C’était pendant la soirée du 10 mars 1793.
Dix heures venaient de tinter à Notre-Dame, et chaque heure, se détachant l’une après l’autre comme un oiseau nocturne élancé d’un nid de bronze, s’était envolée triste,monotone et vibrante.
La nuit était descendue sur Paris, non pas bruyante, orageuse et entrecoupée d’éclairs, mais froide et brumeuse.
Paris lui-même n’était point ce Paris que nous connaissons, éblouissant le soir de mille feux qui se reflètent dans sa fange dorée, le Paris aux promeneurs affairés, aux chuchotements joyeux, aux faubourgs bachiques, pépinière de querelles audacieuses, de crimes hardis, fournaise aux mille rugissements : c’était une citée honteuse, timide, affairée,dont les rares habitants couraient pour traverser d’une rue à l’autre, et se précipitaient dans leurs allées ou sous leurs portes cochères, comme des bêtes fauves traquées par les chasseurs s’engloutissent dans leurs terriers.
C’était enfin, comme nous l’avons dit, le Paris du 10 mars 1793.
Quelques mots sur la situation extrême qui avait amené ce changement dans l’aspect de la capitale, puis nous entamerons les événements dont le récit fera l’objet de cette histoire.
La France, par la mort de Louis XVI, avaitrompu avec toute l’Europe. Aux trois ennemis qu’elle avait d’abordcombattus, c’est-à-dire à la Prusse, à l’Empire, au Piémont,s’étaient jointes l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne. La Suèdeet le Danemark seuls conservaient leur vieille neutralité, occupésqu’ils étaient, du reste, à regarder Catherine y déchirant laPologne.
La situation était effrayante. La France,moins dédaignée comme puissance physique, mais aussi moins estiméecomme puissance morale depuis les massacres de Septembre etl’exécution du 21 janvier, était littéralement bloquée comme unesimple ville de l’Europe entière. L’Angleterre était sur nos côtes,l’Espagne sur les Pyrénées, le Piémont et l’Autriche sur les Alpes,la Hollande et la Prusse dans le nord des Pays-Bas, et sur un seulpoint, du Haut-Rhin à l’Escaut, deux cent cinquante millecombattants marchaient contre la République.
Partout nos généraux étaient repoussés.Maczinski avait été obligé d’abandonner Aix-la-Chapelle et de seretirer sur Liège. Steingel et Neuilly étaient rejetés dans leLimbourg ; Miranda, qui assiégeait Maëstricht, s’était repliésur Tongres. Valence et Dampierre, réduits à battre en retraite,s’étaient laissé enlever une partie de leur matériel. Plus de dixmille déserteurs avaient déjà abandonné l’armée et s’étaientrépandus dans l’intérieur. Enfin, la Convention, n’ayant plusd’espoir qu’en Dumouriez, lui avait envoyé courrier sur courrierpour lui ordonner de quitter les bords du Biesboos, où il préparaitun débarquement en Hollande, afin de venir prendre le commandementde l’armée de la Meuse.
Sensible au cœur comme un corps animé, laFrance ressentait à Paris, c’est-à-dire à son cœur même, chacun descoups que l’invasion, la révolte ou la trahison lui portaient auxpoints les plus éloignés. Chaque victoire était une émeute de joie,chaque défaite un soulèvement de terreur. On comprend doncfacilement quel tumulte avaient produit les nouvelles des échecssuccessifs que nous venions d’éprouver.
La veille, 9 mars, il y avait eu à laConvention une séance des plus orageuses : tous les officiersavaient reçu l’ordre de rejoindre leurs régiments à la mêmeheure ; et Danton, cet audacieux proposeur des chosesimpossibles qui s’accomplissaient cependant, Danton, montant à latribune, s’était écrié :
– Les soldats manquent, dites-vous ?Offrons à Paris une occasion de sauver la France, demandons-luitrente mille hommes, envoyons-les à Dumouriez, et non seulement laFrance est sauvée, mais la Belgique est assurée, mais la Hollandeest conquise. »
La proposition avait été accueillie par descris d’enthousiasme. Des registres avaient été ouverts dans toutesles sections, invitées à se réunir dans la soirée. Les spectaclesavaient été fermés pour empêcher toute distraction, et le drapeaunoir avait été arboré à l’hôtel de ville en signe de détresse.
Avant minuit, trente-cinq mille noms étaientinscrits sur ces registres.
Seulement, il était arrivé ce soir-là ce quidéjà était arrivé aux journées de Septembre : dans chaquesection, en s’inscrivant, les enrôlés volontaires avaient demandéqu’avant leur départ les traîtres fussent punis.
Les traîtres, c’étaient, en réalité,les contre-révolutionnaires, les conspirateurs cachés quimenaçaient au dedans la Révolution menacée au dehors. Mais, commeon le comprend bien, le mot prenait toute l’extension que voulaientlui donner les partis extrêmes qui déchiraient la France à cetteépoque. Les traîtres, c’étaient les plus faibles. Or, les girondinsétaient les plus faibles. Les montagnards décidèrent que ceseraient les girondins qui seraient les traîtres.
Le lendemain – ce lendemain était le 10mars – tous les députés montagnards étaient présents à laséance. Les jacobins armés venaient de remplir les tribunes, aprèsavoir chassé les femmes, lorsque le maire se présente avec leconseil de la Commune, confirme le rapport des commissaires de laConvention sur le dévouement des citoyens, et répète le vœu, émisunanimement la veille, d’un tribunal extraordinaire destiné à jugerles traîtres.
Aussitôt on demande à grands cris un rapportdu comité. Le comité se réunit aussitôt, et, dix minutes après,Robert Lindet vient dire qu’un tribunal sera nommé, composé de neufjuges indépendants de toutes formes, acquérant la conviction partous moyens, divisé en deux sections toujours permanentes, etpoursuivant, à la requête de la Convention ou directement, ceux quitenteraient d’égarer le peuple.
Comme on le voit, l’extension était grande.Les girondins comprirent que c’était leur arrêt. Ils se levèrent enmasse.
– Plutôt mourir, s’écrient-ils, que deconsentir à l’établissement de cette inquisitionvénitienne !
En réponse à cette apostrophe, les montagnardsdemandaient le vote à haute voix.
– Oui, s’écrie Féraud, oui, votons pourfaire connaître au monde les hommes qui veulent assassinerl’innocence au nom de la loi.
On vote en effet, et, contre toute apparence,la majorité déclare : 1° qu’il y aura des jurés ; 2° queces jurés seront pris en nombre égal dans les départements ;3° qu’ils seront nommés par la Convention.
Au moment où ces trois propositions furentadmises, de grands cris se firent entendre. La Convention étaithabituée aux visites de la populace. Elle fit demander ce qu’on luivoulait ; on lui répondit que c’était une députation desenrôlés volontaires qui avaient dîné à la halle au blé et quidemandaient à défiler devant elle.
Aussitôt les portes furent ouvertes et sixcents hommes, armés de sabres, de pistolets et de piques,apparurent à moitié ivres et défilèrent au milieu desapplaudissements, en demandant à grands cris la mort destraîtres.
– Oui, leur répondit Collot d’Herbois,oui, mes amis, malgré les intrigues, nous vous sauverons, vous etla liberté !
Et ces mots furent suivis d’un regard jeté auxgirondins, regard qui leur fit comprendre qu’ils n’étaient pointencore hors de danger.
En effet, la séance de la Convention terminée,les montagnards se répandent dans les autres clubs, courent auxCordeliers et aux Jacobins, proposent de mettre les traîtres horsla loi et de les égorger cette nuit même.
La femme de Louvet demeurait rue Saint-Honoré,près des Jacobins. Elle entend des vociférations, descend, entre auclub, entend la proposition et remonte en toute hâte prévenir sonmari. Louvet s’arme, court de porte en porte pour prévenir sesamis, les trouve tous absents, apprend du domestique de l’un d’euxqu’ils sont chez Pétion, s’y rend à l’instant même, les voitdélibérant tranquillement sur un décret qu’ils doivent présenter lelendemain, et que, abusés par une majorité de hasard, ils seflattent de faire adopter. Il leur raconte ce qui se passe, leurcommunique ses craintes, leur dit ce qu’on trame contre eux auxJacobins et aux Cordeliers, et se résume en les invitant à prendrede leur côté quelque mesure énergique.
Alors, Pétion se lève, calme et impassiblecomme d’habitude, va à la fenêtre, l’ouvre, regarde le ciel, étendles bras au dehors, et, retirant sa main ruisselante :
– Il pleut, dit-il, il n’y aura riencette nuit.
Par cette fenêtre entr’ouverte pénétrèrent lesdernières vibrations de l’horloge qui sonnait dix heures.
Voilà donc ce qui s’était passé à Paris laveille et le jour même ; voilà ce qui s’y passait pendantcette soirée du 10 mars, et ce qui faisait que, dans cetteobscurité humide et dans ce silence menaçant, les maisons destinéesà abriter les vivants, devenues muettes et sombres, ressemblaient àdes sépulcres peuplés seulement de morts.
En effet, de longues patrouilles de gardesnationaux recueillis et précédés d’éclaireurs, la baïonnette enavant ; des troupes de citoyens des sections armés au hasardet serrés les uns contre les autres ; des gendarmesinterrogeant chaque recoin de porte ou chaque allée entr’ouverte,tels étaient les seuls habitants de la ville qui se hasardassentdans les rues, tant on comprenait d’instinct qu’il se tramaitquelque chose d’inconnu et de terrible.
Une pluie fine et glacée, cette même pluie quiavait rassuré Pétion, était venue augmenter la mauvaise humeur etle malaise de ces surveillants, dont chaque rencontre ressemblait àdes préparatifs de combat et qui, après s’être reconnus avecdéfiance, échangeaient le mot d’ordre lentement et de mauvaisegrâce. Puis on eût dit, à les voir se retourner les uns et lesautres après leur séparation, qu’ils craignaient mutuellementd’être surpris par derrière.
Or, ce soir-là même où Paris était en proie àl’une de ces paniques, si souvent renouvelées qu’il eût dûcependant y être quelque peu habitué, ce soir où il étaitsourdement question de massacrer les tièdes révolutionnaires qui,après avoir voté, avec restriction pour la plupart, la mort du roi,reculaient aujourd’hui devant la mort de la reine, prisonnière auTemple avec ses enfants et sa belle-sœur, une femme enveloppéed’une mante d’indienne lilas, à poils noirs, la tête couverte ouplutôt ensevelie par le capuchon de cette mante, se glissait lelong des maisons de la rue Saint-Honoré, se cachant dans quelqueenfoncement de porte, dans quelque angle de muraille chaque foisqu’une patrouille apparaissait, demeurant immobile comme unestatue, retenant son haleine jusqu’à ce que la patrouille fûtpassée, et alors, reprenant sa course rapide et inquiète jusqu’à ceque quelque danger du même genre vînt de nouveau la forcer ausilence et à l’immobilité.
Elle avait déjà parcouru ainsi impunément,grâce aux précautions qu’elle prenait, une partie de la rueSaint-Honoré, lorsqu’au coin de la rue de Grenelle elle tomba toutà coup, non pas dans une patrouille, mais dans une petite troupe deces braves enrôlés volontaires qui avaient dîné à la halle au blé,et dont le patriotisme était exalté encore par les nombreux toastsqu’ils avaient portés à leurs futures victoires.
La pauvre femme jeta un cri et essaya de fuirpar la rue du Coq.
– Eh ! là, là, citoyenne,cria le chef des enrôlés, car déjà, tant le besoin d’être commandéest naturel à l’homme, ces dignes patriotes s’étaient nommés deschefs. Eh ! là, là, où vas-tu ?
La fugitive ne répondit point et continua decourir.
– En joue ! dit le chef, c’est unhomme déguisé, un aristocrate qui se sauve !
Et le bruit de deux ou trois fusils retombantirrégulièrement sur des mains un peu trop vacillantes pour êtrebien sûres, annonça à la pauvre femme le mouvement fatal quis’exécutait.
– Non, non ! s’écria-t-elle ens’arrêtant court et en revenant sur ses pas ; non, citoyen, tute trompes ; je ne suis pas un homme.
– Alors, avance à l’ordre, dit le chef,et réponds catégoriquement. Où vas-tu comme cela, charmante bellede nuit ?
– Mais, citoyen, je ne vais nulle part…Je rentre.
– Ah ! tu rentres ?
– Oui.
– C’est rentrer un peu tard pour unehonnête femme, citoyenne.
– Je viens de chez une parente qui estmalade.
– Pauvre petite chatte, dit le chef enfaisant de la main un geste devant lequel recula vivement la femmeeffrayée ; et où est notre carte ?
– Ma carte ? Comment cela,citoyen ? Que veux-tu dire et que me demandes-tu là ?
– N’as-tu pas lu le décret de laCommune ?
– Non.
– Tu l’as entendu crier, alors ?
– Mais non. Que dit donc ce décret, monDieu ?
– D’abord, on ne dit plus mon Dieu, ondit l’Être suprême.
– Pardon ; je me suis trompée. C’estune ancienne habitude.
– Mauvaise habitude, habituded’aristocrate.
– Je tâcherai de me corriger, citoyen.Mais tu disais… ?
– Je disais que le décret de la Communedéfend, passé dix heures du soir, de sortir sans carte de civisme.As-tu ta carte de civisme ?
– Hélas ! non.
– Tu l’as oubliée chez taparente ?
– J’ignorais qu’il fallût sortir aveccette carte.
– Alors, entrons au premier poste ;là, tu t’expliqueras gentiment, avec le capitaine, et, s’il estcontent de toi, il te fera reconduire à ton domicile par deuxhommes, sinon il te gardera jusqu’à plus ample information. Parfile à gauche, pas accéléré, en avant, marche !
Au cri de terreur que poussa la prisonnière,le chef des enrôlés volontaires comprit que la pauvre femmeredoutait fort cette mesure.
– Oh ! oh ! dit-il, je suis sûrque nous tenons quelque gibier distingué. Allons, allons, en route,ma petite ci-devant.
Et le chef saisit le bras de la prévenue, lemit sous le sien et l’entraîna, malgré ses cris et ses larmes, versle poste du Palais-Égalité.
On était déjà à la hauteur de la barrière desSergents, quand, tout à coup, un jeune homme de haute taille,enveloppé d’un manteau, tourna le coin de la rueCroix-des-Petits-Champs, juste au moment où la prisonnière essayaitpar ses supplications d’obtenir qu’on lui rendît la liberté. Mais,sans l’écouter, le chef des volontaires l’entraîna brutalement. Lajeune femme poussa un cri, moitié d’effroi, moitié de douleur.
Le jeune homme vit cette lutte, entendit cecri, et bondissant d’un côté à l’autre de la rue, il se trouva enface de la petite troupe.
– Qu’y a-t-il, et que fait-on à cettefemme ? demanda-t-il à celui qui paraissait être le chef.
– Au lieu de me questionner, mêle-toi dece qui te regarde.
– Quelle est cette femme, citoyens, etque lui voulez-vous ? répéta le jeune homme d’un ton plusimpératif encore que la première fois.
– Mais qui es-tu, toi-même, pour nousinterroger ?
Le jeune homme écarta son manteau, et l’on vitbriller une épaulette sur un costume militaire.
– Je suis officier, dit-il, comme vouspouvez le voir.
– Officier… dans quoi ?
– Dans la garde civique.
– Eh bien ! qu’est-ce que ça nousfait, à nous ? répondit un homme de la troupe. Est-ce que nousconnaissons ça, les officiers de la garde civique !
– Quoi qu’il dit ? demanda un autreavec un accent traînant et ironique particulier à l’homme dupeuple, ou plutôt de la populace parisienne qui commence à sefâcher.
– Il dit, répliqua le jeune homme, que sil’épaulette ne fait pas respecter l’officier, le sabre ferarespecter l’épaulette.
Et, en même temps, faisant un pas en arrière,le défenseur inconnu de la jeune femme dégagea des plis de sonmanteau et fit briller, à la lueur d’un réverbère, un large etsolide sabre d’infanterie. Puis, d’un mouvement rapide et quiannonçait une certaine habitude des luttes armées, saisissant lechef des enrôlés volontaires par le collet de sa carmagnole et luiposant la pointe du sabre sur la gorge :
– Maintenant, lui dit-il, causons commedeux bons amis.
– Mais, citoyen…, dit le chef des enrôlésen essayant de se dégager.
– Ah ! je te préviens qu’au moindremouvement que tu fais, au moindre mouvement que font tes hommes, jete passe mon sabre au travers du corps.
Pendant ce temps, deux hommes de la troupecontinuaient à retenir la femme.
– Tu m’as demandé qui j’étais, continuale jeune homme, tu n’en avais pas le droit, car tu ne commandes pasune patrouille régulière. Cependant, je vais te le dire : jeme nomme Maurice Lindey ; j’ai commandé une batterie decanonniers au 10 août. Je suis lieutenant de la garde nationale, etsecrétaire de la section des Frères et Amis. Cela tesuffit-il ?
– Ah ! citoyen lieutenant, réponditle chef, toujours menacé par la lame dont il sentait la pointepeser de plus en plus, c’est bien autre chose. Si tu es réellementce que tu dis, c’est-à-dire un bon patriote…
– Là, je savais bien que nous nousentendrions au bout de quelques paroles, dit l’officier.Maintenant, réponds à ton tour : pourquoi cette femmecriait-elle, et que lui faisiez-vous ?
– Nous la conduisions au corps degarde.
– Et pourquoi la conduisiez-vous au corpsde garde ?
– Parce qu’elle n’a point de carte decivisme, et que le dernier décret de la Commune ordonne d’arrêterquiconque se hasardera dans les rues de Paris, passé dix heures,sans carte de civisme. Oublies-tu que la patrie est en danger, etque le drapeau noir flotte sur l’hôtel de ville ?
– Le drapeau noir flotte sur l’hôtel deville et la patrie est en danger, parce que deux cent milleesclaves marchent contre la France, reprit l’officier, et non parcequ’une femme court les rues de Paris, passé dix heures. Mais,n’importe, citoyens, il y a un décret de la Commune : vousêtes dans votre droit, et si vous m’eussiez répondu cela tout desuite, l’explication aurait été plus courte et moins orageuse.C’est bien d’être patriote, mais ce n’est pas mal d’être poli, etle premier officier que les citoyens doivent respecter, c’estcelui, ce me semble, qu’ils ont nommé eux-mêmes. Maintenant,emmenez cette femme si vous voulez, vous êtes libres.
– Oh ! citoyen, s’écria à son tour,en saisissant le bras de Maurice, la femme, qui avait suivi tout ledébat avec une profonde anxiété ; oh ! citoyen ! nem’abandonnez pas à la merci de ces hommes grossiers et à moitiéivres.
– Soit, dit Maurice ; prenez monbras et je vous conduirai avec eux jusqu’au poste.
– Au poste ! répéta la femme aveceffroi ; au poste ! Et pourquoi me conduire au poste,puisque je n’ai fait de mal à personne ?
– On vous conduit au poste, dit Maurice,non point parce que vous avez fait mal, non point parce qu’onsuppose que vous pouvez en faire, mais parce qu’un décret de laCommune défend de sortir sans une carte et que vous n’en avezpas.
– Mais, monsieur, j’ignorais.
– Citoyenne, vous trouverez au poste debraves gens qui apprécieront vos raisons, et de qui vous n’avezrien à craindre.
– Monsieur, dit la jeune femme en serrantle bras de l’officier, ce n’est plus l’insulte que je crains, c’estla mort ; si l’on me conduit au poste, je suis perdue.
Il y avait dans cette voix un tel accent decrainte et de distinction mêlées ensemble, que Maurice tressaillit.Comme une commotion électrique, cette voix vibrante avait pénétréjusqu’à son cœur.
Il se retourna vers les enrôlés volontaires,qui se consultaient entre eux.
Humiliés d’avoir été tenus en échec par unseul homme, ils se consultaient entre eux avec l’intention bienvisible de regagner le terrain perdu ; ils étaient huit contreun : trois avaient des fusils, les autres des pistolets et despiques, Maurice n’avait que son sabre : la lutte ne pouvaitêtre égale.
La femme elle-même comprit cela, car ellelaissa retomber sa tête sur sa poitrine en poussant un soupir.
Quant à Maurice, le sourcil froncé, la lèvredédaigneusement relevée, le sabre hors du fourreau, il restaitirrésolu entre ses sentiments d’homme qui lui ordonnaient dedéfendre cette femme, et ses devoirs de citoyen qui luiconseillaient de la livrer.
Tout à coup, au coin de la rue desBons-Enfants, on vit briller l’éclair de plusieurs canons de fusil,et l’on entendit la marche mesurée d’une patrouille qui, apercevantun rassemblement, fit halte à dix pas à peu près du groupe, et, parla voix de son caporal, cria :
– « Qui vive ? »
– Ami ! cria Maurice ;ami ! Avance ici, Lorin.
Celui auquel cette injonction était adresséese remit en marche et, prenant la tête, s’approcha vivement, suivide huit hommes.
– Eh ! c’est toi, Maurice, dit lecaporal. Ah ! libertin ! que fais-tu dans les rues àcette heure ?
– Tu le vois, je sors de la section desFrères et Amis.
– Oui, pour te rendre dans celle dessœurs et amies ; nous connaissons cela.
Apprenez, ma belle,
Qu’à minuit sonnant,
Une main fidèle,
Une main d’amant,
Ira doucement,
Se glissant dans l’ombre,
Tirer les verrous,
Qui, dès la nuit sombre
Sont poussés sur vous.
» Hein ! n’est-ce pascela ?
– Non, mon ami, tu te trompes ;j’allais rentrer directement chez moi lorsque j’ai trouvé lacitoyenne qui se débattait aux mains des citoyensvolontaires ; je suis accouru et j’ai demandé pourquoi on lavoulait arrêter.
– Je te reconnais bien là, dit Lorin.
Des cavaliers français tel est le caractère.
Puis, se retournant vers lesenrôlés :
– Et pourquoi arrêtiez-vous cettefemme ? demanda le poétique caporal.
– Nous l’avons déjà dit au lieutenant,répondit le chef de la petite troupe : parce qu’elle n’avaitpoint de carte de sûreté.
– Bah ! bah ! dit Lorin, voilàun beau crime !
– Tu ne connais donc pas l’arrêté de laCommune ? demanda le chef des volontaires.
– Si fait ! si fait ! mais ilest un autre arrêté qui annule celui-là.
– Lequel ?
– Le voici :
Sur le Pinde et sur le Parnasse,
Il est décrété par l’Amour
Que la Beauté, la Jeunesse et la Grâce
Pourront, à toute heure du jour,
Circuler sans billet de passe.
» Hé que dis-tu de cet arrêté,citoyen ? Il est galant, ce me semble.
– Oui ; mais il ne me paraît paspéremptoire. D’abord, il ne figure pas dans le Moniteur,puis nous ne sommes ni sur le Pinde ni sur le Parnasse ;ensuite, il ne fait pas jour ; enfin, la citoyenne n’estpeut-être ni jeune, ni belle, ni gracieuse.
– Je parie le contraire, dit Lorin.Voyons, citoyenne, prouve-moi que j’ai raison, baisse ta coiffe etque tout le monde puisse juger si tu es dans les conditions dudécret.
– Ah ! monsieur, dit la jeune femmeen se pressant contre Maurice, après m’avoir protégée contre vosennemis, protégez-moi contre vos amis, je vous en supplie.
– Voyez-vous, voyez-vous, dit le chef desenrôlés, elle se cache. M’est avis que c’est quelque espionne desaristocrates, quelque drôlesse, quelque coureuse de nuit.
– Oh ! monsieur, dit la jeune femmeen faisant faire un pas en avant à Maurice et en découvrant unvisage ravissant de jeunesse, de beauté et de distinction, que laclarté du réverbère éclaira. Oh ! regardez-moi ; ai-jel’air d’être ce qu’ils disent ?
Maurice demeura ébloui. Jamais il n’avait rienrêvé de pareil à ce qu’il venait de voir. Nous disons à ce qu’ilvenait de voir, car l’inconnue avait voilé de nouveau son visagepresque aussi rapidement qu’elle l’avait découvert.
– Lorin, dit tout bas Maurice, réclame laprisonnière pour la conduire à ton poste ; tu en as le droit,comme chef de patrouille.
– Bon ! dit le jeune caporal, jecomprends à demi-mot.
Puis, se retournant vers l’inconnue :
– Allons, allons, la belle,continua-t-il, puisque vous ne voulez pas nous donner la preuve quevous êtes dans les conditions du décret, il faut nous suivre.
– Comment, vous suivre ? dit le chefdes enrôlés volontaires.
– Sans doute, nous allons conduire lacitoyenne au poste de l’hôtel de ville, où nous sommes de garde, etlà nous prendrons des informations sur elle.
– Pas du tout, pas du tout, dit le chefde la première troupe. Elle est à nous, et nous la gardons.
– Ah ! citoyens, citoyens, ditLorin, nous allons nous fâcher.
– Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas,morbleu, cela nous est bien égal. Nous sommes de vrais soldats dela République, et tandis que vous patrouillez dans les rues, nousallons verser notre sang à la frontière.
– Prenez garde de le répandre en route,citoyens, et c’est ce qui pourra bien vous arriver, si vous n’êtespas plus polis que vous ne l’êtes.
– La politesse est une vertud’aristocrate, et nous sommes des sans-culottes, nous, repartirentles enrôlés.
– Allons donc, dit Lorin, ne parlez pasde ces choses-là devant madame. Elle est peut-être Anglaise. Nevous fâchez point de la supposition, mon bel oiseau de nuit,ajouta-t-il en se retournant galamment vers l’inconnue.
Un poète l’a dit, et nous, échos indignes,
Nous allons après lui tout bas le répétant :
L’Angleterre est un nid de cygnes
Au milieu d’un immense étang.
– Ah ! tu te trahis, dit le chef desenrôlés ; ah ! tu avoues que tu es une créature de Pitt,un stipendié de l’Angleterre, un…
– Silence, dit Lorin, tu n’entends rien àla poésie, mon ami ; aussi je vais te parler en prose. Écoute,nous sommes des gardes nationaux doux et patients, mais tousenfants de Paris, ce qui veut dire que, lorsqu’on nous échauffe lesoreilles, nous frappons dru.
– Madame, dit Maurice, vous voyez ce quise passe et vous devinez ce qui va se passer ; dans cinqminutes, dix ou onze hommes vont s’égorger pour vous. La causequ’ont embrassée ceux qui veulent vous défendre mérite-t-elle lesang qu’elle va faire couler ?
– Monsieur, répondit l’inconnue enjoignant les mains, je ne puis vous dire qu’une chose, uneseule : c’est que, si vous me laissez arrêter, il en résulterapour moi et pour d’autres encore des malheurs si grands, que,plutôt que de m’abandonner, je vous supplierai de me percer le cœuravec l’arme que vous tenez dans la main et de jeter mon cadavredans la Seine.
– C’est bien, madame, répondit Maurice,je prends tout sur moi.
Et laissant retomber les mains de la belleinconnue qu’il tenait dans les siennes :
– Citoyens, dit-il aux gardes nationaux,comme votre officier, comme patriote, comme Français, je vousordonne de protéger cette femme. Et toi, Lorin, si toute cettecanaille dit un mot, à la baïonnette !
– Apprêtez… armes ! dit Lorin.
– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria l’inconnue en enveloppant sa tête de soncapuchon et en s’appuyant contre une borne. Oh ! monDieu ! protégez-le.
Les enrôlés volontaires essayèrent de semettre en défense.
L’un d’eux tira même un coup de pistolet dontla balle traversa le chapeau de Maurice.
– Croisez baïonnettes, dit Lorin. Ramplan, plan, plan, plan, plan, plan.
Il y eut alors dans les ténèbres un moment delutte et de confusion pendant lequel on entendit une ou deuxdétonations d’armes à feu, puis des imprécations, des cris, desblasphèmes ; mais personne ne vint, car, ainsi que nousl’avons dit, il était sourdement question de massacre, et l’on crutque c’était le massacre qui commençait. Deux ou trois fenêtresseulement s’ouvrirent pour se refermer aussitôt.
Moins nombreux et moins bien armés, lesenrôlés volontaires furent en un instant hors de combat. Deuxétaient blessés grièvement, quatre autres étaient collés le long dela muraille avec chacun une baïonnette sur la poitrine.
– Là, dit Lorin, j’espère, maintenant,que vous allez être doux comme des agneaux. Quant à toi, citoyenMaurice, je te charge de conduire cette femme au poste de l’hôtelde ville. Tu comprends que tu en réponds.
– Oui, dit Maurice.
Puis tout bas :
– Et le mot d’ordre ?ajouta-t-il.
– Ah diable ! fit Lorin en segrattant l’oreille, le mot d’ordre… C’est que…
– Ne crains-tu pas que j’en fasse unmauvais usage ?
– Ah ! ma foi, dit Lorin, fais-enl’usage que tu voudras ; cela te regarde.
– Tu dis donc ? reprit Maurice.
– Je dis que je vais te le donner tout àl’heure ; mais laisse-nous d’abord nous débarrasser de cesgaillards-là. Puis, avant de te quitter, je ne serais pas fâché dete dire encore quelques mots de bon conseil.
– Soit, je t’attendrai.
Et Lorin revint vers ses gardes nationaux, quitenaient toujours en respect les enrôlés volontaires.
– Là, maintenant, en avez-vousassez ? dit-il.
– Oui, chien de girondin, répondit lechef.
– Tu te trompes, mon ami, répondit Lorinavec calme, et nous sommes meilleurs sans-culottes que toi, attenduque nous appartenons au club des Thermopyles, dont on ne contesterapas le patriotisme, j’espère. Laissez aller les citoyens, continuaLorin, ils ne contestent pas.
– Il n’en est pas moins vrai que si cettefemme est une suspecte…
– Si elle était une suspecte, elle seserait sauvée pendant la bataille au lieu d’attendre, comme tu levois, que la bataille fût finie.
– Hum ! fit un des enrôlés, c’estassez vrai ce que dit là le citoyen Thermopyle.
– D’ailleurs, nous le saurons, puisquemon ami va la conduire au poste, tandis que nous allons allerboire, nous, à la santé de la nation.
– Nous allons aller boire ? dit lechef.
– Certainement, j’ai très soif, moi, etje connais un joli cabaret au coin de la rueThomas-du-Louvre !
– Eh ! mais que ne disais-tu celatout de suite, citoyen ? Nous sommes fâchés d’avoir douté deton patriotisme ; et comme preuve, au nom de la nation et dela loi, embrassons-nous.
– Embrassons-nous, dit Lorin.
Et les enrôlés et les gardes nationauxs’embrassèrent avec enthousiasme. En ce temps-là, on pratiquaitaussi volontiers l’accolade que la décollation.
– Allons, amis, s’écrièrent alors lesdeux troupes réunies, au coin de la rue Thomas-du-Louvre.
– Et nous donc ! dirent les blessésd’une voix plaintive, est-ce que l’on va nous abandonnerici ?
– Ah bien, oui, vous abandonner, ditLorin ; abandonner des braves qui sont tombés en combattantpour la patrie, contre des patriotes, c’est vrai ; par erreur,c’est encore vrai ; on va vous envoyer des civières. Enattendant, chantez la Marseillaise, cela vousdistraira.
Allez, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Puis, s’approchant de Maurice, qui se tenaitavec son inconnue au coin de la rue du Coq, tandis que les gardesnationaux et les volontaires remontaient bras-dessus bras-dessousvers la place du Palais-Égalité :
– Maurice, lui dit-il, je t’ai promis unconseil, le voici. Viens avec nous plutôt que de te compromettre enprotégeant la citoyenne, qui me fait l’effet d’être charmante, ilest vrai, mais qui n’en est que plus suspecte ; car les femmescharmantes qui courent les rues de Paris à minuit…
– Monsieur, dit la femme, ne me jugez passur les apparences, je vous en supplie.
– D’abord, vous dites monsieur,ce qui est une grande faute, entends-tu, citoyenne ? Allons,voilà que je dis vous, moi.
– Eh bien ! oui, oui, citoyen,laisse ton ami accomplir sa bonne action.
– Comment cela ?
– En me reconduisant jusque chez moi, enme protégeant tout le long de la route.
– Maurice ! Maurice ! ditLorin, songe à ce que tu vas faire ; tu te comprometshorriblement.
– Je le sais bien, répondit le jeunehomme ; mais que veux-tu ! si je l’abandonne, pauvrefemme, elle sera arrêtée à chaque pas par les patrouilles.
– Oh ! oui, oui, tandis qu’avecvous, monsieur… tandis qu’avec toi, citoyen, je veux dire, je suissauvée.
– Tu l’entends, sauvée ! dit Lorin.Elle court donc un grand danger ?
– Voyons, mon cher Lorin, dit Maurice,soyons justes. C’est une bonne patriote ou c’est une aristocrate.Si c’est une aristocrate, nous avons eu tort de la protéger ;si c’est une bonne patriote, il est de notre devoir de lapréserver.
– Pardon, pardon, cher ami, j’en suisfâché pour Aristote ; mais ta logique est stupide. Te voilàcomme celui qui dit :
Iris m’a volé ma raison
Et me demande ma sagesse.
– Voyons, Lorin, dit Maurice, trêve àDorat, à Parny, à Gentil-Bernard, je t’en supplie. Parlonssérieusement : veux-tu ou ne veux-tu pas me donner le mot depasse ?
– C’est-à-dire, Maurice, que tu me metsdans cette nécessité de sacrifier mon devoir à mon ami, ou mon amià mon devoir. Or, j’ai bien peur, Maurice, que le devoir ne soitsacrifié.
– Décide-toi donc à l’un ou à l’autre,mon ami. Mais, au nom du ciel, décide-toi tout de suite.
– Tu n’en abuseras pas ?
– Je te le promets.
– Ce n’est pas assez ;jure !
– Et sur quoi ?
– Jure sur l’autel de la patrie.
Lorin ôta son chapeau, le présenta à Mauricedu côté de la cocarde, et Maurice, trouvant la chose toute simple,fit sans rire le serment demandé sur l’autel improvisé.
– Et maintenant, dit Lorin, voici le motd’ordre : « Gaule et Lutèce… » Peut-être y en a-t-ilqui te diront comme à moi : « Gaule etLucrèce » ; mais bah ! laisse passer tout de même,c’est toujours romain.
– Citoyenne, dit Maurice, maintenant jesuis à vos ordres. Merci, Lorin.
– Bon voyage, dit celui-ci en serecoiffant avec l’autel de la patrie.
Et, fidèle à ses goûts anacréontiques, ils’éloigna en murmurant :
Enfin, ma chère Éléonore,
Tu l’as connu, ce péché si charmant
Que tu craignais même en le désirant.
En le goûtant, tu le craignais encore.
Eh bien ! dis-moi, qu’a-t-il doncd’effrayant ?…
Maurice, en se trouvant seul avec la jeunefemme, fut un instant embarrassé. La crainte d’être dupe, l’attraitde cette merveilleuse beauté, un vague remords qui égratignait saconscience pure de républicain exalté, le retinrent au moment où ilallait donner son bras à la jeune femme.
– Où allez-vous, citoyenne ? luidit-il.
– Hélas ! monsieur, bien loin, luirépondit-elle.
– Mais enfin…
– Du côté du Jardin des Plantes.
– C’est bien ; allons.
– Ah ! mon Dieu ! monsieur, ditl’inconnue, je vois bien que je vous gêne ; mais sans lemalheur qui m’est arrivé, et si je croyais ne courir qu’un dangerordinaire, croyez bien que je n’abuserais pas ainsi de votregénérosité.
– Mais enfin, madame, dit Maurice, qui,dans le tête-à-tête, oubliait le langage imposé par le vocabulairede la République et en revenait à son langage d’homme, comment sefait-il, en conscience, que vous soyez à cette heure dans les ruesde Paris ? Voyez si, excepté nous, il s’y trouve une seulepersonne.
– Monsieur, je vous l’ai dit ;j’avais été faire une visite au faubourg du Roule. Partie à midisans rien savoir de ce qui se passe, je revenais sans en riensavoir encore : tout mon temps s’est écoulé dans une maison unpeu retirée.
– Oui, murmura Maurice, dans quelquemaison de ci-devant, dans quelque repaire d’aristocrate. Avouez,citoyenne, que, tout en me demandant tout haut mon appui, vous rieztout bas de ce que je vous le donne.
– Moi ! s’écria-t-elle, et commentcela ?
– Sans doute ; vous voyez unrépublicain vous servir de guide. Eh bien, ce républicain trahit sacause, voilà tout.
– Mais, citoyen, dit vivement l’inconnue,vous êtes dans l’erreur, et j’aime autant que vous laRépublique.
– Alors, citoyenne, si vous êtes bonnepatriote, vous n’avez rien à cacher. D’où veniez-vous ?
– Oh ! monsieur, de grâce ! ditl’inconnue.
Il y avait dans ce monsieur une telleexpression de pudeur si profonde et si douce, que Maurice crut êtrefixé sur le sentiment qu’il renfermait.
« Certes, dit-il, cette femme revientd’un rendez-vous d’amour. »
Et, sans qu’il comprît pourquoi, il sentit àcette pensée son cœur se serrer.
De ce moment il garda le silence.
Cependant les deux promeneurs nocturnesétaient arrivés à la rue de la Verrerie, après avoir été rencontréspar trois ou quatre patrouilles, qui, au reste, grâce au mot depasse, les avaient laissés circuler librement, lorsqu’à unedernière, l’officier parut faire quelque difficulté.
Maurice alors crut devoir ajouter au mot depasse son nom et sa demeure.
– Bien, dit l’officier, voilà pourtoi ; mais la citoyenne…
– Après, la citoyenne ?
– Qui est-elle ?
– C’est… la sœur de ma femme.
L’officier les laissa passer.
– Vous êtes donc marié, monsieur ?murmura l’inconnue.
– Non, madame ; pourquoicela ?
– Parce qu’alors, dit-elle en riant, vouseussiez eu plus court de dire que j’étais votre femme.
– Madame, dit à son tour Maurice, le nomde femme est un titre sacré et qui ne doit pas se donnerlégèrement. Je n’ai point l’honneur de vous connaître.
Ce fut à son tour que l’inconnue sentit soncœur se serrer, et elle garda le silence.
En ce moment ils traversaient le pontMarie.
La jeune femme marchait plus vite à mesure quel’on approchait du but de la course.
On traversa le pont de la Tournelle.
– Nous voilà, je crois, dans votrequartier, dit Maurice en posant le pied sur le quaiSaint-Bernard.
– Oui, citoyen, dit l’inconnue ;mais c’est justement ici que j’ai le plus besoin de votresecours.
– En vérité, madame, vous me défendezd’être indiscret, et en même temps vous faites tout ce que vouspouvez pour exciter ma curiosité. Ce n’est pas généreux. Voyons, unpeu de confiance ; je l’ai bien méritée, je crois. Ne meferez-vous point l’honneur de me dire à qui je parle ?
– Vous parlez, monsieur, repritl’inconnue en souriant, à une femme que vous avez sauvée du plusgrand danger qu’elle ait jamais couru, et qui vous serareconnaissante toute sa vie.
– Je ne vous en demande pas tant,madame ; soyez moins reconnaissante, et pendant cette seconde,dites-moi votre nom.
– Impossible.
– Vous l’eussiez dit cependant au premiersectionnaire venu, si l’on vous eût conduite au poste.
– Non, jamais, s’écria l’inconnue.
– Mais alors, vous alliez en prison.
– J’étais décidée à tout.
– Mais la prison dans ce moment-ci…
– C’est l’échafaud, je le sais.
– Et vous eussiez préférél’échafaud ?
– À la trahison… Dire mon nom, c’étaittrahir !
– Je vous le disais bien, que vous mefaisiez jouer un singulier rôle pour un républicain !
– Vous jouez le rôle d’un homme généreux.Vous trouvez une pauvre femme qu’on insulte, vous ne la méprisezpas quoiqu’elle soit du peuple, et, comme elle peut être insultéede nouveau, pour la sauver du naufrage, vous la reconduisezjusqu’au misérable quartier qu’elle habite ; voilà tout.
– Oui, vous avez raison ; voilà pourles apparences ; voilà ce que j’aurais pu croire si je ne vousavais pas vue, si vous ne m’aviez pas parlé ; mais votrebeauté, mais votre langage sont d’une femme de distinction ;or, c’est justement cette distinction, en opposition avec votrecostume et avec ce misérable quartier, qui me prouve que votresortie à cette heure cache quelque mystère ; vous vous taisez…allons, n’en parlons plus. Sommes-nous encore loin de chez vous,madame ?
En ce moment ils entraient dans la rue desFossés-Saint-Victor.
– Vous voyez ce petit bâtiment noir, ditl’inconnue à Maurice en étendant la main vers une maison située audelà des murs du Jardin des Plantes. Quand nous serons là, vous mequitterez.
– Fort bien, madame. Ordonnez, je suis làpour vous obéir.
– Vous vous fâchez ?
– Moi ? Pas le moins du monde ;d’ailleurs, que vous importe ?
– Il m’importe beaucoup, car j’ai encoreune grâce à vous demander.
– Laquelle ?
– C’est un adieu bien affectueux et bienfranc… un adieu d’ami !
– Un adieu d’ami ! Oh ! vous mefaites trop d’honneur, madame. Un singulier ami que celui qui nesait pas le nom de son amie, et à qui cette amie cache sa demeure,de peur sans doute d’avoir l’ennui de le revoir.
La jeune femme baissa la tête et ne réponditpas.
– Au reste, madame, continua Maurice, sij’ai surpris quelque secret, il ne faut pas m’en vouloir ; jen’y tâchais pas.
– Me voici arrivée, monsieur, ditl’inconnue.
On était en face de la vieille rueSaint-Jacques, bordée de hautes maisons noires, percée d’alléesobscures, de ruelles occupées par des usines et des tanneries, carà deux pas coule la petite rivière de Bièvre.
– Ici ? dit Maurice. Comment !c’est ici que vous demeurez ?
– Oui.
– Impossible !
– C’est cependant ainsi. Adieu, adieudonc, mon brave chevalier ; adieu, mon généreuxprotecteur !
– Adieu, madame, répondit Maurice avecune légère ironie ; mais dites-moi, pour me tranquilliser, quevous ne courez plus aucun danger.
– Aucun.
– En ce cas, je me retire.
Et Maurice fit un froid salut en se reculantde deux pas en arrière.
L’inconnue demeura un instant immobile à lamême place.
– Je ne voudrais cependant pas prendrecongé de vous ainsi, dit-elle. Voyons, monsieur Maurice, votremain.
Maurice se rapprocha de l’inconnue et luitendit la main.
Il sentit alors que la jeune femme luiglissait une bague au doigt.
– Oh ! oh ! citoyenne, quefaites-vous donc là ? Vous ne vous apercevez pas que vousperdez une de vos bagues ?
– Oh ! monsieur, dit-elle, ce quevous faites là est bien mal.
– Il me manquait ce vice, n’est-ce pas,madame, d’être ingrat ?
– Voyons, je vous en supplie, monsieur…mon ami. Ne me quittez pas ainsi. Voyons, que demandez-vous ?Que vous faut-il ?
– Pour être payé, n’est-ce pas ? ditle jeune homme avec amertume.
– Non, dit l’inconnue avec une expressionenchanteresse, mais pour me pardonner le secret que je suis forcéede garder envers vous.
Maurice, en voyant luire dans l’obscurité cesbeaux yeux presque humides de larmes, en sentant frémir cette maintiède entre les siennes, en entendant cette voix qui était presquedescendue à l’accent de la prière, passa tout à coup de la colèreau sentiment exalté.
– Ce qu’il me faut ? s’écria-t-il.Il faut que je vous revoie.
– Impossible.
– Ne fût-ce qu’une seule fois, une heure,une minute, une seconde.
– Impossible, je vous dis.
– Comment ! demanda Maurice, c’estsérieusement que vous me dites que je ne vous reverraijamais ?
– Jamais ! répondit l’inconnue commeun douloureux écho.
– Oh ! madame, dit Maurice,décidément vous vous jouez de moi.
Et il releva sa noble tête en secouant seslongs cheveux à la manière d’un homme qui veut échapper à unpouvoir qui l’étreint malgré lui.
L’inconnue le regardait avec une expressionindéfinissable. On voyait qu’elle n’avait pas entièrement échappéau sentiment qu’elle inspirait.
– Écoutez, dit-elle après un moment desilence qui n’avait été interrompu que par un soupir qu’avaitinutilement cherché à étouffer Maurice. Écoutez ! mejurez-vous sur l’honneur de tenir vos yeux fermés du moment où jevous le dirai jusqu’à celui où vous aurez compté soixantesecondes ? Mais là… sur l’honneur.
– Et, si je le jure, quem’arrivera-t-il ?
– Il arrivera que je vous prouverai mareconnaissance, comme je vous promets de ne la prouver jamais àpersonne, fît-on pour moi plus que vous n’avez faitvous-même ; ce qui, au reste, serait difficile.
– Mais enfin puis-je savoir ?…
– Non, fiez-vous à moi, vous verrez…
– En vérité, madame, je ne sais si vousêtes un ange ou un démon.
– Jurez-vous ?
– Eh bien, oui, je le jure !
– Quelque chose qui arrive, vous nerouvrirez pas les yeux ?… Quelque chose qui arrive,comprenez-vous bien, vous sentissiez-vous frappé d’un coup depoignard ?
– Vous m’étourdissez, ma paroled’honneur, avec cette exigence.
– Eh ! jurez donc, monsieur ;vous ne risquez pas grand’chose, ce me semble.
– Eh bien ! je jure, quelque chosequi m’arrive, dit Maurice en fermant les yeux.
Il s’arrêta.
– Laissez-moi vous voir encore une fois,une seule fois, dit-il, je vous en supplie.
La jeune femme rabattit son capuchon avec unsourire qui n’était pas exempt de coquetterie ; et à la lueurde la lune, qui en ce moment même glissait entre deux nuages, ilput revoir pour la seconde fois ces longs cheveux pendants enboucles d’ébène, l’arc parfait d’un double sourcil qu’on eût crudessiné à l’encre de Chine, deux yeux fendus en amande, veloutés etlanguissants, un nez de la forme la plus exquise, des lèvresfraîches et brillantes comme du corail.
– Oh ! vous êtes belle, bien belle,trop belle ! s’écria Maurice.
– Fermez les yeux, dit l’inconnue.
Maurice obéit.
La jeune femme prit ses deux mains dans lessiennes, le tourna comme elle voulut. Soudain une chaleur parfuméesembla s’approcher de son visage, et une bouche effleura sa bouche,laissant entre ses deux lèvres la bague qu’il avait refusée.
Ce fut une sensation rapide comme la pensée,brûlante comme une flamme. Maurice ressentit une commotion quiressemblait presque à la douleur, tant elle était inattendue etprofonde, tant elle avait pénétré au fond du cœur et en avait faitfrémir les fibres secrètes.
Il fit un brusque mouvement en étendant lesbras devant lui.
– Votre serment ! cria une voix déjàéloignée.
Maurice appuya ses mains crispées sur ses yeuxpour résister à la tentation de se parjurer. Il ne compta plus, ilne pensa plus ; il resta muet, immobile, chancelant.
Au bout d’un instant il entendit comme lebruit d’une porte qui se refermait à cinquante ou soixante pas delui ; puis tout bientôt rentra dans le silence.
Alors il écarta ses doigts, rouvrit les yeux,regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille, et peut-êtreeût-il cru qu’il se réveillait en effet et que tout ce qui venaitde lui arriver n’était qu’un songe, s’il n’eût tenu serrée entreses lèvres la bague qui faisait de cette incroyable aventure uneincontestable réalité.
Lorsque Maurice Lindey revint à lui et regardaautour de lui, il ne vit que des ruelles sombres qui s’allongeaientà sa droite et à sa gauche ; il essaya de chercher, de sereconnaître ; mais son esprit était troublé, la nuit étaitsombre ; la lune, qui était sortie un instant pour éclairer lecharmant visage de l’inconnue, était rentrée dans ses nuages. Lejeune homme, après un moment de cruelle incertitude, reprit lechemin de sa maison, située rue du Roule.
En arrivant dans la rue Sainte-Avoie, Mauricefut surpris de la quantité de patrouilles qui circulaient dans lequartier du Temple.
– Qu’y a-t-il donc, sergent ?demanda-t-il au chef d’une patrouille fort affairée qui venait defaire perquisition dans la rue des Fontaines.
– Ce qu’il y a ? dit le sergent. Ily a, mon officier, qu’on a voulu enlever cette nuit la femme Capetet toute sa nichée.
– Et comment cela ?
– Une patrouille de ci-devant quis’était, je ne sais comment, procuré le mot d’ordre, s’étaitintroduite au Temple sous le costume de chasseurs de la gardenationale, et les devait enlever. Heureusement, celui quireprésentait le caporal, en parlant à l’officier de garde, l’aappelé monsieur ;il s’est vendu lui-même,l’aristocrate !
– Diable ! fit Maurice. Et a-t-onarrêté les conspirateurs ?
– Non ; la patrouille a gagné larue, et elle s’est dispersée.
– Et y a-t-il quelque espoir de rattraperces gaillards-là ?
– Oh ! il n’y en a qu’un qu’ilserait bien important de reprendre, le chef, un grand maigre… quiavait été introduit parmi les hommes de garde par un des municipauxde service. Nous a-t-il fait courir, le scélérat ! Mais ilaura trouvé une porte de derrière et se sera enfui par lesMadelonnettes.
Dans toute autre circonstance, Maurice fûtresté toute la nuit avec les patriotes qui veillaient au salut dela République ; mais, depuis une heure, l’amour de la patrien’était plus sa seule pensée. Il continua donc son chemin, lanouvelle qu’il venait d’apprendre se fondant peu à peu dans sonesprit et disparaissant derrière l’événement qui venait de luiarriver. D’ailleurs, ces prétendues tentatives d’enlèvement étaientdevenues si fréquentes, les patriotes eux-mêmes savaient que danscertaines circonstances on s’en servait si bien comme d’un moyenpolitique, que cette nouvelle n’avait pas inspiré une grandeinquiétude au jeune républicain.
En revenant chez lui, Maurice trouva sonofficieux ;à cette époque on n’avait plus dedomestique ; Maurice, disons-nous, trouva son officieuxl’attendant, et qui, en l’attendant, s’était endormi, et, endormant, ronflait d’inquiétude.
Il le réveilla avec tous les égards qu’on doità son semblable, lui fit tirer ses bottes, le renvoya afin den’être point distrait de sa pensée, se mit au lit, et, comme il sefaisait tard et qu’il était jeune, il s’endormit à son tour malgréla préoccupation de son esprit.
Le lendemain, il trouva une lettre sur satable de nuit.
Cette lettre était d’une écriture fine,élégante et inconnue. Il regarda le cachet : le cachet portaitpour devise ce seul mot anglais : Nothing,– Rien.
Il l’ouvrit, elle contenait cesmots :
Merci !
Reconnaissance éternelle en échange d’unéternel oubli !…
Maurice appela son domestique ; les vraispatriotes ne les sonnaient plus, la sonnette rappelant laservilité ; d’ailleurs, beaucoup d’officieux mettaient, enentrant chez leurs maîtres, cette condition aux services qu’ilsconsentaient à leur rendre.
L’officieux de Maurice avait reçu, il y avaittrente ans à peu près, sur les fonts baptismaux, le nom de Jean,mais en 92 il s’était, de son autorité privée, débaptisé, Jeansentant l’aristocratie et le déisme, et s’appelait Scévola.
– Scévola, demanda Maurice, sais-tu ceque c’est que cette lettre ?
– Non, citoyen.
– Qui te l’a remise ?
– Le concierge.
– Qui la lui a apportée ?
– Un commissionnaire, sans doute,puisqu’il n’y a pas le timbre de la nation.
– Descends et prie le concierge demonter.
Le concierge monta parce que c’était Mauricequi le demandait, et que Maurice était fort aimé de tous lesofficieux avec lesquels il était en relation ; mais leconcierge déclara que, si c’était tout autre locataire, il l’eûtprié de descendre.
Le concierge s’appelait Aristide.
Maurice l’interrogea. C’était un homme inconnuqui, vers les huit heures du matin, avait apporté cette lettre. Lejeune homme eut beau multiplier ses questions, les représenter soustoutes les faces, le concierge ne put lui répondre autre chose.Maurice le pria d’accepter dix francs en l’invitant, si cet hommese représentait, à le suivre sans affectation et à revenir lui direoù il était allé.
Hâtons-nous de dire qu’à la grandesatisfaction d’Aristide, un peu humilié par cette proposition desuivre un de ses semblables, l’homme ne revint pas.
Maurice, resté seul, froissa la lettre avecdépit, tira la bague de son doigt, la mit avec la lettre froisséesur une table de nuit, se retourna le nez contre le mur avec lafolle prétention de s’endormir de nouveau ; mais, au boutd’une heure, Maurice, revenu de cette fanfaronnade, baisait labague et relisait la lettre : la bague était un saphir trèsbeau.
La lettre était, comme nous l’avons dit, uncharmant petit billet qui sentait son aristocratie d’une lieue.
Comme Maurice se livrait à cet examen, saporte s’ouvrit. Maurice remit la bague à son doigt et cacha lalettre sous son traversin. Était-ce pudeur d’un amournaissant ? était-ce vergogne d’un patriote qui ne veut pasqu’on le sache en relation avec des gens assez imprudents pourécrire un pareil billet, dont le parfum seul pouvait compromettreet la main qui l’avait écrit et celle qui le décachetait ?
Celui qui entrait ainsi était un jeune hommevêtu en patriote, mais en patriote de la plus suprême élégance. Sacarmagnole était de drap fin, sa culotte était en casimir et sesbas chinés étaient de fine soie. Quant à son bonnet phrygien, ileût fait honte, pour sa forme élégante et sa belle couleurpourprée, à celui de Paris lui-même.
Il portait en outre à sa ceinture une paire depistolets de l’ex-fabrique royale de Versailles, et un sabre droitet court pareil à celui des élèves du Champ-de-Mars.
– Ah ! tu dors, Brutus, dit lenouvel arrivé, et la patrie est en danger. Fi donc !
– Non, Lorin, dit en riant Maurice, je nedors pas, je rêve.
– Oui, je comprends, à ton Eucharis.
– Eh bien, moi, je ne comprends pas.
– Bah !
– De qui parles-tu ? Quelle estcette Eucharis ?
– Eh bien, la femme…
– Quelle femme ?
– La femme de la rue Saint-Honoré, lafemme de la patrouille, l’inconnue pour laquelle nous avons risquénotre tête, toi et moi, hier soir.
– Oh ! oui, dit Maurice, qui savaitparfaitement ce que voulait dire son ami, mais qui seulementfaisait semblant de ne point comprendre, la femmeinconnue !
– Eh bien, qui était-ce ?
– Je n’en sais rien.
– Était-elle jolie ?
– Peuh ! fit Maurice en allongeantdédaigneusement les lèvres.
– Une pauvre femme oubliée dans quelquerendez-vous amoureux.
……Oui, faibles que nous sommes,
C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.
– C’est possible, murmura Maurice, auquelcette idée, qu’il avait eue d’abord, répugnait fort à cette heure,et qui préférait plutôt voir dans sa belle inconnue uneconspiratrice qu’une femme amoureuse.
– Et où demeure-t-elle ?
– Je n’en sais rien.
– Allons donc ! tu n’en saisrien ! impossible !
– Pourquoi cela ?
– Tu l’as reconduite.
– Elle m’a échappé au pont Marie…
– T’échapper, à toi ? s’écria Lorinavec un éclat de rire énorme. Une femme t’échapper, allonsdonc !
Est-ce que la colombe échappe
Au vautour, ce tyran des airs,
Et la gazelle au tigre du désert
Qui la tient déjà sous la patte ?
– Lorin, dit Maurice, ne t’habitueras-tudonc jamais à parler comme tout le monde ? Tu m’agaceshorriblement avec ton atroce poésie.
– Comment ! à parler comme tout lemonde ! mais je parle mieux que tout le monde, ce me semble.Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose et en vers. Quant àma poésie, mon cher ! je sais une Émilie qui ne la trouve pasmauvaise ; mais revenons à la tienne.
– À ma poésie ?
– Non, à ton Émilie.
– Est-ce que j’ai une Émilie ?
– Allons ! allons ! ta gazellese sera faite tigresse et t’aura montré les dents ; de sorteque tu es vexé, mais amoureux.
– Moi, amoureux dit Maurice en secouantla tête.
– Oui, toi, amoureux.
N’en fais pas un plus long mystère ;
Les coups qui partent de Cythère
Frappent au cœur plus sûrement
Que ceux de Jupiter tonnant.
– Lorin, dit Maurice en s’armant d’uneclef forée qui était sur sa table de nuit, je te déclare que tu nediras plus un seul vers que je ne siffle.
– Alors, parlons politique. D’ailleurs,j’étais venu pour cela ; sais-tu la nouvelle ?
– Je sais que la veuve Capet a voulus’évader.
– Bah ! ce n’est rien que cela.
– Qu’y a-t-il donc de plus ?
– Le fameux chevalier de Maison-Rouge està Paris.
– En vérité ! s’écria Maurice en selevant sur son séant.
– Lui-même en personne.
– Mais quand est-il entré ?
– Hier au soir.
– Comment cela ?
– Déguisé en chasseur de la gardenationale. Une femme, qu’on croit être une aristocrate déguisée enfemme du peuple, lui a porté des habits à la barrière ; puisun instant après, ils sont rentrés bras dessus bras dessous. Cen’est que quand ils ont été passés que la sentinelle a eu quelquessoupçons. Il avait vu passer la femme avec un paquet, il la voyaitrepasser avec une espèce de militaire sous le bras ; c’étaitlouche ; il a donné l’éveil, on a couru après eux. Ils ontdisparu dans un hôtel de la rue Saint-Honoré dont la porte s’estouverte comme par enchantement. L’hôtel avait une seconde sortiesur les Champs-Élysées ; bonsoir ! le chevalier deMaison-Rouge et sa complice se sont évanouis. On démolira l’hôtelet l’on guillotinera le propriétaire ; mais cela n’empêcherapas le chevalier de recommencer la tentative qui a déjà échoué, ily a quatre mois pour la première fois, et hier pour la seconde.
– Et il n’est point arrêté ? demandaMaurice.
– Ah ! bien oui, arrête Protée, moncher, arrête donc Protée ; tu sais le mal qu’a eu Aristide àen venir à bout.
Pastor Aristœus fugiens Pencia Tempe…
– Prends garde, dit Maurice en portant saclef à sa bouche.
– Prends garde toi-même, morbleu !car cette fois ce n’est pas moi que tu siffleras, c’estVirgile.
– C’est juste, et tant que tu ne letraduiras point, je n’ai rien à dire. Mais revenons au chevalier deMaison-Rouge.
– Oui, convenons que c’est un fierhomme.
– Le fait est que, pour entreprendre depareilles choses, il faut un grand courage.
– Ou un grand amour.
– Crois-tu donc à cet amour du chevalierpour la reine ?
– Je n’y crois pas ; je le dis commetout le monde. D’ailleurs, elle en a rendu amoureux biend’autres ; qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’elle l’eûtséduit ? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu’on dit.
– N’importe, il faut que le chevalier aitdes intelligences dans le Temple même.
– C’est possible :
L’amour brise les grilles
Et se rit des verrous.
– Lorin !
– Ah ! c’est vrai.
– Alors, tu crois cela comme lesautres ?
– Pourquoi pas ?
– Parce qu’à ton compte la reine auraiteu deux cents amoureux.
– Deux cents, trois cents, quatre cents.Elle est assez belle pour cela. Je ne dis pas qu’elle les aitaimés ; mais enfin, ils l’ont aimée, elle. Tout le monde voitle soleil, et le soleil ne voit pas tout le monde.
– Alors, tu dis donc que le chevalier deMaison-Rouge… ?
– Je dis qu’on le traque un peu en cemoment-ci, et que s’il échappe aux limiers de la République, cesera un fin renard.
– Et que fait la Commune dans toutcela ?
– La Commune va rendre un arrêté parlequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir, sursa façade, le nom des habitants et des habitantes. C’est laréalisation de ce rêve des anciens : Que n’existe-t-il unefenêtre au cœur de l’homme, pour que tout le monde puisse voir cequi s’y passe !
– Oh ! excellente idée !s’écria Maurice.
– De mettre une fenêtre au cœur deshommes ?
– Non, mais de mettre une liste à laporte des maisons.
En effet, Maurice songeait que ce lui seraitun moyen de retrouver son inconnue, ou tout au moins quelque traced’elle qui pût le mettre sur sa voie.
– N’est-ce pas ? dit Lorin. J’aidéjà parlé que cette mesure nous donnerait une fournée de cinqcents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin au club unedéputation des enrôlés volontaires ; ils sont venus, conduitspar nos adversaires de cette nuit, que je n’ai abandonnés qu’ivresmorts ; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes de fleurset des couronnes d’immortelles.
– En vérité ! répliqua Maurice enriant ; et combien étaient-ils ?
– Ils étaient trente ; ils s’étaientfait raser et avaient des bouquets à la boutonnière.« Citoyens du club des Thermopyles, a dit l’orateur, en vraispatriotes que nous sommes, nous désirons que l’union des Françaisne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniserde nouveau. »
– Alors… ?
– Alors, nous avons fraternisé derechef,et en réitérant, comme dit Diafoirus ; on a fait un autel à lapatrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelleson a mis des bouquets. Comme tu étais le héros de la fête, on t’aappelé trois fois pour te couronner ; et comme tu n’as pasrépondu, attendu que tu n’y étais pas, et qu’il faut toujours quel’on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington.Voilà l’ordre et la marche selon lesquels a eu lieu lacérémonie.
Comme Lorin achevait ce récit véridique, etqui, à cette époque, n’avait rien de burlesque, on entendit desrumeurs dans la rue, et des tambours, d’abord lointains, puis deplus en plus rapprochés, firent entendre le bruit si commun alorsde la générale.
– Qu’est-ce que cela ? demandaMaurice.
– C’est la proclamation de l’arrêté de laCommune, dit Lorin.
– Je cours à la section, dit Maurice ensautant à bas de son lit et en appelant son officieux pour le venirhabiller.
– Et moi, je rentre me coucher, ditLorin ; je n’ai dormi que deux heures cette nuit, grâce à tesenragés volontaires. Si l’on ne se bat qu’un peu, tu me laisserasdormir ; si l’on se bat beaucoup, tu viendras me chercher.
– Pourquoi donc t’es-tu fait sibeau ? demanda Maurice en jetant un coup d’œil sur Lorin, quise levait pour se retirer.
– Parce que, pour venir chez toi, je suisforcé de passer rue Béthisy, et que, rue Béthisy, au troisième, ily a une fenêtre qui s’ouvre toujours quand je passe.
– Et tu ne crains pas qu’on te prennepour un muscadin ?
– Un muscadin, moi ? Ah bien, oui,je suis connu, au contraire, pour un franc sans-culotte. Mais ilfaut bien faire quelque sacrifice au beau sexe. Le culte de lapatrie n’exclut pas celui de l’amour ; au contraire, l’uncommande l’autre :
La République a décrété
Que des Grecs on suivrait les traces ;
Et l’autel de la Liberté
Fait pendant à celui des Grâces.
» Ose siffler celui-là, je te dénoncecomme aristocrate, et je te fais raser de manière à ce que tu neportes jamais perruque. Adieu, cher ami.
Lorin tendit cordialement à Maurice une mainque le jeune secrétaire serra cordialement, et sortit en ruminantun bouquet à Chloris.
Tandis que Maurice Lindey, après s’êtrehabillé précipitamment, se rend à la section de la rue Lepelletier,dont il est, comme on le sait, secrétaire, essayons de retracer auxyeux du public les antécédents de cet homme, qui s’est produit surla scène par un de ces élans de cœur, familiers aux puissantes etgénéreuses natures.
Le jeune homme avait dit la vérité pleine etentière, lorsque la veille, en répondant de l’inconnue, il avaitdit qu’il se nommait Maurice Lindey, demeurant rue du Roule. Ilaurait pu ajouter qu’il était enfant de cette demi-aristocratieaccordée aux gens de robe. Ses aïeux avaient marqué, depuis deuxcents ans, par cette éternelle opposition parlementaire qui aillustré les noms des Molé et des Maupeou. Son père, le bonhommeLindey, qui avait passé toute sa vie à gémir contre le despotisme,lorsque, le 14 juillet 89, la Bastille était tombé aux mains dupeuple, était mort de saisissement et d’épouvante de voir ledespotisme remplacé par une liberté militante, laissant son filsunique, indépendant par sa fortune et républicain parsentiment.
La Révolution, qui avait suivi de si près cegrand événement, avait donc trouvé Maurice dans toutes lesconditions de vigueur et de maturité virile qui conviennent àl’athlète prêt à entrer en lice, éducation républicaine fortifiéepar l’assiduité aux clubs et la lecture de tous les pamphlets del’époque. Dieu sait combien Maurice avait dû en lire. Méprisprofond et raisonné de la hiérarchie, pondération philosophique deséléments qui composent le corps, négation absolue de toute noblessequi n’est pas personnelle, appréciation impartiale du passé, ardeurpour les idées nouvelles, sympathie pour le peuple, mêlée à la plusaristocratique des organisations, tel était au moral, non pas celuique nous avons choisi, mais celui que le journal où nous puisons cesujet nous a donné pour héros de cette histoire.
Au physique, Maurice Lindey était un homme decinq pieds huit pouces, âgé de vingt-cinq ou de vingt-six ans,musculeux comme Hercule, beau de cette beauté française qui accusedans un Franc une race particulière, c’est-à-dire un front pur, desyeux bleus, des cheveux châtains et bouclés, des joues roses et desdents d’ivoire.
Après le portrait de l’homme, la position ducitoyen.
Maurice, sinon riche, du moins indépendant,Maurice portant un nom respecté et surtout populaire, Maurice connupar son éducation libérale et pour ses principes plus libérauxencore que son éducation, Maurice s’était placé pour ainsi dire àla tête d’un parti composé de tous les jeunes bourgeoispatriotes.
Peut-être bien, près des sans-culottespassait-il pour un peu tiède, et près des sectionnaires pour un peuparfumé. Mais il se faisait pardonner sa tiédeur par lessans-culottes, en brisant comme des roseaux fragiles les gourdinsles plus noueux, et son élégance par les sectionnaires, en lesenvoyant rouler à vingt pas d’un coup de poing entre les deux yeux,quand ces deux yeux regardaient Maurice d’une façon qui ne luiconvenait pas.
Maintenant, pour le physique, pour le moral etpour le civisme combinés, Maurice avait assisté à la prise de laBastille ; il avait été de l’expédition de Versailles ;il avait combattu comme un lion au 10 août, et, dans cettemémorable journée, c’était une justice à lui rendre, il avait tuéautant de patriotes que de Suisses : car il n’avait pas plusvoulu souffrir l’assassin sous la carmagnole que l’ennemi de laRépublique sous l’habit rouge.
C’était lui qui, pour exhorter les défenseursdu château à se rendre et pour empêcher le sang de couler, s’étaitjeté sur la bouche d’un canon auquel un artilleur parisien allaitmettre le feu ; c’était lui qui était entré le premier auLouvre par une fenêtre, malgré la fusillade de cinquante Suisses etd’autant de gentilshommes embusqués ; et déjà, lorsqu’ilaperçut les signaux de capitulation, son terrible sabre avaitentamé plus de dix uniformes ; alors, voyant ses amismassacrer à loisir des prisonniers qui jetaient leurs armes, quitendaient leurs mains suppliantes et qui demandaient la vie, ils’était mis à hacher furieusement ses amis, ce qui lui avait faitune réputation digne des beaux jours de Rome et de la Grèce.
La guerre déclarée, Maurice s’enrôla et partitpour la frontière, en qualité de lieutenant, avec les quinze centspremiers volontaires que la ville envoyait contre les envahisseurs,et qui chaque jour devaient être suivis de quinze cents autres.
À la première bataille à laquelle il assista,c’est-à-dire à Jemmapes, il reçut une balle qui, après avoir diviséles muscles d’acier de son épaule, alla s’aplatir sur l’os. Lereprésentant du peuple connaissait Maurice, il le renvoya à Parispour qu’il se guérît. Un mois entier Maurice, dévoré par la fièvre,se roula sur son lit de douleur ; mais janvier le trouva surpied et commandant, sinon de nom, du moins de fait, le club desThermopyles, c’est-à-dire cent jeunes gens de la bourgeoisieparisienne, armés pour s’opposer à toute tentative en faveur dutyran Capet ; il y a plus : Maurice, le sourcil froncépar une sombre colère, l’œil dilaté, le front pâle, le cœur étreintpar un singulier mélange de haine morale et de pitié physique,assista le sabre au poing à l’exécution du roi, et, seul peut-êtredans toute cette foule, demeura muet, lorsque tomba la tête de cefils de saint Louis, dont l’âme montait au ciel ; seulement,lorsque cette tête fut tombée, il leva en l’air son redoutablesabre, et tous ses amis crièrent : « Vive laliberté ! » sans remarquer que, cette fois par exception,sa voix ne s’était pas mêlée aux leurs.
Voilà quel était l’homme qui s’acheminait, lematin du 11 mars, vers la rue Lepelletier, et auquel notre histoireva donner plus de relief dans les détails d’une vie orageuse, commeon la menait à cette époque.
Vers dix heures, Maurice arriva à la sectiondont il était le secrétaire.
L’émoi était grand. Il s’agissait de voter uneadresse à la Convention pour réprimer les complots des girondins.On attendait impatiemment Maurice.
Il n’était question que du retour du chevalierde Maison-Rouge, de l’audace avec laquelle cet acharné conspirateurétait rentré pour la deuxième fois dans Paris, où sa tête, il lesavait cependant, était mise à prix. On rattachait à cette rentréela tentative faite la veille au Temple, et chacun exprimait sahaine et son indignation contre les traîtres et lesaristocrates.
Mais, contre l’attente générale, Maurice futmou et silencieux, rédigea habilement la proclamation, termina entrois heures toute sa besogne, demanda si la séance était levée,et, sur la réponse affirmative, prit son chapeau, sortit ets’achemina vers la rue Saint-Honoré.
Arrivé là, Paris lui sembla tout nouveau. Ilrevit le coin de la rue du Coq, où, pendant la nuit, la belleinconnue lui était apparue se débattant aux mains des soldats.Alors il suivit, depuis la rue du Coq jusqu’au pont Marie, le mêmechemin qu’il avait parcouru à ses côtés, s’arrêtant où lesdifférentes patrouilles les avaient arrêtés, répétant aux endroitsqui le lui rendaient, comme s’ils avaient conservé un écho de leursparoles, le dialogue qu’ils avaient échangé ; seulement, ilétait une heure de l’après-midi, et le soleil, qui éclairait toutecette promenade, rendait saillants à chaque pas les souvenirs de lanuit.
Maurice traversa les ponts et arriva bientôtdans la rue Victor, comme on l’appelait alors.
– Pauvre femme ! murmura Maurice,qui n’a pas réfléchi hier que la nuit ne dure que douze heures etque son secret ne durerait probablement pas plus que la nuit. À laclarté du soleil, je vais retrouver la porte par laquelle elles’est glissée, et qui sait si je ne l’apercevrai pas elle-même àquelque fenêtre ?
Il entra alors dans la vieille rueSaint-Jacques, se plaça comme l’inconnue l’avait placé la veille.Un instant il ferma les yeux, croyant peut-être, le pauvrefou ! que le baiser de la veille allait une seconde foisbrûler ses lèvres. Mais il n’en ressentit que le souvenir. Il estvrai que le souvenir brûlait encore.
Maurice rouvrit les yeux, vit les deuxruelles, l’une à sa droite et l’autre à sa gauche. Elles étaientfangeuses, mal pavées, garnies de barrières, coupées de petitsponts jetés sur un ruisseau. On y voyait des arcades en poutres,des recoins, vingt portes mal assurées, pourries. C’était letravail grossier dans toute sa misère, la misère dans toute sahideur. Çà et là un jardin, fermé tantôt par des haies, tantôt pardes palissades en échalas, quelques-uns par des murs ; despeaux séchant sous des hangars et répandant cette odieuse odeur detannerie qui soulève le cœur. Maurice chercha, combina pendant deuxheures et ne trouva rien, ne devina rien ; dix fois il revintsur ses pas pour s’orienter. Mais toutes ses tentatives furentinutiles, toutes ses recherches infructueuses. Les traces de lajeune femme semblaient avoir été effacées par le brouillard et lapluie.
« Allons, se dit Maurice, j’ai rêvé. Cecloaque ne peut avoir un instant servi de retraite à ma belle féede cette nuit. »
Il y avait dans ce républicain farouche unepoésie bien autrement réelle que dans son ami aux quatrainsanacréontiques, puisqu’il rentra sur cette idée, pour ne pas ternirl’auréole qui éclairait la tête de son inconnue. Il est vrai qu’ilrentra désespéré.
– Adieu ! dit-il, bellemystérieuse : tu m’as traité en sot ou en enfant. En effet,serait-elle venue ici avec moi si elle y demeurait ?Non ! elle n’a fait qu’y passer, comme un cygne sur un maraisinfect. Et, comme celle de l’oiseau dans l’air, sa trace estinvisible.
Ce même jour, à la même heure où Maurice,douloureusement désappointé, repassait le pont de la Tournelle,plusieurs municipaux, accompagnés de Santerre, commandant de lagarde nationale parisienne, faisaient une visite sévère dans latour du Temple, transformée en prison depuis le 13 août 1792.
Cette visite s’exerçait particulièrement dansl’appartement du troisième étage, composé d’une antichambre et detrois pièces.
Une de ces chambres était occupée par deuxfemmes, une jeune fille et un enfant de neuf ans, tous vêtus dedeuil.
L’aînée de ces femmes pouvait avoirtrente-sept à trente-huit ans. Elle était assise et lisait prèsd’une table.
La seconde était assise et travaillait à unouvrage de tapisserie : elle pouvait être âgée de vingt-huit àvingt-neuf ans.
La jeune fille en avait quatorze et se tenaitprès de l’enfant, qui, malade et couché, fermait les yeux commes’il dormait, quoique évidemment il fût impossible de dormir aubruit que faisaient les municipaux.
Les uns remuaient les lits, les autresdéployaient les pièces de linge ; d’autres enfin, qui avaientfini leurs recherches, regardaient avec une fixité insolente lesmalheureuses prisonnières, qui se tenaient les yeux obstinémentbaissés, l’une sur son livre, l’autre sur sa tapisserie, latroisième sur son frère.
L’aînée de ces femmes était grande, pâle etbelle ; celle qui lisait paraissait surtout concentrer sonattention sur son livre, quoique, selon toute probabilité, cefussent ses yeux qui lussent et non son esprit.
Alors, un des municipaux s’approcha d’elle,saisit brutalement le livre qu’elle tenait et le jeta au milieu dela chambre.
La prisonnière allongea la main vers la table,prit un second volume et continua de lire.
Le montagnard fit un geste furieux pourarracher ce second volume, comme il avait fait du premier. Mais, àce geste, qui fit tressaillir la prisonnière qui brodait près de lafenêtre, la jeune fille s’élança, entoura de ses bras la tête de lalectrice et murmura en pleurant :
– Ah ! pauvre mère !
Puis elle l’embrassa.
Alors la prisonnière, à son tour, colla labouche sur l’oreille de la jeune fille, comme pour l’embrasseraussi, et lui dit :
– Marie, il y a un billet caché dans labouche du poêle ; ôtez-le.
– Allons, allons ! dit le municipalen tirant brutalement la jeune fille à lui et en la séparant de samère. Aurez-vous bientôt fini de vous embrasser ?
– Monsieur, dit la jeune fille, laConvention a-t-elle décrété que les enfants ne pourront plusembrasser leur mère ?
– Non ; mais elle a décrété qu’onpunirait les traîtres, les aristocrates et les ci-devant, et c’estpourquoi nous sommes ici pour interroger. Voyons, Antoinette,réponds.
Celle qu’on interpellait aussi grossièrementne daigna pas même regarder son interrogateur. Elle détourna latête, au contraire, et une légère rougeur passa sur ses jouespâlies par la douleur et sillonnées par les larmes.
– Il est impossible, continua cet homme,que tu aies ignoré la tentative de cette nuit. D’oùvient-elle ?
Même silence de la part de la prisonnière.
– Répondez, Antoinette, dit alorsSanterre en s’approchant, sans remarquer le frisson d’horreur quiavait saisi la jeune femme à l’aspect de cet homme, qui, le 21janvier au matin, était venu prendre au Temple Louis XVI pour leconduire à l’échafaud. Répondez. On a conspiré cette nuit contre laRépublique et essayé de vous soustraire à la captivité que, enattendant la punition de vos crimes, vous inflige la volonté dupeuple. Le saviez-vous, dites, que l’on conspirait ?
Marie-Antoinette tressaillit au contact decette voix qu’elle sembla fuir, en se reculant le plus qu’elle putsur sa chaise. Mais elle ne répondit pas plus à cette questionqu’aux deux autres, pas plus à Santerre qu’au municipal.
– Vous ne voulez donc pas répondre ?dit Santerre en frappant violemment du pied.
La prisonnière prit sur la table un troisièmevolume.
Santerre se retourna ; la brutalepuissance de cet homme, qui commandait à 80, 000 hommes, quin’avait eu besoin que d’un geste pour couvrir la voix de Louis XVImourant, se brisait contre la dignité d’une pauvre prisonnière,dont il pouvait faire tomber la tête à son tour, mais qu’il nepouvait pas faire plier.
– Et vous, Élisabeth, dit-il à l’autrepersonne, qui avait un instant interrompu sa tapisserie pourjoindre les mains et prier, non pas ces hommes, mais Dieu,– répondrez-vous ?
– Je ne sais ce que vous demandez,dit-elle ; je ne puis donc vous répondre.
– Eh ! morbleu ! citoyenneCapet, dit Santerre en s’impatientant, c’est pourtant clair, ce queje dis là. Je dis qu’on a fait hier une tentative pour vous faireévader et que vous devez connaître les coupables.
– Nous n’avons aucune communication avecle dehors, monsieur ; nous ne pouvons donc savoir ni ce qu’onfait pour nous, ni ce qu’on fait contre nous.
– C’est bien, dit le municipal ;nous allons savoir alors ce que va dire ton neveu.
Et il s’approcha du lit du dauphin.
À cette menace, Marie-Antoinette se leva toutà coup.
– Monsieur, dit-elle, mon fils est maladeet dort… Ne le réveillez pas.
– Réponds, alors.
– Je ne sais rien.
Le municipal alla droit au lit du petitprisonnier, qui feignait, comme nous l’avons dit, de dormir.
– Allons, allons, réveille-toi, Capet,dit-il en le secouant rudement.
L’enfant ouvrit les yeux et sourit.
Les municipaux alors entourèrent le lit.
La reine, agitée de douleur et de crainte, fitun signe à sa fille, qui profita de ce moment, se glissa dans lachambre voisine, ouvrit une des bouches du poêle, en tira lebillet, le brûla, puis aussitôt rentra dans la chambre, et, d’unregard, rassura sa mère.
– Que me voulez-vous ? demandal’enfant.
– Savoir si tu n’as rien entendu cettenuit ?
– Non, j’ai dormi.
– Tu aimes fort à dormir, à ce qu’ilparaît ?
– Oui, parce que quand je dors, jerêve.
– Et que rêves-tu ?
– Que je revois mon père que vous aveztué.
– Ainsi, tu n’as rien entendu ? ditvivement Santerre.
– Rien.
– Ces louveteaux sont, en vérité, biend’accord avec la louve, dit le municipal furieux ; et,cependant, il y a eu un complot.
La reine sourit.
– Elle nous nargue, l’Autrichienne,s’écria le municipal. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, exécutonsdans toute sa rigueur le décret de la Commune. Lève-toi, Capet.
– Que voulez-vous faire ? s’écria lareine s’oubliant elle-même. Ne voyez-vous pas que mon fils estmalade, qu’il a la fièvre ? Voulez-vous donc le fairemourir ?
– Ton fils, dit le municipal, est unsujet d’alarmes continuel pour le conseil du Temple. C’est lui quiest le point de mire de tous les conspirateurs. On se flatte devous enlever tous ensemble. Eh bien, qu’on y vienne.– Tison !… – Appelez Tison.
Tison était une espèce de journalier chargédes gros ouvrages du ménage dans la prison. Il arriva.
C’était un homme d’une quarantaine d’années,au teint basané, au visage rude et sauvage, aux cheveux noirs etcrépus descendant jusqu’aux sourcils.
– Tison, dit Santerre, qui est venu,hier, apporter des vivres aux détenus ?
Tison cita un nom.
– Et leur linge, qui le leur aapporté ?
– Ma fille.
– Ta fille est doncblanchisseuse ?
– Certainement.
– Et tu lui as donné la pratique desprisonniers ?
– Pourquoi pas ? autant qu’ellegagne cela qu’une autre. Ce n’est plus l’argent des tyrans, c’estl’argent de la nation, puisque la nation paye pour eux.
– On t’a dit d’examiner le linge avecattention.
– Eh bien, est-ce que je ne m’acquittepas de mon devoir ? à preuve qu’il y avait hier un mouchoirauquel on avait fait deux nœuds, que je l’ai été porter au conseil,qui a ordonné à ma femme de le dénouer, de le repasser, et de leremettre à madame Capet sans lui rien dire.
À cette indication de deux nœuds faits à unmouchoir, la reine tressaillit, ses prunelles se dilatèrent, etMadame Élisabeth et elles échangèrent un regard.
– Tison, dit Santerre, ta fille est unecitoyenne dont personne ne soupçonne le patriotisme ; mais, àpartir d’aujourd’hui, elle n’entrera plus au Temple.
– Oh ! mon Dieu ! dit Tisoneffrayé, que me dites-vous donc là, vous autres ?Comment ! je ne reverrais plus ma fille que lorsque jesortirais ?
– Tu ne sortiras plus, dit Santerre.
Tison regarda autour de lui sans arrêter suraucun objet son œil hagard ; et soudain :
– Je ne sortirai plus !s’écria-t-il. Ah ! c’est comme cela ? Eh bien ! jeveux sortir pour tout à fait, moi. Je donne ma démission ; jene suis pas un traître, un aristocrate, moi, pour qu’on me retienneen prison. Je vous dis que je veux sortir.
– Citoyen, dit Santerre, obéis aux ordresde la Commune, et tais-toi, ou tu pourrais mal t’en trouver, c’estmoi qui te le dis. Reste ici et surveille ce qui s’y passe. On al’œil sur toi, je t’en préviens.
Pendant ce temps, la reine, qui se croyaitoubliée, se rassérénait peu à peu et replaçait son fils dans sonlit.
– Fais monter ta femme, dit le municipalà Tison.
Celui-ci obéit, sans mot dire. Les menaces deSanterre l’avaient rendu doux comme un agneau.
La femme Tison monta.
– Viens ici, citoyenne, ditSanterre ; nous allons passer dans l’antichambre, et pendantce temps, tu fouilleras les détenues.
– Dis donc, femme, dit Tison, ils neveulent plus laisser venir notre fille au Temple.
– Comment ! ils ne veulent pluslaisser venir notre fille ?
Mais nous ne la verrons donc plus, notrefille ?
Tison secoua la tête.
– Qu’est-ce que vous dites donclà ?
– Je dis que nous ferons un rapport auconseil du Temple et que le conseil décidera. En attendant…
– En attendant, dit la femme, je veuxrevoir ma fille.
– Silence ! dit Santerre ; ont’a fait venir ici pour fouiller les prisonnières, fouille-les, etpuis après nous verrons…
– Mais… cependant !…
– Oh ! oh ! dit Santerre enfronçant les sourcils ; cela se gâte, ce me semble.
– Fais ce que dit le citoyengénéral ! fais, femme ; après, tu vois bien qu’il dit quenous verrons.
Et Tison regarda Santerre avec un humblesourire.
– C’est bien, dit la femme ;allez-vous-en, je suis prête à les fouiller.
Ces hommes sortirent.
– Ma chère madame Tison, dit la reine,croyez bien…
– Je ne crois rien, citoyenne Capet, ditl’horrible femme en grinçant des dents, si ce n’est que, c’est toiqui es cause de tous les malheurs du peuple. Aussi, que je trouvequelque chose de suspect sur toi, et tu verras.
Quatre hommes restèrent à la porte pour prêtermain-forte à la femme Tison, si la reine résistait.
On commença par la reine.
On trouva sur elle un mouchoir noué de troisnœuds, qui semblait malheureusement une réponse préparée à celuidont avait parlé Tison, un crayon, un scapulaire et de la cire àcacheter.
– Ah ! je le savais bien, dit lafemme Tison ; je l’avais bien dit aux municipaux, qu’elleécrivait, l’Autrichienne ! L’autre jour, j’avais trouvé unegoutte de cire sur la bobèche du chandelier.
– Oh ! madame, dit la reine avec unaccent suppliant, ne montrez que le scapulaire.
– Ah bien, oui, dit la femme, de la pitiépour toi !… Est-ce qu’on en a pour moi, de la pitié ?… Onme prend ma fille.
Madame Élisabeth et madame Royale n’avaientrien sur elles.
La femme Tison rappela les municipaux, quirentrèrent, Santerre à leur tête ; elle leur remit les objetstrouvés sur la reine, qui passèrent de main en main et furentl’objet d’un nombre infini de conjectures : le mouchoir nouéde trois nœuds, surtout, exerça longuement l’imagination despersécuteurs de la race royale.
– Maintenant, dit Santerre, nous allonste lire l’arrêté de la Convention.
– Quel arrêté ? demanda lareine.
– L’arrêté qui ordonne que tu serasséparée de ton fils.
– Mais c’est donc vrai que cet arrêtéexiste ?
– Oui. La Convention a trop grand soucid’un enfant confié à sa garde par la nation, pour le laisser encompagnie d’une mère aussi dépravée que toi…
Les yeux de la reine jetèrent des éclairs.
– Mais formulez une accusation, au moins,tigres que vous êtes !
– Ce n’est parbleu pas difficile, dit unmunicipal, voilà…
Et il prononça une de ces accusations infâmes,comme Suétone en porte contre Agrippine.
– Oh ! s’écria la reine, debout,pâle et superbe d’indignation, j’en appelle au cœur de toutes lesmères.
– Allons ! allons ! dit lemunicipal, tout cela est bel et bien ; mais nous sommes déjàici depuis deux heures, et nous ne pouvons pas perdre toute lajournée ; lève-toi, Capet, et suis-nous.
– Jamais ! jamais ! s’écria lareine s’élançant entre les municipaux et le jeune Louis, ets’apprêtant à défendre l’approche du lit, comme une tigresse faitde sa tanière ; jamais je ne me laisserai enlever monenfant !
– Oh ! messieurs, dit MadameÉlisabeth en joignant les mains avec une admirable expression deprière ; messieurs, au nom du ciel ! ayez pitié de deuxmères !
– Parlez, dit Santerre, dites les noms,avouez le projet de vos complices, expliquez ce que voulaient direces nœuds faits au mouchoir apporté avec votre linge par la filleTison, et ceux faits au mouchoir trouvé dans votre poche ;alors on vous laissera votre fils.
Un regard de Madame Élisabeth sembla supplierla reine de faire ce sacrifice terrible.
Mais celle-ci, essuyant fièrement une larmequi brillait comme un diamant, au coin de sa paupière :
– Adieu, mon fils, dit-elle. N’oubliezjamais votre père qui est au ciel, votre mère qui ira bientôt lerejoindre ; redites, tous les soirs et tous les matins, laprière que je vous ai apprise. Adieu, mon fils.
Elle lui donna un dernier baiser ; et, serelevant froide et inflexible :
– Je ne sais rien, messieurs,dit-elle ; faites ce que vous voudrez.
Mais il eût fallu à cette reine plus de forceque n’en contenait le cœur d’une femme, et surtout le cœur d’unemère. Elle retomba anéantie sur une chaise, tandis qu’on emportaitl’enfant, dont les larmes coulaient et qui lui tendait les bras,mais sans jeter un cri.
La porte se referma derrière les municipauxqui emportaient l’enfant royal, et les trois femmes demeurèrentseules.
Il y eut un moment de silence désespéré,interrompu seulement par quelques sanglots.
La reine le rompit la première.
– Ma fille, dit-elle, et cebillet ?
– Je l’ai brûlé, comme vous me l’avezdit, ma mère.
– Sans le lire ?
– Sans le lire.
– Adieu donc, dernière lueur, suprêmeespérance ! murmura Madame Élisabeth.
– Oh ! vous avez raison, vous avezraison, ma sœur, c’est trop souffrir !
Puis, se retournant vers sa fille :
– Mais vous avez vu l’écriture, du moins,Marie ?
– Oui, ma mère, un moment.
La reine se leva, alla regarder à la portepour voir si elle n’était point observée, et, tirant une épingle deses cheveux, elle s’approcha de la muraille, fit sortir d’une fenteun petit papier plié en forme de billet, et, montrant ce billet àmadame Royale :
– Rappelez tous vos souvenirs avant de merépondre, ma fille, dit-elle ; l’écriture était-elle la mêmeque celle-ci ?
– Oui, oui, ma mère, s’écria laprincesse ; oui, je la reconnais !
– Dieu soit loué ! s’écria la reineen tombant à genoux avec ferveur. S’il a pu écrire, depuis cematin, c’est qu’il est sauvé, alors. Merci, mon Dieu !merci ! un si noble ami méritait bien un de tes miracles.
– De qui parlez-vous donc, ma mère ?demanda madame Royale. Quel est cet ami ? Dites-moi son nom,que je le recommande à Dieu dans mes prières.
– Oui, vous avez raison ma fille ;ne l’oubliez jamais, ce nom, car c’est le nom d’un gentilhommeplein d’honneur et de bravoure ; celui-là n’est pas dévoué parambition, car il ne s’est révélé qu’aux jours du malheur. Il n’ajamais vu la reine de France, ou plutôt la reine de France ne l’ajamais vu, et il voue sa vie à la défendre. Peut-être sera-t-ilrécompensé, comme on récompense aujourd’hui toute vertu, par unemort terrible… Mais… s’il meurt… oh ! là-haut !là-haut ! je le remercierai… Il s’appelle…
La reine regarda avec inquiétude autour d’elleet baissa la voix :
– Il s’appelle le chevalier deMaison-Rouge… Priez pour lui !
La tentative d’enlèvement, si contestablequ’elle fût, puisqu’elle n’avait eu aucun commencement d’exécution,avait excité la colère des uns et l’intérêt des autres. Ce quicorroborait, d’ailleurs, cet événement, de probabilité presquematérielle, c’est que le comité de sûreté générale apprit que,depuis trois semaines ou un mois, une foule d’émigrés étaientrentrés en France par différents points de la frontière. Il étaitévident que des gens qui risquaient ainsi leur tête ne larisquaient pas sans dessein, et que ce dessein était, selon touteprobabilité, de concourir à l’enlèvement de la famille royale.
Déjà, sur la proposition du conventionnelOsselin, avait été promulgué le décret terrible qui condamnait àmort tout émigré convaincu d’avoir remis le pied en France, toutFrançais convaincu d’avoir eu des projets d’émigration ; toutparticulier convaincu d’avoir aidé dans sa fuite, ou dans sonretour, un émigré ou un émigrant, enfin tout citoyen convaincud’avoir donné asile à un émigré.
Cette terrible loi inaugurait la Terreur. Ilne manquait plus que la loi des suspects.
Le chevalier de Maison-Rouge était un ennemitrop actif et trop audacieux pour que sa rentrée dans Paris et sonapparition au Temple n’entraînassent point les plus graves mesures.Des perquisitions, plus sévères qu’elles ne l’avaient jamais été,furent exécutées dans une foule de maisons suspectes. Mais, hormisla découverte de quelques femmes émigrées qui se laissèrentprendre, et de quelques vieillards qui ne se soucièrent pas dedisputer aux bourreaux le peu de jours qui leur restaient, lesrecherches n’aboutirent à aucun résultat.
Les sections, comme on le pense bien, furent,à la suite de cet événement, fort occupées pendant plusieurs jours,et, par conséquent, le secrétaire de la section Lepelletier, l’unedes plus influentes de Paris, eut peu de temps pour penser à soninconnue.
D’abord, et comme il l’avait résolu enquittant la rue vieille Saint-Jacques, il avait tentéd’oublier ; mais, comme lui avait dit son ami Lorin :
En songeant qu’il faut qu’on oublie,
On se souvient.
Maurice, cependant, n’avait rien dit ni rienavoué. Il avait renfermé dans son cœur tous les détails de cetteaventure qui avaient pu échapper à l’investigation de son ami. Maiscelui-ci, qui connaissait Maurice pour une joyeuse et expansivenature, et qui le voyait maintenant sans cesse rêveur et cherchantla solitude, se doutait bien, comme il le disait, que ce coquin deCupidon avait passé par là.
Il est à remarquer que, parmi ses dix-huitsiècles de monarchie, la France a eu peu d’années aussimythologiques que l’an de grâce 1793.
Cependant, le chevalier n’était paspris ; on n’entendait plus parler de lui. La reine, veuve deson mari et orpheline de son enfant, se contentait de pleurer,quand elle était seule, entre sa fille et sa sœur.
Le jeune dauphin commençait, aux mains ducordonnier Simon, ce martyre qui devait, en deux ans, le réunir àson père et à sa mère. Il y eut un instant de calme.
Le volcan montagnard se reposait avant dedévorer les girondins.
Maurice sentit le poids de ce calme, comme onsent la lourdeur de l’atmosphère en temps d’orage, et, ne sachantque faire d’un loisir qui le livrait tout entier à l’ardeur d’unsentiment qui, s’il n’était pas l’amour, lui ressemblait fort, ilrelut la lettre, baisa son beau saphir, et résolut, malgré leserment qu’il avait fait, d’essayer d’une dernière tentative, sepromettant bien que celle-là serait la dernière.
Le jeune homme avait bien pensé à unechose : c’était de s’en aller à la section du Jardin desPlantes, et là, de demander des renseignements au secrétaire, soncollègue. Mais cette première idée, et nous pourrions même direcette seule idée qu’il avait eue que sa belle inconnue était mêléeà quelque trame politique, le retint ; l’idée qu’uneindiscrétion de sa part pouvait conduire cette femme charmante à laplace de la Révolution, et faire tomber cette tête d’ange surl’échafaud, faisait passer un horrible frisson dans les veines deMaurice.
Il se décida donc à tenter l’aventure seul etsans aucun renseignement. Son plan, d’ailleurs, était bien simple.Les listes placées sur chaque porte devaient lui donner lespremiers indices ; puis des interrogatoires aux conciergesdevaient achever d’éclaircir ce mystère. En sa qualité desecrétaire de la section Lepelletier, il avait plein et entierdroit d’interrogatoire.
D’ailleurs, Maurice ignorait le nom de soninconnue, mais il devait être conduit par les analogies. Il étaitimpossible qu’une si charmante créature n’eût pas un nom enharmonie avec sa forme : quelque nom de sylphide, de fée oud’ange ; car, à son arrivée sur la terre, on avait dû saluersa venue comme celle d’un être supérieur et surnaturel.
Le nom le guiderait donc infailliblement.
Maurice revêtit une carmagnole de gros drapbrun, se coiffa du bonnet rouge des grands jours, et partit, pourson exploration, sans prévenir personne.
Il avait à la main un de ces gourdins noueuxqu’on appelait une constitution, et, emmanchée à sonpoignet vigoureux, cette arme avait la valeur de la massued’Hercule. Il avait dans sa poche sa commission de secrétaire de lasection Lepelletier. C’était à la fois sa sûreté physique et sagarantie morale.
Il se mit donc à parcourir de nouveau la rueSaint-Victor, la rue vieille Saint-Jacques, lisant, à la lueur dujour défaillant, tous ces noms écrits d’une main plus ou moinsexercée sur le panneau de chaque porte.
Maurice en était à sa centième maison, et parconséquent à sa centième liste, sans que rien eût pu lui fairecroire encore qu’il fût le moins du monde sur la trace de soninconnue, qu’il ne voulait reconnaître qu’à la condition ques’ouvrirait à ses yeux un nom dans le genre de celui qu’il avaitrêvé, lorsqu’un brave cordonnier, voyant l’impatience répandue surla figure du lecteur, ouvrit sa porte, sortit avec sa courroie decuir et son poinçon, et, regardant Maurice par-dessus seslunettes :
– Veux-tu avoir quelque renseignement surles locataires de cette maison ? dit-il. En ce cas, parle, jesuis prêt à te répondre.
– Merci, citoyen, balbutia Maurice, maisje cherchais le nom d’un ami.
– Dis ce nom, citoyen, je connais tout lemonde dans ce quartier. Où demeurait cet ami ?
– Il demeurait, je crois, vieille rueSaint-Jacques ; mais j’ai peur qu’il n’ait déménagé.
– Mais comment se nommait-il ? Ilfaut que je sache son nom.
Maurice surpris resta un instanthésitant ; puis il prononça le premier nom qui se présenta àsa mémoire.
– René, dit-il.
– Et son état ?
Maurice était entouré de tanneries.
– Garçon tanneur, dit-il.
– Dans ce cas, dit un bourgeois quivenait de s’arrêter là et qui regardait Maurice avec une certainebonhomie, qui n’était pas exempte de défiance, il faudraits’adresser au maître.
– C’est juste, ça, dit le portier, c’esttrès juste ; les maîtres savent les noms de leurs ouvriers, etvoilà le citoyen Dixmer, tiens, qui est directeur de tannerie etqui a plus de cinquante ouvriers dans sa tannerie, il peut terenseigner, lui.
Maurice se retourna et vit un bon bourgeoisd’une taille élevée, d’un visage placide, d’une richesse de costumequi annonçait l’industriel opulent.
– Seulement, comme l’a dit le citoyenportier, continua le bourgeois, il faudrait savoir le nom defamille.
– Je l’ai dit : René.
– René n’est qu’un nom de baptême, etc’est le nom de famille que je demande. Tous les ouvriers inscritschez moi le sont sous leur nom de famille.
– Ma foi, dit Maurice que cette espèced’interrogatoire commençait à impatienter, le nom de famille, je nele sais pas.
– Comment ! dit le bourgeois avec unsourire dans lequel Maurice crut remarquer plus d’ironie qu’il n’envoulait laisser paraître, comment, citoyen, tu ne sais pas le nomde famille de ton ami ?
– Non.
– En ce cas, il est probable que tu ne leretrouveras pas.
Et le bourgeois, saluant gracieusementMaurice, fit quelques pas et entra dans une maison de la vieillerue Saint-Jacques.
– Le fait est que, si tu ne sais pas sonnom de famille…, dit le portier.
– Eh bien, non, je ne le sais pas, ditMaurice, qui n’aurait pas été fâché, pour avoir une occasion defaire déborder sa mauvaise humeur, qu’on lui cherchât querelle, etmême, il faut le dire, qui n’était pas éloigné d’en chercher uneexprès. Qu’as-tu à dire à cela ?
– Rien, citoyen, rien du tout ;seulement, si tu ne sais pas le nom de ton ami, il est probable,comme te l’a dit le citoyen Dixmer, il est probable que tu ne leretrouveras point.
Et le citoyen portier rentra dans sa loge enhaussant les épaules.
Maurice avait bonne envie de rosser le citoyenportier, mais ce dernier était vieux : sa faiblesse lesauva.
Vingt ans de moins, et Maurice eût donné lespectacle scandaleux de l’égalité devant la loi, mais del’inégalité devant la force.
D’ailleurs, la nuit allait tomber, et Mauricen’avait plus que quelques minutes de jour.
Il en profita pour s’engager d’abord dans lapremière ruelle, ensuite dans la seconde ; il en examinachaque porte, il en sonda chaque recoin, regarda par-dessus chaquepalissade, se hissa au-dessus de chaque mur, lança un coup d’œildans l’intérieur de chaque grille, par le trou de chaque serrure,heurta à quelques magasins déserts sans avoir de réponse, enfinconsuma près de deux heures dans cette recherche inutile.
Neuf heures du soir sonnèrent. Il faisait nuitclose : on n’entendait plus aucun bruit, on n’apercevait plusaucun mouvement dans ce quartier désert, d’où la vie semblaits’être retirée avec le jour.
Maurice, désespéré, allait faire un mouvementrétrograde, quand tout à coup, au détour d’une étroite allée, ilvit briller une lumière. Il s’aventura dans le passage sombre, sansremarquer qu’au moment même où il s’y enfonçait, une tête curieusequi, depuis un quart d’heure, du milieu d’un massif d’arbress’élevant au-dessus de la muraille, suivait tous ses mouvements,venait de disparaître avec précipitation derrière cettemuraille.
Quelques secondes après que la tête eutdisparu, trois hommes, sortant par une petite porte percée danscette même muraille, allèrent se jeter dans l’allée où venait de seperdre Maurice, tandis qu’un quatrième, pour plus grandeprécaution, fermait la porte de cette allée.
Maurice, au bout de l’allée, avait trouvé unecour ; c’était de l’autre côté de cette cour que brillait lalumière. Il frappa à la porte d’une maison pauvre etsolitaire ; mais au premier coup qu’il frappa, la lumières’éteignit.
Maurice redoubla, mais nul ne répondit à sonappel ; il vit que c’était un parti pris de ne pas répondre.Il comprit qu’il perdait inutilement son temps à frapper, traversala cour et rentra sous l’allée.
En même temps, la porte de la maison tournadoucement sur ses gonds ; trois hommes en sortirent et un coupde sifflet retentit.
Maurice se retourna et vit trois ombres à ladistance de deux longueurs de son bâton.
Dans les ténèbres, à la lueur de cette espècede lumière qui existe toujours pour les yeux depuis longtempshabitués à l’obscurité, reluisaient trois lames aux refletsfauves.
Maurice comprit qu’il était cerné. Il voulutfaire le moulinet avec son bâton ; mais l’allée était siétroite que son bâton toucha les deux murs. Au même instant, unviolent coup, porté sur la tête, l’étourdit. C’était une agressionimprévue faite par les quatre hommes qui étaient sortis de lamuraille. Sept hommes se jetèrent à la fois sur Maurice, et, malgréune résistance désespérée, le terrassèrent, lui lièrent les mainset lui bandèrent les yeux.
