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Le Château noir

Le Château noir

de Gaston Leroux

I – Amour ! amour !

« Regardez ! on voit encore la cicatrice !… »

Rouletabille se pencha sur le cou nu qui s’inclinait avec grâce et, à l’échancrure du chaste décolletage,près de l’épaule ambrée d’Ivana, il aperçut la ligne blanche, très nette, qu’avait laissée le coup de poignard. Troublé, le jeune homme fit un signe de la tête en rougissant. Il avait vu.

« Les sauvages ! murmura-t-il dans son émoi.

– Chut ! fit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents de jeune louve, nous sommes tous encore un peu sauvages, en Bulgarie, mais nous n’aimons pas qu’on nous le dise !

– Oui, vous savez dissimuler ! »répliqua le reporter en désignant, d’un geste rapide, les personnages fort corrects qui évoluaient dans le salon du général Vilitchkov, s’asseyaient à une table de bridge ou causaient dans les coins.

La plupart des hommes portaient la vesteblanche coupée en travers par la bandoulière qui soutient l’épée,la culotte sombre ; d’autres officiers étaient sanglés dans delongues lévites de drap gris. Quelques-uns avaient à la main lacasquette plate recouverte d’une sorte de galette blanche. Quelqueshabits noirs, deux ministres ; des jeunes femmes aux toilettesélégantes parlaient entre elles des dernières modes de Paris.

« Et vous êtes à la veille de partir enguerre contre les Turcs[1] ! fitRouletabille en précisant sa pensée.

– Nous n’en savons rien encore, cherami !

– Pourquoi me mentez-vous ? lui dit-il enla regardant droit dans ses yeux admirables dont la flamme noire sedétourna des siens. On a beau savoir bien mentir en Bulgarie,est-ce que ce n’est pas mon métier à moi, de savoir que c’estla guerre ? »

Elle rit :

« Petit orgueilleux !

– Pour une fois, Ivana, pour une foisprenez-moi au sérieux, je vous en prie. Et écoutez-moi. Écoutez-moibien !… Je ne devais pas venir à Sofia. Mon journal avaitpresque décidé d’envoyer ici une sorte d’état-major ; oui, desgénéraux à la retraite, enfin ce que nous appellerions des« bonzes calés » mais impotents. C’est moi qui ai toutfait pour qu’on les laissât à leurs rhumatismes et j’ai assumé laresponsabilité de la campagne. Pourquoi ? Parce qu’un matin, àParis, m’étant présenté à l’heure du déjeuner dans la salle degarde de la Pitié et m’étant étonné de l’absence d’IvanaVilitchkov, il m’a été répondu que la jeune étudiante en médecine àlaquelle je m’intéressais tant venait de partir pour Sofia. Je voussuivrais au bout du monde, Ivana !

– Vieux fou !

– Si vieux que ça ?

– Oh ! vous paraissez toujours dix-huitans !… Vous devriez laisser pousser votre moustache !

– Elle ne veut pas pousser ! avoua lereporter au désespoir : j’ai beau faire, j’aurai toujoursl’air du gamin du Mystère de la Chambre Jaune… et vousm’appelez vieux fou !

– Mon petit Zo, savez-vous comment se dit fou,en turc ? Mahboul ! Oui, vous êtes ça, mon petitpère, à cause que vous êtes venu ici dans l’espoir qu’IvanaVilitchkov, nièce du général Vilitchkov, vous donnerait des« tuyaux » que vos confrères n’auraient point !Eh ! allez donc, reporter !

– Vous ne me connaissez pas si vous me croyezcapable d’indiscrétions qui ne manqueraient point de vous êtrepréjudiciables… »

Et il précisa encore les conditions danslesquelles il avait entrepris ce voyage dans lequel il devaitinaugurer cette série de reportages sensationnels et d’aventuresformidables qui a commencé à la guerre des Balkans et qui devait secontinuer sur tous les champs de bataille de la grande mêléemondiale, qui se préparait alors dans la coulisseaustro-allemande.

Il était venu à Sofia, surtout parce qu’ilaimait Ivana.

Dieu qu’elle était belle, IvanaVilitchkov ! Elle avait cet air noble et un peu indomptabledes filles de Koprivchtitsa qui sont les plus belles femmes desBalkans. Des sourcils noirs et fins comme de la soie, un visage matavec une sorte de rayonnement, un front élevé, accusant la hauteintelligence, de longs, de splendides cheveux noirs entourant lafigure de leurs tresses gracieuses, des lèvres de corail, de grandsyeux sombres pleins de lumière, une taille élégante, des mouvementsvifs, mais toujours harmonieux, une poitrine de jeuneguerrière.

Enhardi par le rire clair de la jeune fille,Rouletabille la provoqua :

« Osez dire que vous ne m’aimezpas !… »

Ils étaient penchés l’un vers l’autre, sedéfiant en riant, et si près qu’on aurait pu croire qu’ils allaients’embrasser. Ivana s’écarta brusquement, car elle avait senti lesouffle chaud du jeune homme. Rouletabille se passa la main sur lefront, tâcha à reprendre un peu de sang-froid et rejoignit la jeunefille qui s’en était allée à une fenêtre contempler la villenocturne, sous le rideau soulevé. Alors, il lui parla tout bas,avec angoisse et une certaine audace passionnée. Elle l’écoutaitsans tourner la tête, attentive, immobile et muette.

« Il y a des preuves que vous m’aimez.Tenez, ici ! la joie que nous avons eue à nous retrouver, çan’est pas une preuve, cela ? Et hier, cette promenade àcheval, hors les murs… la minute où près du pont de pierre je vousai retenue sur votre cheval qui avait fait un écart. Je vous avaiseue dans mes bras… oh ! un instant… Rappelez-vous notreembarras et notre silence, après. Ce n’est pas de l’amour, toutcela ? Eh bien, et tout à l’heure quand nous avons mêlé noshaleines ?…

– Taisez-vous ! je ne serai pas votrefemme…

– Pourquoi ? Dites pourquoi. Vous avezdit cela bien mollement, Ivana… Vous êtes promise ? Y a-t-ilquelque part quelqu’un qui puisse se dire votrefiancé ? »

Elle secoua sa belle tête.

« Non, il n’y a personne qui puisse sedire cela, mon ami, exprima-t-elle avec un certain effort… je neveux pas me marier… et je vais vous dire pourquoi… ajouta-t-elleavec un énigmatique et grave sourire : un jour que je mepromenais avec mon père dans le Balkan… naturellement j’étais bienjeune, puisque mon père a été assassiné quand j’avais six ans…c’était quelques mois avant sa mort… une vieille sorcière est venueà nous qui a lu dans les lignes de ma main et qui m’a dit :« Petite, méfie-toi de tes noces ! »Voilà !… Alors, vous comprenez, je ne tiens pas à me marier,moi !

– Oh ! s’il n’y a queça !… »

Il regarda son visage immobile et futstupéfait. Ivana était devenue de marbre. Il ignorait ces yeuxdurs, ce sombre regard. Il ne connaissait plus cette jeune fillequ’il avait devant lui.

« Ivana, qu’avez-vous ?

– J’ai « qu’on ne doit pas songer à semarier avec moi »… Je vous montrais tout à l’heure lacicatrice d’un coup de kandjar que j’ai reçu à l’âge de six ans…Sachez, mon ami, que c’est pour m’en éviter un second que mon onclem’a tant fait voyager… et que je suis allée étudier la médecine àParis… Vous connaissez maintenant la raison de mon exil ! Çan’est peut-être pas très brave, mais c’est assez romantique,avouez-le !…

– Est-il Dieu possible que ces vieilleshistoires des compagnons de Panitza et des assassins de Veltchef nesoient pas oubliées, s’écria le reporter. Saprelotte !… SurStamboulov et sur les vôtres, leurs ombres sanglantes ont été assezvengées…

– Il paraît que non… fit-elle en setournant vers lui et en regardant bien en face le sincère etprofond émoi du jeune homme. Ici les haines sont éternelles et l’onne doit jamais se fier à aucun pardon !…

– Ah ! je ne sais vraiment à qui et àquoi l’on peut se fier dans votre pays, Ivana ! s’écriaRouletabille et je me demande surtout pourquoi vous êtes revenueici ?

– Parce qu’on va peut-être se battre !…laissa-t-elle glisser entre ses lèvres pâles d’où tout le sangsemblait s’être retiré… Alors, vous comprenez… Ma vie ne compteplus !… Et puis qu’est-ce que la vie ?… »

Ivana, dans sa main glacée, saisit la mainbrûlante du reporter, et, lui montrant les invités de sononcle :

« Et qu’est-ce qu’un coup decouteau ?… Savez-vous bien, petit Zo, qu’il n’y a peut-êtrepas un de ces graves messieurs – je parle des vieux surtout – quine pourrait vous montrer sous la redingote ou sous la tunique,plusieurs cicatrices comme celle qui semblait vous émouvoir tout àl’heure. Tenez ; ce monsieur à cravate blanche et à lunettes,là-bas, qui trempe sa lèvre rasée dans sa tasse de thé et qui al’air d’un honorable « rond-de-cuir » à la retraite…

– Très intelligent, fit Rouletabille, jel’entendais tout à l’heure s’exprimer sur les hommes de ce temps.Il les démonte comme une montre de poche.

– Oui, il voit au fond des choses comme dansune eau de source ; c’est Stancho, un ancien paysan,vice-président de notre Sobranié. Il était des cinq quiaccompagnèrent Zacharie Stoianov dans sa dernière aventure àTroïan, avant la guerre de la Délivrance. Pendant quinze jours,errant dans une forêt, il ne se nourrit que d’oseille sauvage etd’escargots ; le seizième, il tomba dans un parti debachi-bouzouks. Les Turcs découvrirent que c’était un« comité ». Son compte était bon. On lui posa sur la têteune couronne de fleurs des champs : « Tu plairas commecela aux belles filles de Troïan ! » lui disaient lesZeptiés avant de le pendre. Et ils l’ont pendu !

– Pas possible !

– Oui ! Quand il fut pendu, ils tirèrentdessus. C’est ce qui l’a sauvé. Une balle coupa la corde ;mais comme il avait cinq autres balles dans le corps, ils lelaissèrent pour mort.

– Il revient de loin ! constataRouletabille, ahuri…

– Nous revenons tous de loin, dansmon pays, exprima Ivana avec un certain orgueil. Si je vous disaisencore, petit Zo, que ces quatre joueurs de bridge, à cette table,se sont plus ou moins assassinés les uns les autres dans nosquerelles intimes, et que celui qui étale « le mort » ence moment, de ses quatre doigts de la main droite, a perdu lecinquième lors de l’assassinat de Stamboulov ! Les deux, enface de lui, sont des cousins de Karavélov, que Stamboulov fitemprisonner, mettre à nu et fouetter jusqu’à l’évanouissement. Ilsétaient certainement du complot où périt Stamboulov ; et oùsuccombèrent, assassinés, mon père et ma mère.

– Et vous les recevez chez vous ?…

– Oh ! ils n’ont pas trempé directementdans l’attentat…

– Doux pays ! ricana le reporter.

– Mais enfin, monsieur, nous allons nousbattre !… fit-elle d’une voix sourde, et notre devoir estd’oublier toutes nos querelles et toutes nos hainesdomestiques !

– C’est à voir, dit Rouletabille, mais je nevous comprends plus lorsque vous me dites que vous, Ivana, vousrisquez à chaque instant, malgré la guerre imminente, d’être encorela victime de toutes ces haines-là !…

– C’est que moi, dans mon affaire, j’ai unPomak, exprima-t-elle doucement, avec un tristesourire.

– Qu’est-ce que c’est que ça : unPomak ?

– C’est un Bulgare qui s’est fait musulman, etje vous prie de croire que nous n’avons pas de plus terribleennemi.

– Oui ! ça doit donner quelque chose de« soigné » ! fit Rouletabille en hochant la tête. Etcomment s’appelle votre Pomak ?… Pourrait-on lesavoir ?

– Il s’appelle Gaulow !… »

Le reporter avait conservé la main d’Ivanadans la sienne. Il la sentit tressaillir pendant que la jeune filleprononçait ce nom à voix très basse.

II – Du sang ! du sang !

À ce moment, un nouveau personnage entra dansle salon et se dirigea aussitôt vers Ivana. Il prit à peine letemps de la saluer pour lui tendre une feuille télégraphique…

« Qu’y a-t-il donc, Vastchenko ?

– Ivana Ivanovna, lisez, je vous prie, cettedépêche d’Andrinople que je viens de recevoir d’AthanaseKhetev.

– Athanase Khetev ! fit Rouletabille,mais je le connais ! Il est venu à Paris…

– Oui, dit Ivana, c’est celui que vousappeliez le Hun…

– Mais lisez donc », insistaVastchenko.

Ivana lut et sourit :

« Ce brave Athanase, il est toujours pourmoi dans des transes !…

– Qu’y a-t-il donc ? » crut pouvoirdemander Rouletabille.

Alors Ivana traduisit la dépêche.

« Allez voir Ivana et dites-lui que jesuis triste parce que j’ai eu un mauvais rêve cette nuit ;qu’elle veille bien sur sa chère santé et sur celle de son oncle etqu’elle ne sorte point de chez elle avant mon arrivée qui n’estplus qu’une question d’heures. »

– Je trouve cette dépêche inquiétante, ditRouletabille.

– Bah !… Vous savez, il voit toujourstout en noir, Athanase Khetev… » répliqua Ivana.

Le reporter lui demanda encore à voixbasse :

« Sait-on où il habite, votrePomak ?…

– Mais vaguement… entre l’Istrandja et la merNoire… Il disparaît pendant des années… On le signale à Andrinople…Il paraît de temps en temps en Bulgarie… Il vient sans doute voirsi je n’y suis pas… et puis, on n’entend plus parler delui. »

Et comme, en signe d’affection et deprotection, Rouletabille serrait la main d’Ivana qu’elle lui avaitabandonnée, elle l’entraîna :

« Venez, dit-elle, venez ! Il fautque vous sachiez comment mes parents sont morts… »

Elle souleva une portière et ils quittèrent lesalon sur lequel Rouletabille jeta un dernier regard. Tous cespersonnages si calmes et si corrects qui faisaient autour destables tous les gestes de la civilisation, il les voyait maintenantdépouillés et nus, sanglants, déchirés par le fer, rouges desanciennes guerres et des luttes civiles, atroces, s’assassinant aunom de la patrie pour laquelle ils étaient prêts à mourir ensemble,et à trahir ensemble !… Civilisation et moyen âge !Étrange, trompeur, cruel, attirant et repoussant mélange del’extrême et hypocrite et bourgeoise politesse de l’Occident et desinstincts barbares de l’Orient !

Ivana lui fit traverser une pièce sombre oùune unique lampe semblait n’avoir été laissée là que pour éclairerun portrait de Stamboulov jeune. Elle le lui montra. Sous ceportrait, il lut ces lignes signées de Zacharie Stoianov :« On l’appelait l’écolier, mais sa parole ardente, sarésolution inébranlable, ses chansons patriotiques touchaient lesplus endormis. La fatigue, la faim, l’esclavage, la mort n’étaientrien pour lui. »

« Surtout la mort desautres ! » exprima Rouletabille.

Ivana ne broncha pas. Elle dit :

« Oui, il en a tué beaucoup. Il n’estguère de famille qui n’ait à lui reprocher une victime de sonpatriotisme. Il faisait bien les choses. Les cachots étaient pleinset il y a eu de belles pendaisons après le complot de Routschouk etla trahison de Panitza !… Il le fallait, il le fallait… Monpère a été le bras droit de Stamboulov… lui aussi, il a sauvé lapatrie… Maintenant, ils sont morts tous les deux à la tâche…Venez ! »

Elle le promenait dans une des dernièresvieilles maisons de Sofia qui avait conservé son cachet mi-slave,mi-byzantin, immense masure bâtie de peu de pierre et de beaucoupde bois, où les pièces étaient vastes et sombres, traversées dansle plafond de poutres énormes, pièces sur lesquelles s’ouvraientdes couloirs inattendus, des escaliers insoupçonnés, chambrestruquées avec des placards et des alcôves comme de véritablesboîtes à surprises… et tout cela encombré de meubles cocasses, detapisseries lourdes faisant flotter sur les murs les figureshiératiques des saints orthodoxes tels que les ont fixées lesmoines du mont Athos. Des icônes, des bijoux autour de certainsportraits, des meubles marquetés d’ivoire et d’or, enchâssés depierres précieuses… et des parquets fatigués et gémissants.Curieuse vieille maison, considérée maintenant à Sofia comme unphénomène, surtout dans cette rue Moskowska et dans ce quartier oùtout est neuf, à l’exception de la vieille petite église deSainte-Sophie.

Antique demeure qui a vu tant de drames et quipleure et qui geint comme une aïeule, de tous ses membresdesséchés, dès qu’on la remue un peu. Une porte qu’ils poussèrenteut une plainte si lugubre que Rouletabille s’arrêta net, retenantIvana par sa robe. Mais elle, lui jetant par-dessus l’épaule ceregard noir qui eût fait courir le reporter en enfer,fit :

« Venez ! venez ! »

Et ils pénétrèrent dans une chambre qui étaitcomme une chapelle. La piété du général avait réuni là tous lessouvenirs qui lui restaient de son frère et de la femme de sonfrère, la mère d’Ivana. Quels souvenirs ! Le regard, danscette pénombre trouée des yeux clignotants des petites veilleuses,rencontrait d’abord deux mains coupées, effroyablement entaillées,qui avaient été naturalisées telles que l’assassinat les avaitlaissées et qui montraient leurs blessures dans une caisse deverre, comme, quelquefois, derrière la vitre des bijoutiers, unemain de cire montre ses bagues ou ses bracelets. Ici, quellesbagues, quels bracelets dont la pourpre avait horriblementbruni !

« Ce sont les mains de monpère… »

Mais ils entendirent du bruit derrière eux etse retournèrent. Dans l’ombre, sur un sofa, une forme remuait et sedressa tout à coup en prononçant des mots que le jeune homme necomprit pas. Un homme s’avança, habillé comme les tziganes queRouletabille avait visités la veille en compagnie d’Ivana, dans unproche village, à côté du cimetière. Il avait de bonnes bottes, unpantalon bien épais, une ample touloupe de mouton assez sale et unbonnet en peau de chat de trois couleurs.

« C’est notre berger, Vélio, dit-elle,dévoué comme un chien. Je ne sais pas pourquoi mon oncle l’a placéici avec ordre de ne laisser entrer personne. Vélio veut que nousnous en allions. Il s’en va prévenir mon oncle… »

Elle s’en fut vers un énorme coffret peintd’images naïves et tout clouté de cuivre, placé sur un tabouretbyzantin, à côté des dépouilles manuelles de l’illustre mort…

« Ici, dit-elle, sont les souvenirs de mamère… »

Et elle tira sans émotion apparente, maisaprès les avoir dévotement baisées cependant, quelques reliques…des étoffes de vieille soie… une paire de gants… de longs gantsblancs tout maculés d’atroces taches brunes…

« Voyez ces gants !… Pauvremaman ! pauvre maman !… Tenez ! Et la robe qu’elleavait ce soir-là… Elle s’était habillée magnifiquement… il devait yavoir gala à la maison. Voyez la robe… dans quel état… les bandits…Il faut vous dire qu’ils l’ont traînée par sa robe jusqu’à lafenêtre… quand elle fut morte… Ils voulaient jeter son cadavre à lapopulace. Ma petite sœur et moi nous criions, vouspensez !…

– Comment ! Vous étiez là !…

– Ici, répondit-elle, en montrant un angle dela vaste pièce… ma petite sœur et moi nous nous étions réfugiéesderrière ce fauteuil…

– Vous ne m’aviez jamais dit que vous aviezune sœur !

– Eh bien, apprenez-le ! Elle estmorte ! Oui à Constantinople : on l’a jetée dans leBosphore.

– Dans le Bosphore ?

– Oui, dans un sac de cuir, il paraît… Vouscomprenez, nous ne pouvons pas être sûrs… Enfin, on nous a dit…Pauvre petite Irène !… Pourquoi me regardez-vous commeça ?… Rappelez-vous, l’an dernier, la visite que je reçus à laPitié d’Athanase Khetev…

– Oh ! je me rappelle parfaitement lavisite du Hun…

– C’est cela… j’ai pris le deuil alors… Ilvenait m’apprendre la mort de ma sœur.

– Comment ! on jette encore des femmesdans le Bosphore, enfermées dans un sac de cuir ?

– Oh ! il y a huit ans et nous ne l’avonssu que l’an dernier… Vous comprenez, ils n’envoient pas de lettresde « faire part »…

Et elle ne plaisantait certes pas enprononçant cette extraordinaire et inattendue phrase. Elle étaitderrière le fauteuil, maintenant, celui qui l’avait cachée uninstant aux regards des assassins, quand elle avait six ans.

« Quelle scène ! petit ami, quellescène ! Nous étions venues avec notre vieille gniagnia russepour admirer la toilette de maman. Assassinée aussi la vieillegniagnia. Oh ! tout cela a été très rapide, écoutez.Stamboulov, brave comme un glaive, ne prenait aucune précaution. Le15 juillet 1895, il sortait vers huit heures de l’Union Club, avecPetkof et mon père, montait dans sa voiture pour rentrer à lamaison, quand les assassins se jetèrent sur Stamboulov et sur monpère et les accablèrent de coups de poignard et de revolver, sansque les gendarmes intervinssent. Oh ! un coup bienpréparé ! Les malheureux furent taillés en pièces. Rien qu’àla tête, mon père avait quinze blessures. Ses bras étaienthorriblement déchiquetés, les mains ne tenaient plus que par unlambeau de chair. Pendant cette tragédie, ma petite sœur et moi, àla maison, félicitions maman de sa beauté et de sa belle robe quevoilà ! Tout à coup, une grosse voix se fait entendre dans lachambre à côté : et puis des pas précipités, et puis labousculade des meubles. La porte s’ouvre : ma mère pousse uncri déchirant : « Gaulow ! » Oui, c’étaitGaulow avec un sabre nu à la main. Celui-là, d’où sortait-il ?De l’enfer ? On le croyait mort. Mon père avait même montré àma mère le rapport des agents parce que, de celui-là, elle avait laterreur. C’était le fils naturel et adoré d’un compagnon dePanitza. Il avait juré publiquement de nous détruire tous, le soirde l’exécution de Panitza et de son père. Au bruit, épouvantées,nous, les petites, nous avions couru derrière le fauteuil. Ma mère,pour nous protéger, se jette devant nous, à genoux les mainsjointes, suppliant Gaulow. Gaulow lui passe son sabre au travers ducorps et comme de ses mains gantées, elle s’était accrochée àGaulow, Stefo le Dalmate, l’âme damnée de Gaulow, les lui hachait àcoups de poignard. Ils étaient venus quatre pour le massacre. Lesdeux autres, après avoir tué la gniagnia, étaient déjà sur nousattirés par nos cris. Mais Gaulow, qui s’était acharné après mamère, nous réclama comme sa proie : « À moi, les enfants,à moi ! » et il arracha un kandjar des mains de l’un deses acolytes pour m’en frapper… »

Disant ces choses, Ivana était revenue aucoffret d’où elle sortit encore des bijoux anciens d’une grandevaleur, d’admirables colliers de perles, une croix grecque endiamants et rubis, des bracelets d’un travail merveilleux. Il yavait là une fortune sous ces oripeaux sanglants…

« Les bijoux de ma mère… »

Elle les laissa retomber et resta là à lescontempler, les mains coquettement appuyées sur les hanches. Maisle berger Vélio, aux longs cheveux blancs sous son kalback et à lamoustache pendante, est revenu. Et elle se retourne vers lui.Rouletabille fut bouleversé, car elle avait les yeux pleins delarmes. Dans le moment qu’il la croyait de marbre, elle pleurait.Décidément, elle était ainsi dans son pays, tantôt en pierre,tantôt fondant sous les plus tendres sentiments ou encore hirsuteet farouche comme un coq de bataille.

À Paris, elle était toujours tranquille etclaire. Mais la vieille maison l’avait reprise entre ses murssanglants. C’était bien naturel. Elle parut avoir une dispute avecson berger et elle fit signe à Rouletabille qu’ils devaient quitterla chambre. Ils retrouvèrent les salles aux parquets cirés etfléchissants, Ivana revint à son récit.

« J’aurais pu, dit-elle, mourir sur lecoup ; mais l’horreur et la terreur me donnèrent une agilitéinouïe, et je parvins à glisser entre les doigts de mes assassinspour m’en venir tomber dans la troupe des amis de mon père quirapportaient son cadavre. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, iln’y avait plus que les corps déchiquetés de maman et de lagniagnia. Ma petite sœur avait disparu. Au dernier moment, au lieude la tuer, Gaulow s’était ravisé et l’avait emportée avec lui.Irène était très jolie. Nous sûmes plus tard qu’il l’avait vendueun bon prix à un marchand d’esclaves de Trébizonde.

– Mais tout cela est épouvantable !s’écria Rouletabille. Que de crimes ! et pourquoi ? etpourquoi ?…

– Ah ! pourquoi ? fit-elle avectranquillité, pourquoi ? Vous êtes extraordinaire. C’estla politique, mon cher ! »

« Je déclare sans atout ! »disait un des joueurs de bridge dans les moments que les deuxjeunes gens rentraient dans le salon.

Rouletabille regarda ce joueur-là, qui étaitun colonel serbe, et il le reconnut :

« Mais c’est Stoian Mikaïlovitch !souffla-t-il, celui qui a assassiné la reine…

– Lui-même, petit ami. Oui, on a dit qu’ilétait de l’assassinat de la reine Draga…

– Bonsoir, Ivana, dit le colonel, en rangeantses cartes. Vous êtes belle, cette nuit, comme une petitelionne.

– Il a raison ! approuva Rouletabille.Votre coquetterie a, ce soir, une nuance de cruauté. Cet homme vousplaît ?

– Beaucoup !

– Moi, je ne puis le regarder sans frissonner.En passant à Belgrade, j’ai vu le placard du Konak dans lequel luiet sa horde ont assassiné ce pauvre petit roi et la malheureusereine Draga… »

Elle le regarda étrangement. Elledit :

« C’était un pauvre petit roiqui avait vendu son pays à l’Autriche ! Ils auraient dû leremercier, peut-être !… Ils n’ont fait que leur devoir !…Croyez-vous que si notre roi ne faisait pas le sien ?…

– On le dit très bien avec l’Allemagne,murmura Rouletabille. Guillaume est l’ami des Turcs,méfiez-vous ! »

Elle haussa les épaules et s’éloigna de lui,brusquement, avec hostilité. Elle se promena encore, un peuénervée, parmi les groupes, puis disparut sans même lui direadieu.

Il sortit, descendit, fut dans la rue, la têteen feu et le cœur en révolte contre Ivana Ivanovna, à cause qu’elleapprouvait l’assassinat d’Alexandre et de Draga, décidémentRouletabille était un sentimental et un piètrepolitique !…

Et puis ! il aurait dû se méfier de cesamours slaves ! Il aurait dû mater son cœur depuis bien desjours… Il en avait connu de ces jeunes filles, en son temps deRussie, que l’on croit douces et tendres comme des agnelles et quisacrifient tout à une idée, et qui ont des cœurs de héros, en roc,contre lesquels viennent se briser le front des amoureux. Mais ellel’avait trompé, avec sa tranquillité et tout son bon sensscientifique à Paris. Il avait rêvé d’un ménage calme, avec cettedoctoresse, un ménage qui l’aurait reposé de ses aventures.Ah ! bien !… Et puis, ce n’était pas tout cela ! Ill’aimait ! Il l’aimait ! Rouletabille aimait pour lapremière fois ! Comme il l’aimait, son Ivana Ivanovna !Même en ce moment où il la détestait, peut-être ne l’avait-iljamais mieux aimée !

III – Nuit d’orient

Devant le café de Sofia qui fermait, car ilallait être dix heures et l’on était en état de siège, Marko leValaque, correspondant particulier de La Nouvelle Pressede Paris, voulut arrêter Rouletabille, lui demander lesnouvelles, mais celui-ci avait hâte de rentrer chez lui pourexpédier une dernière dépêche et se recueillir ensuite, penser auxeffroyables histoires d’Ivana. La pauvre enfant ! la pauvreenfant ! Maintenant, il la plaignait, revoyait la cicatrice.Amour !… Amour !… Chez lui, dans son appartement del’annexe de l’hôtel du Danube, dans le salon transformé en unvéritable bureau d’état-major avec toutes ces cartes étalées surles murs, sur les tables et piquées de petites épingles à tête decouleur, représentant celle-ci la première armée, celle-là laseconde, celle-là la troisième et toutes les épingles noires,là-bas, autour d’Andrinople, figurant les Turcs… Rouletabille, lesmains derrière le dos, se promène, comme Napoléon avant unecampagne.

Mais, au fond, il ne pense qu’à l’amour et àcertaine cicatrice sous une épaule ambrée entrevue dansl’échancrure d’un corsage dont le délicat parfum l’enivreencore…

Rouletabille n’écoute même pas le rapport deson lieutenant La Candeur, un reporter de son service, une espècede géant qu’il a amené de Paris pour les fidèles besognes. Etpourtant ce que dit La Candeur ne semble pas dénué d’intérêt.

« Rouletabille, on connaît le plan desBulgares ! Fais marcher tes épingles ! La première et ladeuxième armée vont descendre le cours de la Maritza et investirAndrinople. La troisième, elle, obliquera à l’ouest des deuxpremières, descendra d’abord du nord au sud, s’emparera de la voieferrée, puis prendra l’offensive à l’est. Le gros coup sera d’abordla prise d’Andrinople. Le généralissime Savoff affirme à qui veutl’entendre qu’il va d’abord sacrifier cinquante mille hommes pourprendre Andrinople « à la japonaise ».

– Qu’il dit ! » finit par laisseréchapper Rouletabille.

Et il ajouta :

« Tais-toi, idiot ! S’il le dit,c’est qu’il ne le fera pas ! S’il devait le faire, il ne ledirait pas !… On connaît le plan des Bulgares, dis-tu ?Du moment qu’on le connaît, exprima le reporter en haussant lesépaules, c’est que ce n’est pas celui-là ! »

Et il alla se planter devant une immense cartedes Balkans.

« J’suis pas plus idiot que toi, répliquaLa Candeur, vexé. La preuve que c’est vrai, c’est que tous lesofficiers ont reçu des ordres conformes…

– Veux-tu que je te prouve que ce n’est pasvrai ? fit Rouletabille. Tiens, écris ! »

Et il lui dicta une dépêche retraçant lefameux plan des Bulgares, sonna son domestique, un Français nomméModeste, ex-garçon de café et fort brave homme, et lui ordonna dela porter à la censure.

« À quoi penses-tu ? La censure estfermée à dix heures, dit La Candeur.

– Eh bien, Modeste, cours chezM. Franghia, le ministre des Postes et Télégraphes, qui est unbon ami à moi, et reviens ici avec le télégramme et l’estampilleofficielle, tu sais, le petit paraphe au crayon bleu !

– Jamais Franghia ne signera ça ! fit LaCandeur.

– Nous verrons bien ! »

Rouletabille était retourné à sa carte,pensif…

« Tu cherches midi à quatorzeheures ! déclara La Candeur. Les Bulgares ont renoncé à cacherleur plan parce qu’ils ne doivent pas en avoir d’autre ! Ilsne peuvent passer que par la vallée de la Maritza !

– Justement, répliqua Rouletabille, je chercheun endroit par lequel on ne peut pas passer !

– Pourquoi ?

– Parce que c’est là qu’ilspasseront !

– Ils te l’ont dit ? ricana le brave LaCandeur.

– Non ! Et c’est parce qu’ils ne me l’ontpas dit et que personne ne peut même y penser, que j’y pense,moi !

– Oh ! t’es malin ! on le sait… T’asbeau regarder, va… pas une bonne route, pas de chemin de fer… Rienà faire à l’est de la Maritza. Les montagnes de Viza et del’Istrandja ? infranchissables ! »

Rouletabille, qui avait repris sa pose à laNapoléon, répondit :

« C’est ce qu’on a dû dire à Bonaparte laveille du jour où il a franchi le Saint-Bernard ! »

À ce moment la porte s’ouvrit sous la pousséed’un jeune homme remarquablement beau, mais qui avait l’air d’unepetite fripouille. Rouletabille avait choisi ce jeune Slave de Kiewcomme interprète, d’abord parce qu’il parlait parfaitement bienplusieurs langues, dont les patois des Balkans et de l’Istrandja,et puis parce qu’il était débrouillard et à peu près sans scrupule.Il lui laisserait faire ce qu’un honnête reporter ne peut pas fairelui-même. À la guerre comme à la guerre ! Enfin, Vladimirprétendait avoir toujours des tuyaux spéciaux grâce à la bonneamitié d’une femme du plus grand monde (disait-il), à certaineprincesse d’un certain âge, mais très riche et toujours habillée desomptueuses fourrures, que le jeune homme promenait avec un orgueilde paon dans des cafés de second ordre…

« Que se passe-t-il, VladimirPétrovitch ? Vous avez l’air furieux, monami ! »

Vladimir Pétrovitch posa sa canne, sonchapeau, ôta ses gants (toujours très élégant, Vladimir Pétrovitch)et dit :

« Je suis furieux parce que j’ai encorerencontré ce brigand de Marko le Valaque ! Vous savez bien, lecorrespondant particulier de La Nouvelle Presse deParis. Il me suit partout pour savoir ce que je vais faire, ceque je vais télégraphier. Ah ! méfiez-vous, monsieur, de Markole Valaque ! c’est un homme sans scrupule qui est capable detout : je ne le lui ai pas envoyé dire !

– Fiche-moi la paix avec ton Valaque !Qu’est-ce que je t’avais dit de faire ?…

– Je viens de la poste, j’ai tenté en vain detélégraphier comme vous me l’avez demandé, à Jambol, à Straldja, àKizil-Agatch ; toutes les communications postales ettélégraphiques, par ordre du gouvernement, sont coupées sur toutl’est de la Bulgarie ! »

Rouletabille claqua des mains et fit entendreun « parbleu » triomphant, puis il revint devant sa carteet cria à La Candeur :

« Écris ! Journal Époque,Paris. – Le plan adopté par l’état-major bulgare que tous lescorrespondants de guerre télégraphient depuis deux jours n’a pasété sans étonner ceux qui pensaient que l’on ne s’arrêterait pointà l’obstacle d’Andrinople. Mais il faut se rendre sans doute àl’évidence des ordres ostensiblement donnés, sans quoi laconcentration des troupes, au lieu de se faire uniquement près dela Maritza, comme on l’avoue actuellement, aurait eu lieucertainement en grande partie à l’est bulgare, par exemple àStradjal, à Jambol et à Kizil-Agatch, derrière les contreforts del’Istrandja-Dagh, d’où l’armée bulgare, bien dissimulée, eût pu,par surprise, déboucher sur Kirk-Kilissé… »

Rouletabille n’avait pas fini de dicter sadépêche que le domestique rentrait :

« Eh bien, Modeste ?

– Voilà la dépêche visée, monsieur.

– Hein ? fit Rouletabille,vainqueur ; elle ne les gêne pas, celle-là ! »

Et il l’arracha, puis donna le secondtélégramme à Modeste avec les mêmes recommandations pour leministre.

« Vous ne pensez pas, exprima VladimirPétrovitch en se polissant les ongles, que si votre télégramme faitallusion seulement à une parcelle de la vérité, cet excellentM. Franghia va vous le viser ?

– J’espère bien qu’il ne me le viserapas ! répondit le reporter. Le télégramme ne partira donc pas,mais nous, nous partirons… comprends-tu, VladimirPétrovitch… de Kiew ! et à coup sûr, cette fois, et dans unpays où nous ne risquons pas de rencontrer desconfrères ! »

Enchanté de lui-même, il se replongea dansl’étude de ses cartes…

« Qui est-ce qui vous a donné destuyaux ? demanda Vladimir.

– Personne ! s’exclamaRouletabille ; moi, je laisse les tuyaux aux confrères et jefais du reportage avec des idéesgénérales !Voyez-vous, mes enfants, les idées générales,il n’y a encore que ça pour être renseigné !

– En attendant, en voilà un « degénéral », s’écria La Candeur. En effet, le général Poutiloffaisait son entrée, poussant Modeste devant lui et suivi de quatresoldats baïonnette au canon.

« Messieurs, annonça-t-il, vous êtes auxarrêts, par ordre supérieur… Vous ne pouvez pas sortir d’ici.L’ordre vise ce garçon, monsieur et monsieur. (Il désignaitModeste, La Candeur et Vladimir). Quant à vous, monsieur (ilmontrait Rouletabille), veuillez me suivre chez legénéral-major. »

Les jeunes gens étaient ahuris. Avant qu’ilseussent eu le temps de protester, deux soldats prenaient laconsigne dans le vestibule et les deux autres entraînaientRouletabille.

« Bah ! Bah ! Je vous suis, fitle reporter. Bas les pattes ! » et, en lui-même :« Eh bien, ça va être commode de faire du reportage dans cepays-là !… Seulement, maintenant, je connais leurplan !… »

Chez le général-major ! Quelgénéral-major ? Rouletabille ne fut pas peu étonné de se voirconduire à l’endroit même d’où il venait. Il revoit la rueMoskowska et le jardin et la vieille maison du général Vilitchkov,la maison d’Ivana. Le premier étage est encore éclairé. La soiréedoit toucher cependant à sa fin.

On pousse le reporter dans le pavillon duconcierge, près de la grille. Ce pavillon est vide de sonschwitzar. C’était la prison momentanée de Rouletabille.

« Le général-major va venir vous voirtout à l’heure… » annonce le général Poutilof, avant derefermer la porte, devant laquelle il laisse une sentinelle.

Il y a une autre sentinelle à la grille.Rouletabille est bien gardé.

Il attend. Une heure se passe. Ils’impatiente. Il s’assied. Il somnole, il se réveille ensursaut ; il se demande où il se trouve, il se rappelle sonétrange captivité, il court à l’unique fenêtre qui donne sur lejardin ; il soulève le rideau.

Plus de lumière, là-bas… Mais quelles sont cesombres qui glissent dans le jardin sous le clair de lune ? Ondirait des officiers… Pourquoi se dissimulent-ils ainsi ?…Pourquoi marchent-ils courbés ?… Les voilà qui courent !…Ils pénètrent dans la maison comme des voleurs… Puis un crisoudain… un cri de mort ! Rouletabille croit avoir reconnu lavoix d’Ivana. Il ne raisonne plus, il ouvre la fenêtre, bondit dansle jardin sans penser qu’il peut être fusillé à bout portant par lasentinelle… Mais voilà qu’il chancelle sur un corps… Il se penche,il tâte, il recule… C’est la sentinelle qui gît là, assassinée…Rouletabille, le cœur serré d’un horrible pressentiment,s’élance…

Quelle abominable chose se passait, en cemoment ?

Cependant l’alarme a dû être donnée, puisquedes officiers sont accourus. Rouletabille les a vus disparaîtredans la maison, de ses yeux. Pourvu qu’ils arrivent à temps !Il bondit derrière eux, à travers le jardin lunaire, sans pouvoirretenir un rauque gémissement. Il pense à Ivana et à cette terriblehistoire qu’elle lui a dite. Toutefois il s’efforce de se persuaderque le cri qu’il a entendu tout à l’heure n’est point un cri defemme. Il le désire tellement ! Si ce cri était à elle,maintenant elle était peut-être morte !

Dans le moment qu’il allait franchir le seuilobscur de la maison, une faible lumière s’alluma à une fenêtre, aurez-de-chaussée, à gauche. Il y courut. Il allait donc savoir toutde suite ce qui se passait. Il regarda. La fenêtre étaitentrouverte : c’était une pièce de service, nue, assez sale,munie, au centre, d’une cheminée élevée de quelques poucesau-dessus du sol. Tout près étaient rangés les petits pots encuivre servant à faire le café. Détails infimes que saisit leregard qui ne les cherche pas et que garde à jamais la mémoire auxminutes terribles de la vie. Rouletabille devait avoir longtempsaussi dans l’oreille le bruit de l’eau de la fontaine, qui venaitfrapper, goutte à goutte, la dalle de pierre. Et cependant il restalà une seconde ! Les gens qui étaient là ne remuaient pas.Silence et immobilité. Un Albanais sauvage, poudreux, avec ces airsde vagabond que gardent presque toujours les gens de cette race,quand ils n’ont pas d’emploi régulier, la ceinture garnie d’armesétranges, l’œil vif, les bras croisés, semblait attendre desordres, être là aux aguets, ainsi que deux Turcs, dans cesvêtements de coton rouge et jaune qu’ils affectionnent dans lesBalkans ; sur leurs épaules, à tous trois, étaient jetées descapotes de soldats bulgares, dans lesquelles ils avaient dûs’envelopper, se déguiser pour pénétrer jusque-là !

Ce qui était stupéfiant, c’était latranquillité de ces bandits quand ils se savaient recherchés déjàpar les officiers dont on entendait la galopade, là-haut, danstoute la maison. Et ils avaient allumé une lanterne, comme chezeux ! L’un d’eux fumait. Le fatalisme, le fatalisme musulman,jamais Rouletabille ne l’avait mieux vu que là, sur ces troisvisages, si calmes en cette seconde tragique.

Au moment où le reporter, qui avait à peinearrêté son élan, allait repartir, quelque chose remua dans l’ombreet Rouletabille aperçut alors, sur la dalle de la cheminée, deuxcorps étendus qu’on avait jetés là, prisonniers ouagonisants : les domestiques peut-être qui s’étaient présentésles premiers aux coups de ces messieurs. Le grand Albanais détachaun coup de sa botte dans la cheminée. Il y eut un gémissement ettout retomba au silence.

Rouletabille était déjà parti, déjà dansl’escalier, ne comprenant rien à ce qu’il venait de voir. Toujours,le plancher, là-haut, résonnait de la galopade, mais le reporter neconnaissait pas la maison. L’obscurité le gênait. Il fit craquerune allumette, aperçut un commutateur, le tourna, ne parvint pointà faire jaillir l’étincelle électrique et s’aperçut alors que lesfils étaient coupés.

« Comme au Konak ! ne put s’empêcherde penser Rouletabille, tout chaud encore des souvenirs deBelgrade… comme au Konak, la nuit de l’assassinat de la reine Dragaet du roi Alexandre… »

Et arrivé sur le palier du premier étage, ilsouffla sur son allumette après s’être orienté. Il préférait encorela nuit. Il ne savait pas qui il allait d’abord rencontrer. Ilavait voulu de la lumière. Maintenant la lumière le gênait. On nesavait pas à qui, après tout, elle pouvait le dénoncer !

À tâtons, il avait pénétré dans le grand salonqu’il connaissait bien pour y avoir passé la soirée avec Ivana. Enpassant près d’une fenêtre, il tira, dans toute sa largeur, unrideau, et la clarté lunaire qu’il évita envahit un grand carré dela pièce, dont il fit le tour avec précaution.

Soudain il trébucha et recula avec horreur,comme tout à l’heure, là-bas, dans le jardin. Il avait encoremarché sur un corps mou. Il se jeta à genoux, dans une angoisseindicible. Il tira le corps à lui, le poussa jusque dans le carréde lumière, et ce faisant, il se rendait compte qu’il tâtait desvêtements d’homme : et cela déjà le soulageait de l’horriblepensée qu’il avait eue. La tête du mort apparut dans la clartéfroide de cette nuit sinistre. Il reconnut l’officier d’ordonnancedu général Vilitchkov, à côté duquel il avait dîné le soirmême.

La galopade, qui s’était éloignée, quisemblait avoir fait le tour des appartements, se rapprochait.

Rouletabille se rejeta dans la nuit. Et troisofficiers qui avaient le sabre nu à la main apparurent à l’entréequi donnait sur le palier, à cette même porte qui venait de laisserpasser Rouletabille cependant que par l’autre porte, au fond, cellequi donnait sur les chambres que lui avait fait visiter Ivana, unautre officier, qui avait également un sabre à la main, surgissaitdans un état de rage et d’exaltation extraordinaire !…

Il jetait aux autres des mots précipités,auxquels ceux-ci ne répondaient que par des monosyllabes, desdénégations énergiques.

À l’apparition des officiers, Rouletabilleavait failli céder à son premier mouvement, qui était de se joindreà eux et de leur demander des explications ; mais la bizarreattitude de ces hommes, leur langage forcené, leur fureur et lafigure terrible de celui qui semblait commander aux autres luidonnèrent immédiatement à réfléchir.

Ces gens avaient moins l’aspect de sauveursque celui d’assassins.

En bas, à la vue des capotes, il avait penséque l’Albanais et les Turcs s’étaient déguisés en soldats ;ceux-là, dont la figure n’était pas plus recommandable, avaientbien pu se déguiser en officiers bulgares… et ainsi s’expliqueraitla facilité avec laquelle ils avaient pu approcher des sentinelles,les supprimer et pénétrer dans la demeure du général Vilitchkov etd’Ivana. Pour quelle abominable entreprise ? Déjà le jeunehomme s’était heurté à deux cadavres… Qu’étaient devenus Vilitchkovet Ivana ?

Avaient-ils été déjà victimes desmisérables ?

Le reporter ne le pensa point, devant lafureur croissante et le désarroi très apparent des conjurés. S’ilavait pu douter encore un instant de la véritable personnalité desofficiers qui se disputaient devant lui en ouvrant des portes et enagitant leurs armes, il ne tarda point à être complètementrenseigné par un nom qui fut prononcé et dont les syllabes sonoreslui étaient restées dans l’oreille depuis sa conversation avecIvana. « Stefo !… Stefo, le Dalmate, avait-elle dit,l’âme damnée de Gaulow ! »

C’était donc la bande de Gaulow qui était là,accomplissant son horrible besogne, achevant l’effroyable vengeancecommencée dix-huit ans plus tôt.

Et ces paroles de sanglant reproche que celuid’entre eux qui paraît le chef adresse à Stefo, si Rouletabille nepeut exactement les comprendre, du moins espère-t-il en saisir lesens… Le nom d’Ivana revient à plusieurs reprises dans la bouche del’homme, de cet homme à la figure terrible, apparue une seconde,dans la clarté lunaire, et qui pourrait bien être la figure deGaulow elle-même !

Évidemment, cet homme se plaint de ce qu’onn’a pas trouvé Ivana… et les autres répliquent qu’ils l’ontcherchée partout. Cela se comprend à leurs gestes…

Ivana est cachée, bien cachée dans cettemystérieuse demeure que Rouletabille quelques heures auparavantcomparait lui-même à une boîte à surprise. Vivante et cachée !Du moins Rouletabille l’espère. Sans quoi, il n’y aurait plus deDieu ! Attention ! Ils ont fini de se disputer. Ils seconsultent. Ils vont reprendre leurs recherches ! Ilss’orientent !

Ils se montrent des portes, des couloirs… Ilsse distribuent la besogne, ils se partagent le chemin àreparcourir.

Et peut-être, cette fois, vont-ils tomber surRouletabille, sur Rouletabille qui ne peut rien faire… rien… rien…qu’attendre qu’ils s’en aillent… ou qu’on le découvre… SurRouletabille qui n’est pas armé. Pas un couteau, pas unrevolver !…

Les faux officiers ont fait jaillir soudaindes rais de lumière de petites lanternes sourdes dont ilsapparaissent munis.

La lanterne d’une main, le sabre de l’autre,ils cherchent, et il y en a qui passent leur sabre au travers desrideaux, comme Hamlet, cherchant, de la pointe, ce pauvre Polonius.S’ils ont des revolvers, ils ne les montrent point. Pas un coup defeu n’a été tiré. On assassine ce soir à l’arme blanche.Rouletabille est accroupi, au fond de la nuit, derrière unfauteuil, un vaste fauteuil de cuir comme celui qui cachaitautrefois Ivana et Irène quand on assassinait leur pauvre maman etleur vieille gniagnia dans la chambre aux reliques. On peut direque Rouletabille fait du reportage vécu. S’il a, quelque jour, àraconter un drame d’Orient dans lequel on assassine les rois et lesreines, il saura la figure et le « cachet » qu’il fautdonner à tous ces gens-là. Il se rappellera le mufle rageur deStefo, les allures fouinardes des autres qui tâtent les murs et lesétoffes, chercheurs de portes secrètes ; et surtout il sesouviendra de la colère formidable de ce Gaulow – car ce doit êtrelui en vérité – à qui sa proie échappe.

Mon Dieu ! pourvu qu’elle leur aitéchappé, Ivana ! Rouletabille, à coup sûr mourrait de la mortd’Ivana. Du moins le pense-t-il parce qu’il aime pour la premièrefois et que le premier amour va toujours jusqu’à la mort,pense-t-on.

Les officiers, par des portes différentes, ontdisparu, ont glissé, passant près de Rouletabille sans le voir,persuadés que cette pièce qu’ils ont certainement fouillée déjà defond en comble, ne contient plus que ce peu intéressant cadavre del’ordonnance du général Vilitchkov.

Et le général, lui, qu’est-il devenu ?…Sans doute est-il déjà mort, car les autres n’en parlaient pas… neprononçaient point son nom, ne s’en étaient, dans leur désarroi,nullement préoccupés. Son compte, à celui-là, devait êtreréglé.

Que va faire Rouletabille ? Se sauverpour chercher du secours ? Ah ! bien, tous les sinistresoiseaux seraient envolés quand il reviendrait tout juste peut-êtrepour prendre dans ses bras le cadavre palpitant et tout chaudd’Ivana…

Alors ?… Ouvrir une fenêtre ?…Appeler ? L’entendrait-on ? Et puis, ils seraient toussur lui, au second cri. Et combien sont-ils ? Huit,dix !… Ah ! s’il avait seulement un revolver !…Ivana ! Ivana ! où es-tu ? Il n’a plus aucuneidée ! C’est l’amour qui lui enlève toute ingéniosité !S’il n’avait pas aimé Ivana, bien sûr qu’il aurait déjà trouvé unmoyen de la sauver, en admettant qu’il en fût temps encore… Mais ilne sait que gémir sourdement, se heurter à nouveau au cadavre del’officier d’ordonnance… Ah ! ah ! le cadavre a un sabre…Rouletabille tire la lame toute nue… déjà à moitié sortie dufourreau… Maintenant, cette arme à la main, il écoute, moinstremblant, si le bruit de son pas n’a point été entendu ; ilse glisse dans la pièce à côté, en rasant les murs, en tâtant lesmeubles, en se faisant tout petit, aussi petit que possible,soufflant tout bas, si bas : « Ivana !…Ivana !… Ivana !… » Il est exact que ce jeune hommeaime jusqu’à la mort puisqu’il ne sait que mourir pour celle qu’ilaime… C’est tout ce qu’il peut faire… venir mourir avec elle.Oh ! avec quelle voix sourde il l’appelle :« Ivana !… Êtes-vous là, Ivana ?… Ils sont loin…répondez-moi !… C’est moi !… moi,Rouletabille !… » Ah ! il fait tomber une chaiseavec un certain fracas… et aussitôt il y a des bruits de pas dansla chambre à côté… une galopade… une galopade qui revient… EtRouletabille s’écrase contre le mur, dans la nuit d’un rideau quile couvre à peine, les yeux grands ouverts sur cette porte éclairéepar la lune, sur cette porte qui va s’ouvrir et laisser repasser lagalopade des assassins !…

Voici Stefo et puis un autre, et un autre,hagards et sanglants. Ils ne font que repasser comme des démons decauchemar, et quand ils ont traversé la pièce, derrière eux, uneforme blanche qui se glisse, chancelante, contre les murs :Ivana, dans sa robe de soirée, déchirée, dont elle traîne leslambeaux comme des ailes lasses, incapables de soulever un corpsmourant, Ivana, dont la gorge blessée fait entendre un sanglotd’épouvante et dont les cheveux épars pendent derrière elle commede longs serpents noirs.

Rouletabille l’a déjà appelée par son nom,s’est précipité vers elle, l’a reçue dans ses bras au moment oùelle allait s’affaisser sur le tapis. Il soulève sur sa jeune etardente poitrine ce poids si cher. Il arrachera cette proie à sesbourreaux. Il a une foi surhumaine dans sa force et dans sachance.

Mais elle, elle, avec sa pauvre voix d’effroi,le fait redescendre à la réalité horrible :

« Les voilà !… Gaulow !j’entends le pas de Gaulow ! »

Et c’est vrai qu’à droite, à gauche, des pasaccourent de partout ! Des voix s’appellent !s’interpellent !

Ivana montre un coin de la muraille.

« Là, là !… »

Que veut-elle dire ?

Ivana retrouve des forces, à cet instantsuprême, pour soulever une tapisserie qui garnit le mur et cacheune double porte qui est là, dissimulée, destinée à mettre encommunication cette chambre avec une petite garde-robe bienétroite. Ivana fait glisser la double porte. Ils se précipitentdans ce refuge, mais pas assez vite pour qu’ils puissent éviterd’être aperçus d’un nouveau personnage qui vient de faire irruptiondans la pièce, qui bondit vers eux… et qui arrive juste à tempspour rabaisser la tapisserie sur la double porte refermée.

Ivana, Rouletabille ont reconnu le bergerVélio, poursuivi, lui aussi, traqué et qui, avant de mourir, auraeu au moins le temps de faire le geste qui, peut-être, sauvera sajeune maîtresse.

Car déjà les assassins sont sur lui…

Du fond de leur armoire, Ivana et Rouletabilleentendent leurs vociférations, leurs admonestations, leurs menaceset leurs promesses.

Ils traînent maintenant Vélio avec eux, lesommant, sous peine de mort, de leur dire où est sa maîtresse, deleur dévoiler la mystérieuse cachette où, dans cette maison qu’ilconnaît, elle a pu se réfugier.

Mais Vélio prétend ne rien savoir… on entendses désespérées dénégations… et la bande passe… pousse lemalheureux plus loin, le traîne avec elle, au centre d’un tas degestes de mort !

Pendant ce temps, les deux jeunes gens, aufond de leur placard, s’étreignent les mains, espèrent qu’ils sontsauvés, n’osent pas respirer, écoutent… Ah ! quandRouletabille traversait naguère Belgrade et visitait les chambresfatales du Konak, il ne pensait point qu’il reverrait si tôt unehorreur pareille et qu’il revivrait si tôt – pour en mourirpeut-être – la nuit d’Alexandre et de Draga, au fond de leurplacard !

Ainsi devaient-ils se tenir tapis, les deuxamoureux souverains, dans la nuit de leur cachette, derrière lesrideaux, tandis qu’ils entendaient « travailler » leursennemis !… et que l’on traînait de pièce en pièce LazarePétrovitch, comme ceux-ci traînaient Vélio, pour qu’il dévoilât laretraite de sa maîtresse…

Mais si Lazare Pétrovitch a parlé, Vélio s’esttu héroïquement comme un bon berger dévoué à la garde de sesmaîtres, comme un chien fidèle.

Ah ! ces bruits de bottes et de sabressur le parquet !… Quand cesseront-ils ?…

L’aurore, en chassant cette sinistre nuit,n’aura-t-elle point bientôt chassé ces bandits ?…

Comme ils s’étreignent éperdument, les petits,au fond de leur placard, quand les bruits se rapprochent !

Que pourrait faire Rouletabille dans cecarnage ? La couvrir de son corps ! Mourir avecelle ! N’est-ce pas ce qu’il a désiré tout à l’heure ?Son vœu est exaucé.

Il tient Ivana, embrassée. Il a sur sonépaule, sa belle tête, appesantie, et il sent sur ses mains coulerle sang de la gorge !

Par quel miracle, après un coup pareil,a-t-elle pu leur échapper ! Et puisque le Ciel a voulu cemiracle-là, comment croire que la Providence n’ira pas jusqu’aubout du miracle lui-même et ne la retirera point, vivante, dugouffre de cette aventure de vengeance et de sang…

Encore des cris ! si proches ! siproches ! « Gaulow ! » La voix d’Ivana sembleprès d’expirer en prononçant ce nom abhorré…

On frappe du poing sur les murs. On tâte lesmurs. Si les poings sonores frappent sur la tapisserie et si lesautres entendent résonner la double porte de bois, ils sontperdus ! Ils sont morts !

Et la porte s’ouvrira comme elle s’est ouvertedevant Draga et Alexandre et ils mourront comme sont mort le roi etla reine et ses deux frères, Nicolas et Nicodème, et le lion LazarePétrovitch et Naumovitch le brave, et Gakovitch, et comme tantd’autres sont morts dans les nuits rouges de l’Orientensanglanté…

Un grand tumulte de meubles remués, de caissesque l’on traîne… et encore la voix de Gaulow qui donne des ordres…et la voix expirante d’Ivana à l’oreille de Rouletabille :« Ils ont fini d’assassiner, maintenant ilsvolent !… »

Oui, les misérables sont à la curée de tousles objets de valeur… Ils dépouillent les murs et vident lestiroirs… Ce Gaulow est décidément un bandit de grand chemin…

Mais ils n’ont pas fini d’assassiner,non ! et la preuve en est que voilà revenu Vélio !

Celui-ci n’est pas encore mort…

On l’a traîné de la cave au grenier, et levoilà de retour dans cette pièce. Il est jeté presque contre lacloison.

Il tombe à genoux et demande grâce,pitié !

Il jure qu’il n’a pas vu sa maîtresse !…qu’il ne sait rien !… qu’il ignore tout de cettemaison !… qu’il vient d’arriver des champs !

Il supplie qu’on lui laisse la vie !…

On lui laisse cinq minutes pour sedécider…

Mais il ne parle pas ! il ne parlepas ! Il fait des grands signes de croix orthodoxes et tout àcoup pousse un horrible cri à cause d’un coup de sabre qui luientre dans la poitrine.

On l’entend qui râle sur le plancher, qui setraîne… et l’on entend les coups de pointe dont il est lardé, clouésur le plancher !…

Rouletabille voudrait s’élancer, défoncer lesmurs ; toute sa jeunesse répugne à cette passivité à deux pasd’un vieux serviteur que l’on assassine et qui meurt pour Ivana,mais aussi pour lui.

Ivana le sent prêt à bondir, mais elle leretient d’une étreinte forcenée.

Elle le presse sur son cœur, sur sa gorgehaletante et, pour le vaincre et le sauver, à deux pas desassassins, elle lui donne, de sa lèvre ardente, enfiévrée, sonpremier baiser d’amour, parmi son sang, ses longs cheveux humides,baiser débordant de désespoir et de tendresse sauvage, d’étrangemais chaste volupté à cause de la mort qui regarde cebaiser-là…

Quand ils purent respirer et que leurs brass’amollirent, toute la nuit qui était autour d’eux et toute lamaison gardaient un immense silence. On eût dit que ce baiser avaitcommandé le silence… et que c’était lui qui avait fait fuir lahorde !…

D’abord, ils ne purent croire à leurbonheur.

Ils écoutèrent, immobiles, des minuteséternelles…

Et puis, Rouletabille, malgré qu’elle leretînt encore, fit glisser la porte, souleva la tapisserie etregarda…

L’aurore, la blême et honteuse auroreéclairait le hideux spectacle… Ici, le corps de l’officierd’ordonnance, la face contre terre, roulé dans un coin, là, lecadavre haché de Vélio… du sang partout… un désordre épouvantable,des meubles renversés… les rideaux des fenêtres arrachés, lesfenêtres ouvertes, les vitres brisées… le silence… la mort… et lesilence… Le reporter risqua quelques pas dans cet horrible domaine…Pâle comme un spectre, comme l’image de la mort elle-même, Ivana lesuivit. Ils s’arrêtaient… écoutaient… épiaient… Oui, en vérité…persuadés qu’il n’y avait plus personne à tuer ni rien à voler, lesmisérables avaient abandonné ce champ de massacre…

Rouletabille se retourna et reprit Ivana dansses bras. Elle était au bout de ses forces et peut-être de sonsang…

« Allons chez le général », souffladerrière lui Ivana… Le jeune homme crut qu’elle allait mourir… maiselle rouvrit les yeux et ses lèvres répétèrent :

« Chez le général… »

Et, de sa main défaillante, elle lui indiquaitle chemin qui conduisait à la chambre des reliques…

« C’est la voix de mon oncle qui m’aavertie, expliqua-t-elle… Mais il a poussé un tel cri qu’il doitêtre mort. Allons voir… »

Et soudain, dans ce silence sépulcral, au furet à mesure qu’ils se rapprochent de la chambre des reliques, ungémissement se fait entendre et grandit… ce sont des faiblesappels… bien faibles… bien bas… bien mourants… mais répétésinlassablement et tout à fait lugubrement… Oh ! l’appellugubre de cette voix qui meurt !…

Enfin ils sont arrivés à la porte,Rouletabille, toujours portant Ivana, qui a dressé sa tête pâle etdont les yeux, sous les paupières lourdes, ont retrouvé un nouveléclat épouvanté à l’audition de ces sons sinistres.

La voix du général ! Elle lareconnaît.

« Prenez garde : il y a deux marchesà descendre ! »

Ah ! la porte est poussée ; ils sontdans la chambre des reliques, avec la voix si lugubre quiappelle.

« Mon oncle, s’écria Ivana, mon onclenous voilà ! C’est nous ! Ils sont partis ! Noussommes sauvés !… »

Elle glisse des bras de Rouletabille. Elleveut faire un pas, mais elle chancelle, elle tombe avec ungémissement si faible, à faire grande pitié, en vérité.

Et la voix, au fond de l’ombre, de la nuit decette chambre, n’a pas cessé son lugubre, épouvantable, mourantappel.

Rouletabille est allé à une fenêtre, a tiré unrideau.

Et l’aurore fait encore son apparition parlà ! Il ne reconnaît plus cette chambre saccagée. Les mainscoupées ne sont plus là ! Oui, même ces mains d’assassiné,Gaulow les a emportées. Elles lui appartiennent, elles font partiedu butin de sa vengeance. Quelles ruines de toutes choses danscette pièce ! Les Turcs et les Bulgares pomaks ont passélà ! Les murs ont été dépouillés de leurs tableaux, de leursicônes, de leurs belles images, dont quelques-unes ont étéarrachées des cadres et taillées en pièces, avec acharnement.

Et, au milieu de tout cela, le corps dugénéral Vilitchkov n’est plus qu’une écumoire, ma parole !tant il est troué, percé de coups, une écumoire dont tous les trouslaisseraient passer des ruisselets de sang… Comment, ayant étépareillement troué, le général vit-il encore ?

Ses doigts pendent au bout de sesmoignons !

Comme ces gens d’Orient aiment à couper lesdoigts ! Oui, c’est leur affaire. Ils veulent bien tuer, maisils n’oublient pas de mutiler. C’est à cela que l’on reconnaît lesvéritables assassins d’Orient[2].

Rouletabille a soulevé la tête du général dontles yeux le fixent si étrangement, si étrangement, cependant que sabouche ne cesse pas son appel lugubre.

Extraordinaire ! Extraordinaire ! Legénéral ne se plaint pas… non, ce ne sont point des plaintes quisortent de ses lèvres vides de sang… ce sont des mots, toujours lesmêmes, toujours les mêmes qui sont un avertissement – Rouletabillecomprend cela – oui, un avertissement qui voudrait se fairecomprendre… comme l’annonce d’un grand malheur que le généralvoudrait faire connaître avant de mourir…

Singulière position occupée par legénéral ; Vilitchkov est étendu, tout de son long, sur leplancher, mais ses bras et ses mains aux doigts pendants,sanguinolents, entourent éperdument, éperdument, le petit fauteuilde bois en X, ce qu’on appelle en Occident un fauteuil à laDagobert, le petit fauteuil-tabouret, sur lequel était, ce soirencore, le coffret aux peintures byzantines, cloué de cuivre, voussavez bien, le petit meuble aux reliques et aux bijoux… et à larobe, souvenirs de l’assassinat de Stamboulov-Vilitchkov, mais lecoffret, lui, a disparu.

La plainte du général doit dire, expliquer deschoses inouïes, car Ivana, sur les coudes et sur les genoux, àtravers un ruisseau de sang, s’est traînée jusqu’à son oncle,jusqu’à Rouletabille et prononce, à son tour, des syllabesinsensées, en regardant le général avec un regard plus épouvantéencore – si possible – que celui qu’elle a montré à Rouletabillequand le jeune homme l’a rencontrée, poursuivie par la mort…

Et toujours le général serre, serre de sesbras défaillants, mutilés, le petit fauteuil à la Dagobert.

En vain, Rouletabille prononce-t-il des motsfrançais… de telle sorte que le général se souvienne, veuille biense souvenir qu’il sait aussi, lui, le général, parler français,mais Vilitchkov semble ne vouloir parler que pour sa nièce Ivanaqui laisse retomber tout à coup brutalement la tête de son oncle etse redresse comme si elle était pleine d’une vie nouvelle et d’uneforce qui va lui permettre de courir on ne sait où.

La plainte du général ne s’est pas tue, maisune autre plainte est venue doubler la sienne. Un autre désespérégémissement qui sort maintenant de la bouche d’Ivana, avec lesmêmes mots sans cesse répétés que ne comprend pas Rouletabille.

Celui-ci voudrait courir derrière Ivana, lavoyant se sauver, aussi stupéfait de cette course inattendue quel’oiseleur qui réchauffe dans ses mains l’oiseau quasi mort et qui,ayant entrouvert les doigts, le voit s’envoler !

Mais le général a poussé un si effrayantsoupir en regardant fixement Rouletabille que le reporter ne peuts’empêcher d’aller à ces yeux qui l’hypnotisent, à cette bouche quisemble vouloir prononcer une parole suprême…

Et cette parole prononcée dans un souffle,Rouletabille la recueille avec un prodigieux étonnement, avec unestupéfaction dont l’expression sur sa bonne ronde héroïque figureeût pu faire sourire s’il n’y avait eu autour de cette dernièreextraordinaire parole tant de sang et tant de cadavres…

Rouletabille recule devant cette phrase defolie. Le général délire, ses lèvres tremblent encore, et puis undernier soupir. Le général est mort.

…………………………

Pendant ce temps, la course de la pauvre Ivanan’a pas été longue…

En sortant de la chambre, la jeune fille aroulé aux deux marches et ne se relève plus…

Alors elle attire de ses bras tremblants latête de Rouletabille, qui s’est rué vers elle et qui se penche surelle, et elle lui dit à l’oreille ces mots précipités :

« Gaulow a volé le coffret byzantin…

– Le coffret byzantin ? » répète,hébété, le pauvre reporter.

Et comme Rouletabille ne semble s’occuper qued’elle-même et nullement de ce qu’elle dit :

« M’entends-tu ?…M’entends-tu ?… Je te dis que Gaulow a volé le coffretbyzantin… »

Et la voilà repartie à gémir des motsincompréhensibles en se tordant les mains…

Ce nouveau désespoir, ce dernier délire fontsangloter Rouletabille, qui se précipite sur cette chère tête, quil’attire à lui de ses bras défaillants, qui se penche sur ceslèvres agitées d’un tremblement convulsif, ces lèvres qui répètentmaintenant en français :

« Les documents… les documents…

– Quoi ?… Quoi ?… Lesdocuments ?… Parleras-tu, Ivana ?…

– Les documents sont partis…

– Mais parle donc, ma chère âme…

– À personne… Il ne faut dire cela àpersonne…

– À personne… mais parle… parle vite…

– Le coffret byzantin…

– Eh bien… le coffretbyzantin ? »

Alors, dans un spasme, Ivana laissaéchapper :

« Dans le coffret byzantin, il yavait un tiroir secret… et dans le tiroir secret le général avaitmis tous les plans secrets de la mobilisation !

– Qu’est-ce que tu dis ? »clama Rouletabille.

Mais elle n’a pas besoin de le répéter…Rouletabille a bien entendu et bien compris…

« À personne… il ne faut le dire àpersonne… souffle Ivana… excepté au généralStanislawof ! »

Et se soulevant sur un coude, et rassemblantses dernières forces :

« Cours chez le tsar !… Cours chezle tsar !… »

Le général Stanislawof était en effet installéau Palais.

Rouletabille se releva.

IV – « Trop tard »

Elle lui ordonnait de partir, et cette fois ilcomprit, à son geste, qu’elle ne lui pardonnerait point des’attarder auprès d’elle.

Du reste, il lui fallait aller chercher dusecours au-dehors ; et le palais royal était tout près delà.

Il étendit Ivana sur un sofa, examina sablessure, vit qu’elle n’était que superficielle, bien qu’elle eûtrépandu un sang abondant, conçut de cette constatation un immenseespoir et descendit en courant.

Près de la grille du parc, il dut enjamber lecadavre de la première sentinelle contre lequel il avait trébuchéen sautant par la fenêtre, au commencement de cet épouvantabledrame. Derrière la grille, il y avait encore le cadavre d’un autresoldat.

Il fut dans la rue déserte, absolument.

Il tourna à gauche, prit son élan et nes’arrêta que devant la grille du parc royal. Là, il parlementa avecla sentinelle, par gestes, mais il ne parvenait point à se faireentendre.

Un sous-officier survint.

L’agitation de Rouletabille, qui réclamait unofficier, était si grande, si excessive, si impressionnante, que lesous-off’ alla réveiller l’officier de garde qui survint, les yeuxbouffis de sommeil.

L’officier parlait français :Rouletabille lui dit tout de go qu’il y allait d’un intérêt immensequ’il vît le général Stanislawof sur-le-champ.

L’officier se mit à rire et déclara que legénéral dormait.

« Allez le réveiller ! »

L’autre le prit pour un fou.

« Je ne suis pas fou ! Legénéral-major Vilitchkov a été assassiné cette nuit, chezlui ! »

L’officier, à cette grave nouvelle, perdittoute son hilarité et prit sa course vers le palais.

Comme, de son côté, Rouletabille avait tentéun mouvement pour courir à la Moskowska et retourner à la maison deVilitchkov, la sentinelle l’avait mis en joue. Celle-ci avait reçul’ordre de l’officier de ne point le perdre de vue. Il attenditimpatiemment, songeant à Ivana, qui était restée toute seulelà-bas. Enfin, quelques minutes plus tard, il voyait sortir dupalais tout un groupe d’officiers.

Ils marchaient vite, entourant un personnageque Rouletabille reconnut immédiatement pour être le généralStanislawof.

Le reporter avait déjà eu l’occasiond’approcher cet illustre soldat qui, pour l’honneur de son pays,devait, quelques mois plus tard, refuser de s’associer à l’attentatde Ferdinand contre la Serbie, et qui, plus tard encore, lors de lagrande guerre européenne, rompit avec la Bulgarie traîtresse et mitson épée au service du Tsar de toutes les Russies.

Rouletabille courut à lui.

« C’est vrai que mon vieux frère d’armesa été assassiné ! » lui cria le général.

Le reporter se pencha à son oreille :

« Et les documentsvolés ! »

La nouvelle que le reporter apportait étaitformidable. Stanislawof eut une sourde exclamation et pâlit.

Fallait-il s’étonner que des documents siprécieux eussent été transportés chez le général-major ?N’eussent-ils point dû rester dans les bureaux de laguerre ?

Nullement ! à cause de leur mystèremême.

En dehors de quatre ou cinq officiersgénéraux au plus, personne ne connaissait, ne devait connaître leplan de campagne qui préparait le coup de foudre deKirk-Kilissé.

Rédigés dans le plus grand secret, lesdocuments relatifs à ce plan devaient être cachetés tous les soirs,emportés par le général-major à son domicile et dissimulés chez luidans un endroit où il était sûr qu’on ne saurait point lesdécouvrir…

Le général ordonna à ses officiers de lesuivre à une certaine distance.

« Parlez ! parlez vite, vous êtessûr que les plans sont volés ?… Comment savez-vouscela ?… et quels plans ?…qui vous a dit que legénéral avait, chez lui, des plans ? Comment lesavez-vous ?… »

Et Stanislawof, les sourcils froncés fixait lereporter avec colère, de ses yeux perçants, aigus, froids et bleus,des yeux qui étaient connus cependant pour leur clair « regardd’enfant » mais qui, pour le moment, ne promettaient rien debon au reporter.

Rouletabille, sans se laisser le moins dumonde impressionner, raconta rapidement et nettement tous lesévénements de cette nuit abominable.

« Vous n’avez pas saisi une seule desparoles adressées par le général à Ivana ?

– Je ne les ai pas comprises, répondit lereporter. Quant à moi, je n’ai recueilli qu’une parole du général,la dernière qu’il ait prononcée avant de mourir… Le général, à cemoment, pouvait être déjà dans le coma…

– Qu’a-t-il dit ?

– Oh ! une chose bien singulière…

– Dites…

– Une chose qui certainement eût fait souriredans un moins terrible moment…

– Et qui a peut-être une grande importance…Allez donc !…

– Le général Vilitchkov, avant de mourir, m’adit que Sophie avait la cataracte !

– Hein ? »

Rouletabille ne put que répéter la phrase etil la répéta sans sourire.

« Évidemment, il divaguait… fitStanislawof… Tout ceci est plus terrible encore que vous nel’imaginez…

– Il vous reste encore un espoir, émit lereporter, en hochant la tête.

– Et lequel, grand Dieu ?

– Ces bandits se sont emparés desdocuments sans soupçonner, peut-être, qu’ils lesemportaient !

– Vous croyez ?

– Je crois que Gaulow et sa bande ignoraientque les documents fussent dans la maison du général, ou tout aumoins dans le coffret. Ils sont revenus à Sofia pour achever, surla personne d’Ivana, l’abominable vengeance qu’ils avaientcommencée jadis sur celles de son père et de sa mère. Ivanaparvenant à leur échapper, ils se sont rués, avec rage, sur legénéral, son oncle. Enfin, en vrais brigands, ils ont profité del’expédition pour voler ce qui leur tombait sous la main. Lecoffret en question était plein de bijoux, de joyaux, de souvenirsprécieux. Ils ont emporté cette fortune. De même ont-ils emportéd’autres objets. Quant au tiroir secret, ils doivent en ignorer laprésence, ils l’ignoreront peut-être toujours !

– Et pourquoi auraient-ils emporté ce coffretplutôt que d’autres ? Ils savaient donc qu’il renfermait desobjets précieux ?

– Je crois me souvenir, général, qu’IvanaIvanovna, après m’avoir montré les reliques et les bijoux de samère, avait négligé ou oublié de refermer à clef le coffret. Nousavions quitté la pièce précipitamment. Le berger Vélio était venunous rechercher d’une façon si impérative de la part dugénéral ! »

Ils ne se parlèrent plus jusqu’à l’hôtelVilitchkov. La ville était encore endormie, derrière ses voletsclos. Depuis quelque temps, le ciel s’était assombri, et une pluietrès fine, mais assez dense, tombait.

Comme les officiers poussaient déjà la grilleet ne pouvaient retenir de sourdes exclamations à la vue descadavres des deux sentinelles étendues à l’entrée du petit parc, legénéral leur montra le reporter qui s’était jeté, à quatre pattes,devant lui, et examinait attentivement les pavés de la rue.Rouletabille glissait d’un pavé à un autre, avec de véritablesgémissements d’angoisse ou encore avec de vrais grognements dechien reniflant une piste ; et tout à coup il se releva, lafigure grimaçante d’inquiétude et d’effroi, les yeux hors de latête.

« Général ! ils sontrevenus ! Les bandits étaient arrivés en auto !…Partis et revenus et repartis !… Il n’y a pas une demi-heurequ’il pleut, ils sont revenus pendant qu’il pleuvait !…Ah ! Ivana ! Ivana ! Ivana !… »

Il avait bondi dans le parc ; il couraitcomme un insensé…

« Cette fois, ils me l’onttuée !… »

Le général pénétra derrière lui, dans l’hôtel.Stanislawof reconnut le cadavre de l’officier d’ordonnance dugénéral Vilitchkov et dut, plus loin, repousser du pied le corps duberger. Dix, vingt cadavres auraient pu se trouver, là,certes : il les eût considérés avec la même indifférence.

Il ne pensait qu’au coffret, et, pour leravoir, il eût donné bien des choses et ruiné la caisse publique.Il souleva le corps mutilé du général Vilitchkov, s’assura que sonvieux compagnon était bien mort, et l’embrassa avant de s’enaller :

« Si Ivana n’est pas morte, dit-il aucadavre, elle sera ma fille ! »

Pendant ce temps, devant lui, courant de pièceen pièce, Rouletabille continuait d’appeler Ivana…

Le reporter arriva à la chambre où il l’avaitlaissée, persuadé qu’il allait découvrir une horreur nouvelle, lecorps supplicié de sa bien-aimée.

Ivre, titubant, osant à peine regarder devantsoi, il poussa la porte.

La chambre était vide !

Ivana n’était plus sur le sofa… En revanche,il n’eut point de peine à démêler, d’un coup d’œil, dans ledésordre des objets qui l’entouraient, la trace d’une courte lutte,de la brève résistance que la jeune fille avait tenté d’opposer àses ravisseurs.

Ivana avait été enlevée !

À quel supplice Gaulow la réservait-ildonc ?

Rouletabille touchait le fond du désespoirquand une main se posa sur son épaule. Il leva sur celui quil’appelait ainsi un visage inondé de larmes. Le général étaitdevant lui. Alors, il eut honte de sa pusillanimité, essuya sespleurs et dit simplement, pour s’excuser :

« Général ! pardonnez-moi ! Jel’aimais !

– Eh bien ? fit l’autre, impassible etpoursuivant sa sombre pensée, eh bien ? elle estmorte ?

– Non ! ils l’ont enlevée !… Mais jela retrouverai !… et malheur à ceux qui auront porté la mainsur Ivana ! Moi aussi je prouverai que je sais mevenger. »

Or, le général dit :

« C’est le coffret qu’il faudraitretrouver !

– Et le coffret aussi, général !je le retrouverai ! Je vous jure que rien n’est perdu ni pourvous ni pour moi ! D’abord, ordonnez au maître de police…

– Le voilà ! fit le général en seretournant vers un fonctionnaire qui venait d’entrer et quiécartait les officiers.

– Général, dit le maître de police, je viensd’apprendre l’abominable attentat… »

Mais Stanislawof l’interrompit…

« Vous allez faire ce que vous dira cejeune homme.

– Et quoi donc, monsieur ?

– Excellence, dit Rouletabille, il fauttéléphoner ou télégraphier à tous les postes-frontière de nelaisser passer aucune automobile, aucune… et de les visiter toutes…de se rendre compte exactement de l’identité de toutes lespersonnes qui s’y trouvent, surtout si ces personnes sont desmilitaires ou se présentent sous l’apparence d’officiers, d’arrêterles suspectes, de voir si l’une d’elles, une jeune fille, n’estpoint retenue de force, de visiter les bagages, et de rechercherdans tous les véhicules qui se présenteront s’il n’est point unepetite malle à couvercle courbe, en forme de coffret, ornée defigures byzantines et cloutée de cuivre.

– Auquel cas, continua le général, il faudraitretenir le coffret qui renferme une fortune en bijoux, en prendrele plus grand soin…

– Tout de suite ! tout de suite !pressa Rouletabille. Courez, Excellence ! Je me charge dureste !… Dans quelques minutes je vous donnerai ou feraiparvenir toutes indications explicatives, tous signalementsnécessaires.

– Allez ! » ordonna le général.

Le maître de police salua et sortit.

Rouletabille avait retrouvé toute sa force,toute son énergie, toute sa combativité, sa lucidité.

« Quand je dis que je me charge du reste,je dis que je me charge de tout ! car les mesures que nousvenons d’ordonner, appuya Rouletabille, ne sont prises que paracquit de conscience… Ma conviction est qu’elles ne servirontde rien et que nos gens ont prévu toutes cesprécautions-là ! »

Le général s’était mis à se promener de longen large. À considérer sa physionomie, il n’était point difficilede deviner qu’il croyait tout perdu.

Il s’arrêta devant le reporter et, après avoiréloigné d’un geste les officiers qui l’entouraient :

« Quoi qu’il arrive, je n’ai point besoinde vous dire, exprima-t-il avec une lenteur et une solennité trèsmarquées qu’il ne faut parler de ces documents à personne !… àpersonne au monde !…

– À personne, général !… »

Rouletabille salua. Il était déjà parti…

Taciturne et la figure de plus en plusdéfaite, Stanislawof redescendit dans le jardin.

Des officiers avaient découvert dans lesdépendances et dans une petite salle de service du rez-de-chausséetrois cadavres de bas domestiques et deux valets solidementficelés, bâillonnés. Ils avaient fait conduire les valets vivantsencore à la police qui les accusa immédiatement de complicité etles mit au cachot, ce qui prouve que ces sortes d’affaires sonttoujours déplorables pour tout le monde, pour ceux qui en meurentet pour ceux qui en réchappent…

Dans sa course de la maison à la grille,Rouletabille avait été arrêté deux minutes par un objet qui avaitéchappé à la vue des officiers et qu’il mit dans sa poche, seréservant de l’examiner plus tard. Ce léger retard fit que legénéral, son escorte et Rouletabille se trouvaient presque en mêmetemps à la sortie, sur la rue Moskowska, quand une auto d’unesaleté repoussante, lourde de boue, déboucha de la place de laCathédrale Saint-Alexandre-Newski et vint se ranger à toute alluredevant l’hôtel Vilitchkov. De cette auto, un homme aussi peuprésentable qu’elle, à la figure hâve, aux traits tirés, à laphysionomie anxieuse, bouleversée, bondit et s’arrêta net en voyantle groupe d’officiers qui entourait le général Stanislawof.

En même temps, il apercevait les corps desdeux sentinelles et laissait échapper une sourde exclamation dedésespoir.

« J’arrive troptard !… »

V – Athanase Khetev

« Oui, trop tard, AthanaseKhetev ! » répéta le général.

Et lui montrant les cadavres de sessoldats :

« Gaulow a passé par là ! »

Athanase Khetev pâlit encore davantage, s’ilétait possible, et prononça un nom, en s’appuyant à la grille.

« Ivana ?

– Ils ont tué mon vieux camarade ! dit legénéral sans prendre aucune précaution pour la douleur de ce« membre de la famille », et ils ont enlevé sa nièce.Tâchez de nous la retrouver, Athanase Khetev, car je la considèremaintenant comme ma fille ! mais si vous nous aviez débarrasséde Gaulow, tout ceci ne serait pas arrivé. »

Et il passa, suivi de son escorte.

Des agents arrivaient et transportaient lescorps des sentinelles dans la loge ; la police commençait sonœuvre, défendant l’entrée du jardin contre la curiosité de lafoule.

L’ordre était de ne donner d’abord aucuneexplication ; plus tard on expliquerait l’événement par unvulgaire cambriolage, suivi d’assassinat.

« Fait divers, fait divers ! »avait déjà dit le général à ses officiers d’ordonnance.

L’homme qui était descendu de l’auto étaitresté contre la grille, comme assommé par les paroles deStanislawof.

Sa figure n’était point médiocre.

