suivi la chasse pour découvrir si, dans le nombre, Turnbullavait des complices ; mais il n’était plus temps de procéder àcette enquête sévère lorsque de Walton en donna l’ordre.

Quand les Écossais qui se trouvaient de lapartie virent qu’on interrompait la chasse sous le prétexte delaquelle on les avait réunis pour mettre la main sur leurspersonnes et les soumettre à un examen rigoureux, ils eurent soinde préparer d’avance leurs réponses aux questions qu’on leuradresserait : bref, ils gardèrent leur secret, s’il était vraiqu’ils en eussent. Beaucoup d’entre eux, convaincus qu’ils étaientles plus faibles, eurent peur d’être maltraités, abandonnèrent lespostes où ils avaient été placés, et quittèrent la chasse comme desgens qui s’apercevaient qu’on ne les avait invités que dans demauvaises intentions. Sir John de Walton vit le nombre des Écossaisdiminuer, et leur disparition successive éveilla dans l’esprit duchevalier anglais ce soupçon qui avait, depuis un certain temps,altéré son naturel ordinaire.

« Prenez, je vous prie, dit-il à sirAymer de Valence, autant d’hommes d’armes que vous pourrez enréunir dans l’espace de cinq minutes, et une centaine pour le moinsd’archers à cheval, et allez avec toute la promptitude possible,sans leur permettre de s’écarter de l’étendard, renforcer lagarnison du château ; car je ne présume que trop ce qu’on peutavoir tenté contre cette forteresse, quand nous voyons de nospropres yeux quel nid de traîtres est ici rassemblé. »

« Avec votre permission, sir John,répliqua Aymer, il me semble que dans cette affaire vous ne visezpas le juste but. Que ces Écossais aient eu de mauvaises intentionscontre nous, je l’avouerai tout le premier ; mais il ne fautpas vous étonner si, long-temps privés des plaisirs de la chasse,ils s’écartent dans les bois et le long des rivières, moins encores’ils ne sont pas fort disposés à se croire en sûreté avec nous. Lemoindre mauvais traitement est capable de leur inspirer, avec lacrainte, le désir de nous échapper : c’estpourquoi… »

« C’est pourquoi, » répliqua sirJohn de Walton qui avait écouté son lieutenant avec un degréd’impatience qui ne ressemblait guère à la politesse grave etcérémonieuse qu’un chevalier témoignait d’ordinaire à unautre ; « c’est pourquoi j’aimerais mieux voir sir Aymerde Valence courir ventre à terre pour exécuter mes ordres, quedonner à sa langue la peine de les censurer. »

À cette réprimande un peu vive, tous lesassistans se regardèrent les uns les autres avec des signes d’unmécontentement marqué. Sir Aymer était hautement offensé, mais ilvit que ce n’était pas le moment d’user de représailles. Ils’inclina, et si bas, que le panache qu’il portait à son cimiertoucha la crinière de son cheval… car il dédaigna même de prendrela peine de répondre tout de suite… et ramena par le plus courtchemin un fort détachement de cavalerie au château de Douglas.

Quand il eut gravi la première éminence d’oùl’on pouvait apercevoir les murailles massives et les nombreusestours de la vieille forteresse, ainsi que les larges fossés remplisd’eau qui l’entouraient de trois côtés, il ressentit un plaisirinexprimable à la vue de la grande bannière anglaise qui flottaitau plus haut de l’édifice. « Je savais bien ! se dit-ilintérieurement ; j’étais bien sûr que sir John de Walton étaitdevenu une vraie femme en s’abandonnant à ses craintes et à sessoupçons. Hélas ! se peut-il que le poids d’une telleresponsabilité ait ainsi changé un caractère que j’ai connu sinoble, si digne d’un chevalier ! Sur ma parole ! je nesavais plus quelle conduite je devais tenir en m’entendantréprimander ainsi devant toute la garnison. Certainement il mériteque de temps à autre je lui donne à entendre que, bien qu’il puissetriompher dans l’exercice de son court commandement, néanmoinsquand il s’agira de se montrer homme à homme, il sera difficile àsir John de Walton de rester supérieur à Aymer de Valence, etpeut-être de s’établir comme son égal. Mais si au contraire sescraintes quoique exagérées étaient sincères au moment où il lesexprimait, il convient que j’obéisse ponctuellement à des ordresqui bien qu’absurdes me sont donnés par suite de la confiance dugouverneur qui les croit nécessités par la circonstance, et n’ontpas pour but unique de vexer et de dominer les officiers qui luisont soumis dans le dessein d’étaler son pouvoir. Je voudraissavoir quel est le véritable état des choses, et si de Walton,jadis si fameux, a peur de ses ennemis plus qu’il ne sied à unchevalier, ou fait de craintes imaginaires le prétexte detyranniser son ami. Je ne puis dire qu’il y aurait beaucoup dedifférence pour moi, mais je préférerais qu’un homme que j’aiautrefois aimé fût devenu un petit tyran, plutôt qu’un espritfaible, un lâche ; et j’aimerais mieux qu’il prît à tâche deme vexer que d’avoir peur de son ombre. »

Tandis que ces idées agitaient son esprit, lejeune chevalier parcourait la chaussée qui coupait la pièce d’eaupar laquelle les fossés étaient alimentés, et, passant sous leportail solidement fortifié du château, donnait des ordresrigoureux pour qu’on abaissât la herse, qu’on relevât lepont-levis, bien même qu’on commençât à distinguer la bannière deWalton qui revenait.

La marche lente et circonspecte du gouverneurpour revenir du lieu de la chasse au château de Douglas lui donnale temps de retrouver son sang-froid et d’oublier que son jeune amiavait montré moins d’empressement que de coutume à exécuter sesordres. Il fut même disposé à regarder comme une plaisanterie lalongueur de temps et l’extrême degré de cérémonie avec lesquellestous les points de la discipline militaire furent observés pour saréadmission au château, quoique l’air froid d’une humide soirée deprintemps lui pénétrât le corps ainsi qu’aux gens de sa suite,tandis qu’ils attendaient devant le château qu’on échangeât le motd’ordre, qu’on livrât les clefs, qu’on terminât enfin toutes cesminuties lentes qui accompagnent les mouvemens d’une garnison dansune forteresse bien gardée.

« Alures, dit-il à un vieux chevalier quicensurait aigrement le lieutenant-gouverneur, c’est ma faute. J’aiparlé tout à l’heure à Aymer de Valence d’un ton un peu tropimpérieux pour qu’il n’en fût point offensé, lui si récemment élevéaux honneurs de la chevalerie, et cette manière exacte d’obéirn’est qu’un acte de vengeance assez naturelle et très pardonnable.Eh bien ! nous lui devons quelque chose en retour, sirPhilippe, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un soir comme celui-ciqu’il faut faire rester les gens à la porte. »

Ce dialogue, entendu par quelques uns desécuyers et des pages, voyagea de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’ilperdit entièrement le ton de bonne humeur avec lequel il avait ététenu, et l’exactitude de sir Aymer fut représentée comme uneoffense dont sir John de Walton et sir Philippe méditaient de sevenger, et l’on répéta que le gouverneur la regardait comme unaffront mortel que lui faisait son subordonné avec l’intention dela lui faire.

C’était ainsi que la haine augmentait de jouren jour entre deux guerriers qui, sans aucun juste motif demésintelligence, avaient au contraire toute raison de s’aimer et des’estimer l’un l’autre. Elle devint visible dans la forteresse mêmepour les simples soldats qui espéraient gagner de l’importance ense prêtant à l’espèce d’émulation produite par la jalousie desofficiers commandans… émulation qui peut bien exister aujourd’hui,mais ne comporte que difficilement le sentiment d’orgueil blessé etde dignité jalouse qui s’y rattachait, alors que l’honneurpersonnel des chevaliers leur imposait la loi de ne pas permettrequ’on y portât aucune atteinte.

Tant de petites querelles eurent lieu entreles deux chevaliers, que sir Aymer de Valence se crut obligéd’écrire à son oncle, le comte de Pembroke, une lettre où ildéclarait que son officier sir John de Walton avait malheureusementconçu depuis un certain temps des préventions contre lui, et que,après avoir supporté en beaucoup d’occasions sa mauvaise humeur, ilse voyait forcé de demander que l’on changeât son lieu de service,et qu’on l’envoyât du château de Douglas dans tout autre endroit oùil pourrait acquérir quelque chose, dans l’espérance que le tempsmettrait un terme aux motifs de plainte qu’il avait contre sonofficier supérieur. Dans le courant de la lettre, sir Aymer pritune précaution toute particulière d’exprimer en termes convenablesle chagrin que lui causaient la jalousie et les injustices de sirJohn ; mais de tels sentimens sont difficiles à déguiser, et,malgré lui, un air de déplaisir qui perçait dans plusieurs passagesindiquait combien il était mécontent du vieux ami et du compagnond’armes de son oncle, et du genre de service militaire que sononcle lui avait assigné.

Un mouvement accidentel parmi les troupesanglaises procura à sir Aymer une réponse à sa lettre beaucoup plustôt qu’il n’aurait pu s’y attendre à cette époque, d’après le coursordinaire des correspondances qui étaient toujours extrêmementlentes et souvent interrompues.

Pembroke, vieux guerrier rigide, avaittoujours eu une opinion très partiale de sir John de Walton, quiétait pour ainsi dire l’ouvrage de ses propres mains, et il futindigné de voir que son neveu, qu’il ne considérait que comme unbambin enorgueilli par le titre de chevalier qu’il avait récemmentobtenu avant l’âge fixé pour cet honneur, ne partageait pasabsolument son opinion sous ce rapport. Il lui répondit donc sur unton de véritable mécontentement, et s’exprima comme une personne derang écrirait à un jeune parent, qui lui serait fort inférieur, surles devoirs de son état ; et comme il ne pouvait juger descauses de plainte de son neveu que d’après sa lettre, il ne crutpas lui faire injustice en la considérant comme plus légère qu’elleétait réellement. Il rappela au jeune homme que le devoir d’unchevalier consistait à s’acquitter avec fidélité et patience duservice militaire, qu’il fût honorable ou simplement utile suivantles circonstances où l’on se trouvait placé par la guerre ;que surtout le poste du danger, comme le château de Douglas avaitété surnommé d’un consentement unanime, était aussi le poste del’honneur, et qu’un jeune homme devait être circonspect sur lamanière dont il s’exposait aux suppositions qu’il était permis defaire pour expliquer son désir de quitter un poste si honorable, àsavoir, qu’il était lassé de la discipline militaire d’ungouverneur si renommé que sir John de Walton. Cette lettres’étendait encore longuement (ce qui était bien naturel vul’époque) sur l’obligation où se trouvaient les jeunes gens de selaisser, dans le conseil comme sur le champ de bataille, guiderimplicitement par leurs aînés ; et l’oncle faisait observeravec justesse à son neveu, que l’officier supérieur qui s’était misen position d’être responsable par son honneur, sinon par sa vie,du résultat d’un siége ou d’un blocus, pouvait justement et à undegré plus qu’ordinaire réclamer la direction implicite de toute ladéfense. Enfin Pembroke rappelait à sir Aymer que sa réputation àvenir dépendait en grande partie du rapport plus ou moins favorableque sir John de Walton rendrait de sa conduite ; il ajoutaitencore que des actions de valeur téméraire et inconsidérée nefonderaient pas si solidement sa renommée militaire que des mois etdes années passées dans une obéissance régulière, ferme et humbleaux ordres que le gouverneur de Douglas, pouvait juger nécessairesdans des conjonctures si critiques.

Cette missive arriva si peu de temps aprèsl’envoi de la lettre à laquelle elle répondait, que sir Aymer futpresque tenté de supposer que son oncle avait quelque moyen decorrespondre avec de Walton, inconnu au jeune chevalier lui-même etau reste de la garnison. Et comme le comte faisait allusion àcertaine occasion particulière, récente même, où de Valence avaittémoigné son déplaisir à propos d’une bagatelle, la connaissance dece fait parvenue à son oncle et d’autres minuties pareillesparurent confirmer le jeune homme dans l’idée que sa conduite étaitépiée d’une manière qu’il trouvait peu honorable pour lui-même etpeu délicate de la part de son parent : bref, il se crutsoumis à cette espèce de surveillance dont les jeunes ont toujoursaccusé les vieux. Il est à peine nécessaire de dire quel’admonition du comte de Pembroke irrita vivement l’esprit hautainde son neveu, à tel point que, si le comte eût voulu écrire unelettre tout exprès pour augmenter des préventions qu’il désiraitdétruire, il n’aurait pas pu employer des termes plus propres àobtenir ce résultat.

La vérité était que le vieil archer, GilbertFeuille-Verte, sans que le jeune chevalier en sût rien, s’étaitrendu au camp de Pembroke, dans le comté d’Ayr, et avait étérecommandé au comte par sir John de Walton, comme une personne quipourrait lui donner relativement à Aymer de Valence tous lesrenseignemens désirables. Le vieil archer était, comme nous l’avonsvu, rigide observateur de la règle, et, quand il fut mis sur lechapitre de la conduite de sir Aymer de Valence, il n’hésita pointà faire certains aveux qui, rapprochés de ceux que renfermait lalettre du chevalier à son oncle, firent concevoir un peu troplégèrement au sévère vieux comte l’idée que son neveu s’abandonnaità un esprit d’insubordination et à un sentiment d’impatience contretoute autorité, très dangereux à la réputation d’un jeune soldat.Une petite explication aurait produit un accord complet dans leursmanières de voir ; mais le destin n’en ménagea ni le temps nil’occasion ; et le vieux comte fut malheureusement amené àdevenir partie, au lieu de négociateur dans la guerre.

Sir John de Walton s’aperçut bientôt que laréception de la lettre de Pembroke ne changeait nullement laconduite froide et cérémonieuse de son lieutenant à son égard,conduite qui limitait leurs relations ensemble à celles que leservice rendait indispensables, et qui ne pouvait ramener unefamiliarité franche et intime. Ainsi, comme la chose peut encorearriver aujourd’hui entre deux officiers dans leurs situationsrelatives, ils restèrent dans le froid cérémonial descommunications officielles, où ils n’échangeaient que le peu deparoles qui étaient absolument nécessaires pour l’accomplissementdes devoirs respectifs de leur position. Un tel état demésintelligence est, en fait, pire qu’une véritable querelle… Unequerelle peut amener une explication ou des excuses, ou servird’objet à une médiation ; mais quand il s’agit demésintelligence, un éclaircissement est aussi invraisemblable qu’unengagement général entre deux armées qui toutes deux occupent defortes positions défensives. Cependant le devoir obligeait les deuxchefs de la garnison du château de Douglas à être souvent ensemble,et alors il s’en fallait tellement qu’ils cherchassent àraccommoder les choses, que ces entrevues ravivaient plutôt lesanciens motifs de discorde.

Ce fut dans une semblable occasion que deWalton demanda à de Valence d’un ton très sévère, à quel titre etcombien de temps son bon plaisir était que le ménestrel Bertramrestât au château.

« Une semaine, dit le gouverneur, estcertainement assez longue, vu le lieu et les circonstances, pourmontrer l’hospitalité due à un ménestrel. »

« Je puis vous assurer, répondit le jeunehomme, que ce ménestrel m’intéresse si peu, que je ne puis formeraucun désir qui le concerne. »

« En ce cas, reprit de Walton, je prieraicet individu d’abréger son séjour dans le château deDouglas. »

« Je ne vois pas quelle espèce d’intérêt,répliqua Aymer de Valence, je pourrais attacher au séjour ou audépart de cet homme : il est venu ici sous prétexte de fairequelque recherche des écrits de Thomas d’Erceldoune, surnommé leRimeur, qui, dit-il, sont infiniment curieux, et dont il existe unvolume dans la bibliothèque du vieux baron, qui a échappé auxflammes d’une manière ou d’une autre, lors du dernier incendiegénéral. Maintenant vous en savez autant que moi sur le but de savisite ; et si vous trouvez que la présence d’un vieillarderrant et le voisinage de son jeune fils soient dangereux pour lechâteau que vous êtes chargé de défendre, vous ferez bien, sansaucun doute, de les congédier, et pour cela il vous suffira de direun mot. »

« Pardon, dit sir John de Walton, leménestrel est venu ici comme faisant partie de votre suite, et jene pouvais, avec la politesse convenable, le congédier sans votrepermission. »

« Alors je suis à mon tour fâché,répondit sir Aymer, que vous n’ayez pas exprimé plus tôt ce désir.Je n’ai jamais eu l’idée de conserver un vassal ou un serviteur,dont la résidence au château se prolongeât d’un moment au delà devotre honorable plaisir. »

« Je suis fâché, moi, répliqua sir John,que nous soyons devenus tous deux depuis un certain temps d’unepolitesse si excessive, qu’il nous soit difficile de nous entendre.Ce ménestrel et son fils viennent nous ne savons d’où, vont nous nesavons où. Des gens de votre escorte ont rapporté que, cheminfaisant, ce drôle de Bertram a eu l’audace de combattre même àvotre face le droit du roi d’Angleterre à la couronne d’Écosse, etqu’il a discuté ce point avec vous, tandis que les personnes quivous accompagnaient avaient été priées par vous de se tenir enarrière et de manière à ne pas entendre. »

« Ah ! dit sir Aymer, voudriez-vousfonder sur cette circonstance une accusation contre maloyauté ? Je vous prie de réfléchir qu’un pareil langagetouche à mon honneur, que je suis prêt et disposé à défendrejusqu’à mon dernier soupir. »

– « Je n’en doute pas, sirchevalier ; mais c’est contre le ménestrel vagabond, et noncontre l’illustre chevalier anglais que l’accusation est portée. Ehbien, ce ménestrel vient au château, et il exprime le désir qu’onlaisse son fils loger au vieux petit couvent de Sainte-Bride oùl’on permet encore à deux ou trois vieilles nonnes écossaises et àautant de moines de résider ensemble, plus par respect pour leursacré caractère, que pour la bienveillance dont on peut lessupposer animés à l’égard des Anglais ou de leur souverain. Il fautaussi remarquer que ce séjour au couvent a été, si mesrenseignemens sont exacts, acheté par une somme d’argent plusconsidérable qu’il ne s’en trouve d’ordinaire dans la bourse desménestrels ambulans, vagabonds qui se ressemblent tous pour lapauvreté et le génie. Que pensez-vous de toutcela ? »

– « Moi ? je m’estime heureuxque ma position comme soldat sous vos ordres me dispense du soin derien penser du tout. Mon poste, comme lieutenant de votre château,est tel que, si je puis conduire ma barque de manière à dire quemon honneur et ma conscience me restent, je doive me trouversuffisamment libre ; et je vous promets qu’il n’y aura plusmoyen de me réprimander à ce sujet, ni d’envoyer à mon oncle unmauvais rapport sur mon compte. »

« Voilà qui passe lesbornes ! » dit sir John de Walton à part soi, puis ilcontinua à voix haute : « Pour l’amour du ciel, ne nousfaites, ni à vous-même ni à moi, l’injustice de supposer que jeveuille vous trouver en défaut par les questions que je vousadresse. Songez, jeune homme, que, quand vous refusez de donner àvotre officier commandant l’avis qu’il vous demande, vous manquezautant à votre devoir que si vous refusiez de lui prêterl’assistance de votre épée et de votre lance. »

« En ce cas, répondit de Valence,faites-moi positivement savoir sur quoi vous me demandez monopinion, et je vous la donnerai franchement. Oui, j’en courrai lesrisques, quand même je devrais être assez malheureux, crimeimpardonnable dans un si jeune homme et dans un officier siinférieur, pour différer d’avis avec sir John de Walton. »

– « Je vous demanderai donc, sirchevalier de Valence, quelle est votre opinion relativement à ceménestrel Bertram, et si vous ne pensez pas que les soupçons quis’élèvent contre lui et son fils m’ordonnent de leur faire subir àtous deux un sévère interrogatoire, de les mettre, à la questionordinaire et même extraordinaire, comme la chose se pratiquehabituellement, et de les expulser non seulement du château, maisencore de tout le territoire des Douglas, sous peine d’êtrefouettés, s’ils reviennent encore errer dans lesenvirons. »

– « Vous me demandez mon avis, jevais vous le donner, sire chevalier de Walton, avec autant deliberté et de franchise que si les choses étaient encore entre noussur le même pied d’amitié qu’autrefois. Je conviens avec vous quela plupart des hommes qui embrassent aujourd’hui la profession deménestrel, sont tout-à-fait impropres à soutenir les hautesprétentions de ce noble métier. Les véritables ménestrels sont desgens qui se sont voués à la glorieuse occupation de célébrer lesbelles actions et les sentimens généreux ; c’est dans leursvers que le vaillant chevalier passe à la postérité, et le poètepeut, il doit même chercher à égaler les vertus qu’il loue. Ledésordre de l’époque a diminué l’importance et altéré la moralitéde ces vagabonds errans ; leur satire et leur louange ne sontaujourd’hui trop souvent distribuées d’après d’autre principe quel’amour du gain ; espérons cependant qu’il en est encorequelques uns qui connaissent et qui remplissent en conscience leurdevoir. Mon opinion est que ce Bertram n’a point partagé ladégradation de ses confrères, n’a point fléchi le genou devantl’iniquité des temps ; il vous reste à juger, sir de Walton,si la présence d’un tel homme, honorablement et honnêtementdisposé, peut occasioner le moindre péril au château de Douglas.Mais croyant, d’après les sentimens qu’il a manifestés devant moi,qu’il est incapable de jouer le rôle de traître, je dois m’opposerde toutes mes forces à ce qu’il soit puni comme tel, ou soumis à latorture dans l’enceinte d’une forteresse qu’occupe une garnisonanglaise. J’en rougirais pour mon pays si, pour le bien servir, ilnous fallait infliger des châtimens si rigoureux à de pauvres gensdont la seule faute est l’indigence ; et vos propres sentimensde chevalier vous en diront à ce sujet plus qu’il ne convient quej’en dise à sir John de Walton pour ce qui est nécessaire àjustifier l’opinion que je garde. »

Sir John de Walton, rougit jusque sur sonfront brun lorsqu’il entendit le jeune homme émettre,contradictoirement à la sienne, une opinion qui avait pour but deflétrir sa manière de voir comme peu généreuse et peu noble, commeindigne d’un chevalier. Il tâcha cependant de conserver sonsang-froid, et répondit avec assez de calme : « Vous avezdonné votre opinion ; sir Aymer de Valence ; et je vousremercie de l’avoir donnée franchement et hardiment sans vousinquiéter de la mienne. Mais il n’est pas tout-à-fait prouvé qu’ilfaille que je m’en réfère absolument à vos avis, dans le cas où ledevoir que m’impose ma place, les ordres du roi, et lesobservations que je puis personnellement avoir faites m’engagerontà tenir une ligne de conduite autre que celle qu’il vous sembleconvenable d’adopter. »

De Walton s’inclina, en terminant, avec unegrande gravité ; et le jeune chevalier, lui rendant son salutexactement avec la même cérémonie, raide et affectée, demanda sison supérieur avait des ordres particuliers à lui donnerrelativement à ses fonctions dans le château ; et, après avoirreçu une réponse négative, il se retira.

Sir John de Walton, après une exclamationd’impatience, comme s’il était vraiment désappointé en voyant queles avances qu’il avait faites vers une explication avec son jeuneami avaient échoué d’une manière tout-à-fait inattendue, fronça lessourcils, comme plongé dans de profondes réflexions, et se promenaquelque temps de long en large dans l’appartement, considérantquelle marche il devait suivre dans de pareilles circonstances.« Il est dur de le réprimander sévèrement, dit-il, quand je merappelle que, à en juger par nos premières relations, mes penséeset mes sentimens auraient dû toujours être les mêmes que ceux de cegarçon vif ; entêté, mais généreux. Maintenant la prudencem’instruit à soupçonner les hommes dans mille cas où peut-être iln’y a point de fondement pour le moindre soupçon. Si je suisdisposé à risquer et mon honneur et ma fortune plutôt que de causerune légère peine à un ménestrel vagabond, peine que d’ailleurs jepuis compenser avec quelque argent, encore ai-je le droit de courirle risque d’une conspiration contre le roi, et de rendre ainsi plusfacile la prise par trahison du château de Douglas, pour laquellesont formés tant de projets à ma connaissance, pour laquelle mêmeaucun projet, si désespéré qu’il soit, ne peut être imaginé sansqu’il se trouve des gens assez hardis pour se charger del’exécution. Un homme qui est placé dans ma situation, quoiqueesclave de sa conscience, doit apprendre à mettre de côté tous cesfaux scrupules, qui ont l’air de découler d’une sensibilitéhonorable, tandis qu’en fait ils sont le résultat des suggestionsd’une délicatesse affectée. Je ne me laisserai pas, j’en jure parle ciel, égarer par les sornettes d’un bambin tel qu’Aymer ;je ne m’exposerai pas, pour déférer à ses caprices, à perdre toutce que l’amour, l’honneur et l’ambition peuvent me promettre pourrécompense d’un service d’une année, service d’un genre aussidésagréable que difficile. J’irai droit à mon but, je prendrai enÉcosse les précautions ordinaires que je prendrais en Normandie ouen Gascogne… Holà ! un page ! quelqu’un ! »

Un de ses domestiques répondit à cetappel : « Cherche-moi, lui dit-il, Gilbert Feuille-Verte,l’archer, et avertis-le que je voudrais lui parler relativement auxdeux arcs et au paquet de flèches pour lesquels je l’ai envoyé dansle comté d’Ayr. »

Quelques minutes s’étaient à peine écouléesaprès cet ordre, que l’archer entra, tenant à la main deux boisd’arc non encore façonnés, et un faisceau de flèches attachées avecune courroie. Il avait l’air mystérieux d’un homme dont la visitéen’a, en apparence, qu’un but peu important, tandis que ce but sert,en réalité, d’introduction à des affaires qui peuvent être d’uneimportance très secrète. C’est pourquoi, comme le chevalier gardaitle silence et ne lui fournissait pas d’autre manière d’entrer enconversation, Feuille-Verte, en négociateur, entama l’entretien surle motif qui semblait judicieux l’amener.

– « Voici les bois d’arc, noblechevalier, que vous m’aviez chargé de vous procurer lorsque je suisallé dans le comté d’Ayr visiter l’armée du comte de Pembroke. Ilsne sont pas aussi bons que je l’aurais voulu, cependant ils sontpeut-être meilleurs que n’aurait pu se les procurer toute autrepersonne qu’un véritable connaisseur en fait d’armes. Tous lessoldats du comte de Pembroke ont la fureur de vouloir des boisespagnols venant de Groyne, ou d’autres ports d’Espagne ;mais, quoique deux vaisseaux chargés de ces bois soient entrés dansle port d’Ayr, soi-disant pour l’armée du roi, cependant je croisqu’il ne s’en trouve pas actuellement la moitié entre des mainsanglaises. Ces deux-ci ont poussé dans le Sherwood, et comme ilsont pu grossir en toute sûreté depuis le temps de Robin Hood, iln’est pas probable qu’ils manqueront d’atteindre le but dans desmains aussi vigoureuses, et avec un œil aussi juste que l’œil etles mains des archers qui servent sous les ordres de votreseigneurie. »

« Et où ont passé tous les autres arcs,s’il est arrivé deux cargaisons dans le port d’Ayr, et que tu aiesencore eu de la peine à me procurer seulement cesvieux-là ? » dit le gouverneur.

« Ma foi ! je ne prétends pas êtreassez habile pour vous le dire, répondit Feuille-Verte en haussantles épaules. On parle de complots dans ce pays-là aussi bien quedans celui-ci : on répète que leur Bruce et le reste de sesparens projettent une nouvelle escapade, et que le roi proscrit sepropose de débarquer à Turnberry au commencement de l’été avec uncertain nombre de ces vigoureux drôles d’Irlandais ; et nuldoute que les sujets de ce burlesque royaume de Carrick se tiennentprêts avec leurs arcs et leurs lances à seconder une entreprise quiprésente tant de chances de succès. Je compte qu’il ne nous encoûtera qu’une vingtaine de paquets de flèches pour remettre touten ordre. »

« Dites-vous donc qu’il se trame desconspirations dans cette partie de la contrée, Feuille-Verte ?reprit de Walton… Je sais que vous êtes un drôle sagace, qui savezdès long-temps comment l’on manie une branche d’arbre recourbéemunie d’une corde, et vous n’êtes pas homme à souffrir que detelles manœuvres aient lieu sous votre nez sans prendre la peine deles découvrir. »

« Je suis assez vieux, le ciel le sait,répliqua Feuille-Verte ; j’ai acquis assez d’expérience dansces guerres d’Écosse, et je connais à quel point un chevalier et unsoldat doivent avoir confiance dans les Écossais. Croyez-moi, lesÉcossais sont tous faux, et c’est un brave archer qui vous le dit,un archer qui, lorsque le but est raisonnablement loin, ne lemanque presque jamais de la largeur de la main… Ah ! sir John,votre honneur sait bien comment il faut agir avec eux, les menerbon train et leur tenir la bride serrée ! Vous n’êtes pas deces gens simples et novices qui s’imaginent que tout peut se fairepar la douceur, et veulent se montrer aussi polis et aussi généreuxenvers ces parjures montagnards que si jamais dans le cours de leurvie ils pouvaient rien connaître qui ressemblât à la politesse ou àla générosité. »

« Tu fais allusion à quelqu’un, dit legouverneur, et je te commande, Gilbert, d’être franc et sincèreavec moi. Il me semble que tu n’ignores pas que ta franchise nepeut t’attirer aucun mal. »

« C’est la vérité, sir John, la purevérité, répliqua le vieillard si long-temps épargné par la guerre,en portant la main à son front ; mais il serait imprudent decommuniquer toutes les remarques qui passent par la tête d’unvieillard dans ces momens inactifs d’une garnison comme celle-ci.On se trompe aussi souvent qu’on a raison, et ainsi on se fait uneréputation de rapporteur et de méchant parmi ses camarades,réputation que l’on mérite parfois, et il me semble que je neserais pas bien aise de m’en faire une semblable. »

– « Parle-moi franchement ; etn’aie pas peur que j’hésite à te croire, quels que soient les gensdont tu as à m’entretenir. »

– « Eh bien ! à vous parlerfranchement, je n’ai jamais redouté son honneur, ce jeunechevalier, attendu que je suis le plus vieux soldat de la garnison,et que je décochais des flèches avec mon grand arc bien long-tempsavant qu’il eût cessé de téter sa nourrice. »

– « C’est donc sur mon lieutenant etami, Aymer de Valence, que se portent tessoupçons ? »

« Je n’ai rien à dire quant à l’honneurde ce jeune chevalier qui est aussi brave que l’épée qu’il porte,et qui, pour sa grande jeunesse, occupe déja un rang distingué surla liste des chevaliers anglais ; mais il est extrêmementjeune, comme votre seigneurie le sait, et j’avoue que les gens dontil fait sa compagnie me troublent et m’inquiètent. »

« Oh ! tu sais, Feuille-Verte, quedans le loisir d’une garnison un chevalier ne peut toujourschercher ses plaisirs et ses amusemens parmi ses égaux seuls, quid’ailleurs ne sont pas si nombreux, et peuvent ne pas être si gais,si disposés à se divertir qu’il le désirerait. »

« Je sais bien cela, aussi ne dirais-jeabsolument rien contre le lieutenant de votre honneur s’il secontentait de s’adjoindre d’honnêtes drôles, bien qu’inférieurs parleur rang, pour jouer à l’anneau ou s’escrimer au bâton. Mais sisir Aymer de Valence aime à entendre conter des histoiresguerrières d’autrefois, il me semble qu’il ferait bien d’aller endemander aux anciens soldats qui ont suiviÉdouard Ier, à qui Dieu fasse paix, et qui, avantl’époque d’Édouard, ont fait les guerres des barons et assisté àtant de sanglantes batailles dans lesquelles les chevaliers et lesarchers de la joyeuse Angleterre ont accompli tant d’exploitsdignes de mémoire : cela, en vérité, dis-je, conviendraitmieux au neveu du comte de Pembroke que de le voir s’enfermer tousles jours avec un ménestrel vagabond qui gagne sa vie à réciter dessornettes et débite aux jeunes gens qui sont assez complaisans pourles croire des choses d’après lesquelles on ne saurait dire s’il ales opinions d’un Anglais ou d’un Écossais, et moins encore savoirs’il est né en Angleterre on en Écosse, ou de s’imaginer dans queldessein il reste ainsi au château, libre de communiquer tout ce quis’y passe à ces vieux chanteurs de matines du couvent deSainte-Bride, qui disent de bouche : Dieu protége le roiÉdouard ! mais s’écrient au fond du cœur : Dieuprotége le roi Robert Bruce ! De telles communicationspeuvent aisément avoir lieu au moyen de son fils, qui demeure àSainte-Bride, comme le sait votre seigneurie, sous prétexte qu’ilest malade. »

– « Comment dites-vous ? sousprétexte ? Sa maladie n’est-elle donc pasréelle ? »

« Oh ! il se peut bien qu’il soitmalade à en mourir ; mais, dans ce cas, ne serait-il donc pasplus naturel que ce père restât près de son fils au lieu de fureterdans ce château où on le rencontre continuellement, soit dans labibliothèque du vieux baron, soit dans quelque coin où l’on nes’attend guère à le trouver ? »

« S’il n’a aucun légitime motif de resterici, il serait mieux qu’il rejoignît en effet son fils ; maisil paraît qu’il cherche les anciennes poésies ou prédictions deThomas-le-Rimeur ou de quelque autre barde ; et de fait, ilest bien naturel qu’il désire augmenter son fonds de connaissanceset ses ressources d’amusement ; et où en trouverait-il lesmoyens, si ce n’était pas dans une bibliothèque remplie d’ancienslivres ? »

« Sans doute, répliqua l’archer avec unricanement d’incrédulité sec mais honnête ; il est survenu peud’insurrections, que je sache, en Écosse, sans qu’elles aient étéprédites par quelque vieille poésie oubliée, qu’on savaitsoustraire à la poussière et aux toiles d’araignée, dans le butunique de donner du courage à ces rebelles du Nord, qui autrementn’auraient pas même osé s’exposer à entendre le sifflement desflèches bardées de plumes d’oie sauvage ; mais les têtes àcheveux bouclés sont légères ; et, soit dit sans vousoffenser, les gens même de votre suite, sir chevalier, conserventtrop du feu de la jeunesse dans un temps aussi peu sûr que celui oùnous sommes. »

– « Tu m’as convaincu,Feuille-Verte, et je m’enquerrai plus rigoureusement que je ne l’aifait jusqu’à présent des affaires et des occupations de cet homme.L’époque est mal choisie pour compromettre la sûreté d’un châteauroyal, afin de se montrer généreux envers un individu que nousconnaissons si peu et contre qui nous pouvons sans injusticeconcevoir de graves soupçons, jusqu’à ce que nous recevions deséclaircissemens complets. Est-il en ce moment dans la pièce qu’onnomme la bibliothèque du baron ? »

– « Votre seigneurie ne peut manquerde l’y rencontrer. »

– « Suis-moi donc avec deux ou troisde tes camarades ; place-toi de manière à n’être pas vu, maisà pouvoir m’entendre, en cas qu’il soit nécessaire d’arrêter cethomme. »

« Mon assistance sera toujours à vosordres, quand vous me la demanderez, mais… »

– « Mais quoi ? J’espère que jene trouverai pas des hésitations et de la désobéissance chez toutle monde. »

– « Pas chez moi, assurément. Jevoudrais seulement rappeler à votre seigneurie que ce que j’ai ditétait une opinion sincère, énoncée en réponse à la question devotre seigneurie, et que, comme sir Aymer de Valence s’est déclaréle patron de cet homme, je ne désirerais pas encourir les chancesde sa rancune. »

– « Pstt ! est-ce Aymer deValence qui est gouverneur de ce château, ou bien moi ? etencore, envers qui imaginez-vous que vous puissiez être responsablede vos réponses aux questions que je vous adresse ? »

« Allons, répliqua l’archer, quisecrètement n’était pas fâché de voir sir John se montrer un peujaloux de son autorité, croyez bien, sir chevalier, que je connaiset ma propre position et celle de votre seigneurie, et que je n’aipas besoin qu’on me dise à qui je dois obéissance. »

« À la bibliothèque donc, etpuissions-nous y trouver cet homme ! »

« Voyez donc comme c’est beau !marmotta Feuille-Verte en le suivant, votre seigneurie aller enpersonne procéder à l’arrestation d’un individu si peudistingué ! Mais votre honneur a raison : ces ménestrelssont souvent magiciens, et ont la puissance de s’échapper par desmoyens que les ignorans comme moi sont disposés à attribuer à lanécromancie. »

Sans faire attention à ces derniers mots, sirJohn de Walton se dirigea vers la bibliothèque, marchant d’un pasrapide, comme si cet entretien eût augmenté son désir de se trouveren possession de la personne du ménestrel suspect.

Traversant les antiques corridors du château,le gouverneur n’eut pas de peine à parvenir jusqu’à labibliothèque, qui était solidement construite en pierre, voûtée, etmunie d’une espèce de cabinet en fer, destiné à la conservation desobjets et des papiers précieux en cas d’incendie. Il y trouva leménestrel assis devant une petite table sur laquelle était unmanuscrit qui paraissait d’une grande ancienneté, et dont il avaitl’air de faire des extraits. Les fenêtres de la chambre étaientfort petites, et l’on voyait encore qu’elles avaient été jadisvitrées avec des verres de couleur représentant l’histoire desainte Bride, autre marque de la dévotion de la grande famille desDouglas à leur sainte tutélaire.

Le ménestrel, qui paraissait être profondémentoccupé de sa besogne lorsqu’il fut troublé par l’arrivée inattenduede sir John de Walton, se leva avec tous les signes du respect etde l’humilité ; et, restant debout en présence du gouverneur,sembla attendre ses interrogations, comme s’il avait prévu que lavisite le concernait particulièrement.

« Je dois supposer, sire ménestrel, ditsir John de Walton, que vous avez été heureux dans vos recherches,et que vous avez découvert le volume de poésies ou de prédictionsque vous désiriez trouver parmi ces rayons brisés et ces livres enlambeaux ? »

« Plus heureux que je ne pouvais m’yattendre, répliqua le ménestrel, après l’incendie qui a dévoré unepartie du château. Voici sans doute, sire chevalier, le fatalvolume que je cherchais, et il est étonnant, vu le malheureux sortqu’ont éprouvé les autres livres de cette bibliothèque, que j’aiepu encore en réunir quelques fragmens, bienqu’incomplets. »

« Donc, puisqu’on vous a permis desatisfaire votre curiosité, dit le gouverneur, j’espère bien, sireménestrel, que vous ne refuserez pas de contenter lamienne. »

Le ménestrel répondit, toujours avec la mêmehumilité, que, « s’il y avait quelque chose dans la sphère deses pauvres talens qui pût causer du plaisir à sir John de Walton,il demandait seulement à aller chercher son luth, et qu’il seraitensuite à ses ordres. »

« Vous ne me comprenez pas, ménestrel,répliqua de Walton un peu durement. Je ne suis pas de ces gens quiont des heures à perdre à écouter des histoires ou de la musiqued’autrefois ; ma vie ne m’a suffi qu’à peine pour apprendreles devoirs de ma profession, moins encore doit-elle me laisser letemps de m’occuper de pareilles folies. Peu m’importe qu’on lesache ; mais mon oreille est tellement incapable de juger devotre art, qui sans doute vous paraît on ne peut plus noble, que jesais à peine distinguer la différence d’un air avec unautre. »

« En ce cas, répondit le ménestrel aveccalme, je ne puis guère me promettre le plaisir d’amuser votreseigneurie comme j’avais espéré le faire. »

« Et je ne m’attends pas du tout à ce quevous m’amusiez, répliqua le gouverneur en se rapprochant de luid’un pas, et en parlant d’un ton plus sévère, je veux desrenseignemens que vous pouvez, j’en suis sûr, me donner, sireménestrel, si vous en avez l’envie ; et mon devoir est de vousprévenir que, si vous hésitez le moins du monde à dire la vérité,je connais des moyens par lesquels je serais malheureusement forcéde vous l’extorquer, et d’une manière qui vous sera plusdésagréable que je ne le désirerais. »

« Si vos questions, sire chevalier,répondit Bertram, sont telles que je puisse ou doive y répondre,vous n’aurez pas besoin de me les adresser plus d’une fois ;si au contraire, telle en est la nature que je ne puisse ni nedoive y satisfaire, croyez qu’aucune menace de violence nem’arrachera une réponse. »

« Vous parlez hardiment, dit sir John deWalton ; mais je vous donne ma parole que votre courage seramis à l’épreuve. Je souhaite aussi peu d’en venir à des extrémités,que vous pouvez, vous, souhaiter de ne pas m’y contraindre ;mais telle sera la conséquence naturelle de votre obstination. Jevous demande donc si Bertram est votre véritable nom, si vousn’avez aucune autre profession que celle de ménestrel ambulant, etenfin si vous avez quelques rapports, quelques liaisons avec desAnglais ou des Écossais hors des enceintes de ce château deDouglas. »

« Ces questions, répliqua le ménestrel,m’ont été déja adressées, et j’y ai répondu parlant au dignechevalier sir Aymer de Valence : comme mes réponses l’ontpleinement satisfait, il n’est pas, je pense, nécessaire que jesubisse un second interrogatoire ; et il ne convient ni àl’honneur de votre seigneurie ni à celui du lieutenant-gouverneurque ce nouvel interrogatoire ait lieu. »

« Vous prenez grand intérêt, répliqua legouverneur, à mon honneur et à celui de sir Aymer de Valence.Veuillez m’en croire, ils sont parfaitement en sûreté dans notrepropre guide et peuvent se passer de vos attentions. Je vous ledemande donc, voulez-vous répondre aux questions que mon devoirm’ordonne de vous adresser, ou suis-je contraint de vous forcer àl’obéissance en vous soumettant aux douleurs de la torture ?J’ai déja vu, mon devoir est de le dire, les réponses que vous avezfaites à mon lieutenant, et elles ne me satisfont pas. »

En même temps il frappa des mains, et deux outrois archers se montrèrent, dépouillés de leurs tuniques, etseulement couverts de leurs chemises et de leurs culottes.