Maurice n’avait pas jeté un cri, n’avait pasappelé à l’aide. La force et le courage veulent toujours se suffireà eux-mêmes et semblent avoir honte d’un secours étranger.
D’ailleurs, Maurice eût appelé que, dans cequartier désert, personne ne fût venu.
Maurice fut donc lié et garrotté sans, commenous l’avons dit, qu’il eût poussé une plainte.
Il avait réfléchi, au reste, que si on luibandait les yeux, ce n’était pas pour le tuer tout de suite. Àl’âge de Maurice, tout répit est un espoir.
Il recueillit donc toute sa présence d’espritet attendit.
– Qui es-tu ? demanda une voixencore animée par la lutte.
– Je suis un homme que l’on assassine,répondit Maurice.
– Il y a plus, tu es un homme mort, si tuparles haut, que tu appelles ou que tu cries.
– Si j’eusse dû crier, je n’eusse pointattendu jusqu’à présent.
– Es-tu prêt à répondre à mesquestions ?
– Questionnez d’abord, je verrai après sije dois répondre.
– Qui t’envoie ici ?
– Personne.
– Tu y viens donc de ton propremouvement ?
– Oui.
– Tu mens.
Maurice fit un mouvement terrible pour dégagerses mains ; la chose était impossible.
– Je ne mens jamais ! dit-il.
– En tout cas, que tu viennes de tonpropre mouvement, ou que tu sois envoyé, tu es un espion.
– Et vous des lâches !
– Des lâches, nous ?
– Oui, vous êtes sept ou huit contre unhomme garrotté, et vous insultez cet homme. Lâches !lâches ! lâches !
Cette violence de Maurice, au lieu d’aigrirses adversaires, parut les calmer : cette violence même étaitla preuve que le jeune homme n’était pas ce dont onl’accusait ; un véritable espion eût tremblé et demandégrâce.
– Il n’y a pas d’insulte là, dit une voixplus douce, mais en même temps plus impérieuse qu’aucune de cellesqui avaient parlé. Dans le temps où nous vivons, on peut êtreespion sans être malhonnête homme : seulement, on risque savie.
– Soyez le bienvenu, vous qui avezprononcé cette parole ; j’y répondrai loyalement.
– Qu’êtes-vous venu faire dans cequartier ?
– Y chercher une femme.
Un murmure d’incrédulité accueillit cetteexcuse. Ce murmure grossit et devint un orage.
– Tu mens ! reprit la même voix. Iln’y a point de femme, et nous savons ce que nous entendons parfemme, il n’y a point de femme à poursuivre dans ce quartier ;avoue ton projet, ou tu mourras.
– Allons donc, dit Maurice. Vous ne metueriez pas pour le plaisir de me tuer, à moins que vous ne soyezde véritables brigands.
Et Maurice fit un second effort plus violentet plus inattendu encore que le premier pour dégager ses mains dela corde qui les liait ; mais soudain un froid douloureux etaigu lui déchira la poitrine.
Maurice fit malgré lui un mouvement enarrière.
– Ah ! tu sens cela, dit un deshommes. Eh bien, il y a encore huit pouces pareils au pouce aveclequel tu viens de faire connaissance.
– Alors, achevez, dit Maurice avecrésignation. Ce sera fini tout de suite, au moins.
– Qui es-tu ? Voyons ! dit lavoix douce et impérieuse à la fois.
– C’est mon nom que vous voulezsavoir ?
– Oui, ton nom ?
– Je suis Maurice Lindey.
– Quoi ! s’écria une voix, MauriceLindey, le revoluti… le patriote ? Maurice Lindey, secrétairede la section Lepelletier ?
Ces paroles furent prononcées avec tant dechaleur, que Maurice vit bien qu’elles étaient décisives. Yrépondre, c’était, d’une façon ou de l’autre, fixer invariablementson sort.
Maurice était incapable d’une lâcheté. Il seredressa en vrai Spartiate, et dit d’une voix ferme :
– Oui, Maurice Lindey ; oui, MauriceLindey, le secrétaire de la section Lepelletier ; oui, MauriceLindey, le patriote, le révolutionnaire, le jacobin ; MauriceLindey enfin, dont le plus beau jour sera celui où il mourra pourla liberté.
Un silence de mort accueillit cetteréponse.
Maurice Lindey présentait sa poitrine,attendant d’un moment à l’autre que la lame, dont il avait senti lapointe seulement, se plongeât tout entière dans son cœur.
– Est-ce bien vrai ? dit aprèsquelques secondes une voix qui trahissait quelque émotion. Voyons,jeune homme, ne mens pas.
– Fouillez dans ma poche, dit Maurice, etvous trouverez ma commission. Regardez sur ma poitrine, et si monsang ne les a pas effacées, vous trouverez mes initiales, unM et un L brodés sur ma chemise.
Aussitôt Maurice se sentit enlever par desbras vigoureux. Il fut porté pendant un espace assez court. Ilentendit, ouvrir une première porte, puis une seconde. Seulement,la seconde était plus étroite que la première, car à peine si leshommes qui le portaient y purent passer avec lui.
Les murmures et les chuchotementscontinuaient.
– Je suis perdu, se dit à lui-mêmeMaurice ; ils vont me mettre une pierre au cou et me jeterdans quelque trou de la Bièvre.
Mais, au bout d’un instant, il sentit que ceuxqui le portaient montaient quelques marches. Un air plus tièdefrappa son visage, et on le déposa sur un siège. Il entendit fermerune porte à double tour, des pas s’éloignèrent. Il crut sentirqu’on le laissait seul. Il prêta l’oreille avec autant d’attentionque peut le faire un homme dont la vie dépend d’un mot, et il crutentendre que cette même voix, qui avait déjà frappé son oreille parun mélange de fermeté et de douceur, disait aux autres :
– Délibérons.
Un quart d’heure s’écoula qui parut un siècleà Maurice. Rien de plus naturel : jeune, beau, vigoureux,soutenu dans sa force par cent amis dévoués, avec lesquels ilrêvait parfois l’accomplissement de grandes choses, il se sentaittout à coup, sans préparation aucune, exposé à perdre la vie dansun guet-apens ignoble.
Il comprenait qu’on l’avait renfermé dans unechambre quelconque ; mais était-il surveillé ?
Il essaya un nouvel effort pour rompre sesliens. Ses muscles d’acier se gonflèrent et se roidirent, la cordelui entra dans les chairs, mais ne se rompit pas.
Le plus terrible, c’est qu’il avait les mainsliées derrière le dos et qu’il ne pouvait arracher son bandeau.S’il avait pu voir, peut-être eût-il pu fuir.
Cependant, ces diverses tentatives s’étaientaccomplies sans que personne s’y opposât, sans que rien bougeâtautour de lui ; il en augura qu’il était seul.
Ses pieds foulaient quelque chose de moelleuxet de sourd, du sable, de la terre grasse, peut-être. Une odeurâcre et pénétrante frappait son odorat et dénonçait la présence desubstances végétales, Maurice pensa qu’il était dans une serre oudans quelque chose de pareil. Il fit quelques pas, heurta un mur,se retourna pour tâter avec ses mains, sentit des instrumentsaratoires, et poussa une exclamation de joie.
Avec des efforts inouïs, il parvint à explorertous ces instruments les uns après les autres. Sa fuite devenaitalors une question de temps : si le hasard ou la Providencelui donnait cinq minutes, et si parmi ces ustensiles il trouvait uninstrument tranchant, il était sauvé.
Il trouva une bêche.
Ce fut, par la manière dont Maurice était lié,toute une lutte pour retourner cette bêche, de façon à ce que lefer fût en haut. Sur ce fer, qu’il maintenait contre le mur avecses reins, il coupa ou plutôt il usa la corde qui lui liait lespoignets. L’opération était longue, le fer de la bêche tranchaitlentement. La sueur lui coulait sur le front ; il entenditcomme un bruit de pas qui se rapprochait. Il fit un dernier effort,violent, inouï, suprême ; la corde, à moitié usée, serompit.
Cette fois, ce fut un cri de joie qu’ilpoussa ; il était sûr du moins de mourir en se défendant.
Maurice arracha le bandeau de dessus sesyeux.
Il ne s’était pas trompé ; il était dansune espèce, non pas de serre, mais de pavillon où l’on avait serréquelques-unes de ces plantes grasses qui ne peuvent passer lamauvaise saison en plein air. Dans un coin, étaient ces instrumentsde jardinage dont l’un lui avait rendu un si grand service. En facede lui était une fenêtre ; il s’élança vers la fenêtre ;elle était grillée, et un homme armé d’une carabine était placé ensentinelle devant.
De l’autre côté du jardin, à trente pas dedistance à peu près, s’élevait un petit kiosque qui faisait pendantà celui où était Maurice. Une jalousie était baissée, mais àtravers cette jalousie brillait une lumière.
Il s’approcha de la porte et écouta : uneautre sentinelle passait et repassait devant la porte. C’étaientses pas qu’il avait entendus.
Mais au fond du corridor retentissaient desvoix confuses ; la délibération avait visiblement dégénéré endiscussion. Maurice ne pouvait entendre avec suite ce qui sedisait. Cependant quelques mots pénétraient jusqu’à lui, et parmices mots, comme si pour ceux-là seuls la distance était moinsgrande, il entendait les mots espion, poignard, mort.
Maurice redoubla d’attention. Une portes’ouvrit, et il entendit plus distinctement.
– Oui, disait une voix, oui, c’est unespion, il a découvert quelque chose, et il est certainement envoyépour surprendre nos secrets. En le délivrant, nous courons risquequ’il nous dénonce.
– Mais sa parole ? dit une voix.
– Sa parole, il la donnera, puis il latrahira. Est-ce qu’il est gentilhomme pour qu’on se fie à saparole ?
Maurice grinça des dents à cette idée quequelques gens avaient encore la prétention qu’il fallût êtregentilhomme pour garder la foi jurée.
– Mais nous connaît-il pour nousdénoncer ?
– Non, certes, il ne nous connaît pas, ilne sait pas ce que nous faisons ; mais il sait l’adresse, ilreviendra bien accompagné.
L’argument parut péremptoire.
– Eh bien, dit la voix qui déjà plusieursfois avait frappé Maurice comme devant être celle du chef, c’estdonc décidé ?
– Mais oui, cent fois oui ; je nevous comprends pas avec votre magnanimité, mon cher ; si lecomité de salut public nous tenait, vous verriez s’il ferait toutesces façons.
– Ainsi donc vous persistez dans votredécision, messieurs ?
– Sans doute, et vous n’allez pas,j’espère, vous y opposer.
– Je n’ai qu’une voix, messieurs, elle aété pour qu’on lui rendît la liberté. Vous en avez six, elles ontété toutes six pour la mort. Va donc pour la mort.
La sueur qui coulait sur le front de Mauricese glaça tout à coup.
– Il va crier, hurler, dit la voix.Avez-vous au moins éloigné madame Dixmer ?
– Elle ne sait rien ; elle est dansle pavillon en face.
– Madame Dixmer, murmura Maurice ;je commence à comprendre. Je suis chez ce maître tanneur qui m’aparlé dans la vieille rue Saint-Jacques, et qui s’est éloigné en seriant de moi, quand je n’ai pas pu lui dire le nom de mon ami. Maisquel diable d’intérêt un maître tanneur peut-il avoir àm’assassiner ?
» En tout cas, dit-il, avant qu’onm’assassine, j’en tuerai plus d’un.
Et il bondit vers l’instrument inoffensif qui,dans sa main, allait devenir une arme terrible.
Puis il revint derrière la porte et se plaçade façon à ce qu’en se déployant elle le couvrît.
Son cœur palpitait à briser sa poitrine, etdans le silence on entendait le bruit de ses palpitations.
Tout à coup Maurice frissonna de la tête auxpieds ; une voix avait dit :
– Si vous m’en croyez, vous casserez toutbonnement une vitre, et à travers les barreaux vous le tuerez d’uncoup de carabine.
– Oh ! non, non, pas d’explosion,dit une autre voix ; une explosion peut nous trahir. Ah !vous voilà, Dixmer ; et votre femme ?
– Je viens de regarder à travers lajalousie ; elle ne se doute de rien, elle lit.
– Dixmer, vous allez nous fixer.Êtes-vous pour un coup de carabine ? êtes-vous pour un coup depoignard ?
– Soit, pour le poignard.Allons !
– Allons ! répétèrent ensemble lescinq ou six voix.
Maurice était un enfant de la Révolution, uncœur de bronze, une âme athée, comme il y en avait beaucoup à cetteépoque-là. Mais à ce mot allons !prononcé derrièrecette porte qui, seule, le séparait de la mort, il se rappela lesigne de la croix que sa mère lui avait appris lorsque, toutenfant, elle lui faisait dire ses prières à genoux.
Les pas se rapprochèrent, mais ilss’arrêtèrent, puis la clef grinça dans la serrure, et la portes’ouvrit lentement.
Pendant cette minute qui venait de s’écouler,Maurice s’était dit : « Si je perds mon temps à frapper,je serai tué. En me précipitant sur les assassins, je lessurprends ; je gagne le jardin, la ruelle, je me sauvepeut-être. »
Aussitôt, prenant un élan de lion, en jetantun cri sauvage où il y avait encore plus de menace que d’effroi, ilrenversa les deux premiers hommes, qui le croyant lié et les yeuxbandés, étaient loin de s’attendre à une pareille agression, écartales autres, franchit, grâce à ses jarrets d’acier, dix toises enune seconde, vit au bout du corridor une porte donnant sur lejardin toute grande ouverte, s’élança, sauta dix marches, se trouvadans le jardin, et, s’orientant du mieux qu’il lui était possible,courut vers la porte.
La porte était fermée à deux verrous et à laserrure. Maurice tira les deux verrous, voulut ouvrir laserrure ; il n’y avait pas de clef.
Pendant ce temps, ceux qui le poursuivaientétaient arrivés au perron : ils l’aperçurent.
– Le voilà, crièrent-ils, tirez dessus,Dixmer, tirez dessus ; tuez ! tuez !
Maurice poussa un rugissement : il étaitenfermé dans le jardin ; il mesura de l’œil lesmurailles ; elles avaient dix pieds de haut.
Tout cela fut rapide comme une seconde.
Les assassins s’élancèrent à sa poursuite.
Maurice avait trente pas d’avance à peu prèssur eux ; il regarda tout autour de lui avec ce regard ducondamné qui demande l’ombre d’une chance de salut pour en faireune réalité.
Il aperçut le kiosque, la jalousie, derrièrela jalousie la lumière. Il ne fit qu’un bond, un bond de dix pieds,saisit la jalousie, l’arracha, passa au travers de la fenêtre en labrisant et tomba dans une chambre éclairée où lisait une femmeassise près du feu.
Cette femme se leva épouvantée en criant ausecours.
– Range-toi, Geneviève, range-toi, criala voix de Dixmer ; range-toi, que je le tue !
Et Maurice vit s’abaisser à dix pas de lui lecanon de la carabine.
Mais à peine la femme l’eût-elle regardéqu’elle jeta un cri terrible, et qu’au lieu de se ranger comme lelui ordonnait son mari, elle se jeta entre lui et le canon dufusil.
Ce mouvement concentra toute l’attention deMaurice sur la généreuse créature dont le premier mouvement étaitde le protéger.
À son tour, il jeta un cri.
C’était son inconnue tant cherchée.
– Vous !… Vous !…s’écria-t-il.
– Silence ! dit-elle.
Puis, se retournant vers les assassins, qui,différentes armes à la main, s’étaient rapprochés de lafenêtre :
– Oh ! vous ne le tuerez pas !s’écria-t-elle.
– C’est un espion, s’écria Dixmer, dontla figure douce et placide avait pris une expression de résolutionimplacable ; c’est un espion, et il doit mourir.
– Un espion ! lui ? ditGeneviève ; lui, un espion ? Venez ici, Dixmer. Je n’aiqu’un mot à vous dire pour vous prouver que vous vous trompezétrangement.
Dixmer s’approcha de la fenêtre :Geneviève s’approcha de lui, et, se penchant à son oreille, ellelui dit quelques mots tout bas.
Le maître tanneur releva la tête.
– Lui ? dit-il.
– Lui-même, répondit Geneviève.
– Vous en êtes sûre ?
La jeune femme ne répondit point cettefois : mais elle se retourna vers Maurice et lui tendit lamain en souriant.
Les traits de Dixmer reprirent alors uneexpression singulière de mansuétude et de froideur. Il posa lacrosse de sa carabine à terre.
– Alors, c’est autre chose, dit-il.
Puis, faisant signe à ses compagnons de lesuivre, il s’écarta avec eux et leur dit quelques mots, aprèslesquels ils s’éloignèrent.
– Cachez cette bague, murmura Genevièvependant ce temps ; tout le monde la connaît ici.
Maurice ôta vivement la bague de son doigt etla glissa dans la poche de son gilet.
Un instant après, la porte du pavillons’ouvrit, et Dixmer, sans arme, s’avança vers Maurice.
– Pardon, citoyen, lui dit-il ; quen’ai-je su plus tôt les obligations que je vous avais ! Mafemme, tout en se souvenant du service que vous lui aviez rendudans la soirée du 10 mars, avait oublié votre nom. Nous ignorionsdonc complètement à qui nous avions à faire ; sans cela,croyez-le bien, nous n’eussions pas un instant suspecté votrehonneur ni soupçonné vos intentions. Ainsi donc, pardon, encore unefois !
Maurice était stupéfait ; il se tenaitdebout par un miracle d’équilibre ; il sentait que la tête luitournait, il était près de tomber.
Il s’appuya à la cheminée.
– Mais enfin, dit-il, pourquoivouliez-vous donc me tuer ?
– Voilà le secret, citoyen, dit Dixmer,et je le confie à votre loyauté. Je suis, comme vous le savez déjà,maître tanneur et chef de cette tannerie. La plupart des acides quej’emploie pour la préparation de mes peaux sont des marchandisesprohibées. Or, les contrebandiers que j’emploie avaient avis d’unedélation faite au conseil général. Vous voyant prendre desinformations, j’ai eu peur. Mes contrebandiers ont eu encore pluspeur que moi de votre bonnet rouge et de votre air décidé, et je nevous cache pas que votre mort était résolue.
– Je le sais pardieu bien, s’écriaMaurice, et vous ne m’apprenez là rien de nouveau. J’ai entenduvotre délibération et j’ai vu votre carabine.
– Je vous ai déjà demandé pardon, repritDixmer d’un air de bonhomie attendrissante. Comprenez donc ceci,que, grâce aux désordres du temps, nous sommes, moi et mon associé,M. Morand, en train de faire une immense fortune. Nous avonsla fourniture des sacs militaires ; tous les jours nous enfaisons confectionner quinze cents, ou deux mille. Grâce aubienheureux état de choses dans lequel nous vivons, lamunicipalité, qui a fort à faire, n’a pas le temps de vérifier bienexactement nos comptes, de sorte, il faut bien l’avouer, que nouspêchons un peu en eau trouble ; d’autant plus, comme je vousle disais, que les matières préparatoires que nous nous procuronspar contrebande nous permettent de gagner deux cents pour cent.
– Diable ! fit Maurice, cela meparaît un bénéfice assez honnête, et je comprends maintenant votrecrainte qu’une dénonciation de ma part ne le fît cesser ; maismaintenant que vous me connaissez, vous êtes rassuré, n’est-cepas ?
– Maintenant, dit Dixmer, je ne vousdemande même plus votre parole.
Puis, lui posant la main sur l’épaule et leregardant avec un sourire :
– Voyons, lui dit-il, à présent que noussommes en petit comité et entre amis, je puis le dire, queveniez-vous faire par ici, jeune homme ? Bien entendu, ajoutale maître tanneur, que si vous voulez vous taire, vous êtesparfaitement libre.
– Mais je vous l’ai dit, je crois,balbutia Maurice.
– Oui, une femme, dit le bourgeois, jesais qu’il était question d’une femme.
– Mon Dieu ! pardonnez-moi, citoyen,dit Maurice ; mais je comprends à merveille que je vous doisune explication. Eh bien, je cherchais une femme qui, l’autre soir,sous le masque, m’a dit demeurer dans ce quartier. Je ne sais nison nom, ni sa position, ni sa demeure. Seulement, je sais que jesuis amoureux fou, qu’elle est petite…
Geneviève était grande.
– Qu’elle est blonde et qu’elle a l’airéveillé…
Geneviève était brune avec de grands yeuxpensifs.
– Une grisette enfin…, continuaMaurice ; aussi, pour lui plaire, ai-je pris cet habitpopulaire.
– Voilà qui explique tout, dit Dixmeravec une foi angélique que ne démentait point le moindre regardsournois.
Geneviève avait rougi, et, se sentant rougir,s’était détournée.
– Pauvre citoyen Lindey, dit Dixmer enriant, quelle mauvaise heure nous vous avons fait passer, et vousêtes bien le dernier à qui j’eusse voulu faire du mal ; un sibon patriote, un frère !… Mais, en vérité, j’ai cru quequelque malintentionné usurpait votre nom.
– Ne parlons plus de cela, dit Maurice,qui comprit qu’il était temps de se retirer ; remettez-moidans mon chemin et oublions…
– Vous remettre dans votre chemin ?s’écria Dixmer ; vous quitter ? Ah ! non pas, nonpas ! je donne ou plutôt, mon associé et moi, nous donnons cesoir à souper aux braves garçons qui voulaient vous égorger tout àl’heure. Je compte bien vous faire souper avec eux pour que vousvoyiez qu’ils ne sont point si diables qu’ils en ont l’air.
– Mais, dit Maurice au comble de la joiede rester quelques heures près de Geneviève, je ne sais vraiment sije dois accepter.
– Comment ! si vous devez accepter,dit Dixmer ; je le crois bien : ce sont de bons et francspatriotes comme vous ; d’ailleurs, je ne croirai que vousm’avez pardonné que lorsque nous aurons rompu le pain ensemble.
Geneviève ne disait pas un mot. Maurice étaitau supplice.
– C’est qu’en vérité, balbutia le jeunehomme, je crains de vous gêner, citoyen… Ce costume… ma mauvaisemine…
Geneviève le regarda timidement.
– Nous offrons de bon cœur, dit-elle.
– J’accepte, citoyenne, répondit Mauriceen s’inclinant.
– Eh bien, je vais rassurer noscompagnons, dit le maître tanneur ; chauffez-vous enattendant, cher ami.
Il sortit. Maurice et Geneviève restèrentseuls.
– Ah ! monsieur, dit la jeune femmeavec un accent auquel elle essayait inutilement de donner le ton dureproche, vous avez manqué à votre parole, vous avez étéindiscret.
– Quoi ! madame, s’écria Maurice,vous aurais-je compromise ? Ah ! dans ce cas,pardonnez-moi ; je me retire, et jamais…
– Dieu ! s’écria-t-elle en selevant, vous êtes blessé à la poitrine ! votre chemise esttoute teinte de sang !
En effet, sur la chemise si fine et si blanchede Maurice, chemise qui faisait un étrange contraste avec seshabits grossiers, une large plaque de rouge s’était étendue etavait séché.
– Oh ! n’ayez aucune inquiétude,madame, dit le jeune homme ; un des contrebandiers m’a piquéavec son poignard.
Geneviève pâlit, et lui prenant lamain :
– Pardonnez-moi, murmura-t-elle, le malqu’on vous a fait ; vous m’avez sauvé la vie, et j’ai failliêtre cause de votre mort.
– Ne suis-je pas bien récompensé en vousretrouvant ? car, n’est-ce pas, vous n’avez pas cru un instantque ce fût une autre que vous que je cherchais ?
– Venez avec moi, interrompit Geneviève,je vous donnerai du linge… Il ne faut pas que nos convives vousvoient en cet état : ce serait pour eux un reproche tropterrible.
– Je vous gêne bien, n’est-ce pas ?répliqua Maurice en soupirant.
– Pas du tout, j’accomplis un devoir.
Et elle ajouta :
– Je l’accomplis même avec grandplaisir.
Geneviève conduisit alors Maurice vers ungrand cabinet de toilette d’une élégance et d’une distinction qu’ilne s’attendait pas à trouver dans la maison d’un maître tanneur. Ilest vrai que ce maître tanneur paraissait millionnaire.
Puis elle ouvrit toutes les armoires.
– Prenez, dit-elle, vous êtes chezvous.
Et elle se retira. Quand Maurice sortit, iltrouva Dixmer, qui était revenu.
– Allons, allons, dit-il, à table !on n’attend plus que vous.
Lorsque Maurice entra avec Dixmer et Genevièvedans la salle à manger, située dans le corps de bâtiment où onl’avait conduit d’abord, le souper était tout dressé, mais la salleétait encore vide.
Il vit entrer successivement tous les convivesau nombre de six.
C’étaient tous des hommes d’un extérieuragréable, jeunes pour la plupart, vêtus à la mode du jour ;deux ou trois même avaient la carmagnole et le bonnet rouge.
Dixmer leur présenta Maurice en énonçant sestitres et qualités.
Puis, se retournant vers Maurice :
– Vous voyez, dit-il, citoyen Lindey,toutes les personnes qui m’aident dans mon commerce. Grâce au tempsoù nous vivons, grâce aux principes révolutionnaires qui ont effacéla distance, nous vivons tous sur le pied de la plus sainteégalité. Tous les jours la même table nous réunit deux fois, et jesuis heureux que vous ayez bien voulu partager notre repas defamille. Allons, à table, citoyens, à table !
– Et… M. Morand, dit timidementGeneviève, ne l’attendons-nous pas ?
– Ah ! c’est vrai, répondit Dixmer.Le citoyen Morand, dont je vous ai déjà parlé, citoyen Lindey, estmon associé. C’est lui qui est chargé, si je puis le dire, de lapartie morale de la maison ; il fait les écritures, tient lacaisse, règle les factures, donne et reçoit l’argent, ce qui faitque c’est celui de nous tous qui a le plus de besogne. Il enrésulte qu’il est quelquefois en retard. Je vais le faireprévenir.
En ce moment la porte s’ouvrit et le citoyenMorand entra.
C’était un homme de petite taille, brun, auxsourcils épais ; des lunettes vertes, comme en portent leshommes dont la vue est fatiguée par le travail, cachaient ses yeuxnoirs, mais n’empêchaient pas l’étincelle d’en jaillir. Auxpremiers mots qu’il dit, Maurice reconnut cette voix douce etimpérieuse à la fois qui avait été constamment, dans cette terriblediscussion dont il avait été victime, pour les voies dedouceur ; il était vêtu d’un habit brun à larges boutons,d’une veste de soie blanche, et son jabot assez fin fut souvent,pendant le souper, tourmenté par une main dont Maurice, sans douteparce que c’était celle d’un marchand tanneur, admira la blancheuret la délicatesse.
On prit place. Le citoyen Morand fut placé àla droite de Geneviève, Maurice à sa gauche ; Dixmer s’assiten face de sa femme ; les autres convives prirentindifféremment leur poste autour d’une table oblongue.
Le souper était recherché : Dixmer avaitun appétit d’industriel et faisait, avec beaucoup de bonhomie, leshonneurs de sa table. Les ouvriers, ou ceux qui passaient pourtels, lui faisaient, sous ce rapport, bonne et franche compagnie.Le citoyen Morand parlait peu, mangeait moins encore, ne buvaitpresque pas et riait rarement ; Maurice, peut-être à cause dessouvenirs que lui rappelait sa voix, éprouva bientôt pour lui unevive sympathie ; seulement, il était en doute sur son âge, etce doute l’inquiétait ; tantôt il le prenait pour un homme dequarante à quarante-cinq ans, et tantôt pour un tout jeunehomme.
Dixmer se crut, en se mettant à table, obligéde donner à ses convives une sorte de raison à l’admission d’unétranger dans leur petit cercle.
Il s’en acquitta en homme naïf et peu habituéà mentir ; mais les convives ne paraissaient pas difficiles enmatière de raisons, à ce qu’il paraît, car, malgré toute lamaladresse que mit le fabricant de pelleteries dans l’introductiondu jeune homme, son petit discours d’introduction satisfit tout lemonde.
Maurice le regardait avec étonnement.
« Sur mon honneur, se disait-il enlui-même, je crois que je me trompe moi-même. Est-ce bien là lemême homme qui, l’œil ardent, la voix menaçante, me poursuivait unecarabine à la main, et voulait absolument me tuer, il y a troisquarts d’heure ? En ce moment-là, je l’eusse pris pour unhéros ou pour un assassin. Mordieu ! comme l’amour despelleteries vous transforme un homme ! »
Il y avait au fond du cœur de Maurice, tandisqu’il faisait toutes ces observations, une douleur et une joie siprofondes toutes deux, que le jeune homme n’eût pu se dire au justequelle était la situation de son âme. Il se retrouvait enfin prèsde cette belle inconnue qu’il avait tant cherchée. Comme il l’avaitrêvé d’avance, elle portait un doux nom. Il s’enivrait du bonheurde la sentir à son côté ; il absorbait ses moindres paroles,et le son de sa voix, toutes les fois qu’elle résonnait, faisaitvibrer jusqu’aux cordes les plus secrètes de son cœur ; maisce cœur était brisé par ce qu’il voyait.
Geneviève était bien telle qu’il l’avaitentrevue : ce rêve d’une nuit orageuse, la réalité ne l’avaitpas détruit. C’était bien la jeune femme élégante, à l’œil triste,à l’esprit élevé ; c’était bien, ce qui était arrivé sisouvent dans les dernières années qui avaient précédé cette fameuseannée 93, dans laquelle on se trouvait, c’était bien la jeune fillede distinction, obligée, à cause de la ruine toujours plus profondedans laquelle était tombée la noblesse, de s’allier à labourgeoisie, au commerce. Dixmer paraissait un brave homme ;il était riche incontestablement ; ses manières avec Genevièvesemblaient être celles d’un homme qui prend à tâche de rendre unefemme heureuse. Mais cette bonhomie, cette richesse, ces intentionsexcellentes, pouvaient-elles combler cette immense distance quiexistait entre la femme et le mari, entre la jeune fille poétique,distinguée, charmante, et l’homme aux occupations matérielles et àl’aspect vulgaire ? Avec quel sentiment Genevièvecomblait-elle cet abîme ?… Hélas ! le hasard le disaitassez maintenant à Maurice : avec l’amour. Et il fallait bienen revenir à cette première opinion qu’il avait eue de la jeunefemme, c’est-à-dire que, le soir où il l’avait rencontrée, ellerevenait d’un rendez-vous d’amour.
Cette idée que Geneviève aimait un hommetorturait le cœur de Maurice.
Alors il soupirait, alors il regrettait d’êtrevenu pour prendre une dose plus active encore de ce poison qu’onappelle amour.
Puis, dans d’autres moments, en écoutant cettevoix si douce, si pure et si harmonieuse, en interrogeant ce regardsi limpide, qui semblait ne pas craindre que par lui on pût lirejusqu’au plus profond de son âme, Maurice en arrivait à croirequ’il était impossible qu’une pareille créature pût tromper, etalors il éprouvait une joie amère à songer que ce beau corps ;âme et matière, appartenait à ce bon bourgeois au sourire honnête,aux plaisanteries vulgaires, et ne serait jamais qu’à lui.
On parla politique, ce ne pouvait guère êtreautrement. Que dire à une époque où la politique se mêlait à tout,était peinte au fond des assiettes, couvrait toutes les murailles,était proclamée à chaque heure dans les rues ?
Tout à coup un des convives, qui jusque-làavait gardé le silence, demanda des nouvelles des prisonniers duTemple.
Maurice tressaillit malgré lui au timbre decette voix. Il avait reconnu l’homme qui, toujours pour les moyensextrêmes, l’avait d’abord frappé de son couteau, et avait ensuitevoté pour la mort.
Cependant cet homme, honnête tanneur, chef del’atelier, du moins Dixmer le proclama tel, réveilla bientôt labelle humeur de Maurice en exprimant les idées les pluspatriotiques et les principes les plus révolutionnaires. Le jeunehomme, dans certaines circonstances, n’était point ennemi de cesmesures vigoureuses, si fort à la mode à cette époque, et dontDanton était l’apôtre et le héros. À la place de cet homme, dontl’arme et la voix lui avaient fait éprouver et lui faisaientéprouver encore de si poignantes sensations, il n’eût pas assassinécelui qu’il eût pris pour un espion, mais il l’eût lâché dans unjardin, et là, à armes égales, un sabre à la main comme sonadversaire, il l’eût combattu sans merci, sans miséricorde. Voilàce qu’eût fait Maurice. Mais il comprit bientôt que c’était tropdemander d’un garçon tanneur, que de demander qu’il fît ce queMaurice aurait fait.
Cet homme aux mesures extrêmes, et quiparaissait voir dans ses idées politiques les mêmes systèmesviolents que dans sa conduite privée, parlait donc du Temple, ets’étonnait que l’on confiât la garde de ses prisonniers à unconseil permanent, facile à corrompre, et à des municipaux dont lafidélité avait été plus d’une fois déjà tentée.
– Oui, dit le citoyen Morand ; maisil faut convenir qu’en toute occasion, jusqu’à présent, la conduitede ces municipaux a justifié la confiance que la nation avait eneux, et l’histoire dira qu’il n’y avait pas que le citoyenRobespierre qui méritât le surnom d’incorruptible.
– Sans doute, sans doute, repritl’interlocuteur, mais de ce qu’une chose n’est point arrivéeencore, il serait absurde de conclure qu’elle n’arrivera jamais.C’est comme pour la garde nationale, continua le chefd’atelier ; eh bien, les compagnies des différentes sectionssont convoquées chacune à son tour pour le service du Temple, etcela indifféremment. Eh bien, n’admettez-vous point qu’il puisse yavoir, dans une compagnie de vingt ou vingt-cinq hommes, un noyaude huit ou dix gaillards bien déterminés, qui, une belle nuit,égorgent les sentinelles et enlèvent les prisonniers ?
– Bah ! dit Maurice, tu vois,citoyen, que c’est un mauvais moyen, puisque, il y a trois semainesou un mois, on a voulu l’employer et qu’on n’a point réussi.
– Oui, reprit Morand ; mais parcequ’un des aristocrates qui composaient la patrouille a eul’imprudence, en parlant je ne sais à qui, de laisser échapper lemot monsieur.
– Et puis, dit Maurice, quitenait à prouver que la police de la République était bien faite,parce qu’on s’était déjà aperçu de l’entrée du chevalier deMaison-Rouge dans Paris.
– Bah ! s’écria Dixmer.
– On savait que Maison-Rouge était entrédans Paris ? demanda froidement Morand. Et savait-on par quelmoyen il y était entré ?
– Parfaitement.
– Ah diable ! dit Morand en sepenchant en avant pour regarder Maurice, je serais curieux desavoir cela ; jusqu’à présent, on n’a rien pu nous dire encorede positif là-dessus. Mais vous, citoyen, vous le secrétaire d’unedes principales sections de Paris, vous devez être mieuxrenseigné ?
– Sans doute, dit Maurice ; aussi ceque je vais vous dire est-il l’exacte vérité.
Tous les convives, et même Geneviève, parurentaccorder la plus grande attention à ce qu’allait dire le jeunehomme.
– Eh bien, dit Maurice, le chevalier deMaison-Rouge venait de Vendée, à ce qu’il paraît ; il avaittraversé toute la France avec son bonheur ordinaire. Arrivé pendantla journée à la barrière du Roule, il a attendu jusqu’à neuf heuresdu soir. À neuf heures du soir, une femme, déguisée en femme dupeuple, est sortie par cette barrière, portant au chevalier uncostume de chasseur de la garde nationale ; dix minutes après,elle est rentrée avec lui ; la sentinelle, qui l’avait vuesortir seule, a eu des soupçons en la voyant rentreraccompagnée : elle a donné l’alarme au poste ; le posteest sorti. Les deux coupables, ayant compris que c’était à euxqu’on en voulait, se sont jetés dans un hôtel qui leur a ouvert uneseconde porte sur les Champs-Élysées. Il paraît qu’une patrouilletoute dévouée aux tyrans attendait le chevalier au coin de la rueBar-du-Bec. Vous savez le reste.
– Ah ! ah ! dit Morand ;c’est curieux, ce que vous nous racontez là…
– Et surtout positif, dit Maurice.
– Oui, cela en a l’air ; mais, lafemme, sait-on ce qu’elle est devenue ?…
– Non, elle a disparu, et l’on ignorecomplètement qui elle est et ce qu’elle est.
L’associé du citoyen Dixmer et le citoyenDixmer lui-même parurent respirer plus librement.
Geneviève avait écouté tout ce récit, pâle,immobile et muette.
– Mais, dit le citoyen Morand avec safroideur ordinaire, qui peut dire que le chevalier de Maison-Rougefaisait partie de cette patrouille qui a donné l’alarme auTemple ?
– Un municipal de mes amis qui, cejour-là, était de service au Temple, l’a reconnu.
– Il savait donc sonsignalement ?
– Il l’avait vu autrefois.
– Et quel homme est-ce, physiquement, quece chevalier de Maison-Rouge ? demanda Morand.
– Un homme de vingt-cinq à vingt-six ans,petit, blond, d’un visage agréable, avec des yeux magnifiques etdes dents superbes.
Il se fit un profond silence.
– Eh bien, dit Morand, si votre ami lemunicipal a reconnu ce prétendu chevalier de Maison-Rouge, pourquoine l’a-t-il pas arrêté ?
– D’abord, parce que, ne sachant pas sonarrivée à Paris, il a craint d’être dupe d’une ressemblance ;et puis mon ami est un peu tiède, il a fait ce que font les sageset les tièdes : dans le doute, il s’est abstenu.
– Vous n’auriez pas agi ainsi,citoyen ? dit Dixmer à Maurice en riant brusquement.
– Non, dit Maurice, je l’avoue :j’aurais mieux aimé me tromper que de laisser échapper un hommeaussi dangereux que l’est ce chevalier de Maison-Rouge.
– Et qu’eussiez-vous donc fait,monsieur ?… demanda Geneviève.
– Ce que j’eusse fait, citoyenne ?dit Maurice. Oh ! mon Dieu ! ce n’eût pas été long :j’eusse fait fermer toutes les portes du Temple ; j’eusse étédroit à la patrouille, et j’eusse mis la main sur le collet duchevalier, en lui disant : « Chevalier de Maison-Rouge,je vous arrête comme traître à la nation ! » Et une foisque je lui eusse mis la main au collet, je ne l’eusse point lâché,je vous en réponds.
– Mais que serait-il arrivé ?demanda Geneviève.
– Il serait arrivé qu’on lui aurait faitson procès, à lui et à ses complices, et qu’à l’heure qu’il est, ilserait guillotiné, voilà tout.
Geneviève frissonna et lança à son voisin uncoup d’œil d’effroi.
Mais le citoyen Morand ne parut pas remarquerce coup d’œil, et vidant flegmatiquement son verre :
– Le citoyen Lindey a raison,dit-il ; il n’y avait que cela à faire. Malheureusement, on nel’a pas fait.
– Et, demanda Geneviève, sait-on cequ’est devenu ce chevalier de Maison-Rouge ?
– Bah ! dit Dixmer, il est probablequ’il n’a pas demandé son reste, et que, voyant sa tentativeavortée, il aura quitté immédiatement Paris.
– Et peut-être même la France, ajoutaMorand.
– Pas du tout, pas du tout, ditMaurice.
– Comment ! il a eu l’imprudence derester à Paris ? s’écria Geneviève.
– Il n’en a pas bougé.
Un mouvement général d’étonnement accueillitcette opinion émise par Maurice avec une si grande assurance.
– C’est une présomption que vous émettezlà, citoyen, dit Morand, une présomption, voilà tout.
– Non pas, c’est un fait quej’affirme.
– Oh ! dit Geneviève, j’avoue quepour mon compte, je ne puis croire à ce que vous dites,citoyen ; ce serait d’une imprudence impardonnable.
– Vous êtes femme, citoyenne ; vouscomprendrez donc une chose qui a dû l’emporter, chez un homme ducaractère du chevalier de Maison-Rouge, sur toutes lesconsidérations de sécurité personnelle possibles.
– Et quelle chose peut l’emporter sur lacrainte de perdre la vie d’une façon si affreuse ?
– Eh ! mon Dieu ! citoyenne,dit Maurice, l’amour.
– L’amour ? répéta Geneviève.
– Sans doute. Ne savez-vous donc pas quele chevalier de Maison-Rouge est amoureux d’Antoinette ?
Deux ou trois rires d’incrédulité éclatèrenttimides et forcés. Dixmer regarda Maurice, comme pour lire jusqu’aufond de son âme. Geneviève sentit des larmes mouiller ses yeux, etun frissonnement, qui ne put échapper à Maurice, courut par toutson corps. Le citoyen Morand répandit le vin de son verre qu’ilportait en ce moment à ses lèvres, et sa pâleur eût effrayéMaurice, si toute l’attention du jeune homme n’eût été en ce momentconcentrée sur Geneviève.
– Vous êtes émue, citoyenne, murmuraMaurice.
– N’avez-vous pas dit que je comprendraisparce que j’étais femme ? Eh bien, nous autres femmes, undévouement, si opposé qu’il soit à nos principes, nous touchetoujours.
– Et celui du chevalier de Maison-Rougeest d’autant plus grand, dit Maurice, qu’on assure qu’il n’a jamaisparlé à la reine.
– Ah çà ! citoyen Lindey, ditl’homme aux moyens extrêmes, il me semble, permets-moi de le dire,que tu es bien indulgent pour ce chevalier…
– Monsieur, dit Maurice en se servantpeut-être avec intention du mot qui avait cessé d’être en usage,j’aime toutes les natures fières et courageuses ; ce qui nem’empêche pas de les combattre quand je les rencontre dans lesrangs de mes ennemis. Je ne désespère pas de rencontrer un jour lechevalier de Maison-Rouge.
– Et… ? fit Geneviève.
– Et si je le rencontre… eh bien, je lecombattrai.
Le souper était fini. Geneviève donnal’exemple de la retraite en se levant elle-même.
En ce moment la pendule sonna.
– Minuit, dit froidement Morand.
– Minuit ! s’écria Maurice, minuitdéjà !
– Voilà une exclamation qui me faitplaisir, dit Dixmer ; elle prouve que vous ne vous êtes pasennuyé, et elle me donne l’espoir que nous nous reverrons. C’est lamaison d’un bon patriote qu’on vous ouvre, et j’espère que vousvous apercevrez bientôt, citoyen, que c’est celle d’un ami.
Maurice salua, et, se retournant versGeneviève :
– La citoyenne me permet-elle aussi derevenir ? demanda-t-il.
– Je fais plus que de le permettre, jevous en prie, dit vivement Geneviève. Adieu, citoyen. Et ellerentra chez elle.
Maurice prit congé de tous les convives, saluaparticulièrement Morand, qui lui avait beaucoup plu, serra la mainde Dixmer, et partit étourdi, mais bien plus joyeux qu’attristé, detous les événements si différents les uns des autres qui avaientagité sa soirée.
– Fâcheuse, fâcheuse rencontre ! ditaprès la retraite de Maurice la jeune femme fondant en larmes enprésence de son mari, qui l’avait reconduite chez elle.
– Bah ! le citoyen Maurice Lindey,patriote reconnu, secrétaire d’une section, pur, adoré, populaire,est, au contraire, une bien précieuse acquisition pour un pauvretanneur qui a chez lui de la marchandise de contrebande, réponditDixmer en souriant.
– Ainsi, vous croyez, mon ami ?…demanda timidement Geneviève.
– Je crois que c’est un brevet depatriotisme, un cachet d’absolution qu’il pose sur notremaison ; et je pense qu’à partir de cette soirée, le chevalierde Maison-Rouge lui-même serait en sûreté chez nous.
Et Dixmer, baisant sa femme au front avec uneaffection bien plus paternelle que conjugale, la laissa dans cepetit pavillon qui lui était entièrement consacré, et repassa dansl’autre partie du bâtiment qu’il habitait, avec les convives quenous avons vus entourer sa table.
On était arrivé au commencement du mois demai ; un jour pur dilatait les poitrines lassées de respirerles brouillards glacés de l’hiver, et les rayons d’un soleil tièdeet vivifiant descendaient sur la noire muraille du Temple.
Au guichet de l’intérieur, qui séparait latour des jardins, riaient et fumaient les soldats du poste.
Mais malgré cette belle journée, malgrél’offre qui fut faite aux prisonnières de descendre et de sepromener au jardin, les trois femmes refusèrent : depuisl’exécution de son mari, la reine se tenait obstinément dans sachambre, pour n’avoir point à passer devant la porte del’appartement qu’avait occupé le roi, au second étage.
Quand elle prenait l’air, par hasard, depuiscette fatale époque du 21 janvier, c’était sur le haut de la tour,dont on avait fermé les créneaux avec des jalousies.
Les gardes nationaux de service, qui étaientprévenus que les trois femmes avaient l’autorisation de sortir,attendirent donc vainement toute la journée qu’elles voulussentbien user de l’autorisation.
Vers cinq heures, un homme descendit ets’approcha du sergent commandant le poste.
– Ah ! ah ! c’est toi, pèreTison ! dit celui-ci qui paraissait un garde national dejoyeuse humeur.
– Oui, c’est moi, citoyen ; jet’apporte de la part du municipal Maurice Lindey, ton ami, qui estlà-haut, cette permission accordée, par le conseil du Temple, à mafille, de venir faire ce soir une petite visite à sa mère.
– Et tu sors au moment où ta fille vavenir, père dénaturé ? dit le sergent.
– Ah ! je sors bien à contrecœur,citoyen sergent. J’espérais, moi aussi, voir ma pauvre enfant, queje n’ai pas vue depuis deux mois, et l’embrasser… là, ce quis’appelle crânement, comme un père embrasse sa fille. Maisoui ! va te promener. Le service, ce service damné, me force àsortir. Il faut que j’aille à la Commune faire mon rapport. Unfiacre m’attend à la porte avec deux gendarmes, et cela juste aumoment où ma pauvre Sophie va venir.
– Malheureux père ! dit lesergent.
Ainsi l’amour de la patrie
Étouffe en toi la voix du sang.
L’une gémit et l’autre prie :
Au devoir immole…
– Dis donc, père Tison, si tu trouves parhasard une rime en ang, tu me la rapporteras. Elle memanque pour le moment.
– Et toi, citoyen sergent, quand ma filleviendra pour voir sa pauvre mère, qui meurt de ne pas la voir, tula laisseras passer.
– L’ordre est en règle, répondit lesergent, que le lecteur a déjà reconnu sans doute pour notre amiLorin ; ainsi, je n’ai rien à dire ; quand ta filleviendra, ta fille passera.
– Merci, brave Thermopyle, merci, ditTison.
Et il sortit pour aller faire son rapport à laCommune, en murmurant :
– Ah ! ma pauvre femme, va-t-elleêtre heureuse !
– Sais-tu, sergent, dit un garde nationalen voyant s’éloigner Tison et en entendant les paroles qu’ilprononçait en s’éloignant, sais-tu que ça fait frissonner au fond,ces choses-là ?
– Et quelles choses, citoyenDevaux ? demanda Lorin.
– Comment donc ! reprit lecompatissant garde national, de voir cet homme au visage si dur,cet homme au cœur de bronze, cet impitoyable gardien de la reine,s’en aller la larme à l’œil, moitié de joie, moitié de douleur, ensongeant que sa femme va voir sa fille, et que lui ne la verrapas ! Il ne faut pas trop réfléchir là-dessus, sergent, car,en vérité, cela attriste…
– Sans doute, et voilà pourquoi il neréfléchit pas lui-même, cet homme qui s’en va la larme à l’œil,comme tu dis.
– Et à quoi réfléchirait-il ?
– Eh bien, qu’il y a trois mois aussi quecette femme qu’il brutalise sans pitié n’a vu son enfant. Il nesonge pas à son malheur, à elle ; il songe à son malheur, àlui ; voilà tout. Il est vrai que cette femme était reine,continua le sergent d’un ton railleur, dont il eût été difficiled’interpréter le sens, et qu’on n’est point forcé d’avoir pour unereine les égards qu’on a pour la femme d’un journalier.
– N’importe, tout cela est fort triste,dit Devaux.
– Triste, mais nécessaire, ditLorin ; le mieux donc est, comme tu l’as dit, de ne pasréfléchir…
Et il se mit à fredonner :
Hier Nicette,
Sous des bosquets
Sombres et frais,
Marchait seulette.
Lorin en était là de sa chanson bucolique,quand, tout à coup, un grand bruit se fit entendre du côté gauchedu poste : il se composait de jurements, de menaces et depleurs.
– Qu’est-ce que cela ? demandaDevaux.
– On dirait d’une voix d’enfant, réponditLorin en écoutant.
– En effet, reprit le garde national,c’est un pauvre petit que l’on bat ; en vérité, on ne devraitenvoyer ici que ceux qui n’ont pas d’enfants.
– Veux-tu chanter ? dit une voixrauque et avinée.
Et la voix chanta, comme pour donnerl’exemple :
Madam’Veto avait promis
De faire égorger tout Paris…
– Non, dit l’enfant, je ne chanteraipas.
– Veux-tu chanter ? Et la voixrecommença :
Madam’Veto avait promis…
– Non, dit l’enfant ; non, non,non.
– Ah ! petit gueux ! dit lavoix rauque.
Et un bruit de lanière sifflante fendit l’air.L’enfant poussa un hurlement de douleur.
– Ah ! sacrebleu ! dit Lorin,c’est cet infâme Simon qui bat le petit Capet.
Quelques gardes nationaux haussèrent lesépaules, deux ou trois essayèrent de sourire. Devaux se leva ets’éloigna.
– Je le disais bien, murmura-t-il, quedes pères ne devraient jamais entrer ici.
Tout à coup une porte basse s’ouvrit, etl’enfant royal, chassé par le fouet de son gardien, fit, en fuyant,plusieurs pas dans la cour ; mais, derrière lui, quelque chosede lourd retentit sur le pavé et l’atteignit à la jambe.
– Ah ! cria l’enfant.
Et il trébucha et tomba sur un genou.
– Rapporte-moi ma forme, petit monstre,ou sinon…
L’enfant se releva et secoua la tête enmanière de refus.
– Ah ! c’est comme ça ? cria lamême voix. Attends, attends, tu vas voir.
Et le savetier Simon déboucha de sa loge,comme une bête fauve de sa tanière.
– Holà ! holà ! dit Lorin enfronçant le sourcil ; où allons-nous comme cela, maîtreSimon ?
– Châtier ce petit louveteau, dit lesavetier.
– Et pourquoi le châtier ? ditLorin.
– Pourquoi ?
– Oui.
– Parce que ce petit gueux ne veut nichanter comme un bon patriote, ni travailler comme un boncitoyen.
– Eh bien, qu’est-ce que cela tefait ? répondit Lorin ; est-ce que la nation t’a confiéCapet pour lui apprendre à chanter ?
– Ah çà ! dit Simon étonné, de quoite mêles-tu, citoyen sergent ? Je te le demande.
– De quoi je me mêle ? Je me mêle dece qui regarde tout homme de cœur. Or, il est indigne d’un homme decœur qui voit battre un enfant, de souffrir qu’on le batte.
– Bah ! le fils du tyran.
– Est un enfant, un enfant qui n’a pointparticipé aux crimes de son père, un enfant qui n’est pointcoupable, et que, par conséquent, on ne doit point punir.
– Et moi, je te dis qu’on me l’a donnépour en faire ce que je voudrais. Je veux qu’il chante la chansonde Madame Veto, et il la chantera.
– Mais, misérable, dit Lorin, madameVeto, c’est sa mère, à cet enfant ; voudrais-tu qu’on forçâtton fils à chanter que tu es une canaille ?
– Moi ? hurla Simon. Ah !mauvais aristocrate de sergent !
– Ah ! pas d’injures, ditLorin ; je ne suis pas Capet, moi… et l’on ne me fait paschanter de force.
– Je te ferai arrêter, mauvaisci-devant.
– Toi, dit Lorin, tu me ferasarrêter ? Essaye donc un peu de faire arrêter unThermopyle !
– Bon ! bon ! rira bien quirira le dernier. En attendant, Capet, ramasse ma forme et viensfaire ton soulier, ou, mille tonnerres !…
– Et moi, dit Lorin en pâlissantaffreusement et en faisant un pas en avant, les poings roidis etles dents serrées, moi, je te dis qu’il ne ramassera pas taforme ; moi, je te dis qu’il ne fera pas de souliers,entends-tu, mauvais drôle ? Ah ! oui, tu as là ton grandsabre, mais il ne me fait pas plus peur que toi. Ose le tirerseulement !
– Ah ! massacre ! hurla Simonblêmissant de rage.
En ce moment, deux femmes entrèrent dans lacour : l’une des deux tenait un papier à la main ; elles’adressa à la sentinelle.
– Sergent ! cria la sentinelle,c’est la fille Tison qui demande à voir sa mère.
– Laisse passer, puisque le conseil duTemple le permet, dit Lorin, qui ne voulait pas se détourner uninstant, de peur que Simon ne profitât de cette distraction pourbattre l’enfant.
La sentinelle laissa passer les deuxfemmes ; mais à peine eurent-elles monté quatre marches del’escalier sombre, qu’elles rencontrèrent Maurice Lindey, quidescendait un instant dans la cour.
La nuit était presque venue, de sorte qu’on nepouvait distinguer les traits de leur visage.
Maurice les arrêta.
– Qui êtes-vous, citoyennes,demanda-t-il, et que voulez-vous ?
– Je suis Sophie Tison, dit l’une desdeux femmes. J’ai obtenu la permission de voir ma mère, et je viensla voir.
– Oui, dit Maurice ; mais lapermission est pour toi seule, citoyenne.
– J’ai amené mon amie pour que noussoyons deux femmes, au moins, au milieu des soldats.
– Fort bien ; mais ton amie nemontera pas.
– Comme il vous plaira, citoyen, ditSophie Tison en serrant la main de son amie, qui, collée contre lamuraille, semblait frappée de surprise et d’effroi.
– Citoyens factionnaires, cria Maurice enlevant la tête et en s’adressant aux sentinelles qui étaientplacées à chaque étage, laissez passer la citoyenne Tison ;seulement, son amie ne peut point passer. Elle attendra surl’escalier, et vous veillerez à ce qu’on la respecte.
– Oui, citoyen, répondirent lessentinelles.
– Montez donc, dit Maurice.
Les deux femmes passèrent.
Quant à Maurice, il sauta les quatre ou cinqmarches qui lui restaient à descendre, et s’avança rapidement dansla cour.
– Qu’y a-t-il donc, dit-il aux gardesnationaux, et qui cause ce bruit ? On entend des cris d’enfantjusque dans l’antichambre des prisonnières.
– Il y a, dit Simon, qui, habitué auxmanières des municipaux, crut, en apercevant Maurice, qu’il luiarrivait du renfort ; il y a que c’est ce traître, cetaristocrate, ce ci-devant qui m’empêche de rosser Capet.
Et il montra du poing Lorin.
– Oui, mordieu ! je l’en empêche,dit Lorin en dégainant, et, si tu m’appelles encore une foisci-devant, aristocrate ou traître, je te passe mon sabre au traversdu corps.
– Une menace ! s’écria Simon. À lagarde ! à la garde !
– C’est moi qui suis la garde, ditLorin ; ne m’appelle donc pas, car, si je vais à toi, jet’extermine.
– À moi, citoyen municipal, à moi !s’écria Simon, sérieusement menacé cette fois par Lorin.
– Le sergent a raison, dit froidement lemunicipal que Simon appelait à son aide ; tu déshonores lanation ; lâche, tu bats un enfant.
– Et pourquoi le bat-il, comprends-tu,Maurice ? parce que l’enfant ne veut pas chanter MadameVeto, parce que le fils ne veut pas insulter sa mère.
– Misérable ! dit Maurice.
– Et toi aussi ? dit Simon. Mais jesuis donc entouré de traîtres ?
– Ah ! coquin, dit le municipal ensaisissant Simon à la gorge et en lui arrachant sa lanière desmains ; essaye un peu de prouver que Maurice Lindey est untraître.
Et il fit tomber rudement la courroie sur lesépaules du savetier.
– Merci, monsieur, dit l’enfant, quiregardait stoïquement cette scène ; mais c’est sur moi qu’ilse vengera.
– Viens, Capet, dit Lorin, viens, monenfant ; s’il te bat encore, appelle à l’aide, et l’on ira lechâtier, ce bourreau. Allons, allons, petit Capet, rentre dans tatour.
– Pourquoi m’appelez-vous Capet, vous quime protégez ? dit l’enfant. Vous savez bien que Capet n’estpas mon nom.
– Comment, ce n’est pas ton nom ?dit Lorin. Comment t’appelles-tu ?
– Je m’appelle Louis-Charles de Bourbon.Capet est le nom d’un de mes ancêtres. Je sais l’histoire deFrance ; mon père me l’a apprise.
– Et tu veux apprendre à faire dessavates à un enfant à qui un roi a appris l’histoire deFrance ? s’écria Lorin. Allons donc !
– Oh ! sois tranquille, dit Mauriceà l’enfant, je ferai mon rapport.
– Et moi, le mien, dit Simon. Je dirai,entre autres choses, qu’au lieu d’une femme qui avait le droitd’entrer dans la tour, vous en avez laissé passer deux.
En ce moment, en effet, les deux femmessortaient du donjon. Maurice courut à elles.
– Eh bien, citoyenne, dit-il ens’adressant à celle qui était de son côté, as-tu vu tamère ?
Sophie Tison passa à l’instant entre lemunicipal et sa compagne.
– Oui, citoyen, merci, dit-elle.
Maurice aurait voulu voir l’amie de la jeunefille, ou tout au moins entendre sa voix ; mais elle étaitenveloppée dans sa mante, et semblait décidée à ne pas prononcerune seule parole. Il lui sembla même qu’elle tremblait.
Cette crainte lui donna des soupçons.
Il remonta précipitamment, et, en arrivantdans la première pièce, il vit, à travers le vitrage, la reinecacher dans sa poche quelque chose qu’il supposa être unbillet.
– Oh ! oh ! dit-il, aurais-jeété dupe ?
Il appela son collègue.
– Citoyen Agricola, dit-il, entre chezMarie-Antoinette et ne la perds pas de vue.
– Ouais ! fit le municipal, est-ceque… ?
– Entre, te dis-je, et cela sans perdreun instant, une minute, une seconde.
Le municipal entra chez la reine.
– Appelle la femme Tison, dit-il à ungarde national.
Cinq minutes après, la femme Tison arrivaitrayonnante.
– J’ai vu ma fille, dit-elle.
– Où cela ? demanda Maurice.
– Ici même, dans cette antichambre.
– Bien. Et ta fille n’a point demandé àvoir l’Autrichienne ?
– Non.
– Elle n’est pas entrée chezelle ?
– Non.
– Et, pendant que tu causais avec tafille, personne n’est sorti de la chambre desprisonnières ?
– Est-ce que je sais, moi ? Jeregardais ma fille, que je n’avais pas vue depuis trois mois.
– Rappelle-toi bien.
– Ah ! oui, je crois mesouvenir.
– De quoi ?
– La jeune fille est sortie.
– Marie-Thérèse ?
– Oui.
– Et elle a parlé à ta fille ?
– Non.
– Ta fille ne lui a rien remis ?
– Non.
– Elle n’a rien ramassé àterre ?
– Ma fille ?
– Non, celle deMarie-Antoinette ?
– Si fait, elle a ramassé sonmouchoir.
– Ah ! malheureuse ! s’écriaMaurice.
Et il s’élança vers le cordon d’une clochequ’il tira vivement.
C’était la cloche d’alarme.
Les deux autres municipaux de garde montèrentprécipitamment. Un détachement du poste les accompagnait.
Les portes furent fermées, deux factionnairesinterceptèrent les issues de chaque chambre.
– Que voulez-vous, monsieur ? dit lareine à Maurice, lorsque celui-ci entra. J’allais me mettre au lit,lorsqu’il y a cinq minutes le citoyen municipal (et la reinemontrait Agricola) s’est précipité tout à coup dans cette chambresans me dire ce qu’il désirait.
– Madame, dit Maurice en saluant, cen’est pas mon collègue qui désire quelque chose de vous, c’estmoi.
– Vous, monsieur ? demandaMarie-Antoinette en regardant Maurice, dont les bons procédés luiavaient inspiré une certaine reconnaissance ; et quedésirez-vous ?
– Je désire que vous vouliez bien meremettre le billet que vous cachiez tout à l’heure quand je suisentré.
Madame Royale et Madame Élisabethtressaillirent. La reine devint très pâle.
– Vous vous trompez, monsieur, dit-elle,je ne cachais rien.
– Tu mens, l’Autrichienne ! s’écriaAgricola.
Maurice posa vivement la main sur le bras deson collègue.
– Un moment, mon cher collègue, luidit-il ; laisse-moi parler à la citoyenne. Je suis un peuprocureur.
– Va, alors, mais ne la ménage pas,morbleu !
– Vous cachiez un billet, citoyenne, ditsévèrement Maurice ; il faudrait nous remettre ce billet.
– Mais quel billet ?
– Celui que la fille Tison vous aapporté, et que la citoyenne votre fille (Maurice indiqua la jeuneprincesse) a ramassé avec son mouchoir.
Les trois femmes se regardèrentépouvantées.
– Mais, monsieur, c’est plus que de latyrannie, dit la reine ; des femmes ! desfemmes !
– Ne confondons pas, dit Maurice avecfermeté. Nous ne sommes ni des juges ni des bourreaux ; noussommes des surveillants, c’est-à-dire vos concitoyens chargés devous garder. Nous avons une consigne ; la violer, c’esttrahir. Citoyenne, je vous en prie, rendez-moi le billet que vousavez caché.
– Messieurs, dit la reine avec hauteur,puisque vous êtes des surveillants, cherchez, et privez-nous desommeil cette nuit comme toujours.
– Dieu nous garde de porter la main surdes femmes. Je vais faire prévenir la Commune et nous attendronsses ordres ; seulement, vous ne vous mettrez pas au lit :vous dormirez sur des fauteuils, s’il vous plaît, et nous vousgarderons… S’il le faut, les perquisitions commenceront.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda lafemme Tison en montrant à la porte sa tête effarée.
– Il y a, citoyenne, que tu viens, enprêtant la main à une trahison, de te priver à jamais de voir tafille.
– De voir ma fille !… Que dis-tudonc là, citoyen ? demanda la femme Tison, qui ne comprenaitpas bien encore pourquoi elle ne verrait plus sa fille.
– Je te dis que ta fille n’est pas venueici pour te voir, mais pour apporter une lettre à la citoyenneCapet, et qu’elle n’y reviendra plus.
– Mais, si elle ne revient plus, je nepourrai donc pas la revoir, puisqu’il nous est défendu desortir ?…
– Cette fois, il ne faudra t’en prendre àpersonne, car c’est ta faute, dit Maurice.
– Oh ! hurla la pauvre mère, mafaute ! que dis-tu donc là, ma faute ? Il n’est rienarrivé, j’en réponds. Oh ! si je croyais qu’il fût arrivéquelque chose, malheur à toi, Antoinette, tu me le payeraischer ?
Et cette femme exaspérée montra le poing à lareine.
– Ne menace personne, dit Maurice ;obtiens plutôt par la douceur que ce que nous demandons soitfait ; car tu es femme, et la citoyenne Antoinette, qui estmère elle-même, aura sans doute pitié d’une mère. Demain, ta fillesera arrêtée ; demain, emprisonnée… puis, si l’on découvrequelque chose, et tu sais que, lorsqu’on le veut bien, on découvretoujours, elle est perdue, elle et sa compagne.
La femme Tison, qui avait écouté Maurice avecune terreur croissante, détourna sur la reine son regard presqueégaré.
– Tu entends, Antoinette ?… Mafille !… C’est toi qui auras perdu ma fille !
La reine parut épouvantée à son tour, non dela menace qui étincelait dans les yeux de sa geôlière, mais dudésespoir qu’on y lisait.
– Venez, madame Tison, dit-elle, j’ai àvous parler.
– Holà ! pas de cajoleries, s’écriale collègue de Maurice ; nous ne sommes pas de trop,morbleu ! Devant la municipalité, toujours devant lamunicipalité !
– Laisse faire, citoyen Agricola, ditMaurice à l’oreille de cet homme ; pourvu que la vérité nousvienne, peu importe de quelle façon.
– Tu as raison, citoyen Maurice ;mais…
– Passons derrière le vitrage, citoyenAgricola, et, si tu m’en crois, tournons le dos ; je suis sûrque la personne pour laquelle nous aurons cette condescendance nenous en fera point repentir.
La reine entendit ces mots dits pour êtreentendus par elle ; elle jeta au jeune homme un regardreconnaissant. Maurice détourna la tête avec insouciance et passade l’autre côté du vitrage. Agricola le suivit.
– Tu vois bien cette femme, dit-il àAgricola : reine, c’est une grande coupable ; femme,c’est une âme digne et grande. On fait bien de briser lescouronnes, le malheur épure.
– Sacrebleu ! que tu parles bien,citoyen Maurice ! J’aime à t’entendre, toi et ton ami Lorin.Est-ce aussi des vers que tu viens de dire ?
Maurice sourit.
Pendant cet entretien, la scène qu’avaitprévue Maurice se passait de l’autre côté du vitrage.
La femme Tison s’était approchée de lareine.
– Madame, lui dit celle-ci, votredésespoir me brise le cœur ; je ne veux pas vous priver devotre enfant, cela fait trop de mal ; mais, songez-y, enfaisant ce que ces hommes exigent, peut-être votre fillesera-t-elle perdue également.
– Faites ce qu’ils disent ! s’écriala femme Tison, faites ce qu’ils disent !
– Mais, auparavant, sachez de quoi ils’agit.
– De quoi s’agit-il ? demanda lageôlière avec une curiosité presque sauvage.
– Votre fille avait amené avec elle uneamie.
– Oui, une ouvrière comme elle ;elle n’a pas voulu venir seule à cause des soldats.
– Cette amie avait remis à votre fille unbillet ; votre fille l’a laissé tomber. Marie, qui passait,l’a ramassé. C’est un papier bien insignifiant sans doute, maisauquel des gens malintentionnés pourraient trouver un sens. Lemunicipal ne vous a-t-il pas dit que, lorsqu’on voulait trouver, ontrouvait toujours ?
– Après, après ?
– Eh bien, voilà tout : vous voulezque je remette ce papier ; voulez-vous que je sacrifie un ami,sans pour cela vous rendre peut-être votre fille ?
– Faites ce qu’ils disent ! cria lafemme ; faites ce qu’ils disent !
– Mais, si ce papier compromet votrefille, dit la reine, comprenez donc !
– Ma fille est, comme moi, une bonnepatriote, s’écria la mégère. Dieu merci ! les Tison sontconnus ! Faites ce qu’ils disent !
– Mon Dieu ! dit la reine, que jevoudrais donc pouvoir vous convaincre !
– Ma fille ! je veux qu’on me rendema fille ! reprit la femme Tison en trépignant. Donne lepapier, Antoinette, donne.
– Le voici, madame.
Et la reine tendit à la malheureuse créatureun papier que celle-ci éleva joyeusement au-dessus de sa tête encriant :
– Venez, venez, citoyens municipaux. J’aile papier ; prenez-le, et rendez-moi mon enfant.
– Vous sacrifiez nos amis, ma sœur, ditMadame Élisabeth.
– Non, ma sœur, répondit tristement lareine, je ne sacrifie que nous. Le papier ne peut compromettrepersonne.
Aux cris de la femme Tison, Maurice et soncollègue vinrent au-devant d’elle ; elle leur tendit aussitôtle billet. Ils l’ouvrirent et lurent :
À l’orient, un ami veille encore.
Maurice n’eut pas plutôt jeté les yeux sur cepapier qu’il tressaillit.
L’écriture ne lui semblait pas inconnue.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il,serait-ce celle de Geneviève ? Oh ! mais non, c’estimpossible, et je suis fou. Elle lui ressemble, sans doute ;mais que pourrait avoir de commun Geneviève avec lareine ?
Il se retourna et vit que Marie-Antoinette leregardait. Quant à la femme Tison, dans l’attente de son sort, elledévorait Maurice des yeux.
– Tu viens de faire une bonne œuvre,dit-il à la femme Tison ; et vous, citoyenne, une belle œuvre,dit-il à la reine.
– Alors, monsieur, réponditMarie-Antoinette, que mon exemple vous détermine ; brûlez cepapier, et vous ferez une œuvre charitable.
– Tu plaisantes, l’Autrichienne, ditAgricola ; brûler un papier qui va nous faire pincer toute unecouvée d’aristocrates peut-être ? Ma foi, non, ce serait tropbête.
– Au fait, brûlez-le, dit la femmeTison ; cela pourrait compromettre ma fille.
– Je le crois bien, ta fille et lesautres, dit Agricola en prenant des mains de Maurice le papier quecelui-ci eût certes brûlé, s’il eût été tout seul.
Dix minutes après, le billet fut déposé sur lebureau des membres de la Commune ; il fut ouvert à l’instantmême et commenté de toutes façons.
– À l’orient, un ami veille, ditune voix. Que diable cela peut-il signifier ?
– Pardieu ! répondit un géographe, àLorient, c’est clair : Lorient est une petite ville de laBretagne, située entre Vannes et Quimper. Morbleu ! on devraitbrûler la ville, s’il est vrai qu’elle renferme des aristocratesqui veillent encore sur l’Autrichienne.
– C’est d’autant plus dangereux, dit unautre, que, Lorient étant un port de mer, on peut y établir desintelligences avec les Anglais.
– Je propose, dit un troisième, qu’onenvoie une commission à Lorient, et qu’une enquête y soitfaite.
Maurice avait été informé de ladélibération.
– Je me doute bien où peut être l’orientdont il s’agit, se dit-il ; mais, à coup sûr, ce n’est pas enBretagne.
Le lendemain, la reine, qui, ainsi que nousl’avons dit, ne descendait plus au jardin pour ne point passerdevant la chambre où avait été enfermé son mari, demanda à montersur la tour pour y prendre un peu d’air avec sa fille et MadameÉlisabeth.
La demande lui fut accordée à l’instantmême ; mais Maurice monta, et, s’arrêtant derrière une espècede petite guérite qui abritait le haut de l’escalier, il attendit,caché, le résultat du billet de la veille.
La reine se promena d’abord indifféremmentavec Madame Élisabeth et sa fille ; puis elle s’arrêta, tandisque les deux princesses continuaient de se promener, se retournavers l’est et regarda attentivement une maison, aux fenêtres delaquelle apparaissaient plusieurs personnes ; l’une de cespersonnes tenait un mouchoir blanc.
Maurice, de son côté, tira une lunette de sapoche, et, tandis qu’il l’ajustait, la reine fit un grandmouvement, comme pour inviter les curieux de la fenêtre às’éloigner. Mais Maurice avait déjà remarqué une tête d’homme auxcheveux blonds, au teint pâle, dont le salut avait été respectueuxjusqu’à l’humilité.
Derrière ce jeune homme, car le curieuxparaissait avoir au plus de vingt-cinq à vingt-six ans, se tenaitune femme à moitié cachée par lui. Maurice dirigea sa lorgnette surelle, et, croyant reconnaître Geneviève, fit un mouvement qui lemit en vue. Aussitôt la femme qui, de son côté, tenait aussi unelorgnette à la main, se rejeta en arrière, entraînant le jeunehomme avec elle. Était-ce réellement Geneviève ? avait-elle,de son côté, reconnu Maurice ? Le couple curieux s’était-ilretiré seulement sur l’invitation que lui en avait faite lareine ?
Maurice attendit un instant pour voir si lejeune homme et la jeune femme ne reparaîtraient point. Mais, voyantque la fenêtre restait vide, il recommanda la plus grandesurveillance à son collègue Agricola, descendit précipitammentl’escalier et alla s’embusquer à l’angle de la rue Porte-Foin, pourvoir si les curieux de la maison en sortiraient. Ce fut en vain,personne ne parut.
Alors, ne pouvant résister à ce soupçon quilui mordait le cœur, depuis le moment où la compagne de la filleTison s’était obstinée à demeurer cachée et à rester muette,Maurice prit sa course vers la vieille rue Saint-Jacques, où ilarriva l’esprit tout bouleversé des plus étranges soupçons.
Lorsqu’il entra, Geneviève, en peignoir blanc,était assise sous une tonnelle de jasmins, où elle avait l’habitudede se faire servir à déjeuner. Elle donna, comme à l’ordinaire, unbonjour affectueux à Maurice, et l’invita à prendre une tasse dechocolat avec elle.
De son côté, Dixmer, qui arriva sur cesentrefaites, exprima la plus grande joie de voir Maurice à cetteheure inattendue de la journée ; mais avant que Maurice prîtla tasse de chocolat qu’il avait acceptée, toujours pleind’enthousiasme pour son commerce, il exigea que son ami lesecrétaire de la section Lepelletier vînt faire avec lui un tourdans les ateliers. Maurice y consentit.
– Apprenez, mon cher Maurice, dit Dixmeren prenant le bras du jeune homme et en l’entraînant, une nouvelledes plus importantes.
– Politique ? demanda Maurice,toujours préoccupé de son idée.
– Eh ! cher citoyen, répondit Dixmeren souriant, est-ce que nous nous occupons de politique,nous ? Non, non, une nouvelle tout industrielle, Dieumerci ! Mon honorable ami Morand, qui, comme vous le savez,est un chimiste des plus distingués, vient de trouver le secretd’un maroquin rouge, comme on n’en a pas encore vu jusqu’à présent,c’est-à-dire inaltérable. C’est cette teinture que je vais vousmontrer. D’ailleurs, vous verrez Morand à l’œuvre ; celui-là,c’est un véritable artiste.
Maurice ne comprenait pas trop comment onpouvait être artiste en maroquin rouge. Mais il n’en accepta pasmoins, suivit Dixmer, traversa les ateliers, et, dans une espèced’officine particulière, vit le citoyen Morand à l’œuvre : ilavait ses lunettes bleues et son habit de travail, et paraissaiteffectivement on ne peut pas plus occupé de changer en pourpre leblanc sale d’une peau de mouton. Ses mains et ses bras, qu’onapercevait sous ses manches retroussées, étaient rouges jusqu’aucoude. Comme le disait Dixmer, il s’en donnait à cœur joie dans lacochenille.
Il salua Maurice de la tête, tout entier qu’ilétait à sa besogne.
– Eh bien, citoyen Morand, demandaDixmer, que disons-nous ?
– Nous gagnerons cent mille livres paran, rien qu’avec ce procédé, dit Morand. Mais voilà huit jours queje ne dors pas, et les acides m’ont brûlé la vue.
Maurice laissa Dixmer avec Morand et rejoignitGeneviève en murmurant tout bas :
– Il faut avouer que le métier demunicipal abrutirait un héros. Au bout de huit jours de Temple, onse prendrait pour un aristocrate et l’on se dénoncerait soi-même.Bon Dixmer, va ! brave Morand ! suave Geneviève ! Etmoi qui les avais soupçonnés un instant !
Geneviève attendait Maurice avec son douxsourire, pour lui faire oublier jusqu’à l’apparence des soupçonsqu’il avait effectivement conçus. Elle fut ce qu’elle étaittoujours : douce, amicale, charmante.
Les heures où Maurice voyait Geneviève étaientles heures où il vivait réellement. Tout le reste du temps, ilavait cette fièvre qu’on pourrait appeler la fièvre 93, quiséparait Paris en deux camps et faisait de l’existence un combat dechaque heure.
Vers midi, il lui fallut cependant quitterGeneviève et retourner au Temple.
À l’extrémité de la rue Sainte-Avoye, ilrencontra Lorin, qui descendait sa garde : il était enserre-file ; il se détacha de son rang et vint à Maurice, donttout le visage exprimait encore la suave félicité que la vue deGeneviève versait toujours dans son cœur.
– Ah ! dit Lorin en secouantcordialement la main de son ami :
En vain tu caches ta langueur,
Je connais ce que tu désires.
Tu ne dis rien ; mais tu soupires.
L’amour est dans tes yeux, l’amour est dans ton cœur.
Maurice mit la main à sa poche pour cherchersa clef. C’était le moyen qu’il avait adopté pour mettre une digueà la verve poétique de son ami. Mais celui-ci vit le mouvement ets’enfuit en riant.
– À propos, dit Lorin en se retournantaprès quelques pas, tu es encore pour trois jours au Temple,Maurice ; je te recommande le petit Capet.
En effet, Maurice vivait bien heureux et bienmalheureux à la fois au bout de quelque temps. Il en est toujoursainsi au commencement des grandes passions.
Son travail du jour à la section Lepelletier,ses visites du soir à la vieille rue Saint-Jacques, quelquesapparitions çà et là au club des Thermopyles remplissaient toutesses journées.
Il ne se dissimulait pas que voir Genevièvetous les soirs, c’était boire à longs traits un amour sansespérance.
Geneviève était une de ces femmes, timides etfaciles en apparence, qui tendent franchement la main à un ami,approchent innocemment leur front de ses lèvres avec la confianced’une sœur ou l’ignorance d’une vierge, et devant qui les motsd’amour semblent des blasphèmes et les désirs matériels dessacrilèges.
Si, dans les rêves les plus purs que lapremière manière de Raphaël a fixés sur la toile, il est une Madoneaux lèvres souriantes, aux yeux chastes, à l’expression céleste,c’est celle-là qu’il faut emprunter au divin élève de Pérugin pouren faire le portrait de Geneviève.
Au milieu de ses fleurs, dont elle avait lafraîcheur et le parfum, isolée des travaux de son mari, et de sonmari lui-même, Geneviève apparaissait à Maurice, chaque fois qu’illa voyait, comme une énigme vivante dont il ne pouvait deviner lesens et dont il n’osait demander le mot.
Un soir que, comme d’habitude, il étaitdemeuré seul avec elle, que tous deux étaient assis à cette croiséepar laquelle il était entré une nuit si bruyamment et siprécipitamment, que les parfums des lilas en fleurs flottaient surcette douce brise qui succède au radieux coucher du soleil,Maurice, après un long silence, et après avoir, pendant ce silence,suivi l’œil intelligent et religieux de Geneviève, qui regardaitpoindre une étoile d’argent dans l’azur du ciel, se hasarda à luidemander comment il se faisait qu’elle fût si jeune, quand son mariavait déjà passé l’âge moyen de la vie ; si distinguée, quandtout annonçait chez son mari une éducation, une naissancevulgaires ; si poétique enfin, quand son mari était siattentif à peser, à étendre et à teindre les peaux de safabrique.
– Chez un maître tanneur, enfin,pourquoi, demanda Maurice, cette harpe, ce piano, ces pastels quevous m’avez avoué être votre ouvrage ? Pourquoi, enfin, cettearistocratie que je déteste chez les autres, et que j’adore chezvous ?
Geneviève fixa sur Maurice un regard plein decandeur.
– Merci, dit-elle, de cettequestion : elle me prouve que vous êtes un homme délicat etque vous ne vous êtes jamais informé de moi à personne.
– Jamais, madame, dit Maurice ; j’aiun ami dévoué qui mourrait pour moi, j’ai cent camarades qui sontprêts à marcher partout où je les conduirai ; mais de tous cescœurs, lorsqu’il s’agit d’une femme, et d’une femme comme Genevièvesurtout, je n’en connais qu’un seul auquel je me fie, et c’est lemien.
– Merci, Maurice, dit la jeune femme. Jevous apprendrai moi-même alors tout ce que vous désirez savoir.
– Votre nom de jeune fille,d’abord ? demanda Maurice. Je ne vous connais que sous votrenom de femme.
Geneviève comprit l’égoïsme amoureux de cettequestion et sourit.
– Geneviève du Treilly, dit-elle.
Maurice répéta :
– Geneviève du Treilly !
– Ma famille, continua Geneviève, étaitruinée depuis la guerre d’Amérique, à laquelle avaient pris partmon père et mon frère aîné.
– Gentilshommes tous deux ? ditMaurice.
– Non, non, dit Geneviève enrougissant.
– Vous m’avez dit cependant que votre nomde jeune fille était Geneviève du Treilly.
– Sans particule, monsieur Maurice ;ma famille était riche, mais ne tenait en rien à la noblesse.
– Vous vous défiez de moi, dit ensouriant le jeune homme.
– Oh ! non, non, reprit Geneviève.En Amérique, mon père s’était lié avec le père deM. Morand ; M. Dixmer était l’homme d’affaires deM. Morand. Nous voyant ruinés, et sachant que M. Dixmeravait une fortune indépendante, M. Morand le présenta à monpère, qui me le présenta à son tour. Je vis qu’il y avait d’avanceun mariage arrêté, je compris que c’était le désir de mafamille ; je n’aimais ni n’avais jamais aimé personne ;j’acceptai. Depuis trois ans, je suis la femme de Dixmer, et, jedois le dire, depuis trois ans, mon mari a été pour moi si bon, siexcellent, que, malgré cette différence de goûts et d’âge que vousremarquez, je n’ai jamais éprouvé un seul instant de regret.
– Mais, dit Maurice, lorsque vousépousâtes M. Dixmer, il n’était point encore à la tête decette fabrique ?
– Non ; nous habitions à Blois.Après le 10 août, M. Dixmer acheta cette maison et lesateliers qui en dépendent ; pour que je ne fusse point mêléeaux ouvriers, pour m’épargner jusqu’à la vue de choses qui eussentpu blesser mes habitudes, comme vous le disiez, Maurice, un peuaristocratiques, il me donna ce pavillon, où je vis seule, retirée,selon mes goûts, selon mes désirs, et heureuse, quand un ami commevous, Maurice, vient distraire ou partager mes rêveries.
Et Geneviève tendit à Maurice une main quecelui-ci baisa avec ardeur. Geneviève rougit légèrement.
– Maintenant, mon ami, dit-elle enretirant sa main, vous savez comment je suis la femme deM. Dixmer.
– Oui, reprit Maurice en regardantfixement Geneviève ; mais vous ne me dites point commentM. Morand est devenu l’associé de M. Dixmer.
– Oh ! c’est bien simple, ditGeneviève. M. Dixmer, comme je vous l’ai dit, avait quelquefortune, mais point assez, cependant, pour prendre à lui seul unefabrique de l’importance de celle-ci. Le fils de M. Morand,son protecteur, comme je vous l’ai dit, cet ami de mon père, commevous vous le rappelez, a fait la moitié des fonds ; et, commeil avait des connaissances en chimie, il s’est adonné àl’exploitation avec cette activité que vous avez remarquée, etgrâce à laquelle le commerce de M. Dixmer, chargé par lui detoute la partie matérielle, a pris une immense extension.
– Et, dit Maurice, M. Morand estaussi un de vos bons amis, n’est-ce pas, madame ?
– M. Morand est une noble nature, undes cœurs les plus élevés qui soient sous le ciel, réponditgravement Geneviève.
– S’il ne vous en a donné d’autrespreuves, dit Maurice un peu piqué de cette importance que la jeunefemme accordait à l’associé de son mari, que de partager les fraisd’établissement avec M. Dixmer, et d’inventer une nouvelleteinture pour le maroquin, permettez-moi de vous faire observer quel’éloge que vous faites de lui est bien pompeux.
– Il m’en a donné d’autres preuves,monsieur, dit Geneviève.
– Mais il est encore jeune, n’est-cepas ? demanda Maurice, quoiqu’il soit difficile, grâce à seslunettes vertes, de dire quel âge il a.
– Il a trente-cinq ans.
– Vous vous connaissez depuislongtemps ?
– Depuis notre enfance.
Maurice se mordit les lèvres. Il avaittoujours soupçonné Morand d’aimer Geneviève.
– Ah ! dit Maurice, cela explique safamiliarité avec vous.
– Contenue dans les bornes où vous l’aveztoujours vue, monsieur, répondit en souriant Geneviève, il mesemble que cette familiarité, qui est à peine celle d’un ami,n’avait pas besoin d’explication.
– Oh ! pardon, madame, dit Maurice,vous savez que toutes les affections vives ont leurs jalousies, etmon amitié était jalouse de celle que vous paraissez avoir pourM. Morand.
Il se tut. Geneviève, de son côté, garda lesilence. Il ne fut plus question, ce jour-là, de Morand, et Mauricequitta cette fois Geneviève plus amoureux que jamais, car il étaitjaloux.
Puis, si aveugle que fût le jeune homme,quelque bandeau sur les yeux, quelque trouble dans son cœur que luimît sa passion, il y avait dans le récit de Geneviève bien leslarmes, bien des hésitations, bien des réticences auxquelles iln’avait point fait attention dans le moment, mais qui, alors, luirevenaient à l’esprit, et qui le tourmentaient étrangement, etcontre lesquelles ne pouvaient le rassurer la grande liberté quelui laissait Dixmer de causer avec Geneviève autant de fois etaussi longtemps qu’il lui plaisait, et l’espèce de solitude où tousdeux se trouvaient chaque soir. Il y avait plus : Maurice,devenu le commensal de la maison, non seulement restait en toutesécurité avec Geneviève, qui semblait, d’ailleurs, gardée contreles désirs du jeune homme par sa pureté d’ange, mais encore ill’escortait dans les petites courses qu’elle était obligée, detemps en temps de faire dans le quartier.
Au milieu de cette familiarité acquise dans lamaison, une chose l’étonnait, c’était que plus il cherchait,peut-être, il est vrai, pour être à même de mieux surveiller lessentiments qu’il lui croyait pour Geneviève, c’est que plus ilcherchait, disons-nous, à lier connaissance avec Morand, dontl’esprit, malgré ses préventions, le séduisait, dont les manièresélevées le captivaient chaque jour davantage, plus cet hommebizarre semblait affecter de chercher à s’éloigner de Maurice.Celui-ci s’en plaignait amèrement à Geneviève, car il ne doutaitpas que Morand n’eût deviné en lui un rival et que ce ne fût, deson côté, la jalousie qui l’éloignât de lui.
– Le citoyen Morand me hait, dit-il unjour à Geneviève.
– Vous ? dit Geneviève en leregardant avec son bel œil étonné ; vous, M. Morand voushait ?
– Oui, j’en suis sûr.
– Et pourquoi vous haïrait-il ?
– Voulez-vous que je vous le dise ?s’écria Maurice.
– Sans doute, reprit Geneviève.
– Eh bien, parce que je…
Maurice s’arrêta. Il allait dire :« Parce que je vous aime. »
– Je ne puis vous dire pourquoi, repritMaurice en rougissant.
Le farouche républicain, près de Geneviève,était timide et hésitant comme une jeune fille.
Geneviève sourit.
– Dites, reprit-elle, qu’il n’y a pas desympathie entre vous, et je vous croirai peut-être. Vous êtes unenature ardente, un esprit brillant, un homme recherché ;Morand est un marchand greffé sur un chimiste. Il est timide, ilest modeste… et c’est cette timidité et cette modestie quil’empêchent de faire le premier pas au-devant de vous.
– Eh ! qui lui demande de faire lepremier pas au-devant de moi ? J’en ai fait cinquante, moi,au-devant de lui ; il ne m’a jamais répondu. Non, continuaMaurice en secouant la tête ; non, ce n’est certes pointcela.
– Eh bien, qu’est-ce alors ?
Maurice préféra se taire.
Le lendemain du jour où il avait eu cetteexplication avec Geneviève, il arriva chez elle à deux heures del’après-midi ; il la trouva en toilette de sortie.
– Ah ! soyez le bienvenu, ditGeneviève, vous allez me servir de chevalier.
– Et où allez-vous donc ? demandaMaurice.
– Je vais à Auteuil. Il fait un tempsdélicieux. Je désirerais marcher un peu à pied ; notre voiturenous conduira jusqu’au delà de la barrière, où nous laretrouverons, puis nous gagnerons Auteuil en nous promenant, et,quand j’aurai fini ce que j’ai à faire à Auteuil, nous reviendronsla prendre.
– Oh ! dit Maurice enchanté,l’excellente journée que vous m’offrez là !
Les deux jeunes gens partirent. Au delà dePassy, la voiture les descendit sur la route. Ils sautèrentlégèrement sur le revers du chemin et continuèrent leur promenade àpied.
En arrivant à Auteuil, Geneviève s’arrêta.
– Attendez-moi au bord du parc, dit-elle,j’irai vous rejoindre quand j’aurai fini.
– Chez qui allez-vous donc ? demandaMaurice.
– Chez une amie.
– Où je ne puis vousaccompagner ?
Geneviève secoua la tête en souriant.
– Impossible, dit-elle. Maurice se morditles lèvres.
– C’est bien, dit-il, j’attendrai.
– Eh ! quoi ? demandaGeneviève.
– Rien, répondit Maurice. Serez-vouslongtemps ?
– Si j’avais cru vous déranger, Maurice,si j’avais su que votre journée fût prise, dit Geneviève, je nevous eusse point prié de me rendre le petit service de venir avecmoi, je me fusse fait accompagner par…
– Par M. Morand ? interrogeavivement Maurice.
– Non point. Vous savez queM. Morand est à la fabrique de Rambouillet et ne doit revenirque ce soir.
– Alors, voilà à quoi j’ai dû lapréférence ?
– Maurice, dit doucement Geneviève, je nepuis faire attendre la personne qui m’a donné rendez-vous ; sicela vous gêne de me ramener, retournez à Paris ; seulement,renvoyez-moi la voiture.
– Non, non, madame, dit vivement Maurice,je suis à vos ordres.
Et il salua Geneviève, qui poussa un faiblesoupir et entra dans Auteuil.
Maurice alla au rendez-vous convenu et sepromena de long en large, abattant de sa canne, comme Tarquin,toutes les têtes d’herbe, de fleurs ou de chardons qui setrouvaient sur son chemin. Au reste, ce chemin était borné à unpetit espace ; comme tous les gens fortement préoccupés,Maurice allait et revenait presque aussitôt sur ses pas.
Ce qui occupait Maurice, c’était de savoir siGeneviève l’aimait ou ne l’aimait point : toutes ses manièresavec le jeune homme étaient celles d’une sœur ou d’une amie ;mais il sentait que ce n’était plus assez. Lui l’aimait de tout sonamour. Elle était devenue la pensée éternelle de ses jours, le rêvesans cesse renouvelé de ses nuits. Autrefois, il ne demandaitqu’une chose, revoir Geneviève. Maintenant, ce n’était plusassez : il fallait que Geneviève l’aimât.
Geneviève resta absente pendant une heure, quilui parut un siècle ; puis, il la vit venir à lui, le souriresur les lèvres. Maurice, au contraire, marcha à elle, les sourcilsfroncés. Notre pauvre cœur est ainsi fait, qu’il s’efforce depuiser la douleur au sein du bonheur même.
Geneviève prit en souriant le bras deMaurice.
– Me voilà, dit-elle ; pardon, monami, de vous avoir fait attendre…
Maurice répondit par un mouvement de tête, ettous deux prirent une charmante allée, molle, ombreuse, touffue,qui, par un détour, devait les amener à la grand’route.
C’était une de ces délicieuses soirées deprintemps où chaque plante envoie au ciel son émanation, où chaqueoiseau, immobile sur la branche ou sautillant dans lesbroussailles, jette son hymne d’amour à Dieu, une de ces soiréesenfin qui semblent destinées à vivre dans le souvenir.
Maurice était muet ; Geneviève étaitpensive : elle effeuillait d’une main les fleurs d’un bouquet,qu’elle tenait de son autre main appuyée au bras de Maurice.
– Qu’avez-vous ? demanda tout à coupMaurice, et qui vous rend donc si triste aujourd’hui ?
Geneviève aurait pu lui répondre :« Mon bonheur. »
Elle le regarda de son doux et poétiqueregard.
– Mais vous-même, dit-elle, n’êtes-vouspoint plus triste que d’habitude ?
– Moi, dit Maurice, j’ai raison d’êtretriste, je suis malheureux ; mais vous ?
– Vous, malheureux ?
– Sans doute ; ne vousapercevez-vous point quelquefois, au tremblement de ma voix que jesouffre ? Ne m’arrive-t-il point, quand je cause avec vous ouavec votre mari, de me lever tout à coup et d’être forcé d’allerdemander de l’air au ciel, parce qu’il me semble que ma poitrine vase briser ?
– Mais, demanda Geneviève embarrassée, àquoi attribuez-vous cette souffrance ?
– Si j’étais une petite-maîtresse, ditMaurice en riant d’un rire douloureux, je dirais que j’ai mal auxnerfs.
– Et, dans ce moment, voussouffrez ?
– Beaucoup, dit Maurice.
– Alors, rentrons.
– Déjà, madame ?
– Sans doute.
– Ah ! c’est vrai, murmura le jeunehomme, j’oubliais que M. Morand doit revenir de Rambouillet àla tombée de la nuit et que voilà la nuit qui tombe.
Geneviève le regarda avec une expression dereproche.
– Oh ! encore ? dit-elle.
– Pourquoi donc m’avez-vous fait, l’autrejour, de M. Morand un si pompeux éloge ? dit Maurice.C’est votre faute.
– Depuis quand, devant les gens qu’onestime, demanda Geneviève, ne peut-on pas dire ce qu’on pense d’unhomme estimable ?
– C’est une estime bien vive que cellequi fait hâter le pas, comme vous le faites en ce moment, de peurd’être en retard de quelques minutes.
– Vous êtes, aujourd’hui, souverainementinjuste, Maurice ; n’ai-je point passé une partie de lajournée avec vous ?
– Vous avez raison, et je suis tropexigeant, en vérité, reprit Maurice, se laissant aller à la fouguede son caractère. Allons revoir M. Morand, allons !
Geneviève sentait le dépit passer de sonesprit à son cœur.
– Oui, dit-elle, allons revoirM. Morand. Celui-là, du moins, est un ami qui ne m’a jamaisfait de peine.
– Ce sont des amis précieux que ceux-là,dit Maurice étouffant de jalousie, et je sais que pour ma part, jedésirerais en connaître de pareils.
Ils étaient en ce moment sur la grand’route,l’horizon rougissait ; le soleil commençait à disparaître,faisant étinceler ses derniers rayons aux moulures dorées du dômedes Invalides. Une étoile, la première, celle qui, dans une autresoirée, avait déjà attiré les regards de Geneviève, étincelait dansl’azur fluide du ciel.
Geneviève quitta le bras de Maurice avec unetristesse résignée.
– Qu’avez-vous à me faire souffrir ?dit-elle.
– Ah ! dit Maurice, j’ai que je suismoins habile que des gens que je connais ; j’ai que je ne saispoint me faire aimer.
– Maurice ! fit Geneviève.
– Oh ! madame, s’il est constammentbon, constamment égal, c’est qu’il ne souffre pas, lui.
Geneviève appuya de nouveau sa blanche mainsur le bras puissant de Maurice.
– Je vous en prie, dit-elle d’une voixaltérée, ne parlez plus, ne parlez plus !
– Et pourquoi cela ?
– Parce que votre voix me fait mal.
– Ainsi, tout vous déplaît en moi, mêmema voix ?
– Taisez-vous, je vous en conjure.
– J’obéirai, madame.
Et le fougueux jeune homme passa sa main surson front humide de sueur.
Geneviève vit qu’il souffrait réellement. Lesnatures dans le genre de celle de Maurice ont des douleursinconnues.
– Vous êtes mon ami, Maurice, ditGeneviève en le regardant avec une expression céleste ; un amiprécieux pour moi : faites, Maurice, que je ne perde pas monami.
– Oh ! vous ne le regretteriez paslongtemps ! s’écria Maurice.
– Vous vous trompez, dit Geneviève, jevous regretterais longtemps, toujours.
– Geneviève ! Geneviève !s’écria Maurice, ayez pitié de moi !
Geneviève frissonna.
C’était la première fois que Maurice disaitson nom avec une expression si profonde.
– Eh bien, continua Maurice, puisque vousm’avez deviné, laissez-moi tout vous dire, Geneviève ; car,dussiez-vous me tuer d’un regard… il y a trop longtemps que je metais ; je parlerai, Geneviève.
– Monsieur, dit la jeune femme, je vousai supplié, au nom de notre amitié, de vous taire ; monsieur,je vous en supplie encore ; que ce soit pour moi, si ce n’estpoint pour vous. Pas un mot de plus, au nom du ciel, pas un mot deplus !
– L’amitié, l’amitié. Ah ! si c’estune amitié pareille à celle que vous me portez, que vous avez pourM. Morand, je ne veux plus de votre amitié, Geneviève ;il me faut à moi plus qu’aux autres.
– Assez, dit madame Dixmer avec un gestede reine, assez, monsieur Lindey ; voici notre voiture,veuillez me reconduire chez mon mari.
Maurice tremblait de fièvre etd’émotion ; lorsque Geneviève, pour rejoindre la voiture, qui,en effet, se tenait à quelques pas seulement, posa sa main sur lebras de Maurice, il sembla au jeune homme que cette main était deflamme. Tous deux montèrent dans la voiture : Genevièves’assit au fond, Maurice se plaça sur le devant. On traversa toutParis sans que ni l’un ni l’autre eussent prononcé une parole.
Seulement, pendant tout le trajet, Genevièveavait tenu son mouchoir appuyé sur ses yeux.
Lorsqu’ils rentrèrent à la fabrique, Dixmerétait occupé dans son cabinet de travail ; Morand arrivait deRambouillet, et était en train de changer de costume. Genevièvetendit la main à Maurice en rentrant dans sa chambre, et luidit :
– Adieu, Maurice, vous l’avez voulu.
Maurice ne répondit rien ; il alla droità la cheminée où pendait une miniature représentantGeneviève : il la baisa ardemment, la pressa sur son cœur, laremit à sa place et sortit.
Maurice était rentré chez lui sans savoircomment il y était revenu ; il avait traversé Paris sans rienvoir, sans rien entendre ; les choses qui venaient de sepasser s’étaient écoulées devant lui comme dans un rêve, sans qu’ilpût se rendre compte ni de ses actions, ni de ses paroles, ni dusentiment qui les avait inspirées. Il y a des moments où l’âme laplus sereine, la plus maîtresse d’elle-même, s’oublie à desviolences que lui commandent les puissances subalternes del’imagination.
Ce fut, comme nous l’avons dit, une course, etnon un retour, que la marche de Maurice ; il se déshabillasans le secours de son valet de chambre, ne répondit pas à sacuisinière, qui lui montrait un souper tout préparé ; puis,prenant les lettres de la journée sur sa table, il les lut toutes,les unes après les autres, sans en comprendre un seul mot. Lebrouillard de la jalousie, l’ivresse de la raison, n’était pointencore dissipé.
À dix heures, Maurice se coucha machinalement,comme il avait fait toutes choses depuis qu’il avait quittéGeneviève.
Si, à Maurice de sang-froid, on eût racontécomme d’un autre la conduite étrange qu’il avait tenue, il nel’aurait pas comprise, et il eût regardé comme fou celui qui avaitaccompli cette espèce d’action désespérée, que n’autorisaient niune trop grande réserve, ni un trop grand abandon deGeneviève ; ce qu’il sentit seulement, ce fut un coup terribleporté à des espérances dont il ne s’était jamais même rendu compte,et sur lesquelles, toutes vagues qu’elles étaient, reposaient tousses rêves de bonheur qui, pareils à une insaisissable vapeur,flottaient informes à l’horizon.
Aussi il arriva à Maurice ce qui arrivepresque toujours en pareil cas : étourdi du coup reçu, ils’endormit aussitôt qu’il se sentit dans son lit, ou plutôt ildemeura privé de gentiment jusqu’au lendemain.
Un bruit le réveilla cependant : c’étaitcelui que faisait son officieux en ouvrant la porte ; ilvenait, selon sa coutume, ouvrir les fenêtres de la chambre àcoucher de Maurice, qui donnaient sur un grand jardin, et apporterdes fleurs.
On cultivait force fleurs en 93, et Mauriceles adorait ; mais il ne jeta pas même un coup d’œil sur lessiennes, et, appuyant à demi soulevée sa tête alourdie sur sa main,il essaya de se rappeler ce qui s’était passé la veille.
Maurice se demanda à lui-même, sans pouvoirs’en rendre compte, quelles étaient les causes de samaussaderie ; la seule était sa jalousie pour Morand ;mais le moment était mal choisi de s’amuser à être jaloux d’unhomme, quand cet homme était à Rambouillet, et qu’en tête à têteavec la femme qu’on aime, on jouit de ce tête-à-tête avec toute lasuavité dont l’entoure la nature, qui se réveille dans un despremiers beaux jours de printemps.
Ce n’était point la défiance de ce qui avaitpu se passer dans cette maison d’Auteuil où il avait conduitGeneviève et où elle était restée plus d’une heure ; non, letourment incessant de sa vie, c’était cette idée que Morand étaitamoureux de Geneviève ; et, singulière fantaisie du cerveau,singulière combinaison du caprice, jamais un geste, jamais unregard, jamais un mot de l’associé de Dixmer n’avait donné uneapparence de réalité à une pareille supposition.
La voix du valet de chambre le tira de sarêverie.
– Citoyen, dit-il en lui montrant leslettres ouvertes sur la table, avez-vous fait choix de celles quevous gardez, ou puis-je tout brûler ?
– Brûler quoi ? dit Maurice.
– Mais les lettres que le citoyen a lueshier avant de se coucher.
Maurice ne se souvenait pas d’en avoir lu uneseule.
– Brûlez tout, dit-il.
– Voici celles d’aujourd’hui, citoyen,dit l’officieux.
Il présenta un paquet de lettres à Maurice etalla jeter les autres dans la cheminée.
Maurice prit le papier qu’on lui présentait,sentit sous ses doigts l’épaisseur d’une cire, et crut vaguementreconnaître un parfum ami.
Il chercha parmi les lettres, et vit un cachetet une écriture qui le firent tressaillir.
Cet homme, si fort en face de tout danger,pâlissait à la seule odeur d’une lettre.
L’officieux s’approcha de lui pour luidemander ce qu’il avait ; mais Maurice lui fit de la mainsigne de sortir.
Maurice tournait et retournait cettelettre ; il avait le pressentiment qu’elle renfermait unmalheur pour lui, et il tressaillit comme on tremble devantl’inconnu.