C’était un rude personnage : jeune, dansles trente ans, maigre, musculeux, la poitrine creuse, les mainspuissantes. Les traits de son visage étaient accusés, le nez bossu,les cheveux dressés, d’une nuance bleu noir ; un front demoyenne élévation, des yeux petits, enfoncés ; en ce moment,son regard semblait mort sous les sourcils touffus. Ses lèvresétaient minces, dures et trop nettement dessinées. Il était habilléd’un vêtement civil boutonné jusqu’au col.

Rouletabille lui prit la main en l’appelantpar son nom.

Le reporter reconnaissait cet homme. Ivana lelui avait présenté à Paris, à l’hôpital de la Pitié. Il avaitpassé, là-bas, en France, quelques jours seulement, ne semblant yêtre venu que pour annoncer à Ivana la mort de sa sœur. EtRouletabille se rappelait ce qu’Ivana avait dit de ce parent, aprèsson départ… des choses très bulgares : qu’il avait été élevépar les soins du général Vilitchkov, car ses parents étaient mortstragiquement, comme tant d’autres. Son père était un richenégociant que ses affaires avaient retenu en Thrace, aux environsd’Andrinople. Quelques années après la naissance d’Athanase, samère avait disparu, on ne sut jamais comment. Un mois plus tard, onl’avait retrouvée près de Kadikerei, la gorge coupée. Le bruitavait couru que c’était un agha turc qui l’avait enlevée etassassinée. Son mari, le père d’Athanase, voulut se venger, mais iln’était arrivé qu’à blesser l’agha à coups de poignard. Il duts’enfuir, abandonner sa maison et son fils ; mais agité d’unehaine mortelle contre le Turc, il était resté cependant en Thrace,s’efforçant de soulever l’élément bulgare. Trahi, il avait étésurpris dans le Balkan et fusillé.

Le général Vilitchkov était parent, par safemme, de Khetev. Il fit venir l’enfant et le fit élever. C’estdire qu’Athanase, qui avait déjà toutes ses haines personnelles,prit, par surcroît, à sa charge, et hautement, celles de la familleVilitchkov. Ivana l’avait dépeint comme un excellent garçon« quand on le connaissait, un peu sombre, brute et sournoisd’apparence, mais brave au-dessus de tout… Pour moi, il a toujoursété parfait, disait-elle. Athanase avait huit ans quand je suisnée. Il m’a protégée, aimée comme un frère. »

Rouletabille répéta :

« Athanase Khetev ! »

L’autre fixait toujours la terre de ses yeuxsans regard. L’entendait-il ? En tout cas, il ne lereconnaissait point.

Or, Rouletabille était pressé. Il insista.

« Monsieur, dit le reporter, il fautreprendre vos sens. Je sais quelle perte vous avez faite dans lapersonne du général, mais nous ne devons pas rester une minute deplus ici si nous voulons garder quelque espoir de retrouver sanièce. »

Ces paroles semblèrent produire l’effetattendu. Athanase leva les yeux sur le reporter.

« Vous ne me reconnaissez pas ? Lanièce du général m’a présenté à vous, à Paris… JosephRouletabille…

– Oui, fit l’autre, comme sortant d’un rêve…je me rappelle…

– Eh bien, en route !… »

Brusquement Athanase Khetev revint à laréalité des choses et aux nécessités de l’heure.

« Oui, en route ! s’écria-t-il encourant à sa machine… En route !… Ont-ils beaucoupd’avance ?

– Une demi-heure, trois quarts d’heure auplus.

– Ah ! s’écria Athanase, nous lesrattraperons si Dieu le veut ! »

Et il mit son moteur en marche, d’un geste quieût pu tout briser. Puis il sauta dans la voiture. Le reporterétait déjà à sa place à côté d’Athanase, qui conduisait lui-même.Il lui montrait la direction opposée à celle du chemin par lequelil était arrivé, du côté de la mosquée de Brandja-Bachi. EtAthanase, secouant sa tête hirsute et nue, car il avait perdu sacasquette, s’en étonnait.

« Par là ? Pourquoi par là !Êtes-vous sûr qu’ils sont partis par là ?

– Oui, j’ai examiné le peu de traces qu’ilsont laissées sur des pavés de faïence ; mais, même sanstraces, ils auraient certainement pris par là.

– Pourquoi ?

– Parce que vous vous en étonnez ! Leurintérêt n’était-il point de prendre le chemin le plusinattendu ?

– Mais leur intérêt est de regagner lafrontière turque le plus tôt possible !…

– Le plus sûrement possible.

– Mais nous nous en éloignons.

– Vous en revenez, de la frontière turque. Iln’y a pas tant de chemins pour les autos dans votre pays !Vous ne les avez pas rencontrés, n’est-ce pas ?… C’est doncque s’ils sont venus par là… ils sont retournés par ailleurs,expliqua avec volubilité le reporter impatienté. En route,monsieur, en route ! »

La voiture bondit… Ils firent le tour dupalais royal, prirent par la rue Tergouska…

« Passez par le pont des Lions !commanda le reporter…

– Pourquoi ?

– Je vous le dirai tout à l’heure… »

La voiture remonta d’un élan l’avenue de laPrincesse-Marie-Louise. Quand ils arrivèrent sur le quai Bojana, aucoin du pont des Lions et du boulevard Silvnitza, le reporter fitstopper.

Athanase ne comprenait pas. Rouletabille luimontra un garage-magasin dont les portes étaient entrouvertes.

« Parce que vous devez avoir besoind’essence.

– C’est vrai !…

– Et qu’eux aussi ont dû avoir besoind’essence. »

Et comme l’autre restait sur son siège, commeébloui par l’éclat de l’idée de Rouletabille, le reporter luicria :

« Eh bien, descendez, monsieur Athanase,je ne sais pas parler bulgare, moi ! »

Athanase descendit. Sur les indications deRouletabille, pendant qu’il se réapprovisionnait d’essence, ilquestionna les employés, et la joie des jeunes hommes fut grandequand ils eurent appris que, trois quarts d’heure au plus avanteux, une limousine, dans laquelle se trouvaient des officiers etune femme, avait stoppé devant le magasin et s’était, comme l’avaitprévu le reporter, ravitaillée d’essence.

Les employés donnèrent toutes les explicationsqu’on voulut bien leur demander, fournissant même un très grandluxe de détails ; la jeune femme – il leur avait été facile devoir que c’était une jeune femme car elle était nu-tête et à moitiéenveloppée dans une capote d’officier, – ne se cachait nullement.Elle était très pâle et paraissait malade, mais point agitée. Elleregardait les choses de la rue, vaguement, à travers lescarreaux.

Les officiers avaient paru très pressés.

L’officier conducteur ayant retiré l’un de sesgants pour mettre son moteur en marche, un employé avait aperçu unemain toute rouge de sang. L’employé avait demandé à l’officier s’ilne s’était point blessé ; l’officier lui avait répondu qu’ils’était blessé, en effet, en mettant sa machine en marche : unretour de manivelle…

Sur la route à suivre, ces curieux voyageursavaient demandé quelques renseignements. Ils voulaient arriver parle plus court chemin à Monasteritche et les employés leur avaienttracé l’itinéraire : traverser le pont, toute la partie nordde l’avenue Marie-Louise, remonter un peu le boulevard FerdinandIer, passer devant la gare et rejoindre la grand-route. Là ilsn’avaient plus qu’à courir tout droit.

Cependant voilà qu’Athanase, maintenant,retombait dans le doute.

« Si c’étaient eux, dit-il àRouletabille, ils n’auraient pas laissé à Ivana la liberté deregarder à la portière, ou Ivana aurait certainement appelé, crié àl’aide…

– Non ! répliqua Rouletabille, ellen’aurait pas appelé, elle n’aurait rien crié du tout.

– Pourquoi ?

– Je vous dirai ça plus tard, quand nousaurons le temps. Demandez à l’employé s’il y avait des malles, descoffres sur cette limousine. »

L’employé répondit qu’il n’avait remarquéaucune malle, aucun coffre…

« Demandez-lui si, avant cette limousine,il n’avait pas vu une autre auto avec d’autresofficiers. »

L’employé répondit qu’en effet une torpédoavait précédé la limousine d’une vingtaine de minutes, qu’elleétait montée également par des officiers, et qu’elle était partiepresque aussitôt, à toute allure, après que l’officier quiconduisait eut demandé les mêmes renseignements que l’on devaitfournir, par la suite, à ceux de la limousine.

De toute évidence, pensaient les employés, lesdeux voitures allaient au même endroit et poursuivaient le mêmebut.

Aussitôt que l’un des garçons eut prononcé lemot torpédo, Athanase, cette fois, s’était écrié : « Cesont eux ! », et sa figure, alors si sombre,immédiatement s’était éclairée : « Ce sont eux, j’en suissûr ! »

Depuis la frontière turque, Athanasepoursuivait une limousine et une torpédo montées par des officiersqu’il savait être de faux officiers, et parmi lesquels il était sûrque se trouvait Gaulow. Il bondit sur son siège.

Le garçon de magasin mettait déjà le moteur enmarche. Rouletabille l’arrêta pour lui faire demander encore si,dans cette torpédo, il y avait des malles, des coffres.

L’employé répondit que la voiture étaitpleine, par-derrière, d’un amas de colis.

« N’avait-il point vu, parmi ces colis,une espèce de coffre peint de couleurs vives et tout clouté decuivre. »

Oui, il l’avait vu !

Rouletabille cria :

« En marche ! »

Ils repartirent.

« Ce sont eux ! Ce sont eux !ne cessait de répéter Athanase ; mais pourquoi, demanda-t-ilau reporter, perdez-vous votre temps à vous occuper desmalles ! Qu’est-ce que peut bien nous faire votre coffreclouté de cuivre ?

– Monsieur Athanase, il ne faut négliger aucundétail. S’il est démontré que ces gens emportent avec eux lescoffres qui ont été volés chez le général, il est démontré du mêmecoup que ce sont bien les mêmes que ceux que nous cherchons.

– Croyez-vous, exprima encore Athanase, quenous en avons une chance que ces bandits se soient arrêtés à cemagasin !

– Et que nous nous y soyons arrêtésnous-mêmes ! corrigea Rouletabille.

– Maintenant, nous n’avons qu’à courirderrière eux.

– Oui, fit le reporter pensif, oui, oui, oui,monsieur Athanase… c’est bien ! c’est beau ! c’estmême trop beau ! Ils auraient bien pu au moins cacher lecoffre ! dites-moi, ce Gaulow est très… trèsfort ?…

– S’il est fort ! Je poursuis Gaulowdepuis dix ans, fit la voix sourde d’Athanase. Mais j’ai enfindécouvert sa retraite ! Hélas ! il venait, dans le momentmême de la quitter ; oui, il n’était plus dans son ChâteauNoir, un vrai repaire qu’il a là-bas au fond des montagnes etoù il vit en roi. Je l’ai encore manqué de dix minutes àKirk-Kilissé. Il avait pris le train pour Andrinople. Je sautaidans le train suivant. Quand j’arrivai à Andrinople, il avaitquitté la ville depuis une heure avec ses compagnons, c’est-à-direavec sa bande, et je venais d’apprendre que deux autos lesattendaient au-delà de la frontière bulgare pour une mystérieuseentreprise dont je ne soupçonnais que trop le but abominable. Jerésolus aussitôt de télégraphier, mais télégraphier comment ?Télégraphier quoi ? Dans cette période d’avant-guerre, melaisserait-on télégraphier en langage chiffré avec le général-majorà Sofia ? Non. En « clair », que pouvais-jedire ? Qu’un danger le menaçait ? Je me serais faitarrêter comme espion et la dépêche ne serait pas partie. Ah !j’ai passé, là des minutes que je n’oublierai de ma vie ! J’aitenté quelque chose cependant : puisque toute dépêche, même laplus anodine, envoyée au général-major aurait été certainementl’objet d’un grand retard et de l’examen méfiant de la censure, jetélégraphiai à un de mes amis d’aller avertir Ivana…

– Que vous aviez fait un mauvais rêve…

– C’est cela… et de ne point sortir de chezelle… Ah ! après un pareil avertissement, pourquoi nes’est-elle point méfiée ?… Est-ce que le général n’auraitpoint dû prendre des précautions ?…

– Elle n’a pas voulu montrer cette dépêche augénéral…

– L’insensée !… Quant à moi, je ne perdispas une minute… Je pris le train la nuit même à Andrinople etarrivai à la frontière bulgare, à Hermanli, où se trouve la douane,pour apprendre que les bandits étaient descendus du précédenttrain, en se faisant passer pour des patriotes de Thrace quiallaient s’engager à Sofia. On venait à peine de viser leurspasseports quand deux autos, dont on me fit la description la plusexacte, étaient venues les prendre et les avaient emportés sur laroute de Philippopoli.

« Je fis réveiller le chef de la douane,je fis venir le chef de gare et leur déclarai à tous deux que cesgens étaient des espions turcs, et, qu’ils allaient à Sofia faireun mauvais coup et que nous devions tout tenter pour les fairearrêter en route, à tout prix.

« – Il n’y a qu’à télégraphier »,dit le chef de gare.

« J’allai avec lui dans son bureau. Ilsonna l’appel avec Philippopoli. On ne lui répondit pas : lefil était coupé.

« Je ne doutai point qu’ils eussent faitle coup.

« Et, cependant, je ne pouvaism’expliquer comment ils pouvaient craindre ma poursuite puisquej’étais persuadé qu’ils l’ignoraient. Mais le chef de gare dit toutà coup : « Attendez, nous avons reçu, ce soir, untélégramme d’Andrinople pour Siméon Tzankof ! »

« Je me récriai : c’était l’un desnoms de guerre de Gaulow, celui certainement sous lequel il avaitfait libeller son passeport !

« L’employé se rappela la rédaction dutélégramme. Elle était brève : deux mots turcs :Dikat ète : « fais attention ! » Je merappelai alors avoir rencontré sur le quai de la gare d’Andrinopleun individu dont j’avais quelque raison de me méfier. Aussitôt queje l’avais aperçu, je m’étais dissimulé, mais trop tard sans doute.Gaulow sait que je le recherche depuis dix ans et il a tenté de sedébarrasser de moi plusieurs fois avec le même acharnement que jemets à vouloir me débarrasser de lui… Mais nous verrons bien qui,finalement… »

– Continuez donc ! Continuez donc votrerécit… interrompit Rouletabille.

– Dans mon malheur, j’ai eu cette chance detrouver cette auto qui était restée à la frontière parce que sonpropriétaire n’avait point les papiers qu’on lui demandait et qu’ilétait allé les chercher par le train à Tirnovo. Les autorités melaissèrent prendre l’auto, après leur avoir énoncé et prouvé mesqualités.

« Service d’état-major qui primaittout !

« J’étais tombé heureusement sur unebonne machine mais j’avais bien du retard !

« N’importe, je partis ! Je fis lescent premiers kilomètres assez rapidement malgré quelques petitsaccidents qui me mirent dans un état de désespoir que vouscomprendrez facilement.

« À Philippopoli et, plus tard, àTatar-Bajardjick, je recueillis des renseignements certains sur lesdeux autos qui étaient montées maintenant par desofficiers !

« J’imaginai facilement que Gaulow et seshommes avaient trouvé les costumes nécessaires à cettetransformation dans les autos qu’on leur avait amenées et qu’ilss’étaient ainsi travestis en cours de route, ce qu’ils n’auraientpas pu faire en chemin de fer…

« Il faut vous dire encore qu’àPhilippopoli, j’avais de nouveau essayé de télégraphier. Les fils,encore là, avaient été coupés. Ah ! ils prenaientbien leurs précautions !…

« Toutefois j’estimais que rien encoren’était perdu… car je continuais à « gagner » surGaulow…

« Arrivé à Zehtiman, c’est-à-dire à unecinquantaine de kilomètres de Sofia, je pouvais espérer arriver,sinon avant les bandits, du moins en même temps qu’eux à l’hôtel dela rue Moskowska. Ah ! monsieur, je vous prie de croire que jeremerciais le ciel et que je bénissais l’incident de frontière quim’avait livré cette vaillante petite voiture ! Nous en avionsfait de la vitesse et dans un pays plutôt accidenté ! Lesautres avaient peut-être encore dix minutes d’avance surmoi !

« À quelques kilomètres de la ville, unde mes pneus éclata.

« Je me précipitai sur un pneu derechange, que j’avais aperçu à l’arrière.

« Ce pneu, que je croyais neuf, étaitcrevé lui-même !

« Je tombai à genoux sur la route, en memordant les poings de fureur !

« Je me disais que, pendant que j’étaislà, impuissant, on m’assassinait ma chère Ivana !

« Je voulais me tuer ! Je devenaisfou !

« Puis je repris mes sens, parce que jevoulais user jusqu’à ma dernière chance !

« Qui me disait que les autresachèveraient leur voyage sans encombre ? Je pris la boîte àoutils et me rafistolai un pneu en me servant de semelles decaoutchouc et en liant le tout avec des bouts de ficelle.Heureusement, j’avais une chambre à air, intacte. Après vingtminutes de ce travail, je pouvais à peu près rouler.

« Je revins ainsi à Ichtiman, retournantsur mes pas, sachant que je ne pouvais espérer trouver un pneu derechange qu’en cet endroit. On m’indiqua un forgeron qui faisaitmétier d’en vendre et qui se chargeait de toutes réparationsd’auto. Grâce à ce brave homme, je pus me remettre en route,définitivement. Mais, hélas ! que de temps perdu ! Etpendant que je volai vers Sofia, quelle angoisse atroce me serraitle cœur !

« Enfin je vis apparaître les maisons,les églises de Sofia ! Mais je n’avais pas rencontré lesbandits. Que faisaient-ils en ces terribles minutes ? Jedonnai toute ma vitesse et arrivai en trombe, mais trop tard, troptard ! Ivana ! Ivana !… »

Rouletabille ne put s’empêcher d’observer quetout le désespoir d’Athanase Khetev s’adressait uniquement à Ivana,et oubliait complètement ce pauvre général-major.

« Vous l’aimez bien, votre cousine,monsieur Athanase ? »

M. Athanase hocha le front et leva uneseconde – pas trop longtemps, à cause d’une embardée possible – lesyeux au ciel.

« Je crois bien, monsieur, que jel’aime ! répondit-il de sa grosse voix rauque et pitoyable,n’est-elle pas ma fiancée ?

– Stop ! » hurla Rouletabille.

VI – Au palais royal

Rouletabille avait sauté de l’auto avant mêmequ’elle fût arrêtée. D’abord c’était son idée à lui qu’on étaitdans le mauvais chemin et que les autres les conduisaient où ilsvoulaient, comme par le bout du nez. Mais en vérité nous devonsattribuer la rapidité de son mouvement surtout au besoin qu’ilavait de ne pas rester plus longtemps auprès d’Athanase qu’il eûtvolontiers étranglé.

Pour ne pas avoir à parler trop tôt à cethomme et pour cacher son trouble, le reporter s’était mis àinspecter très attentivement la route comme s’il avait soudaindécouvert quelque chose de très important. Il ne parvint peu à peuà se calmer qu’après s’être répété dix fois la phrased’Ivana : « Personne, dans le monde, n’a le droit dese dire mon fiancé. »

Cependant il était bien improbable que leBulgare osât à ce point « se vanter » ! AlorsRouletabille, qui voulait absolument se consoler, imaginaqu’Athanase avait demandé la main d’Ivana et que la jeune fille,qui aimait ce garçon comme un frère, avait hésité à lui faire de lapeine et lui avait répondu n’importe quoi, d’une façon assez vague,n’ayant pas le courage de lui ôter tout espoir.

Ceci posé, il vit plus clair dans son cœur etsur la route. Et, soudain, il découvrit les traces qu’il faisaitsemblant de chercher !… Elles le conduisirent hors de lachaussée. Cette fois il fit signe à Athanase de descendre et de lesuivre dans un petit chemin de traverse.

Ils n’étaient pas encore très loin de laville. Tout à coup, ils poussèrent en même temps uneexclamation.

Dissimulées au milieu d’un bouquet d’arbres,il y avait là deux autos abandonnées. Ils y coururent et ytrouvèrent dans un grand désordre des vêtements qu’on avait jetéslà pêle-mêle, des capotes de soldats et d’officiers, des uniformesde différents grades, maculés, et des voiles qui avaient appartenuà Ivana… des voiles tragiques, ensanglantés, sur lesquels Athanasese précipita et qu’il emporta comme des reliques.

Rouletabille avait vu le geste et avait ferméles poings, et on eût pu croire qu’il allait se jeter sur sonrival… mais il se contint et continua de marcher, relevant toutesles traces qu’il rencontrait.

« Monsieur, demanda Athanase, quepensez-vous ? Puisqu’ils ont abandonné les autos, ils nesauraient être loin.

– Oh ! il se peut très bien qu’ils nesoient pas tout près… Deux grandes charrettes les attendaient àl’endroit où nous avons trouvé les autos… deux charrettes et ilsont pu faire du chemin.

– Pourquoi des charrettes ?

– Des charrettes de maraîchers… Vous n’avezpas vu qu’ils ont semé la route de choux et de carottes… Ils ontquitté les autos et les uniformes trop compromettants, etcertainement les ont remplacés par des habits de paysans. Ils ontpu rentrer à Sofia, ou ce qui est plus probable, se sont mêlés àtoutes les voitures campagnardes qui revenaient des hallescentrales et regagnaient les villages… À cette heure, ils sontcertainement garés…

– Mais comment ont-ils pu faire avec une jeunefille déjà blessée qui a dû se débattre, crier, appeler à l’aidedès qu’elle apercevait ou entendait du monde sur la route ?demanda Athanase.

– Criait-elle, appelait-elle, quand elleregardait paisiblement derrière le carreau de l’auto, comme vousl’a dit l’employé du magasin du Pont-des-Lions ?

– C’est incompréhensible !

– On avait peut-être promis àMlle Vilitchkov une balle dans la tête au premier cri.

– Je connais Ivana… ce n’est pas cela quiaurait pu l’arrêter !… Elle se serait plutôt fait tuer que dedevenir la proie de ces misérables !…

– Que voulez-vous que je vous dise,monsieur ? C’est incompréhensible, mais c’est ainsi !Elle ne s’est pas débattue, et elle n’a pas crié !… affirmaRouletabille.

– Dites-moi donc qu’elle les a suivis de bonnevolonté !

– C’est mon avis ! finit par luilancer le reporter.

– Monsieur, vous allez m’expliquer commentvous osez proférer une pareille sottise… » cria le Bulgare ens’avançant, les poings fermés, prêt à frapper. Rouletabille pâlit,mais se contint.

« Monsieur ! je ne vous expliquerairien du tout !… et cessons immédiatement, si vous le voulezbien, cette vaine querelle. Nous n’avons pas le temps de nousdisputer !… »

Ils rentrèrent à Sofia sans se dire un mot.Athanase était accablé.

Sans plus s’occuper du reporter, le Bulgare,arrêtant son auto devant le Palais, pénétra chez le tsar et demandale général Stanislawof. Il ne s’apercevait même pas queRouletabille l’avait suivi. On les laissait passer tous les deux,croyant qu’ils demandaient audience ensemble.

Athanase Khetev, seul, était entré chez legénéral. Un huissier traversait l’antichambre, porteur d’unordre ; Rouletabille lui remit sa carte pour le général, puisil occupa ce loisir en examinant un crasseux petit agenda qu’ilvenait de sortir de sa poche. C’était l’objet qu’il avait ramassésur la pelouse de l’hôtel Vilitchkov. Il y avait là-dessus desnotes écrites tantôt en turc, tantôt en bulgare, tantôt enfrançais. Et puis des dates, des dessins étranges, d’une géométriesingulière… À la fin, toute une série de noms et d’adresses turcs.Tout cela lui parut au premier abord incompréhensible, des motsturcs, il ne comprenait que ceux-ci : guidje, lanuit ; guéné, queledjem, je reviendrai : cesdeux mots étaient suivis d’une date ; puis sandalje,l’atelier ; guidich, guilich, aller etretour.

Mais tout à coup, ayant continué à feuilleterl’agenda, sa physionomie s’éclaira et il finit par pousser unesourde exclamation ; il avait lu ces mots français :Sophie a la cataracte !

Il remit vivement l’agenda dans sa poche.L’huissier venait, dans le même moment, le chercher etl’introduisait chez le général.

Athanase faisait alors à Stanislawof un réciten bulgare. Stanislawof le pria de le continuer en français.Athanase obtempéra, après avoir jeté un méchant coup d’œil aureporter :

« Ce misérable, général, m’a toujoursglissé entre les doigts… Combien de fois ai-je cru le tenir… maisil m’échappe toujours !… Gaulow a dix, vingtpersonnalités ! Il s’appelle Gaulow pour nous, Tzankof pourles Pomaks, Dotchan dans le Rhodope, Siméon en Macédoine, Hadji Abdul Kerim à Kirk-Kilissé et à Andrinople, Kara Sélim au ChâteauNoir ! Il a des noms que je ne connais pas à Odessa et danstous les ports de la mer Noire, où il se repose, en faisant undouble métier de pirate et de marchand d’esclaves, de sa professionde brigand dans la montagne…

– Mais enfin, interrompit le général, il y abien un endroit où ce génie du mal se repose de toutes cespersonnalités-là en redevenant Gaulow pour lui-même… un coin où ilcache le fruit de ses rapines, un repaire où il va reprendre desforces !

– Oui, général, il y a un endroit commeça ! Et cet endroit, je le connais, enfin ! Au prix de mavie qui ne compte pas, j’ai pu m’en approcher ! Cet endroits’appelle Kara-Koulé ! Le Château Noir !

– Et il se trouve ?

– Ici, général… à cet endroit exact sur cettecarte, dans un repli inconnu de l’Istrandja, non loin du Tachtépé…C’est de là qu’il part, c’est là qu’il revient, son horriblebesogne accomplie… C’est là qu’il rapportera le précieux butin desa dernière expédition, la fille du colonel Vilitchkov, et tout cequ’il nous a volé !… Là, il est le maître, non pas après Dieu,car il n’en reconnaît aucun, ni celui des chrétiens qu’il a renié,ni celui des musulmans qu’il a cependant publiquementadopté !… Il est le maître, tout court ! et personne aumonde ne peut plus rien contre lui !… Aucun empereur n’estplus maître dans son empire ; aucun seigneur féodal n’a jamaisété si puissant, plus isolé et plus redouté dans sonchâteau !… Mais, général, tant que le vautour n’aura pointretrouvé son nid, tout n’est pas perdu pour nous ! Nouspouvons encore espérer le surprendre… Je vous ai fait, tout àl’heure, le récit fidèle de notre malheureuse expédition de cematin, mais au moins nous en pouvons tirer cette conclusion que lemisérable n’est pas loin… Qu’il est, en tout cas, encore chez nous,en Bulgarie ! Eh bien, qu’il n’en sorte pas !… Faitessurveiller toutes les routes, tous les chemins, rendez la frontièreinfranchissable, et nous pouvons encore êtresauvés ! »

Le général se tourna vers le reporter et luidit :

« Qu’est-ce que vous pensez de tout cela,vous, monsieur Rouletabille ?

– Oh ! moi, fit tranquillement le jeunehomme, depuis notre petite expédition de ce matin, avec Monsieur,je pense tout le contraire de Monsieur !…

– Que voudriez-vous donc ? demanda legénéral intrigué.

– Je voudrais que vous donniez l’ordre aumaître de police de ne plus faire surveiller les routes, de laisserla paix aux voyageurs suspects, enfin de rendre, autant quepossible, la frontière franchissable ! »

Athanase Khetev écoutait Rouletabille commedans un rêve, mais le général, après avoir marqué d’abord quelqueétonnement à l’énoncé d’un programme qui paraissait être unegageure, sembla comprendre Rouletabille. Il lui détacha une petitetape amicale sur l’épaule et dit à l’officier :

« Tenez, Khetev ! en voilà un quin’aurait pas mis dix ans à découvrir Gaulow !

– Général, répliqua Khetev, cramoisi et enlançant un regard de flamme à Rouletabille, permettez-moi de vousavouer que je ne saisis pas très bien ce qu’a voulu direMonsieur…

– Comment ! vous ne comprenez pas queRouletabille (il dit Rouletabille tout court et le reporter devintimmédiatement aussi rouge que Khetev, mais pour des raisonsdifférentes), vous ne comprenez pas que Rouletabille désire quel’on permette à Gaulow de retourner dans son château le plus tôtpossible, car plus tôt nous saurons où se trouve Gaulow, plus tôtnous pourrons lui reprendre les plans !… »

« Tiens ! se dit le reporter, il aparlé des plans à l’Athanase. Mais je m’en fiche, moi, desplans ! »…

« Et Mlle Vilitchkov !… exprimaRouletabille en s’inclinant.

– Et Ivana ! j’y compte bien, approuva legénéral. Je la considère maintenant comme ma fille adoptive…

– Général, déclara Rouletabille, vous m’avezcompris tout de suite, ce qui prouve bien que mon plan estexcellent ! En tout cas, j’imagine que c’est le meilleur. CeGaulow est fort. Il a tout prévu. Abandonner une auto pour unecharrette de paysan quand on vous poursuit à soixante-dix ouquatre-vingts à l’heure n’est pas une conception à mépriser !Et ceci n’a pas été le fait du hasard ! La charrette ou lescharrettes avaient été commandées d’avance ! Soyez sûrs quedes gens qui ont commencé, dans le moment le plus critique, etalors que nous étions quasi sur leur dos, à nous jouer de cettesorte, ont encore plus d’un tour dans leur sac ! Eh bien,laissez-les faire ! Et aidez-les même à arriver jusqu’à leurchâteau, puisque nous ne pouvons les en empêcher !… Là,messieurs, il faut espérer que ce sera à notre tour de rire…

– Monsieur, interrompit Athanase, j’avaisl’honneur de dire tout à l’heure au général que Gaulow, dans sonchâteau, est invulnérable.

– Invulnérable pour quelqu’un qui vient lecombattre, mais nullement pour moi qui me présenterai en ami outout au moins en « passant ». Je n’aurai point à farderla vérité. Je dirai qui je suis, ou plutôt qui nous sommes, carj’emmène avec moi mes deux reporters et nos domestiques. Il esttoujours permis à des correspondants de guerre de s’égarer dans lamontagne et de demander à se réfugier dans le premier châteauqu’ils rencontrent. Nous venons de Bulgarie, peut-être notre hôteaura-t-il la curiosité de nous demander des nouvelles de Sofia…Enfin, il n’a aucune raison pour ne point nous recevoir, il ne seméfiera point de nous. Il ne me connaît pas ; peut-êtreaura-t-il le désir de faire ma connaissance. Enfin, quand nousserons dans la place, je vous jure bien que nous nousdébrouillerons, que nous parviendrons à joindreMlle Vilitchkov, en tout cas, que nous saurons où elle est etdu diable si nous ne mettons point la main sur le coffret quicontient les fameux documents !

– S’il est venu ici pour voler des documentsde guerre, et s’il y a réussi, il y a des chances pour qu’il ne lesait point gardés en sa possession, exprima d’une lèvre dédaigneuseAthanase, qui ne se rendait pas… Vous pensez bien qu’il n’aura pasvoulu perdre une minute pour les faire parvenir et les vendre àl’état-major ottoman !

– Voilà justement ce qu’il nous fautabsolument savoir… Le général et moi pensons qu’il se peut trèsbien que Gaulow ignore la présence de ces documents parmi lesobjets qu’il a emportés…

– Je pense !… je pense !… dit legénéral ; la vérité est que je n’en sais rien !…

– Eh bien, je le répète… il faut savoir…Certes, si Gaulow a pris connaissance de ces papiers, il n’y a plusrien à faire, rien à faire qu’à avertir le général que ses planssont connus, mais tant que le général ne sera pas averti de cela,il n’aura pas le droit de désespérer… »

Stanislawof appuya sur un timbre.

Un sous-officier se présenta.

« Faites entrer le grand-maître depolice. »

Celui-ci arriva presque aussitôt. Il futétonné de trouver Rouletabille dans le cabinet du général.

« Vous pouvez parler devant cesmessieurs, Excellence, dit le général. Eh bien, y a-t-il quelquechose de nouveau ?

– Hélas ! non, général… Nous n’avonsjusqu’alors reçu aucune nouvelle susceptible de nous mettre sur labonne piste… Mais nous ne pouvons pas désespérer ; j’ai faittélégraphier partout… Et, dès ce moment, toutes les autos, toutes,qui arrivent dans la ville, qui traversent les villages, toutes lesautos, sur toutes les routes, sont arrêtées, fouillées, lesvoyageurs interrogés…

– C’est bon ! interrompit avec uneimpatience marquée le général… nos bandits ne sont plus enauto !… Vous pouvez faire arrêter toutes les autos que vousvoudrez, ça leur est bien égal.

– Ils ne sont plus en auto ?…

– Non, monsieur !… Ils voyagent,paraît-il, en charrette.

– Je vais faire arrêter toutes les charrettes,général !…

– C’est beaucoup, monsieur !… Et puis cesera peut-être inutile, car au moment où l’on arrêtera toutes lescharrettes, il est possible qu’ils soient remontés en auto… maislaissons cela, et dites-moi : y a-t-il eu torture ?

– Oui, répondit le grand-maître de police, quiparaissait fort confus. Oui, général, il y a eu torture ! Lecorps du général Vilitchkov vient d’être examiné très attentivementpar les médecins légistes qui en ont fait l’autopsie. Il ne sauraity avoir de doute. Il y a eu torture.

– Eh ! parbleu !… grondaStanislawof. Ils ont voulu le faire parler ! Ils avaient doncquelque chose à lui faire dire !… Ils savaient donc bien cequ’ils venaient chercher ! C’est sûr ! Ils ont emporté lecoffret en toute connaissance de cause !…

– Général, s’écria Rouletabille, rien n’estmoins sûr que cela !… D’abord parce que Gaulow est un homme àtorturer le général Vilitchkov uniquement pour le plaisir… etensuite parce que je ne crois pas que, même au milieu des pirestortures, le général eût parlé !…

– Moi non plus, certes, je ne le croispas !… Mais, sans s’en rendre compte, il s’est peut-êtretrahi… Rappelez-vous comme il tenait embrassé ce tabouret surlequel était posé le coffret… La rage avec laquelle il a dûdéfendre ce coffret a peut-être renseigné suffisamment Gaulow…Enfin, nous ne pouvons rester dans cette incertitude… Nous sommesdans la nécessité d’agir désormais comme s’il savait !…c’est-à-dire de tout recommencer ! c’est-à-dire de gagner dutemps !… Télégraphiez des dépêches optimistes, monsieur !fit le général à Rouletabille… Messieurs, je vousremercie !… »

C’était un congé, Rouletabille eut unmouvement d’énervement… il était battu… Il voulutprotester !

« Général, je vous supplie de réfléchir àma proposition !…

– Eh ! monsieur, votre proposition tientdes contes des Mille et une Nuits… elle est séduisante aupremier abord et puis elle fait sourire… »

Et, se tournant vers le grand-maître depolice :

« Excellence, redoublez de vigilance,mettez toute la police du royaume sur pied… Faites tout au mondepour que Gaulow ne nous échappe pas…

– Il vous échappera ! reprit l’obstinéreporter, et nous ne saurons pas où il est ! Si vous letraquez, il restera caché pendant des semaines, guettant un momentplus propice pour franchir la frontière ! Laissez-le retournerà la Karakoulé, général ! »

Mais le général secouait la tête.

Il dit encore au maître de police :« Je vous transmets l’ordre de Sa Majesté d’avoir à arrêterGaulow dans les vingt-quatre heures. »

Et il ajouta : « Monsieur (ilmontrait Athanase) ira tout à l’heure chez vous pour vous rendrecompte en détail de son expédition de ce matin. »

Le grand-maître de la police salua et seretira, en se disant : « Je suis fichu ! »

Mais Rouletabille, lui, voyant que le Khetevne bougeait point, ne sortit pas !

Comme il restait là, le général voulut biens’amuser un peu de son obstination et, le poussant tout doucementvers la porte, il lui dit :

« Votre projet, mon petit ami, part d’unbon naturel et d’une confiance en vous-même qui, je le vois bien,doit rarement vous faire défaut ; mais là où je vous trouve endéfaut, moi, c’est quand vous ne soulevez même pas cette hypothèse,pourtant fort plausible, que Gaulow n’ait nullement le dessein deretourner, précisément, en ce moment, à laKarakoulé ! »

Rouletabille, qui avait été ainsi reconduitpresque jusqu’à la porte, se rejeta brusquement dans la salle.

« Eh ! général ! De cela jesuis sûr ! Gaulow doit se trouver au Château Noir le 12octobre !…

– Il vous y a donné rendez-vous ?

– Non point, mais à un certain individu venantde la mer Noire et qui doit débarquer à Vasiliko, un nomméKasbeck… »

Ce fut le tour d’Athanase de bondir.

« Kasbeck, le Circassien ! l’eunuqued’Abdul-Hamid !… Ah ! général, s’il en est ainsi, touts’explique… C’est en suivant cet eunuque que j’ai fini pardécouvrir Gaulow !… C’est cet eunuque qui a acheté autrefois àGaulow la petite Irène, pour le harem de l’ex-sultan…Général ! Général !… Gaulow est venu ravir Ivana pour lavendre à Kasbeck !… Comment avez-vous donc appris cela,monsieur ? s’exclama Athanase en se tournant versRouletabille.

– Oh ! moi, monsieur, fit Rouletabille enle regardant avec sa tête à gifles… je sais tout parce que c’estmon métier de tout savoir !

– Mais encore me direz-vous ?

– C’est mon secret, monsieur !…

– Et à moi, demanda Stanislawof, vous ne me leconfierez pas ?

– À vous, général, s’écria Rouletabille, jedirai ceci : »

Et, s’avançant en face de la grande cartependue au mur, il mit le doigt à l’endroit que tout à l’heure avaitdésigné Athanase.

« Voici Tachtépé, et c’est là que s’élèvela karakouléde Gaulow ! Eh bien, je dis ceci :Gaulow sera là le 12 prochain !Et moi aussi !…Nous sommes le 5. Nous avons donc sept jours devant nous pour nousjoindre, lui et moi ! Quatre jours plus tard (je m’accordequatre jours), c’est-à-dire quatre jours après être entré dans sonchâteau, c’est-à-dire le 16 octobre, je saurai exactement tout ceque nous avons besoin de savoir ! Je saurai si les plans sonttoujours dans le coffret, et si on en soupçonne laprésence !

– Si vous les trouvez dans ces conditions, ditle général, vous les détruirez ! Cela sera plus prudent que detenter de nous les rapporter. Ce qu’il importe, c’est que nosintentions soient restées inconnues de l’ennemi !…

– Général ! Je saurai à quoi m’en tenirsur ce point le 16 au plus tard ; le 17 l’un de nous, moipeut-être…

– Ou moi, dit Athanase…

– Oui, monsieur, car je vois avec plaisir quemonsieur ne demande pas mieux que de faire partie de notreexpédition… Moi donc, ou monsieur… l’un de nous traversera lafrontière et vous apprendra ce qu’il en est, de telle sorte,général, que le 18 au plus tard, vous serez fixé !

– Mais si le 18 je n’ai pas de nouvelles devous…

– Vous en aurez, général…

– Il est entendu qu’Athanase Khetev part avecvous !…

– Certes ! fit Khetev… Sans moi, ilserait bien difficile à monsieur de parvenir jusqu’à lakarakoulé ! »

Rouletabille haussa les épaules et ne luirépondit pas, mais au général, en regardant la carte :

« Le 17, dans l’Istrandja-Dagh, en deçàde la frontière à Kaïlkhar et à Odjakini, que vos courriers nousattendent ; ils nous verront arriver. Dans l’un de ces deuxvillages, l’un de nous demandera : le courrier du généralStanislawof !…

– Pourquoi justement Kaïlkhar ouOdjakini ? demanda le général en regardant Rouletabille assezfixement.

– Oh ! vous le savez bien !… Parceque selon mon plan, qui par hasard s’est rencontré justement êtrele vôtre, les deux villages de Kaïlkhar et d’Odjakini commandentles deux défilés par lesquels l’aile gauche de votre troisièmearmée, qui est censée achever sa mobilisation au-dessus de laMaritza et qui en réalité est restée groupée à l’extrême Est, nonloin, du terrain des dernières manœuvres de septembre, déboucherasur le versant Sud de l’Istrandja, au-dessus même deKirk-Kilissé.

– Tu es le diable ! grogna Stanislawof…Mais si tu réussis, tu pourras venir me demander ensuite tout ceque tu voudras, tu entends, petit, tout ce que tuvoudras ! »

Le général le tutoyait ! Rouletabillerésolut de profiter d’un si heureux moment.

« Justement, dit-il, avec un certainembarras, j’ai quelque chose à vous demander.

– Voyez-vous cela !… Je pensais bienaussi que tu ne montrais pas un aussi beau zèle pour l’unique amourdu reportage ! Eh bien, parle !…

– Général ! monsieur m’excusera, mais jene puis parler que devant vous seul ! »

Ce disant, il avait montré Athanase.

Avant de gagner la porte, Athanase salua aussiRouletabille, mais celui-ci lui tourna le dos. Le général s’aperçutdu mouvement.

« Eh quoi !… fit-il. Vous vousconnaissez depuis ce matin et vous voilà déjà ennemis !…Allons donc, messieurs, j’ai besoin de vous !… Je veux quevous vous serriez la main !… »

Rouletabille dit :

« Et moi, général, je veux que monsieurme présente des excuses. »

Athanase pâlit, mais il fit un effort etdit :

« Monsieur, je vous les dois. »

Ils se serrèrent la main sous le regard deStanislawof qui leur ordonnait d’oublier une inimitié dont ilignorait, du reste, la cause.

Puis Rouletabille recommanda à Athanase defaire ses préparatifs de départ et lui donna rendez-vous chez lui,à huit heures. Il lui annonça en même temps qu’ils prendraientensemble un train spécial de nuit lequel déposerait l’expédition,dans le plus grand mystère, quelques kilomètres avant lafrontière.

Quand ils furent seuls, le général dit àRouletabille sur un ton du reste fort encourageant :

« Allons, jeune homme, je vousécoute.

– Général, fit le reporter, si je réussis,voilà ce que je vous demande… Vous disiez, tout à l’heure, enparlant de cette jeune fille qu’a enlevée Gaulow et dont tous lesparents sont morts assassinés, vous disiez que vous vousconsidériez comme son père adoptif… Eh bien, si je réussis à lareprendre à Gaulow en même temps que tous les documents, je vousdemanderai la main d’Ivana Vilitchkov !… »

À la grande surprise de Rouletabille,Stanislawof toussa singulièrement après cette chaudeconfidence…

« Vous y tenez beaucoup ?demanda-t-il.

– Si j’y tiens ?… s’écria Rouletabille,qui déjà pâlissait à vue d’œil.

– C’est que je vais vous dire, mon petitami ; ce que vous me demandez là est tout à faitimpossible !… J’ai déjà promis la main d’Ivana à AthanaseKhetev !… »

VII – Expédition

Quelques heures plus tard, à la nuit noire, untrain spécial emportait assez mystérieusement la petite expédition.Elle était composée d’Athanase Khetev, de Rouletabille, du bongéant La Candeur, de cette petite aimable fripouille de Vladimir,de l’ex-garçon de café Modeste et d’un autre géant natif deTransylvanie, le nommé Tondor, valet de chambre de VladimirPetrovitch ; car Vladimir Petrovitch, qui ne savait pas leplus souvent comment il dînerait, avait un valet de chambre !et quel valet ! Celui-ci avait la folie des grandeurs commeson maître qui lui avait promis qu’un jour tous deux« rouleraient carrousse » ; Tondor seraitsur le siège, bien entendu.

Ces messieurs emmenaient naturellement aveceux des chevaux et des mules destinées à porter les tentes,Modeste, qui faisait fi du panache, avait décidé de monter une mulesur laquelle il serait mieux, disait-il, pour dormir. C’était untrès fidèle domestique qui somnolait toujours quand il ne dormaitpas tout à fait, mais, dans cette époque troublée, on prenait cequi vous tombait sous la main. Rouletabille lui avait demandé,entre deux sommes, s’il n’avait pas servi dans quelque restaurantde la Côte d’Ivoire où il aurait attrapé la maladie du sommeil. Àquoi Modeste lui avait répondu en bâillant qu’il n’était pointbesoin d’aller à la Côte d’Ivoire pour attraper cette maladie-là etqu’il en avait senti les premières atteintes dans la premièresemaine qu’il avait fréquenté une brasserie du quartier Montmartre,où il servait des clients trop éveillés jusqu’à trois heures dumatin.

« C’est une maladie fort répandue,monsieur, expliqua-t-il, chez les garçons de café. Nous sommescomme ça, rien qu’à Paris, plusieurs milliers qui arrivons « àla boîte » à neuf heures du matin pour astiquer les cuivres etgarnir la terrasse, et qui ne pouvons guère être dans notre litavant le lendemain matin entre trois et quatre heures. Quatreheures de sommeil, monsieur, ce n’est pas assez… surtout quand onn’a pas le droit de s’asseoir. Si vous arrivez à une heure où iln’y a pas presse, dans un café ou dans une brasserie, voustrouverez tous les garçons debout, appuyés d’une jambe contre unetable ou le pied sur un bâton de chaise, les bras croisés dans uneattitude de profonde méditation. Or, monsieur, ils ne méditentpas ; ils dorment. Ils dorment une minute, deux minutes, troisminutes ; ils se rattrapent comme ils peuvent. Moi, monsieur,j’ai fait mon compte : j’ai vingt-trois mille trois centsoixante-quinze heures de sommeil à rattraper !

– Hein ! s’était écrié Rouletabille.

– Suivez-moi bien. J’ai quarante ans, je suisgarçon de café depuis l’âge de quinze ans, par conséquent, il y avingt-cinq ans que je sers et, par une sorte de fatalité, toujoursdans des maisons qui ont « la permission de troisheures ». Un honnête homme doit dormir sept heures au moins.Moi, monsieur, j’en dormais quatre. Trois cent soixante-cinq joursmultipliés par les trois heures qui me manquaient quotidiennementfont 1095, que je multiplie par 25, ce qui fait bien 23 375 heuresde sommeil à rattraper !

– Vous auriez dû me dire ça, mon garçon, avaitfait Rouletabille, mélancolique, avant que je vous aie engagé.

– Ah ! monsieur, je ferai le service demonsieur en dormant, mais je le ferai… »

…………………………

Le lendemain matin la petite expédition étaitdéposée au pied de l’Istrandja-Dagh. Vladimir et La Candeursavaient vaguement que l’on allait étudier les futurs champs debataille. À partir de là on allait entrer en pays ennemi. Aussifallait-il voir la figure que faisait le bon géant La Candeur, quitrouvait que Rouletabille se livrait à un reportage aussi dangereuxque compliqué ! Cependant, les jours suivants, il finit par sedérider en constatant que le voyage, dans ce pays de mine sihostile, se passait sans méchante aventure et cela en dépit desfâcheux pronostics de Vladimir qui croyait reconnaître dans chaquesilhouette apparue un peu furtivement, Marko le Valaque ! Plusque jamais c’était sa bête noire !

Le soir, sous leur tente, quand Rouletabillecroyait que Vladimir et La Candeur dormaient, les deux reporters,peut-être pour oublier Marko et les méchants tours qu’il leurpréparait dans l’ombre, jouaient aux cartes avec acharnement.Rouletabille finit par les surprendre et leur enlever les cartesmalgré leurs gémissements. Il n’y eut point d’autreincident !

Comment la petite troupe franchit-elle lafrontière sans être gênée par les Turcs, comment traversa-t-elleces montagnes abruptes et sauvages habitées par des populationssoupçonneuses sans être inquiétée ? voilà ce qui ne manqua pasd’étonner Rouletabille, mais une aussi heureuse réussite pouvait aubesoin s’expliquer par la parfaite connaissance du pays qu’avaitAthanase Khetev.

Tout de même une si complète tranquillitécommençait à intriguer assez sérieusement le reporter quand un beaumatin, après maints détours, ils arrivèrent au pays de Gaulow. LàAthanase prit le déguisement d’un pauvre muletier et se plaçalui-même sous les ordres d’un katerdjibaschi (chef desmuletiers) qu’il avait retrouvé dans la montagne et qu’il avaitengagé tout de suite, car il le connaissait depuis longtemps.

Il leur fallut descendre d’abord dans unevallée défendue par des pics farouches. Si loin que le regard pûtaller, la contrée n’avait point un aspect qui portât beaucoup à laréjouissance ; ils trouvèrent des ruines encore fumantes, maisce qui les étonna le plus fut certainement un village aux fenêtresduquel les paysans avaient mis des drapeaux. « Ce n’est paspour nous qu’on pavoise, tout de même ? » grogna LaCandeur.

– Non, répliqua Vladimir qui venaitd’interroger une fillette aux loques sordides, c’est pour lemariage de Kara Selim, le seigneur du Château Noir.

– Quel mariage ? imploraRouletabille.

– Ah ! on ne m’a pas dit exactement avecqui, mais il se marie pas plus tard que demain, avec une jeunechrétienne dont il a fait dernièrement laconnaissance ! »

Athanase, en entendant ces mots, avait enfoncéses éperons dans les flancs de sa bête. Rouletabille cria, la voixrauque : « En route ! » et le dépassa…

« Où allons-nous ? Oùallons-nous ? Qu’est-ce que nous sommes venus faire dans cepatelin de malheur !… gémissait La Candeur, et qu’est-ce queça peut bien nous faire que ce Kara Selim se marie ou restecélibataire ? »

Pendant des heures encore, ils précipitèrentleur marche descendante en silence. Vers le soir, le temps, quiavait été assez beau, changea brusquement comme il arrive dans lamontagne, et ce fut tout à coup, au sombre détour d’un âpre défilé,la tempête… la tempête au fond d’un gouffre.

Ils durent, quelques instants, s’arrêter,s’abriter derrière un rocher qui barrait à moitié la route et quisemblait être descendu là pour leur dire : « Enfants deshommes, n’allez pas plus loin ! »

Cette tempête allait si bien à ce gouffrefermé de tous côtés par de prodigieuses falaises, dont les cimesallaient se perdre dans d’affreux nuages noirs traversés du glaivebrisé de la foudre, qu’il semblait que jamais la nature, en cethorrible endroit, ne devait s’apaiser et que les éléments en furieavaient été enfermés là pour éternellement bouillonner, combattreet rugir !

Des traînées de brouillard flottaient dansl’air comme des oiseaux monstrueux. Le vent tout-puissant aboyaitavec ses mille voix de chiens et aussitôt la redoutable armada desnuées informes se précipita au devant des voyageurs.

« En avant ! hurla Rouletabille enfaisant claquer son fouet au-dessus de la tête des muletiers.

– En avant ! » répéta Athanase.

Et les audacieux sentirent aussitôt sur leurnuque les coups de poing de l’ouragan, de l’ouragan qui plongeaitdans la neige, la fouillait et la dispersait ! Les chevauxbaissaient la tête et s’ébrouaient. D’immenses tourbillonsentouraient la caravane. La Candeur se lamenta lugubrement,Vladimir éclata d’un rire insensé et insultant pour Dieu ou leDiable qui avait pris soin de cette infernale tourmente. Le tempset l’espace semblaient avoir cessé d’exister. Nos voyageursavancent-ils ? Restent-ils en place ? Fait-il nuit ?Fait-il jour ?… Et cette ombre formidable, là-bas, apparuetout à coup avec ses créneaux, ses mâchicoulis, ses échauguettes,son donjon et ses tours… cette ombre terrible accourt-elle vers euxou glissent-ils vers elle ?…

Non ! Non ! ceci n’est pas un rêve,un cauchemar, ceci n’a rien d’une hallucination… ceci existe…« Le Château Noir » est bien accroupi sur ce roc d’enfer,suspendu comme une menace au-dessus de cet abîme… Le Château Noirexiste. Il a une place sur la terre et sur la carte et cependant ilest plus terrible à voir que les horribles châteaux dessinés par lafolie ou par le génie de l’homme ou par l’imagination extravaganteet maladive des poètes !

Quel architecte d’Occident, venu jadis avecles Croisés, s’est arrêté là pour dresser au fond de l’Orientépouvanté cette bâtisse de forme hideuse, hérissée, effrayantecomme une bête gigantesque à l’affût, animal de l’Apocalypse quiguette la terre du haut des repaires célestes, bloc toujours prêtpour la bataille, forteresse de proie que les siècles ont noircie,mais n’ont pas pu entamer !…

« En avant !… En avant !… LeChâteau Noir ! C’est le Château Noir !… » EtRouletabille court jusqu’au fond de cette sombre aventure comme unDon Quichotte moderne, qui, plus heureux que l’ancien, a une vraiedame à sauver !…

Leur courage a vaincu l’ouragan, mais ilsn’ont point fini de lutter. La tourmente se transforme. Le vents’est tu. Mais voilà qu’une pluie atroce, froide et noirâtreépanche ses inépuisables torrents ; la terre qui la reçoitexhale ses vapeurs empestées ; et le choc de la grêle et desfrimas flottants, mêlé au fracas des eaux qui gardent le pied deces murs monstrueux, fatigue la nuit qui tombe !…

« C’est-y bientôt qu’on arrive ?demande le lamentable La Candeur, cependant que Vladimir se déclareenchanté de la douche.

– Encore un peu de patience ! crieRouletabille. Quand tu y seras, tu ne demanderas qu’à ensortir… »

Mais il est probable qu’on les a vus duchâteau, car ils n’ont point à faire entendre d’appel. À leurapproche, un énorme pont-levis se baisse, les happe au passage, lesfait glisser au-dessus de l’abîme, puis se soulève au bout de seschaînes et vient se recoller avec un bruit sourd contre la porte duChâteau Noir qui a englouti nos voyageurs…

VIII – Le Château Noir

« Si ces messieurs veulent sechanger ! Ils ont eu bien vilain temps ! »

C’est par ces paroles de bonne hospitalitéprononcées par un majordome obséquieux que Rouletabille et sescompagnons sont accueillis.

« On n’est pas mieux reçu dans unepension suisse !… observe tout haut le reporter.

– Pourvu que nous n’y trouvions pas Marko leValaque ! s’exclama Vladimir, qui n’avait pas cessé pendanttout le voyage de songer à ce redoutable concurrent en mauvaisesnouvelles. S’il ne nous a pas suivis, c’est qu’il nous a précédés.Il est peut-être mieux renseigné que nous sur ce que nous venonsfaire ici !… »

Ceci était une allusion directe à ladiscrétion de Rouletabille qui n’avait pas encore instruit d’unefaçon bien précise ses compagnons sur sa mission et les dangersqu’elle allait leur faire courir.

« Monsieur nous fait injure en comparantLe Château Noir à une pension de famille, reprend lemajordome… nous ne recevons ici que des voyageurs de choix et il nefaudrait pas prendre notre maison pour une gargote… L’hospitalitéde Kara pacha est célèbre à la ronde et je suis chargé d’annoncer àces messieurs que notre illustre maître se fait une vraie joie deles recevoir !

– En vérité, il nous attendait ?…

– Vous avez été annoncés par notre intendantqui vous a, paraît-il, aperçus de loin sur nos terres…

– Où avez-vous donc servi, mongarçon ?…

– Au café Hongrois, à Budapest.

– Au café Hongrois ? Moi aussi, s’écriaModeste. Encore un café qui ferme à trois heures dumatin !

– Et comment êtes-vous là ? demandaRouletabille.

– Ce fut un soir que Kara Selim, qui étaitvenu au café Hongrois, m’entendit parler plusieurs langues. Ledigne seigneur avait besoin d’un interprète. Il me proposa aussitôtdes conditions telles que j’acceptai de le suivre jusque chez luicomme drogman. La place n’est pas mauvaise… je ne me plains pas… Enplus des pourboires… j’ai aussi ma part sur les bénéfices. Si cesmessieurs veulent me suivre… »

Nos voyageurs regardaient, un peu ébahis, cegarçon vêtu d’une longue capote toute galonnée d’or, comme on voitaux serviteurs des palaces, et qui racontait si tranquillement son« boniment » devant une demi-douzaine de gens à figureplutôt rébarbative qui étaient assis sur les bancs de pierre de cesingulier vestibule dont le plafond en forme de voûte réunissaitles deux tours d’entrée entre lesquelles se trouvait la poterne.Ces soldats de fortune, un peu débraillés, et du reste armésjusqu’aux dents, jouaient entre eux en buvant du raki. Ils jouaientaux dés et Vladimir appréciait les coups.

« Vous faites bon ménage avec cesgens-là ? demanda Rouletabille au majordome.

– Oh ! monsieur, ils ne sont pas méchantset ils ont tout ce qui leur faut. Vous pouvez parler tout haut, ilsne comprennent pas le français. Moi, je suis d’origine polonaise etje m’appelle Priski, pour vous servir. Notre intendant m’a dit deme mettre à votre entière disposition. Vous n’avez rien à craindre.Son Excellence Kara Selim est dans ses bons jours. Il est amoureux.Il se marie et il y en aura des fêtes ici ! Il a invité tousles hobereaux de la contrée, comme on dit chez vous, et desvoyageurs comme vous, en une pareille circonstance, ne manquerontpas d’être les bienvenus.

– Est-ce qu’ils sont toujours les bienvenus,les voyageurs ? interrogea La Candeur avec un coup d’œil àRouletabille qui voulait faire entendre bien des choses.

– Toujours, monsieur, répliqua l’autre avec undrôle de sourire. Mais, je vous en prie, si vous voulez me suivre,je vais vous montrer vos chambres.

– Elles sont loin, ces chambres ?

– Non, monsieur, je vais vous y conduire,c’est à l’hôtel des Étrangers.

– À l’hôtel des Étrangers ?

– Oui, c’est ainsi que nous appelons ledonjon. Oh ! vous serez là comme chez vous.Venez ! »

Et il fit signe à toute la caravane de lesuivre.

Ils traversèrent toujours sous la pluie, uneimmense « baille » qui était pleine de soldats de Gaulow,c’est-à-dire de brigands fort joyeux, dont la plupart avaient letype pomak, qui riaient, jouaient et buvaient sous des tentesqu’ils avalent dressées dans cette cour, comme en plein bled.D’autres s’étaient réfugiés sous les auvents, sous les baraquementsqui se dressaient au pied des courtines reliant les tours entreelles. Des feux étaient allumés çà et là, autour desquelsgesticulaient des silhouettes de démons. Il y avait une dispute aucouteau dans un coin. Toute cette partie du château était réservéeà la plus basse soldatesque, si l’on peut même ainsi s’exprimer enparlant d’une pareille troupe.

« Si monsieur veut s’abriter sous monparapluie ! »

Car ce majordome avait un énorme parapluierouge, comme en ont les portiers d’hôtel pour aller quérir parmauvais temps les voyageurs à leur descente de voiture. Bien qu’ilfût habitué depuis qu’il avait franchi les « portes defer » de l’Orient à un mélange des plus savoureux de barbarieet de civilisation, Rouletabille ne put s’empêcher de sourire auparapluie rouge tenu si honnêtement par ce laquais en livrée quibousculait d’authentiques bandits aux fins qu’il arrivât, sans êtretrop mouillé, à l’hôtel des Étrangers qui était ledonjon !…

On les y conduisait tous à l’hôtel desÉtrangers ! tous, bêtes et gens, toute la caravane…

« Vous verrez, monsieur, disait Priski,vous y serez comme chez vous… Si vous avez besoin de quelque chose,vous n’aurez qu’à me demander. Et puis, vous y serez à peu prèstout seuls… Nous n’avons, pour le moment, qu’une honorable familleallemande de Hambourg… le père, la mère, les deux filles et lepetit garçon, âgé de onze ans… Nous devons les garder encore huitjours, mais ils ne font pas de bruit… ajouta Priski, s’arrêtantdevant une poterne et en tirant de son énorme poche un énormetrousseau de clefs.

– Ah ! ah ! dit Rouletabille, enaffectant de plaisanter, je crois que nous voici arrivés à notreprison ?… »

La Candeur sursauta. Il n’aimait pas beaucoupces plaisanteries-là.

« Votre prison ?… Ce n’est pas uneprison… Vous pouvez entrer et sortir quand vous voulez du donjon etvous avez le droit de vous promener dans toutes les cours duchâteau et dans le château, excepté, bien entendu, dans le selamlikde Kara Selim et dans le harem, n’est-ce pas ?

– Et hors du château ? demanda LaCandeur.

– Hors du château, répliqua Priski en riant,il faut une permission !

– Bien ! Bien ! fit Rouletabille…compris !… Nous voilà logés à la même enseigne que la familleallemande…

– Eh bien, voulez-vous que je vous donne unbon conseil ? leur souffla Priski… Ne faites pas comme lafamille allemande, ça lui portera malheur… Voyez-vous… il vautmieux se faire une raison… accepter le coup du sort, êtreraisonnable quant à la note à payer et ne point repousser comme desgens mal élevés les invitations que ne manquera point de vous faireKara Selim pour ses noces !… Les Allemands boudent… Lepacha noir n’aime pas ça !… Entrez, messieurs, jevous en prie, n’ayez pas peur… Tenez, voilà la clef… Elle est àvous… Chaque voyageur a sa clef… Nous vous recommandons seulementde ne pas oublier de fermer la porte… car, entre nous, le paysn’est pas sûr… Parmi tous ces gens que nous venons de croiser dansla baille, il s’en trouve qui ont reçu une mauvaise éducation etqui ne sont point toujours d’une extrême délicatesse : voilàpourquoi nous avons reçu l’ordre de tout mettre sous clef… C’estplus prudent… et il ne faut tenter personne, n’est-cepas ?…

– Priski, vous me paraissez tout à fait unbrave homme ! Tu as entendu monsieur, La Candeur ?…Commences-tu à te tranquilliser ?

– Monsieur n’était donc pointtranquille ? demanda Priski.

– C’est que, fit Rouletabille, on avaitraconté à monsieur des histoires de brigands !

– Il y a toujours de mauvaiseslangues ! » ricana Priski.

La Candeur était anéanti. Il ne pouvait plusdouter que ses compagnons et lui fussent tombés entre les mainsd’une bande de brigands. Et il se mit à trembler, sans avoir laforce de prononcer une parole. Généralement il ne faisait pointétalage d’une exceptionnelle bravoure. Son amitié pour Rouletabillelui servait de courage et il fallait que celle-ci fût bien fortepour qu’il eût accepté de faire partie d’une expédition pareille,qui débutait d’une façon aussi malheureuse.

Quant à Rouletabille, il paraissait enchanté.Au fond, les choses, pour lui, ne se présentaient point trop mal.Et du reste il n’avait qu’à se rappeler toutes les histoiresanalogues arrivées récemment à des voyageurs en Épire et aussi lacapture de quelques amis qu’il avait vus à Tanger et qui s’étaientlaissés surprendre par un pacha des environs, pour ne point jugersa propre aventure trop exceptionnelle. La montagne musulmane, oùqu’elle se trouve, est toujours restée très féodale et le brigandavec lequel on a affaire est souvent un merveilleux seigneur,féroce quand il le juge nécessaire, mais très aimable homme si onne le contrarie pas.

Nos voyageurs se trouvaient sous une nouvellevoûte creusée dans le mur de ronde qui isolait tout à fait ledonjon du reste du château. Ce mur, appelé en terme d’architecturedu Moyen Âge, chemise, « chemise du donjon »,clôturait une bande de cour circulaire au centre de laquelle sedressait le donjon lui-même. Au deuxième étage de l’énorme tour,une lumière brillait à une fenêtre.

« C’est la famille allemande, dit Priski,en montrant du doigt la vitre éclairée. Ils doivent être en trainde dîner ; ils ont refusé d’aller dîner avec Kara Selim ;ils ont eu tort. Il y a gala ce soir. J’espère que ces messieurs neferont pas comme les Allemands… Ces messieurs aussi sontinvités !…

– Nous acceptons ! dit Rouletabille.

– En ce cas, je conseillerai à ces messieursde ne plus perdre une minute. Ces messieurs n’ont que le temps des’habiller ! »

Et il traversa la cour en hâte, toujours enprotégeant Rouletabille de son parapluie rouge.

Les murs du donjon plongeaient dans unfossé ; un pont était jeté sur ce fossé, que Rouletabille, LaCandeur et Vladimir traversèrent cependant qu’Athanase restait,comme les autres domestiques, à soigner les bêtes dans la courette,où il trouvait de quoi loger tous les impedimenta sous un hangaradossé à la « chemise ».

Le majordome avait refermé son parapluie.Parvenu dans la salle des gardes, il avait craqué une allumette etallumé trois bougies, prises, comme il disait « au bureau del’hôtel ».

Cette salle des gardes, avec ses pilierstrapus, ses voûtes gothiques, son âtre prodigieux, n’aurait pointmanqué de soulever l’enthousiasme d’un ami des monumentshistoriques, si l’aspect n’en avait été quelque peu gâté par lavision, contre la muraille, d’un tableau où l’on avait peint lesnuméros des chambres, où l’on avait suspendu des clefs, et prèsduquel, sur une petite tablette, on avait aligné des bougeoirs. Lecuivre de ces bougeoirs brillait d’un éclat incomparable.

« Ça a l’air d’être tenu proprement, fitremarquer Vladimir, lequel s’amusait beaucoup depuis qu’il sesavait prisonnier « chez des brigands ! »

– Monsieur, répliqua le majordome, c’estmoi-même, ce matin, qui ai frotté les bougeoirs au « brillantbelge ».

Mais déjà Priski s’était plongé dans lemystère d’un étroit escalier en colimaçon, qui grimpait à l’étagesupérieur.

Nos jeunes gens l’y suivirent.

Au premier étage, Priski leur montra troischambres qui communiquaient entre elles de plain-pied :

« C’est ce qui nous reste de mieux à vousoffrir, pour le moment ! dit-il.

– Mais c’est parfait ! exprimaRouletabille en examinant avec une satisfaction non dissimuléel’ameublement propret acheté certainement dans quelque bazarmoderne, les petits lits de camp, le linge bien blanc, les petitesdescentes de lit et les petites tables de toilette de ces troisformidables chambres dont les murs avaient cinq mètres deprofondeur et dont les fenêtres semblaient des embrasures prêtes àrecevoir des canons ou tout au moins des fauconneaux.

– Mon Dieu ! monsieur… nous tenons à ceque nos voyageurs sortent d’ici assez contents et qu’ils aient lemoins de reproches à nous faire. Évidemment vous ne trouverez pas àl’hôtel des Étrangers le luxe du Carlton à Londres ou à Paris, maisnous avons fait notre possible pour que vous ne manquiez point dece qu’on appelle en Turquie le hirchnut, c’est-à-dire leconfort !

– Priski !… seriez-vous assez aimablepour dire à mon valet de chambre de monter ma cantine. Je vaism’habiller ! »

Mais déjà Vladimir s’était précipité et nosgens procédaient avec soin à leur toilette et Rouletabille revêtaitson smoking, cependant que Priski allumait du feu dans lescheminées, et quelles cheminées !… On eût pu y brûler desarbres !…

« La seule chose que je craigne, émitPriski en s’arrêtant de souffler sur les braises, est, qu’au jour,vous ne trouviez vos chambres un peu sombres ; mais que cesmessieurs prennent patience… dans huit jours, comme je vous l’aidit, ces vilains Allemands nous auront débarrassé le plancher etvous pourrez prendre leur place. Le second étage, en effet, estplus gai, plus clair, plus aéré ! Je regrette bien que voussoyez arrivés si tard !

– Cependant, fit Rouletabille, si lesAllemands n’ont point consenti à s’entendre pour ce que vous m’avezdit tout à l’heure…

– Ah ! s’ils ne veulent point payerla note !… eh bien, mais ils s’en iront tout de même.

– Ils s’en iront sans payer ? osademander avec un léger mais nerveux sourire le timide LaCandeur.

– Oui, monsieur, sans payer !… Vouscomprenez… Nous ne forçons personne. Paye qui veut !

– Et alors ? se risqua-t-il à demanderencore.

– Alors, c’est monsieur Djellah quivient les chercher…

– Qui est-ce monsieur Djellah ?leur consul ?

– Non, monsieur, monsieur Djellahn’est point leur consul ; monsieur Djellah, c’est« monsieur Bourreau » !

– Ouais ! soupira La Candeur ens’affalant.

– Vous voyez, continua l’excellent Priski,qu’au fond, il vaut mieux s’arranger…

– Mais si l’on n’a plus d’argent pourpayer ! monsieur le majordome ! ! ! finit parexploser La Candeur, lequel trouvait maintenant ce M. Priskimoins drôle qu’on n’aurait pu le juger tout d’abord.

– Oh ! plus d’argent pour payer !sourit Priski en secouant la tête avec un évident scepticisme. Ondit d’abord cela, que l’on n’a plus d’argent pour payer !… etpuis on en trouve bien tout de même, allez !

– Vous êtes bon, vous ! Ça dépend encorede ce qu’on demande ! exprima lugubrement La Candeur… Est-ceque vous demandez cher ?

– Nous demandons toujours une sommehonorable !

– Honorable ! Honorable ! Il s’agitde savoir ce que l’on entend par honorable ! ! !…combien demandez-vous par personne ? »

Mais Vladimir lui fit signe de se taire etprit la parole à son tour d’un air innocent.

« Il ne s’agit pas de savoir ce qu’onnous prendrait par personne… Les habitudes de ces messieurs de lamontagne sont de traiter en bloc, les riches payant pour lespauvres… Je crois qu’avec une dizaine de mille francs !…hein ? »

Priski ricanait.

« Vingt mille… » continuaVladimir.

Priski haussa les épaules.

« Trente mille !… »

Priski se moucha dans un mouchoir immense etfit entendre un fort méprisant bruit de trompette.

La Candeur alors se leva dans une grandeagitation et demanda tout pâle :

« Est-ce que vous nous lâcheriez touspour quarante mille francs ?

– Vous voulez rire, messieurs !déclara en souriant M. Priski. Nous ne recevons pasl’aumône !… D’abord, nous ne nous occupons jamais des gens àmoins de cent mille francs… Il ne faut pas que ces messieursoublient que nous avons des frais !… »

Sur quoi M. Priski salua, engageant lesjeunes gens à terminer tôt leur toilette. Aussitôt qu’il fut parti,Rouletabille dit à La Candeur : « T’en fais unebinette !… parce qu’ils ne voudraient pas nous relâcher pourquarante mille francs !… qu’est-ce que ça peut bien tefaire ? Tu sais bien que je n’ai plus que quelquesbillets…

– Ce que j’en disais, c’était poursavoir… ! répondit l’autre évasivement. On peut toujours biendemander !… Eh bien, nous voilà dans un joli pétrin !…Ah ! ça, mais tu n’es pas fou de nous avoir conduits dans cepays-là !

– Tu m’écœures ! fit Rouletabille ;tes plaintes n’ont jamais été plus nauséabondes. Dépêche-toi det’habiller… Moi je vais faire un petit tour…

– Où vas-tu ?

– Si on te le demande… »

Mais il était déjà parti… Cinq minutes plustard, il revenait, l’air radieux.

« All right ! Tout vabien !…

– Tu trouves ! reprit La Candeur.

– Ah ! tu ne vas pasrecommencer !

– Si encore on savait pourquoi on est venuici !… regrogna-t-il, entêté.

– Le fait est, exprima Vladimir, que le momentserait peut-être venu de nous le dire !

– Ma foi, je n’y vois plus aucuninconvénient », répondit Rouletabille.

Et, après avoir allumé sa pipe, il leur avouaqu’il les avait jetés dans une aventure dans le dessein toutnaturel de leur faire accomplir un reportage unique au monde etqui, certainement, ferait mourir de désespoir et d’envie Marko leValaque lui-même !

À ces mots, Vladimir ne se sentit plus dejoie, cependant que La Candeur, plus maussade que jamais, attendaitque Rouletabille eût fini de s’expliquer.

Celui-ci se plaça entre eux et leur dit toutbas :

« Eh bien, voilà ! Kara Selim, leseigneur de ce château a volé au général Vilitchkof les plans de lamobilisation bulgare et j’ai promis au général Stanislawof de leslui rapporter !… qu’est-ce que vous dites deça ?… »

Vladimir déclara simplement en se frottant lesmains avec jubilation : « À voleur, voleur et demi !on tâchera d’être à la hauteur » !…

Rouletabille sourit et se tourna vers LaCandeur.

« Et toi, La Candeur, qu’est-ce que tudis ?

– Je dis que je m’en f…, moi, des plans de lamobilisation bulgare, et ce n’est pas encore pour ça que jem’emploierai à me faire casser la g… ! Les Bulgares et lesTurcs je les mets tous dans le même sac !… je dis que jeregrette ma manille de la brasserie Montmartre !…

– Moi aussi, je m’en f… des plans de lamobilisation bulgare !… gronda Rouletabille en regardant LaCandeur sous le nez. Mais je vais te dire : il y a une chosedont je ne me f… pas, pour parler ton langage d’apache…

– J’aime mieux les apaches que lesBulgares !…

– Vas-tu m’écouter, espèce de buse !… Cen’est pas seulement des documents que Kara Selim a volés au généralVilitchkof ! Mais il lui a pris encore sa nièce !…

– La belle Ivana ! s’exclamaVladimir…

– Ah ! je comprends tout,maintenant ! murmura La Candeur en poussant un soupir à fendrela muraille, c’est pour ça qu’on est parti si vite de Sofia !…Tu l’aimes toujours ?…

– Oui, et elle se marie demain !…

– Ah ! mon pauvre vieux ! ressoupiraLa Candeur, t’en as une veine !…

– Hein ?

– Je te dis que t’en as une veine ! quandje pense que tu aurais pu te marier avec uneBulgare !… »

Rouletabille se fâcha tout rouge. Il adoraitIvana et il s’efforça de faire comprendre à l’entêté La Candeurqu’il y a Bulgare et Bulgare et qu’Ivana comme le généralStanislawof étaient de sincères amis de la France, mais il eut beaudire, La Candeur mettait Bulgares et Pomaks dans le même sac etmaudissait en bloc tous ces pays où il fallait payer pour se fairegarder par des voleurs et payer encore pour ne pas se faire couperla tête par M. Bourreau !

À ce moment, la porte se rouvrit et réapparutl’aimable majordome.

« Il ne vous coupera pas la tête, annonçacet excellent M. Priski.

– Vous croyez ? fit La Candeur arrêtésoudain dans son désespoir, vous croyez qu’il ne me coupera pas latête ?…

– Non ! dit Priski. Ilempale !… »

La Candeur se mit à gémir, cependant queM. Priski éclatait de rire.

« C’est évidemment très drôle ! fitRouletabille, qui, lui aussi, commençait à trouver ceM. Priski moins plaisant.

– Mon Dieu, monsieur, répliqua Priski, je risparce que je vois à qui j’ai affaire. On ne voyage point comme cesmessieurs sans avoir laissé derrière soi quelques petitesressources… Ces messieurs ont des parents…

– Je suis orphelin, dit La Candeur.

– Des amis…

– Ah ! s’il faut compter sur lesamis !…

– Monsieur le majordome, interrompitRouletabille, si vous êtes chargé par quelqu’un de nous interrogerpour savoir « s’il y a à faire », vous répondrez de notrepart à ce quelqu’un que nous sommes de pauvres journalistes, maisque nous appartenons à un journal fort prospère qui ne reculera pasdevant un raisonnable sacrifice pour être agréable à votremaître.

– Eh bien, mais voilà une bonne parole. Iln’en faut pas davantage pour commencer.

– Comment, pour commencer ?

– Mais oui, nous avons l’habitude !Aujourd’hui nous apprenons que Monsieur est un pauvre journaliste –il montrait Rouletabille. Demain, Monsieur – il montrait La Candeur– voudra bien nous avouer qu’il est un sérieux« barine », un tout à fait charmant seigneur, dont il abien l’air, du reste !

– Moi, moi, un seigneur ! s’exclama LaCandeur, furieux.

– Je ne dis point cela pour vousoutrager ! En attendant, si ces messieurs sont prêts, je vaisavoir l’honneur de précéder ces messieurs. »

Les trois jeunes gens suivirent à nouveauPriski qui les arrêta une seconde dans l’escalier pour monter àl’étage supérieur.

On n’avait toujours pas revu AthanaseKhetev ; mais, selon son habitude, Rouletabille laissait faireau Bulgare ce qu’il voulait, ne s’occupant jamais de lui. De soncôté, Athanase n’avait aucune sympathie pour le reporter qui, plusd’une fois, devant lui, avait eu le tort de ne pas assez cacherl’intérêt personnel qu’il portait à Ivana.

« Je vais voir, avait dit M. Priski,ce que devient ma famille allemande. »

Il disparut une minute et redescendit.

« Rien à faire ! soupira-t-il. Ilssont enragés. J’ai frappé à la porte : ils ne m’ont même pasouvert et ils ont répondu à toutes mes questions en entonnant leDeutschland über alles ! »

À ce moment, comme les jeunes gensdébouchaient à nouveau dans la baille, le bruit d’une cloche se fitentendre.

« La cloche du dîner ? interrogeaRouletabille.

– Non, monsieur, c’est la cloche dupont-levis. Ce sont nos gens qui rentrent… »

En effet, Rouletabille et ses compagnonsassistèrent presque aussitôt à l’invasion de la baille par unetroupe invraisemblable de bandits boueux et ruisselants qui sejetaient en bas de leurs bêtes avec des jurons forcenés où Allahtrouvait son compte comme tous les autres dieux de la création.

« Messieurs, si vous n’aviez pas étésurpris par la tempête, émit l’aimable Priski qui ne laissaitjamais tomber la conversation, ou si vous aviez pu échapper àl’ouragan, croyez-vous que vous auriez échappé à cesgens-là ?

– Qu’est-ce donc que ces gens-là ?

– Monsieur, ce sont nos zaptiés (gendarmes)qui sont chargés de la sûreté de nos routes…

– Décidément, déclara le reporter, il étaitécrit que nous devions faire connaissance ce soir !

– C’est bien cela, monsieur,kismet ![3]… »

Et il les poussa devant lui.

Mais un grand diable d’Albanais, appuyé surson fusil, leur barra le passage et leur adressa quelques motsimpératifs dans un jargon que personne excepté Priski ne pouvaitcomprendre.

« Messieurs, fit Priski, j’avais oubliéde vous présenter cet excellent homme qui est le concierge dudonjon. Il couche dans cette petite guérite à seule fin que si vousaviez besoin de quelque chose, la nuit, vous ayez quelqu’un sous lamain. Pour le moment, il vous demande de lui montrer le fond de vospoches et de déposer dans sa guérite vos armes, si par hasard vousen aviez. C’est le règlement. Il est défendu de se promener armédans le château. »

À ce dernier énoncé du règlement,Rouletabille, en face de toutes les armes qui se promenaient àtoutes les ceintures dans cette redoutable baille, ne puts’empêcher de sourire ; cependant il ne fit aucune difficultépour « retourner ses poches » et donner son revolver, ungentil petit browning auquel il tenait beaucoup. Les deux autresfirent de même.

« Ces armes ne sont pas perdues !fit Priski. On vous les rendra en partant. Demain matin, lekiaiah, notre intendant, viendra également chez vous,faire l’inventaire de vos bagages et vous débarrasser de tout cetencombrant matériel de guerre que les voyageurs ont coutume detraîner toujours avec eux dans ce pays. La chose serait déjà faitesi notre kiaiah n’était très occupé ce soir. En tout cas,messieurs, je vous conseille de ne point conserver une arme survous ; il y va de la peine de mort !

– Non ! s’écria La Candeur. Puis-je aumoins conserver ceci ? »

Et il sortit une sorte de petit canifagrémenté de tout ce qu’il faut pour se curer les dents, se limerles ongles et déboucher les bouteilles.

Le grand Albanais examina curieusementl’objet, en fit jouer toutes les lames et finalement le garda.

« Mais c’est un canif de poche !s’écria le pauvre La Candeur.

– C’est sans doute à cause de cela ! fitPriski, que l’Albanais l’a mis dans la sienne !… »

Le géomètre le plus habile eût éprouvé quelquedifficulté à établir le plan de cet entassement de constructionsqu’on appelait la Karakoulé. Le sommet du rocher étant fortementincliné du sud au nord, les bâtiments grimpaient les uns sur lesautres et le premier étage de telle façade devenait, par-derrière,un rez-de-chaussée.

Ainsi, toutes les parties de l’enceinte queles jeunes gens traversèrent, communiquaient entre elles par desescaliers et des voûtes innombrables et n’en restaient pas moinsséparées par des murs crénelés qui faisaient de chacune de cesbâtisses autant de réduits, autant de forteresses qu’il eût falluprendre les unes après les autres !

« Messieurs, fit Priski, je vous laisseentre les mains de notre kaïmakan[4] ! »

IX – Kara Selim

Depuis que Priski les promenait entre cesinvraisemblables murs, Rouletabille pensait : « Où estIvana ? »… mais il n’osait questionner Priski surl’emplacement du harem. En traversant la cour du donjon, il n’avaitpas revu Athanase, qui, déjà, devait fouiner partout. C’est qu’ilsn’avaient, ni l’un ni l’autre, point de temps à perdre et ilfallait qu’Ivana fût sauvée dans la nuit, car, pour lui, il nefaisait point de doute que c’étaient les noces d’Ivana que l’onétait en train de célébrer.

Ainsi réfléchissait Rouletabille quand Priski,ce curieux cavas du pacha noir, lui annonça le kaïmakan.

Alors il leva les yeux et faillit reculer.

Dans le personnage qui les attendait sur leseuil d’une galerie éclairée aux lanternes, il venait dereconnaître Stefo le Dalmate.

C’était bien le même grand gars, maigre avecson long nez, ses yeux gris perçants et une barbe qu’on aurait pudire copiée sur celle de la Communion de saintJérôme, à part que celle de Stefo était d’un noir de jais…Rouletabille revoyait le misérable dans la nuit de l’hôtelVilitchkof, son grand sabre sanglant à la main, poursuivant Ivanaavec des cris de mort !…

Et comme le reporter restait là, un peu saisi,et qu’il n’obéissait pas assez vite au geste qui lui disaitd’avancer, Stefo le Dalmate eut un éclair dans ses yeux gris, untremblement de colère dans son haut corps orgueilleux.

Cependant il se ressaisit vite et c’est enessayant de sourire qu’il dit :

« Bouyourounouz ![5]

– Il nous prie de le suivre », fitVladimir en poussant Rouletabille et en entraînant La Candeur.

Rouletabille repérait tous les pointssaillants de leur errance nocturne dans ce formidable palais etcasait dans sa tête le souvenir géométrique des passages et descours.

Ils glissaient maintenant dans une sorte decloître, sous les arceaux duquel était étendue une soldatesque unpeu plus reluisante que celle qu’ils avaient vue dans labaille.

Décidément il y avait une forte garnison à laKarakoulé, et tous ces gaillards-là étaient armés jusqu’auxdents.