« Je comprends, dit le ménestrel, quevous avez l’intention de m’infliger un châtiment qui est étranger àl’esprit des lois anglaises, lorsque vous n’avez aucune preuve dema culpabilité. J’ai déja dit que j’étais Anglais de naissance,ménestrel de profession, et que je n’ai absolument aucune relationavec les personnes qui peuvent former quelque dessein hostilecontre le château de Douglas, sir John de Walton ou sa garnison.Quant aux réponses que la douleur physique pourra m’extorquer, jene puis, pour parler en bon chrétien, m’en regarder commeresponsable. Je crois pouvoir endurer la souffrance autant quepersonne, et je suis sûr de n’avoir jamais senti une douleur que jene préférerais pas sentir encore à violer la parole que j’ai jurée,ou à courir la chance d’accuser faussement des personnesinnocentes ; mais j’avoue que j’ignore jusqu’où l’art de latorture peut être poussé ; et quoique je ne vous craigne pas,sir John de Walton, je dois cependant reconnaître que je me crainsmoi-même, puisque je ne sais pas à quels tourmens votre cruautépeut me soumettre, ni jusqu’à quel point je puis être capable deles endurer : je proteste donc en premier lieu que je ne seraien aucune manière responsable des paroles qui pourront m’échapperdans le cours d’un interrogatoire durant lequel on me torturera.Vous pouvez, maintenant que je vous ai prévenu, procéder àl’exécution d’un office que je ne m’attendais guère, permettez-moide le dire, à voir ainsi remplir par un chevalier accompli commevous. »

« Écoutez, sire ménestrel, répliqua legouverneur, nous ne sommes pas bons amis, vous et moi ; et sije faisais mon devoir, je devrais user tout de suite envers vousdes moyens rigoureux dont je vous ai menacé. Mais peut-être voussentez-vous moins de répugnance à subir l’interrogatoire tel que jevous le propose que je n’en sens, moi, à employer la rigueur àvotre égard : je vais donc pour le moment vous faire renfermerdans un lieu de détention convenable à un homme qui est soupçonnéd’être espion dans cette forteresse, jusqu’à ce qu’il vous plaisede dissiper ces soupçons : votre logement et votre nourritureseront ceux des prisonniers. Cependant, avant de vous soumettre àla question, songez-y bien, je me rendrai moi-même à l’abbaye deSainte-Bride, et je verrai si le jeune homme que vous voudriezfaire passer pour votre fils possède la même fermeté que vous. Ilpeut arriver que ses aveux et les vôtres jettent une telle lumièresur vous et sur lui que votre innocence ou votre culpabilité enrejaillisse d’une manière évidente sans qu’il faille recourir augrand moyen de la question extraordinaire. S’il en est autrement,tremblez pour votre fils, sinon pour vous-même… Eh bien ! vousai-je ébranlé, monsieur ? ou craignez-vous pour les jeunesmuscles et les tendres chairs de votre enfant des douleursauxquelles vous croyez, vous, pouvoir résister ?

« Sir John, répondit le ménestrel enrépudiant l’émotion momentanée qu’il avait manifestée, je vouslaisse à juger, comme homme d’honneur et de vérité, si enconscience vous devez concevoir une opinion défavorable d’un hommeparce qu’il préfère endurer lui-même des rigueurs qu’il ne voudraitpoint qu’on infligeât à son fils, jeune homme mal portant, et quirelève d’une dangereuse maladie. »

« Mon devoir, répondit de Walton aprèsune courte pause, est de retourner toutes les questions au moyendesquelles je puisse remonter à la source de cette affaire ;et si vous désirez qu’on épargne votre fils, vous obtiendrez fortaisément la même faveur vous-même en lui donnant l’exemple de lasoumission et de la franchise. »

Le ménestrel se rejeta sur le siége qu’iloccupait, comme fermement résolu à souffrir tous les tourmens dontsir John pourrait l’accabler, plutôt que d’ajouter un seul mot à cequ’il avait déja répondu. Sir John de Walton lui-même semblaquelque peu indécis de la marche qu’il avait alors à suivre. Il sesentait une invincible répugnance à procéder, sans y avoir mûrementréfléchi, à ce que bien des gens auraient regardé comme uneobligation de sa place, en infligeant la torture au père ainsiqu’au fils ; mais si complet que fût son dévouement au roi, sinombreuses que fussent les espérances et les vues qu’il avaitfondées sur son exactitude à occuper le poste important qu’on luiavait confié, il ne pouvait se résoudre à recourir à ce cruel moyende trancher la difficulté. L’extérieur de Bertram était vénérable,et son éloquence répondait à son aspect et à son air. Le gouverneurse rappela qu’Aymer de Valence, dont les jugemens étaient engénéral sûrs, le lui avait décrit comme un de ces rares individusqui savaient honorer par leur bonne renommée personnelle uneprofession corrompue ; et il reconnut en lui-même qu’il yavait une barbare cruauté et une criante injustice à refuser decroire que le prisonnier fût un homme sincère et honnête, avantque, par manière de découvrir son innocence, il lui eût allongé lesnerfs et disjoint les membres ainsi qu’à son fils. Je n’ai pas depierre de touche, se disait-il intérieurement, pour distinguer levrai du faux ; Bruce et ses adhérens guettent une occasion… ila certainement équipé les galères qui étaient à l’ancre à Rachrinpendant l’hiver. Et encore cette histoire de Feuille-Verte,relativement aux armes qu’on se serait procurées pour une nouvelleinsurrection, coïncide étrangement avec l’apparition de ce sauvagehabitant des bois que nous avons rencontré à la chasse. Enfin touttend à prouver qu’il se trame quelque chose que mon devoir est deprévenir. Je ne négligerai donc aucune circonstance qui pourrapermettre de concevoir des espérances ou des craintes ; maisplût à Dieu que je pusse m’éclairer à toute autre source, car je nepuis croire qu’il soit légitime de tourmenter ces malheureuses etpeut-être ces honnêtes gens. » Il sortit donc de labibliothèque en murmurant un mot à Feuille-Verte touchant leprisonnier.

Il avait atteint la porte extérieure del’appartement, et ses satellites avaient déja mis la main sur levieillard, lorsque celui-ci se mit à rappeler sir Walton, le priantde revenir pour un seul instant.

« Qu’avez-vous à dire, monsieur ?lui demanda le gouverneur ; hâtez-vous, car j’ai déja perdu àvous écouter plus de temps que je ne puis savoir : c’estpourquoi je vous conseille, dans votre propre intérêt… »

« Et moi je vous conseille, dans levôtre, sir John de Walton, interrompit le ménestrel, d’y bienréfléchir avant de persister dans la résolution où vous êtes,résolution qui pourra vous attirer des châtimens plus rigoureuxqu’il n’est possible de les imaginer. Si vous faites tomber un seulcheveu de la tête de ce jeune homme, si vous osez même permettrequ’on lui impose aucune privation qu’il est en votre pouvoird’empêcher, c’est à vous-même qu’en le faisant vous préparerez lesdouleurs les plus vives et les plus cuisantes que puisse causerchose au monde. J’en jure par tout ce qu’a de plus sacré notresainte religion ; j’en prends à témoin ce saint sépulcre dontje fus le visiteur indigne ; je ne dis que la vérité, et tu temontreras un jour reconnaissant du rôle que je joue aujourd’hui. Ilest de mon intérêt, aussi bien que du vôtre, de vous maintenir enpossession de ce château, quoiqu’assurément je sache des choses quile concernent et qui vous concernent aussi, sir John, mais que jene puis dire sans le consentement de ce jeune homme. Apportez-moiseulement un billet de sa main, où il marque qu’il consent à ce queje vous mette dans notre secret, et croyez-moi, vous verrez bientôttous les nuages qui nous enveloppent se dissiper, puisque jamaispénible incertitude ne se sera plus vite changée en joie, jamaisnuage chargé de tonnerre n’aura plus promptement fait place auxrayons du soleil, que les soupçons qui maintenant vous paraissentsi formidables ne se réduiront à rien. »

Il parlait avec tant de chaleur, qu’il fitquelque impression sur sir John de Walton, qui se trouva encoreplus embarrassé que jamais pour savoir quelle conduite il devaittenir.

« Je serais charmé, dit le gouverneur, depouvoir atteindre mon but en n’usant que des plus doux moyens quisoient en mon pouvoir, et je ne tourmenterai ce pauvre jeune hommequ’autant que votre obstination et la sienne m’y contraindront.Cependant, songez, sire ménestrel, que mon devoir m’impose desobligations, et, si j’y manque pour un jour, il conviendra que vousfassiez tous les efforts qui seront en votre puissance pour mepayer de mon indulgence. Je vous permettrai d’écrire un mot à votrefils, et j’attendrai sa réponse avant de chercher à éclaircirautrement cette affaire, qui paraît être fort mystérieuse. Enattendant, si vous avez une ame à sauver, je vous conjure de direla vérité, et de m’avouer si les secrets dont vous semblez être letrop fidèle dépositaire, regardent les projets de surprise queméditent Douglas, Bruce et tous les autres contre cechâteau. »

Le prisonnier réfléchit un moment, puisrépliqua : « Je sais, sire chevalier, à quelles terriblesconditions vous est confié le commandement de cette forteresse, ets’il était en mon pouvoir de vous prêter assistance, commeménestrel loyal et comme fidèle sujet, soit de la main, soit de lalangue, je me sentirais porté à le faire ; mais tant s’en fautque je sois venu ici jouer le rôle que vos soupçons me donnaient,que j’aurais pu vous annoncer d’une manière certaine que Bruce etDouglas avaient réuni leurs partisans pour leur apprendre qu’ilsrenonçaient à toute tentative de révolte, et qu’ils partaient pourla terre sainte, sans l’apparition de cet habitant des forêts qui,je l’ai entendu dire, vous a bravé durant la chasse. Ce qui medonne à croire que quand un partisan si résolu et un vassal sidévoué de Douglas était assis sans crainte parmi vous, son maîtreet ses camarades ne pouvaient être à une grande distance. Jusqu’àquel point ses intentions vous étaient-elles amicales ?… Jevous en laisse le juge. Seulement veuillez croire que voschevalets, vos genouillères, vos tenailles ne m’auraient pasextorqué des dénonciations ou des renseignemens dans une querellequi ne me regarde que peu ou point, si je n’avais désiré vousconvaincre que vous avez affaire à un honnête homme qui a pris vosintérêts à cœur… Cependant, faites-moi donner ce qu’il faut pourécrire, ou rendez-moi mon papier, mes plumes et mon encre, car jepossède à un assez haut degré les talens de ma profession ; etje ne désespère pas de pouvoir vous procurer une explication de cesmerveilles avant qu’il soit long-temps. »

« Dieu veuille qu’il en soit ainsi,répliqua le gouverneur, quoique je ne voie guère comme je pourraiatteindre cet heureux résultat, mais qu’il semble que je doivecourir de grands risques en montrant trop de confiance. Au reste,mon devoir m’ordonne qu’en attendant je vous soumette à unedétention sévère. »

En parlant ainsi, il passa au prisonnier sonencre et ses plumes que les archers avaient saisis dès leurarrivée, et commanda à ses satellites de lâcher le prisonnier.

« Il faut donc, dit Bertram, que je restesoumis à toutes les rigueurs d’une dure captivité ? Mais jeconsens à souffrir moi-même tous vos mauvais traitemens, pourvu queje puisse vous empêcher d’agir avec un degré de témérité dont vousauriez toute votre vie à vous repentir, sans jamais pouvoir expiervotre faute. »

« N’ajoutez-plus un mot, ménestrel, ditle gouverneur ; mais puisque j’ai pris mon parti, peut-êtrecelui qu’il m’est le plus dangereux de prendre, essayons de lavertu de ce charme qui, dites-vous, doit me protéger, de même quel’huile jetée sur les flots courroucés peut, au dire des matelots,en calmer la fureur. »

Chapitre 9Le Fossoyeur.

Gare ! gare du moine noir ilconserve encore sa puissance, car il est encore de droit héritierde l’église, quelle que puisse être la chanson. Amunde-ville estseigneur le jour ; mais le moine est seigneur, la nuit, et nivin ni bombance ne sauraient exciter un vassal à contester lesdroits du moine.

LORD BYRON. Don Juan, Chant XVII.

Le ménestrel ne s’était pas vanté à tort dutalent qu’il possédait à manier la plume. En effet, aucun moine dutemps n’aurait plus promptement expédié, plus proprement tourné, niplus joliment écrit le peu de lignes qu’il adressa « au jeuneAugustin, fils de Bertram le ménestrel. »

« Je n’ai ni plié, dit-il, ni attachécette lettre avec un fil de soie, car elle n’est pas conçue entermes qui puissent vous expliquer le mystère dont il s’agit, et, àvous parler franchement, je ne crois pas qu’elle puisse rien vousapprendre ; mais il peut vous être agréable de voir ce que lalettre ne contient pas, et de reconnaître qu’elle est écrite parune personne et à une personne qui toutes deux sont bienintentionnées envers vous et votre garnison. »

« C’est, dit le gouverneur, une rusequ’on emploie aisément : on peut néanmoins conclure, quoiqued’une manière non très certaine, que vous êtes disposé à agir debonne foi ; et jusqu’à ce que le contraire soit prouvé, jeregarderai comme de mon devoir de vous traiter avec toutel’indulgence que comporte cette affaire. En attendant, je vais merendre moi-même à l’abbaye de Sainte-Bride, et interroger enpersonne le jeune prisonnier ; et, comme vous dites qu’il a lepouvoir, je prie le ciel qu’il puisse avoir aussi la volontéd’éclaircir cette énigme, qui semble nous jeter tous dans laconfusion. »

En parlant ainsi, il donna ordre de préparerson cheval, et pendant qu’on le préparait, il lut avec un grandcalme la lettre du ménestrel. Elle était conçue dans les termessuivans :

« MON CHER AUGUSTIN,

« Sir John de Walton, gouverneur de cechâteau, a conçu contre nous les soupçons qui, comme je leprévoyais, devaient être la conséquence de notre voyage dans cepays sans mission avouée. Moi, du moins, je suis arrêté, et l’on memenace de recourir contre moi aux douleurs de la torture pour mefaire avouer de force le motif de notre venue en cettecontrée ; mais la torture dépouillera mes os de leurs chairsavant de me contraindre à violer un serment que j’ai prêté. Et lebut de cette lettre est de vous apprendre le risque que vous courezde vous trouver dans une position semblable à la mienne, à moinsque vous ne soyez disposé à me permettre de tout découvrir auchevalier sir John ; mais sur ce sujet vous n’avez qu’àexprimer un désir, et vous pouvez être certain qu’il serafidèlement rempli par votre dévoué

BERTRAM. »

Cette lettre ne jetait pas la moindre lumièresur le mystère qui enveloppait son auteur. Le gouverneur la lutplus d’une fois et la tourna dans tous les sens, comme s’il eûtespéré par cette action mécanique tirer de la missive desinformations qu’à la première vue les mots n’exprimaient pas ;mais comme il n’obtenait aucun résultat de ce genre, de Walton serendit au vestibule, où il informa sir Aymer de Valence qu’ils’absentait pour aller jusqu’à l’abbaye de Sainte-Bride, et le priade vouloir bien se charger des fonctions de gouverneur pendant sonabsence. Sir Aymer répondit qu’il ne pouvait s’y refuser, et lamésintelligence qui régnait entre eux ne permit pas une plus ampleexplication.

Dès l’arrivée de sir John de Walton au couventdélabré, le supérieur tremblant de précipitation ne songea plusqu’à venir immédiatement recevoir le gouverneur de la garnisonanglaise, en qui reposait pour le présent toute l’espérance de leurmaison, pour l’indulgence avec laquelle on les traitait, ainsi quepour l’entretien et la protection qui leur étaient nécessaires dansdes temps si dangereux. Après avoir interrogé le vieillardrelativement au jeune homme qui séjournait dans le couvent, deWalton apprit qu’il avait été malade depuis que son père Bertram,le ménestrel, l’y avait laissé. Il semblait à l’abbé que sa maladiepouvait être de l’espèce contagieuse de celle qui, à cette époqueravageait la frontière anglaise, et faisait des incursions enÉcosse où elle se propagea ensuite d’une manière effrayante. Aprèss’être entretenu quelque temps avec lui, sir John de Walton remit àl’abbé la lettre dont il était porteur, pour le jeune homme logésous son toit ; et en la remettant à Augustin, le révérendpère fut chargé de faire au gouverneur anglais une réponse sihardie, qu’il était effrayé d’avoir à transmettre un pareilmessage : ce message, c’était d’annoncer que « le jeunehomme ne pouvait ni ne voulait recevoir en ce moment le chevalieranglais ; mais que, s’il revenait le lendemain après la messe,il était probable qu’on pourrait lui apprendre les choses qu’ildésirait connaître. »

« Ce n’est pas une réponse, dit sir Johnde Walton, qu’il convienne à un pareil bambin d’envoyer à un hommede mon importance, et il me semble, père abbé, que vous neconsultez guère votre sûreté personnelle en me transmettant unmessage si insolent. »

L’abbé tremblait sous les plis de son largevêtement d’étoffe grossière ; et de Walton, s’imaginant queson trouble était la conséquence d’une frayeur coupable, l’invita àse rappeler la soumission qu’il devait à l’Angleterre, lesbienfaits qu’il avait reçus de lui-même, et les suites probables desa faute, s’il était pour quelque chose dans l’insolence d’un jeuneétourdi, qui osait braver le pouvoir du gouverneur de laprovince.

L’abbé tâcha de se disculper de cesaccusations avec la plus vive anxiété. Il jura sur son honneur quela réponse impertinente du jeune homme provenait de l’égarement quela maladie avait opéré dans son cerveau. Il rappela au gouverneurque, comme chrétien et comme anglais, il avait des égards àobserver envers la communauté de Sainte-Bride, qui n’avait jamaisdonné au gouvernement anglais, le moindre sujet de plainte. Tout enparlant, l’ecclésiastique semblait puiser du courage dans lespriviléges attachés à son caractère. Il dit qu’il ne pourraitpermettre qu’un enfant malade qui s’était réfugié dans lesanctuaire de l’église fût arrêté ni soumis à aucune espèce decontrainte, à moins qu’il ne fût accusé d’un crime spécialsusceptible d’être immédiatement prouvé. Les Douglas, familleentêtée, avaient toujours respecté autrefois le sanctuaire deSainte-Bride, et il n’était pas à supposer que le roi d’Angleterre,fils obéissant et respectueux de l’église de Rome, agirait avecmoins de vénération pour les droits de cette église, que lespartisans d’un usurpateur, d’un homicide, d’un excommunié tel queRobert Bruce.

Walton fut fortement ébranlé par cetteremontrance. Il savait que, vu l’esprit de l’époque, le papeexerçait une grande prépondérance dans toutes les controverses oùil lui plaisait d’intervenir ; il savait que même, dans lacontestation relative à la souveraineté, d’Écosse, sa saintetéavait élevé une prétention à ce royaume, prétention qui, vul’époque, aurait pu l’emporter sur celles et de Robert Bruce etd’Édouard d’Angleterre, et il sentait que son monarque lui auraitpeu de gré si par sa faute il fallait qu’il se brouillât encoreavec l’Église : d’ailleurs il était aisé de placer unesentinelle de manière qu’Augustin ne pût s’échapper pendant lanuit ; et le lendemain au matin il serait encore aussi bien aupouvoir du gouverneur anglais que si on l’arrêtait de forcesur-le-champ. Cependant sir John de Walton exerçait une telleautorité sur le supérieur, qu’il l’engagea, en considération durespect qu’il aurait témoigné d’ici là pour le sanctuaire, àvouloir bien, lorsque cet espace de temps serait expiré, lui prêterassistance et secours de son autorité spirituelle pour qu’on saisitle jeune homme, s’il ne pouvait alléguer des raisons suffisantespour qu’on agît autrement. Cet arrangement, qui semblait encorepermettre au gouverneur de se flatter que cette ennuyeuse affaire,se terminerait d’une façon satisfesante, le porta à ne pointrefuser le délai qu’Augustin avait plutôt exigé, que sollicité.

« À votre requête, père abbé, car jusqu’àprésent j’ai toujours trouvé en vous un homme vrai, j’accorderai aujeune homme la faveur qu’il demande, avant de le faire conduire enprison, pourvu qu’on ne lui permette pas de sortir ducouvent ; et c’est vous qui m’en répondez. Mais, comme dejuste, je vous délègue le pouvoir de faire marcher notre petitegarnison d’Hazelside, à laquelle je vais moi-même envoyer unrenfort dès mon retour au château, dans le cas où il seraitnécessaire qu’elle vous prêtât main-forte, ou que les circonstancesm’obligeassent à prendre d’autres mesures. »

« Digne sire chevalier, répliqua lesupérieur, je ne pense pas que l’honneur de ce jeune homme doiverendre nécessaire l’emploi de tout autre moyen que celui de lapersuasion ; et j’ose dire que vous approuverez vous-même auplus haut degré la manière dont je m’acquitterai de cettecommission. »

L’abbé voulut ensuite remplir les devoirs del’hospitalité, énumérant les tristes provisions que la sévérité ducloître lui permettait d’offrir au chevalier anglais. Du reste, sirJohn refusa de prendre aucun rafraîchissement, dit poliment adieu,à l’ecclésiastique, et n’épargna point son coursier avant que lenoble animal ne l’eût amené devant le château de Douglas. Sir Aymerde Valence alla le recevoir sur le pont-levis, et lui annonça quetout était au château dans le même état qu’il l’y avait laissé,sauf qu’il avait reçu avis qu’un détachement de douze ou quinzehommes se dirigeait sur la ville de Lanarck, et que, venant desenvirons d’Ayr, ils établiraient cette nuit leur quartier àl’avant-poste d’Hazelside.

« J’en suis charmé, répliqua legouverneur, car j’allais envoyer du renfort à ce détachement. Cejeune garçon, fils de Bertram le ménestrel, ou quel qu’il soit,s’est engagé à répondre demain au matin aux questions que je luiadresserai. Comme les soldats qu’on nous annonce suivent labannière de votre oncle le comte de Pembroke, puis-je vous prierd’aller à leur rencontre et de leur donner ordre de rester àHazelside jusqu’à ce que vous ayez de nouveau interrogé le jeunehomme qui a encore à éclaircir le mystère qui l’environne, et àrépondre à une lettre que j’ai remise de ma propre main à l’abbé deSainte-Bride ? J’avais usé de trop de ménagemens dans cetteaffaire ; je compte que, grace à vos soins, le jeune homme nenous échappera pas, et vous l’amenerez ici avec tous les égards ettoutes les attentions convenables, attendu que c’est un prisonnierde quelque importance. »

– « Assurément, sir John, vos ordresseront exécutés, puisque vous n’en avez pas de plus importans àdonner à un homme qui a l’honneur de n’avoir que vous-même poursupérieur dans le château. »

« Pardon, sir Aymer, répliqua legouverneur, si cette commission vous semble indigne de votrerang ; mais nous avons le malheur de ne pouvoir nouscomprendre, lorsque nous cherchons cependant à être trèsintelligibles.

« Mais qu’aurai-je à faire (et ce quej’en dis n’est pas pour vous contester votre autorité, maisseulement pour m’instruire), qu’aurai-je à faire si l’abbé deSainte-Bride veut nous résister ? »

– « Comment ! avec ledétachement des hommes de lord Pembroke, vous commanderez à vingtsoldats au moins, armés d’arcs et de lances, contre cinq ou sixtimides vieux moines qui n’ont que des robes et descapuchons. »

– « C’est la vérité ; maisl’interdiction de l’église et l’excommunication sont quelquefois,par le temps qui court, trop dures pour les cottes de mailles, etce sera à mon grand regret que je me verrai repoussé du sein del’église chrétienne. »

– « Eh bien ! sachez donc,jeune homme rempli de soupçons et de scrupules, sachez que, si lefils du ménestrel ne se rend pas de son plein gré, l’abbé m’apromis de le remettre entre vos mains. »

Il n’y avait plus rien à répliquer, et deValence, quoique se croyant encore inutilement dérangé par unepetite commission qui n’en valait pas la peine, ne s’arma qu’àdemi, comme fesaient toujours les chevaliers lorsqu’ils sortaientde l’enceinte du château, et se mit en devoir d’exécuter les ordresde sir John. Deux ou trois cavaliers l’accompagnèrent, ainsi queson écuyer Fabian.

La soirée se termina par un de ces brouillardsécossais qui, dit-on communément, ressemblent aux pluies desclimats plus favorisés. La route devenait de plus en plus noire,les montagnes se couvraient de vapeurs de plus en plus épaisses, cequi les rendait plus difficiles encore à traverser ; et toutesles petites incommodités qui faisaient qu’on ne pouvait parcourirce district qu’avec lenteur et incertitude étaient augmentées parla densité du brouillard qui enveloppait toute chose.

Sir Aymer ralentissait donc parfois le pas, etsouvent prenait comme plaisir à s’attarder pour grandir à sespropres yeux l’importance de son expédition. Il s’imagina qu’il serendrait plus directement à Hazelside en passant par la villepresque déserte de Douglas, dont les habitans avaient été sisévèrement traités par les Anglais dans le courant de ces guerresdésastreuses, que la plupart de ceux qui étaient capables de porterles armes s’étaient retirés dans différens cantons du pays. Cetteplace presque abandonnée était défendue par une palissade grossièreet par un pont-levis plus grossier, qui communiquait à des rues siétroites, que trois cavaliers de front n’y passaient qu’avec peine,et montrant bien avec quelle rigueur les anciens seigneurs de cebourg tenaient à leurs préjugés contre les fortifications et à leurprédilection pour descendre dans la plaine, si vivement expriméedans le proverbe bien connu de leur famille : « Mieuxvaut entendre l’alouette chanter que la souris crier. » Lesrues ou plutôt les ruelles étaient plongées dans une obscuritécomplète, sinon que les rayons, incertains de la lune quicommençait à se lever éclairaient de temps à autre quelque toitroide et étroit. On n’entendait aucun bruit d’industrie humaine,aucun bruit de joie domestique ; on ne voyait briller auxfenêtres des maisons ni feu ni lumière. L’ancienne ordonnance,connue sous le nom de couvre-feu, que le conquérant avaitintroduite en Angleterre, était alors en pleine vigueur dans lesparties de l’Écosse que l’on croyait douteuses et capables de serévolter, et besoin n’est pas de dire que les anciennes possessionsdes Douglas étaient rangées dans cette dernière catégorie.L’église, dont l’architecture gothique était d’un superbecaractère, avait été autant que possible détruite par le feu, maisles ruines qui restaient assemblées par le poids des énormespierres dont elles se composaient donnaient encore une idéesuffisante de la grandeur d’une famille aux frais de laquellel’édifice avait été construit, et dont les ossemens depuis un tempsimmémorial avaient été enterrés dans les caveaux de cetédifice.

Donnant peu d’attention à ces restes d’unegrandeur éclipsée, sir Aymer de Valence s’avançait à la tête de sonpetit détachement, et déja il avait dépassé l’enceinte en ruines ducimetière de Douglas, lorsque, à sa grande surprise, le bruit dugalop de son cheval parut être répété par celui d’un autre noblecoursier qui remontait rapidement la rue comme venant à sarencontre. Valence ne pouvait s’imaginer quelle était la cause deces sons guerriers ; le retentissement et le cliquetis desarmes devenaient distincts, et l’oreille d’un chevalier ne pouvaitse méprendre au galop d’un cheval de bataille. La peine qu’on avaità empêcher les soldats de sortir la nuit de leur quartier auraitsans doute expliqué suffisamment la présence d’un fantassin courantles rues, mais il était plus difficile de savoir comment uncavalier armé de pied en cap se trouvait là ; car telle étaitl’apparition qui se montrait à l’extrémité d’une rue rapide, etqu’on voyait à merveille, grace à un brillant clair de lune.Peut-être ce guerrier inconnu put-il en même temps apercevoir Aymerde Valence et les hommes armés qui l’accompagnaient, du moins ilss’écrièrent tous deux : « Qui va là ? » phraseconsacrée, et aussitôt la réponse d’une part de« Saint-Georges ! » et de l’autre de« Douglas ! » éveillèrent les tranquilles échos dela petite rue délabrée et les voûtes silencieuses de l’église enruines. Étonné d’un cri de guerre auquel se rattachaient tant desouvenirs, le chevalier anglais piqua son coursier et descendit augrand galop la route raide et périlleuse qui conduisait à la portesud ou sud-est de la ville, et ce fut pour lui l’affaire d’uninstant que de crier : « Hola ! Saint-Georges !poursuivez l’insolent coquin, vous tous à la porte, Fabian, etcoupez-lui la retraite ! Saint Georges ! pourl’Angleterre ! arcs et flèches !… arcs etflèches ! » En même temps sir Aymer de Valence mettait enarrêt sa longue lance qu’il avait arrachée aux mains de l’écuyerqui la portait. Mais le clair de lune avait brillé un instant, puisdisparu, et quoique de de Valence sentit bien que le guerrierennemi n’avait guère la place d’éviter son choc, néanmoins il nepouvait diriger son coup que par simple supposition et continuait àgaloper dans l’obscure descente au milieu de pierres éparses etd’autres obstacles, sans atteindre de sa lance l’objet de sapoursuite. Bref il parcourut au grand galop, mais souvent forcé des’interrompre, une descente d’environ cinquante ou soixante toises,sans avoir aucune raison de supposer qu’il eût dépassé la figurequi lui avait apparu, quoique la rue fût si étroite qu’il nepouvait l’avoir rencontré, à moins que cheval et cavalier ne sefussent dissipés au moment de la rencontre comme une bulle d’air.Cependant les soldats qui galopaient derrière lui étaient frappésd’une espèce de terreur surnaturelle qu’une multitude d’aventuressingulières faisait attacher pour la plupart d’entre eux au nom deDouglas ; et quand il parvint à la porte qui terminait cetterue difficile, il n’était plus suivi que par Fabian, aux oreillesde qui toutes les suggestions de la peur n’avaient pu étouffer leson de la voix de son cher maître.

Il y avait en cet endroit un poste d’archersanglais qui commençaient à fuir, en proie aux plus vives alarmes,lorsque de Valence et son page arrivèrent au milieu d’eux :« Coquins ! s’écria de Valence, pourquoi n’étiez-vous pasen faction ? quel est l’individu qui tout à l’heure à passéici en poussant le cri des traîtres :« Douglas ! »

« Nous ne savons ce que vous voulezdire, » répliqua le commandant du poste.

– « C’est-à-dire, infâmes coquins,que vous aviez trop bu et que vous dormiez. »

Les hommes protestèrent du contraire, maisd’une manière si confuse, qu’ils ne parvinrent pas à dissiper lessoupçons de sir Aymer. Il demanda à grands cris qu’on apportât deslanternes, des torches et des flambeaux ; et le peu d’habitansrestés dans la ville commença à se montrer, quoique avecrépugnance, apportant tous les matériaux propres à donner de lalumière, qu’ils se trouvaient avoir. Ils écoutèrent avec surprisele récit du jeune chevalier anglais, et quoiqu’il leur fût confirmépar tous les hommes de sa suite, ils n’ajoutèrent pas plus foi àcette histoire que les Anglais pour une raison ou pour une autre,ne souhaitaient en venir à une querelle avec les habitans del’endroit, sous prétexte qu’ils avaient reçu de nuit dans leurville un partisan de leur ancien seigneur. Ils protestèrent doncqu’ils étaient innocens de la cause de tout ce tumulte, ettâchèrent de paraître actifs à courir de maison en maison et decoin en coin avec leurs torches, pour découvrir le cavalierinvisible. Si d’un côté les Anglais les soupçonnaient de trahison,de l’autre les Écossais s’imaginaient que toute cette affairen’était qu’un prétexte pour que le jeune chevalier portâtaccusation contre les citoyens. Cependant les femmes, quicommençaient alors à sortir de leurs maisons, trouvèrent, pourrésoudre le problème de cette apparition, une clef qui à cetteépoque, était jugée suffisante pour faire cesser le mystère.« Le diable, disaient-elles, doit nécessairement s’être montréd’une manière visible parmi eux : » explication quis’était déja présentée à l’esprit des compagnons de SirAymer ; car qu’un homme vivant et un cheval, tous deux, à cequ’il semblait, d’une taille gigantesque, pussent être évoqués enun clin-d’œil et apparaître dans une rue gardée d’un bout par lesmeilleurs archers et de l’autre par les cavaliers que commandaitValence lui-même, c’était, à ce qu’il paraissait, une chosetout-à-fait impossible. Les habitans n’osaient pas exprimer touthaut leur pensée sur un tel incident, et s’indiquaient seulementles uns aux autres, par un mot qu’ils échangeaient à la dérobée, leplaisir secret qu’ils ressentaient en voyant la confusion etl’embarras de la garnison anglaise. Néanmoins ils continuaienttoujours d’affecter un grand zèle et de prendre beaucoup d’intérêt,tant à l’aventure qui était arrivée à de Valence qu’au désir qu’ilmanifestait de connaître la cause de cette alarme.

Enfin, une voix de femme se fit entendre pardessus cette Babel de sons confus, disant : « Où est lechevalier anglais ? je suis sûre de pouvoir lui dire où ilpourra trouver la seule personne capable de le tirer de l’embarrasoù il se trouve actuellement. »

« Et quelle est cette personne, bonnefemme ? » dit Aymer de Valence qui s’impatientait de plusen plus en voyant filer le temps qu’il perdait à une recherchepassablement vexatoire et même assez ridicule. En même temps la vued’un partisan des Douglas, armé de pied en cap, dans leur villenatale, semblait comporter de trop sérieuses conséquences s’illaissait passer cette circonstance sans découvrir le fond del’affaire.

« Approchez-vous de moi, dit la voix defemme, et je vous nommerai la seule personne qui puisse vousexpliquer les aventures de ce genre qui arrivent dans cepays. » À ces mots, le chevalier saisit une torche des mainsde ceux qui étaient près de lui, et l’élevant en l’air, découvritla personne qui parlait, une grande femme, qui évidemment faisaittous ses efforts pour se faire apercevoir. Lorsqu’il se futapproché d’elle, cette femme lui communiqua d’un ton grave etsentencieux ce qu’elle avait à lui dire.

« Nous avons eu jadis dans ce pays dessavans qui auraient deviné toutes les paraboles qu’on aurait puleur proposer. Et si vous-mêmes, messieurs, n’avez pas aussi letalent de les expliquer, ce n’est pas à moi de le dire : entous cas, un bon conseil n’est plus si facile à donner dans ce paysque du temps des Douglas, et peut-être n’est-il pas sûr deprétendre pouvoir conseiller sagement. »

« Bonne Femme, répliqua de Valence, sivous voulez me donner l’explication de ce mystère, je vous prometsun manteau de drap gris. »

« Ce n’est pas moi, répliqua la vieillefemme, qui prétends posséder ces connaissances qui vous peuventassister ; mais je voudrais être certaine que l’homme dont jevais vous confier le nom n’aura aucun mal à redouter de vous :sur votre honneur d’homme et de chevalier, me lepromettez-vous ?

« Assurément, répondit de Valence ;un tel individu recevra même des remercîmens et une récompense sises renseigne-mens sont sincères : bien plus, il obtiendra sonpardon s’il a prêté l’oreille à de dangereuses manœuvres ou trempédans quelque complot. »

– « Lui ? oh que non ! Jeveux vous parler du vieux père Powheid, qui est chargé du soin desmunimens… (voulant dire sans doute, des monumens) c’est-à-dire dela partie que vous avez, vous autres Anglais, laissée debout. Jevous parle du vieux fossoyeur de l’église de Douglas, qui peutconter sur les anciens seigneurs, dont votre honneur ne doit pasmême se soucier d’entendre les noms, plus d’histoires que nous nepourrions en écouter d’aujourd’hui à Noël. »

« Quelqu’un, dit le chevalier, sait-il ceque veut dire cette vieille femme ? »

« Je présume qu’elle parle, réponditFabian, d’un vieux radoteur qui est, je pense, l’arbitre généralconcernant l’histoire et les antiquités de cette vieille ville,aussi bien que de la sauvage famille qui y demeurait peut-êtreavant le déluge. »

« Et qui, j’ose le dire, répliqua lechevalier, en connaît autant qu’elle-même sur la matière dont ils’agit ! Mais où est cet homme ? n’est-il pasfossoyeur ? Il peut connaître certaines cachettes qu’onpratique souvent dans les édifices gothiques, et savoir quels sontles gens qui viennent s’y réfugier. Allons, ma bonne vieille dame,conduisez-moi vers cet homme ; ou, ce qui peut être mieux, jevais y aller tout seul, car nous avons déja perdu trop detemps. »

« De temps ! répliqua lavieille ; votre honneur fait-il donc attention au temps ?Je suis certaine, moi, d’en trouver toujours assez pour veiller auxintérêts de mon corps et de mon ame. Mais vous n’êtes pas loin dela maison du vieillard. »

Elle se mit alors à lui montrer le chemin,trébuchant contre des tas de décombres, et s’achoppant à tous lesobstacles qui interceptaient le passage dans une rue en ruines,tandis qu’elle éclairait le chemin à sir Aymer, qui, donnant soncheval à un homme de sa suite, et ordonnant à Fabian de se tenirprêt à répondre au premier signal, la suivit aussi vite que lalenteur de sa conductrice le lui permettait.

Tous deux se plongèrent bientôt dans lesrestes de la vieille église, toute ruinée par les dégâts qu’y avaitcausés une soldatesque grossière, et tellement remplie dedécombres, que le chevalier s’étonnait que la vieille femme pût sefrayer un passage. Elle ne cessait pas de parler, tandis qu’elleavançait en trébuchant. Parfois elle appelait d’une voixcriarde : « Powheid ! Lazare Powheid ! »puis marmottait entre ses dents : « Oui, oui, levieillard est occupé à remplir quelqu’un de ses devoirs, comme ildit ; je m’étonne qu’il s’est acquitté dans des temps commeceux-ci. Mais n’importe, je parie qu’ils lui dureront toute sa vie,et toute la mienne : au reste, ces temps, le seigneur nousprotége ! autant que je puis voir, ne sont pas encore tropmauvais pour ceux qui y vivent. »

« Êtes-vous sûre, bonne femme, répliquale chevalier, qu’il y ait un habitant de ces ruines ? Pourmoi, je serais plutôt tenté de croire que vous me conduisez vers uncharnier de morts. »

« Peut-être avez-vous raison, dit lavieille, avec un infernal sourire ; aux gens des deux sexesconviennent bien les voûtes sépulcrales et les charniers ; etquand un vieux fossoyeur demeure près des morts, eh bien !comme vous savez, il vit au milieu de ses pratiques… Holà !hé ! Powheid ! Lazare Powheid ! voici un gentilhommequi veut vous parler ; et, ajouta-t-elle avec une sorted’emphase, un noble gentilhomme anglais, un des honorables de lagarnison ! »

On entendit alors le pas d’un vieillard quiavançait, mais si lentement, que la lumière vacillante qu’il tenaità la main brilla sur les murs en ruines de la voûte quelque tempsavant de montrer la personne qui la portait.

L’ombre du vieillard se projeta aussi sur lamuraille éclairée avant qu’on pût l’apercevoir lui-même. Sesvêtemens étaient fort en désordre, attendu qu’il avaitprécipitamment quitté son lit ; car depuis que la lumièreartificielle leur était défendue par les réglemens de la garnison,les habitans de la vallée de Douglas passaient à dormir le tempsqu’il leur était impossible d’utiliser d’aucune autre manière. Lefossoyeur était un grand homme sec, amaigri par les ans et par lesprivations ; son corps était courbé par suite de sonoccupation habituelle de creuser des fosses, et son œil s’abaissaitnaturellement, vers le lieu de ses travaux. Sa main soutenait unflambeau, ou plutôt une petite lampe, qu’il tourna de manière àéclairer le visage de l’étranger qui lui rendait visite ; enmême temps il fit voir au jeune chevalier les traits de l’homme enface duquel il se trouvait, et qui, quoique ni beaux ni agréables,étaient imposans, subtils et vénérables, portant un certain air dedignité, que l’âge, même la simple pauvreté peuvent donner parfois,attendu qu’il en résulte cette dernière et mélancolique espèced’indépendance propre aux gens dont la situation peut à peine, paraucun moyen imaginable, être rendue pire que ne l’ont déja faiteles années et la fortune. L’habit de frère-lai ajoutait à sonextérieur une sorte de caractère religieux.

« Que me voulez-vous, jeune homme ?dit le fossoyeur. Votre air de jeunesse et vos gais vêtemensindiquent une personne qui n’a besoin de mon ministère ni pourelle-même ni pour d’autres. »

« Je suis, il est vrai, répliqua lechevalier, un homme vivant, et en conséquence je n’ai pas besoinque la pioche où la pelle travaille pour moi ; je ne suis pas,comme vous voyez, vêtu de deuil, et en conséquence je ne puis venirréclamer votre office pour un ami ; mais je voudrais vousadresser quelques questions. »

« Il faut nécessairement vouloir ce quevoulez, puisque vous êtes à présent un de nos maîtres, et, comme jepense, un homme d’autorité, répliqua le fossoyeur. Suivez-moi parici dans ma pauvre habitation. J’en ai eu une meilleure dans montemps : néanmoins, le ciel le sait, celle-ci est assez bonnepour moi, lorsque bien des gens de plus grande importance sontforcés d’être contens d’en avoir même qui sont pires. »

Il ouvrit une porte basse qui était attachéedans le mur, quoique grossièrement, de manière à fermer l’entréed’un appartement voûté, où il paraissait que le vieillard avait,loin du monde des vivans, établi sa misérable et solitaire demeure.Le plancher, composé de larges dalles, réunies ensemble avec uncertain soin, et çà et là couvertes de lettres et d’hiéroglyphescomme si elles avaient jadis servi pour un temps à distinguer dessépulcres, était assez bien balayé, et un feu qui brûlait à l’autreextrémité de la chambre dirigeait la fumée par un trou qui servaitde cheminée. La pioche et la pelle, ainsi que d’autres instrumensdont fait usage le chambellan de la mortalité, gisaient épars dansl’appartement, et, avec deux ou trois escabelles grossières et unetable pour lesquelles quelque main inexpérimentée s’étaitprobablement acquittée du travail d’un menuisier, formaient presquetout l’ameublement, si nous y comprenons le lit de paille duvieillard, placé dans un coin, et tout en désordre comme si l’onvenait de le quitter. Vers l’extrémité de la chambre qui faisaitface à la porte, la muraille était presque entièrement recouvertepar un large écusson, semblable à ceux qu’on suspend d’ordinairesur les tombes des personnages de haut rang, présentant lesquartiers d’usage au nombre de soixante chacun, convenablementblasonnés et différant des autres, placés comme ornemens autour duchamp principal des armoiries.

« Asseyons-nous, dit le vieillard ;cette posture permettra mieux à mes oreilles affaiblies decomprendre ce que vous avez à me dire, et l’asthme qui me travailleme fera moins souffrir et me permettra de vous répondre plusaisément. »

En effet, une toux bruyante, sèche etasthmatique attestait la violence de la maladie dont il venait deparler, et le jeune chevalier suivit l’exemple de son hôte ens’asseyant au coin du feu sur une des méchantes escabelles. Levieillard alla prendre dans un coin de la chambre un tablier qu’ilportait quelquefois, plein de morceaux de planches brisées, dontquelques unes étaient recouvertes de drap noir, ou marquetées declous noirs aussi, ou, comme cela pouvait être, dorés.