Cependant il rappela tout son courage,l’ouvrit et lut ce qui suit :
Citoyen Maurice,
Il faut que nous rompions des liens qui,de votre côté, affectent de dépasser les lois de l’amitié. Vousêtes un homme d’honneur, citoyen, et, maintenant qu’une nuit s’estécoulée sur ce qui s’est passé entre nous hier au soir, vous devezcomprendre que votre présence est devenue impossible à la maison.Je compte sur vous pour trouver telle excuse qu’il vous plaira prèsde mon mari. En voyant arriver aujourd’hui même une lettre de vouspour M. Dixmer, je me convaincrai qu’il faut que je regretteun ami malheureusement égaré, mais que toutes les convenancessociales m’empêchent de revoir.
Adieu pour toujours.
Geneviève. »
P.-S. – Le porteur attend laréponse.
Maurice appela : le valet de chambrereparut.
– Qui a apporté cette lettre ?
– Un citoyen commissionnaire.
– Est-il là ?
– Oui.
Maurice ne soupira point, n’hésita point. Ilsauta à bas de son lit, passa un pantalon à pieds, s’assit devantson pupitre, prit la première feuille de papier venue (il se trouvaque c’était un papier avec en-tête imprimée au nom de la section),et écrivit :
Citoyen Dixmer,
Je vous aimais, je vous aime encore, maisje ne puis plus vous voir. »
Maurice chercha la cause pour laquelle il nepouvait plus voir le citoyen Dixmer, et une seule se présenta à sonesprit, ce fut celle qui, à cette époque, se serait présentée àl’esprit de tout le monde. Il continua donc :
Certains bruits courent sur votre tiédeurpour la chose publique. Je ne veux point vous accuser et n’ai pointde vous mission de vous défendre. Recevez mes regrets et soyezpersuadé que vos secrets demeurent ensevelis dans moncœur.
Maurice ne relut pas même cette lettre, qu’ilavait écrite, comme nous l’avons dit, sous l’impression de lapremière idée qui s’était présentée à lui. Il n’y avait pas dedoute sur l’effet qu’elle devait produire. Dixmer, excellentpatriote, comme Maurice avait pu le voir à ses discours du moins,Dixmer se fâcherait en la recevant : sa femme et le citoyenMorand l’engageraient sans doute à persévérer, il ne répondraitmême pas, et l’oubli viendrait comme un voile noir s’étendre sur lepassé riant, pour le transformer en avenir lugubre. Maurice signa,cacheta la lettre, la passa à son officieux, et le commissionnairepartit.
Alors un faible soupir s’échappa du cœur durépublicain ; il prit ses gants, son chapeau et se rendit à lasection.
Il espérait, pauvre Brutus, retrouver sonstoïcisme en face des affaires publiques.
Les affaires publiques étaientterribles : le 31 mai se préparait. La Terreur qui, pareille àun torrent, se précipitait du haut de la Montagne, essayaitd’emporter cette digue qu’essayaient de lui opposer les girondins,ces audacieux modérés, qui avaient osé demander vengeance desmassacres de septembre et lutter un instant pour sauver la vie duroi.
Tandis que Maurice travaillait avec tantd’ardeur, que la fièvre qu’il voulait chasser dévorait sa tête aulieu de son cœur, le messager rentrait dans la vieille rueSaint-Jacques et emplissait le logis de stupéfaction etd’épouvante.
La lettre, après avoir passé sous les yeux deGeneviève, fut remise à Dixmer.
Dixmer l’ouvrit et la lut sans y riencomprendre d’abord ; puis il la communiqua au citoyen Morand,qui laissa retomber sur sa main son front blanc comme l’ivoire.
Dans la situation où se trouvaient Dixmer,Morand et ses compagnons, situation parfaitement inconnue àMaurice, mais que nos lecteurs ont pénétrée, cette lettre était, eneffet, un coup de foudre.
– Est-il honnête homme ? demandaDixmer avec angoisse.
– Oui, répondit sans hésitationMorand.
– N’importe ! reprit celui qui avaitété pour les moyens extrêmes, nous avons, vous le voyez bien malfait de ne pas le tuer.
– Mon ami, dit Morand, nous luttonscontre la violence ; nous la flétrissons du nom de crime. Nousavons bien fait, quelque chose qui puisse en résulter, de ne pointassassiner un homme ; puis, je le répète, je crois Maurice uncœur noble et honnête.
– Oui, mais si ce cœur noble et honnêteest celui d’un républicain exalté, peut-être lui-mêmeregarderait-il comme un crime, s’il a surpris quelque chose, de nepas immoler son propre honneur, comme ils disent, sur l’autel de lapatrie.
– Mais, dit Morand, croyez-vous qu’ilsache quelque chose ?
– Eh ! n’entendez-vous point ?Il parle de secrets qui resteront ensevelis dans son cœur.
– Ces secrets sont évidemment ceux quilui ont été confiés par moi, relativement à notrecontrebande ; il n’en connaît pas d’autres.
– Mais, dit Morand, de cette entrevued’Auteuil n’a-t-il rien soupçonné ? Vous savez qu’ilaccompagnait votre femme ?
– C’est moi-même qui ai dit à Genevièvede prendre Maurice avec elle pour la sauvegarder.
– Écoutez, dit Morand, nous verrons biensi ces soupçons sont vrais. Le tour de garde de notre bataillonarrive au Temple le 2 juin, c’est-à-dire dans huit jours ;vous êtes capitaine, Dixmer, et moi, je suis lieutenant : sinotre bataillon ou notre compagnie même reçoit contrordre, commel’a reçu l’autre jour le bataillon de la Butte-des-Moulins, queSanterre a remplacé par celui des Gravilliers, tout est découvert,et nous n’avons plus qu’à fuir Paris ou à mourir en combattant.Mais si tout suit le cours des choses…
– Nous sommes perdus de la même façon,répliqua Dixmer.
– Pourquoi cela ?
– Pardieu ! tout ne roulait-il passur la coopération de ce municipal ? N’était-ce pas lui qui,sans le savoir, nous devait ouvrir un chemin jusqu’à lareine ?
– C’est vrai, dit Morand abattu.
– Vous voyez donc, reprit Dixmer enfronçant le sourcil, qu’à tout prix il nous faut renouer avec cejeune homme.
– Mais, s’il s’y refuse, s’il craint dese compromettre ? dit Morand.
– Écoutez, dit Dixmer, je vais interrogerGeneviève ; c’est elle qui l’a quitté la dernière, elle saurapeut-être quelque chose.
– Dixmer, dit Morand, je vous vois avecpeine mêler Geneviève à tous nos complots ; non pas que jecraigne une indiscrétion de sa part, ô grand Dieu ! Mais lapartie que nous jouons est terrible, et j’ai honte et pitié à lafois de mettre dans notre enjeu la tête d’une femme.
– La tête d’une femme, répondit Dixmer,pèse le même poids que celle d’un homme, là où la ruse, la candeurou la beauté peuvent faire autant et quelquefois même plus que laforce, la puissance et le courage ; Geneviève partage nosconvictions et nos sympathies, Geneviève partagera notre sort.
– Faites donc, cher ami, réponditMorand ; j’ai dit ce que je devais dire. Faites :Geneviève est digne en tous points de la mission que vous luidonnez ou plutôt qu’elle s’est donnée elle-même. C’est avec lessaintes qu’on fait les martyrs.
Et il tendit sa main blanche et efféminée àDixmer, qui la serra entre ses mains vigoureuses.
Puis Dixmer, recommandant à Morand et à sescompagnons une surveillance plus grande que jamais, passa chezGeneviève.
Elle était assise devant une table, l’œilattaché sur une broderie et le front baissé.
Elle se retourna au bruit de la porte quis’ouvrait et reconnut Dixmer.
– Ah ! c’est vous, mon ami ?dit-elle.
– Oui, répondit Dixmer avec un visageplacide et souriant ; je reçois de notre ami Maurice unelettre à laquelle je ne comprends rien. Tenez, lisez-la donc, etdites-moi ce que vous en pensez.
Geneviève prit la lettre d’une main dont,malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne pouvait dissimulerle tremblement, et lut.
Dixmer suivit des yeux ; ses yeuxparcouraient chaque ligne.
– Eh bien ? dit-il quand elle eutfini.
– Eh bien, je pense que M. MauriceLindey est un honnête homme, répondit Geneviève avec le plus grandcalme, et qu’il n’y a rien à craindre de son côté.
– Vous croyez qu’il ignore quelles sontles personnes que vous avez été visiter à Auteuil ?
– J’en suis sûre.
– Pourquoi donc cette brusquedétermination ? Vous a-t-il paru hier ou plus froid ou plusému que d’habitude ?
– Non, dit Geneviève ; je croisqu’il était le même.
– Songez bien à ce que vous me répondezlà, Geneviève ; car votre réponse, vous devez le comprendre,va avoir sur tous nos projets une grave influence.
– Attendez donc, dit Geneviève avec uneémotion qui perçait à travers tous les efforts qu’elle faisait pourconserver sa froideur ; attendez donc…
– Bien ! dit Dixmer avec une légèrecontraction des muscles de son visage ; bien, rappelez-voustous vos souvenirs, Geneviève.
– Oui, reprit la jeune femme, oui, je merappelle ; hier il était maussade ; M. Maurice estun peu tyran dans ses amitiés… et nous avons quelquefois boudé dessemaines entières.
– Ce serait donc une simplebouderie ? demanda Dixmer.
– C’est probable.
– Geneviève, dans notre position,comprenez cela, ce n’est pas une probabilité qu’il nous faut, c’estune certitude.
– Eh bien, mon ami… j’en suiscertaine.
– Cette lettre alors ne serait qu’unprétexte pour ne point revenir à la maison ?
– Mon ami, comment voulez-vous que jevous dise de pareilles choses ?
– Dites, Geneviève, répondit Dixmer, carà toute autre femme que vous je ne les demanderais pas.
– C’est un prétexte, dit Geneviève enbaissant les yeux.
– Ah ! fit Dixmer.
Puis, après un moment de silence, retirant deson gilet et appuyant sur le dossier de la chaise de sa femme unemain avec laquelle il venait de comprimer les battements de soncœur :
– Rendez-moi un service, chère amie, fitDixmer.
– Et lequel ? demanda Geneviève ense retournant étonnée.
– Prévenez jusqu’à l’ombre d’undanger ; Maurice est peut-être plus avant dans nos secrets quenous ne le soupçonnons. Ce que vous croyez un prétexte estpeut-être une réalité. Écrivez-lui un mot.
– Moi ? fit Geneviève entressaillant.
– Oui, vous ; dites-lui que c’estvous qui avez ouvert la lettre et que vous désirez en avoirl’explication ; il viendra, vous l’interrogerez et vousdevinerez très facilement alors de quoi il est question.
– Oh ! non, certes, s’écriaGeneviève, je ne puis faire ce que vous dites ; je ne le feraipas.
– Chère Geneviève, quand des intérêtsaussi puissants que ceux qui reposent sur nous sont en jeu, commentreculez-vous devant de misérables considérationsd’amour-propre ?
– Je vous ai dit mon opinion sur Maurice,monsieur, répondit Geneviève ; il est honnête, il estchevaleresque, mais il est capricieux, et je ne veux pas subird’autre servitude que celle de mon mari.
Cette réponse fut faite à la fois avec tant decalme et de fermeté, que Dixmer comprit qu’insister, en ce momentdu moins, serait chose inutile ; il n’ajouta pas un seul mot,regarda Geneviève sans paraître la regarder, passa sa main sur sonfront humide de sueur et sortit.
Morand l’attendait avec inquiétude. Dixmer luiraconta mot pour mot ce qui venait de se passer.
– Bien, répondit Morand, restons-en donclà et n’y pensons plus. Plutôt que de causer une ombre de souci àvotre femme, plutôt que de blesser l’amour-propre de Geneviève, jerenoncerais…
Dixmer lui posa la main sur l’épaule.
– Vous êtes fou, monsieur, lui dit-il enle regardant fixement, ou vous ne pensez pas un mot de ce que vousdites.
– Comment, Dixmer, vouscroyez !…
– Je crois, chevalier, que vous n’êtespas plus maître que moi de laisser aller vos sentiments àl’impulsion de votre cœur. Ni vous, ni moi, ni Geneviève ne nousappartenons, Morand. Nous sommes des choses appelées à défendre unprincipe, et les principes s’appuient sur les choses, qu’ilsécrasent.
Morand tressaillit et garda le silence, unsilence rêveur et douloureux.
Ils firent ainsi quelques tours dans le jardinsans échanger une seule parole.
Puis Dixmer quitta Morand.
– J’ai quelques ordres à donner, dit-ild’une voix parfaitement calme. Je vous quitte, monsieur Morand.
Morand tendit la main à Dixmer et le regardas’éloigner.
– Pauvre Dixmer, dit-il, j’ai bien peurque, dans tout cela, ce ne soit lui qui risque le plus.
Dixmer rentra effectivement dans son atelier,donna quelques ordres, relut les journaux, ordonna une distributionde pain et de mottes aux pauvres de la section, et, rentrant chezlui, quitta son costume de travail pour ses vêtements desortie.
Une heure après, Maurice, au plus fort de seslectures et de ses allocutions, fut interrompu par la voix de sonofficieux, qui, se penchant à son oreille, lui disait toutbas :
– Citoyen Lindey, quelqu’un qui, à cequ’il prétend du moins, a des choses très importantes à vous dire,vous attend chez vous.
Maurice rentra et fut fort étonné, enrentrant, de trouver Dixmer installé chez lui, et feuilletant lesjournaux. En revenant, il avait, tout le long de la route,interrogé son domestique, lequel, ne connaissant point le maîtretanneur, n’avait pu lui donner aucun renseignement.
En apercevant Dixmer, Maurice s’arrêta sur leseuil de la porte et rougit malgré lui.
Dixmer se leva et lui tendit la main ensouriant.
– Quelle mouche vous pique et quem’avez-vous écrit ? demanda-t-il au jeune homme. En vérité,c’est me frapper sensiblement, mon cher Maurice. Moi, tiède et fauxpatriote, m’écrivez-vous ? Allons donc, vous ne pouvez pas meredire de pareilles accusations en face ; avouez bien plutôtque vous me cherchez une mauvaise querelle.
– J’avouerai tout ce que vous voudrez,mon cher Dixmer, car vos procédés ont toujours été pour moi ceuxd’un galant homme ; mais je n’ai pas moins pris unerésolution, et cette résolution est irrévocable…
– Comment cela ? demandaDixmer ; de votre propre aveu vous n’avez rien à nousreprocher, et vous nous quittez cependant ?
– Cher Dixmer, croyez que pour agir commeje le fais, que pour me priver d’un ami comme vous, il faut quej’aie de bien fortes raisons.
– Oui ; mais, en tout cas, repritDixmer en affectant de sourire, ces raisons ne sont point cellesque vous m’avez écrites. Celles que vous m’avez écrites ne sontqu’un prétexte.
Maurice réfléchit un instant.
– Écoutez, Dixmer, dit-il, nous vivonsdans une époque où le doute émis dans une lettre peut et doit voustourmenter, je le comprends ; il ne serait donc point d’unhomme d’honneur de vous laisser sous le poids d’une pareilleinquiétude. Oui, Dixmer, les raisons que je vous ai donnéesn’étaient qu’un prétexte.
Cet aveu, qui aurait dû éclaircir le front ducommerçant, sembla au contraire l’assombrir.
– Mais enfin, le véritable motif ?dit Dixmer.
– Je ne puis vous le dire, répliquaMaurice ; et cependant, si vous le connaissiez, vousl’approuveriez, j’en suis sûr.
Dixmer le pressa.
– Vous le voulez absolument ? ditMaurice.
– Oui, répondit Dixmer.
– Eh bien, répondit Maurice, quiéprouvait un certain soulagement à se rapprocher de la vérité,voici ce que c’est : vous avez une femme jeune et belle, et lachasteté, cependant bien connue, de cette femme jeune et belle, n’apu faire que mes visites chez vous n’aient été malinterprétées.
Dixmer pâlit légèrement.
– Vraiment ? dit-il. Alors, mon cherMaurice, l’époux vous doit remercier du mal que vous faites àl’ami.
– Vous comprenez, dit Maurice, que jen’ai pas la fatuité de croire que ma présence puisse êtredangereuse pour votre repos ou celui de votre femme, mais elle peutêtre une source de calomnies, et, vous le savez, plus les calomniessont absurdes, plus facilement on les croit.
– Enfant ! dit Dixmer en haussantles épaules.
– Enfant, tant que vous voudrez, réponditMaurice ; mais de loin nous n’en serons pas moins bons amis,car nous n’aurons rien à nous reprocher ; tandis que de près,au contraire…
– Eh bien, de près ?
– Les choses auraient pu finir pars’envenimer.
– Pensez-vous, Maurice, que j’aurais pucroire… ?
– Eh ! mon Dieu ! fit le jeunehomme.
– Mais pourquoi m’avez-vous écrit celaplutôt que de me le dire, Maurice ?
– Tenez, justement pour éviter ce qui sepasse entre nous en ce moment.
– Êtes-vous donc fâché, Maurice, que jevous aime assez pour être venu vous demander une explication ?fit Dixmer.
– Oh ! tout au contraire, s’écriaMaurice, et je suis heureux, je vous jure, de vous avoir vu cettefois encore, avant de ne plus vous revoir.
– Ne plus vous revoir, citoyen !nous vous aimons bien pourtant, répliqua Dixmer en prenant et enpressant la main du jeune homme entre les siennes.
Maurice tressaillit.
– Morand, – continua Dixmer, à quice tressaillement n’avait point échappé, mais qui cependant n’enexprima rien, – Morand me le répétait encore ce matin :« Faites tout ce que vous pourrez, dit-il, pour ramener cecher M. Maurice. »
– Ah ! monsieur, dit le jeune hommeen fronçant le sourcil et en retirant sa main, je n’aurais pas cruêtre si avant dans les amitiés du citoyen Morand.
– Vous en doutez ? demandaDixmer.
– Moi, répondit Maurice, je ne le croisni n’en doute, je n’ai aucun motif de m’interroger à cesujet ; quand j’allais chez vous, Dixmer, j’y allais pour vouset pour votre femme, mais non pour le citoyen Morand.
– Vous ne le connaissez pas, Maurice, ditDixmer ; Morand est une belle âme.
– Je vous l’accorde, dit Maurice ensouriant avec amertume.
– Maintenant, continua Dixmer, revenons àl’objet de ma visite.
Maurice s’inclina en homme qui n’a plus rien àdire et qui attend.
– Vous dites donc que des propos ont étéfaits ?
– Oui, citoyen, dit Maurice.
– Eh bien, voyons, parlons franchement.Pourquoi feriez-vous attention à quelque vain caquetage de voisindésœuvré ? Voyons, n’avez-vous pas votre conscience, Maurice,et Geneviève n’a-t-elle pas son honnêteté ?
– Je suis plus jeune que vous, ditMaurice, qui commençait à s’étonner de cette insistance, et je voispeut-être les choses d’un œil plus susceptible. C’est pourquoi jevous déclare que, sur la réputation d’une femme comme Geneviève, ilne doit pas même y avoir le vain caquetage d’un voisin désœuvré.Permettez donc, cher Dixmer, que je persiste dans ma premièrerésolution.
– Allons, dit Dixmer, et puisque, noussommes en train d’avouer, avouons encore autre chose.
– Quoi ?… demanda Maurice enrougissant. Que voulez-vous que j’avoue ?
– Que ce n’est ni la politique ni lebruit de vos assiduités chez moi qui vous engagent à nousquitter.
– Qu’est-ce donc, alors ?
– Le secret que vous avez pénétré.
– Quel secret ? demanda Maurice avecune expression de curiosité naïve qui rassura le tanneur.
– Cette affaire de contrebande que vousavez pénétrée le soir même où nous avons fait connaissance d’une siétrange manière. Jamais vous ne m’avez pardonné cette fraude, etvous m’accusez d’être mauvais républicain, parce que je me sers deproduits anglais dans ma tannerie.
– Mon cher Dixmer, dit Maurice, je vousjure que j’avais complètement oublié, quand j’allais chez vous, quej’étais chez un contrebandier.
– En vérité ?
– En vérité.
– Vous n’aviez donc pas d’autre motifd’abandonner la maison que celui que vous m’aviez dit ?
– Sur l’honneur.
– Eh bien, Maurice, reprit Dixmer en selevant et serrant la main du jeune homme, j’espère que vousréfléchirez et que vous reviendrez sur cette résolution qui nousfait tant de peine à tous.
Maurice s’inclina et ne répondit point ;ce qui équivalait à un dernier refus.
Dixmer sortit désespéré de n’avoir pu seconserver de relations avec cet homme que certaines circonstanceslui rendaient non seulement si utile, mais encore presqueindispensable.
Il était temps. Maurice était agité par milledésirs contraires. Dixmer le priait de revenir ; Geneviève luipourrait pardonner. Pourquoi donc désespérait-il ? Lorin, à saplace, aurait bien certainement une foule d’aphorismes tirés de sesauteurs favoris. Mais il y avait la lettre de Geneviève ; cecongé formel qu’il avait emporté avec lui à la section, et qu’ilavait sur son cœur avec le petit mot qu’il avait reçu d’elle lelendemain du jour où il l’avait tirée des mains de ces hommes quil’insultaient ; enfin, il y avait plus que tout cela, il yavait l’opiniâtre jalousie du jeune homme contre ce Morand détesté,première cause de sa rupture avec Geneviève.
Maurice demeura donc inexorable dans sarésolution.
Mais, il faut le dire, ce fut un vide pour luique la privation de sa visite de chaque jour à la vieille rueSaint-Jacques ; et quand arriva l’heure où il avait l’habitudede s’acheminer vers le quartier Saint-Victor, il tomba dans unemélancolie profonde, et à partir de ce moment, parcourut toutes lesphases de l’attente et du regret.
Chaque matin, il s’attendait, en seréveillant, à trouver une lettre de Dixmer, et cette fois ils’avouait, lui qui avait résisté à des instances de vive voix,qu’il céderait à une lettre ; chaque jour, il sortait avecl’espérance de rencontrer Geneviève, et, d’avance, il avait trouvé,s’il la rencontrait, mille moyens pour lui parler. Chaque soir, ilrentrait chez lui avec l’espérance d’y trouver ce messager qui luiavait un matin, sans s’en douter, apporté la douleur, devenuedepuis son éternelle compagne.
Bien souvent aussi, dans ses heures dedésespoir, cette puissante nature rugissait à l’idée d’éprouver unepareille torture sans la rendre à celui qui la lui avait faitsouffrir : or, la cause première de tous ses chagrins, c’étaitMorand. Alors il formait le projet d’aller chercher querelle àMorand. Mais l’associé de Dixmer était si frêle, si inoffensif, quel’insulter ou le provoquer, c’était une lâcheté de la part d’uncolosse comme Maurice.
Lorin était bien venu jeter quelquesdistractions sur les chagrins que son ami s’obstinait à lui taire,sans lui en nier cependant l’existence. Celui-ci avait fait tout cequ’il avait pu, en pratique et en théorie, pour rendre à la patriece cœur tout endolori par un autre amour. Mais, quoique lacirconstance fût grave, quoique dans toute autre dispositiond’esprit elle eût entraîné Maurice tout entier dans le tourbillonpolitique, elle n’avait pu rendre au jeune républicain cetteactivité première qui avait fait de lui un héros du 14 juillet etdu 10 août.
En effet, les deux systèmes, depuis près dedix mois en présence l’un de l’autre, qui jusque-là ne s’étaient enquelque sorte porté que de légères attaques, et qui n’avaientpréludé encore que par des escarmouches, s’apprêtaient à se prendrecorps à corps, et il était évident que la lutte, une foiscommencée, serait mortelle pour l’un des deux. Ces deux systèmes,nés du sein de la Révolution elle-même, étaient celui de lamodération, représenté par les girondins, c’est-à-dire par Brissot,Pétion, Vergniaud, Valazé, Lanjuinais, Barbaroux, etc., etc. ;et celui de la Terreur ou de la Montagne, représenté par Danton,Robespierre, Chénier, Fabre, Marat, Collot d’Herbois, Hébert, etc.,etc.
Après le 10 août, l’influence, comme aprèstoute action, avait semblé devoir passer au parti modéré. Unministère avait été reformé des débris de l’ancien ministère etd’une adjonction nouvelle. Roland, Servien et Clavières, anciensministres, avaient été rappelés ; Danton, Monge et Le Brunavaient été nommés de nouveau. À l’exception d’un seul quireprésentait, au milieu de ses collègues, l’élément énergique, tousles autres ministres appartenaient au parti modéré.
Quand nous disons modéré, on comprend bien quenous parlons relativement.
Mais le 10 août avait eu son écho àl’étranger, et la coalition s’était hâtée de marcher, non pas ausecours de Louis XVI personnellement, mais du principe royalisteébranlé dans sa base. Alors avaient retenti les paroles menaçantesde Brunswick, et, comme une terrible réalisation, Longwy et Verdunétaient tombés au pouvoir de l’ennemi. Alors avait eu lieu laréaction terroriste ; alors Danton avait rêvé les journées deseptembre, et avait réalisé ce rêve sanglant qui avait montré àl’ennemi la France tout entière complice d’un immense assassinat,prête à lutter, pour son existence compromise, avec toute l’énergiedu désespoir. Septembre avait sauvé la France, mais, tout en lasauvant, l’avait mise hors la loi.
La France sauvée, l’énergie devenue inutile,le parti modéré avait repris quelques forces. Alors il avait voulurécriminer sur ces journées terribles. Les mots de meurtrier etd’assassin avaient été prononcés. Un mot nouveau avait même étéajouté au vocabulaire de la nation, c’était celui deseptembriseur.
Danton l’avait bravement accepté. CommeClovis, il avait un instant incliné la tête sous le baptême desang, mais pour la relever plus haute et plus menaçante. Une autreoccasion de reprendre la terreur passée se présentait, c’était leprocès du roi. La violence et la modération entrèrent, non pasencore tout à fait en lutte de personnes, mais en lutte deprincipes. L’expérience des forces relatives fut faite sur leprisonnier royal. La modération fut vaincue, et la tête de LouisXVI tomba sur l’échafaud.
Comme le 10 août, le 21 janvier avait rendu àla coalition toute son énergie. Ce fut encore le même homme qu’onlui opposa, mais non plus la même fortune. Dumouriez, arrêté dansses progrès par le désordre de toutes les administrations quiempêchaient les secours d’hommes et d’argent d’arriver jusqu’à lui,se déclare contre les jacobins qu’il accuse de cettedésorganisation, adopte le parti des girondins, et les perd en sedéclarant leur ami.
Alors la Vendée se lève, les départementsmenacent ; les revers amènent des trahisons, et les trahisonsdes revers. Les jacobins accusent les modérés et veulent lesfrapper au 10 mars, c’est-à-dire pendant la soirée où s’est ouvertnotre récit. Mais trop de précipitation de la part de leursadversaires les sauve, et peut-être aussi cette pluie qui avaitfait dire à Pétion, ce profond anatomiste de l’espritparisien : « Il pleut, il n’y aura rien cettenuit. »
Mais, depuis ce 10 mars, tout, pour lesgirondins, avait été présage de ruine : Marat mis enaccusation et acquitté ; Robespierre et Danton réconciliésmaintenant, du moins comme se réconcilient un tigre et un lion pourabattre le taureau qu’ils doivent dévorer ; Henriot, leseptembriseur, nommé commandant général de la gardenationale : tout présageait cette journée terrible qui devaitemporter dans un orage la dernière digue que la Révolution opposaità la Terreur.
Voilà les grands événements auxquels, danstoute autre circonstance, Maurice eût pris une part active que luifaisaient naturellement sa nature puissante et son patriotismeexalté. Mais, heureusement ou malheureusement pour Maurice, ni lesexhortations de Lorin, ni les terribles préoccupations de la ruen’avaient pu chasser de son esprit la seule idée qui l’obsédât, et,quand arriva le 31 mai, le terrible assaillant de la Bastille etdes Tuileries était couché sur son lit, dévoré par cette fièvre quitue les plus forts, et qu’il ne faut cependant qu’un regard pourdissiper, qu’un mot pour guérir.
Pendant la journée de ce fameux 31 mai, où letocsin et la générale retentissaient depuis le point du jour, lebataillon du faubourg Saint-Victor entrait au Temple.
Quand toutes les formalités d’usage eurent étéaccomplies et les postes distribués, on vit arriver les municipauxde service, et quatre pièces de canon de renfort vinrent se joindreà celles déjà en batterie à la porte du Temple.
En même temps que le canon, arrivait Santerreavec ses épaulettes de laine jaune et son habit, où son patriotismepouvait se lire en larges taches de graisse.
Il passa la revue du bataillon, qu’il trouvadans un état convenable, et compta les municipaux, qui n’étaientque trois.
– Pourquoi trois municipaux ?demanda-t-il, et quel est le mauvais citoyen qui manque ?
– Celui qui manque, citoyen général,n’est cependant pas un tiède, répondit notre ancienne connaissanceAgricola ; car c’est le secrétaire de la section Lepelletier,le chef des braves Thermopyles, le citoyen Maurice Lindey.
– Bien, bien, fit Santerre ; jereconnais comme toi le patriotisme du citoyen Maurice Lindey, cequi n’empêchera pas que si, dans dix minutes, il n’est pas arrivé,on l’inscrira sur la liste des absents.
Et Santerre passa aux autres détails.
À quelques pas du général, au moment où ilprononçait ces paroles, un capitaine de chasseurs et un soldat setenaient à l’écart : l’un appuyé sur son fusil, l’autre assissur un canon.
– Avez-vous entendu ? dit àdemi-voix le capitaine au soldat ; Maurice n’est point encorearrivé.
– Oui, mais il arrivera, soyeztranquille, à moins qu’il ne soit d’émeute.
– S’il pouvait ne pas venir, dit lecapitaine, je vous placerais en sentinelle sur l’escalier, et,comme elle montera probablement à la tour, vous pourriezlui dire un mot.
En ce moment, un homme, qu’on reconnut pour unmunicipal à son écharpe tricolore, entra ; seulement, cethomme était inconnu du capitaine et du chasseur, aussi leurs yeuxse fixèrent-ils sur lui.
– Citoyen général, dit le nouveau venu ens’adressant à Santerre, je te prie de m’accepter en place ducitoyen Maurice Lindey, qui est malade ; voici le certificatdu médecin ; mon tour de garde arrivait dans huit jours, jepermute avec lui ; dans huit jours, il fera mon service, commeje vais faire aujourd’hui le sien.
– Si, toutefois, les Capet et lesCapettes vivent encore huit jours, dit un des municipaux.
Santerre répondit par un petit sourire à laplaisanterie de ce zélé ; puis, se tournant vers le mandatairede Maurice :
– C’est bien, dit-il, va signer sur leregistre à la place de Maurice Lindey, et consigne, à la colonnedes observations, les causes de cette mutation.
Cependant le capitaine et le chasseurs’étaient regardés avec une surprise joyeuse.
– Dans huit jours, se dirent-ils.
– Capitaine Dixmer, cria Santerre, prenezposition dans le jardin avec votre compagnie.
– Venez, Morand, dit le capitaine auchasseur, son compagnon.
Le tambour retentit, et la compagnie, conduitepar le maître tanneur, s’éloigna dans la direction prescrite.
On mit les armes en faisceaux, et la compagniese sépara par groupes, qui commencèrent à se promener en long et enlarge, selon leur fantaisie.
Le lieu de leur promenade était le jardinmême, où, du temps de Louis XVI, la famille royale venait,quelquefois, prendre l’air. Ce jardin était nu, aride, désolé,complètement dépouillé de fleurs, d’arbres et de verdure.
À vingt-cinq pas, à peu près, de la portion dumur qui donnait sur la rue Porte-Foin, s’élevait une espèce decahute, que la prévoyance de la municipalité avait permisd’établir, pour la plus grande commodité des gardes nationaux quistationnaient au Temple, et qui trouvaient là, dans les joursd’émeute, où il était défendu de sortir, à boire et à manger. Ladirection de cette petite guinguette intérieure avait été fortambitionnée ; enfin, la concession enavait été faite à une excellente patriote, veuve d’un faubourientué au 10 août, et qui répondait au nom de femme Plumeau.
Cette petite cabane, bâtie en planches et entorchis, était située au milieu d’une plate-bande, dont onreconnaissait encore les limites à une haie naine en buis. Elle secomposait d’une seule chambre d’une douzaine de pieds carrés,au-dessous de laquelle s’étendait une cave, où on descendait pardes escaliers grossièrement taillés dans la terre même. C’était làque la veuve Plumeau enfermait ses liquides et ses comestibles, surlesquels elle et sa fille, enfant de douze à quinze ans, veillaientà tour de rôle.
À peine installés à leur bivac, les gardes nationaux se mirent donc, comme nousl’avons dit, les uns à se promener dans le jardin, les autres àcauser avec les concierges ; ceux-ci à regarder les dessinstracés sur la muraille, et qui représentaient tous quelque dessinpatriotique, tel que le roi pendu, avec cette inscription :« M. Veto prenant un bain d’air », – ou le roiguillotiné, avec cette autre : « M. Veto crachantdans le sac » ; ceux-là à faire des ouvertures à madamePlumeau sur les desseins gastronomiques que leur suggérait leurplus ou moins d’appétit.
Au nombre de ces derniers étaient le capitaineet le chasseur que nous avons déjà remarqués.
– Ah ! capitaine Dixmer, dit lacantinière, j’ai du fameux vin de Saumur, allez !
– Bon, citoyenne Plumeau ; mais levin de Saumur, à mon avis du moins, ne vaut rien sans le fromage deBrie, répondit le capitaine, qui, avant d’émettre ce système, avaitregardé avec soin autour de lui et avait remarqué parmi lesdifférents comestibles, qu’étalaient orgueilleusement les rayons dela cantine, l’absence de ce comestible apprécié par lui.
– Ah ! mon capitaine, c’est comme unfait exprès, mais le dernier morceau vient d’être enlevé.
– Alors, dit le capitaine, pas de fromagede Brie, pas de vin de Saumur ; et remarque, citoyenne, que laconsommation en valait la peine, attendu que je comptais en offrirà toute la compagnie.
– Mon capitaine, je te demande cinqminutes et je cours en chercher chez le citoyen concierge qui mefait concurrence, et qui en a toujours ; je le payerai pluscher, mais tu es trop bon patriote pour ne pas m’en dédommager.
– Oui, oui, va, répondit Dixmer, et nous,pendant ce temps, nous allons descendre à la cave et choisirnous-mêmes notre vin.
– Fais comme chez toi, capitaine,fais.
Et la veuve Plumeau se mit à courir de toutesses forces vers la loge du concierge, tandis que le capitaine et lechasseur, munis d’une chandelle, soulevaient la trappe etdescendaient dans la cave.
– Bon ! dit Morand après un instantd’examen, la cave s’avance dans la direction de la rue Porte-Foin.Elle est profonde de neuf à dix pieds, et il n’y a aucunemaçonnerie.
– Quelle est la nature du sol ?demanda Dixmer.
– Tuf crayeux. Ce sont des terresrapportées ; tous ces jardins ont été bouleversés à plusieursreprises, il n’y a de roche nulle part.
– Vite, s’écria Dixmer, j’entends lessabots de notre vivandière ; prenez deux bouteilles de vin etremontons.
Ils apparaissaient tous deux à l’orifice de latrappe, quand la Plumeau rentra, portant le fameux fromage de Briedemandé avec tant d’insistance.
Derrière elle venaient plusieurs chasseurs,alléchés par la bonne apparence du susdit fromage.
Dixmer fit les honneurs : il offrit unevingtaine de bouteilles de vin à sa compagnie, tandis que lecitoyen Morand racontait le dévouement de Curtius, ledésintéressement de Fabricius et le patriotisme de Brutus et deCassius, toutes histoires qui furent presque autant appréciées quele fromage de Brie et le vin d’Anjou offerts par Dixmer, ce quin’est pas peu dire.
Onze heures sonnèrent. C’était à onze heureset demie qu’on relevait les sentinelles.
– N’est-ce point d’ordinaire de midi àune heure que l’Autrichienne se promène ? demanda Dixmer àTison, qui passait devant la cabane.
– De midi à une heure, justement.
Et il se mit à chanter :
Madame monte à sa tour…
Mironton, tonton, mirontaine.
Cette nouvelle facétie fut accueillie par lesrires universels des gardes nationaux.
Aussitôt Dixmer fit l’appel des hommes de sacompagnie qui devaient monter leur garde de onze heures et demie àune heure et demie, recommanda de hâter le déjeuner et fit prendreles armes à Morand pour le placer, comme il était convenu, audernier étage de la tour, dans cette même guérite derrière laquelleMaurice s’était caché, le jour où il avait intercepté les signesqui avaient été faits à la reine, d’une fenêtre de la ruePorte-Foin.
Si l’on eût regardé Morand au moment où ilreçut cet avis, bien simple et bien attendu, on eût pu le voirblêmir sous les longues mèches de ses cheveux noirs.
Soudain un bruit sourd ébranla les cours duTemple, et l’on entendit dans le lointain comme un ouragan de criset de rugissements.
– Qu’est-ce que cela ? demandaDixmer à Tison.
– Oh ! oh ! répondit legeôlier, ce n’est rien ; quelque petite émeute que voudraientnous faire ces gueux de brissotins avant d’aller à laguillotine.
Le bruit devenait de plus en plusmenaçant ; on entendait rouler l’artillerie, et une troupe degens hurlant passa près du Temple en criant :
« Vivent les sections ! ViveHenriot ! À bas les brissotins ! À bas lesrolandistes ! À bas madame Veto ! »
– Bon ! bon ! dit Tison en sefrottant les mains, je vais ouvrir à madame Veto pour qu’ellejouisse sans empêchement de l’amour que lui porte son peuple.
Et il approcha du guichet du donjon.
– Ohé ! Tison ! cria une voixformidable.
– Mon général ? répondit celui-ci ens’arrêtant tout court.
– Pas de sortie aujourd’hui, ditSanterre ; les prisonnières ne quitteront pas leurchambre.
L’ordre était sans appel.
– Bon ! dit Tison, c’est de la peinede moins.
Dixmer et Morand échangèrent un lugubreregard ; puis, en attendant que l’heure de la faction, inutilemaintenant, sonnât, ils allèrent tous deux se promener entre lacantine et le mur donnant sur la rue Porte-Foin. Là, Morandcommença à arpenter la distance en faisant des pas géométriques,c’est-à-dire de trois pieds.
– Quelle distance ? demandaDixmer.
– Soixante à soixante et un pieds,répondit Morand.
– Combien de jours faudra-t-il ?
Morand réfléchit, traça sur le sable avec unebaguette quelques signes géométriques qu’il effaça aussitôt.
– Il faudra sept jours, au moins,dit-il.
– Maurice est de garde dans huit jours,murmura Dixmer. Il faut donc absolument que, d’ici à huit jours,nous soyons raccommodés avec Maurice.
La demie sonna. Morand reprit son fusil ensoupirant, et, conduit par le caporal, alla relever la sentinellequi se promenait sur la plate-forme de la tour.
Le lendemain du jour où s’étaient passées lesscènes que nous venons de raconter, c’est-à-dire le 1erjuin, à dix heures du matin, Geneviève était assise à sa placeaccoutumée, près de la fenêtre ; elle se demandait pourquoi,depuis trois semaines, les jours se levaient si tristes pour elle,pourquoi ces jours se passaient si lentement, et enfin pourquoi, aulieu d’attendre le soir avec ardeur, elle l’attendait maintenantavec effroi.
Ses nuits, surtout, étaient tristes ; sesnuits d’autrefois étaient si belles, ces nuits qui se passaient àrêver à la veille et au lendemain.
En ce moment, ses yeux tombèrent sur unemagnifique caisse d’œillets tigrés et d’œillets rouges, que, depuisl’hiver, elle tirait de cette petite serre, où Maurice avait étéretenu prisonnier, pour les faire éclore dans sa chambre.
Maurice lui avait appris à les cultiver danscette plate-bande d’acajou, où ils étaient enfermés ; elle lesavait arrosés, émondés, palissés elle-même, tant que Maurice avaitété là ; car, lorsqu’il venait, le soir, elle se plaisait àlui montrer les progrès que, grâce à leurs soins fraternels, lescharmantes fleurs avaient faits pendant la nuit. Mais, depuis queMaurice avait cessé de venir, les pauvres œillets avaient éténégligés, et voilà que, faute de soins et de souvenir, les pauvresboutons alanguis étaient demeurés vides et se penchaient,jaunissants, hors de leur balustrade, sur laquelle ils retombaient,à demi fanés.
Geneviève comprit, par cette seule vue, laraison de sa tristesse à elle-même. Elle se dit qu’il en était desfleurs comme de certaines amitiés que l’on nourrit, que l’oncultive avec passion, et qui, alors, font épanouir le cœur ;puis, un matin, un caprice ou un malheur coupe l’amitié par saracine, et le cœur que cette amitié ravivait se resserre,languissant et flétri.
La jeune femme, alors, sentit l’angoisseaffreuse de son cœur ; le sentiment qu’elle avait voulucombattre, et qu’elle avait espéré vaincre, se débattait au fond desa pensée, plus que jamais, criant qu’il ne mourrait qu’avec cecœur ; alors elle eut un moment de désespoir, car elle sentaitque la lutte lui devenait de plus en plus impossible ; ellepencha doucement la tête, baisa un de ces boutons flétris etpleura.
Son mari entra chez elle juste au moment oùelle essuyait ses yeux.
Mais, de son côté, Dixmer était tellementpréoccupé par ses propres pensées, qu’il ne devina point cettecrise douloureuse que venait d’éprouver sa femme, et il ne fitpoint attention à la rougeur dénonciatrice de ses paupières.
Il est vrai que Geneviève, en apercevant sonmari, se leva vivement, et, courant à lui de façon à tourner le dosà la fenêtre, dans la demi-teinte :
– Eh bien ? dit-elle.
– Eh bien, rien de nouveau ;impossible d’approcher d’elle, impossible de lui fairerien passer ; impossible même de la voir.
– Quoi ! s’écria Geneviève, avectout ce bruit qu’il y a eu dans Paris ?
– Eh ! c’est justement ce bruit quia redoublé la défiance des surveillants ; on a craint qu’on neprofitât de l’agitation générale pour faire quelque tentative surle Temple, et, au moment où Sa Majesté allait monter sur laplate-forme, l’ordre a été donné par Santerre de ne laisser sortirni la reine, ni Madame Élisabeth, ni madame Royale.
– Pauvre chevalier, il a dû être biencontrarié ?
– Il était au désespoir, quand il a vucette chance nous échapper. Il a pâli au point que je l’ai entraînéde peur qu’il ne se trahît.
– Mais, demanda timidement Geneviève, iln’y avait donc au Temple aucun municipal de votreconnaissance ?
– Il devait y en avoir un, mais il n’estpoint venu.
– Lequel ?
– Le citoyen Maurice Lindey, dit Dixmerd’un ton qu’il s’efforçait de rendre indifférent.
– Et pourquoi n’est-il pas venu ?demanda Geneviève en faisant, de son côté, le même effort surelle-même.
– Il était malade.
– Malade, lui ?
– Oui, et assez gravement même. Patriote,comme vous le connaissez, il a été forcé de céder son tour à unautre.
» Oh ! mon Dieu ! y eût-il été,Geneviève, reprit Dixmer, vous comprenez, maintenant, que c’eût étéla même chose. Brouillés comme nous le sommes, peut-être eût-ilévité de me parler.
– Je crois, mon ami, dit Geneviève, quevous vous exagérez la gravité de la situation. M. Maurice peutavoir le caprice de ne plus venir ici, quelques raisons futiles dene plus nous voir ; mais il n’est point, pour cela, notreennemi. La froideur n’exclut pas la politesse, et, en vous voyantvenir à lui, je suis certaine qu’il eût fait la moitié duchemin.
– Geneviève, dit Dixmer, pour ce que nousattendions de Maurice, il faudrait plus que de la politesse, et cen’était point trop d’une amitié réelle et profonde. Cette amitiéest brisée ; il n’y a donc plus d’espoir de ce côté-là.
Et Dixmer poussa un profond soupir, tandis queson front, d’ordinaire si calme, se plissait tristement.
– Mais, dit timidement Geneviève, si vouscroyez M. Maurice si nécessaire à vos projets…
– C’est-à-dire, répondit Dixmer, que jedésespère de les voir réussir sans lui.
– Eh bien, alors, pourquoi ne tentez-vouspas une nouvelle démarche auprès du citoyen Lindey ?
Il lui semblait qu’en appelant le jeune hommepar son nom de famille, l’intonation de sa voix était moins tendreque lorsqu’elle l’appelait par son nom de baptême.
– Non, répondit Dixmer en secouant latête, non, j’ai fait tout ce que je pouvais faire : unenouvelle démarche semblerait singulière et éveilleraitnécessairement ses soupçons ; non, et puis, voyez-vous,Geneviève, je vois plus loin que vous dans toute cetteaffaire : il y a une plaie au fond du cœur de Maurice.
– Une plaie ? demanda Geneviève fortémue. Eh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire ? Parlez,mon ami.
– Je veux dire, et vous en êtesconvaincue comme moi, Geneviève, qu’il y a dans notre rupture avecle citoyen Lindey plus qu’un caprice.
– Et à quoi donc alors attribuez-vouscette rupture ?
– À l’orgueil, peut-être, dit vivementDixmer.
– À l’orgueil ?…
– Oui, il nous faisait honneur, à sonavis du moins, ce bon bourgeois de Paris, ce demi-aristocrate derobe, conservant ses susceptibilités sous son patriotisme ; ilnous faisait honneur, ce républicain tout-puissant dans sa section,dans son club, dans sa municipalité, en accordant son amitié à desfabricants de pelleteries. Peut-être avons-nous fait trop peud’avances, peut-être nous sommes-nous oubliés.
– Mais, reprit Geneviève, si nous luiavons fait trop peu d’avances, si nous nous sommes oubliés, il mesemble que la démarche que vous avez faite rachetait tout cela.
– Oui, en supposant que le tort vînt demoi ; mais si, au contraire, le tort venait de vous ?
– De moi ! Et comment voulez-vous,mon ami, que j’aie eu un tort envers M. Maurice ? ditGeneviève étonnée.
– Eh ! qui sait, avec un pareilcaractère ? Ne l’avez-vous pas vous-même, et la première,accusé de caprice ? Tenez, j’en reviens à ma première idée,Geneviève, vous avez eu tort de ne pas écrire à Maurice.
– Moi ! s’écria Geneviève, ypensez-vous ?
– Non seulement j’y pense, dit Dixmer,mais encore, depuis trois semaines que dure cette rupture, j’y aibeaucoup pensé.
– Et… ? demanda timidementGeneviève.
– Et je regarde cette démarche commeindispensable.
– Oh ! s’écria Geneviève, non, non,Dixmer, n’exigez point cela de moi.
– Vous savez, Geneviève, que je n’exigejamais rien de vous ; je vous prie seulement. Eh bien,entendez-vous ? je vous prie d’écrire au citoyen Maurice.
– Mais…, fit Geneviève.
– Écoutez, reprit Dixmer enl’interrompant : ou il y a entre vous et Maurice de gravessujets de querelle, car, quant à moi, il ne s’est jamais plaint demes procédés, ou votre brouille avec lui résulte de quelqueenfantillage.
Geneviève ne répondit point.
– Si cette brouille est causée par unenfantillage, ce serait folie à vous de l’éterniser ; si ellea pour cause un motif sérieux, au point où nous en sommes, nous nedevons plus, comprenez bien cela, compter avec notre dignité, nimême avec notre amour-propre. Ne mettons donc point en balance,croyez-moi, une querelle de jeunes gens avec d’immenses intérêts.Faites un effort sur vous-même, écrivez un mot au citoyen MauriceLindey et il reviendra.
Geneviève réfléchit un instant.
– Mais, dit-elle, ne saurait-on trouverun moyen, moins compromettant, de ramener la bonne intelligenceentre vous et M. Maurice ?
– Compromettant, dites-vous ? Mais,au contraire, c’est un moyen tout naturel, ce me semble.
– Non, pas pour moi, mon ami.
– Vous êtes bien opiniâtre,Geneviève.
– Accordez-moi de dire que c’est lapremière fois, au moins, que vous vous en apercevez.
Dixmer, qui froissait son mouchoir entre sesmains, depuis quelques instants, essuya son front couvert desueur.
– Oui, dit-il, et c’est pour cela que monétonnement s’en augmente.
– Mon Dieu ! dit Geneviève, est-ilpossible, Dixmer, que vous ne compreniez point les causes de marésistance et que vous vouliez me forcer à parler ?
Et elle laissa, faible et comme poussée àbout, tomber sa tête sur sa poitrine, et ses bras à ses côtés.
Dixmer parut faire un violent effort surlui-même, prit la main de Geneviève, la força de relever la tête,et, la regardant entre les yeux, se mit à rire avec un éclat quieût paru bien forcé à Geneviève si elle-même eût été moins agitéeen ce moment.
– Je vois ce que c’est, dit-il ; envérité, vous avez raison. J’étais aveugle. Avec tout votre esprit,ma chère Geneviève, avec toute votre distinction, vous vous êteslaissé prendre à une banalité, vous avez eu peur que Maurice nedevînt amoureux de vous.
Geneviève sentit comme un froid mortelpénétrer jusqu’à son cœur. Cette ironie de son mari, à propos del’amour que Maurice avait pour elle, amour dont, d’après laconnaissance qu’elle avait du caractère du jeune homme, ellepouvait estimer toute la violence, amour enfin que, sans sel’avouer autrement que par de sourds remords, elle partageaitelle-même au fond du cœur, cette ironie la pétrifia. Elle n’eutpoint la force de regarder. Elle sentit qu’il lui serait impossiblede répondre.
– J’ai deviné, n’est-ce pas ? repritDixmer. Eh bien, rassurez-vous, Geneviève, je connaisMaurice ; c’est un farouche républicain qui n’a point dans lecœur d’autre amour que l’amour de la patrie.
– Monsieur, s’écria Geneviève, êtes-vousbien sûr de ce que vous dites ?
– Eh ! sans doute, repritDixmer ; si Maurice vous aimait, au lieu de se brouiller avecmoi, il eût redoublé de soins et de prévenances pour celui qu’ilavait intérêt à tromper. Si Maurice vous aimait, il n’eût point sifacilement renoncé à ce titre d’ami de la maison, à l’aide duquel,d’ordinaire, on couvre ces sortes de trahisons.
– En honneur, s’écria Geneviève, neplaisantez point, je vous prie, sur de pareilles choses !
– Je ne plaisante point, madame ; jevous dis que Maurice ne vous aime pas, voilà tout.
– Et moi, moi, s’écria Geneviève enrougissant, moi, je vous dis que vous vous trompez.
– En ce cas, reprit Dixmer, Maurice, quia eu la force de s’éloigner plutôt que de tromper la confiance deson hôte, est un honnête homme ; or, les honnêtes gens sontrares, Geneviève, et l’on ne peut trop faire pour les ramener à soiquand ils se sont écartés. Geneviève, vous écrirez à Maurice,n’est-ce pas ?
– Oh ! mon Dieu ! dit la jeunefemme.
Et elle laissa tomber sa tête entre ses deuxmains ; car celui sur lequel elle comptait s’appuyer au momentdu danger lui manquait tout à coup et la précipitait au lieu de laretenir.
Dixmer la regarda un instant ; puis,s’efforçant de sourire :
– Allons, chère amie, dit-il, pointd’amour-propre de femme ; si Maurice veut recommencer à vousfaire quelque bonne déclaration, riez de la seconde, comme vousavez fait de la première. Je vous connais, Geneviève, vous êtes undigne et noble cœur. Je suis sûr de vous.
– Oh ! s’écria Geneviève en selaissant glisser de façon à ce qu’un de ses genoux touchât laterre, oh ! mon Dieu ! qui peut être sûr des autres quandnul n’est sûr de soi ?
Dixmer devint pâle, comme si tout son sang seretirait vers son cœur.
– Geneviève, dit-il, j’ai eu tort de vousfaire passer par toutes les angoisses que vous venez d’éprouver.J’aurais dû vous dire tout de suite : Geneviève, nous sommesdans l’époque des grands dévouements ; Geneviève, j’ai dévouéà la reine, notre bienfaitrice, non seulement mon bras, nonseulement ma tête, mais encore ma félicité ; d’autres luidonneront leur vie. Je ferai plus que de lui donner ma vie, moi, jerisquerai mon honneur ; et mon honneur, s’il périt, ne seraqu’une larme de plus tombant dans cet océan de douleurs quis’apprête à engloutir la France. Mais mon honneur ne risque rien,quand il est sous la garde d’une femme comme ma Geneviève.
Pour la première fois Dixmer venait de serévéler tout entier.
Geneviève redressa la tête, fixa sur lui sesbeaux yeux pleins d’admiration, se releva lentement, lui donna sonfront à baiser.
– Vous le voulez ? dit-elle.
Dixmer fit un signe affirmatif.
– Dictez alors.
Et elle prit une plume.
– Non point, dit Dixmer ; c’estassez d’user, d’abuser peut-être de ce digne jeune homme ; et,puisqu’il se réconciliera avec nous, à la suite d’une lettre qu’ilaura reçue de Geneviève, que cette lettre soit bien de Geneviève etnon de M. Dixmer.
Et Dixmer baisa une seconde fois sa femme aufront, la remercia et sortit.
Alors Geneviève tremblante écrivit :
Citoyen Maurice,
Vous saviez combien mon mari vous aimait.Trois semaines de séparation, qui nous ont paru un siècle, vousl’ont-elles fait oublier ? Venez ; nous vousattendons ; votre retour sera une véritable fête.
Geneviève.
Comme Maurice l’avait fait dire la veille augénéral Santerre, il était sérieusement malade.
Depuis qu’il gardait la chambre, Lorin étaitvenu régulièrement le voir, et avait fait tout ce qu’il avait pupour le déterminer à prendre quelque distraction. Mais Mauriceavait tenu bon. Il y a des maladies dont on ne veut pas guérir.
Le 1er juin, il arriva vers uneheure.
– Qu’y a-t-il donc de particulieraujourd’hui ? demanda Maurice. Tu es superbe.
En effet, Lorin avait le costume derigueur : le bonnet rouge, la carmagnole et la ceinturetricolore ornée de ces deux instruments, qu’on appelait alors lesburettes de l’abbé Maury, et qu’auparavant et depuis, on appelatout bonnement des pistolets.
– D’abord, dit Lorin, il y a généralementla débâcle de la gironde qui est en train de s’exécuter, maistambour battant ; dans ce moment-ci, par exemple, on chauffeles boulets rouges sur la place du Carrousel. Puis,particulièrement parlant, il y a une grande solennité à laquelle jet’invite pour après-demain.
– Mais, pour aujourd’hui, qu’y a-t-ildonc ? Tu viens me chercher, dis-tu ?
– Oui ; aujourd’hui nous avons larépétition.
– Quelle répétition ?
– La répétition de la grandesolennité.
– Mon cher, dit Maurice, tu sais que,depuis huit jours, je ne sors plus ; par conséquent, je nesuis plus au courant de rien, et j’ai le plus grand besoin d’êtrerenseigné.
– Comment ! je ne te l’ai donc pasdit ?
– Tu ne m’as rien dit.
– D’abord, mon cher, tu savais déjà quenous avions supprimé Dieu pour quelque temps, et que nous l’avonsremplacé par l’Être suprême.
– Oui, je sais cela.
– Eh bien, il paraît qu’on s’est aperçud’une chose, c’est que l’Être suprême était un modéré, unrolandiste, un girondin.
– Lorin, pas de plaisanteries sur leschoses saintes ; je n’aime point cela, tu le sais.
– Que veux-tu, mon cher ! il fautêtre de son siècle. Moi aussi, j’aimais assez l’ancien Dieu,d’abord parce que j’y étais habitué. Quant à l’Être suprême, ilparaît qu’il a réellement des torts, et que, depuis qu’il estlà-haut, tout va de travers ; enfin nos législateurs ontdécrété sa déchéance…
Maurice haussa les épaules.
– Hausse les épaules tant que tu voudras,dit Lorin.
De par la philosophie,
Nous, grands suppôts de Momus,
Ordonnons que la folie
Ait son culte in partibus.
» Si bien, continua Lorin, que nousallons un peu adorer la déesse Raison.
– Et tu te fourres dans toutes cesmascarades ? dit Maurice.
– Ah ! mon ami, si tu connaissais ladéesse Raison comme je la connais, tu serais un de ses plus chaudspartisans. Écoute, je veux te la faire connaître, je te présenteraià elle.
– Laisse-moi tranquille avec toutes tesfolies ; je suis triste, tu le sais bien.
– Raison de plus, morbleu ! ellet’égayera, c’est une bonne fille… Eh ! mais tu la connais,l’austère déesse que les Parisiens vont couronner de lauriers etpromener sur un char de papier doré ! C’est… devine…
– Comment veux-tu que jedevine ?
– C’est Arthémise.
– Arthémise ? dit Maurice encherchant dans sa mémoire, sans que ce nom lui rappelât aucunsouvenir.
– Oui, une grande brune, dont j’ai faitconnaissance, l’année dernière… au bal de l’Opéra, à tellesenseignes que tu vins souper avec nous et que tu la grisas.
– Ah ! oui, c’est vrai, réponditMaurice, je me souviens maintenant ; et c’est elle ?
– C’est elle qui a le plus de chances. Jel’ai présentée au concours : tous les Thermopyles m’ont promisleurs voix. Dans trois jours, l’élection générale. Aujourd’hui,repas préparatoire ; aujourd’hui, nous répandons le vin deChampagne ; peut-être, après-demain, répandrons-nous lesang ! Mais qu’on répande ce que l’on voudra, Arthémise seradéesse, ou que le diable m’emporte ! Allons, viens ; nouslui ferons mettre sa tunique.
– Merci. J’ai toujours eu de larépugnance pour ces sortes de choses.
– Pour habiller les déesses ?Peste ! mon cher ! tu es difficile. Eh bien, voyons, sicela peut te distraire, je la lui mettrai, sa tunique, et toi, tula lui ôteras.
– Lorin, je suis malade, et non seulementje n’ai plus de gaieté, mais encore la gaieté des autres me faitmal.
– Ah çà ! tu m’effrayes,Maurice : tu ne te bats plus, tu ne ris plus ; est-ce quetu conspires, par hasard ?
– Moi ! plût à Dieu !
– Tu veux dire : plût à la déesseRaison !
– Laisse-moi, Lorin, je ne puis, je neveux pas sortir ; je suis au lit et j’y reste.
Lorin se gratta l’oreille.
– Bon ! dit-il, je vois ce quec’est.
– Et que vois-tu ?
– Je vois que tu attends la déesseRaison.
– Corbleu ! s’écria Maurice, lesamis spirituels sont bien gênants ; va-t’en, ou je te charged’imprécations, toi et ta déesse.
– Charge, charge…
Maurice levait la main pour maudire, lorsqu’ilfut interrompu par son officieux, qui entrait en ce moment, tenantune lettre pour le citoyen son frère.
– Citoyen Agésilas, dit Lorin, tu entresdans un mauvais moment ; ton maître allait être superbe.
Maurice laissa retomber sa main, qu’il étenditnonchalamment vers la lettre ; mais à peine l’eût-il touchéequ’il tressaillit, et, l’approchant avidement de ses yeux, dévoradu regard l’écriture et le cachet, et, tout en blêmissant, commes’il allait se trouver mal, rompit le cachet.
– Oh ! oh ! murmura Lorin,voici notre intérêt qui s’éveille, à ce qu’il paraît.
Maurice n’écoutait plus, il lisait avec touteson âme les quelques lignes de Geneviève. Après les avoir lues, illes relut deux, trois, quatre fois ; puis il s’essuya le frontet laissa retomber ses mains, regardant Lorin comme un hommehébété.
– Diable ! dit Lorin, il paraît quevoilà une lettre qui renferme de fières nouvelles.
Maurice relut la lettre pour la cinquièmefois, et un vermillon nouveau colora son visage. Ses yeux desséchéss’humectèrent, et un profond soupir dilata sa poitrine ; puis,oubliant tout à coup sa maladie et la faiblesse qui en était lasuite, il sauta hors de son lit.
– Mes habits ! s’écria-t-il àl’officieux stupéfait ; mes habits, mon cher Agésilas !Ah ! mon pauvre Lorin, mon bon Lorin, je l’attendais tous lesjours, mais, en vérité, je ne l’espérais pas. Çà, une culotteblanche, une chemise à jabot ; qu’on me coiffe et qu’on merase sur-le-champ !
L’officieux se hâta d’exécuter les ordres deMaurice, le coiffa et le rasa en un tour de main.
– Oh ! la revoir ! larevoir ! s’écria le jeune homme, Lorin, en vérité, je n’ai passu jusqu’à présent ce que c’était que le bonheur.
– Mon pauvre Maurice, dit Lorin, je croisque tu as besoin de la visite que je te conseillais.
– Oh ! cher ami, s’écria Maurice,pardonne-moi ; mais, en vérité, je n’ai plus ma raison.
– Alors je t’offre la mienne, dit Lorinen riant de cet affreux calembour.
Ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est queMaurice en rit aussi.
Le bonheur l’avait rendu facile en matièred’esprit.
Ce ne fut point tout.
– Tiens, dit-il en coupant un orangercouvert de fleurs, offre de ma part ce bouquet à la digne veuve deMausole.
– À la bonne heure ! s’écria Lorin,voilà de la belle galanterie ! Aussi, je te pardonne. Et puis,il me semble que décidément tu es bien amoureux, et j’ai toujourseu le plus profond respect pour les grandes infortunes.
– Eh bien, oui, je suis amoureux, s’écriaMaurice, dont le cœur éclatait de joie ; je suis amoureux, etmaintenant je puis l’avouer puisqu’elle m’aime ; car,puisqu’elle me rappelle, c’est qu’elle m’aime, n’est-ce pas,Lorin ?
– Sans doute, répondit complaisammentl’adorateur de la déesse Raison ; mais prends garde,Maurice ; la façon dont tu prends la chose fait peur…
Souvent l’amour d’une Égérie
N’est rien moins qu’une trahison
Du tyran nommé Cupidon :
Près de la plus sage on s’oublie.
Aime ainsi que moi la Raison,
Tu ne feras pas de folie.
– Bravo ! bravo ! cria Mauriceen battant des mains.
Et, prenant ses jambes à son cou, il descenditles escaliers, quatre à quatre, gagna le quai, et s’élança dans ladirection si connue de la vieille rue Saint-Jacques.
– Je crois qu’il m’a applaudi,Agésilas ? demanda Lorin.
– Oui, certainement, citoyen, et il n’y arien d’étonnant, car c’était bien joli, ce que vous avez ditlà.
– Alors, il est plus malade que je necroyais, dit Lorin.
Et, à son tour, il descendit l’escalier, maisd’un pas plus calme. Arthémise n’était pas Geneviève.
À peine Lorin fut-il dans la rue Saint-Honoré,lui et son oranger en fleurs, qu’une foule de jeunes citoyens,auxquels il avait pris, selon la disposition d’esprit où il setrouvait, l’habitude de distribuer des décimes ou des coups de piedau-dessous de la carmagnole, le suivirent respectueusement, leprenant sans doute pour un de ces hommes vertueux, auxquelsSaint-Just avait proposé que l’on offrît un habit blanc et unbouquet de fleurs d’oranger.
Comme le cortège allait sans cessegrossissant, tant, même à cette époque, un homme vertueux étaitchose rare à voir, il y avait bien plusieurs milliers de jeunescitoyens, lorsque le bouquet fut offert à Arthémise ; hommagedont plusieurs autres Raisons, qui se mettaient sur les rangs,furent malades jusqu’à la migraine.
Ce fut ce soir-là même que se répandit dansParis la fameuse cantate :
Vive la déesse Raison !
Flamme pure, douce lumière.
Et, comme elle est parvenue jusqu’à nous sansnom d’auteur, ce qui a fort exercé la sagacité des archéologuesrévolutionnaires, nous aurions presque l’audace d’affirmer qu’ellefut faite pour la belle Arthémise par notre ami HyacintheLorin.
Maurice n’eût pas été plus vite, quand il eûteu des ailes.
Les rues étaient pleines de monde, maisMaurice ne remarquait cette foule que parce qu’elle retardait sacourse ; on disait dans les groupes que la Convention étaitassiégée, que la majesté du peuple était offensée dans sesreprésentants, qu’on empêchait de sortir ; et cela avait bienquelque probabilité, car on entendait tinter le tocsin et tonner lecanon d’alarme.
Mais qu’importaient en ce moment à Maurice lecanon d’alarme et le tocsin ? Que lui faisait que les députéspussent ou ne pussent point sortir, puisque la défense nes’étendait point jusqu’à lui ?
Il courait, voilà tout.
Tout en courant, il se figurait que Genevièvel’attendait à la petite fenêtre donnant sur le jardin, afin de luienvoyer, du plus loin qu’elle l’apercevrait, son plus charmantsourire.
Dixmer, aussi, était prévenu, sans doute, decet heureux retour, et il allait tendre à Maurice sa bonne grossemain, si franche et si loyale en ses étreintes.
Il aimait Dixmer, ce jour-là ; il aimaitjusqu’à Morand et ses cheveux noirs, et ses lunettes vertes, souslesquelles il avait cru voir jusqu’alors briller un œilsournois.
Il aimait la création tout entière, car ilétait heureux ; il eût volontiers jeté des fleurs sur la têtede tous les hommes afin que tous les hommes fussent heureux commelui.
Toutefois, il se trompait dans ses espérances,le pauvre Maurice, il se trompait, comme il arrive dix-neuf foissur vingt à l’homme qui compte avec son cœur et d’après soncœur.
Au lieu de ce doux sourire qu’attendaitMaurice, et qui devait l’accueillir du plus loin qu’il seraitaperçu, Geneviève s’était promis de ne montrer à Maurice qu’unepolitesse froide, faible rempart qu’elle opposait au torrent quimenaçait d’envahir son cœur.
Elle s’était retirée dans sa chambre dupremier et ne devait descendre au rez-de-chaussée, que lorsqu’elleserait appelée.
Hélas ! elle aussi se trompait.
Il n’y avait que Dixmer qui ne se trompâtpoint ; il guettait Maurice à travers un grillage et souriaitironiquement.
Le citoyen Morand teignait flegmatiquement ennoir de petites queues qu’on devait appliquer sur des peaux de chatblanc pour en faire de l’hermine.
Maurice poussa la petite porte de l’allée pourentrer familièrement par le jardin ; comme autrefois, la portefit entendre sa sonnette de cette certaine façon qui indiquait quec’était Maurice qui ouvrait la porte.
Geneviève, qui se tenait debout devant safenêtre fermée, tressaillit.
Elle laissa tomber le rideau qu’elle avaitentr’ouvert.
La première sensation qu’éprouva Maurice enrentrant chez son hôte, fut donc un désappointement ; nonseulement Geneviève ne l’attendait pas à sa fenêtre durez-de-chaussée, mais, en entrant dans ce petit salon où il avaitpris congé d’elle, il ne la vit point et fut forcé de se faireannoncer, comme si, pendant ces trois semaines d’absence, il fûtdevenu un étranger.
Son cœur se serra.
Ce fut Dixmer que Maurice vit lepremier ; Dixmer accourut et pressa Maurice dans ses bras,avec des cris de joie.
Alors, Geneviève descendit ; elle s’étaitfrappé les joues avec son couteau de nacre pour y rappeler le sang,mais elle n’avait pas descendu les vingt marches que ce carminforcé avait disparu, refluant vers le cœur.
Maurice vit apparaître Geneviève dans lapénombre de la porte ; il s’avança vers elle en souriant pourlui baiser la main. Il s’aperçut alors seulement combien elle étaitchangée.
Elle, de son côté, remarqua avec effroi lamaigreur de Maurice, ainsi que la lumière éclatante et fiévreuse deson regard.
– Vous voilà donc, monsieur ? luidit-elle d’une voix dont elle ne put maîtriser l’émotion.
Elle s’était promis de lui dire d’une voixindifférente : « Bonjour, citoyen Maurice ; pourquoidonc vous faites-vous si rare ? »
La variante parut encore froide à Maurice, et,cependant, quelle nuance !
Dixmer coupa court aux examens prolongés etaux récriminations réciproques. Il fit servir le dîner ; caril était près de deux heures.
En passant dans la salle à manger, Maurices’aperçut que son couvert était mis.
Alors le citoyen Morand arriva, vêtu du mêmehabit marron et de la même veste. Il avait toujours ses lunettesvertes, ses grandes mèches noires et son jabot blanc. Maurice futaussi affectueux qu’il put pour tout cet ensemble qui, lorsqu’ill’avait sous les yeux, lui inspirait infiniment moins de crainteque lorsqu’il était éloigné.
En effet, quelle probabilité que Genevièveaimât ce petit chimiste ? Il fallait être bien amoureux, et,par conséquent, bien fou pour se mettre de pareilles billevesées entête.
D’ailleurs, le moment eût été mal choisi pourêtre jaloux. Maurice avait dans la poche de sa veste la lettre deGeneviève, et son cœur, bondissant de joie, battait dessous.
Geneviève avait repris sa sérénité. Il y acela de particulier, dans l’organisation des femmes, que le présentpeut presque toujours effacer chez elles les traces du passé et lesmenaces de l’avenir.
Geneviève, se trouvant heureuse, redevintmaîtresse d’elle-même, c’est-à-dire calme et froide, quoiqueaffectueuse ; autre nuance que Maurice n’était pas assez fortpour comprendre. Lorin en eût trouvé l’explication dans Parny, dansBertin ou dans Gentil-Bernard.
La conversation tomba sur la déesseRaison ; la chute des girondins et le nouveau culte quifaisait tomber l’héritage du ciel en quenouille, étaient les deuxévénements du jour. Dixmer prétendit qu’il n’eût pas été fâché devoir cet inappréciable honneur offert à Geneviève. Maurice vouluten rire. Mais Geneviève se rangea à l’opinion de son mari, etMaurice les regarda tous deux, étonné que le patriotisme pût, à cepoint, égarer un esprit aussi raisonnable que l’était celui deDixmer, et une nature aussi poétique que l’était celle deGeneviève.
Morand développa une théorie de la femmepolitique, en montant de Théroigne de Méricourt, l’héroïne du 10août, à madame Roland, cette âme de la gironde. Puis, en passant,il lança quelques mots contre les tricoteuses. Ces mots firentsourire Maurice. C’étaient, pourtant, de cruelles railleries contreces patriotes femelles, que l’on appela, plus tard, du nom hideuxde lécheuses de guillotine.
– Ah ! citoyen Morand, dit Dixmer,respectons le patriotisme, même lorsqu’il s’égare.
– Quant à moi, dit Maurice, en fait depatriotisme, je trouve que les femmes sont toujours assezpatriotes, quand elles ne sont point trop aristocrates.
– Vous avez bien raison, ditMorand ; moi, j’avoue franchement que je trouve une femmeaussi méprisable, quand elle affecte des allures d’homme, qu’unhomme est lâche lorsqu’il insulte une femme, cette femme fût-ellesa plus cruelle ennemie.
Morand venait tout naturellement d’attirerMaurice sur un terrain délicat. Maurice avait, à son tour, répondupar un signe affirmatif ; la lice était ouverte. Dixmer alors,comme un héraut qui sonne, ajouta :
– Un moment, un moment, citoyenMorand ; vous en exceptez, j’espère, les femmes ennemies de lanation.
Un silence de quelques secondes suivit cetteriposte à la réponse de Morand et au signe de Maurice.
Ce silence, ce fut Maurice qui le rompit.
– N’exceptons personne, dit-iltristement ; hélas ! les femmes qui ont été les ennemiesde la nation en sont bien punies aujourd’hui, ce me semble.
– Vous voulez parler des prisonnières duTemple, de l’Autrichienne, de la sœur et de la fille de Capet,s’écria Dixmer avec une volubilité, qui ôtait toute expression àses paroles.
Morand pâlit en attendant la réponse du jeunemunicipal, et l’on eût dit, si l’on eût pu les voir, que ses onglesallaient tracer un sillon sur sa poitrine, tant ils s’yappliquaient profondément.
– Justement, dit Maurice, c’est d’ellesque je parle.
– Quoi ! dit Morand d’une voixétranglée, ce que l’on dit est-il vrai, citoyen Maurice ?
– Et que dit-on ? demanda le jeunehomme.
– Que les prisonnières sont cruellementmaltraitées, parfois, par ceux-là mêmes dont le devoir serait deles protéger.
– Il y a des hommes, dit Maurice, qui neméritent pas le nom d’hommes. Il y a des lâches qui n’ont pointcombattu, et qui ont besoin de torturer les vaincus pour sepersuader à eux-mêmes qu’ils sont vainqueurs.
– Oh ! vous n’êtes point de ceshommes-là, vous, Maurice, et j’en suis bien certaine, s’écriaGeneviève.
– Madame, répondit Maurice, moi qui vousparle, j’ai monté la garde auprès de l’échafaud sur lequel a périle feu roi. J’avais le sabre à la main, et j’étais là pour tuer dema main quiconque eût voulu le sauver. Cependant, lorsqu’il estarrivé près de moi, j’ai, malgré moi, ôté mon chapeau, et, meretournant vers mes hommes :
« – Citoyens, leur ai-je dit, jevous préviens que je passe mon sabre au travers du corps du premierqui insultera le ci-devant roi.
» Oh ! je défie qui que ce soit dedire qu’un seul cri soit parti de ma compagnie. C’est encore moiqui avais écrit de ma main le premier des dix mille écriteaux quifurent affichés dans Paris, lorsque le roi revint deVarennes : « Quiconque saluera le roi sera battu ;quiconque l’insultera sera pendu. »
» Eh bien, continua Maurice sansremarquer le terrible effet que ses paroles produisaient dansl’assemblée, eh bien, j’ai donc prouvé que je suis un bon et francpatriote, que je déteste les rois et leurs partisans. Eh bien, jele déclare, malgré mes opinions, qui ne sont rien autre chose quedes convictions profondes, malgré la certitude que j’ai quel’Autrichienne est, pour sa bonne part, dans les malheurs quidésolent la France, jamais, jamais un homme, quel qu’il soit,fût-ce Santerre lui-même, n’insultera l’ex-reine en maprésence.
– Citoyen, interrompit Dixmer, secouantla tête en homme qui désapprouve une telle hardiesse, savez-vousqu’il faut que vous soyez bien sûr de nous pour dire de pareilleschoses devant nous ?
– Devant vous, comme devant tous,Dixmer ; et j’ajouterai : elle périra peut-être surl’échafaud de son mari, mais je ne suis pas de ceux à qui une femmefait peur, et je respecterai toujours tout ce qui est plus faibleque moi.
– Et la reine, demanda timidementGeneviève, vous a-t-elle témoigné parfois, monsieur Maurice,qu’elle fût sensible à cette délicatesse, à laquelle elle est loind’être accoutumée ?
– La prisonnière m’a remercié plusieursfois de mes égards pour elle, madame.
– Alors, elle doit voir revenir votretour de garde avec plaisir ?
– Je le crois, répondit Maurice.
– Alors, dit Morand tremblant comme unefemme, puisque vous avouez ce que personne n’avoue plus maintenant,c’est-à-dire un cœur généreux, vous ne persécutez pas non plus lesenfants ?
– Moi ? dit Maurice. Demandez àl’infâme Simon ce que pèse le bras du municipal devant lequel il aeu l’audace de battre le petit Capet.
Cette réponse produisit un mouvement spontanéà la table de Dixmer, tous les convives se levèrentrespectueusement.
Maurice seul était resté assis et ne sedoutait pas qu’il causait cet élan d’admiration.
– Eh bien, qu’y a-t-il donc ?demanda-t-il avec étonnement.
– J’avais cru qu’on avait appelé del’atelier, répondit Dixmer.
– Non, non, dit Geneviève. Je l’avais crud’abord aussi ; mais nous nous sommes trompés.
Et chacun reprit sa place.
– Ah ! c’est donc vous, citoyenMaurice, dit Morand d’une voix tremblante, qui êtes le municipaldont on a tant parlé, et qui a si noblement défendu unenfant ?
– On en a parlé ? dit Maurice avecune naïveté presque sublime.
– Oh ! voilà un noble cœur, ditMorand en se levant de table, pour ne point éclater, et en seretirant dans l’atelier, comme si un travail pressé leréclamait.
– Oui, citoyen, répondit Dixmer, oui, onen a parlé ; et l’on doit dire que tous les gens de cœur et decourage vous ont loué sans vous connaître.
– Et laissons-le inconnu, ditGeneviève ; la gloire que nous lui donnerions serait unegloire trop dangereuse.
Ainsi, dans cette conversation singulière,chacun, sans le savoir, avait placé son mot d’héroïsme, dedévouement et de sensibilité.
Il y avait eu jusqu’au cri de l’amour.
Au moment où l’on sortait de table, Dixmer futprévenu que son notaire l’attendait dans son cabinet ; ils’excusa près de Maurice, qu’il avait d’ailleurs l’habitude dequitter ainsi, et se rendit où l’attendait son tabellion.
Il s’agissait de l’achat d’une petite maisonrue de la Corderie, en face du jardin du Temple. C’était plutôt, dureste, un emplacement qu’une maison qu’achetait Dixmer, car labâtisse actuelle tombait en ruine ; mais il avait l’intentionde la faire relever.
Aussi le marché n’avait-il point traîné avecle propriétaire ; le matin même, le notaire l’avait vu etétait tombé d’accord à dix-neuf mille cinq cents livres. Il venaitfaire signer le contrat et toucher la somme en échange de cettebâtisse ; le propriétaire devait complètement débarrasser,dans la journée même, la maison, où les ouvriers devaient être misle lendemain.
Le contrat signé, Dixmer et Morand serendirent avec le notaire rue de la Corderie, pour voir à l’instantmême la nouvelle acquisition, car elle était achetée saufvisite.
C’était une maison située à peu près où estaujourd’hui le numéro 20, s’élevant à une hauteur de trois étages,et surmontée d’une mansarde. Le bas avait été loué autrefois à unmarchand de vin, et possédait des caves magnifiques.
Le propriétaire vanta surtout les caves ;c’était la partie remarquable de la maison. Dixmer et Morandparurent attacher un médiocre intérêt à ces caves, et cependanttous deux, comme par complaisance, descendirent dans ce que lepropriétaire appelait ses souterrains.
Contre l’habitude des propriétaires, celui-làn’avait point menti ; les caves étaient superbes : l’uned’elles s’étendait jusque sous la rue de la Corderie, et l’onentendait de cette cave rouler les voitures au-dessus de latête.
Dixmer et Morand parurent médiocrementapprécier cet avantage, et parlèrent même de faire combler lescaveaux, qui, excellents pour un marchand de vin, devenaientinutiles à de bons bourgeois qui comptaient occuper toute lamaison.
Après les caves, on visita le premier, puis lesecond, puis le troisième : du troisième, on plongeaitcomplètement dans le jardin du Temple ; il était, commed’habitude, envahi par la garde nationale, qui en avait lajouissance depuis que la reine ne s’y promenait plus.
Dixmer et Morand reconnurent leur amie, laveuve Plumeau, faisant, avec son activité ordinaire, les honneursde sa cantine. Mais, sans doute, leur désir d’être à leur tourreconnus par elle n’était pas grand, car ils se tinrent cachésderrière le propriétaire, qui leur faisait remarquer les avantagesde cette vue aussi variée qu’agréable.
L’acquéreur demanda alors à voir lesmansardes.
Le propriétaire ne s’était sans doute pasattendu à cette exigence, car il n’avait pas la clef ; mais,attendri par la liasse d’assignats qu’on lui avait montrée, ildescendit aussitôt la chercher.
– Je ne m’étais pas trompé, dit Morand,et cette maison fait à merveille notre affaire.
– Et la cave, qu’en dites-vous ?
– Que c’est un secours de la Providence,qui nous épargnera deux jours de travail.
– Croyez-vous qu’elle soit dans ladirection de la cantine ?
– Elle incline un peu à gauche, maisn’importe.
– Mais, demanda Dixmer, commentpourrez-vous suivre votre ligne souterraine avec certituded’aboutir où vous voulez ?
– Soyez tranquille, cher ami, cela meregarde.
– Si nous donnions toujours d’ici lesignal que nous veillons ?
– Mais, de la plate-forme, la reine nepourrait point le voir ; car les mansardes seules, je crois,sont à la hauteur de la plate-forme, et encore j’en doute.
– N’importe, dit Dixmer ; ou Toulan,ou Mauny peuvent le voir d’une ouverture quelconque, et ilspréviendront Sa Majesté.
Et Dixmer fit des nœuds au bas d’un rideau decalicot blanc, et fit passer le rideau par la fenêtre, comme si levent l’avait poussé.
Puis tous deux, comme impatients de visiterles mansardes, allèrent attendre le propriétaire sur l’escalier,après avoir tiré la porte du troisième afin qu’il ne prit pasl’idée au digne homme de faire rentrer son rideau flottant.
Les mansardes, comme l’avait prévu Morand,n’atteignaient pas encore la hauteur du sommet de la tour. C’étaità la fois une difficulté et un avantage : une difficulté,parce qu’on ne pouvait point communiquer par signes avec lareine ; un avantage, parce que cette impossibilité écartaittoute suspicion.
Les maisons hautes étaient naturellement lesplus surveillées.
Il faudrait, par Mauny, Toulan ou la filleTison, trouver un moyen de lui faire dire de se tenir sur sesgardes, murmura Dixmer.
– Je songerai à cela, réponditMorand.
On descendit ; le notaire attendait ausalon avec le contrat tout signé.
– C’est bien, dit Dixmer ; la maisonme convient. Comptez au citoyen les dix-neuf mille cinq centslivres convenues, et faites-le signer.
Le propriétaire compta scrupuleusement lasomme et signa.
– Tu sais, citoyen, dit Dixmer, que laclause principale est que la maison me sera remise ce soir même,afin que je puisse, dès demain, y mettre les ouvriers.
– Et je m’y conformerai, citoyen ;tu peux en emporter les clefs ; ce soir, à huit heures, ellesera parfaitement libre.
– Ah ! pardon, fit Dixmer, nem’as-tu pas dit, citoyen notaire, qu’il y avait une sortie dans larue Porte-Foin ?
– Oui, citoyen, dit lepropriétaire ; mais je l’ai fait fermer, car, n’ayant qu’unofficieux, le pauvre diable avait trop de fatigue, forcé qu’ilétait de veiller à deux portes. Au reste, la sortie est pratiquéede manière qu’on puisse la pratiquer de nouveau avec un travail dedeux heures à peine. Voulez-vous vous en assurer,citoyens ?
– Merci, c’est inutile, repritDixmer ; je n’attache aucune importance à cette sortie.
Et tous deux se retirèrent après avoir fait,pour la troisième fois, renouveler au propriétaire sa promesse delaisser l’appartement vide pour huit heures du soir.
À neuf heures, tous deux revinrent, suivis àdistance par cinq ou six hommes, auxquels, au milieu de laconfusion qui régnait dans Paris, nul ne fit attention.
Ils entrèrent d’abord tous deux : lepropriétaire avait tenu parole, la maison était complètementvide.
On ferma les contrevents avec le plus grandsoin ; on battit le briquet et l’on alluma des bougies queMorand avait apportées dans sa poche.
Les uns après les autres, les cinq ou sixhommes entrèrent. C’étaient les convives ordinaires du maîtretanneur, les mêmes contrebandiers qui, un soir, avaient voulu tuerMaurice, et qui, depuis, étaient devenus ses amis.
On ferma les portes et l’on descendit à lacave.
Cette cave, tant méprisée dans la journée,était devenue, le soir, la partie importante de la maison.
On boucha d’abord toutes les ouvertures parlesquelles un regard curieux pouvait plonger dans l’intérieur.
Puis Morand dressa sur-le-champ un tonneauvide, et sur un papier se mit à tracer au crayon des lignesgéométriques.
Pendant qu’il traçait ces lignes, sescompagnons, conduits par Dixmer, sortaient de la maison, suivaientla rue de la Corderie, et, au coin de la rue de Beauce,s’arrêtaient devant une voiture couverte.
Dans cette voiture était un homme quidistribua silencieusement à chacun un instrument de pionnier :à l’un, une bêche ; à l’autre, une pioche ; à celui-ci,un levier ; à celui-là, un hoyau. Chacun cacha l’instrumentqu’on lui avait remis, soit sous sa houppelande, soit sous sonmanteau. Les mineurs reprirent le chemin de la petite maison, et lavoiture disparut.
Morand avait fini son travail.
Il alla droit à un angle de la cave.
– Là, dit-il, creusez.
Et les ouvriers de délivrance se mirentimmédiatement à l’ouvrage.
La situation des prisonniers au Temple étaitdevenue de plus en plus grave, et surtout de plus en plusdouloureuse. Un instant, la reine, Madame Élisabeth et madameRoyale avaient repris quelque espoir. Des municipaux, Toulan etLepître, touchés de compassion pour les augustes prisonnières, leuravaient témoigné leur intérêt. D’abord, peu habituées à ces marquesde sympathie, les pauvres femmes s’étaient défiées : mais onne se défie pas quand on espère. D’ailleurs, que pouvait-il arriverà la reine, séparée de son fils par la prison, séparée de son maripar la mort ? d’aller à l’échafaud comme lui ? C’était unsort qu’elle avait envisagé depuis longtemps en face, et auquelelle avait fini par s’habituer.
La première fois que le tour de Toulan et deLepître revint, la reine leur demanda s’il était vrai qu’ilss’intéressaient à son sort, de lui raconter les détails de la mortdu roi. C’était une triste épreuve à laquelle on soumettait leursympathie. Lepître avait assisté à l’exécution, il obéit à l’ordrede la reine.
La reine demanda les journaux qui rapportaientl’exécution. Lepître promit de les apporter à la prochainegarde ; le tour de garde revenait de trois semaines en troissemaines.
Au temps du roi, il y avait au Temple quatremunicipaux. Le roi mort, il n’y en eut plus que trois : un quiveillait le jour, deux qui veillaient la nuit. Toulan et Lepîtreinventèrent alors une ruse pour être toujours de garde la nuitensemble.
Les heures de garde se tiraient au sort ;on écrivait sur un bulletin : jour, et sur deuxautres : nuit. Chacun tirait son bulletin dans unchapeau ; le hasard assortissait les gardiens de nuit.
Chaque fois que Lepître et Toulan étaient degarde, ils écrivaient : jour, sur les troisbulletins, et présentaient le chapeau au municipal qu’ils voulaientévincer. Celui-ci plongeait la main dans l’urne improvisée et entirait, nécessairement, un bulletin sur lequel était écrit le motjour. Toulan et Lepître détruisaient les deux autres, enmurmurant contre le hasard qui leur donnait toujours la corvée laplus ennuyeuse, c’est-à-dire celle de nuit.
Quand la reine fut sûre de ses deuxsurveillants, elle les mit en relations avec le chevalier deMaison-Rouge. Alors, une tentative d’évasion fut arrêtée. La reineet Madame Élisabeth devaient fuir, déguisées en officiersmunicipaux, avec des cartes qui leur seraient procurées. Quant auxdeux enfants, c’est-à-dire à madame Royale et au jeune dauphin, onavait remarqué que l’homme qui allumait les quinquets au Templeamenait toujours avec lui deux enfants du même âge que la princesseet le prince. Il fut arrêté que Turgy, dont nous avons parlé,revêtirait le costume de l’allumeur et enlèverait madame Royale etle dauphin.
Disons, en deux mots, ce que c’était queTurgy.
Turgy était un ancien garçon servant de labouche du roi, amené au Temple avec une partie de la maison desTuileries, car le roi eut d’abord un service de table assez bienorganisé. Le premier mois, ce service coûta trente ou quarantemille francs à la nation.
Mais, comme on le comprend bien, une pareilleprodigalité ne pouvait durer. La Commune y mit ordre. On renvoyachefs, cuisiniers et marmitons. Un seul garçon servant futmaintenu ; ce garçon servant était Turgy.
Turgy était donc un intermédiaire tout naturelentre les deux prisonnières et leurs partisans, car Turgy pouvaitsortir, et, par conséquent, porter des billets et rapporter lesréponses.
En général, ces billets étaient roulés enbouchon sur les carafes de lait d’amande qu’on faisait passer à lareine et à Madame Élisabeth. Ils étaient écrits avec du citron, etles lettres en demeuraient invisibles jusqu’à ce qu’on lesapprochât du feu.
Tout était prêt pour l’évasion, lorsqu’un jourTison alluma sa pipe avec le bouchon d’une des carafes. À mesureque le papier brûlait, il vit apparaître des caractères. Iléteignit le papier à moitié brûlé, porta le fragment au conseil duTemple ; là, il fut approché du feu ; mais on ne put lireque quelques mots sans suite ; l’autre moitié était réduite encendres.
Seulement, on reconnut l’écriture de la reine.Tison, interrogé, raconta quelques complaisances qu’il avait cruremarquer, de la part de Lepître et de Toulan, pour lesprisonnières. Les deux commissaires furent dénoncés à lamunicipalité, et ne purent plus entrer au Temple.
Restait Turgy.
Mais la défiance fut éveillée au plus hautdegré ; jamais on ne le laissait seul auprès des princesses.Toute communication avec l’extérieur était donc devenueimpossible.
Cependant, un jour, Madame Élisabeth avaitprésenté à Turgy, pour qu’il le nettoyât, un petit couteau à lamed’or dont elle se servait pour couper ses fruits. Turgy s’étaitdouté de quelque chose, et, tout en l’essuyant, il en avait tiré lemanche. Le manche contenait un billet.
Ce billet était tout un alphabet designes.
Turgy rendit le couteau à MadameÉlisabeth ; mais un municipal, qui était là, le lui arrachades mains et visita le couteau, dont, à son tour, il sépara la lamedu manche ; heureusement, le billet n’y était plus. Lemunicipal n’en confisqua pas moins le couteau.
C’est alors que l’infatigable chevalier deMaison-Rouge avait rêvé cette seconde tentative, que l’on allaitexécuter au moyen de la maison que venait d’acheter Dixmer.
Cependant, peu à peu, les prisonnières avaientperdu tout espoir. Ce jour-là, la reine, épouvantée des cris de larue qui parvenaient jusqu’à elle, et apprenant par ses cris qu’ilétait question de la mise en accusation des girondins, les dernierssoutiens du modérantisme, avait été d’une tristesse mortelle.
Les girondins morts, la famille royale n’avaità la Convention aucun défenseur.
À sept heures, on servit le souper. Lesmunicipaux examinèrent chaque plat comme d’habitude, déplièrent,les unes après les autres, toutes les serviettes, sondèrent lepain, l’un avec une fourchette, l’autre avec ses doigts, firentbriser les macarons et les noix, le tout, de peur qu’un billet neparvînt aux prisonnières ; puis, ces précautions prises,invitèrent la reine et les princesses à se mettre à table par cessimples paroles :
– Veuve Capet, tu peux manger.
La reine secoua la tête en signe qu’ellen’avait pas faim.
Mais, en ce moment, madame Royale vint, commesi elle voulait embrasser sa mère, et lui dit tout bas :
– Mettez-vous à table, madame, je croisque Turgy vous fait signe.
La reine tressaillit et releva la tête. Turgyétait en face d’elle, la serviette posée sur son bras gauche, ettouchant son œil de la main droite.
Elle se leva aussitôt sans faire aucunedifficulté, et alla prendre à table sa place accoutumée.
Les deux municipaux assistaient aurepas ; il leur était défendu de laisser les princesses uninstant seules avec Turgy.
Les pieds de la reine et de Madame Élisabeths’étaient rencontrés sous la table et se pressaient.
Comme la reine était placée en face de Turgy,aucun des gestes du garçon servant ne lui échappait. D’ailleurs,tous ses gestes étaient si naturels, qu’ils ne pouvaient inspireret n’inspirèrent aucune défiance aux municipaux.
Après le souper, on desservit avec les mêmesprécautions qu’on avait prises pour servir : les moindresbribes de pain furent ramassées et examinées ; après quoi,Turgy sortit le premier, puis les municipaux ; mais la femmeTison resta.
Cette femme était devenue féroce depuisqu’elle était séparée de sa fille, dont elle ignorait complètementle sort. Toutes les fois que la reine embrassait madame Royale,elle entrait dans des accès de rage qui ressemblaient à de lafolie ; aussi, la reine, dont le cœur maternel comprenait cesdouleurs de mère, s’arrêtait-elle souvent au moment où elle allaitse donner cette consolation, la seule qui lui restât, de presser safille contre son cœur.
Tison vint chercher sa femme ; maiscelle-ci déclara d’abord qu’elle ne se retirerait que lorsque laveuve Capet serait couchée.
Madame Élisabeth prit alors congé de la reineet passa dans sa chambre.
La reine se déshabilla et se coucha, ainsi quemadame Royale ; alors la femme Tison prit la bougie etsortit.
Les municipaux étaient déjà couchés sur leurslits de sangle dans le corridor.
La lune, cette pâle visiteuse despensionnaires, glissait par l’ouverture de l’auvent un rayondiagonal qui allait de la fenêtre au pied du lit de la reine.
Un instant tout resta calme et silencieux dansla chambre.
Puis une porte roula doucement sur ses gonds,une ombre passa dans le rayon de lumière et vint s’approcher duchevet du lit. C’était Madame Élisabeth.
– Avez-vous vu ? dit-elle à voixbasse.
– Oui, répondit la reine.
– Et vous avez compris ?
– Si bien que je n’y puis croire.
– Voyons, répétons les signes.
– D’abord il a touché à son œil pour nousindiquer qu’il y avait quelque chose de nouveau.
– Puis il a passé sa serviette de sonbras gauche à son bras droit, ce qui veut dire qu’on s’occupe denotre délivrance.
– Puis il a porté la main à son front, ensigne que l’aide qu’il nous annonce vient de l’intérieur et non del’étranger.
– Puis, quand vous lui avez demandé de nepoint oublier demain votre lait d’amandes, il a fait deux nœuds àson mouchoir.
– Ainsi, c’est encore le chevalier deMaison-Rouge. Noble cœur !
– C’est lui, dit Madame Élisabeth.
– Dormez-vous, ma fille ? demanda lareine.
– Non, ma mère, répondit madameRoyale.
– Alors, priez pour qui vous savez.
Madame Élisabeth regagna sans bruit sachambre, et pendant cinq minutes on entendit la voix de la jeuneprincesse qui parlait à Dieu dans le silence de la nuit.
C’était juste au moment où, sur l’indicationde Morand, les premiers coups de pioche étaient donnés dans lapetite maison de la rue de la Corderie.
À part l’enivrement des premiers regards,Maurice s’était trouvé au-dessous de son attente dans la réceptionque lui avait faite Geneviève, et il comptait sur la solitude pourregagner le chemin qu’il avait perdu, ou du moins qu’il paraissaitavoir perdu dans la route de ses affections.
Mais Geneviève avait son plan arrêté ;elle comptait bien ne pas lui fournir l’occasion d’un tête-à-tête,d’autant plus qu’elle se rappelait par leur douceur même combiences tête-à-tête étaient dangereux.
Maurice comptait sur le lendemain ; uneparente, sans doute prévenue à l’avance, était venue faire unevisite, et Geneviève l’avait retenue. Cette fois-là, il n’y avaitrien à dire ; car il pouvait n’y avoir pas de la faute deGeneviève.
En s’en allant, Maurice fut chargé dereconduire la parente, qui demeurait rue desFossés-Saint-Victor.
Maurice s’éloigna en faisant la moue ;mais Geneviève lui sourit, et Maurice prit ce sourire pour unepromesse.
Hélas ! Maurice se trompait. Le lendemain2 juin, jour terrible qui vit la chute des girondins, Mauricecongédia son ami Lorin, qui voulait absolument l’emmener à laConvention, et mit à part toutes choses pour aller voir son amie.La déesse de la liberté avait une terrible rivale en Geneviève.
Maurice trouva Geneviève dans son petit salon,Geneviève pleine de grâce et de prévenances ; mais près d’elleétait une jeune femme de chambre, à la cocarde tricolore, quimarquait des mouchoirs dans l’angle de la fenêtre, et qui ne quittapoint sa place.
Maurice fronça le sourcil : Genevièves’aperçut que l’Olympien était de mauvaise humeur ; elleredoubla de prévenances ; mais, comme elle ne poussa pointl’amabilité jusqu’à congédier la jeune officieuse, Maurices’impatienta et partit une heure plus tôt que d’habitude.
Tout cela pouvait être du hasard. Maurice pritpatience. Ce soir-là, d’ailleurs, la situation était si terrible,que, bien que Maurice, depuis quelque temps, vécût en dehors de lapolitique, le bruit arriva jusqu’à lui. Il ne fallait pas moins quela chute d’un parti qui avait régné dix mois en France, pour ledistraire un instant de son amour.
Le lendemain, même manège de la part deGeneviève. Maurice avait, dans la prévoyance de ce système, arrêtéson plan : dix minutes après son arrivée, Maurice, voyantqu’après avoir marqué une douzaine de mouchoirs, la femme dechambre entamait six douzaines de serviettes, Maurice, disons-nous,tira sa montre, se leva, salua Geneviève et partit sans dire unseul mot.
Il y eut plus : en partant, il ne seretourna point une seule fois.
Geneviève, qui s’était levée pour le suivredes yeux à travers le jardin, resta un instant sans pensée, pâle etnerveuse, et retomba sur sa chaise, toute consternée de l’effet desa diplomatie.
En ce moment, Dixmer entra.
– Maurice est parti ? s’écria-t-ilavec étonnement.
– Oui, balbutia Geneviève.
– Mais il arrivait seulement ?
– Il y avait un quart d’heure à peuprès.
– Alors il reviendra ?
– J’en doute.
– Laissez-nous, Muguet, fit Dixmer.
La femme de chambre avait pris ce nom de fleuren haine du nom de Marie, qu’elle avait le malheur de porter commel’Autrichienne.
Sur l’invitation de son maître, elle se levaet sortit.
– Eh bien, chère Geneviève, demandaDixmer, la paix est-elle faite avec Maurice ?
– Tout au contraire, mon ami, je croisque nous sommes à cette heure plus en froid que jamais.
– Et cette fois, qui a tort ?demanda Dixmer.
– Maurice, sans aucun doute.
– Voyons, faites-moi juge.
– Comment ! dit Geneviève enrougissant, vous ne devinez pas ?
– Pourquoi il s’est fâché ? Non.
– Il a pris Muguet en grippe, à ce qu’ilparaît.
– Bah ! vraiment ? Alors ilfaut renvoyer cette fille. Je ne me priverai pas pour une femme dechambre d’un ami comme Maurice.
– Oh ! dit Geneviève, je crois qu’iln’irait pas jusqu’à exiger qu’on l’exilât de la maison, et qu’illui suffirait…
– Quoi ?
– Qu’on l’exilât de ma chambre.
– Et Maurice a raison, dit Dixmer. C’està vous et non à Muguet que Maurice vient rendre visite ; ilest donc inutile que Muguet soit là, à demeure, quand il vient.
Geneviève regarda son mari avecétonnement.
– Mais, mon ami…, dit-elle.
– Geneviève, reprit Dixmer, je croyaisavoir en vous un allié qui rendrait plus facile la tâche que je mesuis imposée, et voilà, au contraire, que vos craintes redoublentnos difficultés. Il y a quatre jours que je croyais tout arrêtéentre nous, et voilà que tout est à refaire. Geneviève, ne vousai-je pas dit que je me fiais en vous, en votre honneur ? nevous ai-je pas dit qu’il fallait enfin que Maurice redevînt notreami plus intime et moins défiant que jamais ? Oh ! monDieu ! que les femmes sont un éternel obstacle à nosprojets !
– Mais, mon ami, n’avez-vous pas quelqueautre moyen ? Pour nous tous, je l’ai déjà dit, mieux vaudraitque M. Maurice fût éloigné.
– Oui, pour nous tous, peut-être :mais, pour celle qui est au-dessus de nous tous, pour celle à quinous avons juré de sacrifier notre fortune, notre vie, notrehonneur même, il faut que ce jeune homme revienne. Savez-vous quel’on a des soupçons sur Turgy, et qu’on parle de donner un autreserviteur aux princesses ?
– C’est bien, je renverrai Muguet.
– Eh ! mon Dieu, Geneviève, ditDixmer avec un de ces mouvements d’impatience si rares chez lui,pourquoi me parler de cela ? pourquoi souffler le feu de mapensée avec la vôtre ? pourquoi me créer des difficultés dansla difficulté même ? Geneviève, faites, en femme honnête,dévouée, ce que vous croirez devoir faire, voilà ce que je vousdis ; demain, je serai sorti ; demain, je remplace Moranddans ses travaux d’ingénieur. Je ne dînerai point avec vous, maislui y dînera ; il a quelque chose à demander à Maurice, ilvous expliquera ce que c’est. Ce qu’il a à lui demander, songez-y,Geneviève, c’est la chose importante ; c’est, non pas le butauquel nous marchons, mais le moyen ; c’est le dernier espoirde cet homme si bon, si noble, si dévoué ; de ce protecteur devous et de moi, pour qui nous devons donner notre vie.
– Et pour qui je donnerais lamienne ! s’écria Geneviève avec enthousiasme.
– Eh bien ! cet homme, Geneviève, jene sais comment cela s’est fait, vous n’avez pas su le faire aimerà Maurice, de qui il était important surtout qu’il fût aimé. Ensorte qu’aujourd’hui, dans la mauvaise disposition d’esprit où vousl’avez mis, Maurice refusera peut-être à Morand ce qu’il luidemandera, et ce qu’il faut à tout prix que nous obtenions.Voulez-vous maintenant que je vous dise, Geneviève, où mènerontMorand toutes vos délicatesses et toutes vossentimentalités ?
– Oh ! monsieur, s’écria Genevièveen joignant les mains et en pâlissant, monsieur, ne parlons jamaisde cela.
– Eh bien, donc, reprit Dixmer en posantses lèvres sur le front de sa femme, soyez forte etréfléchissez.
Et il sortit.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !murmura Geneviève avec angoisse, que de violences ils me font pourque j’accepte cet amour vers lequel vole toute mon âme !…
Le lendemain, comme nous l’avons dit déjà,était un décadi.