La majorité était kurde, avait été ramassée enAnatolie ; Allah seul savait à la suite de quels méfaits. Lesautres représentaient pour le moins cinq ou six races différentes.Il y avait là des Luzes trapus, habillés de bure blanche ; desTcherkesses, à bonnet de fourrure ; des noirs, Arabes, jusqu’àdes Turcs de la plaine, en longs habits.

Moins effrayants à voir que les Pomaks de lagrande baille, ils dormaient ou fumaient leurs pipes ou étaientassis autour des marmites de riz.

La Candeur ne quittait point des yeux songrand « caïman » qui, en les précédant, ne cessait dejouer avec le manche de son poignard. Bien que le majordome ne luieût point raconté des choses extrêmement gaies, il préférait encorePriski qui, lui, au moins, n’avait pas de poignard.

Ainsi arrivèrent-ils dans le selamlik,c’est-à-dire l’appartement dans lequel Kara Selim recevait leshommes, le selamlik étant, en Orient, opposé au harem, qui estuniquement réservé aux femmes, aux eunuques et au maître dulieu.

Quand ils eurent traversé un riche vestibuledont les murs étaient décorés de dalles de faïence qui brillaientcomme des glaces à la lueur des flambeaux portés par des esclavesnoirs qui ne bougeaient pas plus que des statues, ils pénétrèrentdans une vaste salle où se trouvait déjà une assemblée asseznombreuse. Tout ce monde-là, qui était celui des principauxofficiers et fonctionnaires du palais et des environs, était assissur les talons au fond d’un immense divan qui faisait tout le tourde la salle, aux murs de laquelle étaient suspendus les plus richestapis. Deux braseros brûlaient au centre et répandaient une doucechaleur. Des parfums grillaient dans des cassolettes.

Au fond, sur des coussins qui lui faisaientune sorte de trône et sous un dais qui laissait pendre des étoffessomptueuses, il y avait un homme tout habillé de noir qui étaitGaulow.

Celui-là, à première vue, Rouletabille ne lereconnut pas. Son rude visage ne présentait plus rien de cettefuneste férocité qui avait épouvanté le reporter au fond de l’hôtelVilitchkof.

L’aspect formidable de cette tête de brute,ivre de sang, avait disparu ; les traits restaient sévèressans doute, mais si intelligents, si paisibles et si beaux !…car Gaulow était beau.

Il était de taille moyenne et bienprise ; son torse, serré dans une sorte de pourpoint de soie,n’était point celui d’un athlète, mais montrait des lignes solideset harmonieuses ; son cou sortait nu et blanc de tout ce noiret portait avec orgueil la tête au profil régulier, à la mâchoireun peu forte, mais à la ligne sourcilière idéalement horizontalesous le front large et court à cause que les cheveux, ramenés etrégulièrement coupés en avant, lui faisaient tout de suite unecouronne noire et libre. Il n’en avait point d’autre. Il ne portaitni fez, ni turban. Son vêtement n’était guère celui d’un Oriental,en dehors d’une lévite aux longs plis sur laquelle il était assiset qui était noire comme le reste. Ses jambes admirables étaientgantées d’un pourpoint de soie noire. À sa ceinture noire étaientglissées des armes d’une richesse éclatante. Enfin, ce monstreavait une beauté vraiment noble et intelligente. Ses mouvementsdécelaient une vigueur nerveuse et souple, la vigueur de cespanthères apprivoisées que la mythologie hellénique donnait pourmontures aux compagnons de Bacchus indien.

Il regarda venir à lui les jeunes gens avecune certaine négligence, en fumant son chibouk dont la magnifiqueanche d’ambre lui emplissait la bouche.

Rouletabille, qui voulait « bien se fairevoir » du maître, se rappela les us de la cour du sultan duMaroc, prince qu’il avait interviewé lors d’un voyage à Fez, et,comme s’il avait été en face de « Sidna », il s’arrêtapar trois fois et esquissa la révérence trois fois.

Kara Selim souriait et parlait à ses voisinsen regardant le reporter. L’un de ses voisins était le kiaiah(l’intendant) et Rouletabille pensa que Kara Selim débattait aveclui le prix qu’il allait leur demander pour leur rançon ;l’autre devait être une sorte d’ecclésiastique ; il portaitl’habit des mellahs et devait exercer près du pacha noir lesdoubles fonctions de chapelain et de conseiller. Il avait l’airtrès intelligent et très fin. À la Karakoulé, il devait représenterla science et les beaux-arts. Il parlait français et demanda auxjeunes gens s’ils venaient de Sofia.

Rouletabille répondit qu’ils avaient dûnécessairement passer par Sofia, mais qu’ils ne s’y étaient pointarrêtés. Kara Selim leur demanda s’il était vrai que la guerre fûtprès d’éclater comme les Turcs le racontaient et ce qu’ils enpensaient ; enfin il leur posa des questions qui prouvaient ouqui étaient destinées à prouver une complète ignorance de lasituation diplomatique ; mais Rouletabille ne s’y laissa pointprendre. Le pacha noir se méfiait-il déjà ? Avait-il découvertles documents dans le coffret byzantin ? Soupçonnait-il cesjeunes gens d’avoir été lancés sur la piste desdits documents etaussi, naturellement, sur celle d’Ivana ?

Ivana !… Où était-elle ? Oùl’avait-on enfermée ? Dans quelle chambre lointaine de ceprodigieux château gémissait-elle en attendant le supplice de lacérémonie du lendemain ?

Il pensait encore à elle quand des voixféminines, de jolis rires, un babillage que l’on essayait à peined’étouffer se firent entendre.

Tout ce bruit charmant venait de larges logesaménagées dans la partie la plus élevée des murs de cette grandesalle, loges garnies de « moucharabiés », grilles debâtons dorés derrière lesquelles les femmes de Kara Selim pouvaientvenir en toute liberté et le visage découvert, car elles necraignaient point le regard des hommes ; de là-haut, ellesassistaient aux fêtes du selamlik.

Il n’est guère de selamlik dans le mondeottoman qui ne possède ces sortes de loges. Rouletabille, qui avaitété reçu par le menebbi à Tanger et qui avait mangé avec ce nobleseigneur les confitures de roses, était déjà au courant de cetteparticularité et savait qu’il ne fallait point se retourner versles moucharabiés ni sembler prêter une attention quelconque à laprésence des femmes derrière les bâtons dorés.

Aussi, bien qu’il se demandât avec angoisse siIvana n’était point parmi ces femmes qu’il entendait, et malgréqu’il eût un gros intérêt à lui montrer son visage, il ne seretourna point. Vladimir, très « averti » lui aussi,resta impassible. Mais La Candeur, naturellement, se retourna etregarda ostensiblement en l’air, du côté des moucharabiés.

Aussitôt toutes les conversations cessèrentdans la salle, les rires se turent derrière les mystérieuxgrillages : un silence terrible s’appesantit sur tous. Il n’yavait que La Candeur qui n’eût point compris. Mais il ne tarda pasà se rendre compte qu’il avait dû commettre, sans le savoir,quelque abominable gaffe, car le pacha noir lui lança un regardfoudroyant et donna l’ordre bref à Stefo le Dalmate d’allerconduire les jeunes gens contre la muraille, en un coin du divan oùLa Candeur se laissa tomber plus mort que vif.

Les rires repartirent derrière lesmoucharabiés.

« Surtout, ne les regarde plus »,lui cria Rouletabille.

Le malheureux garçon, comprenant tout à coupde quel crime il s’était rendu coupable, tourna avec énergie latête du côté opposé à celui où se faisait entendre le rire desfemmes. Pour qui pénètre pour la première fois dans quelque sérailvraiment digne de ce nom, c’est-à-dire dans un de ces magnifiquespalais des princes osmanlis, il n’est rien de plus agaçant que cemurmure-là, qu’on ne voit pas, qui vient d’on ne sait où et qui al’air de se moquer de vous.

Sur ces entrefaites, le dîner fut servi ;une foule de serviteurs envahirent la salle, et Rouletabille futheureux de retrouver M. Priski qui donnait des ordres pourqu’on approchât des jeunes gens les plats d’argent.

« Kara Selim est furieux, lui ditRouletabille. Mon ami a regardé du côté des moucharabiés.

– Bah ! il lui pardonnera, s’il paiebien, répondit M. Priski.

– Ah ! pour cela, il peut êtretranquille. C’est le neveu de Rothschild !

– En vérité !… »

M. Priski ne manqua point, à cetteoccasion, de prendre avantage de ce qu’il avait su deviner en« Monsieur Candeur » un barine des plus respectables.

« Vous comprenez, effendi !disait-il avec un sourire entendu : moi « on ne me lafait pas ! »… Je suis depuis trop longtemps dans lemétier ! Au premier coup d’œil, je vois à qui j’ai affaire…J’ai bien vu tout de suite, que monsieur était un « clientsérieux »… Ah ! on n’avoue pas ça tout de suite, onvoudrait passer inaperçu… On joue au plus malin !… On a tort,c’est du temps perdu ! »

M. Priski eût continué longtemps sur cechapitre si Rouletabille ne l’avait interrompu pour lui posernégligemment cette question :

« Dites-moi, cette nouvelle épouse, donton parle tant, d’où vient-elle ?

– Monsieur, Kara Selim seul pourrait vousrenseigner au juste point. Le bruit court qu’il l’a ramenée deBulgarie, à son dernier voyage, et qu’il en est fou !…

– Et elle, en ce qui la concerne, sait-on sielle accepte son sort avec la même joie ?

– Vous voulez sans doute dire, monsieur, sielle y souscrit de son plein gré ?… Eh bien, monsieur, on leprétend, et j’ai vu, pas plus tard que ce matin, le premier eunuquequi m’a affirmé qu’ils feraient tous deux un charmantménage !

– Il y a longtemps que les fiancés sontarrivés à la Karakoulé ?

– Oh ! depuis avant-hier… C’est à peinesi, avant ce soir, on a aperçu notre cher seigneur. Il était toutle temps fourré chez Ivana Hanoum. Il lui faisait la cour, vouscomprenez ! »

En entendant le nom d’Ivana, le reporterblêmit.

« Eh mais ! répliqua-t-il, jecroyais qu’un musulman ne pouvait parler à sa femme et la voir quele soir de ses noces ?

– C’est exact, monsieur, si la fiancée estmusulmane ; mais vous oubliez que dans le cas qui nous occupe,elle est encore chrétienne. Les fiançailles se font à lachrétienne, ce qui n’empêchera pas le mariage de se conclure à lamusulmane. De telle sorte, monsieur, que vous allez pouvoir, ainsique tous les nobles invités de mon maître, sans risquer pour celavotre tête, vous allez pouvoir, dis-je, contempler tout à l’heureIvana Hanoum, puisque, ce soir, nous n’en sommes encore qu’auxfiançailles.

– C’est vrai !… Elle va venir ici…s’exclama Rouletabille d’une voix sourde, en essayant de dompter letumulte d’un tas de sentiments contradictoires qui se partageaientsa pauvre âme inquiète…

– C’est elle qui présidera la petite fête quidoit suivre le dîner. Et puis elle s’en ira et aucun autre hommeque son maître ne la verra plus jamais à part les eunuques !…Mon Dieu, monsieur, combien vous voilà pâle !… »

Seul, Vladimir dévorait. Du reste, le repasétait succulent. Quelques kachefs, officiers subalternes,veillaient à ce que chacun fût abondamment servi. En plus desrôtis, il y avait des volailles presque grasses, chose rare enTurquie, des entremets, des fruits conservés, des confitures et desgâteaux dans une cristallerie merveilleuse, enfin toutes sortes decrèmes. La Candeur ne touchait à rien, il faisait peine à voir. Ilsemblait prêter une oreille attentive à un vieux musicien qui, à lafois poète et sorcier de tribu, chantait des chansons dans lestrois langues des abdurrahmanli, le kurde, le turc et le persan. Ilétait aveugle comme Homère et tenait en main un instrument composéde trois cordes de métal tendues sur une planche. La lyre de cesménétriers ambulants qui furent les pères de la poésie ne devaitêtre ni beaucoup plus compliquée ni beaucoup plus harmonieuse.

Mais bientôt le chanteur se tut, car lesserviteurs enlevaient tous les plats d’argent et une portièresoulevée laissait passer les joueurs de flûte qui faisaient retenirl’air des premières mesures du chant de la Douleur deFeridoun. C’était étrangement doux et mélancolique. Derrièreces joueurs de flûte venaient le bin-baschi ou commandant de laforteresse avec un détachement de chevaliers blancs à la ceinturenoire, qui portaient devant eux leurs lances à houppette, puis unefoule de serviteurs et d’esclaves, les cafetiers, les donneurs depipes, les limonadiers ou scherbetisz, les confiseurs, lesbaigneurs, les tailleurs, les barbiers, les huissiers ou thiaoux,les icholantes ou pages du pacha, tous personnages que Priskinommait au fur et à mesure qu’ils défilaient et allaient se rangerau fond de la pièce ; il y eut encore deux bouffons quis’essayaient à des farces grossières, des porteurs de lanternesmagiques, un iman.

Puis encore un détachement de chevaliers à laceinture noire, puis deux énormes et flasques matrones au visagerecouvert qui amenaient par la main une jeune femme, au corpssvelte sous la robe de mousseline et dont il était impossible devoir la tête tant celle-ci était enveloppée des replis d’un immensevoile blanc.

Derrière ces trois femmes, d’autres semontrèrent qui n’étaient nullement voilées. C’étaient des esclaveset les danseuses commandées pour la fête.

Elles tenaient à la main des instruments demusique comme le sautour, le psaltérion aux cordes de métal, ledairé (tambour de basque garni de lames de laiton), le sinekeman ouviole d’amour, originaires d’Italie. Une harpe fut apportée par uneunuque.

Comme la jeune femme à la tête voilée étaitarrivée en face de Kara Selim, elle s’inclina profondément devantson maître, mais celui-ci se leva, et, la prenant des mains desmatrones, la fit asseoir à son côté.

Que dire des sentiments de Rouletabille quandil vit passer à quelques pas de lui cette femme qu’il savait êtreIvana ? Il s’était placé en avant du divan pour qu’ellel’aperçût si possible, pour qu’elle vît tout de suite qu’il étaitlà, qu’il ne l’avait pas abandonnée ! Mais quelle imprudencepour un jeune homme qui, tout neuf à l’amour, n’avait pas appris àcommander à l’agitation de son âme ? Si Kara Selim avaitsurpris dans le moment l’éclat de ce regard, la fièvre qui ybrûlait, il aurait été renseigné sur le hasard qui lui avait amené,la veille de ses noces, ce jeune voyageur.

Mais Kara Selim était tout à la cérémonie.

À l’air des joueurs de flûte avait succédé unechanson lente, bizarrement modulée : la mélodie presque aiguëaux premières syllabes des vers, descendait par des transitionsinsensibles et se terminait par un long point d’orgue, comme jadisla musique d’Orphée et de Sapho.

Les paroles étaient celles d’un vieil airpopulaire d’Anatolie, une vieille complainte turque que Priskitraduisit à mi-voix :

« Le printemps vient ; la fille s’enva aux champs ; dans sa poitrine chante un oiseau prisonnier.Où es-tu, mon amant ? En Égypte ou à Bagdad ? J’aicueilli une azalée au lever du soleil !… »

Peu à peu la voix s’affaiblit, puis s’éteignittout à fait…

Pendant que la voix se mourait ainsi, les deuxmatrones, derrière leur maîtresse, la dévêtaient de ses longsvoiles. Tout à coup Kara Selim se leva et lui arracha le dernierqui empêchait de voir son visage. Alors tout le monde putcontempler Ivana, pendant que le pacha noir proclamait que cettefille de « giaour » était sa proie et son bien, et quedès le lendemain il en ferait sa cadinefavorite !

Aussitôt il y eut un grand bruit de musique etde tambours de basque et les danses commencèrent. Et ce fut ungrand bienfait pour nos trois reporters dont les sourdesexclamations se perdirent au milieu du tumulte. Il y eut des dansesd’almées, d’étonnantes danses du ventre où plusieurs esclaves sedistinguèrent, encouragées par les battements de mains et les crisdes assistants.

Mais ce fut une esclave russe qui obtint leplus grand succès.

Elle vint au milieu de la salle, les brascoquettement appuyés sur les hanches, et dansa la« cosaque » en se chantant à elle-même des airs bizarres,pleins d’une fougue enfantine et sauvage. Tantôt elle était presqueassise par terre et lançait les pieds comme on jette une chose quivous gêne, tantôt elle bondissait et tournait sur elle-même dansl’air. Enfin elle s’arrêta les bras croisés sur la poitrine etbranla lentement la tête ; puis elle prit cette tête entre sesmains comme pour l’arracher et cria comme l’aigle crie quand ils’élance vers le soleil…

Mais Rouletabille ne prenait guère, comme l’onpense bien, sa part de la fête ! Il n’avait d’yeux que pourIvana Vilitchkov, la captive de ce magnifique bandit qui affichaitavec tant de cynisme et d’insolence son rare bonheur.

Eh ! ils faisaient un beau couple tousles deux ! Beau et harmonieux !… Elle, toute en blanc,lui, tout en noir !

Elle aussi était calme, avec une figure trèspâle et de beaux yeux paisibles.

Rouletabille ne pouvait lire sur cettephysionomie immobile aucune trace de combat.

Elle avait dû accepter tout de suite d’être safemme, comme elle s’était soumise tout de suite à ses ravisseurs,comme elle les avait suivis… Sans cris, sans désespoirs, sansappels, enfin, comme Rouletabille l’avait dit lui-même à Athanasepresque de son plein gré !…

Rouletabille connaissait trop Ivana depuis sesdernières confidences pour n’avoir point, du premier coup découvertla raison d’une aussi inattendue conduite.

Ce n’étaient point Gaulow et ses compagnonsqu’Ivana consentait à suivre…

C’étaient les documents !

Elle ne vivait plus que pour les ravoir, lesreprendre ou les détruire, et rien n’existait en dehors de celapour quoi elle était prête à sacrifier sa propreexistence !

Ah ! le cri de douleur et de rage aveclequel elle avait appris à Rouletabille le formidable rapt !Avec quelle autorité surhumaine elle l’avait chassé loin d’ellepour qu’il courût apprendre à Stanislawof que les plans demobilisation avaient été volés !

Mais aussi (Rouletabille s’imaginait, s’étaittoujours imaginé cela) : avec quel ravissement elle avait dûvoir revenir ses bourreaux, ses bourreaux qui l’emportaient, qui latraînaient avec eux et avec les plans volés !… Pourquoi seserait-elle débattue ? Pourquoi aurait-elle appelé ? Lesdocuments n’étaient point dans cette auto qui l’emportait, mais nela conduisait-on pas vers le mystérieux repaire où elle pourraitsans doute les approcher !… Toute sa conduite avait étécertainement dictée par cette idée fixe. Approcher, voir, toucherle coffret byzantin ! Reprendre les documents !

Et si, ce soir, elle était assise si calme etsi près de Kara Selim, c’est qu’il fallait qu’il en fût ainsi, àcause du coffret byzantin !

Rouletabille n’en doutait pas !

Il n’avait pas besoin qu’elle lui parlât, nimême qu’elle tournât son regard vers lui pour lire dans ses yeuxqu’ils n’étaient habités que par cette pensée-là !

Et si, demain, elle acceptait d’être IvanaHanoum, la première cadine de Kara Selim, c’est qu’il le fallaitencore !… Sa religion, son honneur, son amour peut-être, ellesacrifiait tout sur l’autel de la patrie !

Rouletabille s’exaltait à la fréquentationd’une idée aussi haute ; il se sentait devenir fort, fort,fort, moralement et physiquement fort à cause de l’honneur qu’ilavait d’approcher un aussi beau destin ! Et il se sentait lacapacité de vaincre, en une nuit !

Il avait une nuit devant lui ! uneseule !…

Demain, il serait trop tard !… Demain,c’était la victoire de Gaulow !…

Il regarda à sa montre l’heure qu’ilétait : dix heures. Il fit signe à Priski.

Il lui dit que ses compagnons et lui étaientexténués et désiraient aller se reposer. Priski lui dit que rien nes’opposait maintenant à ce qu’ils se retirassent et il les fitsortir à l’anglaise. Sur le seuil de l’immense salle pleine de lafumée des parfums des chibouks et du bruit de plus en plusfrénétique de la fête, Rouletabille se retourna. Oh ! cetteseconde, cette seconde où leurs deux regards se croisèrent !Malgré l’espace, la fumée, les bruits, malgré tout, ils serencontrèrent, ils se heurtèrent… Oh ! ce choc électrique quile galvanisa, lui… comme il avait dû, elle, l’emplir d’un vasteespoir !… Ils s’étaient compris… Ils savaient qu’ils pouvaientcompter l’un sur l’autre, et que s’ils ne réussissaient pas, l’unne mourrait pas sans l’autre…

Le majordome ramena les jeunes gens au donjonpar le même chemin que celui qui leur avait servi à l’aller. Dansles cours et dans la baille régnait une grande ripaille. Lessoldats faisaient la fête aussi, à l’instar des officiers, et l’onvoyait danser, autour des feux, des bohémiennes aux haillonsrouges.

Quand ils furent arrivés dans la courcirculaire du donjon, Priski leur souhaita une bonne nuit, aprèss’être enquis de l’heure à laquelle ils voulaient être réveillés lelendemain matin et de ce qu’ils désiraient prendre pour leur petitdéjeuner.

Et le majordome allait se retirer quandRouletabille, ayant poussé derrière lui la porte qui faisaitcommuniquer la courette avec la baille, fit signe à M. Priskiqu’il avait encore un petit mot à lui dire.

X – Le donjon

« Monsieur le majordome ! commençaRouletabille, vous nous avez dit tout à l’heure que nous étionslibres dans le château.

– Oui, monsieur, absolument libres d’aller etde venir…

– De telle sorte, continua Rouletabille, ques’il nous prenait fantaisie, tout à l’heure, de sortir du donjon,le grand escogriffe d’Albanais qui est de l’autre côté de la porten’aurait rien à y voir…

– Pardon ! monsieur, pardon ! Il estlà justement pour vous empêcher de sortir !… Comprenez-moibien… Vous êtes libres d’aller et de venir dans le château, lejour… mais la nuit, après le couvre-feu, il y a une consignegénérale qui fait que chacun doit reposer dans l’endroit qui luiest assigné. Vous n’avez aucune bonne raison pour sortir du donjon,la nuit…

– Voilà une consigne qui restreintsingulièrement notre liberté… Et si nous voulions sortir quandmême, qu’arriverait-il ? Pourriez-vous nous ledire ?…

– Mais, parfaitement, l’Albanais vouspasserait par les armes après avoir appelé à son aide lagarde ! Du reste, c’est une conjoncture que nous n’avons pas àenvisager. »

Mais M. Priski avait à peine prononcé cesmots qu’il se sentait fort brutalement renversé par Rouletabille,lequel l’avait traîtreusement saisi par-derrière.

En même temps, le reporter, aidé de Vladimir,bâillonnait d’un foulard le majordome qui, du reste, n’essayait depousser aucun cri ni d’opposer à cette agression inattendue lamoindre résistance.

« Emporte-le ! » ordonnaRouletabille à La Candeur, lequel avait assisté à cette scène sanss’y mêler et sans la comprendre.

La Candeur fit cependant ce que lui commandaitson chef de file. Il se baissa et emporta dans ses bras, comme uneplume, ce pauvre M. Priski.

« Où faut-il le déposer ?

– Dans ta chambre… Et ne grogne pas. Je t’aiemmené, c’est pour que tu nous sois utile à quelquechose… »

Ils pénétrèrent dans la chambre des gardes.Rouletabille alluma une bougie au bureau de « l’hôtel »et ils s’engouffrèrent dans le petit escalier, La Candeur portanttoujours le majordome. Quand ils furent dans la chambre de LaCandeur, Rouletabille fit étendre Priski sur le lit et dit aux deuxreporters :

« Je vous en confie la garde. Vous merépondez de lui sur vos têtes. À tout à l’heure. »

Et il les laissa.

Il descendit dans la cour du donjon, en fit letour et se trouva en face du hangar où les bêtes avaient étéremisées par Modeste et Tondor qui dormaient profondément sur unebotte de paille. Athanase veillait. À l’approche de Rouletabille,il se leva et dit :

« Je vous attendais. Il y a du nouveau.J’ai vu la chambre d’Ivana.

– Et moi, fit Rouletabille, j’ai vu Ivana.Venez ! »

Ce disant, il frappait sur l’épaule desmuletiers, leur ordonnait de se lever, secouait d’importanceModeste qui voulait se recoucher, puis il ordonna aux domestiquesd’envelopper les sabots des bêtes avec des torchons. Il les yaida.

« Collez-leur le bec dans les poches àavoine ! comme ça elles ne henniront pas. »

Ainsi fut fait ; enfin il fit charger surles bêtes tout le bagage.

« Où est la cantine des conservesM. H., demanda-t-il, et celle des déjeuners ducycliste ?

– Ces messieurs les ont déjà portéesdans leur chambre, expliqua Modeste…

– En route, pas de bruit ! qu’on setaise !

– Pensez-vous que nous irons loin commeça ? demanda Athanase.

– Écoutez, monsieur, laissez-moi faire, et jeréponds de tout ! Nous réussirons ou pas un de nouss’échappera…

– Je l’entends bien ainsi », exprima lefarouche Athanase.

Ils firent faire aux chevaux et aux mules letour du donjon. La chemise qui entourait presque entièrement cettetour était un mur haut de huit mètres au moins. Malgré la lune quiéclairait en partie le chemin de ronde, on ne pouvait voir nos gensd’aucune partie du château, même des plus proches tours.

Ils arrivèrent ainsi devant le petitpont-levis qui donnait accès dans la salle des gardes.

Ce petit pont n’était plus, depuis longtemps,soulevé par des chaînes. Maintenant il était établi là àdemeure.

Rouletabille répéta :

« Surtout pas de bruit ! »

Et il prit sa jument par la bride et il latira à lui sur le pont. Les bêtes firent quelques difficultés àfranchir le fossé et Rouletabille se félicita d’avoir assourdi lebruit de leurs sabots sur le pont de bois par les linges dont ilsétaient maintenant emmaillotés.

Quand toute la caravane eut trouvé place dansla salle des gardes, Rouletabille pria Athanase d’aller écouter ausecond étage ce qui se passait chez les Allemands tandis qu’ilfouillait dans le bagage.

Athanase redescendit en disant :« Ils ronflent ! »

Rouletabille avait ouvert une lourde boîte defer où se trouvaient les munitions de la troupe. Il y puisa unobjet oblong, rond, entouré d’une mèche qu’il mit dans sa poche.D’un sac, il tira deux longues cordes terminées par uncrochet ; il en donna une à Athanase en le priant de se lanouer autour de la ceinture, comme il faisait lui-même, de tellesorte qu’ils pussent conserver la liberté de leurs bras.

Cela terminé, il s’en fut au petit pont dudonjon, marcha jusqu’à son extrémité, du côté de la courettecirculaire, s’accroupit, se pencha et glissa entre une pierre et ledessous du pont cet objet dont il s’était muni. En revenant, ildéroula, toujours sous le pont, la mèche dont il fixa l’extrémitéprès de la poterne. La lune l’éclairait.

« Dynamite ? fit Athanase.

– Oui, dynamite.

– Monsieur, dit Athanase, je voudrais biencomprendre.

– Tout de suite.

– Moi aussi, je voudrais bien comprendre, émittimidement Modeste, qui par hasard ne dormait pas… Et mon amiTondor aussi voudrait bien savoir…

– Qu’est-ce que vous voudriezsavoir ?

– Nous voudrions savoir quand nous pourronssortir d’ici.

– Mon Dieu, mon ami, je ne saurais vous ledire… car je ne vous cache pas qu’en ce moment je m’arrange pour yrester le plus longtemps possible. Vous avez compris sans doute quenous sommes tombés entre les mains d’une bande qui ne nourrit pointà notre égard d’excellentes intentions. Nous allons nous arrangerpour tenir ici quelques jours en attendant du secours.

– C’est de la folie ! exprima brutalementAthanase.

– Ça n’est pas possible, monsieur, s’écriaModeste. Alors… nous allons nous battre ?

– Il y paraît.

– Quand on se bat, exprima Modeste, sans aucunenthousiasme, ça fait du bruit !…

– Et quand on fait du bruit, c’est biendésagréable, pour ceux qui ont sommeil, n’est-ce pas,Modeste ? »

Comme Rouletabille se relevait et faisait minede pousser les gros verrous qui fermaient intérieurement la poternede la salle des gardes, Athanase l’arrêta.

« Monsieur, dit-il au reporter, vous aveztort de fermer si hermétiquement cette porte, car je vous annoncequ’il n’entre nullement dans mes intentions de m’enfermer ici avecvous…

– Je le pense bien, dit le reporter. Vous vousen irez !

– Par où ? demanda Athanase.

– Par ici !… »

Et il fit signe à Athanase de le suivre.Laissant là Tondor et Modeste avec la consigne de ne bouger sousaucun prétexte, Rouletabille, suivi du Bulgare, grimpa fortprestement l’étroit escalier en colimaçon, sans s’arrêter aupremier étage, où ils entendirent en passant les deux voix deVladimir et de La Candeur qui se disputaient ; également ausecond étage, ils ne prêtèrent point une attention soutenue auxronflements sonores de la famille hambourgeoise.

Ils ne s’arrêtèrent que sur laplate-forme.

Arrivé là, Rouletabille se retourna et soufflaà Athanase :

« À genoux !… »

En effet, à cette hauteur, sous le clair delune, s’ils s’étaient tenus debout, ils eussent pu être aperçus dequelque sentinelle du château. Ils firent le tour de la terrasse àquatre pattes et finalement se dissimulèrent entre deux créneaux,du côté de la campagne.

« Vous voyez, dit Rouletabille ; lesderrières du donjon, à l’endroit où il est rejoint par la« chemise », donnent directement sur lacampagne !… »

Athanase se pencha et se releva tout desuite :

« Vous voulez dire sur unprécipice… »

Oui, la campagne, de ce côté-là, était unprécipice… Le donjon semblait prolonger le roc, être taillé dans leroc lui-même. Mais aucun bruit d’eau, aucun tumulte de torrent nemontait du lointain bas-fond qui se perdait dans l’ombre.

Le ruisseau aux eaux mugissantes que lesjeunes gens avaient entendu à leur arrivée à la Karakoulé coulaitsur la façade ouest du château : à l’est, la Karakoulé n’étaitdéfendue que par l’espace, son élévation et le vertige.

« C’est par là que vous partirez !souffla Rouletabille à Athanase.

– C’est haut ! répondit froidementAthanase.

– Trouvez-vous que c’est trop haut ?demanda le reporter.

– Rien n’est jamais trop haut pour moi !répliqua l’irascible Bulgare, mais ce sera sûrement trop haut pournos deux cordes, même réunies…

– Aussi les allongerons-nous de lanières delinge et draps tordus ensemble. Nous allons faire travaillerModeste et Tondor. Mais qu’est-ce que cela ? » dit tout àcoup le reporter en fixant un point de la plate-forme jusqu’alorsresté dans l’ombre et que la lune venait d’éclairer.

C’était une vague chose accroupie avec dessortes de bras menaçants et tendus vers les deux compères.

Rouletabille se glissa jusqu’à cette chose,l’examina, la palpa, la fit crier légèrement, grincer et revintauprès d’Athanase.

« Voyez notre bonne fortune, dit-il. Il ya là sur cette plate-forme un vieux treuil qui a dû servir jadis àfaire monter des provisions directement de la campagne dans ledonjon. Il ne lui manque qu’un filin et une barquette. Nous les ymettrons et vous n’aurez qu’à vous y attacher. Nous vousdescendrons fort proprement par ce truchement sans que personne nes’en aperçoive et avant qu’aucune alarme n’ait été donnée dans lechâteau et aux alentours.

– Quand prévoyez-vous que nous pourrons sortird’ici ? demanda Athanase.

– Comment nous ?… Nous, nous restons, moncher monsieur.

– Je vous répète que c’est de la folie.D’autre part, si vous restez, pourquoi tenez-vous à ce que je m’enaille ? Vous savez bien que je ne partirai qu’avec Ivana et,si Dieu le veut, avec les documents !… »

Rouletabille se dressa autant qu’il le luiétait permis entre les deux créneaux, et lui montrant les feux qui,de-ci de-là, s’étaient allumés au sommet des monts et dans lavallée, il lui dit :

« Athanase, ne soyez pas entêté et, pourle salut de tous, faites ce que je vous dirai. Regardez cesfeux : ce sont autant d’yeux ouverts dans la nuit pour veillersur le domaine du pacha noir.

« Vous savez que toutes les routes,toutes les pistes de cette partie de l’Istrandja-Dagh luiappartiennent, et vous m’avez dit qu’elles sont si bien gardées quenul étranger, perdu ou tombé dans cette vaste toile d’araignée dontle Château Noir est le centre, ne saurait échapper au monstre quil’habite. Pour sortir de chez Gaulow, pour échapper à son étreinteavec Ivana, il vous faudrait au moins deux jours ; vous seriezrepris, vous et Ivana, avant deux heures. Quant à partir tousensemble, nous ne pouvons espérer, avec ce qui nous reste à faireet en admettant que tout réussisse, tenter de fuir avant l’aube.Nous serions vite rejoints et incapables de nous défendre.

« Seul, Athanase, vous pouvezpasser ! Vous passerez ! Vous êtes passé déjà. On ne vousconnaît pas. Vous êtes un quelconque muletier pomak quin’éveillerez aucune méfiance sur votre chemin. Vous ferez ce quevous avez déjà fait. Mais il faut que vous soyez seul, n’est-il pasvrai ?… Si je vous parle si longuement en ce moment où lesminutes nous sont si précieuses…

– Oh ! la fête ne se terminera pas avantminuit, interrompit Athanase, et nous ne pourrons rien faire avantqu’on ait reconduit Ivana chez elle.

– Je le sais, Athanase, mais les secondes n’ensont pas moins chères. Aussi écoutez-moi et comprenez-moibien : nous ne réussirons que si nous quittons cette terrasseen nous donnant la main. Je continue. Il est donc impossiblequ’Ivana vous suive, et d’autre part, il est nécessaire qu’ellesoit sauvée dans quelques heures. Eh bien, nous l’amènerons ici, etc’est ici dans ce donjon que nous la défendrons, en attendant lesecours que vous irez chercher !

– Quel secours ? J’arriverai troptard !…

– Peut-être que non… espérons-le… En tout cas,nous n’avons point l’embarras du choix. Nous tiendrons… noustiendrons au moins cinq jours, car ces gens n’ont point de canon,et ces murs sont formidables, et nous avons de bonnes munitions etnous sommes bien approvisionnés… Nous tiendrons jusqu’à ce que vousnous reveniez… ou nous succomberons, Athanase Khetev, si vous nerevenez pas !

– J’aime mieux rester avec vous, partager lesort d’Ivana… Vous êtes perdus d’avance… Sur quel secourspouvez-vous réellement compter ? »

La fine silhouette de Rouletabille se redressaencore, entre les antiques créneaux dominant le pays, la plaine etla montagne. Il appuya ses mains sur l’épaule d’Athanase, et luimontrant, cette fois, la lointaine muraille qui, illuminée par lesreflets de la lune, barrait l’horizon, il lui dit :

« Athanase Khetev ! Derrière cetobstacle naturel, si impénétrable qu’aucun de vos ennemis n’a pus’imaginer qu’un général aurait l’audace ou la folie de le fairefranchir à ses armées, derrière ces montagnes, tout un peuplerassemblé dans le mystère incroyable d’une seconde mobilisationattend !… Et qu’attend-il ? Vous, Athanase Khetev !…Il attend que vous veniez lui dire : « Ils ne saventpas, ils ne se doutent pas !… Venez !… » Lejour où vous serez allé lui dire cela, Athanase Khetev, il voussuivra, ses armées se mettront en marche derrière vous… et regardezces défilés… ces gorges obscures… ces sombres vallées de rocs, toutl’empire redoutable de Gaulow… tout cela tout à coup tressaille…tout cela bruit, tout cela s’éclaire de milliers de baïonnettes. Ily en aura bien quelques-unes pour sauver Ivana ! »

À ces paroles de flamme qui le brûlaientd’autant mieux que le ton dont elles étaient dites était pluscontenu, plus étouffé, plus sourd, que la chaleur qui les animaitétait plus concentrée, Athanase s’était rapproché de Rouletabilleet… ce que le jeune homme avait prévu arriva… Il lui prit la main.Il dit :

« Quand pourrai-je partir ?… Quandpourrai-je être sûr de cela ?… Quand serons-nous fixés sur lesort des documents ? que je sache si je dois aller vaincreavec eux ou rester ici, et mourir avec vous ?

– Nous saurons cela cette nuit ou demain auplus tard… » répondit Rouletabille.

Et lui serrant la main avec une énergiepréméditée :

« Alors, nous sommes d’accord ?

– Nous sommes d’accord !

– Si nous sommes d’accord, nous sommes bienprès d’être sauvés ! fit le reporter. Lorsque vousredescendrez avec les troupes vers Kirk-Kilissé et que vouspasserez par ici, vous ne nous oublierez pas en route, AthanaseKhetev ?… »

Le Bulgare le regarda un instant d’une façonassez étrange, puis laissa tomber ces mots d’une voixsourde :

« J’aurai accompli mon devoir vis-à-visde mon pays, je n’aurai plus à penser qu’à Ivana, vous le savezbien ! »

Rouletabille releva la tête comme pour saluerle défi, mais il pensa tout de suite que le moment n’était pas venud’une explication définitive entre eux, à propos d’Ivana. Athanasedut juger de même, car il n’insista point. Ils étaient tous deuxdans la situation exacte de ces alliés balkaniques, quis’entendaient pour la délivrance d’une terre captive ardemmentconvoitée par chacun et qu’ils se promettaient en secret de sedisputer avec acharnement après leur commune victoire.

« Descendons ! dit Rouletabille. Ilest temps d’agir ! »

XI – Les oubliettes du Château Noir

Quand Rouletabille et Athanase pénétrèrentdans la chambre où cet excellent M. Priski était toujoursétendu, ficelé et bâillonné sur le lit de La Candeur, La Candeur etVladimir, singulièrement troublés, paraissaient fort occupés, lepremier à considérer sa montre (car, disait-il, il avait trouvé letemps long), le second à déchiffrer une carte du vilayetd’Andrinople, sur laquelle, affirmait-il, il étudiait le plan desfutures opérations. Rouletabille les regarda tous deux avecsévérité, car il se doutait bien qu’ils mentaient, mais il avaitautre chose à faire qu’à démêler, ce soir-là, le mystère de leurmensonge, et il alla tout droit à M. Priski, qu’il délia deses liens et de son bâillon.

Athanase, qui ne savait pas que le majordomeétait leur prisonnier, se montra tout heureux de l’événement etdaigna féliciter Rouletabille de s’être ainsi assuré la propriétéd’un personnage qui ne manquerait point de leur être fortprécieux.

Aussitôt M. Priski secoua la tête et pritla parole.

« Messieurs, leur dit-il, je suis heureuxque vous m’ayez débarrassé de ce bâillon, moins parce qu’ilm’étouffait que parce que je vais pouvoir vous faire mesurer toutela vanité de ce petit attentat sur ma personne. Vous avez vu,messieurs, que je ne me suis point débattu, que je n’ai pas essayéd’appeler à l’aide ; bref, que j’ai évité de vous causer lemoindre désagrément. Si j’avais crié on serait venu et vous auriezeu à vous repentir de ce léger malentendu.

« Je ne suis point un méchant homme et neveux point, comme on dit, la mort du pêcheur… Et puis j’ail’habitude… oui… Vous pensez bien que ce n’est pas la première foisqu’on se livre à ce genre de sport sur ma personne… Il n’en estjamais rien résulté de fameux, voilà ce que je désirais vous dire.Si vous étiez bien sages, vous me laisseriez, tranquillement allerme coucher…

– Sans doute va-t-on s’apercevoir de votreabsence ? interrogea Rouletabille, frappé du sang-froid dumajordome, et sans doute va-t-on venir vous chercher ?

– Je ne le crois pas, monsieur, je ne le croispas !… Je tiens trop peu de place ici, et l’on a fait trop lafête, ce soir, au château, pour que quelqu’un pense au bon Priski.Non ! non ! votre concierge lui-même, ce grand diabled’Albanais que je vous ai présenté, se préoccupe peu de savoir sije suis encore dans le donjon ou si je suis dans mon lit… Non, onne viendra pas me chercher, rassurez-vous !… Ça n’est pasordinairement ainsi que les choses se passent…

– Et comment se passent-elles donc, mon chermonsieur Priski ?

– Mon Dieu !… On essaie de me mêlertoujours à une tentative d’évasion qui ne réussit jamais… et l’onfinit par me laisser reprendre le chemin de ma loge, bientranquillement !… ou bien encore on veut aller jusqu’au boutdes choses, car il y a des « entêtés » partout et cela setermine fort mal pour les « entêtés » ! Croyez-moi,messieurs, écoutez-moi, c’est la voix de la sagesse qui vous parlepar ma bouche. Ne cherchez pas à vous évader !…S’évader !… Évidemment, c’est un beau rêve…

– Mon cher monsieur Priski, interrompitRouletabille… Il ne s’agit point de nous évader…

– Allons… tant mieux, et de quoi s’agit-ildonc ?… Si je puis vous être utile…

– Voilà ! Au point où nous sommes avecvous, nous aurions tort de vous cacher quoi que ce soit. Nous avonsformé le dessein d’enlever Ivana Hanoum ! »

Cette fois, M. Priski se dressa tout àfait sur son séant !

Et montrant un visage bouleversé parl’effroi :

« Et pourquoi faire, mon Dieu ?…puisque vous ne pouvez pas, puisque vous ne voulez pas vousévader !

– Pour l’amener ici, monsieur lemajordome !…

– L’amener ici !… Mais c’est de ladémence !… Et pourquoi l’amener ici ?

– Monsieur Priski, nous ne pouvons nous passerde la société des dames.

– Messieurs, vous êtes fous et je renonce,dans ces conditions, à continuer un inutile entretien. »

Sur quoi M. Priski s’étendit de nouveausur le lit de La Candeur et tourna la tête du côté du mur.

« Monsieur Priski, levez-vous !Levez-vous ou je vous tue ! »

Le majordome regarda du côté de Rouletabille,vit un revolver dans la main du jeune homme, considéra sa figuretragique et sauta sur ses pieds.

« Alors, c’est sérieux ?

– Si sérieux, monsieur Priski, que si, d’iciune heure, vous ne nous avez pas conduits sans danger pour nous, àla chambre d’Ivana Hanoum, ou tout au moins aussi près que possiblede cette chambre, vous aurez cessé de vivre !…

– Mais vous êtes insupportables !…s’écria Priski en se tordant les mains… tout à faitinsupportables !… Comment voulez-vous que je vous conduise àune chambre que je ne connais pas ?… Elle doit être dans leharem, cette chambre… et on n’approche pas du harem… »

Alors Athanase prit la parole.

« Cette chambre n’est pas dans le harem,dit-il. Ce n’est que demain qu’Ivana Hanoum entrera dans le harem.On lui prépare, en ce moment, les appartements de la kadinefavorite qui a cessé de plaire… »

M. Priski regarda avec stupéfaction cemuletier sordide auquel il n’avait jusqu’alors prêté aucuneattention, qu’il avait pris pour quelque bas serviteur pomak, etqui, cependant, parlait français avec une correction au moins égaleà la sienne. La figure de M. Priski semblait dire :« D’où sort-il, celui-là ? »

« Vous m’avez l’air bien renseigné,l’ami, fit-il.

– Oui, répliqua Athanase, sans s’étonner deson étonnement… je me suis mêlé, pendant que vous étiez auselamlik, à la foule des soldats de la baille et j’ai appris cequ’il nous importait de savoir… qu’Ivana Hanoum, à son arrivée ici,avait été directement conduite dans la chambre haute de latroisième tour de l’ouest. Vos soldats, qui, tous s’entretenaientde l’événement du lendemain, c’est-à-dire du nouveau mariage deleur chef, se montraient une fenêtre de cette tour ; lointaineoù une lumière brillait… tout là-haut, par-dessus les courtines duchemin de ronde.

– Eh bien, vous en savez plus long que moi,exprima Priski. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise deplus ?…

– Monsieur, reprit Rouletabille d’une voixglacé, nous allons vous dire tout de suite ce que nous désirons quevous nous disiez de plus. Nous savons où se trouve cette chambre,mais nous ignorons comment y atteindre ! Il faut nous yconduire, voilà tout !…

– Voilà tout !… Voilà tout !… Vousêtes bon, vous !… Il y a au moins deux fossés, trois cheminsde ronde, quatre cours, quatre murs et autant de portes avantd’atteindre le pied de cette tour, qui est dans l’espace réservéaux bâtiments d’habitation de Kara pacha, et, tout cela gardé pardes gens armés jusqu’aux dents !

– Voilà pourquoi, mon cher monsieur Priski,nous nous adressons à vous, vous qui connaissez tous les arcanes dece château du diable ! »

Priski sembla réfléchir profondément, regardases prisonniers (dont il était le prisonnier), parut se demanderencore à quel genre de fous il avait affaire et pour quelleentreprise dangereuse ces jeunes gens étaient venus se faireprendre au pays de Gaulow, et puis tout à coup il prit son parti,s’assit, pria Rouletabille de rentrer son revolver dans sa poche etdéclara qu’il était à la disposition de ces messieurs.

Il les avait suffisamment avertis d’avoir à setenir tranquilles, et, bien entendu, ils n’auraient à s’en prendreà personne des catastrophes qui ne manqueraient point desurvenir.

« Interrogez-moi, messieurs, je ferai ceque vous voudrez !

– Monsieur Priski, combien y a-t-il de cheminspour se rendre du donjon à la troisième tour de l’ouest ?demanda Rouletabille.

– Trois, répondit le majordome, en se croisantles jambes et en renversant le torse d’un petit air assez insolent.Trois… pas un de plus… pas un de moins… Il y a le chemin de tout lemonde que je vous signalais tout à l’heure, et qui vous estimpraticable puisque, dès la première baille, vous vous heurteriezà une bonne partie de la garnison…

– Ensuite ?…

– Ensuite il y a les courtines… Voussavez, messieurs, ce que sont les courtines, ces petits cheminsaériens, au-dessus des murailles, qui réunissent, entre elles lesdifférentes fortifications. Par ces courtines, on peut se glisserdans toutes les parties du château fort en s’aidant des gouttières.En somme, c’est le « chemin des toits ». La nuit, ilserait assez praticable, quand il ne fait pas clair de lune, sil’on n’était dans la nécessité de passer devant un veilleur qui,sur une terrasse, a justement la consigne de la surveiller !Quoi qu’il en soit, vous pourriez suivre avec quelque chance cechemin, mais il n’est praticable qu’au retour. Oui, on peut, parlà, revenir au donjon, on ne peut pas ensortir.

– Et pourquoi ?

– Parce que, pour isoler tout à fait ledonjon, il a été fait des coupures entre ces courtines et lachemise du donjon. Les deux courtines qui aboutissent à cettechemise par l’est et par l’ouest en restent donc séparées dequelques mètres par un espace béant au-dessus duquel on peutcependant jeter des petits « ponts volants ». Ces petitsponts volants existent… soutenus par des chaînes, mais attachés àla courtine même et non à la chemise du donjon, de telle sorte que,du sommet de la chemise, vous ne pouvez les manœuvrer, tandis quela chose vous est possible si vous êtes sur la courtine,c’est-à-dire dans le château et hors du donjon. Je dois dire quecette disposition est nouvelle et a été imaginée pour le cas où despersonnes de marque comme vous, messieurs, auraient quelquevelléité d’aller, de nuit, se promener sur les toits.

– Et le troisième chemin ?

– Le troisième chemin est celui des caves ousouterrains, que je connais particulièrement pour l’avoir fréquentémoi-même, d’abord une première fois par simple curiosité. Je puisvous en parler en toute connaissance de cause, et je ne sauraistrop vous dissuader d’en user. Toutefois, je dois dire que c’est leseul qui vous reste.

– Il est donc bien terrible ce chemin ?demanda Rouletabille.

– Terrible, c’est peu dire,monsieur !…

– Que vous y est-il donc arrivé de siaffreux ?…

– Il m’est arrivé que je m’y suis évanouid’épouvante et que j’aimerais mieux mourir de votre main que derecommencer un pareil voyage. Toutefois si vous y tenez absolument,je vous accompagnerai jusqu’à un carrefour tout proche de l’endroitoù je me suis évanoui, mais je n’irai certes pas plus loin…

– Et quel est cet endroit où vous vous êtesévanoui ?

– Monsieur, c’est un étroit couloir en hauteurqu’il faut traverser et remonter pour revenir à la lumière du jour.Si on parvient à faire cela, on se trouve alors dans le« quartier des esclaves » d’où il est relativementfacile, en se suspendant aux « corbeaux » de la troisièmetour de l’Ouest d’atteindre la poivrière, et vous vous trouvez làjustement au-dessus de la chambre que monsieur désignait tout àl’heure comme étant celle d’Ivana Hanoum.

– Eh bien, mais voilà le chemin qu’il nousfaut ! fit Rouletabille.

– Vous dites cela, monsieur, parce que vous nesavez pas de quoi il est question, assurément… et je reste persuadéque vous ferez comme il signor Marinetti, un client, monsieur, quin’avait pas froid aux yeux… Quand il fut parvenu à ce point là, ilretourna carrément sur ses pas, sans fausse honte, revint metrouver dans cette chambre où il m’avait préalablement enfermé,ficelé comme une andouille et menacé de mort si je ne lui procuraispas le moyen de s’évader… Eh bien, il me délia, me pria de ne riendire de son escapade à quiconque, m’envoya lui confectionner unplat d’excellents raviolis à la napolitaine et se tint forttranquille jusqu’au jour où, grâce à la générosité d’une vieilletante, il put « payer sa note » et s’en aller.

– Rouletabille ! osa faire entendre LaCandeur, Rouletabille ! réfléchis bien à ce que dit monsieur…monsieur n’a aucun intérêt à te tromper… et ce qu’il nous raconteest assez impressionnant…

– Ce signor Marinetti était une mazette…prononça le reporter.

– Monsieur, continua Priski en se balançantd’une façon de plus en plus énervante sur sa chaise, je vous aigardé le plus beau pour la fin…

« Vous avez peut-être entendu parler deLord Radlan ?…

– Qui est-ce qui n’a pas entendu parler deLord Radlan ? C’est ce riche Anglais, vingt fois millionnaire,qui a disparu, il y a deux ans, pendant une croisière qu’il faisaitdans la mer Noire ? On a dit qu’il s’était noyé en rentrant àson bord, un soir, à Odessa. Mais comme on n’a pas retrouvé soncadavre, les compagnies d’assurances sur la vie n’ont rien voulupayer aux héritiers, d’où de retentissants procès, qui durentencore…

– Parfaitement, vous êtes au courant ? Ehbien, monsieur, Lord Radlan, je peux bien vous le dire pour quevous en fassiez votre profit… Lord Radlan n’est pas mort à Odessa.Il est mort ici, monsieur, victime de son imprudence… Je l’ai bienregretté.

« C’était un homme charmant avec unebelle barbe en or qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrineet qu’il peignait toute la journée.

« À lui aussi il a fallu montrer lechemin, et tout ce que j’ai pu lui dire n’a servi de rien !…Il était aussi entêté que monsieur (Priski montra Rouletabille) etlui aussi avait un revolver et lui aussi menaçait le pauvre Priski…Qu’ajouterai-je, messieurs ? Il s’en est allé par cecouloir-là et n’en est plus jamais revenu !

– C’est peut-être qu’il en était sorti !dit Rouletabille…

– Non, monsieur, non !… Il n’en est passorti !… De cela, on est absolument sûr : lekachef des esclaves me l’a dit assez souvent : on l’aentendu au fond du trou de couloir, pendant plus de huit jours.D’abord il a crié, il a gémi, puis il a agonisé, puis il n’a plusrien dit du tout ! Voilà l’histoire de Lord Radlan.

– Elle est terrible, grelotta La Candeur. Etcomment se fait-il qu’on ait laissé périr un homme de cette valeurqui eût pu payer une rançon digne d’un Rothschild (La Candeurprenait ses précautions).

« Ah ! monsieur ! je vous aidéjà prévenu : ici on ne force jamais les gens ! Libre àeux de vouloir leur malheur ! Lord Radlan avait dit :« Vous n’aurez pas un penny de moi, plutôtmourir ! » et il est mort !

– Et pourrait-on savoir enfin, demandaAthanase, quel est cet endroit si terrible et comment il estfait ?

– Monsieur, répondit Priski en arrêtant soninsupportable balancement et en donnant beaucoup de solennité à savoix, on désigne, en langue pomak, ce lieu maudit d’une appellationassez bizarre : comme on dirait en français : « Jene rends rien et je retiens tout ! »

– Priski, conduisez-nous à ce lieumaudit ! commanda Rouletabille.

– Tout de suite, mon bon jeune homme,obtempéra Priski, mais si vous avez une bonne amie vous pourrez melaisser un mot pour elle !…

– Trêve de plaisanteries, monsieur Priski,voici minuit qui sonne ! C’est l’heure !

– Oui, oui !… Minuit… l’heure descrimes !… Vous êtes bien pressé, suivez-moi !… »

La Candeur éprouva aussitôt le besoin de sejeter dans les bras de Rouletabille, mais celui-ci le repoussaassez brutalement. Le bon La Candeur, très égoïstement,larmoyait :

« Tu veux donc ma mort,Rouletabille ? Tu sais bien que je ne te laisserai jamaisaller tout seul dans un souterrain pareil !… J’aurais troppeur de rester ici sans toi… Alors, c’est décidé, tu y vas !…Tu n’as pas pitié de moi !… Allons-y, Vladimir !Puisqu’il est enragé !… Quel métier, monDieu ! »

Ils descendirent tous dans la salle desgardes, où les conduisit Priski. Là, celui-ci leur montra une dallecirculaire et son anneau de fer.

« Ah ! mon Dieu, gémit La Candeur,voilà la porte du tombeau !… »

Priski demanda à Tondor un piquet de fer qu’ilpassa dans l’anneau, mais la pierre était lourde et ne cédait pas àses efforts.

« Aide-le donc ! » fitRouletabille à La Candeur.

Celui-ci, qui avait des larmes plein les yeux,se baissa et souleva la pierre avec une facilité qui lui valut leséloges du majordome.

« Mâtin ! dit Priski, vous devezavoir un beau biceps, mon ami !… »

Rouletabille penchait déjà une lanterne surl’ouverture noire béante. Les rayons du fanal éclairaient unepetite échelle de fer qui se perdait dans la nuit.

« C’est là le souterrain qui passe sousle chemin de ronde du donjon, fit Priski, et qui se dirige, aprèsavoir traversé la baille et passé sous la petite mosquée, vers leSelamlik. Autrefois, il devait permettre aux défenseurs du donjonde sortir du château du côté ouest du rocher ; mais aucuneissue n’existe plus aujourd’hui. Seulement il se croise avec uncouloir conduisant à cet endroit maudit, qui aboutit, lui, comme jevous l’ai dit, au quartier des esclaves.

– Je ne rends rien et je retiens tout !fit entendre La Candeur comme un écho funèbre.

– Monsieur, dit Priski à Rouletabille,passez-moi votre lanterne et je vous précéderai jusqu’à cecouloir-là. Je ne puis faire davantage pour vous.

– Allume-lui une lanterne », ditRouletabille à La Candeur.

Le bon géant tremblait tellement qu’il luifallut l’aide de Tondor pour arriver à un résultat. Quand il l’eutallumée, il déclara que cette lanterne était pour lui, il neresterait pas dans la salle des gardes. Il avait trop peur.

« J’ai besoin de toi, ici ! fitRouletabille.

– Pour quoi faire ?

– Pour surveiller le poste d’en face ! etgarder nos derrières. Si l’on pénétrait dans le chemin de ronde,chose dont tu peux te rendre compte en entrouvrant le petit« judas », tu n’aurais qu’une chose à faire, tu tebaisserais… baisse-toi… baisse-toi donc ! Et tu allumerais cebout de mèche qui passe… Le pont-volant sauterait. Nous entendrionscertainement la détonation et nous serions là tout de suite. Tuvois ! rien à craindre !…

– J’ai peur ! j’aime mieux aller avectoi ! Vladimir restera pour la mèche ; moi, jetremblerais trop ; je ne pourrais pas l’allumer…

– Je t’ordonne de resterici !… »

Mais il ne voulut pas en démordre. C’était lapremière fois qu’il désobéissait à Rouletabille. Rouletabillel’embrassa :

« Viens donc ! dit-il, tu es unbrave garçon !…

– Brave ! moi… Ah ! si on peutdire !… »

Il fut entendu que Vladimir resterait dans lasalle des gardes avec Tondor qui continuait à ne rien comprendre àce qui se passait et avec Modeste qui dormait entre les mules. À lamoindre alerte, Vladimir devait faire parler la dynamite.

Priski descendit le premier, puisRouletabille, puis La Candeur qui se disputa même à cette occasionavec Athanase, puis Athanase.

Deux minutes plus tard, Vladimir, qui étaitresté aux écoutes au-dessus du trou, n’entendait plus rien et nepercevait aucune lueur. Il s’en fut au petit « judas » dela poterne et là observa le dehors. Mais tout le château, sibruyant tout à l’heure, semblait plongé dans le plus profondsommeil.

Pendant ce temps les autres continuaient leurroute souterraine.

Une cinquantaine d’échelons leur avaientpermis d’atteindre le niveau d’une galerie haute de deux mètres etlarge d’un mètre cinquante environ. Le sol en était humide etvisqueux. Des gouttes d’eau tombaient de la voûte.

« C’est l’eau de l’égout de la baille quiest crevé, expliqua Priski. Vous comprenez, on ne fait plus deréparations. »

Ils marchèrent cinq minutes environ puisdescendirent encore une trentaine de marches. Ils aperçurent alors,sur leur gauche, des portes massives garnies de gros clous, debarres de fer et d’énormes serrures.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Rouletabille.

– Ça, ce sont d’anciens cachots qui servaientaux condamnés politiques.

– Comment ? aux condamnéspolitiques ?…

– Oui, l’ancien maître du château, l’ancienpacha, celui que Kara Selim a renversé, y est resté, paraît-il,onze ans. Son squelette est encore là, du reste, attaché par lapatte à une énorme chaîne. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’àpousser la porte.

– Une autre fois !… Avançons, ditRouletabille… mais on étouffe déjà ici… l’air devient quasiirrespirable. Comment ce malheureux a-t-il mis onze ans àétouffer ?…

– C’est ce que se demandait souvent KaraSelim. Paraît qu’il n’en revenait pas. Vous savez, il y a des gensqui ont la vie dure !… »

En même temps que l’air devenait de plus enplus irrespirable, le boyau souterrain se faisait plus étroit.Depuis quelques minutes, La Candeur était obligé de marcher plié endeux.

Ils arrivèrent brusquement à un carrefour, àune espèce de petite place sur laquelle s’ouvraient troiscouloirs.

« Vous voyez comme je suis bon, ditPriski. Je vous ai dirigés jusque-là pour que vous ne vous égariezpas, pour que vous ne perdiez pas votre temps. Ce couloir-ciconduit du côté de la tour du veilleur, celui-là du côté de laBarbacane ; mais ils sont bouchés tous les deux à soixantemètres d’ici. Voilà le vrai chemin. Vous n’avez plus qu’à allertout droit. Moi, je reste ici.

– Non, Priski, non ! Il faut venir avecnous, mon ami, déclara Rouletabille.

– Mais, monsieur, je ne puis plus vous êtreutile à rien, fit Priski qui se mit à trembler.

– On ne sait jamais, répondit le reporter. Etpuis qui nous dit que ces deux couloirs sont réellement bouchés,que vous ne pouvez pas vous échapper par l’un d’eux et donnerl’alarme dans le château ? Allons, un peu de courage, monami ! »

Priski se jeta contre le mur et jura qu’iln’irait pas plus loin.

« Prends-le sur ton dos ! »commanda Rouletabille à La Candeur :

Ainsi fit La Candeur qui tremblait presqueautant que Priski.

Priski avait bien essayé un instant de sedébattre ; mais Athanase, qui fermait la marche, mit bon ordreà ces velléités de désordre en lui faisant sentir sur le front lefroid d’un canon de revolver.

« Et maintenant à la… commentappelle-t-on ça ?…

– À la je ne rends rien et je retienstout !… Prends garde à toi, Rouletabille…

– Oh ! ne crains rien… je fais attention,va !…

– Il a un nom qui ne promet rien de bon,c’t’endroit-là !

– Oh ! ce doit être quelque oubliette…C’est un vrai nom d’oubliette, ça !

– Justement, prends garde de tomberdedans…

– Des oubliettes ! continuaitRouletabille en tâtant avec force précautions le terrain devantlui, on sait ce que c’est… Il y en a dans tous les vieux châteauxforts. As-tu jamais visité un château fort sans que le concierget’ait fait voir les oubliettes ?… C’est un trou, quoi !…un puits ! En voilà des histoires pour des oubliettes…

– Eh bien, Priski, vous ne dites plus rien,mon garçon !

– Courez ! Courez toujours, monsieur,nous en reparlerons tout à l’heure !…

– Est-ce que nous approchons ?…

– Encore un peu de patience, monsieur… nous yvoilà… et les dents de Priski se mirent à claquer d’épouvante.

– Prelotte ! fit La Candeur, qui suait àgrosses gouttes… Il n’est pas rassurant, le locataire dudessus !…

– Prenez garde, monsieur, prenez garde, râlaPriski… Nous y voilà… Vous y êtes !…

– Halte ! » hurla Rouletabille.

Il venait de glisser sur le sol visqueux etl’un de ses pieds avait rencontré le vide. La Candeur l’agrippad’une main puissante.

Depuis quelque temps le souterrain s’étaitélargi et Rouletabille venait d’arriver au bord d’un trou, d’unpetit gouffre circulaire, large environ de trois mètres dediamètre.

Ceci avait l’air d’un puits profond,évidemment plus large que ceux que les guides nous font voir lorsde la visite des châteaux moyenâgeux dont les restes nous sontgardés par la piété des archéologues, mais en somme il n’y avaitrien là de si affreux, ni surtout de si redoutable. Évidemment, ilne fallait point se laisser choir dans ce trou, mais telle n’étaitpoint non plus l’intention de Rouletabille. Il se mit à genoux pourmieux voir.

« Prends garde ! mon Dieu !fais bien attention à toi ! » suppliait La Candeur qui,ayant passé sa lanterne à Athanase, tenait d’une main Priski surson dos et retenait de l’autre Rouletabille, qu’il n’aurait pointlâché pour un empire.

« C’est un trou, quoi !… ditRouletabille. Priski nous a « monté un bateau »… N’est-cepas, Priski ?…

– Il ne répond plus ! fit La Candeur, ilne remue plus. Il est peut-être mort !… »

Penché au-dessus de l’oubliette, sa lanterne àla main, Rouletabille s’inclina autant qu’il put.

« Évidemment ! on n’en voit pas lefond, dit-il… et c’est très frais là-dedans… Possible qu’il y aitlà une nappe d’eau souterraine qui communique avec le torrent. Maisc’est pas tout ça !… Je vois bien par où l’on descend, je nevois pas par où l’on monte. »

Alors il leva la tête, et regarda au-dessus delui…

Aussitôt il lâcha la lanterne, qui tomba avecfracas dans l’oubliette, faisant lugubrement retentir les parois deson bruit de ferrailles et vitres brisées, cependant que lereporter se rejetait en arrière avec un grand cri. Il avait faitreculer La Candeur et Athanase qui se pressaient autour de lui.

Priski s’était laissé glisser le long de lamuraille et regardait Rouletabille sans dire un mot, fixant sur luides yeux sans vie. Appuyé contre la paroi du souterrain,Rouletabille respirait bruyamment comme si l’air lui manquait. Sesprunelles semblaient s’égarer dans leur orbe.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-cequ’il y a ? » demandaient La Candeur et Athanase.

La figure de Rouletabille était si défaite, silamentable à voir à la lueur de la lanterne d’Athanase, que LaCandeur en était prêt à sangloter.

« T’as pas mal, dis ?… T’as pasmal ?…

– Non ! répondit le reporter… Non !…c’est passé !… c’est passé !… Non… je n’ai pas mal…

– Mais qu’est-ce que tu as eu ?

– Eh bien, il y a eu que j’ai eupeur !… »

Et, se tournant vers Priski :

« Vous avez raison, Priski… c’estépouvantable… »

Athanase n’y tint plus et s’en vint à son tourau bord de l’oubliette et, lui aussi, leva sa lanterne… et luiaussi eut un mouvement de recul, une sourde exclamation… lui aussirevint vers les autres avec un visage de mort.

« Oh ! fit-il… oh !

– Va voir, La Candeur, va voir !… Il fautque nous revoyions cela… il faut que nous nous habituions à cela…Puisque c’est par là que nous devons passer… Et puis, maintenant,tu es averti… tu sais que c’est horrible… Va !… »

Mais La Candeur secouait la tête. Il nevoulait pas y aller.

« Mais puisqu’il faut passer parlà !

– Eh bien, on y passera, mais je fermerai lesyeux.

– Il faut se faire une raison, ditRouletabille. Après tout, c’est des morts ?

– Vous avez vu souvent des mortscomme ça ? demanda Athanase d’une voix blanche.

– Non, dit Rouletabille, jamais !…

– Si c’est des morts, fit La Candeur, moi çane me fait pas peur !… Je n’ai peur que des vivants…Passez-moi la lanterne… Les histoires de revenants, vous savez, çane m’a jamais beaucoup retourné… et je ne crains pas de passer lesoir devant le cimetière. »

La Candeur faisait le brave – ce qui ne luiarrivait pas souvent – s’en fut avec la lanterne au bout du couloiret, arrivé à l’oubliette, regarda en l’air.

« Ne lâche pas ta lanterne, lui avaitheureusement crié Rouletabille : ce qui fit qu’en effet LaCandeur ne la lâcha pas ; mais il revint en titubant et aussipâle que les autres.

– Oh ! fit-il en secouant la tête… c’estbien la chose la plus affreuse que j’aie vue de ma vie, mais c’estpas tous des morts ; j’en ai entendu un qui respirait.

– Ils peuvent soupirer comme ça pendant desjours et des jours, expliqua Priski qui reprenait du souffle, etmieux, il y en a parfois qui vous parlent comme du fond de l’autremonde… Alors, vous comprenez, quand on ne s’y attend pas, ça vousfiche un coup sur la nuque, surtout quand on est tout seul…Maintenant que vous avez vu ce que c’était, allons-nous-en !…allons-nous-en !… allons-nous-en !…

– En route ! commanda Rouletabille.

– Nous rentrons ?… implora LaCandeur.

– Toi, tu rentreras avec monsieur (il luimontrait Priski) et tu continueras à le surveiller.

– Je ne veux pas te laisser, Rouletabille…Qu’est-ce que je deviendrais sans toi, dans cet abominablesouterrain ?

– Ne pourront passer que ceux qui ont descordes.

– M. Athanase me prêtera lasienne… »

Rouletabille réfléchit et dit :

« Au fond, tu peux nous être encoreutile. Viens donc !

– Et moi ? soupira Priski, laissez-moiretourner au donjon.

– Je vous ai déjà démontré que c’étaitimpossible, cher monsieur Priski.

– Qu’allez-vous faire de moi ?…

– Vous vous suspendrez au cou de mon ami LaCandeur… N’est-ce pas, La Candeur ?

– Ma foi, ce n’est pas de refus… Dans le casoù je tomberais, monsieur me serait bien utile… »

Rouletabille se décida à retourner versl’horrible chose… et cette fois, se força à regarder longuementcette épouvante suspendue sur sa tête.

Quelle vision d’enfer !

Comme de mauvais anges précipités, des corpsaffreux semblaient tomber du ciel, les mains et la tête en bas,dans cette position spéciale que l’art donne quelquefois au nageurqui plonge… nageurs du gouffre noir… plongeurs de la mort dont lesmains à jamais étendues ne rencontrent que le néant. Certains deces corps n’étaient plus que des squelettes encore habillés deloques sanglantes ; mais la plupart avaient conservé sur leursvisages, ravagés par la terreur, les stigmates suprêmes de leuratroce agonie ; d’autres semblaient encore avoir des yeuxvivants, des yeux tout grands ouverts comme pour mieux mesurerl’abîme de l’éternelle nuit… et leur bouche aussi était grandeouverte comme si elle laissait encore passer le hurlement qui avaitaccompagné les premières heures de leur prodigieux supplice. Leursmembres étaient teints de sang, les flots de leurs cheveluresglissaient comme de lourds serpents le long de leurs tempeslivides ; la lueur rouge venue de la lanterne vacillante aupoing tremblant d’un enfant audacieux, éclairait fantastiquementces ombres forcenées, ces gosiers avides aux muets abois, cesflancs épouvantablement déchirés. Tous ces corps, les uns proches,les autres lointains… tous avaient ce même geste de démonsprécipités de la droite de Dieu et courant à la géhenne… Et lesvoyageurs sacrilèges de ces catacombes maudites, en apercevant pourla première fois ce mystère d’apocalypse, avaient dû s’enfuir pouréviter que cette grappe formidable de damnés ne leur tombât sur latête !… Puis ils étaient revenus… Et maintenant Rouletabilleet Athanase cherchaient à comprendre par quel miracle laprécipitation n’avait pas continué, comment cette gesticulationd’outre-tombe était restée suspendue dans le vide…

Rouletabille se retourna vers Priski, enessuyant son front en sueur.

« Quand nous étions dans le donjon, tunous as dit que l’on pouvait passer par là ?… Comment peut-onpasser par là ?…

– Qu’un moyen, monsieur, qu’un moyen !fit Priski, en grelottant : en s’aidant des morts ! Vousvoyez bien qu’ils vous tendent la main !

– Oh ! qu’est-ce qu’il dit ?Qu’est-ce qu’il a dit ? se lamenta La Candeur !

– Il dit des bêtises, répliqua Rouletabille,calmons-nous un peu si possible, et tâchons à reprendre notresang-froid. Ces morts ont été certainement arrêtés dans leur chuteau fond de l’oubliette par des crocs de fer, comme il arrivesouvent. Avec l’hameçon de nos cordes nous pourrons atteindre cescrocs, et nous élever ainsi jusqu’à l’orifice de l’oubliette, sitoutefois les crocs continuent à garnir les parois jusqu’à cetoffice.

– Non, monsieur, interrompit Priski, il n’y apas de crocs jusqu’en haut, mais à partir de l’endroit où il n’y aplus de crocs, il y a un étroit escalier circulaire qui montejusqu’à la dalle. Alors, arrivé là, on peut soulever la dalle, quise présente comme celle du donjon. Ceci n’est pas difficile. Ce quiest difficile, c’est de traverser les morts !

– Nous allons toujours essayer », ditRouletabille, et il lança la pointe de fer recourbée qui terminaitsa corde, au-dessus de sa tête.

XII – À travers l’enfer

Au premier coup, la corde resta suspendue à unénorme croc à l’extrémité duquel un hideux squelette faisait de lagymnastique.

« Attention, prévint le jeune homme… Jem’élance. »

Et après avoir passé la lanterne à Athanase,il se laissa aller tout doucement au balancement de la corde qui lefit se heurter contre la paroi de l’oubliette.

Alors rapidement, s’aidant des pieds contre lapierre, il se hissa jusqu’au croc sur lequel il s’assit et qu’ilpartagea avec le squelette… Mais sans doute trouvait-il qu’il yavait trop peu de place, car il bouscula du pied le squelette qui,lui, perdit l’équilibre et continua son chemin interrompu depuispeut-être plusieurs siècles.

Ce débris d’humanité passa sous le nez de LaCandeur pour aller se perdre au fond du prodigieux trou dans lemoment que le reporter ne s’y attendait pas ; aussi lesalua-t-il d’un cri effrayant. La Candeur avait pensé que c’étaitRouletabille qui tombait.

Heureusement la voix sévère de son ami quil’accablait d’injures le rassura tout de suite, sans quoi il eûtété capable de vouloir suivre Rouletabille jusqu’au fond du puits,après y avoir précipité Athanase et M. Priski, à seule fin dene point voyager seul – ce que sa pusillanimité redoutaitpar-dessus tout. Athanase s’était hissé à son tour sur le croc deRouletabille, tandis que le reporter s’installait plus haut encompagnie d’un esclave noir fort desséché et fort crépu, qui étaitsolidement maintenu par le crampon de fer entre les os dubassin.

« Tu sais, la maçonnerie estsolide ! jeta Rouletabille à La Candeur. Tu peux yaller !… Les anciens avaient un mortier épatant, il n’y a pasà dire. On croirait que tout ça est construit d’hier, s’il n’yavait pas les vieux morts !…

– Rouletabille, ne blague pas, ça n’est pas lemoment, exprima La Candeur, tu n’en as pas envie et ça nousporterait malheur ! »

Athanase usait, pendant ce temps, de la cordede Rouletabille. Puis vint le tour de La Candeur qui protesta entreses dents, comme il fallait s’y attendre, que « tout celan’était pas du reportage » et qui, ayant attaché à son cou lebon monsieur Priski, finit par se suspendre à la corded’Athanase.

En somme, l’ascension s’accomplissaitrégulièrement et rien ne semblait devoir venir en troublerl’harmonie.

Comme ces morts, de près, paraissaient fortanciens, nos compagnons commençaient à se faire à l’horreurambiante et ce fut même le plus épouvanté de tous, l’excellentM. Priski, qui prouva à cette occasion, avec quelle facilitéla nature humaine peut s’adapter à toutes les circonstances, mêmeaux plus exceptionnelles de notre aventureuse existence.

Maintenant il osait regarder les choses et lesgens en face, si bien qu’on l’entendit s’exclamer à un moment où leplus grand silence régnait dans l’oubliette et où chacun sereposait des efforts déjà fournis :

« Ah ! mais, voyez donc… Le mortd’en face… mais c’est lui… je le reconnais… C’est ce pauvre LordRadlan !… Mon Dieu, comme il est changé… Il a bien dû se fairedéchirer par trois crocs… Et sa barbe !… Sa barbe a encorepoussé !… »

En effet, le mort d’en face avait une barbed’une longueur extraordinaire et qui coulait de lui (car il avaitla tête en bas) comme une pluie d’or…

« Un bien brave homme, messieurs… et quiaimait la vie… et qui avait le pourboire facile… Seulement, ilétait un peu entêté !… Eh ! mais… tenez… je ne me trompepas… le Turc là, au-dessus de lui… le kachef avec ses vêtementsretournés, c’est Kibrigli lui-même, le contrôleur des sorbets… maparole ! Ce sacré Kibrigli… en voilà un qui était rigolo… onne savait pas ce qu’il était devenu… un beau jour il disparut, ondisait qu’il s’était sauvé avec une odalisque ramenée de Smyrne.Pauvre Kibrigli ! il ne rigolera plus !… C’estégal ! Comme on se retrouve !…

– Chut !… écoutez donc !… écoutezdonc !… » fit tout à coup la voix de Rouletabille.

Aussitôt, il n’y eut plus dans ce puits dudiable que le bruit de quelques respirations haletantes.

« Il me semblait avoir entendu uneplainte… »

À ce moment, Rouletabille était à cheval surun crampon qui retenait de son double hameçon le corps déchiquetéd’un de ces chevaliers blancs qu’il avait tant admirés lorsqu’il enavait aperçu la troupe ardente à son arrivée dans le pays deGaulow…

« Eh ! mais, il remue encore !…Il est vivant !… souffla le reporter… Oh ! c’est horriblece croc qui lui est entré dans la poitrine… Malheur !… Iltressaille… Tenez !… entendez-vous ? il se plaint…

– Quand je vous disais que j’avais entendu desplaintes, fit La Candeur.

– Haussez la lanterne, Athanase… Vous êtesplus bas que moi… éclairez-lui le visage… Oh ! c’est presqueun enfant… regardez, ses lèvres remuent… Il souffre peut-êtreencore…

– On pourrait peut-être le délivrer de soncroc… dit La Candeur.

– Oui, c’est épouvantable… regardez… il ouvreles yeux… Oh ! c’est abominable ! Attendez ! je vaisessayer !… »

Rouletabille s’efforça, en effet, d’une mainde le soulever… et puis de le pousser… et la victime de cet atrocemartyre eut un soupir qui fit dresser d’horreur les cheveux sur latête de La Candeur… lequel supplia alors qu’il laissât ce pauvrechevalier tranquille mais Rouletabille s’acharnait à son horriblebesogne de pitié, et, tout à coup, le corps repoussé au-dessus del’abîme, bascula, fit un plongeon… et puis à nouveau s’arrêta net àun autre hameçon qui l’avait repris ! Il y eut un cri atroceet ce fut tout… cette fois, le pauvre petit chevalier blanc devaitêtre bien mort, mais maintenant il était à la hauteur deM. Priski et comme la lueur de la lanterne d’Athanasedescendait jusque-là, le majordome ne put retenir une exclamationnouvelle.

« Ah ! mais, celui-là, je le connaisaussi. C’est Rifaut. Il n’y a pas longtemps qu’il doit être là… Ilme dictait encore une lettre pour sa vieille mère, ma foi, pas plustard qu’avant-hier… C’est sûrement une vengeance de Stefo leDalmate qui ne pouvait pas le sentir. Si Kara pacha savait qu’on atouché à un de ses chevaliers blancs, il serait furieux, mais il nele saura pas. Qui est-ce qui irait le lui dire ?… Stefo leDalmate est encore plus redouté que Kara pacha !… »

La voix de Rouletabille, tout là-haut, annonçaqu’il était enfin arrivé à l’escalier.

« Mais il est très dangereux, cetescalier-là !… J’aime mieux les crocs, moi, même quand ilssont déjà habités !… »

En effet, Rouletabille se trouvait devant desmarches qui n’avaient pas plus de cinquante centimètres de large,creusées dans l’épaisseur de la maçonnerie et qui tournaient dansl’oubliette jusqu’à son orifice, laquelle se trouvait à une dizainede mètres au-dessus. Cet orifice était hermétiquement clos par uneplaque de fer.

Or, ce minuscule escalier n’avait pas derampe, ni extérieurement ni contre la muraille… On ne pouvait seretenir à rien…

Certes, il ne fallait pas faire un faux pas etil ne fallait pas avoir le vertige, sans quoi on risquaitimmédiatement d’être précipité dans le vide et de partagerl’horrible sort de ce malheureux dont Rouletabille avait vouluabréger le martyre. Chose curieuse, on pouvait facilement atteindrecet escalier en s’appuyant sur le dernier crampon de fer.Rouletabille s’en étonna :

« Ma parole, avec un peu de chance, onpouvait encore sortir de cette oubliette-là !…

– Oui, expliqua Priski, c’est uneparticularité bien connue de tout le monde au château et on en afait souvent des gorges chaudes… Quand on vous jette, il faut avoirla chance d’être accroché par un crampon pour tenter la chance dese décrocher et de remonter à la surface ! Cette chance-là nes’est produite qu’une fois pour une belle esclave de Circassie, quiavait eu le tort de renverser du café chaud sur les pieds de lakadine. On la précipita et on n’y pensa plus. Huit jours plus tard,elle fut rencontrée par les eunuques dans le quartier des esclaves,se traînant sur les dalles du couloir, le visage en sang et lesseins arrachés. Elle avait pu remonter !…

– Vous voyez donc bien que votre oublietterend quelquefois ce qu’on lui donne ! dit Rouletabille.

– Cette fois-là seulement, vous dis-je, et paspour longtemps. La kadine fit rejeter la Circassienne dedans !et cette fois, elle n’est plus revenue.

– Attention ! commanda Rouletabille,j’entends du bruit ! On marche au-dessus de nos têtes…Soufflez la lumière, Athanase. »

Aussitôt la lumière de la lanterne futsoufflée et une nuit profonde régna dans l’oubliette.

On entendit très distinctement un bruit de passur la plaque de fer. En revanche, il y avait un silence absolusous cette plaque : M. Priski avait fini de raconter seshistoires.

Soudain il y eut une sorte de remue-ménagelà-haut. Puis des voix, puis le silence… Puis le bruit de la plaqueque l’on soulevait.

« Malheur !… souffla Rouletabille…on nous a découverts ! à moins que ce ne soit uneexécution !… »

C’était une exécution !…

La plaque fut soulevée, enlevée, glissée horsdu cercle de l’oubliette. Puis, tout à coup, après quelques ordresbrefs, en turc, un corps plongea…

« Gare à lamarchandise !… » souffla Rouletabille.

Ils sentirent tous le vent de ce corpsprécipité en même temps qu’un cri terrible emplissait le prodigieuxcylindre de l’oubliette…

Et là-haut la plaque était replacée, retombaitavec sonorité sur sa rainure de marbre. Et les pass’éloignèrent.

Mais en bas, en bas… il y avait un drame, undrame effroyable qui se jouait dans les ténèbres… D’abord on necomprit pas… On entendait comme une espèce de râle… une voix sourdemourante d’épouvante… qui réclamait du secours… et puis un cri deLa Candeur :

« Où est Priski ?…

– Allumez donc la lanterne ! criaRouletabille à Athanase.

– Je n’ai pas d’allumettes…

– Tonnerre !… Moi j’en ai, mais je nepeux pas faire un mouvement… je ne peux pas me retourner… Commentmonter, maintenant ? Comment descendre ? C’estépouvantable !… Mais qu’est-ce qu’il y a en bas ?Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…

– Veux-tu me lâcher ! Veux-tu melâcher ! hurlait La Candeur… C’est Priski qui va me fairetomber !… Là… tu n’es pas mieux comme ça ! Tiens-toi donctranquille ! »

Et, en même temps, on entendait le râleextraordinaire de Priski et aussi un effroyable gémissement :Duchtoum ! Duchtoum !

« C’est l’homme qui tombe ! fitAthanase. L’homme dit qu’il tombe !

– Eh bien, qu’il tombe ! Mais qu’est-ceque tu as, toi, La Candeur ? demandait Rouletabille, trèseffrayé par son ami…

– C’est Priski… Priski qui a glissé !… etil a failli me faire tomber avec lui, l’animal… Je ne sais pas cequ’il y a !… Si encore on y voyait clair ! Ou si onentendait ce qu’il dit… Qu’est-ce que tu veux ? »

Enfin, le râle singulier de Priski cessa et onentendit qu’il essayait de prononcer des paroles… paroles qu’iln’arrivait pas à formuler à cause de sa terreur.

Enfin cela sortit.

« Passez-moi… passez-moi… un couteau… uncouteau !… »

Et il répéta furieusement « uncouteau !… un couteau !… » pendant que l’autre voixd’épouvante grondait effroyablement, sourdement,désespérément : Duchtoum ! Duchtoum !… (jetombe ! je tombe !)