« Vous reconnaîtrez que ce nouvel alimentest nécessaire à mon feu, dit le vieillard, pour conserver uncertain degré de chaleur dans cet appartement délabré ; enoutre, les vapeurs de mortalité dont cette voûte pourrait seremplir, si on laissait le feu s’éteindre, ne sont pasindifférentes pour les membres de gens délicats et bien portanscomme votre seigneurie, quoique je m’y sois habitué, moi. Cesplanches vont finir par s’enflammer, quoiqu’il faille un certaintemps pour que l’humidité de la tombe soit vaincue par l’air plussec et par la chaleur de la tourbe. »

En conséquence, les restes de mortalité dontle vieillard avait rempli son âtre commencèrent par degrés àproduire une épaisse vapeur onctueuse qui jeta enfin de la lumière,et, éclairant l’ouverture par où s’échappait la fumée, répandit unair moins sombre dans le triste appartement. Ces différentes piècesdu large écusson eurent et renvoyèrent les rayons de lumière avecune réflexion aussi brillante que celle dont était capable celugubre objet, et tout l’appartement s’anima d’une gaîtéfantastique, étrangement mêlée aux idées sombres que ses ornemensétaient propres à produire dans l’esprit. »

« Vous êtes surpris, dit le vieillard, etpeut-être, sire chevalier, n’avez-vous encore jamais vu ces restesde la mort, servant à rendre l’habitation des vivans en quelquesorte plus commode qu’elle ne l’aurait été autrement. »

« Commode ! répliqua le chevalier deValence en haussant les épaules ; je serais fâché, vieillard,de savoir que j’eusse un chien qui fût aussi mal logé que vousl’êtes, vous dont pourtant les cheveux gris ont vu de meilleursjours. »

« Peut-être oui, répliqua le fossoyeur,peut-être non ; mais ce n’était pas, je le suppose, concernantma propre histoire que votre seigneurie paraissait disposée àm’adresser quelques questions : je prendrai donc la liberté devous demander sur quoi vous venez me consulter. »

– « Je vais vous parler franchement,et vous reconnaîtrez tout de suite qu’il me faut une réponse courteet claire. Je viens de rencontrer dans les rues de ce village unindividu que m’a montré un rayon furtif de la lune, qui a eul’audace de déployer la bannière et de pousser le cri de guerre desDouglas ; même, si je puis en croire mes yeux qui ne l’ont vuqu’un instant, ce hardi cavalier avait les traits et le teint noirsqui distinguent Douglas. On m’a envoyé vers vous comme vers unepersonne qui est à même de m’expliquer cette circonstanceextraordinaire que, en ma qualité de chevalier anglais, et commeengagé au service du roi Édouard, je suis particulièrement tenud’éclaircir. »

– « Permettez-moi d’établir unedistinction. Les Douglas des premières générations sont mes prochesvoisins, et, suivant mes superstitieux concitoyens, mes amis et mesvisiteurs je puis prendre sur ma conscience d’être responsable deleur conduite, et empêcher qu’aucun des vieux barons qui forment,dit-on, les racines de ce grand arbre généalogique, ne reviennetroubler par son cri de guerre les villes ou villages de leur paysnatal : non, aucun d’eux ne brandira au clair de lune l’armurenoire qui s’est depuis long-temps rouillée sur leurs tombeaux.

Ces braves chevaliers ne sont plus quepoussière ;

La rouille a dévoré leur lancemeurtrière ;

Et, sans doute du ciel remplissant lesdesseins

Leurs armes ont trouvé la demeure dessaints[16].

Promenez vos regards dans cette enceinte, sirchevalier : vous avez au dessus et autour de vous les hommesdont nous parlons. Au dessous de nous, dans une petite aile qui n’apoint été ouverte depuis le temps où ces cheveux rares étaientépais et bruns, repose le premier homme que je puis nommer commecélèbre parmi tous ceux de cette illustre race. C’est lui que leThane d’Athol désignait au roi d’Écosse sous le nom de SholtoDhuglass, ou homme noir couleur de fer, dont les efforts avaientgagné la bataille pour le prince de son pays, et qui, suivant cettelégende, donna son nom à notre vallée et à notre ville, quoiqued’autres disent que cette famille emprunta le nom de Douglas de larivière ainsi appelée depuis un temps immémorial, avant qu’ils sefussent établis sur ses bords. Ses descendans, Gachain ouHector Ier, Orodh ou Hugues, William, premier de cenom, et Gilmaour, qui servit de sujet à plus d’un chant deménestrel, rappelant les exploits qu’il accomplit sous l’oriflammede Charles-le-Grand, empereur de France : tous sont venus icis’endormir de leur dernier sommeil, et leur mémoire n’a passuffisamment échappé aux ravages du temps. Nous connaissons quelquechose de leurs grandes actions, de leur grande puissance, et,hélas ! de leurs grands crimes. Nous savons aussi quelquechose d’un lord de Douglas qui siégea dans un parlement tenu àForfar par le roi Malcolm Ier : or nous avonsdécouvert que telle était sa fureur de courre le cerf, qu’il seconstruisit dans la forêt d’Ettrick une tour qui peut-être existeencore. »

« Excusez-moi, vieillard, dit lechevalier, mais je n’ai pas le temps aujourd’hui d’entendre réciterla généalogie de la maison de Douglas. Une moins ample matièrefournirait à un ménestrel qui aurait l’haleine longue le sujet deparler pendant tout un mois du calendrier, y compris les dimancheset les fêtes. »

« Quels autres renseignemens pouvez-vousdonc attendre de moi, répliqua le fossoyeur, que ceux quiconcernent ces héros, dont j’ai eu occasion d’installer quelquesuns dans cet éternel repos, qui sépare à jamais les morts desoccupations de ce monde ? Je vous ai dit où dormait cettefamille jusqu’au règne du royal Malcolm ; je puis vousindiquer encore un autre caveau où repose sir John de Douglas-Brun,avec son fils lord Archibald, et un troisième William, connu par uncontrat avec lord Abernethy ; enfin je puis vous parler decelui à qui appartient justement cet écusson avec tout sonentourage de splendeur et de gloire. Portez-vous envie à cetillustre seigneur, que je n’hésiterais pas, si la mort pouvaitentendre, à nommer mon honorable patron ; et avez-vous desseinde déshonorer ses restes ? Ce sera une bien pauvrevictoire ; et il ne convient ni à un chevalier ni à un noblede venir remporter une pareille victoire sur un mort contre qui, deson vivant, peu de chevaliers auraient dirigé leurs chevaux debataille. Il combattit pour défendre son pays, mais n’eut pas labonne fortune de la plupart de ses ancêtres, de mourir au milieudes combats. La captivité, la maladie, le chagrin que lui causaientles malheurs de son pays lui ont donné la mort dans une prison etsur un sol étranger. »

Là l’émotion du vieillard devint si vive qu’ilfut forcé de s’interrompre ; et le chevalier anglais ne putpoursuivre son interrogatoire du ton sévère que lui commandait sondevoir.

« Vieillard, dit-il, je ne vous demandepoint ces détails qui ne doivent m’être qu’inutiles, aussi bienqu’ils vous sont pénibles à vous-même. Vous ne faites que votredevoir en rendant justice à votre ancien seigneur ; mais vousne m’avez pas encore expliqué pourquoi j’ai rencontré dans cetteville, et cette nuit même, il n’y a pas une demi-heure, un individuarmé, reconnaissable au teint noir des Douglas, qui a poussé leurcri de guerre comme pour insulter à ceux qui les ontvaincus. »

« On ne peut assurément, répliqua lefossoyeur, exiger de moi que j’explique une pareille aventureautrement qu’en supposant que les craintes naturelles des Anglaisévoqueront toujours l’ombre de Douglas lorsqu’ils passeront en vuede leurs sépulcres. Il me semble d’ailleurs que, par une nuit commecelle-ci, le plus beau cavalier du monde aurait eu le teint basanéde cette famille ; et je ne m’étonnerais pas que leur cri deguerre, qui fut jadis poussé dans ce pays par des milliers debraves, sortit par hasard aujourd’hui de la bouche d’un seulchampion. »

« Vous êtes bien hardi, vieillard,repartit le chevalier anglais ; considérez-vous que votre vieest en mon pouvoir, et qu’il peut en certains cas être de mondevoir d’infliger la mort avec des tortures qui font horreur àl’humanité ? »

Le vieillard se leva lentement à la lueur dufeu qui flambait de manière à laisser voir ses traits maigris,semblables à ceux que les peintres donnent à saint Antoine dudésert ; et montrant du doigt la faible lampe qu’il avaitposée sur la table grossière, il s’adressa ainsi à l’homme quil’interrogeait, avec une apparence de calme absolu, et même avecune sorte de dignité.

« Jeune chevalier d’Angleterre, vousvoyez cet ustensile destiné à répandre la lumière sous ces sombresvoûtes… il est aussi fragile que peut l’être toute lampe dont laflamme est produite par l’élément ordinaire et renfermée dans uncorps de fer. Il est sans doute en votre puissance de faire qu’ellene puisse plus servir en la brisant et en l’éteignant. Menacez-lad’une telle destruction, sire chevalier, et voyez si vos menacesinspireront la moindre peur à l’élément ou au fer. Sachez que vousne pouvez rien de plus contre le faible mortel que vous menacezd’une destruction semblable. Il vous est loisible de dépouiller moncorps de la peau dont il est maintenant recouvert ; maisquoique mes nerfs puissent se contracter par la force de la douleurpendant cette opération inhumaine, elle ne produira point sur moiplus d’effet que celle du dépècement sur un cerf qu’une flèche aauparavant percé au cœur. Mon âge me met à l’abri de votrecruauté : si vous ne m’en croyez pas, appelez vos agens etcommencez vos opérations : ni menaces ni supplices neparviendront à m’arracher des choses que je ne veux pas vous direde ma propre volonté. »

« C’est vous jouer de moi, vieillard,répliqua de Valence. À vous entendre, il semblerait que vous soyezinstruit des mouvemens de ces Douglas, et cependant vous refusez deme mettre dans votre secret. »

« Vous allez bientôt savoir, reprit levieillard, tout ce qu’un pauvre fossoyeur peut vousapprendre ; et ces communications ne vous apprendront rien denouveau sur les vivans, quoiqu’elles puissent jeter de la lumièresur ses propres domaines qui sont ceux des morts. Les esprits desDouglas décédés ne reposent pas en paix dans leurs tombes pendantqu’on déshonore leurs monumens et que leur antique maisons’écroule. Croire qu’à la mort la plus grande partie des membresd’une famille passent dans les régions de la félicité éternelle oude la misère qui ne doit pas finir, la religion ne nous le permetpas ; et dans une race que distinguèrent tant les triomphes etles prospérités de la terre, nous devons supposer qu’il se trouvabeaucoup d’hommes qui ont été justement condamnés à un tempsintermédiaire de punition. Vous avez détruit les temples qu’avaientbâtis leurs descendans pour rendre, le ciel favorable au salut deleurs ames ; vous avez réduit au silence les prières ettroublé les cœurs par la médiation desquels le piété des enfanstâchait d’apaiser la colère céleste qui poursuivait leurs ancêtressoumis aux feux expiatoires. Pouvez-vous donc vous étonner que desesprits tourmentés, ainsi privés des secours qui leur étaientdestinés, ne puissent plus, comme l’on dit, reposer dans leurstombes ? Pouvez-vous donc vous étonner qu’ils se montrent etviennent errer mécontens autour des lieux qui, sans la manière dontvous avez poursuivi l’exécution de vos cruels desseins, leurauraient depuis long-temps permis de goûter le repos ?Êtes-vous même surpris que ces guerriers sans chair interrompentvos marches, et tâchent de faire tout ce dont leur nature aérienneleur laisse le pouvoir pour troubler vos conseils, et s’opposerautant qu’ils le peuvent aux hostilités qu’il semble que vous soyezglorieux de continuer aussi bien contre ceux qui sont morts quecontre ceux qui peuvent encore survivre à votrecruauté ? »

« Vieillard, répliqua Aymer de Valence,tu ne peux croire que je recevrai pour réponse une histoire commecelle-ci : fiction trop grossière pour avoir la vertud’endormir un écolier qui souffre un horrible mal de dents.Cependant, et j’en remercie le ciel, il ne m’appartient pas deprononcer sur ton sort : mon écuyer et deux hommes d’armesvont t’emmener captif vers le digne sir John de Walton, gouverneurdu château et de la vallée, afin qu’il se comporte à ton égardcomme bon lui semblera ; et il n’est pas homme à croire auxapparitions et aux ombres qui sortent du purgatoire… Holà !hé ! Fabian, par ici ! et amène avec toi deux archers dela garde. »

Fabian, qui attendait à l’entrée de l’édificeen ruines, y pénétra donc alors, grace à la lumière que répandaitla lampe du fossoyeur et de la voix de son maître, dans lesingulier appartement du vieillard, dont l’étrange décorationn’inspira point aux jeune homme moins de surprise qued’horreur.

« Prends deux archers avec toi, Fabian,dit le chevalier de Valence, et, avec leur assistance, conduis cevieillard, à cheval ou dans une litière, devant le digne sir Johnde Walton ; dis-lui ce que nous avons vu, ce dont tu as ététémoin aussi bien que moi ; et instruis-le que ce vieuxfossoyeur, que je lui envoie pour qu’il l’interroge avec sa sagessesupérieure, semble en savoir plus qu’il n’est disposé à en dire surle cavalier-spectre qui nous a apparu, quoiqu’il se borne àrépondre, quand je lui adresse des questions, que c’est l’esprit dequelque vieux Douglas échappé du purgatoire, conte auquel sir Johnde Walton ajoutera telle foi qu’il voudra. Vous pouvez dire que,pour ma part, je crois ou que le fossoyeur a perdu la tête devieillesse, d’indigence et d’enthousiasme, ou qu’il n’est pasinnocent d’un complot qui se trame parmi les gens du pays ;vous pourrez encore dire que je n’userai pas de beaucoup decérémonie à l’égard du jeune homme confié aux soins de l’abbé deSainte-Bride : il y a quelque chose de suspect dans ce qui sepasse actuellement autour de nous. »

Fabian promit d’exécuter fidèlement les ordresdu chevalier, qui le prenant à l’écart, lui recommanda en outre dese conduire avec circonspection dans cette affaire, attendu qu’ilne devait pas oublier que le gouverneur ne paraissait point fairegrand cas de son jugement ni de celui de son maître ; et qu’illeur serait extrêmement désagréable de commettre une bévue dans uneaffaire où il s’agissait peut-être de la sûreté duchâteau. »

« Ne craignez rien, mon digne maître,répliqua le jeune homme. Je vais en premier lieu retrouver un airpur, et en second un bon feu, deux échanges fort agréables contrece cachot rempli de vapeurs suffocantes et d’exécrables odeurs.Vous pouvez être sûr que je ne perdrai pas de temps : je seraibientôt de retour au château de Douglas, en marchant même avectoute l’attention convenable aux os de ce vieillard. »

« Traite-le humainement, reprit lechevalier ; et toi, vieillard, si tu es insensible à toutemenace de danger personnel dans cette affaire, songe que, si on tesurprend à biaiser avec nous, ton châtiment sera peut-être plussévère qu’aucun que nous puissions infliger à ton corps. »

« Pouvez-vous donc administrer la tortureà l’ame ? » dit le fossoyeur.

« Oui, pour toi, répondit le chevalier,nous le pouvons… Nous détruirons tous les monastères, tous lesétablissemens religieux fondés pour le repos des ames des Douglas,et nous ne permettrons aux ecclésiastiques de demeurer ici qu’à lacondition qu’ils prieront pour l’ame du roiÉdouard Ier, de glorieuse mémoire, le malleusScottorum ; et si les Douglas sont privés des avantagesspirituels qu’ils retirent des prières et des services qu’oncélèbre à tous ces autels, ils pourront s’en prendre à tonobstination. »

« Une pareille vengeance, répliqua levieillard du ton hardi et hautain qu’il avait pris dès lecommencement, serait plus digne des démons infernaux que dechrétiens. »

L’écuyer leva la main sur lui ; lechevalier le retint. « Épargne-le, Fabian, dit-il ; ilest bien vieux, et peut-être insensé… Et vous, fossoyeur,souvenez-vous que la vengeance dont je vous menace est légalementdirigée contre une famille dont les membres ont été les soutiensobstinés du rebelle excommunié qui assassina Comyn-le-Roux à lahaute église de Dumfries[17]. »

En parlant ainsi, Aymer sortit des ruines,trouvant son chemin avec quelque peine… prit son cheval qu’ilrencontra à l’entrée, recommanda de nouveau à Fabian de se conduireavec prudence, et, en passant par la porte du sud-ouest, donna lesordres les plus rigoureux de faire bonne garde, tant par despatrouilles que par des sentinelles, ajoutant qu’ils devaients’être négligés pendant la première partie de la nuit. Les hommesdu poste murmurèrent une excuse, mais d’un air confus qui semblaitdire que ce n’était pas trop à tort qu’on les réprimandait.

Sir Aymer poursuivit alors sa route versHazelside, sa suite se trouvant diminuée de Fabian et des deuxcavaliers qui le secondaient. Après une course rapide mais longue,le chevalier mit pied à terre devant la maison de Thomas Dickson,où il trouva le détachement venu d’Ayr qui était arrivé avant lui,et avait déja établi ses quartiers. Il envoya un des archersannoncer à l’abbé de Sainte-Bride et à son jeune hôte qu’il allaitse rendre au couvent, prévenant en même temps l’archer qu’il eût àveiller sur le dernier, jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même àl’abbaye, ce qui ne serait pas long.

Chapitre 10Le Pèlerin.

Quand le rossignol chante, les boisdevenus verts, les feuilles, le gazon et les fleurs en avril, touts’enflamme en moi ; et l’amour qui s’empare de mon cœur lepresse si vivement que mon sang bout nuit et jour, que mon cœur neme laisse pas de repos.

Manuscrit cité par Warton.

Sir Aymer de Valence, suivant son archer deprès, ne fut pas plus tôt arrivé au couvent de Sainte-Bride, qu’ilmanda l’abbé devant lui. Le saint personnage se présenta avec l’aird’un homme qui aime ses aises, et qui vient d’être inopinémentarraché de la couche où il goûtait un bienheureux repos, par ordred’un individu auquel il ne croit pas pouvoir impunément désobéir,et à qui il ne déguiserait pas sa mauvaise humeur, s’ill’osait.

« Il se fait tard, dit-il, pour que votrehonneur vienne encore du château ici. Puis-je savoir la cause quivous amène, après la détermination si récemment prise avec legouverneur ? »

« J’espère, répliqua le chevalier, quevous n’en êtes point déja instruit, père abbé : on soupçonne(et j’ai moi-même vu cette nuit des choses qui confirment cessoupçons) que certains des vieux entêtés de ce pays s’occupentencore de manœuvres coupables qu’ils dirigent contre lechâteau ; et je viens ici, père, pour voir si, enreconnaissance des nombreuses faveurs que vous avez reçues dumonarque anglais, vous ne mériterez pas sa bonté et sa protectionen nous aidant à découvrir les desseins de ses ennemis. »

« Assurément si, répliqua le père Jérômed’une voix troublée, très indubitablement, tout ce que je puissavoir est à vos ordres… en supposant que je sache quelque chosedont la communication puisse vous être utile. »

« Père abbé, reprit le chevalier anglais,quoiqu’il soit téméraire à moi d’oser répondre dans ces temps d’unhomme qui a le Nord pour patrie, j’avoue néanmoins que je vousconsidère comme un fidèle sujet du roi d’Angleterre, et je souhaitebien sincèrement que vous persistiez dans votrefidélité. »

« Et l’on m’y encourage singulièrementrépliqua l’abbé ; on m’arrache à minuit de mon lit, par untemps froid comme il en fut jamais, pour subir l’interrogatoired’un chevalier, qui peut-être est le plus jeune de son trèshonorable ordre, qui ne veut pas me dire le sujet de ses questions,mais me retient sur ce froid pavé jusqu’à ce que, suivant l’opinionde Celse, la goutte, qui est cachée dans mes pieds, puisse remonterà mon estomac, et alors bonsoir à mon titre d’abbé et à vosinterrogations pour toute l’éternité. »

« Bon père, dit le jeune homme, la naturedes temps doit vous enseigner à être patient. Rappelez-vous que jen’éprouve aucun plaisir à m’acquitter des fonctions que je remplisen ce moment, et que, si une insurrection avait lieu, les rebelles,qui vous en veulent passablement pour avoir reconnu le monarqueanglais, vous pendraient à votre propre clocher pour servir depâture aux corbeaux ; ou que si vous avez fait votre paix avecles insurgés, par quelque convention privée, le gouverneur anglais,qui tôt ou tard finira par s’emporter, ne manquera point de voustraiter comme rebelle envers son souverain. »

« Il peut vous sembler, mon noble fils,répondit l’abbé dont le trouble augmentait toujours, que je sois ence cas pendu aux cornes du dilemme que vous avez posé :néanmoins, je vous assure que si on m’accuse de conspirer avec lesrebelles contre le roi d’Angleterre, je suis prêt, pourvu que vousme donniez le temps d’avaler une potion recommandée par Celse dansle cas périlleux où je me trouve, de répondre avec la plus parfaitesincérité à toutes les questions que vous pouvez m’adresser à cesujet. »

En parlant ainsi, il appela un moine quil’avait aidé à se vêtir, et, lui remettant une grosse clef, luimurmura quelque chose à l’oreille. La coupe qu’apporta le moineétait d’un tel volume, qu’il fallait que la potion de Celse fûtadministrée en bien grande quantité, et l’odeur forte qu’ellerépandit dans l’appartement fit soupçonner au chevalier que lamédecine pouvait bien ne consister qu’en ce qu’on appelait alors del’eau distillée, préparation connue dans les monastères quelquetemps avant que ce secret inappréciable fût parvenu jusqu’auxlaïques. L’abbé, que n’épouvantèrent ni la force ni la quantité dela boisson, l’avala avec ce qu’il aurait lui-même appelé unsentiment de consolation et de jouissance, et sa voix devint encoreplus grave : il déclara qu’il se sentait admirablementréconforté par la médecine, et prêt à répondre aux questions quipourraient lui être adressées par son galant jeune ami.

« À présent, dit le chevalier, voussavez, père, que les étrangers qui voyagent dans ce pays doiventêtre les premiers objets de nos soupçons et de nos recherches.Quelle est, par exemple, votre opinion sur le jeune homme appeléAugustin, fils, ou se disant tel, d’un individu nommé Bertram leménestrel, qui demeure depuis quelques jours dans votrecouvent ? »

L’abbé entendit cette question avec des yeuxqui exprimaient sa surprise de l’entendre sortir de la bouche desir Aymer.

« En vérité, répondit-il, je pense quec’est un jeune homme qui, autant que je puis le connaître, possèdece naturel excellent, cette loyauté et cette religion, enfin toutce à quoi je devais m’attendre, à en juger par l’estimablepersonnage qui l’a confié à mes soins. »

Après cette réponse, l’abbé salua lechevalier, comme s’il eût pensé que cette repartie lui donnait ungrand avantage sur son adversaire et le réduisait au silence pourtoutes les questions qu’il aurait pu lui faire sur le mêmesujet ; et il fut probablement fort étonné quand sir Aymerrépliqua de la manière suivante.

« Il est bien vrai, père abbé, que c’estmoi-même qui vous ai recommandé ce bambin comme un jeune homme d’uncaractère inoffensif, et à l’égard duquel il ne serait pasnécessaire d’employer la vigilance sévère qu’on emploie enversd’autres en pareille circonstance ; mais les preuves qui meparaissaient démontrer l’innocence de ce jeune garçon n’ont passemblé satisfaisantes à mon supérieur et à mon commandant ;et, c’est par son ordre que je viens ici vous interroger. Vousdevez comprendre qu’il s’agit d’une importante affaire, puisquenous venons vous troubler encore une fois, et à une heure siindue. »

« Je puis seulement protester par monordre et par le voile de Sainte-Bride, répliqua l’abbé (l’esprit deCelse paraissant se retirer de son disciple) que, quelque mal qu’ilpuisse y avoir dans cette affaire, j’ignore absolument tout, etqu’on ne pourrait rien m’arracher par les tenailles et les autresinstrumens de torture. Quelques signes de déloyauté qu’ait pumanifester ce jeune homme, je n’ai rien aperçu, moi, bien que j’aiesévèrement examiné sa conduite. »

– « Sous quel rapport ? et quelest le résultat de vos observations ? »

– « Ma réponse sera sincère etfranche. Le jeune homme a consenti au paiement d’un certain nombrede couronnes d’or, nullement pour payer l’hospitalité de l’églisede Sainte-Bride, mais simplement… »

– « Allez, père, vous pouvez ne pasachever, attendu que le gouverneur et moi nous savons bien à quelprix les moines de Sainte-Bride exercent leur hospitalité. Dequelle manière a-t-elle été reçue par ce jeune garçon ? voilàce qu’il est plus utile de demander. »

– « Avec une extrême douceur, uneexcessive indulgence, noble chevalier. Il est vrai que d’abordj’avais craint que mon hôte fût un peu exigeant, car sa libéralitéenvers le couvent était de telle nature qu’elle pouvaitl’encourager, et même jusqu’à un certain point l’autoriser àvouloir être mieux traité que nous l’aurions pu faire. »

– « Au quel cas vous auriez eu ladouleur de rendre une partie de l’argent que vous aviezreçu. »

– « C’eût été une manière d’arrangerles choses contraire à nos vœux. Ce qui est payé au trésor deSainte-Bride ne peut, suivant notre règle, être restitué sous aucunprétexte. Mais, noble chevalier, il n’a été question de rien desemblable : une croute de pain blanc et une écuelle de lait,voilà tout ce qu’il fallait pour nourrir ce pauvre jeune hommependant un jour, et ç’a été mon inquiétude particulière pour sasanté qui m’a disposé à faire mettre dans sa cellule un lit plusdoux et une couverture meilleure que le permettent les règles denotre ordre.

– « Maintenant, écoutez bien ce quej’ai à vous dire, sir abbé, et répondez-moi franchement. Quellesont été les relations de ce jeune homme avec les personnes ducouvent, avec les gens du dehors ? Interrogez votre mémoiresur ce point, et que votre réponse soit précise, car la sûreté devotre hôte et la vôtre même en dépendent. »

– « Aussi vrai que je suis chrétien,je n’ai rien remarqué qui puisse servir de fondement aux soupçonsde votre seigneurie. Le jeune Augustin, contrairement à l’usage desjeunes gens qui ont été élevés dans le monde, comme je l’ai souventobservé, montrait une préférence marquée pour la compagnie dessœurs que renferme le monastère de Sainte-Bride, plutôt que pourcelle des moines, mes frères, quoiqu’il se trouve parmi eux deshommes dont la conversation soit agréable. »

« Une mauvaise langue pourrait expliquerle motif de cette préférence. »

– « Non pas lorsqu’il s’agit dessœurs de Sainte-Bride, dont la plupart ont été complétementmaltraitées par l’âge, ou dont la beauté a toujours été détruitepar quelque malheur avant qu’elles aient été reçues dans lasolitude de cette maison. »

Le bon père fit cette observation avec uneespèce de joie intérieure qu’excita apparemment en lui l’idée queles nonnes de Sainte-Bride eussent pu conquérir des cœurs par leurscharmes personnels, tandis que réellement leur laideur étaitnotable et même horrible à faire rire. Le chevalier anglais, quiconnaissait aussi les saintes femmes, ne put s’empêcher de rire àcette conversation.

« J’admets, dit-il, que, si les pieusessœurs ont pu charmer le jeune étranger, ce n’a pu être que parleurs souhaits bienveillans et leurs attentions à soulager sessouffrances. »

« Sœur Béatrix, continua le père,reprenant sa gravité, a effectivement reçu du ciel un véritable donpour faire les confitures et les caillées de lait au vin ;mais, après une enquête minutieuse, je n’ai pas trouvé que le jeunehomme ait goûté de ces bonnes choses. Sœur Ursule non plus, n’a pasété tant maltraitée par la nature que par les suites d’unaccident ; mais votre honneur sait que quand une femme estlaide les hommes ne s’inquiètent guère de la cause de sa laideur.Je vais, avec votre permission, aller voir en quel état se trouveactuellement le jeune homme, et l’avertir qu’il ait à comparaîtredevant vous. »

– « Je vous prie de le faire, ettout de suite, père, car il n’y a point de temps à perdre ; jevous conseille aussi sérieusement d’épier de la manière la plusstricte la conduite de cet Augustin : vous ne pouvez y mettretrop d’attention. Je vais attendre votre retour, et j’emmenerai lejeune homme au château ou le laisserai ici, suivant que lescirconstances paraîtront l’exiger. »

L’abbé s’inclina, promit de faire sonpossible, et sortit de la chambre pour se rendre à la cellule dujeune Augustin, jaloux de satisfaire, s’il le pouvait, les désirsde Valence, qu’il regardait comme devenu par les circonstances sonpatron militaire.

Son absence dura long-temps, et ce délaicommençait même à inspirer des soupçons à sir Aymer, lorsque l’abbérevint, l’agitation et l’inquiétude écrites sur le visage.

« Je vous demande pardon de vous avoirfait attendre, dit Jérôme avec un grand trouble ; mais j’aiété moi-même retenu et vexé par des formalités inutiles et de sotsscrupules de la part de ce méchant garçon. En premier lieu,entendant mes pas se diriger vers sa chambre, mon jeune homme, aulieu d’ouvrir la porte, ce qui n’aurait été qu’un égard dû à mesfonctions, tira au contraire un fort verrou intérieur ; et ceverrou, Dieu me pardonne ! a été mis dans sa cellule par ordrede sœur Ursule, afin que son sommeil pût être convenablementrespecté. Je le prévins du mieux que je pus, qu’il devait se rendresans délai devant vous, et se préparer à vous accompagner auchâteau de Douglas ; mais il ne voulait pas répondre un seulmot, sinon qu’il me recommandait de prendre patience, et il fallutbien que je m’y résignasse de même que votre archer que je trouvaien sentinelle devant la porte de la cellule, et se contentant del’assurance que lui avaient donnée les sœurs qu’il n’y avait pasd’autre issue par ou Augustin pût s’échapper. Enfin la portes’ouvre, et mon jeune maître se présente complétement équipé pourson voyage. En vérité, je crois que quelque attaque récente de samaladie a affecté le jeune homme ; il se pourrait encore qu’ilfût quelque peu hypocondre, qu’il fût tourmenté par la bile noire,espèce de mal qui trouble l’esprit, et qui parfois accompagne etindique la contagion ; mais à présent il est bien remis, et,si votre seigneurie désire le voir il attend vos ordres. »

« Amenez-le donc ici, dit lechevalier. » Et un espace considérable de temps s’écoulaencore avant que l’éloquence de l’abbé, moitié grondant et moitiépriant, eût décidé la jeune dame, qui était toujours déguisée, àvenir au salon, ou elle se présenta enfin avec un visage où l’onpouvait encore découvrir des traces de larmes, et avec la minemaussade d’un jeune garçon ou l’air réservé d’une jeune fille quiest déterminée à faire ce que bon lui semblera, et bien résolue àne donner aucune raison de sa conduite. La précipitation qu’elleavait mise à s’habiller ne l’avait pas empêchée de disposer avectout le soin possible le déguisement à l’aide duquel elle voulaitse faire passer pour un pèlerin, de manière à se changertout-à-fait et à bien déguiser son sexe. Mais comme par politesseelle ne pouvait garder un grand chapeau rabattu sur sa tête, ellelaissa nécessairement voir sa figure plus qu’elle ne l’auraitvoulu : et quoique le chevalier pût contempler à son aise sonjoli minois, son visage néanmoins n’était pas tel qu’il dût trahirle rôle qu’elle avait adopté et qu’elle était résolue à jouerjusqu’à la fin. Aussi s’était-elle armée d’un degré de courage quine lui était pas naturel, et qu’elle n’entretenait peut-être quepar des espérances que sa situation ne lui permettait guère deconcevoir. Dès l’instant où elle se trouva dans le même appartementque de Valence, elle prit des manières plus hardies et plusdécidées que ne l’avaient été jusqu’alors les siennes. »

– « Votre seigneurie, dit-elle ens’adressant la première au jeune homme, est chevalier d’Angleterre,et possède sans doute les vertus qui conviennent à ce noble titre.Je suis un malheureux garçon, obligé, par des motifs qu’il faut queje tienne secrets, à voyager dans un pays dangereux, où je suissoupçonné, sans juste cause, de prêter la main à des complots et àdes conspirations qui sont contraires à mon propre intérêt, dontmon ame même a horreur, et que je pourrais abjurer en toute sûreté,appelant sur ma tête tous les châtimens dont nous menace notrereligion, et renonçant à toutes les promesses qu’elle nous faitdans le cas où j’aurais participé à de tels desseins par pensées,par paroles ou par actions. Néanmoins, vous qui ne voulez pascroire à cette protestation solennelle, vous allez agir contre moicomme si j’étais un criminel, et en le faisant je dois vousprévenir, sire chevalier, que vous commettrez une grande et cruelleinjustice. »

« Je tâcherai d’éviter ce malheur,répliqua sir Aymer, en laissant le soin de cette affaire à sir Johnde Walton, gouverneur du château, qui décidera quelle conduite ilfaut tenir : en ce cas, mon seul devoir sera de vous remettreentre ses mains, au château de Douglas. »

– « Est-ce donc là votredessein ? »

– « Assurément, sinon je seraisresponsable d’avoir négligé mon devoir. »

– « Mais si je m’engage à vousdédommager de vos pertes par une somme d’argent considérable, parune vaste étendue de terre… »

– « Ni trésors ni terres, ensupposant que vous en ayez à votre disposition, ne sauraientréparer la perte de l’honneur ; et d’ailleurs, jeune homme,comment me fierais-je à vos promesses si mon ambition était tellequ’elle pût m’engager à écouter de semblablespropositions ? »

– « Faut-il donc alors que je meprépare à vous suivre tout de suite au château de Douglas et àcomparaître devant sir John de Walton ? »

– « Jeune homme, il faut qu’il ensoit ainsi, puisque, si vous tardez plus long-temps à consentir jeme verrais contraint à vous emmener de force. »

– « Et quelles en seront lesconséquences pour mon père ? »

– « Ceci dépendra absolument de lanature de vos aveux et des siens : vous avez tous deux deschoses à dire, comme le prouvent les termes de la lettre que sirJohn vous a apportée ; et, je vous l’assure, mieux vaudraitavouer tout de suite que courir les chances d’un nouveauretard ; je ne puis souffrir qu’on se joue davantage de nous,et croyez-moi, votre, sort sera entièrement déterminé par votrefranchise et votre sincérité. »

– « Je vais donc me préparer à voussuivre dès que vous m’en donnerez l’ordre ; mais la cruellemaladie dont j’ai souffert ne m’a point tout-à-fait quitté, et lepère Jérôme, qui possède de vastes connaissances en médecine, vousassurera lui-même que je ne puis marcher sans péril pour mes jours,et que depuis l’instant où je suis entré dans ce couvent j’aitoujours refusé de prendre de l’exercice, lorsque la bienveillancede vos soldats d’Hazelside m’en offrait l’occasion, de peurd’introduire la contagion parmi vos gens. »

« Le jeune homme dit vrai, ajoutal’abbé ; les archers et les hommes d’armes sont plus d’unefois venus inviter ce pauvre garçon à partager leurs jeuxmilitaires ou à les divertir peut-être par ses chants et samusique ; mais il a toujours refusé, et je pense fermement quece sont les effets de sa maladie qui l’ont empêché d’accepter uneinvitation, si séduisante à son âge, et surtout dans un lieu quidoit sembler si triste que le couvent de Sainte-Bride à un jeunehomme élevé dans le monde. »

« Pensez-vous donc, révérend père,répliqua de Valence, qu’il y ait véritablement danger à emmenercette nuit ce jeune homme au château, comme j’en avais ledessein ? »

« Je crois, répondit l’abbé, que cedanger existe en effet, non seulement en ce qu’il peut occasionerune rechute à ce pauvre jeune homme lui-même, mais aussi en cequ’il serait extrêmement probable que vous introduiriez lacontagion dans votre honorable garnison, attendu qu’on n’auraitpris aucune des mesures nécessaires ; car c’est dans lesrechutes plutôt que dans la première violence de la maladie qu’elleparaît être plus contagieuse. »

« Alors, reprit le chevalier, il faudravous résoudre, mon ami, à partager votre chambre avec un archer quiy montera la garde. »

« Je ne puis refuser, dit Augustin,pourvu que mon malheureux voisinage n’expose pas la vie de cepauvre soldat. »

« Il fera aussi bien son devoir, répliqual’abbé, en se tenant en dehors à la porte de l’appartement que,s’il se tenait en dedans ; et si ce jeune homme peut dormirtranquillement, ce qu’empêcherait la présence d’une sentinelle danssa chambre, il n’en pourra que mieux vous accompagner demain aumatin. »

« Eh bien, soit, dit Aymer ; maisvous êtes sûr que nous ne lui facilitons pas ainsi les moyens des’échapper ? »

« L’appartement, répliqua l’abbé, n’ad’autre issue que celle qui est gardée par votre archer ; maispour vous satisfaire davantage je fermerai la porte devantvous. »

« Soit donc, dit le chevalier deValence ; ensuite j’irai moi-même me coucher sans quitter macotte de mailles, et faire un somme jusqu’à ce que l’aurorerougissant me rappelle à mon devoir ; et alors, Augustin, ilvous faudra être prêt à m’accompagner au château deDouglas. »

Les cloches du couvent appelèrent les habitanset les habitantes de Sainte-Bride, aux prières du matin dès lapointe du jour. Quand ce devoir fut rempli, le chevalier demandason captif. L’abbé le conduisit à la porte de la chambred’Augustin ; la sentinelle qui y était postée, munie d’unelongue pertuisane, dit n’avoir pas entendu le moindre bruit dans lachambre, de toute la nuit ; l’abbé frappa donc à la porte,mais ne reçut aucune réponse ; il cogna encore plus fort, maisun silence parfait régnait toujours en dedans.

« Qu’est-ce à dire s’écria le révérendsupérieur du couvent de Sainte-Bride, mon jeune malade estcertainement tombé en syncope, ou bien il s’estévanoui ! »

« Je souhaite, dit le chevalier, qu’il nese soit pas évadé plutôt ; accident dont nous serionsresponsables vous et moi, puisque, rigoureusement, notre devoirétait de ne pas le perdre de vue et de le garder étroitementjusqu’au lever du jour… »

« J’espère que votre seigneurie, répliqual’abbé, prévoit seulement un malheur que je ne puis croirepossible. »

« C’est ce que nous verrons bientôt,répondit le chevalier, et élevant la voix de manière à être entenduà l’intérieur : Apportez des leviers et des marteaux, etfaites voler cette porte en éclats sans tarder un seulinstant ! »

La force de sa voix et le ton sévère dont ilparlait amenèrent bientôt autour de lui les frères de la maison,ainsi que deux ou trois archers de sa suite qui s’occupaient déja àseller leurs chevaux. Le mécontentement du jeune chevalier semanifestait par la rougeur qui lui montait au visage, et la manièresèche dont il répéta l’ordre d’enfoncer la porte. Il futpromptement obéi, quoiqu’il fallût un grand déploiement de force,et tandis que les éclats retombaient dans la chambre, de Valences’y précipita, l’abbé l’y suivit ; mais la cellule duprisonnier était vide, de sorte que leurs pires soupçons furentconfirmés.

Chapitre 11Explication.

Où est-il ? Les entrailles de laterre l’ont-elles englouti ou bien s’est-il évanoui comme quelquefantôme aérien qui redoute l’approche du matin et le jeunesoleil ? ou s’est-il plongé dans les ténèbres cimmériennes,s’est-il mêlé au delà du cercle de la vue aux ombres de lanuit ?

Anonyme.

La disparition du jeune homme dont ledéguisement et le destin ont pu, nous l’espérons, disposer noslecteurs à prendre quelque intérêt à lui, exigera quelquesexplications avant que nous revenions aux autres personnages decette histoire, et nous allons nous mettre en devoir de lesdonner.

Lorsque Augustin avait été pour la secondefois le soir précédent, reconduit à sa cellule, le moine et lejeune chevalier de Valence avaient vu de leurs propres yeux laporte se refermer à clef sur lui, et même ils l’avaient entendutirer en dedans le verrou qui avait été mis à sa requête par sœurUrsule ; car la jeunesse d’Augustin, son extrême beauté, etsurtout ses souffrances de corps ainsi que sa tristesse d’espritlui avaient beaucoup concilié les affections de la sœur.

Aussitôt donc que Augustin fut rentré dans sachambre, il fut salué à voix basse par la sœur, qui, durantl’intervalle de son absence, était parvenue à se glisser dans sacellule, et qui, s’étant blottie derrière la petite couchette, ensortit avec une grande apparence de joie pour féliciter ce jeunehomme de son retour. Une infinité de petites attentions, desbranches de buis et de tels autres arbres toujours verts que lasaison permettait de cueillir, montrait le soin des saintes femmesà décorer la chambre de leur hôte, et les félicitations de la sœurUrsule témoignaient aussi de l’intérêt qu’elles prenaient à sonsort, en même temps qu’elles indiquaient que la religieusepossédait déja en partie le secret de l’étranger.

Tandis que Augustin et la sainte sœur seconfiaient ainsi l’un à l’autre, la différence extraordinaire deleurs figures et de leur extérieur aurait vivement frappé quiconqueserait accidentellement devenu témoin de leur entrevue. La noirerobe de pèlerin que portait la femme déguisée ne formait pas uncontraste plus frappant avec costume de laine blanche porté par lareligieuse de Sainte-Bride que celui du visage de la nonne,sillonné de plusieurs horribles cicatrices et dont un des yeux, àjamais privé de lumière, roulait d’une manière effrayante dans satête ; avec la belle physionomie d’Augustin, dont les regardsse portaient avec un air de confiance et même d’affection, sur lestraits extraordinaires de sa compagne.