Il y avait un usage fondé dans la familleDixmer, comme dans toutes les familles bourgeoises del’époque : c’était un dîner plus long et plus cérémonieux ledimanche que les autres jours. Depuis son intimité, Maurice, invitéà ce dîner une fois pour toutes, n’y avait jamais manqué. Cejour-là, quoiqu’on ne se mît d’habitude à table qu’à deux heures,Maurice arrivait à midi.
À la manière dont il était parti, Genevièvedésespéra presque de le voir.
En effet, midi sonna sans qu’on aperçûtMaurice ; puis midi et demi, puis une heure.
Il serait impossible d’exprimer ce qui sepassait, pendant cette attente, dans le cœur de Geneviève.
Elle s’était d’abord habillée le plussimplement possible ; puis, voyant qu’il tardait à venir, parce sentiment de coquetterie naturelle au cœur de la femme, elleavait mis une fleur à son côté, une fleur dans ses cheveux, et elleavait attendu encore en sentant son cœur se serrer de plus en plus.On en était arrivé ainsi presque au moment de se mettre à table, etMaurice ne paraissait pas.
À deux heures moins dix minutes, Genevièveentendit le pas du cheval de Maurice, ce pas qu’elle connaissait sibien.
– Oh ! le voici,s’écria-t-elle ; son orgueil n’a pu lutter contre son amour.Il m’aime ! il m’aime !
Maurice sauta à bas de son cheval qu’il remitaux mains du garçon jardinier, mais en lui ordonnant de l’attendreoù il était. Geneviève le regardait descendre et vit avecinquiétude que le jardinier ne conduisait point le cheval àl’écurie.
Maurice entra. Il était ce jour-là d’unebeauté resplendissante. Le large habit noir carré à grands revers,le gilet blanc, la culotte de peau de chamois dessinant des jambesmoulées sur celles de l’Apollon ; le col de batiste blanche etses beaux cheveux, découvrant un front large et poli, en faisaientun type d’élégante et vigoureuse nature.
Il entra.
Comme nous l’avons dit, sa présence dilataitle cœur de Geneviève ; elle l’accueillit radieuse.
– Ah ! vous voilà, dit-elle en luitendant la main ; vous dînez avec nous, n’est-cepas ?
– Au contraire, citoyenne, dit Mauriced’un ton froid, je venais vous demander la permission dem’absenter.
– Vous absenter ?
– Oui, les affaires de la section meréclament. J’ai craint que vous ne m’attendiez et que vous nem’accusiez d’impolitesse ; voilà pourquoi je suis venu.
Geneviève sentit son cœur, un instant àl’aise, se comprimer de nouveau.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, etDixmer qui ne dîne pas ici, Dixmer qui comptait vous retrouver àson retour et m’avait recommandé de vous retenir ici !
– Ah ! alors je comprends votreinsistance, madame. Il y avait un ordre de votre mari. Et moi quine devinais point cela ! En vérité, je ne me corrigerai jamaisde mes fatuités.
– Maurice !
– Mais c’est à moi, madame, de m’arrêterà vos actions plutôt qu’à vos paroles ; c’est à moi decomprendre que, si Dixmer n’est point ici, raison de plus pour queje n’y reste pas. Son absence serait un surcroît de gêne pourvous.
– Pourquoi cela ? demanda timidementGeneviève.
– Parce que, depuis mon retour, voussemblez prendre à tâche de m’éviter ; parce que j’étaisrevenu, pour vous, pour vous seule, vous le savez, mon Dieu !et que, depuis que je suis revenu, j’ai sans cesse trouvé d’autresque vous.
– Allons, dit Geneviève, vous voilàencore fâché, mon ami, et cependant je fais de mon mieux.
– Non pas, Geneviève, vous pouvez mieuxfaire encore : c’est de me recevoir comme auparavant, ou de mechasser tout à fait.
– Voyons, Maurice, dit tendrementGeneviève, comprenez ma situation, devinez mes angoisses, et nefaites pas davantage le tyran avec moi.
Et la jeune femme s’approcha de lui, et leregarda avec tristesse.
Maurice se tut.
– Mais que voulez-vous donc ?continua-t-elle.
– Je veux vous aimer, Geneviève, puisqueje sens que maintenant je ne puis vivre sans cet amour.
– Maurice, par pitié !
– Mais alors, madame, s’écria Maurice, ilfallait me laisser mourir.
– Mourir ?
– Oui, mourir ou oublier.
– Vous pouviez donc oublier, vous ?s’écria Geneviève, dont les larmes jaillirent du cœur aux yeux.
– Oh ! non, non, murmura Maurice entombant à genoux, non, Geneviève, mourir peut-être, oublier jamais,jamais !
– Et cependant, reprit Geneviève avecfermeté, ce serait le mieux, Maurice, car cet amour estcriminel.
– Avez-vous dit cela àM. Morand ? dit Maurice, ramené à lui par cette froideursubite.
– M. Morand n’est point un fou commevous, Maurice, et je n’ai jamais eu besoin de lui indiquer lamanière dont il se devait conduire dans la maison d’un ami.
– Gageons, répondit Maurice en souriantavec ironie, gageons que, si Dixmer dîne dehors, Morand ne s’estpas absenté, lui. Ah ! voilà ce qu’il faut m’opposer,Geneviève, pour m’empêcher de vous aimer ; car tant que ceMorand sera là, à vos côtés, ne vous quittant pas d’une seconde,continua-t-il avec mépris, oh ! non, non, je ne vous aimeraipas, ou, du moins, je ne m’avouerai pas que je vous aime.
– Et moi, s’écria Geneviève poussée àbout par cette éternelle suspicion, en étreignant le bras du jeunehomme avec une sorte de frénésie, moi, je vous jure, entendez-vousbien, Maurice, et que cela soit dit une fois pour toutes, que celasoit dit pour n’y plus revenir jamais, je vous jure que Morand nem’a jamais adressé un seul mot d’amour, que jamais Morand ne m’aaimée, que jamais Morand ne m’aimera ; je vous le jure sur monhonneur, je vous le jure sur l’âme de ma mère.
– Hélas ! hélas ! s’écriaMaurice, que je voudrais donc vous croire !
– Oh ! croyez-moi, pauvre fou !dit-elle avec un sourire qui, pour tout autre qu’un jaloux, eût étéun aveu charmant. Croyez-moi ; d’ailleurs, en voulez-voussavoir davantage ? Eh bien, Morand aime une femme devantlaquelle s’effacent toutes les femmes de la terre, comme les fleursdes champs s’effacent devant les étoiles du ciel.
– Et quelle femme, demanda Maurice, peutdonc effacer ainsi les autres femmes, quand au nombre de ces femmesse trouve Geneviève ?
– Celle qu’on aime, reprit en souriantGeneviève, n’est-elle pas toujours, dites-moi, le chef-d’œuvre dela création ?
– Alors, dit Maurice, si vous ne m’aimezpas, Geneviève…
La jeune femme attendit avec anxiété la fin dela phrase.
– Si vous ne m’aimez pas, continuaMaurice, pouvez-vous me jurer au moins de n’en jamais aimerd’autre ?
– Oh ! pour cela, Maurice, je vousle jure et de grand cœur, s’écria Geneviève, enchantée que Mauricelui offrît lui-même cette transaction avec sa conscience.
Maurice saisit les deux mains que Genevièveélevait au ciel, et les couvrit de baisers ardents.
– Eh bien, à présent, dit-il, je seraibon, facile, confiant ; à présent, je serai généreux. Je veuxvous sourire, je veux être heureux.
– Et vous n’en demanderez pointdavantage ?
– Je tâcherai.
– Maintenant, dit Geneviève, je pensequ’il est inutile qu’on vous tienne ce cheval en main. La sectionattendra.
– Oh ! Geneviève, je voudrais que lemonde tout entier attendît et pouvoir le faire attendre pourvous.
On entendit des pas dans la cour.
– On vient nous annoncer que nous sommesservis, dit Geneviève.
Ils se serrèrent la main furtivement.
C’était Morand qui venait annoncer qu’onn’attendait, pour se mettre à table, que Maurice et Geneviève.
Lui aussi s’était fait beau pour ce dîner dudimanche.
Morand, paré avec cette recherche, n’étaitpoint une petite curiosité pour Maurice.
Le muscadin le plus raffiné n’eût point trouvéun reproche à faire au nœud de sa cravate, aux plis de ses bottes,à la finesse de son linge.
Mais, il faut l’avouer, c’étaient toujours lesmêmes cheveux et les mêmes lunettes.
Il sembla alors à Maurice, tant le serment deGeneviève l’avait rassuré, qu’il voyait pour la première fois cescheveux et ces lunettes sous leur véritable jour.
– Du diable, se dit Maurice en allant àsa rencontre, du diable si jamais maintenant je suis jaloux de toi,excellent citoyen Morand ! Mets, si tu veux, tous les jourston habit gorge de pigeon des décadis, et fais-toi faire pour lesdécadis un habit de drap d’or. À compter d’aujourd’hui, je prometsde ne plus voir que tes cheveux et tes lunettes, et surtout de neplus t’accuser d’aimer Geneviève.
On comprend combien la poignée de main donnéeau citoyen Morand, à la suite de ce soliloque, fut plus franche etplus cordiale que celle qu’il lui donnait habituellement.
Contre l’habitude, le dîner se passait enpetit comité. Trois couverts seulement étaient mis à une tableétroite. Maurice comprit que, sous la table, il pourrait rencontrerle pied de Geneviève ; le pied continuerait la phrase muetteet amoureuse commencée par la main.
On s’assit. Maurice voyait Geneviève debiais ; elle était entre le jour et lui ; ses cheveuxnoirs avaient un reflet bleu comme l’aile du corbeau ; sonteint étincelait, son œil était humide d’amour.
Maurice chercha et rencontra le pied deGeneviève. Au premier contact dont il cherchait le reflet sur sonvisage, il la vit à la fois rougir et pâlir ; mais le petitpied demeura paisiblement sous la table, endormi entre les deuxsiens.
Avec son habit gorge-de-pigeon, Morandsemblait avoir repris son esprit du décadi, cet esprit brillant queMaurice avait vu quelquefois jaillir des lèvres de cette hommeétrange, et qu’eût si bien accompagné sans doute la flamme de sesyeux, si des lunettes vertes n’eussent point éteint cetteflamme.
Il dit mille folies sans jamais rire : cequi faisait la force de plaisanterie de Morand, ce qui donnait uncharme étrange à ses saillies, c’était son imperturbable sérieux.Ce marchand qui avait tant voyagé pour le commerce de peaux detoute espèce, depuis les peaux de panthère jusqu’aux peaux delapin, ce chimiste aux bras rouges connaissait l’Égypte commeHérodote, l’Afrique comme Levaillant, et l’Opéra et les boudoirscomme un muscadin.
– Mais le diable m’emporte ! citoyenMorand, dit Maurice, vous êtes non seulement un sachant, maisencore un savant.
– Oh ! j’ai beaucoup vu et surtoutbeaucoup lu, dit Morand ; puis ne faut-il pas que je meprépare un peu à la vie de plaisir que je compte embrasser dès quej’aurai fait ma fortune ? Il est temps, citoyen Maurice, ilest temps !
– Bah ! dit Maurice, vous parlezcomme un vieillard ; quel âge avez-vous donc ?
Morand se retourna en tressaillant à cettequestion, toute naturelle qu’elle était.
– J’ai trente-huit ans, dit-il. Ah !voilà ce que c’est que d’être un savant, comme vous dites, on n’aplus d’âge.
Geneviève se mit à rire ; Maurice fitchorus ; Morand se contenta de sourire.
– Alors vous avez beaucoup voyagé ?demanda Maurice en resserrant entre les siens le pied de Geneviève,qui tendait imperceptiblement à se dégager.
– Une partie de ma jeunesse, réponditMorand, s’est écoulée à l’étranger.
– Beaucoup vu ! pardon, c’estobservé que je devrais dire, reprit Maurice ; car un hommecomme vous ne peut voir sans observer.
– Ma foi, oui, beaucoup vu, repritMorand ; je dirais presque que j’ai tout vu.
– Tout, citoyen, c’est beaucoup, repriten riant Maurice, et, si vous cherchiez…
– Ah ! oui, vous avez raison. il y adeux choses que je n’ai jamais vues. Il est vrai que, de nos jours,ces deux choses se font de plus en plus rares.
– Qu’est-ce donc ? demandaMaurice.
– La première, répondit gravement Morand,c’est un Dieu.
– Ah ! dit Maurice, à défaut deDieu, citoyen Morand, je pourrais vous faire voir une déesse.
– Comment cela ? interrompitGeneviève.
– Oui, une déesse de création toutemoderne : la déesse Raison. J’ai un ami dont vous m’avezquelquefois entendu parler, mon cher et brave Lorin, un cœur d’or,qui n’a qu’un seul défaut, celui de faire des quatrains et descalembours.
– Eh bien ?
– Eh bien, il vient d’avantager la villede Paris d’une déesse Raison, parfaitement conditionnée, et àlaquelle on n’a rien trouvé à reprendre. C’est la citoyenneArthémise, ex-danseuse de l’Opéra, et à présent parfumeuse, rueMartin. Sitôt qu’elle sera définitivement reçue déesse, je pourraivous la montrer.
Morand remercia gravement Maurice de la tête,et continua :
– L’autre, dit-il, c’est un roi.
– Oh ! cela, c’est plus difficile,dit Geneviève en s’efforçant de sourire ; il n’y en aplus.
– Vous auriez dû voir le dernier, ditMaurice, c’eût été prudent.
– Il en résulte, dit Morand, que je ne mefais aucune idée d’un front couronné : ce doit être forttriste ?
– Fort triste, en effet, ditMaurice ; je vous en réponds, moi qui en vois un tous les moisà peu près.
– Un front couronné ? demandaGeneviève.
– Ou du moins, reprit Maurice, qui aporté le lourd et douloureux fardeau d’une couronne.
– Ah ! oui, la reine, dit Morand.Vous avez raison, monsieur Maurice, ce doit être un lugubrespectacle…
– Est-elle aussi belle et aussi fièrequ’on le dit ? demanda Geneviève.
– Ne l’avez-vous donc jamais vue,madame ? demanda à son tour Maurice étonné.
– Moi ? Jamais !… répliqua lajeune femme.
– En vérité, dit Maurice, c’estétrange !
– Et pourquoi étrange ? ditGeneviève. Nous avons habité la province jusqu’en 91 ; depuis91, j’habite la vieille rue Saint-Jacques, qui ressemble beaucoup àla province, si ce n’est que l’on n’a jamais de soleil, moins d’airet moins de fleurs. Vous connaissez ma vie, citoyen Maurice :elle a toujours été la même ; comment voulez-vous que j’aie vula reine ? Jamais l’occasion ne s’en est présentée.
– Et je ne crois pas que vous profitiezde celle qui, malheureusement, se présentera peut-être, ditMaurice.
– Que voulez-vous dire ? demandaGeneviève.
– Le citoyen Maurice, reprit Morand, faitallusion à une chose qui n’est plus un secret.
– À laquelle ? demandaGeneviève.
– Mais à la condamnation probable deMarie-Antoinette et à sa mort sur le même échafaud où est mort sonmari. Le citoyen dit, enfin, que vous ne profiterez point, pour lavoir, du jour où elle sortira du Temple pour marcher à la place dela Révolution.
– Oh ! certes, non, s’écriaGeneviève, à ces paroles prononcées par Morand avec un sang-froidglacial.
– Alors, faites-en votre deuil, continual’impassible chimiste ; car l’Autrichienne est bien gardée, etla République est une fée qui rend invisible qui bon luisemble.
– J’avoue, dit Geneviève, que j’eussecependant été bien curieuse de voir cette pauvre femme.
– Voyons, dit Maurice, ardent àrecueillir tous les souhaits de Geneviève, en avez-vous bienréellement envie ? Alors, dites un mot ; la Républiqueest une fée, je l’accorde au citoyen Morand ; mais moi, enqualité de municipal, je suis quelque peu enchanteur.
– Vous pourriez me faire voir la reine,vous, monsieur ? s’écria Geneviève.
– Certainement que je le puis.
– Et comment cela ? demanda Moranden échangeant avec Geneviève un rapide regard, qui passa inaperçudu jeune homme.
– Rien de plus simple, dit Maurice. Il ya certes des municipaux dont on se défie. Mais, moi, j’ai donnéassez de preuves de mon dévouement à la cause de la liberté pourn’être point de ceux-là. D’ailleurs, les entrées au Templedépendent conjointement et des municipaux et des chefs de poste.Or, le chef de poste est justement, ce jour-là, mon ami Lorin, quime paraît être appelé à remplacer indubitablement le généralSanterre, attendu qu’en trois mois, il est monté du grade decaporal à celui d’adjudant-major.
» Eh bien, venez me trouver au Temple lejour où je serai de garde, c’est-à-dire jeudi prochain.
– Eh bien, dit Morand, j’espère que vousêtes servie à souhait. Voyez donc comme cela se trouve ?
– Oh ! non, non, dit Geneviève, jene veux pas.
– Et pourquoi cela ? s’écria Mauricequi ne voyait dans cette visite au Temple qu’un moyen de voirGeneviève un jour où il comptait être privé de ce bonheur.
– Parce que, dit Geneviève, ce seraitpeut-être vous exposer, cher Maurice, à quelque conflitdésagréable, et que, s’il vous arrivait, à vous, notre ami, unsouci quelconque causé par la satisfaction d’un caprice à moi, jene me le pardonnerais de ma vie.
– Voilà qui est parler sagement,Geneviève, dit Morand. Croyez-moi, les défiances sont grandes, lesmeilleurs patriotes sont suspects aujourd’hui ; renoncez à ceprojet, qui, pour vous, comme vous le dites, est un simple capricede curiosité.
– On dirait que vous en parlez en jaloux,Morand, et que, n’ayant vu ni reine ni roi, vous ne voulez pas queles autres en voient. Voyons, ne discutez plus ; soyez de lapartie.
– Moi ? Ma foi, non.
– Ce n’est plus la citoyenne Dixmer quidésire venir au Temple ; c’est moi qui la prie, ainsi quevous, de venir distraire un pauvre prisonnier. Car, une fois lagrande porte refermée sur moi, je suis, pour vingt-quatre heures,aussi prisonnier que le serait un roi, un prince du sang.
Et, pressant de ses deux pieds le pied deGeneviève :
– Venez donc, dit-il, je vous ensupplie.
– Voyons, Morand, dit Geneviève,accompagnez-moi.
– C’est une journée perdue, dit Morand,et qui retardera d’autant celle où je me retirerai du commerce.
– Alors, je n’irai point, ditGeneviève.
– Et pourquoi cela ? demandaMorand.
– Eh ! mon Dieu, c’est bien simple,dit Geneviève, parce que je ne puis pas compter sur mon mari pourm’accompagner, et que, si vous ne m’accompagnez pas, vous, hommeraisonnable, homme de trente-huit ans, je n’aurai pas la hardiessed’aller affronter seule les postes de canonniers, de grenadiers etde chasseurs, en demandant à parler à un municipal qui n’est monaîné que de trois ou quatre ans.
– Alors, dit Morand, puisque vous croyezma présence indispensable, citoyenne…
– Allons, allons, citoyen savant, soyezgalant, comme si vous étiez tout bonnement un homme ordinaire, ditMaurice, et sacrifiez la moitié de votre journée à la femme devotre ami.
– Soit ! dit Morand.
– Maintenant, reprit Maurice, je ne vousdemande qu’une chose, c’est de la discrétion. C’est une démarchesuspecte qu’une visite au Temple, et un accident quelconque quiarriverait à la suite de cette visite nous ferait guillotiner tous.Les jacobins ne plaisantent pas, peste ! Vous venez de voircomme ils ont traité les girondins.
– Diable ! dit Morand, c’est àconsidérer, ce que dit le citoyen Maurice : ce serait unemanière de me retirer du commerce qui ne m’irait point du tout.
– N’avez-vous pas entendu, repritGeneviève en souriant, que le citoyen a dittous ?
– Eh bien, tous ?
– Tous ensemble.
– Oui, sans doute, dit Morand, lacompagnie est agréable ; mais j’aime mieux, bellesentimentale, vivre dans votre compagnie que d’y mourir.
« Ah çà ! où diable avais-je doncl’esprit, se demanda Maurice, quand je croyais que cet homme étaitamoureux de Geneviève ? »
– Alors, c’est dit, repritGeneviève ; Morand, vous, c’est à vous que je parle, à vous ledistrait, à vous le rêveur ; c’est pour jeudi prochain :n’allez pas, mercredi soir, commencer quelque expérience chimiquequi vous retienne pour vingt-quatre heures, comme cela arrivequelquefois.
– Soyez tranquille, dit Morand ;d’ailleurs, d’ici là, vous me le rappellerez.
Geneviève se leva de table, Maurice imita sonexemple ; Morand allait en faire autant, et les suivrepeut-être, lorsque l’un des ouvriers apporta au chimiste une petitefiole de liqueur qui attira toute son attention.
– Dépêchons-nous, dit Maurice enentraînant Geneviève.
– Oh ! soyez tranquille, ditcelle-ci ; il en a pour une bonne heure au moins.
Et la jeune femme lui abandonna sa main, qu’ilserra tendrement dans les siennes. Elle avait remords de satrahison, et elle lui payait ce remords en bonheur.
– Voyez-vous, lui dit-elle en traversantle jardin et en montrant à Maurice les œillets qu’on avait apportésà l’air dans une caisse d’acajou, pour les ressusciter, s’il étaitpossible ; voyez-vous, mes fleurs sont mortes.
– Qui les a tuées ? Votrenégligence, dit Maurice. Pauvres œillets !
– Ce n’est point ma négligence, c’estvotre abandon, mon ami.
– Cependant elles demandaient bien peu dechose, Geneviève, un peu d’eau, voilà tout ; et mon départ adû vous laisser bien du temps.
– Ah ! dit Geneviève, si les fleurss’arrosaient avec des larmes, ces pauvres œillets, comme vous lesappelez, ne seraient pas morts.
Maurice l’enveloppa de ses bras, la rapprochavivement de lui, et, avant qu’elle eût eu le temps de se défendre,il appuya ses lèvres sur l’œil moitié souriant, moitié languissant,qui regardait la caisse ravagée.
Geneviève avait tant de choses à se reprocher,qu’elle fut indulgente.
Dixmer revint tard, et, lorsqu’il revint, iltrouva Morand, Geneviève et Maurice qui causaient botanique dans lejardin.
Enfin, ce fameux jeudi, jour de la garde deMaurice, arriva.
On entrait dans le mois de juin. Le ciel étaitd’un bleu foncé, et sur cette nappe d’indigo se détachait le blancmat des maisons neuves. On commençait à pressentir l’arrivée de cechien terrible que les anciens représentaient altéré d’une soifinextinguible, et qui, au dire des Parisiens de la plèbe, lèche sibien les pavés. Paris était net comme un tapis, et des parfumstombés de l’air, montant des arbres, émanant des fleurs,circulaient et enivraient, comme pour faire oublier un peu auxhabitants de la capitale cette vapeur de sang qui fumait sans cessesur le pavé de ses places.
Maurice devait entrer au Temple à neufheures ; ses deux collègues étaient Mercevault et Agricola. Àhuit heures, il était vieille rue Saint-Jacques, en grand costumede citoyen municipal, c’est-à-dire avec une écharpe tricoloreserrant sa taille souple et nerveuse ; il était venu, commed’habitude, à cheval chez Geneviève, et, sur sa route, il avait purecueillir les éloges et les approbations nullement dissimulées desbonnes patriotes qui le regardaient passer.
Geneviève était déjà prête : elle portaitune simple robe de mousseline, une espèce de mante en taffetasléger, un petit bonnet orné de la cocarde tricolore. Dans ce simpleappareil elle était d’une éblouissante beauté.
Morand, qui s’était, comme nous l’avons vu,beaucoup fait prier, avait, de peur d’être suspecté d’aristocratiesans doute, pris l’habit de tous les jours, cet habit moitiébourgeois, moitié artisan. Il venait de rentrer seulement, et sonvisage portait la trace d’une grande fatigue.
Il prétendit avoir travaillé toute la nuitpour achever une besogne pressée.
Dixmer était sorti aussitôt le retour de sonami Morand.
– Eh bien, demanda Geneviève,qu’avez-vous décidé, Maurice, et comment verrons-nous lareine ?
– Écoutez, dit Maurice, mon plan estfait. J’arrive avec vous au Temple ; je vous recommande àLorin, mon ami, qui commande la garde ; je prends mon poste,et, au moment favorable, je vais vous chercher.
– Mais, demanda Morand, où verrons-nousles prisonniers, et comment les verrons-nous ?
– Pendant leur déjeuner ou leur dîner, sicela vous convient, à travers le vitrage des municipaux.
– Parfait ! dit Morand.
Maurice vit alors Morand s’approcher del’armoire du fond de la salle à manger, et boire à la hâte un verrede vin pur. Cela le surprit. Morand était fort sobre et ne buvaitordinairement que de l’eau rougie.
Geneviève s’aperçut que Maurice regardait lebuveur avec étonnement.
– Figurez-vous, dit-elle, qu’il se tueavec son travail, ce malheureux Morand, de sorte qu’il est capablede n’avoir rien pris depuis hier matin.
– Il n’a donc pas dîné ici ? demandaMaurice.
– Non, il fait des expériences enville.
Geneviève prenait une précaution inutile.Maurice, en véritable amant, c’est-à-dire en égoïste, n’avaitremarqué cette action de Morand qu’avec cette attentionsuperficielle que l’homme amoureux accorde à tout ce qui n’est pasla femme qu’il aime.
À ce verre de vin, Morand ajouta une tranchede pain qu’il avala précipitamment.
– Et maintenant, dit le mangeur, je suisprêt, cher citoyen Maurice ; quand vous voudrez, nouspartirons.
Maurice, qui effeuillait les pistils flétrisd’un des œillets morts qu’il avait cueillis en passant, présentason bras à Geneviève en disant :
– Partons. Ils partirent en effet.Maurice était si heureux que sa poitrine ne pouvait contenir sonbonheur ; il eût crié de joie s’il ne se fût retenu. En effet,que pouvait-il désirer de plus ? Non seulement on n’aimaitpoint Morand, il en avait la certitude, mais encore on l’aimait,lui, il en avait l’espérance. Dieu envoyait un beau soleil sur laterre, le bras de Geneviève frémissait sous le sien ; et lescrieurs publics, hurlant à pleine tête le triomphe des jacobins etla chute de Brissot et de ses complices, annonçaient que la patrieétait sauvée.
Il y a vraiment des instants dans la vie où lecœur de l’homme est trop petit pour contenir la joie ou la douleurqui s’y concentre.
– Oh ! le beau jour ! s’écriaMorand.
Maurice se retourna avec étonnement ;c’était le premier élan qui sortait devant lui de cet esprittoujours distrait ou comprimé.
– Oh ! oui, oui, bien beau, ditGeneviève en se laissant peser au bras de Maurice ;puisse-t-il demeurer jusqu’au soir pur et sans nuages, comme il esten ce moment !
Maurice s’appliqua ce mot, et son bonheur enredoubla.
Morand regarda Geneviève à travers seslunettes vertes, avec une expression particulière dereconnaissance ; peut-être, lui aussi, s’était-il appliqué cemot.
On traversa ainsi le Petit-Pont, la rue de laJuiverie et le pont Notre-Dame, puis on prit la place del’Hôtel-de-Ville, la rue Barre-du-Bec et la rue Sainte-Avoye. Àmesure qu’on avançait, le pas de Maurice devenait plus léger,tandis qu’au contraire le pas de sa compagne et celui de soncompagnon se ralentissaient de plus en plus.
On était arrivé ainsi au coin de la rue desVieilles-Audriettes, lorsque, tout à coup, une bouquetière barra lepassage à nos promeneurs en leur présentant son éventaire chargé defleurs.
– Oh ! les magnifiquesœillets ! s’écria Maurice.
– Oh ! oui, bien beaux, ditGeneviève ; il paraît que ceux qui les cultivaient n’avaientpoint d’autres préoccupations, car ils ne sont pas morts,ceux-là.
Ce mot retentit bien doucement au cœur dujeune homme.
– Ah ! mon beau municipal, dit labouquetière, achète un bouquet à la citoyenne. Elle est habillée deblanc, voilà des œillets rouges superbes ; blanc et pourprevont bien ensemble ; elle mettra le bouquet sur son cœur, et,comme son cœur est bien près de ton habit bleu, vous aurez là lescouleurs nationales.
La bouquetière était jeune et jolie ;elle débitait son petit compliment avec une grâce touteparticulière ; son compliment, d’ailleurs, était admirablementchoisi, et eût-il été fait exprès, qu’il ne se fût pas mieuxappliqué à la circonstance. En outre, les fleurs étaient presquesymboliques. C’étaient des œillets pareils à ceux qui étaient mortsdans la caisse d’acajou.
– Oui, dit Maurice, je t’en achète, parceque ce sont des œillets, entends-tu bien ? Toutes les autresfleurs, je les déteste.
– Oh ! Maurice, dit Geneviève, c’estbien inutile ; nous en avons tant dans le jardin !
Et, malgré ce refus des lèvres, les yeux deGeneviève disaient qu’elle mourait d’envie d’avoir ce bouquet.
Maurice prit le plus beau de tous lesbouquets ; c’était, d’ailleurs, celui que lui présentait lajolie marchande de fleurs.
Il se composait d’une vingtaine d’œilletsponceau, à l’odeur à la fois âcre et suave. Au milieu de tous etdominant comme un roi, sortait un œillet énorme.
– Tiens, dit Maurice à la marchande, enlui jetant sur son éventaire un assignat de cinq livres ;tiens, voilà pour toi.
– Merci, mon beau municipal, dit labouquetière ; cinq fois merci !
Et elle alla vers un autre couple de citoyens,dans l’espérance qu’une journée qui commençait si magnifiquementserait une bonne journée. Pendant cette scène, bien simple enapparence, et qui avait duré quelques secondes à peine, Morand,chancelant sur ses jambes, s’essuyait le front, et Geneviève étaitpâle et tremblante. Elle prit, en crispant sa main charmante, lebouquet que lui présentait Maurice, et le porta à son visage, moinspour en respirer l’odeur que pour cacher son émotion.
Le reste du chemin se fit gaiement, quant àMaurice du moins. Pour Geneviève, sa gaieté à elle étaitcontrainte. Quant à Morand, la sienne se faisait jour d’une façonbizarre, c’est-à-dire par des soupirs étouffés, par des rireséclatants et par des plaisanteries formidables, tombant sur lespassants comme un feu de file.
À neuf heures, on arrivait au Temple.
Santerre faisait l’appel des municipaux.
– Me voici, dit Maurice en laissantGeneviève sous la garde de Morand.
– Ah ! sois le bienvenu, ditSanterre en tendant la main au jeune homme.
Maurice se garda bien de refuser la main quilui était offerte. L’amitié de Santerre était certainement une desplus précieuses de l’époque.
En voyant cet homme qui avait commandé lefameux roulement de tambours, Geneviève frissonna et Morandpâlit.
– Qui donc est cette belle citoyenne,demanda Santerre à Maurice, et que vient-elle faire ici ?
– C’est la femme du brave citoyenDixmer ; il n’est point que tu n’aies entendu parler de cebrave patriote, citoyen général ?
– Oui, oui, reprit Santerre, un chef detannerie, capitaine aux chasseurs de la légion Victor.
– C’est cela même.
– Bon ! bon ! elle est ma foijolie. Et cette espèce de magot qui lui donne le bras ?
– C’est le citoyen Morand, l’associé deson mari, chasseur dans la compagnie Dixmer.
Santerre s’approcha de Geneviève.
– Bonjour, citoyenne, dit-il.
Geneviève fit un effort.
– Bonjour, citoyen général, répondit-elleen souriant.
Santerre fut à la fois flatté du sourire et dutitre.
– Et que viens-tu faire ici, bellepatriote ? continua Santerre.
– La citoyenne, reprit Maurice, n’ajamais vu la veuve Capet, et elle voudrait la voir.
– Oui, dit Santerre, avant que…
Et il fit un geste atroce.
– Précisément, répondit froidementMaurice.
– Bien, dit Santerre ; tâcheseulement qu’on ne la voie pas entrer au donjon ; ce serait unmauvais exemple ; d’ailleurs, je m’en fie bien à toi.
Santerre serra de nouveau la main de Maurice,fit de la tête un geste amical et protecteur à Geneviève et allavaquer à ses autres fonctions.
Après bon nombre d’évolutions de grenadiers etde chasseurs, après quelques manœuvres de canon dont on pensait queles sourds retentissements jetaient aux environs une intimidationsalutaire, Maurice reprit le bras de Geneviève, et, suivi parMorand, s’avança vers le poste à la porte duquel Lorins’égosillait, en commandant la manœuvre à son bataillon.
– Bon ! s’écria-t-il, voilàMaurice ; peste ! avec une femme qui me paraît un peuagréable. Est-ce que le sournois voudrait faire concurrence à madéesse Raison ? S’il en était ainsi, pauvreArthémise !
– Eh bien, citoyen adjudant ? dit lecapitaine.
– Ah ! c’est juste ;attention ! cria Lorin. Par file à gauche, gauche… Bonjour,Maurice. Pas accéléré… marche !
Les tambours roulèrent ; les compagniesallèrent prendre leur poste, et, quand chacune fut au sien, Lorinaccourut.
Les premiers compliments s’échangèrent.
Maurice présenta Lorin à Geneviève et àMorand.
Puis les explications commencèrent.
– Oui, oui, je comprends, ditLorin ; tu veux que le citoyen et la citoyenne puissent entrerau donjon : c’est chose facile ; je vais faire placer lesfactionnaires et leur dire qu’ils peuvent te laisser passer avec tasociété.
Dix minutes après, Geneviève et Morandentraient à la suite des trois municipaux et prenaient placederrière le vitrage.
La reine venait de se lever seulement. Maladedepuis deux ou trois jours, elle restait au lit plus longtemps qued’habitude. Seulement, ayant appris de sa sœur que le soleils’était levé, magnifique, elle avait fait un effort, et avait, pourfaire prendre l’air à sa fille, demandé à se promener sur laterrasse, ce qui lui avait été accordé sans difficulté.
Et puis une autre raison la déterminait. Unefois, une seule, il est vrai, elle avait du haut de la tour aperçule dauphin dans le jardin. Mais, au premier geste qu’avaientéchangé le fils et la mère, Simon était intervenu et avait faitrentrer l’enfant.
N’importe, elle l’avait aperçu, et c’étaitbeaucoup. Il est vrai que le pauvre petit prisonnier était bienpâle et bien changé. Puis il était vêtu, comme un enfant du peuple,d’une carmagnole et d’un gros pantalon. Mais on lui avait laisséses beaux cheveux blonds bouclés, qui lui faisaient une auréole queDieu a sans doute voulu que l’enfant martyr gardât au ciel.
Si elle pouvait le revoir une fois encoreseulement, quelle fête pour ce cœur de mère !
Puis enfin il y avait encore autre chose.
– Ma sœur, lui avait dit MadameÉlisabeth, vous savez que nous avons trouvé dans le corridor unfétu de paille dressé dans l’angle du mur. Dans la langue de nossignaux, cela veut dire de faire attention autour de nous et qu’unami s’approche.
– C’est vrai, avait répondu la reine,qui, regardant sa sœur et sa fille en pitié, s’encourageaitelle-même à ne point désespérer de leur salut.
Les exigences du service étant accomplies,Maurice était alors d’autant plus le maître, dans le donjon duTemple, que le hasard l’avait désigné pour la garde du jour, enfaisant des municipaux Agricola et Mercevault les veilleurs denuit.
Les municipaux sortants étaient partis, aprèsavoir laissé leur procès-verbal au conseil du Temple.
– Eh bien, citoyen municipal, dit lafemme Tison en venant saluer Maurice, vous amenez donc de lasociété pour voir nos pigeons ? Il n’y a que moi qui suiscondamnée à ne plus voir ma pauvre Sophie.
– Ce sont des amis à moi, dit Maurice,qui n’ont jamais vu la femme Capet.
– Eh bien, ils seront à merveillederrière le vitrage.
– Assurément, dit Morand.
– Seulement, dit Geneviève, nous allonsavoir l’air de ces curieux cruels qui viennent, de l’autre côtéd’une grille, jouir des tourments d’un prisonnier.
– Eh bien, que ne les avez-vous conduitssur le chemin de la tour, vos amis, puisque la femme Capet s’ypromène aujourd’hui avec sa sœur et sa fille ; car ils lui ontlaissé sa fille, à elle, tandis que moi, qui ne suis pas coupable,ils m’ont ôté la mienne. Oh ! les aristocrates ! il yaura toujours, quoi qu’on fasse, des faveurs pour eux, citoyenMaurice.
– Mais ils lui ont ôté son fils, réponditcelui-ci.
– Ah ! si j’avais un fils, murmurala geôlière, je crois que je regretterais moins ma fille.
Geneviève avait pendant ce temps-là échangéquelques regards avec Morand.
– Mon ami, dit la jeune femme à Maurice,la citoyenne a raison. Si vous vouliez, d’une façon quelconque, meplacer sur le passage de Marie-Antoinette, cela me répugneraitmoins que de la regarder d’ici. Il me semble que cette manière devoir les personnes est humiliante à la fois pour elles et pournous.
– Bonne Geneviève, dit Maurice, vous avezdonc toutes les délicatesses ?
– Ah ! pardieu ! citoyenne,s’écria un des deux collègues de Maurice, qui déjeunait dansl’antichambre avec du pain et des saucisses, si vous étiezprisonnière et que la veuve Capet fût curieuse de vous voir, ellene ferait pas tant de façons pour se passer cette fantaisie, lacoquine.
Geneviève, par un mouvement plus rapide quel’éclair, tourna ses yeux vers Morand pour observer sur lui l’effetde ces injures. En effet, Morand tressaillit ; une lueurétrange, phosphorescente pour ainsi dire, jaillit de ses paupières,ses poings se crispèrent un moment ; mais tous ces signesfurent si rapides, qu’ils passèrent inaperçus.
– Comment s’appelle ce municipal ?demanda-t-elle à Maurice.
– C’est le citoyen Mercevault, réponditle jeune homme.
Puis il ajouta, comme pour excuser sagrossièreté :
– Un tailleur de pierres.
Mercevault entendit et jeta un regard de côtésur Maurice.
– Allons, allons, dit la femme Tison,achève ta saucisse et ta demi-bouteille, que je desserve.
– Ce n’est pas la faute de l’Autrichiennesi je les achève à cette heure, grommela le municipal ; sielle avait pu me faire tuer au 10 août, elle l’eût certainementfait ; aussi, le jour où elle éternuera dans le sac, je seraiau premier rang, solide au poste.
Morand devint pâle comme un mort.
– Allons, allons, citoyen Maurice, ditGeneviève, allons où vous avez promis de me mener ; ici, il mesemble que je suis prisonnière, j’étouffe.
Maurice fit sortir Morand et Geneviève ;et les sentinelles, prévenues par Lorin, les laissèrent passer sansaucune difficulté.
Il les installa dans un petit couloir del’étage supérieur, de sorte qu’au moment où la reine, MadameÉlisabeth et madame Royale devaient monter à la galerie, lesaugustes prisonnières ne pouvaient faire autrement que de passerdevant eux.
Comme la promenade était fixée pour dixheures, et qu’il n’y avait plus que quelques minutes à attendre,Maurice, non seulement ne quitta point ses amis, mais encore, afinque le plus léger soupçon ne planât point sur cette démarche tantsoit peu illégale, ayant rencontré le citoyen Agricola, il l’avaitpris avec lui.
Dix heures sonnèrent.
– Ouvrez ! cria du bas de la tourune voix que Maurice reconnut pour celle du général Santerre.
Aussitôt la garde prit les armes, on ferma lesgrilles, les factionnaires apprêtèrent leurs armes. Il y eut alorsdans toute la cour un bruit de fer, de pierres et de pas quiimpressionna vivement Morand et Geneviève, car Maurice les vitpâlir tous deux.
– Que de précautions pour garder troisfemmes ! murmura Geneviève.
– Oui, dit Morand en essayant de rire. Siceux qui tentent de les faire évader étaient à notre place etvoyaient ce que nous voyons, cela les dégoûterait du métier.
– En effet, dit Geneviève, je commence àcroire qu’elles ne se sauveront pas.
– Et moi, je l’espère, réponditMaurice.
Et, se penchant à ces mots sur la rampe del’escalier :
– Attention, dit-il, voici lesprisonnières.
– Nommez-les-moi, dit Geneviève, car jene les connais pas.
– Les deux premières qui montent sont lasœur et la fille de Capet. La dernière, qui est précédée d’un petitchien, est Marie-Antoinette.
Geneviève fit un pas en avant. Mais, aucontraire, Morand, au lieu de regarder, se colla contre le mur.
Ses lèvres étaient plus livides et plusterreuses que la pierre du donjon.
Geneviève, avec sa robe blanche et ses beauxyeux purs, semblait un ange attendant les prisonniers pour éclairerla route amère qu’ils parcouraient, et leur mettre en passant unpeu de joie au cœur.
Madame Élisabeth et madame Royale passèrentaprès avoir jeté un regard étonné sur les étrangers ; sansdoute la première eut l’idée que c’étaient ceux que leurannonçaient les signes, car elle se retourna vivement vers madameRoyale et lui serra la main, tout en laissant tomber son mouchoircomme pour prévenir la reine.
– Faites attention, ma sœur, dit-elle,j’ai laissé échapper mon mouchoir.
Et elle continua de monter avec la jeuneprincesse.
La reine, dont un souffle haletant et unepetite toux sèche indiquaient le malaise, se baissa pour ramasserle mouchoir qui était tombé à ses pieds ; mais, plus promptqu’elle, son petit chien s’en empara et courut le porter à MadameÉlisabeth. La reine continua donc de monter, et, après quelquesmarches, se trouva à son tour devant Geneviève, Morand et le jeunemunicipal.
– Oh ! des fleurs !dit-elle ; il y a bien longtemps que je n’en ai vu. Que celasent bon, et que vous êtes heureuse d’avoir des fleurs,madame !
Prompte comme la pensée qui venait de seformuler par ces paroles douloureuses, Geneviève étendit la mainpour offrir son bouquet à la reine. Alors Marie-Antoinette leva latête, la regarda, et une imperceptible rougeur parut sur son frontdécoloré.
Mais, par une sorte de mouvement naturel, parcette habitude d’obéissance passive au règlement, Maurice étenditla main pour arrêter le bras de Geneviève.
La reine alors demeura hésitante, et,regardant Maurice, elle le reconnut pour le jeune municipal quiavait l’habitude de lui parler avec fermeté, mais en même tempsavec respect.
– Est-ce défendu, monsieur ?dit-elle.
– Non, non, madame, dit Maurice.Geneviève, vous pouvez offrir votre bouquet.
– Oh ! merci, merci, monsieur !s’écria la reine avec une vive reconnaissance.
Et, saluant avec une gracieuse affabilitéGeneviève, Marie-Antoinette avança une main amaigrie, et cueillitau hasard un œillet dans la masse des fleurs.
– Mais prenez tout, madame, prenez, dittimidement Geneviève.
– Non, dit la reine avec un sourirecharmant ; ce bouquet vient peut-être d’une personne que vousaimez, et je ne veux point vous en priver.
Geneviève rougit, et cette rougeur fit sourirela reine.
– Allons, allons, citoyenne Capet, ditAgricola, il faut continuer votre chemin.
La reine salua et continua de monter ;mais, avant de disparaître, elle se retourna encore enmurmurant :
– Que cet œillet sent bon et que cettefemme est jolie !
– Elle ne m’a pas vu, murmura Morand,qui, presque agenouillé dans la pénombre du corridor, n’avaiteffectivement point frappé les regards de la reine.
– Mais, vous, vous l’avez bien vue,n’est-ce pas, Morand ? n’est-ce pas, Geneviève ? ditMaurice doublement heureux, d’abord du spectacle qu’il avaitprocuré à ses amis, et ensuite du plaisir qu’il venait de faire àsi peu de frais à la malheureuse prisonnière.
– Oh ! oui, oui, dit Geneviève, jel’ai bien vue, et, maintenant, quand je vivrais cent ans, je laverrais toujours.
– Et comment la trouvez-vous ?
– Bien belle.
– Et vous, Morand ? Morand joignitles mains sans répondre.
– Dites donc, demanda tout bas et enriant Maurice à Geneviève, est-ce que ce serait de la reine queMorand est amoureux ?
Geneviève tressaillit ; mais, seremettant aussitôt :
– Ma foi, répondit-elle en riant à sontour, cela en a en vérité l’air.
– Eh bien, vous ne me dites pas commentvous l’avez trouvée, Morand, insista Maurice.
– Je l’ai trouvée bien pâle,répondit-il.
Maurice reprit le bras de Geneviève et la fitdescendre vers la cour. Dans l’escalier sombre, il lui sembla queGeneviève lui baisait la main.
– Eh bien, dit Maurice, que veut direcela, Geneviève ?
– Cela veut dire, Maurice, que jen’oublierai jamais que, pour un caprice de moi, vous avez risquévotre tête.
– Oh ! dit Maurice, voilà del’exagération, Geneviève. De vous à moi, vous savez que lareconnaissance n’est pas le sentiment que j’ambitionne.
Geneviève lui pressa doucement le bras.
Morand suivait en trébuchant.
On arriva dans la cour. Lorin vint reconnaîtreles deux visiteurs et les fit sortir du Temple. Mais, avant de lequitter. Geneviève fit promettre à Maurice de venir dîner vieillerue Saint-Jacques, le lendemain.
Maurice s’en revint à son poste le cœur toutplein d’une joie presque céleste : il trouva la femme Tisonqui pleurait.
– Et qu’avez-vous donc encore, lamère ? demanda-t-il.
– J’ai que je suis furieuse, répondit lageôlière.
– Et pourquoi ?
– Parce que tout est injustice pour lespauvres gens dans ce monde.
– Mais enfin ?…
– Vous êtes riche, vous ; vous êtesbourgeois ; vous venez ici pour un jour seulement, et l’onvous permet de vous y faire visiter par de jolies femmes quidonnent des bouquets à l’Autrichienne ; et moi qui nicheperpétuellement dans le colombier, on me défend de voir ma pauvreSophie.
Maurice lui prit la main et y glissa unassignat de dix livres.
– Tenez, bonne Tison, lui dit-il, prenezcela et ayez courage. Eh ! mon Dieu ! l’Autrichienne nedurera pas toujours.
– Un assignat de dix livres, fit lageôlière, c’est gentil de votre part ; mais j’aimerais mieuxune papillote qui eût enveloppé les cheveux de ma pauvre fille.
Elle achevait ces mots quand Simon, quimontait, les entendit, et vit la geôlière serrer dans sa pochel’assignat que lui avait donné Maurice.
Disons dans quelle disposition d’esprit étaitSimon.
Simon venait de la cour, où il avait rencontréLorin. Il y avait décidément antipathie entre ces deux hommes.
Cette antipathie était beaucoup moins motivéepar la scène violente que nous avons déjà mise sous les yeux de noslecteurs, que par la différence des races, source éternelle de cesinimitiés ou de ces penchants que l’on appelle les mystères, et quicependant s’expliquent si bien.
Simon était laid, Lorin était beau ;Simon était sale, Lorin sentait bon ; Simon était républicainfanfaron, Lorin était un de ces patriotes ardents qui, pour laRévolution, n’avaient fait que des sacrifices ; et puis, s’ileût fallu en venir aux coups, Simon sentait instinctivement que lepoing du muscadin lui eût, non moins élégamment que Maurice,décerné un châtiment plébéien.
Simon, en apercevant Lorin, s’était arrêtécourt et avait pâli.
– C’est donc encore ce bataillon-là quimonte la garde ? grogna-t-il.
– Eh bien, après ? répondit ungrenadier à qui l’apostrophe déplut. Il me semble qu’il en vautbien un autre.
Simon tira un crayon de la poche de sacarmagnole et feignit de prendre une note sur une feuille de papierpresque aussi noire que ses mains.
– Eh ! dit Lorin, tu sais doncécrire, Simon, depuis que tu es le précepteur de Capet ?Voyez, citoyens ; ma parole d’honneur, il note ; c’estSimon le censeur.
Et un éclat de rire universel, parti des rangsdes jeunes gardes nationaux, presque tous jeunes gens lettrés,hébéta pour ainsi dire le misérable savetier.
– Bon, bon, dit-il, en grinçant des dentset en blêmissant de colère ; on dit que tu as laissé entrerdes étrangers dans le donjon, et cela sans permission de laCommune. Bon, bon, je vais faire dresser procès-verbal par lemunicipal.
– Au moins celui-là sait écrire, réponditLorin ; c’est Maurice, Maurice poing de fer,connais-tu ?
En ce moment justement, Morand et Genevièvesortaient.
À cette vue, Simon s’élança dans le donjon,juste au moment où, comme nous l’avons dit, Maurice donnait à lafemme Tison un assignat de dix livres comme consolation.
Maurice ne fit pas attention à la présence dece misérable, dont il s’éloignait d’ailleurs par instinct toutesles fois qu’il le trouvait sur sa route, comme on s’éloigne d’unreptile venimeux ou dégoûtant.
– Ah çà ! dit Simon à la femmeTison, qui s’essuyait les yeux avec son tablier, tu veux doncabsolument te faire guillotiner, citoyenne ?
– Moi ! dit la femme Tison ; etpourquoi cela ?
– Comment ! tu reçois de l’argentdes municipaux pour faire entrer les aristocrates chezl’Autrichienne !
– Moi ? dit la femme Tison.Tais-toi, tu es fou.
– Ce sera consigné au procès-verbal, ditSimon avec emphase.
– Allons donc, ce sont les amis dumunicipal Maurice, un des meilleurs patriotes qui existent.
– Des conspirateurs, te dis-je ; laCommune sera informée d’ailleurs, elle jugera.
– Allons, tu vas me dénoncer, espion depolice ?
– Parfaitement, à moins que tu nedénonces toi-même.
– Mais quoi dénoncer ? que veux-tuque je dénonce ?
– Ce qui s’est passé, donc.
– Mais puisqu’il ne s’est rien passé.
– Où étaient-ils, lesaristocrates ?
– Là, sur l’escalier.
– Quand la veuve Capet est montée à latour ?
– Oui.
– Et ils se sont parlé ?
– Ils se sont dit deux mots.
– Deux mots, tu vois ; d’ailleurs,ça sent l’aristocrate, ici.
– C’est-à-dire que ça sent l’œillet.
– L’œillet ! pourquoil’œillet ?
– Parce que la citoyenne en avait unbouquet qui embaumait.
– Quelle citoyenne ?
– Celle qui regardait passer lareine.
– Tu vois bien, tu dis la reine, femmeTison ; la fréquentation des aristocrates te perd. Eh bien,sur quoi donc est-ce que je marche là ? continua Simon en sebaissant.
– Eh ! justement, dit la femmeTison, c’est une fleur… un œillet ; il sera tombé des mains dela citoyenne Dixmer, quand Marie-Antoinette en a pris un dans sonbouquet.
– La femme Capet a pris une fleur dans lebouquet de la citoyenne Dixmer ? dit Simon.
– Oui, et c’est moi-même qui le lui aidonné, entends-tu ? dit d’une voix menaçante Maurice, quiécoutait ce colloque depuis quelques instants et que ce colloqueimpatientait.
– C’est bien, c’est bien, on voit cequ’on voit, et on sait ce qu’on dit, grogna Simon, qui tenaittoujours à la main l’œillet froissé par son large pied.
– Et moi, reprit Maurice, je sais unechose et je vais te la dire, c’est que tu n’as rien à faire dans ledonjon et que ton poste de bourreau est là-bas près du petit Capet,que tu ne battras pas cependant aujourd’hui, attendu que je suis làet que je te le défends.
– Ah ! tu menaces et tu m’appellesbourreau ! s’écria Simon en écrasant la fleur entre sesdoigts ; ah ! nous verrons s’il est permis auxaristocrates… Eh bien, qu’est-ce donc que cela ?
– Quoi ? demanda Maurice.
– Ce que je sens dans l’œillet,donc ! Ah ! ah !
Et, aux yeux de Maurice stupéfait, Simon tiradu calice de la fleur un petit papier roulé avec un soin exquis etqui avait été artistement introduit au centre de son épaispanache.
– Oh ! s’écria Maurice à son tour,qu’est-ce que cela, mon Dieu ?
– Nous le saurons, nous le saurons, ditSimon en s’approchant de la lucarne. Ah ! ton ami Lorin ditque je ne sais pas lire ? Eh bien, tu vas voir.
Lorin avait calomnié Simon ; il savaitlire l’imprimé dans tous les caractères, et l’écriture quand elleétait d’une certaine grosseur. Mais le billet était minuté si fin,que Simon fut obligé de recourir à ses lunettes. Il posa enconséquence le billet sur la lucarne et se mit à faire l’inventairede ses poches ; mais comme il était au milieu de ce travail,le citoyen Agricola ouvrit la porte de l’antichambre qui étaitjuste en face de la petite fenêtre, et un courant d’air s’établitqui enleva le papier léger comme une plume ; de sorte que,quand Simon, après une exploration d’un instant, eut découvert seslunettes, et, après les avoir mises sur son nez, se retourna, ilchercha inutilement le papier ; le papier avait disparu.
Simon poussa un rugissement.
– Il y avait un papier,s’écria-t-il ; il y avait un papier ; mais gare à toi,citoyen municipal, car il faudra bien qu’il se retrouve.
Et il descendit rapidement, laissant Mauriceabasourdi.
Dix minutes après, trois membres de la Communeentraient dans le donjon. La reine était encore sur la terrasse, etl’ordre avait été donné de la laisser dans la plus parfaiteignorance de ce qui venait de se passer. Les membres de la Communese firent conduire près d’elle.
Le premier objet qui frappa leurs yeux futl’œillet rouge qu’elle tenait encore à la main. Ils se regardèrentsurpris, et, s’approchant d’elle :
– Donnez-nous cette fleur, dit leprésident de la députation.
La reine, qui ne s’attendait pas à cetteirruption, tressaillit et hésita.
– Rendez cette fleur, madame, s’écriaMaurice avec une sorte de terreur, je vous en prie.
La reine tendit l’œillet demandé.
Le président le prit et se retira, suivi deses collègues, dans une salle voisine pour faire la perquisition etdresser le procès-verbal.
On ouvrit la fleur, elle était vide. Mauricerespira.
– Un moment, un moment, dit l’un desmembres, le cœur de l’œillet a été enlevé. L’alvéole est vide,c’est vrai ; mais dans cette alvéole un billet biencertainement a été renfermé.
– Je suis prêt, dit Maurice, à fournirtoutes les explications nécessaires ; mais, avant tout, jedemande à être arrêté.
– Nous prenons acte de ta proposition,dit le président, mais nous n’y faisons pas droit. Tu es connu pourun bon patriote, citoyen Lindey.
– Et je réponds, sur ma vie, des amis quej’ai eu l’imprudence d’amener avec moi.
– Ne réponds de personne, dit leprocureur.
On entendit un grand remue-ménage dans lescours.
C’était Simon, qui, après avoir cherchéinutilement le petit billet enlevé par le vent, était allé trouverSanterre et lui avait raconté la tentative d’enlèvement de la reineavec tous les accessoires que pouvaient prêter à un pareilenlèvement les charmes de son imagination. Santerre étaitaccouru ; on investissait le Temple et l’on changeait lagarde, au grand dépit de Lorin, qui protestait contre cette offensefaite à son bataillon.
– Ah ! méchant savetier, dit-il àSimon en le menaçant de son sabre, c’est à toi que je dois cetteplaisanterie ; mais, sois tranquille, je te la revaudrai.
– Je crois plutôt que c’est toi quipayeras tout ensemble à la nation, dit le cordonnier en se frottantles mains.
– Citoyen Maurice, dit Santerre,tiens-toi à la disposition de la Commune, qui t’interrogera.
– Je suis à tes ordres, commandant ;mais j’ai déjà demandé à être arrêté et je le demande encore.
– Attends, attends, murmura sournoisementSimon ; puisque tu y tiens si fort, nous allons tâcher defaire ton affaire.
Et il alla retrouver la femme Tison.
On chercha pendant toute la journée dans lacour, dans le jardin et dans les environs le petit papier quicausait toute cette rumeur et qui, on n’en doutait plus, renfermaittout un complot.
On interrogea la reine après l’avoir séparéede sa sœur et de sa fille ; mais elle ne répondit rien, sinonqu’elle avait, sur l’escalier, rencontré une jeune femme portant unbouquet, et qu’elle s’était contentée d’y cueillir une fleur.
Encore n’avait-elle cueilli cette fleur que duconsentement du municipal Maurice.
Elle n’avait rien autre chose à dire, c’étaitla vérité dans toute sa simplicité et dans toute sa force.
Tout fut rapporté à Maurice lorsque son tourvint, et il appuya la déposition de la reine comme franche etexacte.
– Mais, dit le président, il y avait uncomplot, alors ?
– C’est impossible, dit Maurice ;c’est moi, qui en dînant chez madame Dixmer, lui avais proposé delui faire voir la prisonnière, qu’elle n’avait jamais vue. Mais iln’y avait rien de fixé pour le jour ni pour le moyen.
– Mais on s’était muni de fleurs, dit leprésident ; ce bouquet avait été fait d’avance ?
– Pas du tout, c’est moi-même qui aiacheté ces fleurs à une bouquetière qui est venue nous les offrirau coin de la rue des Vieilles-Audriettes.
– Mais, au moins, cette bouquetière t’aprésenté le bouquet ?
– Non, citoyen, je l’ai choisi moi-mêmeentre dix ou douze ; il est vrai que j’ai choisi le plusbeau.
– Mais on a pu, pendant le chemin, yglisser ce billet ?
– Impossible, citoyen. Je n’ai pas quittéune minute madame Dixmer, et, pour faire l’opération que vous ditesdans chacune des fleurs, car remarquez que chacune des fleurs, à ceque dit Simon, devait renfermer un billet pareil, il eût fallu aumoins une demi-journée.
– Mais enfin, ne peut-on avoir glisséparmi ces fleurs deux billets préparés ?
– C’est devant moi que la prisonnière ena pris un au hasard, après avoir refusé tout le bouquet.
– Alors, à ton avis, citoyen Lindey, iln’y a donc pas de complot ?
– Si fait, il y a complot, repritMaurice, et je suis le premier, non seulement à le croire, mais àl’affirmer ; seulement, ce complot ne vient point de mes amis.Cependant, comme il ne faut pas que la nation soit exposée à aucunecrainte, j’offre une caution et je me constitue prisonnier.
– Pas du tout, répondit Santerre ;est-ce qu’on agit ainsi avec des éprouvés comme toi ? Si tu teconstituais prisonnier pour répondre de tes amis, je meconstituerais prisonnier pour répondre de toi. Ainsi la chose estsimple, il n’y a pas de dénonciation positive, n’est-ce pas ?Nul ne saura ce qui s’est passé. Redoublons de surveillance, toisurtout, et nous arriverons à connaître le fond des choses enévitant la publicité.
– Merci, commandant, dit Maurice, mais jevous répondrai ce que vous répondriez à ma place. Nous ne devonspas en rester là et il nous faut retrouver la bouquetière.
– La bouquetière est loin ; mais,sois tranquille, on la cherchera. Toi, surveille tes amis ;moi, je surveillerai les correspondances de la prison.
On n’avait point songé à Simon, mais Simonavait son projet.
Il arriva sur la fin de la séance que vousvenons de raconter, pour demander des nouvelles, et il apprit ladécision de la Commune.
– Ah ! il ne faut qu’unedénonciation en règle, dit-il, pour faire l’affaire ; attendezcinq minutes et je l’apporte.
– Qu’est-ce donc ? demanda leprésident.
– C’est, répondit le prisonnier, lacourageuse citoyenne Tison qui dénonce les menées sourdes dupartisan de l’aristocratie, Maurice, et les ramifications d’unautre faux patriote de ses amis nommé Lorin.
– Prends garde, prends garde,Simon ! Ton zèle pour la nation t’égare peut-être, dit leprésident ; Maurice Lindey et Hyacinthe Lorin sont deséprouvés.
– On verra ça au tribunal, répliquaSimon.
– Songez-y bien, Simon, ce sera un procèsscandaleux pour tous les bons patriotes.
– Scandaleux ou non, qu’est-ce que ça mefait, à moi ? Est-ce que je crains le scandale, moi ? Onsaura au moins toute la vérité sur ceux qui trahissent.
– Ainsi tu persistes à dénoncer au nom dela femme Tison ?
– Je dénoncerai moi-même ce soir auxCordeliers, et toi-même avec les autres, citoyen président, si tune veux pas décréter d’arrestation le traître Maurice.
– Eh bien, soit, dit le président, qui,selon l’habitude de ce malheureux temps, tremblait devant celui quicriait le plus haut. Eh bien, soit, on l’arrêtera.
Pendant que cette décision était rendue contrelui, Maurice était retourné au Temple où l’attendait un billetainsi conçu :
Notre garde étant violemment interrompue,je ne pourrai, selon toute probabilité, te revoir que demainmatin : viens déjeuner avec moi ; tu me mettras aucourant, en déjeunant, des trames et des conspirations découvertespar maître Simon.
On prétend que Simon dépose
Que tout le mal vient d’un œillet ;
De mon côté, sur ce méfait,
Je vais interroger la rose.
Et demain, à mon tour, je te dirai cequ’Arthémise m’aura répondu.
Ton ami, Lorin.
Rien de nouveau, réponditMaurice ; dors en paix cette nuit et déjeune sans moidemain, attendu que, vu les incidents de la journée, je ne sortiraiprobablement pas avant midi.
Je voudrais être le zéphyr pour avoir ledroit d’envoyer un baiser à la rose dont tu parles.
Je te permets de siffler ma prose comme jesiffle tes vers.
Ton ami, Maurice.
P.-S. – Je crois, au reste, que laconspiration n’était qu’une fausse alarme.
Lorin était, en effet, sorti vers onze heures,avant tout son bataillon, grâce à la motion brutale ducordonnier.
Il s’était consolé de cette humiliation avecun quatrain, et, ainsi qu’il le disait dans ce quatrain, il étaitallé chez Arthémise.
Arthémise fut enchantée de voir arriver Lorin.Le temps était magnifique, comme nous l’avons dit ; elleproposa, le long des quais, une promenade qui fut acceptée.
Ils avaient suivi le port au charbon tout encausant politique, Lorin racontant son expulsion du Temple etcherchant à deviner quelles circonstances avaient pu la provoquer,quand, en arrivant à la hauteur de la rue des Barres, ilsaperçurent une bouquetière qui, comme eux, remontait la rive droitede la Seine.
– Ah ! citoyen Lorin, dit Arthémise,tu vas, je l’espère bien, me donner un bouquet.
– Comment donc ! dit Lorin, deux sila chose vous est agréable.
Et tous deux doublèrent le pas pour joindre labouquetière, qui elle-même suivait son chemin d’un pas fortrapide.
En arrivant au pont Marie, la jeune filles’arrêta et, se penchant au-dessus du parapet, vida sa corbeilledans la rivière.
Les fleurs, séparées, tourbillonnèrent uninstant dans l’air. Les bouquets, entraînés par leur pesanteur,tombèrent plus rapidement.
Puis bouquets et fleurs, surnageant à lasurface, suivirent le cours de l’eau.
– Tiens ! dit Arthémise en regardantla bouquetière qui faisait un si étrange commerce, on dirait… maisoui… mais non… mais si… Ah ! que c’est bizarre !
La bouquetière mit un doigt sur ses lèvrescomme pour prier Arthémise de garder le silence et disparut.
– Qu’est-ce donc ? dit Lorin ;connaissez-vous cette mortelle, déesse ?
– Non. J’avais cru d’abord… Maiscertainement je me suis trompée.
– Cependant elle vous a fait signe,insista Lorin.
– Pourquoi donc est-elle bouquetière cematin ? se demanda Arthémise en s’interrogeant elle-même.
– Vous avouez donc que vous laconnaissez, Arthémise ? demanda Lorin.
– Oui, répondit Arthémise, c’est unebouquetière à laquelle j’achète quelquefois.
– Dans tous les cas, dit Lorin, cettebouquetière a de singulières façons de débiter sa marchandise.
Et tous deux, après avoir regardé une dernièrefois les fleurs, qui avaient déjà atteint le pont de bois et reçuune nouvelle impulsion du bras de la rivière qui passe sous sesarches, continuèrent leur route vers la Rapée, où ils comptaientdîner en tête à tête.
L’incident n’eut point de suite pour lemoment. Seulement, comme il était étrange et présentait un certaincaractère mystérieux, il se grava dans l’imagination poétique deLorin.
Cependant la dénonciation de la femme Tison,dénonciation portée contre Maurice et Lorin, soulevait un grandbruit au club des Jacobins, et Maurice reçut au Temple l’avis de laCommune que sa liberté était menacée par l’indignation publique.C’était une invitation au jeune municipal de se cacher s’il étaitcoupable. Mais, fort de sa conscience, Maurice resta au Temple, eton le trouva à son poste lorsqu’on vint pour l’arrêter.
À l’instant même, Maurice fut interrogé.
Tout en demeurant dans la ferme résolution dene mettre en cause aucun des amis dont il était sûr, Maurice, quin’était pas homme à se sacrifier ridiculement par le silence commeun héros de roman, demanda la mise en cause de la bouquetière.
Il était cinq heures du soir lorsque Lorinrentra chez lui ; il apprit à l’instant même l’arrestation deMaurice et la demande que celui-ci avait faite.
La bouquetière du pont Marie jetant ses fleursdans la Seine lui revint aussitôt à l’esprit : ce fut unerévélation subite. Cette bouquetière étrange, cette coïncidence desquartiers, ce demi-aveu d’Arthémise, tout lui criaitinstinctivement que là était l’explication du mystère dont Mauricedemandait la révélation.
Il bondit hors de sa chambre, descendit lesquatre étages comme s’il eût eu des ailes et courut chez la déesseRaison qui brodait des étoiles d’or sur une robe de gaze bleue.
C’était sa robe de divinité.
– Trêve d’étoiles, chère amie, dit Lorin.On a arrêté Maurice ce matin, et probablement je serai arrêté cesoir.
– Maurice arrêté ?
– Eh ! mon Dieu, oui. Dans cetemps-ci, rien de plus commun que les grands événements ; onn’y fait pas attention parce qu’ils vont par troupes, voilà tout.Or, presque tous ces grands événements arrivent à propos defutilités. Ne négligeons pas les futilités. Quelle était cettebouquetière que nous avons rencontrée ce matin, chèreamie ?
Arthémise tressaillit.
– Quelle bouquetière ?
– Eh ! pardieu ! celle quijetait avec tant de prodigalité ses fleurs dans la Seine.
– Eh ! mon Dieu ! ditArthémise, cet événement est-il donc si grave que vous y reveniezavec une pareille insistance ?
– Si grave, chère amie, que je vous priede répondre à l’instant même à ma question.
– Mon ami, je ne le puis.
– Déesse, rien ne vous estimpossible.
– Je suis engagée d’honneur à garder lesilence.
– Et moi, je suis engagé d’honneur à vousfaire parler.
– Mais pourquoi insistez-vousainsi ?
– Pour que… corbleu ! pour queMaurice n’ait pas le cou coupé.
– Ah ! mon Dieu ! Mauriceguillotiné ! s’écria la jeune femme effrayée.
– Sans vous parler de moi, qui, envérité, n’ose pas répondre d’avoir encore ma tête sur mesépaules.
– Oh ! non, non, dit Arthémise, ceserait la perdre infailliblement.
En ce moment, l’officieux de Lorin seprécipita dans la chambre d’Arthémise.
– Ah ! citoyen, s’écria-t-il,sauve-toi, sauve-toi !
– Et pourquoi cela ? demandaLorin.
– Parce que les gendarmes se sontprésentés chez toi, et que, tandis qu’ils enfonçaient la porte,j’ai gagné la maison voisine par les toits, et j’accours teprévenir.
Arthémise jeta un cri terrible. Elle aimaitréellement Lorin.
– Arthémise, dit Lorin en se posant,mettez-vous la vie d’une bouquetière en comparaison avec celle deMaurice et celle de votre amant ? S’il en est ainsi, je vousdéclare que je cesse de vous tenir pour la déesse Raison, et que jevous proclame la déesse Folie.
– Pauvre Héloïse ! s’écrial’ex-danseuse de l’Opéra, ce n’est point ma faute si je tetrahis.
– Bien ! bien ! chère amie, ditLorin en présentant un papier à Arthémise. Vous m’avez déjàgratifié du nom de baptême ; donnez-moi maintenant le nom defamille et l’adresse.
– Oh ! l’écrire, jamais,jamais ! s’écria Arthémise ; vous le dire, à la bonneheure.
– Dites-le donc, et soyez tranquille, jene l’oublierai pas.
Et Arthémise donna de vive voix le nom etl’adresse de la fausse bouquetière à Lorin.
Elle s’appelait Héloïse Tison et demeurait ruedes Nonandières, 24.
À ce nom, Lorin jeta un cri et s’enfuit àtoutes jambes.
Il n’était pas au bout de la rue, qu’unelettre arrivait chez Arthémise.
Cette lettre ne contenait que ces troislignes :
Pas un mot sur moi, chère amie ; larévélation de mon nom me perdrait infailliblement… Attends à demainpour me nommer, car ce soir j’aurai quitté Paris.
Ton Héloïse.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria lafuture déesse, si j’avais pu deviner cela, j’eusse attendu jusqu’àdemain.
Et elle s’élança vers la fenêtre pour rappelerLorin, s’il était encore temps ; mais il avait disparu.
Nous avons déjà dit qu’en quelques heures lanouvelle de cet événement s’était répandue dans tout Paris. Eneffet, il y avait à cette époque des indiscrétions bien faciles àcomprendre de la part d’un gouvernement dont la politique se nouaitet se dénouait dans la rue.
La rumeur gagna donc, terrible et menaçante,la vieille rue Saint-Jacques, et, deux heures après l’arrestationde Maurice, on y apprenait cette arrestation.
Grâce à l’activité de Simon, les détails ducomplot avaient promptement jailli hors du Temple ; seulement,comme chacun brodait sur le fond, la vérité arriva quelque peualtérée chez le maître tanneur ; il s’agissait, disait-on,d’une fleur empoisonnée qu’on aurait fait passer à la reine, et àl’aide de laquelle l’Autrichienne devait endormir ses gardes poursortir du Temple ; en outre, à ces bruits s’étaient jointscertains soupçons sur la fidélité du bataillon congédié la veillepar Santerre ; de sorte qu’il y avait déjà plusieurs victimesdésignées à la haine du peuple.
Mais, vieille rue Saint-Jacques, on ne setrompait point, et pour cause, sur la nature de l’événement, etMorand d’un côté, et Dixmer de l’autre, sortirent aussitôt,laissant Geneviève en proie au plus violent désespoir.
En effet, s’il arrivait malheur à Maurice,c’était Geneviève qui était la cause de ce malheur. C’était ellequi avait conduit par la main l’aveugle jeune homme jusque dans lecachot où il était renfermé et duquel il ne sortirait, selon touteprobabilité, que pour marcher à l’échafaud.
Mais, en tout cas, Maurice ne payerait pas desa tête son dévouement au caprice de Geneviève. Si Maurice étaitcondamné, Geneviève allait s’accuser elle-même au tribunal, elleavouait tout. Elle assumait la responsabilité sur elle, bienentendu, et, aux dépens de sa vie, elle sauvait Maurice.
Geneviève, au lieu de frémir à cette pensée demourir pour Maurice, y trouvait, au contraire, une amèrefélicité.
Elle aimait le jeune homme, elle l’aimait plusqu’il ne convenait à une femme qui ne s’appartenait pas. C’étaitpour elle un moyen de reporter à Dieu son âme pure et sans tachecomme elle l’avait reçue de lui.
En sortant de la maison, Morand et Dixmers’étaient séparés. Dixmer s’achemina vers la rue de la Corderie, etMorand courut à la rue des Nonandières. En arrivant au bout du pontMarie, ce dernier aperçut cette foule d’oisifs et de curieux quistationnent à Paris pendant ou après un événement sur la place oùcet événement a eu lieu, comme les corbeaux stationnent sur unchamp de bataille.
À cette vue, Morand s’arrêta tout court ;les jambes lui manquaient, il fut forcé de s’appuyer au parapet dupont.
Enfin il reprit, après quelques secondes,cette puissance merveilleuse que, dans les grandes circonstances,il avait sur lui-même, se mêla aux groupes, interrogea et appritque, dix minutes auparavant, on venait d’enlever, rue desNonandières, 24, une jeune femme coupable bien certainement ducrime dont elle avait été accusée, puisqu’on l’avait surpriseoccupée à faire ses paquets.
Morand s’informa du club dans lequel la pauvrefille devait être interrogée. Il apprit que c’était devant lasection mère qu’elle avait été conduite, et il s’y renditaussitôt.
Le club regorgeait de monde. Cependant, àforce de coups de coude et de coups de poing, Morand parvint à seglisser dans une tribune. La première chose qu’il aperçut, fut lahaute taille, la noble figure, la mine dédaigneuse de Maurice,debout au banc des accusés, et écrasant de son regard Simon, quipérorait.
– Oui, citoyens, criait Simon, oui, lacitoyenne Tison accuse le citoyen Lindey et le citoyen Lorin. Lecitoyen Lindey parle d’une bouquetière sur laquelle il veut rejeterson crime ; mais je vous en préviens d’avance, la bouquetièrene se retrouvera point ; c’est un complot formé par unesociété d’aristocrates qui se rejettent la balle les uns auxautres, comme des lâches qu’ils sont. Vous avez bien vu que lecitoyen Lorin avait décampé de chez lui quand on s’y est présenté.Eh bien, il ne se rencontrera pas plus que la bouquetière.
– Tu en as menti, Simon, dit une voixfurieuse ; il se retrouvera, car le voici.
Et Lorin fit irruption dans la salle.
– Place à moi ! cria-t-il enbousculant les spectateurs ; place !
Et il alla se ranger auprès de Maurice.
Cette entrée de Lorin, faite toutnaturellement, sans manières, sans emphase, mais avec toute lafranchise et toute la vigueur inhérentes au caractère du jeunehomme, produisit le plus grand effet sur les tribunes, qui semirent à applaudir et à crier bravo !
Maurice se contenta de sourire et de tendre lamain à son ami, en homme qui s’était dit à lui-même :« Je suis sûr de ne pas demeurer longtemps seul au banc desaccusés. »
Les spectateurs regardaient avec un intérêtvisible ces deux beaux jeunes gens, qu’accusait, comme un démonjaloux de la jeunesse et de la beauté, l’immonde cordonnier duTemple.
Celui-ci s’aperçut de la mauvaise impressionqui commençait à s’appesantir sur lui. Il résolut de frapper ledernier coup.
– Citoyens, hurla-t-il, je demande que lagénéreuse citoyenne Tison soit entendue, je demande qu’elle parle,je demande qu’elle accuse.
– Citoyens, dit Lorin, je demandequ’auparavant, la jeune bouquetière qui vient d’être arrêtée etqu’on va sans doute amener devant vous, soit entendue.
– Non, dit Simon, c’est encore quelquefaux témoin, quelque partisan des aristocrates ; d’ailleurs,la citoyenne Tison brûle du désir d’éclairer la justice.
Pendant ce temps, Morin parlait à Maurice.
– Oui, crièrent les tribunes, oui, ladéposition de la femme Tison ; oui, oui, qu’elledépose !
– La citoyenne Tison est-elle dans lasalle ? demanda le président.
– Sans doute qu’elle y est, s’écriaSimon. Citoyenne Tison, dis donc que tu es là.
– Me voilà, mon président, dit lageôlière ; mais, si je dépose, me rendra-t-on mafille ?
– Ta fille n’a rien à voir dans l’affairequi nous occupe, dit le président ; dépose d’abord, et puisensuite adresse-toi à la Commune pour redemander ton enfant.
– Entends-tu ? le citoyen présidentt’ordonne de déposer, cria Simon ; dépose donc tout desuite.
– Un instant, dit, en se retournant versMaurice, le président étonné du calme de cet homme ordinairement sifougueux, un instant ! Citoyen municipal, n’as-tu rien à dired’abord ?
– Non, citoyen président ; sinonqu’avant d’appeler lâche et traître un homme tel que moi, Simonaurait mieux fait d’attendre qu’il fût mieux instruit.
– Tu dis, tu dis ? répéta Simon aveccet accent railleur de l’homme du peuple particulier à la plèbeparisienne.
– Je dis, Simon, reprit Maurice avec plusde tristesse que de colère, que tu seras cruellement puni tout àl’heure quand tu vas voir ce qui va arriver.
– Et que va-t-il donc arriver ?demanda Simon.
– Citoyen président, reprit Maurice sansrépondre à son hideux accusateur, je me joins à mon ami Lorin pourte demander que la jeune fille qui vient d’être arrêtée soitentendue avant qu’on fasse parler cette pauvre femme, à qui l’on asans doute soufflé sa déposition.
– Entends-tu, citoyenne, cria Simon,entends-tu ? on dit là-bas que tu es un faux témoin !
– Moi, un faux témoin ? dit la femmeTison. Ah ! tu vas voir ; attends, attends.
– Citoyen, dit Maurice, ordonne à cettemalheureuse de se taire.
– Ah ! tu as peur, cria Simon, tu aspeur ! Citoyen président, je requiers la déposition de lacitoyenne Tison.
– Oui, oui, la déposition ! crièrentles tribunes.
– Silence ! cria le président ;voici la Commune qui revient. En ce moment, en entendit une voiturequi roulait au dehors, avec un grand bruit d’armes et dehurlements. Simon se retourna inquiet vers la porte.
– Quitte la tribune, lui dit leprésident, tu n’as plus la parole. Simon descendit.
En ce moment, des gendarmes entrèrent avec unflot de curieux, bientôt refoulé, et une femme fut poussée vers leprétoire.
– Est-ce elle ? demanda Lorin àMaurice.
– Oui, oui, c’est elle, dit celui-ci.Oh ! la malheureuse femme, elle est perdue !
– La bouquetière ! labouquetière ! murmurait-on des tribunes, que la curiositéagitait ; c’est la bouquetière.
– Je demande, avant toute chose, ladéposition de la femme Tison, hurla le cordonnier ; tu luiavais ordonné de déposer, président, et tu vois qu’elle ne déposepas.
La femme Tison fut appelée et entama unedénonciation terrible, circonstanciée. Selon elle, la bouquetièreétait coupable, il est vrai ; mais Maurice et Lorin étaientses complices.
Cette dénonciation produisit un effet visiblesur le public.
Cependant Simon triomphait.
– Gendarmes, amenez la bouquetière, criale président.
– Oh ! c’est affreux ! murmuraMorand en cachant sa tête entre ses deux mains.
La bouquetière fut appelée, et se plaça au basde la tribune, vis-à-vis de la femme Tison, dont le témoignagevenait de rendre capital le crime dont on l’accusait.
Alors elle releva son voile.
– Héloïse ! s’écria la femmeTison ; ma fille… toi ici ?…
– Oui, ma mère, répondit doucement lajeune femme.
– Et pourquoi es-tu entre deuxgendarmes ?
– Parce que je suis accusée, ma mère.
– Toi… accusée ? s’écria la femmeTison avec angoisse ; et par qui ?
– Par vous, ma mère.
Un silence effrayant, silence de mort, vints’abattre tout à coup sur ces masses bruyantes, et le sentimentdouloureux de cette horrible scène étreignit tous les cœurs.
– Sa fille ! chuchotèrent des voixbasses et comme dans le lointain, sa fille, lamalheureuse !
Maurice et Lorin regardaient l’accusatrice etl’accusée avec un sentiment de profonde commisération et de douleurrespectueuse.
Simon, tout en désirant voir la fin de cettescène, dans laquelle il espérait que Maurice et Lorin demeureraientcompromis, essayait de se soustraire aux regards de la femme Tison,qui roulait autour d’elle un œil égaré.
– Comment t’appelles-tu, citoyenne ?dit le président, ému lui-même, à la jeune fille calme etrésignée.
– Héloïse Tison, citoyen.
– Quel âge as-tu ?
– Dix-neuf ans.
– Où demeures-tu ?
– Rue des Nonandières, no 24.
– Est-ce toi qui as vendu au citoyenmunicipal Lindey, que voici sur ce banc, un bouquet d’œillets cematin ?
La fille Tison se tourna vers Maurice, et,après l’avoir regardé :
– Oui, citoyen, c’est moi, dit-elle.
La femme Tison regardait elle-même sa filleavec des yeux dilatés par l’épouvante.
– Sais-tu que chacun de ces œilletscontenait un billet adressé à la veuve Capet ?
– Je le sais, répondit l’accusée.
Un mouvement d’horreur et d’admiration serépandit dans la salle.
– Pourquoi offrais-tu ces œillets aucitoyen Maurice ?
– Parce que je lui voyais l’écharpemunicipale, et que je me doutais qu’il allait au Temple.
– Quels sont tes complices ?
– Je n’en ai pas.
– Comment ! tu as fait le complot àtoi toute seule ?
– Si c’est un complot, je l’ai fait à moitoute seule.
– Mais le citoyen Mauricesavait-il… ?
– Que ces fleurs continssent desbillets ?
– Oui.
– Le citoyen Maurice est municipal ;le citoyen Maurice pouvait voir la reine en tête à tête, à touteheure du jour et de la nuit. Le citoyen Maurice, s’il eût euquelque chose à dire à la reine, n’avait pas besoin d’écrire,puisqu’il pouvait parler.
– Et tu ne connaissais pas le citoyenMaurice ?
– Je l’avais vu venir au Temple au tempsoù j’y étais avec ma pauvre mère ; mais je ne le connaissaispas autrement que de vue !
– Vois-tu, misérable ! s’écria Lorinen menaçant du poing Simon, qui, baissant la tête, atterré de latournure que prenaient les affaires, essayait de fuir inaperçu.Vois-tu ce que tu as fait ?
Tous les regards se tournèrent vers Simon avecun sentiment de parfaite indignation. Le présidentcontinua :
– Puisque c’est toi qui as remis lebouquet, puisque tu savais que chaque fleur contenait un papier, tudois savoir aussi ce qu’il y avait d’écrit sur ce papier !
– Sans doute, je le sais.
– Eh bien, alors, dis-nous ce qu’il yavait sur ce papier.
– Citoyen, dit avec fermeté la jeunefille, j’ai dit tout ce que je pouvais et surtout tout ce que jevoulais dire.
– Et tu refuses de répondre ?
– Oui.
– Tu sais à quoi tu t’exposes ?
– Oui.
– Tu espères peut-être en ta jeunesse, enta beauté ?
– Je n’espère qu’en Dieu.
– Citoyen Maurice Lindey, dit leprésident, citoyen Hyacinthe Lorin, vous êtes libres ; laCommune reconnaît votre innocence et rend justice à votre civisme.Gendarmes, conduisez la citoyenne Héloïse à la prison de lasection.
À ces paroles, la femme Tison sembla seréveiller, jeta un effroyable cri, et voulut se précipiter pourembrasser une fois encore sa fille ; mais les gendarmes l’enempêchèrent.
– Je vous pardonne, ma mère, cria lajeune fille pendant qu’on l’entraînait.
La femme Tison poussa un rugissement sauvage,et tomba comme morte.
– Noble fille ! murmura Morand avecune douloureuse émotion.
À la suite des événements que nous venons deraconter, une dernière scène vint se joindre comme complément de cedrame qui commençait à se dérouler dans ces sombres péripéties.
La femme Tison, foudroyée par ce qui venait dese passer, abandonnée de ceux qui l’avaient escortée, car il y aquelque chose d’odieux, même dans le crime involontaire, et c’estun crime bien grand que celui d’une mère qui tue son enfant, fût-cemême par excès de zèle patriotique, la femme Tison, après êtredemeurée quelque temps dans une immobilité absolue, releva la tête,regarda autour d’elle, égarée, et, se voyant seule, poussa un criet s’élança vers la porte.
À la porte, quelques curieux, plus acharnésque les autres, stationnaient encore ; ils s’écartèrent dèsqu’ils la virent, en se la montrant du doigt et en se disant lesuns aux autres :
– Vois-tu cette femme ? C’est cellequi a dénoncé sa fille.
La femme Tison poussa un cri de désespoir ets’élança dans la direction du Temple.
Mais, arrivée au tiers de la rueMichel-le-Comte, un homme vint se placer devant elle, et, luibarrant le chemin en se cachant la figure dans sonmanteau :
– Tu es contente, lui dit-il, tu as tuéton enfant.
– Tué mon enfant ? tué monenfant ? s’écria la pauvre mère. Non, non, il n’est paspossible.
– Cela est ainsi, cependant, car ta filleest arrêtée.
– Et où l’a-t-on conduite ?
– À la Conciergerie ; de là, ellepartira pour le tribunal révolutionnaire, et tu sais ce quedeviennent ceux qui y vont.
– Rangez-vous, dit la femme Tison, etlaissez-moi passer.
– Où vas-tu ?
– À la Conciergerie.
– Qu’y vas-tu faire ?
– La voir encore.
– On ne te laissera pas entrer.
– On me laissera bien coucher sur laporte, vivre là, dormir là. J’y resterai jusqu’à ce qu’elle sorte,et je la verrai au moins encore une fois.
– Si quelqu’un te promettait de te rendreta fille ?
– Que dites-vous ?
– Je te demande, en supposant qu’un hommete promît de te rendre ta fille, si tu ferais ce que cet homme tedirait de faire ?
– Tout pour ma fille ! tout pour monHéloïse ! s’écria la femme en se tordant les bras avecdésespoir. Tout, tout, tout !
– Écoute, reprit l’inconnu, c’est Dieuqui te punit.
– Et de quoi ?
– Des tortures que tu as infligées à unepauvre mère comme toi.
– De qui voulez-vous parler ? Quevoulez-vous dire ?
– Tu as souvent conduit la prisonnière àdeux doigts du désespoir où tu marches toi-même en ce moment, partes révélations et tes brutalités, Dieu te punit en conduisant à lamort cette fille que tu aimais tant.
– Vous avez dit qu’il y avait un hommequi pouvait la sauver ; où est cet homme ? queveut-il ? que demande-t-il ?
– Cet homme veut que tu cesses depersécuter la reine, que tu lui demandes pardon des outrages que tului as faits, et qui, si tu t’aperçois que cette femme, qui, elleaussi, est une mère qui souffre, qui pleure, qui se désespère, parune circonstance impossible, par quelque miracle du ciel, est surle point de se sauver, au lieu de t’opposer à sa fuite, tu y aidesde tout ton pouvoir.
– Écoute, citoyen, dit la femme Tison,c’est toi, n’est-ce pas, qui es cet homme ?
– Eh bien ?
– C’est toi qui promets de sauver mafille ?
L’inconnu se tut.
– Me le promets-tu ? t’yengages-tu ? me le jures-tu ? Réponds !
– Écoute. Tout ce qu’un homme peut fairepour sauver une femme, je le ferai pour sauver ton enfant.
– Il ne peut pas la sauver ! s’écriala femme Tison en poussant des hurlements ; il ne peut pas lasauver. Il mentait lorsqu’il promettait de la sauver.
– Fais ce que tu pourras pour la reine,je ferai ce que je pourrai pour ta fille.
– Que m’importe la reine, à moi ?C’est une mère qui a une fille, voilà tout. Mais, si l’on coupe lecou à quelqu’un, ce ne sera pas à sa fille, ce sera à elle. Qu’onme coupe le cou, et qu’on sauve ma fille. Qu’on me mène à laguillotine, à la condition qu’il ne tombera pas un seul cheveu desa tête, et j’irai à la guillotine en chantant :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne…
Et la femme Tison se mit à chanter avec unevoix effrayante ; puis, tout à coup, elle interrompit sonchant par un grand éclat de rire.
L’homme au manteau parut lui-même effrayé dece commencement de folie et fit un pas en arrière.
– Oh ! tu ne t’éloigneras pas commecela, dit la femme Tison au désespoir, et en le retenant par sonmanteau ; on ne vient pas dire à une mère : « Faiscela et je sauverai ton enfant », pour lui dire aprèscela : « Peut-être. » La sauveras-tu ?
– Oui.
– Quand cela ?
– Le jour où on la conduira de laConciergerie à l’échafaud.
– Pourquoi attendre ? pourquoi pascette nuit, ce soir, à l’instant même ?
– Parce que je ne puis pas.
– Ah ! tu vois bien, tu vois bien,s’écria la femme Tison, tu vois bien que tu ne peux pas ;mais, moi, je peux.
– Que peux-tu ?
– Je peux persécuter la prisonnière,comme tu l’appelles ; je peux surveiller la reine, comme tudis, aristocrate que tu es ! je puis entrer à toute heure,jour et nuit, dans la prison, et je ferai tout cela. Quant à cequ’elle se sauve, nous verrons. Ah ! nous verrons bien,puisqu’on ne veut pas sauver ma fille, si elle doit se sauver,elle. Tête pour tête, veux-tu ? Madame Veto a été reine, je lesais bien ; Héloïse Tison n’est qu’une pauvre fille, je lesais bien ; mais sur la guillotine nous sommes tous égaux.
– Eh bien, soit ! dit l’homme aumanteau ; sauve-la, je la sauverai.
– Jure.
– Je le jure.
– Sur quoi ?
– Sur ce que tu voudras.
– As-tu une fille ?
– Non.
– Eh bien, dit la femme Tison en laissanttomber ses deux bras avec découragement, sur quoi veux-tu jureralors ?
– Écoute, je te jure sur Dieu.
– Bah ! répondit la femmeTison ; tu sais bien qu’ils ont défait l’ancien, et qu’ilsn’ont pas encore fait le nouveau.
– Je te jure sur la tombe de monpère.
– Ne jure pas par une tombe, cela luiporterait malheur… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! quand jepense que, dans trois jours peut-être, moi aussi, je jurerai par latombe de ma fille ! Ma fille ! ma pauvre Héloïse !s’écria la femme Tison avec un tel éclat, qu’à sa voix, déjàretentissante, plusieurs fenêtres s’ouvrirent.
À la vue de ces fenêtres qui s’ouvraient, unautre homme sembla se détacher de la muraille et s’avança vers lepremier.
– Il n’y a rien à faire avec cette femme,dit le premier au second, elle est folle.
– Non, elle est mère, dit celui-ci.
Et il entraîna son compagnon.
En les voyant s’éloigner, la femme Tisonsembla revenir à elle.
– Où allez-vous ?s’écria-t-elle ; allez-vous sauver Héloïse ?Attendez-moi, alors, je vais avec vous. Attendez-moi, maisattendez-moi donc !
Et la pauvre mère les poursuivit enhurlant ; mais, au coin de la rue la plus proche, elle lesperdit de vue. Et ne sachant plus de quel côté tourner, elledemeura un instant indécise, regardant de tous côtés ; et sevoyant seule dans la nuit et dans le silence, ce double symbole dela mort, elle poussa un cri déchirant et tomba sans connaissancesur le pavé.
Dix heures sonnèrent.
Pendant ce temps, et comme cette même heureretentissait à l’horloge du Temple, la reine, assise dans cettechambre que nous connaissons, près d’une lampe fumeuse, entre sasœur et sa fille, et cachée aux regards des municipaux par madameRoyale, qui, faisant semblant de l’embrasser, relisait un petitbillet écrit sur le papier le plus mince qu’on avait pu trouver,avec une écriture si fine qu’à peine si ses yeux, brûlés par leslarmes, avaient conservé la force de la déchiffrer.
Le billet contenait ce qui suit :
Demain, mardi, demandez à descendre aujardin, ce que l’on vous accordera sans difficulté aucune, attenduque l’ordre est donné de vous accorder cette faveur aussitôt quevous la demanderez. Après avoir fait trois ou quatre tours, feignezd’être fatiguée, approchez-vous de la cantine, et demandez à lafemme Plumeau la permission de vous asseoir chez elle. Là, au boutd’un instant, feignez de vous trouver plus mal et de vous évanouir.Alors on fermera les portes pour qu’on puisse vous porter dusecours, et vous resterez avec Madame Élisabeth et madame Royale.Aussitôt la trappe de la cave s’ouvrira ; précipitez-vous,avec votre sœur et votre fille, par cette ouverture, et vous êtessauvées toutes trois.
– Mon Dieu ! dit madame Royale,notre malheureuse destinée se lasserait-elle ?
– Ou ce billet ne serait-il qu’unpiège ? reprit Madame Élisabeth.
– Non, non, dit la reine ; cescaractères m’ont toujours révélé la présence d’un ami mystérieux,mais bien brave et bien fidèle.
– C’est du chevalier ? demandamadame Royale.
– De lui-même, répondit la reine.
Madame Élisabeth joignit les mains.
– Relisons le billet chacune de notrecôté tout bas, reprit la reine, afin que, si l’une de nous oubliaitune chose, l’autre s’en souvînt.
Et toutes trois relurent des yeux ; mais,comme elles achevaient cette lecture, elles entendirent la porte deleur chambre rouler sur ses gonds. Les deux princesses seretournèrent : la reine seule resta comme elle était ;seulement, par un mouvement presque insensible, elle porta le petitbillet à ses cheveux et le glissa dans sa coiffure.
C’était un des municipaux qui ouvrait laporte.
– Que voulez-vous, monsieur ?demandèrent ensemble Madame Élisabeth et madame Royale.
– Hum ! dit le municipal, il mesemble que vous vous couchez bien tard ce soir…
– Y a-t-il donc, dit la reine en seretournant avec sa dignité ordinaire, un nouvel arrêté de laCommune qui décide à quelle heure je me mettrai au lit ?
– Non, citoyenne, dit le municipal ;mais, si c’est nécessaire, on en fera un.
– En attendant, monsieur, ditMarie-Antoinette, respectez, je ne vous dirai pas la chambre d’unereine, mais celle d’une femme.
– En vérité, grommela le municipal, cesaristocrates parlent toujours comme s’ils étaient quelquechose.
Mais, en attendant, soumis par cette dignitéhautaine dans la prospérité, mais que trois ans de souffranceavaient faite calme, il se retira.
Un instant après, la lampe s’éteignit, et,comme d’habitude, les trois femmes se déshabillèrent dans lesténèbres, faisant de l’obscurité un voile à leur pudeur.
Le lendemain, à neuf heures du matin, lareine, après avoir relu, enfermée dans les rideaux de son lit, lebillet de la veille, afin de ne s’écarter en rien des instructionsqui y étaient portées, après l’avoir déchiré et réduit en morceauxpresque impalpables, s’habilla dans ses rideaux, et, réveillant sasœur, passa chez sa fille.
Un instant après, elle sortit et appela lesmunicipaux de garde.
– Que veux-tu, citoyenne ? demandal’un d’eux paraissant sur la porte, tandis que l’autre ne sedérangeait pas même de son déjeuner pour répondre à l’appelroyal.
– Monsieur, dit Marie-Antoinette, je sorsde la chambre de ma fille, et la pauvre enfant est, en vérité, bienmalade. Ses jambes sont enflées et douloureuses, car elle fait troppeu d’exercice. Or, vous le savez, monsieur, c’est moi qui l’aicondamnée à cette inaction ; j’étais autorisée à descendre mepromener au jardin ; mais, comme il me fallait passer devantla porte de la chambre que mon mari habitait de son vivant, aumoment de passer devant cette porte, le cœur m’a failli, je n’aipas eu la force et je suis remontée, me bornant à la promenade dela terrasse.
» Maintenant cette promenade estinsuffisante à la santé de ma pauvre enfant. Je vous prie donc,citoyen municipal, de réclamer en mon nom, auprès du généralSanterre, l’usage de cette liberté qui m’avait été accordée ;je vous en serai reconnaissante.
La reine avait prononcé ces mots avec unaccent si doux et si digne à la fois, elle avait si bien évitétoute qualification qui pouvait blesser la pruderie républicaine deson interlocuteur, que celui-ci, qui s’était présenté à ellecouvert, comme c’était l’habitude de la plupart de ces hommes,souleva peu à peu son bonnet rouge de dessus sa tête, et,lorsqu’elle eut achevé, la salua en disant :
– Soyez tranquille, madame, on demanderaau citoyen général la permission que vous désirez.
Puis, en se retirant, comme pour se convaincrelui-même qu’il cédait à l’équité et non à la faiblesse :
– C’est juste, répéta-t-il ; au boutdu compte, c’est juste.
– Qu’est-ce qui est juste ? demandal’autre municipal.
– Que cette femme promène sa fille quiest malade.
– Après ?… quedemande-t-elle ?
– Elle demande à descendre et à sepromener une heure dans le jardin.
– Bah ! dit l’autre, qu’elle demandeà aller à pied du Temple à la place de la Révolution, ça lapromènera.
La reine entendit ces mots et pâlit ;mais elle puisa dans ces mots un nouveau courage pour le grandévénement qui se préparait.
Le municipal acheva son déjeuner et descendit.De son côté, la reine demanda à faire le sien dans la chambre de safille, ce qui lui fut accordé.
Madame Royale, pour confirmer le bruit de samaladie, resta couchée, et Madame Élisabeth et la reine demeurèrentprès de son lit.
À onze heures, Santerre arriva. Son arrivéefut, comme à l’ordinaire, annoncée par les tambours qui battirentaux champs, et par l’entrée du nouveau bataillon et des nouveauxmunicipaux qui venaient relever ceux dont la garde finissait.
Quand Santerre eut inspecté le bataillonsortant et le bataillon entrant, lorsqu’il eut fait parader sonlourd cheval aux membres trapus dans la cour du Temple, il s’arrêtaun instant : c’était le moment où ceux qui avaient à luiparler lui adressaient leurs réclamations, leur dénonciations ouleurs demandes.
Le municipal profita de cette halte pours’approcher de lui.
– Que veux-tu ? lui dit brusquementSanterre.
– Citoyen, dit le municipal, je viens tedire de la part de la reine…
– Qu’est-ce que cela, la reine ?demanda Santerre.
– Ah ! c’est vrai, dit le municipal,étonné lui-même de s’être laissé entraîner.
– Qu’est-ce que je dis donc là,moi ? Est-ce que je suis fou ? Je viens te dire de lapart de madame Veto…
– À la bonne heure, dit Santerre, commecela je comprends. Eh bien, que viens-tu me dire ? Voyons.
– Je viens te dire que la petite Veto estmalade, à ce qu’il paraît, faute d’air et de mouvement.
– Eh bien, faut-il encore s’en prendre decela à la nation ? La nation lui avait permis la promenadedans le jardin, elle l’a refusée ; bonsoir !
– C’est justement cela, elle se repentmaintenant, et elle demande si tu veux permettre qu’elledescende.
– Il n’y a pas de difficulté à cela. Vousentendez, vous autres, dit Santerre en s’adressant à tout lebataillon, la veuve Capet va descendre pour se promener dans lejardin. La chose lui est accordée par la nation ; mais prenezgarde qu’elle ne se sauve par-dessus les murs, car, si cela arrive,je vous fais couper la tête à tous.
Un éclat de rire homérique accueillit laplaisanterie du citoyen général.
– Et maintenant que vous voilà prévenus,dit Santerre, adieu. Je vais à la Commune. Il paraît qu’on vient derejoindre Roland et Barbaroux, et qu’il s’agit de leur délivrer unpasseport pour l’autre monde.
C’était cette nouvelle qui mettait le citoyengénéral de si plaisante humeur.
Santerre partit au galop.
Le bataillon qui descendait la garde sortaitderrière lui.
Enfin, les municipaux cédèrent la place auxnouveaux venus, lesquels avaient reçu les instructions de Santerrerelativement à la reine.
L’un des municipaux monta près deMarie-Antoinette, et lui annonça que le général faisait droit à sademande.
« Oh ! pensa-t-elle en regardant leciel à travers sa fenêtre, votre colère se reposerait-elle,Seigneur, et votre droite terrible serait-elle lasse des’appesantir sur nous ? »
– Merci, monsieur, dit-elle au municipalavec ce charmant sourire qui perdit Barnave et rendit tant d’hommesinsensés, merci !
Puis, se retournant vers son petit chien, quisautait après elle tout en marchant sur les pattes de derrière, caril comprenait aux regards de sa maîtresse qu’il se passait quelquechose d’extraordinaire :
– Allons, Black, dit-elle, nous allonsnous promener. Le petit chien se mit à japper et à bondir, et,après avoir bien regardé le municipal, comprenant sans doute quec’était de cet homme que venait la nouvelle qui rendait samaîtresse joyeuse, il s’approcha de lui tout en rampant, en faisantfrétiller sa longue queue soyeuse, et se hasarda jusqu’à lecaresser.
Cet homme, qui, peut-être, fût restéinsensible aux prières de la reine, se sentit tout ému aux caressesdu chien.
– Rien que pour cette petite bête,citoyenne Capet, vous eussiez dû sortir plus souvent, dit-il.L’humanité commande que l’on ait soin de toutes les créatures.
– À quelle heure sortirons-nous,monsieur ? demanda la reine. Ne pensez-vous pas que le grandsoleil nous ferait du bien ?
– Vous sortirez quand vous voudrez, ditle municipal ; il n’y a pas de recommandation particulière àce sujet. Cependant, si vous voulez sortir à midi, comme c’est lemoment où l’on change les factionnaires, cela fera moins demouvement dans la tour.
– Eh bien, à midi, soit, dit la reine enappuyant la main sur son cœur pour en comprimer les battements.
Et elle regarda cet homme qui semblait moinsdur que ses confrères, et qui, peut-être, pour prix de sacondescendance aux désirs de la prisonnière, allait perdre la viedans la lutte que méditaient les conjurés.
Mais aussi, en ce moment où une certainecompassion allait amollir le cœur de la femme, l’âme de la reine seréveilla. Elle songea au 10 août et aux cadavres de ses amisjonchant les tapis de son palais ; elle songea au 2 septembreet à la tête de la princesse de Lamballe surgissant au bout d’unepique devant ses fenêtres ; elle songea au 21 janvier et à sonmari mourant sur un échafaud, au bruit des tambours qui éteignaientsa voix ; enfin, elle songea à son fils, pauvre enfant dontplus d’une fois elle avait, sans pouvoir lui porter secours,entendu de sa chambre les cris de douleur, et son cœurs’endurcit.