« Passe donc ton couteau à Priski, grondaRouletabille, et que ça finisse !…

– Tu es bon, toi ! Si tu crois que c’estcommode… Il a failli me faire tomber, ton Priski de malheur, etmaintenant le voilà penché sur le croc. Je ne sais pas ce qu’il ya !… Tiens ! le voilà, mon couteau !… Où est tamain, Priski ?… Où est ta main ?… Me répondras-tu ?…Mais où est ta main, bon sang de bon sang !… Ah ! moi, jene peux pas me pencher davantage !…

– Un couteau ! un couteau !

– Duchtoum ! Duchtoum !

– Eh bien, tu le tiens, mon couteau !… Çay est, oui ! T’es accroché quelque part ? Où que c’estque t’es accroché ?… C’est-il bientôt fini c’tecomédie-là ?… Si je n’avais pas eu la corde d’Athanase pour meretenir, je serais propre, moi, maintenant, continuait demonologuer La Candeur.

– Ahahah ! ahahah ! Ah !

– Quelle est cette nouvelle horreur decri ?… »

L’oubliette n’est plus qu’une atroce clameur« ahahahahah ! »

« Mais qu’est-ce que tu fais,Priski ?… Diras-tu ce que tu fais, bon sang ? »

Et comme l’atroce clameur un instant s’étaittue, on entendit la voix sifflante de Priski qui disait :

« C’est l’homme qui tombe qui ne veut pasme lâcher… Il m’est tombé dessus au passage… m’a presque assommésur mon croc et contre le mur…

– Ahahahah !

– Oh ! mais, c’est abominable, des crispareils !…

– C’est lui qui crie…

– On l’entend bien ! Qu’est-ce qu’ila ?

– Il a qu’il ne veut pas me lâcher la main… Ilest pendu à ma main !… Alors, je lui scie la sienne…

– Ahahah ! ahah !ahah !… »

…………………………

L’ascension de l’oubliette reprit quandl’homme eut cessé de crier, ce qui demanda un certain temps car ilne lâcha la main du majordome que lorsque celui-ci eut suffisammenttravaillé avec le couteau de La Candeur.

Heureusement, tout a une fin, même larésistance désespérée de celui qui ne veut pas mourir au fond d’uneoubliette.

Priski retrouva son équilibre sur son croc defer ; La Candeur rentra en possession de son couteau, l’essuyasoigneusement et passa sa boîte d’allumettes à Athanase qui n’avaitjamais rien de ce qu’il lui fallait.

Athanase alluma sa lanterne et éclairaRouletabille qui commença de gravir l’escalier.

Les autres le regardaient avec une anxiétécroissante, mais, lui, ne regardait personne.

Il avait grand soin de détourner ses yeux duvide et fixait la pierre autour de lui, au-dessus de lui, mais levide était là, quand même, le vide le tirait par le bas de sonpantalon, il le prenait au col de son vêtement. Le vide voulait luifaire tourner la tête.

Du haut en bas de son individu, il agrippaitRouletabille, il l’étreignait à l’étouffer ! Il lui parlaitaussi : il lui disait à l’oreille :

« Viens !… Viens avec moi, tu saisbien que tu ne peux pas te passer de moi, que tu ne peux pas nepas penser à moi : que je suis si près… siprès… »

Rouletabille accéléra sa marche au risque detrébucher. Il sentait son ennemi devenir plus fort, plus tenace,plus irrésistible ! Allait-il le jeter lui aussi sur lescrochets de fer ? en faire un de la grappe infernale ? Lesang aux tempes, les artères bourdonnantes, il courut, il s’élança,il jeta ses mains à une échelle qui était dans la pierre, au hautde l’escalier, presque contre la plaque d’orifice !…

Il était temps !…

Il poussa un long soupir auquel répondit unautre soupir en bas, celui de La Candeur qui, les yeux fixés surson copain là-haut, en avait oublié son propre équilibre et qui, semaintenant d’une jambe à son croc de fer, suivait, penché, tous lesmouvements de Rouletabille, les bras étendus comme pour lerecevoir, s’il était arrivé un malheur !…

Désormais, Rouletabille était fort. Il dit auxautres, de là-haut :

« Je ne vous souhaite pas de passer paroù je viens de passer, à moins d’être couvreur ! Etencore !… Vous monterez avec la corde !… »

En effet, il attacha la corde à l’échelon etla leur jeta.

Puis, se tenant d’une main à cet échelon, ilrepoussa au-dessus de sa tête la plaque qui fermait l’oubliette… ilessaya de la soulever… mais elle était vraiment lourde etRouletabille était épuisé…

Alors, La Candeur laissant là M. Priski,qui se mit à gémir, et brûlant la politesse à Athanase, La Candeurgrimpa comme un orang-outang à cette corde que venait de jeter soncamarade, posa un pied sur une marche de l’escalier derrièreRouletabille et, avançant un poing formidable au-dessus de sa tête,souleva la plaque comme une galette.

« Vas-y maintenant, petit père… As paspeur !… C’est bon pour moi de trembler, mais écoute d’abord sit’entends rien !… et zyeute partout ! »

Le reporter était du reste assez prudent pourse passer des conseils de La Candeur. Il ne quitta son posted’observation que lorsqu’il fut certain de ne risquer aucunesurprise.

La Candeur lui disait :

« Prends ton temps ! petit père… Jene suis pas fatigué, tu sais ! »

Rouletabille se glissa enfin sous la plaque etsortit de l’oubliette. Quelques secondes plus tard, il jetait àvoix basse aux autres :

« Sortez ! »

Et tous sortirent, sains et saufs, de cetaffreux boyau de mort où ils venaient de passer des minutes qu’ilsn’oublieraient de sitôt.

XIII – Sur les toits

La Candeur respirait trop bruyamment au gré deRouletabille et fut prié de commander aux mouvements de sonthorax ; Athanase roulait les cordes en silence, songeantapparemment qu’ils n’étaient encore qu’au commencement de leurbesogne ; M. Priski les regardait tous trois avecadmiration :

« Je ne sais pas ce qu’il adviendra detout ceci, confessa-t-il, mais comme on dit en Transylvanie, vousêtes de « vrais petits lapins blancs » !… Rien nevous arrête et tout vous réussit, et vous avez des yeux rouges pourvoir la nuit. Au fond, qu’est la vie ? Souffrance, doute,angoisse, désespoir ! Qui de nous sait d’où il vient ; oùil va ?…

– Tais-toi, Priski de mon cœur !tais-toi ! ordonna Rouletabille.

– Je ne sais pas où nous allons, ni commentnous reviendrons, mais je souhaite que ce ne soit plus par cechemin-là ! proposa La Candeur en fermant hermétiquementl’orifice de l’oubliette.

– Messieurs, à genoux, à genoux… J’aperçoisune sentinelle là-bas sur la plate-forme.

– C’est la plate-forme de veille, monsieur,expliqua Priski ; les autres postes de garde en bas ne nousgênent pas, mais si nous voulons revenir au donjon par lescourtines et les toits, nous sommes obligés de passer devant cettesentinelle qui est bien gênante, car elle ne manquera point dedonner l’alarme.

– Je crois, en effet, dit Rouletabille, aprèsavoir considéré du lieu assez élevé où il se trouvait ladistribution générale du château, je crois bien que nous seronsobligés de nous en débarrasser.

– Cela fera du bruit, monsieur, ditPriski.

– Non, monsieur. »

Rouletabille avait fait le tour de laplate-forme où il se trouvait, plate-forme qui communiquait avec lequartier des esclaves par trois corridors obscurs fermés degrilles.

À voix basse, Priski donnait les indicationsqu’on lui demandait : par ici les femmes, par là les hommes…Le troisième petit couloir, là au fond, correspondait avec les« conscrits » comme on dit en français, c’est-à-dire ceuxdont on voulait faire des soldats. C’étaient des adolescentsfaméliques raflés dans les plaines d’Anatolie et que l’onsoumettait, avant de les faire entrer dans le rang, à une rudeéducation.

« Enfin, risquons-nous d’être surprisici ?

– Monsieur, on n’y vient de temps en temps quepour l’oubliette… c’est vous dire que, puisqu’elle vient defonctionner, vous pouvez être à peu près tranquille. »

Cette plate-forme qui dominait le quartier desesclaves, touchait, au Sud-Ouest, à la troisième tour de l’Ouest,qui était une grosse tour massive à quatre étages et à poivrière.Au sommet de la poivrière était dressée une énorme girouette quigrinçait sous le vent, lequel venait soudain de s’élever, poussantà nouveau de gros nuages noirs sous la lune, ce qui n’était pourdéplaire à personne.

Athanase, qui avait fini de rouler les cordesfort proprement en rond comme on fait sur le pont des navires,regardait maintenant cette tour et n’y découvrait plus la fenêtrede la chambre d’Ivana. Priski lui dit qu’elle se trouvait surl’autre côté, au nord-est, regardant la baille. Le mur était nu ducôté qui touchait à la plate-forme, sans aucune ouverture.

Du niveau de cette plate-forme jusqu’aux« corbeaux » qui soutenaient la gouttière de la tour, iln’y avait pas quatre mètres.

Rouletabille fit signe à La Candeur des’approcher. Et il le colla contre le mur, grimpa sur son dos, surses épaules, saisit le corbeau, la gouttière, procéda à une rapidegymnastique des poignets et se trouva à la base de la poivrière.Athanase se disposait à suivre le même chemin.

« Et moi ! comment ferai-je ?demanda La Candeur.

– Toi, tu es obligé de rester là, lui soufflaRouletabille. Tu n’as pas la prétention de monter sur les épaulesde M. Priski ? Et qu’est-ce qui surveilleraitM. Priski ? Et puis, nous sommes obligés de repasser parlà… prends patience. »

Athanase, ayant ramassé ses cordes, avaitrejoint Rouletabille. À ce moment M. Priski réclamait unmoment d’attention.

« Messieurs, vous vous disposez à courirde nouveaux dangers qui ne sont pas moindres que ceux que vousvenez de traverser, car vous voilà sur la frontière du haremqu’aucun mortel, soucieux de ses jours…

– Oh !… assez !… La barbe !…fit Rouletabille.

– Si quelqu’un vient, demanda La Candeur, quedois-je faire ?

– Tue d’abord Priski pour qu’il ne parle paset puis fais-toi tuer ensuite sans dire que nous sommes de l’autrecôté !

– Ça, dit La Candeur, c’est toujoursfacile.

– Je vais prier pour qu’il ne viennepersonne », dit M. Priski.

Rouletabille et Athanase, s’allongeant dans lagouttière, comme des chats, disparurent aux yeux de La Candeur.

Cette gouttière, dans laquelle ilsmanœuvraient, était de date récente. Les créneaux, trop vieux,n’avaient pas été remplacés. De telle sorte que la position desdeux hommes était assez critique en ce sens que, s’ils glissaient,ils n’avaient rien pour se rattraper. Leur situation leur apparutplus difficile encore lorsqu’il fut question d’user des cordesqu’ils avaient emportées pour descendre jusqu’à la fenêtre de lachambre haute.

« Monsieur, commença Rouletabille, ils’agit de savoir quel est celui de nous qui va descendre, en selaissant glisser le long de la corde, jusqu’à cette fenêtre.

– Monsieur, répondit Athanase, il ne faitpoint de doute que c’est à moi que cet honneur revient.

– Monsieur ! je voudrais bien savoirpourquoi ?…

– Monsieur, parce qu’il s’agit de pénétrerdans la chambre d’une jeune fille dont je suis le fiancé.

– Monsieur, il n’est point d’usage qu’unfiancé pénètre dans la chambre d’une jeune fille avant qu’elle soitdevenue sa femme, dit Rouletabille.

– Enfin, monsieur, il faut que l’un de nousreste ici !

– C’est absolument nécessaire pour que celuiqui reste ici aide l’autre et Mlle Vilitchkov à sortir decette chambre. C’est de celui qui restera ici, de son courage, desa force et de son sang-froid que dépendra la réussite del’entreprise. Dans ces conditions et pour faire cesser unediscussion qui a déjà trop duré, je vous laisserai donc, monsieur,descendre dans la chambre, pendant que je resterai ici.

– Merci, monsieur, mais où allons-nousattacher la corde ? demanda Athanase.

– Nous ne pouvons l’attacher à lagouttière ; celle-ci ne supporterait point le poids de deuxcorps balancés dans le vide. Il n’est que la pointe de la poivrièrepour nous offrir quelque sécurité. Quand la corde sera attachée àcette pointe, je ne craindrai pas de la voir m’échapper des mainsen guidant votre descente », expliqua Rouletabille d’un airassez dégagé.

Là-dessus Athanase se tut en regardantRouletabille. Il réfléchissait qu’en somme, sa vie allaitcertainement dépendre entièrement du reporter. Rouletabille pouvaitdétacher la corde ou la couper, ou commettre quelque maladressevolontaire et c’en était fait d’Athanase. Athanase n’ignorait pasl’importance que la disparition de son individu pouvait avoir pourRouletabille. En fin de réflexion, il lui dit :

« Monsieur, tout compte fait, il estpréférable que ce soit moi qui me trouve ici pendant que vousdescendrez dans la chambre le long de la corde.

– Vous avez donc changé d’avis ?interrogea Rouletabille, avec un léger sourire, car il comprenaitparfaitement ce qui se passait dans le cerveau d’Athanase.

– Mon unique avis est qu’il faut sauver IvanaVilitchkov, monsieur, je n’ai point d’autre pensée et c’est à cettepensée-là que je sacrifie la joie et l’orgueil que j’aurais eus àl’arracher moi-même à sa prison. Monsieur, je suis beaucoup plusfort que vous, et c’est de la force qu’il fautici ! »

Rouletabille daigna trouver toutes ces raisonsexcellentes ; il les accepta, profitant de la méfiance de sonrival.

Cependant, il ne manquait pas de faire lesmêmes réflexions que se faisait tout à l’heure le Bulgare. Sa vieallait dépendre entièrement d’Athanase qui savait son amour pourIvana.

Si Rouletabille était brave, il n’était niimprudent ni téméraire ; il connaissait trop peu ou tropAthanase pour se livrer complètement à lui. L’amour rendquelquefois misérables les cœurs les plus droits. Pouvait-ilcompter sur Athanase ? Tout était là !

« Monsieur, c’est entendu, vos raisonssont excellentes. C’est moi qui descendrai. Je vais attacher macorde à la girouette de la poivrière.

– Monsieur, fit Athanase, le toit est d’uneinclinaison rapide, faites bien attention à vous. J’ai jugé tantôtque vous étiez sujet au vertige ; moi, je ne le crains pas. Sivous le permettez, j’irai attacher votre corde moi-même.

– Ne vous dérangez pas ! Je vous enprie !… »

Rouletabille grimpait déjà. Il augurait fortmal de la dernière politesse d’Athanase. L’empressement du Bulgareà vouloir attacher lui-même la corde ne lui disait rien de bon.

S’accrochant aux plombs et aux ardoises,Rouletabille eut bientôt atteint la pointe de la poivrière, maisaussitôt il dut faire un faux mouvement, car, emporté par sonpoids, il glissa le long de la dangereuse pente et cela avec uneeffrayante rapidité.

Rien ne pouvait plus le retenir. Rien ne leséparait plus de l’abîme.

Un seul obstacle pouvait encore s’interposerentre le vide et lui, c’était Athanase, Athanase qui avait vu ledrame, qui pouvait accourir au secours du jeune homme, mais qui,alors, eût couru le risque d’être précipité avec lui.

Une seconde et c’en était fini deRouletabille !

Athanase n’hésita pas. Il se jeta au-devant deson rival qui courait à la mort ; et il s’apprêtait à recevoirle choc lorsqu’il vit, avec une stupéfaction indicible, le reporters’arrêter brusquement avant qu’il ne l’eût touché, se redresser àdemi et lui dire :

« Merci, monsieur Athanase ! Vousêtes un gentil garçon !… »

Puis, sans attendre qu’Athanase fût revenu deson étonnement, Rouletabille enjambait la gouttière et se laissaitcouler le long de sa corde… dont il avait eu le temps d’attacher lecrochet à la pointe de la poivrière et qu’il tenait dans sa maingantée en simulant une glissade destinée à le renseigner sur l’étatd’âme d’Athanase Khetev !

Celui-ci, comprenant maintenant le jeu dureporter, se mordait les lèvres, admirait cette présence d’esprit,cette imagination, toujours en activité, et enviait Rouletabilled’être au bout de la corde.

Cette gymnastique se passait à l’intérieur duchâteau, cependant que sur la façade extérieure, du côté del’ouest, on entendait gronder les eaux du torrent.

Comme nous l’avons dit, le vent avaitrecommencé à souffler et la nuit était redevenue noire ; ensomme, le ciel se prêtait à l’entreprise hardie deRouletabille.

La fenêtre de la chambre haute était à troismètres environ au-dessous des « corbeaux ». Le jeunehomme constata avec plaisir que cette fenêtre était dépourvue debarreaux. La hauteur à laquelle la chambre se trouvait et saposition, à l’intérieur du château, avait fait trouver sans douteune précaution de ce genre, tout à fait inutile.

Pour s’approcher de la fenêtre, comme la cordeen était éloignée par la corniche des toits de quatre-vingtscentimètres environ, Rouletabille donna avec le pied appuyé sur lemur, un mouvement de balancement nécessaire à cette corde àlaquelle il était suspendu ; puis, mesurant bien son élan, ilparvint à prendre position sur la fenêtre.

La pierre de la fenêtre n’était pointlarge ; Rouletabille y tenait à peine. Il touchait du front depetits vitraux enclavés dans les cadres de plomb. Derrière cettefenêtre il y avait un lourd rideau entièrement tiré qui ne luipermettait point de voir quoi que ce fût de ce qui se passait àl’intérieur.

Frapper ? C’était bien imprudent !…Il était très possible qu’Ivana ne fût point seule et qu’elle fûtgardée la nuit même par quelqu’une de ses femmes.

Non, Rouletabille ne frapperait pas.

Il tira de sa poche un léger outil de vitrier,car, étant parti de Sofia pour faire besogne de cambrioleur, ils’était muni de tous les ustensiles et instruments dont il pourraitavoir besoin… et, avec son diamant, il commença doucement de couperune petite vitre près de la fermeture. Un grincement, des pluslégers, dénonçait son travail et il pensait bien n’être pointentendu quand il vit, tout à coup, dans la pénombre intérieure dela chambre, l’ombre du rideau s’agiter et une figure venir secoller mystérieusement contre la croisée.

Douce et mystérieuse apparition.

C’était la belle figure pâle d’Ivana, plutôtdevinée qu’entrevue.

Le reporter arrêta son travail, et la fenêtre,avec lenteur, fut ouverte.

XIV – « Je t’aime »

Une main prit les mains de Rouletabille et lereporter se glissa dans la chambre. Quelle émotion pour notreamoureux ! Il avait beau venir là dans des circonstances toutà fait exceptionnelles et dans un but difficile, il n’en était pasmoins dans la chambre de la bien-aimée ! Et c’était sapremière bien-aimée ! Rouletabille, un peu étourdi par lessentiments qui l’assiégeaient, par cette atmosphère de jeune femmed’Orient où les parfums sont combinés toujours avec une scienceséculaire, Rouletabille pressa amoureusement la petite main qui leguidait.

La main aussitôt le quitta.

Il dit à voix très basse :

« Ivana ! »

Elle ne lui répondit point. Elle était alléeallumer une veilleuse qu’elle avait préalablement éteinte poursoulever le rideau de la fenêtre.

Rouletabille la vit très calme et très triste,nullement étonnée de sa singulière visite. Il tendit ses bras verselle : Ivana ! Mais elle mit un doigt sur ses lèvrespâles : Silence !… et enfin, elle voulut bien serapprocher de lui.

« Je vous attendais, dit-elle, je nesavais par où vous viendriez !… Quel chemin vous inventeriez,mais je vous attendais, mon petit Zo !… Chut !… mesfemmes dorment dans la pièce à côté. On croit que je reposemoi-même… J’ai dû me coucher… faire celle qui dormait… et puis jeme suis relevée, car j’étais sûre que je vous verrais cette nuit…Ah ! mon petit, mon petit, je n’avais pas besoin de rencontrervotre regard tantôt dans cette salle de fête pour savoir que nousn’étiez venu que pour moi et que vous alliez tout tenter pour vousrapprocher de moi !… Hélas ! si vous aviez compris monregard, vous ne seriez pas venu, petit Zo !

– Moi, et pourquoi ? Ivana !Ivana ! je suis venu vous chercher !… Nous n’avons pasune minute à perdre !… Suivez-moi et vous êtessauvée !…

– Si vous commettez la moindre imprudence,petit Zo ! tout est perdu !… Vous savez bien que je nepuis vous suivre !… Vous savez bien pourquoi je suislà !… Les documents… Les plans de l’état-major, mon ami,j’aurai les documents demain… Ah ! je crois que nous pouvonsespérer encore !… Je le crois !… et à quel prix, petitZo !… Savez-vous bien que ce que vous faites là estterrible ! Vous êtes dans la chambre de celle qui a consenti àêtre la première kadine de Kara pacha !… »

Elle lui disait ces choses extraordinairessimplement et ainsi qu’elle eût annoncé des choses naturelles surlesquelles il n’y avait plus à revenir ! Non, vraiment !est-ce qu’elle croyait qu’il allait la laisser devenir la femme deGaulow et qu’il n’était venu de si loin, à travers tant de dangers,que pour assister à des noces pareilles !

Il regarda son ombre souple devant lui et quisemblait avoir peur de se rapprocher de lui.

Elle était vêtue d’un vague vêtement sombrequi se confondait avec les ténèbres et il n’apercevait de sonvisage que quelques lignes fantomatiques où brûlait la calme flammede ses beaux yeux noirs.

Il lui tendait toujours les bras. Elle nevenait point. Il s’impatienta. Il lui dit :

« Ivana ! Avant tout, je vousaime ! »

Mais elle secouait la tête, sans doute parcequ’il avait dit « avant tout » et qu’elle, elle nel’aimait point ainsi, qu’elle ne pouvait aimer personne ainsi. Ille vit bien, la trouvant séparée de lui par un espace immense, laBulgarie !…

En ce moment même, où il avait rêvé de latenir dans ses bras et de lui rendre avec tendresse le baisertragique qu’elle lui avait donné devant la mort, en ce moment même,elle ne pensait pas à lui !…

Sa bouche murmura bien, sa belle bouche qu’iladorait : « Oh ! mon ami, mon frère !… PetitZo !… être cher… » Mais ce n’était point là le transportde son amour, c’étaient des termes qui semblaient s’apitoyer surquelqu’un de défunt, sur quelque chose de bien fini, de disparupour toujours… Est-ce que vraiment, vraiment, elle était décidée àêtre la femme de ce monstre ?… Allons donc ! Tout étaitpossible ! Excepté ça !…

Et puisqu’elle ne venait pas à lui et qu’ellese défiait, il se glissa sournoisement jusqu’à elle et brusquementsaisit cette ombre chère dans ses bras.

Elle rejeta la tête en arrière, frémit, etlui, sentant fondre entre ses mains cette âme forte, espéra… maiselle se reprit :

« Petit Zo !… Il fautpartir !…

– Jamais !… je suis venu pour vouschercher… pour vous enlever !… je vous enlève et noustrouverons bien ensuite moyen de sauver ces documents !D’abord, où sont-ils ?

– Je les crois toujours dans le coffret volépar Gaulow… et ce coffret, Rouletabille, ce coffret plein debijoux, il a la générosité de me le rendre le soir de mesnoces !… Comprenez-vous ? Comprenez-vous, petitZo ?… Comprenez-vous pourquoi il faut que je sois la femme deGaulow ?… Demain soir, quand il m’aura apporté ce coffret dansla chambre nuptiale, je saurai la vérité !… je vous leferai savoir dès le lendemain matin !…et vous partirez,vous rentrerez avec elle, à Sofia !

– Et vous ? implora Rouletabillequi trouvait ce plan insensé, monstrueux !…

– Et vous ? répéta-t-il enenlaçant d’un embrassement puissant cette jeune vie dont il sentaitle poids si cher. Et vous ?

– Oh !… moi !… ne vousoccupez plus de moi ! Moi, je serai heureuse si j’ai pu rendreservice à mes frères !… Zo ! Zo ! vousm’aimez !… lui dit-elle en lui prenant la tête entre ses mainsfiévreuses, moi aussi, je vous aime… mais il faut obéir… j’aibesoin de vous… j’ai besoin que vous ne commettiez aucuneimprudence… Le lendemain de ses noces, la kadine sortira du châteauavec le Pacha noir ! Elle demandera à visiter le pays deGaulow. Soyez sur le passage du cortège !…

« Si j’ai un foulard rouge à la main,partez, ne perdez pas une seconde ! Vous avez trouvé le moyende venir jusqu’à moi, vous trouverez bien le moyen de vous enfuird’ici ! Il faut que vous réussissiez, ami ! ami !Faites que l’épouvantable sacrifice auquel je me suis résolue nesoit pas inutile à mon pays… accomplissez des miracles… supprimezles obstacles… franchissez la frontière dans les vingt-quatreheures… courez au général Stanislawof… et dites-lui… dites-luiqu’ils n’ont rien vu, rien découvert !…

– Et si vous n’avez pas le foulardrouge ? » demanda Rouletabille d’une voix sombre et enlaissant tomber ses bras avec désespoir, car il comprenait que lecœur de cette femme était en ce moment loin du sien et que leuramour comptait pour bien peu, hélas ! dans une tragédie decette hauteur !

« Si je n’ai pas le foulard rouge, partezencore !… Courez !… Tuez vos chevaux sous vous… soyezplus diligent encore si possible… et dites au général que latrahison est victorieuse, et qu’il invente autre chose avant dedéclarer la guerre.

– Et après ?

– Après ? répéta-t-elle comme dans unrêve.

– Oui « après ? » dit-il d’unevoix de plus en plus hostile et en s’écartant d’elle tout à fait,car maintenant il la haïssait comme il lui était arrivé souvent… jevous dis : après ? enfin je vous demande ce que je devraifaire après que j’aurai fait cela et que j’aurai obéi à l’ordre quevous m’aurez ainsi donné, le lendemain de vos noces ?

– Oh ! après… mon ami… il ne faudra pluspenser à moi qu’avec un sentiment de grande fierté… si vous m’êtesdévoué vraiment… après il ne faudra pas me plaindre, petit ami, jevous le défends…

– Mon Dieu, madame, je croyais qu’il fallaittoujours plaindre les femmes de Gaulow !

– Pas celle-là ! petit ami, pas celle-là…car j’aurai eu un grand bonheur avant de mourir…

– Votre dessein est donc de mourir ?

– Oui, petit ami, mon dessein est de mouriraprès l’avoir tué ! Vous voyez comme c’est simple !

– Ah ! qu’importe, s’exclama Rouletabilleen s’arrachant les cheveux, qu’importe que vous le tuiez, si vousn’en avez pas moins été sa femme ! »

Et il sanglota comme un enfant en se laissanttomber sur un divan bas qu’elle avait glissé près de lafenêtre.

Alors, elle s’assit près de lui et elle leprit sur son cœur ; et elle étouffa ses pleurs sous sesprudentes mains car elle redoutait que la peine de ce jeune hommene fût entendue des femmes qui étaient chargées de veiller surelle !

Elle lui dit de douces paroles. Elle voyaitqu’il souffrait et elle avait pitié de lui et encore cela faisaitsouffrir davantage Rouletabille qui eût préféré que sa souffrancefût partagée. Mais les grandes héroïnes ont des poitrines de marbrequi s’échauffent difficilement au vulgaire contact de la douleurhumaine… Ah ! Rouletabille était bien malheureux !C’était si simple de partir ensemble !

Il lui dit comment il avait imaginé detransformer le donjon en une forteresse dans laquelle ils auraientattendu que les soldats de Stanislawof vinssent les délivrer.

« Mais ça n’est pas mal du tout, ça,petit Zo ! pas mal du tout !… Je veux dire que çan’aurait pas été mal du tout !… si on avait pu mettre la mainsur le coffret byzantin avant la nuit de noces !… Maishélas ! je n’ai plus d’espoir que dans ma nuit denoces !

– C’est épouvantable ! grondaitRouletabille… J’ai envie de nous tuer tous les deux, là, sur cedivan ! pour ne plus entendre parler de cette nuit denoces-là !…

– Et les documents, mon ami… Vous n’y pensezplus !…

– Ah ! vous… vous y pensez pour moi à cesmaudits documents !… Où sont-ils ? Où sont-ils ? Oùsont-ils ?… Mais, enfin, parlez, mettez-moi sur leur piste…Racontez-moi des choses sur ce coffret byzantin, puisqu’il n’y aque cela qui vous occupe !… Nous avons encore quelques heuresde nuit, faites en sorte que j’en puisse profiter, car enfin, si jereviens à vous en disant : « Le coffret byzantin, levoilà !… Les documents, les voilà !… » vous nerefuserez pas de me suivre cette fois, hein ? N’est-ce pas,Ivana Hanoum ? Vous ne me refuserez pas cela !…

– Ah ! mon ami, en ce cas, je voussuivrais au bout du monde !…

– Eh bien, parlez, dites quelque chose…Croyez-vous d’abord que Gaulow les cherchait, cesdocuments ?

– Oui, de cela, je suis sûre !…

– Miséricorde ! fit Rouletabille, c’estbien ce que j’avais craint !… Oui, oui, il les cherchait… Etsavez-vous, Ivana, où il les cherchait ?… Derrière lestableaux de la chambre des reliques. Voilà pourquoi il a mis enpièces tous ces tableaux, toutes ces icônes !… Le général,votre oncle, avait dû, par précaution, dire à quelqu’un del’état-major, à une seule personne peut-être en qui il avait faittoute confiance, où il cachait les plans secrets de votremobilisation et cette confidence, faite enfrançais, par précaution, a été certainement surprise parun agent de Gaulow, car Gaulow a tout bouleversé dans la chambredes reliques et tout emporté de ce qu’il n’a pas brisé dans cettechambre !

– Mais pourquoi, demanda Ivana, en luipétrissant les mains dans sa fièvre de comprendre, pourquoi a-t-ilbrisé les portraits, les images ? Pourquoi cherchait-il plusspécialement les documents derrière les icônes ?

– Ivana, votre père, avant de mourir, aprononcé une phrase… une phrase que j’ai retrouvée sur un agendatombé de la poche de Gaulow…

– Quelle phrase ?

– Sophie à la cataracte !…

– Sophie à la cataracte ! répétahaletante Ivana qui serra davantage encore les mains deRouletabille entre les siennes qui brûlaient.

– Oui, comprenez-vous ? Pour moi, ilcherchait les plans derrière une icône de sainte Sophie. Il y apeut-être dans l’imagerie byzantine une Sophie à lacataracte, comme il y a dans l’imagerie romaine une Viergeà la chaise ! Mais qu’avez-vous, mon amour ?… Vousétiez brûlante, et vous voilà glacée !

– Ah ! mon ami… mon ami… si vous avez lucette phrase sur le livre de Gaulow… et si Gaulow est venu dans lachambre des reliques, à cause de cette phrase… nous sommes perdus…bien perdus !… Tout est perdu !…

– Et pourquoi ? Remettez-vous,Ivana !… Je vous en prie !… J’ai besoin de toutes mesforces !… de toute votre intelligence !…

– Tout est perdu, répéta-t-elle, d’une voixépuisée, parce qu’il y a en effet une Sophie à lacataracte et que cette Sophie qui est la gardienne de nosdocuments… cette Sophie se trouve sur le coffret byzantin…

– Malheur ! et vous croyez que Gaulowl’aura vue ?… Moi, je ne l’avais pas remarquée…

– Parce que vous ne la cherchiez pas.Ah ! la Sophie à la cataracte est bien visible ! elle estgrande comme le coffret, mon ami !…

– Mais enfin, je l’aurais bien remarquée. Oùest-elle ?…

– Elle est peinte sous le coffret… Et vouscomprenez bien que depuis qu’il voyage, qu’on le tourne et retournecomme une malle, comme une valise, ils l’ont vue ! Ils l’ontvue !… Et s’il en est ainsi, ah ! que Gaulow doit rire ducadeau qu’il va me faire… S’il a repris les documents dans letiroir secret, avec quelle joie machiavélique il va me donner cecoffret vide, ce coffret pour lequel je vais me donner,moi !… »

Elle se laissa tomber tout de son long sur ledivan comme si elle était à bout de tous ses efforts et de sonsuprême espoir… Elle était comme morte… elle était effrayanted’immobilité. Elle avait la tête dans les deux mains, et le regardatone… Et lui n’osait plus risquer une parole devant une douleurpareille, une douleur qui lui redonnait cependant de l’espoir àlui… car enfin si elle jugeait l’abominable sacrifice inutile, ellen’avait plus qu’à fuir… Mais encore il put juger qu’il ne laconnaissait pas. Ce fut elle qui parla la première et pour dired’une voix très sûre :

« Qu’importe ! il fautsavoir !… »

Rouletabille était encore condamné ! Maisil avait vu d’autres condamnations que celles-là ! et ilsavait qu’entre la condamnation et l’exécution il y avait toute lamarge qu’une volonté, servie par un esprit subtil, pouvait ymettre. Il avait été condamné autrefois à être pendu : on luiavait mis la corde au cou et cependant il était encore bien vivant,à côté de cette Ivana qui n’existait pas pour lui alors et quisemblait ignorer aujourd’hui toutes les ressources de sonaudacieuse imagination.

Au milieu de cette grande vague qui lesemportait, qui les roulait l’un et l’autre dans son remousdramatique, son œil fin et rusé ne cessait de fixer cette pauvrepetite planche de salut qu’était la Sophie à la cataracte, surlaquelle il avait essayé une seconde d’appuyer leurs effortsdéfaillants et qui avait cédé tout de suite, tout de suite sous lamain. Il essayait, en se débattant, de ressaisir cette fragileépave. Il y retournait en traînant son Ivana farouche etdésabusée.

« Ivana, cette image, il ne vous en a pasparlé, lui ?

– Non, pas un mot. C’est peut-être qu’il enavait déjà trouvé le secret !

– Et vous, vous le connaissez, cesecret ?

– Moi ? fit-elle en redressant un visageégaré. Moi ? mais je ne sais rien !… Ce secret, jel’ignore !… je n’ai appris qu’à la dernière heure, par labouche de mon père mourant, que ce coffret avait un tiroirsecret ; mais il n’a pas pensé à me signaler comment onl’ouvrait. Et il a voulu certainement réparer cet oubli à ladernière seconde, alors que vous étiez seul près de lui et ainsia-t-il pris le temps de balbutier quelques paroles interrompues parla mort et qui ne nous disent nullement comment s’ouvre cetiroir !…

– Mais cette sainte image, Ivana, vous laconnaissiez déjà ? Elle vous avait déjà frappée ?…

– Autrefois, ma mère s’était amusée à me lamontrer souvent… en me disant que si j’étais bien sage… la sainteSophie à la cataracte me ferait des surprises !… Il y avait làévidemment une allusion au tiroir secret dans lequel elle aimaitsans doute à dissimuler des objets précieux qu’elle me destinait…Elle tenait énormément à ce coffret que lui avait donné mon père lejour de leur mariage… Elle l’avait toujours dans sa chambre ;elle s’en amusait comme une enfant… Elle nous en montrait à mapetite sœur Irène et à moi les trésors cachés pour jouir de notreéblouissement… Mais jamais, jamais devant nous elle n’a fait jouerle tiroir secret…

– Et cette Sophie était appelée « à lacataracte », interrogea encore le jeune homme d’une façonpressante, à cause d’une cascade, d’un paysageaccessoire ?…

– Non ! non ! elle était appeléeainsi à cause d’une taie qu’elle a sur l’œil !…

– Alors, c’est simple, fit l’autre. Pour fairejouer le tiroir secret, il faut appuyer sur l’œil…

– Ma petite sœur Irène et moi avons touchésouvent l’œil malade de la Sophie à la cataracte et nous n’avonsjamais vu apparaître de tiroir secret !… »

Ces mots singuliers et enfantins de tiroirsecret, de cataracte et de Sophie revenaient avec un acharnementbizarre sur leurs lèvres frémissantes ; et ils se lesrenvoyaient avec colère, comme s’ils s’en voulaient mortellement dese battre autour de syllabes aussi ridicules dans un moment où sejouait leur destin.

« Ah ! si je l’avais entre lesmains, ce coffret de malheur, répétait Rouletabille en rage, jevous jure bien que je pourrais l’ouvrir !

– Demain soir ! émit la voix sèched’Ivana, il sera à moi ; je briserai la Sophie à la cataracteet elle n’aura plus rien à nous cacher !… Nous saurons si ellea été la gardienne fidèle des papiers de mon père ou si elle nous atrahis !…

– Demain soir !… demain soir !…encore demain soir !… Demain soir, vous serez… »

Ivana se retourna vers lui en lui montrant sesdents de jeune louve :

« Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ? gronda-t-elle. Avant d’en arriver là, j’ai tout faitpour approcher du coffret… J’ai usé de ruse. J’ai imaginé descaprices d’enfants !… j’ai joué de l’amour !… oui, jesuis allée jusqu’à simuler de l’amour pour cet assassin desmiens !… Et cela a pris !… Il a trouvé cette monstruositénaturelle !… Il est brave et beau !… Il croit que jel’aime !… Quand il m’approche, mes membres frémissent et ilcroit que c’est d’amour… le feu de mon sang me brûle le visage etil croit que c’est d’une abominable et irrésistiblejoie !…

« Et le plus beau est que je le luilaisse croire !

« Je lui ai promis au cours de ce voyage,qui avait moins l’air d’être un rapt qu’un voyage de noces, je luiai promis de ne consentir à être sa femme consentante, sa kadinefavorite, que s’il me permettait, lui, de me faire reine de toutesmes volontés et des siennes, et de toutes mes fantaisies, et entreautres, je lui disais que je voulais d’abord qu’il me rendît tousles bijoux de ma mère, auxquels je tenais par-dessus tout, et cecoffret byzantin qu’il avait emporté et qui renfermait dessouvenirs précieux… Tout, il m’accorda tout… il me promit tout…pour après !… Il ne m’accorde rien avant ! Vouscomprenez, petit père ?… Qui de nous jouait l’autre ?…Qui de nous se moque de l’autre ?… Un soir, à bord d’un navireà lui qui était venu nous chercher au rivage de cette mer Noirequ’il traite comme si elle lui appartenait, le Pacha noir embarquadevant moi le fruit de ses rapines et je vis passer le coffret… lecoffret byzantin… Je fis aussitôt un mouvement pour m’en approcher…Il s’en aperçut.

– « Ah ! le coffret, fit-il avec unétrange sourire… Vous l’avez reconnu… Ce sera pour le soir de nosnoces !… »

« Et je n’osai insister pour ne pointdonner l’éveil… Et peut-être déjà n’y a-t-il plus rien dedans…Peut-être que les plans sont déjà à Andrinople… Et demain soir…demain soir !… Ah ! comme il rira ! »

– Rouletabille la prit par les cheveux, relevaà la poignée cette belle tête au pâle désespoir, et tel un soldatvainqueur qui contemple son trophée, il approcha de son jeune etardent visage cette face sur laquelle semblaient se répandre déjàles ombres de la mort.

« Non ! fit-il, il ne rirapas !… »

Puis, après l’avoir baisée aux lèvres, illaissa rouler la tête d’Ivana comme si le bourreau de Kara pachal’avait détachée de ce corps aimé et il prononça ces mots, en sedirigeant vers son chemin aérien :

« Au revoir, Ivana Ivanovna !

– Mon ami, mon ami ! que vas-tufaire ? »

C’était elle maintenant qui courait après lui,qui se traînait derrière ses pas… Mais il ne se retournait mêmepoint.

Elle lui jeta ses beaux bras autour ducou.

« Tu sais bien que je t’aime !…

– Oh ! Ivana ! je ne sais pascela !…

– Je t’aime ! Je t’aime ! Avant departir, dis-moi que tu me crois !…

– Je ne dirai pas cela, Ivana !… parceque je ne vous crois pas !… Si vous m’aviez aimé, vous aurieztrouvé un autre moyen de savoir ce qui est ou ce qui n’est pas dansle coffret byzantin !

– Ah ! que tu es cruel… Mais dis-moi aumoins ce que tu vas faire… Puis-je compter surtoi ?… »

Rouletabille la repoussa brutalement et ellegémit pendant qu’il lui disait :

« Oui, oui, vous pouvez compter surmoi ! Nous saurons ce qu’il y a dans le coffret byzantin ets’il n’y a rien, même s’il n’y a rien, il ne rira pas, je vous lepromets ! »

Il avait pénétré sous le rideau et entrouvertla fenêtre ; il était prêt à s’élancer…

« Attends, lui dit-elle, attends au moinsque ce gros nuage noir ait caché la lune. Tes compagnons veillentsur ta fuite là-haut ?…

– Oui, dit-il, là-haut il y a un homme quim’attend ! Vous le connaissez, Ivana. C’est AthanaseKhetev ! »

Et il saisit la corde.

Mais elle le retint de toute la force de sesbras frissonnants… Elle bégayait :

« Athanase !… Athanase estici !… lui !… lui !… là-haut !…

– Eh bien, fit-il, cela vous étonne !…Pourquoi cela vous étonne-t-il ?… Lui aussi veut vous sauver…C’est son droit : il dit qu’il est votre fiancé !…

– Sur la tête de mon père, il n’a pas le droitde dire cela !

– C’est vrai, Ivana ? fit Rouletabille ense retournant. C’est bien vrai ?

– Je te le jure, mon amour ! »

Il était déjà sur le rebord de la fenêtre…

Il allait se jeter dans le vide.

« J’ai peur, dit-elle !… J’ai peurpour toi à cause de cet homme là-haut… Sait-il que tum’aimes ?…

– Il le sait !…

– Alors, pour Dieu ! prends garde àtoi !… Il est capable de tout !…

– Tout à l’heure j’ai failli tomber, il avoulu me sauver !…

– Tout à l’heure, tout à l’heure, tu n’avaispas passé une heure avec moi, dans ma chambre… Comment se fait-ilqu’il t’ait laissé venir ?…

– Parce qu’il a redouté que ce ne fût moi quirestasse là-haut.

– Et toi tu n’as pas craint cela !… Toi,tu ne crains rien !… Ah ! mon bon petitRouletabille ! »

Et elle l’embrassa passionnément.

« Et maintenant, adieu va ! grimpevite ! surprends-le ! Il n’y a pas d’autre chemin. Si tumeurs, je mourrai, petit Zo !… »

Il s’élança vers le ciel, de l’amour plein lecœur. On allait peut-être couper la corde là-haut ! S’il étaitmort dans ce moment-là, il serait mort heureux !…

Mais il acheva son ascension sans encombre, etquand il eut disparu dans l’ombre de la poivrière, Ivana refermasoigneusement la fenêtre, et le rideau de velours retomba.

Rouletabille monta dans la gouttière de lapoivrière. Là il se retrouva en face de La Candeur qui, à genoux,près de la corde, avait l’air fort courroucé contre Athanase,lequel, à genoux lui-même, ne paraissait point de meilleure humeurà l’endroit de La Candeur. Placés comme ils l’étaient là, ilsavaient l’air de deux chats en querelle.

« Qu’y a-t-il ? demandaRouletabille.

– Il y a, répondit La Candeur, que monsieur,sous le prétexte qu’il vous trouvait trop longtemps parti, voulaitcouper la corde !

– Fichtre ! j’ai bien fait de t’emmener,La Candeur !

– Tu penses !… Mais ne fais plus deblague comme tout à l’heure avec ta corde !… Tu sais, j’en aieu une faiblesse !

– Et ce bon M. Priski ! qu’en as-tufait ?

– Ce bon M. Priski nous attend !… Ilfait ce qu’il peut ! »

Rouletabille halait sa corde. Athanase seredressa.

« Et Ivana ? demanda-t-il.

– C’est de Mlle Vilitchkov, je crois, quevous parlez ?… » fit Rouletabille, sans même prendre lapeine de regarder son rival, qui était en ce moment, du reste, fortlaid à voir.

Et s’élançant sur la pente de la poivrièrepour aller détacher sa corde de l’« épi », il laissatomber ces mots :

« Elle va très bien, je vous remercie.Elle m’a chargé de vous faire tous ses compliments… »

En redescendant, il prit soin de se laisserprudemment glisser du côté du quartier des esclaves, sans quoi ileût risqué quelque dangereuse explication avec Athanase, qui nedissimulait plus son envie de l’étrangler.

Rouletabille sauta le premier sur laplate-forme où il retrouva ce bon M. Priski solidement ligoté.Ils profitèrent du premier rayon de lune qui se glissa entre deuxnuages, pour échanger tous deux un petit salut fort amical.

« Messieurs, leur dit le majordome, quandil les vit tous réunis autour de lui et sans Ivana, messieurs,croyez-moi, j’estime que votre petite expédition a suffisammentduré ! Si vous ne tenez pas absolument à ce qu’elle finisseplus mal qu’elle n’a commencé, suivez mon conseil et le chemin destoits et courtines qui vous conduira au donjon. Le seul obstacle,je vous l’ai déjà dit, que vous rencontrerez est cette sentinelle,sur la petite plate-forme de la tour de veille. Vous ne pourrezpasser près d’elle sans qu’elle vous aperçoive. Toutefois je necrois pas, d’après ce que vous m’avez montré de votre savoir-faire,que cette difficulté vous arrête bien longtemps. Rentrons,messieurs, la nuit s’avance… Il n’est que temps de regagner sonhonnête lit !…

– M. Priski parle bien, M. Priski araison, dit Rouletabille. M. Priski va nous précéder sur lechemin des courtines…

– Je n’y vois aucun inconvénient, messieurs,si toutefois, « le neveu de M. de Rothschild »consent à me porter, car je tiens absolument à mon ligotage et jesuis un homme mort si vous oubliez une seconde que je suis votreprisonnier. »

Sur un signe de Rouletabille, La Candeurchargea ce paquet de M. Priski sur son épaule :

« Je n’ “arrête” pas de travailler cesoir, soupira le pauvre garçon.

– Et ça n’est pas fini ! » lui jetaRouletabille pour le consoler.

Au moment où toute la bande allait quitter laplate-forme, Athanase se campa devant Rouletabille. Le Bulgaretremblait encore de colère contenue :

« Je désirerais savoir ce que, pendantune heure, a pu vous dire Mlle Vilitchkov…

– Eh bien, pendant une heure elle m’a dit quevous n’étiez point son fiancé ! »

Athanase, en entendant ces mots, bondit surRouletabille et lui agrippa le poignet si fortement que le reporterne put retenir un petit cri de douleur. Il était, du reste,furieux, et essayait, mais en vain, de se débarrasser de l’étreintedu Bulgare. L’autre le serrait comme dans un étau !…

« Ah ! vous allez me lâcher !finit par lui dire Rouletabille, ou j’appelle La Candeur et je vousfais jeter par-dessus le toit, de l’autre côté du château, dans letorrent ! »

Ce programme très précis effraya-t-il leBulgare ? Toujours est-il qu’il lâcha Rouletabille et neprononça plus un mot. Le reporter courut derrière La Candeur etPriski. Les jeunes gens avaient hâte maintenant de retrouver ledonjon. Le chemin pittoresque fut parcouru sans aventures jusqu’aumoment prévu par le majordome.

Arrivés à cette maudite plate-forme de veille,il leur fallut s’arrêter. On devait passer au-dessus d’elle,derrière les créneaux, à moitié démolis d’un vieux mur qui avaitappartenu à l’enceinte primitive.

Au-dessous, sur la terrasse, la sentinelleallait et venait, d’un mouvement incessant, changeant de temps àautre son fusil d’épaule.

Cette sentinelle était un grand type de Turc,ma foi, fort déplaisant et qui avait une figure bien rébarbativesous la lune, laquelle, voulant sans doute profiter des raresinstants qui lui restaient pour se montrer jusqu’à l’aurore,s’était mise à briller de son plus vif éclat.

Donc nos jeunes gens s’étaient arrêtés etconsidéraient impatiemment cet encombrant gardien. Il ne fallaitpas songer à le tuer d’un coup de feu : le bruit eût donnél’éveil immédiatement au poste qui se trouvait un peu plus bas, àune dizaine de mètres de là et qui gardait une poterne duselamlik.

Pour le même motif, il était égalementimpossible de penser à une agression qui l’eût fait prisonnier. Sirapidement que l’opération eût été menée, la sentinelle eût bientrouvé le temps de pousser un cri.

Un coup de couteau donnerait un résultat tropproblématique.

Bref, toujours allongés derrière leurs débrisde créneaux, Rouletabille et La Candeur paraissaient assez enpeine.

La Candeur avait déposé M. Priski entreRouletabille et lui. Chaque fois que cette vilaine sentinelle deTurc revenait du côté de La Candeur, La Candeur tremblait comme unefeuille.

C’est que ce vilain Turc de sentinelle avaitla tête presque à la hauteur des créneaux, c’est-à-dire à lahauteur de La Candeur.

Si le Turc s’était dressé sur la pointe despieds, il n’aurait point manqué d’apercevoir La Candeur.

« J’ai peur, dit La Candeur.

– Tant mieux ! fit Rouletabille en sepenchant à l’oreille de La Candeur… Tant mieux !… tu vas luidonner ton coup de poing de la peur !… Tu sais, celui qui aassommé le sergent de ville !

– Ah ! oui… oui… acquiesça tout de suiteLa Candeur… Tiens, je n’y pensais plus… ça, c’est uneidée !…

– N’est-ce pas ? Quand il va revenir làtout à l’heure, et que tu auras sa tête, là sous toi… ça te serafacile !… On lui décrocherait presque son bonnet de dessus latête à ce grand diable de sentinelle de Turc !… Il viendrajusque-là !… Tu attends qu’il se retourne… Tu tâches à avoirtrès peur… et pan !

– Compris !… Compris !…

– Tu sais que si tu rates, nous sommes tous« cuits » !

– Ah ! tu me fais trop peur !…

– Tant mieux ! tant mieux !…

– Je sens qu’il n’en réchapperapas !…

– C’est ce qu’il faut, on le croira mort d’uncoup de sang. Tu comprends, il ne faut pas qu’on soupçonne…

– Le pauvre diable ! Il a peut-être desenfants !…

– Je m’informerai… va toujours…

– Taisez-vous ! conseilla M. Priskiau fond de sa ligature, le revoilà !… »

La sentinelle revenait, en effet, sous lesjeunes gens, et M. Priski, qui n’avait rien saisi de laconversation de ses hôtes et qui continuait à se demander commentils allaient sortir de ce mauvais pas, assista au spectaclesuivant, d’abord avec un certain effarement, ensuite avec unévident enthousiasme.

M. Priski aimait « l’ouvrage bienfaite ». Il fut servi.

D’abord il aperçut le neveu deM. de Rothschild qui gonflait le dos comme un animal àl’affût ; puis, lentement, M. La Candeur levait la massede son poing tremblant et formidable au-dessus du Turc quis’avançait avec une lenteur tout à fait majestueuse, puis tout àcoup M. Priski entendit « floc ! » et il ne vitplus de sentinelle.

« Je crois bien qu’il est mort ! ditLa Candeur en se tournant vers M. Priski et en le rechargeantsur son dos.

– Moi aussi, dit Rouletabille, je crois bienqu’il ne s’en relèvera pas !… C’est encore plus épatant quepour le sergent de ville.

– J’ai eu tellement peur !… expliqua LaCandeur.

– Tous mes compliments à monsieur, exprima àson tour Priski sur le dos de La Candeur… monsieur a un jolipoignet, monsieur fait sans doute de la culturephysique ! »

Dix minutes plus tard, ils étaient àl’extrémité de la courtine, devant le chemin du donjon.

« Vous pouvez me délier maintenant, ditM. Priski, nous n’avons plus à craindre les mauvaisesrencontres ; et puis je connais la manœuvre du petit pontvolant, je vais pouvoir vous aider. »

Le pont volant ayant été abaissé entre lacourtine et la chemise, la petite expédition descendit facilementdans le chemin de ronde du donjon. Elle revenait sans Ivana etquelqu’un manquait à l’appel. C’était Athanase Khetev. On ne savaitce qu’il était devenu.

« Laissons le pont volant baissé, ditRouletabille en constatant l’absence du Bulgare. Il ne faut pointlui couper la retraite. »

Précaution inutile… Athanase Khetev ne rentrapoint…

XV – Sur quelques événements quisurvinrent dans le donjon

Rouletabille dormit d’un sommeil de plombjusqu’à huit heures du matin. Alors il se réveilla en sursaut à unbruit de trompette qui sonnait dans la baille.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il en se frottant les yeux et en s’efforçant de seremettre moralement très vite « dans la situation ». Ellen’était point brillante, la situation, mais, au moins, l’expéditionde la dernière nuit l’avait faite aussi nette, aussi simple quepossible.

À un moment donné de cette journée nuptialeseraient réunis dans une même chambre du château : Gaulow,Ivana et le coffret byzantin !

Le dessein de Rouletabille était d’attendre cemoment-là pour « rafler » le tout : le marié quileur serait un précieux otage, la mariée qu’il se réservaitpersonnellement pour des noces moins païennes, et le coffretbyzantin dont il ferait cadeau au général Stanislawof.

Le « tassement » de cette entrepriseet la façon dont elle se présentait, qui permettrait de toutréussir ou de tout « rater », avait, dès la nuit même,consolé Rouletabille du quasi-échec de son expédition. En arrivantau donjon, il s’était jeté sur son lit, ayant hâte de prendre lerepos nécessaire avant le suprême combat du lendemain.

Il s’était endormi après s’être juré que,cette fois, il triompherait ou y laisserait la peau.

Il se réveilla très allègre. Un gai rayon desoleil pénétrait dans la formidable chambre. Le bruit clair etjoyeux de la trompette lui chantait dans l’oreille. Son premierregard fut pour le visage un peu « terreux », pour laphysionomie généralement sympathique, mais, dans le moment, moitiéfigue, moitié raisin, de ce bon M. Priski que Rouletabilleavait enfermé avec lui pour être sûr de le retrouver à son réveil,tant il l’aimait.

« Eh bien, monsieur Priski, qu’est-ce quec’est que ce bruit de trompette ? Vous ne me répondez pas.

– Monsieur je désirerais savoir si vous n’êtespas bientôt décidé à me rendre ma liberté !…

– Mais pourquoi donc, mon cher monsieurPriski ?

– Ce n’est point parce que je m’ennuie avecvous, loin de là, mais je commence à trouver ridicule ma détentionqui ne rime plus à rien et qui finirait par vous causer le plusgrave préjudice.

– Monsieur Priski, vous nous avez dit que vousétiez un si mince personnage que votre absence ne manquerait pointde passer inaperçue, surtout en ces jours de fête ; comme j’aibesoin de vous, je vous garde.

– Aurez-vous encore longtemps besoin demoi ?

– Vingt-quatre heures au plus !… Ça vousva ?…

– Moi je veux bien… mais vous verrez que çafinira par étonner tout de même quelqu’un que l’on ne m’aperçoiveplus…

– On vous croira occupé près de vos hôtes dudonjon… et ce sera la vérité…

– Et vous-mêmes, reprit Priski, on sedemandera ce que vous devenez !…

– Eh ! mais il n’y a aucune raison pourque l’on ne nous voie pas, nous autres ! N’avons-nous point lapermission de la libre promenade dans le château ? Nous enuserons, monsieur Priski, nous en userons ! Je n’ai jamaisassisté à un mariage musulman, moi !… et puisque nous sommesinvités, je tiens à bénéficier de l’occasion… Ne vous mettez pas enpeine pour nous. »

À ce moment, on entendit un grand tapage àl’étage au-dessus.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Rouletabille.

– Ça, monsieur, ce sont les Allemands dudessus qui s’impatientent ! Ils trouvent sans doute que l’ontarde bien à leur apporter leur petit déjeuner du matin.

– Qu’est-ce qu’ils prennent ?

– Du café, des confitures et desbiscuits !

– Mais nous avons aussi bien que cela à leuroffrir ! »

Rouletabille appela Modeste et lui ordonna deservir le déjeuner indiqué par M. Priski aux locataires dusecond.

Quand Modeste, toujours somnolent, eut prisles ordres, Rouletabille, par la porte entrouverte, eut tout loisird’entendre la conversation qui se tenait alors entre La Candeur etVladimir. La Candeur racontait l’expédition de la nuit dans destermes homériques.

Il se vantait d’avoir mis en fuite une arméede morts et de vivants, et agitait les bras, donnait des coups depied, semblait se battre avec le ciel et la terre, affirmant qu’ilavait assommé à coup de poing au moins dix hommes.

Au beau milieu de ce discours, Rouletabilletoussa.

La Candeur sursauta, se retourna, vitRouletabille, rougit et baissa la tête.

« Quand on est aussi capon que toi, mongarçon, fit Rouletabille, on est mal venu à raconter de pareillessornettes ! Ne le croyez pas, Vladimir… Il est aussi brave quece bon M. Priski, qui, avec ses histoires à dormir debout,voulait nous priver d’une petite promenade hygiénique, laquelle, detout point, s’est passée d’une façon charmante !

– D’une façon charmante !… D’une façoncharmante !… Enfin, s’exclama La Candeur, j’ai tout de mêmetué une sentinelle, moi !

– Toi ! tu as tué une sentinelle ?…Tu t’imagines cela, La Candeur et, permets-moi de te le dire toutde suite parce que je te veux du bien, que c’est une imaginationbien dangereuse, mon garçon !…

– Je croyais bien pourtant l’avoir tuée… et jene comprends pas…

– Ah ! tu ne comprends pas !… Quandon ne comprend pas, on n’imagine pas !… Rappelle-toi seulementce que t’a coûté à Paris ce pauvre petit coup de poing que tuavais, par mégarde, donné à un sergent de ville… et songe,malheureux, songe à ce que pourrait te rapporter en Turquiel’assassinat d’une sentinelle !…

– Ah ! l’assassinat, monsieur, je n’aipoint dit l’assassinat !… c’est horrible,l’assassinat !

– D’une pauvre sentinelle qui ne faisait demal à personne…

– À personne… ça c’est vrai !… elle nefaisait de mal à personne…

– Tu en conviens toi-même !

– Cependant, Rouletabille, elle nous bouchaitla route !

– Et c’est une raison parce qu’on a la routebouchée pour assassiner les gens ?…

– Mon Dieu ! je ne l’ai pas assassinéeet…

– Ah ! tu vois bien !… Et c’est tantmieux pour toi, car dans le cas où tu l’aurais tuée, cettesentinelle, tu serais, toi, pendu avant la fin du jour !…

– Avant la fin du jour ! tu crois ?…Ah ! Rouletabille, tu as raison… je n’ai certainement pas tuéce pauvre homme…

– Non, La Candeur, non, tu ne l’as pastué…

– Il n’y a eu qu’une coïncidence.

– Oui… une fatale coïncidence.

– Rappelle-toi, Rouletabille… Ce malheureuxest certainement mort d’un coup de sang, juste au moment où nouspassions.

– C’est ce que j’ai toujours pensé pour moncompte… Il est mort d’un coup de sang juste au moment où nouspassions et où tu lui donnais un coup de poing sur latête !

– Tu crois que je lui ai donné un coup depoing sur la tête ?

– Oh ! moi, je ne sais rien derien !… Tu étais plus près de lui que moi !…

– Écoute, Rouletabille, si nous avions desennuis à cause de ce Turc-là, voilà ce qu’il faut dire :« Le pauvre a eu un coup de sang et il est tombé sur monpoing !… »

– Et encore, continua Rouletabille, sérieuxcomme un pape, pourquoi est-il tombé sur ton poing ? Parceque, justement, tu t’avançais vers lui pour l’empêcher detomber !…

– C’est cela !… c’est tout à faitcela !… conclut La Candeur, à peu près rassuré et plein dereconnaissance pour son ami Rouletabille qui pensait à tout(heureusement pour ceux qui ne pensaient jamais à rien) et il seretourna du côté de Vladimir :

– Tu as entendu, Vladimir ? Tu saisexactement maintenant comment ça s’est passé avec ce pauvre granddiable de sentinelle de Turc.

– Oui, oui, répondit Vladimir, qui se retenaitde rire à cause du sérieux imperturbable de Rouletabille. Et soistranquille, va, je ne le raconterai à personne.

– Et vous, Vladimir, qu’avez-vous fait pendantnotre expédition ? demanda Rouletabille en procédantrapidement à sa toilette.

– Monsieur, j’ai mis le donjon en état dedéfense. J’ai transporté nos carabines et les fusils desdomestiques et toutes nos armes et munitions à toutes lesouvertures et à toutes les meurtrières qui, du haut en bas dudonjon (excepté au second, habité par les Allemands), se trouventen face de la poterne du mur de ronde. Si les agents de Kara Selims’étaient présentés à la poterne, monsieur, ils auraient été bienreçus, je vous prie de le croire.

– Compliments, Vladimir. Mais j’espère que tuas fait disparaître ce matin tout cet arsenal ?

– Non, monsieur.

– Imprudent !… Est-ce que tu ne m’as pasvu, en rentrant cette nuit, ranger ma dynamite ?… Courez,Vladimir, courez… Descendez toutes les armes et toutes nosmunitions dans le souterrain de la salle des gardes… Qu’on nesoupçonne chez nous non seulement aucune velléité, mais encoreaucune possibilité de résistance.

– Oh ! monsieur, fit Priski, je crois,tout compte fait, que ce n’est pas aujourd’hui que l’on pensera àvous déranger… Nos gens sont gris de la fête d’hier et ils ne seréveilleront que pour s’enivrer à la fête d’aujourd’hui !

– Mais je m’imaginais que les musulmans nedevaient boire que de l’eau…

– Monsieur, si nous étions restés pluslongtemps hier soir, à la réception de Kara pacha, vous auriez pujuger par vous-même qu’il est avec Allah desaccommodements. »

À ce moment, la trompette qui avait réveilléRouletabille retentit à nouveau et le reporter demanda à nouveau ceque cela signifiait.

« Cela signifie que le voyageur aperçudéjà une première fois par le veilleur a pris la route de laKarakoulé et qu’il sera ici avant dix minutes !

– C’est peut-être de nouveaux clients ?demanda Rouletabille.

– C’est peut-être les gendarmes ! espéraLa Candeur…

– Messieurs, écoutez ces nouveaux éclats de latrompette… Il nous arrive un grand personnage !… On sonne, ence moment, le rassemblement des misruks, qui sont des« lanciers » commandés par le Delhy-Bachi,c’est-à-dire le « chef des fous ». À mon idée, ça doitêtre le seigneur Kasbeck lui-même qui nous arrive !

– Le seigneur Kasbeck ! s’écriaRouletabille.

– Vous le connaissez ? demandaPriski.

– Non ! Non ! mais j’ai entenduparler d’un Kasbeck qui avait été chef des eunuques del’ex-sultan ! Serait-ce le même, mon cher monsieurPriski ?

– Mais c’est exactement lui. Oh ! c’estun homme, celui-là !… Un homme extraordinaire, aimable, bienélevé, poli, même avec les femmes, d’une science sanségale. Il sait tout… Il a tout vu !… Il parle quatrelangues !… Monsieur, si vous le connaissiez, il vous plairaitbeaucoup !… beaucoup !… Voulez-vous que je vous leprésente ?…

– Nous verrons cela, monsieur Priski.

– Il parle français comme vous et moi… Je suissûr qu’il serait enchanté de faire votre connaissance.

– Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

– Sans doute fêter le mariage de notre Karapacha. Ce sont deux vieux amis qui ont quelquefois de fortesdisputes à cause des affaires… mais ça finit toujours pars’arranger… On ne résiste pas au seigneur Kasbeck !… Etriche !… et généreux ! Quand il ouvre la main, monsieur,il y a toujours de l’or dedans !

« Messieurs, laissez-moi aller au-devantdu seigneur Kasbeck ? Si je ne suis pas là pour le recevoir,il ne manquera point de me faire chercher jusqu’ici.

– Bigre ! fit Rouletabille, voilà qui estbien ennuyeux.

– Messieurs, je comprends votre ennui, mais jereviendrai vous retrouver aussitôt que je le pourrai.

– Pardon, monsieur Priski, pardon… Vous nem’avez pas compris… Quand je dis que c’est ennuyeux… Je veux direque c’est ennuyeux pour vous !…

– Et comment cela, monsieur ?

– Vous pensez bien qu’après la confiance quenous vous avons montrée (car nous ne vous avons rien caché de ceque nous avons fait et de ce que nous sommes venus faire ici) ilnous est impossible de vous laisser approcher une personnequelconque de l’extérieur… Qu’allons-nous faire de vous, mon chermonsieur Priski ?

– On peut toujours le descendre dans lesouterrain ! émit La Candeur qui, par extraordinaire, avaitune idée…

– Bravo, La Candeur, tu te formes, mon ami…Descends donc tout de suite M. Priski dans lesouterrain !

– Vous n’allez pas faire ça ! protestaPriski hors de lui.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que nousfassions ? N’avez-vous pas dit vous-même que le seigneurKasbeck allait vous envoyer chercher ici ? Descends-le !Descends-le, La Candeur, et sans perdre une minute ! Etligote-le bien : il adore d’être ligoté, cet excellentM. Priski, et s’il n’est pas sage, tu iras le jeter dansl’oubliette !

– Grâce, monsieur ! »

Et comme Rouletabille s’éloignait ets’apprêtait à descendre.

« Vous n’allez pas me quitterainsi ? Où allez-vous, monsieur ?

– Présenter mes hommages à votre ami Kasbeck,mon cher monsieur Priski ! »

Rouletabille, en effet, descendit rapidement,après avoir recommandé à La Candeur une prompte exécution de sesordres. Dans la salle des gardes il rencontra Vladimir, qui venaitde descendre toutes les armes dans le souterrain. Il le pria delaisser le souterrain entrouvert, d’aider La Candeur à y descendreM. Priski, puis il lui donna l’ordre de venir le rejoindredans la baille, avec son camarade.

Avant de sortir il demanda encore desnouvelles d’Athanase Khetev, mais il lui fut répondu qu’on n’avaitpas revu le Bulgare, ce qui contraria fort Rouletabille.

« Où diable peut-il être passé ? Luiest-il arrivé un accident ? Quemanigance-t-il ? »

Telles étaient les questions qu’il se posait.Il redoutait par-dessus tout que l’autre n’eût pris une initiativequi contrariât la sienne.

Il poussa le verrou de la poterne et pénétradans la baille, où régnait une animation extraordinaire. Au milieud’une soldatesque revêtue des uniformes les plus baroques, il vitarriver, entre autres cortèges, celui de la musique militaire deKara pacha. Il imagina que ces messieurs, habillés comme des singesde foire et brandissant des cuivres bizarres, des tambours auxformes inédites, devaient être capables d’une prodigieusecacophonie. Depuis quelques minutes, il assistait à ce spectaclequand il fut rejoint par Vladimir et La Candeur, qui faisaient unefigure bien déplaisante. La Candeur se tenait tristement le nezavec son mouchoir.

« Qu’y a-t-il ? leur demandaRouletabille tout de suite, car les deux autres le regardaient avecconsternation sans lui faire part de la fâcheuse nouvelle dont ilsétaient certainement porteurs.

– Il y a, monsieur, commença Vladimir, qu’ilnous est arrivé une fâcheuse histoire avec ce Priski !…

– Quoi ! s’écria Rouletabille qui devintvert, il ne s’est pas échappé ?

– Mais si, monsieur…

– Ah ! misérables !… »

Vladimir l’arrêta, car il courait déjà audonjon.

« Monsieur ! monsieur !… Ils’est échappé, mais nous l’avons rattrapé !…

– Brute ! que ne le disais-tu tout desuite !

– Ça n’est pas si simple que cela,monsieur ! Il faut que vous nous écoutiez. La faute en estd’abord à La Candeur qui n’a pas ficelé M. Priski tout desuite comme je le lui recommandais.

– C’est vrai, La Candeur ?

– C’est vrai, avoua l’autre en baissant lenez.

– Qu’est-ce que tu avais donc à faire de sipressé ?

– Monsieur, je m’étais mis à étudier leterrain des opérations sur la carte du vilayet d’Andrinople…

– Et moi, fit Vladimir, je regardais l’heurequ’il était à ma montre quand tout à coup ce Priski nous a brûlé lapolitesse.

– Vous êtes donc toujours en train, quand jene suis pas là, d’étudier la carte du vilayet d’Andrinople et deregarder l’heure qu’il est ? Qu’est-ce que signifie encorecette histoire-là ?… Voilà plusieurs fois que je voussurprends dans cette curieuse occupation !… Que je vous ytrouve encore, moi, en train de regarder la carte et de consultervotre montre !

– Si on ne peut plus s’instruire ! grognaLa Candeur.

– Si on ne peut plus savoir l’heure qu’ilest ! soupira Vladimir.

– Allons ! continuez, vous m’avez l’airde deux jolis compères tous les deux !… Il ne faudrait pasessayer de me faire prendre des vessies pour des lanternes, voussavez !… Après !… Alors, vous l’avez rattrapé ?

– Oh ! nous l’avons rattrapé tout desuite dans l’escalier, nous l’avons ramené dans la chambre et,cette fois, La Candeur l’a ficelé ! Mais pendant que nous nele regardions pas, il s’est déficelé !

– Qu’est-ce que vous faisiez donc pendant quevous ne le regardiez pas ?

– Oh ! monsieur, nous croyions être bientranquilles, et La Candeur étudiait le terrain des opérations…

– Tonnerre !… Vous vous fichez demoi !… Vous me prenez peut-être pour un Ramollot ?… Ehbien, je vais vous apprendre comme je m’appelle, moi !… Il sedéficelle, et puis ?

– Et puis il s’est sauvé !…

– Mais vous l’avez rattrapé ?…

– Non, monsieur, cette fois nous ne l’avonspas rattrapé.

– Hein ?…

– Mais ne vous rendez pas malade… nous savonsoù il est.

– Et où est-il ?

– Il s’est sauvé chez les Allemands à l’étageau-dessus !

– Et vous n’y êtes pas allés ?

– Monsieur, nous en revenons. Nous avonsfrappé, frappé. Ils ont ouvert, puis aussitôt qu’ils nous ontaperçus, ils nous ont fermé la porte au nez.

– Tu veux dire que j’ai reçu la porte sur lenez ! dit La Candeur qui, en effet, avait le nez fort enflé.Ils se sont enfermés au verrou, et nous les avons entendus sedisputer avec Priski. Oh ! monsieur, ils lui en ont dit !Mais l’autre criait aussi fort qu’eux, si bien que nous avonscraint que le bruit de leur dispute ne passât le chemin de ronde dudonjon et que nous sommes accourus ici vous le dire !

– Et pendant ce temps-là, il est peut-êtreparti, tas d’idiots ! » leur jeta Rouletabille en prenantsa course vers le chemin de ronde.

Les autres le suivirent.

« Eh ! Rouletabille, ne crains rien,nous avons laissé Tondor et Modeste à la porte des Allemands avecla consigne de ne laisser sortir personne !…

– Quelle histoire !… Je ne peux pasm’absenter une seconde sans que vous fassiez desbêtises !… »

Ils furent tout de suite dans le chemin deronde. La Candeur leva le nez vers la meurtrière du secondétage.

« Tiens, on ne les entend plus !…Tout à l’heure quand nous sommes sortis d’ici, ilsbeuglaient !… »

Terriblement préoccupé par les suites quepouvait avoir la libération de Priski et se jurant que, désormais,il ferait tout lui-même, Rouletabille bondissait dans l’escalier dudonjon et arrivait à bout de souffle devant la porte des Allemands,où il trouvait Modeste étendu sur le seuil, comme un chien de gardeet dormant, et Tondor se promenant de long en large.

« Rien de nouveau ? demandaRouletabille en poussant un soupir de soulagement.

– Si, monsieur, répondit Modeste en ouvrantnaturellement la bouche d’abord, mais ce qui était moins naturelchez lui, un œil ensuite.

– Quoi donc ? Il n’est passorti ?…

– Si ! mais attendez !… Tondor etmoi nous nous sommes jetés derrière lui, ah ! bâillonné,ficelé ! Tondor s’y entend. Il n’a pas dit ouf !…

– Bravo, Tondor, applaudit Vladimir quiarrivait.

– Et où l’avez-vous mis ? demandaRouletabille.

– Mais nous l’avons descendu dans lesouterrain, comme nous l’avait dit M. Vladimir !

– Allons-y ! Je veux le voir !… Vousn’auriez pas dû le laisser tout seul ! et je me demande ce quevous faites encore ici !…

– Mais nous empêchons les autres desortir !… On nous a dit de ne laisser sortirpersonne !…

– Mais je m’en fiche des autres, tasd’idiots ! ! »

Rouletabille ne comptait plus que surlui-même. Toute la bande descendit : Rouletabille, La Candeur,Vladimir et les deux domestiques. Arrivés dans la salle de gardeceux-ci soulevèrent la dalle, et Modeste descendit. Comme il nedisait rien au fond de son trou, Rouletabille fut pris d’unepeur !

« Il n’y est plus !s’écria-t-il.

– Si ! si ! monsieur, il y est…Oh ! il n’a pas bougé, répondit la voix de Modeste. Tenez, jevais vous jeter le bout de la corde : Tondor lehalera. »

Un bout de corde fut en effet jeté dusouterrain dans la salle des gardes et Tondor hala de toutes sesforces. C’était un gars solide que Tondor et cependant ilparaissait « en avoir son plein », comme on dit.

« Jamais je n’aurais cru, fitRouletabille, que Priski était si lourd que ça ! »

Enfin le paquet humain arriva au niveau de lasalle des gardes : la tête émergea du puits. Une tripleexclamation échappa aux trois jeunes gens : ce n’était pas lafigure de Priski ! Ce n’était pas Priski. C’était une énormeface rousse et rubiconde et terriblement barbue. Il ne pouvaitprononcer une parole, un bâillon l’étouffait ; mais les yeuxqui lui sortaient de la tête et toute sa forcenée physionomiedisaient, mieux que des phrases, la fureur dont tout son être étaitanimé.

La surprise pour les jeunes gens était tropforte. Malgré la gravité de la situation, ils partirent à rire.

Les yeux de l’Allemand se firent plusféroces !

« Prenez garde qu’iln’éclate ! » fit La Candeur en se reculant avec sonordinaire prudence.

Mais Rouletabille avait déjà fini de rire et,quand l’Allemand roula sur les dalles comme une énorme saucisse, lereporter demanda à Modeste ce que cela signifiait.

« Monsieur, dit Modeste qui ne comprenaitrien à l’étonnement de ses maîtres et qui s’attendait à desfélicitations, on nous a dit de ne laisser sortir personne :La première personne qui est sortie est monsieur, nous nous sommesassurés de monsieur…

– Monsieur, je vous présente toutes mesexcuses : il y a eu erreur », fit Rouletabille en sepenchant sur l’Allemand.

Mais celui-ci dardant sur le reporter des yeuxde flamme, secoua la tête. Il n’acceptait pas les excuses.

« Reportez-le en haut, commandaRouletabille ; Il faut voir ce qu’est devenu Priski.

– Oh ! monsieur, dit Modeste, il estcertainement toujours là-haut, sans quoi nous l’aurions vusortir.

– M’est avis, dit Vladimir en suivantRouletabille qui remontait vivement au second étage, m’est avis quesi cet Allemand s’est risqué hors de sa chambre pour aller sansdoute menacer quelque autorité turque des représailles de son pays,c’est que les autres ont conservé là-haut Priski comme otage.

– C’est la seule chose en laquelle j’espèreencore, appuya Rouletabille. Nous allons leur rendre leurAllemand ; espérons qu’ils nous rendront Priski.

– Espérons-le, monsieur. Voici toujoursl’Allemand. »

Les domestiques, en effet, apportaientl’Allemand, toujours ficelé.

« Vous savez, dit Vladimir, qu’ils sonttêtus comme le diable. Comment allons-nous faire pour qu’ilsveuillent bien ouvrir leur porte ?

– Enlevez le bâillon del’Allemand ! » ordonna Rouletabille.

Le bâillon fut enlevé.

Aussitôt une bordée redoutable d’injurestudesques fut projetée sur le palier. Mais aussitôt aussi, au sonde cette voix si chère, la famille allemande ouvrit sa porte.

On vit apparaître Mama, Gretchen et les deuxJungenmänner(jeunes gens) qui hurlèrent en apercevantl’équipage dans lequel on leur ramenait leur chef de famille.Vladimir finit tout de même par leur faire entendre que s’ils leurrendaient M. Priski, on leur rendrait leur paterfamilias.

« Ia ! Ia !Ia ! » commanda la terrible voix du terribleAllemand ficelé.

Alors les jungenmänner apportèrent unnouveau colis, c’était ledit M. Priski, ficelé également etbâillonné. Rouletabille livra le paquet allemand et prit possessiondu paquet Priski. La porte se referma avec éclat. Les verrousfurent tirés à l’intérieur et une voix retentissante déclara quel’on n’ouvrirait plus qu’au consul allemand lui-même !

« Maintenant, descendons monsieurPriski », fit Rouletabille.

Le pauvre majordome fut redescendu dans lasalle des gardes, puis glissé dans le trou du souterrain oùModeste, en punition de sa stupidité, fut chargé de lesurveiller.

« Enlevez-lui au moins sonbâillon », dit Rouletabille, après avoir examiné de près lasolidité des liens.

La Candeur se pencha et enleva le bâillon deM. Priski au moment où celui-ci allait disparaître dans letrou et au moment aussi où l’effroyable cacophonie des musiciens deKara pacha éclatait à quelques pas de là, dans la baille.

« Voilà la fête qui commence ! euttout juste le temps de dire avec beaucoup de mélancolieM. Priski avant que la dalle qui refermait le trou ne luiretombât sur la tête.

– Ce pauvre M. Priski, dit Rouletabille,n’a pas beaucoup de distraction ! Et puisqu’il ne peut pasaller à la fête, allons-y, nous autres ! Nous lui raconteronsce qui s’est passé.

– Et nous rapporterons de la pâtisserie àModeste », ajouta La Candeur qui était toujours bon pour lesdomestiques.

XVI – Où l’on voit apparaître pour lapremière fois le seigneur Kasbeck

Ah ! les voyageurs de l’hôtel desÉtrangers pouvaient faire, en ce beau jour, tout ce qu’ilsvoulaient. On n’avait guère le temps de s’occuper d’eux. Et ilspurent juger par eux-mêmes combien ils comptaient pour peu de chosedans ce brouhaha de réjouissances nuptiales ! On les bousculaet ils bousculaient. On ne les regardait même pas !… Les gensde Kara pacha se disaient que c’étaient des voyageurs comme ils enavaient tant vu passer dans le donjon et qui disparaîtraient unbeau jour, comme les autres !

Ils étaient arrivés à nouveau dans la baille,au moment où l’harmonie officielle achevait sa musique du diable etoù chacun se précipitait derrière un groupe de cavaliers quientouraient le kaïmakan, Stefo le Dalmate et un nouveau personnageque Rouletabille n’eut point de peine à connaître pour Kasbeck, cartous le nommaient.

Ce Kasbeck était une chose énorme, montée surune mule magnifique harnachée ; il était tout enveloppé desvoiles blancs les plus rares, et il apparaissait vraiment grandseigneur musulman en ceci qu’il faisait tenir toute son élégancedans la blancheur et la finesse des tissus dont il parait samonstrueuse personne. Le malheur était qu’il fût eunuque, ce quilui enlevait beaucoup de sa dignité de seigneur, mais ce quiaugmentait de beaucoup sa valeur marchande. Et quand un eunuquecomme Kasbeck peut se vanter d’avoir été le premier eunuque dudernier sultan, il trouve à sa fortune incomplète bien desconsolations.

Rouletabille n’eut que le temps d’apercevoirsa masse éclatante de blancheur, sa tête enrubannée à la mode desvieux Turcs, son profil gras, son menton lourd, sa bouche fine etses yeux petits, mais très spirituels.

Tout cela sautait au trot de la mule qu’avaiteffrayée la musique et tout cela disparut avec Stefo le Dalmate,les cavaliers, les lanciers, le chef des fous et les Albanais, sousla voûte romane, au pavé sonore, qui précédait la cour duselamlik…

Rouletabille pensait : si vraiment il estvenu pour acheter Ivana, il va faire une tête en apprenant lemariage… Mais quelle foi faut-il ajouter aux histoiresd’Athanase ?… Voilà sur quoi il faudrait être fixé… et quefait en ce moment le Bulgare ?

Le reporter finissait par redouter qu’il luifût arrivé réellement malheur, qu’il eût été victime d’un accident,qu’il fût tombé du haut d’un toit, d’une courtine !…

Vladimir avait suivi la foule du côté duselamlik, Rouletabille l’arrêta.

« Non, dit le reporter, pas de ce côté.Nous connaissons cet endroit et nos instants sont précieux… »et il l’entraîna sous une autre voûte, vers un côté du château,qu’ils ignoraient encore, et qui était plus proche des bâtiments duharem, lesquels étaient dominés par la quatrième tour de l’Ouest,dont l’échauguette servait à Rouletabille de point de repère.

La grande cour dans laquelle ils pénétrèrenten sortant de la baille, vers le fond, les étonna tout de suite parson aspect de village.

Décidément, ce Château Noir était un monde, sesuffisant à lui-même, capable de nourrir un peuple. La cour étaittout entourée de petites maisons paysannes, commodes, riches etchaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaientde propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraited’hiver ; on voyait là des bœufs assez petits et maigres à lavérité, des moutons magnifiques à larges queues, des chèvres àlongs poils tombant jusqu’à terre.

Rouletabille, derrière le chenil, avaitdécouvert un petit escalier aux pierres usées qui grimpait le longdu roc et permettait d’atteindre une courtine à créneaux. Il fitsigne aux jeunes gens de s’arrêter et grimpa lestement sur ce murqui fermait ce coin du Château Noir, mur du haut duquel il pourraitvoir ce qu’il y avait derrière…

« Oh ! oh ! fit Rouletabille enarrivant au haut de son mur, d’où il découvrit un vastequadrilatère désert, nous ne sommes pourtant pas dans le quartierdes esclaves. »

Et il s’aplatit derrière les créneaux.

« C’est pourtant là le marché,continua-t-il, le marché aux esclaves, ou je me trompe fort… Quandon en a vu un, on les a vus tous… et il est impossible d’en oublierl’aspect triste, inquiétant, nu, délabré, sordide. »

Il avait déjà vu de ces places spéciales,consacrées à la vente de la chair humaine, au Maroc et en AsieMineure. Et dans ce qu’il avait sous les yeux, il reconnaissait ladisposition unique de ces étranges et lugubres carrefours.