– « Vous connaissez, dit le prétenduAugustin, la principale partie de mon histoire ; pouvez-vouset voulez-vous me prêter secours, sinon il faudra, ma chère sœur,vous résigner à me voir mourir, plutôt qu’encourir la honte.Oui ; sœur Ursule, je ne serai point désignée par le doigt dumépris comme la fille imprudente qui a tant sacrifié pour le jeunehomme dont l’attachement ne lui était pas aussi prouvé qu’il auraitdû l’être. Je ne me laisserai pas traîner devant de Walton, pourêtre forcée en sa présence, par des menaces de torture, d’avouerque je suis la femme en l’honneur de laquelle il défend le ChâteauDangereux. Sans doute il s’estimerait heureux d’unir par les liensdu mariage sa main à celle d’une damoiselle dont la dot est siconsidérable ; mais qui peut dire s’il me traiterait avec cerespect que toute femme doit vouloir commander, ou s’il mepardonnerait la hardiesse dont je me suis rendue coupable, quandmême les conséquences en eussent été en sa faveur ? »

« Allons, ma bonne fille, répondit lanonne, consolez-vous ; tout ce que je pourrai faire, pour vousaider, je le ferai, soyez-en sûre ; mon esprit n’est pas sisimple que ma condition actuelle semblerait l’indiquer, et,croyez-moi, j’emploierai tous mes moyens à vous secourir. Il mesemble entendre encore ce lai que vous nous chantiez, aux autressœurs et à moi : quoique seule émue par des sentimens de mêmenature que les vôtres, j’eus l’adresse de comprendre que c’étaitvotre propre histoire. »

« Je suis encore surpris, repritAugustin, d’avoir osé chanter à vos oreilles un lai qui réellement,était le récit de ma honte. »

« Hélas ! pouvez-vous parlerainsi ? contenait-il un seul mot qui ne ressemblât pas à cesaventures d’amour et de noble courage que les meilleurs ménestrelsse plaisent à célébrer, et qui font en même temps rire et pleurerles plus illustres chevaliers, les plus illustres dames ? LadyAugusta de Berkely, riche héritière aux yeux du monde, possédantune immense fortune en terres et en biens meubles, devient pupilledu roi par la mort de son père et de sa mère, et ainsi se trouvesur le point d’être donnée en mariage à un favori du roid’Angleterre, que, dans ces vallées de l’Écosse, nous n’avons passcrupule d’appeler un affreux tyran. »

– « Je ne dois pas parler ainsi, masœur ; et pourtant la vérité est que le cousin de l’obscureparasite Gaveston, à qui le roi voulait donner ma pauvre main,n’était ni par sa naissance, ni par son mérite, ni par sa fortune,digne d’une telle alliance. Cependant j’entendais parler de sirJohn de Walton, et je prenais à sa réputation un intérêt d’autantplus vif que, disait-on, ses nobles exploits distinguaient unchevalier qui, riche sous tous les autres rapports, était pauvredes biens de ce monde et des faveurs de la fortune. Je le vis, cesir John de Walton, et j’avoue qu’une pensée, qui s’était déjaofferte à mon imagination, me devint, par son fréquent retour aprèscette entrevue, plus familière et plus agréable. Il me sembla quesi la fille d’une puissante famille anglaise pouvait donner avec samain ces richesses dont parle le monde, elle devait l’accorder avecplus de justice et d’honneur pour réparer les fautes de la fortuneen faveur d’un brave chevalier tel que de Walton, que pourraccommoder les finances d’un mendiant de Français, dont le seulmérite était d’être le parent d’un homme généralement détesté danstout le royaume d’Angleterre, excepté par le sot monarquelui-même. »

– « C’était là un noble dessein, mafille ; quoi de plus digne d’un noble cœur, possédantrichesses, rang, naissance et beauté, que de faire jouir de tousces avantages le mérite indigent et chevaleresque ? »

– « Telle était, ma chère sœur, monintention ; mais peut-être ne vous ai-je pas suffisammentexpliqué la manière dont je m’y suis prise pour parvenir à ce but.D’après le conseil d’un ancien ménestrel de notre maison, le mêmequi est maintenant prisonnier à Douglas, je fis préparer un grandbanquet la veille de Noël, et j’envoyai des invitations à tous lesjeunes chevaliers d’illustre famille qui étaient connus pour passerleur vie à manier les armes et à chercher des aventures. Lorsqueles tables furent desservies et que le festin fut terminé, Bertram,comme nous en étions convenus, reçut l’ordre de prendre sa harpe.Il chanta, recevant de toutes les personnes présentes l’attentiondue à un ménestrel de sa renommée. Le sujet qu’il choisit était lesprises fréquentes, de ce château de Douglas ; ou comme lepoète l’appelait, du Château Dangereux. « Où sont leschampions du fameux Édouard Ier, dit le ménestrel,lorsque le royaume d’Angleterre ne peut fournir un homme assezbrave, ou assez habile dans l’art de la guerre, pour défendre unmisérable hameau du nord contre les rebelles écossais qui ont juréde le reprendre sur les cadavres de nos soldats avant que l’annéesoit révolue ? Où sont les nobles dames dont les souriressavaient enflammer le courage des chevaliers de la croix deSaint-George ? Hélas ! l’esprit de l’amour et de lachevalerie est comme mort parmi nous ; nos chevaliers sebornent à de petites entreprises, et nos plus nobles héritièressont données comme récompenses à des étrangers, comme s’il n’yavait pas dans leur propre pays des gens qui lesméritassent. » Alors s’arrêta le ménestrel ; et j’aihonte de dire que moi-même, comme remplie d’enthousiasme par lechant du barde, je me levai et détachant de mon cou la chaîne d’orqui soutenait un crucifix d’une sainteté particulière, je fis vœu,toujours avec la permission du roi, d’accorder ma main etl’héritage de mes pères au brave chevalier qui, noble de naissanceet d’origine, conserverait le château de Douglas au roid’Angleterre pendant un an et un jour. Je m’assis, ma chère sœur,assourdie des applaudissemens par lesquels mes convivestémoignèrent leur approbation de mon prétendu patriotisme.Néanmoins un moment de silence régna parmi les jeunes chevaliersqu’on pouvait raisonnablement croire prêts à accepter cette offre,quoiqu’au risque d’être embarrassés d’Augusta Berkely. »

« Honte à l’homme, dit sœur Ursule, quiaurait pu penser ainsi ! Ne prenez que votre beauté seule enconsidération, ma très chère, encore un vrai chevalier aurait-il dûs’exposer au péril de vingt châteaux de Douglas, plutôt que demanquer cette inappréciable occasion d’obtenir vosfaveurs. »

« Il est possible que plus d’un ait ainsipensé en effet reprit le pèlerin ; mais on supposa que lesbonnes graces du roi seraient à jamais perdues pour ceux quisembleraient empressés à contrarier sa royale volonté quant à lamain de sa pupille. Néanmoins, et à ma grande joie, la seulepersonne qui profita de l’offre que j’avais faite fut sir John deWalton ; et comme son approbation a été subordonnée à uneclause « sauf acceptation du roi, », j’espère qu’il n’arien perdu dans la faveur d’Édouard. »

« Soyez convaincue, noble et magnanimejeune fille, répliqua la nonne, qu’il n’est pas à craindre quevotre généreux dévouement nuise à votre amant dans l’esprit du roid’Angleterre. Nous entendons quelquefois parler des choses du mondedans ce coin retiré du cloître de Sainte-Bride ; et le bruitcourt parmi les soldats anglais que le roi fut sans doute offenséen vous voyant mettre votre volonté en opposition avec la sienne,mais que, d’un autre côté, l’amant heureux, sir John de Walton,était un homme d’une si brillante réputation, et votre offrerappelait tellement une époque meilleure mais non oubliée, que mêmeun roi ne pouvait au commencement d’une guerre longue et opiniâtrepriver un chevalier errant de sa fiancée, s’il la conquéraitconvenablement par sa lance et son épée. »

« Ah ! chère sœur Ursule !soupira le pèlerin déguisé ; mais quels ne sont pas les périlsqu’il faut surmonter pour que notre amour parvienne enfin aubut ! Tandis que je demeurais dans mon château solitaire,nouvelles sur nouvelles venaient m’étourdir des nombreux ou plutôtdes constans dangers qui entouraient mon amant, jusqu’à cequ’enfin, dans un moment, je crois, de folie, je résolus de partirsous ce déguisement d’homme ; et après avoir vu de mes propresyeux dans quelle situation j’avais mis mon chevalier, je me décidaià prendre telle mesure par rapport à la durée de son épreuve que jepourrais abréger, ou à toute autre chose que la vue du château deDouglas, et pourquoi le nierais-je ? de sir John de Walton,pourrait me suggérer. Peut-être, ma chère sœur, ne vous est-il paspossible de si bien comprendre combien j’étais tentée de renoncer àune résolution que j’avais prise dans l’intérêt de mon proprehonneur et de celui de mon amant ; mais songez que cetterésolution était la conséquence d’un moment d’enthousiasme, et quela démarche à laquelle je me décidai était la conclusion d’un étatd’incertitude long, pénible, accablant, dont l’effet était dedétendre ces nerfs qui jadis vibraient par l’amour de mon pays, àce qu’il me semblait, mais en réalité, hélas ! par dessentimens vifs et inquiets d’un genre plus égoïste. »

« Hélas ! dit sœur Ursule, montrantles plus violens symptômes d’intérêt et de compassion, suis-je doncune femme, ma chère enfant, que vous soupçonniez d’infidélité auxinfortunes qui sont le fruit du véritable amour ? Croyez-vousque l’air qu’on respire dans cette enceinte ait sur les cœursféminins la vertu de ces merveilleuses fontaines qui changent,dit-on, en pierre les substances qui sont plongées dans leurseaux ? Écoutez mon histoire, et jugez ensuite s’il en peutêtre ainsi d’une infortunée qui possède mes causes de chagrin. Etne craignez pas que nous perdions du temps : il faut laisser ànos voisins d’Hazelside le loisir de leurs arrangemens pour la nuitavant que je puisse vous donner les moyens de vous évader ; etvous avez besoin d’un guide sûr, de la fidélité duquel jerépondrai, pour diriger vos pas à travers ces bois et vous défendreen cas de danger, car il faut tout craindre dans ces jours detrouble. Il nous reste ainsi encore une heure avant que vouspuissiez partir ; et je suis convaincue que vous ne pouvezmieux employer ce temps qu’à écouter des malheurs trop semblablesaux vôtres et provenant d’une affection qui ne fut jamais couronnéede succès, malheurs pour lesquels vous ne pourrez manquer desympathie. »

Les chagrins de lady Augusta ne l’empêchèrentpas d’avoir presque envie de rire du singulier contraste entre lahideuse figure de cette victime d’une tendre passion et la cause àlaquelle elle imputait ses douleurs ; mais ce n’était pas lemoment de songer à des railleries qui eussent au plus haut pointoffensé la sœur de Sainte-Bride, dont elle avait si grand besoin dese concilier la bienveillance. Elle se mit donc promptement à sepréparer à écouter la religieuse avec une apparence de sympathiequi pourrait être le paiement de celle qu’elle-même avait éprouvéede la part de sœur Ursule ; tandis que l’infortunée recluse,avec une agitation qui rendait sa laideur encore plus hideuse,raconta presque à voix basse l’histoire suivante.

« Mes infortunes commencèrent long-tempsavant que je m’appelasse sœur Ursule, ou que je fusse renferméecomme religieuse dans ce cloître. Mon père était un noble normandqui, comme plusieurs de ces compatriotes, vint chercher et trouvafortune à la cour du roi d’Écosse. Il fut nommé à la place deshérif dans ce comté, et Maurice de Hattely ou Hautlieu, étaitcompté parmi les riches et puissans barons de l’Écosse. Pourquoinierais-je donc que la fille de ce baron, alors appelée Margueritede Hautlieu, se distinguait aussi entre les nobles dames et lesbelles du pays ? Ce ne peut être une vanité blâmable qui meporte à dire la vérité, et à moins que je ne vous en avertisse,vous auriez peine à soupçonner combien je ressemblais jadis, même àla charmante lady Augusta Berkely. Vers ce temps éclatèrent lesmalheureuses querelles de Bruce et de Baliol, qui ont fait silong-temps le malheur de ce pays. Mon père, déterminé dans le choixd’un parti par les argumens des riches parens qu’il avait à la courd’Edouard, embrassa avec chaleur la faction qui contenaitl’Angleterre et devint un des plus fougueux partisans, d’abord, deJohn Baliol, et ensuite du monarque anglais. Aucun desÉcossais-anglocisés, comme on appelait son parti, ne fut aussi zéléque lui pour la Croix-Rouge, et aucun ne fut plus détesté par sescompatriotes qui suivirent l’étendard de saint André et le patrioteWallace. Parmi ces soldats du pays, Malcolm Fleming de Biggar étaitun des plus illustres par sa noble naissance, ses hauts talens, etsa réputation de chevalier. Je le vis, et l’horrible fantôme quivous parle en ce moment ne doit pas être honteux de dire qu’ilaima, et qu’il fut aimé par un des plus beaux jeunes garçons del’Écosse. Notre attachement fut découvert par mon père, presqueavant que nous nous le fussions avoué l’un à l’autre, et ils’emporta contre mon amant et contre moi-même. Il me plaça sous lasurveillance d’une religieuse de cet ordre, et je fus mariée dansce couvent de Sainte-Bride, où mon père n’eut pas honte dem’annoncer qu’il me ferait prendre le voile de force, à moins queje ne consentisse à épouser un jeune homme élevé à la couranglaise, son neveu, et, comme le ciel ne lui avait pas donné defils, héritier, à ce qu’il avait résolu, de la maison de Hautlieu.Je ne fus pas longue à faire mon choix. Je protestai que jepréférais mourir à recevoir tout autre époux que Malcolm Fleming.Mon amant ne me fut pas moins fidèle ; il trouva moyen devenir causer avec moi une certaine nuit et me proposa de faireprendre d’assaut le monastère de Sainte-Bride, pour m’emmenerensuite au milieu des bois verdoyans dont Wallace étaitgénéralement appelé le roi. Mais vint une heure de malheur, heurede déraison et de sorcellerie, je crois… Je laissai l’abbessem’arracher un secret qui, j’aurais dû le pressentir, devait luiparaître à elle plus horriblement sacrilège qu’à toute autre femmedu monde ; mais je n’avais pas encore prononcé de vœux, et jepensais que Wallace et Fleming avaient sur tous les êtres les mêmescharmes que sur moi, et l’artificieuse femme, me donnant lieu decroire que sa loyauté envers Bruce n’excitait pas le moindresoupçon, devint complice d’un complot dont ma liberté était le but.L’abbesse s’engagea à faire éloigner les gardes anglaises jusqu’àune certaine distance, et les troupes s’éloignèrent en effet ouplutôt le feignirent. En conséquence, au milieu de la nuit fixée,la fenêtre de ma cellule, qui était au deuxième étage, fut ouvertesans bruit, et jamais mes yeux ne furent plus satisfaits que quanddéguisée, et prête à fuir, portant même un costume de cavaliercomme vous, belle lady Augusta, je vis Malcolm Fleming grimper dansmon appartement. Il se précipita vers moi, mais en même temps monpère avec dix de ses hommes les plus robustes remplirent la chambreet poussèrent leur cri de guerre, Baliol ! les coups furentaussitôt donnés et rendus de part et d’autres. Mais au milieu dutumulte apparut une espèce de géant qui se distingua, même à mesyeux troublés, par l’aisance avec laquelle il terrassa et dispersaceux qui s’opposaient à mon évasion. Mon père seul opposa unerésistance qui manqua lui devenir fatale ; car Wallace,dit-on, pouvait à lui seul triompher des deux plus vaillanschampions qui jamais tirèrent l’épée. Écartant de lui les hommesarmés, comme une dame écarterait d’elle avec son éventail un essaimde mouches incommodes, il me prit d’un bras, se servit de l’autrepour nous protéger tous deux ; et je fus sur le point d’êtredescendue en sûreté par l’échelle dont mes libérateurs s’étaientaidés pour pénétrer du dehors dans ma cellule… mais un malheurm’attendait là.

« Mon père, que le champion de l’Écosseavait épargné par égard pour moi, ou plutôt pour Fleming, gagna parla compassion et la bonté de son vainqueur un terrible avantage eten profita sans remords. N’ayant que ma main gauche à opposer auxtentatives furieuses de mon père, Wallace, malgré même toute saforce, ne put empêcher l’assaillant de renverser, avec toute laviolence du désespoir, l’échelle sur laquelle sa fille étaitperchée comme la tourterelle entre les serres d’un aigle. Lechampion vit notre danger, et faisant un dernier effort de vigueuret d’agilité, se précipita avec moi du haut de l’échelle, et allatomber au delà des fossés du couvent, où nous aurions étéinfailliblement jetés sans cet acte de courage. Le champion del’Écosse échappa sain et sauf de cette tentative désespérée ;mais moi, qui tombai sur un tas de pierres et de décombres ;moi, fille désobéissante, presque vestale, parjure, je ne merelevai de mon lit, après une maladie fort longue, que pour meretrouver la misérable défigurée que vous voyez devant vous.J’appris alors que Malcolm avait échappé dans le combat, et peuaprès m’arriva la nouvelle, nouvelle qui excita en moi une douleurmoins vive peut-être qu’elle n’aurait dû l’être, que mon père avaitpéri dans une de ces innombrables batailles que se livrèrent lesfactions ennemies. S’il avait vécu, je me serais résignée jusqu’aubout à mon destin ; mais puisqu’il n’était plus, je pensaiqu’il vaudrait encore mieux être mendiante dans les rues d’unvillage d’Écosse, qu’abbesse dans ce misérable couvent deSainte-Bride ; et même le pauvre objet d’ambition sur lequelmon père avait coutume de s’étendre lorsqu’il voulait me persuaderd’entrer dans l’état monastique par des moyens plus doux que celuide me jeter du haut d’un second étage ne resta point long-temps àma portée. La vieille abbesse mourut d’une fraîcheur qu’elle pritdans la soirée du combat ; et sa place, qui aurait pu demeurervacante jusqu’à ce que je fusse capable de la remplir, futsupprimée, lorsque les Anglais jugèrent convenable de réformer,ainsi qu’ils disaient, la discipline de la maison ; et au lieude laisser élire une nouvelle abbesse, y envoyèrent deux ou troismoines à eux dévoués, qui ont aujourd’hui le gouvernement absolu dela communauté, et n’en usent que suivant le bon plaisir desAnglais. Mais moi, moi, qui ai eu l’honneur d’être défendue par lesarmes du champion de mon pays, je ne resterai pas dans cette maisonpour être commandée par cet abbé Jérôme. J’en sortirai, et j’espèrene manquer ni de parens ni d’amis, qui procureront à Marguerite deHautlieu une place de refuge plus convenable que le couvent deSainte-Bride ; vous obtiendrez aussi, ma chère dame, votreliberté, et il sera bien que vous laissiez ici un billet quiinformera sir John de Walton du dévouement que son heureux destinvous a inspiré. »

« Votre intention n’est donc point, ditlady Augusta, de rentrer dans le monde ? Vous renoncerez doncà l’amant dans l’union duquel vous et lui vous avez jadis vu votrebonheur commun ? »

« C’est une question, ma chère enfant,répliqua sœur Ursule, que je n’ose m’adresser à moi-même, etj’ignore absolument quelle réponse je pourrais y faire. Je n’aipoint fait de vœux définitifs et irrévocables ; rien n’achangé ma position à l’égard de Malcolm Fleming. Lui, aussi, il aprononcé des vœux enregistrés à la chancellerie du ciel, vœux parlesquels il se déclare mon fiancé, et je ne crois pas moins méritersous aucun rapport qu’il me tienne aujourd’hui parole, qu’au momentoù il m’a promis sa foi. Mais je vous avoue, ma chère dame, que desbruits sont parvenus jusqu’à mes oreilles, bruits qui me piquent auvif : la nouvelle de mes blessures et de ma laideur a, dit-on,refroidi le cœur du chevalier de mon choix. Je suis pauvremaintenant, il est vrai ; ajouta-t-elle avec un soupir, et jene possède plus ces charmes personnels qu’on dit attirer l’amour,et fixer la fidélité des hommes. Je m’efforce donc de penser, dansmes momens de ferme résolution, que tout est fini entre Fleming etmoi, sauf la bienveillance que nous pouvons nous garder l’un àl’égard de l’autre ; et néanmoins il y a encore dans mon cœurun sentiment qui me dit tout bas ; en dépit de ma raison, que,si je croyais réellement ce que je dis en ce moment, il n’y auraitplus d’objet sur terre qui méritât que je vécusse. Cette préventionséduisante murmure au fond de mon ame, et contre toute ma raison,tout mon jugement, que Malcolm Fleming, qui pourrait tout sacrifierpour le service de son pays, est incapable de nourrir l’affectionchangeante d’un homme ordinaire, grossier ou vénal. Il me sembleque si le changement lui fût arrivé et non à moi, il ne perdraitrien à mes yeux pour être sillonné d’honorables cicatrices, reçuesen combattant pour la liberté de son choix, mais que ces blessures,dans mon opinion, ajouteraient même à son mérite, quoi qu’ellesenlevassent de sa beauté physique. Il me vient parfois à l’espritque Malcolm et Marguerite pourraient être encore l’un à l’autretout ce que leurs affections rêvèrent jadis avec tant de sécurité,et qu’un changement qui n’altère en rien l’honneur ni la vertu dela personne aimée doit augmenter plutôt que diminuer les charmes del’union. Regardez-moi, ma chère lady Augusta, regardez-moi en face,si vous en avez le courage, et dites-moi si je ne déraisonne paslorsque mon imagination convertit ainsi de pures possibilités en cequi est naturel et probable. »

Lady Augusta de Berkely, voyant qu’il fallaits’y résoudre, leva ses yeux vers la malheureuse nonne, effrayée deperdre toutes ses chances de délivrance par la manière dont elle seconduirait dans ce moment critique, mais néanmoins ne voulant pasflatter la malheureuse Ursule en lui suggérant des idées auxquellessa propre raison lui disait qu’elle pouvait à peine trouver desfondemens raisonnables. Mais son imagination, remplie des histoiresque citaient les ménestrels de l’époque, rappela à son souvenir lafastidieuse dame « du mariage de sir Gawain, » et elletourna sa réponse de la manière suivante.

– « Vous m’adressez, ma chère ladyMarguerite, une embarrassante question, à laquelle il seraitindigne d’une amie de répondre d’une toute autre manière quesincèrement, et très cruel de répondre trop légèrement. Il est vraique ce qu’on appelle beauté est la qualité première à laquelle,nous autres femmes, nous apprenons à attacher une valeur ;nous sommes flattées lorsque l’on vante nos charmes personnels, quenous les possédions réellement ou non ; et sans doute nouscontractons l’habitude d’y mettre beaucoup plus d’importance qu’onpeut reconnaître qu’ils n’en méritent. Cependant on a vu des femmesqui, au jugement de leur propre sexe, et peut-être de leur propreaveu, ne pouvaient avoir aucune prétention à la beauté, devenir,par leur esprit, leurs talens et leurs perfections, les objetscertains du plus chaud attachement. Pourquoi donc, par pureexagération de crainte, regarderiez-vous comme impossible que votreMalcolm Fleming soit fait de cette argile moins grossière quiméprise les attraits passagers des formes extérieures, encomparaison des charmes d’une véritable affection et de lasupériorité de talents et de vertu ? »

La nonne pressa sur son cœur la main de sacompagne, et poussant un profond soupir : « Je crains,dit-elle, que vous ne me flattiez, et néanmoins, dans un instantcritique comme celui-ci, la flatterie fait du bien, de même quecertains cordiaux, d’ailleurs dangereux à la santé, sontadministrés sagement pour soutenir un malade durant un paroxisme dedouleur, et lui donner la force d’endurer du moins un mal qu’ils nepeuvent guérir. Répondez-moi à une seule question et il sera tempsde terminer cet entretien. Se pourrait-il belle Augusta, vous à quila fortune a donné tant de charmes, se pourrait-il qu’aucunargument vous fit supporter avec patience la perte irréparable devos avantages physiques, perte accompagnée, comme il n’est que tropprobable dans mon cas, de celle de l’amant pour qui vous avez déjatant fait ? »

La jeune Anglaise regarda une seconde fois sonamie, et ne put s’empêcher de frissonner un peu à l’idée de sajolie figure, qu’il lui faudrait échanger contre les traits pleinsde cicatrices et de coutures de lady du Hautlieu, irrégulièrementéclairés par les rayons d’un seul œil.

« Croyez, répondit-elle, en levant avecdignité ses regards vers le ciel, croyez que, même dans le cas quevous supposez, je ne m’affligerais pas tant pour moi-même que pourl’amant à idées petites et étroites qui pourrait me quitter parceque les charmes passagers que le temps doit tôt ou tard détruire seseraient enfuis avant le jour de notre mariage. Cependant laProvidence cache dans ses décrets de quelle manière et jusqu’à quelpoint des personnes, dont le caractère ne nous est pas pleinementconnu, peuvent être affectées par de tels changemens. Je puisseulement vous assurer que j’espère avec vous, et qu’aucunedifficulté ne se trouvera désormais sur votre passage, s’il est enmon pouvoir de l’en écarter… Écoutez ! »

« C’est le signal de notre liberté,répliqua Ursule, prêtant l’oreille à un son qui ressemblait au crid’un oiseau de nuit. Il faut nous préparer à quitter le couventsous peu de minutes. Avez-vous quelque chose àemporter ? »

« Rien, répondit lady Augusta de Berkely,sinon quelques objets précieux que j’avais, je ne sais pourquoi,pris sur moi pour venir ici. Ce billet que je vais laisser donne àmon fidèle ménestrel la permission de se tirer d’affaire en avouantà sir John de Walton quelle est réellement la personne qu’il avaiten son pouvoir. »

« Il est étrange, dit la novice deSainte-Bride[18] , à travers quels labyrinthesextraordinaires l’amour, ce sentiment bizarre, conduit lespersonnes qui se vouent à lui. Prenez garde en descendant cettetrappe, soigneusement cachée, qui se referme si bien et siaisément, mène à une porte secrète, où nous attendent déja, jecrois, des chevaux qui nous faciliteront les moyens de direpromptement adieu à Sainte-Bride ; que Dieu la protége elle etson couvent ! nous ne pourrons voir clair que quand noussortirons de ces corridors. »

Cependant sœur Ursule, s’il nous est permis delui donner, pour la dernière fois, son nom de couvent, changea sonétole, ou plutôt sa large et longue robe, contre un manteau et uncapuchon plus étroit de cavalier. Elle conduisit sa compagne pardivers passages habilement compliqués, jusqu’à ce que lady deBerkely, le cœur battant de crainte, revît la lumière pâle etdouteuse de la lune, qui brillait avec une incertitude grise surles murailles de l’ancien édifice. L’imitation du cri d’un hiboules dirigea vers un grand orme voisin, et approchant de l’arbreelles distinguèrent trois chevaux tenus par un homme, dont tout cequ’elles purent voir fut qu’il était grand, vigoureux, et portaitle costume d’un homme d’armes.

« Plus tôt nous quitterons ces lieux,dit-il, mieux vaudra, dame Marguerite. Vous n’avez qu’à m’indiquerla route qu’il vous plait de suivre. »

Marguerite répondit à demi-voix, et enrépondant, elle lui recommanda de marcher lentement et sans bruitpendant le premier quart d’heure ; car au bout de ce temps ilsseraient déja loin de toute habitation.

Chapitre 12Le Billet.

Grande fut la surprise du jeune chevalier deValence et du révérend père Jérôme, lorsque, après avoir enfoncé laporte de la cellule, ils n’y aperçurent pas le jeune pèlerin ;et d’après les vêtemens qu’ils y trouvèrent, ils virent qu’ilsavaient toute raison de croire que la novice à l’œil unique, sœurUrsule, l’avait accompagné dans son évasion. Mille pensées seprésentèrent à la fois à l’esprit de sir Aymer, toutes pour luimontrer combien il s’était laissé honteusement jouer par lesartifices d’un bambin et d’une novice. Son révérend compagnond’erreur n’éprouvait pas moins de contrition pour avoir recommandéau jeune chevalier d’user avec modération de son autorité. PèreJérôme n’avait obtenu son élévation au grade d’abbé que sur la foide son zèle pour la cause du monarque anglais, zèle affectécependant avec lequel il ne savait trop comment concilier saconduite de la nuit précédente. On commença tout de suite desperquisitions, mais on ne put seulement découvrir que le jeunepèlerin s’était certainement évadé avec lady Marguerite deHautlieu, événement dont les femmes du monastère témoignèrent unegrande surprise mêlée de beaucoup d’horreur ; tandis que celledes hommes, qui apprirent bientôt cette nouvelle, fut modérée parune sorte d’étonnement qui semblait être fondé sur l’excessivedifférence des avantages physiques des deux fugitifs.

« Sainte Vierge ! dit une nonne, quise serait imaginé qu’une religieuse de si grande espérance, sœurUrsule, si récemment encore baignée dans les pleurs que luiarrachait la mort prématurée de son père, fût capable de s’enfuiravec un jeune homme à peine âgé de quatorze ans ? »

« Bienheureuse Sainte-Bride ! ditl’abbé Jérôme, et quel motif a pu décider un si beau jeune homme àseconder un cauchemar tel que sœur Ursule, pour qu’elle commît unesi grande atrocité ? Assurément il ne peut alléguer pourexcuse ni tentation ni séduction, mais il faut qu’il soit allé,comme on dit, vers le diable avec un torchon. »

« Je vais envoyer mes soldats à lapoursuite des fugitifs, dit de Valence, à moins que cette lettre,que le pèlerin doit avoir laissée exprès, ne contienne deséclaircissemens sur notre mystérieux prisonnier. »

Après en avoir examiné le contenu avec quelquesurprise, il lut à haute voix : « Le soussigné, quinaguère logea au monastère de Sainte-Bride, vous informe, pèreJérôme, abbé du susdit couvent, que, vous voyant disposé à letraiter en captif et en espion dans le sanctuaire où vous l’avezreçu comme malade, il a pris le parti d’user de sa liberténaturelle que vous n’avez aucun droit de lui ôter, et enconséquence s’est évadé de votre abbaye. D’ailleurs, trouvant lanovice, appelée dans votre couvent sœur Ursule, qui, d’après lesrèglemens et la discipline monastiques, est parfaitement libre derentrer dans le monde, à moins qu’il ne lui plaise, après une annéede noviciat, de se déclarer sœur de votre ordre, déterminée à faireusage de son privilége, je saisis avec joie l’occasion de sacompagnie, puisqu’elle n’exécute qu’une très légitime résolution,conforme à la loi de Dieu et aux préceptes de sainte Bride, qui nevous donne aucune autorité pour retenir les personnes de force dansvotre couvent, si elles n’ont pas irrévocablement prononcé les vœuxde l’ordre.

« Quant à vous, sir John de Walton et sirAymer de Valence, chevaliers d’Angleterre, commandant la garnisondu château de Douglas, j’ai seulement à vous dire que vous avezagi, et que vous agissez encore contre moi au milieu d’un mystèredont la solution dépend d’un secret qui n’est connu que de monfidèle ménestrel, Bertram aux lais nombreux, dont j’ai jugéconvenable de me faire passer pour le fils. Mais comme je ne puis,à cette heure, me résoudre personnellement à découvrir un secretqui ne saurait être par moi dévoilé par un sentiment de honte, jedonne non seulement permission au susdit Bertram le ménestrel, maisencore je lui enjoins et lui ordonne de vous dire dans quel butj’ai dirigé mes pas vers le château de Douglas. Quand ce secretsera connu, il ne restera qu’à exprimer mes sentimens à l’égard desdeux chevaliers en retour des peines et des chagrins qu’ils m’ontcausés par leurs violences et leurs menaces de rigueurs encore plussévères.

« Et d’abord, relativement à sir Aymer deValence, je lui pardonne volontiers et sincèrement une erreur danslaquelle j’ai moi-même contribué à le faire tomber, et ce seratoujours avec plaisir que je le reverrai comme ami ; de plus,je ne penserai jamais à l’histoire de ces quelques jours que pouren rire et m’en amuser.

« Mais relativement à sir John de Walton,je dois le prier de réfléchir si sa conduite à mon égard, vu lesrelations qui existent actuellement entre nous, est telle qu’il lapuisse oublier, ou que je doive la pardonner ; et j’espèrequ’il me comprendra lorsque je lui dis que tout rapport doitdésormais cesser entre lui et le prétendu AUGUSTIN. »

« C’est de la folie, s’écria l’abbé aprèsavoir lu la lettre… de la vraie folie, de mi-été, folie quiaccompagne assez fréquemment cette maladie pestilentielle, et jeferais bien de recommander aux soldats qui rattraperont ce jeuneAugustin de le mettre immédiatement au pain et à l’eau, et d’avoirbien soin qu’on ne lui laissé manger absolument que ce qui estnécessaire pour entretenir la vie ; même je ne serais sansdoute pas désapprouvé par les doctes si je conseillais de temps àautre quelques flagellations avec courroies, ceintures et sangles,ou si c’était trop peu avec de véritables fouets, de bonneshoussines, etc. »

« Paix ! mon révérend père, dit deValence, je commence à y voir clair. John de Walton, si messoupçons étaient vrais, préférerait s’exposer à ce que ses osfussent dépouillés de leurs chairs à consentir à ce qu’un doigt decet Augustin fût piqué par un moucheron. Au lieu de traiter cejeune homme de fou, moi je me contenterai, pour ma part, d’avouerque j’ai été le jouet d’un ensorcellement, d’un charme ; et,sur mon honneur, si j’envoie mes gens courir sur les traces desfugitifs, ce sera en leur recommandant, bien, lorsqu’ils les aurontsaisis ; de les traiter avec respect, et de les protéger s’ilsrefusent de revenir en cette maison jusqu’à tel lieu de refugehonnête qu’ils pourront choisir. »

« J’espère, répliqua l’abbé qui avaitl’air étrangement confus, que je serai d’abord entendu dansl’intérêt de l’Église, touchant cette affaire d’une nonne,enlevée ? Vous voyez vous-même, sir chevalier, que cefreluquet de ménestrel ne montre ni repentir ni contrition de lapart qu’il a prise à cette méchante action. »

« On vous mettra à même d’être entendutout au long, répliqua le chevalier, pour peu que vous enconserviez le désir. En attendant, il faut que je retourne auchâteau, sans perdre un instant, informer sir John de Walton de latournure qu’ont prise les affaires. Adieu, révérend père ; surmon honneur, nous pouvons nous applaudir l’un l’autre d’êtredébarrassés d’une ennuyeuse commission, qui nous a apparu entouréed’autant de terreurs que les fantômes d’un songe terrible, et dontcependant les terreurs peuvent être dissipées par le simple fait deréveiller le dormeur. Mais, par Sainte-Bride toutecclésiastique ; tout laïque doit prendre en commisérationl’infortuné sir John de Walton. Je vous dis, père, que si cettelettre, ajouta-t-il en la touchant du doigt, peut-être compriselittéralement, il est l’homme le plus digne de pitié qui respireentre les rives de la Solway et le lieu où nous sommes en cemoment. Suspendez votre curiosité, très digne ecclésiastique, depeur qu’il n’y en ait dans cette affaire plus que je n’en voismoi-même ; de façon que, tandis qu’il me semble que j’aidécouvert la véritable explication de ce mystère, je puisse n’avoirpas encore à reconnaître que je vous ai induit en erreur… Holàhé ! sonnez le bouteselle ! cria-t-il par une desfenêtres de l’appartement, et que les hommes qui m’ont accompagnéici se tiennent prêts à battre les bois en s’enretournant. »

« Sur ma foi ! dit le père Jérôme,je suis fort content que ce jeune casseur de noix m’abandonne enfinà mes propres réflexions. Je déteste qu’un jeune homme prétendesavoir ce qui se passe, tandis que les anciens sont obligésd’avouer que tout est mystère pour eux. Une telle, présomption estcomme celle de cette maudite folle, sœur Ursule, qui prétendaitavec son œil unique lire un manuscrit que je ne pouvais parvenir àdéchiffrer moi-même avec le secours de mes lunettes. »

Cette réplique n’aurait pas extrêmement plu aujeune chevalier, et ce n’était d’ailleurs pas une de ces véritésque l’abbé aurait voulu énoncer de manière qu’il pûtl’entendre ; mais sir Aymer lui avait secoué la main, luiavait dit adieu, et il était déja à Hazelside donnant des ordresparticuliers au petit détachement d’archers et d’autres soldats quis’y trouvaient, réprimandant même Thomas Dickson qui, avec unecuriosité que le chevalier anglais n’était pas disposé à excuser,avait tâché de recueillir quelques détails sur les événemens de lanuit.

« Paix, drôle ! dit-il et occupe-toide ta propre besogne, car je t’assure qu’il viendra un temps oùelle exigera toute l’attention dont tu es capable, laissant auxautres le soin de leurs affaires. »

« Si l’on a des soupçons contre moi,répliqua Dickson d’un ton plutôt bourru et rechigné qu’autrement,il me semble qu’il serait juste qu’on me fît connaître l’accusationqu’on élève contre moi. Je n’ai pas besoin de vous dire que lachevalerie défend à un chevalier d’attaquer un ennemi sans l’avoirdéfié. »

« Quand vous serez chevalier, repartitsir Aymer de Valence, il sera encore assez temps pour que nousdiscutions ensemble l’étiquette qu’on doit observer à votre égardd’après les lois de la chevalerie. En attendant ; vous feriez,mieux de m’apprendre quelle part vous avez prise à l’apparition dece fantôme guerrier qui poussa le cri de guerre, le cri rebelle desDouglas dans la ville de ce nom. »

« J’ignore absolument ce dont vous voulezparler, » répliqua le Fermier d’Hazelside.

« Tâchez donc, dit le chevalier, de nepas vous mêler des affairés d’autrui, quand même votre consciencevous dirait que vous n’avez rien à craindre pour vos propresactions. »

À ces mots il s’éloigna sans attendre deréponse. Les idées qui lui remplissaient la tête peuvent se résumerainsi.

« Je ne sais comment cela se fait, maisun brouillard n’est pas plus tôt dissipé que nous nous trouvonsplongés dans un autre ; je regarde comme certain que lademoiselle déguisée n’est autre que la déesse de l’idolâtrieparticulière de Walton, qui nous a valu à lui et à moi tant depeine et même une espèce de mésintelligence pendant ces dernièressemaines. Sur mon honneur ! cette belle est vraiment prodiguedu pardon qu’elle m’a si franchement accordé, et s’il lui plaitd’être moins complaisante pour sir John de Walton, ma foi alors…mais quoi donc ?… Il n’y a dans tout ceci rien qui doive mefaire conclure qu’elle me donnerait dans son cœur la place qu’ellevient d’ôter à de Walton. Et quand même elle y serait disposée,pourrais-je profiter d’un tel changement en ma faveur aux dépens demon ami, de mon compagnon d’armes ? Il y aurait folie même àsonger à une chose aussi improbable. Mais ma première aventure decette nuit demande de sérieuses réflexions. Ce fossoyeur sembleavoir fait société avec les morts au point qu’il ne puisse plustenir compagnie aux vivans ; et quant à ce Dicksond’Hazelside, comme on l’appelle, il n’est pas de tentative contreles Anglais, durant ces interminables guerres, à laquelle il n’aitparticipé ; quand même ma vie en aurait dépendu, il m’auraitété impossible de ne pas le prévenir des soupçons que j’ai contrelui ; qu’il prenne la chose comme il lui plaira. »

En parlant ainsi, le chevalier pressa soncheval, et, arrivant au château de Douglas sans autre aventure,demanda d’un ton de plus grande cordialité que celui qu’il prenaitd’ordinaire, s’il pouvait être introduit chez sir John de Walton,attendu qu’il avait des choses importantes à lui communiquer. Ilfut aussitôt conduit dans une pièce où le gouverneur déjeûnaitseul. Vu le pied sur lequel ils étaient depuis quelque temps, legouverneur de la Vallée de Douglas fut un peu surpris de l’aird’aisance et de familiarité avec lequel de Valence s’approchaitalors de lui.

« Quelque nouvelle extraordinaire sansdoute, dit sir John d’un ton plutôt froid, me procure l’honneurd’une visite de sir Aymer de Valence ? »

« Il s’agit, répliqua sir Aymer, dechoses qui paraissent devoir vous intéresser vivement, sir John deWalton ; c’est pourquoi je serais blâmable de différer d’uninstant à vous les communiquer. »

« Je serai fier de profiter de vosdécouvertes » ajouta sir John de Walton.

« Et moi, reprit le jeune chevalier, jeregrette de ne pouvoir prétendre à l’honneur d’avoir pénétré unmystère qui aveuglait sir John de Walton. En même temps, jevoudrais que vous ne me crussiez pas capable de plaisanter avecmoi, ce qui pourrait bien vous arriver si mes fausses craintesfaisaient que je vous donnasse une fausse clef de cette affaire.Avec votre permission, donc, nous procéderons ainsi : Allonsensemble trouver le ménestrel Bertram, qui est retenu prisonnier.J’ai entre les mains un billet du jeune homme qui fut confié auxsoins de l’abbé Jérôme ; il est écrit par une main délicate defemme, et autorise le ménestrel à déclarer le motif qui les aamenés dans ce pays. »

« Il en sera comme vous dites, répliquasir John de Walton, quoique je ne voie guère la nécessité de fairetant de cérémonie pour un mystère qui peut être si viteexpliqué. »

Les deux chevaliers, précédés d’un garde quileur montrait le chemin, se rendirent donc au cachot où leménestrel avait été renfermé.

Chapitre 13Le Secret.

Lorsque les portes de la geôle furentouvertes, on put voir un cachot qui alors interdirait aux victimestoute espérance d’évasion ; mais dans lequel un adroit coquindes temps modernes ne daignerait pas même rester plusieurs heures.Il était facile de voir, pour peu qu’on y prêtât attention ;que les larges anneaux par lesquels les fers étaient réunisensemble et attachés au corps du prisonnier, ne se tenaient que parune rivure si faible, que frottés avec un acide corrosif oupatiemment usés avec un morceau de grès, les fers pouvaient êtreaisément séparés les uns des autres, et leur but devenir ainsitout-à-fait inutile. Les serrures aussi, énormes et en apparencetrès solides, étaient si grossièrement faites, qu’un captif même depeu d’adresse pouvait par des moyens semblables lever les obstaclesqu’elles opposaient à son évasion.

Le jour ne pénétrait dans ce cachot souterrainqu’à midi, et par une ouverture qu’on avait à dessein rendueoblique, de manière à exclure les rayons du soleil, tandis qu’ellen’arrêtait ni le vent ni la pluie. La doctrine qu’un prisonnierdoit être regardé comme innocent jusqu’à ce qu’il soit déclarécoupable par ses pairs n’était pas admise dans ces temps de forcebrutale, et on lui accordait seulement une lampe et quelque autresoulagement à sa misère si sa conduite était tranquille, et s’il neparaissait pas disposé à causer au geôlier le moindre embarras enessayant de s’échapper. Telle était la cellule où était renferméBertram, à qui pourtant la douceur de caractère et sa résignationavaient valu tels adoucissemens à son destin que pouvait luiaccorder le geôlier. On lui avait permis d’emporter dans sa prisonle vieux volume des poésies de Thomas-le-Rimeur, dont la lecturecharma les instans de sa solitude, ainsi que tout ce qu’il fallaitpour écrire, et tels autres moyens de passer le temps quepermettait son séjour dans une chambre taillée au milieu du roc,outre les talens qu’il devait à sa profession de ménestrel. Il levala tête de dessus la table, lorsque les chevaliers entrèrent, legouverneur disant au jeune chevalier :

« Comme vous paraissez croire que vousconnaissez le secret de ce prisonnier, je vous laisse le soin, sirAymer de Valence, de l’engager à nous le dire, de la manière quevous jugerez la plus convenable. Si cet homme ou son fils ont étéinjustement maltraités, mon devoir sera de les indemniser… chosequi, je crois, ne sera point fort difficile. »

Bertram leva les yeux et regarda le gouverneuren face, mais ne lut rien sur son visage qui indiquât qu’il fûtmieux informé qu’auparavant du secret pour lequel lui-même setrouvait en prison. Mais lorsqu’il tourna les yeux vers sir Aymer,sa contenance parut l’éclaircir, et le regard qu’ils échangèrentfut un regard d’intelligence.