– Hélas ! murmura-t-elle, le malheurest comme le sang des hydres antiques : il féconde desmoissons de nouveaux malheurs !
Le municipal sortit pour appeler ses collègueset prendre lecture du procès-verbal laissé par les municipauxsortants.
La reine resta seule avec sa sœur et safille.
Toutes trois se regardèrent.
Madame Royale se jeta dans les bras de lareine et la tint embrassée.
Madame Élisabeth s’approcha de sa sœur et luitendit la main.
– Prions Dieu, dit la reine ; maisprions bas, afin que personne ne se doute que nous prions.
Il y a des époques fatales où la prière, cethymne naturel que Dieu a mis au fond du cœur de l’homme, devientsuspecte aux yeux des hommes, car la prière est un acte d’espoir oude reconnaissance. Or, aux yeux de ses gardiens, l’espoir ou lareconnaissance était une cause d’inquiétude, puisque la reine nepouvait espérer qu’une seule chose, la fuite ; puisque lareine ne pouvait remercier Dieu que d’une seule chose, de lui enavoir donné les moyens.
Cette prière mentale achevée, toutes troisdemeurèrent sans prononcer une parole.
Onze heures sonnèrent, puis midi.
Au moment où le dernier coup retentissait surle timbre de bronze, un bruit d’armes commença d’emplir l’escalieren spirale et de monter jusqu’à la reine.
– Ce sont les sentinelles qu’on relève,dit-elle. On va venir nous chercher.
Elle vit que sa sœur et sa fillepâlissaient.
– Courage ! dit-elle en pâlissantelle-même.
– Il est midi, cria-t-on d’en bas ;faites descendre les prisonnières.
– Nous voici, messieurs, répondit lareine, qui, avec un sentiment presque mêlé de regret, embrassa d’undernier coup d’œil et salua d’un dernier regard les murs noirs etles meubles, sinon grossiers, du moins bien simples, compagnons desa captivité.
Le premier guichet s’ouvrit : il donnaitsur le corridor. Le corridor était sombre, et, dans cetteobscurité, les trois captives pouvaient dissimuler leur émotion. Enavant, courait le petit Black ; mais, lorsqu’on fut arrivé ausecond guichet, c’est-à-dire à cette porte dont Marie-Antoinetteessayait de détourner les yeux, le fidèle animal vint coller sonmuseau sur les clous à large tête, et, à la suite de plusieurspetits cris plaintifs, fit entendre un gémissement douloureux etprolongé. La reine passa vite sans avoir la force de rappeler sonchien, et en cherchant le mur pour s’appuyer.
Après avoir fait quelques pas, les jambesmanquèrent à la reine, et elle fut forcée de s’arrêter. Sa sœur etsa fille se rapprochèrent d’elle, et, un instant, les trois femmesdemeurèrent immobiles, formant un groupe douloureux, la mère tenantson front appuyé sur la tête de madame Royale.
Le petit Black vint la rejoindre.
– Eh bien, cria la voix, descend-elle oune descend-elle pas ?
– Nous voici, dit le municipal, qui étaitresté debout, respectant cette douleur si grande dans sasimplicité.
– Allons ! dit la reine.
Et elle acheva de descendre.
Lorsque les prisonnières furent arrivées aubas de l’escalier tournant, en face de la dernière porte souslaquelle le soleil traçait de larges bandes de lumière dorée, letambour fit entendre un roulement qui appelait la garde, puis il yeut un grand silence provoqué par la curiosité, et la lourde portes’ouvrit lentement en roulant sur ses gonds criards.
Une femme était assise à terre, ou plutôtcouchée dans l’angle de la borne contiguë à cette porte. C’était lafemme Tison, que la reine n’avait pas vue depuis vingt-quatreheures, absence qui, plusieurs fois dans la soirée de la veille etdans la matinée du jour où l’on se trouvait, avait suscité sonétonnement.
La reine voyait déjà le jour, les arbres, lejardin, et, au delà de la barrière qui fermait ce jardin, son œilavide allait chercher la petite hutte de la cantine où ses amisl’attendaient sans doute, lorsque, au bruit de ses pas, la femmeTison écarta ses mains, et la reine vit un visage pâle et brisésous ses cheveux grisonnants.
Le changement était si grand, que la reines’arrêta étonnée.
Alors, avec cette lenteur des gens chezlesquels la raison est absente, elle vint s’agenouiller devantcette porte, fermant le passage à Marie-Antoinette.
– Que voulez-vous, bonne femme ?demanda la reine.
– Il a dit qu’il fallait que vous mepardonniez.
– Qui cela ? demanda la reine.
– L’homme au manteau, répliqua la femmeTison.
La reine regarda Madame Élisabeth et sa filleavec étonnement.
– Allez, allez, dit le municipal, laissezpasser la veuve Capet ; elle a la permission de se promenerdans le jardin.
– Je le sais bien, dit la vieille ;c’est pour cela que je suis venue l’attendre ici : puisqu’onn’a pas voulu me laisser monter, et que je devais lui demanderpardon, il fallait bien que je l’attendisse.
– Pourquoi donc n’a-t-on pas voulu vouslaisser monter ? demanda la reine.
La femme Tison se mit à rire.
– Parce qu’ils prétendent que je suisfolle ! dit-elle.
La reine la regarda, et elle vit, en effet,dans les yeux égarés de cette malheureuse reluire un refletétrange, cette lueur vague qui indique l’absence de la pensée.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle,pauvre femme ! que vous est-il donc arrivé ?
– Il m’est arrivé… vous ne savez doncpas ? dit la femme ; mais si… vous le savez bien, puisquec’est pour vous qu’elle est condamnée…
– Qui ?
– Héloïse.
– Votre fille ?
– Oui, elle… ma pauvre fille !
– Condamnée… mais par qui ?comment ? pourquoi ?
– Parce que c’est elle qui a vendu lebouquet…
– Quel bouquet ?
– Le bouquet d’œillets… Elle n’estpourtant pas bouquetière, reprit la femme Tison, comme si ellecherchait à rappeler ses souvenirs ; comment a-t-elle donc puvendre ce bouquet ?
La reine frémit. Un lien invisible rattachaitcette scène à la situation présente ; elle comprit qu’il nefallait point perdre de temps dans un dialogue inutile.
– Ma bonne femme, dit-elle, je vous enprie, laissez-moi passer ; plus tard, vous me conterez toutcela.
– Non, tout de suite ; il faut quevous me pardonniez ; il faut que je vous aide à fuir pourqu’il sauve ma fille. La reine devint pâle comme une morte.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle enlevant les yeux au ciel.
Puis, se retournant vers lemunicipal :
– Monsieur, dit-elle, ayez la bontéd’écarter cette femme ; vous voyez bien qu’elle est folle.
– Allons, allons, la mère, dit lemunicipal, décampons.
Mais la femme Tison se cramponna à lamuraille.
– Non, reprit-elle, il faut qu’elle mepardonne pour qu’il sauve ma fille.
– Mais qui cela ?
– L’homme au manteau.
– Ma sœur, dit Madame Élisabeth,adressez-lui quelques paroles de consolation.
– Oh ! bien volontiers, dit lareine. En effet, je crois que ce sera le plus court.
Puis, se retournant vers la folle :
– Bonne femme, que désirez-vous ?Dites.
– Je désire que vous me pardonniez toutce que je vous ai fait souffrir par les injures que je vous aidites, par les dénonciations que j’ai faites, et que, quand vousverrez l’homme au manteau, vous lui ordonniez de sauver ma fille,puisqu’il fait tout ce que vous voulez.
– Je ne sais ce que vous entendez direpar l’homme au manteau, répondit la reine ; mais, s’il nes’agit, pour tranquilliser votre conscience, que d’obtenir de moile pardon des offenses que vous croyez m’avoir faites, oh ! dufond du cœur, pauvre femme ! je vous pardonne biensincèrement ; et puissent ceux que j’ai offensés me pardonnerde même !
– Oh ! s’écria la femme Tison avecun intraduisible accent de joie, il sauvera donc ma fille, puisquevous m’avez pardonné. Votre main, madame, votre main.
La reine, étonnée, tendit, sans y riencomprendre, sa main, que la femme Tison saisit avec ardeur, et surlaquelle elle appuya ses lèvres.
En ce moment, la voix enrouée d’un colporteurse fit entendre dans la rue du Temple.
– Voilà, cria-t-il, le jugement etl’arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mortpour crime de conspiration !
À peine ces paroles eurent-elles frappé lesoreilles de la femme Tison, que sa figure se décomposa, qu’elle sereleva sur un genou et qu’elle étendit les bras pour fermer lepassage à la reine.
– Oh ! mon Dieu ! murmura lareine, qui n’avait pas perdu un mot de la terrible annonce.
– Condamnée à la peine de mort ?s’écria la mère ; ma fille condamnée ? mon Héloïseperdue ? Il ne l’a donc pas sauvée et ne peut donc pas lasauver ? il est donc trop tard ?… Ah !…
– Pauvre femme, dit la reine, croyez queje vous plains.
– Toi ? dit-elle, et ses yeuxs’injectèrent de sang. Toi, tu me plains ? Jamais !jamais !
– Vous vous trompez, je vous plains detout mon cœur ; mais laissez-moi passer.
– Te laisser passer !
La femme Tison éclata de rire.
– Non, non ! je te laissais fuirparce qu’il m’avait dit que, si je te demandais pardon et que si jete laissais fuir, ma fille serait sauvée ; mais, puisque mafille va mourir, tu ne te sauveras pas.
– À moi, messieurs ! venez à monaide, s’écria la reine. Mon Dieu ! mon Dieu ! mais vousvoyez bien que cette femme est folle.
– Non, je ne suis pas folle, non ;je sais ce que je dis, s’écria la femme Tison. Voyez-vous, c’estvrai, il y avait une conspiration ; c’est Simon qui l’adécouverte, c’est ma fille, ma pauvre fille, qui a vendu lebouquet. Elle l’a avoué devant le tribunal révolutionnaire… unbouquet d’œillets… il y avait des papiers dedans.
– Madame, dit la reine, au nom duciel !
On entendit de nouveau la voix du crieur quirépétait :
– Voilà le jugement et l’arrêt quicondamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mort pour crime deconspiration !
– L’entends-tu ? hurla la folle,autour de laquelle se groupaient les gardes nationaux ;l’entends-tu, condamnée à mort ? C’est pour toi, pour toi,qu’on va tuer ma fille, entends-tu, pour toi,l’Autrichienne ?
– Messieurs, dit la reine, au nom duciel ! si vous ne voulez pas me débarrasser de cette pauvrefolle, laissez-moi du moins remonter ; je ne puis supporterles reproches de cette femme : tout injustes qu’ils sont, ilsme brisent.
Et la reine détourna la tête en laissantéchapper un douloureux sanglot.
– Oui, oui, pleure, hypocrite ! criala folle ; ton bouquet lui coûte cher… D’ailleurs, elle devaits’en douter ; c’est ainsi que meurent tous ceux qui teservent. Tu portes malheur, l’Autrichienne : on a tué tesamis, ton mari, tes défenseurs ; enfin, on tue ma fille. Quanddonc te tuera-t-on à ton tour pour que personne ne meure plus pourtoi ?
Et la malheureuse hurla ces dernières parolesen les accompagnant d’un geste de menace.
– Malheureuse ! hasarda MadameÉlisabeth, oublies-tu que celle à qui tu parles est lareine ?
– La reine, elle ?… la reine ?répéta la femme Tison, dont la démence s’exaltait d’instant eninstant ; si c’est la reine, qu’elle défende aux bourreaux detuer ma fille… qu’elle fasse grâce à ma pauvre Héloïse… les roisfont grâce… Allons, rends-moi mon enfant, et je te reconnaîtraipour la reine… Jusque-là, tu n’es qu’une femme, et une femme quiporte malheur, une femme qui tue !…
– Ah ! par pitié, madame, s’écriaMarie-Antoinette, voyez ma douleur, voyez mes larmes.
Et Marie-Antoinette essaya de passer, non plusdans l’espérance de fuir, mais machinalement, mais pour échapper àcette effroyable obsession.
– Oh ! tu ne passeras pas, hurla lavieille ; tu veux fuir, madame Veto… je le sais bien, l’hommeau manteau me l’a dit ; tu veux aller rejoindre les Prussiens…mais tu ne fuiras pas, continua-t-elle en se cramponnant à la robede la reine ; je t’en empêcherai, moi ! À la lanterne,madame Veto ! Aux armes, citoyens ! Marchons… qu’un sangimpur…
Et, les bras tordus, les cheveux gris épars,le visage pourpre, les yeux noyés dans le sang, la malheureusetomba renversée en déchirant le lambeau de la robe à laquelle elleétait cramponnée.
La reine, éperdue, mais débarrassée au moinsde l’insensée, allait fuir du côté du jardin, quand, tout à coup,un cri terrible, mêlé d’aboiements et accompagné d’une rumeurétrange, vint tirer de leur stupeur les gardes nationaux qui,attirés par cette scène, entouraient Marie-Antoinette.
– Aux armes ! aux armes !trahison ! criait un homme que la reine reconnut à sa voixpour le cordonnier Simon.
Près de cet homme qui, le sabre en main,gardait le seuil de la hutte, le petit Black aboyait avecfureur.
– Aux armes, tout le poste ! criaSimon ; nous sommes trahis ; faites entrerl’Autrichienne. Aux armes ! aux armes !
Un officier accourut. Simon lui parla, luimontrant, avec des yeux enflammés, l’intérieur de la cabine.L’officier cria à son tour :
– Aux armes !
– Black ! Black ! appela lareine en faisant quelques pas en avant.
Mais le chien ne lui répondit pas et continuad’aboyer avec fureur. Les gardes nationaux coururent aux armes, etse précipitèrent vers la cabine, tandis que les municipauxs’emparaient de la reine, de sa sœur et de sa fille, et forçaientles prisonnières à repasser le guichet, qui se referma derrièreelles.
– Apprêtez vos armes ! crièrent lesmunicipaux aux sentinelles.
Et l’on entendit le bruit des fusils qu’onarmait.
– C’est là, c’est là, sous la trappe,criait Simon. J’ai vu remuer la trappe, j’en suis sûr. D’ailleurs,le chien de l’Autrichienne, un bon petit chien qui n’était pas ducomplot, lui, a jappé contre les conspirateurs, qui sontprobablement dans la cave. Eh ! tenez, il jappe encore.
En effet, Black, animé par les cris de Simon,redoubla ses aboiements. L’officier saisit l’anneau de la trappe.Deux grenadiers des plus vigoureux, voyant qu’il ne pouvait venir àbout de la soulever, l’y aidèrent, mais sans plus de succès.
– Vous voyez bien qu’ils retiennent latrappe en dedans, dit Simon. Feu ! à travers la trappe, mesamis ! feu !
– Eh ! cria madame Plumeau, vousallez casser mes bouteilles.
– Feu ! répéta Simon, feu !
– Tais-toi, braillard ! ditl’officier. Et vous, apportez des haches et entamez les planches.Maintenant, qu’un peloton se tienne prêt. Attention ! et feudans la trappe aussitôt qu’elle sera ouverte.
Un gémissement des ais et un soubresaut subitannoncèrent aux gardes nationaux qu’un mouvement intérieur venaitde s’opérer. Bientôt après, on entendit un bruit souterrain quiressemblait à une herse de fer qui se ferme.
– Courage ! dit l’officier auxsapeurs qui accouraient.
La hache entama les planches. Vingt canons defusil s’abaissèrent dans la direction de l’ouverture, quis’élargissait de seconde en seconde. Mais, par l’ouverture, on nevit personne. L’officier alluma une torche et la jeta dans lacave ; la cave était vide.
On souleva la trappe, qui, cette fois, cédasans présenter la moindre résistance.
– Suivez-moi, s’écria l’officier en seprécipitant bravement dans l’escalier.
– En avant ! en avant !crièrent les gardes nationaux en s’élançant à la suite de leurofficier.
– Ah ! femme Plumeau, dit Tison, tuprêtes ta cave aux aristocrates !
Le mur était défoncé. Des pas nombreux avaientfoulé le sol humide, et un conduit de trois pieds de large et decinq pieds de haut, pareil au boyau d’une tranchée, s’enfonçaitdans la direction de la rue de la Corderie.
L’officier s’aventura dans cette ouverture,décidé à poursuivre les aristocrates jusque dans les entrailles dela terre ; mais, à peine eut-il fait trois ou quatre pas,qu’il fut arrêté par une grille de fer.
– Halte ! dit-il à ceux qui lepoussaient par derrière, on ne peut pas aller plus loin, il y aempêchement physique.
– Eh bien, dirent les municipaux, qui,après avoir renfermé les prisonnières, accouraient pour avoir desnouvelles, qu’y a-t-il ? Voyons ?
– Parbleu ! dit l’officier enreparaissant, il y a conspiration ; les aristocrates voulaientenlever la reine pendant sa promenade, et probablement qu’elleétait de connivence avec eux.
– Peste ! cria le municipal. Quel’on coure après le citoyen Santerre, et qu’on prévienne laCommune.
– Soldats, dit l’officier, restez danscette cave, et tuez tout ce qui se présentera.
Et l’officier, après avoir donné cet ordre,remonta pour faire son rapport.
– Ah ! ah ! criait Simon en sefrottant les mains. Ah ! ah ! dira-t-on encore que jesuis fou ? Brave Black ! Black est un fameux patriote,Black a sauvé la République. Viens ici, Black, viens !
Et le brigand, qui avait fait les yeux doux aupauvre chien, lui lança, quand il fut proche de lui, un coup depied qui l’envoya à vingt pas.
– Oh ! je t’aime, Black !dit-il ; tu feras couper le cou à ta maîtresse. Viens ici,Black, viens !
Mais, au lieu d’obéir, cette fois, Blackreprit en criant le chemin du donjon.
Il y avait deux heures, à peu près, que lesévénements que nous venons de raconter étaient accomplis.
Lorin se promenait dans la chambre de Maurice,tandis qu’Agésilas cirait les bottes de son maître dansl’antichambre ; seulement, pour la plus grande commodité de laconversation, la porte était demeurée ouverte, et, dans le parcoursqu’il accomplissait, Lorin s’arrêtait devant cette porte etadressait des questions à l’officieux.
– Et tu dis, citoyen Agésilas, que tonmaître est parti ce matin ?
– Oh ! mon Dieu, oui.
– À son heure ordinaire ?
– Dix minutes plus tôt, dix minutes plustard, je ne saurais trop dire.
– Et tu ne l’as pas revudepuis ?
– Non, citoyen.
Lorin reprit sa promenade et fit en silencetrois à quatre tours, puis s’arrêtant de nouveau :
– Avait-il son sabre ?demanda-t-il.
– Oh ! quand il va à la section, ill’a toujours.
– Et tu es sûr que c’est à la sectionqu’il est allé ?
– Il me l’a dit du moins.
– En ce cas, je vais le rejoindre, ditLorin. Si nous nous croisions, tu lui diras que je suis venu et queje vais revenir.
– Attendez, dit Agésilas.
– Quoi ?
– J’entends son pas dans l’escalier.
– Tu crois ?
– J’en suis sûr.
En effet, presque au même instant, la porte del’escalier s’ouvrit et Maurice entra.
Lorin jeta sur celui-ci un coup d’œil rapide,et voyant que rien en lui ne paraissait extraordinaire :
– Ah ! te voilà enfin ! ditLorin ; je t’attends depuis deux heures.
– Tant mieux, dit Maurice en souriant,cela t’aura donné du temps pour préparer les distiques et lesquatrains.
– Ah ! mon cher Maurice, ditl’improvisateur, je n’en fais plus.
– De distiques et de quatrains ?
– Non.
– Bah ! mais le monde va doncfinir ?
– Maurice, mon ami, je suis triste.
– Toi, triste ?
– Je suis malheureux.
– Toi, malheureux ?
– Oui, que veux-tu ? j’ai desremords.
– Des remords ?
– Eh ! mon Dieu, oui, dit Lorin, toiou elle, mon cher, il n’y avait pas de milieu. Toi ou elle, tu sensbien que je n’ai pas hésité ; mais, vois-tu, Arthémise est audésespoir, c’était son amie.
– Pauvre fille !
– Et comme c’est elle qui m’a donné sonadresse…
– Tu aurais infiniment mieux fait delaisser les choses suivre leur cours.
– Oui, et c’est toi qui, à cette heure,serais condamné à sa place. Puissamment raisonné, cher ami. Et moiqui venais te demander un conseil ! Je te croyais plus fortque cela.
– Voyons, n’importe, demandetoujours.
– Eh bien, comprends-tu ? Pauvrefille, je voudrais tenter quelque chose pour la sauver. Si jedonnais ou si je recevais pour elle quelque bonne torgnole, il mesemble que cela me ferait du bien.
– Tu es fou, Lorin, dit Maurice enhaussant les épaules.
– Voyons, si je faisais une démarcheauprès du tribunal révolutionnaire ?
– Il est trop tard, elle estcondamnée.
– En vérité, dit Lorin, c’est affreux devoir périr ainsi cette jeune femme.
– D’autant plus affreux que c’est monsalut qui a entraîné sa mort. Mais, après tout, Lorin, ce qui doitnous consoler, c’est qu’elle conspirait.
– Eh ! mon Dieu, est-ce que tout lemonde ne conspire pas, peu ou beaucoup, par le temps quicourt ? Elle a fait comme tout le monde. Pauvrefemme !
– Ne la plains pas trop, ami, et surtoutne la plains pas trop haut, dit Maurice, car nous portons unepartie de sa peine. Crois-moi, nous ne sommes pas si bien lavés del’accusation de complicité qu’elle n’ait fait tache. Aujourd’hui, àla section, j’ai été appelé girondin par le capitaine des chasseursde Saint-Leu, et tout à l’heure, il m’a fallu lui donner un coup desabre pour lui prouver qu’il se trompait.
– C’est donc pour cela que tu rentres sitard ?
– Justement.
– Mais pourquoi ne m’as-tu pasaverti ?
– Parce que, dans ces sortes d’affaires,tu ne peux te contenir ; il fallait que cela se terminât toutde suite, afin que la chose ne fît pas de bruit. Nous avons prischacun de notre côté ceux que nous avions sous la main.
– Et cette canaille-là t’avait appelégirondin, toi, Maurice, un pur ?…
– Eh ! mordieu ! oui ;c’est ce qui te prouve, mon cher, qu’encore une aventure pareilleet nous sommes impopulaires ; car, tu sais, Lorin, quel est,aux jours où nous vivons, le synonyme d’impopulaire : c’estsuspect.
– Je sais bien, dit Lorin, et cemot-là fait frissonner les plus braves ; n’importe… il merépugne de laisser aller la pauvre Héloïse à la guillotine sans luidemander pardon.
– Enfin, que veux-tu ?
– Je voudrais que tu restasses ici,Maurice, toi qui n’as rien à te reprocher à son égard. Moi,vois-tu, c’est autre chose ; puisque je ne puis rien de pluspour elle, j’irai sur son passage, je veux y aller, ami Maurice, tume comprends, et pourvu qu’elle me tende la main !…
– Je t’accompagnerai alors, ditMaurice.
– Impossible, mon ami, réfléchisdonc : tu es municipal, tu es secrétaire de section, tu as étémis en cause, tandis que, moi, je n’ai été que ton défenseur ;on te croirait coupable, reste donc ; moi, c’est autre chose,je ne risque rien et j’y vais.
Tout ce que disait Lorin était si juste, qu’iln’y avait rien à répondre. Maurice, échangeant un seul signe avecla fille Tison marchant à l’échafaud, dénonçait lui-même sacomplicité.
– Va donc, lui dit-il, mais soisprudent.
Lorin sourit, serra la main de Maurice etpartit.
Maurice ouvrit sa fenêtre et lui envoya untriste adieu. Mais, avant que Lorin eût tourné le coin de la rue,plus d’une fois il s’y était remis pour le regarder encore, et,chaque fois, attiré par une espèce de sympathie magnétique, Lorinse retourna pour le regarder en souriant.
Enfin, lorsqu’il eut disparu au coin du quai,Maurice referma la fenêtre, se jeta dans un fauteuil, et tomba dansune de ces somnolences qui, chez les caractères forts et pour lesorganisations nerveuses, sont les pressentiments de grandsmalheurs, car ils ressemblent au calme précurseur de latempête.
Il ne fut tiré de cette rêverie, ou plutôt decet assoupissement, que par l’officieux, qui, au retour d’unecommission faite à l’extérieur, rentra avec cet air éveillé desdomestiques qui brûlent de débiter au maître les nouvelles qu’ilsviennent de recueillir.
Mais, voyant Maurice préoccupé, il n’osa ledistraire, et se contenta de passer et repasser sans motifs, maisavec obstination devant lui.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Mauricenégligemment ; parle, si tu as quelque chose à me dire.
– Ah ! citoyen, encore une fameuseconspiration, allez !
Maurice fit un mouvement d’épaules.
– Une conspiration qui fait dresser lescheveux sur la tête, continua Agésilas.
– Vraiment ! répondit Maurice enhomme accoutumé aux trente conspirations quotidiennes de cetteépoque.
– Oui, citoyen, reprit Agésilas ;c’est à faire frémir, voyez-vous ! Rien que d’y penser, celadonne la chair de poule aux bons patriotes.
– Voyons cette conspiration, ditMaurice.
– L’Autrichienne a manqué des’enfuir.
– Bah ! dit Maurice commençant àprêter une attention plus réelle.
– Il paraît, dit Agésilas, que la veuveCapet avait des ramifications avec la fille Tison, que l’on vaguillotiner aujourd’hui. Elle ne l’a pas volé ; lamalheureuse !
– Et comment la reine avait-elle desrelations avec cette fille ? demanda Maurice, qui sentaitperler la sueur sur son front.
– Par un œillet. Imaginez-vous, citoyen,qu’on lui a fait passer le plan de la chose dans un œillet.
– Dans un œillet !… Et quicela ?
– M. le chevalier… de… attendezdonc… c’est pourtant un nom fièrement connu… mais, moi, j’oublietous ces noms…
Un chevalier de Château… que je suisbête ! il n’y a plus de châteaux… un chevalier de Maison…
– Maison-Rouge ?
– C’est cela.
– Impossible.
– Comment, impossible ? Puisque jevous dis qu’on a trouvé une trappe, un souterrain, descarrosses.
– Mais non, c’est qu’au contraire tu n’asrien dit encore de tout cela.
– Ah bien, je vais vous le direalors.
– Dis ; si c’est un conte, il estbeau du moins.
– Non, citoyen, ce n’est pas un conte,tant s’en faut, et la preuve, c’est que je le tiens du citoyenportier. Les aristocrates ont creusé une mine ; cette minepartait de la rue de la Corderie, et allait jusque dans la cave dela cantine de la citoyenne Plumeau, et même elle a failli êtrecompromise de complicité, la citoyenne Plumeau. Vous la connaissez,j’espère ?
– Oui, dit Maurice ; maisaprès ?
– Eh bien, la veuve Capet devait sesauver par ce souterrain-là. Elle avait déjà le pied sur lapremière marche, quoi ! C’est le citoyen Simon qui l’arattrapée par sa robe. Tenez, on bat la générale dans la ville, etle rappel dans les sections ; entendez-vous le tambour,là ? On dit que les Prussiens sont à Dammartin, et qu’ils ontpoussé des reconnaissances jusqu’aux frontières.
Au milieu de ce flux de paroles, du vrai et dufaux, du possible et de l’absurde, Maurice saisit à peu près le filconducteur. Tout partait de cet œillet donné sous ses yeux à lareine, et acheté par lui à la malheureuse bouquetière. Cet œilletcontenait le plan d’une conspiration qui venait d’éclater, avec lesdétails plus ou moins vrais que rapportait Agésilas.
En ce moment le bruit du tambour se rapprocha,et Maurice entendit crier dans la rue :
– Grande conspiration découverte auTemple par le citoyen Simon ! Grande conspiration en faveur dela veuve Capet découverte au Temple !
« Oui, oui, dit Maurice, c’est bien ceque je pense. Il y a du vrai dans tout cela. Et Lorin qui, aumilieu de cette exaltation populaire, va peut-être tendre la main àcette fille et se faire mettre en morceaux… »
Maurice prit son chapeau, agrafa la ceinturede son sabre, et en deux bonds fut dans la rue.
« Où est-il ? demanda Maurice. Surle chemin de la Conciergerie sans doute. »
Et il s’élança vers le quai.
À l’extrémité du quai de la Mégisserie, despiques et des baïonnettes, surgissant du milieu d’un rassemblement,frappèrent ses regards. Il lui sembla distinguer au milieu dugroupe un habit de garde national et dans le groupe des mouvementshostiles. Il courut, le cœur serré, vers le rassemblement quiencombrait le bord de l’eau.
Ce garde national pressé par la cohorte desMarseillais était Lorin ; Lorin pâle, les lèvres serrées,l’œil menaçant, la main sur la poignée de son sabre, mesurant laplace des coups qu’il se préparait à porter.
À deux pas de Lorin était Simon. Ce dernier,riant d’un rire féroce, désignait Lorin aux Marseillais et à lapopulace en disant :
– Tenez, tenez ! vous voyez biencelui-là, c’en est un que j’ai fait chasser du Temple hier commearistocrate ; c’en est un de ceux qui favorisent lescorrespondances dans les œillets. C’est le complice de la filleTison, qui va passer tout à l’heure. Eh bien, le voyez-vous, il sepromène tranquillement sur le quai, tandis que sa complice vamarcher à la guillotine ; et peut-être même qu’elle était plusque sa complice, que c’était sa maîtresse, et qu’il était venu icipour lui dire adieu ou pour essayer de la sauver.
Lorin n’était pas homme à en entendredavantage. Il tira son sabre hors du fourreau.
En même temps la foule s’ouvrit devant unhomme qui donnait tête baissée dans le groupe, et dont les largesépaules renversèrent trois ou quatre spectateurs qui se préparaientà devenir acteurs.
– Sois heureux, Simon, dit Maurice. Turegrettais sans doute que je ne fusse point là, avec mon ami pourfaire ton métier de dénonciateur en grand. Dénonce, Simon, dénonce,me voilà.
– Ma foi, oui, dit Simon avec son hideuxricanement, et tu arrives à propos. Celui-là, dit-il, c’est le beauMaurice Lindey, qui a été accusé en même temps que la fille Tison,et qui s’en est tiré parce qu’il est riche, lui.
– À la lanterne ! à lalanterne ! crièrent les Marseillais.
– Oui-da ! essayez donc un peu, ditMaurice.
Et il fit un pas en avant et piqua, comme pours’essayer, au milieu du front d’un des plus ardents égorgeurs quele sang aveugla aussitôt.
– Au meurtre ! s’écria celui-ci.
Les Marseillais abaissèrent les piques,levèrent les haches, armèrent les fusils ; la foule s’écartaeffrayée, et les deux amis restèrent isolés et exposés comme unedouble cible à tous les coups.
Ils se regardèrent avec un dernier et sublimesourire, car ils s’attendaient à être dévorés par ce tourbillon defer et de flamme qui les menaçait, quand tout à coup la porte de lamaison à laquelle ils s’adossaient s’ouvrit et un essaim de jeunesgens en habit, de ceux qu’on appelait les muscadins, armés tousd’un sabre et ayant chacun une paire de pistolets à la ceinture,fondit sur les Marseillais et engagea une mêlée terrible.
– Hourra ! crièrent ensemble Lorinet Maurice ranimés par ce secours, et sans réfléchir qu’encombattant dans les rangs des nouveaux venus, ils donnaient raisonaux accusations de Simon. Hourra !
Mais, s’ils ne pensaient pas à leur salut, unautre y pensa pour eux. Un petit jeune homme de vingt-cinq àvingt-six ans, à l’œil bleu, maniant avec une adresse, et uneardeur infinies, un sabre de sapeur qu’on eût cru que sa main defemme ne pouvait soulever, s’apercevant que Maurice et Lorin, aulieu de fuir par la porte qu’il semblait avoir laissée ouverte avecintention, combattaient à ses côtés, se retourna en leur disanttout bas :
– Fuyez par cette porte ; ce quenous venons faire ici ne vous regarde pas, et vous vouscompromettez inutilement.
Puis tout à coup, en voyant que les deux amishésitaient :
– Arrière ! cria-t-il à Maurice, pasde patriotes avec nous ; municipal Lindey, nous sommes desaristocrates, nous.
À ce nom, à cette audace qu’avait un hommed’accuser une qualité qui, à cette époque-là, valait sentence demort, la foule poussa un grand cri.
Mais le jeune homme blond et trois ou quatrede ses amis, sans s’effrayer de ce cri, poussèrent Maurice et Lorindans l’allée, dont ils refermèrent la porte derrière eux ;puis ils revinrent se jeter dans la mêlée, qui était encoreaugmentée par l’approche de la charrette.
Maurice et Lorin, si miraculeusement sauvés,se regardèrent étonnés, éblouis.
Cette issue semblait ménagée exprès ; ilsentrèrent dans une cour, et au fond de cette cour trouvèrent unepetite porte dérobée qui donnait sur la rueSaint-Germain-l’Auxerrois.
À ce moment, du pont au Change déboucha undétachement de gendarmes qui eut bientôt balayé le quai, quoique dela rue transversale où se tenaient les deux amis, on entendîtpendant un instant une lutte acharnée.
Ils précédaient la charrette qui conduisait àla guillotine la pauvre Héloïse.
– Au galop ! cria une voix ; augalop !
La charrette partit au galop. Lorin aperçut lamalheureuse jeune fille, debout, le sourire sur les lèvres et l’œilfier. Mais il ne put même échanger un geste avec elle ; ellepassa sans le voir auprès d’un tourbillon de peuple quicriait :
– À mort, l’aristocrate ! Àmort !
Et le bruit s’éloigna décroissant et gagnantles Tuileries.
En même temps, la petite porte par où étaientsortis Maurice et Lorin se rouvrit, et trois ou quatre muscadins,les habits déchirés et sanglants, sortirent. C’était probablementtout ce qui restait de la petite troupe.
Le jeune homme blond sortit le dernier.
– Hélas ! dit-il, cette cause estdonc maudite !
Et, jetant son sabre ébréché et sanglant, ils’élança vers la rue des Lavandières.
Maurice se hâta de rentrer à la section pour yporter plainte contre Simon.
Il est vrai qu’avant de se séparer de Maurice,Lorin avait trouvé un moyen plus expéditif : c’était derassembler quelques Thermopyles, d’attendre Simon à sa premièresortie du Temple, et de le tuer en bataille rangée.
Mais Maurice s’était formellement opposé à ceplan.
– Tu es perdu, lui dit-il, si tu en viensaux voies de fait. Écrasons Simon, mais écrasons-le par lalégalité. Ce doit être chose facile à des légistes.
En conséquence, le lendemain matin, Maurice serendit à la section et formula sa plainte.
Mais il fut bien étonné quand à la section leprésident fit la sourde oreille, se récusant, disant qu’il nepouvait prendre parti entre deux bons citoyens animés tous deux del’amour de la patrie.
– Bon ! dit Maurice, je saismaintenant ce qu’il faut faire pour mériter la réputation de boncitoyen. Ah ! ah ! rassembler le peuple pour assassinerun homme qui vous déplaît, vous appelez cela être animé de l’amourde la patrie ? Alors j’en reviens au sentiment de Lorin, quej’ai eu le tort de combattre. À partir d’aujourd’hui, je vais fairedu patriotisme, comme vous l’entendez, et j’expérimenterai surSimon.
– Citoyen Maurice, répondit le président,Simon a peut-être moins de torts que toi dans cette affaire ;il a découvert une conspiration, sans y être appelé par sesfonctions, là où tu n’as rien vu, toi dont c’était le devoir de ladécouvrir ; de plus, tu as des connivences de hasard oud’intention, – lesquelles ? nous n’en savons rien, – mais tuen as avec les ennemis de la nation.
– Moi ! dit Maurice. Ah ! voilàdu nouveau, par exemple ; et avec qui donc, citoyenprésident ?
– Avec le citoyen Maison-Rouge.
– Moi ? dit Maurice stupéfait ;moi, j’ai des connivences avec le chevalier de Maison-Rouge ?Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais…
– On t’a vu lui parler.
– Moi ?
– Lui serrer la main.
– Moi ?
– Oui.
– Où cela ? quand cela ?…Citoyen président, dit Maurice emporté par la conviction de soninnocence, tu en as menti.
– Ton zèle pour la patrie t’emporte unpeu loin, citoyen Maurice, dit le président, et tu seras fâché toutà l’heure de ce que tu viens de dire, quand je te donnerai lapreuve que je n’ai avancé que la vérité. Voici trois rapportsdifférents qui t’accusent.
– Allons donc ! dit Maurice ;est-ce que vous pensez que je suis assez niais pour croire à votrechevalier de Maison-Rouge ?
– Et pourquoi n’y croirais-tupas ?
– Parce que c’est un spectre deconspirateur avec lequel vous tenez toujours une conspiration prêtepour englober vos ennemis.
– Lis les dénonciations.
– Je ne lirai rien, dit Maurice : jeproteste que je n’ai jamais vu le chevalier de Maison-Rouge, et queje ne lui ai jamais parlé. Que celui qui ne croira pas à ma paroled’honneur vienne me le dire, je sais ce que j’aurai à luirépondre.
Le président haussa les épaules ;Maurice, qui ne voulait être en reste avec personne, en fitautant.
Il y eut quelque chose de sombre et de réservépendant le reste de la séance.
Après la séance, le président, qui était unbrave patriote élevé au premier rang du district par le suffrage deses concitoyens, s’approcha de Maurice et lui dit :
– Viens, Maurice, j’ai à te parler.
Maurice suivit le président, qui le conduisitdans un petit cabinet attenant à la chambre des séances. Arrivé là,il le regarda en face, et, lui posant la main surl’épaule :
– Maurice, lui dit-il, j’ai connu, j’aiestimé ton père, ce qui fait que je t’estime et que je t’aime.Maurice, crois-moi, tu cours un grand danger en te laissant allerau manque de foi, première décadence d’un esprit vraimentrévolutionnaire. Maurice, mon ami, dès qu’on perd la foi, on perdla fidélité. Tu ne crois pas aux ennemis de la nation : de làvient que tu passes près d’eux sans les voir, et que tu deviensl’instrument de leurs complots sans t’en douter.
– Que diable ! citoyen, dit Maurice,je me connais, je suis homme de cœur, zélé patriote ; mais monzèle ne me rend pas fanatique : voilà vingt conspirationsprétendues que la République signe toutes du même nom. Je demande,une fois pour toutes, à voir l’éditeur responsable.
– Tu ne crois pas aux conspirateurs,Maurice, dit le président ; eh bien, dis-moi, crois-tu àl’œillet rouge pour lequel on a guillotiné hier la filleTison ?
Maurice tressaillit.
– Crois-tu au souterrain pratiqué dans lejardin du Temple et communiquant de la cave de la citoyenne Plumeauà certaine maison de la rue de la Corderie ?
– Non, dit Maurice.
– Alors, fais comme Thomas l’apôtre, vavoir.
– Je ne suis pas de garde au Temple, etl’on ne me laissera pas entrer.
– Tout le monde peut entrer au Templemaintenant.
– Comment cela ?
– Lis ce rapport ; puisque tu es siincrédule, je ne procéderai plus que par pièces officielles.
– Comment ! s’écria Maurice lisantle rapport, c’est à ce point ?
– Continue.
– On transporte la reine à laConciergerie ?
– Eh bien ? répondit leprésident.
– Ah ! ah ! fit Maurice.
– Crois-tu que ce soit sur un rêve, surce que tu appelles une imagination, sur une billevesée, que lecomité de Salut public ait adopté une si grave mesure ?
– Cette mesure a été adoptée, mais ellene sera pas exécutée, comme une foule de mesures que j’ai vuprendre, et voilà tout…
– Lis donc jusqu’au bout, dit leprésident.
Et il lui présenta un dernier papier.
– Le récépissé de Richard, le geôlier dela Conciergerie ! s’écria Maurice.
– Elle y a été écrouée à deux heures.
Cette fois, Maurice demeura pensif.
– La Commune, tu le sais, continua leprésident, agit dans des vues profondes. Elle s’est creusé unsillon large et droit ; ses mesures ne sont pas desenfantillages, et elle a mis en exécution ce principe deCromwell : « Il ne faut frapper les rois qu’à latête. » Lis cette note secrète du ministre de la police.
Maurice lut :
Attendu que nous avons la certitude que leci-devant chevalier de Maison-Rouge est à Paris ; qu’il y aété vu en différents endroits ; qu’il a laissé des traces deson passage en plusieurs complots heureusement déjoués, j’invitetous les chefs de section à redoubler de surveillance.
– Eh bien ? demanda leprésident.
– Il faut que je te croie, citoyenprésident, s’écria Maurice.
Et il continua :
Signalement du chevalier deMaison-Rouge : cinq pieds trois pouces, cheveux blonds, yeuxbleus, nez droit, barbe châtaine, menton rond, voix douce, mains defemme.
Trente-cinq à trente-six ans.
Au signalement, une lueur étrange passa àtravers l’esprit de Maurice ; il songea à ce jeune homme quicommandait la troupe de muscadins qui les avait sauvés la veille,Lorin et lui, et qui frappait si résolument sur les Marseillaisavec son sabre de sapeur.
– Mordieu ! murmura Maurice,serait-ce lui ? En ce cas, la dénonciation qui dit qu’on m’avu lui parler ne serait point fausse. Seulement, je ne me rappellepas lui avoir serré la main.
– Eh bien, Maurice, demanda le président,que dites-vous de cela maintenant, mon ami ?
– Je dis que je vous crois, réponditMaurice en méditant avec tristesse, car, depuis quelque temps, sanssavoir quelle mauvaise influence attristait sa vie, il voyaittoutes choses s’assombrir autour de lui.
– Ne joue pas ainsi ta popularité,Maurice, continua le président. La popularité, aujourd’hui, c’estla vie ; l’impopularité, prends-y garde, c’est le soupçon detrahison, et le citoyen Lindey ne peut pas être soupçonné d’être untraître.
Maurice n’avait rien à répondre à une doctrinequ’il sentait bien être la sienne. Il remercia son vieil ami etquitta la section.
– Ah ! murmura-t-il, respirons unpeu ; c’est trop de soupçons et de luttes. Allons droit aurepos, à l’innocence et à la joie ; allons à Geneviève.
Et Maurice prit le chemin de la vieille rueSaint-Jacques.
Lorsqu’il arriva chez le maître tanneur,Dixmer et Morand soutenaient Geneviève, en proie à une violenteattaque de nerfs.
Aussi, au lieu de lui laisser l’entrée libre,comme d’habitude, un domestique lui barra-t-il le passage.
– Annonce-moi toujours, dit Mauriceinquiet, et si Dixmer ne peut pas me recevoir en ce moment, je meretirerai.
Le domestique entra dans le petit pavillon,tandis que lui, Maurice, demeurait dans le jardin.
Il lui sembla qu’il se passait quelque chosed’étrange dans la maison. Les ouvriers tanneurs n’étaient point àleur ouvrage, et traversaient le jardin d’un air inquiet.
Dixmer revint lui-même jusqu’à la porte.
– Entrez, dit-il, cher Maurice,entrez ; vous n’êtes pas de ceux pour qui la porte estfermée.
– Mais qu’y a-t-il donc ? demanda lejeune homme.
– Geneviève est souffrante, ditDixmer ; plus que souffrante, car elle délire.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria lejeune homme, ému de retrouver là encore le trouble et lasouffrance. Qu’a-t-elle donc ?
– Vous savez, mon cher, reprit Dixmer,aux maladies des femmes, personne ne connaît rien, et surtout lemari.
Geneviève était renversée sur une espèce dechaise longue. Près d’elle était Morand, qui lui faisait respirerdes sels.
– Eh bien ? demanda Dixmer.
– Toujours la même chose, repritMorand.
– Héloïse ! Héloïse ! murmurala jeune femme à travers ses lèvres blanches et ses dentsserrées.
– Héloïse ! répéta Maurice avecétonnement.
– Eh ! mon Dieu, oui, repritvivement Dixmer, Geneviève a eu le malheur de sortir hier et devoir passer cette malheureuse charrette avec une pauvre fille,nommée Héloïse, que l’on conduisait à la guillotine. Depuis cemoment-là, elle a eu cinq ou six attaques de nerfs, et ne fait querépéter ce nom.
– Ce qui l’a frappée surtout, c’estqu’elle a reconnu dans cette fille la bouquetière qui lui a vendules œillets que vous savez.
– Certainement que je sais, puisqu’ilsont failli me faire couper le cou.
– Oui, nous avons su tout cela, cherMaurice, et croyez bien que nous avons été on ne peut pluseffrayés ; mais Morand était à la séance, et il vous a vusortir en liberté.
– Silence ! dit Maurice ; lavoilà qui parle encore, je crois.
– Oh ! des mots entrecoupés,inintelligibles, reprit Dixmer.
– Maurice ! murmura Geneviève ;ils vont tuer Maurice. À lui ! chevalier, à lui !
Un silence profond succéda à ces paroles.
– Maison-Rouge, murmura encoreGeneviève ; Maison-Rouge !
Maurice sentit comme un éclair desoupçon ; mais ce n’était qu’un éclair. D’ailleurs, il étaittrop ému de la souffrance de Geneviève pour commenter ces quelquesparoles.
– Avez-vous appelé un médecin ?demanda-t-il.
– Oh ! ce ne sera rien, repritDixmer ; un peu de délire, voilà tout.
Et il serra si violemment le bras de sa femme,que Geneviève revint à elle et ouvrit, en jetant un léger cri, sesyeux qu’elle avait constamment tenus fermés jusque-là.
– Ah ! vous voilà tous, dit-elle, etMaurice avec vous. Oh ! je suis heureuse de vous voir, monami ; si vous saviez comme j’ai…
Elle se reprit :
– … Comme nous avons souffert depuis deuxjours !
– Oui, dit Maurice, nous voilàtous ; rassurez-vous donc et ne vous faites plus de terreurspareilles. Il y a surtout un nom, voyez-vous, qu’il faudrait vousdéshabituer de prononcer, attendu qu’en ce moment il n’est pas enodeur de sainteté.
– Et lequel ? demanda vivementGeneviève.
– C’est celui du chevalier deMaison-Rouge.
– J’ai nommé le chevalier deMaison-Rouge, moi ? dit Geneviève épouvantée.
– Sans doute, répondit Dixmer avec unrire forcé ; mais, vous comprenez, Maurice, il n’y a rien làd’étonnant, puisqu’on dit publiquement qu’il était complice de lafille Tison, et que c’est lui qui a dirigé la tentatived’enlèvement qui, par bonheur, a échoué hier.
– Je ne dis pas qu’il y a quelque chosed’étonnant à cela, répondit Maurice ; je dis seulement qu’iln’a qu’à se bien cacher.
– Qui ? demanda Dixmer.
– Le chevalier de Maison-Rouge,parbleu ! La Commune le cherche, et ses limiers ont le nezfin.
– Pourvu qu’on l’arrête, dit Morand,avant qu’il accomplisse quelque nouvelle entreprise qui réussiramieux que la dernière.
– En tout cas, dit Maurice, ce ne serapas en faveur de la reine.
– Et pourquoi cela ? demandaMorand.
– Parce que la reine est désormais àl’abri de ses coups de main.
– Et où est-elle donc ? demandaDixmer.
– À la Conciergerie, réponditMaurice ; on l’y a transférée cette nuit.
Dixmer, Morand et Geneviève poussèrent un crique Maurice prit pour une exclamation de surprise.
– Ainsi, vous voyez, continua-t-il, adieules plans du chevalier de la reine ! La Conciergerie est plussûre que le Temple.
Morand et Dixmer échangèrent un regard quiéchappa à Maurice.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il,voilà encore madame Dixmer qui pâlit.
– Geneviève, dit Dixmer à sa femme, ilfaut te mettre au lit, mon enfant ; tu souffres.
Maurice comprit qu’on le congédiait ; ilbaisa la main de Geneviève et sortit.
Morand sortit avec lui et l’accompagna jusqu’àla vieille rue Saint-Jacques.
Là, il le quitta pour aller dire quelques motsà une espèce de domestique qui tenait un cheval tout sellé.
Maurice était si préoccupé, qu’il ne demandapas même à Morand, auquel d’ailleurs il n’avait pas adressé un motdepuis qu’ils étaient sortis ensemble de la maison, qui était cethomme et que faisait là ce cheval.
Il prit la rue des Fossés-Saint-Victor etgagna les quais.
– C’est étrange, se disait-il tout enmarchant. Est-ce mon esprit qui s’affaiblit ? sont-ce lesévénements qui prennent de la gravité ? mais tout m’apparaîtgrossi comme à travers un microscope.
Et, pour retrouver un peu de calme, Mauriceprésenta son front à la brise du soir, et s’appuya sur le parapetdu pont.
Comme il achevait en lui-même cette réflexion,tout en regardant l’eau couler avec cette attention mélancoliquedont on retrouve les symptômes chez tout Parisien pur, Maurice,appuyé au parapet du pont, entendit une petite troupe qui venait àlui d’un pas égal, comme pourrait être celui d’une patrouille.
Il se retourna ; c’était une compagnie dela garde nationale qui arrivait par l’autre extrémité. Au milieu del’obscurité, Maurice crut reconnaître Lorin. C’était lui, en effet.Dès qu’il l’aperçut, il courut à lui les bras ouverts :
– Enfin, s’écria Lorin, c’est toi.Morbleu ! ce n’est pas sans peine que l’on terejoint ;
Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.
» Cette fois, tu ne te plaindras pas,j’espère ; je te donne du Racine au lieu de te donner duLorin.
– Que viens-tu donc faire par ici enpatrouille ? demanda Maurice que tout inquiétait.
– Je suis chef d’expédition, monami ; il s’agit de rétablir sur sa base primitive notreréputation ébranlée.
Puis, se retournant vers sacompagnie :
– Portez armes ! présentezarmes ! haut les armes ! dit-il. Là, mes enfants, il nefait pas encore nuit assez noire. Causez de vos petites affaires,nous allons causer des nôtres.
Puis, revenant à Maurice :
– J’ai appris aujourd’hui à la sectiondeux grandes nouvelles, continua Lorin.
– Lesquelles ?
– La première, c’est que nous commençonsà être suspects, toi et moi.
– Je le sais. Après ?
– Ah ! tu le sais ?
– Oui.
– La seconde, c’est que toute laconspiration à l’œillet a été conduite par le chevalier deMaison-Rouge.
– Je le sais encore.
– Mais ce que tu ne sais pas, c’est quela conspiration de l’œillet rouge et celle du souterrain nefaisaient qu’une seule conspiration.
– Je le sais encore.
– Alors passons à une troisièmenouvelle ; tu ne la sais pas, celle-là, j’en suis sûr. Nousallons prendre ce soir le chevalier de Maison-Rouge.
– Prendre le chevalier deMaison-Rouge ?
– Oui.
– Tu t’es donc fait gendarme ?
– Non ; mais je suis patriote. Unpatriote se doit à sa patrie. Or, ma patrie est abominablementravagée par ce chevalier de Maison-Rouge, qui fait complots surcomplots. Or, la patrie m’ordonne, à moi qui suis un patriote, dela débarrasser du susdit chevalier de Maison-Rouge qui la gênehorriblement, et j’obéis à la patrie.
– C’est égal, dit Maurice, il estsingulier que tu te charges d’une pareille commission.
– Je ne m’en suis pas chargé, on m’en achargé ; mais, d’ailleurs, je dois dire que je l’eussebriguée, la commission. Il nous faut un coup éclatant pour nousréhabiliter, attendu que notre réhabilitation, c’est non seulementla sécurité de notre existence, mais encore le droit de mettre à lapremière occasion six pouces de lame dans le ventre de cet affreuxSimon.
– Mais comment a-t-on su que c’était lechevalier de Maison-Rouge qui était à la tête de la conspiration dusouterrain ?
– Ce n’est pas encore bien sûr, mais onle présume.
– Ah ! vous procédez parinduction ?
– Nous procédons par certitude.
– Comment arranges-tu tout cela ?Voyons ; car enfin…
– Écoute bien.
– Je t’écoute.
– À peine ai-je entendu crier :« Grande conspiration découverte par le citoyen Simon… »(cette canaille de Simon ! il est partout, cemisérable !), que j’ai voulu juger de la vérité par moi-même.Or, on parlait d’un souterrain.
– Existe-t-il ?
– Oh ! il existe, je l’ai vu.
Vu, de mes deux yeux vu, ce qui s’appelle vu.
» Tiens, pourquoi ne siffles-tupas ?
– Parce que c’est du Molière, et que, jete l’avoue d’ailleurs, les circonstances me paraissent un peugraves pour plaisanter.
– Eh bien, de quoi plaisantera-t-on,alors, si l’on ne plaisante pas des choses graves ?
– Tu dis donc que tu as vu…
– Le souterrain… Je répète que j’ai vu lesouterrain, que je l’ai parcouru, et qu’il correspondait de la cavede la citoyenne Plumeau à une maison de la rue de la Corderie, à lamaison no 12 ou 14, je ne me le rappelle plus bien.
– Vrai ! Lorin, tu l’asparcouru ?…
– Dans toute sa longueur, et, mafoi ! je t’assure que c’était un boyau fort jolimenttaillé ; de plus, il était coupé par trois grilles en fer, quel’on a été obligé de déchausser les unes après les autres ;mais qui, dans le cas où les conjurés auraient réussi, leur eussentdonné tout le temps, en sacrifiant trois ou quatre des leurs, demettre madame veuve Capet en lieu de sûreté. Heureusement, il n’enest pas ainsi, et cet affreux Simon a encore découvertcelle-là.
– Mais il me semble, dit Maurice, queceux qu’on aurait dû arrêter d’abord étaient les habitants de cettemaison de la rue de la Corderie.
– C’est ce que l’on aurait fait aussi sil’on n’eût pas trouvé la maison parfaitement dénuée delocataires.
– Mais enfin, cette maison appartient àquelqu’un ?
– Oui, à un nouveau propriétaire, maispersonne ne le connaissait ; on savait que la maison avaitchangé de maître depuis quinze jours ou trois semaines, voilà tout.Les voisins avaient bien entendu du bruit ; mais, comme lamaison était vieille, ils avaient cru qu’on travaillait auxréparations. Quant à l’autre propriétaire, il avait quittéParis.
» J’arrivai sur ces entrefaites.« Pour Dieu ! dis-je à Santerre en le tirant à part, vousêtes tous bien embarrassés » – « C’est vrai,répondit-il, nous le sommes. » – « Cette maisona été vendue, n’est-cepas ? » – « Oui. » – « Ily a quinze jours ? » – « Quinze jours outrois semaines. » – « Vendue par-devantnotaire ? » – « Oui. » – « Ehbien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, savoirlequel a vendu cette maison et se faire communiquer l’acte. Onverra dessus le nom et le domicile del’acheteur. » – « À la bonne heure ! c’estun conseil cela, dit Santerre ; et voilà pourtant un hommequ’on accuse d’être un mauvais patriote. Lorin, Lorin ! je teréhabiliterai, ou le diable me brûle. »
« Bref, continua Lorin, ce qui fut ditfut fait. On chercha le notaire, on retrouva l’acte, et, surl’acte, le nom et le domicile du coupable. Alors Santerre m’a tenuparole, il m’a désigné pour l’arrêter.
– Et cet homme, c’était le chevalier deMaison-Rouge ?
– Non pas, son complice seulement,c’est-à-dire probablement.
– Mais alors comment dis-tu que vousallez arrêter le chevalier de Maison-Rouge ?
– Nous allons les arrêter tousensemble.
– D’abord, connais-tu ce chevalier deMaison-Rouge ?
– À merveille.
– Tu as donc son signalement ?
– Parbleu ! Santerre me l’a donné.Cinq pieds deux ou trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nezdroit, barbe châtaine ; d’ailleurs, je l’ai vu.
– Quand ?
– Aujourd’hui même.
– Tu l’as vu ?
– Et toi aussi.
Maurice tressaillit.
– Ce petit jeune homme blond qui nous adélivrés ce matin, tu sais, celui qui commandait la troupe desmuscadins, qui tapait si dur.
– C’était donc lui ? demandaMaurice.
– Lui-même. On l’a suivi et on l’a perdudans les environs du domicile de notre propriétaire de la rue de laCorderie ; de sorte qu’on présume qu’ils logent ensemble.
– En effet, c’est probable.
– C’est sûr.
– Mais il me semble, Lorin, ajoutaMaurice, que, si tu arrêtes ce soir celui qui nous a sauvés cematin, tu manques quelque peu de reconnaissance.
– Allons donc ! dit Lorin. Est-ceque tu crois qu’il nous a sauvés pour nous sauver ?
– Et pourquoi donc ?
– Pas du tout. Ils étaient embusqués làpour enlever la pauvre Héloïse Tison quand elle passerait. Noségorgeurs les gênaient, ils sont tombés sur nos égorgeurs. Nousavons été sauvés par contrecoup. Or, comme tout est dansl’intention, et que l’intention n’y était pas, je n’ai pas à mereprocher la plus petite ingratitude. D’ailleurs, vois-tu, Maurice,le point capital c’est la nécessité ; et il y a nécessité à ceque nous nous réhabilitions par un coup d’éclat. J’ai répondu detoi.
– À qui ?
– À Santerre ; il sait que tucommandes l’expédition.
– Comment cela ?
– « Es-tu sûr d’arrêter lescoupables ? » a-t-il dit. – Oui, ai-je répondu,si Maurice en est. » – « Mais es-tu sûr deMaurice ? Depuis quelque temps iltiédit. » – « Ceux qui disent cela se trompent.Maurice ne tiédit pas plus que moi. » – « Et tuen réponds ? » – « Comme demoi-même. »
» Alors j’ai passé chez toi, mais je net’ai pas trouvé ; j’ai pris ensuite ce chemin, d’abord parceque c’était le mien, et ensuite parce que c’était celui que tuprends d’ordinaire ; enfin, je t’ai rencontré, te voilà :en avant, marche !
La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière…
– Mon cher Lorin, j’en suis désespéré,mais je ne me sens pas le moindre goût pour cette expédition ;tu diras que tu ne m’as pas rencontré.
– Impossible ! tous nos hommes t’ontvu.
– Eh bien, tu diras que tu m’as rencontréet que je n’ai pas voulu être des vôtres.
– Impossible encore.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, cette fois, tu ne seras pasun tiède, mais un suspect… Et tu sais ce qu’on en fait, dessuspects : on les conduit sur la place de la Révolution et onles invite à saluer la statue de la Liberté ; seulement, aulieu de saluer avec le chapeau, ils saluent avec la tête.
– Eh bien, Lorin, il arrivera ce qu’ilpourra ; mais en vérité, cela te paraîtra sans doute étrange,ce que je vais te dire là ?
Lorin ouvrit de grands yeux et regardaMaurice.
– Eh bien, reprit Maurice, je suisdégoûté de la vie…
Lorin éclata de rire.
– Bon ! dit-il ; nous sommes enbisbille avec notre bien-aimée, et cela nous donne des idéesmélancoliques. Allons, bel Amadis ! redevenons un homme, et delà nous passerons au citoyen ; moi, au contraire, je ne suisjamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avecArthémise. À propos, Sa Divinité la déesse Raison te dit desmillions de choses gracieuses.
– Tu la remercieras de ma part. Adieu,Lorin.
– Comment, adieu ?
– Oui, je m’en vais.
– Où vas-tu ?
– Chez moi, parbleu !
– Maurice, tu te perds.
– Je m’en moque.
– Maurice, réfléchis, ami, réfléchis.
– C’est fait.
– Je ne t’ai pas tout répété…
– Tout, quoi ?
– Tout ce que m’avait dit Santerre.
– Que t’a-t-il dit ?
– Quand je t’ai demandé comme chef del’expédition, il m’a dit : « – Prendsgarde !
« – À qui ? « – ÀMaurice.
– À moi ?
– Oui. « Maurice, a-t-il ajouté, vabien souvent dans ce quartier-là. »
– Dans quel quartier ?
– Dans celui de Maison-Rouge.
– Comment ! s’écria Maurice, c’estpar ici qu’il se cache ?
– On le présume, du moins, puisque c’estpar ici que loge son complice présumé, l’acheteur de la maison dela rue de la Corderie.
– Faubourg Victor ? demandaMaurice.
– Oui, faubourg Victor.
– Et dans quelle rue dufaubourg ?
– Dans la vieille rue Saint-Jacques.
– Ah ! mon Dieu ! murmuraMaurice ébloui comme par un éclair.
Et il porta sa main à ses yeux.
Puis, au bout d’un instant, et comme sipendant cet instant il avait appelé tout son courage :
– Son état ? dit-il.
– Maître tanneur.
– Et son nom ?
– Dixmer.
– Tu as raison, Lorin, dit Mauricecomprimant jusqu’à l’apparence de l’émotion par la force de savolonté ; je vais avec vous.
– Et tu fais bien. Es-tu armé ?
– J’ai mon sabre, comme toujours.
– Prends encore ces deux pistolets.
– Et toi ?
– Moi, j’ai ma carabine. Portezarmes ! armes bras ! en avant, marche !
La patrouille se remit en marche, accompagnéede Maurice, qui marchait près de Lorin, et précédée d’un homme vêtude gris qui la dirigeait ; c’était l’homme de la police.
De temps en temps on voyait se détacher desangles des rues ou des portes des maisons une espèce d’ombre quivenait échanger quelques paroles avec l’homme vêtu de gris ;c’étaient des surveillants.
On arriva à la ruelle.
L’homme gris n’hésita pas un seulinstant ; il était bien renseigné : il prit laruelle.
Devant la porte du jardin par laquelle onavait fait entrer Maurice garrotté, il s’arrêta.
– C’est ici, dit-il.
– C’est ici, quoi ? demandaLorin.
– C’est ici que nous trouverons les deuxchefs.
Maurice s’appuya au mur ; il lui semblaqu’il allait tomber à la renverse.
– Maintenant, dit l’homme gris, il y atrois entrées : l’entrée principale, celle-ci, et une entréequi donne dans un pavillon. J’entrerai avec six ou huit hommes parl’entrée principale ; gardez cette entrée-ci avec quatre oucinq hommes, et mettez trois hommes sûrs à la sortie dupavillon.
– Moi, dit Maurice, je vais passerpar-dessus le mur et je veillerai dans le jardin.
– À merveille, dit Lorin, d’autant plusque, de l’intérieur, tu nous ouvriras la porte.
– Volontiers, dit Maurice. Mais n’allezpas dégarnir le passage et venir sans que je vous appelle. Tout cequi se passera dans l’intérieur, je le verrai du jardin.
– Tu connais donc la maison ?demanda Lorin.
– Autrefois, j’ai voulu l’acheter.
Lorin embusqua ses hommes dans les angles deshaies, dans les encoignures des portes, tandis que l’agent depolice s’éloignait avec huit ou dix gardes nationaux pour forcer,comme il l’avait dit, l’entrée principale.
Au bout d’un instant, le bruit de leurs pass’était éteint sans avoir, dans ce désert, éveillé la moindreattention.
Les hommes de Maurice étaient à leur poste ets’effaçaient de leur mieux. On eût juré que tout était tranquilleet qu’il ne se passait rien d’extraordinaire dans la vieille rueSaint-Jacques.
Maurice commença donc d’enjamber le mur.
– Attends, dit Lorin.
– Quoi ?
– Et le mot d’ordre.
– C’est juste.
– Œillet et souterrain. Arrêtetous ceux qui ne te diront pas ces deux mots. Laisse passer tousceux qui te les diront. Voilà la consigne.
– Merci, dit Maurice.
Et il sauta du haut du mur dans le jardin.
Le premier coup avait été terrible, et ilavait fallu à Maurice toute la puissance qu’il avait sur lui-mêmepour cacher à Lorin le bouleversement qui s’était fait dans toutesa personne ; mais, une fois dans le jardin, une fois seul,une fois dans le silence de la nuit, son esprit devint plus calme,et ses idées, au lieu de rouler désordonnées dans son cerveau, seprésentèrent à son esprit et purent être commentées par saraison.
Quoi ! cette maison que Maurice avait sisouvent visitée avec le plaisir le plus pur, cette maison dont ilavait fait son paradis sur la terre, n’était qu’un repaire desanglantes intrigues ! Tout ce bon accueil fait à son ardenteamitié, c’était de l’hypocrisie ; tout cet amour de Geneviève,c’était de la peur !
On connaît la distribution de ce jardin, oùplus d’une fois nos lecteurs ont suivi nos jeunes gens. Maurice seglissa de massif en massif jusqu’à ce qu’il fût abrité contre lesrayons de la lune par l’ombre de cette espèce de serre danslaquelle il avait été enfermé le premier jour où il avait pénétrédans la maison. Cette serre était en face du pavillon qu’habitaitGeneviève.
Mais, ce soir-là, au lieu d’éclairer isolée etimmobile la chambre de la jeune femme, la lumière se promenaitd’une fenêtre à l’autre. Maurice aperçut Geneviève à travers unrideau soulevé à moitié par accident ; elle entassait à lahâte des effets dans un portemanteau, et il vit avec étonnementbriller des armes dans ses mains.
Il se souleva sur une borne afin de mieuxplonger ses regards dans la chambre. Un grand feu brillait dansl’âtre et attira son attention ; c’étaient des papiers queGeneviève brûlait.
En ce moment une porte s’ouvrit, et un jeunehomme entra chez Geneviève.
La première idée de Maurice fut que cet hommeétait Dixmer.
La jeune femme courut à lui, saisit ses mains,et tous deux se tinrent un instant en face l’un de l’autre,paraissant en proie à une vive émotion. Quelle était cetteémotion ? Maurice ne pouvait le deviner, le bruit de leursparoles n’arrivait pas jusqu’à lui.
Mais tout à coup Maurice mesura sa taille desyeux.
– Ce n’est pas Dixmer, murmura-t-il.
En effet, celui qui venait d’entrer étaitmince et de petite taille ; Dixmer était grand et fort.
La jalousie est un actif stimulant ; enune minute Maurice avait supputé la taille de l’inconnu à une ligneprès, et analysé la silhouette du mari.
– Ce n’est pas Dixmer, murmura-t-il,comme s’il eût été obligé de se le redire à lui-même pour êtreconvaincu de la perfidie de Geneviève.
Il se rapprocha de la fenêtre, mais plus il serapprochait moins il voyait : son front était en feu.
Son pied heurta une échelle ; la fenêtreavait sept ou huit pieds de hauteur : il prit l’échelle etalla la dresser contre la muraille.
Il monta, colla son œil à la fente durideau.
L’inconnu de la chambre de Geneviève était unjeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, à l’œil bleu, à latournure élégante ; il tenait les mains de la jeune femme, etlui parlait tout en essuyant les larmes qui voilaient le charmantregard de Geneviève.
Un léger bruit que fit Maurice amena le jeunehomme à tourner la tête du côté de la fenêtre.
Maurice retint un cri de surprise : ilvenait de reconnaître son sauveur mystérieux de la place duChâtelet.
En ce moment Geneviève retira ses mains decelles de l’inconnu. Geneviève s’avança vers la cheminée, ets’assura que tous les papiers étaient consumés.
Maurice ne put se contenir davantage ;toutes les terribles passions qui torturent l’homme, l’amour, lavengeance, la jalousie, lui étreignaient le cœur de leurs dents defeu. Il saisit son temps, repoussa violemment la croisée mal ferméeet sauta dans la chambre. Au même instant deux pistolets seposèrent sur sa poitrine.
Geneviève s’était retournée au bruit ;elle resta muette en apercevant Maurice.
– Monsieur, dit froidement le jeunerépublicain à celui qui tenait deux fois sa vie au bout de cesarmes, monsieur, vous êtes le chevalier de Maison-Rouge ?
– Et quand cela serait ? répondit lechevalier.
– Oh ! c’est que si cela est, vousêtes un homme brave et par conséquent un homme calme, et je vaisvous dire deux mots.
– Parlez, dit le chevalier sans détournerses pistolets.
– Vous pouvez me tuer, mais vous ne metuerez pas avant que j’aie poussé un cri, ou plutôt je ne mourraipas sans l’avoir poussé. Si je pousse ce cri, mille hommes quicernent cette maison l’auront réduite en cendres avant dix minutes.Ainsi abaissez vos pistolets, et écoutez ce que je vais dire àmadame.
– À Geneviève ? dit lechevalier.
– À moi ? murmura la jeunefemme.
– Oui, à vous.
Geneviève, plus pâle qu’une statue, saisit lebras de Maurice ; le jeune homme la repoussa.
– Vous savez ce que vous m’avez affirmé,madame, dit Maurice avec un profond mépris. Je vois maintenant quevous avez dit vrai. En effet, vous n’aimez pas M. Morand.
– Maurice, écoutez-moi ! s’écriaGeneviève.
– Je n’ai rien à entendre, madame, ditMaurice. Vous m’avez trompé ; vous avez brisé d’un seul couptous les liens qui scellaient mon cœur au vôtre. Vous avez dit quevous n’aimiez pas M. Morand, mais vous ne m’avez pas dit quevous en aimiez un autre.
– Monsieur, dit le chevalier, queparlez-vous de Morand, ou plutôt de quel Morandparlez-vous ?
– De Morand le chimiste.
– Morand le chimiste est devant vous.Morand le chimiste et le chevalier de Maison-Rouge ne fontqu’un.
Et allongeant la main vers une table voisine,il eut en un instant coiffé cette perruque noire qui l’avait silongtemps rendu méconnaissable aux yeux du jeune républicain.
– Ah ! oui, dit Maurice avec unredoublement de dédain ; oui, je comprends, ce n’est pasMorand que vous aimiez, puisque Morand n’existait pas ; maisle subterfuge, pour en être plus adroit, n’en est pas moinsméprisable.
Le chevalier fit un mouvement de menace.
– Monsieur, continua Maurice, veuillez melaisser causer un instant avec madame ; assistez même à lacauserie, si vous voulez ; elle ne sera pas longue, je vous enréponds.
Geneviève fit un mouvement pour inviterMaison-Rouge à prendre patience.
– Ainsi, continua Maurice, ainsi, vous,Geneviève, vous m’avez rendu la risée de mes amis !l’exécration des miens ! Vous m’avez fait servir, aveugle quej’étais, à tous vos complots ! vous avez tiré de moi l’utilitéque l’on tire d’un instrument ! Écoutez : c’est uneaction infâme ! mais vous en serez punie, madame ! carmonsieur que voici va me tuer sous vos yeux ! Mais avant cinqminutes, il sera là, lui aussi, gisant à vos pieds, ou, s’il vit,ce sera pour porter sa tête sur un échafaud.
– Lui mourir ! s’écriaGeneviève ; lui porter sa tête sur l’échafaud ! Mais vousne savez donc pas, Maurice, que lui c’est mon protecteur, celui dema famille ; que je donnerais ma vie pour la sienne ; ques’il meurt je mourrai, et que si vous êtes mon amour, vous, lui estma religion ?
– Ah ! dit Maurice, vous allezpeut-être continuer de dire que vous m’aimez. En vérité, les femmessont trop faibles et trop lâches.
Puis, se retournant :
– Allons, monsieur, dit-il au jeuneroyaliste, il faut me tuer ou mourir.
– Pourquoi cela ?
– Parce que si vous ne me tuez pas, jevous arrête.
Maurice étendit la main pour le saisir aucollet.
– Je ne vous disputerai pas ma vie, ditle chevalier de Maison-Rouge, tenez !
Et il jeta ses armes sur un fauteuil.
– Et pourquoi ne me disputerez-vous pasvotre vie ?
– Parce que ma vie ne vaut pas le remordsque j’éprouverais de tuer un galant homme ; et puis surtout,surtout parce que Geneviève vous aime.
– Ah ! s’écria la jeune femme enjoignant les mains ; ah ! que vous êtes toujours bon,grand, loyal et généreux, Armand !
Maurice les regardait tous deux avec unétonnement presque stupide.
– Tenez, dit le chevalier, je rentre dansma chambre ; je vous donne ma parole d’honneur que ce n’estpoint pour fuir, mais pour cacher un portrait.
Maurice porta vivement les yeux vers celui deGeneviève ; il était à sa place.
Soit que Maison-Rouge eût deviné la pensée deMaurice, soit qu’il eût voulu pousser au comble lagénérosité :
– Allons, dit-il, je sais que vous êtesrépublicain ; mais je sais que vous êtes en même temps un cœurpur et loyal. Je me confierai à vous jusqu’à la fin :regardez !
Et il tira de sa poitrine une miniature qu’ilmontra à Maurice : c’était le portrait de la reine.
Maurice baissa la tête et appuya la main surson front.
– J’attends vos ordres, monsieur, ditMaison-Rouge ; si vous voulez mon arrestation, vous frapperezà cette porte quand il sera temps que je me livre. Je ne tiens plusà la vie, du moment où cette vie n’est plus soutenue parl’espérance de sauver la reine.
Le chevalier sortit sans que Maurice fît unseul geste pour le retenir.
À peine fut-il hors de la chambre queGeneviève se précipita aux pieds du jeune homme.
– Pardon, dit-elle, pardon, Maurice, pourtout le mal que je vous ai fait ; pardon pour mes tromperies,pardon au nom de mes souffrances et de mes larmes, car, je vous lejure, j’ai bien pleuré, j’ai bien souffert. Ah ! mon mari estparti ce matin ; je ne sais où il est allé, et peut-être ne lereverrai-je plus ; et maintenant un seul ami me reste, non pasun ami, un frère, et vous allez le faire tuer. Pardon,Maurice ! pardon !
Maurice releva la jeune femme.
– Que voulez-vous ? dit-il, il y ade ces fatalités-là ; tout le monde joue sa vie à cetteheure ; le chevalier de Maison-Rouge a joué comme les autres,mais il a perdu ; maintenant il faut qu’il paye.
– C’est-à-dire qu’il meure, si je vouscomprends bien.
– Oui.
– Il faut qu’il meure, et c’est vous quime dites cela ?
– Ce n’est pas moi, Geneviève, c’est lafatalité.
– La fatalité n’a pas dit son dernier motdans cette affaire, puisque vous pouvez le sauver, vous.
– Aux dépens de ma parole, et parconséquent de mon honneur. Je comprends, Geneviève.
– Fermez les yeux, Maurice, voilà tout ceque je vous demande, et jusqu’où la reconnaissance d’une femme peutaller, je vous promets que la mienne y montera.
– Je fermerais inutilement les yeux,madame ; il y a un mot d’ordre donné, un mot d’ordre, sanslequel personne ne peut sortir, car je vous le répète, la maisonest cernée.
– Et vous le savez ?
– Sans doute que je le sais.
– Maurice !
– Eh bien ?
– Mon ami, mon cher Maurice, ce motd’ordre, dites-le-moi, il me le faut.
– Geneviève ! s’écria Maurice,Geneviève ! mais qui donc êtes-vous pour venir me dire :« Maurice, au nom de l’amour que j’ai pour toi, sois sansparole, sois sans honneur, trahis ta cause, renie tesopinions » ? Que m’offrez-vous, Geneviève, en échange detout cela, vous qui me tentez ainsi ?
– Oh ! Maurice, sauvez-le, sauvez-led’abord, et ensuite demandez-moi la vie.
– Geneviève, répondit Maurice d’une voixsombre, écoutez-moi : j’ai un pied dans le chemin del’infamie ; pour y descendre tout à fait, je veux avoir aumoins une bonne raison contre moi-même ; Geneviève, jurez-moique vous n’aimez pas le chevalier de Maison-Rouge…
– J’aime le chevalier de Maison-Rougecomme une sœur, comme une amie, pas autrement, je vous lejure !
– Geneviève, m’aimez-vous ?
– Maurice, je vous aime, aussi vrai queDieu m’entend.
– Si je fais ce que vous me demandez,abandonnerez-vous parents, amis, patrie, pour fuir avec letraître ?
– Maurice ! Maurice !
– Elle hésite… oh ! ellehésite ! Et Maurice se rejeta en arrière avec toute laviolence du dédain.
Geneviève, qui s’était appuyée à lui, sentittout à coup son appui manquer, elle tomba sur ses genoux.
– Maurice, dit-elle en se renversant enarrière et en tordant ses mains jointes ; Maurice, tout ce quetu voudras, je te le jure ; ordonne, j’obéis.
– Tu seras à moi, Geneviève ?
– Quand tu l’exigeras.
– Jure sur le Christ !
Geneviève étendit le bras :
– Mon Dieu ! dit-elle, vous avezpardonné à la femme adultère, j’espère que vous me pardonnerez.
Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues,et tombèrent sur ses longs cheveux épars et flottants sur sapoitrine.
– Oh ! pas ainsi, ne jurez pasainsi, dit Maurice, ou je n’accepte pas votre serment.
– Mon Dieu ! reprit-elle, je jure deconsacrer ma vie à Maurice, de mourir avec lui, et, s’il le faut,pour lui, s’il sauve mon ami, mon protecteur, mon frère, lechevalier de Maison-Rouge.
– C’est bien ; il sera sauvé, ditMaurice.
Il alla vers la chambre.
– Monsieur, dit-il, revêtez le costume dutanneur Morand. Je vous rends votre parole, vous êtes libre.
» Et vous, madame, dit-il à Geneviève,voilà les deux mots de passe : œillet etsouterrain.
Et comme s’il eût eu horreur de rester dans lachambre où il avait prononcé ces deux mots qui le faisaienttraître, il ouvrit la fenêtre et sauta de la chambre dans lejardin.
Maurice avait repris son poste dans le jardin,en face de la croisée de Geneviève : seulement cette croisées’était éteinte, Geneviève étant rentrée chez le chevalier deMaison-Rouge.
Il était temps que Maurice quittât la chambre,car à peine avait-il atteint l’angle de la serre, que la porte dujardin s’ouvrit, et l’homme gris parut, suivi de Lorin et de cinqou six grenadiers.
– Eh bien ? demanda Lorin.
– Vous le voyez, dit Maurice, je suis àmon poste.
– Personne n’a tenté de forcer laconsigne ? dit Lorin.
– Personne, répondit Maurice, heureuxd’échapper à un mensonge par la manière dont la demande avait étéposée ; personne ! Et vous, qu’avez-vous fait ?
– Nous, nous avons acquis la certitudeque le chevalier de Maison-Rouge est entré dans la maison, il y aune heure, et n’en est pas sorti depuis, répondit l’homme de lapolice.
– Et vous connaissez sa chambre ?dit Lorin.
– Sa chambre n’est séparée de la chambrede la citoyenne Dixmer que par un corridor.
– Ah ! ah ! dit Lorin.
– Pardieu, il n’y avait pas besoin deséparation du tout ; il paraît que ce chevalier deMaison-Rouge est un gaillard.
Maurice sentit le sang lui monter à latête ; il ferma les yeux et vit mille éclairs intérieurs.
– Eh bien ! mais… et le citoyenDixmer, que disait-il de cela ? demanda Lorin.
– Il trouvait que c’était bien del’honneur pour lui.
– Voyons ? dit Maurice d’une voixétranglée, que décidons-nous ?
– Nous décidons, dit l’homme de lapolice, que nous allons le prendre dans sa chambre, et peut-êtremême dans son lit.
– Il ne se doute donc de rien ?
– De rien absolument.
– Quelle est la disposition duterrain ? demanda Lorin.
– Nous en avons un plan parfaitementexact, dit l’homme gris : un pavillon situé à l’angle dujardin, le voilà ; on monte quatre marches, les voyez-vousd’ici ? on se trouve sur un palier ; à droite, la portede l’appartement de la citoyenne Dixmer : c’est sans doutecelui dont nous voyons la fenêtre. En face de la fenêtre, au fond,une porte donnant sur le corridor, et, dans ce corridor, la portede la chambre du traître.
– Bien, voilà une topographie un peusoignée, dit Lorin : avec un plan comme celui-là on peutmarcher les yeux bandés, à plus forte raison les yeux ouverts.Marchons donc.
– Les rues sont-elles bien gardées ?demanda Maurice avec un intérêt que tous les assistantsattribuèrent naturellement à la crainte que le chevalier nes’échappât.
– Les rues, les passages, les carrefours,tout, dit l’homme gris ; je défie qu’une souris passe si ellen’a point le mot d’ordre.
Maurice frissonna ; tant de précautionsprises lui faisaient craindre que sa trahison ne fût inutile à sonbonheur.
– Maintenant, dit l’homme gris, combiendemandez-vous d’hommes pour arrêter le chevalier ?
– Combien d’hommes ? dit Lorin.j’espère bien que Maurice et moi nous suffirons ; n’est-cepas, Maurice ?
– Oui, balbutia celui-ci, certainementque nous suffirons.
– Écoutez, dit l’homme de la police, pasde forfanteries inutiles ; tenez-vous à le prendre ?
– Morbleu ! si nous y tenons,s’écria Lorin, je le crois bien ! N’est-ce pas, Maurice, qu’ilfaut que nous le prenions ?
Lorin appuya sur ce mot. Il l’avait dit, uncommencement de soupçons commençait à planer sur eux, et il nefallait pas laisser le temps aux soupçons, lesquels marchaient sivite à cette époque-là, de prendre une plus grandeconsistance ; or, Lorin comprenait que personne n’oseraitdouter du patriotisme de deux hommes qui seraient parvenus àprendre le chevalier de Maison-Rouge.
– Eh bien ! dit l’homme de lapolice, si vous y tenez réellement, prenons plutôt avec nous troishommes que deux, quatre que trois ; le chevalier couchetoujours avec une épée sous son traversin et deux pistolets sur satable de nuit.
– Eh morbleu ! dit un des grenadiersde la compagnie de Lorin, entrons tous, pas de préférence pourpersonne ; s’il se rend, nous le mettrons en réserve pour laguillotine ; s’il résiste, nous l’écharperons.
– Bien dit, fit Lorin ; enavant ! Passons-nous par la porte ou par la fenêtre ?
– Par la porte, dit l’homme de lapolice ; peut-être, par hasard, la clef y est-elle ;tandis que si nous entrons par la fenêtre, il faudra casserquelques carreaux, et cela ferait du bruit.
– Va pour la porte, dit Lorin ;pourvu que nous entrions, peu m’importe par où. Allons, sabre enmain, Maurice.
Maurice tira machinalement son sabre hors dufourreau.
La petite troupe s’avança vers le pavillon.Comme l’homme gris avait indiqué que cela devait être, on rencontrales premières marches du perron, puis l’on se trouva sur le palier,puis dans le vestibule.
– Ah ! s’écria Lorin joyeux, la clefest sur la porte. En effet, il avait étendu la main dans l’ombre,et, comme il l’avait dit, il avait du bout des doigts senti lefroid de la clef.
– Allons, ouvre donc, citoyen lieutenant,dit l’homme gris.
Lorin fit tourner avec précaution la clef dansla serrure ; la porte s’ouvrit.
Maurice essuya de sa main son front humide desueur.
– Nous y voilà, dit Lorin.
– Pas encore, fit l’homme gris. Si nosrenseignements topographiques sont exacts, nous sommes ici dansl’appartement de la citoyenne Dixmer.
– Nous pouvons nous en assurer, ditLorin ; allumons des bougies, il reste du feu dans lacheminée.
– Allumons des torches, dit l’hommegris ; les torches ne s’éteignent pas comme les bougies.
Et il prit des mains d’un grenadier deuxtorches qu’il alluma au foyer mourant. Il en mit une à la main deMaurice, l’autre à la main de Lorin.
– Voyez-vous, dit-il, je ne me trompaispas : voici la porte qui donne dans la chambre à coucher de lacitoyenne Dixmer, voilà celle qui donne sur le corridor.
– En avant ! dans le corridor, ditLorin.
On ouvrit la porte du fond, qui n’était pasplus fermée que la première, et l’on se trouva en face de la portede l’appartement du chevalier. Maurice avait vingt fois vu cetteporte, et n’avait jamais demandé où elle allait ; pour lui, lemonde se concentrait dans la chambre où le recevait Geneviève.
– Oh ! oh ! dit Lorin à voixbasse, ici nous changeons de thèse ; plus de clef et porteclose.
– Mais, demanda Maurice, pouvant parler àpeine, êtes-vous bien sûr que ce soit là ?
– Si le plan est exact, ce doit être là,répondit l’homme de la police ; d’ailleurs, nous allons bienle voir. Grenadiers, enfoncez la porte ; et vous, citoyens,tenez-vous prêts, aussitôt la porte enfoncée, à vous précipiterdans la chambre.
Quatre hommes, désignés par l’envoyé de lapolice, levèrent la crosse de leur fusil, et, sur un signe de celuiqui conduisait l’entreprise, frappèrent un seul et même coup :la porte vola en éclats.
– Rends-toi, ou tu es mort ! s’écriaLorin en s’élançant dans la chambre.
Personne ne répondit : les rideaux du litétaient fermés.
– La ruelle ! gare la ruelle !dit l’homme de la police, en joue, et au premier mouvement desrideaux, faites feu.
– Attendez, dit Maurice, je vais lesouvrir.
Et, sans doute dans l’espérance queMaison-Rouge était caché derrière les rideaux, et que le premiercoup de poignard ou de pistolet serait pour lui, Maurice seprécipita vers les courtines, qui glissèrent en criant le long deleur tringle.
Le lit était vide.
– Mordieu ! dit Lorin,personne !
– Il se sera échappé, balbutiaMaurice.
– Impossible, citoyens !impossible ! s’écria l’homme gris ; je vous dis qu’on l’avu rentrer il y a une heure, que personne ne l’a vu sortir, et quetoutes les issues sont gardées.
Lorin ouvrait les portes des cabinets et desarmoires et regardait partout, là même où il était matériellementimpossible qu’un homme pût se cacher.
– Personne ! cependant ; vousle voyez bien, personne !
– Personne ! répéta Maurice avec uneémotion facile à comprendre ; vous le voyez, en effet, il n’ya personne.
– Dans la chambre de la citoyenne Dixmer,dit l’homme de la police ; peut-être y est-il ?
– Oh ! dit Maurice, respectez lachambre d’une femme.
– Comment donc, dit Lorin, certainementqu’on la respectera, et la citoyenne Dixmer aussi ; mais on lavisitera.
– La citoyenne Dixmer ? dit un desgrenadiers, enchanté de placer là une mauvaise plaisanterie.
– Non, dit Lorin, la chambreseulement.
– Alors, dit Maurice, laissez-moi passerle premier.
– Passe, dit Lorin ; tu escapitaine : à tout seigneur tout honneur.
On laissa deux hommes pour garder la pièce quel’on venait de quitter ; puis l’on revint dans celle où l’onavait allumé les torches.
Maurice s’approcha de la porte donnant dans lachambre à coucher de Geneviève.
C’était la première fois qu’il allait yentrer.
Son cœur battait avec violence.
La clef était à la porte.
Maurice porta la main sur la clef, mais ilhésita.
– Eh bien, dit Lorin, ouvredonc !
– Mais, dit Maurice, si la citoyenneDixmer est couchée ?
– Nous regarderons dans son lit, sous sonlit, dans sa cheminée et dans ses armoires, dit Lorin ; aprèsquoi, s’il n’y a personne qu’elle, nous lui souhaiterons une bonnenuit.
– Non pas, dit l’homme de la police, nousl’arrêterons ; la citoyenne Geneviève Dixmer était unearistocrate qui a été reconnue complice de la fille Tison et duchevalier de Maison-Rouge.
– Ouvre alors, dit Maurice en lâchant laclef, je n’arrête pas les femmes.
L’homme de la police regarda Maurice detravers, et les grenadiers murmurèrent entre eux.
– Oh ! oh ! dit Lorin, vousmurmurez ? Murmurez donc pour deux pendant que vous y êtes, jesuis de l’avis de Maurice.
Et il fit un pas en arrière.
L’homme gris saisit la clef, tourna vivement,la porte céda ; les soldats se précipitèrent dans lachambre.
Deux bougies brûlaient sur une petite table,mais la chambre de Geneviève, comme celle du chevalier deMaison-Rouge, était inhabitée.
– Vide ! s’écria l’homme de lapolice.
– Vide ! répéta Maurice enpâlissant ; où est-elle donc ?
Lorin regarda Maurice avec étonnement.
– Cherchons, dit l’homme de lapolice.
Et, suivi des miliciens, il se mit à fouillerla maison depuis les caves jusqu’aux ateliers.
À peine eurent-ils le dos tourné, que Maurice,qui les avait suivis impatiemment des yeux, s’élança à son tourdans la chambre, ouvrant les armoires qu’il avait déjà ouvertes, etappelant d’une voix pleine d’anxiété :
– Geneviève ! Geneviève !
Mais Geneviève ne répondit point, la chambreétait bien réellement vide.
Alors Maurice, à son tour, se mit à fouillerla maison avec une espèce de frénésie. Serres, hangars,dépendances, il visita tout, mais inutilement.
Soudain l’on entendit un grand bruit ;une troupe d’hommes armés se présenta à la porte, échangea le motde passe avec la sentinelle, envahit le jardin et se répandit dansla maison. À la tête de ce renfort brillait le panache enfumé deSanterre.
– Eh bien ! dit-il à Lorin, où estle conspirateur ?
– Comment ! où est leconspirateur ?
– Oui. Je vous demande ce que vous enavez fait ?
– Je vous le demanderai àvous-même : votre détachement, s’il a bien gardé les issues,doit l’avoir arrêté, puisqu’il n’était plus dans la maison quandnous y sommes entrés.
– Que dites-vous là ? s’écria legénéral furieux, vous l’avez donc laissé échapper ?
– Nous n’avons pu le laisser échapper,puisque nous ne l’avons jamais tenu.
– Alors, je n’y comprends plus rien, ditSanterre.
– À quoi ?
– À ce que vous m’avez fait dire parvotre envoyé.
– Nous vous avons envoyé quelqu’un,nous ?
– Sans doute. Cet homme à habit brun, àcheveux noirs, à lunettes vertes, qui est venu nous prévenir devotre part que vous étiez sur le point de vous emparer deMaison-Rouge, mais qu’il se défendait comme un lion ; surquoi, je suis accouru.
– Un homme à habit brun, à cheveux noirs,à lunettes vertes ? répéta Lorin.
– Sans doute, tenant une femme aubras.
– Jeune, jolie ? s’écria Maurice ens’élançant vers le général.
– Oui, jeune et jolie.
– C’était lui et la citoyenne Dixmer.
– Qui lui ?
– Maison-Rouge… Oh ! misérable queje suis de ne pas les avoir tués tous les deux !
– Allons, allons, citoyen Lindey, ditSanterre, on les rattrapera.
– Mais comment diable les avez-vouslaissés passer ? demanda Lorin.
– Pardieu ! dit Santerre, je les ailaissés passer parce qu’ils avaient le mot de passe.
– Ils avaient le mot de passe !s’écria Lorin ; mais il y a donc un traître parminous ?
– Non, non, citoyen Lorin, dit Santerre,on vous connaît, et l’on sait bien qu’il n’y a pas de traîtresparmi vous.
Lorin regarda tout autour de lui, comme pourchercher ce traître dont il venait de proclamer la présence.
Il rencontra le front sombre et l’œilvacillant de Maurice.
– Oh ! murmura-t-il, que veut direceci ?
– Cet homme ne peut être bien loin, ditSanterre ; fouillons les environs ; peut-être sera-t-iltombé dans quelque patrouille qui aura été plus habile que nous etqui ne s’y sera point laissé prendre.
– Oui, oui, cherchons, dit Lorin.
Et il saisit Maurice par le bras ; et,sous prétexte de chercher, il l’entraîna hors du jardin.
– Oui, cherchons, dirent lessoldats ; mais, avant de chercher…
Et l’un d’eux jeta sa torche sous un hangartout bourré de fagots et de plantes sèches.
– Viens, dit Lorin, viens.
Maurice n’opposa aucune résistance. Il suivitLorin comme un enfant ; tous deux coururent jusqu’au pont sansse parler davantage ; là, ils s’arrêtèrent, Maurice seretourna.
Le ciel était rouge à l’horizon du faubourg,et l’on voyait monter au-dessus des maisons de nombreusesétincelles.
Maurice frissonna, il étendit la main vers larue Saint-Jacques.
– Le feu ! dit-il, le feu !
– Eh bien ! oui, dit Lorin, lefeu ; après ?
– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! si elle était revenue ?
– Qui cela ?
– Geneviève.
– Geneviève, c’est madame Dixmer,n’est-ce pas ?
– Oui, c’est elle.
– Il n’y a point de danger qu’elle soitrevenue, elle n’était point partie pour cela.
– Lorin, il faut que je la retrouve, ilfaut que je me venge.
– Oh ! oh ! dit Lorin.
– Tu m’aideras à la retrouver, n’est-cepas, Lorin ?
– Pardieu ! ce ne sera pasdifficile.
– Et comment ?
– Sans doute, si tu t’intéresses, autantque je puis le croire, au sort de la citoyenne Dixmer ; tudois la connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont sesamis les plus familiers ; elle n’aura pas quitté Paris, ilsont tous la rage d’y rester ; elle s’est réfugiée chez quelqueconfidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelqueMarton un petit billet à peu près conçu en ces termes :
Amour, tyran des dieux et des mortels,
Ce n’est plus de l’encens qu’il faut sur tes autels.
Si Mars veut revoir Cythérée,
Qu’il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.
» Et qu’il se présente chez le concierge,telle rue, tel numéro, en demandant madame Trois-Étoiles ;voilà.
Maurice haussa les épaules ; il savaitbien que Geneviève n’avait personne chez qui se réfugier.
– Nous ne la retrouverons pas,murmura-t-il.
– Permets-moi de te dire une chose,Maurice, dit Lorin.
– Laquelle ?
– C’est que ce ne serait peut-être pas unsi grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.
– Si nous ne la retrouvons pas, Lorin,dit Maurice, j’en mourrai.
– Ah diable ! dit le jeune homme,c’est donc de cet amour là que tu as failli mourir ?
– Oui, répondit Maurice.
Lorin réfléchit un instant.
– Maurice, dit-il, il est quelque chosecomme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc depierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Accorde-moila faveur d’un entretien particulier, comme on disait sous l’ancienrégime. Je te donne ma parole que je ne parlerai qu’en prose.
Maurice regarda autour de lui et allas’asseoir auprès de son ami.
– Parle, dit Maurice, en laissant tomberdans sa main son front alourdi.
– Écoute, cher ami, sans exorde, sanspériphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c’est que nousnous perdons, ou plutôt que tu nous perds.
– Comment cela ? demandaMaurice.
– Il y a, tendre ami, reprit Lorin,certain arrêté du comité de Salut public qui déclare traître à lapatrie quiconque entretient des relations avec les ennemis deladite patrie. Hein ! connais-tu cet arrêté ?
– Sans doute, répondit Maurice.
– Tu le connais ?
– Oui.
– Eh bien ! il me semble que tu n’espas mal traître à la patrie. Qu’en dis-tu ? comme ditManlius.
– Lorin !
– Sans doute ; à moins que tu neregardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent lelogement, la table et le lit à M. le chevalier deMaison-Rouge, lequel n’est pas un exalté républicain, à ce que jesuppose, et n’est point accusé pour le moment d’avoir fait lesjournées de Septembre.
– Ah ! Lorin ! fit Maurice enpoussant un soupir.
– Ce qui fait, continua le moraliste, quetu me parais avoir été ou être encore un peu trop ami de l’ennemide la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami ; tues comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu teretournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue toutbonnement que tu n’es plus un zélé.
Lorin avait prononcé ces mots avec toute ladouceur dont il était capable, et en glissant dessus avec unartifice tout à fait cicéronien.
Maurice se contenta de protester par ungeste.
Mais le geste fut déclaré comme non avenu, etLorin continua :
– Oh ! si nous vivions dans une deces températures de serre chaude, température honnête, où, selonles règles de la botanique, le baromètre marque invariablementseize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c’est élégant, c’estcomme il faut ; soyons un peu aristocrates, de temps en temps,cela fait bien et cela sent bon ; mais nous cuisonsaujourd’hui dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur ! lanappe brûle, de sorte que l’on n’est que tiède ; par cettechaleur-là on semble froid ; lorsqu’on est froid on estsuspect ; tu sais cela, Maurice ; et quand on estsuspect, tu as trop d’intelligence, mon cher Maurice, pour ne passavoir ce qu’on est bientôt, ou plutôt ce qu’on n’est plus.
– Eh bien ! donc, alors qu’on me tueet que cela finisse, s’écria Maurice ; aussi bien je suis lasde la vie.
– Depuis un quart d’heure, ditLorin ; en vérité, il n’y a pas encore assez longtemps pourque je te laisse faire sur ce point-là à ta volonté ; et puis,lorsqu’on meurt aujourd’hui, tu comprends, il faut mourirrépublicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.
– Oh ! oh ! s’écria Mauricedont le sang commençait à s’enflammer par l’impatiente douleur quirésultait de la conscience de sa culpabilité ; oh !oh ! tu vas trop loin, mon ami.
– J’irai plus loin encore, car je tepréviens que si tu te fais aristocrate…
– Tu me dénonceras ?
– Fi donc ! non, je t’enfermeraidans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme unobjet égaré ; puis je proclamerai que les aristocrates,sachant ce que tu leur réservais, t’ont séquestré, martyrisé,affamé ; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont,M. Latude et autres, lorsqu’on te retrouvera tu seras couronnépubliquement de fleurs par les dames de la Halle et leschiffonniers de la section Victor. Dépêche-toi donc de redevenir unAristide, ou ton affaire est claire.
– Lorin, Lorin, je sens que tu as raison,mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. M’en veux-tu doncparce que la fatalité m’entraîne ?
– Je ne t’en veux pas, mais je tequerelle. Rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisaitjournellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement quel’amitié n’est qu’un paradoxe, puisque ces modèles des amis sedisputaient du matin au soir.
– Abandonne-moi, Lorin, tu ferasmieux.
– Jamais !
– Alors, laisse-moi aimer, être fou à monaise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que jela tuerai.
– Ou que tu tomberas à ses genoux.Ah ! Maurice ! Maurice amoureux d’une aristocrate, jamaisje n’eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec lamarquise de Charny.
– Assez, Lorin, je t’ensupplie !
– Maurice, je te guérirai, ou le diablem’emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainteguillotine, moi, comme dit l’épicier de la rue des Lombards. Prendsgarde, Maurice, tu vas m’exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi unbuveur de sang. Maurice, j’éprouve le besoin de mettre le feu àl’île Saint-Louis ; une torche, un brandon !
Mais non, ma peine est inutile.
À quoi bon demander une torche, un flambeau ?
Ton feu, Maurice, est assez beau
Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.
Maurice sourit malgré lui.
– Tu sais qu’il était convenu que nous neparlerions qu’en prose ? dit-il.
– Mais c’est qu’aussi tu m’exaspères avecta folie, dit Lorin ; c’est qu’aussi… Tiens, viens boire,Maurice ; devenons ivrognes, faisons des motions, étudionsl’économie politique ; mais, pour l’amour de Jupiter, nesoyons pas amoureux, n’aimons que la liberté.
– Ou la Raison.
– Ah ! c’est vrai, la déesse te ditbien des choses, et te trouve un charmant mortel.
– Et tu n’es pas jaloux ?
– Maurice, pour sauver un ami, je me senscapable de tous les sacrifices.
– Merci, mon pauvre Lorin, et j’apprécieton dévouement ; mais le meilleur moyen de me consoler,vois-tu, c’est de me saturer de ma douleur. Adieu, Lorin ; vavoir Arthémise.
– Et toi, où vas-tu ?
– Je rentre chez moi. Et Maurice fitquelques pas vers le pont.
– Tu demeures donc du côté de la ruevieille Saint-Jacques, maintenant ?
– Non, mais il me plaît de prendre parlà.
– Pour revoir encore une fois le lieuqu’habitait ton inhumaine ?
– Pour voir si elle n’est pas revenue oùelle sait que je l’attends. Ô Geneviève ! Geneviève ! jene t’aurais pas crue capable d’une pareille trahison !
– Maurice, un tyran qui connaissait bienle beau sexe, puisqu’il est mort pour l’avoir trop aimé,disait :
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.
Maurice poussa un soupir, et les deux amisreprirent le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.
À mesure que les deux amis approchaient, ilsdistinguaient un grand bruit, ils voyaient s’augmenter la lumière,ils entendaient ces chants patriotiques, qui, au grand jour, enplein soleil, dans l’atmosphère du combat, semblaient des hymneshéroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l’incendie, prenaientl’accent lugubre d’une ivresse de cannibale.
– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.
Et il allait toujours, la sueur au front.
Lorin le regardait aller, et murmurait entreses dents :
Amour, amour, quand tu nous tiens :
On peut bien dire adieu prudence.
Tout Paris semblait se porter vers le théâtredes événements que nous venons de raconter. Maurice fut obligé detraverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puisles bandes pressées de cette populace toujours furieuse, toujourséveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle enspectacle.
À mesure qu’il approchait, Maurice, dans sonimpatience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine,mais il l’aimait trop pour le laisser seul en pareil moment.
Tout était presque fini : le feu s’étaitcommuniqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée,aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisserde grands jours pour la circulation de l’air ; lesmarchandises avaient brûlé ; la maison commençait à brûlerelle-même.
– Oh ! mon Dieu ! se ditMaurice, si elle était revenue, si elle se trouvait dans quelquechambre enveloppée par le cercle de flammes, m’attendant,m’appelant…
Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimantmieux croire à la folie de celle qu’il aimait qu’à sa trahison,Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu’il entrevoyaitdans la fumée.
Lorin le suivait toujours : il l’eûtsuivi en enfer.
Le toit brûlait, le feu commençait à secommuniquer à l’escalier.
Maurice, haletant, visita tout le premier, lesalon, la chambre de Geneviève, la chambre du chevalier deMaison-Rouge, les corridors, appelant d’une voixétranglée :
– Geneviève ! Geneviève !
Personne ne répondit.
En revenant dans la première pièce, les deuxamis virent des bouffées de flammes qui commençaient à entrer parla porte. Malgré les cris de Lorin, qui lui montrait la fenêtre,Maurice passa au milieu de la flamme.