Cette disposition consistait en une successionde piliers qui, le plus souvent, soutiennent la voûte d’une galeriequadrangulaire, dans l’ombre de laquelle s’accroupit et grouille lamarchandise humaine. Mais quand il n’y a pas de galerie, lespiliers, carrés et trapus, édifiés en épaisse maçonnerie, sont toutde même là. C’est autour d’eux que les lots d’esclaves étaientautrefois groupés, poussés à coups de fouet. Maintenant que lavente se fait avec une discrétion louable, même dans les partiesles plus reculées du monde musulman, et le plus souvent hors dumarché, ces piliers ne sont plus généralement considérés et visitésque comme des objets historiques.

À la Karakoulé cependant, le marché auxesclaves servait encore, puisque Rouletabille, du haut de sonobservatoire, ne tarda pas à voir apparaître, sur sa gauche et sursa droite, une double troupe ou plutôt un double troupeau humainqui sortait de deux voûtes romanes, obscures et basses, trouéesdans les murs, et dont les grilles venaient d’être ouvertes par desserviteurs.

En même temps survenaient, avec quelquesofficiers, le seigneur Gaulow lui-même et l’eunuque Kasbeck. Gaulowétait tout en noir, comme la veille. Une grande épée lui pendait aucôté, et, de temps à autre, il s’appuyait, des deux mains, sur sonpommeau, comme font les bourreaux dans les vieilles estampes.Kasbeck était tout en blanc, comme nous l’avons vu. Il n’avait prisque le temps de descendre de mule. Il paraissait fort irrité etsemblait ne point vouloir entendre raison sur tout ce que luidisait le maître du Château Noir.

Pour qu’ils continuassent à discuter ainsi enpublic ; et pour qu’un eunuque de l’éducation de Kasbecklaissât voir aussi ostensiblement sa mauvaise humeur, il fallaitque la cause de leur querelle fût bien importante.

Si Rouletabille n’avait pas assez d’yeux pourvoir, il eût voulu avoir encore de plus grandes oreilles pourentendre. Mais sa bonne fortune le servit encore. Sans doute, pourne pas être compris de ceux qui les entouraient, Kasbeck et Gaulowse querellaient en français et quelques éclats de leur ardenteconversation parvenaient jusqu’aux créneaux derrière lesquels lereporter se dissimulait. Aux gestes et aux mots qu’il put discernerlorsque les deux interlocuteurs, dans leur promenade enfiévrée,passaient à portée de son ouïe, il crut comprendre que l’eunuque serefusait à entrer dans le détail d’un marché qui ne lui convenaitpas.

C’est en vain que Gaulow voulait attirerl’attention de Kasbeck du côté des galeries où les serviteursvenaient de faire ranger un lot de belles esclaves qui seprésentaient le visage découvert, souriant de toutes leurs dentsqu’elles avaient éclatantes, et le regard brillant. Elles étaient,pour la plupart, fort convenablement vêtues d’étoffes de damas etde mousselines de Brousse dont elles s’étaient parées aveccoquetterie.

Certes, toutes n’auraient pu faire desodalisques, car il faut beaucoup de choses pour cela et desqualités qui ne s’acquièrent point sans une grande volonté ni sansun travail prolongé, mais la plupart étaient capables de tenir leurrang comme esclaves dans des maisons importantes, et de devenirkjajakadine (première dame de compagnie) avec de la conduite ;et même, celles qui savaient compter, haznadarousta (trésorière).C’était leur rêve, du reste : celui qu’on avait fait entrevoirà ces demoiselles et à leurs parents avant de les acheter enCircassie, chez les Kurdes ou dans les plaines d’Anatolie, carcelles que l’on volait étaient les plus rares et venaient alorspresque toutes de la haute Arménie…

Cette bonne volonté dans l’esclavage etl’avenir qui leur était promis rendait tous ces visages presquegais. Rouletabille, qui avait vu de tristes hordes bousculées surles marchés de l’Atlas, en Mauritanie, ne retrouvait point cetteimpression d’angoisse, de révolte et de pitié qu’il avait ressentiejadis au spectacle de l’encan humain.

Pendant ce temps, Kasbeck, de plus en plustêtu, continuait à ne vouloir rien entendre :

« J’ai là tout ce qu’il vous faut !disait Gaulow avec une patience bien surprenante et en essayant deséduire son hôte par la douceur… je me suis arrangé pour qu’il n’yait aucun retard dans la livraison…

– Ta ta ! ta ta !… laissez-moitranquille ! grondait Kasbeck en essuyant son visage écarlateet tout ruisselant de sueur…

– Deux petites filles de Monktara…

– Ni de Monktara ni d’ailleurs…

– Elles n’ont pas neuf ans et dansent commedes almées…

– Laissez-moi tranquille avec vosalmées !…

– J’ai une jeune fille de Samarie…

– Je n’en veux pas !… Gardez votremarchandise, Kara Selim !… Gardez-la toute…

– Vous avez tort… Je vous aurais consenti unegrande diminution…

– Et moi, je vous aurais donné plus de cinqmille livres turques en plus du prix convenu (plus de cent millefrancs), pour celle que vous savez bien. »

Rouletabille n’avait pas eu besoin d’entendrecette dernière phrase pour comprendre que toute la colère del’eunuque venait de ce que Gaulow lui refusait la seule esclave àlaquelle il tenait par-dessus tout. Le maître du Château Noir avaitcertainement appris à Kasbeck que celle qu’il venait chercher pourremplacer la petite Irène, descendue dans un sac de cuir au fond duBosphore, n’était plus à vendre ! que cette Ivana, surlaquelle l’eunuque avait cru pouvoir compter pour le harem del’ex-sultan, allait devenir la femme de Gaulow !… sa premièrekadine favorite ! et que ces noces inattendues seraientcélébrées le jour même ! Aussi la fureur de l’eunuque étaitextrême.

« Je ne comprends pas !… Non, je necomprends pas, finit-il par dire à Gaulow, qu’on fasse de pareillesbêtises pour les femmes ! »

Gaulow ne put s’empêcher de sourire :

« Eh ! je savais bien que vous neseriez pas content, mon cher Kasbeck, et que vous m’en diriez detrès désagréables… mais, que diable ! vous finirez bien parentendre raison !… Tenez !… Il y en a deux, là, que jevous ai gardées pour la bonne bouche… »

Ce disant, il fit un signe et on fit avancerdevant un pilier, au premier rang, deux femmes qui étaiententièrement enveloppées dans leur feradje et dont lafigure était invisible sous le yasmak…

« Ce sont des princesses, celles-là… Vousentendez ! de vraies petites princesses… les filles d’un aghaen disgrâce dont nous avons surpris la caravane aux environs deSour… Tenez ! regardez-moi ça !… »

Et le geste de Kara Selim repoussa au fond dela cour ses officiers et les serviteurs. Il ne resta près d’eux quel’un des eunuques de service qui souleva le yasmak des deux petitesprincesses. Rouletabille aperçut deux adorables figures, au teintpâle, aux grands yeux noirs très tristes qui se laissaientdévisager comme des choses mortes, sans un mouvement de recul ou derévolte…

« Et les dents ?… Voulez-vous voirles dents ? »

Gaulow leur fit ouvrir la bouche…

« Elles n’ont pas plus de quatorze ans,vous savez !… »

Mais Kasbeck haussa les épaules et, pour bienmontrer qu’il en avait assez de cette comédie, cracha parterre.

Du coup, Gaulow pâlit.

L’injure était forte. Un autre que Kasbeckl’eût payée sur l’heure. Mais sans doute Kara Selim avait-il debonnes raisons pour se contenir car il se tourna d’un autre côté,comme s’il n’avait rien vu.

« Alors, vous ne m’achetez rien, Kasbeck,c’est bien entendu ? »

Il n’attendit point la réponse pour ordonnerle départ des esclaves qui reprirent le chemin obscur des grilles,avec docilité.

On n’avait même pas regardé les hommes.Ceux-ci s’étaient tenus en tas, dans le coin opposé de la cour, àpeine visibles sous la galerie. Ils n’étaient point nombreux, maisles spécimens que Rouletabille put apercevoir étaientsuperbes : des nègres d’Éthiopie, quelques Abyssins, de beauxmulâtres…

« Mon cher Kasbeck, tenta encore KaraSelim… j’ai un eunuque nubien, étonnant, rarissime… qui ferait trèsbien à la porte d’un harem de Galata ; il est grand, a desmoustaches énormes, il ferait honneur à son maître avec un costumerouge et or et des pistolets à sa ceinture, je vous assure…

– Rien du tout !… »

Les esclaves hommes disparurent en silencecomme avaient disparu les femmes… et les officiers de Kara Selim,et les serviteurs quittèrent aussi la cour… Il ne resta plus dansle grand quadrilatère sinistre que Gaulow qui était pourtant aubout de sa patience ; cela se voyait au froncement de sessourcils, à l’éclair cruel de son regard quand Kasbeck lui tournaitle dos…

« Ce n’est pas moi qui ne suis pasraisonnable ! » répondit Kasbeck en prenant le bras deGaulow et en l’entraînant au fond de la cour. Et ilajouta :

« Sommes-nous tranquilles ici pourcauser ?

– Oui, répliqua Gaulow… plus tranquilles quedans mon Selamlik, où il y a toujours des oreilles derrière lesportes… Mais parlez vite, mon cher… car je vous ai dit que je memariais, et l’on attend plus que moi pour que la fêtecommence !

– Kara Selim, tu te maries avec Ivana !tu fais une faute ! Il serait devenu foud’Ivana !… Il l’est déjà !… Ilne vit plusqu’avec sa photographie, celle que tu m’as envoyée et que tu avaispu dérober il y a cinq ans !… Sur cette image, c’est étonnantcomme cette Ivana ressemble à son Irène !… On dirait sa sœurjumelle… et tu sais s’il l’aimait celle-là !…

– Pourquoi l’a-t-il tuée ?…

– Tu sais bien qu’elle le trompait avec Mehmedbey : double crime, celui de l’adultère et celui de commettrecet adultère avec un jeune Turc qui conspirait contreAbdul-Hamid ! Le sac de cuir était tout indiqué. Mais après,ce qu’il l’a regrettée !… Ce qu’il l’a pleurée, sonIrène !… Aucune autre n’a pu la lui faire oublier… Dame !on l’avait prise pour lui, toute petite… et on l’avait bien élevéepour lui… La sultane Valideh s’en était si bien occupée !…Elle en avait fait un petit chef-d’œuvre !…

– Justement, console-toi, Kasbeck… Abdul-Hamidn’aurait rien retrouvé d’Irène dans Ivana… Ivana est uneParisienne… et il ne les aime pas !…

– Mais c’est la sœur d’Irène !… Cetteidée-là le fait passer par-dessus tout !… C’est la sœurd’Irène et elle lui ressemble !… Enfin, ill’attend !…

– Tu lui diras que le coup n’a pas réussi.

– Il ne voudra plus me croire… Je n’aiconservé d’influence sur lui qu’en lui assurant que je pourrais unjour lui présenter une autre Irène…

– Mon cher Kasbeck, vous parlez comme unenfant, répartit l’autre en reprenant son ton de grandecérémonie ; ce n’est pas vous qui avez besoin d’Abdul Hamid,dans sa triste situation, c’est lui qui a besoin de vous, de nous,de tous ceux qui n’ont point perdu l’espoir de le faire remontersur le trône !

– À ce propos, dit Kasbeck, j’ai vu Tysal etSabah, pacha, et Djavid et Kiassim !…

– Eh bien, où en êtes-vous ? demandaGaulow avec une grande précipitation, laquelle pouvait s’expliqueraussi bien par l’intérêt qu’il portait à l’entrevue de Kasbeck avecces messieurs que par le désir qu’il avait de changer deconversation.

– Où nous en sommes ? Par Allah !cela va très bien ! Le complot prend corps. Ils ont tous assezdu comité Union et Progrès et se déclarent prêts à travailler cettefois pour eux, c’est-à-dire pour Abdul-Hamid si celui-ci s’y prêteun peu.

– Il y a un an que vous me dites cela,Kasbeck…

– Ils n’attendent qu’une occasion, et aussi,vous le savez bien, de l’argent… beaucoup d’argent… Ils enmanquent… Ils ont déjà disposé de leur fortune pour la cause… c’estdes millions qu’il faudrait, pour être sûrs de réussir… car il nes’agit point uniquement d’assassiner le gouvernement, ce seraittrop simple !… Il faut que… « l’événement » coïncideavec un soulèvement de toute l’Asie Mineure… Un soulèvement pareil,mon cher Kara Selim, ne peut se produire, qu’avec la complicité desautorités… et, ça coûte cher, les autorités… »

Ici, Kasbeck coula un regard sournois du côtéde Kara Selim et poussa un soupir.

« Ah ! si nous avions les millionsde la chambre du trésor !… dit-il.

– Parlons-en de la chambre dutrésor ! répondit Kara Selim en s’appuyant négligemmentsur le pommeau de sa grande épée… Elle n’a jamaisexisté !…

– Il y a longtemps, Kara Selim, que vous êtespersuadé de cela ? demanda Kasbeck en regardant fixementGaulow qui ne sourcilla point.

– Depuis mon dernier voyage à Constantinople.Les indications que vous m’avez données ne signifient rien,absolument rien. J’ai vu Canendé Hanoum… Elle ne savait même pas ceque je voulais dire avec le couloir de Durdané… Elle n’a jamaisentendu parler de ce couloir-là au temps où elle était au harem…Jamais le nom n’a été prononcé devant elle… bien mieux, elle nevoit pas comment, à l’endroit qui nous occupe, ce couloir aurait puconduire à un escalier descendant à la chambre dutrésor !…

– Canendé Hanoum est prudente, fit observerKasbeck… Elle a toujours passé pour une grande diplomate. Admettonsqu’elle n’ait point voulu se compromettre…

– Elle m’a juré qu’elle était sincère !…et savez-vous ce qu’elle m’a dit encore ? Elle m’a dit que siun pareil couloir avait existé, le grand eunuque en eût su quelquechose ! »

Kasbeck secoua la tête :

« Le maître a toujours eu ses petitssecrets ; même pour le grand eunuque, exprima-t-il…Enfin ! si elle ne sait rien du couloir, elle a tout de mêmeentendu parler de la chambre du trésor ?

– Naturellement, comme tout le monde auharem !… concéda Gaulow. Mais elle n’est point loin de croireà une légende.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement… Elle ne m’a pas cachéqu’elle ne croyait guère à une fable inventée dans les heuresd’ennui au harem… Toutes les petites cervelles de ces damestravaillaient ferme sur ce thème : la chambre mystérieuse oùAbdul-Hamid enfermait, entassait depuis des années des sommesincalculables, des bijoux, des joyaux de toutes sortes… Un contedes Mille et une Nuits, mon cherKasbeck !…

– Il ne faut pas oublier, mon cher Kara Selim,que nous sommes justement dans le pays de ces contes-là !… EtAbdul-Hamid aura été le dernier sultan qui les aura renduspossibles ou, du moins, qui en aura réalisé quelques-uns !…Cette chambre du trésor était bien dans sa manière… Pourquoin’aurait-il pas eu une chambre pour cacher ses trésors comme il enavait tant pour cacher sa personne ?… Rappelez-vous lastupéfaction avec laquelle les nouveaux venus, dès les premiersjours de la révolution triomphante, ont découvert tout cetenchevêtrement architectural qui faisait de Yildiz-Kiosk unevéritable boîte à surprise, avec des chambres truquées d’où l’onpouvait sortir sans être vu d’aucun serviteur et dans lesquelles onpouvait entrer alors que l’on vous croyait ailleurs !…Rappelez-vous ces mannequins extraordinaires que l’on trouva dansune cave du Djihan-Numa-Kiosk, au fond du jardin intérieur,mannequins ressemblant autant que possible à Abdul-Hamid et qu’ildisposait le soir, derrière telle ou telle fenêtre, dans tellechambre où il était censé travailler, alors qu’il allait se reposerdans une autre !… Et vous trouvez d’une imagination enfantinel’histoire de la chambre du trésor ! Mais vous savez bienqu’Abdul-Hamid était avare ! Ce qui eût été tout à faitextraordinaire, c’est qu’il n’eût point une chambre commecelle-là !… Réfléchissez-y !…

– On l’a cherchée partout ! répliqual’autre… Les hommes du nouveau régime et les deux gouvernements quise sont succédé ont tout bouleversé pour mettre la main sur lestrésors d’Abdul-Hamid, au fond d’Yildiz-Kiosk, et on n’a rientrouvé !… Abdul-Hamid n’était pas un sot et justement parcequ’il était avare et connaissait exactement le prix de l’argent, iln’eût jamais laissé dormir ses fonds dans une cave !… et, lapreuve, c’est qu’il avait des comptes partout et des dépôtspartout, aux banques de Paris, de Berlin, de Londres !… Enfin,si cette chambre existait avec des richesses fabuleuses,Abdul-Hamid, qui n’a plus d’espérance que dans ces richesses-làpour remonter sur le trône, vous aurait déjà donné le moyen certainde les retrouver !…

– Eh ! vous savez bien qu’il n’aconfiance en personne !… Il craint d’être volé et c’est trèsnaturel !… D’un autre côté, il voudrait bien agir… ce qui faitque tantôt il semble prêt à parler… et que tantôt il retient saparole… Enfin, la dernière fois il a « lâché » le couloirde Durdané… et il m’a formellement assuré que la chambre du trésorse trouve sous ce couloir-là.

– Oui, mais le couloir n’existe pas ! n’ajamais existé !…

– Eh ! vous n’en savez rien !

– Ne vous a-t-il pas dit que Canendé Hanoum leconnaissait. Eh bien, il vous a menti ! Il vous mène enbateau, mon cher !… Il a trompé tout le monde, toute savie !…

– Cependant, vous lui êtes toujours dévoué,Kara Selim !

– Toujours !… C’est lui qui a fait mafortune, qui m’a fait pacha !… qui m’a fait vali !… Quim’a fait maître de l’Istrandja-Dagh !… Avec le nouveaugouvernement il n’y a rien à faire pour moi !… je ne me faispas d’illusion, allez !… Le comité Union et Progrès et, d’unautre côté, les gens de Mahomed Chevket pacha me laissenttranquille parce qu’ils ont assez à faire à se quereller entre eux,mais ni avec les Jeunes-Turcs… ni avec le parti militaire je nepourrai jamais m’entendre… Soyez tranquille, Kasbeck, je marcheavec vous !… et le moment viendra, je n’en doute pas, oùAbdul-Hamid, avec l’aide ou sans l’aide des richesses de sa chambredu trésor, retrouvera son trône !… Il y aura encore de beauxjours pour Marénin-Kiosk, l’Adjem-Kiosk !… et le musée desanimaux !… Allah est grand !…

– Si la guerre éclate et si les Turcs sontbattus, comme on peut le craindre… exprima gravement Kasbeck, c’estla victoire à brève échéance d’Abdul-Hamid !…

– Eh bien, mon cher ! fit Gaulow enquittant le banc de pierre où il était assis… je suis plus patrioteque vous !… La victoire d’Abdul-Hamid à ce prix-là… je n’envoudrais pas !… Ma foi non !… Voyez-vous, Kasbeck… jehais trop ce pays-là !… »

Et ce disant, Gaulow montrait du doigt la cimedes monts qui le séparaient de la Bulgarie… Et son visage, si beau,quand il était au calme ou animé des sentiments de l’amour,redevint instantanément hideux de férocité. Les sourcils froncés,les lèvres relevées, la mâchoire mauvaise, il fixait le Nord d’unregard de haine terrible…

« Mes frères, les Bulgares… murmura-t-ildans un rictus sinistre… qu’ils y viennent donc !…

– Croyez-vous qu’ils vont venir ?Croyez-vous qu’ils sont prêts ? demanda Kasbeck…

– Ils vont venir… mais ils ne sont pasprêts… » ricana-t-il.

Et il ajouta, en regardant l’eunuque d’unefaçon assez étrange :

« Vous pouvez m’en croire, Kasbeck…je reviens de là-bas… je suis très renseigné !…Et maintenant, venez !… j’entends le chant joyeux destrompettes !… Ce sont les ripailles qui commencent…Aujourd’hui, je me dois à mes amis… dont vous êtes, Kasbeck… Mafoi, je crois bien que vous êtes mon meilleur ami !… Auselamlik, Kasbeck ! on nous attend !…

– Encore un mot, Kara Selim, fit l’eunuque… Jevoudrais que vous me répondiez franchement sur un point qui metient à cœur… En vérité, en toute vérité, vous ne croyez pas à lachambre du trésor ?…

– Ma foi, non ! je n’y croispoint !…

– Vous ne croyez point qu’en cherchant entrele haremlik, la bibliothèque et le Bosphore ?…

– Tout cela est bien vaste jusqu’auBosphore !…

– Vous savez bien que l’on prétend que lachambre du trésor communique avec le Bosphore et qu’il était facileà Abdul-Hamid de noyer ses richesses d’un seul coup !… Onracontait encore cela de mon temps, à Yildiz-Kiosk !… Je suispersuadé que si l’on cherchait du côté des ruines de Tcheragan…

– Vous êtes fou ! Kasbeck, vous perdez latête !…

– Écoutez ! fit Kasbeck en lui mettantune main sur l’épaule, écoutez, Kara Selim, je sais que vous avezcherché du côté des ruines de Tcheragan !…

– Moi !…

– Oui, vous !

– Quand ?

– La dernière fois que vous êtes allé àConstantinople…

– Mon cher, je suis allé aux échelles prendremon caïk qui m’attendait pour me conduire aux Eaux-Douces d’Asie,voilà tout !… Allons ! au selamlik !… »

Et il parvint à l’entraîner bien que l’eunuquetêtu s’obstinât à vouloir obtenir de lui d’autres précisions surson dernier voyage à Constantinople…

Quand ils furent partis, Rouletabille, qui,depuis plus de vingt minutes, n’avait pas fait un mouvement,commença par se dégourdir les jambes, puis poussa un soupir. Ilavait des « fourmis » dans les pieds et des flammes dansle cerveau !… Ah ! certes, il ne regrettait pas sonankylose ! Ce qu’il avait entendu derrière son créneau valaitbien un tour de rein !… Abdul-Hamid amoureux d’Ivana !…le complot !… assassiner le gouvernement !… lachambre du trésor !… Yildiz-Kiosk ! Ah !mais ! Ah ! mais !… Il y avait bien des pages del’agenda qu’il comprenait maintenant !…

Tant de notes mystérieuses qui ne pouvaientêtre que des aide-mémoire pour celui qui les avait tracées etrestées lettre morte pour tout indiscret qui aurait pu mettre lenez dans le précieux livre, prenaient toute leur significationmaintenant, après la conversation des deux compères !…

Ces noms propres et ces adresses… cesinitiales… c’était le complot tout cela !… c’était la listedes conspirateurs !… et tous ces chiffres et ces petits plans…ces carrés, ces losanges, ces parallélépipèdes se succédant de pageen page, ici avec un point d’interrogation et là un pointd’exclamation !… mais tout cela c’était… c’était… lesrecherches de Gaulow autour de la chambre dutrésor !… Il avait un joli toupet de prétendre qu’il n’ycroyait pas !…

Précieux agenda !…

Comme Rouletabille se félicitait d’avoir pugarder pour lui, tout seul, le secret de sa trouvaille dans le parcdu général Vilitchkov !… Plusieurs fois, il avait été sur lepoint d’en parler au général Stanislawof d’abord, à Athanaseensuite… et de le leur soumettre, pensant qu’ils y trouveraienttout de suite des choses que son ignorance de l’Orient et deslangues orientales ne lui permettait pas de comprendreimmédiatement…

Et puis, au dernier moment, il avait toujoursété retenu… par le pressentiment qu’un pareil carnet tombé d’unepareille poche (celle de Gaulow) pourrait être un jour très utile àcelui qui le déchiffrerait… et qu’il lui serait surtout une arme sitout le monde continuait d’ignorer qu’il la possédât…

Aujourd’hui, il était bien récompensé, car iln’était pas possible que les secrets de ce carnet-là ne l’aidassentpoint dans l’aventure formidable où il était engagé avecIvana ! avec Ivana que se disputaient Abdul-Hamid qui espéraitdevenir son maître, Gaulow qui se disait déjà son époux, Athanasequi se prétendait son fiancé et lui, Rouletabille, qui était sûrd’être le seul aimé ! et, par conséquent, qui n’était pasloin, surtout depuis cinq minutes, de se croire le plusfort !

Après un dernier coup d’œil donné à cettepartie du Château Noir et aux courtines qui montaient du côté duharemlik, il se résolut enfin à redescendre et à regagnerla « bergerie » où il avait laissé La Candeur etVladimir. Mais il ne retrouva point les reporters dans cette couret, du reste, ne s’attarda point à les rechercher.

Il reprit hâtivement le chemin du donjon aumilieu de la cohue des gardes qui faisaient grand tapage dans labaille. Mais à l’hôtel des Étrangers Rouletabille constata avecplaisir que c’était grand calme et que nul ne songeait à venirtroubler la paix des voyageurs.

Dans la salle des gardes, Modesteronflait : Tondor cousait des galons d’argent à son habit,comme il en avait vu à celui du majordome de lakarakoulé ; enfin, au premier étage, dans leschambres, Rouletabille tomba sur Vladimir et sur La Candeur qui, àson aspect, se mirent une fois de plus à « étudier le terraindes opérations et à regarder l’heure à la montre ».

Trop d’objets sollicitaient l’activité dureporter pour qu’il daignât s’étonner une fois de plus d’uneattitude qui l’avait déjà intrigué, et il donna l’ordre aux deuxjeunes gens d’aller lui chercher aussitôt M. Priski. En mêmetemps, il commanda à Modeste, qu’il avait réveillé, au passage,d’un solide coup de pied dans la partie la plus charnue de sonindividu (Modeste dormait sur le ventre), de préparer un excellentdéjeuner pour le majordome du Pacha noir.

M. Priski fut monté, déficelé,frictionné, réchauffé, cajolé, choyé au possible. Il en avait leslarmes aux yeux.

« Qu’est-ce que vous allez encore medemander ? exprima-t-il avec une certaine défiance, carl’expérience l’avait instruit.

– Monsieur Priski, commença Rouletabille, enle faisant asseoir à la table que Modeste avait recouverte de sesconserves les plus appétissantes, monsieur Priski, je vais vousdemander de me faire l’honneur d’accepter ce modeste repas. Et,pendant que vous mangerez, comme nos minutes sont précieuses, vousaurez la bonté de suivre sur ce mur blanc, le tracé que je vaisfaire à l’aide de ce charbon noir. »

Sur quoi Rouletabille dessina sur la muraillele plan de la karakoulé,avec ses cours, ses bâtiments, sesmurs, ses diverses enceintes.

« Est-ce à peu près cela ?demanda-t-il à M. Priski quand il eut achevé toute cettegéométrie.

– C’est tout à fait cela, soupiraM. Priski, la bouche pleine.

– Vous ne voyez point quelque petite erreur àrelever ?

– Ma foi, non.

– Le haremlik et le selamlik sont bien placéspar rapport l’un à l’autre ?

– Mon Dieu ! oui !…

– Eh bien, monsieur Priski, vous allez memarquer avec ce charbon la place exacte où se trouvait, dans leharem, l’appartement de l’ex-première kadine que l’on a remis cesjours-ci entièrement à neuf (je parle de l’appartement) pour qu’ilpuisse être étrenné ce soir par Ivana Hanoum ? »

M. Priski se leva, prit le charbon desmains de Rouletabille et alla faire une croix à un point extrême duplan. Puis il revint s’asseoir après avoir rendu au reporter son« crayon ».

« Merci ! fit Rouletabille, je vouscrois trop intelligent, monsieur Priski, pour mettre, une seconde,en doute votre bonne foi. »

M. Priski leva les yeux au ciel commepour l’attester de ses excellentes intentions à l’égard d’unétranger qui lui faisait servir un aussi excellent déjeuner, dansune aussi méchante circonstance.

Cinq minutes plus tard, M. Priski étaitredescendu au fond de son trou et Modeste était chargé de sa gardeparticulière.

XVII – Les noces d’Ivana Hanoum

Le matin de ce grand jour, Ivana avait vuentrer dans sa chambre de la tour de l’Ouest une vieille damed’aspect fort aimable et d’allure obséquieuse, mais qui commandaitavec autorité aux quelques esclaves qui l’avaient suivie.

C’était la yen-khich-kadine, c’est-à-dire lamaîtresse des cérémonies de la chambre nuptiale. Jusqu’à l’heure oùelle appartiendrait à l’époux, Ivana appartiendrait à cettefemme.

Elle comprit cela tout de suite et se laissafaire. Elle se laissa enduire de cosmétique et couvrir d’essences.On lui teignit de henné les ongles et la plante des pieds.

Les servantes, chargées de la toilette,papillonnaient autour d’Ivana et de la kadine, qui donnait unordre. Celle-ci apportait le riba, condiment à base d’antimoine, aumoyen duquel on donne aux cils et aux sourcils cette teinte d’unnoir bleu qui commence à être apprécié même en Occident, et quirend les yeux si expressifs et si langoureux. Celle-là étaitchargée du sari, pommade composée de litharge et de réalgardestinée à faire tomber le dernier duvet. Les crèmes de sandal, derose et de jasmin étaient apportées par d’autres, qui travaillaientà genoux. Enfin, vinrent le rouge et le talc, pour donner à la peaul’onctueux de l’ivoire poli.

Ces soins délicats terminés, on cerclad’anneaux d’or les chevilles, les jambes et les bras de la bellefiancée. On attacha à son cou un collier de quatre rangs de perles,et à ses oreilles des pendeloques du plus bel orient. Les doigts dupied et de la main disparurent sous les bagues garnies de diamants,de rubis, d’émeraudes et de turquoises.

On lui natta sa longue et luxuriante chevelureque l’on couvrit du tarbouche.

On lui fit revêtir un caleçon de satin roseaux larges plis et ne tombant que jusqu’au genou ; on lui fitpasser une tunique bleue, également de satin, ajustée à la taille,très échancrée sur le sein, soutachée d’argent et brodée desemences de perles. Un cachemire blanc de la plus grande finesselui ceignit les reins. Les manches de la tunique étaient fendues,laissant voir la blancheur des bras emprisonnés dans les cerclesd’or.

Quand elle fut ainsi habillée et parée, Ivanadut se laisser conduire par la maîtresse des cérémonies jusqu’auharem qui communiquait avec la tour de l’Ouest par une portebasse.

Une troupe d’esclaves l’attendait dès le seuilet la saluèrent à genoux. Elle fut presque aussitôt introduite dansune grande pièce appelée le divan, qui était garnie dumeuble circulaire connu sous le même nom et qui donna également cenom à tous les genres de réunion qui s’y tiennent.

À la vue de la belle jeune fille, unevingtaine de femmes nonchalamment accroupies, soit sur le divan,soit sur des nattes de jonc, soit sur de magnifiques tapis dePerse, se levèrent en tumulte, quittant leurs narghilés au longbout d’ambre et se pressant avec une ardente curiosité et desexclamations de joie autour de la nouvelle arrivée.

« Une Françaoni ! »s’écrièrent-elles…

Pour ces dames, toute femme qui n’est pointmusulmane est une Française !… du moins ont-elles gardél’habitude de l’appeler ainsi, car la plupart d’entre elles ontreçu une instruction et une éducation qui ne leur permettent plusd’ignorer la géographie.

« Machalla ! elle estcharmante ! » déclarèrent-elles toutes.

Elles savaient cependant que c’était unerivale ou une nouvelle maîtresse devant la volonté de laquelle toutallait céder désormais au harem, mais elles prenaient garde d’enmontrer du dépit. Et puis elles lui étaient reconnaissantes de lesavoir débarrassées de la première kadine, qu’elles détestaient.

Elles lui prenaient les mains, les baisaient,admiraient ses yeux, caressaient sa soyeuse chevelure.

Parmi ces femmes, il y en avait qui étaientvêtues splendidement. La soie, les broderies d’or, la finemousseline d’ananas, les perles fines, les diamants lourdementenchâssés s’étalaient à profusion dans leurs ajustements et pointtoujours avec le meilleur goût. Les kadines de l’Istrandja-Dagh nesauraient rivaliser avec celles du Bosphore, qui savent s’habilleravec autant de science que de délicatesse, soit à l’ancienne mode,soit à la mode parisienne.

Ici, on était au fond de l’Orient le pluslointain, de celui des vieux âges. Depuis le charmanttarbouche, espèce de bonnet grec, posé coquettement surdes nattes de cheveux entremêlées de petites pièces d’or quifaisaient entendre au moindre mouvement de tête leur bruitmétallique, jusqu’aux mignonnes babouches, jusqu’aux colliers decorail qui s’entrelaçaient sur les poitrines, tout datait, toutétait vieux-turc.

Celles qui étaient le plus brillamment paréesse nommaient les cettis, ou « dames », hiérarchiquementclassées. Les autres étaient des odalisques chargées de fonctionsplus ou moins subalternes.

Il y avait, comme chez les hommes de la maisonmilitaire d’un bey, la cetti porte-chibouk, la cetti porte-café,et, en remontant dans le rang, l’effendicetti (la savante, cellequi s’occupe des écritures). À chacune de ces fonctions étaientattachés des honneurs, de la considération et une portiond’autorité.

Toutes ces femmes s’empressaient autourd’Ivana, examinant son habillement, ses bijoux, lui faisant descompliments et l’assaillant de questions.

Ivana souriait vaguement et ne répondait pas,mais elles n’avaient pas l’air de s’en apercevoir.

Sur ces entrefaites, la yen-khieh-kadine seleva et entraîna Ivana et ses esclaves dans un boudoir où étaientpréparés la robe et les joyaux de la mariée.

Ivana ne marqua aucun étonnement, aucunénervement de se voir à nouveau entre les mains des femmes. Si elleavait cru en avoir terminé avec les exercices de la toilette, lamaîtresse des cérémonies lui fit comprendre que le costume dont onl’avait vêtue pour son entrée au harem, ne pouvait servir pour lacérémonie. La jeune fille, que tant de gestes autour d’elleauraient pu avoir agacée, ne protesta point cependant ; sansdoute était-elle décidée à laisser couler les événements de cettejournée avec calme et un certain fatalisme.

On la dévêtit donc et on lui passa une longuerobe brodée d’or et garnie d’une grosse frange autour de lajupe ; la maîtresse des cérémonies lui affirma que cette robe,délicate attention de Kara Selim, était sortie des ateliers d’unedes meilleures maisons parisiennes de Constantinople. Ce vêtementavait deux longues traînes qui furent tenues par deux esclavescircassiennes d’une beauté et d’une grâce remarquables.

Le bonnet aux sequins fut remplacé par unlourd diadème de diamants et l’on ajouta aux bijoux dont Ivanaétait déjà couverte ceux qui avaient été enfermés soigneusementdans la chambre du trousseau.

Parée de cette façon, Ivana, dont le visageavait été enveloppé non point du yasmak ordinaire, mais d’un voilerose qui cachait complètement ses traits, fut reconduite dans lasalle du divan où, cette fois, Kara Selim l’attendait.

Celui-ci avait toujours ce costume noir quenous avons décrit et qui faisait de lui un seigneur moyenâgeux fortélégant, mais funèbre.

La seule parure exceptionnelle qu’il avaitsortie pour ce grand jour consistait dans un collier d’un grandprix qui pendait sur sa poitrine. Il laissa venir à lui Ivana, enlui souriant joliment de sa belle bouche toujours un peuféroce.

Son regard, devant cette jolie personne, sisomptueusement habillée et qui allait bientôt lui appartenir, étaitcelui d’un homme épris. On ne pouvait s’y tromper à la façon dontil faisait le tour d’Ivana et des « charmes » qu’ellelaissait entrevoir.

La yen-khieh-kadine fit agenouiller la jeunefille devant Kara Selim comme elle eût dû le faire devant son père,selon la coutume, mais le père d’Ivana ayant été assassiné par KaraSelim, c’était celui-ci qui se présentait pour le remplacer. Et songeste, en la circonstance, avait encore cette signification qu’ilne recevait sa nouvelle femme de personne et qu’il ne la tenait quede lui.

Avec des manières pleines d’une grâce ardenteet audacieuse, il la releva, osa lui donner sa bénédiction suivantla mode ottomane, et lui mit autour de la taille une ceinture dediamant, symbole de la dignité de femme mariée à laquelle elleallait être élevée.

Chez les Turcs, une femme ne doit point portercette ceinture avant le jour de son mariage, et l’acte d’agrafer laceinture est une espèce d’investiture que l’on confère à la jeunefille comme le symbole de l’état de femme. Cette coutume est encoreusitée, du reste, dans certaines parties de l’empire pour lesjeunes hommes qui partent à la guerre ; car, au temps jadis,l’investiture du sabre se faisait avec une pompe qui ne le cédaiten rien à la célébration du mariage.

Au même instant, une pluie de pièces d’or etd’argent tomba sur les têtes des spectatrices, qui se roulèrent lesunes sur les autres dans leur impatience d’en attraperquelques-unes. Cet empressement n’était point dû à la cupidité,mais au fétichisme. Cet argent, en effet, est tenu en grandeconsidération en Turquie parmi les gens superstitieux, et là-bastout le monde l’est plus ou moins. On dit que ces pièces de monnaieportent bonheur ; aussi les garde-t-on aussi longtemps quepossible, de manière à ne pas laisser échapper la bonne chance.

La cérémonie de la pluie d’or terminée, KaraSelim offrit son bras à Ivana qui y appuya, en tremblantlégèrement, le bout de ses doigts ; et il donna l’ordre à layen-khieh-kadine de les précéder dans la chambre nuptiale.

En comprenant que Gaulow la conduisait déjàdans son appartement, Ivana se sentit tout à coup si faible qu’elledut s’appuyer davantage sur le bras qui la dirigeait. L’époux crutà une tendre pression de celle qui allait devenir sa femme et il lalui rendit avec amour.

Ivana était défaillante.

Si le voile rose qui l’enveloppait n’avaitpoint caché son visage, Kara Selim et les assistants auraient étéépouvantés de sa pâleur.

Allait-elle avoir la force de suivre jusqu’aubout l’héroïque et terrible programme qu’elle s’était tracé ?Elle avait accepté d’avance le sacrifice avec une sorte de divineallégresse qu’ont dû connaître les martyrs ; pas une seconde,elle n’avait pensé qu’il lui était possible d’hésiter entre sonhonneur, sa vie, son amour et le salut de la patrie. Puisqu’elle nepouvait connaître le secret du coffret byzantin qu’en se donnant àcet homme qui avait été le bourreau de sa famille, elle lui avaitdit :

« Je serai à toi !… »

Mais voilà que l’heure étant venue de sedonner, il lui semblait qu’elle n’allait plus avoir que la force demourir !…

Depuis la première heure du jour, elle n’avaitété qu’une poupée entre les mains des femmes, se laissant tourner,retourner, admirer… si loin d’elles… si loin !… la penséeperdue dans un rêve vague qu’elle n’eût su préciser, mais où ellefuyait avec acharnement cependant l’image précise d’un Gaulow laprenant dans ses bras… et maintenant elle sentait qu’au fur et àmesure que les minutes s’écoulaient, le froid courage dont elleavait fait preuve jusqu’au matin de ce jour-là, la décisive énergiequi l’avait soutenue dans le plus ardent péril… oui, elle sentaitque tout cela fondait, s’en allait, la laissait désarmée…

Elle avait d’abord follement espéré, tellementelle était devenue faible et enfantine, que cette journéed’habillage, de déshabillage, de salutations entre poupées, seprolongerait indéfiniment… et que le soir, le terrible soir seraitlong… plus long à venir… que les autres soirs… Et voilà que tout àcoup Kara Selim, amoureux, n’attendait point l’heure nuptiale et laconduisait dans sa chambre !…

Ah ! elle ne pouvait mettre en doute lasignification de ce geste qui l’avait relevée avec passion, de laprécipitation avec laquelle ce barbare sanguinaire, qui devait setrouver bien magnanime d’avoir déjà tant attendu, la conduisait àla chambre fatale…

« Zo ! » murmura-t-elle.

Oui, dans cette minute désespérée, ce futcette syllabe dont elle saluait familièrement notre Rouletabillequi expira sous le voile rose… Ce fut l’image du petit reporteraccouru vers elle à travers tous les dangers qui se dressa dans sonesprit déséquilibré par la précipitation des événements, etpeut-être, dans ce moment-là, regretta-t-elle de ne pas l’avoirsuivi quand il était venu la visiter sur les toits comme unehirondelle.

« Zo !… »

Est-ce que Rouletabille n’allait pasapparaître pour l’arracher à cet homme qui lui souriait d’une façonsi infâme ?

Elle jeta autour d’elle un regard éperdu, maisà travers les mailles fines de son voile, elle n’aperçut que lesvisages d’insouciance ou de gaieté de ses compagnes qui l’avaientsuivie.

Mais alors elle n’allait donc point resterseule avec cet homme ?

La chambre, en effet, où elle venait depénétrer, s’emplissait d’un pépiement d’oiselles, du caquetage desinvitées qui ne cessaient de venir grossir la troupe des femmes duharemlik de Kara Selim et des rires de très jeunes filles conduitespar de grasses matrones.

De voir encore tout ce monde autour d’elle,cela calma son insupportable angoisse.

Il ne paraissait point qu’on dût les laisserseuls tout de suite, car certaines s’installaient, s’étendaientdéjà sur les tapis. Alors, elle regarda bien cet appartement, cettechambre, la chambre de ses noces. Celle-ci avait été décorée d’unefaçon digne de la fille d’un grand vizir. Le divan avec sescoussins était tout en riche velours rouge brodé d’or d’un bout àl’autre ; les coussins avaient à chaque coin des glands deperles. Les fenêtres et les portes étaient ornées de superbesrideaux de soie dont la frange était également d’or.

Une grande fenêtre balcon s’ouvrait dans unmur. Cette fenêtre était naturellement munie de barreaux àl’extérieur et de treillage en bois à l’intérieur. Tout cetassemblage, appelé djumba, était doré.

Le tapis était un de ces magnifiques etmoelleux gobelins dont les dessins et les couleurs surpassent toutce qu’on a pu faire dans ce genre en Orient.

Enfin, dans le fond, était dressé l’aski.

Cet aski est une chose assez curieuse, unmeuble qui appartient à la fiancée et qui ne reste là que pendantla cérémonie du mariage. L’aski n’est ni plus ni moins que le trônede la fiancée, sur lequel elle se place pour recevoir les hommagesde la foule. On donne le nom d’aski non seulement au siègelui-même, mais en particulier à une espèce de tente ou de dais detulle rose qui se suspend au plafond et descend gracieusementjusque sur le plancher. Ce dais était parsemé d’étoiles d’or etsurmonté d’une guirlande de fleurs qui descendait jusqu’en bas enforme de festons. C’est dans cette niche féerique que s’assied lajeune fiancée pour recevoir les hommages et les félicitations desdames.

Kara Selim conduisit lui-même Ivana sous ledais et la fit asseoir. Il n’eut garde de lever son voile, mais illui prit une main entre les siennes et s’étonna de la trouverglacée. Il lui demanda si elle avait peur de lui. Ivana, pour touteréponse, secoua la tête.

« N’oubliez point, Ivana, ajouta-t-ild’un certain air où elle vit de la menace et, ce qui lui parut plusgrave, de la raillerie, n’oubliez point que vous m’avez promis dem’aimer !…

– Et vous, murmura la jeune fille, nem’avez-vous point promis quelque chose ? »

Gaulow sourit comme il savaitsourire :

« Ah ! ah ! fit-il, vous pensezencore au coffret byzantin ?

– Je vous ai dit, Kara Selim, combien jetenais à ce coffret et qu’il est plein pour moi des plus précieuxsouvenirs, des médailles, des bijoux que je considère comme desfétiches, et que l’on m’a fait regarder comme tels depuis ma plustendre enfance ; comment pouvez-vous vous étonner que j’ytienne, et que, surtout dans un jour comme celui-ci, je veuille lestoucher ?…

– Vous les toucherez ! Vous lestoucherez, Ivana, promit Kara Selim, de sa voix la plus douce, maiscomprenez que je ne pouvais faire apporter dans la chambre nuptialeun meuble qui y serait en ce moment déplacé. Regardez cette chambreet remarquez que, selon l’usage, vous n’y voyez ni chaise, ni sofa,ni coffre d’aucune sorte, rien en dehors de l’aski. C’est lacoutume qui le veut ainsi[6]. Ce soir,vous trouverez tout le mobilier dont vous pourrez avoir besoin etce coffret byzantin dont vous avez tant envie. »

Elle le remercia et il s’éloigna car uneunuque venait au-devant de lui et faisait signe qu’il avait unecommunication pressante à lui faire. On venait alors lui annoncerl’arrivée de Kasbeck et, aussitôt, il quitta sa jeune épouse,laquelle, le voyant s’éloigner, poussa un profond soupir desoulagement.

Cependant la foule curieuse des femmesl’entourait et elle dut rester exposée ainsi à leurs regards, àleurs remarques et quelquefois à leurs quolibets, pendant plus dedeux heures. Elle étouffait, elle eût voulu se lever, respirer unautre air que celui-ci, qui était surchargé de parfums, mais laterrible kadine était là qui veillait à ce qu’elle ne fit aucunmouvement qui ne fût permis par le cérémonial.

Enfin, on ouvrit la porte de la chambre dutrousseau, et toutes les kadines et les invitées venues du dehorss’y précipitèrent.

On peut s’imaginer qu’il y eut de nombreuxcris d’admiration dans la chambre du trousseau d’Ivana. Le seigneurKara Selim devait avoir bien fait les choses. Cependant, beaucoupde ces dames sortirent du djeiss-odassi avec des rires et desréflexions désobligeantes qu’elles exprimèrent assez haut pour quela nouvelle mariée, toujours assise sous son dais comme une idole,les entendît.

« Il y avait dans cette chambre,disaient-elles, de grandes richesses, mais elles ne leur étaientpas inconnues. Tous ces objets somptueux avaient déjà servi à ladernière kadine favorite, celle dont Ivana venait prendre laplace. »

Et, à propos de cette kadine, les unes seracontèrent à l’oreille, mais toujours assez haut pour êtreentendues de la fiancée, qu’on ne la reverrait plus, car elles’était montrée si insupportable à la suite de sa disgrâce que KaraSelim, pour s’en débarrasser, n’avait pas hésité, la nuit dernière,à la faire précipiter dans le ialniss guidich (ce queM. Priski appelait le « je prends tout et je ne rendsrien ! » et ce qui signifiait textuellement« l’aller seulement »), dans la terrible oubliette de lacour des esclaves !…

Cette petite nouvelle, rapportée certainementdans le sentiment de faire réfléchir la nouvelle maîtresse sur lafragilité des choses humaines, ne parvint pas cependant à fairefrissonner Ivana qui, en ce moment, n’avait pas peur de la mort,mais de l’amour.

Enfin la maîtresse des cérémonies donna lesignal pour que l’on se rendît au réfectoire, et Ivana put quitterl’aski et se mêler au reste de la société, qui ne cessa del’assourdir de compliments et de commérages, tout en se bourrant desauces et de sucreries.

Pendant ce temps, la chambre nuptiale restaitvide. Mais bientôt, elle était envahie par les esclaves chargées demeubles, sous la conduite de la maîtresse des cérémonies, quifaisait remplacer l’aski par un grand lit en marqueterie, disposaitavec régularité les fauteuils et les sofas, la table de toilette,et tout ce qui pouvait apporter un peu de confort moderne à cettepièce si nue tout à l’heure. Ayant jeté un coup d’œil à tout cetassemblage d’une richesse de fort mauvais goût, mais qui lacontenta parfaitement, la yen-khieh-kadine s’en alla enfin enfermant les portes. Si par hasard elle fût revenue une heure plustard, ses oreilles auraient été certainement surprises par un bruitd’une nature particulière qui venait de la fenêtre du fond, decette fenêtre à balcon, garnie de grilles et de treillages doréesappelés djambas, sur laquelle elle avait fait glisser un hautrideau de tapisserie. Mais elle ne vint pas, et ce bruit, qui étaitcomme une sorte de grincement ressemblant singulièrement à celuique produirait une lime mordant et usant le fer, se continua à peuprès jusqu’au moment où nous retrouvons notre Rouletabilleaccourant au selamlik, Rouletabille que la bienveillantehospitalité de Kara Selim avait envoyé chercher et qui se rendait àcette nouvelle invitation en toute hâte, avec ce bon La Candeur,qui paraissait du reste aussi essoufflé que lui.

« Pourvu que l’on ne se doute derien !… murmurait celui-ci, qui n’avait point perdu l’habitudede trembler à propos de tout et à propos de rien…

– Vladimir est venu nous chercher tout desuite, répliquait Rouletabille. Ils doivent bien comprendre qu’ilnous fallait au moins le temps de nous habiller…

– Tout de même, c’est une veine, cettefête !… Si tous ces gens-là ne passaient pas leur temps àboire, à manger et à danser, il y a beau temps qu’ils auraient levéle nez en l’air et qu’ils nous auraient coffrés, avec notre maniede nous promener sur les toits !

– Touche du bois ! commanda Rouletabille,superstitieux. Il ne faut jamais évoquer lacatastrophe !

– Saperlotte !… fit La Candeuren arrêtant soudain Rouletabille et en devenant tout pâle…

– Quoi encore ?… qu’y a-t-il ?… maisparle donc !

– Eh bien, nous sommes partis si vite que j’aioublié de retirer la corde… Elle est toujours attachée à lacheminée et elle se balance dans le vide !…

– Malheur !… Tu n’en fais jamaisd’autres !… gronda Rouletabille…

– Si je courais dire à Vladimir de refaire lechemin des courtines et d’aller l’enlever !…

– Oui, va !…

– J’y vais !… »

Et le bon La Candeur se disposait à allerréparer sa gaffe quand une main se posa un peu bien rudement surson épaule…

Il se retourna…

C’était Stefo le Dalmate, accompagné de cettesorte de chapelain qui parlait si bien le français.

« Eh ! messieurs ! quedevenez-vous ? demanda cet homme au béat sourire. Il ne manqueplus que vous au selamlik. Notre seigneur Kara Selim vous a déjàréclamés deux fois…

– Monsieur, dit Rouletabille, nous étions bienfatigués de notre journée d’hier et nous prenions quelque reposquand on est venu nous inviter de la part de Kara Selim…

– Oui, nous étions encore tout endormis,ajouta La Candeur, si bien, monsieur, que j’ai oublié mon mouchoirde poche et que je retourne le chercher si vous n’y voyez aucuninconvénient.

– Jamais de la vie !… Vous vousmoucherez dans votre serviette », répliqua cet hommesale et tyrannique qui, aidé de ce grand brutal de Stefo leDalmate, poussa les deux jeunes gens dans la salle du banquet.

Quant à Kasbeck, qui avait aperçu deux habitsà l’européenne et qui s’était fait aussitôt renseigner sur lesvoyageurs, il voulut qu’on lui présentât tout de suite lesjournalistes.

Rouletabille fut très heureux de faire laconnaissance de ce majestueux et brave eunuque auquel il allaitpouvoir demander quelques précieux renseignements sur la marche dela cérémonie.

Rouletabille avait besoin de savoir, dans ledétail, comment on se marie en Turquie. Kasbeck, justement, ne luimarchanda point son bavardage. L’eunuque était surtout fier demontrer sa pure science de la langue française et de vanter lesmœurs turques dont il faisait la condition du bonheur parmi leshommes.

En même temps, il sirotait doucement un petitverre d’alcool, ce qui n’est point absolument défendu par leProphète, qui n’a pensé qu’au jus de la vigne…

« Ce qu’il y a d’admirable chez vousautres Orientaux, dit Rouletabille, c’est votre philosophie…

– Certes oui !… cela même est unecondition du bonheur… C’est pourquoi je ne crois pas que Kara Selimsoit jamais heureux, fit-il. Il est resté un homme de l’Occident etne sait que courir les aventures nouvelles… Il se remue trop. Iln’est pas assez gras !… Regardez-moi la figure qu’ilfait : il est sinistre.

– Il trouve peut-être que nous l’ennuyons, ditle reporter… Il voudrait, sans doute, avoir déjà rejoint sa jeuneépouse…

– Halte-là ! Pas avant l’ombre du soir,mon petit ami !…

– Ah ! vraiment, pas avant l’ombre dusoir…

– Non ! non !… jusque-là il n’a pasle droit de remettre les pieds dans la chambre nuptiale. Maintenantil nous appartient !… »

Rouletabille, sans doute, n’avait point besoind’en savoir davantage, car il fit un signe à Vladimir, et ilss’esquivèrent avec une rapidité que Kasbeck trouva assez déplacée.Quand il tourna la tête, le jeune homme n’était plus là.

Rouletabille et La Candeur sortirent duselamlik sans grande difficulté, en évoluant avec adresse parmi lesgroupes étendus sur les tapis et en se frayant un chemin au milieudes comédiens et des danseurs.

« Dépêchons-nous, disait Rouletabille, etnous arriverons certainement à achever notre besogne avant« l’ombre du soir ». Ce M. Kasbeck est un bien bravehomme d’eunuque… Il m’a un peu rassuré, car nous avons encore dutemps devant nous…

– As-tu remarqué, demanda La Candeur, comme ceM. Kasbeck a une drôle de voix ? Il a la voix commecassée ; c’est peut-être à cause de cela qu’onl’appelle : Kasbeck. »

Mais ils eurent bientôt fini de rire.

Comme ils sortaient du cloître qui précédaitle selamlik pour entrer dans la « baille », ils revirenten face d’eux Stefo le Dalmate et l’homme qui parlait si bienfrançais.

En même temps, une vingtaine de soldats lesentourèrent et ils ne purent plus ni avancer ni reculer.

« Qu’est-ce que çasignifie ?… » demanda Rouletabille atrocement pâle, caril comprenait que, dans ce moment où le salut d’Ivana ne dépendaitplus que de sa liberté, on le faisait prisonnier !…

Il essaya toutefois de payer d’audace.

Mais une voix le fit se retourner et il duts’appuyer contre le mur pour ne point tomber : cette voix-làétait celle de M. Priski, de ce cher M. Priski lui-mêmequi lui disait :

« Cela signifie, monsieur Rouletabille,que j’avais bien raison de vous dire que vous aviez tort de jouerce gros jeu-là ! et que toute cette petite histoire seterminerait beaucoup plus mal pour vous que pour moi !… Je nevois guère que M. le neveu de Rothschild qui pourraitmaintenant s’en tirer… et encore il faut que son oncle l’aimebien !… »

Ni Rouletabille ni La Candeur n’eurent letemps de répondre, car les soldats les emmenèrent avec assez debrutalité.

XVIII – Nuit d’amour ! Ô nuitd’amour ! Ô belle nuit d’amour !

Au harem comme au selamlik, chez les damescomme chez les hommes, le reste de la journée se passe à savourerles délices de la table et les charmes de la musique. L’heure de laprière du soir et la voix de l’iman mirent tout à coup fin auxorgies et interrompirent les chants. Chacun, parmi les hommes,s’empressa de prendre hiérarchiquement place dans les rangs desfidèles qui allaient invoquer la bénédiction du ciel sur ceux qui,en ce jour-là, allaient être unis par le lien sacré du mariage.

Au premier rang aurait dû se trouver le pèrede la fiancée ; mais nous avons dit pour quelle raison, plusmauvaise que bonne, il n’était point là, et pourquoi, là encore,Kara Selim crut bon de prendre sa place devant tous ses officiers,ses intimes et ses serviteurs.

Quand les prières furent terminées, toute lasociété se leva et forma un cercle autour de l’iman qui, setournant vers le fiancé, récita une courte oraison pour invoquerAllah et le prier de faire descendre ses bienfaits sur les nouveauxépoux.

À peine les derniers mots étaient-ilsprononcés qu’une retentissante fusillade éclata tout à coup dans lechâteau.

Kara Selim, qui jusqu’à ce moment s’était tenules bras croisés et le front de plus en plus sombre, leva la tête,et comme chacun autour de lui se montrait assez inquiet des coupsde feu que l’on venait d’entendre, il calma l’émoi de tous d’unephrase prononcée d’une bien sinistre façon :

« C’est la fête de nuit quicommence ! » dit-il.

Dans le même instant, un officier accouraitvers lui.

« Eh bien ? demanda KaraSelim.

– C’est fait,monseigneur ! » répondit l’officier en s’effaçantaussitôt…

Kara Selim sembla alors avoir recouvré du coupsa bonne humeur. Et il riait de toutes ses dents féroces en disantà ses invités :

« Maintenant, vous pouvez aller dans lesjardins voir le feu d’artifice.

– Mais quel est donc ce bruit de fusillade quenous avons entendu tout à l’heure ? lui demanda Kasbeck.

– Oh ! rien, mon cher Kasbeck,répondit-il… moins que rien… Vous savez, ce jeune homme avec lequelvous vous êtes si longuement entretenu cet après-midi…

– Ah ! oui, le reporterfrançais !…

– Oui, un nommé Roule… roule…

– Rouletabille.

– C’est cela : Rouletabille.

– Eh bien ?

– Eh bien, il est mort !

– C’est dommage, fit Kasbeck en guised’oraison funèbre. Il paraissait bien gentil et désireux des’instruire… »

Kara Selim était déjà loin ; il essayaitde gagner furtivement la porte du harem ; mais, comme l’usagele voulait, ses amis, aussi agiles que lui, le saisirent et,retirant leurs sandales parvinrent à lui en administrer quelquescoups dans le dos. Ces coups sont les derniers adieux que lesinvités font à l’homme qui se marie. C’est une fort anciennecoutume chez les Turcs.

À la porte du harem, Kara Selim fut reçu parun eunuque qui, une torche à la main, le conduisit à la chambrenuptiale.

Une fois là, le fiancé n’en avait pas encorefini avec les cérémonies et les formalités imposées par l’usage. Ilvit sa fiancée qui, couverte de son voile rose, l’attendait au boutdu divan. Kara Selim la regarda comme si vraiment il ne laconnaissait pas encore et qu’il eût hâte de dévoiler ce visage.

Il demanda, ainsi qu’il est ordonné, às’approcher d’elle. Mais voilà que, pour augmenter les ennuis deTantale, la yen-khieh-kadine apparut et étendit devant le fiancé untapis brodé d’or destiné à la prière.

Le fiancé, obéissant à cette invitation,récita donc une prière qui fut très courte. Alors la maîtresse descérémonies s’esquiva et laissa les nouveaux époux tout seuls.

La porte refermée, Kara Selim s’approchad’Ivana.

Il n’est point dans la coutume que le fiancélève le voile de la fiancée sans beaucoup de cérémonies et deraffinements : c’est le moment où il peut et doit montrer sabonne éducation. Les mœurs orientales ne tolèrent pas qu’un mari serende coupable de grossièreté. Ce n’est donc, généralement,qu’après mainte prière et mainte sollicitation que le fiancéparvient à vaincre la modestie de sa fiancée et qu’il obtient pourla première fois d’admirer ses traits.

Après avoir répété trois fois de suite sademande, le fiancé lève le voile de l’épouse et s’empresse de luitémoigner sa reconnaissance de la faveur qu’il a reçue, en luiattachant une épingle de diamants dans les cheveux. L’usage rend ceprésent obligatoire, car le mari doit payer le bonheur de voir levisage de sa fiancée : yuz-gurumluk est le nom queles Turcs donnent au présent qu’une jeune fille exige pour montrerson visage.

Kara Selim, qui connaissait le visage d’Ivana,ne fit point tant de manières ; il s’approcha d’elle, commenous avons dit, assez galamment, s’assit à ses côtés et la priad’enlever son voile en lui présentant aussitôt sonyuz-gurumluk qui était, en la circonstance, deuxsolitaires de grande beauté.

Ivana, d’un geste décidé, enleva son voile etmontra un visage de cire.

En voyant le présent, elle ne put s’empêcherde tressaillir.

« Pourquoi, lui demanda-t-elle d’une voixétouffée, pourquoi ne me donnez-vous pas l’épingled’usage ?

– Parce que, répondit Kara Selim, avec cetaffreux sourire qui ne le quittait guère, parce qu’une épingle, çapique ! »

Si Ivana, qui était absolument sans armes,avait compté sur cette épingle-là pour se défendre, elle devait enfaire son deuil. Cette fois, elle était bien à la complète merci deGaulow. Ne l’avait-elle pas voulu ?…

Et le coffret n’était pas là !…

Non !… elle ne le voyait pas !… Sesyeux, qui faisaient le tour de la pièce ne découvraient pointl’objet d’un si grand sacrifice ; le meuble fatal pour lapossession duquel elle avait consenti à devenir l’esclave de cethomme… n’était pas dans la chambre…

Quant à Kara Selim, il semblait complètementavoir oublié sa promesse.

Il dévisageait la jeune femme et la couvraitd’un regard si brûlant, que celle-ci, effrayée, se recula et luiretira ses mains qu’il voulait déjà retenir prisonnières.

« Eh quoi ! Ivana ?…N’êtes-vous point ma femme ? fit-il en fronçant les sourcils.Et n’avez-vous point consenti à mon bonheur ?… Pourquoi vouséloignez-vous de moi ?… Est-ce que je vous fais peur ?…Prenez garde ! ajouta-t-il, en se reprenant à sourire de safaçon féroce, je pourrais croire que vous ne m’aimez pas !… Etje ne m’en consolerais jamais, ricana-t-il. Allons, Ivana, soyezbonne, mon épouse chérie… Donnez-moi vos petites mains… Non !…Vous me les refusez ?… Me faudra-t-il vous les prendre deforce ?… Qui est-ce qui m’a donné une petite sauvagepareille ?… Qui ?… mais c’est moi, pardi !… c’estKara Selim qui a donné Ivana à Kara Selim !… Ce cher seigneurse soigne bien !… car elle est jolie, Ivana… et siblanche ! si blanche !… Ordinairement, les petitesépouses, le soir de leurs noces, sont roses, mais Ivana est blanchecomme le marbre des mosquées !… Heureux Kara Selim qui a lebonheur de posséder une aussi rare, une aussi exceptionnelle petiteépouse blanche !… si blanche que l’on ne voit plus le sang deses lèvres !… Mais l’heureux Kara Selim voudrait bien savoirce que sa pâle fiancée cherche ainsi de tous côtés, hors le côté oùil se trouve… Pourquoi tourne-t-elle la tête ?… pourquoidétourne-t-elle son regard ? son si beau et si noir regard…les plus beaux yeux des filles du Balkan, mon cherSelim !… »

Et tout à coup, cette voix sifflante se fitrude, brutale :

« Allons ! allons ! ma chère,assez de cette comédie !… »

Et comme elle se levait, le fuyait, il luijeta les bras autour des épaules, ses bras puissants dans lesquelselle fut emprisonnée, dans lesquels elle étouffa.

« Mais tu me détestes donc !… Dis-ledonc !… dis-le donc que tu me détestes !… Tu as tant deraisons de me haïr, Ivana, que tu t’en trouveras soulagée, et sicela peut te faire plaisir, je te dirai que cela ne me gênenullement !… »

Elle se débattait… mais il la retenait, rageuret méchant.

Il ne parla plus. Il écumait. La fureur lefaisait gronder comme une bête. Il voulait rapprocher de ses lèvrescette belle tête qui s’écartait de lui avec horreur… Et dans cettelutte acharnée, un moment, ils « virent rouge » tous lesdeux. Gaulow saisit la chevelure d’Ivana à pleines mains, comme uneproie, et elle, qui avait retrouvé dans la lutte toutes ses forceset toute sa puissance de révoltée et toute sa haine, et qui serendait compte qu’il était inutile de poursuivre plus longtemps,par la ruse, un héroïque mais impossible projet, lui enfonça sesdents de jeune louve dans le cou. Ah ! ce fut une bellemorsure ! Il cria et il la lâcha.

« Vous avez écarté de moi toutes lesarmes, dit-elle… mais vous m’avez laissé mesdents !… »

Kara Selim, en s’essuyant le sang de sablessure, gronda :

« Je t’aime mieux comme ça !… Ça meva, une louve !… On se déchirera !… Mais tu verras commeon s’aimera !… »

Elle ne l’écoutait pas… Instinctivement, elleavait reculé jusqu’à la fenêtre-balcon. Ce n’est que par là quepouvait lui venir du secours ! Car maintenant, ellel’attendait, ce secours, elle le désirait de toutes ses forces, detoute son âme !… Puisque Gaulow lui avait menti… Puisqu’il nelui donnait pas ce coffret convoité ! (Et s’il ne lui donnaitpas, pensait-elle, c’est qu’il ne voulait pas qu’elle apprît qu’ilavait pénétré son secret et qu’il connaissait les plans demobilisation.) Puisqu’elle ne pouvait plus rien pour son pays… etpuisqu’elle ne pouvait tuer cet homme qu’elle abhorrait… elleconsentait à se laisser sauver !… Et elle attendait qu’ilvînt, lui !… celui qu’elle n’avait pas voulu suivre la veilleet qui lui avait promis de revenir en dépit de tout et contretous !…

« Zo ! Zo ! où es-tu ?clamait son âme, appelait toute son âme !… Que fais-tu pendantque Kara Selim se prépare à rebondir sur sa proie qu’il finira bienpar terrasser si tu n’accours !… Il était capable de tant dechoses, son petit Zo !… Il était bien connu pour avoiraccompli tant de merveilles !… C’était un petit qui avaitsauvé tout le monde !… Est-ce qu’il ne la sauverait paselle !… Pourquoi ne venait-il point, puisqu’il l’aimait etpuisqu’il savait qu’il était aimé d’elle ?… Est-ce quevraiment il allait la laisser souiller par ce bandit ?… Plutôtla mort !… Mais elle n’avait pas une arme pour se tuer !…Dieu du Balkan ! est-ce qu’elle allait être vraiment la femmede Gaulow sans avoir sauvé son pays !… »

Et rien, rien derrière le rideau !…

Elle tâte le rideau devant la fenêtre… Elles’appuie contre le rideau !… Elle avait tant espéré dans cerideau !…

Il ne peut venir que par là !…Elle le sait !… elle le sait !… c’est une fenêtre… c’estun balcon qui donne sur un précipice où grondent les eaux affreusesd’un éternel torrent !… Mais qu’est-ce que cela pourRouletabille !… pour Rouletabille qui ne connaît pointd’obstacle, qui a l’intelligence divinatrice d’un petit dieu et lesailes de l’hirondelle… pour son petit Zo qui est venu la nuitdernière la trouver par les toits !… Mais en cette horriblenuit où elle lutte contre Kara Selim, où est-il ?… Quefait-il ?… Ne devrait-il pas déjà être là ?…

Il n’y a personne derrière le rideau, et lafenêtre est fermée avec ses grilles de bois et ses barreaux de ferintacts ?… Ah ! elle est bien enfermée dans la cage,toute seule, toute seule avec Gaulow dont le cou saigne et quitantôt ricane en essuyant son sang et tantôt rugit ?…

Il eût pu appeler des serviteurs… Il eût pu lafaire jeter par ses esclaves dans une oubliette, mais il préfère,en ricanant et en rugissant, panser lui-même son cou qui saigne,l’envelopper d’une bande de dentelles arrachées aux loques de larobe de mariée et se promettre, avec une joie ardente et féroce dereconquérir la mariée, la petite terrible louve qui se défend etqui mord si bien, et qui est, à cause de cela, un morceau vraimentdigne de lui…

Petite louve, petite louve, prépare tesdents ! Le lion prépare ses griffes… Le Pacha noir te regarde,au fond du Château Noir… Et Rouletabille n’arrive pas !…

Kara Selim joue vraiment maintenant un jeu quil’amuse. On lui a toujours si peu résisté, à ce cher seigneur, quecela le change bien agréablement, car il est brave et ne craint niles coups, ni les morsures, ni la douleur… À la chasse, il est leplus fou. Il a failli se faire éventrer cent fois par des cochonssauvages, par les vieux solitaires dont il fouillait la gorge deson couteau… Et il a tué de sa main un serviteur trop zélé qui, encraignant pour la vie de son maître, avait eu la malencontreuseidée d’envoyer une balle dans la tête de l’un de ces vieuxsolitaires qu’il était en train de « suriner » avec soncouteau, le combattant corps à corps, mêlant son sang au sien,ainsi que font deux braves bêtes ! Ah ! quelles chassesque les chasses de Gaulow !

Et voilà un amour qui ressemble à l’une de ceschasses ! On peut le dire : Gaulow est à lanoce !…

Comme un fauve, il glisse vers elle avec desmouvements félins…

Ils ont entre eux des meubles qu’ils sejettent dans les jambes.

Ils ont des élans et des reculsadmirables !…

Et tout à coup, Kara Selim l’accroche par unlambeau de la jupe, la fait trébucher et les voilà maintenant l’uncontre l’autre, mêlant leurs haleines hostiles et leurs râles decombat. Ils luttent !

Ils roulent ! Ils s’arrachent !… Etc’est même, cette fois, la louve, la petite louve du Balkan qui ale dessus avec ses dents qui croquent le pouce droit de ce cherseigneur.

Le cher seigneur n’a eu que le temps de bondiren arrière et tout juste de retirer son pouce pour conserver lecompte de ses doigts de la main droite, ce cher seigneur !

Mais il a le pouce bien arrangé, mafoi !…

Cette fois, il a cessé de rugir, il souffle,assis sur le coin du divan. Il a besoin de se reposer un peu et delécher son pouce !… Oui, il le lèche, son pouce comme un chienbatailleur qui lèche la blessure qui vient de lui être faite…

Ah ! la bataille devient intéressante. Dumoins, il le dit :

« Tu te défends bien, Ivana ! Tu esune brave fille du Balkan !… Tu mords bien !… Tu es unechère petite louve chérie… Bon !… voilà que tu pleures !…que tu sanglotes !… Ah ! tu ne vas pas avoir une attaquede nerfs !… Ce ne serait pas drôle ! (Ivana pleure, eneffet, par hoquets nerveux, parce que Rouletabille n’arrivepas ! et parce que cet effroyable sacrifice d’elle-même neservira de rien)… Remets-toi un peu, Ivana !… Je te donne cinqminutes de repos !… Moi aussi, j’ai besoin de souffler… Ons’est bien battu !… Mais comme on s’aimera !… Ah !tu me hais bien ! Tu n’as pas oublié que j’ai tué ton père… etta mère !… Ah ! ah ! tu ne pleures plus !… À labonne heure !… Je craignais que tu ne redevinsses une pauvrepetite femmelette… oui, j’ai tué ta mère… Un grand coup desabre !… Ah ! ah ! cela te remet d’aplomb !…Mais, attends donc, petite louve chérie !… (Ivana a fait unmouvement pour se jeter sur Kara Selim)… C’est toi qui recommencesmaintenant !… Là, tiens-toi tranquille… quand on recommencera,je dirai : « time ! » comme dans lesmatches de boxe à Stamboul…

» Elle était bien belle, ta mère, Ivana !Et quel cri elle a jeté quand je lui ai passé mon grand sabre àtravers son beau corps ! Allons ! allons ! tu vasencore te trouver mal !… Tu verras, tu verras que tout cela seterminera plus tôt qu’on ne croit par des baisers !… Noussommes d’une race où s’il fallait continuer à se détester degénération en génération nous serions tous morts depuislongtemps ! Nos pères se sont tant tués les uns les autres queles fils ne trouveraient plus de filles à épouser s’il fallait enchercher dans les familles amies… Il n’y a de familles amies queparce qu’elles se sont pardonné, Ivana !… Moi, au fond, j’ail’air méchant comme ça… mais je suis pour le pardon desoffenses !… Comme je te le dis Ivana, comme je te ledis !…

» Ainsi j’ai pardonné à ton père d’avoir tuéle mien !… Tu peux bien me pardonner à moi, je ne dis pas toutde suite, mais dans une heure ou deux, par exemple, d’avoir tué letien et aussi ta mère par-dessus le marché. Je ne parle pas de tononcle, qui ne compte pas !…

» Sais-tu pourquoi j’ai tué ton oncle,Ivana ? Ça n’est pas par esprit de vengeance, ma foinon !… c’est parce qu’il n’a pas voulu me dire où il cachaitles plans de mobilisation !… Tout simplement ! toutsimplement comme je te le dis !

» J’étais allé là-bas pour ça… et aussi un peupour toi, Ivana, je te l’avoue… mais ton oncle aurait pu garder sachère vie s’il y avait tenu. Je savais que les plans demobilisation bulgare étaient chez lui !… Je déteste laBulgarie ! Tu le sais ! Elle m’a fait trop de mal, à monpauvre père et à moi, pour que je ne la déteste pas !… jevoudrais la voir anéantie !… au-dessous de toutes lesnations !… et je ne désespère pas d’approcher moi-même latorche du palais de son Tsar… oui, Sofia brûlera ! jel’allumerai !… Il n’en restera plus rien !… que desruines noircies avec de l’herbe dans les rues… de l’herbe que jeferai manger à mon cheval ! Si ce jour-là vient, comme jel’espère… Allah est grand ! je me suis fait mahométan dans cetespoir-là !…

» Alors, tu penses que c’était une affairepour moi, Ivana, que d’avoir les plans secrets de la mobilisationbulgare !… J’ai ma police là-bas… et elle est bien faite… jete prie de le croire… je te raconte tout puisque nous sommesmariés… j’ai donc ma police… jusque dans le palais du tsar, jusquedans le gouvernement, jusque dans les bureaux de l’état-major…C’est ma police des bureaux de l’état-major qui m’a appris quechaque soir le général Vilitchkov, ton oncle, emportait les planssecrets de mobilisation et le plan secret de campagne chez lui, àson domicile particulier… C’étaient des plans qui ne devaient êtreconnus de personne !… à ce qu’il paraît !… Tu penses, tupenses à ce que j’aurais donné pour les avoir !… Chezlui ?… Où les cachait-il chez lui ?… Voilà ce qu’ilfallait savoir… On l’espionna… mais on ne put faire entrer aucunespion chez lui… Ce Voïlo était un très brave homme qui ne seserait pas vendu pour des millions. Je l’ai tué, mais jel’estime !… D’autre part, voler les documents en plein jour àl’état-major était impossible !… Ah ! je te raconte tout,puisque tu es devenue ma petite louve mignonne… Mais un jour, àl’état-major, mon espion, caché derrière la porte, a entendu uncoin de conversation entre le général Vilitchkov et l’autregénéral-major Radchich, et Vilitchkov disait à Radchich :

» – S’il m’arrivait un accident la nuit, ilfaut que vous sachiez où retrouver nos plans ; je vais vousdire où je les cache. Vous serez le seul à le savoir. »

» Tu penses, tu penses, si mon diable d’espionécoutait, Ivana ! Mais, il n’entendit bien qu’une chose, c’estqu’il s’agissait d’une peinture représentant une Sophie à lacataracte ! Eh bien, Ivana, eh bien, si je suis venu sisubitement à Sofia, malgré les dangers d’une pareille expédition,c’était pour retrouver les plans derrière cettepeinture-là !

» La vie du général Vilitchkov ! je m’enmoquais un peu ! Et, s’il avait voulu, je te répète, ill’aurait gardée. Mais on l’a lardé de coups de couteau sans qu’ilait seulement rien dit ! C’est un héros ! J’ai envoyécelui-là au diable : c’est bien sa faute ! Tiens, mon couqui resaigne ! Ah ! tu m’as bien mordu, petite louve demon cœur ! Sans compter le souvenir de tes chères petitesquenottes sur mon pouce ! Mais attends un peu, va, on finirabien par s’entendre ! »

Il était retourné à une glace et sedémaillotait le cou, pour examiner encore cette gênante blessure,qui ne voulait point cesser de saigner !

Pendant ce temps, Ivana renaissait à unprodigieux espoir. Elle avait écouté le bavardage cynique de sonaffreux et terrible et très bel époux, avec une angoisse quigrandissait avec cet espoir-là ; Gaulow, qui croyait les plansderrière le tableau, ne les avait certainement pas cherchés dans lecoffret. Et si, par hasard, il n’avait point aperçu la sainteSophie, sous le coffret, les documents devaient toujours être àleur place ! Mais pourquoi ne lui avait-il pas donné alors lecoffret promis ? Pourquoi ?… Elle n’osait le luidemander.

Il venait de lui parler des plans qu’il avaitcherchés ; s’il ne les avait pas encore trouvés, n’était-cepoint lui donner des soupçons que de lui demander cela ? Elledevait être bien adroite, bien adroite : que faire ?Ah ! il n’y avait plus que ce coffret qui l’intéressât !elle ne pensait plus à son horrible fortune ! Elle ne pensaitplus à Rouletabille. Le coffret, le coffret !

Gaulow se retourna vers elle.

« Il me semble que vous êtes un peu pluscalme, hein ? Quelle bataille ! Nous en rironslongtemps ; du moins je l’espère. Ces plans, Ivana, vous n’enaviez jamais entendu parler chez le général ?

– Jamais ! répondit-elle.

– Ah ! ah ! vous vous apprivoisez,petite mignonne. Jamais ! Je vous crois. Le général n’étaitpas un type à confier des secrets à une petite fille. Mais,dites-moi, vous connaissiez bien les tableaux de l’hôtel Vilitchkovet toutes les peintures sur les murs ? Avez-vous remarqué uneSophie à la cataracte ? Qu’est-ce que c’était quecette Sophie-là ?

– Je ne l’ai jamais vue, et je ne sais pas ceque cela veut dire : « Une Sophie à la cataracte »,répondit Ivana, dont la voix tremblait de joie. S’il lui posait unepareille question, alors, alors, c’est qu’il ne savait rien,rien !

« J’aime à vous entendre parler sur ceton qui est celui d’une jeune femme honnêtement élevée, chèreIvana. Vous avez la voix vraiment douce entre deux morsures !…Fini de se battre pour le moment, hein ? » lui dit-il,câlin, et il se rapprocha d’elle.

Ivana le laissa venir et il ne put s’empêcherde rire de la voir maintenant si tranquille.

« Vous verrez que nous finirons par faireune sacrée paire d’amis… Voyons, répondez-moi… vous me mentez, sansdoute… patriotiquement… car vous êtes une patriote, Ivana, je lesais !… et, ma foi, capable de tout pour votre patrie !…(Nouvel effarement d’Ivana, qui se dit : « Il se moque demoi, il sait tout ! ») Mais, maintenant, vous pouvezparler… Vous pensez bien que les plans ne sont plus derrière cetableau-là ! Le général Radchich, qui n’était pas à Sofia, lejour de notre expédition, est certainement revenu les chercher enapprenant la mort de son camarade… (Ivana respire à nouveau :non… non… il ne sait rien !…) Dites, Ivana, dites… Qu’est-ceque c’est que « la Sophie à la cataracte » ?

Il s’était encore rapproché d’elle et étaitparvenu à lui prendre une main qu’elle lui abandonna. Elle sedécida tout à coup : elle ne pouvait plus supporter cesatroces alternatives d’espoir et de désespoir. Il fallait savoir,même en risquant de lui donner des soupçons… car le principal étaitde savoir… et le pire était de rester dans l’incertitude,l’incertitude qui les paralysait là-haut, par-delà les Balkans etl’Istrandja-Dagh !

« Je vous le dirai, fit-elle, si vous medonnez ce que vous m’avez promis. »

Il ne dissimula point qu’il avait compris toutde suite :

« Ah ! le coffret ! dit-il ensouriant presque gaiement.

– Oui, le coffret, reprit-elle d’une voix quitremblait un peu… vous m’aviez dit qu’il serait ici, ce soir…pourquoi n’y est-il pas ? Vous n’avez pas de parole, KaraSelim !…

– Décidément, vous ne pensez qu’à cecoffret !… On dirait que vous n’avez accepté ce mariage quepour entrer en possession du coffret !… Voilà qui est bienétrange, Ivana, ricana Gaulow.

– Étrange ? pourquoi ? reprit-elled’une voix qu’elle sentait avec terreur devenir de moins en moinsassurée, je vous ai déjà expliqué qu’il contenait des bijoux, dessouvenirs de famille auxquels je tiens fort naturellementpar-dessus tout !

– Oui-da… Et c’est pour ravoir cessouvenirs-là que vous avez joué la comédie, Ivana ! que vousavez consenti tout de suite à devenir ma femme, la femme de KaraSelim ! l’épouse de Gaulow, assassin de votre père et de votremère ! Certes, l’Orient a vu beaucoup de drames qui, commencésdans le sang, se sont terminés avec amour… mais il ne faut pasprendre Kara Selim pour un imbécile, Ivana Ivanovna ! Puisquevous tenez tant à ce coffret, Ivana, je vais vous dire unechose : il est à vous et je vous le fais apporter tout desuite… mais écoutez-moi bien, mon épouse chérie… le coffret estvide de ce qu’on avait mis dedans !… Ah ! ah !vous ouvrez des yeux comme si vous alliez rendre l’âme ! machère âme ! N’est-ce pas que je vous aidevinée ?… N’est-ce pas que Kara Selim n’est pas plusbête qu’une belle petite louve du Balkan ?… Allons !allons ! remettez-vous… ce coffret est une bien jolie chosepar lui-même, un bien agréable souvenir lui aussi… Je vais donnerdes ordres pour qu’on vous apporte le coffret vide,Ivana !… Le voulez-vous ? »

Elle regarda fixement, de ses grands yeux quisemblaient mourir, cet homme dont chaque parole lui déchirait sapauvre âme agonisante. Et l’autre comprit bien qu’elle essayait delire en lui qu’il l’avait tout à fait devinée !… Il ne puts’empêcher d’avoir un éclat extravagant :

« Vide ! vide !…Croyez-moi, Ivana Ivanovna, il n’y a plus rien dans ce coffret,absolument rien qui puisse vous intéresser !… J’y ai misbon ordre, ma chère âme ! Les petites choses pourlesquelles vous vouliez m’épouser n’y sont plus !… Maisle coffret est tout de même à vous… Levoulez-vous ? »

Elle secoua la tête, et comme elle cédaitcette fois à l’évanouissement, il la reçut dans ses bras.

XIX – Comment Rouletabille étaitmort

Rouletabille et La Candeur, que nous avonslaissés aux prises avec les soldats commandés par Gaulow, avaientété d’abord conduits dans une espèce de corps de garde, sous l’œilnarquois de M. Priski.

Celui-ci ne se faisait point faute de lesaccabler de ses sottes facéties. Ce n’était pas que cet homme fûtméchant, mais c’était un petit caractère qui ne savait pointtriompher avec modestie ni oublier les injures subies.

On s’était assez moqué de lui, pensait-il,pour qu’il lui fût permis d’avoir son tour.

Rouletabille, du reste, ne l’entendait mêmepas. Effondré sur un banc de pierre, à côté de La Candeur, il nepensait qu’à Ivana qui n’avait plus aucun secours à attendre de luiet qui était définitivement perdue. Puisque maintenant onconnaissait ses projets, il ne pouvait pas espérer les réaliser.Comment, du reste, échapper à la surveillance de ces vingtterribles gardiens qui ne le quittaient pas ?…

Tout était bien fini !…

Pendant ce temps, M. Priski racontait àqui voulait l’entendre comment il s’était échappé des caves dudonjon où ces messieurs avaient eu la prétention de le retenirprisonnier.