« Vous avez donc mon secret, dit-il, etvous savez quelle est la personne qui prend le nomd’Augustin ? »

Sir Aymer répondit par un coup d’œilaffirmatif ; tandis que le gouverneur, regardantalternativement et d’un air furieux le prisonnier et le chevalierde Valence, s’écriait :

« Sir Aymer de Valence, si vous êtesvraiment chevalier et chrétien, si vous avez un honneur à conserveren ce monde, et une ame à sauver après votre mort, je vous commandede me dire ce que signifie tout ce mystère ! Il se peut quevous pensiez vraiment avoir à vous plaindre de moi… dans ce cas, jesuis prêt à vous satisfaire comme le peut un chevalier. »

Le ménestrel ajouta au même moment :

« Je commande à ce chevalier, par son vœude chevalerie, de ne divulguer aucun secret relatif à une personnenoble et honorable, avant qu’il ne me donne la preuve certainequ’il n’agit absolument que d’après le consentement de cettepersonne. »

« Que ce billet lève vos scrupules,répliqua sir Aymer en mettant la lettre d’Augusta entre les mainsdu ménestrel ; quant à vous, sir John de Walton, loin deconserver le moindre sentiment de la mésintelligence qui peut avoirexisté entre nous, je suis entièrement disposé à l’ensevelir dansl’oubli, comme provenant d’une suite de méprises qu’aucun morteln’aurait pu éviter… et ne vous offensez pas, mon cher sirJohn ; si je proteste, sur ma foi de chevalier, que j’aicompassion du chagrin que ce billet doit probablement, je pense,vous causer, et que si mes grands efforts peuvent vous être de lamoindre utilité pour démêler cet écheveau embrouillé, je vous lesdévouerai avec autant d’ardeur que je l’ai jamais fait de ma vie.Ce fidèle ménestrel doit voir maintenant qu’il ne lui est paspossible d’hésiter à découvrir un secret que, je n’en doute pas,sans l’écrit que je viens de lui remettre, il aurait gardé avec uneinébranlable discrétion. »

Sir Aymer mit alors dans la main de de Waltonun billet dans lequel, avant de quitter le couvent de Sainte-Bride,il avait exposé l’interprétation qu’il donnait à ce mystère ;et le gouverneur eut à peine le temps de lire le nom qu’ilcontenait, avant que le même nom fût prononcé tout haut par Bertramqui, en même temps, passa au gouverneur la lettre que lui avaitremise le chevalier de Valence.

La plume blanche qui flottait au dessus de latoque du chevalier, toque d’étiquette qu’on portait au lieu decasque dans l’intérieur d’une forteresse, n’était pas d’une teinteplus pâle que ne le fut le visage du chevalier lui-même à lanouvelle inattendue et étrange que la dame qui était, suivant laphrase chevaleresque, reine de ses pensées et maîtresse de sesactions, et à qui, même dans des temps moins bizarres, il aurait dûporter la plus profonde reconnaissance pour le choix généreuxqu’elle avait fait en sa faveur, était la même personne qu’il avaitmenacée de violences personnelles, et soumise à des rigueurs, à desaffronts qu’il n’aurait pas même pu se résoudre à infliger à ladernière des femmes.

Cependant sir John de Walton parut d’abord necomprendre qu’à peine les nombreuses et tristes conséquences quinaîtraient probablement de cette malheureuse complicationd’erreurs. Il prit le papier des mains du ménestrel, et tandis queses yeux, à l’aide de la lampe, erraient sur les caractères sansparaître en comprendre distinctement le sens, de Valence craignitmême qu’il ne perdît l’usage de ses facultés.

« Pour l’amour du ciel, sir John, luidit-il ; soyez homme, et supportez avec une fermeté mâle cesnouvelles inattendues… Je suis tenté de croire qu’il ne s’est rienpassé dans cette affaire, qu’un esprit d’homme pouvait empêcher.Cette belle lady, j’aime à l’espérer, ne peut être ni beaucoupblessée, ni profondément offensée d’une suite de circonstances quisont la conséquence naturelle de votre envie d’accomplirscrupuleusement un devoir dont doit dépendre la réalisation detoutes les espérances qu’elle vous a permis de concevoir. Au nom deDieu, reprenez courage, sir John ; qu’on ne puisse pas direque la crainte du dédain d’une belle a pu abattre à un tel point lecourage du plus hardi chevalier de l’Angleterre ; soyez ce queles hommes vous ont appelé : « Walton l’Intrépide. »Au nom du ciel, voyons du moins si la belle est offensée, avant deconclure qu’elle l’est irrévocablement. À la faute de quidevons-nous attribuer la source de toutes ces erreurs ?Assurément, sauf tout le respect qu’on lui doit, c’est au capricede la dame elle-même, qui a engendré un tel nid de méprises. Pensezdonc en homme, en soldat. Supposez que vous-même ou moi, voulantéprouver la fidélité de nos sentinelles, ou pour toute autreraison, bonne ou mauvaise, nous essayions de pénétrer dans cedangereux château de Douglas, sans donner le mot d’ordre auxgardes : aurions-nous le droit de blâmer les soldats defaction si, ne nous reconnaissant pas, ils nous refusaientbravement l’entrée, nous faisaient prisonniers et nousmaltraitaient même en repoussant notre attaque, pour obéir auxordres que nous leur avons nous-mêmes donnés ? Où est ladifférence entre ces sentinelles et vous, sir John de Walton, danscette curieuse affaire, qui, par le ciel ! servirait plutôt desujet aux vers légers de cet excellent barde, que de texte à un laitragique ? Allons, quittez cet air, sir John de Walton ;soyez colère, si vous le voulez, contre la belle qui a commis, untel acte de folie, ou contre moi qui suis allé et venu toute lanuit pour remplir ma maudite commission de niais, et qui ai abîmémon meilleur cheval, quoique j’ignore absolument comment je pourraim’en procurer un autre avant que je me sois réconcilié avec mononcle de Pembroke ; ou enfin, si vous désirez être tout-à-faitabsurde dans votre colère, dirigez-la contre ce digne ménestrel, àcause de sa rare fidélité, et punissez-le d’une conduite pourlaquelle il mérite plutôt une chaîne d’or. Mettez-vous en fureur,si bon vous semble, mais chassez ce sombre désespoir du front d’unhomme, du front d’un chevalier. »

Sir John de Walton fit un effort pour parler,et y parvint avec quelque peine.

« Aymer de Valence, dit-il, irriter unfurieux, c’est jouer avec sa propre vie. » Et il se tut.

« Je suis content que vous puissiez aumoins parler ainsi, répliqua le jeune homme ; car je neplaisantais pas lorsque je vous disais que j’aimerais mieux vousvoir en colère contre moi, que rejetant tout le blâme de cetteaffaire sur vous-même. Il serait courtois, je pense, de remettreimmédiatement ce ménestrel en liberté ; cependant, dansl’intérêt de sa maîtresse, je le supplierai en tout honneur d’êtrenotre hôte jusqu’à ce que lady Augusta de Berkely nous fasse lemême honneur, et de nous aider à découvrir l’endroit où elle s’estréfugiée… Bon ménestrel, continua-t-il, vous m’entendez, et vous neserez pas surpris, je pense, de vous trouver, avec le respect etles traitemens convenables, retenu pendant un court espace de tempsdans ce château de Douglas ? »

« Vous semblez, sire chevalier, répliquale ménestrel, ne pas tant considérer le droit de faire ce que vousdevez, que posséder le pouvoir de faire ce que vous voulez. Il fautdonc nécessairement que je me rende à votre prière, puisque vousavez la puissance de la convertir en un ordre. »

« Et j’espère, continua de Valence, que,quand vous et votre maîtresse vous serez réunis, nous jouirons dubienfait de votre intercession pour qu’elle nous pardonne ce quenous avons fait qui a pu lui déplaire, attendu que nos attentionsavaient un but absolument contraire. »

« Permettez-moi, dit sir John de Walton,de dire un seul mot : Je t’offrirai une chaîne d’or assezpesante pour balancer le poids des fers dont tu es encore chargé,comme signe de mon regret de t’avoir condamné à souffrir tantd’indignités. »

« En voici assez, sir John, dit deValence : ne promettons rien de plus jusqu’à ce que ce digneménestrel ait vu que nous sommes disposés à tenir nos promesses.Suivez-moi par ici, et je vous communiquerai en particulier desnouvelles qu’il vous est important de connaître. »

En parlant ainsi, il entraîna sir John hors ducachot, et envoyant chercher le vieux chevalier, sir Philippe deMontenay, sénéchal du château, il lui ordonna d’élargirsur-le-champ le ménestrel, de le bien traiter sous tous lesrapports, mais d’empêcher, quoique avec toute marque de respect,qu’il sortît du château sans être accompagné d’une personnesûre.

« Et maintenant, sir John, dit-il, il mesemble que vous êtes un peu malhonnête de ne pas m’offrir àdéjeûner, après la nuit que j’ai employée à vos affaires. Un verrede muscat ne serait pas, je crois, une mauvaise préparation pourconsidérer ensuite la marche à suivre dans ces conjoncturesdifficiles.

« Tu sais, répondit de Walton, que tupeux te faire servir tout ce que tu voudras, pourvu, toujours, quetu m’instruises sans perdre de temps de ce que tu sais encoretouchant la volonté de la belle contre qui nous avons tous péché sigravement, et moi, hélas ! sans espérance depardon ! »

« Croyez-moi, dit le chevalier deValence, j’espère que la belle ne me garde pas rancune, puisqu’ellea expressément déclaré ne pas m’en vouloir. Ses termes, vous levoyez, sont précis, et vous pouvez lire vous-même… « Ellepardonne volontiers au pauvre sir Aymer de Valence d’avoir commisune erreur dont elle-même a été la cause ; ce sera toujoursavec plaisir qu’elle le reverra comme ami ; de plus elle nesongera jamais à cette histoire de quelques jours que pour en rireet s’en amuser. » Tels sont expressément les termes dont elles’est servie. »

« Oui, répliqua sir John de Walton ;mais ne voyez-vous pas que son coupable amant est expressémentexclu de l’amnistie qu’elle accorde à l’offenseur moinscriminel ? Ne faites-vous aucune attention au dernierparagraphe ? » Il prit la lettre d’une main tremblante,et en lut la fin d’une voix agitée : « Tenez, le voici« Tout rapport doit désormais cesser entre lui et le prétenduAugustin. » Expliquez-moi comment ces mots pourraient avoir unautre sens que celui de ma condamnation et de la rupture d’un pactequi emporte destruction de toutes les espérances de sir John deWalton. »

« Vous êtes un peu plus âgé que moi, sirechevalier, répondit de Valence, et, je ne le nierai pas, beaucoupplus sage et plus expérimenté ; je soutiendrai néanmoins qu’iln’y a point lieu d’adopter l’interprétation que vous semblez vousêtre mise dans la tête par rapport à cette lettre, sans supposerpréalablement que la belle qui l’a écrite avait la tête un peudérangée… Voyons, ne tressaillez pas ; quittez cet air égaré,ne mettez pas la main sur votre épée : je n’affirme point quetel soit le cas. Je vous répète qu’aucune femme jouissant de saraison n’aurait pardonné à une connaissance ordinaire de s’êtrecomportée envers elle avec une impolitesse et une malhonnêteté quin’étaient pas dans son intention, durant le cours d’une certainemascarade, et en même temps rompu d’une manière définitive etirrévocable avec l’amant auquel sa foi était engagée, quoique sonerreur, en commettant aussi l’offense, n’ait été ni plus grossièreni plus prolongée que celle de l’individu indifférent à sonamour. »

« Ne blasphémez pas, dit sir John deWalton, et pardonnez-moi si, pour rendre justice à la vérité et àl’ange que je crains d’avoir à jamais perdu, je vous montre ladifférence qu’une fille pleine de dignité et de sentimens noblesdoit faire entre une offense commise par une personne ordinaire, etune autre offense précisément du même genre, dont se rend coupableun individu qui est tenu par la plus imméritée des préférences, parles plus généreux bienfaits et par toute chose qui puisse produirel’affection humaine, à songer et à réfléchir avant d’agir dansaucun cas où il est possible qu’elle soit intéressée. »

« Maintenant, sur mon honneur !répliqua sir Aymer de Valence, je suis charmé de vous entendreessayer du raisonnement, quoique ce ne soit qu’une manièredéraisonnable de raisonner pourtant, puisque vous avez pour but dedétruire vos espérances, d’anéantir toutes vos chances debonheur ; mais si, dans le cours de cette affaire, je me suisconduit à votre égard de manière à donner non seulement augouverneur, mais encore à l’ami, quelque motif de déplaisir, jeréparerai actuellement ma faute, sir John de Walton, en essayant devous convaincre, en dépit de votre mauvaise logique. Mais voicivenir le muscat et le déjeûner : prenez-vous quelque chose, oucontinuerons-nous sans nous exposer aux influences dumuscat ? »

« Pour l’amour du ciel, répliqua deWalton, fais comme tu voudras, pourvu que tu me dispenses de tonbabil, bien intentionné cependant. »

« Oh ! vous ne me ferez pas renoncerà ma vigoureuse argumentation, dit de Valence en riant et en seversant une coupe pleine de vin ; si vous avouez que vous êtesvaincu, je consentirai à attribuer cette victoire à la forceinspiratrice de cette joyeuse liqueur. »

– « Comme il te plaira ; maisfinis-en avec un argument que tu ne peux comprendre. »

– « Je nie cette inculpation,répliqua le jeune chevalier en s’essuyant les lèvres, après avoiravalé sa grande coupe ; écoutez donc, Walton-l’Intrépide, unchapitre de l’histoire des femmes, que vous ne connaissez pas aussibien que je le désirerais. Vous ne pourriez nier que, soit à tortsoit à raison, votre lady Augusta, se soit aventurée plus loin avecvous qu’il n’est ordinaire dans la mer des affections ; ellevous a hardiment choisi lorsque vous n’étiez encore connu d’elleque comme une fleur de la chevalerie anglaise… En vérité, je l’aimepour sa franchise… mais c’était un choix que les personnes plusfroides de son sexe prétendraient peut-être avoir le droitd’appeler téméraire et précipité. Voyons, ne vous offensez pas, jevous prie ; je suis loin de le penser ou de le dire ; aucontraire, je soutiendrai de ma lance, contre tous les favorisd’une cour, que son choix de sir John de Walton est sage etgénéreux, que sa conduite est pareillement franche et noble. Maiselle-même doit sans doute assez craindre d’injustes interprétationsde sa conduite ; crainte qui peut la porter vraisemblablementà saisir parfois une occasion de montrer à son amant une rigueurextraordinaire et inaccoutumée, pour balancer la franchise un peusingulière des encouragemens qu’elle a pu lui donner aucommencement de leurs relations. Même, il peut être aisé à un amantde prendre si bien parti contre lui-même, en raisonnant comme vousle faites, quand vous oubliez votre bon sens, qu’il peut devenirdifficile pour la femme d’échapper à un argument dont il a étélui-même assez fou pour augmenter la force ; et alors, commeune fille qu’on prend trop vite au mot lors d’un premier refus,elle ne pourra sans doute pas se conduire d’une manière qui soitd’accord avec ses propres sentimens, ni rétracter une sentencerendue avec le consentement de la partie dont elle détruit lesespérances. »

« Je t’ai écouté, de Valence, répliqua legouverneur du château de Douglas, et il ne m’est pas difficiled’admettre que ces tiens préceptes peuvent servir de charte à plusd’un cœur féminin, mais non à celui d’Augusta Berkely. Sur mavie ! je déclare que j’aimerais mieux être privé du mérite deces quelques exploits chevaleresques qui m’ont acquis, dis-tu, uneréputation enviable, qu’agir avec insolence en m’appuyant sur cesexploits, comme si je disais que ma place dans le cœur de cettedame m’est trop fermement assurée pour que je puisse en êtreexpulsé par le succès d’un homme plus digne, ou par ma premièreoffense envers l’objet de mon attachement. Non ; elle seuleaurait le pouvoir de me persuader qu’une bonté même égale à celled’un saint qui intercède auprès de Dieu me rendra dans sesaffections une place que j’y ai très indignement perdue, par unestupidité qui n’est comparable qu’à celle des brutes. »

« Si vous pensez ainsi, dit sir Aymer deValence, je n’ai plus qu’un mot à ajouter ; excusez-moi si jele prononce péremptoirement : la dame, comme vous dites etdites bien, doit être l’arbitre suprême dans cette question. Mesargumens ne vont pas jusqu’à insister pour que vous réclamiez samain, qu’elle y consente ou non ; mais, pour connaître sadécision, il faut que vous sachiez d’abord où elle est, ce dont jene puis malheureusement vous informer. »

« Comment ! que voulez-vousdire ! s’écria le gouverneur, qui alors seulement commença àcomprendre l’étendue de son malheur ; où s’est-elle enfuie, etavec qui ? »

« Elle s’est enfuie, que je sache,répondit de Valence, pour aller chercher un amant plus hardi quecelui qui est si disposé à interpréter tout air de froideur commeun coup mortel porté à ses espérances ; peut-êtrecherche-t-elle Douglas-le-Noir, ou quelque autre héros du Chardon,pour récompenser, avec ses terres, ses titres et sa beauté, cesvertus d’entreprise et ce courage dont John de Walton fut jadis cruêtre doué. Mais, sérieusement, il se passe autour de nous deschoses étranges. J’en ai vu assez la nuit dernière, en me rendant àSainte-Bride, pour devenir soupçonneux de tout le monde. Je vous aienvoyé comme captif le vieux Fossoyeur de l’église deDouglas : il a refusé de répondre à plusieurs questions quej’ai jugé convenable de lui adresser ; mais nous enreparlerons une autre fois. L’évasion de cette dame ajoute beaucoupaux dangers qui entourent ce fatal château. »

« Aymer de Valence, répliqua de Waltond’un ton solennel et animé, le château de Douglas sera défendu,comme nous y avons réussi jusqu’à présent, pour déployer sur sescréneaux la large bannière de Saint-George. Advienne de moi ce quevoudra le sort durant ma vie ; je mourrai l’amant fidèled’Augusta de Berkely, quand même je ne pourrais plus vivre comme lechevalier de son choix. Il y a des cloîtres et desermitages… »

« Oui, parbleu, il y en a, repartitAymer, et de plus des ceintures de chanvre et des chapelets dechêne ; mais il ne nous faut pas songer à tout cela avantd’avoir découvert où est lady Augusta, et quelles sont sesintentions dans cette affaire. »

« Vous dites bien, répliqua deWalton ; cherchons ensemble par quels moyens nous pourrons,s’il est possible, découvrir l’endroit d’une retraite tropprécipitée, par laquelle ma dame m’a fait injure, si elle supposaitque ses ordres n’eussent pas été religieusement obéis, dans le casoù elle en eût honoré le gouverneur du pays de Douglas, ou toutautre individu qui est sous son commandement. »

« À présent, reprit Valence, vous parlezcomme un vrai fils de la chevalerie. Avec votre permission, je vaisdemander qu’on nous fasse venir le ménestrel. Sa fidélité à samaîtresse a été remarquable, et dans l’état où sont les choses ilnous faut prendre tout de suite les mesures qui nous sontnécessaires pour trouver le lieu où elle s’est réfugiée. »

Chapitre 14Le Chevalier de la tombe.

La route est longue, mes enfans, longueet difficile. Les marais sont affreux et les bois sont noirs ;mais celui qui rampe du berceau à la tombe, sans connaître autrechose que les douceurs de la fortune, n’est pas instruit commedoivent l’être de nobles cœurs.

Vieille Comédie.

Il était encore de bonne heure quand, aprèsque le gouverneur et de Valence eurent rappelé Bertram pourdélibérer avec eux, la garnison de Douglas fut passée en revue, etqu’un grand nombre de petites troupes, en addition à celles déjadépêchées d’Hazelside par Valence, furent envoyées battre les boisà la poursuite des fugitifs, sous l’injonction sévère de lestraiter avec le plus grand respect s’ils étaient attrapés, etd’obéir à leurs ordres, en remarquant néanmoins l’endroit où ilspourraient se réfugier. Pour obtenir plus aisément ce résultat, lesecret sur la qualité réelle du pèlerin supposé et de la nonnefugitive fut confié à quelques hommes qui étaient gens dediscrétion. Tout le pays, forêts ou marécages, à plusieurs millesdu château de Douglas, fut couvert et traversé par des troupes dontl’ardeur à découvrir les fugitifs était proportionnée à larécompense généreusement offerte par de Walton et de Valence, dansle cas où ils seraient ramenés sains et saufs. Ils ne laissèrentcependant pas de faire dans toutes les directions telles enquêtesqui pouvaient jeter de la lumière sur les machinations des insurgésécossais, qui se tramaient peut-être dans ces districts sauvages,ce dont, comme nous l’avons déja dit, de Valence en particulieravait conçu de violens soupçons. Leurs instructions étaient, dansle cas où ils s’apercevraient de complots, de procéder contre lesgens qui seraient coupables, par arrêt ou autrement, de la manièrela plus rigoureuse, ainsi que l’avait recommandé de Waltonlui-même, alors que Douglas-le-Noir et ses complices avaient étéles principaux objets de ses vigilans soupçons. Ces détachemensdivers avaient de beaucoup réduit la force de la garnison :néanmoins, quoique nombreux, actifs et dépêchés dans toutes lesdirections, ils n’eurent le bonheur ni de découvrir les traces delady Augusta de Berkely, ni de rencontrer aucune bande d’insurgésécossais.

Cependant nos fugitifs, comme nous l’avons vu,avaient quitté le couvent de Sainte-Bride sous la conduite d’uncavalier dont lady Augusta ne savait rien, sinon qu’il devaitdiriger leurs pas dans une direction où ils ne seraient pas exposésau risque d’être repris. Enfin Marguerite de Hautlieu entamaelle-même la conversation sur ce sujet.

« Lady Augusta, dit-elle, vous n’avezdemandé ni où vous alliez ni sous la protection de qui nousvoyagions, quoiqu’il me semble que ce soit une chose importante àsavoir. »

« Ne me suffit-il pas, répondit ladyAugusta, d’être sûre que je voyage, ma chère sœur, sous laprotection d’un homme auquel vous vous fiez comme à un ami ?et qu’ai-je besoin de m’inquiéter davantage de masûreté ? »

– « Simplement parce que lespersonnes avec lesquelles je suis en relation, par descirconstances tant de pays que de parenté, ne sont peut-être pastout-à-fait des protecteurs auxquels vous pouvez, vous, madame,vous confier avec toute sûreté. »

– « Que voulez-vous dire en parlantainsi ? »

– « Que Bruce, Douglas, MalcolmFleming, et d’autres de ce parti, quoiqu’ils soient incapablesd’abuser d’un tel avantage pour un but déshonorant, pourraientnéanmoins ressentir une forte tentation de vous considérer comme unotage jeté entre leurs mains par la Providence, au moyen duquel illeur serait possible d’obtenir un arrangement favorable à leurparti abattu et dispersé. »

– « Ils pourront me prendre pour mefaire servir de base à un pareil traité quand je serai morte, mais,croyez-moi, jamais tant qu’il me restera un souffle de vie. Croyezencore que, malgré la peine, la honte, la mortelle douleur qui m’enreviendraient, je me remettrais plutôt au pouvoir de de Walton,oui, que j’irais plutôt me mettre entre ses mains, que dis-je,entre ses mains ? je me livrerais plutôt au dernier archer demon pays natal, que de comploter avec ses ennemis pour nuire à lajoyeuse Angleterre, à mon Angleterre, à ce pays qui excite l’enviede tous les autres pays, et fait l’orgueil de tous ceux qui peuventse vanter d’y être nés ! »

– « Je pensais bien que tel seraitvotre choix, et, puisque vous m’avez honoré de votre confiance, jecontribuerai volontiers à votre liberté, en vous plaçant dans laposition où vous désirez être, autant que mes pauvres moyens mepermettront de le faire. Dans une demi-heure nous serons hors dudanger d’être pris par les troupes anglaises qui vont être envoyéesà notre poursuite sur toutes les directions. Maintenantécoutez-moi, lady : je connais un lieu où je puis me réfugierauprès de mes amis et compatriotes, ces braves Écossais qui n’ontjamais, dans ce siècle de honte, fléchi le genou devant Baal. Deleur honneur, de la pureté de leur honneur, j’aurais pu à une autreépoque répondre sur le mien propre ; mais depuis un certaintemps, je dois vous le dire, ils ont été mis à des épreuves parlesquelles les plus généreuses affections peuvent être éteintes etpoussées à une espèce de frénésie d’autant plus violente qu’elleest originairement fondée sur les plus nobles sentimens. Unindividu qui se sent privé des droits naturels que lui donne sanaissance, dénoncé, exposé à la confiscation et à la mort, parcequ’il défend les prétentions de son roi et la cause de son pays,cesse souvent d’être équitable et juste lorsqu’il s’agit dedéterminer le degré de représailles qu’il lui est légitimed’exercer en retour de semblables injustices ; et, croyez-moi,je serais amèrement affligée si je vous avais mise dans uneposition que vous auriez pu considérer comme fâcheuse oudégradante. »

– « En un mot, donc, quecraignez-vous que j’aie probablement à souffrir de la part de vosamis, qu’il faut m’excuser d’appeler rebelles ? »

– Si vos amis, que je devrais, moi,appeler oppresseurs et tyrans, prennent nos terres et notre vie,saisissent nos châteaux et confisquent nos biens, vous devezconvenir que les dures lois de la guerre accordent aux miens leprivilége des représailles. Il n’est point à craindre que de telshommes, au milieu de telles circonstances, se montrent cruels ou,insolens envers une femme de votre rang ; mais il est toutdifférent de se demander s’ils ne chercheront pas à tirer avantagede votre captivité, suivant le droit commun de la guerre. Vous nevoudriez pas, je pense, être rendue aux Anglais à condition que sirJohn de Walton livrerait le château de Douglas à son possesseurnaturel ; néanmoins, si vous étiez entre les mains de Bruce oude Douglas, quoique je puisse répondre qu’ils vous traiteraientavec tout le respect qu’il leur serait possible de vous montrer,j’avoue cependant qu’il ne serait nullement invraisemblable qu’ilsexigeassent pour vous une semblable rançon. »

« J’aimerais mieux mourir que de savoirmon nom mêlé à un contrat si honteux ; et la réponse qu’yferait de Walton serait, j’en suis certaine, de couper la tête aumessager, et de le jeter de la plus haute tour du château deDouglas. »

– « Où donc iriez-vous maintenant,madame, si le choix vous en était laissé ? »

« Dans mon propre château, où, s’il étaitnécessaire, je pourrais me défendre même contre le roi, jusqu’à ceque je pusse du moins mettre ma personne sous la protection del’Église. »

« En ce cas, mon pouvoir de vous prêtersecours n’est que précaire, mais il s’étend jusqu’à un choix que jevais sans hésiter soumettre à votre décision, quoi que j’exposeainsi les secrets de mes amis à être découverts et leurs projets àdevenir inutiles. Mais la confiance que vous avez mise en moim’impose la nécessité de vous en témoigner autant. Vous êtes donclibre, ou de m’accompagner au rendez-vous secret de Douglas et demes amis, que je puis être blâmée de vous avoir fait connaître, etde courir la chance de l’accueil qui vous y attend, puisque je nepuis vous répondre que d’un traitement honorable en ce qui concernevotre personne ; ou si vous trouvez ce parti trop hasardeux,dirigez-vous le plus promptement possible vers la frontière :dans ce dernier cas, je vous accompagnerai aussi loin que jepourrai vers la limite anglaise, et alors, je vous laisseraipoursuivre votre route, et trouver parmi vos compatriotes unprotecteur et un guide. Cependant, il sera heureux pour moi de nepas être rattrapée, car l’abbé n’hésiterait pas à me condamner àmort comme nonne parjure. »

« Une telle cruauté, ma sœur, ne pourraitguère être infligée a une femme qui n’a jamais prononcé les vœux dereligion, et qui a encore, d’après les lois de l’église, le droitde choisir entre le monde et le cloître. »

« Choix semblable à celui qu’ils ontlaissé aux braves victimes qui sont tombées entre des mainsanglaises durant ces guerres sans miséricorde ; à celui qu’ilsont laissé à Walace, le champion de l’Écosse ; qu’ils ontlaissé à Hay, le bon et le libre ; qu’ils ont laissé àSommerville, la fleur des chevaliers ; à Athol, proche parentdu roi Édouard lui-même ; à tous ceux enfin qui furentregardés comme autant de traîtres, nom sous lequel ils furentexécutés, de même que Marguerite de Hautlieu est une religieuseparjure et soumise aux règles du cloître. »

Elle parlait avec une certaine chaleur, car illui semblait que la noble Anglaise lui reprochait d’être plusfroide dans des circonstances si difficiles qu’elle n’avaitconscience de l’être.

Et après tout, continua-t-elle, vous, ladyAugusta de Berkely, à quoi vous exposez-vous en courant risque detomber entre les mains de votre amant ? Quel terrible dangeraffrontez-vous ? Vous ne devez pas craindre, ce me semble,d’être enfermée entre quatre murs avec un morceau de pain et unecruche d’eau ; ce qui, si j’étais prise, serait la seulenourriture qu’on m’accorderait pour le court espace de temps qui meresterait à vivre. Bien plus, dussiez-vous même être livrée auxÉcossais rebelles, comme vous les appelez, une captivité au milieudes montagnes, adoucie par l’espoir d’une prochaine délivrance, etrendue tolérable par tous les soulagemens que les circonstancesmettraient ceux qui vous retiendraient prisonnière à même de vousprocurer, ne seraient pas, je pense, un sort encore sidur. »

– « Néanmoins, il faut qu’il m’aitparu assez effrayant, puisque c’est pour m’y soustraire que je mesuis confiée à vos bons soins. »

– « Et quoique vous puissiez croireou soupçonner, je vous suis aussi dévouée que jamais femme le fut àune autre : oui, autant sœur Ursule resta fidèle à ses vœux,bien qu’elle n’en ait pas prononcé de définitifs, aussi fidèlementelle gardera votre secret, au risque même de trahir lesien. »

« Écoutez, Augusta ! dit-elle ens’arrêtant soudain, avez-vous entendu ? »

Le son dont elle voulait parler était encorel’imitation du cri de chat-huant, que lady Augusta avait déjaentendu sous les murs du couvent.

« Les sons, dit Marguerite de Hautlieu,annoncent l’approche d’une personne plus capable que moi de nousdiriger dans cette affaire. Il faut que j’aille en avant et que jelui parle : cet homme, notre guide, va rester quelques instansavec vous ; et quand il quittera la bride de votre cheval,n’attendez pas d’autre signal, mais avancez-vous au milieu du bois,et suivez les conseils et les instructions qu’il vousdonnera. »

« Arrêtez ! arrêtez ! sœurUrsule ! s’écria lady de Berkely, ne m’abandonnez pas dans cemoment d’incertitude et de détresse ! »

« Il le faut dans notre intérêt à toutesdeux, répliqua Marguerite de Hautlieu. Je suis aussi dansl’incertitude, je suis aussi dans la détresse ; mais patienceet obéissance sont les seules vertus qui puissent nous sauvertoutes deux. »

En parlant ainsi, elle frappa son cheval avecsa badine, et, s’avançant avec vitesse, disparut au milieu desbranches d’un épais buisson. Augusta de Berkely voulut suivre sacompagne, mais le cavalier qui les accompagnait retint fortement labride de son palefroi, d’un air qui annonçait qu’il ne luipermettrait pas de poursuivre sa route dans cette direction.Épouvantée donc, quoique sans pouvoir en dire exactement la raison,lady de Berkely resta les yeux fixés sur le buisson, par instinctpour ainsi dire, comme s’attendant à voir une bande d’archersanglais ou de hideux Écossais insurgés sortir de la lisière dubois, et ne sachant laquelle de ces deux apparitions elle devait leplus redouter. Dans la détresse où la jetait l’incertitude, elleessaya encore d’avancer, mais la rudesse avec laquelle le guide mitde nouveau la main sur la bride de son coursier lui prouvasuffisamment que, pour s’opposer à sa volonté l’étranger,emploierait probablement la force physique dont il semblait fortbien muni. Enfin après un intervalle de quelques dix minutes, lecavalier lâcha la bride, et lui montrant avec sa lance le buissonau milieu duquel serpentait un étroit sentier à peine visible, ilsembla indiquer à la dame que la route était dans cette direction,et qu’il ne l’empêcherait pas plus long-temps de la suivre.

« Ne venez-vous pas avecmoi ? » dit Augusta qui, habituée à la compagnie de cethomme depuis qu’ils avaient quitté le couvent, en était peu à peuvenue à le regarder comme une espèce de protecteur ; mais ilsecoua la tête d’un air grave comme pour s’excuser d’accéder à unerequête qu’il n’était pas en son pouvoir de satisfaire ; et,tournant son coursier dans une direction différente, il s’éloignad’un pas qui le mit bientôt hors de vue. Augusta n’eut plus alorsd’autre alternative que de prendre le chemin du buisson qui avaitété suivi par Marguerite de Hautlieu, et elle y entrait à peinelorsque ses yeux furent attirés par un spectacle singulier.

Les arbres devenaient plus grands à mesure quela dame avançait, et lorsqu’elle pénétra dans le buisson même, elles’aperçut que, quoique bordé pour ainsi dire par un enclos detaillis, il était à l’intérieur entièrement rempli par quelques-unsde ces arbres magnifiques qui semblent être les ancêtres desforêts, et qui, bien que fort peu nombreux, suffisaient par lagrande étendue de leurs épais rameaux pour ombrager tout le terrainnon planté. Sous un de ces arbres gisait quelque chose de gris qui,à en considérer l’ensemble, avait l’air d’un homme revêtu d’unearmure, mais étrangement accoutré, et d’une manière assez bizarrepour indiquer quelqu’un des singuliers caprices propres auxchevaliers de cette époque. Son armure était habilement peinte defaçon à représenter un squelette, les côtes étant figurées par soncorselet et la pièce d’acier qui lui couvrait le dos. Son bouclierreprésentait un hibou les ailes étendues, devise qui était répétéesur le casque, lequel paraissait complétement couvert par une imagede ce même oiseau de mauvais augure. Mais ce qui étaitparticulièrement propre à exciter la surprise du spectateur,c’étaient la haute taille et l’extrême maigreur de l’individu, qui,lorsqu’il se releva de terre et reprit une posture droite, parutressembler plutôt à un fantôme au moment où on le tire de la tombequ’à un homme ordinaire se remettant sur ses pieds. Le cheval surlequel était montée la dame recula de frayeur et produisit un sonaigu avec ses narines, soit épouvanté du soudain changement deposture de cet affreux échantillon de la chevalerie, soitdésagréablement affecté par quelque odeur qui accompagnait saprésence. La dame elle-même manifesta quelque crainte ; car,quoiqu’elle ne crût pas tout-à-fait être en présence d’un êtresurnaturel, cependant, parmi les déguisemens bizarres et à demiinsensés que prenaient les chevaliers d’alors, c’était assurémentle plus étrange qu’elle eût jamais vu ; et considérant combienles chevaliers de cette époque avaient souvent poussé jusqu’à lafolie leurs inconcevables caprices, il ne paraissait nullement sansdanger de rencontrer un homme accoutré des emblèmes du roi desterreurs lui-même, seul et au milieu d’une forêt déserte. Quels quefussent néanmoins le caractère et les intentions du chevalier, ellerésolut de l’accoster avec le langage et les manières observéesdans les romans en semblables occasions, espérant que, quand mêmeil serait fou, il pourrait être pacifique et sensible à lapolitesse. » « Sire chevalier, dit-elle du ton le plusferme qu’elle put prendre, je suis vraiment fâchée, si par monarrivée soudaine j’ai troublé vos méditations solitaires. Moncheval, s’apercevant, je crois, de la présence du vôtre, m’a amenéeici sans que je susse qui ou quoi je devais rencontrer. »

« Je suis un être, répondit l’étrangerd’un ton solennel, que peu de gens cherchent à rencontrer, avantque vienne le temps où ils ne peuvent plus m’éviter. »

« Sire chevalier, répliqua lady deBerkely, vous parlez de manière à mettre vos paroles d’accord avecle rôle affreux dont il vous a plu de prendre les marquesdistinctives. Puis-je m’adresser à un homme dont l’extérieur est siformidable pour lui demander quelques instructions, relativement àla route que je dois suivre au milieu de ce bois sauvage ?Ainsi, par exemple, comment se nomme le château, la ville oul’hôtellerie la plus proche, et par quel chemin puis-je y arriverle plus promptement ? »

« C’est une singulière audace, réponditle chevalier de la Tombe, que d’oser entrer en conversation aveccelui qu’on appelle l’inexorable, l’implacable et l’impitoyable,celui que même le plus misérable des hommes craint d’appeler à sonsecours, de peur que sa prière ne soit trop tôt exaucée. »

« Sire chevalier, répliqua lady Augusta,le caractère que vous avez pris, incontestablement pour de bonnesraisons, vous ordonne de tenir un pareil langage ; maisquoique votre rôle soit vilain, il ne vous impose pas, je présume,la nécessité de rejeter au loin cette politesse à laquelle vousdevez vous être engagé en prononçant les grands vœux de lachevalerie. »

« Si vous consentez à vous laisserconduire par moi, reprit le fantôme, il est une seule condition àlaquelle je puis vous donner les renseignemens que vous medemandez, et c’est que vous suiviez mes pas sans m’adresser aucunequestion sur le but de notre voyage. »

« Je crois qu’il faut que je me soumetteà vos conditions, répondit-elle, s’il vous plait en effet devouloir bien me servir de guide. J’imagine que vous êtes un de cesmalheureux gentilshommes d’Écosse qui sont maintenant en armes,dit-on, pour la défense de leurs libertés. Une téméraire entreprisem’a amenée dans la sphère de votre influence ; et actuellementla seule faveur que j’aie à vous demander, à vous, à qui je n’aijamais ni fait ni voulu de mal, c’est de me conduire, comme votreconnaissance du pays vous permet aisément de le faire, vers lafrontière anglaise. Quoi que je puisse voir de vos réunions et devos manœuvres, croyez que tout me sera aussi invisible que si toutse passait derrière le sépulcre du roi lui-même dont il vous a plude prendre les attributs ; et si une somme d’argent assezforte pour être la rançon d’un puissant comte peut acheter unetelle faveur au besoin, cette rançon sera franchement payée, etavec autant de bonne foi qu’elle fut jamais comptée par un captifau chevalier qui l’avait pris. Ne me refusez pas, royal Bruce,noble Douglas, si c’est en effet à l’un ou à l’autre de ces hommesfameux que je m’adresse dans cette affreuse extrémité ; onparle de vous deux comme d’ennemis terribles, mais de généreuxchevaliers et d’amis fidèles. Permettez-moi de vous engager àsonger combien vous souhaiteriez que vos amis et vos parens,reçussent dans de pareilles circonstances quelque commisération dela part des chevaliers anglais. »

« Et en ont-ils donc reçu ? répliquale chevalier, d’une voix plus sombre qu’auparavant ; ouagissez-vous sagement, lorsque vous implorez la protection d’unhomme que vous ne croyez être un vrai chevalier écossais pouraucune autre raison que pour l’extrême et extravagante misère deson costume ; est-il bien, dis-je, est-il sage de lui rappelerla manière dont les seigneurs d’Angleterre ont traité les aimablesfilles et les nobles dames d’Écosse ? Les cages qui leurservaient de prison n’ont-elles pas été suspendues aux bastions deschâteaux, afin que leur captivité fût notoire au dernier desbourgeois qui désirait contempler[19] lesmisères des plus nobles princesses et même de la reined’Écosse ? Est-ce un souvenir qui puisse inspirer à unchevalier écossais de la compassion envers une dame anglaise ?ou est-ce une pensée qui puisse faire autre chose qu’enflammerdavantage la haine profonde et éternelle contre EdouardPlantagenet, l’auteur de ces maux, qui bout dans chaque goutte desang écossais encore échauffée par la vie ? Non ! tout ceque vous puissiez attendre, c’est que, froid et inflexible comme lesépulcre que je représente, je vous abandonne sans secours dans latriste condition où vous dites que vous êtes. »

« Vous ne serez pas si inhumain, répliquala dame ; en agissant ainsi, vous répudieriez tout droit àl’honnête réputation que vous avez gagnée, par l’épée ou la lance.Vous répudieriez toute prétention à cette justice qui se glorifiede soutenir le faible contre le fort. Vous prendriez pour règle deconduite de venger les torts et la tyrannie d’Édouard Plantagenetsur les dames et les demoiselles d’Angleterre qui n’ont point accèsdans ses conseils, et qui peut-être ne lui donnent pas leurapprobation dans ces guerres contre l’Écosse. »

« Je ne vous disposerais donc pas, dit lechevalier du sépulcre ; à ne plus m’adresser la prière quevous me faites, si je vous disais les maux auxquels vous seriezexposée dans le cas où nous tomberions entre les mains des soldatsanglais, et s’ils vous trouvaient sous une protection d’aussimauvais augure que la mienne ? »

« Soyez sûr, répliqua lady Augusta, quela considération d’un tel événement n’ébranle le moins du monde nima résolution ni mon désir de me confier à votre protection. Vouspouvez probablement savoir qui je suis, et par suite juger combienÉdouard serait peu tenté de m’infliger une punitionrigoureuse. »

« Comment puis-je vous connaître,répliqua le sombre cavalier, vous et votre position ? Il fautqu’elle soit extraordinaire, en effet, si elle peut retenir parjustice ou par humanité l’amour de vengeance qui dévore Édouard.Tous ceux qui le connaissent savent bien que ce n’est pas un motifordinaire qui l’empêcherait de se livrer au penchant de son mauvaisnaturel ; mais, quoi qu’il en soit, madame, si vous êtes unedame, vous m’investissez soudain de votre confiance, et il faut queje m’en montre digne de mon mieux. C’est pourquoi il faut que vousvous laissiez guider implicitement par mes conseils, qui vousseront donnés à la mode de ceux du monde spirituel, attendu qu’ilsseront des ordres plutôt que des instructions détaillées sur laconduite que vous avez à tenir, et qui auront pour base plutôt lanécessité qu’aucun argument, aucun raisonnement. De cette manièreil est possible que je puisse vous servir ; de toute autrefaçon, il est fort probable que je vous manquerais au besoin, etque je disparaîtrais de votre côté comme un fantôme qui craintl’approche du jour. »

– « Vous ne pouvez être sicruel ! un gentilhomme, un chevalier, un noble… car je suisconvaincue que vous êtes tout cela, a des devoirs qu’il ne peutrefuser de remplir. »

« Il en a, je vous l’accorde, et ils sonttrès sacrés pour moi ; mais il est aussi des devoirs dontl’obligation est doublement forte, et auxquels je dois sacrifierceux qui autrement me porteraient à me dévouer à votre défense. Laseule question est, si vous êtes disposée à accepter ma protection,aux conditions auxquelles seulement je puis vous l’accorder, et sivous préférez que chacun de nous suive son propre chemin, s’enremette à ses propres ressources et laisse le reste au soin de laProvidence ? »

– « Hélas ! exposée etpoursuivie comme je le suis, m’inviter à prendre moi-même unerésolution, c’est comme demander à un malheureux qui tombe dans unprécipice de songer avec calme à quelle branche il fera bien des’accrocher pour amortir sa chute. Sa réponse doit nécessairementêtre qu’il s’attachera à celle qu’il pourra le plus aisémentsaisir, et qu’il abandonnera le reste à la volonté de laProvidence. J’accepte donc la protection que vous m’offrez, avecles restrictions qu’il vous plait d’y mettre, et je place toute maconfiance dans le ciel et dans vous. Pour me servir efficacement,néanmoins, il faut que vous connaissiez mon nom et maposition. »

« J’en ai déja été instruit par celle quivous accompagnait tout à l’heure ; car ne pensez pas, jeunedame, que beauté, rang, vastes domaines, immenses richesses, talensaccomplis puissent avoir la moindre valeur aux yeux de celui quiporte la livrée de la tombe, et dont les affections et les désirssont depuis long-temps ensevelis dans le sépulcre. »

– « Puisse votre foi être aussiferme que vos paroles semblent sévères, et je m’abandonne à voussans le moindre doute, sans la moindre crainte d’avoir à tort mistoute ma confiance en vous ! »

Chapitre 15La Route.