Puis il courut à la maison, traversa sanss’arrêter à rien la cour jonchée de meubles brisés, retrouva lasalle à manger, le salon de Dixmer, le cabinet du chimisteMorand ; tout cela plein de fumée, de débris, de vitrescassées ; le feu venait d’atteindre aussi cette partie de lamaison, et commençait à la dévorer.
Maurice fit comme il venait de faire dupavillon. Il ne laissa pas une chambre sans l’avoir visitée, uncorridor sans l’avoir parcouru. Il descendit jusqu’aux caves.Peut-être Geneviève, pour fuir l’incendie, s’était-elle réfugiéelà.
Personne.
– Morbleu ! dit Lorin, tu vois bienque personne ne tiendrait ici, à l’exception des salamandres, et cen’est point cet animal fabuleux que tu cherches. Allons,viens ; nous demanderons, nous nous informerons auxassistants ; quelqu’un peut-être l’a-t-il vue.
Il eût fallu bien des forces réunies pourconduire Maurice hors de la maison ; l’Espérance l’entraînapar un de ses cheveux.
Alors commencèrent les investigations ;ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient,fouillant les allées, mais sans résultat. Il était une heure dumatin ; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé defatigue : il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, àses conflits perpétuels avec la foule.
Un fiacre passait ; Lorin l’arrêta.
– Mon cher, dit-il à Maurice, nous avonsfait tout ce qu’il était humainement possible de faire pourretrouver ta Geneviève ; nous nous sommes éreintés ; nousnous sommes roussis ; nous nous sommes gourmés pour elle.Cupidon, si exigeant qu’il soit, ne peut exiger davantage d’unhomme qui est amoureux, et surtout d’un homme qui ne l’estpas ; montons en fiacre, et rentrons chacun chez nous.
Maurice ne répondit point et se laissa faire.On arriva à la porte de Maurice sans que les deux amis eussentéchangé une seule parole.
Au moment où Maurice descendait, on entenditune fenêtre de l’appartement de Maurice se refermer.
– Ah ! bon ! dit Lorin, ont’attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant.
Maurice frappa, la porte s’ouvrit.
– Bonsoir ! dit Lorin, demain matinattends-moi pour sortir.
– Bonsoir ! dit machinalementMaurice.
Et la porte se referma derrière lui.
Sur les premières marches de l’escalier ilrencontra son officieux.
– Oh ! citoyen Lindey, s’écriacelui-ci, quelle inquiétude vous nous avez donnée !
Le mot nous frappa Maurice.
– À vous ? dit-il.
– Oui, à moi et à la petite dame qui vousattend.
– La petite dame ! répéta Maurice,trouvant le moment mal choisi pour correspondre au souvenir que luidonnait sans doute quelqu’une de ses anciennes amies ; tu faisbien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin.
– Oh ! impossible ; elle étaità la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s’est écriée :« Le voilà ! »
– Eh ! que m’importe qu’elle sacheque c’est moi ; je n’ai pas le cœur à l’amour. Remonte, et disà cette femme qu’elle s’est trompée.
L’officieux fit un mouvement pour obéir, maisil s’arrêta.
– Ah ! citoyen, dit-il, vous aveztort : la petite dame était déjà bien triste, ma réponse va lamettre au désespoir.
– Mais enfin, dit Maurice, quelle estcette femme ?
– Citoyen, je n’ai pas vu sonvisage ; elle est enveloppée d’une mante, et ellepleure ; voilà ce que je sais.
– Elle pleure ! dit Maurice.
– Oui, mais bien doucement, en étouffantses sanglots.
– Elle pleure, répéta Maurice. Il y adonc quelqu’un au monde qui m’aime assez pour s’inquiéter à cepoint de mon absence ?
Et il monta lentement derrièrel’officieux.
– Le voici, citoyenne, le voici !cria celui-ci en se précipitant dans la chambre.
Maurice entra derrière lui.
Il vit alors dans le coin du salon une formepalpitante qui se cachait le visage sous des coussins, une femmequ’on eût cru morte sans le gémissement convulsif qui la faisaittressaillir.
Il fit signe à l’officieux de sortir.
Celui-ci obéit et referma la porte.
Alors Maurice courut à la jeune femme, quireleva la tête.
– Geneviève ! s’écria le jeunehomme, Geneviève chez moi ! suis-je donc fou, monDieu ?
– Non, vous avez toute votre raison, monami, répondit la jeune femme. Je vous ai promis d’être à vous sivous sauviez le chevalier de Maison-Rouge. Vous l’avez sauvé, mevoici ! Je vous attendais.
Maurice se méprit au sens de cesparoles ; il recula d’un pas et, regardant tristement la jeunefemme :
– Geneviève, dit-il doucement, Geneviève,vous ne m’aimez donc pas ?
Le regard de Geneviève se voila delarmes ; elle détourna la tête et, s’appuyant sur le dossierdu sofa, elle éclata en sanglots.
– Hélas ! dit Maurice, vous voyezbien que vous ne m’aimez plus, et non seulement vous ne m’aimezplus, Geneviève, mais il faut que vous éprouviez une espèce dehaine contre moi pour vous désespérer ainsi.
Maurice avait mis tant d’exaltation et dedouleur dans ces derniers mots, que Geneviève se redressa et luiprit la main.
– Mon Dieu, dit-elle, celui qu’on croyaitle meilleur sera donc toujours égoïste !
– Égoïste, Geneviève, que voulez-vousdire ?
– Mais vous ne comprenez donc pas ce queje souffre ? Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maisonen flammes, tout cela dans une nuit, et puis cette horrible scèneentre vous et le chevalier !
Maurice l’écoutait avec ravissement, car ilétait impossible, même à la passion la plus folle, de ne pasadmettre que de telles émotions accumulées puissent amener à l’étatde douleur où Geneviève se trouvait.
– Ainsi vous êtes venue, vous voilà, jevous tiens, vous ne me quitterez plus !
Geneviève tressaillit.
– Où serais-je allée ? répondit-elleavec amertume. Ai-je un asile, un abri, un protecteur autre quecelui qui a mis un prix à sa protection ? oh ! furieuseet folle, j’ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant je mesuis arrêtée pour voir l’eau sombre bruire à l’angle des arches,cela m’attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvrefemme, là est un abri ; là est un repos inviolable ; làest l’oubli.
– Geneviève, Geneviève ! s’écriaMaurice, vous avez dit cela ?… Mais vous ne m’aimez doncpas ?
– Je l’ai dit, répondit Geneviève à voixbasse ; je l’ai dit et je suis venue.
Maurice respira et se laissa glisser à sespieds.
– Geneviève, murmura-t-il, ne pleurezplus. Geneviève, consolez-vous de tous vos malheurs, puisque vousm’aimez. Geneviève, au nom du ciel, dites-moi que ce n’est point laviolence de mes menaces qui vous a amenée ici. Dites-moi que, quandmême vous ne m’eussiez pas vu ce soir, en vous trouvant seule,isolée, sans asile, vous y fussiez venue, et acceptez le sermentque je vous fais de vous délier du serment que je vous ai forcée defaire.
Geneviève abaissa sur le jeune homme un regardempreint d’une ineffable reconnaissance.
– Généreux ! dit-elle. Oh ! monDieu, je vous remercie, il est généreux !
– Écoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieuque l’on chasse ici de ses temples, mais que l’on ne peut chasserde nos cœurs où il a mis l’amour, Dieu a fait cette soirée lugubreen apparence, mais étincelante au fond de joies et de félicités.Dieu vous a conduite à moi, Geneviève, il vous a mise entre mesbras, il vous parle par mon souffle. Dieu, enfin, Dieu veutrécompenser ainsi tant de souffrances que nous avons endurées, tantde vertus que nous avons déployées en combattant cet amour quisemblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur ettoujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus,Geneviève ! Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez-vous êtrechez un frère, voulez-vous que ce frère baise avec respect le basde votre robe, s’éloigne les mains jointes et franchisse le seuilsans retourner la tête ? Eh bien ! dites un mot, faitesun signe, et vous allez me voir m’éloigner, et vous serez seule,libre et en sûreté comme une vierge dans une église. Mais aucontraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous vous souvenir que jevous ai tant aimée que j’ai failli en mourir, que pour cet amourque vous pouvez faire fatal ou heureux, j’ai trahi les miens, queje me suis rendu odieux et vil à moi-même ; voulez-vous songerà tout ce que l’avenir nous garde de bonheur ; à la force et àl’énergie qu’il y a dans notre jeunesse et dans notre amour pourdéfendre ce bonheur qui commence contre quiconque voudraitl’attaquer ! Oh ! Geneviève, toi, tu es un ange de bonté,veux-tu, dis ? veux-tu rendre un homme si heureux qu’il neregrette plus la vie et qu’il ne désire plus le bonheuréternel ? Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, maGeneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi verscelui qui t’aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, detoute son âme ; Geneviève, mon amour, ma vie, Geneviève, nereprends pas ton serment !
Le cœur de la jeune femme se gonflait à cesdouces paroles : la langueur de l’amour, la fatigue de sessouffrances passées épuisaient ses forces ; les larmes nerevenaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots soulevaientencore sa poitrine brûlante.
Maurice comprit qu’elle n’avait plus decourage pour résister, il la saisit dans ses bras. Alors ellelaissa tomber sa tête sur son épaule, et ses longs cheveux sedénouèrent sur les joues ardentes de son amant.
En même temps Maurice sentit bondir sapoitrine, soulevée encore comme les vagues après l’orage.
– Oh ! tu pleures, Geneviève, luidit-il avec une profonde tristesse, tu pleures. Oh !rassure-toi. Non, non, jamais je n’imposerai l’amour à une douleurdédaigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d’un baiserqu’empoisonnera une seule larme de regret.
Et il desserra l’anneau vivant de ses bras, ilécarta son front de celui de Geneviève et se détournalentement.
Mais aussitôt, par une de ces réactions sinaturelles à la femme qui se défend et qui désire tout en sedéfendant, Geneviève jeta au cou de Maurice ses bras tremblants,l’étreignit avec violence et colla sa joue glacée et humide encoredes larmes qui venaient de se tarir sur la joue ardente du jeunehomme.
– Oh ! murmura-t-elle, nem’abandonne pas, Maurice, car je n’ai plus que toi au monde.
Un beau soleil venait, à travers lespersiennes vertes, dorer les feuilles de trois grands rosiersplacés dans des caisses de bois sur la fenêtre de Maurice.
Ces fleurs, d’autant plus précieuses à la vueque la saison commençait à fuir, embaumaient une petite salle àmanger dallée, reluisante de propreté, dans laquelle, à une tableservie sans profusion, mais élégamment, venaient de s’asseoirGeneviève et Maurice.
La porte était fermée, car la table supportaittout ce dont les convives avaient besoin. On comprenait qu’ilss’étaient dit :« Nous nous servironsnous-mêmes. »
On entendait dans la pièce voisine remuerl’officieux, empressé comme l’ardélion de Phèdre. La chaleur et lavie des derniers beaux jours entraient par les lames entrebâilléesde la jalousie, et faisaient briller comme de l’or et de l’émeraudeles feuilles des rosiers caressées par le soleil.
Geneviève laissa tomber de ses doigts sur sonassiette le fruit doré qu’elle tenait, et, rêveuse, souriant deslèvres seulement, tandis que ses grands yeux languissaient dans lamélancolie, elle demeura ainsi silencieuse, inerte, engourdie, bienque vivante et heureuse au soleil de l’amour, comme l’étaient cesbelles fleurs au soleil du ciel.
Bientôt ses yeux cherchèrent ceux de Maurice,et ils les rencontrèrent fixés sur elle : lui aussi laregardait et rêvait.
Alors elle posa son bras si doux et si blancsur l’épaule du jeune homme, qui tressaillit ; puis elle yappuya sa tête avec cette confiance et cet abandon qui sont bienplus que l’amour.
Geneviève le regardait sans lui parler etrougissait en le regardant.
Maurice n’avait qu’à incliner légèrement latête pour appuyer ses lèvres sur les lèvres entr’ouvertes de samaîtresse.
Il inclina la tête ; Geneviève pâlit, etses yeux se fermèrent comme les pétales de la fleur qui cache soncalice aux rayons de la lumière.
Ils demeuraient ainsi endormis dans cettefélicité inaccoutumée, quand le bruit aigu de la sonnette les fittressaillir.
Ils se détachèrent l’un de l’autre.
L’officieux entra et referma mystérieusementla porte.
– C’est le citoyen Lorin, dit-il.
– Ah ! ce cher Lorin, ditMaurice ; je vais aller le congédier. Pardon, Geneviève.
Geneviève l’arrêta.
– Congédier votre ami, Maurice !dit-elle ; un ami, un ami qui vous a consolé, aidé,soutenu ? Non, je ne veux pas plus chasser un tel ami de votremaison que de votre cœur ; qu’il entre, Maurice, qu’ilentre.
– Comment, vous permettez ?… ditMaurice.
– Je le veux, dit Geneviève.
– Oh ! mais vous trouvez donc que jene vous aime pas assez, s’écria Maurice ravi de cette délicatesse,et c’est de l’idolâtrie qu’il vous faut ?
Geneviève tendit son front rougissant au jeunehomme ; Maurice ouvrit la porte, et Lorin entra, beau comme lejour dans son costume de demi-muscadin. En apercevant Geneviève, ilmanifesta une surprise à laquelle succéda aussitôt un respectueuxsalut.
– Viens, Lorin, viens, dit Maurice, etregarde madame. Tu es détrôné, Lorin ; il y a maintenantquelqu’un que je te préfère. J’eusse donné ma vie pour toi ;pour elle, je ne t’apprends rien de nouveau, Lorin, pour elle, j’aidonné mon honneur.
– Madame, dit Lorin avec un sérieux quiaccusait en lui une émotion bien profonde, je tâcherai d’aimer plusque vous Maurice, pour que lui ne cesse pas de m’aimer tout àfait.
– Asseyez-vous, monsieur, dit en souriantGeneviève.
– Oui, assieds-toi, dit Maurice, qui,ayant serré à droite la main de son ami, à gauche celle de samaîtresse, venait de s’emplir le cœur de toute la félicité qu’unhomme peut ambitionner sur la terre.
– Alors tu ne veux donc plusmourir ? tu ne veux donc plus te faire tuer ?
– Comment cela ? demandaGeneviève.
– Oh ! mon Dieu, dit Lorin, quel’homme est un animal versatile, et que les philosophes ont bienraison de mépriser sa légèreté ! En voilà un, croiriez-vouscela, madame ? qui voulait, hier au soir, se jeter à l’eau,qui déclarait qu’il n’y avait plus de félicité possible pour lui ence monde ; et voilà que je le retrouve ce matin gai, joyeux,le sourire sur les lèvres, le bonheur sur le front, la vie dans lecœur, en face d’une table bien servie ; il est vrai qu’il nemange pas, mais cela ne prouve pas qu’il en soit plusmalheureux.
– Comment, dit Geneviève, il voulaitfaire tout cela ?
– Tout cela, et bien d’autres chosesencore ; je vous le raconterai plus tard ; mais pour lemoment j’ai très faim ; c’est la faute de Maurice, qui m’afait courir tout le quartier Saint-Jacques hier au soir. Permettezque j’entame votre déjeuner, auquel vous n’avez touché ni l’un nil’autre.
– Tiens, il a raison ! s’écriaMaurice avec une joie d’enfant ; déjeunons. Je n’ai pas mangé,ni vous non plus, Geneviève.
Il guettait l’œil de Lorin à ce nom ;mais Lorin ne sourcilla point.
– Ah çà ! mais tu avais donc devinéque c’était elle ! lui demanda Maurice.
– Parbleu ! répondit Lorin en secoupant une large tranche de jambon blanc et rose.
– J’ai faim aussi, dit Geneviève entendant son assiette.
– Lorin, dit Maurice, j’étais malade hierau soir.
– Tu étais plus que malade, tu étaisfou.
– Eh bien ! je crois que c’est toiqui es souffrant, ce matin.
– Comment cela ?
– Tu n’as pas encore fait de vers.
– J’y songeais à l’instant même, ditLorin.
Lorsqu’il siège au milieu des Grâces,
Phébus tient sa lyre à la main ;
Mais de Vénus s’il suit des traces,
Phébus perd sa lyre en chemin.
– Bon ! voilà toujours un quatrain,dit Maurice en riant.
– Et il faudra que tu t’en contentes, vuque nous allons causer de choses moins gaies.
– Qu’y a-t-il encore ? demandaMaurice avec inquiétude.
– Il y a que je suis prochainement degarde à la Conciergerie.
– À la Conciergerie ! ditGeneviève ; près de la reine ?
– Près de la reine… je crois que oui,madame.
Geneviève pâlit ; Maurice fronça lesourcil et fit un signe à Lorin.
Celui-ci se coupa une nouvelle tranche dejambon, double de la première.
La reine avait, en effet, été conduite à laconciergerie, où nous allons la suivre.
À l’angle du pont au Change et du quai auxFleurs s’élèvent les restes du vieux palais de saint Louis, quis’appelait, par excellence, le Palais, comme Rome s’appelait laVille, et qui continue à garder ce nom souverain depuis que lesseuls rois qui l’habitent sont les greffiers, les juges et lesplaideurs.
C’est une grande et sombre maison que celle dela justice, et qui fait plus craindre qu’aimer la rude déesse. On yvoit tout l’attirail et toutes les attributions de la vengeancehumaine réunis en un étroit espace. Ici, les salles où l’on gardeles prévenus ; plus loin, celles où on les juge ; plusbas, les cachots où on les enferme quand ils sont condamnés ;à la porte, la petite place où on les marque du fer rouge etinfamant ; à cent cinquante pas de la première, l’autre place,plus grande, où on les tue, c’est-à-dire la Grève, où on achève cequi a été ébauché au Palais.
La justice, comme on le voit, a tout sous lamain.
Toute cette partie d’édifices, accolés les unsaux autres, mornes, gris, percés de petites fenêtres grillées, oùles voûtes béantes ressemblent à des antres grillés qui longent lequai des Lunettes, c’est la Conciergerie.
Cette prison a des cachots que l’eau de laSeine vient humecter de son noir limon ; elle a des issuesmystérieuses qui conduisaient autrefois au fleuve les victimesqu’on avait intérêt à faire disparaître.
Vue en 1793, la Conciergerie, pourvoyeuseinfatigable de l’échafaud, la Conciergerie, disons-nous, regorgeaitde prisonniers dont on faisait en une heure des condamnés. À cetteépoque, la vieille prison de saint Louis était bien réellementl’hôtellerie de la mort. Sous les voûtes des portes, se balançait,la nuit, une lanterne au feu rouge, sinistre enseigne de ce lieu dedouleurs.
La veille de ce jour où Maurice, Lorin etGeneviève déjeunaient ensemble, un sourd roulement avait ébranlé lepavé du quai et les vitres de la prison ; puis le roulementavait cessé en face de la porte ogive ; des gendarmes avaientfrappé à cette porte avec la poignée de leur sabre, cette portes’était ouverte, la voiture était entrée dans la cour, et, quandles gonds avaient tourné derrière elle, quand les verrous avaientgrincé, une femme en était descendue.
Aussitôt le guichet béant devant ellel’engloutit. Trois ou quatre têtes curieuses, qui s’étaientavancées à la lueur des flambeaux pour considérer la prisonnière,et qui étaient apparues dans la demi-teinte, se plongèrent dansl’obscurité ; puis on entendit quelques rires vulgaires etquelques adieux grossiers échangés entre les hommes quis’éloignaient et qu’on entendait sans les voir.
Celle qu’on amenait ainsi était restée endedans du premier guichet avec ses gendarmes ; elle vit qu’ilfallait en franchir un second ; mais elle oublia que, pourpasser un guichet, on doit à la fois hausser le pied et baisser latête, car on trouve en bas une marche qui monte, et en haut unemarche qui descend.
La prisonnière, encore mal habituée sans douteà l’architecture des prisons, malgré le long séjour qu’elle y avaitdéjà fait, oublia de baisser son front et se heurta violemment à labarre de fer.
– Vous êtes-vous fait mal,citoyenne ? demanda un des gendarmes.
– Rien ne me fait plus mal à présent,répondit-elle tranquillement.
Et elle passa sans proférer aucune plainte,quoique l’on vît au-dessus du sourcil la trace presque sanglantequ’y avait laissée le contact de la barre de fer.
Bientôt on aperçut le fauteuil du concierge,fauteuil plus vénérable aux yeux des prisonniers que ne l’est auxyeux des courtisans le trône d’un roi, car le concierge d’uneprison est le dispensateur des grâce, et toute grâce est importantepour un prisonnier ; souvent la moindre faveur change son cielsombre en un firmament lumineux.
Le concierge Richard, installé dans sonfauteuil, que, bien convaincu de son importance, il n’avait pasquitté malgré le bruit des grilles et le roulement de la voiturequi lui annonçait un nouvel hôte, le concierge Richard prit sontabac, regarda la prisonnière, ouvrit un registre fort gros, etchercha une plume dans le petit encrier de bois noir où l’encre,pétrifiée sur les bords, conservait encore au milieu un peu debourbeuse humidité, comme, au milieu du cratère d’un volcan, ilreste toujours un peu de matière en fusion.
– Citoyen concierge, dit le chef del’escorte, fais-nous l’écrou et vivement, car on nous attend avecimpatience à la Commune.
– Oh ! ce ne sera pas long, dit leconcierge en versant dans son encrier quelques gouttes de vin quirestaient au fond d’un verre ; on a la main faite à cela, Dieumerci ! Tes noms et prénoms, citoyenne ?
Et, trempant sa plume dans l’encre improvisée,il s’apprêta à écrire au bas de la page, déjà pleine aux septhuitièmes, l’écrou de la nouvelle venue ; tandis que, deboutderrière son fauteuil, la citoyenne Richard, femme aux regardsbienveillants, contemplait, avec un étonnement presque respectueux,cette femme à l’aspect à la fois si triste, si noble et si fier,que son mari interrogeait.
– Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe deLorraine, répondit la prisonnière, archiduchesse d’Autriche, reinede France.
– Reine de France ? répéta leconcierge en se soulevant étonné sur le bras de son fauteuil.
– Reine de France, répéta la prisonnièredu même ton.
– Autrement dit, veuve Capet, dit le chefde l’escorte.
– Sous lequel de ces deux noms dois-jel’inscrire ? demanda le concierge.
– Sous celui des deux que tu voudras,pourvu que tu l’inscrives vite, dit le chef de l’escorte.
Le concierge retomba sur son fauteuil, et,avec un léger tremblement, il écrivit sur son registre les prénoms,le nom et le titre que s’était donnés la prisonnière, inscriptionsdont l’encre apparaît encore rougeâtre aujourd’hui sur ce registre,dont les rats de la conciergerie révolutionnaire ont grignoté lafeuille à l’endroit le plus précieux.
La femme Richard se tenait toujours deboutderrière le fauteuil de son mari ; seulement, un sentiment dereligieuse commisération lui avait fait joindre les mains.
– Votre âge ? continua leconcierge.
– Trente-sept ans et neuf mois, réponditla reine.
Richard se remit à écrire, puis détailla lesignalement, et termina par les formules et les notesparticulières.
– Bien, dit-il, c’est fait.
– Où conduit-on la prisonnière ?demanda le chef de l’escorte.
Richard prit une seconde prise de tabac etregarda sa femme.
– Dame ! dit celle-ci, nous n’étionspas prévenus, de sorte que nous ne savons guère…
– Cherche ! dit le brigadier.
– Il y a la chambre du conseil, reprit lafemme.
– Hum ! c’est bien grand, murmuraRichard.
– Tant mieux ! si elle est grande,on pourra plus facilement y placer des gardes.
– Va pour la chambre du conseil, ditRichard ; mais elle est inhabitable pour le moment, car il n’ya pas de lit.
– C’est vrai, répondit la femme, je n’yavais pas songé.
– Bah ! dit un des gendarmes, on ymettra un lit demain, et demain sera bientôt venu.
– D’ailleurs, la citoyenne peut passercette nuit, dans notre chambre ; n’est-ce pas, notrehomme ? dit la femme Richard.
– Eh bien, et nous, donc ? dit leconcierge.
– Nous ne nous coucherons pas ;comme l’a dit le citoyen gendarme, une nuit est bientôt passée.
– Alors, dit Richard, conduisez lacitoyenne dans ma chambre.
– Pendant ce temps-là, vous préparereznotre reçu, n’est-ce pas ?
– Vous le trouverez en revenant.
La femme Richard prit une chandelle quibrûlait sur la table, et marcha la première.
Marie-Antoinette la suivit sans mot dire,calme et pâle, comme toujours ; deux guichetiers, auxquels lafemme Richard fit un signe, fermèrent la marche. On montra à lareine un lit auquel la femme Richard s’empressa de mettre des drapsblancs. Les guichetiers s’installèrent aux issues ; puis laporte fut refermée à double tour, et Marie-Antoinette se trouvaseule.
Comment elle passa cette nuit, nul le sait,puisqu’elle la passa face à face avec Dieu.
Ce fut le lendemain seulement que la reine futconduite dans la chambre du conseil, quadrilatère allongé dont leguichet d’entrée donne sur un corridor de la Conciergerie, et quel’on avait coupé dans toute sa longueur par une cloison quin’atteignait pas à la hauteur du plafond.
L’un des compartiments était la chambre deshommes de garde.
L’autre était celle de la reine.
Une fenêtre grillée de barreaux épaiséclairait chacune de ces deux cellules.
Un paravent, substitué à une porte, isolait lareine de ses gardiens, et fermait l’ouverture du milieu.
La totalité de cette chambre était carrelée debriques sur champ.
Enfin les murs avaient été décorés autrefoisd’un cadre de bois doré d’où pendaient encore des lambeaux depapier fleurdelisé.
Un lit dressé en face de la fenêtre, unechaise placée près du jour, tel était l’ameublement de la prisonroyale.
En y entrant, la reine demanda qu’on luiapportât ses livres et son ouvrage.
On lui apporta les Révolutionsd’Angleterre, qu’elle avait commencées au Temple, leVoyage du jeune Anarcharsis, et sa tapisserie.
De leur côté, les gendarmes s’établirent dansla cellule voisine. L’histoire a conservé leurs noms, comme ellefait des êtres les plus infimes que la fatalité associe aux grandescatastrophes, et qui voient refléter sur eux un fragment de cettelumière que jette la foudre en brisant, soit les trônes des rois,soit les rois eux-mêmes.
Ils s’appelaient Duchesne et Gilbert.
La Commune avait désigné ces deux hommes,qu’elle connaissait pour bons patriotes, et ils devaient rester àposte fixe dans leur cellule jusqu’au jugement deMarie-Antoinette : on espérait éviter par ce moyen lesirrégularités presque inévitables d’un service qui change plusieursfois le jour, et l’on conférait une responsabilité terrible auxgardiens.
La reine fut, dès ce jour même, par laconversation de ces deux hommes, dont toutes les paroles arrivaientjusqu’à elles, lorsque aucun motif ne les forçait à baisser lavoix, la reine, disons-nous, fut instruite de cette mesure ;elle en ressentit à la fois de la joie et de l’inquiétude ;car, si, d’un côté, elle se disait que ces hommes devaient êtrebien sûrs, puisqu’on les avait choisis entre tant d’hommes, d’unautre côté, elle réfléchissait que ses amis trouveraient bien plusd’occasions de corrompre deux gardiens connus et à poste fixe quecent inconnus désignés par le hasard et passant auprès d’elle àl’improviste et pour un seul jour.
La première nuit, avant de se coucher, un desdeux gendarmes avait fumé selon son habitude ; la vapeur dutabac glissa par les ouvertures de la cloison et vint assiéger lamalheureuse reine, dont l’infortune avait irrité toutes lesdélicatesses au lieu de les émousser.
Bientôt elle se sentit prise de vapeurs et denausées : sa tête s’embarrassa des pesanteurs del’asphyxie ; mais, fidèle à son système d’indomptable fierté,elle ne se plaignit point.
Tandis qu’elle veillait de cette veilledouloureuse et que rien ne troublait le silence de la nuit, ellecrut entendre comme un gémissement qui venait du dehors ; cegémissement était lugubre et prolongé, c’était quelque chose desinistre et de perçant comme les bruits du vent dans les corridorsdéserts, quand la tempête emprunte une voix humaine pour donner lavie aux passions des éléments.
Bientôt elle reconnut que ce bruit qui l’avaitfait tressaillir d’abord, que ce cri douloureux et persévérantétait la plainte lugubre d’un chien hurlant sur le quai. Elle pensaaussitôt à son pauvre Black, auquel elle n’avait pas songé aumoment où elle avait été enlevée du Temple, et dont elle crutreconnaître la voix. En effet, le pauvre animal, qui, par trop devigilance, avait perdu sa maîtresse, était descendu invisiblederrière elle, avait suivi sa voiture jusqu’aux grilles de laConciergerie, et ne s’en était éloigné que parce qu’il avait failliêtre coupé en deux par la double lame de fer qui s’était referméederrière elle.
Mais bientôt le pauvre animal était revenu,et, comprenant que sa maîtresse était renfermée dans ce grandtombeau de pierre, il l’appelait en hurlant, et attendait, à dixpas de la sentinelle, la caresse d’une réponse.
La reine répondit par un soupir qui fitdresser l’oreille à ses gardiens.
Mais, comme ce soupir fut le seul, et qu’aucunbruit ne lui succéda dans la chambre de Marie-Antoinette, sesgardiens se rassurèrent bientôt et retombèrent dans leurassoupissement.
Le lendemain, au point du jour, la reine étaitlevée et habillée. Assise près de la fenêtre grillée, dont le jour,tamisé par les barreaux, descendait bleuâtre sur ses mainsamaigries, elle lisait en apparence, mais sa pensée était bien loindu livre.
Le gendarme Gilbert entr’ouvrit le paravent etla regarda en silence. Marie-Antoinette entendit le cri du meublequi se repliait sur lui-même en frôlant le parquet, mais elle neleva point la tête.
Elle était placée de manière à ce que lesgendarmes pussent voir sa tête entièrement baignée de cette lumièrematinale.
Le gendarme Gilbert fit signe à son camaradede venir regarder avec lui par l’ouverture.
Duchesne se rapprocha.
– Vois donc, dit Gilbert à voix basse,comme elle est pâle ; c’est effrayant ! Ses yeux bordésde rouge annoncent qu’elle souffre ; on dirait qu’elle apleuré.
– Tu sais bien, dit Duchesne, que laveuve Capet ne pleure jamais ; elle est trop fière pourcela.
– Alors, c’est qu’elle est malade, ditGilbert.
Puis, haussant la voix :
– Dis donc, citoyenne Capet,demanda-t-il, est-ce que tu es malade ?
La reine leva lentement les yeux, et sonregard se fixa clair et interrogateur sur ces deux hommes.
– Est-ce que c’est à moi que vous parlez,messieurs ? demanda-t-elle d’une voix pleine de douceur, carelle avait cru remarquer une nuance d’intérêt dans l’accent decelui qui lui avait adressé la parole.
– Oui, citoyenne, c’est à toi, repritGilbert, et nous te demandons si tu es malade.
– Pourquoi cela ?
– Parce que tu as les yeux bienrouges.
– Et que tu es bien pâle en même temps,ajouta Duchesne.
– Merci, messieurs. Non, je ne suis pointmalade ; seulement, j’ai beaucoup souffert cette nuit.
– Ah ! oui, tes chagrins.
– Non, messieurs, mes chagrins étanttoujours les mêmes, et la religion m’ayant appris à les mettre auxpieds de la croix, mes chagrins ne me rendent pas plus souffranteun jour que l’autre ; non, je suis malade parce que je n’aipas beaucoup dormi cette nuit.
– Ah ! la nouveauté du logement, lechangement de lit, dit Duchesne.
– Et puis le logement n’est pas beau,ajouta Gilbert.
– Ce n’est pas non plus cela, messieurs,dit la reine en secouant la tête. Laide ou belle, ma demeure m’estindifférente.
– Qu’est-ce donc, alors ?
– Ce que c’est ?
– Oui.
– Je vous demande pardon de vous ledire ; mais j’ai été fort incommodée de cette odeur de tabacque monsieur exhale encore en ce moment.
En effet, Gilbert fumait, ce qui, au reste,était sa plus habituelle occupation.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-iltout troublé de la douceur avec laquelle la reine lui parlait.C’est cela ! que ne le disais-tu, citoyenne ?
– Parce que je ne me suis pas cru ledroit de vous gêner dans vos habitudes, monsieur.
– Ah bien, tu ne seras plus incommodée,par moi du moins, dit Gilbert en jetant sa pipe, qui alla se brisersur le carreau ; car je ne fumerai plus.
Et il se retourna, emmenant son compagnon, etrefermant le paravent.
– Possible qu’on lui coupe la tête, c’estl’affaire de la nation, cela ; mais à quoi bon la fairesouffrir, cette femme ?
Nous sommes des soldats et non pas desbourreaux comme Simon.
– C’est un peu aristocrate, ce que tufais là, compagnon, dit Duchesne en secouant la tête.
– Qu’appelles-tu aristocrate ?Voyons, explique-moi un peu cela.
– J’appelle aristocrate tout ce qui vexela nation et qui fait plaisir à ses ennemis.
– Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexela nation parce que je ne continue pas d’enfumer la veuveCapet ? Allons donc ! vois-tu, moi, continua le bravehomme, je me rappelle mon serment à la patrie et la consigne de monbrigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par cœur :« Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrerpersonne auprès d’elle, écarter toute correspondance qu’ellevoudrait nouer ou entretenir et mourir à mon poste. » Voilà ceque j’ai promis et je le tiendrai. Vive la nation !
– Ce que je t’en dis, reprit Duchesne,n’est pas que je t’en veuille, au contraire ; mais cela meferait de la peine que tu te compromisses.
– Chut ! voilà quelqu’un.
La reine n’avait pas perdu un mot de cetteconversation, quoiqu’elle eût été faite à voix basse. La captivitédouble l’acuité des sens.
Le bruit qui avait attiré l’attention des deuxgardiens était celui de plusieurs personnes qui s’approchaient dela porte.
Elle s’ouvrit.
Deux municipaux entrèrent suivis du conciergeet de quelques guichetiers.
– Eh bien, demandèrent-ils, laprisonnière ?
– Elle est là, répondirent les deuxgendarmes.
– Comment est-elle logée ?
– Voyez.
Et Gilbert alla heurter au paravent.
– Que voulez-vous ? demanda lareine.
– C’est la visite de la Commune,citoyenne Capet.
« Cet homme est bon, pensaMarie-Antoinette, et si mes amis le veulent bien… »
– C’est bon, c’est bon, dirent lesmunicipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine ;il n’est pas besoin de tant de façons.
La reine ne leva point la tête, et l’on eût pucroire, à son impassibilité, qu’elle n’avait ni vu ni entendu cequi venait de se passer, et qu’elle se croyait toujours seule.
Les délégués de la Commune observèrentcurieusement tous les détails de la chambre, sondèrent lesboiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur lacour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieusevigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole àMarie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s’apercevoir de leurprésence.
Vers la fin de cette même journée où nousavons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prisonde la reine, un homme, vêtu d’une carmagnole grise, la têtecouverte d’épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs,d’un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peupleles patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle siphilosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fortattentif à regarder les allants et les venants qui forment lapopulation ordinaire de cette salle, population fort augmentée àcette époque, où les procès avaient acquis une importance majeureet où l’on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête auxbourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigablepourvoyeur.
C’était une attitude de fort bon goût quecelle qu’avait prise l’homme dont nous venons d’esquisser leportrait. La société, à cette époque, était divisée en deuxclasses, les moutons et les loups ; les uns devaientnaturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de lasociété dévorait l’autre moitié.
Notre farouche promeneur était de petitetaille ; il brandissait d’une main noire et sale un de cesgourdins qu’on appelait constitution ; il est vraique la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bienpetite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l’étrangepersonnage le rôle d’inquisiteur qu’il s’était arrogé à l’égard desautres ; mais personne n’eût osé contrôler, en quelque choseque ce fût, un homme d’un aspect aussi terrible.
En effet, ainsi posé, l’homme au gourdincausait une grave inquiétude à certains groupes de scribes àcahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cetteépoque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux,selon qu’on examinera la question au point de vue conservateur ourévolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de l’œil salongue barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sourcilstouffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que lapromenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salledes Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d’eux.
Cette terreur leur était surtout venue de ceque, chaque fois qu’ils s’étaient avisés de s’approcher de lui oumême de le regarder trop attentivement, l’homme au gourdin avaitfait retentir sur les dalles son arme pesante, qui arrachait auxpierres sur lesquelles elle retombait un son tantôt mat et sourd,tantôt éclatant et sonore.
Mais ce n’étaient pas seulement les bravesgens à cahutes dont nous avons parlé, et qu’on désigne généralementsous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidableimpression : c’étaient encore les différents individus quientraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou parquelqu’un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avecprécipitation en apercevant l’homme au gourdin, lequel continuait àfaire obstinément son trajet d’un bout à l’autre de la salle,trouvant à chaque moment un prétexte de faire résonner son gourdinsur les dalles.
Si les écrivains eussent été moins effrayés etles promeneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute découvertque notre patriote, capricieux comme toutes les naturesexcentriques ou extrêmes, semblait avoir des préférences pourcertaines dalles, celles, par exemple, qui, situées à peu dedistance du mur de droite, et au milieu de la salle, à peu près,rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.
Il finit même par concentrer sa colère surquelques dalles seulement, et c’était surtout sur les dalles ducentre. Un instant même, il s’oublia jusqu’à s’arrêter pour mesurerde l’œil quelque chose comme une distance.
Il est vrai que cette absence dura peu, etqu’il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu’unéclair de joie avait remplacée.
Presque au même instant, un autre patriote,– à cette époque chacun avait son opinion écrite sur sonfront, ou plutôt sur ses habits ; – presque au mêmeinstant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de lagalerie, et, sans paraître partager le moins du monde l’impressiongénérale de terreur qu’inspirait le premier occupant, venaitcroiser sa promenade d’un pas à peu près égal au sien ; desorte qu’à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.
Le nouveau venu avait, comme l’autre, unbonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et ungourdin ; il avait, en outre, de plus que l’autre, un grandsabre qui lui battait les mollets ; mais, ce qui faisaitsurtout le second plus à craindre que le premier, c’est qu’autantle premier avait l’air terrible, autant le second avait l’air faux,haineux et bas.
Aussi, quoique ces deux hommes parussentappartenir à la même cause et partager la même opinion, lesassistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, nonpas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur lamême ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leurattente fut déçue : les deux patriotes se contentèrentd’échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir leplus petit des deux ; seulement, au mouvement involontaire deses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée,non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.
Et cependant, au second tour, comme si lepatriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbativejusque-là, s’éclaircit ; quelque chose comme un sourire quiessayait d’être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuyalégèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d’arrêter lesecond patriote dans la sienne.
À peu près au centre, ils se joignirent.
– Eh pardieu ! c’est le citoyenSimon ! dit le premier patriote.
– Lui-même ! Mais que lui veux-tu,au citoyen Simon ? et qui es-tu, d’abord ?
– Fais donc semblant de ne me pasreconnaître !
– Je ne te reconnais pas du tout, par uneexcellente raison, c’est que je ne t’ai jamais vu.
– Allons donc ! tu ne reconnaîtraispas celui qui a eu l’honneur de porter la tête de laLamballe ?
Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur,s’élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simontressaillit.
– Toi ? fit-il ; toi ?
– Eh bien, cela t’étonne ? Ah !citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles !…Tu me fais de la peine.
– C’est fort bien, ce que tu as fait, ditSimon ; mais je ne te connaissais pas.
– Il y a plus d’avantage à garder lepetit Capet, on est plus en vue ; car, moi, je te connais, etje t’estime.
– Ah ! merci.
– Il n’y a pas de quoi… Donc, tu tepromènes ?
– Oui, j’attends quelqu’un… Ettoi ?
– Moi aussi.
– Comment donc t’appelles-tu ? Jeparlerai de toi au club.
– Je m’appelle Théodore.
– Et puis ?
– Et puis, c’est tout ; ça ne tesuffit pas ?
– Oh ! parfaitement… Qui attends-tu,citoyen Théodore ?
– Un ami auquel je veux faire une bonnepetite dénonciation.
– En vérité ! Conte-moi cela.
– Une couvée d’aristocrates.
– Qui s’appellent ?
– Non, vrai, je ne peux dire cela qu’àmon ami.
– Tu as tort ; car voici le mien quis’avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez laprocédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein ?
– Fouquier-Tinville ! s’écria lepremier patriote.
– Rien que cela, cher ami.
– Eh bien, c’est bon.
– Eh ! oui, c’est bon… Bonjour,citoyen
Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme,ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d’épaissourcils, venait de déboucher d’une porte latérale de la salle, sonregistre à la main, ses liasses sous le bras.
– Bonjour, Simon, dit-il ; quoi denouveau ?
– Beaucoup de choses. D’abord, unedénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de laLamballe. Je te le présente.
Fouquier attacha son regard intelligent sur lepatriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse deses nerfs.
– Théodore, dit-il. Qui est ceThéodore ?
– Moi, dit l’homme à la carmagnole.
– Tu as porté la tête de la Lamballe,toi ? fit l’accusateur public avec une expression trèsprononcée de doute.
– Moi, rue Saint-Antoine.
– Mais j’en connais un qui s’en vante,dit Fouquier.
– Moi, j’en connais dix, repritcourageusement le citoyen Théodore ; mais enfin, comme ceux-làdemandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j’espèreavoir la préférence.
Ce trait fit rire Simon et déridaFouquier.
– Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l’aspas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie ;Simon a quelque chose à me dire.
Théodore s’éloigna, fort peu blessé de lafranchise du citoyen accusateur public.
– Un moment, cria Simon, ne le renvoiepas comme cela ; entends d’abord la dénonciation qu’il nousapporte.
– Ah ! fit d’un air distraitFouquier-Tinville, une dénonciation ?
– Oui, une couvée, ajouta Simon.
– À la bonne heure, parle ; de quois’agit-il ?
– Oh ! presque rien : lecitoyen Maison-Rouge et quelques amis.
Fouquier fit un bond en arrière, Simon levales bras au ciel.
– En vérité ? dirent-ils tous deuxensemble.
– Pure vérité ; voulez-vous lesprendre ?
– Tout de suite ; oùsont-ils ?
– J’ai rencontré le Maison-Rouge rue dela Grande-Truanderie.
– Tu te trompes, il n’est pas à Paris,répliqua Fouquier.
– Je l’ai vu, te dis-je.
– Impossible. On a mis cent hommes à sapoursuite ; ce n’est pas lui qui se montrerait dans lesrues.
– Lui, lui, lui, fit le patriote, ungrand brun, fort comme trois forts, et barbu comme un ours.Fouquier haussa les épaules avec dédain.
– Encore une sottise, dit-il ;Maison-Rouge est petit, maigre, et n’a pas un poil de barbe.
Le patriote laissa retomber ses bras d’un airconsterné.
– N’importe, la bonne intention estréputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux ; hâte-toi,l’on m’attend au greffe, voici l’heure des charrettes.
– Eh bien, rien de nouveau ;l’enfant va bien.
Le patriote tournait le dos de façon à ne pasparaître indiscret, mais de façon à entendre.
– Je m’en vais si je vous gêne,dit-il.
– Adieu, dit Simon.
– Bonjour, fit Fouquier.
– Dis à ton ami que tu t’es trompé,ajouta Simon.
– Bien, je l’attends.
Et Théodore s’écarta un peu et s’appuya surson gourdin.
– Ah ! le petit va bien, dit alorsFouquier ; mais le moral ?
– Je le pétris à volonté.
– Il parle donc ?
– Quand je veux.
– Tu crois qu’il pourrait témoigner dansle procès d’Antoinette ?
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
Théodore s’adossa au pilier, l’œil tourné versles portes ; mais cet œil était vague, tandis que les oreillesdu citoyen venaient d’apparaître nues et dressées sous le vastebonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien ; mais, à coup sûr,il entendait quelque chose.
– Réfléchis bien, dit Fouquier, ne faispas faire à la commission ce qu’on appelle un pas de clerc. Tu essûr que Capet parlera ?
– Il dira tout ce que je voudrai.
– Il t’a dit, à toi, ce que nous allonslui demander ?
– Il me l’a dit.
– C’est important, citoyen Simon, ce quetu promets là. Cet aveu de l’enfant est mortel pour la mère.
– J’y compte, pardieu !
– On n’aura pas encore vu pareille chose,depuis les confidences que Néron faisait à Narcisse, murmuraFouquier d’une voix sombre. Encore une fois, réfléchis, Simon.
– On dirait, citoyen, que tu me prendspour une brute ; tu me répètes toujours la même chose. Voyons,écoute cette comparaison ; quand je mets un cuir dans l’eau,devient-il souple ?
– Mais… je ne sais pas, répliquaFouquier.
– Il devient souple. Eh bien, le petitCapet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou.J’ai mes procédés pour cela.
– Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ceque tu voulais dire ?
– Tout… J’oubliais : voici unedénonciation.
– Toujours ! tu veux donc mesurcharger de besogne ?
– Il faut servir la patrie.
Et Simon présenta un morceau de papier aussinoir que l’un de ces cuirs dont il parlait tout à l’heure maismoins souple assurément. Fouquier le prit et le lut.
– Encore ton citoyen Lorin ; tu haisdonc bien cet homme ?
– Je le trouve toujours en hostilité avecla loi. Il a dit : « Adieu madame », à une femme quile saluait d’une fenêtre, hier au soir… Demain, j’espère te donnerquelques mots sur un autre suspect : ce Maurice, qui étaitmunicipal au Temple lors de l’œillet rouge.
– Précise ! précise ! ditFouquier en souriant à Simon.
Il lui tendit la main, et tourna le dos avecun empressement qui témoignait peu en faveur du cordonnier.
– Que diable veux-tu que jeprécise ? On en a guillotiné qui en avaient fait moins.
– Eh ! patience, répondit Fouquieravec tranquillité ; on ne peut pas tout faire à la fois.
Et il rentra d’un pas rapide sous lesguichets. Simon chercha des yeux son citoyen Théodore, pour seconsoler avec lui.
Il ne le vit plus dans la salle.
Il franchissait à peine la grille de l’ouest,que Théodore reparut à l’angle d’une cahute d’écrivain. L’habitantde la cahute l’accompagnait.
– À quelle heure ferme-t-on lesgrilles ? dit Théodore à cet homme.
– À cinq heures.
– Et ensuite, que se fait-ilici ?
– Rien ; la salle est vide jusqu’aulendemain.
– Pas de rondes, pas devisites ?
– Non, monsieur, nos baraques ferment àclef.
Ce mot de monsieur fit froncer lesourcil à Théodore, qui regarda aussitôt avec défiance autour delui.
– La pince et les pistolets sont dans labaraque ? dit-il.
– Oui, sous le tapis.
– Retourne chez nous… À propos,montre-moi encore la chambre de ce tribunal dont la fenêtre n’estpas grillée, et qui donne sur une cour près la place Dauphine.
– À gauche entre les piliers, sous lalanterne.
– Bien. Va-t’en et tiens les chevaux àl’endroit désigné !
– Oh ! bonne chance, monsieur, bonnechance !… Comptez sur moi !
– Voici le bon moment… personne neregarde… ouvre ta baraque.
– C’est fait, monsieur ; je prieraipour vous !
– Ce n’est pas pour moi qu’il fautprier ! Adieu. Et le citoyen Théodore, après un éloquentregard, se glissa si adroitement sous le petit toit de la baraque,qu’il disparut comme eût fait l’ombre de l’écrivain qui fermait laporte.
Ce digne scribe retira sa clef de la serrure,prit des papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avecles rares employés que le coup de cinq heures faisait sortir desgreffes comme une arrière-garde d’abeilles attardées.
La nuit avait enveloppé de son grand voilegrisâtre cette salle immense dont les malheureux échos ont pourtâche de répéter l’aigre parole des avocats et les parolessuppliantes des plaideurs.
De loin en loin, au milieu de l’obscurité,droite et immobile, une colonne blanche semblait veiller au milieude la salle comme un fantôme protecteur de ce lieu sacré.
Le seul bruit qui se fît entendre dans cetteobscurité était le grignotement et le galop quadruple des rats quirongeaient les paperasses renfermées dans les cahutes des écrivainsaprès avoir commencé par en ronger le bois.
On entendait bien parfois aussi le bruit d’unevoiture pénétrant jusqu’à ce sanctuaire de Thémis, comme dirait unacadémicien, et de vagues cliquetis de clefs qui semblaient sortirde dessous terre ; mais tout cela bruissait dans le lointain,et rien ne fait ressortir comme un bruit éloigné l’opacité dusilence, de même que rien ne fait ressortir l’obscurité commel’apparition d’une lumière lointaine.
Certes, il eût été saisi d’une vertigineuseterreur, celui qui, à cette heure, se fût hasardé dans la vastesalle du Palais, dont les murs étaient encore à l’extérieur rougesdu sang des victimes de Septembre, dont les escaliers avaient vu,le jour même, passer vingt-cinq condamnés à mort, et dont uneépaisseur de quelques pieds seulement séparait les dalles descachots de la Conciergerie peuplés de squelettes blanchis.
Cependant, au milieu de cette nuit effrayante,au milieu de ce silence presque solennel, un faible grincement sefit entendre : la porte d’une cahute d’écrivain roula sur sesgonds criards, et une ombre, plus noire que l’ombre de la nuit, seglissa avec précaution hors de la baraque.
Alors ce patriote enragé, qu’on appelait toutbas monsieur,et qui prétendait bien haut se nommerThéodore, frôla d’un pas léger les dalles raboteuses.
Il tenait à la main droite une lourde pince defer, et, de la gauche, il assurait dans sa ceinture un pistolet àdeux coups.
– J’ai compté douze dalles à partir del’échoppe, murmura-t-il ; voyons, voici l’extrémité de lapremière.
Et, tout en calculant, il tâtait de la pointedu pied cette fente que le temps rend plus sensible entre chaquejointure de pierre.
– Voyons, murmura-t-il en s’arrêtant,ai-je bien pris mes mesures ? serai-je assez fort, et elle,aura-t-elle assez de courage ? Oh ! oui, car son couragem’est assez connu. Oh ! mon Dieu ! quand je prendrai samain, quand je lui dirai : « Madame, vous êtessauvée !… »
Il s’arrêta comme écrasé sous le poids d’unepareille espérance.
– Oh ! reprit-il, projet téméraire,insensé ! diront les autres en s’enfonçant sous leurscouvertures, ou en se contentant d’aller rôder vêtus en laquaisautour de la Conciergerie ; mais c’est qu’ils n’ont pas ce quej’ai pour oser, c’est que je veux sauver non seulement la reine,mais encore et surtout la femme.
» Allons, à l’œuvre, et récapitulons.
» Lever la dalle, ce n’est rien ; lalaisser ouverte, là est le danger, car une ronde peut venir… Maisjamais il ne vient de rondes. On n’a pas de soupçons, car je n’aipas de complices, et puis que faut-il de temps à une ardeur commela mienne pour franchir le couloir sombre ? En trois minutesje suis sous sa chambre ; en cinq autres minutes, je lève lapierre qui sert de foyer à la cheminée ; elle m’entendratravailler, mais elle a tant de fermeté, qu’elle ne s’effrayerapoint ! au contraire, elle comprendra que c’est un libérateurqui s’avance… Elle est gardée par deux hommes ; sans doute cesdeux hommes accourront…
» Eh bien, après tout, deux hommes, ditle patriote avec un sombre sourire et regardant tour à tour l’armequ’il avait à sa ceinture et celle qu’il tenait à sa main, deuxhommes, c’est un double coup de ce pistolet, ou deux coups de cettebarre de fer. Pauvres gens !… Oh ! il en est mort biend’autres, et qui n’étaient pas plus coupables.
» Allons !
Et le citoyen Théodore appuya résolument sapince entre la jointure des deux dalles.
Au même moment, une vive lumière glissa commeun sillon d’or sur les dalles, et un bruit répété par l’écho de lavoûte fit tourner la tête au conspirateur, qui, d’un seul bond,revint se tapir dans l’échoppe.
Bientôt, des voix, affaiblies parl’éloignement, affaiblies par l’émotion que tous les hommesressentent la nuit dans un vaste édifice, arrivèrent à l’oreille deThéodore.
Il se baissa, et, par une ouverture del’échoppe, il aperçut d’abord un homme en costume militaire dont legrand sabre, résonnant sur les dalles, était un des bruits quiavaient attiré son attention ; puis un homme en habitpistache, tenant une règle à la main et des rouleaux de papier sousle bras ; puis un troisième, en grosse veste de ratine et enbonnet fourré ; puis enfin un quatrième, en sabots et encarmagnole.
La grille des Merciers grinça sur ses gonds,sonores, et vint claquer sur la chaîne de fer destinée à la tenirouverte le jour.
Les quatre hommes entrèrent.
– Une ronde, murmura Théodore. Dieu soitbéni ! dix minutes plus tard, j’étais perdu.
Puis, avec une attention profonde, ils’appliqua à reconnaître les personnes qui composaient cetteronde.
Il en reconnut trois en effet.
Celui qui marchait en tête, vêtu d’un costumede général, était Santerre ; l’homme à la veste de ratine etau bonnet fourré était le concierge Richard ; l’homme ensabots et en carmagnole était probablement le guichetier.
Mais il n’avait jamais vu l’homme à l’habitpistache, qui tenait une règle à la main et des papiers sous sonbras.
Quel pouvait être cet homme, et que venaientfaire à dix heures du soir, dans la salle des Pas-Perdus, legénéral de la Commune, le gardien de la Conciergerie, un guichetieret cet homme inconnu ?
Le citoyen Théodore s’appuya sur un genou,tenant d’une main son pistolet tout armé, et, de l’autre,arrangeant son bonnet sur ses cheveux, que le mouvement précipitéqu’il venait de faire avait beaucoup trop dérangés à leur base pourqu’ils fussent naturels.
Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnesavaient gardé le silence, ou, du moins, les paroles qu’ils avaientprononcées n’étaient parvenues aux oreilles du conspirateur quecomme un vain bruit.
Mais, à dix pas de la cachette, Santerreparla, et sa voix arriva distincte jusqu’au citoyen Théodore.
– Voyons, dit-il, nous voici dans lasalle des Pas-Perdus. C’est à toi de nous guider maintenant,citoyen architecte, et de tâcher surtout que ta révélation ne soitpas une baliverne ; car, vois-tu, la Révolution a fait justicede toutes ces bêtises-là, et nous ne croyons pas plus auxsouterrains qu’aux esprits. Qu’en dis-tu, citoyen Richard ?ajouta Santerre en se tournant vers l’homme au bonnet fourré et àla veste de ratine.
– Je n’ai jamais dit qu’il n’y eût pointde souterrain sous la Conciergerie, répondit celui-ci ; etvoici Gracchus, qui est guichetier depuis dix ans, qui, parconséquent, connaît la Conciergerie comme sa poche, et quicependant ignore l’existence du souterrain dont parle le citoyenGiraud ; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte dela ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c’est sonétat.
Théodore frissonna des pieds à la tête enentendant ces paroles.
– Heureusement, murmura-t-il, la salleest grande, et, avant de trouver ce qu’ils cherchent, ilschercheront deux jours au moins.
Mais l’architecte ouvrit son grand rouleau depapier, mit ses lunettes et s’agenouilla devant un plan qu’ilexamina aux tremblotantes clartés de la lanterne que tenaitGracchus.
– J’ai peur, dit Santerre engoguenardant, que le citoyen Giraud n’ait rêvé.
– Tu vas voir, citoyen général, ditl’architecte, tu vas voir si je suis un rêveur ; attends,attends.
– Tu vois, nous attendons, ditSanterre.
– Bien, dit l’architecte.
Puis calculant :
– Douze et quatre font seize, dit-il, ethuit vingt-quatre, qui, divisés par six, donnent quatre ;après quoi, il nous reste une demie ; c’est cela, je tiens monendroit, et, si je me trompe d’un pied, dites que je suis unignare.
L’architecte prononça ces paroles avec uneassurance qui glaça de terreur le citoyen Théodore. Santerreregardait le plan avec une sorte de respect ; on voyait qu’iladmirait d’autant plus qu’il ne comprenait rien.
– Suivez bien ce que je vais dire.
– Où cela ? demanda Santerre.
– Sur cette carte que j’ai dressée,pardieu ! Y êtes-vous ? À treize pieds du mur, une dallemobile, je l’ai marquée A. La voyez-vous ?
– Certainement je vois un A, ditSanterre. Est-ce que tu crois que je ne sais pas lire ?
– Sous cette dalle est un escalier,continua l’architecte ; voyez, je l’ai marqué B.
– B, répéta Santerre. Je vois le B, maisje ne vois pas l’escalier.
Et le général se mit à rire bruyamment de lafacétie.
– Une fois la dalle levée, une fois lepied sur la dernière marche, reprit l’architecte, comptez cinquantepas de trois pieds et regardez en l’air, vous vous trouverez justeau greffe, où ce souterrain aboutit en passant sous le cachot de lareine.
– De la veuve Capet, tu veux dire,citoyen Giraud, riposta Santerre en fronçant le sourcil.
– Eh ! oui, de la veuve Capet.
– C’est que tu avais dit de lareine.
– Vieille habitude.
– Et vous dites donc qu’on setrouvera sous le greffe ? demanda Richard.
– Non seulement sous le greffe, mais jevous dirai dans quelle partie du greffe on se trouvera : sousle poêle.
– Tiens, c’est curieux, ditGracchus ; en effet, chaque fois que je laisse tomber unebûche en cet endroit-là, la pierre résonne.
– En vérité, si nous trouvons ce que tudis là, citoyen architecte, j’avouerai que la géométrie est unebelle chose.
– Eh bien, avoue, citoyen Santerre, carje vais te conduire à l’endroit désigné par la lettre A.
Le citoyen Théodore s’enfonçait les onglesdans la chair.
– Quand j’aurai vu, quand j’aurai vu, ditSanterre ; je suis comme saint Thomas, moi.
– Ah ! tu dis saintThomas ?
– Ma foi, oui, comme tu as ditla reine, par habitude ; mais on ne m’accusera pas deconspirer pour saint Thomas.
– Ni moi pour la reine.
Et, sur cette réponse, l’architecte pritdélicatement sa règle, compta les toises, et, une fois arrêté,après qu’il parut avoir bien calculé toutes ses distances, ilfrappa sur une dalle.
Cette dalle était précisément la même qu’avaitfrappée le citoyen Théodore, dans sa furieuse colère.
– C’est ici, citoyen général, ditl’architecte.
– Tu crois, citoyen Giraud ?
Le patriote de l’échoppe s’oublia jusqu’àfrapper violemment sa cuisse de son poing fermé, en poussant unsourd rugissement.
– J’en suis sûr, reprit Giraud ; etvotre expertise, combinée avec mon rapport, prouvera à laConvention que je ne me trompais pas. Oui, citoyen général,continua l’architecte avec emphase, cette dalle ouvre sur unsouterrain qui aboutit au greffe, en passant sous le cachot de laveuve Capet. Levons cette dalle, descendez dans le souterrain avecmoi, et je vous prouverai que deux hommes, qu’un seul même, pouvaiten une nuit l’enlever, sans que personne s’en doutât.
Un murmure de frayeur et d’admiration arrachépar les paroles de l’architecte parcourut tout le groupe, et vintmourir à l’oreille du citoyen Théodore, qui semblait changé enstatue.
– Voilà le danger que nous courions,reprit Giraud. Eh bien, maintenant, avec une grille que je placedans le couloir souterrain, et qui le coupe par la moitié, avantqu’il arrive au cachot de la veuve Capet, je sauve la patrie.
– Oh ! fit Santerre, citoyen Giraud,tu as eu là une idée sublime.
– Que l’enfer te confonde, triplesot ! grommela le patriote avec un redoublement de fureur.
– Maintenant, lève la dalle, ditl’architecte au citoyen Gracchus, qui, outre sa lanterne, portaitencore une pince.
Le citoyen Gracchus se mit à l’œuvre, et aubout d’un instant la dalle fut levée.
Alors le souterrain apparut béant, avecl’escalier qui se perdait dans ses profondeurs, et une boufféed’air moisi s’en échappa, épaisse comme une vapeur.
– Encore une tentative avortée !murmura le citoyen Théodore. Oh ! le ciel ne veut donc pasqu’elle en échappe, et sa cause est donc une causemaudite !
Un instant le groupe des trois hommes restaimmobile à l’orifice du souterrain, pendant que le guichetierplongeait dans l’ouverture sa lanterne, qui ne pouvait en éclairerles profondeurs.
L’architecte triomphant dominait ses troiscompagnons de toute la hauteur de son génie.
– Eh bien ? dit-il au bout d’uninstant.
– Ma foi, oui ! répondit Santerre,voilà bien le souterrain, c’est incontestable. Seulement, reste àsavoir où il conduit.
– Oui, répéta Richard, reste à savoircela.
– Eh bien, descends, citoyen Richard, ettu verras toi-même si j’ai dit la vérité.
– Il y a quelque chose de mieux à faireque d’entrer par là, dit le concierge. Nous allons retourner avectoi et le général à la Conciergerie. Là, tu lèveras la dalle dupoêle, et nous verrons.
– Très bien ! dit Santerre.Allons !
– Mais prends garde, reprit l’architecte,la dalle demeurée ouverte peut donner ici des idées àquelqu’un.
– Qui diable veux-tu qui vienne ici àcette heure ? dit Santerre.
– D’ailleurs, reprit Richard, cette salleest déserte, et, en y laissant Gracchus, cela suffira. Reste ici,citoyen Gracchus, et nous viendrons te rejoindre par l’autre côtédu souterrain.
– Soit, dit Gracchus.
– Es-tu armé ? demanda Santerre.
– J’ai mon sabre et cette pince, citoyengénéral.
– À merveille ! fais bonne garde.Dans dix minutes, nous sommes à toi.
Et tous trois, après avoir fermé la grille,s’en allèrent par la galerie des Merciers retrouver l’entréeparticulière de la Conciergerie.
Le guichetier les avait regardéss’éloigner ; il les avait suivis des yeux tant qu’il avait pules voir ; il les avait écoutés tant qu’il avait pu lesentendre ; puis, enfin, tout étant rentré dans la solitude, ilposa sa lanterne à terre, s’assit les jambes pendantes dans lesprofondeurs du souterrain et se mit à rêver.
Les guichetiers rêvent aussi parfois ;seulement, en général, on ne se donne pas la peine de chercher ce àquoi ils rêvent.
Tout à coup, et comme il était au plus profondde sa rêverie, il sentit une main s’appesantir sur son épaule. Ilse retourna, vit une figure inconnue et voulut crier ; mais àl’instant même un pistolet s’appuya glacé sur son front.
Sa voix s’arrêta dans sa gorge, ses brasretombèrent inertes, ses yeux prirent l’expression la plussuppliante qu’ils purent trouver.
– Pas un mot, dit le nouveau venu, ou tues mort.
– Que voulez-vous, monsieur ?balbutia le guichetier.
Même en 93, il y avait, comme on le voit, desmoments où l’on ne se tutoyait pas et où l’on oubliait de s’appelercitoyen.
– Je veux, répondit le citoyen Théodore,que tu me laisses entrer là-dedans.
– Pourquoi faire ?
– Que t’importe ?
Le guichetier regarda avec le plus profondétonnement celui qui lui faisait cette demande.
Cependant, au fond de ce regard, soninterlocuteur crut remarquer un éclair d’intelligence.
Il abaissa son arme.
– Refuserais-tu de faire tafortune ?
– Je ne sais pas ; personne ne m’ajamais fait de proposition à ce sujet.
– Eh bien, je commencerai, moi.
– Vous m’offrez de faire ma fortune, àmoi ?
– Oui.
– Qu’entendez-vous par unefortune ?
– Cinquante mille livres en or, parexemple : l’argent est rare, et cinquante mille livres en oraujourd’hui valent un million. Eh bien, je t’offre cinquante millelivres.
– Pour vous laisser entrerlà-dedans ?
– Oui ; mais à la condition que tu yviendras avec moi et que tu m’aideras dans ce que j’y veuxfaire.
– Mais qu’y ferez-vous ? Dans cinqminutes, ce souterrain sera rempli de soldats qui vousarrêteront.
Le citoyen Théodore fut frappé de la gravitéde ces paroles.
– Peux-tu empêcher que ces soldats n’ydescendent ?
– Je n’ai aucun moyen ; je n’enconnais pas ; j’en cherche inutilement.
Et l’on voyait que le guichetier réunissaittoutes les perspicacités de son esprit pour trouver ce moyen, quidevait lui valoir cinquante mille livres.
– Mais demain, demanda le citoyenThéodore, pourrons-nous y entrer ?
– Oui, sans doute ; mais, d’ici àdemain, on va poser dans ce souterrain une grille de fer quiprendra toute sa largeur, et, pour plus grande sûreté, il estconvenu que cette grille sera pleine, solide, et n’aura point deporte.
– Alors il faut trouver autre chose, ditle citoyen Théodore.
– Oui, il faut trouver autre chose, ditle guichetier. Cherchons.
Comme on le voit par la façon collective donts’exprimait le citoyen Gracchus, il y avait déjà alliance entre luiet le citoyen Théodore.
– Cela me regarde, dit Théodore. Quefais-tu à la Conciergerie ?
– Je suis guichetier.
– C’est-à-dire ?
– Que j’ouvre des portes et que j’enferme.
– Tu y couches ?
– Oui, monsieur.
– Tu y manges ?
– Pas toujours. J’ai mes heures derécréation.
– Et alors ?
– J’en profite.
– Pour quoi faire ?
– Pour aller faire la cour à la maîtressedu cabaret du Puits-de-Noé, qui m’a promis de m’épouser quand jeposséderais douze cents francs.
– Où est situé le cabaret duPuits-de-Noé ?
– Près de la rue de laVieille-Draperie.
– Fort bien.
– Chut, monsieur !
Le patriote prêta l’oreille.
– Ah ! ah ! dit-il.
– Entendez-vous ?
– Oui… des pas, des pas.
– Ils reviennent. Vous voyez bien quenous n’aurions pas eu le temps.
Ce nous devenait de plus en plusconcluant.
– C’est vrai. Tu es un brave garçon,citoyen, et tu me fais l’effet d’être prédestiné.
– À quoi ?
– À être riche un jour.
– Dieu vous entende !
– Tu crois donc en Dieu ?
– Quelquefois, par-ci par-là.Aujourd’hui, par exemple…
– Eh bien ?
– J’y croirais volontiers.
– Crois-y donc, dit le citoyen Théodoreen mettant dix louis dans la main du guichetier.
– Diable ! dit celui-ci en regardantl’or à la lueur de sa lanterne. C’est donc sérieux ?
– On ne peut plus sérieux.
– Que faut-il faire ?
– Trouve-toi demain au Puits-de-Noé, jete dirai ce que je veux de toi. Comment t’appelles-tu ?
– Gracchus.
– Eh bien, citoyen Gracchus, d’ici àdemain, fais-toi chasser par le concierge Richard.
– Chasser ! Et ma place ?
– Comptes-tu rester guichetier aveccinquante mille francs à toi ?
– Non ; mais, étant guichetier etpauvre, je suis sûr de ne pas être guillotiné.
– Sûr ?
– Ou à peu près ; tandis qu’étantlibre et riche…
– Tu cacheras ton argent et tu feras lacour à une tricoteuse, au lieu de la faire à la maîtresse duPuits-de-Noé.
– Eh bien, c’est dit.
– Demain, au cabaret.
– À quelle heure ?
– À six heures du soir.
– Envolez-vous vite, les voilà… Je disenvolez-vous, parce que je présume que vous êtes descendu à traversles voûtes.
– À demain, répéta Théodore ens’enfuyant.
En effet, il était temps ; le bruit despas et des voix se rapprochait. On voyait déjà dans le souterrainobscur briller la lueur des lumières qui s’approchaient.
Théodore courut à la porte que lui avaitmontrée l’écrivain dont il avait pris la cahute ; il en fitsauter la serrure avec sa pince, gagna la fenêtre indiquée,l’ouvrit, se laissa glisser dans la rue, et se retrouva sur le pavéde la République.
Mais, avant d’avoir quitté la salle desPas-Perdus, il put encore entendre le citoyen Gracchus interrogerRichard, et celui-ci lui répondre :
– Le citoyen architecte avaitparfaitement raison : le souterrain passe sous la chambre dela veuve Capet ; c’était dangereux.
– Je le crois bien ! dit Gracchus,lequel avait la conscience de dire une haute vérité.
Santerre reparut à l’orifice del’escalier.
– Et tes ouvriers, citoyenarchitecte ? demanda-t-il à Giraud.
– Avant le jour, ils seront ici, et,séance tenante, la grille sera posée, répondit une voix quisemblait sortir des profondeurs de la terre.
– Et tu auras sauvé la patrie ! ditSanterre, moitié railleur, moitié sérieux.
– Tu ne crois pas dire si juste, citoyengénéral, murmura Gracchus.
Cependant le procès de la reine avait commencéà s’instruire, comme on a pu le voir dans le chapitreprécédent.
Déjà on laissait entrevoir que, par lesacrifice de cette tête illustre, la haine populaire, grondantedepuis si longtemps, serait enfin assouvie.
Les moyens ne manquaient pas pour faire tombercette tête, et cependant Fouquier-Tinville, l’accusateur mortel,avait résolu de ne pas négliger les nouveaux moyens d’accusationque Simon avait promis de mettre à sa disposition.
Le lendemain du jour où Simon et lui s’étaientrencontrés dans la salle des Pas-Perdus, le bruit des armes vintencore faire tressaillir, dans le Temple, les prisonniers quiavaient continué de l’habiter.
Ces prisonniers étaient Madame Élisabeth,madame Royale, et l’enfant qui, après avoir été appelé Majesté auberceau, n’était plus appelé que le petit Louis Capet.
Le général Hanriot, avec son panachetricolore, son gros cheval et son grand sabre, entra, suivi deplusieurs gardes nationaux, dans le donjon où languissait l’enfantroyal.
À côté du général marchait un greffier demauvaise mine, chargé d’une écritoire, d’un rouleau de papier, ets’escrimant avec une plume démesurément longue.
Derrière le scribe venait l’accusateur public.Nous avons vu, nous connaissons et nous retrouverons encore plustard cet homme sec, jaune et froid, dont l’œil sanglant faisaitfrissonner le farouche Santerre lui-même dans son harnois deguerre.
Quelques gardes nationaux et un lieutenant lessuivaient.
Simon, souriant d’un air faux et tenant d’unemain son bonnet d’ourson et de l’autre son tire-pied, monta devantpour indiquer le chemin à la commission.
Ils arrivèrent à une chambre assez noire,spacieuse et nue, au fond de laquelle, assis sur son lit, se tenaitle jeune Louis, dans un état d’immobilité parfaite.
Quand nous avons vu le pauvre enfant fuyantdevant la brutale colère de Simon, il y avait encore en lui uneespèce de vitalité réagissant contre les indignes traitements ducordonnier du Temple : il fuyait, il criait, ilpleurait ; donc, il avait peur ; donc, ilsouffrait ; donc, il espérait.
Aujourd’hui, crainte et espoir avaientdisparu ; sans doute la souffrance existait encore ;mais, si elle existait, l’enfant martyr à qui l’on faisait, d’unefaçon si cruelle, payer les fautes de ses parents, l’enfant martyrla cachait au plus profond de son cœur et la voilait sous lesapparences d’une complète insensibilité.
Il ne leva pas même la tête lorsque lescommissaires marchèrent à lui.
Eux, sans autre préambule, prirent des siègeset s’installèrent. L’accusateur public au chevet du lit, Simon aupied, le greffier près de la fenêtre, les gardes nationaux et leurlieutenant sur le côté et un peu dans l’ombre.
Ceux d’entre les assistants qui regardaient lepetit prisonnier avec quelque intérêt ou même quelque curiosité,remarquèrent la pâleur de l’enfant, son embonpoint singulier, quin’était que de la bouffissure, et le fléchissement de ses jambes,dont les articulations commençaient à se tuméfier.
– Cet enfant est bien malade, dit lelieutenant avec une assurance qui fit retourner Fouquier-Tinville,déjà assis et prêt à interroger.
Le petit Capet leva les yeux et chercha dansla pénombre celui qui avait prononcé ces paroles, et il reconnut lemême jeune homme qui, une fois déjà, avait, dans la cour du Temple,empêché Simon de le battre. Un rayonnement doux et intelligentcircula dans ses prunelles d’un bleu foncé, mais ce fut tout.
– Ah ! ah ! c’est toi, citoyenLorin, dit Simon appelant ainsi l’attention de Fouquier-Tinvillesur l’ami de Maurice.
– Moi-même, citoyen Simon, répliqua Lorinavec son imperturbable aplomb.
Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faireface au danger, n’était point homme à le chercher inutilement, ilprofita de la circonstance pour saluer Fouquier-Tinville, qui luirendit poliment son salut.
– Tu fais observer, je crois, citoyen,dit alors l’accusateur public, que l’enfant est malade ; es-tumédecin ?
– J’ai étudié la médecine, au moins, sije ne suis pas docteur.
– Eh bien, que lui trouves-tu ?
– Comme symptôme de maladie ?demanda Lorin.
– Oui.
– Je lui trouve les joues et les yeuxbouffis, les mains pâles et maigres, les genoux tuméfiés ; et,si je lui tâtais le pouls, je constaterais, j’en suis sûr, unmouvement de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pulsations à laminute.
L’enfant parut insensible à l’énumération deses souffrances.
– Et à quoi la science peut-elleattribuer l’état du prisonnier ? demanda l’accusateurpublic.
Lorin se gratta le bout du nez enmurmurant :
Philis veut me faire parler,
Je n’en ai pas la moindre envie.
Puis, tout haut :
– Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je neconnais pas assez le régime du petit Capet pour te répondre…Cependant…
Simon prêtait une oreille attentive, et riaitsous cape de voir son ennemi tout près de se compromettre.
– Cependant, continua Lorin, je croisqu’il ne prend pas assez d’exercice.
– Je crois bien, le petit gueux !dit Simon, il ne veut plus marcher.
L’enfant resta insensible à l’apostrophe ducordonnier.
Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, etlui parla tout bas.
Personne n’entendit les paroles del’accusateur public ; mais il était évident que ces parolesavaient la forme de l’interrogation.
– Oh ! oh ! crois-tu cela,citoyen ? C’est bien grave pour une mère…
– En tout cas, nous allons le savoir, ditFouquier ; Simon prétend le lui avoir entendu dire à lui-même,et s’est engagé à le lui faire avouer.
– Ce serait hideux, dit Lorin ; maisenfin cela est possible : l’Autrichienne n’est pas exempte depéché ; et, à tort ou à raison, cela ne me regarde pas… On ena fait une Messaline ; mais ne pas se contenter de cela etvouloir en faire une Agrippine, cela me parait un peu fort, jel’avoue.
– Voilà ce qui a été rapporté par Simon,dit Fouquier impassible.
– Je ne doute pas que Simon n’ait ditcela… il y a des hommes qu’aucune accusation n’effraye, même lesaccusations impossibles… Mais ne trouves-tu pas, continua Lorin enregardant fixement Fouquier, ne trouves-tu pas, toi qui es un hommeintelligent et probe, toi qui es un homme fort enfin, que demanderà un enfant de pareils détails sur celle que les lois les plusnaturelles et les plus sacrées de la nature lui ordonnent derespecter, c’est presque insulter à l’humanité tout entière dans lapersonne de cet enfant ?
L’accusateur ne sourcilla point ; il tiraune note de sa poche et la fit voir à Lorin.
– La Convention m’ordonne d’informer,dit-il ; le reste ne me regarde pas, j’informe.
– C’est juste, dit Lorin ; etj’avoue que, si cet enfant avouait…
Et le jeune homme secoua la tête avecdégoût.
– D’ailleurs, continua Fouquier, ce n’estpas sur la seule dénonciation de Simon que nous procédons ;tiens, l’accusation est publique.
Et Fouquier tira un second papier de sapoche.
Celui-là, c’était un numéro de la feuillequ’on appelait le Père Duchesne, et qui, comme on le sait,était rédigée par Hébert.
L’accusation, en effet, y était formulée entoutes lettres.
– C’est écrit, c’est même imprimé, ditLorin ; mais n’importe, jusqu’à ce que j’aie entendu unepareille accusation sortir de la bouche de l’enfant, je m’entends,sortir volontairement, librement, sans menaces… eh bien…
– Eh bien ?…
– Eh bien, malgré Simon et Hébert, jedouterais comme tu doutes toi-même.
Simon guettait impatiemment l’issue de cetteconversation ; le misérable ignorait le pouvoir qu’exerce surl’homme intelligent le regard qu’il démêle dans la foule :c’est un attrait tout de sympathie ou une impression de hainesubite. Parfois c’est une puissance qui repousse, parfois c’est uneforce qui attire, qui fait découler la pensée et dériver lapersonne même de l’homme jusqu’à cet autre homme de force égale oude force supérieure qu’il reconnaît dans la foule.
Mais Fouquier avait senti le poids du regardde Lorin, et voulait être compris de cet observateur.
– L’interrogatoire va commencer, ditl’accusateur public ; greffier, prends la plume.
Celui-ci venait d’écrire les préliminairesd’un procès-verbal, et attendait, comme Simon, comme Hanriot, commetous enfin, que le colloque de Fouquier-Tinville et de Lorin eûtcessé.
L’enfant seul paraissait complètement étrangerà la scène dont il était le principal acteur, et avait repris ceregard atone qu’avait un instant illuminé l’éclair d’une suprêmeintelligence.
– Silence ! dit Hanriot, le citoyenFouquier-Tinville va interroger l’enfant.
– Capet, dit l’accusateur, sais-tu cequ’est devenue ta mère ?
Le petit Louis passa d’une pâleur de marbre àune rougeur brûlante.
Mais il ne répondit pas.
– M’as-tu entendu, Capet ? repritl’accusateur.
Même silence.
– Oh ! il entend bien, ditSimon ; mais il est comme les singes, il ne veut pas répondre,de peur qu’on ne le prenne pour un homme et qu’on ne le fassetravailler.
– Réponds, Capet, dit Hanriot ;c’est la commission de la Convention qui t’interroge, et tu doisobéissance aux lois.
L’enfant pâlit, mais ne répondit pas.
Simon fit un geste de rage ; chez cesnatures brutales et stupides, la fureur est une ivresse accompagnéedes hideux symptômes de l’ivresse du vin.
– Veux-tu répondre, louveteau !dit-il en lui montrant le poing.
– Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville,tu n’as pas la parole.
Ce mot, dont il avait pris l’habitude autribunal révolutionnaire, lui échappa.
– Entends-tu, Simon, dit Lorin, tu n’aspas la parole ; c’est la seconde fois qu’on te dit cela devantmoi ; la première, c’était quand tu accusais la fille de lamère Tison, à laquelle tu as eu le plaisir de faire couper lecou.
Simon se tut.
– Ta mère t’aimait-elle, Capet ?demanda Fouquier.
Même silence.
– On dit que non, continual’accusateur.
Quelque chose comme un pâle sourire passa surles lèvres de l’enfant.
– Mais quand je vous dis, hurla Simon,qu’il m’a dit à moi qu’elle l’aimait trop.
– Regarde, Simon, comme c’est fâcheux quele petit Capet, si bavard dans le tête-à-tête, devienne muet devantle monde, dit Lorin.
– Oh ! si nous étions seuls !dit Simon.
– Oui, si vous étiez seuls, mais vousn’êtes pas seuls, malheureusement. Oh ! si vous étiez seuls,brave Simon, excellent patriote, comme tu rosserais le pauvreenfant, hein ? Mais tu n’es pas seul, et tu n’oses pas, êtreinfâme ! devant nous autres, honnêtes gens, qui savons que lesanciens, sur lesquels nous essayons de nous modeler, respectaienttout ce qui était faible ; tu n’oses pas, car tu n’es passeul, et tu n’es pas vaillant, mon digne homme, quand tu as desenfants de cinq pieds six pouces à combattre.
– Oh !… murmura Simon en grinçantdes dents.
– Capet, reprit Fouquier, as-tu faitquelque confidence à Simon ?
Le regard de l’enfant prit, sans se détourner,une expression d’ironie impossible à décrire.
– Sur ta mère ? continual’accusateur.
Un éclair de mépris passa dans le regard.
– Réponds oui ou non, s’écriaHanriot.
– Réponds oui ! hurla Simon enlevant son tire-pied sur l’enfant.
L’enfant frissonna, mais ne fit aucunmouvement pour éviter le coup.
Les assistants poussèrent une espèce de cri derépulsion.
Lorin fit mieux, il s’élança, et, avant que lebras de Simon se fût abaissé, il le saisit par le poignet.
– Veux-tu me lâcher ? vociféra Simondevenant pourpre de rage.
– Voyons, dit Fouquier, il n’y a point demal à ce qu’une mère aime son enfant ; dis-nous de quellemanière ta mère t’aimait, Capet. Cela peut lui être utile.
Le jeune prisonnier tressaillit à cette idéequ’il pouvait être utile à sa mère.
– Elle m’aimait comme une mère aime sonfils, monsieur, dit-il ; il n’y a pas deux manières pour lesmères d’aimer leurs enfants, ni pour les enfants d’aimer leurmère.
– Et moi, petit serpent, je soutiens quetu m’as dit que ta mère…
– Tu auras rêvé cela, interrompittranquillement Lorin ; tu dois avoir souvent le cauchemar,Simon.
– Lorin ! Lorin ! grinçaSimon.
– Eh bien, oui, Lorin ; après !Il n’y a pas moyen de le battre, Lorin : c’est lui qui bat lesautres quand ils sont méchants ; il n’y a pas moyen de ledénoncer, car ce qu’il vient de faire en arrêtant ton bras, il l’afait devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tinville, quil’approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là ! Il n’ya donc pas moyen de le faire guillotiner un peu, comme HéloïseTison ; c’est fâcheux, c’est même enrageant, mais c’est commecela, mon pauvre Simon !
– Plus tard ! plus tard !répondit le cordonnier avec son ricanement d’hyène.
– Oui, cher ami, dit Lorin ; maisj’espère, avec l’aide de l’Être suprême !… ah ! tut’attendais que j’allais dire avec l’aide de Dieu ? maisj’espère, avec l’aide de l’Être suprême et de mon sabre, t’avoiréventré auparavant ; mais range-toi, Simon, tu m’empêches devoir.
– Brigand !
– Tais-toi ! tu m’empêchesd’entendre.
Et Lorin écrasa Simon de son regard.
Simon crispait ses poings, dont les noiresbigarrures le rendaient fier ; mais comme l’avait dit Lorin,il lui fallait se borner là.
– Maintenant qu’il a commencé à parler,dit Hanriot, il continuera sans doute ; continue, citoyenFouquier.
– Veux-tu répondre maintenant ?demanda Fouquier.
L’enfant rentra dans son silence.
– Tu vois, citoyen, tu vois ! ditSimon.
– L’obstination de cet enfant estétrange, dit Hanriot, troublé malgré lui par cette fermeté touteroyale.
– Il est mal conseillé, dit Lorin.
– Par qui ? demanda Hanriot.
– Dame, par son patron.
– Tu m’accuses ? s’écriaSimon ; tu me dénonces ?… Ah ! c’est curieux…
– Prenons-le par la douceur, ditFouquier.
Se retournant alors vers l’enfant, qu’on eûtdit complètement insensible :
– Voyons, mon enfant, dit-il, répondez àla commission nationale ; n’aggravez pas votre situation enrefusant des éclaircissements utiles ; vous avez parlé aucitoyen Simon des caresses que vous faisait votre mère, de la façondont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de vous aimer.
Louis promena sur l’assemblée un regard quidevint haineux en s’arrêtant sur Simon, mais il ne réponditpas.
– Vous trouvez-vous malheureux ?demanda l’accusateur ; vous trouvez-vous mal logé, mal nourri,mal traité ? voulez-vous plus de liberté, un autre ordinaire,une autre prison, un autre gardien ? voulez-vous un chevalpour vous promener ? voulez-vous qu’on vous accorde la sociétéd’enfants de votre âge ?
Louis reprit le profond silence dont iln’était sorti que pour défendre sa mère.
La commission demeura interdited’étonnement ; tant de fermeté, tant d’intelligence étaientincroyables dans un enfant.
– Hein ! ces rois, dit Hanriot àvoix basse, quelle race ! c’est comme les tigres ; toutpetits, ils ont de la méchanceté.
– Comment rédiger le procès-verbal ?demanda le greffier embarrassé.
– Il n’y a qu’à en charger Simon, ditLorin ; il n’y a rien à écrire, cela fera son affaire àmerveille.
Simon montra le poing à son implacableennemi.
Lorin se mit à rire.
– Tu ne riras point comme cela le jour oùtu éternueras dans le sac, dit Simon ivre de fureur.
– Je ne sais si je te précéderai ou si jete suivrai dans la petite cérémonie dont tu me menaces, ditLorin ; mais ce que je sais, c’est que beaucoup riront le jouroù ce sera ton tour. Dieux !… j’ai dit dieux au pluriel…dieux ! seras-tu laid ce jour-là, Simon ! tu serashideux.
Et Lorin se retira derrière la commission avecun franc éclat de rire.
La commission n’avait plus rien à faire, ellesortit.
Quant à l’enfant, une fois délivré de sesinterrogateurs, il se mit à chantonner sur son lit un petit refrainmélancolique qui était la chanson favorite de son père.
La paix, comme on a dû le prévoir, ne pouvaithabiter longtemps cette demeure si heureuse qui renfermaitGeneviève et Maurice.
Dans les tempêtes qui déchaînent le vent et lafoudre, le nid des colombes est agité avec l’arbre qui lesrecèle.
Geneviève tomba d’un effroi dans unautre ; elle ne craignait plus pour Maison-Rouge, elle tremblapour Maurice.
Elle connaissait assez son mari pour savoirque, du moment où il avait disparu, il était sauvé ; sûre deson salut, elle trembla pour elle-même.
Elle n’osait confier ses douleurs à l’homme lemoins timide de cette époque où personne n’avait peur ; maiselles apparaissaient manifestes dans ses yeux rougis et sur seslèvres pâlissantes.
Un jour, Maurice entra doucement et sans queGeneviève, plongée dans une rêverie profonde, l’entendît entrer.Maurice s’arrêta sur le seuil, et vit Geneviève assise, immobile,les yeux fixes, ses bras inertes étendus sur ses genoux, sa têtepensive inclinée sur sa poitrine.
Il la regarda un instant avec une profondetristesse ; car tout ce qui se passait dans le cœur de lajeune femme lui fut révélé comme s’il eût pu y lire jusqu’à sadernière pensée.
Puis, faisant un pas vers elle :
– Vous n’aimez plus la France, Geneviève,lui dit-il, avouez-le-moi. Vous fuyez jusqu’à l’air qu’on yrespire, et ce n’est pas sans répugnance que vous vous approchez dela fenêtre.
– Hélas ! dit Geneviève, je saisbien que je ne puis vous cacher ma pensée ; vous avez devinéjuste, Maurice.
– C’est pourtant un beau pays ! ditle jeune homme, la vie y est importante et bien remplieaujourd’hui : cette activité bruyante de la tribune, desclubs, des conspirations, rend bien douces les heures du foyer. Onaime si ardemment quand on rentre chez soi avec la crainte de neplus aimer le lendemain, parce que le lendemain on aura cessé devivre !
Geneviève secoua la tête.
– Pays ingrat à servir !dit-elle.
– Comment cela ?
– Oui, vous qui avez tant fait pour saliberté, n’êtes-vous pas aujourd’hui à moitié suspect ?
– Mais vous, chère Geneviève, dit Mauriceavec un regard ivre d’amour, vous, l’ennemie jurée de cetteliberté, vous qui avez fait tant contre elle, vous dormez paisibleet inviolable sous le toit du républicain ; il y acompensation, comme vous voyez.
– Oui, dit Geneviève, oui ; maiscela ne durera point longtemps, car ce qui est injuste ne peutdurer.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que moi, c’est-à-dire unearistocrate, moi qui rêve sournoisement la défaite de votre partiet la ruine de vos idées, moi qui conspire jusque dans votre maisonle retour de l’ancien régime, moi qui, reconnue, vous condamne à lamort et à la honte, selon vos opinions, du moins ; moi,Maurice, je ne resterai pas ici comme le mauvais génie de lamaison ; je ne vous entraînerai pas à l’échafaud.
– Et où irez-vous, Geneviève ?
– Où j’irai ? Un jour que vous serezsorti, Maurice, j’irai me dénoncer moi-même sans dire d’où jeviens.
– Oh ! cria Maurice atteint jusqu’aufond du cœur, de l’ingratitude, déjà !
– Non, répondit la jeune femme en jetantses bras au cou de Maurice ; non, mon ami, de l’amour, et del’amour le plus dévoué, je vous le jure. Je n’ai pas voulu que monfrère fût pris et tué comme un rebelle ; je ne veux pas quemon amant soit pris et tué comme un traître.
– Vous ferez cela, Geneviève ?s’écria Maurice.
– Aussi vrai qu’il y a un Dieu auciel ! répondit la jeune femme. D’ailleurs, ce n’est rien qued’avoir la crainte, j’ai le remords.
Et elle inclina sa tête comme si le remordsétait trop lourd à porter.
– Oh ! Geneviève ! ditMaurice.
– Vous comprenez bien ce que je dis etsurtout ce que j’éprouve, Maurice, continua Geneviève, car ceremords, vous l’avez aussi… Vous savez, Maurice, que je me suisdonnée sans m’appartenir ; que vous m’avez prise sans quej’eusse le droit de me donner.
– Assez ! dit Maurice,assez !
Son front se plissa, et une sombre résolutionbrilla dans ses yeux si purs.
– Je vous montrerai, Geneviève, continuale jeune homme, que je vous aime uniquement. Je vous donnerai lapreuve que nul sacrifice n’est au-dessus de mon amour. Voushaïssez, la France, eh bien, soit, nous quitterons la France.
Geneviève joignit les mains, et regarda sonamant avec une expression d’admiration enthousiaste.
– Vous ne me trompez pas, Maurice ?balbutia-t-elle.
– Quand vous ai-je trompée ? demandaMaurice ; est-ce le jour où je me suis déshonoré pour vousacquérir ?
Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres deMaurice, et resta, pour ainsi dire, suspendue au cou de sonamant.
– Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle,et c’est moi qui me trompais. Ce que j’éprouve, ce n’est plus duremords ; peut-être est-ce une dégradation de mon âme ;mais toi, du moins, tu la comprendras, je t’aime trop pour éprouverun autre sentiment que la frayeur de te perdre. Allons bien loin,mon ami ; allons là où personne ne pourra nous atteindre.
– Oh ! merci ! dit Mauricetransporté de joie.
– Mais comment fuir ? dit Genevièvetressaillant à cette horrible pensée. On n’échappe pas facilementaujourd’hui au poignard des assassins du 2 septembre, ou à la hachedes bourreaux du 21 janvier.
– Geneviève ! dit Maurice, Dieu nousprotège. Écoute, une bonne action que j’ai voulu faire à propos dece 2 septembre dont tu parlais tout à l’heure va porter sarécompense aujourd’hui. J’avais le désir de sauver un pauvre prêtrequi avait étudié avec moi. J’allai trouver Danton, et, sur sademande, le comité de Salut public a signé un passeport pour cemalheureux et pour sa sœur. Ce passeport, Danton me le remit ;mais le malheureux prêtre, au lieu de venir le chercher chez moicomme je le lui avais recommandé, a été s’enfermer auxCarmes : il y est mort.
– Et ce passeport ? ditGeneviève.
– Je l’ai toujours ; il vaut unmillion aujourd’hui ; il vaut plus que cela, Geneviève, ilvaut la vie, il vaut le bonheur !
– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria la jeune femme, soyez béni !
– Maintenant, ma fortune consiste, tu lesais, en une terre que régit un vieux serviteur de la famille,patriote pur, âme loyale dans laquelle nous pouvons nous confier.Il m’en fera passer les revenus où je voudrai. En gagnant Boulogne,nous passerons chez lui.
– Où demeure-t-il donc ?
– Près d’Abbeville.
– Quand partirons-nous,Maurice ?
– Dans une heure.
– Il ne faut pas qu’on sache que nouspartons.
– Personne ne le saura. Je cours chezLorin ; il a un cabriolet sans cheval ! moi, j’ai uncheval sans voiture ; nous partirons aussitôt que je serairevenu. Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour cedépart. Nous avons besoin de peu de bagages : nous rachèteronsce qui nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola unecommission qui l’éloigne. Lorin lui expliquera ce soir notredépart : et ce soir nous serons déjà loin.
– Mais, en route, si l’on nousarrête ?
– N’avons-nous point notrepasseport ? Nous allons chez Hubert, c’est le nom de cetintendant. Hubert fait partie de la municipalité d’Abbeville ;d’Abbeville à Boulogne, il nous accompagne et noussauvegarde ; à Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons unebarque. Je puis, d’ailleurs, passer au comité et me faire donnerune mission pour Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n’est-cepas, Geneviève ? Gagnons notre bonheur en risquant notrevie.
– Oui, oui, mon ami, et nous réussirons.Mais comme tu es parfumé ce matin, mon ami ! dit la jeunefemme en cachant son visage dans la poitrine de Maurice.
– C’est vrai ; j’avais acheté unbouquet de violettes à ton intention, ce matin, en passant devantle Palais-Égalité ; mais, en entrant ici, en te voyant sitriste, je n’ai plus pensé qu’à te demander les causes de cettetristesse.
– Oh ! donne-le-moi, je te lerendrai.
Geneviève respira l’odeur du bouquet aveccette espèce de fanatisme que les organisations nerveuses ontpresque toujours pour les parfums.
Tout à coup ses yeux se mouillèrent delarmes.
– Qu’as-tu ? demanda Maurice.
– Pauvre Héloïse ! murmuraGeneviève.
– Ah ! oui, fit Maurice avec unsoupir. Mais, pensons à nous, chère amie, et laissons les morts, dequelque parti qu’ils soient, dormir dans la tombe que le dévouementleur a creusée. Adieu ! je pars.
– Reviens bien vite.
– En moins d’une demi-heure je suisici.
– Mais si Lorin n’était pas chezlui ?
– Qu’importe ! son domestique meconnaît ; ne puis-je prendre chez lui tout ce qu’il me plaît,même en son absence, comme lui ferait ici ?
– Bien ! bien !
– Toi, ma Geneviève, prépare tout, en tebornant, comme je te le dis, au strict nécessaire ; il ne fautpas que notre départ ait l’air d’un déménagement.
– Sois tranquille.
Le jeune homme fit un pas vers la porte.
– Maurice ! dit Geneviève.
Il se retourna, et vit la jeune femme les brasétendus vers lui.
– Au revoir ! au revoir !dit-il, mon amour, et bon courage ! dans une demi-heure jesuis de retour ici.
Geneviève demeura seule chargée, comme nousl’avons dit, des préparatifs du départ.
Ces préparatifs, elle les accomplissait avecune espèce de fièvre. Tant qu’elle resterait à Paris, elle sefaisait à elle-même l’effet d’être doublement coupable. Une foishors de France, une fois à l’étranger, il lui semblait que soncrime, crime qui était plutôt celui de la fatalité que le sien, illui semblait que son crime lui pèserait moins.
Elle allait même jusqu’à espérer que, dans lasolitude et l’isolement, elle finirait par oublier qu’il existâtd’autre homme que Maurice.
Ils devaient fuir en Angleterre, c’était unechose convenue. Ils auraient là une petite maison, un petit cottagebien seul, bien isolé, bien fermé à tous les yeux ; ilschangeraient de nom, et, de leurs deux noms, ils en feraient unseul.
Là, ils prendraient deux serviteurs quiignoreraient complètement leur passé. Le hasard voulait que Mauriceet Geneviève parlassent tous deux anglais.
Ni l’un ni l’autre ne laissait rien en Francequ’il eût à regretter, si ce n’est cette mère que l’on regrettetoujours, fût-elle une marâtre, et qu’on appelle la patrie.
Geneviève commença donc à disposer les objetsqui étaient indispensables à leur voyage ou plutôt à leurfuite.
Elle éprouvait un plaisir indicible àdistinguer des autres, parmi ces objets, ceux qui avaient laprédilection de Maurice : l’habit qui lui prenait le mieux lataille, la cravate qui seyait le mieux à son teint, les livresqu’il avait feuilletés le plus souvent.
Elle avait déjà fait son choix ; déjà,dans l’attente des coffres qui devaient les renfermer, habits,linge, volumes couvraient les chaises, les canapés, le piano.
Soudain elle entendit la clef grincer dans laserrure.
– Bon ! dit-elle, c’est Scévola quirentre. Maurice ne l’aurait-il pas rencontré ?
Elle continua sa besogne.
Les portes du salon étaient ouvertes ;elle entendit l’officieux remuer dans l’antichambre.
Justement elle tenait un rouleau de musique etcherchait un lien pour l’assujettir.
– Scévola ! ajouta-t-elle.
Un pas, qui allait se rapprochant, retentitdans la pièce voisine.
– Scévola ! répéta Geneviève, venez,je vous prie.
– Me voici ! dit une voix.
À l’accent de cette voix, Geneviève seretourna brusquement et poussa un cri terrible.
– Mon mari ! s’écria-t-elle.
– Moi-même, dit avec calme Dixmer.
Geneviève était sur une chaise, élevant lesbras pour chercher dans une armoire un lien quelconque ; ellesentit que la tête lui tournait, elle étendit les bras et se laissaaller à la renverse, souhaitant de trouver un abîme au-dessousd’elle pour s’y précipiter.
Dixmer la retint dans ses bras, et la portasur un canapé où il l’assit.
– Eh bien, qu’avez-vous donc, machère ? et qu’y a-t-il ? demanda Dixmer ; maprésence produit-elle donc sur vous un si désagréableeffet ?
– Je me meurs ! balbutia Genevièveen se renversant en arrière et en appuyant ses deux mains sur sesyeux, pour ne pas voir la terrible apparition.
– Bon ! dit Dixmer, me croyiez-vousdéjà trépassé, ma chère ? et vous fais-je l’effet d’unfantôme ?
Geneviève regarda autour d’elle d’un airégaré, et, apercevant le portrait de Maurice, elle se laissaglisser du canapé, tomba à genoux comme pour demander assistance àcette impuissante et insensible image qui continuait desourire.
La pauvre femme comprenait tout ce que Dixmercachait de menaces sous le calme qu’il affectait.
– Oui, ma chère enfant, continua letanneur, c’est bien moi ; peut-être me croyiez-vous bien loinde Paris ; mais non, j’y suis resté. Le lendemain du jour oùj’avais quitté la maison, j’y suis retourné et j’ai vu à sa placeun fort beau tas de cendres. Je me suis informé de vous, personnene vous avait vue. Je me suis mis à votre recherche et j’ai eubeaucoup de peine à vous trouver. J’avoue que je ne vous croyaispas ici ; cependant, j’en eus soupçon, puisque, comme vous levoyez, je suis venu. Mais le principal est que me voici et que vousvoilà. Comment se porte Maurice ? En vérité, je suis sûr quevous avez beaucoup souffert, vous si bonne royaliste, d’avoir étéforcée de vivre sous le même toit qu’un républicain sifanatique.
– Mon Dieu ! murmura Geneviève, monDieu ! ayez pitié de moi !
– Après cela, continua Dixmer enregardant autour de lui, ce qui me console, ma chère, c’est quevous êtes très bien logée ici et que vous ne me paraissez pas avoirbeaucoup souffert de la proscription. Moi, depuis l’incendie denotre maison et la ruine de notre fortune, j’ai erré assez àl’aventure, habitant le fond des caves, la cale des bateaux,quelquefois même les cloaques qui aboutissent à la Seine.
– Monsieur ! fit Geneviève.
– Vous avez là de forts beauxfruits ; moi, j’ai dû souvent me passer de dessert, étantforcé de me passer de dîner.
Geneviève cacha en sanglotant sa tête dans sesmains.
– Non pas, continua Dixmer, que jemanquasse d’argent ; j’ai, Dieu merci, emporté sur moi unetrentaine de mille francs en or, ce qui vaut aujourd’hui cinq centmille francs ; mais le moyen qu’un charbonnier, un pêcheur, ouun chiffonnier tire des louis de sa poche pour acheter un morceaude fromage ou un saucisson ! Eh ! mon Dieu, oui,madame ; j’ai successivement adopté ces trois costumes.Aujourd’hui, pour mieux me déguiser, je suis en patriote, enexagéré, en Marseillais. Je grasseye et je jure. Dame ! unproscrit ne circule pas dans Paris aussi facilement qu’une jeune etjolie femme, et je n’avais pas le bonheur de connaître unerépublicaine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.
– Monsieur, monsieur, s’écria Geneviève,ayez pitié de moi ! vous voyez bien que je meurs !
– D’inquiétude, je comprends cela ;vous avez été fort inquiète de moi ; mais, consolez-vous, mevoilà ; je reviens et nous ne nous quitterons plus,madame.
– Oh ! vous allez me tuer !s’écria Geneviève.
Dixmer la regarda avec un sourireeffrayant.
– Tuer une femme innocente !Oh ! madame, que dites-vous donc là ? Il faut que lechagrin que vous a inspiré mon absence vous ait fait perdrel’esprit.
– Monsieur, s’écria Geneviève, monsieur,je vous demande à mains jointes de me tuer plutôt que de metorturer par de si cruelles railleries. Non, je ne suis pasinnocente ; oui, je suis criminelle ; oui, je mérite lamort. Tuez-moi, monsieur, tuez-moi !…
– Alors, vous avouez que vous méritez lamort ?
– Oui, oui.
– Et que, pour expier je ne sais quelcrime dont vous vous accusez, vous subirez cette mort sans vousplaindre ?
– Frappez, monsieur, je ne pousserai pasun cri ; et, au lieu de la maudire, je bénirai la main qui mefrappera.