Mais ces messieurs avaient eu lamalencontreuse idée, tout à l’honneur de leurs sentiments humains,du reste, de lui offrir à déjeuner, et il avait profité de ce queces messieurs étaient fort occupés, pendant ce déjeuner, àconsidérer un plan de la Karakoulé qu’ils avaient tracé sur le mur,pour soustraire sur la table un couteau qu’il avait dissimulé danssa manche, et dont il s’était servi ensuite, quand il avait étéredescendu dans le souterrain, pour couper les liens dont onl’avait précautionneusement saucissonné, et cela en dépit de lagarde de Modeste, lequel s’était, une fois de plus, endormi.

Il avait fallu à M. Priski de la patienceet quelques heures d’un difficile travail, mais enfin, avec de lavolonté et un peu de bonne humeur (et M. Priski ne manquait nide l’une ni de l’autre), on arrive à bout de tout.

S’étant ainsi libéré et ayant, par un effortsurhumain, soulevé la dalle de bronze de la salle des gardes, dansle moment que Modeste ronflait avec une encourageante sonorité, ilne trouva plus personne pour l’arrêter sur son chemin qui étaitcourt. Il avait été vite hors du donjon et avait couru tout dire àKara Selim. Celui-ci lui avait aussitôt promis force présents.

M. Priski avait donc bien des raisonsd’être content de lui et manifestait surtout sa satisfaction enplaignant avec amertume ces messieurs de l’entêtement qu’ilsavaient pris à ne point suivre ses conseils.

Ils s’étaient crus plus forts que la Karakouléet ils avaient cru pouvoir jouer avec elle ; mais la Karakouléest plus forte que tous et ne laisse partir ses hôtes quelorsqu’elle le veut bien. Mon Dieu ! M. Priski le leuravait assez répété !…

Quand M. Priski fut au bout de sonbavardage, de son souffle et de sa salive, La Candeur, qui, lui,l’avait écouté du commencement à la fin, bouche bée et avec dessignes manifestes d’approbation, La Candeur laissa échapper unsoupir et d’une voix dolente :

« Monsieur Priski, s’il n’avait tenu qu’àmoi, nous n’en serions pas où nous sommes. Mais qu’est-ce qu’on vafaire de nous ?

– Mon cher monsieur, tout cela dépend desordres que le maître de céans aura donnés au seigneur Stefo.

– Je crains bien, émit La Candeur, que nous nepuissions plus faire d’ici longtemps un pas sans êtreaccompagnés.

– Il y a des chances pour qu’on voussurveille, répondit évasivement M. Priski.

– Est-ce qu’on va nous reconduire audonjon ?

– Je ne le pense pas. Le donjon est un hôtellibre, comme je vous l’ai déjà fait entendre, et vous avez perdu,par la manière dont vous vous êtes conduits depuis que vous êtesarrivés ici, le droit de rester, pendant votre captivité, dans unhôtel libre, répliqua encore M. Priski avec un grand sérieux.Vous avouerez, du reste, que vous ne l’avez pas volé !

– Sans doute, monsieur Priski, sans doute…

– Cependant, il se peut que l’on vousreconduise au donjon… je veux dire dans le chemin de ronde dudonjon, reprit M. Priski avec un effort visible, dans le casoù vous devriez être exécutés.

– Hein ?…

– Je ne vous en parle que par humanité etparce qu’il faut tout envisager dans votre situation… Oui, c’estdans ce chemin de ronde-là qu’ont lieu, ordinairement, lesexécutions !… »

Rouletabille, qui était plongé dans un rêve unpeu comateux, en fut tiré par un poids énorme qui s’abattait surson épaule. C’était La Candeur qui n’avait plus la force de sesoutenir.

Le premier reporter de L’Époquesecoua son ami :

« Qu’est-ce qu’il te prend ?Qu’est-ce qu’il y a, La Candeur ?… Eh ! LaCandeur !… Eh bien, La Candeur !… »

M. Priski était allé trouver Stefo leDalmate qui commandait déjà à ses hommes étendus sur les pavés dese relever et de le suivre, avec les prisonniers.

M. Priski revint tout de suite.

« Ça y est ! dit-il.

– Qu’est-ce qui y est ? demandaRouletabille.

– Kara Selim a donné l’ordre de vousreconduire au donjon !

– Ah ! mon Dieu ! sursauta LaCandeur.

– Oui… Kara Selim a donné l’ordre que l’onfusille tous les prisonniers !… »

La Candeur s’évanouit et n’eut point ainsi lasatisfaction d’entendre la fin de la phrase deM. Priski :

« Tous les prisonniers, excepté le neveude M. de Rothschild ! »

Mais Rouletabille, lui, avait tout entendu etcriait aux oreilles de La Candeur :

« Excepté le neveu deM. de Rothschild. Excepté le neveu deM. de Rothschild ! Excepté le neveu deM. de Rothschild ! »

Si bien et si fort que le pauvre La Candeurfinit par entendre et rouvrit les yeux en souriant à la vie.

Sur quoi, l’homme qui parlait si bien françaiset qui avait des airs de chapelain s’approcha des deux jeunesgens.

« Il vient m’apporter le secours de lareligion ! pensa Rouletabille. Ma foi, je ne le connais pas…J’aime mieux aller en enfer !

– Messieurs, dit l’homme en montrant Stefo leDalmate, notre Kaïmakan s’énerve et me charge de vous dire que sivous ne voulez pas suivre ses soldats de bonne volonté, il va vousfaire emporter de force.

– Tu vois de quoi nous avons l’air !s’écria Rouletabille, nous avons l’air d’avoir peur demourir !…

– Tu as raison, dit La Candeur ;reprenons notre sang-froid… »

Et il se souleva sur ses genoux et puis se mitsur ses pieds. Il tremblait comme une feuille.

« Allez dire à votre« caïman », fit-il, à cette espèce de chapelain, que noussommes prêts à le suivre et que nous n’avons pas peur demourir ! »

Mais il le retint soudain par la manche :« quarante mille francs pour vous, dit-il, si vousnous faites évader ! » Mais le chapelain s’en alla commes’il n’avait pas entendu ou comme s’il n’avait pascompris !

« Qu’est-ce que tu lui racontes ?demanda Rouletabille. Où irais-tu les chercher les quarante millefrancs ? »

Mais La Candeur n’eut pas le temps derépondre.

À ce moment ils furent poussés hors du corpsde garde par les soldats de Stefo.

La Candeur pâlit, claqua des dents maismaîtrisa suffisamment son émotion pour pouvoir appeler à luiM. Priski qui goguenardait avec Stefo le Dalmate à quelquespas de là.

« Monsieur Priski ! MonsieurPriski !

– Monsieur le neveu deM. de Rothschild ?

– Je désirerais dire un mot très pressé à cemonsieur qui était là tout à l’heure et qui parle si bienfrançais.

– Monsieur, ce ne sera pas difficile, vousallez le voir tout de suite… Il nous a précédés sur le lieu del’exécution ! »

La Candeur eut un éblouissement, mais il vitdevant lui son petit ami Rouletabille qui le regardait sitristement mais avec un si calme et si navrant sourire qu’il euthonte de sa faiblesse et de sa lâcheté.

« Monsieur Priski !… courez dire àvotre maître que mon oncle donnera au moins deux millions pournotre rançon à tous !

– Au point où tu en es, promets-entrois ! lui souffla Rouletabille.

– Trois millions ! quatremillions ! » sanglotait La Candeur.

Mais bientôt il se tut, car on lui donnait degrands coups de crosse dans les reins. Le mot d’ordre était qu’ilfallait éviter le scandale et ne point attirer l’attention desinvités qui étaient venus se réjouir à la Karakoulé en un si beaujour.

Les premières ombres de la nuit enveloppaientdéjà le donjon quand la sinistre troupe, conduite par Stefo,pénétra dans le chemin de ronde avec ses prisonniers. Ilstrouvèrent là une cinquantaine de soldats devant le pont-levis etla porte du donjon. Ces soldats paraissaient, ma foi, fortembarrassés. Ordre leur avait été donné d’entrer dans le donjon ensilence et d’y exécuter avec le moins de bruit possible tous lesprisonniers, ceux qui se trouvaient avec eux et ceux qui étaientdans le donjon.

Fort habilement, le « chapelain » dela Karakoulé, le monsieur qui parlait si bien français, était entréd’abord tout seul dans le chemin de ronde, avait franchi lepont-levis et s’était disposé à pénétrer dans la salle des gardesquand la lourde porte doublée de fer lui avait été subitementfermée au nez !

Alors il avait appelé ses hommes et, aprèsavoir essayé vainement de parlementer à travers l’huis, il avaitfait apporter des barres de fer et des pioches, avec lesquelles onse disposait maintenant à enfoncer la porte.

À une meurtrière du second étage, la têterousse et fulgurante du Hambourgeois passait et vomissait untorrent d’injures et de menaces que personne ne comprenait, exceptéM. Priski, qui venait d’arriver, et qui accourut pour serendre compte de la situation.

« Oh ! vous ne viendrez pas à boutde cette porte-là, dit-il, que par la poudre ! Il faut lafaire sauter avec de la poudre ! Et encore il faudra que la« mine » soit bien faite !… »

Sur quoi le « chapelain » luirépliqua qu’il y avait pensé, mais qu’il avait renoncé à cemoyen-là à cause du bruit.

« Alors, dit M. Priski, le mieuxserait d’attendre à demain. Demain, tous les invités auront quittéla Karakoulé et nous aurons vite fait de nous rendre maîtres dudonjon et « d’exécuter tous ces gens-là » sans courir lerisque de troubler la fête, ce qui ne manquera point d’arriver sil’on s’obstine à agir ce soir même. »

Le chapelain alla consulter Stefo leDalmate.

Les voyant perplexes, Rouletabilles’avança :

« Messieurs, dit-il, il y a un moyen defaire ouvrir la porte du donjon ; seulement ce moyen estdangereux.

– Quel est-il ? demanda le chapelain.

– Il consisterait à dégager un peu les abordsdu pont-levis, expliqua Rouletabille, et à nous laisser nousavancer, mon ami et moi. Nul doute que, pour nous sauver, notreami, qui est resté avec les domestiques dans le donjon, n’entrouvrela porte. Alors, vous accourez, vous vous précipitez derrière nouset vous empêchez qu’il ne la referme !…

– Parfaitement, obtempéra le chapelain ;seulement il se peut très bien que nous ne parvenions point àl’empêcher de la refermer, et si vous avez pu pénétrer dans ledonjon, vous voilà momentanément sauvés !

– Voilà pourquoi je vous ai dit tout d’abord,répliqua Rouletabille, que le moyen est dangereux. Mais au fond, sil’on réfléchit bien, pour qui est-il surtout dangereux ? Ill’est beaucoup plus pour nous que pour vous. Si nous entrons dansle donjon, qu’est-ce que vous risquez ? De nous reprendredemain ! Et nous, si nous n’y entrons pas, non seulement nousrestons ce soir vos prisonniers, mais nous faisons courir le risqueà nos amis de les faire prendre avec nous !…jugez !… »

Le chapelain se grattait le bout du nez.

« Ce serait peut-être amusant,dit-il.

– Oui, fit Priski, chacun courrait sonrisque. »

Et ils expliquèrent la chose à Stefo, quivoulut bien en rire comme d’un jeu qu’il accepta tout de suite,avec l’arrière-pensée de fusiller les jeunes gens sur le pont-levisau moment où la porte s’ouvrirait. Comme cela, il était sûr de nepoint perdre ses prisonniers et acceptait pour lui et les siens lachance d’arriver à la porte avant qu’elle ne fût fermée, et decapturer ainsi, le soir même, le reste de la troupe.

Il faisait déjà trop sombre pour queRouletabille et La Candeur pussent encore distinguer quoi que cefût de ce qui se passait aux trous noirs des meurtrières dudonjon : mais le jeune reporter en chef pensait bien queVladimir devait se demander, derrière ces murs, la raison de tantde tergiversations, pourparlers, allées et venues dans le chemin deronde, et aussi comment il pourrait bien faire pour apporter dusecours aux prisonniers sans livrer leur dernière retraite.

Quand il fut entendu que les deux jeunes genss’avanceraient tout doucement jusqu’au milieu du pont et que lessoldats de Stefo resteraient sur le bord du fossé jusqu’à cemoment-là, Rouletabille demanda la permission de s’engager sur lepont-levis, en face de la poterne, et d’appeler le camaradeVladimir pour lui demander d’ouvrir la porte.

Stefo le Dalmate, qui avait une bonne carabinedans la main et qui se croyait sûr de ne point manquer son gibier,y consentit.

« Rouletabille, souffla La Candeur quigrelottait, tu vois bien que nous ne serons pas plutôt sur le pontque ces gens vont nous fusiller par-derrière.

– C’est la seule chance que nous ayons den’être point fusillés par-devant, répondit Rouletabille, du moinsje parle pour moi !…

– Oh ! mon affaire est aussi claire quela vôtre ! gémit La Candeur, quand ils verront que je ne suispas le neveu de Rothschild, ils me feront passer le goût dupain ! Autant en finir avec vous tout desuite ! »

Maintenant Rouletabille, de ses petits yeux auregard aigu, cherchait à percer l’obscurité pour savoir si, sous laporte du donjon, « la mèche » n’avait pas étéposée !… la mèche qui devait descendre sous le pont-levis etaller rejoindre la cartouche de dynamite à l’endroit même où setrouvait Stefo avec sa carabine… C’est ainsi que la veille au soiril avait disposé l’engin, lequel, pendant le jour, avait étéretiré, mais qui avait dû être reposé de même façon par Vladimir sicelui-ci avait suivi les indications de Rouletabille.

Cependant les ténèbres étaient trop épaissesdéjà pour qu’on pût se rendre compte de rien.

Le dessein du reporter était de crier àVladimir d’allumer la mèche et il expliqua alors tout bas à laCandeur qu’aussitôt qu’il crierait : allume !tous deux devaient se jeter à plat ventre pour tâcher d’éviter lapremière décharge, puis ; de là, bondir jusqu’à la poterne. Ilne lui en raconta pas davantage, car le brave La Candeur n’auraitpoint manqué de faire observer que pour éviter d’être fusillés ilsallaient se faire dynamiter.

Et c’était vrai !

Mais au point où ils en étaient, Rouletabillene pouvait plus trouver autre chose pour les sauver que cetteexplosion-là ! L’on verrait après ce qui resterait des uns etdes autres.

Il appela :

« Vladimir ! »

Une voix, au premier étage, se fitentendre.

« Rouletabille !…

– C’est toi, Vladimir ?… Écoute, mongarçon !… Tu vas descendre dans la salle des gardes et tuouvriras la poterne…

– Bien, monsieur !…

– Attends ! Ces messieurs, qui sont trèsgentils, nous permettent de nous avancer seuls jusqu’au milieu dupont… Tu ouvriras la poterne quand nous serons au milieu dupont !…

– Bien, monsieur !…

– Tu l’ouvriras toute grande, lapoterne !

– Oui, monsieur !…

– Et en même temps, comme on n’y voit pasclair, tu allumeras !

– C’est vrai ! dit La Candeur,tu penses à tout, il fait noir comme dans un four ! »

Mais Rouletabille attendit en vain une réponseà ce : tu allumeras ! Est-ce que Vladimir nel’avait pas compris, ou est-ce que l’ayant compris, il ne lui avaitpas répondu parce qu’il n’avait rien à allumer ?… Entout cas, le reporter était décidé à en finir. Il se tourna versStefo et le chapelain :

« Êtes-vous prêts, messieurs ?…

– Nous sommes prêts, fit répondre Stefo enricanant.

– Vous avez entendu, monsieur, ce que j’ai dità mon camarade !

– Oui, répondit le chapelain, tout !

– Nous ne trichons pas ! Je lui ai ditd’ouvrir la poterne toute grande ! C’est vous faire le jeubien beau, messieurs !

– C’est exact ! acquiesça lechapelain.

– Aussi nous espérons que de votre côté, tantque nous ne serons pas au milieu du pont, vous n’entreprendrez riencontre nous !

– C’est entendu !

– Alors, nous avançons ?

– Avancez !… »

Stefo, dans la nuit, épaula sa carabine.

« Surtout, monsieur, ne tuez pas le neveude Rothschild ! dit près de lui l’honnête Priski, toujoursprêt à défendre les intérêts de son maître.

– N’aie pas peur, dit Stefo, je le blesseraisimplement à la patte pour qu’il ne se sauve pas, voilà tout !Quant à l’autre, tu me l’abandonnes, monsieur Priski ?

– Ce Rouletabille ! Vous pouvez bien enfaire ce que vous voudrez ! répondit M. Priski. Il n’apas le sou !… »

Rouletabille avait pris La Candeur par la mainet ils avaient fait les premiers pas sur le pont :

« Attention ! dit-il à voix basse,et prépare-toi. »

Ils firent deux pas encore. Stefo attendaitque la poterne s’ouvrît là-bas pour appuyer sur la gâchette de sacarabine… Et tout à coup on entendit un hurlement deRouletabille :

« Allume ! »

Aussitôt une flamme jaillit de la poterne etcourut sous le pont pendant que la poterne s’ouvrait, et les deuxjeunes gens après s’être d’abord jetés à plat ventre, se ruaient enun bond prodigieux : derrière eux, l’explosion se produisaitet allait faire sauter Stefo le Dalmate et trois ou quatre soldatsqui furent, plus ou moins, réduits en bouillie. Le pont sauta enpartie et se souleva du côté de la poterne, protégeant en mêmetemps ceux qu’il avait de lui-même rejetés vers la salle des gardeset formant bouclier contre les projectiles de l’explosion et contreles balles des soldats qui, dans ce chaos inattendu, ne savaientque décharger leurs fusils contre le donjon.

Nos amis étaient sains et saufs et c’étaitmiracle. Il en est de la dynamite comme de la foudre qui frappeceux-ci et respecte ceux-là, sans qu’il y ait d’autre explication àcette incohérence que la veine des uns et la malchance desautres.

Aussitôt le chapelain et M. Priski, quiétaient indemnes eux aussi, arrêtèrent les représailles. Et commeils craignaient par-dessus tout de troubler l’exceptionnelle nuitde leur maître par le récit d’une aussi sombre aventure, ilsrésolurent de la lui cacher jusqu’au matin et de lui envoyeraussitôt un officier pour lui dire que ses ordres avaient étéexécutés. Ils pensaient bien qu’au matin, ils en auraient fini avecces enragés… Voilà comment Rouletabille était mort, cette nuit-là…pour Kara Selim…

XX – Évasion d’un squelette

Rouletabille et La Candeur avaient rouléjusqu’au fond de la salle des gardes.

Sur eux, la poterne avait été soigneusementrefermée par les soins de Vladimir. Et bientôt, quand on eutconstaté que personne n’était blessé, on se fit force complimentsd’un événement qui mettait nos jeunes gens à l’abri de Gaulow et deses hommes, au moins jusqu’au lendemain matin.

En effet, il fut aussitôt visible que cettetrêve si utile leur était accordée, par la disposition même queprenaient dans le chemin de ronde leurs gardiens. Ceux-ci avaientallumé des feux non seulement pour rechercher les blessés del’explosion, dont quelques-uns avaient été projetés assez loin dansla cour circulaire ou au fond du fossé, mais encore dans le butd’éclairer toute la face du donjon, de telle sorte qu’ils n’eussentaucune surprise à craindre de la part des assiégés.

La Candeur vit ainsi transporter quelquesvictimes, dont Stefo le Dalmate, qu’à l’ordinaire il appelait leCaïman, et qui avait été assez grièvement blessé. Il ne puts’empêcher de tressaillir en face des résultats trop importants deleur ingénieuse défense.

Hélas ! s’ils avaient bien reculé, leCaïman, lui, avait trop bien sauté !

Jamais, le Pacha noir ne pardonnerait auxhôtes du donjon l’état dans lequel on lui avait mis son premierlieutenant, même au neveu de Rothschild !

Enragés de la façon dont ils avaient ététraités par l’explosion et furieux aussi d’avoir vu leurs deuxprisonniers leur échapper, les soldats ne se gênaient point pourmontrer le poing au donjon et pour promettre à ceux qui y étaientenfermés un avenir peu réjouissant, tout cela heureusement dans unelangue que La Candeur ne comprenait point, mais dont, tout de même,il devinait à peu près le sens.

Comme il en était là de ses tristesréflexions, La Candeur sentit qu’on le frappait à l’épaule. C’étaitRouletabille qui réclamait son attention :

« Suis-moi !…

– Te suivre ?… Où ça ?… Nous sommesentourés de tous côtés.

– Si bien entourés, acquiesça Rouletabille,qu’ils ont même songé à envoyer des gardes au pied du donjon, ducôté de la campagne et des précipices… je redescends delà-haut : rien à faire par là…

– Alors, laisse-moi dormir, je tombe desommeil.

– Non ! suis-moi !

– Où ?

– Dans le souterrain !

– Penses-tu que nous allons pouvoir fuir parlà ? et que ce Priski de malheur n’aura pas pris sesprécautions !

– Mets toujours ça dans ta poche etsuis-moi ! »

Et Rouletabille tendait à La Candeur uneespèce de petite bougie assez lourde.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?…

– C’est une chose qu’il ne faut pas, autantque possible laisser tomber, c’est « une cartouche dedynamite »…

– Encore ?…

– Oui, encore !… encore uneheureusement ! C’est la dernière, La Candeur,rassure-toi ! mais ne le regrette pas. Elle va nous être aussiutile que la première.

– Qu’est-ce que tu vas en faire ?

– Elle va nous servir comme l’autre, à nousisoler !

– Ah ! je comprends !…

– Eh bien, si tu comprends, suis-moi… C’esttout ce que je te demande… »

Depuis un quart d’heure qu’il avait pénétrédans le donjon, Rouletabille n’avait pas perdu son temps. Il avaitpassé en revue les dispositions prises sous la direction deVladimir par la petite garnison. Toutes les meurtrières donnant surle chemin de ronde étaient armées et approvisionnées de munitions.Les défenseurs, selon les besoins du moment, pourraient setransporter sur tous les points nécessaires et faire pleuvoir surles assaillants une grêle de projectiles sans être exposéseux-mêmes.

Rouletabille se sentant sûr, à nouveau, de sondonjon, surtout depuis que le pont avait sauté, reprenaitespoir.

La partie n’était pas perdue !

La nuit ne faisait que commencer, et dans larapide excursion qu’il venait de faire tout là-haut, au sommet dela formidable tour, il avait vu la foule des invités se presserencore dans la première cour du harem, cependant que les hommessortaient du selamlik pour assister au feu d’artifice dontl’explosion du pont avait été comme le signal et dont les premièresbombes commençaient à irradier le ciel.

« Non ! Ivana n’appartenait pasencore à Kara Selim et peut-être arriverait-il encore assez à tempspour la sauver ! »

Il avait son idée !

Nous savons que c’était dans les moments lesplus difficiles et dans les cas les plus désespérés que ces sortesd’idées lui embrasaient la cervelle… Mais, avant tout, il fallait,comme il l’avait expliqué à La Candeur, se garder contre unesurprise par le souterrain…

Tondor souleva une fois de plus la fameuseplaque de fer et les deux reporters descendirent à nouveau dans legouffre noir. Rouletabille était en avant, éclairant les ténèbresdu feu d’une petite lanterne. Il s’était, comme la première fois,entouré de cordes bien que, cette fois, il ne pût espérer passerpar l’oubliette qui devait être gardée. Arrivé sur le sol dusouterrain, il éclaira la descente de La Candeur et tous deuxrefirent bientôt le chemin qu’ils avaient fait avecM. Priski.

Ils passèrent devant les lourdes portes descachots, sans s’y arrêter et parvinrent ainsi au carrefour quiavait marqué leur première étape avant d’arriver à l’oubliette.

« Chut ! fit Rouletabille…Arrêtons-nous et écoutons !… »

Ils ne perçurent aucun bruit.

« Je crois que, de ce côté, nous sommesbons ! » dit-il encore, et, prenant la cartouche dans lapoche de La Candeur (il ne l’avait pas gardée sur lui parce que sespoches étaient pleines d’instruments propres au cambriolage etcapables de déterminer des chocs dangereux) prenant donc lacartouche, il la glissa dans une fissure du roc, à un mètre environdu sol ; il y attacha une mèche qu’il déroula à reculons enentraînant avec lui La Candeur.

Et ils revinrent ainsi non loin des portes descachots.

Rouletabille dit alors à La Candeur :

« Tu vas rester ici et écouter ; aumoindre bruit suspect du côté du carrefour, tu allumes !Compris ?

– Compris !

– Et tu te sauves, naturellement, jusqu’audonjon…

– Et toi ?…

– Ne t’occupe pas de moi !… Moi, je vaisaller rendre visite à ce pauvre pacha que Gaulow a traité sicruellement !…

– Quel pacha ?…

– Le squelette !…

– Le squelette, dans le cachot !…s’exclama La Candeur, ahuri, et qu’est-ce que tu veux en faire dece squelette ?

– Rien ! mais il y a dans le cachot dusquelette une honnête petite fenêtre.

– Pas si honnête puisqu’elle a desbarreaux !…

– Nous allons bien voir !… »

Et Rouletabille s’en fut pousser les lourdsverrous du cachot dans lequel ils avaient vu, dans une précédentepromenade souterraine, le fameux squelette du pauvre pacha attachépar la patte !

« Les barreaux, disait encoreRouletabille en secouant la porte, les barreaux ne me font paspeur !…

» Si on ne peut pas les limer parce que ceserait trop long, on les descellera !… Ce n’est pas lapremière fois que nous rencontrons des barreaux sur notre chemin,et ils ne nous ont jamais arrêtés ! »

La porte céda là-dessus à ses efforts.

Et il entra dans le cachot.

Une exclamation qu’il poussa fit accourir LaCandeur.

La chaîne de fer et son anneau étaienttoujours là, mais le squelette avait disparu !

Le plus beau était que les barreaux de lafenêtre avaient été arrachés, enlevés de leurs alvéoles de pierreet que l’on pouvait relever sur la muraille décrépite toutes lestraces d’une évasion.

« Ce que le pauvre pacha n’a pu faire deson vivant, dit Rouletabille, il l’a accompli après sa mort.

– C’est tout à fait extraordinaire !conclut La Candeur. Le squelette s’est évadé ! »

XXI – Le tiroir secret

Nous avons laissé Ivana Ivanovna dans les brasde Gaulow au moment où, croyant comprendre que celui-ci s’étaitjoué d’elle et avait vidé le coffret byzantin de son précieuxbagage, elle s’était quasi évanouie. Le coup, en effet, étaitrude !

Cependant, sur les bords de l’abîme où elleroulait inconsciente, elle fut réveillée par le baiser de Gaulow.Les lèvres du bandit sur les siennes lui produisirent l’effet d’unebrûlure atroce. Elle rouvrit les yeux, se vit entre les mainsdémentes d’un misérable qui allait abuser de sa faiblesse pouraffirmer des droits que la cérémonie du jour lui avaitdonnés ; elle reconnut ce visage détesté, cette face de crime,ces yeux qui s’étaient repus de l’agonie de son père et de samère ; et la haine formidable qu’elle avait vouée, depuisl’enfance, à ce Gaulow qui la tenait entre ses bras, lui redonnasubitement les forces nécessaires pour lui échapper.

Il s’attendait si peu à cette révoltenouvelle, il fut tellement surpris par cette renaissance brusqued’une proie qu’il croyait inerte et incapable de lui résisterencore, qu’il ne put que la laisser glisser, avec stupeur, d’entreses doigts.

Et maintenant, il la regardait en face de lui,debout contre le mur, pâle comme la mort, mais les ongles en avantcomme une furie.

À tout autre elle eût fait peur, tout autreeût reculé devant cette rage. Quand il fut un peu remis de sonétonnement, il éclata de rire… puis il lui dit :

« Encore une fois, calme-toi. Etréfléchis que tu m’appartiens. Tu ne saurais m’échapper, tu es mafemme. Je serai ton mari. Je me réjouis, en dessous, de tes mines.Ta douceur intermittente ne me trompait pas. J’étais curieux desavoir où tu voulais en venir. Tu voulais gagner du temps, n’est-cepas ? Pourquoi ? Parce que tu attendais du secours ?Ne le nie pas ! je le sais !… Sournoisement, tu regardaisde tous côtés dans cette chambre pour savoir d’où ce secours teviendrait et tu t’étonnais, tu t’impatientais de ne pas le voirapparaître. Tu es allée à cette fenêtre, tu as tâté, sans en avoirl’air, en t’appuyant dessus avec négligence, ce rideau. Ivana,regarde ! Il n’y a personne derrière cerideau ! »

Et Gaulow, d’un large geste, fit glisser lelourd rideau sur sa tringle. Les grillages de bois et les barreauxde fer apparurent.

« Si le secours avait dû venir,continua-t-il, il serait venu par ce balcon. Il n’y a que par là etpar la voie des airs qu’il pourrait venir. Qui attendais-tu ?Allons ! allons ! Ivana, réponds-moi ! quiattendais-tu ?

– Personne, répliqua farouchement la furie,debout contre le mur… non, je n’attendais personne !…

– Si ! si ! repartit l’autre…quelqu’un ! tu attendais quelqu’un… un voyageur de passagepeut-être… un homme ou un jeune homme venu de bien loin, derrièretoi, dans l’espérance de t’arracher aux griffes de l’affreuxGaulow ! Un journaliste, peut-être », ricana-t-il.

Il jouait, comme un tigre avec une souris etil s’amusait formidablement de l’effet produit par ses paroles.

En vain la furie détournait-elle la tête pourqu’il ne vît point l’angoisse nouvelle qui s’emparait d’elle enapprenant que l’ennemi était si bien renseigné, il la sentait toutefrémissante de la moindre de ses phrases peu à peu révélatrices dutriste sort de Rouletabille.

Il reprit :

« Un journaliste ! un petitjournaliste ! Savez-vous bien, Ivana Ivanovna, que cesjournalistes se croient tout permis !… Avoir rêvé de s’emparerde la femme, de la femme légitime de Kara Selim et n’avoir pashésité pour cela à pénétrer dans le Château Noir du Pachanoir !… Brave petit journaliste, va !… Et savez-vousencore, Ivana, ma petite louve chérie, qu’il s’en est fallu de bienpeu, ma parole, qu’un si beau plan ne réussît !… »

Sur quoi, il pénétra tout à fait dans le coinde la porte-fenêtre du balcon et ouvrit celle-ci en priant Ivana dele suivre.

« Venez ! Venez, chère petite… jevoudrais vous montrer quelque chose… quelque chose de trèsintéressant… un joli ouvrage… »

Elle ne bougea pas, mais elle ne puts’empêcher de regarder… Que voulait-il dire ?… Quelle infamienouvelle avait-il inventée ? Quelque piège certainement pourle pauvre enfant qui s’était dévoué pour elle et qui voulait lasauver malgré elle…

De tous ses yeux, elle regardait… et quand illa vit ainsi, attentive, il lui montra un coin des moucharabiés… Ilsouleva légèrement la grille de bois qui cédait sous sa main…

« Voyez, dit-il, le grillage a été scié…Il tient encore cependant… Oh ! la chose a été proprementfaite… c’est une œuvre d’artiste, de véritable artiste !… Cesjournalistes, aujourd’hui, doivent connaître tous lesmétiers !… tous les métiers qui ouvrent les portes, lesfenêtres… ou qui les enfoncent… Il n’y a que bien peu de chose àfaire pour que ce grillage cède sur l’espace nécessaire pourlaisser passer un homme, un petit homme !…

» Mais ce n’est pas tout !… Le barreauderrière, ma chère… oui, l’un de ces barreaux est presqueentièrement limé… Mais de cela vous ne pouvez vous rendre compte…Il faudrait venir près de moi… Il ne faudrait pas plus de cinqminutes de travail pour qu’il cédât lui aussi tout à fait… Et c’està peine si on peut s’en apercevoir de l’intérieur de la chambre…Ah ! votre fuite était bien préparée, mignonne… Et si vous endoutez, regardez la corde… Oui, une corde, une corde qui descendjusqu’au roc et qui est attachée tout là-haut à la cheminée. Commec’était simple !… Comme ça l’est encore !… VotreRouletabille – car c’est bien ainsi qu’il s’appelle, n’est-cepas ? – votre Rouletabille n’a plus qu’à venir !… Onl’attend !… Vous n’êtes pas curieuse de voir cettecorde ?… Voyons, un peu de courage, un peu de bonne volonté,ma chère !…

» La corde est là contre la muraille et toutcontre le balcon, là, à droite !… Vous vous étonnez peut-êtrede ce que je connaisse, à cet endroit, l’existence de cette trèsdangereuse corde, dangereuse pour notre amour et pour mon honneur,et d’apprendre que, cependant, elle s’y trouve encore !… Jevais vous dire !… On voulait l’enlever !… J’ai dit :« Non ! non ; laissez-lui prendre… ce chemin-là… Etpuis, quand il sera dessus, eh bien, derrière lui, là-haut, vous lacouperez !… » Oui, il sera toujours temps, à ce moment,de couper la corde !… Pauvre gentil garçon !… Pauvregentil journaliste !…

» Pauvre petit amoureux peut-être !… Carqui me dit qu’il ne vous aime pas ? Ah ! au point où ilen est, maintenant, vous pouvez bien m’avouer cela !… Vouscomprenez bien qu’il n’est plus à craindre, le pauvre ! Il vafaire un bond d’une quarantaine de mètres dans le torrent ou biens’écraser bien gentiment sur le rocher !… Tenez… continuaGaulow en se penchant et en regardant en l’air… le voilàjustement !… Oui, on l’aperçoit d’ici !… Il va prendre lacorde !… »

D’un bond, Ivana fut sur le balcon et hurladans la nuit :

« Zo ! ne descends pas !… nedescends pas !… »

Mais Gaulow la jeta dans la chambre avec unnouveau rire éclatant ; puis il referma la fenêtre etdit :

« Enfant !… vous croyez tout cequ’on vous dit !… Votre Zo, votre petit Rouletabille nedescendra pas par cette corde ! ne descendra plus jamais lelong d’une corde qui conduit à une fenêtre où l’attend IvanaIvanovna… il est mort, madame !… »

Elle reçut le coup, qu’elle attendait dureste, car il y avait trop de joie méchante sur le visage de cethomme pour qu’il n’eût point cette nouvelle à lui annoncer. Etcependant elle cria :

« Ce n’est pas vrai !

– Madame, il a été exécuté par mes ordres, dèsla première heure du soir !

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pasvrai !

– Pourquoi me dites-vous « ce n’est pasvrai » ?… du moment que j’avais la preuve de ce qu’ilétait venu faire ici… Je l’ai fait tuer !… Il est mortbravement, du reste, crut-il devoir ajouter, il est mort endisant : « Pauvre Ivana ! »

Les jambes de la jeune fille tremblaient souselle ; elle dut s’asseoir sur le divan.

« Non ! Non ! Si c’était vrai,je l’aurais su !… Quelque chose me l’aurait dit, car jel’aime !… Je l’aime de toutes mes forces, Kara Selim !…Je l’aime autant que je vous déteste ! »

Cela était parti malgré elle… Elle n’avait pu,dans sa douleur, retenir le cri de son amour et de sa rage… Pauvrepetit Rouletabille !… Elle croyait bien maintenant que l’autrene la trompait pas. Il était trop tranquille et trop satisfaitlorsqu’il disait : « Il est mort !… »Mort !… Mort pour elle !

– Vous l’aimiez, gronda l’autre, et vous avezconsenti cependant à devenir ma femme !… Il y a donc au monde,Ivana Ivanovna, quelque chose de plus fort quel’amour ! »

La tête d’Ivana roulait contre la muraille.Elle aussi, elle eût voulu être morte. Puisque rien n’avait réusside ce qu’elle avait tenté et puisque Rouletabille était mort, elleappelait la mort à son tour, de toute son âme… Elle vit que l’autrese rapprochait d’elle… Elle lui cracha à la figure cesmots :

« Oui, il y a quelque chose de plus fortque l’amour, c’est la haine !

– Je l’ai toujours pensé, fit-il, et c’estainsi que je me suis toujours expliqué vos sentiments pour moi…Vous ne m’avez épousé que par haine, Ivana Ivanovna… et dans ledessein de vous venger, avouez-le donc !… Ah ! si vousaviez eu une arme !… qu’est-ce que vous auriez fait deGaulow ?… Pauvre Gaulow !… Tuer Gaulow !… Vous aveztoujours été prête à donner votre vie pour cela !… Pour avoirla tête de Gaulow… entre vos mains… la tête de Gaulow… entre voscharmantes petites mains… n’est-ce pas que vous vous êtes mariéepour cela ?… Mais je me méfie de Judith, moi… et des coffretsbyzantins !… »

Elle redressa la tête… Pourquoi lui parlait-iltout à coup du coffret byzantin ? Que voulait-il dire ?…Elle ne comprenait pas.

Il continuait, en ricanant :

« Des coffrets byzantins, qui contiennenttant de souvenirs de famille et de si beaux bijoux ! Desbijoux qui piquent ! Des bijoux qui tuent ! Et de joliespetites croix de ma mère, aiguës comme des poignards, comme despoignards qu’on enfoncerait si aimablement dans le cœur du pauvreGaulow !

» Ah ! Ivana Ivanovna, quelle belle nuitde noces vous lui réserviez, au seigneur de la Karakoulé, avecvotre coffret byzantin ! »

Elle ouvrait des yeux énormes, immenses !Encore une fois, l’espoir renaissait en elle, l’espoir que sa mortprochaine et celle de Rouletabille n’auraient pas étéinutiles ! Alors, alors, c’était encore possible, cela :que Gaulow ignorât le véritable trésor du coffret byzantin !Et que les paroles si précises qu’il avait prononcées, concernantses raisons à elle de tenir tant à ce fatal coffret, serapportassent uniquement aux armes qu’elle eût pu trouver là-dedanspour se délivrer ou pour se venger ! Mais alors, si ellepouvait être sûre de cela ; si elle pouvait encore serapprocher de ce coffret que Gaulow ne redoutait plus, si ellepouvait s’assurer de la présence des documents, elle pourrait enfaire tenir encore la nouvelle au tsar, par Athanase quicertainement était encore libre, lui, et dont Gaulow ne devait mêmepas soupçonner l’arrivée à la Karakoulé puisqu’il n’avait pasprononcé son nom.

Ah ! comme elle regrettait maintenant des’être évanouie au moment où Gaulow, lui-même, lui avait proposé defaire apporter le coffret débarrassé de ce qu’il croyait être sonplus dangereux contenu…

… Mais que dit Gaulow, maintenant ? Quefait-il ?… Il se lève… il donne des ordres !… Il railletoujours, mais quelle douce raillerie est la sienne au cœur d’Ivanaqui espère !… qui espère !… Il ordonne qu’on apporte lecoffret !… Il prétend qu’il n’est point un méchant homme etqu’il ne saurait priver plus longtemps sa jeune femme de siintéressants souvenirs de famille… Il se tourne verselle :

Ivana Ivanovna n’a d’yeux que pour le coffret,apporté par deux esclaves qui le déposent non loin de la fenêtre…de la fenêtre sur laquelle Gaulow a tiré à nouveau le rideau…

Les esclaves déposent l’objet sur le tapis ets’en vont.

Et voici le coffret entre Ivana et KaraSelim.

Tous deux le regardent avec des sentimentsbien différents. Kara Selim est goguenard : Ivana Ivanovnasent son cœur battre sa poitrine à la rompre.

C’est un coffret en bois, grand comme unepetite malle, orné de toutes sortes de bariolures, avec des dessinsde clous dorés, d’arabesques creusées avec le fer rougi…

… C’est à ce coffret-là qu’était allée ladernière pensée du général Vilitchkow, quand il était tombé sousles coups de Gaulow, de Stefo le Dalmate et de leurs soldats…

« Eh bien ? fit Gaulow… Il est àvous ! Vous êtes contente ?

– Oui », répond, de la tête, Ivana…

Et elle se lève… elle veut en faire le tour…voir s’il n’a pas été brisé dans quelque coin…

Elle se lève donc et elle a la force de jouerla comédie… Elle fait l’enfant gâtée qui oublie toutes ses peinesdevant le jouet promis… Elle a la force de murmurer :

« Il est si vieux ! Nous l’avionsdepuis si longtemps dans la famille ! C’est un vieilami ! »

On dirait qu’elle a tout oublié depuis qu’ellea retrouvé son coffret. Elle fait la petite fille. Les jeunesfemmes n’ont-elles pas de ces faiblesses ? Gaulow s’y laisseraprendre.

Et elle se décide à ouvrir le coffret ;elle tend déjà la main vers la serrure…

« Et la clef ? fait Gaulow… quiest-ce qui a la clef ? qui est-ce qui va demander gentiment laclef au terrible Gaulow ? »

En même temps, il lui montre, du bout desdoigts la clef, la petite clef, chef-d’œuvre de vieille serrureriequi orne le coffret !

Ivana la reconnaît…

« C’est une chance, Ivana, explique KaraSelim, que l’on ait oublié, le fameux soir, cette petite clef surcette serrure… si elle n’avait pas été là, je n’aurais pas eu lapensée, peut-être, d’emporter cette boîte encombrante… mais lecoffret était ouvert et m’offrait ses trésors !… Je les aipris pour les rendre, Ivana… Ils sont à vous ! et voilà laclef !… »

Elle vint à lui et avança la main vers laclef, mais il recula ses doigts… Il s’amusait et cela seul donnaitle frisson : Gaulow jouant avec une jeune femme… une jeunefemme à qui il promet une clef, qui s’avance pour la prendre, et àqui il la retire… Et voilà encore la jeune femme dans sesbras :

« Un baiser ?… un baiser pour laclef ?… Attention ! ne mordez pas !… »

Cette fois, elle subit son baiser sanss’évanouir… ce n’est plus le moment de manquer de forces… Eh bien,elle en a… elle en a, Ivana Ivanovna… Elle en a tellement qu’ellene se révolte pas… Ce cher Kara Selim a même pu croire un instantque ce baiser lui faisait plaisir, à elle, car elle n’a pointmontré d’impatience, non !…

Oh ! ces filles du Balkan sont sibizarres ! si bizarres !… On en a vu qui étaient bienaussi difficiles que cette Ivana et que le premier baiser du maîtrematait…

Maintenant elle a la clef, elle se dégagegentiment, sans brutalité aucune, presque avec coquetterie… Etcomme elle a un peu de rose sur sa pâleur, à cause du baiser, KaraSelim la trouve encore plus jolie et le lui dit.

Mais elle a la clef et elle veut s’en servir…et l’autre, en riant, la laisse faire…

Elle glisse la clef dans la serrure… Elleéprouve quelque difficulté… Elle se met à genoux devant le coffret…Ah ! si elle pouvait le tâter par-dessous… voir si on ne l’apoint défoncé… Mais il est là à plat sur le tapis, le coffret, etlourd, si lourd qu’elle ne peut même pas le pousser…

« Voulez-vous que je vous aide ?demande l’autre.

– Non ! non ! merci !… jel’ouvrirai bien toute seule… J’ai l’habitude… »

Ah ! voici que la clef tourne… tourne,tourne sans s’arrêter. Le coffret doit être ouvert maintenant… Ellese lève, elle en soulève des deux mains le couvercle… L’autre, enface, la regarde faire, souriant comme un galant homme qui aapporté un cadeau à sa petite femme et qui ne demande qu’à jouir desa surprise…

Elle soulève donc le couvercle… le soulève… Ettout à coup elle chancelle… elle le referme…

« Qu’est-ce que vous avez ? demandal’autre en se levant.

– Rien ! rien !… un peu defaiblesse… balbutie-t-elle… mais c’est passé !… c’estpassé !… »

Et elle se glisse la main sur le front, pouressuyer la sueur froide qui y perle !…

« Eh bien, c’est toute la curiosité quevous avez ?…

– Tout à l’heure ! tout à l’heure !…Laissez-moi respirer !… »

Et elle s’éloigne du coffret ; lui s’enrapproche… Mais elle gémit, elle étend les bras et dit :

« Tout tourne autour demoi !… »

Il accourt, heureux qu’elle ait, luisemble-t-il, imploré son assistance.

Il la soutient…

Comme elle est douce, maintenant !… Il nela reconnaît plus !… Tout à l’heure elle l’éloignait ;maintenant il lui paraît qu’elle le retient !…

« Merci, dit-elle… merci ! c’estfini !… »

Il la conduit à petits pas sur un coin dudivan… Il la fait asseoir, il s’assied près d’elle… Il la traitecomme un objet fragile… et elle se laisse faire… Tout rude qu’ilest, Gaulow est gagné à cette douceur qu’il n’attendait pas… Il enest remué.

Il lui en exprime sa reconnaissance en luiserrant les mains… et, voilà qu’elle répond à cette pression…qu’elle retient ses mains.

Oh ! la bizarre petite fille duBalkan !

Il lui dit :

« J’aime à vous voir ainsi plusraisonnable, Ivana. C’est la fureur qui vous animait tout à l’heurequi vous a faite si faible, voyez-vous !… Il ne faut plusrecommencer ce jeu-là !… »

Il lui propose des cordiaux… veut lui faireboire l’eau réconfortante d’un flacon… il veut se lever pour allerchercher le flacon… mais elle le retient encore… et lui se sent ànouveau tout remué par cette manifestation amicale…

On a beau aimer les jeunes louves qui sedéfendent bien… on est sensible aussi à leur aimable défaite…

Et Ivana paraît bien vaincue…

Il lui parle maintenant tout bas, près deslèvres, comme un véritable et gentil amoureux qui donne de bonsconseils :

« Non, il ne faut pas recommencer ce jeuqui vous brise… qui vous tuerait… Ivana, acceptez le sort qui vousest fait ! Je vous jure que vous ne serez pas àplaindre !… Acceptez-le tout de suite puisque, aussi bien,vous ne pouvez plus rien espérer d’autre… moi, je vous aime…laissez-moi vous aimer… vous serez heureuse !… C’est vous quicommanderez à la Karakoulé !… C’est vous qui serez lamaîtresse !… »

Il lui promet de ne vivre que pour accomplirson moindre désir…

Toutes les richesses, toute la fortune de laKarakoulé et de son maître, tout cela est à elle… Il la couvrirades plus beaux joyaux, comme aucune kadine favorite n’en a jamaiseu, jamais !…

Les bijoux nouveaux qu’il a mis dans lecoffret ne sont rien à côté de ce qu’il lui réserve !…

« Vous voyez, dit-il, que je ne suis passi terrible ! Je vous ai pris quelques bijoux de famille,parce que je les jugeais dangereux, mais je les ai remplacés pard’autres. Les avez-vous vus seulement, Ivana ?

Oui, oui ! fait Ivana de la tête… oui,elle les a vus !…

Mais l’autre proteste… elle n’a pas eu letemps de voir !… Elle a à peine ouvert le coffret… et elle l’arefermé tout de suite… ce n’était vraiment pas la peine de tant ledemander, ce coffret ! il veut encore se lever pour luimontrer les bijoux de sa nuit de noces qu’il a mis, par surprise,dans le coffret ! mais encore elle le retient !…

« Restez près de moi ! »ose-t-elle dire, si bas qu’il peut à peine l’entendre… mais ilcomprend qu’elle ne demande qu’à être prise dans ses bras et que,lasse enfin d’une lutte inégale et inutile, la femme s’abandonne aubeau Pacha Noir ! Car il est beau et le sait. ParAllah !… il a connu suffisamment de victoires pour ne pass’étonner outre mesure de celle-ci…

« Ivana !…

– Kara Selim ! soupire la jeune femme endénouant légèrement l’étreinte qui se resserre autour d’elle… KaraSelim, je suis votre femme… et je vous obéirai… Mais si vraimentvous m’aimez comme vous le dites, ayez un peu pitié de moi !…Je vous jure que je ne vous résisterai plus… D’abord je ne le puisplus… vous pouvez faire de moi, dès maintenant, ce que vousvoudrez… Je suis à bout de forces… je suis lasse… je suis à vous,mon ami… Mais laissez-moi voulez-vous… laissez-moi quelquesminutes… épargnez-moi quelques minutes encore… laissez-moi,seule ?… Si je vous demande cela, qui est bien naturel…

– C’est par ruse ! dit-il, renduimmédiatement à toute sa méfiance.

– Non !… c’est par convenance… Quand vousreviendrez… dans quelques minutes… vous trouverez une femme docile,mon ami, et qui vous attendra… »

Kara Selim la regarda, puis lentement seleva.

« Je vous accorde ces quelquesminutes-là, dit-il en se mordant les lèvres, car il prévoyaitencore quelque calcul pour lui échapper… Mais sachez, Ivana, que ceseront les dernières… et que si vous me trompez, je vous en ferairepentir !… »

Là-dessus, il quitta la chambre sans même seretourner, persuadé qu’elle allait lui tendre un piège, mais sepromettant de surveiller, du dehors, ce qui se passerait, luiparti, dans la chambre nuptiale. Il connaissait un coin, pour cela,qu’il avait fait aménager du temps de l’ancienne première kadine,pour écouter les propos qu’elle pouvait tenir quand il n’était paslà, et aussi dans le moment qu’il en était le plus jaloux, pourvoir ce qu’elle pouvait faire. De ce coin-là, auquel on arrivaitpar une petite terrasse, donnant sur les jardins, on entendait etl’on voyait très bien…

Ivana se traîna jusqu’à la porte qu’il avaitrefermée sur lui ; elle entendit son pas qui s’éloignait etaussi les ordres qu’il donnait aux eunuques de service. Aussitôtelle courut au coffret, en souleva le couvercle, et… Rouletabilleen sortit le revolver à la main.

Rouletabille, déguisé en houri, Rouletabillesecouant les voiles blancs et le yalmack d’une kadine qu’il avaitchipés, Allah savait où.

« Ouf ! fit-il, je commençais àm’ankyloser dans cette boîte ! »

Elle lui faisait signe de se taire, tremblantede bonheur, cette fois, mais, épouvantée de son adresse et de sonaudace.

« Pourquoi l’as-tu retenu ? fit lereporter qui tutoyait pour la première fois Ivana, mais qui n’avaitpas le temps de s’attarder à des formules de politesse. Aussitôtque tu as su que j’étais dans la boîte, il fallait l’amener près demoi ; je lui aurais réglé son compte et nous en serionsdébarrassés !… »

Il disait cela en enlevant méthodiquement ledéguisement qui l’embarrassait. Ivana le regardait faire sans unepensée, admirant son sang-froid, incapable de l’aider.

« Je n’ai pas voulu, dit-elle, non !Je n’ai pas voulu te l’amener. Il est plus fort que toi, et il eûtappelé ses esclaves ! Il a toujours son sifflet pendu à uncollier ! Ah ! petit Zo ! petit Zo,vivant !…

– Il t’avait dit que j’étais mort,l’animal !… Il croit donc qu’on tue comme çaRouletabille !… »

Et, ce disant, il était déjà au balcon, avaitarraché les moucharabiés et sorti sa lime, et achevait son ouvragesur le barreau déjà très fortement entamé.

« S’il nous laisse dix minutes, noussommes sauvés !… Tire le rideau !… Tire le rideau surmoi !… S’il revient trop vite… je resterai caché jusqu’aumoment où je jugerai le moment propice pour lui sauterdessus !… »

Elle tira le rideau… et il continua à luiparler à voix basse, derrière le rideau, cependant qu’elle nesavait que l’écouter, regarder le coffret, et se passer les mainssur le visage, d’un geste de folle.

Comment n’avait-elle pas hurlé sa joie enouvrant le coffret devant Kara Selim et en apercevant la figure deRouletabille !

Mais, derrière son rideau, toujourstravaillant, il lui disait :

« Remue, marche, déplace des objetspendant que je finis de limer ce barreau… fais enfin qu’on nem’entende pas du vestibule !… Va donc !… Je n’en ai pluspour longtemps !… Tiens, glisse le coffret jusqu’ici !…Si nous n’avons pas le temps d’ouvrir le tiroir secret, nousl’emporterons !… »

Ces mots la firent revenir à elle, à toutel’importance dela situation !

Elle courut au coffret, et, cette fois, commeil était débarrassé du poids de Rouletabille, elle put le déplacer,le traîner tout près du rideau !

« Oui ! oui ! nousl’emporterons !… » dit-elle.

Et elle le vida de tout ce qu’il contenaitavec une prodigieuse hâte ! Maintenant elle avait honted’elle-même : du temps qu’elle avait mis à se ressaisir… etl’autre petit, là-bas, derrière son rideau, qui songeait àtout !… Ah ! petit Zo ! petit Zo !…

Les mains d’Ivana vont au fond ducoffret !… le coffret est intact, elle le soulève ; ellearrive, avec effort, à le dresser sur un des côtés, et le dessousapparaît, intact, lui aussi !

« Tiens ! souffle-t-elle… elle estlà… elle est là, la Sophie à lacataracte !…

– Tout à l’heure, répond l’autre… chaque choseen son temps !… Dis donc, Ivana ! La porte de ta chambrene ferme pas à clef, au verrou ?… enfin, ne fermepas !…

– Non ! pas à l’intérieur !… répondla jeune femme… Oh ! j’ai regardé… mais il a pensé à tout…dépêche-toi !… Tu sais, le coffret est intact !…

– Oui, ils n’ont rien cassé ; c’est déjàbon signe !…

– Oh ! ça ne prouve rien !…exprime-t-elle avec une fièvre nouvelle… Ils ont eu le temps dedécouvrir le secret du tiroir !…

– Et toi, tu l’ignores ?…

– Mais oui, je l’ignore ! jel’ignore ! je l’ignore !…

– Calme-toi donc, puisque la malle est à nous…nous n’avons plus rien à craindre. (Ils trouvaient qu’ils n’avaientplus rien à craindre.) Nous aurons le temps, nous autres, de letraîner jusqu’au donjon !… Allons ! remue !remue ! Tousse !… fais du bruit, je vais faire sauter lebarreau !… Il ne tient presque plus !… »

Ce qu’on ne saurait dire ni décrire et cequ’il faut imaginer, c’est le mouvement de cette scène, sarapidité, les gestes inouïs qui l’accompagnent, l’attitude decambrioleur de Rouletabille derrière son rideau, et, dans lachambre, cette jeune fille qui tourne et retourne cette caissefatale, avec rage, cette caisse qui ne veut pas encore livrer sonsecret !…

Ah ! les mains d’Ivana, glissant le longdes parois du coffret, les doigts courant sur les jointures,cherchant un point qui cède, un ressort caché. Elle presse cettecaisse, elle la caresse, elle la griffe…

Enfin elle la secoue, elle la secoue et elleentend, à l’intérieur du tiroir secret, des choses qui sedéplacent !… Sont-ce les documents ?… Qui pourrait ledire avant de les avoir vus ?… Est-ce que Gaulow, pour sejouer d’elle jusqu’au bout, n’a pas pu remplacer les plans demobilisation par quelques papiers de son invention et de sa cruellefantaisie !…

Cette caisse est solide comme du fer :Ivana n’eût pu la briser qu’en réveillant tout le harem !…

Et voilà Rouletabille qui, soulevant lerideau, apparaît :

« C’est fait ! dit-il, en regardantl’heure à l’énorme oignon qui ne le quitte jamais… Ce brave KaraSelim a dit : dix minutes ! nous avons encore cinqminutes devant nous, s’il n’est pas trop pressé !… Laisse doncton coffret, nous avons le temps de l’emporter, nous allons ledescendre jusqu’à la corniche. Une fois que nous allons êtrearrivés sur le roc, nous tournerons au coin de la tour du Sud-Ouestet là on ne peut plus nous atteindre ; à moins qu’on n’aitdécouvert le chemin par où je suis venu ! Ah ! la voilàdonc la fameuse Sophie ! »

Il venait de l’apercevoir pour la premièrefois. Il se jeta à genoux et la considéra attentivement de toutprès comme s’il avait été extrêmement myope.

« Le dessin et la couleur en sont trèseffacés, fit-il ! Je parie qu’ils ne se sont aperçus derien !…

– Dépêchons-nous, Zo, au nom du Ciel ! Ilpeut revenir, nous n’avons pas une minute à perdre !

– Si ! nous avons cinq minutes !Ah ! si je pouvais trouver le secret du tiroir, on n’auraitpas besoin d’emporter ce coffret encombrant !… »

Et lui aussi se mit à le tâter, à le manipulerdans tous les coins, à scruter cette malle maudite !… Mais ilfinit par un geste qui lui était coutumier quand il ne trouvaitpoint ce qu’il cherchait : par s’arracher lescheveux !

« Certainement, dit-il, cette taie surl’œil de Sophie n’a pas été mise là pour desprunes ! »

Et il appuyait, du pouce, sur l’œil malade deSophie… Il essayait de faire glisser cette pupille voilée.Hélas ! rien ne cédait sous son doigt !

Derrière lui, Ivana, affolée, gémissait.

« Partons, partons ! Il me sembleque je l’entends !

– Tu n’entends rien du tout, puisque jen’entends rien !… Un peu de patience, que diable !…Attends, il me semble que je vois quelque chose là… sous la taie,on perçoit, oh ! à peine… mais tout de même… tu ne voispas !… On distingue le petit point d’or de la pupille… C’estdrôle, il me semble que je ne vois plus sur ta Sophie, sur toute taSophie, que ce petit point d’or-là… »

Et il appuya plus particulièrement sur cepoint d’or de la pupille… mais rien encore ne bougea.

Il se releva en s’essuyant le front. Iln’avait rien trouvé, mais il s’efforçait de lui cacher sondésappointement.

« Ah ! ton coffret byzantin !ajouta-t-il en le soulevant par un des anneaux de cuivre, ce que jeme suis fait des cheveux dedans !… J’ai bien cru un moment quec’était fini et que ce cher seigneur avait renoncé à le fairetransporter dans ta chambre ! Je me la rappellerai ma nuitbyzantine ! »

L’incorrigible gamin bavardait pendant qu’ellel’aidait à porter sa caisse, en claquant des dents à cause de lapeur qu’elle avait que la porte, là-bas, derrière eux, nes’ouvrît !…

Enfin, ils furent avec leur fameuse caisse,contre les barreaux qui ne pouvaient plus les empêcher de passermaintenant…

« Attends un peu que je saisisse lacorde ! » fit-il.

Et il se pencha au-dehors et parvint assezdifficilement à attirer à lui la corde qui était toujours attachéeà la cheminée et que Kara Selim avait défendu d’enlever pour avoirla joie mauvaise de montrer à Ivana « le chemin par où elleaurait pu s’évader si Rouletabille n’était pasmort ! »

La nuit était très sombre. Le vent soufflait,balançant la corde. On entendait, en bas, le mugissement dutorrent.

Rouletabille attira Ivana à lui.

« Toi d’abord, fit-il. Je vaist’attacher. Quand tu sentiras le roc sous tes pieds… tu dénouerasla corde : je descendrai ensuite le coffret et puis jedégringolerai à mon tour… »

Elle secoua la tête.

« Non ! non ! fit-elle, lecoffret d’abord !…Et puis nous nous descendrons tous lesdeux ensemble ! Nous nous sauverons ensemble ou nous mourronsensemble… Descendons le coffret et nous glisserons ensuite le longde la corde !

– Tu n’auras pas peur !

– Non ! »

Il n’y avait pas à hésiter.

Il la connaissait. Elle ne lâcherait pas soncoffret.

En un tournemain, il eut noué la corde autourdu coffret, et ils poussèrent ou plutôt essayèrent de le pousserhors du balcon.

Fatalité ! Le coffret ne passaitpas !

Non ! l’écartement entre les barreauxrestés intacts n’était pas assez large ! Il eût fallu scierdeux barreaux et ils n’avaient pas le temps !…

Ivana laissa échapper un gémissement dedésespoir, et Rouletabille, qui ne jurait jamais,blasphéma :

« En être arrivés là après tantd’efforts, tant d’efforts !

– Il ne passe pas, fit Rouletabille, trèspâle ! Ivana ! nous avons fait tout ce qu’il étaithumainement possible de faire pour avoir ces documents ! Ilfaut partir !… »

Et il voulut l’entraîner encore… mais elle sedégagea et lui jeta dans un rauque sanglot :

« Jamais !… Il faut savoir !…Il faut savoir !…

– Mais c’est de la folie !… répliqua-t-ilen se jetant encore sur le coffret et en le secouant avec plus derage qu’elle n’en avait montré… Tu vois bien qu’on n’en a pointdécouvert le secret ; du reste, cette peinture ne ressemblepas plus dans son effacement à une Sophie qu’à toute autre figure…On peut être tranquille… Rassure-toi !… Les documents y sonttoujours ! Et comme nul ne s’en doute, on peut agir commes’ils étaient en notre possession… comme si nous les avionsvus !

– Tu ne connais pas le monstre ! Il a puremplacer ces documents par d’autres papiers insignifiants. Il fautsavoir s’il s’est joué de moi ! Il faut savoir, petitZo !… »

Elle se tordait les mains.

« C’est pour savoir cela que j’ai tantrisqué et que j’ai failli te perdre et que nous mourronspeut-être ! Zo ! ne partons pas sans savoir, ce seraitlâche !

– Mais tu ne vois donc pas, malheureuse, quetu nous tues ! Et qu’il va arriver. »

Elle bondit jusqu’à la porte.

« S’il entre, je me jette sur lui et tule tues ! Mais cherche, cherche, cherche, petit Zo !Chaque fois que tu as voulu bien chercher, tu as bientrouvé. »

Elle le suppliait.

« Tu verras que nous y resterons tous,dit-il assez froidement, mais il lui céda, resta et croisa les brasdevant ce terrible coffret qui lui présentait la curieuse etimpassible image de la Sophie à la cataracte.

– Si tu entends des pas, dit-il, tu mepréviendras, j’accourrai près de toi ! D’ici là tu ne me displus un mot, plus un seul ! »

Et profondément, il réfléchit, il s’appliqua àne plus penser qu’à cette énigmatique image. Muet, il l’interrogeade son regard aigu sur tous les points, mais il y avait un pointentre tous les autres qui attirait et retenait son attention,c’était toujours le petit point d’or au centre de l’œil.

Tout à coup il se releva, en laissant échapperune exclamation :

« Ah ! très bien…

– Tu as trouvé ; petit Zo ? demandal’autre, là-bas, debout contre sa porte.

– Eh ! fit-il, je crois bien queoui !

– Qu’est-ce que tu cherches ?

– Je cherche une aiguille !…

– Pour quoi faire ?

– Pour faire à Sophie l’opération de lacataracte ! »

Elle eut aussi une exclamation sourde… Elle nedoutait plus que ce fût cela… elle aussi avait vu le petit point aucentre de l’œil… mais elle n’avait rien su en tirer, rien sudeviner de cette chose si simple ! Parbleu ! c’étaittoujours simple quand on avait trouvé ! C’était simple cetterelation d’idées entre la cataracte et l’opération qui laguérit ! Mais il fallait la trouver ! il fallait latrouver ! Et il n’y avait que Rouletabille pour trouver deschoses aussi simples que celles-là !…

Une aiguille ?… Une aiguille !… Ilne fallait plus qu’une aiguille !… une aiguille ou uneépingle !… cette chose si simple encore, si facile à trouverdans une chambre de femme !…

« Enfin, tu as bien cela, toi, uneaiguille ? lui cria-t-il.

– Non !… je n’en ai pas ! je n’en aipas !… Il n’y en a pas dans la chambre ! Sur son ordre,on a enlevé de la chambre et du coffret tout ce qui pique !…Comprends-tu ? Comprends-tu cette misère ?… Il avait peurque je me défende !… Et il a fait enlever tous les bijouxdangereux !

– Mais une petite aiguille pour coudre !…Tu n’as pas cela, une petite aiguille pour coudre ?… unepetite épingle ?… Tu n’as pas une petite épingle surtoi ? » continuait, fébrile, Rouletabille, en cherchantsur les meubles !…

Mais il n’y avait là que des meubles pours’asseoir ou pour se coucher !… pas d’étagères, pas decommode, pas de tiroirs, au fond desquels on pût trouver uneépingle, non ! non ! pas d’épingles !…

Et le temps passait. Ivana avait abandonné sonposte.

Maintenant ils cherchaient tous les deux, ilspromenaient des mains égarées sur les meubles, ils tournaient commedes fous dans la chambre. Une aiguille, une aiguille pour unempire ! Qui eût pu mesurer, à cette minute tragique, le prixd’une aiguille ! Le sort de la future guerre des Balkansdépendait d’une aiguille !

Ne trouvant pas ce qu’il fallait sur lesmeubles, ils le cherchèrent sur eux, sur leurs vêtements ; uneaiguille, une épingle, quelque chose enfin qui pût percer l’œil dela Sophie à la cataracte ! Tout à coup Rouletabille s’assitpar terre et défit son soulier.

Puis il en arracha le lacet…

Et, armé de la pointe de cuivre de ce lacet,il se précipita sur le coffret !

Il enfonça la pointe dans l’œil deSophie !

Aussitôt on entendit bien un léger déclic,mais rien ne se déclencha extérieurement.

Ivana, qui avait attendu, haletante, lerésultat de l’opération, s’enfonçait de désespoir les ongles dansla chair des joues.

Rouletabille la fit rudement se tenirtranquille.

« Ne te frappe pas ! Nous ysommes ! La taie de l’œil a bougé ! a tourné surelle-même ! Je te dis que nous y sommes ! Attends unpeu ; aide-moi !… »

Sur ces indications, elle l’aida à redresserle coffret et à le placer sur deux sièges, de façon qu’il fûtsupporté en l’air, comme il l’était dans la chambre des reliques,sur les bras du fauteuil à la Dagobert.

Alors il s’agenouilla, glissa sa mainau-dessous, tâtonna avec la pointe du lacet jusqu’à ce qu’il eûttrouvé le centre de l’œil et brusquement enfonça…

Immédiatement on entendit le bruit de détented’un ressort et le déclenchement se produisit, projetant au-dehorspresque la moitié du tiroir secret, dont les bords étaient si biendissimulés sous les ornements, la peinture et le dessin des clousqu’il était impossible, quand le tiroir n’était pas ouvert, de lesapercevoir…

Et maintenant qu’il était ouvert, celaparaissait un tiroir… un tiroir si simple et sans mystère… untiroir comme tous les tiroirs… Enfin ! enfin !enfin !… le tiroir était ouvert !

Et tous les documents étaientlà !…

Les lourdes enveloppes couvertes de largescachets de cire de l’état-major qu’Ivana connaissait bien !…On n’y avait pas touché !… Les documents étaient aussi intactsque le jour où on les avait placés là !…

À cette vue, ils ne purent retenir un cri defolle allégresse et de triomphe !

Et ils se précipitèrent sur les précieuxpapiers qui remplissaient le tiroir…

Mais à ce moment des coups furent frappés à laporte !…

Ils n’en pouvaient douter : c’était KaraSelim qui revenait !

Il n’y avait pas à hésiter ; Rouletabillereferma brusquement, d’un geste, le tiroir qui disparut avec lesdocuments dans le secret du coffre avec un petit bruit sec ;puis sortant son revolver, il bondit jusqu’à ce coin de la muraillecontre laquelle la porte, en s’ouvrant, allait le cacher !

Ivana comprit, et, décidée à se jeter à lagorge de Kara Selim sitôt qu’il serait entré, elle s’avançaelle-même vers la porte.

Les coups reprenaient de plus belle…

Enfin, la porte, doucement, s’ouvrit.

Ce n’était pas Kara Selim.

C’était la ken-khieh-kadine, la maîtresse descérémonies de la chambre nuptiale, dont la veille, en cette nuit denoces, devait sans doute se prolonger jusqu’au matin, et qui seprésentait toute tremblante.

« Pardon, seigneur, murmurait-elle, vousavez appelé ?… »

Elle regardait inclinée et craintive sur leseuil, n’osant pas encore entrer… Elle regardait étrangement Ivanadont la figure hâve, les vêtements en désordre et toute l’attitudeextraordinaire et incompréhensible étaient bien faits pour lastupéfier… et, subitement, elle s’écria :

« Où est Kara Selim ? Kara Selim aappelé ! Où est Kara Selim ? »

Et elle fit un pas prudent dans la chambretout en menaçant Ivana.

« Qu’avez-vous fait de KaraSelim ?

– Il est sorti de la chambre, répondit aveccalme Ivana qui essayait de répondre sur un ton naturel à cettefemme dont tous les soupçons étaient éveillés… Il est sorti il y adix minutes et je l’attends !… »

La kadine était entrée dans la chambre, maiselle n’avait pas lâché la porte, se réservant une retraite.

« Vous mentez, s’écria-t-elle… Pourquoitout ce désordre ! Vous l’avez assassiné !… »

Et elle commença de pousser des cris.

À ce moment, Rouletabille se montra et voulutse jeter sur elle, mais elle se rua dans le vestibule, en tirant laporte à elle et on entendit ses appels insensés, qui allaientréveiller tout le harem ; puis, presque aussitôt, il y eut ungros tumulte, les galopades des serviteurs et leurs cris et leursappels.

Rouletabille avait saisi Ivana et l’emportaitcomme une plume. Il s’agissait d’arriver à la fenêtre avant la ruéedes esclaves et des eunuques.

En une seconde, ils y furent.

« Tiens-toi bien à mon cou ! »lui cria-t-il.

Il agrippa la corde et il enjambait, chargé deson précieux fardeau le balcon, quand une foule délirante seprécipita dans la chambre.

Alors il allongea vers cette tourbe furieuseson bras armé du revolver et fit feu.

Des corps basculèrent au milieu deshurlements, des blasphèmes.

Et il descendit, emportant Ivana, glissa avecla rapidité d’une flèche le long de la corde, plongea dans lesténèbres de la nuit opaque et mugissante de toutes les eaux dutorrent, au-dessous d’eux.

Au-dessus d’eux, on continuait de hurler etdes coups de feu strièrent la nuit. Les balles crépitèrent autourd’eux, sur les murs, sur le roc.

Ivana tenait toujours Rouletabilleembrassé.

Tout à coup le reporter poussa un criaffreux : la corde cédait, ne les retenait plus !

On venait de la couper au-dessusd’eux !

Mais trop tard !… Leurs piedsrencontraient presque aussitôt le roc sur lequel avait été édifiéela Karakoulé et qui surplombait à cet endroit les eaux du torrent,faisant bordure, formant une sorte d’étroite corniche sur laquelleRouletabille comptait bien pour les conduire sans encombre jusqu’autournant du mur du Sud-Ouest…

Ni l’un ni l’autre n’était blessé…

Mais tant qu’ils n’auraient pas atteint cetournant-là, ils restaient exposés aux coups de revolver et auxcoups de fusil qu’on leur tirait du balcon, au hasard,heureusement…

Enfin ils sortirent de la zone dangereuse… etavant que les créneaux se garnissent autour d’eux des soldats qu’onallait jeter certainement à leurs trousses, ils avaient tout letemps d’atteindre la petite fenêtre par où Rouletabille était sortidu cachot souterrain, la petite fenêtre par où s’était évadé lesquelette… le mystérieux squelette qui lui avait sicurieusement montré le chemin !…

XXII – Ce que Rouletabille, La Candeur etIvana trouvèrent à la place du squelette

Le fait est que Rouletabille, pour pénétrerjusqu’à Ivana, avait été étrangement servi par les curieusespérégrinations de ce squelette-là. Il avait trouvé devant lui lechemin tout frayé. Bien mieux, comme s’il avait prévu que, derrièrelui, Rouletabille pourrait en avoir besoin, cet aimable squeletteavait laissé accroché à l’un des barreaux la corde qui avait servià son évasion du cachot.

Sans perdre son temps à démêler les raisonsd’un aussi prodigieux mystère, le reporter, qui était décidé à neplus s’étonner de rien depuis qu’il avait mis le pied dans cetextraordinaire Château Noir, s’était laissé glisser le long de lacorde et avait couru sur l’étroite corniche qui au-dessus dutorrent, longeait le pied des murs du Sud-Ouest jusqu’à l’enceintedu haremlik.

L’étude rapide mais approfondie qu’il avaitfaite de la Karakoulé lors de ses dernières promenades dans lescours et sur les toits lui permettait de se mouvoir avec sûretédans ce labyrinthe de pierres et lui avait révélé une ouverturegrillagée donnant, d’un côté, à peu de hauteur de la corniche, surla campagne rocheuse, et, de l’autre, approximativement, sur lesjardins d’hiver du harem.

C’est ce qui lui avait inspiré l’idée, quandle chemin des toits lui eut été interdit après la fuite et lesrévélations de M. Priski, de pénétrer dans le harem, en usantde la fenêtre du cachot souterrain, qui prenait jourextérieurement, lui aussi, au-dessus de la corniche.

Cette corniche était formée, comme nousl’avons dit, par les rochers surplombant le torrent, les murs de laKarakoulé ayant dû être édifiés légèrement en retrait, à cause decette voussure creusée dans le roc par les eaux furieuses dutorrent, descendu de l’Istrandja-Dagh.

Ayant contourné la troisième tour duSud-Ouest, Rouletabille s’était vu alors presque à la hauteur del’ouverture grillagée donnant sur le haremlik. Événement de plus enplus curieux, le grillage avait été arraché, puis simplementreplacé, et Rouletabille n’avait eu qu’à se hisser à la force despoignets, à pousser la grille, et il se trouva dans une embrasured’où il lui était facile de voir tout ce qui se passait dans cettepartie du harem.

Or, il ne s’y passait rien du tout. Il avaitdevant lui la grande piscine d’hiver, qui servait aux bains deshanums et qui, à cette heure, était déserte.

Tout le peuple du harem, femmes et eunuques,kadines, odalisques et esclaves se tenait à ce moment dans lesjardins, les cours et sur les terrasses, occupé par le feud’artifice.

S’étant rendu compte de cette heureusecoïncidence, Rouletabille sauta dans une immense pièce luxueusementdallée des pierres les plus rares, où chantaient des jets d’eauretombant en pluie parfumée dans des vasques, suivant unearchitecture qui n’a pas varié depuis les Mille et uneNuits.

De là, il pénétra dans une sorte de vestiaireoù étaient accrochés des voiles et des vêtements de femme, desferadje, des yalmacks qui appartenaient sans doute auxinvités de la noce et qui avaient été laissés provisoirement pourêtre repris au moment du départ.

Sauter sur ces linges précieux, s’affublerd’un feradje et se couvrir le visage du yalmack ne futpour notre reporter que l’affaire d’un instant.

À cette heure de la nuit commençante, un teldéguisement au milieu d’une fête qui avait attiré de nombreusesfemmes inconnues, des esclaves et des eunuques, devaitmerveilleusement servir Rouletabille.

En effet, le jeune homme avait rôdé un peupartout, à l’intérieur et dans les cours, sans avoir été arrêté uneseule fois par une question à laquelle il eût été bien en peine derépondre.

Il avait pu ainsi s’approcher des appartementsde la nouvelle kadine favorite, était entré dans la chambre dutrousseau sans être aperçu des deux eunuques qui avaient mission desurveiller le vestibule et qui étaient occupés à une fenêtre par lespectacle du « bouquet » ; de là, poussant uneporte, il avait aperçu au fond d’une petite pièce où on avaitremisé les splendeurs de l’aski nuptial, le coffretbyzantin qui devait être apporté le soir même dans la chambred’Ivana !…

Se glisser jusque-là, forcer la serrure,ouvrir le coffre et se jeter dedans en entendant du bruit dans lachambre du trousseau, tel avait été le plan du reporter réalisépresque aussitôt que conçu !…

Certes, c’était beaucoup risquer !C’était tout risquer ! Et la vie d’Ivana et lasienne !…

Mais il avait couru déjà de tels dangers et ily avait si miraculeusement échappé ! Enfin, depuis une heure,tout semblait si bien lui réussir et l’aider dans ses pas etdémarches, tous les obstacles s’étaient si inopportunémentabaissés devant lui qu’il ne désespéra point de réussir.

Cependant le bruit qu’il avait entendu et quilui avait fait croire qu’on venait chercher le coffret n’avait paseu de suite… et il était resté là-dedans, haletant, en sueur,étouffant un peu, soulevant parfois le couvercle pour respirer… ilétait resté là-dedans beaucoup plus longtemps qu’il ne l’eûtdésiré…

Enfin, comme il commençait à perdre patience,le moment vint où il entendit, pour tout de bon, cette fois,approcher les serviteurs… où il se sentit soulevé ! avecquelle terrible émotion !… Si l’on trouvait le coffret troplourd !… Si… mais non… le transfert se faisaitnormalement.

On le déposait à nouveau… Il entendait la voixde Gaulow. Il entendait la voix d’Ivana !

Et maintenant que nous savons par quelle routeRouletabille était venu, allons le retrouver avec Ivana sur lechemin où il l’entraîne… sur cette corniche qui conduit les deuxfugitifs jusqu’au donjon !

À ce moment, tout le château se remplit declameurs et d’appels ! Le bruit des trompettes retentit. Descoups de feu partent de toutes parts. Un énorme tumulte monte de labaille ; des soldats courent sur les courtines ; des feuxs’allument au sommet des tours jetant des lueurs sinistres dans lanuit épaisse, grondante des eaux descendues de la montagne.

Il faut qu’Ivana et Rouletabille se hâtent degagner leur refuge !… Enfin les voilà sous la fenêtre ducachot… La corde est toujours là… Ils se hissent jusqu’à cetteembrasure… Rouletabille fait glisser Ivana la première !…Sauvée !… Elle est sauvée !… du moins le pense-t-il…Sauvée si le donjon résiste à l’assaut formidable qui va lui êtrelivré par toutes les forces de la Karakoulé menées au combat parGaulow, furieux du rapt d’Ivana !…

Mais Rouletabille a tant fait !… Que neferait-il pas encore, maintenant qu’il a Ivana et qu’il est maîtreenfin du secret inviolé du coffret byzantin !… Car enfin sonprogramme est bien près d’être accompli ! Il a repris Ivana àGaulow et il sait maintenant que Gaulow ignore tout des plans demobilisation ! des plans restés intacts au fond de leurtiroir !

Il ne lui reste plus qu’à faire avertir legénéral Stanislawof ! qu’à faire porter la nouvelle de cela àcelui qui l’attend avec ses armées derrièrel’Istrandja-Dagh !

Mais par qui va-t-il faire savoir ceschoses ? Qui donc va être son messager maintenant qu’Athanasea disparu, car, en ce qui le concerne, il est bien décidé à nepoint quitter Ivana et, personnellement, les documents bulgares nel’intéressent pas plus que des documents turcs ! La voilà, ladifficulté inattendue à laquelle il va se heurter tout de suite etdont ne se doute pas Ivana qui imagine déjà avec joie que pendantqu’elle va, par sa présence, retenir autour du donjon Gaulow et sessoldats acharnés à sa perte… le porteur de la bonne nouvelle dontnul ne s’occupera… Athanase, déguisé en muletier, franchira lafrontière et ramènera avec lui les armées !…

Ah ! elle ne pense plus qu’à cela,Ivana !

Elle ne pense même pas à remercierRouletabille qui vient d’accomplir de tels miracles !

Ils sont à peine descendus dans le cachot,sains et saufs, à peine sont-ils entrés dans cette paixsouterraine, après avoir échappé à l’épouvantable orage qui estdéchaîné contre eux à l’extérieur, qu’elle lui dit, qu’elle luidemande, haletante :

« Athanase ?… Où estAthanase ?… Il faut qu’il parte !… qu’il parte tout desuite !… Tu m’as dit que tu avais un moyen sûr de le fairepartir d’ici !… Il n’y a pas une minute àperdre !… »

Rouletabille ne répond pas tout d’abord.Peut-être est-il un peu vexé, ce garçon.

Pas un merci, pas un baiser !…

Elle ne pense qu’à Athanase ! En cela,Rouletabille est injuste, car il sait bien dans quel esprit Ivanapense à Athanase. Mais, tout de même, c’est presque avec joie qu’illui dit :

« Athanase est mort.

– Mort ! répète-t-elle d’une voix rauque.Athanase est mort ? »

Il se tait.

Elle lui crie :

« Tu es sûr de cela ?…

– Mon Dieu, non, répondit-il, en cherchant parterre, à tâtons, sa lanterne, et en écoutant curieusement etanxieusement l’émoi et le tressaillement de la jeune femme, au fonddes ténèbres… Non, je n’en suis pas sûr… Mais en ce qui nousconcerne c’est tout comme !… Il a disparu si absolument depuisvingt-quatre heures que je ne puis expliquer sa disparition que parsa mort ! En tout cas, nous ne pouvons plus compter surlui !

– Alors, c’est moi qui partirai !…souffle Ivana, dont l’agitation paraît extrême.

– Tu sais bien que c’est impossible !… Situ veux que le message n’arrive jamais au général… tu n’as qu’àpartir…

– Ah ! tu ne sais pas ce que je suiscapable de faire !…

– Si ! Si ! gronda l’autre,mécontent et cherchant toujours sa lanterne.

– Je ne voyagerai que de nuit !…

– Pour que le message arrive à temps, il fautvoyager de jour et de nuit et sans être gêné… comme l’eût faitAthanase déguisé en muletier !…

– S’il en est ainsi, malheureux, puisqu’il n’yavait que lui pour cette besogne, pourquoi l’as-tu laissémourir ?

– Ça, c’est trop fort !… »

Il relève la tête et, très irrité :

« C’est tout ce que tu trouves à medire ?

– Pardon, petit Zo !… fait-elletout de suite, radoucie, mais comment allons-nous faire ?…

– Ah ! on trouvera bien… nous auronsnotre katerdjibaschi,notre chef de muletiers, etVladimir !…

– Qu’est-ce que c’est que ça,Vladimir ?

– Mon secrétaire…

– Tu as amené ici ton secrétaire ?…

– Oui, je te le présenterai… Il connaît toutesles langues de l’Istrandja-Dagh et est très débrouillard… Tuvois ! nous ne sommes pas perdus !… On s’arrangera, maislaisse-moi un peu respirer et faire de la lumière !… Je nesais plus où j’ai mis ma lanterne !… »

Il tâtonne… Il se penche… Il glisse les mainsle long du mur… Il remue une chaîne… Ah ! qu’est-ce qu’il sentsous la main ?…

Il a fait un bond dans l’obscurité !…

« Le squelette ! crie-t-il… Lesquelette est revenu !…

– Le squelette ?… Quelsquelette ? interroge Ivana, qui s’affole, elle aussi, del’affolement de l’autre…

– J’ai senti son crâne sous ma main… Il yavait là un squelette enchaîné… Tout à l’heure, il étaitparti !… et voilà qu’il est revenu !…

– Zo ! fait Ivana de sa voix grave…Zo ! tu deviens fou !