Comme le chien qui suit son maître, quandcelui-ci veut lui apprendre quelque jeu dans lequel il désire qu’ilexcelle, lady Augusta se voyait en cette occasion traitée avec unerigueur propre à lui faire sentir la nécessité de l’obéissance laplus complète aux volontés du chevalier de la Tombe, en qui elles’était imaginé voir tout d’abord un des principaux adhérens deDouglas, sinon James Douglas lui-même. Encore, pourtant, l’idéequ’elle s’était faite du redoutable Douglas était celle d’unchevalier s’acquittant avec exactitude des devoirs de lachevalerie, particulièrement dévoué au service du beau sexe, ettout-à-fait différent du personnage auquel elle se trouvait siétrangement unie, comme par suite d’un enchantement. Néanmoins,lorsque, comme pour abréger un plus long entretien, il se précipitasubitement dans un des labyrinthes du bois, et sembla adopter unpas que, vu la nature du terrain, le cheval que montait ladyAugusta eut quelque peine à prendre, elle le suivit avec l’alarmeet la vitesse d’un jeune épagneul qui, par crainte plutôt que paramitié, s’efforce de marcher sur les traces d’un maître sévère. Lacomparaison, il est vrai, n’est pas fort polie ni très convenable àune époque où les femmes étaient adorées avec une espèce dedévotion, mais des circonstances telles que celles-ci étaientrares, et lady Augusta de Berkely ne pouvait s’empêcher de croireque le terrible champion, dont le nom avait été si long-temps lesujet de ses inquiétudes et la terreur de tout le pays, pouvaitd’une manière ou d’une autre accomplir sa délivrance. Elle fit donctous ses efforts pour suivre cette espèce de fantôme, et marchaderrière le chevalier telle que l’ombre du soir accompagne lepaysan attardé.

Comme la dame souffrait évidemment par suitede la peine qu’elle avait à se donner pour empêcher son palefroi defaire des faux pas dans ces sentiers raides et raboteux, lechevalier de la Tombe ralentit sa course, regarda d’un œil inquietautour de lui, et parut se dire à lui-même, quoique probablementavec l’intention que sa compagne l’entendit : « Il n’estpas besoin de tant se hâter. »

Il marcha donc plus lentement jusqu’àl’instant où ils parurent arriver sur le bord d’un ravin qui étaitune des nombreuses irrégularités de la surface du terrain, et formépar les torrens soudains particuliers à cette contrée, qui,serpentant parmi les arbres et les taillis, offraient, pour ainsidire, un nid de cachettes communiquant l’une avec l’autre, de sortequ’il n’y avait peut-être pas de lieu au monde plus propre à uneembuscade. L’endroit où l’habitant des frontières Turnbull avaitopéré son évasion durant la partie de chasse présentait unéchantillon de ce pays coupé, et peut-être communiquait-il auxdifférens buissons et passages par lesquels le chevalier et lepèlerin semblaient diriger leur route, quoique ce ravin fût à unedistance considérable du chemin qu’ils suivaient alors.

Cependant le chevalier avançait toujours, maisparaissant plutôt vouloir égarer lady Augusta au milieu de ces boisinterminables que suivre aucune route fixe et déterminée. Tantôtils montaient, et tantôt ils semblaient descendre dans la mêmedirection, ne trouvant que des solitudes sans bornes et lescombinaisons variées d’une campagne toute couverte de bois. Tellepartie de la contrée qui paraissait labourable, le chevaliersemblait l’éviter soigneusement : néanmoins il ne pouvaitdiriger sa marche avec tant de certitude, qu’il ne traversât pointparfois les sentiers que parcouraient les habitans et lescultivateurs qui ne montraient aucune surprise à la vue d’un êtresi singulier, mais ne manifestaient jamais, comme l’observait ladame, aucun signe de reconnaissance. Il était aisé d’en conclureque le spectre-chevalier était connu dans le pays, et qu’il ypossédait des partisans et des complices qui du moins étaient assezses amis pour ne pas donner l’alarme, ce qui aurait pu le fairedécouvrir. Le cri bien imité du hibou, hôte trop fréquent de cettesolitude pour que ces sons fussent un motif de surprise, semblaitêtre un signal généralement compris parmi eux, car on l’entendaitdans différentes parties du bois ; et lady Augusta, qui avaitacquis l’expérience de ces voyages par ses premières excursionssous la conduite du ménestrel Bertram, put remarquer qu’enentendant ces cris sauvages, son guide changeait la direction de sacourse, et prenait des sentiers qui les conduisaient dans dessolitudes plus profondes et des buissons plus impénétrables. Cettecirconstance arrivait si souvent qu’une nouvelle alarme s’empara del’infortunée pèlerine, et lui suggéra d’autres motifs de terreur.N’était-elle pas la confidente, et presque l’instrument de quelqueartificieux dessein, combiné sur un vaste plan et se rattachant àune opération dont le but était, comme les efforts de Douglasl’avaient toujours tenté, la reprise de son château héréditaire, lemassacre de la garnison anglaise, et enfin le déshonneur et la mortde ce sir John de Walton, du destin duquel elle avait long-tempscru ou cherché à croire que le sien dépendait ?

L’idée ne fut pas plus tôt venue à l’esprit delady Augusta, qu’elle frissonna des conséquences que pouvaientavoir les ténébreuses transactions où elle se trouvait mêlée, etqui paraissaient prendre une tournure si différente de ce qu’elleavait pensé d’abord.

Les heures de la matinée, de ce jourremarquable (c’était le dimanche des Rameaux) se passèrent ainsi àerrer d’un lieu dans un autre ; tandis que lady de Berkelysuppliait de temps à autre son guide de lui rendre sa liberté,supplications qu’elle tâchait d’exprimer en termes les plustouchans et les plus pathétiques, ou bien elle lui offrait desrichesses et des trésors sans que son étrange compagnon daignât luifaire aucune réponse.

Enfin, comme las de l’importunité de sacaptive, le chevalier, se rapprochant du cheval de lady Augusta,dit d’un ton solennel :

« Je ne suis pas, comme vous pouvez biencroire, un de ces chevaliers qui courent les bois et les solitudes,cherchant des aventures par lesquelles je puisse obtenir grace auxyeux d’une gentille dame ; cependant j’accéderai jusqu’à uncertain point à la requête que vous sollicitez si ardemment, et ladétermination de votre sort dépendra du bon plaisir de celui à lavolonté duquel vous avez dit être prête à soumettre la vôtre. Dèsnotre arrivée au lieu de notre destination, qui n’est plus éloigné,j’écrirai à sir John de Walton, et lui enverrai ma lettre ainsi quevous-même par un messager spécial ; il nous répondra sansdoute promptement, et vous pourrez reconnaître que celui-là mêmequi jusqu’à présent a paru sourd aux prières et insensible auxaffections terrestres, a encore quelque sympathie pour la beauté etla vertu. Je remettrai le soin de votre sûreté et de votre bonheurfutur en votre propre pouvoir et en celui de l’homme que vous avezadopté, et vous serez libre de choisir entre ce bonheur et lamisère. »

Comme il parlait ainsi, un de ces ravins, unede ces fentes qui coupaient le terrain sembla s’ouvrir devanteux ; et le chevalier-spectre y dirigeant ses pas avec uneattention qu’il n’avait pas encore montrée, prit par la bride lepalefroi de la dame pour lui faciliter la descente du sentierrapide et raboteux qui seul rendait accessible le fond de cettenoire vallée.

Lorsqu’elle arriva enfin sur un sol ferme,après les dangers d’une descente dans laquelle son palefroisemblait être soutenu par la force et l’adresse de l’être singulierqui le tenait par la bride, la dame regarda avec quelque étonnementun lieu si propre à servir de retraite que celui qu’elle venaitd’atteindre. Et il fut d’autant plus évident qu’il en servait eneffet, qu’on répondit de différens côtés à un son de cor très basque donna le chevalier de la Tombe ; et lorsque le même sonfut répété, une dixaine d’hommes armés, les uns portant l’uniformede soldats, d’autres habillés en bergers et en laboureurs, parurentsuccessivement, comme pour montrer qu’ils avaient entendul’appel.

Chapitre 16Turnbull.

« Bonjour, mes braves amis ! dit lechevalier de la Tombe à ses compagnons qui semblèrent l’accueilliravec l’empressement d’hommes engagés dans la même entreprisepérilleuse. L’hiver est passé, le dimanche des Rameaux estarrivé ; et, s’il est sûr que la glace et la neige de cettesaison ne continueront pas d’engourdir la terre pendant le prochainété, il ne l’est pas moins que nous tiendrons paroles à cesfanfarons d’Anglais, qui s’imaginent que leurs vanteries et leursmalicieux discours auront autant de force sur nos cœurs écossaisqu’en a le vent sur les fruits d’automne ; mais il n’en estpas ainsi. Tandis que nous trouvons convenable de rester cachés,ils ne peuvent chercher à nous découvrir qu’aussi vainement qu’uneménagère chercherait une aiguille qu’elle aurait laissée tomberparmi les feuilles flétries de ce chêne gigantesque. Encorequelques heures, et l’aiguille perdue deviendra le glaiveexterminateur du génie d’Écosse, vengeant dix mille injustices, etsurtout la mort du brave lord Douglas, cruellement exécuté commeexilé de son pays natal.

Des murmures, sinon même des cris et dessanglots, retentirent parmi les partisans de Douglas qui s’étaientassemblés au souvenir de la mort récente de leur chef ; tandisqu’en même temps ils paraissaient sentir la nécessité de faire peude bruit, de crainte de donner l’alarme à quelqu’un des nombreuxdétachemens de soldats anglais qui traversaient alors le bois dansdifférentes directions. L’acclamation si prudemment comprimées’était à peine éteinte dans un triste silence, que le chevalier dela Tombe, ou, pour l’appeler par son véritable nom, sir JamesDouglas, s’adressa de nouveau à cette poignée de fidèlesadhérens.

« Un effort, mes amis, peut encore êtretenté pour terminer notre lutte avec les hommes du sud sansrépandre de sang. Le destin vient, il y a quelques heures, de jeteren mon pouvoir la jeune héritière de Berkely, pour l’amour delaquelle, dit-on, sir John de Walton tient avec tant d’obstinationle château dont je suis possesseur par droit d’héritage. Est-ilparmi vous quelqu’un qui ose escorter Augusta de Berkely jusqu’auchâteau, et porter une lettre qui explique les conditionsauxquelles je consens à la rendre à son amant, à la liberté et àses seigneuries anglaises ? »

« À défaut d’un autre, dit un grand hommecouvert de haillons, constituant jadis un habit de chasseur, et quin’était autre que ce Michel Turnbull qui avait déja donné unepreuve de son intrépide courage, je m’estimerai heureux d’êtrel’homme qui servira d’écuyer à cette dame dans cetteexpédition. »

« On est toujours sûr de te trouver, ditDouglas, quand il s’agit de montrer du courage ; mais notebien que cette dame doit nous donner sa parole, et nous jurerqu’elle se considèrera comme notre prisonnière, qu’on tente ou nonde la délivrer ; qu’elle se regardera comme garante de la vie,de la liberté et du traitement de Michel Turnbull, et que, si Johnde Walton refuse mes conditions, elle se tiendra pour obligée derevenir avec Turnbull vers nous, afin que nous disposions d’ellesuivant notre bon plaisir. »

Il y eut bien dans ces clauses de quoi frapperlady Augusta d’une horreur naturelle, et la jeter dansl’hésitation ; néanmoins, si étrange que cela pût paraître, ladéclaration de Douglas rendit sa situation moins pénible et plussupportable en mettant un terme à sa cruelle incertitude ; et,d’après la haute opinion qu’elle s’était formée du caractère deDouglas, elle ne pouvait en venir à penser que, dans le drame quise préparait, il pût jouer un rôle indigne d’un parfait chevalier,et tenir, quelles que fussent d’ailleurs les circonstances, uneconduite peu honorable à l’égard de ses ennemis ; même parrapport à de Walton elle se sentait tirée d’un embarras difficile.L’idée d’être découverte par le chevalier lui-même sous sondéguisement d’homme avait beaucoup tourmenté son esprit ; etil lui semblait qu’elle s’était écartée des devoirs d’une femme enétendant ses faveurs pour lui au delà des limites imposées à sonsexe, démarche aussi qui pouvait bien lui nuire aux yeux de l’amantpour qui elle avait tant hasardé.

Le cœur est peu prisé, dit-on,

Quand la victoire est tropsubite ;

Et le regret survient trop vite

À l’amour suivi d’abandon.

D’autre part, être amenée devant lui commeprisonnière, c’était une circonstance également pénible etdésagréable, mais la changer était au delà de sa portée ; etDouglas, entre les mains de qui elle était tombée, lui semblaitreprésenter dans une pièce le dieu dont l’arrivée seule suffit pourtirer les gens d’embarras. Ce ne fut donc pas trop à contrecœurqu’elle se soumit à suivre les promesses et les sermensqu’exigeaient ceux au pouvoir de qui elle se trouvait prisonnièreet à se regarder toujours comme captive, quoiqu’il pût arriver. Enmême temps elle obéit strictement aux instructions de ceux quiétaient maîtres de ses mouvemens, priant avec ardeur le ciel defaire que des circonstances, en elles-mêmes si contraires, pussentnéanmoins amener enfin le salut de son amant et sa propredélivrance.

Suivit un intervalle de repos, durant lequelun léger repas fut servi à lady Augusta, qui était presque épuiséedes fatigues de son voyage.

Pendant ce temps-là Douglas et ses partisanscausaient ensemble à voix basse, comme ne désirant pas qu’elle lesentendît, tandis qu’elle, pour gagner leur bienveillance, s’ilétait possible, tâchait soigneusement de ne pas avoir l’aird’écouter.

Après quelques instans d’entretien, Turnbull,qui paraissait se considérer comme particulièrement chargé de ladame, lui dit d’une voix dure : « Ne craignez rien,milady, on ne vous fera aucun mal ; cependant il faut vousrésigner à avoir pendant quelque temps les yeux bandés. »

Elle se laissa faire dans une muetteterreur ; et le soldat, après lui avoir enveloppé la tête dansun manteau, ne l’aida point à remonter sur son palefroi, mais luioffrit le bras pour la soutenir tant qu’elle serait aveugle.

Chapitre 17La Rencontre.

Le terrain qu’ils traversaient était, commelady Augusta pouvait s’en apercevoir, rompu et fort inégal, etquelquefois, à ce qu’elle pensa, encombré de ruines qu’ils avaientde la peine à traverser. La force de son compagnon la tiraitd’embarras dans ces occasions ; mais il lui prêtait ce secoursd’une façon si brutale, qu’une ou deux fois la dame, soit craintesoit douleur, fut forcée de pousser un gémissement ou un profondsoupir, malgré tout son désir de ne manifester aucun signe de lafrayeur qu’elle éprouvait ou du mal dont elle avait à souffrir.Dans une de ces occasions, elle sentit distinctement que le rudechasseur n’était plus à son côté, et que la place avait été rempliepar un autre homme, dont la voix, plus douce que celle de soncompagnon, ne lui semblait pas frapper son oreille pour la premièrefois.

« Noble dame, dit cette voix, ne craignezpas de nous la plus légère injure, et acceptez mes services au lieude ceux de mon écuyer qui est allé en avant avec notrelettre ; ne croyez pas que je veuille tirer avantage de maposition si je vous porte dans mes bras à travers ces ruines oùvous ne pourriez pas marcher aisément seule et les yeuxbandés. »

En même temps lady Augusta de Berkely sesentit soulevée de terre par les bras vigoureux d’un homme etportée avec la plus grande précaution sans plus avoir besoin defaire les pénibles efforts auxquels il lui avait d’abord fallu serésigner. Elle était bien honteuse de sa situation, mais sidélicate que cette situation fût, ce n’était pas l’instant des’abandonner à des plaintes qui auraient pu blesser des gens queson intérêt était de se concilier. Elle fit donc de nécessitévertu, et entendit les mots suivans qu’on prononçait tout bas à sonoreille :

« Ne craignez rien, on ne vous veut aucunmal ; et sir John de Walton lui-même, s’il vous aime commevous le méritez, n’aura rien à redouter de notre part. Nous ne luidemandons que de rendre justice à vous-même et à nous ; etsoyez convaincue que vous assurerez mieux votre propre bonheur ensecondant nos vues, qui ne sont pas moins favorables à vos désirset à votre délivrance. »

Lady Augusta aurait voulu faire quelqueréponse ; mais elle était tellement hors d’haleine par suitesoit de sa frayeur, soit de la vitesse avec laquelle on latransportait, qu’il lui fut impossible de proférer des accensintelligibles. Cependant elle commença à sentir qu’elle étaitenfermée dans quelque édifice, probablement en ruines ; car,quoique la manière dont elle voyageait alors ne lui permît plus dereconnaître distinctement la nature du terrain, cependant l’absencede l’air extérieur… qui néanmoins tantôt cessait de se faire sentiret tantôt entrait par bouffées furieuses, annonçait qu’elletraversait des bâtimens en partie intacts, mais donnant dansd’autres endroits passage au vent à travers des crevasses et desouvertures. En un certain moment, il sembla à la dame qu’elletraversait une foule considérable de gens qui tous observaient lesilence, quoique parfois il s’élevât parmi eux un murmure auquelcontribuaient plus ou moins toutes les personnes présentes, bienque le son général ne dépassât point un faible chuchottement. Sasituation lui imposait la loi de faire attention à tout, et elle nemanqua point de remarquer que ces personnes faisaient place àl’homme qui la portait, jusqu’à ce qu’enfin elle sentît qu’ilmontait les marches régulières d’un escalier, et qu’elle étaitalors seule avec lui. Arrivée, à ce qu’il lui sembla, sur unterrain plus égal, ils continuèrent leur singulier voyage par uneroute qui ne paraissait ni directe ni commode, et à travers uneatmosphère presque suffoquante, en même temps humide etdésagréable, qu’on eût dit produite par les vapeurs d’une tombenouvellement faite. Son guide lui parla une seconde fois :

« Du courage, lady Augusta, encore un peude courage, et continuez à supporter cette atmosphère qui doit unjour nous être commune à tous. Ma situation m’oblige à vousremettre entre les mains de votre premier guide ; et je puisseulement vous assurer que ni lui ni personne ne se permettraenvers vous la moindre impolitesse, le moindre affront… vous pouvezy compter sur la parole d’un homme d’honneur. »

En prononçant ces mots, il la déposa sur ungazon uni, et, à son extrême soulagement, lui fit sentir qu’elleétait revenue en plein air et délivrée des exhalaisons suffocantesqui l’avaient oppressée comme celles qui s’échappent d’un charnier.En même temps, elle exprima à voix basse le désir ardent d’obtenirla permission de se débarrasser du manteau dont les plisl’empêchaient presque de respirer, quoiqu’on ne lui eût entouré latête que pour l’empêcher de voir la route qu’elle parcourait. Aumême moment le manteau fut écarté comme elle le demandait, et ellese hâta, avec ses yeux dont elle recouvrait l’usage, d’examiner lascène qui l’environnait.

Le pays était ombragé par des chênes épais, aumilieu desquels s’élevaient quelques restes de bâtimens, ou dumoins des ruines qui en avaient tout l’air, et les mêmes peut-êtrequ’elle venait de traverser. Une limpide fontaine d’eau vivejaillissait de dessous les racines entrelacées d’un de ces arbres,et permit à la jeune dame de boire quelques gouttes du liquideélément dans lequel elle lava aussi son visage qui avait reçu plusd’une égratignure pendant le cours de son voyage, en dépit du soinet presque de la tendresse avec laquelle on l’avait portée vers lafin. L’eau fraîche arrêta promptement le sang qui sortait de ceslégères blessures, et en même temps servit à ranimer les sens de lamalheureuse demoiselle. Sa première idée fut si une tentatived’évasion, dans le cas où elle serait possible, ne serait pasconvenable. Mais un moment de réflexion la convainquit qu’elle nepouvait songer à un pareil projet ; et cette seconde penséelui fut confirmée par le retour du gigantesque chasseur Turnbull,dont elle avait entendu la voix rude avant d’apercevoir safigure.

« Étiez-vous impatiente de me voirrevenir, belle dame ? les gens comme moi, continua-t-il d’unson de voix ironique, qui sont toujours les premiers à la chassedes daims sauvages et des habitans des forêts, ne sont pas dansl’habitude de rester en arrière, quand de belles dames comme voussont l’objet de la poursuite ; et si je ne suis pas siconstant à vous accompagner que vous pourriez le vouloir,croyez-moi, c’est parce que j’ai à m’occuper d’autres affairesauxquelles je dois sacrifier momentanément même le devoir dedemeurer avec vous. »

« Je ne fais aucune résistance, dit ladame ; dispensez-vous donc, en vous acquittant de votredevoir, d’ajouter encore à mes peines par votre conversation, carvotre maître m’a donné sa parole qu’il ne souffrirait pas que jefusse insultée ni maltraitée. »

« Allons, la belle, allons !répliqua le chasseur, j’avais toujours pensé qu’il était bien de seconcilier la bienveillance des dames par de douces paroles ;mais si cela vous déplait, je n’éprouve pas tant de plaisir, moi, àcourir après de beaux termes de dimanches que je ne puisse toutaussi bien me taire. Avançons donc, puisqu’il faut que nous voyionsvotre amant avant la fin de la matinée, et qu’il nous apprenne sarésolution définitive relativement à une affaire qui est sicompliquée ; je ne vous adresserai plus un mot, comme femme,mais je vous parlerai comme à une personne sensée, quoiqueanglaise. »

« Vous rempliriez mieux, réponditAugusta, les intentions de ceux dont vous exécutez les ordres en nefaisant pas avec moi d’autre compagnie que celle qui est nécessitéepar vos fonctions de guide. »

L’homme fronça le sourcil ; et cependantil parut consentir à ce que proposait lady de Berkely, et gardaquelque temps le silence pendant qu’ils poursuivaient leur route,chacun enfoncé dans ses propres réflexions, qui sans douteportaient sur des objets bien différens. Enfin le son bruyant d’uncorps se fit entendre à peu de distance de ces deux compagnons devoyage, si froids l’un envers l’autre. « C’est la personne quenous cherchons, dit Turnbull ; je reconnais son cor entre tousceux qui retentissent dans cette forêt, et mes ordres sont de vousmener vers elles. »

« Le sang de la jeune dame circula alorsplus rapidement dans ses veines à l’idée d’être ainsi présentéesans cérémonie au chevalier, en faveur duquel elle avait confesséune téméraire préférence, plus conforme aux usages de ces temps oùdes sentimens exagérés inspiraient souvent des actions d’unegénérosité extravagante, qu’à ceux de nos jours, où toute chose estréputée absurde, quand elle n’est pas fondée sur un motif qui serattache immédiatement à l’intérêt personnel de celui qui la fait.Lors donc que Turnbull souffla dans son cor, comme pour répondre auson qu’ils avaient entendu, la dame fut tentée de s’enfuir, cédantà une première impulsion de honte et de crainte. Turnbull s’aperçutde son intention, et la saisit par le bras d’une manière quin’était rien moins que délicate, en lui disant :« Voyons, noble dame, comprenez bien que vous jouez aussi unrôle dans la pièce, et que, si vous ne restiez pas en scène, ellese terminerait d’une manière peu satisfaisante pour nous tous, parun combat à outrance entre votre amant et moi, où l’on verra qui denous deux est plus digne de votre faveur. »

« Je serai patiente, » dit Augusta,en pensant que la présence même de cet homme étrange et la violencedont il semblait user envers elle, étaient une espèce d’excuse àses scrupules de femme, pour se présenter devant son amant, dumoins dans leur première entrevue, sous un déguisement qu’ellesentait n’être ni extrêmement convenable ni d’accord avec ladignité de son sexe.

Un instant après que ces pensées eurent occupéson esprit, on entendit le galop d’un cheval qui approchait ;et sir John de Walton, arrivant au milieu des arbres, aperçut safiancée, captive, à ce qui lui sembla, entre les mains d’un banditécossais, qui ne lui était connu que par un premier trait d’audacedurant la partie de chasse.

La surprise et la joie ne permirent auchevalier que de s’écrier aussitôt : « Coquin !lâche cette femme ! ou meurs dans tes profanes efforts pourgêner les mouvemens d’un être auquel le soleil lui-même, le soleildu ciel, serait fier d’obéir. » En même temps, craignant quele chasseur n’entraînât la dame hors de sa vue, au moyen de quelquesentier difficile, semblable à celui qui une première fois luiavait permis de s’évader, sir John de Walton laissa tomber salourde lance, que les arbres ne lui permettaient pas de manier avecaisance, et, sautant à bas de son cheval, s’approcha de Turnbulll’épée nue.

L’Écossais, tenant encore de la main gauche lemanteau de la dame, leva de la droite sa hache d’armes, ou hache debois de Jedwood, pour parer et rendre le coup de sonantagoniste ; mais Augusta prit la parole.

« Sir John de Walton, dit-elle, au nom duciel, gardez-vous de toute violence, jusqu’à ce que vousconnaissiez le but pacifique qui m’amène ici, et par quels moyenspaisibles ces guerres peuvent enfin se terminer. Cet homme, quoiquevotre ennemi, a été pour moi un gardien civil et respectueux ;et je vous conjure de l’épargner jusqu’à ce qu’il ait dit pour quelmotif il m’a conduite en ces lieux. »

« Contrainte et lady de Berkely sont deuxmots que le seul fait de prononcer ensemble suffirait pourjustifier la mort de celui qui les aurait prononcés ! dit legouverneur du château de Douglas ; mais vous me l’ordonnez,noble dame, et j’épargne sa vie insignifiante, quoique j’aie dessujets de plainte contre lui, dont le moindre, s’il avait millevies, mériterait qu’il les perdît toutes. »

« John de Walton, répliqua Turnbull,cette dame sait bien que si cette entrevue se passe sans effusionde sang, ce ne sera point parce que j’ai peur de toi ; et sije n’étais pas retenu par d’autres grandes considérations, nonmoins importantes à Douglas qu’à toi-même, je ne balancerais pasplus à te provoquer en face et à soutenir les efforts de ta rage,que je ne balance en ce moment à mettre de niveau avec la terre cerejeton qui en sort. »

En parlant ainsi, Michel Turnbull leva sahache et abattit d’un chêne voisin une branche presque aussi grosseque le bras, qui, avec tous ses rameaux et ses feuilles, tomba àterre entre de Walton et l’Écossais, donnant une preuve irrécusablede la bonté de son arme, ainsi que de la force et de l’adresse aveclesquelles il s’en servait.

« Qu’il y ait donc trève entre nous, moncamarade, dit sir John de Walton, puisque le bon plaisir de cettedame est qu’il en soit ainsi, et fais-moi connaître ce que tu as àme dire relativement à elle. »

« À ce sujet, dit Turnbull, mes parolesseront brèves ; mais fais-y bien attention, sir Anglais. LadyAugusta Berkely, courant dans ce pays, est devenue prisonnière dunoble lord de Douglas, légitime héritier du château et du titre dece nom, et il se voit obligé de mettre à la liberté de cette dameles conditions suivantes, qui sont sous tous les rapports tellesque le droit de la guerre, juste et équitable, permet à unchevalier d’en imposer ; à savoir : en tout honneur ettoute sûreté, lady Augusta sera remise à sir John de Walton ou àtoute autre personne qu’il désignera pour la recevoir ;d’autre part, le château de Douglas lui-même, ainsi que tous lesavant-postes et les garnisons qui en dépendent seront évacués etrendus par sir John de Walton dans l’état actuel et contenanttoutes les munitions, toute l’artillerie qui sont maintenant dansses murs ; et l’espace d’un mois de trève sera accordé à sirJames Douglas et à sir John de Walton pour régler les termes de lacapitulation de part et d’autre, après avoir préalablement engagéleur parole de chevaliers et promis avec serment que dans l’échangede l’honorable dame pour le susdit château réside l’essence duprésent contrat, et que tout autre sujet de dispute sera, suivantle bon plaisir des nobles chevaliers sus-dénommés, honorablementdécidé entre eux ; ou même, s’ils le désirent, vidé enchamp-clos et dans un combat singulier, selon les lois de lachevalerie, devant toute noble personne qui aura droit de présideret d’être juge. »

Il n’est pas facile de concevoir l’étonnementde sir John de Walton en entendant le contenu de cet extraordinairecartel ; il regarda lady de Berkely avec cet air de désespoirqu’on peut supposer à un criminel qui verrait son ange gardien sepréparer à partir. Des idées semblables flottaient aussi dansl’esprit d’Augusta comme si on lui accordait enfin ce qu’elle avaittoujours regardé comme le comble de son bonheur, mais à desconditions déshonorantes pour un amant, comme jadis la flamboyanteépée du chérubin, qui était une barrière entre nos premiers parenset les délices du paradis. Sir John de Walton, après un momentd’hésitation, rompit le silence en ces termes :

« Noble dame, vous pouvez être surprisequ’on m’impose une condition qui a pour objet votre mise enliberté, et que sir John de Walton, qui vous a déja tantd’obligations qu’il est fier de reconnaître, hésite cependant àl’accepter avec le plus vif empressement, cette condition qui doitassurer votre liberté et votre indépendance ; mais le fait estque les mots qui viennent d’être prononcés ont retenti à monoreille sans arriver jusqu’à mon intelligence, et il faut que jeprie lady de Berkely de m’excuser si je prends un moment pour yréfléchir. »

« Et moi, répliqua Turnbull, je ne puisvous accorder qu’une demi-heure de réflexion pour une offre quevous devriez, ce me semble, accepter en haussant les épaules, aulieu de demander le temps de la méditer ! Le cartel exige-t-ilde vous chose que votre devoir comme chevalier ne vous oblige pasimplicitement de faire ? Vous vous êtes engagé à devenirl’agent du tyran Édouard, en tenant comme gouverneur le château deDouglas, au préjudice de la nation écossaise et du chevalier deDouglas-Dale, qui jamais, ni comme nation ni comme individu, ne sesont rendus coupables de la moindre injure envers vous ; voussuivez donc une fausse route, indigne d’un loyal chevalier. D’unautre côté, la liberté et la sûreté de votre dame vous sontactuellement promises ; elle vous sera rendue en tout honneuret respect, si vous consentez à quitter la ligne de conduiteinjuste dans laquelle vous vous êtes laissé imprudemment engager.Si vous y persévérez au contraire, vous placez votre propre honneuret le bonheur de cette noble dame entre les mains d’hommes auxquelsvous avez fait tout ce qu’il était possible de faire pour lesréduire au désespoir, et qui, irrités ainsi, n’agiront plusvraisemblablement qu’en désespérés. »

« Ce n’est pas du moins de toi, dit lechevalier, que j’apprendrai à connaître la manière dont Douglasexplique les lois de la guerre, et dont Walton doit recevoir cesexplications comme des préceptes. »

« Je ne suis donc pas reçu comme unmessager de paix ? répliqua Turnbull. Adieu, et songez quecette dame est loin d’être en des mains sûres pendant que vousméditerez à loisir sur le message que je vous ai apporté. Allons,madame, il faut nous en revenir. »

En parlant ainsi, il prit la main de ladyAugusta, et la tira brusquement, comme pour la forcer à le suivre.La pauvre fille était demeurée immobile et presque privée desentiment, tandis que ces discours étaient échangés entre les deuxguerriers ; mais quand elle se sentit entraînée par MichelTurnbull, elle s’écria, comme si la frayeur la mettait horsd’elle-même : « À mon secours, deWalton ! »

Le chevalier, transporté soudain de fureur,assaillit le chasseur avec une rage terrible, et lui porta avec salongue épée, sans qu’il pût se mettre sur ses gardes, deux ou troisbons coups, dont il fut si blessé ; qu’il tomba à la renversedans le taillis ; et de Walton allait l’achever, lorsqu’il enfut empêché par un cri aigu de sa maîtresse :« Hélas ! de Walton, qu’avez-vous fait ? Cet hommeétait ambassadeur, et il aurait dû être à l’abri de toute violencetant qu’il se bornait à remplir un message dont il étaitchargé ; et si vous l’avez tué, qui sait combien peut êtreterrible la vengeance qui sera tirée de sa mort ! »

La voix de la jeune dame parut faire revenirle chasseur des effets des coups qu’il avait reçus ; il sereleva, disant :

« Ne faites pas attention, et ne croyezpas que je vous garde rancune, à vous. Le chevalier, dans saprécipitation, ne m’a ni prévenu ni porté de défi, d’où il a prisun avantage qu’il aurait, je pense, été honteux autrement deprendre en pareil cas. Je recommencerai le combat à armes pluségales, j’appellerai un autre champion, comme le chevaliervoudra. » Sur ces mots il disparut.

« Ne craignez rien, reine des pensées dede Walton ; répliqua le chevalier ; mais croyez que, sinous regagnons ensemble l’abri du château de Douglas et lasauvegarde de la Croix de saint George, vous pourrez rire de tout.Et si vous consentez seulement à me pardonner, ce que je ne seraijamais capable d’oublier moi-même, l’inconcevable aveuglement quim’a empêché de reconnaître le soleil pendant une éclipsetemporaire, il n’est pas de tâche si dure, si difficile au couragehumain que je ne doive entreprendre volontiers, pour effacer lamémoire d’une faute si grave. »

« N’en parlons plus, répliqua ladame ; ce n’est pas dans un moment comme celui-ci, où notrevie est en danger, qu’il faut songer à se quereller pour de sifutiles motifs. Je puis vous dire, si vous ne le savez pas encore,que les Écossais sont en armes dans les environs, et que la terremême s’est entr’ouverte pour les dérober aux yeux de vossoldats. »

« Eh bien ! qu’elle s’entr’ouvre,dit sir John de Walton ; que tous les démons qui habitentl’abîme infernal sortent de leur prison et aillent renforcer nosennemis… À présent, ma toute belle, que j’ai reçu en vous une perled’un prix inestimable, puissent mes éperons m’être arrachés destalons par le dernier des goujats si je fais détourner la tête demon cheval pour reculer devant les forces les plus redoutables quepuissent réunir ces bandits, tant sur terre que dessous. En votrenom je les défie tous, et tout de suite, au combat. »

Comme sir John de Walton prononçait cesderniers mots d’un ton assez animé, un grand cavalier, revêtu d’unearmure de la forme la plus simple, sortit de l’endroit du buissonoù Turnbull avait disparu. « Je suis, dit-il, James Douglas,et votre cartel est accepté. Moi, comme provoqué, je choisis lesarmes, et les armes que je choisis sont nos épées de chevalier quenous portons en ce moment, le lieu du combat, cette vallée qu’onnomme Bloody-sykes, le temps, ce moment même ; et lescombattans, comme de vrais chevaliers, renonçant de part et d’autreà tous les avantages qu’ils peuvent avoir. »

« Soit, au nom du ciel, » dit lechevalier anglais, qui, quoique surpris d’être inopinément défié enduel par un guerrier si formidable que le jeune Douglas, était tropfier pour songer à éviter le combat. Faisant signe à la dame de seretirer derrière lui, afin qu’il ne perdît pas l’avantage qu’ilavait obtenu en l’arrachant aux mains du chasseur, il tira sonépée, et, prenant l’attitude grave et résolue de l’attaque,s’avança lentement vers son adversaire. La rencontre fut terrible,car le courage et l’adresse tant du lord de Douglas-Dale que de deWalton étaient cités parmi les plus célèbres de l’époque, et lemonde de la chevalerie ne peut guère se vanter d’avoir produit deuxchevaliers plus fameux. Leurs coups tombaient comme portés parquelque ange formidable, ou ils étaient parés et rendus avec autantde force que de dextérité ; et il ne paraissait pasvraisemblable, même après dix minutes de combat, que l’un des deuxcombattans pût remporter l’avantage sur l’autre. Ils s’arrêtèrentun instant, comme d’un commun accord, pour reprendre haleine, etpendant ce temps Douglas dit : « Je prie cette noble damede bien comprendre que sa propre liberté ne dépend en aucunemanière de l’issue de cette lutte, qui n’a rapport qu’à l’affrontfait par ce sir John de Walton et par sa nation d’Angleterre à lamémoire de mon père et à mes droits naturels. »

« Vous êtes généreux, sir chevalier,répliqua la dame ; mais en quelle position me placez-vous, sivous me privez de mon protecteur par la mort ou la captivité, etque je reste seule dans un pays étranger ? »

« Si tel devait être l’événement ducombat, répondit sir James, Douglas lui-même, madame, vous rendraità votre terre natale ; car jamais son épée ne causa de mauxqu’il ne fût prêt à réparer avec cette même épée ; et si sirde Walton indique le moins du monde qu’il renonce à continuer cecombat, ne fût-ce qu’en détachant une plume du panache de soncasque, Douglas renoncera pour sa part à tout projet pouvant porteratteinte à l’honneur ou à la sûreté de cette dame, et cette luttesuspendue jusqu’à ce que la querelle nationale nous ramène l’uncontre l’autre. »

Sir John de Walton réfléchit un moment, etAugusta de Berkely, quoiqu’elle ne parlât point, le regarda avecdes yeux qui indiquaient clairement combien elle désirait qu’ilchoisît l’alternative la moins hasardeuse ; mais les propresscrupules du chevalier l’empêchèrent d’accepter un arrangement sifavorable.

« Il ne sera jamais dit de sir John deWalton, répliqua-t-il, qu’il a compromis au moindre degré sonpropre honneur ou celui de son pays. Ce combat peut se terminer parma défaite, ou plutôt par ma mort, et, dans ce cas, je n’ai plusrien à espérer en ce monde : alors, en rendant le derniersoupir, je confie à Douglas le soin de lady Augusta, espérant qu’illa défendra au péril de ses jours et trouvera moyen de la replacersaine et sauve dans le château de ses aïeux. Mais, tant que jevivrai, en supposant qu’elle puisse en avoir un meilleur, ellen’aura néanmoins pas besoin d’un autre protecteur que celui qu’ellea honoré en le choisissant pour tel ; et je ne céderai pas, nefût-ce qu’une plume de mon casque, pour donner à entendre que j’aisoutenu une querelle injuste, défendant la cause, soit del’Angleterre, soit de la plus belle de ses filles. Tout ce que jepuis accorder à Douglas, c’est une trève immédiate, à condition quema dame pourra sans obstacle se retirer en Angleterre, et que nouscontinuerons ce combat un autre jour. Le château et le territoirede Douglas appartiennent à Édouard d’Angleterre, le gouverneur quicommande en son nom est le gouverneur légitime ; et ce, je lesoutiendrai la lance au poing tant que mes yeux serontouverts. »

« Le temps fuit, répliqua Douglas, sansattendre notre décision, et aucun de ses instans n’est aussiprécieux que celui qui s’écoule avec chaque souffle d’air vital quenous respirons actuellement. Pourquoi ajournerions-nous à demain cequi peut tout aussi bien se faire aujourd’hui ? nos épéesseront-elles plus tranchantes, ou nos bras plus vigoureux à lesmanier qu’ils ne sont à présent ? Douglas fera tout ce qu’unchevalier peut faire pour secourir une dame malheureuse mais iln’accordera point au chevalier de cette dame la moindre marque dedéférence, ce que sir John de Walton se croit vainement capabled’extorquer par la force des armes. »

À ces mots, les chevaliers recommencèrent leurlutte à mort, et la dame fut indécise si elle tenterait de s’évaderà travers les sentiers tortueux du bois, où si elle attendraitl’issue du combat. Ce fut plutôt son désir de voir quel serait lesort de sir John de Walton, que toute autre considération, qui lafit demeurer comme retenue par un charme sur la place où l’une desplus terribles querelles qui se vidèrent jamais était vidée par lesdeux plus braves champions qui tirèrent jamais l’épée. Enfin ladame s’efforça de mettre un terme au combat en profitant de lacirconstance des cloches qui commençaient à sonner le service dujour, car c’était le dimanche des Rameaux.