– Non, madame, je ne veux pas vousfrapper ; cependant vous mourrez, c’est probable. Seulement,votre mort, au lieu d’être ignominieuse, comme vous pourriez lecraindre, sera glorieuse à l’égal des plus belles morts.Remerciez-moi, madame, je vous punirai en vous immortalisant.
– Monsieur, que ferez-vousdonc ?
– Vous poursuivrez le but vers lequelnous tendions quand nous avons été interrompus dans notre route.Pour vous et pour moi, vous tomberez coupable ; pour tous,vous mourrez martyre.
– Oh ! mon Dieu ! vous merendez folle en me parlant ainsi. Où me conduisez-vous ? oùm’entraînez-vous ?
– À la mort, probablement.
– Laissez-moi faire une prière alors.
– Votre prière ?
– Oui.
– À qui ?
– Peu vous importe ! du moment quevous me tuez, je paye ma dette, et, si j’ai payé, je ne vous doisrien.
– C’est juste, dit Dixmer en se retirantdans l’autre chambre ; je vous attends.
Il sortit du salon.
Geneviève alla s’agenouiller devant leportrait, en serrant de ses deux mains son cœur prêt à sebriser.
– Maurice, dit-elle tout bas,pardonne-moi. Je ne m’attendais pas à être heureuse, maisj’espérais pouvoir te rendre heureux. Maurice, je t’enlève unbonheur qui faisait ta vie ; pardonne-moi ta mort, monbien-aimé !
Et, coupant une boucle de ses longs cheveux,elle la noua autour du bouquet de violettes et le déposa au bas duportrait, qui parut prendre, tout insensible qu’était cette toilemuette, une expression douloureuse pour la voir partir.
Du moins cela parut ainsi à Geneviève àtravers ses larmes.
– Eh bien, êtes-vous prête, madame ?demanda Dixmer.
– Déjà ! murmura Geneviève.
– Oh ! prenez votre temps,madame !… répliqua Dixmer ; je ne suis pas pressé,moi ! D’ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas àrentrer, et je serais charmé de le remercier de l’hospitalité qu’ilvous a donnée.
Geneviève tressaillit de terreur à cette idéeque son amant et son mari pouvaient se rencontrer.
Elle se releva comme mue par un ressort.
– C’est fini, monsieur, dit-elle, je suisprête !
Dixmer passa le premier. La tremblanteGeneviève le suivit, les yeux à moitié fermés, la tête renversée enarrière ; ils montèrent dans un fiacre qui attendait à laporte ; la voiture roula.
Comme l’avait dit Geneviève, c’était fini.
Cet homme vêtu d’une carmagnole, que nousavons vu arpenter en long et en large la salle des Pas-Perdus, etque nous avons entendu, pendant l’expédition de l’architecteGiraud, du général Hanriot et du père Richard, échanger quelquesparoles avec le guichetier resté de garde à la porte dusouterrain ; ce patriote enragé avec son bonnet d’ours et sesmoustaches épaisses, qui s’était donné à Simon comme ayant porté latête de la princesse de Lamballe, se trouvait le lendemain de cettesoirée, si variée en émotions, vers sept heures du soir, au cabaretdu Puits-de-Noé, situé, comme nous l’avons dit, au coin de la ruede la Vieille-Draperie.
Il était là, chez le marchand, ou plutôt chezla marchande de vin, au fond d’une salle noire et enfumée par letabac et les chandelles, faisant semblant de dévorer un plat depoisson au beurre noir.
La salle où il soupait était à peu prèsdéserte ; deux ou trois habitués de la maison seulementétaient demeurés après les autres, jouissant du privilège que leurdonnait leur visite quotidienne dans l’établissement.
La plupart des tables étaient vides ;mais, il faut le dire en l’honneur du cabaret du Puits-de-Noé, lesnappes rouges, ou plutôt violacées, révélaient le passage d’unnombre satisfaisant de convives rassasiés.
Les trois derniers convives disparurentsuccessivement, et, vers huit heures moins un quart, le patriote setrouva seul.
Alors il éloigna, avec un dégoût des plusaristocratiques, le plat grossier dont il paraissait faire uninstant auparavant ses délices, et tira de sa poche une tablette dechocolat d’Espagne, qu’il mangea lentement, et avec une expressionbien différente de celle que nous lui avons vu essayer de donner àsa physionomie.
De temps en temps, tout en croquant sonchocolat d’Espagne et son pain noir, il jetait sur la porte vitrée,fermée d’un rideau à carreaux blancs et rouges, des regards pleinsd’une anxieuse impatience. Quelquefois il prêtait l’oreille etinterrompait son frugal repas avec une distraction qui donnait fortà penser à la maîtresse de la maison, assise à son comptoir, assezprès de la porte sur laquelle le patriote fixait les yeux, pourqu’elle pût, sans trop de vanité, se croire l’objet de sespréoccupations.
Enfin, la sonnette de la porte d’entréeretentit d’une certaine façon qui fit tressaillir notrehomme ; il reprit son poisson, sans que la maîtresse ducabaret remarquât qu’il en jetait la moitié à un chien qui leregardait faméliquement, et l’autre moitié à un chat qui lançait auchien de délicats mais meurtriers coups de griffe.
La porte au rideau rouge et blanc s’ouvrit àson tour ; un homme entra, vêtu à peu près comme le patriote,à l’exception du bonnet à poil, qu’il avait remplacé par le bonnetrouge.
Un énorme trousseau de clefs pendait à laceinture de cet homme, ceinture de laquelle tombait aussi un largesabre d’infanterie à coquille de cuivre.
– Ma soupe ! ma chopine ! criacet homme en entrant dans la salle commune, sans toucher à sonbonnet rouge et en se contentant de faire à la maîtresse del’établissement un signe de tête.
Puis, avec un soupir de lassitude, il allas’installer à la table voisine de celle où soupait notrepatriote.
La maîtresse du cabaret, par suite de ladéférence qu’elle portait au nouvel arrivant, se leva et allacommander elle-même les objets demandés.
Les deux hommes se tournaient le dos ;l’un regardait dans la rue, l’autre vers le fond de la chambre. Pasun mot ne s’échangea entre les deux hommes tant que la maîtresse ducabaret n’eut pas complètement disparu.
Lorsque la porte se fut refermée derrièreelle, et qu’à la lueur d’une seule chandelle suspendue à un bout defil de fer, dans des proportions assez savantes pour que leluminaire fût divisible entre les deux convives, quand enfinl’homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la glace placée enface de lui, que la chambre était parfaitement déserte :
– Bonsoir, dit-il à son compagnon sans seretourner.
– Bonsoir, monsieur, dit le nouveauvenu.
– Eh bien, demanda le patriote avec lamême indifférence affectée, où en sommes-nous ?
– Eh bien, c’est fini.
– Qu’est-ce qui est fini ?
– Comme nous en sommes convenus, j’ai eudes raisons avec le père Richard pour le service, j’ai prétexté mafaiblesse d’ouïe, mes éblouissements, et je me suis trouvé mal enplein greffe.
– Très bien ; après ?
– Après, le père Richard a appelé safemme, et sa femme m’a frotté les tempes avec du vinaigre, ce quim’a fait revenir.
– Bon ! ensuite ?
– Ensuite, comme il était convenu entrenous, j’ai dit que le manque d’air me produisait ceséblouissements, attendu que j’étais sanguin, et que le service dela Conciergerie, où il se trouve en ce moment quatre centsprisonniers, me tuait.
– Qu’ont-ils dit ?
– La mère Richard m’a plaint.
– Et le père Richard ?
– Il m’a mis à la porte.
– Mais ce n’est point assez qu’il t’aitmis à la porte.
– Attendez donc ; alors la mèreRichard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n’avoir pas decœur, attendu que j’étais père de famille.
– Et il a dit à cela ?
– Il a dit qu’elle avait raison, mais quela première condition inhérente à l’état de guichetier était dedemeurer dans la prison à laquelle il était attaché ; que laRépublique ne plaisantait pas, et qu’elle coupait le cou à ceux quiavaient des éblouissements dans l’exercice de leurs fonctions.
– Diable ! fit le patriote.
– Et il n’avait pas tort, le pèreRichard ; depuis que l’Autrichienne est là, c’est un enfer desurveillance ; on y dévisage son père.
Le patriote donna son assiette à lécher auchien, qui fut mordu par le chat.
– Achevez, dit-il sans se retourner.
– Enfin, monsieur, je me suis mis àgémir, c’est-à-dire que je me sentais très mal ; j’ai demandél’infirmerie, et j’ai assuré que mes enfants mourraient de faim sima paye m’était supprimée.
– Et le père Richard ?
– Le père Richard m’a répondu que, quandon était guichetier, on ne faisait pas d’enfants.
– Mais vous avez la mère Richard pourvous, je suppose ?
– Heureusement ! elle a fait unescène à son mari, lui reprochant d’avoir un mauvais cœur, et lepère Richard a fini par me dire : « Eh bien, citoyenGracchus, entends-toi avec quelqu’un de tes amis qui te donneraquelque chose sur tes gages ; présente-le-moi comme remplaçantet je promets de le faire accepter. » Sur quoi, je suis sortien disant : « C’est bon, père Richard, je vaischercher. »
– Et tu as trouvé, mon brave ?
En ce moment, la maîtresse de l’établissementrentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa chopine.
Ce n’était l’affaire ni de Gracchus ni dupatriote, qui avaient sans doute quelques communications à sefaire.
– Citoyenne, dit le guichetier, j’ai reçuune petite gratification du père Richard, de sorte que je mepermettrai aujourd’hui la côtelette de porc aux cornichons et labouteille de vin de Bourgogne ; envoie ta servante me chercherl’une chez le charcutier, et va me chercher l’autre à la cave.
L’hôtesse donna aussitôt ses ordres. Laservante sortit par la porte de la rue, et elle sortit, elle, parla porte de la cave.
– Bien, dit le patriote, tu es un garçonintelligent.
– Si intelligent, que je ne me cache pas,malgré vos belles promesses, de quoi il retourne pour nous deux.Vous vous doutez de quoi il retourne ?
– Oui, parfaitement.
– C’est notre cou à tous deux que nousjouons.
– Ne t’inquiète pas du mien.
– Ce n’est pas le vôtre non plus,monsieur, qui me cause, je l’avoue, la plus vive inquiétude.
– C’est le tien ?
– Oui.
– Mais si je l’estime le double de cequ’il vaut…
– Eh ! monsieur, c’est une chosetrès précieuse que le cou.
– Pas le tien.
– Comment ! pas le mien ?
– En ce moment, du moins.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que ton cou ne vaut pasune obole, attendu que si, par exemple, j’étais un agent du comitéde Salut public, tu serais guillotiné demain.
Le guichetier se retourna d’un mouvement sibrusque, que le chien aboya contre lui.
Il était pâle comme la mort.
– Ne te tourne pas et ne pâlis pas, ditle patriote ; achève tranquillement ta soupe aucontraire : je ne suis pas un agent provocateur, l’ami.Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta place,donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille livresen or.
– C’est bien vrai au moins ?
– Oh ! tu as une fameuse caution, tuas ma tête.
Le guichetier médita quelques secondes.
– Allons, dit le patriote, qui le voyaitdans sa glace, allons, ne fais pas de mauvaises réflexions ;si tu me dénonces, comme tu n’auras fait que ton devoir, laRépublique ne te donnera pas un sou : si tu me sers, comme aucontraire tu auras manqué à ce même devoir, et qu’il est injustedans ce monde de faire quelque chose pour rien, je te donnerai lescinquante mille livres.
– Oh ! je comprends bien, dit leguichetier, j’ai tout bénéfice à faire ce que vous demandez ;mais je crains les suites…
– Les suites !… et qu’as-tu àcraindre ? Voyons, ce n’est pas moi qui te dénoncerai, aucontraire.
– Sans doute.
– Le lendemain du jour où je suisinstallé, tu viens faire un tour à la Conciergerie ; je tecompte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux millefrancs ; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l’aise dans tesdeux poches. Avec l’argent, je te donne une carte pour sortir deFrance ; tu pars, et, partout où tu vas, tu es, sinon riche,du moins indépendant.
– Eh bien, c’est dit, monsieur, arrivequi arrive. Je suis un pauvre diable, moi ; je ne me mêle pasde politique ; la France a toujours bien marché sans moi, etne périra pas faute de moi ; si vous faites une méchanteaction, tant pis pour vous.
– En tout cas, dit le patriote, je necrois pas pouvoir faire pis que l’on ne fait en ce moment.
– Monsieur me permettra de ne pas jugerla politique de la Convention nationale.
– Tu es un homme admirable de philosophieet d’insouciance. Maintenant, voyons, quand me présentes-tu au pèreRichard ?
– Ce soir, si vous voulez.
– Oui, certainement. Quisuis-je ?
– Mon cousin Mardoche.
– Mardoche, soit ; le nom me plaît.Quel état ?
– Culottier.
– De culottier à tanneur, il n’y a que lamain.
– Êtes-vous tanneur ?
– Je pourrais l’être.
– C’est vrai.
– À quelle heure laprésentation ?
– Dans une demi-heure, si vous voulez. Àneuf heures alors.
– Quand aurai-je l’argent ?
– Demain.
– Vous êtes donc énormémentriche ?
– Je suis à mon aise.
– Un ci-devant, n’est-ce pas ?
– Que t’importe !
– Avoir de l’argent, et donner son argentpour courir le risque d’être guillotiné ; en vérité, il fautque les ci-devant soient bien bêtes !
– Que veux-tu ! les sans-culottesont tant d’esprit qu’il n’en reste pas aux autres.
– Chut ! voilà mon vin.
– À ce soir, en face de laConciergerie.
– Oui.
Le patriote paya son écot et sortit.
De la porte, on l’entendit crier de sa voix detonnerre :
– Allons donc, citoyenne ! lescôtelettes aux cornichons ! mon cousin Gracchus meurt defaim.
– Ce bon Mardoche ! dit leguichetier en dégustant le verre de Bourgogne que venait de luiverser la cabaretière en le regardant tendrement.
Le patriote était sorti, mais ne s’était paséloigné. À travers les vitres enfumées, il guettait le guichetier,pour voir s’il n’entrerait pas en communication avec quelques-unsde ces agents de la police républicaine, l’une des meilleures quieût jamais existé, car la moitié de la société espionnait l’autre,moins encore pour la plus grande gloire du gouvernement que pour laplus grande sûreté de sa tête.
Mais rien de ce que craignait le patrioten’arriva ; à neuf heures moins quelques minutes, le guichetierse leva, prit le menton de la cabaretière et sortit.
Le patriote le rejoignit sur le quai de laConciergerie et tous deux entrèrent dans la prison. Dès le soirmême, le marché fut conclu : le père Richard accepta leguichetier Mardoche en remplacement du citoyen Gracchus.
Deux heures avant que cette affaires’arrangeât dans la geôle, une scène se passait dans une autrepartie de la prison qui, quoique sans intérêt apparent, avait uneimportance non moins grande pour les principaux personnages decette histoire.
Le greffier de la Conciergerie, fatigué de sajournée, allait plier les registres et sortir, quand un homme,conduit par la citoyenne Richard, se présenta devant sonbureau.
– Citoyen greffier, dit-elle, voici votreconfrère du ministère de la guerre qui vient, de la part du citoyenministre, pour relever quelques écrous militaires.
– Ah ! citoyen, dit le greffier,vous arrivez un peu tard, je pliais bagage.
– Cher confrère, pardonnez-moi, réponditle nouvel arrivant, mais nous avons tant de besogne, que noscourses ne peuvent guère se faire qu’à nos moments perdus, et nosmoments perdus, à nous, ne sont guère que ceux où les autresmangent et dorment.
– S’il en est ainsi, faites, mon cherconfrère ; mais hâtez-vous, car, ainsi que vous le dites,c’est l’heure du souper et j’ai faim. Avez-vous vospouvoirs ?
– Les voici, dit le greffier du ministèrede la guerre en exhibant un portefeuille que son confrère, toutpressé qu’il était, examina avec une scrupuleuse attention.
– Oh ! tout cela est en règle, ditla femme Richard, et mon mari a déjà passé l’inspection.
– N’importe, n’importe, dit le greffieren continuant son examen.
Le greffier de la guerre attendit patiemmentet en homme qui s’était attendu au strict accomplissement de cesformalités.
– À merveille, dit le greffier de laConciergerie, et vous pouvez maintenant commencer quand vousvoudrez. Avez-vous beaucoup d’écrous à relever ?
– Une centaine.
– Alors, vous en avez pour plusieursjours ?
– Aussi, cher confrère, est-ce une espècede petit établissement que je viens fonder chez vous, si vous lepermettez, toutefois.
– Comment l’entendez-vous ? demandale greffier de la Conciergerie.
– C’est ce que je vous expliquerai envous emmenant souper ce soir avec moi ; vous avez faim, vousl’avez dit.
– Et je ne m’en dédis pas.
– Eh bien, vous verrez ma femme :c’est une bonne cuisinière ; puis vous ferez connaissance avecmoi : je suis un bon garçon.
– Ma foi, oui, vous me faites ceteffet-là ; cependant, cher confrère…
– Oh ! acceptez sans façon leshuîtres que j’achèterai en passant sur la place du Châtelet, unpoulet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois petits plats quemadame Durand fait dans la perfection.
– Vous me séduisez, cher confrère, dit legreffier de la Conciergerie, ébloui par ce menu, auquel n’était pasaccoutumé un greffier payé par le tribunal révolutionnaire à raisonde deux livres en assignats, lesquels valaient en réalité deuxfrancs à peine.
– Ainsi, vous acceptez ?
– J’accepte.
– En ce cas, à demain le travail ;pour ce soir, partons.
– Partons.
– Venez-vous ?
– À l’instant ; laissez-moiseulement prévenir les gendarmes qui gardent l’Autrichienne.
– Pourquoi faire lesprévenez-vous ?
– Afin qu’ils soient avertis que je sorset que, sachant, par conséquent, qu’il n’y a plus personne augreffe, tous les bruits leur deviennent suspects.
– Ah ! fort bien ; excellenteprécaution, ma foi !
– Vous comprenez, n’est-ce pas ?
– À merveille. Allez.
Le greffier de la Conciergerie alla en effetheurter au guichet, et l’un des gendarmes ouvrit endisant :
– Qui est là ?
– Moi ! le greffier ; voussavez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.
– Bonsoir, citoyen greffier.
Et le guichet se referma.
Le greffier de la guerre avait examiné toutecette scène avec la plus grande attention, et, quand la porte de laprison de la reine restait ouverte, son regard avait rapidementplongé jusqu’au fond du premier compartiment : il avait vu legendarme Duchesne à table, et s’était, en conséquence, assuré quela reine n’avait que deux gardiens.
Il va sans dire que, lorsque le greffier de laConciergerie se retourna, son confrère avait repris l’aspect leplus indifférent qu’il avait pu donner à sa physionomie.
Comme ils sortaient de la Conciergerie, deuxhommes allaient y entrer.
Ces deux hommes, qui allaient y entrer,étaient le citoyen Gracchus et son cousin Mardoche.
Le cousin Mardoche et le greffier de laguerre, chacun par un mouvement qui semblait émaner d’un sentimentpareil, enfoncèrent, en s’apercevant, l’un son bonnet à poils,l’autre son chapeau à larges bords sur les yeux.
– Quels sont ces hommes ? demanda legreffier de la guerre.
– Je n’en connais qu’un : c’est unguichetier nommé Gracchus.
– Ah ! fit l’autre avec uneindifférence affectée, les guichetiers sortent donc à laConciergerie ?
– Ils ont leur jour.
L’investigation ne fut pas poussée plusloin ; les deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Aucoin de la place du Châtelet, le greffier de la guerre, selon leprogramme annoncé, acheta une cloyère de douze douzainesd’huîtres ; puis on continua de s’avancer par le quai deGèvres.
La demeure du greffier du ministère de laguerre était fort simple : le citoyen Durand habitait troispetites pièces sur la place de Grève, dans une maison sans portier.Chaque locataire avait une clef de la porte de l’allée ; et ilétait convenu que l’on s’avertirait quand on n’aurait pas priscette clef avec soi, par un, deux ou trois coups de marteau, selonl’étage que l’on habitait : la personne qui en attendait uneautre, et qui reconnaissait le signal, descendait alors et ouvraitla porte.
Le citoyen Durand avait sa clef dans sa poche,il n’eut donc pas besoin de frapper.
Le greffier du Palais trouva madame lagreffière de la guerre fort à son goût.
C’était une charmante femme, en effet, àlaquelle une profonde expression de tristesse répandue sur saphysionomie, donnait à la première vue un puissant intérêt. Il està remarquer que la tristesse est un des plus sûrs moyens deséduction des jolies femmes ; la tristesse rend amoureux tousles hommes, sans exception, même les greffiers ; car, quoiqu’on dise, les greffiers sont des hommes, et il n’est aucunamour-propre féroce ou aucun cœur sensible qui n’espère consolerune jolie femme affligée, et changer les roses blanches d’un teintpâle en des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorat.
Les deux greffiers soupèrent de fort bonappétit ; il n’y a que madame Durand qui ne mangea point.
Les questions cependant marchaient de part etd’autre.
Le greffier de la guerre demandait à sonconfrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps dedrames quotidiens, quels étaient les usages du palais, les jours dejugement, les moyens de surveillance.
Le greffier du Palais, enchanté d’être écoutéavec tant d’attention, répondait avec complaisance et disait lesmœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles ducitoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu’on jouaitchaque soir sur la place de la Révolution. Puis s’adressant à soncollègue et à son hôte, il lui demandait à son tour desrenseignements sur son ministère à lui.
– Oh ! dit Durand, je suis moinsbien renseigné que vous, étant un personnage infiniment moinsimportant que vous, attendu que je suis plutôt secrétaire dugreffier que titulaire de la place ; je fais la besogne dugreffier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux illustres leprofit ; c’est l’habitude de toutes les bureaucraties, mêmerévolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour,mais les bureaux ne changeront pas.
– Eh bien, je vous aiderai, citoyen, ditle greffier du Palais, charmé du bon vin de son hôte, et surtoutcharmé des beaux yeux de madame Durand.
– Oh ! merci, dit celui à qui cetteoffre gracieuse était faite ; tout ce qui change les habitudeset les localités est une distraction pour un pauvre employé, et jecrains plutôt de voir finir mon travail à la Conciergerie que de levoir traîner en longueur, et pourvu que chaque soir je puisseamener au greffe madame Durand, qui s’ennuierait ici…
– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit legreffier du Palais, enchanté de l’aimable distraction que luipromettait son confrère.
– Elle me dictera les écrous, continua lecitoyen Durand ; et puis, de temps en temps, si vous n’avezpas trouvé le souper de ce soir trop mauvais, vous en reviendrezprendre un pareil.
– Oui ; mais pas trop souvent, ditavec fatuité le greffier du Palais ; car je vous avouerai queje serais grondé si je rentrais plus tard que d’habitude dans unecertaine petite maison de la rue du Petit-Musc.
– Eh bien, voilà qui s’arrangeramerveilleusement bien, dit Durand ; n’est-ce pas, ma chèreamie ?
Madame Durand, fort pâle et fort tristetoujours, leva les yeux sur son mari et répondit :
– Que votre volonté soit faite.
Onze heures sonnaient ; il était temps dese retirer. Le greffier du Palais se leva, et prit congé de sesnouveaux amis, en leur exprimant tout le plaisir qu’il avait eu defaire connaissance avec eux et leur dîner.
Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusquesur le palier ; puis, rentrant dans la chambre :
– Allons, Geneviève, dit-il,couchez-vous.
La jeune femme, sans répondre, se leva, pritune lampe et passa dans la chambre à droite.
Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir,resta un instant pensif et le front sombre après son départ ;puis, à son tour, il passa dans sa chambre, qui était du côtéopposé.
À partir de ce moment, le greffier duministère de la guerre vint chaque soir travailler assidûment dansle bureau de son collègue du Palais ; madame Durand relevaitles écrous sur les registres préparés à l’avance, et Durand copiaitavec ardeur.
Durand examinait tout sans paraître faireattention à rien. Il avait remarqué que chaque soir, à neuf heures,un panier de provisions apporté par Richard ou sa femme étaitdéposé à la porte.
Au moment où le greffier disait augendarme : « Je m’en vais, citoyen », le gendarme,soit Gilbert, soit Duchesne, sortait, prenait le panier et leportait chez Marie-Antoinette.
Pendant les trois soirées consécutives oùDurand était resté plus tard à son poste, le panier aussi étaitresté plus tard au sien, puisque ce n’était qu’en ouvrant la portepour dire adieu au greffier que le gendarme récoltait lesprovisions.
Un quart d’heure après avoir introduit lepanier plein, un des deux gendarmes remettait à la porte un paniervide de la veille, le déposant à la même place où étaitl’autre.
Le soir du quatrième jour, c’était aucommencement d’octobre, après la séance habituelle, quand legreffier du Palais se fut retiré, et quand Durand, ou plutôtDixmer, fut resté seul avec sa femme, il laissa tomber sa plume,puis regarda autour de lui, et prêtant l’oreille avec la mêmeattention que si sa vie en eût dépendu, il se leva vivement, etcourant à pas étouffés vers la porte du guichet, il souleva laserviette qui recouvrait le panier et enfonça dans le pain tendredestiné à la prisonnière un petit étui d’argent.
Puis, pâle et tremblant de l’émotion qui, mêmechez la plus puissante organisation, trouble l’homme qui vientd’accomplir un acte suprême, et dont le moment a été longuementpréparé et est fortement attendu, il revint prendre sa place,appuyant une main sur son front, l’autre sur son cœur.
Geneviève le regardait faire, mais sans luiadresser la parole ; ordinairement, depuis que son maril’avait reprise chez Maurice, elle attendait toujours qu’il luiparlât le premier.
Cependant, cette fois, elle rompit lesilence :
– Est-ce pour ce soir ?demanda-t-elle.
– Non, c’est pour demain, réponditDixmer.
Et, se levant après avoir regardé et écouté denouveau, il ferma les registres, et, se rapprochant du guichetier,il frappa à la porte.
– Hein ? fitGilbert.
– Citoyen, dit-il, je m’en vais.
– Bien, dit le gendarme du fond de lacellule. Bonsoir.
– Bonsoir, citoyen Gilbert.
Durand entendit le grincement des verrous, ilcomprit que le gendarme allait ouvrir la porte, il sortit.
Dans le couloir qui conduisait del’appartement du père Richard à la cour, il heurta un guichetiercoiffé d’un bonnet à poil, et brandissant un lourd trousseau declefs.
La peur saisit Dixmer ; cet homme, brutalcomme les gens de son état, allait l’interpeller, le regarder, lereconnaître peut-être. Il enfonça son chapeau, tandis que Genevièvetirait sur ses yeux la garniture de son mantelet noir.
Il se trompait.
– Ah ! pardon ! dit seulementle guichetier, quoique ce fût lui qui eût été heurté.
Dixmer tressaillit au son de cette voix, quiétait douce et polie. Mais le guichetier était pressé sans doute,il se glissa dans le couloir, ouvrit la porte du père Richard etdisparut. Dixmer continua son chemin, entraînant Geneviève.
– C’est étrange, dit-il, lorsqu’il futdehors, que la porte se fut refermée derrière lui, et quel’impression de l’air eut rafraîchi son front brûlant.
– Oh ! oui, bien étrange, murmuraGeneviève.
Au temps de leur intimité, les deux époux sefussent communiqué l’un à l’autre la cause de leur étonnement. MaisDixmer enferma ses pensées dans son esprit, les combattant commeune hallucination, tandis que Geneviève se contentait, en tournantl’angle du pont au Change, de jeter un dernier regard sur le sombrePalais, où quelque chose de pareil au fantôme d’un ami perdu venaitde réveiller en elle tant de souvenirs doux et amers à la fois.
Tous deux arrivèrent à la Grève sans avoirprononcé une seule parole.
Pendant ce temps, le gendarme Gilbert étaitsorti et s’était emparé du panier de provisions destiné à la reine.Il contenait des fruits, un poulet froid, une bouteille de vinblanc, une carafe d’eau et la moitié d’un pain de deux livres.
Gilbert leva la serviette et reconnut ladisposition ordinaire des objets placés dans le panier par lacitoyenne Richard. Puis, dérangeant le paravent :
– Citoyenne, dit-il tout haut, voici lesouper.
Marie-Antoinette rompit le pain ; mais àpeine ses doigts s’y étaient-ils imprimés, qu’elle sentit le froidcontact de l’argent, et qu’elle comprit que ce pain renfermaitquelque chose d’extraordinaire.
Alors elle regarda autour d’elle, mais legendarme s’était déjà retiré. La reine resta un instantimmobile ; elle calculait son éloignement progressif.
Quand elle crut être certaine qu’il était allés’asseoir près de son camarade, elle tira l’étui du pain. L’étuicontenait un billet. Elle le déplia et lut ce qui suit :
Madame, tenez-vous prête demain à l’heureoù vous recevrez ce billet ; car demain, à cette heure, unefemme sera introduite dans le cachot de Votre Majesté. Cette femmeprendra vos habits et vous donnera les siens ; puis voussortirez de la Conciergerie au bras d’un de vos plus dévouésserviteurs.
Ne vous inquiétez pas du bruit qui se feradans la première pièce ; ne vous arrêtez ni aux cris ni auxgémissements ; ne vous occupez que de passer promptement larobe et le mantelet de la femme qui doit prendre la place de VotreMajesté.
– Un dévouement ! murmura lareine ; merci, mon Dieu ! je ne suis donc pas, comme onle disait, un objet d’exécration pour tous.
Elle relut le billet. Alors le secondparagraphe la frappa.
– « Ne vous arrêtez ni aux cris niaux gémissements », murmura-t-elle. Oh ! cela veut direque l’on frappera mes deux gardiens, pauvres gens ! qui m’ontmontré tant de pitié ; oh ! jamais, jamais !
Elle déchira encore la seconde moitié dubillet, qui était blanche, et, comme elle n’avait ni crayon niplume pour répondre à l’ami inconnu qui s’occupait d’elle, elleprit l’épingle de son fichu et piqua dans le papier des lettres quicomposèrent les mots suivants :
Je ne puis ni ne dois accepter lesacrifice de la vie de personne en échange de lamienne. M.-A.
Puis elle replaça le papier dans l’étui,qu’elle enfouit dans la seconde partie du pain brisé.
Cette opération était achevée à peine, dixheures sonnaient, et la reine, tenant le morceau de pain à la main,comptait tristement les heures qui vibraient lentes et espacées,quand elle entendit à une des fenêtres, donnant sur la cour quel’on appelait la cour des femmes, un bruit strident pareil à celuique produirait un diamant grinçant sur le verre. Ce bruit fut suivid’un choc léger à la vitre, choc plusieurs fois répété et quecouvrait avec intention la toux d’un homme. Puis, à l’angle de lavitre, apparut un petit papier roulé qui glissa lentement et tombaau pied de la muraille. Puis la reine entendit le bruit dutrousseau de clefs sautillant les unes sur les autres et des pasqui s’éloignaient en retentissant sur le pavé.
Elle reconnut que la vitre venait d’êtretrouée à son angle, et que, par cet angle, l’homme qui s’éloignaitavait glissé un papier, qui sans doute était un billet. Ce billetétait à terre. La reine le couva des yeux, tout en écoutant si l’unde ses gardiens ne se rapprochait pas d’elle ; mais elle lesentendit qui parlaient à voix basse comme ils faisaient d’habitude,et par une espèce de convention tacite pour ne pas l’importuner.Alors elle se leva doucement, retenant son haleine, et allaramasser le papier.
Un objet mince et dur en glissa comme d’unfourreau, et, en tombant sur la brique, résonna métalliquement.C’était une lime de la plus grande finesse, un bijou plutôt qu’unoutil, un de ces ressorts d’acier avec lesquels une main, si faibleet si inhabile qu’elle soit, peut couper en un quart d’heure le ferdu plus épais barreau.
Madame, disait le papier, demain à neufheures et demie, un homme viendra causer avec les gendarmes quivous gardent, par la fenêtre de la cour des femmes. Pendant cetemps, Votre Majesté sciera le troisième barreau de sa fenêtre, enallant de gauche à droite… Coupez en biaisant, un quart d’heuredoit suffire à Votre Majesté ; puis tenez-vous prête à passerpar la fenêtre… L’avis vous vient d’un de vos plus dévoués et devos plus fidèles sujets, lequel a consacré sa vie au service deVotre Majesté, et sera heureux de la sacrifier pour elle.
– Oh ! murmura la reine, est-ce unpiège ? Mais non, il me semble que je connais cetteécriture ; c’est la même qu’au Temple ; c’est celle duchevalier de Maison-Rouge. Allons ! Dieu veut peut-être quej’échappe.
Et la reine tomba à genoux et se réfugia dansla prière, ce baume souverain des prisonniers.
Ce lendemain, préparé par une nuit d’insomnie,vint enfin, terrible, et, l’on peut dire sans exagération, couleurde sang.
Chaque jour, en effet, à cette époque et danscette année, le plus beau soleil avait ses taches livides.
La reine dormit à peine et d’un sommeil sansrepos ; à peine avait-elle les yeux fermés, qu’il lui semblaitvoir du sang, qu’il lui semblait entendre pousser des cris.
Elle s’était endormie, sa lime dans samain.
Une partie de la journée fut donnée par elle àla prière. Ses gardiens la voyaient prier si souvent, qu’ils neprirent aucune inquiétude de ce surcroît de dévotion.
De temps en temps, la prisonnière tirait deson sein la lime qui lui avait été transmise par un de sessauveurs, et elle comparait la faiblesse de l’instrument à la forcedes barreaux.
Heureusement, ces barreaux n’étaient scellésdans le mur que d’un côté, c’est-à-dire par en bas.
La partie supérieure s’emboîtait dans unbarreau transversal ; la partie inférieure sciée, on n’avaitdonc qu’à tirer le barreau, et le barreau venait.
Mais ce n’étaient pas les difficultésphysiques qui arrêtaient la reine : elle comprenaitparfaitement que la chose était possible, et c’est cettepossibilité même qui faisait de l’espérance une flamme sanglantequi éblouissait ses yeux.
Elle sentait que, pour arriver à elle, ilfaudrait que ses amis tuassent les hommes qui la gardaient, et ellen’eût consenti leur mort à aucun prix ; ces hommes étaient lesseuls qui depuis longtemps lui eussent montré quelque pitié.
D’un autre côté, au delà de ces barreaux qu’onlui disait de scier, de l’autre côté du corps de ces deux hommesqui devaient succomber en empêchant ses sauveurs d’arriver jusqu’àelle, étaient la vie, la liberté, et peut-être la vengeance, troischoses si douces, pour une femme surtout, qu’elle demandait à Dieupardon de les désirer si ardemment.
Elle crut, au reste, remarquer que nul soupçonn’agitait ses gardiens et qu’ils n’avaient pas même la consciencedu piège où l’on voulait faire tomber leur prisonnière, ensupposant que le complot fût un piège.
Ces hommes simples se fussent trahis à desyeux aussi exercés que l’étaient ceux d’une femme habituée àdeviner le mal à force de l’avoir souffert.
La reine renonçait donc presque entièrement àla portion de ses idées qui lui faisait examiner la doubleouverture qui lui avait été faite comme un piège ; mais, àmesure que la honte d’être prise dans ce piège la quittait, elletombait dans l’appréhension plus grande encore de voir couler sousses yeux un sang versé pour elle.
« Bizarre destinée, et sublimespectacle ! murmurait-elle ; deux conspirations seréunissent pour sauver une pauvre reine ou plutôt une pauvre femmeprisonnière, qui n’a rien fait pour séduire ou encourager lesconspirateurs, et elles vont éclater en même temps.
» Qui sait ! elles ne font qu’une,peut-être. Peut-être est-ce une double mine qui doit aboutir à unseul point.
» Si je voulais, je serais doncsauvée !
» Mais une pauvre femme sacrifiée à maplace !
» Mais deux hommes tués pour que cettefemme arrive jusqu’à moi !
» Dieu et l’avenir ne me pardonneraientpas.
» Impossible !impossible !… »
Mais alors passaient et repassaient dans sonesprit ces grandes idées de dévouement des serviteurs pour lesmaîtres, et ces antiques traditions du droit des maîtres sur la viedes serviteurs ; fantômes presque effacés de la royautémourante.
« Anne d’Autriche eût accepté, sedisait-elle ; Anne d’Autriche eût mis au-dessus de touteschoses ce grand principe du salut des personnes royales.
» Anne d’Autriche était du même sang quemoi, et presque dans la même situation que moi.
» Folie d’être venue poursuivre laroyauté d’Anne d’Autriche en France !
» Aussi n’est-ce point moi qui suisvenue ; deux rois ont dit : « Il est important quedeux enfants royaux qui ne se sont jamais vus, qui ne s’aimaientpas, qui ne s’aimeront peut-être jamais, soient mariés au mêmeautel, pour aller mourir sur le même échafaud. »
» Et puis, ma mort n’entraînera-t-ellepas celle du pauvre enfant qui, aux yeux de mes rares amis, estencore roi de France ?
» Et, quand mon fils sera mort comme estmort mon mari, leurs deux ombres ne souriront-elles pas de pitié enme voyant, pour ménager quelques gouttes de sang vulgaire, tacherde mon sang les débris du trône de saint Louis ? »
Ce fut dans ces angoisses toujourscroissantes, dans cette fièvre du doute, dont les pulsations vontsans cesse redoublant, dans l’horreur de ces craintes, enfin, quela reine atteignit le soir.
Plusieurs fois elle avait examiné ses deuxgardiens ; jamais ils n’avaient eu l’air plus calme.
Jamais non plus les petites attentions de ceshommes grossiers mais bons ne l’avaient frappée davantage.
Quand les ténèbres se firent dans le cachot,quand retentit le pas des rondes, quand le bruit des armes et lehurlement des chiens alla éveiller l’écho des sombres voûtes, quandenfin toute la prison se révéla effrayante et sans espérances,Marie-Antoinette, domptée par la faiblesse inhérente à la nature dela femme, se leva épouvantée.
– Oh ! je fuirai, dit-elle ;oui, oui, je fuirai. Quand on viendra, quand on parlera, je scieraiun barreau, et j’attendrai ce que Dieu et mes libérateursordonneront de moi. Je me dois à mes enfants, on ne les tuera pas,ou, si on les tue et que je sois libre, oh ! alors aumoins…
Elle n’acheva pas, ses yeux se fermèrent, sabouche étouffa sa voix. Ce fut un rêve effrayant que celui de cettepauvre reine dans une chambre fermée de verrous et de grilles. Maisbientôt, dans son rêve toujours, grilles et verroustombèrent ; elle se vit au milieu d’une armée sombre,impitoyable ; elle ordonnait à la flamme de briller, au fer desortir du fourreau ; elle se vengeait d’un peuple qui, au boutdu compte, n’était pas le sien.
Pendant ce temps, Gilbert et Duchesnecausaient tranquillement et préparaient leur repas du soir.
Pendant ce temps aussi, Dixmer et Genevièveentraient à la Conciergerie, et, comme d’habitude, s’installaientdans le greffe. Au bout d’une heure de cette installation, commed’habitude encore, le greffier du Palais achevait sa tâche et leslaissait seuls.
Dès que la porte se fut refermée sur soncollègue, Dixmer se précipita vers le panier vide déposé à la porteen échange du panier du soir.
Il saisit le morceau de pain, le brisa etretrouva l’étui.
Le mot de la reine y était renfermé ; ille lut en pâlissant.
Et comme Geneviève l’observait, il déchira lepapier en mille morceaux qu’il vint jeter dans la gueule enflamméedu poêle.
– C’est bien, dit-il ; tout estconvenu.
Puis, se retournant vers Geneviève :
– Venez, madame, dit-il.
– Moi ?
– Oui, il faut que je vous parle bas.
Geneviève, immobile et froide comme le marbre,fit un geste de résignation et s’approcha.
– Voici l’heure venue, madame, ditDixmer ; écoutez-moi.
– Oui, monsieur.
– Vous préférez une mort utile à votrecause, une mort qui vous fasse bénir de tout un parti et plaindrede tout un peuple, à une mort ignominieuse et toute de vengeance,n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur.
– J’eusse pu vous tuer sur place lorsqueje vous ai rencontrée chez votre amant ; mais un homme qui a,comme moi, consacré sa vie à une œuvre honorable et sainte, doitsavoir tirer parti de ses propres malheurs en les consacrant àcette cause, c’est ce que j’ai fait, ou plutôt ce que je comptefaire. Je me suis, comme vous l’avez vu, refusé le plaisir de mefaire justice. J’ai aussi épargné votre amant.
Quelque chose comme un sourire fugitif maisterrible passa sur les lèvres décolorées de Geneviève.
– Mais, quant à votre amant, vous devezcomprendre, vous qui me connaissez, que je n’ai attendu que pourtrouver mieux.
– Monsieur, dit Geneviève, je suisprête ; pourquoi donc alors ce préambule ?
– Vous êtes prête ?
– Oui, vous me tuez. Vous avez raison,j’attends. Dixmer regarda Geneviève et tressaillit malgrélui ; elle était sublime en ce moment : une auréolel’éclairait, la plus brillante de toutes, celle qui vient del’amour.
– Je continue, reprit Dixmer. J’aiprévenu la reine ; elle attend ; cependant, selon touteprobabilité, elle fera quelques objections, mais vous laforcerez.
– Bien, monsieur ; donnez vosordres, et je les exécuterai.
– Tout à l’heure, continua Dixmer, jevais heurter à la porte, Gilbert va ouvrir ; avec ce poignard(Dixmer ouvrit son habit et montra, en le tirant à moitié dufourreau, un poignard à double tranchant) ; – avec cepoignard, je le tuerai.
Geneviève frissonna malgré elle.
Dixmer fit un signe de la main pour luiimposer l’attention.
– Au moment où je le frappe,continua-t-il, vous vous élancez dans la seconde chambre, danscelle où est la reine. Il n’y a pas de porte, vous le savez,seulement un paravent, et vous changez d’habits avec elle, tandisque je tue le second soldat. Alors je prends le bras de la reine,et je passe le guichet avec elle.
– Fort bien, dit froidementGeneviève.
– Vous comprenez ? continuaDixmer ; chaque soir on vous voit avec ce mantelet de taffetasnoir qui cache ce visage. Mettez votre mantelet à Sa Majesté, etdrapez-le comme vous avez l’habitude de le draper vous-même.
– Je le ferai ainsi que vous le dites,monsieur.
– Il me reste maintenant à vous pardonneret à vous remercier, madame, dit Dixmer. Geneviève secoua la têteavec un froid sourire.
– Je n’ai pas besoin de votre pardon, nide votre merci, monsieur, dit-elle en étendant la main ; ceque je fais, ou plutôt ce que je vais faire, effacerait un crime,et je n’ai commis qu’une faiblesse ; et encore cettefaiblesse, rappelez-vous votre conduite, monsieur, vous m’avezpresque forcée à la commettre. Je m’éloignais de lui, et vous merepoussiez dans ses bras ; de sorte que vous êtesl’instigateur, le juge et le vengeur. C’est donc à moi de vouspardonner ma mort, et je vous la pardonne. C’est donc à moi de vousremercier, monsieur, de m’ôter la vie, puisque la vie m’eût étéinsupportable séparée de l’homme que j’aime uniquement, depuiscette heure surtout où vous avez brisé par votre féroce vengeancetous les liens qui m’attachaient à lui.
Dixmer s’enfonçait les ongles dans lapoitrine ; il voulut répondre, la voix lui manqua.
Il fit quelques pas dans le greffe.
– L’heure passerait, dit-il enfin ;toute seconde a son utilité. Allons, madame, êtes-vousprête ?
– Je vous l’ai dit, monsieur, réponditGeneviève avec le calme des martyrs, j’attends !
Dixmer rassembla tous ses papiers, alla voirsi les portes étaient bien closes, si personne ne pouvait entrerdans le greffe ; puis il voulut réitérer ses instructions à safemme.
– Inutile, monsieur, dit Geneviève, jesais parfaitement ce que j’ai à faire.
– Alors, adieu !
Et Dixmer lui tendit la main, comme si, à cemoment suprême, toute récrimination devait s’effacer devant lagrandeur de la situation et la sublimité du sacrifice.
Geneviève, en frémissant, toucha du bout desdoigts la main de son mari.
– Placez-vous près de moi, madame, ditDixmer, et, aussitôt que j’aurai frappé Gilbert, passez.
– Je suis prête.
Alors, Dixmer serra dans sa main droite sonlarge poignard, et, de la gauche, il heurta à la porte.
Pendant que la scène décrite dans le chapitreprécédent se passait à la porte du greffe donnant dans la prison dela reine, ou plutôt dans la première chambre occupée par les deuxgendarmes, d’autres préparatifs se faisaient au côté opposé,c’est-à-dire dans la cour des femmes.
Un homme apparaissait tout à coup comme unestatue de pierre qui se serait détachée de la muraille. Cet hommeétait suivi de deux chiens, et, tout en fredonnant le Çaira, chanson fort à la mode à cette époque, il avait, d’uncoup de trousseau de clefs qu’il tenait à la main, raclé les cinqbarreaux qui fermaient la fenêtre de la reine.
La reine avait tressailli d’abord ; mais,reconnaissant la chose pour un signal, elle avait aussitôt ouvertdoucement sa fenêtre et s’était mise à la besogne d’une main plusexpérimentée qu’on n’aurait pu le croire, car plus d’une fois, dansl’atelier de serrurerie où son royal époux s’amusait autrefois àpasser une partie de ses journées, elle avait de ses doigtsdélicats touché des instruments pareils à celui sur lequel, à cetteheure, reposaient toutes ses chances de salut.
Dès que l’homme au trousseau de clefs entenditla fenêtre de la reine s’ouvrir, il alla frapper à celle desgendarmes.
– Ah ! ah ! dit Gilbert enregardant à travers les carreaux, c’est le citoyen Mardoche.
– Lui-même, répondit le guichetier. Ehbien, mais, il paraît que nous faisons bonne garde ?
– Comme d’habitude, citoyen porte-clefs.Il me semble que vous ne nous trouvez pas souvent en défaut.
– Ah ! dit Mardoche, c’est que cettenuit la vigilance est plus nécessaire que jamais.
– Bah ! dit Duchesne, qui s’étaitapproché.
– Certainement.
– Qu’y a-t-il donc ?
– Ouvrez la fenêtre, et je vous conteraicela.
– Ouvre, dit Duchesne.
Gilbert ouvrit et échangea une poignée de mainavec le porte-clefs, qui s’était déjà fait l’ami des deuxgendarmes.
– Qu’y a-t-il donc, citoyenMardoche ? répéta Gilbert.
– Il y a que la séance de la Convention aété un peu chaude. L’avez-vous lue ?
– Non. Que s’est-il donc passé ?
– Ah ! il s’est passé d’abord que lecitoyen Hébert a découvert une chose.
– Laquelle ?
– C’est que les conspirateurs que l’oncroyait morts sont vivants et très vivants.
– Ah ! oui, dit Gilbert :Delessart et Thierry ; j’ai entendu parler de cela ; ilssont en Angleterre, les gueux.
– Et le chevalier de Maison-Rouge ?dit le porte-clefs en haussant la voix de manière à ce que la reinel’entendît.
– Comment ! il est en Angleterreaussi, celui-là ?
– Pas du tout, il est en France, continuaMardoche en soutenant sa voix au même diapason.
– Il est donc revenu ?
– Il ne l’a pas quittée.
– En voilà un qui a du front ! ditDuchesne.
– C’est comme cela qu’il est.
– Eh bien, on va tâcher de l’arrêter.
– Certainement, qu’on va tâcher del’arrêter ; mais ce n’est pas chose facile, à ce qu’il paraîtaussi.
En ce moment, comme la lime de la reinegrinçait si fortement sur les barreaux, que le porte-clefscraignait qu’on ne l’entendît, malgré les efforts qu’il faisaitpour la couvrir, il appuya le talon sur la patte d’un de seschiens, qui poussa un hurlement de douleur.
– Ah ! pauvre bête ! ditGilbert.
– Bah ! dit le porte-clefs, iln’avait qu’à mettre des sabots. Veux-tu te taire, Girondin, veux-tute taire !
– Il s’appelle Girondin, ton chien,citoyen Mardoche ?
– Oui, c’est un nom que je lui ai donnécomme cela.
– Et tu disais donc, reprit Duchesne,qui, prisonnier lui-même, prenait aux nouvelles tout l’intérêt qu’yprennent les prisonniers, tu disais donc ?
– Ah ! c’est vrai, je disaisqu’alors le citoyen Hébert, en voilà un patriote ! je disaisque le citoyen Hébert avait fait la motion de ramenerl’Autrichienne au Temple.
– Et pourquoi cela ?
– Dame ! parce qu’il prétend qu’onne l’a tirée du Temple que pour la soustraire à l’inspectionimmédiate de la Commune de Paris.
– Oh ! et puis un peu aux tentativesde ce damné Maison-Rouge, dit Gilbert ; il me semble que lesouterrain existe.
– C’est aussi ce que lui a répondu lecitoyen Santerre ; mais Hébert a dit que, du moment où l’onétait prévenu, il n’y avait plus de danger ; qu’on pouvait, auTemple, garder Marie-Antoinette avec la moitié des précautionsqu’il faut pour la garder ici, et, de fait, c’est que le Temple estune maison autrement ferme que la Conciergerie.
– Ma foi, dit Gilbert, moi, je voudraisqu’on la reconduisît au Temple.
– Je comprends, cela t’ennuie de lagarder.
– Non, cela m’attriste.
Maison-Rouge toussa fortement ; la limefaisait d’autant plus de bruit qu’elle mordait plus profondément lebarreau de fer.
– Et qu’a-t-on décidé ? demandaDuchesne quand la quinte du porte-clefs fut passée.
– Il a été décidé qu’elle resterait ici,mais que son procès lui serait fait immédiatement.
– Ah ! pauvre femme ! ditGilbert.
Duchesne, dont l’oreille était plus fine sansdoute que celle de son collègue, ou l’attention moins fortementcaptivée par le récit de Mardoche, se baissa pour écouter du côtédu compartiment de gauche.
Le porte-clefs vit le mouvement.
– De sorte que, tu comprends, citoyenDuchesne, dit-il vivement, les tentatives des conspirateurs vontdevenir d’autant plus désespérées qu’ils sauront avoir moins detemps devant eux pour les exécuter. On va doubler les gardes desprisons, attendu qu’il n’est question de rien moins que d’uneirruption à force armée dans la Conciergerie ; lesconspirateurs tueraient tout, jusqu’à ce qu’ils pénétrassentjusqu’à la reine, jusqu’à la veuve Capet, veux-je dire.
– Ah bah ! comment entreraient-ils,tes conspirateurs ?
– Déguisés en patriotes, ils feraientsemblant de recommencer un 2 Septembre, les gredins ! et puis,une fois les portes ouvertes, bonsoir !
Il se fit un instant de silence occasionné parla stupeur des gendarmes.
Le porte-clefs entendit avec une joie mêlée deterreur la lime qui continuait de grincer. Neuf heuressonnèrent.
En même temps, on frappa à la porte dugreffe ; mais les deux gendarmes, préoccupés, ne répondirentpoint.
– Eh bien, nous veillerons, nousveillerons, dit Gilbert.
– Et, s’il le faut, nous mourrons à notreposte en vrais républicains, ajouta Duchesne.
« Elle doit avoir bientôt achevé »,se dit à lui-même le porte-clefs en essuyant son front mouillé desueur.
– Et vous, de votre côté, dit Gilbert,vous veillez, je présume ; car on ne vous épargnerait pas plusque nous, si un événement comme celui que vous nous annoncezarrivait.
– Je crois bien, dit leporte-clefs ; je passe les nuits à faire des rondes ;aussi je suis sur les dents ; vous autres, au moins, vous vousrelayez, et vous pouvez dormir de deux nuits l’une.
En ce moment, on frappa une seconde fois à laporte du greffe. Mardoche tressaillit ; tout événement, siminime qu’il fût, pouvait empêcher son projet de réussir.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-ilcomme malgré lui.
– Rien, rien, dit Gilbert ; c’est legreffier du ministère de la guerre qui s’en va et qui meprévient.
– Ah ! fort bien, dit leporte-clefs.
Mais le greffier s’obstinait à frapper.
– Bon ! bon ! cria Gilbert sansquitter sa fenêtre. Bonsoir !… adieu !…
– Il me semble qu’il te parle, ditDuchesne en se retournant du côté de la porte. Réponds-luidonc…
On entendit alors la voix du greffier.
– Viens donc, citoyen gendarme,disait-il ; je voudrais te parler un instant.
Cette voix, tout empreinte qu’elle paraissaitêtre d’un sentiment d’émotion qui lui ôtait son accent habituel,fit dresser l’oreille au porte-clefs, qui crut la reconnaître.
– Que veux-tu donc, citoyen Durand ?demanda Gilbert.
– Je veux te dire un mot.
– Eh bien, tu me le diras demain.
– Non, ce soir ; il faut que je teparle ce soir, reprit la même voix.
– Oh ! murmura le porte-clefs, queva-t-il donc se passer ? C’est la voix de Dixmer.
Sinistre et vibrante, cette voix semblaitemprunter quelque chose de funèbre à l’écho lointain du sombrecorridor.
Duchesne se retourna.
– Allons, dit Gilbert, puisqu’il le veutabsolument, j’y vais.
Et il se dirigea vers la porte.
Le porte-clefs profita de ce moment, pendantlequel l’attention des deux gendarmes était absorbée par unecirconstance imprévue. Il courut à la fenêtre de la reine.
– Est-ce fait ? dit-il.
– Je suis plus qu’à moitié, répondit lareine.
– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! murmura-t-il, hâtez-vous ! hâtez-vous !
– Eh bien, citoyen Mardoche, ditDuchesne, qu’es-tu donc devenu ?
– Me voilà, s’écria le porte-clefs enrevenant vivement à la fenêtre du premier compartiment.
Au moment même, et comme il allait reprendresa place, un cri terrible retentit dans la prison, puis uneimprécation, puis le bruit d’un sabre qui jaillit du fourreau demétal.
– Ah ! scélérat ! ah !brigand ! cria Gilbert.
Et le bruit d’une lutte se fit entendre dansle corridor.
En même temps, la porte s’ouvrit, découvrantaux yeux du guichetier deux ombres se colletant dans le guichet etdonnant passage à une femme, qui, repoussant Duchesne, s’élançadans le compartiment de la reine.
Duchesne, sans s’inquiéter de cette femme,courait au secours de son camarade.
Le guichetier bondit vers l’autrefenêtre ; il vit la femme aux genoux de la reine ; ellepriait, elle suppliait la prisonnière de changer d’habits avecelle.
Il se pencha avec des yeux flamboyants,cherchant à reconnaître cette femme qu’il craignait d’avoir déjàtrop reconnue. Tout à coup il poussa un cri douloureux.
– Geneviève ! Geneviève !s’écria-t-il.
La reine avait laissé tomber la lime etsemblait anéantie. C’était encore une tentative avortée.
Le guichetier saisit des deux mains et secouad’un effort suprême le barreau de fer entamé par la lime.
Mais la morsure de l’acier n’était pas assezprofonde, le barreau résista.
Pendant ce temps, Dixmer était parvenu àrefouler Gilbert dans la prison, et il allait y entrer avec lui,quand Duchesne, pesant sur la porte, parvint à la repousser.
Mais il ne put la fermer. Dixmer, désespéré,avait passé son bras entre la porte et la muraille.
Au bout de ce bras était le poignard, qui,émoussé par la boucle de cuivre du ceinturon, avait glissé le longde la poitrine du gendarme, ouvrant son habit et déchirant leschairs.
Les deux hommes s’encourageaient à réunirtoutes leurs forces, et, en même temps, ils appelaient àl’aide.
Dixmer sentit que son bras allait sebriser ; il appuya son épaule contre la porte, donna uneviolente secousse et parvint à retirer son bras meurtri.
La porte se referma avec bruit ; Duchesnepoussa les verrous, tandis que Gilbert donnait un tour à laclef.
Un pas résonna rapide dans le corridor, puistout fut fini. Les deux gendarmes se regardèrent et cherchèrentautour d’eux.
Ils entendirent le bruit que faisait le fauxguichetier en essayant de briser le barreau.
Gilbert se précipita dans la prison de lareine ; il trouva Geneviève à ses genoux et la suppliant dechanger de costume avec elle.
Duchesne saisit sa carabine et courut à lafenêtre : il vit un homme pendu aux barreaux, qu’il secouaitavec rage et qu’il essayait vainement d’escalader.
Il le mit en joue.
Le jeune homme vit le canon de la carabine sebaisser vers lui.
– Oh ! oui, dit-il, tue-moi ;tue !
Et, sublime de désespoir, il élargit sapoitrine pour défier la balle.
– Chevalier, s’écria la reine, chevalier,je vous en supplie ; vivez, vivez !
À la voix de Marie-Antoinette, Maison-Rougetomba à genoux.
Le coup partit ; mais ce mouvement lesauva, la balle passa au-dessus de sa tête.
Geneviève crut son ami tué et tomba sansconnaissance sur le carreau.
Lorsque la fumée fut dissipée, il n’y avaitplus personne dans la cour des femmes.
Dix minutes après, trente soldats, conduitspar deux commissaires, fouillaient la Conciergerie dans ses plusinaccessibles retraites.
On ne trouva personne ; le greffier avaitpassé calme et souriant devant le fauteuil du père Richard.
Quant au guichetier, il était sorti encriant :
– Alarme ! alarme !
Le factionnaire avait voulu croiser labaïonnette contre lui ; mais ses chiens avaient sauté au coudu factionnaire.
Il n’y eut que Geneviève qui fut arrêtée,interrogée, emprisonnée.
Nous ne pouvons laisser plus longtemps dansl’oubli un des personnages principaux de cette histoire, celui qui,pendant que s’accomplissaient les événements accumulés dans leprécédent chapitre, a souffert le plus de tous, et dont lessouffrances méritaient le plus d’éveiller la sympathie de noslecteurs.
Il faisait grand soleil dans la rue de laMonnaie, et les commères devisaient sur les portes aussijoyeusement que si, depuis dix mois, un nuage de sang ne semblaitpas s’être arrêté sur la ville, lorsque Maurice revint avec lecabriolet qu’il avait promis d’amener.
Il laissa la bride de son cheval aux mainsd’un décrotteur du parvis Saint-Eustache, et monta, le cœur remplide joie, les marches de son escalier.
C’est un sentiment vivifiant quel’amour : il sait animer des cœurs morts à toutesensation ; il peuple les déserts, il suscite aux yeux lefantôme de l’objet aimé ; il fait que la voix qui chante dansl’âme de l’amant lui montre la création tout entière éclairée parle jour lumineux de l’espérance et du bonheur, et, comme, en mêmetemps que c’est un sentiment expansif, c’est encore un sentimentégoïste, il aveugle celui qui aime pour tout ce qui n’est pasl’objet aimé.
Maurice ne vit pas ces femmes, Mauricen’entendit pas leurs commentaires ; il ne voyait que Genevièvefaisant les préparatifs d’un départ qui allait leur donner unbonheur durable ; il n’entendait que Geneviève chantonnantdistraitement sa petite chanson habituelle, et cette petite chansonbourdonnait si gracieusement à son oreille, qu’il eût juré entendreles différentes modulations de sa voix mêlées au bruit d’uneserrure que l’on ferme.
Sur le palier, Maurice s’arrêta ; laporte était entr’ouverte : l’habitude était qu’elle fûtconstamment fermée, et cette circonstance étonna Maurice. Ilregarda tout autour de lui pour voir s’il n’apercevrait pasGeneviève dans le corridor ; Geneviève n’y était pas. Ilentra, traversa l’antichambre, la salle à manger, le salon ;il visita la chambre à coucher. Antichambre, salle à manger, salon,chambre à coucher étaient solitaires. Il appela, personne nerépondit.
L’officieux était sorti, comme on sait ;Maurice pensa qu’en son absence Geneviève avait eu besoin dequelque corde pour ficeler ses malles, ou de quelques provisions devoyage pour garnir la voiture, et qu’elle était descendue acheterces objets. L’imprudence lui parut forte ; mais, quoiquel’inquiétude commençât à le gagner, il ne se douta encore derien.
Maurice attendit donc en se promenant de longen large, et en se penchant de temps en temps hors de la fenêtre,par l’entrebâillement de laquelle passaient des bouffées d’airchargées de pluie.
Bientôt Maurice crut entendre un pas dansl’escalier ; il écouta ; ce n’était pas celui deGeneviève ; il ne courut pas moins jusqu’au palier, se penchasur la rampe et reconnut l’officieux, qui montait les degrés avecl’insouciance habituelle aux domestiques.
– Scévola ! s’écria-t-il.
L’officieux leva la tête.
– Ah ! c’est vous,citoyen !
– Oui, c’est moi : mais où est doncla citoyenne ?
– La citoyenne ? demanda Scévolaétonné en montant toujours.
– Sans doute. L’as-tu vue enbas ?
– Non.
– Alors, redescends. Demande au conciergeet informe-toi chez les voisins.
– À l’instant même.
Scévola redescendit.
– Plus vite, donc ! plus vite !cria Maurice ; ne vois-tu pas que je suis sur des charbonsardents ?
Maurice attendit cinq ou six minutes surl’escalier ; puis, ne voyant point reparaître Scévola, ilentra dans l’appartement et se pencha de nouveau hors de lafenêtre ; il vit Scévola entrer dans deux ou trois boutiqueset sortir sans avoir rien appris de nouveau.
Impatienté, il l’appela.
L’officieux leva la tête et vit à la fenêtreson maître impatient.
Maurice lui fit signe de remonter.
– C’est impossible qu’elle soit sortie,se dit Maurice.
Et il appela de nouveau :
– Geneviève ! Geneviève !
Tout était mort. La chambre solitaire semblaitmême n’avoir plus d’écho.
Scévola reparut.
– Eh bien, le concierge est le seul quil’ait vue.
– Le concierge l’a vue ?
– Oui ; les voisins n’en ont pasentendu parler.
– Le concierge l’a vue, dis-tu ?Comment cela ?
– Il l’a vue sortir.
– Elle est donc sortie ?
– Il paraît.
– Seule ? Il est impossible queGeneviève soit sortie seule.
– Elle n’était pas seule, citoyen, elleétait avec un homme.
– Comment ! avec un homme ?
– À ce que dit le citoyen concierge, dumoins.
– Va le chercher, il faut que je sachequel est cet homme.
Scévola fit deux pas vers la porte ;puis, se retournant :
– Attendez donc, dit-il en paraissantréfléchir.
– Quoi ? que veux-tu ? Parle,tu me fais mourir.
– C’est peut-être avec l’homme qui acouru après moi.
– Un homme a couru après toi ?
– Oui.
– Pourquoi faire ?
– Pour me demander la clef de votrepart.
– Quelle clef, malheureux ? Maisparle donc, parle donc !
– La clef de l’appartement.
– Tu as donné la clef de l’appartement àun étranger ? s’écria Maurice en saisissant des deux mainsl’officieux au collet.
– Mais ce n’était pas un étranger,monsieur, puisque c’était un de vos amis.
– Ah ! oui, un de mes amis ?Bon, c’est Lorin, sans doute. C’est cela, elle sera sortie avecLorin.
Et Maurice, souriant dans sa pâleur, passa sonmouchoir sur son front mouillé de sueur.
– Non, non, non, monsieur, ce n’est paslui, dit Scévola. Pardieu ! je connais bien M. Lorin,peut-être.
– Mais qui est-ce donc, alors ?
– Vous savez bien, citoyen, c’est cethomme, celui qui est venu un jour…
– Quel jour ?
– Le jour où vous étiez si triste, quivous a emmené et qu’ensuite vous êtes revenu si gai…
Scévola avait remarqué toutes ces choses.
Maurice le regarda d’un air effaré ; unfrisson courut par tous ses membres ; puis, après un longsilence :
– Dixmer ? s’écria-t-il.
– Ma foi, oui, je crois que c’est cela,citoyen, dit l’officieux.
Maurice chancela et alla tomber à reculons surun fauteuil
Ses yeux se voilèrent.
– Oh ! mon Dieu !murmura-t-il.
Puis, en se rouvrant, ses yeux se portèrentsur le bouquet de violettes oublié, ou plutôt laissé parGeneviève.
Il se précipita dessus, le prit, lebaisa ; puis, remarquant l’endroit où il étaitdéposé :
– Plus de doute, dit-il ; cesviolettes… c’est son dernier adieu !
Alors Maurice se retourna ; et seulementalors il remarqua que la malle était à moitié pleine, que le restedu linge était à terre ou dans l’armoire entr’ouverte.
Sans doute le linge qui était à terre étaittombé des mains de Geneviève à l’apparition de Dixmer.
De ce moment il s’expliqua tout. La scènesurgit vivante et terrible à ses yeux, entre ces quatre murstémoins naguère de tant de bonheur.
Jusque-là, Maurice était resté abattu, écrasé.Le réveil fut affreux, la colère du jeune homme effrayante.
Il se leva, ferma la fenêtre restéeentr’ouverte, prit sur le haut de son secrétaire deux pistoletstout chargés pour le voyage, en examina l’amorce, et, voyant quel’amorce était en bon état, il mit les pistolets dans sa poche.
Puis il glissa dans sa bourse deux rouleaux delouis, que, malgré son patriotisme, il avait jugé prudent de garderau fond d’un tiroir, et, prenant à la main son sabre dans lefourreau :
– Scévola, dit-il, tu m’es attaché, jecrois ; tu as servi mon père et moi depuis quinze ans.
– Oui, citoyen, reprit l’officieux saisid’effroi à l’aspect de cette pâleur marbrée et de ce tremblementnerveux que jamais il n’avait remarqué dans son maître, qui passaità bon droit pour le plus intrépide et le plus vigoureux deshommes ; oui, que m’ordonnez-vous ?
– Écoute ! si cette dame quidemeurait ici…
Il s’interrompit ; sa voix tremblait sifort en prononçant ces mots, qu’il ne put continuer.
– Si elle revient, reprit-il au bout d’uninstant, reçois-la ; ferme la porte derrière elle ;prends cette carabine, place-toi sur l’escalier, et, sur ta tête,sur ta vie, sur ton âme, ne laisse entrer personne ; si l’onveut forcer la porte, défends-la ; frappe ! tue !tue ! et ne crains rien, Scévola, je prends tout sur moi.
L’accent du jeune homme, sa véhémenteconfiance électrisèrent Scévola.
– Non seulement je tuerai, dit-il, maisencore je me ferai tuer pour la citoyenne Geneviève.
– Merci… Maintenant, écoute. Cetappartement m’est odieux, et je ne veux pas remonter ici que je nel’aie retrouvée. Si elle a pu s’échapper, si elle est revenue,place sur ta fenêtre le grand vase du Japon avec lesreines-marguerites qu’elle aimait tant. Voilà pour le jour. Lanuit, mets une lanterne. Chaque fois que je passerai au bout de larue, je serai informé ; tant que je ne verrai ni lanterne nivase, je continuerai mes recherches.
– Oh ! monsieur, soyezprudent ! soyez prudent ! s’écria Scévola.
Maurice ne répondit même pas ; ils’élança hors de la chambre, descendit l’escalier comme s’il eût eudes ailes, et courut chez Lorin.
Il serait difficile d’exprimer lastupéfaction, la colère, la rage du digne poète lorsqu’il appritcette nouvelle ; autant vaudrait recommencer les touchantesélégies que devait inspirer Oreste à Pylade.
– Ainsi tu ne sais où elle est ? necessait-il de répéter.
– Perdue, disparue ! hurlait Mauricedans un paroxysme de désespoir ; il l’a tuée, Lorin, il l’atuée !
– Eh ! non, mon cher ami ; non,mon bon Maurice, il ne l’a pas tuée ; non, ce n’est pas aprèstant de jours de réflexion qu’on assassine une femme commeGeneviève ; non, s’il l’avait tuée, il l’eût tuée sur laplace, et il eût, en signe de sa vengeance, laissé le corps cheztoi. Non, vois-tu, il s’est enfui avec elle, trop heureux d’avoirretrouvé son trésor.
– Tu ne le connais pas, Lorin, tu ne leconnais pas, disait Maurice ; cet homme avait quelque chose defuneste dans le regard.
– Mais non, tu te trompes ; il m’atoujours fait l’effet d’un brave homme, à moi. Il l’a prise pour lasacrifier. Il se fera arrêter avec elle ; on les tueraensemble. Ah ! voilà où est le danger, disait Lorin.
Et ces paroles redoublaient le délire deMaurice.
– Je la retrouverai ! je laretrouverai, ou je mourrai ! s’écriait-il.
– Oh ! quant à cela, il est certainque nous la retrouverons, dit Lorin ; seulement, calme-toi.Voyons, Maurice, mon bon Maurice, crois-moi, on cherche mal quandon ne réfléchit pas ; on réfléchit mal quand on s’agite commetu fais.
– Adieu, Lorin, adieu !
– Que fais-tu donc ?
– Je m’en vais.
– Tu me quittes ? pourquoicela ?
– Parce que cela ne regarde que moiseul ; parce que moi seul dois risquer ma vie pour sauvercelle de Geneviève.
– Tu veux mourir ?
– J’affronterai tout : je veux allertrouver le président du comité de surveillance, je veux parler àHébert, à Danton, à Robespierre ; j’avouerai tout, mais ilfaut qu’on me la rende.
– C’est bien, dit Lorin.
Et, sans ajouter un mot, il se leva, ajustason ceinturon, se coiffa du chapeau d’uniforme, et, comme avaitfait Maurice, il prit deux pistolets chargés qu’il mit dans sespoches.
– Partons, ajouta-t-il simplement.
– Mais tu te compromets ! s’écriaMaurice.
– Eh bien, après ?
Il faut, mon cher, quand la pièce est finie,
S’en retourner en bonne compagnie.
– Où allons-nous chercher d’abord ?dit Maurice.
– Cherchons d’abord dans l’ancienquartier, tu sais ? vieille rue Saint-Jacques ; puisguettons le Maison-Rouge ; où il sera, sera sans douteDixmer ; puis rapprochons-nous des maisons de laVieille-Corderie. Tu sais que l’on parle de transférer Antoinetteau Temple ! Crois-moi, des hommes comme ceux-là ne perdrontqu’au dernier moment l’espoir de la sauver.
– Oui, répéta Maurice, en effet, tu asraison… Maison-Rouge, crois-tu donc qu’il soit à Paris ?
– Dixmer y est bien.
– C’est vrai, c’est vrai ; ils sesont réunis, dit Maurice, à qui de vagues lueurs venaient de rendreun peu de raison.
Alors, et à partir de ce moment, les deux amisse mirent à chercher ; mais ce fut en vain. Paris est grand,et son ombre est épaisse. Jamais gouffre n’a su receler plusobscurément le secret que le crime ou le malheur lui confie.
Cent fois Lorin et Maurice passèrent sur laplace de Grève, cent fois ils effleurèrent la petite maison danslaquelle vivait Geneviève, surveillée sans relâche par Dixmer,comme les prêtres d’autrefois surveillaient la victime destinée ausacrifice.
De son côté, se voyant destinée à périr,Geneviève, comme toutes les âmes généreuses, accepta le sacrificeet voulut mourir sans bruit ; d’ailleurs, elle redoutait moinsencore pour Dixmer que pour la cause de la reine une publicité queMaurice n’eût pas manqué de donner à sa vengeance.
Elle garda donc un silence aussi profond quesi la mort eût déjà fermé sa bouche.
Cependant, sans en rien dire à Lorin, Mauriceavait été supplier les membres du terrible comité de Salutpublic ; et Lorin, sans en parler à Maurice, s’était, de soncôté, dévoué aux mêmes démarches.
Aussi, le même jour, une croix rouge futtracée par Fouquier-Tinville à côté de leurs noms, et le motSUSPECTS les réunit dans une sanglante accolade.
Le vingt-troisième jour du mois de l’an II dela République française une et indivisible, correspondant au 14octobre 1793, vieux style, comme on disait alors, une foulecurieuse envahissait dès le matin les tribunes de la salle où setenaient les séances révolutionnaires.
Les couloirs du palais, les avenues de laConciergerie débordaient de spectateurs avides et impatients, quise transmettaient les uns aux autres les bruits et les passions,comme les flots se transmettent leurs mugissements et leurécume.
Malgré la curiosité avec laquelle chaquespectateur s’agitait, et peut-être même à cause de cette curiosité,chaque flot de cette mer, agité, pressé entre deux barrières, labarrière extérieure qui le poussait, la barrière intérieure qui lerepoussait, gardait dans ce flux et ce reflux la même place à peuprès qu’il avait prise. Mais aussi les mieux placés avaient comprisqu’il fallait qu’ils se fissent pardonner leur bonheur ; etils tendaient à ce but en racontant à leurs voisins, moins bienplacés qu’eux, lesquels transmettaient aux autres les parolesprimitives, ce qu’ils voyaient et ce qu’ils entendaient.
Mais, près de la porte du tribunal, un grouped’hommes entassés se disputaient rudement dix lignes d’espace enlargeur ou en hauteur ; car dix lignes en largeur, c’étaitassez pour voir entre deux épaules un coin de la salle et la figuredes juges ; car dix lignes en hauteur, c’était assez pour voirpar-dessus une tête toute la salle et la figure de l’accusée.
Malheureusement, ce passage d’un couloir à lasalle, ce défilé si étroit, un homme l’occupait presque entièrementavec ses larges épaules et ses bras disposés en arcs-boutants, quiétayaient toute la foule vacillante et prête à crouler dans lasalle, si le rempart de chair était venu à lui manquer.
Cet homme inébranlable au seuil du tribunalétait jeune et beau, et, à chaque secousse plus vive que luiimprimait la foule, il secouait comme une crinière son épaissechevelure, sous laquelle brillait un regard sombre et résolu. Puis,lorsque, du regard et du mouvement, il avait repoussé la foule,dont il arrêtait, môle vivant, les opiniâtres attaques, ilretombait dans son attentive immobilité.
Cent fois la masse compacte avait essayé de lerenverser, car il était de haute taille, et derrière lui touteperspective devenait impossible ; mais, comme nous l’avonsdit, un rocher n’eût pas été plus inébranlable que lui.
Cependant, de l’autre extrémité de cette merhumaine, au milieu de la foule pressée, un autre homme s’étaitfrayé un passage avec une persévérance qui tenait de laférocité ; rien ne l’avait arrêté dans son infatigableprogression, ni les coups de ceux qu’il laissait derrière lui, niles imprécations de ceux qu’il étouffait en passant, ni lesplaintes des femmes, car il y avait beaucoup de femmes dans cettefoule.
Aux coups il répondait par des coups, auximprécations par un regard devant lequel reculaient les plusbraves, aux plaintes par une impassibilité qui ressemblait à dudédain.
Enfin, il arriva derrière le vigoureux jeunehomme qui fermait, pour ainsi dire, l’entrée de la salle. Et aumilieu de l’attente générale, car chacun voulait voir comment lachose se passerait entre ces deux rudes antagonistes ; et aumilieu, disons-nous, de l’attente générale, il essaya de saméthode, qui consistait à introduire entre deux spectateurs sescoudes comme des coins et à fendre avec son corps les corps lesplus soudés les uns aux autres.
C’était pourtant, celui-là, un jeune homme depetite taille, dont le visage pâle et les membres grêlesannonçaient une constitution aussi chétive que ses yeux ardentsrenfermaient de volonté.
Mais à peine son coude eut-il effleuré lesflancs du jeune homme placé devant lui, que celui-ci, étonné del’agression, se retourna vivement et du même mouvement leva unpoing qui menaçait, en s’abaissant, d’écraser le téméraire.
Les deux antagonistes se trouvèrent alors faceà face, et un petit cri leur échappa en même temps.
Ils venaient de se reconnaître.
– Ah ! citoyen Maurice, dit le frêlejeune homme avec un accent d’inexprimable douleur, laissez-moipasser : laissez-moi voir ; je vous en supplie !vous me tuerez après !
Maurice, car c’était effectivement lui, sesentit pénétré d’attendrissement et d’admiration pour cet éterneldévouement, pour cette indestructible volonté.
– Vous ! murmura-t-il ; vousici, imprudent !
– Oui, moi ici ! mais je suisépuisé… Oh ! mon Dieu ! elle parle ! laissez-moi lavoir ! laissez-moi l’écouter !
Maurice s’effaça, et le jeune homme passadevant lui. Alors, comme Maurice était à la tête de la foule, rienne gêna plus la vue de celui qui avait souffert tant de coups et derebuffades pour arriver là.
Toute cette scène et les murmures qu’elleoccasionna éveillèrent la curiosité des juges.
L’accusée aussi regarda de ce côté ;alors, au premier rang, elle aperçut et reconnut le chevalier.
Quelque chose comme un frisson agita un momentla reine assise dans le fauteuil de fer.
L’interrogatoire, dirigé par le présidentHarmand, interprété par Fouquier-Tinville, et, discuté parChauveau-Lagarde, défenseur de la reine, dura tant que le permirentles forces des juges et de l’accusée.
Pendant tout ce temps, Maurice resta immobileà sa place, tandis que plusieurs fois déjà les spectateurss’étaient renouvelés dans la salle et dans les corridors.
Le chevalier avait trouvé un appui contre unecolonne, et il était là non moins pâle que le stuc contre lequel ilse tenait adossé.
Au jour avait succédé la nuit opaque :quelques bougies allumées sur les tables des jurés, quelques lampesqui fumaient aux parois de la salle, éclairaient d’un sinistre etrouge reflet le noble visage de cette femme, qui avait paru sibelle aux splendides lumières des fêtes de Versailles.
Elle était là seule, répondant quelques brèveset dédaigneuses paroles aux interrogatoires du président, et sepenchant parfois à l’oreille de son défenseur pour lui parlerbas.
Son front blanc et poli n’avait rien perdu desa fierté ordinaire ; elle portait la robe à raies noires que,depuis la mort du roi, elle n’avait pas voulu quitter.
Les juges se levèrent pour aller auxopinions ; la séance était finie.
– Me suis-je donc montrée tropdédaigneuse, monsieur ? demanda-t-elle à Chauveau-Lagarde.
– Ah ! madame, répondit celui-ci,vous serez toujours bien quand vous serez vous-même.
– Vois donc comme elle est fière !s’écria une femme dans l’auditoire, comme si une voix répondait àla question que la malheureuse reine venait de faire à sonavocat.
La reine tourna la tête vers cette femme.
– Eh bien, oui, répéta la femme, je disque tu es fière, Antoinette, et que c’est ta fierté qui t’aperdue.
La reine rougit.
Le chevalier se tourna vers la femme qui avaitprononcé ces paroles, et répliqua doucement :
– Elle était reine.
Maurice lui saisit le poignet.
– Allons, lui dit-il tout bas, ayez lecourage de ne pas vous perdre.
– Oh ! monsieur Maurice, répliqua lechevalier, vous êtes un homme, et vous savez que vous parlez à unhomme. Oh ! dites-moi, est-ce que vous croyez qu’ils puissentla condamner ?
– Je ne le crois pas, dit Maurice, j’ensuis sûr.
– Oh ! une femme ! s’écriaMaison-Rouge avec un sanglot.
– Non, une reine, répliqua Maurice. C’estvous-même qui venez de le lire.
Le chevalier saisit à son tour le poignet deMaurice, et, avec une force dont on aurait pu le croire incapable,il l’obligea à se pencher vers lui.
Il était trois heures et demie du matin, degrands vides se laissaient voir parmi les spectateurs. Quelqueslumières s’éteignaient çà et là, jetant des parties de la salledans l’obscurité.
Une des parties les plus obscures était celleoù se trouvaient le chevalier et Maurice, écoutant ce qu’il allaitlui dire.
– Pourquoi donc êtes-vous ici, et qu’yvenez-vous faire, demanda le chevalier, vous, monsieur, qui n’avezpas un cœur de tigre ?
– Hélas ! dit Maurice, j’y suis poursavoir ce qu’est devenue une malheureuse femme.
– Oui, oui, dit Maison-Rouge, celle queson mari a poussée dans le cachot de la reine, n’est-ce pas ?celle qui a été arrêtée sous mes yeux ?
– Geneviève ?
– Oui, Geneviève.
– Ainsi, Geneviève est prisonnière,sacrifiée par son mari, tuée par Dixmer ?… Oh ! jecomprends tout, je comprends tout, maintenant. Chevalier,racontez-moi ce qui s’est passé, dites-moi où elle est, dites-moioù je puis la retrouver. Chevalier… cette femme, c’est ma vie,entendez-vous ?
– Eh bien, je l’ai vue ; j’étais làquand elle a été arrêtée. Moi aussi, je venais pour faire évader lareine ! mais nos deux projets, que nous n’avions pu nouscommuniquer, se sont nuit au lieu de se servir.
– Et vous ne l’avez pas sauvée, au moins,elle, votre sœur, Geneviève ?
– Le pouvais-je ? Une grille de ferme séparait d’elle. Ah ! si vous aviez été là, si vous aviezpu réunir vos forces aux miennes, le barreau maudit eût cédé, etnous les eussions sauvées toutes deux.
– Geneviève ! Geneviève !murmura Maurice.
Puis regardant Maison-Rouge avec uneindéfinissable expression de rage :
– Et Dixmer, qu’est-il devenu ?demanda-t-il.
– Je ne sais. Il s’est sauvé de son côté,et moi du mien.
– Oh ! dit Maurice les dentsserrées, si je le rejoins jamais…
– Oui, je comprends. Mais rien n’estdésespéré encore pour Geneviève, dit Maison-Rouge, tandis qu’ici,tandis que pour la reine… Oh ! tenez, Maurice, vous êtes unhomme de cœur, un homme puissant ; vous avez des amis…Oh ! je vous en prie, comme on prie Dieu… Maurice, aidez-moi àsauver la reine.
– Y pensez-vous ?
– Maurice, Geneviève vous en supplie parma voix.
– Oh ! ne prononcez pas ce nom,monsieur. Qui sait si, comme Dixmer, vous n’avez pas sacrifié lapauvre femme ?
– Monsieur, répondit le chevalier avecfierté, je sais, quand je m’attache à une cause, ne sacrifier quemoi seul.
En ce moment, la porte des délibérations serouvrit ; Maurice allait répondre.
– Silence, monsieur ! dit lechevalier ; silence ! voici les juges qui rentrent.
Et Maurice sentit trembler la main queMaison-Rouge, pâle et chancelant, venait de poser sur son bras.
– Oh ! murmura le chevalier ;oh ! le cœur me manque.
– Du courage, et contenez-vous, ou vousêtes perdu ! dit Maurice.
Le tribunal rentrait, en effet, et la nouvellede sa rentrée se répandit dans les corridors et les galeries.
La foule se rua de nouveau dans la salle, etles lumières parurent se ranimer d’elles-mêmes pour ce momentdécisif et solennel.
On venait de ramener la reine ; elle setenait droite, immobile, hautaine, les yeux fixes et les lèvresserrées.
On lui lut l’arrêt qui la condamnait à lapeine de mort.
Elle écouta, sans pâlir, sans sourciller, sansqu’un muscle de son visage indiquât l’apparence de l’émotion.
Puis elle se retourna vers le chevalier, luiadressa un long et éloquent regard, comme pour remercier cet hommequ’elle n’avait jamais vu que comme la statue vivante dudévouement ; et, s’appuyant sur le bras de l’officier degendarmerie qui commandait la force armée, elle sortit calme etdigne du tribunal.
Maurice poussa un long soupir.
– Dieu merci ! dit-il, rien dans sadéclaration n’a compromis Geneviève, et il y a encore del’espoir.
– Dieu merci ! murmura de son côtéle chevalier de Maison-Rouge, tout est fini et la lutte estterminée. Je n’avais pas la force d’aller plus loin.
– Du courage, monsieur ! dit toutbas Maurice.
– J’en aurai, monsieur, répondit lechevalier.
Et tous deux, après s’être serré la main,s’éloignèrent par deux issues différentes.
La reine fut reconduite à laConciergerie : quatre heures sonnaient à la grande horlogecomme elle y rentrait.
Au débouché du Pont-Neuf, Maurice fut arrêtépar les deux bras de Lorin.
– Halte-là, dit-il, on ne passepas !
– Pourquoi cela ?
– Où vas-tu, d’abord ?
– Je vais chez moi. Justement, je puisrentrer maintenant, je sais ce qu’elle est devenue.
– Tant mieux ; mais tu ne rentreraspas.
– La raison ?
– La raison, la voici : il y a deuxheures, les gendarmes sont venus pour t’arrêter.
– Ah ! s’écria Maurice. Eh bien,raison de plus.
– Es-tu fou ? etGeneviève ?
– C’est vrai. Et oùallons-nous ?
– Chez moi, pardieu !
– Mais je te perds.
– Raison de plus ; allons,arrive.
Et il l’entraîna.
En sortant du tribunal, la reine avait étéramenée à la Conciergerie.
Arrivée dans sa chambre, elle avait pris desciseaux, avait coupé ses longs et beaux cheveux, devenus plus beauxde l’absence de la poudre, abolie depuis un an ; elle lesavait enfermés dans un papier ; puis elle avait écrit sur lepapier : À partager entre mon fils et ma fille.
Alors elle s’était assise, ou plutôt elleétait tombée sur une chaise, et, brisée de fatigue,– l’interrogatoire avait duré dix-huit heures, – elles’était endormie.
À sept heures, le bruit du paravent que l’ondérangeait la réveilla en sursaut ; elle se retourna et vit unhomme qui lui était complètement inconnu.
– Que me veut-on ?demanda-t-elle.
L’homme s’approcha d’elle, et, la saluantaussi poliment que si elle n’eût pas été reine :
– Je m’appelle Sanson, dit-il.
La reine frissonna légèrement et se leva. Cenom seul en disait plus qu’un long discours.
– Vous venez de bien bonne heure,monsieur, dit-elle ; ne pourriez-vous pas retarder unpeu ?
– Non, madame, répliqua Sanson ;j’ai ordre de venir.
Ces paroles dites, il fit encore un pas versla reine.
Tout dans cet homme, et dans ce moment, étaitexpressif et terrible.
– Ah ! je comprends, dit laprisonnière, vous voulez me couper les cheveux ?
– C’est nécessaire, madame, réponditl’exécuteur.
– Je le savais, monsieur, dit la reine,et j’ai voulu vous épargner cette peine. Mes cheveux sont là, surcette table. Sanson suivit la direction de la main de la reine.
– Seulement, continua-t-elle, je voudraisqu’ils fussent remis ce soir à mes enfants.
– Madame, dit Sanson, ce soin ne meregarde pas.
– Cependant, j’avais cru…
– Je n’ai à moi, reprit l’exécuteur, quela dépouille des… personnes… leurs habits, leurs bijoux, et encorelorsqu’elles me les donnent formellement ; autrement tout celava à la Salpêtrière, et appartient aux pauvres des hôpitaux ;un arrêté du comité de Salut public a réglé les choses ainsi.
– Mais enfin, monsieur, demanda eninsistant Marie-Antoinette, puis-je compter que mes cheveux serontremis à mes enfants ?
Sanson resta muet.
– Je me charge de l’essayer, ditGilbert.
La prisonnière jeta au gendarme un regardd’ineffable reconnaissance.
– Maintenant, dit Sanson, je venais pourvous couper les cheveux ; mais, puisque cette besogne estfaite, je puis, si vous le désirez, vous laisser un instantseule.
– Je vous en prie, monsieur, dit lareine ; car j’ai besoin de me recueillir et de prier.
Sanson s’inclina et sortit.
Alors la reine se trouva seule, car Gilbertn’avait fait que passer la tête pour prononcer les paroles que nousavons dites.
Tandis que la condamnée s’agenouillait sur unechaise plus basse que les autres, et qui lui servait de prie-Dieu,une scène non moins terrible que celle que nous venons de raconterse passait dans le presbytère de la petite église Saint-Landry,dans la Cité.
Le curé de cette paroisse venait de selever ; sa vieille gouvernante dressait son modeste déjeuner,quand tout à coup on heurta violemment à la porte dupresbytère.
Même chez un prêtre de nos jours, une visiteimprévue annonce toujours un événement : il s’agit d’unbaptême, d’un mariage in extremis ou d’une confessionsuprême ; mais, à cette époque, la visite d’un étrangerpouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. À cetteépoque, en effet, le prêtre n’était plus le mandataire de Dieu, etil devait rendre ses comptes aux hommes.
Cependant l’abbé Girard était du nombre deceux qui devaient le moins craindre, car il avait prêté serment àla Constitution : en lui la conscience et la probité avaientparlé plus haut que l’amour-propre et l’esprit religieux. Sansdoute, l’abbé Girard admettait la possibilité d’un progrès dans legouvernement et regrettait tant d’abus commis au nom du pouvoirdivin ; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté lafraternité du régime républicain.
– Allez voir, dame Jacinthe,dit-il ; allez voir qui vient heurter à notre porte de si bonmatin ; et, si par hasard, ce n’est point un service presséqu’on vient me demander, dites que j’ai été mandé ce matin à laConciergerie, et que je suis forcé de m’y rendre dans uninstant.
Dame Jacinthe s’appelait autrefois dameMadeleine ; mais elle avait accepté un nom de fleur en échangede son nom, comme l’abbé Girard avait accepté le titre de citoyenen place de celui de curé.
Sur l’invitation de son maître, dame Jacinthese hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequelouvrait la porte d’entrée : elle tira les verrous, et un jeunehomme fort pâle, fort agité, mais d’une douce et honnêtephysionomie, se présenta.
– M. l’abbé Girard ?dit-il.
Jacinthe examina les habits en désordre, labarbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu : toutcela lui sembla de mauvais augure.
– Citoyen, dit-elle, il n’y a point icide monsieur ni d’abbé.
– Pardon, madame, reprit le jeune homme,je veux dire le desservant de Saint-Landry.
Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappéede ce mot madame,qu’on n’eût point adressé à uneimpératrice ; cependant elle répondit :
– On ne peut le voir, citoyen ; ildit son bréviaire.
– En ce cas, j’attendrai, répliqua lejeune homme.
– Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cettepersistance redonnait les mauvaises idées qu’elle avait ressentiestout d’abord, vous attendrez inutilement, citoyen ; car il estappelé à la Conciergerie et va partir à l’instant même.
Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt,de pâle qu’il était, devint livide.
– C’est donc vrai !murmura-t-il.
Puis, tout haut :
– Voilà justement, madame, dit-il, lesujet qui m’amène près du citoyen Girard.
Et, tout en parlant, il était entré, avaitdoucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de laporte, et, malgré les instances et même les menaces de dameJacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu’à lachambre de l’abbé.
Celui-ci, en l’apercevant, poussa uneexclamation de surprise.
– Pardon, monsieur le curé, dit aussitôtle jeune homme, j’ai à vous entretenir d’une chose trèsgrave ; permettez que nous soyons seuls.
Le vieux prêtre savait par expérience comments’expriment les grandes douleurs. Il lut une passion tout entièresur la figure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême danssa voix fiévreuse.
– Laissez-nous, dame Jacinthe,dit-il.
Le jeune homme suivit des yeux avec impatiencela gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de sonmaître, hésitait à se retirer ; puis, lorsque, enfin, elle eutrefermé la porte :
– Monsieur le curé, dit l’inconnu, vousallez me demander tout d’abord qui je suis. Je vais vous ledire ; je suis un homme proscrit ; je suis un hommecondamné à mort, qui ne vit qu’à force d’audace ; je suis lechevalier de Maison-Rouge.
L’abbé fit un soubresaut d’effroi sur songrand fauteuil.
– Oh ! ne craignez rien, reprit lechevalier ; nul ne m’a vu entrer ici, et ceux mêmes quim’auraient vu ne me reconnaîtraient pas ; j’ai beaucoup changédepuis deux mois.
– Mais, enfin, que voulez-vous,citoyen ? demanda le curé.
– Vous allez ce matin à la Conciergerie,n’est-ce pas ?
– Oui, j’y suis mandé par leconcierge.
– Savez-vous pourquoi ?
– Pour quelque malade, pour quelquemoribond, pour quelque condamné, peut-être.
– Vous l’avez dit : oui, unepersonne condamnée vous attend.
Le vieux prêtre regarda le chevalier avecétonnement.
– Mais savez-vous quelle est cettepersonne ? reprit Maison-Rouge.
– Non… je ne sais.
– Eh bien, cette personne, c’est lareine !
L’abbé poussa un cri de douleur.
– La reine ? Oh ! monDieu !
– Oui, monsieur, la reine ! Je mesuis informé pour savoir quel était le prêtre qu’on devait luidonner. J’ai appris que c’était vous, et j’accours.
– Que voulez-vous de moi ? demandale prêtre effrayé de l’accent fébrile du chevalier.
– Je veux… je ne veux pas, monsieur. Jeviens vous implorer, vous prier, vous supplier.
– De quoi donc ?
– De me faire entrer avec vous près de SaMajesté.
– Oh ! mais vous êtes fou !s’écria l’abbé ; mais vous me perdez ! mais vous vousperdez vous-même !
– Ne craignez rien.
– La pauvre femme est condamnée et c’enest fait d’elle.
– Je le sais ; ce n’est pas pourtenter de la sauver que je veux la voir, c’est… Mais, écoutez-moi,mon père, vous ne m’écoutez pas.
– Je ne vous écoute pas, parce que vousme demandez une chose impossible ; je ne vous écoute pas,parce que vous agissez comme un homme en démence, dit levieillard ; je ne vous écoute pas, parce que vousm’épouvantez.
– Mon père, rassurez-vous, dit le jeunehomme en essayant de se calmer lui-même ; mon père,croyez-moi, j’ai toute ma raison. La reine est perdue, je lesais ; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, uneseconde seulement, et cela me sauvera la vie ; si je ne lavois pas, je me tue, et, comme vous serez la cause de mondésespoir, vous aurez tué à la fois le corps et l’âme.
– Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vousme demandez le sacrifice de ma vie, songez-y ; tout vieux queje suis, mon existence est encore nécessaire à bien desmalheureux ; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devantde la mort, c’est commettre un suicide.
– Ne me refusez pas, mon père, répliquale chevalier ; écoutez, il vous faut un desservant, unacolyte : prenez-moi, emmenez-moi avec vous.
Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté quicommençait à fléchir.
– Non, dit-il, non, ce serait manquer àmes devoirs ; j’ai juré la Constitution, je l’ai jurée du fonddu cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reinecoupable ; j’accepterais de mourir si ma mort pouvait êtreutile à mon prochain ; mais je ne veux pas manquer à mondevoir.
– Mais, s’écria le chevalier, quand jevous dis, quand je vous répète ; quand je vous jure que je neveux pas sauver la reine ; tenez, sur cet Évangile, tenez, surce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Conciergerie pourl’empêcher de mourir.
– Alors, que voulez-vous donc ?demanda le vieillard ému par cet accent de désespoir que l’onn’imite point.
– Écoutez, dit le chevalier, dont l’âmesemblait venir chercher un passage sur ses lèvres, elle fut mabienfaitrice ; elle a pour moi quelque attachement ! mevoir, à sa dernière heure, sera, j’en suis sûr, une consolationpour elle.
– C’est tout ce que vous voulez ?demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.
– Absolument tout.
– Vous ne tramez aucun complot pouressayer de délivrer la condamnée ?
– Aucun. Je suis chrétien, mon père, et,s’il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j’espère qu’ellevivra, si j’y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse dela damnation éternelle.
– Non ! non ! je ne puis rienvous promettre, dit le curé, à l’esprit de qui revenaient lesdangers si grands et si nombreux d’une semblable imprudence.
– Écoutez, mon père, dit le chevalieravec l’accent d’une profonde douleur, je vous ai parlé en filssoumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens etcharitables ; pas une amère parole, pas une menace n’estsortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente, cependant lafièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur,cependant je suis armé ; voyez, j’ai un poignard.
Et le jeune homme tira de sa poitrine une lamebrillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa maintremblante.
Le curé s’éloigna vivement.
– Ne craignez rien, dit le chevalier avecun triste sourire ; d’autres, vous sachant si fidèleobservateur de votre parole, eussent arraché un serment à votrefrayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, lesmains jointes, le front sur le carreau : faites que je la voieun seul moment ; et tenez, voici pour votre garantie.
Et il tira de sa poche un billet qu’ilprésenta à l’abbé Girard ; celui-ci le déplia et lut cesmots :
Moi, René, chevalier de Maison-Rouge,déclare, sur Dieu et mon honneur, que j’ai, par menace de mort,contraint le digne curé de Saint-Landry à m’emmener à laConciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances. En foi dequoi, j’ai signé,
Maison-Rouge.
– C’est bien, dit le prêtre ; maisjurez-moi encore que vous ne ferez pas d’imprudence ; ce n’estpoint assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de lavôtre.
– Oh ! ne songeons pas à cela, ditle chevalier ; vous consentez ?
– Il le faut bien, puisque vous le voulezabsolument. Vous m’attendrez en bas, et, lorsqu’elle passera dansle greffe, alors, vous la verrez…
Le chevalier saisit la main du vieillard et labaisa avec autant de respect et d’ardeur qu’il eût baisé lecrucifix.
– Oh ! murmura le chevalier, ellemourra du moins comme une reine, et la main du bourreau ne latouchera point !
Aussitôt après qu’il eut obtenu cettepermission du curé de Saint-Landry, Maison-Rouge s’élança dans uncabinet entr’ouvert qu’il avait reconnu pour le cabinet de toilettede l’abbé.
Là, en un tour de main, sa barbe et sesmoustaches tombèrent sous le rasoir, et ce fut alors seulement quelui-même put voir sa pâleur ; elle était effrayante.
Il rentra calme en apparence ; ilsemblait, d’ailleurs, avoir complètement oublié que, malgré lachute de sa barbe et de ses moustaches, il pouvait être reconnu àla Conciergerie.
Il suivit l’abbé, que pendant sa retraite d’uninstant deux fonctionnaires étaient venus chercher, et, avec cetteaudace qui éloigne tout soupçon, avec ce gonflement de la fièvrequi défigure, il entra par la grille donnant à cette époque dans lacour du Palais.
Il était, comme l’abbé Girard, vêtu d’un habitnoir, les habits sacerdotaux étant abolis.
Dans le greffe, ils trouvèrent plus decinquante personnes, soit employés à la prison, soit députés, soitcommissaires, se préparant à voir passer la reine, soit enmandataires, soit en curieux.
Son cœur battit si violemment, quand il setrouva en face du guichet, qu’il n’entendit plus les pourparlers del’abbé avec les gendarmes et le concierge.
Seulement un homme qui tenait à la main desciseaux et un morceau d’étoffe fraîchement coupé heurtaMaison-Rouge sur le seuil.
Maison-Rouge se retourna et reconnutl’exécuteur.
– Que veux-tu, citoyen ? demandaSanson.
Le chevalier essaya de réprimer le frisson quimalgré lui courait dans ses veines.
– Moi ? dit-il. Tu le vois bien,citoyen Sanson, j’accompagne le curé de Saint-Landry.
– Ah ! bien, répliqual’exécuteur.
Et il se rangea de côté, donnant des ordres àson aide.
Pendant ce temps, Maison-Rouge pénétra dansl’intérieur du greffe ; puis, du greffe, il passa dans lecompartiment où se tenaient les deux gendarmes.
Ces braves gens étaient consternés ;aussi digne et fière qu’elle avait été avec les autres, aussi bonneet douce la condamnée avait été avec eux : ils semblaientplutôt ses serviteurs que ses gardiens.
Mais, d’où il était, le chevalier ne pouvaitapercevoir la reine : le paravent était fermé.
Le paravent s’était ouvert pour donner passageau curé, mais il s’était refermé derrière lui.
Lorsque le chevalier entra, la conversationétait déjà engagée.
– Monsieur, disait la reine de sa voixstridente et fière, puisque vous avez fait serment à la République,au nom de qui on me met à mort, je ne saurais avoir confiance envous. Nous n’adorons plus le même Dieu !
– Madame, répondit Girard fort ému decette dédaigneuse profession de foi, une chrétienne qui va mourirdoit mourir sans haine dans le cœur, et elle ne doit pas repousserson Dieu, sous quelque forme qu’il se présente à elle.
Maison-Rouge fit un pas pour entr’ouvrir leparavent, espérant que lorsqu’elle l’apercevrait, que lorsqu’ellesaurait la cause qui l’amenait, elle changerait d’avis à l’endroitdu curé ; mais les deux gendarmes firent un mouvement.
– Mais, dit Maison-Rouge, puisque je suisl’acolyte du curé…
– Puisqu’elle refuse le curé, réponditDuchesne, elle n’a pas besoin de son acolyte.
– Mais elle acceptera peut-être, dit lechevalier en haussant la voix ; il est impossible qu’ellen’accepte pas.
Mais Marie-Antoinette était trop entièrementau sentiment qui l’agitait pour entendre et reconnaître la voix duchevalier.
– Allez, monsieur, continua-t-elles’adressant toujours à Girard, allez et laissez-moi : puisquenous vivons à cette heure en France sous un régime de liberté, jeréclame celle de mourir à ma fantaisie.
Girard essaya de résister.
– Laissez-moi, monsieur, dit-elle, jevous dis de me laisser.
Girard essaya d’ajouter un mot.
– Je le veux, dit la reine avec un gestede Marie-Thérèse.
Girard sortit.
Maison-Rouge essaya de plonger son regard dansl’intervalle du paravent, mais la prisonnière tournait le dos.
L’aide de l’exécuteur croisa le curé ; ilentrait tenant des cordes à la main.
Les deux gendarmes repoussèrent le chevalierjusqu’à la porte, avant que, ébloui, désespéré, étourdi, il eût puarticuler un cri ou faire un mouvement pour accomplir sondessein.
Il se retrouva donc avec Girard dans lecorridor du guichet. Du corridor, on les refoula jusqu’au greffe,où la nouvelle du refus de la reine s’était déjà répandue, et où lafierté autrichienne de Marie-Antoinette était pour quelques-uns letexte de grossières invectives, et pour d’autres un sujet desecrète admiration.
– Allez, dit Richard à l’abbé, retournezchez vous, puisqu’elle vous chasse, et qu’elle meure comme ellevoudra.
– Tiens, dit la femme Richard, elle araison, et je ferais comme elle.