– C’est vrai, répond Zo, qui essaie maintenantde rire… Je ne sais plus où j’en suis… Ah ! voilà malanterne !… Nous allons bien voir ce quec’est ! »

Et il se redressa avec sa lanterne et ils’apprêtait à en faire jaillir la lumière, quand, dans le mêmemoment, la porte du cachot s’ouvrit et se referma avec une forceirrésistible et une ombre se jeta dans leurs jambes assezbrutalement, cependant qu’une formidable explosion secouait toutela Karakoulé.

Aux exclamations qu’ils avaient poussées,Rouletabille et La Candeur s’étaient reconnus.

« N’aie pas peur, Ivana, fit tout desuite le reporter. C’est mon ami La Candeur qui vient de fairesauter quelques murailles pour nous protéger de toutesurprise. »

Et, dans les ténèbres, il présente soncollaborateur.

« Il a donc emmené avec lui tout sonjournal ! » pense la jeune fille.

La conversation continuait entre les deuxreporters :

« Tu sais que le squelette est revenu,disait Rouletabille…

– Pas possible ! » réponditl’autre.

La lanterne, qui s’était éteinte, ayant étérallumée, les deux jeunes gens se penchèrent sur le squelette.

« Saprelotte ! fit Rouletabille, ila engraissé !… »

Et ils restèrent stupéfaits devant un grandcorps d’homme étendu à la place même où jadis se trouvait lesquelette et qui avait, comme lui, l’anneau de fer au pied.

L’homme était solidement ligoté et bâillonnéd’un linge tout maculé de sang qui lui couvrait entièrement laface.

« Voilà, par exemple, la plus curieuseaventure qu’il nous soit encore arrivé, exprima Rouletabille, toutpensif. Qui est-ce que ça peut bien être ? »

Et rapprochant sa lanterne de la tête, ilsouleva le linge.

Un seul cri s’échappa de leurs troisbouches :

« Gaulow !… »

C’était bien Gaulow qui était là, son grandcorps tout ganté de noir, et sa grande épée au côté !… Oui, ilavait été ficelé avec son épée !… sa grande épée à deuxtranchants, son épée de bourreau dont il n’avait pas pu seservir ! et l’on comprenait tout de suite pourquoi l’homme nes’était pas défendu. Le sang qui lui couvrait le visage et qui lerendait terrible à regarder venait d’une blessure faite sur la têteavec un instrument contondant. Gaulow avait été assommé parsurprise, mais il n’était pas mort, car, presque aussitôt, sousl’éblouissement des rayons de la lanterne, il ouvrit les yeux, maisil les referma d’épouvante.

Une furie – Ivana – se jetait sur lui, luienfonçait ses doigts dans la gorge et lui crachait au visage toutesles injures et toute son horrible haine.

Comme une bête, elle ensanglantait ses onglesà cette proie ; on eût pu croire à voir sa mâchoire s’avancersi près de Gaulow d’une façon hideuse qu’elle allait s’enrepaître.

Rouletabille, devant l’abominable spectacled’Ivana accrochée à cette dépouille à demi morte, recula, s’appuyaà la muraille et détourna la tête.

Un chien dévorant un cadavre lui eût inspirémoins de répulsion.

Il put croire un moment qu’il n’aimerait plus,qu’il n’aimerait jamais plus Ivana. Ceci n’était plus d’unecréature humaine.

Et il fallut, pour qu’il revînt d’un telsentiment d’horreur, qu’aux cris rauques et aux syllabesincompréhensibles qu’elle crachait sur le prisonnier, succédassentles phrases terribles d’un réquisitoire haletant, lequelressuscitait le passé et tous les crimes de cet homme.

Elle les lui jetait par paquets !… Dufond des ténèbres, elle lui apportait les corps de ses victimes…les entrailles traînantes des malheureux qu’avait éventrés sonsabre de reître, tous les fantômes crevés de blessures que lebandit de l’Istrandja-Dagh avait envoyés aux enfers… Elle faisaitcrier contre lui les derniers râles et les dernières malédictions…Elle faisait soupirer la petite Irène, morte noyée dans son sac decuir, au fond du Bosphore !… Elle rappelait au monstre lesprières de sa mère à genoux qu’il abattait sans merci…

Alors, Rouletabille se souvenant que, quelquesminutes auparavant, cette enfant pouvait permettre à cet homme deposer ses lèvres sur les siennes, parce qu’il y allait peut-être dusalut de son pays, lui pardonna sa ruée farouche et ses gestesdévorants de louve…

Eût-il voulu qu’elle ne fût point remuée quasijusqu’à la folie par un si prodigieux et inattendu renversement detout ! Il était là, à sa disposition, vaincu, ce Gaulow qui,quelques minutes auparavant, parlait en maître ! Et c’étaitelle, maintenant, qui pouvait faire de lui tout ce qu’ellevoulait !… Tout ce qu’elle voulait !… Elle ne sedemandait point comment ces choses étaient arrivées !… ni quelexécuteur des hautes œuvres de la Providence avait apporté dans cecachot ce corps abhorré dont elle allait pouvoir faire tout cequ’elle voulait !… Tout ce qu’elle voulait !…

Ce fut simple : comme elle en étaitarrivée à une crise de larmes où revenait sans cesse le nom de samère assassinée, elle se jeta tout à coup sur la poignée de lagrande épée, et la tirant à deux mains, parvint à la sortirentièrement du fourreau.

« Gaulow, lui dit-elle en se relevant, jevais te couper la tête !… Oh ! si je n’y arrive pas dupremier coup, je m’y reprendrai autant de fois qu’il lefaudra ! »

Gaulow avait maintenant les yeux grandsouverts. Il était facile de voir que, pour la première fois de savie peut-être, la peur les habitait.

Rien ne pouvait plus le sauver de cette furievengeresse et un rictus horrible contracta sa face qui avait été sibelle.

La Candeur était tombé à genoux.

Rouletabille ne disait rien, ne faisait pas ungeste pour arrêter ou suspendre cette exécution, se rendantparfaitement compte qu’un mot de pitié prononcé en ce moment, quele moindre mouvement de générosité ou de recul à propos d’un telotage ne lui serait jamais pardonné.

Elle lui avait pris la lanterne des mains etil la lui avait cédée avec docilité. Elle l’avait déposée non loinde Gaulow, près de la tête. Le cou de cette tête renversée seprésentait bien, sortait nu, s’offrait de lui-même à la lame.

Et Ivana soulevait déjà la grande épée quandces mots semblèrent tomber du ciel :

« Attendez, Ivana, je vais vousaider ! »

Tous levèrent la tête.

« Athanase ! »

C’était Athanase lui-même qui se glissait parla petite embrasure, par la petite fenêtre du cachot, endisant :

« J’ai failli être tué par l’explosion.Toute la fondation de la deuxième tour Sud-Ouest a cédé et la tours’est écroulée. J’ai failli être pris sous les débris au moment oùj’arrivais sur la corniche. »

Et il sauta dans le cachot.

« Ah ! fit-il. Pendant que je vouscherchais encore dans le harem, vous étiez ici, Ivana… et vous yavez trouvé Gaulow… Croyez-vous que c’est un beau cadeau que jevous ai fait là ?…

– C’est vous qui avez pris Gaulow ? ditRouletabille. Pendant que nous nous demandions si vous n’étiezpoint mort, vous ne perdiez pas votre temps, Athanase !

– Faisons vite ! reprit Athanase. Il y aun remue-ménage dans la Karakoulé !… Tout le monde chercheGaulow… Ils sont tous comme fous de sa disparition… Ils finirontbien par s’imaginer que c’est nous qui l’avons emporté… Le donjonest-il en état de défense ?

– Oui, dit Rouletabille.

– Nous sommes garantis du côté de la cornichepar l’écroulement de la deuxième tour, expliqua Athanase ; letorrent, trouvant un obstacle, recouvre maintenant la corniche…Après avoir failli être enseveli, j’ai failli être noyé… Allons,finissons-en ! »

Pendant ce colloque, Ivana s’était légèrementreculée dans l’ombre, hors du reflet de la lanterne ; ondistinguait à peine sa silhouette appuyée sur la haute épée. CommeAthanase se penchait sur Gaulow, sans doute pour lui placer la têteà sa convenance, Ivana dit, d’une voix étrangementchangée :

« Athanase… laissez-moi le soin de mavengeance… En ce moment nous avons un devoir plus sacré à remplir.Nous sommes sûrs que les documents n’ont pas été touchés ;nous les avons vus. Ils sont intacts. On ne soupçonne même pointl’existence du tiroir secret ! Athanase, il fautpartir !… partir tout de suite !… Dans vingt-quatreheures il faut que vous ayez franchi la frontière duNord !

– C’est bien ! fit Athanase, après avoirréfléchi quelques instants devant Ivana en silence, c’est bien, jevais partir ! Cependant j’aurais voulu lui couper, moi aussi,un peu le cou !… »

Et il montrait Gaulow étendu.

« Ce sera pour votre retour, monami !… Nous vous attendrons !…

» Oh ! ce ne serait pas si long si vousvouliez… Donnez-moi votre épée, Ivana, vous allezvoir !… »

Ivana recula encore.

« Je vous dis que nous attendrons votreretour ! Partez !… Nous essayerons de tenir pendant toutce temps ! Dépêchez-vous !… Nous ne tuerons pas Gaulowtout de suite. Jusqu’à votre retour, il nous servira d’otage !Comprenez-vous ?… »

D’abord il ne répondit pas !… Visiblementil essayait de percer les ténèbres du regard pour« connaître », à cette minute précise, le visage d’Ivana,mais il lui fut impossible de le voir. Personne ne le voyait. Elleavait le visage de la nuit et une voix qui semblait mentir…

Rouletabille se disait : « C’estbien simple ! Elle veut le tuer toute seule. Elle expédieAthanase pour tuer l’autre toute seule. »

Après quelques hésitations, Athanase réponditd’une façon assez bizarre :

« Ah ! vous ne le tuerez pas tout desuite !… Après tout, vous avez peut-être raison, puisque,comme vous dites, il vous servira d’otage ! Je vais doncpartir !… »

Rouletabille, depuis qu’il s’était trouvé enface de ce Gaulow dans le cachot, avait bien pensé que celui-ciferait un fameux otage ; mais il avait vu la « furieIvana » si ardente à cette curée qu’il n’avait pas cru uninstant qu’il serait possible de lui enlever le morceau !… etmaintenant c’était elle qui parlait de l’otage !…

Athanase ne pensait plus désormais qu’à sondépart, nouait autour de lui ses loques. (Nous avons dit qu’ilétait vêtu comme le plus pauvre des katerdjibaschi.)

« Il n’y a que le torrent qui puisse vouslaisser partir, dit Rouletabille. Rien à faire du côté du donjonqui est surveillé, ni du côté du précipice où je voulais vousdescendre, à l’Ouest… »

Athanase répondit froidement :

« Le torrent ne me fait pas peur… surtoutmaintenant que les eaux se sont élargies à cause du barrage formépar la chute de la deuxième tour… J’ai vu tout à l’heure par où jepourrai passer et où je pourrai me laisser accoster… La nuit estopaque, il pleut à verse ; je ne doute pas du succès.

– Il faut, dit Ivana, que nous soyons sûrs devotre succès… car si vous mouriez en traversant le torrent, unautre partirait… »

Rouletabille dit :

« Nous ne pouvons être sauvés que parvotre prompt succès. Nous essayerons de tenir trois, quatre joursau maximum et encore en parlementant grâce à notre otage (ainsi ilespérait faire entrer plus profondément, et, pensait-il, plussérieusement, l’idée nécessaire de l’otage dans la cervellebouillante d’Ivana). Avant de pénétrer en Bulgarie, vous pourreznous donner de vos nouvelles. Du haut du donjon on découvrejusqu’aux confins du pays de Gaulow. Vous vous rappelez cette cimeque je vous montrais l’autre soir, cette cime dominant le défilépar lequel je voyais arriver les armées bulgares… eh bien ! sivous avez traversé sans difficulté le pays de Gaulow, montezjusqu’à cette cime, c’est du reste votre chemin, et attachez unmouchoir blanc à quelque bâton avec lequel vous nous ferez signe…J’ai une très bonne jumelle… Nous vous verrons… En marchant toutela nuit, vous serez là-bas vers les midi…

– Entendu, répliqua Athanase… Seulement, jevais vous dire, j’ai faim !… je n’ai pas mangé depuisvingt-quatre heures. Si je pouvais emporter un petit morceau depain !…

– Cours à la cantine ! ordonnaRouletabille à La Candeur et dis à Vladimir de te céder deux« déjeuners du cycliste » que tu apporteras. »

La Candeur disparut.

« Voulez-vous des armes ? demandaRouletabille.

– Non !… je les ai perdues en route… Maisj’ai mon couteau, c’est tout ce qu’il faut à un pauvremuletier…

– Et c’est dans cet accoutrement que vous avezpu pénétrer dans le harem ? demanda le reporter.

– Eh bien, et vous ?

– Oh ! moi, j’étais déguisé enmouquère.

– Moi, dit Athanase, je restai dissimulé surles toits jusqu’au commencement de cette nuit où, de gouttière engouttière, j’étais parvenu jusqu’au haremlik. J’ai failli me tueren me laissant tomber d’une hauteur de dix mètres dans les jardins,car la corde qui me restait était trop courte. Heureusement, je neme suis même pas blessé, mais j’ai tué un eunuque dont je n’ai euque le temps de glisser le corps dans un soupirail. De là, j’ai pugagner la piscine, et pour me réserver une retraite dans le cas oùje réussirais à sauver Ivana, après avoir tué Gaulow, j’aifait sauter le grillage d’une petite fenêtre qui donnait sur lacorniche, au-dessus du torrent ! N’est-ce point par cettefenêtre que vous êtes entré dans le harem ?

– Parfaitement ! dit Rouletabille… C’estdonc cela que j’en ai trouvé le chemin tout préparé…

– En penchant la tête, continua Athanasej’aperçus alors la corniche et je pensai que par là je pouvaisaller jusqu’au donjon. Pour m’en assurer je me laissai glisser surla corniche et j’arrivai ainsi jusqu’à cette petite fenêtre, qui meparut, d’après la disposition du lieu, être celle qui ouvrait surle cachot même que nous avait fait visiter M. Priski. Lesbarreaux en étaient scellés intérieurement dans une pierre à moitiépourrie par la mousse et je n’eus point de peine à la faire sauter…Puis, pour pousser l’expérience jusqu’au bout, je me jetai dans lecachot. La vue du squelette prisonnier me donna l’idée, à cause dudésir que j’avais d’offrir Gaulow à ma chère Ivana, de délivrer lesquelette dans l’espérance que je pourrais peut-être le remplacerpar le cher seigneur que voilà !… »

Il se tourna alors vers la jeune femme quin’avait point quitté le fond de l’ombre :

« J’ai réussi au-delà de toute espérance,madame, puisque le squelette est dans le cachot à côté et que vouspourrez trancher la tête de Gaulow quand cela vous feraplaisir !… »

Il y eut un tressaillement dans l’ombre, ducôté d’Ivana, cependant que le reporter pensait :« Quelle drôle de mystérieuse histoire est encorecelle-ci !… »

« Mais comment vous êtes-vous rendumaître de Gaulow ? demanda brusquement Rouletabille.

– Ayant ainsi préparé son cachot oùj’étais décidé à le ramener mort ou vivant, je repris lechemin déjà parcouru et rentrai dans le harem après avoir, comme lapremière fois, replacé avec adresse le moucharabié à la fenêtre dela chambre de la piscine ; les conversations surprises dansles bosquets m’avaient appris où se trouvait la chambrenuptiale ; cependant, pour n’être point surpris par deuxeunuques armés jusqu’aux dents, je dus grimper sur une petiteterrasse sur laquelle on était obligé de passer pour pénétrer dansle vestibule qui conduisait à la chambre nuptiale. Cette terrasseétait toute garnie de balustres et d’ornements parmi lesquels jeparvins à me dissimuler. Là, je trouvai tout un assortimentd’outils qui devaient servir aux jardiniers et aux ouvriers, etc’est là que je fis choix de la massue avec laquelle je devaisassommer notre cher seigneur, lequel, quelques heures plus tard,sortait de la chambre nuptiale, pénétrait dans les jardins, sansdoute pour prendre l’air, et, après avoir fait rentrer dans lesappartements les deux gardes, se dirigeait justement vers materrasse, regardant de toutes parts si on ne l’apercevait pas etdans un but que je n’ai pas pris le temps de lui demander…

» Gaulow, sous mon coup, tomba. Était-ilmort ?… Était-il vivant ?… Je ne m’attardai point à lesavoir. Je traînai derrière moi cette chose inerte, retraversai lachambre de la piscine toujours déserte à cette heure, descendis monfardeau sur la corniche et l’apportai sans encombrejusqu’ici ! Voilà tout le mystère. Comme je l’avais jeté unpeu rudement sur le sol du haut de cette fenêtre, il poussa unsoupir. Le cher seigneur n’était pas mort !… Je l’attachai àl’anneau et le ligotai avec les loques de son manteau, dont je fishâtivement des liens ; puis je repartis pour voussauver, Ivana, mais je n’étais pas plus tôt retourné dans leharem que des clameurs immenses m’apprenaient votredélivrance ! »

Si Athanase avait pu voir les traits deRouletabille, il eût été stupéfait du degré d’ahurissement qu’ilstrahissaient. En vérité, il y avait de quoi s’étonner, maisAthanase ne semblait nullement se douter de ce que son histoireprésentait d’exceptionnel ! Voilà un homme qui prétendaitaimer Ivana, et qui, en réalité, ne s’était occupé que deGaulow ?

À ce moment, La Candeur reparut, agitant sesmains vides avec désespoir.

« Eh bien, et ces « déjeuners ducycliste » ?, demanda Rouletabille.

– Vladimir dit qu’il n’y en aplus !… »

Rouletabille se jeta sur La Candeur :

« Mais il a menti !

– Ah ! moi, je te répète ce qu’il m’adit !…

– Eh bien, et les conserves M.H. ?

– Tu ne m’avais pas dit de t’apporter desconserves M.H., répondit avec candeur La Candeur.

– Pauvre idiot !… gronda Rouletabille…Retourne au donjon…

– Inutile, messieurs, je pars tout de suite,fit Athanase et dans trois jours je suis de retour.

– Partez donc ! dit Ivana. La faim vousdonnera des ailes… Quant à moi, je n’ai plus faim ni soif de rienen face du repas que vous m’avez offert, mon cherAthanase !… »

Ce disant, elle regardait férocement Gaulowqui avait entièrement repris connaissance et qui avait redressé sontorse contre la muraille… Elle ajouta :

« Merci, Athanase !… »

Alors, Athanase s’agenouilla et lui baisalonguement les mains cependant que Rouletabille sentait, comme ondit, son âme s’en aller…

« Au revoir, Athanase, dit-elle encore.Et portez la bonne nouvelle au général ! Que Dieu vousaccompagne ! Nous vous attendons ! Aurevoir ! »

L’autre répéta :

« Au revoir, Ivana ! Àbientôt !… »

Et, se hissant jusqu’à l’embrasure sansretourner la tête, il se jeta dans l’affreuse nuit où bouillonnaitle torrent de l’Istrandja-Dagh.

« Puisse-t-il arriver sain etsauf ! » fit Ivana avec un étrange soupir…

XXIII – Le donjon assiégé

Allongé dans une des meurtrières du troisièmeétage, Rouletabille écoutait les bruits du dehors. Dans la nuittrès noire on distinguait vaguement une rumeur d’hommes et c’étaittout. Tous les feux avaient été éteints dans la baille, dans lescours et dans le chemin de ronde moins par ordre peut-être que parla pluie qui s’était remise à tomber avec rage.

Les soldats de Gaulow avaient dû reculerjusque sous les hangars, sous les galeries et les cloîtres pour semettre à l’abri. Certes ! ils n’étaient point bien loin. Onles entendait grouiller dans les ténèbres, parfois s’appeler avecdes cris, des malédictions.

Cependant, de toute la nuit, ils ne tentèrentrien.

Il devait y avoir dans la Karakoulé undésordre immense. La disparition de Kara Selim après la fuited’Ivana, et la blessure de Stefo le Dalmate laissaient le châteaufort sans chef, dans le moment qu’il en avait le plus besoin. Leskachefs avaient dû se réunir quelque part autour des lieutenantsalourdis par une journée de festins, et tout ce monde devait êtrefort embarrassé de prendre un parti.

Ainsi Rouletabille s’expliquait latranquillité relative dont, momentanément, on leur permettait dejouir.

Aussitôt après le départ d’Athanase,Rouletabille avait commencé sa tournée. D’abord il s’était occupédu souterrain. Il avait quitté presque immédiatement le cachot,entraînant avec lui La Candeur, priant Ivana de garder un instantle prisonnier. Son dernier mot avait été pour lui recommanderl’otage.

Il la laissait seule avec Gaulow pour qu’elledécidât seule de ce qu’elle avait à faire. Il savait qu’elle netrouverait qu’en elle-même la raison suffisante pour comprendre queGaulow vivant leur servirait davantage que Gaulow mort : et cen’était point ce qu’on pouvait lui dire qui eût pu changer sarésolution, si elle voulait absolument goûter l’ivresse sanglantede la vengeance.

Tout au plus, Rouletabille avait-il osé luisuggérer une solution pratique, dans la situation désespérée où ilsse trouvaient, mais il eût été maladroit d’insister.

Il la quitta donc, lui faisant bien entendre,par cette attitude, que le prisonnier lui appartenait. Enfin, sielle le tuait, si elle le torturait, si elle le martyrisait, commeen était fort capable cette fille du Balkan élevée entre deuxassassinats, il ne serait point là, lui, Rouletabille, pourassister à une scène dont la pensée seule lui faisait horreur,tellement horreur que, dans l’instant où il s’imaginait Ivanaaccomplissant l’atroce chose, il se demandait comment il avait pul’aimer !

Quand il était revenu de sa tournée dans lesouterrain, après avoir constaté que la dynamite avait fait de labonne besogne et que l’écroulement avait été tel, de ce côté, queles assiégés n’avaient jusqu’à nouvel ordre rien à redouter sousterre, il avait été heureux et surpris de retrouver, dans lecachot, Gaulow vivant à côté d’Ivana, Gaulow à qui l’on n’avait pastouché. Alors il avait pris les mains d’Ivana et lui avaitdit :

« Merci !… »

Il l’adorait.

Et cependant, ce qu’elle avait dû être tentée,dans le noir… dans le noir dans lequel il l’avait laissée… dans lenoir où elle aurait pu, à son gré, torturer Gaulow…

« Petit Zo, avait-elle murmuré, vouspouviez être tranquille… Vous m’aviez laissée sans lumière… Quandje tuerai Gaulow, je veux le voir mourir, moi !…

– En attendant, nous le gardonsvivant ?

– Oui, fit-elle… ma foi, oui !… enattendant… en attendant que nous ayons bien songé à sonsupplice !…

– C’est cela !… songez-y encore trois ouquatre jours, avait répliqué Rouletabille, et après vous en ferezce que vous voudrez !…

– J’espère que vous avez un autre cachot quecelui-ci…

– Oui, à côté ; ce ne sont pas lescachots qui manquent à la Karakoulé et nous en choisirons un dontles barreaux ne laissent évader ni les morts, ni lesvivants !…

– Et qui le gardera, nuit et jour ?

– Le katerdjibaschi !… avait-ilrépondu. Oui, nous avons avec nous un chef de muletiers… qui a euquelques parents occis par les Pomaks… Il le gardera bien,allez !…

– Surtout, qu’il n’y touche pas !… Ilm’en répondra sur sa tête !…

– Entendu !… »

Et ils étaient remontés dans le donjon oùVladimir la reçut avec mille compliments, et où elle voulut toutvoir, tout de suite, tout connaître, tout inspecter avecRouletabille.

Le reporter avait placé ainsi son monde :le katerdjibaschi dans le souterrain, Modeste dans la salle desgardes, avec la mission, pour se tenir éveillé, de creuser de lapointe de son couteau deux petites meurtrières dans le bois dur del’énorme porte qui fermait cette salle, du côté du pont-levis, dutemps où il y avait un pont-levis.

Au premier étage, il mit La Candeur etVladimir, chacun à une meurtrière qui commandait le chemin deronde ; au deuxième, il tenta encore d’entrer encorrespondance avec les Allemands, mais ne réussit qu’à s’attirerune bordée d’injures. Moins que jamais ils ne voulaient parler àquiconque en dehors de leur consul. Puisqu’il était impossible des’entendre avec eux et qu’ils pouvaient devenir, par leurs lubies,dangereux pour les défenseurs, Rouletabille fit condamner leurporte avec des madriers et les enferma chez eux comme dans uneboîte.

Au troisième étage, il y avait deux chambres.Rouletabille les donna à Ivana, en se réservant cependant lapermission de venir à toute minute dans l’une d’elles, d’où ilpouvait surveiller à peu près tout ce qui se faisait dans laKarakoulé.

Au quatrième étage, c’était la plate-forme dudonjon, entourée de ses hauts créneaux. Cependant, si haute que pûtêtre cette plate-forme, elle n’était guère plus élevée que laplate-forme de la tour de veille (qui se trouvait à une centaine demètres de là) et cela à cause des différents niveaux du roc, surlequel avait été bâtie la Karakoulé. Le séjour de la plate-forme dudonjon était donc assez dangereux puisqu’on y pouvait recevoir toutle feu de la tour de veille. Heureusement, l’étroit escalier quiconduisait au haut du donjon débouchait sur la plate-forme sous uneespèce de petite échauguette de pierre dans laquelle une sentinellepouvait tenir à l’aise et surveiller tout le côté Ouest etSud-Ouest et Sud, des murs et des fossés de la Karakoulé.

Pour voir les côtés Est et Nord, il fallaitsortir de cette guérite et s’avancer sur la plate-forme, mais en seglissant à genoux derrière les créneaux, on pouvait espérerd’échapper au feu de la tour de veille, pour peu qu’on fûtagile.

Dans l’échauguette, Rouletabille mitTondor.

Tondor, de cet endroit, dominait directementles murs qui plongeaient dans le gouffre du torrent depuis que lachute de la tour de l’Ouest avait fait monter les eaux et renduimpraticable le chemin de la corniche. Si, par la petite fenêtre deson cachot, Gaulow eût été capable de s’enfuir après avoir échappéau katerdjibaschi, il eût encore eu affaire au feu de Tondor.

Ainsi surveillé et bien défendu, le donjonétait plus inaccessible que bien des « forts Chabrol »qui arrêtèrent devant leurs frêles murailles, pendant des journéeshistoriques, la force publique.

Ici la maçonnerie avait une épaisseur d’aumoins quatre mètres. Le seul point vulnérable était la porte de lasalle des gardes, mais encore quelle porte ! et en tout cas,fallait-il y parvenir ! Un fossé profond de six mètresentourait le donjon et le pont-levis était en miettes !…

Les premières lueurs du jour commençaientd’allumer les cimes de l’Istrandja-Dagh quand Rouletabille seretrouva dans les chambres du premier étage où il venait de fairele compte des munitions. Tant avec les revolvers qu’avec lescarabines à répétition, les assiégés avaient huit cents coups àtirer. Ce n’était pas beaucoup. Mais ce n’était pas rien.

« Voilà bientôt l’heure du déjeuner, ditRouletabille à La Candeur ; nous allons en profiter pour fairele compte de nos provisions de bouche. Nous aurons toujours de quoinous nourrir pendant quatre jours, en nous serrant un peu leventre, mais à la guerre comme à la guerre !… À propos,qu’est-ce que c’est que cette histoire de « déjeuners ducycliste » que Vladimir a refusés à ce pauvre Athanase ?Je sais bien que nous ne sommes pas riches, mais ce n’était guèrecharitable. Eh mais !… s’écria-t-il tout à coup, il ne seraitpas arrivé malheur aux « déjeuners du cycliste » ?J’en avais confié une pleine valise à Vladimir !…

– Je m’en vais aller le lui demander »,fit avec un grand empressement La Candeur, que tous ces préparatifsde guerre semblaient avoir rendu de plus en plus mélancolique.

Et il se précipita dans l’escalier en appelantVladimir qui, justement, était descendu faire un petit tour dans lasalle des gardes, bien qu’il eût reçu l’ordre de ne pas quitter lameurtrière de sa propre chambre. Bientôt La Candeur revenait sansêtre suivi de Vladimir.

« Vladimir m’a dit qu’il était fortoccupé en ce moment, avec Modeste à écouter un petit bruit qui doitvenir du chemin de ronde et qui leur paraît peu catholique…

– Vladimir a eu tort de quitter son poste,répliqua sévèrement Rouletabille. Je vais descendre voir de quoi ils’agit, et je le gronderai ; mais, auparavant, ouvre-moi tacantine, La Candeur, que je voie de combien nous disposons encorede boîtes de conserves M.H. !

– Rouletabille ! répondit La Candeur, quiétait retourné à l’escalier, je crois que Tondor nous appellelà-haut ! Il doit s’y passer quelque chose de nouveau…

– Tondor ?… Tu en es sûr ?… je n’airien entendu !

– Oh ! moi, je l’ai entenduparfaitement ! C’est peut-être grave ? Si l’onmontait !… Non ! ne te dérange pas !… J’yvais !… »

Et il s’élança vers le sommet du donjon comme,tout à l’heure, il avait dégringolé jusqu’à la salle des gardes.Rouletabille, intrigué, s’élança derrière lui.

Ils arrivèrent en même temps à la petiteéchauguette de la plate-forme où ils trouvèrent Tondor tout étonnéde les voir.

La sentinelle leur fit signe qu’il n’y avaitrien de nouveau et ils redescendirent.

« Je me serai trompé ! déclara LaCandeur, assez penaud… mais, n’est-ce pas ? avec unesentinelle qui connaît si peu notre langue, il n’y a riend’extraordinaire à cela !…

– Quand la sentinelle ne dit rien, exprimaavec lucidité Rouletabille, il est facile de comprendre qu’ellen’appelle pas !… »

La Candeur détourna la tête.

« Qu’est-ce que tu regardes par là ?demanda Rouletabille.

– Je regardais, par cette petite meurtrière,si l’on ne pouvait pas apercevoir ce point que tu as désigné àAthanase pour qu’il nous fasse signe…

– Suis-moi…

– Je crois bien qu’en restant ici je pourraidistinguer, quand le jour sera un peu plus clair…

– Suis-moi, je te dis ! »

Notre Rouletabille connaissait son La Candeur.Celui-ci lui cachait quelque chose et l’affaire devait êtred’importance pour qu’il osât lui mentir dans un pareil moment. LaCandeur n’avait rien entendu du tout.

De même Rouletabille voulut savoir ce qui sepassait dans la salle des gardes et y descendit. Il trouva Modestecreusant de la pointe de son couteau, avec une consciencesomnolente, un petit trou dans la porte, qui était dure comme fer,ce dont, du reste, il se félicitait tout haut :

« Eh bien, quoi de nouveau ?…

– Rien, monsieur !…

– Et ce petit bruit dans le chemin deronde ?…

– Quel petit bruit ?… Je n’ai pas entendude petit bruit, moi !…

– C’est qu’il dormait ! expliqua en hâteLa Candeur.

– Où est Vladimir ?

– M. Vladimir est descendu à l’instantmême dans le souterrain, monsieur ; il m’a dit de vous direqu’il allait surveiller le katerdjibaschi, qui, paraît-il,surveille lui-même un prisonnier.

– Va le chercher, dis-lui qu’il faut qu’ilvienne sur-le-champ et remonte avec lui !… Où vas-tu, toi, LaCandeur ?

– Je remonte voir si, à la petite meurtrièrede l’escalier…

– Reste ici… »

Rouletabille se promenait, nerveux, dans lasalle des gardes, les mains derrière le dos, le sourcil froncé.Chaque fois qu’il passait dans la lueur de la lanterne que l’onavait à demi aveuglée et qui était posée sur un coin de la table,devant le « tableau des voyageurs », La Candeur voyaitson visage en plein et ne pouvait retenir un soupir…

Enfin surgirent tour à tour Modeste etVladimir, des profondeurs du souterrain.

Rouletabille ordonna à Modeste d’allercontinuer son ouvrage, puis se tournant vers les deux reporters, illeur dit, d’une voix cassante :

« Nous sommes en état de guerre. Lamoindre faute de l’un de nous peut entraîner la perte de lacommunauté : celui de vous qui quittera désormais son postesans en avoir reçu l’ordre sera condamné à mort !… Montezdevant moi !… »

Ils ne se le firent pas répéter deux fois.

La Candeur, en montant, tremblait de tous sesmembres. Et Vladimir, du reste, ne paraissait guère plusrassuré.

« Qu’est-ce qu’ils ont ?… commençaità se demander avec une certaine anxiété Rouletabille… Qu’est-ce queje vais encore découvrir ?… Qu’est-ce qu’ils m’ont encorefait, ces deux lascars-là ?… Allons ! ouste ! plusvite que ça !… »

Arrivés dans les chambres, ils se tinrent sidrôlement et si tristement devant Rouletabille que celui-ci en futlittéralement épouvanté.

« Enfin ! s’écria-t-il, medirez-vous ce que vous avez à me faire des têtespareilles ?… »

Ils ne répondirent point. Ils restaient là,tous deux, les bras ballants, comme frappés d’idiotie.

Rouletabille, à bout de patience, secouarudement La Candeur, qui finit par gémir :

« C’est de ta faute aussi… Tu ne parlestout le temps que de nous brûler la cervelle ! Alors tucomprends !…

– Je comprends quoi ?… Je ne comprendsrien, sinon que vous faites les imbéciles tous les deux, et que cen’est pas le moment !… Allons, ouvre-moi cette cantine-là etdis-moi combien il nous reste de boîtes de conserves… »

La Candeur s’agenouilla et se mit en mesured’ouvrir l’une d’elles. Au moment où l’on aurait pu croire quecette simple opération allait s’effectuer, La Candeur releva latête vers Rouletabille.

« Tu sais !… J’aime mieux te le diretout de suite… ça n’est pas avec les boîtes de conserves qu’il y alà-dedans qu’il faut compter pour se nourrir ici…

– À cause ?…

– Ben !… à cause… »

Mais il ne put en dire davantage : Il semit à pleurer, à braire comme un âne. Rouletabille était livide. Ilse jeta sur La Candeur en criant :

« Cochon, tu as tout mangé !…

– C’est pas vrai !

– Eh bien, ouvre donc !… »

Mais il arracha la cantine des mains de LaCandeur et il l’ouvrit lui-même. À la lumière du jour naissant, ilput voir, d’un coup d’œil, tout ce qu’elle contenait, et il poussaun cri.

Ça ! vraiment, c’était plus fort quetout ! La cantine était pleine de chaussures !de brodequins, souliers, bottines à élastique et à boutons,chaussures de travail et de fantaisie, de promenade et de soirée,mais toutes de la même pointure, et quelle pointure ! Celle deLa Candeur !… et tout cela tout neuf, astiqué, propre, luisantcomme au sortir du magasin.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? D’abordahuri, puis furieux, il le demanda à son reporter, la voix rauque,le geste menaçant… La Candeur reculait devant lui en demandantpardon comme un enfant.

« Où sont les boîtes de conserve ?me le diras-tu ?

– Je les ai laissées là-bas !

– Pour mettre ces chaussures à laplace ?… hurla Rouletabille.

– Écoute, fit l’autre en se mouchant et ens’essuyant les yeux… écoute, tu vas comprendre… c’est toute unefortune !

– Quoi ?

– Mes chaussures !…

– Tu veux t’établir marchand de chaussures enTurquie ? »

L’autre renifla, prit du courage :

« Si je les ai achetées, ce n’est pointpour les vendre, mais pour les porter !

– Tu ne risques point d’aller pieds nus !dit Rouletabille.

– N’est-ce pas ? repartit le bon géantavec un vrai orgueil. Et ce n’est pas pour moi une minceconsolation à tous mes maux passés, présents et futurs ! Detous ces maux-là, le pire, vois-tu, Rouletabille, est la souffrancedu pied, non point celle qui vous vient d’un mal physique etvulgaire, mais de l’humiliation épouvantable qui est réservée auxpauvres garçons qui se traînent de place en place sans en trouveraucune avec des chaussures qui « fichent le camp » et quiattestent une misère qu’à force d’ingéniosité ils sont arrivés, àpeu près, à dissimuler sur le reste de leur individu ! Toi,Rouletabille, tu ne sais pas ce que c’est. Au fond, tu as eu de lachance !… Si on t’a ramassé pieds nus sur les quais deMarseille, au moins on t’a chaussé tout de suite et tu n’as pas euà souffrir de cette misère-là…

» Mais, moi, mon pauvre ami, qui avais quittéma profession d’instituteur pour me lancer dans la littérature, moiqui ai traîné dans les antichambres avec des manuscrits ! Moiqui ai passé je ne sais combien d’heures à dissimuler mesextrémités postérieures sous les banquettes où j’attendaisimpatiemment d’être reçu par un homme d’où dépendait invariablementtout mon avenir et qui, dès qu’il me recevait, invariablement,semblait hypnotisé par le spectacle prodigieusement navrant de messouliers avachis, aux cuirs rafistolés, retenus miraculeusement pardes ficelles teintes à l’encre, je puis te jurer qu’il n’est pointde pire supplice pour un honnête homme qui a gardé le moindresentiment de sa dignité personnelle !

» Aussi m’étais-je dit que, dès que j’auraisquelque argent, et que ma situation me le permettrait, mon premiersoin serait de mettre de côté des bottines pour les mauvaisjours ! Et je me suis tenu parole, mon bon petit Rouletabille.Ayant fait dans un grand quotidien un honorable plongeon, chaquefois que mes fins de mois me l’ont permis, je me suis fait faireune paire de chaussures ! Tu vois d’ici, Rouletabille, toutesmes économies ! Et tu aurais voulu que je lesabandonne !…

– Mais, malheureux ! s’exclamaRouletabille sincèrement apitoyé par ce plaidoyer inattendu,qu’est-ce que tu en feras de tes économies quand nous serons par tafaute tous morts de faim !…

– Eh ! bien nous n’en sommes paslà !… fit La Candeur avec une grande assurance… nous avonsencore les « déjeuners du cycliste » deVladimir !… »

Vladimir lui lança un regard foudroyant.

Rouletabille dit à Vladimir :

« Vous saviez cela, vous ! et vousne me l’avez pas dit ? Je comprends maintenant pourquoi vousavez refusé de vous défaire de deux « déjeuners ducycliste… » Au fond, vous avez bien fait !… Deuxdéjeuners peuvent nous permettre de « tenir »vingt-quatre heures de plus… Allons ! faisons notre deuil desconserves, mais il faudra nous serrer le ventre !… et voyonsvos déjeuners !… J’espère que votre cantine n’est pas pleined’escarpins, à vous ?… Eh bien, qu’est-ce que vousattendez ?…

– Monsieur, j’ai perdu la clef !

– Si ce n’est que ça, fit Rouletabille, ons’en passera. Faites sauter la serrure !…

– Monsieur, moi je n’ai aucun instrument pourfaire sauter la serrure !

– Ah ! tenez ! Vous êtes aussistupide que La Candeur ! »

Et il se mit lui-même à l’ouvrage. La serrureétait solide ; elle résistait.

Un dernier coup de crochet et la valise futouverte. Rouletabille se releva en titubant…

Il n’y avait plus de « déjeuner ducycliste », ni de provisions d’aucune sorte dans lacantine !…

Elle était pleine d’une masse informe etobscure que le reporter souleva sans arriver à comprendre à quoicela pouvait servir. Du reste l’objet en lui-même étaitparfaitement indifférent. Ce qui était terrible, c’est qu’il avaitoccupé une place bien précieuse !… Les animaux, chevaux etmules, après la première nuit passée dans le donjon, avaient étéreconduits dans le hangar du chemin de ronde pour ne pas éveillerl’attention et n’avaient pas été ramenés dans la salle des gardes,de telle sorte que Rouletabille et ses compagnons n’avaient plusrien à manger, absolument rien !…

Le reporter, tenant toujours cette masseinforme à la main, se retourna :

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ça ! c’est ma cuirasse de cuir !…gémit Vladimir sur le ton le plus pitoyable et le plus humble qu’ilput trouver…

– Quelle cuirasse ?

– Comment ! vous avez oublié que j’aiinventé une cuirasse ? Mais, monsieur Rouletabille, je vous enai parlé plusieurs fois et si vous m’aviez prêté la moindreattention…

– C’est bien ! maintenant je vous écoute…répliqua Rouletabille d’un air sombre, presque farouche…

– Vous savez, monsieur, commença l’autre avecune timidité charmante… Vous savez qu’on a toujours cherché descuirasses à l’épreuve de la balle.

– On le raconte…

– On a bien raison de dire, monsieur, que lesinventeurs sont toujours traités avec indifférence ! La vôtreme pèse et quand je vous aurai expliqué que la cuirasse Dowe étaitconstituée au moyen de matelassures assez épaisses avec, àl’intérieur, des tissus plus résistants… »

Silence de Rouletabille… Vladimir, quiattendait peut-être un encouragement qu’il ne voit point venir,tousse et continue :

« Quand je vous aurai rappelé que larésistance des tissus de la cuirasse Dowe a eu de rapides limites,vous comprendrez certainement comment j’ai été amené à l’idée defabriquer un tissu qui fût plus résistant que celui de la cuirasseDowe ! n’est-ce pas ?

– !…

– Et mon trait de génie a été de trouver untissu qui déchire au passage l’enveloppe de nickel ou d’acier quirecouvre la balle de plomb moderne… qui la déchire, entendez-vousbien, au lieu d’en être déchirée !…

– !…

– Et ainsi il y a à l’intérieur même de lacuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire, et même d’écoulementpar fusion de la matière plomb…

– !…

– Ce qui enlève à la balle sa puissanceperforatrice !… »

Ah ! c’en était trop ! Rouletabillese retourna vers Vladimir Petrovitch et lui lança à toute volée uncoup de pied dans le derrière.

« Tu sauras maintenant où mettre tacuirasse ! » lui dit-il, cependant que l’autre sefrottait l’endroit contusionné, avec une certaine mélancolie. Iln’était pas méchant pour un sou, ce Vladimir Petrovitch ! Ilne se fâcha pas. Depuis qu’il avait l’honneur d’être dans leservice de Rouletabille, il en avait vu bien d’autres ! Ainsile jour où Rouletabille s’était aperçu que cet élégant jeune hommegrattait quelquefois les reçus du télégraphe pour lui soutirerd’infimes sommes, Vladimir Petrovitch avait entendu des parolesautrement dures pour son amour-propre que ne l’avait étécertainement le pied du reporter pour la partie postérieure de sonsingulier individu… Vladimir ne protesta pas autrement, maiss’enfuit pour échapper à un second coup, suivi rapidement par LaCandeur qui se précipita dans l’escalier, fit un faux pas,descendit sur le dos jusqu’à la salle des gardes et resta là, surle derrière, anéanti. Vladimir, en soupirant, s’assit à côté delui.

« Rouletabille a eu tort de se fâcher,dit-il, on sera peut-être bien heureux de l’avoir, ma cuirasse,c’est toujours utile dans un siège !…

– Eh bien, et mes chaussures ! fit LaCandeur ; en admettant que nous sortions jamais d’ici, nousaurons beaucoup à marcher, et quand nos souliers seront usés, dansces âpres montagnes… »

À ce moment, une fusillade terrible éclatadans le chemin de ronde. Plusieurs balles pénétrèrent en ricochantpar les meurtrières dans la salle des gardes.

« Tout le monde à son poste ! »hurla Rouletabille, et pendant que chacun se rendait à lameurtrière et à l’étage qui lui avait été indiqué, lui-mêmebondissait, gravissait quatre à quatre l’escalier du donjon etarrivait sur la plate-forme.

Tondor s’apprêtait à faire feu, et en sepenchant entre deux créneaux, Rouletabille put voir le chemin deronde plein de soldats se bousculant autour des échelles qu’ilsessayaient de faire tenir dans le fossé, pendant que d’autres, pourcouvrir l’opération, tiraient à qui mieux mieux sur le donjon,essayant d’atteindre les meurtrières et d’empêcher ainsi lesassiégés de gêner ceux qui avaient reçu mission d’atteindre lapoterne et d’enfoncer la porte.

Le plan de Rouletabille fut vite conçu etexécuté : la plate-forme du donjon avait un rebord, une sortede corniche que soutenaient des « corbeaux » ; entrechacun de ces « corbeaux » et tout près des créneaux, ily avait une ouverture par laquelle on plongeait directement dans lefossé qui entourait le donjon. Ces ouvertures étaient destinéesjadis à laisser couler sur l’assaillant de la poix, de l’huilebouillante, du plomb fondu, etc. Rouletabille appela tout son mondesur la plateforme ; et chacun à plat ventre, l’œil au-dessusde l’ouverture, se mit tranquillement à fusiller les brigands quiétaient déjà en grand nombre dans le fossé.

« Tirez lentement, posément !… Visezbien votre homme ! disait Rouletabille, nous n’avons pas demunitions à gaspiller. »

Et lui-même, donnant l’exemple, ne manquaitjamais son but. Du chemin de ronde, il était impossible d’atteindrenos jeunes gens, qui restaient invisibles derrière leur rempart depierre. Certes on ne se faisait pas faute, en bas, de diriger surle sommet de la tour une fusillade nourrie, mais qui ne donnaitaucun résultat. L’assiégeant n’eût pu gêner les tireurs que de latour de veille, mais il n’y avait pas encore songé.

Quant aux soldats qui étaient dans le fossé,il eût fallu qu’ils tirassent droit au-dessus d’eux, la crosse dufusil sur l’épaule et avec beaucoup d’adresse pour que lesprojectiles se glissassent par les étroites ouvertures d’où leurtombait cette pluie d’enfer !

Si bien que s’il y avait eu une bousculade aumoment où les assiégeants s’étaient jetés dans le fossé, il y eneut une autre au moment où ils se ruèrent pour remonter dans lechemin de ronde. Alors, il n’y eut plus qu’à taper dans le tas, àlaisser se vider tout seuls les chargeurs, qui décrochaient lessoldats des échelles, par grappes.

Bien peu parvinrent à se tirer de ce mauvaispas ; et ceux qui y arrivèrent finirent de jeter le désarroidans la troupe qui avait été chargée de les couvrir et qui, à sontour, essuyait directement le feu du donjon.

C’est qu’en effet Rouletabille, voyant lefossé déblayé, avait crié à sa petite garnison :

« Aux meurtrières !… »

Et tous étaient descendus à leur poste,courant de meurtrière en meurtrière, faisant feu à chaque étage,donnant l’illusion d’une troupe ardente et décidée à défendrechèrement sa vie.

Comme, au haut du donjon, Tondor était restéet continuait de tirer entre les créneaux, les assiégeants devaientêtre fort désemparés et se demander à quel nombre d’assiégés ilsavaient affaire !

Cette première opération avait été, pour eux,désastreuse.

Ne trouvant aucun abri dans le chemin deronde, ils le quittaient en hâte et rentraient dans la baille enemportant seulement quelques-uns de leurs blessés, car ilsn’avaient pas eu le temps de secourir ceux qui gémissaient etappelaient au secours en se traînant dans le fossé. Bien mieux,après s’être ainsi sauvés, ils refermèrent derrière eux la lourdeporte de la baille et le chemin de ronde apparut tout à faitnettoyé d’assiégeants.

« Cessez le feu ! » avaitordonné Rouletabille, qui pensait toujours à ménager sesmunitions.

Tous purent alors se féliciter de cettepremière victoire. Vladimir dansait de joie et proclamait déjàqu’» ils ne s’y frotteraient pas de sitôt ». Lekaterdjibaschi, qu’Ivana avait relevé de sa fonction pourqu’il pût venir se battre, riait d’un rire infernal en caressant lacrosse de la carabine d’Athanase qu’Ivana lui avait passée.

Rouletabille, avait été, du reste, assezétonné de ne point voir la jeune fille venir faire le coup de feu àcôté de lui. Tout ce qu’il connaissait de son caractère et de sonexcessive bravoure l’avait incité à penser qu’elle aurait à cœur devenir faire figure dans le combat ; mais elle avait préféré sefaire geôlière. Encore là sans doute avait-elle été poussée par sahaine inassouvie ; peut-être s’était-elle dit que si le donjonétait forcé, au moins aurait-elle la joie, avant de mourir, de tuerGaulow de sa propre main et ainsi s’était-elle chargée de leveiller pour être plus sûre de ne le point manquer.

« M. Priski ! Ah !celui-là, je ne vais pas le rater !… » s’écria Vladimir,qui avait allongé le nez à une meurtrière et qui, épaulant sacarabine, s’était déjà mis en mesure d’abattre le majordome, lequeldressait sa silhouette au-dessus de la courtine du Nord, quand uncoup de feu retentit.

Aussitôt on vit M. Priski basculer,disparaître derrière le haut mur, et l’on entendit la voix de LaCandeur qui montait de la salle des gardes.

« J’ai tué M. Priski !… J’aitué M. Priski !… »

Les jeunes gens descendirent :

« Qu’est-ce que tu faisais ici ?demanda Rouletabille… qui paraissait de fort méchante humeur.J’avais crié : « Tout le monde en haut ! »

– Eh ! j’y suis allé là-haut, j’y suisallé tout de suite, répliqua La Candeur.

– Mais tu n’y es pas resté ?

– Ma foi, non ! Vous tiriez !… Voustiriez ! et l’odeur de la poudre m’incommode !…

– Ah ! tu es brave !

– Tout de même j’ai tuéM. Priski !

– Et tu as fait un beau coup, là !… Tu nesais donc pas que le chapelain est mort ! J’ai vu qu’onl’emportait hier soir avec Stefo le Dalmate ! Il n’y avaitplus que M. Priski pour faire entendre raison à ces sauvages,leur faire craindre des représailles et leur parler du neveu deM. de Rothschild !

– Ma foi, je regrette bien qu’il soitmort ! fit La Candeur ennuyé, mais ce n’est pas de mafaute !…

– Comment ! ce n’est pas de tafaute ?…

– C’est mon fusil qui est parti toutseul ! Je n’ai eu qu’à le poser sur la meurtrière, etpan ! M. Priski est mort ! Qu’est-ce que tu veux quej’y fasse ?… Je ne tenais pas à le tuer, moi,M. Priski ! Je ne tiens à tuer personne, moi !… Jen’ai jamais fait de mal à personne, moi !…

– Oh ! nous le savons, dit Rouletabille,ce n’est pas toi qui gaspilleras tes munitions !…

– Oh ! je me rends utile comme je peux,répliqua La Candeur sur un ton plein de suffisance qui fit releverla tête à Rouletabille.

– Toi ! te rendre utile !… Tu esbien trop égoïste pour cela !… Tu ne songes qu’à t’amasser unfonds de cordonnier pour tes vieux jours !…

– Justement, n’en dis pas de mal de mon fondsde cordonnier… Je vois bien que tu en veux toujours à meschaussures… Eh bien, baisse un peu le nez et vois ce que j’en aifait de mes chaussures !… »

Rouletabille et Vladimir s’aperçurent alorsque toutes les chaussures de La Candeur avaient été descendues etposées dans un ordre bizarre deux par deux, devant la poterne, surles dalles de la salle des gardes.

« Ah ! ah ! fit Rouletabille ensouriant.

– Compris ? demanda La Candeur.

– Compris ! Toi né gros malin !

– S’pas ?… Regarde mes godillots !…Juge de l’ordre admirable dans lequel je les ai placés !… Etjette un coup d’œil sous la porte !… Quand nos sauvagesreviendront tout à l’heure pour défoncer cette porte ; quandils grimperont jusqu’ici du fond du fossé, quelle est la premièrechose qu’ils apercevront, entre le bas de la porte qui est fort uséet le pavé de la salle des gardes qui ne l’est pas moins : ilsapercevront toutes mes paires de chaussures, et ils sediront : « Mazette ! les assiégés ont reçu desrenforts, fichons le camp ! » Hein ! qu’est-ce quevous dites de ça ?… »

Rouletabille et Vladimir ne purent s’empêcherde rire.

« Tu ne m’en veux plus ? demanda lebon La Candeur.

– Non ! » répondit Rouletabille.

Sur ces entrefaites, une voix adorable, jeuneet gaie, qui sortait de sous-terre cria :

« J’ai faim ! Quand est-ce qu’ondéjeune ? »

C’était Ivana. Elle sauta avec allégresse aumilieu des défenseurs du donjon :

« Eh bien, on est victorieux, fit-elle.Le katerdjibaschivient de me dire ça !… Tous mescompliments !… Et maintenant, réjouissons-nous !… J’aiune bonne nouvelle à vous apprendre ; mais auparavant,déjeunons ! Le combat a dû vous mettre en appétit, et moi jemeurs de faim !…

– Ivana, répondit Rouletabille sur un tonplutôt lugubre, demandez donc à manger à ces messieurs ; moije n’ai rien à vous offrir…

– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-elleétonnée… Est-ce que vous n’avez pas de provisions ?

– Ces messieurs les ont laissées en route etont préféré apporter avec eux divers objets de toilette… voilàpourquoi nous n’avons pas de provisions, Ivana ; rien, pas unmorceau de pain !… Et voilà pourquoi vous ne déjeunerez pas,ni ne dînerez… ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain, ni aprèsaprès-demain !

– Ça n’est pas gai ! exprima la jeunefille… mais ne nous désolons pas, car je crois qu’avant longtempsnotre affaire s’arrangera…

– Comment cela ? demandaRouletabille.

– J’ai causé avec Gaulow !

– Ah ! ah !

– Et, ma foi, il est devenu fortraisonnable.

– Un nouvel époux n’a rien à refuser à sajeune femme, pour peu qu’il soit galant, exprima bêtement LaCandeur qui pensait faire de l’esprit.

– Vous avez l’esprit d’à-propos, dit Ivanasans sourciller. Justement, mon mari m’a accordé tout ce que je luiai demandé.

– Que lui avez-vous demandé, Ivana ?questionna Rouletabille, soudain très sombre.

– Ceci, qui est ma foi fort simple et qui, jel’espère, contentera tout le monde, Gaulow nous laisse sortir de laKarakoulé, puis nous permet de traverser son pays : ils’engage à ce qu’il ne nous soit fait aucun mal, moyennant quoinous lui laissons la vie sauve et nous lui rendons la liberté.

– Il dit ça ! s’écria La Candeur, maismoi je ne m’y fierais pas !… Je suis persuadé qu’aussitôt quenous lui aurons rendu la liberté et que nous serons sortis dudonjon, il nous tombera dessus avec tous ses gens !

– Moi aussi, répliqua Ivana. Aussi ai-jestipulé que nous ne lui rendrions la liberté qu’arrivés à lafrontière de Bulgarie et loin de ses troupes, qui recevront l’ordrede ne pas nous suivre.

– Oh ! oh !… émit Rouletabille,Gaulow a une bien grande confiance en vous, Ivana !

– Même si je ne tenais pas ma parole – et jela tiendrai, je le jure, – Gaulow y gagnerait de ne pas être tuétout de suite, répliqua-t-elle, car je ne lui ai point caché que sinous ne tombions pas d’accord immédiatement, je commencerais àle faire mourir !…

– Oui, vous ne lui avez pas laissé lechoix !…

– C’est ce qu’il a compris !…

– Mes compliments !…

– Oh ! vous pouvez me lesadresser, petit Zo !… » fit-elle sur un ton quiretint, une seconde, l’attention du reporter.

Décidément, il y avait encore des moments oùIvana lui échappait tout à fait, comme maintenant, par exemple, oùelle faisait preuve d’une diplomatie à laquelle il ne s’attendaitguère, tout en renonçant bien facilement à une vengeance pourlaquelle autrefois elle eût donné sa vie et celle desautres…

Il lui dit :

« Je suis heureux de vous voir aussiraisonnable, Ivana. Je sais que vous faites un gros sacrifice ennous donnant Gaulow ; le tout est de savoir maintenant si lesbrigands de la Karakoulé vont en vouloir ?

– Vous en doutez ?…

– Je doute qu’ils acceptent les conditions quevous avez fixées… Ils admettront difficilement que nous emmenionsle Gaulow avec nous… et ma foi, je comprends leur méfiance.

– Et je comprends aussi la vôtre,ajouta-t-elle avec un singulier sourire. Vous pensez qu’une parolene compte pas avec Gaulow et qu’une fois à l’abri, je ne mesouviendrai plus de la mienne !…

– Eh ! eh !…

– Je vous répète que je tiendrai cetteparole…

– Ivana ! Ivana ! Je ne vousreconnais plus !…

– N’est-ce pas ?… Je me civilise ?…Enfin, qu’allez-vous faire ?…

– Essayer de parlementer tout de suite, machère Ivana, avec l’aide de Vladimir… mais, croyez-moi, même si onnous laisse sortir, ne sortons qu’à toute extrémité… Vous me ditesque vous tiendrez votre parole !… mais rien ne me dit qu’ilstiendront la leur…

– Que ferons-nous si nous restons ici ?Vous n’avez aucune provision de bouche ?

– Nous jeûnerons pendant quatre jours ;j’aime mieux jeûner pendant quatre jours derrière ces murs quemanger à ma faim dans un pays où nous pourrons être assassinés àchaque pas que nous ferons !…

– En somme vous trouvez mauvais que j’aienégocié notre libération !…

– Je trouve, ma chère Ivana, répondit d’unevoix grave Rouletabille, je trouve que vous avez agi un peu troptôt et que c’est surtout la libération de Gaulow que vous aveznégociée… » ajouta-t-il tout à coup en la regardant bienen face…

Elle détourna la tête en se mordant les lèvreset fut quelques instants sans répondre.

« C’est bien, finit-elle par dire :admettez que je n’aie point traité avec Gaulow et n’en parlonsplus !

– Non point ! non point ! fitRouletabille. Nous sommes en pleine diplomatie, restons-y !…C’est-à-dire prenons certaines précautions, sans prendre aucunedéfinitive résolution. Il n’est point mauvais que ces gens sachentque nous avons Gaulow avec nous et même s’ils s’en doutent il estbon qu’ils en soient sûrs !… Et, en admettant même qu’ilsacceptent votre petit traité, nous resterons bien libres, nousautres, de l’exécuter à notre heure… À propos, quelle heureest-il ? »

Et il tira son oignon :

« Dix heures !… Sapristi ! iln’est que dix heures… mon estomac marque midi… Je voudrais bienqu’il fût midi !

– Pour déjeuner !

– Non ! pour savoir si Athanase aréussi !

– C’est vrai, je n’y pensaisplus !… »

Elle n’avait pas plus tôt prononcé cettephrase qu’elle devenait rouge comme une cerise… ÉtrangeIvana ! À quoi donc pensait-elle si elle ne pensait plus àcela ?… à la réussite de cela pour quoi elle avait consenti àdevenir l’épouse musulmane de Kara Selim !

Rouletabille s’était aperçu de sa rougeur, deson embarras, disons le mot : de sa honte. Car c’était bienune honte pour cette patriote d’avoir cessé de penser à cela, toutle temps !

« Dieu du ciel ! songeaitRouletabille, que se passe-t-il encore dans cette petitetête-là ! Si elle ne pense pas à cela, à quoipense-t-elle ?… Elle ne pense certainement pas à moi !…Depuis que je l’ai introduite dans le donjon, elle n’a pas eu unremerciement sincère, un élan, une véritable marque de tendresse,un abandon. Elle s’est enfermée dans sa chambre et je l’ai entenduemarcher des heures… je lui ai parlé à travers sa porte ; ellene m’a pas répondu. Et à l’heure du combat, elle m’a fui !Elle est allée s’enterrer avec ce Gaulow. Je croyais que c’étaitpour l’assassiner et voilà qu’elle revient de là avec un petittraité d’alliance. Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce quecela signifie ? »

Il appela Vladimir.

« Attachez, lui dit-il, votre mouchoir àvotre carabine et venez ! Nous allons essayer deparlementer… »

Les deux jeunes gens grimpèrent jusqu’au hautdu donjon ; Ivana les suivit.

Tondor déclara qu’il n’avait pas vu la figured’un ennemi depuis que la porte du chemin de ronde s’était referméesur la fuite des mécréants.

« Vous allez vous montrer entre deuxcréneaux et agiter votre « drapeau blanc », ditRouletabille à Vladimir… Moi, je surveille les alentours pour qu’onne vous surprenne pas et qu’on ne vous tire pasdessus !… »

Et ils s’engagèrent tous deux sur la petiteplateforme…

Dans le même moment, une fusillade éclata audehors et une volée de balles sifflèrent aux oreilles de Vladimiret de Rouletabille. Ils se jetèrent dans l’échauguette ; ilsavaient chaud !… C’était un miracle qu’ils n’eussent pas étéatteints.

Des débris de pierres frappées par les ballesvolaient de toutes parts.

« Eh bien, dit Vladimir, si c’est ainsiqu’on parlemente dans le pays, je crois que nous pouvons rentrernos discours.

– Ils tirent sur nous du haut de la tour deveille… La plate-forme va devenir intenable, exprima Rouletabille…Maintenant, ils n’ont peut-être pas eu le temps d’apercevoir notredrapeau blanc !

– C’est ce que je pense ! fit Ivana.M. Vladimir l’a à peine montré…

– Vous êtes bonne, ma chère Ivana !… ditRouletabille pour sauvegarder l’amour-propre de Vladimir… j’auraisvoulu vous y voir, vous !… »

Malheureuse phrase, qu’il regretta aussitôt…Ivana avait arraché le drapeau improvisé des mains de Vladimir ets’était ruée sur la plate-forme…

« Ivana !… »

Ah ! l’admirable enfant enragée qu’elleétait là, au sommet de cette tour, cible de cinquante fusils quis’étaient abaissés sur elle !… Elle paraissait un étrangegavroche de quelque héroïque mascarade avec les bouts de loques desa robe de gala qui lui battaient les jambes et le veston queRouletabille lui avait passé pour couvrir ses bras et sa gorgenus !

Et elle agitait son drapeau !… Ellel’agitait !…

Oh ! pas longtemps, les quelques secondesnécessaires à Rouletabille pour s’apercevoir de cette folie, sejeter sur elle, la faire rouler brutalement contre les créneaux etla retenir là comme une bête vaincue, afin qu’elle ne se redressâtpoint, malgré tout le désir qu’elle en avait. Et comme elle avaitréussi à relever la tête et que cette tête allait dépasser lescréneaux, Rouletabille la saisit à pleins cheveux, à pleinecrinière… Alors elle poussa un cri de douleur et cruellement lemordit…

Ce fut au tour de Rouletabille decrier :

« Ah ! ça commence bien, nosamours ! fit-il, les larmes aux yeux.

– Nos amours ! Je te déteste !…siffla-t-elle entre ses dents grinçantes.

– Je commence à le croire ! répliquaRouletabille. En tout cas, Ivana, ce n’est pas le moment de nousfaire une scène. Il va falloir retourner à l’échauguette,maintenant… Prenons garde de nous faire tuer !

– La belle affaire !…

– Ivana, vous voilà redevenue folle !Qu’est-ce que vous avez ?… Il vous est arrivé quelque chose denouveau que je ne sais pas !… Dites-le-moi, Ivana !…

– Je vous l’ai dit : il m’est arrivé queje vous déteste !

– C’est vrai ?

– Si c’est vrai !… Ah bien !…

– Qu’est-ce que j’ai fait pourcela ?… »

Elle le regarda méchamment, l’œilaigu :

« Vous discutez mes plans !fit-elle… et je n’aime pas que l’on discute mes plans !

– Je vous ai fait entendre des parolesraisonnables !

– Raisonnables ? s’écria-t-elle !…Vous m’avez dit une chose que je ne vous pardonnerai jamais :vous m’avez dit que j’avais surtout négocié la libération deGaulow !

– Ivana, prenez garde !… »

Une balle venait de faire éclater la pierrejuste au-dessus de la tête d’Ivana. Mais nous avons dit qu’elleétait comme enragée et elle se défendait avec acharnement contrel’empire du reporter, qui faisait tout pour la sauver, pourl’empêcher d’être frappée, et cela sans s’apercevoir qu’ils’exposait lui-même.

« Je vous déteste ! Je vousdéteste !… »

Sa voix fit mal à Rouletabille :

« Vous le répétez trop, Ivana, pourqu’après tout ce ne soit pas vrai ! Dans votre pays, la hainesuit facilement l’amour !

– Oui !

– Répétez-le !

– Je vous déteste !…

– Dites : je vous hais !

– Je te hais ! »

Il la lâcha et monta debout entre deuxcréneaux.

« Faites-vous tuer de votre côté si çavous fait plaisir, cria-t-il à Ivana… Moi, je m’occupe de monaffaire !… »

Ce fut à son tour à elle à se jeter derrièrelui, à le faire redescendre du poste où il était allé, dans uneextraordinaire exaltation gamine, attendre la mort puisque Ivana nel’aimait plus !

« Je t’aime ! Jet’aime !… »

C’était elle maintenant qui prenait soin delui, qui le courbait à la hauteur de la muraille protectrice… etils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre à s’étouffer… Leurslèvres, une fois encore, s’unirent comme au fond du placardtragique.

Singulier destin que celui de leuramour ! Ils ne s’aimaient qu’au sein des pires tourmentes, aumilieu du sang, parmi l’assassinat et les tueries, et leurs bouchesne s’unissaient que lorsque la mort rôdait autour d’eux. Cettefois, elle était partout, la mort !… se faisait entendre ensifflements lugubres au-dessus de leurs têtes que leurs mainsdémentes étreignaient en une caresse délirante… Encore une fois, lamort seule était témoin de leur tendresse et, frappant sans relâchel’échauguette contre laquelle les balles ricochaient, elle semblaits’être faite la gardienne de leur solitude et menacer de ses coupsquiconque oserait allonger la tête pour voir ces deux enfantss’embrasser !…

« C’est trop bon de se détester commeça ! dit Rouletabille quand il put parler… tâchons de vivre,ma Jeanne !… »

Jamais il ne lui avait encore donné le nom queportent les Ivana dans son pays de France… Et il venait de le luidonner de tout son cœur : « Ma Jeanne ! » Illui sembla qu’il ne l’avait pas encore aimée jusqu’ici…

À ce moment, le feu de l’ennemi s’étantlégèrement ralenti, ils en profitèrent pour se glisser jusqu’àl’échauguette, où ils arrivèrent sains et saufs.

« Je désespérais de vous revoir, leur ditVladimir ; mais il n’y a pas moyen de mettre le nez à la« portière ! » Chaque fois que j’ai essayé de voirce que vous étiez devenus, il m’arrivait une bordée !… Vous enavez eu une chance !… Rouletabille est tout rouge !…Alors, vrai ?… Ils ne veulent rien savoir ?…

– Ils ont l’air d’ignorer même ce que signifieun drapeau blanc ! fit Rouletabille.

– Les sauvages !… On doit toujoursrespecter les parlementaires !… J’ai une idée… Voulez-vousqu’on leur envoie un poulet ?… Un morceau de papier autourd’un caillou… Entrons en correspondance !…

– Oh ! dit Rouletabille, il y aurait untruc plus simple…

– Lequel ? demanda Ivana qui s’étaitassise sur la dernière marche de l’escalier de pierre et qui levasur le reporter ses beaux yeux noirs où n’était pas éteinte encorela flamme qui, tout à l’heure, les avait brûlés…

– Eh bien, mais, expliqua l’autre, il n’y aqu’à faire monter ici Gaulow lui-même. Il parlera à ses soldats, etil leur fera peut-être entendre raison !… Ce serait peut-êtreun moyen de réaliser votre combinaison, Ivana…

– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup à macombinaison, exprima-t-elle avec une certaine hésitation… Vous m’enavez démontré le danger… et peut-être l’inanité… Au fond, noussommes mieux ici, derrière ces murs que partout ailleurs… Il nes’agit que d’avoir de la patience en attendant qu’on vienne nousdélivrer… Il sera toujours temps de traiter !… Gardons notreotage pour la fin, comme vous le désirez !… »

Elle parlait par à-coups comme si lesarguments lui venaient difficilement…

« Sans compter, dit Vladimir, que Gaulowne serait pas plus que nous à l’abri des balles…

– Comment cela ?…

– Eh !… Les soldats l’auraient tué avantde l’avoir reconnu.

– Oui, dit Ivana avec effort… oui, vous avezraison, monsieur… Il y avait encore cela ; on pourrait nous letuer et je ne m’en consolerais jamais !… »

Rouletabille avait encore « tiqué ».Cette dernière phrase avait été dite avec une obscure intentionqu’il essaya en vain de pénétrer…

Le fait est qu’elle trouvait maintenant desprétextes pour l’épargner !

« Laissez-moi passer, Ivana,voulez-vous ?

– Où allez-vous ?… Ne sommes-nous pasbien ici ? Pourquoi redescendre dans cette prison ?…

– Je vais revenir… je descends chercher majumelle…

– Il est bientôt midi ?…

– Oui, bientôt !… et vous savez que nousavons rendez-vous avec Athanase à midi.

– Je vais chercher la jumelle ! ditVladimir… et il se précipita dans l’escalier.

– Voilà le soleil ! s’écria-t-elle en selevant brusquement. Je vous dis que l’on va très bien voir !…Oh ! je suis sûre qu’Athanase a réussi !… C’est un vraipatriote !… Un homme qui sait ce qu’il veut !… » et,dans un rire étrange, elle ajouta :

« Je vous assure que nous pouvons noustranquilliser sur son sort. Il a traversé le torrent, il a traverséle pays de Gaulow, il traversera la frontière et il reviendra nousdélivrer… Avec un homme comme celui-là, reprit-elle avec plus deforce encore, nous n’avons rien à craindre : nous sommessauvés !… »

Ils étaient seuls ou à peu près. Là-haut, dansl’échauguette, Tondor ne comptait pas pour eux ou tout au moinsn’entendait point ce qu’ils disaient.

Rouletabille attira Ivana sur son cœur et laserra fort, fort, moins comme un amoureux cependant que comme unprotecteur, et elle se laissa faire comme une petite fille… et ilespéra sa confidence, et pour l’avoir, il lui dit doucement entredeux baisers sur l’oreille :

« Jeanne !… Ma Jeanne est trèsmalheureuse !… Ma Jeanne va me dire pourquoi !…Pourquoi ?… Pourquoi ?… puisque rien ne noussépare ? Est-ce que nous ne serons pas sauvés ensemble si nousdevons l’être ?… Est-ce que nous ne mourrons pas ensemble sinous devons mourir ?… Pourquoi, ma petite Jeanne, pourquoiêtes-vous si malheureuse ?… »

Elle roula sa tête sur son épaule et laissaéclater le gros sanglot qui, depuis la veille, lui gonflait sajeune et amoureuse poitrine :

« Parce que, dit-elle en s’accrochant àlui et en cachant son visage inondé de larmes, parce que jevoudrais tuer Gaulow ! »

XXIV – La chanson de « laMaritza »

Rouletabille avait le cœur d’Ivana contre lesien quand elle laissa échapper ce vœu déchirant. Il la sentitvraiment si désespérée de ne pas tuer qu’il pâlit d’aimerun cœur qui savait haïr ainsi et qu’il en eut pitié :

« Allons, va le tuer ! dit-il.

– Le tuer comme je voudrai ? »

Ah ! l’abominable petite sauvage qu’elleétait restée, en dépit de son éducation occidentale, en dépit del’amour, en dépit de tout. Il décroisa les bras dont elle luienlaçait le cou. Il lui rendit sa liberté sans ajouter un mot. Etelle, non plus, ne parla plus : Seulement elle descendit etelle était aussi pâle que lui. Il la regardait s’enfoncer dans letrou obscur de l’escalier et il frissonnait de l’horrible besognequ’elle allait accomplir, vers laquelle elle descendait ens’appuyant à la muraille, comme ivre déjà du sang qu’elle sepromettait de répandre…

Le cœur de Rouletabille était glacé. On allaitvite du feu à la glace avec une aventure pareille !… Quelamour et quelle horreur ! Elle allait tuer !… Etcependant il n’y avait pas cinq minutes qu’il était sûr qu’elleavait tout fait pour épargner Gaulow depuis qu’il était en sapossession… Elle agissait tour à tour comme si elle le haïssait… etcomme si… par instants… elle ne pouvait se défendre d’en avoirpitié… Gaulow était si beau ! Dans le moment elle lui envoulait peut-être de cette beauté-là !… Et, de rage contre luiet contre… elle-même… pensait Rouletabille, elle allait…atrocement, le tuer…

Hébété, quasi anéanti devant le mystèregrandissant d’Ivana, il fixait stupidement le vaste paysage désolé,les rocs sauvages, les monts dénudés, toute cette terre tourmentéeet balayée par les éternelles eaux du ciel…

Sur un coin de cette terre-là allait peut-êtreapparaître l’espoir !Et voilà qu’il ne s’en souciaitplus…

Il ne se souciait que d’un petit ange quiallait lui revenir tout à l’heure avec du sang sur le visage et surles ongles, et il n’espéra plus qu’une chose, c’est que, du coup,ce serait fini, qu’il n’aimerait plus, qu’il serait pour toujoursdébarrassé de cet amour-là !…

« Monsieur, voici la jumelle… »

Il se retourna. Vladimir était devant lui,mais dans quel accoutrement !… Un vêtement énorme et singulierle faisait trois fois plus gros que nature.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ça, monsieur, c’est ma cuirasse !…

– Et pourquoi donc as-tu mis tacuirasse ?

– Monsieur, pour vous prouver qu’elle peutnous être utile…

– Et comment va-t-elle nous êtreutile ?

– Monsieur, vous savez bien que nous nepouvons observer le sommet Nord de l’Istrandja-Dagh qu’entraversant la plate-forme, et que cette plate-forme est balayée parle feu de la tour de veille… À cause de quoi, j’ai pensé, monsieur,qu’en me couvrant une partie du corps avec ma cuirasse, j’auraismoins de chance d’être tué qu’en ne portant pas de cuirasse dutout !

– Puissamment raisonné ! fitRouletabille, mais ce n’est pas toi qui dois porter cette cuirasse,c’est moi, puisque c’est moi qui vais traverser la plate-forme.

– Ma foi, non, monsieur !… La cuirasseest à moi, je ne vous la prêterai pas !…

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’elle est trop dangereuse…

– Ah ! ah ! ta cuirasse estdangereuse…

– Oh ! très dangereuse !… Vouscomprenez, il faut savoir s’en servir !…

– Tu m’apprendras !… Ne m’as-tu pasraconté qu’elle arrêtait les balles ? C’est leprincipal !

– Ça, monsieur, pour arrêter les balles, ellearrête les balles !

– Comment alors peut-elle êtredangereuse ?…

– Parce que je vais vous dire… Ma cuirasse,comme j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer, est formée d’unesuccession de tissus d’une nature telle qu’ils déchirent au passagel’enveloppe de nickel ou d’acier de la balle, au lieu d’en êtredéchirés…

– Oui, oui, je me rappelle.

– Et ainsi il y a à l’intérieur même de lacuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire… et même d’écoulementpar fusion de la matière plomb… ce qui enlève à la balle toutepuissance perforatrice…

– Eh bien alors ?…

– Eh bien, alors, voilà où est le danger… Toutce grand combat entre la balle et les tissus, cet arrêt duprojectile, ce déchaussement du nickel et cet épanchement de lamatière plomb ne se font pas sans un certain travail.

– Je le pense bien !…

– En l’occurrence, le travail est d’autantplus considérable que la balle a été lancée avec plus de force etest plus subitement arrêtée dans sa course…

– Je te suis… après ?

– Après, monsieur, c’est bien simple… là où ily a travail, il y a échauffement !

– Ah ! ah ! il y aéchauffement ! Je commence à comprendre.

– Et, là où il y a échauffement, les tissus,qui ont arrêté la balle, prennent feu !

– Oui ! oui ! oui !

– Et la cuirasse brûle !…

– C’est dommage !…

– N’est-ce pas monsieur ?… Voilà pourquoije vous disais que l’usage de cette cuirasse demandait quelqueexpérience et qu’il faut savoir s’en servir…

– Alors, quand elle brûle, qu’est-ce qu’onfait ?

– Monsieur, il y a deux écoles. D’après lapremière, on s’en débarrasse… mais il faut la détacher avecadresse, car la cuirasse brûle assez rapidement…

– Et d’après la seconde ?

– Ah ! d’après la seconde, onl’éteint ! et ce procédé est de beaucoup le meilleur, car sion l’éteint assez vite, la cuirasse peut resservir…

– Monsieur Vladimir Petrovitch, je ne voudraispoint vous humilier, mais je préfère aller voir ce qui se passe surla plate-forme du donjon sans cuirasse qu’avec votre cuirasse…

– Monsieur Rouletabille, ceci est mon affaire…je ne vous demanderai qu’une chose, c’est de garder près de vous ceseau d’eau que je viens de monter et qui pourra vous servir àm’inonder dans le cas où ma cuirasse aurait été touchée par quelqueprojectile. »

L’enragé Slave tenait à prouver l’utilité deson invention, et quand Rouletabille, à midi moins cinq, s’élança àquatre pattes sur la plate-forme, il le suivit dans son curieuxaccoutrement.

Le dieu des batailles, de la jeunesse et del’amour veillait sur eux ; ils purent atteindre l’extrémitéopposée du donjon sans être atteints par les balles qui avaientsalué leur brève apparition. Dissimulés maintenant entre deuxcréneaux, ils étaient à peu près à l’abri.

Cependant Rouletabille, la jumelle braquée surles monts, n’apercevait rien de ce qu’il cherchait, bien qu’à cetteminute le temps fût devenu clair, le voile de nuées qui cachait àdemi le paysage s’étant déchiré sous l’action du vent du nord…

Donc Athanase n’apparaissait pas, ni rien quipût ressembler à Athanase. Midi, midi cinq… midi dix… rienencore !…

Fallait-il perdre tout espoir ?…L’aventure devenait plus terrible si Athanase ne se montraitpas !… Du moment qu’il n’avait pu réussir à passer au traversde ce pays ennemi qu’il était seul à connaître, qui donc pourrait,avec quelque chance de succès, tenter à nouveau le dangereuxvoyage ?… Il n’y avait pas à se le dissimuler… si Athanase nesurgissait point dans le champ de la jumelle, Rouletabille pouvaiten conclure que tout était fini, et qu’il ne leur restait plus, àlui et à ses compagnons, qu’à se préparer à bien mourir… Le donjonde la Karakoulé serait leur tombeau !…

« Monsieur ! fit entendre Vladimir…je ne vois rien non plus… aucun être humain sur ce triste rocher…Il n’y a pas à confondre… Cependant, je vous ferai observer, carj’ai de très bons yeux, que nous n’apercevons la cime que d’un côtéassez restreint… il faudrait un peu avancer sur notre droite…

– Je veux bien, dit Rouletabille, mais nousallons être exposés, par-derrière, aux balles…

– Monsieur ne vous occupez pas de ça… jeglisse ma cuirasse par-derrière jusqu’au-dessus de ma tête, defaçon à me garder la tête et le dos. Je me mets derrière vous et jevous protège !… »

Rouletabille appuya un peu à droite etdécouvrit en effet un coin de la montagne qu’il n’avait pas aperçu…et là, à cet endroit du roc, il distingua un point… un point qui semouvait, qui grimpait… mais était-ce Athanase ?…

« J’aperçois quelque chose… mais je nesuis sûr de rien, dit-il à Vladimir… Il faudrait tenir encore làquelques secondes… »

Les balles sifflaient autour d’eux,ricochaient sur les murs…

« Nous tiendrons, monsieur, noustiendrons, j’en fais mon affaire !… Regardez tranquillement…Prenez votre temps ! ne vous pressez pas !…

– Ah !… c’est bien un homme !…Ah ! il s’arrête…

– Et d’une !… fit soudain Vladimir.

– Quoi donc ? demanda Rouletabille…

– Rien, monsieur, c’est une balle qui vient dem’entrer dans le dos !

– Malheureux !…

– Mais non !… dans le dos de ma cuirasse…et de deux ! et de trois !… et de quatre !…Brr ! Dépêchez-vous, je sens que je chauffe !… »

Mais Rouletabille, sans plus s’occuper dudrame qui se passait derrière lui, s’écriait :

« C’est lui !… Il agite le drapeaublanc ! Il a réussi !…

– Eh bien, mais en ce cas,sauvons-nous !… Nous n’avons plus rien à faire ici »,déclarait Vladimir.

Et, se débarrassant de sa cuirasse quicommençait à flamber, le Slave se jeta à plat ventre sur laplate-forme et regagna en rampant l’échauguette. Il était suivi deRouletabille triomphant…

« Nous sommes sauvés ! s’écriait lereporter qui ne pouvait contenir sa joie !… Dites à Tondor quedans trois jours, ou quatre au maximum, on viendra nousdélivrer !… Ça lui fera plaisir, à ce garçon !… Allons,Vladimir, il faut faire part de cette bonne nouvelle à toute lagarnison !… Vous pouvez même glisser un mot sous la porte desAllemands !…

– Monsieur, dit en se retournant Vladimir,laissez-moi contempler une dernière fois ma pauvre cuirasse !…et remerciez-la, car, sans elle, nous serions quatre foismorts !… »

À quelques pas de là, la fameuse cuirasserendait, en effet, sa dernière flamme, et si haut qu’Athanase dutl’apercevoir et la prendre pour un signal des assiégés répondant ausien.

« Vous n’en direz pas de malsurtout ? demanda Vladimir.

– Ma foi, non ! je regrette seulement quenous n’ayons pas eu le temps de l’éteindre !

– Bah ! l’eau que j’avais montée ne serapas perdue ! exprima Vladimir, en saisissant le seau et enl’élevant à hauteur de ses lèvres. Vous savez, monsieur, qu’ilfaisait chaud là-bas !… Quatre balles dans le dos, ça donnesoif !…

– Quand tu auras fini, tu me passeras latimbale », fit Rouletabille.

La nouvelle du succès de l’entreprised’Athanase fut accueillie avec enthousiasme du haut en bas dudonjon. Rouletabille cependant n’avait pas encore revu Ivana. Ilétait descendu dans la salle des gardes, dont le disque de fer,faisant communiquer le donjon avec les cachots du souterrain, étaitresté soulevé, après avoir livré passage à la jeune femme. Lereporter regardait le trou sombre au fond duquel, dans le momentmême, devait se passer l’horrible chose.

Il n’osa point descendre.

Il attendit qu’Ivana reparût… Les minutes luiparaissaient, comme on dit, des siècles…

Enfin une tête surgit au ras des dalles ;on eût dit une tête de morte. Jamais il n’avait vu Ivana aussipâle. Elle glissa hors du trou comme un spectre, comme uneapparition de théâtre surgissant de sa trappe.

Il n’osait pas l’interroger. Du reste, elleparaissait aussi gênée que lui.

« Eh bien, finit-elle par lui demanderd’une voix blanche, vous avez vu Athanase ? »

Il fit signe que oui.

« Il a réussi ?