« Au nom du ciel, dit-elle, au nom devous-mêmes, au nom de l’amour des dames et des devoirs de lachevalerie, suspendez vos coups seulement pour une heure, etespérons que, quand les forces sont si égales, il se trouveraquelque moyen de convertir la trève en une paix solide. Songez quec’est aujourd’hui la fête des Rameaux : souillerez-vous par dusang une si grande solennité du christianisme ? Interrompez dumoins votre lutte de manière à vous rendre à la plus proche église,portant avec vous des rameaux, non pas à la manière ni avecl’ostentation des conquérans de ce monde, mais comme rendantl’hommage dû aux règles de l’église, et aux institutions de notresainte religion. »

« J’étais en chemin, belle dame, et à ceteffet pour me rendre dans la sainte église de Douglas, ditl’Anglais, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer ici ;et je ne refuse pas de continuer ma route en ce moment même,concluant une trève d’une heure ; attendu que j’y trouveraibien certainement des amis auxquels je vous confierai en touteassurance, si je venais à succomber dans le combat que nous venonsd’interrompre pour le reprendre après le service divin. »

« Je consens aussi, répliqua Douglas, àcette courte trève ; et je trouverai de même, assurément,assez de bons chrétiens dans l’église qui ne souffriraient pas queleur maître fût accablé sous le nombre. Marchons donc, et quechacun de nous coure la chance de ce qu’il plaira au ciel de luienvoyer. »

D’après un tel langage, sir John de Waltondouta peu que Douglas ne se fût assuré un parti parmi ceux qui yseraient rassemblés ; mais il n’hésitait pas à penser que lessoldats de la garnison y seraient assez nombreux pour comprimertoute tentative de soulèvement : au reste c’était un risquequi valait bien la peine qu’on le courût, puisque par là iltrouvait l’occasion de placer lady Augusta de Berkely en lieu sûr,ou du moins de faire dépendre sa liberté de l’issue d’une bataillegénérale, au lieu du résultat précaire d’un combat entre Douglas etlui-même.

Ces deux illustres chevaliers pensaientintérieurement que la proposition de la dame, quoiqu’elle suspendîtle combat pour le moment, ne les obligeait en aucune manière às’abstenir de profiter des avantages qu’une augmentation de forces,pourrait leur donner de part et d’autre ; et chacun comptaitsur la victoire, en puisant ses espérances de supériorité dansl’égalité même de la première lutte. Sir John de Walton étaitpresque certain de rencontrer quelques unes de ses bandes desoldats qui battaient le pays et traversaient les bois par sonordre ; et Douglas, on peut le supposer, ne s’était pasaventuré en personne dans un lieu où sa tête était mise à prix,sans être accompagné d’un nombre suffisant de partisans dévouésplacés plus ou moins près les uns des autres, mais toujours demanière à se secourir mutuellement. Chacun donc entretenaitl’espérance bien fondée que, en acceptant la trève proposée, ils’assurait un avantage sur son antagoniste, quoiqu’il ne sûtexactement ni de quelle manière ni jusqu’à quel point ce succèsdevait être obtenu.

Chapitre 18Les Prophéties.

Son langage était d’un autre monde, sesprédictions étaient étranges, bizarres et mystérieuses ; ceuxqui l’écoutaient croyaient entendre un homme dans le délire de lafièvre, qui parle d’autres objets que des objets présens sous sesyeux, et marmotte entre ses dents comme s’il voyait uneapparition.

Ancienne Comédie.

Ce même dimanche des Rameaux où de Walton etDouglas mesurèrent ensemble leurs redoutables épées, le ménestrelBertram était occupé à lire l’ancien volume des Prophéties que nousavons déja mentionnées comme ouvrage de Thomas-le-Rimeur, mais nonsans de vives inquiétudes relativement au sort de sa maîtresse etaux événemens qui se passaient autour de lui. Comme ménestrel, ildésirait un auditeur auquel il pût communiquer les découvertesqu’il faisait dans le livre mystique, et qui en même temps l’aidâtà couler les heures. Sir John de Walton lui avait procuré, dansGilbert Feuille-Verte l’archer, un gaillard qui remplissait bienvolontiers le rôle d’auditeur

Depuis le matinjusqu’au soir,

pourvu qu’un flacon de vin de Gascogne ou unecruche de bonne ale anglaise demeurât sur la table. On peut serappeler que de Walton, lorsqu’il fit sortir le ménestrel de soncachot, sentit qu’il lui devait quelques dédommagemens pour lesinjustes soupçons qui lui avaient valu d’être arrêté, d’autant plusqu’il était un serviteur fidèle, et qu’il s’était montré le discretconfident de lady Augusta de Berkely, lorsque vraisemblablement ildevait bien connaître tous les motifs et toutes les circonstancesdu voyage de cette dame en Écosse. Il était donc politique de seconcilier sa bienveillance ; et de Walton avait engagé sonfidèle archer Gilbert à mettre de côté tout soupçon contre Bertram,mais en même temps à ne pas le perdre de vue, et, s’il étaitpossible, de le tenir en bonne humeur pour le gouverneur du châteauet la garnison. En conséquence Feuille-Verte ne doutait point àpart lui que le seul moyen de plaire au ménestrel fût d’écouteravec patience et admiration les airs qu’il lui plairait le plus dechanter, ou les histoires qu’il aimait le mieux conter ; et,afin d’assurer l’exécution des ordres de son maître, il jugeanécessaire de demander au sommelier telle provision de bonneliqueur qui ne pouvait manquer de rendre encore sa société plusagréable.

Après s’être de la sorte muni des moyens desupporter une longue entrevue avec le ménestrel, GilbertFeuille-Verte lui proposa d’ouvrir le tête-à-tête par un bon etcopieux déjeûner qu’ils pourraient, s’il voulait, arroser d’unverre de vin sec ; et comme son maître lui avait recommandé demontrer au ménestrel tout ce qu’il pourrait désirer voir dans lechâteau, il ajouta qu’il leur serait possible, pour se délasserl’esprit, d’accompagner une partie de la garnison de Douglas auservice du jour, qui, comme nous l’avons déja dit, était célébréavec une grande pompe. Ne trouvant rien à objecter à une telleproposition, car il était bon chrétien par principes, et bon vivantcomme professeur de la gaie science, le ménestrel et son camarade,qui précédemment ne se portaient pas beaucoup de bienveillance l’unenvers l’autre, commencèrent leur repas du matin, ce fatal dimanchedes Rameaux, avec une grande cordialité et une parfaiteintelligence.

« Ne croyez pas, digne ménestrel, ditl’archer, que mon maître ravale le moins du monde votre mérite ouvotre rang, parce qu’il vous renvoie à la société et à laconversation d’un pauvre homme tel que moi. Il est vrai, je ne suispas officier dans cette garnison ; cependant, comme vieilarcher qui manie voilà trente ans l’arc et la flèche, je n’ai pasmoins de part, et j’en remercie Notre-Dame !… dans la faveurde sir John de Walton, du comte de Pembroke, et d’autres illustresguerriers, que la plupart de ces jeunes gens à têtes folles,auxquels l’on confie des brevets, et qu’on charge de missionsimportantes, non à cause de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’ontfait leurs ancêtres avant eux. Je vous prie de remarquer entreautres un jeune homme qui nous commande en l’absence de sir Walton,et qui porte l’honorable nom de sir Aymer de Valence, nom qui estaussi celui du comte de Pembroke dont je vous ai parlé ; cechevalier a en outre un jeune égrillard de page qu’on appelleFabian Harbothel. »

« Est-ce à ces gentilshommes ques’appliquent vos censures ? dit le ménestrel. J’en aurais jugéautrement ; car, dans le cours de ma longue expérience, jen’ai jamais vu un jeune homme plus courtois et plus aimable que cejeune chevalier que vous nommez. »

« Je ne prétends pas qu’il ne puisse ledevenir, répliqua l’archer en se hâtant de réparer la bévue qu’ilavait faite ; mais pour qu’il le devînt il faudrait qu’il seconformât aux usages de son oncle, qu’il voulût bien prendreconseil des vieux soldats expérimentés dans les cas difficiles quipeuvent se présenter, et qu’il ne crût pas que des connaissancesqui ne s’acquièrent que par de longues années d’observationpuissent être soudain conférées par un coup de plat d’épée et lesmots magiques : « Levez-vous, sir Arthur, » ou toutautre nom, suivant les circonstances. »

« Ne doutez pas, sire archer, répliquaBertram, que j’approuve pleinement l’avantage qu’on peut tirer dela conversation d’hommes aussi expérimentés que vous : lesgens de tous les états trouvent à y gagner, et je suis moi-mêmesouvent réduit à déplorer de ne pas connaître suffisamment lesarmoiries, les devises, le blason enfin, et je serais égalementravi que vous vinssiez à mon aide pour des choses qui me sontétrangères, telles que les noms de lieux, de personnes, ladescription des bannières ou des emblèmes par lesquels de grandesfamilles se distinguent les unes des autres, toutes choses qu’ilm’est si indispensablement nécessaire de connaître pour remplir latâche que j’ai entreprise. »

« Quant aux bannières et aux étendards,répondit l’archer, j’en ai vu un bon nombre, et je puis, comme toutbon soldat, dire le nom du chef qui les déploie pour réunir sesvassaux : néanmoins, digne ménestrel, je ne puis avoir laprésomption de comprendre ce que vous appelez des prophéties, avecou sur l’autorité de vieux livres peints, explication de songes,oracles, révélations, invocations d’esprits damnés, astrologiejudiciaire, et autres offenses graves et palpables par lesquellesdes hommes qui se disent aidés du diable en imposent au vulgaire,en dépit des avertissemens du conseil-privé ; non, pourtant,que je vous soupçonne, digne ménestrel, de vous occuper de cestentatives pour expliquer l’avenir, tentatives qui sont dangereuseset peuvent être avec raison appelées punissables et rangées parmiles actes de trahison. »

– « Il y a quelque chose de justedans ce que vous dites, mais vos paroles ne peuvent s’appliquer auxlivres ni aux manuscrits que j’ai consultés. Comme une partie deschoses qui y sont écrites se sont déja réalisées, nous sommescomplétement autorisés à nous attendre à ce que le restes’accomplisse de même ; et je n’aurais pas beaucoup de peine àvous montrer dans ce volume des prédictions dont un assez grandnombre se sont déja vérifiées, pour que nous eussions droitd’attendre avec certitude la vérification des autres. »

« Je voudrais bien voir cela, réponditl’archer qui n’avait guère qu’une foi de soldat quant auxprophéties et aux augures, mais qui cependant ne voulait pascontredire trop directement le ménestrel sur de pareils sujets,attendu qu’il avait été endoctriné par sir John, de manière à seprêter aux caprices du barde. En conséquence, celui-ci se mit àréciter des vers dont le plus habile interprète de nos jours nepourrait pas trouver le sens.

Alors que le coq chante, observez bien sacrête,

Car avec le furet le fin renard leguète.

La corneille au corbeau va-t-elle unir sescris,

Les chèvres aux rochers suspendre leurspetits ?

Qu’ils soient ensemble alors : labataille s’apprête ;

Le vautour affamé s’abat sur chaquetête,

Et du Mid-Lothian les guerriers sontpartis…

Le peuple est dépouillé, l’abbaye estbrûlée,

Le carnage est le fruit d’une horriblemêlée.

Le pauvre ne dit plus quel est sonbienfaiteur,

Le pays est sans lois, et l’amour sanshonneur ;

Le mensonge est assis sur le char desannées,

La vérité n’est plus, les vertus sontfanées ;

Plus de foi : le cousin dérobe soncousin,

Le fils son père, un père un fils cruel etvain :

Et, pour avoir son or, il lui perce lesein, etc. etc.

Larche écoute ces pronostics mystérieux dontla lecture n’était pas moins ennuyeuse qu’inintelligible jusqu’à uncertain point, en faisant tous ses efforts pour ne pas laisseréclater des marques de son ennui en allant demander de fréquentesconsolations au flacon de vin, et en supportant de son mieux cequ’il ne pouvait ni comprendre ni trouver intéressant. Cependant leménestrel tâchait d’expliquer les prédictions douteuses etimparfaites dont nous avons donné un échantillon suffisant.

« Pourriez-vous souhaiter, dit-il àFeuille-Verte, une description plus exacte des malheurs qui se sontappesantis sur l’Écosse dans ces derniers temps ? Le corbeauet le freux, le renard et le pétrel ne les annoncent-ils pas d’unemanière indubitable, soit parce que la nature de ces oiseaux et deces bêtes est identiquement semblable à celle des chevaliers quiles déploient sur leurs bannières, ou les portent représentés surleurs écus, et qu’ils viennent au grand jour dans la plaine ravageret détruire ? La désunion complète de la terre n’est-elle pasclairement indiquée par ces mots que les liens du sang serontbrisés, que les parens, ne se lieront plus les uns aux autres, etque le père et le fils, au lieu d’avoir foi en leur parenténaturelle, chercheront à se donner mutuellement la mort pour jouirdes biens l’un de l’autre ? Les braves du Lothian sontexpressément désignés comme prenant les armes, et nous voyonsencore ici d’évidentes allusions aux derniers événemens de cesguerres écossaises. La mort de ce dernier William est obscurémentannoncée sous l’emblème d’un chien de chasse, qui fut parfoisl’animal dont était orné le cimier de ce bon seigneur.

On redoutait le chien, il seramuselé,

Et pourtant de sa perte on seradésolé.

Un jeune chien naîtra d’une semblablerace,

Dont le nord gardera la mémoire et latrace ;

En tête, il n’aura plus les combatsd’autrefois,

Bien qu’il entende encor de glapissantesvoix.

Thomas nous l’a conté dans un matind’automne,

En un temps orageux, sur les coteauxd’Eldonne.

« Ces vers ont un sens, sir archer,continua le ménestrel, et qui va aussi directement au but qu’aucunede vos flèches, quoiqu’il puisse y avoir quelque imprudence à endonner l’explication directe. Néanmoins, comme j’ai entièreconfiance en vous, je n’hésite pas à vous dire que, dans monopinion, ce jeune chien qui n’attend que le moment de paraître,n’est autre que le célèbre prince écossais Robert Bruce, qui,malgré ses défaites réitérées, n’a point cessé, tandis qu’il estpoursuivi par des limiers avides de sang, et entouré par desennemis de toute sorte, de soutenir ses prétentions à la couronned’Écosse, en dépit du roi Édouard, aujourd’hui régnant. »

« Ménestrel, répliqua le soldat, vousêtes mon hôte, et nous sommes assis tous deux en amis pour partageren bonne intelligence ce modeste repas ; je suis forcé de vousdire cependant, quoiqu’il m’en coûte pour troubler notre harmonie,que vous êtes le premier qui ayez jamais osé prononcer en présencede Gilbert Feuille-Verte un seul mot en faveur de ce traîtreproscrit, Robert Bruce, qui a, par ses rébellions, troublé silong-temps la paix de ce royaume. Suivez mon conseil, ettaisez-vous sur ce sujet ; car, croyez-moi, l’épée d’unvéritable archer anglais sortira du fourreau sans le consentementde son maître, s’il entend dire quelque chose au préjudice de saintGeorge et de sa croix rouge ; et l’autorité deThomas-le-Rimeur, ou de tout autre prophète d’Écosse, d’Angleterreou du pays de Galles, ne sera point regardée comme une excusevalable pour ces inconvenantes prédictions. »

« Je serais toujours fâché de vous causerla moindre offense, dit le ménestrel, et à plus forte raison devous faire mettre en colère, lorsque je reçois de vousl’hospitalité. Vous n’oublierez cependant pas, je l’espère, quec’est uniquement sur votre invitation que je mange à votre table,et que, si je vous parle des événemens futurs, je le fais sansavoir la moindre intention de travailler pour ma part à ce qu’ilsse réalisent ; car, Dieu m’est témoin, il y a bien des annéesque je lui demande sincèrement paix et bonheur pour tous leshommes, et surtout gloire et félicité pour le pays des archers, oùje suis né moi-même, et que je suis tenu de mentionner dans mesprières avant toutes les autres nations du monde. »

« Et vous avez raison, répliqua l’archer,car ainsi vous remplissez un devoir indispensable envers le beaupays de votre naissance, qui est le plus riche de tous ceuxqu’éclaire le soleil. Il y a cependant quelque chose que jevoudrais bien savoir, s’il vous plait de me le dire, et c’est sivous trouvez dans ces rimes grossières rien qui paraisse concernerla sûreté du château de Douglas où nous sommes en ce moment… car,voyez-vous, sire ménestrel, j’ai remarqué que ces parcheminsmoisis, peu importe leur date et le nom de l’auteur, ont cettecertaine coïncidence avec la vérité, que, quand les prédictionsqu’ils contiennent sont répandues dans le pays, et occasionent desbruits de complots, de conspirations et de guerres sanglantes, ilssont très aptes à causer les malheurs mêmes qu’ils ne sont censésque prédire. »

« Il ne serait pas alors très prudent àmoi, repartit le ménestrel, de choisir pour texte de mescommentaires une prophétie qui aurait rapport à une attaque de cechâteau ; car, dans ce cas, je m’exposerais, selon votreraisonnement, au soupçon de vouloir amener un résultat que personnene regretterait plus vivement que moi. »

« Je vous donne ma parole, mon cher ami,répliqua l’archer, qu’il n’en sera point ainsi à votre égard ;car d’abord je ne concevrai aucune mauvaise opinion de vous, et jen’irai pas dire ensuite à sir John de Walton que vous méditez malcontre lui ou sa garnison… et, à parler franchement, sir John deWalton ne croirait pas l’individu qui viendrait lui tenir un pareillangage. Il a haute opinion, opinion sans doute méritée, de votredévouement à votre maîtresse, et il croirait commettre uneinjustice en soupçonnant la fidélité d’un homme qui a montré qu’iln’hésiterait pas à recevoir la mort plutôt que de trahir le moindresecret de sa noble dame. »

« En conservant son secret, dit Bertram,je n’ai fait que remplir le devoir d’un fidèle serviteur, luilaissant à elle le soin de juger combien de temps un pareil secretdevait être gardé ; car un fidèle serviteur doit songer aussipeu, par rapport à lui, à l’issue d’une commission dont il estchargé, qu’un ruban de soie ne s’inquiète des secrets de la lettrequ’il attache. Et quant à votre demande… je ne puis me refuser,quoique ce soit simplement pour satisfaire votre curiosité, à vousdécouvrir que ces vieilles prophéties semblent annoncer que desguerres s’allumeront dans Douglas-dale entre un haggard oufaucon sauvage, qui, je crois, est l’emblème de sir John deWalton ; et les trois étoiles, qui sont les armes deDouglas ; et je pourrais vous donner plus de renseignemens surces sanguinaires querelles, si je connaissais dans ces boisl’endroit qu’on nomme Bloody-sykes, car là aussi, à moins que je neme trompe, se passeront des scènes de meurtre et de carnage entreles partisans des trois étoiles et ceux qui suivent le parti duSaxon, ou roi d’Angleterre. »

« J’ai entendu souvent, répliqua GilbertFeuille-Verte, nommer ainsi un certain lieu par les naturels dupays ; cependant ce serait en vain que nous chercherions àdécouvrir l’endroit précis, car ces rusés d’Écossais nous cachentavec soin tout ce qui concerne la géographie de leur contrée, commedisent les savans ; mais nous pouvons mentionner iciBloody-sykes, Bottomlen-myre, et d’autres lieux, comme des nomssinistres auxquels leurs traditions attachent quelque idée deguerre et de carnage. S’il vous convient, d’ailleurs, nous pouvons,en allant à l’église, essayer de trouver l’endroit qu’on appelleBloody-sykes, que nous découvrirons du moins, j’en suis convaincu,avant que les traîtres qui méditent une attaque contre nous setrouvent en force suffisante pour l’oser. »

En conséquence, le ménestrel et l’archer, quipendant cet entretien avaient eu tout le temps raisonnable pour serafraîchir avec le flacon de vin, sortirent du château de Douglas,sans attendre d’autres hommes de la garnison, pour tâcher dedécouvrir la vallée qui portait le nom sinistre de Bloody-sykes,relativement à laquelle Feuille-Verte savait seulement qu’il avaitentendu désigner un endroit sur un nom semblable, durant la partiede chasse faite sous les auspices de sir John de Walton, et qu’ilétait situé dans ces bois des alentours, près la ville de Douglaset non loin du château.

Chapitre 19Le Défi.

Hotspur. Je nepuis choisir : quelquefois il me met en colère en me parlantde la taupe et de la fourmi, de l’enchanteur Merlin et de sesprophéties, d’un dragon ailé et d’un poisson sans nageoires, d’ungriffon aux ailes rognées et d’un corbeau qui mue, d’un lioncouchant et d’un chat rampant, et de mille autres balivernes, aupoint que ma foi en est ébranlée.

SHAKSPEARE. Le roi HENRI IV.

La conversation entre le ménestrel et l’ancienarcher prit naturellement une tournure assez semblable à celled’Hostpur et de Glendower[20], et peuà peu Gilbert Feuille-Verte y prit une part plus considérable quene semblaient le lui permettre ses habitudes et sonéducation : mais la vérité était, qu’en se donnant millepeines pour se rappeler les armoiries des chefs militaires, leurscris de guerre, leurs emblèmes et les autres signes par lesquelsils se distinguaient sur les champs de bataille, et qui devaientindubitablement être indiqués dans les rimes prophétiques, ilcommençait à éprouver ce plaisir que ressent presque tout le monde,quand on découvre soudain en soi une faculté dont les circonstancesnécessitent l’emploi, et dont la possession augmente à ses propresyeux l’importance de celui qui se la reconnaît. Le bon sens profonddu ménestrel fut certainement un peu surpris des bévues qui parfoiséchappaient à son compagnon, tandis qu’il était entraîné par ledésir, d’une part, de faire parade de la nouvelle faculté qu’ils’était découverte, et de l’autre, de rappeler à son esprit lespréventions qu’il avait nourries toute sa vie contre lesménestrels, qui, avec tout leur cortége de légendes et de fables,devaient d’autant plus probablement être faux qu’ils venaientpresque tous du Nord.

Tandis qu’ils passaient d’une clairière de laforêt à une autre, le ménestrel commença à être étonné du nombre depieux Écossais qu’ils rencontraient et qui semblaient se diriger entoute hâte vers l’église, pour, à ce qu’il semblait par les rameauxdont ils étaient chargés, prendre part à la cérémonie du jour. Àchacun d’eux l’archer adressait la parole pour leur demander s’ilexistait réellement un lieu appelé Bloody-sykes, et où l’onpourrait le trouver… mais tous semblaient l’ignorer ou vouloiréviter de répondre : ce à quoi ils trouvaient toujours unprétexte dans la manière dont les interrogeait le joyeux archer,qui se ressentait passablement du déjeûner qu’il venait de faire.La réponse générale était qu’on ne connaissait pas de lieuxsemblables, ou qu’on avait bien d’autres choses à faire le matind’une si grande fête qu’à répondre à de frivoles questions. Enfin,lorsque dans une occasion ou deux la réponse des Écossais approchapresque de l’insolence, le ménestrel observa qu’il y avait toujoursquelque machination sous jeu quand le peuple de ce pays ne savaitpas répondre honnêtement à ses supérieurs, lui d’ordinaire sidisposé à le faire, et qu’ils paraissaient se rassembler en grandnombre pour le service du jour des Rameaux.

« Vous ferez sans doute, sire archer,continua le ménestrel, votre rapport au chevalier enconséquence ; car je vous promets que, si vous y manquez, jeme sentirai (car la sûreté de ma maîtresse y est aussi intéressée)dans la nécessité d’exposer à sir John de Walton les circonstancesqui me font concevoir des soupçons de cette affluenceextraordinaire d’Écossais, et de la malhonnêteté qui a remplacé lacourtoisie habituelle de leurs manières. »

« Paix, sire ménestrel, répliqua l’archermécontent de l’intervention de Bertram, et croyez que plus d’unefois le sort d’une armée a dépendu de mes rapports au général, quiont toujours été clairs et précis, suivant le devoir du soldat.Votre carrière, mon digne ami, a été tout-à-fait différente de lamienne : vous n’avez eu toute votre vie à songer qued’affaires de paix, de vieilles chansons, de prophéties et autreschoses sur lesquelles je ne veux pas disputer avec vous ;mais, croyez-moi, il sera dans l’intérêt de notre réputation à tousdeux que nous ne cherchions pas à empiéter sur les attributionsl’un de l’autre. »

« Je suis loin de vouloir le faire,répliqua le ménestrel ; mais je désirerais que nousretournassions promptement au château, afin de demander à sir Johnde Walton son opinion sur ce que nous venons de voir. »

« À cela, il ne peut y avoir d’objection,répartit Feuille-Verte mais si nous allions chercher le gouverneurà l’heure qu’il est, nous le trouverions prêt à se rendre àl’église de Douglas où il ne manque jamais de se trouver en desoccasions comme celle-ci, avec la plus grande partie de sesofficiers, pour empêcher par sa présence qu’il ne s’élève quelquetumulte, ce qui n’est nullement impossible entre les Anglais et lesÉcossais. Tenons-nous en donc à notre premier projet d’assister auservice divin ; et débarrassons-nous de ces bois fourrés pourprendre le chemin le plus court vers l’église deDouglas. »

« Faisons donc la plus grande diligencepossible, dit le ménestrel, et avançons d’autant plus vite qu’il mesemble qu’il s’est passé en ce lieu même quelque chose qui dénoteque la paix chrétienne due à ce jour n’a pas été inviolablementobservée. Que signifient ces gouttes de sang ? dit-il enfaisant allusion à celles qui étaient tombées des blessures deTurnbull… Pourquoi la terre a-t-elle gardé ces empreintesprofondes, ces pas d’hommes armés qui avançaient et reculaient,sans doute, suivant les chances d’une lutte terrible etacharnée ? »

« Par Notre-Dame, s’écria Feuille-Verte,je dois avouer que vous voyez clair. De quoi étaient donc faits mesyeux quand ils vous ont permis d’être le premier à découvrir cesindices de combat ? Voici une plume d’un panache bleu quej’aurais dû me rappeler, puisque mon chevalier l’a pris, ou dumoins m’a permis de le lui attacher à son casque ce matin en signedu retour de l’espérance, à cause de son aimable couleur. Mais lavoici à terre, et, si je ne me trompe, arrachée par une mainennemie. Allons, camarade, à l’église !… à l’église !… etvous verrez la manière dont je saurai secourir de Walton en cas dedanger. »

Il se dirigea donc vers la ville de Douglas, yentra par la porte du sud, et remonta la rue dans laquelle sirAymer de Valence avait chargé le fantôme.

Nous pouvons maintenant dire plus complétementque l’église de Douglas avait été originairement un superbe édificegothique dont les tours, s’élevant de beaucoup au dessus desmurailles de la ville, témoignaient de la grandeur de saconstruction première. Elle était alors en partie ruinée ; etla petite portion d’espace libre qui fût encore consacré au servicede la religion se trouvait être l’aile de famille où les ancienslords de Douglas se reposaient des fatigues du monde et des travauxde la guerre. De l’esplanade, située en face de l’édifice, leursyeux purent suivre une grande partie du cours de la rivière Douglasqui se rapprochait de la ville vers le sud-ouest, bordée par uneligne de collines capricieusement variées de formes, et, enplusieurs endroits, couvertes de bois taillis qui descendaient versla vallée et formaient une espèce de bois épais et fourré dont laville était environnée. La rivière elle-même, coulant à l’ouestautour de la ville, et de là se dirigeant vers le nord, entretenaitle grand lac ou pièce d’eau artificielle dont nous avons déjaparlé. Grand nombre d’Écossais, portant des branches de saule oud’if pour représenter les rameaux qui étaient l’emblème du jour,semblaient attendre, dans le cimetière, l’arrivée de quelquepersonne d’une sainteté remarquable, ou une procession de moines etde religieux venant assister à la cérémonie du jour. Au moment ouBertram et son compagnon entraient dans le cimetière, lady deBerkely, qui suivait sir John de Walton à l’église, après avoir ététémoin de son combat singulier avec le jeune chevalier de Douglas,aperçut son fidèle ménestrel, et résolut aussitôt de rentrer dansla compagnie de cet ancien serviteur de sa maison, et de ceconfident de ses aventures, comptant bien qu’elle serait ensuiterejointe par sir John de Walton, avec une force suffisante pourgarantir sa sûreté, car elle ne doutait pas que son premier soinfût de le faire. Elle s’écarta donc du chemin par lequel elleavançait, et se dirigea vers l’endroit où Bertram et sa nouvelleconnaissance, Feuille-Verte, s’occupaient à questionner des soldatsanglais que le service divin avait amenés aussi vers l’église.

Lady Augusta Berkely parvint cependant à direen particulier à son fidèle serviteur et guide : « Nefaites pas attention à moi, ami Bertram, mais tâchez, s’il estpossible, que nous ne soyons plus séparés l’un de l’autre. »Cet avis donné, elle ne tarda point à remarquer qu’il était comprispar le ménestrel, qui porta aussitôt ses regards autour de lui, lasuivant des yeux, tandis que, enveloppée dans son manteau depèlerin, elle se retirait lentement vers une autre partie ducimetière, et semblait attendre que, se détachant de Feuille-Verte,Bertram trouvât moyen de venir la rejoindre.

Rien en vérité ne pouvait affecter plusvivement le fidèle ménestrel que le mode singulier de communicationqui lui apprenait que sa maîtresse était, saine et sauve, libre dediriger ses propres mouvemens, et, à ce qu’il espérait, disposée àse soustraire aux périls qui l’entouraient, en Écosse, par uneretraite immédiate vers son propre pays et ses domaines. C’eût étéavec joie qu’il se serait approché d’elle, et qu’il l’auraitrejointe ; mais elle réussit à l’avertir, par un signe, den’en rien faire, tandis qu’en même temps, il craignait un peu lesconséquences qui pourraient s’en suivre si elle était reconnue parFeuille-Verte, qui pourrait sans doute juger convenable des’immiscer dans leur affaire afin de gagner les bonnes graces duchevalier qui commandait la garnison. Cependant le vieil archercontinuait sa conversation avec Bertram, tandis que celui-ci, commebien des gens en pareille situation, souhaitait de tout son cœurque son compagnon, bien intentionné, eût été à cent toises sousterre, pour qu’il lui fût possible de rejoindre sa maîtresse ;mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se rapprocher d’elleautant que possible sans exciter de soupçons.

« Je vous prie, digne ménestrel, ditFeuille-Verte après avoir prudemment regardé autour de lui,reprenons le sujet dont nous causions avant d’être arrivés ici.N’est-ce pas votre opinion que les Écossais ont fixé cette matinéemême pour quelqu’une des dangereuses tentatives qu’ils ont tant defois renouvelées, et contre lesquelles se tiennent si bien en gardeles gouverneurs placés dans cette province de Douglas par notre bonroi Édouard, notre légitime souverain ? »

« Je ne puis voir, répliqua le ménestrel,sur quels fonde-mens vous établissez une pareille crainte, ni cequi vous semble ici, dans ce cimetière, différent de ce que vous medisiez en venant ici, lorsque vous aviez l’air de me mépriser,parce que je m’abandonnais à des soupçons du même genre. »

« Ne voyez-vous pas, reprit l’archer, lamultitude de gens à étranges figures et à déguisemens divers qui sepressent dans ces antiques ruines, ordinairement sisolitaires ? Voici là assis, par exemple, un jeune homme quisemble vouloir éviter les regards, et dont les vêtemens, je lejurerais, n’ont jamais été taillés en Écosse. »

« Et si c’est un pèlerin anglais,répliqua le ménestrel, en voyant que l’archer lui désignait dudoigt lady Augusta de Berkely, il présente assurément moins matièreà soupçon. »

« Je n’en sais rien, dit le vieuxFeuille-Verte, mais je pense qu’il sera de mon devoir d’avertir sirJohn de Walton, si je puis le joindre, qu’il se trouve ici bien desgens qui, à en juger par leur mine, n’appartiennent ni à lagarnison ni à cette partie de la contrée. »

« Considérez, dit Bertram, avant deporter une telle accusation contre ce pauvre jeune homme, et del’exposer à toutes les conséquences qui doivent nécessairementrésulter d’un soupçon d’une telle nature, combien de circonstancesparticulières à cette époque peuvent engager à des actes dedévotion. Non seulement c’est l’anniversaire de l’entréetriomphante du fondateur de la religion chrétienne à Jérusalem,mais ce jour même est appelé Dominica confitentium, ouDimanche des confesseurs, et les palmes, ou les rameaux d’if ou desaule, qui les remplacent et qui sont distribuées aux prêtres sontsolennellement réduites en cendres, que les prêtres distribuentensuite aux fidèles le mercredi des cendres de l’année suivante,rites et cérémonies qui sont toujours observés dans notre pays, parordre de l’Église, et vous ne pouvez pas, digne archer, vous nepouvez pas, sans crime, poursuivre, comme coupable de méditer desprojets contre votre garnison, des gens qui peuvent justifier leurprésence ici par leur désir d’assister aux cérémonies du jour. Etvoyez-vous cette nombreuse procession qui approche avec bannière etcroix, et qui se compose sans doute de quelque ecclésiastique dehaut rang et de sa suite ? Demandons d’abord qui il est, etprobablement nous trouverons, dans son nom et sa dignité, unegarantie suffisante de la conduite pacifique et régulière de ceuxque la piété a réunis en ce jour dans l’église deDouglas. »

Feuille-Verte demanda donc le nom dupersonnage que son compagnon désirait connaître, et reçut pourréponse que le saint homme qui s’avançait en tête de la processionn’était autre que le diocésain du district, l’archevêque deGlasgow, qui était venu honorer de sa présence les cérémonies parlesquelles ce jour devait être sanctifié.

Le prélat pénétra donc dans l’enceinte ducimetière ruiné, précédé de ses porte-croix, et suivi d’unenombreuse multitude portant des branches d’if et d’autres arbrestoujours verts qui pour cette fête remplaçaient les palmes. Lesaint père donnait en passant sa bénédiction, accompagnée de signesde croix, qui était reçue avec de pieuses exclamations par ceux desfidèles qui l’entouraient. « C’est à vous, révérend père, quenous demandons le pardon de nos fautes, et que nous désironshumblement les confesser, afin que nous puissions en obtenirensuite la rémission au ciel ! »

Ce fut ainsi que se réunirent la congrégationet le dignitaire ecclésiastique, échangeant de pieux saluts, et neparaissant songer qu’aux rites du jour. Les acclamations, de lafoule se mêlaient à la voix sonore du prêtre qui officiait suivantle rituel sacré, le tout formant une scène qui, conduite avec lapompe et le cérémonial catholiques, n’était pas moins édifiantequ’imposante.

L’archer, en voyant le zèle, avec lequel lafoule réunie dans le cimetière, aussi bien que les fidèles del’Église, en sortir précipitamment, et venir, avec un air detriomphe saluer l’évêque du diocèse, fut presque honteux dessoupçons qu’il avait conçus sur la sincérité des intentions dudigne prélat en venant célébrer la fête. Profitant d’un accès dedévotion, peut-être assez extraordinaire chez le vieuxFeuille-Verte qui en ce moment s’était avancé lui-même pourrecueillir sa part des bénédictions que dispensait le prélat,Bertram s’esquiva d’auprès de son ami l’Anglais ; et, seglissant à côté de lady Augusta, échangea avec elle, par unserrement de main, une félicitation réciproque de se retrouverréunis. À un signe du ménestrel, ils se retirèrent dans l’intérieurde l’église, de manière à n’être point remarqués dans la foule,chose qui leur fut d’autant plus facile qu’il régnait une ombreassez épaisse dans certaine partie de l’édifice.

Le corps de l’église, dévastée comme ellel’était, et pour ainsi dire tapissée des trophées d’armes desderniers seigneurs de Douglas, ressemblait plutôt à des ruinesprofanées par le sacrilége qu’à l’enceinte d’un lieu saint :cependant l’on pouvait voir que des préparatifs avaient été faitspour la cérémonie du jour. À l’extrémité de la nef était suspendule grand écusson du comte de Douglas qui était récemment mortprisonnier en Angleterre. Autour de cet écusson étaient placés lesplus petits écus de ses seize ancêtres, et une épaisse ombre noireétait répandue par l’ensemble de ce trophée, où ne brillaient quel’éclat des couronnes et le reflet de certaines armoiries moinssombres que les autres, d’après les règles du blason. Je n’ai pasbesoin de dire que, sous d’autres rapports, l’église étaittristement délabrée, car c’était l’endroit même où sir Aymer deValence avait eu une entrevue avec le vieux fossoyeur, et oùmaintenant, après avoir réuni, dans un coin séparé, quelques unesdes troupes de soldats épars qu’il avait rassemblées et amenées àl’église, il se tenait en alerte et semblait prêt à une attaqueaussi bien en plein jour qu’au milieu de la nuit. Cette vigilanceétait d’autant plus nécessaire que sir John de Walton paraissaitoccupé à chercher d’un lieu à un autre, comme s’il ne pouvaitdécouvrir l’objet qu’il cherchait, et qui, comme le lecteur lecomprendra aisément, n’était autre que lady Augusta de Berkelyqu’il avait perdue de vue au milieu de la foule. Dans la partieorientale de l’église était élevé un autel temporaire, à côtéduquel, revêtu de ses ornemens sacerdotaux, l’archevêque de Glasgowavait pris place avec les prêtres et les différentes personnes quicomposaient son cortége épiscopal. Sa suite n’était ni nombreuse nirichement habillée, et le costume du prélat lui-même n’était guèrepropre à donner une haute idée de la richesse et de la dignité del’épiscopat. Cependant depuis qu’il avait déposé sa croix d’or àl’ordre sévère du roi d’Angleterre, celle de simple bois qu’ilavait prise en place n’avait pas moins d’autorité et ne commandaitpas moins le respect parmi le clergé et le peuple du diocèse.

Les différentes personnes, Écossaises denation, alors rassemblées autour de lui, semblaient épier sesmouvemens, comme ceux d’un saint descendu du ciel ; et lesAnglais attendaient, frappés d’un muet étonnement, comme s’ilseussent craint qu’à quelque signal inopinée une attaque fût tentéecontre eux, soit par les puissances de la terre ou du ciel, soitpar les unes et les autres. En effet tel était le dévouement desmembres du haut clergé d’Écosse, aux intérêts du parti de Bruce,que les Anglais ne leur permettaient qu’à peine de prendre partmême aux cérémonies de l’église qui étaient de leur domaineparticulier : aussi la présence de l’archevêque de Glasgow,officiant un jour de si grande fête dans l’église de Douglas, étaitune circonstance assez rare, et qui ne pouvait manquer d’exciter lasurprise et les soupçons. Cependant un concile de l’église avaitrécemment enjoint aux premiers prélats écossais de remplir leurdevoir le jour de la fête des Rameaux, et ni les Anglais ni lesÉcossais ne voyaient cette cérémonie avec indifférence. Le silenceinaccoutumé qui régnait dans l’église remplie, à ce qu’il semblait,de personnes dont les vues, les espérances, les désirs et les vœuxétaient différens, ressemblait à un de ces calmes solennels quisouvent précèdent le choc des élémens, et qui sont bien connus pourêtre les présages de quelque terrible convulsion de la nature. Tousles animaux, suivant leurs instincts divers, expriment leursentiment de la tempête qui approche ; les troupeaux, lesdaims et les autres habitans des forêts se retirent dans leursretraites les plus profondes ; les brebis s’empressent deregagner leur parc ; et la lourde stupeur de toute la nature,soit animée soit inanimée, présage qu’elle se réveillera bientôtpar un bouleversement et un choc général, quand l’éclair lividesifflera de manière à répondre dignement aux roulemens dutonnerre.

C’était ainsi que, plongés dans un profondsilence, ceux qui s’étaient rendus à l’église en armes à l’appel deDouglas épiaient et attendaient à chaque instant un signald’attaque, tandis que les soldats de la garnison anglaise,convaincus des mauvaises dispositions des Écossais à leur égard,croyaient à chaque instant qu’ils allaient entendre le cri bienconnu de « arcs et bills ! » donner le signal d’uncombat général ; et les deux partis, se regardant l’un l’autreavec fierté, semblaient préparés à la lutte fatale.

Malgré la tempête qui paraissait à chaquemoment prête à éclater, l’archevêque de Glasgow continuait des’acquitter avec la plus grande solennité des cérémoniesparticulières à la fête ; il s’arrêtait de temps à autre pourregarder la multitude, comme calculant si les turbulentes passionsde ceux qui l’entouraient pourraient être contenues assezlong-temps pour qu’il lui fût possible de remplir jusqu’au bout sesfonctions d’une manière convenable au lieu et à la circonstance. Leprélat venait enfin d’achever l’office, lorsqu’une personne,s’avançant vers lui d’un air solennel et sombre, demanda aurévérend père s’il ne pourrait pas consacrer quelques instans àporter ses consolations spirituelles à un homme qui gisait mourantdes suites d’une blessure, non loin de là.

L’ecclésiastique acquiesça tout de suite àcette demande, au milieu d’un silence morne qui, lorsqu’ilexaminait les sourcils froncés d’une partie au moins des assistans,lui faisait craindre que cette fatale journée ne finît pas d’unemanière paisible. Le père fit signe au messager de lui montrer lechemin et alla remplir son devoir, accompagné de quelques hommesqui passaient pour être partisans de Douglas.

Il y eut alors quelque chose de très frappant,sinon de suspect, dans l’entrevue qui se passa. Sous une voûtesouterraine était déposé le corps d’un homme grand et vigoureux,dont le sang coulait en abondance par deux ou trois largesblessures, et se répandait sur les bottes de paille qui luiservaient de lit, tandis que ses traits exprimaient un mélange decourage et de férocité, qui semblait même prêt à se changer en uneexpression plus sauvage.

Le lecteur aura sans doute déja pensé que lepersonnage en question n’était autre que Michel Turnbull qui,blessé dans la rencontre du matin, avait été laissé par quelquesuns de ses amis sur la paille qu’on lui avait arrangée en forme delit, pour y vivre ou y mourir, comme il plairait à Dieu. Le prélat,dès son entrée sous la voûte, ne perdit pas de temps à appelerl’attention du blessé sur l’état de ses affaires spirituelles, et àlui administrer les secours que l’église ordonne de donner auxpécheurs mourans. Les paroles qu’ils échangeaient ensemble avaientce caractère grave et sévère que doit avoir la conversation d’unpère spirituel et d’un pénitent, quand tout un monde disparaît auxyeux du pécheur, et qu’un autre monde se développe devant lui danstoutes ses terreurs, et crie à l’oreille du coupable le châtimentque les actions qu’il a faites durant sa vie mortelle doiventnécessairement le porter à attendre. C’est un des plus solennelsentretiens que puissent avoir ensemble deux êtres de la terre, etle caractère intrépide de cet habitant de la forêt de Jedwood aussibien que l’expression bienveillante et pieuse du vieilecclésiastique augmentaient beaucoup le caractère touchant de cettescène.