– Et vous auriez tort, citoyenne, ditl’abbé.
– Tais-toi, femme, murmura le conciergeen faisant les gros yeux ; est-ce que cela te regarde ?Allez, l’abbé, allez.
– Non, répéta Girard, non, jel’accompagnerai malgré elle ; un mot, ne fût-ce qu’un mot, sielle l’entend, lui rappellera ses devoirs ; d’ailleurs, laCommune m’a donné une mission… et je dois obéir à la Commune.
– Soit ; mais renvoie tonsacristain, alors, dit brutalement l’adjudant-major commandant laforce armée.
C’était un ancien acteur de laComédie-Française nommé Grammont.
Les yeux du chevalier lancèrent un doubleéclair, et il plongea machinalement sa main dans sa poitrine.
Girard savait que, sous son gilet, il y avaitun poignard. Il l’arrêta d’un regard suppliant.
– Épargnez ma vie, dit-il tout bas ;vous voyez que tout est perdu pour vous, ne vous perdez pas avecelle ; je lui parlerai de vous en route, je vous lejure ; je lui dirai ce que vous avez risqué pour la voir unedernière fois.
Ces mots calmèrent l’effervescence du jeunehomme ; d’ailleurs, la réaction ordinaire s’opérait, toute sonorganisation subissait un affaissement étrange. Cet homme d’unevolonté héroïque, d’une puissance merveilleuse, était arrivé aubout de sa force et de sa volonté ; il flottait irrésolu, ouplutôt fatigué, vaincu, dans une espèce de somnolence qu’on eûtprise pour l’avant-courrière de la mort.
– Oui, dit-il, ce devait êtreainsi : la croix pour Jésus, l’échafaud pour elle ; lesdieux et les rois boivent jusqu’à la lie le calice que leurprésentent les hommes.
Il résulta de cette pensée toute résignée,tout inerte, que le jeune homme se laissa repousser, sans autredéfense qu’une espèce de gémissement involontaire, jusqu’à la porteextérieure et sans faire plus de résistance que n’en faisaitOphélia, dévouée à la mort, lorsqu’elle se voyait emportée par lesflots.
Au pied des grilles et aux portes de laConciergerie, se pressait une de ces foules effrayantes comme on nepeut se les figurer sans les avoir vues au moins une fois.
L’impatience dominait toutes les passions, ettoutes les passions parlaient haut leur langage, qui, en seconfondant, formait une rumeur immense et prolongée, comme si toutle bruit et toute la population de Paris s’étaient concentrés dansle quartier du palais de justice.
Au-devant de cette foule campait une arméetout entière, avec des canons destinés à protéger la fête et à larendre sûre à ceux qui venaient en jouir.
On eût en vain essayé de percer ce rempartprofond, grossi peu à peu, depuis que la condamnation était connuehors de Paris, par les patriotes des faubourgs.
Maison-Rouge, repoussé hors de laConciergerie, se trouva naturellement au premier rang dessoldats.
Les soldats lui demandèrent qui il était.
Il répondit qu’il était le vicaire de l’abbéGirard ; mais que, assermenté comme son curé, il avait, commeson curé, été refusé par la reine.
Les soldats le repoussèrent à leur tourjusqu’au premier rang des spectateurs.
Là, force lui fut de répéter ce qu’il avaitdit aux soldats.
Alors, ce cri s’éleva :
– Il la quitte… Il l’a vue… Qu’a-t-elledit ?… Que fait-elle ?… Est-elle fière toujours ?…Est-elle abattue ?… Pleure-t-elle ?…
Le chevalier répondit à toutes ces questionsd’une voix à la fois faible, douce et affable, comme si cette voixétait la dernière manifestation de la vie suspendue à seslèvres.
Sa réponse était la vérité pure etsimple ; seulement, cette vérité était un éloge de la fermetéd’Antoinette, et ce qu’il dit avec la simplicité et la foi d’unévangéliste jeta le trouble et le remords dans plus d’un cœur.
Lorsqu’il parla du petit dauphin et de madameRoyale, de cette reine sans trône, de cette épouse sans époux, decette mère sans enfants, de cette femme enfin seule et abandonnée,sans un ami au milieu des bourreaux, plus d’un front, çà et là, sevoila de tristesse, plus d’une larme apparut, furtive et brûlante,en des yeux naguère animés de haine.
Onze heures sonnèrent à l’horloge du Palais,toute rumeur cessa à l’instant même. Cent mille personnescomptaient l’heure qui sonnait et à laquelle répondaient lesbattements de leur cœur.
Puis la vibration de la dernière heure éteintedans l’espace, il se fit un grand bruit derrière les portes, enmême temps qu’une charrette, venant du côté du quai aux Fleurs,fendait la foule du peuple, puis les gardes, et venait se placer aubas des degrés.
Bientôt la reine apparut au haut de l’immenseperron. Toutes les passions se concentrèrent dans les yeux ;les respirations demeurèrent haletantes et suspendues.
Ses cheveux étaient coupés courts, la plupartavaient blanchi pendant sa captivité, et cette nuance argentéerendait plus délicate encore la pâleur nacrée qui faisait presquecéleste, en ce moment suprême, la beauté de la fille desCésars.
Elle était vêtue d’une robe blanche, et sesmains étaient liées derrière son dos.
Lorsqu’elle se montra en haut des marchesayant à sa droite l’abbé Girard, qui l’accompagnait malgré elle, età sa gauche l’exécuteur, tous deux vêtus de noir, ce fut dans toutecette foule un murmure que Dieu seul, qui lit au fond des cœurs,put comprendre et résumer dans une vérité.
Un homme alors passa entre l’exécuteur etMarie-Antoinette.
C’était Grammont. Il passait ainsi pour luimontrer l’ignoble charrette.
La reine recula malgré elle d’un pas.
– Montez, dit Grammont.
Tout le monde entendit ce mot, car l’émotiontenait tout murmure suspendu aux lèvres des spectateurs.
Alors on vit le sang monter aux joues de lareine et gagner la racine de ses cheveux ; puis presqueaussitôt son visage redevint d’une pâleur mortelle.
Ses lèvres blêmissantes s’entr’ouvrirent.
– Pourquoi une charrette à moi, dit-elle,quand le roi a été à l’échafaud dans sa voiture ?
L’abbé Girard lui dit alors tout bas quelquesmots. Sans doute il combattait chez la condamnée ce dernier cri del’orgueil royal.
La reine se tut et chancela.
Sanson avança les deux bras pour lasoutenir : mais elle se redressa avant même qu’il l’eûttouchée.
Elle descendit les escaliers, tandis quel’aide affermissait un marchepied de bois derrière lacharrette.
La reine y monta, l’abbé monta derrièreelle.
Sanson les fit asseoir tous deux.
Lorsque la charrette commença à s’ébranler, ilse fit un grand mouvement dans le peuple. Mais, en même temps,comme les soldats ignoraient dans quelle intention était accomplile mouvement, ils réunirent tous leurs efforts pour repousser lafoule ; il se fit, en conséquence, un grand espace vide entrela charrette et les premiers rangs.
Dans cet espace retentit un hurlementlugubre.
La reine tressaillit et se leva tout debout,regardant autour d’elle.
Elle vit alors son chien, perdu depuis deuxmois ; son chien, qui n’avait pu pénétrer avec elle dans laConciergerie, qui, malgré les cris, les coups, les bourrades,s’élançait vers la charrette ; mais presque aussitôt le pauvreBlack, exténué, maigre, brisé, disparut sous les pieds deschevaux.
La reine le suivit des yeux ; elle nepouvait parler, car sa voix était couverte par le bruit ; ellene pouvait le montrer du doigt, car ses mains étaient liées ;d’ailleurs, eût-elle pu le montrer, eût-on pu l’entendre, ellel’eût sans doute demandé inutilement.
Mais, après l’avoir perdu un instant des yeux,elle le revit.
Il était au bras d’un pâle jeune homme quidominait la foule, debout sur un canon, et qui, grandi par uneexaltation indicible, la saluait en lui montrant le ciel.
Marie-Antoinette aussi regarda le ciel etsourit doucement.
Le chevalier de Maison-Rouge poussa ungémissement, comme si ce sourire lui avait fait une blessure aucœur, et, comme la charrette tournait vers le pont au Change, ilretomba dans la foule et disparut.
Sur la place de la Révolution, adossés à unréverbère, deux hommes attendaient.
Ce qu’ils attendaient avec la foule, dont unepartie s’était portée à la place du Palais, dont une autre parties’était portée à la place de la Révolution, dont le reste s’étaitrépandu, tumultueuse et pressée, sur tout le chemin qui séparaitces deux places, c’est que la reine arrivât jusqu’à l’instrument dusupplice, qui, usé par la pluie et le soleil, usé par la main dubourreau, usé, chose horrible ! par le contact des victimes,dominait avec une fierté sinistre toutes ces têtes subjacentes,comme une reine domine son peuple.
Ces deux hommes, aux bras entrelacés, auxlèvres pâles, aux sourcils froncés, parlant bas et par saccades,c’étaient Lorin et Maurice.
Perdus parmi les spectateurs, et cependant demanière à faire envie à tous, ils continuaient à voix basse uneconversation qui n’était pas la moins intéressante de toutes cesconversations serpentant dans les groupes qui, pareils à une chaîneélectrique, s’agitaient, mer vivante, depuis le pont au Changejusqu’au pont de la Révolution.
L’idée que nous avons exprimée à propos del’échafaud dominant toutes les têtes les avait frappés tousdeux.
– Vois, disait Maurice, comme le monstrehideux lève ses bras rouges ; ne dirait-on pas qu’il nousappelle et qu’il sourit par son guichet comme par une boucheeffroyable ?
– Ah ! ma foi, dit Lorin, je ne suispas, je l’avoue, de cette école de poésie qui voit tout en rouge.Je les vois en rose, moi, et, au pied de cette hideuse machine, jechanterais et j’espérerais encore. Dum spiro, spero.
– Tu espères quand on tue lesfemmes ?
– Ah ! Maurice, dit Lorin, fils dela Révolution, ne renie pas ta mère. Ah ! Maurice, demeure unbon et loyal patriote. Maurice, celle qui va mourir, ce n’est pasune femme comme toutes les autres femmes ; celle qui vamourir, c’est le mauvais génie de la France.
– Oh ! ce n’est pas elle que jeregrette ; ce n’est pas elle que je pleure ! s’écriaMaurice.
– Oui, je comprends, c’est Geneviève.
– Ah ! dit Maurice, vois-tu, il y aune pensée qui me rend fou : c’est que Geneviève est aux mainsdes pourvoyeurs de guillotine qu’on appelle Hébert etFouquier-Tinville ; aux mains des hommes qui ont envoyé ici lapauvre Héloïse et qui y envoient la fière Marie-Antoinette.
– Eh bien, dit Lorin, voilà justement cequi fait que j’espère, moi : quand la colère du peuple aurafait ce large repas de deux tyrans, elle sera rassasiée, pourquelque temps du moins, comme le boa qui met trois mois à digérerce qu’il dévore. Alors elle n’engloutira plus personne, et, commedisent les prophètes du faubourg, alors les plus petits morceauxlui feront peur.
– Lorin, Lorin, dit Maurice, moi, je suisplus positif que toi, et je te le dis tout bas, prêt à te lerépéter tout haut : Lorin, je hais la reine nouvelle, cellequi me paraît destinée à succéder à l’Autrichienne qu’elle vadétruire. C’est une triste reine que celle dont la pourpre estfaite d’un sang quotidien, et qui a Sanson pour premierministre.
– Bah ! nous luiéchapperons !
– Je n’en crois rien, dit Maurice ensecouant la tête ; tu vois que, pour n’être pas arrêtés cheznous, nous n’avons d’autre ressource que de demeurer dans larue.
– Bah ! nous pouvons quitter Paris,rien ne nous en empêche. Ne nous plaignons donc pas. Mon oncle nousattend à Saint-Omer ; argent, passeport, rien ne nous manque.Et ce n’est pas un gendarme qui nous arrêterait ; qu’enpenses-tu ? Nous restons parce que nous le voulons bien.
– Non, ce que tu dis là n’est pas juste,excellent ami, cœur dévoué que tu es… Tu restes parce que je veuxrester.
– Et tu veux rester pour retrouverGeneviève. Eh bien, quoi de plus simple, de plus juste et de plusnaturel ? Tu penses qu’elle est en prison, c’est plus queprobable. Tu veux veiller sur elle, et, pour cela, il ne faut pasquitter Paris.
Maurice poussa un soupir ; il étaitévident que sa pensée divergeait.
– Te rappelles-tu la mort de LouisXVI ? dit-il. Je me vois encore pâle d’émotion et d’orgueil.J’étais un des chefs de cette foule dans les plis de laquelle je mecache aujourd’hui. J’étais plus grand au pied de cet échafaud quene l’avait jamais été le roi qui montait dessus. Quel changement,Lorin ! et lorsqu’on pense que neuf mois ont suffi pour amenercette terrible réaction !
– Neuf mois d’amour, Maurice !…Amour, tu perdis Troie !
Maurice soupira ; sa pensée vagabondeprenait une autre route et envisageait un autre horizon.
– Ce pauvre Maison-Rouge, murmura-t-il,voilà un triste jour pour lui.
– Hélas ! dit Lorin, ce que je voisde plus triste dans les révolutions, Maurice, veux-tu que je te ledise ?
– Oui.
– C’est que l’on a souvent pour ennemisdes gens qu’on voudrait avoir pour amis, et pour amis des gens…
– J’ai peine à croire une chose,interrompit Maurice.
– Laquelle ?
– C’est qu’il n’inventera pas quelqueprojet, fût-il insensé, pour sauver la reine.
– Un homme plus fort que centmille ?
– Je te dis : fût-il insensé… Moi,je sais que, pour sauver Geneviève…
Lorin fronça le sourcil.
– Je te le redis, Maurice, reprit-il, tut’égares ; non, même s’il fallait que tu sauvasses Geneviève,tu ne deviendrais pas mauvais citoyen. Mais assez là-dessus,Maurice, on nous écoute. Tiens, voici les têtes qui ondulent ;tiens, voici le valet du citoyen Sanson qui se lève de dessus sonpanier, et qui regarde au loin. L’Autrichienne arrive.
En effet, comme pour accompagner cetteondulation qu’avait remarquée Lorin, un frémissement prolongé etcroissant envahissait la foule. C’était comme une de ces rafalesqui commencent par siffler et qui finissent par mugir.
Maurice, élevant encore sa grande taille àl’aide des poteaux du réverbère, regarda vers la rueSaint-Honoré.
– Oui, dit-il en frissonnant, lavoilà !
En effet, on commençait à voir apparaître uneautre machine presque aussi hideuse que la guillotine, c’était lacharrette.
À droite et à gauche reluisaient les armes del’escorte, et devant elle Grammont répondait avec les flamboiementsde son sabre aux cris poussés par quelques fanatiques.
Mais, à mesure que la charrette s’avançait,ces cris s’éteignaient subitement sous le regard froid et sombre dela condamnée.
Jamais physionomie n’imposa plus énergiquementle respect ; jamais Marie-Antoinette n’avait été plus grandeet plus reine. Elle poussa l’orgueil de son courage jusqu’àimprimer aux assistants des idées de terreur.
Indifférente aux exhortations de l’abbéGirard, qui l’avait accompagnée malgré elle, son front n’oscillaitni à droite ni à gauche ; la pensée vivante au fond de soncerveau semblait immuable comme son regard ; le mouvementsaccadé de la charrette sur le pavé inégal faisait, par sa violencemême, ressortir la rigidité de son maintien ; on eût dit unede ces statues de marbre qui cheminent sur un chariot ;seulement, la statue royale avait l’œil lumineux, et ses cheveuxs’agitaient au vent.
Un silence pareil à celui du désert s’abattitsoudain sur les trois cent mille spectateurs de cette scène, que leciel voyait pour la première fois à la clarté de son soleil.
Bientôt, de l’endroit où se tenaient Mauriceet Lorin, on entendit crier l’essieu de la charrette et soufflerles chevaux des gardes.
La charrette s’arrêta au pied del’échafaud.
La reine, qui, sans doute, ne songeait pas àce moment, se réveilla et comprit : elle étendit son regardhautain sur la foule, et le même jeune homme pâle qu’elle avait vudebout sur un canon lui apparut de nouveau debout sur uneborne.
De cette borne, il lui envoya le même salutrespectueux qu’il lui avait déjà adressé au moment où elle sortaitde la Conciergerie ; puis aussitôt il sauta à bas de laborne.
Plusieurs personnes le virent, et, comme ilétait vêtu de noir, de là le bruit se répandit qu’un prêtre avaitattendu Marie-Antoinette afin de lui envoyer l’absolution au momentoù elle monterait sur l’échafaud. Au reste, personne n’inquiéta lechevalier. Il y a dans les moments suprêmes un suprême respect pourcertaines choses.
La reine descendit avec précaution les troisdegrés du marchepied ; elle était soutenue par Sanson, qui,jusqu’au dernier moment, tout en accomplissant la tâche à laquelleil semblait lui-même condamné, lui témoigna les plus grandségards.
Pendant qu’elle marchait vers les degrés del’échafaud, quelques chevaux se cabrèrent, quelques gardes à pied,quelques soldats, semblèrent osciller et perdre l’équilibre ;puis on vit comme une ombre se glisser sous l’échafaud ; maisle calme se rétablit presque à l’instant même : personne nevoulait quitter sa place dans ce moment solennel, personne nevoulait perdre le moindre détail du grand drame qui allaits’accomplir ; tous les yeux se portèrent vers lacondamnée.
La reine était déjà sur la plate-forme del’échafaud. Le prêtre lui parlait toujours ; un aide lapoussait doucement par derrière ; un autre dénouait le fichuqui couvrait ses épaules.
Marie-Antoinette sentit cette main infâme quieffleurait son cou, elle fit un brusque mouvement et marcha sur lepied de Sanson, qui, sans qu’elle le vît, était occupé à l’attacherà la planche fatale.
Sanson retira son pied.
– Excusez-moi, monsieur, dit la reine, jene l’ai point fait exprès.
Ce furent les dernières paroles que prononçala fille des Césars, la reine de France, la veuve de Louis XVI.
Le quart après midi sonna à l’horloge desTuileries ; en même temps que lui Marie-Antoinette tombaitdans l’éternité.
Un cri terrible, un cri qui résumait toutesles patiences : joie, épouvante, deuil, espoir, triomphe,expiation, couvrit comme un ouragan un autre cri faible etlamentable qui, au même moment, retentissait sous l’échafaud.
Les gendarmes l’entendirent pourtant, sifaible qu’il fût ; ils firent quelques pas en avant ; lafoule, moins serrée, s’épandit comme un fleuve dont on élargit ladigue, renversa la haie, dispersa les gardes, et vint comme unemarée battre les pieds de l’échafaud, qui en fut ébranlé.
Chacun voulait voir de près les restes de laroyauté, que l’on croyait à tout jamais détruite en France.
Mais les gendarmes cherchaient autrechose : ils cherchaient cette ombre qui avait dépassé leurslignes, et qui s’était glissée sous l’échafaud.
Deux d’entre eux revinrent, amenant par lecollet un jeune homme dont la main pressait sur son cœur unmouchoir teint de sang.
Il était suivi par un petit chien épagneul quihurlait lamentablement.
– À mort l’aristocrate ! à mort leci-devant ! crièrent quelques hommes du peuple en désignant lejeune homme ; il a trempé son mouchoir dans le sang del’Autrichienne : à mort !
– Grand Dieu ! dit Maurice à Lorin,le reconnais-tu ? le reconnais-tu ?
– À mort le royaliste ! répétèrentles forcenés ; ôtez-lui ce mouchoir dont il veut se faire unerelique : arrachez, arrachez !
Un sourire orgueilleux erra sur les lèvres dujeune homme ; il arracha sa chemise, découvrit sa poitrine, etlaissa tomber son mouchoir.
– Messieurs, dit-il, ce sang n’est pascelui de la reine, mais bien le mien ; laissez-moi mourirtranquillement.
Et une blessure profonde et reluisante apparutbéante sous sa mamelle gauche.
La foule jeta un cri et recula.
Alors le jeune homme s’affaissa lentement ettomba sur ses genoux en regardant l’échafaud comme un martyrregarde l’autel.
– Maison-Rouge ! murmura Lorin àl’oreille de Maurice.
– Adieu ! murmura le jeune homme enbaissant la tête avec un divin sourire ; adieu, ou plutôt aurevoir !
Et il expira au milieu des gardesstupéfaits.
– Il y a encore cela à faire, Lorin, ditMaurice, avant de devenir mauvais citoyen.
Le petit chien tournait autour du cadavre,effaré et hurlant.
– Tiens ! c’est Black, dit un hommequi tenait un gros bâton à la main ; tiens ! c’estBlack ; viens ici, mon petit vieux.
Le chien s’avança vers celui quil’appelait ; mais à peine fut-il à sa portée, que l’homme levason bâton et lui écrasa la tête en éclatant de rire.
– Oh ! le misérable ! s’écriaMaurice.
– Silence ! murmura Lorin enl’arrêtant, silence, ou nous sommes perdus… c’est Simon.
Lorin et Maurice étaient revenus chez lepremier d’entre eux. Maurice, pour ne pas compromettre son ami tropouvertement, avait adopté l’habitude de sortir le matin et de nerentrer que le soir.
Mêlé aux événements, assistant au transfertdes prisonniers à la Conciergerie, il épiait chaque jour le passagede Geneviève, n’ayant pu savoir en quelle maison elle avait étérenfermée.
Car, depuis sa visite à Fouquier-Tinville,Lorin lui avait fait comprendre que la première démarche ostensiblele perdrait, qu’alors il serait sacrifié sans avoir pu portersecours à Geneviève, et Maurice, qui se fût fait incarcérersur-le-champ dans l’espoir d’être réuni à sa maîtresse, devintprudent par la crainte d’être à jamais séparé d’elle.
Il allait donc chaque matin des Carmes àPort-Libre, des Madelonnettes à Saint-Lazare, de la Force auLuxembourg, et stationnait devant les prisons au sortir descharrettes qui menaient les accusés au tribunal révolutionnaire.Son coup d’œil jeté sur les victimes, il courait à une autreprison.
Mais il s’aperçut bientôt que l’activité dedix hommes ne suffirait pas à surveiller ainsi les trente-troisprisons que Paris possédait à cette époque, et il se contentad’aller au tribunal même attendre la comparution de Geneviève.
C’était déjà un commencement de désespoir. Eneffet, quelles ressources restaient à un condamné aprèsl’arrêt ? Quelquefois le tribunal, qui commençait les séancesà dix heures, avait condamné vingt ou trente personnes à quatreheures ; le premier condamné jouissait de six heures devie ; mais le dernier, frappé de sentence à quatre heuresmoins un quart, tombait à quatre heures et demie sous la hache.
Se résigner à subir une pareille chance pourGeneviève, c’était donc se lasser de combattre le destin.
Oh ! s’il eût été prévenu d’avance del’incarcération de Geneviève… comme Maurice se fût joué de cettejustice humaine tant aveuglée à cette époque ! comme il eûtfacilement et promptement arraché Geneviève de la prison !Jamais évasions ne furent plus commodes ; on pourrait dire quejamais elles ne furent plus rares. Toute cette noblesse, une foismise en prison, s’y installait comme en un château, et prenait sesaises pour mourir. Fuir, c’était se soustraire aux conséquences duduel : les femmes elles-mêmes rougissaient d’une libertéacquise à ce prix.
Mais Maurice ne se fût pas montré siscrupuleux. Tuer des chiens, corrompre un porte-clefs, quoi de plussimple ! Geneviève n’était pas un de ces noms tellementsplendides qu’il attirât l’attention du monde… Elle ne sedéshonorait pas en fuyant, et d’ailleurs… quand elle se fûtdéshonorée !
Oh ! comme il se représentait avecamertume ces jardins de Port-Libre si faciles à escalader ;ces chambres des Madelonnettes si commodes à percer pour gagner larue, et les murs si bas du Luxembourg, et les corridors sombres desCarmes, dans lesquels un homme résolu pouvait pénétrer si aisémenten débouchant une fenêtre !
Mais Geneviève était-elle dans une de cesprisons ?
Alors, dévoré par le doute et brisé parl’anxiété, Maurice accablait Dixmer d’imprécations ; il lemenaçait, il savourait sa haine pour cet homme, dont la lâchevengeance se cachait sous un semblant de dévouement à la causeroyale.
« Je le trouverai aussi, pensaitMaurice ; car, s’il veut sauver la malheureuse femme, il semontrera ; s’il veut la perdre, il lui insultera. Je leretrouverai, l’infâme, et, ce jour là, malheur àlui ! »
Le matin du jour où se passent les faits quenous allons raconter, Maurice était sorti pour aller s’installer àsa place au tribunal révolutionnaire. Lorin dormait.
Il fut réveillé par un grand bruit quefaisaient à la porte des voix de femmes et des crosses defusil.
Il jeta autour de lui ce coup d’œil effaré del’homme surpris qui voudrait se convaincre que rien decompromettant ne reste en vue.
Quatre sectionnaires, deux gendarmes et uncommissaire entrèrent chez lui au même instant.
Cette visite était tellement significative,que Lorin se hâta de s’habiller.
– Vous m’arrêtez ? dit-il.
– Oui, citoyen Lorin.
– Pourquoi cela ?
– Parce que tu es suspect.
– Ah ! c’est juste.
Le commissaire griffonna quelques mots au basdu procès-verbal d’arrestation.
– Où est ton ami ? dit-ilensuite.
– Quel ami ?
– Le citoyen Maurice Lindey.
– Chez lui probablement, dit Lorin.
– Non pas, il loge ici.
– Lui ? Allons donc ! Maischerchez, et, si vous le trouvez…
– Voici la dénonciation, dit lecommissaire, elle est explicite.
Il offrit à Lorin un papier d’une hideuseécriture et d’une orthographe énigmatique. Il était dit dans cettedénonciation que l’on voyait sortir chaque matin de chez le citoyenLorin le citoyen Lindey, suspect, décrété d’arrestation.
La dénonciation était signée Simon.
– Ah çà ! mais ce savetier perdrases pratiques, dit Lorin, s’il exerce ces deux états à la fois.Quoi ! mouchard et ressemeleur de bottes ! C’est un Césarque ce M. Simon…
Et il éclata de rire.
– Le citoyen Maurice ! dit alors lecommissaire ; où est le citoyen Maurice ? Nous te sommonsde le livrer.
– Quand je vous dis qu’il n’est pasici !
Le commissaire passa dans la chambre voisine,puis monta dans une petite soupente où logeait l’officieux deLorin. Enfin, il ouvrit une chambre basse. Nulle trace deMaurice.
Mais, sur la table de la salle à manger, unelettre récemment écrite attira l’attention du commissaire. Elleétait de Maurice, qui l’avait déposée en partant le matin sansréveiller son ami, bien qu’ils couchassent ensemble :
Je vais au tribunal, disait Maurice ;déjeune sans moi, je ne rentrerai que ce soir.
– Citoyens, dit Lorin, quelque hâte quej’aie de vous obéir, vous comprenez que je ne puis vous suivre enchemise… Permettez que mon officieux m’habille.
– Aristocrate ! dit une voix, ilfaut qu’on l’aide pour passer ses culottes…
– Oh ! mon Dieu, oui ! ditLorin, je suis comme le citoyen Dagobert, moi. Vous remarquerez queje n’ai pas dit roi.
– Allons, fais, dit le commissaire ;mais, dépêche-toi. L’officieux descendit de sa soupente et vintaider son maître à s’habiller.
Le but de Lorin n’était pas précisémentd’avoir un valet de chambre, c’était que rien de ce qui se passaitn’échappât à l’officieux, afin que l’officieux redît à Maurice cequi s’était passé.
– Maintenant, messieurs… pardon,citoyens… maintenant, citoyens, je suis prêt, et je vous suis. Maislaissez-moi, je vous prie, emporter le dernier volume desLettres à Émilie de M. Demoustier, qui vient deparaître, et que je n’ai pas encore lu ; cela charmera lesennuis de ma captivité.
– Ta captivité ? dit tout à coupSimon, devenu municipal à son tour et entrant suivi de quatresectionnaires. Elle ne sera pas longue : tu figures dans leprocès de la femme qui a voulu faire évader l’Autrichienne. On lajuge aujourd’hui… on te jugera demain, quand tu auras témoigné.
– Cordonnier, dit Lorin avec gravité,vous cousez vos semelles trop vite.
– Oui ; mais quel joli coup detranchet ! répliqua Simon avec un hideux sourire ; tuverras, tu verras, mon beau grenadier.
Lorin haussa les épaules.
– Eh bien, partons-nous ? dit-il. Jevous attends.
Et, comme chacun se retournait pour descendrel’escalier, Lorin lança au municipal Simon un si vigoureux coup depied, qu’il le fit rouler en hurlant tout le long du degré luisantet roide.
Les sectionnaires ne purent s’empêcher derire. Lorin mit ses mains dans ses poches.
– Dans l’exercice de mes fonctions !dit Simon, livide de colère.
– Parbleu ! répondit Lorin, est-ceque nous n’y sommes pas tous dans l’exercice de nosfonctions ?
On le fit monter en fiacre et le commissairele mena au palais de justice.
Si pour la seconde fois le lecteur veut noussuivre au tribunal révolutionnaire, nous retrouverons Maurice à lamême place où nous l’avons déjà vu ; seulement, nous leretrouverons plus pâle et plus agité.
Au moment où nous rouvrons la scène sur celugubre théâtre où nous entraînent les événements bien plus quenotre prédilection, les jurés sont aux opinions, car une causevient d’être entendue : deux accusés qui ont déjà, par une deces insolentes précautions avec lesquelles on raillait les juges àcette époque, fait leur toilette pour l’échafaud, s’entretiennentavec leurs défenseurs, dont les paroles vagues ressemblent à cellesd’un médecin qui désespère de son malade.
Le peuple des tribunes était, ce jour-là,d’une féroce humeur, de cette humeur qui excite la sévérité desjurés : placés sous la surveillance immédiate des tricoteuseset des faubouriens, les jurés se tiennent mieux, comme l’acteur quiredouble d’énergie devant un public mal disposé.
Aussi, depuis dix heures du matin, cinqprévenus ont-ils déjà été changés en autant de condamnés par cesmêmes jurés rendus intraitables.
Les deux qui se trouvaient alors sur le bancdes accusés, attendaient donc en ce moment le oui ou le non quidevait, ou les rendre à la vie, ou les jeter à la mort.
Le peuple des assistants, rendu féroce parl’habitude de cette tragédie quotidienne devenue son spectaclefavori ; le peuple des assistants, disons-nous, les préparaitpar des interjections à ce moment redoutable.
– Tiens, tiens, tiens ! regarde doncle grand ! disait une tricoteuse qui, n’ayant pas de bonnet,portait à son chignon une cocarde tricolore large comme lamain ; tiens, qu’il est pâle ! on dirait qu’il est déjàmort !
Le condamné regarda la femme quil’apostrophait avec un sourire de mépris.
– Que dis-tu donc ? reprit lavoisine. Le voilà qui rit.
– Oui, du bout des dents.
Un faubourien regarda sa montre.
– Quelle heure est-il ? lui demandason compagnon.
– Une heure moins dix minutes ;voilà trois quarts d’heure que ça dure.
– Juste comme à Domfront, ville demalheur : arrivé à midi, pendu à une heure.
– Et le petit, et le petit ! cria unautre assistant ; regarde-le donc, sera-t-il laid quand iléternuera dans le sac !
– Bah ! c’est trop tôt fait, tun’auras pas le temps de t’en apercevoir.
– Tiens, on redemandera sa tête àM. Sanson ; on a le droit de la voir.
– Regarde donc comme il a un bel habitbleu tyran ; c’est un peu agréable pour les pauvres quand onraccourcit les gens bien vêtus.
En effet, comme l’avait dit l’exécuteur à lareine, les pauvres héritaient des dépouilles de chaque victime, cesdépouilles étant portées à la Salpêtrière, aussitôt aprèsl’exécution, pour être distribuées aux indigents : c’est làqu’avaient été envoyés les habits de la reine suppliciée.
Maurice écoutait tourbillonner ces parolessans y prendre garde ; chacun dans ce moment était préoccupéde quelque puissante pensée qui l’isolait ; depuis quelquesjours, son cœur ne battait plus qu’à certains moments et parsecousses ; de temps en temps, la crainte ou l’espérancesemblait suspendre la marche de sa vie, et ces oscillationsperpétuelles avaient comme brisé la sensibilité dans son cœur, poury substituer l’atonie.
Les jurés rentrèrent en séance, et, comme ons’y attendait, le président prononça la condamnation des deuxprévenus.
On les emmena, ils sortirent d’un pasferme ; tout le monde mourait bien à cette époque.
La voix de l’huissier retentit lugubre etsinistre.
– Le citoyen accusateur public contre lacitoyenne Geneviève Dixmer.
Maurice frissonna de tout son corps, et unesueur moite perla par tout son visage.
La petite porte par laquelle entraient lesaccusés s’ouvrit, et Geneviève parut.
Elle était vêtue de blanc ; ses cheveuxétaient arrangés avec une charmante coquetterie, car elle les avaitétagés et bouclés avec art, au lieu de les couper, ainsi quefaisaient beaucoup de femmes.
Sans doute, jusqu’au dernier moment la pauvreGeneviève voulait paraître belle à celui qui pouvait la voir.
Maurice vit Geneviève, et il sentit que toutesles forces qu’il avait rassemblées pour cette occasion luimanquaient à la fois ; cependant il s’attendait à ce coup,puisque, depuis douze jours, il n’avait manqué aucune séance, etque trois fois déjà le nom de Geneviève sortant de la bouche del’accusateur public avait frappé son oreille ; mais certainsdésespoirs sont si vastes et si profonds, que nul n’en peut sonderl’abîme.
Tous ceux qui virent apparaître cette femme,si belle, si naïve, si pâle, poussèrent un cri : les uns defureur, – il y avait, à cette époque, des gens qui haïssaienttoute supériorité, supériorité de beauté comme supérioritéd’argent, de génie ou de naissance, – les autres d’admiration,quelques-uns de pitié.
Geneviève reconnut sans doute un cri dans tousces cris, une voix parmi toutes ces voix ; car elle seretourna du côté de Maurice, tandis que le président feuilletait ledossier de l’accusée, tout en la regardant de temps en temps, endessous.
Du premier coup d’œil, elle vit Maurice, toutenseveli qu’il était sous les bords de son large chapeau ;alors elle se retourna entièrement avec un doux sourire et avec ungeste plus doux encore ; elle appuya ses deux mains roses ettremblantes sur ses lèvres, et, y déposant toute son âme avec sonsouffle, elle donna des ailes à ce baiser perdu, qu’un seul danscette foule avait le droit de prendre pour lui.
Un murmure d’intérêt parcourut toute la salle.Geneviève, interpellée, se retourna vers ses juges ; mais elles’arrêta au milieu de ce mouvement, et ses yeux dilatés se fixèrentavec une indicible expression de terreur vers un point de lasalle.
Maurice se haussa vainement sur la pointe despieds : il ne vit rien, ou plutôt quelque chose de plusimportant rappela son attention sur la scène, c’est-à-dire sur letribunal.
Fouquier-Tinville avait commencé la lecture del’acte d’accusation.
Cet acte portait que Geneviève Dixmer étaitfemme d’un conspirateur acharné, que l’on suspectait d’avoir aidél’ex-chevalier de Maison-Rouge dans les tentatives successivesqu’il avait faites pour sauver la reine.
D’ailleurs, elle avait été surprise aux genouxde la reine, la suppliant de changer d’habits avec elle, ets’offrant de mourir à sa place. Ce fanatisme stupide, disait l’acted’accusation, méritera sans doute les éloges descontre-révolutionnaires ; mais aujourd’hui, ajoutait-il, toutcitoyen français ne doit sa vie qu’à la nation, et c’est trahirdoublement que de la sacrifier aux ennemis de la France.
Geneviève, interrogée si elle reconnaissaitavoir été, comme l’avaient dit les gendarmes Duchesne et Gilbert,surprise aux genoux de la reine, la suppliant de changer devêtements avec elle, répondit simplement :
– Oui !
– Alors, dit le président, racontez-nousvotre plan et vos espérances.
Geneviève sourit.
– Une femme peut concevoir desespérances, dit-elle ; mais une femme ne peut faire un plandans le genre de celui dont je suis victime.
– Comment vous trouviez-vous là,alors ?
– Parce que je ne m’appartenais pas etqu’on me poussait.
– Qui vous poussait ? demandal’accusateur public.
– Des gens qui m’avaient menacée de mortsi je n’obéissais pas.
Et le regard irrité de la jeune femme alla sefixer de nouveau sur ce point de la salle invisible à Maurice.
– Mais, pour échapper à cette mort donton vous menaçait, vous affrontiez la mort qui devait résulter pourvous d’une condamnation.
– Lorsque j’ai cédé, le couteau était surma poitrine, tandis que le fer de la guillotine était encore loinde ma tête. Je me suis courbée sous la violence présente.
– Pourquoi n’appeliez-vous pas àl’aide ? Tout bon citoyen vous eût défendue.
– Hélas ! monsieur, réponditGeneviève avec un accent à la fois si triste et si tendre, que lecœur de Maurice se gonfla comme s’il allait éclater ;hélas ! je n’avais plus personne près de moi.
L’attendrissement succédait à l’intérêt, commel’intérêt avait succédé à la curiosité. Beaucoup de têtes sebaissèrent, les unes cachant leurs larmes, les autres les laissantcouler librement.
Maurice, alors, aperçut vers sa gauche unetête restée ferme, un visage demeuré inflexible.
C’était Dixmer debout, sombre, implacable, etqui ne perdait de vue ni Geneviève ni le tribunal.
Le sang afflua aux tempes du jeunehomme ; la colère monta de son cœur à son front, emplissanttout son être de désirs immodérés de vengeance. Il lança à Dixmerun regard chargé d’une haine si électrique, si puissante, quecelui-ci, comme attiré par le fluide brûlant, tourna la tête versson ennemi.
Leurs deux regards se croisèrent comme deuxflammes.
– Dites-nous les noms de vosinstigateurs ? demanda le président.
– Il n’y en a qu’un seul, monsieur.
– Lequel ?
– Mon mari.
– Savez-vous où il est ?
– Oui.
– Indiquez sa retraite.
– Il a pu être infâme, mais je ne seraipas lâche ; ce n’est point à moi de dénoncer sa retraite,c’est à vous de la découvrir.
Maurice regarda Dixmer.
Dixmer ne fit pas un mouvement. Une idéetraversa la tête du jeune homme : c’était de le dénoncer en sedénonçant soi-même ; mais il la comprima.
– Non, dit-il, ce n’est pas ainsi qu’ildoit mourir.
– Ainsi, vous refusez de guider nosrecherches ? dit le président.
– Je crois, monsieur, que je ne puis lefaire, répondit Geneviève, sans me rendre aussi méprisable aux yeuxdes autres qu’il l’est aux miens.
– Y a-t-il des témoins ? demanda leprésident.
– Il y en a un, répondit l’huissier.
– Appelez le témoin.
– Maximilien-Jean Lorin ! glapitl’huissier.
– Lorin ! s’écria Maurice. Oh !mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ?
Cette scène se passait le jour même del’arrestation de Lorin, et Maurice ignorait cette arrestation.
– Lorin ! murmura Geneviève enregardant autour d’elle avec une douloureuse inquiétude.
– Pourquoi le témoin ne répond-il pas àl’appel ? demanda le président.
– Citoyen président, ditFouquier-Tinville, sur une dénonciation récente, le témoin a étéarrêté à son domicile ; on va l’amener à l’instant.
Maurice tressaillit.
– Il y avait un autre témoin plusimportant, continua Fouquier ; mais celui-là, on n’a pas pu letrouver encore.
Dixmer se retourna en souriant versMaurice : peut-être la même idée qui avait passé dans la têtede l’amant passait-elle à son tour dans la tête du mari.
Geneviève pâlit et s’affaissa sur elle-même enpoussant un gémissement.
En ce moment, Lorin entra suivi de deuxgendarmes.
Après lui, et par la même porte, apparutSimon, qui vint s’asseoir dans le prétoire en habitué de lalocalité.
– Vos nom et prénoms ? demanda leprésident.
– Maximilien-Jean Lorin.
– Votre état ?
– Homme libre.
– Tu ne le seras pas longtemps, dit Simonen lui montrant le poing.
– Êtes-vous parent de laprévenue ?
– Non ; mais j’ai l’honneur d’êtrede ses amis.
– Saviez-vous qu’elle conspirâtl’enlèvement de la reine ?
– Comment voulez-vous que je sussecela ?
– Elle pouvait vous l’avoir confié.
– À moi, membre de la section desThermopyles ?… Allons donc !
– On vous a vu cependant quelquefois avecelle.
– On a dû m’y voir souvent même.
– Vous la connaissiez pour unearistocrate ?
– Je la connaissais pour la femme d’unmaître tanneur.
– Son mari n’exerçait pas en réalitél’état sous lequel il se cachait.
– Ah ! cela, je l’ignore ; sonmari n’est pas de mes amis.
– Parlez-nous de ce mari.
– Oh ! très volontiers ! c’estun vilain homme…
– Monsieur Lorin, dit Geneviève, parpitié…
Lorin continua impassiblement :
– Qui a sacrifié sa pauvre femme que vousavez devant les yeux pour satisfaire, non pas même à ses opinionspolitiques, mais à ses haines personnelles. Pouah ! je le metspresque aussi bas que Simon.
Dixmer devint livide. Simon voulutparler ; mais, d’un geste, le président lui imposasilence.
– Vous paraissez connaître parfaitementcette histoire, citoyen Lorin, dit Fouquier ;contez-nous-la.
– Pardon, citoyen Fouquier, dit Lorin ense levant, j’ai dit tout ce que j’en savais.
Il salua et se rassit.
– Citoyen Lorin, continua l’accusateur,il est de ton devoir d’éclairer le tribunal.
– Qu’il s’éclaire avec ce que je viens dedire. Quant à cette pauvre femme, je le répète, elle n’a faitqu’obéir à la violence… Eh ! tenez, regardez-la seulement,est-elle taillée en conspiratrice ? On l’a forcée de faire cequ’elle a fait, voilà tout.
– Tu le crois ?
– J’en suis sûr.
– Au nom de la loi, dit Fouquier, jerequiers que le témoin Lorin soit traduit devant le tribunal commeprévenu de complicité avec cette femme.
Maurice poussa un gémissement.
Geneviève cacha son visage dans ses deuxmains.
Simon s’écria, dans un transport dejoie :
– Citoyen accusateur, tu viens de sauverla patrie !
Quant à Lorin, sans rien répondre, il enjambala balustrade, pour venir s’asseoir près de Geneviève ; il luiprit la main, et, la baisant respectueusement :
– Bonjour, citoyenne, dit-il avec unflegme qui électrisa l’assemblée. Comment vousportez-vous ?
Et il se rassit sur le banc des accusés.
Toute cette scène avait passé comme une visionfantasmagorique devant Maurice, appuyé sur la poignée de son sabre,qui ne le quittait pas ; il voyait tomber un à un ses amisdans le gouffre qui ne rend pas ses victimes, et cette imagemortelle était pour lui si frappante, qu’il se demandait pourquoilui, le compagnon de ces infortunés, se cramponnait encore au borddu précipice, et ne se laissait point aller au vertige quil’entraînait avec eux.
En enjambant la balustrade, Lorin avait vu lafigure sombre et railleuse de Dixmer.
Lorsqu’il se fut placé près d’elle, comme nousl’avons dit, Geneviève se pencha à son oreille.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle,savez-vous que Maurice est là ?
– Où donc ?
– Ne regardez pas tout de suite ;votre regard pourrait le perdre.
– Soyez tranquille.
– Derrière nous, près de la porte. Quelledouleur pour lui si nous sommes condamnés !
Lorin regarda la jeune femme avec une tendrecompassion.
– Nous le serons, dit-il, je vous conjurede ne pas en douter. La déception serait trop cruelle si vous aviezl’imprudence d’espérer.
– Oh ! mon Dieu ! ditGeneviève. Pauvre ami qui restera seul sur la terre !
Lorin se retourna alors vers Maurice, etGeneviève, n’y pouvant résister, jeta de son côté un regard rapidesur le jeune homme. Maurice avait les yeux fixés sur eux, et ilappuyait une main sur son cœur.
– Il y a un moyen de vous sauver, ditLorin.
– Sûr ? demanda Geneviève, dont lesyeux étincelèrent de joie.
– Oh ! de celui-là, j’enréponds.
– Si vous me sauviez, Lorin, comme jevous bénirais !
– Mais ce moyen…, reprit le jeunehomme.
Geneviève lut son hésitation dans sesyeux.
– Vous l’avez donc vu, vous aussi ?dit-elle.
– Oui, je l’ai vu. Voulez-vous êtresauvée ? Qu’il descende à son tour dans le fauteuil de fer, etvous l’êtes.
Dixmer devina sans doute, à l’expression duregard de Lorin, quelles étaient les paroles qu’il prononçait, caril pâlit d’abord ; mais bientôt il reprit son calme sombre etson sourire infernal.
– C’est impossible, dit Geneviève ;je ne pourrais plus le haïr.
– Dites qu’il connaît votre générosité etqu’il vous brave.
– Sans doute, car il est sûr de lui, demoi, de nous tous.
– Geneviève, Geneviève, je suis moinsparfait que vous ; laissez-moi l’entraîner et qu’ilpérisse.
– Non, Lorin, je vous en conjure, rien decommun avec cet homme, pas même la mort ; il me semble que jeserais infidèle à Maurice si je mourais avec Dixmer.
– Mais vous ne mourrez pas, vous.
– Le moyen de vivre quand il seramort ?
– Ah ! dit Lorin, que Maurice araison de vous aimer ! Vous êtes un ange, et la patrie desanges est au ciel. Pauvre cher Maurice !
Cependant Simon, qui ne pouvait entendre ceque disaient les deux accusés, dévorait du regard leur physionomieà défaut de leurs paroles.
– Citoyen gendarme, dit-il, empêche doncles conspirateurs de continuer leurs complots contre la Républiquejusque dans le tribunal révolutionnaire.
– Bon ! reprit le gendarme ; tusais bien, citoyen Simon, qu’on ne conspire plus ici, ou que, sil’on conspire, ce n’est point pour longtemps. Ils causent, lescitoyens, et, puisque la loi ne défend pas de causer dans lacharrette, pourquoi défendrait-on de causer au tribunal ?
Ce gendarme, c’était Gilbert, qui, ayantreconnu la prisonnière faite par lui dans le cachot de la reine,témoignait, avec sa probité ordinaire, l’intérêt qu’il ne pouvaits’empêcher d’accorder au courage et au dévouement.
Le président avait consulté sesassesseurs ; sur l’invitation de Fouquier-Tinville, ilcommença les questions :
– Accusé Lorin, demanda-t-il, de quellenature étaient vos relations avec la citoyenne Dixmer ?
– De quelle nature, citoyenprésident ?
– Oui.
L’amitié la plus pure unissait nos deux cœurs,
Elle m’aimait en frère et je l’aimais en sœur.
– Citoyen Lorin, dit Fouquier-Tinville,la rime est mauvaise.
– Comment cela ? demanda Lorin.
– Sans doute, il y a une s detrop.
– Coupe, citoyen accusateur, coupe, c’estton état.
Le visage impassible de Fouquier-Tinvillepâlit légèrement à cette terrible plaisanterie.
– Et de quel œil, demanda le président,le citoyen Dixmer voyait-il la liaison d’un homme, qui seprétendait républicain, avec sa femme ?
– Oh ! quant à cela, je ne puis vousle dire, déclarant n’avoir jamais connu le citoyen Dixmer et enêtre parfaitement satisfait.
– Mais, reprit Fouquier-Tinville, tu nedis pas que ton ami le citoyen Maurice Lindey était entre toi etl’accusée le nœud de cette amitié si pure ?
– Si je ne le dis pas, répondit Lorin,c’est qu’il me semble que c’est mal de le dire, et je trouve mêmeque vous auriez dû prendre exemple sur moi.
– Les citoyens jurés, ditFouquier-Tinville, apprécieront cette singulière alliance de deuxrépublicains avec une aristocrate, et dans le moment même où cettearistocrate est convaincue du plus noir complot qu’on ait tramécontre la nation.
– Comment aurais-je su ce complot dont tuparles, citoyen accusateur ? demanda Lorin révolté plutôtqu’effrayé de la brutalité de l’argument.
– Vous connaissiez cette femme, vousétiez son ami, elle vous appelait son frère, vous l’appeliez votresœur, et vous ne connaissiez pas ses démarches ? Est-il doncpossible, comme vous l’avez dit vous-même, demanda le président,qu’elle ait perpétré seule l’action qui lui est imputée ?
– Elle ne l’a pas perpétrée seule, repritLorin en se servant des mots techniques employés par le président,puisqu’elle vous a dit, puisque je vous ai dit et puisque je vousrépète que son mari l’y poussait.
– Alors, comment ne connais-tu pas lemari, dit Fouquier-Tinville, puisque le mari était uni avec lafemme ?
Lorin n’avait qu’à raconter la premièredisparition de Dixmer ; Lorin n’avait qu’à dire les amours deGeneviève et de Maurice ; Lorin n’avait enfin qu’à faireconnaître la façon dont le mari avait enlevé et caché sa femme dansune retraite impénétrable, pour se disculper de toute connivence endissipant toute obscurité.
Mais, pour cela, il fallait trahir le secretde ses deux amis ; pour cela, il fallait faire rougirGeneviève devant cinq cents personnes ; Lorin secoua la têtecomme pour se dire non à lui-même.
– Eh bien, demanda le président, querépondrez-vous au citoyen accusateur ?
– Que sa logique est écrasante, ditLorin, et qu’il m’a convaincu d’une chose dont je ne me doutaismême pas.
– Laquelle ?
– C’est que je suis, à ce qu’il paraît,un des plus affreux conspirateurs qu’on ait encore vus.
Cette déclaration souleva une hilaritéuniverselle. Les jurés eux-mêmes n’y purent tenir, tant ce jeunehomme avait prononcé ces paroles avec l’intonation qui leurconvenait.
Fouquier sentit toute la raillerie ; etcomme, dans son infatigable persévérance, il en était arrivé àconnaître tous les secrets des accusés aussi bien que les accuséseux-mêmes, il ne put se défendre envers Lorin d’un sentimentd’admiration compatissante.
– Voyons, dit-il, citoyen Lorin, parle,défends-toi. Le tribunal t’écoutera ; car il connaît tonpassé, et ton passé est celui d’un brave républicain.
Simon voulut parler ; le président luifit signe de se taire.
– Parle, citoyen Lorin, dit-il, noust’écoutons.
Lorin secoua de nouveau la tête.
– Ce silence est un aveu, reprit leprésident.
– Non pas, dit Lorin ; ce silenceest du silence, voilà tout.
– Encore une fois, dit Fouquier-Tinville,veux-tu parler ?
Lorin se retourna vers l’auditoire, pourinterroger des yeux Maurice sur ce qu’il avait à faire.
Maurice ne fit point signe à Lorin de parler,et Lorin se tut.
C’était se condamner soi-même.
Ce qui suivit fut d’une exécution rapide.
Fouquier résuma son accusation ; leprésident résuma les débats ; les jurés allèrent aux voix etrapportèrent un verdict de culpabilité contre Lorin etGeneviève.
Le président les condamna tous les deux à lapeine de mort.
Deux heures sonnaient à la grande horloge duPalais.
Le président mit juste autant de temps pourprononcer la condamnation que l’horloge à sonner.
Maurice écouta ces deux bruits confondus l’undans l’autre. Quand la double vibration de la voix et du timbre futéteinte, ses forces étaient épuisées.
Les gendarmes emmenèrent Geneviève et Lorin,qui lui avait offert son bras.
Tous deux saluèrent Maurice d’une façon biendifférente : Lorin souriait ; Geneviève, pâle etdéfaillante, lui envoya un dernier baiser sur ses doigts trempés delarmes.
Elle avait conservé l’espoir de vivre jusqu’audernier moment, et elle pleurait non pas sa vie, mais son amour,qui allait s’éteindre avec sa vie.
Maurice, à moitié fou, ne répondit point à cetadieu de ses amis ; il se releva pâle, égaré, du banc surlequel il s’était affaissé. Ses amis avaient disparu.
Il sentit qu’une seule chose vivait encore enlui : c’était la haine qui lui mordait le cœur.
Il jeta un dernier regard autour de lui etreconnut Dixmer, qui s’en allait avec d’autres spectateurs et quise baissait pour passer sous la porte cintrée du couloir.
Avec la rapidité du ressort qui se détend,Maurice bondit de banquettes en banquettes et parvint à la mêmeporte.
Dixmer l’avait déjà franchie : ildescendait dans l’obscurité du corridor.
Maurice descendit derrière lui.
Au moment où Dixmer toucha du pied les dallesde la grande salle, Maurice toucha l’épaule de Dixmer de lamain.
À cette époque, c’était toujours une chosegrave que de se sentir toucher à l’épaule.
Dixmer se retourna et reconnut Maurice.
– Ah ! bonjour, citoyen républicain,fit Dixmer sans témoigner d’autre émotion qu’un tressaillementimperceptible qu’il réprima aussitôt.
– Bonjour, citoyen lâche, réponditMaurice ; vous m’attendiez, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire que je ne vous attendaisplus, au contraire, répondit Dixmer.
– Pourquoi cela ?
– Parce que je vous attendais plustôt.
– J’arrive encore trop tôt pour toi,assassin ! ajouta Maurice, avec une voix ou plutôt avec unmurmure effrayant, car il était le grondement de l’orage amassédans son cœur, comme son regard en était l’éclair.
– Vous me jetez du feu par les yeux,citoyen, reprit Dixmer. On va nous reconnaître et nous suivre.
– Oui, et tu crains d’être arrêté,n’est-ce pas ? Tu crains d’être conduit à cet échafaud où tuenvoies les autres ? Qu’on nous arrête, tant mieux, car il mesemble qu’il manque aujourd’hui un coupable à la justicenationale.
– Comme il manque un nom sur la liste desgens d’honneur, n’est-ce pas ? depuis que votre nom en adisparu.
– C’est bien ! nous reparlerons detout cela, j’espère ; mais, en attendant, vous vous êtesvengé, et misérablement vengé, sur une femme. Pourquoi, puisquevous m’attendiez quelque part, ne m’attendiez-vous pas chez moi lejour où vous m’avez volé Geneviève ?
– Je croyais que le premier voleur,c’était vous.
– Allons, pas d’esprit, monsieur, je nevous ai jamais connu ; pas de mots, je vous sais plus fort surl’action que sur la parole, témoin le jour où vous avez voulum’assassiner : ce jour-là, le naturel parlait.
– Et je me suis fait plus d’une fois lereproche de ne l’avoir point écouté, répondit tranquillementDixmer.
– Eh bien, dit Maurice en frappant surson sabre, je vous offre une revanche.
– Demain, si vous voulez, pasaujourd’hui.
– Pourquoi demain ?
– Ou ce soir.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Parce que j’ai affaire jusqu’à cinqheures.
– Encore quelque hideux projet, ditMaurice ; encore quelque guet-apens.
– Ah çà ! monsieur Maurice, repritDixmer, vous êtes bien peu reconnaissant, en vérité. Comment !pendant six mois, je vous ai laissé filer le parfait amour avec mafemme ; pendant six mois, j’ai respecté vos rendez-vous,laissé passer vos sourires. Jamais homme, convenez-en, n’a été sipeu tigre que moi.
– C’est-à-dire que tu croyais que jepouvais t’être utile, et que tu me ménageais.
– Sans doute ! répondit avec calmeDixmer, qui se dominait autant que s’emportait Maurice. Sansdoute ! tandis que vous trahissiez votre république et quevous me la vendiez pour un regard de ma femme ; pendant quevous vous déshonoriez, vous par votre trahison, elle par sonadultère, j’étais, moi, le sage et le héros. J’attendais et jetriomphais.
– Horreur ! dit Maurice.
– Oui ! n’est-ce pas ? vousappréciez votre conduite, monsieur. Elle est horrible ! elleest infâme !
– Vous vous trompez, monsieur ; laconduite que j’appelle horrible et infâme, c’est celle de l’homme àqui l’honneur d’une femme avait été confié, qui avait juré degarder cet honneur pur et intact, et qui, au lieu de tenir sonserment, a fait de sa beauté l’amorce honteuse où il a pris lefaible cœur. Vous aviez, avant toute chose, pour devoir sacré deprotéger cette femme, monsieur, et, au lieu de la protéger, vousl’avez vendue.
– Ce que j’avais à faire, monsieur,répondit Dixmer, je vais vous le dire ; j’avais à sauver monami, qui soutenait avec moi une cause sacrée. De même que j’aisacrifié mes biens à cette cause, je lui ai sacrifié mon honneur.Quant à moi, je me suis complètement oublié, complètement effacé.Je n’ai songé à moi qu’en dernier lieu. Maintenant, plusd’ami : mon ami est mort poignardé ; maintenant, plus dereine : ma reine est morte sur l’échafaud ; maintenant,eh bien, maintenant, je songe à ma vengeance.
– Dites à votre assassinat.
– On n’assassine pas une adultère en lafrappant, on la punit.
– Cet adultère, vous le lui avez imposé,donc il était légitime.
– Vous croyez ? fit Dixmer avec unsombre sourire. Demandez à ses remords si elle croit avoir agilégitimement.
– Celui qui punit frappe au jour ;toi, tu ne punis pas, puisqu’en jetant sa tête à la guillotine, tute caches.
– Moi, je fuis ! moi, je mecache ! et où vois-tu cela, pauvre cervelle que tu es ?demanda Dixmer. Est-ce se cacher que d’assister à sacondamnation ? Est-ce fuir que d’aller jusque dans la salledes Morts lui jeter son dernier adieu ?
– Tu vas la revoir ? s’écriaMaurice, tu vas lui dire adieu ?
– Allons, répondit Dixmer en haussant lesépaules, décidément tu n’es pas expert en vengeance, citoyenMaurice. Ainsi, à ma place, tu serais satisfait en abandonnant lesévénements à leur seule force, les circonstances à leur seulentraînement ; ainsi, par exemple, la femme adultère ayantmérité la mort, du moment où je la punis de mort, je suis quitteenvers elle, ou plutôt elle est quitte envers moi. Non, citoyenMaurice, j’ai trouvé mieux que cela, moi : j’ai trouvé unmoyen de rendre à cette femme tout le mal qu’elle m’a fait. Ellet’aime, elle va mourir loin de toi ; elle me déteste, elle vame revoir. Tiens, ajouta-t-il en tirant un portefeuille de sapoche, vois-tu ce portefeuille ? Il renferme une carte signéedu greffier du Palais. Avec cette carte, je puis pénétrer près descondamnés ; eh bien, je pénétrerai près de Geneviève et jel’appellerai adultère ; je verrai tomber ses cheveux sous lamain du bourreau, et, tandis que ses cheveux tomberont, elleentendra ma voix qui répétera : « Adultère ! »Je l’accompagnerai jusqu’à la charrette, et, quand elle posera lepied sur l’échafaud, le dernier mot qu’elle entendra sera le motadultère.
– Prends garde ! ellen’aura pas la force de supporter tant de lâchetés, et elle tedénoncera.
– Non ! dit Dixmer, elle me haittrop pour cela ; si elle avait dû me dénoncer, elle m’eûtdénoncé quand ton ami lui en donnait le conseil tout bas :puisqu’elle ne m’a pas dénoncé pour sauver sa vie, elle ne medénoncera point pour mourir avec moi ; car elle sait bien que,si elle me dénonçait, je ferais retarder son supplice d’unjour ; elle sait bien que, si elle me dénonçait, j’irais avecelle, non seulement jusqu’au bas des degrés du Palais, mais encorejusqu’à l’échafaud ; car elle sait bien qu’au lieu del’abandonner au pied de l’escabeau, je monterais avec elle dans lacharrette ; car elle sait bien que, tout le long du chemin, jelui répéterais ce mot terrible : adultère ;que,sur l’échafaud, je le lui répéterais toujours, et qu’au moment oùelle tomberait dans l’éternité, l’accusation y tomberait avecelle.
Dixmer était effrayant de colère et dehaine ; sa main avait saisi la main de Maurice ; il lasecouait avec une force inconnue au jeune homme, sur lequel uneffet contraire s’opérait. À mesure que s’exaltait Dixmer, Mauricese calmait.
– Écoute, dit le jeune homme, à cettevengeance il manque une chose.
– Laquelle ?
– C’est que tu puisses lui dire :« En sortant du tribunal, j’ai rencontré ton amant et je l’aitué. »
– Au contraire, j’aime mieux lui dire quetu vis, et que, tout le reste de ta vie, tu souffriras du spectaclede sa mort.
– Tu me tueras cependant, ditMaurice ; ou, ajouta-t-il en regardant autour de lui et en sevoyant à peu près maître de la position, c’est moi qui tetuerai.
Et, pâle d’émotion, exalté par la colère,sentant sa force doublée de la contrainte qu’il s’était imposéepour entendre Dixmer dérouler jusqu’au bout son terrible projet, ille saisit à la gorge et l’attira à lui tout en marchant à reculonsvers un escalier qui conduisait à la berge de la rivière.
Au contact de cette main, Dixmer à son toursentit la haine monter en lui comme une lave.
– C’est bien, dit-il, tu n’as pas besoinde me traîner de force, j’irai.
– Viens donc, tu es armé.
– Je te suis.
– Non, précède-moi ; mais, je t’enpréviens, au moindre signe, au moindre geste, je te fends la têted’un coup de sabre.
– Oh ! tu sais bien que je n’ai paspeur, dit Dixmer avec ce sourire que la pâleur de ses lèvresrendait si effrayant.
– Peur de mon sabre, non, murmuraMaurice, mais peur de perdre ta vengeance. Et cependant,ajouta-t-il, maintenant que nous voilà face à face, tu peux luidire adieu.
En effet, ils étaient arrivés au bord del’eau, et, si le regard pouvait encore les suivre où ils étaient,nul ne pouvait arriver assez à temps pour empêcher le duel d’avoirlieu.
D’ailleurs, une égale colère dévorait les deuxhommes.
Tout en parlant ainsi, ils étaient descenduspar le petit escalier qui donne sur la place du Palais, et ilsavaient gagné le quai à peu près désert ; car, comme lescondamnations continuaient, attendu qu’il était deux heures àpeine, la foule encombrait encore le prétoire, les corridors et lescours, et Dixmer paraissait avoir aussi soif du sang de Maurice queMaurice avait soif du sang de Dixmer.
Ils s’enfoncèrent alors sous une de ces voûtesqui conduisent des cachots de la Conciergerie à la rivière, égoutsinfects aujourd’hui, et qui jadis, sanglants, charrièrent plusd’une fois les cadavres loin des oubliettes.
Maurice se plaça entre l’eau et Dixmer.
– Je crois, décidément, que c’est moi quite tuerai, Maurice, dit Dixmer ; tu trembles trop.
– Et moi, Dixmer, dit Maurice en mettantle sabre à la main et en lui fermant avec soin toute retraite, jecrois, au contraire, que c’est moi qui te tuerai, et qui, aprèst’avoir tué, prendrai dans ton portefeuille le laissez-passer dugreffe du Palais. Oh ! tu as beau boutonner ton habit,va ; mon sabre l’ouvrira, je t’en réponds, fût-il d’airaincomme les cuirasses antiques.
– Ce papier, hurla Dixmer, tu leprendras ?
– Oui, dit Maurice, c’est moi qui m’enservirai, de ce papier ; c’est moi qui, avec ce papier,entrerai près de Geneviève ; c’est moi qui m’assiérai prèsd’elle sur la charrette ; c’est moi qui murmurerai à sonoreille tant qu’elle vivra : Je t’aime ; et,quand tombera sa tête : Je t’aimais.
Dixmer fit un mouvement de la main gauche poursaisir le papier de sa main droite, et le lancer avec leportefeuille dans la rivière. Mais, rapide comme la foudre,tranchant comme une hache, le sabre de Maurice s’abattit sur cettemain et la sépara presque entièrement du poignet.
Le blessé jeta un cri, tout en secouant samain mutilée, et tomba en garde.
Alors commença sous cette voûte perdue etténébreuse un combat terrible ; les deux hommes, renfermésdans un espace si étroit, que les coups, pour ainsi dire, nepouvaient s’écarter de la ligne du corps, glissaient sur la dallehumide et se retenaient difficilement aux parois de l’égout ;les attaques se multipliaient en raison de l’impatience descombattants.
Dixmer sentait son sang couler et comprenaitque ses forces allaient s’en aller avec son sang ; il chargeaMaurice avec une telle violence, que celui-ci fut obligé de faireun pas en arrière. En rompant, son pied gauche glissa, et la pointedu sabre de son ennemi entama sa poitrine. Mais, par un mouvementrapide comme la pensée, tout agenouillé qu’il était, il releva lalame avec sa main gauche, et tendit la pointe à Dixmer, qui, lancépar sa colère, lancé par son mouvement sur un sol incliné, vinttomber sur son sabre et s’enferra lui-même.
On entendit une imprécation terrible ;puis les deux corps roulèrent jusque hors de la voûte.
Un seul se releva ; c’était Maurice,Maurice couvert de sang, mais du sang de son ennemi.
Il retira son sabre à lui, et, à mesure qu’ille retirait, il semblait avec la lame aspirer le reste de vie quiagitait encore d’un frissonnement nerveux les membres deDixmer.
Puis, lorsqu’il se fut bien assuré quecelui-ci était mort, il se pencha sur le cadavre, ouvrit l’habit dumort, prit le portefeuille et s’éloigna rapidement.
En jetant les yeux sur lui, il vit qu’il neferait pas quatre pas dans la rue sans être arrêté : il étaitcouvert de sang.
Il s’approcha du bord de l’eau, se pencha versle fleuve et y lava ses mains et son habit.
Puis il remonta rapidement l’escalier enjetant un dernier regard vers la voûte.
Un filet rouge et fumant en sortait ets’avançait ruisselant vers la rivière.
Arrivé près du Palais, il ouvrit leportefeuille et y trouva le laissez-passer signé du greffier duPalais.
– Merci, Dieu juste !murmura-t-il.
Et il monta rapidement les degrés quiconduisaient à la salle des Morts.
Trois heures sonnaient.
On se rappelle que le greffier du Palais avaitouvert à Dixmer ses registres d’écrou, et entretenu avec lui desrelations que la présence de madame la greffière rendait fortagréables.
Cet homme, comme on le pense bien, entra dansdes terreurs effroyables lorsque vint la révélation du complot deDixmer.
En effet, il ne s’agissait pas moins pour luique de paraître complice de son faux collègue, et d’être condamné àmort avec Geneviève.
Fouquier-Tinville l’avait appelé devantlui.
On comprend quel mal s’était donné le pauvrehomme pour établir son innocence aux yeux de l’accusateurpublic ; il y avait réussi, grâce aux aveux de Geneviève, quiétablissaient son ignorance des projets de son mari. Il y avaitréussi, grâce à la fuite de Dixmer ; il y avait réussisurtout, grâce à l’intérêt de Fouquier-Tinville, qui voulaitconserver son administration pure de toute tache.
– Citoyen, avait dit le greffier en sejetant à ses genoux, pardonne-moi, je me suis laissé tromper.
– Citoyen, avait répondu l’accusateurpublic, un employé de la nation qui se laisse tromper dans destemps comme ceux-ci mérite d’être guillotiné.
– Mais on peut être bête, citoyen, repritle greffier, qui mourait d’envie d’appeler Fouquier-Tinvillemonseigneur.
– Bête ou non, reprit le rigideaccusateur, nul ne doit se laisser endormir dans son amour pour laRépublique. Les oies du Capitole aussi étaient des bêtes, etcependant elles se sont réveillées pour sauver Rome.
Le greffier n’avait rien à répliquer à unpareil argument ; il poussa un gémissement et attendit.
– Je te pardonne, dit Fouquier. Je tedéfendrai même, car je ne veux pas qu’un de mes employés soit mêmesoupçonné ; mais souviens-toi qu’au moindre mot qui reviendraà mes oreilles, au moindre souvenir de cette affaire, tu ypasseras.
Il n’est pas besoin de dire avec quelempressement et quelle sollicitude le greffier s’en alla trouverles journaux, toujours empressés de dire ce qu’ils savent, etquelquefois ce qu’ils ne savent pas, dussent-ils faire tomber latête de dix hommes.
Il chercha partout Dixmer pour lui recommanderle silence ; mais Dixmer avait tout naturellement changé dedomicile et il ne put le retrouver.
Geneviève fut amenée sur le fauteuil desaccusés ; mais elle avait déjà déclaré, dans l’instruction,que ni elle ni son mari n’avaient aucun complice.
Aussi, comme il remercia des yeux la pauvrefemme quand il la vit passer devant lui pour se rendre autribunal !
Seulement, comme elle venait de passer, etqu’il était rentré un instant dans le greffe pour y prendre undossier que réclamait le citoyen Fouquier-Tinville, il vit tout àcoup apparaître Dixmer, qui s’avança vers lui d’un pas calme ettranquille.
Cette vision le pétrifia.
– Oh ! fit-il, comme s’il eût aperçuun spectre.
– Est-ce que tu ne me reconnaispas ? demanda le nouvel arrivant.
– Si fait. Tu es le citoyen Durand, ouplutôt le citoyen Dixmer.
– C’est cela.
– Mais tu es mort, citoyen ?
– Pas encore, comme tu vois.
– Je veux dire qu’on va t’arrêter.
– Qui veux-tu qui m’arrête ?Personne ne me connaît.
– Mais je te connais, moi, et je n’aiqu’un mot à dire pour te faire guillotiner.
– Et moi, je n’ai qu’à en dire deux pourqu’on te guillotine avec moi.
– C’est abominable, ce que tu dislà !
– Non, c’est logique.
– Mais de quoi s’agit-il ? Voyons,parle ! dépêche-toi, car, moins longtemps nous causeronsensemble, moins nous courrons de danger l’un et l’autre.
– Voici. Ma femme va être condamnée,n’est-ce pas ?
– J’en ai grand’peur ! pauvrefemme !
– Eh bien, je désire la voir une dernièrefois pour lui dire adieu.
– Où cela ?
– Dans la salle des Morts !
– Tu oseras entrer là ?
– Pourquoi pas ?
– Oh ! fit le greffier comme unhomme à qui cette seule pensée fait venir la chair de poule.
– Il doit y avoir un moyen ?continua Dixmer.
– D’entrer dans la salle des Morts ?Oui, sans doute.
– Lequel ?
– C’est de se procurer une carte.
– Et où se procure-t-on cescartes ?
Le greffier pâlit affreusement etbalbutia :
– Ces cartes, où on se les procure, vousdemandez ?
– Je demande où on se les procure,répondit Dixmer ; la question est claire, je pense.
– On se les procure… ici.
– Ah ! vraiment ; et qui lessigne d’habitude ?
– Le greffier.
– Mais le greffier, c’est toi.
– Sans doute, c’est moi.
– Tiens, comme cela tombe ! repritDixmer en s’asseyant ; tu vas me signer une carte.
Le greffier fit un bond.
– Tu me demandes ma tête, citoyen,dit-il.
– Eh ! non ! je te demande unecarte, voilà tout.
– Je vais te faire arrêter,malheureux ! dit le greffier rappelant toute son énergie.
– Fais, dit Dixmer ; mais, àl’instant même, je te dénonce comme mon complice, et, au lieu de melaisser aller tout seul dans la fameuse salle, tu m’yaccompagneras.
Le greffier pâlit.
– Ah ! scélérat ! dit-il.
– Il n’y a pas de scélérat là-dedans,reprit Dixmer ; j’ai besoin de parler à ma femme, et je tedemande une carte pour arriver jusqu’à elle.
– Voyons, est-ce donc si nécessaire quetu lui parles ?
– Il paraît, puisque je risque ma têtepour y parvenir.
La raison parut plausible au greffier. Dixmervit qu’il était ébranlé.
– Allons, dit-il, rassure-toi, on n’ensaura rien. Que diable ! il doit se présenter parfois des caspareils à celui où je me trouve.
– C’est rare. Il n’y a pas grandeconcurrence.
– Eh bien, voyons, arrangeons celaautrement.
– Si c’est possible, je ne demande pasmieux.
– C’est on ne peut plus possible. Entrepar la porte des condamnés ; par cette porte-là, il ne fautpas de carte. Et puis, quand tu auras parlé à ta femme, tum’appelleras et je te ferai sortir.
– Pas mal ! fit Dixmer ;malheureusement, il y a une histoire qui court la ville.
– Laquelle ?
– L’histoire d’un pauvre bossu qui s’esttrompé de porte, et qui, croyant entrer aux archives, est entrédans la salle dont nous parlons. Seulement, comme il y était entrépar la porte des condamnés, au lieu d’y entrer par la grandeporte ; comme il n’avait pas de carte pour faire reconnaîtreson identité, une fois entré, on n’a pas voulu le laisser sortir.On lui a soutenu que, puisqu’il était entré par la porte des autrescondamnés, il était condamné comme les autres. Il a eu beauprotester, jurer, appeler, personne ne l’a cru, personne n’est venuà son aide, personne ne l’a fait sortir. De sorte que, malgré sesprotestations, ses serments, ses cris, l’exécuteur lui a d’abordcoupé les cheveux, et ensuite le cou. L’anecdote est-elle vraie,citoyen greffier ? Tu dois le savoir mieux que personne.
– Hélas ! oui, elle est vraie !dit le greffier tout tremblant.
– Eh bien, tu vois donc qu’avec depareils antécédents, je serais un fou d’entrer dans un pareilcoupe-gorge.
– Mais puisque je serai là, je tedis !
– Et si l’on t’appelle, si tu es occupéailleurs, si tu oublies ?
Dixmer appuya impitoyablement sur le derniermot :
– Si tu oublies que je suis là ?
– Mais puisque je te promets…
– Non ; d’ailleurs, cela tecompromettrait : on te verrait me parler ; et puis,enfin, cela ne me convient pas.
» Ainsi j’aime mieux cette carte.
– Impossible.
– Alors, cher ami, je parlerai, et nousirons faire un tour ensemble à la place de la Révolution.
Le greffier, ivre, étourdi, à demi mort, signaun laissez-passer pour un citoyen.
Dixmer se jeta dessus et sortit précipitammentpour aller prendre, dans le prétoire, la place où nous l’avonsvu.
On sait le reste.
De ce moment, le greffier, pour éviter touteaccusation de connivence, alla s’asseoir près de Fouquier-Tinville,laissant la direction de son greffe à son premier commis.
À trois heures dix minutes, Maurice, muni dela carte, traversa une haie de guichetiers et de gendarmes, etarriva sans encombre à la porte fatale.
Quand nous disons fatale, nous exagérons, caril y avait deux portes. La grande porte, par laquelle entraient etsortaient les porteurs de carte ; et la porte des condamnés,par laquelle entraient ceux qui ne devaient sortir que pour marcherà l’échafaud.
La pièce dans laquelle venait de pénétrerMaurice était séparée en deux compartiments.
Dans l’un de ces compartiments siégeaient lesemployés chargés d’enregistrer les noms des arrivants ; dansl’autre, meublée seulement de quelques bancs de bois, on déposait àla fois ceux qui venaient d’être arrêtés et ceux qui venaientd’être condamnés ; ce qui était à peu près la même chose.
La salle était sombre, éclairée seulement parles vitres d’une cloison prise sur le greffe.
Une femme vêtue de blanc et à demi évanouiegisait dans un coin, adossée au mur.
Un homme était debout devant elle, les brascroisés, secouant de temps en temps la tête et hésitant à luiparler, de peur de lui rendre le sentiment qu’elle paraissait avoirperdu.
Autour de ces deux personnages, on voyaitremuer confusément les condamnés, qui sanglotaient ou chantaientdes hymnes patriotiques.
D’autres se promenaient à grands pas, commepour fuir hors de la pensée qui les dévorait.
C’était bien l’antichambre de la mort, etl’ameublement la rendait digne de ce nom.
On voyait des bières, remplies de paille,s’entr’ouvrir comme pour appeler les vivants : c’étaient deslits de repos, des tombeaux provisoires.
Une grande armoire s’élevait dans la paroiopposée au vitrage.
Un prisonnier l’ouvrit par curiosité et reculad’horreur.
Cette armoire renfermait les habits sanglantsdes suppliciés de la veille, et de longues tresses de cheveuxpendaient çà et là : c’étaient les pourboires du bourreau, quiles vendait aux parents, lorsque l’autorité ne lui enjoignait pasde brûler ces chères reliques.
Maurice, palpitant, hors de lui, eut à peineouvert la porte, qu’il vit tout le tableau d’un coup d’œil.
Il fit trois pas dans la salle et vint tomberaux pieds de Geneviève.
La pauvre femme poussa un cri que Mauriceétouffa sur ses lèvres.
Lorin serrait, en pleurant, son ami dans sesbras ; c’étaient les premières larmes qu’il eût versées.
Chose étrange ! tous ces malheureuxassemblés, qui devaient mourir ensemble, regardaient à peine letouchant tableau que leur offraient ces malheureux, leurssemblables.
Chacun avait trop de ses propres émotions pourprendre une part des émotions des autres.
Les trois amis demeurèrent un moment unis dansune étreinte muette, ardente et presque joyeuse.
Lorin se détacha le premier du groupedouloureux.
– Tu es donc condamné aussi ? dit-ilà Maurice.
– Oui, répondit celui-ci.
– Oh ! bonheur ! murmuraGeneviève.
La joie des gens qui n’ont qu’une heure àvivre ne peut pas même durer autant que leur vie.
Maurice, après avoir contemplé Geneviève aveccet amour ardent et profond qu’il avait dans le cœur, après l’avoirremerciée de cette parole à la fois si égoïste et si tendre quivenait de lui échapper, se tourna vers Lorin :
– Maintenant, dit-il tout en enfermantdans sa main les deux mains de Geneviève, causons.
– Ah ! oui, causons, réponditLorin ; mais s’il nous en reste le temps, c’est bien juste.Que veux-tu me dire ? Voyons.
– Tu as été arrêté à cause de moi,condamné à cause d’elle, n’ayant rien commis contre les lois ;comme Geneviève et moi nous payons notre dette, il ne convient pasqu’on te fasse payer en même temps que nous.
– Je ne comprends pas.
– Lorin, tu es libre.
– Libre, moi ? Tu es fou ! ditLorin.
– Non, je ne suis pas fou ; je terépète que tu es libre, tiens, voici un laissez-passer. On tedemandera qui tu es ; tu es employé au greffe desCarmes ; tu es venu parler au citoyen greffier duPalais ; tu lui as, par curiosité, demandé un laissez-passerpour voir les condamnés ; tu les as vus, tu es satisfait et tut’en vas.
– C’est une plaisanterie, n’est-cepas ?
– Non pas, mon cher ami, voici la carte,profite de l’avantage. Tu n’es pas amoureux, toi ; tu n’as pasbesoin de mourir pour passer quelques minutes de plus avec labien-aimée de ton cœur, et ne pas perdre une seconde de tonéternité.
– Eh bien ! Maurice, dit Lorin, sil’on peut sortir d’ici, ce que je n’eusse jamais cru, je te jure,pourquoi ne fais-tu pas sauver madame d’abord ? Quant à toi,nous aviserons.
– Impossible, dit Maurice avec un affreuxserrement de cœur ; tiens, tu vois, il y a sur la carte uncitoyen, et non une citoyenne ; et, d’ailleurs, Geneviève nevoudrait pas sortir en me laissant ici, vivre en sachant que jevais mourir.
– Eh bien, mais si elle ne le veut pas,pourquoi le voudrais-je, moi ? Tu crois donc que j’ai moins decourage qu’une femme ?
– Non, mon ami, je sais, au contraire,que tu es le plus brave des hommes ; mais rien au monde nesaurait excuser ton entêtement en pareil cas. Allons, Lorin,profite du moment et donne-nous cette joie suprême de te savoirlibre et heureux !
– Heureux ! s’écria Lorin, est-ceque tu plaisantes ? heureux sans vous ?… Eh ! quediable veux-tu que je fasse en ce monde, sans vous, à Paris, horsde mes habitudes ? Ne plus vous voir, ne plus vous ennuyer demes bouts-rimés ? Ah ! pardieu, non !
– Lorin, mon ami !…
– Justement, c’est parce que je suis tonami que j’insiste ; avec la perspective de vous retrouver tousdeux, si j’étais prisonnier comme je le suis, je renverserais desmurailles ; mais, pour me sauver d’ici tout seul, pour m’enaller dans les rues le front courbé avec quelque chose comme unremords qui criera incessamment à mon oreille :« Maurice ! Geneviève ! » ; pour passerdans certains quartiers et devant certaines maisons où j’ai vu vospersonnes et où je ne verrai plus que vos ombres ; pour enarriver enfin à exécrer ce cher Paris que j’aimais tant, ah !ma foi non, et je trouve qu’on a eu raison de proscrire les rois,ne fût-ce qu’à cause du roi Dagobert.
– Et en quoi le roi Dagobert a-t-ilrapport à ce qui se passe entre nous ?
– En quoi ? Cet affreux tyran nedisait-il pas au grand Éloi : « Il n’est si bonnecompagnie qu’il ne faille quitter ? » Eh bien, moi jesuis un républicain ! et je dis : Rien ne doit nous fairequitter la bonne compagnie, même la guillotine ; je me sensbien ici, et j’y reste.
– Pauvre ami ! pauvre ami ! ditMaurice.
Geneviève ne disait rien, mais elle leregardait avec des yeux baignés de larmes.
– Tu regrettes la vie, toi ! ditLorin.
– Oui, à cause d’elle !
– Et moi, je ne la regrette à cause derien ; pas même à cause de la déesse Raison, laquelle– j’ai oublié de te faire part de cette circonstance – aeu dernièrement les torts les plus graves envers moi, ce qui ne luidonnera pas même la peine de se consoler comme l’autre Arthémise,l’ancienne ; je m’en irai donc très calme et trèsfacétieux ; j’amuserai tous ces gredins qui courent après lacharrette ; je dirai un joli quatrain à M. Sanson, etbonsoir la compagnie… c’est-à-dire… attends donc.
Lorin s’interrompit.
– Ah ! si fait, si fait, dit-il, sifait, je veux sortir ; je savais bien que je n’aimaispersonne ; mais j’oubliais que je haïssais quelqu’un ; tamontre, Maurice, ta montre !
– Trois heures et demie.
– J’ai le temps, mordieu ! j’ai letemps.
– Certainement, s’écria Maurice ; ilreste neuf accusés aujourd’hui, cela ne finira pas avant cinqheures ; nous avons donc près de deux heures devant nous.
– C’est tout ce qu’il me faut ;donne-moi ta carte et prête-moi vingt sous.
– Oh ! mon Dieu ! qu’allez-vousfaire ? murmura Geneviève.
Maurice lui serra la main ; l’importantpour lui, c’était que Lorin sortît.
– J’ai mon idée, dit Lorin.
Maurice tira sa bourse de sa poche et la mitdans la main de son ami.
– Maintenant, la carte, pour l’amour deDieu ! Je veux dire pour l’amour de l’Être éternel.
Maurice lui remit la carte.
Lorin baisa la main de Geneviève, et,profitant du moment où l’on amenait dans le greffe une fournée decondamnés, il enjamba les bancs de bois et se présenta à la grandeporte.
– Eh ! dit un gendarme, en voilà unqui se sauve, il me semble.
Lorin se redressa et présenta sa carte.
– Tiens, dit-il, citoyen gendarme,apprends à mieux connaître les gens.
Le gendarme reconnut la signature dugreffier ; mais il appartenait à cette catégorie defonctionnaires qui manquent généralement de confiance, et, comme,juste en ce moment, le greffier descendait du tribunal avec unfrisson qui ne l’avait point quitté depuis qu’il avait siimprudemment hasardé sa signature :
– Citoyen greffier, dit-il, voici unpapier à l’aide duquel un particulier veut sortir de la salle desMorts ; est-il bon, le papier ?
Le greffier blêmit de frayeur, et, convaincu,s’il regardait, qu’il allait apercevoir la terrible figure deDixmer, il se hâta de répondre en s’emparant de la carte :
– Oui, oui, c’est bien ma signature.
– Alors, dit Lorin, si c’est tasignature, rends-la-moi.
– Non pas, dit le greffier en ladéchirant en mille morceaux, non pas ! ces sortes de cartes nepeuvent servir qu’une fois.
Lorin resta un moment irrésolu.
– Ah ! tant pis, dit-il ; mais,avant tout, il faut que je le tue.
Et il s’élança hors du greffe.
Maurice avait suivi Lorin avec une émotionfacile à comprendre ; dès que Lorin eut disparu :
– Il est sauvé ! dit-il à Genevièveavec une exaltation qui ressemblait à la joie ; on a déchirésa carte, il ne pourra plus rentrer ; puis, d’ailleurs, pût-ilrentrer, la séance du tribunal va finir : à cinq heures, ilreviendra, nous serons morts.
Geneviève poussa un soupir et frissonna.
– Oh ! presse-moi dans tes bras,dit-elle, et ne nous quittons plus… Pourquoi n’est-il pas possible,mon Dieu ! qu’un même coup nous frappe, pour que nousexhalions ensemble notre dernier soupir !
Alors ils se retirèrent au plus profond de lasalle obscure, Geneviève s’assit tout près de Maurice et lui passases deux bras autour du cou ; ainsi enlacés respirant le mêmesouffle, éteignant d’avance en eux-mêmes le bruit et la pensée, ilss’engourdirent, à force d’amour, aux approches de la mort.
Une demi-heure se passa.
Tout à coup un grand bruit se fit entendre,les gendarmes débouchèrent de la porte basse ; derrière euxvenaient Sanson et ses aides, qui portaient des paquets decordes.
– Oh ! mon ami, mon ami ! ditGeneviève, voilà le moment fatal, je me sens défaillir.
– Et vous avez tort, dit la voixéclatante de Lorin :
Vous avez tort, en vérité,
Car la mort, c’est la liberté !
– Lorin ! s’écria Maurice audésespoir.
– Ils ne sont pas bons, n’est-cepas ? Je suis de ton avis ; depuis hier, je n’en fais quede pitoyables…
– Ah ! il s’agit bien de cela. Tu esrevenu, malheureux !… tu es revenu !…
– C’étaient nos conventions, jepense ? Écoute, car, aussi bien, ce que j’ai à diret’intéresse ainsi que madame.
– Mon Dieu ! mon Dieu !
– Laisse-moi donc parler, ou je n’auraipas le temps de conter la chose. Je voulais sortir pour acheter uncouteau rue de la Barillerie.
– Que voulais-tu faire d’uncouteau ?
– J’en voulais tuer ce bonM. Dixmer.
Geneviève frissonna.
– Ah ! fit Maurice, jecomprends.
– Je l’ai acheté. Voici ce que je medisais, et tu vas comprendre combien ton ami a l’esprit logique. Jecommence à croire que j’aurais dû me faire mathématicien au lieu deme faire poète. Malheureusement il est trop tard maintenant. Voicidonc ce que je me disais ; suis mon raisonnement :« M. Dixmer a compromis sa femme ; M. Dixmerest venu la voir juger ; M. Dixmer ne se privera pas duplaisir de la voir passer en charrette, surtout nousl’accompagnant. Je vais donc le trouver au premier rang desspectateurs : je me glisserai près de lui ; je luidirai : « Bonjour, monsieur Dixmer », et je luiplanterai mon couteau dans le flanc.
– Lorin ! s’écria Geneviève.
– Rassurez-vous, chère amie, laProvidence y avait mis bon ordre. Imaginez-vous que lesspectateurs, au lieu de se tenir en face du Palais, comme c’estleur habitude, avaient fait demi-tour à droite et bordaient lequai. « Tiens, me dis-je, c’est sans doute un chien qui senoie, pourquoi Dixmer ne serait-il pas là. » Un chien qui senoie ça fait toujours passer le temps. Je m’approche du parapet, etje vois tout le long de la berge un tas de gens qui levaient lesbras en l’air et qui se baissaient pour regarder quelque chose àterre, en poussant des hélas ! à faire déborder laSeine. Je m’approche… Ce quelque chose… devine qui c’était…
– C’était Dixmer, dit Maurice d’une voixsombre.
– Oui. Comment peux-tu devinercela ? Oui, Dixmer, cher ami, Dixmer, qui s’est ouvert leventre tout seul ; le malheureux s’est tué en expiation sansdoute.
– Ah ! dit Maurice avec un sombresourire, c’est ce que tu as pensé ?
Geneviève laissa tomber sa tête entre sesmains ; elle était trop faible pour supporter tant d’émotionssuccessives.
– Oui, j’ai pensé cela, attendu qu’on aretrouvé près de lui son sabre ensanglanté ; à moins quetoutefois… il n’ait rencontré quelqu’un…
Maurice, sans rien dire, et profitant dumoment où Geneviève, accablée, ne pouvait le voir, ouvrit son habitet montra à Lorin son gilet et sa chemise ensanglantés.
– Ah ! c’est autre chose, ditLorin.
Et il tendit la main à Maurice.
– Maintenant, dit-il en se penchant àl’oreille de Maurice, comme on ne m’a pas fouillé, attendu que jesuis rentré en disant que j’étais de la suite de M. Sanson,j’ai toujours le couteau, si la guillotine te répugne.
Maurice s’empara de l’arme avec un mouvementde joie.
– Non, dit-il, elle souffrirait trop.
Et il rendit le couteau à Lorin.
– Tu as raison, dit celui-ci ; vivela machine de M. Guillotin ! Qu’est-ce que la machine deM. Guillotin ? Une chiquenaude sur le cou comme l’a ditDanton. Qu’est-ce qu’une chiquenaude ?
Et il jeta le couteau au milieu du groupe descondamnés.
L’un d’eux le prit, se l’enfonça dans lapoitrine, et tomba mort sur le coup.
Au même moment, Geneviève fit un mouvement etpoussa un cri. Sanson venait de lui poser la main sur l’épaule.
Au cri poussé par Geneviève, Maurice compritque la lutte allait commencer.
L’amour peut exalter l’âme jusqu’àl’héroïsme ; l’amour peut, contre l’instinct naturel, pousserune créature humaine à désirer la mort ; mais il n’éteint pasen elle l’appréhension de la douleur. Il était évident queGeneviève acceptait plus patiemment et plus religieusement la mortdepuis que Maurice mourait avec elle ; mais la résignationn’exclut pas la souffrance, et sortir de ce monde, c’est nonseulement tomber dans cet abîme qu’on appelle l’inconnu, mais c’estsouffrir en tombant.
Maurice embrassa d’un regard toute la scèneprésente, et d’une pensée toute celle qui allait suivre :
Au milieu de la salle, un cadavre de lapoitrine duquel un gendarme, en se précipitant, avait arraché lecouteau, de peur qu’il ne servît à d’autres.
Autour de lui, des hommes muets de désespoiret faisant à peine attention à lui, écrivant au crayon sur unportefeuille des mots sans suite, ou se serrant la main les uns auxautres ; ceux-ci répétant sans relâche, et comme font lesinsensés, un nom chéri, ou mouillant de larmes un portrait, unebague, une tresse de cheveux ; ceux-là vomissant de furieusesimprécations contre la tyrannie, mot banal toujours maudit par toutle monde tour à tour, et quelquefois même par les tyrans.
Au milieu de toutes ces infortunes, Sanson,appesanti moins encore par ses cinquante-quatre ans que par lagravité de son lugubre office ; Sanson, aussi doux, aussiconsolateur que sa mission lui permettait de l’être, donnait àcelui-ci un conseil, à celui-là un triste encouragement, ettrouvant des paroles chrétiennes à répondre au désespoir comme à labravade !
– Citoyenne, dit-il à Geneviève, ilfaudra ôter le fichu et relever ou couper les cheveux, s’il vousplaît.
Geneviève devint tremblante.
– Allons, mon amie, fit doucement Lorin,du courage !
– Puis-je relever moi-même les cheveux demadame ? demanda Maurice.
– Oh ! oui, s’écria Geneviève,lui ! je vous en supplie, monsieur Sanson.
– Faites, dit le vieillard en détournantla tête.
Maurice dénoua sa cravate tiède de la chaleurde son cou, Geneviève la baisa, et se mettant à genoux devant lejeune homme, lui présenta cette tête charmante, plus belle dans sadouleur qu’elle n’avait jamais été dans sa joie.
Quand Maurice eut fini la funèbre opération,ses mains étaient si tremblantes, il y avait tant de douleur dansl’expression de son visage, que Geneviève s’écria :
– Oh ! j’ai du courage, Maurice.
Sanson se retourna.
– N’est-ce pas, monsieur, que j’ai ducourage ? dit-elle.
– Certainement, citoyenne, réponditl’exécuteur d’une voix émue, et un vrai courage.
Pendant ce temps, le premier aide avaitparcouru le bordereau envoyé par Fouquier-Tinville.
– Quatorze, dit-il. Sanson compta lescondamnés.
– Quinze, y compris le mort,dit-il ; comment cela se fait-il ?
Lorin et Geneviève comptèrent après lui, muspar une même pensée.
– Vous dites qu’il n’y a que quatorzecondamnés et que nous sommes quinze ? dit-elle.
– Oui, il faut que le citoyenFouquier-Tinville se soit trompé.
– Oh ! tu mentais, dit Geneviève àMaurice, tu n’étais point condamné.
– Pourquoi attendre à demain, quand c’estaujourd’hui que tu meurs ? répondit Maurice.
– Ami, dit-elle en souriant, tu merassures : je vois maintenant qu’il est facile de mourir.
– Lorin, dit Maurice, Lorin, une dernièrefois… nul ne peut te reconnaître ici… dis que tu es venu me direadieu… dis que tu as été enfermé par erreur. Appelle le gendarmequi t’a vu sortir… Je serai le vrai condamné, moi qui doismourir ; mais toi, nous t’en supplions, ami, fais-nous la joiede vivre pour garder notre mémoire ; il est temps encore,Lorin, nous t’en supplions !
Geneviève joignit ses deux mains en signe deprière.
Lorin prit les deux mains de la jeune femme etles baisa.
– J’ai dit non, et c’est non, réponditLorin d’une voix ferme ; ne m’en parlez plus, ou, en vérité,je croirai que je vous gêne.
– Quatorze, répéta Sanson, et ils sontquinze !
Puis, élevant la voix :
– Voyons, dit-il, y a-t-il quelqu’un quiréclame ? y a-t-il quelqu’un qui puisse prouver qu’il setrouve ici par erreur ?
Peut-être quelques bouches s’ouvrirent-elles àcette demande ; mais elles se refermèrent sans prononcer uneparole ; ceux qui eussent menti avaient honte de mentir ;celui qui n’eût pas menti ne voulait point parler.
Il se fit un silence de plusieurs minutespendant lequel les aides continuaient leur lugubre office.
– Citoyens, nous sommes prêts…, dit alorsla voix sourde et solennelle du vieux Sanson.
Quelques sanglots et quelques gémissementsrépondirent à cette voix.
– Eh bien, dit Lorin, soit !
Mourons pour la patrie,
C’est le sort le plus beau !…
» Oui, quand on meurt pour lapatrie ; mais, décidément, je commence à croire que nous nemourons pas pour le plaisir de ceux qui nous regardent mourir. Mafoi, Maurice, je suis de ton avis, je commence aussi à me dégoûterde la République.
– L’appel ! dit un commissaire à laporte.
Plusieurs gendarmes entrèrent dans la salle etfermèrent ainsi les issues, se plaçant entre la vie et lescondamnés, comme pour empêcher ceux-ci d’y revenir.
On fit l’appel.
Maurice, qui avait vu juger le condamné quis’était tué avec le couteau de Lorin, répondit quand on prononçason nom. Il se trouva alors qu’il n’y avait que le mort detrop.
On le porta hors de la salle. Si son identitéeût été constatée, si on l’eût reconnu pour condamné, tout mortqu’il était, on l’eût guillotiné avec les autres.
Les survivants furent poussés vers lasortie.
À mesure que l’un d’eux passait devant leguichet, on lui liait les mains derrière le dos.
Pas une parole ne s’échangea pendant dixminutes entre ces malheureux.
Les bourreaux seuls parlaient etagissaient.
Maurice, Geneviève et Lorin, qui ne pouvaientplus se tenir, se pressaient les uns contre les autres pour n’êtrepoint séparés. Puis les condamnés furent poussés de la Conciergeriedans la cour.
Là, le spectacle devint effrayant.
Plusieurs faiblirent à la vue descharrettes ; les guichetiers les aidèrent à monter.
On entendait derrière les portes, encorefermées, les voix confuses de la foule, et l’on devinait à sesrumeurs qu’elle était nombreuse.
Geneviève monta sur la charrette avec assez deforce ; d’ailleurs, Maurice la soutenait du coude. Maurices’élança rapidement derrière elle.
Lorin ne se pressa. pas. Il choisit sa placeet s’assit à la gauche de Maurice.
Les portes s’ouvrirent ; aux premiersrangs était Simon.
Les deux amis le reconnurent ; lui-mêmeles vit.
Il monta sur la borne près de laquelle lescharrettes devaient passer ; il y en avait trois.
La première charrette s’ébranla ; c’étaitcelle où se trouvaient les trois amis.
– Eh ! bonjour, beaugrenadier ! dit Simon à Lorin ; tu vas essayer de montranchet, que je pense ?
– Oui, dit Lorin, et je tâcherai de nepas trop l’ébrécher pour qu’il puisse à ton tour te tailler lecuir.
Les deux autres charrettes s’ébranlèrent,suivant la première.
Une effroyable tempête de cris, de bravos, degémissements, de malédictions, fit explosion à l’entour descondamnés.
– Du courage, Geneviève, ducourage ! murmurait Maurice.
– Oh ! répondit la jeune femme, jene regrette pas la vie, puisque je meurs avec toi. Je regrette den’avoir pas les mains libres pour te serrer au moins dans mes brasavant de mourir.
– Lorin, dit Maurice, Lorin, fouille dansla poche de mon gilet, tu y trouveras un canif.
– Oh ! mordieu ! dit Lorin,comme le canif me va ; j’étais humilié d’aller à la mortgarrotté comme un veau.
Maurice abaissa sa poche à la hauteur desmains de son ami ; Lorin y prit le canif ; puis, à euxdeux, ils l’ouvrirent. Alors Maurice le prit entre ses dents, etcoupa les cordes qui liaient les mains de Lorin.
Lorin débarrassé de ses cordes, rendit le mêmeservice à Maurice.
– Dépêche-toi, disait le jeune homme,voilà Geneviève qui s’évanouit.
En effet, pour accomplir cette opération,Maurice s’était détourné un instant de la pauvre femme, et, commesi toute sa force venait de lui, elle avait fermé les yeux etlaissé tomber sa tête sur sa poitrine.
– Geneviève, dit Maurice, Geneviève,rouvre les yeux, mon amie ; nous n’avons plus que quelquesminutes à nous voir en ce monde.
– Ces cordes me blessent, murmura lajeune femme.
Maurice la délia.
Aussitôt elle rouvrit les yeux et se leva, enproie à une exaltation qui la fit éblouissante de beauté.
Elle entoura d’un bras le cou de Maurice,saisit de l’autre main celle de Lorin, et tous trois, debout sur lacharrette, ayant à leurs pieds les deux autres victimes enseveliesdans la stupeur d’une mort anticipée, ils lancèrent au ciel, quileur permettait de s’appuyer librement l’un sur l’autre, un gesteet un regard reconnaissants.
Le peuple, qui les insultait quand ils étaientassis, se tut quand il les vit debout.
On aperçut l’échafaud.
Maurice et Lorin le virent ; Geneviève nele vit pas, elle ne regardait que son amant.
La charrette s’arrêta.
– Je t’aime, dit Maurice à Geneviève, jet’aime !
– La femme d’abord, la femme lapremière ! crièrent mille voix.
– Merci, peuple, dit Maurice ; quidonc disait que tu étais cruel ?
Il prit Geneviève dans ses bras, et, leslèvres collées sur ses lèvres, il la porta dans les bras deSanson.
– Courage ! criait Lorin ;courage !
– J’en ai, répondit Geneviève ; j’enai !
– Je t’aime ! murmuraitMaurice ; je t’aime !
Ce n’étaient plus des victimes que l’onégorgeait, c’étaient des amis qui se faisaient fête de la mort.
– Adieu ! cria Geneviève àLorin.
– Au revoir ! répondit celui-ci.Geneviève disparut sous la fatale bascule.
– À toi ! dit Lorin.
– À toi ! fit Maurice.
– Écoute ! elle t’appelle.
En effet, Geneviève poussa son derniercri.
– Viens, dit-elle.
Une grande rumeur se fit dans la foule. Labelle et gracieuse tête était tombée. Maurice s’élança.
– C’est trop juste, disait Lorin, suivonsla logique. M’entends-tu, Maurice ?
– Oui.
– Elle t’aimait, on la tue lapremière ; tu n’es pas condamné, tu meurs le second ;moi, je n’ai rien fait, et, comme je suis le plus criminel destrois, je passe le dernier.
Et voilà comment tout s’explique
Avec l’aide de la logique.
» Ma foi, citoyen Sanson, je t’avaispromis un quatrain ; mais tu te contenteras d’un distique.
– Je t’aimais ! murmura Maurice liéà la planche fatale et souriant à la tête de son amie ; jet’aim…
Le fer trancha la moitié du mot.
– À moi ! s’écria Lorin enbondissant sur l’échafaud, et vite ! car, en vérité, j’y perdsla tête… Citoyen Sanson, je t’ai fait banqueroute de deux vers,mais je t’offre en place un calembour.
Sanson le lia à son tour.
– Voyons, dit Lorin, c’est la mode decrier vive quelque chose quand on meurt. Autrefois, oncriait : « Vive le roi ! » mais il n’y a plusde roi. Depuis, on a crié : « Vive laliberté ! » mais il n’y a plus de liberté. Ma foi, viveSimon ! qui nous réunit tous trois.
Et la tête du généreux jeune homme tomba prèsde celles de Maurice et de Geneviève !
FIN