– Oui, il a réussi…

– Je vous disais que c’était sûr ! Il estporté par une idée qui le fera triompher de tout !… »

Il y eut un silence, puis elle répétalugubrement :

« De tout !… »

Et, disant cela, elle appuyait sa main sur lebras de Rouletabille.

Il n’osait pas regarder sa main… cette mainqui avait travaillé, en bas, à cette abominable besogne… et iln’avait point le courage non plus de la questionner sur cettebesogne-là.

Il demanda simplement, évitant de parler duprisonnier :

« Le katerdjibaschi est toujoursà son poste, dans le cachot ?

– Toujours ! On ne peut pas laisser lesouterrain sans surveillance. »

Il tressaillit, car il trouvait la phrase plusexplicite qu’aucune autre. Et tout à coup, il regarda cette mainqui était restée, comme oubliée là, sur son bras.

Les ongles étaient pleins de sang !

Alors il se sépara d’elle brusquement, sousprétexte qu’il avait à faire le dénombrement des munitions. Aupremier, il retrouva La Candeur et Vladimir. Il leur fit faire lecompte du nombre de cartouches qu’il leur restait à tirer… sixcents environ. Ainsi la première attaque leur avait pris deux cents« coups » ! Et le combat avait duré un quart d’heureà peine. Et ils devaient soutenir le siège pendant encore trois ouquatre jours !

Il ne faisait point de doute que lesassiégeants, dans le mystère de la Karakoulé, préparaient uneagression nouvelle. Quelle serait-elle ? Qu’étaient-ils entrain d’imaginer, d’inventer ?… Tout bien réfléchi,Rouletabille ne redoutait une attaque sérieuse que du côté de lapoterne. C’était surtout la poterne qu’il fallait défendre, etc’est uniquement pour ceux qui s’attaquaient à elle qu’il fallaitréserver les munitions. Mais six cents balles !… ça n’étaitguère. Et si le siège, au lieu de quatre jours comme il leprévoyait, durait huit, quinze jours !… Car enfin il sepouvait encore qu’au bout de quinze jours ils ne fussent pas tousmorts de faim ! On a vu des mineurs ensevelis vivre pluslongtemps encore au fond de leurs tombeaux !…

La première chose à faire était donc deménager les cartouches. Rouletabille pensa à cela toutl’après-midi, pendant lequel l’ennemi ne donna aucun signe de vie.Quand on lui demandait à quoi il réfléchissait, il répondait :« Je pense, donc je dîne ! Faites comme moi. Pensez àn’importe quoi et vous n’aurez pas faim ! » Le malheurest que les autres ne pensaient qu’à cela : assouvir leurfaim ! Vladimir et La Candeur fouillaient partout, du haut enbas de leur prison, cherchant de vieilles croûtes oubliées par lesrats et revenaient en se lamentant, disant qu’ils n’avaient rientrouvé mais absolument rien !…

« Tu verras, pronostiquait Vladimir à LaCandeur, tu verras que nous serons obligés de manger le cuir de teschaussures.

– Ça, jamais ! répondait l’autre,j’aimerais mieux me manger les pieds ! »

La fin de la journée s’achevait sans incidentet d’une façon assez mélancolique quand Rouletabille, laissant ledonjon à la garde, en haut, de Tondor et, en bas, dukaterdjibaschi, prit avec lui La Candeur, Vladimir et Modeste etleur fit desceller quelques pierres, déjà branlantes, de la salledes gardes et des chambres du premier étage. Puis il leur fittransporter ces pierres jusqu’à l’échauguette de la plate-forme. Cen’était point une mince besogne, car elles étaient lourdes, maisles efforts qu’ils durent fournir pour les transporter leur firentpasser l’heure du dîner sans qu’ils pensassent trop à leur estomacvide. C’était déjà un résultat dont ne manqua point de se targuerle reporter.

« Porter des pierres en guise de dîner,ça vaut toujours autant que de bouffer des briques ! »leur disait-il.

Quand ils en eurent fini avec les pierres, illeur donna l’ordre de briser tous les meubles, qui furent aussiréduits à l’état de bûches et de copeaux. Les tables, les chaises,les bois de lit, tout fut également transporté en morceaux au hautdu donjon.

« Qu’est-ce que va dire le propriétaireau moment de l’inventaire ? soupirait ce pauvre La Candeurqui, sous prétexte qu’il était fort à lui seul comme les troisautres, faisait trois fois plus de besogne et roulait jusqu’au hautdes marches les objets les plus pesants, les pierres les pluslourdes. »

Et il maugréait comme à sonordinaire :

« Si c’est pour leur jeter tout ça sur latête, il y en aura pour cinq minutes !… C’est pas la peine dese donner tant de mal.

– Qu’est-ce que tu dis, toi ? demandaitRouletabille en l’entendant bougonner !…

– Je dis que c’est pas une manière de défendrele donjon en le démolissant.

– Ferme ton bec, La Candeur !…

– Si tu pouvais me le fermer avec une miche depain !

– Et puis quoi encore !… Monsieurvoudrait peut-être un saint-honoré ? répliquait Vladimir qui,lui, n’avait pas perdu une seconde sa bonne humeur… Tu ne trouvespas que c’est amusant, toi, ce siège-là ?… Puisque nous sommessûrs maintenant qu’on va venir à notre secours, qu’est-ce que çapeut nous faire de nous serrer un peu le ventre ?…

– Bon ! Bon ! nous en reparlerons,répliquait La Candeur, bourru, en cassant une table d’un coup depoing… Aujourd’hui ça va encore… mais demain, mais après-demain…nous verrons si tu seras aussi fier !…

– Moi ! disait Modeste, ça m’est bienégal. Puisque qui dort dîne, je dormirai !…

– Modeste, demanda Rouletabille, qu’est-ce quetu as comme batterie de cuisine ?

– Monsieur, j’ai deux grands chaudrons et unecasserole.

– Tu monteras tout ça là-haut avec le poêle àpétrole… »

Sur ces entrefaites, la nuit était venue,obscure et pluvieuse. L’eau s’était remise à tomber à torrents.Rouletabille s’en félicita et, réunissant tout son monde sur laplate-forme, commença à faire rouler les pierres jusqu’à la partiedes créneaux qui regardaient la tour de veille.

En deux heures, sur ses indications, on élevalà une sorte de fortification, de bouclier qui mettrait une foispour toutes la plate-forme à l’abri du feu de cette tour et, commela plate-forme n’avait que ce feu-là à craindre, toute la partiesupérieure du donjon devenait disponible en tout temps pour lesassiégés sans danger d’aucune sorte. Cela leur permettait unegrande liberté dans la défense et rien, désormais, ne gênerait plusleur feu plongeant.

Quand ils eurent terminé cet ouvrage,Rouletabille fit monter à ses hommes des seaux d’eau puisée àl’aide d’une corde dans le torrent et versée au fur et à mesuredans les deux marmites et dans l’énorme casserole jusqu’à ce queles récipients fussent pleins. Il avait fait mettre tout le boispréparé à l’abri de la pluie.

« Ah ! murmurait-il… si nous avionsdu plomb fondu et de l’huile bouillante !… Mais baste :on les échaudera tout de même !… »

Il avait déniché un assez gros tuyau degouttière coudé à branches inégales dont il boucha la plus longuebranche qu’il fil aboutir à un trou de « corbeau ». Ilétait facile de retourner tout l’engin après l’avoir rempli d’eauet avoir plongé la petite branche dans l’une des marmites. Celaformait un siphon qui suffisait à Rouletabille pourl’accomplissement de son dessein, et il s’en montra enchanté. Letrou du « corbeau » où venait aboutir la gouttièredonnait juste au-dessus de la poterne. Dans l’échauguette, lereporter avait encore fait dresser le poêle à pétrole sur lequel ilavait installé la grande casserole pleine d’eau.

« Monsieur va sans doute faire lepot-au-feu ? » avait demandé Modeste.

Alors Rouletabille expliqua à ses aides que sipar ce moyen il n’avait point la prétention de repousser l’ennemi,du moins il rendrait son séjour difficile dans le voisinage directde la poterne et sans qu’ils eussent à gaspiller leurs munitions enl’aspergeant d’eau bouillante.

Puis, en attendant les événements, il permit àLa Candeur et à Vladimir d’aller prendre quelque repos.

Lui, il veilla, prêtant l’oreille aux moindresbruits ; mais à cause de la violence des averses, il lui étaitpresque impossible de se rendre compte de ce qui pouvait se passerdu côté du chemin de ronde, d’autant plus qu’il faisait noir commedans un four. C’est ainsi qu’à l’aurore, il eut une surprise plutôtdésagréable.

S’ils n’avaient pas perdu leur nuit, lesassiégeants avaient occupé la leur ! Sans que rien fût venurévéler leur travail, ils étaient parvenus à glisser de dessus lechemin de ronde jusqu’au seuil de la poterne une demi-douzaine degrosses planches qui faisaient pont et qui allaient leur donner unaccès plutôt facile à la porte du donjon puisque le pont-levis quiavait sauté se trouvait ainsi remplacé.

Abrités derrière leur bouclier de grossespierres, les jeunes gens considèrent les planches d’un œil morne.Du coup, ils perdaient tout le bénéfice du fossé !…

« En tout cas, exprima Rouletabille, ilsne peuvent se présenter que quatre de front, au maximum. Et nousles échauderons bien, pour commencer !… Vite, mes enfants,plus de blagues ! Faites-moi de la bonne eau bouillante qu’onleur servira pour leur déjeuner !

– Croyez-vous qu’ils vont nous attaquer toutde suite ? demanda Vladimir.

– Eh ! je n’ose espérer qu’ils attendrontla nuit et qu’ils nous laisseront gagner encore un jour…

– Pourquoi ? fit La Candeur… Ils ne sontpas pressés, eux. Ils ne savent pas que l’on va venir à notresecours ! Et ils n’en sont pas à un jour près…

– Très juste, répondit Rouletabille, mais cequi me fait supposer qu’ils vont opérer immédiatement, c’est laprécaution qu’ils ont prise de ne pas refermer entièrement la portede la baille.

– Oui, c’est là qu’ils préparent leurcoup.

– Oh ! il y a du monde là-dedans… fit LaCandeur d’un air important. On les entend grouillerd’ici. »

Qu’est-ce qu’avait La Candeur ? Ilparaissait brave !

« Monsieur, dit Modeste, le bois est trophumide… Il ne prend pas sous le chaudron.

– Verse un peu de pétrole dessus et tu verrass’il ne prendra pas ! » lui dit Rouletabille.

Ainsi fut fait et l’eau commença de chaufferdans les chaudrons pendant qu’elle bouillait déjà sur le poêle àpétrole.

Au fur et à mesure, ils versaient l’eaubouillante de la casserole dans les marmites, puis les marmitess’échauffèrent elles-mêmes et Rouletabille se déclara« paré »…

À ce moment, une fusillade très nourrie éclatasur la gauche et une volée de balles vint ricocher sur le rempartde pierres qu’ils avaient élevé pendant la nuit plus haut que lescréneaux. Cette première démonstration de l’ennemi avait été sivaine que Vladimir et La Candeur éclatèrent de rire, dansèrent unegigue et jetèrent leurs casquettes en l’air… Ils ne se tenaient pasde joie à cause de cette poudre perdue !…

« À la bonne heure, La Candeur !… tevoilà gai ! fit Rouletabille, je te voyais si sombre hier soirque je craignais de te perdre de neurasthénie… mais qu’est-ce quetu as donc à la joue ?…

– Moi !… Je n’ai rien à lajoue !…

– Si, si !… tu as une fluxion, mongarçon !…

– Une fluxion !…

– Tu es tout enflé !… Il faut soignerça !

– Moi !… Je n’ai rien du tout.

– N’est-ce pas, Vladimir ?

– Eh, monsieur, je ne sais pas ce que vousvoulez dire, fit Vladimir, qui était devenu au moins aussi écarlateque La Candeur.

– Mais, ma parole, vous aussi vous avez unefluxion !…

– Nous aurons attrapé un courant d’air,murmura La Candeur, d’une langue embarrassée.

– C’est bien possible ! un donjon, c’estplein de courants d’air ! appuya Vladimir.

– Eh bien, messieurs, vous me faitespeur ! voilà qu’elle a changé de joue ?

– Quoi donc ?

– Votre fluxion, messieurs, votre fluxion àtous les deux. Est-ce que vous chiquez, mes enfants ?…Allons ! allons ! ouvrez la bouche… qu’est-ce que vousmangez là ?… Quelle est la saleté que vous mangez là ?…Voulez-vous me cracher ça !… Vous allez vous empoisonner, biensûr ! »

Mais La Candeur et Vladimir n’avaient plus de« chique ». Vivement ils avaient avalé.

Quoi ?

Rouletabille craignait que, pour tromper leurfaim, ils n’eussent imaginé quelque aliment dangereux. Aussiinsista-t-il pour savoir ce qu’ils avaient mangé.

« Un peu d’étoupe… prise dans nosvêtements, avoua La Candeur.

– De la ficelle !… dit Vladimir.

– De l’étoupe ! s’exclamaRouletabille !… Vous gaspillez l’étoupe, monsieur LaCandeur !… Sachez qu’avec de l’étoupe, nous pouvons faire dufeu grégeois ! et vous, Vladimir Petrovitch, n’oubliez pas auhaut de ce donjon que si Latude, dans sa prison, avait eu unpeloton de ficelle… Enfin ! avez-vous bien mâché aumoins !… »

Et, ce disant, il se précipita sur leurspoches, car il avait été conduit à ces poches par l’examen rapidedes vêtements, où s’étaient accrochées quelques bribes, quelquespoussières d’une couleur qui ne rappelait en rien l’étoupe ou lechanvre.

Après avoir fait mine de résister, Vladimir etLa Candeur se laissèrent faire, plus honteux apparemment que l’onne saurait dire… Rouletabille fouilla dans leurs poches, d’où lesmains du reporter sortirent deux morceaux de paind’épice !

D’abord, il ne sut rien dire. Il resta làbouche bée devant ce pain d’épice appétissant et doré que LaCandeur et Vladimir regardaient de côté, d’un œil humide.

« Où avez-vous trouvé cela ?demanda-t-il. Vous n’avez pas honte de manger du dessert quand tousvos camarades meurent de faim ! »

Et Rouletabille jeta les deux morceauxpar-dessus les créneaux, dans le chemin de ronde.

La Candeur et Vladimir poussèrent unhurlement.

Mais dans le même moment la porte s’ouvraitdans le mur qui encerclait le chemin de ronde du donjon, et unetroupe d’une centaine d’hommes qui semblaient liés deux par deux,se ruaient à travers le chemin, traversaient le pont de planchesimprovisé et se précipitaient d’un même mouvement contre la lourdeporte du donjon qui retentit lugubrement sous leur prodigieuxélan.

Ces hommes s’étaient faits catapulte etportaient leur projectile à domicile : ces hommes traînaientavec eux un « bélier » formidable, une poutre énorme quivint s’enfoncer dans la porte avec une telle force que tout ledonjon en trembla, cependant que du haut des créneaux et desmeurtrières des tours voisines, des mâchicoulis et des courtines,une averse terrible de balles s’abattait sur le donjon.

Mais, également, dans le même temps une autrepluie vint à tomber, celle-là moins retentissante, mais pluslourde… une pluie d’eau bouillante qui se déversait à grosbouillons bouillonnants sur les crânes les plus proches, sur lesvisages qui furent échaudés, cependant que d’affreux glapissementsmontaient entre les murs de la karakoulé, allant réjouir là-haut,sur la plate-forme du donjon, le cœur de nos amis.

« Ils nous ont secoués d’un fameux coup,dit Rouletabille. Il ne nous en faudrait pas beaucoup de pareilspour qu’ils nous défoncent notre porte, les bandits ! Auxcarabines, messieurs, aux carabines ! »

Les premiers rangs, fuyant l’eau bouillante,s’étaient rejetés en arrière, bousculant les suivants ou tombantdans le fossé ; mais l’ennemi se remettait de cette premièrealerte et recommençait à manœuvrer le bélier, l’attirait vivementdans la baille, sans doute pour le rejeter avec un nouvel élan.

Cette petite opération coûta cher auxassiégeants. Tant qu’ils ne se furent pas rejetés dans la bailleavec leur engin de guerre, ils furent sous le feu de Rouletabilleet de ses compagnons qui, du haut de leurs créneaux, déchargèrentpresque à coup sûr leurs carabines.

Quand cette courte bataille eut pris fin, unevingtaine de morts jonchaient le chemin parcouru par le bélier eton n’aurait pu compter les blessés qui s’étaient réfugiés comme desfous dans la baille en fuyant la pluie brûlante… Alors, dans lesilence de cette nouvelle victoire, un chant s’éleva derrièreRouletabille et ses compagnons :

Coule Maritza,

Ensanglantée,

Pleure la veuve

Cruellement blessée,

Marche, marche, notre général !

Une, deux, trois, marchez soldats !

La trompette sonne dans la forêt,

En avant, marchons, marchons, hourra !

Hourra, marchons en avant !…

C’était le terrible chant de guerre desBulgares, hymne de guerre qui, alors, n’avait pas encore accompagnéla Trahison sur les champs de bataille, et c’était Ivana qui lechantait. Elle avait une carabine fumante à la main !

XXV – Les dernières cartouches

« S’ils veulent défoncer ainsi la porte,dit Rouletabille, il faut qu’ils sacrifient encore cinq centshommes, car tous nos coups portent !…

– Cinq cents hommes ? ils y réfléchiront,exprima Vladimir, d’autant plus qu’ils ne savent pas si nousn’avons pas encore de gros stocks de munitions.

– Ils essaieront peut-être de venir sousterre ?… émit Ivana.

– Une mine ? ils n’auront pas le tempsd’en creuser !… nous serons délivrés avant, mais c’est trèspossible, en effet, qu’ils y pensent !… »

Modeste dit :

« Croyez-vous que je leur ai servi àdéjeuner ?…

– Oui, répondit en riant Rouletabille, tescasseroles auront au moins servi à quelque chose !… et ilpoussa un soupir dont il eut honte aussitôt.

– Pauvre Zo ! vous avez faim ?…demanda Ivana.

– Moi, pas du tout !… C’est Modeste quis’est mis à parler de son déjeuner et de ses casseroles, sans cela,ma foi, je n’y pensais pas du tout !… Eh bien, et vous, vousne souffrez pas ?…

– Non ! Non ! fit-elle, en secouantla tête avec énergie, l’odeur de la poudre est nourrissante !…mais c’est pour vous que je suis inquiète… Alors nous n’avonsvraiment plus rien !… pas un morceau de pain ?…

– Il nous restait tout à l’heure deux morceauxde pain d’épice, dit Rouletabille, et je les ai jetés moi-même àces misérables pour leur prouver que nous ne craignons point lafamine !… N’est-ce pas, Vladimir ?…

– Oui, monsieur, oui, vous avez été bienhéroïque !…

– À quoi réfléchit Modeste ? fitRouletabille. Vous m’avez l’air bien préoccupé, mongarçon !

– Il a l’air, comme ça, mais il dort !…fit Vladimir.

– Non, monsieur ! répliqua Modeste. Je nedors pas. Je pense.

– À quoi penses-tu ?

– Je pense que je voudrais bien vous faire unautre potage que celui que je viens de servir à ces messieurs…

– Voilà une fameuse idée !… acquiesçaRouletabille en resoupirant. Mais avec quoi pourrais-tu nous faireun potage, puisque nous n’avons plus rien ?…

– Oh ! vous savez, il faut quelquefoispeu de chose !… J’ai vu faire des potages avec deux sous den’importe quoi, des comprimés de rien du tout, qui n’avaient jamaisrien contenu d’alimentaire, ce qui prouve bien, messieurs, qu’iln’est point nécessaire, pour faire un potage, d’avoir desaliments !…

– Oui, mais cela ne nourrit point, ditVladimir avec dédain !

– Vous êtes bon ! fit Rouletabille… onvoit bien que vous venez de manger du pain d’épice, vous !… Sice potage dont parle Modeste ne nourrit point, au moins il trompela faim !… Eh bien, Modeste ?…

– Je cherche, monsieur, je cherche !…D’abord, je dois vous dire que nous ne sommes pas si à bout deressources que cela… Ainsi, il nous reste du sel !

– Ah ! ah ! du sel !…

– Et du poivre !…

– Et du poivre !… Mais alors, Modeste,tout n’est pas perdu !…

– Non ! non ! et de lamoutarde !…

– De la moutarde ! Vous ne me le disiezpas !… Et c’est tout ?

– Oui, monsieur, avec un fond de bouteilled’huile !

– Eh mais ! si nous ne pouvons faire lepotage avec cela, nous pouvons au moins tenter unesalade !…

– Eh, monsieur, j’y avais bien pensé… Mais unesalade, ça se mange cru, et j’ai bien peur que ce que j’ai à vousoffrir comme salade ne soit trop indigeste…

– Tu as quelque chose à nous offrir commesalade ?

– À force de chercher, j’ai déniché dans uncoin un vieux pot de géraniums !… »

À ce moment, La Candeur, qui avait disparuvers la fin de la bataille en déclarant que le spectacle de laguerre lui faisait horreur, se présenta dans un costumeinattendu : il était en habit noir avec une serviette sur leventre qui lui servait de tablier et une autre serviette sur lebras qui achevait de lui donner le type traditionnel du garçon derestaurant.

« Si ces messieurs et dames veulentpasser à table, dit-il, ils sont servis ! »

Rouletabille soulevait des paupières en capotede cabriolet.

« Est-ce que tu deviens fou ? »dit-il.

Mais Vladimir, lui, n’avait nullement l’airétonné, et, offrant son bras à Ivana qui l’accepta, en riant, commesi elle se prêtait à une plaisanterie, il passa devant :

« Ma foi, dit Rouletabille, on verrabien ! suivons-les ! Mais je trouve que l’on fait biendes cérémonies pour une salade de géraniums !… »

La Candeur précédait le cortège. Ilsdescendirent un étage, deux étages. En passant devant la porte desAllemands, Rouletabille dit :

« C’est extraordinaire, on ne les entendplus ! Sont-ils morts ? Ils ne réclament même pas àmanger !

– Qu’ils nous rendent d’abord l’Alsace et laLorraine », prononça solennellement La Candeur qui descendaittoujours.

Il conduisit ainsi le cortège jusque dans lasalle des gardes… Là une table était magnifiquement servie, nousvoulons dire que, avec l’aide des cantines sur lesquelles on avaitjeté quelques planches et que l’on avait couvertes de serviettes,des assiettes, des timbales, des fourchettes et quelques flaconspleins d’une eau limpide, figuraient assez agréablement lecouvert.

« Prelotte !… fit Rouletabille, sic’est toi La Candeur qui as imaginé cette petite farce-là, je ne tela pardonnerai de ma vie !… Ah ! permets-moi de te ledire : tu es un beau mufle, mon garçon !… Non contentd’avoir dévoré en cachette avec Vladimir un pain d’épices que vousavez volé je ne sais où, tu tiens encore à te payer ma tête !…Tu trouves sans doute que nous n’avons pas assez faim, dis ?espèce de bandit ! de va-nu-pieds !… de propre à rien… Ilfaut que tu te déguises en garçon de restaurant et que tu dressesune table à faire venir le bifteck à la bouche !… »

L’autre n’avait pas sourcillé. QuandRouletabille fut au bout de son souffle, La Candeur se tourna versModeste et dit :

« Garçon ! servez le bifteck auxpommes de monsieur !… Allons ! plus vite que ça !…monsieur est pressé !… »

Et Modeste s’esquiva, grimpant quatre à quatrel’escalier, puis La Candeur revint en face de Rouletabille, ettranquillement :

« Monsieur est impatient !… Monsieura sans doute fait beaucoup de chemin !… Monsieur a besoin dese restaurer !… Nous connaissons ça, à l’hôtel desÉtrangers !… On arrive toujours ici avec une fringale… Noussommes habitués aux caractères comme celui de monsieur !… Maison fera tout pour que monsieur soit content et nous donne saclientèle… Si monsieur veut s’asseoir. »

Déjà Vladimir était assis, avait passé saserviette dans le col de sa chemise, avait essuyé son verre etattendait le premier service sans sourire, armé à gauche de safourchette, à droite de son couteau.

Rouletabille regarda encore La Candeur,regarda Vladimir, murmura :

« Qu’est-ce que c’est que cettehistoire-là ?… »

Et finit par s’asseoir. Ivana s’assit à côtéde lui. Là-dessus, un silence pesant régna dans la salle :

« Vous savez, s’écria à la finRouletabille, furieux, ça n’est pas drôle !… »

Mais il n’en dit pas davantage. Une certaineodeur des plus alléchantes descendait l’escalier en même temps queModeste, qui se présenta avec une poêle où grésillaient encore,dans une huile odoriférante, des morceaux de viande qui, par Dieu,ressemblaient fameusement à des biftecks… à de véritables biftecks,bien en chair !…

Rouletabille se leva, plus ému que l’on nesaurait le dire et se demandant tout haut s’il ne rêvait point.

« Servez le bifteck demonsieur ! » criait La Candeur, triomphant.

Il y eut un bifteck non seulement pourRouletabille, mais pour chacun des heureux convives. Ils se ruèrentdessus sans que personne songeât à demander d’explications. Onverrait bien après ! On mangeait d’abord ! Les biftecksfurent proclamés admirables. On n’en avait jamais mangé demeilleurs, bien entendu !

« Eh bien, monsieur, êtes-vouscontent ? demanda La Candeur à Rouletabille qui s’essuyait sonsoupçon de moustache après avoir fait disparaître le derniermorceau.

– Ah ! mon vieux La Candeur, ditRouletabille, qui prenait goût au repas… quel malheur qu’après nousavoir annoncé un bifteck aux pommes, tu nous serves un bifteck sanspommes !

– L’ingrat ! s’écria joyeusement Ivanaqui, elle aussi, avait fait honneur au repas.

– Les pommes frites de monsieur ! »annonça La Candeur d’une voix de stentor.

En effet, Modeste redescendait avec sa poêlequi chantait encore une chanson bien agréable aux oreilles desaffamés : la chanson des pommes de terre frites !… Etelles étaient dorées, un peu huileuses, affilées, jolies comme desamours !

« La maison s’excuse auprès de sonhonorable clientèle, expliqua l’orgueilleux La Candeur, de n’avoirpu servir les pommes de terre en même temps que les biftecks, carla maison ne dispose que d’une poêle et il est nécessaire que lesbiftecks à la poêle soient servis brûlants, grésillants !… Lamaison s’excuse également de ne pas avoir de gril ; elle enavait un, sieurs et dames, mais il lui a été volé par ungentilhomme pomak qui a cru s’emparer d’un instrument demusique !

– Je propose un ban pour la maison !… fitVladimir en se levant, la timbale en main. Vive l’hôtel desÉtrangers !… Madame, messieurs, buvons à sa largehospitalité !… buvons.

– Buvons ! dit Rouletabille qui, décidé àne plus s’étonner de rien, prenait plaisir à provoquer lesmiracles… mais quoi boire !… nous n’avons que del’eau !

– Monsieur aime le sec ou le doux ?demanda aussitôt La Candeur en se penchant, une fiole dans chaquemain !…

– Ah ! ça, c’est trop fort ! s’écriaRouletabille, du coup vous blaguez !…

– Goûte !… »

Et La Candeur remplit les verres… Ils burenten faisant claquer la langue !… Ils dégustaient !…Évidemment, cela ne valait pas un bon vin de Bourgogne qui lesaurait tout à fait réchauffés, mais tout de même, ce petit vinblanc, hein ?…

« Enfin, me direz-vous, où vous avez volétout ça ?…

– À la santé de Rouletabille !… À lasanté de notre général en chef ! criait encore La Candeur, quiparaissait déjà un peu pompette !… Messieurs, nous seronsdélivrés dans deux ou trois jours et je vous annonce que nous avonsencore des provisions pour huit jours !… Hip ! hip !hurrah !…

– Messieurs, voici la salade, annonçaModeste.

– La salade aux géraniums ? demandaRouletabille.

– Non point, monsieur, la salade auxcapucines !… J’ai déniché quelques touffes de capucines entreles vieilles pierres de la plate-forme du donjon ; ellespoussaient mélancoliquement sur la corniche extérieure ; j’airisqué ma vie, messieurs, pour vous les apporter !… Messieurs,songez que ces capucines eussent pu être teintes de mon sang !J’ai préféré vous les servir à l’huile et au vinaigre !… Etvous m’en donnerez des nouvelles !… »

En effet, de l’avis de tous, cette saladeétait exquise et il n’était point besoin, du reste, d’être enfermédans un vieux donjon pour apprécier la salade aux capucines.

« Avez-vous songé au moins à nos fidèlesgardiens ? demanda Rouletabille.

– Oh ! ils ont tout ce qu’il leur faut,déclara Modeste… Tondor en haut et le katerdjibaschi enbas se régalent, je vous prie de le croire…

– Mais enfin me raconterez-vous ?…

– Mange et bois, Rouletabille, et n’en demandepas davantage… fit La Candeur.

– Mais encore ?…

– La curiosité perdra l’homme comme elle aperdu la femme… émit Vladimir.

– Puisque nous gardons « tout lecrime » pour nous ! exprima Ivana…

– Hein ? Quel crime ? »

Rouletabille n’avait plus faim, plus soif… Ilétait déjà debout…

« Que notre conscience, seule, restechargée du forfait !… dit La Candeur d’une voix quasilugubre.

– Mais que nos estomacs digèrent !souhaita Vladimir en tendant sa timbale. Garçon, ne m’oubliez pas,s’il vous plaît. »

Tout à coup, on vit Rouletabille chanceler. Ildut s’appuyer à la table pour ne pas tomber. Une idée épouvantablevenait de lui briser les jambes. Il ne se soutenait plus qu’àpeine.

« Misérables !… leur souffla-t-il.Vous nous avez fait manger le prisonnier !… »

Un formidable éclat de rire accueillit cetteexplication inattendue d’un déjeuner de gala.

« Ah ! ah ! ah ! elle estbien bonne ! disait La Candeur. Le bifteck aupomak !… Messieurs, je vous propose, pour perpétuer cetteminute inoubliable, de fonder le bifteck au pomak ! Si jamaisnous réchappons de cette aventure, nous nous réunirons au moins unefois l’an pour manger le bifteck au pomak !… et nous écrirons,huit jours auparavant à la Karakoulé pour qu’on nous envoie de lamarchandise toute fraîche !… »

Rouletabille, maintenant, riait plus fort queles autres… Il se tourna vers Ivana qui, elle aussi, semblaits’amuser énormément.

« Ma chère Ivana !… je vous en prie…j’en suis malade… Soyez plus charitable que les autres !…dites-moi par quel sortilège…

– Devinez ! dit-elle. Prenez votrebon bout de la raison !

– Je veux bien, dit Rouletabille, jecommence : Messieurs, il ne vous restait point deprovisions ?

– Aucune ! proclamèrent-ils.

– Vous n’êtes pas sortis de laKarakoulé ?

– Nous n’en sommes pas sortis !…

– Ces provisions étaient donc dans laKarakoulé sans que nous le sachions ?…

– Il brûle ! fit La Candeur.

– Je commence par en haut, dit Rouletabille. Àla plate-forme, rien !… Au troisième étage, rien… Au secondétage, les Allemands ! Ah ! les Allemands ! Je parieque vous avez trouvé tout cela chez les Allemands !…

– Il a gagné !… » dit Vladimir.

Mais Rouletabille bondit et frappa du poingsur la table…

« Malheureux ! Vous les avezassassinés !…

– Non ! pas ça !…

– Mais vous avez parlé d’un crime !…

– Cambriolage à main armée !… »avoua La Candeur.

Et ils racontèrent leur petite expéditioncontre les locataires du second. C’est Vladimir qui en avait eul’idée première en entendant un tintinnabulement insolite defourchettes, la veille au soir, dans le moment qu’ils passaientdevant le logement des Allemands.

Depuis plus de quarante-huit heures, on neleur avait rien apporté à manger, à ces Allemands, et ils ne seplaignaient pas et ils faisaient entendre des bruits decouverts ; cela n’était point naturel. Vladimir fut persuadéque, pendant que l’on jeûnait dans le donjon, les Allemands, eux,ne manquaient ni ne se privaient de rien !

C’est alors qu’il parla de la chose à LaCandeur, qui lui répondit aussitôt « qu’il fallait empêcherles Allemands de gaspiller leurs provisions ! »Lui aussi passa et repassa devant la porte, et chaque fois qu’ilentendait le retentissement d’une assiette et quelque bruit demâchoire, il revenait malade.

Ils finirent par en parler à Modeste, etcommencèrent à débarricader le logement des Allemands. Sur leconseil de Vladimir, Modeste, qui parlait très bien l’allemand, seprésenta à leur porte comme un envoyé du consulat de Kirk-Kilissé,le bruit ayant couru jusque-là que des citoyens allemands étaientmolestés au fond de l’Istrandja-Dagh. La porte étaitentrouverte ; le géant La Candeur aidant, toute la familleallemande, sous la menace du revolver de Vladimir, était ficelée,bâillonnée, et le logement cambriolé dans les grandes largeurs. Cesgens voyageaient avec des malles pleines de conserves. Ils avaientdes pommes de terre dans un sac et du corn-beef pourplusieurs jours, et des douceurs, et jusqu’à du nougat… et duvin !… du vin qui sentait un peu la pierre à fusil, mais enfindu vrai Rudesheimer !…

À l’aspect de tous ces trésors, les troiscompères n’avaient pu s’empêcher de danser une danse échevelée, unegigue qui avait attiré Ivana chez les Allemands.

« Surtout, avait-elle demandé, n’en ditesrien à Rouletabille ! »

C’était elle qui avait eu l’idée de lasurprise et qui avait dressé subrepticement le couvert.

Rouletabille lui baisa le bout des doigts, lebout de ces doigts qu’il avait vus naguère si rouges et qu’elle luiabandonnait maintenant avec ses jolis ongles nettoyés du sang deGaulow !… Bah ! c’est la guerre, c’est la vie, c’est lamort !… c’est l’amour !… On se tue, on s’embrasse !On piétine des cadavres et on boit un bon verre de vin !

« Voilà le dessert !…

– Tu n’as pas jeté tout le paind’épice ! » dit La Candeur à Rouletabille.

Modeste apportait le fameux pain d’épice… Etnos jeunes gens mordaient déjà dedans quand une formidableexplosion ébranla à nouveau tout le donjon.

« Ça, s’écria Rouletabille, c’est le feud’artifice !… À vos postes !… »

Chacun se jeta sur sa carabine et bondit auposte qui lui avait été désigné en cas d’alerte. Rouletabille étaitdéjà sur la plate-forme du donjon… Il regardait dans le fossé,entre deux créneaux. Une âcre et épaisse fumée montait ; quandelle fut dissipée, il se rendit compte, à quelques dégâts, près dela poterne, qu’on avait essayé d’une mine ; mais celle-ciavait été si mal et si hâtivement disposée qu’elle avait faitbeaucoup plus de bruit que de mal.

Quelques débris de roc et de pierres, infimepartie des énormes fondations du donjon, avaient sauté un peupartout. La poterne, elle, était restée intacte, mais, ce sur quoil’assaillant n’avait certainement pas compté, deux madriers du pontde fortune avaient été rejetés par le déplacement de l’air dans lefossé ; de telle sorte qu’il ne restait plus guère d’unouvrage auquel il devait tenir beaucoup qu’une assez étroitepasserelle.

Quoi qu’il en fût, cet incident laissaRouletabille assez soucieux. C’était la poterne qui était visée,toujours. Que celle-ci sautât grâce à une autre mine, et lasituation des assiégés devenait tout à fait précaire, sinondésespérée. Ils en seraient réduits à se défendre d’étage en étage.Or, la nuit surtout, par un temps de pluie et de ténèbres, il étaitbien difficile, sinon impossible, d’empêcher l’ennemi de faire toutce qu’il lui plairait autour du donjon, puisqu’on ne voyait pointl’assaillant, et qu’il était interdit à la petite garnison decribler au hasard les alentours de la poterne d’une pluie deballes, à cause de sa pénurie de munitions.

Après avoir réfléchi un instant à ce nouveaudanger, Rouletabille fit redescendre dans la salle des gardes toutce qui lui restait du combustible transporté la veille sur laplate-forme ; puis tout l’après-midi se passa pour lesassiégés à démolir avec les pics des tentes, qui servirent delevier, une partie de l’escalier qui conduisait au premier étage età creuser le plancher de celui-ci et la voûte, de telle sorte qued’en haut on pût facilement, si c’était nécessaire, fusiller ceuxqui se trouveraient en bas.

Quand il y eut, dans l’escalier, une solutionde continuité suffisante pour assurer la retraite, on jeta sur cetrou béant deux planches arrachées à une cloison du troisièmeétage, pour permettre momentanément aux hôtes du donjon decommuniquer entre eux du haut en bas de la tour.

Le soir venu, Rouletabille fit allumer, prèsde la poterne, dans la salle des gardes, un bûcher dont les braisesfurent entretenues avec soin et dont la lueur passant au-dessous dela poterne qui, comme nous l’avons dit, ne reposait pointexactement sur le pavé usé, allait éclairer au-dehors les abords decette poterne et tout au moins la partie du fossé qui touchait àson seuil. Du haut du donjon, Rouletabille se rendit compte parlui-même qu’en glissant le regard entre les trous des« corbeaux », cette lueur lui permettait de surveillercette partie de défense qui lui tenait tant à cœur.

Le malheur était qu’on n’avait guère decombustible que pour une nuit et qu’on ne disposait plus d’aucuneautre sorte de luminaire. Il restait bien encore un bidon depétrole, mais le reporter jugeait cette réserve trop précieuse pourne point la garder jusqu’à la dernière extrémité.

Le commencement de cette nuit-là, qui étaitcelle du 18 au 19 octobre, se passa d’une façon étrangementcalme.

On n’entendait aucun bruit dans le château,pas même le pas d’un soldat, pas l’appel d’une sentinelle.

Un si beau silence ne disait rien de bon àRouletabille, qui ordonna à tout son monde de se tenir éveillé.Sans doute l’ennemi voulait-il donner à l’assiégé une faussequiétude et le surprendre dans son sommeil, ou tout ou moins dansson assoupissement.

C’était d’autant plus probable que, toutl’après-midi, Rouletabille, tout en surveillant les travaux dudonjon, l’avait entendu travailler dans la baille, à l’abri de la« chemise ». À quoi ? Voilà ce qu’il étaitimpossible de deviner. Mais les coups de marteau n’avaient guèrecessé qu’au crépuscule. Quelle machine de guerre fabriquaient-ilsencore pour venir à bout de cette poterne devant laquelle ilsavaient déjà perdu tant de monde ?

Voilà à quoi Rouletabille songeait, du haut deson donjon, en considérant la lueur qui ne lui révélait, dans cettenuit opaque, qu’une bien faible partie du mystère des ténèbres.

Par extraordinaire, il ne pleuvait pas. Leciel même finit par se dégager de ses lourds nuages et, versminuit, la lune se leva. Aussitôt le reporter fit éteindre lesfeux, en bas. Et désormais tout sembla dormir.

Deux heures passèrent encore dans cette paixabsolue… Pour ne point céder au sommeil, Rouletabille marcha un peusur sa terrasse. Près de là, dans l’échauguette, Tondor, sachantRouletabille là, s’était mis à ronfler.

Le reporter regarda longuement les montslointains de la frontière dont les cimes se dégageaient toutesbleues dans la clarté lunaire. Le secours viendrait-il de là ?Et quand ? Athanase maintenant devait avoir terminé samission ; peut-être était-il déjà sur le chemin duretour ? Revenait-il seul ? Ou avec les armées du généralStanislawof ? La guerre était-elle déclarée ? Autant dequestions dont dépendait leur salut à tous et auxquelles nul, à laKarakoulé, ne pouvait répondre.

Il avait demandé à Ivana ce qu’elle pensait,ce qu’elle espérait et si elle espérait encore. Elle lui avaitrépondu qu’elle s’en remettait au destin et à lui, Rouletabille. Etles autres aussi s’en remettaient à lui. Les plus inquiets, commeLa Candeur, finissaient par montrer de la confiance, en le voyantsi sûr du succès final. Or, il n’était sûr de rien du tout. Ledonjon pouvait tenir huit jours, oui. Mais il pouvait aussi êtrepris en deux heures. Est-ce qu’on savait ? Est-ce qu’on savaitce qui se tramait contre eux au sein de ces trop silencieusesténèbres ?

Soudain Rouletabille dressa l’oreille. Ilentendait marcher dans la baille. Un bruit de voix étoufféesparvint jusqu’à lui, et il lui sembla que la nuit s’emplissait peuà peu d’un immense grouillement.

Il réveilla Tondor et lui commanda d’allerchercher La Candeur, Vladimir et Modeste. Les premiers arrivèrent,tout guillerets et bavards. Ils avaient dû passer la nuit à serégaler de quelque pitance qu’ils avaient cachée à Rouletabille,toujours aux dépens des Allemands qui avaient été débarrassés deleurs liens dans l’après-midi et renfermés à nouveau chez eux, avectout juste ce qui leur était nécessaire pour ne pas mourir de faim.Nous ne disons pas de combien d’injures tudesques, de menaces dedéclaration de guerre, cette opération avait été accompagnée. Lafamille de Hambourg n’était pas contente, et il y avait dequoi !

« Surtout, ne faites pas de bruit !souffla Rouletabille aux deux reporters et en secouant Modeste quiavait si bien pris la place de Tondor au fond de l’échauguettequ’il avait commencé lui-même à ronfler… Vos chargeurs sontprêts ?… Je crois que nous allons assister à quelque chose depeu ordinaire… je ne sais pas ce qu’ils nous ontpréparé… »

Ce disant, il finissait tout doucement detirer à lui, près des créneaux et du bouclier de pierre, lesmunitions accumulées dans l’échauguette…

« Comme c’est certainement à la poternequ’ils en veulent encore, nous ne pouvons pas être mieux qu’icipour voir et pour tirer.

– Ça, nous sommes au premier rang desfauteuils d’orchestre, dit La Candeur, que la ripaille de cettejournée mémorable avait mis tout à fait en forme.

– La belle lune ! fit Vladimir…

– Silence !… ordonna Rouletabille, je lesentends !…

– Moi, je n’entends rien, affirma LaCandeur.

– Tu n’entends rien parce que tu parles !Tais-toi !…

– Bien, je me tais !…

– Il est ivre ! dit Vladimir, ne faitespas attention !… »

Rouletabille se retourna furieux sureux :

« Tenez, fit-il, voilà pour vousdégriser ; regardez-moi ça !… Regardez-moi ce quis’avance là, en face de la poterne… Qu’est-ce que c’est queça ?…

– Bon Dieu ! fit La Candeur, moi ça mefait peur !…

– À moi aussi… » annonça Vladimir.

Et, de moins en moins rassurés, ilsallongèrent le cou entre les créneaux, pour mieux voir cette formeinconnue… extraordinaire, qui glissait, qui s’avançait, au-delà dela porte du chemin de ronde… qui débordait dans le chemin de ronde,et qui marchait à petits pas comme une bête monstrueuse !… Etcette bête avait mille pattes !… On eût dit une gigantesquechenille, haute de cinq pieds environ, au dos velu.

La lune éclairait le monstre qui avançaittoujours, du même mouvement lent et régulier.

Tout à coup, Rouletabille cria :

« Le chat !… »

En effet, c’était bien un « chat »,le chat de guerre de jadis que ces guerriers d’un autre âge avaientfabriqué dans le dessein d’approcher des murs du donjon sans avoirà craindre les coups de l’assiégé.

Mais de quoi était fait ce toit qu’ilsportaient au-dessus comme un immense bouclier ? Était-il àl’épreuve de la balle ?

Les jeunes gens déchargèrent sur la terriblebête de nuit leurs carabines : elle avançait toujours et il neparaissait point qu’elle eût été touchée. Cependant cette carapacedevait être en bois ! Oui, mais Rouletabille ne fut pointlongtemps à se rendre compte qu’elle avait été entièrement garniede paille et d’épais fourrage dans lequel les balles entraient maisperdaient aussitôt leur force de pénétration.

« Tirez aux pattes !… Tirez auxpattes !… » criait Rouletabille…

En effet, on voyait tout le long du chat, despieds qui dépassaient, les « pattes » de ceux quiportaient le singulier engin. Dès les premiers coups qui lesatteignirent, ces « pattes » se garèrent etdisparurent…

La longue bête velue atteignait maintenant lefossé, commençait à s’engager sur les trois madriers, quiconduisaient à la poterne…

Là-dessous, les soldats de la Karakouléseraient tranquilles pour manœuvrer le bélier qui finirait bien parjeter bas la poterne.

Voyant qu’il perdait inutilement ses précieuxprojectiles, Rouletabille arrêta le feu et cria à La Candeur, àVladimir et à Modeste de le suivre.

Ils descendirent et revinrent bientôt avectoutes les paillasses qu’ils avaient pu trouver dans le donjon,toute la literie de l’hôtel des Étrangers.

Rouletabille l’arrosa de pétrole dans lemoment que les premiers coups commençaient de retentir contre laporte et que les assiégeants faisaient jouer leur bélier enpoussant des cris de sauvages.

Presque aussitôt les paillasses enflamméesfurent jetées du haut du donjon et vinrent tomber sur le dos du« chat », qui commença de brûler. Voyant cela,Rouletabille, dans un trou de « corbeau », vida le restede son bidon de pétrole qui alla illico augmenterl’incendie.

Tout d’abord, sous leur toit, les assiégeantsne s’étaient aperçus de rien, mais les flammes les gagnèrent etavec des hurlements de rage ils durent, cette fois encore, s’enfuiren désordre pour ne pas être carbonisés. Ils abandonnèrent leurbête d’apocalypse, qui acheva lentement de se consumer enilluminant la nuit et en faisant, par instants, surgir des ténèbresles hauts murs de la Karakoulé qui paraissait alors un châteaud’enfer.

Voyant le désastre de leurs adversaires, lesassiégés ne manquèrent point de reprendre leurs carabines etd’accompagner leur fuite de coups bien dirigés qui firent encorequelques dizaines de cadavres. La fureur de l’ennemi se traduisitalors, du haut de toutes les courtines, par une décharge généralequi avait le donjon pour point de mire et qui ne réussit qu’àblesser, de nouveau, les pierres.

Les clameurs des assiégeants blessés semêlaient à ce tumulte, au-dessus duquel plana la joie débordante deVladimir, qui dansait un entrechat extravagant sur la plate-forme,tandis que les balles sifflaient autour de lui, après avoir frappévainement le bouclier de pierre que Rouletabille avait fait sihabilement édifier.

« Je vous dis, s’écriait Rouletabille, jevous dis que, du moment qu’ils n’ont pas de canon, ils ne viendrontpas à bout de nous ! »

Ivana parut sur ces entrefaites.

« Où étiez-vous ? lui demanda lereporter. Nous avons vaincu cette fois sans vous !

– J’étais allée donner à manger au prisonnier,répondit-elle tranquillement en jetant un coup d’œil assez vaguesur le champ de bataille.

– Quel prisonnier ? demanda le reporterstupéfait.

– Mais Gaulow !… De quel prisonniervoulez-vous qu’il s’agisse ?…

– Gaulow est donc encore vivant ?…

– Oui, fit-elle avec un effrayant sourire, etc’est moi qui le soigne.

– Ah ! Ivana, je croyais bien qu’il étaitmort ! lui dit-il en la prenant à part.

– Et pourquoi croyiez-vous cela, monami ?

– Ivana… ce sang… ce sang dont vos mainsétaient couvertes… ce sang qui remplissait vos ongles ! D’oùvenait donc ce sang-là ?…

– Je vous le dirai peut-être un jour, petitZo !…

– Ah ! vous l’avez torturé, sans letuer ?…

– Gaulow est en très bonne santé, mon ami… Ilne faut pas oublier que nous pouvons en avoir besoin à la dernièreminute et que sa vie nous répondra peut-être de la nôtre !

– Bien ! bien ! Ivana, vous voilàredevenue tout à fait raisonnable ! Je vous aime ainsi !…dit-il.

– Je regrette beaucoup que vous ne m’aimiezpas autrement… ajouta-t-elle et elle s’enfuit.

– Qu’est-ce qu’elle a encore ?… Qu’est-cequ’elle a encore ?… » se demanda le reporter en la voyantdisparaître par le trou de l’échauguette…

L’aurore du 20 octobre se leva et les jeunesgens eurent la joie de constater que l’incendie n’avait passeulement détruit le « chat », mais encore le petit pontde fortune que les assiégeants avaient jeté sur le fossé.

Cependant, cette journée qui avait si biencommencé pour eux, se termina d’une façon bien lugubre.

Ils pensaient que si Athanase avait réussicomme on était maintenant en droit de l’espérer, ils ne devaientpoint tarder à voir poindre sinon une armée, tout au moins unecolonne de secours. Aussi ne cessèrent-ils, tout ce jour-là,d’interroger l’horizon.

La garnison de la Karakoulé, après l’insuccèsde la nuit précédente, les laissait tranquilles et comme il étaitsuffisamment démontré qu’on ne pouvait atteindre l’assiégé sur laplate-forme du donjon, les soldats qui se trouvaient sur la tour deveille avaient cessé de tirer.

Rouletabille et ses compagnons étaient doncsur cette plate-forme comme chez eux. C’est de là qu’ilscherchaient à apercevoir, au loin, dans la campagne, la troupe quidevait les délivrer.

La jumelle de Rouletabille passait de main enmain et quand un groupe un peu nombreux se montrait dans lesdéfilés, du côté du nord, l’espoir faisait battre tous les cœurs.Mais ce groupe n’était suivi d’aucun autre et quand on pouvait endistinguer le détail, on s’apercevait que c’étaient des paysansautour d’une charrette, ou des bergers poussant leurstroupeaux.

Avec leur jumelle, ils n’interrogeaient passeulement les chemins du nord, si tant est que l’on puisse appeler« chemins » des pistes que les récentes pluies avaientrendues encore plus impraticables.

Le secours pouvait venir aussi du nord-ouestet même de l’ouest, en admettant que les armées eussent commencé àfranchir la frontière la veille, du côté de Devetli Agatch.

D’après les calculs de Rouletabille et cequ’il savait de la mobilisation bulgare, c’était par là que seglisseraient les brigades de la quatrième division… Or, vers lesoir, comme Vladimir, fatigué de regarder au nord s’était retournévers l’ouest, son attention fut attirée par un point noir quidescendait entre les cimes et qui semblait se mouvoir avec assez dedifficulté. Il pria Rouletabille de lui passer sa jumelle.

Vladimir resta alors quelques instants sansrien dire et sans bouger ; mais sa physionomie, pendant qu’ilfixait le point en question dans la lorgnette, semblait rayonner,ce dont ses camarades s’aperçurent.

« Enfin, nous diras-tu ce quec’est ? » interrogea La Candeur.

Vladimir ne répondit point encore tout desuite ; mais il affichait un air de plus en plussatisfait…

« Tu nous fais mourir ! gémit LaCandeur.

– C’est pour mieux te faire revivre !…répliqua l’autre. Messieurs, nous sommes sauvés !… Cette fois,il n’y a pas de doute. C’est la tête de l’armée qui débouche,là-bas, dans le défilé, et qui descend au pays deGaulow !…

– De la cavalerie ? demandaRouletabille.

– Non, les Bulgares ont très peu de cavalerie.C’est de l’artillerie, messieurs !… Oui, oui… je vois lescanons ! »

Rouletabille arracha les jumelles des mains deVladimir.

« Montre-moi ça !… »

Il regarda… Il regarda !…

Les autres étaient autour de lui et leurémotion était si intense qu’ils ne trouvaient plus un mot à dire…mais quand Rouletabille eut fini de regarder, ils osaient à peinel’interroger, tant ils virent un visage décomposé…

« Eh bien ?… fit La Candeur dans unsoupir. Ça n’est pas ça ?

– Non ! ça n’est pas ça !… ce nesont pas des canons ! répondit sur un ton de granddécouragement le reporter de L’Époque…Vladimir a mal vu…c’est un canon !… Et je ne pense pas que ce canonappartienne à l’artillerie bulgare !…

– Hein ! qu’est-ce qui te fait croireça ?

– Ce qui me fait croire ça, c’est qu’il n’y apoint d’exemple qu’une armée se présente d’abord en pays ennemiavec un canon… un canon « en l’air ». Ce canon, du reste,semble entouré d’une troupe peu orthodoxe… et si vous voulez toutema pensée, je vous dirai que ce canon appartient aux Pomaks ou auxTurcs, qu’on est allé le chercher à quelque poste avancé etpeut-être même jusqu’à Kirk-Kilissé… tout simplement pour nousréduire, pour nous démolir, messieurs… Messieurs, je crois quecette fois nous sommes bien malades !… Nous ne pouvons riencontre le canon !…

– Alors, nous sommes fichus ! pleura LaCandeur et il s’affala au fond de l’échauguette.

– Combien nous reste-t-il decartouches ?

– Trois cents coups à tirer environ !répondit Vladimir.

– Trois cents coups et Gaulow !…On peut encore tenir quelques heures tout de même, fit Ivana, quiavait assisté en silence à cette désespérée conversation… si nouspouvons résister jusqu’à demain midi… cela donnerait le temps à nosamis d’arriver.

– Je crois que nous pourrons tenir jusqu’àdemain midi, fit Rouletabille. Voici la nuit. Approximativement, lecanon ne sera pas là avant l’aurore… Ils vont nous canonner dès lapremière heure… La porte sautera. Le fossé à franchir, l’assaut,tout cela sera bien rapide, du moment qu’ils ont en face d’eux uneporte ouverte. À huit heures du matin, ils seront maîtres de lasalle des gardes.

– Et puis après ?… Ils ne seront pas surun lit de roses ! dans la salle des gardes !… exprimaVladimir. Nous les fusillerons à bout portant comme des lapins parles trous de la voûte !

– Pendant dix minutes… Après quoi ils ferontsauter la voûte !… Ils ont de la poudre !

– Bon Dieu de bon Dieu !… SeigneurJésus ! dit La Candeur… Ils font sauter la voûte et il n’estencore que huit heures dix ! Nous ne tiendrons jamais jusqu’àmidi !… Et puis, qu’est-ce qui nous dit qu’à midi les autresarriveront justement !

– Oh ! tu as absolument raison, LaCandeur, répliqua Rouletabille. Rien ne nous dit cela… et c’est sipeu sûr que si j’étais à ta place, au lieu de passer par destranses pareilles, je me suiciderais tout de suite !…

– Ça n’est pas le moment de rigoler, grogna LaCandeur.

– Messieurs, dit Ivana, je crois que ce n’estle moment ni de rire ni de pleurer, mais celui de nous préparer ànous défendre d’étage en étage, de porte en porte !… Prenezdonc vos dernières dispositions pendant que je vais m’occuper duprisonnier. Où allons-nous le mettre ? »

Décidément, elle ne pensait encore qu’àGaulow…

« Amenez-le au troisième étage dudonjon ! dit Rouletabille. Ce sera là notre dernier refugeavant la plate-forme, et, quand nous en serons là, nous serons bienheureux de l’avoir, pour, en traitant, gagner encore une heure oudeux…

– Quel que soit le traité, une fois que nousl’aurons « rendu » ils nous « zigouilleront »,fit La Candeur qui voyait tout en noir…

– C’est bien pour cela que nous attendronspour le rendre de ne pouvoir faire autrement… dit Vladimir.

– Eh bien, moi, j’ai une idée, s’écria tout àcoup La Candeur… Quand ils nous assiégeront dans notre dernièreretraite, on placera le Gaulow au beau milieu de l’escalier,attaché sur une planche comme une cible… comme une cible pour eux,comme un bouclier pour nous !… Ils ne pourront pas tirer surnous sans risquer de le tuer ! Qu’est-ce que vous dites deça ?

– C’est pas mal ! dit Vladimir…

– Et vous, Ivana, qu’enpensez-vous ? » demanda Rouletabille en se retournant ducôté de la jeune fille…

Mais il fut étonné de la trouver très pâle…presque tremblante, agitée de mouvements nerveux qu’elle avaitpeine à dompter. Elle haussa les épaules sans répondre etdescendit.

Quelques minutes plus tard, Gaulow, entreTondor et le katerdjibaschi,surveillés par Ivana, étaitamené dans une chambre du troisième étage, à côté de la chambremême d’Ivana. Là, on lui lia à nouveau les pieds et les mains et ilfut entendu qu’il aurait toujours un gardien comme dans son cachot.À ce propos, Ivana dit à Rouletabille :

« Prenez toutes dispositions pour garderGaulow !… Mais croyez-moi, éloignez de lui lekaterdjibaschi… Tout Pomak qu’il est, s’il déteste lesTurcs, il aime bien l’argent… et j’ai surpris tout à l’heure uncoin de conversation entre le chef des muletiers et Gaulow qui medonne à penser qu’il y a tentative de corruption…

– Oh ! dit Rouletabille, il fallait biens’y attendre… mais vous m’aviez dit que nous pouvions être sûrs dukaterdjibaschi…

– Sans doute ! autant qu’on peutl’être d’un pauvre homme à qui l’on offre un million !…

– Gaulow lui a offert un million ?…

– Je l’ai entendu de mes oreilles !…

– Et le katerdjibaschi, comme vous levoyez, a résisté…

– Il a résisté parce qu’il ne croit pas quel’autre, une fois libre, tienne sa parole…

– Un million !… À ce prix-là, j’aimeraismieux ne pas lui donner de gardien du tout !… Ce serait plussûr !…

– Faites ce que vous voudrez !… ditIvana, d’une voix grave… Mais ne le laissez pas partir !… Ça,petit Zo, je ne vous le pardonnerais pas !… »

Et elle s’en alla après avoir jeté un derniercoup d’œil au prisonnier, un coup d’œil terrible…

Rouletabille eut alors la curiosité deregarder Gaulow d’un peu près pour savoir si elle ne l’avait pastorturé… Il n’y paraissait point. Gaulow ne se plaignait pas, il negémissait pas, il ne réclamait rien. Il avait, dans sa mauvaisefortune, gardé tout son orgueil et presque toute sa noblesse.

Bien qu’il passât presque toutes les heures desa captivité dans une position des plus douloureuses, les membresliés, il ne consentait point à faire part de ses souffrances. Sonvisage restait impassible, les traits immobiles comme s’ils avaientété creusés dans le marbre. Le plus souvent il avait les paupièrescloses ; quelquefois il regardait ses geôliers avec une fixitééblouissante et insoutenable.

Rouletabille, dans le moment, considérait cegrand corps abattu, étendu à ses pieds. En dépit de cette misère etde la saleté qui recouvrait cette magnifique défroque, c’étaittoujours là le beau Gaulow. La tête était superbe.

Rouletabille ne lui adressa point la parole.Que lui eût-il dit ? Il ne pouvait point lui promettre unsalut que, du reste, il ne méritait guère. Cet homme était à Ivana.Si elle le voulait, dans quelques minutes, il n’en resterait quedes morceaux.

Le reporter demanda si on lui avait donné àmanger ; on lui répondit que Gaulow avait refusé toutenourriture. Peut-être craignait-il le poison.

Pour qu’il fût mieux gardé, et sous laresponsabilité de tous, Rouletabille transféra le quartier généralde la salle des gardes dans cette pièce du troisième étage oùgisait Gaulow. Ainsi le prisonnier ne restait jamais seul et jamaislongtemps en tête-à-tête avec un seul gardien. Lekaterdjibaschifut envoyé dans l’échauguette, relevantTondor, loin des tentatives de séduction de Kara Selim.

Toute la nuit, chacun travailla activementdans le donjon, préparant la défense de chaque marche, de chaquecouloir, de chaque chambre. Les dernières réserves furenttransportées sur la plate-forme, dont l’accès par l’échauguettedevait être rendu presque impossible par la suppression de quelquesmarches.

L’ennemi ne tenta rien cette nuit-là. Ilattendait son canon, qui ne devait pas tarder à arriver. Commel’avait prévu Rouletabille, la pièce d’artillerie fit son entrée àla Karakoulé au lever du jour. Elle fut saluée par les cris joyeuxet les hourras de toute la soldatesque de la baille ; et, ducoup, les assiégés surent le sort qui leur était réservé.

Du haut du donjon, ils entendaient cesclameurs de féroce allégresse qui annonçaient leur prochainsupplice.

En vain leurs regards faisaient-ils le tour del’horizon… Le fond des défilés restait vide et les cimes ne segarnissaient point de ces troupes en marche qu’ils attendaientd’heure en heure, avec une impatience épuisante, un espoir toujoursdéçu.

Devaient-ils se résoudre à mourir ? Ce 21octobre verrait-il la fin de leur résistance ? En tout cas,ils étaient décidés à vendre chèrement leur vie.

« Gardez-vous toujours une balle pour lafin ! leur avait conseillé Rouletabille, ce qui avait faitfaire une énorme grimace au bon La Candeur.

– Ah ! bien, dit-il, ce n’est pas lesfaçons de mourir qui manquent dans ce pays de malheur ! Onpourra aussi bien se jeter du haut du donjon ! J’aime encoremieux ça que de me mettre un pistolet dans la bouche ! Je meconnais, je me manquerais ou je n’aurais pas la force d’appuyer surla gâchette. »

Un grand bruit venait de la baille, la doubleporte du chemin de ronde était ouverte, mais il était impossibleaux assiégés de s’opposer à la mise en batterie, derrière les murs,du fameux canon. Et tout à coup l’explosion se produisit au milieudes cris sauvages. Une langue de feu s’allongea dans le chemin deronde, une épaisse fumée monta de la baille et, en bas, la porte dudonjon sauta, fut crevée du premier coup. Les assiégeants tirèrentcependant un second coup de canon avant de se ruer à l’assaut, cequ’ils firent bientôt en déchargeant leurs fusils sur toutes lesmeurtrières et en hurlant. On eût dit la poussée d’une horde enfolie.

Ils se jetèrent dans le fossé par centaines etdressèrent aussitôt les échelles qu’ils avaient apportées. Ils sebousculaient, marchaient les uns sur les autres, se disputaientavec acharnement pour arriver les premiers dans le donjon que lecanon leur avait ouvert.

Vladimir et La Candeur avaient commencé le feusur cette masse d’hommes, mais Rouletabille les arrêtaimmédiatement. Il n’y avait plus à défendre extérieurement ledonjon qui était pris. Il fallait conserver ses munitions pourl’intérieur.

Tous descendirent au premier et passèrent lecanon de leurs carabines dans les meurtrières qu’ils avaientpercées dans la voûte et qui commandaient la salle des gardes.

Les premiers assiégeants qui arrivèrent furentfusillés si subitement que ceux qui les suivaient en haut del’échelle hésitèrent un instant ; mais poussés par ceux d’enbas qui ne comprenaient pas ce qui se passait, ils durent sauter àleur tour dans la salle des gardes et recevoir la décharge desdéfenseurs. Malheureusement, il en venait trop, et bientôt il y eutune foule hurlante dans cette salle infernale qui semblait cracherla mort par toutes ses murailles.

De fait, il y eut là un beau massacre.

Les gens de la Karakoulé criblaient l’épaissevoûte de maçonnerie de leurs balles, mais c’était là manifestationsde rage qui ne portaient aucun grave préjudice à la défense.S’étant précipités dans l’escalier, ils avaient trouvé un troubéant qu’ils n’avaient pu franchir et là encore ils avaient étéreçus par une fusillade bien nourrie. Les vivants trébuchèrent surles morts, les blessés jetaient des plaintes lamentables et cetumulte effrayant correspondait dans la salle du dessus à un ordreredoutable. Les jeunes gens, sans se communiquer, même par uneexclamation, leur ardeur, ou leur désespoir, tiraient, tiraientsans cesse.

« Visez bien ! disait Rouletabille.Visez bien !… »

Et c’est tout ce qu’on entendait, avec lescoups de feu.

L’assaillant n’avait heureusement pasd’échelles assez longues pour atteindre, du fond du fossé, lesmeurtrières du premier étage… Il lui fallait, coûte que coûte,passer par cette damnée salle des gardes où tant de braves soldatsde Gaulow avaient déjà trouvé leur tombeau. Si bien que devant uncarnage qu’ils ne pouvaient empêcher et qui ne leur profitaitguère, ils durent encore reculer.

Oui, Rouletabille et ses compagnons virent latroupe hésiter, puis vider précipitamment la salle des gardes et serejeter dans le fossé… mais presque en même temps, ils aperçurentune mèche, laquelle mèche venait aboutir à un petit tonneau quel’on avait roulé jusque-là sans qu’ils s’en fussent aperçus aumilieu de la mêlée et que l’on avait appuyé contre le principalpilier qui soutenait la voûte.

« La poudre ! criaRouletabille ! Ils vont nous faire sauter !… Tous enhaut, au troisième étage !… »

Ils précipitèrent leur retraite et grimpèrentl’escalier à la hâte. Au second, Rouletabille cria aux Allemandsqui s’étaient débarricadés extérieurement et qui s’étaientrebarricadés intérieurement, de les suivre au haut du donjon, caron allait les faire sauter… mais il ne reçut pour réponse que desinjures ; et aussitôt l’explosion se produisit.

Il y eut une telle chasse d’air dansl’escalier que Rouletabille, qui se trouvait encore au second étageà parlementer avec les Allemands, en fut assis du coup. Le donjontout entier sembla s’anéantir.

Mais ce ne fut là qu’une sensation des plusdésagréables. La voûte de la salle des gardes seule s’effondra avecles piliers qui la soutenaient… Le second étage lui-même ne fut pasatteint. Aussitôt les gens de la Karakoulé se ruèrent à nouveaudans le donjon et une bataille acharnée commença dans l’escalier etdans les corridors du second étage. Les jeunes gens reculaient,remontaient pas à pas, après avoir déchargé leurs armes et tout àcoup Vladimir cria :

« Je n’ai plus decartouches !… »

La Candeur n’en avait plus qu’une dizaine. Ilsse jetèrent dans l’étroit boyau qui conduisait au troisième étageen emportant avec eux Modeste qui était grièvement blessé.

Sous eux des clameurs de triomphe montaientdéjà, car le feu de l’assiégé se ralentissait singulièrement etl’on prévoyait certainement le moment où il allait être bientôtobligé de se rendre.

Rouletabille passa ses dernières cartouches àses camarades en leur disant :

« Faites-les durer !… Je vaischercher Gaulow !…

– On lui mettra un poignard sur la gorge et ilfaudra bien qu’il ordonne aux siens de cesser le feu ! »hurla Vladimir.

Ils avaient peine à s’entendre. La cage del’escalier n’était plus qu’une gueule formidable crachant de laflamme, de la fumée et du plomb…

Par instants, des marches s’effondraient etdes grappes humaines étaient précipitées, mais l’assiégeantrevenait à la charge, jetant des planches, des échelles, sesuspendant aux moindres saillies du mur… et cela avec un éland’autant plus irrésistible que maintenant, d’en haut, on ne tiraitpresque plus !…

Rouletabille était entré dans la chambre deGaulow, croyant y trouver le prisonnier et Ivana, à laquelle ilavait ordonné, quelques minutes auparavant, de ne point resterexposée au feu de l’escalier et qui était montée aussitôt autroisième étage.

Quelle fut sa stupéfaction en ne découvrant niIvana ni le prisonnier !

Il bondit dans les autres chambres :personne !… Il ne fit qu’un nouveau saut jusqu’à laplate-forme.

Là, il dut opérer d’abord un mouvement derecul devant une âcre fumée que le vent balayait sur lui et quisemblait monter de la base même du donjon. Le donjon tout entiersemblait brûler.

Enfin il fit un pas hors de l’échauguette. Ilaperçut alors, comme dans un rêve, Ivana attelée à une bien étrangebesogne. Elle manœuvrait avec soin cette sorte de treuil aveclequel il avait pensé, un jour, descendre dans la campagneAthanase… Autour du treuil était enroulée une corde qu’elledéroulait maintenant plus précipitamment, mais en se penchant detemps à autre au-dessus des créneaux, sans doute pour voir où enétait sa besogne… Mais quelle besogne ?… Et quidescendait-elle ?… Qui ?… qui ?… qui ?…

Rouletabille aussi regarda. Et ce qu’il vit lefit rebondir dans l’échauguette sans que, dans le tumulte effrayantde cette fin de lutte, au milieu des clameurs de la bataille etdans les fumées de l’incendie, Ivana eût pu voir que Rouletabilleavait vu !…

Il avait vu Ivana sauverGaulow ! descendre le chef de la Karakoulé au milieu dessiens, le leur rendre, pour rien ! en ce moment où eux, lesassiégés, allaient en avoir le plus besoin… où ils allaient tenterde racheter leur vie avec la sienne !…

Et il ne lui restait même pas la ressource dedouter de ce qu’il avait vu : le spectacle, quoique entouré dela tempête de la bataille, avait été assez précis pour queRouletabille n’eût perdu aucune des précautions qu’avait prisesIvana pour descendre son prisonnier à bon port !

Rouletabille n’avait pas seulement vu :il avait entendu… entendu cette phrase turque, sortie des lèvresd’Ivana, phrase que l’on avait assez répétée devant lui pour qu’iln’en ignorât plus le sens : Tehliké vauni ? (Ya-t-il danger ?) Djevab ver (réponds.) Et Gaulowavait répondu au bout de sa corde : Yok ! Yok !Techekem iderim ! (Non ! Non ! Merci !)Sur quoi, Ivana avait encore déroulé la corde et Kara Selim avaitété recueilli par ses guerriers, cependant qu’il criait àIvana : Benem ilé guel ! Mais ces derniers mots,Rouletabille ne les avait pas compris, ce qui du reste importaitpeu, car ils avaient été prononcés avec un tel accent dereconnaissance et de joie qu’ils ne pouvaient que traduirecelles-ci, en vérité.

D’avoir vu cela, d’avoir entendu cela,Rouletabille semblait être devenu fou !… Il rejoignit enquelques bonds insensés ses compagnons qui tiraient leurs dernierscoups.

« Eh bien, et Gaulow ? cria LaCandeur.

– Gaulow s’est enfui ! hurla une voixdésespérée derrière La Candeur et derrière Rouletabille. Etcette voix était celle d’Ivana. Il s’est enfui du haut dudonjon ! continuait-elle (car elle expliquait ! elleexpliquait !…) Il s’est sauvé avec les cordes !…Ah ! je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit qu’on nele garderait jamais assez ! Ah ! cet homme, pourquoi nel’ai-je pas tué ? pourquoi ?… (Et elle se tourna versRouletabille qui détourna la tête en frissonnant devant tant decynisme et de mensonge.) Pourquoi m’avez-vous empêché de letuer ?

– Nous sommes bien f… ! dit LaCandeur.

– On peut tenir encore un quart d’heure sur laplate-forme, s’écria Vladimir… Voilà le donjon qui commence àflamber… Nous nous jetterons dans les flammes quand il n’y auraplus rien à faire !… En avant ! »

Ce que Vladimir appelait aller « enavant » consistait, bien entendu, à aller en arrière. C’étaitleur dernier recul ! Après, ils n’avaient plus que le ciel ou,comme l’avait dit Vladimir, les flammes. Tondor hissa sur son dosModeste blessé, qui semblait agoniser et être bien près de dormirson dernier sommeil. Ils purent tous atteindre la plate-forme grâceà la précaution qu’ils avaient prise de préparer encore là larupture de quelques marches derrière eux.

Quand ils furent à cet étagesuprême :

« Nous n’avons plus une cartouche, fitVladimir… Ils peuvent venir !

– Oui ! dit La Candeur, ils n’ont plusqu’à se présenter. »

La fumée qui les enveloppait était tellementdense qu’ils avaient peine à respirer et qu’il leur étaitimpossible de distinguer ce qui se passait à quelques pas autourd’eux. Il leur semblait qu’ils étaient au centre d’un bûcher, etils s’attendaient à être, de minute en minute, la proie desflammes !

À ce moment, La Candeur aperçut le treuil etla corde qui pendait hors du donjon.

« C’est par là que s’est sauvé Gaulow,expliqua Ivana, qui paraissait avoir peine à contenir son hypocritefureur.

– Mais il a dû avoir un complice !s’écriait le bon La Candeur.

– Que t’importe s’il a eu un complice ounon ! répondit Vladimir avec la fatalité des Slaves en face del’inéluctable… que t’importe, puisque nous allons mourir !

– Il m’importe qu’avant de mourir ça m’auraitsoulagé de crever ce complice-là ! » gronda le géant enfermant les poings et en regardant farouchement autour de lui.

Ah ! ce n’était plus le timide, le niais,le bon La Candeur… C’était le terrible géant qui, sentant la mortprochaine, eût voulu frapper le traître, frapper de toutes sesforces, jusqu’à épuisement de ses forces avant de fermer les yeuxpour toujours !… Et il grondait :

« Kara Selim avait promis del’argent !… Il m’en a offert à moi !… Qui de nous s’estlaissé acheter par Kara Selim ? Qui a noué toutes nos cordespour assurer le salut de Gaulow !… Celui-là est sûr d’avoir aumoins la vie sauve, n’est-ce pas ? si nous la luilaissons !

– Celui-là est châtié », fit la voixd’Ivana, et elle montra, d’un geste tragique et faux, le corps dukaterdjibaschi qui avait roulé entre deux créneaux et dont lesentrailles pendaient hors des murs… Et elle ajouta :

« C’est moi-même qui l’ai éventré avecl’épée que Kara Selim avait abandonnée ici sans doute parce qu’ellele gênait ! »

Et d’un autre geste de théâtre, elle montraitla grande épée à deux mains, toute sanglante, toute fumante encoredu sang du katerdjibaschi.

« La misérable ! gronda Rouletabilleentre ses dents ; elle a tué le pauvre homme parce qu’ils’opposait à l’évasion ! »

La Candeur la ramassa, cette épée de tueur,et, tranquillement, emmaillota sa pointe avec un coin de sadéfroque ; puis il alla se poser, les deux mains à cettepointe, le pommeau énorme à ses pieds, tout auprès del’échauguette. Et alors, immobile et magnifique comme un hérosantique appuyé sur sa massue et attendant sans émoi les monstressortis des forêts mythologiques, il dit :

« Avant de mourir, vous allez voirquelque chose ! »

Et ils virent en effet quelque chose.

Nous avons dit que l’extrémité de l’escalierdonnant sur la terrasse du donjon ouvrait sous l’échauguette ;La Candeur était placé près de l’échauguette, un peu en dehors etde telle sorte que ceux des assiégeants qui gravissaient lesmarches de cet escalier ne pouvaient le voir.

Si depuis quelques minutes nos jeunes gensjouissaient d’une sorte de trêve, au milieu des tourbillons defumée, qui les enveloppaient, c’est qu’en dessous d’eux, ontravaillait à combler la solution de continuité qu’ils avaientcréée dans l’escalier au troisième étage.

Cet ouvrage fut tôt terminé et les habitantsde la Karakoulé se précipitèrent dans l’étroit boyau avec d’autantplus de rage et d’audace qu’ils s’étaient rendu compte que lesassiégés n’avaient plus de munitions.

Et c’est ainsi qu’une nouvelle et formidableclameur apprit à Rouletabille, à Ivana, à Vladimir et à La Candeurque leur dernière retraite allait être envahie.

Une première tête dont la bouche grandeouverte lançait des paroles irritées se montrait au trou del’échauguette. Aussitôt la formidable épée de La Candeur tournoyadans ses mains puissantes et s’abattit sur le crâne du mécréant quiplongea dans l’escalier.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda LaCandeur.

– Il nous criait de nous rendre ! »expliqua Vladimir.

Cette exécution augmenta la fureur de ceux quis’écrasaient pour passer dans le trou de l’escalier. De nouveauxhurlements retentirent. Deux poings apparurent d’abord armés depistolets qui furent déchargés en pure perte et une nouvelle têtese risqua : l’épée traça un nouvel éclair et frappa. La têtedisparut.

Une troisième, beuglant des motsincompréhensibles, se présenta en manière de protestation.

« Monsieur, fit La Candeur, inutiled’insister. Je ne comprends pas le turc ! »

Sur quoi, il l’assomma.

Puis il ne dit plus rien car il avait trop debesogne… Du reste, il devait se garer à chaque instant pour éviterla pluie de mitraille que déversait ce trou du diable, mais chaquefois qu’une tête apparaissait, son compte était bon ! Garantipar le mur de l’échauguette, au milieu de l’explosion des armes,des flammes et de la fumée, il frappait, frappait sans se lasser.On entendait son « han ! » Et le pommeau de saterrible épée entrait dans les crânes, comme dans le cœur deschênes le coin du bûcheron !

Il arriva que les assaillants se lassèrentavant lui !… Aucune tête ne se montra plus à l’ouverture del’échauguette… les cris cessèrent dans l’infernal boyau…

Un étrange silence succéda tout à coup àl’affreux tumulte… Et La Candeur, qui attendait toujours avec sagrande épée, fut tout étonné de n’avoir plus rien à faire.

En même temps, la fumée qui entourait ledonjon sembla diminuer d’intensité… les jeunes gens purent respirerplus librement. Vladimir s’écria joyeusement :

« Bravo, La Candeur ! c’est toi quinous as sauvés ! Tu les as mis tous en fuite à toi toutseul !… Viens que je t’embrasse.

– Moi aussi, il faut que je t’embrasse, LaCandeur, dit Rouletabille, qui avait assisté à cette dernière phasedu combat sans prononcer un mot et en ne cessant de surveillerIvana qui, appuyée à un créneau, s’était caché la tête dans sesmains… Embrassons-nous tous, mes amis, continua le reporter… car,cette fois, je crois bien que notre dernière minute estvenue !…

– Pourquoi dites-vous cela ? questionnaVladimir. Ils n’oseront pas de sitôt venir se frotter à LaCandeur !

– Vladimir !… Mais tant de silence aprèstant de bruit m’épouvante !… Ils doivent certainement préparerquelque « mine » sous nos pieds !… S’ils se sontsauvés, c’est qu’ils ne veulent pas sauter avecnous !… »

Et les trois jeunes gens aussitôts’étreignirent… car ils comprenaient bien maintenant que seulel’hypothèse de Rouletabille était vraisemblable.

« Vous ne venez pas vous joindre à nous,Ivana ? demanda Rouletabille… Dépêchez-vous, si vous voulezque nous mourions ensemble !… »

Mais Ivana, derrière ses mains gémissait. Onl’entendait râler : « C’est épouvantable !… C’estépouvantable !… »

« Peut-être est-il encore temps de vouslaisser glisser le long de cette corde qui a été si utile àGaulow ! continua Rouletabille, impitoyable… Elle nous estinutile à nous… Nous savons que nous serions très mal reçus en bas…Mais vous, Ivana, vous !… Vous êtes une femme… Ils ont pitiéd’une femme, de la femme de Gaulow !… Ils vous attendent,Ivana ! »

Ivana tomba à genoux sans répondre et elle secachait si bien qu’il était impossible de voir son visage.

« À genoux !… comme Ivana !…Mettons-nous tous à genoux et prions ! dit Vladimir, car nousallons mourir ! »

Rouletabille pensa à la dame en noir, cessa deregarder cette jeune femme qu’il avait tant aimée et qui venait dele trahir, et se laissant tomber à genoux auprès de Vladimir, ildemanda pardon à Dieu et à sa mère d’être content de mourir.

« Moi, je mourrai debout », dit LaCandeur, qui avait été élevé à la laïque.

Et il attendit, appuyé sur son épée, le coupde tonnerre qui devait tous les anéantir.

« Comme c’est long ! murmuraVladimir.

– Oui, fit Rouletabille, c’est bienlong ! »

Tout à coup Vladimir bondit en poussant un criqui n’avait plus rien d’humain. Tous crurent que c’était lecommencement de la catastrophe et une sourde exclamation d’horreurs’échappa de toutes les poitrines. Mais voilà que Vladimir couraitautour de la terrasse, et, montrant la campagne avec des gestes dedément s’écriait :

« Là, là, là !… »

Son émotion était telle qu’il semblait nepouvoir en dire davantage.

Tous se levèrent. Le vent du nord venait dechasser les dernières fumées, le dernier voile qui enveloppait ledonjon, et voilà que les monts, les cimes, les défilésapparaissaient couverts d’une multitude en marche. De longs cordonsde troupes glissaient par les chemins, des cavaliers chevauchaientau flanc des monts, des étendards brillaient dans les premiersrayons du soleil.

« Les voilà ! les voilà !…

– Nous sommes sauvés ! »

Cette fois, ils disaient vrai ! C’étaientles armées du général Stanislavof qui descendaient, en chantant,les pentes réputées infranchissables de l’Istrandja-Dagh, et quidéjà chassaient devant elles les bandes de Gaulow ! Celles-ci,surprises par la nouvelle de cette marche foudroyante, avaientabandonné leur proie, au moment où elles croyaient bien la tenir,et le Château Noir s’était vidé d’un coup de son armée debrigands.

L’ivresse des reporters, à ce spectacle, futsans bornes. Ils s’embrassèrent comme ils l’avaient fait tout àl’heure, mais avec autant d’allégresse dans le cœur qu’il avait étéplein naguère de désespoir. Du moins, tel était l’enthousiasme deLa Candeur et de Vladimir qu’ils ne s’aperçurent même point qu’auxjoies délirantes de ce triomphe Rouletabille et Ivana prenaient unebien faible part. Ivana s’était relevée comme les autres, mais,saisissant la jumelle du reporter, et, sans plus prêter d’attentionau secours qui arrivait du nord, elle ne semblait intéressée quepar ce qui passait vers les chemins du sud, encombrés de la fuiteéperdue de toute la soldatesque de la Karakoulé…

Quant à Rouletabille, penché sur l’agonie dupauvre Modeste, il recueillait, avec son dernier soupir, sesdernières paroles :

« Ah ! monsieur, c’est maintenantque je vais pouvoir les rattraper, mes vingt-trois mille trois centsoixante-quinze heures de sommeil !… »

Et Modeste mourut et Rouletabille pleura.Pleurait-il seulement sur ce mort ?… Pauvre Rouletabille quiavait tout fait pour la délivrance d’Ivana et qu’Ivana ne regardaitmême pas !… Elle venait de quitter précipitamment la terrasse,sans même un mot d’adieu aux reporters.

Quel était donc ce mystère qui l’avait ainsitransformée ? Mystère insondable du cœur d’Ivana ? ouquelque chose de pis encore ?Par quel miracle, cettehéroïne apparaissait-elle tout à coup traîtresse à son amour età son pays ? Allons ! Allons !Rouletabille, ne pleure plus ! Échappe aux flammes de laKarakoulé et cours ! cours vite sur la piste de guerre,derrière Ivana qui t’échappe ! et surtout… surtout ne perdspas en chemin, avec ton cœur, le bon bout de taraison !… Suis sans défaillir ta capricieuse fortune, vajusqu’au bout du mystère, jusqu’à la conclusion de cette étrangehistoire de guerre et d’amour, jusqu’à tes étranges noces, ôRouletabille ![7]

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