« Turnbull, dit l’homme de Dieu, j’espèreque vous me croirez si je vous dis que le cœur me saigne de vousvoir amené dans un tel état par des blessures que (et c’est mondevoir de vous le dire) vous devez considérer commemortelles. »

« La chasse est-elle donc finie ?répliqua l’homme de Jedwood avec un soupir. Peu m’importe, bonpère, car je crois m’être comporté comme il convient à un bravechasseur, et que la vieille forêt n’a point par ma faute perdu desa réputation pour l’art de poursuivre et de réduire le gibier auxabois ; et même, dans cette dernière affaire, il me semble quece beau chevalier anglais n’aurait point remporté un pareilavantage si le terrain où nous avons combattu eût été égal pourl’un et pour l’autre, ou si j’eusse été prévenu de son attaque.Mais il sera reconnu par tous ceux qui prendront la peine del’examiner, que le pied du pauvre Michel Turnbull a glissé deuxfois durant le combat, et qu’autrement il ne serait pas ici gisantdans l’agonie de la mort, tandis qu’au contraire cet homme du sudserait probablement mort comme un chien sur cette paille sanglante,en ma place. »

L’évêque répliqua en engageant son pénitent àrenoncer à ces idées de vengeance et de mort, et à tâcher plutôt deréfléchir au grand voyage dont le moment ne tarderait pas àarriver.

« Oh ! répondit le blessé, vous, monpère, vous savez indubitablement mieux que moi ce qu’il convientque je fasse ; cependant il me semble que j’aurais été enfaute si j’avais différé jusqu’à ce jour pour faire l’examen de mavie, et je ne suis pas homme à nier que la mienne n’ait étésanglante et désespérée. Mais vous m’accorderez que je n’en aijamais voulu à un brave ennemi de ce qu’il m’a fait souffrir, etque je suis un de ces hommes qui, nés en Écosse, et enflammés d’unamour bien naturel pour leur pays, n’ont point dans ces dernierstemps préféré au casque de fer la toque et la plume, et n’ont pasété tant en rapport avec tels livres de prières qu’avec des lamesnues ; et vous savez vous-même, mon père, si, dans notrerésistance à l’usurpation anglaise, nous n’avons pas toujours eul’approbation des fidèles prélats de l’Église écossaise, et si onne nous a point exhortés à prendre les armes et à nous en servirpour l’honneur de notre roi d’Écosse et la défense de nos propresdroits. »

« Assurément, dit le prélat, telles ontété nos exhortations à nos compatriotes opprimés, et je ne vousenseigne pas à présent une doctrine contraire ; néanmoins,aujourd’hui que j’ai du sang autour de moi et un homme qui se meurtsous mes yeux, j’ai besoin de souhaiter de ne pas être sorti de lavéritable route, de n’avoir pas ainsi contribué à égarer lesautres. Puisse le ciel me pardonner si je l’ai fait, puisque jen’ai à alléguer que ma sincère et bonne intention en excuse duconseil erroné que je vous ai donné, à vous ainsi qu’à d’autres,touchant ces guerres. Je reconnais qu’en vous excitant à teindrevos épées dans du sang, j’ai violé jusqu’à un certain point lecaractère de ma profession qui défend et de répandre le sang et defaire que d’autres le répandent. Puisse le ciel nous mettre à mêmede remplir nos devoirs et de nous repentir de nos erreurs,particulièrement de celles qui ont occasioné la mort ou le malheurde nos semblables ! et surtout, puisse le chrétien mourantreconnaître ses erreurs, et se repentir avec sincérité d’avoir faità autrui ce qu’il n’aurait pas voulu qu’il lui fûtfait ! »

« Quant à cette affaire, répliquaTurnbull, je n’ai jamais vu le temps où je n’aie pas été prêt àéchanger un coup avec l’homme le plus courageux du monde ; etsi je n’ai pas toujours manié l’épée, c’est parce que j’avaisappris à faire usage de la hache d’armes de Jedwood, que lesAnglais appellent pertuisane, et qui ne diffère guère, suivant moi,de l’épée ni du poignard. »

« La différence n’est pas grande, sansdoute, dit l’évêque ; mais je crains, mon ami, que la mortdonnée avec ce que vous appelez la hache de Jedwood ne vous vailleaucun privilége sur celui qui exécute la même action et commet lemême mal avec toute autre arme. »

« À coup sûr, digne père, répliqua lepénitent, je dois convenir que l’effet des armes est le même, en cequi concerne l’homme qui reçoit le coup ; mais je demanderai àvotre science pourquoi un homme de Jedwood ne se servirait pas,comme c’est l’usage dans son pays, d’une hache de Jedwood, qui est,ainsi que le nom l’indique, l’arme offensive propre à cepays ? »

« Le crime de meurtre, répondit l’évêque,ne consiste pas dans l’arme avec laquelle le crime est commis, maisdans le mal que le meurtrier fait à son semblable, et dans ledésordre qu’il introduit au sein de la création paisible etrégulière du roi des cieux ; et c’est en vous repentant de cecrime que vous pouvez plus spécialement espérer fléchir le cielirrité de vos offenses, et en même temps échapper aux conséquencesqu’aura, suivant les saintes Écritures, pour celui qui l’auraversé, l’effusion du sang. »

« Mais, bon père, répliqua le blessé,vous savez aussi bien que personne que, dans cette compagnie etmême dans cette église, il y a des vingtaines d’Écossais etd’Anglais sur le qui-vive, qui ne sont pas tant venus ici pourremplir les devoirs religieux de ce jour, que littéralement pours’arracher la vie les uns aux autres, et donner un nouvel exemplede l’horreur des guerres que se font l’une à l’autre les deuxportions de la Bretagne. Quelle conduite doit donc tenir un pauvrehomme comme moi ? Ne dois-je pas lever contre l’Anglais cettemain que je puis encore, ce me semble, rendre passablementredoutable… ou faut-il, pour la première fois de ma vie, quej’entende pousser le cri de guerre et que mon épée ne prenne pointsa part de carnage ? Il me semble qu’il me serait difficile,peut-être tout-à-fait impossible de m’y résoudre ; mais sitelle est la volonté du ciel et votre avis, très révérend père, ilvaut incontestablement mieux que je cède à vos conseils, comme àceux d’un homme qui a l’autorité et le droit de nous tirerd’embarras dans les occasions critiques, ou, comme l’on dit, dansle cas de conscience. »

« C’est indubitablement mon devoir,répliqua l’archevêque, comme je vous l’ai déja dit, de ne pasdonner lieu en ce jour à ce qu’il y ait effusion de sang ouinfraction de paix ; et je dois vous recommander, comme à monpénitent, sur le salut de votre ame, de ne pas occasioner ces deuxgrands malheurs, soit personnellement soit en excitant les autres àle faire ; car, en suivant une autre route, vous et moi, j’ensuis certain, nous agirions d’une manière indigne etcoupable. »

« Je tâcherai de penser ainsi, révérendpère, répondit le chasseur : néanmoins j’espère qu’au ciel onse rappellera en ma faveur que je suis le premier homme portant lesurnom de Turnbull, ainsi que le propre nom du prince des archangeslui-même, qui ait jamais été capable de supporter l’affront de voirun Anglais tirer une épée en sa présence, sans avoir été par làprovoqué à dégainer aussi la sienne et à courir sur lui. »

« Prenez garde, mon fils, répliqua leprélat de Glasgow, et remarquez qu’en ce moment même vous n’êtespas fidèle aux résolutions que vous venez tout-à-l’heure deprendre, après de sérieuses et justes considérations. Ne ressemblezdonc pas, ô mon fils ! à la truie qui s’est vautrée dans lahoue, et qui, après avoir été lavée, court se souiller de nouveau,et revient plus sale qu’elle n’était auparavant. »

« Eh bien ! révérend père, repartitle blessé, quoiqu’il semble presque contre nature que des Écossaiset des Anglais se rencontrent sans faire un échange de coups, jetâcherai néanmoins très sincèrement de ne fournir aucune occasionde querelle, et, s’il est possible, de ne pas saisir celles quipourront m’être fournies par d’autres. »

« En agissant ainsi, répliqua l’évêque,vous réparerez au mieux la violation que vous avez commise à la loide Dieu. En d’autres occasions, vous empêcherez toute cause dequerelle entre vous et vos frères du Sud, et vous échapperez àcette tentation de répandre le sang, si commune à notre époque et ànotre génération. Et ne pensez pas que je vous impose, par cesadmonitions, un devoir plus difficile qu’il ne faut pour que vousl’accomplissiez comme homme et comme chrétien. Je suis moi-mêmehomme, Écossais, et, comme tel, je me sens offensé de l’injusteconduite des Anglais envers notre patrie et notre souverain ;et pensant comme vous pensez, je sais combien vous devez souffrirquand vous êtes obligé de vous soumettre à des insultes nationalessans vengeance ni représailles. Mais ne nous imaginons pas être lesagens de cette légitime vengeance que le ciel a spécialementdéclarée être son attribut propre. N’oublions pas, tandis que nousvoyons et sentons les injustices dont notre pays est accablé,n’oublions pas que nos propres invasions, nos embuscades, nossurprises ont été aussi fatales aux Anglais que leurs attaques etleurs excursions l’ont été pour nous : en un mot, que lesmalheurs survenus au nom des croix de Saint-André et deSaint-George ne soient plus considérés comme des motifs de guerrepour les habitans des deux pays limitrophes, au moins pendant lesfêtes de la religion ; mais comme elles sont l’une et l’autredes signes de rédemption, que, de même, elles indiquent plutôtl’oubli et la paix de part et d’autre. »

« Je consens, répondit Turnbull, àm’abstenir de toute offense envers autrui, et je m’efforcerai mêmede ne point garder rancune à celles des autres, dans l’espéranced’amener en ce monde un état de choses heureux et tranquille, telque vos paroles, révérend père, me le font augurer. » Tournantalors son visage vers la muraille, l’habitant des frontièresattendit avec fermeté l’arrivée de la mort, et l’évêque la luilaissa contempler.

Les pacifiques dispositions que le prélatavait inspirées à Michel Turnbull s’étaient en quelque sorterépandues parmi les assistans qui avaient écouté avec une craintereligieuse l’exhortation spirituelle à suspendre toute hainenationale et à demeurer en trève et en amitié l’un avecl’autre ; mais le ciel avait décrété que la querellenationale, dans laquelle tant de sang avait été déja versé,occasionerait encore dans ce jour un combat à mort.

D’éclatantes fanfares de trompettes,paraissant venir de dessous terre, retentirent alors dans l’Église,et éveillèrent l’attention des soldats et des fidèles qui s’ytrouvaient réunis. La plupart de ceux qui entendirent ces sonsbelliqueux portèrent la main à leurs armes, pensant qu’il étaitinutile d’attendre plus long-temps le signal de l’action. Des voixgrossières, de rudes exclamations, le frottement des épées sortantdes fourreaux, ou leur cliquetis contre les autres pièces desarmures, présagèrent d’une manière terrible l’attaque qui,néanmoins, fut retardée d’un instant par les exhortations del’archevêque. Un second bruit de trompettes résonna, et la voixd’un héraut fit la proclamation suivante.

« … Attendu que beaucoup de noblespoursuivans de chevalerie sont présentement assemblés dans l’églisede Douglas ; attendu qu’il existe entre eux des causesordinaires de querelles et de débats pour leur mérite commechevaliers, en conséquence, les chevaliers écossais sont prêts àcombattre tel nombre de chevaliers anglais qui pourra être convenu,pour soutenir soit la beauté supérieure de leurs dames, soit laquerelle nationale dans toutes ses branches, soit sur tout autrepoint de contestation qu’ils peuvent avoir à vider, et qui serontjugés, par les deux partis, motifs suffisans de querelle ; etles chevaliers qui seront assez malheureux pour succomber danscette lutte renonceront à poursuivre davantage leurs querelles ou àporter désormais les armes, outre les autres conditions quipourront être déterminées, comme conséquences de la défaite, par unconseil des chevaliers présens dans la susdite église de Douglas.Mais surtout un nombre quelconque d’Écossais, depuis un jusqu’àvingt, soutiendra la querelle qui a déja tant coûté de sang,relativement à la mise en liberté de lady Augusta de Berkely, et àla reddition du château de Douglas à son propriétaire ici présent.C’est pourquoi on requiert des chevaliers anglais qu’ils donnentleur consentement à ce qu’une pareille épreuve de courage aitlieu ; et, d’après les règles de la chevalerie, ils ne peuventrefuser sans perdre entièrement leur réputation de valeur, et sanss’exposer à voir diminuer tel autre degré d’estime qu’un courageuxpoursuivant d’armes doit vouloir se concilier, tant aux yeux desbraves chevaliers de son propre pays qu’à ceux desautres. »

Ce défi inattendu réalisa les craintes lesplus exagérées de ceux qui n’avaient vu qu’avec méfiance en ce jourla réunion extraordinaire des partisans de la maison de Douglas.Après un court intervalle de silence, les trompettes sonnèrentencore bruyamment, et la réponse des chevaliers anglais fut faiteen ces termes.

« À Dieu ne plaise que les droits et lespriviléges des chevaliers anglais et la beauté de leurs damoisellesne soient pas soutenus par les enfans de l’Angleterre, ou que ceuxdes chevaliers anglais qui sont ici rassemblés montrent la moindrehésitation à accepter cette offre de combat, fondée soit sur labeauté supérieure de leurs dames, soit sur les causes de disputequi existent entre les deux nations, pour l’un ou l’autre desquelsmotifs, ou pour tous les deux, les chevaliers d’Angleterre iciprésens sont prêts à combattre aux termes du susdit cartel ;tant que leurs épées et leurs lances le leur permettront, sauf etexcepté, pourtant, la reddition du château de Douglas, qui ne peutêtre rendu qu’au roi d’Angleterre, ou à ceux agissant par sonordre. »

Chapitre 20La Reddition du Château.

Poussez le terrible cri de guerre ;que les champions partent, et que chacun fasse bravement sondevoir, et Dieu défendra la bonne cause… Saint André ! Ilspouvaient pousser trois fois ce cri, et le poussaient de toutesleurs forces ; puis ils marchèrent contre les Anglais, commeje vous l’ai bien dit. Nos Anglais leur répondirent en criant SaintGeorge, le brave chevalier de nos dames ! Ils criaient ainside toutes leurs forces en répétant trois fois ce cri.

Vieille Ballade.

La crise extraordinaire mentionnée dans lechapitre précédent fut cause, comme on peut bien le supposer, queles chefs des deux partis renoncèrent alors à toute dissimulation,et déployèrent toutes leurs forces en rangeant en bataille leurspartisans respectifs. On vit alors le célèbre chevalier de Douglastenir conseil avec sir Malcolm Fleming et d’autres illustrescavaliers.

Sir John de Walton, dont l’attention avait étééveillée par la première fanfare de trompette, tandis qu’ilcherchait avec inquiétude à assurer une retraite à lady Augusta,s’occupa aussitôt du soin de rassembler ses hommes, soin danslequel il fut secondé par l’active amitié du chevalier deValence.

Lady de Berkely ne se montra nullementintimidée de ces préparatifs de combat. Elle s’avança suivie deprès par le fidèle Bertram, et une femme en costume de cavalier,dont la figure, quoique soigneusement cachée, n’était autre quecelle de l’infortunée Marguerite de Hautlieu, dont les pirescraintes s’étaient réalisées quant à l’infidélité du chevalier sonamant.

Suivirent quelques instans de silence,qu’aucune des personnes présentes n’osait prendre sur elle derompre.

Enfin le chevalier de Douglas s’avança, et dità haute voix :

« Je désirerais savoir si sir John deWalton attend la permission de James de Douglas pour évacuer sonchâteau, sans perdre davantage une journée que nous pourrionsemployer à combattre, et s’il lui faut le consentement et laprotection de Douglas pour le faire ? »

Le chevalier de Walton tira son épée :« Je tiens le château de Douglas, dit-il, et je le défendraicontre l’univers entier… Jamais d’ailleurs je ne demanderai àpersonne ce que je puis m’assurer par ma seule épée. »

« Je suis des vôtres, sir John, dit Aymerde Valence, et je vous soutiendrai en bon camarade contre quiconquepeut nous chercher querelle. »

« Courage, noble Anglais ! dit lavoix de Feuille-Verte, prenez vos armes au nom de Dieu. Arcs etbills ! arcs et bills ! Un messager nous apporte lanouvelle que Pembroke est en marche venant des frontièresd’Ayrshire, et qu’il nous aura rejoints avant une demi-heure. Aucombat, vaillans Anglais ! Valence à la rescousse ! etvive le brave comte de Pembroke !

Les Anglais qui se trouvaient dans l’église età l’entour ne tardèrent pas un instant à prendre les armes, et deWalton criant de toutes ses forces : « Je conjure Douglasde songer à la sûreté des dames ! » Il se fraya unpassage vers la porte de l’église, les Écossais se trouvantincapables de résister à l’impression de terreur qui s’empara d’euxà la vue de cet illustre chevalier, secondé par son frère d’armes,qui tous deux avaient été si long-temps la terreur du pays.Cependant il se pouvait que de Walton eût réussi à sortirtout-à-fait de l’église s’il n’eût été courageusement arrêté par lejeune fils de Thomas Dikson d’Hazelside, tandis que son pèrerecevait de Douglas l’ordre de veiller à ce que les damesétrangères ne souffrissent aucun mal durant le combat qui,long-temps suspendu, allait enfin s’engager.

Durant ce temps-là, de Walton jetait les yeuxsur lady Augusta avec un vif désir de voler à son secours ;mais il fut obligé de reconnaître qu’il pourvoirait mieux à sasûreté en la laissant sous la protection de l’honneur deDouglas.

En attendant, le jeune Dickson frappait coupssur coups, demandant à son courage, malgré son extrême jeunesse,tous les efforts dont il était capable pour conquérir la gloireréservée au vainqueur du célèbre de Walton.

« Jeune fou, dit enfin sir John, quiavait d’abord épargné le pauvre garçon, reçois donc la mort d’unenoble main, puisque tu la préfères à des jours longs etpaisibles. »

« Peu m’importe, répliqua le jeuneÉcossais d’une voix mourante ; j’ai vécu assez long-temps,puisque je vous ai si long-temps retenu à la place où vous êtesmaintenant. »

Le jeune homme disait vrai ; car, aumoment même où il tombait pour ne plus se relever, Douglas leremplaça, et, sans dire un seul mot, renouvela avec de Walton ceformidable combat singulier où ils avaient déja fait preuve de tantde courage, et qu’ils recommencèrent avec un redoublement de furie.Sir Aymer de Valence alla se placer à gauche de son ami de Walton,et semblait désirer qu’un partisan de Douglas vint se joindre à sonchef pour qu’il pût lui-même prendre part à l’action ; mais nevoyant personne qui semblât disposé à le satisfaire, il modéra sonenvie, et demeura simple spectateur, bien contre son gré. Enfin ilsembla que Fleming, qui se tenait au premier rang des chevaliersécossais, voulût se mesurer avec de Valence. Aymer lui-même,brûlant du désir de se battre, s’écria enfin : « Infidèlechevalier de Boghall ! en avant, et défendez-vous contrel’imputation d’avoir abandonné la dame de vos amours et de faire lahonte de la chevalerie ! »

« Ma réponse, dit Fleming, même à uneinsulte moins grave pend à mon côté. » En un instant une épéeétait dans sa main, et même les guerriers les plus habiles quiétaient spectateurs eurent peine à suivre des yeux une lutte quiressembla plutôt à une tempête dans un pays de montagnes qu’aucliquetis de deux épées qui frappent et qui parent, qui tour à tourattaquent ou repoussent.

Leurs coups se succédaient avec une effrayanterapidité ; et quoique les deux combattans ne pussent pas,comme Douglas et de Walton, conserver un certain degré de réserve,fondé sur le respect que ces chevaliers avaient l’un pour l’autre,cependant au défaut d’art suppléait chez de Valence et Fleming unefureur qui rendait l’issue du combat presque aussi incertaine.

Voyant leurs supérieurs ainsi engagés dans unelutte de désespoir, les partisans, suivant l’usage, restèrentimmobiles de part et d’autre, et les regardèrent avec le respectqu’ils portaient comme par instinct à leurs commandans et leurschefs de guerre. Une femme ou deux avaient été cependant attirées,suivant la nature de leur sexe, par leur compassion envers ceux quiétaient déja tombés victimes des chances de la guerre. Le jeuneDickson, qui rendait le dernier soupir sous les pieds descombattans, fut en quelque sorte arraché au tumulte par lady deBerkely, de la part de qui cette action parut d’autant moinsétrange qu’elle portait encore son habit de pèlerin, et quiessayait vainement d’attirer l’attention du père du jeune homme parla triste tâche qu’elle s’était imposée.

« Ne vous embarrassez pas, madame, de cequi est irréparable, dit le vieux Dickson, et ne distrayez pasvotre attention et la mienne du soin de votre sûreté, que c’est ledésir de Douglas de garantir, et que, s’il plaît à Dieu et à sainteBride, je considère comme mise par mon commandant sous maresponsabilité. Croyez-moi, la mort de ce jeune homme ne sera pointoubliée, quoique ce ne soit pas à présent le moment de s’ensouvenir. Le temps des souvenirs viendra, et avec ce temps l’heurede la vengeance. »

Ainsi parlait le sombre vieillard, détournantles yeux du corps sanglant qui gisait à ses pieds, modèle de beautéet de force. Après y avoir jeté un dernier et triste regard, ils’éloigna et vint se placer à l’endroit d’où il pouvait le mieuxprotéger lady de Berkely, sans tourner de nouveau les yeux vers lecadavre de son fils.

Cependant le combat continuait, sans lemoindre ralentissement de part ni d’autre, sans aucun avantagedécidé. Enfin, toutefois, le destin parut disposé à intervenir. Lechevalier de Fleming, poussant en avant avec furie et amené parhasard presque à côté de lady Marguerite de Hautlieu, manqua soncoq, et le pied lui glissant dans le sang de la jeune victime,Dickson, il tomba devant son adversaire, et fut sur le point de setrouver à sa merci, lorsque Marguerite de Hautlieu, qui avaithérité de l’ame d’un guerrier ; et qui en outre n’était pasmoins vigoureuse qu’intrépide, voyant une hache d’une médiocregrandeur à terre où l’avait laissée tomber l’infortuné fils deDickson, elle la ramassa aussitôt, en arma sa main, et interceptaou abattit l’épée de sir Aymer de Valence, qui, autrement, seraitdemeuré maître du terrain à cet instant décisif. Fleming songeaittrop à s’occuper d’un secours si inattendu, pour s’arrêter àrechercher la manière dont le secours lui était prêté ; ilregagna aussitôt l’avantage qu’il avait perdu, et réussit dans lasuite du combat à donner le croc en jambe à son antagoniste quitomba sur le pavé, tandis que la voix de son vainqueur, s’ilméritait réellement ce nom, faisait retentir dans l’église cesfatales paroles : « Rends-toi, Aymer de Valence !…Rescousse ou non rescousse !… Rends-toi !…rends-toi ! ajouta-t-il, en lui mettant une épée sous lagorge, non pas à moi, mais à cette noble dame, rescousse ou nonrescousse !

Ce fut avec un serrement de cœur que lechevalier anglais s’aperçut qu’il avait totalement perdu uneoccasion si favorable d’acquérir de la renommée, et il fut obligéde se résigner à son sort, ou d’être tué sur place. Il y avaitseulement une consolation, et c’était que jamais combat n’avait étésoutenu avec plus d’honneur, puisque la victoire avait été aussibien décidée par le hasard que par le courage.

L’issue du long et terrible combat entreDouglas et de Walton ne resta plus long-temps incertaine : àvrai dire, le nombre des victoires remportées en combat singulierpar Douglas dans ces guerres était si grand, qu’on pouvait douters’il n’était pas en force et en adresse supérieur, comme chevalier,à Bruce lui-même ; et il était du moins regardé presque commeson égal dans l’art de la guerre.

Il arriva cependant qu’après trois quartsd’heure d’une lutte acharnée, Douglas et de Walton, dont les nerfsn’étaient pas absolument de fer, commencèrent à laisser apercevoirpar quelques signes que leurs corps d’humains se ressentaient deleurs terribles efforts. Les coups commencèrent à être portés pluslentement et furent parés avec moins de promptitude. Douglas,voyant que le combat touchait à sa fin, fit généreusement signe àson antagoniste d’arrêter un moment.

« Brave de Walton, dit-il, il n’y a pointde querelle à mort entre nous, et vous devez reconnaître que, danscette passe d’armes, Douglas, bien qu’il ne possède en ce monde queson manteau et son épée, s’est abstenu de prendre un avantagedécisif lorsque la chance du combat le lui a offert plus d’unefois. La maison de mon père, les larges domaines qui l’entourent,l’habitation et les sépulcres de mes ancêtres forment unerécompense raisonnable pour exciter un chevalier à combattre, etm’ordonnent d’une voix impérative de poursuivre une lutte dont lebut est semblable, tandis que vous êtes toujours aussi bien venuprès de cette noble dame, dont je vous garantis l’honneur et lasûreté, que si vous la receviez des mains du roi Édouardlui-même ; et je vous donne ma parole que les plus grandshonneurs qui puissent attendre un chevalier, et l’absence complètede tout ce qui pourrait ressembler à une insulte ou à une injure,seront réservés à de Walton, s’il remet le château ainsi que sonépée à James de Douglas. »

« C’est le destin auquel je suispeut-être condamné, répliqua sir John de Walton ; mais jamaisje ne m’y soumettrai volontairement, et l’on ne dira jamais de moique ma propre bouche, à moins que je ne fusse réduit à la dernièreextrémité, a prononcé contre moi-même la fatale condamnationd’abaisser la pointe de ma propre épée. Pembroke est en marche avectoute son armée pour secourir la garnison de Douglas ;j’entends même déja le galop de son cheval ; et je ne lâcheraipoint pied lorsque je suis à l’instant d’être secouru. Je ne crainspas non plus que l’haleine qui commence à me manquer ne me permettepas de soutenir encore cette lutte jusqu’à l’arrivée du secours quej’attends. Allons donc, et ne me traitez pas comme un enfant, maiscomme un homme qui, soit remportant la victoire soit éprouvant unéchec, ne redoute pas d’avoir à résister à toute la force de sonadversaire. »

« Eh bien donc, soit ! » ditDouglas, dont le front, tandis qu’il prononçait ces quelques mots,se couvrit d’une teinte sombre semblable à la couleur livide d’unnuage chargé de tonnerre, preuve qu’il méditait de mettrepromptement fin à cette lutte, lorsque précisément un bruit de pasde chevaux approchant de plus en plus, un chevalier gallois, qu’onreconnut pour tel à la petite taille de son coursier, à ses jambesnues et à sa lame ensanglantée, cria de toute sa force auxcombattans de s’arrêter.

« Pembroke est-il près ? » ditde Walton.

« Il n’est qu’à Loudon-hill, répliqual’exprès ; mais j’apporte ses ordres à sir John deWalton. »

« Je suis prêt à y obéir au péril de mesjours, » répondit le chevalier.

« Malheur à moi ! s’écria leGallois ; faut-il donc que ma bouche apporte aux oreilles d’unhomme si brave d’aussi fâcheuses nouvelles ! Le comte dePembroke a reçu hier l’avis que le château de Douglas était attaquépar le fils du dernier seigneur et par tous les habitans du pays.Pembroke, à cette nouvelle, résolut de marcher à votre secours,noble chevalier, avec toutes les forces qu’il avait à sadisposition. Il se mit en marche, et déja il concevait l’espérancede pouvoir délivrer le château, quand soudain il rencontra àLoudon-hill un corps d’hommes qui n’était guère inférieur au sienpour le nombre, et commandé par le fameux Bruce, que les rebellesécossais reconnaissent pour roi. Il marcha aussitôt à l’attaque,jurant qu’il ne passerait pas même un peigne dans sa barbe griseavant d’avoir délivré à tout jamais l’Angleterre de ce fléau sanscesse renaissant. Mais les chances de la guerre étaient contrenous. »

Là il s’arrêta pour reprendre haleine.

« Je m’y étais attendu ! s’écriaDouglas. Robert Bruce dormira maintenant les nuits puisqu’il s’estvengé sur Pembroke, dans son propre pays, du massacre de ses amiset de la dispersion de son armée à Methuen-wood. Ses hommes sont,il est vrai, accoutumés à braver et à surmonter tous les périls.Ceux qui suivent sa bannière ont fait leur éducation sous Wallace,outre qu’ils ont partagé les dangers de Bruce lui-même. On croyaitque les vagues les avaient engloutis lorsqu’ils s’embarquaient pourvenir de l’ouest ; mais sachez que Bruce s’est déterminé, auretour du printemps qui commence à renaître, à renouveler sesprétentions, et qu’il ne sortira pas d’Écosse tant que la vie luirestera au corps, tant qu’il demeurera un seul seigneur pourdéfendre son souverain, en dépit de toute la puissance qu’on a siperfidemment déployée contre lui. »

« Il n’est que trop vrai, dit le GalloisMeredith, quoique ce soit un fier Écossais qui parle… Le comte dePembroke, complétement défait, est incapable de sortir d’Ayr, où ils’est retiré avec de grandes pertes, et il m’envoie commander à sirJohn de Walton d’obtenir les meilleures conditions possibles pourla reddition du château de Douglas, et le prévenir de ne pluscompter sur son secours. »

Les Écossais, qui apprirent ces nouvellesinattendues, poussèrent des cris si bruyans et si énergiques, queles ruines de la vieille église parurent réellement s’ébranler etmenacer de tomber avec fracas sur la tête de ceux qui s’ytrouvaient réunis.

Le front de sir de Walton se couvrit d’unnuage, à la nouvelle du désastre de Pembroke, quoiqu’il restâtparfaitement libre de prendre toutes les mesures convenables pourla sûreté de lady Augusta. Il ne pouvait plus, néanmoins, demanderles conditions honorables qui lui avaient été offertes par Douglasavant la nouvelle de la bataille de Loudon-hill.

« Noble chevalier, dit-il, il estentièrement en votre pouvoir de me dicter les conditions de lareddition du château de vos pères ; et je n’ai aucun droit deréclamer de vous celles que me proposait votre générosité il n’y aqu’un instant. Mais je me résigne à mon sort ; et, quels quesoient les termes que vous jugerez convenable de m’accorder, je medécide à vous offrir de vous rendre cette arme ; dont jetourne en ce moment la pointe à terre, en signe que je ne m’enservirai plus contre vous avant qu’une honnête rançon ne la remetteencore une fois à ma disposition. »

« À Dieu ne plaise, répliqua le nobleJames de Douglas, que je prenne un tel avantage sur un des plusbraves chevaliers de tous ceux qui se sont mesurés avec moi sur unchamp de bataille ! Je suivrai l’exemple du chevalier deFleming, qui a galamment fait cadeau de son captif à une nobledemoiselle ici présente ; et de même, moi, je cède tous mesdroits sur la personne du formidable chevalier de Walton, à lahaute et noble dame lady Augusta de Berkely, qui, je l’espère, nedédaignera point d’accepter de Douglas un présent que les chancesde la guerre ont mis entre ses mains. »

Sir John de Walton, en entendant cettedécision inattendue, éprouva un sentiment pareil à celui duvoyageur qui aperçoit enfin les rayons du soleil qui va dompter etdissiper la tempête dont il a été battu durant toute la matinée.Lady Augusta de Berkely se rappela ce qui convenait à son rang, etsentit comment elle devait répondre à la noble proposition deDouglas. Se hâtant d’essuyer les larmes qui avaientinvolontairement coulé de ses yeux, tandis que la sûreté de sonamant et la sienne propre dépendaient de l’issue douteuse d’uncombat désespéré, elle prit l’attitude d’une héroïne de cetteépoque, qui ne se croyait pas indigne d’accepter le rôle importantqui lui était confié par la voix générale de la chevalerie d’alors.S’avançant de quelques pas, prenant l’air gracieux, mais modeste,d’une dame accoutumée à décider, en des cas aussi graves que le casprésent, elle s’adressa à l’auditoire d’un ton que lui aurait enviéla déesse des combats venant distribuer ses faveurs à la fin d’unebataille dont le champ est couvert de morts et de mourans.

« Le noble Douglas, dit-elle, ne sortirapoint sans récompense d’un combat où il s’est tant illustré. Ceriche collier de diamans que mes ancêtres ont conquis sur le sultande Trébisonde lui-même, récompense du courage, sera honoré ensoutenant, sous l’armure de Douglas, une boucle de cheveux del’heureuse damoiselle que le comte victorieux a choisie pour reinede ses pensées ; et si Douglas, jusqu’à ce qu’il l’ait orné decette boucle de cheveux, consent à y laisser celle qui a maintenantl’honneur d’y être attachée, la femme sur la tête de laquelle cescheveux ont été coupés y verra une preuve que la pauvre Augusta deBerkely est pardonnée pour avoir exposé un mortel à un combatcontre le chevalier de Douglas. »

« Aucun amour de femme, répliqua Douglas,ne séparera ces cheveux de mon sein, et je les y garderai jusqu’audernier jour de ma vie, comme emblème du mérite et de la vertu desfemmes. Et, sans vouloir aller sur les brisées de l’illustre ethonorable sir John de Walton, qu’il soit connu de tout le monde quequiconque dira que lady Augusta de Berkely a, dans cette affairedifficile, agi autrement qu’il ne convenait à la plus noblecréature de son sexe, fera bien de se tenir prêt à soutenir unetelle proposition contre James de Douglas, lance au poing et enchamp-clos. »

Ce discours fut entendu avec approbation detout côté ; et les nouvelles apportées par Meredith de ladéfaite du comte de Pembroke, et ensuite de sa retraite,réconcilièrent les plus fiers des soldats anglais avec l’idée derendre le château de Douglas. Les conditions nécessaires furentbientôt arrêtées, et les Écossais prirent possession de la placeainsi que des provisions, des armes et des munitions de touteespèce qu’elle renfermait. La garnison put se vanter de ce qu’onlui laissa passage libre, avec armes et chevaux, pour retourner parla route la plus courte et la plus sûre vers les marchesd’Angleterre, sans éprouver aucune insulte ni causer le moindredégât.

Marguerite de Hautlieu ne resta point enarrière pour la générosité : elle permit au brave chevalier deValence d’accompagner son ami de Walton et lady Augusta enAngleterre, et sans rançon.

Le vénérable prélat de Glasgow, voyant unescène, qui d’abord avait paru devoir finir par une bataillegénérale, se terminer d’une manière si avantageuse pour son pays,se contenta de donner sa bénédiction à la multitude assemblée, etse retira avec ceux qui étaient venus assister au service dujour.

Cette reddition du château de Douglas, ledimanche des Rameaux, le 19 mars 1306-7, fut le commencement d’unesuite de conquêtes non interrompues, par lesquelles la plus grandepartie des places et des forteresses de l’Écosse furent remises auxmains de ceux qui combattaient pour la liberté de leur pays,jusqu’à ce que la victoire décisive fût remportée dans les plainesfameuses de Rhaunockburn, où les Anglais essuyèrent une défaiteplus désastreuse que toutes celles dont leurs annales font mention.Il reste peu de chose à dire sur les différens personnages de cettehistoire. Le roi Édouard fut vivement irrité contre sir John deWalton pour avoir rendu le château de Douglas, et s’être néanmoinsassuré l’objet de son ambition, la main enviée de l’héritière deBerkely. Les chevaliers, à la décision desquels l’affaire futsoumise, déclarèrent cependant que de Walton ne méritait aucunecensure, puisqu’il avait rempli son devoir avec exactitude jusqu’àl’instant où l’ordre de son officier supérieur l’avait obligé derendre le Château Dangereux.

Un singulier raccommodement eut lieu,plusieurs mois après, entre Marguerite de Hautlieu et son amant,sir Malcolm Fleming. L’usage que cette noble dame fit de sa libertéet de la sentence du parlement écossais qui la remettait enpossession de l’héritage de son père, fut de s’abandonner à sonesprit aventureux en affrontant des périls que ne bravent pasordinairement les personnes de son sexe ; et lady de Hautlieufut non seulement une intrépide chasseresse, mais encore se montra,dit-on, courageuse jusque sur des champs de bataille. Elle demeurafidèle aux principes politiques qu’elle avait adoptés jeuneencore ; et il semble qu’elle avait formé la résolution detenir le dieu Cupidon à distance, sinon de le fouler sous les piedsde son cheval.

Fleming, quoiqu’il eût quitté les environs ducomté de Lanark et d’Ayr, essaya de s’excuser auprès de lady deHautlieu, qui lui renvoya sa lettre sans l’avoir ouverte, et parutsuivant toute apparence bien déterminée à ne plus songer à leurancien engagement. Il arriva néanmoins, à une époque plus avancéede la guerre contre l’Angleterre, qu’une nuit où Fleming voyageaitsur les frontières, suivant la coutume de ceux qui cherchaient desaventures, une jeune suivante, portant un costume fantastique, vintlui demander la protection de son bras, au nom de sa maîtresse, quivenait, le soir même, d’être arrêtée, disait-elle, par des coquinsqui l’emmenaient de force dans la forêt. La lance de Fleming futaussitôt mise en arrêt, et malheur au bandit à qui le sortréservait d’en recevoir le premier choc ! En effet il roulasur la poussière, et fut mis hors de combat. Un second coquinéprouva le même sort sans beaucoup plus de résistance, et la dame,délivrée des cordes déshonorantes qui la privaient de sa liberté,n’hésita point à faire compagnie avec le brave chevalier quil’avait secourue ; et quoique l’obscurité ne lui permît pas dereconnaître son ancien amant dans son libérateur, elle ne puts’empêcher néanmoins de prêter volontiers l’oreille aux discoursqu’il lui tint pendant qu’ils cheminaient ensemble. Il dit que lesbandits qu’il avait terrassés étaient des Anglais qui se plaisaientà exercer des actes de barbarie et d’oppression contre lesdemoiselles d’Écosse qu’ils rencontraient, et qu’en conséquencec’était une obligation pour les guerriers de ce pays d’en tirervengeance, tant que le sang coulerait dans leurs veines. Il parlade l’injustice de la querelle nationale qui avait servi de prétexteà cette oppression faite de propos délibéré ; et la dame, quielle-même avait tant souffert de l’intervention des Anglais dansles affaires de l’Écosse, entra sans peine dans les sentimens qu’ilexprimait sur un sujet qu’elle avait tant raison de regarder commeaffligeant. Sa réponse fut en conséquence celle d’une personne quin’hésiterait pas, si les temps venaient à demander un pareilexemple, à défendre même de sa main les droits qu’elle ne soutenaitalors que de la langue.

Charmé des opinions qu’elle énonçait, etretrouvant dans sa voix le plaisir secret qui, une fois gravé dansle cœur humain, n’en est ensuite que difficilement effacé, même parune longue suite d’événemens, il se persuada presque que ces accenslui étaient familiers, et avaient jadis formé la clef de ses plusintimes affections. À mesure qu’ils continuaient de faire routeensemble, le trouble du chevalier augmenta au lieu de diminuer. Lesscènes de sa première jeunesse se retraçaient à son esprit,rappelées par des circonstances si légères, que, dans des casordinaires, elles n’eussent produit aucun effet. Les sentimensqu’on manifestait devant lui étaient semblables à ceux qu’il avaitété toute sa vie dévoué à établir, et il se persuadait à demi quele retour du jour serait pour lui le commencement d’une fortune nonmoins bizarre qu’extraordinaire.

Au milieu de cette anxiété, sir MalcolmFleming ne pressentait nullement que la dame qu’il avait autrefoisrejetée se retrouvait sur son passage après des annéesd’absence ; moins encore, lorsque le crépuscule lui permitd’entrevoir les traits de sa belle compagne, était-il préparé àcroire qu’il eût de rechef à s’appeler le champion de Marguerite deHautlieu, mais c’était la vérité. Marguerite, dans cette affreusematinée où elle s’était retirée de l’église de Douglas n’avait pasrésolu (et en effet quelle femme le fit jamais ?) de renoncer,sans quelque tentative aux beautés qu’elle avait jadis possédées.Un long intervalle de temps, employé par d’habiles mains, avaitréussi à effacer les cicatrices que lui avait laissées sa chute.Elles avaient alors presque disparu ; et l’œil qu’elle avaitperdu ne semblait plus si difforme, caché qu’il était par un rubannoir, et par le talent et l’adresse de sa femme de chambre qui sechargeait du soin de le dissimuler avec une boucle de cheveux. Enun mot, il revoyait Marguerite de Hautlieu peu différente de cequ’il l’avait connue autrefois, possédant toujours une expressionde physionomie qui participait du caractère haut et passionné deson ame. Il leur sembla donc à tous deux que le destin, en lesréunissant après une séparation qui paraissait si décisive, avaitdécrété au nombre de ses fiat que leurs fortunes étaientinséparables l’une de l’autre. Pendant que le soleil d’étés’élevait déja à une certaine hauteur dans les cieux, les deuxvoyageurs s’étaient séparés de leur suite, causant ensemble avecune chaleur qui montrait l’importance des affaires qu’ilsdiscutaient ; et peu après il fut généralement connu en Écosseque sir Malcolm Fleming et lady Marguerite de Hautlieu devaientêtre unis à la cour du bon roi Robert, et l’époux investi du comtéde Riggar et de Cumberland, comté qui demeura si long-temps dans lafamille de Fleming.

Le bienveillant lecteur sait que ces contessont, suivant toute probabilité, les derniers que l’auteur aura àsoumettre au public. Il est maintenant à la veille de visiter despays étrangers. Un vaisseau de guerre a été désigné par son royalmaître pour conduire l’auteur de Waverley dans des climatsoù il recouvrera peut-être une santé qui lui permettra d’acheverensuite le fil de sa vie dans sa contrée natale. S’il eût continuéses travaux littéraires habituels, il semble en effet probable que,à l’âge où il est déja arrivé, le vase, pour employer le langageénergique de l’Écriture, se serait brisé à la fontaine ; etl’on ne peut guère, lorsqu’on a obtenu une part peu commune du plusinestimable des biens de ce monde, se plaindre que la vie, enavançant vers son terme, soit accompagnée comme toujours detroubles et d’orages. Ils ne l’ont pas affecté, du moins, d’unemanière plus pénible qu’il n’est inséparable de l’acquittement decette partie de la dette de l’humanité. De ceux dont les rapportsavec lui, dans les rangs de la vie, auraient pu lui assurer leursympathie dans ses douleurs, plusieurs n’existent plusaujourd’hui ; et ceux qui peuvent encore assister à sa veilleici-bas ont droit d’attendre, dans la manière dont il endurera desmaux inévitables, un exemple de fermeté et de patience que doitsurtout donner un homme qui a joui d’une grande bonne-fortunependant le cours de son pèlerinage.

L’auteur de Waverley doit au publicune reconnaissance qu’aucune expression ne saurait rendre ;mais il peut lui être permis d’espérer que les facultés de sonesprit, telles qu’elles sont, peuvent avoir une date différente decelles de son corps ; et qu’il peut encore se présenter devantses brillans amis, sinon exactement dans son ancien genre delittérature, du moins dans quelque branche qui ne donnera pointlieu à la remarque, que

Le vieillardtrop long-temps est resté sur la scène.

Abbetsford, septembre 1831.

FIN DU CHÂTEAUDANGEREUX.

Share